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HENRY BATAILLE

LA

Divii nmm

POEME

CINQUIÈME MILLE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11

1916

i

LA

DIVINE TRAGÉDIE

DU MEME AUTEUR

POESIES

Le Beau Voyage, orné d'un portrait de l'auteur par

lui-même. (Fasquelle.) i vol.

ALBUM

Têtes et Pensées, 22 lithographies originales. (Ollen-

dorff.) 1 vol.

THÉÂTRE

La Lépreuse. Ton sang. (Mercure de France.}. . . i vol.

L'Enchantement. Maman Colibri. (Fasquelle.). . i vol.

La Vierge folle. (Fasquelle.) i vol.

Résurrection, d'après Tolstoï (Fasquelle.) i vol.

Le Masque. La Marche Nuptiale. (Précédé d'une

Étude sur le Théâtre.) (Fasquelle.) i vol.

La Femme nue. Poliche. (Fayard.) i vol.

Les Flambeaux. (Fayard.) i vol.

Le Scandale. Le Songe d'un soir d'amour.

f Fayard. J i vol.

L'Enfant de l'Amour. (Fayard.) i vol.

A PARAITRE

DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

Le Phalène. Les Flambeaux. (Théâtre.) La Quadrature de l'Amour. (Essai.)

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE

Vingt-cinq exemplaires numérotés sur papier de Hollande, et quinze exemplaires numérotés sur papier du Japon.

I

HENRY BATAILLE

LA

DIVINE TRAGÉDIE

POEME

CINQUIEME MILLE

PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

11, RUE DE GRENELLE, 11 I916

Tous droits réservés.

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La Divine Tragédie. Sous ce titre sera publié un ensemble organisé de poèmes. Ceux qui suivent ici ne doivent être considérés que comme en consti- tuant la première partie. Le livre achevé et défi- nitif paraîtra quand le rideau se sera abaissé sur le dernier acte de la Tragédie que l'humanité a entrepris de vivre en ce temps; et alors seulement le titre choisi : La Divine Tragédie, justifiera de façon plus explicite et plus complète son dessein qui est, comme celui du livre entier, de poursuivre en les unissant, à travers les événements qui se déroulent actuellement, les deux forces : humaine et divine, sur quoi se fondent l'effort et les entre- prises de tous les peuples de l' Histoire; les deux

VIII

faces confondaes de ï homme et de la divinité; le sens humain dans ce qu'il a d'éternel et le sens du divin, tel qu'il nous parvient après son périple à travers les siècles.

L'auteur a placé, en guise de point final au présent volume, limage du Personnage de la tra- gédie, — celle de tous les temps, passés et actuels, le Personnage fondamental en qui s'unissent précisément, mieux que dans toute autre effigie, les deux caractères : humain et divin, et tel qu'au XVI' siècle, l'a conçu dxins toute la force de sa spiritualité, notre grand sculpteur français Ligier Richier. Cette image, en attente, prendra sa place de frontispice lorsque le livre aura été complété, achevé et qu ici-bas la Tragédie se sera dénouée.

H. B.

Î5 décembre 1915.

LA

DIVINE TRAGÉDIE

Pour aller vers l'Enfer tragique l'on ne voit

Que l'homme, rien que l'homme, encore et toujours l'homme,

A genoux, ou tâtant de la main les parois,

Cet enfer qu'aucun Dieu ne hante et que je nomme

Divin, parce que l'homme, en son but solitaire,

S'égale à la grandeur formidable des dieux,

Il faut, en titubant dans des couloirs de terre,

En suivant la muraille et le chemin fangeux,

Atteindre, par degrés, la Porte du mystère.

Et cet exergue est incrusté sur cette porte :

« Par moi l'on va dans la cité du sang. Je suis l'œuvre de l'homme. Ici, passant, Que la faiblesse expire et la pitié soit morte. Par moi l'on va dans la cité du sang.

LA DIVINE TRAGEDIE.

u Ici l'on dit adieu à la clarté du jour. L'Injustice anima mon créateur sublime. Je suis l'œuvre de l'homme et du premier amour. Hélas! Hélas I Entrez dans l'insondable abîme!

(( Par moi l'on va chez la race damnée. Derrière moi, dans l'air ténébreux, c'est la Mort, La voix rauque, les cris, et les terreurs sacrées. Ce bruit que tu perçois et qui gémit si fort, C'est la source du sang coulant intarissable Dans l'infini du temps. Ici, ces dieux qui souffrent Sont tes pareils. Le froid les glace et les accable; Le feu les brûle. Ils sont étouffés par le soufre. Mais leur visage est radieux. Passe, passant! Il est digne d'aller vers ces hommes, celui Qui ne pleurera pas dans la prairie du sang, Celui qui sourira dans l'effroyable nuitl »

Alors je regardai au plus haut de la pierre. Quand je fus arrivé sous la muraille immense, Et ces mots flamboyaient au fronton du Mystère :

\( Vous QUI ENTREZ ICI COMMENCEZ l'eSPÉRANCE ».

OBLATION

(( Humain, trop humain », a dit l'autre.

Non, jamais trop, jamais assez!

Par-dessus les temps entassés

Cette gloire sera la nôtre

D'avoir fait tenir le divin

Dans les parois du cœur humain! ^

La guerre la plus inhumaine

Tombe au néant des profondeurs.

Seul l'humain subsiste et s'enchaîne

Aux grandes conquêtes du cœur.

Guerre terrestre, aérienne.

Tout disparaît. Ce qui s'accroît,

C'est le territoire des âmes.

Là, nul ne s'y sent à l'étroit.

Il est d'acier. Rien ne l'entame.

Toute noblesse y fructifie...

De l'universelle folie

LA DIVINE TRAGEDIE.

De ce grand drame, ne retiens Qu'une expression de la vie. Poète ! Ne compte pour rien L'autre phase du sacrifice. Rien ne demeure, hors l'humain.

Deux vastes forces créatrices Se partageaient jadis le monde. Qu'un unique amour les confonde ! Et comme le prêtre au calice. Lorsqu'il mêle l'eau et le vin, Mêlons aussi les deux espèces : Mêlons rhumain et le divin. Pareille au breuvage des messes Faisons-en la substance unique. Et toi, sanctificateur, Saisis le calice mystique Oii s'amalgame la liqueur. Puis, à la face du ciel bleu. Lève le calice.

Et bois-le.

DÉDICACE

Je n'étais pas fait pour vos gloires, Sombres choses de la Patrie. Mais l'àme humaine a son histoire, Son théâtre et sa tragédie... Et le destin le plus tragique Que la vieille âme ait supporté Vient de percer à coups de pique L'aile espérante de Psyché! Je vais du côté de cette aile. 0 beauté! Liberté suave! La loi terrestre est : Sois esclave. Notre honneur est d'être rebelle. Délivrer, délivrer toujours; Arracher le monceau de chaînes Que l'homme après lui tire et traîne. Sans que Dieu vienne à son secours*/ Briser, guérir, avoir les bras

LA DIVINE TRAGEDIE.

Chargés de luminosité;

A toute enfance avoir dicté

L'ordre divin : « Point ne tueras. »

A la grande sœur douloureuse

Qui nous suit pas à pas, la femme,

Avoir dit : « Va ! Je fais ton âme

Libre. Va! Soufire et sois heureuse! »

A la douleur avoir dit : Non,

Mais à la pitié toujours : Oui;

Avoir choisi pour compagnon

Un amour sans cesse ébloui

De nature et de vérité ;

Puis avoir au Laid qui clopine

Donné du fouet sur son échine,

Cinglé son vieux torse arc-bouté;

Avoir relevé ce qui tombe

Sur la route spirituelle;

Et qu'un jour tant d'effort chancelle!.,

Faut-il que l'idéal succombe

Alors qu'on le touchait de l'aile!...

Le grand prisme auquel atteignait

L'homme damné rompant sa chaîne,

Cette lueur et ce reflet

Vers qui montait l'angoisse humaine,

DEDICACE.

Ces fruits : Science et Conscience

Parvenus à maturité,

Tout cela c'était la naissance

Chaleureuse de notre été !

Le mot de passe était : Lumière.

Je n'en connais pas de plus beau,

Surtout quand le cœur s'accélère

Pour accourir vers le flambeau I

Hélas! un rude coup d'épée

A partagé le monde en deux.

Rien jamais fut-il plus hideux

Que ce mensonge d'épopée.»^

Tu t'appelles u Mort », capitaine!

Héros, tu t'appelles « Forçat. »

Je tends les mains : mets-moi la chaîne!

Désormais je serai cela,

Cela : ton esclave, ô matière!...

Tant pis! Si tout est à refaire.

Bah! les autres le referont!

En attendant que vienne l'âge

De déboucler les ceinturons,

Soumettons-nous au paysage.

Mon pays n'est plus qu'un tombeau

Sur lequel dans la pierre dure

I-O LA DIVINE TRAGEDIE.

L'homme a gravé sa signature,

Chaque soldat, son numéro.

Ceux qui tombèrent ont signé

Comme on signe au bas d'un tableau,

Xorsque l'ouvrage est terminé.

Et qu'on dit aux races futures :

(( Effacez, quand vous ferez mieux.

Sans hésiter, nos signatures. «

0 vallonnements radieux.

Paysages de mon pays

Qui portez ces noms mal écrits,

Déjà grattés par l'herbe verte,

Je reste devant vos décombres.

Triste et la tête découverte.

Mais parmi ces fosses sans nombre

Qui couvrent tout un quart de France

Ma foi renaît. J'ai confiance.

Que ce livre soit le registre

leur gloire est contresignée,

l'on tient le compte sinistre

De ces morts semés à poignées !

Qu'il soit l'ossuaire repose

L'espoir humain trop tôt couché.

Drapé dans son apothéose,

DEDICACE. II

Ayant son rêve à son côté, Comme une épée posée à plat ! . . .

Mais, la dalle ouverte, voilà Que quelque chose au fond remue Une larve, informe, inconnue... C'est le papillon de Psyché, Qui gisait là, détruit, séché, Et se ravive tout à coup. Psyché, Psyché, je te délivre! Brise le sceau, brise le joug ! Papillon séché, sors du livre ! Et que, l'air affluant à flot, Ton aile impalpable et subite, En se ranimant, ressuscite D'entre les pages du tombeau.

I

LA JOIE ROUGE

La terra lagrimosa diede vento Che balenô una luce vermiglia.

Inferno, c. m, V. i33-i34.

Un grand vent s'éleva dans cette terre de larmes, el balaya les ténè- bres d'une lumière rouge.

I

'

TOUS

LE DEPART

Des poings dressés. Furie. Rage. Tout vocifère.

Un seul cri, un seul mot, dans l'air passe et repasse^

En galop furieux chargeant la populace,

Un cri qui la fouaille en plein cœur : « Guerre I guerre I »

La ville insoucieuse est devenue la ruche

Qui vomit tout un peuple noir, des myriades

Bourdonnantes qui se bousculent et s'évadent.

Un terrible hallali de bêtes qui débuche

De tous les carrefours, d'entre tous les pavés.

Le peuple-roi, d'un bond rude, s'est soulevé!

Comme ils sont beaux, ces cous tendus, ces poings brandis,

Ces muscles décuplés et moites de sueur!

l8 LA DIVINE TRAGEDIE.

La cité bout. En un instant sort de Paris

Toute une incoercible et poignante rumeur,

En même temps qu'on voit jaillir au haut des pierres

L'étamine fripée des drapeaux populaires...

Aux armes! On s'embrasse. On crie, on pleure, on rit.

Les mères ont au flanc des tressaillements neufs

Gomme s'il procréait une seconde fois

Ces enfants destinés aux gloires du pavois.

Tous, même les vieillards, les veuves ou les veufs

Qui n'ont qu'un seul enfant à donner au pays

Semblent frappés de la démence du tumulte.

Et dès lors c'est à qui sacrifiera son fils!

On est fier quand on sait que le sien est adulte,

Et d'autres sont honteux de l'avoir eu si tard!

Inexplicable don des foules ! Surenchère

Du sacrifice! C'est la ville en grand départ,

Pareille au vaisseau plein qui s'arrache à la terre.

Lâchez tous les drapeaux, les cœurs et les amarres!

Détachez les canons! qu'ils courent sur le monde!

Lâchez Paris, lâchez son aile et ses tonnerres!

Qu'il n'y ait qu'un seul cri fulminant : Guerre! Guerre!

Car la race est debout, ce soir. Le peuple gronde.

La race est là, presque ébahie d'être en sueur

Héroïque, et d'avoir retrouvé sa stature,

LA JOIE ROUGE. ig

Elle est là, tout en muscle et rouge de fureur.

Subitement elle se rue, crachant l'injure,

La face révulsée et le couteau levé...

0 spasme de la gloire, ô vieux soleils civiques,

Vous voici donc 1 Ave, Gesar, Ave !

Je te salue, ô renaissance du tragique.

Toi, tes sombres ardeurs, tes jubilations

Et tes reniflements de sang dans l'horizon!

Ton souffle a rempli trois millions d'âmes saoules.

Nous frappons le sol des cités réincarnées,

Ensevelies dans leur poussière d'épopée!

Quoi donc? nous aurons vu ce temps et cette foule?

Et nous vivrons cela ! Ce jour est arrivé

la guerre a jailli comme un beau fruit d'été!

Les lèvres assoiffées s'ouvrent. Les cœurs se fondent.

L'ouvrier, l'artisan, les bourgeois, les rôdeurs,

La foule brune au flot moucheté de couleurs.

Le peuple du faubourg, les viveurs et les gueux,

Tout fraternise, s'entr'appelle, en des poussées

Irrésistibles, en des clameurs insensées.

Le bourgeron vous prend des tons de drapeaux bleus,

Le noir a déjà l'air d'être le noir du deuil.

Car de tous ceux qui crient « Guerre! Victoire! Joie! »

Combien reviendra- t-il? Et de combien de proies

30 LA DIVINE TRAGEDIE.

Payerons-nous ce dieu rageur? Que de cercueils

Fangeux seront promis pour toute récompense

A tous ces gamins fous hurlant : « Vive la France ! »

Regardons bien passer ceux-là qui vont mourir,

0 mon âme! C'est beau à crier de plaisir!

Quel paysage intense ai-je là, devant moi?

Comme un éclair d'épée je vois briller la Seine.

Paris, Paris, que j'imagine avec effroi

Déjà cicatrisé par les balles prochaines,

Quelle aspersion d'eau lustrale te donna,

Subitement, sans même un tremblement, d'emblée,

A toi, hier encor beau démon délicat.

Ce visage de sainte ou de miraculée?...

Est-ce celui qu'un souffle heureux faisait pâmer

Ce peuple nonchalant, tout à coup transformé.

Qui se métamorphose et qui se multiplie

En bétails à wagons, en charrois pour tueries?

Est-ce toi, le pays du doute et du peut-être,

Qui braques tout à coup, indulgent aux ancêtres,

Tes canons maigrelets tout impatientés

Par leur désir novice et par leur puberté?

Oh! voir cela, s'en abreuver cl s'en repaître!

Oui, malgré le fléau qui s'abat sur le monde,

Malgré la trahison de la beauté, malgré

LA JOIE ROUGE. 21

Tout l'engloutissement du juste et du sacré,

Comment ne pas sentir dans ce peuple qui gronde

Et qui se précipite en chantant aux abîmes,

Comment ne pas sentir la poigne du sublime

Vous prendre à pleine gorge et vous tordre le cœur?

Ce grand peuple inspiré comme il a bien compris

Ce qu'on attend de lui, et qu'il perd en bonheur

Ce qu'il gagne en chimère!... Arrache avec des cris

Cette chimère-là de ton âme, Paris!

Paris, que l'on connut si rêveur et si blond,

Paris aux souples bras étirés vers la joie,

Paris, l'insomniaque et ravissant démon

Qui rêvait accoudé sur ses coussins de soie,

Et dont le grand tourment s'envolait en grand rire.

De quel poing formidable as- tu brisé le masque,

Pour l'épouvantement du monde, quel délire

Vient d'emporter ton âme, au fond de la bourrasque.

Voluptueux péché de l'Europe alanguie.

Vieille Tadmor du Luxe, impudique Ecbatane,

Vers qui, depuis toujours, les songes s'expatrient

Et du plus loin du ciel partent en caravane?

J'ai vu comme un symbole expressif, tout à l'heure.

Ton peuple entier bondir, en brandissant sa haine.

Aux pieds d'un dieu dansant que des femmes soutiennent,

22 LA DIVINE TRAGEDIE.

Dont le brasier charnel le stimule et l'effleure,

Et qui tournoie, fouetté par un désir fanlasqiie,

Éperdument, au bruit de son tambour de basque...

Sous le mur Carpeaux sculpta cette musique

Vient battre, en écumant, le grand flot populaire,

Et ce jeune Apollon ivre et chorégraphique

Paraît scander la rage et danser la colère!...

Il rythme la mesure immense du destin,

Et fait signe à la mort avec son tambourin 1

Et j'ai frémi, croyant, sous mes yeux, grande ville,

Voir le dernier élan de ta valse arrêtée,

Car, Paris, tu dansais, quand la bataille est néel...

Mais aujourd'hui, là-bas, sur une des deux piles

De l'arc par passa tant de gloire en tumulte,

On entend retentir un autre écho de pierre,

Un cri, poussé par tout le pays, et que sculptent

A nouveau des marteaux dont le génie sut faire

Vociférer le marbre et hurler le silence.

Car depuis quarante ans ce bâillement farouche.

Cloué à son pilier, exorcisait la France.

Mais ce n'est qu'aujourd'hui qu'un cri sort de la bouche

Marmoréenne, et qu'on l'entend, et que ce cri.

Répercuté par tout le ciel, n'a pas mentil...

LA JOIE ROUGE. 23

Enfin nous l'écoutons la sombre prophétesse !

Elle ne rugit plus en rêve. Elle se dresse.

Nous nous reconnaissons dans la gueuse qui braille,

Le gosier desséché par la soif des batailles.

Nous sentons bien, ce soir, que la pierre s'ébroue,

Et le vent de sa marche a souffleté ma joue!...

Là-bas s'éteint un dieu dionysiaque. Ici

Bondit le dieu du grand idéal ressaisi,

Le dieu mortel par qui l'homme va mourir libre 1

Ainsi, Paris, Paris, j'entends ton sombre écho

Qui monte, qui surgit, submerge tout, et vibre,

Et fait trembler le ciel comme un grand miroir d'eau I

Paris! ton être entier, tout, passé, avenir.

Hier et demain, la flûte agile et son duo

Avec le clairon d'or, semble aujourd'hui tenir

En ces deux effigies et leur double attitude :

La danse de Carpeaux et le départ de Rude!

II

Jadis, s'étant traînée au delà de ses rives,

A travers les forêts et les courants d'eaux vives.

2^ LA DIVINE TRAGEDIE.

Mourut une sirène. Et des hommes passèrent

Qui voulurent donner une place dormir

A la voluptueuse enfant de l'onde amère.

Au lieu du sable rose et chaud, on dut choisir

Un rivage de fleuve, au milieu d'une plaine.

Et plus tard les enfants de ces hommes, au dire

De l'histoire, docilement conduits, bâtirent

Une ville sur le tombeau de la sirène.

Les villes sont toujours bâties sur des tombeaux.

C'est le champ de la vie sur le champ du repos;

Et les fils de nos fils ont au fond de leurs veines

Une goutte du sang de l'Ancêtre. A jamais

Le ferment primitif dans leurs corps développe

L'ivresse des vertus ou des destins mauvais...

On dit qu'on l'appela du nom de Parthénope.

Mais bien que les amants de la race latine

Assurent que la ville est encore debout,

Dans un golfe frangé par l'écume argentine.

Qu'on prononce Sorrente ou Naples ou Gorfou,

Moi j'ai toujours pensé que la verte sirène

Etait, comme un vaisseau, venue à travers brume,

Mêler son corps gracile aux nymphes de la Seine.

NonI son tombeau n'est pas l'homme le présume!

Aux bords lutéciens le voyage a pris fin.

LA JOIE ROUGE. a5

La morte harmonieuse a nourri ma cité!

Un monde inépuisable est sorti de son sein,

Un monde fait d'amour et fait de volupté.

Sans cela serions-nous, répondez serions-nous

Les enfants de la douce et blonde capitale.^

D'où nous viendrait cette âme étrange et musicale,

Et la langueur du sang qui bat à notre pouls?

Et cet insurmontable amour, d'où viendrait-il ?

Il faut à notre souche un miracle pareil

Pour expliquer ce charme exquis et volatil

Qui surpasse celui des pays du soleil.

Nous n'avons pas menti au destin de l'Ancêtre.

Nous eûmes des sursauts d'histoire et de colère.

Des éclipses qui balayèrent la lumière,

Mais toujours notre ciel obscur la vit renaître,

Douce et baignant de sa beauté le front des femmes,

Brûlante comme un feu tombé des profondeurs...

Dans ce baiser lascif qui vous pénètre l'âme.

Qui mêle à la pensée un goût de volupté.

On ne sait quel parfum du cœur inexprimable,

J'ai reconnu la chair de ces vertes Gircé

Qui dansaient dans la mer ou chantaient sur le sable.

Même encore à l'instant j'évoquais leurs fantômes

Et la fatalité de leur survie en nous

3

a6 LA^ DIVINE TRAGÉDIE.

Par la transmission docile des atomes. En sorte que ce dieu, tout nu jusqu'aux genoux, Et dansant au-dessus d'un peuple furibond, Parmi l'affolement des veilles de bataille, Semblait à mes regards bien plus qu'un Apollon Dont la danse exaltée s'échevèle et défaille : Le symbole frappant de notre descendance Toujours obéissante aux ordres de la Voixl... Et voyant ce tumulte écarter cette danse Je songeais : u 0 sirène atroce à qui je dois Notre ensorcellement caduc, ici s'arrête Ton pouvoir. Nous allons recommencer la vie, Une vie héroïque, après les jours de fête, Une vie notre âme entière répudie Jusqu'à la tendresse, et saccage même l'art, Une vie sans pareille tu n'as nulle part. La vieille ensorceleuse est défunte à jamais. »

Eh bien, ce n'est pas Vrai, eh bien, je blasphémais!

Je n'avais pas compris le mythe tout entier.

Car j'entendis la Voix lointaine s'écrier :

u Crois-tu donc qu'on renie ainsi l'antique charme.^

Crois-tu donc qu'il finisse avec le bruit des armes !

Que le chant du départ ait vaincu notre chant!

LA JOIE ROUGE. 27

Nous adoptons cette chimère débraillée,

Liée à son pilier ainsi qu'un Prométhée

Qui rugit l'idéal dans le soleil couchant.

Nous acceptons ce cri. C'est celui du supplice.

Hommes! Pensez à nous. Souvenez-vous d'Ulysse!

Notre histoire est tragique et passe notre charme.

Souvenez-vous de la défaite des Sirènes !

Toute la mer épouvantée et son vacarme,

Les engloutissements de toutes les carènes,

Et nos torses cambrés dans le combat des lames.

L'argonaute éperdu fuyant à toutes rames,

Tout vous dira que notre histoire est avec vous!

Toi qui connais ta souche et le sang de ta race.

Retrouve-nous dans la révolte et la menace.

Qu'ils partent, nos enfants! Nous baisons leurs genoux.

Qu'ils partent! Ils seront l'idéal que nous sommes!

Car nous sommes la lutte ouverte avec le ciel,

Et la chanson de l'impossible et du réel.

Nous sommes le récif se brisent les hommes.

Les amazones du mystère, qui se meuvent

Dans une onde coupable, atroce et clandestine,

Des figures de proue ayant dans leur poitrine

Une soif d'infini qu'aucun désir n'abreuve!

Nous avons combattu tant de fois, mais vaincu

28 LA DIVINE TRAGEDIE.

Nous valons la bataille, et qu'on meure en nos bras. Et qu'importe, si la chimère a survécu! Nous traînons les héros tombés dans ces combats Qu'entreprennent les flots, l'harmonie et le ciel. Aux armes I Nous vibrons de votre effervescence! Ecoute-moi. Je suis le mvthe essentiel. Je me nomme : le châtiment de l'Espérance! »

ni

C'est juste! A cette voix intrépide et confuse, J'ai remonté le cours des siècles, d'âge en âge, Jusqu'à ce jour de sang, jusqu'à ces cris de rage, Cette révolte qui de toute part efTuse, Tournoie, puis peu à peu, flambe de place en place. Et j'ai bien reconnu le destin de ma race, Cette filiation profonde qui nous lie Au sort aventureux de nos sœurs d'harmonie!... Donc, en avant! Que croule un passé tout entier, Pourvu que l'idéal humain n'ait pas plié! Quo Yadis? s'en va ton essor éperdu Et vers quel châtiment sublime conduis-tu

LAJOIEROUGE. 29

Ces forêts de canons, ces peuples de drapeaux,

Dis, la prédestinée, qui vas demain mourir.

Dis, la France? Oui, c'est beau à crier de plaisir!

Espérance de l'inconnu, engloutis-nous!

Si nous devons périr, soit! mourons tous debout.

Et si nous devons vaincre... alors gloire aux chimères!

C'est l'heure : un grand afflux me monte jusqu'au cœur.

Le soleil pourpre au fond d'un ciel crépusculaire

Descend sous l'arc repasseront les vainqueurs.

Comme un regard d'adieu, d'espoir, comme un oracle.

Et moi, moi, fou de joie, d'orgueil, plein de délire,

Devant l'impétuosité de ce spectacle,

Parmi cette allégresse immense qu'on aspire,

A travers tous les cris jaillis de la cité,

Dans sa ruée, dans la mêlée de nos haleines

Et tous mes battements de cœur précipités.

J'entends chanter en moi le sang de la Sirène!

1^

3.

LA TERRE DU LYS

A nous! Ils ont voulu poignarder notre terre!

A moi, l'Anjou! A nous, Vendôme et Picardie!

Oh! le glaive insensé sur ma natale entière!...

Mais chaque blason crie sa devise hardie :

Là-bas c'est « Honni soit » , ici c'est « Qui qu'en grogne.

Vertdieu!... Mets ton fusil sur l'épaule, Bourgogne!

De l'Yser en Artois à Creus en Roussillon,

De l'Aquitaine au Boulonnais par la Limagne,

Par causses, par vallons, bocages et montagnes,

Il faut venger sa terre et purger sa maison!

Les marmiteux sont qui grimpent et s'agrippent.

Ils ont voulu goûter de la Loire au cru frais,

Et s'entriper de belle Auvergne jusqu'aux lippes!

Ils ont voulu vider la Champagne d'un trait,

LA JOIE ROUGE. 3l

Se pourlasser dans tes foins verts, ma Normandie, Mettre toute la Bresse et le Maine à la broche, Faire tinter très haut et sans parcimonie, Gomme de gros ducats, nos îles dans leurs poches! Tes roses, croirais- tu que tu les amoncelles, Provence, pour les mettre en tas sous leurs aisselles? Et les lavandes du Languedoc? pour leurs bottes I... Et tout le vin clairet du Nord? pour leurs gosiers! Ah! vous voulez tâter de la France? Essayez!... Apprenez la chanson de la dame Grignotte : Elle vous mangera les foies, auparavant Que vous ayez léché ses maisons en croquant "^ Et tous ses beaux palais faits de sucre candi... Tel qui bâfre aujourd'hui jeûnera vendredi!... Déjà vous vous passez la langue sur les lèvres Pour avoir déposé votre giberne en Woëvre. Messeigneurs, flairez-moi l'air marin de Galais, Et vers l'Oise moussue tendez vos gobelets. Sires loups, aiguisez vos canines trop blanches. Jourdieul vous n'aurez pas chez nous vos repues franches! \ous charmer, loups?... A moins que vous rencontriez, Dans nos plaines, Orpheus, le doux ménétrier, Mieux vaut vous en donner sur L'œil une groignée, Yous laisser morfondus, fourbus, décerelévs,

32 LA DIVINE TRAGEDIE.

Étripés, au milieu de nos lopins de blé,

Et que croissent sur vous la bouse et l'araignée,

Plutôt que d'essayer, loups, de vous adoucir!...

Restez là, face à nous, rugissant de désir.

Avec un peu de poil de la bête aux gencives...

J'en jure par ma France aux doux yeux, au col fin,

Sans vergogne et jusqu'à notre dernier lopin,

La terre défendra la terre! C'est un pacte

De sillon à sillon, de labour à labour.

Il nous faut notre France au grand complet, intacte.

Telle qu'enfants nous en tracions le beau contour.

En dessinant son corps, sa taille longue et mince

Bien ajustée dans son corselet de provinces.

Et comme si, pour nous, cette ligne tracée

Fut le trait de son galbe et celui de sa bouche.

Aujourd'hui Honni soit, sires, qui mal y touche!

Dans un cri furieux la terre s'est dressée!...

Et les petites sœurs charmantes et jumelles

Accourent, l'une avec son bonnet de dentelle.

L'autre avec son foulard, l'autre avec son hennin,

Leurs grands bonnets, leurs cols, leurs coiffes différentes.

Leurs ceintures dorées, leurs brassards et leurs mantes.

Elles accourent, comme au soleil de la foire.

Des grands marchés et de leurs fêtes patronales,

LA JOIE ROUGE. 33

Mots de guipure au vent, linons, rubans de moire,

Et leur écusson porte : u Armes et Pastorales »...

Frétillantes ainsi qu'anguilles dans les nasses,

Fraîches comme des fruits ou babil de ruisseau.

Elles se sont levées d'une même menace,

Prêtes pour la ruée et prêtes pour l'assaut.

Du fond des siècles morts elles se sont dressées

De toute la grandeur de leur gloire offensée;

Et, levant haut le gantelet sur qui les souille,

Ce sont les filles du pays de la quenouille,

La quenouille d'ici, la quenouille de lin,

Celle, chère à Ronsard, « qui de Montoire vint »,

Notre quenouille palladienne et chansonnière.

Qui, lorsque Dieu le veut, sait partir pour la guerre!..

Aujourd'hui on entend des appels fatidiques.

Et ces quenouilles font une forêt de piques!

L'air frémit et s'emplit : « A nous! Toutes à nous!

({ Chantons la guerre rouge et la guerre des loups...

M Chevaux, piqueux, valets ! la bête est dans nos bois.

(( Chassez les loups! Chassez les loups! A nous, l'Artois!

u As-tu mal, Picardie.^ As-tu souffert, les Flandres .-^

(( On arrive! Attends-moi!... Hé! la vieille, là-bas.^

u Tes vaches sont crevées?... En avant... pleure pas!

i( On t'en redonnera des vaches à revendre.

34 LA DIVINE TRAGEDIE.

(( Et des tas d'or à pleins calissons! Bonsoir, veau, vache (( Couvée!... Et vous? Laissez couler votre lessive, (( Gens du Camargue et du Quercy jusqu'en Thiérache; (( Du Lauraguais au Cotentinl Marche I On arrive! » Et c'est bien vrai qu'elles sont là, qu'elles se pressent Toutes les sœurs, au groupe uni, dont les espèces Forment la grande mère insigne, unique et tendre, La mère aux flancs d'argile, à la vaste mamelle. Qui berce sur son cœur tous les fils qu'elle engendre Et leur verse le lait d'une amour immortelle ! . . . Chacune est là, fervente et prête à la besogne. Car quand la France dit : « J'ai mal à la Bourgogne, Ce soir », c'est que ce soir toute la France est triste! Si l'on fait mal au Limousin, les Vosges saignent. Quand la Meuse est en agonie, l'Artois l'assiste. Des rocs de l'olivier aux chemins des châtaignes Tout souffre d'un amour paternel et vivace. Et la prairie se plaint à la lande, durant Que le mandarinier pense au sapin d'Alsace... De la mer roussillonne aux récifs d'Ouessant, Tout se tient par la main, chez nous, tout fait la chaîne. Et le rocher d'Agay, ce soir, rêve aux Ardennes, La parme de Toulouse aux jacinthes d'Argonne... Ce soir, la France entière a mal dans ses vertèbres.

LA JOIE ROUGE. 35

Ce soir, c'est tout son corps qui s'agite et frissonne !

Vos baisers l'ont mordu Siu sein comme une lèpre.

La France saigne toute à chaque coup de dent...

Ah! c'est qu'ici on s'aime bien, on s'aime tanti

Le sol, apprenez-le, ne se partage pas.

Comment l'ignorez-vous. Allemands, Allemands!

Que le grand crime originel, c'est celui-là :

De déchirer la forme et l'esprit des patries,

Qu'elles ont leur dessin intégral et durable.

Que ce vol séculaire est un travail impie!...

La terre étend son grand tapis indéchirable.

Tandis que par-dessus c'est l'espace imprécis,

C'est toute l'étendue mouvante du grand ciel!

En bas, nous vivons : la borne originelle.

Là-haut : les libertés dans un même infini!

Ah! laissez-nous nos champs, nos petites maisons,

Et nos étroits bonheurs sous nos grands horizons !

Pourquoi ce peu d'amour, voulez- vous nous le prendre P

La vie est difficile et précaire ; la vie,

Malgré l'effort humain, est sombre, bien que tendre.

Oubliez, oubliez ce qui vous fait envie

De nos bonheurs et du chatoiement des patries.

Elevez la prunelle et regardez là-haut!

Est-ce donc trop vouloir? Ahl ce serait si beau

36 LA piVINE TRAGÉDIE.

Qu'il y ait ici-bas, dans un berceau commun, Le ciel à tout le monde et la terre à chacun I

Il n'importe... Aujourd'hui jugulons l'espérance.

Rétracte avec douleur ton rêve, pauvre France !

C'est fini. A quoi bon espérer davantage.^

Il faut rouvrir le livre à la première page.

Les flambeaux sont courus si les lauriers verdissent.

Renie la charité, la pitié, la justice,

Rapprends la haine avec l'orgueil dur de la caste,

Les amours exigus et les fureurs néfastes.

Mais sois terrible au moins! Précipite à l'oubli

Tout ce qui n'est pas toi seule ! Gloria soli I

Redeviens seigneuries féodales, agrestes.

Rapprends le meurtre primitif, rapprends le Geste,

Celui de la chanson épique et paysanne,

Rempoigne ton ancienne et longue pertuisane,

Cours au combat contre les loups pouilleux. Égorge!

Sois chevalière, Geneviève, sois saint Georges.

Terrasse par le poing, par la lance et le pieu.

Ne jure plus que par la race et le sang bleu,

Par le petit Lire et le Loir argentin.

Le pays de Marie et du vert aubépinl...

Et vous, d'un cimier d'or ou d'un laurier coiffées.

LA JOIE ROUGE. 87

Accourez donc, charmantes reines attifées, Vendôme, Maine, Anjou, Béarn et Languedoc! Votre cœur innombrable a bondi sous le choc. En rang, toutes I En rang, pour la gloire suprême ! Et du nord au midi, levez haut les emblèmes Que la France a toujours blasonnés sur son âme : La Quenouille, le Lys, le Glaive et l'Oriflamme!

LE DERNIER JOUR

Chaque coup de canon fait s'effondrer des roses Sur la terrasse les trois jets d'eau se sont tus. Il faut partir. Partir? Je n'y suis déjà plus! Le seuil est verrouillé, les persiennes sont closes. Depuis huit jours, l'oreille au vent, nous écoutions Approcher ce bruit lourd, dont s'émeuvent les choses, Avec l'accent traînant de ses pulsations. Ce fut, d'abord, un bruit très peu distinct encore Au dessus des forêts, un remuement d'aurore... Ensuite tout le ciel trembla comme une toile Et, la nuit, sans dormir jamais, le cœur étreint, Nous soupirions : u Demain ! Ce sera pour demain ! . . . » Tant chaque coup faisait vaciller les étoiles!... Tous les soirs, dans la chaude et claire après-dînée Et l'éparpillement des roses effeuillées,

LA JOIE ROUGE. 3y

On se remémorait ce jour déjà lointain

Mais proche le village écoutait le tocsin

Parmi ses blés fauchés et ses routes désertes,

Oiî des femmes pleuraient, presque à chaque croisée,

Et disaient leur chagrin aux grandes choses vertes

Dont les rameaux frôlaient leurs maisons ardoisées...

1^

dieu, village obscur et dolent que j'aimais, Posé comme au milieu d'un golfe de forêts, Ou comme, sur le bord d'un lac plein de verdure, Rêverait un bateau sans rame et sans mâture I Je te dis mon adieu. Je ne vous verrai plus. Mes choses, mes amies 1 Dans un jour, deux ou trois, Sur votre cœur viendront s'écraser les obus. Car c'est au cœur qu'ils frapperont tous à la fois!... 0 ma maison, tuée sans doute à l'ennemi. Quand je te reverrai comme un amas de cendre Je me dirai : « C'est pourtant que j'ai dormi, Aimé ! . . . C'est que la vie se fît tendre Et qu'elle me donna tout son naissant amour A la becquée, dans un sourire, et jour à jour!... 0 ma maison, demain tu ne seras plus là! Je te regarde encore avec un tremblement Et je cherche la place l'on te frappera

Ao LA DIVINE TRAGEDIE.

D'abord... Oh 1 oui.., d'abord!... Ici... sur ce mur blanc

Ou dans cet angle gris... Non... ce sera de face...

Le premier coup mortel, quelle sera sa place?

Je cherche et je voudrais la palper de la main...

Jamais je n'aurais cru que tu fus périssable.

Et déjà, ma maison, tu vas mourir demain!

Lutter? Ah! pauvre toi! tu n'en es pas capable!

Non, tu mourras du premier coup, je le devine.

Combien je la jalouse, à présent, la forêt.

Cette forêt qui te tenait sur sa poitrine,

Et dont chaque arbre mort se remplace ou renaît,

Sans rien perdre jamais de son éternité!

Toi, je ne te dis pas adieu, vieille immortelle!

Mais ma maison tremblante et son seuil déserté,

Ma maison que fuiront demain à tire d'ailes,

Derniers hôtes, les pigeons blancs du toit d'ardoises.

Disséminés sous mes étoiles villageoises,

Voilà l'adieu, dont je ne guérirai jamais!...

Je refoule un sanglot d'espérance et d'amour.

Il faut partir. L'obus craque sur les forêts,

Comme un grand vent désemparé lorsqu'il accourt

Pour tout déraciner. Que son bruit semble près!

Voici venir du fond des cieux le drame énorme

Dont je ne puis encore imaginer les formes

j

LA JOIE ROUGE. 4l

Et dont je n'ai qu'à peine ébauché le problème, Mais auquel je voudrais, malgré tout et quand même, Opposer le dédain de l'immobilité. Rêve impossible! Tous les instants sont comptés. Les voici! Ils sont là. Les voici!...

Père, père! Vos enfants d'autrefois sont devenus des hommes. C'est votre sang dont le vieux sol se désaltère. Père, es-tu le témoin de l'acte, le fantôme Accouru du passé, qui, grave, vient juger Tous les éclairs du sabre et les feux du bûcher.^ Père! Ce sont vos fils qui vont se battre, et faire Crouler le ciel, à coup de rage et de colère! Et moi, l'humble, moi, de vos fils le plus petit, Il faut qu'à cet instant mortel je sois parti!... De désespoir, je vais, je cours à pas tremblés. J'imagine tous les cadavres dans les blés. Je regarde leur pose et j'écoute ces râles Qui peupleront la grande ligne horizontale Dont l'ondulation ployante, dont les houles Et leur beauté sereine, à mes pieds, se déroulent Comme un tapis bleuté, fait pour le pas des femmes! .. . Hélas! car c'était là, que nous nous aimâmes, Là, que sous les arceaux des branches emmêlées

4.

43 LA DIVINE TRAGEDIE.

Je n'étais occupé que de dessins d'allées. Maintenant, dans ce parc d'amour, je m'ingénie A calculer tous les angles d'artillerie, Les trajectoires déterminées de l'obus... Je mesure les plis du terrain, les talus. Les vallonnements. J'organise la bataille. Je vois le projectile en feu; je vois l'entaille Que va faire l'épée à la toile de fond. J'ordonne tout, et je dispose les canons, Dans les bois, ou derrière un tas de monticules... C'est ainsi que je vis mon dernier crépuscule !

Mon Dieu, mon Dieu, pourtant, demain ce sera ça !

