THE LIBRARY

OF

THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

PRESENTED BY

PROF. CHARLES A. KOFOID AND MRS. PRUDENCE W. KOFOID

LAFAYETTE

EN AMERIQUE,

EN 482/1 ET 1825,

ou

JOURNAL D'UN VOYAGE

AUX ETATS-UNIS;

PAR A. LEVASSEUR. .

ORNE DE DOUZE GEAVURES ET I>'tHE CAKTE.

TOME SECOND.

PARIS.

A LA LIBRAIRIE BAUDOUIN,

RUE DE VAUGIRARD, N°. I'].

1829.

Li 33 LAFAYETTE

EN AMERIQUE.

CHAPITRE I".

FETE UES FERMIERS DU MARYLAND. DEPUTATION INDIENNE PRE SENTEE AU GENERAL LAFAYETTE. MESSAGE DU PRESIDENT DES

ETATS-CSIS. HONNEURS EXTRAOHDINAIKES BENDUS A L'n6TE DE

LA NATION. RECOMPENSE NATIONALS OFFERTE PAR LE CONGRES.

hi N arrivant a Washington , nous ailames diner cliez le president , et , apres vingt-quatre heures de repos , nous partimes pour Baltimore, ou nous etions invites, comme rnembres de la societe d'agriculture , a assister a Ja fete annuelle des fer- miers du Maryland. Cette fete a pour but de distribuer des recompenses et des encouragemens a tous ceux qui , dans lecours de 1'annee, ont fait faire des progres a Fagriculture ou aux arts d'u- tilite domestique. Les divers produits sont sou- mis , sans nom d'auteur , a 1'examen d'un jury ,

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sur le rapport duquel les prix sont distribues par la societe d'agriculture. L'exposition nous parut riche en produits de tous genres. Un grand nom- bre de chevaux , de vaches , de moutons remar- quables par la beaute de leurs formes , nous prouverent combien les fermiers du Maryland apportent de soins au perfectionnement des races. Des modeles d'instrumens aratoires ; des tissus de lin , de chanvre , de coton , de laine; des vins, des grains , disposes de maniere a pouvoir etre exa mines par tout le monde , attestaient 1'esprit de recherches et de perfectionnement de la classe industrielle de ce riche etat. Le general Harper ouvrit la seance par un di scours fort instruct! f sur les progres de 1'etat actuel de Tagriculture dans le Maryland, et le general Lafayette fut charge de distribuer les prix a ceux qui les avaient merites. Aprescette distribution, tous les fermiers furent formes sur deux rangs par M. Skinner, secretaire de la societe, et le general Lafayette passa devant eux en serrant la main de chacun. Apres cette ceremonie on se mit gaiement a table, ou Ton but force toasts : A I'hote de la nation; au fermier de la Grange , etc. Le general repon- dit a tous ces hommages en portant le toast sui- vant : *A la sentence de liberte americaine trans- plantee sur d'autres rivages. Etouffee jusqua present , mais non detruite par les mauvaises herbes europeennes , puisse-t-elle germer et se-

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lever de nouveau , plus vigoureuse , plus pure, et couvrir Le sol des deux hemispheres ! »

Avant de quitter Baltimore , nous visitames plusieurs fermes cles environs, dans chacune des- quelles Je general Lafayette prit avec soin des notes sur les diverses ameliorations qui lui paru- rent d'une application utile pour sa ferme de la Grange. II admira surtout la belle chaudiere a vapeur 1 du president de la societe d'agriculture, a 1'aide de laquelle on peut nourrir plus econo- miquement et plus abondamment de nombreux troupeaux. M. Patterson lui offrit un jeune tau- reau et deux genisses d'une elegance de forme extremement rare. 11s sont d'une race qui a etc creee , flit- on , en Angleterre , dans le comte de Devonshire. II recut aussi, de plusieurs autres cul- tivateurs, des dindons sauvages propres a relever la race des dindons d'Europe ; des cochoris de taille et forme extraordinaires , etc., etc.; en{in , chacun voulut ofFrir de ses produits au fermier de la Grange, et il accepta avec d'autant plus de reconnaissance , qu'il voyait dans chacun de ces presens un moyen de plus d'etre un jour utile a 1'agriculture francaise.

A notre rentree a Washington, noustrouvames

1 Depuis notre retour en France , le general a recu de M. Moris, citoyen de Baltimore, une chaudiere semblable et 1'a raise en action dans sa ferme.

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]a ville beaucoup plus animee qu'avant notre de part. Le nombre d'etrangers et de citoyens de tou- tes 1 es parties de 1'Union , qui s'y ra ssembl ent ordi- nairement & 1'epoque de 1'ouverture du congres, j etaient accourus cette fois en beaucoup plus grand nonibre encore , attires par le desir de s'j trouver en meme temps que Fhote de la nation , et pour j etre temoin de Installation du nouveau presi dent que le peuple etait appele a elire cette annee. Les ambassadeurs des puissances europeennes , les representans des riouveaux etats de 1'Ameri- que du Sud etaient venus reprendre leurs postes qu'ils avaient quittes pendant la belle saison ; des deputations indiennes meme etaient venues du fond des forets les plus eloignees pour exposer au gouvernement americain les besoms de leurs freres. Ces deputations vinrent visiter le general Lafayette le lendemain de notre retour. Elles lui iurent presentees par le major Pitchlynn , leur interprete. A leur tete etaient deux chefs que nous avions vus s'asseoir un jour a la table de M. Jefferson , pendant notre sejour a Monticello. Je les reconnus a leurs oreilles decoupees en lon- gueslanieres, garbles delongues lames de plomb. L'un d'eux , nomme Mushalatubec , adressa la parole au general en langue indienne, et lui dit :

« Tu es un de nos p^res. Tu as combattu a cote » du grand Washington . Nous serrons ta main » ici comme celle d'un ami et d'un pere. Nous

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» avons toujours marehe dans le blanc sentier » de la paix , et c'est ce sentier que nous avons )> suivi pour venir te voir. Nous te presentons » des mains pures qui n'ont jamais etc leintes du » sang americain. Nous vivons loin d'ici dans une « con tree ou le soleil ardent darde perpendicu- » lairement ses rayons sur nous. Nous avons eu » pour voisins les Francais , les Espagnols et les » Anglais ; mais maintenant nos seuls voisins sont » les Americains, au milieu desquels nous vivons » comme amis et comme freres. »

Alors Pushamata , le premier de leurs chefs , prit la parole a son tour, et s'exprima en ces termes :

« II y a pres de cinquante neiges que tu as tire » le glaive comme compagrion de Washington : » avec lui tu as combattu les ennemis de 1'Ame- » rique. En melant genereusement ton sang au » sang de tes ennemis , tu as proave ton devoue- » ment a la cause que tu defendais. Apres avoir » termine cette guerre, tu es retourne dans ta » patrie , et maintenant tu viens revisiter cette » terre ou tu es honore et beni par la reconnais- » sance d'un peuple nombreux et puissant. Tu » vois partout les enfans de ceux dont tu as de- » fendu la liberte se presser autour de toi et ser- » rer tes mains avec une filiale affection. Nous » avons entendu raconter toutes ces choses dans » le fond de nos retraites les plus eloignees, et

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» nos coeurs ont ete devoirs par le desir de te » voir. Nous sommes venus , nous avons pressed » ta main et nous sommes satisfaits. C'est la pre- » miere fois que nous te voyons et probablement » Ja derniere. Nous ne nous rencontrerons plus.

» La terre nous separera pour toujours )>

En prononcant ces dernieres paroles , ie vieil Indieri avail dans le maintien et dans la voix quelque chose de solennel. II semblait agite par de tristes pressentimens. Nous apprimes sa mort peu de jours apres; elle cut lieu avant qu'il put se remettre en route pour retourner au milieu des siens. Sentant sa fin venir , il fit appeler ses compagnons de voyage , les pria de le lever et de le parer de ses plus beaux ornemens , et demanda qu'on lui apportat ses armes , afin que sa mort fut celle d'un liomme. II temoigna le desir qu'a son enterrement les Americains lui rendissent les devoirs militaires , et qu'on tiratle canon sur sa tombe. On lui en fit la promesse : alors il. se remit a causer avec ses amis, et expira doucement au milieu de la conversation. Il etait tres-vieux et appartenait a la tribu des Gboctaws , ainsi qu'une partie de ceux qui vinrent visiter le ge neral. Les autres etaient de la tribu des Chic- kasaws.

Le general avait trouve en rentrant a Washing ton des messages de tous les etats du Sud et de TOuest , par lesquels on lui exprimait le desir et

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1'espoir qu'avait le people de ces parties de 1'Union de recevoir sa visile. Les represeritans de ces di vers etats , qui etaient arrives pour sieger au con- gres, venaientle voir chaque jour, et lui parlaient avec enthousiasme des preparatifs que faisaient deja leurs concitoyens pour recevoir dignement Vhote de la nation. II sentit bien qu'il lui serai t difficile , pour ne pas dire impossible , de se refu ser a des vceux exprimes d'une maniere si tou- chante et si honorable pour lui. II prit done le parti de se rendre a toutes ces invitations ; ma is il fut decide que vu 1'epoque trop avancee de la saison , il ne recommencerait son voyage qu'a la fin de 1'hiver dont il consacrerait une partie au repos a Washington , ou il pourra.it suivre les debats du congres. Mais comme ces debats ne devaient s'ouvrir que dans quelques jours , il re- solut de profiler du temps qui lui restait pour aller visiter tous les membres de la famille du general Washington qui se trouvaient dans les environs de la capitale. Nous allames d'abord chez une de ses nieces, madame Lewis, qui reside a Woodlawn. Cette dame fut elevee kMontvernon avec M. George Lafayette , et le temps n'a point detruitl'amitiefraternellequi s'etait etablie entre elie et lui. Elle nous accueillit avec une grande tendresse, ainsi que sonmari etsa famille. Nous restames quatre jours a Woodlawn , entoures des soinsles plus toucLans, et nous en par times char-

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ges de petits presens qui pour nous etaient d'un grand prix , car ils se composaient presque tous d'objets qui avaient appartenu au heros de la liberte, a Timmortel Washington. CommeWood- \ lawn n'est qu'une division de 1'ancienne propriete *^e Montvernon , nous n'eumes qu'une promenade afairepourallerdemanderadineraujugeBushrod Washington. Nous revinmes ensuite a Arlington, residence de M. Custis , dont j'ai deja eu occasion de parler. Sa maiscn , hatie sur les plans reduits du temple de Thesee, est elevee sur un des plus beaux sites que Ton puisse imaginer. Du portique 1'c^il peut embrasser a la fois le cours majestueux du Potomac, le mouvernent com mercial de Georgetown , la ville naissante de Washington, et au loin le vaste horizon au-dessous duquel sont les plaines fertiles du Maryland. Si M. Custis , au lieu du grand n ombre d'esclaves indolens qui devorent ses produits et laissent ses cbemins en mauvais etat , em ploy ait settlement une douzaine d'ouvriers libres bien payes,je suis sur qu'il ne tarderait pas a tripler ses revenus et k avoir une des plus delicieuses proprietes , non- seulement du district de Colombie , mais encore de toute la Virginie.

Pendant que le general Lafayette visitait ses amis, le congres venait d'ouvrir sa session, le 6 de- cembre , selon 1'usage. Le 7 , a midi , les cham- bres avaient recu le message du president, et , a

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notre re tour a Washington, le 8 , nous pumes lire cette piece politique , toujours si remarquable aux Etats-Unis, mais encore plus interessante cette annee, parce qifelle etait le dernier grand actede 1'administration d'unhonnetehomme, et que son influence sauva peut-etre les republiques de 1'A- merique du Sud , je ne dis pas des intrigues, mais au moins des attaques de FEurope. J'engage ceux qui veulent apprendre comment, dans un gouvernement legitime , le chef de 1'etat, libre- ment elu par le peuple, rend compte a ses ad- ministre's de la mission sacree qu'ils lui ont con- fiee, a lire le message de M. Monroe, du 6 de- cembre 1824. Us y verront avec quelle candeur ce sage magistral donrie au congres le detail de tous les actes de son administration; avec quelle simplicite il parle de ses traites avec tous les rois del'Europe; avec quelle franchise il ex pose les besoins , les ressources , la situation enfin de 1'etat; mais aussi avec quel courage, quelle dignite , il declare au monde entier que la republique, fidele a ses engagemeus , regardera comme une offense personnelle toutes les atta ques dirigees contre ses allies, et repoussera tou jours de tout son pouvoir 1'injuste principe d'in- tervention etrangere dans les affaires d'une nation I On me saura peut-etre gre de rapporter ici la partie du message, relative aux republiques de I'Amerique du Sud.

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Voici comment s'exprime M. Monroe : « A 1'egard de la lutte dans laquelle nos voi- » sins sont mainteuant engages , il est evident » que le pouvoir de 1'Espagne ne s'y fait, pour » ainsi dire, plus sentir. Ces nouveaux Etats ont M complete Foeuvre de leur independance recon- » nue par les Etats-Unis, et maintenue sans trop » d'opposition etrangere. Les troubles qui se sont » manifestos sur quelques points de ces vastes » etats provenaient de causes interieures qui » prenaient leur source dans le caractere de leurs » premiers gouvernemens , et qui ne sont point » encore entierement detruites. Mais il est mani- » feste que ces causes* s'affaiblissent chaque jour, » et que ces nouvelles republiques seront bientot ») consolidees par des gouvernemens electifs et » representatifs , dans toutes leurs parties, sem- » blables au notre. Nous faisons des vceux ardens » pour que ces republiques condiment a niar- » cher dans cette voie, parce que nous avons » 1'intime conviction qu'elle doit les conduire au » bonheur ; mais, malgre nos voeux , nous n'a- » vons pas cru devoir leur offrir notre interven- » tion, car nous pensons que chaque peuple a » seul le droit de se donner le gouvernement qu'il » croit convenir le mieux a ses interets. Elles ont » d'ailleurs notre exemple sous les jeux , et elles » seules sont juges competens de nos efforts , de » nos succes, et de ce qui peut le mieux s appro-

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» prier a leurs besoins ; nous les laissons a leurs » prop res inspirations avec 1'espoir que les autres » puissances suivront la meme politique que » nous. Nous avons fait connaitre au mohde en- » tier le profond interet que nous prenions a » 1'independance de ces nouveaux etats, 1'em- » pressement avec lequel nous avons reconnu » cette independance, et surtout notre desir qu'ils » fussent libres dans le choix de leur gouverne- » ment. Separes, comme nous le sommes,de )> 1'Europe , par le vaste ocean , nous ne pouvons » avoir aucun interet dans les guerres qui sur- » viennent entre les gouvernemens europeens, » ni dans les causes qui les produisent. Que la » balance du pouvoir, dans ses continuelles os- » cillations, penche en faveur de 1'un ou de » 1'autre , peu nous importe : il nous suffit de » conserver avec les uns et les autres des relations » amicales qui garantissent leurs interets et les » notres. Mais a 1'egard de rios voisins du Sud, » notre situation est differente. Nous ne pouvons » soufFrir que les cabinets europeens intervien- » nent dans leur,s affaires , specialement dans » celles qui regardent le choix de leur gouverne- » ment , et nous serions obliges de regarder » comme une agression qui nous serait person- » rielle, toute intervention de cette nature. Tl est » satisfaisant de savoir que quelques-unes des )> puissances avec lesquelles nous sommes en re-

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» lations d'amities , et auxquelles nous avons » expliqoe nos intentions a ce sujet,ont paru » disposees a les approuver1. »

Le president rendit aussi compte des motifs de la visite du general Lafayette aux Etats-Unis, et des circonstances qui I'avaient accompagnee.

« Conformement a une resolution du congres, » prise pendant la derniere session , » dit-il, « le » general Lafayette avait ete invite k visiter les )> Etats-Unis , et avait recu 1'avis qu'un bati- » nient de 1'etat se rendrait dans le port francais )> qu'il voudrait bien designer, pour le conduire » sur tel point de 1'Amerique ou il iugerait con- » venable d'aborder. Sa modestie le porta a re- » fuser cette ofTre; mais il rt3pondit que des long- » temps il avail le projet de visiter 1'Union, et » que certainement il 1'executerait dans le cou- » rant de Fannee. En aout dernier il arriva a » New-York , ou il fut recu avec les temoignages » d'afFection et de reconnaissance auxquels 1'im- » portance de ses services et les sacrifices qu'il a » faits pour nous Jui donnent tant de titres. Un » sentiment unanime a son egard s'est manifeste

1 M. Canning avait-il oublie cette partie du message clu president des Etats-Unis, ou pensait-il qu'elle etait ignoree de TEurope lorsqu'il se vanta , deux ans plus tard, d'avoir place au rang des nations les republiques de PAmerique du Sud eo reconnaissant le premier leur independance ?

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» sur tous les points cle 1'Amerique, et de tous » les Etats il a recu des invitations de vouloir » bien les visiter. Partout ou il s'est montre , la » population des environs s'est reunie pour le )> recevoir et 1'honorer. Partout il eveille le plus » vif interet en appelant les regards sur les heros )> survivans de notre revolution , qui en out par- » tage avec lui les travaux et les dangers , et que » le temps a epargnes jusqu'a present. Sans doute » un spectacle plus digne d'interet ne pourra ja- » mais etre montre aux hommes , car il serait » impossible qu'un concours pareil de sentimens » et de circonstances aussi remarquables se re- » produisit. II etait bien naturel d'attendre ce >i sentiment de ceux qui ont combattu avec lui et » pour la meme cause ; mais sa presence a emu » toutes les classes de citoyens, meme celles des » plus jeunes. En effet , est-il un individu » dans 1'Union dont la famille ii'ait pris part a » la guerre de 1'independance? Est-il un enfant » qui n'en ait entendu lerecit? Toute la ration, » depuis quarante ans, n'en apprecie-t-e!le pas » chaque jour le resultat ? Nous combattimes » pour notre liberte publique et individuelle, et » nos efforts furent courormes da succes. La pre- » sence de celui qui , guide par de si nobles inspi- » rations, prit une part si active a notre cause, » ne pouvait manquer de produire une impres- » sion profonde sur les individus de tout age. II

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» etait naturel que nous prissions a son futtir » bien-etre, comnie nous le faisoHS, le plus vif M interet. Ses droits a notre reconnaissance sont » connus.

» D'apres ces motifs, j'invite le congres a » prendre en consideration les services qu'il a » rendus, les sacrifices qu'il a fails, les pertes » qu'il a eprouvees, et a voter en sa faveur une » dotation qui reponde dignement au caractere » et a la grandeur du peuple americain. »

Apres la lecture de ce message , les chambres, selon f usage, nommerent immedialemfent des commissions pour s'occuper du travail relatif a cliacun des articles du message. Celle qui fut chargee de ce qui se rapportait au general recut 1'invitation de presenter ses conclusions dans le plus bref delai.

Mais deja d'autres commissions avaient ete nominees pour s'occuper de la reception solen- nelle du general dans le sein du congres; et , le 8 decembre , ces commissions s'etant reunies , M. Barbour faisait connaitre , a la cbambre des representans , le resultat de leur opinion. Elles etaient d'avis que , pour prevenir les difficultes qui pourraient s'elever sur ie ceremonial a sui- vre, chaque cbambre soccupat separement de la reception de 1'hote de la nation. Le senat deli- bera ensuite sur la maniere dont le general La fayette serait recu dans son sein, et la commis-

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sion fut autorisee, pour toute la session, a coritinuer d'etre 1'intermediaire entre le senat et lui.

Le 9, M. Mitchell, au nom des memes com missions, proposa a la chambre des representans les resolutions suivantes, qui furent adoptees a 1'unanimite :

« Le general Lafayette sera publiquement fe- » licite par la chambre, de ce qu'il a accede aux » desirs du congres qui 1'appelait aux Etats- )> Unis ; assurance lui sera donnee de la grati- » tude et du profond respect que la chambre » conserve pour les eminens services qu'il a ren- » dus pendant la revolution , et du plaisir qu'elle » eprouve a le revoir, apres une aussi longue ab- » sence, sur le theatre de ses exploits.

» A cet effet , le general Lafayette sera invite » par une commission a se rendre dans le sein » de la chambre , vendredi prochain, a une heure. )> II sera introduit par la commission , recu par » les membres debout et decouverts, et haran- » gue par 1'orateur. »

Des que ces resolutions de la commission fu rent connues dans le public, les milices voulurent prendre les arrnes pour donner, a 1'entree de 1'hote de la nation au congres, tout. Feclat de la pompemilitaire; maisle general Lafayette, ayant eu connaissance de leur intention , s'empressa de leur offrir ses remercimens, en leur faisant

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dire «qu'il ne croyait pas qu'il convint a la cir- » Constance qu'il fut entoure de Fappareil des » armes. » Les milices , toujours empressees de faire ce qui pouvait lui etre ie plus agreable , re- noncerent aussitot a leur projet , et, a midi et demi , nous montames en voiture , avec la com mission du senat , pour nous rendre au Capitole, A une heure precise les portes du senat s'ouvri- rent , et le general Lafayette fut introduit au sein de 1'assemblee par M. Barbour, president de la commission. En arrivant au centre de la salle, M. Barbour dit a haute voix : a Nous pre- » sentons le general Lafayette au senat des » Etats-Unis.v Les senateurs, debout et de- couverts , recurent cette annonce dans le plus profond silence. La commission conduisit ensuite le general a un siege place a la droite du presi dent du senat , M. Gaillard. Immediatement apres , la motion fut faite de suspendre la seance pour que chaque senateur put individuellement venir temoigner sa deference au general. Cette motion ayant passe 7 les senateurs quitterent suc- cessivement leurs sieges et vinrent lui presser aftectueusement la main. La seance fut ensuite levee.

Le lendemain , le general fut de nouveau con duit au Gapitole par une deputation de vingt- quatre membres de la chambre des representans. Le cortege se composait de douze voitures , mais

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sans escorte, sans pompe, sans decorations. No tre marche a tr avers la ville fut lente et silen- cieuse. A la vuc cle la premiere voilure , qui por- tait le general , les citoyens s'arretaient , so decouvraient , mais ne iaisaient entendre auciine acclamation. Ce silence, cette simplicite avaient quelque chose de solennel. En attendant que la seance fut commencee, on nous conduisit dans la salie des conferences. Des le matin les gal cries publiques etaient remplies par la foule. Les tri bunes etaient occupees par la diplomatic etran- gere et par les personnes les plus distinguees de la ville. La partie de la salle que n'occupaient point les representans avait ete livree , pour cette fois seulement , et a cause de la trop grande affluence de spectateurs, aux dames invitees a la seance.

Lorsque les representans eurent pris place, M. Condict monta a la tribune et proposa que le senat fut invite a la seance; un autre membre, M. Poinsett ,reponditque cette chambre n'etant point dans 1'exercice actuel de ses ibnctious , cette invitation n'etait peut-etre pas necessaire; mais la motion passa a une grande majorite. Lo president, ou plutot Torateur, car c'est ainsi qu'on nomme celui qui dirige et resume les de- bats de la chambre, invita afors les membres qui siegeaient au cote droit a passer au cote gauche pour ceder leurs places aux senateurs. ir. 2'

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Les portcs lurent ouvertes et le senat vint pren- dre place. Quelques instans apres , deux membres de la cliambre vinrent appeler M. George La fayette et M. Levasseur , et on nous conduisit tous deux ausein de 1'assemblee , ou on nous fit prendre place au bane des ministres. Alors, a un signal donne , les portes s'ouvrirent, et le general Lafayette parut entre M. Mitchell et M. Livingston, suivi de toute la commission qui 3'avait ete chercher. A cette vue, toute 1'assem blee se leva , se decouvrit et demeura silencieuse. Lorsque le general fut parvenu au centre de la salle , 1'orateur , M. Clay, prit la parole, et lui dit :

« La cbambre des representans des Etats- » Unis , animee de ses propres sentimens et in- » terprete de ceux de la nation , ne pouvait m'ini- » poser un devoir plus satisfaisant a remplir que )> celui de vous presenter de cordiales felicitations » sur votre recente arrivee dans ce pays. Je me » conforme aux desirs du congres , en vous don- « nant 1'assui^ance de la haute satisfaction qu'in- » spire votre presence sur le premier theatre de » votre gloire. II ne se trouve, parmi les membres » qui composerit ce corps , que pen d'hommes qui » aient pris part avec vous a la guerre de notre » revolution ; mais tous ont appris , de 1'impar- » tiale histoireou par de fideles traditions, quels » ont ete les perils, les souffrances , les sacrifices

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» auxquels vous vous etes volontairemept soumis , » et les services signales que vous avez rendus en » Anierique et en Europe a un peuple eloigne , » presque inconnu , et encore clans 1'enfanee. )) Tous sentent et recoanaissent I'^tendue des :> obligations que vous avez irnposees a la nation. » Mais tout intercssantes et importantes que » soient les relations qui vous out , dans tous les » temps, uni & novS etats , elles ne motivent pas » seules le respect et 1'admiration de cette chain- » bre. La constaiite fermete cle votre caractere , » votre imperturbable devourment a la liberte » fonclee sqr Fordre legal, pendant toutes les vi- » cissitudes d'une vie longue et perilleuse , ont » droit a jqotre profonde admiration. Pendant » les convulsions recentes qui ont agite 1'Europe, » au milieu comme apres la cessation des orages » politiques, le peuple des Etats-Unis vous a w toujours vu fidele k vos principes , debout et » la tete levee dans tous les clangers, encoura- » geant, de cette voix qui lui est si connue, les » amis de la liberte , et constant et intrepide cle- » fenseur , pret encore k verser pour elle la der- » niere goutte d'un sang que vous aviez deja si » noblement et si genereusenient repandu ici » pour la meme sainte cause.

» Souventon a forme le vain desir que la Pro- » vidence permit au patriote de visiter son pays » apres sa mort, et d'y contempler les change-

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» mciis auxquels le temps a don tie naissance. Le » pa trio te americain des temps passes verrait » aujourd'hui des fbrets cultivees , des villes Ibn- » dees, des montagnes aplanies, des canaux )> ouverts , de grandes routes etablies , de grands » progres faits dans les arts, dans les sciences, » dans 1'accroissement de la population.

» General , votre visite actuelle ofFre I'heureux » accomplissement de ce voeu. Vous etes ici au » milieu de la posterite. Partout vous avez du » etre frappe du changement physique et moral » qui s'est opere depuis que vous nous avez » quittes ; cette cite elle-meme, qui porte un » nom qui vous est cher coranie a nous, s'est » recemment elevee du sein de la foret qui cou- » vrait son territoire. Mais il est un point sur » lequel vous ne trouvez aucun cliangement. » G'est le sentiment de notre constant clevoue- » ment a la liberte , de notre vive et profbnde )> reconnaissance pour 1'ami que vous avez perdu , » le pere de la patrie, pour vous, general, et » pour vos illustres compagnons sur le theatre » de la guerre et dans les conseils, ainsi que » pour les nombreux bienfaits dont nous jouis- » sons, et pour le droit meme que j'exerce dans » ce moment en m'adressant a vous. Ce senti- » ment , si cher aujourd'hui a plus de dix millions » d'hommes, sera transmis, sans etre afFaibli , a « la posterite la plus reculee, en arrivant d'age

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» en age aux generations innombrables qui son t » destines a peupler ce continent. »

La profonde emotion qui s etait emparee de 1'orateur , et qui 1'avait visiblement agite pen dant son discours , passa rapidement dans tous les co3iirs des auditeurs , et chacun attendait avec une bienveillante anxiete la reponse qu'il presu- mait avoir ete ecrite par le general pour une circonstanee si solennelle. Mais combien ne fut on pas agreablement surpris lorsqu'on le vit s'a- vancer de quelques pas vers 1'orateur , promener sur 1'assemblee des regards d'atteridrissement et de reconnaissance , et qu'apres quelques instans de recueillement sa voix sonore fit distill element entendre jusque dans les galeries les plus re- culees 1'improvisation suivante :

« Monsieur le president et messieurs de la » chambre des representans. Lorsque le peuple » des Etats-Unis et ses honorables representans au » corigres, ont dajgne choisir , en ma personne, uri » veteran americain pour donner im teinoignage » deleur estime pour nos travaux reunis, et de leur » attachement aux principes pour lesquels nous » avons eu Fhonneur de combattre et de verser » notre sang , je suis heureux et fier de partager » ces faveurs extraordinaires avec mes cliers com- » pagnons d'armes et de revolution. II y aurait )> neanmoiiisde Fingratitude et peu de sincerite » a ne pas reconnailre la part iudividuclle quo

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» vous m'accordez dans ces marques de bienveil- » lance , auxquelles in on coeur repond par des » emotions trop profondes pour pouvoir les ex- )> primer.

» Mes obligations aux Eiats-Unis, monsieur, » surpassent de beaucoup les services que j'ai pu » leuf rendre. Elles da-tent de 1'epoque ou j'ai » eti le bonheur d'etre adopte par 1'Amerique » comme tin de ses jeunes soldats , comme un » fils bien-aime. Pendant pres d'un demi-siecle, » j'ai continue a recevoir les preuves constantes » de Jeur affection et de leur confianee ; et a » present , monsieur , grace a la precietise irivi- » tation que j'ai recu du congres ? je me trouve » aiccueilli par une sefie de touehantes receptions » dont une seule heiire ferait plus que compenser )> les trav'aux et les souffrances d'ime vie entiere.

» L'approbation du peuple amerieain et de ses » repres^entans, pour ma concluite dans les vicis- )> situdesdela revolution europeenne, estlaplus ^) grnnde que je pusse recevoir. Cettes , je puis » me tenir ferme et la tete levee , lorsqu'en leur » nom , et par vous , monfsieur le president , il est » solennellement declare qtie , dans chaque oc- » casion, je s-uis feste fidele a ces principes ame- » ricains de Hbei-te* , d'egalite , et de veritable » ordre social auxquels je me sliis devooe dcs » ma jeunesse , et qtii , jusqu'a1 tiwti rlerrtiet soiu- » pir , serorit pour nioi un devoir sacrc.

EN AM&RIQUE. a3

» Vous avez bieri voulu faire allusion au bon- » heur particulier de ma situation , lorsqu'apres » une si longue absence il m'a etc reserve de voir » les immenses progres, les admirables commu- » nications , les prodigieuses creations dont nous » trouvons un exemple dans cette cite , dont le » nom meme estun venerable palladium ; en uti » mot , de voir toute la grandeur , toute la pros- » perite de ces heureux Etats-Unis qui , en meme » temps qu'ils ofirent une noble garantie au com- » plement de 1'independance americaine , repan- » dent sur toutesles parties du monde la lumiere » d'une bien superieure civilisation politique.

» Quel gage plus assure peut-on donner de la » perseverance nationale dans 1'amour de la li- » berte que ces bienfaits meme qui sont evidem- » meiit le resultat d'une vertueuse resistance a » Toppression , et ^institutions fonde'es sur les » droits de Thomme et sur le principe repu- » blicain du gouvernement du peuple par lui- » meme ?

» Non , monsieur le president , la posterity n'a » pas encore commence pour moi , puisque dans )> les filsde mes anciens compagnonsetamis, je » retrouveles memes sentimens publics, et per- » mettez-moi dajouter les memes sentimens ?> pour moi ejue j'ai eu le bonheur de connaitre )> h leurs peres.

» Monsieur, il m'a etc permis , il y a quaranto

of LAFAYETTE

» ans, clevant un eomite d'nn congres de treizc » etats unis, d'exprimer les voeux ardens d'un » coeur americain. Anjourd'hui j'ai 1'honneur, et » j'eprouve la delicieuse jouissance de feliciter les » representans de 1'Union , si grandement aug- » mentee, sur une realisation de ces voeux, fort » au-dela de toute esperance humaine , et sur la » perspective presque infinie que nous pouvons » certainement prevoir. Permettez-moi , nion- )) sieur le president , de joindre a 1' expression de » ces sentimens le tribut de ma vive reconnais- » sance, de mon devouement afFectionne et de » men profond respect. »

Je n'entreprendrai point de decrire ici 1'ini- pression profonde que produisit sur tous les spectateurs la reponse du general et 1'ensem- hl e de cette scene si simple et pourtant si ma- jestueuse. Je ne serais peut-etre pas compris par tout le monde. Pour moi , je 1'avoue, je ne pus riVempecher de comparer ce touchant tableau de la reconnaissance nationale couronnant les vertus civiques , avec ces pompeuses ceremonies au milieu desquelles les rois de 1'Europe ne se montrent qu'environnes de 1'eclat de la pourpre et des urmes , et ces cterriieres ne me parurent plus que'de brillantes representations de thea tre, qu'on aurait peut-etre plaisir a contempler, si on ne savait combicn ordinairement elles son i onureuses au peuple.

EN AMERIQUE. a5

Apres les lionneurs, inconnus jusqu'alors, que le congres venait de rendre au general Lafayette, il semblait que tous les temoignages de la recon naissance nationale dussent etre epuises. Cepen- dant le congres , attentif aux paroles du message du president, et surtout a Vexpression de 1'opi- nion publique qui, cliaque jour,se manifestait dans les journaux ou dans les lettres particulieres adressees de tous les points de 1'Union aux re- presentans, crut qu'il lui restait encore quelque chose a faire, et il s'empressa de nommer une commission chargee de recherclier les moyens de faire accepter au general Lafayette une indem- nite digne de la nation qui voulait la lui ofFrir. Cette commission fit, le 20 decembre, un rap port dans lequel, apres avoir rappele les services que Lafayette avait rendus a la nation ameri- caine, et les sacrifices qu'il avait faits pour 1'eta- blissemerit de son independance , elle proposa qu'on lui offrit comme compensation et comme temoignage de reconnaissance, une somme de 200,000 dollars (environ un million) , etla pro- priete d'un terrain de vingt-quatre mille acres choisis dans la partiela plus fertile des Etats-Unis.

Gette proposition fut accueillie avec cmpres- sement par le senat , et on crut un instant qu'elie passerait sans discussion, mais au moment oil on aliait Fenvoyer h la chambre des represen- tans, un senatetir prit la parole et clit <( qu'il n'a,-

16 LAFAYETTE

vait d'objections a faire, ni centre les sommes qu'on allait voter, ni sur les services pour lesquels on les proposait; qu'il ne le ce'dait h personne en reconnaissance et en amitie pour le general Lafayette, dont il croyait qu'on ne saurait jamais trop recompenser les vertus et les sacrifices, mais qu'il croyait que, dans cette circonstance , le mode adopte etait vicieux; que, charge d'adminigtrer les revenus du peuple, il ne croyait pas qu'il fut permis au eongres d'en dis poser autrerneiit que pour le service public ; qu'il pensait que chaque etat en particulier re- clamerait avec raison le droit de temoigner comme il 1'entendrait sa reconnaissance a La fayette ; enfin , qu'il votait contre la prise en consideration de la proposition, aim d'empecher I'etablissemeiit d'un antecedent dont les conse quences pourraient etre funestes par la suite. » L'eloquence deM. Haynetriompha facilemerit de cette opposition, nee d'une conscience exces- sivement scrupuleuse en matiere de finances , et le bill ay ant ete lu une troisieme fois, 1'assem- blee vota sur 1'ensemble du projet, qui fut adopte a la presque nnanimite. Sept voix seulement iui furent contraires ; et il etait universellement re- connu que ceux meme qui voterent contre le bill etaien-t comptcs parmi les amis et les plus climids partisans du general. Des motifs d'ordre public , et clicz qtielques-uns Fusage de se pro-

EN AM&RIQUE. 27

noneer centre toute mesure extraordinaire de finance, avaient seulement determine leur op position.

La proposition ne fut pas accueillie avec rnoins d'empressernent et de bienveillance a la chambre des representans. Des que la commission y pre- senta son rapport , toute autre discussion fut ecar- tee, et le bill fut mis en deliberation. La discus sion qui s'engagea fut , comnie celle qui avait eu lieu au senat, sans contestation sur les droits du general a la reconnaissance nationale, et ne porta que sur la legalite des moyens employes.

Apres sa troisieme lecture le bill fut adopte a une majorite qui compta a peine quelques voix d'opposition. Voici la forme dans laquelle il fut promulgue par le gouvernement.

« Acte concernant le general Lafayette.

» Art. ie'. Decrete par le senat et la chambre » des representans des Etats-Unis d'Amerique , » assembles en congres , qu'en consideration des » services et sacrifices du general Lafayette, pen- » dant la guerre de la revolution , le ministre du » tresor public est et demeure autorise^ par les » presences a lui payer la sornme de deux cent » mille dollars, prise sur les fonds auxquels il » n'a encore ete donne aiicune autre destination.

» Art. 2. Decrete encore qu'il soit accorde au- » (lit general Lafayette, pour eri jouir, lui et se^

28 LAFAYETTE

» heritiers, une piece de tcrre qui lui sera allouee , w de 1'autorite du president, sur les terres non » encore concessionnees des Etats-Unis. »

Pendant que ces discussions avaient lieu dans le congres, le general Lafayette, qui ignorait entierement qu'on s'j occupait de lui, etait a Annapolis, ou 1'avait appele la legislature de Tetat de Maryland. Ce ne fut que le lendemain de son retour a Washington , que les deux com missions du senat et de la chambre des represen- tans vinrent lui faire part de la resolution da congres. M. Smith prit la parole, et en lui pre- sentant le decret lui dit :

« General, le senat et la chambre des repre- » sentans nous chargent de vous faire connaitre )> 1'adoption d'un acte qui vous concerne , etdont » nous vous remettons copie. Vous y verrez que » les deux chambres du congres , appreciant les » grands sacrifices que votre devouement ar- » dent ^ la cause de la liberte americaine vous a » coiltes , out cru devoir vous rembourser une i) partie des depenses que vous avez faites. Les v nobles principes qui vous caracterisent ne » vous permettront pas de vous opposer a ce que » la nation s'acquitte ainsi de ses obligations en- » vers vous. Nous sommes choisis pour vous ex- » primer 1'espoir des deux chambres. que vous ne » vous refuserez point a leur dcmande, et que » vous voudrez bicn, en acceptant le don qui

EN AM£RIQUE, 29

» vous est fait , ajouter cette preuve d'estime a » toutes celles que vous avez deja donnees a la )> nation americaine. De son cote, les sentimens » qu'elle vous a voues dureront tant qu'elle saura » apprecier la liberte dont elle jouit. Daignez )> recevoir 1'expression particuliere du plaisir que » nous avons a etre les organes de cette commu- » nication. )>

Le general Lafayette eprouva tin grand em- barras en apprenant cette munificence du con- gres envers lui. II eut d'abord 1'envie de refuser, car ii pensait que les temoignages de J'affection et de la reconnaissance populaires qu'il avait re- cns depuis son arrivee aux Etats-Unis, etaient une recompense assez belle et assez honorable de ses services , et il n'en avait jamais desire cl'autre. Mais cependant il sentit, a la maniere dont cette offre lui etait faite, qu'il ne pouvait la refuser sans s'exposer a offenser la nation ame ricaine dans ses represeritans, et il se decida sur- le-champ a accepter.

« Messieurs, » repondit-il aux membres de la commission , « le don immense et inattendu que » le congres, apres tant d'autres marques de » bonte, a bien voulu me faire, demande la plus » vive reconnaissance d'un vieux soldat ameri- » cain et d'un fils adoptif des Etats-Unis, deux » tit res plus chers a mon cceur que to us les » sors du monde.

3o LAFAYETTE

» Quelque fier que je sois de tous 3es temoi- » gnages d'affection que m'oat donnds le peu- » pie des Etats-Unis et ses representans en con- » gres, ['importance de cette derniere faveur, )> au milieu de ma reconnaissance, a fait naitrc )> des scntimens d'hesitation dont je ne pin's me » defendre. Mais en ce moment la gracieuse re- » solution des deux chanibres , exprimee par vous , » n.e me permet pas d eprouver d'autres sen timens )> que ceux de la gratitude dont je vous prie de )) vouloir bien etre les organes. Daignez aussi , w Messieurs, presenter Thommage de mon pro- » fond respect au qongres , et recevoir vous-meme » 1'assurance de mes rcmercimens personnels. »

La nouvelle tie cet acte du congres parvint bientot, par la voje des journaux, dans toutes les parties de 1'Union , et de toutes parts s'eleva un cri unanimed'approbation. Quelques etats meme allerent jusqu'a vouloir ajouter encore a ce que le congres avait fait. Ainsi, par exemple, 1'etat de Virginia , 1'etat de New- York et celui de Ma ryland s'appretaient deja a voter de nouvelles sommes pour doter I'hote de la nation. II fallut toute 1'energique moderation du general pour reprimer cet exces de gratitude qui aurait fini par mettre a sa disposition tons les capita ux des Etats-Unis, car une fois les etats engages dans cette lutte de generosite, il etait diilicile de pre- voir ou eel a s'arreterait.

EN AM£RIQUE. 3i

Cependant les journaux, organes de Topinion publique , tout en applaudissant a ce que venait de faire le congres, attaquaient avec une vivacite qui affligea le general Lafayette, le petit nom- bre des membres qui, dans le senat et la cham- bre des rep resen tans , avaient vote contre le don national. Ces attaques, en effet , etaient cUautant plus injustes, que, comrne je crois 1'avoir deja dit, la plupart des opposans etaient des amis personnels du general , et entierement devoues a ses interets; mais en votant, non contre la pro position, mais contre sa forme, ils etaient restes iideles au principe qu'ils avaient constamment suivi de ne jamais allouer de fonds pour d'autres clepenses que celles reconnues iridispensables pour le service public. Quelques-uns d'entre eux crurent devoir eux-memes s'en expliquer avec le general : « Non-seulement nous partageons la reconnais- » sance et 1'admiration de nos concitoyens pour » les services que vous nous avez rendus, » lui di- rent-ils , « mais encore nous trouvons que la na- » tion ne pourra jamais s'acquitter envers vous, » et cependant nous sommes vingt-six qui avons » vote contre la proposition du congres... » « Eh bien , » leur repondit le general , en leur pressant cordialement la main, « \c puis vous » assurer que si j'avais eu I'horineur d'etre votre » collegue, nous aurions ete vingt-sept, non- » seulemeut parce que je partage le sentiment

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» qui a determine votre vote, mais encore parce » que je pense que la nation americaine a fait » beaucoup trop pour inoi. » Cette reponse ne tarda pas a etre repetee par tous les journaux , et ne fit qu'ajouter, comme on le pense bieri, a la popularite de celui qui 1'avait faite.

J'ai deja dit que pendant les deliberations du congres, le general Lafayette s'etait rendu a 1'invitation de la legislature du Maryland , qui avait voulu aussi lui accorder les honneurs d'une reception en seance publique. Nous avions quitte Washington, le 16 decembre, accompagnes du docteur Kent, de M. Mitchell, des representans de 1'etat de Maryland, et d'un detaclienient de cavalerie demilices volontaires. Sur notre route, nous avions visite la famille et la belle ferme du capitaine Spring, ex-gouverneur du Maryland, et nous etions arrives a Annapolis dans 1'apres- midi. Les deputes de la ville s'etaient rendus au- devant du general , a une assez grande distance, etles troupes , malgre un temps afFreux , s'etaient avancees jusqu'a Miller's-Hill. Un autre corps tie milice etait venu de Nottingham , situe a trente milles (['Annapolis. L'orage avait retarde son ar- rivee , mais ne ralentit point le zele des ci toy ens. A Carol' s-Lanc 5 a deux milles de la ville , le gene ral , malgr& toutes les remontrances qui lui fu- rent faites, vouiut descendre de voiture , et, la tete decouverte, il vint remercier les railiciens

EN AMERIQUE. TO

de 1'afFection qu'ils lui temoignaient. « Us se sont » exposes a la rigueur clu temps pour moi , et » je ne veux pas retarder de leur en tcmoigner » ma reconnaissance , » dit-il. Aux limites du district eut lieu une rencontre interessante entre lui et les soldats de 1'armee revolution- naire, dont plusieurs avaient aide a 1'emporter du champ debataille de la Brand ywine, lorsqu'il y fut blesse. Vingt-quatre coups de canon et le pavilion national que Ton arbora sur la State- House, annoncerent sont entree dans la ville.

Conduit dans la salle de la legislature, que remplissaient des personnes de distinction et des soldats de la guerre de 1'inclependance, on le fit placer sur un siege ou il ecouta le discours pro- nonce par le maire > au nom de la ville. Dans sa re- ponse ilrappela qu'Annapolis avait etc le theatre d'evenemens a jamais memorables dans les an- nales des Etats-Unis; que c'etait dans ses murs que Washington avait depose , de lui-meme, un pouvoir confie par la nation ; que les habitans de cette ville avaient toujours ete dignes , par leur patriotisms, d'etre les temoins ou les ac- teurs de cette grande scene.

Le lendemain vendredi , 1 7 decembre , Ids milices du comte, le bataillon volontaire ct' An napolis et Tartillerie des Etats-Unis executerent avec beaucoup d'ensemble et de precision de grandes manoeuvres devant lui.

IF, 3

3 j LAFAYETTE

Le lundi suivant, il recut de la legislature de 1'etat des honneurs absolument semblables a eeux qui lui avaient etc deferes quelques jours auparavant par le congres. La journee se ter- mina par uri repas public auquel assisterent tous les senateurs et tous les representans , et par un bal donne par lc maire de la ville.

Annapolis est une ville de deux mille cinq cents ames, fort jolimeut bade sur la riviere de Severn , qui se jette dans la baie de Chesapeake. Elle est le siege du gouvernement de Tetat de Maryland , niais ne deviendra jamais une place importante, du moins par son commerce, qui rst entierement absorbe par le port de Baltimore qui en est fort voisiri.

Pour rentrer a Washington , nous fimes le tour par Frederikstown , ou le general fut ac~ cueilli avec empressement par la population et par un grand nombre d'anciens compagnons d'armes, parmi lesquels il reconnut le colonel Mac - Pherson , chez lequel nous logeames. Au banquet public qui lui fut offert par la ville, la table etait eclairee par un candelabre portant une immense quantite de bougies , et dont la base etait UR enorme eclat de bombe rapporte du siege de York-Town.

Frederikstown est, immediatement apres Bal timore , la ville la plus considerable du Mary land. Elle est situee au milieu d'une campagne

EN AMERIQUE 35

fertile, sur le bord occidental de la petite ri viere Monococy. Sa population , qui n'est guere que de trois mille ames, est en grande par tie manufaeturiere.

3.

36 LAFA\ETTK

CHAPITRE II.

ELECTION DU PRESIDENT. CARACTERE PTJBLIC DU PRESIDENT.

DES MINISTRES ET UES FONCTIONNAIRES POB1ICS. DC COKGKES,

GRAND DINER ^DBLIC DU Ier. JANVIER

LORSQUE nous debarquames a New-York , au mois d'aout , le peuple des Etats-Unis etait a cette epcque ou il s'occupe du choix d'an noti- veau chef politique. Ce choix se renouvelle tous les quatre ans. II est toujours accornpagne d'une grande agitation populaire , et cela se concoit , car il interesse egalement tous les citoyens. Cepen- dant cette agitation ne traine aucun desordre a sa suile. Depuisretablissenient dela constitution, la nation a precede neuf fois a Felection de son president , et aucune de ces elections n'a ete trou- blee par un t3venement grave. Les journaux , il est vrai , organes des partis qui descendent dans 1'arene electorale , deviennent alors des arsenaux dans lesquels on trouve des armes de toutes for mes et de toutes trempes , et dont chacun se sert d'une maniere par fois fort peu courtoise ; mais 1'exageration , la violence des journaux restent

EN

clans les journaux etn'entrainentjamais les masses au clela des limites tracees par la loi.

L'election cle 1824 a , comme les neuf elections precedentes, dejouela penetration des politiques europeens qui , avec une assurance que Fignorance ou la mauvaise foi peuvent seules donner, predi- saient qu'enfin la constitution des Etats-Unis al- lait subir une epreuve a laquelle il etait impos sible qu'elle resistat, et que du sein de la lurbu- lente democratic americaine allait sortir la guerre civile et le renversement de 1'ordre etabli. Ges predictions etaient fondees sur ce que la nation qui , jusqu'a present , avait pu restreindre son clioix a un petit nombre d'hommes , auxquels les souvenirs de la revolution rattachaient toutes les affections , se trouvait aujourd'liui , par 1'epuise- ment de ces homines , obligee d'entrer dans une nouvelle serie, et par consequent d'ouvrir la porte a toutes les ambitions. Jusques a quel point ces calculs etaient-ils fondes en raison? Nous allons le voir par Fexamen de ce qui s'est passe.

Mais avant de rendre compte de la maniere dont se fit cette dixieme election du president , sur les troubles de laquelle les ennemis de la legitimite des droits du peuple en Europe fon- daient toutes leurs esperances, il sera bien, je crois, d'indiquer ici rapidement la forme selon laquelle la loi veut qne se fasse cette election.

La constitution federale investit le president

38 LAFAYETTE

f

des Etats-Unis du pouvoir executif. La duree de ses fonctions est de quatre ans. La loi ne deter mine pas le nombre de fois qu'il peut etrereelu , mais 1'exemple donne par Washington , et reli- gieusement suivi par ses successeurs, a aujourd'hui force de loi , et nul jusqu'a present n'a couru les chances d'une troisieme election. Chaque etat particulier nomme , par la voie indiquee dans sa constitution , autant d' electeurs qu'il a lui-meme de senateurs et de representans reunis dans le congres ; mais nul senateur , representant ou em ploye du gouvernement , ne peut etre choisi pour etre electeur.

Les electeurs se reunissent dansleurs etats res- pectifs, et choisissent, par le moyen du scrutin, deux personnes dont une au moins ne doit pas etre citoyen duditetat. On fait uneliste de toutes ces personnes ainsi nominees et du nombre de voix que chacune a obtenu. Les electeurs signent et certitient cette liste qui est transmise au pre sident du senat , lequel , en presence du senat et des representans reunis, faitledepouillement des votes. Gelui qui a le plus grand nombre de voix est nomme president, si toutefois ce nombre forme la majorite des electeurs. Si les votes se trouvent divises de telle sorte que personn.e n'ait la majo rite necessaire, alors la chambre est appelee a choisir elle-meme , par la voie du scrutin , entre les trois personnes qui reunissent le plus grand

EN AMfiRIQUi: 39

npmbre de voix. Dans ce choix les votes sont comptes par etat, la representation de chaque etat n'ayant alors qu'une voix. La majorite ne- cessaire, dans ce cas , doit etre des deux tiers des etats.

Le congres fixe le moment des elections , qui doit etre le meme dans tous les etats.

Quelques hommes qui, aux yeux de la nation , jouissent d'une grande reputation de talens et de patriotisme , ont exprime depuis long-temps le voeu de voir changer cet article de la constitu tion , qui autorise cliaque etat en particulier a determiner le mode pour le choix de ses electeurs. Us voudraient voir tous les etats divi ses en districts electoraux , dont chacun choisirait un electeur , par la voie du peuple qui arriverait ainsi , partout egalement et saris intrigues de parti ? a 1'exercice d'un de ses droits les plus precieux , le choix de son premier magistral. Les memes hommes vou draient aussi que les electeurs investis des pou- voirs et dela confiance du peuple ne fussent jamais obliges d'abandonner a aucun corps constitue le droit de decider une question dont la solution n'appartient qu'a eux seuls. Ges vceux me parais- sent sages , et finiront , je crois , par etre exauces ; mais mon intention n'etarit pas de me livrer ici h 1'examen critique d'une constitution que je trouve bien superieure a toutes eel les d'Europe , sans en excepter celle de 1'Angleterre, je passerai de suite

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an recit desmouvemens qui precederent et accom- pagnererit Felection dont je fus temoin.

Les pouvoirs conferes a M. Monroe , comme president, devaient expirer le 4 mars 1825. Le congres , avant de terminer sa session , avait indique, Je ignovembre 1824, comme Tepoque a laquelle commenceraient les operations eleo torales ; mais , des le commencement de cette meme annee, le peuple amerieain , toujours ar dent , toujours actif lorsqu'il est question de ses interets politiques , s'etait deja , sur tousles points du territoire , divise en une infinite de sections formees , soit par des interets de localite , soit par des sympathies d'affections , soit par des influences de parti , pour s'occuper long-temps a 1'avance du choix du premier magistral de la republique. Du sein de ses sections , encore in- certaines dans leurs voeux , sortirent aussitot une multitude de candidats dont les pretentions ou les esperances etaient souvent detruites le soir meme du jour qui les avait vues naltre. Ce- pendant les citoyens, d'abord divises, mais cor- respondant facilement entre eux par la voie des niilliers de journaux et de pamphlets que la presse engendre a chaque instant dans ces cir- constances avec une prodigieuse fecondite, ne tarderent pas a se grouper en masse plus dis- tinctes, plus compactes, et bientot enfin ne for- merent plus que quatre grands partis arborant

EN AMfiRIQUE. 41

tous la banniere du patriotisme , mais inserivant dessus le nom du pretendant different pour le- quel chacun annoncait qu'il etait pret a com- battre. Les noms ainsi proclames furent ceux de John- Quincy Adams, William Crawford, Henry Clay et Andre Jackson , tous quatre egalement recommandables par leurs taleiis , leur patriotisme et de grands services rendus a 1'etat. Je ne retracerai point ici leur carriere po- litique , et je ii'entreprendrai point de peindre leurs caracteres prives; beaucoup d'autres deja 1'ont fait avant moi ; je dirai seulement qu'au moment ou la voix publique les designa comme candidats a la presidence , M. Adams , lils du successeur de Washington, etait ministre de 1'in- terieur et de 1'exterieur; M. Crawford, ministre des finances; M. Clay , orateur ou president de la chambre des representans, et le general Jackson , senateur au congres pour 1'etat de Tennessee. Les anciens partis de federalistes et de demo- crates, n'existant plus, pour ainsi dire, que de nom, ne paraissent avoir eu aucune part ace clioix qu'on ne pent attribuer qu'a 1'estime ge- nerale partagee par 1'esprit de localite ; c'est du moins ce que semble indiquer la composition des quatre partis. En effet , on vit toute la Nouvelle- Angleterre, que Ton sait presque toujours una- nime dans ses resolutions, se grouper autour de M. Adams, qtii se trouva ainsi soutenu par les

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sept etats , Maine , New- Hampshire , M asset- cJutsets , Rhode-Island, Connecticut , Vermont ct New-York. M. Crawford fut porte par les trois etats Delaware , Virginia et Georgie ,• et M. Clay, par les trois etats Kentucky , Ohio et Missouri. Mais le general Jackson cut pour lui la masse imposante cles neuf etats, New-Jersey, Pensylvanie, Caroline du Sud , Caroline da Nord , Tennessee , Mississippi, Indiana, Illi nois , Alabama. L'etat de Maryland et celui de Louisiane , partagerent leurs voix entre trois Candida ts. Des queces partis, ainsi formes ,eurent arbore leurs couleurs particulieres , la guerre de journaux et de pamphlets commenca entre eux avec une violence dont on ne peut se faire une idee en Europe ; il semblait que la liberte de la presse celebrat ses saturnales. Les accusations de toutes especes furent dirigees avec une egale ve hemence par chaque parti , non-seulement contre les candidats adversaires, mais encore contre leurs amis et leurs partisans. La defense ne fut pas plus mesuree que 1'attaque. Les longues co- lonnes des plusieurs centaines de feuilles quoti- diennes, toutes remplies des discussions electo- rales, semblaient annoncer que le peuple tout entier n'avait plus qu'une seule pensee, une seule occupation, le choix de son president. Cepen- dant, a travers ce conflit de toutes les passions cxprimees avec une licencieuse liberte , apparais-

EN AMERIQUE. 4?>

saient souvent des ecrits plus graves, plus mode- res, plus consciencieusement consacresala recher che dela verite et a la demonstration des verita- bles in terets publics; et ces ecrits , accueillis avec empressement , laissaient seuls des traces dura bles, etprouvaient , par leur heureuse influence, cette verite , que la liberte illimitee de la presse porte en elle-meine le remede le plus efficace aux maux qu'elle pent quelquefois engendrer. Par la chaleur de la discussion , les espri ts etaien t deja parvenus a un haut degre d'exaltation , lors- que le general Lafayette apparut sur Je rivage americain. Alors, com me par enchantement , Fardeur electorale fut tout a coup paralysee. Les journaux , qui, la veille encore, combattaient avec fureur pour frayer le chemin de la presidence a leur candidat de predilection , ferment aussitot leurs longues colonnes aux discussions passion- nees des partis , pour ne les ouvrir qu'a 1'expres- sion unanime de la joie et de la reconnaissance nationale. Dans les banquets publics, au lieu du toast caustique inspire par le clesir de frapper de ridicule un adversaire redoute , on ne porte plus que la sante de 1'hote de la nation , autour du- quel se groupent ets'embr assent tous les partis. Enfin , pendant pres de deux mois , toutes les inimities comme toutes les affections excitees par cette election qui devait , dit-on , livrer la patrie aux plus tcrribles convulsions, sont oubliees, et

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on ne perwe plus qu'a Lafayette et aux heros de

la revolution.

Gependant, Fapproche de 1'epoque fixee pour le combat electoral reveilla bientot tous les de- sirs , toutes les craintes , toutes les esperances, et rendit au journalisme toute sa violence, toutes sesexagerations. Des les premiers jours d'octobre, quelques etats procederent au choix de leurs electeurs. Us eurent tous fmi vers les premiers jours de novembre. Les journaux , en donnant les details de ces premieres elections , montraient par les resultats que tous les partis etaient restes iideles a leurs bannieres , et des lors on put prevoir que la question ne serait point decidee par les electeurs ; car ceux-ci , fideles a leur man- dat , ne pouvaient que maintenir par leur vote 1'equilibre des chances etablies par leurs manda- taires. G'etait done a la chambre des represen- tans qu'allait appartenir le droit de donner a la nation son premier magistrat ; et aussitot de tous les points de FUnion toutes les passions en ap- pelerent a cette assemblee. Les seductions et les menaces nefurent point epargnees ; et au milieu des clameurs des partis , on entendit les cris sini- stres Selection a main armee, de guerre civile I <( Jackson , le glorieux Jackson , qui , par son » courage, a sauvela patrie devant les murs de la wJNouvelle- Orleans, » s'ecriaient avec violence des officiers de milices de York en Pensjlvanie,

EN AMfcRIQUE. 4^

apres que le general Lafayette eut quitte la salle du banquet qu'ils lui avaient offert , « 1'immortel » Jackson est 1'elu du peuple ! Nos representans » au congres ne peuvent , sans nous traliir , en w choisir un autre pour president ! Si la ruse et » la corruption font prevaloir les pretentious >. d'Adams , eh bien , nos baionnettes en feront » justice! Nous irons au Capitole ! Nousyprocla- » merons, nous y ferons triompher les droitsde » Jackson par la force des armes , et les milices » de la Pensylvanie apprendront a I'Union en- » tiere qu'elles n'ont rien perdu de leur ancienne » energie pour la defense de ce qu'elles croient » juste I » Et ces menaces etaient suivies d'ap- pjaudissemens unanimes. Alors,je 1'avoue, mon cceur se serra u Eh quoi ! » me disais-je , « sera-t- » elle done sicourtela duree de ce gouvernement » si sage , le seul sur la terre qui soit de tout » point en harmonic avec les interets de la

» societe , avec la dignite de Thomme ? »

Cependant a Washington tout etait calme. Le president preparait son message. M. Adams , M. Crawford , malgre leur rivalite , n'en etaient pas moins unis dans raccomplissement des de voirs que leurs fonctions ministerielles rendaient communs. Le general Jackson prenait sa place au senat avec son zele accoutume. M. Clay rem- plissait avec la meme impartialite ses fonctions de president de la chambre des representans; et

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]e congres impassible , dedaignant les menaces , repoussant les intrigues , ouvrait sa session et preludait a ses travaux par un acte qui lui merita les suffrages de la nation des qu'il fut connu. Enfm , le jour fixe pour le depouillement des votes des electeurs arriva , et seulement alors la population de Washington et les etrangers qui s'y trouvaient reunis, temoignerent toutl'interet qu'ils prenaient au choix du premier magistrat de la republique. Des le matin du 9 fevrier , la longue avenue qui conduit au Gapitole etait couverte d'une foule nombreuse , la chambre des representans avait ouvert sa seance de meilleure heure qu'a 1'ordinaire, et a dix heures les galeries publiques et les salles environnantes etaient deja remplies d'un grand concours de dames, de citoyens et d'etrangers de distinction. Tous ceux qui n'avaient pu penetrer dans 1'interieur du Capitole , attendaient dehors avec anxiete le re- sultat decette operation qui , en quelquesinstans allait confirmer taut de craintes, couronrier tant d'esperances. Malgre les passions diverses qui agitaient cette foule , le calme le plus parfait presidait a sa reunion ; et cependant il n'etait point commande par des agens de police ; le sanctuaire de la representation nationale n'etait point souille par la presence de la force armee ; maisle respect pour la loi, plus puissant que toutes les passions , suflisait au maintien de 1'ordre.

EN AMERIQUE 4?

A onze heures le president cle la dhambre ou- vrit la seance. Deux cent quinze representans etaient presens ; un seul , retenu chez lui par une grave maladie, etait absent. Les travaux legislatifs commencerent comme a 1'ordinaire et durerent jusqu'a midi , heure a laquelle le senat, precede do son sergent d'armes et conduit par son president, se presenta a 1'assemblce et oc- cupa les sieges qui lui avaient ete reserves. Le president du senat, place a la gauche du presi dent des representans , remit a un comite les votes cachetes qu'il avait recus des differens etats. Ce comite, retmi a une table en face des presi- dens, comrnenca , au milieu du plus profond si lence, la verification des votes. Cette operation dura pendant pres de trois heures sans que qui que ce soit dans 1'assemblee doimat le moindre signe d'impatience. Enfin , un des membres du comite se leva , et prodama a haute et intelli gible voix le resultat suivant :

John-Quincy Adams, candidat pour la presi- clence, a obtenu quatre-vingt-quatre voix ainsi reparties : Maine , neuf; N ew - H amp shir e, huit; Massachusets , quinze; Rhode-Island , quatre ; Connecticut, huit; Vermont , sept; New-York, vingt-six ; Delaware, un; Maryland, trois; Louisiane, deux; Illinois, un.

William-Henry Crawford, second candidat, a obtenu quarante-une voix ainsi reparties :

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New-York, cinq; Delaware, deux; Maryland, un; Virginie, vingt-quatre ; Georgie, neuf.

Andrew Jackson, troisieme candidat, a ob- tenu quatre-vingt-dix-neuf voix ainsi reparties : New-York, un ; New- Jersey, liuit ; Pensylvanie , vingt-huit; Maryland, sept; Caroline duNord, quinze; Caroline du Sud, onze; Tennessee, onze; Louisiane, trois; Mississippi, trois; In diana , cinq ; Illinois , deux ; Alabama , cinq.

Henry Clay, quatrieme candidat, a obtenu trente-sept voix ainsi reparties : New- York, quatre; Kentuky , quatorze; Ohio, seize; Mis souri , trois.

Apresla proclamation de ce depouillement, le president du senat prit la parole, et declara que nul des candidats n'ayant obtenu la majorite voulue par la loi pour etre president, la chambre etait appelee a cboisir eile-meme , selon la forme prescrite par la constitution, entre MM. Adams, Jackson et Crawford, qui etaient les trois candi dats reunissant le plus grand nombre de votes. II ajouta ensuite que, parmi les candidats a la vice-presidence, M. Galhonn ayant oblenu cent quatre-vingt^deux voix, il etait elu vice- president. Puis il se retira avec le senat, afin de laisser les representans proceder a 1'election qui leur etait devolue.

Ce resultat avait ete a peu pres prevu , et ne produisit par consequent dans rassemble'e et

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meme dans les galeries publiques qu'une tres- legere sensation. Mais iorsque , sur 1'invitation du president dela ehambre , les deputes des differens etats procederent entre eux au scrutin pour determiner le vote collectii'cle chaque etat, lors- qu'erisuite ces votes furent remis entre les mains du comite charge d'en faire le depouillement , 1'attention manifested par les nombreux specta- teurs se peignit en caracteres si varies qu'il serait impossible de la decrire.

Enfin , apres quelques momens de la plus si- lencicuse attente , le comite annonca au presi dent de la charnbre qu'apres une scrupuleuse verification, il etait reconnu que John-Quincy Adams , de 1'etat de Massacliusets , avait obtenu treize votes; que Andrew Jackson, de I'etat de Tennessee, avait obtenu sept votes ; et que William H. Crawford, de I'etat de Georgie , en avait ob tenu quatre. Aussitot le president de la cbambre , prenant la parole, declara que John-Quincy Adam's , ayant obtenu la majoritc du nombre total des votes, il etait legalement elu president des Etats-Unis, pour entrer en fonctiou a dater du 4 mars 1826, et, im media tement apres il prononca rajournement de la cbambre.

Personne ne s'etait attendu a voir cette lutte terminee par un seul tour de scrutin. Ce prompt resultat jeta tous les spectateurs dans un tel etonnement, qu ils resterent dabord immobiles

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et siiencieux ; mais quelques instans apres un leger murmure se fit entendre dans les galeries, du milieu desquelles partirent aussi tout a coup quelques applaudissemens que le president de la chambre reprima sur-le-champ, en ordonnant que les galeries fussent aussitot evacuees, ce qui eut lieu sans la plus legere opposition.

Les resultats de cette election , si long-temps et si ardemment debattue dans toute 1'Union , ne devaient certain ement pas satisfaire toutes les personnes presentes, et cependant , a la sortie du Capitole, on n'entendit aucune recrimination, aucune plainte. Les vainqueurs eux-memes con- serverent la plus grande dignite, et ne blesserent point les oreilles de leurs adversaires par les ex pressions inconsiderees de la joie qu'ils devaient ressentir de leur triomphe.

Le lendemain matin une commission de la chambre des representans donna communica tion officielle au president, M. Monroe , de 1'e- lection de son successeur. La meme commission se presenta aussi chez M. Adams, et lui an- nonca que la cbambre , se conformant aux for mes prescrites par la constitution , 1'avait choisi pour remplir, pendant quatre ans, les fonctions de president des Etats-Unis. M. Adams recut cette communication avec une modestie et une simpli- cite qui se peignent admirablement dans toutes les expressions de sa reponse a la commission.

EN AMERIQUE. 5[

<(Messieurs,» lui dit-il, « en i-ecevarit cet ^ honorable temoignage des represcntans du » peupJe et des etats de 1'Union, je suis profon- » dement affecte des circonstances an milieu » desquelles il m'est donne. Jusqu'a present tous » mes predecesseurs dans ce poste eleve ou m'ap- » pelle la faveur de la chambre, ont ete honores » de la majorite des votes dans les colleges pri- » maires d'elections; mon sort a voulu que, par » les divisions d'opinion de mes eompatriotes, » je fusse place en opposition loyale avec trois de » mes concitojens , qui, a juste titre , jouissent » de la faveur publique a un tres-haut degre, et » dontle caractere, les talens etles services n'ont » pas de plus sincere et de plus respectueux ad- » mirateur que rnoi-meme. Les noms de deux » d'entre eux ont ete, conformement au vceu » de la constitution , presentes au clioix de la » chambre des representans, en concurrence avec » le mien. Leurs noms ont toujours ete intime- » ment associes a notre gloire nationale, et Fun » d'eux a obtenu, je dois le reconriattre , un » plus grand nombre de votes populaires que » le mien.

» Dans cet etat de choses, si , en refusant d'ac- » cepter le pouvoir qui m'est confere, je pouvais » fournir au peuple les mojens immediats d'ex- )> primer de nouveau son vceu d'une maniere » plus unanime, je n'hesiterais pas un seul in-

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» slant a le faire et a en appeler encore une fois » a sa volonte souveraine; rnais la constitution » elle-meme ne veut point que la nouvelle ques- » tion que souleverait un refus soit ainsi decidee. » Je resterai done an poste qui vient de m'etre » assigne , au noni de la patrie, par ses organes » constitutionnels. Intimide par la grandeur de » la tache qui m'est imposee, rnais encourage » par 1'espoir que le genereux appui que nos » concitoyens m'ont toujours accorde dans le » cours de ma vie entierement devouee a leur » service, ne me sera pas retire, je me livrerai » avec confiance a la sagesse des conseils legisla- )> tifs qui doivent me diriger dans le sentier de « mes devoirs , et j'implorerai surtout la protec- )> tion de celui qui tient notre vie entre ses mains » et qui est la source de tous nos succes.

)> Messieurs, je vous prie de faire agreer & la » chambre 1'assurance de ma profonde gratitude » pour la confiance qu'elle m'a accordee, et re- » cevez pour vous-memes mes remercimens pour » la maniere bienveillante dont vous m'avez com- » munique sa decision. »

II serait assez interessant , ce me semble , de comparer le style d'un citoyen des Etats-Unis, arrivant , par la volonte du peuple, k la supreme magistrature , avec celui d'un roi europeen au moment de son avenement au trone par droit divin. Peut-etre cette comparaison ne serait-

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elle pas sans profit pour les nations qui la fe- raient.

Ce meme jour il y eut une grande soiree chez le president Monroe. J'avais deja assiste a ces sortes de reunions , qui sont fort remarquables par la societe nombreuse et variee qa'on y ren contre, par la douce liberte qui y regne , et par I'aimable simplicite avec laquelle niadanie Mon roe et ses filles en font les honneurs. Mais cette fois la foule y etait si considerable, qu'a peiue pouvait-on y faire un pas. Le desir cle voir le nouvel elu et ses concurrens qu'on presumait devoir s'y trouver , et qui y vinrent en effet? a 1'exception de M. Crawford toujours retenu chez lui par ses soufFrances , avait attire tous les habitans de Washington-City. Apres avoir salue M. et Mme. Monroe, aupres desquels j'eus bien de la peine a arriver , je cherchai avec empresse- merit M. Adams et les autres candidats ; il me semblait que leur situation vis-k-vis les uns des autres devait etre embarrassante , et j'etais cu rie ux de voir comment ils s'en tireraient. En en trant dans un salon lateral j'apercus M. Adams : il etait seu,l au milien d'un large cercle qui s'etait forme a u tour de lui. Sa contenance etait simple et modeste, com me dans toute 1'habitude de sa vie. A chaque instant quelques personnes sor- taient dela foule et venaient lui offrir leurs feli citations qu'il recevait sans embarras , et aux-

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quelles il repondait en leur pressant eordialemerit la main. A quelque distance, au milieu d?un groupe de dames, etait madame Adams. Elle me parut radieuse de contentement; mais il etait facile de reconnaitre sur ses traits qu'elle etait plus toucbee du triomphe personnel de son mari, que des avantages ou des agremens qui pouvaient en resulter pour elle. Pendant que j'examinais avec attention ce tableau interessant, il se fit a la porte du salon un mouvement tumultueux , et un murmure de satisfaction s'eleva dans toute J'assemblee ; j'en reconnus bientot la cause en voyant paraitre le general Jackson. Tout le monde se precipitait sur son passage, chacun voulait presser sa main , c'etait a qui lui ferait son compliment. A tous ces temoignages d'in- teret il repondait avec un abandon plein de cordialite. Mes regards attentifs se portaient al- ternativement sui* M. Adams et sur le general Jackson ; j'etais curieux de voir comment s'abor- deraient ces deux hommes qui , la veille encore , etaient rivaux. Mon attente ne fut pas longue. Des qu'ils s'apercurent ils se precipiterent 1'un vers 1'autre , se prirent la main et se la tin rent long- temps serree. Les felicitations offer tes par le general Jackson furent franches et sinceres, M. Adams en parut profondement touclie , et les nombreux temoins ne purent contenir 1'expres- sion de leur satisfaction. M. Clay arriva un in-

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slant apres, et la meme scene se renouvela. Peut- etre celle-ci produisit-elle moitis d'effet que hi premiere, parce que M. Clay, ayant eu moins de chances de succes, etait suppose avoir moins d'efforts a faire pour se resigner; ma is elle n'en servit pas moins a me prouver combien est judi- cieuse la nation qui porte ses choix sur de pa- reils hommes. La generosite de caractere que venait de montrerle general Jackson me rassura entierement centre les menaces des milices de Pensylvanie. Justement au moment ou mes re flexions se portaient sur ce sujet, je rencontrai dans la foule deux officiers avec lesquels j'avais dine a York, et que j'avais remarques particulie- rement pour leur exaltation. « He bieri ! » leur dis-je, <i la grande question est decidee , et elle » Test d'une maniere contraire a vos vceux. Qu'al- » lez-vou^ laire? Gommericerez-vous bientot le i> siege du Capitole? » Us se mirent a rire. « Vous vous rappelez done nos menaces? » me dit Fun d'eux. « Nous etions , en efFet , en bon » train de crier ; mais nos adversaires n'eri ont » tenu compte, et ils ont bien fait; ils nous ont » mieux juges que nous n'aurions voulu. Mainte- » nant que la loi a parle, nous n'avons plus qu'a » lui obeir. Nous seconderons Adams avec le » meme zele que si nous 1'avions porte ; mais en » meme temps nous eclairerons de pres son ad- » ministration, et, selon qu'elle sera bonne ou

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» mauvaise , nous la defendrons ou nous Tatta- » querons. Quatre ans sont bientot passes, et les » consequences (Tune mauvaise election sont bien

» faciles a rep are r » « Oui, » lui dis-je,

« plus faciles a reparer que les consequences de » la legitimite ou de 1'beredite... » Us me quitterent en riant, et le lendemain personne ne parlait plus d'election.

Eri considerant avec quell e ardeur, queile passion les partis se disputent la presidence pour un bomme de leur choix , on serait tente de croire que le president des Etats-Uriis peut etre pour ses amis ou ses partisans une source intarissable d'avantages de toutes especes, et que sa puissance est telle qu'il peut a son gre dis penser les faveurs, les emplois , les richesses. Pour detruire cette erreur, il me suffira de citer 1'article de la constitution qui determine les at tributions du chef du gouvernement, et on con- viendra qu'elle laisse entre ses mains moins de mojens de corruption que n'en a chez nous le plus mince prefet.

« Aucun individu autre qu'un citoyen ne dans » les Etats-Unis, ou etant citoyen lors de 1'a- » doption de cette constitution , ne peut etre » eligible a la place de president. Aucune per- » sonne ne sera eligible a cette place a moins )> d'avoir atteint 1'age de trente-cinq ans et d'a- » voir reside quatorze ans dans les Etats-Unis.

EN AMERIQUE. 5y

» En cas que le president soil prive de sa place1, » ou en cas de mort , de demission , ou d'iiica- )> pacite a remplir les pouvoirs et les devoirs de « cette place, elle sera confiee an vice-president, )> et le congres peut par une loi pourvoir an cas » du renvoi , de la inort , de la demission ou de )> I'inhabilete tant du president quedu vice-pre- » sident , et ordonner quel employe public rern- » plira en pareil cas la presidence jusqu'a ce que » la cause de I'inhabilete n'existe plus, ou qu'un » nouveau president ait ete elu.

» Le president recevra a des epoques fixees » une compensation pour ses services , qui rie » pourra etre augmentee ni diminuee pendant » 3a periode pour laquelle il aura ete elu , et » pendant le meme temps il ne pourra recevoir queique autre emolument des Etats-Unis ou » d'un d'eux.

» Avant son entree en fonction , il pretera le » serment suivant :

» Je jure sol en n ell em en t que je remplirai fide- » lement la place de president des Etats-Unis , » et que j'emploirai tons mes soins a conserver, )> proteger et defendre la constitution des Etats- » Unis.

» Le president sera commandant en chef des » armees et des flottes des Etats-Unis et de la » milice des divers etats, quand el les seront au )> service des Etats-Unis. II peut requerir 1'opi-

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» nion ecrite dd'employe principal dans cliacun » des departemens executifs sur tout objetayant » rapport aux devoirs imposes; et ii aura le pou- » voir d'accorder diminution de peine et meme le » pardon pour les delits envers les Etats-Unis , » excepte dans le cas de mise en accusation par la » chambre des representaus.

» II aura le pouvoir, par et avec le consente- » ment du senat, de faire des traites, pourvu que » les deux tiers des senateurs presens 1'approu- » vent ; et il nommera , par et avec le consente- » ment du senat, et enverra des ambassadeurs , » d'autres ministres publics et des consuls, les » juges ties cours supremes , et autres employes M des Etats-Unis , aux nominations desquelles il » n'aura pas ete pourvu d'une autre maniere dans » cette constitution , ou qui seront determinees » par une loi. Mais le congres peut par une loi. » attribuer la nomination de ces employes subal- )) ternes au president seul , aux cours de loi , ou » aux chefs de departemens.

» Le president aura le pouvoir de remplir » toutes les places vacantes pendant I'intervalle » des sessions du senat , en accordant des com- )) missions qui expireront a la fin de la session » prochaine.

» De temps en temps le president donnera » au congres des informations sur 1'etat de FU- » nion , et il recommandera a sa consideration

EN AM£RIQUE. 69

» telles mesures qu'il jugera convenables. 11 peut, » dans les occasions extraordinaires , convoquer » les deux cbambres ou 1'une d'elles, et , en cas » qu'elles soient divisees sur le temps de leur j) ajotirnexnent , il peut les ajourner a tel temps » qu'il lui paraitra convenable. II recevra les » ambassadeurs et les autres ministries publics. » 11 veillera a ce que les lois vsoient fidelement >> executees, et il donnera leurs commissions a » tons les employes des Etats-Unis.

» Le president pourra etre depose, si, a la » suite d'uue accusation , il est convaincu de tra- » bison , de dilapidation du tresor public , ou » d'autres crimes et d'inconduite. »

On voit <jue la constitution , en determinant d'une maniere precise les attributions et la puis sance du premier magistral, a eu plus en vue le bonbeur et les interets de la nation , que la sa tisfaction d'un individu et de sa fa mill e. Aussi le president se trouve-t-il dans une situation telle , que, quel que soil son caractere personnel, il lui est impossible de porter une atteint grave a. la liberte , aux droits , a Tbonneur cle ses conci- toyens. II n'a point , comme quelques rois du vieux continent , plusieurs millions derevenus et d'immenses domaines. La loi ne lui accorde que cent trente mille francs d'appointemens; mais ce n'es'v point sur la somptuosite de ses equipages, sur 1'eclat d'une garde nombreuse , ou sur le

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nombre de ses courtisans que repose la majesle de son caractere.

Ne pouvant se retrancher ni derriere la res- ponsabilite de ses ministres, ni se couvrir de 1'infaillibilite de son caractere ou de Finviolabi- lite de sa personne, que 1'acte constitutionnel ne garantit point, le president des Etats-Unis est veritablement oblige de mediter lui-meme avec soin tons les actes du pouvoir executif qui ne reside qu'en lui seul; et les citoyens sont telle- ment persuades que les fonctionsde chef del'etat ne peuvent se bien remplir que par un travail de tous les jours et de tous les instans , qu'ils seraient fort etonnes , et peut-etre meme fort mecontens si quelquefois les journaux annon- caient que le president a travaille tel jour pen dant deux ou meme pendant trois heures avec tel ministre.

Enfin, pour achever de donner une juste idee de cette simplicite a laquelle un president des Etats-Unis est reduit par 1'economie, d'autres diraient peut-etre par la parcimonie de la con stitution , je crois ne pouvoir mieux faire que de rapporter 1'anecdote suivante, dont j'emprunte le recit au spirituel auteur d'un Voyage aux Etats- Unis en j8i81.

1 foyage aux Etats-Unis , par miss Wright , traduit. parM. Parisot, en 1822.

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(( Bleker Olsten , ministre de Daneniarck aux » Etats-Unis, sous la presidence de M. Jefferson, o ayant appris, a son arrivee a Washington, que » le president etait visible tous les jours a deux » heures , se presenta a cette heure pour rendre » ses devoirs au chef de la nation americaine. » M. Jefferson le recut avec tant de politesse et )> de cordialite , ct lia avec lui une conversation » si animee , qu'une heure s'etait ecoulee avant » que Fetranger s'apercut que sa visite avait » etc extraordinairement prolongee. A la fin , » 1'entretien commcnca a languir, et le diplo- » mate etranger attendait qu'on le congediat, » tandis que le president, comnie on peut le » presumer, desirait que celui-ci termiriat sa vi- » site ; mais la simplicite de Ve?itree n'avait pas » etc suffisante pour faire comprendre a un » ministre europeen celle de la sortie. Le repre- » sentant du roi de Danemark restait cloue sur M son siege, attendant le signal de la retraite. » 11 eut beau attendre ce signal , le president ne » le donna point. Persuade qu'il etait importun , » et se sentant de plus en plus mal a son aise , » desirant de sen aller, et cependant craignant » de commettre de la sorte une plus grande faute )> contre le decorum, le pauvre ministre demeu- » rait assis, comptant Jes minutes. Enfin , 1'heure » du repas arriva, et M. Jefferson mit le comble » a sa confusion en le priant de rester et de

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» partager un repas de famille. Bleker Olsten se » leva , balbutia une excuse et s'echappa de 1'ap- » parternent.

» De la rnaison du president, le minis tre de- » coritenance se rendit precipitamment chez un » American! de sa connaissance , qui occupait un » cniploi dans le gouvernement , et avec lequel » il s'etait deja entretenu sur les institutions na- » tionales. II lui raconta son aventure, et entra » ensuite en explication sur ce sujet. « Com- »> ment, » lui dit-il, « j'aurais du me retirer sans » qu'on me congediat? ]X'avez-vous done pas » d'etiquette? Ne reconnaissez-vous aucune dis- » tinction de rang ou d'emploi ? Comment » existez-vous comme nation ?De quellemaniere » vous y prenez-vous pour conserver a vos auto- » rites constitutes le respect necessaire pour leur » donner du poids et procurer de la solidite au » gouvernement? Peut-etre avez-vous quelques » autres formalites que je lie connais pas; ex- » pliquez-les moi ; apprenez-moi les regies que » je dois observer dans mes relations avec votre » president. »

On fit entendre alors a Bleker Olsten qu'il avail laisse les formalites de 1'etiquette dans les cours des souverains de i'Europe, et que le seul privilege dont jouissait le president des Etats- Unis dans ses relations avec ses concitoyens , etait de recevoir des visites sans les rendre,

EN AMERIQUK. 63

usage fonde sur la simple raison que, s'il renclait une visite, il faudrait qu'il les rendit toutes , cequi, £ cause de la trop grande quantite de personnes qui venaient le visiter , et de ses iiombreuses occupations y etait absolument im possible.

Le meme ministre , dinant quelques jours apres chez M. Jefferson , ne nianqua pas de s'ex- cuser sur la longueur de sa derniere visite , et , apres en avoir explique la cause , temoigna la surprise que lui causaierit des manieres si nou- velJes pour un Europeen. « Je sais , » ajouta-t-il , « que ce n'est pas a un etranger a critiquer les » coutumes d'un pays qu'il visite ; je suis persuade » egalement que le president actuel peut se met- » tre au-dessus de toute formalite ; mais 1'interet » que je prends & votre pays me servira d'ex- » cuse , si je blame une simplicite de manieres » qui peut etre bonne pour un Jefferson, mais » qui serait peut-etre dangereuse pour ses suc- » cesseurs. II y a des regies generales auxquelles » on doit se soumettre , parce qu'elles sont faites » pour tous les temps et pour tous les homines. » Croyez-moi , monsieur, ou plutot croyez-en » 1'experience des siecles, qui m'autorise & af- )> firmer que les regies de 1'etiquette ne peuvent » etre violees impunement , et que , pour assurer » la stabilite des gouvernemens , leurs cbefs doi- » vent etre environnes d'une splendeur et d'une

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» pompe iaites pour commander Fobeissauce tie » la multitude.

» Je ne pretends pas, » repondit M. Jeffer son, contester la justesse de vos observations » par rapport aux rois; reals moi, monsieur, je M ne suis point roi. Permettez-rnoi de vous ru- » center line anecdote qui expliquera la difle- » rence. Vous connaissez la passion clu roi de » Naples pour la cbasse. II arriva qu'un jour su- » perbc pour prendre ce plaisir, sa majeste fut » obligee de tenir un grand lever. Les presenta- )) tions furent encore plus nombreuses que le roi » lui-meme ne s'y etait attendu , et menacaient, >> par leur duree interminable , de le priver de » son amusement favori. A la fin il perdit pa- » tieiice, et, se tournant du cote du fameux Ca- » raccioli , qui etait alors ministre des affaires » e'trangeres : « Marquis , » lui dit-il , « que ces ce- » remonies sont ennuyeuses!» - - «Votre ma- » jeste , » repondit Caraccioli avec une profonde reverence , u votre majeste oublie qu'elle est » elle-meme une ceremonie. »

« Je ne sais,» me dit la personne de qui je tiens cette anecdote, » si Bleker Olsten sentit » dans le moment le trait que lui avait decocbe » le president; mais il demeura dans notre » pays, et parut avoir compris, avant de le quit- » ter, quenotre gouvernement n'a pasbesoin d'etre » soutenu par des moyens artificieJs; qu'il n'a

EN AME1UQUE. 65

» pas a sa tete un etre irresponsable crec par une » fiction superstitieuse, une ceremonie, niais im » horn me comp table de toutes ses actions, qui » a des devoirs nombreux et importans a rem- » plir, et dont la place dans 1'estime publique » est marquee par la maniere dont il remplit ces )> devoirs , et non par une vaine pompe et par les » regies frivoles de 1'etiquette. »

Si la difference qui existe entre le president cles Etats-Unis et les rois de f Europe est grande, celle qui existe entre les ministres de cette repu- blique et les notres n'est pas nioins remarquable. Un ministre des Etats-Unis n'a que 3o,oco fr. d'appointemens , point d'hotel, point d'ameu- biement, point de train de maison payes par la nation ; a sa porte point de factionnaires; quand il sort point de domestiques en costume ridi cule pour le faire reconnaitre; hors de son mi- nistere point de privilege , mais aussi point de responsabilite pour ses actes devant le peup]e. Choisi par le president , il n'eii est pour ainsi dire que Vinstrument , et lui doit tout son temps. Gonime il n'a point a ses ordres une armee de directeurs generaux , de chefs de division, d'em- ployes de toutes les classes a gros gages, il est oblige de mettre lui-meme la main al'oeuvre, et gagne bien ses appointemens, qui sont trop modiques, il est vrai, pour qu'il lui soit possible de don nor souvent de somptupnx diners aux

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membres du congres , niais qui suffisent cepen- dant a un homme sage et consciencieux qui com- prend bien que c'est seulenient par son activite et sa probite, et non par les intrigues et la cor ruption, qu'il accomplira les devoirs qui lui sont imposes, et qu'il repondra a la conliance dont il est lion ore.

Les habitudes des ministres americains sont si simples et different si peu de celles de leurs con- eitoyens, que rien , absolument rien, dans leur exterieur, ne pourrait les faire reconnaitre en public. Pendant les premiers temps de notre sejour a Washington, lorsque nous avons voulu leur rendre les visites qu'ils avaient eu la honte de nous faire, il nous a fallu plusieurs fois de- mander ou etait, non leur hotel, car on ne nous eut pas compris , mais leur demeure, quoi- que nous fussions deja dans la rue qu'ils habi- taient. Quelquefois, lorsque nous avons frappe a la porte de leur maison, ce sont eux-mernes qui nous out ouvert; souvent nous les avons rencon tres , le portefeuille sous le bras, revenant a pied de leur ministere k leur maison , ou les atten- dait le modeste repas de famille. Tout eel a , sans doute, paraitrait bien bourgeois chez nous; mais aux Etats-Unis, ou le peuple tient plus a une bonne administration qu'au luxe cle ses ad- ministrateurs , on trouve tout cela naturel, et je crois qu'on a raison.

EN AMERIQUE. 67

Cette extreme simplicite des ministres s'etend aussi a tous les autres officiers publics, et c'est en elle qu'est tout le secret de cette economic de gouvernement que nous admirons tant , et a laquelle nous ne parviendrons probablement jamais.

Un senat et une cliambre des representans forment le pouvoir legislatif des Etats-Unis, pouvoir qui emane directement du peuple , et qui contrebalance la puissance du pouvoir executif; de telle sorte que, sil arrivait que la nation , dans un moment d'erreur , accor- dat la presidence a un liomme inhabile ou mal interitionne , la fucheuse influence de cet homme serait a peu pres paralysee par celle du congres.

Le congres a le pouvoir : D'etablir et de faire percevoir des taxes, droits, impots et excises; de payer les deltes publiques et pourvoir a la defense commune et au bien- etre general des Etats-Unis. Mais les droits , im pots et excises etablis doivent etre les memes pour tous les etats de 1'Union ;

D'emprunter de 1'argent sur ]e credit des Etats-Unis ;

De regler le commerce avec les nations etran- geres, entre les divers etats et avec les tribus indiennes;

D'etablir une regie generale pour los natura-

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lisations, et des lois generales sur les banque-

routes dans ies Etats-Unis ;

De battre moimaie, d'en regler la valeur comnie celle des monnaies etrangeres, et de fixer la base des poids et mesures ;

D'assurer la punition des contrefacteurs des monnaies courantes et du papier public ;

D'etablir des bureaux de poste et des routes de poste ;

D'encourager les progres des sciences et des arts utiles, en assurant pour des temps limites, aux auteurs on inventeurs, le droit exclusif sur lears ecrits et sur leurs decouvertes;

De constituer des tribunaux subordonnes a la cour supreme; de definir et punir les pirateries et felonies commises en haute mer, et les offenses centre les Icis des nations ;

De declarer la guerre; d'accorder des lettres de marque et de represailles, et de faire des re- glemens concernant les captures sur terre et SUF mer ;

De lever et d'entretenir des armees; mais au- cun argent pour cet objet ne peut etre vote pour plus de deux ans;

De creer et d'entretenir urie force maritime ;

D'etablir des regies pour radministration et Torganisation des forces de terre et de mer;

De pourvoir a ce que la milice soit convoquee pour faire executer les lois de FUnion, pour

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les insurrections et repousser les in vasions; ,

De pourvoir a ce que la milice soit organises , armee et disciplinee ;

De disposer de cette partie de la milice requise poar le service des Etats-Unis, en laissant aux etats respectifs la nomination des officiers et J'etablis- sement de la discipline presents par le congres.

Tous les bills etablissant des impots doivent «tre debattus d'abord dans la chambre des re- pcesentans ; mais le senat peut y concourir par des amendemens comme pour les a Litres bills. Tout bill qui a recu 1'approbation du senat et de la chambre des representans? est , avant de de- venir loi , presente au president des Etats-Unis ; s'il Tapprouve, il j appose sa signature, sinpu il le renvoie avec ses observations a la chambni -dans laquelle il a ete propose ; elle consigne tout au long les objections dans son journal ? et discute de nouveau lebill. Si ., apres cette seconde dis cussion , les deux tiers dela chambre sedeclarent pour faire passer le bill , il est renvoye , avec les objections du president, a 1'autre chambre, qui le discute egalement; et, si la meme majorite 1'approuve, il devient loi; mais, dans ce cas, les votes de la chambre doivent etre determines par oui et par non , et les noms des personnes vo- tant pour et centre inscrits sur le journal de cha- que chambre respective. Si , au bout de dix jours,

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(les dimanehes non compris) le president rie renvoie pas le bill presente, il a force de loi comme s'il etait approuve de ce magistrat , a moins cependant que le eongres, en s'ajournant, ne previenne le renvoi.

G'est le premier lundi du mois de decembre , chaque annee, que s'assemble le congres; sa tluree varie suivant 1'importance de ses travaux , mais s'etend rarement au-deia du mois demai. Des le milieu de novembre, on voit arriver a Washington -City les senateurs et les represe"n- tans envoyes par chaque etat de 1'Union. Parmi eux il en est beaucoup qui , pour venir remplir leur mandat , ont eu a parcourir plusieurs cen- taines de lieues a travers des forets inhabitees et des routes difficiles. En arrivant, ils se logent simplement , economiquement a 1'auberge , ou souvent ils ne trouvent un lit que dans une chambre commune entre quatre ou cinq de leurs collegues. La table est aussi commune entre tous ceux qui habitent la meme auberge. G'est la ordinairement qu'apres un repas frugal , se tiennent ces conversations pleines d'interet , dans lesquelles se discutent a 1'avance , et avec cordia- lite , la plupart des questions qui doivent etre agitees pendant la session. Le premier lundi de decembre arrive, la session s'ouvre , et des la pre miere seance les travaux commencent, car deja chacun est a son poste. Le president de la cham-

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bre, charge de diriger et de resumer les discus sions, occupe une tribune elevee, devant laquelle les representans sont places , deux a deux , a de petites tables commodement disposees dans 1'en- ceinte demi-circulaire qu'entourent de vastes ga- leries remplies d'un public nombreux. Apres la lecture du message du president des Etats-Unis , et la formation des vingt-trois comites charges de 1'examen des differentes questions qui doivent etre soumises a la discussion, les debats s'ou- vrent. Us ne ressemblent en rien a ceux qui ont lieu dans notre chambre des deputes. Us sont calmes et graves. On n'y enterid jamais pron oncer de ces longs di scours ecrits , penible- ment elabores dans le cabinet , et passant a cote de toutes les objections. Ghaque membre parle desa place, et la discussion n'a jamais d'autre caractere que celui d'une conversation animee entre geris qui s'estiment et qui veulent pour les autres comme pour eux-memes une entiere li- berte d'opinion. Quand un membre prend la parole , s'il se laisse entrainer par la chaleur d'une Jongue improvisation , on reconnait facilement , a la maniere dont il s'exprime, qu'il est plus anime du desir de convaincre les autres ou de s'eclairer lui-meme , que preoccupe de la maniere dont sera jugee son eloquence dans tel salon ou dans telle coterie. Mais , quel que soit 1'efietqu'i] produise sur ses auditeurs , il est sur de n'etrc

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jamais interrompu, ni par d'indignes clameurs, ni par des applaudissemens dont Finconvenance blesserait la dignite de 1'asseniblee. La police de la chambre , facilement exercee par le presi dent, n'a pas besoin , pour etre maintenue, de 1'intervention d'huissiers ridiculement armes et Labilles. Un seul homme, appele sergeat d'ar- mes, veille, a la porte de la salle, a ce que le public ne s'introduise pas au milieu des repre- sentans ; et deux jeunes garcons , assis au pied de la tribuoe du president, s'occupent sans bruit et sans eclat de la distribution des lettres, bulletins et rapports adresses aux membres de 1'assemblee.

G'est ainsi que , pendant une session de plusieurs mois, cliaque jour est consciencieusement em ploye par les representans de la nation a la dis cussion des plus cliers interets tlu peuple. Aus- sitot la session close, cbaque depute retourne aupres de ses commettans , et trouve dans 1'ac- cueil qu'ils lui font la plus douce recompense qu'il puisse ambitionner, s'il a bieu rempli son mandat.

Entraine par le desir de retracer ici , tel qu'il m'a apparu, le caractere des principaux pou- voirs du gouvernement americain , je m'apercois que j'ai neglige une foule de details interessans touchant riotre sejour k Washington ; j'aurai peut-etre occasion de les reprendre plus tard ;

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maisje rie terminerai cependant point ce cha- pitre sans parler de la fete donnee par le con- gres, le ier. Janvier. Ce jour avait etc indique par les deux chambres pour une grancle reunion a un banquet offert au general Lafajette. Les representans du peuple voulurent consacrer ainsi 1'hospitalite americaine en faisant asseoir Thole de la nation a une table ou toute la grande fa- mille assistait en leur personne. M. Gaillard , president temporaire du senat , et M. Clay, ora- teur de la cbanibre des representans , presidaient le repa-s. M. Gaillard avait a sa gauche le general Lafayette, et a sa droite M. Monroe, president des Etats-Unis , qui , derogeant cette lois, et sans doute a cause du general Lafayette , a la loi qu'il s'etait faite de ne jamais se trouver a au- cune fete pubiique , avait cependant accepte Tinvitation ; M. Clay avait egalement a ses cotes les ministres des Etats-Unis. Parmi les invites figuraient le general Dearborn , ministre des Etats-Unis pres la cour de Portugal; les gene- raux Scott , Macomb , Jesup et notre clier com- patriote Bernard , a cote duquel j'eus 1'honneur d'etre place ; les commodores Baimbridge , Tin- gey, Stward et Morris , ainsi que plusieurs offi- ciers publics du rang le plus eleve. Parmi les convives , le general Lafayette cut le plaisir de trouver quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes. Le capitaine Allyn , du Cadmus, re-

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comment arrive tie France 1 , s'etait aussi renclu a 1'invitation qu'il avait recue. La salle etait de- coree avec le plus grand eclat, et les convives animes d'un esprit d'union qui faisait assez voir qu'ils consideraient cette ceremonie comme une fete de famille.

G'est dans des reunions pareilles quel'on peut etudier 1'esprit public d'un peuple, lors surtout que ses representans , choisis librement, et n'ayant aucune raison de flatter le pouvoir ou de dissi- muler leurs pensees, laissent un libre essor a tous leurs sentimens. II y a surtout dans un repas de corps un certain eritrainement qui tend a montrer sous un jour plus apparent telle partie du caractere des convives , qui , en toute autre occasion, ne se serait pas manifestee d'une ma- mere aussi sensible. L'opinion politique des le- gislateurs de 1'Union devait done etre exprimee en cette circonstance avec plus de force , avec plus d'abandon qu'elle ne 1'avait ete dans ces seances solennelles, ou la gravite de 1'etiquette tendait a paralyser l'epancliement. G'est dans les toasts et dans les vceux qui les accompagnent

1 C'est a cette epoque que le capitaine Allyn apporta le beau portrait en pied de Lafayette , peint par M. Schef- fer et offert par ce jeune artiste au congres, qui en accepta 1'hommage, et le fit placer dans la rotonde du Capitolc , oil il justifie la reputation bien acquise de son auteur.

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que Ton retrouve cette opinion tout entiere. Quelques-uns rappellent des principes, d'autres Jeur application telle qu'elle est entendue par les Americains. Ici, c'est « Au peuple, source de » tous les pouvoirsj a V opinion publique et a la » liberte de la presse , glaive flamboyant qui M garde les approches de I'arbre de la liberte , » qu'ils portent ces toasts et ces voeux. La c'cst « A la Grece regeneree et ravivee dans Athenes » et dans Sparte; aux republiques de V Ami- )> rique du Sud , auxquelles I'exemple de I'U- » nion prepare des succes semblables. «

La sante de M. Monroe ayant etc proposee, tout le monde se leva spontanement , et 1'on put s'apercevoir que ceshommages etaient moins rendus au chef de la republique , qu'au vene rable] patriote que tant de services recomman- dent a 1'amour des Aniericains. II prononca d'une voix emue des remerciniens qui toucherent d'au- tant plus les convives, qu'ils semblaient etre les adieux du president, apres une magistrature de huit annees. On but ensuite le toast suivant en 1'honneur du general Lafayette : « An grand )> apotre de la liberte, que n abattirent point les w persecutions de la tyrannic , que I amour des » richesses ninjluenca pas, que ne purent se- » duire les applaudis semens populaires. Ilfut » toujours le meme , dans les fers d'Olmutz , » dans ses divers travaux, au faite de la puis-

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» sance et de la gloire. » A ce toast, le general se leva et clit : « Les expressions me manquent » pour rendre tout nion respect et toute ma re- » connaissance pour les bontes dont vous me » comblez ; mais j'espere qiie vous rendrez jus- » tice a la chaleur de mes sentimens americains. y> Permettez qu'au toast qui vient d'etre porte , » je reponde par eelui-ci : A I'union perpetuelle » entre les Etats-Unis. Elle nous a deja sauves » dans des temps d'orages, unjour elle sauvera » le monde. »

FaisanL allusion a la situation actuelle du ge neral, M. Gaillard, president du senat, proposa & son tour un toast et 1'accompagna de ces pa roles : « Puisse tout genereux defenseur des » droits dun peuple , obtenir la plus grande t> recompense quil soit donne a un homme de ») recevoir ; I 'admiration , la reconnaissance et » faffectionde tout un peuple. »

Immediatement apres , et comme si la chose avait fait suite a ce qui venait d'etre dit, M. Clay, orateur de la chambre des representans , se leva et reclama 1'attention autant que la bienveil- lance de 1'assemblee; puis, dans une eloquerite et rapide allocution, ii porta les regards des convives sur les republiques de l'Arnerique du Sud, qui, sans 1'aide d'aucun peuple, sans se- eours , sans le devouement ni 1'exemple d'un Lafayette , mues par la seule conscience de leurs

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clroits, et defendues par leurs montagnes, com- hattent pour conquer! r la liberte. II gemit de ce que les principes cl'ordre politique avaient fait a 1'Union le penible devoir de demeurer specta- trice de leurs efforts. II plaignit FEspagne, si rnalheureuse au milieu de ses erreurs, nourris- sant le reve de la conquete de ses colonies ; il la peignit impuissante pour ses projets, et deplora une neutralite que la communaute de principes

repoussait Ici? 1'orateur, domine par sa pro-

pre impatience, s'interrompit et proposa la sante du liberateur Bolivar, le Washington de VAmb- rique du Sud.

G'est une analogic de faits assez remarquable que tandis qu'on associait ainsi le nom de Bolivar aux fetes qu'on donnait a Washington , celui de Lafayette etait aussi lionore publiquement a Ca racas.

Ce toast termina le repas, et les scenes tou- chantes et patriotiques qui s'etaient succedees pendant sa duree. Cbacun des convives exprima le regret que tous les Americairis n'eussent pas pu y prendre place.

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CHAPITRE III.

DEPART L»E WASHINGTON. SENTIMETVS AME1UCAINS. LION DE

AIER. FAMILLE DE NEGRES LIBRES. RALEIGH. FAYETTEV1LLE.

CAROLINE DU NORD.

DES les premiers jours de fevrier, le general Lafayette avait recu, de tons les etats du sad et de 1'ouest de 1'Union, des invitations si pres- santes , qu'il ne lui etait plus permis d'hesiter encore sur le parti qu'il avait a prendre, et des lors nous nous etions occupes avec activite , et de iiotre ordre de marclie , et cles moyens de sur- monter ies difficultes que tout le monde nous assurait devoir etre tres-grandes dans un voyage de cette nature et de cette longueur. Nous avions, en effet, une ligne de plus de douze cents lieues a parcourir en moius de quatre mois , pour nous trouver le 17 juin a Boston, ou le general s^etait engage a assister a la celebration de Fanniver- saire de Bunkers-Hill ; et uae partie des pays que nous avions a traverser etoient a peine ha bites ou n'avaient que des routes difficiles et nial tra- cees. Mais grace a 1'experience du general .Ber nard, aux lumieres du directeur general des

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postes ( M'\ Glean), et aux eonseils des repre- sentans qui e talent a Wasliington , M. George Lafayette parvint a tracer un itineraire si bien cal- oule , que son pere n'eut point a craindre de ne- gliger dans sa course aucun des points irapor- tans des divers etats que nous avions a visiter, quoique la plupart de ces points se trouvassent souvent a plusieurs milles a droite ou a gauche de notreligne principale de niarche ; et son temps i'ut si rigoureusemcnt compte , qu'a moins de maladie ou d'evenemens graves nous devious ar- river a Boston au jour promis.

Nous ne negligeames aucune des precautions propres a nous faire surmonter les obstacles dont tout le monde nous menacait dans ce nou- veau voyage. Les amis du general ne pouvaient penser, sans nn sentiment de crainte , aux fatigues et aux dangers auxquels il allait , disaient-ils, s ex- poser. Madame Elisa Gustis, de la familie Wa shington , s'empressa de lui offrir sa voiture com mode et douce. Nous achetames de bons clievaux de selle pour suppleer a ia voiture dans les che- mins trop diificiles; nous simplifiames le plus possible nos bagages, et le 20 fevrier , a neuf heures du soir, nous nous embarquames sur le Potomac, que nous descendimes jusqu'a son em- boucliure dans la baie de Chesapeake, d'ou nous gagnames Norfolk, ou nous debarquames le ^5 de grand matin , apres deux nuits et un jour

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d'une heureuse navigation. Nous reparlimes le jour meme pour filler diner a Suffolk , tres-petite ville, ou le general etait attendu avee tout. 1'em- pressement et Ja bienveillance qu'il avail, jus- qu'alors rencontres a cliaque pas. Notre marche, favorisee par une belle route et un beau temps , fut tres-rapide. A quelques milles de Norfolk, nous fumes obliges de nous arreter quelques in- stans devant une auberge isolee sur la route et cl'assez mince apparence, alin de faire rafraichir nos chevaux. Nous etions restes dans noire voi- ture, lorsque 1'aubergiste se presenta a la por tiere, demanda a voir 3e general , et le pria avec instance de clescendre un instant et d'entrer dans sa niaison. « N'eussiez-vous que cinq minutes a )) nraccorder, » lui clit-il , « ne me les refusez » pas, car ce sera cinq minutes de bonheur pour » moi. » Le general se rendit a sa priere, et nous le suivimes dans une chambre basse d'une sim- plicite voisine clu besoln , mais d'une proprete remarquabie. Le welcome Lafayette etoit char- bonne sur la muraille blanche, et entoure de quelques branches de sapin cueillies a Fentree de la foret voisine. Pres du foyer ou pt3tillait le bois resineux, etait une petite table couverte d'une ser viette bien propre et charges de quelques flacons renfermant de l'eau-de-vie et du wisky; a cote d'une assiette couverte de verres etait une autre as- siette remplle de tranches de pain coupees et

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rangees avec soin. Ces niodestes rafraichissemens nous furent offerts avec une bonte et nne cor- dialite qui en relevaient beaucoup le prix. Pen dant que nousles prenions,raubergiste avait dis- paru; il revint un instant apres, accompagne de sa femme qui portait un jeune enfant de trois a quatre ans , dont les joues fraiches et fermes servaicnt de temoignage a la tendresse des soins dont il est 1'objet. Le pere nous presenta d'abord sa femme, prit ensuite 1'enfant dans ses bras, et , apres lui avoir fait mettre une de ses petites mains dans la main du general , il lui fit repeter avec expression les mots suivans : « General La- » fayette , je vous remercie pour la liberte que » vous avez cotiquise pour mon pere, pour ma » mere , pour moi-meme et pour ma patrie... » Pendant que 1'enfant parlait, le pere et la mere fixaient des regards attendris surle general ; leurs coeurs etaient d'accord avec la bouche de 1'en fant, et les larmes qui s'echappaient malgre eux de leurs paupieres prouvaient combien leur re connaissance etait vive et profonde. Si j'en juge par ce que j'eprouvai moi-meme a la vue de cette scene si simple et cependant si sublime, le ge neral Lafayette dnt trouver cet instant un des plus doux de sa vie. II ne put cacher son emotion , ii embrassa 1'enfant avec tendresse, et se sauva dans sa voiture, ou 1'accompagnerent les benedic tions de cette famille libre et si digne de 1'etre. ii. 6'

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Ce meme jour, un peu avant d'arriver a Suf folk, quelques negres nous arreterent , et nous prierent d'entrer dans leur cabane, situee sur le bord de la route , pour nous y montrer un ani mal fort extraordinaire , qu'ils nous dirent toe le lion de mer. II avait environ sept pieds de long , etait revetu d'une peau velue de couleur fauve marquelee de noir ; la grosseur de son corps, pres des epaules, etait a peu pres celle d'un veau, et allait'en diminuant considerable- ment jusqu'a 1'extremite posterieure terminee en larges nageoires; sa tete petite, ronde et le- gerement aplatie , ressemblait un peu a celle du tigre ; sa gueule etait garnie de dents longues, fortes et acerees; ses membres , excessivement courts, avaient la forme d'une main; les doigts etaient joints ensemble par une membrane sus ceptible d'un grand developpement, et armes de grifies tres-fortes et tres-aigues. Les negres nous raconterent qu'en se promenant sur les bords Hi Elisabeth-River, au moment de la ma- ree basse, ils apercurent cet animal sur le sable, cu il paraissait avoir ete laisse par les flots; des qu'il vit ces hommes ilmarcha vers eux , mais sans demonstrations hostiles. Les negres cependant prirent d'abordla fuite; il les suivit long-temps, mais avec une grande lenteur, comme il est fa cile de le concevoir, en examinant le peu de lon gueur de ses membres , qui paraissent plutot

EN AMERIQUE. 83

fails pour nager que pour marcher. Apres avoir fait une centaine de pas en fuyant, un des ne gres, arme d'un fusil, se retourna , fit feu sur Familial, qui recut le coup dans le flanc et ex- pira presque aussitot.

