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LA FÉDOR

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE

20 exemplaires sur papier du Japon et 10 exemplaires sur Chine.

Tous ees exemplaires sont numérotés et parafés par l'éditeur.

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ALPHONSE "DAUDET

LA FÉDOR

PAGES DE LA VIE

ILLUSTRATIONS DE FABRES

PARIS

ERNEST FLAMMARION, Editeur

2Ô, RUE RACINE, 26

Tous droits réservés

2.2IL

11

La Fédor

PAGES DE LA VIE

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La Fédor

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François, c'est M. Yeillon!

A cet appel vivement envoyé par la svelte jeune femme apparue entre les bacs fleuris du perron, François du Bréau se dressa sur la pelouse il jouait avec sa petite fille et vint au-devant du visiteur, une main tendue,

4 La Fédor

l'autre calant sur son épaule l'enfant qui riait et jetait ses petits pieds chaussés de rose dans le soleil.

Ah! c'est M. Veillon... eh bien, il sera reçu, M. Veillon... Si ce n'est pas honteux! trois mois sans venir à Château-Frayé, sans donner une fois de ses...

Il s'arrêta au bas des marches, saisi par l'expression gênée, angoissée, quelque chose de confus et de fuyard que la nécessité de mentir donnait à la ronde figure, bonasse et moustachue, du meilleur et plus ancien com- pagnon de sa jeunesse.

Tu veux me parler?

Oui... pas devant ta femme.

Ce fut dit, glissé dans l'échange nerveux d'une poignée de main; mais jusqu'au déjeu- ner, les deux amis ne purent se trouver seuls une minute. Quand la nourrice eut emporté « Mademoiselle », toutes ses grâces faites au monsieur, il fallut explorer la propriété très changée, très embellie depuis ces der- niers mois. Ce Château-Frayé, dont la famille de .Mme du lïreau portait le nom, était un très ancien domaine, moitié donjon,

TU YEUX ME PARLER]

La Fédor 7

moitié raffinerie, flanqué d'une tour massive et d*un parc aux verdures féodales fumait une cheminée géante sur des plaines infinies de blé, d'orge et de betteraves ; sans le halo rougeâtre que Paris allumait chaque soir à l'horizon, on aurait pu se croire au fond de l'Artois ou de la Sologne. Là, depuis deux ans, depuis leur mariage, le marquis du Bréau et sa jeune femme, « son petit Châ- teau-Frayé », comme il l'appelait, vivaient dans une solitude aussi exclusive que leur amour.

Au moment de se mettre à table, nouvelle apparition de la nourrice qui venait chercher madame pour l'enfant.

Un type, cette nounou, dit la jeune mère sans plus s'émouvoir, c'est la paysanne à scrupules... avec elle on n'a jamais fini... Déjeunez, messieurs, je vous en prie, ne m'attendez pas.

Et elle avait, en quittant la table, un joli sourire de sécurité dans le bonheur. Der- rière elle, tout de suite, le mari demanda :

Qu'y a-t-il?

Louise est morte, dit l'ami gravement.

8 La Fédor

L'autre ne comprit pas d'abord.

- Eh! oui... Loulou... La Fédor, voyous. Nerveusement, par-dessus la table, Fran- çois saisit la main de son ami.

Morte! tu es sûr?...

Et l'ami affirmant de nouveau d*un impla- cable signe de tête, du Bréau eut non pas un soupir, mais un cri, une bramée de sou- lagement :

Enfin!

C'était si férocement égoïste, cet élan de joie devant la mort... surtout une femme comme la Fédor... l'actrice célèbre, admirée, désirée de tous, et qu'il avait gardée six ans contre son cœur; il se sentit honteux et gêné, s'expliqua :

- ("est horrible, n'est-ce pas? mais si tu savais comme elle m'a rendu malheureux, au moment de la séparation, avec ses lettres folles, ses menaces, ses stations sans tin de- vant ma porte... Six mois avant mon ma- riage, dix mois, quinze mois après, j'ai vécu dans l'épouvante et l'horreur, ne rêvant qu'assassinat, suicide, vitriol et revolver... Elle avait juré de mourir, mais de tout tuer

La Fédor o

auparavant... l'homme, la femme, même l'en- fant, si j'en avais un. Et pour qui la connais- sait bien, ces menaces n'avaient rien d'in- vraisemblable. Je n'osais conduire ma pauvre- femme nulle part, ni sortir à pied avec elle, sans craindre quelque scène ridicule ou tra- gique... Et pourquoi cela? Quel droit pré- tendait-elle sur ma vie: Je ne lui devais rien. du moins pas plus que les autres, que tant d'autres... J'avais eu trop d'égards, voilà tout. Et puis j'étais jeune, et pas de son monde d'auteurs et de cabotins. On attendait plus de moi... peut-être le mariage et mon nom... ça s'est vu. Ah! pauvre Loulou, je ne lui en veux plus; mais ce qu'elle m'a em- bêté!... Mes amis s'étonnaient de ce voyage de noces interminable; ils peuvent se l'expli- quer maintenant, et pourquoi, au lieu de rentrer dans Paris, je suis venu m'enfermer ici, pris d'une passion subite pour la grande culture. Encore n'étais-je pas toujours tran- quille, et lorsque le timbre de la grand'porte sur la route sonnait très fort ou à des heures insolites, mon cœur sautait dans ma poi- trine, je me disais : « La voilà! »

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La Fédor

Veillon qui, tout eu mangeant d'un robuste appétit, écoutait attentivement ces confi- dences entrecoupées des va-et-vient du ser- vice, dit à François, sur un ton de reproche :

Eh bien, maintenant, tu pourras dormir tranquille... elle est morte avant-hier à Wissous, chez sa sœur qui l'avait

La. Fédor 1 1

recueillie, il y a quatre mois, quand sa maladie s'est aggravée.

Du Bréau tressaillit douloureusement... .Malade, et tout près de lui, quelques lieues à peine, sans qu'il en eût rien su...

Comment l'as-tu appris, toi, qu'elle était r

C'est elle qui m'a écrit de venir la voir. Je l'ai trouvée dans le milieu le plus bour- geois, le plus contraire à sa nature, chez .Marie Fédor, l'ancien prix de tragédie, de- venue .Mme Restouble, femme du notaire de Wissous.

Mais elles se détestaient...

Oh! Loulou était bien injuste. Elle en voulait à sa sœur d'avoir renoncé à la vie de théâtre pour épouser son étudiant des beaux jours du Conservatoire.

Du Bréau se mit à rire :

Son étudiant?... lequel? elle en avait plus de vingt r...

Elle n'en a toujours épousé qu'un, Maître Restouble, dont les panonceaux re- luisent sur la plus coquette maison de Wissous depuis je ne sais combien de

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générations. C'est que j'ai retrouve ton ancienne.

Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé?

Parce que tu es marié, que tu aimes ta femme... tout ce passé n'avait rien d'inté- ressant pour toi... Seulement, aujourd'hui...

Yeillon hésita une seconde, puis très froid toujours, mais avec le tremblement de sa grosse moustache brune :

- L'enterrement est pour trois heures... Je me suis promis que tu serais là...

François du Bréau n'eut pas le temps de répondre; sa femme venait d'entrer, moins radieuse que tout à l'heure, une inquiétude au fond de ses jolis yeux. Pour une fois, la nourrice avait raison : les paupières de l'en- fant étaient brûlantes et aussi ses petites mains.

Oh! ce ne sera rien, ajouta vivement la mère, se méprenant à la gêne consternée qu'elle devinait autour de la table.

- Aussi n'est-ce pas cela qui nous pré- occupe, dit le mari: mais je viens d'appren- dre une mort... quelqu'un que j'ai beaucoup connu.

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La Fédor l5

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Veillon vint en aide à son ami. Il s'agis- sait d'un de leurs anciens de Louis-le-Grand, Georges Hofer, chez qui, dans leur jeunesse, ils venaient quelquefois déjeuner le diman- che... Ses parents, de grands fabricants de bière, avaient leur usine en face, de l'autre côté de la Seine, dans ces immenses plaines qui vont jusqu'à Montlhery. Il était mort là, on allait l'y enterrer. Mme du Bréau regarda son mari : _ Tu ne m'en as jamais parlé, de ce Georges Hoferr II répondit : _ Il y a longtemps que je ne le voyais

plus. Veillon ajouta, très sérieux :

C'est égal... tu feras bien de venir. Et la femme, plus gravement encore :

Il faut v aller, mon ami.

L'accent de pitié, de douceur, dont elle dit cela, les saisit tous les deux. Ils en par- laient une heure après dans le train de la Grande Ceinture qui les emmenait à Juvisy, commencent les plaines de Wissous.

i6 La Fédor.

- Crois-tu qu'elle se soit doutée de quel- que chose? s'informait Yeillon.

Du Bréau. lui. ne le pensait pas.

- Elle nie l'aurait dit. C'est une limpide, une vibrante, incapable de rien cacher .. La Fédor disait quelquefois : « Je suis un brave homme, on peut se fier à moi. » Brave homme, je veux bien, mais une sacrée femelle tout de même, et qui, née dans le ruisseau. n'ayant jamais eu pour se conduire que ses instincts de fille ou de cabotine, s'imaginait que toutes les femmes lui ressemblaient, en plus bête et plus méchant, et aurait voulu me le faire croire... Si je n'avais pas eu la chance de rencontrer mon petit Chàteau- Frayé et de m'en toquer tout de suite, ma foi!... j'aurais peut-être fini par l'épouser.

- Tu n'en aurais toujours pas eu pour bien longtemps, murmura Yeillon dans un sourire navré. La pauvre Louise était con- damnée.

- .Mais enfin de quoi est-elle morte? Je l'avais laissée en pleine santé, en pleine force.

L'ami, accoudé à la portière et regardant dehors, bredouilla quelques mots sous sa

La Fédor 17

moustache : épuisement, bronchite mal soi- e-née... on ne savait au juste. Il y eut un

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instant de silence : puis, sur l'annonce de la station de Juvisy :

i°, La Fédor

Il faut descendre, dit Yeillon, nous fe- rons le reste du chemin à pied.

Sous un ciel de juillet, embrasé et blanc, un ciel de soleil fondu, le pavé du roi, comme on l'appelle encore, déroulait son intermi- nable chaussée, bordée d'ormes rachitiques et de bornes monumentales. De distance en distance, le long- des fossés à l'herbe rase et roussie, une borne de pierre, une croix de fer commémorative marquaient la place un tel, maraîcher de tel endroit, en Seine- et-Oise, rentrant des Halles de Paris, était mort écrasé par les roues de sa charrette.

Fatigue ou boisson, quelquefois les deux... murmura Yeillon.

Et du Bréau, d'un air détaché :

- A propos de boisson, et le musicien de Louise, en a-t-on des nouvelles? Tu sais, ce Desvarennes, le chef d'orchestre qui l'a enfin consolée de son veuvage? Il paraît qu'ils se battaient et se soûlaient d'absinthe tous les soirs.

Yeillon se retourna brusquement :

- Qui a dit ça? Qui l'a vu? Et puis, quand cela serait? La Fédor n'en a pas moins été

La Fédor 19

une artiste de grand talent, une belle et bonne fille qui t'a aimé du mieux qu'elle a su, ce qui vaut bien les deux ou trois heures de ton temps que tu lui donnes aujour- d'hui...

Le pavé du roi franchi, les deux amis s'engagèrent sur un de ces innombrables chemins de campagne, tout brûlants et cra- quants de poussière entassée, qui s'entre- croisaient à perte de vue dans ces champs de seigle et de blé, éblouis et papillotants sous le soleil. L'air flambait. Çà et l'ai- guille d'un clocher, une rangée d'arbres, le crépi lumineux d'une muraille interrompaient la ligne uniforme de l'horizon ; mais jamais le chemin qu'ils suivaient n'allait dans la di- rection de ce clocher, de cette muraille.

Tu ne vas pas nous perdre r fit du Bréau s'adressant à son compagnon arrêté devant un poteau indicateur, à un tournant de route.

Yeillon le rassura: il connaissait très bien le chemin de Wissous à Château-Frayé, l'ayant fait récemment encore avec Louise.

Car, figure-toi, mon cher, qu'en se ré- fugiant chez sa sœur qu'elle détestait, qu'elle

20 La Fédùr

croyait sa plus mortelle ennemie, la pauvre- fille n'avait qu'un but. une espérance, te re- voir. Dès ma première visite, elle m'en par- lait : « Vous comprenez, mon petit Yeillon, me disait-elle avec cette grâce ingénue que lui avait rendue la souffrance, ce n'était pas possible qu'il vînt chez moi, quand je vivais mal, dans le vice et dans la bohème; mais ici. chez des gens mariés, chez un magistrat ma sœur me le répète-t-elle assez, bon Dieu de Dieu, que son mari est magistrat rien ne peut l'empêcher, n'est-ce pas? » Ah! la malheureuse, pour lui persuader qu'elle rêvait une chose impossible, que l'honnête homme que tu étais ne pouvait faire cela, ne le ferait pas certainement, le mal que j'ai eu... d'ailleurs sans la convaincre...

Du Bréau, qui s'était arrêté pour allumer une cigarette, murmura au bout d'un mo- ment :

- 1J< >urqu< >i se voir, d'abord? Qu'aurions- nous pu nous dire?

- Oh! je sais bien ce qu'elle t'aurait dit, et pourquoi elle aurait tant tenu à te voir avant de m. lurir.

L.i Fédor 21

Pourquoi :

Elle aurait voulu te demander par- djn..., Oui, pardon de ses lettres, de ses menaces, de toutes les démences dont. elle te persécutait. Je t'avoue que devant sa dé- tresse, ses remords, je lui ai menti abomi- nablement, à cette pauvre Loulou, lui faisant accroire que tout était pardonné, oublié. .Mais si tu penses que je nVen suis débar- rassé avec cela ! Quand elle a eu bien com- pris que tu ne viendrais pas à Wissous, que tu n'y pouvais pas venir, alors c'a été une autre chanson. Ta vie à Château-Frayé, votre installation, si vous faisiez de la musique le soir, si ta petite te ressemble... c'étaient des questions sans fin. Dès que j'arrivais, impos- sible de lui parler d'autre chose. Puis, un jour, elle nous a déclaré qu'elle voulait voir ta maison, seulement les murs, seulement la cime des arbres. C'est que j'ai compris combien elle se trompait sur sa sœur. Brisée, malade comme elle était, on ne pouvait pas la mettre en wagon; elle devait faire toute la route en voiture, allong-ée sur des cous- sins. Je peux dire que .Marie Fédor a été

22 La Fédor

d'une douceur, d'une patience admirables, et que, sans elle, jamais Louise n'aurait pu satisfaire son caprice. Un vrai voyage fati- gant et long. Mais tout lui semblait magique, cette première haleine du printemps, allègre et vive, l'herbe nouvelle qui pointait partout dans les champs, tout la grisait. Nous nous sommes arrêtés au Bois-Margot, et là, des- cendus de voiture, nous avons pris un che- min de traverse, mangé de ronces, ce que les cantonniers appellent une route morte. Ce chemin contourne le parc de Château-Fravé, nous l'avons suivi tous les trois en frôlant les murailles chaudes de soleil. J'avais peur d'être vu par un de tes fermiers ou par quelque ouvrier de la raffinerie; ils me con- naissent tous. Heureusement, c'était l'heure du travail. Elle s'exaltait à l'idée que cet immense troupeau dans la plaine, ce berger, ces grands chiens étaient a toi. « Que je m'amuse! Que je suis contente! » disait-elle en battant des mains comme une enfant. Arrivés près de la charmille, son saisisse- ment grandit encore. Tu sais que la mu- raille, de distance en distance, est remplacée

La Fëdor 23

par une haute grille de fer qui laisse voir la double allée de tilleuls séparée d'une large pelouse. Nous étions regardant derrière les barreaux, aspirant l'odeur de toute cette jeune floraison printanière épanouie sous le soleil, quand je reconnus de loin la voix de ta femme qui arrivait vers nous sous la charmille avec la nourrice et l'enfant... Je n'eus que le temps de m'écarter, laissant Louise aux bras de sa sœur, immobile der- rière la grille. .Mon regard ne la quittait pas. Quand ta femme est passée, reculant à tout petits pas devant sa fille, rien, pas un de ses traits n'a bougé. Seulement c'était sinistre, ces joues hâves et décharnées, ce masque de mort guettant à travers les barreaux de fer infranchissables ce qu'il y a de plus beau dans l'existence, tout ce qui pouvait lui faire envie et regret, la maternité heureuse, la jeunesse. Par exemple, lorsqu'elle a vu venir la petite, trottant et petonnant dans sa longue blouse, quelle illumination sur cette pauvre figure d'incurable! Elle riait, elle pleurait et disait tout bas à sa sœur en s'essuyant les yeux: « Mais regarde-la donc, la chérie!...

24 La Fédor

elle a les cheveux du même blond que son père, et elle frise comme lui. Oh! la mi- gnonne... la mignonne! » Son émotion était si vive, toute tremblante, les mains tendues, il a fallu l'arracher de là, l'entraîner vers la voiture, elle est tombée sans forces. Au retour, elle ne prononça pas un mot de toute la route ; resta les yeux fermés, aspirant un bouquet de fleurs jaunes, du grand ébénier qui dépasse le mur de la raffinerie. Le di- manche suivant, quand j'arrivai j'avais pris l'habitude de venir la voir tous les di- manches — je la trouvai comme toujours au fond du jardin, allongée dans un grand fau- teuil d'un vert pâle, sa figure ombrée, ses bras minces, ses longues mains prenaient un aspect lamentable d'épuisement. Il m'a semblé la voir dans ce dernier acte de la Dame, Desclée seule lui était compa- rable. « Je ne recommencerai plus, me dit- elle à propos de sa visite à Château-Frayé... J'ai trop souffert, je suis cassée... » Et bais- sant la voix à cause du jardinier qui ratissait tout près de nous : « Ma sœur savait bien ce qu'elle faisait en me donnant l'idée de ce

m

IL m'a semblé la voir dans ce dernier.

La Fédor 27

voyage... elle m*a retourné le couteau dans le cœur, la lame y est restée... » Enfin, crois-tu si c*est de l'injustice! Cette malheu- reuse .Marie Fédor, ce dévouement de toutes les heures, la soupçonner d'une machination pareille, d'une perfidie aussi compliquée... Du reste, tu vas la voir, .Mme Restouble, tu te rendras compte que c'est une bonne et charmante femme, ressemblant aussi peu au monstre dont Louise nous parlait que la jolie maison que voici n'a l'apparence du bagne la pauvre fille prétendait s'être enfermée par amour de toi. Nous y sommes, tu peux juger.

Tout à l'entrée du village, le très ancien logis du notaire, avec ses murs blanchis à neuf, ses persiennes fraîches peintes, ses panonceaux étincelants, se dressait étroit et bas après une petite cour toute fleurie et rougeoyante d'une énorme corbeille de géra- niums. Malgré le deuil de la maison et le drap noir qui encadrait la porte, l'étude, très achalandée, n'avait pas chômé ce jour-là, et

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par les persiennes seulement entrecloses on apercevait des profils sur des paperasses, on entendait une voix jeune dictant un acte parmi le grincement des plumes d'oie qui grossoyaient.

Dans le corridor du bas, au sonore et frais dallage, un tréteau préparé attendait le cer- cueil; tout au bout, une porte vitrée per- mettait d'entrevoir les allées vertes du jardin et les noires silhouettes des invités.