Ça, cette horreur que mon angoisse devança

Et qui me tord le cœur si désespérément!

Tant pis ! Fuir I . . . Puisqu'il faut, puisque c'est le moment.

Arrachons-nous aux solitudes magnifiques

Qui ne sont plus qu'un plan vague et géographique

va se dérouler le choc de deux armées.

Adieu, ma très chérie, adieu, ma parfumée!

Je le salue encor, ce vieux morceau sublime

Dont la beauté, à mon appel, tremble et s'anime,

Une dernière fois, comme un diamant pur ! . . .

Je vois vibrer la feuille et miroiter l'azur.

LA JOIE ROUGE. 43

Fléchissant sous le poids de mon amour navré, Je me baisse. Je prends une fleur dans le pré; Et je sens que sur moi mes larmes coulent, coulent ! . . . Tous mes souvenirs accourent vers moi, en foule. J'arrache ce morceau de France avec mes yeux, Et j'en emporte en moi autant que je le peux. J'emporte tout, clochers, toits, granges, fenaisons. Les ruisselets et tout leur bleu dans l'horizon. Les bords de la forêt avec toutes leurs branches. Et puis, dévotement, ardemment je me penche Et je baise la terre immense à pleine bouche!... Ah ! pour répondre à ma piété clandestine. Puisse la terre, à l'endroit même je la touche, Dans quelque jour lointain, faire croître une épine!... Après, je me relève et me mets en chemin. Je tâte les issues et les fenêtres closes... Ma tête se détourne en pleurant. Bonsoir, choses. Mes pauvres choses ! Je vous confie au destin ! . . . Une femme m'apporte un suprême bouquet. Le soleil merveilleux , se couche sur la plaine. Des piverts en criant transpercent les bosquets. L'air est chargé d'héliotrope et de verveine. Des bonds de truites sur Teau dessinent des bagues. Un ramier boursouflé marche. Un merle divague

U LA DIVINE TRAGEDIE.

Dans les massifs... Le vent se remplit de soupirs, De bruits d'ailes. Tous les oiseaux s'en vont dormir. Doux pays qui s'appuie à la vaste poitrine Respirante de la forêt quasi-divine Et dont le souffle frais, en ondes exhalées. Descend du vert coteau jusqu'au creux des vallées, Adieu I Mon être entier vous donne l'accolade. Un dernier pigeon posé sur la balustrade. M'a regardé. Dirait-on pas qu'il compatit?... Envole-toi ! Je n'ai rien pour toi, mon petit ! Rentre. Je pars. Dors bien... Ah! puis, voici le tour Des rainettes en haut du parc. Que je suis loin, Déjà, dans le passé!... J'ai froid... J'oublie le jour Qui tombe ici... La route est perdue dans les foins... vais je. ►^ Qui le sait? Vers quel destin ? J'ignore... Demain? Demain?... Ah! que je redoute l'aurore, Surtout celle que je laisse derrière moi... C'est fini!... Je me tourne encore. J'aperçois Ma maison effondrée au milieu du vallon, Et là-bas, la brume a jeté son flocon, Dans un dernier rayon de soleil qui se pose. L'adieu des pigeons blancs sur le colombier rose!...

Vivières, septembre 1914.

CHANT D'ADIEU

Viens! que sur ton torse tendu Je te plante un dernier baiser. C'est au cœur que je t'ai mordu, C'est au cœur que je veux viser. Que les balles viennent ! Qui sait Si ma bouche ardente et vorace N'aura pas fait une cuirasse Sur qui l'obus se briserait? Je défends que la mort te touche I Viens, avant qu'elle t'ait frappé, Que je^te frappe de ma bouche Comme du plat de ton épée. Viens! sur ton sein la place est large j'ai pu dormir, tout mon saoul,

46 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et je ris, parce que, dessous,

J'entends le sang battre la charge.

Il fait à lui seul un galop,

De cent batailles précurseur.

Dieu! comme il bat juste, ton cœur!

Comme il est dur! Gomme il est chaud!

Rien jamais ne l'a fait plier

Ce cœur, mon rouge cavalier!

Comme il allonge sa foulée!

J'en suis folle. Rapporte-le.

Ne va pas leur donner d'emblée,

Au premier choc, un sang si bleu !

Il n'est pas de celui qu'on laisse

Aux doigts d'un piquet de hulans.

Rapporte-le pour tes maîtresses!

Rapportez- le-nous, nos amants!

Ces cœurs appartiennent aux femmes

Comme au régiment le drapeau.

Il est à moi, je le réclame,

Je le sens battre sous ma peau.

En attendant, va travailler!

Resognez, frappez, bataillons!

Vive toil puisque nous savons

Que la femme est pour le guerrier.

LA JOIE ROUGE. 4?

Va donc faire chanter ta guerre I . . . Pas avant que mes bras t'enserrent Et que j'aie chanté mon plaisir!...

M'ami, comme je t'adorais! Mon flanc se déchire, à mourir... Si tu me quittes pour jamais, Donne ta paume desserrée, Que je la morde à pleins baisers, Que tu les sentes incrustés Gomme les clous dans la poignée. Donne ta main. Elle est si blanche! Si jamais le sang la fait rose, Laisse-le couler, mais suppose Que c'est ma lèvre qui l'étanche Et tu seras cicatrisé! Rien de tel pour bander l'artère Que, lorsque l'on sait bien la faire, La ligature d'un baiser! Donne ta main je prévois Le sang futur de la revanche Qui te coulera des dix doigts. Donne ta main. Elle est si blanche! Intacte, nul pli, pas de rides.

48 LA DIVINE TKAGÉDIE.

Donne ta main. Elle est splendide ! . . . J'aimais les fourches de tes veines. Elles roulaient un fier azur. J'aimais ton sein. Il est trop pur Pour que ces brutes me le prennent! Je chéris surtout ta chaleur, Cette chaleur qui vient de toi, Mais je me la suis mise au cœur Pour le jour tu seras froid. Je m'en suis tant empli le corps De ta chaleur qui m'a brûlée, Que je puis lancer sur la mort La flèche de Penthésilée! J'en ai le cœur si pénétré, Que ce feu je le sentirai Faire de ma cendre une braise. Une braise immense et farouche cette bouche que tu baises. Saura ressusciter ta bouche I...

Embrasse-moi, soldat épique! Le sang nous saoule et nous assoifie. Et je suis la goule qui coiffe . Le casque de la République!

LA JOIE HOUOE. lig

Soyons fous et fiers d'être fous.

Je te sacre avec des baisers.

Le sacre est fait. Relevez- vous,

Mâle guerrier, disparaissez I

Mais si tu reviens triomphant,

Frénétique, heureux, bien vivant.

Va, je t'en donnerai tant d'autres,

Dans l'alcôve mon <:orps se vautre,

Je t'en donnerai de si rudes,

Je t'en donnerai, beau guerrier,

Tant et tant qu'il faudra crier!...

Celui-ci n'est que leur prélude.

Tiens, prends-le; il a bien sonné.

Le beau son qu'il a sur ta peau!

Je te l'ai tellement donné.

Qu'il a claqué comme un drapeau!...

Prends-le, m'ami, prends-le toujours.

C'en est un, je n'en ai pas honte,

Comme on n'en fait pas tous les jours!

Et c'est même le seul qui compte !

C'est le blanc baiser nuptial.

Que le danger orchestre et scande.

Reçois-le, l'âme toute grande...

0 mon amant, j'ai mal, j'ai mal!

5o LA DIVINE TRAGÉDIE.

Je te tiens. Tu m'as, Tu es là...

Et pourtant je t'attends déjà!

Qu'importe que l'on nous confisque

Nos amoureux, si l'amour dure!

Votre courage c'est le risque

Et la guerre c'est l'aventure.

Allons : prends l'épée! Il est l'heure,

Il ne faut pas que l'homme pleure!

Jamais Tamour n'a rendu lâche I

Et tu t'en vas immunisé.

Un jour, si tu faiblis, remâche

La moiteur du dernier baiser :

Tu te redresseras, sauvé!...

En avant donc ! Le canon gronde.

La route éclate au plein soleil.

Prends! A.vec un baiser pareil,

Va, tu soulèveras le monde

A la pointe de ce baiser I

Pars, cours, reviens! Le cœur me tarde.

Et sois dissoute la camarde !

C'est au cœur que je t'ai visé.

PATRIE

MÈRE. Commencement de tout. Cause première.

C'est le mot obsédant qui revient à l'esprit,

Sans relâche et sans fin. C'est le mot de la guerre.

Et qu'il soit prononcé ou mûrement écrit,

L'image est toujours juste et toujours naturelle.

Hélas! tout nous l'évoque et tout nous la rappelle,

Cette image que nous transmirent les ancêtres

Et que l'on trouve encore aussi neuve, aussi belle,

0 parturition incessante des êtres!

Mères des choses : guerre et patrie créatrices!

Tout un vaste univers s'élabore en vos flancs.

Un peuple de canons s'échappe des matrices.

C'est un perpétuel et libre enfantement.

Pour secourir le globe en feu, d'un même élan,

Les forces en commun se font génératrices...

52 LA DIVINE TRAGEDIE.

Le mot n'a pas encore épuisé sa richesse.

C'est le pouvoir puissant de la banalité

De se renouveler librement, et sans cesse,

D'ouvrir à la pensée un champ illimité.

Goethe donnait déjà aux déités fécondes

Qui régissent, là-haut, les destinées du monde,

Ce nom de « Mères »... Il résume et contient tout.

Et c'est toujours le mot qui se présente à nous

Quand nous pensons à nos origines profondes.

Il est presque instinctif. C'est celui que Wagner

Prête à Siegfried devant la terreur de l'amour,

Lorsque la Walkyrie a salué le jour.

Dans la langue à jamais haïe, on dit : « Mutter ».

De loin en loin nous songions bien à la patrie! Mais, l'idée indiquant la borne, on en souffrait; Et l'exiguïté du mot sec et concret Opprimait trop nos espérances aguerries. Mot suspect, entaché de crime et de trafic. Que notre honneur rêvait de mettre au pluriel, Et qui, bourgeois, en temps de paix habituel. Pend comme un vieux drapeau de monument public I Même on le chiffonnait un peu, par moquerie. Des mots? Nous en trouvions d'ironiquement tendres.

LA JOIE ROUGB. 53

A cette femme aussi qui vous donna la vie

On en dit de pareils, qu'elle a peine à comprendre;

« Ta robe te va mal, ce soir, pauvre maman!

Pourquoi ne veux-tu pas t'habiller autrement? »

On la taquine. On rit... Soudain l'on s'inquiète.

Voilà qu'un jour le cœur de la mère s'arrête.

Grand effroi I On accourt, on se penche, on l'ausculte,

Et l'homme sent en soi se réveiller le culte.

Le culte déchirant, sacré. Aima mater.

Il vient de découvrir qu'il souffrait dans sa chair.

Une commotion fait trembler ses genoux...

Il semble que l'on vient de naître ou de renaître

Une seconde fois, en sentant, tout à coup,

Au tirement presque subit de tout son être,

A l'appel de son corps vers une autre blessure,

Que la mère jamais n'a fini son travail,

Tant qu'un souffle la lie à sa progéniture.

Et qu'il existe entre chaque homme et les entrailles

Qui jadis douloureusement l'ont procréé.

Une relation auguste, et chez l'enfant

Ce lien toujours vif et toujours frémissant :

Le fil ombilical qui n'est jamais coupé.

Novembre 191 4-

II

LE CERCLE DE CAIN

« Amor condusse noi ad una morte : Caïna attende chi'n vita ci spense » .

Inferno, c. V, V. 106-107.

LA-BAS

AUX MÈRES DOULOUREUSES

Rien n'est plus merveilleux que la beauté des morts. Si l'on vous dit jamais que la balle, en frappant, Que l'obus, en fauchant, avaient meurtri leurs corps Assez pour qu'on n'y vît que la terreur du sang,

N'en croyez rien! Ce n'est pas vrai. Graves, superbes. Sculptés par le génie insensé de la mort. Tous ces soldats raidis se sont couchés dans l'herbe. Comme des rois, vêtus de fer, de pourpre et d'or.

On vous dira : a Hachés, mutilés, c'est à peine (( Si l'on voyait de la couverture de laine (( Émerger le point noir de leurs souliers à clous. » Ou bien : « Ils étaient droits, au contraire, debout.

6o LA DIVINE TRAGEDIE.

« Mais démantibulés! Plus des hommes. Des choses (( On aurait voulu les secouer pour qu'ils bougent, (( Et que, rectifiant la tenue, ils imposent (( La beauté du linceul à leur pantalon rouge.

u Car la mort est grotesque, abjecte. Elle profane; « Et du plus noble fait une caricature!... » Ce n'est pas vrai! C'est un blasphème, je le jure. Fronts d'ivoire, profils sereins, chairs diaphanes.

Ils semblaient façonnés par quelque Praxitèle, Avec des majestés augustes, sans souillure. Ayant bien su tomber pour la pose éternelle... J'en suis certain. J'ai soulevé la couverture.

Depuis plus de mille ans rien ne fut aussi beau ! Jamais plus de grandeur calculée ne donna Semblable majesté aux choses du tombeau. D'ordinaire, le sang, c'est de l'assassinat.

Ce fut une splendeur de gestes et de poses! Il faut croire au hasard correct de la beauté, Qui sait tout ordonner, et qui place à côté De l'enfant gracieux le vieillard grandiose,

LE CERCLE DE CAÏN. 6l

Qui fait tout comme il faut, couvre, atténue, efface, Compose, simplifie et met tout à sa place... Cette fois-ci, ce fut du sublime agrandi. Ceux qui l'auront nié, comme Pierre ont menti!

Mères! Mères en deuil! Mères de mon pays! Que l'indicible horreur de votre cœur s'arrache! Ils étaient là, très doux, très sages, très petits, Avec leur joue en fleur, tous ces enfants sans tache.

Ce n'est pas vrai qu'on ait abîmé leurs figures! Mères, rassurez-vous, écartez vos deux mains Du visage qui fuit la vision... Je jure Qu'ils avaient, tous, la face empreinte du divin.

Pas un, en tendez- vous, pas un qui ne fût tel!... Il faut le croire. Il faut. J'en atteste le ciel. Mères, levez le front. J'en viens! Je les ai vus! Tous vos enfants étaient aussi beaux que Jésus.

LES MAINS

In manus tuas.

Vastes mains des héros, pauvres mains confondues, Couleur de boue, couleur des champs, couleur des bois, Osseuses ou crispées, desséchées ou charnues, Mains qui savez donner, car vous donnez vos doigts Mutilés au sillon, pauvres mains qui, naguère, Caressiez les enfants et les mains de vos mères, 0 mains qui souteniez la taille de la femme. Que vos chiens ont léchées, que vos fils ont baisées. Ou mains d'adolescents, pas faites pour ces drames. Mains du prêtre toujours mystiquement croisées, Ou mains du paysan qui cherchent la charrue Dans le froid du fusil qui leur meurtrit les pouces, Mains de cet ouvrier rencontré dans les rues. Mains qu'on ne savait pas si belles ni si douces.

LE CERCLE DE CAÏN. 63

Mains du commis, de l'employé de magasin, Humbles mains à la chair calleuse et domestique, Mains dont se détournaient nos regards de dédain, Les mains du charretier, du routeur de barriques, Les mains encrées du scribe ou, blêmes, du penseur, Mains de l'artiste et des manieurs d'harmonie. Mains à la poigne rude, affreuse ou racornie, Celles du serviteur et celles de son maître, Peuple des mains! C'est vous, c'est vous qui tenez tout! Vous le commencement, la fm, vous le u peut-être » Et le « quand même » de nos jours! Oui, vous, c'est nous! Et, derrière vos rangs, nous retenons l'haleine, Vous, les fécondes, les robustes, les très bonnes, Vous, le miracle!... Je vous salue, ô vous, pleines De grâce!... Vous vivez dans l'horizon qui tonne, Sur le sol qui gémit et culbute ses chênes Dans tout l'éclatement de l'air, parmi les bombes, La racaille d'acier, les glissades d'entrailles, La hurle de la mort affolée, dans les tombes De flamme, le galop qui crève les batailles; Vous avez l'air d'affreux démons noirs que soulève La profondeur des nuits dans l'empire des rêves! Oh! que large est la plaie et sanglante l'entaille Dont le sublime amour vous a stigmatisées,

64 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et quelle Sainte Femme ou quelle Véronique

Épanchera jamais sur ces mains héroïques

Assez d'amour pour que la dette soit payée !

C'est une obsession vivace. Je vous vois

Empoigner le talus ou raviner les bois,

Gratter les bauges de tous vos ongles, semblables

A la bête bardée au fond de son repaire. 1.

Et je voudrais cacher les miennes sous la table,

Tant j'ai honte de leur blancheur qui m'exaspère.

Je vous vois, je vous touche aussi, dans le silence

De l'herbe ou du charnier, mains renversées des morts.

Et vous, comme l'on sent, mon Dieu, dès qu'on y pens

Ce froid qui fait craquer la ténèbre au dehors!

Mains des in^omnieux, dans le creux des tranchées,

Qui doucement froissez la terre, à vos côtés.

En pensant aux draps fins des formes couchées

Vous évoquent la tendre et chaude volupté.

Les draps blancs, niaternels, odorants, dans lesquels

Jamais plus, jamais plus, vous ne saurez mourir!...

Il fait si froid ! On souffle. On sent tomber le gel.

Oh! le repos, lourd de passé, lourd d'avenir,

Quand vous cherchez parfois les chaleurs désertées,

Toi, la chaleur du four, de l'âtre, de l'étable.

Du magasin, l'hiver, l'été, de la croisée

I

LE CERCLE DE CAÏN. C5

Grande ouverte, loi, la chaleur insoutenable Des forges, la chaleur pensive de la chambre, Toi, la chaleur du coussin souple ou du drap rude, Ou, toi, l'acre chaleur de la salle d'étude!... Oh! toutes les chaleurs que pleurent vos décembres. Pauvres mains sans amour, pauvres mains toutes seules! Ouvrez-vous, éclatez en morceaux, en charpies ! Soyez l'informe épi qu'auront broyé des meules ; Comme les fruits juteux de la branche qui plie, Laissez crever le sang de vos veines à flots!... Mais surtout, ah! surtout, soyez cela, héros : Les dures mains du camarade qui se nouent Autour du cou, soyez l'agonie réciproque, Les mains qui tariront tout le sang, sur les joues. Dans les bouches, sur les crânes qui s'entrechoquent, La dernière caresse adressée à la chose Qui s'écroule, qui fut un homme, et qui n'est plus! 0 mains, soyez cela : le baiser qui se pose Sur la barbe sanglante et le front révolu! 0 vous qui tenez tout, la haine avec l'amour, Tout ce qu'on a reçu, tout ce qu'on vous confie : Le sol avec les morts, les morts avec la viel... Hurlez, clairons, passez, drapeaux, tonnez, tambours ! Je fléchis les genoux devant vous, mains sublimes,

().

66 LA DIVINE TRAGEDIE.

Ou bien noires de poudre, ou bien rouges de crimes, Pendant que tombe, en gouttelettes cruciales, Tout le sang pur qui rebondit et qui s'étale Sur le parvis de la Patrie!...

Obsession Vraiment frissonnante, et tristesse d'être ainsi ! Je vois, exactement, tous les contours précis De ces mains. Je voudrais chasser la vision. Je ne puis ! . . . Et ce soir qu'il fait froid et si triste, A l'heure ténébreuse la brume persiste, En sortant, pour revoir du ciel, je suis certain De sentir, tant ce songe intérieur m'étreint, Votre contact de mort et le froid de vos veines. Dans la première main qui touchera la mienne!

LE CAUCHEMAR

Plus tard, et bien après que tout sera fini. Quand les peuples auront pansé leurs ecchymoses. Quand la paix versera sur toi ses jours bénis, Combien de fois, hagard, et dressé sur ton lit, Les cheveux en sueur, à l'heure tout repose. Pauvre homme, dans la tressaillante obscurité Qui rampe autour de toi, tu reverras la Chose Affreuse, dont ton front fut à jamais frappé I D'âge en âge, tu revivras les jours vécus, Et toi que le sommeil ne visitera plus,

68 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Pour apaiser le feu des nuits, tu tireras

Le berceau de tes fils à côté de tes draps.

Le fantôme des Anxiétés, l'esprit noir

Du Tourment, fourmilleront autour de la couche ;

De partout affluera le vent du désespoir.

Le canon miaulera le baiser de sa bouche...

Reconnais- tu l'horreur de la mort convulsive.^

Son contact, sur ta chair, a planté ses ampoules...

Et te voilà, courant les champs, frôlant les rives...

Tu ne peux plus compter tous les blés que tu foules.

Lieue par lieue, et ton pas marquant bien la cadence !

Interminablement patauge, rampe, avance!

Fais tes plats-ventres de lézard, gratte l'écaillé

De fange que t'a faite une année de bataille...

La mâchoire empâtée et gluante d'argile,

Sois le soc qui pourfend ta funèbre tanière;

Remange, jour à jour, la boue et la poussière,

Dans le limon sanglant cherche, fils du Gorille,

Le croûton de pain sale et que le coude essuie,

Puis, jette le croûton et mâche aussi la terre!

Tu suceras le caillou frais et l'eau de pluie

Qui suinte du képi et se mêle à la suie

Du fusil, à la crasse grasse de ton sac.

Marche, enfourne le bois, bats l'eau, longe le lac,

LE CERCLE DE CAÏN. 69

Et, dresse tout à coup des sépulcres terreux,

Tout assoiffé d'espace, inhale- toi les cieux!...

Débrouille-loi, tout vif, dans le jeune malin

Comme un lièvre emmi la rosée et le thyml

Ah! tu les revivras, les contacts mortifères,

Fier rustre qui couchas vraiment avec la terre.

Qui fus son mâle rancune'ux, et l'as tirée

A toi, comme une chiffe ou comme un sac de toile.

Pour y dormir, mauvais coucheur de belle étoile!...

Et maintenant, à travers l'ombre et la suée

Des fièvres, en avant, marche toujours, Sisyphe!

Par le vent des obus qui crache et tonitrue!

La marmite aboie! Le shrapnell plante sa griffe

Dans ton flanc... Marche, tue, et tue, et tue, et lue !...

Tape dedans! Ya dans le tas. Enfonce. Plante

La baïonnette dans du mou et dans du flasque,

Aspire à plein gosier la fumée suffocante.

C'est l'orage des cris, les appels en bourrasques :

« Chargez!... » Crépitements, hululements, éclairs,

La foire de la mort qui passe dans le ciel,

La continuité musicale de l'air,

Le nuage, noir, vert et pestilentiel.

L'officier qui rugit de douleur, le soldat

Qui retient ses dents, en hurlant, et les entrailles

70 LA DIVINE TRAGEDIE.

Qui fusent par bouquets... Le champ vole en éclats Autour de toi... Tout bouge! Le sol «'entrc-bâille. C'est la terre, wagon catastrophe, et bouillie,... La conversation des balles sur ta tête, Exaspérante, insupportable, vieilles pies Siffloteuses que rien n'assourdit ni n'arrête!... Le rosaire des mitrailleuses qu'on dévide Parmi la pluie de feu et l'incendie liquide, Tandis qu'en haut, des corps éclatent en miettes... Un craquement d'os en plein azur... Oui, tout bouge!, Jubilation démoniaque... Joie rouge. Rouge comme un drapeau dans des tonnerres d'or!.. Sombre éboulis!... Egorgement sans cris! Tu mords A pleine bouche l'étoffe, l'acier, la chair, Dans le halètement hideux du corps à corps, Jusqu'à ce que la nuit et la mort, de concert Travaillant, ahanant, sur vos corps défoncés, Pétris de boue, de sang et d'os, déchets de crime, - Peu à peu, lentement, en spasmes espacés. S'apaisent!...

Et c'est toi, sérénité sublime De l'ombre, qui viens tout draper finalement De ton frissonnement d'étoiles glaciales!... Tu vas dormir enfin! Si tu ronfles ou râles,

LE CERCLE DE GAIN. 71

Qui le sait?... mais c'est bien de mourir un moment,

N'est-ce pas?... Comme toi le soir s'est détendu.

Et la terre gorgée, imbibée, a tout bu!...

Plus rien, que le pinceau tremblant d'un projecteur,

De loin en loin, qui met un frisson sur la nue...

Par-dessus la forêt, là-bas, quelque lueur,

Un éclair tubulaire ou sphérique, des boules

Qui s'évaporent, en déliquescence mauve...

Allons ! tu vas dormir, la caboche encor saoule

De bruit, le tas de foin te servant lieu d'alcôve...

Dors ! . . . Mais non I . . . qu'est-ce donc qui bouge et qui grignotle

A tes côtés?... Les rats!... les rats, rongeurs de viande!...

Ils grimpent au dolman, sur le col, sur les bottes.

Et là... là... cette tache bougeuse est trop grande

Pour que ce soit un rat?... C'est une main qui court

Toute seule, au milieu de la boue!... Et puis là?...

C'est un tronc dépecé... Tâte-toi. Des éclats

De cervelle humaine ont déjà fait le parcours

De ta barbe aux cheveux. Ta moustache en est pleine!...

C'est affreux d'essuyer de la cervelle humaine,

Et je t'entends hurler d'horreur sur ce charnier...

« 0 Terre I n'es-tu pas encor rassasiée!... Ne remue pas ainsi ta tête fracassée,

LA DIVINE TRAGEDIE.

\

Camarade, de gauche à droite, par pitié!...

Tiens! la gorge traversée de ce cavalier

Ne saigne plus. Le sang a fini de pisser...

Et cette plaque rouge à côté.^... Une tête

Passée au laminoir!... Odeur gazeuse et fade

Des gangrènes! Odeur ambrée du camarade

Que la mort ronge en douceur, comme une chair blette

Qui giclerait sous la dent des rats!... Il fait beau,

La lune est froide et les foins frais coupés embaument.

On serait bien en Normandie, sous un vieux chaume,

A rêvasser... Je sais un coin de Calvados...

Bon ! Ce râle, ce râle, odieux sous mon pied !

Qui donc peine si fort? On dirait le ahan

D'une turbine... Assez! Finis ton ronflement

Péristaltique, vieux!... Il faut avoir pitié! C

Tu souffles fort!... Parbleu! Tu dis.^... Ah! tu te plains,

(( Mon bra. . .as, mon bra. . .as » . Ton pauvre bras ! . . . Eh bii

Renonces-y Il vaut bien mieux ne pas crier f I

Et mourir. Crève vite, au plus vite, vois-tu! Suis mou conseil. 0 mort, sois bonne et sois clémente Descends sur ce vague être effroyable et têtu Qui s'obstine à crier des choses d'épouvante!... Oui, oui, tu auras beau gémir : a Ma pauvre femme, Mes; deux enfants !... Mon Dieu, mes deux petits !... » Il

l

LE CERCLE DE GAÏN. 73

Partir, mon vieux, et vite encor!... Tu auras beau

Te signer à grands tours de bras... l'heure de l'âme

Est arrivée... Bonsoir!... Demain, tu seras raide

Et vert de pus... Descends, douce mort!... Quant à nous,

En avant! Je veux fuir tous ces corps sans remède,

Ce charnier corrompu, ces ferments qui m'obsèdent!

Je veux fuir, me traîner, dans le sang, à genoux,

Me déchirer à tous les ronciers barbelés,

Fuir l'épine de fer, à grands coups de cisaille,

Sentir tout un pressoir d'entrailles sous mes pieds,

Mais échapper, avant que mon cœur ne défaille,

M'accrochant de cadavre en cadavre 1 . . . Soleil,

A mon secours! Arrive! Eclate, pourpre extase!

Fuir, les yeux grands ouverts, tous ces morts que j'écrase. . .

Me réveiller demain d'un bon, d'un lourd sommeil.

Dans un lit, auprès de cent autres lits de fer,

Sous la rêveuse odeur de l'iode, de l'éther,

Ayant tout oublié des soldats faméliques.

Me réveiller, aromatisé de phénique ! . . .

Ah! l'éponge! la bande et le drap de phénol...

Oh! la douceur du jour! les carreaux blancs du sol.

Tout ce blanc adorable et frais, qui vous enlace!...

Je le veux, je l'aspire et je bois sa lumière!..*

Bon soleil blanc des hôpitaux, soleil lunaire,

74 L\ DIVINE TRAGÉDIE. /

Dormir en toil... Ayez piliél ma tête est lasse! Je me sens l'âme exsangue et valétudinaire... Dormir!... Dormir, enfin!... Pitié!... Faites-moi grâce! Dormir dans du soleil et dans de la clarté... Sainte Marie et vous, l'enfant emmailloté De langes, comme moi dans mon antisepsie, Donnez-moi le repos!... Je suis fou... vous voyez!... Dormir, Jésus! Dormir, Seigneur! Dormir, Marie! »

Ainsi soufllant, suant, peinant, les nerfs broyés, Sentant se rentr'ouvrir des gouffres sous tes pieds, Tu revis l'inflexible et rouge cauchemar. Sur ta couche fiévreuse, on dirait un Lazare Qui, pour dormir, aurait emporté son linceul, Le sombre revenant d'un enfer sans Virgile, Et qui repasserait, un par un, fixe et seul. Les Épouvantemenls de l'éternel exil, Los supplices dédaléens d'un Purgatoire, L'horreur sans nom qui fait tressaillir la mémoire!.. Alors, pour mendier une vague accalmie, Tu te dresses au fond de la chambre endormie, Tu guettes le sommeil des tiens, vieux revenant, Et ton oreille en feu écoute avidement

LE CERCLE DE CAÏN. 7^^

Bruit qui semble les coups de gouge ou de rabot D'un dieu qui sculpterait dans l'ombre des berceaux Où, future moisson, dorment des têtes blondes, Le souffle de tes fils rythmer la nuit profonde!

LE DONATEUR

Ohé ! le pays qu'est derrière ! Je jette ma viande et mes tripes Dans le pétrin de la bouchère. Va donc, bourgeois ! Fume ta pipe ! Nous, on fait fumer les couteaux. Faut qu'on pétrisse, avec la terre, Mon quart de viande pour en faire La farce à boucher les boyaux, La bonne pâte humanitaire

LE CERCLE DE CAIN. 77

Bien boulangée, molle et sans sel !

C'est le rata essentiel :

La pâte à choux, pâte à chaussons

Dans quoi qu'on roui' les tirailleurs

De toutes les conscriptions!

Et servie chaud, à la vapeur!...

Ohé ! le pays qu'est derrière !

J'ai jeté mon sang sur les vignes.

Vous en emplirez votre verre

Du sang des lignards de la ligne !

C'est ça qu'est clair ! c'est ça qu'est bon !

A chaque coup, l'aspersion !

Sur chaque pied de vigne un peu

De barbouillade au petit bleu !

Jusqu'à plus soif, France ma vieille !

Bois donc ! Sans peur 1 Liche la grappe

De Saint-Estèphe à la groseille.

Et puis ma rate ! Tiens ! attrape !

Profite que l'obus y rentre.

Bon sang! ce qui sort de mon ventre,

A coup de mortier, ce qui sort I

Sans que j'y signe un passeport

Ma panse a giclé vers le ciel,

Comme le chou-fleur de l'obus!

78 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Un corps, ce que c'est casuel I

Ohél là-bas, n'en jetez plus!...

Ah I sacré pays de l'arrière,

Ce que tu m'pousses dans le dos !

Par politesse élémentaire

Je te lègue ma livre d'os

Avec tous les trous de mon torse.

Ce que tu pousses,' vrai ! A force

D'être si bien poussé, je sens

Que j'vas tomber les mains devant.

Grains rien ! J'suis bon ! Crains rien pour toi !

Fum' ton perlot! Souff' dans tes doigts.

Ou continue ton baccarat !

Tant que j'y suis, y en aura!

La relève après la relève 1

J'ai jamais eu peur de la crève.

Sache comment que l'on me nomme :

C'est moi, le bon vieux Sans-Fatigue I

Tu sais ? le vieux Jacques Bonhomme !

Pas mal et toi.»^ Toujours bon zigue,

A travers les siècles fourbus !

Je renâcle pas à l'obus.

Depuis dix mille ans que je trime,

Tout à vous, Généralissime !

I. E CERCLE D E C A 1 N . 79

Viande fumée ! Pas sa pareille I Je vais pisser le sang d'ma treille Sur la terre de mes papas... Va, ne crains rien, ne t'en fais pas, Pays de l'arrière I On s'attelle. Bien serrés, à la queue-leu-leii, Et nous labourons lieue par lieue Tes garennes de la Moselle, Et tes terriers de Picardie!... Ohé, les gas ! Nous, on dégaine ! Nous allons cracher notre vie. On vous suit. Passez, capitaine !

Ainsi fanfaronne et jacasse

Le pauvre homme avec son flingot

Qui s'en va livrer de nouveau

Sa viande ouverte et sa carcasse

Aux bousiers de France. Mais fasse,

Fasse le ciel que le pauvre homme

Que Jacques Bonhomme l'on nomme

Sois celui, là-haut, bon premier.

Qui s'avance, nu, sans cimier.

Sur le seuil paradisiaque,

Celui qui, droit, comme à l'attaque,

8o

LA DIVINE TRAGEDIE.

Joue fracassée, bave aux cheveux, Le sang aux dents, debout, se tient Gomme un roi devant les Trois-Dieux, Avec ses tripes dans sa main !

UN SPECTACLE AU CAMP

Ce soldat, louvoyant un peu,* s'est rapproché

Du camaïade qui, là-bas, seul, sur la route,

Parce qu'il lait beau temps, à l'écart des tranchées,

Sifflote et, ir.achinal aussi, casse la croûte...

Il regarde s ils sont bien seuls, puis l'abordant,

V pas traînés exprès et cigarette aux dents.

Avec je ne sais quoi d'humble^, presque gêné,

Il dit : (( Je veux me confesser, monsieur l'abbé. ))

Il explique : a Noël... voilà... et puis demain...

Sait-on jamais?... Alors... » L'autre a jeté son pain.

« Bien, je suis à vous. Quand?. .. Pourquoi pas tout de suite?

82 LA DIVINE TRAGEDIE.

Allons-y! Mais voilà, vaut mieux... Les camarades. L'autre a compris : « Là-bas! u fait-il. Un joli site, Ma foi !.. . Quatre bouleaux qui battent la chamade A travers champs; un pli de terrain, suffisant Amplement pour que nul ne voie et ne se doute Qu'un homme est à genoux et qu'un autre l'écoute.

Ils devisent d'ailleurs d'autre chose en gagnant

L'endroit choisi qui va recevoir cet aveu.

Ils ont bien un peu l'air de combiner un crime

Plutôt que de vouloir se recueillir en Dieu,

Mais affectent gentils un ton de blague intime.

Le mégot s'est éteint, u Bougre de vent!... Du feu?

C'est épatant... hier... le colo... trente Boches... »

Ils vont. Puis sérieux : u On sera bien, je crois. »

Ils s'arrêtent. I/un a tiré les mains des poches,

Et l'autre a commencé le signe de la croix.

Que peut-il bien avoir à confesser, cet homme? De quel péché trop lourd dont il s'est senti las Ce pauvre, ce soldat entre tant de soldats, Sevré de toute joie, même du moindre somme, Harcelé par la faim, un cilice de fange

LE CE UC LE DE GAIN. 83

Le vêlant presque entier et lui faisant l'échiné Lourde, lui, plus privé que celui qui chemine En demandant l'aumône, lui qui trime et mange Le pain noir du devoir, mais qui livre, en pâture, Sa poitrine au troupeau des mâcheuses de chairs, De quelle boue, soudain, s'est-il compris couvert, Pour qu'il soit là, dans ce paysage d'hiver, Ployant, mystiquement, les genoux sur la dure? Quel compte peut-il rendre à son Dieu?... La Nature Préside à son secret. Le soleil divinise L'instant...

Et c'est peut-être aussi grand que Moïse Conversant, sous le ciel, librement avec Dieu, Ces soldats, côte à côte, et le képi par terre, Les yeux bizarrement tendus vers le ciel bleu, Dont l'un dit : Je m'accuse, et l'autre : Au nom du Père

Colloque d'aujourd'hui ! Ils sont là, mains calleuses Mais jointes... 0 son Dieu, donnez ce qu'il réclame A. ce brave ! Donnez la vaste paix de l'âme. Qui fait la vie possible et la mort savoureuse ! Donnez-lui le sommeil léger sur le sol noir I

84 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et s'il est vrai que vous alliez le recevoir

Bientôt chez vous... alors donnez, à plein amour!...

Soudain l'agenouillé s'est ému. Il sanglote,

Comme un enfant, à gros bouillons, touffus et lourds;

Les larmes reniflées coulent sur sa capote;

Et le péché dont il a fait dépositaire

Ce soldat, si pareil à lui, mais qui bénit,

On dirait qu'ils sont deux à l'enfouir sous terre!...

Pauvre angoisse d'un cœur effaré d'infini!...

Le prêtre en le voyant misérable et si triste

Se penche et, lui tendant l'épaule fraternelle.

Omet légèrement le sacerdoce et mêle

Les langages profane et sacré. Il l'assiste

De tout son cœur, mais c'est un cœur très maladroit : '

« Attention!... là-haut... comme ici... c'est tout comme

On écope... » Après quoi, il se reprend, le doigt

Levé, selon le rite.

Ainsi parlent ces hommes, Dans la lumière d'or, au seuil de la bataille.

C'est fini. Le pécheur est absous. Il se lève De ce confessionnal de plein air et de rêve.

LE CERCLE DE CAÏN. 85

11 a le front plus clair; il redresse la taille. .

Il respire le vent avec alacrité...

Puis, comme quelques-uns viennent de leur côte,

Et qu'on pourrait comprendre, il tend la main, joyeux.

Et tout sourire dit :

<■ Ça va... Merci, mon vieux, n

L'OFFICIER DE GARDE

Une lune, à vos bas, traîne dans cet azur Adorablemant trouble et paisible du soir. Une odeur campagnarde emplit d'un souffle pur La tranchée chacun, fourbu, s'est laissé choir.

La nuit se fait complète, opaque. L'on dort ferme. Très vague, au loin, la canonnade leur souhaite Son bonsoir par-dessus le toit crevé des fermes... Un peuplier avec une étoile à son faîte. Non loin de là, perdu dans la brume naissante, Rêve et bouge. Il a l'air de jouer un solo. Paix des champs! Profondeur veloutée qui s'argente! 0 lune errante qui s'en va planant, là-haut... C'est le soir paysan, la nuit accoutumée,

i

LE CERCLE DE CAÏN. 87

Qui reprend sa besogne et sa vieille habitude, Ainsi qu'après un long moment de lassitude Le bûcheron se lève et reprend sa ramée...

Au fond, dans le grand trou creusé, les hommes dorment Un officier courbé, pour éviter le tir. S'accote au talus noir. Il distingue leurs formes Et seul, pensivement, les regarde dormir.

.Comme un troupeau de chiens, harassés, et repus

De chasse, de battues et d'odeurs de futaies,

Ils ronflent, en grognant, au-dessous du talus...

Ils livrent au sommeil leur âme simple et gaie !

Incliné sur le trou vagissant, l'officier

Suit le rythme de ce grand souffle régulier.

Il écoute.

Une amère et poignante tendresse. Pour tant de pauvres miséreux qui lui confient Si bonnement leur cœur, leur courage et leur vie. Le saisit tout à coup ! L'émotion l'oppresse. Il se sent rapproché de ces fronts endormis Par toutes les bontés sereines de la nuit. Il se souvient qu'en se couchant sur cette paille Chacun a dit avec sa voix particulière :

88 LA DIVINE TRAGEDIE,

(( Bonne nuit^ lieutenant! )>...

