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LA FORMATION

DE

L'INFLUENCE KANTIENN

EN FRANCE

LA FORMATION

DE

L'INFLUENCE KANTIENNE

EN FRANCE

PAR

M. VALLOIS

Docteur es lettres de l'Université de Paris

PARIS

LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI«

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ERRATA

Page 13, noie 18, lignno 3. Au lieu de : iiiluilion apfn>IOes, Ure : intuition, appelées.

90, ligne ili. Oler le guillemet .

98, ligne ^. Lire : impératif.

100, ligne 17. Lire : raison.

102, ligne 22. Lire : ajoutait-il.

116, ligne 18. Au lieu de : emprunté, lire : enipruiiu's.

118, ligne I. Au lieu de ; on en, lire : on n'en.

i3o, ligne 9. Au lieu de toule celte ligne, lire : de Scheî- ling, de Hegel, de Sohopenhauer. Kinker avait cherché.

100, ligne 16. A.U lieu de : de fins, lire : des fins.

176, intercaler la dernière ligne entre la 18° et la 19®.

190, ligne 28. .4» lieu de : il, lire : II.

219, ligne 20. Au lieu de : téléolgique, lire : téléolo- gique.

225, ligne 25. Au lieu de : montre, lire : montrent.

243, ligne 19. Lire : rapport.

2/j8, ligne 12. Ajouter un guillemet à la fin de la ligne.

202, ligne i5. Au lieu de : tirée, lire : tirées.

A

Monsieur André LALANDE

MEMBRE DE l'IiNSTITUT PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS

HOMMAGE DE RECONNAISSANCE ET DE RESPECT

PRÉFACE

La doctrine d'un philosophe est, sans contredit, celle qui a existé dan^ son esprit; c'est celle-dà que d'autres hommes tâchent de retrouver au moyen des œuvres il a tâché de l'exprimer. Il peut arriver que la doctrine découverte par l'un d'eux au bout d'une telle recherche, diffère de ce qu'y découvrent certains autres, qui, au reste, peuvent n'être pas beaucoup plus d'accord entre eux qu'ils ne s'accordent avec lui. Lorsque cela arrive, la doctrine du philosophe, autant qu'elle lui survit, en devenant celle qui existe dans les esprits qui s'en occupent après lui, se résout en une pluralité de doc- trines plus ou moins cohérentes et différant plus ou moins les unes des autres ; pluralité dans laquelle tend à se réaliser la pluralité des interprétations diverses dont ses œuvres sont susceptibiles. Or, c'est jce qui est arrivé à 'la philosophie de Kant, dans la foule de ses comanentateurs, chez ses partisans comme chez ses adversaires, où. l'on en voit peu qui ne re- prochent à d'autres de l'avoir mal entendue.

Il est vrai que toutes les interprétations du kantisme qui se sont produites ne sont pas également fondées dans le texte des œuvres de Kant, et que certaines paraissent être la suite de gros- sières méprises. Mais celles qui paraissent le mieux convenir à ce texte ne doivent pas empêcher de considérer celles dont il n'a été que l'occasion ; car, outre qu'on s'exposerait parfois à décider arbitrairement de quelle sorte sont les interprétations assez éloignrées de la véritable pour être négligeables, celles qui sont réellement fausses restent utiles à connaître pour

Ix IfA FORMATION DE l'iNFLUENCÉ KANTIENNE EN FRANCE

quiconque voudrait entreprendre de corriger les erreurs qui se sont répandues avec elles et d'en faire comprendre une plus juste ; et surtout cette connaissance est presque toujours indis- pensable pour pénétrer la pensée des philosophes et des éco- les philosophiques parmi lesquels elles ont eu cours. C'est que, en effet; s'il est peu de philosophes qui s'accordent lorsqu'il s'agit de dire en quoi consiste précisément -le système de Kant, quels en sont les fondements et par quelle chaîne d'arguments toutes ses .parties s'y rattachent, il en est peu qui ne se soient appliqués à définir leurs propres idées par rapport à ce systè- me, soit en l'attaquant , soit en s'y appuyant, paraissant ainsi s'être rangés à cet avis si commun en Allemagne et qu'Edward Caird a nettement formulé, à savoir qu'il n'y aurait nul comp- te à tenir d'aucun philosophe dont on ne pourrait montrer qu'il a écouté la leçon de Kant et que ses idées ont été mises à l'épreuve de la critique kantienne (i). Donc, pour compren- dre les opinions philosophiques de ceux qui se sont confor- més à un semblable avis, c'est-à-dire pour bien suivre presque toute l'histoire de la philosophie après Kant, il n'importe pas tant de connaître le crilicisme tel que Kant l'a lui-même conçu que de savoir ce qu'ils en ont entendu. Lorsqu'ils en parlent, ce serait souvent ignorer ce dont il est question, que de consi- dérer simplement ce qu'une étude des œuvres de Kant a pu nous conduire à regarder comme sa propre pensée.

Les ouvrages destinés spécialement à expliquer la doc- trine de Kant et ceux se rencontre quelque essai de fixer ■le sens de quelques-uns de ses points, sont en nombre si grand et sans compter que certains d'entre ces commentai- res auraient eux-mêmes grand besoin d'être commentés que si tout homme s'intéressant à la philosophie jusqu'à espérer de

(1) « There is even some excuse for a German writer who refuses to talce account of any philosophical tliinker aller Kant, unless he can be shown to hâve listened to Kant's tesson. A modem pliilosopliy niay not be kantian, but it must laave gone through the fire of kantian criticisni, or it will almost necessarily be something of an anaclironism and an ignoratio elenchi. » Caird, The critkal philQsophy of Immanuel Kant, 1889 T. I., p. -io'W,

PRKrACE iJ

i

contribuer à ses progrès devait faire l'étude complète de ces interprétations, il se verrait en général obligé de borner cet intérêt à la philosophie kantienne, qui pourtant n'est pas toute la philosophie. On peut donc souhaiter que paraissent des recueils résumant les diverses interprétations du kantisme et présentant avec toute la précision possible les traits carac- téristiques de chacune d'elles. Mais une telle tâche n'est ache- vaMe que si elle est divisée ; et, pour nous, nous ne tenterons d'en accomplir d'abord qu'une très petite part : nous nous som- mes proposé de recueillir ici les premières interprétations fran- çaises, entendant par toutes celles qui se sont produites ou qui ont icomnienc<î à se proii:»ager en France avant l'année i835, date de la première traduction française de la Critique de la raison pure, cet événement nous ayant semblé capable d'avoir apporté un changement assez grand à l'objet de nos recherches pour que cette date leur marquât un terme.

L'introduction de la philosophie de Kant en France a déjà été étudiée à diverses reprises et avec un soin minutieux : plusieurs ouvrages, que nous indiquerons, en racontent les circonstances jusqu'aux moindres anecdotes ; ils en fournis- sent une bibliographie fort abondante, à laquelle on pourra voir, si l'on s'y reporte, que nous n'avons eu à ajouter qu'un petit nombre d'écrits ; et ils contiennent des biographies dé- taillées, que nous avons parfois utilisées. De toutes ces cir- constances et des (biographies nous rappellerons seulement ce qu'on peut être curieux de savoir sur certains auteurs bien oubliés aujourd'hui et ce qui peut aider à l'entière intelligence de leurs œuvres ; puisque notre but principal n'est pas d'ex- poser de nouveau ce qui s'est passé autour des premiers écrits français sut Kant, mais de rassembler ce qui, dans ces écrits, a constitué la première idée que les Français ont eue de la philosophie critique. Ainsi nous aurons enregistré les résul- tats auxquels sont arrivés ceux d'entre eux qui, sur la fin du dix-huitièm.e siècle et au commencement du dix-neuvième, se sont efforcés de connaître cette nouvelle philosophie.