Quelques complimens sur leur courage , et quelques pieces de nionnaie , rendirent fort heu- reux ces pauvres negres , que nous quittames pour aller visiter une habitation voisine qu ou nous dit appartenir a une nonibreuse famiile de noirs libres. La niaison etait fort bien tenue tant a 1'interieur qu'a 1'exterieur; je fus frappe de 1'ordre et de la proprete du menage, ainsi que de la bonne mine des habitans , qui me pa- rurent etre dans un etat d'aisance et de bien- etre bien superieur a celui de la plupart de nos paysans d'Europe. Un de nos compagnons de voyage, citoyen de Norfolk, nous assura que cette famiile avait plus que double la valeur de sa propriete en quelques annees, par son intel ligence et son activite. J'engage ceux qui persis tent encore a croire que les negres sont incapa- bles de pourvoir a leurs besoins dans Tetat de liberte, a visiter cette famiile, qui d'ailleurs n'est pas la seule qu'on puisse citer dans la Virginie.

Apres nous etre arretes quelques instans an milieu des citoyens de Suffolk , nous continuames notre route pour Murfreesborough , ou nous de- vions coucher. Notre arrivee tardive y eut Fair

6.'

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d'une deroute tie nuit. Le mauvais etat et la lon gueur du cliemin avaient harasse nos clievaux , et nous Grumes un instant quo nous serious obli ges de coucher au pied de la colline sur laquelle est situee ce bourg. Un enorme buclier allume sur une montagne voisine et dont les feux eclai- raient notre detresse; les illuminations de Mur freesborough , qui offraient 1 image d'une ville livree aux flammes; le bruit du canon qui reten- tissait a notre droite, et qui faisait I'effet d'une batterie qui nous aurait pi'is en flanc ; les cris de notre escorte; les coups de fouet et les im precations de nos cochers, rien de tout cela tie stimulait nos clievaux, qui , plantes dans la, boue jusqu'aux jarrets, semblaient y avoir pris racine, et refusaient de faire le moindre effort pour nous tirer de cette triste situation dans la quelle ils nous laisserent pres d'une heure. En- iin, nous arrivames, et nous fumes bien ample- meut dedommages par la cordiale hospitalite des habitans de Murfreesborough , qui ne negli- gerent rien pour prouver au general Lafayette que les citoyens de la Caroline du Nord ne liii etaient pas moins sincerement attaches que ceux des autres etats.

De Murfreesborough , nous allames le lende- main a Halifax, ou nous passames, a 1'aide d.'un bac , le Roanok , au bruit de 1'artilleric des mi- lices qui attendaient le general Lafayette sur

EN AMfiRIQUE. 85

Taulre rive. Halifax fut autrefbis le quartier-ge- neral tie Cornwallis pendant sa campagne tie hi Caroline du Nord. Ge fut la que ce chef anglais prit la resolution , qui lui fut si funeste , d'entrer en Virginie. Nous ne fimes que coucher a Ha lifax, et nous nous rendimes en deux jours, par cles chemins affreux, a Raleigh, jolie petite vilJe situee a 1'ouest de la riviere Neuse, et qui est le siege du gouvernement de la Caroline dn Nord. La population de Raleigh est d'environ deux mille sept cents habitans, dont pres de quinze events individus appartiennent a la race de cou- leur, libre ou esclave. Un des monumens les plus precieux de cette ville est la superbe statue de Washington , executee en marbre par Canova ; elle est conservee avec le plus grand soin dans une des salles du Capitole.

Le gouverneur de i'Etat, les officiers du gou vernement, les miliceSj et toute la population enfin , s'etaient eoncertes et parfaitement enten- dus pour recevoir et feter dignement 1'hote de la nation ;l'entliousiasmeavait ete tel, que, malgrr le mauvais temps, une compagnie de dragons volontaires avait fait pres de cinquante lieues pour assister a cette fete de famille. Les braves gens qui la composaient avaient sollicite et ob- tenu la permission de faire ce jour-la le service de gardes de Lafayette , et ils avaient f'onde leurs p retentions sur co que le comtc de Mecllitibtirg ,

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auquel ils appartiennent , fut le premier de FEtat qui proclama Findependance a Fepoque de la re volution. « Lorsquil est question de servir la » liberie ou Lafayette , » nous dirent-ils , « on » doit toujours nous trouver les premiers. » Le (>;ouverneur Burton ne negligea aucun soin pour iaire dignement les honneurs de sa residence a j'hote de la nation.

La veille de notre arrivee a Raleigh fut sur le point d'etre marquee par un evenement bien mal- heureux. Dans une des caleches qui nous suivaient ctaient le general des milices , Daniel , et un jeune odicier de son etat-major ; leurs clicvaux s'emporte- rent, le cocher, ne pouvant plusles guider, accrocha rudement un tronc d'arbre qui obstruait la route. La violence du choc fit sauter au loin les deux voyageurs et le cocher ; raais le plus maltraite fut ce pauvre general Daniel , qui rcsta presque sans connaissance sur la place. Notre marche fut aussi- tot suspendue , et le general Lafayette, qui etait deja fort loin en avant a la tete du cortege, re- vint en toute hate sur ses pas , pour s'assurer par lui-rneme de la nature de cet evenement. Le general Daniel commencait. deja a reprendre ses sens, lorsque le zele irrellcchi de son ami, le general Williams, fut sur le point de lui etre plus funeste que sa chute meme. Celui-ci voulait absolumentle saigner sur-le-ehanip ; dcja il tenait en main la fa tale lancette et allait proccder a

EN AMER1QUE B;

1'operation , lorsque M. George Lafayette lepria avec instance de n'en rien faire, en lui faisant observer que nous sortions de table , et qu'une saignee, immediatement apres le repas , pouvait avoir de graves inconveniens. Apres avoir donne au general Daniel les premiers soins que recla- mait sa position , nous le iimes transporter chez un riche cultivateur que nous avions visite le matin a quelques niilles de la , et le lendemain notre blesse nous arriva a Raleigh , entierement retabli de sa chute , et remerciant tendrement M. George Lafayette de 1'avoir preserve de la lancette de son ami.

J'avais ete fort surpris d'abord , en voyant le general Williams tirer une lancette de sa poche et vouloir saigner son ami ; mais un de nos com- pagnons de voyage m'apprit que dans les etats du Sud et de TOuest, et plus particulierement dans ceux dont la population esttres-disseminee , 1'art de saigner est commun a presque tous les grands proprietaires. La difficulte de trouver un chirurgien au moment d'un accident, les met souvent dans la iiecessite de saignev eux-memes, ce qu'ils font quelquefois si largement, que les plus hardis phlebotomistes de Tecole francaise en seraient elfrayes.

Le 4 mars nous arrivames dans la jolie petite cite de Fayetteville, situee sur la rive occiden- tale de la riviere Cupcfear. Le temps etait af-

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freux, la pluie tombaitpar torrens, etctpendant, a plusieurs mi lies en avant de la ville, la route* etait couverte tThommes et d'enfans a cheval , de milices a pied; dans la ville les rues etaient rempliesci'une foule de dames en grancle toilette, se precipitant sans precautions k travers les ruis- seaux pour approcher de la voiture du general, et si occupeesdu plaisir dele contempler, qu'elles ne paraissaient pas s'apercevoir du deluge qui semblait devoir Jes engloutir. Get enthousiasme

o

se conceit plus facilement quand on considere qu'il etait manifeste par les habitans d'une cite fondee, il y a quarante ans , pour perpetuer le souvenir des services rendus par celui nieme qu'on honorait en ce jour.

On eonduisit le general Lafayette en face de rH6tel-de-Vil!e sur une estrade elevee , ou il fut recu et harangue, au nom du conseil de ville, par le chef de justice, M. Toomer. L'orateur re- capitula avec enthousiasme, dans son discours, les obligations que I'Amerique avait a Lafayette , retraca une partie des persecutions auxquelles il fut expose en France et en Autriche pour etre reste fidele aux principes de liberte et aux droits de Thorn me , qu'il avait le premier proclames en Europe, et termina en etablissant energique- ment un parallele entre les jeunes republiques des Etats - Unis et les vieilles monarchies du yieux continent europeen.

EN AiMfiRIQOE. $9

« Ici, » s'ecria-t-il , « les tenebres fie Ferreur se » sont tlissipees devant les lumieres de la verite. » Les doctrines de droit diviri et d'obeissance » passive ne sont considerees que comnie souve- » nirs des temps de barbaric. Nos institutions » politiques sont fondees SUP la souverainete du » peuple, source de tous les pouvoirs. Le jargon » de la legitimite n'est point compris parnii » nous. Nous ne reconnaissons de sainte al- » liance que celle de la religion et de la vertu , » de la liberte et de la science. Le soleil de la )> liberte etend chaque jour la sphere de son » influence creatrice; TAmerique du Sud est re- » generee , et ses fers sont brises. Les trones de » 1'Europe, qui n'ont d'autre appui que la force » des baionnettes, sont ebranlesj usque dansleurs » fondemens , et le genie de notre patrie pourra » bientot celebrer Vesprit d'emancipation uni- » verselle. »

Apres que le general Lafayette eut exprime sa reconnaissance pour Faccueil que lui faisaient les citoyens de Fayetteviile , et sa sympathie pour les sentimens de 1'orateur, on nous con- duisit a la residence de M. Duncan-Mac-Rae , ou nos logemens avaient ete prepares d'une ma- niere a la fois elegante et commode, par les soins de madaine Duncan. Le general y fut rccu par le comite charge de pourvoir a tous ses besoins. « Vous eles ici dans votre ville, » lui

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clit le president de ce comite , « dans votre niai- » son, au milieu de vos enfans. Disposez de » tout.... , tout est a vous.... » Chaque instant de notre trop court sejour a Fayetteville fut rem- pli par les fetes de la reconnaissance et del'ami- tie. Malgre le mauvais temps, qui ne cessa de nous contrarier , les compagnies volontaires de milices qui s'etaient reunies pour rendre les hon- neurs militaires au dernier major general survi- vant de Tarmee de la revolution , ne voulurent point quitter le petit camp qu'elles avaient etabli en face du balcon de la maison d'ou le general put facilement les voir manoeuvrer. Eiles se trouverent encore sous les armes le lendemain matin au moment de notre depart, et nous pas- sanies devantleur front de bataille pour sortir de la ville. Ce fut alors que le general Lafayette, voulant leur prouver toute sa gratitude , mit pied a terre , et pressa affectueusement la main de cbaque oilicier et de chaque soldat en parcourant tous les rangs. Cette conduite excita a un si baut degre 1'entbousiasme des spectateurs , qu'une grande partie de la population voulant prolonger le plaisir de le voir, accompagna sa voiture fort loin sur la route, et rie le quitta que lorsque le soleil fut tout pres de Tborizon.

Le commerce de Fayetteville est tres-florissant , et ne peut que s'accroitrc encore par le voisinage de la riviere Capcfear, qui est navigable jusqu'a

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la mer. Les produits des environs consistent principalement en tabac et en hie; sa population est de pres de quatre mille ames, et s'accroit avec une rapidite assez remarquable ; malheureuse- ment pres d'un tiers de cette population est com pose d'esclaves , et croit dans la meme propor tion que la population libre, circonstance qui s'opposera probablement encore quelque temps a 1'entier developpement de ses ressources. Ce que je dis de Fayetteville peut s'appliquer a tout 1'etat de la Caroline du Nord, qui, sur une po pulation de six cent quarante mille ames , a plus de deux cent mille esclaves.

Le climat de la Caroline du Nord est , dit-on, salubre et tres - favorable a toute espece de cul ture; cependant la partie que nous avons par- courue n'offre pas un aspect agreable : beaucoup de forets de pins souvent inondees par les ruis- seaux qui les arrosent; beaucoup de sables; pen de terres cultivees; celles quile sont ne produi- sent que du riz et del'iridigo. On assure que, dans la partie montagneuse de 1'etat, le froment, le seigle, 1'orge , 1'avoine, le mais, le tabac, le cbanvre et le coton serecoltent en abondance. Ce dernier article, pret & etre manufacture, s'obtient a raison de cent cinquante livres par esclave.

C'est aussi dans la partie la plus elevee des terres que Ton trouve Tor natif en assez grande quanti le. On Vobtient par le seul lavage des

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terres ; sa purete est fort remarquable. On en a recueilli a vingt-trois karats de fin , et d'tine qua- lite superieure a celle de la monnaie de ce metal , americaine et anglaise. Les grains sont de di- verses grosseurs; le plus gros qui ait etc trouve dernicrementpesait pres decinqlivres. En 1810, la monnaie des Etats-Unis en recut mille trois cent quarante-une onces , dont la valeur mon- tait a 24,689 dollars. Dans le comte de Mont- gommery , beaucoup de personnes se livrent & la recherche de ce metal. Tout homme obtient la permission d'en chercher, sous la condition de re- mettre la moitie de ce cju'il trouve au proprie- taire du sol.

Ma'lgre toutes ses sources de rich esses , la Ca roline du Nord m'a paru un des etats les nioiris avances de tous ceux quc nous avons visites jus- qu'ici. La premiere cause doit en etre attribuee, je crois, a Fesclavage. Sa constitution , quoiquc en general calquee sur celles des autres etats, en differe cependant sur quelques points, et con serve quelques traces d'aristocratie. Ainsi, par exemple , pour etre elu senateur, il faut etrc proprietaire de trois cents acres de terre; pour etre representant il en fautpossecler cent; enfin, n ul ne peut etre gouverneur s'il n'est franc te- nancierd'un bien rapportanl 1 7ooo dollars. Tout en proclamant la liberte religieuse, la constitu tion de la Caroline clu JXonl a cependant le mat-

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heur d'avoir conserve une faclieuse distinction entre les communions; ainsi tout hommequi nie la verite dc la religion protestante ne peut pre- tendre a aucun emploi public *. Je sais bien que dansun pays ou le gouvernement nes'occupede J'entretien du clerge d'aucune communion , Tin- convenient de cette distinction est moins grand; mais ce n'en est pas rnoins une atteinte grave portee a I'egalitc etablie et reconnue par la loi. Un tort plus grave de ce gouvernement , c'est d'a voir neglige trop long-temps les moyens de pro- pager 1'instruction primaire. Ce n'estque depuis 1808 que le corps legislatif a ordonne par une Joi Fetablissement des ecolespubliques et pourvu aux depenses necessaires pour les laire prospe- rer. Malgre les fautes que je viens de signaler, on ne peut nier que les habitans de la Caroline du Nord ne soient , par leur patriotisme , dignes de fairepartie de la grande famille federative des Etas-Unis. Pour le prouver, il me suffira de citer un fait; c'est que, pendant la guerre revolution- nairc , Fennemi ne put jamais se procurer un

1 Voyez 1'art. 3s de la constitution de la Caroline du Nord.

L'art. 3 1 exclut du senat, de la chambre des repre- sentans et du conseil d'etat tous les membres du clerge , sans distinction de croyances ou de sectes , tant qu'ils sont dans Texercice de leurs fonctions pastorales.

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pilote sur leurs cotes. Je pourrais ajouter que ce fut aux miliccs de cet etat que furent tius les brillans succes des combats de Briar-Creek en 1779, de Waxhaws en 1780, et de Guil- ford en 1781.

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CHAPITRE IV.

ENTREE DANS LA CAROLINE DU SUD. - ROUTE DE CHERAW A CAM- DEN. - MONUMENT ELEVE AH BARON DE KALB. - ROUTE DE CAMDEN A CHARLESTOWN. - FETES DE CHARLESTOWN. - LE COLONEL HUGER. - HISTOIRE , INSTITUTIONS ET MOEURS DE LA CAROLINE DU SUD.

VINGT-QUATRE hcures apres notre depart de Fayetteville , nous rencontrames , au milieu d'une foret de pins , la deputation de 1'etat de la Ca roline du Sud , envoyee au-devant du general Lafayette. Cette rencontre eut lieu sur les confins des deux etats. Nos bonset aimablescompagnons de voyage de la Caroline du Nord nous remirent aux soins de leurs voisins en nous donnant de vifs temoignagesde regrets d'une separation qui nous coutait autant qu'a eux , et nous continuames notre route avec de nouvelles voitures , une nou- velle escorte et de nouveaux amis jusqu& Cheraw, jolie petite ville qui avait a peinequatre maisons il y a trois ans , et qui atijourd'hui compte plus dequinzeceritshabitans. La route que nous eumes a parcourir le lendemain fut longue et difficile; souvent meme elle fut presque impraticable ;

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dans certains endroits nous la trouvames entic- rement coupee par des debordemens de rivieres; dans d'autres nous ne pumes avancer a travers des marecages qu'en roulant lentement sur une mauvaisc chaussee formee de troncs d'arbres assez mal ranges les uns a cote des autres. Enfin, nous marchames avec tant de lenleur , que la nuit nous surprit en chemin et devint bientot si obscure, que beaucoup de cavaliers de 1'escorte perdirent la direction de la route dans un endroit ou elJe etait a peine tracee dans le sable , et s'egarerent dans la foret. Les voitures du cortege commen- cerent elles-menies a perdre Jeurs distances , et vers les dix lieures , M. George Lafayette et rnoi , nous nous apercuniesque ceiledanslaquelle nous etions, etait Lien loin derriere toutes les autres. Quelques instans apres nous nous sentimes vip- lemment secoues et nous entendimes un fort craquement. Notre timon venait de se briser , et nous etions restes au milieu d'un marais. Notre position etait assez desagreable, et nous aurions eu quelque peine a nous en tirer sans le secours de deux dragons qui ne nous avaient point quit- tes , et quj nous obligerent a monter , malgre nous , leurs chevaux , avec lesquels nous arrivames en quelques minutes en vue des feux du bivouac qui entourait la maison qui devait nous servir d'asile, et dans laquelle le general etait deja eta- bli depuis pros d'une heure. Gette maison etait

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tout-a-fait isolee au milieu de la for£t. Nous y fumes tres-bien recus. On nous y offrit un excel lent souper et d'assezbonslits, dans lesquels nous aurions probablement fort bien dormi si toute la nuit la trompette n'avait retenti pour rallier nos cavaliers egares.

A notre lever, nies regards furent frappes d'un spectacle tout-a-fait nouveau pour mou Nous etions au milieu de ce qu'on appelle en Amerique a new-settlement , c'est-a-dire un defrichement, ou creation d'une habitation nouvelle au milieu des forets* La maison dans laquelle nous avions passe la nuit etait la seule habitable , encore n'etait-elle point entitlement achevee; a cote d'elle commencait a s'elever ]a charpente de quel- quesautresbatimens destines, sans doute, aservir de granges et d'ecuries. Des corps d'arbres a demi faconnes et reunis en grand nombre indiquaient Tintention du proprietaire d'entreprendre bien tot encore d'autres constructions ; et deja , dans un assez grand rayon , la foret etait presque eiHiere- ment renversee. II ne restait plus debout quo quelques arbres d'une taille prodigieuse , non- seulement prives de leurs branches , mais encore quelquefois depouilles de leur ecorce, et noircis dans toute leur longueur par Faction des flam- mes,a 1'aide desquelles on avait detruit autour d'eux les arbrisseaux plus faibles. 11 est difficile d'imaginer quelque chose de plus attristant qu'un

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pared tal)leau. « C'est cependant ainsi , » me dit un de nos compagnons de voyage, « que com- » mencent toutes nos petites villes que vous trou- » vez si gaies , si attrajantes. Cheraw, ou vous » avez coucbe liier , et qui vous a tant plu , res- » semblait beaucoup a ceci il n'y a encore que )> pea d'annees , et peut-etre retrouveriez - vous » ici un autre Cheraw si vous y reveniez dans » quatre ou cinq ans. Voyez, » continua-t-il en m'entrainant vers la partie de la foret que le fer etle feu avaient respectee , « voyez avec quel soin » et quelle habilete le fondateur de cette cite )> future a pose les bases d'une fortune dont il » espere jouir avant peu de temps. Voici un » espace de quelques arpens environne d'une bar- « riere'grossiere , danslequel sont renfermes ses » vaclies, ses chevaux , ses cochons. Ces derniers,, » eleves ainsi dans une grande liberte, et trou- » vant facilement une nourriture abondante, vont » bientot multiplier a Finfini , et lui assurer une » partie de sa subsistance. L'annee procliaine , » cette portion de terre qui vient d'etre decou- » verte portera probablement une ricbe moisson » de mais ou de riz; mais le proprietaire , en » attendant le moment ou il pourra recolter son » pain , se le procure par le commerce. II le » paie en terebenthine , qu'il recueille de ces » enormes pins qui 1'entourent ; une petite en* » taille , iaite au corps de 1'arbre, donne issue au

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» liquide qu'on recoit dans un vase. Trois mille « arbres founiissentannuellementsoixante-quinze » barils de terebenthine ; mais ce ne sont pas » seulement les arbres animes d'une vigoureuse » vegetation qui fournissent a ses besoins,il y fait » contribuer aussi ceux que le temps a detruits. » Des arbres morts il tire du goudron qu'il obtient » en faisant bruler le bois sur une grille au-des- » sous de laquelle est un vase qui recoit le liquide » bouillonnant ; etquelquefois des herbes, dontil » debarrasse les avenues de sa maison, il retire » une grande quantite de potasse dont il aug- » mente encore ses richesses. Chaque annee va » voir s'accroitre autour de lui la quantite de » terre mise en rapport , et bientot d'autres » settlers > encourages par ses succes, viendront » se grouper autour de lui et 1'aider a creer le w bourg nouveau dans lequel il lui sera permis » d'ambitionner les emplois publics que ses con- » citoyens confieront au talent et au civisme... » Pendant que nous jetions ainsi un coup d'ccii rapide sur les ressources presentes de notre hote et sur ses destinees futures 7 le general Lafayette avait acheve ses preparatifs de depart , et , au signal donne par les trompettes , nous reprimes notre course , a travers les sables et les pins , pour nous rendre a Cambden , ou nous devions cou- cher. Pendant la nuit, le temps avait change , et un ciel pur favorisa notre marche. Quoiquc

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nous ne fussions encore qu'au mois de mars , nous ressentions vivement la chaleur du soleil , et tout autour de nous avait Faspect d'un printemps deja avancc. En approchant de Cambderi , ou Ton voit un grand nombre de jardins parfaite- ment cultives, nous fumes bien etonnes de trou- ver to us les arbres en fleurs , et Fair embaume du parfum des plantes comme en France au mois de juin. .

Cambden n'est point une ville considerable ; elle renferme tout au plus douze cents ha bi tans ; cependant nous y trouvames une nombreuse po pulation reunie de plus dequatre-vingts milles a la roncle pour y recevoir le general Lafayette , et pour assister a la pose de la premiere pierre d'un monument funebre qu'on devait elever & la memoire du baron de Kalb. Le general Lafayette fut recu un pen en avant de la ville, pres de 1'ancien quartier de Gornwallis , par tous les citoyens en armes , et fut conduit en grande pompe et au milieu de cboeurs de jeunes filles, k la demeure qui lui avait etc preparee , et ou il fut harangue par le jeune colonel Nixons , avec une chaleur de sentiment qu'il me serait impossible de rendre ici. La foule attentive ap- plaudit avec transports lorsque 1'orateur dit au general que sa visite aux Etats-Unis avait aioute une nouvelle page a Thistoire , et que 1'eelat des triomphes de la Grece et de Rome

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palissait devant 1'accord et Funanimite de cette ovation populaire.

Le lendernain , dans la matinee , une longue procession , formee principalement des francs- macons, et suivie des autorites civiles et des depu tations des differens corps de la Caroline du Sud , vint prendre le general a son logement , et le conduisit au bruit d'une musique religieuse , vers Fendroit ou devait avoir lieu la ceremonie fu- nebre. La se fit Finauguration du monument erige par les genereux liabitans de la Caroline du Sud a la bravoure malheureuse. Une inscrip tion d'un style noble et simple y rappelle la pa- trie , les services et la fin glorieuse de Kalb.

On sait que deKalb etait Allemand, et qu'apres avoir long -temps servi en France , il vint en Arnerique , comme Lafayette et Pulawsld, offrir son bras k la liberte. 11 commandait en second Tarmee du general Gates dans la malheureuse affaire de Cambden , ou les Americains furent completement cltifaits. II avait fait des prodiges de valeur a la tete des troupes du Maryland et de Delaware , lorsqu'a la fin de Faction une onzieme blessure lui donna la mort , et priva la cause americaine d'un de ses plus habiles et de ses plus devoues clefenseurs.

Apres que ses restes , qui avaient ete conserves avec soin , furent deposes dans le monument, et qu'ilseurentreculeshonneursmilitaires, la pierr<*

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qui devait les couvrir tut posee par le general Lafayette ; on y lisait :

CETTE PIERRE

A ETE PLACEE SUR

LES RESTES

DU BARON DE KALB ,

PAR LE GENERAL LAFAYETTE.

La main du general, posee sur la pierre , la suivait a mesure qu'elle descendait lentement, et la foule contemplait avec un silence religieux le vieux guerrier francais rendarit, apres pres- que un demi-siecle , les derniers devoirs au guer rier allemand , sur un sol qu'ils arroserent 1'un et 1'autre de leur sang, et que leurs bras concou- rurent a affranchir. Que de souvenirs glorieux et penibles cette scene dut reveiUer dans le coeur de Lafayette 1 Helasl dans son long triomphe, combien de tombeaux n'a-t-il pas visites , depuis celui ou il descendit a Mont-Vernon jusqu'a celui qu'il elevera bientot a Bunker's-Hill !

La ceremoriie se termina par un discours du general, dans lequel il paya a son ancien com- pagnon d'armes le tribut d'estime que lui avaient merite ses vertus civiques, ses talens militaires et son courage indompte dans la defense de la cause de la liberte.

EN AMERIQL'E. io3

Nous quittances Gambden le 1 1 pour nous rendre a Colombia , siege du gouvernement de la Caroline du Sud. Cette ville est agreablcment situee sur un plateau sain et fertile , au bord de la riviere Congaree. Nous trouvames toutes les rues, par lesquelles devait passer le cortege qui conduisait le general, ornees de bannieres et d'arcs de triomphe. Sur 1'un de ceux-ci , trois jeunes filles d'une grande beaute soutenaient des drapeaux sur chacun desquels etaient ecrits en lettres d'or les noms de Lafayette, de Kalb et de Pulawski. Sous un autre , place aupres cle la rnaison que nous devions occuper , le general fut arrete et harangue par le maire de la ville, jeune horn me fort distingue par ses talens , et qui , pendant notre sejour & Colombia, cut pour nous les attentions les plus aimables et les plus delicales. Le gouverneur Manning harangua aussi le general , en presence du peuple , dans le lieu des seances du congres de la Caroline ; et la soi ree, ainsi que le lendemain , furent consacres aux rejouissances publiques.

Le premier soir, apres avoir parcouru let rues eclairees par de brillantes illuminations, nous allames visiter 1'academie, dirigee par le celebre docteur Cooper. Nous eumes le plaisir de nous entretenir avec les professeurs, qui tons sont du premier merite. Nous en trouvames trois qui s'ex- primaient en francais avec une grande facilite. Us

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nous apprirent qu'ils avaient habite long -temps Paris, ou ils se glorifiaient d'avoir acquis les con- naissances et les lumieres qu'ils sont maintenant charges de communiquer a leurs jeunes conei- toyens. Le leridemain, plusieurs corps de mili- ces, parmi lesquels se distinguait la compagnie des jeunes eleves de 1'academie, sous le nom de gardes de Lafayette, vinrent executer des ma noeuvres sous les croisees du general. Nous pas- sames ensuite la journee au milieu de quelques vieux compagnons d'armes de Lafayette, qui prirent plaisir a lui rappeler les jours ou ils avaient combattu et souffert avec lui pour 1'inde- pendance de leur pays. Le soir, au bal qui fut tres- remarquable par la beaute des femmes qui For- naient, et par le bon gout qui avait preside aux arrangemens, nous fimes la rencontre d'une jeune dame qui nous inspira un vif interet; c'e- tait 1'epouse d'un des trois professeurs dont je viens de parler. Nee a Paris, elle n'etait trans- plantee que depuis trois mois sur cette terre nouvelle, au milieu demceurs qui d'abord avaient du lui etre tout-a-fait etrangeres, et avec les- quelles elle paraissait cependant deja en parfaite harmonic. Elle fut presentee au general , qui Taccueiliit avec une grande tendresse. Vers la fin de la soiree, ses sentimens francais et ameri- cains, fortement exaltespar lestemoignages d'a- itie et d'admiration qu'elle voyait prodiguer a

EN AMfiRIQUE. Io5

Lafayette , eclaterent en transports qu'elle ne put plus contenir. « Mon Dieu! » s'ecria-t-elle tout a coup, « qu'aujourd'hui je suis heureuse » et fiere d'etre Franchise, d'etre du meme pays » que le general Lafayette! » Puis, apres setre precipitee vers le general et lui avoir baise les mains, elle se retourna vers moi avec vivacite, et me dit : « Je vous en prie, faites savoir a la w famille du general combien nous serious heu- » reux de la recevoir ici comme nous Pavons » recu lui-meme! Et dites-lui bien que pour moi » en particulier, j'ai pour les enfans de Lagrange » 1'amitie d'une compatriote, et pour Lafayette » la reconnaissance d'une Americaine. » Gette scene fut vivement sentie par tout le monde, et le general remercia la jeune dame avec toute i'effusion d'un cceur fortement emu.

Le 1 4 mars nous par times pour aller coucher a quelques milles de Gharlestown , ou le general Lafayette ne devait faire son entree quele i5.Une escorte de cavaliers volontaires de Colombia etait en bataille devant notre porte au moment de notre depart, et se disposait a accompagner le general jusqu'a Charlestown ; mais il la remercia , et insista pour qu'elle ne s'eloignat pas de la vilie, parcc que la route que nous avions a parcourir pendant la journee etait longue et difficile , ct que 1'etat du ciel nous menacait de nouveau d'une pluie abondante. Ge ne fut en efiet qu'avec bien

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cle la peine et fort lard que nous arrivames a notre destination. La nuit et la pluie nous sur- prirent au milieu d'une foret epaisse a travers laquelle il etait difficile de reeonnaitre la route etroite et tortueuse. Vers les neuf heures du soir, la voiture dans laquelle j'etais se brisa ; celle du general , qui marchait devant avec le gouver- neur et quelques offieiers d'etat-major, continua sa route sans s'apercevoir de cet accident; niais celle de M. George Lafayette, qui, en cet in stant, etait derriere, trouva la route obstruee; ses chevaux s'efFrayerent etse precipiterent a tra vers les arbres o'li la voiture resta embarrassee. M. George et ses compagnons de voyage, le co lonel Preston et le maire de Colombia, mirent aussitot pied a terre , parvinrent a force de bras a faire passer leur voiture devant la mienne , et m'offrirent une place a cote d'eux pour conti- nuer la route, pendant que des domestiques a cheval iraient , disait-on , cnercher de la lumiere et les secours necessaires pour reparer la voiture brisee. J'acceptaileur offre; mais a peine etais-je pres d'eux que, Tobscurite trompant Tadresse du colonel Preston qui avait voulu prendre les renes deschevaux , nous nous trouvames de nou- veau au plus epais de la foret , et dans une telle situation , que nous aurions infailliblement cul- bute si nous avions tente de faire un pas de plus. 11 nous fallut done attendre , sous le poids d'une

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pluie battante , et pendant pres d'une heure , le retour des domestiques , qui revinrent enfin avec de grands flambeaux de resine. Us nous aidercnt a sortir d'embarras , et a onze heures du soir nous arrivames, bien mouilles et bien fatigues, a. la maison de M. Isard , ou nous trouvames le ge neral et ses eompagnoris de voyage, arrives deja depuis long -temps. La table bospitaliere de M. Isard , son aimable accueil et celui de sa fa- mille , nous eu rent bien tot fait oublier not re mes- aventure, dont nous fumes les premiers a rire au dessert.

Pour ne point faire attendre les citoyens de Cbarlestown, qui avaient fait d'immeuses prepa- ratifs pour recevoir 1'bote de la nation , nous re- primes notre route de grand matin. Au moment ou nous allions prendre conge de la famille de M. Isard, nous vimes arriver de la ville une es- corte de cavaliers volontaires avec laquelle nous partinies aussitot. A mesure que nous nous etions avances vers Charlestown, la monotonie des forets de sapins avait disparu. Nos yeux se re- posaient alors agreablernent sur une foule d'ar- brisseaux verdoyans et de forme elegante, parmi lesquels s'elevaient majestueusement desuperbes magnolias. L'entree de la ville nous apparut comme un jardin delicieiix. La fraicbeur de la ntiit avait condense les parfums des Grangers, des pcchers , dos umandiers couverts de lietirs , et

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1'air etait embaume. Nous nous arretames quel- ques instans pour changer de voiture et laisser au cortege ]e temps de se former, et au si gnal donne par le canon nous entrames dans Chariest own.

Les habitans de Gharlestown , comrne citoyens de la ville qui recut le jeune Lafayette a sa pre miere arrivee sur le sol americain en 1776, e*taient jaloux de prouver que nulle part , plus que parmi eux, on avait conserve le souvenir de son devouement a la cause de la liberte; aussi la reception qu'ils lui firent peut-elle etre comparee et pour 1'eclat des decorations, et pour Tenthou- siasme populaire , a tout ce que nous avions vu de plus beau dans les principales villes des Etats- Unis. Aux milices de Charlestown etaient venues se joindre les milices des points les plus eloignes de 1'Etat. Quelques compagnies volontaires de cavalerie avaient fait, dit-on, jusqu'a cinquante milles par jour pour se trouver au poste assigne par leur patriotique reconnaissance.

Parmi les divers corps qui sortirent de la ville pour aller a la rencontre du general , il y en eut un qui frappa plus particulierement nos regards; son uniforme etait absolument semblable a ce- lui que portait la garde nationale parisienne a 1'epoque de notre glorieuse revolution. La langue dans laquelle les hommes qui composaient ce corps pousserent leur vivat lorsque le general

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passa devant eux , nous apprit qu'ils e*taient Fran- cais, et nous eprouvames une bien douce emo tion en entendant des compatriotes unir leurs voix a celles de la liberte et de la reconnaissance. La compagnie francaise prit rang dans le cor tege lorsque nous entrames en ville , et , par un sentiment remarquable de delicatesse, les Americains lui cederent la place d'honneur au- pres de la voiture du general. Le cortege fut bi en- tot grossi par un grand nombrede detachemens, composes du clerge , de 1'association de Cincin- natus, des veterans de Farmee revolutionnaire , ties etudians des diverges facultes , des officiers de la marine et de Farmee des Etats-Unis , des juges des diverses cours, des enfans des ecoles gratuites, des societes bienfaisantes allemandes, fraucaises, juives et iberiennes, de Tassociation cles artisans, etc., etc. Tous ces detachemens se distinguaient par la forme, la couleur et les de vises de leurs bannieres, et le reste de la popu lation, suivant achevalou a pied, faisait retentir Tair des cris de welcome Lafayette , auxquels se mela , pendant plus de deux heures sans dis- continuer, le bruit de 1'artillerie des navires qui remplissaient le port, et celui de toutes les clo- clies. Mais de toutes ces demonstrations de 1'af- fection populaire, ce qui toucha le plus le ge neral, fut la touchante et genereuse idee qu'eu- rentlescitoyens de Charlestown.de faire partager

HO LAFAYETTE

les lionneurs tie son iriomphe a son brave et ex cellent ami le colonel Huger.

On sait que, pendant sa captivite dans la ibr- teresse d'Olmutz , le general Lafayette fat sur le point d'etre delivre par le devouement de deux hommes que la meme generosite de sentimens avait associes pour cette entreprise dangereuse. Ces deux hommes etaient M. Bollman , medecin allemand, et le jeune Huger, Americain, fils d'un descendant d'une famille francaise proscrite par la revocation de 1'edit de Nantes, et dans la mai- son de laquelle Lafayette avait etc recu lorsqu'il debarqua pour la premiere fois a Charlestown. Une serie d'incideris malbeureux fit ecbouer cette genereuse tentative, qui manqua leur couter la vie, et qui valut a Lafayette de nouvelles rigueurs de la part de ses geoliers. En sortant des cachots de 1'Autricbe, le jeune Huger revint dans sa pa- trie , ou il trouva dans 1'estime publique la re compense de la noble entreprise et des dangers qu'il avait courus. Maintenant pere de famille . cultivateur et colonel de milices , il vit retire et generalement aime , dans une belle propriete a quelques lieues de Gliarlestown. En debarquant a New- York , le general Lafayette avait deja eu la satisfaction de le presser sur son coeur recon- naissant. Lorsque nous entrames a Charlestown, ses concitoyens exigerent de lui qu'il prit place a cote de 1'hote de la nation , sur son cliar de

EN AMEUIQUE. Hi

triomphe , ou il partagea avec lui les felicitations et les applaudissemens publics. Au banquet , au theatre , au bal , partout cnfm le nom d'Huger fut inscrit a cote du nom de Lafayette , auquel les habitans de Gharlestown ne crurent pas pou- voir mieux exprimer leur reconnaissance , qu'en temoignant une aussi haute gratitude a celui qui autrefois n'avait pas craint des'exposer pour le rendre a la liberte.

Apres que le cortege eut parcouru tous les quartiers, il s'arreta a I'Hotel-de-Ville , ou le maire, a la tete clu corps municipal , et en pre sence du peuple , adressa le discours suivant au general Lafayette.

)) General , il m'est bien doux d'etre charge , » comme premier magistrat de cette ville, de » vous exprimer la joie et les emotions qu'inspire » votre presence parmi nous. Pour payer k vos » vertus le tribut de notre reconnaissance, nous » ri'emploierons point le style emphatique et » servile des cours , mais bien le langage de la )> sincerite republicaine. Nous serions faches que » le monde put supposer que c'est a 1'homme » ennobli par des titres hereditaires que s'adres- » sent nos hommages. Comme vous, nous pen- » sons que le sang ne donne aucun droit a la » preeminence ; aussi , en vous , nous n'honorons » que cette noblesse qu'aucun souverain de la » terrene peut conferer , la noblesse de la vertu.

in LAFAYETTE

» Nous admirons en vous Thomme dont » purete de la vie privee est intimement liee a » toutes les autres qualites qui distinguent le » soldat patriote. Nous saluons en vous 1'illustre' » defenseur des droits de I'bomme , 1'ennemi des

» factions , et leheros dela liberte ; litres qui

» vous rendent cher a tous les hommes vertueux » et libres , de toutes les parties du monde , mai& » qui vous attachent plus intimement , plus ten- » drement encore les citojens de ces etats, qui, » chaque jour, ressentent les bienfaits du gou~ » vernement de soi-meme , dans le bonheur in- » dividuel du peuple, etdansla gloire croissante » de la nation. Nous reconnaissons en vous 1'ar- » dent ami de notre enfance menacee , notre » bienfaiteur desinteresse , le guide de nos guer- » riers revolutionnaires , et le bien-aime com- » pagnon de notre Washington.

» Telssontvos titres a notre reconnaissance; » vous les avez scelles de votre sang ; ils sont » graves dans tous les coeurs americains, etrien )> ne pourra les faire oublier tant que subsistera w notre republique. »

Lesapplaudissemens du public sanctionn&rent les paroles de Torateur, et couvrirerit aussi la reponse du general , qui avait rappele y avec une eloquence empreinte de la reconnaissance de son cceur , et les anciennes obligations qu'il avait aux citojens deCharlestown, etle noble devoue-

EN AMERIQUE. Ii3

iiient des dames de cette ville patriote > et le courage des Caroliniens pendant toute la guerre de la revolution*

Le colonel Drayton harangua aussi le general au nom de 1'association de Gincinnatus , apres quoi nous fumes conduits au somptueux loge- ment qu'on nous avait prepare, ou, pendant toute la journee du lendemain , le general recut les visites de toutes les corporations de la ville. La compagnie de fusiliers francaise, que nous avions remarquee en entrant en ville, se presenta d'abord ; sa musique guerriere , qui marchait en tete , salua le general avec les deux airs patrioti- ques , le Yankee Doodle et la Marseillaise. Puis, M. Labatut et un de ses camarades haratiguerent celui auquel ils venaient rendre hommage ; apres quoi la compagnie defila devantlui, en melant aux honneurs militaires qu'elle lui rendait t les temoignages de la plus tendre affection. Lorsque Je general compli men ta les officiers sur la beaute de leur tenue et le boa gout de leur uniform e : « Nous ne pouvions en cboisir un plus honora- )> ble, » lui repondirent-ils ; « Lafayette et nos )> peres 1'ont porte aux beaux, jours de Taffran- » chissement de notre patrie, et jl nous rappelle » sans cesse que les premiers devoirs d'un citoyen )> arme sont le maintien de 1'ordre public et la » defense des droits de 1'homme. » Nous pas- sames au milieu de ces braves gens quclqnes H. 8

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instans delicieux qui fiirent consacres aux souve nirs de la patrie. Tous en parlaient avec atten- drissement et enthousiasme, tous faisaient des voeux ardens pour son bonheur.... Parmi eux etaient des proscrits !

Peu apres que la compagnie francaise se fut retiree , nous vimes arriver tous les membres du clerge , reunis sous la conduite du reverend doc- teur Farnam , qu'ils avaient clioisi pour leur orateur. On voyait parmi eux des episcopaux , des presbyteriens , des juifs,des catholiques ro- mairis , des quakers , et des protestans allemands francais. A voir leur touchante union , et les temoignages de bienveillance qu'ils se donnaient reciproquement , on aurait pu croire qu'ils ap- partenaient tous a la meme communion. Je ne rapporterai point ici le long et eloquent discours du docteur Farnam; mais je puis assurer que, comnie le discours de 1'eveque White , de Phila- delphie , il confirme ce que j'ai deia dit de Tes- prit liberal d'un clerge qui, sans appui dans tin gouvernement qui semble ignorer son existence , sent le besoin de se concilier I'estime publique par la pratique de veritables vertus.

Je renonce aurecit des fetes, bals, feux d' ar tifice , banquets , auxquels nous assistames pen dant notre sejour a Gharlestown , parce qu'il me faudrait repeter , a peu de chose de pres , ce que j'ai deja dit pour taut d'autres grandesvilles;mais

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tanclis que je laisse le general au milieu de ses anciens compagnons d'armes , a la tete clesquels il retrouva encore le respectable general Pincknej, s'entretenir ties glorieux souvenirs de leur jeu- nesse, je vais lacher d'esquisser rapidement I'hi- stoire et les mceurs de la Caroline du Sud.

Cette partie du continent de 1'Amerique sep- tentrionale fut exploree , pour la premier? Ibis , en 1 5 1 2 , par Jean Ponce de Leon , gouverneur espagnol de Porto-Rico. Frappe de la beaute de la vegetation et du riant aspect du pays , il lui donna le joli nom de Floride; mais n'y trouvant , ni mines d'or, ni mines d'argent, il renonca au projet d'y faire un etablissement. Pendant long- temps les rois de France , d'Angleterre et d'Es- pagne convoiterent cette contree ; mais ce ne fut qu'en i562 que la France se decida a faire valoir ses pretentions. A la sollicitation de 1'a- miral de Coligny, qui voulait y etablir un asile pour le parti protestant, un officier de marine, nomme Jean Ribaut , natif de Dieppe, fut en- voye , avec deux vaisseaux et des troupes de debarquement, pour reconnaitfe la cote et y foil der une colonie. Jean Ribaut debarqua a 1'em- bouchure d'une riviere, sous le 3oe. degre dc^ latitude, et constata la prise de possession par 1'erection d'une coionne en pierre sur laquelle ii grava les arrnes de France. Apres quelques courses sur la cote , pendant lesquelles il ctablii des rela-

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tions d'amitie avec lesnaturels du pays, il arriva a rembouchure de la riviere d'Albemarles, ou il forma son premier etablissement, qu'il appela Caroline , en 1'honneur de Charles IX, et le pro- tega par un petit fort en terre, dont il coniia la defense a une quarantaine d'hommes qu'il laissa sous le commandement d'un de ses oiliciers , nomme Albert , et retourna en France. Ce gou- verneur, tres-severe dans 1'exercice de la disci pline qu'il avait etablie, se fit bientot massacrer par ses soldats. Ceux-ci , desirant revoir leur pa- trie , s'embarquerent aussitot et firent voile pour la France ; mais a peine avaient-ils perdu de vue les cotes qu'ils quittaient, qu'un calme plat les retint si long-temps en mer , queleurs provisions etaient epuisees depuis long-temps, et que deja ils avaient commence a se devorer les uns les autres, lorsqu'ils furent rencontres et secourus par un vaisseau anglais qui les emmena en An- gleterre, ou la reine Elisabeth voulut entendre cle leur bouche meme le recit de leur horrible aventure.

Deux ans apres , une nouveile expedition par- tit sous les ordres de Rene de Landonniere, pour retablir et proteger la colonie; mais soit fatalite, soit imperitie de la part du chef , 1'expedition n'eut que de tristes resultats. Les plaintes dcs colons contre Landonniere parvinreut en France et determinerent le gouvernement a euvover 11 i-

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baut prendre la direction des affaires. Celui-ci lut surpris , a 1'emboucliure de la riviere May, par une escadre espagnole de six vaisseaux , qui 1'attaqua vivement , et a laquelle il n'echappa qu'eri entrant dans la riviere. Decide a opposer line vigoureuse resistance aux Espagnols, Ribaut mit ses liommes a terre, les retrancha avec soin, alia chercher les nieilleures troupes de Landon- niere qu'il laissa dans le fort Caroline avec tous les individus liors d'etat de porter les arnies , et se renibarqua pour aller chercher 1'ennemi ; mais assailli pendant la nuit par une horrible tem- pete , ses vaisseaux se briserent sur les rochers. Ce ne fut qu'avec peine que lui et ses soldats gagnerent la cote pour se rendre aux Espagnols, qui les massacrerent lachement et sans pitie. Les malades, les fenimes et les enfans qui etaient restes dans le fort eprouverent le meme sort. II n'y eut que Landonniere et quelques-uns des sieris qui s'e"chapperent , et trouverent plus tard, comme par miracle , les nioyens de retourner en France, ou ils annoncerent la fin malheu- reuse de leurs compagnons. La cour de France ne temoigna que de 1'indifference ^ cet horrible evenement ; mais le public ne dissimula pas son indignation , et plusieurs hommes puissans de- manderent vengeance. L'uu d'eux , nomme Do minique de Gourges, gentilhomme de Gasco- gne , resolut d'etre le vengeur de ses compa-

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triotes; il equipa a ses frais trois vaisseaux; prit a bord deux cents soldats et quatre-vingts ma- rins; arriva a 1'embouchure de la riviere de May, ou il se presenta sous pavilion espagnol ; debar- qua a 1'aide de cette ruse sans etre reconnu ; marcha rapidement sur le fort Caroline, dont il s'empara, ainsi que cle cleux autres, seconde par les naturels du pays ; passa les garnisons es- pagnoles au fil de Tepee, rasa les fortifications , et revict triomphant en France , charge d'armes et de butin. Cette audacieuse entreprise frappa de terreur les Espagnols, et les degouta pour janiais de la Caroline, qui, jusqu'au regne de Charles II d'Angleterre, resta abandonnee de toutes les na^ tions europeennes.

Ce fut alors que le gouvernement anglais, sous pretexte de proteger quelques families qui avaient echappe au tomahawk des Indiens de la Virginie, et qui etaient venues s'etablir a 1'em bouchure de la riviere de May, s'empara de tout le pays situe entre le 3ie etle 36e degres de lati tude , et le conceda a huit gentilshommes de la cour, le roi se reservant hommage et fidelite , comme Jief du chateau royal de Greenwich , et se reservant aussi le quart de For et de Targent qui seraient trouves dans les limites de ce terri- toire. Le celebre Locke fut charge de rediger une constitution pour la nouvelle colonie. Par constitution, une espece de royaute ina^

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inovible etait exercee par le plus age des colons, et appuyee par une aristocratic dans laquelle on trouvaille bizarre assemblage de seigneurs, de barons , de landgraves et de caciques, dont les pouvoirs et les pretentions , se heurtant sans cesse , furent bientot domines par la tyrannie du palatin , c'est ainsi qu'on nommait le chef de Vetat, dont le premier titre au pouvoir n'etait que la vieillesse. Cette constitution , mesquine conception d'un grand genie , fut detruite en 1720. Peu apres, la colonie vit sa population s'accroitre rapidemerit par les persecutions poli- tiques et religieuses qui desolaient alors FEurope. Elle accueillit, presque en meme temps , et les royalistes anglais , et les parlementaires , et les non- con formistes. La France lui envoya 1'eiite de ses citoyens proscrits par Tedit de Nantes. Les montagnes d'Ecosse virent leurs habitans vaincus partir pour aller lui demander un asile en 1730; et, en 174$, elle s'enrichit des emigrar tions suisses et allemandes. Des lors la Caroline cut le sentiment de sa force , et resista aux abus du pouvoir du gouvernement anglais : elle re- fusa de payer les taxes imposees sans son consen- tement ? et donna son adhesion aux resolutions du congres colonial , auquel vSes deputes assiste- rent en 1765. Cependant, lorsqu'en 1775 il fut question de rompre les liens qui unissaient la Caroline a la mere-patrie, il y eut division d'opi-

LAFAYETTE nions parmi les colons , et un parti assez consi derable prit les armes en faveur du gouverne- ment anglais. La guerre civile allait eclater, lors- qu'une circonstance assez extraordinaire amena la reconciliation des partis. Le jour meme ou les hostilites commencaient & Lexington , dans le Massachusetts , des depeches anglaises arriverent a Charleston. Le comite revolutionnaire saisit la malle qui contenait des lettres adressees aux gouverneurs de la Virginie, des deux Carolines, de la Georgie et de la Floride orientale, par les- quelles il leur etait ordonne d'employer la force des armes pour reduire ces colonies a 1'obeis- sance; vers le ni^nie temps, on recut de Sa vannah communication d'un acte du parlement, qui autorisait ces gouverneurs a mettre les co lons hors de la loi et de la protection du roi , et a confisquer leurs proprietes. Ces diverses pieces, publiees parle comite , reunirent tous lesckoyens dans le meme sentiment d'indignation , et 1'as- semblee s'etant de suite reunie , posa cette ques tion : Voulons-nous mourir esclaves on vivre libresPI^a reponse ne pouvait etre douteuse. Tous jurerent de defendre leurs droits et coururent aux armes. Quelques imprudens torjs, qui ten- terent de tenir la campagne avec des Indiens qu'ils avaient pris & leur solde, furent bientot aneantis par les milices patriotes , qui , apres upe lutte longue et penible contre les troupes

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anglaises de Savannah , assurerent enfin 1'mde- pendance de la Caroline par la eelebre victoire qu'elles remporterent a Eutaw-Spring, en 1781. Ce fut au milieu des troubles de la guerre, en 1778, que la Caroline se donna sa premiere constitution. Elle etait bien conforme aux prin- cipes de la revolution; mais peut-etre se ressen- tait-elle un peu de la precipitation avec laquelle elle avait ete faite. Elle fut revisee, modifiee et adoptee dans sa forme actuelle, & Colombia, le 3 juin 1790. Telle qu'elle est maintenant, elle paraitrait fort democratique en Europe; mais comparee a la constitution de la Pensylvanie, par exemple , et de quelques autres etats de 1'Umon, elle est toute aristocratique. Les condi tions d'eligibilite imposees au gouverneur, aux senateurs et aux niembres de la chambre des representans, reduisent les eligibles a un petit nombre. Les stiiiateurs^ elus pour quatre ans, au nombre de quarante-trois, doivent etre ages de trente ans au moins , avoir reside dans 1'etat cinq ans avant 1'election , et posseder un bien fonds de trois cents livres sterling , libre de dettes; si le candidat ne demeure pas dans le district par le- quel il est porte , son bien doit etre de mille li vres sterling.

Les representans, au nombre de cent vingt- quatre , sont elus pour deux ans. Us doivent aussi £tre blancs, libres, ages au moins de vingt-un

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ans, et posseder uri bien fonds de cent cinquante livres sterling , ou un bien en plantation de cinq cents acres de terre et de dix noirs. Si le candi- dat ne reside pas dans le district ou il est elu , la valeur de son bien doit etre de cinq cents livres. II doit etre citoyen de 1'etat, et y avoir demeure trois ans avant 1' election.

On voit que les deux cliambres du senat et des representans ne se composent que de la portion la plus riclie des proprietaires, G'est de ce pouvoir Jegislatif, tant soit peu aristocrat! que, qu'emane le pouvoir executif; car c'est par le concours des deux chambres qu'est nornme le gouverneur en qui reside ce pouvoir. Les conditions d'eligibilite pour le gouverneur sont fort elevees , et restrei- gnent le choix des cliambres dans un cercle assez etroit. Tout candidat pour cette magistrature doit etre age de tretite ans , etre citoyen de Fe- tat, y avoir reside pendant dix ans avant son election, et posseder en propre un bien fonds de quinze cents livres sterling. Les pouvoirs du gouverneur ne durent que deux ans. La condi tion la plus facheuse que Ton rencontre dans la constitution est celle qui impose aux senateurs Tobligation de posseder des esciaves. Je sais biea qu'elle disparaitra necessairement devant 1'abo- lition de 1'esclavage ; mais ne semble-t-elle pas placee 1^ conime un obstacle propre a retarder cette abolition? Et ne serait-ce pas un effort sa-

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Jutaire fait en faveur de F emancipation que 1'a- brogation de cet article?

Comme dans tous les etats de 1'Union, 1'orga- nisation religieuse n'est en aucime facon soumise au gouvernement , qui ne garantit aux diverses communions que le libre exercice des devoirs re- ligieux, tant que cet exercice ne consiste pas en actes licencieux ou en pratiques incompatibles avec la paix et la surete de 1'etat. Les ministres de la religion sont ineligibles aux emplois de gouverneur, de sous-gouverneur et de membre de 1'assemblee, tant qu'ils continuent 1'exercice de leurs fonctions pastorales, Les communions sont nombreuses et variees, comme on a pu le voir par la composition du corps religieux qui vint complimenter le general Lafayette. On aura peut-etre remarque que ce n'est qu'en parlant des communions de la Caroline du Sud, que j'ai nomme les juifs; c'est qu'en effet, c'est pour ainsi dire dans ce seul etat qu'ils sont en assez grand nombre pour y etre remarques : on en compte environ douze cents clans 1'etat. La seule ville de Charlestown en renferme pres de cinq cents , qui, pendant la derniere guerre, se distingue- rent par leur courage et leur patriotisme , en fournissant, pour la defense du pays, un corps de soixante voloritaires. Le reste des Etats-Unis ne renferme guere que cinq mille israelites, la plupart d'origine anglaise ou allemande. Ceux de

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la Caroline du Sudsontplusparticulierementd'o- rigine francaise et portugaise. La synagogue de Charlestown a ete batiedans I'annee 1794* Avant celte epoque, la congregation juive de cette ville n'avait qu'un tres-petit local pour pratiquer son culte. Selon la topographic de Charlestown, par le docteur Tbeact, les Israelites coniniencerent a s'assembler en societe religieuse yers Tan 1750; aussitotque dix personnes s'etaient reunies (c'est le nombre requis par la loi des Hebreux pour 1'exercice du culte public), elles se procuraient un lieu convenable a leur dessein. L'edifice actuel est elegant et spacieux. La societe qui 1'a fait con- struire est appelee Kalh kadosh bcth JEjoem , ce qui veut dire : Societe religieuse de la niaison de Dieu. Kalh ou Societe est le noni de toute congregation bebraique. Le nombre actuel des membres souscripteurs est d'environ soixante- dix, ce qui porte a plus de trois cents le nombre d'individus ayant droit a la jouissance de la sy nagogue, ainsi qu'aux avantages que cette jouis sance comporte. La societe des reformes s'eleve a cinquante membres, ce qui fait avec leurs fa milies plus de deux cents dissidens.

La Caroline du Sud est situee entre le 32e. et le 33e. degres de latitude, sa surface est d'en viron vingt-neuf milles carres, son sol est tres- varie. Depuis les bords de TAtlantique jusqu'a quatre-vingts milles dans Tinterieur des terres ,

EN AMERIQUE. le pays est une vaste plaine s'olevant insensible- ment d'environ deux cents pieds au-dessus du, niveau de la nier, et dont la surface est divisee en forets de pins qui croissent dans un sable leger et de peu de valeur ; en vastes marais qui ren- dent 1'air insalubre pendant 1'automne; en sa- vanes qui ne produisent que des herbages, et en terres elevees qui sont propres a la culture du coton. Le riz se cultive avec sueces pres des ri vieres dont les debordemens portent la fecondite sur leurs bords. Au-dela de cette plaine le pays est montagneux, productif , et plus sain que la partie basse , ou 1' humid ite des hivrers et 1'i neon- stance de la temperature en toute saison rendent las maladies fort communes.

La population de cet etat est de cinq cent deux mille sept cent quarante-un habitans, qu'on peut diviser ainsi en trois classes : deux cent trente-sept mille quatre cent soixante blancs libres, six mille huit cent six de couleur libres , et deux cent cinquante-huit mille quatre cent soixante-quinze enclaves. On voit que le nombre des esclaves surpasse de beaucoup celui des blancs libres; aussi cet etat commence-t-il a ressentir les inconveniens de 1'esclavage a un tel clcgre, que la crainte a fait adopter des mesures de su- retequi blessent a la fois et 1'humanite et le droit de propricte. Par une loi recenle, tout voyageur qui entre dans la Caroline avec un domestique

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de couleur se voit a 1'instant prive de son do- mestique , qu'on plonge en prison , et qu'on ne lui rend que lorsqu'il sort de Fetat. En quoi cette mesure est-elle utile ? G'est a quoi je serais fort embarrasse de repondre. G'est, dit-on , pour evi- ter tout contact dangereux entre les esclaves de cet etat et les noirs libres etrangers, qui ne manqueraient pas de leur parler de liberte....

Cet etat de choses , relativement a 1'esclavage dans la Caroline du Sud , afflige d'autant plus ? qu'il contraste singulierement avec le caractere des habitans de cet etat. Les Caroliniens sont particulierement distingues par la culture de leur esprit, 1' elegance de leurs manieres, leur poll- tesse et leur hospitalite envers les etrangers. Cette derniere vertu est tellement commune dans la Caroline , qu'on y trouve tres-peu d'auberges liors des grandes villes. Les voyageurs peuvent hardiment se presenter chez tous les cultivateurs qu'ils trouverit sur leur route , et sont assures d'y etre bien recus. La disposition a secourir 1'indi- gence est si grande k Charlestown, qu'outre mi grand nombre d'associations particulieres , il y a cinq societes publiques de bienfaisance, dont les revenus, deja tres - considerables , sont encore accrus chaque jour par la generosite des citoyens.

Les trois jours que le general Lafayette passa a Charlestown furent marques par des fetes dont Teclat et le bon gout le jeterent dans le ravisse-

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ment ; mais de toutes les attentions dedicates qu'on eut pour lui , celle qui ]e toucha peut-etre le plus fut le don que lui fit la ville d'un beau portrait de son ami le colonel Huger. Gette belle minia ture, d'assez grancle dimension , joint au merite de la plus parfaite ressemblance celai d'une exe cution admirable; elle rappelle beaucoup la ma- niere de notre celebre Isabey, et ne serait pas desavouee par lui. Elle est de M. Frazer, de Charleston , qui jouit deja d'une grande reputa tion aux Etats-Unis , mais qui semble s'etre sur- passe lui-meme dans cet ouvrage. Le cadre, en or massif, est beaucoup plus precieux par 1'ele- gance et la delicatesse du travail que par la ri- chesse de la matiere. II sort ties ateliers de deux artistes de Philadelphie , et ferait honneur a nos plus habiles bijoutiers francais.

Le gouverneur offrit au general, au nom de 1'etat , une tres-belle carte de la Caroline du Sud , enfermee dans un riche etui» d'argent. Beaucoup d'autres personnes vinrent aussi lui ofFrir de jolis souvenirs quvil accepta avec reconnaissance , et le 17 mars il quitta Charlestown , emportant les regrets de ses amis et la benediction du peuple.

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CHAPITRE V.

FORT MOULTRIE. 1LE I) EDISTO. ALLIGATORS. SAVANNAH.

MONDMENS FUNEBRES. AUGUSTA. ETAT DE GEORG1E.

LES routes de la Caroline du Sud etant gene- ralement fort mauvaises, le comite de Charlestown resolut de faire conduire le general par mer a Savannah , ou il etait attendu depuis fort long- temps. Nous nous ernbarquames le 17 mars, a bord d'un excellent bateau a vapeur , prepare et bien approvisionne par les soins du comite , et nous primes conge des liabitans de Charlestown, qui , ranges sur le quai et presses en foule sur le& navires, repondiren^: par leurs acclamations aux adieux de leur hote. Avant de perdre de vue Charlestown , nous nous dirigeames vers Tile Sul livan , sur laquelle est construit le fort Moultrie , qui salua le general Lafayette de toute son artil- lerie. Ce fort, qui commande la passe par laquelle les vaisseaux sont obliges d'entrer dans le port de Charlestown, fut defendu avec uri rare courage par les niilices caroliniennes , le 28 juiri 1776 , contre des forces anglaises bien superieures en

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nombre et en experience. Les miliccs etaient commandees par le general Moultrie , qui , pen dant toute la guerre revolutionnaire , soutint la belle reputation de valeur et de talent que lui avait iaite la defense dece poste important. Nous continuames ensuite riotre navigation , en nous engageant entre le continent et les iles qui le bordent, et dont la suite se prolonge jusqu'a Savannah. Nous descendimes dans Tune d'elles , appelee Edisto , ou le general Lafayette etait attendu ; mais comme il lui etait impossible d'y rester plus de deux ou trois heures , les habitans , qui s'etaient reunis chez un des principaux pro- prietaires, se deciderent a lui ofFrir de suite toutes les fetes qu'ils lui avaient preparees pour plu- sieurs jours. Nous eumes tout a la fois les haran gues, le diner public , le bal , et me me le bapteme d'un charinant petit enfant auquel on donna le nom de Lafayette ; puis nous traversames rapi- dement 1'ile en voiture pour aller rejoindre notre bateau a vapeur qui nous attendait du cote de la haute mer. Dans ce court trajet , ce que nous vimes de 1'ile nous parut enchanteur ; la vegeta tion nous frappa surtout par la variete de ses produits ; les arbustes odoriferans et de formes elegantes sont agreablement meles aux plus gros arbres forestiers; et dans les dunes qui bordent le rivage du cote de la mer , nous vimes de beaux palmierscniidonnentauxpeiiteshabitationsqiuls n. o

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ombragent un aspect tout-a-fait pittoresque. Gette ile , qui git a I'emboucliure de la riviere c!u me me r,om , a quarante milles au sud-ouest cle Charles- town, a douze milles de long sur cinq de large. Elle est babitce, dit-ori , depuis 1'annee 1700.

Pendant le reste de riotre navigation jusqu'a Savannali , nous cotojamesles iles Hun ting , Beau fort, Port republicain , Hilton Head, etc., et souvent par des passes tenement etroites, que les flancs de notre navire toucliaient presque terrc de cbaque cote , et qu'il avait plutot Fair de rouler sur les prairies qui 1'entouraient , que de glisser sur 1'eau qui disparaissait sous lui. Jl eta it pros de minuit lorsque nous passames devant Beau fort , et tout le monde reposait a notre bord ; mais nous fumes bientot reveilles par les acclamations des citojens qui avaient attendu jusqu'alors sur le rivage , et le general Lafayette s'etant leve, se rendit avec empressement a la priere qu'ils lui firent adresser de descendre quelques instans au- pres d'eux.

Le matin , au lever du soleil , comme nous ap- prochions de 1'emboucbure de la riviere Savan nah , nous commencames a voir quelques alliga tors etendus sur le rivage, ou nageant autour de notre navire. Notre capitaineen tua un d'un coup de fusil , et 1'envova chercher a 1'aide de la cha- loupe. 11 avait environ liuit pieds de long, et on nous as?ura qu'il ne devait etre considere qua

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conime d'une tailie moyenne ; il en est qui par- viennent a douze pieds , quelquefois meme, dit- on , a quinze cm dix-huit. La grosseur de leur corps est alors egale a celie d'un cheval. Parvenu h ce degre d'accroissement , 1'alligator est im ani- mal redoutable par sa force prodigieuse et sort agilite dans 1'eau, Sa forme est a peu pres celle du lezard ; il n'en differe que par sa queue qui est cuneiforme , aplatie sur les cotes, et qui, depuis le ventre jusqu'a son extremite , diminue; insensiblement. Comme tout le reste du corps , e!le est couverte d'une matiere ecailleuse impene trable a toutes les armes, meme a la balle du iiiousqueL II n'est vulnerable qu'aupres ducou et en arriere des membres de devant , qui ont tout- a-fait la forme des bras de riiomme. La tete d'un alligator de la plus grande taille est d'environ trois pieds; Touverture de sa gueule est de la meme dimension ; ses yeux sont tres-petits , en- fonces dans la tete et converts; ses narines sont largesettellement developpees au sommet, que, lorsqu'il nage , sa tete, a la surface de 1'eau , res- semble a une large poutre flottante. Sa maclioire superieure est seule mobile , elle s'ouvre presque perpencliculairement, et forme un angle droit avec la machoire infer leure. De cbaque cote de la machoire superieure, immediatement au-des- sous des narines , sont deux dents longues et fortes , peu aigues et de forme conique. Elles ont

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la blandieur et le poli de Fivoire, et sont toujonrs a decouvert , ce qui donne a Fanimal un aspect eftroyable. Dans la maeboire inferieure, juste en free de ces deux dents , sont deux Irons propres b les recevoir. Lorsque Falligator frappe ses ma-, cboires Furie contre Fautre, il produit un bruit absolument semblable a celui que Fon obtient en Crappant violemment une plancbe contre terre : ce bruit se fait entendre a une assez graiide di stance. Get animal detruit beaucoup d'oiseaux aquatiques , a un gout prononce pour la cbair du chien, et attaque meme volon tiers Fhomme quand il croit pouvoir le surprendre^

Lorsque , dans la matinee du 19, nous arri- vames en vue de Savannah , nous apercumes sur le rivage toute la population et les milices reunies qui attendaient depuis plusieurs beures. Eientot nous entendimes le salut majestueux de Fartillerie et les acclamations du peuple. Nous leur repondimes par le feu du canon de not re navire , et par les airs patriotiques dont notre musique faisait retentir les eebos du pivage. A ce premier sentiment de plaisir que nous lit eprou- ver Faccueil des citoyens de Savannah, sueceda tout a coup un sentiment de penibles regrets : il tallait nous separer de nos compagnons de voyage dela Caroline du Sud. Parmi eux etaient le goti- verneur de cet etat, plusieurs officiers de son etat-rnnjor, et quelques membres du comite qui

EN AMERIQCE. nous avail recus a Charlestown. Le gouvemeur , fidele aux lois qui lui defendent de sortir des ]mi Res de 1'etat , resista a toutes les instances qui lui furent faites pour qu'il debarquat , et fit ses adieux au general avec 1'attendrisseinent d'un fils qui se separe d'un pere qu'il ne doit plus re- voir. Quelques minutes apres, nous etions en Georgie, a 1'entree de Savannah, ou le general fut recu et harangue par ie gouverneur Troupp, au milieu de la foule enipressee. Le char et les arcs de triomphe , les acclamations du peuple , les couronnes et les fleursjetees par les dames, le bruit des cloches et du canon, tout enfin dut prouver a Lafayette que, quoiqu'il eut change d'etat , il n*en etait pas moins toujours au milieu du meme peuple ami et reconnaissant.

Un logement commode avait ete prepare dans 3'elegante maison de madame Manwell ; on y conduisit le general Lafayette en grand cortege. Apres qu'il y eut pris quelques instans de repos , le maire et le conseil municipal de la ville vin- rent le complimeiiter, et la journee se termina par un repas public auquel assisterent les auto- rites civiles et militaires de 1'etat et de Savannah , le corps judiciaire , le clerge et un grand nombre de citoyens. Apres les treize toasts d'usage , les convives porterent un grand nombre de toasts volontaires , tous fortement empreints de ce ca- ractere patriotique et republicain qui distingue1'

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toujours les reunions americaines : le general La fayette repondit au toast qui lui fut porte , par le suivcnt : « A la ville de Savannah : puisse sa » jeune prosper! te prouver de plus en plus au » vieux monde la superiorite des institutions republicaines et du gouvernement du peuple » par lui-meme. » Une liymne a la liberte , cliantee sur 1'air de la Marseillaise, termina le banquet, et nous rentrames a notre quartier general a la lueur des illuminations dont brillait toute la ville-.

Le lendemain , dimanche , le general recut de bonne heure la visite des Francais et descendant de Francais residans a Savannah ; a leur tete etait M. Petit de Villers , qui prit la parole en leur nom , et qui , dans un discours plein de 1'expression des sentimens de ses compatriotes pour Lafayette, peignit avec ehaleur les bienfaits de 1'hospitalite americaine envers les proscrits francais que tous les genres de despotisme for- cerent a venir successivenient demander un asile aux Etats-Unis. Dans sa reponse , le general La fayette leur dit :

« G'est avec une vive sensibilite qu'au milieu » des bontes dont je suis comble , je me vois ac~ » cueilli par celles denies compatriotes francais et » descendans de Francais qui , sur cette heureuse » terre americaiiie , out trouve un asile centre des » persecutions bien diverses , mais toutesreprou-

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» vees par le veritable esprit de liberte. Les tou- » charis details tie la Lienveil lance dontilsont etc » 1'objet, si bien exprimes par vous, monsieur, » sout doublement ehers a mon coeur. J'aiine a D penser que 1'admiration pour les institutions » auxquelles les Etats-Unis doivent tant de pro- » sperite, ne pent etre un sentiment sterile; et » que les autres peoples aimeront mieux exercer » a bon ma robe tons leurs droits, que de payer » bien cber Foppression , les tracasseries et les » entraves de toute espece. *

A la visile des Francais succeda celles des of- ficiers des differens corps ; le clerge vint ensuite; a sa tete etait le reverend M . Carter, qui , en com- plimentant le general , 3e felicita surtout de ce que ses efforts en faveur de 1'independance ameri- caineavaient eu aussi pour resul tat 1'etablissement de la liberte religieuse. « Jci, » lui dit-il , « cha- » que bomme rend a Dieu Tbommage que lui » inspire sa conscience; dansnotreheureuse cite, » les pretres de toutes les communions vivent en- » semble comme freres, se donnent journelle- » merit des tcmoignages deleur estime et deleur » affection reciproque , et chacun d'eux rend » graces a Dieu , notre pere commun , de la li- » berte religieuse dont nous jouissons. Mais, ge- » neral , quelle que soil la difference de nos opi- » nions sur quelques points de the"ologie , croyez » bien que noussommes sincerement etcordiale-

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» ment unis dans les pritTes que nous adressons » a TEternelpour votreprosperite danscemondc » et pour votre bonheur pendant 1'eternite. »

A ses remercimens , le general Lafayette joi- gnit 1'expression de la satisfaction qu'il eprouvait en voyant F Am clique donner un si bel exemple de veritable liberte religieuse a la vieille Europe, qui ne comprend encore qu'une tolerance fort limitee. « Dans les societes religieuses comme » dans les societes politiquas, » ajouta-t-il, « je » suis persuade que 1'election par le peuple est le » meilleur gage de confiance mutuelle. »

Depuis long-temps les citoyens de Savannali avaient 1'intention de payer un tribut de recon naissance a la memoire du general Greene , con- sidere, avec raison , comme le heros de la lutte revolutionnaire dans le Sud; et a celle du general Pulawsky , ce brave polonais, qui , desesperanfe de la cause de la liberte dans sa pa trie, vinfe faire le sacrifice de sa vie a 1'independance ame- ricaine. Us penserent que la presence du general Lafayette ajouterait a la solennite de la cerenio- nie, et resolurent de profiler cle son sejour h Savannali pour le prier de poser la premiere pierre des monumens funebres qu'ils voulaient elever. En consequence, tout etant dispose, i'ls lui en firent la proposition, qu'il accepta avec d'autant plus d'empressement, qu'il etait biei> aise lui-memede trouver Toccasioii detemoignei*

EN AMKUIOLE.

publiquemeutson estimepour lecaracteredu ge neral Greene qu'il avail particulierement aime.

La ceremoiiie fut fortement empreinte de ce caractere qui nait du melange des idees reli- gieuses et patriotiques exaltees, et qui distingue particulierement toutes les actions du peuple americain. Gonformement a la resolution prise dans 1'assemblee des citoyens , presidee par le colonel John Shell ma nn , la societe maconniquc, qui s'etait chargee de tous les details relatifs a la construction des deux monumens, se forma en grand cortege le 21 mars, a neuf heures du matin , et alia , au son de la musique, chercher le general Lafayette a son logement. Le grand pretre , le roi et les autres olliciers du chapitre royal de la Georgie, etaient revetus de leurs plus belles parures et de leurs plus riches bijoux nia- conriiques. Devant eux etait portee une banniere elegamment brodee. Lorsqu'ils se remirent en marche avec le general , le cortege , augmente des milices et des citoyens ,se forma dansl'ordre suivant :

Les troupes des Etats-Unis ; les olficiers generaux et leurs etats-majors ; les citoyens et les etrangers; le comite charge de soigner Lafayette ; les juges et les sheriffs ; les mi- nistres du clerge, noii inities a la maconnerie; le maire et le conseil municipal ; le gou- verneur et sa suite; le comite charge des mo-

1 3$ LAFAYETTE

numens; le grand gardien , le glaive a la main; la loge del'Esperance ; la loge de FUnion ; Ja loge de Salomon ; locliapitre de Georgie ; les membres de la Grande Loge : u n maitre macon portant un vase d'or plein de ble ; deux maitres portant des vases d'ar- gent renfermant le vin etl'huile; le princi pal architecte portant 1'equerre, le plomb et le niveau ; le secretaire et le tresorier ; un grand cierge porte par un maitre ; la Sainte Bible, 1'equerre et le compas portes par un autre maitre accompagne de deux servans ; deux grands cierges portes par des maitres; le grand chapelain ; les ministres clu cierge initics a la maconnerie; deux grands gar- cliens; les deputes grands maitres; un maitre de la plus ancienne loge, portant les constitutions maconniques ; les grands diacres armes de baguettes noires ; le grand maitre avec le general et les personnes de sa suite; enfin le grand porte glaive, le glaive nu a la main. En arrivant surTemplacement destine au mo nument du general Greene , les troupes se for- merent en bataille, a clroite et a gauche, pour recevoir le cortege au milieu d'elles. Les enfans des ecolcs , uniformement vettis, et portant des paniers remplis de fleurs qu'ils semerent sur les pas du general Lafayette , y etaient deja reunis. Le peuple , range en ibule derriere eux , semblait

EN AMliiUQUE. 1 39

place la pour proteger ieur faibiesse, et les pre senter h 1'hote tie la nation. Apres que le silence ]e ])lus profond se fut etabli au milieu cle la foule attentive , les m aeons et le comite charge du monument vinrent se ranger a 1'ouest des fondations, et I'autre partie du cortege prit place a Test. On fit alors avancer le general Lafayette pres de la place preparee pour recevoir la pierre angulaire. II etait entoure du grand maitre , des grands gardiens , du chapelain , du grand pretre , du roi et du scribe du chapitre de la Georgie , du gouverneur , du colonel Huger , de M. George Lafayette, etc. Un air national , execute par une troupe de musiciens, annonra que la ceremonie allait commencer. Puis ensuite Je president du comite du monument s'avanca , et prit la parole en ces termes :

« Concitoyens : la solennite qui nous rassem- » ble a pour but la pose des pierres angulaires » de monumens que la reconnaissance d'un » peuplo va elever a la gloire , aux vertus et aux » sacrifices de deux illustres soldats de notre lutte » revolutionnaire.

» Elever des monumens pour perpetuer la » memoire des liommes illustres fut une cou- » tume de tous les ages et de tons les peuples. » Les humbles tombeaux des modernes et les » gigantesques pyramides des anciens nous en » offrerit la preuve.

*4° LAFAYETTE

» Comme embleme de reconnaissance 7 cos » monumens conslalent la justice des peuples ; » mais c'est surtout dans I'energique encourage- » ment qu'ils donnent a raccomplissemenl des » actions genereuses que se montre leur sagesse. )> Us engagent la jeunesse a mediler sur les hauls » faitsque rappellent leurs inscriptions, et luiin- » spirent cette active emulation qui est la source » des vertus morales et de la gloire nationale.

» Chez les Grecs , qui comprenaient si bien la » gloire et les recompenses accordees au pa- » triotisme et a la valeur, la destruction d'une )> statue etait un horrible sacrilege, lors memo » que lemerite de celui a qui elle avail ete elevee » etait equivoque. Combien done ne doivent-i!s » pas ctre sacres ces temoignages de gratitude et » d'admiration voids , par Tunanimite de senti- » mens de tout un peuple , a ces hommes dont !a » repulalion esl sorlie plus brillante e*ncore de » 1'epreuve du temps, et eleves sur line base » assuree par la main de leurs plus nobles com- » patriotes et compagnons d'armes dans la lutte » etlelriomphe de la liberle. Oui ,concitoyens, » ils seronl doublemenl sacres ces lemoignages » de noire reconnaissance, puisquela main qui » va nous aider a leselever ful une des premieres » a saisir le glaive pour defend re les droits do » riiomme , et assurer a notre patrie une paix » glorieuse.

KN AM&K1QUK. i/f*

. » Los noms ties trois cents Spurtiatesqui toin- » berent aux Thermopiles etaient connus de » tous les enfans de Sparte. La jeanesse ameri- » caine se rappellera , non-seulement les noms , » mais encore le caractere et les exploits de cha- >i que patriote revolutionnaire. Lorsqu'elle lira » sur ce monument le noni de Greene, elle eprou- « vera un noble orgueil a raconter les dangers et » les triornphes, le desinteressement etla valeur » de ce defenseur de notre cause glorieuse. Que » nos enfans n'invoquent plus les puissans noms )> de la Grece et de Rome , mais que leur jeune » ambition vienne s'ecliaufFer a ces rayons de la •» gloire de nos compatriotes , qui reflechissent n leur eclat sur rious-memes , et nous penetrent » d'unc chaleur plus vivifiante I Que les citoyens » de Savannah se rappellent toujours avec fierte » qu'au milieu tl'eux reposent les cendres de cet » intrepide chef de guerre ! Qu'ils soient les. fi- » deles gardrensdeces precieuses reliques de nos » plus glorieux jours 1

» General Lafayette : au nom et en presence » de mes concitoyens, je reclame votre coopera- » tion dans 1'accomplissement des devoirs sacres » que nous allons remplir , en posant les fonde- » mens de ce monument consacre k la memoire » du major general Greene. Au nom de la li- » .bert<!, je vous demande de vous joindre a nous » pour declier a la poster! te ce souvenir des vertus

i43 LAFAYETTE

» et des taleris qui ornerent la vie, et qui sanc- » tifient les restes de Tun de vos plus nobles as- » socles dans la cause de notre independence. » Au nom de notre commune patrie, je vous in- » vite, comme soldat revolutionnaire, brillant » d'une gloire unique par votre rang et votre » renommee, de sanctionner, en posant cette » pierre angulaire , la reputation d'un heros pa- » triote dont le nom est inscrit a cote du votre » dans les plus brill antes pages de notre histoire, » et dont la tombesera doublement venerable, et » par celui qui 1'aura fondee , et par celui qu'elle » rappellera.

» Tres- respectable grand maitre , conforme- » ment aux vceux de mes concitoyens et au nom » du comite du monument, je vous prie de ce- » lebrer, selon les rites de 1'ancienne fratemite a » laquelle vous appartenez, la pose de la pierre » angulaire du monument que nous allons clever » a la memoire du general Greene. »

Apres que 1'orateur eut fait cette derriiere in vitation , le general Lafayette fit signe qu'il vou- lait parler, et aussitot le silence et Fattention redoublerent au milieu de la fou^e , et chacun , tournant ses regards vers lui, s'appreta a re- cueillir ses paroles; il s'avanca tin peu , et d'urie voix solennelle dit :

((L'homme grand et bon a la memoire du- » quel nous payons aujourd'hui un tribut de res-

EU AMERIQUE, i43

n pect, (Taffection et de profonds regrets, a ae- » quis dans noire guerre revolutionnaire une » gloirc si pure et si vraie, que maintenant en- » core le seul nom de Greene rappelle toutes les » ver tus , tons les talens qni peuvent illustrer le » patriote, I'liomme d'etat et Je capitaine; ce- » pendant il appartient a moi , son frere d'ar- » mes , et, je suis fier de pouvoir le dire, son » plus sincere ami ; a vous , monsieur, son brave » compatriote et compagnon d'armes, de ctecla- a rer ici que la bonte de son coeur fut egale a la » force de son esprit eleve , ferme et eclaire. La » confiance et 1'amitie qu'il obtint fut une des » plus grandes preuves de Fexcellent jugement » qui caracterisait notre paternel chef. Par la w tendresse de 1'etat de Georgie envers lui , 1'ar- » mee se trouve honoree elle-meme ; et moi , » monsieur, je me presente devant vous, devant » les generations nouvelles, comme representant » de cette armee , des amis morts ou absens du » general Greene, pour applaudir aux bonneurs » rendus a sa memoire, et pour vous remercier » des temoignages de sympatbie que vous m'ac- )> cordez dans cette toucbante et melancolique » solennite, et de la part que vous voulez biea » m'y faire prendre. »

Quand le vieux compagnon de Greene eut cesse de parler, un frere de la loge de Salomon, rev£tu des insignes maconniques, sortit de la

\\\ LAFAYETTE

ionic, ct unissant sa voix aux sons graves de la

musique, chanta Thy nine suivante :

« Auteur de la lumiere, source d'amour, du » baut de ton trone celeste jette un regard sur » nous , et prete-rious Tappui de ta puissance » pour clever un monument aux actions glo-

rieuses I

» Un monument aux heros qui ne sont plus, » aux heros qui ont brille dans nos batailles, que » ton esprit anima du souffle de la liber te, et que » tu conduisis a la victoire 1

» Que le marbre rentre en poussiere dans la » terre, que les enfans de la liberte soient mois- )> sonnes par la mort , mais que la Ilenommee » proclame le nom du patriote jusqu'au nio- » mentou la trompette de TArchange retentira!

» Entends nos prieres, dieu de nos peres , » leurs enfans invoquent ta sainte assistance I » Protege nos droits, conserve-nous libres, grand » Dieu I et tous nous chanterons ta gloire 1 »

Cette derniere stroplie fut repetee en ccxiiir par la fou'Ie assemblce, et la priere du peuple monta au ciel avec le bruit solennel du canon reten- tissant.

Pendant ce temps-la la pierre angulaire avait ete preparee; et, avant tie la placer, le grand chapelain , M. Carter, prononca k baute voix la priere suivante :

« Dieu tout-puissant , tres-glorieux architecte

EN AMERIQUE. *$

» de 1'univers , dispensateur do la sagesse et pere » de toutes les misericordes , accorde-nous le » secours que nous te demandons humblenient » pour 1'accomplissement de cette solennite ! » Puisse ce monument, qui va etre eleve a la me- » moire de la vertu, etre la honte des medians » et 1'orgueil des bons ! Puissent ees Ilommages, » que nous rendons a ceux qui deja ne sont plus » sur cette terre, nous rappeler que nous n'y som- » mes nous-memes que cornme etrangers = et » com me passagers;queles monumens de marbre » tombent eux-memes en poussiere sous les coups » du ternps ; et que nos noms ne peuvent echap- » per a 1'oubli que par leur inscription au livre » sacre de la vie eternelle !

» Que tes benedictions descenderit speciale- » ment sur notre illustre frere par les mains du- » quel vont etre assises ces fondations ; que son » nom, qui est ecrit dans nos coenrs par la rc:con- » naissance, le soit a^issi par ta misericorde au » livre de salut! Entin , si dans ta sagesse pro- » fonde tu decides que nous ne devons plus le » revoir sur terre apres ce jour, accorde-nous du » nioins de nous reunir a lui dans cette heureuse M etglorieuse patrie, oul'on n'a plus besoiri d'eJe- » ver de monumens , ou Ton ne songe plus a » graver des epitaphes. )>

Apres cette priere , qui fut ecoutee dans un religieux silence , le grand maitre ordonna au H. 10

1 46 LAFAYETTE

secretaire du comite du monument d'appreter les divers objetsqui de vaient etre places, comme souvenirs de 1'epoque , sous les fondations. Ces objets etaient plusieurs medailles frappees a 1'ef- figie de I'hote de la nation , de Washington , du general Greene , de Franklin ; des pieces de monnaie frappees aux Etats-Unis a diverges epoques, ainsi que du papier-monnaie de 1'etat de Georgie; quelques gravures, parmi lesquelles etaient les portraits du general Charles Pinckney et du docteur Kollock, et tons les details relatits h la ceremonie. Enfin une medaille sur laquelle etaient ecrits ces mots : « La pierre angulaire de » ce monument, a la memoire du major general » Nathaniel Greene, a etc posee par le general » Lafayette, a la demande des citoyens de Sa- » vannah , le 21 mars A. D. i8.?5. »

La pierre fut alors descendue ., au son d'une musique funebre , au fond de 1'excavation. Le principal architecte presenta Fequerre, leplomb et le niveau au grand maitre, qui les appliqua sur la pierre en prononcant les mots consacres. Puis les vases d'or et d'argent furent apportes sur la plate-forme , ou , apres avoir passe par les mains du grand maitre et des grands gardiens, ils furent presentes au general, qui, selon Fu- sage , versa sur la pierre le ble , le vin et 1'huilo qu'ils contenaient, en prononcant rinvocatioti suivante :

EN AMtRIQUE. «4j

« Puisse la bonte iniinie de Tauteur de la na- » ture accorder aux habitans de cette ville tout » ce qui peut contribuer au bonbeur, a 1'aisance » et aux agremens de cette vie; nous assister » dans 1'erection et I'acbevement de ce monu- » ment; proteger les ouvriers contre tous les ac- » cidens; preserver leurs travaux de destruction, » et nous accorder a tous urie ample provision » du ble de nourriture, du vin de rafraicbisse- » ment , et de Fhuile de la joie. »

Le general descendit ensuite stir la pierre, la frappa de trois coups cle maillet; tous les freres vinrent successivement ren^re leurs devoirs, et ie grand - pretre du chapitre royal de Georgie vint , Fencensoir a la main, benir la pierre angulaire. Lorsque toutes ces ceremonies furent terminees, le grand-makre remit au prin cipal arcbitecte tous les objets qui devaient etre employes a racbevement du monument, en lui adressant ces paroles :

« Frere arcbitecte , vous etes ebai'ge de la di- » rection et de la surveillance des ouvriers qui » vont construire le cenotaphe eleve a la me- » moire d'un soldat de notre revolution , a la ine- )> moire de 1'immortel Green ; vous avez vu la » pierre angulaire de ce monument posee par la » main de celui qui fut son ami intime et son » conipagnon d'arnies ; par celui qui fut le vigou- » reux cbampion de la liberte dans les deux

*$ LAFAYETTE

» hemispheres ; par celui que nous nommons » avec orgueil notre compatriote, par ]e gene- » ral Lafayette ; en vous remettant tout ce qui » est necessaire a 1'achevement de cette glo- » rieuse tache, je vous recommande , au nom » des liens qui unissent un macon a ses com- » pagnons, de vous acquitter de votre devoir, » de maniere a faire honneur a vos ouvriers et » a vous-meme. »

La pierre fut alors scellee au son de la musi- que, qui executa un air national. La ceremonie fut terminee par une triple salve tiree par les troupes (\£& Etats-Unis.

Get imposant et solennel spectacle fut con-- temple pendant toute sa duree par les nombreux spectateurs clans un silence religieux qui indi- quait leur profonde veneration pour le mort que Ton honorait, et leur tendre attachement pour le heros vivant qui s'associait a eux dans cette touchante et melancolique solennite.

Le cortege se remit alors en marche dans le meme ordre qu'auparavant , et se rendit sur la place Chippewa, ou la meme ceremonie fut re- petee pour la pose de la pierre angulaire du monu ment eleve a Pulawski.

Avant de rentrer chez lui, le general Lafayette se rendit chez le^brigadier general Harden, pour assister a la prc3sentation d'un drapeau Lrode par madame Harden , et ofFert par elle au pre~

EN AM£RIQUE. *49

irn'er regiment ties milices de Georgie. Sur ce dra- peau , tres-richement travaille , etait le portrait du general Lafayette , et plusieurs inscriptions rappelant diverses epoques glorieuses de la re volution. Les officiers et les soldats firent eclater un meme enthousiasme en le recevant , et jure- rent que sous ces couleurs , ofFertes par la beaute et consacrees par Lafayette , ils etaient assures de vaincre toujours les ennemis de la liberte et de Jeur pa trie.

Quelques heures apres, malgre les vives instan ces des citoyens et surtout des dames , qui avaient prepare un bal pour le meme soir, le general, presse par le temps et par ses nombreux enga- gemens, fut oblige de quitter Savannah, et nous montames a bord de \ Alatamaha avec le gou- verneur de la Georgie , son etat-major et le co- mite d'arrangement , pour nous rendre a Au gusta , qui est situe sur la riviere de Savannah , a cent quatre-vingts milles de son embouchure.

Nous avions trouve a Savannah un jeune homme dont le nom et la destinee etaient l)ien propres a nous inspirer un vif interet; c'ctait Achille Murat , fils de Joachim Murat , ex-roi de Naples. Au premier bruit de 1'arrivee du general Lafayette en Georgie , il avait quitte precipitam- ment Ja Floride , ou il s'est fait planteur, et il etait venu joindre ses hommages et ses felicita tions a ceux des Americains qu'il regarde main-

i5o LAFAYETTE

tenant comine ses compatriotes. Deux jours pas ses avec lui nous d'onnerent pour son caractere et son esprit un attachement quc ne pourront lui refuser, je crois, ceux qui seront a meme de le connaitre. A peine age de vingt-quatre ans, il a eu assez de force d'ame pour savoir tirer de grands avantages d?un evenement que beaucoup d'autres a sa place auraient regarde comme un malheur irreparable. Prive de 1'espoir de porter une couronne que lui promettait sa naissance, il a transporte aux Etats-Unis les faibles debris de sa royale fortune, et, assez sage pour apprecier les bienfaits de la liberte dont on y jouit, il s'est fait naturaliser citojen des Etats-Unis. Loin d'imi- ter tant de rois dechus, qui ne savent jamais se consoler de la perte de leur puissance passee, Achille Murat s'est fait cultivateur, a conserve son noni sans aucun titre, et, par ses manieres francliesettout-a-fait republicaines, s'est promp- tement concilie rattachement de tous ceux qui le connaissent. II a 1'esprit cultive et le coeur rempli des mouvemensles plus nobles etles plus genereux. II conserve pour la mernoire de son pere une veneration profonde et melancolique. M. George La layette lui ayantcitedansla conver sation quelques traits de cette bravoure brillante et chevaleresque que possedait si bien Murat , il en parut tres-touche, et, quelques installs apres, se tronvant seul avec naoi, il me dit avec attcn-

EN AMERIOUE. l5i

drissemerit : « Monsieur George m'a fait eprouver » un bien grand bonlieur , il m'a dit du bien de » monpere.... »

La conversation etant to ID bee sur la politique europeenne, il -s'exprima tres-franchement sur la sainte alliance, et en general sur tous les genres de despotisme. Je ne pus m'empecher de lui dire, en plaisantant , que c'etait chose fort extraordinaire que d'entendre pareils discours de la bouche d'un prince here'ditaire. « Prince » hereditaire ! » reprit-il avec vivacite; « j'ai » trouve le moyen d'etre mieux que cela , je suis » homme libre! » Une chose cependant me fait peine et m'etonne, c'est qu'Achille Murat , libre dans le choix de sa residence aux Etats-Unis, soit venu s'etablir justement dans la contree qu'afHige Fesclavage. Ce choix ne me parait rai- sonnable que pour 1'homme decide a travailler de tout son pouvoir a 1'afiranchisse merit graduel des noirs, et -d donner a ses voisins 1'exemple de la justice et de rhumanite, en preparant ses es- claves pour la Hberte; mais je crois que ce noble projet n'est point entre dans les combinaisons de notre jeurie republicain , qui , a en juger par quelques traits de sa conversation, ne parait que trop dispose a adopter les principes de quelques- uns de ses nouveaux concitojens sur 1'esclavage des noirs. Fant-il done que le peche originel de la royaute montre toujours le bout de 1'oreille I

i5a LAFAYETTE

Savannah est la ville la plus considerable de 1'etat de Georgie. Elle est situee sur la rive droite de la riviere du meme nom , a environ dix-sept milles de son embouchure. Ses rues, larges et droites , se coupent toutes a angle droit , et sont plantees , de chaque cote , d'une ligne d'arbres fort gracieux , appeles Yorgueil de I'Inde , et pour lesquels les habitans des etats du Sud ont une predilection marquee. Quoique elevee dc quarante pieds au-dessus du niveau de la riviere, la situation de Savannah est malsaine; la fievre jaune passe rarement un automne sansy exercer de cruels ravages. Le commerce , cependant , y est tres-actif; son port, qui peut recevoir des navires tirant quatorze pieds d'eau , voit sortir annuellement pour plus de six mil lions de dollars de coton. Sa population est de sept mille cinq cent vingt-trois habitans , ainsi divisee : trois mille cinq cent cinquante-sept individus blancs, cinq cent quatre-vingt-deux individus de couleur libres , et trois mille soixante-quinze esclaves. Le nombre des personnes employees dans les manufactures egale a peu pres celui des per sonnes occupees du commerce , qui est d'environ six cents.

En quittant Savannah, nous naviguames d'a- bord pendant plus de soixante milles entre des terres basses, marecageuses , d'ou sortent un nombre de ruisseaux, et sur lesquellcs

EN AMfiRIQUE. i53

s'eleve la vegetation forestiere la plus riche et la plus variee qu'il soit possible d'irnaginer. Par- mi les arbres les plus eleves, on remarque quatre ou cinq especes de pins, neuf especes de chenes , des tulipiers, des peupliers, des platarles, des sassafras , etc. , etc. , au-dessous desquels croissent plus de quarante especes d'arbustes , dont la forme, la fleur , le feuillage etleparfum feraient les delices de nos plusbrillans parterres. Au-dela de cette plaine, le sol s'eleve rapidement d'en- viron deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer , et offre de distance en distance de beaux plateaux sur lesquels sont etablies de riches plan tations de coton.

Comme nous approchions d' Augusta , deux

bateaux a vapeur, charges d'un grand nombre de

citoyens de cette ville, vinrent au-devant du

notre, et saluerent le general Lafayette d'une

triple acclamation, et du bruit de Fartillerie

qu'ils avaient a bord. Nous leur repondimes par

1'air patriotique de Yankee Doodle, et par trois

coups de canon. Us se reunirent a nous , et nous

remontames ensemble ia riviere en forcant de

vapeur pour rivaliser de vitesse. II y avait dans

cette lutte quelque chose d'effrayant ; les trois

na vires mugissans , semblaient voler au milieu

des noirs tourbillons de fumee qui nous dero-

baientaux regards les uns desautres. La victoire

demeura a \ Alatamaha > ce qui causa une joie

1^4 LAFAYETTE

bien viv.e a notre brave capitaine , qui ine parut etre un homrne a faire sauter son navire pi u tot que de se laisser vaincre dans une pareiile oc casion.

Le general , force de s'en tenir rigoureusernent aux calculsdeson itineraire, avaitresolu d'abord de ne passer qu'un jour a Augusta ; inais il lui fut impossible de resister aux vives instances des babitans qui le prierent de rester deux jours ? afiri qu'une grande partie des preparatifs qu'on avait fails pour lui ne devinssent pas inutiles. II ceda , et les fetes qu'on lui. donna furent telle- ment multipliees , que, pour la premiere fois de- puis le commencement de ce prodigieux voyage , il ressentit une fatigue qui nous causa un instant d'inquietude.

Parmi les citoyens qui recurent le general a son debarquemerit sur la plage d'Augusta , nous retrouvames un de nos compagnons de naviga tion sur le Cadmus , M. King , jeune avocat fort estime de ses concitoyens. Cette rencontre nous fut , non-seulement tres-agreable, mais encore fort utile; en nous eloignant de la riviere de Sa vannah , nos communications avec 1'Atl antique allaient devenir plus diiliciles ; il nous importait done beaucoup de faire parti r nos depeches d' Au gusta , aim que nos amis d'Europe eussent encore une fois dc nos nouvellesavarit que nous fussions tout-a-fait dans Fintefieur desterres, et

E1N AMERIQUE. I 55

M. King eut ]a bonte de se charger de Jes expe- dier apresnotre depart , ainsi que quelques eil'ets que nous retranchames encore de nos bag ages , afrn de nous alleger autant que possible , car on nous prevint que nous allions parcourir les plus rnauvaises routes que nous eussions encore. ren- con trees depuis noire depart de Washington.

Le lendeniain de notre arrivee , on engagea le general a aller visiter , de 1'autre cote de la ri viere de Savannah , une espece de prodige qui prouve jusqu'a quel point les bonnes institutions sont iavorables a 1'accroissement de la popula tion , au developpement de 1'iridustrie , et au bonheur des homines. C'est un village nomine Hambourg, compose d'environ cent maisons , elevees le meme jour par un seul proprietaire, et toutes habitees en moins cle deux rnois par une population active et industrieuse. Ce village n'a pas encore deux ans d' existence , et deja son port est rempli de batimens , ses quais couverts de marchandises, et ses habitans assures d'une prosperite toujours croissante. Hambourg , place sur la rive droite de la Savannah , appartient a la Caroline du Sucl.

Le 25 , nous quittames Augusta , qui est une ville bien batie et renfermant plus de quatre mille habitans, pour nous rendre a Milledgeville , en passant par Warren ton et Sparta. Le general iuft bieu tendreraent accueilli dans chacune de ccs

LAFAYETTE

petites villes; rnais nous ne trouvames partout que des cbemins en mauvais etat, et tellement rompus , que nous fumes obliges d'en parcourir une partie a cheval. Heureusement que la voiture qui portait le general resista a tous les mauvais pas , mais elle aurait du etre brisee vingt fois. Le premier jour les secousses furent si violentes , qu'il en eprouva un vomissement qui d'abord nous alarma beaucoup , mais qui cessa entierement apres une bonne nuit passee a Warrenton.

Nous arrivames le 28 mars sur les bords de 3a petite riviere Oconee , pres delaquelle est bade Milledgeville, capitale de la Georgie. Cette ville, qui , par la dispersion de ses maisons, la multi tude et Tetendue de ses beaux jardins, ressemble plutot a un beau village qu'a une cite , renferme une population de deux mille cinq cents ames , au milieu de laquelle le general Lafayette fut accueilli en pere et en ami. Les citoyens, conduits par leurs magistrals, vinrent le recevoir sur les bords de la riviere , et les aides de camp du gou- verneur le conduisirent avec pompe a la maison duchefde 1'etat, qui avail reclame 1'honneur de le loger. La journee se passa au milieu des lion- neurs et des plaisirs de toute espece. Apres la presentation officielle dans la mai-son d'etat , ou le general fut harangue par un citoyen ameri- cain descendant de Francais, M. Jaillet, maire de Milledgeville ; apres la visile que nous fimcs a

EN AM£RIQUE. 107

la loge de nos freres en maconnerie, et la revue de toutes les milices du comte , nous dinames cliez le gouverneur Troup, qui avail reuni cliez lui tous les offieiers publics et les principaux citoyens, avec lesquels nous nous rendimes le soir a la maison d'etat , ou les dames de la ville avaient prepare un bal pour le general Lafayette; mais a ce bal il n'y eut pour personne , ni possibilite , ni volonte de danser; chacun , jaloux d'entretenir ou d'entendre I'liote de la nation , se tenait pres de lui et saisissait avec empressement 1'occasion cle lui ternoigner sa reconnaissance et son attache- merit. Touclie presque jusqu'aux larmes des bon- tes dorit on 1'eniourait , le general oublia com- pletement que la Georgie e'tait pour lui urie nouvelle connaissance. II oublia meme aussi , je crois,quele lendemain nous devions partir de grand matin, et que quelques heures de repos lui seraient bien necessaires , car il passa urie grancle partie de la nuit a s'entretenir avec ses nouveaux amis.

Avant de m'engager dans le recit de la suite de notre voyage , qui nous conduisit, du sein de la civilisation la plus avancee, an milieu des tri- bus encore sauvages des enfans primitifs de FAme- rique , je vais consigner ici quelques observations sur 1'etat de Georgie.

Get etat, situe entre le 3oe. et le 35e. degres de latitude nord , et le 3e. et le 9C. degres de km-

iT)« LAFA\ETTK

gitude oucst cle Washington , est borne au nord par lY'tat de Tennessee, au nord-estpar la Caro line du Sutl, au sud-cst par 1'ocean Atlantique, au sud par la Floride ., et a 1'ouest par 1'etat d' Ala bama. Sa surface est de cinquante-huit niille deux cents milles carres , et sa population de trois cent quarante mille neuf cent quatre- vitigt-neuf habitans, dont pres de cent cinquante mille sont esclaves , proportion vraiment ef- f ray ante , et qui doit necessairement amener un jour la Georgie dans une situation embarras- sante, si son gouvernement neprend point quel- ques mesures pour la diminuer. lei , conime dans tous les etats a esclaves , les uoirs sont un bien im- mobilier qu'on vend comme touteslesautrespro- prictes, et dont on pent heriter; mais leur intro duction dans Tetat comme ob et de commerce est scverement defendue, D'apres la legislation actueile, la personne qui amene dans 1'etat un esclave, qu'elle vend ou met en vente dans le courant de 1'annee qui suit son introduction , est soumise a une amende cle 1000 dollars et a un einprisonnement de cinq annees dans la prison d'etat. Les prejuges contre la race de couleur sont encore bien forts parmi les Georgiens , et je n'ai point remarque qu'ils fisserit de grands efforts en faveur de 1'abolition de Fesclavage ; les lois meme mettent des entraves a PaHran- chissement graduel, car un proprietaire ne pent

EN A MLR I QUE. 1^9

donner la liberte a son esdave sans Vautorisa- tion de la legislature. L'aricien code noir, intro- duit par les Anglais, et qui etait un code de sang, est tombe en desuetude , et a ete remplace par quelques lois protectrices des esclaves. Airisi, par exemple, maintenant quiconque prive a dessein un esclave de la vie ou dun menibre, est condamne a la memo peine que si le crime eut ete commis sur un blanc, excepte eri cas d'insur- rection; mais on sent que cette loi , appliquee par des juges proprietaires d'esclaves eux-me- mes, et sous Tempi re des memes prejuges que leurs concitoyens, doit souvent n'etre qu'illu- soire; aussi peut-on dire avec verite que si les es claves de Georgie ne perissent pas sous le fouet de leurs maitres, com me cela n'arrive que trop sou- vent dans les colonies francaises, c'est seulement aux dispositions riaturellement donees et hu- maines des Georgiens, et non a refficacite3 des lois, qui admettent qu'un esclave pent mourir d accident en recevant line correction moderee 7 sans que celui qui 1'inflige soit coupabie de meurtre.

La Georgie fut, dit-on , celle des anciennes colonies dans laquelle la revolution reunit le moins 1'unanimite des suffrages. Le parti roya- liste y conserva long-temps une grande influence, qui, angmentee par la presence d'un nombreux corps anglais aux ordres du colonel Campbell y

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y maintint jusqu'a la fin de la guerre le gouver-' nement rojal ; aussi les patriotes y eurent-ils plus a soufFrir que partout ailleurs.

Ce ne fut qu'en 1798 que la constitution , qui avait ete adoptee en 1786 et amende'e en 1789 , fut definitivement mise en vigueur par une as- semblee generale des representans. Cette consti tution est , a tres-peu de chose pres , semblable a celle de la Caroline du Sud.

Si la Georgie n'est point encore un des plus riches etats de ITJnion par 1'abondance et la va- riete de ses produits, la cause ne doit en etre at- tribuee qu'a l'influence de 1'esclavage. II n'y a peut-etre pas de pays plus favorise de la nature que cette contree, et on pourrait facilement en tirer abondamment tous les produits des climats les plus opposes. Les bords de la mer et les iles adjacentes pro duisent jusqu'a six cents livres de coton long par acre , clont le prix moyen est 3o sous la livre , et le me me terrain peut don- ner quatre re3coltes sans engrais. Le sucre peut etre cultive dans ces menies terres avec un egal succes. Les muriers blancs y croisserit en si grande quantite , que la Georgie pourrait facile ment affranchir les Etats-Unis du tribut annuel de plusieurs millions qu'ils paient k 1'Europe , si la culture de la soie etait confiee a des bras ha- biles et interesses, c'est-a-dire a des bras libres. Lethe croit sans culture dans les environs de Sa-

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vannah; dans quelques parties clioisies, 1'indigo donne trois recoltes par an; dans 1'interieur, les terres produisent abondamment le ble et le nia'is ; enfin , les legumes et les fruits de toute espeee y croissent avec une rare facilite. Mais, pour feconder la source de tant de richesses , il faudrait une activite et une Industrie qu'ont ra- rement les Homilies habitues a se reposer du soin de leur existence sur le devouement de malheu- reux abrutis par 1'esclavage.

J'engage les personnes qui voudront se faire une juste idee des ressources qu'offre la Georgie, et des hautes destinees que cet etat est appele k remplir, si cedant enfin a la voix de Fhumanite, et de Finteret, il abolit 1'esclavage , je les engage, dis-je? a lire 1'excellent ouvrage du capitaine Hugh Mac-Call , public en 181 1 , et ayant pour titre : Histoire de la Georgie.

ii.

162 LAFAYETTE

CHAPITRE VI.

DEPART DE MILLEDGEVILLE. MACON. INDIAN - AGENCY . REN CONTRE D'INDIENS PENDANT L'ORAGE. HAMLEY. TRIBU DE

MAC-KINTOSH. CCHEE - CREEK. BIG -WARRIOR. CAPITAINE

LEWIS. LINE-CREEK. MONTGOMMERY. ADIEDX DE MAC KINTOSH. CAHAWBA. ETAT o'ALABAMA. MOBILE.

LE 29 mars, apres avoir pris conge des ci- toyens de Milledgeville, et avoir exprime notre reconnaissance au comite d 'arrangement et aux autorites de la ville et de 1'etat, pour les bontes dont nous avions ete combles, nous nous remi- nies en route avec quelques aides de camp du gouverneur Troupp , qui avaient a 1'avance tout dispose avec une habile prevojance pour que le general ne se ressentit que le moms possible des inconveniens que nous allions inevitablement rencontrer dans un voyage a travers un pays sans routes , sans villes , et presque sans habitans ; car nous avions a traverser, pour arriver dans 1'etat d' Alabama , ce vaste territoire qui le separe de la Georgie, et qu'habite la nation des Greeks , peu- plade que la civilisation a frappee de quelques-

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uns de ses vices sans pouvoir encore 1'arracher aux habitudes de la vie errante et sauvage.