Si c'était la dernière? Comme ils dorment I Alors son âme à lui tressaille. Il repense à la voix affectueuse et bonne De chacun; à ce point que chaque voix résonne Encore à sa mémoire, et lui tient le cœur chaud. Eux ronflent ferme au fond du trou! Quelques-uns rêvent. Ils grognent vaguement. Ceux qui rêvent tout haut Doivent se croire à la bataille. Un se soulève Et pousse un bâillement de bête lasse. Un autre A murmuré un sourd juron... Chacun se vautre Contre son compagnon, en tas pelotonné, foute une fade odeur de dortoir sort de là, Un relent de misère et de crasse, émané De cet entassement d'êtres dans le coma. C^eux qui sont couchés et, lourdement, reposent, Ce sont des paysans de tous les coins de France, Des ouvriers, butors épais ou grandioses. Des fermiers, des commis... L'officier les recense Un à un. Il les compte. Il en voit quatre-vingts, Mais qui ne forment plus qu'un paquet indistinct Qu'on entend remuer au fond de la tranchée... Des braves, des costauds, un lâche qu'il connaît. Un mélange de beau, de quelconque, de laid,

LE CERCLE DE CAÏN. 89

Le pire et le meilleur, jetés dans la plongée Obscure d'un sommeil bienfaisant et candide.

Il se penche au-dessus de ce trou, dans le vide.

Comme il se sent, ce soir, l'âme impressionnée !

Ils sont à lui, ils appartiennent à leur chef,

Ces pauvres gueux qui font toute une maisonnée !

Leur tâche était si longue et leur sommeil est bref.

Ils dorment, confiants, tous unis, tous pareils.

Dans le doute pourtant de leur dernier sommeil !

Alors de cette paix indicible, tragique,

Il sent que, progressivement, se communique

Cette espèce d'émoi qu'on a pour ses petits

Quand on les a couchés et donnés à la nuit.

Il étend, vaguement, la main vers leurs pénombres.

Comme s'il recherchait leur visage et leur nombre.

Et balbutie, un peu sanglotant malgré lui.

Un mot, un mot de chef, simple, mais qui veut dire.

Ce soir, tout ce que l'homme en lui peut sentir battre

De paternité triste, un mot qui le déchire

Rien qu'à le prononcer dans cette paix bleuâtre

Qui monte de l'opaque immensité des camps

Vers la nuit étoilée :

(( Mes enfants 1 . . . mes enfants ! n

8.

90

LA DIVINE TRAGEDIE.

Ce mot, c'est la première fois qu'il se rend compte De tout ce qu'il contient de tendresse infinie!... Longtemps, longtemps, sa lèvre tremble et balbutie : (( Mes enfants... ))

Il fait clair et pur. La lune monte. . .

1

CHANSON DE ROUTE

Soldat, laisse ton ami! A l'endroit même il tomba, En l'embrassant, vous l'avez mis. Nuit venue, après le combat, Longtemps vous fîtes la veillée ! Puis enfin quand l'aube pointa, Que la campagne émerveillée Frissonna dans le petit jour, Des talons jusqu'à la figure Vous avez roulé tout autour. Soigneusement, la couverture. Le vent soufflait froid et léger. Vous n'avez mis que de la boue Sur le corps, pour le protéger ! . . .

92 LA DIVINE TRAGEDIE.

C'est assez ; ce n'est pas beaucoup !

La gonflure est de terre noire.

Quel gazon y pourra germer?

Mais pourtant, si tu veux m'en croire,

Pars content : tu viens de semer!

Repasse l'été prochain,

Parcours à nouveau la grand'plaine,

Et tu verras ce qu'il advient

D'un ami, en quelques semaines !

Tu verras comme il est changé

Ton ami qui dort au soleil !

Il sera tout endimanché,

Luisant, verdoyant, vermeil.

Tu verras, comme en peu de temps.

Il aura appris à chanter!

On fait des progrès étonnants

Lorsqu'on sent arriver l'été!

Laisse-le; tu l'as bien planté.

On ne plante bien qu'en hives!...

Tu diras : a Je t'avais laissé

Pauvre, à peine recouvert

De lainage et de sol glacé.

Te voici chaleureux et vert î

Bonjour, copain, comment vas- tu?

LE CERCLE DE CAÏN. qS

Nous avons gagné la bataille, Si pas mal d'amis sont perdus. Mais on se retrouve, oiî qu'on aille. C'est bien juste qu'on se revoie 1 On est vainqueurs I Salut et joie! Je te trouve mine superbe. Je ne prévoyais pas tant d'herbe Au-dessus de ton corps étroit! Bien travaillé 1 Sois fier de toi. Bonjour, Tami ! C'est nous qui passe! Que tu rendis belle la place Miséreuse nous t'avions mis ! Tu siffles comme un vrai buisson. Bonjour, c'est nous qui repassons! Bonjour, verdoyant ami ! »

LA CHARGE

I

i

L'officier leur a dit : u Mes enfants ! Allons- y I Apprêtez- vous... On va charger dans cinq minutes,^ C'est l'heure. » Tous les fronts se sont tournés vers lui W' ¥. On est prêt, capitaine. » Il leur sourit : a La lutte Sera chaude. » Mais tous lui rendent son sourire.

Ils sont deux cents, ployés au fond de la tranchée. Ilg vivaient là, depuis des mois, regardant luire Au-dessus d'eux toujours cette toile accrochée Que l'homme prisonnier a dénommé le ciel. Ayant mis en commun le rire et la douleur, Ils vivaient là, tant bien que mal, depuis Noël, Mangeant, fumant, peinant, chantant, et tous en chœur.

LE CERCLE DE CAÏN. <j5

Ce semblant de foyer, dans l'éternelle attente, C'était un peu de la maison. On s'y faisait. Ceux d'autrefois vivaient, plus captifs, sous leurs tentes... On pensait : a Si le temps devient un peu moins frais, La poisse moins collante aux pieds... » Et puis voilà, Dans un grand coup de feu subit, immédiat, Qu'il faut partir, qu'il faut quitter sans nul regret Ce qu'à force de le vouloir on appelait : Maison. Maison sans lit, sans silence et sans feu!... Des absents quelquefois, des blessés, a Bonsoir, vieux! » Disait-on... Somme toute, une vie très possible. Consentie, où, pourvu que l'homme peine et trime, On tirait bonnement son temps...

L'heure terrible A sonné. Un frisson dans leur cœur unanime Est descendu. La charge! Enfin!... Il leur tardait! Vous pouvez commander, capitaine. On est prêt.

0 minute profonde, effarée et sublime !

Ciel claustral qui recèles en toi les décrets,

Les destins, les arrêts, les désignations,

Et qui vas, tout à coup, libre et brisant tes gonds.

Jeter cette semaille affreuse, par poignées,

Dans le vent du hasard roulent les armées!

96 LA DIVINE TRAGEDIE.

Pas un soupir. Ah 1 nul besoin qu'on le répète ! Ordre simple et formel : charge à la baïonnette. Tous les hommes ont tâté les pointes, d'un geste. On ajuste un képi, on boutonne sa veste. Tous les préparatifs prudents, pour si Ton meurt.

L'œil se fixe sur cet acier que rien ne plie,

Ce fer de lance à qui dans leur brutale humeur

Les braves ont donné ce beau nom : Rosalie !

Rose de sang, fougueuse rose incarnadine

Et qui fleurit au bout tuteuré des fusils...

Chacun tout bas redit le nom de son pays

Et celui de sa femme. Ensuite, c'est l'échiné

Courbée, que, vivement, ensemble, à coups de bêche,

On les voit ajouter trois marches au talus,

Trois marches pour poser le pied, de brèche en brèche,

Et d'où, quand sonnera la charge des élus,

Ils pourront s'élancer en trois bonds, sur la Mort.

i

On se tait... Le clairon comme un mince éclair d'or Pointe, droit devant lui, sa ligne horizontale. Il attend comme pour bondir à la rescousse. (( Une minute encor. » Toutes ces faces pâles Se tournent. Un aimant surnaturel les pousse,

LE CERCLE DE GAÏN. 97

La bouche vers la bouche et la main dans la main*

C'est l'adieu!... Une angoisse immense les étreint,

l ne angoisse suée, heureuse, presque douce,

Une allégresse qui blanchit toutes les faces,

Et, tous ces pauvres gens qui vont mourir s'embrassent!...

(( Adieu... Je t'aimais bien !... Tu sais, vieux, si j'y reste...

Ma femme?... C'est promis!... T'iras voir la bourgeoise ..

Et puis... hein?... souviens-toi... dans le sac, sous ma veste

Cent francs pour ton tabac... » Et les mots s'entre-croisenl,

Se fondent, volent, s'écrasent et se pénètrent!...

Une vague d'amour passe sur leur poitrine.

Ils sentent à leurs fronts, leurs yeux, dïins tout leur être,

Monter l'émotion fraternelle et divine.

Toute la charité humaine vient d'éclore

Dans ces chairs désignées qui palpitent encore.

C'est le dernier frisson, c'est le dernier hurrahl...

Les dieux doivent pleurer dans le ciel, s'ils sont là!

Quelques sanglots, quelques prodigieux sourires. Des noms propres, gémis, murmurés, des jurons... Ah ! suprême union impossible à décrire ! Chaque baiser donné, c'est l'obole à Caroji. Ils vont franchir le noir Léthé de la tranchée, Et, sans un cri, on voit ces lèvres rapprochées

9

gS LA DIVINE TRAGÉDIE.

Se baiser, comme, au jour des soleils triomphaux,

Face à face, ils feront se baiser les drapeaux...

En avant!... Est-ce un pli de vague qui projette

Cet étincellement furieux sur sa crête .^

En avant ! . . . Hors du sol ils viennent de bondir !

C'est une draperie humaine au vent jetée,

Une forêt qu'un vent de joie fait retentir

Et dont la cime en feu va se précipiter!...

Entendez-les! C'est la dernière Marseillaise!...

Une salve de feu les salue. Elle luit

Comme un brandon qui fait éclater des fournaises...*!

Un craquement de toile, et, par-dessus ce bruit

Sinistre, une ruée de poussières... Et puis...

La France est maintenant toute cicatrisée De ces sillons quittés et de ces fosses vides. Oh! les calmes sillons sur la terre humide On ne voit qu'un rideau d'alouettes posées!... Que sont-ils devenus, ceux qui les habitèrent Et qui s'en sont allés vers le grand horizon?... Oh! qui recomblera tous ces trous dans la terre? En les voyant vidés, croules, tous ces sillons, , Et comme s'il flottait sur leur forme creusée f

Une tiédeur de vie qui s'est éternisée, *

LE CERCLE DE CAIN. 99

Je songe à des oiseaux nu)rts, envolés, partis,

Je songe à des oiseaux qui sont tombés du nid...

Ainsi donc, c'était là, c'était là, mon ami!...

Et mon pas s'alourdit en marchant dans ces plaines.

Je pense que mon âme à moi fut pauvre et vaine.

Lu remords m'avertit que je ne pourrai plus

Ltre pareil encore à celui que je fus...

Un fardeau douloureux dans mon cœur est entré,

Et je sens tout le poids de la fraternité.

biblioVm^ca

L'AUTEL DES PARFUMS

Voici le grand moment terrestre des parfums.

Et c'est cette heure-là que l'homme ajira choisie

Pour projeter la lourde et pouacre asphyxie,

Ces colonnes de feu sur le charnier des Huns,

Ces creusets éclatés en plein azur, d'où sort ^

Toute une effusion nouvelle de la mort,

Cependant que le mai qui vient, blanc d'aubépines,

Surchargé de parfums prêts à s'évaporer,

Oppose à la science une alchimie divine, ^

Toute l'invention du printemps adoré!... *

Oh! comme elle est novice et tendre, cette année,

Notre vieille nature enfantine, occupée

A préparer ses blés, ses parfums et ses branches,

Quand l'homme sonibre est qui la mine et la broie

Sans qu'elle en ait distrait une heure de sa joie 1 . . .

I

m-

LE CERCLE DE GAIN. 101

Printemps! c'est votre règne et c'est votre revanche.

Parfums! votre beauté ne sera pas souillée.

Allez! dispersez- vous sous la jeune feuillée,

Et ne redoutez point l'offense des charniers!

L'air est à vous quand c'est le temps que vous veniez.

Je me rappelle encor les jours d'été derniers

l'on sentait planer sur les champs de bataille,

Par-dessus l'effroyable odeur cadavéreuse

Dont le relent vous époumone et vous assaille,

Une suavité toute délicieuse,

Aromate subtil que la nature aspire,

Qui met sur le charnier un suaire de myrrhe!

Morts exquis, quel parfum ^e dégage de vous?

Quelle est cette fumée qui se traîne et somnole

Sur la bruyère en fleurs et sur le sang des houx.^^

Semblables aux vapeurs qui baignent les corolles

Et gagnent peu à peu les prés et les vallons.

Derrière les premiers relents nauséabonds,

Des entrailles des morts s'élèvent des volutes

Qui font penser aux sacrifices des Genèses

Et donnent à ces champs la paix des soirs de Ruth...

Quel est ce voile d'or flottant sur les fournaises?

Quelle est cette colonne immense de parfums?

Ce n'est plus leur fumée abjecte, sépulcrale,

0'

I02 LA DIVINE TRAGEDIE.

Les nuages de brome ou les vapeurs chimiques.

On dirait l'encens lourd et vague des tropiques.

Respirez I C'est l'odeur de l'âme. Elle s'exhale

De l'ossuaire immonde et du charnier commun.

Elle nage vers Dieu, Elle monte en spirales.

Elle purifie tout. Elle assainit l'espace.

Rien ne résiste à son odorante brassée.

On sent le fond du ciel lorsque son aile passe

Et que sur tous ces corps elle étend sa fumée...

Si tu marchais parmi les sillons écarlates,

A travers les troupeaux de morts qui gesticulent,

Passant, tu sentirais que ton cœur se dilate

Pour l'avoir respirée au fond du crépuscule!

Elle se fond avec l'odeur pacifiante

Qui vient des bois charmants le chevreuil habite,

Elle rôde à l'orée feuillue ou dans les sentes.

Il semble qu'elle vient d'un tas d'herbes qui fume.

Mais je la reconnais cette odeur ! Je la hume.

Elle embellit l'horreur suspendue et muette...

Odeur qui vous enivre, et si profondément

Qu'on prête à cette plage aride de squelettes

La gloire et la splendeur dont se vêt l'océa^n...

Tous ceux qui sont tombés sur la Mère des Mères

Et gisent là, couchés dans l'herbe ou la poussière,

■:?^

LE CERCLE DE CAÏN. Io3

Ceux qui surent jeter leur âme aux sacrifices.

Ces demi-dieux humains, éventrés, qui pourrissent.

Sont autant de bouquets et de fleurs répandues

Sur les marches et sur les tapis d'un autel I

C'est toute une révolte et toute une étendue

D'offrandes d'où s'élève un parfum immortel,

Si fort que tout à coup on se sent emporté

Vers un pays d'azur et de suavité.

Tous ces morts, ramassés dans leurs gestes d'instinct,

Redevenus de petits êtres enfantins,

Dans les oppressions de leurs poses à plat,

Leurs ratatinements frileux, rudimentaires.

Leurs croisements étroits de jambes et de bras,

Leurs attitudes de sommeil et de prière,

Dans une expression de souffrance sans nom

Sont là, jetés, comme une hotte d'embryons...

Mais le grand champ des morts est le pays des âmes.

Marcher dans ce désert, c'est sentir qu'on avance

A travers une sphère opaque, lourde et dense,

Si chargée qu'on attend qu'il en sorte des flammes.

Or ce n'est que l'amour qui flotte et qui surnage !

C'est sa moiteur féconde et son exhalaison

Qui monte de ces morts et de tout ce carnage,

Ces morts tuméfiés, ces morts que nous pleurons,

I04 LA DIVINE TRAGEDIE.

Troupe sur qui la nuit va jeter son manteau Pudiquement pour que toute horreur soit proscrite, Ces morts qu'on ne peut plus oublier quand on quitte Les champs sont dressés leurs tas monumentaux! Non, je ne pourrai plus l'oublier, cet arôme Puissant, substantiel, morts, que vous sécrétez! ' C'est le charnier purifié par vos fantômes. Pour l'avoir aspiré dans un soir lourd d'été, Mêlé à la senteur vaporevise des bois, Des plaines, des vallons, des ondes et des cieux. Ah! puissé-je à jarnais te conserver sur moi, Parfum qui vient de vous, ô morts délicieux! Imprègne pour toujours mon cœur, mes vêtements. Mon œuvre, et mêle au plus débile de mes drames Ton immortalité et ton recueillement, Inépuisable, incomparable odeur de l'âme!

LE COMBAT D'AVIONS

Dans le soleil on voit deux flèches minuscules

Se chercher, voleter, tourner, monter, descendre,

Comme autour d'un étang dansent deux libellules.

On croirait les amours d'insectes. C'est très tendre

Et pas terrible. L'aile heureuse a des virages

Qui semblent en passant caresser les nuages.

De temps en temps, au loin, de petits flocons blancs

Éclatent, qu'on dirait accrochés à leurs flancs.

C'est tout un long semis de boules transparentes

Jetées pour marquer la route dans le ciel.

Des détonations profuses, la détente

Sèche de la mitrailleuse marquent le duel.

Le combat gracieux impossible à atteindre,

Perdu dans ces flocons qu'un vent léger dénoue...

loG

LA DIVINE TRAGEDIE,

Et tout cela est si distant de notre boue!... On entend, tout là-haut, cliqueter les cylindres. Bruits mêlés de machine et d'armes qui ferraillent. En bas, couchés dans leur cantonnement, parmi Les collines boisées et les champs assoupis, Tous les soldats muets regardent la bataille...

1

Alors, seuls, ayant pris plus de hauteur, féroces,

Les deux oiseaux de proie Tun sur l'autre foncèrent, i

Deux faucons décapuchonnés, oiseaux colosses

Qui tiennent des éclairs tonnants entre leurs serres.

Le corps à corps est brusque, exact et ponctuel.

Une voracité terrible emplit le ciel.

Tous deux montent à la façon des aigles lourds,

Des éperviers, par de grands cercles tournoyants.

C'est aussi le lazzo que décrit le vautour

Fascinateur avant de briser son élan

Et de s'abattre net sur la proie, dans la plaine...

Le bec pointu des mitrailleuses crache et fume.

Des espèces de jets lancés font des antennes

A ces bêtes du ciel qui secouent leur écume

En blancs flocons, éparpillés sur tout l'azur!

Tantôt chaque avion se redresse ou se penche

Et s'écroule comme un bolide, en avalanche,

LK CERCLE DE CAIN. 107

Ou bien tantôt, bouclant la boucle, d'un vol sûr, Il rebondit presque aussitôt pour patiner Sur la piste céleste avec ses ailes blanches!

Maintenant à grands coups mortels, éperonnés. C'est bien le corps à corps deux rages expirent, Chacun voulant survoler l'autre et lui darder Sa décharge de mousqueton on plein gésier. Prestes, brusques, ils vont, viennent, dans leur délire, Cabrés, droits tout à coup et découvrant des griffes Et des ongles d'acier rutilant au soleil... Ce fut si beau, c'était si grand, ces appareils Qui livraient dans l'azur leurs combats d'hippogriffes Que les soldats, des deux côtés de la tranchée, Oubliant la bataille et relevant la tête, Restaient béants comme un troupeau d'anachorètes... Et lorsque tout à coup la double aile penchée Indiqua que la mort avait frappé son coup, Lorsque l'on vit ce corps raidi, devenir mou, La chose flasque, vague, et rompue qui se traîne. Puis, dans un claquement, se joindre les deux pennes, Comme on lève les bras au ciel de désespoir. Et quand tomba la chose inerte, fulgurante. Décrochée de l'azur, quand ce fut la descente

I08 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Da héros qui renonce et qui se laisse choir, Alors, d'en bas, jaillit un hurrah formidable! Un cri d^ovation terrible s'éleva, En l'honneur d'un combat digne de quelque 'fable. Les canons s'étaient tus, pour permettre au hurrah D'emplir seul l'étendue des cieux vers le vainqueur.] Ces soldats ennemis, en agitant leurs casques. Comme jadis César pour les gladiateurs, Les yeux encor emplis de ce duel fantasque. Firent ce que jamais des soldats n'avaient fait Dans aucun temps passé et sous aucun empire; Devenus tout 'h. coup les hommes de la paix,

Ayant même oublié la guerre, //6' applaudirent!

Il

Jeux du cirque! Histrions! Vieille ivresse olympique Quoi? C'est donc toi toujours l'instinct héréditaire?^ Et j'aime qu'on ait vu ce moment presque unique ; La beauté du combat singulier faisant taire L'énormité massive et triste de la guerre. ,

Porta triomphalis ! Sous vos arceaux encor Le peuple est là, pressé, qui regarde l'arène. Les jeux du bestiaire, au milieu de la mort. Même après deux mille ans, c'est toujours l'âme humaine Pareille aux premiers jours, c'est le même combat

LE CERCLE DE CAÏN. lOQ

Que le gladiateur poursuit devant César,

L'Histrion merveilleux, mais que l'on affubla

De deux grands ailerons pour emporter son char!. .

Un applaudissement vers la sublimité

Du jeu, du risque et de la mort, vient de monter.

Lorsque Faust, à la fm du poème tragique, Est tombé sous les pieds fourchus de son vainqueur. Quand Méphisto, joyeux, ayant fermé boutique. S'apprête à rapporter chez Pluton ce vieux cœur Qu'il a gagné, dans un pari, à Dieu le Père, L'infini frissonnant de cet éclat de rire, Vaincu par le démon qui l'avait défié, Tente un dernier effort pour reprendre au vampire La proie morte sur qui Satan a mis le pied! Car l'âme est là, qui vit encore et qui palpite Dans les chairs froides de la dépouille maudite. Car elle est là, cachée et remuant ses ailes, La voltigeante, la fugitive Psyché, ; Que Satan va sceller dans un cercueil clouté...

Alors, là-haut, le ciel entier et ses cohortes, , Et le père profond, et le père extatique, Les séraphins et les chérubins de la porte,

10

IlO LA DIVINE TRAGEDIE.

Dépêchent vers la terre, en flottantes tuniques,

Beaux, divins, amoureux soudain de notre fange,

Tout le Sacré-Collège, au complet, des Saints Anges.

Ils arrivent, flocons gracieux, pêle-mêle.

Et jettent, au milieu d'un grand battement d'ailes,

Des branches d'amandiers et des branches de roses,

Tout l'éblouissement d'un printemps eff'euiUé,

Autour du cercueil neuf dans lequel Faust repose.

Horreur ! voilà Satan distrait par la beauté !

Ces bambins virginaux qui jouent, cette racaille

De grâce et de candeur lui réjouit la chair.

La flamme de l'amour le brûle et le tenaille

Plus que tout le brasier graillonneux de l'enfer;

Il se passe ce drame et cette chose étrange :

Satan transverbéré par la splendeur des anges I

Il voudrait les toucher, les baiser de sa lèvre.

Il tend vers eux des bras chargés de convoitise.

Tout son corps arde de désirs; il a la fièvre. m-

C'est la contagion du beau qui l'exorcise.

C'est le spectre d'amour qui lui marque la peau.

0 triomphe du bien ! ô majesté du beau !

Satan, distrait, poursuit chaque ange; il tend les bras,

Ravi, jouant un jeu qu'il ne soupçonnait pas

Avec des bambins aguicheurs, dans un déluge

j

LE CERCLE DE GAIN. m

De roses, d'amandiers, de pollens et d'odeurs ! . . .

Le voilà réussi, le divin subterfuge !

Ils ont incendié l'âme du négateur.

Et les anges, ayant fini leur mission

De distraire le mal par la grâce des choses,

Ravissent la dépouille de l'homme au démon

Pour l'apporter à Dieu au prix de quelques roses...

C'est fini ! le larcin terminé, Méphisto,

Hagard, vaincu par la distraction du beau,

N'a plus qu'à tournoyer sur la tombe vidée.

Psyché est sauve!... Une minute, une seconde,

Ce fut Tenfer abandonné pour une idée,

Et par l'émission d'une aile sur le monde!

C'est le dénouement que Goethe imagina. Mais sur terre, ici-bas, dans nos Edens de boue Oii rien de notre drame humain ne se dénoue Par l'intervention ailée de l'au-delà, C'est encore beaucoup, ne fût-ce qu'un instant, Au milieu du grand cataclysme universel. Qu'on ait vu, attentive aux grâces de ce duel, L'horreur d'en bas s'arrêter net, comme Satan Devant les anges. Et c'est beaucoup que la guerre, Retenant un moment son cœur et son haleine,

\

LA DIVINE TRAGEDIE.

Pour contempler là-haut quelque prouesse altière, Ait fait crier d'amour les soldats de la haine !

Et moi, dans les remous de cette guerre impie,

J'admire une aussi simple et belle allégorie,

Qui veut l'instinct dompté par la splendeur du geste,

la présence des vrais dieux se manifeste

Dans l'acclamation de l'ombre vers l'espace.

En sorte que le jeu farouche d'une chasse

Que l'homme fait à l'homme, au-dessus des forêts,

Et qui suspend l'horreur en raison de sa grâce.

C'est pour nous, ceux d'en bas, comme si l'on voyait,

Dût-elle être payée d'une chute mortelle,

La Beauté, dans l'azur, éployer sa grande ailel... .

LES GRILLONS

Lorsque la nuit descend sur la grand'plaine rase,

Tout est gîté. Plus rien ne bouge. Calme plat.

La lune à l'horizon se faufile et s'embrase.

Sur ce désert, une rosée par-ci par-là

Met sa fraîcheur. Et l'on entend frémir des feuilles..

Vastitude des soirs, frigidités lunaires !

C'est l'heure la nature écrasée se recueille.

Alors dans ce désert de la nuit triste et claire,

S'élève tout à coup un grand chant souterrain.

Des voix, montées d'on ne sait où, qui retentissent

A travers les sillons cheminants et lointains.

De quel gouffre entr'ouvert et de quel orifice

A surgi cet écho strident .►^... On ne voit rien.

La plaine est plate, droite, et calme comme un flot

lO

n4 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Le chant monte. Il est tout près, et puis il gagne Le bois prochain, le fleuve, toute la campagne... Quelles sont donc ces voix, fortes dans le soir chaud, Qui laissent au hasard s'ébrouer leurs clameurs. Gomme le chœur des invisibles moissonneurs Quand le jour a jeté sa faucille et qu'on voit Se poser mollement la lune sur les bois.^...

Et de quel temple souterrain peut-il s'agir .►^

Ce sont, cachés au fond des sillons, sans se voir,

Comme s'ils entonnaient quelque messe du soir,

Et jusqu'à l'horizon qui finit de bleuir,

Des peuples dont la stridulation égale.

Par les beaux soirs d'été, la chanson des cigales...

Ce sont ceux de chez nous, ce sont ceux de TAsie,

De Bénarès, du Sahara et de Mysore,

Et ceux de l'Amérique, et ceux de Westphalie,

Tous ceux du Canada, de Ceylan, de Lahore,

Arabes, Marocains, Écossais, Bavarois,

Tous ceux de France, ceux des Iles britanniques.

Les Allemands, sous tout le ciel, tous à la fois,

Avec tous leurs banjos et leurs tambours d'Afrique,

Et les guzlas, les cymbalons, la flûte aiguë,

Les pistons de guinguette, avec leurs gramophones,...

LE CERCLE DE CAÏN. Il5

Tous ces hommes aux peaux confondues, noires, jaunes,

Blanches, brunes, musclées, maigrelettes, charnues,

Tous chantent I Et chacun chante la même chose,

Quelle que soit la mélopée et le refrain.

Et quoi que dise la chanson du ciel lointain,

Et son adagio, ses soupirs et ses pauses...

Ils chantent les pays brûlants qu'ils ont perdus

Tous ces ciels merveilleux qu'ils ne reverront plus,

Les uns sans bien savoir pourquoi même ils sont

A pourrir sur le sol d'un pays inconnu.

Ils jettent à plein vent, doux après le combat.

Les hymnes du repos, les longues nostalgies,

Les regrets à l'enfance et l'amour de la vie.

Ils chantent la maison, le toit et la fumée,

Toujours la maison, les enfants, la bien-aimée,

Et leurs pluies, leurs soleils, et leurs gloires suprêmes,

Et la couche l'on dort et la couche l'on aime.. .

Les yeux se sont tournés vers le rêve invisible.

Il n'y a plus de mort I II n'y a que l'espace,

A travers quoi l'âme s'enfuit, s'essore et passe,

Comme un pigeon dans les contrées de l'impossible.

Toute chanson répond à l'autre, et la vénère

Et la comprend. Ce sont les chansons de la terre...

L'heure du souvenir envahit les armées.

Il6 LA DIVINE TRAGEDIE.

Chaque tranchée écoute au loin chaque tranchée,

Et, désolement nostalgique, chaque voix

Avec l'accent de sa traînante mélopée

Semble dire à la terre : « Hélas î Pourquoi? Pourquoil

i

On ne distingue rien. La plaine est plate et rase. Les prés, pleins de vapeurs, sont comme à l'ordinaire, à I Au moment commence un vaste chant d'extase, Le soir, quand tout s'allège et que la lune est claire... Il n'y a de changé que ces voix souterraines; Car dans tous les sillons tracés de son labour L'homme est là, somnolent, parmi le demi-jour Qui marque son repos et la fin de sa peine, «^

Mystérieusement tapi, les yeux levés... ]^

Ne sont-ce pas des moissonneurs las, dans les blés.»^ Et leur hymne nocturne et triste est tout pareil A celui qui, après le coucher du soleil. S'élève avec le vent dans les soirs chauds d'été. Lorsque les voyageurs des espaces stellaires Écoutent jusqu'à eux, rêveusement, monter, ^

Dans le chant des grillons, la plainte de la terre.

à

LES GANTS BLANCS

u Blanche de la blancheur de l'impeccable hermine, j (( Ma main resplendira dans la furie divine,

(( Comme un symbole allier de la race et du sang.

(( Je veux à mon poignet du blan(; éclaboussant

« Et je souffletterai la mort avec le lys.

(( Mes beaux gants du dimanche, immaculés, sans plis,

(( Ce sera mon plus neuf et plus hautain plaisir

(( De les mettre, comme si j'étais à Saint-Gyr!

(( Oh ! qu'ils auront bien l'air, tous deux, d'être cela :

(( De la neige, du lys, du rayon, de l'éclat!

« Vous, vous ne les mettez, pleutres, qu'à la parade !

(( Mais nous quand nous dirons à la mort : Camarade!

« Nous lui tendrons des mains vraiment dignes de nous

« Et nous pourrons broyer les vôtres sans dégoût!

I

Il8 LA DIVINE TRAGÉDIE. ^

(( Votre poudre, nous la secouerons, noirs barbares, (( Du bout des gants comme la cendre d'un cigare!... « Blanc pur, le blanc de France, intégral, sans nuan^! (( Nous vous souffletterons avec cette innocence! « Nous vous offrons, tireurs, ces nouveaux points de mj a Les deux gants blancs, que sont nos mains, couleur de é| u Les voici sur le fond glauque ou bleu des armées. ^ (( Visez bien! Et sachez qu'elles sont parfumées. (( INous les voulons ainsi, correctes, élégantes. (( C'est pour vous égorger que la France nous gante!. u Visez bien! Voici les petits aristocrates. »

(( Nous avons tous signé, de cette main, le pacte 'm (( De mourir en gants blancs, comme on part à la chas (( Ou bien de les lancer, vainqueurs, à votre face! »

Enfants, vous vous disiez ces choses puériles.

Vous vouliez au combat des candeurs d'Evangile,

Des propretés d'autel, un aspect de dimanche,

I Et vous imaginiez cette symphonie blanche,

Sans prévoir rien de la messe terreuse et noire,

La besogne avilie, presque blasphématoire,

D'une guerre moderne inventée par des gueux

Qui n'ont de gants que pour cacher leurs cuirs rugueux

Et leurs callosités d'esclaves! C'était beau,

1

LE CERCLE DE G^AIN. I19

Ce rêve trop naïf de monter au tombeau En élevant des mains dynastiques, sublimes, Blanches de la blancheur dont se parent les cimes, Et que rien n'atténue, même un reflet d'aurore! Mais n'a-t-il pas fait mieux et plus sublime encore, Le Destin qui trouva, en guise de réplique, Un dénouement contraire et pourtant identique. Pour le dernier salut, pour le dernier dimanche, En mettant ce gant rouge, enfant, à ta main blanche !

L'OFFICE

Qui donc eût osé dire : « Il blasphème le ciel », Lorsque l'on entendit, comme un prêtre en liessn Qui, la première fois, va monter à l'autel, L'artilleur s'écrier : « Je vais dire la Messe »?

Sais-je s'il n'était pas quelque prêtre authentique

Celui qui rugissait ce cri comme un aveu.

Gomme un remords, afin qu'il montât jusqu'à Dieu

En parodie du sacrifice eucharistique,

Les assistants étant tous ses frères d'angoisse

Sur qui sonnaient les cent obus de la paroisse?...

Paracelse eût trouvé qu'il avait bien raison

Ce théosophe épris de sa comparaison

Qui, poursuivant son Dieu dans ses métamorphoses,

I

LE CERCLE DE GAIN. lai

Appelle : autel, l'affût du canon repose L'Agneau de Dieu, gracile, au plein soleil couché, Le pur agneau par qui sont remis nos péchés. Cet autel, comme l'autre, a des servants qu'on nomme Ainsi dans les deux cas. La langue est économe. La fumée sert d'encens à tous ces encensoirs Qui, bleuissant la nef, font avancer le soir. Penché comme en prière, ou droit, à chaque obus. Le prêtre dit : « Sanctus, sanctus, sanctus Deus. » Mais chaque fois qu'une âme entre dans l'infini Le diacre ajoute à voix basse : « Pax Domini! » Et les répons que font tous les coups de canon Sont l'amen qui conclut, là-bas, chaque oraison ! . . . Offertoire du sang et du corps, tout y est, Jusqu'à ce grand passage, entre tous pathétique, Qu'est l'élévation terrible du boulet!... Le culte le plus haut s'allie à la tactique. Devant sa pièce le soldat-prêtre officie, Et tous nous frémissons d'aise lorsqu'il ajuste Ce bloc d'airain sont les espèces augustes. Comme dans le ciboire il introduit l'hostie. Christ absolve la phrase épique du servant Qui s'accote à l'affût comme à la Sainte-Table! Et blasphème fut-il jamais plus pardonnable.^

II

122

LA DIVINE TRAGÉDIE.

Donc, sonnez, sonnez fort, obus, éperdument,

Jusqu'à ce que la nuit accorde sa réponse

De mort à cette célébration maudite,

Et qu'un silence lourd, par tout le ciel, annonce

Que le Verbe est fait chair et que la messe est dite.

LE NOUVEAU CHRIST

L'obus vient de frapper un grand christ de calvaire, Et le bois de la croix s'est volatilisé. Comme un aigle éployant les ailes sur son aire Le Christ reste debout. Rien ne l'a renversé. Mais il est délivré du fardeau millénaire ;Et de son portement liturgique aux épaules... .Ainsi, debout, absolument méconnaissable, 'Il a bien plutôt l'air, sur le roc, d'un vieux saule Découronné, mais qui se tient, possible et stable. C'est bien toujours un Dieu, mais ce n'esjplus le même. Nul homme encor n'avait sans doute imaginé Quelle étrange figure et quel nouvel emblème Ferait, sur fond d'azur, ce christ inopiné. Les bras soudain ouverts et les mains déclouées,

124 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Transformant tout à coup, en haut d'un promontoire,

Son geste de supplice en geste de victoire.

C'est un libérateur écartant les nuées.

Et c'est un Dieu de joie que ce Dieu décloué!

Son geste crie : u Venez! En avant! Evohé! n

0 stature que n'eût prévue aucun apôtre!

Ce mort n'est plus le Christ enchaîné. C'est un autre.

Sublime allégorie sculptée par un obus!

Ils ont broyé ta croix. Enfin!... Vive Jésus!

I

Seigneur, Dieu des chrétiens, Dieu des promesses saintes,

Lorsqu'en vous incarnant dans un homme vous vîntes.

Ce fut la Foi le dit pour délivrer le monde.

Or, aujourd'hui, vous parachevez l'Evangile.

Sur de nouveaux martyrs qu'un dogme neuf se fonde !

Auriez- vous donc trouvé que l'œuvre était stérile.

Et qu'il fallait encore un deuxième mystère?

Ou bien estimez- vous que c'était encor peu

Pour prix d'un tel salut que la mort d'un tel Dieu,

Puisque vous avez mis l'horreur sur votre terre, ]

Et toléré. Seigneur, ce grand assassinat

De martyrs entassés sur tant de Golgotha?

Mais c'est fait. Te Deum ! Plus de De profundis !

LE CERCLE DE CAllH. 121)

Gloire à l'obus pointé qui foudroya les bois. Le Monde est libéré, ô Jésus! Plus de croix! En mourant à nouveau dans chacun de vos fils, Vous l'avez racheté pour la seconde fois.

1 1

LES DEUX TROUPES

On a dit à ceux-ei :

{( C'est la dernière guerre. Allez combattre pour la paix universelle! Il faut vaincre et, s'il faut mourir, mourez pour elle. Les hommes, dans des jours prochains, seront tous frèi Nous ne toucherons pas, nous, ïa cime du rêve. Soit!... Mais nos fils nous béniront. Nous leur ouvrons L'espace du sommet et, derrière les monts. Pressentez l'astre indubitable qui se lève! L'antique barbarie pousse son dernier spasme. Après quoi : royauté du peuple, les tyrans Précipités, partout des cœurs compatissants, L'idolâtrie, brisée à coups d'enthousiasme. Toute société refaite et refondue... »

LE CERCLE DE GAIN. 127

Paix sur la terre aux ouvriers de l'idéal!

Saint travail! Plus de sang. Le bonheur social.

Allons, enfants! Debout!... Non, ce n'était pas vous

Qui deviez profiter du rêve humanitaire,

Ce sont vos fils. Puisqu'il le faut : Mort à la guerre!

En plein cœur ! Porte-lui, peuple, les derniers coups,

Et que soit écrasée par toi la bête immonde!

Allez, vous conquérez la Liberté du monde!

L'avenir vous regarde et tend les bras! »

Alors, Heureux et le sourire aux lèvres, ils sont morts.

# *

On a dit à ceux-là :

(( Voici le châtiment. L'homme avait dénoncé son pacte avec le ciel. Dieu le punit de son reniement criminel, D'avoir fait alliance avec l'Esprit qui ment. Le flambeau de la Foi se trouvait en péril. Mais la France et la Foi renaîtront plus prospères De l'épreuve de feu qui purifie la terre. Dieu commande. Humblement, disons : Ainsi soit-il

128 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Allez VOUS battre, fils de vos rois, fils des preux,

Soldats de votre Église, amis de votre Dieu!...

Soyez vainqueurs. Après l'autodafé, la France

Lèvera l'étendard paré de fleurs de lis,

Et, le faux rêve humanitaire enseveli.

Tout deviendra : Clarté, Ordre, Foi, Espérance!...

Vainquez pour votre Dieu et la rédemption!

La lutte est douloureuse, aveugle, mais la lutte

Est le commencement de la sainte raison.

Car la libre-pensée accélérait la chute.

C'est vous qui sauvez tout, enfants! Je vous adjure

De délivrer notre pays ensanglanté.

Derrière le rempart de la montagne obscure,

Voici monter la Croix, gage d'éternité!...

En avant ! . . . Dieu vous voit et vous commande ! »

Alors, Heureux, et le sourire aux lèvres, ils sont morts.

L'ILLUSION EN MARCHE

Dans cette chiennerie de peuples dévorants,

Dans cette reniflée et ces lampées de sang,

Dans cette mortuaire et sinistre fringale

Qui va de l'orient aux mers occidentales,

Quel est celui d'entre ces flaireurs de supplices.

Bas-empires fourbus ou vainqueurs, qui ne croit

Combattre pour la Vérité, pour la Justice,

Et qui ne s'attribue ce nom : Soldat du droit?

Pas uni... Pas un qui ne s'élance ou qui ne tombe

Dans ce delirium-tremens de la planète.

Pas un qui n'ait livré sa chair à l'hécatombe

Sans avoir cru qu'un Dieu combattait, à leur tête.

Pour l'instauration d'un idéal suprême.

L'Idée marche en avant de l'Acte. Et cette idée

l3o LA DIVINE TRAGÉDIE.

Qui traîne les patries en rut et débridées A toujours nom : Justice et Raison. C'est la même, Quel que soit le drapeau. Et vainqueur, ou victime. Eux sont toujours le droit, l'adversaire le crime. Tout homme, fier soldat de sa chimère, expire, Heureux de lui donner sa vie dans un sourire.