6 LA FOnMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

On ne manquera 'certainement pas de trouver que ces résultats, en comparaison de ceux qu'offrent les commentai- res dont on dispose aujourd'hui, ne dépassent guère une con- naissance assez superficielle ; nous donnerons même des rai- sons de juger inexactes sur des points capitaux ces anciennes interprétations ; mais cette façon de les considérer, qui n'en laisse voir que les défauts, n'est sans doute pas celle à laquelle il faut s'arrêter. Leur intérêt ne tient pas seulement à ce qu'el- les définissent ce qu'entendaient les philosophes français, dans la première moitié du dix-neuvième sièdle et même au delà pour quelques-uns, lorsqu'ils parlaient du kantisme ; il tient encore à ce qu'elles montrent comment se sont formées gra- duellement et ilaborieusement, chez ces philosophes, 'les ma- nières de concevoir le kantisme qui, peu à peu, sont devenues les plus populaires, au moins en France, et l'y sont demeu- rées longtenups.

L'un des hommes qui initièrent M"® de Staël à la philo- sophie kantienne disait, assimilant en ceila la doctrine de Kant aux vérités 'mathématiques, que la comprendre, c'est aussi la tenir pour vraie. Ce dont il faut convenir, c'est que Kant s'est exprimé d'une telle manière, que tant qu'on n'est pas arrivé à se convaincre que sa pensée est vraie, un peu de c/ircons- pection dans la critique qu'on incline alors à en faire fait tou- jours découvrir dans ses paroles des motifs de douter qu'on l'ait bien comprise. Et comme lies questions que Kant a pré- tendu résoudre sont des plus difficiles de celles que les philo- sophes de tous les temps ont agitées, et que, par suite, ce ne serait nullement le mettre au-dessous des plus grands que de penser que les solutions proposées par lui ne sont peut-être pas sur ces sujets toute la vérité, il est également probable que si les premières interprétations françaises ne font pas jaillir de ses paroles la lumière dont on pourrait se satisfaire, elles partagent ce défaut avec toutes les interprétations qu'on en a données çt qu'on en donnera.

CHAPITRE PREMIER

L'Académie de Berlin

Les plus anciens des écrits les Français prirent une première idée de lia révolution philosophique opérée en Alle- magne par la critique kantienne, sont plusieurs mémoires publiés dans les recueils des travaux de l'Aicadémie de Berlin. Mais parce que la plupart portent seulement sur des particu- larités et que dans quelques-uns, tels que celui de C. G. Selle qui parut en 1792, il était trop difficile, à qui n'avait jamais rien lu ni entendu sur le kantisme, de dégager ce qui appar- tient à ce système de ce qui n'est que l'opinion de leurs au- teurs sur 'les questions traitées, ces mémoires ne furent com- pris des lecteurs français qu'après que ceux-ci eurent reçu des ouvrages de Villers, de Kinker, de Degérando, édités de 1801 à i8o4, un aperçu général de la nouvelle philosophie. S'éclai- rant et se complétant les uns par les autres, ces mémoires et ces ouvrages formèrent ensemble la somme des connaissances qu'on allait posséder en France, relativement au criticisme, pendant les premières années du dix-neuvième siècle.

Certes la célébrité de Kant s'était étendue jusqu'à Paris avant 1801, comme l'attestent des arlrcJcs insérés depuis 1795 dans le Magasin encyclopédique et dans la Décade philoso- phique, où «se lit î^on nom. Mais de celles de ses œuvres qui, en Allemagne, la lui avaient value qui ne sont ni le Projet de paix perpétuelle, ni les Observations sur le sentiment du beau et du sublime, ni les autres opuscules et fragments tra-

8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FBANCË

duits en français avant 1801 on ne savait encore en France presque rien ; on pensait surtout qu'essayer d'en savoir davan- tage eût été une entreprise des plus pénibles, des plus rebu- tantes ; et, en ce même temps, les mémoires de l'Académie de Berlin n'étaient propres qu'à confirmer les Français dans cette opinion.

Bien qu'écrits ou traduits dans leur langue, comme l'é- taient d'ailleurs à cette époque tous les travaux de cette Aca- démie, il ne semble pas que ces mémoires aient été faits avec le dessein de les instruire des discussions entre kantiens et antikantiens. Seul Mérian déclarait que c'était pour eux qu'il décrivait l'esprit de ces débats, dans son Parallèle historique de nos deux philosophies nationales (i). Mais il s'appliqua uniquement à leur en tracer un tableau tel qu'il leur ôtât tout désir d'en poursuivre l'étude.

Ces académiciens, opposé? à la philosophie kantienne, dé- fendaient contre el'le un éclectisme très nuancé, qui penchait, chez les uns, vers l'empirisme anglais, chez les autres vers un rationalisme dogmatique imité tantôt de celui de Leibniz, tantôt de celui de Malebranche. Ils aspiraient aux qualités des écrivains dont leur Académie avait adopté la dangue ; mais plus ris approchaient de la clarté, plus la faiblesse de leurs propres idées devenait évidente, et plus était facile le triomphe de leurs adversaires, qui se ménageaient généralement, au dire de l'Académie, le secours que l'obscurité et l'équivoque peuvent .procurer dans la dispute. Pendant que ces derniers rôpandaicnt leur mépris pour cet éclectisme ou (( philosophie populaire », les éclectiques de Berlin répliquaient que le kan- tisme jouissait d'une popularité d'une autre sorte, de celle qui s'acquiert auprès d'une foule encline à prendre « la pe- santeur et l'ennui pour de la solidité ». (2)

Villers dénonçait comme un scandale l'opposition de cette -^

(1) Acad. de Berlin, 1797, p. 54. Nous verrons que Frédéric Ancillon écrivit aussi sur la philosophie nllnninnde pour les Français, mais dans des OHvragos indépendants des travaux de l'Académie.

(2) Ancillon, mémoires lus à l'Acad. en 1796, publiés en 1799, p. 122.

l'académie de beplin 9

« académie toute française » (3). Cependant il ne parvint pas à faire perdre à ses membres la considération que leur accor- daient les Français : il ne trouvait, en somme, à reprocher à ceux-là que de ressembler à ceux-ci. Begérando, Maine de Bi- ran, virent dans les concours ouverts par cette compagnie une occasion de faire apprécier Jeurs talents, ainsi que, avant eux, Daunou y avait réussi. M. de Biran étudiait fort attentive- ment les travaux qu'elle don^nait dans ses recueils. Il rédigea pour lui-iiième pîatleurs notes sur les mémoires de Selle, d'An- cillon, d'Engel, et un article pour la Biographie Universelle, sur lia vie et les œuvres du « sage » Mérian (4). Il se plaisait à constater qu'un éclectisme analogue à celui de Berlin pro- mettait de se développer en France (5). Cousin, du moins dans sa jeunesse, estimait que l'Allemagne devait être fière de posséder une telle académie (6). Dans un de ses cours, exa- minant la philosophie de Hume, il analysa le mémoire de Mérian sur le phénoménisme (7).

Les adversaires du criticisme que comptait l'Académie de Berlin eurent donc une influence beaucoup plus grande que ne l'avait désiré Villers. Il les disait tout à fait incapables de comprendre Kant et ne faisait une exception que pour Engel. Il auTait peut-être songé à en faire une autre pour Selle, s'il avait connu la lettre que Kant avait adressée à ce dernier au sujet de son mémoire « profondément pensé » (tiefgedacht), intitulé De la réalité et de l'idéalité des objeûs de nos connais-

(.") Philosophie de Kant, par Charles Villers, de la Société royale des sciences de Gottingue, Metz, 1801; p. XXII et XVIII.