Le premier jour, apres quelques heures de marche, nous arrivames pour diner a Macon , ou le general fut recu avec empressement par les ci toy ens et uri assez grand n ombre de dames dont I'elegance et les excellentes manieres con- trastaient singulierement avec Taspect du pays que nous venions de parcourir. Macon , jolie pe tite ville, aujourd'hui passablement peuplee , n'existait pas il y a dix-liuit rnois; elle est sortie coinnie par enchantement du milieu des forets. G'est un point civilise perdu dans le domaiiie, en core immense , des premiers enfans de i'Ameri- que. A une lieue cle la nous sommes au sein des forets vierges : les cimes de ces vieux arbres, qui semblent mesurer 1'age du monde, sebalancent sur nos tetes; le vent les agite avec ce bruit tour a tour grave et aigu que M. cle Chateaubriand appelle la voix du desert. Le cbemin que nous suivons est une sorte de tranchee ou de dechire- ment au fond duquel la voiture du general a grand'peine a rouler, et court souvent le risque de se briser; nous le suivons a cheval, et nous arrivons ainsi le soir a Indian-Agency.

Indian - Agency est une habitation isolee au milieu des forets, construite 1'annee derniere pour servir aux conferences entre les chefs in- diens et les envoyes des Etats-Unis. G'est la qu'a

1 1.

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ete stipule le traite d'apres lequel les tribus in- diennes , encore habitantes de la rive gauche du Mississipi , consentent a se retirer sur la rive droite , moyennant une somme assez conside rable. L'annee 1827 est assignee pour epoque de 1 'evacuation > et ce n'est pas sans peine que les Indiens voient arriver le terme de leur antique possession; ils quittent a regret le voisinage des hommes civilises , que pourtant ils detcstent ; ils accusent leurs chefs de ies avoir trahis en faisant cette cession, et Ton assure qu'elle a deja coute la vie aa chef Mac -Kin tosh , Tun des signataires du traite.

Nous passamesla nuit a Indian-Agency; nous y aviocs ete attendus la veille par une eentaine d'Indiens; car depuis cinquante aris le nom du general Lafayette a vecu chez eux par tradition ; niais les retards que nous avions eprouves en route ayant fatigue leur patience, ils etaient alles nous preparer ailleurs une reception. Pour ce second jour nous avioris trente-deux milles a faire par une route de moins en moins praticable. Un, orage tel qu'on n'en voit point en Europe, et que pourtant je ne veux pas ni'amuser a decrire, vint par la-dessus nous assaillir, et nous dispersa pendant quelques heures. Fort heureusement nous rencontrames uri abri : c'etait une cabane elevee par un Americain , non loin de la route. Quelques chasseurs indiens, habitues sans doute

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£ y chercher refuge , sechaient leurs vetemens au- tour d'un grand feu auquel nous primes place sans etre connus et sans attirer grande attention. La mienne, au contraire, etait bien vivement exci- tee par cette rencontre, 3a premiere que j'eusse faite en ce genre. J'avais tant entendu parler des rnoaurs de ces hommes de ia nature , et, com me tout habitant d'un pays civilise , je m'etais fait sur eux de si singulieres idees, que le moindre de Jeurs gcstes, la plus petite piece de leur ve- tement et de leur armure, etaient pour moi pres- que autant de causes d'une stupefaction qu'en retour les Indiens ne paraissaient nullement eprouver en nous vojant. Autant que le Ian- gage des signes me le permettait, je leur faisais une foule de questions auxquelles ils repondaient par une pantomime a la fois expressive et Jaco- uique. On m'avait beaucoup vante 1'impassibilite des Indiens comme une faculte naturelle, etsin- gulierement developpee en eux par Teducation. Je voulus hasarder quelques experiences a cet egard , ne sachant trop comment ils les pren- draient; je provoquai Tun d'eux par quelques demonstrations hostiles; vnais ma colere, quoi- que assez bien feinte, ne parut pas plus 1'emouvoir que ne Teussent fait les jeux d'un enfant. II con- tinua sa conversation sans me regarder, et sans que sa figure exprimat ni crainte ni dedain. Apres quelques essais du rneme genre, et ton-

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jours accueillis avec ce calme imperturbable, je revins aux signes de bienveillance; j'offris aux Tndiens un verre d'eau-de-vie ; cela reussit mieux. Us le viderent. Je leur montrai , dans la main , quelques pieces d'argent , et sans facon ils s'en emparerent. Je les quittai bien tot , et il me parut que nous nous separions tres-bons amis. La fin de Forage nous ayant permis de nous reunir et de nous mettre en route , nous arrivames a un gite un peu meilleur que celui de la veille. C'etait un groupe de cabanes construites avec des corps d'arbres superposes , et recouvertes d'ecorce. L'hote etait un Ame'ricain que des revers cle for tune avaient force a se refugier en ce lieu , ou il faisait un commerce d'echange assez lucratif, entre les pelleteries fournies par les Tndiens et lesdenrees tireesdu pays civilise. Sa petite ferme se composait de quelques arpens assez bien eul- twes , d'une basse-eour bien fournie , et de 1'ha- bitation que j'ai decrite. A notre arrivee nous trouvames assis devant sa porte deux Indiens , 1'un jeune, 1'autre homme fait, et tous deux d'une taille et d'une beaute remarquables. Ils etaient vetus d'une tuniquecourte, d'etolielegere et frangee, serree au corps par line ceinture brodee de petit es perles de mille couleurs. Us portalent, j'oule avec beaucoup d'elegance autour de la tele, un sciiall de couleur vive;leurschaus- sures de peau de daim couvraient ]a jambe ILLS-

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qu'au-dessus du genou. Us se leverent a 1'appro- che du general , et le saluerent ; le plus jeune , a notre grand etonnement , le complimenta en fort bon anglais. Nous sumes bientot qu'il avait passe sa jeunesse dans un college aux Etats-Unis , mais qu'il s'etait derohe depuis plusieurs annees aux soins d'un bienfaiteur pour retourner parmi ses freres , dont il preferait la vie a eelle des hommos civilises. Le general lui fit beaucoup de questions sur 1'existence de la peuplade iridienne. II y repondit avec beaucoup de sens et de preci sion. Quand il fut question du dernier traite avec les Etats-Unis , sa figure devint sombre , il frappa du pied ]a terre , et , portant sa main a la poignee de son couteau , il murmura le nom de Mac- Kintosh , de maniere a nous faire fremir sur les dangers de ce chef indien; et comme nous pa- raissions nous etonner : « Mac-Kintosh , » s'ecria- t-il 3 « a vendu la terre de ses. peres , il nous a » tous saciifies a sa cupidite. Le traite qu'il a » conclu pour nous , il nous est impossible de le » rompre; mais le lache !!! » II s'arreta sur cette exclamation violente , et pen apres entama tran- quillemerit un autre sujet de conversation.

Hamley (c'etait le nom du jeune Indien), quand il nous vit un pen reposes , nous engagea a venir visiter son habitation, qu'ou apercevait sur le penchant d'une colline pen eloignee. Deux aides de camp du gouverneur et moi acceptames

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Finvitation , et nous suivimes les deux Indiens. Chemin faisant, ils nous montrerent une en ceinte palissade'e et remplie cle cerf's , de biches et de chevreuils, qu'ils appelaient leur re serve , et qui pourvoyait en effet a leurs besoins quand la chasse etait malheu reuse. La cabane d'Hamley touchait a eette enceinte. Nous y en- trames. II y avait alors grand feu au foyer; le jour etait a son declin , et la spacieuse habita- tion etait eclairee par la flam me clu bois de sa- pin. L'ameublement se composait de deux lits, d'une table , de quelques chaises grossieres ; des paniers d'osier , des armes a feu , des arcs, des Heches etaient attaches a la muraille, ainsi qu'un violon. La disposition du tout indiquait la pre sence d'un homme demi-civilise. Le compagnon d'Hamley detacha le violon , et maniant Farchet avec plus de vigueur que de legerete , nous fit entendre quelques fragmens d'airs indiens , qui tout acoup mirent Hamley en humeur de danser ; mais , soit courtoisie, soit desir rle faire naitre une comparaison qui fut a son avantage , il nous pria de danser les premiers a la mode de notre pays. Les graves Americains qui ni'acconipa- gnaient s'en defendirent. Plus jeune ou moins reserve qu'eux , je ne me fis pas prier , et je fis quelques pas d'une de nos lourdes danses fran- caises : Hamley n'en demandait pas plus. Je le vis tout a coup jeter ce qui Fembarrassait , se

EN AMERIQUE. 169

saisir d'un grand scball et s'elancer triomphant au milieu de la chambre , comme s'il eut dit : cette scene est a moi. Je me retirai pour lui laisser carriere. Ses premiers mouvemens , lents et passionnes , s'animerent par degres ; sa danse , incomparablement plus bardie et plus expres sive que celle de nos dariseurs d'opera , ne fut bientot plus qu'un tourbillonnement que 1'oeil avait peine a suivre. Dans les intervalles ou il reprenait baleine, ses pas mollement cadences, sa tete doucement pencbee ? et suivant avec grace les mouvemens du corps le pins souple ? ses yeux brillant d'une emotion qui empourprait la couleur cuivree de son teint, les cris qu'il laissait echapper en sortant de cette reverie pour recommencer ses fougueux elancemens , etaient pour nous de TefFet le plus inattendu et le plus difficile a rendre.

Deux femmes indiennes , que j'appris ensuite etre eel les d'Hamlej, s'approc'herent de 1'habi- tation , tandis qu'elle retentissait des plaisirs d'Hamly et de nos applaudissemeiis; mais elles n'entrerent point, je ne fis que les apercevoir. Elles avaient la beaute des femmes de cette race ; leur vetement se composait d'une longue tunique blancbe, d'une draperie ecarlate jetee sur leurs epaules ; leurs longs cbeveux ? noirs comme 1'e- bene , flottaient en liberte. Elles portaient au cou le collier a quatre ou cinq rangs de perles, et

17° LAFAYETTE

aux oreilles les enormes pendans d'argent qui sont le principal ornement des femmes in- diennes. Je cms, a leur reserve , qu'Hamley leur avait defendu de nous approcber , et je ne lui fis meme aucune question sur elles. II y avait aussi dans la case du jeune Indien quelques ne- gres; mais ils ne the parurent pas etre pres de lui dans la condition d'esclaves : c'etaient des fugi- tifs auxquels il avait donne asile , et qui payaient de leur travail son hospitalite.

Je me serais volontiers fait pour quelques jours le compagnon de chasse et le commensal d'Hamley; mais il fallait continuer notre voyage. Nous nous retirames, et le lendemain, 3i mars, nous nous remimes en route. A mesure que nous nous enfoncions dans ce pays de forets, la terre indienne semblait effacer en nousl'espece de pre- juge qui porte les homines civilises a vouloir im- poser leur etat de societe aux nations qui ne se sont point ecartees de la vie primitive , a con- siderer comme nne noble et legitime conquete 1'envahissement des lieux sur lesquels regne en core cette prelendue barbaric. II faut dire, a la louange des Americains, que ce ri'est point par {'extermination on par la guerre, mais par des traites ou leur superiorite intellectuelle exerce a la verite un autre genre de violence, qu'ils pour- suivent centre les tribus indiennes de 1'ouest et du word , leur systeme d'agrandissement. Chez

EN AMERIQUE. 171

euxla civilisation ne s'est point souillee de crimes comme celle de la Grande-Bretagne dans Jes Indes-Orientales; mais, tout eri leurrendant cette justice, on ne peut s'empecher de prendre inte- ret au sort des Indiens expropries. Ainsi, en rencontrant a chaque pas la case d'eeorce du chasseur moscogulge encore habitee par la se- curite et Jes simples vertus de 1'ignorance , nous n'avons pu songer, sans tristesse, que bientot elle serait renversee et remplacee par la ferme du cultivateur americain,

Ce fut sur les bords de la riviere Chatahou- chees que nous vimes pour la premiere fois les Indiens reunis en troupe pour recevoir le general. Grand nombre de femmes et de jeunes garcons percaient le feuillage sur la rive opposee , et poussaient, en nous apercevant, des cris en si- gne de joie. Des guerriers descendaient la pente d'une colline peu eloignee , et accouraient au point du rivage ou devait toucber un bac sur lequel nous etions descendus. La variete et la singuliere richesse de leurs costumes offraient le coup d'ceil le plus pittoresque. M. Georges La- favette sauta le premier a terre, et en un mo ment fut entoiire d'hommes , de femmes , d'en- fans qui s'agitaient , sautaient , dansaient autour de lui, toucbaient ses mains, ses habits avec un air de surprise et de ravissement qui lui causait presque autant d'embarras que demotion. Tout

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& coup , comnie s'ils eussent voulu dormer a leur joie une expression plus grave et plus solennelle, ils se retirerent en arriere , les liommes ranges de front et sur le devant. Celui qui paraissait etre le chef de la tribu donna , par uu cri aigu et long-temps prolonge , le signal d'une sortc de salut qui fut repete par toute la troupe; alors elle se precipita de nouveau vers le bac. Au moment ou le general allait descendre a terre, quelques-uns des plus vigoureux s'emparerent d'un petit cabriolet que nous avions avec nous, obtinrent que le general y montat, ne voulant pas, disaient-ils , que leur pere posat le pied sur la terre humide. Le general fut ainsi porte comnie dans un palanquin jusqu'a une certaine distance du rivage ; alors celui que j'avais deja dis tingue comnie le chef de la tribu s'approcba de lui, et lui dit en anglais que tous ses f'reres etaient heureux d'etre visites par celui qui , dans son affection pour les habitans de TAmerique, n'avait jamais distingue le sang ni la couleur; qu'ii etait le pere cheri de toutes les races d'hommes qui habitaient le continent. Apres que le chef eut parle , les autres Indiens vinrent tous placer suc- cessivement leur avant-bras droit sur 1'avant- bras droit du general , a la maniere indienne, en signe d'amitie. Ils ne voulurent pas abandonner le cabriolet; et, le trainant eux-memes, gravi- rent ainsi a petits pas la colline d'ou nous les

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avions vus descendre , et sur laquelle etait situe un de leurs plus grands hameaux.

Pendant que nous cheminions, je m'approcbai du chef indien; je pensai que, puisqu'il parlait anglais , il avail etc eleve comme Hamley aux Eta ts-U nis , et ce fut ce qu'il m'apprit. II etait age d'environ vingt-liuit ans, d'une taille moyenne; rnais la beaute de ses membres etait parfaite , sa physionomie etait noble , son air triste ; quand il ne parlait point , il attachait a la terre ses deux grands yeux noirset reconverts d'un epais sourcil. Lorsqu'il me dit qu'il etait le fils aine de Mac- Kintosh , je ne pus me rappeler sans peine les imprecations que j'avais entenduesla veille centre ce chef des Greeks. C'etait la sans doute ce qui donnait au jeune homme 1'air de 1'abattement et de la meditation ; mais , d'apres ce que je pus re- cueillir de sa conversation , je me Texpliquai mieux encore : son intelligence ne s'est develop- pee qu'aux depens de sa securite. II apprecie la veritable position de sa nation il la voit s'affai- blir,, et prevoit sa destruction prochaine; il sent combien elle e;3t inferieure a eel les qui 1'entou- rent ; il a reconnu qu'il lui etait impossible de fixer la vie errante des homines de sa race. Le voisinage des homines civilises ne leur a fait faire aucun progres et a introduit parmi eux des vices qui leur etaient etrangero : il parait esperer que le traite qui les rejette dans un pays entierement

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desert, retrempera Vantique organisation des tribus, ou du moins garantira leur conservation clans Tetat ou elles sont aujourd'hui.

Gependant nous arrivions au haut de la col- line : Ik , nous vimes briller des casques et des epees; des cavaliers etaient ranges en bataille sur la route. Ce n'etaient point des Indiens , mais des liommes civilises envoy es par Fetat d' Alabama , au-devant du general. La singuliere marche triomphale a laqueile il avait ete oblige de se preter , cessa pour lors. Les Indiens ne vi- rent pas sans jalousie 1'escorte americaine se placer autourdu general ; mais nous approcliions de leur village : ils y coururent , a fin de nous y preceder. La , a notrearrivee , nous les trouvames reunis, depouilles de leurs vetemens, et pre pares a nous donirer le spectacle de leurs jeux guerriers.

Nous etions arrives sur une vaste pelouse, au- tour de laqueile etaient elevees une centaine de cases indiennes ,couronnees par la verdure d'epais bosquets; on distinguait une niaison plus grande que les autres : c'etait celle du resident ameri- cain ; U tient en meme temps une auberge, et sa femme dirige une ecole dans laqueile on cher- che a instruire les enfans des Indiens. Tous les hommes etaient reunis sur la place, depouilles en partie de leurs vetemens , le visage peint de couleurs bizarrement assorties, quelques - uns

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portant , comme distinction , des plumes a la chevelure. Us nous annoncerent qu'ils allaient joiiter en 1'honneur de leur pero blanc. Et, en eflet , nous les vimes se separer en deux troupes, former deux camps aux deux extremites de la place, nommer deux chefs, et se provoquer comme a une sorte de combat. Le cri qui fut pousse par chacune des deux troupes, et qu'on nous dit etre le cri de guerre des tribusindiennes , est peut-etre la plus etrange modulation de la voix Lumaine qui soit possible , et 1'effet qu'il produit sur les guerriers , jeunes et vieux , est plus extraordinaire encore. Les jeux commencerent. On nous expliqua qu'il s'agissait , pour les deux partis, de lancer, au-dela d'un but indique, une balle assez semblable a celles de nos ecoliers , et que la victoire serai t a celui des deux qui attein- drait sept fois ce but. Nous vimes, en effet, les combattans, armes cliacun de deux Jongues ra- quettes, se precipiter au-devant du leger projec tile, ijauter les uns par dessus les a litres afin de Tatteindre, le saisir en 1'air avec une adresse inouie , et Verivoyer au-deia du but, Lorsque la balle etait manquee par un joueur , elle roulait sur le gazon ; alors toutes les tetes se baissaient , se beurtaient , et souvent ce n'etait qu'apres une longue iutte qu'im des joueurs parvenait a la re- lever. Au milieu d'un de ces longs combats, tan- dis que tous les joueurs, le dos courbe , se pres-

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saient en cerclc autour de la balle , un Indien se detache du groupe , s'eloigne , revient en cou- rant, s'elance , et apres avoir tourrie plusieurs fois sur lui-meme, retombe sur les robustes epaules desautres joueurs , sans les faire flechir, saute au milieu du cercle , saisit la balle , et pour la septi erne fois la lance au-dela du but. Cejoueur etait Mac-Kintosb. La victoire fut au camp dont il etait le chef; il vint recevoir nos felicitations au milieu des acclamations d'une partie des femrries indiennes , tandis que les epouses des vaincus semblaierit leur adresser des paroles de consolation.

Le general , apres cette fete qui Famusa beau- coup , alia visiter 1'interieur de quelques cases et 1'ecole indienne. Prets a nous remettre en route , nous vimes reparaitre le jeune Mac-Kintosb , vetu a Veuropeenne. II demanda au general ia permis sion del'accompagnerjusqu'a Montgommery,ou il devaitconduire son frere, agededix ans, pour le coiifier a un citoyen de 1'etat d' Alabama , qui lui avait genereusement ofFert de se charger de son education. Le general y consentit, et tous ensemble nous partimes pour Uchee - Creek , auberge americaine , situee sur les bords du 'tor rent qui porte ce nom. Nous arrivames de bonne heure a cette station , et pumes visiter les envi rons, qui sont delicieux, Accompagne de Mac- JCintosh , j'eus bientot fait connaissance avec les

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In t liens de cette contree. Nous en trouvames qui s'exercaient a tirer de Tare. Je voulus essayer mes forces en faisant comme eux ; Mac -Kin tosh , pareillement, s'arma d'un arc : il a le bras et le coup d'oeil de Guillaunie Tell. Quelques-unes des preuves d'adresse qu'il donna , rapportees, se- raient a peine crues, J'admirai surtout Fhabilete avec laquelle, couche presque a plat ventre, il lancait une fleche qui , frappant la terre a quel ques pas de la , se relevait par un ricochet leger , et volait a une distance prodigieuse. C'est un moyen que les Indiens emploient pour lancer de Join, et sans etrevus, leurs fleches a Fenneim. Je tentai vainement ce singulier tir : chaque fois ma fleclie , au lieu de ricoclier, s'enfonca dans la terre.

jVous revenions vers lichee-Creek, lorsque nous fimes rencontre d'un chef indien qui se rendait a cette auberge. II etait a cheval et conduisait une femnie en croupe. A quelques pas de la mai- son, I'lndien mit pied a terre , alia saluer le general et faire quelques emplettes. Safemrae, pendant ce temps, resta a la garde du cheval, le lui amena lorsqu'il repartit, lui tint la bride et 1'etrier, et s'elanca ensuite derriere lui. Je de- mandai a mes compagnons de voyage si cette fen i me etait 1'epouse de I'lndien , et si telle etait la condition des femmes de cette nation, On me repondit , qu'en general, elles etaient pres de

II. 12

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leurs maris dans cette sorte de domestic! te; que dans les pays agricoles c'etaient elles qui culti- vaient , labouraient , ensemenoaient et recol- taient; que cliez les Jndiens chasseurs elles por- taient le gibier , les ustensiles de menage , les objets de campement , et parccuraient ainsi char- gees des distances considerables; quelessoins de la maternite les clispensaient a peine deces rudes travaux. Toutefois , dans les promenades que jo fis ensuite aux environs d'Uchee-Creek , le sort des femmes ne me parut pas aussi mauvais que le i'aisaient ces renseignemens. Je vis presque devant toutes les habitations les femmes rangees en cercle , occupees a tresser des paniers ou des nattes, et s'amusant des jeux et des exercices de corps auxqucls se livraient sous leurs yeux les jeunes homines; et je n'eus a remarquer aucini trait de durete de la part des homines, ou de servile dependance dela part des femmes. J'avais ete si bien recu dans toutes ces cases indiennes voisines d'Ucliee- Creek , toutlepays arrose par le torrent etait d'ailleurs si beau , qu'il me semble encore que c'estun des plus deiicieux sejours que i'aie rencontres. D'Uchee-Creek, a la case du Big-Warrior, qui est la halte la plus voisine , il y a une journee de marche; nous la fimes au travers d'un pays peuple d'Jndiens. Nous lesrcn- contrames plusieurs fois rassembles sur notn? route, et fumes aides par eux a nous tirer de cc

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pas dangereux , car les orages avaient encombre les chemins et grossi les torrens. Dans une de ces circonstances , le general recut une marque bien touchante de la veneration qu'avaient pour lui ces hommes simples. L'un des torrens que nous devices traverser couvrait en ce moment un pont de bois sans galcrie , et sur lequel devait passer la voituredu general. Quel futnotre cton- nement , en arrivant sur la rive , de trouver la: une vingtaine d'Indiens qui , se tenant par la main et ayant de 1'eau jusqu'a la poitrine , jalon- naient par une double haie la direction du pont! Nous fumes bien heureux de ce secours , et les Indiens, pour toute recompense , ne voulurent que la laveur de serrer la main du general , qu'ils appelaient leur pere blanc, 1'envoye du Grand- Esprit , le grand guerrier francais venu jadis les delivrer dela tyrannic des Anglais. Mac-Kin tosh, qui nous traduisit leur discours, leur exprima aussi lesvoeux du general et lesnotres. Lehameau du Big- Warrior est ainsi nomme a cause du courage extraordinaire et de la haute stature de Tlndien qui en etait le chef. Nous y arrivi\mes assez tard ; le chef etait mort depuis quelque temps : le conseil des vieillards allait s'assembler pour lui donner un successeur, et Ton designait un de ses iils, remarquable par la nieme force do corps, comme devant ^treelu. Gefils causa boau- coup avec M. George Lafayette ; il s'exprimait

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en anglais , et nous etonna par la singuliere in- sensibilite avec laquelle il parlait de la mort de- son pere. Mais a cet egard les Indiens n'ont pas. nieme 1'idee de ce que nous appelons deuil et regrets; la mort ne leur parait un nial , ni pour celui qui quitte la vie , ni pour ceux de qui il se separe. Lc fils du Big- Warrior parut seulernent fache que la mort de son pere, arrivee depuis troppeu de temps, ne lui permit pas de disposer de son heritage, et de faire present an general d'une des parures de ce chef celebre.

Nous ne passames qu'une nuit avec la famille du Big- Warrior; le lendemain nous arrivames a •v Line-Greek, c'est-a-dire a la frontiere du pays indien. Nous fumes recus la par un Americain qui a epouse la tille d'un chef Creek, et adopte la vie des Indiens, le capitaine Lewis, ancien ofli- cier dans 1'armee des Etats-Unis; son habitation etait commode et meublee avec elegance pour une case indienne. Le capitaine Lewis , qui est un horn me distingue par ses connaissances et son caractere, nous parut exercer une grande in fluence sur les Indiens; il en avait reuni un grand nombre a cheval et armes en guerre pour former une escorte au general. Un chef des environs vint a la tete d'une deputation haranguer le general; son discours , qui paraissait ctudie , etait assez long, et nous fut traduit par un interprete; il commencait par de grandes louanges de 1'habi-

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5ete et du courage que le general avait autrefois montres contre les Anglais; les plus brillanles circonstances de cette guerre etaient rappelees et Tacontees avec un langage dont la pompe ne manquait pas d'une certaine poesie. Le chef in- dien terminait a peu pres en ces mots : « Pere , on )) dira long-temps parmi nous que tu es revenu » visiter nos forets et nos cases , toi que le Grand- » Esprit avait envoye jadis de 1'autre cote du » grand lac pour cbasser les ennemis des hom- » mes, les Anglais a 1'habit teint de sang. Les » plus jeunes d'entre nous diront a leurs petits- » enfans qu'ils ont touche ta main et vu ta figure; •>> ils te reverront peut-etre encore 7 car tu es le » favori du Grand-Esprit et tu ne vieillis point; » tti pourrais encore nx>us defendre si jamais )> nous etions menaces. »

Le general repondit par le secours de 1'inter- prete aux adieux des Indiens; il leur donna des conseils de sagesse et de temperance ; leur recom- manda de vivre toujours en bons voisins avec les Amerieains, de regarcler ceux-ei comme leurs amis etleursfreres;illeurditqueluiaussipenserait tou jours a eux , et ferait des vceux pour le bonbeur de leurs cases et la gloire de leurs guerriers. Nous nous dirigeames alors vers ]e torrent qui se- pare le pays des Greeks de 1'etat d' Alabama. Les cavaliers indiens du capitaine Lewis , montant de petits cbevaux legers et vifs comme des che-

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vreuils , armes les uns d'arcs et de Heches, les autres de tomahawks ou haches d'armes, nous suivaient en longue file sans ordre , dont 1'extre- mite se perdait dans 1'epaisseur de la foret. Arri ves au bord du torrent , ils tournerent bride et disparurent en poussant de grands cris: quel- ques-uns des chefs nous dirent un dernier adieu , et nous saluames la terre indienne.

Nous passarnes la nuit sur les bords du Line- Creek , dans un petit village du meme nom , presque entierement occupe par des hommes que 1'amour du gain a conduits des points les plus eloignes du globe , au milieu de ces deserts, pour y exploiter a leur profit la simplicite et surtoutles nouveaux besoins des malheureux qui les habitent. Ces hommes avides, qui empoison- nent sans scrupules les tribus avec des liqueurs fortes , et qui les ruinent ensuite par des marches de mauvaise foi , sont les plus cruels et les plus dangercux ennemis des Indiens , qu'ils accusent encore d'etre voleurs, paresseux, intemperans et vindicatifs. Si le cadre dans lequel je m'etais d'a- bord propose de resserrer mon recit ne s'etait pas agrandi deja au-dela de ma volonte, je pour- rais facilement prouver comment ces vices, qu'on reproche aux enfans des forets, ne sont que le resultat du voisinage de la civilisation, et com- bien les blancs les surpassent souvent en mau- vaise Ibi et en cruaute. Je me contenteraide citer

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ici deux fails pris au milieu de plus de mille, qui tous sont a la honte de ces hommes si fiers de la blancheur de leur peau et qui se clisent civilises.

II n'y a pas long-temps qu'un marcliand , ha bitant de 1'etat d' Alabama , passa chez les Creeks pour y faire son commerce; ayant rencontre un des chefs de la nation , il entra en marche avec lui pour quelques pelleteries; mais comnie les conditions qu'il proposait etaient toutes au desa- vantage de 1'Indien , pour le determiner plus facilement ill'enivra d'eau-de-vie ; apres le mar che conclu , ils se mirent en route ensemble pour se rendre dans un village voisin; chemin faisant 1'Indien reflechit sur ce qu'il venait de faire, et crut s'apercevoir qu'il avait ete trompe; il voulut s'en expliquer avec le marchand , mais la dis cussion tourna bientot en une querelle violente a la suite de laquelle 1'Indien porta un coup de tomahawk a son adversaire et 1'etendit mort a ses pieds. Vingt-quatre heures apres , sur la premiere plainte portee par les blancs, le meurtrier etait arrete par les siens memes, qui , apres avoir as semble leur grand conseil , le declarerent cou- pable de lache assassinat pour avoir frappe a mort un blanc sans armes et sans defense ; puis ils le conduisirent sur les bords clu Line-Greek, ou ils avaient engage les biancs a se reunir pour j etre temoins de la justice qu'on allait leur rendre , et ils le fusillerent en leur presence.

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Le soir rneme de notre arrivee a Line-Creek,, fetais alie dans une boutique pour y faire qucl- ques emplettes ; pendant que je demandais oe dont j'avais besoin , un Indien se presenta , et demanda de 1'eau-de-vie pour la valeur d'une piece de 12 cents qu'il ofFrit ; ie maitre de la mai- son reeut la piece et lui dit d'attendre im ins tant, parce que le concours de ceux qui ache- taient etait considerable; 1'Indien attendit pa- tiemment pendant un quart d'hcure apres Je- quel il reclama son eau-de-vie; le marchand parut eionne , et lui dit que s'il voulait de 1'eau- de-vie il fallait qu'il clonnat d'abord de 1'argent. u Je vous ai donne 12 cents il n'y a qu'un in- » stant,» lui dit 1'Indien. Le malheureux n'eut pas plus tot prononce ces mots que le mar chand s'elanca avec violence, le saisit par lesoreil- les, et se faisant aider par un de ses commis, il le jeta brutalement a la porte en le traitant de vo- leur. J'avais vu donner les 12 cents 1 , j'etais con- vaincu de la bonne foi de 1'uri et de la fripon- rierie de Tautre ; je me sentais emu d'indignation , et malgre la delicatesse de ma situation , je m'a- vancai pour intervenir contre cet abus de la force; mais tout cela s'etait pass^ si rapidement , que j'eus a peine le temps de dire quelques mots. Je sortis pour voir ce que 1'Indien allait faire;

1 Le cent vaut un sou : il en faut cent pour un dollar

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je le trouvai a quelques pas de la inaison , ou il s'etait arrete absorbe dans de tristes pensers; uu instant apres il croisa ses bras sur sa poitriue, et se mil a marcher a grands pas vers la terre de ses f'reres; arrive au bord du ruisseau, il le passa sans hesiteret sans avoir 1'air de s'apercevoir que 1'eau lui montait au-dessus des genoux; arrive de Fautre cote, il s'arreta, se retourna , et ele- vant les yeux vers le ciel en meme temps qu'il etendit vers la terre des blancs son poing me- nacant, il prononca avec energie quelques mots indiens. Ah ! sans doute dans cet instant il ap- pelait la vengeance du ciel sur ses oppresseurs ; cette vengeance lui etait bien due, et cependant sa priere fut value.... Pauvres Indiens! on vous pille, on vous bat, on vous empoisonne ou Ton irrite vos passions par des liqueurs fortes, et puis Ton vous appelle sauvages !... Washington disait: « Toutes les fois que j'ai ete appele ^ juger un » difFerend entre un Indien et un blanc , j'ai tou- » jours cu la preuve que le blanc avait les pre- » miers torts. » Washington disait vrai.

La conduite du gouvernement americain est bien differente de celle des homines ' dont je viens de parler, a 1'egard des tribus indiennes.

1 J'ai remarque que la majeure partie de ces honimes se composait de presque toutes les nations de 1'Europe ;• mais les Irlandais dominent.

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Non-seulement il les protege centre les vexations particulieres, et veille a ce que les traites que Jes etats voisins font avec elles ne leur soient pas desavantageux , et soient executes de bonne foi, mais encore il veille a leurs besoins avec unesolli- citude toute paternelle. II n'est pas rare de voir le congres voter des fbnds et des vivres pour les tribus qu'une mauvaise recolte ou une grande calamite e\posent a la famine.

Nous quittames Line -Creek le 3 avril, et le meme jour le general Lafayette fut recu a Mont- gommery par les habitans de ce village et par le gouverneur de 1'etat <T Alabama , qui etait venu de Cabawba a sa rencontre avec tout son etat- major et un grand nombre de citoyens qui avaient quitte leurs habitations des points les plus eloignes pour se joindre a lui. Nous passa- nies a Montgommery la journee du lendemain , et nous ne le quittames que dans la nuit du 4 au 5 , apres un bal dans lequel nous eumes le plaisir de voir Chilli Mac-Kintosh danser avec de fort jolies demoiselles qui certainement ne se doute- rent pas qu' elles dansaient avec un sauvage. Les adieux que Mac-Kintosh fit au general furent fort tristes. II paraissait accable par de funestes pressentimens. Apres avoir quitte le general et son fils, il me rencontra dans la cour, ou je me promenais; il m'arreta, me fit placer mon avant- bras droit sur le sien , et elevant la main gauche

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vers le ciel : « Adieu, me dit-il, accompagne » toujours notre pere et veille sur lui. Je prierai >; le Grand-Esprit de veiller aussi sur lui et de le » faire arriver bientot sans malheurs au milieu » de ses enfans qui sont en France. Ses enfans » sont nos freres; il est notre pere. J'espere qu'il

)> ne nous oubliera pas » Sa voix etait emue;

sa physionomie sombre, et les rayons dela lune, qui tombaient obliquement sur son visage cuivre , donnaient a ses adieux une solennite dont je fus profondement frappe. Je voulais lui repondre , mais il me quitta brusquement et disparut.

A deux heures du matin , nous nous embar- quames sur la riviere d' Alabama , a bord du ba teau a vapeur I' Anderson , richement et corn- modement prepare pour le general , et charge d'une troupe de musiciens envoyes au - devant de lui par la Nouvelle - Orleans. Toutes les dames de Montgommery nous accompagnerent jusqu'a bord,ou nous primes conge d'elles , et aussitot le canon annonca notre depart qu'eclairaient d'e- normes buchers allumes sur le rivage. Notre na vigation , jusqu'a la riviere de Tombeckbee, fut delicieuse. II est difficile dc rien imaginer de plus romantique que les bords eleves, rocailleux, et souvent boises de I' Alabama. Pendant trois jours que nous les parcourumes, les echos repeterent les airs patriotiques qu'executaient nos musicieris louisianais. Nous nous arretames un jour a. Ca-

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hawba , ou les officiers du gouvernement de 1'etat d' Alabama avaient, de concert avec les citoyens, prepare au general Lafayette des fetes aussi re- marquables par leur elegance et leur bon gout, que toucbantes par leur cordialite et les senti- niens dont elles etaient 1' expression. Parmi les convives avec lesquels nous primes place au ban quet public, nous trouvames quelques compa- triotes que les eveneniens politiques ont pousses liors de France. Us nous raconterent comment ils avaient fait partie de la malbeureuse colonie du Cbamp-d'Asile. Ils babitent maintenant line petite ville quails ont fondee dans 1'etat d'Ala- bama , et a laquelle ils ont donne le nom de Gal- lopolis. Tout me fait presumer qu'ils ne sont point dansun etat de grande prosperite. Je crois que leurs prejuges europeens et leur inexperience dans le commerce ou Fagriculture, les empecbe- ront, pendant long -temps encore, d'etre pour les Americains des concurrens redoutables.

Cabawba, siege du gouvernement de 1'etat d' Alabama , est une ville naissante dont la popu lation est encore bien faible, mais dont la belle situation au confluent des rivieres Cabawba et Ala bama semble promettre un accroissement rapuie. L'etat d' Alabama qui autrefois n'etait, comme 3e Mississipi , qu'une section de la Georgie, a la quelle son bistoire comme colonie est intime- ment liee, recut du congres un gouverneur ter-

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ritorial dans Fannee 1817, et c:e ne f'ut qu'eii 1819 qu'il fut admis dans la federation comme Etat independent. L'acte du congres, qui a domie Fexistence politique a F Alabama , a re serve une partie des terres publiques a Fetablis- sement et a Fentretien des ecoles publiques. Le rneme aete present aussi le prelevement de cinq pour cent sur les ventes de ces memes terres, pour la construction des routes et des canaux ne'cessaires a Fetat.

La constitution adoptee par les citoyens de FAlabama etablit trois pouvoirs, legislatif, exe- cutif et judicial re. Instruits par F experience de leurs voisins, ils ont reconnu la superiorite in contestable des principes democratiques'sur tons les autres, et les ont adoptes avec toutes leurs consequences. Tout citoyen , sans distinction de fortune, est eligible aux fonctionsde senateur, de* representant et meme de gouverneur. Le titre de citoyen des Etats-Unis, deux ans de residence dans Fetat, et viugt-sept ans d'age sont les seulos conditions exigees par la loi. Les senateurs sont elus pour trois ans, et sont renouveles par tiers chaque annee; les representans sont elus tons les ans ; le gouverneur est elu pour deux ans et ne peut conserver le pouyoir plus de quatre annees sur six. Tout citoyen age de vingt-un ans et ayant reside un an dans Fetat a le droit de suffrage. Les juges sont choisis par Fassemblee legislative

LAFAYETTE

et ne pen vent etre easses que par un jugement public. Avec des institutions qui donnent a cba- que citoyen une part si directe dans Tadminis- tration des afiaires publiques, il est impossible que 1'etat ne prospere pas ; aussi sa population et ses ricliesses se sont-elles accrues dans une pro portion prodigieuse en raison du peu d'ancien- nete de )a formation de 1'etat. Get accroissement serait certain emeut encore plus rapide si 1' Ala bama n'avait point conserve le fatal prineipe de 1'esclavage des noirs que lui a legue la Georgie , sa mere. La population de cet etat , qui en 1810 n'etait que de dix mille ames , s'elevait dejk a soixante-sept mille en 1 8 1 7, et est aujourd'hui de pres de cent vingt-huit mille. Sur eette totalite, on compte pres de quarante mille esclaves. Dans cette evaluation de la population, je ne com- prends pas les tribus indiennes des Choctaws, des Gherokees et des Ghikasawsqui resident dans Vest et 1'ouest de cet etat.

De Cahawba nous descendimes a Clayborne, petit fort qui est aussi sur les bords de la riviere Alabama. Reteim par les instances des babitans, le general y passa quelques beures au milieu des plus toucbans temoignages d'amitie. M. Delict , qui avait ete cbarge par ses concitoyens de lui exprimer leurs sentimens , s'en acquitta avec une eloquence qu'on est fort etonne de rencontrer dans des lieux qui , recemment encore, ne re-

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tentissaient quo du cri sauvage <lu chasseur indien.

Un peu au-dessous de Clayborne, je remar- quai que les bords de la riviere Alabama sVbais- saient sensiblement. Lorsque nous euines depasse 1'embouchure de la Tombeckbee, nous nous trou- vames alors au milieu de prairies basses, mare- cageuses, mais d'un aspect tres-fertile. Enfln , le 7 avril, nous arrivames dans la baie de la Mo bile , au fond de laquelle est situee la viile du meme nom.

I.e trajet que nous venions de faire en trois jours, et qui est de plus de trois cents milles par rapport aux sinuosites de la riviere, coutait autrefois, aux bateaux charges, un mois on six semainesde navigation a ceux qui remontaient, et moitie a ceux qui descendaient. On voit quelle revolution prodigieuse Tapplication de la vapeur a la navigation a du operer dans les relations commercial es et industrielles de ce pays.

La ville de Mobile, qui est le plus ancien eta- blissement cle 1'etat d' Alabama , est situee tres- avantageusernent pour le commerce, dans une belle plaine, elevee de plus vingt pieds au-dessus du ni\eau ordinaire des eaux. Gette ville a lone;- temps vegete, tantot sous le despotisme de 1'in- quisition espagnole, tantot sous la mauvaise ad ministration du gouvernement francais. Souvent elle a ete ravagee par la fievre jaune. Aujourd'hui

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toutes ses plaies sont fermees; quelques amiees de liberte en ont fait une ville prospere. Quand Jes Americains en prireut possession, elle ne con- tenait guere que deux cents maisons; aujourd'hui sa population est de plus de dix-huit cents ames. Autrefois elle expediait a peine quatre cents balles de colon , cette annee elle en a expedie plus de soixante mille.

L'arrivee du bateau a vapeur I' Anderson dans la baie , fut sign alee par le feu de Fartillerie du fort Conde , et lorsque nous abordames au quai de Mobile le general trouva le comite de la ville et toute la population reunis pour le rece- voir. On le conduisit aussitot au centre de la ville, sous un arc triomphal , dont les quatre coins etaient ornes des pavilions du Mexique, des re- publiques de rArnerique du Sud et de la Grece. Au centre etait celui des Etat-Unis. G'est la qu'il fut harangue par M. Garrovv au nom de la ville , en presence du corps municipal. Jl fut conduit ensuitedans une salle immense construite expres pour sa reception. La, il trouva toutes les d$mes auxquelles il fut presente par le gouverneur ; puis M. Webb le harangua au nom de Fetal. Dans son discours, 1'orateur retraca avec verite le tableau de la triste situation dans laquelle le despotisme et 1'ignorance avaient plonge autre- fois la ville de Mobile et le riche territoire qui 1'entoure ; il peignit ensuite les progres rapides

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et toujours croissans que la liberte et les institu tions republicaines avaient fait faire aux arts, a Hndustrie, a u commerce , qui, aujourd'hui, font de ces memes lieux un pays riche et hcureux ; il attribua cet heureux changement aux efforts glo- rieux et triomphans des patriotes revolution- naires, dont le courage et la Constance avaient ete soutenus par le noble exemple de Lafayette; et il termina en exprimant le regret que les memes efforts des patriotes francais n'eussent pas obtenu des resultats aussi satisfaisans pour leur pa trie.

En exprimant ses remercimens a 1'orateur, le general lui dit :

« Pendant mon heureux voyage a travers le » jeune etat d'Alabama, j'avais jusqu'a present » ete delicieu semen t frappe des miracles de crea- » tions recentes et de rapides ameliorations; » mais ici, monsieur, je trouve encore de nou- » veaux motifs de felicitations reciproques. Lors- » que je quittai les bords americains, cette par- » tie du continent n'etait qu'urie pauvre colonie » francaise, devenue aujourd'hui un membre in- » teressant de cette puissante confederation qui » est parvenue au plus haut point de civilisation » politique et de bonbeur domestique qu'on ait » jamais connu sur la terre.

» Je ne vous suivrai point, monsieur, dans » cette serie de souvenirs flatteurs que vous avez u. i3

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» bien voulu rappeler. Cependant, qu'il me soit » permis de faire observer , que si les sentimens » qui ont pousse nos amis d'Europe et moi-meme » a assurer, sur les ruines de la Bastille , les prin- » cipes de souverainete nationale recemment pro- » clames; a prononcer sur 1'autel du Champ-de- » Mars le serment qu'une nation armee pretait » aux lois constitutionnelles emanees du peuple ; » a defendre ensuite ces lois contreles intrigues, » les erreurs et 1'anarcbie , et a une epoque plus » recente, la catastrophe de Waterloo , a tacher » de remettre aux mains du peuple ces pouvoirs n que nous avions 1' intention de lancer contre M tons les membres d'une coalition ennemie de » la liberte francaise et des droits de 1'humanite ; » si tons ces sentimens , dis-je , n'ont pas ete re- » compenses par tout le succes desire , on a fait » cependant quelques progres pour 1'emancipa- » tion de 1'Earope, et la semence des principes » americains n'a pas ete tout-a-fait perdue. J'en » prends a temoin 1'heroique Grece, envers la- )> quelle je m'unis cordialement aux sentimens w que vous avez si heureusement exprimes, pen- » sant que tons les amis des idees liberales doi- » vent lui porter assistance.

» Je vous remercie , monsieur, de votre afFec- » tueuse sympathie pour les emotions que j'ai )> eprouvees dans cette heureuse visile ameri- » caine , ou tout ce que je vois, tout ce que je

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» sens , m'attache de plus en plus a Fadmirable » constitution federative, dontla conservation, w ainsi que la plus icitime union entre les etats , » est necessaire , non-seulement a leur silrete et » a leur prosperite, mais aussi a la surete et a la » prosperite du monde entier.

» Permettez-moi de vous renouveler ici 1'hom- » mage de ma vive reconnaisance et de mon » respectueux attachement. »

Les habitaus de Mobile , esperant que le general pourrait passer quelques jours a LI milieu d'eux , avaient fait d'immenses preparatifs pour les fetes qu'ils comptaient lui offrir ; mais la plupart fu- rent inn tiles. Pousse par le temps , il dut se rendrc aux solicitations de la deputation de la Nouvelle-Orleans qui le pressait de partir le len- demain matin. Cependant il accepta le diner public, le bal , et la ceremonie inaconnique ; apres quoi il alia prendre, a bord du navire qui devait nous emniener , quelques beures de repos qu'une journee remplie de tant et de vsi douces emotions lui avait rendues bien necessaires.

LAFATETTE

CHAPITRE VII.

DEPART DE MOBILE. GOLFE DU MEXIQUE. PASSAGE UE LA

BALIZE. DEBARQUEMENT AUX LIGNES DE LA NOUVELLE-ORLEANS.

ENTREE DU GENERAL LAFAYETTE DANS LA VILLE. FETES ET

CEREMONIES PUBLIQTJES. BATAILLE DE LA NOUVELLE-ORLEANS.

H1ST01RE ET CONSTITUTION DE LA LOUISIANE.

LE navire a bord duquel nous nous etions re tires , & la sortie du bal , etait le Natchez , excel lent et beau bateau a vapeur , envoye par la ville de la Nouvelle-Orleans pour transporter le gene ral Lafayette de Mobile aux rives du Mississipi. Un capitaine experimente , M. Davis , le com- mandait, et il portait la deputation louisianaise , a la tete de laquelle etait M. Duplantier , viei! ami et ancicn compagnon d'armes du general. Au point du jour le canon se fit entendre ; a ce signal nous levames 1'ancre. Le general, monte sur le pont , recut les adieux des citoyens qui se pressaient en foule sur le rivage et lui temoi- gnaient leurs regrets par leurs gestes expressifs et un morne silence. Apres une demi-heure de navigation , la ville de Mobile se deroba a nos regards derriere 1'horizon qui s'agrandissait au-

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tour de nous, et bientot meme la fumee du canon, blanchie par les rayons du soleil levant, ne s'eleva plus assez haut pour que nous pussions 1'aperce- voir encore. Enfi n la nuit k son retour nous trouva voguant au large sur le golfe clu Mexique.

Pour nous rendre a la Nouvelle-Orleans, nous avions a choisir entre deux routes ; ou passer der- riere les iles Daupliine , Horn,, du Chien , du Vaisseau et du Chat, traverser le lac Borgne, le lac Pontchartrain , et debarquer h quelques milles derriere la ville; ou bien avancer hardiment a travers le golfe jusqu'aux bouches du Mississipi , passer la Balize et remonter le fleuve. Notre capi- taine, plein de confiance dans la solidite de son batiment , se decida pour ce dernier parti , qui n'etait pas tout-a-»fait sans danger , mais qui nous avancaitdevingt-quatreheures. Nousne tardames pas a nous repentir de sa determination. Tout a coup la mer furieuse s'agita. Les mouvemens du riavire devinrent alors si desagreables , que nous fumes obliges de nous coucher pour echapper a LI mal de mer qui nous accablaitpresque tous. Dans la nuit le vent augmenta encore, et les vagues devinrent si fortes, que plusieurs d'elles,s'elancant par les sabords , inonderent notre cliambre et nos lits. Le bruit du vent , des vagues , cle la ma chine a vapeur , et les craquemens du navire se combinaient de telle sorte, que nous paraissioris devoir etre engloutis d'un moment k Tautre. Au

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point du jour je montai sur le pont , d'ou je de- couvris le spectacle le plus imposant et le plus epouvaritable; nous arrivions a la Balize. On ne peut se defendre d'une certaine emotion a la vue de ce ileuve superbe , dont la course rapide et la prodigieuse largeur annoncent plutot un conque- rant qu'un tributaire de 1'Ocean. Ses flots , refou- lant au loin les eaux de la mer , amoncelent a son embouchure , sur les lies de vase qui le divi- sent en cinq branches , des milliers de corps d'ar- bres de prodigieuse dimension , qui , apres avoir vecu des siecles pres du pole glace, viennent mourir sous les feux devorans du Mexique , et alimenter de leurs debris une vegetation nou- velle. D'enormes alligators , au regard oblique, a la marche pesante, places sur des troncs d'arbres flottane , menacent le navigateur et semblent vouloir lui disputer 1'entree du fleuve. Depuis iong-temps nous etions sur le Mississipi , et nous croyions etre sur une mer nouvelle, tant ses rives sont ecartees , tant ses flots ont d'orgueil. Ce n'est qu'apres quelques heures de navigation que son lit , se resserrant , laisse apercevoir ses bords fangeux , et que son cours perd un pen de sa violence.

Dans la matinee, nous passames sous le fort Plaquemine , qui salua notre pavilion de treize coups de canon , etla nuit nous surprit voguant encore avant que nous eussions pu apercevoir les

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niurs dela Nouvelle-Orleans. Ce n'est guere qu'a soixante milles au-dessus de la Balize que Ton commence a trouver quelque variete dans la ve getation qui orne le rivage, Jusque-la on ne voit que des cypres charges de la triste Tillandsia , que les natifs du pays appellent Bdrbe-Espa- gnole. Cette plante parasite, qui forme sur les arbres qui croissent dans les marecages une longue et epaisse draperie , a un aspect d'autant plus lu- gubre qu'on ne la rencontre ordinairement que dans les climats ou regne la fievre jaune. Elle est , dit-on , la ressource des animaux qui cher- chent un refuge dans les bois pendant 1'hiver. Les habitans de la Louisiane Tempi oient a gar- nir les rnatelas et les selles; a cet effet ils la bat- tent apres 1'avoir lavee dans une solution alcaline ; alors , quand elle est seche , elle a 1'apparence de longs ills noirs. Elle est de telle duree qu'on la considere comme incorruptible. On 1'emploie aussi avec succes pour balir , en la melant avec tie la vase ou de la terre forte.

Vers le minuit, je montai un instant sur le pont; la nuit etait obscure, le ciel charge d'e- pais nuages , 1'air agite par de sourds mugisse- mens. Les batteries de la Nouvelle-Orleans ti- raient alors cent coups de canon pour annoncer que le jour de 1'arrivee de 1'hote de la nation veriait de commencer.

Au jour, nous nous reveillames pres de ces

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lignes fameuses ou douze mille Anglais de trou pes d' elite furent ecrases par quelques centaines d'horaroes dont la moitie portait les armes pour la premiere fois. Aux cris de vive la liberte / vive I'ami de FAmericjue ! vive Lafayette ! qui eton- nerent nos oreilles par des aceeris francais , nous montames sur le pont. Quel fut notre etonne- ment en voyant le rivage couvert d'uniformes francais 1 Un instant nous nous crumes trans- portes au sein de notre patrie affranchie, et nos coeurs battirent de joie. Le general Lafayette debarqua au bruit de 1'artillerie et aux accla mations d'une foule considerable qui , malgre Tintemperie de la journee et malgre I'eloigiie- nient de la ville, garnissait la levee. II fut recu par une nombreuse cscorte de cavalerie, et par les douze maitres qui avaient ete nonimes pour diriger le cortege. Appuye sur le bras de son an- cien compagnon d'armes, M. Duplantier, et sur celui clu general Villere, il se rendit a la maison Montgommery, qui servit de quartier-general a Jackson le jour ou il se couvrit cle gloire par sa belle defense des lignes. Le gouverneur de fe tal Vy attendait, et le recut en lui parlant ainsi au nom clu peuple louisianais :

« General, la Louisiane jouit aujourd'hui du « bonheur de recevoir sur son sol celui que tout » un peuple, d'une voix unanime, a salue du » titre glorieux de I'hote de la nation; ceini

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» qui, combattant pour la cause de la liberte M et de 1'humanite ,, versa son sang pour elle » Jong- temps avant qu'elle eut paru comme > une nouvelle etoile dans la constellation fe- » derale.

» General , elle n'a pas partage les perils et la w gloire de la guerre de 1'independance , mais elle » connait et apprecie autant que ses soeurs de w 1'Uniori les services qui ont signale votre car- » Here dans cette lutte memorable. Ses babitans » sont aussi attaches aux principes de la revolu- » tion que leurs freres de FUnion, et aussi deter- » mines a conserver sans souillure le bienfait ac- » quis par leurs ancetres. Ce n'est pas par de » vaines declamations qu'ils manifestent 1'amour » de la patrie, ils invoquent le temoignage de la » terre que nous foulons. C'est ici qu'avec leurs » freres d'armes, guides par 1'intrepide Jackson , » ils ont vaincu un ennemi Her de sa discipline » et de son nonibre , et el eve a la valeur ameri- » caine un monument imperissable. Les annales » des peuples n'ofirent point de victoire obtenue » dans des circonstances aussi propres a lui don- » ner de 1'eclat, et la rendre glorieuse. Par elle » notre sol fut affranchi de Tinvasion etrangere , » et c'est a elle que nous sommes redevables de » ces trophees dignes d'arreter les regards du » guerrier qui arbora la banniere americaine sur » les redoutes de Yorktown. Guerrier patriote, je

LAFAYETTE » te salue, sois le bienvenu sur cette terre con- » sacree par le sang des patriotes.

» De meme que tous les peuples des Etats- » Unis, nous nous rejouissons de voir celui qui » fut 1'ami de 1'enfance de notre nation , venir » dans ses vieux jours en contempler la maturite, » et reposer ses yeux sur 1'edifice qu'il a aide lui- M meme a batir. Vous avez vu avec plaisir Jes » progres fails dans 1'espace d'un demi-siecle par » les etats qui furent le theatre immediat de la » guerre de la revolution. II vous reste a con- » templer des scenes non moins dignes de vos » meditations. La Louisiane vous offrira un spec- » tacle delicieux et consolateur , qu'aucun des » a utres etats n'a pu vous presenter ; vous y ac- » querrez la douce conviction que vos genereux » efforts pour la cause de la liberte n'ont pas ete » infructueux pour tous ceux qui s'enorgueil- » lissent d'avoir avec vous une origine commune. » Get etat, fonde par des Francais, et dont la » plus grande partie des habitans sont leurs des- » cenclans, jouit pleinement, com me membre de » )a confederation americaine , tie cette liberte » pour laquelle vous avez combattu et verse votre » sang. L'usage modere et sage que les Francais » ont su faire ici de cette liberte , repond d'une » maniere triompbante a ceux qui les en ont pro- » clames indignes , et qui vous ont calomnie pour » avoir travaille a leur obtenir ce plus grand des

EN AMERIQUE.

» bienfaits. Sur les terres qu'arrosentce fleuve su- » perbe et les rivieres qui lui portent leur tribut, » ou , il n'y a pas encore cinquante ans, la civi- » lisation n'avait pas marque son sender lumi- w neux, vous trouverez des etats spontanement » formes, forts de ressources et dans toute la » vigueur de la jeunesse. La , ou 1'Indien errait » dans de vastes solitudes , vous trouverez des » champs couverts de riches moissons, des villes » florissantes , 1'activite du commerce, et une » population libre, entreprenarite, cultivantpar- » tout avec succesles arts qui ennoblissent 1'hom- » me et font le charme de la vie sociale. En ne » calculant que la somme du bonheur present , » vous pourriez encore etre satisfait ; mais en » portant vos regards sur Tavenir, avec quels de- » lices vous verrez en perspective la prosperite » sans cesse croissante des temps futurs! Rapide » dans sa course, la liberte civile et religieuse » march era sans jamais s'arreter; son inepui- » sable energie multipliera partout ses nouvelles » creations, de nouveaux etats se succederont , et » des millions d'hommes libres caches dans 1'a- » venir beniront, avec la meme ferveur et le nieme » erithousiasmequi nous animent aujourd'hui, les » philanthropes illustres dontlesvertus ont eleve » le glorieux edifice de la liberte americaine.

» Cornme premier magistral, et parlant au »> nom de tous les Louisianais, je vous le repete ,

LAFAYETTE

» soyez le bienvenu sur cette terre decouverte » par vos aneetres. »

Ge discours du gouverneur , peignant d'anciens Francais jouissant d'une liberte que Ton consi- dere encore en France comme problematique , fit sur le general une impression profonde , et il re- poridit ainsi :

«Lorsque je me suis vu sur ce fleuve niajes- » tueux , dans les limites de cette republique de » qui j'ai recu une invitation si honorable et si » affectueuse, des sentimens de patriotisme ame- » ricain et francais se sont reunis dans mon » cceur , comme ils se sont confondus dans cette » heureuse Union, qui a fait de la Louisiane un » membre cle la grande confederation ameri- » caine , etablie pour le bonheur de plusieurs mil- » lions d'hommes vivans, pour celui de tant d'au- » tres millions encore a naitre, et pour 1'exemple » du genre humain. Mais j'eprouve une emotion » encore plus vive , en recevant sur ce sol ce- » lebre, au nom du peuple de cet etat , par 1'or- » gane de son premier magistral, un accueil » aussi affectueux. G'est ici, messieurs, que sous » la conduite du general Jackson, apres une at- » taque vigoureuse contre 3'ennemi qui venait » envahir ce territoire, le sang des fils de mes » contemporains revolution naires s'est mele a » celui des en fans de la Louisiane, dans cette » memorable journee ou une victoire incompa-

EJN AMERIQUE. 2o5

» rable, si Ton en considere les circonstances , » a termine (Fun e ma mere si glorieuse une guerre » juste en principe, soutenue avec eclat sur 1'un » et Fautre element.

» Vous voulez Lien, monsieur, me feliciter de » la satisfaction que m'ont deja fait eprouver les » merveilles dont j'ai etc temoin , et de celle que » me preparent encore celles qui me restent a » voir, satisfaction d'au tan t plus delicieuse pour » un veteran americain , que nous trouvons dans » ces merveilles des argumens irre'sistibles en fa- » veur des principes pourlesquels nous avons leve » Tetendard de Findependance et de la liberte.

» Je vous remercie particulierement de 1'obser- » vation obligeante et liberale que vous avez faite , » que dans cet etat on peut se convaincre de 1'apti- » tude qu'a une population francaise pour user sa- » gement des bienfaits d'un gouvernement libre , » et je me permets d'aj outer que Ton y trouve par » consequent la preuve de la part que les des- » potes et les aristocrates europcens ont cue dans » les deplorables cxces qui out retarde jusqu'ici » 1'etablissement de la liberte en France. »

Apres cette reponse, toutes les personnes qui avaient pu penetrer dans ia maison furent tour a tour presentees au general. II y avait la un grand nombre de veterans de la revolution, en- tre autres le colonel Bruian - Bruin , qui servit au siege de Quebec , ou perit le brave general

206 LAFAYETTE

Montgommery ; le juge Gerrard, qui com- battit a Yorktown , et le colonel Grenier , qui , apres avoir servi avec gloire dans les trois revo lutions d'Amerique , de France et de Colombie, conserve a soixante-dix ans le courage et le feu du jeune age. Un grand nombre de dames etaient venues a la rencontre du general , et par 1'organe de M. Marigny, elles lui exprimerent leurs senti- mens, et le felicuerent sur son arrivee a la Loui- siane. Apres que toutes les presentations furent terminees, le cortege se forma , et malgre la pluie qui tombait en abondance , nous nous mimes en marche vers la ville. Nous avancions lentement a cause de la foule qui, aux approclies de la ville, couvrait la grande route et la levee. Lorsque nous arrivames sur les limites de la cite , nous rencontrames les troupes rangees sur deux lignes au milieu desquelles nous passames au son d'une musique guerriere. Malgre ie mauvais etat de la route, le general voulut parcourir ces deux lignes a pied , et ne remonta en voiture qu'apres avoir temoigne sa reconnaissance aux officiers qui se trouverent sur son passage. Le cortege reprit sa marche et fut augmente par les troupes qui y prirent-rang, et plus il avancait, plus la foule s'accroissait, malgre la Constance du mauvais temps. Gependant un si grand concours, la vue du triple rang de batimens pavoises qui bordaient ia rive clu fleuve , le bruit de I'artillerie de terre

EN AM&RIQU.E. 207

et de mer , le son des cloches et les acclamations prolongees d'une population immense, produi- saient une sensation difficiie a definir; enfin, au milieu des temoignages d'urie affection si vive , traversant les flots d'un peuple avide de le con- templer, le general arriva a la grille de la grande place, et fut conduit par le comite d'arrange- ment, sous un arc de triomphe d'un style tout-a- fait monumental et d'un gout exquis. Ce monu ment de soixante-huit pieds d'elevation, dont quarantc sous clef, de cinquante-huit de largeur totale sur vingt pieds d'ouverture d'arcade, et vingt-cinq pieds d'epaisseur, reposait sur un socle feint en marbre cle Sera-Veza ; la base, formant piedestal en marbre vert d'ltalie , etait decoree des statues colossales de la Justice et de la Liberte. Cette base allegorique portait une arcade d'ordre dorique ., accompagnee dequatre colonnes accou- plees sur chaque face. Les voussoirs de cette arcade se composaient de vingt-quatre pierres decorees chacune d'une etoile de bronze dore , reunies par une clef en saillie , sur laquelle etait grave le mot constitution, representant ainsi les vingt- quatre etats de TUnion reunis par un seul lien. Au fronton feint de marbre jaune de Verone, se deployaient deux Renommees embouchant d'une main la trompette, et tenant de 1'autre un lau- rier avec banderolles , portant d'un cote le nom de Washington , et de 1'autre celui de Lafayette;

208 LAFAYETTE

1'aigle nationale en relief surmontant le lout. Le socle superieur soutenait une elevation de sept pieds , ou etait place d'un cote en anglais et de 1'autre en francais : « Une republique reconnais- » sante a dedie ce monument a Lafayette. » Au sommet du monument s'elevait un groupe repre- sentant la sagesse repdsant sa main sur le buste de Timmortel Franklin , et les quatre angles etaient decores de riches trophees nationaux , ornes de faisceaux et d'enseignes. Les noms des membres du congres signataires de la declara tion d'independance , et ceux des officiers qui s'etaient distingues pendant la guerre revolution- naire , decoraient diverses parties de 1'arc de triomphe. Ge bel ouvrage , invente par M. Pilie et execute par M. Fogliardi , offrait un ensemble remarquable, et les reliefs etaient du plus bel efFet.

Ce fut sous ce monument que le general fut recu par le corps municipal a la tete duque! etait le maire, M. Roffignae, qut le harangua an nom descitoyens d'Orleans.

<( Dans ces murs fondes par nos commuus » a'ieux , » lui dit-il , « tout, general , doit etre » pour vous une source d'emotions. Dans le trop » court sejourque vous vous proposez d'y faire , » vous y remarquerez , sans doute, les effets pro- » duits par nos sages institutions. Us sont les » resultats de cette glorieuse independance pour

EN AMfiRIQUK. 209

» laquelle vous avez combattu, et de cette con- w stitution sublime a I'etablissement de laquelle » vous avez coopere. Aussi joignons-nous nos » remercimens a ceux que vous adresselepeuple » americain ; ils se font entendre depuis le Maine » jusqu'auxbordsdela Sabine, et serontla gloire » et la consolation de votrevie. »

En exprimant ses remercimens & M. Roffignac , le general ne laissa pas echapper 1'occasion de payer son tribut d'estime & la memoire du pere de cet honorable magistrat. « A mon entree dans » cette capitale , » lui dit-il, « je suis penetre » de reconnaissance pour 1'accueil que je recois » du peuple de la Nouvelle- Orleans , et de son » digne maire , dont le nom rappelle a uri con- )> temporain de son pere tons les souvenirs de » franchise etde bravoure. » M. Roffignac parut cxtremement louche de cet hommage rendu par La^yette, au noble caractere de son pere, et quelques larmes echappees de sesyeux prouverent loute sa reconnaissance.

En quitlanl Tare de triomphe, le general fut conduit, toujours an milieu des acclamations de la foule qui se pressait sur son passage, au Palais de Justice, ou il fut harangue par M. Prieur , au nom du conseil de ville ; de Ik nous nous rendimes a I'hotel de la municipalite, ou nos logemens avaient ete prepares, et que le peuple de la Nouvelle-Orleans ne desigaait dej*i ii. 14

210 LAFAYETTE

plus que sous le nom de Maison de Lafayette. Apres y avoir pris quelques moment de repos , le general alia se placer sur le balcon pour voir defiler toutes les troupes qui avaient pris les armes pour sa reception. Tous les corps qui pas- serent sous nos yeux etaient fort remarquables par 1' elegance de leur uniforme et la severite de leur tenue. Les grenadiers, les canonniers , les dragons , les francs , les voltigeurs , les gardes de riJnion , les chasseurs , les gardes d'Orleans, les gardes de Lafayette , attirerent tour a tour 1'at- tention du general. Mais quand , a la suite des Riflemen y dont le nom rappelle tant de souve nirs d'intrepidite, il apercut une file de cent Chactaws , mar-chant, selon Tusage indien, sur vine seule ligne, il fut tres-touche de voir que, par une attention delicate, on cut chercbe a lui apprendre que son nom etait connu par les guerriers des nations les plus reculees, et qu'on eut admis'Jau rang desmilices, ces braves In- diens, qui avaient ete les auxiliaires des Ame- ricains dans la guerre des Seminoles , et qui , depuis pres d'un mois , avaient transporte leurs campemens pres de la ville, afm d'y voir le grand g&errier, lefrere du grand p ere Wa shington.

Le lendemain, le general recut la visite du vice-president de la cbambre des representans , et des membres de la legislature qui etaient alors

EN AMfcRIQUE. 21 I

dans Ic chef-lieu de 1'etat; et immediatement apres, le barreau d'Orleans, conduit par M. Der- bigny, qui avail ete choisi pour orateur, lui fut presente, Dans un discours rempli de nobles pen- sees, et prononce avec une touchante eloquence, M. Derbigny loua, avec autant de mesure que de delicatesse, cette rectitude de jugement, cette iermete de caractere qui , pendant les tempetes politiques, guiderent toujoursles pas de Lafayette dans le sen tier de la justice, a une egale distance des exces de tous les partis. Puis, en parlant de la grande et utile lecon que son triomplie aux Etats- Unis donnait a 1'univers , il ajouta :

u La generation presente se felicite d'avoir k » contempler un spectacle aussi touchant, aussi » sublime. On voit de temps a autre des solen- » nites pompeuses ou les puissans de la terre eta- » lent Jeur faste aux yeux. d'une multitude » eblouie; jamais encore on n'avait va , jamais )> peut-etre on ne verra plus tout un peuple )> d'bommes libres, se lever spontanement en » masse , pour apporter aux pieds d'un individu » sans pouvoir, Thommage de leur gratitude et » de leur affection. Jouissez de leur reconnais- » sance, c'est une recompense digne de vos ver- » tus. Puisse-t-elle a jamais servir d'encourage- » ment a tous les coeurs honnetes qui aspireraient » a vous imiter! et puisse-t-elle faire le desespoir » et la honte des hommes orgueilleux et ego'j'stes

14.

a I 2 LAFAYETTE

» qui ne font usage du pouvoir que pour 1'asservi*-

» sernent du genre humain ! )>

Dans sa reponse, le general, evitant avec soin de parler des eloges qui lui etaient adresses, s'oc- cupa seulenient des interets generaux de la Loui- siane et cles travaux particuliers de ceux qui le complimentaient ; il felicita les citoyens de cet etat de ce que, apres avoir etc soumis a ]a legis lation criniinelle de la France et en-suite de FEs- pagne, ils avaient ameliore successivement, et allaient encore perfectionner cette partie de leur code, de maniere a ce qu'il piit servir de guide an reste des Etats-Unis , dont les lois criminelles sont deja si superieures a celles de tousles autres peuples.

Presse avec instance de visiter le meme soir le theatre anglais et le theatre francais, le general laissa decider par le sort auquel des cleux il irait d'abord ; la chance fut en faveur du theatre anglais. II s'y renditvers les sept heures, et il y fut accueilli avec un enthousiasme qu'on ne peut decrire; on y donnait une piece dc circonstance , dont ni lui , ni le public ne purent apprecier le merite , parce que V attention n'etait portee que sur le heros de Yorktown, qui faisait oublier pour 1'instant le prisonnier d'Olmutz que Ton repre- sentait; il se rendit ensuite au theatre francais , ou on comptait avec impatience 1'instant de son arrivee; lorsqu'il parut, les applaudissemens les

EN AMEKIQUE. plus vifs , les cris repetes de vive Lafayette ! sus- penclirent la representation; tout le monde se leva; il seniblait voir Themistocle entrant aux jeux olympi.ques; enfin, ]e caime s'etant un pea retabli, le general prit place dans la loge d'hon- neur qui lui avait ete preparee , et vit avec plai- sir le dernier acte de la charmante comedie de VEcole des f^ieillards , qui me parut etre autant goutee par nos anciens compatriotes , les Ame- ricains de la Louisiane , que par les habitans de Paris. Avant de se retirer, le general entendit line cantate executee en son honneur, et dont toutes les allusions furent saisies avee une sorte d'ivresse.

Dans le cours de la matinee du mardi, une deputation des domiciles et des refugies espa- gnols se presenta pour complimenter le general , et surtout pour lui temoigner leur gratitude pour la maniere dont il s'etait oppose , dans la chambre des deputes de France , a 1'invasion de TEspagne et a la ruinc de la constitution li- berale. L'orateur de la deputation lui parla ainsi :

« General , les Epagnols domicilies et ceux » proscrits, reunis sur !e sol des Etats-Unis , joi- » gnent leurs voeux, et ont 1'honneur de vous » adresser par notre organe leurs sinceres felici- » tations sur votre arrivee en ces etats , dont la » feconde liber te est due en par tie a vos sacri- » fices et k votre ferme resolution ; ces niemes

2i4 LAFAYETTE

» Espagnols se felicitent de 1'heureuse occasion » que leur procure , au milieu des souvenirs pa- » triotiques des uns et des penibles anxietes des » autres , la vue d'un heros dont la conduite , les » paroles et les actions justifient leurs sentimens » liberaux , et le parti extreme qu'ils ont pris de » s'eloigner d'un gouvernement qui les pour- » suit, les condamne et les livre aux chances » aventureuses de 1'expatriation ; votre estime » pour le brave et malheureux Riego ; le tribut » de votre souvenir qu'en toutes les occasions vous » vous plaisez a rendre a la memoire de cette in- » fortunee victime sacrifice a la surete d'une cour » soupconneuse etcruelle; 1'hommage dont vous » honorez les cendres de ce vertueux patriote, » sont tout a la fois 1'encouragement le plus lieu- » reux et la recompense la plus glorieuse pour » ceux qui se consacrent a la defense de la cause » sacre'e de la liberte. Des Espagnols, qui ont » admire ses vertus et partage ses opinions , au- » jourd'hui infortunes et errans, viennent a vous , » general , avec une conscience tranquille ; et , » s'ils osent vous saluer, c'est qu'ils ne sont pas » coupables ; ils sont malheureux; mais, si leur » sacrifice pouvait assurer la prosperite de leur » patrie, ils lui offriraient avec joie Toblation » de leur vie , et sous le glaive ils vous invoque- » raient, vous, general, et ceux qui, com me » Lafayette, n'opposent pas au temps, aux lu-

EN AMERIQUE., 2i5

» mieres et a la liberte, les obstacles du des- » potisme , de la tyrannic et de requisition » destructive. Agreez , general , 1'honiniage af- » fectueux de notre admiration , et que les infor- » tunes Espagnols refugies obtiennent de vous )) un regard de consolation pour eux et pour tous » ceux qui fuient le fleau devastateur de la ty- » rannie; ce regard , general, sera le temoignage » de votre protection , la preuve de leur justifi- » cation, etl'esperance d'un avenir plus flatteur » pour leur patrie et plus assure pour sa gloire. »

Le general, dont les principes 1'avaient porte a s'opposer avec energie a une niesure reprouvee par la France, rnesure qui avait produit des re- sultats si affligeans pour toute 1'Espagne, et dont il avait sous les yeux de courageuses victimes , fut profondement afFecte par les expressions que la reconnaissance venait de dieter a son egard, et repondit en ces termes a M. Campe, president de la deputation :

« Je suis egalement touche et flatte , mon- » sieur, des temoignages d'estime et de confiance » dont je me vois ici honore par les anciens en- )> fans de TEspagne, aujourd'hui citoyens de cet » etat, et auxquels se sont joints les patriotes * espagnols recemment proscrits par le terro- » risme d'un gouvernement usurpateur de leurs » legitimes droits.

» Pendant que je felicite ceux d'entre voiis ,

3i6 LAFAYETTE

» messieurs, qui out le bonheur d'etre membres » de la grande confederation americaine , jouis- » sons tons ensemble de la pensee que la cause » de la liberte finira par triompher partout des » alliances hostiles et des intrigues fallacieuses; » dejk votre belle langue, la langue de Padilla , » est devenue, sur une immense etendue de cet » hemisphere, une langue independante etrepu- » blicaine; deja , a deux epoques differentes, )> dans la patrie de 1'illustre et excellent Riego , » elle a fait entendre au sein des cories Jes sons » les plus eloquens et les plus genereux, et quel » qu'ait ete le succes momentane d'une guerre » detestee, j'aime & le dire , par le peuple fran- ^) cais, et d'une trompeuse influence sur laquelle » les patriotes espagnols n'ont plus rien a ap- » prendre, la liberte reviendra bientot eclairer )> et fertiliser cette interessante partie de 1'Eu- » rope; alors seulement seront apaisees les ma- » nes de Riego, de sa jeune et malheureuse » epouse, et de tant cl'autres victimes de la su- » perstition et de la tyrannic. En attendant, » messieurs, je suis bien reconnaissant du prix )> que les proscrits espagnols , parmi lesquels j'ai » 1'honneur de compter piusieurs amis person- » nels, veulent bien mettre a ma haute estime » pour eux , et je vous prie les uns et les autres, » messieurs, d'agreer mes sensibles et respec- v tueux remercimens. »

EW AM£RIQUE. 217

Ce n'etait pas la premiere fois que le general Lafayette payait a Fin fortune Riego son tribut d'estime, d'admiration et de regret; deja dans plus d'une occasion il avait exprimc hautement son opinion sur la fin malheureuse de ce gene- reux martyr dela iiberte, et toutela nation ame- ricaine avait partage la sympathie du veteran de la revolution francaise pour le constant et coura- geux defenseur de la revolution de la Peninsule. Les jours scivans beaucoup d'autres deputa tions se succederent aupres du general Lafayette pour lui oftrir 1'expression de leur attacliement et de leur devouement a ses principes; parmi elles etaient celles des olficiers d'etat-major et de indices, dela societe meclicale, du clerge , et des hommes de couleur libres , qui en i8i5 con- tribuerent avec un rare courage a la defense de la ville; et nos deux dernieres soirees furent rem- plies, 1'une par un bal public et Tautre par un diner maconnique. Je n'entreprendrai point la description tie ces deux fetes , qui^ par la beaute ? Felegance et 1'amabilite de's dames de la Nou- velle-Orleans , 1'entliousiasme et la franche cor- dialite des citoyens , les soins empresses et les at tentions delicates des magistrals, la richesse et la profusion des details, egalerent tout ce que nous avions vu de plus beau dans ce genre.

Cependant, an milieu du bonheur que lui faisaient gouter les Louisianais , le general

2i8 LAFAYETTE

eprouva un instant d'inquietude et de tristesse ; des bruits sinistres parvinrent jusqu'a lui. On lui parla d'une discussion tres-vive qui s'etait elevee entre 1'etat- major et les officiers des milices au sujet de certaines prerogatives de la legion , coii- testees d'une part, soutenues de 1'autre avec une egale chaleur, et dont les suites pouvaient ame- ner de sanglans resultats apres le depart de celui dont la presence imposait, meme aux plus bouil- lans une retenue commandee par les devoirs de Thospitalite. Dans une circonstance aussi grave, il ne balanca pas a user de tout son ascendant pour rapprocher des ci toy ens qu'un moment d'erreur ou un faux point d'honneur avaient di- vises un instant ; en consequence il fit inviter tous les officiers des differens corps a se rendre chez lui. Lorsqu'ils y furent reunis : « Messieurs, )> leur dit-il , « vous pressentez , je le crois, le mo- » tif qui m'a porte a vous inviter a vous rassem- » bier autour de moi. Je n'ignore rien de ce qui )) s'est passe, et j'en prevois trop les suites ! Mais » ici , messieurs, ce n'est pas seulement votre « affaire, c'est la mienne propre dont il s'agit; )> et je ne me consolerais jamais d'avoir ete la )) cause, meme innocente, des malheurs qui peu- )> vent resulter d'un point d'honneur trop peu )> mesure; car, je ne me le dissimule pas, sans » mon arrivee, sans la visite dont par suite vous » m'avez honore, nulle discussion n'aurait eu

EN AMERIQUE.

» lieu. Si done j'eusse pu prevoir un pareil cha- » grin, je vous proteste ici que, malgre le vif » desir que j'avais de voir un pays qui m'est cher » depuis bien des annees , malgre la longueur et » les fatigues d'un voyage entrepris pour repon- » dre a 1'invitation pressante des Louisiariais , » j'aurais ecrit de Mobile pour m'excuser , et )> j'aurais prefere 1'amertunie de mes regrets a » celle de causer le moindre trouble. Considerez » aussi les bruits injurieux que vont repandre » les mal intentionnes. Ce ne sera pas une simple )> dispute d'attribution de grades. Ge sera , pour » toute 1'Europe, une dissension parmi les ele- » mens de la population; et j'aurai la douleur » de passer pour avoir seme la discorde ou je » n'avais trouve d'abord que paix et harmonic. » Serai-je done nioins heureux a la Louisiane que » dans un autre etat ou j'ai eteint des haines qui » duraient depuis plus de vingt ans, et trouverai » je moins de condescendanceehez ceux que je con- )> sidere en partie comme mes compatriotes , que >5 parmi des citoyens vis-a-vis desquels je n'avais » d'autres titres que ceux de leur confiance et de » leur propre bienveillance. II ne m'appartient pas » de m'immiscer dans la question purement legis- )> lative qui concerne les prerogatives de la legion , » et les attributions des chefs de la milice; mais » puisque vous voulez bien me ranger parmi les » vicux soldats qui ont recueilli quelque gloire

220 LAFAYETTE

» dans la guerre de 1'independance, vous vou- » drez bien aussi ni'accorder quelques lumieres » en fait de point d'honneur. Promettez - moi » done qu'apres que ceux qui croiront avoir quel- » que tort a se reproclier auront fait le premier » pas , les autres feront le second. »

Aussi tot -un des officiers superieurs s'etant avance avec une noble franchise, lui dit : « Ge- » neral, je remets mon honneur entre vos mains; » je souscris d'avance a ce que vous ferez. » Le plus age des ofliciers qui avaient a se plaindre , lui dit : «Des lors , general, je vous confie egale- » mentmon honneur et celui de.mes camarades, » qui ne me desavoueront pas, » Le general prit la main de chacun de ces braves, et les ajant unies dans la sienne , il eut le bonheur de voir se precipiter dans les bras des uns des autres tous ceux qui, 1'mstant d'avant, auraierit renonce au doux titre de frere d'armes. Gette scene atten- dris?ante eut plusieurs temoins qui bientot en repandirent les details. Et cette nouvelle fut ac- cueillie avec une sorte d'ivresse , puisqu'elle etait eelle d'uue reconciliation sincere entre tout ce que la Louisiana cherit et revere.

Le general Lafayette avait forme le projet d'aller visiter le champ de bataille du 8 Janvier; mais le mauvais temps continuel et la necessite de repondre en deux ou trois jours a tant de te- moignages d'interet, le mirent dans la necessite

EN AMERIQUE. d'y renoncer. Uo colonel d'etat-major, temoin du chagrin que me causait ce sacrifice, eut la bonte de me proposer d'y aller seul avec lui , pendant que le general rendrait quelques visites particulieres. J'acceptai avec empressement , et nous partimes sur-le-cliamp dans une voiture qu'il envoya cherclier. Chemin faisant , il m'ap- prit qu'il etait ne en France; que, place par le liasard de sa naissance dans la portion privile- giee de la societe , il avait ete des son enfance nourri des prejuges aristocratiques de sa caste, et que , quoique tres-jeune encore a 1'epoque de la revolution francaise, il avait eru qu'il etait de son devoir cle defendre les privileges de quel- ques-uns contre les droits naturels et sacres de tous, et qu'il s'etait fait Vendeen. « Alors , » me dit-il , « je croyais a la legitiniite de la monar- )> cbie absolue, et a Fheredite de la vertu comme )> des droits nobiliaires , avec toute la ferveur de » 1'ignorance , et je me battis d'abord pour elle » avec tout le courage, tout le devouement du » fanatisme; mais la campagne n'etait point ter- » minee que ma raison brisant les liens dont 1'a- » vait enveloppee reducation , m'apprit qu'au lieu » decombattre,comrnejeravaiscru? pour la jus- » tice et la verite, je ne m'etais fait que 1'instru- » ment de quelques homines decides a toutsacri- )> fier, meme leur patrie, a leiars interets prives, » et aussitot je remis dans le fourreau mon epee?

LAFAYETTE » que je n'aurais jamais du tirer pour une cause » aussi injuste , aussi absurde. Un instant je fus » sur le point de rentrer en France , et de faire » amende honorable de mes erreurs en me de- w vouant au service de ces principes et de cette » patrie dont j'avais d'abord si follement reve » la r-uine ; mais lorsque je sus que les Francais » revolutionnaires , oubliant et leur point de de- » part et le but auquel ils voulaient d'abord at- » teindre , se laissaient dominer et en trainer par » quelques hommes feroces qui outrageaient » chaque jour la liberte par les crimes qu'ils com- » mettaient en son nom , et qu'ils ne me permet- » traient de vivre au milieu d'eux qu'autant que je » consentirais a me laver de mon pt3che originel , » c'est-a-dire du hasard de ma naissance, dans )) le sang des plus vertueux patriotes, je m'eloi- )> gnai saisi d'epouvante et d'horreur, et j'allai » clierclier sur une terre etrangere la liberte et » 1'egalite dont ma patrie n'avait joui qu'un » instant, a Tepoque ou j'etais incapable d'eri » sentir tout le prix. Je parcourus long-temps » les divers etats de 1'Europe sans y rencontrer )) ce que je clierchais. Partout je trouvai la cri- » minelle alliance de la royaute, de la noblesse » et du clerge contre le bonlieiir et les interets » des peuples. Degoute pour jamais d'un tel » ordre de clioses, je tournai mes pas vers 1'A- » merique du Nord , et je voulus voir si ses insti-

EN AMERIQUE. 223

> tutions dont j'avais entendu parkr, repon-

> draient a mes desirs, a mes esperances; elles

> les surpasserent. Je me fixai avec plaisir au

> milieu d'un peuple assez lieureux et assez sage

> pour ne reconnaitre d'autres lois que celles qu'il ) se, clonne lui-meme. Ne croyez pas pourtant

> que je sois devenu tout-a-fait indifferent aux

> destinees de ma premiere patrie; non, je n'ai » pu 1'oublier entierement, et ce n'est pas sans » uri doux sentiment de fierte nationale , que » j'ai souvent eritendu parler, sur les bords de » 1'Hudson ou du Potomac , de la gloire de ses ar- » mes ; mais cette gloire meme n'a pu me donner » le desir de rentrer dans son sein , parce que je » savais que chacune de ses victoires lui coutait » le sacrifice d'une de ses libertes. Depuis que la )> Louisiane est devenue membre de la grande » famille republicaine ties Etats-Unis, je suis » venu Thabiter pour jouir du bonheur de voir » des Francais libre:? et d'entendre parler de li- » berte dans ma langue naturelle. Je n'habitais )> que depuis peu de temps la Nouvelle-Orleans, )> lorsqu'en i8i5, les constans ennemis de la » libcite des autres peuples dans les deux he- » mispheres se presenterent devant cette 'ville » pour en faire la conquete. Je courus aussitot » aux armes, joyeux de trouver 1'occasion de » prouver ma reconnaissance a ma nouvelle pa- » trie , et mon sincere attachement aux principes

224 LAFAYETTE

» qui la regissent; et aujourcl'hui je suis tier de » pouvoir dire que ma presence n'a pas ete tout- » a-fait inutile sur le champ de bataille que nous » allons visiter. »

Mon compagnon aclievait a peine ces derniers mots, que notre voiture s'arreta , et que nous mimes pied a terre a ce point du fleuve ou ap- puyait 1' extreme droite de la ligne de defense. Avant de la parcourir, le colonel eat la bonte de m'expliquer les operations qui precederent et amenerent la bataille du 8 Janvier. Je compris, par ces details, combien il avait du etre difficile au general Jackson de s'opposer, avec la poignee d homines qu'il avait a sa disposition , au debar- quement et aux rapides progres d'une armee de quinze mille hommes , c'est-a-dire quadruple cle la sienne. La position choisie par lo general ame- ricain pour attendre ses renforts et arreter enfin un ennemi si redoutable , me parti t tres-judicieu- sement choisie. II eleva ses retranchemens a en viron cinq milles en avant de la ville, le long d'un ancien canal clont la gauche se perdait dans Tepaisseur d'un bois tres-marecageux , et dont la droite s'appujait au fleuve. La longueur totaip de cette ligne etait d'environ huit cents toiscs; mais les troia cents toises de la gauche n'etant point abordables , Fennemi devait se trouver re- tluit a attaquer sur un front d'environ cinq cents toises , et en s'avancant entierement a

EN AM ERI QUE. 225

decouvert sur une plaine parfaitement unie. Ce- pendant, soit manque de temps, soit irreflexion , le general Jackson commit deux fautes graves ; la premiere fut d'elever ses retranchemens suf une ligne droite et perpendiculaire au fleuve, de sorte qu'en meme temps qu'il se privait de feux de revers , il s'exposait , si les Anglais , plus heureux ou plus habiles , eussent fait remonter le fleuve a quelques vaisseaux jusqu'a la hauteur des retranchemens, il s'exposait , dis-je, a avoir toute sa ]igne epfilee par 1'artillerie ennemie ; 1'autre faute fut d'avoir eleve sa seconde ligne a une si grande distance de la premiere, que si celle-ci eut ete forcee , il n'aurait jaraais eu le temps de gagner 1'autre , et ses troupes auraient ete sabrees dans 1'interyalle. Ces deux fautes suffisaient , comme il est facile de le sentir? pour compro- mettre le salut d'une armee plus nombreuse etplus disciplinee que Farmee du general Jack son ; mais la destinee de la iiberte americaine prevalut , ou plutot le courage surnaturel des ci- toyens qui combattiren t en ce jour pour le main- tien de leur independence et le salut de leurs families, et Finflexible fermete de Jackson lui- meme, couvrirent des palmes de la plus eclatante victoire des fautes qui eussent pu perdre une armee moins patriote.

Je ne rapporterai point ici tous les details qui me furent donnes avec an taut de clarte que de ii. i5

LAFAYETTE

precision sur toutes les operations qui precede- rent cette glorieuse journee ; je renvoie ceux qui voudront les etudier a 1'excellent memoire de M. Lacarriere-Latour , et aux ecrits non moins distingues de MM. Brackenridge et Mac-Fee; mais je ne puis resister au desir de retracer ici quelques-uns des fails eclatans qui sauverent la Louisiarie et immortaliserent ses defenseurs.

Malgre tous ses efforts , le general Jackson n'avaitpureunir, pour la defense de ses retran- chemens, que trois mille deux cents homines et quatorze pieces d'artillerie de differens calibres ; presse par le temps, il avait ete oblige d'ache- ver la partie superieure de ses parapets avec des balles de coton qu'il avait fait venir de la ville. II etait depuis vingt-quatre heures dans cette situa tion, et s'attenclait a chaque instant a etre atta- que , lorsque le 8 Janvier, au point du jour, il vit 1'armee anglaise, forte de douze mille hommes , s'avancer vers lui en trois colonnes, dont la plus formidable menacait le point de sa gauche oc- cupe par les milices du Tennessee et du Ken tucky. Chaque soldat , outre ses armes , portait des fascines ou des echelles d'escalade , et mar- chait dans le plus profond silence. Les Ameri- cains les laisserent s'avancer jusqu'a demi-po"rtee de canon , et ouvrirent alors sur eux un feu ter rible d'artillerie auquel les Anglais repondirent par une triple acclamation et 1'envoi de quelques

EN AMERIQUE. Fusees a la Congreve , et cela en pressant leur marche et serrant leurs rangs a mesure que les boulets les eclaircissaient. Ge sang-froid et cette determination, qui semblaient devoir leur assu rer une prompte victoire, ne durerent pas long- temps. Au moment ou ils arriverent a la portee du fusil , les Tennessiens et les Kentuckiens com- mencerent sur eux un feu de mousqueterie qui en un instant dispersa leurs colonnes et les forca a chercLer precipitamment un abri derriere quel- ques buissons qui couvraient leur droite. II est vrai de clire que jamais feu d'infanterie ne fut plus nourri et plus meurtrier que celui de ces intrepidesmilices americaines. Les homines, pla ces sur six de hauteur, chargeaient avec celerite les armesetles passaient au premier rang , forme de tireurs liabiles, dont chaque coup portait une mort assuree a 1'ennemi.

Pendant que les ofliciers anglais , avec un cou rage digne d'une meilleure cause et d'un sort plus heureux, cherchaient k rallier leurs soldats epars pour les conduire a une nouvelle attaque, un ca- nonnier americain, delabatterie commandee par le lieutenant Spotts , apercut dans la plaine un groupe d'officiers inquiets, agites, portant avec peine quelqu'un au milieu d'eux. « Ge ne peut- w etre que le general en clief blesse s'ecria-t-il ; « il ne faut pas qu'il nous echappe ! » Et aussitot il pointe dans cette direction; le coup part, et

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Pakenham , le chef anglais, est coupe en deux Jans les bras de ses amis. Aussitot le desir de la veangeance rallie les Anglais ; officiers et soldats se pressent en une nouvelle colonne que Kean et Gibbs , les successeurs de Pakenbam , entrain en t a Fattaque avec fureur. Mais le feu des Ameri- cains redouble d'intensite et de justesse ; Kean et Gibbs tombent a leur tour, 1'un mortellement , Tautre dangereusement blesse; et la colonne, de nouveau foudroyee, disparait et ne laisse que des debris dans la plaine.

Pendant qu'au centre de la ligne de bataille les soldats citojens ecrasaient ainsi leurs adver- saires sans perdre un seul homme, la fortune semblait >?ouloir les eprouver a la droite par un revers. Douze cents Anglais, conduits par un chef audacieux, s'etaient avances rapidement le long clu fleuve, et etaient tonibes a 1'improviste sur la petite redoute defendue par une compagnie de carabiniers et une compagnie du ^e. regi ment. Les America ins , surpris sur ce point , se retirement d'abord un peu en desordre. Le gene ral Jackson , k Tceil vigilant duquel rien n'echap- pait dans ce moment decisif , apercut de loin un officier anglais monte sur les retranchemens , brandissant d'une main son sabre menacant, et de 1'autre aidant ses soldats a escalader le rem- part. Jackson court aussitot de ce cote, rencon tre les fuyards sur son passage, les arrete, et

EN AMERIQUE. 229

d'une voix terrible demande a leur chef qui lui a donne 1'ordre de la retraite ? « L'ennemi a pe- » netre dans nos retranchemens , » repond un capitaine. «Hebien,» reprend severement Jack son , « allez , et que vos ba'ionnettes Ten fassent » sortir....» Etcet ordre fut aussitot execute. En un instant les Anglais, qui se croyaient d'abord vainqueurs , tomberent sous les coups des Ame- ricains. Parmi les niorts se trouva Tintrepide colonel Regnier , ancien emigre francais passe au service d'Angleterre , celui-la meme qu'on avait vu audacieusement place sur les retranche mens, aidant et encourageant ses soldats a Tes- talade. Apres la bataille, plusieurs soldats anie- ricains revendiquerent Thonneur de 1'avoir tue. Mais nul ne put prouver son assertion comme deux jeunes carabiniers volontaires de la com- pagnie du capitaine Beale. L'un dit : « Si ma ca- » rabine n'a pas trompe mon ceil , cet homme » doit etre frappe a la tete. » « Si ma balle » ne s'est point egaree en route 7 » dit 1'autre , « il doit 1'avoir recue dans le cceur. » On examina attentivement le corps du colonel Regnier, on lui trouva le coeur et le front perces d'une balle.

Cette bataille , qui decida du sort de la Nou- velle-Orleans , peut - etre meme du sort de la Louisiane, ne dura pas troisheures, etne couta aux Americains que sept hommes tues et six blesses,

a3o LAFAYETTE

tandis que les Anglais laisserent pres de trois mille homines et quatorze pieces de canon sur le champ de bataille. Le general Lambert , le seul des generaux anglais encore en etat de comman der , ordonna la retraite , et se hata de chercher son salut et celui des debris de son armee sur la flotte de 1'amiral Cochrane, qui, la veille encore, avait dit , avec sa jaclance accoutumee , que s'il etait charge de 1'attaque des lignes americaines , il voudrait les enlever en moins d'une derni- heure avec deux mille matelots le sabre a la main.

G'est ainsi qu'une petite armee, composee de citoyens leves a la hate , et commandee par un general dont la carriere militaire commencait a peine, vit tomber devant ses patriotiques efforts cette armee anglaise qui passait pour une des plus braves et des plus experirnentees de 1'Europe ; qui se vantait enfm d' avoir expulse les Francais de TEspagne.

Lorsque je rentrai en ville , je trouvai le ge neral Lafayette entoure, presse par un grand nombre de dames et de citoyens de tous rangs , qui, sa chant qu'il devait les quitter le lendemain, venaient avec tristesse prendre conge de lui, et lui presser la main encore une fois. Dans la foule, je remarquai quelques ecclesiastiques , et parmi ces derniers je retrouvai un capucin dont le cos tume , nouveau pour moi , avait deja attire mon attention le jour de notre arrivee. Ce que j'en-

EN AMfiRlQUE. a3i

tendis dire de lui m'interessa vivement, et peut- etre me saura-t-on bon gre de le rapporter ici.

Le pere Antoine ( c'est ainsi qu'on le nomme ) est un venerable capucin espagnol de 1'ordre de Saint-Francois , qui , depuis longues annees , lia- bite la Louisiane. Anime d'une piete ardente et sincere , le pere Antoine prie en silence pour tout le monde sans demander de prieres a personne. Place au milieu d'une population de sectes diffe- rentes , il ne se croit point oblige a jeter le trou ble dans les consciences en clierchant a recruter au nom de son Dieu. Quelquefois, conime capu cin , le pere Antoine mendie , mais ce n'est jamais que lorsqu'il a une bonne action a faire , et que ses faibles revenus , epuises par sa constante charite , ne lui peraiettent pas dela faire lui-meme. Tous les ans, lorsqu'au retour de Fautomne la fievre jaune , etendant sa main meurtriere sur la Nouvelle- Orleans, fait fuir les riches effrayes dans leurs splendides campagnes pour y chercher un asile contre la maladie et la mort , alors la vertu du pere Antoine se moritre dans tout son eclat , dans toute sa force. Dans ces jours d'epouvante et de deuil , combien de malheureux abandonnes de leurs amis , de leurs parens meme , n'ont-ils pas du .In sante et la vie a son devouement , a ses soins, a sa piete ! De tous cetix qu'il a sauves ( et il y en a beaucoup ), il n'en est pas un seul qui puisse dire : Avant de m'accorder ses soins , il m'a

LAFAYETTE

demande cle quelle religion j'etais Liberte et

charite , c'est la toutela morale clu pere Antoine; aussi n'est-il pas aime de I'eveque. Lorsqu'il vint voir le general , il etait vetu , selon la coutume de son ordre, d'une longue robe brune , serree sur ses reins avec line corde grossiere. Des qu'il aper- cut le general, 11 se precipita dans ses bras en s'ecriant : « 0 mon fils, j'ai trouve grace devant » le Seigneur, puisqu'il ra'a accorde de voir et » d'entendre, avant ma mort, le plus digne apotre )> de la liberte ! » II causa ensuite quelques instans avec lui avec la plus tendre afiection, le compli- menta sur la reception glorieuse et bien meritee que lui faisaient les Arnericains , et se retira mo- destement dans im coin de la salle, loin de la foule. Je profitai de ce moment pour 1'aborder et le saluer. Combien je fus touclie de sa conver sation ! quelle douceur ! quelle modestie ! et en xneme temps quelle chaleur d'amel.... Chaque ibis qu'il parlait de liberte ses yeux brillaient d'un feu divin , et ses regards se portaient sur

celui qu'il appelait son lieros , sur Lafayette

« Qu'il est heureux! » me disait-il; « combien » est pure la source de sa gloire ! avec quels » delices il doit contempler le resultat de ses » travaux et de ses sacrifices ! Douze millions » d'hcmmes libres et heureux par lui I Oh ! cer- )> tainement, cet homme est cheri de Dieu.... II )) a fait tantde bien aux autres hommcs! » II re-

EN AMERIQUE. 2^3

vint encore nous voir le lendemain matin avant notre depart. Lorsque le public eut quitte les appartemens , et qu'il trouva le general seul , il courut a lui , et le pressant avec transports dans ses bras : « Adieu , mon fils ! » s'ecria-t-il ; « adieu, » bien-aime general! adieu! que le Seigneur » marclie devant yous , et qu'apres votre glorieux » voyage il vous conduise au sein de votre bien- )> aimee famille pour y jouir en paix du souvenir » de vos bonnes actions etde 1'amitiedela nation

)> umericaine O mon fils, peut-etre etes-vous

)> encore reserve pour de nmiveaux travaux !

)> Peut-etre le Seigneur se servira-t-il encore de

» vous pour afFranchir d'autres nations Alors ,

)> mon fils? songezalapauvreEspagne... N'aban- » donnez point ma cliere patrie , ma malheureusc

» patrie » Et des larmes s'ecbappant de ses

yeux mouillerent sa longue barbe blanchie par le temps : et des soupirs etoufFant sa voix , le ve nerable vieillard appuya son front sur 1'epaule du general Lafayette , et resta quelques instans dans cette attitude, murmurant toujours : « Mori » fils, mon cher fils, faites quelque chose pour » ma malheureuse patrie !....)> Ge ne fut pas sans une profonde emotion que le general s'arracha des bras de ce pieux patriote , qui , avant de se retirer , voulut aussi donner sa benediction a M. George Lafayette.

Cependant le 1 5 etant fixe pour le jour du

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depart, des le matin les galeries de 1'appartement du general furent remplies d'une plus grande foule encore que la veille. II y trouva un grand nombre de dames et surtout d'enfans que leurs peres amenaient afin qu'ils pussent , disaient-ils , contempler les traits du bienfaiteur de la patrie , de 1'ami du grand Washington. Le general sortit a piedde sa maison , qui se trouvait entoureede toute la population. Les cris de {five Lafayette I 1'accueillirent sur son passage. En traversant la place d'armes, sur laquelle plusieurs compagnies de la legion et les treupes de iigne bordaient la haie, il temoigna sa gratitude a tons les offtciers qu'il y rencontra ; il exprima de nouveau au ca- pitaine des canonniers , M. Gaily, a quel point il avait apprecie le rnerite du beau corps qu'il commandait ; et , comme il avait appris que cet officier se rendait incessamment en France, il le pria , de la maniere la plus pressante , d'avoir la complaisance de porter de ses nouvelles a sa fa- niille a la Grange. II monta en voiture a Fextre- mite de la place pour se rendre a 1'embarcadere, ou. Fattendait le bateau a vapeur qui devait le conduire a Baton-Rouge. La levee etait couverte dune population innombrable. Les balcons, les toits des maisons , tous les navires et tous les ba teaux a vapeur qui se trouvaient a portee du lieu de son embarquement etaient surcharges de monde ; et lorsqu'il passa a bord , vine acclamation pro-

EN AMERIQUE. longee le salua , mais elle fut la seule, et plus de dix mille personnes resterent plongees dans un profond silence jusqu'a ce que le Natchez fut hors de vue. Le canon seul se faisait entendre par in- tervalles , et donnait a cette separation quelque chose de solennel dont 1'impression fut pro- fonde et generale.

Le gouverneur et son etat-major , le maire et le corps municipal , le comite d'arrangement , auquel nous avions tant et de si grandes obliga tions , s'embarquerent avec nous afin de prolon- ger de quelques instans le plaisir qu'ils avaient d'etre avec le general; mais, a deuxmilles de la, la plupart furent obliges de nous quitter. Ce nc fut pas sans un veritable chagrin que nous nous separames de ces dignes magistrate du peuple, que nous n'avions connus que quelques jours , il est vrai 5 mais assez cependant pour les bien apprecier.

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CHAPITPxE VIII.

HISTOIRE ET CONSTITUTION DE LA LOUISIANE. BATON- ROUGE.

NATCHEZ. ETAT DU MISSISSIPI. NAVIGATION JUSQU'A SAINT- LOUIS. RECEPTION DD GENERAL LAFAYETTE DANS CETTE VILLE.

DEPUIS long-temps deja les Francais avaient r dansle Canada, des etablissemens vastes et pro- speres , et cependant ils ne soupconnaient pas encore Texistence du Mississippi , lorsque quel- ques-uns de leurs commercans apprirent des In- diens , avec lesquels i\s trafiquaient , qu'a Touest de leur pays il y avait une grande riviere qui communiquait avec le golfe du Mexique. Ge fut pendant 1'annee 1660 que ceci arriva. Trois ans apres, M. de Frontenac , gouverneur du Canada , voulant s'assurer de la verite de cette assertion , envoya un jesuite missionnaire , le pere Mar- quette , a la tete d'un petit detachement, recon- iiaitre cette contree. Le jesuite remonta la riviere du Renard j usque vers sa source; de la traversa FOuisconsing, qu'il descendit jusqu'ason embou chure dansle Mississippi, et trouva queleslndiens avaient dit vrai.

EN AM£RIQUE. 237

Vingt ans apres, le conite Robert de La Salle , non-seulement verifia i'existence de ce fleuve, mais encore s'assura qu'il offrait une communi cation facile avec 1'Ocean ; il le descendit depuis la riviere des Illinois jusqu'au Mexique , tandis qu'un franciscain, le pere Hannequin , le re- monta jusqu'aux chutes Saint-Antoine, situees a trois cents lieues au-dessus de cette riviere. Le comte Robert prit possession de tout le cours du fleuve et du pays environnant, au nom du roi de France son maitre, et eleva quelques forts pour en assurer la tranquil! e jouissance aux co lons qu'il esperait voir venir bientot en fouie , car le sol lui parut fertile. Mais ce ne fut cepen- dant qu'en 1699 que fut fondee la premiere colo- nie a Biloxi, par un officier de grande reputation dans la marine francaise. Lemoine d'Iberville, c'est le nom de cet oflicier, qui le premier entra dans le Mississippi par la mer, remonta ensuite le fleuve jusqu'a INatchez , qu'il clioisit pour capi- tale de la Louisiane , et qu'il nomma Rosalie, en rhoimeur de la fenime du cliancelier Pontcliar- train. Pour peupler cette nouvelle capitale, on envoya de France quelques jeunes filles avec quel ques soldats bien clioisis qu'on dispensa du ser vice militaire et qu'on leur donna pour maris. On accorda a chaque colon quelques acres de terre , une vache , un veau , un coq et des poules > un fusil , une demi-livre de poudre et deux livres.

238 LAFAYETTE

de plomb qui leur furent delivres chaque mois , ainsi que des provisions pour trois axis. Alors arriverent des missionnaires, qui, au lieu de fe- conder la terre par le travail cle leurs bras , ou de developper I'iridustrie des colons par les con- seils de leur sagesse , se mirent a precher les In- diens du voisinage pour les convertir a la reli gion catholique. Bientot ces missions porterent leurs fruits , c'est-a-dire que les Indiens firent semblant de croire aux nouvelles verites qu'on leur enseignait, et devinrent hypocrites pour avoir de l'eau-de-vie. Gette liqueur, qui etait la premiere recompense de leur conversion , exas- pera toutes les passions dont ils avaient deja le malheureux germe , et des ce moment ils dvien- rent pour la colonie de dangereux et cruels ennemis, au lieu de bons et utiles voisins qu'ils eussent ete sans doute , si on eut reclierclie fran- cbement leur alliance sans s'occuper de quelle maniere ils adoraient Dieu. Cependant, au bout de quelques annees j la cordialite , la douceur du caractere francais contrebalancerent la funeste influence des missionnaires , et presque toutes les nations sauvages, a 1'exception des Chickasaws, firerit alliance avec les colons et leur rendirent de grands services. M. de Bienville , frere d'Jber- ville , et alors gouverneur de la Louisiane , se livrant a son ardeur de recherclies, explora la plus grande partie des rivieres tributaires du Mis

EN AMERIQUE. sissipi , et jeta sur leurs rives les bases de quelques nouveaux etablissemens ; mais alors aucun d'eux ne reussit. Le nombre des colons avait considera- blement diminue , lorsqu'en 1712 , Antoine Gro- zat, qui, par son commerce dans les Indes, avait amasse une fortune de quarante millions, acheta la concession de toute la Louisiane, avec le droit exclusif d'en faire le commerce pendant seize ans. Dans ses lettres-patentes furent com prises toutes les rivieres qui se jettent dans le Mississippi , et toutes les terres , cotes et iles si- tuees sur le golfe du Mexique , entre la Caro line a Test et le Mexique a 1'ouest. Mais Crozat ne tarda pas & reconnaitre combien les espe- rances qu'il avait fondees sur cette contree etaient exagerees , et il s'empressa de renoncer a la con cession qui lui avait etc faite , pour en obtenir une autre de vingt-cinq ans , en faveur de la compa- gnie commerciale du Mississippi ;dont le celebre Law etait le createur. Mais la compagnie com merciale ne fut guere plus lieureuse que Grozat; au lieu d'attirer au sein de la colonie des culti- vateurs qui 1'eussent fait prosperer, elle ne recut que des aventuriers avides de ricliesse, qu'atti- raient les pretendues mines d'or et d'argent dont on leur^ avait dit que le pays abondait , et qui , trompes dans leur eksperance , ne tarderent pas k retourner en Europe. Malgre les efforts da gouvernement institue par la compagnie com-

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merciale, les proprietaires furent bientot reduits a se dlsperser , et a etablir des postes militaires, ou ils se maintinrent jusqu'a ce qu'on leur cut envoye des secoure et du renibrt. La premiere expedition qui arriva alors se composait de cri- minels et de filles de mauvaise vie, envoyes par le gouvernement francais. La compagnie com- merciale s'indigna avec raison , et declara qu'a 1'avenir elle ne souffrirait plus qu'on empoison- nat ainsi la colonie moralement et physique- nient.