Reste ici, dit Yeillon en laissant son ami dans la cour... le cercueil n*est pas encore descendu... Je vais demander qu'on nous la laisse voir. Je crois qu'il est encore temps.

Tout ému par la pensée de cette suprême entrevue, du Bréau commençait à s'impa- tienter de tourner autour des géraniums, en entendant chuchoter dans son dos les clercs de l'étude.

Nous montons? demanda-t-il à son ami, enfin apparu sous la draperie funèbre.

Yeillon balbutia :

La Fédor 3i

C'est inutile... on ne peut pas... c'est trop tard.

L'autre, sans prendre garde à son em- barras, proposa tout naturellement de passer dans le jardin avec tout le monde; il n'était peut-être pas fâché, en définitive, d'échapper à cette confrontation douloureuse qu'il s'im- posait un peu comme un devoir, après ce qu'il venait d'apprendre des derniers jours de Louise et l'espèce de sacrifice qu'elle lui avait fait en venant vivre et mourir chez sa sœur. .Mais sa stupéfaction fut grande de voir Yeillon, au lieu de passer devant, rester immobile et décontenancé en face de lui, comme pour l'empêcher d'aller plus loin.

Quoi donc? fit-il enfin.

Et l'ami, cherchant ses mots, la voix et le regard gênés :

Mon cher, c'est absurde... tu sais dans quel état le chagrin met les femmes... Voilà que Marie Fédor, Mme Restouble, si ai- mable ordinairement, t'en veut d'avoir laissé mourir sa sœur sans être venu une fois... J'ai eu beau lui dire et redire sur tous les tons que tu ne le pouvais pas, que même ta

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démarche d'aujourd'hui était une imprudence

vis-à-vis de ta femme et de votre bonheur:.. Inutile! Elle est furieuse, elle ne veut pas te voir; elle ne descendrait plutôt pas.

Alors, quoi... Il faut que je m'en ailler...

Veillon hésitait :

- Je ne sais que te dire... Quand je pense que je t'ai fait faire cette longue route et qu'on ne te laisse même pas le droit...

D'aller jusqu'au cimetière, dit François du Bréau en souriant tristement... Que veux- tu ? cela est peut-être mieux ainsi... Je m'en vais revenir chez nous tout doucement par les mêmes grandes plaines, en me remémo- rant ces quelques années, ce triste lambeau de ma vie qu'ils sont en train d'ensevelir là- haut...

11 levait les yeux vers une des fenêtres du premier étag"e, dont le rideau blanc, curieu- sement écarté, retomba tout aussitôt contre la vitre; La sœur de Louise guettait l'effet de son refus; rester plus longtemps eût été vraiment trop lâche.

- Mais c'est impossible, tu ne peux pas

L.i Fédor 33

t'en aller seul, dit Yeillon accompagnant son ami vers la rue... Nous allons revenir en- semble.

Non, non... Reste, je le veux. Il faut que tu sois là. que tu me remplaces jusqu'à la fin, surtout s'il est vrai comme tu dis que la malheureuse fille ait pensé à moi dans ses derniers moments... Allons, rentre vite, et à bientôt .Maintenant nous te rever- rons le dimanche j'imagine. ..

Du Bréau repoussa la grille en bois de l'entrée, et, plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, s'éloigna de l'étude à grands pas.

/ a fédor 35

II

Hommes et bêtes, tout le village, à cette heure, était dans les champs. Où? dans quels champs? sans doute entre ces plis du terrain les troupeaux couchés tiennent de loin la place d*un sillon, les hommes, au repos, celle d'une ornière: car il n'avait vu en venant, par toute la plaine embrasée et déserte, qu'un i.nmense battement de lumière. Après quel- ques ruelles blanches et silencieuses, aux maisons basses, au cailloutis inégal, la chaleur mêlée à des relents d'étable et de basse-cour tombait plus lourde qu'en rase campagne, tout à coup il se trouva devant l'église, une vieille église trapue, avec son portail roman drapé de tentures noires aux mêmes lettres d'argent L. F. qu'il venait de voir sur la maison du notaire. Une croix de pierre, entourée d'un quinconce de tilleuls rabougris, lourds et immuables comme elle, faisait face au portail de l'église. Tout au- tour, sur l'étroite place, deux roulottes dé-

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telées, restées depuis la fête du pays, dor- maient dans l'atmosphère pesante. Quatre heures sonnèrent; et sitôt après, les notes d'un glas, lentes, espacées, tombées du clo- cher une à une, annoncèrent l'approche du convoi. Une envie subite lui vint de le regarder passer. Mais se mettre pour ne pas être vu? Dans un coin de la place, der- rière quelques caisses de lauriers-roses, il avisa un cabaret moisi l'on arrivait par quatre marches. Il entra, se fit servir près d'une fenêtre. Deux roulottiers blafards, à têtes d'aventures, buvaient debout devant le comptoir, surveillant du coin de l'œil leurs maringotes dételées sous les arbres de la place et se contant tout haut leurs détresses, les grandes et petites misères du métier.

En arrivant, du Bréau entendit le plus âgé dire a l'autre d'un accent de certitude et d'expérience :

Mets des épaulettes à ton Jean-Jean.

ça te fera le colonel qui te manque...

Tout de suite il songea comme Louise

aurait ri de ce mot d'imprésario forain, elle

qui les aimait tant, ces Delobelle de grande

La Fédor 37

route. Et justement il y avait à une table voisine de la sienne un homme à menton bleu, répondant, lui aussi, à cette catégorie de cabotins bohèmes, un peu moins minable cependant. Au lieu de porter les espadrilles et la vareuse en papier brûlé des deux rou- lottiers, celui-ci était chaussé de souliers vernis, de guêtres blanches, vêtu de drap noir tout neuf, et coiffé très en arrière d'un haute forme à bords plats endeuillé d'un immense crêpe qui laissait à découvert, sous des boucles grisonnantes et comme pou- drées, un grand front blême en pyramide, des yeux rougis, brûlés daleool, des joues fiasques et flottantes, sabrées de ces rides profondes que creuse l'ablation des grosses dents; une majestueuse cravate blanche d'homme de loi de l'ancien temps achevait de singulariser le personnage, sirotant à petits coups dans un verre, épais et lourd comme une tasse, une purée d'absinthe que lui disputait un tourbillon de guêpes. En face de lui, une gamine de dix à douze ans, en noir comme son père, les mêmes traits fripés et bouffis, les mêmes yeux larmoyants,

38 La Fédor

était assise entre deux tout petits garçons en deuil aussi, et vêtus comme des hommes, sur lesquels la grande sœur veillait avec une autorité et des précautions de maman, coupant leur pain, remplissant leurs verres, détaillant le fromage en parts égales et, dans son empressement à donner la becquée à ses petits affamés, oubliant qu'elle non plus n'avait rien mangé ni bu, depuis le matin. Autour du grand quartier de brie posé devant eux sur la table entre une miche et un litre, tout un essaim de guêpes bourdonnait comme aux bords de l'absinthe paternelle; mais bien loin de gêner l'appétit des enfants, l'adresse de leur père à faucher les guêpes au vol avec le couteau au fro- mage, à les couper en deux malgré le trem- blement alcoolique de ses mains, les diver- tissait prodigieusement; et les yeux élargis, la bouche pleine, ils se délectaient à regar- der ces guêpes, le corps tranché en deux, ne tenant plus que par une membrane, traîner, tortiller leur agonie sur le bord de l'assiette au brie, toute noire de cette grouillante jonchée. Du Bréau prêtait à cette scène

MARQUIS FRANÇOIS DU BRÉAU, SI JE NE ME TROMPE.

La Fédor 41

enfantine la minutieuse attention que notre esprit apporte aux choses infimes lorsqu il est fortement préoccupé. Soudain l'homme aux guêtres blanches, son chapeau d'une main, de l'autre son verre d'absinthe, s'avança vers lui avec des révérences et des pointes de maître à danser, vacillantes et trébuchantes.

Marquis François du Bréau, si je ne me trompe?... Je vous ai reconnu tout de suite quand vous êtes entré, au portrait que Louise avait toujours sur elle.

Il s'interrompit pour poser son verre sur la table de du Bréau devenu subitement très pâle et se présenta, la voix prétentieuse et poisseuse :

_ Desvarennes, chef d'orchestre, le mu- sicien Desvarennes, élève de M. Nieder- mever, l'auteur du Lac de Lamartine, moi-même compositeur de plusieurs mélo- dies..., mais pardon, monsieur le marquis. je vous dérange. Vous désirez peut-être aller rejoindre le cortège... non. n'est-ce pas- On a vous jouer la même farce qu a nous; défense de suivre... Et pourquoi?...

4-

42 La Fédor

Moi, encore, ça se comprend; j'ai été le vice de Loulou, son abjection... Mais vous, mais ces pauvres enfants..., car c'est ma progéniture, ce grand laideron à tête de lapin malade et ces ridicules petits gauchos dont les pantalons traînent jusqu'à terre..., pourquoi les punir, je vous demande, pour- quoi ne pas les laisser accompagner jus- qu'au bout celle qui leur a été si tendre?... Ce n'est pas à cause de leur mauvaise tenue? Pigez-moi ça, monsieur le marquis, la smala s'est habillée de neuf des pieds à la tête pour la cérémonie... Plus un radis à la maison; j'ai tout raclé, tout mis au clou pour que le deuil de notre amie soit digne- ment porté. Comme je le disais à la petite tout à l'heure : « Que tes frères ne me de- mandent pas pour un sou de pain de plus, je ne pourrais pas le leur donner... »

Il humecta l'âpreté de cette déclaration d'une forte lampée d'absinthe et reprit :

- Je ne regrette pas cette dépense, les enfants doivent porter le deuil de leur mère, et Louise Fédor a été une vraie mère pour ceux-ci... ("est même à cause d'eux que je

REPETITION DE FROUFROU

La Fédor 4S

suis devenu son... son..., enfin ce quej'étais. Car il est extraordinaire qu"un pauvre mu- sico, un misérable raté comme moi, ait pu devenir l'amant de cette grande artiste, de cette créature adorable qui a eu des ban- quiers, des rois, des princes à quatre pattes sur sa descente de lit et les plus grands noms du théâtre au bas des lettres d'amour les plus éperdues... Voici exactement l'his- toire de cette rare bonne fortune. C'était quelques mois après sa fugue de la Comé- die:França.ise : malgré tout, elle avait accepter, faute d'argent, une tournée de villes d'eaux, Vichy, Royat. Aix-les-Bains, elle jouait quelques-uns de ses plus grands succès. Dora, Froufrou, Diane de Lys, la Visite. Il se trouva qu'à cette époque je dirigeais l'orchestre de Vichy, sans beaucoup d'entrain, je dois le dire. .Ma femme venait de me lâcher pour courir après mon premier violon, lequel, lui, se moquait un peu de Mme Desvarennes et ne songeait qu'à tripoter le carton. Toujours me voilà seul à l'hôtel avec mes trois petits, dont les deux derniers, les garçons, parlaient et mar-

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chaient à peine. Heureusement la sœur avait neuf ans; à cet âge, selon la retourne, elles sont déjà ou gadoues ou mamans. Telle que vous la voyez, celle-là, il y a deux ans, sa- vait le soir tremper la soupe au lait des deux petits frères, puis les déshabiller, bien les border dans le lit d'hôtel et lorsqu'elle les avait endormis d'une belle histoire, crai- gnant que je me laisse entraîner à boire après la représentation, elle venait me re- joindre à l'orchestre, s'asseyait à mes pieds sur un petit banc, jusqu'à la fin. Quand la pièce était longue, je sentais en battant la mesure sa petite tête posée sur mes genoux s'appuyer de plus en plus lourde. A une répétition de Froufrou, un jour, la Fédor, qui ne m'avait jamais parlé, vint au bord de la scène et sa main gantée devant ses yeux éblouis par la rampe : « Desvarennes, me dit-elle, envoyez-moi donc ce soir votre fillette dans ma loge, elle y sera mieux pour dormir qu'a l'orchestre et sur vos genoux Je bois... » Quand elle eut la sœur, l'idée lui vint que les petits frères couchés tout seuls à l'hôtel pouvaient se réveiller et

L.i Fédor

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avoir peur dans leur chambre. Elle prit les petits à dormir chez elle avec la grande ; et une fois qu'elle eut tous les mioches, le père fut de la maison par-dessus le marché... Ah! femme inc< impa- rable, si je t'avais rencontrée plus tôt. que n'aurais- tu pas fait de Gas- ton Desvarennes. de rélève préféré de Xiedermeyer ! mais il était trop tard. A quoi bon des brancards neufs à un atte- lage fourbu r Le cahier de mélo- dies, dont cette âme généreuse paya l'impression, n'a été lu

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de personne, personne n'a entendu mon oratorio exécuté à ses frais par la maîtrise de Saint-Eustache. Tout cela m'a décou- ragé. Elle n'avait pas non plus grand goût à la vie, la pauvre femme; précisément mon- sieur le marquis venait de la plaquer, quelques mois auparavant...

Il s'inclina, le verre en main, le bras arrondi comme pour corriger la trivialité de l'expression, puis continua :

Le réservoir d'énergie, de jeunesse que vous étiez pour elle depuis des années, qui lui avait fait un regain de talent, de succès, lui craquant tout à coup, elle s'était trouvée en présence d'une double vieillesse, celle de l'actrice et celle de la femme. La maladie s'en mêla. Chez ces dames, je me suis laissé dire, elle n'est le plus souvent qu'une forme visible de gros embêtements, le deuil des grâces finissantes. Quand je l'ai connue, la Eédor, encore plus ennuyée que malade, s'était mise à la morphine. Je lui ai montré ce que cette drogue avait de bête et de morne, et que, poison pour poison, rien ne vaut une bonne verte bien battue...

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Il prit la bouteille d'absinthe restée sur la table voisine, et pendant qu a petits coups grelottants il remplissait son verre jusqu'au bord, de la place de l'Église arrivaient sou- dainement des airs funèbres psalmodiés par de fortes voix de campagne, mal écorcées, que soutenaient les basses de l'ophicléide et la tombée à temps égaux de la cloche de mort :

Vite, .Mélie. fit l'ivrogne se tournant vers sa fille, il n'est que temps; conduis les petits à l'église... Vous laisserez passer tout le monde et vous vous mettrez à genoux dans le fond, bien dans le fond. Seulement, je veux que vous entriez, tu entends. Per- sonne n'a le droit de vous empêcher d'en- trer...

Et s'exaltant à l'idée que la même volonté mauvaise pourrait leur interdire l'église, qui leur avait fermé la maison mortuaire, il brandissait le litre qu'il n'avait pas lâché et clamait vers le dehors :

Ne l'essayez pas, oh ! ne l'essayez pas...

Effrayée de cette voix d'alcool dont les

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La Fcdor

éclats méchants la faisaient si souvent pâlir et sursauter la nuit, la grande sœur se hâta d"emmener ses frères qui, eux, ne son- geaient qu'au pain et au fromage restés sur la table à la merci des guêpes et s'en allaient â regret, le cœur gros.

A l'approche du convoi, du Bréau, troublé déjà par l'apparition de Desvarennes, s'était levé très ému, et, s'abritant derrière la fenêtre entr'ouverte, regardait venir sur la place, après la haute croix d'argent, les sur- plis en double file tremblotante de cierges et de voix, le cercueil porté à bras sous sa draperie frangée. Comme il est lourd, ce sommeil des morts! Dire qu'il fallait quatre hommes robustes et musclés, quatre cam- pagnards faits à la peine et se relayant, pour charrier ce rien du tout de femme, cette petite étoile morte, de la maison â l'église et de l'église au cimetière. Subitement, comme si le cercueil s'était ouvert, elle lui apparut, étendue entre les planches étroites, avec le sourire radieux qui trouait sa joue d'une fossette, et la caresse de son regard gris bleu, gris de perle, aux grands cils abaissés,

DU DREAU S ETAIT LEVE TRES EMU.

La Fédor 53

aux paupières meurtries et comme fardées par le plaisir: mais ce ne fut qu'une vision emportée presque aussitôt par les pitreries de Desvarennes debout à côté de lui, et, de sa voix de blague et d'alcool, dénombrant le cortège à mesure qu'il défilait :

La famille, messieurs! Le notaire Restouble, .Mme .Marie Fédor, son épouse, premier prix de tragédie, et leurs invités... Tous des anciens de Loulou, ces invités... les célèbres seulement... L'Institut, le Con- servatoire... mais pas un comédien, même avec la Légion d'honneur... pas de cabotines non plus; Mme Restouble a le théâtre en horreur... Nous avons cependant le direc- teur des Fantaisies... et deux vaudevillistes fameux, Laniboire et Ripault-Babin.de l'Aca- démie française... Tas de vieux poseurs!... Je les entendais, en venant, dans le wagon, se vanter de la passion qui la brûlait pour chacun d'eux. Ah ! s'ils avaient su devant qui ils parlaient... Aimés de Loulou! Non, mes bibis, vous pouvez faire mousser vos jabots, pas un de vous qui ait eu cette veine... pas même ce gros emphysémateux de direc-

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teur. à qui elle a fait croire qu'il était son premier amant. D'abord son premier amant, elle ne l'a jamais connu. A un bal d'étudiants, chez Marie Fédor, une nuit, un carabin, déguisé en singe, emporta Loulou dans la chambre de sa sœur; et pendant que la grande Fédor rigolait, la petite se laissait faire en pleurant, sans oser dire qu'elle était vierge, de peur d'avoir l'air d'une dinde. Le voilà, son premier tombeur, celui qu'on n'oublie jamais, ce fut ce gorille anonyme, oui, messieurs, parfaitement...

Il s'animait, clamait, levait son verre, si bien que du Bréau gêné dut s'écarter de la fenêtre et reprendre sa place sur le banc le pochard vint le rejoindre, harcelant, inta- rissable :

- Que monsieur le marquis ne s'étonne pas de me voir si bien renseigné sur notre amie; c'est que je me suis trouvé près d'elle àdes heuresoù le besoin lui venait non plus de bâiller sa vie, comme disait l'autre, mais de la vomir. Ça la prenait le soir, entre chien et loup, dans ce petit entresol du boulevard Poissonnière qui l'a vue des

La Fédor

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heures immobile sur un fauteuil très bas. avec le roulement continu des voitures sous

sa fenêtre. Alors, surtout quand elle avait dans la tête la chaleur d'une bonne verte, il lui montait de son ivresse et de toutes ces

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lumières du boulevard, seul éclairage de sa chambre, qui papillotaient au fond de son verre, un tas de souvenirs, de confidences in- voulues. J'en ai appris de drôles, ces soirs- là. .Mais de plus drôles encore, quand la dèche, la grande dèche venue, la Fédor, ne pouvant plus paraître sur la scène, en fut réduite à écrire à ses anciens. C'est moi, ou, lorsque j'étais pris de boisson, ma grande fille qui portait les lettres. Ces lettres-là, voyez-vous, écrites toujours suivant les goûts du destinataire et dans le sens de sa vanité, étaient de purs chefs-d'œuvre. Bon sang de Dieu! les bosses de rire que nous nous donnions quelquefois, quand elle m'en lisait une, avant de la fermer. Par exemple, aux temps les plus durs de sa misère, jamais elle n'a voulu s'adresser à vous. Quelquefois, par jalousie, je la poussais à le faire, alors elle s'emportait : « Non, non, pas celui-là. je l'ai assez bassiné; et puis il y a de trop bonnes choses entre nous, je ne veux pas le mêler à-ces saletés. » Et, quand tout lui a manqué, plutôt que de vous tendre la main, elle a préféré venir s'enfermer ici,

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chez cette sœur menteuse et méchante, qui l'a toujours détestée pour ses succès, pour son talent, et qui s'est payé en quelques mois tout un arriéré de haine et d'envie. Pauvre Louise! Un martyre, n'est-ce pas, un martyre abominable, ton existence dans cette maison à façade hypocrite et soignée ; ils ont te faire mourir à tout petit feu, te retourner sur un côté, puis sur l'autre. Et demain tous les journaux raconteront combien ta grande sœur a été généreuse pour toi. Ils rappelleront son prix de tra- gédie, bien près de reconnaître que c'était elle la vraie Fédor. Cela lui aura coûté si peu de chose. La peine d'inviter à ton convoi quelques-uns de tes couchers les plus illus- tres et, vu la rareté des trains, de garder ces vieux célèbres à dîner avec les messieurs du grand reportage. Il n'y a que nous deux qu'on n'a invités à rien du tout, qu'on a même expulsés, les deux précisément qua tu as eus le plus près de ton cœur. Oh ! pas seu- lement nous permettre de te suivre jusqu'au cimetière, c'est un peu dégoûtant tout de même, dis, Loulou; dis, ma petite louloute.