(4) Voy. M. de Biran, Pensées, éd. Xaville. 187-i, p. 510; une lettre de M. de Biran à P.-A. Stapîcr, du 16 octobre 18-20, dans : Quelques lettres inédites de il. de Biran et de P.-A. Stapfer, publiées par Edmond Stapfer, Revue chrétienne, 1875, p. 157-15'2 ; et, dans les Œuvres de M. de Biran, éd. Cousin, T. II, p. 180.

(5) Ed. Xaville, T. III, p. 178.

(6) Archives philosophiques, 1817, p. 49, Plus tard, dans sa Philoso- phie de Kant, p. Lu, il reprit contre l'Académie les attaques de Villers.

(7) Hist. de la phil. moderne, fe série, T. I, (cours de 1815 à 1820), p. 11.5. On sait que Mérian fut le premier qui mit en français les œuvres philosophiques de Hume.

ÏO LA rOr.MATION nu L influence kantienne en FRANCE

sanceî (8). Kant faisait un tel cas des objections de Selle, qu'il avait projeté d'y répondre ; mais diverses contrariétés, l'affai- blissement causé par l'âge, les tracasseries que lui avaient attirées ses écrits traitant de la religion, l'empêchèrent d'exé' cuter ce projet. (9)

Selle était un médecin allemand très réputé pour ses tra- vaux sur les fièvres (10), mais c'est en qualité de philosophe qu'il était entré à .l'Académie. Il y a des preuves que ses mé- moires touchant le système de Kant intéressèrent au moins M. de Biran, Degérando, ainsi que Frédéric Bérard, qui, était comme lui un médecin philosophe (11). Dans son mémoire sur la réalité et l'idéailité des objets, Selle soutenait contre Kant une théorie empirique de la connaissance. Nous n'avons pas à nous occuper de cette théorie (12), mais seulement, con- formément à notre but, de ce que la théorie kantienne y pa- raît être, oe qui peut se résumer de la manière suivante. (i3)

Nous ne pouvons nous représenter un objet sans qu'il se mêle à notre représentation quelque chose de notre faculté représentative. La raison spéculative distingue bien des objets tels que nous nous les représentons, ou êtres aperçus, les ob- j'ets tds qu'ils sont indépendamment de nos représentations, ou êtres purs, transcendants. Mais ces êtres transcendants sont des êtres de raison, des noumènes, qui n'ont qu'une existence

(8) Acad. de Bcrliv, 178G-87, dans le recueil publié en 1792, p. 577-612.

(9) Kant's Schriflen (éd. de l'Acad.), T. XI, p. 51Û, lettre à Selle, du 24 février 1792.

(10) Son Introduction à l'étude de la nature et de la médecine, fut traduite en français par Coray (Moiilpeliier, an III, 1795).

(H) F nérnrd. Doctrine des rapports du physique et du moral, Paris, 1823, p. 452 .

(12) Pour les idées personnelles et la biographie de tous ces acadé- miciens, voy. \ Histoire philosophique de V Académie de Prusse, par Bar- tholnièss, (Paris, 1850). On peut y lire aussi un exposé de la philosophie de Kant d'après eux; mais il est très général, l'auteur ayant essayé de fondre en une seule toutes les interprétations qu'ils ont présentées, tant dans leurs ouvrag-es allemonds i|ue dans leurs mémoires publiés <"u fran- çais. Voy. aussi: Ilarnack, Geschichte dcr kœniglick prcussischen Akadcmie dcr Wissenschaltcn zu Berlin, 1900.

(lô) Quelques points de ce mémoire ont été comparés à d'autres inter- prétations dans le t'.nm.menlaire de Vaihinger, T. I, p. 65, 150, 193, 205, 426; T. II, p. 67, 102, 143, 177, 195, 198, 292, 315.

l'académie de BERLIN

idéale tant que leur réalité ne s'est pas manifestée dans l'ex- périence ; et ii'expérieace ne peut nous apprendre ce qu'ils sont en eux-mêmes, puisque « nous ne connaissons des cho- ses réelles que ce qu'elles deviennent pour nous au moyen de nos facultés » (i4). Tels qu'ils nous apparaissent dans l'expérience et que nous les connaissons, ce ne sont que des phénomènes.

Nos facultés, elles aussi, ne nous sont connues que par leurs effets, dans l'expérience ; nous ne les connaissons que comme phénomènes, ou, plus exactement, comme phénomè- nes internes. « L'existence réelle transcendante de nos facul- tés )) (i5) est donc démontrée, comme celle des objets, par le fait que tout phénomène suppose quelque réalité dont il est le phénomène. Il s'ensuit que toute représentation a un fon- dement transcendant qui est soit la nature transcendante de notre faculté d'avoir des représentations, soit un objet trans- cendant, indépendant de sa représentation, soit J'action com- binée de l'un et de l'autre (i6).

Ainsi qu'il vient d'être dit, nous ne pouvons avoir aucune connaissance purement objective(i6*), exclusivement fondée sur l'objet en soi. Mais nous avons des connaissances purement subjectives, qui n'ont de fondement que dans notre faculté de connaître ■; ce sont celles qui quoiqu'elles ne se déve- loppent, comme toute connaissance, que quand notre faculté e^l excitée par les objets empiriques ne sont point pro- duites par les impressions de ces objets. Toutes les connais- sances que nous donnent les impressions sont contingentes ; donc les connaissances purement subjectives sont les connais- sances nécessaires et universelles.

L'idéalisme kantien repose entièrement « sur l'e.xistence

Ci4) Selle, De la réalité.., p. 578.

(15) Ibid., p. 579.

(16) Ibid., p. 578 et 584.

(16*) Ici. la connaissance purcmenf obj^tive serait celle de l'objet en soi ; chez Kant, la connaissance appelée objective n"est que celle d'un phénomène.

12 LA rOI'.MATION DE I. INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

de jugements par lesquels nous refrardons la liaison de deux représentations comme nécessaire, sans que cette nécessité dé- rive de l'identité des représentations. Or, comme Ile principe de contradiction ne peut pas donner la raison suffisante d'une telle liaison, et que l'expérience ne peut jamais prouver la né- cessité de ce qu'elle représente, on en a tiré la conclusion qu'il y a des représentations purement .subjectives et indépendantes de l'expérience, à l'aide desquelles nous pouvons former ces jugements» (17). Par exemple, les propositions de la géométrie (telles que : deux lignes droites ne peuvent pas constituer une figure) (17*), ne pouvant s'établir sur les seuls principes d'iden- tité et de contradiction, se fondent sur la représentation immé- diate ou intuition (18) du sujet, qui nous le montre nécessai- rement lié à son prédicat (19), c'est-à-dire sur l'intuition de l'espace et de ses déterminations. Comme cette intuition de l'espace est celle de déterminations ou de liaisons nécessaires, elle ne peut être une intuition empirique, c'est une intuition purement subjective. L'intuition de 'l'espace est donc une partie purement subjective de notre expérience des objets empi- riques. Elle est mise dans notre intuition empirique par notre faculté d'avoir des intuitions ou sensibilité pure. C'est une mo- dification originaire et essentielle de notre sensibilité (20).

Kant, toujours d'après Selle, a donné encore une preuve directe de cette idéalité de l'intuition de il 'espace. Elle consiste dans l'argument suivant : (( Si vous faites abstraction, dans ila notion empirique d'un corps, de tout ce que l'expérience y a contribué, l'espace vous reste, dont vous ne pouvez pas faire ibstraction, quoique -le corps existant dans l'espace n'y soil^

(20) Ihid., p. 587.

(17*) Il s'agit évidemment d'une figure fermée.

(18) 1/ y a deux sortes de rrprésonfafions: celles qui se rapportent immédiatement a leurs objets, appelées intuitions: celles qui s'y rappor- tent médiatement, au moyen d'une intuition appelées concepts, p. 58i et 595.

(10) Ihirl., p. 600 et C08-G09.

(17) Ibiil, p. 582.