En 1718 , la Nouvelle-Orleans , composee de quelques cabanes eleve3s par des marchands de I'lllinois, et ainsi nominee en 1'honneur du due cl'Orleans, regent, passa sous Fad ministration du gouverneur general , M. de Bienville , et re- cut un assez grand nombre de nouveaux colons. Deux villages furent crees dans son voisinage par des Allemands, sous la conduite du capitaine Suedois, d'Arensbourg , qui avait combattu en 1 709 a cote de Charles XII a la bataille de Pul- tawa. La colonie commenca alors k prosperer veritablement. Aussi, des 1723, vit-on arriver de tous cotes des nuees de capucins , de mission- naires , de jesuites et de religieuses ursulines. Ces dernieres du moins furent bonnes a quelque cbose. On les cbargea de 1'education des filles orphelines et de la surveillance de Thopital mili- taire, mojennant une pension annuelle de cin-

EN AMfiRIQUE. *4i

quante ecus. L'intolerance , compagne insepa rable de tous les privileges , et surtout des privi leges religieux , commenca a se faire sentir dans la colonie aussitot que les capucins , jesuiles, etc., y eurent paru. Un edit royal de 1724 expulsa lesjuifs de la colonie, comme ennemis declares du nom chretien , et il leur fut ordonne de dis- paraitre dans 1'espace de trois mois , sous peine de prison et de confiscation de leurs biens. C'est ainsi que la royaute et 1'eglise s'entendaient alors comme avant et comme depuis pour tarir les sources les plus abondantes de la prosperite pu- blique. En 1729, les intrigues de 1'Angleterre qui souleva contre la colonie les tribus indiennes, porterent aussi un coup funeste a son accroisse- ment. La guerre, souteime alors par le general Perrier de Salvert, se termina assez heureuse- ment; cependant ce ne fut qu'a 1'attachement de quelques fenimes indiennes pour des officiers francais, que la garnison dut de n'etre pas en- tierement massacree pendant une nuit, ce qui aurait cause la mine totale de la colonie. Ces demieres hostilites , et les miserables intrigues de la metropole, firent perdre aux colons leur temps et le fruit de leurs travaux ; et la compa- gnie, degoutee et trompee dans son espoir de gain, abandonna ce pays, qui en 1781 , rentra dans les domaines du roi , et n'en fut pas mieux administre. En 1769 les affaires de finances etaient H. 16,

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dans un tel desordre, que le tresor etait endctte de plus de sept millions de francs , quoique le gouvernement francais cut depense , pour divers services de la Louisiana, environ le double de ce qu'elie lui avail rapporle. Louis XV, a la suite d'une guerre mal concise, mal conduite et mal terminee en 1^63 , venait de perdre le Canada , et la Louisiane allait aussi lui etre enlevee; mais ses ministres, d'aceord avec madame de Pom padour, maitresse en litre, recurent quinze mil lions de la cour de Madrid ; et cette eolonie fut secretement cedee a 1'Espagne , et avec tant de precipitation , que le gouverneur de la Louisiane n'avait pu encore recevoir d'instructions lorsque les batimens de guerre espagnols arriverent a I'embouchure du Mississippi avec les chefs char ges de la prise de possession de cette immense contree. Le gouverneur et les habitans de la Loui siane refuserent de reconnaiire 1'autorite espa- gnole, dont les commissaires furent obliges de retourner en Europe. Trois ou qnatre ans se pas- serent en negociations avec les colons qui per- sistaient a rester sous la domination fraricaise. Enfin , en 1769, 1'Espagne courroucee, fit partir 3e general O'Relli avec des forces considerables; arrive devant la Nouvelle - Orleans , O'Relli moutra les dispositions les plus conciliaiites; ses proclamations ne parlaient que de Toubli du passe , elles eurent un plein succes. La fermen-

EN AMERIQUE. 243

tation des esprits s'apaisa , les Louisianais se resi- gnerent ; en signe de reconciliation, O'Relli donna a bord de son escadre un grand repas , auquel il invita les chefs de la colonie, les magistrals et les principaux ha bit a ns. Ceux-ci se rendirent avecconfiance a 1'invi tation; ma is, au moment ou ils allaient quitter la table, O'Relli les fit saisir par ses soldats et les fit fusilier. L'un d'eux, 3VI. de Villere , avait ete epargne , et embarque a bord d'une fregate pour etre transporte dans les prisons de la Navarre. Sa femme et ses enfans , instruits du sort qui le menacait, voulurent aller solliciter sa grace ou du moinsrecevoir ses adieux; deja ils etaient aupres de la fregate, d'ou il leur tendait les bras, lorsque Finfortune tomba a leurs yeux , perce de coups cle ba'ionnettes par les assassins que le traitre O'Relli avait comrnis a sa garde.

Apres cette horrible execution , les Espaguols entrerent avec quatre mille hommes de troupes tie ligne et un train considerable d'artillerie, dans la Nouvelle - Orleans , dont les habitans etaient foppes destupeur. Les protestans anglais et le petit nombre de juifs qui avaient echappe a Faction de 1'edit royal de 1724, furent aussitot bannis par le nouveau pouvoir ; tout commerce de la colonie fut interdit, excepte avecl'Espagne et ses possessions; une cour martiale fut etablie , et ses jugemens iniques frapperent tous les ofli-

1 6.

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eiers francais qui etaient restes; cinq d'entre eux furent fusilles, et sept autres furent jetes pour dix ans dans les cachots de la Havane. Enfin , pendant une annee entiere, I'infame O'Relli se gorgea desang et de richesses, etpartit emportant avcc lui le me'pris et la haine de toute la population. Ses successeurs , dans le gou- vernement, eurent beaucoup a faire pour reparer ses crimes , et on leur doit cette justice de dire qu'ils y reussirent assez bien. Pendant trente-trois ans de domination espagnole , la colonie fut tres- calme et assez prospere. Aujourd'hiii encore la memoire de dom Unsaga , de dom Mar tin Na- varro , et de dom Galver , y est conservee d'une manierc honorable.

Pendant tons ces changemens survenus dans la situation de la Louisiarie, ses limitesn'avaient jamais ete determiners d'une maniere bien pre cise. En 179^ , le gouvernement des Etats-Unis fit, avec 1'Espagne , un traite en vertu duquel les frontieres furent tracees, et la libre navigation du Mississippi assuree aux parties contractantes. Ma is bien tot, malgre ce traite, les armateurs espagnolset les equipages des vaisseaux de guerre se rendirent coupables de spoliations envers le commerce des Etats-Unis; la liberte de naviguer sur le Mississippi et de debarquer a la Nouvelle- Orleans fut refusee aux Americains; aussitot le president Adams prit ses mesures pour obtenir

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justice. Douze regimens furent leves , ct Fexpe- dition fut preparee sur 1'Ohio pour descendre a la Louisiane ; mais quelques changemens sur- venus dans la politique an|ericaine firent aban don ner ce projet pour le moment , et les regi mens furent lieencies. L'anneesuivante, M. Jef ferson , alors president , redemanda a 1'Espagne Fexeeutiondu traite. Cette puissance prcssentant sa faiblesse et crajgnant d'etre contraints a ceder, vendit secretement la colonie a la Rep oblique francaise, le 21 mars 1801. En apprenant cette cession , le gouvernement americain concut de justes alarmes; il previt que 1'activite et 1'intelli- gence francaise, placees sur un sol aussi fecond en richesses et en ressources , seraient pour lui une concurrence plus redoutable que celle des Espa- gnols ; que de nouveaux voisins pourraient lui fermer la navigation du Mississippi et s'emparer du commerce du golfe du Mexique et des An tilles, et il concut un instant le projet de s'op- poser , par la force , a Inoccupation de la Louisiane par la France , en s'unissant a TAngleterre centre elle. Mais ce projet fut renverse par le traite d' Amiens. La paix faite avec FAngleterre , la France necraignait plus d'obstacles a ses projets , et une expedition fut preparee par elle pour aller a la fois occuper la Louisiane et rassurer sa puis sance ebranlee a Saint-Domingue. Aussitot le gouvernement americain recourut aux negocia-

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tions, et proposa d'acheter la Louisiane. Les evenemens se succedaient alors avec une telle rapidite, que la situation de la France avait en core une fois change lorsque ces propositions lui parvinrent. Menace d'une nouvelle guerre par 1'Angleterre, fatigue de la lutte que soutenait Saint-Domingue , charge d'une dette assez con siderable envers les Etats-Unis, le premier consul pensa que la vente de la Louisiane etait une bonne operation dont 1'opportunite le tirerait de plus d'un embarras et il la vendit. Les Etats- Unis consentirent a la payer quinze millions de dollars, a condition que sur cette somme trois millions sept cent cinquante mille dollars se- raient retenus au profit des negocians americains, dont les reclamations aupres du gouvernement francais etaient fondees sur les saisies illegales dont ils avaient ete victimes. Ce traite, signe k Paris le 3o avril i8o3, par MM. Livingston et Monroe pour les Etats - Unis , et M. Barbe- Marbois pour la France , futratifie dansle mois d'octobre , et la remise de la colonie aux com- missaires americains eut lieu le 20 decembre de la meme annee.

Toutes les parties interessees a ce marche eurent lieu de se feliciter de sa couclusion. La France renoncait aux embarras d'une domination lointaine qtri lui eut ete plus onereuse que profi table, recevait soixante millions de francs dont

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elle avait bcsoin pour la ire la guerre, et, sans dcbourser un sou , s'acquittait enverslesnegocians amerieains d'une sommede pres de vingt millions. Les Etats-Unis affermissaient leur independance en se dormant de nouvelles frontieres plus sures que les auciennes ; s'assuraient la preponderance commerciale dans le golfe du Mexique et aux Antilles , et centuplaient , par la libre navigation du Mississippi , la valeur des produits des etats a Fewest des Alleghany; enfin la Louisiane elle- meme, en entrant dans la grande famille fede rative , recevait une existence honorable et inde- pendante eomme corps politique , et allait voir son Industrie et sa prosperite anranchies des tracasseries d'un maltre capricieux.

La Lonisiane fut immediatement erigee en gouvernenient territorial , par le congres des Etats-Unis, qui lui donna M. Clayborne pour gouverneur. Et,en 181 1 , elle futadmise, comme membre del'Union, a se dormer un gouverne nient et des institutions de son choix. Les re- presentans du peuple, librement elus etreunis a la Nouvelle-Orleans, redigerentet signerent une constitution qui fut ensuite soumise au congres des Etats-Unis , qui la sanctionna. Cette consti tution fut, a pen de chose pres, calquee sur celle des autres etats. Seulement les Louisianais crurent devoir prendre le plus de precautions possibles centre la corruption et les abus de pou-

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voir. Ainsi , par exemple, il fut decide^ que toute personne convaincue d'avoir donne ou offert des presens a des fonctionnaires publics, serait de- claree incapable de servir comme gouverneur , senateur ou representant.

Les principes generaux de la constitution fu- rent ainsi etablis :

Aucune somme d'argent ne pent sortir du tre- sor que pour la destination designee par la loi.

Les fonds pour 1'entretien de 1'armee ne doi- vent pas etre faits pour un terme plus long que 1'annee , et un etat regulier de recettes et de- penses doit etre public tous les ans. Les juge- mens par jures dans le plus bref delai possible.

La liberte des accuses sous caution, excepte dans les crimes capitaux. Une loi n'aura ja- mais d'efFet retroactif. Aucune loi ne peut de- truire les stipulations particulieres. Qiaqueci- toyen peut ecrire et imprimer ses pensees sur toute matiere, sous la responsabilite cependant des abus de cette liberte. La libre emigration de 1'etat est autorisee. Toutes lois contraires a la constitution sont nulles et de nul effet. La constitution est susceptible de revision suivant le mode prescrit.

Si je croyais qu'il fut necessaire de chercher de nouvelles preuves de la superiorite du gou- vernement independant sur le regime colonial , que ce dernier releve d'une monarchic ou

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d'une republique, il me suffirait de montrer la Louisiane , d'abord colonie pendant pres d'un siecle , et ne sortant point de 1'enfance ; sans cesse prise et reprise, tantot par les Espagnols , tantot par les Francais, et toujours incapable de resistor aux uns et aux autres; coutant a sa metropole cent quatre-vingt-sept mille dollars par an ; et n'offrant enfin , apres les nombreuses emigrations de 1'Europe , qu'une faible popula tion d'une quarantaine de mille ames , dissemi- nee sur un vaste territoire en friche. Je mon- trerais ensuite cette meme Louisiane, apres vingt ans d'un gouvernement independant et republi- cain , ayant plus que triple sa population; bat- tant sous les murs de sa riche capitale une armee composee de 1'elite des troupes de 1'Angleterre; recevant annuellement dans se^ ports plus de quatre cents badmens charges d'echanger ses riches produits contre ceux de toutes les parties habitees du globe , et offrant dans ses villes toutes les ressources, toutes les jouissances qui peuvent contribuer au bonheur de la vie, et qui ne sont ordinairement que le produit d'une longue civi lisation.

L'etat de Louisiane, renferme dans ses nou- velles limites, est situe entre les 29*. et 33e. de- gres de latitude, et les i2e. et 17". degres de lon gitude. II est borne au nord par le territoire d' Arkansas; a Test par le Mississippi; au'sud par

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legolfedu Mexique; etal'ouestparleTexas, pro- vincees pagnole. Sa surface est tie quarante-huit mille milles carres , divisee en vingt-six paroisses ou comtes; sa population est de cent cinquante- trois mille cinq cents habi tans, parmilesquels on compte niallieureusemcnt pres de soixante - dix mille esclaves. La capitalc de cet etat estlaNou- velle-Orleans, ville admirablement situee sousle rapport commercial , regulierementbatie , ornee de beaux edifices , et renfermant une population de vingt-hnit mille ames. Le plus grand inconve nient de la Nouvelle-Orleans est d'etre assise sur des terres d'alluvions souvent inondees par les debordemens du Mississippi , ce qui est probable- ment la principale cause des fievres jaunes qui y regnent pendant tous les automnes. L'impossi- bilite de trouver une seule pierre dans tout ce sol alluvial, fait que jusqu'a present on n'a pu paver les rues de la ville, aussi dans la saison des pluies est-ilfort difficile desortir a pied ; les trottoirs qui s'elevent le long des maisons sauvent a peine les pietons de la boue, et n'empecberit point les voitures de s'y enfoncer quelquefois jnsqu'aux moyeux. L'administration a pris enfin le parti tie faire venir du liaut du Mississippi des pierres propres au pavage, que les batimens prennent comme lest. Ge moyen est long et dispendieux , mais c'est le seul praticable.

La plupart des voyageurs qui ont visite la

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Nouvelle-Orleans , pretendent que les moeurs de cette ville se ressentent beaucoup de la presence des nombreux colons emigres de Saint -Do- mi ngue. Ceux-ci ont la reputation d'aimer les plaisirs presque jusqu'a la licence, et d'etre durs envers leurs esclaves. L'amour du jeu et les duels, qui en sont souvent la suite , causent , dit-on , beaucoup de desordres parmi eux. Confirmer ou infirmer ce jugement par ma propre opinion, serait de ma part une prevention coupable. Moil trop court sejour dans cette ville ne m'a point permis d'etudier le caractere de la societe , et je n'ai pu etre frappe que de 1'esprit de patriotisme, de liber te et d'hospitalite qui s'est exprime avec enthousiasme en presence du general Lafayette. Vingt-quatre heures apres avoir quitte la Nou- velle-Orleans , nous arrivames a la pointe de Dun can, ou les citoyens de Baton-Rouge, ville situee a huit milles plus baut, avaient envoye une de putation au-devant du general Lafayette, pour le prier de s'arreter quelques instans au milieu d'eux. Le general accepta 1'invitation avec re connaissance , et deux beures apres nous debar- quions au bas de Famphitbeatre sur lequel s'eleve la ville de Baton-Rouge. La plage etait couverte de citoyens a la tete desquels marchait le corps municipal, et le premier regiment de 1'Union etait venu s'y ranger en ba-tailie sous cette meme banniere etoilee , qui , naguere , avait ete plantee

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sur les mines du despotisme espagnol , par les habitans de ces paroisses, au mepris des plus grands dangers. Accompagne du peuple et de ses magistrals, le general se rendit dans une salle preparee pour le recevoir, et dans laquelle il trouva les bustes de Washington et de Jackson couronnes de lauriers et de fleurs. La il recut les temoignages de tendresse de tous les ci- tovens , et se rendit avec eux au fort ou 1'atten- clait ]a garnison, qui le salua de vingt-quatre coups de canon , et qui defila devant lui. Nous enlrames ensuite dans le principal corps de ba- timent pour visiter 1'interieur de la caserne; mais quel ne fut pas notre etonnement en en trant dans la premiere salle, de trouver, au lieu de lits , d'armes et d'equipemens militaires , une nombreuse assemblee de dames brillantes de beaute et de parure, qui entourerent le ge neral , et lui offrirent des rafraicliissemens et des fleurs ! Le general fut tres-touche de cette agreable surprise , et passa avec bien du plaisir quelques instans au milieu de cette seduisante garnison. A notre rentree dans la ville nous trouvames un grand nombre de citoyens qui s'etaient reunis pour ofFrir au general un ban quet public , auquel presidaient la franche COT- dialite americaine unie a 1'amenite francaise.

II etait presque nuit lorsque nous remon tames sur le Natchez pour continuer notre route. En

EN AMERIQUE. quittant Baton-Rouge, nous eumes le chagrin de nous separer encore de quelques-unes des per- sonnes qui etaient venues avec nous de la Nou~ velle- Orleans, entre autre , de M. Duplantier pere, dont Vactive et tendre amitie, ainsi que celle de son fils, avaient ete d'une grande utilite an general Lafayette.

Baton -Rouge est situe sur la rive gauche du fleuve, a cent trente-sept milles au-dessus de la Nouvelle-Orleans. Dans ce trajet, la navigation du Mississippi est fort interessante. Pendant quelques milles, en partant de la Nouvelle-Orleans, 1'oeil se repose agreablement sur cles bords enrichis de belles plantations de coton et de sucre, et em- beliis de bosquets d'orangers, au milieu desquels les habitations des planteurs s'elevent eclatantes de blancheur. Peu a peu les jardins, les maisons deviennent plus rares; mais jusqu'a Baton-Rouge on continue a voir de belles terres bien cultivees. Ces plantations se deroulent le long du fleuve et s'etendent en arriere quelquefois a pres d'un mille , jusqu'aux epaisses forets qui leur servent de limites. Le sol est entierement forme des fer- tiles sedimens deposes par les anciennes inon- dations du Mississippi qui est maintenant con- lenu dans son lit par des digues artificielles. Une loi particuliere impose a chaque proprietaire ri verain d'entretenir avec soiri 3 a portion de digue qui s'eleve devant sa propriete; aussi voit-on par-

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tout des esclaves continuellement oceupes a plan ter des pieux , entrelacer des branches d'arbres , et amonceler de la terre la ou le fleuve menace de se frayer un passage ; malgre toutes ces pre cautions , quelquefois il s'elance furieux par-des- sus les obstacles qu'on lui oppose, et repand avec ses flots la devastation et la mort stir les habita tions qu'il traverse. II ne se passe pas d'annees sans que qnelques proprietaires aient la dou- leur de se voir enlever en quelques instans le fruit de longs et penibles travaux. Toutes les terres qui longent le Mississippi, depuis son em bouchure jusqu'a six cents milles au-dessus, sont exposees aux inondations. Cependant, a partir de Baton -Rouge, la rive gauche parait s' clever assez au-dessus du niveau des eaux pour etre a Fabri de ces desastres.

II y a , de Baton-Rouge a Natchez , deux cent soixante milles, que nous fimes en trente heures d'une heureuse navigation. Dans ce trajet, nous rencontrames un grand nombre de batimens de toutes formes, de toutes tailles, et charges de toutes sortes de produils des points les plus eloi- gnes de 1'Union. Mais ceux qui attirerent le plus notre attention furent ces grands batimens de forme carree, sans mats, sans voiles, sans ra- mes, descendant le fleuve au gre du courant , et ressemblant plutot a de grandes caisses qu'u des bateaux. On les appelle chalans. 11s sont or-

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dinairement monies par des hommcs da Ken tucky, qui vont ainsi vendre a la Nouvelle -Or leans leur ble , leurs volailles, leurs bestiaux , et qui, apres en avoir recu le prix, vendent aussi les planches de leurs chalans qui ne pourraient remonter le fleuve, et retournent cliez eux a pied a travers Fes forets des etats de Mississippi , Ala bama et Tennessee. Plus de quinze cents indi- vidus font ainsi, dit-on, cliaque ete, dix-sept cents milles par eau dans leurs chalans, et pres de onze cents a pied pour revenir.

Le lundi 18 avril, quelques coups de canon, que nous entendimes dans le lointain au point du jour, nous annoncerent que nous approchions d'une ville; quelques instans apres, les premiers rayons du soleil , dorant le haut des rives du Mis sissippi, qui, ericet endroit, s'elevent a eentcin- quante pieds au-dessus de la surface des eaux, nous firent voir le sommet des maisons de Nat chez. Notre bateau a vapeur s'arreta un peu avant d'arriver en face de la viile , et nous debarquames a la plage de Bacon , ou le general etait attendu par les citoyens avec une caieche a quatre che- vaux et une escorte de cavalerie et d'infanterie volontaires. Nous aurions pu debarquer un peu plus haut, et arriver a la ville par un chemin plus direct; mais les membres du comite d'ar- rangement eurent la coquetterie de nous cori- duire par un chemin detourne , et le long duquel

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se deroulaient a nos yeux toutes les beautes de la contree. A niesure que nous avancions le cortege s'augmentait de citoyens a cheval , de milices a pied, de dames en voitures , et de presque toute la population qui venait en foule recevoir son hote cheri et des long - temps attendu. Deux adresses furent presentees au general , Tune a 1'entree de Ja ville par ]e president du comite d'arrangement, 1'autre par le maire , sur Tun des points les plus eleves des bords du Mississippi eu vue de la ville et du fleuve , source de sa prospe- rite. Au moment ou le general ache\7ait sa re- ponse, un liomme sortit precipitamment de la foule, s'approcha de la caleche en agitant son chapeau en 1'air, et s'ecria : « Honneur au com- » mandant de la garde nationals parisienne ! J'e- » tais sous vos ordres en 9 1 , mon general ; je faisais » partie du bataillon des Filles- Saint -Thomas. » J'aime encore la liberte comme je 1'aimais » alors : vive Lafayette / . . . . » Le general Tut agreablement surpris de trouver, sur des rives si lointaines, un de ses anciens soldats-citovens, qui Jui rappelait d'une maniere si touchante le temps lieureux ou il pouvait raisonnablement croire au bonheur et a la liberte de sa patrie. II lui tenait afFectueusement la main et lui exprimaitle plai- sir qu'il avait de le rencontrer sur une terre iibre et hospitaliere.

Au moment ou nous allions entrer dans I'liolel

EN AMERIQUE. 267

que nous devious liabiter , nous vinies venir a nous une longue colonne d'enfans des deux sexes; ils etaient conduits par le colonel Marshall, qui demanda au general, pour eux et en leur nom , la permission de presser sa main. Le general se preta avec empressement a ce desir des enfans de Natchez , et ils defilerent avec ordre devant lui , en placant tons successivement une de leurs petites mains dans les mains de celui qui avait combattu pour la liberte de leurs peres. Les pa- rens , temoins de cette scene, la contemplaient en silence et avec attendrissement. Lorsqu'elle fut lerminee , je les entendis se feliciter entre eux de Fheureuse influence que cette journee aurait sur 1'a venir de leurs enfans. « Lorsqu'ils » seront grands, » se disaient- ils , « et qu'en » parcourant les pages de Fhistoire de leur pays » ils retrouveront le nom de Lafayette intime- » merit lie a tous les evenemens qui ont amene » 1'affranchissement de leurs peres, ils se rap- » pelleront Tamenite de ses manieres, la dou- » ceur de sa voix lorsqu'il les accueillit dans » leur enfance , et ils sentiront s'augmenter leur » amour pour une iiberte conquise par un tel » homme.... »

Les habitans de Natchez ne negligerent rien pour rendre delicieuses a leur hote les vingt- quatre heures qu'il passa au milieu d'eux. Le banquet public se termina par des toasts que 1'on

ii.

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porta it Fhote de la nation-, au triomphe d& Yorktown ; a la France , combattant pour la liberte du Nouveau-Monde, a la victoire de la Nouve lie- Or leans ; enfin , a tous les souvenirs de gloirs et de patriotisms americains. Ge ne fut qu'apres le bal , qui ne se termina qu'au point du jour , que le general put songer a se rembar- quer. Les dames employment tout le charm e de leur esprit et de leur amenite pour le retenir le plus long-temps possible ;maisnosinstans eta lent comptes, et a six heures du matin nous etions deja a bord de notre navire.

Au moment oil le general Lafayette allait quit ter le rivage, un vieux soldat revolutionnaire se presenta a lui en lui montrant sa poitrine cou- verte de cicatrices. « Ces blessures font mon or- » gueil , » lui dit-il ; « je les ai recues a vos cotes » en combattant pour 1'independance de ma pa- » trie;.... votre sang a coulc le meme jour, mon » general ;. ... c'etait a la bataille de Brandy wine , » qui manqua nous etre si funeste. » « En » efFet, c'etait ime rude journee,» lui reponditle general ; <c mais convenons que nous en avons ete » bien dedommages depuis. » « Oh 1 c'est » bien vrai , » reprifc le vieux soldat ; « aujour- » d'hui , pi. exemple, ne sommes-nous pas heu- » reux au-dela de tous nos vo3ux;..,. vous rece- » vez les benedictions de dix millions d'hpmnies » libres , et moi je presse la main de mon brave ge-

EN AMER1QUE. 209

» nefall La vertu n'a-t-elle pas toujours sa re- » compense !... »

Tout le monde applaudit a 1'enthousiasme et a la franchise du vieux soldat , et le general le pressa cordialement dans ses bras.

En quittant Natchez , nous nous separames de 1' excellent M. Johnson , gouverneur de la Loui^- siane, qui n'avait point voulu quitter le general tant qu'il avait etc dans les limites de son etat. II nous remit aux soins de 1'etat de Mississippi , et nous laissa , pour nous faire les honneurs de la Louisiane , jusqu'a Saint-Louis, MM. Prieur , recorder du conseil de la ville d'Orleans; Caire, son secretaire particulier; Morse et Ducros, ses deux aides de camp. Le general Lafayette, en pre- nant conge du gouverneur, lui donna les marques de la plus sincere affection , et le chargea d'ex- primer en son nom toute la gratitude dont il etait penetre pour 1'accueil plein de cordialite qui lui avait ete fait a la Louisiane.

Natchez etait autrefois la capitale de Tetat du Mississippi, mais a cesse de 1'etre, parce que sa situation n'est pas assez centrale. Sa population est de pres de trois mille ames , et son port est un lieu de repos et d'approvisionnement pour tous les navires qui naviguent entre la Nouvelle- Orleans et les etats de FOuest , ce qui lui donne une grande activite. Gette ville fut fondee en 1717 par quelques soldats et ouvriers francais qui

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avaient etc en garnison au fort Rosalie , et qui ^ trouvant le terrain beau, s'y etablirent apres avoir obtenu leur conge ; la plupart acheterent leurs terrains des sauvages de ce canton , qui ha- bitaient a quelque distance du fleuve, ou ils avaient cinq villages tres-pres les uns des autres. Gelui qu'on appelait le Grand tillage, ou de- meurait le chef principal de cette nation , etait bad le long d'une petite riviere nominee la Ri viere Blanche. (Test a 1'ouest de ce village que des Francais, conduits par Hubert et Lepage, avaient eleve le fort Rosalie.

Quand on a vu les environs de Natchez, on eoncoit facilement comment les premiers colons renoncerent a leur patrie pour se fixer dans ces lieux encore sauvages. II est difficile de rencon- trer un sol plus fertile, une vegetation plus yigoureuse , des accidens de terrains plus agrea- bles et plus varies ; les vallees offrent de fertiles paturages , les collines sont couronnees de sas safras , de catalpa , de tulipiers et de superbes magnolia grandiflora , dont la cime s'eleve a plus de cent pieds de hauteur , et dont les larges fleurs blanches parfumerit Fair delicieusement. Cependant on ne pent se defendre d'un senti ment penible , en songeant que ces prairies si vertes, ces bocages si frais , cette nature si vi- goureuse et si gaie , sont quelquefois visites et attristes par la fievre jaune.

EN AMfiRIQUE, 261

Natchez est la seule ville de 1'etat de Mississippi que nous ajons visite'e; aussi ne dirai-je que peu de choses de cet etat; je rappellerai seu- lement que pendant long-temps il fit partie, ainsi que F Alabama , de 1'etat de Georgie , dont ii fut separe en 1800; que ce fut en 1817 qu'il prit rang comme corps politique independant dans 1'Union , et qu'il se donna une constitution. La fertilite de son sol et la facilite des debouches pour ses produits out singulierement contribue a Taccroissement de sa population; en 1800 elle n'etait que de six mille huit cent cinquante ames, aujourd'hui elle en compte soixante-seize mille. Si sur ce nombre on ne comptait pas pres de trente mille esclaves, la prosperite serait encore plus grande. Neanmoins , on trouve beau- coup de fortunes considerables dans cet etat; il n'est pas rare d'y rencontrer des proprietaires qui ont de trente a quarante mille francs de re- venu ; les principaux produits sont le coton et le mai's.

L'etat de Mississippi est situe entre le 3oe. et le 35e. degres de latitude nord, et entre le i ie. et le \L\C. degres de longitude ouest de Washington- City; sa surface est de quarante-cinq mille trois cent cinquante milles carres; il est borne au nord par 1'etat de Tennessee, a Test par 1'etat d' Alabama , au sud par 1'etat de Louisiane et le golfe du Mexique, a 1'ouest par 1'etat de

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Louisiane et le territoire d' Arkansas. Quoique la population y soit encore bien disseminee , les terres y sont cepenclarit d'un prix assez eleve; sur les bords du fleuve elles valent de ciriquante a soixante dollars 1'acre ; elles content un peu nioins cher a mesure qu'on s'eloigne des moyens de transports.

En nous eloignant de Natchez, nous nous se- parames pour ainsi dire du monde civilise. De cette ville a Saint-Louis on ne rencontre pas une reunion de maisons qui nierite le nom de ville oit meliiede village; les rives du Mississippi s'abaissent de nouveau , et ne presentent plus que des terres inondees et couvertes d'epaisses forets impene- trables aux rayons du soleil; les essaims de mous- tiques qui en sortent, et qui se precipitent en epais nuages sur les voyageurs, rendent la na vigation presque insupportable, surtout pen dant la nuit, si on n'a pas eu la precaution de semunirdemoustiquaires. Les seules habitations que 1'on rencontre sur les points un peu el eves au-dessus du niyeau du fleuve, sont de grossieres cafbanes liabitees temporairement par ces bar- dis speculateurs du Nord, qui tou jours abandon- iiant le bien pour 1'espair du micux , reculent sans cesse devant la civilisation, ct vont cbercher la fortune dans les deserts. Les dangers de la navigation s'accroissent avec la monotonie du rivage; a cliaque pas on rencontre des monu-

EN AM&RIQUE. mens de desastres recens. Ici c'est une trombe qui a traverse le fleuve , et qui dans sa course devastatrice a , sur 1'une et 1'autre rive , dera- cine et enleve , conmie de faibles roseaux , des miliiers d'arbres qui , par leur taille prodigieuse, faisaient 1'orgueil de la foret. La , riotre capitaine nous montre ou un snag ou un sawyer, dont la pointe inclinee a perce un batiment que les flots ont englouti aussitot; plus loin, des bu- cherons, en nous livrant lebois dont nous avons besoin , nous racontent Texplosion d'une ma chine a vapeur qui a donne la niort a plus de quarante passagers; et nous ne tardons pas a voir rious-memes la plage couverte de voyageurs qui attendent avec impatience que leur navire, qui vient d'etre perce par un snag , soit remis en etat de braver de nouveau le danger auquel ils vien- nent d'echapper a peine.

Ces snags et ces sawyers , si redoutes du na- vigateur, sont tres-nombreux tout le long du fleuve. Les premiers sont des arbres entraines par les grandes eaux , et qui, apres avoir flotte quelque temps, se fixent, par leur extremite in- ferieure, dans le fond de la riviere , et presentent ieur sommet au-dessusou au-dessous de la surface de 1'eau, selon leur longueur, mais toujours in clines dans la (Jirection du courant. Les sawyers ne different des snags qu'en ce qu'ils sont moins solidement fixes au fond du fleuve, etque le con-

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rant leur imprime une vibration continuelle qui leur fait alternativement cacher et clever leur sommet au-dessus de la surface des eaux. Gomme leur position change souvent, ilssont tres-difliciles a eviter; et silesnavires, qui remontentlefleuve, out le malheur de les heurter , leur perte est presque assuree; car ils sont perces de telle ma- mere, que 1'eau , entrant par 1'ouverture, les submerge quelquefois en peu de minutes.,

Mais on est peu dispose a s'inquieter de tous ces dangers quand on a, conime nous, a bord d'un bon navire habilement conduit , toutes les delicatesses de la vie , et les ressources inepuisa- bles qu'offre la societe de bons et airnables com- pagnons de voyage. A la commission orleanaise s'etaient joints deux citoyens de Natchez, comme representans de J'etat de Mississippi aupres du general Lafayette. Nous devons aux soins et a la gaite des uns et des autres de n'avoir pas connu un seul instant Fen&ui ou 1'inquietude pendant notrelongue navigation. Apres avoir longe pen dant cinq jours Fetal de Louisiane, le territoire d' Arkansas et une partie de 1'etat de Missouri k notre gauche ; 1'etat de Mississippi , Vetat de Ten nessee , etcelui cle Kentucky a notre droite, nous arrivames a Fembouchure de FOhio sans faire d'autres haltes que celles necessaires pour pren- dre le bois dont nous avions besoin pour ali- inenter le fourneau de notre machine a vapeur,

EN AMERIQUE. 265

Ce bois nous etait livre quelquefois par des bu cherons qui habitent les rives du fleuve et qui ne vivent que du produit des forets sans limites qui les environment. Souvent nous faisions notre approvisionnement en Fabsence des bucherons. Dans ce cas, notre capitaine, apres avoir fait prendre par les liommes de son equipage la quantite de bois qui lui etait necessaire, lais- sait en echange un billet qu'il clouait a un ar- bre , et sur lequel il iriscrivait le nombre de cordes de bois qu'il avait prises , le noni de son batiment, le lieu de sa residence , la date de son passage, et sa signature. Gette maniere de com- mercer avec les bucherons du Mississippi est fort commune, et j'ai oui-dire qu'elle n'avait jamais ofFert un exemple de mauvaise foi de la part des acheteurs, qui se montrent toujours fort scrupu- leux dans 1'acquittement cle leurs billets qui ne leur sont represent.es souvent que quelques mois apres , a Natchez ou a la Nouvelle-Orleans.

Arrives a Tembouchure de 1'Ohio , nous avions fait, depuis la ville de Natchez , quatre cent cin- quante milles. Notre pilote nous declara alors que la partie superieure du Mississippi lui etait trop peu connue pour qu'il se hasardat a nous conduire au milieu des dangers qu'on y rencon tre a chaque pas. En consequence de cette decla ration, notre bon capitaine Davis nous fit entrer- dans lOhio pour aller, a quatre milles de son

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embouchure, prendre un autre pilote, que nous trouvames heureusement de suite. En y allant, nous rencontrames un bateau a vapeur dont la forme etroite et la marche vacillante nous fit presume!1 que, destine a la navigation des petites rivieres, il ne se trouvait sur les flots agites d'un grand fleuve que par une circonstance extraordi naire. Ge bateau a vapeur etait I' Artisan , por- tant la deputation du Tennessee , envoyee au devant du general Lafayette pour lui faire re- monter le Cumberland jusqu'a Nashville , ou il etait attendu depuis long -temps, et ou le plan de son voyage a Saint-Louis n'etait pas encore connu. Apres une courte conference avec les de putes de 1'etat de Tennessee, qui insistaient beau- coup pour que le general passat de suite a leur bord, il fut resolu que nous continuerions notre voyage de Saint-Louis sur le Natchez ; qu'une partie de la deputation de Tennessee viendrait avec nous; quel'autre partie demeurerait a bord de r Artisan qui resterait en station a J'embou- chure cle TOhio jusqu'a notre retour. Ges arran- gemens faits a la satisfaction de tout le monde, nous sortimes de la belle riviere pour rentrer sur le grand fleuve. Nous remarquames avec etonne- ment qu'au confluent de ces deux masses d'eau , le courant parait suspendu pendant quelques milles, ce qui semble indiquer egalite de volume et de force dans les deux fleuves a cet endroit.

EN AMERIQUE. 267

A partir de 1' embouchure de 1'Ohio , 1'aspect des rives du Mississippi change entierement. Les terres, plus elevees, offrent aussi un plus grand norabre d'habitations. De distance en distance on retrouve des traces des anciens etablissemens francais, et de jolies lies bien boisees se presen- tent de temps en temps aux yeux du navigateur, comme de beaux bouquets de verdure et rompent la monotonie du fleuve. On rencontre d'abord 1'ile aux Oiseaux, delicieuse par sa fraicheur; en- suite celles des Deux-Soeurs et de la Dent-du- Chien ; enfin 1'ile Anglaise, qui rappelle le pre mier etablissement forme par les Anglais au milieu de ces deserts, en 1765 , et presque aussi- tot detruit par les sauvages , qui voyaient avec peine leurs anciens amis les Francais depossedes par des marchands qu'ils n'avaierit jamais aimes. A quarante milles environ du confluent, s'ele- vent, presque en face 1'uri de Fautre, le cap Gi- rardeau et le cap Lacroix, tons deux ainsi nommes parlesFrancaisqueM.de Frontenac, gouverneur du Canada , envoya verifier 1'assertion des sau vages qui lui avaient dit : que du cote du nord coulait une grande riviere qui riallait ni vers I'endroit oil le Grand Esprit se leve , ni vers ce- lui oil il se couche. II y a maintenant au cap Girardeau une petite ville fondee recemment , et qui deja commence a prosperer. Un peu plus haut, sur la riveorientale, on aperroit des mines.

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d'anciennes fortifications , se presentant d'une maniere tout-a-fait pittoresque; ce sontles restes du fort de Chartres , construit a grands frais par les Francais., en 1763, pour la defense du haut Mississippi , et niaintenant abandonne par les Americains comme tout-a-fait inutile.

Quelques heures apres avoir depasse le fort de Chartres , tandis que nous nous promenions sur le pont de notre navire , notre capitaine nous fit remarquer sur le fleuve une troupe de jeunes oies de la Louisiane, conduite par le pere et la mere. La forme elegante , le plumage si bien dessine de ces beaux oiseaux me donna le desir de m'em- parer de toute la famille. Je nVelancai aussitot dans la chaloupe avec deux matelots que le ca pitaine me donna , et je me dirigeai vers elle en tachant de la resserrer entre nous et le rivage. Le pere et la mere, eifrayes, se sauverent surle bord en poussant de grands cris; mais les petits, trop faibles encore pour voler ou pour franchir 1'escar- pement des rives, tomberent bientot en grande partie entre nos mains , et nous en rapportarnes cinq, que notre capitaine eutla bonte de garder, en nous promettant de les clever avec soin et de les conduire a la Nouvelle-Orleans , d'ouM. Caire s'engagea a les envoy er a la Grange , pour peu- pler la ferme du general 1. Comme je revenais

1 Ces oies , ainsi que des hqccos du Mexiquc , donnes

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de cette petite expedition , j'apercus au milieu du fleuve une autre proie bien tentante ; c'etait un cerf superbe qui nageait avec autant de calme et de facilite que s'il eut ete dans son element naturel. Lorsqu'il entendit nos cris se meler au bruit de notre machine a vapeur, il coucha ses longs bois rameux sur son dos, s'enfonca dans Feau pour se soustraire a nos regards, et s'eloi- gna de nous rapidement en se precipitant dans les plus forts courans. Lorsqu'il se sen tit a 1'abri de nos poursuites , il reparut sur 1'eau , redressa fierement son bois, et continua tranquillement son voyage. II n'est pas rare, nous dirent nos compagnons de voyage , de voir beaucoup de ces animaux passant ainsi d'une rive du fleuve a 1'autre, et visitant les iles fertiles qui ornent son cours.

A cent milles de 1'Ohio , les rives du Mississippi prennent tout a coup un aspect imposant : elles s'elevent a pic a plus de quatre-vingts ou cent pieds au-dessus du niveau de Feau. Elles sont formees de granit tres-dur. Dans toute leur

par M. Duplantier ; cles dindons sauvages, donnes par M. Thousand de Baltimore 5 des vaches de Devonshire, donnees par M. Patterson ; des perdrix d'une espece par- ticuliere a 1'Ameri^ue , donnees par M. Skinner, etc., font aujourd'hui I'ornement de la ferme de La Grange , ou le general Lafayette s'efforce de conserver et multiplier leurs especes.

LAFAYETTE

hauteur, elles sont empreintes de sillons pro- fonds et horizontaux qui paraissent avoir etc creuses par le frottement de 1'eau , lorsque le fleuve coulait aux diiferentes hauteurs qu'ils in- diquent. Quelques-uns de ces sillons out pres d'un pied de profondeur : ils sont espaces entre eux inegalement, et marquentles baisses succeo sives des eaux. Au niveau actuel du fleuve, le sillon est a peine ebsuche. Combien done a-t-il fallu de temps pour la formation de chaque sillon par la seule action de 1'eau sur une pierre aussi dure? La solution de eette seule question jetterait peut-etre bien du trouble dans les calculs des faiseurs de systemes , qui pretendent determiner 1'epoque de la formation de notre globe.

A quelques milles plus loin , ces rochers a pic laissent entre eux et le rivage un assez vaste espace, dans lequel s'eleve Herculanum. La si tuation de ce village est tout-a-fait romantique; les tours, construites sur le roc qui le couronne irregulierement , lui donnent un caractere fan- tastique , et piquent la curiosite des voyageurs. Du haut de ces tours, qui saillent du roc taille a pic, on jette du plomb fondu , qui refroidit en roulant dans Fair, s'arrondit, et tombe en dragees dans de vastes recipiens d'eau, places au-dessous. Les trous , grands ou petits , du crible en fer par ou il passe lorsqu'on 1'y verse bouillant, forment les divers calibres qu'on desire avoir, ou qu'oii

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emploie pour la chasse. Des mines de plomb qui se trouvent en abondance sur les bords de la riviere Meramec , qui se jette a dix milles de la dans le Mississippi , ont donne naissance a ces etablissemens dont la prosperite augniente cha- que jour.

Le 28 , a la fin du jour , nous arrivarnes a un assez pauvre village que les Francais fonderent autrefois sous le triste nom de J^ide-Poche , et qui aujourd hui est plus connu sous le nom de Carondelet. Quoique nous ne fussions plus qu'a six ou sept milles de Saint-Louis, comme nous ne pouvions y arriver de jour, les membres des diverses commissions qui accompagnaient le ge neral, resolurent de passer la nuit a 1'ancre sur le fleuve, et d'attendre lelendemain pour arriver a cette ville. Des que les habitans de Garondelet eurent connaissance cle la presence du general Lafayette dans leur voisinage, ilsaccoururent en foule sur le bailment pour le saluer. Jls sont presque tous Francais. Depuis long-temps leur etablissement se compose d'une soixantaine de rnaisonsau plus, et-ne promet guere d'accroisse- ment. Peu propres au commerce , ils ne s'occu- pent que d'agriculture , encore n'est-ce que de maniere a pourvoir strictement au necessaire de la vie. La plupart sont yen us du Canada , et se sont etablis sur une portion de terre le long du Mississippi , sans s'informer a qui ces terres appar-

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tenaient. Us les cultivent les uns depuis dix ans , les autres depuis vingt, et mil parmi eux n'a songe a s'assurer la propriete de la petite ferine qu'il a creee a la sueur de son front. Aujourd'liui que le gouvernement des Etats-Unis vend beau- coup de terres qu'il possede dans ces regions, ces malheureux courent risque a cliaque instant de se voir depossedes par des acquereurs qui viendront reclamer leurs droits. Us parlerent de leurs inquietudes au general , qui leur promit de faire connaitre leur situation au gouvernement federal , et de s'interesser ^ leur sort. Ces bonnes gens, dans la simplicite de leur reconnaissance, offrirent a celui qu'ils regardaient deja comme leur protecteur , tout ce qu'ils penserent qui pourrait lui etre agreable; Fun lui apporta des oiesdu Mississippi apprivoisees; 1'autre une jeune biclie qu'il avait elevee ; un autre encore , cles pe- trifications et cles coquillages qu'il croyait pre- cieux. Le general s'apercut que s'il refusait leurs presens il les affligerait ; il s'empressa done de les accepter , et s'arrangea ensuite de maniere a leur faire recevoir des temoignages de sa re connaissance.

Le 29 avril, des le matin, nous vimes arriver a notre bord le gouverneur Clark, du Missouri ; le gouverneur Colet, de 1'lllinois, et le colonel Benton , qui ve^naient tous trois pour accompa- gner le general jusqu'a Saint-Louis. Quelques

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instans apres un bateau a vapeur , le Plougli Bay , charge d'un grand nombre de citoyens , vint se ranger a cote du Natchez , et Thole de la nation fut salue par une triple acclamation qui fit retentir les forets du Missouri, du Wel come Lafayette. Alors nous levames Faiicre , et a neuf heures nous apercumes un assem blage considerable d'edifices , d'architecture assez bizarre, selevant au milieu de beaux bouquets de verdure et de rians jardins , dominant au loin le cours du lleuve. C'etait la ville de Saint- Louis; son nom, et le langage dune partie de ses habitans, nous rappelerenl; bientot son origine. Mais si nous fumes frappes de la diver- dite des langages dans lesquels on saluait le ge neral Lafayette , nous ne le fumes pas moins de Funiformite des sentimensqu'on lui temoignait. Le rivage etait convert de la population toute entiere, qui repondait par ses cris d'allegresse au salut bruyant de Fartillerie de nosdeux navires. Au moment ou le general mil le pied a terre, le . docteur Lane , niaire de la ville , s'offrit a lui a la tete du corps municipal, etlesalua enluidisant : « Soyez le bienvenu , Lafayette , dans ces )> contrees lointaines de notre vaste republiqne. » Peu d'hommes parmi nous out eu , avant ce » jour, le bonheur de contempler vos traits >' venerables ; mais vos actions heroiques sont w gravees dans notre memoire et dansnos coeurs ii. 18

LAFAYETTE » entrails ineffacables; vos sacrifices pour servir » la cause de notre patrie pendant la faiblesse » de son enfance , sans ambitionner d'autre » recompense que celle qu'une ame genereuse » trcuve dans Faccomplissement d'une bonne » action ; votre devouement a la defense des » droits de notre nation , et votre hospitalite » envers ceux de nos compatriotes qui sont alles » en France depuis cette epoquc orageuse ; votre » renonciation volontaire aux privileges heredi- » taires; votre Constance a defendre les droits de » 1' horn me , le bon ordre et la liberte ratio- » nelle ; en un mot, la fermete et la purete de » votre longue vie dans tant de circonstances » difficiles, nous sont parfaitement conntis, et » expliqueront a, nos descendans cette influence » magique que votre presence exerce sur nos » citoyens,qui eprouvent pour vous avec enthou- » tiasme un sentiment de reconnaissance et de » veneration qui peut etre egale , mais jama is » surpasse.

» En vous offrant , a vous et a votre famille, » lacordiale bospitalite de notre ville, nous nous » plaisons a esperer que la vue de quelques-uns » de vos anciens compagnons d'armes, et sur- » tout le plaisir de contempler dans votre vieil- » lesse la rapide propagation de ces principes de )> gouvernement a 1'etablissement desquels vous » avez si beureusement et si directement contri-

EN AM&UIQUE. 2?5

» bue dans votre jeunesse, vous determineront a » vous fixer parmi nous. »

Au moment ou le general prononcait les derniers mots de sa reponse au maire, une ele gante caleclie , trainee par quatre clievaux, s'ap- procha du rivage , et le recut pour le conduirc a la ville, qu'on lui fit parcourir dans tous les sens , au milieu des acclamations du peuple. 11 etait accompagne par M. Auguste Choteau , ve nerable vieillard par qui Saint-Louis fut fonde ; par M. Hempstead , vieux soldat revolution- naire, et par le maire. Ces messieurs le condui- sirent a la maison du fils cle M. Choteau , pre- paree pour le recevoir , et qui resta ouverte ei tous Jes citojens indistinctement qui voulurent visiter 1'liote national. Parmi les visiteurs ^ le general trouva avec plaisir M. Hamilton, fils du general Alexandre Hamilton , ancien aide de camp de Washington , et qu'il avait tant aime > et un vieux sergent francais de 1'armee de Ro- chambeau , nomme Bellissime. Ce dernier ne pouvait contenir 1'expression de la joie qu'il eprouvaitcn voyant un compatriote ainsihonore par la nation americaine.

Les habitans de Saint-Louis savaient que le general Lafayette ne pourrait passer que quelques heures au milieu d'eux , ct ils mi rent a proiit le peu de temps dont il pouvait disposer pour lui faire voir tout ce que leur ville ou ses environs

1 8.

2?6 LAFAYETTE

reiiferment de curieux. Pendant que le diner sc* preparait chez M. Pierre Choteau, nous sortimes en voiture pour aller visiter, sur les bords du fleuve , des traces d'anciens rnonuraens indiens , que quelques voyageurs disent etre des tombeaux, que quelques autres considerent comme d'an- ciennes fortifications ou des lieux de rassemble- ment pour la celebration de ceremonies reli- gieuses. Toutes ces opinions sont malheureuse- merit egalement susceptibles de discussion , car cesmonumens neconservent aucun caractere assfz prononce pour qu'on en puisse tirer des induc tions raisonn&bles. Ceuxqui sontaupres de Saint- Louis ne sont autre chose que des elevations en terre gazonnee , dont la forme ordinaire est un carre long. Leur hauteur commune n'est guere que de buit pieds , mais a du etre beaucoup plus considerable avant que les terres eussent ete atfais- sees par les siecles. Leurs flancs sont inclines , et la longueur mojenne de leur base est de quatre- vingts a cent pieds , leur largeur varie de trente a soixante pieds ; ce qui me porte & croire que ces mouvemens de terre n'ont jamais ete operes pour etablir des postes de guerre , c'est qu'aucune de ces masses n'est entouree de fosses , et qu'elles sont placees trop pres les unes des autres. Ces mounds ( c'est ainsi que les Americains appellent tous ces monumens) ne sont pascommunsseulc- ment dans les environs de Saint-Louis, mais encore

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<lans toutl'etat de Missouri, dans celui d'Indiana , et sur les borcls de 1'Ohio , ou Ton rencontre , dit-on , des traces bien plus interessantes de la plus haute antiquite } et qui semblent indiquer que ce monde, que nous appelons nouveau , a ete le siege d'une civilisation peut-etrebien anterieure a celle de TEurope1.

Des mounds de Saint-Louis , au confluent du Missouri et du Mississippi , nous n'aurions eu que trois ou quatre heures de marclie; mais les instans du general etaient tellement comptes que nous fumes obliges de renoncer au plaisir que nous aurait procure la vue de la reunion de ces deux fleuves qui prennent Jeurs sources au milieu de contrees sur lesquelles la nature seule encore regne sans rivalite, et nous rentrames en ville pour aller visiter le cabinet de curiosites indiennes du gouverneur Clark. Gette collection est la plus complete, la plus variee qu'il soil possible de trouver. Nous la visitames avec d'autant plus d'in- teret qu'elle nous fut montree par son createur , M. Clark , qui lui-meme a recueilli , dans les con- trees lointaines qu'il a parcourues avec le capi- taine Lewis , tons les objets qui la composent. Ori y trouve tous les vetemens , armes , usten-

1 Voyez a ce sujet 1'ouvragc tres-curieux de M. War flen , ayant pour titre : Recherches sur les aiitiquites d(> I'Amerique septentrionale.

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siles de peche , de chasse et de guerre, en usage parmi les di verses tribus qui habitent vers les sources du Missouri et vers celles clu Mississippi. Parmi les objets qui servent ordinairement de parure aux chasseurs indiens , des colliers de grif- fes , d'une taille prodigieuse , frapperent surtout nos regards. Ces griffes proviennent, nous dit M. Clark , clu plus terrible des animaux du conti nent americain , de Tours gris du Missouri , dont la feroce intelligence ajoute encore a la terreur qu'in Spirent sa taille et sa force prodigieuse. Les ours de cette espece s'associent au nombre de dix ou douze, et quelquefois plus, pour cbasser et partager leur proie en commun. L'bomme est leur gibier de predilection , et quand ils tombent sur ses traces , ils le chassent a voix comme nos cliiens courans cbassent le lapin, et il est diflicile qu'il echappe a la Constance rle leurs recbercbes. Get animal est tout-a-fait inconnu en Europe , meme dans les plus riches menageries. Le cabi net d'histoire naturelle de Londres en possede seulunegriffeque Ton regarde comme une grande rarete 1. M. Clark a visite , vers les sources du Missouri et du Mississippi , des tribus indiennes

1 Depuis son re tour en France, le general Lafayette a recu un jeune ours clu Missouri que lui a envoye le gou- verneur Clark. II en a fait present a MM. les professeurs du Jardin des Plantes , qui 1'ont fait placer a la mena gerie , oil le public peut le voir maintenant.

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<jui, jusqu'ei lui , n'avaient jamais vu un homme blanc, et parmi lesquelles il a cependant trouve des traces d'ancienncs relations avec des peuples plus civilises qu'elles-m ernes. Amsi , par exemple, il a rapporte un fouet dont les cavaliers de ces tribus se servent pour conduire leurs chevaux , et ses nceuds, dont la combinaison est fort com- pliquee , sont absolument disposes comme les noauds du knout des Cosaques. II a fait present au general Lafayette d'un vetement d'un chef de ces tribus , et ce vetement a aussi une ressem- blance frappante avec la redingote russe. II est fait de peau de buffalo , tellement bien preparee qu'elle a toute la souplesse et la proprete d'une peau appretee par le plus habile chamoiseur. De ces faits et de quelques autres, M. Clark et le capitaine Lewis , son compagnon de voyage 7 con- el uent qu'il a existe autrefois pres du pole une voie de communication entre TAsie et 1'Ameri- que. Ces deux intrepides voyageurs out publie , en 1814, une interessante relation du voyage qu'ils ont fait en 1804, 5 et 6 , par ordre du gouvernement americain , pour reconnaitre les sources du Missouri et le cours de la riviere de Colombie jusqu'a 1' Ocean Pacifique.

INous serions restes volontiers encore fort long- temps danslemusee du gouverneur Clark, a ecou- ter les savansrenseignemens qu'il avait la complai sance de nous donner sur ses immenses voyages ;

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mais on nous avertit que 1'heure du diner appro- chait , et nous nous retirames pour nous rendre chez M. Pierre Choteau. Chemin faisant , nous visitames avec attention la partie de la ville que nous n'avioris pas encore vue. Nous fumes eton- nes de la construction bizarre de quelquesmaisons qui nous parurent etre les plus anciennement baties. Elles se composent generalement d'un seul etage, environne d'une galerie que recouvre un grand toit en saillie. Quelqu'un nous fit re- marquer qu'autrefois le rez-de-chaussee n'etait point habite , et que 1'escalier qui conduisait a 1'etage superieur etait mobile et pouvait s'enlever h volonte. Cette precaution -futinspiree autrefois, aux premiers babitans de Saint-Louis , par la ne- cessite de se mettre a 1'abri des attaques nocturnes et imprevues des sauvages qui voyaient , avec in quietude , Tetablissement permanent des blancs au milieu d'eux. Lorsque Saint-Louis , faible vil lage , passa sous la domination espagnole , les Indiens du voisinage etaient encore si nombreux et si entreprenans, que les babitans avaientpeine a leur resister et n'osaient presque plus sortir. On rapporte qu'en 1794? un chef de guerre in- dien entra , avec uri parti de sa nation , dans Saint- Louis , et adressa ces paroles au lieutenant gou- verneur espagnol , auquel il avait demande une entrevue : « Nous tommes venus pour vous offnr )^ ]a paix. Nous vous avons fait la guerre pendant

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» plusieurs Junes, et qu'en est-il resulte? Rien. « Nos guerriers out employe tous les inoyens » pour combattre les votres ; mais vous ne voulez )> pas , vous n'osez pas vous mesurer avec nous I » Vous etes un tas cle vieilles femmes ! Que peut- » on faire avec un tel peuple , si ce n'est la paix, » puisqu'il ne veut pas combattre? Je viens done » vous Voffrir , et enfouir la hacne , eclaircir la w chaine et ouvrir de nouveau la communication » avec vous. »

Depuis cette epoque , les tribus indiennes se sont considerablement aftaiblies , et en grande partie eloignees; ce qu'il en reste dans les envi rons rnontre des dispositions tout a-fait pacifiques envers les habitans , avec lesquels ils font un com merce de pelleteries assez considerable. D'ail- leurs , aujourd'hui la population de Saint-Louis est assez nombreuse pour n'avoir plus rien a craindre de pareils voisins. Elle est cTenviron six mille ames , et sera probablement doublee dans quelques annees , car cette ville parait appelee a accomplir de brillantes destinees clans ces vastes regions, au milieu desquelles la civilisation , con- duite par la liberte et 1'industrie americaines, s'avance a pas de geant. Saint-Louis est cleja le grand entrepot de tout le commerce des contrees a 1'ouest du Mississippi. Sa situation presque au point de jonction de quatre ou cinq grands fleuves dont les branches aboutissent a toutcs

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]es extremites les plus eloignees de 1'Union, rend ses communications faciles et rapides avec tous les lieux quipeuvent fournir aux besoins on au luxe de ses heureux habitans. Dans quel eton- nement Vesprit n'est-il point plonge quand on songe qu'une pareille-prosperite n'est 1'ouvrage que de quelques annees , et que le fondateur d'une ville si florissante vit encore aujourd'hui , et jouit deja depuis long-temps de resultats que non-seulement il n'avait point esperes , mais aux- quels il aurait nieme refuse de croire , si on les avait predits a sa jeune et ardente imagination , lorsque pour la premiere fois il aborda sur les rive desertesdu Mississippi. Cethoiimie entrepre- nant , qui de sa hache abattit lui-meine le pre mier arbre de 1'antique foret qui a fait place a ]a ville de Saint-Louis; qui de ses mains, deja accoutumees aux penibles travaux des defriche- mens , eleva la premiere maison autour de la- quelle devaient, en si peu de temps, se grouper les edifices d'une riche cite; qui, par son courage et son esprit conciliant , reprima d'abord la fureur des Indiens et capta ensuite leur bienveillance; cet bomme heureux est M. Auguste Choteau. Je 1'ai deja nomme parmi ceux qui furent charges par fes habitans de Saint-Louis de faire les hon- neurs de leur ville a Fhote de la nation ameri- caine. Ce fut chez son fils, M. Pierre Choteau , que nous primes place au banquet de la recon-

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naissance republicaine. G'etait une chose fort interessante que cle voir assis a la meme table , le fonclateur tl'une grande •ille , un des princi- paux defenseurs cle 1'independance d'une grande nation , et les representans de quatre jeunes re- publiques, deja riches par leur Industrie, puis- santes par la liberte et heureuses par de sages institutions. La conversation offrit, comme on le pense bien , le plus vif interet ; on questionna beaucoup M. Auguste Choteau surjesentreprises aventureuses de sa jeunesse. On demanda a 1'ami , an compagnon d'armes de Washington , quelques details sur la glorieuse et decisive campagne de Virginie; et on entendit avec plaisir les mem- bres des deputations de la Louisiane, du Missis sippi, du Tennessee et du Missouri, faire le ta bleau de la prosperite de leurs pays respectifs. Ge qui , dans cette reunion , toucha peut-etre le plus le- general Lafayette, ce fut cette unanimite de sentimens parmi les convives , qui , quoique ne parlant pa;? tous la meme langue, s'entendaient cependant si bien sur 1'excellence des institutions republicaines sous lesquelles ils s'estimaient tous heureux de vivre. Avant de quitter le banquet pour nous rendre an bal que les dames avaient prepare, on echangea quelques toasts,, qui tous portaient 1'empreinte de Theureuse harmonie qui regne entre Fancienne population francarse et la nouvelle population americaine. M. De-

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lassus, ancien lieutenant gouverneur de la Loui- siane , but : « Aux Etats-Unis et a la France! » Puissent ces deu» pays produire encore un » Washington et un Lafayette pour 1'emancipa- » tion du reste du monde ! »

Le gouverneur Coles : « A la France , chere a » nos coeurs par tant de souvenirs, mais surtout » pour avoir donne le jour a notre Lafayette. »

Le general Lafayette termina en portant la sante du venerable patriarche qui , en i ^63, fonda la ville de Saint-Louis ; et aussitot nous quittames la table pour nous rendre au bal , ou nous trou- vames la compagnie la plus brillante et la plus nombreuse qui se fut jamais reunie , nous dit-on , sur la rive occidentale du Mississippi. L'eclat des decorations de la salle , et Felegance des dames qui la remplissaient , nous firent completement oublier que nous etions a 1'entree d'un desert que les sauvages eux-m ernes considerent comnie in- suffisant a leurs simples besoins , puisqu'ils ne Tha- bitent jamais qu'accidentellement. Nous primes part aux plaisirs de la soiree jusqu'a pres de minuit , beure a laquelle nous nous retirames a bord du Natchez , pour y prendre un peu de repos en attendant le retour du jour qui devait eclairer notre depart. Au moment ou nous al- lions nous embarquer , plusieurs citoyens de Saint-Louis eurent la bonte de nous offrir quel- ques objets de curiosite , tels que des arcs , des

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fleches , des calumets , des vetemens d'lndiens du Missouri; nous acceptames avec reconnais sance ces temoignages de bienveillance que nous avons conserves comme de doux souvenirs des instans heureux passes si loin de notre patrie.

a86 LAFAYETTE

CHAPITRE XI.

CHANGEMENS SURVENUS DANS LA NAVIGATION DIJ MISSISSIPPI DEPUIS L'EMPLOI DE LA VAPEDR. ARRIVEE A KASKASKIA. LES CA- NADIENS ET LES INDIENS. - SINGULIERE RENCONTRE D'CNE JEUNE INDIENNE ELEVEE PARMI LES BLANCS ET RETOURNEE A LA VIE SAUVAGE. BALLADE INDIENNE. - ETAT o'lLLINOIS. - DEPART DE K.ASK.ASK.1A. - SEPARATION DO GENERAL LAFAYETTE ET DE LA DEPUTATION DE LA LOUIS1ANE.

LE gouverneur Coles, qui s'etait em barque avec nous, demanda au general Lafayette, et obtint de lui qu'il ne s'eloignat pas des rives du Missis sippi sans visiter 1'etat d'lllinois, devant lequel nous passions en descendant le fleuve. 11 fut de cide que nous nous arreterions a Kaskaskia , grand village de cet etat , et , quoique nous en fussions a pres de quatre-vingts milles, nous y arrivames un peu apres midi, tant notre navigation fut heureuse et rapide. Depuis Fheureuse application de la vapeur a la navigation , les changemens sur- venus dans les relations des villes riveraines du Mississippi entre elles, tiennent du prodige. Au- trefois le voyage de la Nouvelle-Orleans a Saint- Louis coutait trois a quatre mois de travaux les plus penibles qu'on puisse imaginer; Faction de la rarne rie sulfisant pas toujours pour vaiucre la

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resistance du courant-du fleuve, on etait souvent oblige de faire remorquer le bateau par des hommes qui , a Faide d'une petite nacelle, allaient de temps en temps en avant prendre un point d'appui sur un des arbres du rivage. Cette ma noeuvre lente et penible , les privations ou le mauvais regime qui en etaient la suite, causaient dans les equipages des bateaux des maladies aux- queiles succombait ordinairement un tiers des hommes* Aujourd'hui ce meme trajet, qui est de pres de cinq cents lieues , se fait en clix jours , sans fatigue, sans privations, entre un bon lit et une bonne table, et souvent en fort bonne eompagnie ; le retour se fait communement en cinq jours; ensorte que la Nouvelle-Orleans et Saint-Louis, qu'une si grande distance separe, sont cependant habituees maia tenant a se consi- derer comme deux villes voisines, dont les habi- tans se connaissent mieux et se visitent recipro- quement plus souvent que ne peuvent le faire ceux de Paris et de Bordeaux.

Le general Lafayette ii'etait point attendu a Kaskaskia , et rien n'avait ete prepare pour cette visite imprevue. Pendant que nous debarquions, quelqu'un courut au village, qui est situe a un quart de lieue du rivage, et en revint bientot avec une voiture pour le general , qui , un in stant apres , se vit entoure d'nn grand nombre de citoyens qui accouraient au devant de lui pour

288 LAFAYETTE

le recevoir. Dans le cortege qui se forma pour 1'accompagner , on ne vit point d'appareil mili- taire, ni Teclat des triomphes qu'ori ltd avait decernes dans les riches cites, mais les accens de la joie et de la reconnaissance republicaine qui frapperent ses oreilles , durent etre bien doux a son cceur, puisqu'ils lui prouvaient que partout ou avait penetre la liberte americaine se perpe- tuaient aussi 1'amour et la veneration du peuple pour ses fondateurs.

Nous suivimes le general a pied , et nous arri- vames presque aussitot que lui a la niaison du general Edgar, venerable soldat de la revolution , qui 1'accueillit avec un tendre empressement , et qui ordonna que toutes les portes restassent ou- vertes, afin que tous ses concitoyens pussent jouir comme lui du plaisir de presser la main du fils adoptif de TAnierique. Apres qu'on eut accorde quelques instans a 1'expiosion un peu tumultueuse des sentimens que la presence du general inspirait aux ci toy ens , le gouverneur Coles eleva la voix , et reclama de ses admi- nistres uri peu de silence, qu'ils lui accorderent avec un empressemeut et une deference qui me prouverent que son autorite reposait, non-seule- ment sur la loi, mais encore suf 1'afFection ge- nerale. II s'avanca alors vers Lafayette, autour duquel le cercle des assistans s'etait un peu agrandi, etlui adressa avec emotion un discours

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dans lequel il lui peignit les transports que sa presence excitait au milieu cle la population de Fetat d'lllinois, et 1'heureuse influence que le sou venir de sa visite exercerait plus tard sur les en- fans temoins aujourd'hui de renthousiasme de leurs peres , pour Tun des plus vaillans fondateurs de leur liberte.

« L'amour de la liberte, » lui dit-il , « qui est » ]e sentiment caracteristique des Americains, » n'exerce pas plus d'empire sur nos cceurs que )> noire devouement entbousiaste et notre vene- » ration pour les heros et les sages de notre re- » volution. Nous nous glorifions de leurs actions, « nous consacrons leur memoire, nous venerons » leurs noms, nous sommes devou.es a leurs prin- » cipes, et nous sommes fermement resolus a » nejamais renoncer aux droits et aux libertes » con qui s par leurs vertus , leur valeur et leur » sagesse.... Animes de ces sentimens, et en pre- » sence d'un des plus vertueux, des plus desin- » teresses et des plus bero'jques champions de » nos droits et de notre independance; en pre- » sence d'un des peres de notre republique, d'un » apotre de la liberte , du bienfaiteur du genre » humain, notre emotion ne nous permel plus » d'exprimer la nature et la force des sentimens » qui nous agitent... »

lei, en effet , la voix du gouverneur Coles s'altera sensiblement , et il fut oblige de s'inter- H. 19

290 LAFAYKTTI-:

rompre pour rccueillir ses idees. Pendartt cet instant de profond silence, je jetai im regard sur L'aasemblee au milieu de laquelle je me trou- vais, et je fus frappe d'etonnement en remar- quant la variete et la bizarrerie de sa composi tion. A cote dliommes que la dignite de leur contenance et 1' exaltation patriotique de leurs re gards faisaient facilementreconnaitre pour Ame rica ins, etaieut d'autres homines dont les vete- mens plus grossiers, la vivacite, la petulance des mouvemens, la joie expansive de leurs visages, me rappelerent beaucoup les paysans de ma patrie; derriere ceux-ci , prcs de la porte et sur le piazza qui entoure la maison, se tenaient debout, im mobiles , impassibles , de grandes figures rouges, a demi-nues, appuyees sur un arc ou sur un long fusil; e'etaient des Indiens du voisinage.

Apres une pause de quelques secondes , le gouverneur reprit sa harangue, qu'il terminaen presentant, avec une grande eloquence, le ta bleau fidele des bienfaits que 1'Amerique avait recueillis cle sa liberte , et de I'heureuse influence que ses institutions republicairiesdevaientexercer un jour sur le reste du monde. Lorsque 1'orateur eut fmi , un leger murmure d'approbation s'eleva clans 1'assemblee, et se prolongea jusqu'a ce que Ton s'apercut que le general Lafayette allait re- pondre ; alors il se fit de nouveau un silence at-

EN AMERIQUE. 291

tenth, et cliacun, clans le tlesir de 1'entendre, se rapproclia ct resserra le cercle aulour de lui. II prit alors la parole , et dit : « C'est avec un » vif bonhetir , monsieur, que je me trouve dans » 1'e'tat d'Jllinois, et que je me vois accueilli, au » nom du peuple, par le respectable gouverneur, » dont les sentimens a raon egard, exprimes » avec tant de bonte , me penetrent de reeonnais- » sauce, tandis que ses patriotiques esperances, )> ses liberales declarations, m'inspirent la plus » grande sympathie et la plus haute considera- » tion. Un engagement sacre , et bien compris » par tous les citoyens des Etats-Unis , m'oblige » d'abreger ma visite dans la partie occidentale » de 1'Union ; mais j'emporte Tinexprimable » satisfaction d'avoir vu par moi-meme les pro- » gres de la prosperite et de 1'irnportance de ce » jeune etat , tels qu'ils sont , triplement ga rands )> par ses institutions rep ubli calces, par tous ses » avantages locaux , et par sa generalise deter- » mination de cultiver ses bienfaits d'apres les » principes les plus purs de la liberte ameri- » caine. A ces cordiales felicitations, mon cher » monsieur, je joins mes remercimens pour » I'lioniieur que vous m'avez fait d'associer mon » nom a ceux de mes bien-aimes et veneres amis. » Acceptez, je vous prie , pour les citoyens de » 1'etat d'lllinois, pour leurs representans dans » les deux chambres, com me pour leur premier

10.

292 LAFAYETTE

» magistral , 1'expression de ma gratitude pour » 1'afFectueuse invitation qu'ils nVavaient adres- » see; pour la reception qui m'est faite aujour- » d'hui dans cette patriotique ville de Kaskaskia ; » j'y joins tous les voeux de" mon devouement et » de mon respect. »

Apres ces felieitationsreciproques , commenca une autre scene non moms interessante. Quel- ques vieux soldats revolutionnaires sortirent de la foule et vinrent presser la main de leur vieux general ; pendant qu'il s'entretenait avec eux et qu'il les entendait avec attendrissement citer les iioms de ceux de leurs anciens compagnons d'ar- mes qui combattirent aussi a la Brandywine et a York-Town, mais a qui il ne fut pas dorme de jouir du fruit de leurs travaux, ni d'unir en ce jour leurs voix a ceile de la patrie reconnais- sante , ces homines que j'avais remarques comme ayant quelques rapports , dans le costume et les inanieres , avec nos paysans francais, allaient et venaient avec vivacite dans toutes les parties de la salle ,, ou formai en t quelquefois de petits groupes au milieu desquels on entendait eclater, en langue francaise , les expressions de la joie la plus franclie , la plus animee. Ayant ete pre- sente au milieu d'un de ces groupes par uii membre du comite de Kaskaskia , j'y fus accueillt d'abord avec une grande bienveillance , et bien- tot accablf3 d'une foule de questions diverses, des

EN AMERIQUE ag3

qu*on sut que j'etais Francais, et quej'accom- pagnais le general Lafayette. «Quoi ! vous aussi » vous venez de la grande France ? Donnez-nous » done des nouvelles de ce beau, de ce cher )> pays ? Y est-on heureux , y est-on libre comme w ici ? Ah ! quel plaisir que de voir de nos bons » Francais de la grande France ! » Et les ques tions se succedaient avec une telle rapidite , que je ne savais plus auquel entendre. Je ne tardai pas a m'apercevoir que ces braves gens avaient autant d'ignorance sur les choses qui concer naient leur mere-pa trie , que d'enthousiasme pour elle. Us ne connaisseut de la France que ce que la tradition a conserve au milieu d'eux du regne de Louis XIV; et ils n'ont aucune idee des convulsions qui , depuis quarante ans , ont dechire le pays de leurs peres. <( N'avez-vous pas » eu , » me dit Tun d'eux , qui venait de me faire , sur le general Lafayette , une foule de questions que ne m'aurait pas faitesun enfant americain de dix ans , « n'avez-vous pas eu encore un autre fa- » meux general, appele Napoleon, qui vous a fait » faire beaucoup deguerresglorieuses? » Je pense que si Napoleon eut entendu faire une pareille question , son amour-propre en eut tantsoit peu souffert , lui , qui croyait avoir rempli 1'univers de son nom , parce qu'il avait renverse quelques vieux trones en Europe, et tue la liberte en France ! et cependant il etait a peine connu sur

LAFAYETTE les rives du Mississippi; a deux miile licues an plus du theatre de sa gloire , on ne prononcait son noni qu'avec Fexp cession du doute 1 En verite il y a la de quoi decourager la plus ardente passion pour la celebrite... Je fis de mon mieux pour repondre a la question de mori Canadien, et pour lui faire comprendre, ainsi qu'a ceuxqui Tentouraicnt , ce que c'etait que ce fameux ge neral Napoleon. Au recit de ses exploits, ils se frotterent d'abord les mains , et se redresserent d'un air de superiorite , en disant : « Ceque c'est » cependant que nos braves Francais.... Ge n'est » que parmi eux qu'ori trouve des hommes » comrne ea 1 » Mais quandj'eri vins a leur dire comment le fameux general s'etait fait faire consul; comment il s'etait fait faire empereur; comment il avait successivement detruit nos libertes et paralyse Texercice de nos droits; comment enfin il etait tombe lui-meme en nous laissant , apres vingt ans de guerre , a peu pres au point d'ou nous etions partis au commence ment de notre revolution, ils devinrent tous tristes comme s'ils aliaient pleurer , et s'ecrierent : <c Et vous avez souiFert tout cela ! Comment , » dans la belle France , dans la grancle France, » on n'est pas libre comrne dans 1'etat d'lllinois ! » Bon Dieu est-ce possible! Quoi , vous ne pouvez » pas ecrire librenient tout ce que vouspensez? » Vous ne pouvez pas alfer partout sans passe-

EN AMElUQUt; >< port? Ce nVst pas vous qui nommez vos » maires dans vos villes et villages? Ge n'est pas )> vous qui choisissez vos gouverneurs ou vos pre- » fets dans vos departemens ou vos provinces? » Vous n'avez pas tous le droit d'elire vos repre- » sentans a 1'assemblee nationale? Aucun de vous » n'est appele a 1'election du chef du gouverne- )> ment , et cependant vous payez tous de si forts )> impots [He, bon Dieu ! nos bons Francais de la » grande France sont done plus a plaindre que » les negres esclaves de laLouisiane, qu'on dit » cependant bien malheureux ! Gar enfin , si ceux- » ci n'exercent aucun des droits que nous exer- w cons tous ici , du moins ils ne donnent d'argent » a person ne et ont des maitres qui les nourris-

» sent )> Pendant toutes ces exclamations je

ne savais plus que dire. Le rouge me montait ati visage, et j'avoue que ma vanite nationale souffrait singulierement d'cntendre d'ignorans Canadiens exprimer des sentimens de pi tie pour mes compatriotes , et etablir a leur desavantage line comparaison entre eux et de miserables es claves; mais ces sentimens etaient tfop bien fon- cles pour que je pusse m'en plaindre , et je gar- da i le silence. Seulement je me promis d'etre plus discret a 1'avenir, et de ne point parler avec tant d abandon de la situation politique de ma pa- trie devant des homines libres.

Pendant que je m'entretenais avec les Gana-

296 LAFAYETTE

diens, la foule,mue par un sentiment de deli- catesse et de bienveiliante attention, s'etait in- sensiblement retiree, a fin de laisser au general Lafayette le temps de prendre queiques iristans de repos en attendant 1'heure du banquet que les citoyens preparaient a la hate. Desireux de mettre a profit le pen de temps que nous devions rester a Kaskaskia, je sortis, ainsi que M. George Lafayette , pour aller reconnaitre les environs du village , ou nous entretenir avec quelques ha- bitans, et nous laissames le general avec nos autres compagnons de voyage et quelques vieux soldats revolutionnaires chez le colonel Edgar. Arrives sur la place publique, nous trouvames presque tous les citoyens qui se promenaient et s'entretenaient joyeusement de I'evenement du jour. Nous retrouvames dans ieurs groupes la meme variete de physionomie que celle qui m'a- vait tant frappe dans la salle de reception; pen dant que M. George recueillait d'un Americain des details sur 1'origine et la situation presente de Kaskaskia , je m'approchai d'un petit cercle d'lndiens au'milieu desquels se tenait un homme d'une haute stature et d'un aspect bizarre. Son visage, sans etre cuivreux conime celui dcs indi genes, etait cependant tres-basane. Ses vete- mens courts, sa large ceinture a laquelle pen- dait une poudriere, ses longues guetres de cuir qui montaient au-dessus de ses genoux , tout son

EN AMfiRIQUE. 297

equipage enfia annoncait un chasseur des forets. II etait appuye sur une longue carabine, et pa- raissait inspirer par ses discours un vit' interet a ceux qui Fecoutaient. Lorsqu'il me vit, il vint a moi sans empressement , mais avec une bien- veillance marquee. 11 me tendit la main, je lui donnai la mienne qu'il serra cordialement. J'e- prouvai un instant d'hesitation pour lui adresser la parole, ne sachant s'il entendait Fanglais on le francais; mais il me parla lui-meme tout d'a- bord dans cette derniere langue, et je me trou- vai bientot fort a 1'aise avec lui. 11 m'apprit qu'ii etait de sang mele, que sa mere etait de la tribu des Kickapoos, et que son pere etait un blanc venu du Canada , et parlant ia langue fran raise. II vit habituellement parmi les Indiens du voi- sinage, qui ont pour lui beaucoup d'amitie et une grande consideration, parceque , malgre les cincjuante annees et ]es fatigues qui commen- cent a blancliir sa tete, il les egale encore a la course , a la cliasse , a tous les exercices du corps, et qu'il leur sert souvent d'iritermediaire avec les blancs , dont il entend parfaitenientle langapre , quoique sa langue familiere soit celle cleg In diens. Ceux qui 1'entouraient n'etaient point tous semblablemeiit vetus, ni semblablement mata- che3s. II etait facile aussi de trouver quelques differences dans leurs traits et dans leurs ma- nieres. J'en conclus qu ils n'etaient point tous de

-9$ LAFAYETTE

la meme tribu. Le grand chasseur me coufirma dans cette opinion en me disant cjue , dans ce moment , il y avait autour de Kaskaskia , trois ou quatre camps d'Indiens venus pour vendreleurs fourrures , produit de leur grande chasse d'hiver. II me nomma les diverses tribus qui occupaient ces camps ; mais leurs noms etaient si barbares ou si mal prononces , que je ne pus les compren- dre ; je n'entendis bien que celui de Miami, qui , repete deux ou trois fois, fit soriir de son apa- thie un petit homme, qui j usque-la s'etait tenu immobile devant moi , enveloppe dans une cou- verture de laine ; son visage, fletri par Vintempe- rance , etait peint en rouge , en bleu et en jaune. A ce nom de Miami il releva la lete, prit un air ridicule de dignite , et me dit : « Moi, je devrais » etre chef de la nation des Mia mis. Mon grand- » pere en etait chef, mon pere en etait chef; » mais les Miamis ont injustement decide^que )> je ne succederais pas a mon pere , et aujour- » d'hui , au lieu d'avoir une grande quantite de » fourrures a vendre, je ne possede rien : je quit- » terai Kaskaskia sans pouvoir emporter ni ar-

)> mes, ni munitions, ni tabac » Pendant

qu'il parlait ainsi , un horn me matache comrnc 3ui , mais d'une tres-haute stature et de (mties a thletiques , le regardait d'un air dedaigneux , et lui dit , en lui frappant legerement sur 1'epaule . « Oses-tu bien te plaindre de la justice des Mia

EN AMERIQUK. 299

» mis ? Ton grand-pere etait notre chef, dis-tu? » ton pere 1'etait aussi? Mais as-tu done oublic » que ton grand-pere etait Je pluvS brave de nos » guerriers, et que la sagesse de ton pere dans )> nos conseils etait ecoutee comme la voix du )) Grand - Esprit I Mais toi , a quel titre vou- » drais-tu commander a des hommes? Faible » conime une vieille femme , tu n'as pas meme » Je courage de chasser pour satisfaire tes be- » soins , et tu nous livrerais aux blancs pour une

» bouteille d'eau de feu » Un geste de me-

pris termina cefte rude apostrophe, que le grand chasseur me traduisit aussitot en francais ; et le prince clechu , tristement appuje sur un petit arc , semblable a ceux avec lesquels s'exercent les enlans des Jndiens, garda le silence. Son sort me parut vraiment digne de pitie ; mais je ne pus eependant me defendre d'un sentiment d'es- time pour la nation des Miamis, qui ne croit pas que dans un prince la legitimite puisse te- nir lieu de toutes les vertus.

J'etais encore au milieu des Indiens , question- riant le grand chasseur sur la situation et les forces de leurs tribus , que la civilisation decime rapiclement, lorsque je vis arriver le secretaire du gouverneur de la Louisiane , M. Caire , qui venait me proposer d'aller avec lui visiter un campemcnt indien, dont on lui avait indiquc la position a une tres- petite distance du village.

3oo LAFAYETTE

J'acceptai, et nous partimes de suite aim cle pou- voir etre de retour pour 1'heure du diner. En sortaut de Kaskuskia, nous passames d'abord la riviere du meme norn, sur un pont de bois soli- dement bati et fort bien entretenu. Nous rnar- ehames ensuite environ vingt minutes dans la plaine, jusqu'a 1'entree d'une foret dans laquelle nous penetrames par un etroit sentier trace le long d'un ruisseau. A mesure que nous avancions , le sol s'elevait plus fortement a notre droite et a notre gauche, et bientot nous nous trouvames dans une espece cle gorge formee par une succes sion de petites collines couvertes de bois tres- fourres. Au bout d'un bon quart d'heure de mar- clie, nous arrivames a une barriere, que nous escaladames, et derriere laquelle paissaient deux chevaux qui atLirefent notre attention, par le bruit des sonnettes qu'ils portaient au cou. Un peu plus loin la gorge, en s'elargissant , formait une petite vallee delicieuse, au milieu de laquelle quelques cases d'ecorce s'elevaient en demi-cer- cle ; c'etait le camp indien que nous chercbions. Les ouvertures de ces cases etaient toutes tour- noes vers 1'interieur du cercle, et le plancher, eleve a environ trois pieds du sol, etait legere- inent incline , conime le plancher d'un lit de camp. A 1'exception d'une tres-vieille femme, occupee a cuire du ma?s sur un feu en plein air, nous ne trouvaines personne dans le camp. Soit

EN AMERIQUK. 3oi

mauvaise volonte, soil qu'elle ne comprit ni le francais ni Fanglais, cette femme ne repondit a aucune de nos questions , et nous vit, avec la plus grande indifference, regarder et meme toucher tous les objets qui, dans les cases, piquaient le plus notre curiosite. Tout etait range avec assez d'ordre , et il etait aise de reconnaitre la place qu'occupaient les femmes, par les petits usten- siles de toilette, tels que miroirs, peignes, sacs a couleurs pour peindre le visage, etc. , qu'on y remarquait. Apres un examen assez detaille de tout ce petit camp, nous allions nous retirer Jorsque je fus arrete sur le bord du rnisseau qui 3e traversait , par la vue d'une espece de tres- petite roue de moulin, q;*i paraissait avoir ete jetee sur lesbords par la rapidite du courant. Je la relevai et la replacai ou je crus qu'elle avail ete primitivement posee par des enfans, sur deux pierresqui s'elevaient un peu au-clessus de Feau; et le courant, frappant legerement ses ailes, la lit tourner rapidement. Gette puerilite, qui pro- bablement serait sortie de ma memoire, et dont je ne parlerais pas maintenarit si, le soir meme , elle ne m'avait place , vis-a-vis des Indiens , dans mie situation atssez extraordinaire, excita beau- coup Fatten tion de la vieille feninie , qui, par ses gestes, nous exprima une vive satisfaction.

En rentrant a Kaskdskia, nous trouvames sur la place M. de S^on, jeune Francais fort aim-able

3o2 LAFAYETTE

et de beaucoup d'esprit, qui, sur ['invitation du general Lafayette, etait parti de Washington- City avec nous pour visiter les etats du Sud et de FOuest. Comme nous , il venait de faire une ex cursion dans les environs, et paraissait fort joyeux de la decouverte qu'il avait faite ; il ava'it rencontre , au milieu de la foret , a la tete d'une troupe d'Indiens, une jeune femme assez jolie, parlant tres-bien francais, et s'exprimant avec une grace dont il paraissait encore emerveille. Elle lui avait demande s'il etait vrai que La fayette fut a Kaskaskia , et sur sa reponse affirma tive , elle avait temoigne un grand desir cle le voir. « Je porte toujours sur moi , » dit-elle a M. de Syon, « une relique qui m'est bien cbere; » je voudrais la lui montrer, elle lui prouverait » que son nom n'est pas moins venere au milieu » de nos tribus que parmi les Americains blancs,

» pour lesquels il a combattu )> Et, en parlant

ainsi, elle tira de son sein un petit portefeuille qui renfermait une lettre enveloppee avec soin dans plusieurs feuilles de papier. « Elle est de )> Lafayette, » dit-elle, « il la eci'ite a mon perc » il y a bien long-temps, et mon pere, en mou- » rant, me Fa laissee comme ce qu'il possedait

)> deplus precieux » A la vue de cette lettre,

M. de Syon avait propose a la jeune Indienne de le suivre a Kaskaskia , en Fassurant que le ge neral Lafayette eprouverait bien du plaisir a la

EN AAIKIUQUK. 3o3

voir; maiscette proposition parut lembarofsser., et sous clivers pretextes, assez mal choisis, elle refusa d'y vcnir. « dependant, » ajouta-t-elle , <c si vous aviez quelque chose a me faire dire ce » soil', vous me trouveriez dans mon camp, qui » est tres-pres du village-; tout le monde vous en » iiidiquera la route, car je suis bien connue a )> Kaskaskia : je me nomme Marie. »

Ge recit de M. de Syon piqua vivement ma curiosite, et je serais volontiers reparti de suite avec lui a la recherche de Marie; niais, dans cet instant, un membre du comite de Kaskaskia vint nous avertir qu'on allait se mettre a table; et nous vimes en effet le general Lafayette sortant de chez le colonel Edgar, an milieu d'un cor tege nombreux de citoyens , et traversal! t la place pour se rendre chez ie colonel Sweet, ou le repas etait prepare. Nous nous joignimes an cortege, et nous primes place au banquet, ou le general se trouva assis sous une arcade de fleurs prepa- ree par les clames de Kaskaskia, avec tant d'art et de gout, qu'elle produisait, par le riche me lange des couleursles plus vives, 1'eflet d'un aro en-ciel.

J'avais parle au general Lafayette de la ren contre de la jeune Indienne; et, sur le desirqu'il me temoigna de la voir, je quittai la table avec M. de Syon , au moment ou les convives com- inencaient a echanger entre eux les santes pa-

3o4 LAFAYETTE

triotiques , et nous chercbarnes un guide pour nous conduire au camp de Marie. Le liasard nous servit merveilleusement , en nous adressant a un Indicu de la tribu niemc que nous voulions vi- siter. Conduits par lui, nous passames le pout de la Kaskaskia, et bientot , malgre les tenebres qui commencaient a nous entourer, je rcconnus le sender et le ruisseau que j'avais suivis ]e ma tin avec M. Caire. Au moment ou nous allions francbir la barriere qui coupe le cliemin , nous fumes arretes par les burlemens affreux de deux enormes cliiens qui s'elancerent pour defendre le passage , et qui nous eussent probablement fait mi mauvais parti, si la voix de riotre guide, qu'ils reconnurent sans doute, ne les eut tout a coup calmes. Nous arrivames, sans autre obstacle, au milieu clu camp qu'eclairait un enorme feu, aulour duquel une douzaine d'ln- diens, accroupis sur leurs talons, s'entretenaient en preparant leur souper; ils nous accueiilirent avec cordialke, et, des qu'ils furent informes du suiet de not re visite, Fun d'eux nous conduisit a la case de Marie , que nous trouvames endormie sur une peau de bison. Ala voix de M. de Syon, qu'elle reconnut, elle s'elanca a terre, et ccouta attentivement 1'invitation que nous lui fimes, de la part du general Lafayette , de venir a Kns- kaskia ; elle en parut tres-flattee , mais elle nous dit qua van t de se determiner a nous suivre elle

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voulait en parler a son mari. Pendant qu'elle se concertait avec lui, j'entendis pousser un cri aigu ; je me retournai , et je vis pres de moi la vieille iemme que j'avais trouvee seule le matin dans le camp ; elle venait de me reconnaitre a la lueur de la flamme du foyer, et de me designer a ses compagnons, qui, aussitot quittant leurs occupations, s'elancerent en cercle autour de moi , et commencerent a danser avec de grandes demonstrations de joie et de reconnaissance. Leurs corps cuivres et presque nus, leurs visages bizarrement mataches , leur pantomime expres sive, le reflet des flammes qui peignait en rouge tous les objets environnans, tout donnait a cette scene un aspect qui avait quelque chose d'in- iernal , et je me crus un instant au milieu des demons. Marie, temoin de mon etnbarras , y mit tin , en ordonnant que les danses cessassent, puis elle me donna rexplicatiori deshotineurs qu'on venait de me rendre. « Lorsque nous vculons » savoir si 1'entreprise que nous meditons sera » heureuse , » me dit-elle , unous placons sur le » cours d'un ruisscau une petite roue legeremeiit » appujee sur deux pierres; si la roue tourne » pendant, trois soleils sans etre renversee, 1'au- » gure est favorable; mais si le courant i'en- » traine et la rejette sur ses bords, c'est une M preuve certaine que nos projets ne sont point » approuvcs par le Grand Esprit, a moins ce-

3o6 LAFAYETTE

» pendant qu'un etranger ne vienne relever la » petite roue avant la fin du troisieme soleil. )> Vous etes cet etranger qui avez releve notre » manitou et nos esperances, et c'est a ce litre » que vous avez ete fete parmi nous. » En pro- noncant ces derniers mots , Marie laissa errer sur ses levres un sourire ironique qui me fit clouter de sa foi dans le manitou. uVous ne paraissez pas » tres-convaincue, » lui dis-je, « de I'efficacite du » service que je vous ai rendu en relevant votre » manitou ? » Elle secoua silencieusemeritla tete; puis, levant les yeux vers le ciel : « On m'a en- » seigne , » dit-elle , « a placer ma coniiance plus

» haut; toutes mes esperances sont dans le

» dieu qu'ori m'a fait connaitre, le dieu deschre- » tiens.... » J'avais d'abord ete fort etonne en entendant une femme indienne parler si bier* francais, et je ne le fus pas moins en apprenant qu'elle etait chretienne ; Marie s'en apercut, et, pour faire cesser mon etonnement, elle se mit a me raconter son histoire, pendant que son mari et les guerriers qui devaient 1'accompagner a Kaskaskia prenaient a la hate leur souper, com pose de mai's cuit dans du lait. Elle m'apprit que son pere, qui etait chef d'une des nations qui habitent sur les bords des grands lacs du Nord, avait autrefois combattu avec une centaine des siens sous les ordres de Lafayette , lorsque ce- lui-ci commandait une armee sur les frontieres

EN AMfiRIQUE.

du meme cote; qu'il y avait acquis une grande gloire , et gagne 1'amitie des Americains ; long- temps apres, e'est-a-dire il y a environ vingt ans, par des motifs inconnus a Marie, il avait quitte les bords des grands lacs avec quelques-uns de ses guerriers, sa femme et sa fille; et, apres avoir marclie pendant bien long-temps, il etait venu s'etablir sur les bords de la riviere des Illi nois. « J'etais bien jeune alors, » me dit Marie; <c mais je n'ai cependant pas encore oublie les w horribles souffrances que nous avons endurees « pendant ce long voyage, fait au milieu d'un w hiver rigoureux, a travers un pays peuple de )> nations que nous ne connaissions pas; elles fu~ « rent telles, que ma pauvre mere, qui m'avait » presque toujours portee sur ses epaules, cleja « bien chargees de bagage, en mourut qtielques » jours apres notre arrivee ; mon pere me remit » aux soins d'une autre femme qui avait aussi » emigre avec nous , et s'occupa cles moyens de » nous assurer la tranquille possession des terres » sur lesquelles nous venions de nous etablir , » en faisant alliance avec nos nouveaux voisins; » les Kickapoos furent ceux qui nous accueill:- )> rent le mieux, et nous nous considcrames bien- )> tot com me faisant partie de leur nation ; 1'an- )> nee suivante mon pere fut choisi par eux, avec w quelques-uns des leurs, pour aller regler que!- » ques interets de la nation aupres de 1'agent du

20.

3o8 LAFAYETTE

» gouvernement des Etats-Unis residant ici , a » Kaskaskia ; il voulut que je fusse du voyage; » car, quoique les Kickapoos se fussent montres » tres-genereux et tres- hospitallers envers lui, » il craignait cependant que quelque guerre n'e- » clatat en son absence, car il connaissait deja » toutes les intrigues des Anglais pour exciter les » Indiens centre les Americains; ce fut ce meme » sentiment qui fengagea a acceder a la de- » mande que lui fit 1'agent americain, de me » laisser dans sa famille pour y etre elevee avec » sa fille qui venait de naitre; mon pere avait » beaucoup d'estime pour les blancs de cette » grande nation pour laquelle il avait combattu » autrefois ; il n'avait jamais eu a se plaindre » d'eux, et celui qui lui ofFrait de se charger de » moi lui inspirait une grande confiance par la » franchise de ses manieres, et surtout par la » loyaute avec laquelle il traitait les affaires des » Indiens ; il me laissa done , et retourna sur les » bords de la riviere des Illinois , en me promet- » tant de venir me voir tous les ans apres les )> grandes chasses d'hiver ; il vint en effet plu- » sieurs fois de suite; et moi , malgre 1'ennui que » me causait la vie sedentaire , je grandissais » cependant; je repondais aux soins de mon » bieniaiteur et de sa femme ; je m'affectionnais » pour leur fille, qui grandissait avec moi, et les » verites de la religion chretienne remplacaient fa-

EN AMERIQUE, 809

» cilement clans mon ame la superstition de mes » peres , que j'avais a peine connue ; neanmoins , » vous Favouerai-je, malgre 1'influence de la ci- )> vilisation et dela religion sur mon jeuneetre, » les impressions de 1'enfance n'etaient point w entierement effacees en moi ; si le plaisir de la » promenade me conduisait dans 1'epaisseur des » forets , j'y respirais plus facilement , et j'etais )> obligee de me fa ire violence pour rentrer & la » maison ; lorsque ie soir, assise au frais sur la » porte de Inhabitation de mon pere adoptif, » j'entendais retentir au loin , dans le silence de » la nuit, la voix eclatante des Indiens qui se » ralliaient pour revenir a leur camp , je me sen- » tais tressaillir, et ma faible voix imitait ce cri » sauvage avec une facilite qui effrayait ma jeune » compagne ; et, quand par hasard quelques » guerriers venaient consulter mon bienfaiteur » sur leurs traites , ou que des chasseurs venaient » lui offrir une partie du produit de leur chasse, » j'etais toujours la premiere a courir au devant » d'eux pour les accueillir; je leur temoignais ma » joie par tous les moyens imaginables , et je ne » pouvais m'empecher d'admircr et de desirer )> leurs simples ornemens, qui me paraissaient » bien preferables aux plus brillantes paruresdes » blancs.

» Cependant, il y a cinq ans, mon pere ne » par ut pas & Fepoque du retour des chasses

3lO LAFAYETTE

» d'hiver^ mais un guerrier, que j'avais vu sou- » vent avec lui, vint me trouver le soir a 1'entree » de la foret , ou j'etais assise , et me dit : « Ma- » rie, ton pere est vieux et faible, ii n'a pu nous » suivre jusqu'ici; mais il voudrait te voir encore » une fois avant de mourir, et il m'a charge de » te conduire vers .lui. » En disant ces mots, il » me prit la main avec force, et m'entraina avec » lui. Je n'avais pas encore eu le temps de lui » repondre, ni meme de prendre une resolution, » que deja nous etions fort loin, et je vis bien » qu'il ne me restait d'autre parti a prendre que » de le suivre. Nous marchames presque toute la » nuit, et, au point du jour, nous arrivames a D une case d'ecorce . elevee au milieu d'une petite » vallee. La, je trouvai mon pere assis sur des » peaux de bisons , les jeux tournes vers Tendroit » ou le soleil se leve. Son visage etait matache )) comme pour un jour de combat. Son tomahawk, » dont le manche etait orne de plusieurs clieve- ^) lures , etait h cote de lui ; il etait calme et si- » lencieux comme Test un Indien qui attend la » mort. Des qu'il me vit, il tira de dedans un sac » de loutre un papier roule avec soiri dans une v peau bien seche, et me la remit en me recom- » mandant de la conserver comme une chose » precieuse. « J'ai voulu te voir encore une fois » avant de mourir , » me dit-il , « et te remettre » ce papier, qui est le plus puissant manitou que

» tu puisses employer aupres des blancs pour les )> interesser en ta favour; car tous ceux auxquels )> je Fai montre m'ont donne des temoignages » particuliers d'attachement. Je 1'ai recu d'un » grand guerrier francais, que les Anglais redou- )> talent autant que les Americains 1'aimaient, et

» avec lequel j'ai combattu dans ma jeuriesse v

» Apres ces mots, mon pere se tut, et le lende- » main matin il avait cesse de vivre. Sciakape , )) c'est le nom du guerrier qui etait venu me )> chercher, couvrit le corps de mon pere avec » des branches d'arbre, et me ramena ou il m'a- » vait prise »

Ici, Marie suspendit son recit, et me presenta une lettre un peu noircie par le temps , mais assez bien conservee. « Tenez , » me dit-elle en souriant , « vous voyez qne j'ai fidelement rem- » pli le vceu de mon pere; j'ai eu grand soin de

» son manitou. » J'ouvris la lettre, et je re-

connus la signature et 1'ecriture du general La fayette. Elle etait datee du quartier general d' Albany, mois de juin 1778, apres la campagne du Nord, et adressee a Panisciowa, chef indieri d'une des six nations, pour le remercier de la maniere courageuse dont il avait servi la cause americaine.

« Eh bien ! » me dit Marie, « maintenant que » vous me connaissez assez pour pouvoir me pre- » senter a Lafayette , voulez - vous que nous al-

LAFAYETTE

» Jions vers lui , afin qvie je puisse presser aussi la » main de celui dans lequel mon pere reverait » le guerrier courageux et 1'ami de nos na- » tions? » a Volontiers, » lui repondis-je; « mais il rne semble que vous nous aviez promis » clenous apprendre comment, apres avoir goute » pendant quelque temps les douceurs de la ci- » vilisation , vous etes revenue a la vie rude et » sauvage des Indiens?» A cette question, Marie baissa les yeux et parut troublee. Cependant , apres une legere hesitation , elle reprit d'une voix moins elevee : « Apres la mort de mon pere , » Sciakape revint souvent me voir. Bientot nous » nous attachihiies 1'un a I'aritre; il n'eut point dc » peine a me determiner a le suivre au milieu » des forets, ou je devins sa femme. Cette reso- )> lution affiigea d'abord beaucoup rnes bienfai- )> teurs; mais quand ils virent que je me trou- » vais heureuse, ils me pardonnerent ; et chaque » annee , pendant tout le temps que notre )) campement est etabli pres de Kaskaskia , je » passe rarement un jour sans aller les voir ; si » vous le voulez , nous pouvons leur faire une » visite , car leur maison se trouve presque sur » notre passage , et vous verrez , par 1'accueil )> qu'ils me feront, qu'ils m'ont conserve leur )> estime et leur ami tie. » Marie prononca ces derniers mots avec une sorte d'orgueil , qui nous prouva qu'ellc craignait que nous ii'eussions pris

EN AMfiRIQUE. 3i3

mauvaisc opinion d'elle , par rapport a sa fuite dc chez ses bienfaiteurs avec Sciakape. Nous ac- ceptames sa proposition , et elle donna le signal du depart. A sa voix, son mari et huit guerriers se presentment pour nous escorter; M. de Syon ]ui offrit son bras, et nous nous mimes en marche. Nous fumes tous Ires-Lien accueillis par ]a fa- mill e Mesnard; mais Marie surtout recut les plus tendres temoignages d'afFection de toutes les per/- sonnes de la maison. M. Mesnard (c'est le nom du pere adoptif de Marie) etait h Kaskaskia, en qualite de membre du comite charge de recevoir le general Lafayette, et madame Mesnard nous demanda si nous voulions nous charger de con- cluire sa fille au bal auquel une indisposition J'empechait d'aller elle-meme. Nous acceptances avecplaisir; et, pendant que Marie aidait made moiselle Mesnard a achever sa toilette , nous pri mes place autour d'un grand foyer dans la cui sine ; a peine etions-nous assis que je vis s'agiter, au coin de la cheminee , une masse noire , dont j'eus d'abord beaucoup de peine a reconnaitre la nature et la forme; mais enfin, apres un exa- men attentif, je reconnus que c'etait un vieux negre , courbe par I'age. Son visage etait telle- ment ride et deforme par le temps, qu'il n'etait plus possible d'en distinguer un seul trait , et je ne devinai la place de sa Louche que par le petit nuage de fumee dc tabac qui en sortait de temps

3l4 LAFAYETTE

en temps. Get liomme parut preter une grande attention a la conversation qui s'etablit entre nous et un jeune homme de ]a famille Mesnard ; lorsqu'il entendit que nous voyagions avec le ge neral Lafayette, et que nous venions de Saint- Louis, il nous demanda si nous y avions trouve un grand nombre de Francais ; je lui repondis que nous n'en avions vu que quelques-uns, et, entre autres, le fondateur de la ville, M. Choteau. « Quoi 1 » s'ecria - t-il d'une voix sonore, qui ne paraissait point appartenir a un corps si brise, « quoi! vous avez trouve le petit Choteau? oh I » je le connais bien , moi, le petit Choteau; nous » avons Leaucoup voyage ensemble sur le Missis- » sippi, et cela a une epoque a laquelle bien peu )> de blancs encore avaient penetre jusqu'ici. » « Mais, savez-vous bien , » lui dis-je, « que ce- » lui que vous appelez le petit Choteau est bien » vieux , qu'il a certainement plus de quatre- » vingt-dix ans? » « Oh ! je le crois bien I mais » qu'est-ce que cela fait, ca n'empeche pas que » je 1'ai connu bien enfant. » <( Mais quel age )> avez -vous done? » « Ma foi, je n'en sais )> rien, car on ne m'a jamais appris a compter. » Tout ce que je sais , c'est que je suis parti de la » Nouvelle-Orleans avec mon maitre , qui faisait » partie de 1'expedition envoyee par la compa- v gnie de navigation du Mississippi, sous les or- » dres du jeune Choteau , pour aller batir un fort

EN AMERIQUE. 3i5

» en haut de la riviere. Le jeurie Choteau avait » a peine seize aris; mais il etait chef de 1'expe- )> dition, parce que son pere etait, dit-on , un » des plus riches a^tionriaires de la compagnie. )> Apres avoir rame long-temps contre le courant » et eprouve bien des fatigues , nous somnies en- » fin arrives pas bien loin d'ici, ou nous nous » sommes mis a batir le fort de Chartres. Oh! » mon Dieu ! il me semble encore y etre ; je vois » d'ici les grosses pierres que nous apportions, » les grandes voutes que nous construisions. Cha- » cun de nous disait : Voici un fort qui durera » plus que nous tous, et plus que nos enfans ; je » le croyais bien aussi , et pourtant j'en ai vu la » fin ; car il est maintenant en mines , et moi je » vis encore. Savez-vous , monsieur, combieri il » y a d'annees que nous avons bad le fort de » Ghartres? » « Mais au moins qualre-vingts )> ans, si je ne me trompe. » « Eh bien, comp- » tez , et vous saurez a peu pres mon age. J'avais » dans ce temps-la au moins treate ans , car le i) petit Ghoteau me paraissait un enfant ; j'avais » deja servi trois maitres, et j'avais deja bien

» soufFert » « A ce compte-la, vous auriez

» cent dix ans, pere Francois. » « Par ma foi, » je crois bien que j'ai pour le moins cela, car il » y a bien long-temps que je travaille et que je » souffre.,... » « Comment! » dit en 1'inter- rompant le jeune homnie qui etait assis pres de

LAFAYETTE

lui, « vous souffrez encore, pere Francois? » « Oh! pardon, monsieur, je ne parle pas du » temps que j'ai vecu dans cette maison. Depuis » que j'appartiens a M. Mesnard, c'est tout diffe- » rent; maintenant je suis heureux. Au lieu de » servir les autres, tout lemonde me sert. M. Mes- » narcl ne veut pas meme me permettre d'aller » cliercher moi-meme un morceau de hois pour » le feu, il dit que je suis trop vieux pour cela. » Mais aussi il faut tout dire, M. Mesnard n'est

» point un maitre pour moi, c'est un homme

» c'est un ami »

Get hommage du vieil esclave, rendu a 1'hu- manite de son maitre, nous donna une haute idee du caractere de M. Mesnard. Pendant que nous ecoutions encore le vieux Francois , Marie €t mademoiselle Mesnard vinrent elles-memes nous avertir qu'elles etaient pretes , et nous de- mander si nous voulions nous mettre de suite en route, car il cominencait a se faire tard. Nous primes conge de madame Mesnard, et nous re- trouvames notre escorte indienne qui nous avait patiemment attendus a la porte , et qui reprit position autour de nous a quelque distance en avarit , en arriere et sur les cotes , pour eclairer et proteger notre marche, conime sinousavions traverse un pays ennemi. La nuit etait fort obs cure , mais la temperature tres-douce et Fair parseme^ de mouches phosphoriques qui bril-

EN AMfcRIQUE. 3ij

iaient autour de nous com me des etincelles de feu. M. de Syon conduisait mademoiselle Mesnard et je donnais le bras a Marie, qui, malgre les tenebres, marcliait avec une assurance et une legerete que peut seule donner la vie des forets. Les mouclies de feu m'occupaient et m'iu- teressaient beaucoup , car, quoique ce ne f assent point les premieres que j'observasse , je n'en avais cependant jamais va une si grande quan- tite. Je demaridai a Marie si ces insectes, qui , par leur aspect, pour ainsi dire fantasmagorique, sont si propres a, etonner 1'imagi nation, n'avaient ja mais donne lieu , parmi les Indiens , a des croyan- ces ou a des corites populaires. «Non pas parmi » les nations de ces contrees, ou chaque anriee » nous sommes familiarises avec leur grand )> nombre , » me dit-elle ; « ma is j'ai ou'i dire que » parmi quelques nations du Nord , ou ils sont » plus rares , on croit communement que ce sont » les araes des amis que la mort nous a enleves , » qui viennent pour nous consoler ou pour nous )> reclamer 1'accomplissement de quelque pro- » messe. Je connais meme plusieurs ballades sur » ce sujet, une entre autres qui parait avoir ete faite » il y a bien long-temps cbez une nation qui vi- )> vait un peu plus an riord que nous et qui n'existe » plus. C'est par des chansons que se conservent » ordinairement cbez nous les grands evenemens » et les traditions populaires, et cette ballade que

3i8 LAFAYETTE

» j'ai sou vent eritendu chanter par les jeunes » filles de notre tribu , ne laisse aucun doute sur » la croyance de quclques Indiens relativement » aux mouches de feu. » Je priai Marie de me chanter cette ballade, ce qu'elle fit aussitot de fort bonne grace. Quoiqueje ne comprise rien aux paroles, qui etaient en langue indienne, je trouvai cependant une grande liarmonie dans Farrangement des mots, et dans la musique ex- tremement simple sur laquelle ils etaient clian- tes , une expression de profonde melancolie.