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Comme si elle avait pu lui répondre du fond de son verre, il se penchait dessus, l'appelait de petits noms tendres. Et enfin, son absinthe vidée d'une lampée, il s'écroula sur la table, tout sanglotant et ronflant.

Dix fois depuis sa rencontre avec ce triste personnage, du Bréau avait eu l'envie de fuir, écœuré de ses révélations, mais retenu quand même par une curiosité mauvaise, le besoin de savoir si cette malheureuse fille avait vraiment souffert à cause de lui. Voyant l'homme endormi, il se levait pour partir, quand un coup d'œil dehors l'obligea d'attendre. Le convoi sortait de l'église, escorté de cloches et de chants; et tandis qu'il se reformait sur la place, ceux des Parisiens qui, pressés par l'heure du train, ne pouvaient suivre jusqu'au cimetière, ve- naient saluer la famille ou se faisaient inviter au dernier moment, car Desvarennes ne s'était pas trompe, il y avait un repas des funérailles. Les non privilégiés prenaient la route Je la gare avec des airs faussement pressés et des dos de mauvaise humeur. Au milieu d'un groupe de vieux célèbres.

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l'ancien prix de tragédie agitait ses voiles de deuil. .Maître Restouble, parlant à l'ami Yeillon. s'épongeait le front dans l'air brû- lant: et, sous les lauriers-roses en caisses du petit café, les reporters buvaient des grenadines, en échangeant à haute voix leurs renseignements sur l'étoile qu'on en- terrait. Tous très jeunes, ces messieurs n'avaient pas la moindre notion du talent de la Fédor: mais ses aventures galantes, ses frasques de tête et de cœur, ils les savaient sur le bout du doigt, les racontaient ainsi qu'une immonde légende dont l'ancien amant, assis près de la fenêtre ouverte, ne perdait pas un mot, pas une éclaboussure. Il en éprouvait un sentiment de gêne, de dégoût, qui, venant après les récits de Desvarennes, faisait du martyre de Louise et des férocités de sa sœur les inventions d'un pochard sentimental, l'amenait à con- clure :

Pourquoi suis-je venu ici?... Je n'avais rien à y faire.

L'entrée de la petite Mélie, traînant tou- jours ses frères par la main, le tira de sa

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song-erie. En l'absence des enfants, les guêpes s'étaient emparées du pain et du fromage, du fromage surtout. L'assiette bourdonnait, toute noire. Les petits se ruèrent dessus, aidés de la grande sœur, et ce fut une bataille atroce. Enfin quand l'essaim eut pris la fuite, que les enfants furent bien installés, chacun devant une belle tartine de miche tendre, la fillette s'approcha de son père qui ronflait toujours, ramassa le chapeau roulé par terre et. l'ayant essuyé avec soin, le posa sur la table à côté de lui, à la place de la bouteille d'absinthe magiquement disparue, rapportée sur le comptoir. Les regards du monsieur qui se trouvait là, croisant les siens à plu- sieurs reprises, la gênaient bien un peu pen- dant son manège de petite maman; mais elle en eut vite pris son parti. Comme elle pas- sait près de lui en retournant vers ses frères, du Bréau saisit son poignet, si mince, si fragile, oh! fragile à faire pleurer, et froissant un billet bleu dans la moiteur de la petite main :

- P( un- vi >s enfants.. . lui dit-il à voix basse.

La Fédor 61

Tout de suite, dans la pâleur bouffie et

Qf.

k I %f ;

maladive de cette figure de fillette grandie trop vite, un sourire d'une douceur et d'une

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La Fédor

compréhension adorables jaillit comme un arc-en-ciel qui allait du père endormi, le plus terrible de ses enfants, à Tassiette gloutonne des deux autres ; ses veux rongés,, sans cils, roulaient de grosses larmes, et elle s'inclina en murmurant : .Merci... merci....

L.i Fédor 63

III

Quand il sortit, la place de l'église était déserte. Une roulotte attelée y restait seule, prête à partir, et dont la rosse efflan- quée essayait d'atteindre les branches basses du quinconce. Sur le pays silen- cieux, en notes lentes et mourantes, le clocher secouait la fin de son glas, les der- nières gouttes restées au fond du bénitier. De loin en loin y repondaient de sourds roulements de tonnerre. Sans doute il aurait mieux valu pour du Bréau laisser passer l'orage qu'il sentait tout proche, à l'embra- sement de l'atmosphère, à l'attente, à l'im- mobilité du tout. .Mais rester seulement une minute de plus dans cet affreux Wissous, s'exposer à entendre quelque nouvelle infa- mie, lui semblait intolérable. Il prit droit devant lui et se trouva presque aussitôt en pleins champs, très étonné de ne pas recon- naître la plaine immense par laquelle Yeillon

64 La Fédor

l'avait amené. Ici des chemins creux, des vallonnements ombragés d*arbres... Un bruit d'essieux et de roues fatigués venait derrière lui ; la dernière roulotte de la fête qui s'en allait. Il s'arrêta pour demander la route de Juvisy.

Mais vous y tournez le dos, à Juvisy, dit le vieux roulottier assoupi sous l'auvent de sa lourde voiture.

C'était le même qui, devant le comptoir, donnait à son copain de si judicieux conseils sur l'emploi des épaulettes.

Une grande fille rousse, à la voix rauque, aux traits corrects et durs, vêtue d'une jupe et d'une camisole, les pieds nus, pous- siéreux, comme chaussés de cendre chaude, était assise à côté de lui et se pencha toute pour voir à qui parlait son père ou son homme, peut-être les deux.

Si ce monsieur veut monter près de nous, dit-elle sur un ton de commandement pendant que des figures curieuses se mon- traient aux petites fenêtres de la voiture, nous détournerons par le Mesnil et nous le mettrons sur sa route... Ce sera plus court

'}_;< *&&*&,

UNE ROIXOTTE ATTELÉE Y RESTAIT SEULE.

La Fédor 67

qu'une explication, surtout avec l'averse qui chauffe.

Un coup de tonnerre plus violent que les autres et sous lequel le sol vibra comme une peau de tambour décida du Bréau à accepter l'offre de ces pauvres gens, tout tiers d'abriter un Parisien venu, pensaient- ils, pour les obsèques de la comédienne. Il prit un air étonné :

Une comédienne:

Et des fameuses, dit avec fierté le vieux, qui avait été souffleur au Casino de Perpignan... Louise Fedor, de la Comédie- Française. Elle est morte ici chez un no- taire.

On passait devant un haut portail en bois peint, large ouvert et gardé par deux énormes mélèzes dont les branches ba- layaient le sol.

Justement, voilà le cimetière, murmura le roulottier. Ils sont en train de la des- cendre dans le tombeau de famille... pen- chez-vous, voyez.

Du manche de son fouet, il montrait au bout de la longue allée, bordée de buis

68 La Fédor

verts et de pierres blanches, un agglomérat de vêtements de deuil et de fronts décou- verts s'inclinant devant l'étroite chapelle aux vitraux de couleur, aux prétentieuses mosaïques. Il ajouta, pendant que son cheval montait lentement le raidillon, lon- geant la muraille crépie :

C'est la plus belle tombe du pays ; d'ici Corbeil, on n'en trouverait pas une aussi riche.

De sa voix fruste, rocailleuse, la grande fille l'interrompit brutalement :

N'empêche qu'à la place de la camarade j'aurais pas aimé être enterrée là-dedans. Qu'est-ce qui viendra la chercher ici, qui pourra se douter jamais qu'elle est là. lui jeter en passant un bonjour, un bouquet, ces deux sous de fleurs qu'à Paris, rien qu'avec son nom au bord d'une pierre, elle serait toujours sûre d'avoir?... Sanscompter qu'à Wissous deux tisons jaunes flam- bèrent sous les sourcils ardents de la gitane elle aura un jour sa sœur pour lui faire société, et c'est une sacrée vilaine femme.

Vraiment? demanda du Bréau d'un ton

i^tlki

C EST LA PLUS BELLE TOMLE DU PAYS.

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qu*il essayait de rendre indifférent, vous la croyez si méchante que ça >...

Le vieux, les lèvres serrées :

On ne Ta vue qu'une fois, mais ça suffit. Figurez-vous, monsieur, que cette année...

La voiture continuait à grimper pénible- ment contre le mur du cimetière d"où mon- tait une voix blafarde, officielle, sonnant faux dans le silence imposant de la cam- pagne. Le panégyrique superbe que cette voix proférait sans doute, les phrases qu'elle filait sur quelque ancien dévidoir ministériel, branlant et reluisant, du Breau était trop loin pour les entendre; mais ce ronron funèbre le faisait penser aux déclamations de Desvarennes, son litre d"absinthe à la main, et les naïves confidences chuchotées à son oreille achevaient de lui serrer le cœur en lui prouvant combien tout ce qu'avait dit l'ivrogne devait être vrai.

... Cette année donc, pour la fête du pays, nous donnions Ali-Baba et Geneviève de Brabant. au bénéfice dejj.Mme Diego que voici. Le dimanche, dans l'après-midi, nous

7: La Fédor

sommes allés tous deux, comme on fait, offrir aux notables nos programmes et des billets, pour le soir. Chez le notaire, nous avons trouvé les dames sur la terrasse, au fond du jardin, et, dès le premier mot, j'ai compris que c'était inutile, qu'il n'y avait rien à espérer. Alors, du grand fauteuil de la malade elle est morte trois jours après on a vu sortir une petite tête pas plus grosse que le poing, bien creusée, bien changée depuis Perpignan, et qui s'est mise à dire : « Voyons, Maria... voyons, Maria... » Pas plus que cela, mais d'une bouche si bonne, d'une douceur de voix si entrante que la petite et moi nous n'avons pu nous retenir de pleurer... Ah! cette Fédor, elle a en tirer des larmes aux payants, avec une voix pareille... La femme du notaire, elle, n'y a pas été prise. Elle s'est retournée, comme piquée d'une mau- vaise mouche, et elle a jeté à sa sœur : « Dis donc, toi... ce n'est pas ton argent qui danse! » En même temps, son ombrelle nous faisait signe : « La sortie est par là... liiez... »

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La Fédor :5

Et qu'elle aurait bien voulu filer aussi, la pauvre. s'en aller avec nous dans la bagnole des libres mendigos ! ...» dit la grande rousse aux pieds poudreux, à la livrée de misère...

On arrivait en haut du raidillon: la voi- ture s'engageait dans un petit chemin à travers champs, il y avait à peine la place de ses roues, et, après quelques mi- nutes d'une course cahotée, elle s'arrêta au croisement de plusieurs routes dont la plus large et la plus droite était celle de Juvisy.

Si vous allez toujours de ce pas. vous arriverez avant l'orage... cria le vieux bohème à du Bréau qui se hâtait, courait presque, afin d'être seul et loin, d'échapper à l'histoire de cette fin de vie. navrante et obsédante comme un remords.

Eh ! oui, maintenant il en avait la preuve... c'est pour lui que Louise était venue vivre chez sa sœur, pour lui qu'elle y souffrit mille morts, dans l'espoir qu'elle le rever- rait; mais était-ce possible: tout n'était-il pas fini, brisé depuis longtemps et pour toujours? Il avait beau chercher, sa con- science ne lui reprochait rien.

7'» La Fédor

Tout en songeant et regardant devant lui, il fut brusquement saisi ,'par les transfor- mations du paysage depuis quelques heures. En route avec Yeillon, c'était une immense plaine du Midi, éblouie et papillotante sous la lumière d'un grand ciel blond, tout vibrant de chaleur intense: à présent, sous ce même ciel mais assombri, comme des- cendu, les colzas en jaunes losanges, le vert cru des champs de betteraves, la rayure rose des sainfoins prenaient un éclat extraor- dinaire. Tout le décor semblait s'éclairer par en bas, comme dans un paysage du Nord, mais un Nord de plein été, orageux, étouffant, rien ne bougeait, pas une plume d'oiseau, pas un épi d'avoine. Sou- dain, loin, très loin, à l'extrémité d'un champ que des faucheurs invisibles se hâtaient de coucher avant l'averse, l'éclair d'un outil flamba sous un rais de soleil blanc venu de derrière lui, là-bas. péni- blement filtré entre deux épais nuages, et juste au-dessus du cimetière dont la mu- raille de craie se profilait sur l'horizon. Le temps d'un adieu suprême à celle qui

^

ELLE VENAIT DE DIRE î LA FÊTE CHEZ THÉRÈSE.

La Fédor 79

dormait là, il se remit en route, et voilà que ce rayon perdu du couchant, comme il avait frappé l'acier d'une faux lointaine, allait cher- cher, évoquer au fond de sa mémoire, à neuf ou dix ans de distance, par une simili- tude de température, aussi par l'énervement de son étrange journée, le souvenir de sa première rencontre avec la Fédor, un après-midi d'été. C'était à un raout, une garden-party à l'ambassade d'Angleterre. Elle venait de dire la Fête chez Thérèse avec cette voix prenante, un peu voilée, ce délicat emportement de tout son être... « .Menez-moi à l'air, je meurs... », dit-elle à du Bréau sans le regarder, et, traversant au milieu de la foule ces somptueux salons de l'hôtel Borghèse flotte dans l'irisement des hautes glaces l'image voluptueuse de la belle Pauline, ils vinrent s'asseoir au bout du jardin, contre la grille qu'un épais rideau de glycines retombantes sépare de la per- pétuelle féerie des Champs-Elysées.

Un coup de tonnerre formidable le rappela en quelques secondes à la réalité des choses. Des anneaux de poussière couraient sur la

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route, soulevés par une haleine chaude sen- tant le soufre, tandis que du fond de la vallée, en face, montait au galop de charge- un nuage safran, veiné de feu, effrangé, effi- loqué sur ses bords en grises déchirures de pluie; deux pigeons blancs, seuls oiseaux dans l'espace, se débattaient, tourbillon- naient en avant de la bourrasque, éperdus, les ailes ouvertes. Presque aussitôt, le che- min s'étoilait à ses pieds de larges gouttes, très espacées d"abord, puis serrées, préci- pitées; enfin la nuée se débonda, et jusqu'à Juvisy, jusqu'à la nuit tombante, il marcha sous un ruissellement de flamme et d'eau, glissant, pataugeant dans les flaques, mais sans rien voir, sans rien sentir, tout an res- sassement de sa vie avec la grande comé- dienne et de ce qu'ils appelaient leur amour. Oh! cette femme à tout le monde, que les acteurs tutoyaient, à qui le plus bas figu- rant, le plus sordide chef de claque soufflait des ordures dans le cou. cette femme dont les petits cercleux encore au biberon, venant chercher leur matérielle à la fin du spectacle, avaient le. droit de dire : « Louise a été in-

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fecte, ce soir. » Viande de tattersall que, devant lui. n'importe quel maquignon pou- vait vanter, détailler du sabot à la crinière. de la croupe jusqu'au garrot. « est ma- dame: * Enfermée avec le directeur, ou en train d'écouter dans sa loge le rôle que lui mijotait l'auteur du jour. Ce qu'il avait ragé, rugi devant cette porte; et, sur le divan de l'entrée, dans le petit salon bleu il l'at- tendait pendant qu'elle était en scène, quelles heures d'angoisse! Des loges voisines, per- sonne ne le savait là. Alors tous les cabots, hommes et femmes, en s'habillant la porte ouverte, en se passant le rouge ou le blanc gras, parlaient sans se gêner, comme lors- qu'ils sont entre eux. C'étaient le long du corridor des fusées de rires immondes, un argi A de bagne, des potins de filles à soldats. Et Louise entendait cela, y répondait sans doute quand elle se trouvait seule, puisque c'était son monde, sa vie. Tout le cœur de l'amant se soulevait de dégoût à cette idée. Quelquefois, il descendait sur le théâtre, errait derrière les portants, risée des pom- piers et des machinistes, blême et contrac-

82 La Fédor

turé comme l'auteur un soir de première, car sa maîtresse en scène lui donnait toujours la même crispation. Il se sentait encombrant, ridicule. Mais aller? Elle jouait tous les soirs, répétait toute la journée au théâtre; et la savoir sans lui dans ce boug-e, livrée à tout son caprice, il en serait devenu fou. Elle aussi le voulait toujours là; plus âgée que lui, elle n'en était que plus jalouse, et, comme ce* ramiers qui passaient tout à l'heure en plein ciel d'orage, longtemps ils s'aimèrent dans les éclairs et l'ouragan. C'est encore ce que leur liaison avait eu de meilleur. Oui, ces scènes abominables, ces colères jusqu'au délire, jusqu'aux coups, tout valait mieux pour lui que l'aveulissement des dernières années, l'enlisement sinistre dans la boue du cabotinage, quand les comédiens l'appe- laient « mon petit François », les contrô- leurs « monsieur le marquis », et que tous le voyaient déjà mari de la Fédor, gros mar- chand de billets et commanditaire du théâtre. C'est vers cela qu'il allait, le malheureux, qu'il glissait tout doucement, sans passion. sans joie, par la force aveugle et lâche de

La Fédor 83

l'habitude, le bercement mortel de la rou- lotte, — lorsqu'un jour, dans le salon de sa mère, lui était apparue celle qui allait lui apprendre les belles ivresses de la vie à deux, son divin petit Château-Frayé...

La Fédor

IV

En quittant le train de la Grande Ceinture pour faire à pied, car on ne l'attendait pas, les deux ou trois kilomètres qui le sépa- raient de chez lui, du Bréau se trouva devant des chemins obscurs et un ciel sans nuages le jour s'éteignait, tandis qu a de longs intervalles des éclairs livides, déchirant l'ho- rizon silencieux, signalaient la fin de l'orage. Dans sa hâte d'arriver, il avait pris la route morte, pleine d'ornières boueuses et d'herbes folles, encore ruisselantes. Ensuite il coupa court à travers des champs saccagés, ra- vinés, dont l'orage avait fait des paquets de goémon, mouillés et glissants. Soudain, au bout d'une terre de labour fraîchement moissonnée et pleine d'eau, ses bottes flaquaient, s'embourbaient comme dans une mare, la longue cheminée de la raffinerie se dressa sur le crépuscule et, un moment

88 La Fédor

après, François du Bréau. cherchant à tâ- tons dans l'angle du portail la chaîne de. la cloche, la secoua joyeusement.