L ACADEMIE DE BEllLlN l3

plus. Or, comme vous ne pouvez pas effacer 3a représentation de l'espace, elle doit être nécessaire et universelle; et comme l'expérience ne peut jamais fournir de telles représentations, il faut que celle de Tespace soit donnée par la faculté de sentir pure et subjective; si bien que J'espace, quoique partie consti- tutive d'une intuition externe empirique, n'en serait que la partie purement subjective, n'existant que dans nous-mêmes et n'ayant pas la moindre réalité objective jjar elle-même » (21). "

L'idéalité du temps se démontre de la même manière que l'idéalité de l'espace, par le même argument direct et par l'existence de jugements synthétiques a priori (ou jugements non fondés sur le principe d'identité, et cependant nécessaires) qui reposent sur l'intuition du temps.

Selle estime que la démonstration kantienne de l'idéalité de l'espace et du temps n'est pas probante.

On ne peut, objecte-t-il contre l'argument direct, se re- présenter un espace sans aucun objet externe, un espace pur. L'espace pur n'est pas l'objet d'une intuition, mais d'un con- cept, qui est le concept de la possibilité idéale des corps, a Ce n'est que la représentation de l'objet externe qui rend pos- sible celle de l'espace, et c'est ainsi que .l'intuition d'un corps réalise l'objectivité de l'espace, et que l'idée d'un corps pré- sente en même temps l'idée de l'espace. Il n'y a aucune repré- sentation d'un objet externe qui soit nécessaire; mais elle est toujours la condition nécessaire de l'existence de la représen- tation de l'espace » (22). L'espace est représenté immédiate- ment dans d'intuition d'un corps et sa représentation n'est don- née que dans l'intuition empirique; elle est donc d'origine empirique (28).

11 n'y a pas d'intuition nécessaire. Kant en a admis, parce qu'il en avait besoin pour fonder les jugements synthétiques

(21) Ibid., p. 589.

(22) Ibid., p. D&O. (25) Ibid., p. 590,

l4 LA FORMATION DE l'iNFLL'ENCE KANTIENNE EN FRANCE

nécessaires (a/i). Or, il n'existe pas de tels jugements. Tous les jugements nécessaires tirent leur nécessité du principe d'identité, ils sont tous analytiques. Voyant que, dans cer- tains jugements nécessaires, tels que les propositions mathé- matiques ou 'le principe de causalité, l'ana'lyse du sujet ne peut donner le prédicat, Kant en a conclu que ces jugements sont synthéliques. S'il avait fait l'analyse du prédicat, il aurait vu que :1e sujet y est contenu, et que, par conséquent, ces juge- ments sont analytiques (25).

Contrairement à ce que Selle pense, il est manifeste, dans les exemples qu'il donne, que ll'analyse du prédicat ne trans- forme pas en jugmenls analytiques les jugements dont il s'agit. Selle dit : « Tout ce qui arrive, suppose une cause. La notion d'un événement n'exige pa5 nécessairement celle d'une cause. Mais une cause n'est pas autre chose qu'un être qui en produit un autre, et en vertu duquel l'effet arrive, il est clair qu'il y a encore ici identité des notions » (26). Assurément, dirons-nous, le concept de cause est le concept d'une chose qui détermine nécessairement quelque autre chose, mais c'est précisément de la réalité objective de ce concept qu'il est question. Or, l'expérience ne donne que l'événement, d'oil l'analyse ne peut tirer un autre événement qui le détermine. Il faut donc conclure, contre Selle, que ni l'expérience ni l'analyse ne peuvent montrer un événement comme détermi- nant nécessairement un autre événement.

Selle réussit aussi peu à prouver que le jugement : deux lignes droites ne peuvent constituer une figure, est analytique.

Il explique la théorie des catégories en s'attachant sim- plement à la catégorie de causalité (27). Mais son explication est beaucoup plus faible que celle qu'il a donnée de l'idéalité de l'espace et du temps. Elle se réduit à ceci.

(24) Ihid., p. .588.

(25) Ibid., p. 601. Solle croit quo grAce h celto mélhodo, invor.sp de celle de Kant, on peut montrer que tous les jugements nécessaires sont annlYtiqtiPs.

(26) Jbid., p. 602.

(27) Ibid., p. 595-598.

L ACADKMIE DE BERLIN 10

La notion de la succession de deux événements n'épuise pas la notion de 'la cause et de l'effet. Celle-ci contient encore la notion d'une liaison nécessaire des deux événements suc- cessifs. Pour Hume, cette nécessité n'était qu'une iJlusion de l'habitude. Pour Kant, elle est une conception originaire de l'entendement; elle est, dans la représentation des choses, une partie subjective, ajoutée par l'entendement à ce que nous donne la sensibilité, (laquelle ne nous donne que la succession des événements. Nous ne .pouvons donc savoir si cette néces- sité, qui est ainsi réalisée par notre pensée dans Jes phéno- mènes, existe aussi dans la réalité transcendante. La causalité n'est, pour notre raison spéculative, qu'une forme subjective qui n'appartient qu'à il'essence de notre faculté de penser, et toutes les catégories, pareillement, sont la partie subjective de nos représentations médiates, de même que l'espace et 'le temps sont la partie subjective de nos représentations immé- diates. — Toutefois, pour que 3e système de nos connaissances s'accorde avec celui de nos désirs, pour que notre action puisse se conformer à certains besoins déterminés .par des lois univer- selles et nécessaires, il faut que ce que lia faculté de connaître ne nous représente que comme des formes subjectives ait pour- tant une réalité transcendante (28).

La manière dont Selle interprétait la théorie des catégo- ries, et, en particulier, la théorie de la causalité, ne peut s'ap- puyer que sur les Prolégomènes, Kant sembile vouloir dire que l'action de l'entendement est uniquement d'ajouter la

(28) Selle fait par une allusion rapide à la causalité de la liberté. Dans son Précis d'un mémoire sur les lois de nos actions (Acad. de Berlin, 1788-89, p. 595), on voit mieux comment il entend la tiiéorie kantienne de la liberté. « D'après la loi de la causalité, toutes nos actions sont néces- saires; or il y a des lois morales qui défendent un grand nombre des actions dont nous sommes capables, et qui en en ordonnant d'autres, sup- posent nécessairement une volonté libre. La volonté comme phénomène est toujours sous la loi des causes et par conséquent nécessaire. Donc il s'en- suit, ou, qu'une moralité de nos actions est impossible, ou qu'il y a une volonté libre transcendante. » Etant indépendante de la loi causale à la- quelle sont soumis tous les phénomènes, cette volonté primitive ne peut être qu'un noumène, un être transcendant.

l6 LA FORMATION DK l'iNFLUKNCE KANTIENNE EN Fl:ANCË

nécessité à une succession donni'c. Cette interprétation paraît inexacte, ou tout au moins incomplète, quand on la compare à certains passages de la Critique de la raison pure. Nous ver- rons que la théorie dont il s'agit a été comprise autrement (29).

Relativement à l'étude du kantisme, l'intérêt du mémoire de Selle résidait dans l'exposé de VEslhélique transcendentale {^q*) . Selle montrait que par cette Esthétique, ou théorie de la sensi- bilité, Kant, admettant tl'existence d'intuitions sensibles né- cessaires et universelles, rampait avec l'opinion, communé- ment admise avant lui, que « toute intuition ne pouvait avoir qu'une universalité coîuparative et une existence contingente » (3o). Le fond de VEsiJiétique transe endenlale, telle que Selle l'expliquait et que nous l'avons résumée d'après lui, consiste en ceci. Les jugements synthétiques des mathématiques se fondent sur une intuition. Parce qu'ils sont nécessaires, ils supposent qu'elle est l'intuition d'une nécessite. Nous avons donc deux sortes d'intuitions, puisque nous avons aussi des intuitions par ^lesquelles nous n'apercevons pas la nécessité de ce qu'elles nous donnent. L'intuition d'un objet queilcon- que se compose d'intuitions de la première sorte, ou intuitions dites nécessaires, et d'intuitions de la seconde sorte, ou intui- tions dites contingentes. Par exemple, dans l'intuition d'un corps dont toutes les faces sont limitées seulement par des

(29) Une nécessité ajoutée à une succession donnée ne serait pas né- cessaire à cette succession; elle serait une nécessité surajoutée, illusoire, plutôt conforme à la liiéorie de Hume qu'à celle de Kant, puisque Kant attribuait au moins autant de réalité à la nécessité qu'à la succession, faisant de la nécessité causale une condition de la succession même. Lors- qu'on interprète Kant comme le faisait Selle, on a donc raison de dire qu'il n'a pas dépassé Hume.