Lorsque Marie cut fini sa ballade, je lui deman- dai si elle ne pourrait pas me la traduire en fran- eais, afin que je pusse en comprendre le sens. « Difficilement, » me dit-elie, « car j'ai toujours » eprouve de grands obstacles a rend re exacte- » ment les paroles de nos Indiens en francais, » lorsque je leur sers d'interprete aupres des » blancs ; niais je vais essayer. » Et elle traduisit a peu pres ainsi :

« La rude saison des ch asses etait passee. )> Antakaya , le plus beau, le plus adroit, le » plus brave des guerriers des Cherokees, etait )> revenu sur les bords de TArolachy, ou Fat- >* tendait Manahella , la jeune vierge promise a » son amour et a son courage.

» Le premier jour de la lune des fleurs devait )> eclairer leur union. Deja les deux families, » reunies autour du meme feu, avaietit fait ?cs

EN AMEIUQUE. 3ig

» accords; deja les jeunes garcons tt les jeunes » lilies avaient prepare et orne la cabane nou- » velle qui dcvait recevoir le couple heureux; » lorsqu'au lever du soleil, un cri terrible, un » cri de guerre pousse par la sentirielle qui tou- » jours veiile au sommet de la colline, appela les » vieillards au conseil , et fit prendre les armes » aux guerriers.

» Des blancs avaient paru sur la frontiere. Le » meurtre et le vol les accompagnaient. L'astre fe- » condant n'etait point encore an milieu de sa » course, et deja Antakaya etait parti a la tete » des guerriers pour repousser le vol , le meurtre » et les blancs.

» Ya , lui avait dit Manahella en cliercliant a » caclier sa douleur, va combattre les blancs » cruels, et je prierai le Grand-Esprit de t'en- » velopperd'un nuagea 1'epreuvedeJeurs coups... » Je lui demanderai qu'il te ramene sur les bords » de 1'Arolachy, pour y etre aime par Mana- » bella....

» J'y reviendrai , avait repondu Antakaya ,

» j'y reviendrai Mes fleches n'auront point

» trompe mon adresse, mon tomahawk se sera » rougi du sang des blancs; je rapporterai de » leurs clievelures pour orner la porte de ta ca- » bane; alors je serai digne de Manahella , alors » nous nous aimcrons en paix, alors nous serons » heureux.

320 LAFAYETTE

» Le premier jour de la lune des fleurs avaifc « brille , deja beaucoup d'autres 1'avaient suivi )> sans qu'on entendit parler d'Antakaya et de » ses guerriers. Penchee sur les rives de 1'Aro- i> lachy, tous les soirs la triste Manahella elevait » aux mauvais esprits de petites pyramides de » cailloux polis , pour flechir leur colere et les » einpecher d'etre contraires a son bien - aime , » mais les mauvais esprits etaient inflexibles, et » leur souffle violent reriversait les petites pyra- » mi des.

)> Un soir de la derniere lune des fleurs , Ma- » naliella rencontra sur les bords de la riviere un » guerrier pale et sang] ant. Meurs, pauvrelierre ! » dit-il a Manahella ; meurs ! le plus beau chene » de nos forets , ee cliene superbe a 1'ombre du- » quel tu comptais gouter le repos et le bonheur, » est tombe ! II est tombe sous les coups redcu- » bles de la hache des blancs. Dans sa chute il » a ecrase ceux qui le frappaient , mais il est » tombe 1 Meurs, pauvre lierre , meurs I car le » chene qui devait te servir d'appui est tombe!... » Deux jours apres Manahella mourut.

)> Antakaya dont le courage avait ete trompe » par le sort , etait tombe convert de blessures » entre les mains des blancs qui 1'avaient em- » mene bien loin. Mais enfiu il s'etait echappe ; » et, apres avoir long-temps erre a travers les lb- w rets, il revenait pleurer sa defaite et mediter

EN AMEKIQUE. 32 1

* sa vengeance aupres de Manahella Lors-

» qu'il arriva , elle n'etait plus.... Agite du plus » violent desespoir , il courut le soir aux rives de » 1'Arolachy , appela Manahelia , mais 1'echo re- » pondit seul aux accens de sa douleur.

» O Manahella ! s'ecria-t-il , si mes fleches ont » trompe rnon adresse , si nion tomahawk n'a » point epuise le sang des blancs , si je ne t?ai » point rapporte leurs chevelures pour orner la

» porte de ta cabane, pardonne-le moi Ce

>> n'est la faute de nion courage, les mauvais es- » prits out combat tu contre moi.... et eependant » je n'ai point laisse echapper une plainte, un » soupir, lorsque le fer de mes ennemis a de- » chire ma poitrine; je ne me suis point abaisse » a leur demander la vie ! lis me 1'ont conservee » malgre moi-meme, et je ne m'en suis console » que dans 1'espoir de pouvoir me venger un » jour, et t'offrir de leurs chevelures en grand )> nombre. O Manahella! viens seuiement me » dire que tu me pardonnes , et que tu me per- *> mets de te suivre dans 1'empire du Grand- » Esprit.

» An meme instant une lumiere vive , pure net legere, apparut aux yeux de 1'infortune M Antakaya. 11 vit en elle 1'ame de son amante, » et se rnit a la suivre a Lravers la vallee pendant » t.oute la nuit, la suppliant de s'arreler et de » lui pardonner. An point du jour il se trouva

322 LAFAYETTE

» sur les Lords d'un grand lac; la lumiere avaU » disparu , il crut qu'elle avait passe le lac. Aus- » sitot, malgre sa faiblesse et sa fatigue, il fit 1111 » canot d'un tronc d'arbre qu'il creusa , et d'une » branche il fit une rame. A la fin du jour son » travail etait acheve. Avec les tenebres revint la » mouche trompeuse; pendant toute la nuit An- » takaya poursuivit son erreur sur la surface » tremblantc des eaux. Mais elle disparut devant » la clarte du soleil , et avec elle s'evanouit le » souffle leger des esperances et de la vie d'An- » takaya. »

Marie venait d'achever sa ballade, et je lul exprimais mes remercimens au moment ou nous arrivions au pont de la Kaskaskia. La, Sciakape rallia son escorte, dit quelques mots a sa femme, et nous laissa entrer seuls dans le village. Nous approcliions de la maison de M. Morrisson , chez lequel se donnait le bal auquel le general La fayette assistait. Je sentis alors trembler Marie ; son trouble etait si grand qu'elle ne put me le caclier. Jelui en demandai la cause. Si vous voulez m'epargner un grand chagrin , me dit-elle , vous ne me conduirez pas au milieu des dames de Kaskaskia.Elles sorit sans doute aujourd'hui dans leurs plus brillantes parures , et la grossierete de mes vetemens leur inspirerait pour moi du mepris ou de la pitie, etces deux sentimensm'af- fligeraient egalement. D'ailleurs, je sais qu'elles

EN AMERIQUE. 3?.3

me blanient d'avoir renonee a la vie des blancs , et je me sentirais mal a False en leur presence. Je lui promis ce qu'elle de'sirait, et elle se ras- sura. Arrives chez M. Morrisson , je la fis entrer dans une chambre basse, et je montai a la salle dubal pour prevenir le general Lafayette que la jeune Indienne 1'attendait en bas. II s'empressa de descendre, et plusieurs membres du comite descendirent avec lui. 11 vit et entendit Marie avec plaisir, ct ne put dissimuler son emotion en reconnaissant sa lettre, en voyarit avec quell e vsainte veneration elle avait ete conservee pen dant pres d'un demi-siecle au milieu d'uue na tion sauvage chez laquelle il ne supposait meme pas que son nom fut jamais parvenu. De son cote, la fille de Panisciovva exprimait avec viva- citt3 le bonheur qu'elle goiitait de voir celui a cote duquel son pere , disait-elle , avait eu 1'hon- neur de combattre pour la bonne cause ameri- calne.

Apres une demi-heure d'une conversation dans laquelle le general Lafayette se plut a rapporter des temoignages de la loyale et courageuse con- duite de quelques nations indiennes, envers les Americains , pendant la guerre de la revolution , Marie temoigna le desir de se retirer , et je Fac- compagnai jusqu'au pont, ou je la remis aus soins de Sciakape et de son escorte , et je pris conge d'elle.

2t.

LAFAYETTE A minuit , le general recut les adieux des dames et des citoyens de Kaskaskia , qui s'etaient reunis cliez M. Morrisson, et nous nous reridimes a bord de notre navire pour continuer immediatement notre navigation vers 1'embouehure de 1'Ohio. Le gouverneur Coles aurait bien voulu nous faire traverser cette partie de 1'etat dlllinois comprise entre Tangle que forment les deux grands fleuves, nous aurions alors retrouve notre bateau a vapeur a Shawneetown , ou nous aurions pu visiter des salines que Ton dit fort belles ; mais outre que cela aurait pris att general plus de temps qu'il n'en pouvait consacrer a cette visite, cette route ne s'accordait point avec le projet qu'il avait de remoriter la riviere de Cumberland pour aller a Nashville , ou les envoyes du Tennessee etaient charges dele conduire. M. Coles s'embarqua avec nous pour accompagner le general j usque dans 1'etat du Tennessee T et nous en ressen times un veritable plaisir , car c'est un homme d'un com merce agreable et d'un rare merite.Tout le monde s'accorde a dire qu'il remplit ses fonctions de gou verneur avec autant de philanthropic que de jus tice. II doit son elevation a la place de gouverneur, a ses opinions sur I'abolition de 1'esclavage des noirs. 11 etait d'abord proprietaire en Virginie , ou, selon la coutume de ce pays , il faisait culti- ver ses terres par des negres esclaves. Apres avoir long-temps et hautement exprime son aversiora

EN AMEKIQUE. pour ce genre de culture, il pcnsa qu'il etait cle son devoir de mettre en pratique les principes qu'il avait d'abord professes , et il voulut donner la liberte a tous ses negres ; mais ayant reconnu que leur affrancbissement pur et simple en Vir- ginie leur serait plus nuisible qu'utile, il les em- mena tous avec lui dansl'etat d'lllinois, ou non- seulement il leur accorda Ja liberte , mais encore ou il les etablit a ses frais , de maniere qu'ils pussent se procurer une existence heureuse par leur travail. Get acte de justice et d'humanite di- minua considerablernent sa fortune, mais nelui causa aucuns regrets. A cette epoque , quelques bommes, egares par d'anciens prejuges, cber- cberent a faire reformer Farticle de la constitu tion de Tetat d'lllinois , qui abolit 1'esclavage ; M. Coles combattit ces bommes avec toute 1'ar- deur de son ame philanthropique , et avec toute la superiorite d'un esprit eclaire. Dans cette lutte honorable , il fut soutenu par le peuple de 1'etat d'lllinois ; la justice et 1'humanite triompherent , et bientot apres M. Coles fut elu gouverneur a une immense majorite. Ce fut pour lui une recom pense bien honorable, €t a celle-lk s'en joint au- jourd'hui une autre qui doit lui etrebien douce, ses negres aftrancbis reussissent parfaitement et ofFrent un argument sans replique aux adversaires <le 1'emancipation.

Quelques beures apres notre depart de Kaskas-

LAFAYETTE

kia , nous etions a Fembouclmre de 1'Ohio , que nous remontames jusqu'a rembouchure de la ri viere Cumberland , ou nous arrivames avant 3a nuit. La nous attendait le bateau a vapeur I Ar tisan , pour nous conduire a Nashville. Lorsqu'il nous fallut quitter le Natchez et nos compagnons de voyage de 1'etat de Louisiane, nous eprou- vames un serrement de coeur comme si nous quittions notre maison et notre famille. Ge sen timent se comprend facilement quand on songe que nous avons passe pres d'un mois et fait dix- huit cents milles a bord de ce Latiment , au mi lieu d'une societe aimable, spirituelle, prevenante, et dont chaque membre etait devenu pour nous un ami veritable. De leur cote, MM. Morse, Ducros , Prieur et Caire , nous temoignerent des regrets non moins sinceres. Malgre leur longue absence de la Nouvelle-Orleans, ils auraient ce- pendant encore volontiers prolonge leur mission , disaient-ils , pour passer encore quelque temps avec leur cher Lafayette; et notre excellent capi- taine Davis exprimait vivement ses regrets de voir qu'un autre batiment que le sien allait etre charge de porter I'hote de la nation ; mais, d'un autre cote, les envoyes du Tennessee n'etaient point disposes k ceder a d'autresle droit de faireles honneurs de leur etat , et lors meme qu'ils eusserit eu la volonte d'accepter les services du capitaine Davis., il auraient ete forces d'y renoncer, parce

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quc fe Natchez n'aurait pu naviguer sur 3es eaux trop Lasses du Cumberland. 11 nous fallut done prendre conge du comite louisianais et de celui de 1 etat de Mississippi , que nous regrettions aussi beaucoup , et passer a bord de E Art is an , ou nous fumes recus et traites de maniere a nous faire pressentir que nous eprouverionsbientot un nou- veau chagrin en nous separant de nos nouveaux compagnons de voyage,

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CHAPITRE X.

RIVIERE DE CUMBERLAND. - AHR1VEE A NASHVILLE. - M1L1CES DU TENNESSEE. - HABITATION DU GENERAL JACKSON. - NAUFRAGE SDR L'OHIO. - LOUISVILLE. - ROUTE DE LOUISVILLE A CINCIN NATI fAR TERRE. - ETAT DE KENTUCKY. - ANECDOTE.

CE fut le 2 mai, a huit lieures du soir , que nous entrames dans la riviere de Cumberland, ou, malgre 1'obscurite , nous naviguames toute la nuit. Cette riviere, qui est un des plus grands tributaires de 1'Ohio , prend sa source a 1'ouest des montagnes de Cumberland , arrose 1'etat de Kentucky par ses deux extremites , et 1'etat de Tennessee par son centre qui forme un grand arc; elle est navigable pendant un cours de quatre cents milles; au jour nous pumes juger de la ri- chesse des pays qu'elle traverse , par la grande quantite de batimens charges de toute espece de produits que nous rencontrames. Comme de- puis son embouchure dans FOhio jusqu'aux en virons de Nashville 7 les bords du Cumberland sont plats, boises et quelquefois marecageux , on ne rencontre dans toute cette partie aucune ville assise absolument sur les rives; tous Jes etablis-

EN AMERIQUE. semens sont a quelque distance dans les terres , et nous ne pumes les visiter ; mais beaucoup de Jeurs habitans vinrent, a 1'aide de chaloupes , saluer le general a bord de Partisan , ce qui sou- vent retarda notre marclie , car il fallait a cha- que instant nous arreter pour recevoir et laisser repartir les visiteurs.

Le mercredi , 4 ma^ > au point du jour , nous remarquames que les bords de la riviere s ele- vaient sensiblement au-dessus de nos tetes, et offraient des positions agreables et saines pour des villes ou des villages; a buit heures nous n'apercevions encore aucune habitation , mais nous entendions cependant deja , dans le loin- tain , retentir le son des cloches qui nous annon- caient le voisinage d'une population et les pre- paratifs d'une solennite; quelques instans apres nous apercumes a rhorizon les pointes de quel ques edifices , et sur un plan plus rapproclie de nous , une foule nombreuse d'hommes , de fem- mes et d'enfans qui semblaient attendre avec une vive sollicitude Tarrivee de quelque chose d'exlraordinaire ; enfin , lorsque notre batiment fut assez pres de la foule pour en etre reconnu , un cri de joie s'eleva du rivage , et 1'air retentit mille fois du welcome Lafayette:, c'etait le salut des habitans de Nashville a Fhote de la nation. Ce salut se prolongea, sans interruption, jus- qu'a ce que nous fussions arrives au-dela de la

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ville , au lieu du debarquement , oule genera] flit accueilli par ]'il lustre Jackson qui monta avec lui en voiture pour le conduire a Nashville; plu- sieurs corps de cavalerie les precederent; et le cortege, qui se forma derriere] eux , se compo- sait de tous nos compagnons de voyage, aux- quels vinrent se joindre une multitude de ci- tojens accourus des environs ; nous entrames en ville par une large avenue bordee de milices re- marquables par le brillant de leurs uniformes et leur bonne mine sous les armes ; il etait facile dereconnaitre, a leur air martial, quelles comp- taient dans leurs rangs un grand nombre de ces intrepides soldats-citoyens devant lesquelsles An glais reculerent sous les murs de la Nouvelle- Orleans. Pour entrer en ville , le cortege passa sous un arc de triomphe , an sommet duqucl etaient ecrits ces mots repetes sans cesse par la foule : Bienvenu soit Lafayette , I'ami des Etats- Unis ! et au-dessus flottait le pavilion americain , attache a une lance surmontee du bonnet de la liberte. Apres avoir parcouru les principalcs rues , nous arrivames sur la place publique, de- coree de mille bannieres suspendues aux croisees, et aussi ornee d'un arc de triomphe , sous lequel etait une plate-forme elevee, oule gouverneur do 1 etat attendait Ihote national pour le haran- guer. Son discours ne fut pas seulement tou- chant par les sentimens d'aftection et de recon-

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naissance dont il etait fortement empreint , mais aussi fort remarquable par la richesse et la fide- lite du tableau qu'il fit de la situation actuelle de Fetat de Tennessee, et de la rapidite de son ao croissement sous Finfluence de la liber te et des lois sages qui le regissent. Le general Lafayette Jui repondit avec cette emotion du coeur et cet heureux choix d'expression , qui , si souvent pen dant son long voyage, firent Fetonnement et 1'admiration de ceux qui 1'entendaient. Alors des deux cotes de Fare de triomphe sortirent qua- rante oificiers ou soldats revolutionnaires , la plu- part accables par Fage, quelques-uns mutiles par la guerre , et inalgre cela presque tous venus des parties les plus eloignees de Fetat pour assister au triomphe de leur ancieri general ; ils s'avan- cerent vers lui au milieu des acclamations du peuple, et Fentourerent de leurs temoignages d'afFectiori et de leurs patriotlques souvenirs; parmi eux il en etait un , remarquable surtout par son grand age et par la vivacite de Fexpres- sion de sa joie; il se jeta dans les bras du general en pleurant et s'ecriant : « J'ai eu deux beaux » jours dans ma vie, celui ou je suis debarque » avec vous a Gharlestown en 1777, et celqi-ci; i) maintenant queje vous ai revu, je n'ai plus rien » a desirer, j'ai assez vecu... » Et Fattendrissement de ce vieillard se communiqua a toute la foule (jui resla quelque temps silencieuse. Malgre ses

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infirmites il avail fait , dit-on , plus de cinquante lieues pour se procurer cet instant de bonheur. Nous apprimes ensuite qu'il se nommait Hagy, qu'il etait ne en Allemagne , et qu'il etait venu sur le meme vaisseau que le general Lafayette en Amerique , ou il avait fait sous ses ordres toute la guerre revolutionnaire. Le general Lafayette , apres avoir consacre quelques instans a la ten- dresse de ses vieux compagnons d'armes, re- monta en voiture avec le gouverneur, et se ren- dit a la jolie residence du docteur Mac-Nairy, qui nous avait prepare des logemens chez lui , et qui nous accueillit , ainsi que sa famille , avec la plus aimable hospitalite. Le general fut recu a sa porte par le corps municipal et par le maire, qui lui adressa une harangue au nom des habi- tans de Nashville. Apres 1'avoir felicite de son heureuse arrivee dans la ville, et avoir eloquem- nient retrace les motifs des temoignages de re connaissance que lui clonnait 1'Amerique, il ajouta : « Ici nous ne pouvons ni vous montrer w des champs de bataille, ni vous entretenir des » victoires auxquelles vous prites une part si glo- w rieuse pendant noire guerre de la revolution ; » trop eloignee clu lieu de ces grandes scenes, » cette ville, maintenant la capitaled'un nouvel » etat independant qui n'existait pas alors , et » qui cependant est deja le huitieme de 1'Union » par sa population , cette ville , dis-je , n'est sortie

EN AMERIQUE. » que depuis pen du sein des deserts , et cepen- » dant vous y etes accueilli par un assez bon » nombre cle ces veterans qui combattirent k » vos cotes pour la coaquete des droits dont ils » jouissent maintenant, et leurs nombreux des- » cendaus se pressent au devant de vos pas pour » vous exprimer leur reconnaissance. Ges gene- » rations passeront sans doute bientot; mais le » souvenir dece jour sera transmisaux generations » suivantes, et c'est avec enthousiasme que les » enfans, qui, aujourd'hui ont quitte les banes » de 1 ecole pour venir vous saluer, raconteront » un jour a leurs enfans qu'ils ont eu le bonheur )) de contempler Faini et le bienfaiteur de leur )> patrie, le genereux Lafayette.... » Le general le remercia en lui disant : « Mon voyage a travers » les etats du Sud et de FOuest , dont vous avez » la bonte de parler avec une toucbante sollici- » tude, a ete pour nioi une source continuelle » des plus heureuses et reconnaissantes emo- » tions; je les ai trouvees dans le spectacle des » bienfaits de ces institutions republicaines dont » un patriotisme non moins republicain est la » sauvegarde; je les ai trouvees dans les prodi- » gieux resultats de I'independance nationale, » du gouvernement du peuple par lui-meme , et » de3 plus genereux sentiniens ; je les ai trouvees » dans tous les temoignages d'affection pour moi » qui peuvent le plus elever et cbarmer le coeur

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» humain , et dans toutes les attentions qui » vent rendre uu voyage rapide, facile et agrea- » ble. Telle a ete mon lieureuse marche jusqu'a » cette capitale, ou aujourd'hui le peuple de » Nashville, ses dignes magistrals, et vous, mon- M sieur le maire, daignez m'accueillir de la rna- » mere la plus honorable et la plus affectueuse. » Pendant qu'avec une bonte si partieuliere » pour moi vous voulez -bien me rappeler ces » anciens temps dont il est vrai que votre ville, » qui n'etait pas encore nee , ne peut montrer » aucnne trace sur ses belies collines, nous avons » le plaisir de voir dans son sein beaucoup de » vieux soldats de 1'independance et de la liberte , » ainsi que leur nombreuse et vaillante posterite; )> c'est le dernier theatre de la gloire de ces bra- » ves descendans que j'ai eu Thonneur de saluer, » lorsqu'apres avoir porte mon hommage aux » tombes de Greene, Kalb et Pulawski, j'ai vi~ » site les lignes de la Nouvelle-Orleans, ouvous )> avez si noblement combattu sous les ordres de » votre illustre compatriote. Je vous prie , mon- » sieur le maire, et messieurs de la corporation, » d'accepter , pour les citoyens de Nashville et » pour vous-memes , le tribut de ma respectueuse » et tendre reconnaissance. »

Alorsle peuple poussa trois acclamations, puis se retira en silence pour laisser a son hote le temps de prendre un pen de repos avant le

EN AMERIQUE. 335

diner ; mais le general protita de ce moment pour aller faire une visite a madame Jackson , qu'il apprit etre en ville, et a madame Litle- field , la fille de son aneien compagnon d'ar- mes et ami , le general Greene.

A quatre heures, un nouveau cortege vint nous chercher pour nous conduire au banquet public auquel plus de deux cents citojens prirent place, sous la presidence du general Jackson. Au nom- bre des convives etait un venerable vieillard nomme Timothe Demundrune , qui fut le pre mier homme blanc qui vint s'etablir dans le Ten nessee. Selon la coutume americaine , le repas se termina par 1'expression franche et energique de Fopinion de chaque convive sur les actes jour- naliers de Fadministration et sur le caractere public des magistrals ou des candidats aux di- versesmagistratures; parmi ces nombreux toasts je citerai les trois suivans, qui me paraissent par- ticulierement propres a faire connaitreles senti- mens predominans du peuple de Fetat cle Ten nessee :

« Au siecle present : il favorise le regne des ;> principes liberaux. Les rois sont forces de s'u- ?> nir contre la liberte , et le despotisme est sur » la defensive.

» A la France : repiiblicaine ou inonarchique 7 » dans la gloire ou dans les revers , elle aura tou- » jours des droits a notre reconnaissance.

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» A Lafayette, : les tyrans Tout opprime, » mais les hommes libres I'honorent. »

A ce dernier toast le general se leva , exprima ses remcrcimens , et demanda la permission de porter le toast suivant:

« A I'etat de Tennessee et a sa capitale , La » cite de Nashville : puisse notre heritage de » gloire revolutionnaire s'unir a jamais aux bril- » lans laariers de la derniere guerre, pour former » un des liens perpetuels de 1'union entre toutes » les parties de la confederation americaine. »

Le president du banquet donna alors le signal du depart, et nous nous rendimes a la loge ma- oonnique, ou trois cents freres, dans le plus brill ant costume , nous recurent avec la plus tend re cordialite. Nous passames avec eux une veritable soiree de famille. L'eloquent oratcur, M. William Hunt, nous fit entendre un excel lent discours qui , sous la forme maconnique , presentait le tableau ties plus nobles preceptes de patriotisme et de philanthropic, et la seance se termirta par une elegante collation a la fin de laquelle le general proposa un toast qui fut accueilli avec le plus vif enthousiasme , c'etait a la memoire de notre illustre frere Riego, mar tyr de la liberte! En nous retirant pour nous rendre a notre quartier general, chez ledocteur Mac-Nairy, nous trouvames la ville eclairee par de brillantes illuminations, et un grand nom-

EN AMERIQUE. bre de maisons decorees de transparent repre sents nt le general Lafayette avec divers em- blemes tons fort ingenieux.

Le leadcmain matin , aussitot que nous fumes leves, nous nous rendimes au sudde la ville,ou nous trouvames toutes les milices des comtes voisins, reuuies dans tin camp qu'elles occupaient depuis plusieurs jours en attendant Farrivee du general Lafayette; quelques-uns des corps que nous vimes sous les armes avaient fait, nous dit- on , plusde cinquante milles pour venir ajouter, par leur presence , a la solennite de la reception faite a lliote cle la nation. Le general , apres les avoir vus manceuvrer devai)tlui?parcourut leurs rangs pour leur temoigner son admiration de leur belle tenue, et leur exprimer sa reconnais sance pour les preuves d'affection qu'ils venaient de lui donner. Pendant ce temps, M. George ct luoi nous causions avec uu ollicier d'etat- major, qui eut la bonte de nous donner des details siu- 1'organisation des forces mil ita ires de Fetat de Tennessee. « EHes se composent,» nous dit-il , » de trente mi-lie hommes d'une infanterie qui , » consider^e comnse troupe legere, peut etre, je » crois , bardiment oppasee avec succes aux meii- » leures troupes regulieres de 1 Europe. Nos » jeunes gens, habitues de bonne bcure aux fa- » tigucs etaux exercices de la chasse, acquierent » uiie telle adresse , qu'elle est devenue prover-

II. 22

338 LAFAYETTE

» biale chez nos voisins , et je ne pense pas quo » ies Anglais oublient de shot les preuves qu'ils » en ont eues (levant les lignes de la Nouvelle- » Orleans. Je pourrais aussi invoquer le temoi- » gnage c!e notre brave general Jackson , qui , » pendant la derniere campagne , recut cle ses » soldats , presque tous les matins , une douzaine » de grives tuees a balle , avec tant de soin , qne » toutes celles qui etaient toueliees ailleurs qif a » la tete, etaient considerees comme indignes » de lui elrc offertes. A cette extreme adresse de » nos soklats-citoyens , ajoutez leur temperance , » leur tenacite de caractere, et par-dessus tout » leur amour de la patrie et des institutions, et » vous conviendrez qu'une arniee reguliere aurait » bientot a se repentir de son mepris pour une « pareille mil ice. Quant a la discipline militaire, )) je sais que vosprejuges europeens la regardent )> comme inapplicable a des corps non permanens )> et non salaries; cependant, voyez ce qui se )> passe sous vos yeux , et vous changerez peut- » etre d'avis. Voici des compagnies volontaires » qui , sous la conduite d'officiers de leur choix, » ont quitte leurs occupations journalieres et ont » parcouru d'assez grandes distances pour venir » rendre bom mage a Lafayette. Depuis plus de » quinze jours que quelques-unes d'elles se sont » campees pres de notre ville , nul desordre n'a » signale leur presence; niais si la moindre

EN AMEIUQUE. » plainte contre elles parvenait h nos magistrals , » )es tribunaux civils en feraient bientot justice. » On trouvera peut-etre qu'il y avait, dans la maniere de s'exprimer de not re officier d'etat- major, beaueoup de vanite nationale; cependant je suis persuade que ce sentiment n'entrait pour rien dans son langage. II louait les qualites mi- litaires de scs concitoyens par conviction , et comme il aurait loue, dans des elrangers, d'au- tres qualites auxquelles.il aurait cru. J'ai souvent remarque qu'en general les Americains connais- sent peu cette espece d'hypocrisie, que nous ap- peloos niodestie , et dont nous nous croyons toujoiirs obliges de nous envelopper lorsque nous parlous de nous, et des qualites qui nous sent propres. Us croient, et je suis de leur avis, que la vraie niodestie consiste inoins a se deprecier soi-m^me qu'a ne point parler avec exageration on sans necessite de son propre merite.

Un repas frugal , prepare et servi militaire- ment sous la tente, termina cette visite du camp des miliccs tcnnessiennes, apres quoi nous ren- trames en viile, oti nous visilames successive- ment Tacademie des jeunes filles de Nashville , et le college de Cumberland. Dans 1'un et 1'autre de ces etablissemens, le general fut recu comme un pere bien-aime par ses enfans, et il en sortit avec la douce et consolante certitude, que les soins ct la bonne methode avec lesquels on y

2?..

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propage les lumieres et I'amour de la liberte, ne peuvent qu'augmenter la gloire et perpe- tuer le bonheur cle sa patrie adoptive. Le comite d'instruction du college de Cumberland lui fit liommage , ainsi qu'au general Jackson qui 1'ac- compagnait , d'une resolution du conseil , par laquelle deux nouvelles chaires, sous le nom de chaire de Lafayette et cliaire de Jackson , pour 1'enseigneraent des langues et de la philosophic, allaient elre fondees au moyen d'une souscrip- tion volontaire deja remplie par les citoyens de 1'etat de Tennessee. L'un et 1'autre accepterent cet hommageavec empressemeHt, etapposerent leur adhesion au bas de la resolution , avant de sorlir de cet etablissement, qui, quoique fonde depuis peu de temps, offre cependant deja des resultats tres-satisfaisans.

A une heure apres midi , nous nous embar- quames avec une nombreuse societe pour aller diner a la residence du general Jackson , situee a quelques milles en remontant la riviere. Nous y trouvames beaucoup de dames et de cultivateurs des environs , que madame Jackson avait invites a venir prendre part a la fete qu'elle avait pre- paree pour le general Lafayette. La premiere chose qui me frappa eri arrivant chez le general Jackson futla simplicite de son habitation. En core un peu domine par mes habitudes euro- peeunes 7 je me demandai si ce pouvait bien etre

;

EN AMERIQUE. $4l

lii la demeurc de Fhonime le plus populaire des Etats-Unis, de celui que la patrie proclame un de ses plus illustres defenseurs, de celui enfin qui , par la volonte du peuple , avait ete sur le

point d'arriver a la supreme magistrature Un

de nos compagnons de voyage , un citoyen de Nashville, temoin de mon etonnement, me de manda na'ivement si , en France , nos liommes publics, c'est-a-dire les serviteurs du peuple, avaient une maniere de vivre bien differente de celle des autres citoyens? « Certainement , » lui dis-je; « ainsi 7 par exemple , la plupart » de nos generaux, tous nos ministres , et meme )> un grand nombre de nos administrateurs su- » balternes , se croiraient deshonores , et n'ose- » raient recevoir personne chez eux s'ils n'ayaient )> qu'une maison comme celle de Jackson ; et les » modestes demeures de vos illustres revolution- » naires , Washington , John Adams , Jeffer- » son, etc., ne leur inspireraient que mepris et » degout. 11 leur faut d'abord en ville un grand » et vaste edifice appele hotel, dans lequel loge- » raient a Taise dix families nornbreuses, mais » qu'ils remplissent d'une foule de valets bizar- » rement, ridiculement habllles , et qui , pour la » plupart, n'ont d'autre emploi que celui d'insul- » ter les honnetes citoyens qui vienrient a pied » visiterleur maitre. II leur faut ensuite a la cain- » pagne un autre grand edifice, qu'on appelle

3^2 LAFAYETTE

» chateau, et dans lequel on accumule luxe tie » meubles, luxe cle decorations, luxe de table, )> luxe d'habillement , en fin tous luxes propres a » faire oublier la campagne. Puis il leur faut, » pour aller del'une a 1'autre deces habitations, » grand nonibre de voitures, grand nombre de

» cbevaux , grand nombre de domestiques »

« Fort bien, » interrompit mon Tennessien , en secouantla tete d'un air de doute; « mais qui M done fournit a ces ofliciers de 1'etat tout 1'ar- » gent que doit engloutir un pareil luxe? Et com- » ment se font les affaires du peuple? » « Si )> vous les interrogez, ils vous diront que c'est le » roi qui les paie , quoiqu'au fait je puisse vous » assurer que c'est la nation , qui , pour eux , est » surcharged d'impots; et, quant aux affaires, elles « sont faites tant bien que mal ; mais plus sou- )> vent mal que bien. » « Et pourquoi souffrez- w vous cet etat de choses? » Parce que nous ne » pouvons rempecher. » « Comment! vous « ne pouvez 1'empecher ? Une nation si grande , » si eclairee que la nation francaise, ne peut em- » pecher que ses ofliciers , ses magistrals , ses ser- )) viteurs enfin ailichent , a sesdepens, un luxe » scandgleux, immoral, etfassent mal ses affaires! » Tandis que nous, qui comptons k peine depuis » quelques jours parmi les nations, nous jouis- » sons de 1'immense avantage de ri'avoir pour » magistrats que des homines simples, probes,

EN A M E ill Q UK. 343

» laborieux, cl plus jaloux de noire estirne qu'a- » vides de ricliesses ! Allons, allons, permettez- » ID oi de croire que ce que vous venez de me « dire n'est qu'une plaisanterie , et que vous avez » voulu vous amuser un instant de la simplicite » d'un pauvre Tennessien qui n'a jamais visite

w 1'Europe Mais persuadez - vous bien que,

» quelqu'ignorans que nous soyons ici de ce » qui se passe de 1'autre cote de FOcean , il n'est » cependant pas facile de nous faire croire £» des » choses qui heurtent si fort le bon sens et la di- )> gnite de I'homnie »

J'eus beau faire et beau dire, je ne pus jamais faire entendre a ce bon citoven de Nasliville que je ne piaisantais pas du tout, et force me fut de lui laisser croire que nous n'etions pas plus mal gouvernes en France qu'aux Etats-Unis.

Le general Jackson nous montra, dans le plus grand detail, son jardin et sa ferme,qui nous parurent cul lives avec une grande intelligence. Nous remarquames partout le plus grand ordre, la plus parfaite proprete , et nous aurions pu nous croire chez un des plus riches et des plus babiles fermiers de 1'Allemagne, si , a cbaque pas, nos jeux ii'avaient ete affliges du triste spectacle de 1'esclavage. Tout le monde nous dit que les esclaves du general Jackson etaient traites avec la plus grande humanite ; et plusieurs personiies nous assurerent meme qu'il ne serait point eton-

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riant qu'avant peu leur maitre , qui a deja taut cle litres a la reconnaissance de ses concitoyens , n'entreprit de 1'augmenter encore , en donnant au Tennessee, 1'exemple d'une emancipation gra- duelle, qui serait d'autant plus facile que, dans cet etat, on ne conipte pas plus de soixante- dix-neuf mille esclaves, sur une population totale de quatre cent vingt-trois mille ames , et que Fesprit public y serait plus favorable qu'ailleurs a ['abolition de 1'esclavage.

En rentrant a la maison , quelques amis du generaljackson , qui probablement ne 1'avaient pas vu depuis long -temps , le prierent de leur montrer les armes d'honneur qu'il avait recues apres la derniere guerre; il se rendit de fort bonne grace a leur demande , et fit apporter sur la table un sabre , une epee et une paire de pistole ts. L'epee lui fut offer te par le congres, et Je sabre , je crois , par le corps d'armee qui com- battit sous ses ordres devant la INouvelle - Or leans. Ces deux armes , de fabrique americaine , sont remarquables par le fini du travail , et plus encore par les honbrables inscriptions dont elles sont couvertes. Mais ce fut particulierement sur les pistolets que le general Jackson voulut attirer notre attention ; il les presenta an general La fayette, et lui clemanda s'il les reconnaissait. Ce- lui-ci , apres quelques minutes d'un examen at- tentif, lui repondit qu'en eilet il les reconnais-

EN AMfiRIQUE. 345

sait pour £tre ceux qu'il avail ofTerts , en 1 778 , a son paternel ami Washington , et qu'il eprouvait une veritable satisfaction en les retrouvant en- tre les mains d'uii homme si digne d'un pareil heritage. A ces mots le visage du vieil Hickory 1 se couvrit d'une modeste rougeur, et son ceil etincela comme au jour d'une victoire. « Oui , je » m'en crois digne, » s'eeria-t-il, en pressant a la fois sur sa poitrine ses pistolets et les mains de Lafayette; « si ce n'est par ce quej'ai fait, c'est » du moins par ce que je desire faire pour ma

» patrie » Tons les assistans applaudirent a

cette noble confiance du heros patriote, et con- vinrent que les armes de Washington ne pou- vaient etre entre meilleures mains que celles de Jackson.

Apres le diner, nous primes conge de la fa- mille du general Jackson , et nous retournames a Nashville pour y assister a un bal public qui fut tres-brillant , a la suite duquel nous nous rem- barquames sur I Artisan pour continuer notre voyage. Le gouvernenr Carroll, du Tennessee, et deux de ses aides de camp , s'enibarquerent

1 Surnom que les soldats avaient donne a Jackson pen dant la derniere cainpagne , sans doute pour faire allusion a la vigueur avec laqwelle il supporta les fatigues de la guerre, \ihickory est un des arbres les plus vigoureux et les plus durables des forets de i'Americfue seplentrionale.

346 LAFAYETTE

avec nous. Nous descendimes rapidement la ri viere de Cumberland , et le 7 mai nous rentra - mes dans les eaux de 1'Ohio , ou autrement dit de la Belle-Riviere; car c'est ainsi que les pre miers Francais , qui decouvrirent ses rives , sur- nommererit ce cours d'eau majestueux qui , pen dant onze cents milles, arrose le pays le plus gracieux et le plus fertile qu'il soit possible de rencontrer. L'Ohio nait de la reunion de la Mo- nongahella et de 1'Alleghani , a Pittsburg , et vient se jeter dans le Mississippi , au 3^e. degre de latitude. Son courant est ordinairement d'un xnille et demi par beure; niais lorsque les eaux sont hautes, il egale souvent celai du Mississippi, dont la vitesse moyenne est de quatre milles par beure. L'eau de 1'Ohio a uiie grande vertu prolijique, disent les Americains , et lorsque vous leur demandez sur quoi se fonde cett* opinion, ils vous montrent avec fierte les nom- breuses habitations qui se multiplient a Vinfini sur ses bords, et ce grand nombre d'enfans qui en sortent cbaque matin , un petit panier de provisions au bras, pour aller se reunir et pas ser la journee a 1'ecole , et qui le soir reviennent sous le toit paternel en cbantant les bienfaits de la liberte.

Le 8, au point du jour , nous arrivames a hau teur de Sbawneetown , ou nous debarquames avec le gouverneur Coles et les autres ptembres

EN AMERIQUE. clu comite de 1'etat d'lllinois , qui, a noire grand regret, ne pouvaient nous accompagner plus long-temps. Le general Lafayette accepta le diner qui lui futofFert par les habitans dc cette ville. Nous continuames notre navigation en pressant la march e de notre petit navire, c!e toute la puissance de sa machine a vapeur. Mal- gre le depart du gouverneur Coles et de ses compagnons, nous etions encore fort nombreux a Lord. Tous leslitsde lagrandesalle, au nombre de plus de vingt , etaient occupes par les depu tations du Missouri , du Tennessee, du Kentucky, et par quelques autres personnes qui avaient demande a accompagner le general Lafayette jusqu'a Louisville. Le general , son ills , M. de Syon et 1'auteur de ce journal, occupaient en commun ce qu'on appelle la cabine des dames , situee a Tarriere du batiment, et dans laquelle on ne parvient qu'en descendant une dixaine de marches.

Pendant toute la journee du 8 , nous avions beaucoup travaille. Le general avait repondu a un grand nombre delettres qui lui etaient adres- sees chaque jour de toutes les parties de rUnion , et m'avait dicte quelques notes pour le directeur des travaux de la ferme de La Grange , auquel il indiquait les changemens ou les ameliorations qu'il voulait qui fussent faits dans sa culture avant son retour en France, Un pen fatigue de

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ce travail , il setait eouche de bonne heure , et dormait dejk , lorsqu'a dix heures , M. George , descendant de dessus le pout ou il etait alle se promener , nous exprima son etonnement de ce que , par une nuit aussi obscure , notre capitaine ne suspendait pas , ou du moins ne ralentissait pas la marche de son batiment. Noustrouvames sa reflexion fort juste, mais habitues comme nous 1'etions depuis quelques mois a ne nous arreter devant aucune difficulte , et a voyager par tous les temps, nous parlarnes bientot d'autres cboses , et M. George ne tarda pas a se coucher aussi et a s'endormir dans la plus profonde securite. Je restai a causer avec M. de Syon et a rediger quel ques notes. A 1'exception de notre pilote et de deux homines de service , tout le monde dormait autour de nous, et, a onze heures , le profond silence qui regnait a bord n'etait plus trouble que par les sourds gemissemens de la machine a vapeur etle bruissement desflots contreles flancs de notre navire. Minuit etait sonne , et le som- meil commencait a nous inviter au repos , lors- que tout a coup notre batiment eprouva une horrible secousse et s'arreta tout court. A ce choc extraordinaire , le general s'eveil]e en sur- saut, son fils s'elance de son lit a demi-habille , et moi je cours aux informations sur le porit. La je trouve deux de nos compagnons de voyage que 1'inquietude y avait sans doute d'abord a me-

EN AM&RIQUE. nes , mais qui deja s'en retournaient en me disant que probablement nous avions touche un bane de sable et qu'il ne pouvait y avoir de danger. Peu confiant dans cette opinion , j'entre dans la salle commune; tous les passagers etaient dans line vive agitation, mais cependant encore dans le doute sur la nature de I'evenement, beaucoup rneme n'avaient pas quitte leur lit. Decide a ne point redescendre sans savoir positivement a quoi m'en tenir , je saisis une lumiere et je cours a 1'avant du batiment ; le capitaine y arrive en meme temps que moi , nous ouvrons ensemble la cale , deja elle etait a moitie remplie parl'eau qui s'y precipitait en torrent par une large ou- verture « Un snag ! un snag ! » s'ecrie le ca pitaine; (( vite Lafayette !... ma clialoupe ! ame- » nez Lafayette a ma clialoupe ! » Son cri de detresse avait retenti dans la grande chambre des passagers , ou toutes les bouches le repetaient avec efFroi ; mais il n'etait point encore parvenu dans notre cabine , ou je trouvai le general , qui neanmoins , d'apres les conseils de son ills , avait provisoirernent commence a se faire liabiller par son fidele Bastien. « Quoi do nouveau? » me dit- il , en me very ant rentrer ; « que nous coulons )) bas , mon general, et que si nous voulons nous » tirer cl'affaire, nous n'avons pas un instant a )) perdre.... » Et ausshotje me mets a ramasser tous mes papiers , que je jette pele-mele dans

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inon portefeuille ; M. George, de son cote , reu- nit a la hate quelques-uns des ohjets qu'ii croic ]es plus necessairesasonpere , et nous le prions de nous suivre; mais sa toilette n'etant point encore achevee, il nous engage a partir devarit pout pourvoir aux moyens desalut.... « Quoi ! » s'ecrie son fils , « pensez-vous que dans une pa- )> reille circonstance nous puissions vous quitter » pendant une seule seconde!» et aussitot nous le saisissons cbacun par une main , et nous 1'en- trainons vers la porte. 11 nous suit en souriant de notre vivacite et monte avec nous; mais a peine au milieu de i'escalier , il s'apercoit qu'il a ouhlie, sur sa table du nuit , sa tabatiere , ornee du portrait de Washington , et veut Taller chercher; je retourne au fond cle la chambre , je trouve la tabatiere et je la lui apporte. Dans cet instant, les oscillations du batiment etaient si fortes et si irregulieres, le turnulte au-dessus de nos tetes augmentait d'une maniere si effrayaiite que je crus que nous n'aurions pas le temps de sortir avant d'etre engloutis. Enfin , nousarrivons sur le pont ou tous les passagers se poussarent en desordre ; les uns apportant leurs maltes , ies autres cherchant la chaloupe , et tous appc- 3ant Lafayette. II etait deja au milieu d'eux , et personne lie le reconnaissait tant la nuit etait obscure; le batiment penchait si fortement a triboid , que ce n'etait plus qu'avec peine qu on

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pouvait se tenir debout sur 3e pout. Le capitaine , aide cle deux matelots , avait amene sa chaloupe de ce cote, et j'entendais sa voix retentissante quiappelait « Lafayette! Lafayette! » mais nous ne pouvions arriver a lui , tant la confusion qui regnait autour de nous etait grande. Gependant le batiment pencliait toujours de plus en plus; ehaque instant augmentait le danger; nous sen- times qu'il etait temps de faire un dernier effort, et nous penetrames au milieu de la foule , ou je m'ecriai : a Voici le general Lafayette ! » Ce cri produisit i'effet que j'en atteridais. Au tumulte succeda le plus profond silence; un passage libre s'ouvrit devant nous, et tous ceux qui etaient prets a s'elancer dans la chaloupe, s'arreterent sponta- nement , ne voulant pas sooger k leur salut avant que celuideLafayettefut assure. La difficulte main- tenant etait de determiner le general lui-meme & partir avant tous ses compagnons de voyage , et presque seul , car la chaloupe ne pouvait contenir qu'un ties-petit nombre de personnes ; mais il fut bientot oblige de cetlerala volonte de tous, ener- giquementexprimee par cliacun; les secousses ir- regulieres du batiment , les oscillations de la cha loupe qui etait a plus de quatre pieds au-dessous de notre bord, rendaient le passage cle Fun a Tan- tre fort difficile, surtout au milieu des tenebres. Le jeune homme le plus leste ft'aurait pu se lia- sarder a sauter, car, dans 1'obscurite, il aurait

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couru risque de se jeter a 1'eau ; il fallait done prendre les plus grandes precautions pour le ge neral. Je descendis d'abord dans la clialoupe , et pendant que ]e capitaine la maintenait le plus pres possible du bailment , deux personnes le descendirent, en le tenant par-dessous les epau- les, et je le recus dans mes bras; mais son poids, ajoute au mien sur le memebord de la clialoupe, manqua de la faire chavirer, et, perdant Tequili- bre , je serais probablement tombe a 1'eau avec iui|, si M. Thibeaudot, ancieri president du senat de Louisiane, ne se fut trouve a cote de rnoi pour me preter son appui , ce qui nous sauva tous deux. Des que nous fumes assures que le general etait bien etabli sur un bane de la clialoupe , nous nous eloignames le plus vite possible du batiment, afin d'oter aux autres passagers les moyens de venir surcbarger notre frele em bar- cation. Quoique les plus grandes difficultes fus- serit alors vaincues, tout danger n'etait cepen- dant pas encore eloigne. II fallait alors gagner beureusement la terre ; mais a quelle distance en etions-nous? vers quelle rive devious -nous nous diriger ? C'est ce que 1'obscurite ne nous permettait pas de bien juger. Notre capitaine , en homme de tete, se decida promptement. Te nant le gouvernail d'une main ferme, il nous diri- gea sur la rive gauche , en ordonnant a ses deux matelots de ramer doucement. En moins de t ois

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minutes, nous abordames heureusement sur une rive couverte d'un bois epais.

En de'barquant , notre premier soin fut de nous compter et de nous reconnaitre; nous etions neuf, le capitaine et ses deux matelots, le ge^ neral Lafayette , M. Thibeaudot , le clocteur Shelby, portant dans ses bras un jeune enfant de sept ans , fille d'un ministre presby terien , le pere de la jeune fille et moi. Ce fut seulement alors que le general s'apercut que son fils n'etait point avec lui dans la chaloupe, et aussitot son calme habituel en presence du danger, 1'aban- donna. L'inquietude s'emparant de lui . il se li- vra a la plus vive agitation; il se mit a appeler George! Creorge! de toutes ses forces; niais sa voix etait couverte par les cris qui s'elevaient de dessus le navire, et par 1'borrible bruit que fai^ sait la.yapeur en s'echappant de la machine, et il ne recevait aucune reponse. En vain, pour le rassurer, je lui rappelai que son fils etait bon nageur, que c'etait sans doute volontairement qu'il etait reste a bord , et qu'avec son sang^ froid il saurait bien echapper au danger; rien de tout eel a ne pouvait le calmer, et il cou- rait toujours le long du rivage en apu^faMt^ George! Alors je me jetai d|ans la eMfeupe^avto le capitaine pour"* al layers ceux i(nl avaiciit be- soin de seroi'i-s^. Le l;;VLiiifeM snrnageait encore, quoique 'prescp^iir le'flanc; le capitaine moiUa

II. 23

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a bord, et je recus a sa. place une dixaine de personnes qui se precipiterent dans la chaloupe , et que je ramenai a terre , sans avoir pu parler ni h M.George, ni a M. de Syon, ni a Bastien. Je n'osais rendre compte de cette premiere tenta tive au general , et je me disposals a faire un second voyage , lorsqu'un craquement effroyable et des cris percans de desespoir nVannoncerent que le batiment aclievait de s'abimer. Au meme instant j'entendis que Teau etait battue dans plu- sieurs directions par les efforts de ceux qui se sauvaient a la nage. M. Thibeaudot, qui s'etait avance dans Teau pour mieux juger ce qui se passait, et etre plus h portee de donner des se- coiirs a ceux qui en avaient besoin , apercut un homme qui , epuise de fatigue, se noyait a quel- ques pas du bord , dans un endroit ou il n'y avait pas trois piedsd'eau; il le retira si facilement, qu'un enfant aurait pu lui rendre ce service, et il Tetendit sur le gazon. Mais le malheureux etait tellement trouble par la peur, qu'il ne cessait de faire sur la terre les mouvemens d'un nageur, et qu'il se serai t peut-etre tue ainsi en efforts inu- tiles , si enfin M. Thibeaudot n'etait parvenu a le rassurer. A chaque instant d'autres personnes arrivaient a la nage; j'esperais toujours recon- naitre M. George dans Tune d'elles , et le general demandait son fils a tout le monde, mais en vain; alors je commencai & craindre moi-meme.

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Cependant une nouvelle expedition , qui nous arriva par la cbaloupe , nous apprit que le bail ment n'etait point entierement submerge, qu'il avait fait cote sar tribord, mais que ses passa- vans de babord etaient restes hors de Teau, et qu'un grand nombre de passagers s'y etaient refugies. Pensant qu'il etait urgent de porter secours a ceux qui etaient restes dans cette situa tion critique, je monte de nouveau dans la cha- loupe, et, a 1'aide d'un matelot, je me dirige vers le batiment. J'arrive d'abord a la proue, j'ap- pelle George de toutes mes forces ; mais point de reponse. Alors je file le long du navire pour aller a 1'arriere; en passant j'entends au-dessus de ma tete une voix qui mecrie : «Est-ce vous, monsieur Levasseur?» J'ecoute, etjeregardeattentivement, c'etait notre pauvre Bastien se tenant avec peine sur la toiture de la cabane superieure, clont la pente etait devenue tres-rapide par le renverse- ment du batiment. Des que je fus pres de lui, il se laissa glisser, et tomba heureusement dans la clialoupe. Arrive a la poupe, j'appelai George de nouveau , il me repondit de suite. Sa voix me parut parfaitement calme. « fetes -vous en su- rete?» lui criai-je. «Je suis on ne peut mieux,» me repondit- il gaiment... Cette reponse me causa un grand soulagement, car mes craintes com- mencaient vraiment a devenir serieuses. Au meme instant M. Walsh du Missouri , qui se trouvait a

23.

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cotd de lui, me fit passer tout ce qu'on avait pa sauver de nos effets: c'etait un petit porte-man- teau de M. George , un sac de nuit de son pere , nion portefeuille particulier que j'avais jete sur le pont lorsque j'avais voulu aider le general & descendre , et environ une soixantaine des deux cents lettres que nous avions preparees pour la poste les jours precedens; toutes les autres etaient perdues. Je revins aussitot a terre avec Bastien et deux autres personnes que j'avais recues dans la clialoupe, et je m'empressai de rassurer le ge neral sur le sort de son fils.

Comme je venais de m'assurer par moi-meme que le navire , ayant trouve un point d'appui , ne pouvaitenfoncerdavantage,etqueparconsequent il n'y avait plus de danger pour ceux qui etaient restes a bord , je pensai que je pouvais me dis penser de faire de nouveaux voyages , et m'occu- per un peu du general , auquel nous etablimes un bon bivouac aupres d'un grand feu de bran ches seches. Au milieu de cette occupation , arri- verent M. George et M. de Syon avec les derniers passagers. Nous apprimes alors qu'au moment du naufrage, M. George, voyant que j'etais dans la clialoupe pour veiller sur son pere , etait re- tourne a notre cabine, oul'eau penetrait deja de toutes parts, et en avait fait sortir M. de Syon et Bastien , qui, imprudemraent, cliercliaient a sauver leurs efiets; puis, necedant la place qu'ii

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mesure que Feau 1'y forcait, il s'etait constam- ment occupe du soin cle ceux qui 1'entouraient. II se trouva un instant dans Tea u presque jusqu'a mi-corps. Cependant son calme et sa presence d'esprit servirent a rassurer quelques personnes qui , sans ltd, se seraient peut-etre effrayces et exposees a de plus grands dangers. Enfin, nous dit-on , il ne voulut quitter le bord que lorsqu'il fut certain que ceux qui y restaient etaient gens du metier etpouvaient se passer de kii. «I1 faut,» me disaitle capitaine, « que M. George Lafayette » ait souvent fait naufrage, car il s'est conduit » cette nuit en homme qui en a 1'liabitude. »

D'apres d'autres details , il paralt que , presque immediatement apresle depart du general , 1'eau entra clans notre cabine avec une violence' qui rie nous aurait pas permis d'en sortir si nous y etions restes quelques minutes de plus.

Lorsque nous fumes bien assures que personne n'avait peri, nous allumames plusieurs grands feux pour nous secher et pour eclairer notre po sition. Le general dormit quelques instans sur un matelas qu'on avait trouve surnageant et qui etait a peu pres sec d'un cote. Pour nous tous , nous attendimesle jour en coupant dubois pour entretenir nos feux. Une pluie assez epaisse vint ajouter a notre malaise , mais heureusement ne dura pas long-temps.

Au jour on recommenca les voyages a bord

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dii navire, pour tacher de sauver quelques ef- fets et se procurer des vivres. Le capitaine , le gouverneur Carrol , du Tennessee , et un jeune Virginien , M. Crawford , dirigerent ces recher- ches avec une grande activity. G'etait une cliose fort singiiliere, et en meme temps fort touchante, de voir un gouverneur d'etat, c'est-a-dire un premier magistral d'une republique , sans Las , sans souliers et sans coiffure , faire le penible metier de matelot comme si c'eut ete le sien , et cela beaucoup plus dans 1'interet des autres que dans le sien propre, car il n'avait presque rien eu a perdre dans le naufrage. Ces differentes recherclies nous valurent une malle appartenant au general , dans laqtielle etaient ses papiers les plus precieux , et une tres-faible portion des bagages de quelques passagers. On rapporta aussi un gigot de chevreuil fume , quelques biscuits, une caisse de vin de Bordeaux et une barique de Madere. Ce fut avec ces provisions que cinquante homines environ que nous etions reparerent leurs forces epuisees par une nuit de travail et d'inquietude.

Le jour , k son retour, eclaira un tableau assez piquant. Le rivage etait convert de debris de toute espece , au milieu desquels chacun de nous cherchait , avec anxiete , s'il ne reconnaitrait pas quelques portions de sa propriete ; quelques-uns faisaient tristement 1'enumeration de leurs pertes.

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<Ta utres ne pouvaient s'empecher de rire du uuement ou du costume dans lequel ils se trou- vaient ; cette derniere impression finit par domi- ner les autres, et bientotles plaisanteries, circulant autour des feux de notre bivouac, deriderent meme les visages les plus lugubres, et transfor- merent notre naufrage presque en une partie de plaisir.

A neuf heures nous engageames le general a traverser le fleuvepour aller, dans une habitation que nous apercevions sur 1'autre rive , se mettre a Fabri d'un orage qui nous menacait. M. Thi- beaudot et Bastien raccompagnerent. A peine elait-il parti que quelqu'un de notre troupe , qui etait en observation sur le rivage, nous signala un bateau a vapeur qui descendait le fleuve ; un instant apres on nous en signala un second. Cette double nouvelle nous remplit de joie et d'espe- rance. Bientotces deux navires arriverent en face de nous et s'y arreterent. L'un d'eux , batiment de grande dimension et d'une elegance remar- quable , etait le Paragon ; il venait de Louisville et allait a la Nouvelle-Orleans porter une forte cargaison d' eau-de-vie etdetabac. Par un hasard tres-heureux pour nous , un de nos compagnons d'infortune , M. Neilson , etait un des proprie- taires de ce batiment; il s'empressa de le mettre a la disposition du comite du Tennessee pour le transport du general Lafayette , prenant gene-

36o LAFAYETTE reusement a sa charge toutes les chances d'un nouveaumalheuretlaperte deTassurance. Aussi- tot, abandonnant notre bivouac, toute notre troupe passa a bord du Paragon. Avant de quitter notre capitaine de I 'Artisan , qui restait avec son equipage pour tacher de sauver quelques debris , nous lui ofTrimes nos services qu'il refusa absolument , en nous assurarit qu'il avait assez de monde pour ce travail. Mais le pauvre bomme etait bien triste; ce n'elait cependant ni la perte du batiment, ni celle des douze cents dollars qu'il avait a bord , rii meme la crainte de se trou- ver sans emploi qui le tourmentait le plus, son desespoir etait d'avoir naulrage I'hote de la na tion « Jamais , » disait-il , « mes compatriotes

» ne me pardonrieront les dangers auxquels La- » fayette a ete expose cette nuit ! » Pour tacher de le calmer , nous redigeanies et signames tous une declaration dans laquelle nous affirmions que le naufrage de I Artisan ne pcuvait etre attribue ni a Finhabilete, ni a 1'imprudence du capitaine Hall, dontlecourage etledesinteressementavaient ete eprotives , pendant 1'evenement , par tous les passagers. Cette declaration , qui etait bien sin cere de la part cle tous les signataires, parut lui faire grand plaisir 7 niais ne le consola pas en- tierement.

Au moment ou le Paragon se mit en marche, j'allai avec M. George chercher son pere. Apres

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une demi-heure de navigation a la rame , nous rejoignimes not re nouvcau navire,qui, en deux jours et sans accidens, nous coriduisit a Louisville, ou nous restames vingt-quatre heures. C'etait a cent vingt-cinq mi lies de cette vilie , pres de rem- bouchure du ruisseau du Daim , que nous avions fait naufrage.

Les fetes offer tes au general , a Louisville , furent contrariees par un temps horrible; niais 1'expression des sentimens publics n'en fut pas moins fort touch ante pour lui. L'idee des dan gers qu'il venait de courir excitait , dans tous les coaurs , une tendre sollicitude que chacun venait lui temoigner avec cette simplicite et cette verite d'expression qui ne sont proprcs qu'aux homines libres. Au milieu des transports qu'excitait la venue de Lafayette , les citojens de Louisville n'oublierent pas le noble desinteressement de M. Neilson , anquel ils donnerent de grands te- moignages de reconnaissance. Son nom fut pro- clame, avec celui du general , dans les toasts qu'on porta a la fin du repas public. La compa- gnie d'assurance de navigation declara que le Paragon resterait assure sans nouveaux frais, et la ville lui offrit une magnifique piece d'argen- terie de table, sur laquelle etaient graves les re- mercimens des Tenriessiens et des Kentuckiens, pour la maniere genereuse dont il avait risque une si grarrde partie desa fortune pour que I'hote

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de la nation n'eprouvat ni retard , ni incommo- dites dans son voyage.

Le lendemain de notre arrivee a Louisville , malgre le mauvais temps , le general traversa I'Ohio pour se rendre a I'invitation qui lui fut faite par les citoyens de Jeffersonville dans Tetat d'Indiana. II y resta quelquesheures, etrevint le soir a Louisville pour assister au diner , au bal , aux divers spectacles qui avaient etc prepares pour lui; et le vendredi matin, 12 mai, apres avoir presente un etendard a un corps de cavalerie vo- lontaire qui s'etait forme tout expres , quelques jours auparavant , pour 1'escorter a son arrivee , il commenca par terre son voyage vers Cincin nati, en passant a travers 1'etat de Kentucky dont il voulait visiter les principales villes , telles que Frankfort , Lexington , etc. Le gouverneur Carrol , qui , apres avoir rempli sa mission , en remettant 1'hote national aux soins du comite du Kentuky , voulait retourner dans son etat avec son etat-major, ceda cependant aux invitations pressantes qui lui furent faites par ce comite d'accompagner encore le general Lafayette. Le jour de notre depart , toutes les milices etaient sous les armes. Nous trouvames que , par leur belle composition , leur armement et leurs uni- formes, elles ressemblaient beaucoup a celles du Tennessee , avec lesquelles elles sont unies par un sentiment de fraternite auquel les evenemens

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de la derni&re guerre ont donne une Rouvelle force.

Ala fin de notre premiere journee de marche, nous arrivames a Shelby ville , grand et riche village situe au milieu clu pays le plus fertile et le plus varie; le lendemain , a quatre heures apres midi, le general fit son entree a Frankfort, siege du gouvernement de 1'etat de Kentucky. Les fetes donnees a cette occasion par les habi- tans de Frankfort, auxquels s'etaient joints ceux des comtes voisins, eurent un grand eclat, et furent fortement empreintes de ce caractere ar dent et patriotique qui distingue generalement tous les etats de 1'Union , mais qui , chez les Ken- tuckiens, s'exprime peut-£tre encore plus avec cette vigueur d'un jeune peuple passionne pour la liberte et pour ses institutions. Quelques pas sages du discours de reception adresse au general par le gouverneur Desba, qui, en cette circon- stance , n'etait que 1'organe de ses administres , serviront mieux que tout ce que je pourrais dire a peindre 1'esprit public du Kentucky.

Apres avoir parcouru les principales rues de Frankfort , nous etions venus au centre de la ville, et nous nous etions arretes en face d'un arc de triomphe sous lequel le gouverneur atten- dait I'hote de la nation; un coup de canon, tire d'un morne voisin qui domine tout ce qui Ten- vironne, avait suspendules acclamations du peu-

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pie; alors ]e gouverneur s'avanca , et, au milieu du profond silence de la foule attentive, il s'ex- prima ainsi :

« General Lafayette, soyez le bienvenu! G'est » au nom des citoyens du Kentucky que je vous » accueille au siege du gouvernement de cet etat; » votre presence parmi eux leur cause la joie la » plus vive, et, a defaut de la splendeur dont » vous avez ete environne dans d'autres etats plus » anciens que le notre, ils vous offrent ce qui doit » tou jours plaire au guerrier et au philanthrope, )> les sinceres liommages du cceur.

» Nous regrettons sincerement que 1'inexorable » loi de la nature n'ait accorde la jouissance de » ce jour heureux, qu'a un si petit nombre de » ceux qui out eu 1'honneur de vous seconder » dans la conquete que vous avez faite pour nous, » du plus grand des biens , la liber te et 1'inde- » pendance; rnais peut-etre eprouverez - vous » quelque plaisir a voir a leur place quelques- » uns de ces hardis enfans de rOccident, qui, » pendant que vous combattiez sur les bords » de 1'Atlantique, jetaient au milieu des forets » du desert les fondemens d'un nouveletat, qui, » plus tard, fut associe aux treize vieux etats » qui porterent tout le poids de la lutte revc- » lutionnaire.

» INous aussi, general, nous savons apprecier » ce desinteresse et pur amour de la race hu-

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» maine qui vous porta, au sortir de Fenfarice, » a quitter le vieux monde, ou les plus grands » honneurs vous etaient reserves , ou les richesses » et le bonlieur vous etaient assures , et ou pres- » que tous les biens prosperaient , excepte la » liberte, pour venir de ce cote de 1'Ocean , a » travers tous les dangers , preter votre appui a » unpeuple encore enfant qui se debattait contre » la tyrannic et 1'oppression.

» Les motifs qui firent prendre les armes a » nos peres en faveur de la revolution nous sont » bien connus; ce n'etaient ni les miserables trois )> deniers par livre , ni 1'impot sur le the qui les » porterent a se revolter contre 1'odieux pouvoir » dela Grande-Bretagne ; non, mais c'etait pour » obtenir la jouissance du self government ; c'e- » tait pour posseder une legislation libre ; c'etait » pour 1'etablissement de 1'egalite des droits ; c'e- » tait pour que Jeurs enfans pussent un jour se » tenir debout et lever la tete conimc des liom- » mes; en un mot, c'etait pour etre libres et in- » dependans que nos lieros revolutionnaires se » determinerent a braver les difficultes , les lia- » sards, les perils d'une lutte si inegale. Dans de » semblables circonstances , nous penserions et » nous agirions comme eux, ou nous serions » indignes du noble heritage qu'ils nous ont » legue; mais, grace a Dieu, les memes prin- » cipes qui les animaient alors , sont encore

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» vivans dans le eceur du peuple am^ricain ; et » nulle part , je le dis avec orgueil , la flamme de » la liberte ne brille de plus d'eclat qu'au mjlieu » des fils du Kentucky.

» Nous vous accueillons, general, comnie un )> champion de la liberte; nous vous honorons » com me un monument de notre glorieuse re- » volution, et nous nous glorifions de pouvoir » vous exprimer notre admiration pour votre » caractere, et notre reconnaissance pour les im- » portans services que vous avez rendus au peu- » pie americain. Malgre cette impertinente M phrase des tyrans et des aristocrates , que les » republiques sont toujours ingrates , nous es- )> perons que 1'ingratitude ne sera jamais repro- » chee k la republique americaine. Un peuple » libre est essentiellement juste, general; il salt » apprecier les services qu'on lui rend , et il les » recompense toujours de la maniere la plus » honorable.

» General , a votre arrivee vous avez vu la joie » briller sur tous les visages; permettez - moi » maintenant de vous offrir les vceux des ci- » toy ens du Kentucky. Que vos jours soient nom- » breux, general, et aussi heureux que votre » carriere a ete honorable ; et , lorsque vous quit- » terez ce globe terrestre , puissiez-vous vous re- M trouver avec notre bien-aime Washington dans » le sejour de la felicite eternelle ! Telle es la

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)> sincere et ardente priere cTun peuplc recon- » naissant. »

Ce discours fut couvert des applaudissemens de la multitude, et partout j'entendis affirmer autour de moi qu'il etait impossible de rendre avee plus de verite les sentimens des citoyens du Kentucky. Cependant, malgre les transports de 3a joie publique , malgre tout Tmteret qu'il pre- naitlui-merne aux homniages rendus a I'hote de )a nation, le gouverneur Desna portait au milieu de la foule un visage altere , comme si son co2ur eut ele en proie a de cuisans chagrins. J'interro- geai a ce sujet un homme a cote duquel je me trouvais : « He quoi!» me repondit-il, « ne » connaissez-vous pas 1'horrible situation de ce » pere infortune? Ne savez-vous pas que dans » quelques jours il sera appele a prononcer lui- » meme sur le sort d'un fils que la loi aura peut- » etre condamne a mort comme assassin? » Ges mots me glacerent d'horreur, et je priai celui qui venait de les prononcer de s'expliquer da- vantage. «I1 y a quelque temps, » me dit-il, « un » homme du voisinage fut trouve assassine sur )> la grande route ; les soupcons de la justice se » porterent aussitot sur le fils du gouverneur Des- » ha, que des motifs de jalousie auraicnt pousse, » dit-on , a commettre ce crime ; il est aujour- » d'hui en prison sous le poids de cette accusa- » tion capitale; il sera incessamment appele

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» devant ses juges; et probablement il sera con- » damne a mort, car malheureusement Jes preu- » ves, qui de toutes parts s'elevent centre lui , pa- » raissent trop evi denies; or, vous saurez que » dans notre etat de Kentucky le gouverneur a » le droit de remettre la peine de mort , ex- » cepte dans le cas de trahison centre 1'etal. » M. Desha usera-t-il de ce droit pour sauver la » vie d'un fils criminel , ou bien laissera-t-il un » libre cours a Faccomplissement de la loi qui » doit venger la societe outragee? Eritre les sen- » timens d'un pere etles devoirs d'un magistral, )> 1'alternative est cruelle; et, quelque parti qu'il » prenne, son coeur aura egalement a souffrir; » car, s'il peut arracher son fils a la mort , il ne » peut le soustraire a 1'infamie. Nous sjmpatlii- » sons tous avec la douleur de ce malheureux » pere; mais en meme temps nous pensons que » la seule conduite qu'il ait a tenir est de donner w sa demission de gouverneur avant la fin du » jugement, et d'eviter ainsi d'avoir a se pro- » noncer entre la nature et la justice des hommes. » Tous ses amis lui conseillent ce parti , et nous )> esperons qu'il le prendra 1. »

1 Lesjouroaux nous ont appris clepuis que le fils Desha avait ete convaincu de son crime et condamne a mort , et que son pere , usant comme gouverneur du droit de faire grace, I'avait sauve.

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Ce recit excita vivement 111011 interet pour ]e gouverneur Desha , et eoncentra toute mon at tention sur lui ; si j'avais d'abord ete irappe de la melancolie de son visage , je ne le fus pas moms ensuite du courage avec lequel il me parut sup porter son malheur; il levait avec une noble confiance sa tete venerable parmi ses conci- toyens, et semblait dire : Les fautes sont per- sonnelles ; et , d'ailleurs , jusquau moment ou les jugcs le declarent coitpable, uri prevenu est innocent.

Apres avoir passe plusieurs heures a recevoir les visites et les temoignages d'amitie de toute la population , le general alia s'asseoir au banquet public prepare sur la place du Capitole. La ta ble , disposee en demi-cercle, portait huit cents couverts, en sorteque les detacliemens de milices qui etaient venus de Louisville pour escorter le general Lafayette, purent prendre place au ban quet ou se trouverent rassembles un grand nom- bre des officiers du Tennessee et du Kentucky, qui se sont le plus particulierement distingues pendant la derniere guerre, tels que le general Adair, le colonel Mac-Affee , etc. , etc.

Malgre son desir de ne point blesser les usages recus aux Etats-Unis , le general fut cependant oblige de voyager le dimanche , car ses jours de marche etaient rigoureusement comptes jusqu'a Boston , ou il devait se trouver le j-y juin. Nous

3;0 LAFAYETTE

partimes done le samedi, 1 4 mai, de Frankfort i et nous voyageames presque sans nous arreter jus- qu'a Lexington , ou nous entrames le lundi vers le milieu du jour. Chemin faisant , nous avions visite la jolie petite ville de Versailles, ou nous nous etions arretes quelques heures pour assister a un diner public offert par les ci toy ens de la ville et ceux des campagnes eiivironnantes, qui s'y etaient reunis , et nous etions venus coucher le dimanche soir a trois milles de Lexington , ou le lundi matin de nombreux corps de milices a cbeval , conduits par une deputation du comte de Lafayette , vinrent chercher le general. Le cor tege se forma sur une eminence d'ou Ton de'cou- vrait au loin la ville de Lexington et les champs fertiles qui 1'environnent. Nous nous mimes en marclie a huit heures. La pluie tonibait abon- damment, etleciel, convert d'epais nuages, nous presageait urie triste journee; mais, au moment ou nous allions entrer dans la ville , un coup de canon , tire d'une colline voisine 7 annonea 1'arri- vee du cortege , et a ce signal la pluie cessa comme par enchantement , les nuages se dissiperent, et des flots de lumiere tombant du ciel nous mon- trerent les campagnes environnantes couvertes d'un peuple nombreux attendant avec anxiete la venue de 1'hote national. Gette scene, presque magique , ajouta encore a I'enthousiasme de la multitude, dont les joyeuses acclamations se

EN AMfiRIQUE. 3ji

confondirent avec le roulement continu de Far- tillerie qui tonnait autour de nous. Les fetes de Lexington furent extremement briliantes; mais de toutes les preuves de felicite piiWique qui frapperent 1'attention du general , celle qui le toucha le plus pro foadement , fut le tableau du developpement et des rapides progres de 1'in- struction parmt toutes les classes du peuple. En effet, n'est-ce point une chose aussi admirable qu'etonnante , de trouver, au milieu d'un pays qui, il n'y a pas encore quaranteans , etait cou- vert d'immenses forets habitees settlement par des homines sauvages, une ville elegante de six mille ames de population, et renfermant deux etablissemens d'enseignement public, qui, par le nombre de leurs eleves, la variete et la pro- fondeur cies connaissances qu'on y enseigne, peuvent rivaliser avec les colleges ou les univer- sites les plus renommes des principales villes europeennes. Nous visitames d'abord le college desjeunes garcons, dirige par le president Hoi- ley, qui recut le general a la porte del'etablisse- ment, et lui adressa un discours de felicitations , dans iequel , apres avoir eloquemment decrit ce que Lafayette avait fait dans sa jeune&e pour FafFranchissement de 1'Amerique du Nord , il exprima le regret que ses efforts n'aient pas eu le ineme succes pour la regeneration de la France... Ramenant ensuite ses pensees vers un objet

24.

.'>;2 LAFAYETTE

plus consolant, il lui presenta le tableau de la prosper! te americaine et de 1'heureuse influence que sa visite allait exercer sur les jeunes genera tions temoins de son triomphe.

Le general repondit a ces divers points du dis- cours du president Holley, en lui disant :

« Apres avoir joui avec la plus vive sensibilite » de la maniere affectueuse dont j'ai ete accueilli » des mon entree dans cet etat par le peuple du » Kentucky, par son premier magistrat, et en- » core dans cet heureux jour , par les citoyens de » cette ville et de ce comte , j'eprouve dans ce )> moment une profonde reconnaissance pour » 1'honneur que je recois de 1'universite de Fetat » et de son respectable president.

» II me serait impossible d'exprimer avec autant » d'eloquence que vous 1'avez fait, monsieur, les » observations patriotiques et eclairees, les heu- » reuses prevoyances de Faveriir que nous venons » d'entendre ; mais je m'y unis avec la plus cor- » diale sympathie; jamais plus cordialement , » monsieur , que lorsque vous avez parle de )> Yunion constitutionnelle entre les differens » etats de la confedt3ration , union si necessaire , » non s«ulement aux etats qui la composent, ^ mais au bien-etre de I'liumanite entiere, et » qui fut la derniere recommandation de notre » grand et bon Washington dans kses adieux au » peuple americain.

EJN AMfiRIQUE.

» A vos interessantes reniarques sur le progres » des lumieres dans les etats de 1'Ouest, j'ajou- » terai que deja les etoiles occidentales de la con- » stellation americaine ont brille du plus grand » eclat dans les conseils nationaux. L'Amerique » meridionale et le Mexique n'oublieront jamais » que la premiere voix qui se soit fait entendre » dans le congres pour la reconnaissance de leur » independance, etait une voix kentuckienne ; » de meme qu'ils ne peuvent jamais oublier » que c'est aux sages et energiques declarations » du gouvernement des Etats-Unis qu'ils doi- ^ vent le desappointement de certains projets » hostiles contre leur independance, etleur plus )> prompte reconnaissance par les puissances » europeennes.

» Je ne m'etendrai pas sur vos allusions a dif- )> ferentes parties de Vhistoire de la France; il » faudrait trop de temps pour les expliquer ici. » Je me borne a vous remercier, monsieur, d'a- » voir rappele ce jour ou la garde nationale pa- » risienne a eu en meme temps un double hon- » nenr ; d'un cote , en comprimant une attaque » contre -revolutionnaire a la souverainete du » peuple et aux droits de 1'homme; et de 1'autre, )> en dejouant en grande partie la factieuse et )> horrible tentative qui , dans cette journee , » menacait de souiller la cause de la liberte. y> Permettez-moi aussi , monsieur, de recon-

>?4 .LAFAYETTE

» naitre les temoignages d'estime et d'amitie que » vous avez bien voulu m'accorder, et de vous » offrir, ainsi qu'a Funiversite du Kentucky,rex- » pression de ma respectueuse gratitude. »

Le general prit ensuite place dans une salle immense preparee pour les exercices des jeunes gens: et la, en presence du public , il fut haran gue en latin, en anglais ct en francais par trois eleves, dont les compositions, aussi elegaminent ecrites que bien debitees, meriterent les suffrages des auditeurs. II repondit a cbacun des jeunes orateurs de maniere a leur prouver que les trois langues dans lesquelles ils lui avaient parle lui etaient egalement familieres, et que son cceur etait profondement emu par Texpression de leur jeune patriotisme. II ne fut pas moins satis- faitde sa visite a 1'Academie des jeunes filles, di- rigee par madame Dunham , et institute sous le riom ftjfcademie Lafayette; cent cinquante eleves lerecurentau bruit harmonieux d'uu chant patriotique compose par madame Holley , et ac- compagne sur le piano par mademoiselle Ham mond; plusieurs jeunes filles le complimenterent ensuite, les unes en prose, les aulres en vers de leur composition. Le discours de mademoiselle Mac -In tosh et la belle ode de mademoiselle Nephew , produisirent surtout un grand eff'et sur 1'assemble'e, et firent pleurer d'attendrissement m£me les jeux les moins habitues aux larmcs.

EN AMERIOUE. A tant et dc si touchantes preuves d'estime et de veneration pour son caractere,le general Lafayette eprouva une foule de sentimens qu'il lui etait im possible derendre entierement. Entoure , presse , caresse par ces teudres et innocentes creatures, il s'abandonnait a ces douces emotions auxqnelles, malgre Vage , son cceur n'est point devenu etran- ger ; il ne pouvait se lasser de repeter combien il s'estimait heureux d'avoir pu combattre, dans sa jeunesse , pour un peuple dont toutes les ge nerations lui temoignaient tant de bonte; et la connaissance approfondie que les plus jeunes enfans lui parurent avoir de toutes les actions de sa vie, le penetra de la plus vive recon naissance. Enfin, il s'arracba a cette scene trop pleine d'emotion pour pouvoir etre supportee long-temps , en assurant au proprietaire de F Academic, qu'il etait fier de Fbonneur de voir son nom attache a un etablissement si honorable par son but et si heureux par ses resultats.

Au milieu des fetes de toute espece dont 011 1'entourait, et dont la description serait beau- coup trop longue, le general Lafayette n'ou- blia point ce qu'il devait a la memoire et a la vieille amitie de ses anciens camarades; ayant appris que la veuve du general Scott habitaift Lexington , il se fit conduire a sa demeure pour lui presenter ses hommages. Cette visite toucha

3?6 LAFAYETTE

profondement non-seulement madame Scott et sa famille, mats encore tons ceux qui avaient connu le general Scott, dont le noble caractere et la patriotique conduite pendant la guerre de la revolution seront toujoui-s cites avec orgueil par ses concitoyens.

Le general Lafayette n'oublia pas non plus une amitie qui, pour etre plus recente, n'en est pas moins sincere. Aprescette visite il se fit eonduire a uii mille de Lexington, a Ashland, cbar- mante maison de campagne ou reside la famille de M. Clay ; 1'honorable secretaire d'etat etait absent, mais madame Clay et ses enfans firent en son nom les honneurs de la maison avec la plus aimable cordialite. Cette demarche du general fut tres- goutee des citoyens de Lexington, ce qui me fut une preuve que la popularite de M. Clay, qui re pose sur des talens et des services veritables , n'a- vait point ete diminuee aupres de ses concitoyens par les attaquespeu mesurees, et peut-etre meme irreflecbies, dirigeescoritre lui par quelques jour- naux de partis au moment de 1'election du pre sident.

Apres quarante-buit beures de fetes non in ter rompues nous quittames Lexington , ou nous laissames legouverneur Carrol et presque tous nos compagnons de voyage du Tennessee , de Louis ville , de Frankfort, etc., accompagnes settlement par un detacbement de cavaliers volontaires dc

EX AMEKIQUE. 877

Georgetown; nous tournames brusquemerit a gauche , et en trente-six heures nous gagnames ce point de 1'Oliio , ou s'eleve la jolie ville de Cin cinnati 7 dans laquelle le general Lafayette etait attendu avec la plus vive impatience. Ce voyage par terre , depuis Louisville jusqu'a Cincinnati , nous procura 1'avantage de contempler les pro- diges de creation operes par la liberte dans un pays que la civilisation vient a peine d'arracher a la nature sauvage.

En 1776, le Kentucky n'etait encore connu que par les rapports de quelques hardis chasseurs qui avaient ose aller s'etablir au milieu des feroces tribus qui habitaierit cette contree; son iiom seul , forme du mot indien Kentucke , qui veut dire Riviere de sang', rappelait sans cesse aux blancs effrayes les meurlres nombreux commis sur les premiers d'entre eux qui avaient tente d'y penetrer , et semblait devoir les empecher de s'y etablir jarnais; cependant le courage, 1'ac- tivite, la perseverance d'un Carolinien nomme Boon, parvinrent, apres bien des tentatives in- fructueuses, h y former un etablissement assez considerable pour pouvoir resister aux attaques reiterees des Indiens ; bientot apres , 3a guerre revolutionnaire , qui valut la liberte et 1'inde- pendanceaux colonies anglaises, ayant cesse, Tac- tivite des habitans des etats du Nord les poussant chaque jour davantage vers des entreprises riou-

LAFAYETTE velles, 011 vit le flot de leur emigration se porter vers le Kentucky; et, des Tannee 1790 , Ja nou- velle population de ce pays s'elevait dej^ a pres de soixante-quatorze mille ames. Jusqu'a cette epoque le Kentucky avail ete considere comme une partie de la Virginie; mais alors, du con- sentement de cet etat, il s'en detacha , et forma un etat particulier qui fut admis dans 1'Union en 1'an 1792; sa population est aujourd'hui de cinq cent soixante mille ames. Les Indiens , ou detruits ou repousses dans des climats lointains , par la civilisation , ont laisse ]e champ libre a Findustriedes blancs; a la place des vieilles forets qui leur servaient d'asile se sont elevees des villes populeuses, des moissons abondantes, des ma nufactures actives et prosperes; enfin, le Ken tucky, malgre son nom sinistre, est devenu une terre hospitaliere , et est maintenant une des plus brillantes etoiles de la nouvelle constella tion de 1'Ouest. On salt comment le courage des habitans du Kentucky s'est illustre pendant la der- niere guerre , et de quelle maniere ils ont exprime leurs sentimens patriotiques en presence de La fayette. Gependant je rapporterai encore le fait suivant, qui servira peut-etre a prouver combien lahaine du despotisme est profonde dans toutes les classes de cet heureux peuple.

Par un beau jour de voyage , j'avais monte a pied une route assez rapide , tracee sur le pen-

EN AMERIQUE. chant d'une colline au so mm el de laquelle je m'etaisarrete pres d'une maisonnette isolee, pour y attendre 1'arrivee des voitures qui venaient len- tement derriere moi , et qui etaient encore fort eloignees , car j'avais marche assez rapidement. Un homme , qui fumait son cigarre a la porle de cette maisonnette , m'engagea a entrer chez lui pour m'y reposer. J'acceptai avec reconnais sance cette invitation faite avec politesse. La diffi- culte avec laqueile j'exprimai mes remercimens en anglais me firent reconnaitre pour etranger , et me valurent une foule de questions sur le lieu d'ou je venais , celui ou j'allais , et les motifs de mon voyage. Comme ces questions me parurent plutot dictees par un sentiment d'e bienveillance que par une indiscrete curiosite , je m'empressai d'y repondreavec toutela complaisance possible. «0h! bien , « s'ecria mon liote tout joyeux , « puisque vous avez le bonlieur de vivre pres de » Lafayette , vous ne refuserez pas de boire avec » moi un verre de wiski a sa sante.... » Et aussitot la liqueur et les cigarres m'ayant etc presentes , nous nous mimes a causer de ce qui interessait le plus mon hospitalier Kentuckien , c'est-a- dire de Yhote national. Apres avoir epuise toutes les questions sur ce sujet , il me parln de ma patrie et de l'honime extraordinaire qui avait fait peser sur elle quinze ans de gloire et de despo- tisme. 11 me parut enthousiaste de la gloire ruili-

38o LAFAYETTE

taire de Napoleon , et profbndement afiligetle sa fin miserable. « Pourquoi , » me dit-il , « a-t-ii » eu la folie de se confier dans son malheur a » son plus cruel ennemi , au gouvernement an- » glais , dont il avait si souvent eprouve la per- » fidie? Pourquoi n'est-il pas venu plutot chercher » un asile sur notre terre hospitaliere ? II y au- » rait trouve des admirateurs , et , ce qui vaut » mieux , des amis sinceres au milieu desquels, » libre et sans inquietudes, il aurait joui en paix » du souvenir de ses grandes actions. » « Je » crois, » lui dis-je, « que vous connaissez peu » le caractere de Napoleon ; son ame n'etait » point faite pour les jouissances douces et pai- » sibles; il fallait sans cesse de nouveaux alimens » a la prodigieuse activite de son genie , et qui » sait si , seduit par de nouveaux reves ambi- » tieux , a la vue des ressources qu'offre une jeune )> nation, il n'aurait point tente de substituer, » comme il 1'a fait chez nous , sa volonte a vos » sages institutions? » « Nous aurions consi- » dere une pareille tentative comme un acte de i) demence , » me repondit mon note en sou- riant dedaigneusement ; « rnais si, contre toutes )> probabilites , nous avions pu nous soumettre » un seul instant a son ascendant liberticide, son

» succes meme lui eut ete fatal Voyez cette

» carabine,)) ajouta-t-il, en etendant le doigt vers une armc placee dans Tangle de la cham-

EN AMERIQUE. 38*

bre, « avec elle je ne manque jamais un faisan

» dans nos forets, a cent pas; un tyraii est

» plus gros qu'un faisan , et il n' y a pas un Ken- » tuckien qui ne soil aussi patriote et aussi adroit » que moi. »

382 LAFAYETTE

CHAPITRE XL

ARRIVEE A CINCINNATI. FETES OFFERTES PAR CETTE VILLE.

LES SOISSES DE VEVAY. ETAT D'OHIO. LA FAMILLE VINTON.

ROUTE DE WHEELING A ONION-TOWN. DISCOTJRS DE M. GA-

LATIN. NEW-GENEVA. DEBARQUEMENT A BRADOCK - FIELD.

PREMIER FAIT D'ARMES DU GENERAL WASHINGTON. PITTSBURG.

LE 19 mai, a dix heures du matin , nous arri- vames sur la rive gauche de FOliio. Le premier objet qui frappa mes regards sur 1'autre rive , presque en face de nous, fut la belle ville de Cincinnati , se deployant majestueusement sur un vaste amphi theatre au pied duquel ]e fleuve coule paisiblement dans une largeur de plus d'un demi-mille. Plusieurs barques portant une de putation de la ville de Cincinnati , et quelques officiers de i'etat- major, attendaient depuis le matin 1'arrivee du general Lafayette. Nous en- trames dans la plus elegante de ces barques avec nos compagnons de voyage de Frankfort, et nous traversames rapidement le fleuve. Nous debar- quames au bruit de treize coups de canon et du welcome Lafayette , repete par des milliers de voix qui saluaient Thole de 1'Amerique. En

EN AMERIQUE. 383

presence du peuple assemble sur le rivage, et de plusieurs regimens de milices ranges en ba- taille, le gouverneur Morrow le recut au nom de 1'etat, et 1'ayarit fait placer a cote de lui dans une caleche, le conduisit a son hotel au milieu de temoignages d'enthousiasme public qu'aucune expression ne peut rendre.

Ce fut le general Harrison , dont le nom se rattache si glorieusement aux principaux evene- mens de la derniere guerre , qui recut le general Lafayette a son quartier-general , et qui le ha- rangua au nom cle 1'elat d'Ohio. Dans un dis- cours rempli de sentimens de tendresse et de reconnaissance pour celui auquel il s'adressait , le general Harrison ne manqua pas de tracer le tableau des prodiges de creation et de prospe- rite dont 1'etat d'Ohio et la \ille de Cincinnati offrent le plus admirable exemple.

«Ici,» s'ecria 1'orateur, « ici, general, rien » de force , rien de factice dans le bonheur et » la prosperite qui s'offrent a vos regards. Cette » cite florissante au milieu de laquelle nous » avons le bonheur de vous recevoir, ne s'est » point elevee comme une orgueilleuse capitale, » sur les bords glaces de la Neva , a la voix d'un )> despote dirigeant a son gre des millions de » bras serviles. Elle a ete bade par les mains » d'hommes libres; elle e^t aujourd'hui le mar- » che nature! et central d'une contree habile-

384 LAFAYETTE

» merit cultivee ; la foule qui remplit ses rues » pour se presser autour de vous, n'est qu'une » portion des sept cent mille habitans de cet » etat, qui chaque jour adressent au dieu des )) chretiens des actions de grace pour les bien- » faits dont ils jouissenL; la jeunesse, qui forme » dans cet instant votre garde d'honneur, n'est » qu'un faible detachement des cent mille hom- )> mes libres armes pour la defense de nos droits, )> et dont le courage forme le seul rempart de » notre etat. G'est par leur propre et libre vo- » lonte qu'ils sont reunis aujourd'liui pour offrir » au bienfaiteur cle leur pays Fexpression de leur •> reconnaissance.

H Heureux guerrier 1 combien vos jouissances » doivent etre diflerentes de celles de ces vain- )> queurs taut vantes des beaux jours de Rome, qui » montaient au Capitole entoures de miserables » captifs et des riches depouilles d'une guerre » injustel Ici, votre triomphe ne cause pas urie » seule emotion penible aux millions de specta- » teurs qui en jouissent. Vos victoires nTarrachent » de soupirs a aucun homme, si ce litest aux ty- » rans dont le pouvoir oppresseur se trouve af- » faibli par elles !

» Heureux mortel ! 1'influence de votre exem- » pie s'etendra au del a de la tombe. Votre re- » nommee, associee a celle de Washington , ap- » prendra aux Cesars futurs que le sentier clu

EN AM£RIQUE. 385

y> devoir est le seul chemin de la vraie gloire , et » que le caractere d'un guerrier ne pent etre ho* » norable s'il differe du caractere de citoyen !

» Gloire au compagnon de Washington ! a » Fa mi de Franklin, d' Adams et de Jefferson! » au devoue champion de la liberte! gloire a :> Lafayette! »

A ces derniers mots de Torateur la foule qut remplissait les appartemens, se pressa avec en- thousiasme autour du general Lafayette , et cha- cun se disputa 1'avantage de lui etre presente individuellement. II y avait Ik beaucoup de sol- tlats revolutionnaires qui n'etaient pas les moins ardens a reclamer le droit de presser la main de leur ancien camarade. 11 y avait aussi un citoyeu de Cincinnati , dont le nom et la vue exciterent dans le coeur du general de bien douces emo tions , c'etait M. Morgan Neville, fils du major Neville , son ancien aide de camp et ami , et petit-fils, par sa mere, du celebre Morgan , qui se lit une si grande reputation de talens et de bra- voure a la tete d\ui corps de partisans pendant la guerre de 1'independance. Apres quelques in- stans accordesaux presentations officielles et aux felicitations reciproques , le general ad ressa ses remercimens a M. Harrison, et nous nous ren- dimes avec un nombreux cortege a la salle des francs-macons, ou plusleurs loges s'etaient reu- nies pour recevoir Vhote de la nation , et lui of-

ii.

386 LAFAYETTE

frit' de fraternelles felicitations sur son arrivee dans l'etat d'Ohio.

Un diner public et un feut d'artifice tire sur la partie la plus elevee de la ville terminerent cette journee , qui n'etait que le prelude des fetes plus brill antes que les habitans de Cincinnati avaient preparees pour le lendemaiu.

Les premiers bommages que le general recut au lever du soleil , furent ceux des jeuries gar- cons et des jeunes filles des ecoles gratuites. Reunis au nombre de six cents , et conduits par leurs maitres , ces enfans etaient ranges dans la rue principale, et faisaient reteritir Fair du welcome Lafayette. Lorsque le general parut devant eux , leurs jeunes mains jeterent des fleurs sous ses pas, et le docteur Ruter, s'etant avarice3 vers lui, lui adressa ce discours en leur nom :

« General Lafayette , le retour au sein de no- » tre republique d'un de ses principaux fontla- » teurs, apres une absence de pres d'un demi- » siecle? lait naitre dans 1'esprit une association » d'idees et d'emotions difficiles a decrire; lors- » que cette portion des Etats-Unis n'etait encore » qu'un desert, sans habitans pour apprecier vos » travaux , vous vintes sur nos rives combattro » et verser votre sang pour la defense de nos » droits nationaux. Le succes couronna vos ef- » forts , vous laissates 1'Amerique en paix , et

EN AJVlfilUQUE 387

» vous retournates triomphant vers votre terre » natale. Depuis, des annees nombreuses se sont » ecoulees ; ties revolutions ont ebranle 1 Europe; » des trones se sont eleves, d'autres orit disparu. » Par ]a grace de la divine Providence , vous avez » vu passer Forage et vous avez echappe au dan- » ger. Et mai 11 tenant, au soir brillant de votre » vie, revenant sur 3e theatre de cette memora- » ble revolution a laqueile vous prites une si » glorieijse part, vous contemplez ses heureux » resultats dans les innombrables bienfaits dont » jouit le peuple americain. De 1'orient a 1'occi- » dent , sur la terre alTranchie , sous le toit des >> patriotes survivans, comnie sur la tombe de » nos heros moissonnes par la niort , regne la » liber It- 1 Pendant votre absence, le desert s'est » change en champ fecond, peuple de nom- « breux habitans , vivant au milieu de 1'abon- » dance ,pratiquant la liberte religieuse, et cul- » tivant avec succes les arts et les sciences. Ceux » de nos citovens qui les premiers vinrent de » FOccident pour s'etablir dans cette contree , » apportcrent avec eux les principes que vous » avez si constamment defendus , et ils les ont » transmis a leurs enfans. Nos nouvelies geno- » rations connaissent et cherissent nos institu- » tions politiques ; elles ont appris votre histoire )> en etudiant celle de la nation, et elles trans- » mettront a la posterite le reconnaissaut sou-

25.

388 LAFAYETTE

» venir de ce que vous avez soufFert pour la

» cause sacree de la liberte.

» General , le peuple de 1'Occident remercie » Dieu de ce qu'il vous a ramene sur ses rives , » et vous recoit comme son bienfaiteur, comrne » son ami , comme 1'ami et le compagnon du » general Washington. Tous les coeurs se don- » nent a vous , maispeut-etre aucun avec plus de » sincerite que ceux de cette jeunesse de 1103 » ecoles , au nom de laquelle je suis heureux de )> vous recevoir dans la ville de Cincinnati. »

Le general fut tres-touche des sentimens ren- fermes dans ce discours, et voulut exprimer sa reconnaissance au docteur Ruter; niais, dans cet instant , les enfans Fen toure rent avec vivacite , tendirent vers lui leurs jeunes bras, et firent re- ten tir 1'air de leurs cris de joie. II recut leurs caresses et leurs embrassemens avec la tendresse d'un pere qui rentre dans sa famille apres une longue absence. Gependant, ayant obtenu un in stant de silence, il adressa la reponse suivante au docteur Ruter :

« Au milieu de Taccueil universel et si aflfec- » tueux que je recois du peuple de 1'etat d'Ohto, » dans cette admirable ville de Cincinnati , » j'airne particulierement a observer rempresse- » ment et la chaleur des sentimens qui animent » ces jeunes ames en faveur d'un vieux soldat » americain; il m'est doux d'y reconnaitre, non-

EN AMfiRIQUE. 889

» seulement uii nouveau ternoignage de 1'amide » personnelle des parens et des insliluteurs , niais » aussi la preu\7e la plus satisfaisante d'un pre- » coce attacliement aux principes pour lesquels » leurs peres ont combattu et verse leur sang. » Ici les yeux des jeunes citoyens s'ouvrent a leur » naissance pour voir les prosperites publiques , w les felicitcs domestiques , qui sont le bienbeu- » reux apanage de la patrie americaine. Ici la li- )> berte et 1'egalite des droits les entourent a cha- » que occasion , a cliaque progres de leurs teridres w annees; et, lorsqu'ils seront a portee de com- » parer leur pays avec les parties du monde ou » 1'aristocratie et le despotisme exercent encore » leur funeste influence, ils apprendront de plus » en pi us a aimer leurs institutions republicaines, » et a s'enorgueillir du beau titre de citoyen ame- » ricain. G'est ainsi qu'en reflechissant sur les )) effets communs de la guerre de Tindependance, » sur la source a laquelle ils doivent leurs insti- )> tutions, et jusqu'a leur propre origine, ils se- » ront de plus en plus disposes a maintenir les » sentimens d'une affection mutuelle entre les » diverses parties de la confederation. Je vous » prie, monsieur, de recevoir mes sensibles re- » mercimens pour votre bienveillante adresse; )> j'offre aussi 1'expression de ma reconnaissance » aux dignes instituteurs et directrices, ainsi » qu'a mes jeunes amis et amies, dans vos

LAFAYETTE

» si interessantes ecoles et pensions des deux » sexes. »

Pendant que cette ceremonie avait lieu, les mi- lices prenaient les armes; a onze heures elles pa~ rurent en bataille sur la place publique; a leur tete hrillaient les belles compagnies corn man- dees par les capitaines Harrison , Emmerson et Avery; le general les passa en revue; un instant apres arriverent les artisans formes en une lon- gue procession , au milieu de laquelle flottaient les bannieres des divers metiers ; la barque dans laquelle Lafayette avait traverse 1'Ohio la veille suivait derriere, montee sur quatre roues, avec ses rames dressees et un pavilion flottant dans les airs; un detachement tie soldats revolution- naires marchait autour d'elle; on nous invita a nous placer au milieu cle ce cortege, avec lequel nous fimes plusieurs tours dans la ville pour arriver sur une vaste place pres de la Maison de Justice; la , le general monta sur une plate-forme elevee et decoree de verdure ; le peuple se pressa autour de lui; et les accords d'un excellent or- chestre ayant fixe Tattention de la multitude, M. Lee chanta , surl'air de la Marseillaise , une ode martiale, dont les derniers vers de chaque strophe furent repetes avec enthousiasme par les spectateurs. Un discours sur la solennite du jour devait succeder aux chants patriotiques; on vit alors se lever 1'orateur qui devait le pro-

EN AMERIQUE. 3<)i

noncer; il s'avaura vers ia foule silencieuse , de- vant laquelle il se tint quelques instans immo bile, le regard baisse, la main appuyee sur sa poi trine, et com me accable par la grandeur du sujet qu'il alJait traiter; enfin, sa voix sonore , quoique legerement emue, se fit entendre, et 1'assemblee tout entiere fut captivee par son elo quence. Les bienfaits et les avantages de la H- berte, les efforts genereux de Lafayette pour son etablissement dans les deux hemispheres, le ta bleau de la prosper! te prcsente et future des Etats- Unis, furent le texte du discours de M. Ben- ham. II s'empara tellement de I'lmagination de ses auditeurs , que lors meme qu'il eut cesse de parler, la foule attentive resta quelque temps silencieuse comme pour Tecouter encore.

L'eloquence pcpulaire est un cles caracteres distirictifs des Americains des Etats-Unis; la fa- culte de bien parler en public y est donneeci tons les citoyens par la generalite et Fexcellence de i'instruction , et cette faculte y est developpce a un haut degre par la nature des institutions qui appellent chaque citoyen a 1'exercice du pouvoir et a la discussion des affaires publiques. Dans chaque ville, dans chaque village, le n ombre des individus capables de parler devant une nom- breuse assemblee est vraiment prodigieux , et il n'est pas rare de rencontrer parmi eux des hom- mes qui, quoique nes dans des conditions obscu-

39* LAFAYETTE

res, se sont acquis, a justes litres, une grande reputation d'eloquence; on pourrait citer, a Ja tete de ces derniers, MM. Clay et Webester, dont les parens etaient, je crois, cultivateurs , et qui aujourd'hui pourraient paraitre avec avantage a cote de nos orateurseuropeensles plus distingues. Apresle discours de M. Benham , le peuple ee dispersa , et les fetes furent suspendues jusqu'a 1'heure du diner public, afin d'accorder au ge neral quelques instans de repos. A peine etions- nous de retoui* chez M. Febigers, dans la maison liospitaliere cluquel nous etions loges , que je vis arriver trente a quarante homines qui en- trerent dans le salon de reception , et qui de- manderent a parler a Lafayette : « Nous sonimes » citoyens de Vevay, » me dit en langue fran- caise un vieillard qui etait a leur tete, et pour lequel tous les autres paraissaient avoir une grande deference; « on nous avait fait esperer » que 1'anii de 1'Amerique et de la liberte vien- )> drait visiter notre petite ville , et que nous au- » rions le plaisir de lui montrer nos vignes et de » lui faire boire du vin de notre cm ; mais son » passage a travers le Kentucky nous a prives de » ce bonheur; cependant, ne voulant pas re- » noncer a celui de voir 1'homme clont le nom » nous etait cher meme avant que nous fussions » venus dans ce pays , nous avons pris la resolu- « tion de venir ici pour le saluer, »

EN AM£RIQUE. Je fis aussitot avertir le general , qui , ne pou- vant descendre de suite , envoya son fils pour engager les visiteurs a vouloir Lien attendre un instant. Ceux-ci firent un accueil fort tendre a M. George Lafayette; et, apres lui avoir repete a peu pres ee qu'ils venaient de me dire, ils nous apprirent qu'ils etaient tous Suisses , pour la plu- part du canton de Vaud; que des persecutions d'autorites locales, le besom d'ameliorer leur position et 1'amour de la liberte les avaient de termines a quitter leur patrie pour venir habiterle Nouveau-Monde; qu'ils avaient fonde, dans 1'etat d'lndiana , sur les rives de 1'Ohio , & environ cin- quante milles de Cincinnati, line ville alaquelle ils avaient donne le nom de Vevay; et que la, au nombre d'environ cent trente families , ils vivaient principal ement du produit de leurs vi- gnes, dont ils avaient introduit avec succes la culture dans cette par tie des Etats-Unis. Pen dant que nous ecoutions ces details , le general arriva; aussitot les Suisses de Vevay s'etant ran ges en demi-cercle pour le recevoir, le plus age d'entre eux , que j'avais entendu riommer le pere Dufour , s'avanca vers lui et lui dit :

(( General , vous voyez devant vous des liom- » mes qui, degoutes du despotisme et de la mi- sere qui regnent sur la vieille Europe, out » quitte leur patrie pour venir chercher sur cette » terre hospital iere le libre exercice de leuts

LAFAYETTE

» droits et de leur Industrie ; nos recherches n'ont » point ete values , nous sommes devenus ci toy ens » amerieains et nous sommes heureux.

» Autrefois, general, dans notre beau pajs » d'Helvetie, des homines courageux planterent » un arhre de la liberte , a 1' ombre duquel ils » esperaient que leurs descendans gouteraient le » bonheur; mais, bientot apres, cet arbre lut » tellement surcharge de greffes aristocratiques, » qu'il ne porta plus que de mauvais fruits , et » que son ombrage me me devint malfaisant; » alors nous nous sommes rappeles que vous » aussi vous aviez aide a planter un arbre de la )) liberte dans un autre hemisphere; des rap- » ports fideles nous apprirent que sur cet arbre » les grefFes aristocratiques ne pouvaient pas » prendre, et que ses vastes rameaux ofFraient un » abri assure contrele despotisme. Nous sommes )) venus chercber eet abri , general , et nous y » avons trouve le bonheur dont nous vous fai- » sons bommage aujourd'bui. »

Apres ces paroles du pere Dufour, tous les babitans de Vevay se precipiterent dans les bras du general et I'embrasserent tendrement. Ils avaient apporte du vin de leur cru; ils nous en offrirent , et nous le bumes avec eux a la prospe- rite cle leur nouvelle patrie et a la regeneration de leur ancienne.

Le vin de Vevay , il faut bien le dire , n'est

EN AMfiRIQUE. 3c,5

point un vin exquis; cependant il est assez agrea- ble a boire, et c'est, selon moi , le meilleur des vins recoltes aux Etats-Unis. Quoique la vigrie croisse naturellement dans les forets de 1'Ame- rique septentrionale, elle se plie cependant dif- ficilemerit a la culture, et jusqu'a presentee n'est qu'avec les plus grands soins qu'on est parvenu a la rendre productive; les brusques changemens de temperature lui causent des maladies qui se manifestent par une multitude de petites tachcs noires sur ses feuilles, et le froid des nuits d'au- tomne s' oppose souvent a la parfaite maturite du fruit. Cependant on est parvenu a acclimater quelques plants d'Europe qui reussissent assez bien entre les mains des vignerons de Vevay , et qui promettent de grands produits pour 1'avenir.

En nous rendant au banquet , comme nous traversions la place publique, nous vimesdes ca- nonniers ranges a leurs pieces en batterie; leur uniforme, elegant et severe, etait celui des ca- nonniers francais; on nous dit que c'etait la com- pagnie d'artillerie de Vevay. Elle etait en efFet presque entierement composee de Suisses , parmi lesquels un grand nombre avaient servi dans 1'ar- tillerie de 1'armee francaise; leurs manoeuvres, dont nous fumes temoins , furent executees av.ec une precision et urie rapidite tout-a-fait remar- quables.

Dans le bal qui suivit le banquet, les citoyens

LAFAYETTE

de Cincinnati deployerent tout le bon gout et toute 1' elegance qui caracterisent ordinairement une ville riche , feconde en ressources, et des long- temps faconnee par la civilisation; mais, ce qui cliarma le plus le general , ce fut la delicatesse ties hommages dont il y fut entoure. Plus de cinq cents personnes animaient cette patriotique soiree , a laquelle assisterent MM. Morrow, gou- verneur de 1'Ohio ; Desha , gouverneur du Ken tucky; Duval, gouverneur des Florides; Scott, general de Farmee des Etats-Unis, et un grand nombre d'autres personnages distingues par leur rang et leur caractere.