Oh! l'odeur des citronniers après l'averse, la cour sablée à neuf, étineelante et nette, devant le vieux logis Louis XV tout en lon- gueur, où couraient des lumières. Après le noir du dehors, ce fut d'une intimité subite et délicieuse. Comme il franchissait le per- ron, une persienne s'entr'ouvrit doucement à l'étage :

- Monte vite... Je suis près de l'enfant.

- Est-ce qu'elle est malade } Non.... rien.

Dans le mezza voce de la mère, il y a un velouté, un accent de bonheur qui le rassure tout de suite.

En s'arrétant au vestibule pour quitter ses vêtements trempés, ses chaussures lourdes de vase, il a vu un coin de salle à manger tout allumée, deux couverts qui attendent en face l'un de l'autre sur la nappe éclatante et fleurie. Maintenant, vite l'escalier: une grande chambre, une autre plus petite que baigne la vague lumière bleue d'une lampe

fe

ce qu'il met d'élan passionné...

L.r Fédor 91

de nuit. Et, dans cette flottante poussière si- dérale dont tout s'imprègne à l'entour, il s'avance vers le petit lit de claire mousse- line près duquel sa chère femme est debout, l'appelle d'un geste tendre...

Ce qu'il met d'élan passionné, de ferveur reconnaissante dans cette première étreinte, ce qu'il étouffe de sanglots, d'aveux inex- primés, il semble qu'elle l'ait compris au ton apitoyé dont tout bas elle le console... La mauvaise journée qu'il a passer, le pauvre ami! C'est si triste de voir partir ce qu'on a connu... on dirait que cela vous emporte un peu de vous-même... Pour elle non plus, l'après-midi n'a pas été gaie. La petite se plaignait, avait la peau brûlante... puis, vers le soir, la fièvre est tombée; les joues sont redevenues bonnes, et, maintenant, elle dort, si calme, si fraîche...

Tiens, regarde.

La mère écarte le rideau, et pendant qu'ils sont là, tous deux penchés sur cette chair d'enfant, nacrée, veloutée, à la pulpe plus tendre que le plus beau fruit, pendant que leur souffle se mêle au léger friselis de cette

92

La Fédor

petite bouche entrouverte, doucement la mousseline se referme, les enveloppe tous les trois du retombement de ses plis légers. Qu'on est bien, que tout le reste est loin; quel repos clans l'oubli du monde !

Au Fort Montrouge

Souvenir d'un Trente-Sous

Au Fort Montrouge

Le Paris du siège, au matin du 3i octo- bre. Dans le brouillard froid, Saint-Pierre de Montrouge achève de sonner un mélan- colique Angélus. Le long de l'avenue d'Or- léans, où de rares lumières clignotent, un fiacre à deux chevaux et à galerie, réquisi- tionné par le ministère de la marine, et l'un des derniers locatis en circulation, nous em- mène, Le Myre de Vilers et moi, dans une tournée des forts du Sud. Comme aide de camp de l'amiral La Roncière, de Vilers, presque tous les matins, est astreint à cette visite, et je l'accompagne volontiers quand je ne suis pas de garde, afin de m'approvi- sionner d'une foule de remontants très pré- cieux dont les forts de Paris surabondent.

ç6 Au Fort Mont rouge

comme d'énergie, d'ordre, d'endurance et de belle humeur.

Halte là... Qui vive?

Service de la marine.

La porte de Montrouge , tout embas- tionnée, engabionnée, hérissée de baïon- nettes, s'entre-bâille pour le fiacre ministé- riel. Pendant qu'un falot minutieux examine à la portière nos deux laissez-passer, mon compagnon si philosophe et maître de lui d'ordinaire s'énerve, s'irrite. Sous la casquette plate à galons d'or, sa figure me frappe par une expression de dureté que je ne lui ai jamais vue, qui lui mincit les lèvres. creuse ses yeux plus profonds et plus noirs. Qu'y a-t-il? Qu'est-ce qu'il me cache? Ce causeur étincelant, adroit lanceur de paume et de repaume, pourquoi, depuis que nous sommes en route, m'a-t-il laissé parler tout seul? Je vais le savoir sans doute...

Franchie la zone militaire, ces grandes plaines de boue et de gravats déjà le matin blafard éclaire des larves en maraude. nous traversons (ientillv, désert, effondré... Un coq chante au lointain, vers Bicêtre.

Bifc.Sc

LE LONG DE L'AVENUE D'ORLÉANS.

Au Fort Montrouge 99

I)*une ruelle en pente, un chien affamé, fu- rieux, s'élance en aboyant, s'acharne à nos chevaux, bondit jusqu'à la portière, nous crache en râlant la bave de ses crocs. Le temps de dire : « sale bête! » une détonation brutale éclate à mon côté, et, parmi l'acre fumée dont notre voiture est remplie, je vois le chien rouler les pattes en l*air et mon compagnon qui remet son revolver à l'étui.

Vous êtes un peu nerveux ce matin, mon camarade... il doit y avoir du nouveau dans les affaires :

Lui. très grave :

Il y a du nouveau, en effet.

On reste encore quelques minutes sans rien se dire : et seulement vers l'avancée du fort de .Montrouge, répondant à toute l'anxiété, à toutes les interrogations de mon silence, de Yilers m'annonce brusquement :

C'est fini... Metz a capitulé. Bazaine a tout perdu, tout vendu, même l'honneur.

Ceux qui n'ont pas subi les affres du grand naufrage de 70 ne sauraient comprendre ce que nous représentait le nom de Bazaine. l'héroïque Bazaine, comme Gambetta l'appe-

Au Fort Montrouge

lait, l'espoir dont il fouettait notre courage, la nuit abominable sa désertion nous plongea. Imaginez tous les cris possibles de délivrance et de joie : «Terre!... terre!... Une voile ! . . . Sauvés ! . . . Embrassons-nous ! . . . Vive la France ! » Il y avait de tout cela dans ce beau nom de troupier versaillais. et tout à coup voilà qu'il signifiait le contraire. C'é- tait à donner le vertige.

Aussi mon arrivée au fort me reste-t-elle un peu confuse. Je me souviens vaguement d'un capitaine de frégate en sabots qui nous guide par de longs corridors de caserne: d'une pluie fine, une pluie de côte, rayant la grande cour des matelots, en bérets bleus et vareuses, jouent au bâtonnet, avec des bonds, des cris d'écoliers en récréation ; enfin d'une marche interminable sur un che- min de ronde, gluant, luisant, les semelles patinent, le long des gabions, des épaule- ments, des pièces de marine en batterie et des hauts talus que dépasse la silhouette d'un marin de vigie, son cornet à bouquin a la ceinture, prêt à signaler la bombe et l'obus allemands. Ce que ma mémoire a gardé de

.1;/ Fort Montrouge eoi

très précis, par exemple, c'est le rouf de toile goudronnée, dégoulinant de pluie, sous lequel les officiers de garde sont attables devant des bols de café noir; je vois ces visages rayonnants, tous ces bons sourires qui se lèvent vers nous : « Eh bien ! mes- sieurs les terriens? » Et debout, à l'entrée, sanglé dans sa longue tunique, de Yilers leur jetant l'atroce nouvelle :

« Bazaine s'est rendu... »

Il n'y eut pas un mot, pas un cri pour lui répondre: mais un éclair jaillit, dont la tente fut illuminée, un éclair fait de tous ces re- gards confondus, de tous ces yeux noirs, bleus, mocos, ponantais, celui-là aigu comme- un coup de stylet, l'autre fervent comme un cantique de Bretagne, et l'on put lire à la clarté de cette flamme l'héroïque résolution que vous veniez de prendre, vous tous, Des- prez, Kiesel, Carvès, Saisset, tombés de- puis sur ce bastion 3, ce bastion d'hon- neur où vous m'êtes apparus, le matin du 3i octobre.

Ah! ce bastion 3. c'est aux premiers

9-

Au Fort Montrouge

jours de janvier, deux mois après notre visite, qu'il fallait le voir, avec ses embra- sures démolies, les abris des hommes effon- drés, à son mur une large brèche, et cette trombe de fer et de feu qui l'enveloppait du matin jusqu'à la nuit. Pareil au cri des paons les jours d'orage, le cornet de la vigie son- nait sans relâche. « On n*a pas le temps de se garer! » disaient les servants de pièce en tombant. Et les autres quartiers n'étaient guère mieux abrités. Pour traverser les cours désertes, jonchées d'éclats d'obus, de bris de vitres, dans une odeur de poudre et d'incendie, les matelots rasaient les murs de leurs casernes défoncées, à l'abandon. Plus une pierre debout aux deux corps de logis de l'entrée: les hommes de garde, comme tout l'équipage du reste, obligés de se blottir sous les blindages faits de mau- vaise terre, de la terre hachée depuis deux mois parles obus, friable, sans consistance, et les coups de casemate étaient fré- quents.

Un soir, dans le réduit blindé qui lui ser- vait de cabine, le commandant du fort voyait

Au Fort Montrouge io3

entrer le capitaine de frégate de L..., nou- vellement arrivé à bord comme on disait pour remplacer le chef d'une compagnie de eanonniers, qui avait eu l'épaule emportée par un éclat.

.Mon commandant, dit l'officier avec une pauvre bouche blémie, contracturée. qui mâchait les mots rageusement au passage, je suis un homme déshonoré, perdu... Je n'ai plus qu'à me faire sauter.

De L..., mon ami, qu'y a-t-ilr

La main du commandant écartait la petite lampe suspendue, éclairant les murs de l'é- troit réduit, mais l'empêchant de bien voir le vigoureux soldat à la longue tête exaltée debout en face de lui.

Il y a... oh! le malheureux, que c'é- tait donc pénible à dire!... il y a qu'en arrivant sur le bastion, le feu... eh bien ! le feu m'a surpris. J'ai eu peur, là... Qu'est-ce que vous voulez? Je n'avais jamais fait la guerre; seulement une fois, au .Mexique, mais rien de sérieux... Alors, sous cette grêle de mitraille, à deux ou trois reprises j'ai été lâche, j'ai salué l'obus, comme ils

104 Au Fort Montrouge

disent; et les hommes m'ont vu. Je les ai entendus rire... Depuis, c'a été fini. Tout ce que j'ai pu faire... Entre mes matelots et moi, il y a quelque chose qui ne va pas, qui n'ira jamais. Une chanson circule à bord... ça se chante sur l'air des Barbanchu... mais vous la connaissez, sans douter... Partout je passe, moi je l'entends, cette chanson, oujem'imagïnel'entendre... Ah! bon Dieu !... La nuit, le jour, j'ai ça qui bourdonne dans ma tête avec le rire de ces bougres-là... C'est à en mourir!

Il avait mis sa casquette de marine devant ses yeux et pleurait tout bas, comme un en- tant. Dehors s'entendait le fracas des bom- bes, bruit sourd de la mer sur les brisants. A chaque coup, la cabine craquait, tanguait, s'emplissait de poussière ; et la petite lampe, dans un halo rougeâtre, se balançait avec un mouvement de roulis.

De L..., mon ami, vous êtes fou: je vous dis que vous êtes fou... Mettez-vous là.

Le pauvre diable se défendait, il avait honte, mais son chef l'assit de force prés de lui au bord du petit lit de fer qui servait

.1// Fort Montrouge io5

de siège, et la main sur son épaule, affec- tueux, paternel, dit ce qu'il fallait dire pour apaiser cette âme en détresse, la détendre. Voyons, il n'avait que des amis à bord; et à Montrouge on n'aimait pas les lâches. D'ail- leurs, pourquoi parler de lâcheté ? A qui cela n'était-il pas arrivé de saluer l'obus r Surtout les premières fois. Venant après tout le monde, n'ayant pas eu le temps de s'acclimater, rien de plus naturel que ce tressaut nerveux, cette faiblesse d'une se- conde àlaquelle personne n'échappait. « Vous m'entendez bien, de L..., personne... Nos marins qui sont devenus des héros aujour- d'hui, qui vivent dans le feu comme des sa- lamandres, et joueraient au foot-ball avec des bombes allumées, si vous les aviez vus, il y a deux mois, quand la vraie partie s'est engagée... Ils n'en menaient pas large, lors- qu'il fallait sortir des casemates... Savez- vous que l'amiral Pothuau, le soldat le plus brave de la flotte, venait deux fois la se- maine faire le tour de nos remparts, rester des heures en plein feu, pour donner à nos hommes une leçon de tenue? Cette leçon,

io6 Au Fort Montrouge

nous en avions tous besoin à ce moment-là. . . Voilà la vérité, mon cher... ne vous tracassez donc pas pour des foutaises. Vous êtes un excellent officier, que nous aimons, que nous estimons tous. Allez la tête haute, et surtout souvenez-vous : il n'y a pas de gros chagrin qui tienne, ici on ne peut mourir, on ne doit mourir qu'en combattant et face à l'ennemi.

- Je m'en souviendrai. .Merci, mon com- mandant.

Il s'essuya les yeux et sortit.

Entendit-il encore fredonner l'atroce re- frain > C'est probable. Des témoins ont affirmé que pendant les derniers jours du siège, de L... chercha la mort passionné- ment, prenant le milieu des cours aux heures foudroyantes, se tenant, pour commander le feu? droit et déployé comme un drapeau. sur le parapet du bastion. .Mais la mort est une coquette. Avec elle on ne peut compter sur rien. Vous lui dites : « Arrive donc... » elle se dérobe, vous donne des rendez-vous pour le plaisir de les manque!-. ( >n ne com- prend plus.

ON TROUVA DE L... EXPIRANT SUR SON LIT...

Au Fort Mont rouge 109

De L... en était là: il ne comprenait plus et se demandait s'il aurait le courage de vivre jusqu'à la fin, lorsqu'une nuit de jan- vier, le 26, à minuit sonnant, tous les forts de ceinture et de banlieue, ces lourdes ga- liotes de pierre embossées à nos portes et dont les batteries tiraient sans interruption depuis trois mois, tous les forts, redoutes, secteurs, après une dernière et formidable bordée qui enveloppa la ville d'une écharpe de flamme rouge et blanche, se turent subi- tement : Paris était vaincu.

Trois jours après, le matin de l'évacuation des forts, par une brume dorée et tiède se devinait un printemps adorable, pressé de nous faire oublier le glacial et sinistre hiver du siège, l'équipage de Montrouge, assemblé par compagnies, l'appel et les sacs faits, les fusils en faisceaux, attendait dans les cours les sonneries du départ. Après la nuit des casemates, cela semblait bon, ce soleil roux, cette brise fraîche et tout ce plein air l'on pouvait s'espacer sans rece- voir des morceaux de chaudron sur la tête. Des moineaux, sortis de leurs trous, pi-

no -1» Fort Montroiige

quaient le brouillard de petits cris. .Malgré tout, quelque chose serrait le cœur de nos mathurins, leur étreignait la gorge à Taise cependant sous les larges cols bleus, et dans ce grand silence, si nouveau pour cha- cun, ils se parlaient bas, comme gênés. « Si on faisait un bâtonnet, en attendant?... » proposa un fusilier de la flotte , un tout jeune. On le regarda comme s'il tombait de la lune. Non, pour sûr, ils n'avaient pas le cœur à ça.

Au même instant, le capitaine de L..., qui cherchait ses canonniers, les appela d'un geste autour de lui. Il était en grande tenue, sa croix, sa haute taille, et une paire de gants blancs tout frais qu'il pétrissait dans sa forte main :

Matelots, je vous fais mes adieux.. Sa voix tremblait un peu, mais se rassurait à mesure... Je m'étais juré que, moi vivant, pas un Prussien ne mettrait les pieds ici. Le moment est venu de tenir ma parole. Quand le dernier de vous passera la poterne, votre capitaine aura fini de vivre. Il avait perdu votre estime; j'espère que vous la lui ren-

Au Fmi Montrouçe

drez, assurés maintenant que ce n'était pas un lâche... Bonne route, mes enfants! »

Et ce fut fait, comme il avait dit. A peine l'équipage parti, clairons en tête, deux déto- nations venues du pavillon des officiers re- tentissaient dans la solitude et le silence du fort. On trouva de L... expirant sur son lit, deux balles dans la tête, son revolver d'or- donnance encore fumant sur l'oreiller.

On a fait de cette mort une leg-ende à la Beaurepaire. .Mais ce que je raconte, à part quelques détails de mise en scène, est l'his- toire vraie ; et moins héroïque peut-être, elle m'a paru aussi belle et plus humaine, plus de notre temps que l'autre.

A la Salpôtrière

Souvenir d'un Carabin

A la Salpêtrière

Le cabinet de Charcot. à la Salpêtrière, un matin de consultation, il y a dix ou douze ans. Aux murs, des photographies de naïves peintures italiennes, espagnoles.représentant des saintes en prière, des extasiées, convul- sionnaires. démoniaques, la grande névrose religieuse, comme on dit dans la maison. Le professeur assis devant une petite table, cheveux longs et plats, front puissant, lèvre rase et hautaine, regard aigu dans la pâle bouffissure de la face. Va-et-vient de l'in- terne en tablier blanc et calotte de velours, des yeux fins envahis d'une grande barbe; assis autour de la salle, quelques invité?, la plupart médecins, russes, allemands, ita- liens, suédois. Et commence le défilé des malades.

n6 .4 h Salpétrière

Une femme du Yar amène à la consulta- tion sa petite fille, hideuse, courte et bou- lotte, plaquée aux joues de rouges cica- trices. Dans la toilette verte et jaune d'un dimanche méridional la taille s'enfle et dé- borde. L'enfant est enceinte. Vase informe tombé au feu, manqué à la cuisson, on se demande comment elle a pu devenir mère. « Pendant un accès d epilepsie... » dit Charcot, tandis que la femme du Var, gei- gnarde et veule, nous raconte Vendisposition de sa demoiselle, comment ça la prend, com- ment ça s'en va. Le professeur se tourne vers l'interne :

Y a-t-il du feu à côté? Déshabillez-la, voyez si elle a des taches sur le flanc. » L'ac- cent de là-bas, cette laideur, j'étais ému; bien plus encore à la malade suivante. Une enfant de quinze ans, très proprette, petite toque, jaquette en drap marron, figure ronde et naïve, le portrait du père, un petit fabri- cant de la rue Oberkampf, entre avec elle.

Assis au milieu de la salle, timides, les yeux à terre, ils s'encouragent de regards furtifs. On interroge la malade. Quel navre-

LE PROFESSEUR ASSIS DEVANT UNE PETITE TABLE

.1 la Salpêtrière iiq

ment! Il faut tout dire, bien haut, devant tant de messieurs, et la tient le mal, la façon dont elle tombe et comment c'est ar- rive. « A la mort de sa grand-mère, monsieur le docteur », dit le père.

Est-ce qu'elle l'a vue morte ?

Non, monsieur, elle ne l'a pas vue...