(29') En France, l'ortliographe de ce mot n'a jamais été fixée. Nous écrirons uniformément den, suivant l'usage le plus fréquent à l'époque que nous étudions. Aujourd'hui, dans les écrits français, dan se lit plus souvent (par exemple, chez les traducteurs Barni et Archambault, Tremi»- saygues et Pacaud, et chez d'excellents historiens, tels que Delbos). Littré donne dan, même quand il cite Villers qui écrivait dcn et suivait en cela l'orthographe de Kant.

(50) De la réalilé..., p, 587-588.

L ACADEMIE DE BEULIN Ï7

lignes droites, nous avons rintuifion de la nécessité que cha- que face ait au moins trois côtés. D'autre ipart, nous percevons que €6 corps, étant exposé au soleil, s'échauffe : il n'y a ici aucune nécessité qui soit intuitive; autrement dit, nous n'avons pas l'intuition de ila nécessité qu'il s'échauffe. L'intuition seule ne nous donne, entre réchauffement du corps et le soleil, qu'une relations contingente.

L'intuition de la nécessité des relations entre certaines dé- terminations de l'esipace (l'intuition que deux lignes droites ne peuvent enclore un espace, l'intuition que la somme de deux côtés d'un triangle est .plus grande que le troisième côté, etc.) et d'intuition de l'espace, qui est à sa base airksi que l'intuition du temps et des relations qui en dépendent sont les intuitions nécessaires comprises dans notre intuition des choses, dans l'expérience. Les autres intuitions, irréductibles à celles-là, sont les intuitions contingentes.

Kant ne s'est pas contenté de montrer l'existence de deux sortes d'intuitions sensibles, les unes contingentes, les autres nécessaires, ni de montrer que les mathématiques ont pour condition les intuitions sensibles nécessaires; il a prétendu découvrir à quelle condition sont possibles les intuitions sen- sibles nécessaires. Selle, pour la raison que nous avons dite, n'admettait pas l'existence des intuitions nécessaires; mais il croyait que, s'il en existait, il faudrait admettre l'explication que Kant donne de leur possibilité. Cette condition des intui- tions nécessaires, c'est, selon ll'interprétation de Selle, que nous les ayons nécessairement en vertu de la nature de notre faculté d'avoir des intuitions, et qu'ainsi nous les introduisions dans toute notre intuition des choses. Selle n'a pas vu que cette explication joue sur l'ambiguïté de l'expression intuition nécessaire. L'intuition qui résulterait nécessairement de lia na- ture de notre faculté serait nécessaire en ce sens qu'il nous serait impossible de ne pas l'avoir, mais elle ne serait pas pour cela l'intuition d'une nécessité. Or, c'est précisément sur l'intuition de la nécessité de ll'espace et de la nécessité

l8 LA FORMATIOiN DE L I.NFLUE>CE KAISTlENiNE EN FRANCE

de certaines de ses déterminations, que la géométrie repose, c'est de celle intuition qu'on prétendait rendre compte. Ainsi l'hypothèse d'une intuition émanant de la sensibilité pure, qui devait se démontrer par le fait qu'elle seule rend compte de cette nécessité, resterait sans fondement. Ce qu'on suppose être l'origine des intuitions contingentes, qui est totailement inconnu, peut aussi bien être supposé tel que nous en rece- vions de plus et nécessairement Jes intuitions qu'on suppose émaner de notre sensibilité. Mais cette autre hypothèse est également inutile, puisqu'eJle n'expliquerait ni mieux ni plus mal l'intuition de la nécessité.

Le mémoire de Selle a pu aider à laire comprendre à quel- ques ilecteurs français ila distinction kantienne des intuitions sensibles contingentes et des intuitions sensibles nécessaires, ainsi que l'idée de traiter ces dernières comme la base de la certitude mathématique. Mais ils y auraient cherché vaine- ment une preuve solide de l'idéallisme transcendental ou doc- trine d'une idéalité propre aux seuils éléments nécessaires de l'expérience et. conçue comme condition de leur nécessité.

C'est encore le problème du rapport de nos représenta- tions et de nos concepts avec lia réailité transcendante, qui préoccupait Jean-Christophe Schwab quand il rédigea son mé- moire Sur la correspondance de nos idées avec les objets (3i). Selle prétendait que seule l'expérience pouvait établir ce rap- port; Schwab veut montrer qu'il n'est concevable que par une hypothèse rationaliste. Ce qu'iJ attaque dans le criticisme,

(51) Acad. de Berlin, 1788-89, recueil publié en 1795. Schwab a écrit, après ce niéiiioire, plusieurs livres et articles en allemand contre la philo- sophie de Kant, dont il était un des adversaires les plus obstinés. Il était connu en France couuiie l'auteur de l'ouvrage sur l Universalité de la lan- gue Irançaise qui lut préféré à celui de Rivarol par l'Académie de Berlin, qui avait proposé ce sujet pour un de ses concours. Mirabeau le cite dans la monarchie prussienne (1788), T. I, p 47-48,

L AC.V»]iMlE DE BËBLlN 1()

c'est l'idéalisme, qu'il ne distingue pas assez des autres sys- tèmes idéalistes.

Le mémoire de Schwab débute par un bref historique des théories la perception. Nos {Jerceptions, se demande-t-il, peuvent-elles être conformes aux objets tels qu'ils sont en eux-mêmes ? Cette conformité se concevrait, si l'on supposait, avec ÉjDicure, que l'objet nous envoyât des parties de lui- même, images fidèles de ilui-mème, des simulacres entrant par nos sens, sans en être altérés, dans notre âme, oià ils seraient précisément notre représentation de l'objet. Mais 'l'hypothèse d'Épicure a être abandonnée. Les philosophes modernes en ont adopté une autre, plus vraisemblable, selon laquelle, les objets frappant no? sens y impriment certains mouvements qui se communiquent dans nos organes et qui sont toujours accom- pagnés d'une sensation dans notre âme. Ici il ne faut plus parler de conformité ou de ressemblance, mais tout au plus d'une correspondance entre nos idées et les objets; puisque la sensation du rouge, par exemple, ne ressemble nullement à la perception d'un mouvement, et que le mouvement lui-même est sans doute (( un pJiénomène qui, tel qu'il est, n'a point de réalité hors de nous, et qui, du moins en partie, est l'ouvrage de l'âme » (82). Cela étant admis, « il ne reste guère à l'objet d'autre fonction que celle d'exciter et de faire éclore des idées que l'âme renferme déjà, pour ainsi dire, dans son sein. Car comme il y aurait de il 'absurdité à dire que l'action des objets passe dans l'âme, l'idée la plus raisonnable qu'on puisse se faire de cette action, c'est qu'elle sollicite l'âme à une espèce de réaction, par laquelle elle développe ce qu'elle renferme, et qui est proprement ce qu'on appelle la sensation. Nous voilà tout près des idées innées dans un sens... oii Locke peut-être n'aurait ipas tant trouvé à redire » (33). Ces idées, représen- tations ou sensations sont originairement en nous, comme l'arbre est dans le pépin, l'étincelle dans le caillou. Cette théo-

(52) Sctiwab, Sur la correspondance..., p, 42'2. (33) Ibid., p. 424.