A minult, au signal donne par I'artilleiie de Vevay, nous primes conge des citoyens de Cin cinnati , et nous montames a bord de I' Herald , pour continuer notre navigation. Le general ne pouvait s'arracber du cercle de ses amis, et ne cessait de temoigner son admiration pour la prosperite de Cincinnati et de 1'etat d'Ohio , qu'il appelait la huitieme merveille du monde. En efFet, on ne peut se defendre d'un sentiment d'etonnement a 3a vue des creations prodigieuses de la liberte et de 1'industrie dont cet etat offre tant d'exemples. Le developpement seul de sa population tient du prodige. En 1790 elle n'e- tait que de trois mille ames , et elle est aujour- d'hui de pres de huit cent mille. On ne comp- tait , en 1820, que neuf mille six cent quarante*

Eflt AM£RiQUE. 307

deux habitans dans la ville de Cincinnati, qui en renferme maintenant quinze mille. L'etat d'Ohio est a la fois agricole et manufacturier. Son sol fertile produit abondamment toute es- pece de cereales et une grande variete de fruits. Dans la par tie sud on recolte un pen de coton , mais le nord est remarquable par la ricbesse de ses paturages. I/agriculture occiipe, dit-on, les bras de cent douze mille individus , et les manu factures en occupent annuellement pres de dix- neuf mille. L'annee derniere les manufactures produisirent en etoffes de laine , de coton et de toile, en cuirs , fers et clouterie , en sucre d'era- ble , pour une valeur de pres de deux millions de dollars. Tous ces produits, ainsi que ceux de Tagriculture, paraissent devoir augmenter con- siderablementcbaque annee, et 1'excedant de la consommation interieure trouvera ton jours de faciles debouches, car 1'etat d'Ohio est admira- blement situe pour le commerce d' exportation. Pendant pres de quatre cents milles , la belle ri viere qui arrose ses limites du sud et du sud-est , est navigable pour d'assez gros navires. Ses fron- tieres du Nord sont , pendant soixante-quinze milles , baignees par les eaux du lac Erie , et un canal traversant tout Vinterieur joindra incessam- nient ces deux points, en sorte que 1'etat d'Ohio se trouvera sur cette grande ligne de navigation interieure ; qui unira New- York a l^i Nouvelle-

LAFAYETTE Orleans , en passant par-dessus les montagnes Alleghany.

A toutes ces sources naturelles de prosper! te se reunit encore un autre bienfait que 1'etat d'Ohio doit aux heureuses circonstances de 1'eta- blissement de sa constitution. L'esclava^e et la

o

servitude involontaire y sont abolis. Un esclave devient libre des qu'il touche 1'heureux sol de 1'Ohio, et s'il n'y jouit pas encore du droit de suffrage et de quelques autres droits politiques, il ne doit point en accuser la partialite des le- gislateurs, mais le triste etat d'ignorance dans lequel croupit encore sa race infortunee.

Ge fut le 22 mai a minuit que nous nous em- barquarnes a bord de I'Herald , qui devait nous conduire jusqu'a Wheeling, petite ville de la Yirginie , situee sur les bords de TOliio, et pres- que sur la frontiere de la Pensylvanie. Quoique nous eussioris plus de trois cents milles a faire pour y arriver, nous y debarquames cependant le 24 avant la tin du jour; i3 est vrai que, durant cette navigation , nous ne nous arretames que le temps necessaire pour faire du bois et pour vi- siter quelques etablissemens qui se trouvent sur Jes bords du fleuve, tels que Portsmouth, Gal- liopolis, Marietta , etc., qui pour la plupart ont etc fondes par des Francais, mais dont la popu lation cst aujourd'hui touteamericaine, du moins a tres-peu d'exceptions pres. Ce fut dans Tune

LN AMEiUQUK. 399

de ces petites villes, a Galliopolis , je crois, que nous vi si tames la famille d'un representant de I'Ohio au congres , M. Vinton , Tun des mem- hres de la petite minorite , qui , dans la charnbre des representans , vota centre la recompense na- tionale offerte a Lafayette. M. Vinton n'etait pas encore de retour de Washington-City; mais sa famille aceueillit le general en son nom avec toutes sortes de temoignages de tendresse et de veneration, et madame Vinton ne le quitta que lorsqu'il remonta a bord de I 'Herald, ou elle voulut 1'accompagner a pied avec tous ses parens. Cette politesse de la famille Vinton toucha beau- coup le general, et lui prouva une ibis de plus que les membres cle la faible opposition qui avaient vote centre la proposition du 20 decembreri'etaient pas ses moins sinceres amis; et que, s'ils avaient liasarde leur popularite a up res de leurs commet- tans dans une semblable circonstance , ce n'e tait, comme je 1'ai deja dit plus baut, que par des motifs d'ordre public , et par leur constante resolution de se prononcer centre toute mesure extraordinaire de finance.

De Wheeling nous rentrames dans la Pensyl- vanie par Washington, Brownsville, Union- town, etc. , etc. Sur toute cette route le general retrouva la population virginienne et pensylva- nienne dans les m ernes dispositions que Fannee precedente, c'est-a-dire que partout le peuple SL'

4°o LAFAYETTE

porta en foule sur son passage , et lui rendit les plus grands honneurs. La petite viJle de Wa shington , capitale du comte du meme nom , se distingua par Feclat de ses fetes;, a Brownsville nous passames ]a Monongahella dans un bateau porta nt vingt-quatre jeunes filles vetues de blanc , qui vinrent recevoir Je general , et qui le couron- nerent de fleurs an moment ou il touclia le ter- ritoire de la ville. A Uniontown , chef-lieu du comte de Lafayette, il fut accueilli avec une sim- plicite et une cordialite bien propres a rappeler le caractere des fondateurs de la Pensylvanie. Pour haranguer leur note national , les habitans d'Uniontown emprunterent 1'organe d'un de ses plus anciens et de ses meilleurs amis , M. Galla- tin , que 1'Europe connait par ses travaux diplo- matiques, ct que les principes americains ont tou jours compte au nombre de leurs plus habiles defenseurs.

Place sur une estrade elevce au centre de la ville, M. Gallatin recut le general Lafayette, et lui adressa le discours suivant, au nom du peuple qui 1'entourait et 1'ecoutait en silence :

« General Lafayette, les citoyens de ce comte » desirent, en ce moment ou vous arrivez au milieu » d'eux , vous temoigner leur joie, leur amour, » leur reconnaissance. Ces sentimcns , vous les » avez entendu repeter en mille endroits et par » des milliers de voix ; et quel langage pourrait

EN AMfi'RIQUE. 4°*

» etre aussi eloquent que celui de oette multi- » tude qui partout se precipite sur vos pas pour » vous recevoir ? Acceptez ces effusions sinceres » et spontanees del'affection d'un peuple libre, » a la fois penetre de respect pour votre carac- » tere et de reconnaissance pour vos services.

» Est-il necessaire de parler de ces services? ils

» sont graves dans le coeur de tous les America ins.

» Lequel parmi eux peut avoir oublie que le ge-

» neral Lafayette , dans la fleur de lajeunesse,

» a abandonne pour la cause de 1'Amerique les

» avantages de la naissance et du rang , les plai-

» sirs, la splendeur d'une cour brillante, et , ce

» qui lui etait bien plus precieux , les douceurs

» du bonheur domestique et de 1'amour conjugal?

» Qui ne se souvient qu'il vint secourir 1'Amerique

» al'epoque la plus critique de la lutte pour 1'in-

» dependance ; qu'il combattit et versa son sang

)> pour elle; qu'il obtint 1'amitie, la confiance de

» Washington , 1'amour de tous ceux qui com-

)> batdrent avec lui , ou qui 1'approcnerent; qu'il

» eut une grande part dans le dernier triomphe

» decisif de Yorktown ? Mais ses services ne se

» bornaient pas a combattre sur le champ de ba-

» taille. Tandis qu'il supportait les fatigues et

» bravait les dangers de toutes les campagnes ,

» presque chaque hiver iltraversaitl'Ocean pour

» encourager nos amis et obtenir des secours de

» notre illustre et malheureux allie , alterait sa

ii.

4oa LAFAYETTE

» fortune particuliere pour fournir a nos besoins, » sans recevoir aucune compensation des Etats- » Unis ; tous ces services furent rendus avec un » parfait desinteressement.

» Le nom que porte ce eomte , fut un des pre- » miers temoignages de la reconnaissance pu- » blique. Tandis qu'il nous rappelle perpetuelle- » ment vos vertus et nos obligations , il semble » nous donner le droit de porter un interet par- » ticulier a ce qui vous concerne. Que ce soit mon » excuse , si , au risque de blesser votre modestie , » je vous retiens quelques minutes de plus qu'il » n'est d'usage de le faire pour les receptions » ordinaires.

» Lors de la premiere assemblee des notables , w ce fut sur votre motion que le rapport d'un de » ses bureaux reclama la restitution des droits » civils des pro testa ns franc ais ; et ce dec ret qui , » d'apres cette demand e , fut rendu en leur fa- » veur , preceda d'une annee la revolution fran- » caise.

» Au moment de ce dernier evenement , quoi- » que vous appartinssiez a une famille distinguee » dans la classe privilegiee , vous parutes aussitot » un des plus zeles et des plus liabiles defenseurs » du peuple. La part que vous avez prise dans » toutes les questions agitees a cette epoque est » connue de tout le monde ; mais , par une erreur » assez repandue ( au moyen des raensonges et

EN AMERIQUE. 4o3

» des calomniesqu'a propages 1'esprit de parti), » beaucoup de personnes sont portees a croire » que la France n'a recueilli d'autres resultats de » sa revolution que ]a misere et le carnage , et » qu'a la suite des scenes sanglantes que la violence » des partis a produites , aucun profit materiel » n'a ete obtenu pour la nation. Si cependant » nous voulons considerer attentivement la gran- « deur des obstacles qu'il a fallu surmonter , et si » nous comparons ce qu'etait la France , a 1'epo- » que de notre revolution , avee son etat actuel , » nous aurons moins a nous etonner de ce qu'elle » n'a pas effectue de plus grands changemens , » qu'a nous affliger de ce qu'ils ont ete si chere- '> ment aclietes.

» Un code penal , imparfait encore dans ses » details , mais par la nature de ses punitions » aussi doux que le notre, a ete substitue aux re- » glemeris sanguinaires d'un siecle barbare. Un » code civil uniforme a rem place' des coutumes » surannees et contradictoires. L'etablissement » dujury dans les causes criminelles , la publi- » cite des proces dans toutes les affaires; 1'adop- » tion du principe du gouvernemejit represen- )> tatifet du vole annuel de limpot ; la liberte » personnelle plus respectee , la liberte de la » press e augmentee , la liberte des consciences >.« etablie ; 1' abolition des privileges des individus , » des classes , des corporations, des provinces, et

26.

LAFAYETTE

» un peuple de vassaux affranchis de toute obliga- » tion feodale : tous ces objets forment une masse » d'ameliorations, un changement radical dans » la politique interieure de la France , plus con- » siderable qu'il ne s'est jamais opere dans un si » court espace de temps ; car presque tous, si ce » n'est meme tous ces avantages ont ete obtenus » dans les trois premieres annees dela revolution, » durant cette courte periode, la seule ou vous » avez exerce une influence et une puissante in- » fluence sur les affaires publiques en France.

)> Non, monsieur, vous n'avez pas vecu en vain » non plus pour la France que pour 1'Amerique. » Le fondement est pose , et la vie des nations » ne se calcule pas par annees ,mais par gene- » rations. II nenous appartient point de pronon- » cer sur les ameliorations dont la France peut » eprouver le besoin , sur celles qui conviennent » k son etat actuel. Nous ne pouvons que cleman- » der au ciel qu'elle puisse les acquerir , non par » la violence, mais par une douce persuasion; » qu'elles soient le resultat d'une confiance mu- » tuelle heureusement retablie , et non celui de » nouvelles convulsions et de scenes sanglantes !

» II n'a pas dependu de vous que telle ait ete » la fin paisible et prompte de la revolution fran- w caise. Instruit, permettez-moi 1'expression, » instruit a 1'ecole d'une liberte raisonnable sous » les illustres fondateurs de cette republique ,

EN AM £R I QUE. » vous ne futes pas un defenseur plus energique » de ]a cause de la liberte dans le sein de 1'as- w semblee , que zele dans le commandement de » la garde nationale , pour conserver Tordre , re- » primer les exces , prevenir les crimes , et eviter » 1'effusion du sang, Vous avez toujours etc le re- » fuge , souvent le protecteur de 1'innocence et » du mallieur ; et, lorsque vos efforts ont etc in- » fructueux pour les defendre ou pour les faire » respecter , c'est que 1'obstacle se trouvait au- » dessus de toute puissance humaine.

» Lorsque la constitution que vous et vos col- » legues eclaires aviez jugee la plus propre a as- » surer les liber tes et a procurer le bonheur de )> la France; lorsque cette constitution que vous » aviez jure de soutenir et que des forces etran- » geres menacaient en vain , fut attaquee k 1'inte- » rieur par des furieux , vous prevites avec un » esprit prophetique les desastres qui devaient » suivre. Fidele a vos sermens , fidele au peuple , » indifferent sur les formes , negligeant totale- » ment toute consideration personnelle , vous » montates k la breche , et dans cette circonstance » memorable vous fites a la cause du peuple le » sacrifice de votre popularite , vous a qui 1'appro- » bation et Tamour du peuple ont toujours paru » la seule recompense de ce monde digne d'etre » recherchee.

» La suite est bien connue ; pour avoir tente

LAFAYETTE

v de sauver la patrie , vous futes proscrit , de- « pouille de 1'heritage de vos peres , comme enne- » mi de la patrie. Ge n'etait pas chez 1'etranger » que vous pouviez attendre la recompense de vos )> services dans la cause de la liberte francaise : » le patriote proscrit ne trouva pour asile qu'une » prison ; enferme pendant des annees , des fers » ont pu lier vos membres j votre ame ne fut ja- » mais abattue ; elle conserva toute son energie » et demeura libre,

» Votre proscription fut le signal de tous les » maux qui vinrent de'soler votre pays. Je ne » m'etendrai point sur ces scenes deplorables. » La liberte abandonne une terre souillee de » crimes commis en son nom sacre. Car , si le » premier des biens doit etre conquis par le » courage , la vertu et la sagesse peuvent seules » le conserver.

» Lorsque, plusieurs annees apres , vous futes )> rendu a votre patrie , vous la trouvates entre » les mains de cethomme extraordinaire, auquel » il fut donne de regler durant un temps le sort » des Francais et celui de 1'Europe. La France » etait plongee dans un ocean de gloire ; mais » elle n'etait plus libre. Vous vous etes rejoui des » succes obtenus sur ses ennemis etrangers ; vous » avez admire tout ce qui etait grand, approuve » tout ce qui etait bon ; mais vous avez refuse de » partager les honneurs , les digriites , les faveurs

EN AMfiRIQUE.

» du nouveau gouvernement. Le droit de suffrage » etait restreint h un petit nombre d'electeurs » nommes par le pouvoir executif ; la legislature )> etait muette ; la liberte individuelle non assu- » ree , celle de la presse detruite ; tous les pou- » voirs concentres dans un seul homme. Vous » vous etes retire dans une honorable retraite , » entoure d'une famille clierie ; et , pendant pres » de quatorze ans , vous futes le modele de toutes » les vertus privees , comme vous 1'aviez ete de » toutes les vertus civiques. Les avantages de 1'am- » bitionn'ontjamaisetelebutde vos desirs. Dans » la simplicite de votre coaur , vous n'imaginiez » meme pas faire un sacrifice ; mais il en restait » un plus penible a faire a vos principes.

)> Votre fils unique , le digne heritier de votre )) nom et de vos vertus , celui que nous nous re- » jouissons de voir aupres de vous, combattait » soi*s les bannieres de l'empereur( elles etaient « celles de la France ). II ne pouvait que suivre » vos exemples ; il se distingua done d'une ma- » niere remarquable ; une promotion rapide pa- » raissait devoir 1'attendre; une carriere de gloire » et d'honneurs semblait ouverte devant lui ; il » portait votre nom. Gette carriere fut tout d'un » coup arretee ; cette brillante perspective fut » fermce pour toujours; et vous, le plus tendre « des peres , vous avez fait ce dernier sacrifice , » plutot que de donner la puissante sanction de

LAFAYETTE

» votre nom au systeme destructeur de cette cause )> a laquelle votre nom etait devoue.

)) Cependant le colosse tombe ; et , tandis que » ses flatteurs le trahissaient ou 1'abandonnaient , » vous qui lui aviez resiste lorsqu'il etait au faite » du pouvoir , vous vous rappelates seulement » alors que vous dutes a ses premieres victoires » d'etre delivre des prisons d'Olmutz , et vous » futes un des premiers a proposer des moyens » de salut qu'on chercha alors a lui procurer , et » qui peut-etre, sans un etrange aveuglement de » sa part, et la honteuse perfidie de faux amis, » eussent pu le preserver du triste sort qui 1'at- » tend ait.

» Lorsque ensuite les libres suffrages de vos » concitoyens vous rappelerent sur le theatre des w affaires publiques , personne ne douta du role » que vous etiez destine a remplir. Des esprits » vulgaires peuvent se souvenir d'ancienne$ per- » secutions , ou meme de 1'indifference dont ils » ont ete 1'objet. Mais , tant que votre cceur con- » tinuera de battre, vous paraitrez toujours le » defenseur des droits du peuple. Cependant, » I'age a pu calmer votre ardeur, le decourage- » ment diminuer vos esperances; mais quand le )> veteran de la cause de la liberte dans les deux )> hemispheres , apres avoir combattu , verse son » sang, souffert les chaines de la proscription » pour cette cause sacree , reparait de nauveau

EN AMERIQUE. 4°9

« pour la defendre; cest avec une nouvelle vi- » gueur, avec toute 1'energie, la purete, la frai- w cheur de la jeunesse.

» Telle est la faible esquisse d'une vie exclu- » sivement consacree au service de Thumanite, » qui , durant cinquante annees d'activite , n'a » ete souilleepar aucun vice, defiguree par aucun

» acte d'inconstance Apres tant de travaux,

» de rudes epreuves , d'injustes persecutions , » d'afflictions particulieres , il a plu a la divine » Providence de vous accorder, a la fin de vos » jours , la recompense la plus douce pour votre » a me.

» Yous avez laisse" , monsieur , TAmerique

)> commencant sa nouvelle existence , soufFrant

w encore de tous les rnaux qui avaient accompa-

» gne la lutte revolutionnaire, sans commerce ,

» sans richesse , sans credit , sans avoir encore

» eprouve 1'influence d'un gouvernement cen-

)> tral. Apres un espace de quarante annees, il

» vous est donne de visiter ses rivages. Yous la

» retrouvez deja dans toute la force de sa matu-

» rite , soutenant un rang distingue parmi les

» nations , 1'asile des opprimes de tous les pays

» comme de tous les partis ; ayant atteint un

» degre de prosperite dont on ne voit aucun

)> exemple , durant une si courte periode , dans

» les annales du monde. Ses villages sont deve-

» mis des cites populeuses ; ses vaisseaux couvrent

4*° LAFAYETTE

» les mcrs; de nouveaux etats se sont eleves » comme par magie du milieu des deserts; ses » progres dans les manufactures et les arts , et » depuis peu, dans les sciences et dans la litte- » rature , ont march e d'un pas egal avec ceux » de sa richesse territoriale et d'une population » triplee. On nous avait menaces de 1'infail- » lible dissolution de 1'Union , et Ton a vu treize » etats resigner volontairement une portion )> de leur souverainete , afin d'investir le gou- )> vernement central des pouvoirs necessaires » a la defense commune; acte de sagesse et » de patriotisme nouveau dans 1'histoire des » peuples.

» La tranquillite d'une longue paix n'a point » enerve les Americains. La generation actuelle » s'est montree digne de celle qui 1'a precedee , w de vos compagnons d'armes; vous allez, en » partant d'ici, vous rendre a Bunkers-Hill, afiri » d'eriger un monument sur le terrain meme ou » les Anglais apprirent , pour la premiere fois, » quelle resistance ils devaient attendre d'un » peuple qui voulait etre libre,et vous arrivez » de la Nouv ell e- Orleans , theatre de cette ex- » traordinaire et complete victoire qui n'a pas » ete surpassee dans ce siecle de prodiges nriJi- w taires. Elle fut remportee sur des ennemis su- » perieurs en nombre par une bande de soldats » citoyens que conduisait un heros sorti de leurs

EN AMfiRIQUE. 411

» rangs , et 1'ouvragc du peuple. A la nieme epo- » que, un cultivateur de Pensylvanie soutenait » 1'honneur des armes americaines sur notre » frontiere septentrionale , et notre intrepide » marine , malgre une inferiorite de forces plus » grande encore , montrait au monde que la » reine des mers n'est pas invincible meme sur » son element.

« Mais ce qui surtout vous procure la plus haute » satisfaction , c'est la pensee que cette prosperite, » ce bonheur dont nous jouissons , sont le resul- » tat de nos libres institutions; elles ont place » hors de toute atteinte les droits imprescriptibles » de 1'homme , assure a cliaque individu la liberte » de conscience , celle d'exprimer ou de publier » ses opinions , 1'exercice non restreint de ses » facultes personnelles : elles ont borne 1'action » du gouvernement a ses objets legi times , la pro- » tection des particuliers contre la passion et la » cupidite ; celle de la confederation , contre 1'a- » gression etrangere. Les differentes branches de )> 1'administration ont ete investies seulement du » pouvoir necessaire pour atteindre ce but. G'cst )> ici, ici proprement, le regne de la loi. Le » gouvernement representatif est etabli dans sa » forme la plus simple , fonde sur le suffrage » universel et sur de frequentes elections. Le » resultat de ce systeme est expose aux regards » du monde; il n'est survenu aucun des iricoiv°

41* LAFAYETTE

» veniens que Ton supposait inseparables d'un

» gouvernement populaire.

» La religion a conserve sa bienfaisante in- » fluence, au milieu d'une liberte universelle de >/ conscience et de culte , et quoique la liaison » impie entre 1'eglise et 1'etat ait ete complete- » ment dissoute. La tranquillite publiquen'a pas » ete alteree , quoique la liberte individuelle soit » si respectee dans la pratique et dans le droit » que ^habeas corpus n'a pas une seule fois ete » suspendu. La liberte de la presse illimitee, » loin d'ebranler le gouvernement , n'a pas un » moment diminue sa force , ni entrave sa mar- » cbe. Le suffrage universel a ete atteste par des » cboix generalement populaires; des elections » frequentes et multipliees n'ont jamais ete ac- » compagnees de la plus legere commotion ; et » meme ? lorsqu'il s'est agi des plus bautes cbar- )> ges, quoiqu'elles aient ete poursuivies avec ') Fenergie qui convient a des hommes libres, » que les publications de la presse aient con- » tinuellement enflamme les esprits , la decision » constitutionnelle a ete recue avec une soumis- » sion immediate.

» Tous les pouvoirs emanent ici du peuple , et » tout se rapporte a lui. Nous reconnaissons avec )> orgueil que nos delegues n'ont jamais abuse de » la portion d'autorite qui leur etait confiee. » Dans nos relations avec 1'etranger, tandis que

EN AMERIQUE. 4~i3

» le gouvernement se nion trait pret a soutenir » nos droits , quelle nation a pu se croire outragee )> par 3es Etats-Unis? Et dans notre administra- » tion interieure, tandis que les lois etaient exe- » cutees avec impartialite, peut-on citer,dans » un espace de quarante annees , un seul citojen » persecute ou opprime ?

» Le succes complet de cet important essai , » tente dans cette contree stir la plus grande » echelle ; cette preuve vivante que les homines » peuvent se gouverner eux-memes , magnifique » exemple donne par les Etats-Unis, n'a pas ete » perdu pour le reste du monde. Des evenernens » que nous pouvions prevoir, mais que nous » croyions devoir appartenir a la posterite , ont » eu lieu de notre temps.

» Une annee avant le jour ou vous avez debar- » que sur ce sol pour joindre 1'etendard ameri- » cain, il n'existait pas sur ce vaste continent » un seul homme (si ce n'estle sauvage Indien) » qui ne reconnut la suprematie d'une puissance » europeenne ; et a present , dans un espace moins x long que la courte duree de la vie active de » riiomme, il n'existe pas, depuis le cap Horn » jusqu'aux sources du Mississippi, une seule » province qui n'ait secoue le joug etranger. » L'histoire conservera la memoire des sacrifices » immenses , des actes d'heroisme et de devoue- » ment, de la perseverance inalterable qui ont

4*4 LAFAYETTE

» produit de si grands resultats. Notre gouver- » nement, fidele a ses principes, n'a ni excite, » ni encourage les insurrections; mais, en recon- » naissant le premier 1'independance de 1'Ame- » rique du Sud, et en declarant qu'il ne verrait » pas avec indifference d'autres nations agir hos- » tilement dans cette querelle, il a rempli un de- » voir que la politique et la position morale des » Etats-Unis lui prescrivaient.

» Un nouvel esprit s'est introduit, il anime le » monde civilise ; il donne a tous les hommes , » jusqu'au plus obscur, an plus opprime , le sen- » timent de ses droits , la volonte de les recou- » vrer; il fait chaque jour de nouveaux prose- » lytes , meme dans les rangs privilegies et » jusque sur les marches du trone. Les efforts de » quelques hommes (qui n'ont rien appris, ni » rien oublie), qui revent et qui ne peuvent plus » esperer, 1'emporteront-ils? leur sera-t-il per- » mis d'arreter la lumiere dans ses progres et )> de faire retrograder 1'esprit humain ? Les pla- » netes aussi semblent quelquefois aux regards » de rhornme avoir un mouvement retrograde; » mais elles poursuivent leur course immuable- » ment assuree , conforme aux lois de la nature, » k la premiere impulsion donnee par le Crea- » teur : ainsi , dans le monde moral , peuples , » nobles , hommes d'etat, monarques, tous sont » a present entraines par le mouvement irresis-

EN AM&RIQUE. 4^

» tible de 1'opinion publique , et des progres tou- » jours croissans des connaissances huniaines.

» Voulez-vous une preuve sans replique de » cette influence toute-puissante? Le ministere » britannique est exclusivement compose d'hom- » mes qui ( il y a dix ans) etaient opposes a toutes » revolutions , tremblaient a la simple apparence » d'une legere innovation : il vient, en moins » d'une annee, de reformer une jurisprudence » antique et obscure , de detruire le systeme de » monopole dans les colonies anglaises. II recori- » nait 1'independance de I'Amerique du Sud; il » favorise, du moins, s'il n'assiste pas encore les » Grecs; et, si nous ne sommes point mal in- » formes, il est au moment d'emanciper 1'Ir- » lande, cette nation amie de I'Amerique et de- » puis si long-temps opprimee.

» La flamme de la liberte s'est etendue, de- » puis les Andes peruviennes, a la iimite occi- » den tale du monde civilise , j usqu'a son autre » extremite vers Test. La Grece , le berceau de w la civilisation europeenne et de la notre; la » Grece, cette terre classique de la b'bert^, ge- » missait depuis des siecles sous le joug le plus » intolerable ; on croyait ses fils entierement avilis » par 1'esclavage , degeneres , perdus sans espoir » de salut : leur nom etait devenu un mot de re- » proche ; eux-memes , un objet de mepris plus » que de pitie. Subitement ils se reveillent de

4*6 LAFAYETTE

» leur l^thargie , volent auxarmes, brisent leurs » chain es; ils ne recoivent aucun secours etran- » ger. Les puissances chretiennes les regardent » avecmalveillance; ils sont environnes par d'in- » nombrables dangers et d'innombrables enne- » mis : ils ne demandent pas combien ils sont , » mais ou les joindre. Chaque annee , presque » sans marine, ils delruisent des flottes formi- » dables; chaque annee, sans armees discipli- » nees, ils dispersent d'innombrables ennemis; » chaque annee, ils etonnent le monde, con- » quierent, malgre lui, sa sjmpatliie par des » actions dignes des trophees de Salamine et de » Marathon , par des exploits que 1'amour de la » liberte peut seul produire, par des prodiges » qui nous paraitraient fabuleux, s'ils n'arrivaient » pas de notre temps et sous nos yeux.

» D'ou vient eette regeneration et ses effets .>» surprenans? des progres des connaissances , de » la superiorite de Intelligence sur une force » brutale. Les Grecs avaient conserve leur lan- » gue immortelle , le souvenir de leurs ancetres , leur religion , un earactere national. Quelques » parti culiers patriotes avaient, depuis cinquante » ans, fonde des ecoles, etabli des presses, em- » ploye tous les moyens de renouveler ou d'e- « tendre 1'instruction. Leurs stupides oppresseurs » ne pouvaient apercevoir , ni craindre des pro- » gres a peine remarques en Europe. Mais la

EN AMfcRIOUE. 417

» semence ne tomba pas sur un sol sterile, et le « cimeterre a ete moiiis fnneste pour 1'espece » humaine que I'mquisition espagnole.

» La cause n'est pas encore gagnee, une re- » sistance presque miraculeuse peut encore etre )> subjuguee par Feffrayante superior ite du nom- » bre; et le monde civilise, le monde ehretien » (ces deux mots sont synonymes) considerera- » t-il toujours, avec une immobile apathie, Fef- » frayante catastrophe qui peut suivre? une ca- » tastrophe qu'il pourrait, que nous-memes seals )> pourrions empecher avec tant de facilite , et )> presque sans danger! Mais je suis entraine au » dela de ce que je voulais dire. Gela est du ^ » votre presence. Ne sais-je pas que par tout ou » riiomme qui combat pour la liberte, ou pour » 1'existence, est le plus en danger, c'est la ou » se trouve votre cceur !

» Je puis nardiment demander quel liomme » existant a pris une plus grande part que La- » fayette a Tetablissement , a la propagation et » a la defense des principes qui ont produit de si » grands et de si glorieux resultats; et parmi les » vivans et les morts , il a ete accorde jusqu'ici a » lui seul de jouer un role egalement brillant sur » les deux principaux theatres de la grande lutte , » 1'Amerique et la France. Peut-on, apres cela , » s'etonner si vous*etes recu par uri peuple libre » et eclaire , avec un enthousiasrne qui n'a pas

II. 27

4*8 LAFAYETTE

» encore etc egale? Nous partageons eritierement » le sentiment national ; nous saluons en vous » Tun des heros survivans cle la revolution, 1'e- » nergique defenseur de la cause de Fhuma- » nite, le rare modele d\me parfaite Constance. » Heureux d'avoir ete dans cette occasion >v 1'organe de mes concitoyeris , mes sentimens » particuliers sont faciles a juger, puisque celui » auquel je m'adresse est en meme temps » un ami personnel , sincere et long -temps » eprouve. >:

On voit par ce discours que M. Gallatin n'est point du nombre , malheureusement trop grand , de ces etrangers qui . par ignorance ou par envie, confondent sans cesse les causes legitimes et les heureux resultats de la revolution fran- caise , avec les horribles et sanglans exces auxquels se livrerent ensuite des miserables qui ne furent que les instrumens des serviles partisans des pri vileges , qui , ne pouvant arreter la liberte dans son noble essor, imaginerent de la decrediter par les crimes commis en son riom. La justice ren- due par M. Gallatin au courage et a la sagesse des patriotes francais de i^Sgjtoucha profonde- ment le general Lafayette, qui lui exprima ainsi sa reconnaissance :

« Quelles qu'aient pu etre ma foi constantedans » la puissance de la liberte , et mes plus cheres » esperances comme patriote americain , il m'eut

KW AMfiRIQUi: 4»9

» etc impossible , a 1'epoque ou la Pensylvanie » daigna donrier nion nom a cette partie de » 1'etat, de me flatter que je vivrais assez long- » temps pour etrel'heureux temoin de I'eminent w etat de prosperite et de perfectiormement que » je vois aujourd'hui avec delices. Ge sentiment , » nion cher monsieur, devient encore plus vif par » la reception affeetueuse que j'eprouve dans ce » comte , dans Uniontown , et par le bonheur » particulier dont je jouis lorsque cet accueil est » exprime au nom du peuple par mon ancien et » bien intime ami.

M Je ne m'arreterai sur vos bienveillantes et » flatteuses allusions aux evenemens de Tun et » 1'autre hemispheres', dans ce qu'ils ont de rap- » port avec moi , que pour declarer que je me » sens au plus haut degre heureux et fier de ces » marques d'approbation donnees par vous, mon- » sieur, dont Testime et 1'afFection me son! si pre- » cieuses; mais dans votre eloquent discours » vous avez aequis des droits plus grands encore » et plus touchans a ma profonde reconnais- » sance. G'est au nom de mes compagnons , de » mes sentimens et de ma conduite a travers les \> vicissitudes de la revolution francaise, que je » vous remercie de ('honorable temoignage qui » nous est accorde par un observateur si eclaire » et si respectable. Nous vous remercions aussi »> de la justice que vous rendez aux bienfaits ac-

4^0 LAFA\ETTE

» quis par le peuple de France et au progres vers » 1'emancipation de 1'Europe, qui , en depit de » circonstances posterieures et bien deplorables, » sont encore restes le resultat de la premiere im- » pulsion et des premieres annees de cette vaste » revolution. Et y a-t-il, monsieur, dans cette » multitude de citoyens americains qui nous en- » tourent, un seul d'entre eux dont Tame ne » se soit pas sentie elevee, reconnaissante , en- )> chantee, enecoutantvos sijustes et patriotiques » observations, lorsque vous avez peint la pro- » sperite publique et sans exemple , le bonheur » particulier, Thonorable superieur degre de ci- » vilisation politique , la force nationale et glo- » rieusement eprouvee , les sentimens solides et » vertueux, 1'esprit vraiment republicain soute- » nant des institutions fondees sur les droits de )> 1'homme , tons avantages qui font de ces heu- » reux etats un objet d'admi ration , un noble et » incontestable modele pratique offert au reste » du monde? En m'unissant de tout mon coeur » a vos voeux ardens et con formes a nos prin- » cipes pour que la jouissance de ces bienfaits s'e- » tende aux autres nations; en me felicitant avec a vous de 1'emancipation repubiicaine de la plus » grande partie de 1'hemisphere americain, je » ne puis vous entendre parler de la classique et » bero'ique Grece sans me rappeler a quelle epo- » que precoce, avec quel interet, avcc quel zele

EN AMEKIQUE. 4*1

» nous en avons fait 1'objet de nos conversations » confidentielles.

» Mais ne vaut-il pas rnieux que je laisse cette » nombreuse reunion qui nous ecoute , livree « tout entiere aux vives et profondes impressions )> qu'elle a recues de vous? Je ne ferai done que )> prier le peuple du comte et de la ville, ainsi » que vous , mon cher ami , vous qui serez au- » pres de lui mon plus habile comme le plus » agreable interprete , d'agreer 1'expression de » ma reconnaissance et de mon devouement. »

Apres vingt-quatre heures passees,je ne dirai pas au milieu des fetes, maisbien des plus tendres et des plus affectueux temoignages d'attache- ment des habitans d'Uniontown , le general se rendit a 1'invitation de M. Gallatin, qui 1'enga- gea a veriir prenclre quelque repos au sein de sa farnille; et nous partimes avec lui pour New- Geneva , ebarmante residence situee sur les bords eleves et roclieux de la Monongahela, a quelques milles d'Uniontown ; un detacbement de miliceo du comte Lafayette, dans les rangs duquel figu- rait un fils de M. Gallatin , nous servit d'escorte; et sur toute la route nous rencontrames des grou- pes d'habitans qui, clans leurs joveuses acclama tions, unissaient au nom de Lafayette le norn de Gallatin , auquel se rattache le souvenir d'iri- nombrables bienfaits repandus sur cette partie de la Pensvlvanie. Nous trouvames a New-Ge-

422 LAFAYETTE

neva tout ce qui peut plaire dans un sejour, qui , aux avantages d'une situation heureusement choisie, reunit le charme d'une societe douce, aimable et eclairee , telle que la famille Galla- tin. Mais le general fut bien loin cl'y rencontrer la solitude que son ami lui avait annoncee; pen dant vingt-quatre beures que nous demeurames dans ce lieu delicieux , les portes de 1'habitation durent rester constamment ouvertes pour clon- ner un libre acces aux bons babitans des envi rons qui vinrent en foule pour saluer leur hote bien-aime.

Le 28 mai, M. Gallatin nous reconduisit cou- cher a Unioutown , ou nous primes conge de lui pour nous rendre a Elisabethtown , tres-petit bourg situe snr les borcls de la Monongahela, Nous y arrivames vers le milieu du jour; Ik , une barque conduite par quatre rameurs nous recut a son bord , et nous fit descendre la riviere jus- qu'au champ fameux de Bradock, ou nous n'ar- rivames que long-temps apres le coucber du so- leil. Un temps delicieux favorisa cette navigation sur laquelle la conversation de nos compagnoris de voyage, les membres du comite d'Uoion- town , repandit un grand interet. Nous parcou- rions des rives qui, autrefois, retentirent des cris de victoire des aventureux en fans de notre chere France, et qui aussi furent temoins desdesastres que leur attirerent les fautes d'un gouvernement

EN AMfcRIQUE. 42^

aussi presomptueux qu'inhabile , et le recit des evenemens de cette epoque captiva notre atten tion jusqu'au moment de notre debarquement. II etait neuf heares du soir lorsque nous abor- dames sur ce champ de Bra dock, ou les troupes anglaises, sous les ordres d'un general de ce nom , furent si com pi element defaites au mois de juillet 1^55 , par les Francais et les Indiens reunis. Les principales circonstances de cet evenement me morable sont trop familieres a tous ceux qui se sont occupes de 1'histoire d'Amerique , pour que je les retrace ici ; je me contenterai de rappeler seulement quecefut dans cette journee , si fatale aux armes britanniques, quel'homme, qui de- puis eut la gloire d'assurer Findependance de sa patrie, donna les premieres preuves de son intelligence de la guerre et de son calme intre- pide dans les combats. Si le general Bradock n'eut point dedaigne les conseils de son jeune aide de camp Washington , il ne se fut point engage si imprudemment sur' un terrain ou tout etait a 1'a vantage de ses ennemis, et il n'j eut point perdu son armee, sa gloire et la vie. Quoique ses conseils eussentete rejetes, le jeune Washington ne s'en battit pas moins en heros, et ce fat lui qui, par son audace et son sang-froid, sauva les debris de 1'armee vaincue.

Sur ce champ de bataille, ou aujourd'hui encore la charrue ne saurait tracer un sillon sans sou-

fc4 LAFAYETTE

lever des os blauchis par le temps , et des frag- 111 ens d'armes rouges par la rouille , s'eleve la vaste et elegante habitation de M. Wallace, dans laquelle nous fumes recus avec la plus touchante et la plus aimable hosphalite, aiiisi qne nos compagnons de voyage. Nous y trouvames deja reunie une nombreuse deputation envoyee par la ville de Pittsburg au-devant clu general, et le lendemain matin, an point du jour , des deta- cbemens de ca valeric volontaire arriverent pour lui servir d'escorte dans son trajet vers cette ville. La route qui conduit du champ de Bradock a Pittsburg , quoique longue de plusieurs milles , fut bientot couverte d'une foule considerable ,. au milieu de laquelie le cortege s'avanca lentement vers la ville. Chemin faisant, nous visitames un arsenal des Etats-Unis , qui se trouve a peu pres a moitie chemin. Vingt-quatre coups de canon annoncerent 1'entree du general Lafayette dans cet etablissement, danslequel le major Churchill , et les officiers sous ses orclres, lui offrirent a dejeuner. Apres avoir parcouru lessalles d'armes et ies ateliers, dans lesquels regnent un ordre et une activite remarquables , nous continuames notre route jusqu'a Pittsburg , ou le general fut recu a Fentree de la ville par les magistrals a la tete du peuple et des milices rangees en bataille. Jusqu'a present, dans le cours du recit de cet incomparable voyage du general Lafayette, a

EN AMERIQUE. traversles vingt-quatre etats de F Union anieii- caiue, j'ai eu a decrire tant d'entrees triom- phales dans de grandes et riches cites, que j'ai etc oblige, pour ne point trop me repetcr, de passer sous silence un grand nombre de ces des criptions , ou de n'indiquer que les prineipaux traits de quelques autres. G'est ce que je serai encore oblige de faire ici pour 1'entree de 1'hote national a Pittsburg, quoique cette ville ne 1'ait cede a aucune autre des Etats-Unis , par la pompe de ses fetes , et par Vexpression de ses sentimens de patriotique reconnaissance. Mais j'ai encore devant moi une si longue route a par- courir, et tant de choses a raconter, que je me vois force d'imiter Lafayette , qui , pour ne point manquer la solennite de Bunker-Hill , fut sou- vent oblige d'abreger les m omens delicieux que 1'amitie avait prepares partout sur son passage. Je ne quitterai cependant pas Pittsburg sans payer mon tribut cl'admiration a 1'eloquence de M. Shaler ,, qui harangua le general au nom de ses concitoyens , et a celle de M. Gazzam , charge de lui presenter les jeunes enfans des ecoles pu- bliques. Ges deux orateurs , aussi remarquables par 1'elevation de la pensee que par 1'elegance de 1'expression , obtinrent 1'approbation deleurs atiditeurs, et exciterent dans le coeiir de celui auquel ils s'adressaient un profond sentiment de reconnaissance.

LAFAYETTE Parmi les personnes ou les corporations qui furent offici el lenient presentees au general La fayette , on remarquait surtout un groupe de vieillards, qu'a leur enthousiasme,enparlant des temps passes , on pouvait facilernent reconnaitre pour des soldats de 1776. L'und'cux, s'adressant a son ancien general , lui demanda s'il se rap- pelait encore le jeune soldat qui le premier s'e- tait presente pour 1'emporter sur un brancard , lorsqu'il fut blesse a la bataille de la Brandy wine? Lafayette , apres 1'avoir attentivement considere, se jeta dans ses bras , en s'ecriant : « Non , je » n'ai point oublie Wilson, et c'est un grand bon- » heur de pouvoir 1'embrasser aujourd'hui !.... » C'etait en effet Wilson lui-meme qui venait de faire la question. Cettc reconnaissance penetra d'attendrissement tous les spectateurs.

Le general Lafayette reconnut aussi un de ses anciens compagnons d'armes de la revolution , dans la personne du reverend Joseph Patterson , qui vint le visiter avec tous les rninistres des dif- ferens cultes de la ville et des comtes voisins. Joseph Patterson, quoique pretre, avait porte le mousquet , et avait combattu pour 1'independance de son pays , pendant les deux plus terribles campagnes de la revolution , et avait assiste a la bataille de Gerrnantown.

Apres avoir consacre le jour de son arrivee a Pittsburg aux ceremonies publiques , le general

EN AMERIQUE. 427

voulut employer une partie du lendemain a la visile de quelques-uns des nombreux etablisse- mens industriels , qui font la gloire et la prospe- rite de cette ville manufacturiere , qui , par la variete et 1'excellence de ses produits, merite d'etre comparee a noire Saint- Etienne ou au Manchester de 1'Angleterre. II fut frappe de 1'excellence et de la perfection des precedes em ployes dans les diverses usines qu'il parcourut ; mais ce qui V'interessa surtout , ce fut la fabrica tion des superbes cristaux , dont on lui presenta des eehantillons qui , par leur blancheur et leur transparent, se feraient admirer meme a cote des cristaux de Baccarat.

Pittsburg , situe au point ou les rivieres Al- legliany et Monongahela , melant leurs eaux, forment un majestueuxcours d'eau appele Ohio , trouve vers les etats de 1'Ouest , du Sucl , et meme vers 1'Atlanlique , un ecoulement facile aux produits de son Industrie , qui cliaque annee s'accroit, ainsi que sa population, avec uneeton- nante rapidite. Pittsburg compte aujourd'hui huit mille habitans, et un grand nombre d'ou- vriers etrangers qui , bien accueillis par les pro- prietaires de manufactures, viennent chaque annee communiquer a ceux-ci le secret des "pro-. gres ou des per feet ionnemens dus aux iumieres et a Factivite des manufacturers europeens.

LAFAYETTE

CHAPITRE XII.

ROUTE DE P1TTSBURG A ERIE. VICTOIRE DD COMMODORE PERRT.

SCENE NOCTURNE A FREEDONIA. LE CHEF INDIEN A BUFFALO.

CHUTES DU NIAGARA. VISITE AU FORT NIAGARA. ASPECT

DE 1OCKPORT. NAVIGATION DE LOCKPORT A ROCHESTER.

AQUEDUC SUR XA RIVIERE GENESEE. ROUTE PAR TERRE DE

ROCHESTER A SYRACUSE. NAVIGATION DE SYRACUSE A SCHENEC-

TADY, EN PASSANT PAR ROME ET UTICA. GRAND- CANAL.

EN quittant Pittsburg, le general fut oblige deseseparer de ses anciensamis de 1'etat d'Ohio, representes par le gouverneur Morrow qui J'a- vait accompagne jusque-la avec son etat-major. Conduits par un comite de la ville de Pittsburg , et escortes par un detachement de milices, nous primes notre route par Francklin , Meadville , Waterford et Erie , pour nous reridre sur les bords du grand lac qui porte ce nom. Toute cette partie occidental de la Pensylvanie , arrosee par le French-Greek, est remarquable par la beaute et la variete de ses sites. Dans chacune des villes que nous traversames , le general fut retenu pendant quelques heures par les honneurs qui lui avaient etc prepares par les citoyens et les magistrals. A Waterford , a quinze milles d'Erie ,

EN A ME HI QUE. 42(J

il rencontra le eomite de cette ville, avec lequel il continua sa route. A un mille d'Erie , s'etaient rendus un bataillon de mil ices volontaires, les officiers de la station navale , les ingenieurs , les nutorites civiles et militaires qui formerent son cortege pour eritrer dans cette ville. Les fetes qui y furent donnees etaient fort remarquables par leur bon gout , et plus encore par les sentimens dont elles etaient 1'expression. Je n'en rappor- terai cependant que la circonstance suivante : Un pont de plus de cent soixante pieds separe la rue de TEtat de la rue Francaise; une tente, formee des voiles des vaisseaux anglais pris par le commodore Perry pendant la derniere guerre, le couvrait tout entier,et une table immense y etait dressee. Ce fut dans cette salle , d'un genre si original et si nouveau , d'ou la vue se reposait agreablement sur la vaste etendue du lac, que nous primes place au banquet civique, a la fin duquel on but : (( A celui qui dans sa jeunessefut un » heros , dans I' age murun sage, dans La vieil- )> lesse un exemple pour I' age present et pour )> les generations futures. » Le general Lafayette repondita ce toast, en buvant a la prosperite cle la ville d'Erie et a la glorieuse memoire du com modore Perry.

Les trophes suspendus au-dessus de nos tetes , le nom de Perry et la vue du lac Erie, reporte- rent necessairement les pensees des convives vers

LAFAYETTE les e ven erne ii 8 de la derniere guerre, et bientot les hauls fails de la marine amoricaine devin- rent nature! lenient le sujet de la conversation generale. Com me on s'apercut que Lafayette prenait un vif plaisir a entendre parler de la goire des descendans de ses anciens com pa- gnons d'armes , on lui donna tous les details de cette memorable journee, dans laquelle, apres un combat de trois heures , une escadre ameri- caine captura entitlement une escadre anglaise qui lui etait bien superieure par le nombre de ses bouches a feu.

<( Des les premiers jours d'aout i8i3 , le com- » modore Perry etait parvenu a completer I'ar- » mement naval sur le lac Erie , et avait mis a » la voile pour aller a la recherche cle 1'escadre » ennemie, apres laquelle ii courut vainement » pendant plus d'un mois. II avait sous ses ordres » neuf batimens, portant ensemble quarante- » quatre canons. Enfm ,le i o septembreau matin, » 1'escadre anglaise, forte de dix batimens et de » soixante-sept bouches a feu , parut se dirigeant, » avec vent arriere , sur 1'escadre americaine. » Celle-ci , malgre le desavantage du vent , mil » aussitot sous voiles , et se prepara au combat. » Quelques instans apres, le vent changea de » direction , et les Americains pur en t se porter » avec plus de facilite a la rencontre de leurs w ennemis. A onze heures les deux lignes de ba-

EN AMERIQUE. 4^> *

» taille etaient formees , et quelques minutes » avant midi le navire monte par le commo- )> dore anglais Barclay , et un autre batiment de » son escadre, avaient engage le combat contre » le Lawrence , que montait le commodore » Perry. Celui-ci recut d'abord le feu de ses ad- » versaires sans riposter, attendu que les caro- » nades doat il etait arme ne portaient pas si )> loin que les canons de Fennemi , et la brise )> etait si faible que les autres batimens de son » escadre ne pouvaient avancer pour le raiiier, » en sorte que le Lawrence eut a soutenir seui » les efforts des deux plus forts navires enriemis. » Ge combat inegal , dans lequel les Americains » deployment la plus grande intrepidite, dura » pres de deux heures. Au bout de ce temps , » le Lawrence, dont tous les canons eta lent de- » montes, dont tout Fequipage , a Fexception de » quatre ou cinq hommes, etait tue ou blesse , » n'offrait plus aucun moyen de defense; dans » cette situation critique , le brave Perry prit » une resolution qu'il executa avec un rare bon- » heur, et une presence d'esprit qui lui valut les » eloges de Thabile oiiicier contre lequel il com- » battait. II se jeta dans un canot, et se rendit » a bord du Niagara, que commandait le ca- M pitaine Elliot. Dans cet instant , Je vent s'etant » eleve, Perry , avec son nouveau navire, s'elanca » sur la ligne ennemie , la traversa en tirant des

* LAFAYETTE

deux bords, et ayant pris position a porlee de

w pistolet de /a</^ Prevost , il lit sur elJe un feu » si vif et si meurtrier, que tons les hommes se » precipiterent a fond de cale. Dans ce meme » instant, tous les autres n a vires americains s'e- » tant approches, le combat s'engagea sur tous » les points avee un acharnement sans egal. La » victoire ne demeura pas long-temps incertaine, » elle se declara bientot en faveur de Perry. Les » Anglais , efirayes par la perte de presque tous » leurs officiers , firent de fausses manoeuvres » dans lesquelles ils s'embarrasserent ; leurs vais- » seaux s'entre - clioquerent et se mi rent eux- » memes hors d'etat de repondre au feu terrible » de leurs adversaires ; enfin , le capitaine Barclai » fut oblige d'amener son pavilion , et tous li?s » autres »avires imiterent bientot Fexemple de M leur commandant. Gette victoire si brillante , » si complete , recut encore un uouvel eclat de la )> rnodestie de Tintrepide Perry , qui , dans son )> rapport au congres , se contenta de dire : Nous » avons rencontre lajlotte ennemieet elle est a » nous. Les noms d'Elliot et de Turner merite- » rent, dans cetteglorieusejournee, d'etre inscrits » a cote de celui de leur chef glorieux , et 1'hu- » manite des vainqueurs forca les vaincus a 1'ad- » miration et a la reconnaissance. Le commodore » anglais , Barclai , olficier d'un grand courage , » qui avait deja perdu un bras a la bataille

EN AMfiRIQUE. 433

» de[ Trafalgar, et qui fut encore grievement » blesse clans le combat du lac Erie, ecrivit , dans « une lettre qui fut rendue publique : La gene- » reuse conduite des Americains envers leurs » prisonniers , leurfait plus d'honneur encore » que leur victoire ! »

En entendant le recit de €es hauls faits, La fayette portait ses regards tour a tour sur les nombreux pavilions anglais qui flottaient au- dessus de sa tele , sur le lac , theatre de si glo- rieux evenemens , et sur les marins qui 1'entou- raient; et son cceur se remplissait d'un noble or- gueil en voyant que les Americains de i8i3? s'etaient montres les dignes fils de ses anciens cornpagnons d'armes, les immortelsrevoiution- naires de 1776.

En sortant de table , le general prit conge des habitans d'Erie, et sortit de cette ville a trois heures apres-midi , avec le comite du comte de Chatauque, qui etait venu le prevenir qu'un navire a vapeur Fattendait a Dunkirk , pour le transporter a Buffalo. Avarit le coucher du soieil , nous avions deja quitte le territoire de la Pen- sylvanie pour entrer sur celui de New - York. Commenous avions cinqtiante milles a faire, et qne le general voulait ne point retenir trop long- temps le navire, nous voyageames sans nous arreter jusqu'au point du jour. Dans cette course rapide, nous traversames plusieurs villages con-

4-* 4 LAFAYETTE

siddrables, tlont la population, pressee sur les places publiques, autour de vastes foyers, atten- dait patiemment le passage de 1'hote national pour le saluer par de patriotiques acclama tions. Ces scenes nocturnes ont laisse dans mon esprit les traces d'une impression profonde. Je n'oublieraijamais le tableau magique qui frappa nies regards a Freedonia. En sortant de Portland, cedant a la fatigue des jours precedens , nous nous etions endormis dans notre voiture malgre les rudes secousses que nous causaient les troncs d'arbres qui formaient la route sur laquelle nous roulions rapidement; tout a coup la bruyante detonation d'une piece d'artillerie nous eveilla en sursaut, et nos yeux , en s'ouvrant , furent frappes de 1'eclat de mille lumieres etincelantes suspendues aux maisons et aux arbres qui nous environnaient ; on nous engagea a mettre pied a terre , et nous nous trouvames au milieu d'une double haie formee d'un cote par les vieillards et les jeunes garcons , de 1'autre par les jeunes filles et les femmes , tenant dans leurs bras des enfans en bas age. A la vue de Lafayette , 1'air retentit de cris de joie , tons les bras se tendirent vers lui , les meres lui presentment leurs enfans en lui demandant pour eux sa benediction , et une musique guerriere, mariant ses accords au bruit du canon et des cloches , fit entendre 1'air national du Yankee-Do die. Frappe d'une re-

EN AMERIQUE. 4^5

ception si toucbante , le general fut quelque temps avant de pouyoir maitriser les emotions tie son coaur ; enfin , il s'avanca lentement a tra- vers la foule ? serrant a cliaque pas les mains qu'on lui tendait aifectueusement , et repondant avec tendresse au doux accueil des enfans qui criaient Welcome Lafayette ! sur son passage. Sur une estrade elevee au milieu d'une place immense qu'eclairaient des tonneaux de resine enflammee , un orateur 1'attendait pour le haran- guer au nom du peuple de Freedonia , qui vint ensuite denier devant lui pour le saluer encore une fois. Quelque toucbante que fut cette scene, le general crut cependant devoir Vabreger, a fin de ne pas tenir plus long-temps exposees a un froid assez vif , toutes ces fenimes et ces jeunes filles qui , legerement vetues, avaient passe toute la nuit a Tattendre en pleiri air. II etait trois beures du matin, lorsqu'apres avoir prisune col lation , nous sortimes de Freedonia. Le soleil dorait deja le sommet des arbres des forets que nous laissions a notre droite , lorsque nous arri- vamesa Dunkirk , tres-petit port sur le lac Erie, ou nous attendait le navire qui clevait nous con- duire a Buffalo. Un comite de cette ville, et un grand nombre de dames , etaient venus au devant du general, et le recurent a bord au bruit d'une musique dont la douce liarmonie s'accordait delicieusement avec la beaute du matin , et

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436 LAFAYETTE

1'aspect romaiitique tie la baie dans laqnellcr nous etions.

Amidi nous etions en vue des cotes de Buffalo; mais, genes dans notre marche par un vent con- traire assez violent, nous ne pumes entrer dans le port avant deux heures. Quoique la ville de Buffalo ait ete presque entierement detruite par les Anglais , qui Fineendierent pendant la der- niere guerre, nous fumes eependant frappes de son air de prosperite et de 1'activite de son port. Nous debarquames aupres d'une des extremites de ce grand canal dont nous avions visite 1'autre ex t re" mite a cinq cents niilles de la, pres 1'Al- banie, et qui sert de lien entre le lac Erie et le grand Ocean. Apres les premieres ceremonies de la reception de 1'hote national par les ci- toyens et les magistrals de Buffalo, nous allames prendre quelques -installs de repos a 1'auberge de Pdigle, ou on avait prepare nos logemens; la , le general recut un grand nombre de person nes qui clesiraient lui etre presentees particuliere- ment; parmi elles nous eumes le plaisir de voiv un vieux chef indien de la nation des Senecas , qui s'est acquis une grande reputation de cou rage et d'eloquence , non-seulement parmi les siens , mais encore parmi les blancs qui le con- naissent sous le nom de lied Jacquet. Get homme extraordinaire, quoique bien use par le temps et parVintemperance, conserve eependant

EN AMERIQUE. -.encore , a mi degre surpreriant, 1'exercice de toutes ses facultes; il reeonnut de suite le ge neral Lafayette, et lui rappela qu'ils s'etaient trouves ensemble en 1784, au fort Schuyler, ou s'etait tenu le grand conseil dans lequel furent regies les interets de toutes les nations indiennes amies ou ennemies qui pouvaient se trouver en relation avec les Etats-Unis. Le general lui re- pondit qu'il n'avait point ouhlie cette grande circonstance , et lui demanda s'il savait ce qu'e- tait deveuu ce jeune Inclien qui , dans cette asseni- blee, s'etait oppose avec tant d'eloquence a ce qu'on enterrdt le tomahawk 4. « II est devant vows , » repondit 1'enfant des forets, avec tout le laco- nisme de sa langue si expressive. « Le temps )> nous a bien changes , » lui dit le general La fayette ; « car nous etions jeunes et lestes alors... » « Oh ! » s'ecria Red Jacquet , « le temps n'a » pas ete si severe pour vous que pour moi ; il » vous a Jaisse un visage frais et une tete bien » garnie decheveux ; tandis que moi,... voyez... et , denouant le mouchoir qui couvrait son chef, il nous montra, d'un air attriste, son front en-

1 Enterrer le tomahawk est la cere'monie par laquelle les Indiens concluent la paix. Red Jacquet avait parle pour la continuation de la guerre contre les Americains avee une eloquence qui fut sur le point d'entrainer tous ]es chefs indiens a son avis.

438 LAFAYETTE

tierement cliauve. Les assistans ne purent s'em- pecher de sourire de la simplicite de 1'Indien, qui semblait ignorer 1'art de reparer les injures du temps; mais on se garcla bien de detruire son erreur ; et peut-etre fit-on bien , car il eut pu con- fondre une perruque avec une chevelure seal- pee, et concevoir 1'idce de regarnir sa tete aux depens de la tete d'un de ses voisins.

Gomme tous les Indiens qui out conserve leur fierte primitive, Red Jacquet s'obstine a ne parler que sa Jangue maternelle, et aflecte un grand mepris pour toutes les autres langues. Quoi- qu'il soit facile de reconnaitre qu'il entend par- f aitement 1'anglais , il refusa neanmoins constam- ment de repondre aux questions du general Lafayette avant qu'elles eussent ete traduites en seneca par son interprete. Le general , s'etant rap- pele quelques mots indiens qu'il avait appris dans sa jeunesse, les prononca devant lui; il parut tres-sensible u cette politesse , qui , dans son es prit, augmenta singulierement la haute opinion qu'il avait deja de Lafayette.

La tribu des Senecas est une des six nations connues autrefois sous le nom d'Jroquois, et qui habitant aujourd'hui le nord de 1'etat de New- York, sous la protection du gouvernement cle cet etat. Ces six nations sont , les Tuscaroras , les Onondagas , les One'idas , les Cayugas , les Mohawks et les Senecas. J'aurais bien desire

EN AMfiRIQUE. visiter, a quelques portees de fusil, un grand village habite par cette derniere nation; mais le peu de temps que nous passames a Buffalo fut si completement et si agreablement rempli par les fetes que les habitans avaient preparees pour leur hote, qu'il ne me fut pas possible de m'e- loigner un instant.

Nous passames la nuit a Buffalo , et le lende- main , de tres-grand matin , nous montames en voiture pour nous renclre aux chutes du Niagara; chemin faisant nous dejeunames avec la famille du general Porter, a Black-Rock , joli petit port qui rivalise d'activite avec celui de Buffalo; et, quelques lieures apres , un sourd mugissement qui semblait ebranler la terre , et une epaisse co- lonne de vapeur que nous voyions au loin s'e- lever vers le ciel, nous annoncerent que bientot nous allions jouir de la vue d'une des plus gran- des merveilles de la nature.

A deux lieures nous arrivames avec nos com- pagnons de voyage de Buffalo et de Black-Rock a Manchester, petit village situe surla riv'e droite du Niagara , aupres des chutes , ou le general fut accueilli et harangue par une nombreuse deputation du comte de Niagara. Pleins d'une impatience facile a comprendre , nous abregea- mes le plus possible la duree du banquet public auquel il nous avait fallu prendre place en arri- vant, et a trois heures et demie nous passames

44° LAFAYETTE

dans la grande ile qui separe en deux parties inegales 3a riviere Niagara , au point ou ses eaux form en t les cataractes en se precipitant dans un gouffre de cent cinquante pieds de profondenr. La vue du pont qui conduit a cette ile, appelee Ile de la Che^re, prepare admirablement Fes- prit & la contemplation de la scene imposante a laquelle on va assister, et donne une grande idee de la hardiesse et de 1'intelligence des homines qui 1'ont construit. Etabli SUP un lit de rochers dont les pointes multipliers s'elevent au-dessus de la surface des eaux, et ne s'opposent au cou- rant que pour en augmenter la violence, ses pi- liers de bois sont agites d'un tremblement continuel qui semble annoncer que le moment approche ou il va s'ecrouler et rouler dans 1'abkne; quelques minutes apres avoir passe lepont, nous nous trouvames en presence de la grande chute.... C'est un spectacle sublime;.... mais qu'on ne s'at- tende point a trouver ici le tableau des sensations que me fit eprouver la vue de ce gigantesque phenomene, eiles furent de nature a ne pouvoir etre decrites; je renonce d'ailleurs d'autant plus volontiers a cette peinture , que , dans mon opi nion , les ecrivains les plus habiles qui 1'ont en- treprise sont restes de beaucoup au-dessous du sujet. Nous demeurames pendant pres d'une demi-heure sur les bords du gouffre, contem plant en silence la chute rapide de 1'cau , et comme

EN AMERIQUE. 441

aneantis par le bruit de son terrible mugisse- ment. Nous serious restes probablement plus long-temps encore plonges dans le vague de nos meditations, si la voix d'un de nos compagnons, sans doute plus familiarise que nous avec ce jeu effrayant de la nature, ne nous en cut tires pour nous clonner des details fort interessans sans doute, mais que nous n'eussions certainementpas eu la force de demander.

M. A. Porter, frere du general Porter, avee lequel nous avions dejeune a Black-Rock, est le proprietaire de 1'ile de la Chevre;il eut la com plaisance de conduire lui-meme le general sur tons les points les plus pittoresques de cette sin- guliere propriete, qui est com me suspendue au~ dessus de 1'abime. De la pointe superieure de 1'ile nous vimes un spectacle moins terrible que de la pointe inferieure , mais qui n'est cependant pas sans majeste. Nos regards, en se portant an loin devantrious, se reposerent agreablement sur la belle riviere de Niagara, qui roule ses eaux, unies comme une glace, dans un large lit sans obstacle, et entre des rives basses etfertiles; ce n'est qu'en approchant de la pointe superieure que la rapid! te de sa course se precipite et pre pare la terrible chute dont le bruit, pendant le calme de la nuit, se fait entendre, dit-on, a plus de vingt milles a la roride. Malheur aux animaux. ou aux honimes qui auraient 1'imprudence de

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s'eugager dans ce courant irresistible , nulJe puis sance no pourrait les soustraire a 1'insatiable avidite du gouffrel II n'y a que quelques annees encore , qu'un jeune Indien en fournit un la mentable exemple. II dormait etendu dans le fond de son canot qu'il avail attache au rivage , un peu au-dessous de la petite ville de Chippewa ; une jeune fille qui avait repondu a son amour, mais qu'il avait trahie pour une autre, vint a passer et 1'apercut. A cette vue les fureurs de la jalousie allumerent dans son coeur le desir de la vengeance. Elle s'approcba , detacba le canot et le poussa doucement au large , le courant s'en empara et 1'entraina avec rapidite. Bientot le mugissement des flots eveilla le jeune Indien , qui , en ouvrant les yeux , reconnut 1'imminence du danger qui le menacait ; son premier mou- vement , inspire par le sentiment de sa conser vation , fut de prendre sa rame pour lutter centre le courant; mais il ne tarda pas a reconnaitre Finutilite de ses efforts auxquels son impitoyable maitresse insultait du rivage par les cris d'une joie cruelle ; alors , n'ayant plus a opposer au sort qu'une courageuse resignation, il s'enveloppa dans sa couverture, s'assit au milieu de son canot , fixa froidement ses regards sur les portes de I'eternite qui allait s'ouvrir devant lui , et quelques secondes apres disparut dans le gouffie profond

EN AMERIQUE. Le nom cle Chippewa , prononce dans le recit de la catastrophe du jeune Iiidien > reveilla au milieu de nous le souvenir des glorieux combats livres par les armes americaines, pendant la derniere guerre, sur les frontieres du Canada, dont nous n'etions separes en cet instant que par un bras du Niagara. Et a ce souvenir se mela naturellement celui des noms de Brown , Van Rensslaer, Rippley, Scott, Porter, Harrison, Pike, Jessup, Miller et de beaucoup d'autres qui s'il- lustrerent dans ces lieux, par leurs talens, leur courage et leur ardent amour de la patrie.

Apres deux lieu res d'une promenade deli- cieuse, nous sor limes de Tile de ]a Chevre et nous lui jetaroes un regard d'adieu de dessus le pont qui 1'unit a la terre ferme. De la elle nous ap- parut com me un jardin aerien , porte sur des nuages au milieu desquels grondait la foudre. Le general ne pouvair, s'arracher a cette scene imposante, et je crois que , lorsqu'il apprit que 1'ile de la Chevre et ses charmantes dependances etaient eii vente pour la somme de dix mille dol lars , il regretta vivement que Feloignement cle la France ne lui permit pas d'en faire 1'acquisi- tion. Ce serait, en effet , une habitation deli- cieuse ; la surface du sol , d'environ soixante- quinze arpens, est couverte d'une vegetation vigoureuse , dont la verdure , constamment entre- tenue par la IVaichctir de la vapeur pure et legere

444 LAFAYETTE

qtii s'eleve de la cataracte, presente un agreablc abri centre les chaleurs de 1'ete. Les cours d'cau qui Fenvironnent olTrent une puissance inotrice incalculable , que Ton pourrait facilement appli- quer a des u sines de tous genres. Je ne pense pas que M. Porter soit long-temps a se defaire d'un bien qui ofFre la reunion de tant d'avantages.

En quittant Manchester et les chutes du Nia gara , nous al lames couch er a Lewistown , joli village situe a quelques milles au-dessous des chutes , et le lendemain , a cinq heures du ma tin , nous montames en voiture pour nous ren- dre au fort Niagara , ou le general Lafayette avait etc invite a dejeuner par le major Thomson, commandant de la garni son. Nous trouvames un peu en avant du fort le major qui, a la tete de ses officiers , venait recevoir le general qui fut salue par vingt-quatre coups de canon au mo ment ou il entra dans 1'enceinte de la place. Quelques dames, femmes des oiliciers de la gar- nison , aiderent leurs maris a faire les honneurs du banquet, et ne contribuerent pas peu , par leur amabilite , a nous faire paraitre bien courts les instans que nous passames a Niagara.

Ge fort est construit precisement au point ou la riviere se jette dans le lac Ontario, sur iequel 3e commodore Chauncey cueillit des palmes sem- blables a celles que Perry moissonna sur le lac Erie. Presque en face , sur 1'autre rive , s'eleve le

EN AMKUIOUE. 44**

fort George, oecupe par les Anglais. Les hosti- lites iurent frequentes entre ces deux points pen dant les campagues de i8i3 et de i8i4;niais, de part et d'autre , les fortifications ont etc re- levees depuis, et aujourd'hui il serai t difficile d'y retrouver des traces cles ravages de la guerre.

Le general abregea beaucoup sa visite du fort Niagara , aim de pouvoir arriver de bonne lieure a Lockport , ou. nous devions nous embarquer sur le grand canal pour descendre a Albany. Sur la hauteur en. avant de Lockport nous ren- contranies une troupe de soixante-dix a quatre- viugls citoyens a cheval : ce fut avec cette «gcorte querious entrames dans le village, ou le general fut salue par une artillerie d'une espece fort extraordinaire. Des centaines de petites mines, chargees par les ouvriers occupes a creuser clans le roc le lit de la partie du canal non encore achevee , lirent explosion presque en meme temps , et lancererit dans les airs cles fragmens de rocbers qui retomberent au bruit des accla mations de la foule. L'aspect de Lockport nous frappa d'etonnernent et d'admiration. Nulle part je n'ai vu 1'activite et 1'industrie de 1'homme aux prises avec la nature , comme dans cette viiie naissante. Par tout on en tend resoimer le bruit de la liache et du marteau. Jci ce sont des ar- bres qui tombent , se faconnent sous la main du charpentier, et se rel event a la meme place sous

LAFAYETTE la forme d'une rnaison : la, sur line place pu- blique qui n'existe encore qu'en projet , tine vaste auberge ouvre deja ses pones aux nouveaux ci- toyens qui n'ont point encore d'autre asile. A peine , dans toute la ville , trouve-t-on a satis- faire les premiers besoins de la vie, et cepen- dant, a cote d'une ecole dans laquelle les en fans viennent sinstruire pendant que Icurs perescon- struisent 1'babitation qui doit les abriter, s'eleve une presse , qui , cbaque matin , donne naissance au journal qui apprend aux ouvriers, pendant leurs heures de repos, comment les magistrals du penple repondent a la conh'arice dont ils sont bonores. Dans des rues tracees a travers la foret et encore embarrassees de troncs d'arbres et de branches eparses , le luxe se mont.re deja rou- lant dans de legeres calecbes trainees par de superbes cbevaux ; enfin , au milieu de ces em- pietemens de la civilisation sur la nature sauvage, s'aclieve avec une rapidite qui tient du prodige cette ceuvre de geans , ce grand canal , qui , en resserrant les liens de 1'Union amerieaine , va repandre la vie et 1'abondance dans les deserts qu'il traverse.

Nos voitures s'arreterent en lace d'un arc de verdure, et le general Lafayette fut conduit sur une plate-forme , ou il eut la douce satisfaction d'etre recu par un de ses ancicns coinpagnons d'armes , le venerable Stephens Van Rensslacr,

EN AJMfcRIQUE 447

maintenant president tin conseil charge de sur- veiller les travaux du canal. Apres avoir etc presentes officiellement a la deputation du comte de Monroe et a un grand nornbre de citoyens , nous primes place a un banquet public , preside par le colonel Asher Saxton , et a la fin duquel le general , domine par les sentimens qu'avaient eveilles en lui la vue de tant de prodigies, porta le toast suivant :

« A Lockport et an comte de Niagara : ils » r en ferment les plus grands prodiges de 1'art et » dela nature, prodiges qui ne peuvent etre sur- » passes que par ceux de la liberte et de Fegalite » des droits. »

Les francs-maeons de Lockport ne voulurent point Jaisser partir le general sans lui rendre les honneurs dus a ses hautes dignites maconniques, et ils le prierent de garder en memoire de leur loge , les riches orn emeus dont ils 1'avaient re- vetu a son entree dans le temple. Ils 1'accom- pagnerent ensuite jusqu'au bassin ou 1'attendait le bateau qui devait nous conduire a Rochester. Avant de nous embarquer , nous primes plaisir a contempler les belles eciuses qui font monter par dessus la montagne le canal dont le lit est creuse dans le roc vif , a plus de vingt-cinq pieds de profondeur. Au moment ou le general mit le pied sur le bateau , une multitude de petites mines, chargees dans le rocher, eclatererit au-

LAFAYETTE

dessus de nos teles , et leurs bruyantes detona tions ajouterent a la solennite des adieux des eitoyens de Lockport. Avant de sortir du bassin , nous recumes du docteur ***** , une caisse ren- fermant des echantillons des diverses especes de rochers a travers lesquels passe le canal; nous acceptamesavec reconnaissance cette interessante collection.

Quoique la navigatio^fl^par la vapeur rie soit point applicable an canal dont les bords ne sont pas revetus en maconnerie, cependant, comme les clievaux et le sentier de halage sont excel- lens, nous voyageames rapidenient , j'ajouterai meme, tres-commo'dement ; car le bateau le Ro chester, qui nous portait, renfermait bien au dela de ce qu'on aurait pu le supposer dans uii si petit local, toutes les commodites de la vie.

Nous avions quitte Lockport a sept lieures du soir, et nous parcourumes pendant la nuit les soixante-cinq niilles qui scparent ce village de Rochester, ou nous arrivames le lendemain d'assez bonne heure. Nous n'avions point encore quitte notre cliambre lorsque tout a coup le noni de Lafayette , prononce au milieu de bruyantes ac clamations, engager en t le general a monter sur le pont du bateau; nous le suivimes, et quel ne fut pas notre etonnement et notre admiration a la vue du tableau qui s'oiirit a nos regards. Nous etions comme suspendus dans ks airs, au

EN AMERIQUE. 449

milieu d'une foule nombreuse qui se pressait snr les hords du canal; plusieurs cataraetes tom- baient en. grondant autour de nous , et la riviere Genesst-e roulait sous nos pieds a plus de cin- quante pieds de profondeur; nous fumes quel- ques instans sans comprendre notre situation , qui nous paraissait tout-a-fait magique; enfin, nous reconnumes que le canal dans lequel noas nous trouvions , s'elancait en cet endroit avec urie hardiesse incroyable par-dessus la riviere Genessee, a 1'aide d'un aqueduc de plus de quatre cents pieds de longueur, soutenu par des arches en pierres de taille. Nos compagnons de voyage , lemoins de notre etonnenien^t-, nous apprirent que dans sa longue course, le canal passe ainsi plusieurs fois par-dessus des rivieres fort lathes et tres-profondes; qu'au-dessus de rirorid'igffbt , par exemple, il pjircourt une route aerieiine de plus, 'd'un quart de mille de long, a une ele vation de soixante-dix pieds. Ge genre de con struction parait etre familier aux Americains; leurs pouts ont, en general, une elegance et une hardiesse d'execution inconcevable. Non loin de Rochester, on voit encore les ruines d'un pout qui avait ete jete sur la, riviere Genessee, avec une seule arche de trois cent vingt pieds de large et de cent quatre- vingts pieds d'elevation au-dessus de la .surface de 1'eau; ii ecroula il y a quelques amices, au moment on deux erifans ii. 7,9

4^° LAFAYETTE

venaient de le traverser. C'etait, dit-on , \m chef- d'oeuvre de Fart; mais la trop grande delicatesse des pieces de bois qui le soutenaient Font em- peche d'avoir une longue duree.

Le general quitta le canal a Rochester, passa quelques heures avec les habitans de cette ville qui lui firent une reception qui, en sentimens affectueux et en elegance, ne le cedait a aucune de celles auxquelles j'avais assiste jusqu'alors , et il oontinua sa route par terre, en passant par les villages de Canandaigua , Geneva , Auburn , Skaneateless , Marcellus, etc., pour aller re- ioindre le canal a Syracuse. Gette route acheva de nous convaincre que nulle partie de rAmeri- que , et peut-etre du monde entier, ne renferme autant de merveiDes de la nature que 1'etat de New-York. Leslacs Canandaigua, Seenca, Cayuga nous parurent charmans par la purete de leurs eaux , la forme de leurs bassins et la richesse de leurs bords. La vue de toutes ces beautes , et plus encore la bonte et I'amenite des populations que nous traversions, firent souvent regretter au ge neral Lafayette d'etre oblige de voyager si ra- pidenient. Pendant ce trajet, de plus de cent trente milles par terre , nous voyageames jour et nuit, ne nous arretant que quelques instans dans chaque village , pour y jouir des fetes que les habitans avaient preparees pour la reception de leur hote cheri , qui , disaient-ils, par la sim-

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plicite, la douceur, 1'egalite de ses manieres avec toutes les classes de citoyens , aclievait de char mer tous les eoeurs que lui avait deja acquis son devouement a la cause americaine en parti- culier et a la cause de la liberte en general.

De Rochester a Syracuse , partout nous avions (' te frappes de la beaute remarquable des che- vaux qui formaient nos relais; nous apprirnes ensuite qu'ils avaicnt ete fournis gratuitement par des citoyens dont le patriotique desinte- ressenient fut bien apprecie par les divers co- mites charges de la conduits du general, qui leur \7oterent des remereirnens publics. Parmi ces genereux citoyens , j'entendis citer particu- liereinent M. de Zeng, de Geneva ; et M. Sher wood , proprietaire de voitures publiques , a Auburn.

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En arrivant a Syracuse a six heures du matin , les mourantes lueurs des illuminations, et la foule qui remplissait les rues, nous apprirent que la population de ce village avait attendu 1'hote national pendant totite la nuit. Le souper splendide qui avait ete prepare la veille nous fit un excellent dejeuner, et le general passa trois heures au milieu des tendres felicitations desd- toyens qui se pressaient avec ardeur a u tour de lui. A neuf heures il prit conge de ses amis de Syra cuse, et s'embarqua sur le paquebot du canal an bruit de Vartillerie et des voeux dont Fair re-

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tentissait pour 1'heureux achievement de sou

voyage.

Nous reprimesla navigation avec d'autantplus <le plaisir, que nous venions de souifrir beaucoup de la cbaleur et de la poussiere dans notre der nier jour de voyage par terre. Toujours presse par le desir de remplir la promesse qu'il avait faite aux citoyens de Boston, le general prit la resolution de voyager jour et nuit tant qu'il serait sur le canal, et de ne s'arreter dans les villes qu'il trouverait sur son passage que le temps ne- cessaire pour temoigner sa reconnaissance aux habitans qui tous avaient fait des preparatifs pour sa reception. Souvent nous eumes occasion de regretter cette precipitation obligee, surtout en voyant les jolies villes de Rome, Utica , Sche- nectady , etc., et en en ten da nt les patriotiques accens de leurs habitans. Ge fut a Rome, que nous traversames la nuit a la clarte des illuminations, que nous rencoritrarnes la deputation d'Utica , a la tete de laquelle le general cut la douce sa tisfaction de reconnaitre un de ses vieux compa- gnons d'armes , le colonel Lansing , qui com bat tit a ses cotes a Yorktown.

Vingt-quatre coups de canon annoncerent son eiitree dans Utica, et a ce signal toute la popu lation se trouva pressee autour de lui pour en tendre 1'eloquent discours que lui adressa le juge Williams, au nom du peuple. Son etonnement

EN AMEIUQUE. fut grand, quand 1'orateur lui appvit que cette partie du territoire, qu'il venait de parcourir d'une maniere si rapide et si commode, etait jus- tenlent celle qu'il avait traversee avec taut de peine et de dangers pendant la guerre de la re volution , pour aller arracher la garnisori du fort Stanwix, au tomahawk des Indiens , allies des Anglais. II avait peine a croire a un si grand changement , et ne pouvait exprimer ttmtle bon- heur qu'il en ressentait. Nous ne passames que quatre heures a Utica ; mais ce temps ne me suf- firait pas pour raconter toutes les preuves d'atta- chement que le general y recut. Oblige de se par- tager entre ses vieux compagnons d'armes et les en fans des ecoles ; entre les magistrats et les dames de la ville ; enfin , entre les etrangers et ies In diens accourus de plusieurs milles a la rondepour le saluer, il trouva cependant les moyeris de repondre k 1'empressement de tous, et chacun de ceux qui ra.pprochereiit s'en retourna satis- fait, et persuade qu'il avait ete 1'objet d?une at tention particuliere. Trois chefs de la tribu des Oneidas, Taniatakaya , Sangouxyonta et Doxta- tor, demanderent k 1'entretenir en particulier , et. lui rappelerent quelques circonstances des cam- pagnes de 1777 et 1778, dans lesquelles ils lui avaient rendu quelques services. II les reconnut eu effet, mais fut d'autant plus etonne de les retrouver, que deux d'entre eux etaierit dejk fort

LAFAYETTE vieux a 1'epoque dont ils lui parlaient, et qu'ii lie croyait pas qu'ils pussent vivre encore; mal- gre leur grand age , leurs traits conservaient en core une grande expression d'energie; ils par- lerent avec chaleur de la situation de leur tribu. « Nos chasses ne sont plus guere productives , » dirent-ils au general Lafayette ; « elles ne peu- » vent plus sullire a nos besoins , et nous sommes » obliges de pourvoir a notre subsistance par » Fagriculture , ce qui nous rend fort malheu- » reux ; niais ce n'est pas la faute de nos freres » blancs de 1'etat de New-York; ils se conduisent » genereu semen t envers nous; ils nous laissent » vivre en paix aupres des os de nos peres , qu'ils » ne nous ont point obliges a emporter au loin » sur une terreetrangere, etleur gouvernement » vierit souvent a notre secours quand nos re- » coltes sont mauvaises; aussi aimons-rious sin- » cerement nos freres blancs les Americains ; » nous avons autrefois combattu pour eux avec » toi contre les Anglais , et nous sommes prets ^ » lever encore le tomahawk en leur faveur si Foe- » casion s'en presente. » Le genera/1 les compli- menta sur les sentimens qu'ils montraient; ii leur dit qu'il ii'avait point oublie leurs bons et anciens services, etil lesengagea a regarder tou- jours les Americains comme de bons freres; il leur fit ensuite accepter quelques cademix en ar gent et ils se retirerent tres-satisfaits.

EN AMERIQUE.

Une deputation du comte d'Oiieida , virit trouver le general pour le prier d'assister a la pose de la premiere pierre d'un monument que les citojens de ce comte se proposaient d'elever sur les restes du baron de Stetiben , qui cle- puis 1796 reposaient obscurement a Steuben- ville. Mais Fepoque fixee pour cette ceremonie ne pouvant s'accorder avec les engagemens pu blics pris par le general avec les citoyens de Boston , il se trouva dans la necessite de refuser cette invitation. « Si je pouvais me joindre a •» YOUS, w repondit-il a la deputation , « pour » rendre a la memoire de mon compagrion » d'armes et ami , le baron de Steuben , les » honneurs que vous lui preparez et dont per- » sonne n'est plus digne que lui , sans manquer » ^ la solennite de Bunker's-Hill ,ce ne sont point » les fatigues d'un long et rapide voyage qui » m'arreteraient , vous devez en etre persuades ; » mais un seul jour de retard me ferait manquer » k des engagemens sacres , vous le savez ; soyez » done assez bons pour etre les interpretes de » mes regrets aupres des citoyens de Steuben- » ville , et assurez-les que mon cosur sera avec » eux dans cette melancolique ceremonie , a » laquelle je suis force de renoncer bien malgre » moi. »

Les regrets du general Lafayette etaient d'au- tantplusvifset plussinceres?qu'il avait pu, pent-

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etre plus que personne , apprecier les rares qualites, et le noble caractere du baron de Steuben qui avail partage avec lui les travaux et les dangers de la campagne de Virginia.

Frederic- Will Jam Steuben , naquit en Prusse dans 1'annee 1^35. Destine & la carriere des armes, son education fut toute militaire , et il entra de fort bonne heure au service. Ses con- naissances, son courage bien eprouve , et son zele dans L'accomplissemeni de ses devoirs , n'echap- perent point a la penetration du Grand Frederic, qui i'avanca rapidement, et qui 1'attacba parti- culierement a sa personne. Le jeune Steuben ne tarda pas a profiler des lecons de son illustre maitre , et a se faire une brill ante reputation parmi les meilleurs generaux de 1'epoque. Mais ni la gloire qu'il s'etait acquise , ni les faveurs du plus grand roi du siecle , ne purent balancer dans son coeur Vamour de la liberte. Des qu'il apprit que les colonies americaines, renversant le despotisme de la metropole ., se disposaient a mainlenir leur independance par la force des armes , il traversa VOcean , et vint leur offrir tics services, en declarant qu'il n'ambitionnait d'au- tre honneur que celui de combattre comme vo- lontaire , pour la bonne cause , et qu'il n'accep- terait ni grade ni traitement avant d'avoir fait ses preuves. Ge noble desinteressement , et les services qu'il rend it a 1'armee americaine , lui

#N AMfiKIQUE. m^riterent 1'amitie tie Washington , et la con- tiance du congres qui 1'eleva au grade de major general. Sa simplieite et sa moderation egalaient son habilete et sa Lravoure. Apres la paix, vou- lant jouir des bierifaits de cette liber te, a la conquete de Jaquelle il avait si glorieusement contribue , il se retira dans le comte d'Oneida , sur les terres qui lui furent donnees par le con gres , et la , cultivant dans la solitude son esprit et son champ , il attendit philosophiquement la mort qui vint le frapper presque subitement, Fan 1795. 11 etait alors age de soixante ans. Selon sa volonte, exprimee dans son testament, il fat enveloppe dans son manteau , place dans un simple cercueil de bois , et mis en terre sans pierre et sans inscription pour indiquer le lieu de sa sepulture. II reposait depuis de longues annees dans un bocage epais pres de sa maison , lorsque ses cendres furent menacees de profana tion , par 1'ouverture d'une route publique a tra- vers sa propriete. Le colonel Walker, son ancien ami, s'empressa de les recueillir, et leshabitans de Steubenville et du comte d'Oneida, resolurerit de les renfermer dans un monument durable , expression de leur reconnaissance et de leur esti- me pour le guerrier allemand.

Le canon , signal du depart de 1'hote iiational, avait deja retenti vingt-quatre ibis ; le paquebot qui devaitle conduire a Schenectady etait prepare,

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et le peuple , presse sur les quais et sur les ponts qui traverserit le canal, attendait en silence son depart. Lorsqu'il se fut embarque , et que notre ieger navire, traine par de superbes chevaux blancs, eut commence a glisser sur 1'eau, une triple acclamation lui exprima les derniers adieux des habitans d'Utica , et les en fans places sur les pcnts le couvrirent d'une pluie de fleurs au moment de son passage. Debout sur 1'avant du bateau , et la tete decouverte , le general La fayette repondait par des signes de reconnais sance aux nobles temoignages d'estime du peu ple. Temoins de cette scene touchante, son fils et moi , nous nous tenions pres de lui , parta- geant a la fois, et renthousiasme du peuple etle bonheur de celui qui en etait 1'objet, lorsque tout a coup notre attention fut detournee par les cris d'un bomme qui suivait le bateau en courant sur le quai , et en nous faisant signe d'arreter. Sa peau cuivree, son corps demi-nu, ses ornemens bizarres nous le firent reconnaitre pour un Indien. Quoique son intention de nous aborder fut manifeste , notre capitaine , le major Swartwout ne jugea pas a propos de s'arreler dans une pareille circonstance. Alors llndien, reunissant toutes ses forces , precipita sa course avec une telle vitesse , qu'il nous eut bientot de- passes de beaucoup , et alia nous attendre sur le dernier pont bors de la ville. Au moment ou

KN AMERIQUE

nous passaines sous ce pont, ils'elanca sur iiotre bateau , et tomba sur ses piedsau milieu de nous avec un aplomb admirable. « Ou estKayewla? » Je veux voir Kayewla 1 s'ecria-t-il avec agita tion. On lui montra le general. Sa physionomie et sa contenance exprimerent la plus vive satis faction, u Je suis fils de Ouekchekaeta , » s'ecria- t-il , en lui tendant la main , « de celui qui » t'aimait tant , qu'il te suivit dans ta patrie » lorsque tu j retournas apres la grande guerre; » mon pere m'a souvent parle de toi , et je suis M heureux de te voir.... » Le general avait deja appris que Ouekchekaeta etait mort depuis quel- que temps , et il fut bien aise de rencontrer son fils , qui paraissait avoir a-peu-pres vingt-quatre ans. II le fit asseoir , s'entretint quelques instans avec lui , etle rendit fort heureux en lui donnant quelques dollars au moment ou il nous quitta. Le jeune Indien ne fut pas plus embarrasse pour sortir du bateau qu'il ne Tavait ete pour y entrer. Une dixaine de pieds a peu pres nous separaient du bord du canal, il franchit cet espace avec la legerete d'un chevreuil et disparut en un instant. Cette singuliere visite excita beaucoup la curiosite des

1 Kayewla, dans la langue indienne , signifie grand guerrier blanc. C'est ainsi que les tribus qui avaient connu Lafayette , et qui avaient urie grande cstime pour SOP. courage , le nommaient habituellement.

4^0 LAFAYETTE

nombreiix temoins qui etaieut & bord avec nous , et le general s'empressa de les satisfaire en ra- eontant 1'histoire d'Ouekchekaeta , qu'il avail em- mene aveclul en Europe en 1778, etqui , bientot degoute de la civilisation , etait revenu avec joie a ses forets sauvages.

Decrire uotre navigation d'Utica a Sclienectady, qui en est eloigne de quatre-vingts milles , ce serait repeter ce que j'ai deja dit de notre navi gation dans la par tie superieure du canal. Nous arrivames dans cettederniere ville le lendemain , ii juin, a 1'heure du diner. Nous n'y restames que quelques heures , que les habitans surent rendre fort douces au general , et le soir nous montames en voiture pour aller par terre a Al bany , qui n'en est eloigne que de seize milles. Nous perdimes beaucoup , nous dit-on , a ne pas continuer notre route par le canal qui, dans toute cette partie , est trace le long de la riviere Mohawk, par-dessus laquelle il s'elance cleuxfois dans des aqueducs de dix-buit cents pieds de long; niais , presses comme nous 1'etions, nous dumes choisir le chemin le plus court : d'ailleurs nous avions fait depuis Lockport pres de trois cents milles sur le canal , et nous avions pu juger de la beaute et de I'utilite de ce grand moyeu de communication , execute en huit ans par le seul etat de New-York , saris aueim secours etran- ger. 11 reste encore quelques petits travaux a

EN AMERIQUE. 4^ l

achever pour que la navigation soil libre clans toute la longueur tiu canal, mais ils seront ter- mines dans queiques mois; alors les bateaux qui iront du lac Erie a Albany , parcourront une longueur de trois cent soixante milles , en descen dant tfune hauteur de cinq cent cinquante pieds , a 1'aide de quatre-vingt-trois eel uses , baties en pierres de taille, et dont I'interieur, portant trente pieds de long sur quinze de large , peut contenir des bateaux de plus de cent tonneaux. On evalue a un peu plus de dix millions de dollars, le total des depenses pour la construc tion du canal. Cette somme parait enorme au premier apercu ; mais elle est cependant bien faible, si on considere les immenses avaritages que cette construction assure a 1'etat de New- York. Les taxes percues pour droit de naviga tion, quoiqu'elles soient tres-faibles, ont cepen dant deja produit , pendant 1'annee 1824 ^ une somme de trois cent cinquante mille sept cent soixante-un dollars ; des calculs approximatils font presumer que 3 a perception montera cette annee a cinq cent mille dollars, et que dans les neuf annees suivantes , elle pourra s'accroitre de soixante -quinze mille dollars par an : en sorte qu'au bout de dix annees , les dettes coritractees pour I'accomplissement de cette grande ceuvre seront eteintes, et qu'eri deduisant encore cent mille dollars de depenses annuelles pour Irais

46i LAFAYETTE

ile reparation, de perception et de surveillance,

1'etat de New- York aura , sur son canal , un re-

venu net de plus d'un million de dollars, ce qui

egale quatre fois les depenses de son gouver-

nement.

Alors 1'etat de New- York offrira le spectacle nouveau d'une communaute de plus de deux millions d'hornmes , non - seulement soutenant son gouvernement sans impots, mais encore ayant cle 1'argent de reste provenant des pro- prietes de 1'etat. Les citoyens de cet etat auront toujours , il est vrai , a payer les droits que le gouvernement general de 1'Union jugera a pro- pos d'imposer sur les produits etrangers qu'ils auront la fantaisie cle consornmer ; mais le fer- mier iriclependant qui tire de sa propriete et produit lui-meme tout ce qui lui est necessaire, peut vivre maintenant sans payer aucun impot, ni direct, ni indirect, ni a 1'etat, ni au gouver nement general.

J'offre ce tableau dela prosperite publique de 1 etat de New-York , a la meditation de nos po- litiques et de nos economistes europeens.

EN AMfiRIQUE.

CHAPITRE XIII.

KETOUH A BOSTOS(j| RECEPTION DE LAFAYETTE PAR LA LEGISLA TURE DU MASSACHUSETTS. CELEBRATION DE L'AUNlVERSAIRE DE

BUNKER'S-HILL. L'HISTOIRE DE LA REVOLUTION FAMILIERE A TOUS LES AMERICAINS. DEPART DE BOSTON-

Nous etions arrives a Albany avant le lever du soleil du douzierne jour de j uin , et quelques heures apres nous avions deja passe J'Hurlson , et nous nousavancionsrapidementvers le Massachusetts, dont la frontiere oecidentale est tracee paral- lelement au fleuve, a vingt-cinq milles seule- nient de la rive gauche : nous avions encore cent ciriquante milles a faire pour arriver a Boston ; mais la bonte des routes que nous avions a par- courir nous garantissait un rapide voyage , et desormais le general Lafayette etait assure d'ar- river a temps pour remplir ses engagemens. Ce- pendant il n'en resolut pas moins de ne s'arreter que le temps indispensablement necessaire pour prendre un peu de repos , aussi entrames-nous a Boston le i5 , un peu avant midi. En publiant cette heureuse arrivee , les journaux repandirent

4^4 LAFAYETTE

dans le public de toutes les parties de 1'Union autant d'etonnement que de joie. Tres-peu de personnes avaient cm a la possibilite du retour du general Lafayette pour 1'anniversaire de Bun- ker's-Hill , et chacun regardait comme un tour de force le voyage qu'il venait de terminer. En effet , n'avait-il pas parcouru , en moins detpatre mois , une route de plus de cinq mille milles, traverse des mers pres de 1'equateur et des lacs pres du pole glacial, remonte des fleuvesrapides jusqu'aux limites de la civilisation du Nouveau-Monde , re- cueilli les hommages de seize republiques ! et Tetonnement ne s'accroit-il pas encore quand on songe que cette course extraordinaire fut fournie par un homme de soixante-sept ans ? Le plan de ce voyage avait etc , il est vrai , bien sagement et bien habilement combine par M . Mac-Clean , directeur general des postes , par le general Ber nard et par M. George Lafayette ; et ce plan avait ete execute avec une precision , un ensemble qui ne pouvaient resulter que de runanimite' des sen- iimens qui animaient les peuples et les magis- trats des etats que parcourut Lafayette ; mais pendant un si long trajet , a travers tant de dan gers , combien ne pouvait-il pas nous survenir d'accidens dont un seul , en nous retardant seu- lement de quelques jours ; eut derange tous nos calculs ! et cependant notre bonheur fut tel que nous ne perdimes pas un seul de ces jours si

EN AMEiUQUE.

rigoureusement comptes, et que nous arrivames precisement au jour fixe.

En rentrant dans cette ville de Boston , oil 1'attendaient tant d'anciennes et particulieres af fections, le general Lafayette eut eprouve une bien douce satisfaction s'iln'avait eu a y deplorer la perte de deux amis sinceres que la mort y avait moissonnes pendant sa courte absence; 1'ex- gouverneur Brooks et le gouverneur Eustis ve- naient de quitter la vie, emportant I'estirne et les regrets de ceux qui les avaient connus ou qui avaient vu leur sage administration. Ainsi com- mencait a s'accomplir la parole des vieux compa- gnons d'armes de Lafayette, qui tous, en lui serrantla main,, s'etaient eerie : nous avons assez vecu , maintenant qu'il nous a etc donne de re- voir notre ancien general !

Le lendemain de notre arrivee, sur Tinvitation qui lui avait ete faite, le general se rendit au Ca- pitole, ou le nouveau gouverneur, M. Lincoln , le senat , la chambre des representans et les auto- rites civiles de Boston s'etaient reunis pour le recevoir et le complimenter. Apres que nous eumes pris place au sein de rassemblee , le gou verneur se leva, et, au iiom de letat de Massa chusetts , felicita Thote national sur 1'heureuse fin de son long voyage.

Le general repondit aux felicitations du gou verneur en ces termes :

». 3o

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a La reception dont je me vois honore par la » representation immediate de 1'etat de Massa- » clmsetts dans ses branches legislative et execu- » tive , en meme temps qu'eile penetre mon » cceur des sentimens de la plus vive et profonde » reconnaissance , me retrace d'anciens souvenirs » uon moms cliers et flatteurs ; et tandis que dans » ce magnifique palais de 1'etat votre excellence » rn'adresse un accueil pleln de bonte , je me rap- » pelSeles temps eloignes ou de pareilles faveurs » me furent aecordees dans 1'enceinte de Fan- v neuil-Hall,ce berceau sacre de la liberte ame- » ricaine , et , j'aime a Tesperer , de la liberte uni- » verselle.

)> Dans le long et heureux cours de mes visites » aux diverses parties de 1 Union , dont vousavez » bien voulu parler , monsieur, Bunkers-Hill^ » toujoursete monetoilepolaire; jem'applaudisa » present , dans ce grand jour du jubile anniver- » saire d'un demi-siecle , d'etre arrive a temps » pour me reunir a mes compagnons d'armes , » etparaitre ensemble comme les representansdu » precoce et inebranlable devouernent de notre » armee revolutionnaire , des voeux patriotiques » de ceux d'enlre nous qui sont encore sur cette » terre , et des dernieres prieres de ceux de nos » camarades qui out cesse de vivre. Ici , monsieur, » permettez-moi de deplorer la perte recente de » mes deux amis , vos respectables prcdecesseurs ,

EN AMfiftlQUE. » eux qui s'etaierit si cordialeinentunis a la der- » niere reception que j'ai eu le bonheur d'eprou- » ver lorsqu'apres une longue absence j'ai ete » accueilli par le peuple de cet etat et dans cette )> bien-aimee viile de Boston , ou je ne suis jamais » entre sans me sentir anime des plqs vives emo- » tions de tendresse et de reconnaissance.

» Tandis que j'ai eu continuellement a jouir » avec admiration des r a pi des prodiges de crea- » tion et de progres qui out ete les resultats de » 1'independarice , de la liber te , et de ces institu- » tions republicaines auxquelies seules est donrie )> le pouvoir de soutenir le poids et deployer les » facultes d'un empire etendu , j'ai ete particu- » lierement encliante de recotinaitre par tout les » sentimens de syiupathie et d'aftectiou mutuelle » qui a Ua client f'ortement le peuple de chacune » des parties -de la confederation a une union » sur laquelle reposent la surete de ces etats et » 1'esperance du genre humain. »

A peine le general eut-il tini de parler , que les membres des deux charnbres quitterent en foule leurs places et se pressererit autour de lui pour lui oftrir 1'expression particuliere de leurs sentimens , et de tendres complimens lui furent adresses tumultueusement des galeries publiques qui etaientremplies d'un grand nombre de dames empressees de le revoir. Parmi les etrangers de distinction qui avaient ete admis a cette seance,

3o.

{68 LAFAYETTE

dans le parquet meme de la salle, nous retrou- vamesavec bien du plaisir M. Barbour, devenu ministre de la guerre depuisque M. Adams etait entre dans 1'exercice de ses fonctions de presi dent; le colonel Mac-Glean, de 1'etat de Delaware; le colonel Dwight; ledocteur Mitchell; le docteur Fisk ; le general Gourtland et le colonel Stone , de 1'etat de New-York , tous arrives depuis peu de jours pour assister a la solennite du 17 juin.

En sortaut du Capitole , le general fut recon- duit , par un nombreux cortege d'a mis, a la mai- son du senateur Lloyd, ou nous avions trouve nos logemens prepares la veille par les soins hospita- Jiers de son aimable famille.

Le soleil du cinquantieme anniversaire de la bataille de Bunker's-Hill se leva radieux, et des milliers de voix s'unissant an son joyeux des clo ches et aux detonations de Tartillerie , le salue- rent de leurs patriotiques acclamations. A sept heures du matin , traversant cette foule agitee par les glorieux souvenirs du 17 juin 1776, le general Lafayette se rendk a la grande loge du Massachusetts , ou les deputations des grandes Jogesdu Maine, du New-Hampshire, de Rhode- Island, du Connecticut, du Vermont et du New- Jersey s'etaienr, reunis aux officiers du Chapitre et aux chevaliers du Temple, pour le recevoir et le complimenter.

A dix heures, deux mille francs-m aeons, seize

EN AMER1QUE.

eompagnies volontaires d'infauterie , un corps de ca valeric de milice , les diflerentes corpora tions et les autorites civiles et militaires se ren- dirent au Capitole , ou le cortege fut forme sous les ordres du general Lyman , pendant que les grand -maitre et deputes de Tordre maconnique allaient cherclier le general Lafayette a la mai- son de M. Lloyd, ou il s'etait retire en sortant du temple.

A dix lieures et demie le cortege se mit en marche. II se composait d'environ sept milleper- sonnes. Deux cents officiers ou soldats revolution- naires marchaient en tete . quarante veterans , restes glorieux du combat de Bunker' s-H ill , les suivaient dans huit voitures decouvertes; ils etaient decores d'uri large ruban sur lequel etait cette inscription : 17 juin 1775. Quelques-uns avaient sur leurs epaules la giberne qu'ils avaient epuisee dans cette terrible journee , et 1'un d'eux , qui avait etc tambour, portait encore la caisse au son de laquelle il avait plusieurs fois rallie les bataillons americains rompus par les colon nes anglaises; derriere eux marcbait une longue co- lonne , formee par les nombreux souscripteurs pour la construction du monument , formes sur six de front , et par deux mille macons re- vetus de ricbes ornemens, et portant les instru- mens et les symboles de 1'ordre; venait ensuite le general Lafayette dans une superbe calecbe ,

47° LAFAYETTE

trainee par six chevaux eclatans de blancheur. Puis apres lui, suivaient un grand nombre de voitures dans lesquelles etaient son fils, son se cretaire, le gouverneur du Massachusetts et son etat-major; enfin, un grand nombre de person- nages de distinction , nationaux ou etrangers. Cette colonne s'avanca au son de la musique et des cloches, au milieu de deux cent mille ci- tovens accourus de tous les etats de 1'Union , tandis que des salves d'artillerie et des acclama tions generales la saluaient a de courts intervalles. Elle arriva a Bunker's -Hill a midi et demie, et bientot tout le monde fut place dans un ordre regulier sur la colline ou doit etre el eve le monu ment, temoignage dela reconnaissance nationale envers Jes premiers heros de la revolution.

La modeste pyramide elevee autrefois sur les restes de Warren et de ses compagnons , et que nous avions vue lors de notre premiere visite a Bunker's- Hill avait disparu. De sa principale piece de bois, on avait faconne une canne dont la monture en or portait une inscription qui rappeiait son origine , et apprenait qu'elle avait ete ofFerte par les macons de Gharlestown , au general Lafayette , qui 1'avait acceptee com me une des plus precieuses reliques cle la revolution americaine, et une large excavation creusee a la menie place , indiquait que la aussi devait s'e- lever le nouveau monument.

EN AMfiRIQUE. 4? f

Quelques instans apres que nous eumes pris place autour de cette excavation , et que le silence se fut etabli dans cette foule innombrable qui attendait, dans un recueillement rel'gieux, que la ceremonie commencat, le grand-maitre de la grande loge de Massachusetts , accompagne des principaux dignitaires de 1'ordre, du frere La fayette, de M. Webster et du principal archi- tecte , proceda a la pose de la premiere pierre du monument, avec les formes prescrites par 1'or- dre maconriique; dans un cofFre de fer furent mi- ses des medailles, des pieces de monnaie , et une plaque d'argent portant le programme de 1'inau- guration du monument; ce eoffre fut place sous la pierre surlaquellelegrand-maitrerepanditleble, levin etl'huile, pendant que le reverend M. Allen , chapelain du jour, prononcait la benediction. L'orcire maconnique d'achever le monument fut erisuite donne, et une salve d'artillerie a tin on ca que cette premiere partie de la ceremonie etait achevee.

Le cortege se rendit ensuite a un vaste amphi theatre construit sur le flanc nord-est de la col- line ; au centre de sa base s'elevait une tribune du haut de laquelle 1'orateur du jour devait faire entendre sa voix a quinze mille auditeurs places dans 1'amphitheatre ; tous les oificiers et soldats revolutionnaires , dont quelques-uns avaient par- couru de grandes distances pour assister a cette so-

4?a LAFAYETTE

Jennie" , £ taient assis en face de la tribune , les sur- vivans de Bunker' s-Hill ibrmant un petit groupe en avant. A la tete de cette reunion etait place, sur un fauteail, le seul general survivarit de la revolution, le general Lafayette; immediate-; ment derriere, deux niille dames, brillantes de parures , semblaient former une garde d'hon- neur a ces venerables vieiilards , et les defendre centre les flots tumultueux de la foule; apres les dames, plus de dix mille per-sonnes etaient assises sur les nombreuses banquettes qui s'arron- dissaienten demi-cercle sur le flanc de la colline, dont le sommet etait couronne par plus de trente mille spectateurs , qui , quoique liors de la portee dela voix del'orateur, se tenaient immobilesdans Je plus profond silence. Apres que 1'agitation qui accompagne inevitablement les mouvemens d'une masse si considerable eut ete calmee, ou entendit retentir melodieusement , dans les airs , les voix d'un grand nombre de musiciens , qui , caclies derriere la tribune, entonnerent un chant patriotique et religieux dont la douce et simple harmonie disposa delicieusement toutes les ames aux profondes impressions de 1'eloquence. A ce chant succeda une priere du docteur Taxter. Lorsque ce venerable pasteur, qui avait eu Thon- neur de combattre k Bunker's-Hill , apparut aux yeux de 1'assemblee avec ses clieveux blancs tom- bant en longues boucles d'argent sur ses epaules,

EN AMERIQUE. lorsqu'il eleva vers le ciel ses mains decharnees par le temps, et que, d'une voix forte encore, il implora la benediction de 1'Etre eternel sur les travaux de la journee , tous les assistans se sen- tirent perietres d'une emotion inexprimable. Enfin, 1'orateur du jour, M. Webster, se pre- senta a son tour;.... sa haute stature, ses formes athletiques , la noble expression de sa tete , le feu de son regard le mettaient en parfaite har- monie avec le grandiose de la scene sur laquelle il se presentait. Deja depuis long-temps popu- laire par le charm e de son eloquence , M. Web ster fut accueilli par Tassemblee avec de grands temoignages de satisfaction; le murmure flat- teur dont il fut salue, s' eleva du pied de la col- line jusqu'au sommet , et 1'empecha pendant quelques instans de commencer son discours ; enfin, sa voix sonore, quoique legerement emue, fit entendre ces paroles :

« Gette foule qui m'environne constate 1'in- » teret unanime qu'a excite la circonstance qui » nous rassemble en ce lieu; ces milliers de ci- » toyens, brillans d'une joie sympathique , et pe- » netres d'un sentiment commun de gratitude , » elevent leurs regards vers cette voute immense » d'un temple plus immense encore , et procla- » merit religieusement le jour, le lieu , 'le motif » de cette reunion solennelle.

» Oui, si jamais 1'homme dut ceder k Fin-

j4 LAFAYETTE

» fluenee des lieux , nous pouvons nous livrer ici » aux emotions qui nous agitent. Nous sommes au » milieu des tombes de nos peres , nous foulons » une terre consacree par leur valeur, par leur » Constance et par desilots de leur sang ; ce n'est )> done ni pour fixer une date incertaine dans >i nos annales, ni pour ill ustrer des champs obs- » curs que nous nous reunissons ; car n'eussions- » nous jamais vu le jour, notre projet n'eut-il » jamais ete concu , le 17 juin 177^ eut nean- » moins brille dans 1 histoire , et le lieu ou nous » sommes eut attire les regards de toutes les » generations a venir. Mais nous sommes Ame- >) ricaias.