Illusion I Illusion! C'est toi qui mènes

Le monde ! Illusion I C'est toi qui nous entraînes,

Jeunes fous enivrés de ton sillage d'ori

Nous aspirons la transparence de ton corps.

Pour chacun n'es-tu pas la grande poursuivie,

Béatrice apparue au milieu de sa vie?...

Illusion! 0 spectre amer et sans visage,

Forme qu'on voit de dos toujours, dans un sillage,

Ton fantôme indéfiniment multiplié

Passe, et tous ont baisé la trace de ton pied!...

Menteuse illusion! Qui donc sur cette terre

A raison? Vérité, ton nom est-il Mystère?

Et cependant la Vérité indivisible

Est quelque part. La vérité est une. Alors?...

Où?... Chacun la possède et ce n'est pas possible

Qu'elle soit à chacun! Alors? Qui seul a tort?

Ou qui seul a raison?... Béatrice adorée,

LE CERCLE DE CAIN. i3i

Ta vas, et l'univers se déploie en armée

Derrière ton fantôme apparu... Seulement,

Quelquefois, au plus fort du combat, la nuée

Couvre le corps à corps des peuples écumants.

On ne voit plus. On ne sait rien dans la mêlée.

Qui livre la bataille? Et que se passe-t-ilP

N'est-ce pas toi qui t'es brusquement retournée,

Attendant que tes proies fussent bien en péril?

Puis, démasquant tout ton mensonge, Illusion,

As-tu foncé sur le cortège qui te suit,

Et ces cris de furie forcenée, dans la nuit,

N'est-ce pas la fatale et sombre expiation

Du rêve? N'est-ce pas le guet-apens funèbre

Où, Gircé, tu menais ton troupeau, en chantant?

Ou bien n'est-ce qu'une bataille, simplement,

Et que le meurtre égalera aux plus célèbres,

Avec son même contingent habituel

De morts, son holocauste affreux se confondent

La race de Gain et la race d'Abel?

C'est probable... Pourtant, lorsque la paix profonde

Est descendue sur le charnier, et que l'aurore

Eclaire enfin de son rayon multicolore

Cette uniformité alignée de chairs mortes.

Parmi tous ces héros démembrés, déjà froids.

l32 LA DIVINE TRAGÉDIE.

A les examiner de près, on s'aperçoit, Gomme à certains coups se reconnaît l'assassin, Qu'il n'en est peut-être pas un seul qui ne porte, A gauche, au même endroit, juste au-dessous du sein, Soulignée par un grand trait de sang circulaire, La griffe monstrueuse et morne des Chimères.

I

LE HÉROS

J'exècre le poncif bravache et soldatesque.

La guerre est une vaste et merveilleuse fresque,

Sur la toile du temps brossée à larges traits...

Je n'admets pas que, sous couleur de populaire,

Pour monter un tirage à cent mille exemplaires,

L'image et le journal prostituent le portrait.

Le type est galvaudé. Nous les avons trop lus

La blague du biffm, le faux mot du Poilu,

Le coq-à-l'âne en fleur aux lèvres de Gavroche

Qui tombe en débitant sa pirouette aux Boches.

Le (( Tirez donc, les gas ! » ou le « Debout, les Morts I »

Cette poncivité grasse et de bon rapport

Qui de l'historien ne fait plus qu'un faussaire,

Emargeant à l'affreux mensonge de la guerre,

l34 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et qui donne à la bouche horrible qu'on mutile

L'expression stupide et fausse de l'idylle !

Vérité, vérité manifeste, au cœur triste.

Vérité devant qui s'effare l'utopiste

Et le pharisien, il faut qu'on te défende,

Et que tu n'ailles pas crouler sous la légende !

Oh ! lève- toi, vivante, et telle que tu fus

A travers ton chaos monstrueux et confus.

Mais illumine-nous de ta vaste colère.

De ton hautain dégoût, vérité de la guerre,

Simple, dure, terrible, entraînant un torrent

D'idées, autour de toi rôde le guet-apens

De l'immense bêtise humaine qui dégrade

Toute noblesse de penser par des bravades,

Qui nous sort son panache pauvre et périmé,

Ses exhortations vides, ses bouts-rimés,

Sa feinte gaillardise ou son sublimé indigne,

Tout ce patriotisme fade à tant la ligne

Et ravale le réalisme de la guerre

A l'image à deux sous pour école primaire!...

Et tout ce maquillage éhonté de la mort,

Sous prétexte de nous verser le réconfort I

Ahl ce qui sortira pourtant de toi, Pensée!...

Cette insulte, quand tu volais à l'apogée,

LE CERCLE DE CAÏN. l35

Ce coup de feu contre ton aile, et le génie

Douloureux qu'aujourd'hui notre noblesse expie,

C'est ce drame fiévreux et grave que l'on sent

Battre et nous remonter dans la chaleur du sang!

Au-dessus de la blague nauséeuse et terne

De Pantruche, je vois des beautés plus modernes.

Je ne conteste pas Gavroche et le briscart

Qui rendent l'âme dans un rire goguenard.

Ce sublime livresque existe. U est fort beau.

Pareille insouciance embellit le tombeau

Mais il est, en ces temps, un plus large héroïsme,

Un plus lucide orgueil dans le patriotisme.

Quelque chose de plus humain dans l'âme humaine,

Et de plus réfléchi devant la mort prochaine.

Nous voyons des sommets plus purs à la vertu!...

Je préfère cent fois au titi héroïque ,

Un soldat tout aussi réel, plus authentique :

Ce grand héros improvisé, inattendu.

Ce bel enfant, aux traits graves d'aristocrate

Hier encore assortis au ton de sa cravate,

Qui, penché sur l'étude et docile aux pensées,

Prévoyait mal à quelle immense destinée

Son cœur était promis et son dédain voué;

Cet homme, indifl'érent à se faire tuer,

l36 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Mais que savoir la mort triste et laide n'empêche Nullement de mourir le premier sur la brèche, Hautain, plein de mépris pour tant d'^insanité, Ce penseur qui renie la guerre fratricide Mais, empoignant les flancs de l'Archange irrité Qui l'emporte en chantant au vent de sa chlamyde, S'élance, et pâle un peu de s'en aller mourir, A tous ces chiens saignants et hurlant de désir, Gomme un quartier de viande à la meute en furie, Jette la sombre ardeur de sa mélancolie!...

LE SOLDAT DE 1915

Dieu dit aux fils de Gain le la- boureur : « Vous labourerez la terre qui a ouvert la boucbe pour boire le sang répandu. »

Quand on pénètre dans la zone d'épouvante On commence par voir un désert, se tord Un squelette ahuri, fantomal, d'arbre mort. C'est une sentinelle, au milieu des tourmentes. Qu'un Virgile, sans doute, a laisser par là. C'est l'entrée du boyau j'ai lu « Speranza », L'ouverture du cycle les âmes défaillent. Le sol tout aciéré, tout dallé de limaille

l38 LA DIVINE TRAGÉDIE.

A remplacé les champs du labour et l'éteule. Partout le désert plat. De loin en loin, des meules Ont l'air d'obus fichés en terre, aérolithes Tombés d'on ne sait quel olympe hétéroclite. Mais plus loin ce n'est plus la zone désertique, Et point n'est besoin d'arbre qui vous indique Un enfer, sur lequel un exergue est gravé... Rien qu'à le voir, on sent que l'on est arrivé.

Toute une Alpe effondrée dans la tourbe pt la marne î De près, de loin, partout le combat s'acharne, C'est la marée de boue, un pressoir liquoreux Qu'ils foulent de leurs pieds et qui leur gicle aux yeux. On les voit, enivrés du limon qu'ils ont bu. Tituber sur ce sol pétri par les obus, Enfoncer au cloaque épais, sans bord ni berge, Et d'où, comme l'épave après l'orage, émerge Des débris, des tronçons, mille formes étranges. Rudiments de matière, innommables mélanges ne se reconnaît rien qu'on puisse nommer... Par là-dessus, errant, un être fauve, hirsute. Presque marécageux, vague habitant des huttes. D'un sordide fumier encore mal exhumé, Enduit d'un vêtement durcifié de terre,

LE CERCLE DE GAIN. iSg

Un revenant de préhistoire, homme-calcaire

Dont la barbe pétrifiée et les moustaches

Pendent en stalactite, en dépôts d'alluvions!

C'est l'ancêtre vivant tel que l'homme l'arrache

Vu rocher basaltique, à^la grotte sans fonds.

Il est encor couvert de matière éruptive,

Blanc comme un ossement sorti de la chaux vive,

Et ses deux poings ont l'air de deux boules qu'il mange,

Une sorte de pain blêmi, stratifié!

Et cet ermite, le Baptiste de la fange,

Paré d'une poitrine écailleuse, moitié

Saurichnite du Nord et caïman du Gange,

Tient comment? entre les deux mottes de ses mains,

Un pieu dont l'un des bouts lui va jusqu'aux moustaches,

Qu'il agite comme un impitoyable engin.

Un pilon avec quoi son poing baratte et gâche

Ces consistances d'huile ou de cambouis terreux...

On croirait que la terre a vomi ds^ns ces creux

Des flots de vase et tous ses quartz liquéfiés !

Cet homme, enfoui là, semble, du front aux pieds,

Se transformer en pierre, à l'instant la pierre

Redevient le gluant liquide élémentaire

Et, quand de toute part, comme dans la Genèse,

S'épand la fonte des coteaux et des falaises...

l4o LA DIVINE TRAGÉDIE.^

Quoi? toute cette lave immonde et pataugée Qu'éructe le cratère en travail des tranchées, C'est cela qu'ils ont fait de la terre natale? Terre de France, aimée d'une amour sans égale, Ils la pétrissent, la draguent, la manipulent Pour en faire une pâte vivante, une nappe En fusion que, de l'aurore au crépuscule, Vautrés comme des chiens dans la fange qu'ils lappent, On leur voit triturer et brasser I Ventre à plat, Ces nageurs sont si bien incorporés en elle Qu'on se demande quel déluge conserva Pour nous cet amphibie fossile, originel. Intact et tellement amoureux de son auge Qu'il y roule, qu'il s'y ébroue, qu'il y patauge. Dans un délire heureux, vague, tortu, difforme, Jusqu'à ce qu'ivre-mort et vaincu, il y dorme 1...

Et ceci, ce n'est pas un des fils de Caïn, Ce n'est pas un produit ethnique ou surhumain. Dans sa gaine, à quelque vestige d'uniforme, Rotondité de casque ou patte d'épaulettes. On voit de quel honneur il est le tâcheron, Pouquoi son cœur s'acharne et son torse halète, Quelle sainte sueur lui ruisselle du front!

LE CERCLE DE CAÏN. I^l

Et l'homme, en contemplant une pareille offrande, Comprend alors, si, pris d'horreur, il se demande Pourquoi ce vêtement sordide, celle boue Sur ce corps, sur ces mains, sur ces bras, sur ces joues, Que la Patrie est pauvre et que, lui coûtant trop De donner un linceul, elle donne un manteau!

II

Ils marchent, fabuleux, livides légions!

Et cette Grande Armée, blanche sur un ciel noir,

Quand on la voit passer, dans les rayons du soir.

Vous met au cœur le plus auguste des frissons I

Sous leur cilice pâle et crayeux, on dirait

Des pénitents altiers descendant le Thibet.

La boue sculpte au képi un vague alérion.

Ce défilé, ce grand retour, au fond du rêve,

C'est simplement ceci : l'heure de la relève.

Ils marchent, vague humaine, ou torrent qui dévale

Un gave caillouteux, une inondation

Charriant des lambeaux de choses triomphales.

l4a LA DIVINE TRAGÉDIE.

Voilà ce que l'on voit venir de l'horizon. Puis l'œil fixe un à un chaque géant qui va ; Et ce n'est plus alors un fleuve de gravats... Botté de blanc, au poing son gantelet de marbre, Et caparaçonné de lourds maillons durcis Qui mettent à son corps l'écorce des vieux arbres. Chaque homme, en même temps que le ciel s'obscurcit, S'effrite et fait tomber en marchant ses écailles. Il avance, épuisé, les artères saillies... Son sac au dos, coupé dans des pierres de taille, Pèse comme un éclat de roches équarries ! . . . Ces Neptune de bronze ont des mousses calcaires ; On ne sait plus leur âge : ils sont octogénaires. Des neiges de salpêtre étreignent leur thorax. Ces descendants d'Achille et ces neveux d'Ajax S'en vont, gonflés, pesants, et l'on voit sur leur dos, Sur leurs reins, étageant leurs accablants fardeaux : Sacs, flingots et bidons, musettes, cartouchières. Ensevelis sous la mouture de poussières! La voilà cette armée unique, ineffaçable. Taillée dans le Paros, modelée dans le sable, Cette armée qu'un simoun tragique a revêtue Et qui s'avance comme un peuple de statues I Devant nous, une horde imprévue de colosses

LE CERCLE DE CAÏN. l43

Qu'un pouce de sculpteur pétrit en ronde-bosse

S'évade, en plein soleil, débordante de vie,

Mais encore à demi achevée, mal finie.

Un défilé de figurines à l'essai

Ayant jeté trop tôt le drap qui les serrait.

Ou fait s'écarteler les formes du mouleur

Dont le fardeau massif leur comprimait le cœur ! . . .

On demeure saisi d'efi'roi quand on regarde

Cette ébauche d'humanité un peu hagarde

Qui marche, son pied blanc foulant les routes saintes,

En conservant encor sur elles les empreintes

Du limon primitif, créateur, et la trace

De la matrice d'où s'échappa Samothracel

III

Ce soldat-là, si grand qu'on peut à peine y croire, Tel que n'en retraça jamais aucune histoire, N'est ni le grenadier, ni le légionnaire, Fils de la vieille-garde et de la Grande Armée, Le grognard lutineur de blanches Renommées,

ifif, ],\ niviNK TM A(;i';ni lo.

Ayniil piqué tous les trophées à sa rapière, l'atigué d'avoir lait trembler toute la terre, (Vieilli tous les lauriers, toutes les immortelles, l'it |)ris d'emblée chaque Victoire [)ar les ailes!

(j'était hier renfaiil, le pAle adolescent.

Qui n'eut versé jamais une goutte de sang

Va s'en allait, charmafit et léger dans la vie.

Sorti do rhétorique ou de philosophie.

Courant h ses premiers rendez -vous clandestins,

Le gracile danseur des tangos argentins,

Pres(pio bouclé, tout svelt(\ et caressé des femmes!

Aujourd'hui le voici, la colère dans l'Ame,

Mué, dans un élan d'ardeur précipitée,

Mn ce géant, (;n ce colosse (juaternaire

Qui, dépassant tous les héros do cent coudées,

riclipse pour jamais les porteurs de tonnerres,

l'ous les (iésars fourbus (^t les Napoléons.

Il monte par-dessus toutes les légions

l*our dresser une stature [)resqu(; idcînlicpie

A celle du vieil ancôtrc géologique :

r/étie de la boue, après lo jour septième,

(a*éé [)ar Dieu d'un peu d'argile et de poussière,

Lo vieil Adam issu de notre hunuis, le mémo

LE CEHGLF-: DE fcAÏN. I/i5

Que celui-là qui fut le premier sur la Terre 1...

Car l'homme du pays d'Kden et d'Iiévila,

{•Ist devenu -- Dieu qui le voit! cet enfant-là 1...

0 prodige émouvant, plus beau (pic tout au monde!

Il a fallu peut-être au globe cent mille ans

Pour créer tout à coup ce cœur dans cet enfant

El pour perpétuer dans cette fange immonde

Un être conscient, pensif, qui réunit

(]e que l'âme a produit sous le ciel de plus lin,

De plus rare, un enfant pareil au séraphin,

l']t l'être inachevé des Ages du granit,

Min que du baiser de l'homme avec la fange

11 sortît l'archétype absolu du guerrier.

Du défenseur du sol, le héros tout entier

Qui descend jusqu'au cœur de sa terre et la venge

En la tenant contre sa poitrine, à pleins bras!...

L'histoire encor, peut-être, uri jour, te reverra, Héros superbe et blanc qui rejettes dans l'ombre Les braves, les martyrs et les vaillants sans nombre, Mais rien n'égalera jamais celte épopée. Si sobre, sans parade et sans écl.it d'épée. Quant à moi, tout au bas du dessin que j'ai fait

l/i6 LA DIVINE TRAGÉDIE.

De ce grognard nouveau qu'eût envié Raffet, De ce héros plus grand que les plus légendaires, Je vois la Gloire qui paraphe le portrait Et, s'inclinant très bas devant l'image épique, Écrit :

Soldat de la Troisième République.

LE CERCLE DE FEU

Logue !

Dieu fatidique appelle : « Logue ! Viens I » Par nous que soit réalisé le mythe ancien 1 Ton épée a tracé sa barre sur l'Europe. On entend ton cheval effaré qui galope De l'un à l'autre bout du sillage divin. Le feu jaillit de la barrière gigantesque. La flamnie barbelée déploie son arabesque Intangible, au-dessus du Cercle de Caïn... Quel est le dieu caché dans ce Buisson ardent Qui s'embrase de l'orient à l'occident ? Quel est le nom de la divinité dormante Autour de qui la flamme effuse, crisse et chante? Espérance? Beauté? Fille de la douleur,

l48 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Ton nom? Chaste dormeuse au milieu de ta forge, Dans la forêt vulcanisée par l'enchanteur, Dis-moi ton nom, dis, l'invisible, dont la gorge Prépare son éclat de marbre pentélique? Il sera pour nos fils la suprême musique Ce nom, dont nous avons le désir entêté, Et que nous prononcions autrefois : liberté!... Comment sortira- t-il, ce nom, de la refonte Que la flamme et le fer ont fait de toute chose? Logue! Viens!

Monte autour de l'Intangible. Monte! Illumine la nuit de ses paupières closes ! Je ne distingue pas la déesse cachée, Mais, Logue, protecteur des vieilles chevauchées, Derrière la barrière ardente de tes piques. Je sais que, doux, puissant et grave, dort un dieu, Et j'entends, à travers les tonnerres du feu. Sa respiration paisible et prophétique!

Janvier-Décembre 1916.

1

III

LE CERCLE D'EVE

Entrammo a ritornar nel chiaro monJo. Inferno, c. ixxiv, V. i34.

Nous entrâmes dans ce chemin pour retourner au monde lumineux.

,i3.

%

ELLES

LE CALENDRIER

C'est le calendrier de la nouvelle année. Je l'ai pris. Tous les noms s'animaient sous mes doigts; Les uns réminiscence adorable et fanée Semblent des noms de fée ou bien des noms de rois; Les autres sont des noms tout simples, qu'ont redits Tant de bouches ! ... Et maintenant comme ils m'émeuvent, Ces noms qui désormais seront des noms de veuves Ou d'orphelins! ces noms qu'on appelle « petits » Sans doute parce qu'ils contiennent l'infini I... Mais, entre tous les noms diaprés qu'à l'enfance Accordent ceux aussi qui lui donnent la vie, Epelez bien les noms des femmes de la France...

i54 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Qu'ils sont beaux tous les noms des femmes, les Marie,

Les Jeanne, les Lucie, et les Marthe, les Anne!

Songez dans quel soupir ils ont été redits,

Ces noms, les derniers mots, ou sacrés ou profanes.

Que leurs bouches auront murmurés et choisis

Pour l'agonie horrible au fond des solitudes,

Ces noms désespérés comme des bras tendus.

Et qui représentaient ce qu'ils aimaient le plus

Sur terre, le secret de leurs béatitudes,

Un visage, deux yeux, une forme, des bras,

A qui se rattachait un nom comme un collier...

Et c'était, par-dessus toute chose, ici-bas.

Leur talisman suave et jamais oublié.

Hélas 1 l'arbre, la meule, et la bise et les bois

L'auront, seuls, entendu pour la dernière fois,

Car ils auront tous eu cette même pensée

De mourir dans le même amour.

Seigneur, Seigneur! Accueillez avec eux la phrase prononcée, Car elle est comme une autre un hymne en votre honni Puisqu'ils en auront fait la suprême prière, Et puisque jusqu'à vous sont montés, de la terre. Par delà l'agonie et par delà les tombes.

LE CERCLE d'ÈYE. l55

Tous ces noms exhalés comme un vol de colombes !

Et puis, ce fut fini!... Le silence a repris

Les mots comme il a bu la vie. Et c'est atroce...

Mais entre tous ces noms de saintes réunis,

Faits pour sonner l'amour, le baptême ou les noces,

Il en est un que ne porte aucun agenda.

Pourtant, apparemment, c'est un nom de personne.

Il est même le plus répandu, celui-là I

Le beau nom! A combien de femmes on le donne!

A toutes il leur va si bien vieille ou petite,

Ridée, fraîche, jolie, châtaine, noire ou blonde!

Il appartient à tous, il est à tout le monde.

Il vaut toutes leurs Jeanne avec leurs Marguerite,

Et si fruste qu'il soit, dans sa banalité,

Il n'est pas de héros qui ne l'ait prononcé

Tendrement, saintement et misérablement

A l'heure le héros redevient un enfant.

Il a jailli, d'un trait, sur les champs de bataille

C'est peut-être celui qu'ils ont le plus crié,

Qui sait? quand les mordit la chienne aux dents d'acier.

C^est le nom sans pareil qui monte des entrailles

De l'être et de la terre entière, -— le plus beau!

Comme ils l'auront râlé avidement, et comme

l56 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Il dut sortir vivant du cœur des morts! Tout homme Qui le dit est sacré, et bien plus le héros, Lorsque c'est un héros expirant qui le nomme ! . . . Vous l'avez reconnu, n'est-ce pas, entre mille?... Mais depuis qu'ils l'ont dit, là-bas, le difficile Est de le prononcer sans pleurer, maintenant. Deux syllabes, pas plus. C'est celui-là : «Maman. »

ler janvier 1916

LE CRI

Comme ils crient, comme ils crient et sur toute la terre I L'hommage doit monter aux: narines des dieux, Encens intarissable, énorme et savoureux!... Qu'ils accueillent comme l'hommage le meilleur, Le cri qui leur jaillit à tous, du fond du cœur, Celui qui contient tout, ce cri, le premier mot Par qui s'ouvre la vie. Le dernier qui la clôt.

Après qu'on l'eut couché tout sage et tout petit, Dix-huit ans, guère plus, c'était un volontaire, Comme un bébé qui se retourne dans son lit Paresseusement et tendre, il se laissa faire, Border, sangler... Mais quand tout à coup il sentit Que c'était vrai, bien vrai, que c'était bien un lit,

i4

l58 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Il fondit en sanglots entrecoupés, atroces,

Avec cette grimace affreuse qu'ont les gosses.

Il répétait : « C'est bon, c'est bon!... Dieu! que c'est bon!

Intarissablement, mais de quelle façon !

Mêlant la pure extase au plus noir désespoir...

On lui disait : « Qu'as-tu? Réponds-nous .^^ Qu'as-tu donc.^

Navrant spectacle, et même abominable à voir.

Au point qu'on retenait ses larmes avec peine!

u J'ai... j'ai... que depuis si longtemps... tant de semaines

Trois mois!... n'importe quand ni où, matin ou soir,

J'ai couché sur la terre nue... J'ai eu si froid!

Madame... alors... songez.., c'est la première fois

Que je sens... que je suis... » Le reste il l'acheva

En plongeant lourdement sa tête dans les draps,

Tout comme si, de les palper, de les étreindre.

Ce fût une caresse et qu'il sentît des bras

Le tirer au lointain, vers celle qui sait plaindre

Et consoler.

u C'est bon!... Comme je suis content! » Puis d'une expression mi-triste, mi-ravie : « Et ce serait' le jour le plus beau de ma vie, « Si j'avais à côté de moi... elle... maman!... » Alors il renfouit sa tête obstinément

i

LE CERCLE d'ÈVE. iSg

Et se reprit à murmurer, durant des heures,

Sans arrêter : « Je veux maman ! ... Je veux maman I »

Et c'est plus triste encor quand c'est l'homme qui pleure

Et que c'est, près de lui, la femme qui sourit I

A la fin, progressivement, il s'endormit.

Tous les autres, public gagné, public facile, En écoutant ce mot qui sortait de ce lit. Regardaient, fixement, l'ombre dans leur asile Monter...

La plainte allait toujours s'affaiblissant.

Un seul, le plus âgé je crois bien, regardait D'un regard plus farouche et presque menaçant, Avec de la rancœur, même un rire mauvais... Mais je ne voulus pas savoir ce qu'il avait; Car je venais de lire au fond de sa pensée.

Oui, ce fut bien cela la phrase prononcée

Par tous ceux qui sont morts sur les champs du carnage !

Pas la phrase, le cri l'unique mot, le seul!

Le mot originel et, quel que fût leur âge.

Nous savons que ce mot leur servit de linceul.

aà.

iGo LA DIVINE TRAGÉDIE.

Tu peux les plaindre, ami ! Mourir comme eux, c'est plus

Que mourir!... Et purtant la pire des misères

N'est pas de s'en aller sans que vienne une mère.

Réserve ta pitié, si tu te sens ému,

Pour un sommet plus haut et plus aride encore!

Es-tu celui qui songe? Alors songe aux soldats.

Vieux ou jeunes, mais que déshérita le sort.

Couchés également par la faux des combats,

Qui, dans l'impulsion dernière de la mort.

Ont appelé leur mère, et qui n'en avaient pas!

LETTRE D'UNE GRAND'MÈRE I

Mon petit, je t'écris. On m'a bien annoncé Que tu n'es plus, que tu reposes sous la croix, Dans un pays très difficile à prononcer. Quelle folie! Il n'est pas vrai que cela soit I

Et je prendrai la plume et j'écrirai quand même. Je dois t'aimer bien plus que ta mère ne t'aime, Puisque moi je t'écris, au bout de la maison. Quand je l'entends qui pleure à travers la cloison.

Ne doute pas de moi. Je n'ai pas cru, mon gas ! Tu vis toujours. Tu vis... Je sais quand tu mourras. Tu mourras, vois-tu bien, quand nous pourrons le croire Un jour. Ce jour-là seul. Gelui de la Victoire.

l62 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Ce jour-là, par exemple, tout sera si beau,

Ahl combien serons-nous de mères à sentir

Que, quel que soit l'endroit qu'aient marqué vos tombeaux,

Pour la première fois vous venez de mourir!

Jusque tout décès me paraît provisoire. Ton matricule a s'effacer. Et d'abord Pourquoi nommer l'absence avec ce nom : la Mort? Pourquoi dire à l'absence : u Habille-toi de noir » ?

A ce compte, vois-tu, nous avons pris le deuil Quand la patrie, frappant du poing à notre seuil, Nous eut dit : « Ils sont beaux, vos enfants. Prêtez-les! » Elle avait dit : prêter. Nous vous avions donnés!

Quand vous eûtes quitté l'ombre de nos demeures. Nous savions que vous ne reviendriez jamais. Alors, à quel moment peut-on dire : u C'est fait »? Personne n'en sait rien. C'est nous qui dirons l'heure.

Jusque vous vivez, et tant que nous voudrons! Vous avez tellement fait de trous dans la terre Pour vous battre ! Il paraît que c'est cela, la guerre! Mourir, c'est n'être encor pas remonté du fond.

LE CERCLE d'ÈVE. l63

On t'a choisi un camarade pour sous terre. C'est la chambrée. Tâche d'avoir un bon voisin. Serrez-vous. Dormez bien d'un sommeil exemplaire., Épaule contre épaule, et la main dans la main.

Ta mère a de la mort une bien pauvre idée ! Elle s'habille en noir. Moi, je m'habille en brun... Il est vrai qu'à mon âge on n'est pas très fixée. Mes deuils sont si nombreux que je n'en porte aucun.

Mais quand éclateront des trompettes de rois, Et lorsqu'ils reviendront, le laurier à leur front. Nous, qui n'attendrons plus, alors nous tomberons, En poussant de grands cris, et toutes à la fois !

C'est quand nous les verrons rire, les autres mères, Vous tenir par le cou en criant : « Le voilai » Que nous, nous sentirons, en resserrant nos bras. Vos corps soudainement se réduire en poussière I

Mais même alors je garderai mon avantage. Car je serai plus près de toi, étant plus vieille... Ta mère sentira que l'on n'est pas pareille Dans le deuil ! Et, jalouse, elle enviera mon âge.

l64 LA DIVINE TRAGÉDIE.

En attendant ce jour si beau mais qui révolte! Ici tout va. Ton père a rentré les récoltes. Il n'aime pas lorsqu'il nous voit ces airs contrits Qu'ont les chattes quand on leur a pris leurs petits.

Moi, je trouve toujours que ton père a raison... C'est que je t'aime tant, mon cher petit garçon I Aussi, moi, j'ai repris la plume sur ma table... Tu vois que c'est toujours moi la plus raisonnable!

Ma lettre arrivera que vous vous trouviez... Si, par hasard, elle se perd, en cours de marche, Etant partie comme la colombe de l'Arche, C'est qu'elle aura jeté le rameau d'olivier!...

Adieu, mon grand. Tu vois, moi, je n'ai pas douté. On est si fier de toi! C'est si doux, la fierté!... A se revoir. Fais bien tout ce que tu dois faire. Profite du repos. Je t'aime, Ta grand'mère.

ièU

L'ALLIANCE

Ma chérie, j'ai passé ta bague à la main droite. En dix-huit ans d'amour c'est la première fois, Depuis le jour tu la glissas à mon doigt... Oh! je la sentais bien devenir trop étroite!

Mais moi je n'osais pas l'enlever de moi-même. J'ai toujours été bête et superstitieux; J'avais peur de t'aimer un peu moins que je t'aime ! . On me Ta mise à droite. Elle me va bien mieux.

Oui, tu verras. Le tout est de s'y faire, en somme.

Il l'a fallu. Sache qu'elle a bien résisté

A changer d'habitude et de fidélité;

Car elle tenait bon. C'est une bague d'homme.

l66 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Vingt ans d'amour l'avaient complètement rivée I Tant de jours, tant de nuits, sans l'avoir retirée ! Elle a quitté la place toujours tu la vis... C'est bien mieux. Tu seras, je crois, de mon avis.

Et d'abord je ne voulais pas que l'on me l'ôte. Mais quand je t'aurai dit, tu comprendras pourquoi Ta bague a voyagé d'un doigt à l'autre doigt. Chérie, excuse-moi. Ce n'est pas de ma faute.

Tu comprends .^. . . Je n'ai pas voulu qu'on te prévienne. .^ As-tu compris?... Ahl pas de larmes dans les yeux' Et dis-toi bien que je ne suis pas malheureux. Une main, c'est assez pour y tenir les tiennes!...

A l'heure je t'écris la chose est consommée. Figure- toi, j'aurais voulu qu'on me permît De jeter un coup d'oeil sur la pauvre en allée. Dame, une amiel... on n'en a pas beaucoup d'amis!

Mais avant tout je n'aurais pas été fâché C'est juste hier qu'on lui ravit son anneau d'or De voir si, loin de moi, elle gardait encore Le cercle pâle et doux de la bague arrachée.

LE CBRGLE D EVE. 167

Aujourd'hui l'anneau brille à ma droite, et je pense Qu'il en appréciera fort bien toute la gloirel Je suis fou de donner cette énorme importance \ la translation d'un bijou sans histoire»

Mais j'ai voulu de suite, à l'aimée, attester Qu'ainsi ma main m'avait paru beaucoup plus belle ! Puisse l'anneau donner à son amie nouvelle Une leçon d'amour et de fidélité !

Elle dira ce qu'elle apprit de grand; de sage. Depuis que tu l'avais glissée à mon doigt nu. Elle aura soin que tous les serments soient tenus. Les deux amies feront, je crois, très bon ménage.

En somme, ma gardienne a changé de vigie. Mon doigt se plaît à son toucher neuf, amical; Et, si ce n'était pas qu'elle fait un peu mal. Je croirais qu'elle est depuis toute la vie.

L'anneau de la tendresse est sauvé, ma chérie! C'est beaucoup. Il est là. Lui ne s'est pas brisé! Qu'il reste le témoin à qui tout se confie, De ton premier sourire à mon dernier baiser.

l68 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Tu vois, je t'ai conté l'anecdote complète. Bah! tu verras, il ne faut pas s'exagérer!... Maintenant tu sais tout, voilà ; c'est chose faite. Et je suis si content que tu n'aies pas pleuré 1

COMPLAINTE

Mon enfant est allé au bois. Je ne connais pas sa forêt. J'en ai connue une autrefois, C'est à deux qu'on s'y promenait.

Celle qu'il habite est glacée, Froide à fendre la terre dure. On lui donne des couvertures. Moi, je lui donne ma pensée.

Qu'il ait chaud, le petit bonhomme! Autrefois, je le couvrais tant! Qu'il fasse parfois un bon somme... Les enfants, c'est si tourmentant I

i5

170 LA DIVINE TRAGEDIE.

Vous en donnent-ils des soucis I Celui-ci était délicat Déjà quand, avec les petits, Il jouait au petit soldat.

C'est d'hier. Il a dix-huit ans. Dix-huit ans, ce n'est pas un âge. Pour s'en aller avec les grands... C'est vrai qu'il paraît davantage!

Que le temps va ! Que le temps presse ! On vieillit si vite à présent! Et c'est une grande vieillesse Que de n'avoir pas dix-huit ans !

Moi, je m'imagine sans peine Lui voir faire ses cabrioles I C'est toujours moi qui le promène, Et vais le chercher à l'école.

Aussi je me dis bien des fois : (Il faut cela, sans quoi, sans quoi!...) « Tiens! l'église a sonné le quart. Je vais être encore en retard... »

¥

LE CERCLE d'kVE. 171

Je sais bien que c'est un peu bête, Mais on se console avec ça ! Que de fois j'embrasse en cachette Un vieux devoir qu'il commença !

Je me dis qu'il est allé loin,

Que le temps est enchifrené,

Que bien que l'œuf soit cuit à point,

Il ne viendra pas déjeuner.

Toute mère est une insensée ! . . . 11 faut bien que je m'imagine Sa satisfaction gamine. Lorsqu'il revenait du lycée.

Il remportait des récompenses Et la croix tous les samedis. Sans doute il aura des vacances. Quand il aura reçy^ ses prix.

Un an, deux ans, trois... que c'est long! Mais bah ! je commence à m'y faire ! J'ai tout à fait l'impression Que je l'ai mis pensionnaire.

172 LA DIVINE TRAGEDIE.

Est-ce vrai que ces têtes blondes Pourraient mourir sans avoir su Qu'il est d'autres baisers au monde Que les baisers qu'ils ont reçus?

Val je n'étais pas la meilleure Des caresses, mon cher petit... Ah I penser qu'il faut que l'on meure Pour que j'ose te l'avoir dit !

J'avais fait ta bouche si belle Pour la femme qui te prendrait ! Une autre est : ce n'est pas elle... Pars tout de même, mon pauvret !

Tu es beau. Je m'en suis vantée. Elle aussi t'a trouvé joli... Si tu savais ce qu'aujourd'hui Je puis exécrer ta beauté!

Mais, aux premières aventures, J'aurais souffert. J'y gagne, en somme! Les enfants, cela nous torture Dès qu'ils sont devenus des hommes!

I

LE CERCLE d'ÈVE. 17^

C'est la loi. On ne peut rien contre. Il aura sa première balle Pas loin de l'époque normale l'on a sa première montre.

D'ailleurs, j'ai la force illusoire, A mesure que le temps passe, De le faire, dans ma mémoire, Rétrograder, de classe en classe,

Oui, jusqu'à ses leçons d'écriture

Qu'il rapetisse, jour par jour!

Car, plus petit, on se figure

Qu'il est plus grand dans notre amour.

A l'église, vont les dévotes. J'entends la Vierge qui sanglote : (( Descendez mon fils de la Croix, Que je l'emmaillote une fois ! »

Un drap... oui... ça leur tiendrait chaud... C'est affreux pas même des langes ! De penser que nos petits anges Sont allés dormir sans maillot.

i5.

17A LA DIVINE TRAGÉDIE.

Je veux que, semaine à semaine, Entre mes bras il diminue, Que d'âge en âge il redevienne Une petite chose nue,

Afin que je puisse à souhait Tout simplement m'imaginer, Si je ne le revois pas, que c'est Tout comme s'il n'était pas !

Lorsque j'apprendrai qu'il est mort, Je dirai : a Ce n'est pas trop tôt ! Le méchant! Voyez comme il dort.., » Et j'arrêterai le berceau.

SOLITUDE

I

^Kes feuilles mortes se sont mises à tourner, ^K. .A tourner désespérément.

^Tjn visage apparaît qui contemple le vent Emporter ce qui s'est fané Dans le jardin et dans les champs et dans les âmes .

Un vieux rideau s'est écarté. Le visage apparu est celui d'une femme Qui n'a plus rien à regarder. Seule!... Elle ne sort plus, plus jamais, de la chambre.

Elle pense à bien d'autres routes, A d'autres chemins blancs dans un autre décembre. Elle ne sort plus. Elle écoute.

176

LA DIVINE TRAGEDIE.

Elle écoute son cœur, le vent, le feu qu'elle aime,

La solitude douce-amère, Et son âme se penche en dehors d'elle-même,

Comme une rose dans un verre.

i

UNE LETTRE

Près de la grande armoire sont les pommes mûres, Dans la salle à manger aux volets entr'ouverts, La mère range et vaque. A côté des couverts Elle met des biscuits... un pot de confitures... On dirait qu'elle fait le moins de bruit possible Pour ne pas déranger des rires, sous les feuilles, Qu'on perçoit au dehors... La voix jeune et flexible D'une femme commande aux enfants : « Que l'on cueille Juste ce qu'il faudra... pas plus... cinq ou six fruits... » Et c'est le plus banal des tableaux de famille. Voyez. Le compte y est : mère, enfants, belle-fille, Ils seront tous autour de la table sauf lui.

178 LA DIVINE TRAGEDIE.

Une bonne, en posant les coquetiers laiteux,

Tend à la mère, au fond de la fraîche pénombre,

La lettre qu'elle attend depuis un jour ou deux,

Cette lettre en retard, qui va grossir le nombre

De celles qui, là-haut, s'entassent dans sa chambre,

La lettre que, depuis son départ en novembre,

Le petit n'a cessé d'envoyer à maman...

Avant d'ouvrir, elle l'embrasse éperdument,

La main tremble, les yeux cUgnent, le cœur galope;

Puis elle dit en décachetant l'enveloppe :

(( Avertissez que le déjeuner n'est pas prêt.

(( Vous servirez dans dix minutes, s'il vous plaît. »

Tu trouveras ce mot, je pense, à Varrivée. Quand elle l'ouvrira, ma chérie tant aimée Sera bien installée, là-bas , à la campagne. Ma lettre et toi arriverez en même temps. Tu fais bien d'aller là. Et puis ma mère y gagne De n'être pas trop seule, et ça la distraira De t' avoir auprès d'elle avec les deux enfants. Je te fais grâce du sermon... et cœtera... L'essentiel, c'est que je t'adore, vois-tu! Je ne pense qu'à toi; tu es ma seule idée, Et je n'ai qu'un regret : ton visage perdu.

i

LE CERCLE d'ÈVE. 179

Je le traîne avec moi dans V ouragan des balles,

Je n entends que ta voix qui me dit : « Je suis là... »

J'emporte mon amour et ma foi conjugale

Et tout le grand bonheur que tu me révélas.

Comme on emporte son viatique, un cordial

Pour le moment suprême. . . Hé! qui sait !... c'est possible.

Il faut bien en parler, chérie, malgré l'espoir!

Sache-le; s'il advient cette chose terrible

Qu'il faille tout quitter et ne plus te revoir,

Je te le dis ici, pour la centième fois,

Je n'aurai qu'un seul nom à la bouche : le tien.

Je ne regrette rien de la vie, rien, que toi!

Ton seul regard, ton seul baiser, jusqu'à la fin !

Je te conserverai dans mon âme têtue,

Jusqu'à ce que la vie, en elle, se soit tue.

Je te dois tout, mes seuls bonheurs, chérie, chérie...