La voix de Charcot s'adoucit pour l'en- fant : « Tu l'aimais donc bien, ta grand'- mère? » Elle fait signe « oui » d'un mouve- ment de sa petite toque, sans parler, le cou gonflé de sanglots. Le médecin allemand s'approche d'elle. Celui-là étudie les mala- dies du tympan spéciales aux hystériques, il a des lunettes d'or et, promenant un dia- pason sur le front de la fillette, ordonne avec autorité : « Rébédezabrès moi... timange... » Un silence. Le savant triomphe ; elle n'a pas entendu. Je croirais plutôt qu'elle n'a pas compris. Longue dissertation du docteur allemand: l'Italien s'en mêle, le Russe dit un mot. Les deux victimes attendent sur leurs chaises, oubliées et gênées, quand l'interne, à qui j'ai fait part de mes doutes, dit tout bas à la petite Parisienne : « Ré-

A la Salpêtrîèfe

pétez après moi... dimanche. » Elle ouvre de grands yeux et répète sans effort : « Di- manche », pendant que la discussion con- tinue sur les troubles auditifs de l'hystérie.

Tout à coup, le professeur Charcot se tournant vers le père :

- Voulez-vous nous laisser votre enfant ? Elle sera bien soignée.

Oh! le « non » qu'elle a dit. terrifiée, en regardant son papa... et le tendre sourire de celui-ci qui la rassure : « N'aie pas peur, ma chérie. » Il semble qu'ils devinent ce que serait sa vie dans cette maison, qu'elle ser- virait aux observations, aux expériences, comme les chiens si bien soignés chez San- fourche, comme cette Daret et toutes les autres qu'on va faire travailler devant nous, après le défilé des malades et la consultation finie.

Daret, longue fille d'une trentaine d'an- nées, la tête petite, les cheveux ondes, pâle, creuse, des taches de grossesse, un renifle- ment chronique comme si elle venait de pleurer. Elle est chez elle, à la Salpêtrière, en camisole, un foulard au cou. « Endormez-

\ .

ELLE DORT DROITE ET RIGIDE

.1 la Salpêtrière 123

la... » commande le professeur. L'interne, debout derrière la longue et mince créature, liu^ appuie les mains un instant sur les yeux... Un soupir, c'est fait. Elle dort, droite et rigide. Le triste corps prend toutes

. les positions qu'on lui donne: le bras qu'on allonge demeure allonge, chaque muscle effleuré fait remuer l'un après l'autre tous les

>doigts de la main qui, elle, reste ouverte. immobile. C'est le mannequin de l'atelier, plus docile encore et plus souple. « Et pas moyen de nous tromper, affirme Charcot, il faudrait qu'elle connût l'anatomie aussi bien que nous. »

Sinistre, l'automate debout dans le cercle de nos chaises, docile à tout commandement qui amène sur son visage l'expression cor- respondante au geste qu'on lui impose. Les doigts en bouquet sur la bouche simulant un baiser, aussitôt les lèvres sourient, la face s'éclaire; on lui ferme le poing dans une crispation de menace, et le front se plisse, la narine se gonfle d'une colère fré- missante. « Nous pouvons même faire ceci... » et h pro'es^eur lui lève le poing

124 -1 lJ Salpêtrière

pour frapper, en donnant un geste de ca- resse à la main droite. Toute la figure alors grimace dans une double signification fu- rieuse et tendre, un masque enfantin qui rit en pleurant. Et toujours l'Allemand pro- mène son diapason, son spéculum auricu- laire, sondant l'oreille d'une longue aiguille.

Il ne faut pas la fatiguer, dit le Maître, allez chercher Balmann.

.Mais l'interne revient seul, très vexé; Balmann n'a pas voulu venir, furieuse qu'on ait appelé Daret avant elle. Entre ces deux cataleptiques, premiers sujets à la Salpêtrière, subsiste une jalousie d'étoiles, de vedettes; et parfois des disputes, des engueulades de lavoir, relevées de mots techniques, mettent tout le dortoir en folie.

A défaut de Balmann, on amène Fifine, un trottin de boutique, en grand manteau, le teint rose, un petit nez en l'air, la bouche bougonne, des doigts de couturière, tatoués par l'aiguille. Elle entre en rechignant; elle est du parti de Balmann et se refuse à tra- vailler. En vain l'interne essaye de l'en- dormir; elle pleure et résiste. « Ne la con-

A l.i Salpêtrière 12.3

trariez pas ». dit Charcot, qui retourne ci Daret, reposée, très fière de reprendre la séance en reniflant. .Mystère du sommeil cataleptique, entretenant autour de la ma- lade une atmosphère légère, illusionnée, de rêve vécu ! On lui montre un oiseau imagi- naire, vers les rideaux de la croisée. Ses yeux fermés le perçoivent dans son aspect et ses mouvements ailés: son vague sourire murmure : « Oh! qu'il est joli... » Et. croyant. le tenir, elle caresse et lisse sa main qui s'arrondit. .Mais l'interne, d'une voix ter- rible : c Daret, regarde à terre, là, devant toi, un rat... un serpent... » A travers ses lourdes paupières tombées, elle voit ce qu'on lui montre. Commence alors une mimique de terreur et d'horreur comme ja- mais Rachel. jamais la Ristori ni Sarah n'en ont figuré de plus sublime ; et classique, le vieux cliché humain de la peur, partout identique à lui-même, resserrant les bras, les jambes, l'être entier dans un recul d'effa- rement, pétrifiant cette mince face pâle n'est plus vivante que la bouche pour un long- soupir d'épouvante.

i2ô A la Salpêtrière

Ah! de grâce, réveillez-la. On se contente de déplacer sa vision en lui montrant des fleurs sur le tapis et lui demandant de nous faire un bouquet. Elle s'agenouille, et tou- jours dans cette atmosphère de cristal que briserait immédiatement l'ordre d'un interne ou du professeur, elle noue délicatement ses doigts d'un fil supposé qu'elle casse entre ses dents. Pendant que nous observons cette pantomime inconsciente, quelque chose râle tout à coup, aboie d'une toux rauque dans le vestibule à côté. « Filine qui a une attaque! » Nous courons.

La pauvre enfant, renversée sur les dalles froides, écume, se tord;, les bras en croix, les reins en arc, tendue, contracturée, presque en l'air. « Vite, des surveillantes ! emportez- la, couchez-la... » Arrivent quatre fortes filles très saines, très nettes dans leurs grands tabliers blancs, une qui dit avec un accent ingénu de campagne : « Je sais com- primer, monsieur le docteur... » Et on presse, on comprime, en l'emportant à tra- vers les cours, ce paquet de nerfs en folie, hurlant, roulant, la tête renversée; une pos-

.1 la Salpêtrière 127

sédée à l'exorcisme, comme sur ce vieux ta-

-,

hleau de sainteté que je regarde, rentré dans le cabinet de Charcot.

Et Daret que nous avions oubliée. La

128 A la Salpêtrière

grande fille, toujours endormie, continue ima- ginairement à cueillir des fleurs sur le tapis, à grouper, cordeler ses petits bouquets...

Déjeuné avec les internes dans la salle de garde surchauffée. En mangeant le rata du « chaloupier s, plat de résistance tradi- tionnel de la table, en buvant le vin des hô- pitaux que nous verse à la ronde une vieille servante épileptique, nous causons magné- tisme, suggestion, folie, et je m'amuse à raconter devant cette jeunesse fortement matérialiste un épisode étrange de ma vie, l'histoire de trois chapeaux verts achetés par moi à Munich, pendant la guerre de 1866. < es chapeaux de feutre dur, couleur de vieille mousse des bois, avec un petit oiseau- piqué dans la ganse, l'aile ouverte et des yeux d'émail, je les avais donnés en rentrant a l'aris à trois de mes camarades, bons et braves garçons que j'aimais tendrement, Charles Bataille, Jean Dubovs, André Gill. Tous les trois sont morts fous, et j'ai vu, j'ai entendu à des dates différentes délirer

ELLE EMBRASSE A PLEINES JCl'ES...

.1 la Salpêtrière i3i

leurs trois folies sous mes chapeaux: tyro- liens avec le petit oiseau pique dessus.

.Mon histoire est écoutée poliment, mais comme une invention de romancier, parmi les sourires de la table. Le café pris, les pipes éteintes, le chef de clinique de Charcot me propose une promenade au quartier des folles. Dans la grande cour pique un beau temps d'hiver, clair et froid, le soleil chauffe de pauvres démentes en Avaterproof, accroupies sur le pas des portes, isolées. silencieuses, sans aucune vie de relation: chacune cloîtrée dans son idée fixe, invisible prison dont ces têtes malades heurtent les parois choquées à tout coup. A part cela, aucun signe extérieur de malaise, un masque paisible, des mouATements rationnels. Par la croisée entr'ouverte d'une salle basse, je vois une belle fille, les bras nus, la jupe re- levée en tablier, frottant le carreau avec vi- gueur ; c'est une folle.

La cour suivante que nous traversons, plantée d'arbres, est plus tumultueuse. Sur le bitume qui longe les cellales sont assises deux filles en sarrau bleu, les cheveux ré-

i3a A la Salpêtrière

pandus, jolies, toutes jeunes. L'une rit aux éclats, se renverse, embrasse à pleines joues l'idiote morne, sans regard, affaissée à côté d'elle. Une autre, très grande, très agitée, se promène à pas furieux, s'approche de nous, interpelle l'interne : « Qu'est-ce que je fais ici, monsieur? Vous le savez peut-être, moi, je ne le sais pas... » puis nous tourne le dos et continue sa course enragée. Bientôt une foule curieuse et bavarde nous entoure et nous presse. Une jeune femme en robe courte de pensionnaire, bonnet de linge éclatant de blancheur, nous raconte avec des gestes arrondis une histoire incom- préhensible; elle a un air de bonheur, de prospérité qui fait envie. La sœur de Louis XVI, c'est elle qui l'assure, une vieille à nez et à menton crochus, dit des gaillar- dises à l'interne, tandis qu'à une porte ou- verte du rez-de-chaussée, une longue figure terreuse, crevassée, nous appelle d'un sou- rire aimable : « Messieurs, je fais de la peinture, voulez-vous voir de mes œuvres? Mais, attendez que je mette d'abord mon chapeau tyrolien, je ne peins jamais qu'en

[ SUR LE MUR DE LA COUR QUANTITÉ DE PETITS CHAPEAUX.

A la S. il pu trière i35

chapeau tyrolien. » La pauvre créature, un instant disparue, nous revient coiffée d'un petit chapeau vert avec une plume d'oiseau, tout à fait un de mes chapeaux de .Munich. Les internes restent ébahis comme moi de l'étrange coïncidence, et la malheureuse, qui nous montre deux ou trois hideux barbouil- lages, semble toute fière de notre étonne- ment qu'elle prend pour de l'admiration. En partant, remarqué sur le mur de la cour quantité de ces petits chapeaux montagnards crayonnés au charbon par la folle.

La porte de sortie est large ouverte : le triste bétail délirant qui nous suit piaille, jabote. paraît s'animer de notre départ. Je me retourne une fois dehors. Sur le seuil de la cour que rien ne garde, ne ferme, qu'un grand rayon de soleil, une barre de lumière qui les hypnotise, les folles sont alignées, criant, gesticulant. Une d'elles, la vieille sœur du roi. un bras levé, l'autre arrondi sur la hanche d'un geste de vivandière, clame en voix de basse: « Vive l'Empereur! »

Des cours, encore des cours, des petits arbres, des bancs, des waterproofs qui vol-

i36 .1 Ici Silpé trière

tigent au vent glacé, s'agitent à grands pas solitaires, lugubres visions du déséquilibre humain, parmi lesquelles je note deux silhouettes.

Dans le grand ouvroir très clair, très gai, que le docteur Voisin appelle son Sénat, et des folles en rang sur des fauteuils cou- sent, tricotent, une ancienne fille publique se tient à part contre la vitre. Flétrie, des- séchée, elle ne parle jamais, seulement un « pst... pst... » en appel avec le sourire de profession. Plus que cela de vivant en elle, le souvenir de l'intonation et du geste infa- mants. Oh! cette ligure pâle derrière la haute vitre claire; cette folle, cette morte faisant la fenêtre !

Une autre, moins cruelle :

« Vous voyez, j'attends, je vais partir », nous dit une brave femme accotée au mur d'entrée, un sac de nuit d'une main, de l'autre une serviette épinglee sur un petit paquet de route, lionne tête de parente de province, elle sourit à la ronde, fait ses adieux; et cela toute la journée, depuis dix ans, pour combien d'années encore!

Souvenir d'un Chef de Cabinet

Souvenir d'un Chef de Cabinet

L'hiver de [854. J'avais vingt-trois ans. Je venais de me marier. Les petites rentes de ma femme et un emploi d'expéditionnaire au ministère de la marine, aux états de ser- vice de mon père Jean-Marie Saint-Albe, capitaine de frégate en retraite, nous fai- saient vivoter à un cinquième étage de l'avenue des Ternes. Nina sortait peu. faute de toilette: moi. recherché pour ma jolie voix, un Mocker un peu plus étendu, et mon habitude de la comédie de société, je fréquentais dans quelques salons de la rue de Yarenne, rues .Monsieur, Barbet-de-Jouy. Le monde officiel m'était ouvert aussi, mais

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je n'avais pas encore eu l'honneur Je pa- rader en culotte de Casimir blanc aux récep- tions des Tuileries, et je fuyais ces grandes cohues du Palais-Bourbon, des Affaires étrangères, auxquelles les dorures et les chamarrures des fonctionnaires, tous costu- més en ce temps-là, donnaient l'aspect des fêtes de Yalentino, parées et travesties.

Une fois pourtant, M. Ducos, ministre de la marine et mon premier chef, ayant eu la fantaisie de faire jouer l'opéra-comique au ministère, je consentis à chanter les deux rôles d'amoureux dans le Déserteur et Rose et Colas. Delsarte, le grand artiste, voulut bien me donner quelques conseils auxquels j'attribue sincèrement la plus large part de mon succès. Il ne signifie rien pour vous, jeunesse, ce nom de Delsarte: mais tous ceux qui. comme moi. ont entendu, dans son humble logis de la rue des Batailles, les leçons de ce maître incomparable peuvent se vanter de connaître le chant et la décla- mation. Ah! le beau vieux! Sanglé d'une redingote interminable exagérant sa grande taille, la barbiche blanche héroïque, il ar-

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pentait d'enjambées furieuses sa chambrette

de sous-lieutenant qu'élargissait un geste à la Frederick, et devant cet horizon grelot- tant de toits sales, de jardinets malingres en pentes jusqu'à la Seine, sous un ciel bas et enfume de cheminées d'usines, il évoquait, animait rien qu'avec le souffle d'une bouche sans dents, démesurément ouverte, rien qu'avec les débris d'une voix aux cordes bridées, mais d'une accentuation irrésistible, les « Spectres et larves « d'Orphée, les ber- gers fleuris et rococo de Monsigny et de Sedaine.

Le lendemain de mon triomphe comme acteur et chanteur dans les salons de la marine. je dis triomphe et vous allez voir, —j'arrivai en retard au ministère, le souper et le cotillon m ayant fait coucher au petit jour. Mon garçon de bureau, qui me guettait du fond du couloir, se jeta, dès qu'il m'aperçut :

Vite, monsieur Saint-Albe... on vous attend chez le ministre... Deux fois que Son Excellence vous fait demander.

.Moi!... Le ministre?

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Je vis tout tourner, les murs en grisaille, les fenêtres, le cuir verni des doubles portes.

Sur la grande échelle hiérarchique allant de l'empereur au cantonnier, ce que repré sentait un ministre à cette époque, nos jeunes de maintenant ne peuvent se l'ima- giner. Un petit expéditionnaire, même après le Rose et Colas de la veille, appelé dans le cabinet de M. Ducos, dans son cabinet! Il fallait voir L'effarement du per- sonnel.

Le ministre était debout, quand j'entrai. Poivre et sel, de grands traits encadrés de favoris à la d'Orléans, il vint à moi. vif et familier, et me poussa par l'épaule vers un personnage très chauve et de grande allure qui se chauffait le dos à la cheminée.

- Mon cher comte, voici notre oiseau bleu... dit le ministre avec désinvolture et déférence.

Le comte me regarda une minute, à fond, puis m'interrogea sur mon âge, ma fa- mille... <■ Marier... pas encore d'enfant?... Ah! tant mieux... » Nonchalance ou fatigue,

d'un Chef de < 'abinei i_p

la moitié des mots restait dans sa mous- tache. Je ne comprenais pas toujours très bien, éprouvant du reste cet embarras l'on se trouve devant quelqu'un qui se croit très connu de vous et dont la personnalité vous échappe totalement. L'œil vague, l'es- prit en défense, on écoute, à l'affût d'un mot, d'un détail pouvant vous mettre sur la voie. Cet air de réserve, de contrainte, plut beaucoup: je l'ai su depuis, et j'en eus la preuve immédiate, puisque le « cher comte » inconnu m'offrait de me prendre comme chef de cabinet, huit mille francs, logé, chauffé... le rêve!

Ça vous va? Si ça m'allait!

- Eh bien, demain matin, sept heures... au quai d'Orsay.

Il me sourit de très haut, salua de même avec une grâce insolente que je n'ai jamais connue qu'à lui et s'en fut, escorté jusqu'au petit salon d'attente par le ministre qui me revint les mains tendues, dans un bel élan d'expansion bordelaise :

Je vous félicite, mon cher enfant.

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iqt» Souvenir

Je le remerciai de sa sympathie ; puis, au risque de lui paraître idiot : - Mais qui est-ce donc?

Je ne pouvais rester dans mon incerti- tude. Il y a tant de comtes à Paris et le quai d'Orsay est si grand!

M. Ducos me regarda, stupéfait de ma mine ingénue.

Comment! vous ne savez pas?... Mora, voyons... Le président du corps législatif.

Et quel autre, en effet, que ce grand sceptique de Mora, cet exquis sybarite qui affectait dans la vie de peser au même poids la politique, les affaires, la musique, l'amour, quel autre aurait pu choisir pour chef de son cabinet de vice-empereur un ténorino de salon, un amoureux d'opéra-comique ? Il est vrai que sous l'amateur de flonflons exper- tisait un subtil déchiffreur d'êtres, un très fort maquignon qui connaissait et condui- sait les hommes encore mieux que ses écu- ries. Je ne fus pas long à m'en apercevoir.

Huit jours après ma rencontre avec .Mora, nous nous installions, Ninette et moi, dans les dépendances qu on appelle, au

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Palais-Bourbon, l'hôtel Feuchères. une dé- licieuse maisonnette entre cour et jardin, le vieux prince de Condé logeait sa der- nière maîtresse.

Le premier soir, les meubles de notre jeune ménage espacés dans les deux vastes pièces salon et chambre à coucher, nous allumions toutes les bougies pour mieux jouir des hautes glaces, des grands plafonds dorés. Nous étions libres: Mora chassait à Chamarande avec l'empereur, et je ne crai- gnais pas un de ces affreux coups de timbre qui allaient devenir la torture de ma vie, m'arrivant à toute heure, le matin, le soir, la nuit, m'arrachant en sursaut du lit. de la table, enchaînant ma volonté à ce cordon de tirage dont l'effort douloureux s'entendait avant le « ding! » sous le lierre épais des murailles.

Comme nous étions loin du petit loge- ment des Ternes, dans cet hôtel aux portes- fenêtres majestueuses drapées d'anciens lampas de cinq mètres de haut, ouvrant sur la terrasse et la faisanderie! « Tu sais, Nina, c'est à cette espagnolette, là-bas, au

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fond, qu'on l'a trouvé pendu, le prince... Mais non, mais non... tu t'effrayes... ce n'est pas vrai... puisque le vieux Condé est mort en province, à Saint-Leu, je te dis... » Et, pour achever de rassurer Nina, est-ce queje n'imaginai pas ivresse des vingt ans et de la première fortune! d'esquisser en face de ma femme, sur le parquet de Mme de Feuchères, un fantastique cavalier seul baptisé par nous séance tenante « le pas des grandeurs »?