» L'ere actuelle ne sera pour ainsi dire que » la premiere epoque de I'histoire de ce grand » continent. Nous voyorss se derouler devant » nous un enchainement probable d'evenemens » importans. L'avenir est plein de flatteuses pro- » messes , et nous ne pouvons revenir sans in- » teret sur les circonstances qui , precedant notre » naissance , devaient influer si heureusement sur » nos destinees futures. G'est ici , a travers la du- )> ree des temps , que notre posterite doit jouir et » soufFrir ; et il est bon d'envisager sous quel as- » pect s'offre cette petite portion cle Teternite , » durant laquelle Dieu nous permet de figurer » sur la terre.

» Pouvons-nous remonter a 1'instant de la de-

EN AMEKIQUE. 4j5

» couverte de ce grand continent, sans eprouver » une emotion qui tient de 1'interet personnel? » Qui pourrait se retracer avec indifference cette » scene si touchante et si pathetique qui presente » a notre imagination le grand homme qui de- » couvritl'Amerique, veillant sur son frelenavire » au milieu des ombres de la nuit. Nul , autour » de lui , n'a trouve le repos. Ballotte sur les flots » d'une mer inconnue, agite par la crainte et » 1'esperance qui prennent tour a tour possession » de son esprit, trouble, inquiet, appuyant sur » le bord du vaisseau son corps harasse , et plon- » geant au loin vers 1'occident son regard impa- » tient, il semble vouloir rapprocher 1'horizon , » jusqu'a ce qu'enfin , dans un moment de ravis- » sement, le ciel accorcle a son ge3nie audacieux » 1'apparition du nouveau monde.

» L'etablissement des colonies anglaises dans » ce pays est un evenement plus rapprocbe du » temps present , plus etroitement lie a notre » condition actuelie, et fait un appel plus sur » encore a notre sympathie. Nous cherissons le » souvenir de nos veiierables ancetres , nous cele- » brons leur patience et leur resignation, nous » admironsleur courageuse entreprise, nous ap- » prenons a nos enfans a reverer leur piete, et » nous nous glorifions avec raison d'etre des- » cendus d'une race d'hommes qui apprirent au » monde en tier comment Ton parvierit a fonder

LAFAYETTE » des institutions civiles sur les nobles bases de la » liberte et des connaissances humaines. Nous, » leurs enfans , pourrions-nous rester froids au » recit de leurs travaux et de leurs souffrances? » Non , les eaux de lOcean auront cesse de bai- » gner les cotes de Plymouth , avant que nous » portions un regard indifferent sur ses rives. » La nation jeune et vigoureuse, la nation par- » venue a une glorieuse maturite , n'oubliera pas » les lieux oii , dans son enfance , ses libertes fu- » rent defendues.

» Mais, de tous les evenemens, le plus grand dans 1'histoire du continent , est celui dont la » commemoration nous rassemble aujourd'hui; » le prodige des temps modernes, celui qui fut » & la fois une surprise et un bienfait, c'est la re- » volution americaine!

» L'amour de la patrie , I'admiration qu'inspi- » rent de nobles vues , et des seiitimens de re- » connaissance presque religieux pour d'eminens » services , sont les motifs qui nous reunissent » dans un moment ou le bonheur, le credit , le » pouvoir, tout concourt a satisfaire Forgueil na- » tional.

w Le but de la societe dont je suis ici 1'organe , » etait d' clever un monument durable a la me- » moire des premiers amis de Tindependance » americaine. Aucun temps ne parut plus pro- » pice a notre dessein quc 1'epoque actuelle de

EN AMERIQUE. 477

» paix et de prosper! te ; et le lieu memorable , » 1'anniversaire du jour ou fut livree la hataille » de Bunker's-Hill, semblerent reclamer notre » preference. L'ceuvre est commence , nous avons » pose la premiere pierre de cet edifice au milieu » de cette foule innombrable, elevantavec nous, » vers le ciel , les pensees d'une pieuse recon- » naissance.

)) Esperons que cette entreprise ne sera pas M abandonnee, et que le fut solide de cette mas- » sive colonne, qui doit s' el ever dans les airs avec » une majestueuse simplicite, aura la plus grande » duree que Dieu accorde aux ouvrages de Miom- » me, restera comme embleme des everiemens » en Fhonneur desquels eile fut construite, et » comme souvenir des senlimens de gratitude de » ceux qut Ferigerent.

» INous savons que ce n'est que dans la nie- » moire universelle des homines qu'il faut con- » signer 1'histoire des actions illustres. Nous sa- » vons que cet edifice, s'elevat-il au dela de la )> voute azuree , sa large base ne retracerait qu'une » petite partie des connaissances repandues sur » la surface du globe , et que 1'histoire se charge » de transmettre a la posterite.

» Nous n'ignorons pas qu'un piedestal im- » mense comme la terre elle-meme, ne porterait » pas plus loin la renommee des faits que nous » celebrons , et qu'un monument qui ne serai t

47® LAFAYETTE

» pas constrnit de manure a survivre a 1'extinc- » tion meme des lumieres, ne pourrait en per- » pettier le souvenir plus surement que 1'histoire.

» Notre but , en rendant cet hommage a la » valeur de rios ancctres , est done de niontrer » qu'elle f'ut justernent appreciee. En exposant » cet edifice a tous les regards , nous voulons re- » veiller dans les generations a venir des senti- » mens semblables a ceax qui nous animent, et » en tret en ir un respect vif et constant pour les » principes de la revolution.

» L'esprit humain se compose d'imagination » et de sensibilite aussi bien que de jugemens et » de raison , et il n'est pas inutile de donner a » Tun et a Vautre une noble direction , et de pro- » curer a 1'ame une source de genereuses emo- » tions. Qu'on ne pense pas que notre desir soit )) de perpetuer un esprit d'hostilite , ni meme de » nourrir 1'enthousiasme militaire. Nosvues sont » plus pures , plus nobles, plus elevees; nous » consacrons ce monument au sentiment de 1'in- » dependance nationale , et notre voeu sincere » est qu'un rayon de paix 1'eclaire a jamais ! » Nous voulons offrir aussi le temoignage de » notre conviction profonde que ces evenemens » auxquels nous sommes redevables des beaux » privileges dorit nous jouissons , ont aussi influe » heureusement sur le bien-etre general de Thu- » nianite. Nous venons , cornme A-inericains,

EN AMERIQUE. 4;9

» signaler 1'endroit qui nous sera cher & jamais, M ainsi qu'a notre posterite. Nous voulons que » le voyageur qui tournera ses pas de ce cote , » distingue ainsi le lieu ou fut livree la premiere » Lataille de la revolution, et que ce trophee » proclame , dans tous les temps et dans tous les » rangs, la grandeur et 1'iraportance de cet eve- » nemerit. Nous voulons que 1'enfance apprenne » des levres maternelles 1'histoire, le motif de M sa fondation , et que la vieillesse accablee et » fletrie, en le contemplant , trouve sa consola- » tion dans les souvenirs honorables qu il reveil- » lera. Nous voulons que Partisan . le laboureur , » a sa vue , soit fier au milieu de ses humbles » travaux ; et nous esperons que dans ces jours de » desastres qui frappent toutes les nations et » qui nous atteindrontsans doute, le patriotisme » decourage, en y portant ses regards, se ras- » sure , et se rappelle sur quelles bases solides re- » pose notre force nationale. Nous voudrions » que cette colonne, s'elevant vers le ciel, au » milieu des clochers de tant de temples dedies » au service de Dieu , excitat de meme dans tous » les esprits de pieux sentimens de clependance » et de gratitude. Elle s'oflrira comme dernier » objet aux regards de celui qui s'eloignera de sa « patrie. et semblable k un pliare degloire et de » liberte, elle sera le premier objet qui rejouira » sa vue au retour. Qu'elle s'eleve jusqu'a ce

48o LAFAYETTE

» qu'elle ait rencontre le soleil au commence- » ment de la carriere; qu'elle soit cloree par ses » premiers rayons, et que ceux du jour qui s'en- » fuit en sejouant encore sur son sommet sem- » blent le quitter h regret.

)> Qu'elle est grande 1'epoque ou nous vivons ! » Des evenemens assez varies et assez importans » pourillustrer des siecles , se trouvent renfermes » dans 1'espace d'une seule vie. Quand 1'histoire » eut-elle autant a dire , dans le meme nombre » d'annees, que depuis le 17 juin 1775? Notre » revolution , qui aurait pu entrainer une guerre » d'un demi-siecle , se trouve accomplie en quel- » quesannees: vingt-quatre etats souverains sont » eriges et en possession d'un gouvernement si » sage , si libre , d'une beaute si pratique, que nous » pourrions etre surpris qu'il eut ete organise si » vite, s'il n'etait plus etonnant qu'il ait jamais » pu 1'etre. Une population de deux millions » d'habitans s'est vapi dement elevee jusqu'au » nombre de douze millions de citoyens. Les » grandes forets de 1'Occident tombent sous les » efforts d'une Industrie propice , et ceux qui » babitent les bords de FObio et du Mississippi » sont devenus les concitoyens et les voisins de » ceux qui cultivent les collinesdela Nouvelle- » Angleterre.

» II n'est pas de mers que notre commerce » n'ait explorees; notre pavilion est partout res-

EN AAlfcRIQUE. 48 <

» pecle ; nosrevenus repondenth tousles besoins » du gouvernenient, et a peine connaissons-nous » les impots; enfin nous jouissons avec toutes les v nations J'une paix fondee sur des droits egaux » et sur un respect mutiiel.

» L'Europe, pendant la meme periode , a ete » agitee par de puissantes revolutions qui, non- » seulement onteteressentiespar cliaque individu » dans ses interets prives , mais qui , ebranlant » jusqu'au centre 1'edifice politique, ont fait heur- » ter , 1'un contre 1'autre , des trones inebranla- » bles pendant des siecles.

» Sur notre continent , notre exemple a ete » suivi, et des colonies se sont transformers en » nations. Des sons nouveaux/imisites, d'inde- » pendance et de gouvernement libre , nous sont » parvenus des regions quelesoleil visiteapeine; » et a partir du lieu ou nous sommes jusqu'a » 1'extremite du pole austral , la domination euro- » peenne est aneantie a janiais.

» En Europe , comme en Amerique , la face » du monde semble cliangee; le progres des 3u- » mieres a ete general ; tout s'est perfectionne , » la legislation , le commerce, les arts , les lettres » marclient sous I'influence d'un besoin de hi- » miere qui entraine le siecle et dont il est le » caractere distinctif.

» Quelque grands que soient les changemens » que j'ai ainsi rapiclement indiques, 1'intervalle

IF. 3l

4#2 LAFAYETTE

» de temps qui nous separe de la bataille de » Bunker 's-Hill , pendant lequel ils se sont operes, » n'est que de cinquante ans! et au moment » meme ou nous recueillons Jes fruits d'une con- » dition si prospere, ou nous voyons avec satis- » faction la brillante perspective qui s'oftre a » 1'univers , nous posse'dons encore au milieu de » nous quelques-uns de ceux qui prirent une part » active dans les scenes de 1 776. 11s sont accourus » de tous les points de la Nouvelle-Angleterre » pour revoir encore, dans un moment si toucliant » pour eux, le theatre illustre de leur courage et » de leur patriotisme.

» Hommes venerables ! vous nous avez ete le- » gues par une autre generation ; le ciel a pro- » longe vos jours avec bonte pour vous rendre » temoins de ce moment si solennel. Vous etes au- » jourd'hui ou vous vous trouviezii y a cinquante » ans, a la meme beure , avec vos freres, vos » voisins, debout , presses Fun contre I'autre » pour la defense de votre pays. Le meme ciel » briile sur vos tetes; le meme ocean roulea vos » pieds , mais du rcste que tout est cbange ! Yous » n'entendez plus les foudres ennemies, vous ne » voyez plus la flamme et la fumee s'elever des » niurs de Charlestown incendiee.

» La terre alors joucliee de morts , la charge » impetueuse , la ferine resistance , i'appel vi- » goureux a un assaut repete ^ ou k une defense

EN AMfiRIQUE. male et courageuse, ces cohortes qui ? offrant » un front presque desarme, bravaient les ter- » reurs de la mort; tel fut le spectacle qui vous » frappa alors ; maintenant tout est en paix. Des » hauteurs de cette metropole , de ses toits , de •» ses edifices , vos meres , vos femnies , vos com- » patriotes veillaient sur Tissue du combat ; au- >> jourd'hui toute une heureuse population vient » vous y accueillir de ses joyeuses acclamations. » Tant de navires a 1'ancre au pied de ce mont , » et qui semblent se presser comme pour 1'entou- » rer a 1'envi , ne sont plus un sujet d'alarmes , » rnais une garantie de pouvoir et d'indepen- » dance; tout est en paix , et Dieu vous a accorde » la vue du bonheur de votre pays , avaut d'aller » sommeiller dans la tombe. 11 vous a permis cle » recevoir ici la recompense de vos efforts patrio- » tiques , et il nous a offert 1'occasion , a nous , » vos enfans, de vous remercier au nom de la » generation presente , au nom de notre pa trie , » au nom de la liberte.

» Mais lielas, tous ne sont pas ici presens, le » temps et la guerre out eclairci vos rangs. Pre- » scott , Putinaa , Starr, Brooks , Read , Pomeroy , » Bridge 1 nos yeux vous cherchent en vain au » milieu de cette troupe mutilee, vous avez re- » joint vos peres et ne vivez plus que dans nos » souvenirs et dans les brillans exemples que » vous avez transmis a vos fils. Mais ne nous plai-

LAFAYETTE

» gnons pas injustement; vous avez assez vecsr » pour savoir du moins que votre oeuvre etait » aecomplie , et vous avez quitte les armes et » la vie avec joie, car votre patrie etait libre! » A ces premiers rayons dc liberte , vous avez vu » succeder des rayons de paix , comme une belle » aurore succede a une brillante journee , et votre » dernier regard se reposa stir un ciel sans nuages.

» Mais helas! lui, premier grand martyr de » cette grande cause! lui, victime prematuree » de son devouement ! lui , ame de nos conseils , » chef de nos milices, que rien n'appelait dans » ce moment que son invincible ardeur 1 lui que » la Providence nous enleva dans une lieu re d'ac- » cablante incertitude, qui perit avant que 1'e- » toile de son pays ne fut levee , qui versa sou » genereux sang avant de savoir s'il devait i'er-

» tiliser une terre esclave ou libre Warren !.....

» comment maitriser 1' emotion que j'eprouve en » prononcant ton nom 1

» L'ceuvre de ce moment pourra perir, mais » la tienne resistera ; ce monument pourra s'e- » crouler, mais ton nom planera sur ses debris.

» Ce n'est pas uniquement sur ceux qui hasar- » derent et perdirent la vie en ce lieu memorable » que nous devons fixer nos pensees en ce mo- » ment, nous avons le bonheur de voir devant » nous un petit nombre de dignes representans » de Tarmee de la revolution.

EN AM£RIQUE. 4H5

» Veterans , debris tie plus d'un champ d'hon- » neur vaillaminent dispute! vous qui rem- » portates a Trenton, Mo n mouth, Yorkshire, » Camden , Bennington et Saratoga de nobles » trophees ! Veterans du siecle passe , quand vous » risquates tout dans les jours de votre jeunesse » pour la cause de votre pays , quelque bonne » que f'ut cette cause, quelque brillantes que » fussent vos esperances, pouvaient-elles vous » promettre une heure comme celle-ci ! pouviez- » vous prevoir que dans un moment de haute » prosperite nationale , vous viendriez recevoir » ici? avec vos compagnons d'armes , 1'expres- » sionclela vive reconnaissance de toutunpeuple. )> Mais 1'agitation de vos traits, vos coeurs op- » presses , me rappellent que votre joie ne pent » etre sans melange; des sentimens tumultueux » troublent vos ames. Les ombres de ceux qui M ne sont plus se pressent, eomme nous , autour » de vous; hatons-nous done de detourner la M pensee d'une scene qui vous attendrit trop pro- w fon dement.

» Puisse le pere de toutes misericordes sourire » au declin de vos ans et les benir, et quand vous » aurez rejoint ceux qui, comrne vous, assure- » rentle triomphe de la liberte, alors portez un » regard sur cette belle patrie que votre jeune » valeur a si bien defendue , et contemplez le » bonheur dont elle jouit; jetez un regard sur

486 LAFAYETTE

» toutes les parties de Ja terre, et voyez a que! » rang vous avez place votre pays , quel prix vous » avez donne a ce mot : Liberle ! et rejouissez- » vous a la vue du bien-etre qui est deveriu le » partage d'uue si grande portion de I'humanite. » Je ne parlerai pas en detail de la journee du » 17 juin , ni des even em ens qui la precederent* » Ces fails sont connus de tous. Dans la discus- » sion qui s'engagea avec le parlement britanni- » que , le Massachusetts et la ville de Boston fu- » rent specialement eri butte a son ressentiment. » Le pa dement le temoigna en voulant interdire » le port de Boston et changer la forme du gou- » vernement de la province. L'efl'et que ces me- » sures produisirent en Amerique , montre qu'en » Angleterre on connaissait et on consul tait pen » 1'esprit des colonies, leur conduite fait hon- » neur k cette premiere epoque de notre histoire. » On presuma que les autre colonies seraient » intimidees par la sevCrite de ce chaliment, et » que les habitans des ports de mer, guides par » 1'amour du gain , profiteraient evidemment de » 1'occasion que cet echec donne au commerce » de Boston leur olfrait de s'enrichir. Combien >) on fut decu dans ces froids calculs ! On savait » peu combien le sentiment de resistance aux » actes illegaux du pouvoir, qui ariimait tout le » peuple americaiii, etait profond et energique. * L' amorce fut rejetee partout avec dedain,

EN AMERIQUE. 4^7

» toutes les colonies profiterent de cette occasion » favorable de montrer an moride entier qu'au- » cune d'elles ne cedait a un interet individual » et local. Les liabitans de Salem semblaient » devoir plus que d'autres eprouver la tentation » de profiler des malheurs de leurs voisins , mais » la , comme ailleurs , on en rejeta la penseesans » hesiter, et ils dirent avec une noble dignite , et » 1'accent d'un patriotisme indigne :

« Nous sommes profondement affliges des ca- » lamites publiques, et les maux qui se sont ac- » cumules rapidement sur la capitale de la » province excitent notre commiseration. En fer- » mant le port de Boston, on a pense que nous » pourrions en detourner le commerce a notre » profit ; mais il faudrait etre morts a toute idee » de justice 5 a tout sentiment d'humanite , si » nous pouvions concevoir le dessein d'elever nos » fortunes vsur la ruine de celles de nos malheu- » reux voisins. » Ges nobles sentimens s'etendaient » au loin. Dans ce jour d'une fraternite generale , » le coup porte" a Boston fut ressenti d'un bout » du pays a i'autre par tous les cceurs patrioti- » ques. La Virginie , les Carolines, le Connecticut » et le New -Hampshire declarerent que cett,e » cause etait la leur. Le congres continental, qui » tenait alors sa premiere session a Philadelphie, » s'exprima avec sympathie sur les maux qui » affligeaient les liabitans de Boston , et de tous

LAFAYETTE

» cotes ilsrecurent i'assurance que la cause etait » commune, et qu'on ferait pour elle des efforts » et des sacrifices communs. Le congres de Mas- » sachusetts repondait a ces assurances , et dans » une adresse au congres de Philadelpliie qui » portait le noni de Warren au n ombre de ses » dernieres signatures, cette colonie, malgre 1'im- » minence des dangers qui la menacaient, de- » clarait qu'elle etait prete a tout liasarder dans » la cause amerieaine.

Mais 1'heure etaife venue qui devait mettre » chacun a 1'eprenve , et montrer ceux qui vou- » draieiit sceller de leur sang ces professions de » devouement; le cri de guerre parti de Lexing- » ton et de Concorde , apprit que le moment de » 1'action etait venu. Un esprit heroi'que parcou- » rait tous les rangs, tous etaient animes d'un » courage fixe, solennel f invincible.

» Totamque infusa per artus , » Mens agitat molein , et niagrio se corpore iniscet.

» Quel aspect nouveau pour lespaisibleslabou- » reurs de la Nouvelle-Angleterre, que la lice de » la guerre transportee a u centre de leurs foyers ; )> mais leur patrie les appelait, leur raison leur » montraitla necessite de la defense , et ils ne se » refuserent pas a cet essai perilleux. Les occu- » pations journalieres furerit abandonnees. La » charrue fut oubliee dans le sillon commence. » Le"s femmes livrerent leurs fils, leurs epoux a

EN AM&RIQUE. )> toutes les chances d'une guerre civile. La mort » pouvait frapper avec honneur sur le champ de » bataille, elle pouvait clescendre d'un echafaud, » lesinsurgens se preparaient pour Tune on pour w 1'autre. Le sentiment de Quincy Adams etait » dans tous Jes coeurs; ce noble fils du genie » et du patriotisme , disait , ct nos peres repe- » taientapres lui : «I1 n'est pas de seduction qui » puisse nous eblouir . et la menace de la mort » ne saurait nous ebranler , car nous somines re- » solus de moiirir libres, en quelque fa con , eri » quelque lieu , ou en quelque temps qu'il plaise » a Dieu de nous rappeler. »

» Le 17 juin vit les quatre colonies de la Nou- » velle-Angleterref, ici, debout, pretes a triompher » ou a perir ensemble ; il n'y avait alors, et puisse- » t-il n'y avoir jamais parmi elles , qu'un esprit, » qu'une cause , qu'une patrie.

» La bataille de Bunker's-Hill eut les resultats » les plus importans , la guerre devenait publi- » que et nationale. 11 ne s'agissait plus de pro- » ceder contre les individus, comme coupables » detrahison, cette peniblecrise etait dejapassee, » 1'appel etait fait au courage, et il fallait savoir » si 1'energie etles ressources du peuple permet- » traient d'atteindre lebut. L'elFet de cet enga- » gement militaire se fit ressentir meme hors de )> notre pays. Les acles des colonies, leurs appels, » leurs proclamations , avaient fait connaitre leur

49° LAFAYETTE

» cause a 1'Europe. Nouspouvonsdiro, que dans » aucun siecle , dans aucun pays, les ecrits pu- » blics ne furent plus eloquens, n'eurent une » plus grande vigueur de dialectique , et ne re- » spirerent plus de cette vive persuasion que des » seritimens exaltes et de nobles principes peu- » vent seuls inspirer. Lesfeuilles publiques de ce » temps meri tent d'etre etudiees, non-seulement » pour le sentiment qui les dicta , niais pour le » talent avec lequel elles sont ecrites.

» A ces defenses habiles de leur cause, les co- » Ionics avaient ajoute la preuve du devouement » et de Tenergie qui devaient les defendre; cha- » cun voyait que si 1'Amerique succombait, ce ne » serait pas sans combattre. On admirait avec w surprise et sympathie, cette nation encore dans » 1'enfance, eloignee, iriconnue, sans secours, » luttant contre la puissance de 1'Angleterre, et » dans la premiere bataille qu'elle lui livra , lais- » sant , en proportion du nombre des combat- » tans , plus d'ennemis sur le champ dispute , » qu'on n'en avait encore compte dans les guerres » recentes de 1'Europe.

» Le recit de ces evenemens parvint a un noble » etranger qui nous ecoute aujourd'hui ; il n'a pas » oublie que sa jeune valeur s'eveilla a la renom- » mee des champs de bataille de Bunker's-Hill )> et du nom de Warren.

» Monsieur Lafayette, nous avons voulu en

EN AMERIQUE. 49 *

» ee jour, celebrer Fetablissement des grands » principes et de la liberte , et rendre hommage » a ses illustres defenseurs. INous n'osons faire » entendre aux vivans la voix de la louange dans » un moment si solennel; mais les rapports in- » teressans qui vous unissent a ce pays, et les v circonsta rices particulieres qui nous rassem- » blent, me permettent de vous exprimer le » bonheur que nous procure aujourd'hui votre » presence.

» Heureux , heureux homme! Quelles actions » de grace ne devez-vous pas a la Providence, qui » vous a trace le cercle d'une si belle vie ! vous » appartenez a deux hemispheres, a deux gene- » rations. Le ciel voulut que vous transmissiez » du nouveau a 1'ancieri monde une etincelle » electrique de liberte; et tous ceux que le de- » voir et le patriotisme appellent ici , ont appris » des long-temps de leurs peres a clierir votre » nom et vos vertus. Vous mettrez sans doute » au nombre des beureuses chances de votre vie, » le hasard qui vous permit d'etre present a cette » solennite. Vous avez sous les yeux le champ de » bataille dont la renommee, portee au sein de » la France ,, excita clans votre ame une gene- » reuse ardeur. Vous voyez les lignes de la re- » doute elevee par Prescott avec unesiincroyable » diligence, et defendue par son coeur de lion. » G est dans son enceinte que nous avons pose la

LAFA1ETTE

» premiere pierre de notre monument; vous » voyez ou succomba Warren; ou perirent, a ses » cotes, Parker, Gardner, deary, Moore, et » tant d'autres patriotesl Ceux qui survecurent » a cette journee , et dont la vie a etc prolon- » gee jusqu'a ce moment, vous entourent. II en » est que vous avez connus au milieu des epreu- » ves de la guerre. Voyez-les aujourd'hui vou- » lant vous serrer dans leurs bras ; ecoutez-les y » elevant leurs voix pour demander au ciel de » benir Lafayette et sa posterite.

» Vous nous- avez aides, a poser les fondations » de cet edifice, vous avez entendu des louan- » ges , bien faibles il est vrai , accompagner les » noms des nobles patriotes de 177^; les mo- » numens, les eloges appartiennent a ceux qui » ne sont plus. Nous les accordons en ce jour » a Warren , et aux autres citoyens victimes de » cette grande victoire. En d'autres temps nous » avons rendu les m ernes hommages a vos com- )> pagnons d'armes plus intimes, a Washington , » a Greene, Gates, Sullivan ct Lincoln. JNTous » voudrions avoir k les refuser encore long-temps x aux faibles debris de ces phalanges immor- » telles. Serus in coelum redeas. Puisse-t-il etre » long-temps recule le jour ou une inscription » portera votre nom , ct ou nos voix prononce- » rout votre panegyrique.

» Les principales reflexions qui s'offrent ^i nous

EN AMKKIQUE, 49 ^

» en ce moment, naissent ties grands cbange- » mens operes clepuis la bataille fie Bunker's- i) Hill ; et, par un eilet du caractere du siecle , ces » considerations ne peuvent se borner a un seul » pays, tant sont lies maintenant les interets de » i'bumanite. Aux progres individuels d'une » nation , se rattaclie le perfectionnement de » tous les peuples. Tels, entraines par un meme » courant, des navires de structures differentes » s'avancent d'un pas inegal , mais parviennent » an meme but par la meme voie.

» Le caractere distinctif du siecle est cette com- » munaute d'opiniori, de lumiercs entre les » homines et les penples, qui fut inconnue jus- » qu'a nos jours. Les connaissances acquises ont » triomplie et triomphent encore des distances, j) de la diversite des langues, des mceurs, des )> prejuges et des religions. Les nations chre- » tiennes et civilisees savent enfin que toute di- » vision de territoire n'entraine pas necessaire- » ment des sentimens hostiles, que tout contact » ne doit pas etre meurtrier. Le monde entier » s'offrecommeune noble areneouviennent hitter » le genie et la pensee , dans quelque langue » qu'ils s'expriment ils sont surs d'etre enten- » dus. Un sentimens d'interet sympatbique unit » les deux continens; les vents, les vagues font » circuler rapidement la pensee d'une contree a » 1'autre; il s'etablit un vaste ecbange d'idees?

494 LAFAYETTE

» il existe entretous les esprits eclaires une espece » de fraternite d'ou emanel'opinion publique. La » pensee est le grand levier par lequel lliomme )> parvient a ses fins, etla diffusion des lumieres, » eri ajoutant a celies decbaque individu, a for- » tifie le pouvoir des masses.

» Cest en raison de ces causes que les condi- » tions privees se sont ameliorees. Les peuples » sont non-seulement mieux nourris , mieux v<> » tus , mais ils jouissent de plus de loisir ; on joint )> aux autres genres de bonbeur celui de pouvoir » s'estimer davantage. Un ton d'eleganee regne » dans les habitudes, les manieres et 1' education. » CeLte remarque, applicable surtout a notre )> pays , ne Test pourtant pas a lui seul. Les ma- » nufactures, le commerce, fournissent au bien- )> etre de la vie , des articles dont la consommation » s'est accrue dans une progression beaucoup plus M grande encore que celle de la population ; et » tandis que le merveilleux perfectionnernent des )) mecaniques en tous genres , semble avoir rem- » place la ma.iti-d oeuvre , 1'industrie in;lividuelie » trouve , de tous cotes, emploi et recompense; » tant la Providence semble avoir combine avcc » sagesse le pouvoir et les desirs des hommes.

» II faudrait des volumes pour tracer un fidele » tableau des progres faits depuis un demi-siecle » dans les arts industriels , le commerce , lagri- » culture, et parmi nous dans la litterature et les

EN AMERIQUE. » sciences. Je ne m'etendrai pas plus long-temps » sur ce sujet , mais je m'arreterai un moment » a considerer les effets produits par ces grandes » questions de politique et de gouvernement , » qui agitent tous les esprits depuis cinquante » ans. On a discute sur la nature du gouverne- )> ment , sur ses fins et ses moyens ; d'anciennes » opinions ont ete attaquees et defendues, de » nouvelles idees recommandees et combattues. » L'on a deploy^ , dans cette controverse , la plus » grande force de dialectique dont 1'esprit humain » soit capable. Du conseil prive , des assemblies » ptibliques, on a transporte ces debats sur les » champs de bataille , et le monde a ete ebranle » par des guerres iriouies pour leur importance, » et la variete des jeux de la fortune. Un jour » de paix succede en fin ; la lutte est terminee , les » nuages se sont dissipes , et nous pouvons recon- » naitre quels ont ete les cbangemens permaiiens » operes dans la condition dessocietes humaines. » Sans nous arreter a en detailler les progres , » nous nous feliciterons qu'ils aient ete si favo- rabies a la liberte et au bonbeur des peuples.

» Ce fut en Amerique que le genie des revo- » lutions politiques s'ouvrit une carriere; sa mar- » cbe y fut pruclente, sage, calculee. Parvenue » dans un autre hemisphere , et entrainee par » des causes naturelles et malheureuses , elle recut * une impulsion violente et irreguliere; son char

LAFAYETTK » s'elanca avec une aifreuse celerite, ct semblable » a ceux qui se disputaient le prix dansles courses » de 1'antiquite , ses roues s'embraserent par la » rapidite de leurs niouvemens , et repandirent » partout la terreur et la conflagration.

)) Ce nialheureux resultat nous apprit d'autant » mieux le prix de nos heureuses destinees, et » nous vimes combien notre earactere national » etait fait pour donner Texemple d'un gouver- » nement populaire. Nous ne fumes pas enivres )> par la possession d'un pouvoir dont nous nous )> etions rendus clignes. Nous avions en quelque » sorte 1'habitude de nous gouverrier. Malgre la » suprematie de 1'Angleterre , une grande par-tie » du pouvoir legislatif avait toujours appartenu » a nos assemblees coloniales. Les formes d'un » gouvernement represenlatif nous etaient fami- » lieres. Les doctrines inherentes a un i^ouverne- » iiient libre , la balance du pouvoir et sa divi- )> sion eri diftererites brandies etaient connues > » le caraclere de nos compatriotes etait paisible, » moral, religieux , et com me il n'j avait rien » eu a detruire , rien n'avait pu blesser leurs sen- » timens , ni rneme leurs prejuges ; nous n'avions » pas de trones a renverser, d'ordres privilegiL's » aaneantir;les proprietesn'avaient pas de chocs i) violens a eprouver ; dans la revolution ameri- » caine on ne cherclia qu'a defendre ce qu on r os- » sedait, et a s'assurer le droit d'en jouir.

EN AMERIQUE.

» Ne soyons pas surpris pourtant qne , sous » cles circori stances moins propices, des'revolu- » tions commencees clans un meme esprit, aient w eu une fin si differente. II est difficile d'intro- » duire sans danger un principe de liberte quel- )> conque dans les gouvernemens auxquels la » liberte fur long-temps etrangere. Le plus grand » osuvre que la sagesse des peuples puisse accom- » plir , est de fonder un gouverneinent populaire )> sur des bases solides. L'Europe neanmoins est » sortie regeneree, n'en doutons pas, de la lon- » gue lutte ou elle s'est engagee , et les tresors » qu'elle a acquis lui resteront ,**par ils se com- » posent surtout d'un fonds d'idees plus justcs » et plus eclairees : des provinces, des rojaumes » peuvent etre arraches aux mains qui les ont » conquis; il existe une fluctuation perpetuelle » dans toutes les affaires humaines ; mais la belle » prerogative du domaine des sciences , c'est qu'on » n'y perd jamais ce qu'on a une fois acquis ; ses » ricliesses, au contraire, se multiplient d'elles- » memes ; la les fins deviennent moyens , et les » conquetes menent a de nouvelles conquetes.

)> Telle unejiioissonabondante,confieecomme » semence a la terre, donnera une nouvelle recolte » dont la ricliesse sera incalculable.

» Occupes dans un moment de paix profonde » a elever un monument a la patrie , penetres du » sentiment de notre prosper] te , ne fixerons-nous

II. 32

LAFAYETTE » pas un instant notre pensee sur cettc noble terre, » d'ou les arts ont emprunte tous leurs modules , » et qui , dans une lutte imposante, combat non » plus pour proteger ses chefs-d'oeuvre, mais » pour reparaitre comme nation au milieu des » peuples; disons a la Grece qu'elle n'est pas ou- » bliee , que 1'univers a les yeux fixes sur elie, que » ses efforts sont applaudis , et que nos prieres » demandent son triomphe. Nous en nourrissons » le consolant espoir ; aucun pouvoir humain no » saurait etouffer une veritable etincelle de liber te » civile et religieuse. Semblable au feu central » comprime pour un temps, sa force irihe rente » et invincible souleve enfin la terre et FOcean , » et, se frayant urie issue , le volcan eleve sa flam- » me vers le ciel.

» Je le repete, osons nous feliciter avec orgueil i) que notre exemple ait influe d'une maniere si » heureusesur les libertes et le bonheur du rnonde; » essayons de nous penetrer de la grandeur, de » 1'importance du role qui nous est assigne dans » le vaste drarne des affaires humaines.

» Nous sommes placets a la tete du systeme » representatif, et nous avons prpuve jusqu'ici » que de tels gouvernemens ne sont pas incom- » patibles avec le repos , la paix , la securite des » droits individuels , les bonnes lois, une juste » administration , et un grand pouvoir national.

» Nous ne sommes pas propagateurs de nou-

EN AMERIQUE. 499

« velles doctrines , nous ne troublous pas ceux » qui, preferant d'autres systemes , les regardent » comme meilleurs en eux-memes, ou mieux » adaptesa 1'etat deschoses; nousvoulons prou- )> ver settlement que les formes d'un gouverne- » merit populaire sont praticables , que notre » devoir est de coriserver intact un si belexem- » pie , et de ne pasaffaiblir son autorite aux yeux » du monde. Si chez nous le systeme represen- » tatif venait a manquer, sa cause serai t perdue » au tribunal de la raison , car jamais urie com- » binaison de circonstances plus favorables ne » saurait en faciliter Feprenve. C'est sur nous » que reposent les esperances de Thumanite, et » si notre exemple est un mauvais argument a » ofFrir en faveur des Jibertes publiques, il sera » con da nine par 1'univers.

» Mais loin de moi 1'intention d'emettre ici un » doute ; je veux reveiller 1'emulation du devoir : » Vhistoire du temps passe, celle du temps pre- » sent , nous permettent de croire que les gouver- » nemens, quelquefois modi fies dans leurs formes, » et ne changeant pas toujours pour le mieux , » dans leurs details , peuvent etre neanmoins » dans leur ensemble aussi durables , aussi per- » nianens que d'autres.

» Nous savons meme que dans notre pays tout » autre systeme serait impossible a admettre; le » principe d'un gouvernement libre est inherent

5oo LAFAYETTE

)> au sol de I'Amerique; ii lui apparticnt » ses montagnes.

» Que la generation presente se penetre done » des obligations sacrees qui lui sont imposees: » chaque jour voit disparaitre un de ceux qui » fonderent notre liberte et notre gouvernement. » G'est a nous qu'est confie main tenant ce pre- » cieux depot. Meditons sur le but que nous de- » vons nous proposer. Nous n'avons plus h com- » battre pour notre independance; ces lauriers » ont deja ete cueillis par des mains plus dignes » que les notres. Nous n'avons pas a nous ranger » pres des Solon, des Alfred et d'autres foncia- » teurs; nos peres y ont deja pris place : il nous » reste en partage la defense et la preservation » des biens qne nous possedons. L' esprit des » temps nous indique quelles nobles voies nous » avons a parcourir; notre siecle doit etre celui » du perfeetionnement ; songeons , au sein de la )> paix , a avancer les arts utiles et paisibles ;• de- » veloppons les ressources de notre pays , et sa » puissance ; maintenons ses institutions , favori- » sons ses interets , et voyons si nous ne pouvoris » pas aussi meriter de vivre dans la memoire » des bommes : cherissons un veritable esprit w d'union et d'harmonie , et en poursuivant ces » grandes fins si clairement indiquees par notre » condition presente , agissons toujours avec le » sentiment et la conviction que les vingt-quatre

EN AMERIQUE. 5oi

» etats unis ne forment qu'une seule nation ; que » nos esprits s'elevent a la hauteur de nos devoirs ; » etendons nos idees sur le vaste champ d'action » qui nous est offert , et n'ayons en vue que la )> patrie , rien que la patrie ! Puisse-t-elle , avec » la grace de Dieu , offrir un si bel exemple de » sagesse, de paix et de liberte , qu'elle fixe a ja- » mais lTattention et 1'admiration du monde. »

Pendant ce discours Forateur fut quelquefois interrornpu par 1'explosion des applaudissemens del'auditoire , qui neputcontenirl'expressiondes sentimens sympathiques qui Tagiterent lorsque M. Webster s'adressa aux veterans revolution- naires et an general Lafayette; et ceux-ci, decouvrant leurs tetes venerables, se leverent pour recevoir les remercimens qui leur etaient' faits au norn du people. Une hymne chantee en choeur par toute Fassemblee succeda au discours, et termina cette seconde partie de la ceremoiiie.

Au signal d'un coup de canon , le cortege se forma tlenouveau, gravitla colline, et allaprendre place au banquet prepare sur son sommet ; la , sous un immense convert en planches , quatre mille personnes prirent place sans confusion et sans la moindre gene; les tables etaient disposees avec tant d'art , que la voix du president et de tous ceux qui porterent des toasts ou prononce- rent des discours fut facilement entendue non- settlement des convives, mais encore d'un grand

LAFAYETTE

uombre de 8pectateurs places en dehors; les noms de Warren , de 1'orateur du jour et de 1'hote de la nation furent tour a tour proclames pendant le repas. Avant de quitter la table, le general Lafayette se leva pour offrir ses remer- eircens aux membres de 1'association du monu ment de Bunker's - Hill , et s'exprima en ces termes : « Je ne reclamerai aujourd'hui votre at- » tention que pour vous remercier au nom de » nies compagnons d'armes et de revolution, » ainsi qu'en mon propre nom, messieurs, de& » temoignages d'estime et d'affection , je puis » dire d'affection filiale, dont nous avonsete com- » bles dans ce grand jour de celebration axmi- » versaire; nous ofFrons nos voeux les plus ardens » pour le maintien de cette liberte et egalite re- » publicaines , de ce gouvernement du peuple » par lui-meme, de cette bienlieureuse union » entre les etats de la confederation, resultats » pour lesquels nous avons combattu et verse » notre sang; c'est sur eux que repose aujourd'hui » Fesperance du genre humain. Permettez-moi » de vous proposer le toast suivant :

» Bunkers-Hill et la sainte resistance a Top- » pression, qui a deja aftranchi rhemisphere » americain. Le toast anniversaire au jubile du » prochain demi-sieele , sera , a V Europe af- » franchie. »

Ce toast fut applaudi avec transport, et iinuie-

EN AMERIQUE. 5o3

diatement apres les convives quitterent la table pour reritrer en ville.

A 1'eclat et a la chaleur d'un beau jour d'ete avait succede une delicieuse soiree doucement rafraichie par une legere brise de mer ; pour en mieux jouir, M. George Lafayette me proposa de revenir a pied a Boston ; j'acceptai , et nous nous melamesa la foulequi descendait lentement la colline en s'entretenant de la solennite du jour ; a ces entretiens se melait sans cesse le nom de I'hote national, et le recit des principaies ac tions qui Jui ont merite la reconnaissance ame- ricaine. La , comme dans presque tous les grands rassemblemens au milieu desquels je m'etais trouve pendant notre voyage , je fus frappe d'une chose bien remarquable , c'est combien la par- faite connaissance des evenemens de la revolu tion est repandue dans toutes les classes de ci- toyens et jusque parmi les erifans; souvent j'ai entendu des petits garcons de huit a dix ans par- ler entre eux des campagries de la guerre de 1'in- dependance avec une exactitude etonnante; ils se rappelaient les uns aux autres ce qu'ils avaient lu et appris ; comment, par exemple, Lafayette etait arrive aux Etats-Unis ; comment il avait ete blesse a la Brandywine ; ce qu'il avait fait a Rhode- Island et a Monmouth ; comment , tandis qu'il commandait en chef en Virginie, il avait, apres une campagne de cinq mois, renferme lord

. LAFAYETTE Cornwallis dans York-Town , oii la flotte fran- caise du comte de Grasse , et Washington , a la tete du corps d'armee de Rocbambeau et de la division Lincoln etaient venus le joindre et faire le siege de cette ville ou les Anglais et leurs auxi-^ liaires les Hanovriens avaient capitule. Je sais bien que les receptions faites dans chaque ville a Lafayette fournissaient 1'occasion de se rap-* peler tous ces faits, mais j'eus souvent aussi la preuve que les autres faits de la revolution etaient egalement connus de toutes les classes de citoyens, depuis les veterans qui en parlent sans cesse, jusqu'aux enfans des ecoles, qui sont fiers de ce qu'ont fait leurs ai'eux et de la liberte republicaine dont ils ont le bonbeur de jouir. Un caractere tres-remarquable encore de 1'esprit pu blic americain , c'est que non-seulement le peu- ple y est libre et beureux , mais c'est qu'il sent ce bonbeur et cette liberte ; et ce que les touristes anglais appellent de la vanite ii'est tout simple- ment que le sentiment intime de la superiorite d'institutions et de dignite civique dont les Americains parlent, conime un homme bien constitue rendrait grace an ciel de sa bonne sante; cela est si vrai, que le patriotisme ame- ricain (on en pent dire autant du liberalisme francais mais non du patriotisme anglais ) est completement degage de jalousie ^ 1'egard des autres nations dont la liberte et la prosperite

EN AM£RIQUE. 5o5

sont cordialement souliaitces par le peuple des Etats-Unis.

Cedant aux voeux cles habitans de Boston , le general Lafayette resta quelques jours dans leur ville apres la ceremonie de Bunker' s-Hill , et par- tagea ce temps entre la societe de ses amis par- ticuliers et le public , qui , jusqu'au dernier moment , lui donna des temoignages de son atta ch em ent. Le 20 il accepta le diner qui lui fut offert par la societe des artisans , ou il se rencon- tra avec tous les fonctionnaires publics et les personnes les plus considerables de Tetat qui avaient accepte l'invitation avec un egal empres- sement, tant est graiide aux Etats-Unis la de ference que tout le monde a pour les classes utiles a la societe.

Pendant son sejour a Boston , le general La fayette recut a la fois et accepta les invitations des etats du- Maine, New-Hampshire et Ver mont, ou sa presence etait impatiemment at- tendue par le peuple; et celle de la ville de New- York , dont les citoyens desiraient ardemment qu'il celebrat avec eux 3e 4 juillet, anniversaire de la declaration d'independance. Satisfaire a tous ces engagemens dans un temps si court pa- raissait chose difficile; cependant le general ne desespera pas d'en venir a bout , car il savait par experience combien par tout sur sa route le peu ple ft les magistrats s'entendaient admirable-

5o6 LAFAYETTE

menl pour rendre ses voyages a gr cables et rapi- des. Le 20 il alia prendre conge de son vieil ami John Adams; il employa loute la journee du 21 a faire ou recevoir des visiles d'adieux dans la ville, et le 22 il se mit en marche, accompagne par les membres du comite d'arrangement et es- eorte par un corps de cavalerie volontaire.

EN AMEllIQUE. 5oj

CHAPITRE XIV.

RAP1DE ET COURTE VISITE DANS LES ETATS DE NEW-HAMPSHIRE ,

MAINE ET VERMONT. RETOCR A NEW-YORK. CELEBRATION DE

L'ANNIVERSAIKE DE LA DECLARATION D'INDEPENDANCE. LA CHA-

LOUPE AMEUICAINE. PATRIOTISMS ET DES1NTERESSEMENT DES

MARINS DE NEW-YORK.

EN coinmencant ce journal j'avais resolu d'y consigner , jour par jour , tous les evenemens de ce voyage extraordinaire, niais leur multipli- cite et plus encore la rapidite de nos mouve- niens , in'ont souvent force de renoncer a 1'exe- cution rigoureuse de ce premier plan , et c'est surtout en parcourant les etats du Maine, de New-Hampshire et de Vermont , que j'ai send plus encore 1'impossibilite de noter tous les faits interessans , toutes les circonstances honorables et touchantes qui out caracterise la visite du general Lafayette dans cette partie de 1'Union. Nous avons parcouru ces trois etats avec une vitesse moyenne de onze milles par heure. Sou- vent nous avons traverse tant de villages et tant de viiles le meme jour, que ma memoire ne pou- vait en conserver fidelemeiit tous les noms. Je n'ai done pu trouver le temps necessaire pour

5o8 LAFAYETTE

recueillir les details historiques ou statistiques que j'avais amplement moissonnes dans la plu- part des autres etats , et je ne pourrai , dans ce chapitre , ret racer que quelques-unes de ces fetes que la reconnaissance des enfans des Montagues- Vertes 1 et de leurs voisins offrit a I'hote na tional de 1'Amerique.

J'ai dit que le general Lafayette avait quitte Boston le 22, de grand matin. Quelques lieures apres son depart il arriva a Pembroke , aux li- mites du New-Hampshire, ou il fut recu par une deputation de cet etat, a la tete de laquelle M. Webster, frere de Torateur de Bunker's-Hill, le complimenta au nom de ses compatriotes. De Pembroke a Concorde , capitale de 1'etat, sa march e triomphale fut entouree d'un cortege nombreux forme de citoyens accourus dans tou- tes les directions des points les plus eloignes. En arrivant dans cette ville on le conduisit di- rectement au Gapitole, ou la chambre des re- presentans et le senat , presides par le gouver- neur de 1'etat , s etaient reunis pour le recevoir. Le discours de felicitations , que lui adressa le gouverneur Morrill , fut remarquable par Tex- pression des sentimens de reconnaissance et d'at- tachement dont le peuple du New-Hampshire

1 Nom souvent employe pour distinguer les habitans e I'etat de Vermont.

EN AMERIQUE. 009

venait tie lui donner de si.touchans temoighages. II repondit a ce discours avec toute I'effusion d'un coeur profondement emu.

Apres cette premiere reception le general fut conduit clans une autre salle du Gapitole , ou le general Pierce 1'attendait pour lui presenter un grand nombre de ses anciens compagnons tl'ar- mes qui , bravant Fage et les fatigues, n'avaient pas crain t de quitter leurs lointains foyers pour venir fraternellement presser sa main et 1'entre- tenir un instant des temps passes. Pendant qu'on les lui present ait individuellement, ainsi que les representing et les senateurs qui etaient venus se joindre a eux , le peuple clressait joyeusement, sur la place publique, des tables pour six cents convives , et preparait un banquet civique auquel nous vi nines prendre place en sortant du Capi- tole. Le general eut le plaisir de se trouvcr assis au milieu de plus de deux cents olliciers ou sol- dats revolutionnaires, qui pouvaient a peine con- tenir la joie que leur faisait eprouver la presence de leur vieil ami. Avant de quitter la table, beau- coup d'entre eux exprimerent, dans des toasts, leurs sentimens de philanthropique liberte. L'uii d'eux but a la saint e alliance de Lafayette et de la liberte ! Puisse-t-elle anearitir les complots formes contre les droits de I'liomme ! Un au tre but a 1'Amerique du Nord , telle qu'elle est , et a la France , telle qu'elle devrait etre. Le

5io LAFAYETTE

general repondit a ces nobles voeux par le toast

suivant :

« A Fetat de New-Hampshire , a ses represen- » tans, et a cette ville, residence des autorites » constitutes de 1'etat !

» Puissent les citoyens de New-Hampsliire » tester eternellement en possession de la liberte » civile et de la liberte religieuse; biens que Tame » elevee de leurs ancetres les porta a venir cher- » eher sur une terre eloignee , et que leurs peres » ont fondes sur les larges bases de la souve- » rainete du people et des droits de 1'homme. »

Une salve d'artillerie et les applaudissemeos unanimes de la foule qui entourait les tables couvrirent ce toast, et nous quittames le ban quet pour nous rendre sur la place du Capitole, ou les mil ices , rangees en bataille, attendaient que le general les cut passees en revue , pour defiler ensuite devant lui.

Notre soiree fut partagee entre la societe mu- sicale, qui executa un excellent oratorio devant le general , et un the chez le gouverneur Mor- rill , auqnel toutes les dames se presserent en foule , pour prendre conge de Thole national , qui le lendemain, quitta Concorde avec un corps de cavalerie pour escorte, et prit la route de Dover, ou il arriva avant la fin du jour, et ou il fut recu avec un enthousiasme que je n'entre- prendrai pas de deer ire.

EN AMER1QUE. 5i I

Peu apres avoir quitte Dover nous arrivames aux frontieres du Maine , oii le general Lafayette fut recu par une deputation avec laquelle nous nous dirigeames sur Portland, siege du gouver- nement de cet etat. Ghemin faisant nous visi- tames Kennebank, petite ville d'envirori deux mille cinq cents ames de population ; reniar- quable par Tactivite commerciale de son port. Le bruit des cloches et de I'artillerie apprirent au general avec quel plaisir il etait attendu par les habitans , avec lesquels il resolut de passer quelques heures. Au moment ou il entrait a la inaison de ville, ou 1'attendaient les autorites et Fetal-major du gouvernement de 1'etat, il fut recu par le docteur Emmerson qui le harangua ainsi au nom cles citoyens.

« Vous venez de parcourir le sejour de la li- » berte , vous avez pu juger de sa puissance et de » ses ressources , et votre coeur a du tressaillir de » joie et de bonheur , a la vue du resultat de vos » travaux. II n'y a pas un veritable Americain » qui ne vous ait suivi en imagination dans votre » voyage, et qui n'ait eprouve un noble senti- » ment d'orgueil chaque fois que vous avez ex- » prime votre admiration.

» Ce village, ainsi que des milliers d'autres, » est sorti des forets , depuis cette epoque a la- » quelle vous combattiez a cote de Washington ; w et les en fans de ces braves soldats , dont les

5i2 LAFAYETTE

» pieds ensanglantes furent chausses par votre » generosite , iorsque leur pays n'avait pour tout » bien que son courage, vous font aujourd'hui » I'liomniage de leur bien-etre , et vous offrent » le temoignage d'un respect et d'ime recon- » naissance que rien ne peut egaler.

» General , nous apprimes avec un pro fond » desespoir les persecutions que le despotisme » germanique exerca centre vous, et nous au- » rions voulu pouvoiv voler a votre secours, mais )> ces cloches qui saluent votre arrivee retentis- w sent maintenant aux oreilles de vos persecu- » teurs comme an horrible tocsin, signal de » leur tourment eternel et de Fagonie de leur » tyrannic....

)> Cependant, general, votre pa trie adoptive » tremble encore de vous voir retomber au pou- y> voir de vos ennemis. Que Dieu vous inspire de » rester parnii nous jusqu'a ce qu'il vous appelle » a jouir dela liberte celeste ! Et que ceux d'entre » nous qui vous survivront aient la triste conso- » lation de vous confier a la nieme terre qui re- « couvre les restes glorieux de Washington , de » Greene, de Lincoln , de Knox, et de tous vos )> illustres compagnons d'armes dont la gloire , » unie a la votre , ne peut jamais perir. Teis » sont les vceux de ceux qui vous accueiilent au- » jourd'hui , et qui repetent avec ivresse » come ! welcome Lafayette ! »

EN AMfcUIQUK. 5i3

Ges derniers mots de 1'orateur furent re petes

avec transport par la foule , et lorsquele premier

elan fut un peu calme , le general Lafayette fit

entendre la reponse suivante :

« J'eprouve un grand bonheur en me voyant » recu avec tantd'afFection par lepeuple de Ken- » nebunk et par vous, mon cher monsieur, qui » avez exprime ses sentimens d'unemaniereaussi » honorable que bienveillante. Je vous remercie , » je remercie tons mes amis de vouioir bien » prendre part au plaisir delicieux que j'ai ressenti » en reconnaissant dans ce long et patriotique » voyage les heureux resultatsde Vindependance, » de la liberte , et du gouvernement du peuple » par lui-meme. Pendant que j'avais 1'honneur » d'etre persecute par tous les gouvernemens de » 1'Europe, sans une seule exception, je me » glorifiaisaussi de la pensee que j'avais conserve » 1'approbation et que je vivais dans les cosurs » vraiment republicans du peuple americain. » Aujourd'hui, monsieur, apres mon lieureuse » visite a cbacun des etats de 1'Union, je ne me » bornerai pas a jouir du spectacle du salut de » ce vaste empire^ a me feliciter de la delivrance » deja elfectuee de riiemisphere americain : je » benirai aussi , par anticipation , la delivrance w de Tliumanite entiere a qui les Etats-Unis ont » donne le premier exemple d'une veritable et » complete liberte nationale. Acceptez , mon n. 33

LAFAYETTE

» eher monsieur , et vous tous qui vous presses » autour de nous avec tant dWnpressement et » d'amitie , veuillez bien aussi accepter f expres- » sion de ma reconnaissance, de mon affection, » de mon respect. »

Quoique le general n'eut que fort pen de temps a consacrer aux ci toy ens de Kennebunk, il ac- cepta cependant le banquet public qifils lui avaient prepare, et y prit place sur un siege elegamment decore de fleurs par les dames de la ville; a la fin du repas ehaque convive exprima les sentimeiis qu'avait fait naitre en lui cetle patriotique reunion , et M. Emmerson porta le toast suivant :

« A notre hole national , au general Lafayette ; » il qukta 1'Europe pour donner la liberte a » I'Amerique ; il y retourna pour enseigner a sa » patrie les moyens cle parvenir au bonheur; w aujourd'hui il vient panni nous jouir du re- » sultat de ses no])les travaux. »

Le general repondit «a ce toast par le suivant :

« Au village de Kennebunk, sur Femplace- » ment duquel fut coupe le premier arbre , le » jour meme ou a Lexington fut tire le premier » coup de fusil , signal de la liberte americaine » et universelle ! Puisse cette date glorieuse etre » pour le florissant Kennebunk un gage de sa » prosperite republicaine , et de son bonheur » to uj ours croissant. »

EN AMEIUQUE. 5i5

En quittant la table, et avant cle sortir de la ville, le general se rendit a la maison d'un des principaux citoyens, 3VL Storer, ou toutes les dames s'etaient reunies pour luietre presentees. II les remercia tendrement des attentions deli- cates qu'elles avaient cues pour lui pendant son court sejour a Kennebunk, et a quatre heures de 1'apres-miui il se remit en route pour Saco ou nous couchames.

Le ?.5 , nous arrivames a Portland, jolie ville situee sur lesbords de l'0c£an , entre les rivieres de Saco et de Penobscot. Elie est depuis long- temps le siege du gouvernement de 1'etat du Maine , etsa population, presque toute commer- cante, est d'envirjon Heufmilleames. Lescitoyens de Portland et leurs ma gist rats s'etaient con- certes pour faire au general Lafayette une recep tion digne de leur amour pour lui , et Ton peut dire qu'elle neleceda en magnificence a aucune de celles que lai firent les cites les plus consi derables de V Union ; les corps de mil ices 7 ac- courus de tous les points de Tetat, presentaient une masse imposante en avant de la ville. Les enfans des ecoles remplissaient les rues que de- vait parcourir Thole de la nation , et jeterent des fleurs sur son passage. Les arcs de triomphe sous lesquels ilpassa, etaient remarquables par leur bon gout et par la delicatesse des inscriptions dont ils etaient decores. Sur 1'un d'eux etait mi

33.

5i6 LAFAYETTE

petit modele de navire , au-dessous duquel on lisait : J'acheterai et f equip erai un vaisseto.ua mesfrais. Paroles que Lafayette aelressa , conime on sait , aux commissaires americains a Paris , en 1777, lorsque ceux-ci lui avouerent 1'im- possibilite ou etait leur patrie de subvenir aux moyens de le transporter aux Etats-Unis. Sur d'autres etaient les noms des combats auxquels avait assiste le jeune compagnon d'armes de Washington. x\pres avoir lentement traverse la ville au milieu des acclamations de la foule , le general arriva a la maison d'etat ou le gouver- neur Parris le recut et le harangua au nom des citojens du Maine, et en presence des repre- sentans et des magistrats du peuple. Dans son discours, le gouverneur rappela avec enthou- siasme 1'epoque glorieuse qui commenca la re putation de Lafayette, et paya un juste tribut d'eloge et d'admiration aux soldats de la revo lution.

Plein d'une vive emotion que partageaient tous les auditeurs , le general Lafayette repondit :

« Monsieur , les honorables resolutions des » deux branches de la legislature, vos invitations )> pleines de bonte , et je suis heureux d'ajouter, la » reception populaire qui m'attendait dans cha rt que endroit des Etats-Unis, ne pouvaientque me » faire prevoir une reception flatteuse dans cette portion de la grande confederation. Mais j'aj

EN AMERIQUE. 5 17

» ete recu par le peuple du Maine , par les ci- » toyens de ]eur metropole , par vous , monsieur, » leur premier magistral , d'une maniere si af- )) fectueuse, qu'elle excite dansmon cceur les plus » vives emotions dc plaisir et de reconnaissance. » Je vous remcrcie particulierement du tribut » de respect que vous avez rendu a notre coura- )> geuse et vertueuse armee, ou, au commence- » ment de la revolution et de ma vie , je trouvai » dans Washington un pere, dans Knox u n frere , » vous pouvez juger de notre attachement reci- )> proque par la joie que nous eprouvons, mes » anciens compagnons et moi, quand au milieu » de la foule des gent3rations nouvelles , nous nous » reconnaissons mutuellement. Ainsi, monsieur, » dans mon constant et actif devouementa la sou- » verainete du peuple, aux droits de 1'homme D et de ses libertes, je suis fier de penser que mes » adversaires , aussi bien que mes amis , doivent » avoir reconnu les principes purs , et les senti- » mens republicains d'un soldatet d'un patriote » americain. »

De la salle du senat , le general se rendit a la maison de M. Daniel Cobb , qui avait ete pre- paree pour le recevoir. La , il etait attendu par un grand nombre de deputations qui lui appor- taient les hommages des villes et villages envi- ronnans. II y trouva aussi les grands officiers de la loge maconnique de Portland, et le president

LAFAYETTE

fie Tacad^mie, qui , en presen-ce des professeurs et desetudians, lui confera le titre de docteur en droit. Des qu'il put se derober un instant a cet empressement general , il se renditaupres de madame Tatcher, iilledeson illustrecompagnon d'armes James Knox , avec laquelle il s'entretint jusqu'au moment ou on vint 1'avertir quelesau- torites 1'attendaient pour aller prendre place au banquet public prepare par lescitoyens.

De Portland, le general aurait bien voulu continuer sa route jusqu'a 1'extremite del'etat da Maine, mais le temps lui manquant , il revint sur ses pas, et se dirigea sur Burlington, dans 1'etat de Vermont, en repassant par Concorde, et en traversant Windsor , Woodstock , Mont- pellier , etc. Quoique le sol de Vermont soit cou- vert de liautes montagnes qui rendent les routes plus difficiies, nous n'en voyageames pas moins avec une extreme rapidite. Nous continuames a faire presque toujours plus de neuf milles par beure, tant les relais avaient cte bien disposes par les babitans , aim que le general n'eprouvat aucun retard dans sa marcbe vers New- York. La journee etait encore pen avancee lorsquenous arrivames le 28 a Burlington , dont la jolie situa tion , sur les bords delicieux du lac Champlain , nous frappa d'admiration. Pendant que nous promenions avec plaisir nos regards etonnes sur les beautes dela nature qui se deroulaientdevant

KN AMfiRIQUE. nous, nous entendhnes tout-a-coup de bruyantes detonations d'artillerie , et un instant apres nous virnes s'avancer vers nous une troupe de jeunes soldats citoyens, precedee par la foule du peuple qui accourait au-devaut de 1'hote natio nal. Lebon ordre de ce corps de milices, la de marche fiere et assuree des boinmes qui le com- posaient, repondait parfaitement a la reputation de bravoure et de patriotisine que les babitans du Vermont se sont acquise dans la guerre revo- lutiojanaire , et pendant celle de i8iz[« On sail que ce sont eux qui, en 1777 , aclieverent , par leur presence, d'embarrasser 1'armee anglaise tlu general Burgojrie qui, a la vue de leurs bandes intrepides, pressentit sa defaite. Quelques jours av a tit de se rendre , il .ecrivait au ministere bri- tannique : Les habitans des concessions da New- Hampshire ' , territoire inhabite et pres- que iiiconnu dans la derniere guerre , accou- rent par milliers, et samoncident sur ma gau che comme des nuages obscurs Sa lettre

ri'etait point encore parvenue en Angleterre que dejala foudrequerenfermaient ces nuagesl'avait

1 Le territoire de Vermont avait d'abord fait partie de I'c'tal de New-Hampshire, dont il fut separe, en 1764, pourt-tre annexe a celui de New-York. Ce n'est qu'en 1791 que le Vermont entra dans la federation comme etat independant.

5*P LAFAYETTK

frappe. Ce sont aussi les soldats du Vermont qui, au nombre de buit cents homines settle ment , conduits par-le general Starke, defirent, en un meme jour, deux corps d'armee anglais > leur enleverent sept cents prisonniers , quatre pieces d'artillerie et tous leurs equipages decam- pagne. Enfm , ce sont encore les intrepides en- fans des Montagnes-Vertes, qui formaient ces bataillons qui preserverent Plattsbourg du pil lage des Anglais, le 1 1 septembre i8i4; et ces equipages improvises , qui , sur des vaisseaux constructs en dix - buit jours , forcerent un ennemi superieur en uombre , a amener un. pavilion qui pretendait a 1'empire absolu des mers.

Le gouverneur qui etait venu au devant du general jusqu'a Windsor, et qui depuis cette ville voyageait avec lui , le presenta lui-meme au peuple et aux magistrate de Burlington , qui le recurent avec la plus tendre effusion. Je ne rcproduirai pas ici, malgre leur eloquence, les nombreuses harangues qui lui furent adressees par les representans des diverses branches de Tad- ministration et du gouvernement , ni ses re- ponses dans lesquelles il felicitait 1'etat de Ver mont de jouir si dignement des bienfaits du nouvel ordre social americain , si superieur aux institutions les moins vicieuses de 1'Europe, et d'avoir rernplace la tolerance curopccnne par la

EN AM£IUQUE. 621

liberte religieuse; le privilege par le droit; une ombre cle representation et un compromis ine- gal entre des families aristocratiques et le peu- pie par une vraie representation, par le principe de la souverainete de la nation et son gouverne- ment par elle-menie. Mais je ne puis me dis penser de dire quelques mots des transports pa- triotiques de ces veterans, glorieux et vivans souvenirs de la guerre revolutionnaire, qui se pressaient en foule autour de leur vieux chef, de leur ancien compagnon de dangers, de priva tions et cTe gloire , et faisaient retentir avec en- tliousiasme a ses oreilles les noms des combats par lesquels il les avait aides a la conquete de 1'independance de leur patrie. Formes en colonne surla place publique, au nombre de plus decent, ils ecouterent d'abord en silence le discours adresse au general par M. Griswokl, president du conseil ; puis ils s'avancerent a leur tour con duits par 1'un de leurs camarades , David Russel , qu'ils avaient choisi pour etre 1'organe de leurs sentimens , et qui s'acquitta de sa mission avec cette eloquence du coeur qui prend ses inspira tions dans Famour de la patrie et de la liberte. Lorsque le general eut repondu aux temoignages d'attachement de ses vieux compagnons d'armes , ils vinrent tour a tour lui presser la main, en lui rappelant plus particulierement les circon- stances dans lesquelles cliacun d'eux 1'avait connu

LAFAYETTE

ou avait combat tu a ses cotes. L'un, le sergent Day, lui montra une epee en lui disant : « 11 y a )> pres d'un demi-siecle que je 1'ai recue de vos

» mains, inon genera] » Et j'entendis dire

dans la foule, que malgre son grand age le ser gent Day ri'avait point trouve cette epee trop lourde pour son bras en iSizf*

Apres le diner public , qui se termina avant la fin du jour, le general se rendit a Tuniversite, ou il etait invite a poser la premiere pierre d'un nouveau corps de batiment destine a agrandir I'etablissement qu'un incendie avait cfetruit un an avant , et que le zele des babitans du Vermont pour la propagation de 1'inslruction avait en- tierement releve en quelques mois. A la solidite et a 1'elegance des nouvelles constructions il etait facile de reconnaitre le doigt du peuple. La ce- remonie de la pose de la premiere pierre eut lieu en presence des eleves de Tuaiversite, de leurs professeurs, des magistrals de la ville, et d'un grand nombre de citoyens qui voyaient avec joie la restauration et Fagrandissement d'un eta- blissement destine a assurer cbaque jour davan- tage le maintien de leurs sages institutions, en instruisant et en eclairant leurs jeunes genera tions. M. Willard Preston , president de 1'uni- versite , remercia le general Lafayette de la preuve d'interet qu'il venait de donner a 1'education de la jeunesse du Vermont, et nous nous rendimes.

EN AMfiRIQUE. 5a3

chezle gouverneur Van Ness, clout la charmante habitation et les jardins prepares avec un gout exquis, etaient encore delicieusement embellis par unetres-nombreuse reunion de dames etdejeunes personnes qui , pendant toute la soiree, se dispu- terent le plaisir d'approcber Fbote de 3a nation pour lui exprimer leurs sentimens afleetueux et Jeur reconnaissance des services qu'il avait ren- dus a leur patrie et a leurs aieux ; car dans 1'etat de Vermont, comme dans tout le reste de 1'Union , les femmes ne sont etrangeres ni aux principes du gouvernement, ni aux obligations du patrio- tisme; leur education, plus liberale que dans aucune partie de 1'Europe, les place d'une ma- niere plus digne au rang dcs etres pensans , aussi est-il bien reconnu que dans tous les grands evenemens qui agile-rent les Etats-Unis a diverses epoques , 1'entbousiasme des femmes seconda puissamment Tenergie des magistrals et le de- vouement des guerriers. Une des cboses qui a le plus contribue a augmenter mon pencbant pour .les Americains pendant mon sejour parmi eux, c'est le prcfond respect qu'ils out pour les fem mes de toutes les conditions , et les teridres soins dont ils entourent ce sexe qui a tant bevsoin d'etre dedommage des rigueurs de la nature et de 1'iriegale repartition des droits dans 1'ordre social.

Vers le milieu de la nuit le general Lafayette

5a4 LAFAYETTE

quitta la ville de Burlington, emportant avec lui ]es voeux et les benedictions des habitans qui 1'accompagnerent jusqu'au rivage ou 1'attendaient deux bateaux a vapeur, le Phenix et le Congres , tous deux pavoises, illumines et ornes de devises et de transparens; il monta sur le Phenix , qui 3e salua de treize coups de canon en le recevant , et qui, aussitot , leva 1'ancre au bruit des adieux de la foule qui bordait le rivage. Le Congres , portant une deputation du Vermont et un grand nombre de citoyens, suivit le Phenix , et nous sillon names pendant toute la nuit le champ de bataille mobile sur lequel le commodore M'Do- nough et ses intrepides marins se couvrirent de gloire le 1 1 septembre 1814. Nous aurions bien voulu , avarit de nous eloigner de ces lieux, visi- ter Plattsbourg, ou le nieme jour le general M'Comb merita aussi la reconnaissance de la pa- trie, en repoussant les vieilles phalanges britan- iiiques avec une poignee de jeunes volontaires, qui, au premier bruit de Finvasion du territoire, etaierit venus se grouper autour de lui ; mais le 4 juillet approchait et pressait notre marche. Nous arrivames a Whitehall le lendemain 3o juin , vers le milieu du jour, et le general La fayette y debarqua sous une voute ibrmee de deux cents pavilions de toutes les nations , au bruit de Vartillerie, et entre deux liaies de jeunes fdles qui le couvrirent de fleurs au moment ou il passa

EN AMtfRIQUE. 5ft5

devant elles. Whitehall est un lieu celebre dans les fastes dela guerre revolutionnaire. Le general Burgoyne avait dit en plein parlement, a Lon- dres, que ce qu'il appelait les rebelles d'Ame- rique etaient si peu capables de resister , qu'il se chargeait, avec cinq mille homines de troupes reglees , de traverser le pays , depuis le Canada jusqu'a Boston , ou il prendrait ses quar tiers dhiver. 11 s'embarqua en effet avec son armee sur le lac Champlain, debar-qua a Whitehall , et, non loin de la, a Saratoga, il fut force de capituler , et passa, il est vrai , 1 hiver a Boston , mais comme prisonnier de guerre. A la fin du diner public que lui offrirent les citoyens de Whitehall, le general Lafayette prit plaisir a rappeler ce fait remarquable , en portant le toast suivant :

« A Whitehall I puisse cette ville jouir a jamais » des avantages resultans pour elle de la maniere )> dont la prophetic du general anglais s'est ac- » coniplie! )>

Nous ne pumes r ester que peu d'instans avec les habitans de Whitehall , qui , nous ayant fourni de bonnes voitures et d'excellens chevanx , nous inirent k meme de parcourir rapidement les quatre-vingts milles qui nous separaient d'Al- bany , ou nous voulions nous embarquer pour descendre 1'Hudson jusqu'a New- York; apres le soleil couche nous traversames le Fish-Creek , et

LAFAYETTE

nous nous arretarnes quelques instans a Fhabita- tation de M. Schuyler, construite precisement sur Fempl a cement oule general Burgoyne remit son epee aux mains du general Gates. A White hall on nous avait parle de la jactance du general anglais, et nous nous trouvions maintenant sur le champ de bataille qui vit humilier son or- gueil; nous aurions Lien voulu \isiter ce theatre d'un des plus glorieux cvenemens de la guerre de la revolution ; mais la nuit etait trop avancee, et il nous fallut renoricer a ce plaisir. Pour nous dedommager,autantqu'iletaitenlui, M.Schuyler eut la bonte de nous dooner un plan tres-detaille de la bataille de Saratoga. « Le terrain nous dit-il, « n'a subi aucune modification; les re- )> tranchemens , quoique consider a blement af- » faisses par le temps , se reconnaissent cepen- M dant encore facilement. » En eilet , les vieux patriotes de cette epoque peuvent encore aujour- d'hui montrer a leurs entans le sen tier que suivit 1'aide de camp du general Gates , en allant porter son ultimatum au general anglais, et le chemin par ou descendit 1'armee anglaise pour deposer ses armes en presence de ces rebelles , qui , pres- que sans armes et sans habits venaient de com- mencer si glorieusement la conquete de leur in- dependance; mais ces traces disparaitront uri jour. Pourquoi ne pas elever des aujourd'hui , au milieu d'elles,uii monument pi us durable qui rappellurait

EN AMfiRIQUE. 527

aux generations futures le souvenir du courage et clu patriotisme de cette glorieuse generation que ]e temps aura bientot acheve de moissonner?

Apres quelques instans passes au milieu de la famille de M. Schuyler, nous repartimes pour aller coucher a un bourg peu eloigne , et le Jen- clemain nous continu^mes notre voyage par une route qui serpente le long de 1'Hudson, tan tot a droite, tantot a gauehe du canal du Nortl, qui est trace lui-meme parallel ement au fleuve et a une tres-petite distance de sa rive droite; en passant le Fish-Creek, nous etions rentres dans 1'etat de New-York. Nous traversames 3'IIudson en face de Waterford ; ce point est fort remar- quable par la jonction du canal du Nord avec le canal de 1'Ouest ou Grand Canal , qui a lieu jus- tement au confluent de la riviere Mohawk et de FHudson. Le 2 juillet nous visitames Lansing- burg, et nous revimes Troy pour la seconde fois, mais sans nous y arreter beaucoup. Un bateau k vapeur nous attendait en face d' Albany ; il nous recut au commencement de la nuit, et au point du jour il nous avait deja transportes a New- York , ou nous debarquames presque a 1'im- proviste.

Cependarit une grand e agitation regnait dans la ville , on remarquait un grand nombre d'e- trangers dans les rues ; a chaque instant des na- vires dans le port , des voitures sur les routes , en

LAFAYETTE

uinenaient d'autres encore qui paraissaient venir de fort loin. Des detachemens de milices des villes voisines , des habitans des campagnes en- vironnantes , grossissaient aussi a chaque instant la population de New-York.

La unit n'interrompit point le mouvement extraordinaire , precurseur d'un grand evene- ment. Enfm, a minuit, une salve d'artillerie annonca la naissance d'un jour a jamais glorieux dans les fastes de 1'histoire du Nouveau-Monde , et quelques heures apres, le soleil du 4 juillet se leva radieux pour eelairer le quarante-neu- vieme anniversaire de la declaration d'indepen- dance d'une republique dont les grandes lecons ne seront point perdues pour le genre humain.

Des le matin les milices ctaient sous les armes, le peuple se pressait en foule dans les rues , sur les places publiques et a la porte des tem ples, 1'air retentissait d'acdons de graces... A huit heures les officiers et magistrals de New-York et de Brook-Line se presentment chez le general Lafayette , avec un nombreux cortege cle ci- toyens. « Nous voulons, » lui dirent-ils, «quece » jour, de glorieuse memoire , soit chaque annee » marque par une action qui ait pour but 1'affer- » missement de la liberte que nous devons au » courage de nos peres , et des institutions que » nous tenons de leur sagesse; aujourd'hui nous » allons jeter les fondemens d'un etablissement

EN AMERIQUi:. » qui doit atteinclre ce but, puisqu'il aidera a la » propagation des lumieres et de 1'instruction , » dans cette classe de jeunes ci toy ens qui , par » 1'activite de leurs bras, contribuent si puissam- » ment a la prosperite de notre pays ; une bi- » bliotheque a 1'usage des artisans,, va s'elever » sur les hauteurs de Brook-Line , les dons vo- » lontaires de nos citoyens en ont fait les frais ; » que Lafayette en pose la premiere pierre, et » cet etablissement sera digrie en tout de sa des- » tination...» Le general ceda avec empressement aux vceux des magistrals , et se rendit de suite a Brook-Line, ou, assiste desfrancs-macons de Long- Island, il posa la premiere pierre de.l'edifice, en presence d'un grand concours de citoyens, au premier rang desquels les jeunes artisans faisaient eclater leur joie et leur reconnaissance ; eiLSuite il rentra a New- York , vsuivi par les compagnies des ouvriers tailleurs , cordonniers , boulangers, tail- leurs de pierres , tonneliers , maitres d'equipa- ges, etc. , qui , precedes de leurs bannieres, I'ac- compagnerent a 1'eglise , ou il assista a 1'office di- vin. Le sermon , qui avait pour objet la solennite du jour, fut suivi de la lecture de la declaration d'independance , que les assistans ecouterent dans un profond recueillement. Cette declara tion , monument d'audace et de sagesse , dont Tinfluence magique sauva les colonies au mo ment ou , sans argent, saris arsenaux , sans af- ii. 34

53o LAFAYETTE

mee, elles allaient s engager dans une lutte ter rible centre les forces colossales de la Grande- Bretagne , agit encore aujourd'hui sur les Ame- ricains, apres un demi-sieele, comme s'ils etaient au jour ou elle fut proclaniee pour la premiere fois. Non-seulement elle est lue tous les ans, au 4 juillet, en presence du peuple assemble dans les temples, mais elle Test aussi dans un grand nombre de families. II n'est pas rare de trouver , en entrant dans une maison ameri- caine, la declaration d'independance ecrite avec soin et encadree avec luxe , ainsi que les nonis immortels de ses signataires. Presque tous les enfans la savent par cceur; elle est ordinaire- ment le premier stijet sur lequel s'exerce leur jeune intelligence; ils se plaisent a la reproduire dans les diverses langues qu'ils etudient ; et, quand ils la recitent au milieu d'un cercle de parens ou d'amis, il est facile de reconnailre qu'ils sont penetres, comme 1 etaient leurs peres, de la verite incontestable de ce principe que , « lorsqu'une suite d'abus et d'usurpations ten- » dant invariablement au meme but, prouve » evidemment le dessein de reduire un peuple » souslejoug d'un despotisme absolu, il est de » son droit, il est de son devoir de se debar- » rasser de ce gouvernement et d'etablir de nou- )> velles sauve- gardes pour sa surete future. » J'ai souvent entendu des enfans de dix a dou/e

4

EN AMEKIQCE. 53 1

ans reciter ce inorceau en anglais on en Iran- i-ais , et ce n'est jamais sans une profbnde emo tion qu'ils faisaient remuneration des violences et des vexations exercees contra les colonies ame- ricairies par la mere-patrie, il etait facile de reconnaitre combien le patriotisme et 1'amour de la liber te avaient deja jete de profbndes ra- cines dans leurs jeunes cceurs, lorsqu'ils pronon- caient le serment que renferme ce dernier para- graphe : « Nous, les represehtans des Etats-Unis, » assembles en congres general , appelant an » juge supreme du monde de la droiture de w nos intentions, nous publions et declarons » solennellement, au nom et de 1'autorite du /> bon peuple de ces colonies , que ces colonies » unies sont et out droit d'etre des etats lib res » et independans , qu'elles sorit degagees de » toute allegeance envers la couronne de la » Grande-Bretagne ; que tout lien politique en- » tre elles et 1'etat de la Grande-Bretagne est et » doit etre entierement rompu ; et que, comme » etats libres et independans , elles ont pleine » autorite de faire la guerre , de conclure la » paix , de contracter des alliances , d'etablir le » commerce et de faire tous les autres actes ou » choses que les etats independans ont droit de » faire ; et pleins d'une ferme confiance dans la » protecticn divine, nous engageons mutuelle- » me nt au soutien de cette declaration , nos vies ,

34.

532 LAFAYETTE

» nos fortunes , et notre bien le plus sacfe ^

» I'honneur. »

Au sortir de 1'eglise, le general Lafayette se rendit sur la place publique , ou toutes les milices et les compagnies de pompiers reunies manceu- vrerent et delilerent devant lui avec une grande precision. L'un des corps qui composaient cette reunion , marchait sous un drapeau remarqua- ble par 1'eclat de ses couleurs et par le portrait equestre de Vhote national. Apres cette revue , il entra a VHotel-de-Ville , ou 1'attendait le gou- verneur pour le presenter au senat , qui le recut avec deshonneurs qui j usque-la n'avaient encore etc rendus a personne. A son entree , les sena- teurs se leverent et se decouvrirent , le president du senat s'avanca vers lui et lui adressa , sur son retour , un discours de felicitation , dans lequel il lui exprima la satisfaction des citoyens de New-York , de ce qu'il e'tait venu se joindre a eux pour celebrer 1'anniversaire du glorieux 4 juillet.

u Ge fut , » lui dit-il , « votre participation a » 1'accomplissement de 1'oeuvre ds nos peres, qui » vous merita la reconnaissance , les respects et » 1'amitie de cette nation. Gette amitie vous a » suivi dans tous les evenemens de votre vie ; elle » vous a toujours trouve , dans les momens d'e- w preuve, fidele a la )ibertt3 , a 1'ordre, au gou- w vcrnement des lois. L'entliousiasme de la jeu-

EN AMERIQUE. 533

nesse put vous attacher h noire cause , la fer- » mete de l'age viril, et le besoin de resister a » Toppression , vous ont soutenu Jorsque vous » soufFriez dans les prisons d'Olmutz ; niais un » amour vertueux de la liberte nationale put » seul vous rendre capable de resister aux seduc- » tions du pouvoir et aux attraits de 1'ambition , » lorsqu'une grande revolution, vous placant a la » tete de la garde nationale de France , vous in- » vitait a vous emparer de Fautorite. Ge fut alors » que vous sutes eviter le danger, ce fut alors » que 1'appat du pouvoir fut sans empire sur » 1'amour des principes , et que la vertu n'eut » point a 1 utter contre 1'ambition. G'est dans de » pareils mom ens , c?est en presence du pouvoir » et de la reconnaissance du peuple , qui semble » tout permettre , que la faiblessehumaine court » le plus de dangers. On voit alors faillir a leurs >i devoirs les Cesar , les Napoleon , les Iturbide ; » on voit alors triompher les Washington , les » Bolivar, les Lafayette. »

Quoiquesa conscience dutlui direqu'il n'etait point indigne deseloges qu'il recevait, le genera- se trouva neanmoins un instant embarrasse pour y repondre; cependant, apres quelques ins tans de recueijlement, il exprima a in si sessentimens.

<' Le 4 juillet a ete 1'ere d'un nouvel ordre » social, jusqu'ici sans exemple, fonde sur la » souverainete du peuple , sur les droits naturels

K>4 LAFAYETTK

» de 1'homme , et stir 1'applicatiori complete da » principe qu'une nation a le droit de se gou- » verner elle-meme. Ses resultats out surpasse )> les plus ardentes esperanees. Le probleme a » ete resolu par le fait et de la ma mere la plus » heureuse.

» Vous voulez bien me feliciter , monsieur 7 » de ma visite aux vingt-quatre ctatsde 1'Union. )> Pendant cette heureuse visite , j'ai du admirer » a chaque pas des prodiges de creation et de » perfectionnement ; mais nulle part ils ne frap- » pent davantage que dans I'etat de New-York. » La partie de TOuest de cet etat, que favais » laissee deserte, je la retrouve couverte de villes » florissantes, de campagnes bien cultivees, de » manufactures en pleine activite , et coupee par » 1'admirable canal qui est devenu le moyen » d'un commerce immense , et tout eel a *n'est » que la consequence de Tesprit republicain, et w de 1'etablissement de 1'independance et de la » liber te.

» Le plus grand honrieur qui put m'etre re- » serve etait d'entendreassocier mon nom a ceux » des deux grands homines que vous venez de » citer. Le premier est place dans mon cceur M filial au-dessus de tous les autres hommes , et » je serai toujours fier d'avoir ete son fils adoptif » et son fidele disciple. Quant au second , il n'a » pas d'admirateur plus pass ion ne que moi ; <%t

EN AMfilUQUE.

» qu'il me soil permis d'observer que ce que mes » amis el moi nous avons seulement essaye sur » un autre hemisphere, a ete heureu semen t /> effectue dans FAmerique da Sud , sous 1'auspice » de ses talens et de ses vertus.

» Mais dans les temoignages de bieriveillanee » dont me comblent les citoyens de 1'etat de » New- York et leurs representans , il m est bieu » doux de reconnaitre une bonte qui , si elle est » au-dessus de mes merites , est egalee par ies » sentimens de devouement eternel , de respect » et de gratitude que je leur ai voues. »

De Ja salle du senat nous passames dans ceile du gouverneur, ou le general etait attendu par ]es membres de la societe de Gincinriatus , par les consuls europeens et un grand nombre de personnes de distinction que le corps munici pal avait invitees au banquet, dont les apprets avaient ete confies a un comite qui s'acquitta de sa mission avec un gout exquis. Tous les souve nirs de gloirc, de patriotisme et de liberte se trouvaient reunis avec une etonnante prolusion dans la superbe salle de FHotei-de-YiJle , ou ies tables avaient ete dressees. Les bustes de Wa shington et de Lafayette, les portraits de Bo livar et de Dewitt-Clinton , s'elevaient au milieu de trophees au-dessus desquelsflottaient Loujours unies les couleurs americaines et francaises. Le iauteuil sur lequel Washington avait siege comn^e

536 LAFAYETTE

president, etait place au centre et couvert de branches de lauriers et d'imrnortelles.... Mais ce fauteuil etait vacant maintenant, et c'est en vain que les regards des veterans de la revolution cherchaient tristement dans la foule celui qui 1'avait si dignement rempli.

On so mit a table , et Ton vit des proscrits de tons les pays de 1'Europe prendre , parmi les heureux soldats de 1776 , la place que leur avait reservee 1'hospitalite republicaine du Nouveau- Monde. Parmi ces proscrits, il y avait des mem- bres des cortes espagnoles , chasses de leur patrie par I'absolutisme ; des savans allemands fuyant des supplices aussi bizarres qu'atroces et injustes 1; desolficiers francais2 reduits a cbercher sur une terre etrangere un repos qu'ils avaient si souvent sacrifie a leur pays, et tous, malgre leurs mal- heurs passes, paraissaient consoles et retrempes par le tableau du bonheur que goutaient les liommes libres au milieu desquels ilsse trouvaient.

Selon la coutume americaine , le repas se ter- mina par un grand nombre de toasts qui tous

1 On se rappelle que le professeur List fut condamne a dix ans de travaux forces Utter aires , pour avoir con- senti a etre 1'organe de ses concitoyens aupres du roi de Wurtemberg.

2 Parmi ceux-ci etait le general Lallemand , dont le nom est assez connu pour pouvoir se passer d'eloges, ef. mes deux amis, mes compagnons d'armes, les frercs

E1N AMERIQUE. 53?

etaient empreints du caractere des convives et do la solennite qu'on fetait. Le general , apres avoir recu les felicitations etles vceux de tous ceuxqui f entouraient , se rendit au theatre du Pare , ou la foule qui fattendait le salua a son entree et a sa sortie par une triple acclamation.

Apres les emotions d'une pareille journee , le general avait grand besoin de quelque repos, et les citoyens, toujours attentifs a ce qui pouvait lui etre agreable, lelaissereut pendant quelques jours livre aux soins non moins doux et plus pai- sibles des affections particulieres. Ge fut avec delice qu'il consacra ce temps a 1'amitie de ses vieux compagnons d'armes , tels que le colonel Fish , le colonel Platt, le colonel Willett , le co lonel Varick, le general Van Cortland, et tant d'autres dont les nomsechappent a ma memoire, mais qui n'auraient certainement pas echappe a la sienne s'il eut ecritlui-meme ce journal , car elle ne fa jamais trahi a Tegard de ses amis.

II ne s'arracha plus ensuite aux douceurs de la vie privee que pour aller sur la rive du New-

Peugnet, qui long-temps poursui vis en Europe par d'ho- norables persecutions , viennent enfin de trouver a New- York un asile assure dans lequel 1'hospitalite americaine leur a menage les moyens d'une existence independantc. L'academie miiitaire qu'ils ont fondee sur les bases les plus larges et les plus liberales , jouit deja d'une faveuv populaire.

538 LAFAYETTE

Jersey, passer quelques instans aupres tie sou ami ^le colonel Varick, qui 1'avait invite a diner avec quelques-uns des principaux citoyens de New- York. La corporation des marms du port reclama 1'honneur de lui faire passer THudson dans une chaloupe dont le nom , devenu popu- laire par une circonstance recente , occupait aiors beaucoup 1'attention publique.

Un capitaine anglais, commandant la fregate le Hussard , etait venu devant New-York pen dant le mois de decembre 1824, portant a son bord une clialoupe remarquable par la legerete de sa construction , et avec laquelle il avait ga- gne plusieurs prix de course dans divers ports d'Europe, et notamment dans ceux d'Angle- terre. Fier de ses succes et plein de confiance dans la vitesse de sa clialoupe , il envoya un defi aux marins du port de New-York , et leur proposa de courir contre eux pour une somme de mille dollars ; ceux - ci accepterent le defi , se coti- serent pour faire la somme proposee , et Brent choix pour le combat d'une fort jolie clialoupe, VEtoile americaine , sortie depuis peu des mains d'un de leurs plus habiles constructeurs. Le jour, 1'heure et le lieu fu rent fixes de concert entre eux et le capitaine anglais , qui , voulant s'assurer le succes par tous les moyens qni etaient en son pouvoir , fit choix , pour manoeuvrer sa clia loupe, des quatre plus vigoureux rameurs de

EN AMERIQUE. son equipage, et se reserva a lui-meme ies iin- portantes fonctions de pilote. Les whitehallers ( e'est ainsi que se nomment Ies matins de I'asso- ciation du port de New - York), de leur cote , eonfierent leur reputation a quatre des leurs , pris presque au hasard, etplacerentau gouvernail un jeune garcon de quinze ans. L'espace a par- courir etait d'environ trois mill<=s. eritre Castle- Garden etla pointe de Long-Island. A un signal donne , Ies deux chaloupes s'elancerent sur 1'arene mobile. Les matelots anglais, se renversant vio- lemment sur leurs banes , et faisant plier la rame a chaque coup dont ils frappaient Ies va- gues , partirent avec impetuosite en laissant derriere eux de larges tourbillons d'ecume blan- chissante. Les matelcts americains , perpendi- culairement assis sur leurs banes , immobiles de leurs corps , presque immobiles de leurs bras , effleurant a peine Ies flots de leurs rames legeres, mais pressant et multipliant leurs coups, s'elan cerent enmerne temps que leurs adversaires sans troubler a peine autour d'eux la transparence des eaux. Quelques minutes suffirent pour de cider la \ictoire quelquefois si long-temps in- certairie. Les deux chaloupes parties en memo temps du meme point ne tarderent pas a se se- parer. Les Anglais , bientot epuises par la vio lence de leurs efforts, ne purent suivre le vol rapide de leurs adversaires , dont la prom pie

MO LAFAYETTE

arrivee au but fat annoncee par les cris de joie qui s'eleverent du rivage et de tous les points qu'occupaient les nombreux spectateurs que la curiosite avait amenes, non-seulement de tous les points de la cite , mais encore de toutes les villes voisines. Etonne de sa defaite, mais ne pouvant se dissimuler qu'elle etait complete , le capitaine anglais s'empressa de reconnaitre la superiorite de la clialoupe americaine sur la sienne, et temoigna le desir d'en faire 1'acquisi- tion , il en offrit meme trois mille dollars. Mais les {whitehallers refuserent de la lui vendre. « Nous voulons la conserver, » lui dirent-ils, « comme monument de la victoire que nous » avons eu Thonneur de remporter sur vous; » mais pour adoucir les regrets que pourrait vous » causer notre refus , nous vous proposons une » nouvelle course, dans laquelle vous monterez M notre clialoupe avec vos rameurs ; nous mon- » terons la votre , et nous doubleronsle prix... » Gette proposition ne laissa pas que d'etonner le capitaine anglais, qui, craignantune nouvelle de faite et la perte de son argent , refusa le combat. Le soir meme, la chaloupe victorieuse fut placee sur un char de triomphe , promenee par toutela ville, et conduite au theatre, ou ell e fut couron- nee, ainsi que ses quatre rameurs et son jeune pilote; et le lendemain elle fut placee comme monument sur le port, avec les noms des homines

EN AMERIQUE. M (

de son equipage ecrits sur ses banes, et cette inscription sur son bord. American star victo rious , 4 december 1824.

Ce fut dans cette meme chaloupe et avec ies niemes rameurs que Ies whitehallers voulurent conduire le general Lafayette a Sandyhook, de 1'autre cote de la riviere du Nord. Dans le trajet nous pumes juger de sa legerete et de Fhabilete" de ceux qui la manceuvraient ; Ies nombreuses barques qui portaient Ies personnes invitees a la fete , ne pouvaient la suivre que de loin. Au re- tour, des que le general eut debarque,lesmarins, reunisen corps sous Ies bannieres de 1'association , et conduits par Ies vainqueurs , se presenterent a lui pour lui exprimer leur reconnaissance des services qu'il avait rendus autrefois a leur patrie, et des temoignages d'estime qu'il venait de leur accorder. Puis, apres lui avoir rappele en peu de mots 1'histoire de la chaloupe dans laquelle il venait de traverser la riviere , ils le prierent de Faccepter et de la faire transporter a Lagrange , aiin que Ik elle lui rappelat continuellement le souvenir de ses amis de New-York , la perfection des arts mecaniques en Amerique, et la grande devise de la marine del'Union : Liberte du com merce et droit des marins 1.

1 Le voeu des Whitehallers a ete rempli. \1 Etoile arne- ricaine est maintenant a La Grange , placee avec ses

54^ LAFAYETTE

La nature du present , la delicatesse avec la- quelle il etait offert , ne permettaierit pas au general de la refuser. II 1'accepta avec une profonde reconnaissance qu'il exprima en ces termes :

« C'est avec tout Forgueil d'un patriote ame- » ricain que j'avais deja joui du succes de votre » course. G'est avec toute la reconnaissance de » J'amitie que je recois votre genereux present. » Aucun souvenir ne pouvait etre recu par moi » avec plus de plaisir , surtout lorsqu'il m'est » ofFert par les mains des cinq marins vainqueurs. » II sera conserve precieusement corame un mo- » nument cher a monco3ur.

» Je vous prie, messieurs, d'accepter et de » transmettre a vos compagnons les felicitations , » les remercimens et les voeux d'un veteran en- » tieremerit devoue a votre grande devise : Li- » berte du commerce et droit des marins. »

Gependant le moment de nous separer des citoyens de New-York etait venu , et nos coaurs etaient oppresses de tristesse. Le i4juiUet nous sordines de cette ville que nous ne devions plus revoir avarit de quitter le sol americain. Les ma- gistrats et le peuple assisterent au depart de

rames et son gouvernail dans une elegante fabrique quo ie general a fait construire expres pour lui donner un abri digne des souvenirs qu'elle repi'esonte.

EJM AMERIQUE. 5 K>

riiote national. Une profonde melancolie etait empreinte sur tous les visages, et quoique les quais fussent couverts d'une foule innombrable , un silence solennel regna seul pendant notre em- barquement, et ne fut trouble que par le dernier adieu.

544 LAFAYETTE

CHAPITRE XV.

LETTRE DE M. K.ERATRY SDR L'ANNIVERSAIRE DE BUNKER'S '- HILL.

MACHINE HYDRATILIQUE DE PHILADELPH1E. GERMANTOWN.

B01TE HISTOR1QUE DE M. WATSON7. CHAMP DE BATAILLE DE LA

BRANDYWINE. INVOCATION DU REVEKEND WILLIAM LATTA.

CLERGE DE LANCASTRE. RETODR A BALTIMORE ECLA1RE PAR UN

INCENDIE.

PENDANT que les citoyens des Etats-Unis epui- saient tous les moyens pour prouver leur recon naissance au vieil amide leurs peres, de leur pa trie et de leurs institutions , la France n'etait point indifferente aux honneurs reridus a un de ses en- fans , sur une terre lointaine. Par 1'organe de ses ecrivains, de ses poe'tes et de ses orateurs, elle unissait sa voix a celle de I'Amerique republi- caine pour celebrer les principales circonstances de ce triomphe , egalement honorable pour les deux nations. Et c'est ainsi que dans une feuille publique 1 , imprimee a Paris et envoyee aux Etats-Unis , M. Keratry, inspire par la solennite de Bunker' s-Hili , exprimait les vosux et les sen- timens de tous les Francais amis de la liberte :

1 Courrierfranfais.

EN AMEKIQUE. 545

« Lcs nations acquittent une dette sacree quand » elles honorent la memoire de leurs grands ci- M toyens ; mais par cela meme aussi elles font » un acte de conservation personneile , puisque » rien ne saurait mieux provoquer un genereux » devouement que la certitude acquise a son au- )> teur d'ecbapper a Foubli.

» II est en effet , dans les acclamations de la )> reconnaissance publique, quelque chose d'inspi- » rant et presque de contagieux qui enleve Ibom- » me a lui-meme et aux interets de la vie du » jour. On immole celle-ci pour s'en assurer une » autre plus brillanteet plusprolongee. On a beau )> se dire que ces suffrages seront decernes a des » cendres froides , Tori se sent revivre pour as- » sister a cet avenir de gloire ; et par un miracle » du patriotisme, la surete generale d'un pays » devient le resultat de toutes les abnegations )> individuelles.

w Les peuples capables de ces sacrifices , alors » meme qu'ils sressayent a secouer un joug d'op- » pression dontlepropre est d'avilir notreespece » partout ou elle le subit , ne furent jamais sans » vertu. INous en avons 1'intime conviction , si )> Dieu attend les bommes et les prend un a un , » pour lesjuger apres letir carriere terrestre , ce » qui est la justice de 1'autre vie , il prononce aussi )> en masse, des ici-bas , sur les nations, suivant » leur merite collectif , et c'est la justice provi- ii. 35

LAFAYKTTK

» dentielle de Feconomie presente. Selon qvTil » les a pesees , elles prosperent ou elles s'etei- » gnent. Ainsi des peuplades sont devenues des » empires : ainsi des empires ont disparu.

» Americains du nord , hommes d'un monde » affranclii , voila ce qui vous a permis de vous » constituer en corps de nation , voilk ce qui vous » garantit une perpetuite de noble existence ! » Votre civisme est ne de vos habitudes labo- » rieuses et de vos vertus de famille. Ces vertus » subsistent parmi vous : ou les femmes sont » chastes , les hommes sont braves : ou la reli- » gion , elan libre et spontane de la creature » vers son auteur, n'est pas transformee en levier » politique d'interets mondains , les croyances » salutaires dominent 1'ordre social , et remplis- » sent Tame deforce. Vousavcz eu des Franklin, » des Washington , des Samuel Adams , des Jef- » ferson ^ au besoin vous en trouveriez encore : » 1'arbre est plein de seve , pourquoi ne porte- » rait-il pas de nouveaux fruits ? Votre prospe- » rite ne m'etonne plus ; elle est dans la nature » des choses divines et humaines.

» Gependant vous faites bien d'aj outer au re- » nom des appuis de votre liberte , et de donner » destombeaux dignes & ceux qui moururent pour » elle. Le vgrand citoyen qui, en 1^65 , fut un » des createurs de cette sainte conspiration de ^> Boston, si influente sur vos destinees; celui

EN AMERIQUE. » que cette ville chargea , dans deux occasions » memorables, do consoler par ses paroles elo- » quentes 3es manes de vos compatriotes egorges » le 2 mars 1770 ; celui qui , en 1775 , vous aida » a conquerir les brill a ns augures de la bataillc » de Lexington , et qui succomba frappe d'un » coup mortel a Bread -Hill, dans la seconde » affaire de votre independance , le docteur War- » ren, meritait de vous et de vos enfans une » distinction particuliere.

» C'etait peut-etre assez pour la gloire de ce » guerrier citoyen , dont la vertu fut attestee par )> les regrets de ses plus ardens ennemis, et du » courage duquel depose encore la terre de la » tranchee , qui recut , avec son sang , son der- » nier soupir : c'etait peut-etre assez, dis-je, que )> ses restes recueillis eussent trouve une hono- » rable sepulture au sein de la cite qu'il voulait » affranchir. Vous avcz resolu da vantage pour ce » heroset pour ses compagnonsd'armes. Hommes » de TAmerique du nord , je vous felicite de ce » que les services des braves restent pleins de vie » dans votre memoire ; car il serait temeraire de » repondre de 1'avenir des nations qui oublie- » raient le passe par lequel elles existent. II y a » en vous des elemens de vigueur , et vous savez » les nourrir. Vous avez attendu que la main » d'un des premiers dcfenseurs de votre liberte » vous aidat a remplir de pieux devoirs : dq'ii

35,

54 B LAFAYETTI;

» notre penseeet nos yeux avaientsuivi au tom- » beau de Washington ce vieux guerrier, celeb re » dans les annales de deux peuples ; et je ne crois )> pas que le ciel ait jamais eclaire sur la terre » u n plus beau spectacle. Nos regards 1'accom- » pagneront encore lorsque,le 17 du prochain » mois , il inaugurera avec vous le monument » que Boston eleve aux braves de Bunker's-Hill : )) bien digne de solenniser avec vous ce grand » hommage, il songera sans doute a sa patrie » en vous aidant a payer la dette cle la votre: » il formera des voeux pour nous ; et peut-etre, » sans vous envier Tetat prospere que vous devez « au courage civil et guerrier de vos citoyens , » il demandera avec respect a la Providence » pourquoi elle semble retirer aux Francais les » beaux jours dont elle leur avait laisse entre- ^ voir 1'aurore.... Non , dans sa clouleur religieuse w il se taira , par la crainte que la pierre funebre » et les ossemens sacres qu'elle recouvre , ne lui )> f assent une reponse trop severe pour nous , » habitans de cette vieille Europe, ou You pre- » tend a la liberte sans sacrifices , et au bonheur » sans vertu 1

» Heureuse nation , vous ne comptez dans vos » fastes d'autres victoires que celles qui out aifer- » mi votre independence! N'en souhaitez jamais w d'autres ; a moins qu'un noble sentiment ric » vous portea vousinteresser a la cause des horn-

» m os opprimes de Tun des deux hemispheres , » car vous avez ete opprimes aussi et secourus.

» Ne laissez aucun de vos ci toy ens se faire » grand d'une grandeur qui lui serait trop per- » sonnelle ou qui rendrait petit ce qui serait au- » tour de lui; car une nation nedoit pas etre un )> piedcstal.

» N'accordez de distinctions qu'aux vivans qui » les ont gagnees , et aux morts qui en jouissent » sans aucun prejudice du merite pret a s'elever » a cote de leurs cendres ; car la transmission de » la gloire , par voie d'heritage, est 1'acte d'un » peuple en demence, qui aliene son avenir an )> profit d'iuconnus.

» Simple eitoyen d'un autre etat, je suis Lien )> liardi de vous envoyer ces paroles a travers Jes » mers qui nous separent; mais mon ame a de- » sire converser avec in votre ; et j'ai cru que les » conseils d'un Francais qui applaudit a votre » fortune , ne frapperaient pas des oreilles trop » superbes et trop dedaigneuses , a Tinstant » meme ou un Francais slionore de votre re- » connaissance. Get homme , 1'un de ceux aux- » quels il est accorde de se voir tel que ses sem- » blables seront dans 1'avenir , prepare son » retour vers la terre natale ; car vous savez que » son coeur ne se met pas en quete des heureux )> du siecle, et que pour lui la cause juste sera » toujours la bonne cause , triomphante ou non*

55o LAFAYETTE

» Puissent done les vents lui etre propices! )> Comble de vos dons a la maniere antique, cou- » ronne de fleurs echappees de la main de vos » filles moclestes et de Jeurs meres vertueuses , » qu'il revoie Li en tot ses foyers ! Qu'il nous soit » rendu! Ah! gardez-vous de Je retenir plus » long-temps sur votre rivage ! Vous etes assez » riches en citoyens. Je ne dirai pas que parmi » nous ils se comptent encore , car il n'est ja- » mais permis de medire de la patrie; mais » quand les faibles sont ebrariles, la presence » des forts n'est que trop necessaire. »

Domine par le sentiment de ses devoirs , comme citoyen , et par ses affections, comme chef d'une nombreuse famille , le general La fayette n'avait point attendu 1'expression de ces voeux de Vamitie pour se decider k revenir bientot en France ; mais cependant ce ne fut pas sans une douce emotion qu'elle se fit entendre a son cceur. Elle contribua a 1'adoucissement du sacri fice qu'il avait du s'imposer en se refusant aux prieres des citoyens des Etats-Unis, qui de toutes parts 1'avaient si tendreinent et si mstamment prie de se fixer au milieu d'eux.

L'intention du general etait de se rembarquer avant le retour de la mauvaise saison , mais avunt de quitter le sol americain , il voulut remplir encore quelques engagemens qu'il avait pris avcc diverses villes ; passer quelque temps au siege

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du gouvernement general de 1' Union, et faire ime derniere visite aux ex-presidens retires en Virginie. Nous etions deja au milieu de juillet; il ne lui restait done plus guere que deux mois pour 1'execution de ses projets , et il se hata de se rendre d'abord en Pensylvanie; il tra versa rapidement le New-Jersey, au milieu des temoignages accoutumes de la veneration du peuple. Je ne parlerai ni des fetes qui lui fu- rent encore offertes par les villes qu'il traversa , ni de la seconde visite qu'il fit a Joseph Bona parte, en passant a Borderitown, ou nous eiimes le plaisir de retrouver le colonel Achille Murat, venu a la rencontre de son frere qui arrivait d'Espagne; mais je m'arreterai un instant encore dans Philadelphie pour y visiter les travaux hy- drauliques et assister a la fete que la petite repu- Llique du Schuylkill voulut aussi donner a son hole national.

Pendant notre premier sejour a Philadelphie nous avions deja visite la belle machine hydrau- lique etablie sur le Schuylkill , pour fournir de 1'eau a une population de cent viiigt mille ames , et nous avions ete frappes de la simplieite de son mecanisme , de sa puissance admirable, de I'elegance comme du bon gout du batiment qui la renferme. Mais alors un peu presses par le temps, nous n'avions que peu considere 1'ep- seml)le, sans entrer dans 1'examen des details, et

552 LAFAYETTE

cetait pour supplier a ce defaut d' in formation que nous y retournions une seconde fois avec le comite charge de Ja surveillance et des depenses de I'etablissement.

La maree se faisant sentir , dans la Delaware , Lien au-dessus de Philadelphie, il s'ensuit que les habitans de cette ville ne peuverit employer 1'eau cle la riviere aux usages culinaires , et qu'autrefois ils n'avaient d'eau potable que celle que leur fournissaient quelques citernes qui sou- vent tarissaient pendant les grandes sccheresses de 1'ete , ou ne fournissaient qu'un breuvage malsain , cause d'un grand nombre de maladies. Le rapide accroissement de Ja population rendit bientot indispensable la necessite d'obtenir de 1'eau d'une meilletire qualite et en plus grande quantite; une pompe a feu fut etablie sur les bords du Schuylkill. Gette poinpe, d'un entre- tien fort dispendieux et d'un service presque in- suffisant, etait Dependant encore la seule res- source d'une population de plus de quatre-vingt mille ames a la fin de 1818, epoque a laquelle le comite charge de Fapprovisionnement en eau (watering committee}, compose de citoyens distingues par leurs connaissances et leur amour du bien public , s'occupa des moyens de rein- placer 1'ancienne machine par une aulre plus puissante.et plus economique. Fair-Mount , sur la rive gauche du Schuylkill , parut le point le

EN AMERIQUE. 553

plus favorable pour Pexecution des projets du comite. La compagnie de navigation du Schujrl- kill ayant permis le barrage de la riviere pour obtenir une chute d'eau , a condition qu'un ca nal et des ecluses seraient construits aux 1'rais de la ville , sur la rive droite , aim que la naviga tion ne fut point interrompue, et MM. White et Gillingham ayant consent! a ceder , pour cent cinquante mille dollars , leurs droits sur le cours d'eau , le comite , affranchi de tout obsta cle, soumit ses plans au conseil de ville qui les approuva et vota de suite une somme de trois cent cinquante mille dollars pour le commen cement de leur execution.