La vie? ah! c'est de toi que je la tiens, la vie,

Et sa vertu, et sa douceur!... Va! tout le reste

Est si fade à côté de ce grand souvenir!

Tout ce qui ne vient pas de toi, je le déteste

Ou je m'en passe. Alors s'il fallait en finir,

Si c'est écrit là-haut, tu te rappelleras

Le grand serment que, pour bien mourir, n'est-ce pas.

Je me serai couché dans ma tendresse ancienne?

l8o LA DIVINE TRAGÉDIE.

Je t'aurai, jusqu'au bout, appelée par ton nom. Jusqu'au bout, jusqu'au bout, ma bouche sur la tienne, Souviens-t'en...

Brusquement, la mère s'interrompt De lire. Les yeux se détournent et s'arrêtent. Soigneusement, la lettre ouverte est repliée Et puis glissée, en un clin d'oeil, sous la serviette.

« Eh bien! petits, vous m'avez donc abandonnée?

(( Les œufs sont sur la table ! Arrivez tous, avec

(( Votre maman qui doit mourir de faim, que diable!

« Si vous ne venez pas, je vous mets au pain sec.

(( Il est plus de midi, ce n'est pas raisonnable...

(f A propos, Jeanne... on aurait vous la remettre;

a Mais nos noms sont pareils. . . Vous avez une lettre. ..

« Oui... là... Sans y penser, je l'ai décachetée.

(( Mais je ne l'ai pas lue. Oh! la belle assiettée

« De pêches, mes enfants!... Moi, je suis bien tranquille,

u Je n'ai pas besoin de fourrager dans son style!

« Du moment qu'il écrit, c'est qu'il se porte bien...

« Tiens, ce chapeau vous va délicieusement!...

(( Là... mettez-vous à table... à côté de maman...

LE CERCLE d'ÈYE. l8l

p (( Jeanne, cassez les œufs... Un instant, je reviens.. u Vous permettez?... »

Elle est déjà dans l'escalier ! On l'entend enjamber les marches quatre à quatre. Kn montant, elle sent son cœur battre, mais battre !.. Une porte est qui donne sur le palier. Elle l'ouvre. Sa chambre à elle, étroite et sombre... Une vieille colombe entrant au colombier Ferait plus de bruit qu'elle en entrant là-dedans... Vite, elle a refermé la porte. Il était temps !

ï

Et là, elle se met à sangloter, dans l'ombre.

16

LES FRONTS NOIRS

Peu à peu l'on perçoit des voiles sur la mer, Jusqu'à ce qu'elle en ait empli tout son espace. Peu à peu j'aperçois des voiles sur les faces...

On rencontra d'abord au début de l'hiver Quelques-unes de ces constellations sombres Qui marquent que la nuit s'avance dans les âmes, l^iis ils ont augmente, ces enroulements d'ombre Que l'on met un à un sur les cheveux des femmes, Comme aux treilles d'été pour écarter les guêpes ! Ils étaient vingt, puis cent, puis mille dans les rues, On renonce à compter les cascades du crêpe. Un autre naît sitôt qu'une autre est disparue... A l'endroit des deux yeux leur noir semble rosir.

1

LE CRU CLE d'Eve. i83

Que de jeunes toisons ardentes transparaissent!

Cheveux de l'épouse ou cheveux de la maîtresse,

Nature ou teints de la couleur de son désir

\ lui, l'auburn ou l'or qu'il voulait à ces tresses...

Sous le crêpe, s'éteint chaque blondeur de femme.

On se dit devant ces « confections pour dames » :

l]ncore une!... Toujours pour marquer quelque perte,

Dont le destin s'amuse intarissablement,

Un voilcl... Encor, toujours des femmes recouvertes!...

Et sans cesse un progrès dans l'assombrissemcnl !

J'ai compris. Le travail exige des équipes

D'ouvriers que la mort embauche. Elle y suffit

\ grand'peine. On renforce. On travaille la nuit,

Et partout l'universel effort participe

A la tâche triplée, à tout ce branlcbas.

Voilà pourquoi le monde, excédé, un peu las,

La nuit, allume tous ses feux. C'est que la terre

A besoin de tout un travail supplémentaire

Pour fournir ce métrage effroyable de deuil...

Sont-ce des fonderies de canons, ces usines

Flamboyantes, ces hauts fourneaux avec leurs treuils.

Leurs cuves et leurs roues, leurs moteurs, leurs turbines P

Non, mais des ateliers oii la mort, pour les hommes.

l8A LA DIVINE TRAGÉDIE.

Tisse inlassablement le crêpe qu'ils consomment. Pas de munitions et pas de projectiles. Assise à ton rouet, en pédalant, tu files, Terre besogneuse, aune après aune, et dévides Un fil invraisemblable, un crêpe à ta mesure, Assez grand pour t'en faire, ô monde, une ceinture !... Jusqu'où se poursuivront tous tes infanticides, Depuis le jour tu passas à l'offensive, 0 terre réfractaire, et jusqu'où comptes-tu Mener ton voile noir, Pénélope têtue, Et ces extinctions sans fin et successives De tout ce qui fut joie, charme, douceur, amour?... A.h ça! quand finira cet éteigneur de femmes Qui passe, et faudra-t-il que nous voyions toujours S'effacer des blondeurs, disparaître des flammes, Sur tant de fronts charmants progresser tous ces voiles Comme s'éteignent une à une les étoiles, Ou, comme avant la fermeture de ses portes. Dans l'église vidée encor chaude d'encens Une main implacable et funèbre, en passant. Met son capuchon d'ombre à chaque flamme morte

à

I

^ AUX AMANTES

Htl y a dans le deuil d'injustes hiérarchies.

^pCertaines fennmes ont le loisir de pleurer Longuement, amplement, un chagrin honoré. D'autres doivent cacher leurs paupières rougies, Car elles n'étaient pas l'épouse, mais l'Amie. Pour leurs yeux n'est pas fait l'éclair mouillé qui brille Et dit au monde une blessure toute neuve... Le silence est leur part. Ce ne sont pas les Veuves, Ce ne sont pas non plus les Mères, pas les Filles. Celles-ci ont pleuré bien haut! Elles le peuvent, (C'est la libation des larmes de famille). Etant celles à qui, d'office, il est permis De prolonger leur cœur dans le cœur des amis.

16.

l86 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Bienheureux, après tout, ceux qui pleurent ensemble! Mais vous, dont la douleur à leur douleur ressemble, Combien plus morne et plus précaire est votre sort. Vous qui ne pouvez pas même honorer vos morts, Humble troupeau, vous, les Amantes solitaires, Qui n'avez pas le droit commun à la lumière Et qui, bien que le cœur vous fasse tant de mal, N'avez pas davantage une place marquée Au banquet de la mort qu'au festin nuptial!

Vous viviez cette amour attentive, ignorée,

Dont l'âme se contente en savourant les heures.

La solitude est bonne alors; mais quand on pleure.

Ce chagrin-là, n'avoir personne à qui le dire î

Ne pas sentir un peu cette câlinerie

Sans laquelle la peine encore paraît pire!

Personne ne murmure à ces femmes : « Amie,

Je me rappelle... il était bon... que je vous plains ! »

Personne, et cependant la main cherche une main.

Oh! ne pouvoir jamais s'éveiller de la vie,

Et quand on sent passer dans l'air un baiser tendre.

Ce baiser-là, n'avoir personne à qui le rendre!...

Il faut vivre, poursuivre, aller dissimulant

Un mal qui vous esseulé et vous ronge pourtant!

LE CERCLE d'ÈVE. 187

Ravalez votre cri, vos sanglots, votre rage. Vous n'êtes pas u la vraie » ! \ vous, aucun message Ne fut expédié pour vous proclamer veuve. Vous savez seulement qu'fV ne reviendra plus. Rien d'autre de la mort ne vous est parvenu ! Vos désespoirs, autant que bien des deuils m'émeuvent, Mais certains ont souri, quand vous laissez traîner Derrière vous, pour rien, pour votre cœur tout seul, La longue majesté de vos voiles de deuil ! Vous formez le troupeau sombre et prédestiné. x\Ioi, je vous plains. Combien êtes-vous par le monde, Ainsi, l'âme vidée, et pour qui nul ne prie, Poussière ensevelie dans le choc des patries?

0 porteuses de lampe! 0 vous, douces hosties.

Prêtresses sans mandat, Antigone infécondes.

Vous êtes cependant le grand foyer d'amour.

Celui qui vit de sa flamme seule et qui crée

Au hasard. C'est son droit. Pensons à vous toujours,

Car vous entretenez la lumière sacrée

Et le monde vous doit un peu de son élan...

Vous avez tout perdu, vous autres. En soufflant

Sur vos lampes, le vent a fait la nuit complète !

Dans cette mort sans fond quelles veuves vous faites !

l88 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et, puisque tout amour s'abolit et s'efface.

Quel vide que celui dont vous marquez la place !

Le monde aura bientôt saigné tout son amour

Si ce grand flot de pourpre et si cette hécatombe

Continuent de nourrir ces millions de tombes!

Plus tard, quand tout sera fini, dans bien des jours.

Quand se sera fermée la terrible blessure,

Certes, la terre refleurira ; la nature

Refait facilement des arbres à sa taille.

Elle réparera ses ruines, ses désastres.

Tout ce qu'avait mis bas le soufflet des batailles;

Mais on ne refait pas l'amour! Il est trop vaste,

Il est trop haut! L'amour est chose continue;

Il lui faut le poli du temps, et sa patine.

C'est un chef-d'œuvre lent, médité. Si l'on tue

Le chef-d'œuvre, c'est tout l'amour qu'on assassine !...

Combien leur faudra-t-il de siècles ou d'années

Pour le restituer à la face du ciel ?

Je crains bien qu'il y ait un grand vide éternel

Ici-bas. Et j'entends la terre ruinée

S'écrier : a J'ai si mal au milieu de mon cœur!

Certes on aimera encore ! . . . Tous les hommes Enlaceront toutes les femmes; mais la somme, La somme immense de l'amour, ah ! j'ai trop peur

4

1

\

LE CERCLE d'ÈVE. l8o

Que nulle humanité ne puisse la parfaire !

Quelque chose à jamais est mort sur notre terre.

Et c'est dommage, en vérité... Nous avions fait

L'amour si beau, si grand, si libre, à notre image;

On en subtilisait l'essence. Oui, c'est dommage I

La vie était très chaude et vibrante. Jamais

Dans nos jardins n'avait fleuri plus de tendresse,

Autant de réciproque et profonde pitié.

C'était peut-être vrai que la terre progresse.

Et qu'on aurait voir, l'un à l'autre appuyé.

Le couple merveilleux de l'homme et de la femme,

S'avancer, librement, de clartés en clartés!

En tous les cas on s'aimait bien, avec de l'âme

Et de la justice, énormément de bonté...

\hl vous le saviez bien, vous autres, les Amantes,

Trésors choyés, dépôt sacré, flammes vivantes!

Ah ! vous le saviez bien, quand vous serriez les bras.

Que cet amour divin on ne le refait pas

Et que le cœur de l'homme était toute douceur,

Toute lumière!... Hélas! paradis entrevus,

Edens réalisés! Amantes, pauvres sœurs,

Tout un monde a sombré qui ne renaîtra plus !

Il faisait bon de vivre, ici, en nos saisons.

Un grand pressentiment emplissait l'horizon...

ïgo LA DIVINE THAGEDIE.

C'était beau comme un soleil levant...

0 nature, Nature ingrate et folle, ô marâtre, ô méchante. Quel regret d'avoir vu briser ta perle pure, Et tes plus hauts sommets crouler dans l'épouvante! Tu fleurissais et tu multipliais l'amour. Pourquoi, soleil, avoir interrompu ton cours ? Et moi, qui te parais de mon culte idolâtre, Je voudrais te crier le cri de Gléopâtre, Au seuil de son tombeau : « Ingrate! Que tu sois Maudite, toi, Vénus à ton destin parjure, Et toi, plus belle encore et plus folle, ô nature, Que je vois resplendir pour la dernière fois ! Peut-être nous étions ton chef-d'œuvre charmant, Et tu nous fais mourir à ton plus beau moment! ))

L'AIMEUSE

ï

Est-ce toi, la tête en corolle, Avec le voile qui le pend Sur la nuque aux boucles frivoles, Parmi les linges et les fioles Et les cris de l'agonisant, Est-ce donc toi, ma belle enfant, Que je rencontrais en visite, Jacassant dix heures de suite, Rapide, oublieuse, menue, Jeune femme que j'ai connue Petite, petite?

Tu souffrais, on n'en savait rien. De tendresses mal contenues.

19a LA DIVINE TRAGEDIE.

Tu n'avais pour tout entretien Que des phrases très décousues, Qui se perdaient dans la cohue, Sur l'amour, ta maison, ton chien. Tes grands soucis, tant et si bien Que pour t'apaiser au plus vite, Si légère, on n'hésitait pas A te serrer entre les bras. Petite, petite.

0 femme ! depuis tant d'années Que tu m'expliques les raisons Pour lesquelles tu t'es donnée. Sans espérer de guérison, J'ai toujours pensé que : a Je t'aime », Ce beau mot christianisé, Tu ne l'adressais qu'à toi-même !, Et je ponctuais de baisers Cette histoire cent fois redite. Jusqu'à ce que, coûte que coûte, Peu à peu tu te fisses toute Petite, petite.

Maintenant, rude et le cœur fort. Est-ce toi sur ces lits penchée

LE CERCLE D EVE

193

t

Qui batailles avec la mort, Comme un soldat dans la tranchée?. C'est en souffrant que tu trouvas, Femme, ton chemin de Damas. Tu n'es plus semblable à naguère. Des bras de l'ange de la guerre Toi, la filleule d'Aphrodite Qui renouvelles la légende, Tu t'élances grande, très grande... Petite, petite I

LES FRONTS BLANCS

L'heure de l'hôpital... Combien y penseront

Plus tard, avec un tendre et fugitif regret,

De ces femmes sur qui joliment s'échancrait

Le voile aux deux grands plis partagés sur le front!

L'heure de l'hôpital!... Les grands tilleuls, la cloche,:

Les quinconces, la cour, l'odeur de réfectoire,

Et la salle du fond, et le couloir à gauche,

Règlements d'autrefois, silence obligatoire

Du couvent strict que l'on redécouvre à des âges

D'où toute pureté eût sembler proscrite...

Et le dortoir tout lisse et blême à chaque étage,

La nuit tombante avec des robes qui s'ébruitent

Au milieu d'enfantins soupirs sortant des lits,

La lampe basse, et puis les pépiements d'oiseaux

i

LE CERCLE I) KVE. 196

Dans l'écœurante aurore et son ciel appâli...

Des fraîcheurs s'exhalant du parquet à carreaux,

Des souvenances de religiosités,

Et la persuasion d'être, un peu comme au couvent.

Des sœurs laïques près de grands enfants gâtés...

Et cela, pas toujours, des heures, par moments

Pas plus... très en dehors du chez soi quiet et tendre!

\h! qu'elle sonnera l'heure de l'hôpital

Dans de vieux cœurs, et comme elle saura répandre

Son grand apaisement sonore et monacal

Sur des vieillesses sans amour, qui se souviennent

D'avoir de quelques fronts approché leur haleine,

D'avoir senti frémir des chairs, même meurtries,

Sous des doigts qui jamais ne tremblent ni n'hésitent

A se tremper avec méthode et minutie

Dans chaque plaie comme autrefois dans l'eau bénite !

Du reste, toutes, nous, les femmes, les aimeuses, Pas seulement les esseulées ou les déçues, Ces heures-là, les avons-nous assez vécues A la douce clarté des lampes en veilleuse !... Toutes, nous pleurerons nos robes et nos voiles, Nos charités momentanées, certains regards Jaillis, trop caressants, des bandages de toiles,

igô LA DIVINE TRAGÉDIE.

Des regards qui rendaient plus tristes les départs,

Les échanges muets, souriants et masqués,

Que de longues douleurs avaient communiqués

A ces âmes de fruste, éprises, dans leurs fièvres,

De l'élégance trop carminée de nos lèvres...

Oh 1 l'humble et sourd désir de ce lourdaud qui boite !

Oh ! la gouaillerie tremblante de sa voix.

Et la piteuse horreur du pansement de ouate,

Quand l'homme nous regarde avec des yeux narquois !

Courage, assentiment de vivre et d'espérer,

Héroïque douceur du mâle, ou bien vertiges,

Mains crispées, longs appels, sueurs et bras serrés,

Et vous, les premiers pas de l'homme qu'on dirige

Tout comme on avait fait pour son premier enfant!.

Nous nous rappellerons ces heures de sagesse

Un peu dolente, nous passions dans les dortoirs

Comme un collège lilial de sœurs professes.

Avec nos souliers presque de bal ou de soir.

Et nos grands airs de carmélites à diplômes...

Mais notre gloire indubitable ce sera

D'avoir tenu dans la faiblesse de nos bras

La statue héroïque et mutilée de l'homme...

Sainte Thérèse avec un peu de Dalila...

Très peu... mais juste assez, pour aimer que le maître

V

fi

\

LE CERCLE d'^VR . 197

Défaille et laisse alors sa force se démettre Dans de petites mains parfumées de lilas... Pour nous, nous garderons, et toujours aussi vive, Même quand nous aurons dépouillé notre rôle. L'étrange émotion qu'éprouve la captive De tenir son seigneur appuyé sur l'épaule, Une force suprême à la fin désarmée!... Toutes, nous nous étions si bien accoutumées A voir ces révoltés sombres s'humilier, A les sentir faiblir lorsqu'on leur dit : Je veux... J'ai pressé leurs mains rudes. Toi, jeune ouvrier, J'ai séparé sur ton front l'or de tes cheveux, Toi, paysan farouche et noir, je t'ai pansé. Tu t'appuyais comme l'eût fait un fiancé. Vous avez été tous de grands enfants blottis, Des maîtres asservis au charme de l'élève, Et vous nous regardiez, même au fond de vos nuits, Avec des yeux levés vers les plafonds du rêve... [Longtemps je resterai devant vous, dans vos songes. Et moi, longtemps aussi, plus tard, je sentirai [Comme des pressions de mains qui se prolongent... [J'aurai toujours plaisir à me refigurer [Vos marches à pas lents, votre voix maladroite, [Vos rudesses, ces plis, ces ravines étroites

»7-

igS LA DIVINE TRAGÉDIE.

Que l'âpre hiver avait creusés sur vos deux joues...

La tristesse du pansement que l'on dénoue...

Ainsi, couple souflfrant, uni, sans préjugés,

Toi l'homme et moi la femme à qui ton bras s'appuie,

Je crois que nous avons tendrement échangé

L'un l'autre, ma douceur, et toi ta frénésie.

*

* *

Tout reprendra, c'est sûr ; pas pour les femmes seules!

Quand la vie monotone et vide, la vie veule

Aura repris son cours après la grande paix,

Il y aura, sorties du flot qui composait

Tout ce collège interminable d'infirmières,

Des femmes qui seront, en d'obscures contrées,

Avec leurs tempes pour toujours découronnées,

Les seules ici-bas, à regretter la guerre I...

Combien dans quelques coins de province moisie

Revivront cette lancinante poésie

Qui traversa leur âme et les illumina!

Combien repasseront, dans leurs jours sans éclat,

Cette page d'amour à jamais déchirée ! . . .

Et déjà, moi qui parle ainsi, comme au passé,

Comme une qui, déjà, se souvient et recrée

LE CERCLE D F, VE. «99

Ce que derrière soi tout être a pu laisser,

Je sais bien car telle est l'attirance des choses

Qu'à de certains moments, plus tard, quoi qu'il advienne.

Mon cœur voudra reprendre une habitude ancienne. . .

En essayant ma robe, en épinglant des roses.

Dans un salon, ou par un bel après-midi,

Au détour d'un chemin, chez des gens, tout à coup.

J'entendrai près de moi quelque écho assourdi,

Gomme un appel, un peu murmuré dans le cou,

Comme une insidieuse et douce anxiété

Qui brusquement me fera fuir, et consulter

La montre à mon poignet, d'un coup d'oeil machinal,

Pour regarder si c'est « l'heure de l'hôpital!... »

LES HYÈNES

A cet instant précis sur la terre entière Retentira l'appel qui met fin au combat, Quand une voix criera : « C'est fini. Halte-là I n Un fauve hurlement de bêtes carnassières

Tenues bridées, en laisse, écumantes d'envie, Répondra des confins de tous les continents, Et la meute, attentive aux festins répugnants, Saluera le signal d'horreur qui la convie,

D'un seul cri, d'un élan rauque et précipité!... L'air, les plaines, les bois en seront infestés, Et, du Nord au Midi, on verra la curée Se repaître de cette horreur prématurée.

LE CERCLE DEVE. 20I

On laissera passer l'avalanche. Mais l'homme, En regardant souffler leurs flancs et leurs mamelles, Distinguera, penché sur ce troupeau fantôme, R Qu'il n'était composé que de bêtes femelles.

Car ce seront toutes les hyènes déchaînées, Grattant le sol afin d'en sortir leurs reliques, Ayant pour guide un instinct sombre et spécifique, Gomme un chien reconnaît la proie à ses fumées.-

Nous 1 attendions. G 'est lui! c est le troupeau des Mères,

Dont rien ne peut calmer ni retenir la course,

Et qui s'en vont, les yeux attachés à la terre

Ainsi qu'on voit marcher tous les trouveurs de sources.

^' ...... ,

Gar il s'agit de s'arrêter juste à la place

Oli des tressaillements, qui les prirent déjà

Quand dans leurs flancs battaient leurs rejetons vivaces,

Viendront les avertir tout à coup que c'est là!

Alors quel pêle-mêle indescriptible et fou Parmi ces aliscamps nouveaux qu'on inaugure, Ges tombes qui s'en vont jusqu'on ne sait pas oii ! . . . G'est une irruption autour des sépultures.

202 LA DIVINE TRAGEDIE.

Oui, l'on dirait vraiment des hyènes taciturnes!... Mais la beauté du geste incliné nous rappelle Une allure plus riche en beautés corporelles : Les glaneuses d'épis ou les porteuses d'urnes.

Urnes vides, hélas! vides de toute cendre!... Parmi les tumulus regorgeant de dépouilles, Si grands que si l'envie vous prenait d'y descendre On croirait découvrir des villes dans ces fouilles,

Vous pouvez promener vos désespoirs sans nombre! Et quand bien même tous vos ongles s'useraient A remuer ces nécropoles de décombres, La terre ne vous livrera pas son secret!

Toute place est plus vaine encor que sur la mer Lorsqu'un désespéré vient y jeter la sonde. Aucun chien familier n'aurait assez de flair Pour retrouver l'enfant dans la terre profonde I

Mais le troupeau grommelle et piétine et s'incruste, Et les chercheuses de trésors et d'ossements Vont, le front bas, les mains tendues, s'imaginant Que le bruit de leur cœur les fera viser juste.

LE CERCLE U ' K V E . :i()3

Ce noir public massé réclame et se bouscule.

u Voici ! . . . non ! . . . par ici !.. . » Allons ! troupeau de chiens,

Devins sans coudrier, hyènes du crépuscule,

Chasse creuse!... Rentrez, Vous ne trouverez rien.

(( Quoi rien.^... Leurs cendres se sont-elles confondues? u Vous croyez que le sol déjà nous les a pris?... ((Non, non, une espérance, à tout prix, à tout prix! (( L<a patrie nous les doit. Qu'elle les restitue!...

(( J'en ai deux... j'en ai trois là-dedans. Il m'en faut (( Un au moins sur le nombre! A chacune un lambeau (( De ces enfants que nous n'avons pas marchandés. (( Prenez garde! Rendez-les-nous, rendez, rendez!... »

Mes sœurs, ne voûtez pas plus longtemps votre échine. Ce n'est pas qu'ils sont, mes sœurs, vous vous trompez. Ce n'est pas que tous ces corps sont encloués, Pas plus que leurs canons au fond des trous de mine,

Et vous pourriez cent ans errer dans Gésarée, Vous ne trouverez pas celui que vous cherchez. Nous vous crions que chaque tombe est délestée!... Tenez, voici la place oii vos fils sont cachés.

^^^ LA DIVINE TRAGÉDIE.

Frémissante du vieil espoir invétéré, La troupe a répondu : « Je ne vois toujours pas!... » Quoi, vous ne voyez pas?. . . Non, folles 1 pas si bas I . . . Mais levez donc les yeux !

Et vous les trouverez.

L'OUVRIÈRE

0 Donneuse d'enfants, auguste plébéienne Dont on a tellement tiré le sang des veines Qu'il t'en reste comme une pâleur flamboyante, Sainte et triste ouvrière, ô grande patiente, Avec ta bouche amère et ton front contracté. Maudissant le destin de ta fécondité Je te vois te traîner, sombrement, par la ville... Il gronde en toi un peu de colère civile. Et tu brises le pain du pauvre avec des doigts la révolte a mis un couteau quelquefois. C'est toi, la pourvoyeuse en titre, l'éprouvée, La bête maigre à qui l'on ravit sa couvée, Et qui n'a plus pour étouffer ses cris de rage Que la misère, son opprobre et son outrage.

i'6

ao6 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Pourtant, fille des gueux et de la populace,

C'est toi la substance profonde de la race, ,

C'est toi la nafioni Aucune ne t'égale.

Et l'autre femme, avec sa grâce ornementale,

Près de toi, surveillant sa force et son maintien,

Veut grandir son amour à la hauteur du tien.

Mais aucune jamais ne donna ton frisson.

Et si ce n'est la vierge au divin enfançon.

Je n'en vois pas dont le beau front se revêtisse

D'une candeur plus sainte et plus fascinatrice.

Femme du peuple, pâle au fond d'un châle noir,

Ton œil a la couleur de tous les désespoirs.

Et je vénère aussi, proche de toi, tes sœurs

De bonté, de résignation, de douceur,

Qui se trouvent, n'ayant pas pris la même route,

A.U même carrefour douloureux! Toutes, toutes,

Oh! toutes, je vous aime autant que je vous plains!

La même anxiété a réuni vos mains

Pour la tâche en commun. Seulement, quand je vois

Courir ce fil interminable, entre vos doigts.

Dont vous faites les draperies multicolores

Qu'en votre honneur là-bas les combattants arborent

Sous leur dolman mâché par la boue corrosive.

Quand je vois tous ces peuples de mains qui s'activen

%

■Il

À

LE CERCLE D*èvE. 207

A croiser sans répit des millions de trames. En toute l'ardeur besogneuse de vos âmes, 11 ne me semble plus que ce soient des ouvrages Faits pour réchauffer l'homme et vêtir son courage. Ces aiguilles me font l'effet d'être une armée Qui, derrière les rangs des soldats, s'est formée Et, sans répit, vertigineusement, s'escrime, Vux mains de la plus grande ou de la plus infime, A ravauder dans quelque vaste toile obscure Tous les nœuds de la trame et les trous de l'usure...

Parfois l'on voit soudain surgir une envolée

D'abeilles tout autour des ruches violées.

Un murmure intensif et spacieux se met

A dévaster les champs, à sucer la forêt,

Pour reboucher la cire et bâtir la cellule...

Vers l'avenir toute une race se bouscule

Et c'est vers un seul point que leurs ailes convergent I

Ainsi, vous, femmes, amantes, mères, sœurs, vierges.

Il me semble, penchées, fil à fil, maille à maille.

Sur ce Zaïmph auquel l'humanité travaille

Sans même avoir l'espoir de le finir un jour.

Que vous refaites le grand voile de l'Amour 1

Un voile décRiré perpétuellement,

2o8 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Dont votre ennui têtu poursuit l'achèvement,

Un voile usé, râpé, rapiécé, terrible,

Dont des successions de trous ont fait un crible,

Un voile autour de qui vos pâles mains saignèrent...

Labeur inachevé, douloureux, séculaire.

Défait et redéfait, que nous nous repassons

De générations en générations!...

Hélas ! hélas ! durant que le fil se dévide.

Tout en laissant des pleurs tomber dans quelques vides,

Continuez, d'un cœur viril et qui s'obstine,

Continuez à repriser celle ruine,

Ou déchirez, au lieu de pâlir sur sa trame,

Le voile de l'Amour, cet ouvrage de femmes ! . . .

Mais non, vous n'avez pas le choix! Et c'est forcé

Que le travail en soit sans fin recommencé !

C'est le devoir sacré. Il faut combler le vide.

C'est la damnation offerte aux Danaïdes.

Vouloir que tout l'amour vive et se renouvelle,

Tout refaire, voilà votre tâche éternelle!

Quelle qu'en soit l'horreur, vous n'y faillirez pas. ,

Vous broderez l'interminable canevas,

Tantôt chantant, tantôt pleurant, d'un cœur tenace

L'ouvrière du voile saint n'est jamais lasse!

Elle besognera, malgré des mains infâmes

J

M

LE CERCLE d'ÈVE. 'jOQ

Qui chaque nuit s'en vont redéfaire la trame

Et lacérer à coups de couteaux éperdus

Le dépôt précieux des filles de Vénus!...

Il semble que parfois vous en ayez assez.

Vous détendez alors vos genoux harassés,

L'articulation rompue de vos poignets,

Mais il n'est pas permis de s'arrêter jamais ;

Vous le savez. Alors? Toute révolte est vaine!

L'ouvrière des dieux doit mourir à la peine,

Et vos cœurs auront beau ameuter leurs colères.

L'esclave ruminer l'idéal libertaire,

Vous aurez beau crier l'horreur de vos épreuves,

Refuser, ici-bas, d'être toujours des veuves

Et de reprocréer sans cesse des victimes.

Pour la femme il n'est pas de grève légitime!

Vos poings serrés, vos yeux qui lancent la fureur.

Rien ne peut interrompre un aussi grand labeur!

Lorsque vous faiblissez, la chiourme vous cravache.

Pénélope, à l'amour! Pénélope, à la tâche!

Vieille esclave, n'espère pas ta liberté.

Jamais! Mais sens au moins ton cœur réconforté

Par l'acceptation de la besogne auguste.

Sur le voile en chantant incline encor le buste !

Continue, ouvrière infatigable et douce!

2IO LA DIVINE TRAGEDIE.

Quand l'aiguille de fer t^aura lardé les pouces, Si l'écheveau s'embrouille et si les yeux te piquent, Chante! Chanter, c'est l'ineffable viatique, C'est la ressource d'espérer et de tout croire! Chante pour oublier la tâche expiatoire, Chante pour être heureuse et refouler ton rêve! Les tables de la loi qu'ont promulguées les Bibles, Ne te concèdent pas de haltes accessibles. Tu n'as que le labeur originel, vieille Eve! Allons, l'esclave! Un dieu t'adjure et te terrasse! Au voile, l'ouvrière ! A jamais tête basse !

Tel est l'ordre édicté, formel et sans recours Par l'invincible volonté du grand Amour.

IV

LA FORÊT DES RUINES

i

DERRIÈRE

LE RETOUR DES HIRONDELLES

Car elles reviendront, rythmiques et fidèles, Car elles reviendront, les vieilles hirondelles I N'avez-vous pas songé à ce jour bleu de mai le remous d'oiseau qui file à tire d'ailes Par-dessus l'océan, les mâts, arriverait Avec des cris, devant le toit accoutumé Pour poser à son bord ses ailes fuselées?... J'évoque leur émoi, tout leur étonnement Lorsqu'elles reverront, en tournant tristement. Cet amas écroulé dans des terres comblées Qui fut le doux village aux grises métairies, leur troupe volait à travers les fumées, leur strie noire, en effarouchant les prairise. Faisait comme un collier immense qui s'égrène..

2l6 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Après la grande mer, ypici la grande plaine. Elles volent, le flanc essoufflé du voyage : Elles cherchent le nid les petits, bien sages. Attendaient le retour de la becquée oblique, L'école, le clocher, et le chien et la forge, Le coin du bourrelier, le ruisseau, la boutique, Tout cela, tout le reste!... Et du cœur à la gorge Leur monte un cri de deuil qui, toutes, les boursoufle. Les bêtes (?n douleur se plaignent à l'azur. C'est un chagrin très court, qui disparaît, un souffle, Mais c'est un peu de l'âme humaine, ce murmure, Et je l'entends d'avance au-dessus des décombres l'impalpable oiseau promènera son ombre.

Rien, plus rien. Vide, floche, une ruine étale...

Un aplatissement de cendres et de miettes

Où, sur des pans de pierre à peine verticale, f

Le sang dessine ses étoiles violettes... I

Le souvenir crispé de la flamme. En échange

De toutes les beautés joyeuses de jadis.

Un peu d'horreur, des petits tas... rien... de la fange

Et de la pierre. Au lieu des angles arrondis

L'inexplicable arrêt de la ligne brisée ;

C'est tout. En l'air, le chicot noir des cheminées

LA FORÊT DES RUINES. 317

Se profile, irrité, sur le grand fond blafard. Le monceau de l'ennui. Tout un néant lunaire, Qui fait une Poestum d'un village picard... Un silence de mort plane, extraordinaire.

Elles volent, considérant, intimidées,

Le pommier renversé, le seuil croulé. Partout,

Gomme des yeux crevés qui béent, des creux, des trous,

Dans les murs convulsés, dans la terre éclatée...

La dévastation ébauche en pleine aurore

Son noir fantôme et clame au ciel du soir la perte

Irréparable!... Hélas! La horde qu'on abhorre

A passé là! Ils sont venus, les nécrophores.

Brûlant la chose morte et les formes inertes;

Puis, on les a chassés. Mais plus rien ne subsiste

De ce qui fut beauté, douceur, et l'oiseau triste

Semble vouloir porter ailleurs son vol rompu.

Tout est fini! Plus rien ne vit, rien ne m'est plus!...

Pourtant après avoir hésité, l'hirondelle

A repéré l'endroit précis fut le nid.

Elle cherche à côté une place nouvelle.

Prend un brin d'herbe, fait un zig-zag, pousse un cri

Et recommence!

Aimons celle forme obstinée

*9

ai8 LA DiyiNE TRAGEDIE.

Qui revient à la place où, naguère, elle est née.

Elle est semblable à nous, puisqu'elle croit qu'il faut

Que tout être retourne un jour vers son berceau...

Car l'homme reviendra, peu après l'hirondelle^

Rechercher la tiédeur de la place éternelle.

La loi veut que la vie enchaîne et juxtapose

La joie à la douleur, et la ruine à la rose...

Puisque tout recommence après que tout s'achève,

Que revoici l'avril et que grimpe la sève.

Il est juste, admirable et charmant que l'oiseau

Indique à l'avenir la place du berceau!

En sorte que peut-être, au fond d'un crépuscule.

Couché sur le néant de tout, ce minuscule

Petit être est celui qui donne le signal,

Comme la primevère ordonne à floréal.

Et j'aime qu'à l'endroit poussait l'espalier,

Allongeant dans un coin sa tête plate et noire,

Il regarde la mort d'un air émerveillé.

En poussant mille cris de jactance et de gloire,

Comme pour publier : a C'est moi, c'est moi ! Qu'on vienne

Et si l'on ne veut pas venir, moi je commence 1

Grince, le puits, ouvre, croisée, lève, semence! ^

Bêlez, moutons, chantez, les coqs, verdissez, plaines

C'est moi! » A cet appel excessif, ingénu,

LA FORÊT DES RUINES. 319

A la forêt broyée, au ciel vide, au sol nu, Oubli! beauté! pardon! il semble que je voie, D'un seul élan, d'un bond robuste, en même temps, Fluer le sang, germer la vie, gonfler la joie, Et dans ce petit nid tenir le grand printemps!

Mars 1915.

LES ÉMIGRÉS

J'ai rencontré des émigrés, tout un village, Parqué frileusement comme un bétail étique, Ou comme une tribu de ces lointains sauvages Qu'on voit errer dans la morne enceinte d'un cirque...

Indifiérent à tous regards, les haillonneux Somnolaient. La fétide odeur de la misère Enveloppait l'exil d'une opprobre dernière. Mais moi, j'examinais la beauté de leurs yeux;

Ces yeux intérieurs, profonds, visionnaires. la douleur jetait un lait à la surface, Tandis que des brasiers bizarres et fugaces Pailletaient leurs iris dilatés de lumière,..

LA FORET DES RUINES. 33 1

Oh! que regardaient ils, tous ces yeux en allés, Bleus, noirs, châtains ou gris, opaques, clairs, intenses. Et qui jetaient sur ces fumiers accumulés Des prismes, des halos, et des phosphorescences.

Tous conservaient d'ailleurs les tons particuliers Dont les décore notre ciel occidental ; Presque ardoisés, couleur d'ambre ou couleur d'acier, Ils sont une réponse à leur miroir natal.

On eût dit qu'ils gardaient un peu d'eau du pays, Qu'ils avaient sa couleur exacte et différente, Et que les uns étaient d'une eau captive emplis, Quand d'autres reflétaient des tons frais d'eau courante.

Cet œil d'enfant paraît être plein d'eau de puits. Celui-ci est l'écume et la flaque marine. Celui-là, rien qu'à le regarder, je devine Que toute la Moselle et l'Aisne sont en lui.

Rien qu'à leurs yeux, je sais les pays dont ils sont. Ils ont laissé là-bas leurs champs et leurs maisons Mais, l'ayant fait tenir à l'ombre de leurs cils, Ils emportent le ciel entier dans leur exil!

19.

222 LA DIVINE TRAGEDIE.

Ce n'est pourtant pas tout d'avoir volé du ciel Pour dormir avec lui dans une grange ouverte, Ou de humer le bon parfum originel Quand on se couche sur un sac de feuilles vertes I

C'est être pauvre infiniment que d'avoir pris

Sa couleur à l'orage et ses tons aux rivières.

Je vois d'autres trésors dans les yeux des proscrits...

Leurs prunelles ont des ombres hospitalières

s'entassent tous les objets évacués. Grotesques ou charmants, cassés ou merveilleux Dont ils faisaient leurs compagnons, et tous ces yeux Sont des coffres gorgés ou de profonds greniers.

Chacun y relégua la chose préférée ; En se penchant au fond des regards on l'y voit. Dans les yeux du vieillard : c'est une cheminée, Dans les yeux de l'enfant : un vieux jouet de bois.

Le malade emporte son lit ; la jeune fille

Une fenêtre avec ses rideaux relevés.

Et là... dans ce regard laiteux, qu'est-ce qui brille?

Là, je ne peux pas voir. Ce sont des yeux crevés!

LA FORÊT DES RUINES. ^^3

Mai dans chaque prunelle une image s'enchâsse. Lointaine, elle apparaît, chatoie, s'éclaire ou tremble, Comme en fixant le fleuve insondable il nous semble Voir tout le fond de l'eau monter à la surface.

On n'y voit pas les grands souvenirs, car chez l'homme Les vrais chagrins du cœur sont plus disséminés. Ce sont des formes, des objets très familiers Et dont l'obsession a créé le fantôme.

C'est le regret tenace et constant d'une chose, D'une douce habitude ou d'un charme brisé : Une certaine lampe, un banc, un pot de roses, Une cage sur le rebord d'une croisée,

La paillasse l'on meurt, et l'alcôve l'on rêve. Chaque chose a marqué son double au fond des yeux , Et ces reflets que nul exil ne leur enlève Ils ne se doutent pas qu'ils les portent en eux.

Aussi, ayant abandonné tout ce qu'ils aiment, Sachant qu'un tel regret est incommunicable Et que ce charme-là expire avec nous-mêmes, Ils errent, tristement, sans parler, lamentables.

334 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Mais moi, à l'heure grise chacun se souvient Et murmure ces mots que l'enfance épela : (( Maman, que fait le coq?... Qu'est devenu le chien.^ » Je leur réponds : « Pourquoi pleurez- vous? Ils sont ! »

C'est pourquoi les yeux des exilés sont si clairs, Gomme la mer est claire et l'abîme profond. Mais dans leur épaisseur on voit toujours le fond, Quand Jiul n'a jamais lu jusqu'au fond de la mer.

C'est pourquoi les yeux des exilés sont si lourds! Et pourquoi, sans espoir qu'on les en chasse un jour, A force d'habiter et de trembler en elles Des spectres prisonniers ont givré leurs prunelles.