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ii; David Ancillon, tliéologien

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20 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

rie, qui est « ù peu près » celle de Kant, n'anéantit pas l'objet; mais comme elle n'en conserve l'existence que pour en faire une chose dont nous ne savons rien, un x qu'il nous est impos- sible de déterminer, elle nous porte à soupçonner que J'objet ne soit qu'un être de raison, et son existence une supposition gratuite.

L'interprétation de Schwab tend à confondre il'idéalité des éléments qui sont connus a priori avec l'idéalité de ceux que nous connaissons seulement a posteriori. L'idéalité transcen- denlale, que Kant présente comme la condition de la possibi- lité de la connaissance a priori, aurait être distinguée par Schwab de l'idéalité que son interprétation attribuait même aux éléments empiriques, comme lia connaissance a priori se distingue de la connaissance a posteriori. Il ne suffisait pas de dire que les catégories et les intuitions de 11 'espace et du temps sont originairement inhérentes à l'esprit, puisqu'il ve- nait de dire que toutes nos sensations le sont aussi. 11 ne mon- tre pas assez clairement que, selon l'idéalisme kantien, il y a dans l'esprit humain une sensibilité pure, dont certaines intui- tions, celiles de l'espace et du temps, sont seules originaires, et par rapport à laquelle les autres intuitions sont adventices, accidentelles (3/i).

(34) Un mémoire d'Engel, Sur la réalité des idées générales ou abs- traites, (1801, p. 129-1-45), présente une confusion voisine de celle que le mémoire de Schwab favorisait. Engel disait que si l'on appelle lorme toute condition subjective de nos perceptions, il existe au moins autant de for- mes que nous avons de sens différents. Il confondait ainsi la subjectivité des qualités sensibles avec l'idéalité de l'espace et du temps. Kant avait prévu cette erreur d'interprétation. Dans son idéalisme, l'espace et le temps sont des formes constitutives d'une certaine réalité, de la réalité empirique, objet des sciences physiques, et pour laquelle les sensations de couleurs, d'odeurs, de sons, etc., n'ont pas de valeur objective. Kant oppose encore l'idéalité des intuitions de l'espace et du temps à la subjectivité de ces sensations, en rappelant que celles-ci, au contraire de celles-là, ne fon- dent aucun jugement synthétique a priori. Comme il le dit expressément, la comparaison de celte subjectivité avec l'idéalité transcendcntale est une explication trop insuffisante de cette dernière {Crit. de la raison pure, édi- tion Kchrbach, p. 50-57; trad.Tremesaygues et Pacaud,'190f),p.71). Nous verrons que pour amender cette explication, Stapfer recommandera de supposer constamment que la qualité subjective à laquelle on compare la forme de l'intuition soit l'objet d'une iscience o priori,

l'académie de EKRLÎN 31

Sc^wat) résume de ia même manière que Selle la théorie des catégories. Il examine comment Kant en fait 1 enumération au moyen de la table des formes du jugement, et estime cette déduction un peu forcée. Comme Selle, il expdique encore ^ue par les catégories nous sortons en quelque sorte de nous- mêmes, à la condition qu'il s'y joigne quelque intuition; mais que, parce que toutes nos intuitions sont sensibles, tous les objets ainsi atteints ne sont encore que des phénomènes et non l'être en soi, pour la connaissance duquel il nous faudrait une intuition intellectuelle.

H accorde qu'il y a du vrai dans la théorie kantienne de la connaissance et qu' « il y a sûrement en nous quelque chose a priori, qui est la condition sans laquelle la sensation ne serait pas même possible » (35); mais il lui paraît téméraire de le déterminer, d'affirmer que c'est précisément telles catégories ou telles intuitions. Il ipense que l'idéalisme kantien conduit inévitabllement à l'idéalisme absolu, à la négation de l'être en soi. Il croit avoir trouvé le moyen, pour lui-même, d'échap- per à cette conséquence, dans l'hypothèse de la vision en Dieu, qui permet de concevoir non seulement une correspon- dance, mais même une ressemblance de nos idées avec les objets. Puisqu'il est concevable que les idées d'un esprit res- semblent à celles d'un autre esprit, on conçoit que certaines de nos idées puissent ressembler à celles de Dieu, et aussi aux

L'espace et le temps sont des conditions de la réalité empirique, ils ne sont pas toute la réalité empirique; les lois physiques particulières ont tout autant de réalité objective. Elles ne sont pas subjectives comme les qualités sensibles; elles n'ont pas, à proprement parler, une idéalité trans- cendentale, n'étant pas connues a priori; donc Schwab aurait distin- guer encore une troisième sorte d'idéalité, pour pouvoir rapprocher 1 idéa- lisme qu'il expose de celui de Kant.

Engel fait de l'espace une forme propre au toucher et à la vue. M. de Biran, qui a beaucoup rélléchi sur les mémoires d'Engel, considérera celte opinion comme semblable à celle de Kant. Engel remarquait en outre que les sons, les odeurs, etc., doivent être rapportés à quelques iiarties de l'espace, s'ils doivent nous représentrr quelque chose hors de nous; c'est, disait-il, ce qu'il faut entendre quand on dit que l'espace est la forme du sens externe.

(35) Sur la correspondance..., p. 426.

3 LA FOnMATION DE L I\FLL'E.NCE KANTIE>NE EN FRANCE

abjets, Dieu créant les choses d'après ses iflées. Il n'est donc pas absurde d'admettre que développer nos connaissances né- cessaires, ce soit nous assimiler peu à peu à la divinité, et, par conséquent, pénétrer progressivement l'essence absolue des choses. Schwab préfère s'en tenir à cette « pensée su- blime », plutôt que de suivre « ceux dont toute la philosophie se réduit à démontrer que nous nous ne savons rien » (36).

Dans un autre mémoire Sur la proportion entre la mora- lité et le bonheur, relativement à un nouvel argument pour l'existence de Dieu (3"), Schwab attaque la doctrine kantienne du souverain bien. L'argument nouveau, celui de Kant, con- siste en une nouvelle <( subordination d'idées », inverse de l'ancienne. Autrefois on liait ainsi les idées de moralité, de bonheur et de Dieu : Si Dieu existe, l'homme de bien sera tôt ou tard heureux; or, Dieu existe; donc l'homme de bien... La nouvelle philosophie raisonne de cette manière : Si la rai- son pratique postule une exacte proportion entre la moralité et le bonheur, Dieu existe; or 'la raison pratique postule cette exacte proportion; donc... Que la raison pratique soit en droit de postuler une exacte proportion entre la moralité et le bonheur, c'est ce que Schwab conteste en un dialogue bur- lesque qu'il établit entre « la raison théorique » et « la raison pratique ». Il fait d'abord parler celle-ci sur ce ton : « Y a-l-il quelque chose de plus €ho{juant, ma sœur, que de voir ce fripon, ce fat, ce ipied-plal, nager dans l'opulence, pendant que cet homme de bien n'a pas de quoi vivre ? » Schwab prend le parti de la raison théorique, et tout ce qu'il lui fait répliquer revient à dire qu'il serait arbitraire de postuler un monde le bonheur serait dispensé à chaque homme en rai- son de sa vertu, puisque la vertu et le bonheur n'ont rien de commun.

(37) Acad. âe Beii., 1798, mémoire publié en 1801. (50) Ibid., p. 435.