Les travaux furent commences le 1 9 avril 1819, sous la direction du capitaine Ariel Cooley, et fu rent termines en quatre ans. A la vue des canaux qu'il a fallu ouvrir , des digues qu'il a fallu ele- ver , des reservoirs qa'oa a ete oblige de creuser a une grande profondeur clans le roc vif , on a peine a comprendre comment tant de choses ont pu etre faites en si peu de temps. L'argent, il est vrai , n'a pas ete epargne , mais 1'argent ne suffit pas toujours, on le sait bien chez nous, pour achever de grandes choses ; pour faire bien et promptement , il faut encore des agens probes, habiles , et nnirnes de 1'amour du bien public ; c'est ce qu'etait le capitaine Cooley^ qui malheu- reusement paya de sa vie le zele qu'il deploya

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dans Faccomplissement de ses devoirs. Expose sans cesse , ou aux ardeurs du soleil , ou a la fraicheur des nuits, il gagna une maladie mor- telle qui ne lui permit pas de jouir du fruit de ses travaux. Les habitans de Philadelphie regret- tent encore aujourd'hui en lui le bon citoyen et 1'artiste aussi habile que desinteresse.

Tel que nous 1'avons vu acheve , Tetablisse- nient hydraulique de Fair-Mount pent fournir tres-abondamment aux besoins de la ville, et ofFre aux amis des arts utiles un monument di- gne deleur attention. Lebatiment qui renferme les machines est coustruit en pierres dures d'une blancheur eclatante; il a deux cent trente pieds de long sur cinquante de large; son architecture est d'ordre dorique; la section inferieure est di- visee en douze compartirnens solidement voutes, propres a 1'emplacement de huit pompes aspi- rantes et refoulantes mises en action par des roues de quatorze pieds de diametre et de qua- torze pieds de large ; chaque extremite du bati- ment est terminee par un pavilion du meme ordre d'architecture , et servant, i'un aux assem- blees du comite, 1'autre au surveillant de 1'eta- blissement; des huit pompes, il n'y en a encore qne trois qui travaillent; elles portent a elles seules, dans le reservoir de distribution qui est a plus de cent pieds au-dessus du niveau de la riviere, pres de cinq millions de gallons d'eau

EN AMERIQUE. 555

par vingt-quatre lieures; cliaque roue fait treize revolutions par minute; elles sont a aubes per- pendicnlairesa la circonference , et tournent avec une regularite ourprenante. Leur construction est due aux talens de M. Drury Bromley, qui , dans cette circonstance n'est point reste au-des- sous de sa reputation d'habile mecanicien.

Les pompes sortent des ateliers de MM. Hush et Muhlenberg; elles sont en ibnte, ont seize pouces de diametre, et sont placees horizontale- nient d'apres les plans de M, Graff; leur jeu est si simple et si facile , que , lorsqu'elles sont en mouvement on n'entend pas le moindre bruit et on ne remarque aucun frottement. En general , toutes les parties de cet admirable monument de I'industrie americaine sont traitees avec le meme soin , et il est impossible de le visiter sans se sentir penetre d'admiration pour lous ceux qui ont contribue a sa conception et a son acbeve- ment. M. John Moore, charge de la maconne- rie, et M. Frederick Erdrnan, charge de la charpenterie , ne sont point restes en arriere de leurs collaborateurs , et tout le monde paie aussi un tribut de reconnaissance a la precision des calculs de M. Thomas Oaks, dans 1'evaluation et 1'application des forces necessaires pour obtenir, avec le moins cle frais possible, les resultats les plus avantageux.

La sornme totale des depenses faites pour la

LAFAYETTE

construction de cet e'tablissement s'eleve a qualre cent vingt-six mille trois cent trente dollars , dont linteret a cinq pour cent est de vingt-uri mille trois cent seize dollars. La depense an- nuelie pour salaire des ouvriers , reparations des machines, chauffage, huile, etc., est de quinze cents dollars seulement , ce qui, ajoute aux in- terets , ne fait qu'une sonime totale de vingt- deux mille huit cent seize dollars , pour distri- buer a la ville de Philadelphie pres de cinq millions de gallons d'eau par vingt-quatre heu- res. L'ancienne pompe a feu ne pouvait fournir qu'un million six cent mille gallons d'eau par vingt-quatre heures, et coutait par an trente mille huit cent cinquante-liuit dollars; pour lui eri faire fournir cinq millions de gallons, il aurait fallu depenser chaque annee une somme de soixante-un mille sept cent seize dollars au moins; on a done obtenu , par la construction de 3a nouvelle machine, une economic annuelle de trente-huit mille neuf cents dollars. A cet im mense avantage il faut en ajouter plusieurs au- tres encore non moins precieux , tels que 1'as- sainissement de la ville; 1'augmentatiori des ressources contre les incendies ; rembellissement des places publiques par des fontaines abon- dantes; la faculte pour chaque habitant d'avoir une coriduite d'eau dans sa maison pour la mo- dique somme de cinq dollars par an; enfin, la

EN AMERIQUE. 55?

faeilite d'etablir dans la vilta diverses usines on iabriques mues par des machines hydrauliques.

Tons ces details furent entendus avec un vif interet par le general Lafayette, qui exprinia sa satisfaction et son admiration , en disant que la machine hydraulique de Pbiladelpliie etait selon lui la parlaite image du gouvernement ameri- eain, clans lequel on trouve a la fois simp licit e, force et economic. Au moment ou il allaifc se retirer, M. Lewis, comme president, et au nom du comite, lui oiFrit un modele de la machine, et d'une section verticaie du batiment parfaite- ment execute en bois d'acajou ; le general le re- cut avec reconnaissance , et assura M. Lewis qu'il aurait un veritable plaisir a montrer a ses amis d'Europe cette preuve de la perfection des arts mecaniques aux Etats-Unis.

Quoique pendant toute la duree de notre se cond sejour a Philaclelphie la chaleur fut excessive, et que le thermometre de Fahrenheit marquat babituellement 98 degres , et qu'il niontat quel- quefois a 104, le general Lafayette n'en sortit pas moins chaque jour, soit pour assister aux reunions auxquelles il etait invite, soit pour aller visiter les environs de la ville , et sa sante n'en fut pas alteree un instant.

Ge fut le 20 juin que nous allames visiter ]e champ de bataille de Germantown et la Maison de Chew, sur les murs de laquelle se retrouvent

558 LAFAYETTE

encore cles traces de balleset de boulets qui prou- vent combien fut important le role qu'elle joua dans le combat qui se livra an tour d'elle. Apres avoir dejeune avec M. Benjamin Chew, proprie- taire de cette maison historique , le general con- tinua sa route jusqu'a Chesnut-Hill , en vue de Barren-Hill , ou le 20 mai 1778 il opera avec tant de bonheur et de succes la fameuse retraite qui commenca sa reputation de tacticien; de la il rentra a Germantown , pour y passer quelques instans avec les babitans , qui le prierent de vi- siter leur universite , ou les etudians le recurent avec entbousiasme. Nous trouvames parnii eux le jeune Fernando Bolivar, fils adoptif du libe- rateur ; le general Lafayette lui parla avec plaisir des esperances que les amis de la liberte et de rhumanite fondaienl sur le caractere de son oncle, qui jusqu'alors avait rnarche d'un pas ferme dans la carriere ouverte par Washington ; le jeune homme parut penetre de reconnaissance, et s'exprima de maniere a faire esperer que ce ne serait point inutilement qu'on 1'aurait envoye etudierles institutions politiques des Etats-Unis. Au moment ou nous allions quitter German- town , M. John Watson offrit au general un pre sent fort precieux par la nature des souvenirs qu'il reveillait ; c'etait une bolte formee de plu- sieurs pieces de differens bois, dont il raconla ainsi Tori gin e et Thistoire.

EN AM£RIQUE. 55g

«Le corps de la boite est fait d'un morceau » d'un noyer noir, vieil enfant de la foret qui )> autrefois couvrait le sol de Philadelphia. Con- » temporal* n des arbres qui preterent leur om- » brage a William Penn a ses compagnons, » il elevait encore en 1818, ses superbes rameaux )> en face de la salle ou fut declaree notre inde- » pendance.

» Le couvrercle se forme d'un assemblage de w quatre pieces differentes.

» La premiere est faconnee d'une branche » d'un arbre forestier , dernier survivant de ceux » qui virent creuser les premieres fondations de » Philadelphie. La vigueur qui anime encore sa » vieille vegetation, atteste la rapidite de 1'ac- )> croissement de la vil!e qu'il a vue naitre.

w La secondeest faite d'un morceau de cliene, » debris du premier pont construit en 1 683 , sur » la petite riviere du Canard. Ce morceau a ete » retrouve en 1823 , a environ six pieds au-des- » sous du sol actuel.

» La troisieme provient de 1'orme celebre sous » lequel Penn fit son premier traite avec Sliac- » kamaxum. II tomba de vetuste en 1810, mais » un de ses rejetons s'eleve aujourd'hui, plein de » vigueur, dans le jardin de I'hopital, et nos » concitoyens aiment a s'entretenir de son ori- » gine sous son ombrage.

)> La quatrieme rappelle des souvenirs plus

5 Go LAFAYETTE

» ancicus encore. G'est un fragment cle la pre- w niiere maisori elevee par des mains europeen- » nes sur le sol americain! G'est un morceau d'a- » cajou de 1'habitation construite et occupee, » en i4';6,par 1'immortel Colomb ! Honneur » au gouvernement haitien qui veille encore an- » jourd'hui avec soin a la conservation de ce pre- » cienx monument.

» Je vous ofire ces reliques avec confiance , eon- )> tinua M. Watson , persuade que je suis que » c'est avec interet que vous recevrez tout ce qui » se rattache aux souvenirs des premiers deve- » loppemens d'un peuple qui a recu tant de » preuves de votre amitie. »

Le general Lafayette fat en effet tres-flatte du present de M. Watson. II .le recut avec recon naissance et lui promit qu'il le placerait parmi les plus precieux souvenirs de son voyage. A ce premier present M. Watson en ajouta un autre , non moins precieux, c'etait un morceau de la fregate V Alliance , batiment de guerre ameri cain, sur lequel Lafayette avait traverse deux fois 1' Ocean pendant la guerre revolutionnaire.

Le 21, nous partimes de Pliiladelphie pour aller passer la journee dans Yetat de Schuylk'dl. Mais avant de parler des honneurs que le voya- geur y recut, je dois dire un mot de 1'histoire de cet etat :

« En 1781 quelques citoyens dc Philadelphia

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se reuuirent pour former une association dont le double but etait le plaisir et la bienfaisance. Us acheterent im vaste terrain pres des chutes du Schujlkill ; y construisirent une maison commode pour leurs reunions; elurent un gou- verneur, unconseil, un secretaire d'etat, un tre- sorier et un juge; prirent un sceau particulier, et se constituent colonie du Schuylkill. Plus d'un demi-siecle s'ecoula sans que 1'existence de la colonie fiit troublee par le plus leger accident ; cliacun de ses jours etait marque par des bienfaits, et la joie et la confiance etaicnt de tous les banquets periodiques qui reunis- saient les citoyens a la rneme table. Mais, sou- mise au sort oommun des etats qui tous ont leurs vicissitudes, la colonie du Schujlkill de- vait avoir aussi sa revolution. En 1783, a la suite d'un diner de plus de cinquante converts, la nation se souleva et se declara indepen- dante ; elle voulut revoir sa constitution , et la colonie du Schuylkill devint en quelques heu- res \etat republicain du Schuylkill , sans que la metropole fit la moindre tentative pour s'y opposer. Depuis ce temps la nouvelle repu- blique n'a cesse de croitre en force , en riches- ses ; ses plaisirs et sa bienfaisance ont suivi la meme progression; maitresse aujoureThui d'un territoire plus vaste, qu'elle a acquis par un traite avec un fermier , elle a transfers le siege ii. 36

LAFAYETTE

de sou gouvernement , c'est-a-dire ses filets, sa cuisine et sa cave , a trois miiles plus has , sous de frais ombrages qu'arrosent tou jours les eaux du Schujlkill. C'est la que le general Lafayette fut recu par les citoyens et les magistrals qui , en costume de pecbeurs, etaient venus Fatten- dre a la frontiere de Fetat. Dans une courte , mais eloquente harangue, le secretaire d'etat lui retraca 1'histoire de la republique, depuis sa fondation jusqu'au jour present , et termina en lui annovicant que le titre et les droits de ci- toyens lui avaient etc decernes a l'unanimite. Des que le general eut exprime son accepta tion et sa reconnaissance, on le revetit clu cos tume national , et, la tete ombragee du large chapeau de paille , il prit part aux occupations de la communaute. Ainsi que M. George La fayette et M. de Syon, je fus admis aux tra- vaux de la journee; peuple et magistrals, tout le monde se mit indistinctement a 1'ceuvre. Montes sur les bateaux de la republique, nous fimes une peche abondante, et a quatre lieures nous primes 'place au banquet apprete par nos mains. Jamais repas ne fut plus gai ni arrose de meilleur vin, et long-temps encore nous nous rappellerons les plaisirs et le bonheur que Ton goute dansi'etat du Schuylkill.

Les buit jours que nous venions de passer a Philadelpbie , conime en famille , avaient com-

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pletement repose le general; et, quoique la cha- leur continual a etre excessive, il se remit en route le 26 pour se rend re a Wilmington , oil mi grand nombre de Pensylvaniens et de Virginians 1'attendaient pour le conduire sur le champ de bataille de Brandy wine. Ce champ de bataille n'a point etc illustre par une victoire, comme on ]esait,mais son souvenir n'eu est pas moins cher aux Americains, qui se rappellent avec re connaissance le sang dont leurs peres et le jeune Lafayette Tarroserent pour la defense de leurs dvoits et dc leur independance. Heureux lc; pays dans lequel les evenemens sont plus ap- precies par leur influence sur les destinees de la patrie, que par Feclat du moment 1 Les homines qui preparerent 1'independance des Etats-Unis en se faisant battre a Bunker's-Hill et sur les bords de la Brandy wine , ne sont pas moins grands aujourd'hui aux yeux de la na tion que ceux qui raffermirent par la victoire de York-Town.

Au commencement de septembre 1777, le general Howe , a la tete de dix-lmit mille hom ines de 1'armee anglaise, s'etait embarque sur la flotte commandee par son frere , et avait quittc New- York sans qu'on cut pa connaitre exacte- ment le but de son expedition. Quelques jours apres on apprit qu'il avait remonte la Chesapeak et debarque a Head of Elk , pour se porter sur

36.

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Philadelphia Aussitot Washington traversa cetle capitale de la Pensvlvanie, ou siegeait le con- gres , se porta a la rencontre de 1'ennemi, et li- vra quelques combats entre le point de debarque- ment et un petit ruisseau appele la Brandywine, derriere lequel Farmee americaine, bien infe- rieure en nombre et presque toute composee de milices, vint prendre position. Elleavait devant elle le guede Chadsford, ou Ton presumait que se livrerait la bntaille; niais le general Howe, laissant un corps devant ce gue pour couvrir sa mano3iavre , marcha par la gauche pour passer uri autre gue sur la droite des Americains. Ce mouvement fut d'autant plus difficile a recon- naitre, que les bords de la riviere etaient tres- boises, et que, par une singuliere fatalite, les deux chemins paralleles qui conduisaient aux deux gues portaient le meme nom , en sorte que les rapports faits a Washington , par ses cou- reurs , quoiqu'en apparence contradictoires , etaient cependant egalement vrais. Gette confu sion de noms jeta le general americain dans une cruelle incertitude; il hesita trop long- temps sur le parti qu'il avait a prendre , et perdit un temps precieux pour 3a victoire. S'il cut pu etre mieux instruit des naouvemens de 1'ennemi, il aurait certainement passe le gue qui etait de vant lui , aurait culbute la division anglaise qui etait restee a Chadsford , sous les ordres de

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Kriipphauzen , et serait ensuite tombe brusque- nient sur ie corps du general Howe, qui , surpris dans sa marche de flane , aurait eu bien de la peine a eviter une entiere defaite; mais 1'occa- sion passa rapidement, et bientot quelques coups de fusils tires sur sa droite, apprirent a Washing ton tout le danger de sa situation. Heiireusement il avait fait prendre position en arriere du second gue a trois brigades commandees par Sullivan et Sterling; ces trois brigades soutinrent vigou- reusement 1'attaque, et arreterent un instant les- Anglais par un feu tres-meurtrier ; mais leu-r ligne ayant ete debordee a droite et a gauche par des forces superieures , les ailes plierent. Le centre continuaa faire bonne contenance xnalgre la grele de mitraille qui Fecrasait ; mais enfin ce centre s'ebranla Jui-memc, et all ait battre en re- traite , lorsque le jeune Lafayette, qui , malgre son brevet de major, servait encore comme sim ple volontaire aupres du general en chef, s'e- lanca a bas de son cheval, et vint se placer, Tepee k la main, a la tete d*une compagnie de grena diers qui , ranimee par cet aete de vigueur , tint ferme encore quelques instans. Bientot Lafayette recut un coup de feu au-dessous du genou, et fut oblige de se retirer aussi avec ses grenadiers; mais il avait deja recueilli le fruit de son devoue- ment; il avait donne le temps a Washington d'accourir avcc la division du general Greene , et

LAFAYETTE

de retablir 3e combat sur une secoude ligne. La , on se battit avec acharnemeiit de part et d'au- tre, et Ton vit 1'etonnant spectacle de milices se ralliant apres uri premier echec et attendant de pied ferrne nri ennemi superieur en nombre el en discipline. L'issue de ce second combat etait encore douteuse, lorsque tout a coup Wa shington apprit que le gue de Chadsford etait force, et queKnipphausen allait tornber sur son flanc gauche; il s'empressa alors d'operer sa re- traite sur Chester , oil il arriva le soir avec toute son arm ee.

La bataille etait perdue, inais les Anglais avaient paye cher Jeur victoire , et les Ameri- cains venaient d'augmenter leur force morale par leur defaite meme. Dans cette journee La fayette avait scelle de son sang son alliance avec les principes pour lesquels il avait traverse I'O- cean, et venait de s'assurer pour jumais la recon naissance (Tune nation chez laquelle les senti- mens genereux survivent aux generations.

G'etait encore pour exprimer cette reconnais sance a leur vieil ami , que les soldats revolution- naires de la Pensylvanie et de la Virginie s'e- taient reunis avec leurs en fans pour conduire Lafayette sur le champ de bataille de Brandy- wine. Le 26 juillet nous quittames Chester avec un nouveau cortege, a la tete duquel figuraient les deux plus vieux ofliciers revolutioanaires des

EN AMERIQUE. 56?

comtesvoisins,leco]onelMac-Cleanetlecapitaine Anderson. De nombreux corps de milices nous avaient precedes et etaient alles prendre position sur 1'ancien campement de 1'armee americaine, ou Ton trouve encore les traces d'une ancienne redoute. II etait environ midi lorsque nous arri- vames sur les bords de la Brandy wine, que nous devions traverserau point meme ou, nous avait- on dit, 1'armee 1'avait passee; mais,en appro - chant du ruisseau, le general Lafayette jeta un coup d'ceil sur le terrain environnant, et dit : « Ce » ne peut pas etre ici que nous pass^mes en 1 777, » ce doit etre un peu plus haut. » On reconnut en effet que le passage s'etait efFectue au-dessus du point ou nous nous trouvions. Cette justesse de coup d'ceil et cette fraicheur de memoire ex- citerent au plus haut degre 1'admiration des nombreux temoins.

A Chadsford , le general apprit qu'un de ses

compagnons d'armes , Gedeon Gil pin, chezlequel

il avait passe la nuit la veille de la bataille, etait

maintenant retenu au lit par 1'age et les infirmi-

tes, et se desesperait de ne pouvoir joindre ses

llvmmages a eeux de ses concitoyens ; il s'em-

prest. fte se ren(|re aupres du vieillard, qu'il trouva

entoul%Lde sa famille. Gedeon Gilpin, nialgre

son extretiN affai]3}issernerit ? ]e reconnut aussitot

qu il entra , ^ |u« temo^na ? par &es larmes de

reconnaissance . d'attendrissfement , combien

568 LAFAYETTE

cette visile repandait de charm e et d'adoucisse- ment sur ses demiers instans.

En arrivant sur le champ de bataille , le ge neral reconnut success! vem en t et nous indiqua lui-meme tous ]es points principaux sur lesquels les deux armees avaient manoeuvre et comhattu le 1 1 septembre 1777 , et ses souvenirs ne 1'ega- rerent pas un seul instant. Arrive a 1'endroit ou s'etait livre le premier combat, et ou il avait ete blesse, il s'arretaun instant; ses anciens corn- pa gnons se presserent an tour de sa voiture , et les milices defilerent devarit 3ui aux cris mille fois repetes de vive Lafayette! Pendant toute cette scene q.ui lui causa une profonde emotion , et que sa modestie chercha plusieurs fois a abre- ger, il ne parla a eeux qui Tentouraient que de la presence d'esprit que Washington avait mon- tree dans cette fatale journee du 1 1 septembre, et du courage aveclequel les soldats et les offi- ciers Tavaient seconde ; mais c'etait en vain qu'il rappelait les noms cles plus illustres chefs,, et qu'il leur attribuait toute la gloire d'avoir sauve 1'armee, on lui repondait en lui rnontrant lesol qu'il avait arrose de son sang, et la vue monument indestructible exaltait an plr degre la reconnaissance des nombrer* sPecta- teurs qui 1'accompagnaient.

En prolongeant notre promerae Par ^a route par laquelle les Anglais avaie conduit leurpre.

EN AMERIQUE. $69

miere attaque , nous arrivames a la maison de M. Samuel Jones ; elle avait ete occupee quel- ques instans par le general Howe pendant la ba- taille, et porte encore des traces du feu bien dirige de Fartillerie americaine. A la suite de 1' elegante collationofFertepar M. Jones, on nous distribua quelques projectiles et debris d'armes ramasses sur le cliamp de bataille , et nous re- tournames avec ces precieuses reliques a West- Chester , ou nous achevames la journee au milieu de nouvelles fetes preparees par les citoyens.

Dans les recits multiplies que j'ai faits des fetes publiques auxquelles j'ai assiste pendant mon sejour aux Etats-Unis , on a du etre frappe de cette union ccnstante des idees religieuscs et des sentimenspatriotiques,qui caracterise si for- tementles citojensde cette republique ; mais ce qui n'est pasmoins digue deremarque, c'est que leur religion , degagee depratiquesminutieuses, ressemble autant a un sentiment que leur amour de la liberte ressemble a une croyance. Chez eux un orateur politique ne termine jamais un dis- cours d'apparat sans invoquer ou sans remercier la puissance divine, de meme qu'un ministre des autels,on montant en chaire, commence toujours par rappJer a ses auditeurs leurs devoirs comme citoyens , et |e bonheur qu'ils out de vivre sous de sages institujODSi Aussi peut-on dire que ce melange de morSo politique et de theosophie

5;0 LAFAYETTE

repand sur toutes les actions des Americains une teinte de gravite et de profonde conviction dont le charme et 1'influence sont inexprimables. Ainsi comment entendre, par exemple, cette invoca tion si simple , si touchante du reverend William Latta , sans etre profondement emu et sans unir sa pieuse reconnaissance a la sienne?.... Nousallions prendre place au banquet offert a 1'hote national paries citoyens de West-Chester, lorsquele pre sident du jour , remarquant qu'un ministre de 1'Eglise se trouvait au riombre des convives, il le pria de vouloir bien dire le benedicite. Le reve rend William Latta prononca aussitot la bene diction, a laquelleilajouta les paroles suivantes:

« Dieu tout puissant, notre pere celeste ! nous » te rendons grace des bienfaits dont tu as com- » ble la nation americaine , et dont ce jour nous » retrace le souvenir. Nous te rendons grace » d'avoir verse dans le sein de nos peres Tarn our » pur de la liberte, et de leur avoir inspire , pen- » dant notre enfance , le desir et la force de la » conquerir. Nous te rendons grace de ce que » ce meme esprit fut porte sur une terre loin- » taine,et de ce que tu mis dans le coeiK de » Tetranger , dont nous felons aujourd'ln*'Ja » sence, le desir d'epouser notre fortjne et » dangers ; de ce qu'au milieu des -preuves au-x- » quelles il a ete expose , tu ^ epargne sa vie » precieuse pour lui permet*-6 ? aPrcs un demi-

EN AMERIQUE. 67 I

» siecle , de rcvoir notre pays , d'y recevoir les )> tributs d'admiration du peuple, et d'y recon- » naitreles fruits de cette independance qu'il a » si puissamment concouru a fonder ! »

Un comite de la ville de Lancastre etait venu chercher le general Lafayette jusqu'a Chester, que nous quittamesle 27 , apresy avoir pris conge d'nn grand nombre de soldats de 1776, qui ne purent recevoir le dernier adieu de leur ancien general sans repandre des larmes.

Je crois avoir cleja signale ce fait tres-remar- quable, qu'au sud comme au nord, a Test comme a 1'ouest des Etats-Unis, nous avions rencontre des hommes de mocurs et de langages differens , regis a leur coramun avantage par un meme gou- verriement democratique , et vivant en bonne harmonic, au sein du bonheur prive et de la prosperity publique, sous 1'egide des memes insti tutions. De cette observation nous avions du con- clure naturellementque ni la grandeur d'un etat, 11 i la difference des mceurs des habitans de ses provinces ne sont un obstacle a 1'etablissement et a radministration du gouvernement republi- cain , qui se base sur une egale appreciation des interets de tous. Rien peut-etre n'etait plus pro- pre a confirmer le general Lafayette dans cette opinion , que la vue de Lancastre et du comte du meme nom , oul'on trouve une reunion complete des hommes de tons les points de 1'Amerique et

672 LAFAYETTE

de 1'Europe, presque tousde diffe'rens cultes reli- gieux , mais tous egalement attaches aux sages institutions qui les regissent.

Je ne decrirai point les fetes que les ci toy ens de Lancastre offrirent a leur hote et a leur ami, quoiqu'elles ne 1'aient cede ni en magnificence , ni en cordialite , a celles des villes les plus consi derables de 1'Union. Mais je ne veux point cepen- dant passer sous silence les faits qui , par leur nature, peuvent servir a faire connaitre 1' unite de sentimens et de principes qui caracterise toutes les classes de la nation americaine; en consequence, je rappellerai ici la demarche du clerge de toutes les communions de la ville et des campagnes voisines , qui , a la nouvelle de 1'arrivee du general , se reunit spontanement , et vmt joindre ses patriotiques felicitations a celles des autres citoyens. La parole fut portee par le doyen des ministres religieux , au nom de toutes les communions , sans distinction de denomina tion. Si je rapportais ce discours , il donnerait un nouveau poids a ce que j'ai avance plus haut sur le caractere du clerge americain ; mais il me suflira , je crois, de rapporter seulement le passage de la reponse du general, dans lequel cette opinion est exprimee avec une force et une precision qui ne laissent aucun doute sur sa conviction.

« Je reeois , » repondit-il , « avec uneprofonde » reconnaissance, les temoignages d'estimeetde

EN AMERIQUE. » bonte que les ministres de la religion , dans « cette ville et les lieux environnans , ont bien » voulu me dormer , et que vous m'exprimez , » monsieur , d'une maniere si toucharite. Dans » mon heureux voyage , j'ai souvent eu 1'occasion » d'observer la veneration qu'inspire leclergede )> toutes les denominations, dont les membres, w apotres desdroitsde 1'homme, sontlesorganes » toujours consequens d'une religion ordinaire- » ment fondee sur les principes de liberte et d'e- » galite, et sur 1'election des ministres evange- » liques par le peuple. »

En quittant Lancastre , nous nous rendimes a Port-Deposite , sur les bords de la Susquehanna, ou nous trouvames une deputation de Baltimore, avec laquelle nous nous embarquames pour nous rendre dans cette derniere ville. Chemin faisant nous visitames le Havre-de-Grace , petit bourg situe au point ou la Susquehanna se jette dans la baie de la Chesapeak. Nous ne nous y arretames que quelques heures , et nous continuames notre navigation que le beau temps favorisa, et qui fut abregee encore par les plaisirs que nous goutames a bord. Du haut de notre navire nous voyions se deployer sous nos yeux les belles plaiues et les riches coteaux du Maryland ; nos compagnons de voyage, presses autour de Lafayette, lui mon- traient au loin les champs clans lesquels il com- battit autrefois pour leur independance, et de

LAFA\ETTE

distance en distance, sur le rivage , des groupes de citoyens attires par le bruit des airs nationaux qui retentissaient a notre bord , temoignaient, par de frequentes acclamations , la joie que leur faisait eprouver la presence du fils adoptif de leur pa trie.

Le soleil etait deja couche depuis long-temps lorsque nous arrivames a Fembouchure de la ri viere Patapsco , et ce ne fut qu'a m limit que nous abordames les quais de Baltimore. Malgre cette beure avancee, un grand nombre de personnes attendaient Tarrivee du navire , et a son debar- quement , le general Lafayette se trouva au mi lieu (Tune foule amie. Mais au moment ou il mettait pied a terre, une afFreuse lueur eclaira tout a coup le port , et au sud de la ville nous vimes cles flammes s'elever jusqu'au ciel... Aussi- totle cri sinistre: Aufeu I aufeu ! retentit dans toutes les rues , et les citoyens effrayes se preci- piterent liors de leursmaisons. Jaloux de pouvoir ofFrir les premiers secours , nous laissames le ge neral aux soins de deuxmembres du comite, qui remmenerent malgre lui a Tbotel qui lui etait prepare , et nous courumes de toute la vitesse de nos jambes vers le lieu de l'incendie; mais nous trouvames que nous avions etc devances de beau- coup par quatre pompes qui deja etaient eri pleine activite ; d'autres pompes arrivaient de toutes parts , conduites par de jounes volontaires ,

EN AMERIQUE. 5^5

et prenaient place a cote des premieres , et cela avec une telle promptitude , que , quoique le feu eut eelate dans un magasin de bois de construc tion , les flammes ne tarderent pas a etre mai- trisees , et pen apres completement eteintes. Keduits , malgre nous , au role de spectateurs inn tiles, nousrentrames chez nous a deux heures du matin, penetres d'admiration pour le zele et Fhabilete des jeunes pompiers volontaires de Baltimore.

5;6 LAFAYETTE

CHAPITRE XVI.

RETOUR A WASHINGTON. CARACTERE DU NOUVEAU PRESIDENT.

VISITE A L'EX-PRESIOENT DEVENU CULTIVATEUR ET JUGE DE

PAIX. LE GOUVERNEMENT OFFRE A LAFAYETTE UN BAT1MENT

DE L'E'TAT POOR RETOURNER EN FRANCE. PRESENS OFFERTS A

BOLIVAR PAR L'lITTERMEDlAl RE DE LAFAYETTE. NODVEL HOM-

MAGE DE LA VILLE DE NEW-YORK. ADIEUX DU PRESIDENT A

L'HOTE DE LA NATION. DEPART DE WASHINGTON-CITY.

PASSAGE A BORD DE LA BRANDYWINE. TRAVERSES. TE'ttOI-

GNAGES D'ATTACHEMENT ET DE RLGRETS DBS MARINS DE LA BRANDYWINE A LAFAYETTE. RECEPTION AU HAVRE. QUELQUES

HEDRES A ROUEN. RECEPTION DE LAFAYETTE A LA GRANGE PAR LES HABITANS DE SA COMMUNE.

APRES avoir pris deux jours cle repos a Balti more, nouspartimes pour Washington-City. Le general Lafayette desira qu'aucun appareil ne marlquat son depart, et les ckoyens , toujours empresses a satisfaire ses desirs , se contenterent de veriir le soir recevoir ses adieux et lui offrir 1'expression de leurs regrets. Cette ceremonie dura plusieurs heures, et laissa dans nos coeurs I'em- preinte d'une profonde melancolie. Le icr. aout nous nous mimes en route avec deux membres du comite de la ville. A quelques inilles de Wa shington, nous rencontrames une voiture elegante

AH) AMIS

EN AM&RIQUE. 677

qui s'arreta pres de la notre; un jeune homme en descendit et demands le general Lafayette. C'etait le fils aine du nonveau president , M. Adams; il etait envoye par son pore au-de* vant de 1'hote national , pour lui annoncer qu'il avait sollicite et obtenu des citoyens de la me- tropole la permission de lui offrir un logement dans sa inaison. Le general accepta Finvitation pour lui et ses compagnons de voyage , passa dans la voiture du jeune Adams, et nous conti- nuames notre route. Nos deux membres du co- mite de Baltimore n'avaient point prevu cette €ircoustanee,etelleles jetait dans un assez grand embarras. Partisans zeles du general Jackson, ils s'etaient prononces avec eclat centre M. Adams au moment de son election ; celui-ci ne 1'avait point ignore, et aujourd'hui il leur paraissait dif ficile de se presenter chez lui sous les auspices da general Lafayette , sans s'exposer a passer pour des homines qui voulaiect faire amende hono rable. Ils prirent done le parti de se separer de nous en entrant en ville , et d'aller loger a Fau- berge. Pendant les debats electoraux , j'avais sou- vent entendu les adversaires de M. Adams lui reproeher des habitudes aristocratiqucsqu'il avait contractees, disait on , dans les cours etrangeres ou il avait passe de longues annees. Cette accu sation me paraissait bien en opposition avec ce que j'avais vu et ce quo j'ai rapporte de sa con-

3

578 LAFATETTE

cluite sur le bateau a vapeur qui nous avait con duits de French town a Baltimore ; mais entin , a force de T entendre dire , je commencais a crain- dre qu'avec Texercice du pouvoir il ne lui fut venu ce qu'en Europe nous appelons des manieres de prince; aussi fus-je bien agreablement surpris lorsqu'en arrivant a Washington -City je recon- nus que le president n'avait pas change. Nous trouvames M. Adams a la place de JVI. Monroe, il est vrai ; mais Thomme public etait encore le meme. La simplicite des domestiques , le facile acces de la maison ne nous pa ru rent pas avoir subi la moindre alteration , et dans 1'accueil que nous fit M. Adams nous retrouvames toute la cordialite de son predecesseur.

Le president sut bientot pourquoi nos com- pagnons de voyage ne s'etaient point presentes chez lui, et il s'empressa de leur envoyer une invitation a diner , qu'iJs accepterent sans hesita tion et sans embarras, comme des hommes qui tiennent compte de la politesse qu'on leur fait , mais qui ne croient point s'engager en la re- cevant.

Les logemens que le president nous a>oit pre pares dans sa maison etaient simples, mais com modes et de bon gout. Jaloux de faire gouter au general Lafayette le repos dont i] supposait qu'il devait avoir besoin apres tant et de si longs voyages, apres tant d'emotions diverses et pro-

EN AMERIQUE. 679

fondes, il se renferma avec nous dans la vie privee. Seconde par madame Adams , ses deux ills et deux de ses nieces, il nous fit gouter, si je puis m'exprimer ainsi , les douceurs de la vie de fa- mille. Rarement, pendant les premiers jours, nous vimes s'asseoir avec nous a la table ou au foyer domestique, plus de deux ou trois personnes a la ibis, et c'etaient pour 1'ordinaire quelques- uns cles officiers du gouvernement, qui, apres avoir travaille toute la journee avec le president, etaient retenus par lui a diner et aux conversa tions intimes de la soiree. Ce fut pendant ce temps, qui s'ecoula trop rapidement, queje pus apprecier le caractere de M. Adams , que je ne connaissais alors que par les eloges de ses amis et les attaques de ses adversaires. Je trouvai que les premiers n'avaient etc que vrais , et que les se conds s'etaient laisse egarer par 1'esprit de parti. II est difficile d'avoir 1'esprit mieux cultive et plus juste que le successeur de M. Monroe. Les beaux reliefs du Gapitole , a la composition des- quels il n'est pas etranger ; un traite des poids rt mesuresecritparlui ; etde nombreuses missions diplomatiques qu'il a remplies avec distinclion, temoignent de son gout dans les arts, de la jus- tesse de son esprit dans les sciences , et de son habilete en politique. Quant a 1'accusation d'a- ristocratie portee contre lai par quelques-uns , elle est suffisamment repoussee par la simplicite

37.

58o LAFAYETTE

de ses moeurs, que n'a point alteree son eleva tion a la premiere magistrature de la republique. Cependant chaque jour le general Lafayette preparait son retour en Europe, mais avant de quitter le sol americain il voulait revoir encore quelqucs uns de ses \ieux amis de la Virginie; il voulait surtout aller embrasser et remercier celui qui, comme chef de Fetat, 1'avait recu au siege du gouvernement, et qui, aujourd'hui, ren- tre dans la vie privee, continuait a donner a ses concitoyens 1'exemple de toutes les vertus en cultivant son modeste patrimoine. Le general en parla au president Adams, qui lui ofFrit tie 1'accompagner dans cette visile , en disant « qu'il » saisissait avec empressement cette occasion » d'alier ofFrir a son predecesseur son tribut de veneration et d'attachement. » Le6aout,jour fixe pour ce voyage, nous primes Ja route qui conduit a Oak-Hill , retraite de M. Monroe , a trente-sept milles de Washington. M. Adams prit dans sa voiture le general Lafayette, M. George Lafayette et un de se amis ; je montai dans un tilbury avec le fils aine du president, et nous quittames ainsi la vilie sans suite et sans escorte. Arrives au pont du Potomac nous nous arretames pour payer le droit de passe. Le re- ceveur, apres avoir cornpte les personnes et les chevaux, recut du president la somme fixee par le tarif, et nous repar times aussitot ; mais a

EN AM&RIQUE. 58 r

peine avions-nous fait quelques pas que nous en- tendimes crier derriere nous : « Monsieur le pre- » sident! Monsieur le president ! vous m'avez » donne onze sous de moinsl... » et nous vimes arriver le receveur, tout essouffle, tenant dans sa main 1'argent qu'il venait de recevoir , et iri- diquant 1'erreur contre laquelle il reclamait. Le president i'ecouta attentivement , recom- menca le compte avec lui , et tomba d'accord qu'il lui devait encore onze sous ; au moment ou ii mettait la main a sa poche pour les payer, le receveur reconnut le general Lafayette dans la voiture , et voulut rendre le prix de son passage , en declarant que tous les porits et toutes les bar- rieres etaient libres pour Thole de la nation ; mais M. Adams lui fit observer qu'aujourd'hui le general Lafayette ne voyageait point d'une maniere oflicielle, comme hole national, mais simplement comme ami du president, et qu'^ ce titre il n'avait droit a aucune faveur. Ce rai- sonnement parut justo au receveur, qui se retira en emportant 1'argent, Ainsi, pendant tout le conrs de ses voyages dans les Etats-Unis, le ge neral ne fut soumis qu'une seule fois a la regie commune des peages, et ce fut precisement le jour ou il voyageait avec le chef de 1'etat, cir- Constance qui , dans tout autre pays , lui cut pro- bablement conferele privilege de ne point payer. Nous n arrivames k Oak-Hill que le lendemaio

582 LAFAYETTE

de notre depart de Washington. Nous trouva- nies 1'ex - president des Etats-Unis, devenu cultivateur, commodement etabli avec toute sa famille, dans une jolie maison presdesa ferine, surveillant Jui-meme ses travaux d'agriculture, et s'oceupant de ['amelioration de sa propriete delaissee depuis long -temps pour les interets publics. Quelques amis de M. Monroe s'etaient reunis pres de lui pour 1'aider a recevoir le ge neral Lafayette. Nous passames trois jours avec eux ; alors les habitans de Leesburg , pelite ville du voisinage , vinrent avec les milices du comte de Lundun , chercher Fhote national pour le faire assister aux fetes qu'ils lui avaient preparees. Le president, Tex - president et ]e chef de justice des Etats-Unis, Taccompagnerent , et recurent leurpartdes hommages populaires; mais il etait facile de recorinaitre que ces hommages leur etaient accordes plutot a cause de la veneration qu'inspiraient leur vertus , que par rapport aux titres dont ils etaient revetus.

Apres les fetes de Leesburg et du comte de Loudun , nous revlnmes a Oak-Hill , ou nous primes conge de M. Monroe pour retouruer a Washington. Desirant faire ce voyage en un jour, nous partimes de grand matin , mais nous eumes bientot lieu de nous repentir de cet arrange ment; vers deux heures, la chaleur devint si ac- cablantc, qu'un des chevaux de la voiture de

EN AMfiRIQUE. 583

M. Adams tomba frappe d'un coup de sang. Ce tut en vain que le cocher tenta de lui sauver la vie par d'abondantes saignees , en quelques mi nutes nous le vimes expirer dans le fosse au fond duquel il avait roule en tombant. Des que Tac- cident s'etait nianifeste, nous avions tous mis pied a terre pour aider a relever le clieval , rnais le voyant mort , nous primes place sur 1'herbe, autour de son corps , pendant qu'un domestique allait en chercher un autre au plus prochain village. Des voyageurs passaient a chaque instant a cote de nous , et jetaient un regard de curiosite sur ce groupe dans lequel pas un seul ne soup- conna la presence du premier magistral de la republique , et du fils adoptif d'une grande na tion.... Un nouveau clieval nous ayant ete ame- ne , nous reprimes notre voyage , mais le retard que nous avions eprouve par cet accident , nous fit arriver a Washington bien apres le cou- eher du soleil , ce qui nous empecha de visiter les chutes du Potomac, pres desquelles nous repas- sames le fleuve. On les dit d'un tres-bel effet ? quo! que peu elevees.

Peu de jours apres nous quittames encore une fois la capitale pour faire une derniere tournee dans la Virginie. Gette fois nous vkitames Albe- marle , Culpepper , Fauquier , Warrenton et Buckland. Quoique dans toutes ces villes les pas du general Lafayette fussent marques par des

584 LAFAYETTE

fetes populaires, il ue pouvait se defendre d'uii sentiment penible, en songeant que dans quel- ques jours il allait s'eloigner peut-etre pour ja- maisdecette contrec qui renfermait tant d'objets de son affection. A Albemarle nous fumes re- joints par M. Monroe, que nous Irouvames re- vetu d'un nouveau caractere public. Fiddle a cette doctrine , qu'un eitoyen se doit toujours tout enlier au service de son pays, il n'avait pas cru que son litre d'ancien president de la republi- que, le dispensat d'etre encore ulile a scs conci- toyecs, et il avuit; accepte les fbnctions cle juge de paix de son comte. auxquelles 1'avaient appele les suffrages et la confiancede ses voisins. M. Ma- disson avail aussi quitte sa retraile de Montpel- lier, et nous rejoignit surla route de Monticello, ou le general voulut aller preodre conge de son vieil ami Jefferson, que i'affaihlissement de sa sante relenait niaintenautdausun ponible repos. La reunion , a Monticello, detroisbomnies qui, par leur elevation successive a la supreme ma- gislralure de 1'etat, avaient donne a leur patrie vingl-qualre annees de bonbeur et de gloire, et qui maintenantlui offraient 1'excmple des vertus privees , etait un assez puissant motif pour nous iaire desirer d'y rester plus long-temps, mais des devoirs indispensables rappelaieut le general Lafayette a Wasbington , et il dut pi endre conge tie ses amis, Je n'essaierai point de peindre k

EN AMfiRIQUE. 585

tristesse qui presida a celte cruelle separation qui ne pouvait trouver d'adoueissement dans 1'espoir que laisse ordinairement la jeunesse, oar ici les liommes qui se disaient adieu avaient tous fourni une longue carriere, et bientot 1'ini- 111 en site de FOcean allait ajouter encore aux dif- flcultes do se revoir.

Un des premiers soins de M. Adams, en arri- vant a la tefce de 1'administration , avait ete de determiner le general Lafayette a accepter le service d'un bailment de 1'etat pour retourner eri France. Ce bailment, construit sur leschantiers de Washington, avait ete lance a 1'eau vers la iin de juin , et devait etre equipe pour les pre miers jours de septembre, epoque fixee par le general pour son depart. « II est d'usage dans » notre marine, » lui ecrivit le president , « de » designer nos iregates par des nonis de rivieres » des Etats-Unis ; pour nous conformer a cet » usage, et 1'accorder avec le desir que nous » avions de perpetuer un nom qui nous rappelle » cet evcnement de notre guerre revolutionnaire, » dans leqnel vous avez scelle de votre sang votre )> devouement a nos principes , nous avons » donne le com de Brandy wine a la fregate qui » vient d'etre aclievee , et a laquelle nous con- » fions 1'honorable mission de vous rendre aux » voeux de votre pa trie et de votre famille. Le » commandement de Li Brandywine sera donne

586 LAFAYETTE

« au capitaine Charles Morris, un des officiers » les plus distingues de notre marine , qui a » 1'ordre de vous debarquer , sous la protection » de notre pavilion , dans celui des ports de » 1'Europe qu'il vous plaira de designer. » Cette invitation etait trop honorable , et faite avec trop de clelicatesse , pour que le general La fayette put hesiter un seul instant a 1'accepter; aussi s'empressa-t-il a reveriir a Washington exprimer sa reconnaissance au president , et se concerter avec le capitaine Morris sur le jour du depart, qui futfixeau 7 septembre. Quand cette determination fut connue , on vit accourir de toutes les villes environnantes un grand nombre de citojens qui voulaient recevoir les derniers adieux de I'hote de la nation , et toutes les auto- rites constitutes de la capitale deciderent qu'elles iraient solennellement prendre conge de lui. Depuis cet instant , jusqu'au jour de notre embar- quement , le general consacra tout son temps u des devoirs d'amitie et a repondre aux invita tions qui lui avaient ete faites par beaucoup de villes que le temps et re'loignement ne lui avaient pas permis de visitor.

Le bruit des exploits de Bolivar, combattant pour la liberte et 1'independance des republiques de I'Amerique du sud, retentissait alors clans les Etats-Unis, dont les citoyens applaudissaient avec transport a son patriotisme republicain ,

EJM AMEIUQUE. $87

encore pur de tout soupcori. M. Gustis 1, dont Fame ardente est toujours prete a sympathiser avec tout ce qu'il y a de grand et de genereux , concut le projet de dormer au libcrateur un temoignage de son admiration, en lui faisant accepter un beau portrait du general Washington et une medaille d'or pur qui avait ete decernee au grand citoyen , par la nation americaine , a la fete de 1'independance; mais il avait pense que ces presens , quoique deja bien precieux par leur origine, acquerraient cependant encore un plus grand prix en passant par les mains du veteran de la liberte dans les deux mondes , etle general La fayette consentit avec plaisir a la demande qu'il lui fit d'etre son interprete aupres du liberateur. Le 2septembre, M. Villenilla -, membre de la legation envoyee de Golombie au siege du gou- vernement federal des Etats-Unis , vint recevoir ces presens de la main de Lafayette , qui les lui remit avec la lettre suivante pour Bolivar.

« Washington-City, ier. septembre i8a5.

» Monsieur le president liberateur ,

» Mon devouement religieux et filial a la me- » moire du general Washington ne pouvait etre

1 Le meme dont j'ai deja parle ; on se rappelle qu'il fut eleve a Mont-Vernon , comme fils adoptif de Wa shington.

LAFAYETTE

» mieux appreeie dans sa famille que par 1'hono- » rable commission dont je me tronve aujour- » d'lmi charge. En reconnaissantrexacteressem- » blance du portrait, je suis lieureux de penser » que de tous les hommes existans , et me me de » tousles hommes de Ihistoire, ]e general Boli- » var est celui a qui mon paternel ami cut pre- » iere 1'oflrir. Que dirai-je de plus au grand )> citoyen que 1'Amerique meridionale a salue du » nom de liberateur , nom confirm e par les deux » mondes, et qui, done d'une influence egale a » son desinteressement , porte dans son coeur » Fa m our de la liberte sans aucune exception , » et de la republique sans aucun alliage? Nean- » moins les temoignages publics et recens de » votre bienveiliance et de votre estime, m'auto- » risent a vous presenter les felicitations person- » nelles d'un veteran de la cause commune, qui, » pret a partir pour un autre hemisphere, sui- )> vra de tous ses vceux le glorieux achevement » de vos travaux , et cette solennelle reunion de » Panama , ou vont 6tre consolides et completes )> tous les principes et tous les interets de 1'inde- » pcndance , de la liberte et de la politique

» americaine 1,

1 Si nous ne sommes pas trompes sur la nature des evenemens qui sont survenus dans la Colombie , et sil est malheureusement vrai que Bolivar soit sorti de U cir-

EN AMfiRIQUK. 689

Le 6 septernbre , jour anniversaire de la nais- sauce du general Lafayette , le president donna un grand diner , auquel furent invites tous les officiers du gouvernernent et un grand nombre de personnes de distinction qui se trouvaient a Washington. Dcja tous les convives etaient reu- nis, et on allait se mettre a table , lorsqu'on an- nonca 1'arrivee d'une deputation de la ville de New- York. Elle venait , au nom du conseil mu nicipal , ofFrir au general Lafayette un livre dans lequel sont consignes tous les actes et tous les

riere qu'il avait si glorieusement commencee, pour entrer dans celle de 1'usurpation et du despotisme , il faut con- venir que 1'erreur de ceux qui mettaient en lui leurs esperances de liberte pour les me'ridionaux du JVouveau- Monde , etait bien naturelle et bien excusable. Voici en quels termes il repondait alors aux felicitations et aux encouragemens de Lafayette.

Lima, 16 mars 1826.

» Monsieur le general ,

» Je viens d'avoir 1'honneur de contempler pour la » premiere fois les caracteres traces par votre main bieri- » faitrice du Nouveau -Monde. Je dois ce bonheur a » M. le colonel Mercher, qui m'a remis votre honorable » lettre du i3 octobre de 1'annce derniere.

» C'est avec une joie inexprimable que j'apprends par » les papiers publics , que vous avez eu la bonte de m'ho- » norer d'un tresor de Mont-Yernon. L'image de Wa- » shington et un c'es monumens de sa gloire , doivent

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evenemens de son sejour dans cette grande cite, Ce livre niagnifique , tire do sa boite et offert aux regards de 1'assemblee, excita une admiration generale. C'est en effet im chef-d'oeuvre qui peut etre compare ?.ux plus beaux et aux plus riches de ces manuscrits qui faisaient la gloire et la reputation d'une bibliotheque avant la decou- verte de rimprimerie.il se compose de cinquante pages, dont chacune est ornee de vignettes des- sinees et peintes avec le plus grand art. Des ta bleaux et des portraits d'une execution parfaite completent cet ouvrage , dont 1'ecriture est de

» m'etre ofFerts par vous, dit-on , au nom des manes clu » grand citoyen , du fils aine de la liberte du Nouveau- •» Monde. Comment exprimer combien dans mon coeur « j'attache de prix a un pareil temoignage d'estime » si glorieux pour moi! La famille de Mont-Vernon » m'honore au dela de mes esperances , car Washington » donne par les mains de Lafayette est la plus sublime » des recompenses que puisse ambitionner un homme. « Washington fut le courageux protecteur de la reforme » sociale , et vous , vous etes le heros-citoyen , 1'athlete » de la liberte, qui d'une main servit 1'Amerique et de » 1'autre le monde ancien. Quel est le mortel qui oserait » se croire digne des honneurs dont vous daignez m'ac- » cabler! Aussi ma confusion egale 1'immensite de ma » reconnaissance que je vous offre avec le respeci. et la » veneration que tout homme doit au Nestor de la liberte. » Je suis , avec la plus grande consideration ,

» Votre respectueux admirateur, BOLIVAR. »

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M. Bragg, et les peintures de MM. Burton, Inman et Oummings. La vue du capitole de Washington , de Ihotel-de-ville de New- York, les portraits de Washington, de Lafayette et d Hamilton, ne laissent rien a desirer; et , pour que tout fut national dans ce beau travail , on n'y a employe que du papier de fabrique ameri- caine, et la reliure en a ete contiee a M. Forster, de New- York, qui Fa executee avec une ricliesse et une elegance ad mi rabies.

Le general Lafayette accepta avec reconnais sance ce beau present, auquel le president et ses ministres ajouterent un nouveau prix, en y ap- posarit leur signature. Quoique Je diner reunit un grand nombre de convives , et qu'il fut des tine a celebrer Fanniversaire de la naissance de Lafayette, il fut cependant tres-grave, je dirai presque triste. Cbacun de nous etait trop forte- ment preoccupe de la journee qui allait suivre, pour pouvoir se livrer a la joie. Nous ressentions deja, par anticipation, le chagrin de la separa tion. Vers la fin du repas, le president derogeant aux habitudes diplomatiques, qui interdisent les toasts a sa table , se leva et porta le toast sui- vant: « Au 22 fevrier et au 6 septembre, jours » de naissance de Washington et de Lafayette. » Profondenient emu de voir ainsi son nom associe a celui de Washington , le general exprima sa reconnaissanrp mi president, et donna le toast

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suivarit : a Au 4 juillet , jour de uaissfuice de la

» liberte dans les deux hemispheres. »

Enfin , le jour que nous desiricns avec ardeur, et dont 1'approche nous penetraii; cependant ci'une profonde tristesse ; ce jour qui devait com- mencer a nous rapprocher de notre patrie , mais qui devait aussi nous eloigncr d'une nation qui , maintenant. avail autarit de droits a notre ad miration qu'a notre affection , le jour de notre depart, le 7 septenibre, se leva radieux; les ate liers resterent deserts, les boutiques demeurerent fermees, le peuple vint en foule sepresser autour du palais du president, les mil ices se rangerent en bataille sur la route que devait parcourir 1'hote de la nation , pour se rendre au rivage. Les magistrals se reunirent aupres de lui pour lui offrir les derniers hommages et les regrets de leurs concitoyens.

A onze heures, il sortit de son appartement, tf aversa lentement la foule, qui, silencieuse , se pressait sur son passage, et se rendit dans le principal vestibule du palais, ou le president, entoure de ses ministres, des divers ofiiciers du gouvernement , et des principaux citoyens de la ville , I'attendait depuis quelques instans. II prit place au milieu du cercle qui s'etait forme a son approche; les portes furent ouvertes, afin que le peuple assemble au-dehors put etretemoin de la scene qui allait avoir lieu, et au leger murmure

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de regrets qui d'abord s'etait fait entendre dans la foule , succeda un solennel et profond silence ; alors, le president, qu'une emotion visible agi- tait , lui adressa ces paroles au norn de la nation americaine et de son gouvernement,

« General Lafayette , plusieurs de nies conci- » toyens les plus distingues ont en le bonheur , )> dans Tannee qui vient de s'ecouler, de vous » accueillir comme 1'hote de la nation a votre » arrivee dans les divers lieux qu'ils habitent. J'ai » maintenant a remplir la tache penible de vous » faire les adieux de la nation.

» II ne serait plus convenable , et il serait su- » perflu de recapituler les eveneniens remar- w quables de votre jeunesse , evenemens qui ont » lie, d'une maniere indissoluble , votre nom , » votre fortune et votre renommee & 1'indepen- )> dance et a I'liistoire de 1' union americaine du » nord.

» La part que vous avez prise k cette epoque » memorable , est marquee d'un caractere si par- » ticulier que, realisant les plus belles fictions » de 1'antiquite , elle n?a presque rien qui 1'egale » dans les fastes authentiques de I'liistoire.

» Vous preferates avec fermete et Constance » la fatigue , les dangers et les privations de toute '•» espece pour la defense d'une cause sainte, a » un repos sansgloire et aux seductions du rang, » des ricbesses,et d'une jeunesse sans frcin dans

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» la cour la plus brillante et la plus aimable c!e

» 1'Europe.

» II n'y eut dans ce choix pas moins de sagesse >, que de magnanimite. L'approbation d'un demi- » siecle et les acclamations de voix irmombra- » bles , impuissantes a exprimer toute la recon- » naissance du cceur, qui vons ont accueilli a » votre arrivee dans cet hemisphere , en sont la » preuve certaine.

« Lorsque la lutte de la liberte dans laquelle » vous vous etiez engage com me champion vo- » lontaire , fut terminee par le triomphe complet » de sa cause dans ce pays de votre adoption , » vous re tour nates remplir les devoirs du phi- w lanthropeet dupatriote dans votre patrie. La , » dans une carriere suivie avec fermete et sans » deviation pendant quarante ans , vous avez sou- » tenu , au milieu des succes et des revers , la » meme cause glorieuse a laquelle vous aviez con- w sacre les belles annees de votre jeunesse, 1'ame- » lioration de la condition morale et politique de » 1'homme.

» Pendant ce long espace de temps, le peuple » des Etats-Unis , pour qui et avec qui vous avez » pris part aux batailles de la liberte , a joui plei- » nement de ses fruits, et a etc Fun des plus v heureux dans la famille des nations , voyant » sa population s'accroitre et son territoire s'a- )) grandir, agissant et souifrant selon les condi-

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» tions de sa nature , et jetant les fbndemens de » la plus grande et, nousl'esperons sincerement, » de la plus bienfaisante puissance qui ait jamais » regie les interels humains sur la terre.

» Dans ce laps de quarante annees, la genera- » tion avee laquelle vous portates les armes s'est » eteinte presque en entier. Vous etes le seul sur- » vivant des officiers generaux de 1'armee ameri- » came de cette guerre. Les sages qui guiderent » nos conseils, les guerriers qui combattirent » sur terre et sur mer , tous dorment a present » avec leurs peres, a 1'exception de quelques-uns » a qui le del a accorde un plus grand nombre » de jours qu'au cornmun des hommes. Une se- » conde generation et meme une troisieme se » sont elevees pour prendre leur place , et les » enfans de leurs enfans ont appris d'eux ce que » d'ailleurs la constante jouissance de la liberte » indique corame un devoir : ils out appris a » joindre tonjours dans les benedictions donnees » a la memoire de leurs peres, le nom de celui » qui vint deloin epouser leur cause et se joindre » a eux pour vaincre ou succomber.

» Ges sentiniens sont ceux de tout le pays ; )> cela est manifestement prouve par la delibe- » tion du congres , representant du peuple et de » Lous les etats de TUnion , qui a charge le pre- » sident des Etats-Unis de vous donner Fassu- » ranee de Fattacbement , de 1'afFection et de la

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» reconnaissance du gouvernement et du peuple, » et qui 1'a engage a mettre a votre disposition » un vaisseau national pour votre retour aux » rivages de votre patrie.

» L'invitation vous fut transmise par mon ve rt nerable predecesseur : il vous etait attache par » les plus forts liens de 1'amitie : lui-meme etait » un de ceux que les honneurs les plus eleves de » son pays out recompense du sang ancienne- » ment repandu pour sa cause, et d'une longue » vie devouee a son bonbeur. II vous offrit un » vaisseau national. Votre delicatesse vous porla « a preferer une voie de transport plus simple, » et une annee entiere s'est ecoulee depuis que » vous avez debarque sur notre rivage. II y au- » rait a peine de 1'exageration a dire que cette » annee a ete, pour le peuple de 1'Union, une » annee de fetes et de rejouissances continuelles » inspire'es par votre presence. Vous avez tra- » verse les vingt-quatre etats de cette grande » confederation ; vous avez ete recu comme un » pere long-temps absent , par les enfans et par )> les hommes et les femmes de la generation » actuelle. La generation naissante, 1'espoir de » notre avenir, plus nombreuse que ne 1'etait » toutle peuple pour lequel vous combattiez, a » rivalise avec les rares survivans de cette epoque » d'epreuves, en acclamations de joie a Taspect w dccelui que tous reconnaissent pour leur com-

EN AMERIQUE. » mun bienfaiteur; vous avcz entendu les voix » de 1'age passe, de Fage present et de 1'age » futur, se joindre et eclater a votre approche. » Les cris et les transports spontanes d'alle- » gresse avec lesquels des milliers d'individus » vous accueillirent a votre debarquement sur » eette terre de liberte, vous ont accompagne a » chaque pas , et semblables an bruit des eaux )> qui se precipitent sans cesse, ils retentissent » encore de tous les coins de notre pa trie.

)> Maintenant vous etes sur le point de retour- » ner au pays de votre naissance, de vos ance- » tres, de votre posterite ; le gouvernement de » 1'Union , excite par le menie sentiment qui a » determine le congres a designer un vaisseau » national pour vous j transporter , a choisi pour » cela une fregate recemment construite dans « cette metropole, et lui donne, pour son pre- » n>ier service, le soin moins agreable, mais ega- )> lenient precieux , de vous ramener dans votre )> patrie. Le nom de cette fregate s'offre a la me- » rnoire des regions lointaines et des ages futurs » comme appartenant a la longue liste des noms » devenus celebres dans 1'histoire de nos mal- » heurs et de notre independance.

» Le vaisseau est pret maintenant a vous rece- » voir et a tenir la mer. Au moment de ce de- » part , les prieres de plusieurs millions d'hom- » rues s'elevent au ciel pour que votre passage

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» soit heureux, et que votre retour au sein cle » votre famille soit aussi favorable a votre bon- » lieur que votre visite sur ce theatre de votre )> glorieuse jeunesse 1'a ete pour le peuple ame- » ricain.

)> Allez, notre hote bien-aime, retournez vers )> cette terre du brillant genie , des sentimens » genereux et de la valeur heroique ; vers cette » belle France qui a vu naitre Louis XII et » Henri IV ; vers ce sol fecond qui a produit )) Bayard et Coligny , Turenne et Catinat, Fe- » nelon et d'Aguesseau. Dans le catalogue des » hommes iilustres que la France proclame » comme ses enfans, et qu'elle s'enorgueillit d'of- » frir a 1'admiration des peuples , le nom de » Lafayette a deja ete enregistre depuis plusieurs v siecles. Main tenant il a rccu un riouveau lus- v tre ; et si, dans la suite des temps, un Fran- » cais est appele a indiquer le caractere de sa » nation , par celui d'un individu de 1'epoque ou » nous vivons, le sang d'un noble patriotisme » colorera ses joues, le feu d'une inebranlable » vertu brillera dans ses yeux , et il prononcera » le nom de Lafayette. Et nous aussi, et nos en- » fans dans cette vie et apres la mort , nous vous » proclamerons comme Fun des notre.-. Vous )> nous appartenez encore par ce patriotique de- » vouement avec lequel vous etes accouru au se tt cours de nos ancetres pour les arracber au

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» danger qui les menacait ; VOLIS nous appar- » tenezpar cette longue suite d'annees pendant » lesquelles vous nous avez aimes pour nous- » m ernes ; vous nous appartenez par ce senti- » ment inalterable de reconnaissance en vers vps » services qui sont une des plus precieuses par- » ties de noire heritage; vous nous appartenez )) enfin par ces liens d'amitie plus forts que la » mort, qui ont uni votre noni pour la suite des » siecles avec le nom de Washington.

» Dans ce moment penible ou nous allons nous » separer de vous , nous nous consolons a 1'idee » que partout ouvous pourrez etre, jusqu'k la der- » mere pulsation de votre cceur,, notre pays sera » toujours present a vos affections : et un heu- » reux pressentiment nous assure que vous ne » nous donnerez pas le chagrin de ne plus vous )> voir dans ce pays. Nous nous plaisons dans eet » agreable avenir de recevoir notre ami de nou- » veau. Parlant ici au nom de tout le peuple » americain , et donnant un libre cours au sen- » timent d'attachement qui fait battre le cceur » de toute une nation , comme bat celui d'un » seul homme , je vous fais un penible et tou- » chant adieu. »

Un murmure approbateur couvrit les dernieres paroles de M. Adams, et prouva combien les au- diteurs sympathisaient avec les nobles sentimens qu'il venait d'exprimer pour laFrance et pour celui

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de scs enfans dont la vie tout entiere et le re cent triomphe devaient ajouter encore a sa gloire et a son illustration. Le general Lafayette, pro- ibn dement emu par ce qu'il venait d'entendre , eut Lesoin de se reeueillir quelques instans avant de pouvoir reponclre; enfin , apres avoir fait effort pour raffermir sa voix alteree par son attendris- sement , il s'exprima airisi :

« Parmi toutes les obligations quej'ai au gou- » vernement en general , et particulierement a » vous , monsieur , premier magistral de la repu- » blique , je dois saisir 1'occasion qui se presente » en ce moment solennel et penible d'offrir en » partaut, au peuple americain , un dernier » hommage de ma vive et profonde reconnais- )) sauce. Avoir ete, dansjes circonstances les plus w critiques,, adopte par 1'Union eomme un fils » cheri ; avoir participe aux travaux. et aux perils » de la noble lutte qui avait pour objet Finde- » pendance , la liberte et 1'egalite des droits ; » avoir pris part a la fondation de 1'ere ameri- » caine qui a deja traverse , et qui doit encore , >/ pour la dignite et le bonheur de 1'espece hu- » maine , traverser cbaque partie d'un autre he- » misphere; avoir recu a chaque epoque de la » revolution , et pendant quarante annees apres )> cette periode, tant du peuple americain quede » ses representans , a 1'interieur et a 1'etranger, » des ternoignages continuels de confiance et de

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» bonte : tels out ete la gloire , 1'encouragement )> et le soutien de ma longue et peril! euse car- » riere. Mais comment pourrai-je jamais trouver » des paroles pour reconnaitre cet accueil sans » cesse renouvele, ces temoignages illimites et « universels d'affection qui ont marque chaque « pas, chaque heure d'un voyage de douze mois » a travers les vingt-quatre etats de 1'Union? )> Non-seulement ils ont rempli mon coeur d'une » jouissance inexprimable , ils ont encore fourni » Foccasion au peuple d'accorder son suffrage a » ces faveurs immenses dont les diverses bran- » ches du gouvernement m'ont comble dans tous » les etats confederes et dans le siege central de )> 1'Union.

» Cependant une satisfaction plusgrande encore )> m'attendait : dans les merveilles de creation et » de perfect] onnement que mon oeil enchante a » rencontrees partout '; dans le bien-etre incom- » parable et si bien apprecie par le peuple; dans » les rapides progres de sa prosperite ; dans sa » securite inebranlable , tant publique que pri- » vee; dans 1'habitude du bon ordre, veritable » complement de la liber te ; dans ce bon sens » national , arbitre souverain de tous les diffe- » rends > j'ai reconnu avec orgueil le resultat de )> ces principes republicains pour lesquels j'ai » combattu,et la glorieuse demonstration c|iii )> doit frapper les esprits meme Jes plus timidcs

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» et les plus prevenus, de la superiorite qu'ont )> sur le systeme degradant de 1'aristocratie et du » despotisme , les institutions populaires qui ont » pour bases les veritables droits de Fhomme , et w qui garanlissent par les liens conslitutionuels » les privileges de chacune cles parties de la con- )> federation. L'amour de cette union entre tous » les etats a ete ie dernier vceu de notre grand et » paternel W ashingto i , et il sera la deruiere » priere de chaque patriote americain , comme )> il est deja devenu le gage saere de Femancir » pation du inonde. Je suis heureux de voir » que le peuple americain, pendant qu'il donne » I'exemple vivant du succes cles institutions libe- » rales en opposition a la lietrissure qu'on vou- » drait leur imprimer en Europe, et ou cepen- » dant les esprils eclaires commencent a en sentir » de plus en plus les avantages , je suis heureux , » dis je, de voir que le peuple americain s'y mon- » Ire de jour en jour plus attache.

» Et maintenant, Monsieur, comment pour- » rais-je donner un libre cours a mes sentimens » vifs et profonds pour les assurances inappre- » ciables de votre estime et de votre ami tie , pour » les allusions que vous faites au temps passe , a w mes braves compagnons d'armes et aux vicis- » situdes de ma vie entiere , pour le tableau » touchant que vous tracez des benedictions re- » pandues par plusieurs generations du peuple

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» americain sur ies derniers jours d'un veteran » profbndement emu ; pour vos remarques affec- )> tueuses sur ce triste moment cle separation , » sur mon pays natal qui , je puis ]e dire , est » rempli d'attachenient pour la nation ameri- )> caine, et sur 1'espoir enfin, qui m'est si neces- » saire, cle revoir ce pays qui rlepuis un demi- » siecle a daigne me traiter comme 1'un de ses )> enfans ? Je me Lornerai , en mettant de cote » toute repetition superflue , comme je Fai deja )> fait devant vous , Monsieur , et devant cette « respectable assemblee , a conlirmer hautement )) cliacun des sentimens que j'ai eu tous Ies jours )> Toccasion dVxprimer en public , depuis le mo- » ment ou votre venerable predecessour , mon )> vieux frere d'armes et mon ami , m'a transmis » 1'honorable invitation du congres , jusqu'^ ce » moment ou vous , dont Ies liaisons amicales )> avec moi da tent de notre premiere jeunesse , » vous all ez me coafier, pour traverser 1'Atlan- » tique , a la protection de 1'hero'jque pavilion » national qai flotte sur ce vaisseau magnifique » dont le nom n'est pas une des moins flatteuses )> faveurs que j'ai recues en si grand nombre dans » ce pays.

» Dieu repande ses benedictions sur vous , » Monsieur, et sur tous ceux qui nous entourent; » qu'il Ies repande sur le peuple americain , sur » cliacun des etats de TUnion et sur tout le gou-

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» vernement federal ; recevez eet adieu patriotique » d'un cceur plein de reconnaissance , qui sera tel » jusqu'au moment ou il cessera de battre. »

En prononcant ces derniers mots , le general Lafayette sentit son emotion s'accroitre rapide- ment, et il se precipita dans les bras du presi dent , qui me] a ses larmes aux siennes , en repetant douloureusement ces tristes mots : « Adieu ! adieu ! » Les speetateurs, entraines par le meme sentiment , laisserent aussi couler leurs larmes , et entourerent leur ami pour presser encore une fois sa main dans les leurs. Pour abreger cette scene qui ne pouvait se prolonger sans exceder ses forces , le general se retira un in stant dans son appartement , ou madame Adams , entouree de .ses filles et de ses nieces, vint lui exprimer ses vosux et ses regrets. Deja la veille , cette dame , dont 1'esprit cultive et 1'amenite de caractere contribuerent beaucoup a embellir no- tre sejour dans la maison du president, lui avait oilert un beau buste de son mari, et avait joint a son present une dedicace en vers francais , dont le charnie et 1'elegance prouvaierit que ce i)'etait point la premiere fois qu'elle faisait parler iiotre langue 5 sa muse.

Retenu comme par un cliarme surnaturei , le general Lafayette ne pouvait se decider a se sepa- rer de ses amis ; mille pretextes lui servaient a retarder le moment definitif de la separation ,

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mais enfin le premier cles vingt-quatre coups cle canon , qui annoncaient son depart , ayant re- tenti, il se jeta de nouveau dans les bras de M. Adams, lui exprima ses derniers voeux pour ]a nation americaine, et monta en voiture. Du haul clu peristyle le president lui repeta le signe d'adieu , et , a ce signe, les drapeaux des milices, rangees en bataille devant le palais , s'incline- rentjusqu'a terre.

Accompagne par les secretaires d'etat de 1'in- terieur, des finances et de la marine , le general se rendit sur les Lords du Potomac ou nous at- tendait le steamboat le Mont-fernon. Sur un plateau qui s'eleve un peu au-dessus du fleuve, on voyait toutes les milices d'Alexandrie , de George-Tov/n et de Washington-City, groupees en colonnes profbndes , et pretes a defiler devant I'liote national. En avant d'elles etaient les ma- gistrats de ces trois villes du district de Golom- bie , a la tete de leurs concitoyens, auxquels etaient venus se joindre beaucoup d'etrangers. Lorsque le general fut arrive au point d'ou il pouvait embrasser d'un seul coup-d'oeil 1'eosem- ble de ce tableau, la famille clu general Washing ton vint se ranger autour cle lui , ainsi que les principaux officiers du gouvernement , et toutes ces diverses masses , qui d'abord etaient immo- biles , s'ebranlerent au bruit du canon , et vin- rent a lui, tristes et silencieuses , recevoir sou

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dernier adieu. Lorsque les derniers corps se fu- rent eloignes,le general prit conge des amis qui 1'entouraient, et monta a Lord du Mont- fie rnon avec le ministre de la marine et les ofliciers du gouvernement qui devaient Faccompagner jus- qu'a la Brandy-wine* Pendant ce temps , la foule innombrablequi borclait la rive da Potomac a une grande distance, dominee par le penible senti ment des regrets que lui inspirait ce depart, de- meurait dans -e plus profond silence; mais , lorsque le bateau a vapeur gagna le large, em- portant 1'objet de ses affections, elle poussa un cri de douleur, qui, repete d'eeho en echo, alia se confondre avec les sourds mugissemens du ca- riondu fort Washington. Que^quesinstans apres, nous passames devant Alexandrie, et le general recut de la population de cette ville les m ernes temoignages de regrets. Mais ce fut surtout en passant en vue de 1'habitation de Mont-Vernon , qu'il sentit son cceur oppress^ , et qu'il comprit da vantage encore la grandeur du sacrifice qu'il faisait a sa patrie en quittarit le sol americain, ce sol hospitalier sur lequel il ne pouvait faire un pas suns rencontrer des souvenirs qui lui fussent chers.

En quelques heures nous atteignimes la Bran- dyivine , qui mouillait a 1'embouchure du Poto mac, ou elle n'attendait que notre arrivee pour mettre a la voile. Le general fut recu a bord avec

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les plus grands honneurs; 1'equipage range sur lesvergues, les canonniers a ]eurs pieces, et la garnison en bataille sur le pont. De toutes les person nes qui etaient venues de Washington avec nous, il n'y eut que le ministre de la ma rine , M. Southard, qui passa gur la Brando-wine avec le general , pour le presenter et le recom- maricler au commodore Morris , au nom dc la nation americaine et de son gouvernement. Pen dant noire sejour a Washington, M. Southard nous avait donne tant de temoignages de bonte que ce ne fut pas sans un veritable chagrin que nous primes conge de lui. A peine eut-il recu nos derriiers embrassemens , qu'il repassa sur le Mont-Fernon, et cnie notre commodore donna des ordres pour appareiller ; ma is dans cet instant nous vimes arriver vers nous un autre bateau k vapeur qui paraissait avoir des communications a nous faire; nous le reconnumes bientot pour la Constitution, qui arrivait de Baltimore, por- tant un grand nombre de citoyens de cette ville , qui avaient desire voir encore une fois le gene ral Lafayette avant son depart , et iui exprimer les vceux de leurs concitoyens et les leurs. Nous eprouvames un bien grand plaisir en reconnais- sant parmi eux la plupart des personnes avec lesquelles nous avions eu les rapports les plus intimes pendant nos divers sejours a Baltimore. Leur presence en cet instant , en reportant nos

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pensees vers le temps heureux ou nous etions chez eux , nous fit oublier un moment que deja nous avions quitte le sol americain peut-etre pour jamais, et notre illusion se prolongea jusqu'au moment ou 1'heure de la retraite ronipit touts communication entre leur bailment et le notre. La nuit etait alors trop avancee pour pouvoir appareiller , et le commodore Morris attendit le lendemain pour faire lever 1'ancre. G'etait le 8 septembre. Nous entrames a pleines voiles dans la Ghesapeak , naviguant au centre d'un brillant arc-en-ciel, dont une des bases s'ap- puyait sur le rivage du Maryland , et 1'autre sur celui de Virginie. Ainsi le meme signe quiavait apparu dans les cieux le jour ou Lafayette abor- dait le sol americain, apparaissait encore au mo ment ou il le quittait, comme si la nature s'etait reserve le soin de lui elever le premier et le der nier des nombreux arcs de triomphe qui lui furent dedies pendant son admirable voyage 1 .

1 Le jour de notre arrivee a Staten-Island , pendant que le general recevait les felicitations clu peuple sur le balcon de la maison du vice-president , un arc-en-ciel , dont une des bases enveloppaitet diaprait de mii!e cou- leurs le fort Lafayette , apparut aux yeux de la multi tude, qui , frappee de la beaute de ce tableau et re son opportunite b'ecria « que le ciel etait d'accord avcc 'es » Americains pour celebrer la bien vtnune de I'ami < e » leur pays. »

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Le vent soufflant avec force dans une bonne direction, nous eumes bientot passe les caps de Virginie, et en peu de temps nous gagnames la haute mer. Ce fut alors seulement que notre ca- pitaine , debarrasse des soins qu'exige une navi gation toujours difficile pres des cotes , nous fit faire une plus ample connaissance avec ses offi- ciers et notre nouvelle demeure. Au caractere des uns , et aux commodes dispositions cle 1'autre, il etait facile de reconnaitre que le gouvernement americain n'avait rien neglige de ce qui pouvait contribuer a la surete et aux agremens du retour de Lafayette dans sa patrie. Lecapitaine annonca au general que les dernieres instructions qu'il avait recues du president etaient de se mettre entierernent a sa disposition , de le concluire dans quelque port de 1'Europe qu'il lui conviendrait d'indiquer, et de 1'j debarquer sous la protec^ tion du pavilion americain; qu'il devait, des a present, se regarder comme maitre absolu a bord , ct etre assure que ses ordres seraient executes avec le plus grand empressement. Le general futtouche, rnais non surpris, de ce nou- veau temoignage d'interet du gouvernement americain , et declara au capitaine qu'il n'userait. de tant de droits horiorables que ponr demander a etre conduit au Havre. Deux motifs, ajouta- t-il , me font desirer de rentrer en France par cette ville : ma famille doit venir m'y recevoir, 11. 39

GiO LAFAYETTE

et mon cceur eprouve le besoin de revoir d'abord ceux qui ont recu avec tant de bonte mes adieux au moment ou, 1'annee derniere, je quittai ma patrie.

Cependant le vent soufflait avec violence, et a peine quarante-huit lieures s'etaient-elles ecou- lees depuis notre sortie de la baie de la Chesa- penk , que deja nous etions dans le courant du golfe du Mexique, dont les flots, contraries par levent, nous faisaient eprouver toutes les an- goisses du roulis et du tangage , liorriblement combines. Bientot au mal de mer qui nous avait gagnespresque tous, vint se joindre une inquie tude assez vive. La iregate faisait eau, sans qu'on put reconnaitre par quelle voie; les pompes, malgre 1'activite de leur service, ne suflisaient pas a 1'epuisement, et cleja quelques personnes semblaient regretter que nous fussions si loin des cotes ; mais notre capitaine et ses officiers n'e- taient point gens a se laisser intimider par si peu de chose ; apres un miir examen de notre situation , M. Morris jugea d'abord que son vais- seau tirant trop d'eau , avait besoin d'etre allege, et il fit jeter a la mer trente-deux milliers de fer qui faisaient par tie de son lest. Cette seule ope ration , executee en quelques lieures , porta re- mede a tousles inconveniens. La fregate, plus legere,prit une allure plus facile, et en s'ele- vant de quelques pouces de plus au-dessus de

EN AM&IUQUE. til I

Veau, elle laissa a decouvert sa voie d'eau qui n'etait qu'un pen au-dessous de sa premiere flot- taison ; des cet instant, 3e danger , qui n'avait ja- mais ete bien grave, disparut entierement , et noire navigation s'acheva sansla plus legere inquietude. Ainsi que le president 1'avait dit au general en lui oft rant le service de laBrandfwme pour revenir en France, nous avions pour capitaine tin des homines les plus distingues de la marine americaine. Des sa jeunesse le capitaine Morris s'etait fait remarquer dans plusieurs combats de- van t Alger, sous les ordres du commodore Ro gers. Plus tard, dans la derniere guerre contre FAngleterre, il avail encore ajoutea sareputalion par Fhabilete de plusieurs de ses nianoeuvres, devant un ennerni qui , presque toujours , avail Favantage du nombre; et ses camarades s'aocor- deut generalement a lui attribuer une grande partie de la victoire de la fregate americaine la Constitution, surla fregateanglaise/a Guerriere; celle-ci, fiere de sa formidable artillerie et de i'experience de son nombreux equipage, avait envoye un defi a tous ceux des navires americains qui se sentiraient le courage de la combattre, elle semblaitattendre avec impatience que quelqu'un reponclit a son appel , lorsque la Constitution apparut et la fit repentir de sa presomption 1.

1 La fregate la Constitution etait alors commandec

39.

In 2 LAFAYETTE

Les officiers qui servaient sous les ordres d?i capitaine Morris, a Lord de la B randy wine , avaient tous fait aussi avec distinction la derniere guerre , et cliacun d'eux pouvait a juste titre se glorifier dvavoir ajoute par ses actions a 1'illu- stration des annales de la marine americaine. Je regrette de ne pouvoir les nommer tous ici et rapporter quelques-uns des fa its par lesquels ils ont merite la reconnaissance de leur patrie et Testime de leurs concitoyens, mais ces details m'entraineraient au-dela des bornes que je me suis prescrites, et j'espere qu'on ne verra dans mon silence quele sentiment de mon incapacite conime historien, et non celui de mon indiffe rence pour des homines dont la societe a eu pour nous tant de douceurs, pendant une navigation qui sans doute nous eut paru bien courte, si elle ne nous eut ramenes vers notre patrie.

Le gouvernement des Etats-Unis ri'a pas d'e- cole tneorique pour ses jeunes olliciers de marine, mais chaque batiment de guerre de 1'etat , en entrant en service, recoit a son bord un certain nombre d'aspirans (midshipmen) et forme ainsi une ecole pratique peu dispendieuse pour le

par le capitaine Hull , homme d'un grand courage , celebre par ses actions pendant la derniere guerre. On sait que ce combat , qui dura moins d'une heure , se t< rmina par la prise de la fregate anglaise.

KN AMEH1QUE. 6i3

tresor, et feconde ea heureux resultats. Lorsque le bruit se repandit que la Brandj"wine etait destinee a reconduire Lafayette en France , tons les parens qui destinaient leurs en fans a la ma rine , ambitionnerent pour eux une place de midshipmen a bord de cette fregate, et le pre sident se trouva accable de demandes envoyees de tous les points de 1'Union. Ne pouvant satis- faire a toutes, mais voulant cependant concilier le plus qu'il dependait de lui les interets parti- culiers avec le bien du service public , il de'cida que chaque etat serait represente aupres de La fayette par un aspirant , en sorte que la Bran- clywine recut a son bord \ingt-quatre eleves, au lieu de liuitou dix que recoivent ordinairement les batimens de son rang. Ge fut une bien douce satisfaction pour le general, de se voir ainsi en- toure de cesjeunes representans des republiques qu'il venait de parcourir avec tant de plaisir ; non-seulemen-t leur presence lui rappelait des lieux qu'il aimait, mais quelques-uns, fils d'an- ciens soldats revolutionnaires ? lui fournissaient encore I'occasion de s'entretenir de ses vieux compagnons d'armes; et les jeunes gens , de leur cote , fiers de la mission a laquelle ils etaient as- socies , cherchaient a s'en rendre dignes en se li- vrant avec ardeur a 1'etude et a 1'accomplisse- ment de leurs devoirs. Uamitie toute paternelle que le general leur temoigna , pendant la tra-

LAFAYETTE

versee, lui gagna tellement leur affection, qu'ils ne purent se separer de lui sans verser des Jar- mes. Us le prierent de leur permettre de se co- tiser entre eux pour lui offrir un temoignage durable de leur filial attachement , qui lui rap- pelat en meme temps les jours passes avec eux a Lord de la Brandy wine 1.

Les vents ne cesserent de souffler avec violence, pendant toute la traversee, mais varierent sou- vent, ce qui rendit notre voyage assez penible. Cepenclant , malgre leur inconstance , le capi- taine Morris trouva le secret de nous faire mar cher rapidement, et le 3 octobre nous arrivames en vue des cotes du Havre, c'est-a dire , vingt- quatre jours apres notre sortie des eaux de la Chesapeak. Cette traversee peut etre regardee

1 Ce present , que le general Lafayette recut quel que temps apres sa rentree a Paris, est une urne d'argent, de forme antique et tres-habilement ciselee. Elle repose sur un socle de meme metal , dont trois faces sont ornees de peintures eyquises , representant le Capitole de Wa shington-City j la .visite de Lafayette au tombeau de Washington; et Tarrivee de la Brandywine au Havre. Sur la quatrieme face est iiiscrite en relief, I'offrande des jeunes miflshipmeji a leur paternel ami. Ce magni- iique ouvrage a ete execute a Paris , sous la direction du consul des Etats-Unis , M. Barnct, qui a repondu a la confiance des jeunes marins, avec ce zele qu'il apporte a tout ce qui touche a la gloire de son pays ou aux inte- rets de ses compatriotes.

EN AMERiQUE. 61 5

comme tres-courte, surtout si Ton considere que le bailment que nous mentions tenait la mer pour la premiere fois, et demandait par conse quent & etre etudie avec plus de soin par ceux qui le manoeuvraient.

Je ne parlerai point des sentimens qui nous agiterent a la vue du sol de notre patrie. 11 ri'est peut-etre pas un homme qui neles ait eprouves , en revoyant sa terre natale, meme apres une courte separation , et pour celui-la qui n'a jamais connu les tourmens de Tabsence et les douces emotions du retour, je craindrais que mes pa roles ne parussent exagereesou ridicules.

Comme la mer etait houleuse et le vent va riable, le capitaine ne voulut pas compromettre la fregate , en s'approchant trop de terre a Ten- tree de la nuit; en consequence, il envoya un de ses officiers au Havre, pour avoir un pilote, et courut quelques bordees en attendant son re- tour. A minuit , un bateau pecheur nous aborda , et nous remit des lettres par lesquelles nous ap- primes qu'une grande partie de la famille du ge neral Lafayette , et beaucoup de ses amis , parmi lesquels etait mon pere , nous attendaient depuis plusieurs jours au Havre, et viendraient nous rejoindre dans quelques heures.

On pense bien que de semblables nouvelles nous tinrent eveilles toute la nuit, attendant avec impatience le retour du jour qui devait nous

LAFAYETTE rendre a nos amis , a nos families, a notre patrie. A six heures du matin , le pilote etait a notre Lord , dirigeant avec precaution la fregate vers leport du Havre que nous voyions grandirlente- ment a 1'horison. A trois heures nous nous ar- retames , retenus par I'inipossibilite d'approcher davantagela cote sans danger, avec un Latiment de la force du riotre l. Le capitaine Morris fit alors tirer son salut de vingt-quatre coups de canon , auquel le fort qui protege le port repon- dit quelques instans apres. A onze heures , le bateau a vapeur nous avait abordes , et nous goutions le bonheur d'etre en famille....

Nous recumes aussi a Lord quelques citoyens du Havre , au nombre desquels etait M. de La- rocbe, qui venait prier le general d'accepter un logement dans sa maison pour tout Je temps qu'il lui plairaitde rester dans la ville. M. Rise- ley , consul americain au Havre, etait aussi parmi les visiteurs. Notre capitaine et ses officiers les re- curent avec distinction , et leur firent visiter tous les details de la fregate, don ties belles proportions et 1'admirable tenue exciterent leur admiration.

Gependant le temps s'ecoulait rapidement, et

1 La Brandy-wine, portait soixante canons de 82 en batterie , et quatre cent cinquante hommes d'equipage. Ajoutant a ce nombre les officiers , la garnison d'infanterie e|: les passagers, nous etions plus de cinq cents a bord.

EN AMERIQUE. 617

le moment <le nous separer de nos compagnons de voyage etait arrive. II me serait difficile de peindre 1'expression de douleur et de regrets qui regnait sur la physionomie de tous les hom- mes de 1'equipage au moment ou ils vinrent serrer , pour la derniere fois , la main de celui qu'ils avaient conduit avec tant d'orgueil a travers 1'Ocean. Les officiers Ten tourerent pendant long- temps en le pressant dans leurs bras , et ne pou- vant se decider a le laisser partir; leur premier lieutenant , M. Gregory , qui avait ete charge par eux d'exprimer leurs sentimens, eprouva une telle emotion que sa voix s'altera des les premiers mots qu'il prononca; mais alors, pousse comme par une inspiration soudaine , le jeune marin s'elanca vers le pavilion national qui flottait a 1'arriere du vaisseau , le detacha precipitamment et le presenta au general , en s'ecriant : « Nous » ne pouvons le confier a de plus glorieuse mains 1 » emportez-le, cher general ; qu'il vousrappellek » jamais votre alliance avec la nation americaine; » qu'il vous rappelle aussi quelquefois ceux qui » n'oublieront jamais le bonheur qu'ils ont eu de » passer vingt-quatre jours avec vous a bord de la )> Brandy-wine ; que flottant deux fois chaque » annee au-dessus des tours de votre demeure » hospitaliere , il rappelle avosvoisins 1'aiiniver- » saire des deux grandes epoques dontl'influeiice » sur le monde entier est incalculable , la nais-

618 LAFAYETTE

» sance de Washington et la declaration d'inde- » pendance de notre patrie ! »

« Je 1'accepte avec reconnaissance , » lui re- pondit le general, « et je veux , que, deploy e )> dans le lieu le plus apparent de ma maison de » La Grange , il temoigne chaquejour a tous ceux » qui le verront , de la bonte de la nation ame- )> ricaine pour son fils adoptif et devoue. Et » j'espere que lorsque vous et vos eompatriotes » viendrez me visiter, il vous rappellera qu'a )> La Grange vous n'etes point sur une terre » etrangere.... »

Dans cet instant, le bruit du canon et les huzzas de Tequipage range sur les vergues, couvrirent les derniers adieux, et nouspassames a bord du bateau a vapeur, d'ou nous vimes la Brandywine tendre ses voiles, et s'eloigner avec la majeste d'une forteresse flottante.

Le capitaine Morris , qui devait accompagner le general jusqu'k Paris; le capitaine Reed, ofli- cier distingue dela marine americaine, et charge d'une mission scientifique en Europe , par son gouvernement ; et M. Sommerville, envoye des Etats-Unis aupres de la cour cle Suede , quit- terent en meme temps que nous la Brandy wine , qui, maintenant, sous les ordres du lieutenant Gregory, devait aller renforcer 1'escadre de la Medi terra nee.

Au moment de son debarquement , le general

EN AMtiRIQUE. 6i()

Lafayette dut s'apercevoir que les sentimens quo les citojens du Havre lui avaient temoignes a 1'epoquetle son depart ii'etaient point changes, et son coeur en fut delicieusement louche. Quant a 1'autorite, elle fut ce qu'elle aurait du etre 1'anneeprecedente, c'est-a-dire qu'elle laissa un libre essor a la manifestation de 1'opinion publi- que , et que, dans son trajet du port a la maison de M. de Laroche, le general n'eut pas la dou- leur de voir ses amis menaces par le sabre des gendarmes, on humilies par la presence de sol- da ts etrangers.

Le general Lafayette desirait avec impatience revoir ceux de ses enfans qui n'avaient pu venir an devant delui, et quiTattendaierita La Grange; en consequence il se decida a quitter le Havre le lendemain de son arrivee. Son fils s'embarqua sur la Seine avec sa famille et ses amis , pour aller 1'attendre a Rouen , tandis qu'accompagne du capitaine Morris et de 1'auteur de ce journal , il prit la route de terre. A sa sortie du faubourg , sa voiture fut entouree par unenombreuse cavalcade dejeunes citoyens, qui lui demanderent la permis sion de Taccompagner a quelque distance. Apres une heure de marche, le general s'aireta pour remercier son escorte , qui ne se separa de lui qu'apres lui avoir exprime les plus honorables sentimens par 1'organe de son jeunc chef, M. Etesse, auquel ses concitoyens avaient donne

6'20 LAFAYETTE

aussi en ee jour un temoignage de leur estime et

de leur amitie en se placant sous ses ordres.

En arrivant a Rouen nous dsscendimes cliez M. Cabanon , honorable negociant que Ton a toujours vu charge de representer les interets de son departement a la chanibre des deputes, tant que ses concitoyens ont ete libres dans leurs choix. Ancien collegue et ami du general La fayette , il avait revendique le droit de recevoir a sa table Thoie de 1'Amerique , et lui avait me nage le plaisir de s'y asseoir au milieu de sa famille et d'un grand nombre des citoyens les plus distingues de 1'ancienne capitale de la Nor- mandie. Vers la fin du diner quelqu'un vint avertirle general qu'une foule nombreuse reunie dans la rue, et accompagnee d'une troupe de musiciens , desirait le saluer; il se rendit avec empressement sur le balcon pour repondre k cette marque d'estime de la population de Rouen ; mais a peine les premieres acclamations se fu- rent-elles fait entendre, que Ton yit arriver par les deux extremites de la rue de Crosne , ou est situee la rnaison de M. Cabanori , des detache- mens de garde royale et de gendarmerie , qui , sans sommation prealable, se mirent en devoir de disperser la foule. La moderation avec la- quelle la garde royale executa les ordres qu'elle avait recus d'une imprudente et aveugle autorite , piouvait combien cette expedition lui repugnait ;

EN AMERIQUE. 6'A t

mais la gendarmerie , jalouse sans doute de se montrer le digne instrument du pouvoir qui 1'employait, cbargea bravement sur cles citojeris desarmes,et ne se laissa point arreter parlescris des femmes et des enfans roules aux pieds des

chevaux Un fabricant de Bolbec , uii vieillard

de Rouen , et plusieurs autres personnes , furent

grievement blesses Beaucoup d'autres furent

illegalement et brutalement arretes Apres

cesglorieux exploits, les gendarmes, maitresdu terrain , attendirerit la sortie du general La fayette, et , le sabre a la main, les injures a la bouche , accompagnerent la voiture jusqu'a 1'ho-

tel ou nous devious passer la nuit Mais la se

bornerent leurs succes ; des jeunes gens places a la porte leur interdirent 1'entree de cet asile ou etaient venus se refugier beaucoup de ceux qui avaient ete obliges de fuir de la rue de Grosne, et le general Lafayette put recevoir en paix les tendresetbonorables felicitations de cespaisibles citoyens qui venaient d'avoir, aux yeux deTau- torite , le tort de temoigner la satisfaction que leur faisait gouter le retour d'uri liomme qui, par le triompbe que venait de lui decerner une nation libre, avait tant ajoute a 1'eclat du nom franca is.

Cette indigne conduite de l'autorite et de ses serviles instrumens nous affligea d'autant plus vivement que, pen de jours. a vant, nous avions

622 LAFAYETTE

encore sous les yeux le tableau tie la libre expres sion des sentimens et de 1'enthousiasme du peu- ple amerieain , et que, malgre nous, nous nous livrions a une comparaison qui etait loin d'etre favorable a notre patrie. La presence du capi- taine Morris et de quelques-uns de ses compa- triotes qui 1'accompagnaient jusqu'a Paris , ajou- tait encore a notre embarra,s et a notre affliction. II nous semblait lire sur leurs visages severes 1'expression des sentimens que leur inspirait la vue d'un peuple autrefois si energique dans son amour delaliberte, aujourd'hui si timidement soumis au despotisme des baionnettes. Des que je trouvai Toccasion de les entretenir un instant ,je m'empressai de leur dire qu'il fallait bien se garder de confondre la prudence et la modera tion avec une faiblesse qui, ici , n'ctait qu'appa- rente. Que, dans cette circonstance, les citoyens n'avaient pu suppo.ser que 1'autorite locale serait assez inserisee pour s^opposer a 1'expression de sentimens si inoffensifs pour elle, et si naturels, et que , par consequent , personne n'avait du songer a prcparer une resistance dont la neces- site ne pouvait etre prevue. Quelques jeunes gens qui nous entouraient, entendant cette conversa tion, ajouterent avec chaleur : « Nous esperons » que notre moderation ne sera point mal luter- » pretee par ceux qui nous connaissent , et qn ils » compvendrontque nous ne nous sommes airsi

EN AM£IUQUE, 623

» resigned a reculer devant quelques gendarmes » que parce que nous avons voulu eviter a notre » ami le general Lafayette le chagrin d'etre Foc- )) casion d'un plus grand desordre... » Les offi- ciers americains applaudirent au courage et a la clelicatesse de ce sentiment, et com pri rent que dans toute a litre circonstance le triomplie de la police et de scs gendarmes, sur les citoyens de Rouen, ne serait pas aussi facile.

Le lendemain matin, 8 octobre, la cour de Fhotel etait remplie de jeunes gens a cheval, destines a former une escorte au general jus- qu'au premier relai de poste. Leur contenance, et quelques paroles que j'entendis, me prouve- rent qu'ils avaient encore sur le coeur la scene de la veille, et qu'ils etaient bien resolus a ne pas souflrir qu'eile se renouvelat impunement. Les postes d'infanterie et de gendarmerie avaient etc doubles pendant la nuit, comme si le jour de- vait ramener de grands evenemens , mais Fauto- rite s'en tint heureusement a ces ridicules de monstrations , et le general Lafayette sortit pai- siblement de la ville en recueillant sur son passage de nombreux temoignages cle la bien- veillance des citoyens. A Fextremite du faubourg Fescorte fut encore augmentee par d'autres jeu nes cavaliers qui Faccompagnerent jusqu'au pre mier relai, oil ils prirent conge de lui, apres lui avoir presente une couronne d' immortelles qui

§94 LAFAYETTE

frit deposee dans sa voiture sur 1'epee que lui

avaient donnee les milices de New-York.

Ce meme soir nous coucbames a Saint-Ger- main-en-Laye , et le lendemain, g octobre , nous arrivames a La Grange, ou , depuis trois jours, les habitans des communes voisines s'occupaient des preparatifs d'une fete pour la reception de ceiui qu'ils attendaient depuis si long-temps avec im patience.

A une certaine distance de Habitation, la voiture s'arreta , le general en descendit et se trouva tout a coup au milieu d'une foule dont les transports et Fempressement auraient trompe Fceil d'un etranger, en lui faisant croire que tous etaient ses enfans. Jusqu'au soir la maison fut remplie par la foule , qui avait peine a se separer du general. Les citojens ne se retirerent qu'apres 1'avoir conduit, a la clarte des illuminations, et au son de la musique, sous un arc de triomphe portant une inscription ou ilslui avaient decerne le titre d'ami da peuple. La , il recut de nou- veau les expressions de la joie et du bonheur que son retour causait a ses bons voisins.

Le lendemain le general fut occupe toute la journee a recevoir les jeunes lilies qui lui appor- terent des fleurs et luicbanterentdes couplets ;la compagnie de la garde nationale de Court-Palais, ainsi qu'une deputation de la ville de Rosay. Les habitans de la commune, en offrant une eaisee

EN AMERIQUE. tie (leurs a leup ami, lui dirent, par 1'organe de M. Fricotelle , chef de la deputation.

« Lorsque nous avons appris qa'au itiepi'is » d'une longue navigation, vous alliez braver, » sous un ciel qui nous est inconuu, un climat » que Ton nous disait etre dangereux , nos coeurs » ont ete saisis d'effroi , et nous avons verse des » larmes sur le depart d'un pere. Bientot nous » avons recu la nouvelle de 1'accueil glorieux » que vous fit ce bon peuple americain , si digue » de la liberte que vous 1'avez aide a conquerir, » et dans notre joie nos voeux se sont eleves pour » lui et pour vous vers le ciel ; mais lorsque nous » avons su qu'au milieu du triomphe de ces te- » moignages d'attachement, d.es pressantes solli- » citations des Americains pour vous retenir au » milieu d'eux, vos pensees se tournaierit vers » nous, vers notre patrie , alors notre admiration » pour vos vertus s'est encore accrue; aujour- )> d'liui notre reconnaissance est sans bornes. »

Apres cette harangue, tous se precipiterent dans les bras du general ; ils n'en sortirent q\ie pour se jeter dans ceux de George Lafayette , son ills.

Le dimanche suivant, les habitans cle Rosav

•/

et des environs oiFrirent au general une fete bril- lante, dont une souscription , a laquelle tout 1(^ monde contribua , fit les frais. Les preparatifs, qui avaientexige plusieurs jours de travail , etaient H.

626 LAFAYETTE

1'ouvrage d'une partie des citoyens qui n'a- vaient voulu etre aides par aucune main salariee. A cinq lieures du soir , plus de quatre mille personnes , dont beaucoup venues de plusieurs lieues , remplissaient les appartemens et les cours du chateau de La Grange, pour saluer celui que toutes les bouches appelaient Yami du peuple. A sept heures , une troupe de jeunes filles, mar- chant en tete de la population de Rozay , vint presenter au general une corbeille de fleurs , en chantant en choeur des couplets simples et tou- chans. M. Vigne , au nom du canton, prononca un discours plein de sendmeris genereux. « Nous » vous revoyons enfin , » lui dit-il , « rajeuni par » 1'air de la liberte que vous venez de respirer , )> et par la vue du bonheur du peuple puissant )> et recon naissant que vous venez de contempler. » Comme les Americains , que ne pouvons-nous » vous peindre notre amour, notre admiration, >j et le plaisir que nous avons a vous revoir ! Mais , » general , cet amour , ce plaisir et cette admi- » ration , en troublant nos coeurs , nous forcent » au silence. »

Le general lui repondit : « Le touchant accueil » qui m'attendait ici au moment de mon arrivee, » les nouveaux temoignages d'amitie dont vous » me comblez aujourd'hui, completent la satisfac- » tion que j't3prouve en me retrouvant au milieu » de ma famiile , au milieu de vous, mes cher»

EN AMERIQUE. 627

» voisins et amis. Pendant que je parcourais les )> libres et florissantes contrees des Etats-Unis , » il m'etait doux de penser que les accens de cet » admirable et excellent peuple retentissaient » jusqu'a vous , et que vous en jouiriez pour moi.

w Les ennemis de la cause populaire m'on tfa.it w un reproche de ce que, dans les reunions ameri- » caines, en leur exprimant nies sentimeus, je » pensais aussi a vous. Us ont eu raison de le » croire , et en effet, a la vue des miracles de » prosperite publique et de felicite particuliere » qui , dans ce vaste pays , ont etc le resulat de la » liberte, de 1'egalite, del'ordre legal et national , » il m'eut ete difficile d'oublier les voeux de toute » ma vie pour que mes compatriotes francais » exercassent les memes droits et obtinssent le » meme bonheur.

» Me voici maintenant rendu k cette retraite » de La Grange, qui m'est cbere a tant de titres, » et a ces occupations agricoles auxquelles vous » savez que je suis si attache , et que pendant M beaucoup d'annees j'ai partagees avec vous , mes » chers voisins, et avec la plupart des amis qui » m'entourent. Votre affection, bien reciproque » de ma part, me les rend de plus en plus pre- » cieuses. Recevez tons , je vous prie , mes remer- » cimens pour la belle et touchante fete que vous >> m'avez preparee, et qui remplit mon coeur de » joie, de tendresse et de reconnaissance. »

LAFAYETTE EN AMERIQUE.

Apres cette reponse , qui fut accueillie avec transport ? le general fut conduit en triomphe stir la prairie , ou une tente elegante avait ete dressees pour lui et sa famille. Des illuminations disposee avec art, un feu d'artifice prepare par Ruggieri , des danses animees, un grand nombre de boutiques de toute espece, et une population cle plus de six mille personnes , tout enfin con- tribua a rappeler a Lafayette quelques-unes des belles scenes de son triomphe americain , avec d'autant plusde verite qu'il y retrouva unegrande conformite dans les sentimens et dans leur ex pression.

Les dansea durerent toute la nuit , les cris de vive I1 ami du peuple! retentirent jusqu'au jour, et le lendemain Lafayette, rentre au sein de sa i'amille , jouissait du bonheur et du calme quo donne seul le souvenir d'une vie bien remplie.

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME,

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS

DANS GE VOLUME.

Pages.

CHAPITRE ier. Fete des fermiers du Maryland. Deputation indienne presentee au general La fayette. Message du president des £tats-Unis.

Honneurs extraordinaires rendus a Fhote de la nation. Recompense nationale ofFerte par

le congres i

CHAPITRE u. Election du president. Caractere public da president. Des ministres et des fonc- tionnaires publics. Du congres. Grand diner public du i". Janvier 36

CHAPITRE in. Depart de Washington. Sentimens americains. Lion de mer. Famille de negres libres. Raleigh. Fayetteville. Caroline du Nord 78

CHAPITRE iv. Entree dans la Caroline du Sud. Route de Cherraw a Camden. Monument eleve au baron de Kalb. Route de Camden a Char- lestown. Fete de Charlestown. Le colonel Huger. Histoire , institutions et moeurs de la Caroline du Sud g5

CHAPITRE v, Fort. Moultrie. He d'Edisto. Alligators. Savannah. Monumens funebres.

Augusta. Etat de Ge'orgie 128

6U> TABLE DES CHAPITRES.

Pages.

CiuriTRE \i. Depart de Milledgeville. Macon. Indian -Agency. Rencontre d'Indiens pendant Forage. Hamly. Tribu de Mac-Kintosh. Uchee-Creek. Big- Warrior. Capitaine Lewis.

Line-Creek. Mbntgommery. Adieux de Mac-Kintosh. Cahawba. Etat d'Alabama. Mobile 162

CIIAPITRE vii. Depart de Mobile. Golfe du Mexique. Passage de la Balize. Debarque- ment aux lignes de la Nouvelle-Orleans. Entree du general Lafayette dans la ville. Fetes et ceremonies publiques. Bataille de la Nouvelle- Orleans 196

CIIAPITRE vm. Histoire et constitution de la Loui- siane. Baton-Rouge. Natchez. Etat du Mississippi. Navigation jusqu'a Saint - Louis.

Reception du general Lafayette dans cette ville. 236

CHAPIT^E ix. Changemens survenus dans la na vigation du Mississippi depuis 1'emploi de la va- peur. Arrivee a Kaskaskia. Les Canadiens et les Indiens. Singuliere rencontre d'une jeune Indienne elevee parmi les blancs et retournee a la vie sauvage. Ballade indienne. Etat d'll- linois. Depart de Kaskaskia. Separation du general Lafayette et de la deputation de la Loui- siane. ......;.... \. 286

CHAPITRE x. Riviere de Cumberland. Arrivee a Nashville. Milice du Tennessee. Habita tion du general Jackson. Naufrage stir 1'Ohio. Louisville. Route de Louisville a Cincinnati par terre. Etat de Kentucky. Anecdote. . . 328

TABLE DKS CHAPITRES. f>3 1

Pages.

CHAPITRE xi. Arrivee a Cincinnati. Fetes offertes par cette ville. Les Suisses de Vevay. Etat d'Ohio. La famille Yinton. Route de Whee ling a Union-Town. Discours de M. Gal latin. New -Geneva. Debarquement a Bradock-Field. Premier fait d'armes du general Washington. -Pittsburg. 382

CHAPITRE xn. Route de Pittsburg a Erie. Yic- toit e du commodore Perry. Scene nocturne a Freedonia. Le chef indien a Buffalo. Chutes du Niagara. Yisite au fort Niagara. Aspect de Lockport. Navigation de Lockport a Ro chester. Aqueduc sur la riviere Genessee. Route par terre de Rochester a Syracuse. Na vigation de Syracuse a Schenectady, en passant par Rome et Utica. Grand canal 4?-$

CHAPITRE xin. Retour a Boston. —Reception de Lafayette par la legislation du Massachusetts. Celebration de 1'anniversaire de Bunker's-Hill. L'histoire de la. revolution familiere a tons les Americains. Depart de Boston 4^3

CHAPITRE xiv. Rapide et courte visite dans Jes etats de New-Hampshire, Maine et Vermont. Retour a New-York. Celebration de 1'anniver saire de la declaration d'independance. La chaloupe americaine. Patriotisme et desinte- ressement des marins de New-York 5oy

CHAPITRE xv. Lettre de M. Keratry sur 1'anni versaire de Bunker's-Hill. Machine hydraulique de Philadelphie. German town. Boite histo- rique de M. Watson. Champ de bataille de la Brandywine. Invocation du reverend Wil-

63'2 TABLE DES CHAP1TRES.

Pages t

Ham Latta. Clerge de Lancastre. Retour a Baltimore eclaire par un incendie 54o

CHAPITRE xvi. Retour a Washington. Caractere du nouveau president. Visite a 1 'ex-president devenu cultivateur et juge de paix. Le gouver- nement offre a Lafayette un bailment de 1'etat pour retourner en France. Presens offerts a Bolivar par rintermediaire de Lafayette. ]\ou- vel hommage de la ville tie New-York. Adieux du president a 1'hote de la nation. Depart de Washington-City. Passage a bord de la Bran dy wine. Traversee. Temoignages d'attache- ment et de regrets des marins de la Brandywine a Lafayette. Reception au Havre. Quelques heures a Rouen. Reception de Lafayette a La Grange par les habitans de sa commune 576

FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME,

14 DAY USE

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