LA lORl^.T HANTIÎE

Le rossignol est dans la forêt. On l'entend Approfondir des bois dont l'unique habitant

Est le canon qui tonne, Car, en ce pur moment d'avril, vos sombres foules, Soldats I liantent la nuit du chêne, et le sang coule

Dans les forêts d'Argonne.

La balle au cœur de l'arbre implante sa blessure. Tout frémit : la futaie, les halliers, les ramures.

Les sommets et le val; Seul, un grand chant lunaire, agitant ses grelots. Au milieu de ce drame incompris des oiseaux.

Met son charme estival.

336 LA DIVINE TRAGÉDIE.

0 mes pauvres enfants I comment se pourrait-il Que vous n'éprouviez pas un si poignant avril

Puisque hélas I vous avez, Alternant tour à tour leurs déchirants soupirs, Ces deux choses : le dur canon qui fait mourir,

Le rossignol qui fait rêver.

Pâques ! Un doux printemps rugit, se cabre et tonne. Soldats, vous avez vu se défeuiller l'automne,

Et vous voyez renaître, Au milieu de la même impitoyable horreur. Des cendres sur l'azur, des balles dans vos cœurs

Et les nids dans les hêtres.

Tout ce qui fut vivant a fui le sol criblé.

Les cerfs dans les forêts, les perdreaux dans les blés,

Rien de cela n'existe. On entend seulement, comme si c'était fête, Au-dessus des boulets chanter les alouettes.

Sous un grand soleil triste,

Et depuis quelques jours recommencer ce chant Qui semble au sombre azur s'érige un croissant Faire une déchirure,

I

1

LA FORÊT DES RUINES. 227

Ce chant qui ne sait pas sa funèbre beauté, Ce chant le plus tragique aussi qui soit monté, Un soir, de la nature.

Pleurez, ô mes enfants I pleurez tout votre espoir, Tout votre amour si seul au fond du grand bois noir l

Le rossignol appelle. Il convoque, ingénu, l'épine et le lilas... Faut-il que vous laissiez derrière vos trépas

La chanson éternelle I

L'oiseau ne frémit pas quand tous les arbres tremblent. Il chante. Il chante I Et la grande forêt ressemble

Au temple intérieur, l'âme entend des cris- d'épouvante et de haine, Et, là-bas, tout au fond de l'espérance humaine

Un rossignol en pleurs.

LA CATHÉDRALE ARDENTE

La basilique en feu flambe comme une ville, Et les cent mille saints qui tapissaient les murs Grésillent à l'instar de lucifers impurs Qui, dans les flammes, ont élu leur domicile.

Tous, les jeunes, les vieux, de la nef à l'abside, Des porches à la tour et du transept aux stalles, Précipitent en chœur leur armée intrépide. C'est un bûcher de gloire inquisitoriale !

Et tout ce personnel de saints, tout ce chapitre D'anges, tous ces porteurs de nimbes ou de mitres, Tous ces antiques « attachés de cathédrales » Meurent dans leur fidélité paroissiale,

I

LA FORÊT DES RUINES. 339

Chacun bien à son poste et tous payant d'exemple, Ainsi qu'il sied au personnel des catastrophes. On voit s'embraser les pierres de leur étoffe Et l'orgue hurle afi'reusement au fond du temple.

Mais tous en même temps ont levé leurs mains jointes. C'est le buisson ardent qui brûle ses oiseaux. Tous ces nouveaux martyrs chantent lorsque les pointes Des flammèches s'en vont réjouir leurs vieux os.

Dans cet embrasement du grand arbre héraldique Qui portait chaque saint au bout de chaque branche, Dans la flamme stridente et qui se communique De leur jupe de pierre à l'émail de leur manche,

Un seul membre de la famille a trouvé grâce... C'est un supplicié de jadis, un des mille Martyrs qui dans, la pierre ou la niche ou la châsse Revivaient une vie débonnaire et tranquille.

Lui ne périt ni par le glaive ni par l'arc. Mais c'est l'esprit le plus pur de la chrétienté. En le reconnaissant la flamme a reculé, Car elle a retrouvé son remords : Jeanne d'Arc!

ao

a3o LA DIVINE TRAGEDIE.

Ce qui veut dire que, humaines ou divines, L'histoire et la légende, à travers tous les temps, Se continuent, que rien jamais ne se termine Ici-bas. On écrit sur des sables mouvants.

Forêts d'allégories et forêts de symboles, A travers quoi l'homme tâtonne et tend les bras, C'est la viel Ce qu'on croit terminé ne l'est pas, Et l'on n'a jamais dit les dernières paroles.

Ce n'est point un détail infime ou minuscule, Un incident perdu dans l'infini des jours, Que de voir au milieu d'une église qui brûle Cette statue de pierre avec la flamme autour.

Il faut comprendre. Il faut que notre esprit achève L'allégorie que Dieu nous met devant les yeux. On doit scruter la vie pour la comprendre mieux Et se persuader qu'elle n'est pas un rêve.

Aussi suis-je celui qui jure et qui proclame Qu'un grand miracle vient de se manifester : La rencontre de la martyre et de la flamme, Toutes deux s'opposant leur intrépidité.

Jl

LA FORÊT DES RUINES. 2$l

Mais la brûleuse de prophètes et de rois, En achevant son grand repas fleurdehsé A, dans sa couardise et sa peur, renoncé A perpétrer le crime une seconde fois.

Alors, on voit ceci : Tendue vers vous, ô Sainte, Mais domptée, inclinée et déjà presque éteinte, En se ressouvenant du sinistre pavois. Chaque flamme en amour vient lécher vos pieds froids !

SUR LE BORD DU FLEUVE

Les fleuves sont toujours parés de beaux villages.

Dans les moindres cours d'eau se mirent des maisons.

Pour un fleuve de sang il en faut davantage,

Et jamais en vit-on circuler d'aussi longs?

Dans l'enchevêtrement de ses rives séchées

C'est le fleuve national de la tranchée...

Gaves, canaux et rus, dragués, paludéens,

Que de travail autour d'un filet d'eau rougiel

C'est un fleuve inconnu de la géographie

Et pourtant il a l'air d'un Simoïs séché.

Il est juste qu'au cours de ses bords sans reflet

Y croisse la ruine antique et qu'il y ait

La pierre sans acanthe et la rue sans clocher.

Comme il est long, dans son grand spleen kilométrique,

I

LA FORÊT DES RUINES. 333

Ce fleuve étroit qui, sans fin, s'étire et dévale

Coupant l'Europe en deux de sa diagonale!

Rien n'y pousse, pas même un saule aquatique,

Et ses bords sont ourlés de tertres, de crevasses.

Ce vieux Nil rabougri qui passe et qui repasse

A traver»Jes déserts, les vallons et les puys,

N'a pas même un village en vie, auprès de lui!

Les autres fleuves vont de pair avec les routes,

Caressant les maisons au passage, les fleurs...

Et les bœufs sont couchés dans le foin vert qu'ils broutent.

Le soir on voit ramer des barques de pêcheurs...

Ce fleuve-ci n'a plus que des maisons spectrales.

Pas une voix, pas même un cri ne s'en exhale.

Tous ses villages sont calcinés, crevés, vides.

On les visite avec la détresse pour guide.

Plus d'habitants! Plus rien! La chose est consommée.

Pas même un chant d'oiseau, pas même une fumée!...

Si, pourtant. Quelque chose encore est là, qui vit Obscurément en eux. Moi je vous dis que si ; Que tous n'ont pas quitté leur place accoutumée!... Dans cet écroulement qui fait des tas de sable De ces petits hameaux charmants et désirables. Certains êtres, obscurs, demeurent accrochés

ao.

334 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Comme de vieux lichens au pied de leurs clochers. Ils sont là, pleins de nuit, et tapis dans leur terre.

Ce sont les morts, les pauvres morts des cimetières.

Oh! certe, avant le grand cyclone, hier encor, Ils paraissaient bien ce qu'il y a de plus mort Parmi tout ce qui vit! Mais ils se modifient, Et, par comparaison, c'est encore eux la vie! Tous ces morts paysans n'étaient pas très heureux. On les chassait. On ne savait que faire d'eux. Ils étaient cantonnés, loin, là-bas, au dehors, Dans de petits murs bas et gris pour prisonniers... Mais aujourd'hui ce sont des morts privilégiés, Et puisque tout est déserté et que c'est bien La ruine, à présent qu'il n'y a rien, plus rien Que de la pierre et pas même un chien sur un seuil, Ils deviennent les vrais habitants, des gardiens. Ces morts sont des vivants en costume de deuil... Ces parents au rancart ont repris tous leurs titres. Les grands -pères, les vieux, les oncles, les cousins Qui disputaient leur sol aride, brin par brin, ■*B

Sur ces maisons sans toits, sans portes et sans vitres, Ont repris tous leurs droits possessifs de jadis.

i

LA FOR^T DF^ RUI'VE?». a35

t

Et, puisqa'à tout jamais s'en sont allés leurs fils. Ils se sentent chez eux redevenus des maîtres.

est un grand sentiment de vie qui les pénètre. Tout est comparaison! Ils ne savaient que faire. Eh bien, dans le réveil nouveau des cimetières.

ouchés, pareils aux chiens des troupeaux, ils savourent Comme une joie cette tristesse de la terre. Et, songeant au soleil des champs et des labours, ^ons la croûte de l'herbe sèche, ils sont contents I... En temps de guerre on ne regarde pas à l'âge, Et, tout ragaillardis soudain, ces vétérans Ont trouvé leur emploi :

Ils gardent les villages.

LE PRISONNIER

Seul, sombre, courbé dans mon coin, Je suis loin, très loin, le plus loin

Qui soit au monde. Mais que la douleur est aiguë De penser qu'elle continue

D'être si blonde !

Je ne sais rien de ma patrie.

On ne me plaint pas. On m'oublie!

Et, trop distant, Je suis celui auquel s'attache Le vague opprobre d'être lâche...

Je souffre tant '

I

LA FORÊT DES RUINES. 387

Je suis le torturé sans gloire. A ma souflrance expiatoire

On compatit, Mais le plus affreux de mes maux C'est d'être de tous les héros

Le plus petit !

Je ne sais rien d'elle, sinon

Que je prononce en vain son nom.

Son nom passé... Mais tie pas savoir si, près d'elle, Une autre tendresse nouvelle

L'a prononcé I

Son âme était d'une nuance

Pas très bien faite pour l'absence !

Et si parfois Sa bouche atroce et libertine Se donne au loin, moi j'imagine

Que je la vois.

La gaîté vive de ses dents Me fait mes soirs plus torturants. Quand j'y repense.

a38 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Sa lèvre aussi n'est pas bien sûre... J'ai trop baisé leur commissure Et leur garance.

Il est fou, celui qui proclame Qu'on a vu résister les femmes

A tant d'épreuves... Ont-elles résisté .^^ J'en doute. Ceux qui restent les auront toutes,

Même les veuves.

La mort va vite. Et l'amour donc I Non, voyez-vous, ce fut trop long

Pour être beau. Tout a perdu de sa valeur : Le courage, l'idée, le cœur

Et le tombeau I

Traîtresses! En réalité, t

Elles nous ont sacrifiés

Quand nous partîmes. Cette guerre aura mis à jour Le peu de chose qu'est l'amour,

L'amour infime!

LA FORÊT DES RUINES. 289

Luxe, paresse, oubli des choses I Petites mains vouées aux roses,

Trop peu fidèles 1 . . . J'ai honte d'être, loin de vous, Ce pauvre ayant sur ses genoux

Une écuelle !

Haine à l'amour ! Je le déteste. Je souflre d'avoir sous ma veste

Un cœur encor. Je suis cette brute à l'attache Qu'un souci monstrueux et lâche

Torture et mord.

Puis je suis honteux, par surcroit. De n'avoir pas faim, soif, ni froid.

L'absence est dure, La vie est laide, l'exil lourd... Et, seul, je pleure tout l'amour

Et sa fanure.

La patrie? Un pays.^ C'est elle! Et toute harmonie maternelle Est contenue

34o LA DIVINE TRAGÉDIE.

Dans ce qui me vient de ses yeux, De son rire contagieux,

De sa chair nue.

Je ne veux jamais repartir I

A quoi bon? Dormir... ou mourir!...

Meurs sur ta couche, Vil prisonnier!... ou sinon, dors... Qu'un autre ait l'orgueil de son corps

Et de sa bouche I

Je sais qu'il est vulgaire et piètre De ne contenir qu'un seul être,

Cœur trop étroit ! Mais je veux, roulé dans ma honte, Pleurer la seule mort qui compte,

La mort de toi.

Mon cilice est tissé de clous. Je suis ce rebut : le Jaloux

Rongeant son poing ! J'habite des limbes. On fuit Ce damné qui cherche la nuit

Dans son recoin.

LA FOUET DES RUINES. a4l

J'ai la souffrance la plus basse... Que je hais tous ces mois qui passent

Atrocement ! Je serai vieux, trop vieux, le jour viendra rire, à mon retour,

Sa voix qui ment !

Je souffre jusque dans ma chair. A moi seul je suis un enfer

Lugubre et noir. Proscrit, je donnerais le monde Pour la toucher une seconde.

Pour la revoir !

Meurs, meurs, à ton tour, assassin, Amour, amour! Naissance et fin

De mon vertige! Que la terre soit ta rançon I Je suis seul. Nous nous haïssons.

Meurs donc, te dis-je !

ai

DIALOGUE DE DEUX REINES

Au Camp du Drap Noir. DEUX VOIX dans les ténèbres.

Hehoho ! Heho !

Halte I

Hoheho ! heho ! ho !

LA RUINE.

Qui vive? Qui va là?

LA DESTRUCTION.

Moi, la Destruction.

LA RUINE.

Secteur des ruines ! Halte ! A terre ! Repos ! Enfant turbulent, que veux-tu?

LA FORÊT DES RUINES. a43

LA DESTRUCTION.

T'égaler.

LA RUINE.

Non. Vanité monstre! Tu n'es rien, que l'accident, La fêlure, le bris, l'explosion. Recule. Je hais ton bruit brutal, tes colères d'enfant, Le mouvement de tes affreuses mandibules. Tu casses. Tu ne sais ni user, ni râper. Ta mastication est pâteuse. Tu cognes, Avec l'œil du bandit et le poing de l'ivrogne. Boxeur précis, raca! Tu ne sais que frapper! Les villes sous ton poing, crevées comme des pommes. Ne sont plus que des balayures pour la pelle. Je sais l'art d'achever les ouvrages des hommes! Ta force passagère est laide : je suis belle. Il faut mille ans pour savoir faire une ruine 1 Tu n'as pas les outils nécessaires, la râpe, L'élimeuse, le polissoir pour les patines. Tu ne connais que le coup droit, le poing qui frappe. Ivrognesse populacière de l'ordure. On te nettoie d'un coup de balai ; on t'épure, On te passe au crible, et tu t'envoles poussière!...

344 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Je suis Sa Majesté la Ruine. A genoux, Devant mes trônes ouvragés, mes citadelles, Tous mes temples, tous mes trésors, tous mes bijoux! Rends-toi à la Domination éternelle!

LA DESTRUCTION.

Mon œuvre vaut ton œuvre au total. J'ai compté Coup par coup, car je tiens ma comptabilité. Calcul très peu mathématique et si facile! Contemple! Je viens de broyer quatre cents villes. Un si vaste appétit se mesure au calibre :jM

De mes canons. Demain, j'en broierai plus de mille!

LA RUINE.

Bientôt elles auront repris leur équilibre. Tu ne sais pas tuer. Tuer c'est tout un art.

LA DESTRUCTION.

J'ai renversé des cathédrales.

LA RUINE.

Tu le crois! Mais je les sens se ranimer sous mon regard. Elles retrouveront demain leur grande voix.

LA FORET DKS II U IN ES. 2'i5

Moi seule je pourrai les faire taire un jour. Ta haine ne tue pas.

LA DESTRUCTION.

Et qui tue mieux?

LA RUINE.

L'Amour.

LA DESTRUCTION.

On meurt de moi pourtant.

LA RUINE.

Mais pour renaître mieux. La mort, c'est lent. Il faut très savamment, sans hâte, Caresser... On étouffe, on palpe peu à peu... J'aime à promener ma longue main scélérate, La souplesse aristocratique de mes doigts Sur le contour de chaque chose évanouie... Il est beau de les voir s'exhaler sans effroi Ces belles mortes dont les yeux se vitrifient Lascivement, de les sentir qui disparaissent En extase sous ma cauteleuse caresse. . . Mais à quoi bon, à tes fureurs d'iconoclaste Décrire ma grandeur, mon empire et mon faste?

21.

3/i6 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Renonce. Tu n'as pas le souffle assez puissant.

Ta respiration est courte comme celle

Des dogues; tu devras finir d'un coup de sang!

Tu t'époumones vite. Arrête-toi. Dételle.

Un tour de piste encor; c'est tout. Je te renie.

Et la rosse a forgé du pied. A l'écurie!

LA DESTRUCTION.

Mais...

LA RUINE.

Assez! Sache-le : tu ne perceras pas. Sur toi s'est refermé le cercle. Arrière! Arrière! Gâcheuse! Folle apprentie! Mauvaise ouvrière!..

LA DESTRUCTION.

J'enjamberai le cercle, en allongeant le bras. Je t'atteindrai sous mon reoaire d'éboulis.

X

LA RUINE.

1

On n'atteint pas l'Esprit de la terre. Je suis

Cet Esprit, cette Majesté, Reine des Rois,

Et Dieu !... J'ai secoué mon manteau sur les mondes.

Pas une place mon triomphe ne s'assoie,

ma filiation ne vive et surabonde,

.^

LA FORÊT DES RUINES. 2^7

je n'aie implanté mes bornes et mes stèles.

Tu ne sais pas démanteler les citadelles.

iu n'as fait qu'abîmer tous les Erechtheions.

Moi seule j'ai vaincu les siècles et les dieux,

Les peuples, les soleils et les religions.

Gloire à moi ! Je suis le grand Maître harmonieux,

La profondeur de tout, le mot et l'art suprêmes,

Une métempsycose immense et douce. J'aime.

DESTRUCTION.

Eh bien, j'aurai raison de ta métempsycose.

LA RUINE.

Penh I Sais-tu ce qui doit avoir raison de moi, Plus qu'un bombardement d'apocalypse?

LA DESTRUCTION.

Quoi ?

LA RUINE.

En trois siècles, pas plus : les griffes d'une rose.

LA DESTRUCTION.

Mai toute rose doit mourir un jour. Et, seule, L'Idée est éternelle.

248 LA DIVINE TRAGÉDIE.

LA RUINE.

Oui, tout mourra, c'est vrai.. Pas moil Sur l'Univers mort, je serai l'Aïeule Qui rêve, les deux poings au menton, et qui fait Signe à l'immensité des ténèbres stellaires. Et quand la glace me pétrifiera les moelles, Au-dessus de mon front encor, pour me distraire, J'aurai le rosier blanc et bougeant des étoiles,

LA DESTRUCTION, avec méprie.

Artiste î

LA RUINE.

Assez! Rends-toi. Tu ne passeras plus! Mon décembre éternel dresse sa barricade. Rends-toi à l'Éternel.

LA DESTRUCTION.

Non!

LA RUINE.

A bas les vaincus! Et haut les mains!

LA FORKT DES RUINES. ^^9

LA DESTRUCTION.

Alors... Amies?

LA RUINE.

I

Non!

LA DESTRUCTION, lout à coup levant les mains dans un humble sourire.

Camarade I

Le silence s'établit sur le Monde.

Septembre 191 0.

V

LP» COULÉE DU SABLIER

NOUS

32

1

â

MES HOTES

Oui, c'est toi, c'est bien toi que je revois enfin I

Je te pleurais, maison; je t'espérais, jardin!

C'est toi, le ravissant gazon mélancolique

Imprégné de forêt, sensible et chaleureux,

Futaies qui me chantiez vos rêveuses musiques,

Et vous, mes grands cyprès, vous que j'aimais le mieux!

Ah! respiration si longtemps attendue

Senteur qui viens à moi des herbes ventilées.

Débordez, accourez du fond des avenues!

Gomme un chien haletant à travers les allées

Vers un écho lointain qui le rappelle à lui.

Ah! venez la prairie, accourez la forêt!

Que c'est bon!... M'y voici! Tout me réapparaît.

25G LA DIVINE TRAGÉDIE.

Tout, le pâle gazon aux cernures de buis, La Diane portant un faon sur son épaule Et l'escalier inachevé avec ses dalles Moussues, les rosiers blancs, les allées transversales. Et le miroir qui tient dans la bague des saules... Bonheur de tout revoir quand on croit tout détruit! Mais de suite étouffant ce mouvement d'ivresse J'ai prononcé la phrase redoutable : « est-ce? » Et mon cœur sourdement battait.

On m'a conduit, A. pas lents, vers un coin de gazon piétiné. C'est à côté de la maison du jardinier. Très simnle. Quelques croix. Sous l'épicéa vert, Je suis resté debout, mais le front découvert, Etonné de ne pas éprouver en moi-même Ni la révolte, la colère, ni le cri Qui jaillit quand on voit profaner ce qu'on aime, Et déjà l'habitude avait tout consenti !

Ainsi vous êtes là, vous dormez là, mes hôtes I Le hasard, vous ayant capturés, côte à côte, Vous a couchés sous ces ombrages imprévus. Vingt corps ensevelis dans cinq tombes, pas plus. Enfants d'une patrie vague et problématique.

LA COULÉE DU SABLIER. 207

Morts étrangers, poussière et proies, dont rien n'indique Ni la substance, ni le destin atomal, Vous êtes dispersés dans l'inconnu des germes! Vous veniez du pays du Cygne et du Grâal Sangliers en boutoir, ou bien rustres de fermes, Je ne sais, mais je sais ceci, et j'en frémis. Que vous êtes tombés au beau pays du Lys, Et parmi un sensible et vieux jardin français, l'on parlait amour, silence, tout auprès Du val ensommeillé qui vit naître Racine. Vous êtes tombés là, par une nuit divine. Haletants de carnage fauve, ivres de haine, Mais la nuit, étreignant vos désirs ténébreux, Vous a scellé les poings avec ses lourdes chaînes, Arraché le cœur de la chair, crevé les yeux Et vous a jetés là, brusquement, hors l'azur, Gomme la bête immonde et quatre fois impure! C'est dit. Vous dormirez parmi le vert Valois Sur la colline agreste et le chemin des bois. Vous, les fauves du tertre et de la male-mort, Vous aurez la foulée svelte du cerf dix-cors... La biche, le blaireau, remueront les feuillées. Le vent secoue déjà vos croix mal étayées Tandis que moi, maître et passant, je considère,

aa.

258 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Le cœur plein de chagrin, mais l'esprit sans colère, Entre mon rêve et vous, cette mince cloison Faite d'un peu de terre et d'un peu de gazon.

L'inscription se lit au revers de la croix. Elle est étrange dans sa mystique allemande. (( Sur ta terre, tu n'es pas mort. Mais l'on te doit « Une tombe. Ami, nous te laissons sur la lande u Étrangère. Mais que quelque jour tu reviennes! » Dirait-on pas d'une ballade très ancienne .►^ Je respecterai donc le vœu dont j'ai la charge. Yous dormirez chez moi, dormeurs. La place est large.' Je ne vous chasse pas. Je parerai vos croix. Quand la vie reprendra le cours de ses saisons, Aux lauriers qu'ils ont mis sur vos tombes sans noms, J'ajouterai les fleurs tributaires des bois. Je veux fournir le lis, l'arôme et le pistil. J'apporte le pardon de la race à la race, 0 mes hôtes ! et veux désigner votre place î^ar la rose d'octobre et l'épine d'avril. Vous, vous me donnerez, débiteurs inconnus, L'échange de la sève et de votre poussière Pour l'entretien de la racine et de l'humus. Puis, quand le maître du logis, du parc prospère,

LA COULEE D-U SABLIER. HOQ

Sera mort, ses enfants se transmettront le pacte, Et vous accorderont, en bons propriétaires. Une part précise, inaliénable, exacte : Celle qui vous revient de la terre étrangère Que vos exils mortels auront ensemencée.

II

Par l'ordre d'un fatal et bizarre destin Vous n'êtes pas la tombe unique du jardin. Voici quatre ans que cette chose s'est passée. Un jour, à l'heure triste la lampe s'allume, Esseulé, chargé de regrets, lourd d'amertume. Je pris, dans la maison, sa robe qui tramait, Sur laquelle le chien dormant s'était couché. Puis j'ai gravi le fond du parc et j'ai cherché Une place à l'écart qui fût pleine de paix. Là, dans un trou creusé, je disposai la robe... Pour tous et pour toujours, la trace est effacée. Dessus, un arbre s'ensanglante vers l'octobre C'est ma fidélité qui l'avait déposée En vous, nature! Ainsi l'enfant du beau voyage

26o LA DIVINE TRAGEDIE.

A ses amours déjà donna ce simulacre

De sépulture, et tu dors là, profonde image,

Sous un hêtre sanguin que l'automne massacre!

Ah! qui m'eût dit, quand j'accomplissais la besogne,

Que d'autres morts viendraient engraisser le jardin.

Qu'il faudrait surveiller ce monceau de charognes

Avec le même soin et le même examen!

Mon doux jardin, ami très cher, ami quitté,

0 toi qu'avaient comblé mes tombes délétères.

Accepte ce surcroît de jonchée funéraire!

Je ne mesure pas mon hospitalité.

Ceci nous est venu : ouvre à ceci tes routes !

Tu tiens en toi déjà ce qui ne renaît plus.

En toi que de passé, que de jours révolus!

0 glaises, absorbez ces morts improvisés,

Pour que j'aie, à deux pas l'un de l'autre, à côté,

Enterré le fantôme et la réalité!

Sans doute que la vie a rêvé d'opposer,

Emblém.atiquement, la tombe imaginaire

A la tombe réelle; et c'est le jeu du sort

Qui fait l'une plus lourde et l'autre plus légère!

Étrangers, soyez bien accueillis par mes morts!

Reposez, sans savoir que vous continuez

Un rêve qu'il plaisait au destin de parfaire.

LA COUL^.E DU SAHLIER. 261

Gazons, gazons d'idylle à jamais profanés,

Quelle tragique épave aura souillé vos terres!

Le deuil après le deuil! La rouille après la rouille!

Il est dit que je dois toujours vous retrouver

Plus chargés de douleur, de formes, de dépouilles!...

Toi qui me prodiguas le printemps et l'arôme,

Jardin de Josapliat dans la vallée de l'homme.

Terre de la pitié par le ciel désignée,

Me dispenseras- tu, de nombreuses années.

Ton oubli, ton exemple et ta ténacité?

Dois-je longtemps encor t'entendre répéter

Le cantique immortel de l'âme et de la branche?

Sois l'ami éprouvé mais cruel qui s'épanche

Dans le cœur de l'ami... Confident irrité

Par l'orage de sang qui chassa tes oiseaux.

Toi qui me fis meilleur, plus sage et plus nouveau.

Contemplons-nous l'un l'autre après cette tempête!

L'homme a banni le rêve et le rêve revient.

Mais l'arbre en a frémi de la racine au faîte ;

Les nymphes du Valois s'en sont tordu les mains ;

Le canon, en broyant tes futaies séculaires.

Au fond de la forêt a fait gémir les pierres;

Des balles ont frappé tous tes chênes au flanc.

L'amour en restera peut-être assez tremblant

203 LA DIVINE TRAGEDIE.

Pour qu'il déserte, hélas ! mes roses dévastées

Et qu'à jamais la joie s'en soit enfuie! La mort

Farouche ajoute donc aux décombres encor.

Et ce n'est pas fini ; car l'avenir prépare ,

D'autres deuils, quand ceux-là se seront effacés.

L'hallali familier des fantômes passés

Entonne à l'horizon sa lugubre fanfare...

Si des roses toujours renaissent de leurs cendres.

Il faut prévoir, pourtant, tout le parcours futur

De ce qui va monter à ce qui va descendre.

D'autres adieux viendront saigner sous cet azur.

De sorte que, sans cesse et petit à petit,

Dans son propre chagrin le sol s'ensevelit!...

Mais que la terre encor se fende et s'écartèle,

N'importe! Je souris aux blessures nouvelles!

Si partout l'ossuaire accumule le deuil,

Si la hache est plantée au sol et dans le seuil,

Il me semble qu'un grand frisson s'en communique

A moi-même, et, debout, j'accepte avec orgueil

La mutilation du jardin héroïque 1

Vivières, décembre 191 /«.

I

L'ATTENTE

Les mois repassent, l'un après l'autre, à l'horloge Du Temps. 0 la plongée des heures!... Février!...

Je voudrais énerver le Temps que j'interroge,

Accélérer le cœur fatal du Sablier.

On compte, heure par heure, ou saison par saison.

Mon doigt crispé appuie sur la pulsation

Des minutes... Alors? pensai-je... bien? me dis-je.

Déjà que d'idéals tombés!... Quelle jonchée!...

Que c'est long l'avenir!... J'incline mon vertige

De l'heure disparue à l'heure rapprochée.

Rien ne me répond. Gomme une femme en travail,

264 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Le temps accouche de son œuvre décevant. L'avenir est pour moi tantôt la toile au vent Qui va céder, tantôt l'inflexible vantail D'un sanctuaire, avec un archange devant I.., Derrière, qu'y a-t-ilP. . . C'est long I Dieu, que c'est long ! Les sombres délégués du Destin délibèrent .^.. Que naîtra-t-il du formidable tourbillon? Grever la nuit pour qu'il en sorte la lumière I J'entends le bruit d'un monde en parturition... Mais, oh I ne rien savoir de la chimie obscure Que le destin distille et pèse, goutte à goutte ! . . . Si ma terre sortait de ce creuset, dissoute?... En ce moment un dieu qui broie ou transfigure, Un dieu aux yeux de qui tout s'enchaîne et s'explique, Penché sur l'océan des ondes prophétiques, Connaît le dénouement de l'Histoire, et décrète Un arrêt, qui sera un jaillissement d'aube, Ou qui fera dresser nos cheveux sur nos têtes I... Rien ne peut arrêter le balancier du globe!...

Nous attendons, l'haleine étranglée, inquiète. Je compte : Mars. Avril. Mai... Vertige!... Juillet Rienî... Le cadran marque une éternelle demie.

LA COULÉE DU SABLIER. a<i5

Oh! douleur d'osciller entre ces deux effets : La chose commencée et la chose finie !... Marchez, rouets obscurs et que tout s'accomplisse I Février... Fais ton œuvre, ô Temps 1... Et tisse, tisse!

26

L'ANGE

Un ange s'est produit devant moi, je le jure.

J'ai vu un ange, un vrai, celui de l'Écriture;

Un de ceux que le ciel envoya vers Sodome. '

11 était beau, mais tout semblable aux autres hommes;

Un de ceux-là que Loth nommait : des étrangers,

Et qu'il faisait chez lui reposer et manger;

Un de ces clairs adolescents, au port rythmé,

Qui marchent sur la terre après avoir volé.

Et qui n'ont pas besoin d'ailes pour témoignage

Qu'ils ont dans les hauteurs commencé leur voyage.

I

LA COULÉE DU SABLIER. 267

Jeune, divin, cambre de pied, svelte de taille,

C'était l'ange qui vient présider les batailles.

N'ayant pour se prouver qu'un signe essentiel :

Uniquement celui d'être imprégné de ciel.

Il revenait d'un grand carnage justicier ;

Il avait embrasé des villes sous ses pieds.

Exterminé l'injuste et décimé l'infâme.

Il s'accoudait, viril, mais doux comme une femme.

Et ce dispensateur des tempêtes du feu

Avait sur Pérugin calqué son regard bleu,

Et, dans un vieux tableau que je me remémore,

Pris ce sourire en fleur qui foudroya Gomorrhe.

Ici l'antique magnifiait le moderne.

Donc, ce soir-là, distrait, au fond d'une taverne.

Devant un verre de soda, à quatre pailles,

En un repos serein, l'ange de la bataille,

Seul, aspirait négligemment la liqueur blonde.

Oubliant la querelle éternelle des mondes,

La mission du ciel, l'œuvre rouge accomplie...

Rien ne l'eût décelé, dans sa mélancolie.

Sinon qu'il avait l'air ainsi, même au repos.

De boire encor du ciel au bout d'un chalumeau I

Or, ce jeune homme strict, paresseux, élégant,

Était un de ces trois archanges anglicans,

268 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Qui, l'avant- veille, ouvrant leurs ailes de sept lieues,

Après avoir franchi les immensités bleues,

Plume dans le silence, et dans la nuit pollen.

Avaient pulvérisé de bombes Cuxhaven.

La veille, dominant l'univers anxieux,

L'ange exterminateur tonnait du haut des cieux.

Et ce soir, ayant tout oublié des abîmes.

Élégamment mêlé à la foule anonyme.

Ses ailes remisées et ses exploits finis.

Il dînait chez Maxim's, en escarpins vernis.

L'homme qui résumait en lui toute la guerre,

Pour l'instant, avait mis sa gloire au fond d'un verre.

Moi, je considérais ce simple et grand spectacle ; Le dieu nouveau parmi ses nouveaux tabernacles. Avidement mon cœur, empoigné, s'emplissait De rayons, comme si ce fût le Paraclet Qui, voulant accomplir cette métamorphose De n'être plus un soir un oiseau qui se pose. Avait, pour des pensées et pour des temps nouveaux, Voulu venir à nous et remonter là-haut. Ayant à quelque enfant des hommes emprunté Ce visage, baigné de sa divinité!...

LA COULÉE DU SABLIER. 3O9

Pour un peu, à le voir reposant et si calme,

On eût rêvé de l'éventer avec des palmes,

Ou de l'environner avec des nimbes d'or...

Minuit était passé que je songeais encor.

Je me représentais le geste de la veille,

L'extermination des cités qui sommeillent.

Et cette solitude immense, hors la terre,

Dans la sérénité des espaces siellaires;

La gloire et l'antithèse aussi d'être celui

Qui, douze heures après, peut, devant son whisky,

Se conter à lui-même un aussi grand prodige,

Celui d'avoir été le maître du destin,

Egal aux dieux, la rêne au poing, sur leurs quadriges,

Bondissant dans la nuit et le jeune matin.

Un Jupiter-Stator, dont l'œil creux étincelle,

Ou Prométhée tenant le feu dans sa nacelle!...

.................

Une coupe en l'honneur de toi, Ange, une coupe' Que le Champagne coule en large catadoupe ! Salut à lui, Force, Eternel, Omniscience! Lui si petit, si net, qui promulgue l'immense. Qui fait du firmament un tonnerre algébrique. Et collabore avec le Dieu du Lévitique 1 Montez, Ange orgueilleux, si simple et si tranquille.

a3.

270 LA DIVINE THAGEDIE.

Laissez tomber vos plumes de feu sur les villes, Un feu dont vous avez renouvelé l'iiistoire Et par delà les pics et les vieux promontoires, Faites-le tournoyer en fauves incendies, Puis, dans ces bruits légers que le vent psalmodie, Ensuite allez-vous-en, bel ange harmonieux, Flocon perdu ou bulle d'air, au fond des cieux!... Comme je vais aimer en sortant, tout à l'heure. Au-dessus de mon front, la céleste douceur ! Et je regarderai d'un œil plus méthodique Le ciel au front d'argent et la lune biblique, Cette lune asservie qui fut de ton escorte Et qui, ce soir, a l'air de t'attendre à la porte. Comme un chien patient qui guette en paix son maître. . Vous êtes là, fumant, rêvant dans du bien-être. Moi, je pensais : « Ce dieu contemporain, subtil, Qui défait les armées, comment se pourrait-il. Lui, le bras séculier, faiseur d'autodafés. Que tant de ciel ne l'ait pour jamais enivré? Qu'a-t-il besoin de nos terrestres aromates?... ^) Alors, ange très doux, sur ce, vous vous levâtes... Du geste qu'autrefois vous eûtes avec Loth Pour l'emmener, on vous vit mettre un cover-coat, Epingler avec soin le cache-col de soie.

bM

LA COULÉE DU SABLIER. 371

Puis, sans vous soucier du tout que l'on vous voie Ni qu'on vous nomme, vous traversâtes les salles. Vos brodequins ailés me semblaient des sandales. Votre jonc me parut le bâton de voyage. Vous alliez retrouver l'Etoile des rois Mages ! Et, lent, après avoir envoyé le chasseur. Je vous vis regarder le trottoir avec peur. Parce que, sur l'asphalte, il tombait quelque pluie. Gomme un qui flâne' et que ce contretemps ennuie, Votre œil cligné jeta là-haut un regard dur. Presque craintif... Et vous, l'envoyé de l'azur, L'habitant de l'espace et le maître des nues, Vous regardiez le ciel, dont vous étiez venu, Vvec humeur, au point que vous faisiez la moue A cause de ce vent qui vous cinglait la joue ! Et cette humeur n'avait pas l'air d'un simulacre. A la fin, col levé, vous hélâtes un fiacre. En jetant à la nuit quelques mots de courroux... C'est ainsi, ce soir-là, que partit l'ange doux Et terrible, qui n'avait pas d'aile à l'épaule, Mais sur qui s'entr'ouvrait, en nimbe, en auréole, Comique de prêter cette égide à sa gloire. Un parapluie rouge à la pourpre dérisoire Et qu'un groom inclinait au-dessus de son front.

27» LA DIVINE TRAGÉDIE.

Ce fut tout simplement charmant cette façon

De descendre d'un ciel, oii le prodige abonde,

Pour être tout à coup pareil à tout le monde...

Venir de dispenser la foudre et ses éclats

Pour trouver déplaisant qu'il pleuve ce soir-là!...

Oublier qu'on en est de ce grand firmament

Pour le considérer avec des yeux d'enfant I...

Ah ! que la vie est belle et que belle est la gloire

Qui mettent des élans aussi contradictoires

Au cœur de ce héros que l'époque enfanta !

J'aime d'avoir été le témoin de cela!...

Dans cette expansion de la grandeur humaine.

Montant sans bien savoir le destin la mène,

Dans tout ce macrocosmc éperdu de la Force,

des germes nouveaux font craquer leur écorce,

Que d'infimes détails, que de beautés perdues!...

Combien de choses, pour l'âme qui les a vues,

Qui devraient se fixer en elle pour toujours,

Mais que le flot du temps emporte dans son cours î^

Leur grâce n'a pas su nous être révélée.

Oh ! être ce glaneur obscur, dans la mêlée.

Qui recueille l'épi, la fleur inaperçue.

Etre le recenseur de ces beautés perdues,

Le passant, qui tout seul, à distance, à l'arrière.

LA COULÉE DU SABLIER. 278

Saisit la fleur fiirlive ou l'instant solitaire Avant que le néant ne les absorbe en bil, Et s'en va satisfait, sans vouloir d'aulre prix, En échange de son trésor inestimé, Que l'ingénu bonheur de l'avoir ramassé !

NUIT DE ZEPPELIN

Ëquinoxe de printemps.

Paris attend ce soir le grand baiser fatal

Qui va tomber du ciel, de l'ombre et du silence.

Minuit est passé. Un jet de clairon s'élance.

La diane se perd au loin dans le dédale

Des rues, des carrefours. Et son cuivre mugit

Le « Garde à vous » strident des vieux veilleurs de nuî

L'alerte, cette fois, est au camp des étoiles.

Elle nous vient de l'Empyrée. Les dieux ont soif.

Paris, beauté lassée qui dépouille ses voiles

Et qui nonchalamment s'étire et se décoiffe.

Vient d'être, tout à coup, jeté hors de sa couche.

Il tressaille. Il attend la morsure céleste.

La femme met la main à son cœur : c'est son geste

LA COULÉE DU SABLIER. 276

Comme l'homme a porté le clairon à sa bouche...

Silence. Maintenant tout meurt comme la diane.

L'ombre subite fait la nuit plus diaphane.

La ville s'enténèbre. Elle s'enfonce et plonge

Lentement, peu à peu, comme un vaisseau qui coule.

Elle est cité de rêve, Atlantide de songe,

Ou nécropole découverte par les houles,

Herculanum abandonnée sous le ciel vaste !

Terreur! Une cité tout à coup effacée.

Et quelle I... Une cité d'orgueil, de joie, de faste,

Qui contient l'univers total de la pensée.