Les bougies du salon éteintes, nous pas- sions dans la chambre où, pendant que Nina se couchait, moi, pareil à ces ma- chines qui enfin rendues en gare crachent encore un restant de vapeur grondante et fumante, je me mis à écrire à mon beau- père, brave vigneron de Bourgogne, une lettre enfantine, délirante, lui annonçant notre nouvelle position; et pour faire com- prendre à celle âme simple mais rapace la chance qu£ c'était de courir sous le pavillon de Mora, le fameux brasseur d'affaires, je me lâchai dans des phrases imbéciles... « A nous le Grand-Central, papa, et les

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« tourteaux de Naples et les raffineries de « Luheck!... A nous les coups de Bourse. « les trafics avec les compagnies et les « gros pots-de-vin des expropriations!... Le « mot du père Guizot, un ami de la maison : « enrichissons-nous!... Quand nous serons « vieux et nos chevaux trop gras, l'Aca- « demie est pour les donations vertueuses « et l'Officiel pour les restitutions ano- « nymes. »

Ma lettre fermée sur trois pages de cette extravagance, comment la pensée me vint- elle de la porter moi-même à la poste du Corps législatif? les domestiques étaient-ils couchés? me méfiais-je d'eux? Ces souvenirs datent de si loin que je ne saurais rien affir- mer. Ce qui est très net et que je certifie absolument, c'est qu'après cette précaution peut-être irréfléchie, je m'endormis ivre de joie, et qu'en entrant le lendemain matin, dans mon cabinet, à l'entresol de la prési- dence, je trouvai cette coquine de lettre ouverte sur mon bureau, étalée, balafrée de crayon bleu.

Très jeune, une fois, je me suis noyé,

i3.

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noyé jusqu'au râle, jusqu'à la syncope. J'ai connu la minute l'on meurt, ce dernier regard tout tient, qui ramasse la vie comme dans un coup d'épervier, toute la vie, l'immense et le menu, le frisson de l'arbuste au soleil sur la rive en face qui monte, monte aux yeux qui s'enfoncent; et mille choses du passé perdues et lointaines, visages, endroits, sonorités, parfums, qui vous assaillent toutes ensemble. Cette mi- nute d'angoisse suprême, je la revécus devant ma lettre ouverte. Comment était- elle là? Lui, là-haut, qu'avait-il pensé en la lisant, en retrouvant au clair de mon écri- ture les calomnies chuchotées, cette basse légende, menteuse comme toutes les lé- gendes, dont Paris enguirlandait son blason royal de bâtard:... Les mots sortaient de la page, se bousculaient devant mes yeux : « A nous, le Grand-Central... » Et dans le silence de la matinée d'hiver ouatée de brume blanche, dans la tiédeur de la pièce capitonnée, en écoutant grésiller un luxueux feu de b<»is derrière le pare étincelle, le roulement sourd des voitures

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sur le quai, je voyais la chambre de .Mme de Feuchères, ma pauvre Xinette encore cou- chée, savourant son luxe nouveau, les joies de cette première journée suivie de journées pareilles, puis ma rentrée en coup de ton- nerre : « Lève-toi... Nous partons... C'est fini... » Car c'était fini, sans nul doute. Que répondre à un homme qui venait de se mon- trer si bonr Quelle excuse invoquer devant la preuve irréfutable? Ma démission, sans bruit, sans phrases, c'était le seul parti brave et digne. .Mais, mon Dieu, quel arra- chement!

Des pas, une porte discrète... Je me re- tournai. Mora. déjà ganté, le chapeau sur la tête, élégant toujours, mais très pâle, la pâleur transparente des matins de Paris. Sans prendre garde à mon émotion, visible pourtant jusque dans mon hésitant salut, il me tendit un papier :

« Avez-vous du monde là?... Il me faut deux copies de ceci... très nettes... pour l'empereur et l'impératrice... » Il ajouta en se rapprochant de mon bureau : « Voyez m vous lisez mon écriture... i

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C'était le projet de son prochain discours pour l'ouverture des chambres, écrit de sa petite cursive nerveuse, la moitié des mots inachevés comme lorsqu'il parlait. Je lisais parfaitement.

- Alors faites vite, et apportez-moi ça aux Tuileries je vais.

En même temps, nos regards se rencon- traient électriquement sur ma lettre :

- Déchirez cette vilenie... me dit-il tout bas, sans me regarder.

- Oh! monsieur le comte...

- Plus un mot. 11 y a cela entre nous désormais... 'Fâchez que je l'oublie.

Et il s'en alla.

Ah! le maître homme. Comme il me tint solidement avec cette lettre! Quel caveçon! Nous n'en parlions jamais; mais que de fois je l'ai retrouvée dans l'ironie de son œil clair posé sur moi.

« A nous le Grand-Central, papa!... »

Et voyez ce que sont les hommes. A quelques mois de là, un soir, en faisant ma caisse, à la présidence, je m'aperçus qu'il me manquait deux louis. Je guettai mon

l'un Chef de Cabinet

garçon de bureau, c'était lui. Pauvre diable, marié, des tas d'enfants; j'eus pitié. .Mais,

MKi

me souvenant de la leçon de Mora, je m'en servis à mon tour. Le coup de la lettre, le même, avec la même voix cinglante et le

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regard de côté : « Il y a deux louis entre nous, Grandperron, tâchez de me les faire oublier. » Il me remercia en pleurant et, huit jours après, raflait toute la caisse. J'appris ainsi que les leçons ne servent jamais.

J'appris bien d'autres choses encore, chez Mora.

La Leçon d'Histoire

(1872)

La Leçon d'Histoire

(1872)

Après le déjeuner, qui avait été abondant et délicat à l'ordinaire, le maréchal, un peu alourdi, alluma un bon cigare et se mit à arpenter les petites allées sablées de son jardin, au bras de l'aide de camp de ser- vice. On était au commencement d'octobre, la veille ou Pavant-veille du conseil de guerre, il faisait un jour doux et gris, une atmosphère calme l'on n'entendait rien que quelques roulements de tambour du côté de Satory, et les trains qui passaient à travers bois avec un bruissement de vapeur et de feuillages.

Le maréchal marchait sans rien dire, d'un air préoccupé. Tout à coup il s'arrêta et, se tournant vers l'aide de camp de service : «Je voudrais, fit-il, que vous m'expliquiez

i58 La Leçon d'Histoire

ce que c'est qu'un certain amiral Byng dont les journaux ont parlé à propos de mon affaire... J'imagine que ce doit être quelque héros cascadeur des Variétés ou du Palais- Royal, comme l'amiral suisse ou le général Boum... n'est-ce pas vrai, colonel r »

L'aide de camp de service, qui par hasard n'était pas sans lecture, savait parfaitement ce qu'on lui demandait, mais il était un peu embarrassé pour répondre. Cependant il crut devoir détromper son chef et lui expliqua que l'amiral Byng était un marin anglais du xvmc siècle, qu'une escadre française, com- mandée par M. de LaGalissonnière, avait eu l'honneur de battre et de mettre en fuite, en face de Port-Manon qu'assiégeait alors Richelieu.

LE MARÉCHAL.

Ah! oui... Richelieu... le grand cardinal... Parfaitement... j'en ai entendu parler.

l'aide de CAMP; timidement.

Pardon, maréchal. Ce n'est pas ce Riche- lieu! C'est un autre.

La Leçon d'Histoire i5ç

le maréchal, très surpris. Ah! vraiment, il y en a un autre:... Je n'aurais jamais cru... Mais continuez, co- lonel.

laide de camp, embarrassé.

En vérité, maréchal, cette histoire est si lugubre... je ne sais si je dois...

LE MARÉCHAL.

Allez donc ! allez donc ! l'aide de camp s'incline et continue.

Votre Excellence doit savoir que les An- glais ont eu de tout temps l'amour-propre national excessivement chatouilleux. Aussi ce combat de Port-Manon fut pour eux un coup terrible; moins encore comme perte matérielle Byng avait lâché pied avant la fin de la bataille que comme effet moral, influence perdue. Pour expliquer sa con- duite, l'amiral prétendait qu'il avait eu le vent contraire et que, la partie lui parais- sant mal engagée, il avait préféré se dé- rober au combat pour conserver une flotte à l'Angleterre.

iôo La Leçon d'Histoire

LE MARÉCHAL

Tiens! c'est comme moi... Continuez donc, colonel.

l'aide de camp. Byng étant bien en cour et n'ayant que de beaux états de service, le roi George se contenta de lui retirer son commandement. Mais en Angleterre ce fut un cri de rage. Ce nom de Byng, si honoré, si acclamé jadis, devint un objet de mépris et de haine. Le peuple en fit une injure, et le sentiment national est si fort dans ce diable de pays que le roi George eut la main forcée. Un an après sa catastrophe, l'amiral Byng fut traduit devant un conseil de guerre.

LE MARÉCHAL.

Encore comme moi!...

l'aide de camp.

Le procès fut long, très embrouillé. La

politique, les cours étrangères, tout le

monde s'en mêla. Byng écrivit mémoires

sur mémoires. Il invoqua le témoignage de

'

MAIS C'EST TOL'T A FAIT COMME

MOI.

Li Leçon d'Histoire i63

ses officiers; il eut même recours à ses vainqueurs, à La Galissonnière, à Riche- lieu, dont une lettre tout à l'honneur de l'amiral figure au procès.

LE MARÉCHAL.

Mais c'est tout à fait comme moi... Ah! çà, j'espère bien qu'ils l'ont acquitter...

l'aide de camp. Non. maréchal. On tenait à faire un exemple... Byng fut condamné à l'unani- mité.

LE MARÉCHAL.

A quoi le condamna-t-onr... A la dégra- dation r

l'aide de camp, emb.irr.isse. Non. maréchal.

LE MARÉCHAL.

A l'exil?

l'aide de camp, de plus en plus embarrassé. Non, maréchal.

164 La Leçon d'Histoire

LE MARÉCHAL.

Quoi donc alors?...

l'aide de camp.

L'amiral Byng fut fusillé dans la rade de Portsmouth, à bord de son vaisseau amiral.

le maréchal, après un silence.

("est terrible!... On avait donc eu des preuves de sa trahison?...

l'aide de camp.

Pas le moins du monde. Le conseil de l'amirauté rendit, au contraire, justice à sa bravoure personnelle et à l'honnêteté de ses intentions. Le décret qui le condamnait à mort portait seulement : pour n'avoir pas fait dans le combat tout ce qu'il était en son pouvoir défaire.

Ah! lit le maréchal devenu tout pensif, et il continua à marcher dans le petit jardin, de ce pas régulier, inconscient, qui l'ait comme un balancier aux pensées trop

La Leçon d'Histoire i65

lourdes. De temps en temps, il s'arrêtait et répétait à mi-voix, en se parlant à lui- même : pour n'avoir pas fait dans le combat tout ce qu'il était en son pouvoir de faire.

Les S

anguinaires

Les Sanguinaires

Pendant l'hiver de... la date est trop lointaine, ne me demandez pas de la préci- ser _ les médecins m'avaient envoyé faire une cure de soleil et d'oranges au bord de la mer bleue dans les jardins d'Ajaccio.

Est-il vrai que la politique occupe et pas- sionne exclusivement la Corse d'aujourd'hui ? Je l'ignore; mais au temps dont je parle, en plein second Empire, d'une pointe de l'île

Les Sanguinaires

à l'autre, de la place du Diamant à la cime du Monte-Rotondo, c'est le jeu, la folie du jeu qui tenait tout. J'ai vu, dans le maquis, des bergers gardant leurs bêtes jouer entre eux à la scopa une pipe contre un couteau, un mouton contre un fromage. Des curés de village m'ont invité à entrer dans leur « précipitère » pour y faire la partie. A Ajaccio les petites cigarières de la rue de la Préfecture, brunes et bien roulées comme leurs trabucos, prenaient sur le temps si court du déjeuner pour tripoter le carton. Moi-même à peine arrivé, j'avais gagné le mal du pays et ma cure de soleil se passait au Cercle à faire la bouillotte avec de vieux messieurs, ou le baccara de la jeunesse bril- lante.

Un soir de déveine et de mélancolie, je m'étais écarté du jeu et, le front contre vitre toute mouillée des embruns de la mer voisine et de la nuit, je songeais plein de re- mords, au temps pcrdu.au travail en retard, à l'avenir qui réapparaissait aussi obscur, aussi incertain que toute cette ombre mou- vante, cet abîme de ciel et d'eau traversé

GARDANT LEURS BÊTES, JOUER ENTRE EUX A LA SCOPA.

Les Sanguinaires 173

par les feux intermittents d'un grand phare. au li un. en face de moi. Soudain une main se posa sur mon épaule, et j'entendis la voix railleuse du papa Yogin. un des anciens du Cercle, qui avait connu .Mérimée :

Eh bien, monsieur le continental, que regardez-vous avec cette attention r

Je regarde la lumière du phare, mon- sieur Yogin. elle me fait envie.

Les minces lunettes du bonhomme fil- trèrent un sourire de malice et de com- préhension.

C'est vrai que vous seriez mieux pour travailler qu'à Ajaccio.

Et tout de suite il ajouta :

Le phare des Sanguinaires est dans mon service d'ingénieur. Il s'y trouve une chambre, que j'occupe quand je vais en inspection. Disposez-en si le cœur vous en dit. Justement, demain matin, la barque des Ponts et Chaussées va porter là-bas les vivres réglementaires et le gardien de re- change. Partez avec elle. Je vous donnerai une lettre pour le gardien chef. Dans dix jours, la barque retournera aux Sangui-

i5.

174 Les Sanguinaires

naires, elle fait le voyage trois fois par mois. Si au bout de dix jours la solitude vous ennuie, vous reviendrez. Dans le cas contraire, vous resterez au phare aussi long- temps que cela pourra vous être agréable. Le lendemain, au point du jour, la cha- loupe m'emportait avec mon bagage. Au départ, il faisait un temps radieux, mais vers midi, la tramontane se leva et, pendant plus d'un mois, souffla dans la même trompette. Le phare devint inabordable, j'étais bouclé. A plusieurs reprises, la barque des Ponts et Chaussées parut au large de l'île, mon- trant sa carène blanche sur la mer soû- les ée. Nous échangions des gestes déses- pérés, des paroles dispersées par le vent. Tout le mois de décembre et la première semaine de janvier se passèrent ainsi. La réclusion, à la longue, me semblait lourde. Eparpillé dans l'infini du ciel et de la mer. je ne travaillais guère plus qu'à Ajaccio. A peine si j'avais le courage de jeter mes impressions de chaque jour sur un de ces petits cahiers qui, déjà dans ce temps-là. m'accompagnaient partout; notations ra-

;

DE LAISSER A MES NOIES LEUR ACCENT D 'AUTHENTICITÉ.

Les Sanguinaires 177

pides, prises pour moi seul et sans le moin- dre souci littéraire. J'ai sous les yeux un cahier de cette époque, et c'est en le feuil- letant que Tidée m'est venue d'en détacher quelques pages. Je m'efforcerai de laisser à mes notes leur accent d'authenticité, bien que sur ces petites feuilles amincies, élimées par le temps, avec cette encre vieillie, fanée, les mots soient comme perdus dans un lointain de rêve, à ce point évanouis que souvent ma plume a repasser sur eux pour les rappeler à la vie.

Les Sanguinaires 179

Lundi, 2\ décembre, veille de Xoel.

Sept heures. Le jour s*en va. Des trois hommes de service, Dinelli, le gardien chef, vient de monter dans la lanterne pour le pre- mier quart, de sept à onze: Bertolo. qui doit prendre la relève jusqu'à trois heures du matin, est allé coucher sa longue et taciturne figure, ainsi que l'énorme pipe en terre rouge dont ses lèvres minces et rageuses mâchonnent le roseau, même en dormant: enfin, le père Trophime, celui que nous appelons le Provençal, achève de desservir la table nous avons dîné tous les quatre assez tristement, la porte fermée, la barre mise à cause de la tramontane que cette- fin de décembre accroche obstinément au même coin du ciel... Les bottes de marine du vieux gardien talonnent sur les dalles, j'en- tends le camarade qui ronfle à côté, la chaîne du phare qui se dévide, Fégouttement de l'huile dans le grand réservoir de fer-blanc.

i8o Les Sanguinaires

Sous ces hautes voûtes claires et stuquées que L'ombre gagne, les moindres bruits re- tentissent, échos de solitude et d'ennui qui me tombent lourdement sur le cœur...

Pour échapper à cette angoisse, je sors sur la terrasse un moment. C'est un terre- plein de quelques mètres carrés, qu'entoure un parapet en maçonnerie blanche. On dirait la plate-forme à décharger le grain d'un de nos vieux moulins de Provence... Un peu de jour y traîne encore, quelques rayons ou- bliés par le couchant sur cette cime le phare est bâti. Le reste de l'île au-dessous de moi se perd dans des flocons de brume violette. On ne distingue plus rien, ni la tour génoise en ruine à la pointe extrême du ro- cher, ni les logettes aux portes disjointes et battantes du vieux lazaret abandonné dans les pâles verdures du rivage, pas même les lourds écheveaux d'écume blanche qui. de- puis le premier jour de mon arrivée, s'en- chevêtrent autour de l'île et la rendent ina- bordable...

Trois semaines!... seulement trois semai- nes que je suis ici!... Et il me semble qu'il

LES LOURDS ECIIEVEAUX D ECUME BLANCHE QUI...

Les Sanguinaires i83

y a plus d'un an. Oui. plus d'un an que m'est apparu, dans le frisquet du matin, le groupe d'îlots rouges épars à l'entrée du golfe et qu'on appelle « les Sanguinaires ». Sur la plus haute cime de ces roches, la lanterne du phare étincelait au soleil levant, et par l'étroit sentier dégringolant entre les touf- fes de lentisques et d'absinthes sauvages, je voyais, guère plus gros que des merles de roche à cette distance, deux ou trois bons- hommes qui descendaient en courant au- devant de la chaloupe, avec leurs vareuses toutes gonflées par la bourrasque. Je don- nai ma lettre au gardien chef, un petit noi- raud, barbu, tout en bronze, que ma visite emplit de stupeur. Ils avaient cru d'abord à une inspection, mais leur inquiétude aug- menta quand ils apprirent que le mystérieux voyageur s'installait et qu'il fallait lui don- ner l'appartement d'honneur.

Les premiers jours, il y eut de la méfiance. On me servait dans ma chambre, une cham- bre splendide, haute et vaste, aux lambris vernissés et dont les trois fenêtres ouvraient sur la pleine mer; mais, tout le temps de

Les Sanguinaires

mon séjour, la tramontane m'obligea à tenir fermés les volets de fonte de deux de ces fenêtres, et la lumière m'arrivait du côté seul d'où ne venait pas le vent. Ces repas solitaires dans une pièce qui louchait m'en- nuyèrent vite, et je demandai aux gardiens à manger avec eux. J'avais apporté des provi- sions, des conserves, une bonne eau-de-vie. Eux m'offraient des légumes secs, le pois- son de Trophime le Provençal, très adroit pêcheur d'oursins et de rascasses. Dès le premier repas, la connaissance était faite.