L ACADÎ'MJE pr nUBLIN 33

« « »

De tous les i^hilosophes de l'Académie de Berlin, c'est Frédéric Ancillon que l'on voit le plus souvent cité par les philosophes français de son temps. Il s'était proposé de leur faire connaître la littérature et la philosophie allemandes. (( Placé entre la France et l'Allemagne, disait-il, appartenant à la première par la langue dans laquelle je hasarde d'écrire, à la seconde par ma naissance, mes études, mes principes, mes affections, et, j'ose le dire, par la couleur de ma pensée, je désirerais pouvoir servir de médiateur littéraire et d'interprète philosophique entre les deux nations » (38). A propos de ce même livre Ancillon exprimait cette intention, M. de Biran déclarait : (( Je dois beaucoup à la lecture de cet ouvrage excellent, qui devrait faire un nom illustre à son auteur, si la gloire s'attachait à ce genre de productions » (Sg). Pour M""® de Staël, Ancillon « réunit la lucidité de l'esprit français à la profondeur du génie allemand )) (lio). Cousin, au cours d'un des voyages qu'il fit en vue de mieux connaître les philosophes allemands, alla lui faire visite. Mais il en apprit par sa con- versation beaucoup moins qu'il n'avait espéré. Déçu, il le jugea « métaphysicien médiocre » (^i). Le père de Frédéric Ancillon composa des mémoires qui furent très appréciés en France, quoiqu'ils y aient rencontré un moins grand nombre de lec- teurs que les livres de son fils (/la). L'interprétation qu'il sui-

(38) Mélanges de liltératitre et de philosophie, -1800. T. I, P. XIX.

(39) M. de Biran, Œuvres, éd. Naville, T. I., p. 128.

(40) Mme de Staël. Œuvres complètes, 1820, T. XI, p. 415.

(41) Victor Cousin. Fragments et Souvenirs, éd., 18-57, p. 16.5.

(42) Les Ancillon étaient des descendants de David Ancillon, théologien protestant français qui s'était réfugié en Allemagne. Yoy. la Notice lue par Mignft, le 5 juin 18i7. à l'Académie dos sciences morales et politiques, sur Fr. Ancillon, associé étranger de cette Académie. Louis Ancillon, le père de Frédéric, dédia à Selle et publia à Berlin, en 1792, après l'avoir lue à l'Académie de Berlin, une dissertation : Judicium de (udiciis circn argu- mentum cartesianum pro existentia Dei ad nostra usque tempera latis, où, après avoir résumé l'histoire de l'argument ontologique depuis Descartes, il concluait, avec Selle et Kant, que l'existence d'aucune chose ne peut s'établir par la seule analyse de son concept.

2^ LA FORMATIO?,' DE l'i.NFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE

vait est devenue 1res banale; elle n'est rien de plus que ceci : Kant a voulu nous fermer tout accès à la réalité cachée sous nos perceptions et indépendante d'elles, en tentant de réduire les notions et les principes qui paraissaient nous faire sortir de nous-mêmes et de nos perceptions, tels que les no- tions et les principes de cause, de substance, etc., à de .simples manières propres à nous de voir les choses, sans conséquence pour la réalité absolue des choses (/|3). Ces notions et ces prin- cipes, qui sont nécessaires, c'e&t-ià-dire tels que nous n'en pou- vons concevoir le contraire, ne dérivent pas de l'expérience; ce sont des formes ou dc^ dispositions innées de notre âme, qui ne doivent à l'expérience que l'occasion de se manifester et la matière sur laquelle elles opèrent pour l'ordonner et la convertir en une connaissance des choses sensibles (^/i) Pour Ancillon père, le grand service rendu par Kant à la philoîO- phie est d'avoir rappelé que l'exipérience ne nous donne au- cime connaissance nécessaire, que, par exemple, elle nous mo tre qu'une chose succède à une autre et non la causalité en vertu de laquelle il est nécessaire qu'elle lui succède. En cclr Kant a suivi les trace? de Leibniz. Il ne s'en est écarté qt, pour errer, lorsque, ayant ainsi considéré que ces notions ou catégories ne représentent rien de ce que l'expérience nous montre des choses, il en a conclu qu'elles ne représentent rien de :1a réalité absolue des choses; conclusion qu'il contredit aussitôt par l'affirmation de celle réallité. D'oîi saurait-on et pourquoi affirmerait-on que des choses en soi existent, si ce n'était par une catégorie et parce que notre esprit est disposé et préformé (/{5) de manière que nous ne pouvons penser aux

(40") Mémoire sur les fondements de la mcla-phfisique, Acad. de Berl., 1790, publié on 1803, p. It6.

(H) Essai ontologique stir Vâme, 1706, publié on 1709, p. 181 et suiv.

(■45) Faire de la catégorie kantienne une disposition innée, une pré- formation, n'est-ce pas onlror en coniradiction avec le § 27 de In Cri- tique ? On sait que ce pnss.Tgo qui termine la Déduction transcendontale (2^ édition) a embarrassé plus d'un commonlatour. Certains, comme Barni, ont ponsé que KanI condamne son propre syslèmo par ce qu'il dit contre le système do !;i préforin.-ilion. (Tiarn!, A}iahise de la eritiiiue de la raison pure, P. XXX, iiilrod. à sa Iradurîion, 1869).

l'académie de BERLIN ^ 2$

choses sensibles sans penser qu'elles sont les phénomènes des choses en soi ? Mais s'il en est ainsi, il faut ou renoncer à la première conclusion ou conclure ici, ipareillement, que la notion de chose en soi n'est rien de plus qu'une production de- notre esprit (40).

Avec cette objection, qu'on lit si fréquemment chez ceux qui ont traité du kantisme, Ancillon fait la remarque qu'il est extrêmement difficile de s'assurer ^e quelle façon Kant entend l'union d'une matière qui ne dérive aucunement de l'esprit et d'une forme qui en dérive exclusivement. Il demande pour- quoi le donné, qui est contingent, contracterait par « l'attou- chement de la catégorie » une qualité qu'il n'a pas, la néces- sité, plutôt que la catégorie s'altérât à ce contact (47). Frédéric Ancillon a rappelé aussi cette difficulté. Pour lui, Kant a voulu dire que la connaissance consiste en l'union d'une forme et d'une matière comme en l'union d'un sujet et d'un objet. Il n'y a pas plus dans notre conscience une forme sans matière ou une matière sans forme, qu'un sujet sans objet ou un objet sans sujet; nous ne connaissons l'un que ipar rapport à l'autre; l'un n'a de réalité que dans son (( mariage mystique » avec l'autre, réalité qui est uniquement celle d'un phénomène dont le noumène nous est inconnu (48). Frédéric Ancillon, ainsi que son père, a été trop bref sur cette importante question de la matière et de la forme, que nous retrouverons plus loin avec plus de précision.

L'Académie de Berlin avait choisi, en 1799, pour sujet de concours, la question de l'origine des connaissances humaines. Elle conseillait aux concurrents, dans un programme qui scan-

(40) Mémoire sur 1rs londemeuts..., p. 122, 128.

(47) Ibid., p. 117-HO.

(48) Frédéric Ancillon, Uclançjcs de liltcrature et de philosophie, 1809, T. II, chapitre intitulé Essai sur l'existence et sur les derniers systèmes de métaphysique qui o)it paru en AUe:na(jne, p. 13o-lo6, 141, 151-152, 160-161.

a6 LA FORMATION DE l'iNFLUE>;CE KANTIENNE EN FRANCE

dailisa Villers, d'adopier et de prouver une solution contraire à celle du kantisme. On y lisait notamment : « L'Académie n'entre point dans les idées de ceux qui regardent comme démontré avec l'évidence mathématique, qu'une partie de nos connaissances prend son origine uniquement dans la nature même de notre emtendement; elle est persuadée, au contraire, qu'on a fait contre cette opinion des objections essentielles, jusqu'à présent demeurées sans réponses satisfaisantes, tout comme elle est persuadée qu'il y a des preuves très fortes en faveur de l'opinion qui déduit toutes nos connaissances de l'expérience, quoique, peut-être, ces preuves n'aient pas encore été mises dans leur vrai jour... » (49). Le prix fut partagé entre Degérando, qui soutenait cet empirisme, et un Allemand qui présentait une solution rationaliste. L'Académie voulut marquer par qu'elle estimait que la question n'avait reçu aucune réponse qui pût exclure toutes les autres. C'est ce que déclara Castillon, dans son Mémoire sur la question de l'ori- gine des connaissances humaines (5o), oij il définissait de la manière suivante les trois solutions principales, l'empirisme, le leibnizianisme et le kantisme, qui se disputaient alors l'assen- timent des philosophes.