Pour la première fois vient de s'anéantir!...

Elle n'est plus qu'un grand village éteint qui dort,

Ou quelques survivants, seuls, attendent encor

Le prodige tonnant qui accourt du nadir.

Pour la première fois aussi sur une ville

On voit le firmament dans sa splendeur tranquille...

Un aboiement de chien très paysan, lointain...

C'est dans le bois profond l'attente du matin,

Le souffle retenu du braconnier, tapi,

Le poing à son fusil ou l'épaule à la crosse.

On entend, par saccade, en ce silence atroce,

La palpitation sereine de Paris.

Tous les cœurs, dans la nuit, fixent le ciel, ensemble.

276 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Tous les yeux, même ceux qui ne voient pas, y pensent.

On est prêt. Chaque étoile, à son poste, ressemble

Au regard de la sentinelle en permanence.

Le ciel a son armée d'astres réglementaires.

Pour nous qui sommes là, blottis contre la terre,

L'espace s'est empli follement de fantômes.

Nous regardons ce coin d'infini que les hommes

Ont appelé le ciel, et nous le regardons

A cette même place où, dans les temps, nos pères

Attendaient qu'éclatât le céleste cratère.

Et c'est ce même flanc étoile de rayons.

Qui refusa, stérile et nu, de s'entr'ouvrir.

Le prodige, ils l'avaient légué à l'avenir.

Les anciennes terreurs, nous les réalisons !...

Et voici, comme pour un Roi, ou pour un sacre

La salve du canon qui bondit et se rue !

Un grand frémissement parcourt toute la nue,

Epée au clair, dans le plein ciel, pour les massacres!

On dirait un essaim de guêpes en rumeur.

Des avions, au fond des banlieues, se bousculent

Pressés d'accourir au devant du noctambule.

Dans un vrombissement d'ailes et de moteurs...

Le roi de l'air doit s'approcher de steppe en steppe.

i

LA. COULEE DU SABLIER. 277

Longtemps on cnlendra cncor ce bruit de gucpc.

Puis, brusquement, déclic d'éclair, voici la Chose.

Elle s'avance en des tonnerres de clartés, Dans toute sa puissance et son apothéose. Un bruit lourd de moteur partout répercuté... Ainsi, c'est toi, ce petit orbe en pleine course, , Cette barre de feu soulignant la Grande Ourse .^^ Ainsi, c'est toi qui viens usurper dans l'espace L'instantanéité d'une étoile qui passe? Que c'est simple, au milieu d'une nuit de printemps. Cet envol prophétique et ce déchirement ! Un faisceau lumineux le happe et le conduit. Il a l'air d'une aurore errante au bas du ciel. Au-dessous, on entend, rauque, rugir la nuit. Mais, si paisible, n'est-ce pas quelque Ariel Qui vogue sans avoir la moindre aile à son dos. Quelque tendre génie caressant les étoiles ?. . . Il monte vers le nord. Il va vers les Gémeaux. Oh ! quelle belle nuit retentissante et douce ! La meute des obus aboie et s'enchevêtre. L'équipage de mort est lancé à ses trousses. Ils veulent s'emparer de cette proie en maîtres ; Et l'on frémit de voir, quand s'éclaire la nue,

24

378 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Dans les halliers du ciel cette bête perdue ! . . .

Le jet tendu du projecteur semble une chaîne

Qui la maintient et qu'elle secoue avec peine.

Serait-ce l'hallali d'une bête forcée,

Dans cet immense champ de bataille inversé

Dont tous les morts éparpillés seraient des astres,

l'on entend rouler, comme un Chariot d'or,

Les grands canons d'airain qui brament les désastres?...

C'est cela que j'ai vu, là-haut dans l'Empyrée!...

Mais c'est aussi pour nous, rêveurs, tant il est lent,

Un insecte, aux anneaux lumineux et rampants,

Qui bave sur la Lyre et sur Cassiopée,

Un ver luisant parmi tout un champ d'asphodèles,

La luciole automatique avec ses ailes,

Le bambin Puck jailli des lèvres de Shakspeare,

Mais c'est surtout cela, ô Navire, Navire,

Une nef attendue par les siècles en troupe

Et qui s'en vient avec tout le feu dans sa poupe!..

Heia-a! Heia-al... 0 fils de la légende,

Des temps nouveaux, de l'épopée, salut à toi!...

Même si tu devais nous broyer, si tu dois

Marquer notre agonie et si ta beauté masque

Une banale horreur combinée pour escarpes.

Salut, nuit adorable, flottent des écharpes.

LA COULEE DU SABLIER. 279

Des bulles, pour les jeux de chérubins fantasques,

Des bouquets de couleurs et de bruits, un tableau

Orphique qu'a senti peut-être Giotto !

Malgré l'horreur, on a la pensée amusée

Par les éclatements radieux de fusées.

Tout est rayé de trajectoires translucides.

Plein feu. On croirait traverser les Perséides,

Par un de ces grands soirs de juillet qu'elles zèbrent.

Tout ce qui vit est flamme et le reste ténèbres.

Des grêlons d'équinoxe embrasés, giboulées

Par les grands fanaux blancs des phares signalées,

Mettent dans le lointain des lueurs d'améthyste,

Chaque fois qu'une bombe éclate quelque part...

Du chaos se dégage une impression d'art,

Et ce serait très doux si ce n'était sinistre I

Notre première nuit de printemps, qu'elle est belle !

Et quel sabbat nouveau l'emplit et l'ensorcelle?

Shakspeare eût-il jamais pu rêver celle-ci ?

Gomme ils ont eu raison de la vouloir ainsi,

Et d'ajouter ce cri fantastique au concert

Que font les chevauchées dans le ciel de Wagner!...

Mais déjà le sommeil de mars est raccourci ;

Et les plus belles nuits ont leur heure comptée...

!8o

LA DIVINE TRAGEDIE.

Est-ce le chant du coq qui va chasser le songe?.*.. En vain nous implorons qu'un dieu nous le prolonge Ou que le monstre explose et soit précipité. Maintenant les lazzos lumineux restent vides. La meute ardente a détourné l'aéronef... Quelques coups de canon espacés : durs et brefs... Tout se dissipe en nous, autour de nous! La vie Vient d'effacer au ciel ces fantasmagories. Sans doute que la ville endormie eut la fièvre, Puisque Paris s'éveille une chanson aux lèvres ! Un frémissement d'aube, encor très imprécis, S'estompe sur les toits, se perd en demi-teintes... Dans une heure, ce sera le jour sur Paris, Et le premier rayon dans sa première atteinte. Ce rayon brusque qui, venu de bas en haut," Fait luire les bourgeons et chanter les oiseaux... Les ramiers vont lisser leurs plumes azurées, Et la pointe verdie des marronniers souligne Le jour qui se répand sur les Champs-Elysées. Les phares ont cessé d'inscrire au ciel leurs signes. ' Seuls, les fanaux errants des maraîchers somnolent] Vers les quais, Notre-Dame au loin, le pont d'Arcole.. Piaillement interminable aux balustrades... Était-ce le délire en nos cerveaux malades?

LA COULER DU S A B L I E 11 . itSl

Il ne resle plus rien de la nuit fantastique ! Nous avons révcr tout ce surnaturel. L'inin\ense aurore est qui pointe dans le ciel, L'aurore coutumière, un peu fade et classique. C'est la joie qui renaît, rose dans le ciel pâle, L'éveil laborieux des vieilles capitales... Cette nuit d'équinoxe étrange est terminée. Te voici parmi nous, jeunesse de l'année! Sous toi, le tapis noir s'éclaircit et s'étale... La ville endolorie bâille, et là-bas, bas, Mollement, souriant, mais quand mênie un peu las, Dans un souffle attiédi qui met un sentiment De verdure, de joie, sur ce Paris dormant. Le printemps citadin prépare ses lilas.

2 2 mars îQiô.

24.

NUIT D'ÉTÉ

Comme un train de blessés qui passe dans la nuit.

J'écoute, en appuyant le coude à la ruelle,

Véhiculés du fond d'un passé engourdi,

Tous mes rêves à moi, saignant aussi de l'aile,

Passer sinistrement, convoi désabusé

Qui, dans la nuit, s'ébranle, ahane et s'échevèle. . .

Ah! ce train qai sifflait, ce train que j'ai croisé.

Ne contenait-il pas de bien autres blessures.

Ne rapportait-il pas d'autres mornes victimes

Que ces soldats muets, drapés dans leurs tortures,

Qu'un mince espoir, comme un éther subtil, ranime

En agitant au loin des visions natales?...;

Hélas! mes rêves, u mes idéals », vous en êtes!...

Vous êtes des blessés qui renversez la tête.

LA COULÉE DU SABLIER. 283

Ce soir, en entendant traverser les campagnes

Calmes par ces chemins de fer interminables

Qui gémissent et vont de Toulouse en Gerdagne,

A travers des pays dont l'infini m'accable.

petit je souffris, plus tard je songeai,

Dans la plaine qui va de Moux au Lauragay

Et côtoie la blonde écharpe pyrénéenne,

Je retrouve, à vingt ans de distance, mon Dieu,

Fidèle au rendez-vous de mon enfance ancienne,

Je retrouve le même appel dans le soir bleu,

Les mêmes roulements nostalgiques de trains

Qui bercent mon sommeil, et mon vieux clair de lune.

Le voici donc, le u beau voyage » du chevet I

Était-ce ainsi que je rêvais qu'il finirait.

Et que, chargé d'une aussi navrante infortune,

J'entendrais pour de tels trajets passer au loin

Ce même train nocturne, exact, apprivoisé,

Auquel, enfant, j'avais donné mon amitié

Et qui revient toujours pareil, ni plus ni moins.

Traverser longuement ces sommeils de juillet.

Frottés de seringas, de lis et de sainfoin.

l'on revit sa vie dans une transparence

Presque mystique, avec un sentiment d'aurore?...

Quand j'écrivais, enfant qui ne sait rien encore.

384 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Ce vers le voyage imprima sa cadence : « Douleur, n'étais-tu pas dans le train qui s'en va? wj Pouvais-je deviner qu'une nuit, tout exprès, Je reviendrais trouver la chambre que voilà Pour écouter passer ce train tel qu'il passait, Dans le même juillet, les mêmes seringas. Mais lourd d'une douleur vraiment réalisée, Lourd de cette amertume et de ce néant-là ?... Mon âme s'est, ce soir, longuement épuisée A suivre les wagons gémissants qui s'en vont Vers un azur moins triste et moins inexorable. J'entends, je vois ; je vois la sueur sur des fronts. Et le balancement morose et misérable, L'imperceptible agitation de leurs lèvres, La fixité des yeux, les claquements de fièvre. Tous ces regards qui fuient et qui s'immobilisent... Le train passe... Il s'en va, plaintif, avec mon rêve Qui le suit, accroché à sa forme indécise. Je compte, en attendant que l'aurore se lève. Un à un, ces affreux wagons de marchandises, Car ils n'emportent pas seulement, étendus. Tous ces blessés, ce rapatriement de soldats... Couchés près d'eux, ensemble, pêle-mêle, en tas. J'y sens tous mes blessés fraternels et connus

LA COULÉE DU SABLIER. 285

Que ce train me ramène après le dur voyage,

Après la traversée et son apprentissage :

Mes amours morts, mes amitiés et mes tendresses,

Mou idéal, mon pauvre idéal de la vie,

Et des bontés et des douceurs de toute espèce,

Et des bonheurs, tous les bonheurs sans frénésie

Que j'aurais voulu voir descendre en l'âme humaine

Avant d'avoir quitté cette terre de peine...

Ils sont là, tous atteints, mes blessés, mes souffrants;

Et, puisque me voici après plus de vingt ans.

Comme il est naturel et doux qu'ils me reviennent !...

Gloire, justice, amour, beaux visages crédules.

Tous mes vaincus sont là, dans ce train qui circule

Et transporte de vrais mutilés sur leurs bancs

Ou leurs grabats, ayant l'acier dans des poitrines

Chaudes déjà du feu qu'y met la mort divine I...

Bruit du train de minuit, sempiternel ami,

Qui viens heurter les murs de ma chambre enfantine,

Je te retrouve enfin dans ma première nuit!...

Et quand je t'ai, soudain, tout à l'heure, entendu

Recommencer là-bas, à pas sourds, ton voyage,

Au bout du vieux jardin dolent et morfondu.

Ah! j'ai senti mon cœur se serrer davantage!... ,

Tu t'enfuis, martelant la maison tiède et noire.

286 LA DIVINE TRAGÉDIE.

J'entends ce que me crie ton appel de douleur. J'entends les chants d'adieu, j'entends les chants de gloii Les sanglots de misère arrachés à nos cœurs, Et dans le bruit que fait cette chose en allée. Qui traîne ses douleurs broyées et ses trophées, Je comprends, je ressens, jusqu'à mourir en elle. Tous les chuchotements de la nuit éternelle ! . . .

Castelnaudary, juillet igiÔ.

I

I

IN NAÏURA REKUM

Un ramier violet marche dans la prairie. L'ombre des framboisiers bouge sur le vieux mur. C'est le moment tous les oiseaux s'apparient Dans l'arbre enténébré, mais plein de trous d'azur.

Une ferme. Une haie. Midi clair. Soleil lourd.

Le facteur. Arrivez!... Maman... c'est le facteur. Une lettre de lui. « Voilà. Bien le bonjour. Madame. » Tout le ciel éclate de bonheur. Accourez. . . Lisez-la. . . Qu'il fait beau I L'ombre chante. Le soleil enveloppe entièrement les champs. Des neiges, des fossés, des sous-bois et des sentes S'élève un impalpable et long bruissement

288 LA DIVINE TRAGÉDIE.

D'abeilles. Et la liaie coupe la vache en deux. On voit son mufle au bout du paysage herbeux. Les poules ameutées s'apaisent. Sur la table, Le pain fendu a la chaude odeur de l'étable.

(( Hôpital de Dunkerque Aujourd'hui, chers parents,

(( Je vous adresse mon bonjour habitue .

(( Mais c'a été mon tour à moi... Je vous apprends

« Qu'on m'a coupé la jambe... un éclat de shrapnell..

(( Trois jours sans pansement... La gangrène... Tant pisf,.

« Il faut se faire une raison... Et vous, là-bas .^^

{( Je vous embrasse tous. Le bonjour aux amis.

« Si vous voyez Marie, ne le lui dites pas... »

Ni paroles, ni cris. Des pleurs. Ils ont compris

La part de vérité dans la part du mensonge.

Ils échangent entre eux leurs silences. Ils songent,

Ils revoient le passé, l'enfant dans le jardin.

Ses petits cris, et puis le retour de l'école,

Quand il avait deux ans et quand il en eut vingt,

Cette façon qu'il a de rire et d'être drôle.

Et puis cette fois où... et puis cette fois que...

Ils regardent, muets, là-bas. dans l'ombre bleue

Comme autour d'un point fixe au milieu d'une allée.

LA COULÉE DU SABLIER. 389

Les souvenirs flotter sur cette tcte absente... Des sanglots, des sanglots. A la fin, une voix . Se décide et gémit : (( Je le savais bien, moi ! » Et l'autre voix reprend l'antienne impuissante : {( Je l'avais toujours dit qu'il ne reviendrait pas ! » Le père a flageollé comme un homme qui boite, La sœur s'est affalée dans l'herbe. Mais la mère Reste debout. Toujours les mères restent droites Pour recevoir le coup au cœur, depuis la guerre I Les abeilles du puits tournent leurs rondes folles. Il fait beau. Dans la cour, une servante crie Après le chien. La ferme, au plein soleil, somnole. Et, comnie passerait une ombre rafraîchie. Le ramier violet marche dans la prairie.

Maintenant, c'est Tété. Les journées sont plus brèves.

La même cour, la même ferme. Azur faibli.

La peau du raisin blond se tend. La figue crève.

Le chien grommelle. Il poursuit quelque lièvre en rêve.

L'homme travaille. Il a du crêpe à son habit.

Les poules, en grattant leurs crêtes et leurs plumes,

Entourent cette femme en deuil, dont l'œil sévère,

25

ago LA DIVINE TRAGEDIE.

La voix dure, les cheveux gris, le noir costume

Blasphèment la douceur immense de la terre.

(( Bonjour, Madame ! Hein, croyez-vous.»^ Le soleil tap

C'est le facteur. Bah! qu'attend-elle désormais?

Cet homme qui refait tous les jours cette étape

Du village à la ferme, ahl que son cœur le hait

De n'apporter que ces papiers-là qu'il apporte.

Il peut bien entr'ouvrir ou dépasser la porte,

Elle n'accorde plus un regard à cet homme!

Mais, aujourd'hui, qu'a-t-il à parler de la sorte?

Vaguement, elle entend : « Ça va pas mal, en somme!

La paix sera signée dans dix jours. On pavoise. »

Le père approuve et dit : « Oui, ça ne va pas mal.

Mais elle, elle a gardé la haine villageoise

Contre tout ce qui fut l'atteinte au honheur même.

Elle refusera sa part de joie commune.

Son orgueil d'autrefois s'est changé en rancune.

Et, limitant la vie au sort de ce qu'on aime.

Elle grommelle avec des éclairs sur sa face :

(( La guerre î Elle est finie pour moi depuis longtemps!

Qu'est-ce que vous voulez que tout cela me fasse? »

Le père ajoute : « On est tout de même contents. »

Mais la voix était humble et timide... « Bonsoir! »...

Farouche, elle a poussé la bassine de cuivre

le.

J

LA COULÉE DU SABLIER. agi

trempe le maïs pour le repas du soir,

Et, lents, ils out repris l'immense ennui de vivre.

*

Le drame universel tient là, presque au complet.

Voilà ce qu'on a vu partout le blé germe,

Ce qui se sera dit, sans répit, sans arrêt,

Du saule de la haie à l'orme de la ferme.

Combien d'heures par jour, combien de jours de suite

Cette banalité s'est-elle reproduite.

Sur la terre, d'un bout du monde à l'autre bout.^

Combien de millions de fois peut-on admettre

Que les soleils d'hiver ou les grands soleils d'août

Auront illuminé cette scène champêtre ! . . .

Petit drame d'une heure et qui tient dans le creux

D'un bonheur comme tient un oiseau dans la main!

Frappez de porte en porte, et par tous les chemins,

Ceux qui sont ont vécu ces heures entre eux ;

Ceux qui sont ont dit ces choses monotones

Dont nous avons rêvé jusqu'à l'épuisement.

Et pour la charité desquelles cependant

39a LA DIVINE TRAGEDIE.

Notre esprit qui se blase et que plus rien n'étonne. Ne trouve même plus une larme à donner!...

L'heure s'approche tout se sera terminé,

Mais quand viendra la gloire et que les gaietés vives

Afflueront dans nos cœurs impétueusement,

Pour être à l'unisson de ces âmes pensives

Dont le chagrin remontera le cours du temps,

Pour pouvoir décréter que tout est accompli

Et qu'enfin la puissance obscure de l'oubli

Sur ces blés moissonnés a fait passer sa meule,

Peut-être faudra-t-il toute une éternité,

Cet espace que le ciel met à transformer

Une douleur de mère en celle d'une aïeule!...

Certes on guérira la terre. Il le faut bien.

Mais la patrie sera semblable à ces demeures

pour des fêtes on a dressé le festin.

l'on voit resplendir ces joies intérieures

Dont l'œil des jeunes gens porte le témoignage.

l'on entend des chants et des verres choqués,

Tandis qu'en quelque salle sombre, à l'autre étage,

De vieux chagrins et des soucis mal expliqués

Relèguent la parente âgée, de noir vêtue,

Qui vit là, solitaire, et toujours à l'écart.

LA COULÉE DU SABLIER. 298

Elle ne participe à rien et perpétue

Ces grands souvenirs, appréciés des vieillards...

Oui, la patrie aura l'aspect de ces maisons

Retentissantes et de rires toutes pleines

l'on danse jusqu'à ce que l'aube survienne

Et fasse peu à peu mourir les violons,

Alors que, loin de tous ces enfants qui s'amusent.

Sans même rien entendre ou savoir, la recluse

Continue de rêver, quand depuis longtemps dorment

Tant de petits bonheurs essoufflés et ravis

Et dont pas un ne se soucie de cette forme

Pâle et triste, toujours endormie la dernière,

Qui, dans la solitude et le petit jour gris,

Inexorablement, égrène son rosaire.

a5.

LE FLAMBEAU

Le huitième péché capital, la Bêtise,

Rêve d'assujettir la ville à son empire.

Les vices triomphants et libres fraternisent.

Ils partagent leurs jeux, leurs larmes et leurs rires

Avec ce frère un peu honteux, couleur de nuit,

Et qu'on appelle : le péché contre l'esprit!...

Dans ce Paris mi-héroïque et mi-badin

Dans ce Paris de guerre l'on voit rapprochés

Le pire et le meilleur, le sublime, l'humain,

Le vil et l'hypocrite, il n'est pas de péché

Plus redoutable, plus fétide que celui

De la Bêtise, aux yeux lourds de catoblépas.

Mais à la main armée comme l'est un bandit

Dont on verrait l'ombre louche allonger le pas...

I

LA COULÉE DU SABLIER. agS

Dieu nous épargne son triomphe et le coup droit

Qu'il rêve de lancer à la face du vrai!

Qui sait?... De ce bélître allons-nous faire un roi?

(( Tout restaurer par l'humain » : texte qu'il faudrait

Que l'homme après la guerre, opposât au néant

Qui souffle les flambeaux et va tout submerger,

Bientôt, dans le chaos d'un monde esclavage!...

Mais si nous devons voir jamais, après le sang,

La Bêtise étaler sa force corruptrice,

Et si c'est toi qui dois venir, premier des vices,

Nous infliger ta tyrannie et ton eff'roi,

Toi qui strangules, qui supplicies l'Esprit, toi

La broyeusê de vérités et d'idéals,

Mieux vaudrait déserter un monde déloyal

l'on n'aurait plus fait sa part à la Beauté!

Si l'on casse les reins du cheval indompté

Nous sommes avec lui et dans la mort! Minerve

Préfère mille fois périr que d'être serve!...

J'en étais de mes pensées, qui, pêle-mêle. Faisaient, comme un acier brûlant et martelé, Jaillir de grands bouquets furieux d'étincelles, Lorsque, las, et chargé d'ennuis, je suis allé. Pour trouver des témoins à ma rancœur vivace,

396 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Vers un palais désert, que nulle main ne rouvre A l'esprit attentif qui médite et qui passe, Une maison d'oubli. Je suis entré au Louvre.

De grandes galeries vides... rien que mon pas,

Le silence, et dedans, partout, comme en des limbes

Des visages connus qu'on ne reconnaît pas.

Des fronts purs et des barbes fleuries sur des guimpes,

Des feutres, des brocarts, des cristaux et des soies,

Des ombres, des clartés, des arcs-en-ciel, des casques,

Des ténèbres qui jouent, des clartés qui chatoient.

Mais la tristesse sombre empreinte sur ces masques,

Partout, l'oubli, partout un abandon spectral,

Des visages qui furent célèbres, naguère.

Et qui végètent là, prostrés, depuis la guerre ;

Princes découronnés, beautés de carnaval,

Parqués ainsi que de grands prisonniers royaux

Des otages sur qui l'on a mis l'embargo..,

Et ce Louvre dorment le prince Léonard,

Sa Majesté Rubens et Sa Grâce Van Dyck,

Semble, rois sans royaume et mages sans public,

Un vaste camp de concentration de l'art,

s'exilent dans une attente un peu hautaine.

Fantômes revenus de vagues Sainte-Hélène,

1

LA COULEE DU SABLIER. 297

Tous les destitués de la Couronne ! ... A part

Un martyr, quelque saint qui persiste et qui croit,

Tous sont des ombres, des monarques déjetés;

Ils ont perdu la foi dans leur éternité.

Ont-ils même abdiqué leur force, tous ces rois?

Qui peut savoir.^... Ils sont enfoncés dans le rêve,

Attendant que le jour de revanche se lève...

Et, mirant l'un dans l'autre un regard plein de gloire,

Tous ces princes, au fond d'un grand palais vidé,

Cherchent à devancer l'arrêt blasphématoire

Qui découronnera le front de la Beauté.

Car ils pensaient que l'art est un pontificat

De majesté, de pureté, et qu'il se tient

Au premier rang de la noblesse des états.

Aujourd'hui n'est-il plus qu'un parasite vain

Relégué aux greniers de la pensée, l'idole

Superflue ou le luxe historique et suspect

Que le soldat salue d'un haussement d'épaule?

Ces demi-dieux, privés de gloire et de respect,

Qui se croyaient une aristocratie suprême

De l'histoire, le dernier mot de toutes choses.

Sont là, humbles, ayant mis bas leurs diadèmes.

Et tels de vieux drapeaux dans des galeries closes...

Ah! retrouveront-ils leurs palmes et leurs trônes?

298 LA DIVINE TRAGÉDIE.

L'art n'était-il pas plus, après tout, qu'un yain mot Et qu'un balbutiement de l'âme qui tâtonne A travers les chemins de l'Espoir et du Beau?... Joyaux perdus, bijoux rancis, parures ternes, Indignes du réel, du vrai et du moderne... Pourquoi pas.^... Et voilà les paroles fatales Qui s'échapperaient de ces lèvres de silence, Si, dans cet infini retentissant des salles, Chaque portrait parlait, de distance en distance, Et disait, tour à tour, à l'autre de ces choses Que l'âge a mûrir dans leurs âmes moroses... Yinci, vieux rêve sombre envahi par l'azur, Rembrandt, profond esprit de la maison qui pense, Gorrège, immense parc charnel au grand ciel pur, Mantegna qui peignit Jésus-Christ à Florence, Fanfares de Rubens, brocarts et gonfalons, Delacroix tout en or qui suscite Apollon, Titien dans ses stucs, Watteau dans ses jardins. Et toi, rêveur plus pâle et plus secret, Chardin, Et toi, toute la Grèce blanche, froide et glabre, Toi, l'extase médiévale, et le gothique. Van Eyck le mystagogue, ou Poussin bucolique, Puretés, idéals, mourrez-vous sous le Sabre? Flambeaux, quel vent d'horreur a soufflé vos soleils?... .

LA COULEE DU SABLIER. 399

Non, non, vous n'aurez pas menti, graves visages,

Yeux profonds, toujours pleins de rêve et sans sommeil!

Ce que vous avez dit de sublime et de sage

Reste écrit dans le temps, dans l'espace et dans l'âme.

Rien ne peut effacer les lueurs de la flamme!

Si le souffle empesté de la sottise humaine

V tari notre sève et le sang de nos veines.

Pourquoi perpétuer le mensonge de vivre?

J'aime mieux que la fin de l'effort nous délivre

D'un monde injurieux qui ment à son destin.

Regardez! Est-ce vrai? La lumière s'éteint!

Oh! dites-moi, redites-moi, muets visages,

Que vous la reflétez, la lumière infinie,

Et que rien ne fera qu'elle se raréfie!

La clarté de vos yeux en est le témoignage.

Regardez l'avenir sans froncer vos sourcils ;

Vous n'avez pas menti, maîtres! Malgré l'exil,

Croyez en vous, en votre force inexpugnable.

Croyez en nous, les descendants de votre gloire!

Le vieux monde brisé est encor réparable!

Le mal n'est pas si grand que l'on pourrait le croire

La guerre aura broyé tout, à sa fantaisie,

Les chefs-d'œuvre, l'amour et toutes leurs patries,

Mais on ne touche pas à l'Esprit!... Il se peut

/

3oo

LA DIVINE TRAGEDIE

Que quelque ombre ait passé sur son grand regard blei

Mais sa naïveté, sa grandeur le protègent.

La pureté du cœur, voilà son sortilège!...

Mes vieux amis, gardiens des clartés et des livres,

Virgiliens témoins de la beauté de vivre,

Votre silence aura la force de l'airain.

C'est la loi, c'est le vœu, c'est l'espoir. A la un,

Quelle que soit la rage élancée sur les cibles,

L'obus, sans même avoir ployé la plus flexible,

0 prodige vainqueur que l'homme peut prédire !

Se brisera sur les sept cordes de la Lyre !

Paris, mai igiS.

VI

LE SACRE DE LA MORT

36

HAMLET DANS LES CAMPS

Mon âme bien-aimée.

(Hamlet.)

Hamlet rêve dans les camps. Le prince extravague. Il se gratte le bout du nez, avec sa dague, Durant que l'entrechoc monstrueux des armées Crachote autour de lui des corps et des gravats Et tout un tourbillon de choses innommées.

(( Je ne donnerais pas, de tout ça, cinq ducats... Mauvais terrain, dit-il, glaiseux... Et la Norvège N'en tirera qu'un revenu très nominal... Ce n'est pas mon affaire, après tout... Puis, qu'en sais-je.^.

3o4 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Mais l'homme est bien le plus surprenant animal!

Penser à tout ce flot de rustres, pauvres hères,

Qui piquent du caput et du nez sur la terre

Dont ils n'auraient pas eu le plus petit arpent

S'ils fussent revenus de là-dessus, vivants!...

Ce grand gâteau de glaise et de cailloux coriaces,

A leur prince, à leur roi, pour qu'ils le dégustassent,

Ils l'eussent apporté sur un plateau d'argent...

Faut-il les dire fous ou crétins, tous ces gens

Guerroyant afin de conquérir quatre champs

Qui feront à leurs corps des sépulcres pouacres

Et trop étroits pour qu'ils y tiennent tous dedans!

Les rois ne comptent point par morts, mais bien par acres.

Bah! la terre a toujours valu qu'on entassât

Des Pelions de morts par-dessus les Ossa!

Les rois ont mille fois raison de penser ça,

Puisque vingt mille enfants s'élancent à la mort

Pour un rien, un caprice, et pour la gloriole!

Cette armée dont la masse énorme court et vole

Sur des champs dont un roi calcula le rapport

Avec exactitude, agrément et méthode,

Tous ces fétus de fer qui marchent et poitrinent

Pour des idées qu'on leur a dit être divines

Mais dont les leurs étaient sans doute aux antipodes,

LE SACRE DE LA MORT. 3o5

Tous, un par un, en tas, et sans exception,

Font la risette à l'invisible événement

Sans que leur cuir en soit agité d'un frisson!....

En vérité c'est un calcul bien surprenant!

Exposer une vie fragile et passagère

A tout ce que l'orgueil peut oser et peut faire.

Tenter la vieille mort avec un cœur tout neuf!...

Et pourquoi?... Pour combler une mesure agraire.

Ajouter à l'empire une coquille d'œuf!

Et tous ces jeunes fous, téméraires sans pose,

Se défont de la vie comme on jette une rose!

Tandis que moi je scrute et j'hésite, perplexe!...

Le moyen d'être grand, fort et superlatif

Est en proportion inverse du motif...

L'axe de l'action, c'est l'instinct; son réflexe

Est la pensée; mais la mauvaise physicienne

A force de doser les motifs nous entraîne

A croupir désastreusement dans l'exégèse.

Dans tous les syllabus et dans tous les malaises...

Je suis pourri de me sentir intelligent,

Et lâche de trop calculer ma trajectoire,

Ou d'avoir mesuré tous les profils changeants

Que, sur le sol trop blanc, fait mon ombre trop noire! . . .

Agir sans rechercher le pourquoi, ouf! quel rêve!...

26.

3o6 LA DIVINE TIVAGÉDIE.

Et mourir sans savoir pourquoi l'on meurt, extase!... •Voici le moment de m'arracher à ma vase. Quelque chose de plus fort que moi me soulève. Est-ce l'heure.^ Punir mon sens de l'analyse En expiation de toute couardise! Sonnez, les olifants, musiques militaires, Tambours royaux, fifres légers, salves guerrières!... Fortinbras, arrivez par la toile de fond ! Mon cœur qui va mourir vous salue comme un Dieu ! Déchargez les mousquets. Donnez l'ordre aux canons. Fortinbras, dites aux soldats de faire feu! Enlevez ma carcasse exsangue à bout de bras!... Que vous me chagrinez de languir, Fortinbras ! Ou plutôt, non. C'est trop que mes os soient portés En catafalque, sur un pont de boucliers. C'est bien trop beau de s'en aller dans les ténèbres. Comme un héros, au son d'une marche funèbre! Meurs comme un paysan, crève comme un maroufle ! Maigre chandelle d'alchimiste, qu'on te souffle! Il était temps. D'ailleurs rien n'est moins impossible. Moi, j'ai toujours été une cire fusible;

On me fendrait du plus petit coup de canif!

Mort, accueille ton fils repentant et tardif : Voici l'heure attendue de faire la culbute...

LE SACRE DE LA MORT. 807

Finis, frisson d'idée!... Eteins-toi, douce flûte!... La tombe s'entrebâille et la gangrène immonde Souffle une contagion putride sur le monde. Fut-il instant meilleur d'arracher ma livrée De songe. Celte loque était trop étriquée!... Accorde-leur ta quintessence de poussière. Marche droit, et vas-y, même si tu trébuches. Livre-leur sans regret, tant la tâche est précaire, Ton foie de tourterelle et ton fiel de guenuche ! . . . Enfin! enfin! voici la vraie couleur des actes : Celle du sang. La terre en veut des cataractes Et le boit chaud. Grossis cette nappe versée Par des poignards plus vrais que ceux de la pensée!... Et surtout ne va pas te mentir à toi-même, Ne fais pas semblant d'élucider un problème. Tu muses : donc, tu crains... Peur? moi.^ Quelle folie! Pourtant je tarde et bien que n'aimant pas la vie, Et ne l'évaluant pas même au prix d'une épingle. Je reste là, glosant, dans la bise qui cingle, Vieux piquet effleuré du boulet des armées, A converser avec « mon âme bien-aimée! .»... En avant ! En avant ! Lâche ! Vieil hypocrite ! Mort altière, mon cœur vers toi se précipite! Mes muscles défieraient le lion de Némée...

3o8 LA DIVINE TRAGÉDIE.

1

Et, si tu n'es rien, Mort, sois au moins le prétexte

De déclarer la fin du mot, la mort du texte! ..

Mourir sans coUiger l'édition complète !

Faire le geste enfin de briser les tablettes.

Avant que, tout à l'heure, ange de la patrie.

Vous ne brisiez le cœur de notre Seigneurie ! . . .

L'art avait desséché mon corps évanescent.

Je veux entraîner l'art dans mon linceul de sang I

Périsse tout, le livre immense et l'opuscule!

Tout est dit. Le premier matin du monde a dit

Ce qu^un jour entendra le dernier crépuscule!

Mourons, joueurs d iin luth millénaire et pourri

Le globe était caduc. Il faut qu'il refleurisse

Et ranime sa vie au suc de nos charognes.

Jamais occasion ne fut aussi propice

D'en finir! ... Sus donc! Frappe, empoigne, sape, cog]|!.

Tête baissée dans la crevure universelle!

Va! Si tu trembles, mets ton cœur sous ton talon.

Meurs avec des manants, mais meurs dans raction!

Que la svelte hécatombe élève jusqu'au ciel

Son monstrueux monceau reniflé par les loups!...

Rêver, dormir, pouah ! Meurs, c'est l'essentiel;

Pour que le monde enfin débarrassé de nous

Invite ses bousiers et ses oiseaux de proie

I

LE SACRE DE LA MORT. Sog

A nettoyer la plaine immonde et qu'un malin, A cette même place tout finit, on voie Tout à coup, et dansant sur les mêmes chemins, Le printemps s'avancer, une rose à la main ! »

LA DATE

1 8 juin igiS. Centenaire de Waterloo.

I

(( Waterloo!... Je voudrais qu'un grand coup de tonn

« Nous annonçât dans quelques jours ton centenaire.

« Que dis-je.^ c'est assez, |puisqu'au fond de tes plaines

(( A ton rugissement, lion de Waterloo,

(( Répond le cri hurlé de ki louve romaine!

« Mais que c'eût été grand, mais que c'eût été beau,

(( Date pour date, si... » Une voix délicate

Alors m'interrompit : (( Bah ! qu'importent les dates I

(( Elles dorment au fond de l'histoire oublieuse.

(( Gouffre sans fin!... Voyez, c'est Waterloo demain!

(( Eh bien ! nul ne frémit, même s'il se souvient.

« Tout passe. Dans cent ans... n

i

Dans cent ans, malheui Quoi.^ Vous pensez cela.^... Sera-ce donc possible

LE SACRE DE LA MORT. 3ll

Que des liommes un jour demeurent impassibles

Quand ils entr'ouvriront le livre à notre page,

Et, comme nous quand nous parlons du moyen âge,

Lorsqu'on leur contera l'insurpassable histoire,

Les enfants, froidement, classant dans leur mémoire

La fin de la Troade ou la mort de Carthage,

Ajouteront, sans même un frisson de colère,

Cette page morose à leur devoir scolaire ! . . .

Oh! non, non! Tout en nous se révolte et s'oppose

A l'idée que ce soit pour nous la même chose !

Notre victoire fut le suprême arc-en-ciel.

C'est le sommet miraculeux du sacrifice!...

Ce rosaire de sang frais et perpétuel.

Tous ces autodafés de gloires salvatrices,

Ce flux continental que vingt peuples échangent.

Ces héros dont Dieu fait l'efl'royable vendange,

Ces César effrénés, ces surcroîts d'Alexandre,

Ce feu qu'on a vu prendre à toutes les couronnes,

Cette Babel errante, et l'exode hébété

Des caravanes, des peuplades qui bourdonnent,

Titubant sous le vent de la fatalité;

Cet Orient qui sort des Cryptes et des Puits

Pour venir s'abîmer en nos flancs volcaniques;

Rome haussant tous ses drapeaux épanouis,

3l2 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Cet Océan hurlant vers cette Adriatique,

A travers monts et mers tous ces vieux rois enfuis,

Ces vagues sur les morts refermant leurs mâchoires,

Les Mer-Rouge s'ouvrant pour happer les Mer-Noire,

Les quatre vents d'Europe en feu, crachant leur haine,

Et tous ces archipels d'avions qu'ils entraînent.

Chacun palpant la nue trouble de ses antennes,

Ces vertiges, ces avalanches de cohortes,

Ces escadres sombrées que la sirène emporte,

Ivre, le monde entier tremblant sur ses piliers,

La divine, la plus effarante épopée

Dont la terre jamais ait été fouaillée.

Tous les Honneurs, tous les Orgueils crucifiés,

Le deuil dans la poitrine et le crêpe aux idées,

Mais la moitié du globe à mourir décidée,

Sans savoir ce qui germe au fond de la tempête.

L'aube de la victoire ou le ciel des défaites.

Plutôt que de laisser cette horde ruée

Faire de l'âme humaine une prostituée;

Tout cela, dont nos fils, à jamais, dans les-âges^

Sentiront le frisson sacré qui se propage

De siècle en siècle et d'espérance en liberté.

Tout ce que nous devra la neuve humanité,

Le moment culminant de l'Histoire et des Bibles,

1

LE SACRE DE LA MORT. 3l3

Ce coup d'aile de notre rage indéfectible,

Tout, Gloire. Orgueil, Amour, Martyre et Délivrance,

Pour qu'un enfant, plus tard, sons la lampe, distrait,

Épelant tant de noms divins sans répugnance,

Mais morose d'avoir à les dire d'un trait

Et de fixer la chronologie des batailles,

Anonne cette date le Destin s'incarne,

En étirant les bras comme un gamin qui bâille :

« Septembre... Les Français... Victoire de... la Marnel

Non, ce ne sera pas. Ils frémiront toujours! Ce ne sera jamais pour eux le jour lointain. Et d'ailleurs il n'est pas de sacrifice vain. Qu'elles aient nom Rocroy, Jemmapes, Azincourt, Valmy ou Waterloo, des artères ruissellent Sur le sol qu'ont foulé toutes ces immortelles! Et pour fouetter nos cœurs, il n'est pas nécessaire D'orner ces lieux sacrés de pierres tumulaires. A la date marquée, d'elles-mêmes, les foules Viennent voir s'éveiller le sang pur de l'Ampoule. Nous, nous répudions le moindre anniversaire! Nous, c'est plus. Nous, c'est mieux. C'est dans l'éternité Que cet écho saignant sera répercuté... Aujourd'hui, Waterloo, tes stigmates recoulent.