Trois types très différents, ces gardiens, avec une passion commune : la haine. Ce qu'ils se haïssent tous les trois ! J'avais en arrivant commencé quelques vers restés ina- chevés sur la table de ma chambre. Dès le premier soir, le chef me prévint au moment de prendre la relève : « Méfiez-vous de mes camarades, ne laissez rien traîner. » Le len- demain, Bertolo m'en disait autant; et le vieux Trophime, avec le sourire de lago. m'engageait à garder sur moi la clef de ma chambre. C'est lui pourtant qui me paraît le

-«s*

IL CHASSE.

ï6

Les Sanguinaires 187

moins enragé des trois. Il a des yeux de lézard, luisants et doux, une barbiche blan- che inoffensive qui sautille si drôlement pen- dant qu'il chante ses motets provençaux. Très adroit cuisinier, sans rival pour l'aïoli et la bouillabaisse, il est toujours en quête de quelque fricot, il chasse, il pèche, cherche des œufs de gouailles dans les roches, et très exactement, matin et soir, fait le tour de l'île pour s'assurer si la mer n'a pas jeté d'épave bonne à prendre. Il a parfois des aubaines, entre autres un certain baril de rhum resté légendaire dans le phare.

En dehors du service, les deux autres ca- marades ne s'occupent de rien. Ce sont des fonctionnaires, des messieurs de l'adminis- tration, ils croiraient déroger en faisant n'im- porte quoi. Toute la journée, je les vois jouer à la scopa, jeu d'astuce et de méfiance, les mains dissimulent les cartes, les veux se guettent en dessous. Quand ils ne jouent pas, ils combinent, ruminent de mau- vais coups contre l'autre, le camarade. Tem- péraments corses, ardents, vindicatifs, la vie solitaire développe chez eux cette sombreur

Les SanguirCàires

de nature, et ce n'est pas le temps qui leur manque pour fignoler leurs vendettas.

Dinelli, le gardien chef, qui « a travaillé pour être prêtre », est le seul qui lise un peu. Mais la bibliothèque du phare n'est pas riche: elle se compose d'un Plutarque dépa- reillé, à tranche rouge, que le pauvre homme ressasse depuis des années et dont il se re- présente les personnages comme des héros du père Dumas, à rapières et grands pana- ches. Il lit surtout la nuit, pendant les heures de quart, dans la lanterne. Quand je le vois monter le petit escalier tournant à lamelles de cuivre, son gros bouquin rouge sous le bras, je pense à Shakespeare et au retentissement que les histoires de Plu- tarque ont eu dans son cerveau. Non que je prête à Dinelli autant d'imagination qu'à Shakespeare, mais sa chambre noire est ter- riblement impressionnable, à lui aussi. Quand nous sommes seuls, il me parle de Caton dTtique, de Démétrius de Phalère, comme de personnes vivantes. La conversation manque d'intérêt. Aussi je préfère aller pé- cher avec mon ami Trophime, ou encore

UN CERTAIN BARIL DE RHUM

Les Sanguinaires

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rester à rêvasser dans un creux de roche jusqu'à ce que le porte-voix m'appelle [pour le dîner. Je reg-arde l'eau, une voile [sur

l'horizon, la côte corse toute voisine et. au loin, comme un fusain léger, l'île de l'Asi- nara.

En ce moment, pai exemple, du haut de la terrasse je songe, accoudé, il m'est

iç2 Les Sanguinaires

impossible de rien voir. L'Asinara et la Corse elle-même ont disparu. La mer et le ciel se confondent dans la nuit. Comme tous les soirs à pareille heure, le vent est tombé pour quelques instants. Tout à coup, du fond de la brume m'arrive une clameur rau- que, la sirène d'un transatlantique forcé par le gros temps à s'abriter dans la rade d'Ajaccio et qui frôle la pointe de l'île sans que je distingue seulement un mât, une che- minée. Au beuglement de la sirène répond, plus près de moi, presque sous mes pieds, une longue bramée sinistre, indéfinissable, qui me fait songer à Fenimore et au Der- nier des Mohicans. C'est le hennissement d'un des chevaux malades qu'on a mis au vert sur notre rocher. Et je me rappelle ma terreur la première fois j'ai fait le tour de l'île, en voyant se lever brusquement d'un taillis d'absinthe jaune deux petits po- neys corses avec de longues glaires fila- menteuses, deux baguettes de verre qui leur pendaient aux naseaux. C'était le coin des chevaux morveux, un hôpital et même un cimetière, car des vols de corbeaux tourbil-

Les Sanguinaires iç3

lonnent toujours sur cette partie des San- guinaires qui en est restée pour moi tout assombrie.

Depuis quelque temps d'ailleurs, ce n'est pas seulement ce coin de l'île, mais File entière, et le phare, et la vie qu*on y mène. qui me semblent sinistres. Avec cette tra- montane infernale, on ne peut plus pêcher. Plus de poisson, jamais de viande. Nous sommes réduits à ce qu'on appelle « les vi- vres de mer ». Le phare en a pour six mois, la réserve ne risque donc pas de s'épuiser: mais ce qui s'épuise, c'est ce que nous avions à nous dire. J'ai donné tous les renseigne- ments possibles sur Caton d'Utique et Démé- trius de Phalère; je sais par cœur toutes les histoires de bandits, Quastana. Bella- coscia, que Bertolo nous raconte en ha- chant des feuilles de tabac frais dans le creux de sa main avec les grands ciseaux pendus à sa ceinture.

Très animés d'abord, les repas sont re- devenus silencieux comme avant mon ar- rivée. Les antipathies de ces pauvres gens. leurs crispations nerveuses commencent à

IQ4 Les Sanguinaires

me gagner. Je prends en dégoût celui-ci parce qu'il vient à table avec des mains sales, l'autre parce qu'il mange en broutant comme une vieille chèvre. J'en arriverai à la haine, moi aussi...

Aujourd'hui, le dîner a été particulière- ment lugubre, on n'a pas échangé dix pa- roles, mais quels mauvais regards!... Est- ce l'approche de Noël, du Jour de l'An, de ces jolies fêtes de fin d'année? Jamais je ne me suis senti le cœur angoissé comme ce soir. Dire que je regrette le Cercle d'Ajac- cio! Je voudrais voir des lumières, des nap- pes blanches, sortir d'ici enfin. Quand donc en sortirai-jer Si la tramontane s'entête, j'y suis pour tout l'hiver... En attendant, la voilà qui repique, la tramontane... Un grand jet de flamme passe au-dessus de ma tête. C'est le phare qu'on allume. Sa traînée étin- celante sautille au loin sur les vagues en écailles roses, jaunes, verdâtres. 11 fait froid, ma pipe est éteinte, rentrons...

Près du petit escalier tournant qui monte à la lanterne, une lampe m'attend sur la table. A côté, large ouvert, le livre de bord

Les Sanguinaires 190

sur lequel chaque veilleur, en descendant. note ses observations. J'allais passer dans ma chambre quand j"entends fredonner, sur un air de gavotte qui se mêle aux huées de la rafale, à la canonnade lointaine de la mer contre les brisants, un Noël provençal, un vieux Noël de mon enfance :

Voici le roi .Maure

Avec se» yeux tout trévirés...

Doucement je pousse une porte, et dans la grande cuisine aux murs crépis, au dal- lage en damier noir et blanc, éclairée seule- ment par le feu de la cheminée et la pâle lueur que découpe sur la nuit une fenêtre ouverte au Sud, du côté il n'y a pas de vent, je vois le vieux Trophime accroupi devant l'âtre et qui chante, la tête entre ses mains. Il s'excuse, un peu confus : « Que voulez-vous, monsieur, c'est le soir de Noël. Vous êtes Provençal comme moi, vous sa- vez la place que cette fête tient sur notre calendrier... Quand on est seul ces soirs-là, on pense à la femme, aux enfants... »

Et le voilà parti à me raconter son his toire, sa famille...

Les Sanguinaires

Il s*est marié il y a quelque vingt-cinq ans en terre de Camargue, au village des Saintes-Mariés. Sa femme, veuve d'un gar- dien de chevaux, était restée seule, encore jeune, avec son garçonnet. Trophime, lui, gardait le feu de Faraman non loin des Saintes-Mariés. Ils se sont connus à une ferrade, une de ces belles courses de bœufs comme il s'en donne là-bas, au rivage de la mer, et les femmes, coiffées du velours arlésien, galopent, le fer au poing, sur des camarguais à grande crinière blanche. Ja- mais ils n'auraient quitté ce coin de terre admirable, ces gazons fleuris toute l'année, ces étangs dans lesquels viennent boire les flamants roses. Mais un jour le garçon grandi, devenu homme, épouse une fille d'Ajaccio et va se fixer dans le pays corse.... Alors Trophime s'est fait nommer au phare des Sanguinaires, sa femme est venue le rejoindre, car en ce temps-là les gar- diens avaient leur ménage dans l'île avec eux

Et comme je lui dis :

« VOUS deviez être bien plus heureux:... »

Les Sanguinaires 19-

Trophime se lève et marche par la cui- sine en agitant ses bras :

« Plus heureux!... Nom d'un tonnerre!... Un temps de bagne, et qui, par bonheur, n'a dure que deux ans: sans quoi nous serions devenus fous... Vous avez pu voir par vous-même, monsieur, qu'à vivre seuls sur ce rocher, de très braves gens ne par- venaient pas à s'entendre... D'où cela vient-il r... Quelle diablerie méchante se cache dans la solitude de ces pierres? Tou- jours est-il qu'entre hommes on se tient encore, on se ménage; la haine ne se mon- tre pas à visage ouvert... Les femmes, elles, rien ne les arrête... Pour ne pas gêner le service, nous avions installé les nôtres tout en bas, à la marine, dans ce qui reste de l'ancien lazaret, nos trois familles tenaient à l'aise, chacune avec sa cour et son petit jardin... Ah! bonne mère des an- ges! le train qui se menait là-dedans!... Des cris, des miaulements, à croire que nos mou- quères se dévidaient les tripes tout le long du jour. La mienne, seule Française et « continentale ». comme on l'appelait, devait

Les Sanguinaires

faire tête aux deux autres, deux vraies Corses, qui lui en voulaient de sa vaillance à tenir la maison, de son ling"e bien lavé, bien blanc, tendu sur des cordes en travers du jardin. Elle nourrissait aussi quelques poules que les enfants de nos voisins, des tas de pe tits Corsicos, mauvais comme leurs mères, s'amusaient à lui exterminer à coups de ma traques. Comme si ce n'est pas nous qui aurions être méchants, nous qui n'avions jamais pu avoir d'enfants et dont toute cette jolie marmaille crevait le cœur.

« Tout à coup, voilà qu'après quinze ans de mariage, cette grande joie d'un petit nous est donnée... De la joie, et puis bien du tour- ment aussi, vous pensez, quand venait l'heure du service et que je laissais ma pauvre Zani toute seule à la maison, dans l'attente de son bonheur et sans personne pour lui por- ter secours... Ah! monsieur, vous parlez de haine... Lorsque ma femme s'est accou chée, le sort a voulu que ce fût en pleine mauvaise saison. Un temps comme nous en avons un en ce moment : la mer en folie, des paquets d'eau jusque dans nos logetles

Les Sanguinaires 199

du lazaret... La sage-femme d'Ajaccio était prévenue ; mais le moyen d'aborder par un temps pareil:... J'eus beau tirer le canon, hisser le drapeau, faire tous les signaux d'alarme, la chaloupe ne se montra même pas. Et croiriez-vous que le moment venu, ma malheureuse femme n'a pas trouvé près de ses voisines l'assistance d'un conseil, pas même d'un verre d'eau r... Dans une tribu de sauvages, une chose pareille ne serait pas arrivée... Vous me voyez tout seul, près de ce lit de torture et de misère, avec les mains qui me tremblaient et mes yeux aveuglés de larmes... Heureusement, celui qui est la nuit de Noël dans la paille d'une étable veille d'en haut sur toutes les nichées, et malgré la méchantise des gens et du sort, il nous est venu droit du Paradis une belle petite fille qui a dix ans maintenant et que sa mère élève en bonne Provençale. Au moment je vous parle, elles sont en Ajaceio toutes les deux, s'apprètant pour la messe de minuit. Puis, après la messe, le garçon qui les espère à la maison arrosera la bûche de Noël avec elles, en chantant

Les Sanguinaires

les airs de Saboli, notre grand musicien Avignonais. C'est à quoi je pensais, mon- sieur, quand vous êtes entré... »

Ici, le vieux gardien, qui n'a cessé de marcher de long- en large en parlant, s'ar- rête devant le feu et le regarde sans rien dire. Il est « en Ajaccio » avec sa famille; et moi je songe à cette fièvre de haine, étrange malaria qur se gagne dans la soli- tude et dont je subis moi-même le mysté- rieux frisson. Je me représente le lazaret du temps des trois ménages, ces batailles de femmes, d'enfants, de poules, ces tueries dans les petites logettes...

... Onze heures sonnent à la grande hor- log-e du phare. On entend un bruit de poids, de chaîne qui se dévide. Des pas lourds de sommeil traînent sur les dalles; c'est la re- lève. La porte de la cuisine s'ouvre; avant de monter prendre son quart, Bertolo entre boire à la bassine. Il nous jette un regard noir, méfiant : « Qu'est-ce qu'ils conspirent la, tous les deux sans lumière? » Puis es- suyant sa kbouche rase avec la manche de son pelone, il ramasse sur la table la grosse

LA MKSSE HE MINUIT

Les Sanguinaires 2o3

pipe rouge et la lampe qu'il y a posées, et s'en va sur un « bonne nouit. pinsouti (Fran- çais) », qui manque de mansuétude. Derrière lui, quand Dinelli, le gardien chef, après avoir signé le livre de bord, s'est enfermé à deux tours dans sa chambre , alors Tro- phime vient à moi, le doigt sur les lèvres. et me dit tout bas, avec des yeux farceurs, un rire silencieux qui fait danser sa bar- biche de vieille chèvre : « Nous aussi,nous arroserons la bûche de Noël... nous pose- rons cachefeu, comme on dit chez nous... vous allez voir... »

Il enjambe la fenêtre qui, de ce côté-là, se trouve de plain pied avec le rocher, et presque aussitôt il rapporte une racine de tamaris qu'il jette dans l'âtre. Puis il tire de l'armoire et pose à mesure sur la table trois flambeaux, des verres, une bouteille de Frontignan et un pain de Xoel à l'anis, cuit exprès pour la circonstance; tout cela d'un air de belle humeur, avec des cligne- ments d'yeux, une mimique mystérieuse et enfantine qui m'amuse.

.Maintenant, voilà les trois chandelles allu-

204 Les Sanguinaires

mées, le pain de Noël doré et rebondi sur une assiette, et le Frontignan en rayon de miel dans nos deux verres. « Minute! » dit Trophime, retenant mon bras au moment je vais boire; et après avoir arrosé -de vin blanc le pied de tamaris tordu comme un souquillon de vigne, il le jette dans le feu avec ces paroles sacramentelles : « Al- lègre! allègre! que Xotre-Seigneur nous allègre! Si, l'an qui vient, nous ne sommes pas plus, mon Dieu, que nous ne soyons pas moins... bûche au feu, boutefeu! »

La bûche pétille et flambe jusqu'au pla- fond. Le vin d'or reluit dans nos verres, et nous trinquons à la Provence, en reprenant le Noël qu'il chantait tout à l'heure, le défilé des rois mages devant la crèche de l'enfant Jésus :

Voici le roi .Maure Avec ses yeux tout trévirés;

L'enfant Jésus pleure, Le roi n'ose pas entrer.

Joseph lui fait signe D'entrer sans cérémonie,

Voir notre Seigneur Qui les attendait.

ET NOUS TRINQUONS A LA PROVENCE.

Les Sanguinaires 207

« C'est pas la négrure « C'est pas ça qui le fait pleurer, « C'est que l'imposture

« Du vieux péché.

Là-dessus, rasades nouvelles suivies d'un autre Noël, l'arrivée des bergers et leur offrande au petit Jésus :

Ils laissent à terre deux ou trois bons fromages, Ils laissent à terre une douzaine d'ceufs ; Joseph leur dit : Allons, soyez bien sages, Tournez-vous-en et faites bon voyage, Bergers Prenez votre congé.

Nos voix montent, sonnent sous les voûtes, et à mesure c'est dans tout mon être une douceur, une détente. Ces chan- sons, ce vin du pays... Je ne suis plus au phare des Sanguinaires, mais dans la cui- sine d'un grand mas de Provence, aux murs crépis, au sol pavé de larges dalles. Dehors, au lieu des huées du vent et de la mer, je distingue très bien dans la nuit d'hiver le carillon de la messe de minuit. Je me figure, derrière les vitres allumées, les ombres qui passent et repassent. Des nuées

20S

Les Sanguinaires

d'étincelles montent des toits en fête et vont se perdre dans le ciel froid, criblé d'étoiles.

Allègre! allègre! Que Notre-Seigneur nou allègre ! La chanson est finie. Le vieux Trophime

Les Sanguinaires 209

s'est levé, détendu, lui aussi, et rayonnant. Il taille une tranche de pain, du beau pain de Noël qui embaume l'anis et la pâte chaude, remplit à ras bords un verre de vin doré, pose le tout sur une assiette et cli- gnant vers moi ses petits yeux bridés :

« Dinelli dort trop bien pour qu'on le ré- veille, mais l'autre, le Bertolo, sa pipe lui donne soif... Je m'en vais trinquer avec lui. »

Brave homme ! J'entends ses lourdes bot- tes monter le petit escalier, puis le vitrage de la lanterne qui s'ouvre, et des rires, des éclats de voix heureuses dont le phare n'a pas l'habitude. Ils boivent, là-haut: faisons comme eux. Allègre! allègre! Sur le rocher des Sanguinaires, Noël a tué la haine, au moins pour toute une nuit.

iS.

Le Brise-Cailloux

;i8i5)

Le Brise-Cailloux

(1815

Lorsqu'après Waterloo, l'Empereur [Na poléon passa à l'île d'Aix. à la veille de se livrer aux Anglais, un lieutenant de vais- seau nommé Vildieu lui proposa de l'em- mener en Amérique, à travers les lignes anglaises. Ce Vildieu était un bonapartiste ardent, excellent marin, ayant tout spécia- lement étudié la direction des petites em- barcations en pleine mer: il répondait de son Brise-Cailloux et se chargeait d'aller avec lui jusqu'au bout du monde.

L'Empereur l'écouta longuement, mar- chant à grands pas sans rien dire ; à la fin,

214 Le Brise-Cailloux

il s'arrêta, regarda l'Océan quelques mi- nutes, puis secoua la tête et ce fut « non ».

Le projet Yildieu n'inspirait pas confiance ; il aima mieux se livrer aux Anglais.

Quelques mois après, le lieutenant Yil- dieu, qui avait son refus sur le cœur, voulut prouver que sa tentative d'évasion n'avait rien d'irréalisable, et sur ce même petit barquot qu'il avait offert à Napoléon, il cingla vers l'Amérique avec deux aspirants de marine démissionnaires dont le plus jeune était son fils.

La traversée fut longue et rude. Le Brise- Cailloux, soigneusement aménagé, avait à son bord des barils d'eau douce, de pem- mican et de biscuit. Pour de la viande fraîche il n'y fallait pas songer, une cage à poules aurait tenu la moitié du pont; jus- qu'au dernier jour les distributions de vivres furent réglées avec la plus rare pru- dence et l'équipage n'eut pas trop à souffrir. Pourtant ce régime de viande salée devenait fatigant à la longue, les bouches étaient

Le Brise-Cailloux

sèches, on avait soif; mais, soif ou non. deux rations d'eau par jour, jamais davan- tage. Une fois, par une mer d'huile, quel- que chose de rond vint flotter le long de la barque.

« Une pomme à tribord ! » cria joyeuse- ment l'homme de la barre. C'était une pomme, une belle reinette grise au milieu de l'Océan. Sans doute elle était tombée de quelque navire passé par là, la veille ou Pavant-veille : on en ht hommage au capi- taine, mais, bon prince, il voulut que l'équi- page partageât avec lui. Bien qu'un peu gâtée par l'eau de mer, la pomme fut trou- vée exquise, et ce jour-là on ht bombance à bord du Brise-Cailloux.

Si le voyage avait ses bons moments, les mauvais ne lui manquaient pas non plus : coups de vent, journées de brume épaisse, nuits de bourrasques, sans sommeil... Par- fois, quand la mer était trop dure, on attachait la barre, on amenait la voile, l'équipage s'enfermait dans l'entrepont et à la garde de Dieu !

Enfin, au bout de six semaines, la côte

2i6 Le Brise-Cailloux

d'Amérique apparut; il était temps, on allait manquer d'eau. Quelques heures après, le Brise-Cailloux entrait au port d'Halifax, il me semble bien.

« Ouf! je suis arrivée, » dit la petite barque, et comme dans la rade il y avait trop de fond pour son ancre, elle vint s'accrocher au flanc d'une frégate qui se trouvait là. Le gros navire la regardait faire, étonné.

« D'où venez-vous? » leur cria-t-on.

Nos trois héros se découvrirent fièrement

« De France! »

On ne voulait pas les croire, car jamais jusqu'alors pareil voyage n'avait été tenté.

C'est M. Vildieu fils, le dernier survivant de l'équipage du Brise-Cailloux, qui m'a fait le récit de cette très véridique expédition, il y a quelques années, un soir d'hiver. L'aspi- rant de 1816 était devenu un vieux marin de la Douane, sur le point de prendre sa retraite, mais toujours passionné pour la mer. Il m'emmenait souvent avec lui dans ses tour-

Le Brise-Cailloux 219

nées et nous avons vu ensemble quelques jolis coups de foutreau.

Ce soir-là. fuyant devant le gros temps, nous étions venus nous abriter en face de Bi inifacio, dans une petite calanque des côtes de Sardaig-ne. Quelle nuit! quel endroit divin! Au loin, des feux de charbonniers lucquois s'allumant parmi les roches : plus près, une équipe de corailleurs napolitains qui raccommodaient leurs filets en chantant. Puis les grandes lueurs claires de notre bivouac se reflétant dans l'eau, les matelots accroupis tout autour, la bouillabaisse odorante qui fumait, et, debout, le dos à la flamme, avec sa moustache blanche. sourire sans dents mais si bon, ses pe- tits yeux gris tout de malice héroïque, M. Yildieu nous contant l'odyssée du Brise- Cailloux.

C'était le vrai marin ponantais.ee Yildieu. Il avait fait son premier voyage à sept ans : et depuis, toujours en mer ou sur les côtes. A son compte, il s'était trouvé à dix-huit naufrages: mais ce qu'il ne disait pas, ce sont les sauvetages qu'il avait accomplis

220 . Le Brise-Cailloux

avec son instinct de terre-neuve. Un certain fusil porte-amarre dont il était l'inventeur, et qu'il rêvait de voir entre les mains de tous les douaniers de la côte, revenait tou- jours dans la conversation. Il avait envoyé à Paris depuis longtemps l'exposé de ce fameux système et s'étonnait que l'Académie des sciences fût si longue à lui répondre. C'était la seule tristesse de sa vie. Du reste, la plus jolie vieillesse du monde, et. dans le danger, toujours le mot pour rire. Quand la mer devenait vraiment méchante, il vous avait une façon réjouie de crier: « Veille à l'écoute, garçons, on va tremper le nez dans le vinaigre ! » qui vous hérissait la peau. Puis, en pleine bourrasque, s'il me voyait « croche » quelque part sur le pont, regardant le ciel d'un air vague et serrant entre mes dents à la briser ma pipe marseillaise, éteinte depuis une heure, il me glissait dans l'oreille : « N'ayez pas peur, mon camarade, vous êtes avec un ponantais.... Je finirai bien par me noyer quelque jour, mais ce sera dans l'Océan. « 11 s'est tenu parole. .M. Vildieu est

Le Brise-Cailloux

22 I

mort, une nuit, sur la côte bretonne, en essayant de secourir un caboteur en détresse Ah! le pauvre vieux! S'il avait eu son porte-amarre....

La Fête des Toits

Conte de Noël

OH, COMME LES TOITS DE PARIS RESPLENDISSAIENT.

La Fête des Toits

Conte Je Noël

I

Oh! comme les toits de Paris resplendis- saient cette nuit-là! Quel silence, quel calme, quelle clarté surnaturelle! En bas. las rues étaient noires de boue, la rivière 1 >urde de glace; le gaz triste se novait dans

228 La Fête des Toits

le dégel des ruisseaux. En haut, à perte de vue, au-dessus des palais, des tours, des terrasses, des coupoles, sur l'aiguille mince de la Sainte-Chapelle et ces milliers de toi- tures serrées, inclinées l'une vers l'autre, la neige étincelait toute blanche avec des re- flets bleuâtres, et cela faisait comme une seconde ville, un Paris aérien suspendu entre le vide de l'ombre et la lumière fantastique de la lune.

Quoiqu'il fût encore de bonne heure, tous les feux étaient éteints, pas la moindre fu- mée ne flottait sur les toits. Pourtant les cheminées heureuses, chaque jour le bois flambe et craque, se reconnaissaient bien au cercle noir que la fumée élargit aut< >ur d'elles et à leur souffle tiède montant dans l'air glacé, comme l'haleine de la maison endor- mie. Les autres, rigides, serrées dans la neige épaisse, gardaient encore des nids du dernier printemps, vides comme elles de chaleur et de vie... Et dans cette ville haute, engourdie de blancheur, que les rues de Paris traversaient en tous sens comme d'im- menses crevasses, les ombres de toutes ces

* S:i

LES MOINEAUX DE PARIS.

La Fête des Toits 23j

cheminées inégales, déchiquetée? et noires ainsi que des arbres d'hiver, s'entre-en li- saient sur des avenues désertes personne n'avait jamais marché, excepté les moineaux parisiens, dont les traces aiguës et sautil- lantes égratignaient de place en place la neige cristallisée. A cette heure même une bande de ces effrontés petits bohèmes s'agi- tait, voletait au bord d'une gouttière, et leurs cris troublaient seuls le silence reli- gieux, l'attente solennelle de la ville des toits, recouverte entièrement d'un immense tapis d'hermine comme pour le passage d'un roi-enfant.

LES .MOINEAUX DE PARIS

Nom d'un chien ! qu'il fait froid ! Pas moyen de dormir. On a beau se mettre en boule, hérisser ses plumes: la gelée vous réveille et vous cingle.

ux .moin eau. de loin.

Ohé! les autres, ohé!... vite par ici. J'ai trouvé une vieille cheminée à chapeau de fonte, l'on a fait du feu très tard.

2.?2 La Fête des Toits

Nous aurons bien chaud en nous serrant contre elle.

TOUTE LA TROUPE VOljllt vers llli.

Tiens! c'est vrai. Comme on est bien. Comme il fait chaud... c'est rien de le dire. Vive la joie! Piou. piou. Cui, cui. cui...

LA CHEMINÉE

Voulez-vous bien vous taire, galopins. 11 n'y a que vous vraiment pour oser crier dans un moment pareil, quand tout se re- cueille et fait silence. Voyez ! le vent lui- même retient son souffle. Pas une girouette ne bouge.

LES MOINEAUX, plttS bas.

Qu'est-ce qu'il y a donc, la vieille?

LA CHEMINÉE

Comment! vous ne savez pas que c'est la fête des toits cette nuit? VOUS ne savez pas que Noël va venir l'aire sa distribution aux enfants?

LES MOINEAUX

Le mi Noël?...

^*

SI VOLS VOYIEZ EX BAS DANS LES MAISONS...

La Fête des Toits

LA CHEMINEE

Eh! oui... Si vous voyiez en bas dans les maisons tous ces petits souliers rangés de- vant la cendre tiède. Il y en a de toutes les formes, de toutes les grandeurs, depuis les mignons souliers des petits pieds qui hési- tent, jusqu'aux petites bottes qui résonnent si ferme en remplissant de train tout le logis; depuis le brodequin bordé de four- rures, jusqu'aux petits sabots des courses indigentes, jusqu'à ces souliers trop grands qui chaussent par hasard des pieds nus. comme si le pauvre n'avait pas d'âge, ni le droit d'être enfant.

LES MOINEAUX

Et à quelle heure doit-il venir, ce merveil- leux petit gosse?...

LA CHEMINÉE

.Mais tout à l'heure, à minuit... chut! écoutez...

l'heure, d'une voix grave. Dan... dan... dan...

236 La Fête des Toits

LA CHEMINÉE

Regardez là-has tout le fond du ciel qui s'allume...

les .moineaux, arec l'élan badaud des petits Parisiens regardant un feu d'artifice. Oh! chic...

l'heure, continuant. Dan... dan... dan... .Minuit!... »

I

L HEURE D'UNE VOIX GRAVE DAN... DAN... DAN.

La Fête des Te ils 23ç

... A peine le dernier coup de minuit est- il sonné, qu"une grande volée de cloches retentit de tous les côtés à la fois. Sous les clochers encapuchonnés de neige elles caril- lonnent à la hauteur des toits et comme pour eux seuls, alternant leurs voix, les con- fondant, mêlant les carillons aux bourdons, s'éloignant. se rapprochant, avec ces am- pleurs, ces effacements de son qui viennent de la direction du vent et donnent l'illusion d'un clocher tournant comme un phare.

LES CLOCHES

Baoum, baoum. . Le voilà. C'est lui, c'est le petit roi Noël.

LE VENT

Hu... Hu... Sonnez ferme, mes bonnes

240 La Fête des Toits

cloches, à toute volée, encore plus fort. Noël est là, il me suit... Sentez-vous cette bonne odeur de houx vert, d'encens, de cire par- fumée que j'apporte sur mes ailes?...

LES CARILLONS

Dig din don... Dig din don... Noël! Noël!

LE VENT

Allons, les cheminées. Qu'est-ce que vous avez donc à rester la bouche ouverte'-... Chantez Noël avec moi... En avant les toits, en avant les girouettes !

LES CHEMINÉES

Ui... l'i... Noël! Noël!!

LES GIROUETTES

Cra... Cra... Noël! Noël!

une tuile trop enthousiaste. Noël! No... [Dans sa joie elle fait un

bond et tombe dans la rue.) Patatras... Bing !

LES MOINEAUX

Quel p< »tin!

EN AVANT LES GIROUETTES.

La Fcte des Toits 243

LA CHEMINÉE

Eh bien! les moineaux, vous ne dites plus rien?... C'est maintenant qu'il faut chanter.

LES .MOINEAUX

Piou. piou. piou. Cui, cui, cui... Noël! Noël !

LA CHEMINÉE

.Montez donc sur mon épaule, vous serez mieux pour voir.

les moineaux, sur la cheminée. .Merci, ma vieille... Oh! que c'est joli, que c'est joli!... Toutes ces lumières roses, vertes, bleues qui dansent sur les toits.

la cheminée Et cette procession de corbeilles pleines de joujoux, de rubans, de fleurs, de bon- bons, tout l'hiver de Paris qui passe entouré de dorures et de couleurs vives.

les moineaux Qu'est-ce que c'est donc que ces petits

244 -^7 Fête des Toits

hommes qui portent les corbeilles? Est-ce que c'est des rois Noël, tout ça r

LA CHEMINÉE

.Mais non. Ce sont les kobolds.

LES MOINEAUX

Vous dites r... les...

LA CHEMINÉE

Les kobolds, c'est-à-dire les esprits fami- liers de chaque maison qui conduisent Noël à toutes les cheminées il y a des petits souliers qui attendent.

LES MOINEAUX

Et Noël, donc est-il?

LA CHEMINÉE

C'est le dernier de tous, ce petit blond avec ses veux si doux, ses cheveux en rayons d'or éparpillés autour de lui comme des brins de paille de sa crèche, et ses joues roses du froid de l'air. Regardez-le mar- cher : ses pieds effleurent la neige sans laisser de trace...

EST-CE QUE C'EST DES ROIS NOËL, TOUT ÇA.

L.i Fête des Toits 24-

LES MOINEAUX

Quil est beau! On dirait une image...

LA CHEMINÉE

Chut! écoutez...

Lx Fête des Toits nqo.

III

A ce moment une voix grave et jeune, perlée comme un rire de baby, résonna dans cette atmosphère de cristal que font sur les hauteurs le grand froid et la lune claire. Le Roi-enfant s'était arrête sur un toit en ter- rasse, et là. debout, entouré de tous ses pe- tits porte-corbeilles, il parlait ainsi à son peuple :

NOËL

Bonjour, les toits. Bonjour, mes vieux clochers. La nuit est si claire que je vous vois tous dispersés autour de moi dansée grand Paris que j'aime... Oh! oui, mon' Paris, je t'aime, parce que toi qui ris de tout, tu n'as pas encore ri du petit Noël, parce que tu crois à lui, toi qui ne crois plus a rien... Aussi, tu vois, je viens tous les ans.

2.5o La Fête des Toits

Jamais je n'ai manque... Je suis même venu pendant le siège, te rappelles-tu ?... C'était

bien triste par exemple. Ni feu ni lumière, les cheminées toutes froides: les obus qui sifflaient sur ma tête, trouant les toits, ren- versant les cheminées... Et puis, tant de- petits enfants qui manquaient!... J'avais trop de joujoux, cette année-là; j'en ai rem- porté de pleines corbeilles... Heureusement que cette nuit il ne m'en restera pas. On m'a prévenu que j'aurais beaucoup de petits souliers à remplir. Aussi, j'apporte des jouets merveilleux, et tous français...

UN MOINEAU DE PARIS

Bravo! Je le gobe ce petit-là, moi.

TOUS LES MOINEAUX

Piou. piou... Cui... cui... Vive Noël!

UN VOL DE CIGOGNES, passant dans le ciel

en long triangle. Oua... oua... Vive Noël!

le vent, bousculant la neige. Chante donc Noël, toi aussi!...

PARIS QUE J AIME-.

La Fête des Toits 253

la neige, très bas.

Je ne puis pas. mais je l'encense. Re- garde les tourbillons de fine pou- blanche que j'envoie autour des corbeilles, dans les cheveux blonds de mon petit roi... C'est que nous nous connaissons depuis longtemps, tous les deux. Pense que je l'ai vu naître là-bas;' dans sa petite étable...

LE VENT, LES CLOCHES, LES CHEMINÉES,

chantant ensemble de toutes leurs forces. Noël! Noël! Vive Noël!

NOËL

Pas si fort, mes amis, pas si fort. Il ne faut pas réveiller tout notre petit monde de là-dessous... C'est si bon la joie qui vous arrive en dormant, sans qu'on y pense... Maintenant, messieurs les kobolds, marchez avec moi sur la pente des toits, nous allons commencer notre distribution. Seulement, cette année, j'ai résolu d'essayer quelque chose. Tout ce que nous avons de plus beau

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La Fête des Toits

comme joujoux, les polichinelles en or, les sacs de satin pleins de pralines, les grandes poupées tout en dentelles, je veux que tout cela tombe aux plus pauvres souliers, dans

les cheminées sans feu, dans les mansardes froides, et que nous jetions au contraire aux maisons heureuses, sur le velours des tapis, sur les fourrures épaisses, tous ces petits jouets d'un sou. qui sentent la résine et le bois blanc.

La Fête des Toits

LES MOINEAUX DE PARIS

Fameux, fameux!... Voilà une bonne idée.

LES KOBOLDS

- Pardon, mon petit Noël. Avec ton

nouveau système, les pauvres seront heu- reux, mais les riches pleureront. Et dame! un enfant qui pleure n'est plus ni riche ni pauvre. C'est un enfant qui pleure ; et il n'y a rien de si triste...

256 La Fête des Toils

NOËL

Laissez donc. Je connais mieux cela que vous... Les pauvres seront ravis de tou- cher à ces jouets compliqués qui leur pa- raissent si tentants derrière la vitrine des magasins et dont le luxe dore n'ajoute rien à leur valeur de joujou, à leur grâce d'amu- sement. Mais je parie que les petits riches seront tout aussi contents d'avoi pour une fois des pantins au bout d'une ficelle, des poupées à ressort, toutes ces tentations des bazars à treize sous ils ne sont jamais entrés... Allons, voilà qui est entendu. A présent, en route, et dépêchons-nous. Il y a tant de cheminées à Paris et la nuit est si courte!

La Fête des Toits

IV

Là-dessus les petites lumières se répari dirent de tous les côtés, comme si l'on avait secoué sur la neige des toits toutes les branches allumées d'un sapin de Noël. Pas une cheminée n'était oubliée, depuis les pa- lais entoures de terrasses et d'arbres blancs de givre jusqu'à ces pauvres toits de mi sère qui semblent s'étayer l'un l'autre pour ne pas crouler sous le poids. Bientôt sur toutes les maisons de Paris on entendit cette sonnerie de grelots, tous ces bruits fantaisistes et divers qui entourent les ma- gasins de jouets, les bêlements des mou- tons, le bégayement des poupées, le frois- sement des satins brodés, les crécelles, les trompettes, les tambours, les roulettes des chevaux de poste, le coup de fouet des pos- tillons, la roue ailée des moulins à vent. Tout cela s'agitait, disparaissait, bondissait le long des cheminées. il n'y avait pas d'enfants, Noël guidé par ses kobolds pas-

La Fête des Toits

sait vite sans se tromper ; mais quelquefois, au moment il s'approchait d'elle les mains pleines, la cheminée chuchotait de sa bouche noire : « Il est mort, c'est inutile... 11 n'y a plus de petits souliers dans la maison... Garde tes joujoux, mon petit roi. Ça ferait pleurer la mère de les voir... »

Longtemps, longtemps les petites lumières cirèrent ainsi. Tout à coup un coq enroué chanta au fond du brouillard, un filet de jour blanc entr'ouvrit le ciel, et aussitôt toute la magie de Noël s'évanouit. La fête des toits était finie, celle des maisons com- mençait. Déjà, un bruit doux, ravissant, montait des cheminées, en même temps que la fumée des feux rallumés. C'étaient des cris de joie, des rires fous, des voix d'en- fants qui criaient à leur tour : « Noël! Noël! vive Noël!... » pendant que sur les toits dé- serts, le soleil, en se levant, un beau soleil d'hiver, factice et rose, faisait traîner ses premiers rayons qui ressemblaient, dans le scintillement de la neige, à des paillons, des nacres, des franges d'or, tombés des cor- beilles du petit roi...

y / 11

TABLE

Pages

La Fédor 1

Au Fort Montrouge 93

A la Salpêtrière n3

Souvenir d'un Chef de Cabinet i3o.

La Leçon d'Histoire 1 55

Les Sanguinaires 167

Le Brise-Cailloux 211

La Fête des Toits . 223

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352 17. PARIS. IMPRIMERIE LAIIURE

9, RUE DE FLEL'RUS, 9

PQ 2216

n

1897

Daudet, Alphonse La Fedor

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