3l4 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Que l'on aille abreuver la mémoire à leurs traces !

Mais notre date, à nous, sera toujours vivace

Et naissante! Promets, sombre avenir, promets.

Si long que soit le temps, qu'un ulcère éternel

Rongera chaque place furent consommés

Les crimes les plus grands qu'on ait vus sous le ciel,

Et que ce sang versé ne séchera jamais !

4

LES DEUX MÈRES

LA TENDRE

Je vis une figure éthérée qui dressait

Sa stature au-dessus des plaines foudroyées.

Plus grande que le plus grand chêne des forêts,

Avec un geste circulaire, elle semblait

Ramasser, pour les morts sans gloire, des trophées,

Mais ce n'était pas son but, car je compris

Que, tel un laboureur dans le sillon qu'il creuse.

Elle comptait ses morts, d'un geste de semeuse.

L'ombre des soirs couvrait les champs où, réunis,

Ils allaient tous entrer dans leur première nuit;

Et ce spectre, monté sur eux, c'était la Mère,

La grande Aïeule, c'était l'Esprit de la Terre

3i6 LA DIVINE TRAGEDIE.

Qui, comme un capitaine ou comme une vigie,

Venait, dans l'ouragan des victoires surgies,

Visiter ses enfants et compter ses armées.

La Terre leur parlait et leur disait ces choses

Qui tombent, certains soirs, de sa bouche embaumée

Sur le front blanc des morts et sur leurs lèvres closes.

Ensevelissements ! Ombres ! Métamorphoses !

Formation et fusion! Acre amalgame!

Moment précis tout le cotps s'essore en âme.

Dialogue éternel de la Pensée des Mondes

Et de celui qui vient dans ses ombres profondes

Lier l'univers mort à l'univers futur ! . . .

Et la Terre disait à ses fds :

(( Mes chéris, Êtes-vous bien.^ Vous ai-je fait bonne mesure? Je veux que vous m'aimiez puisque je vous ai pris.' Vous avez tant souffert, enfants, pour me défendre! Je veux avoir un soin scrupuleux de vos cendres. Oh! que vous êtes grands! que vous êtes nombreux! Que l'odeur de la poudre est douce à mes narines. L'odeur qui flotte encor sur vos formes divines ! Oh! qu'ils sont beaux, mes fils ! Gomme ils dorment en Toi, petit, es-tu bien sous le cours d'eau des prés? Toi, détends pour la nuit tes jointures serrées.

LE SACRE DE LA iM O IV T . .'^17

A toi. le vieux, qui dors si seul, mon meilleur coin!... Rapprochez-vous. Vous aurez chaud, étant moins loin.. \ otrc sommeil n'a-t-il en moi rien qui l'opprime.^ Trouvez-vous votre lit bien fait? Je voudrais tant Vous apporter un bon sommeil réconfortant! Aimes-tu ta vallée? Préfères-tu les cimes? Tes muscles en tombant se sont-ils pas froissés ? Vous ai-je bien compris? et vous ai-je exaucés? Ainsi, mes fils chéris, je vous tiens tous en moi! Je vous absorbe tous et vous ensevelis. C'est un amour méticuleux qui vous reçoit. Venez ! La bonne hôtesse a préparé les lits ! . . . Vous qui croyiez que je m'appelais la Patrie, Qui vouliez que vos chairs alimentent mes veines, Vos mères d'autrefois vous donnèrent la vie, Mais vous, c'est vous, mes fils, qui me donnez la mienne! Aussi viens-je la nuit visiter les dortoirs Pour que pas un ne souffre et pas un ne se plaigne ! Ai-je bien fait? Vous sentez-vous heureux, ce soir? Je tiens à mon renom. J'ai souci de mon règne. Je ne veux pas, hosties dont la chair fut si tendre. Qu'un reproche tardif agite un jour vos cendres, Ni qu'un seul se lamente : « Oh ! que j 'ai mal dormi I (( Mère, fais-moi dormir... Etouffe en moi les rêves ! »

37.

3l8 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Que tous pensent : « Je croyais être au Paradis,

(( Du temps de votre Eden premier, aux beaux jours

« Aucun regret n'habite en moi. Je répudie

(( Tout ce que j'ai ch'ri et voulu dans la vie,

« Avant que je ir.ourusse, ô Mère, sur ton cœurl

« Ne plus revoir les cieux, ne plus sentir le vent,

(( N'être plus, ce n'est rien quand c'est pour toi qu'on a

Et je devine bien, mes chers ensorcelés, .

Que vous diriez cela, si vous pouviez parler.

Rien d'autre que cela : (( Mère 1 je suis content! »

Dormez, mes fils! dormez, sous mon aile funèbre! Je me sens renforcée de toutes vos vertèbres. Je vous ai revêtus de toutes mes essences. Vous avez tant voulu vous abîmer en moi. Et vous êtes si bien tombés, que je vous dois Mon amour sans limite et ma reconnaissance. Comptez sur moi. J'ai convoqué mes ouvriers, |

Je leur ai commandé vos tombeaux : « Travaillez! Absorbez bien mes morts, c'est un dépôt sacré. Leur ai-je dit. Prenez ce qu'ils vont vous donner. Toi, flanc de la montagne, et toi, flanc de la plaine, Empruntez-leur toute leur force souveraine. Puisqu'ils sont morts, tâchez de leur faire connaître

II

LE SACRE DE LA MORT. 819

Tout leur nouvel empire à ces triomphateurs I

Forêt, qui mets ta grifle touffue sur Ifcur cœur.

Gomme un chien le ferait pour le corps de son maître,

Garde-les! Garde-les longtemps, puis, peu à peu.

Fais-les redevenir, ô bonne hamadryade.

Mes tertres les plus verts, mes ruisseaux les plus bleus -

Alors qu'ils soient lâchés, vivants, par myriades!

Qu'ils deviennent halliers, bruyères, saules creux!

Faites qu'ils soient un peu dans toutes les essences,

Qu'ils soient dans tous les flots, dans toutes les présences,

Rendez-les en ruisseaux, rendez-les en forêt!

Ne perdez rien! car leur moindre atome est sacré.

Travaillez ! C'est plaisir d'entendre vos mâchoires

Qui mâchent doucement mes morts, comme de l'herbe.

Comme paissent là-haut, sur tous mes territoires.

Les bœufs aux lourds fanons, couchés parmi les gerbes. . . »

Ghers fils, n'êtes-vous pas le souffle intérieur

Qui gonfle ma poitrine et nourrit mes mamelles.^

Je vous bois, je me fonds dans vos sèves nouvelles.

Vous, la chair de ma chair, douleur de ma douleur,

Qui n'avez pas voulu qu'on attente à mes rives,

Qui m'avez fouaillée d'un amour irrité,

Pour me donner après votre immortalité!

Vous serez mon dépôt fervent, mes œuvres vives.

320 LA DIVINE TRAGÉDIE.

0 fils passés, dormez! Je vous ferai renaître, Aux jours lointains vous deviendrez les ancêtres, Renaître dans le Nombre, et l'Espace, et le Temps, Dans tous les fils futurs qui presseront mes flancs ! »

(Vinsi parlait l'aïeule. Ainsi parla la Mère, ^

En contemplant ses morts sur les champs foudroyés, On la voyait de loin faire son geste austère. Et son orgueil parlait plus fort que sa pitié...

Mais il me sembla bien pourtant apercevoir

Qu'elle dissimulait un plus grand désespoir.

Sa voix, qui, par moment, grave, baissait de ton,

Murmura tout à coup : « Pardon ! Pardon ! Pardon ! »

Et ce mot était dit comme l'eût dit le Christ,

Et je vis qu'un remords sans absolution

Faisait tomber des pleurs de sa paupière triste 1

II

L'IMPASSIBLE

[ais vous, Patrie, et vous, Espace, Temps et Nombre.

balayez promptement vos morts. Broyez leurs cendres.

[e vous attardez pas à recenser des ombres.

['enlacez pas les morts comme, avec nos mains tendres,

fous autres nous faisons. Oublie, ô ma patrie!

lertes il est cruel d'oublier, mais si juste!

'ous les moments passés sont pourriture. Oublie.

fe leur élève point ni mausolée ni buste. Grains de sentir monter un sang livide et froid Aux oreillettes de ton cœur, à tes mamelles Que féconde sans fm la sève artérielle, Patrie!... Si tu comptais tout ce que tu leur dois. Tu ne pourrais jamais, pour acquitter ta dette, Amonceler assez de sombres violettes.

322 LA DIVINE TRAGEDIE.

Mais ton amour est bref, hâtif, autoritaire.

Plus glacé qu'un soleil de minuit, et tu mets

Comme un baiser de marbre à leur tombeau de terre

C'est bien que la Patrie ne s'apitoie jamais !

C'est bien qu'elle ait horreur des ténèbres et fasse

Produire toujours plus de lumière à l'espace;

Car, pétrie d'un amour unanime et total,

Elle est celle qui vit éternellement seule, |

Et dont le grand désir qui hante son sein pâle

Est la destruction féconde. Elle est le mal

Indifîerent. Elle est ce Moloch dont la gueule ^

ï'-

Crache le feu, mais dont la main semble bénir

Ceux qui vont dans son grand amour s'anéantir.

Il faut détruire ! Il faut brûler 1 Brûle. Détruis. ï

Bâtis des dieux nouveaux pour des enfants nouveaux ;

Mais ne t'attarde pas au règne de la nuit.

Agis dans le moment. Disperse au vent les os.

Que l'on voie ton regard, riche d'un jeune azur.

Avidement tourné vers la chose future.

Patrie ! résiste à la séduction des morts.

Leurs héritiers sont exigeants. Tes mains sont nues.

Ne lègue rien que l'Espérance. C'est encor

Donner beaucoup, que de donner aux mains tendues

Ces richesses, un peu nébuleuses, la Foi

LE SACRE DE LA MORT. 323

Et l'Espérance, en refusant la Charité!...

Lève la torche d'épouvante... exalte-toi.

Devant la cendre, dis ceci : « Ils ont été,

D'autres seront. J'attends, car je n'ai pas mon compte. »

Efface de ton pied le poussier des tombeaux.

Et, sereine, sacrée, envole-toi, et monte...

Tous tes fils sont fauchés ; oublie! Ils étaient beaux.

Que t'importe !... Il faut bien que le moment périsse.

Détruis, détruis, nous t'en conjurons, sache-le !

Sur ces ruines il faut de nouvelles bâtisses.

D'autres morts sur le sol du cirque fabuleux.

Pour nous seuls la pitié! Mais toi, dédaigne-la!

Pour nous les pleurs, pour nous l'explosion sensible

Des cœurs outrés que la débâcle révolta.

Mais toi, la Violente, et toi, l'Inaccessible,

Reste, l'orteil crispé, dans ta pose d'envol,

Tandis que nos douleurs s'enracinent au sol.

Ton impassible amour veut qu'on se sacrifie..»

Pour l'esclave immolé à ta sainte euphonie

Offre un tombeau sans nom, sans gloire, et sans durée.

Surmonte, en te cambrant, la tombe enregistrée,

Et que rien ne révèle un trouble intérieur

Dans le nerf de ta face ou le bruit de ton cœur.

Toujours, comme un vautour vers le soleil, sois celle

324 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Dont les yeux sont fixés sur la chose éternelle. Tout au plus devons-nous savoir qu'une âme est là, Qui frémit et qui doute et s'émeut tout de même, Quand, par instants, on voit ta sublime effigie Dont le bras lourd se lève et lentement essuie Cette sueur de sang qui fait ton diadème ! . . .

Qu'un bandeau de sueur s'illumine à toij front, C'est assez pour prouver ta souffrance à l'esclave. Mais ce serait faiblir d'une faiblesse grave Si ta face savait reproduire nos larmes. Laisse-nous ce surcroît débile : la pitié. La Terre peut pleurer. Son cœur est si âgé! Mais toi, Titan dressé dans le fracas des armes, Crains qu'on ne voie le sel des pleurs de Niobé Te changer en statue immobile et subite, Ou qu'un ange tonnant ne livre et précipite, Pour s'être retourné vers la pitié des hommes, Ton corps pétrifié aux bûchers de Sodome !

A LA JEUNESSE

Après la guerre, il y aura tous les vieillards. Ils le savent. Ils font des figures béates. Géronte affiche ses férules et sa batte. Arnolphe aiguise son sourire papelard. Naguère ils souffraient tant de convoiter Suzanne Et de ne l'obtenir jamais qu'à prix coûtant, De n'être pas, chacun, l'archonte omnipotent Qui distribue baiser, momifie et bonnet d'âne ! Maintenant ils sont la jeunesse intérimaire Et disent, en palpant de leurs doigts diaphanes Les soies de leur patriotisme et de leur crâne : (( La jeunesse, c'est bien, mais c'est un peu primaire, Et puis ça manque de qualité nutritive. Seigneur, il était temps que notre règne arrive ! »

28

3a6 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Quand ils pleurent, car ils ont les larmes faciles, -

Ces larmes ont la densité de projectiles!

(( Braves gas I II ne faut jamais désespérer.

« Comme ils sont bien tombés, tous ces dégénérés

« Non! pas dégénérés : disons régénérés.

« Notre chère France!... Ah! voyez-vous, quoi qu'on faj

(( Elle a toujours un peu de nous, de notre grâce.

« Enfin, reprenons donc nos claques et nos cliques,

(T Vivat I On va pouvoir redevenir classiques I »

Ainsi palabre et vaticine en ses dépôts

Notre vieille ploutocratie bureaucratique.

Mais ce sont de bons vieux lions de tout repos

Qui connurent jadis la gloire, et ces lions

Trop caducs accusaient les générations

Montantes d'avoir, par bas esprit de vengeance

Ou de lucre, vendu leur stock de peaux, d'avance,

Trente deniers, comme Judas, à l'empailleur!...

Plains ces vieux beaux. Plains-les. Ils eurent des malhc

Il est doux quaid vient l'âge aux phalanges scléreuses

De s'en aller criant partout dans la maison :

(( Ah I ça !.. . Vous voyez bien que nous avions raison! mj

Ou, parce que des fois Ton pense encore aux gueuse

De se gargariser avec un vers d'Hugo :

« Car le jeune homme est grand, mais le vieillard est beau

LE SACRE DE LA MORT. 827

Et cependant c'est vrai que la vieillesse est belle! Ce blessé qui revient ou cet enfant qui part Ont reçu des baisers merveilleux de vieillards. On en vit, abritant leurs fils sous leurs aisselles, Qui partirent, premiers, pour la grande aventure. Il en est dont le sang vibre, que rien n'accable, Dont le regard s'enivre, et qui sont adorables. Je connais des vieillards altiers dont l'âme pure, Dans les adolescents cherchant son renouveau. Sourit chaque matin au réveil des oiseaux. Et pour toi qui me lis, n'est-il pas évident Que ton père sera de ceux-là, mon enfant. ^^ Ils sont beaucoup, ils sont des légions, c'est vrai. Rien n'est plus doux à voir qu'un vieillard enivré Pourvu que cela soit du vin de la jeunesse Et qu'à ce corps roidi l'espérance s'incruste Comme un iris ouvert sur un chaume vétusté. Mais ces cuistres dont rien n'épuisera l'espèce, Mais l'insolent troupeau des vieux pions d'école, Dont le patriotisme exulte et caracole Sur tout ce remuement de tombes encor molles, Ah ! c'est trop monstrueux que ce soit eux qui restent I Là-bas succombe un sang robuste, artériel. Mais ce sang encombré par la bile et le fiel

SaS LA DIVINE TRAGÉDIE.

Et qui ne garde rien de la chaleur céleste,

Comme il est criminel qu'il ait son renouveau!

L'esprit du mal, de la torpeur et de la mort

A délégué tous ses adustes camelots,

Tous ses vieux nécromants et ses tambours-majors.

Ils vont, hardis, intempestifs et vermoulus.

J'en ai guetté parfois au seuil de leurs maisons,

De ces barbons poussifs subitement promus

Au titre de trente ans par procuration.

Ils cambrent le jarret et leurs poitrines bombent.

Les plus inoffensifs sont les vieux en amour

Qui pillent les rosiers réservés au retour

Des porteurs de victoire épargnés par la tombe.

Mais j'aime mieux les voir se parfumer de nard

Et lutiner la rose ou caresser Elmire,

Que de les voir invectiver l'air qu'ils respirent

Et porter leur main blême et desséchée sur l'art.

Sur sa robe prétexte et sa gloire impubère !

En attendant, parlant très haut, ils déblatèrent

Et savourent l'omnipotence du bien-être,

Comme des serviteurs en l'absence des maîtres.

Ils organisent la victoire ; ils se retranchent

Derrière des talus montés d'in-octavos;

Ils font des jugements solennels à huis clos.

LE SACRE DE LA MORT. 321)

Et c'est drôle, pendant que triment les héros, De les voir folâtrer, toutes ces souris blanches, Dépassant mille fois, dans leur danse ineffable, Les animaux les plus absurdes de la Fable! Ils ont tendu tous leurs meilleurs coups de jarnac. Gare au retour! Les vieux sont tout feu, tout flamme!... ^ Ils ont souillé ton livre et lutine ta femme. Scapin, Scapin, Géronte a préparé le sac!...

Mais moi, je te connais. Lorsque tu reviendras, |l Jeunesse, je sais bien qu'alors d'un tour de bras ïu nettoieras l'espace et balaieras les miasmes, Lorsque tu reviendras, sonneur d'enthousiasme, Lorsque tu reviendras dans le pays des veuves, Ayant même au tombeau donné des clartés neuves, On verra qu'avant toi, la mort, quand tu partis N'était plus guère qu'une loque, qu'un miroir Obscurci, élimé, un cuivre décati A qui tu redonnas soudain toute sa gloire, Tout son neuf, tout son lustre. Oui, ta puissance est telle Que tu sus rajeunir la mort, cette immortelle!... Fais de la mort un dieu ! Périssent les vieillards Qui ne pourront hausser leur taille à ce miroir. Nous autres, nous irons lui livrer nos regards

38.

33o LA DIVINE TRAGÉDIE.

Sans terreur d'y mirer notre image et d'y voir La lumière plus vive et des splendeurs nouvelles... Ouvrier du prochain univers, des refontes Suprêmes, que ta main taille, sculpte, cisèle, Que ton génie se livre à lui-même, sans honte, Sans vain souci des cris et des gémissements, Pour donner à la terre usée et décrépite Les formes de beauté que l'avenir médite!... Reprends ton œuvre tu l'abandonnas. Reprends La contemplation à la page laissée. Fais monter, virginale et fière, ta pensée, Rempoigne ton outil, tes pinceaux, ta truelle, Râtis, sculpte, harmonise et que ton poing s'érige,

«

Superbement, de tout son muscle, que ton aile Soufflette, en s'envolant, les suprêmes vestiges' D'un monde qui n'est plus I Chassons-en les vieillards Haineux et triomphants. Ils n'auront plus leur part A ce festin de joie et d'innocence. Oh! certes. L'injure, le crachat et l'opprobre te guettent! Que devant toi les vendeurs du temple désertent ! J'ai foi dans la lumière en feu que tu projettes. Laisse tes contempteurs faire le bruit qu'ils font Et livrer le concert des imprécations. Toi, hausse le laurier que tu cueillis, jeunesse!

LE SACRE DE LA MORT. 33 1

Honore les leçons que la tombe édicta. Va ton chemin. Méprise, dédaigne ou délaisse. Crois en toi-même, crois. Mais ne crois qu'en cela! Et si, te souvenant du laurier des prouesses, En portant noblement cette branche à tes lèvres, Tu trouves la saveur trop acre, sois-en fier. Réjouis- toi, poète. Il n'y a que les chèvres Qui mâchent le laurier sans le trouver amer!

AUX SOLDATS

Viande et convive,

Oblation munificente,

Manne écarlate, chair vive

Au bout du glaive d'épouvante.

Pain et délices des rois,

Vin et table de leurs joies,

Torrent de leurs libéralités,

Agneaux dépecés,

Agneau de l'Homme, agneau légal,

Réfection des patries.

Bûcher triomphal,

Orgueil de notre vie.

Donnez-nous votre ardente charité.

Donnez-nous !

f

LE SACRE DE LA MORT. 333

Par votre cœur déchiqueté,

Par la cassure de vos genoux,

Par les vingt plaies de votre corps, reçues

Pour l'amour de nous,

Par vos chairs recousues,

Vos yeux crevés, les claquements de vos pilons,

Par la blessure de vos poignets, de vos pieds.

Par l'eau qu'épanchent vos côtés,

Par la résection

De vos os et de vos jointures.

Par votre passion et votre sépulture.

Par votre corps sans suaire.

Par votre bouche bourrée de terre,

Par l'hébétude de vos fronts, devenus fous.

Nous, les lèvres collées à vos plaies en flamme

Et tout imbues de vous,

iSous implorons l'illumination de l'âme I

Cœur du soldat, cœur épuisé. Rassasié d'opprobre, cœur qui défaille, Divin pélican dont les entrailles Nous ont aussi rassasiés, Cœur sacré des soldats Cœur pascal, alléluia!

334 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Alléluia pour vous, cœur de poussière 1 Nous nous sommes nourris de vous, divin cœur, Car l'esclave peut se nourrir de son seigneur! Maintenant nous sommes pénétrés de lumière Et, refermant l'entrée du spéculcre, chantons Ensemble l'action de grâce et l'oraison :

Cœur du repos, cœur de ma paix, cœur des soldats ! Adoro te dévote, latens Deitas.

L'EX-VOTO

r

A propos de la mutilation du sépulcre de Ligier Richier.

Le sépulcre est brisé du vieux sculpteur lorrain. Et les saints au tombeau, comme des mannequins, Semblent ainsi, n'ayant plus rien qui les soutienne. Le guignol renversé d'une fête foraine. Ils ont l'aspect minable et pauvre des victimes... Je ne sais rien de plus émouvant, dans le crime, Que le visage humilié, timide presque, Que prennent tout à coup les choses de beauté. 0 splendeurs comparues devant la soldatesque Qui ne vous plaignez pas du viol ni des blessures Et qui restez debout, humbles, dans la posture Qu'ont tous les dieux déchus ou les prostituées!

336 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Réponds, Ligier Richier, bon artisan, mon maître, Ne crois-tu pas qu'une statue, une peut-être. Résistera de tout son galbe à la ruée, Qu'elle refuserait d'incliner son orgueil Devant l'impérieuse voix de son vainqueur?... C'est celle tu sculptas, au-dessus du cercueil, m Un mort, debout, qui tend, vers la nuée, son cœur! Un trop vivace orgueil, dans ses lambeaux de pierre Circule, et donne au geste un défi trop superbe. Un lyrisme muet qui surpasse tout verbe Pour que ce mort ne soit le dernier réfractaire Et qu'il ne reste pas debout, tendu, et seul!

Gomme il a rejeté fièrement son linceul !

Qu'il est beau! Presque à jour, l'air siffle dans ses os.

Jamais un cri plus grand ne sortit de la tombe.

Jamais la pierre n'a proféré de tels mots.

Comme il fait bien sur le vieux marbre qu'il surplombe!

Comme il est actuel, l'antique revenant!

Là, dans un fond d'église obscure et funéraire,

Il m'apparait le frontispice de la guerre !

Il est l'âme d'un peuple entier. Il est l'élan

Du tombeau, le cantique éternel de l'esprit.

De l'idéal, de la révolte. Il est le cri!...

LE SACRE DE LA MORT. 337

Je distingue à jamais des beautés sans pareilles Dans cette fatidique et farouche merveille.

Sois épargné! Quand crouleraient toutes les pierres,

Tu seras, toi, je t'en conjure, la dernière!...

Car il faut que tu sois toujours le mort debout.

Va! piétine les seins mutilés de la France

D'un talon presque ailél... Sois celui qui s'élance

Et qui fait s'envoler le tombeau tout à coup I

Oh ! je voudrais qu'un jour il ornât ma demeure

Lorque je dormirai de mon dernier sommeil.

Il répondra de moi; et si quelque âme pleure,

Il la consolera en montrant le soleil

De cette même main qui tient, dans ses doigts morts.

Un cœur comme un oiseau dont l'aile bat encor!

Aujourd'hui en fermant les pages de ce livre,

A l'heure grave Dieu m'a condamné de vivre,

Je vous rappelle ici le vœu que je formai.

Exaucez-le. Mettez ce grand fantôme aimé

Sur mes yeux quand mes yeux se seront obscurcis.

0 mes amis, ce que j'écrivais, Ife voici!

Mais ce serait une inexpiable lacune

Si vous ne dressiez pas sur leurs tombeaux de terre

338 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Ce mort qu'a souhaité mon vœu testamentaire.

Chaque tombe l'aurait mérité. Sur chacune

On devrait ériger le splendide ex-voto.

Seulement ils sont trop! trop de fosses communes.

Trop de petites croix avec leur écriteau!

Elevez au plus haut du tumulus funèbre,

En quelque endroit, ce camarade de nos fils

Qui, jailli de leurs rangs, fait claquer ses vertèbres

A tous les quatre vents du ciel de mon paysl

Qu'on le voie à jamais, fidèle à la consigne.

Exhausser jusqu'au ciel muet son cœur vivant,

Et qu'un jour quelque main sur le socle, en passant

Grave l'inscription dont je n'étais pas digne :

Dus IGNOTIS.

Comme il aura battu, silencieux ^ caché,-

Tapi en moi, ce cœur qui m*obsède et me blesse,

Que j'ai pris à témoin dans les jours de détresse,

Que j'aurais tant voulu, comme un cep, arracher,

Un de ces soirs, ou l'on redoute le matin

Et qu'on est triste à ne pouvoir le dire!... 0 cœur.

Vieux sachet parfumé, sensible et galantin,

LE SACRE DE LA MORT. SSg

Tout imprégné d'éternité, cœur de douleur.

Confident de génie ou mauvais hôte en somme,

Si semblable en tous points au cœur des autres hommes.

Toi qui fais dire aux plus allègres, soudain : « Qu'ai-je? »

En levant lourdement la main pour te connaître!...

A cause cependant du triste privilège

Qu'il eut, ce serviteur infidèle à son maître,

De trop sentir, avec sa manière émotive,

De tout aimer, je veux que sur ma tombe on mette

Cette statue ancienne s'érige un squelette.

Debout, le torse à jour, pantelant de chair vive,

N'ayant pas tout donné encore à la vermine,

Qui, le pied hors du noir cercueil démantelé.

Arrache à pleines mains son cœur de sa poitrine, '

Comme si tout d'un coup il s'était rappelé

Que la mort lente allait en commencer l'entame.

Et, d'un geste d'orgueil repalpite l'âme,

En souvenir de tous ses anciens battements,

Le brandit jusqu'à Dieu comme pour dire : « Prends ! »

Dans une main crispée mettez-en l'effigie. Parce qu'il fut l'orgueil et la lutte hardie, Docile à la pitié, sensible au moindre charme, Avec l'éclosion ineffable des larmes.

34o

LA DIVINE TRAGEDIE.

Parce qu'il fat l'amour surtout, l'amour perdu,

Donné à tout ce ciel qui ne l'a pas rendu!...

Je veux ce compagnon superbe et funéraire

Qui, plein d'une rancœur soudaine, dans la terre

A fait un trou, et, seul, hissé sur ses vieux os,

Tant bien que mal, laissant flotter sa chair en pièces,

Vers le ciel implacable, adoré, se redresse

Et tend, d'un geste droit, son cœur, comme un jet d'eau !

LE SACRE DE LA MORT

0 Mort, ai-je donc trop raffiné ton essence? Quelque vague tourment me fait, quand j'y repense, M'accuser de t'avoir chérie avec excès, D'avoir trop largement estimé tes bienfaits. En t'honorant toujours de la première place Comme un sujet qui croit au maître de sa race Et reconnaît la légitimité du roi. C'est un danger d'avoir trop chanté tes exploits Ou trop vécu sous tes attirances subtiles! Je t'ai trouvée d'ailleurs d'un accueil bien facile, D'une atmosphère un peu pernicieuse et lâche... N'ayant pas peur de toi ni de ce que tu caches, Dès lors j'ai trop subi ton cher, ton clair visage! Même exagérément à toute heure, à tout âge,

29.

342 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Je t'ai sentie qui m'abritais sous ton aisselle

Amie persuasive et confidentielle ! . . .

C'est que la mort intime apaise les cœurs tristes I

De ceux dont le front penche aucun ne te résiste.

Mais cette mort intime, hélas! elle n'est plus

De ce monde! Ce sont des charmes révolus.

Avait-on même su mourir? C'est d'aujourd'hui

Que ton règne nouveau sur notre monde a lui.

Tu nous a pris de court, tout h coup, dans ta poigne,

Et tous tes apparats de naguère s'éloignent

Cqmme un brouillard devant le soleil apparu!

Je ne me repens pas désormais d'avoir cru

Que tu viendrais plus belle à travers les massacres

Et que tu n'attendais que le jour de ton sacre.

C'est fait, tu t'es taillé une pourpre insolente!

Te voilà reine, à coups d'audace et d'épouvante.

Je t'avais devinée; j'étais ton fanatique;

Tout mon pressentiment énamouré s'explique.

Je vivais au reflet prochain de ta lumière.

Je comprends à présent pourquoi tu m'étais chère

Et pourquoi j'adoptais ta force sans effroi,

Ta grâce sans dégoût. Parce que c'était toi!

Il faut t'aimer en bloc, d'un élan, pour toi-même,

Ou du moins c'est ainsi seulement que je t'aime.

I

LE SACRE DE LA MORT. 3/^3

Je no crois pas t'avoir jamais rapetissée

Par la recherche ou par l'hypothèse insensée.

Non, nous ne savons rien de toi, sinon ceci :

Que ta divinité est le plus haut souci

Que l'homme dans son cœur puisse abriter sans cesse !

T'expliquer, c'est déjà vouloir qu'on te rabaisse.

Garde ta force brute, usuelle et confuse.

Te maudire ou te regretter? Je m'y refuse!

Jamais on n'obtiendra un cri de reniement

De celui qui te voue une ferveur d'amant.

Je demeure respectueux de toi, maîtresse,

Jusque dans ton horreur ou les délicatesses!...

Tu es ce que tu es. Je t'aime telle quelle.

Sans savoir conduit ta ténèbre cruelle.

Va, le plus haut amour, c'est de ne pas comprendre!

C'est aux dieux inconnus qu'il faut donner et tendre

Le cœur chaste que l'on se sentait à vingt ans.

Il faut entrer dans ton vaste amour en chantant.

Quel mépris j'ai de ceux qui t'auront marchandé

Ta place au grand soleil des mondes animés!

Ah! je le savais bien, Mort, que tu débutais.

Que le passé n'était que ton premier relais.

Que nous allions te voir grandir et t'exalter

Dans tout le plein élan de ta virilité!

S^^ LA DIVINE TRAGÉDIE.

Génératrice, fécondante, ô grande Reine,

Que ta force est prodigue et ta face sereine!

Nous ne connaîtrons pas le secret de tes fins.

Mais du fond de mon vieux fatalisme latin

Je te crie qu'il n'y a de mort que sans limite

Et ce n'est qu'en t'aimant pour rien qu'on te mérite!

Pour rien, pour la mort même, et parce qu'elle est belle.

Le soldat le sait bien, lui, lui qui meurt pour elle.

Il ne demande pas la raison du mystère.

On lui dit de mourir. Il croit qu'il faut le faire,

Et quand il meurt il est content de l'avoir fait.

Ce respect-là sera le mien, je le promets!

Au plus haut de la foi, au plus bas de l'horreur,

Je t'appartiens avec tout mon sang-, tout mon cœur.

Sans ta lumière, ah! que le monde serait laid!

Tu te cherches mais pour obtenir le parfait.

Eternelle inquiète, en quête d'idéal 1

Si tu détruis c'est pour le but fondamental

De renaître plus forte et plus équilibrée...

Je ne regrette pas de t'avoir adorée.

Ce que tu fais de nous aujourd'hui, c'est si beaùl

A quoi rêves-tu donc d'indicible là-haut.^

Nous ne pouvons encore embrasser ton dessein

Et pourtant nous avons la foi, tu le vois bien !

LE SACRE DE LA MORT. 345

Je crois en toi. Je crois en ta force infaillible. Ce que tu fais est beau, même si c'est horrible, Ce que tu fais est bien, même si c'est le mal. Croire en toi, c'est le point sublime et capital. Je crois ! Comme je crois au grand apostolat De ceux qui n'ont vécu que pour ce moment-là! Et puisse la pensée moderne s'en remettre Sans peur et sans frisson à ta poigne de maître ! Respectons, mort fougueuse et permanente amie, Le secourable eflort de ton œuvre éblouie! Reconnaissons le dur pouvoir que tu détiens Dans l'éternel comme dans le quotidien. Garde donc la constance et la fidélité De nos cœurs, ou bien viens! viens t'y précipiter! Ne tarde pas. Tarder, c'est tout ce qu'on redoute. Sois brève. Bois le sang d'un trait, non goutte à goutte. Frappe au front. Frappe juste et bellement. Sans quoi, Regarde donc un peu si l'on a peur de toi! Regarde donc la France svelte, au premier rang, Droite et ceinturonnée, qui porte bravement. Jamais lasse d'un aussi long martyrologe, Depuis son encolure et jusqu'au flanc des Vosges, Sa carnassière de cadavres!... Qu'elle est belle, Sous l'opprobre et les stries de sang qui la flagellent !

346 LA DIVINE TRAGÉDIE.

Viens I Viens ! Le globe en feu t'appelle à son secours !

Il faut accélérer ton rythme de toujours,

Et te muer en cataclysme élémentaire.

Vierge chaste, remonte à ta gloire première,

A ta formation, quand le monde naissait

Et que, par tout l'azur et sur tous les sommets,

Tu marchais enivrée du vent de ta jeunesse!...

Vieille aujourd'hui, il était temps que tu renaisses...

Pour t'infuser la vie vois l'unanimité

Des artères, en sacrifice médité,

S'épandre largement par nappes et par fleuves !

Déjà tu nous parais rafraîchie, toute neuve.

Nous devinons en toi des forces qui commencent

Et c'est déjà une bien terrible espérance

Que de voir s'animer tes yeux, frémir ta voix

En désignant là-bas cette aube qu'on prévoit

Et dont nous aspirons au loin l'alacrité,

Qui se lève sur nous comme un soleil d'été,

Comme un vent délié, entraîneur d'espérances...

Ah ! que sortira- t-il un jour de cette chance

Vers laquelle la fauve et jeune humanité

Vient pour ton seul amour de se précipiter!

Tu t'es dressée du sang boueux tu te baignes,

Parée des attributs raffinés de ton règne.

SACRE jDE LA MORT. 34?

Ayant atteint, avec notre aide universelle,

Ta formule d'airain, de feu, de fer et d'ailes 1

Tu vas tout écraser et tout anéantir

Dans un coup de tonnerre immense et de désir I

Quel destin monstrueux vas-tu nous dispenser

A la fin de ce grand gaspillage insensé?

Pourtant nous sentons mieux circuler la chaleur

En l'appauvrissement assoupi de nos cœurs.

C'est que, lorsque la vie du monde dégénère,

D'un bond, tu sais monter à ta vertu première.

Arche de la naturel Impérissable bouche,

Qui donnes la beauté à tout ce que tu touches,

L'humanité docile, héroïque, abondante

S'est affranchie par ton amour! Gomme elle chante,

Gomme elle vibre maintenant à l'unisson !

Louange à toi du fond des abîmes 1 du fond

De notre foi, louange et gloire! Nous voici!...

Des bonheurs spacieux, des rêves rajeunis,

Des cohortes de volontés qui s'amoncellent

Flamboient et font jaillir partout des étincelles.

Louange à toi et sois bénie et sois absoute

Même si nous devions périr dans la déroute !

Je jure que tes fins, même incompréhensibles,

Ne peuvent être que justice, Ame infaillible.

348

LA DIVINE TRAGEDIE.

Chère Muse, entre tous les désirs le plus beau, Ferveur de l'inconnu. Volonté du tombeau 1

Nous que tu n'as pas joints aux élus de ta force. Voici, quand le printemps fait craquer son écorce. Que nous sommes témoins sans l'avoir méritée De cette aube qui va monter à l'apogée ! Ah! qu'il vienne, au-dessus des mers, de nos collines, Ce souffle, ce printemps paisible je devine Qu'on verra la Jeunesse adorable rêver. Calme et douce, à tes pieds, comme un enfant trouvé, Tandis que toi Ton te verra, fumante encor. Ayant tout terminé dans le pays des morts, Innocemment penchée sur cette tête pure, Essuyer ton épée avec sa chevelure!

On ne peut pas suffire à tous les horizons. Dans ce moment inexorable nous vivons, La mort seule a tenté le miracle et se jette A tous les fronts incendiés de la planète. Mais nous, notre àiiie a beau se sentir préparée Nous sommes tout emplis d'une terreur sacrée. Il faut, pour refouler le vertige des cimes. Réduire l'infini à la lueur infime

LE SACRE DE LA MORT. 349

De l'aurore. . . Recours des cœurs pris de panique, Enfermons l'horizon dans un point concentrique. Oui, ne considérons de la nuit qui s'achève Qu'un point, un seul, celui oii le soleil se lève, Celui par nous vient, ô Mort, ton grand échol... Comme un coq attentif dressé sur ses ergots, Nous restons là, plantés, dans la direction Précise d'où jaillit l'aurore du canon. Nous attendons, tremblant d'une extase obstinée, Que la grande lueur prophétique soit née. Nous attendons, les yeux assoiffés d'horizons, Couverts de sang, parmi sa chaude exhalaison... Et moi, l'amant transi de la beauté perdue. Comme un grand drapeau noir et lointain je salue, De tout l'élan d'un cœur par la tombe épargné, 0 Mortl ton espérance et ta fécondité.

^ Sept. 1914. Dec. 1915.

3o

TABLE

Pages.

La Divine Tragédie vu

LA DIVINE TRAGÉDIE

Pour aller vers l'Enfer tragique 3

Oblation 5

Dédicace 7

I. LA JOIE ROUGE

TOUS

Le Départ 17

La Terre du Lys 3o

Le Dernier jour 38

Chant d'adieu 45

Patrie 5i

3o.

353

TABLE.

IL LE CERCLE DE CAIN

LA-BAS

Pages.

Aux Mères douloureuses 59

Les Mains. 62

Le Cauchemar ^ 67

Le Donateur 76

Un Spectacle au camp 81

L'Officier de garde . 86

Chanson de route 91

La Charge 94

L'Autel des parfums 100

Le Combat d'avions ^ . io5

Les Grillons ii3

Les Gants blancs .• . 117

L'Office 120

Le Nouveau Christ 128

Les deux Troupes 126

L'Illusion en marche ' 129

Le Héros i33

Le Soldat de igiS i37

Le Cercle de feu 1^7

III. LE CERCLE D'EVE

ELLES

Le Calendrier. . i53

Le Cri 167

TABLE. 353

Pages.

Lettre d'une grand'mère i6i '

L'Alliance i65

Complainte 169

Solitude 175

Une Lettre 177

Les Fronts noirs 182

Aux Amantes i85

L'Aimeuse 19^

Les Fronts blancs 19^^

Les Hyènes aoo

L'Ouvrière 2o5

IV. LA FORÊT DES RUINES

DERRIÈRE

Le Retour des hirondelles 2i5

Les Emigrés. 220

La Forêt hantée 226

La Cathédrale ardente. 228

Sur le bord du fleuve 282

Le Prisonnier 286

Dialogue de deux reines 242

V. LA COULÉE DU SABLIER

NOUS

Mes hôtes 255

L'Attente [ 268

354 TABLE.

Pages.

L'Ange. . . ^ 26C

Nuit de Zeppelin 274

Nuit d'été 282

In natura rerum 287

Le Flambeau 294

VL LE SACRE DE LA MORT .

Hamlet dans les camps 3o3

La Date 3 10

Les deux Mères : L La Tendre 3i5

IL L'Impassible 32 1

A la Jeunesse 325 A

Aux Soldats 332

L'Ex-Voto 335

Le Sacre de la Mort 34i

Paris. Typ. Ph. Rewocard, 19, rue des Saints-Pères. 53i6i.

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CE PQ 2603

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