Selon l'empirisme, l'expérience suffit à produire toutes nos connaissances, elle en est l'unique source. Les leibniziens et les kantiens sont d'accord entre eux contre l'empirisme, en ce qu'ils croient reconnaître dans notre connaissance quelque chose que l'esprit humain tire de son propre fonds; mais ih sont divisés sur la manière de concevoir ce quelque chose. C'est, pour les leibniziens, une connaissance obscure, une idée qui sommeille dans l'entendement ou un germe d'idée, que l'expérience éveille ou développe. Pour les kantiens, c'est « une espèce de forme ou de moule dans lequel l'entendement jette pour ainsi dire l'étoffe que l'expérience lui fournit » (5ï). Plus loin, Castillon essaie de préciser celte théorie des formes

(-ÏO) Arnd. de licrl., 1700-1 SOO, p. U. (.^0) Mémoire de 1801, publié on 1804.

(r)i) md., p. 20.

l'académie TtE nKP.LIJî 27

qui distingue, à ses yeux, le kantisme du leibnizianisme. Nos perceptions se succèdent parce que le tom^ps est une forme de notre sensibilité, dans laquelle doit nous apparaître tout ce que nous sentons, c'est-à-dite une forme que nos perceptions ont reçue de notre sensibilité, et non pas une idée obscure ou virtuelle qu'elles éveillent ou actualisent. Nos facultés revê- tent ainsi toutes nos perceptions de certaines formes, espace, temps, causalité, etc., qui établissent 'entre leurs objets cer- taines relations nécessaires et universelles, les relations mathé- rnatiques, la relation de tout phénomène à un autre qu'il suit nécessairement, etc. (Sa). Comment donc Kant pense-t-il que nous acquérons les notions du temps, de l'espace et ces relations ? Selon la réponse la plus claire que donne Castil- lon, Kant aurait pensé que « l'homme, ayant l'idée de cer- taines liaisons absolument nécessaires, tire ses idées, non de son entendement même dles gisent obscurément dessinées, mais des formes dont la faculté sensitive et l'entendement re- vêtent tout ce qui agit sur ces facultés... » (53).

Castililon ne regarde aucune de ces trois solutions comme définitive. Il voit les empiristes oljligés de supposer qu'il n'existe pas de connaissance absolument nécessaire et uni- verselle, parce qu'ils ne sauraient en rendre compte. H lui paraît que les leibniziens et les kantiens nous attribuent sans preuve suffisante de tell&s connaissances, et que c'est avec autant de raison qu'ils se reprochent les uns aux autres de n'avancer que des hypothèses, quand ils prétendent expliquer ces connaissances les uns par des idées virtuelles et les autres par des formes de la sensibilité et de l'entendement purs. Mais si Castillon s'était représenté plus clairement la différence qu'il indique entre la théorie leibnizienne et la théorie kan- tienne, il ne lui aurait pas échappé que ceille-ci, telle qu'il la caractérise et l'oppose à celle-là, ne pourrait résoudre autre- ment que la théorie «mpiriste le problème de l'origine des

m) ihid., p. 28. *

(53) Ibid., p. 29.

a8 LA FOnMATiON DE l'i.NFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

connaissances humaines. En effet, si ce qui est de notre pro- pre fonds était non pas une connaissance virtuelle, mais seu- lement ce que nous imposons à J'ex/périence, et qui en cons- titue la forme, nous n'aurions paj d'autre moyen de le con- naître que de le reneontrer dans l'expérience, puisque c'est à notre insu que nous l'y mettons. Ainsi la forme de l'expé- rience ne serait l'objet que d'une connaissance empirique et non d'une connaissance nécessaire; ce qui contredirait le prin- cipe même du kantisme, selon lequel c'est la condition de toute connaissance nécessaire, non-empirique, que ce qui est ainsi connu soit imposé par nous aux choses.

La séparation que .Castillon a rapidement tracée entre l'apriorisme kantien et la ilhéorie leibnizienne de l'innéité, rend son interprétation très remarquable parmi les exposés des au- tres académiciens, et mêm'e auprès de ceux que nous exami- nerons. Plusieurs d'entre ceux-ci affirment que la connaissance a priori n'est pas chez Kant une sorte de connaissance innée. Aucun ne dit plus explicitement que ne l'a fait Castillon par quoi ces connaissances diffèrent l'une de l'autre.

»■ « *

La plupart de? philosophes de l'Académie de Berlin piirent reconnaître leurs propres sentiments à l'égard du kantisme dans le Parallèle historique de nos deux philosophies natio- nales, de Mérian (5.4). Frédéric Ancillon ne fut certainement pas le seul à 'trouver a aussi amusant qu'instructif » ce ta- bleau des excès et surtout des ridicules de l'école de Wolf sur- passés par ceux des zélateurs de la nouveille doctrine. Tout en s'ahsfcnant des bouffonneries de Nicolaï (55), Mérian se diver- tissait de ces disciples passionnés, les plaisantait sur les louan- ges qu'ils prodiguaient à leur maîlre, lumière du monde,

(.Vi) Acad. de BnL, mémoires do 1707, publiés en 1800.

(55) Une Ir.idiiclion française do qnohjiios parties du Scmprnnius Cvn- dibcrt de Nicolaï, fui donnée dans la Bihlmlhcqiie ger,na}iiqitc, T. I, 1800, p. 117-155 el p. 304-J-27.

L ACADEMIE DE BERLIN 2Ç)

soleil de la philosophie, venu parmi les hommes pour achever le >grand ouvrage commencé par Jésus-Christ, etc.; sur le droit qu'ils s'arrogeaient de tout trancher, de tout décider; sur leur recherche de termes harbares et de « subtilités ténébreuses » (56). Mérian avait vu la doctrine de Wolf triompher, puis se décréditer de plus en plus; il comptait que l'engouement pour le kantisme passerait aussi rapidement. A son avis, il valait mieux attendre que les sophismes des nouveaux philosophes se confondissent dans l'oubli avec ceux de Wolf, que de se donner ila peine de les réfuter. On ne gagne rien à discuter avec de telles gens, affîrmait-il ; dès qu'on les presse un peu, ils répondent qu'on ne les comprend pas ; c'est tout ce qu'il e6t possible de tirer d'eux, c'est leur dernier nrwoyen, et afin d'être bien certains qu'il ne leur manquera jamais, ils fabriquent sur leur système des commentaire? inintelligibles. Cette phiilosophie lui paraissait bien faite pour ne sortir ja- mais d'Allemagne. Il annonçait que ses missionnaires venaient d'échouer à Londres et ajoutait qu'ils auraient réussi aussi mal à Paris. On a pu donner, disait-il encore, une traduction française assez claire de la Paix perpétuelle ; il n'est guère pro- bable que la Critique de la raison pure se prête un jour à une pareille opération et qu'il soit possible de satisfaire de sitôt « la curiosité de l'abbé Sieyès » ; assurément il est plus facile de déblatérer contre « la volatilité française » (07) .

(56) Parallèle..., p. 73.

(57) Mérian nomme .\drien de Lezay comme l'auteur de cette traduc- tion anonyme de la Paix perpctuclle. Adrien de Lezay-Marnésia avait étu- dié la diplomatie à Brunswick et avait passé quelque temps à Gœttingue, avant 1793. Son frère Albert rapporte qu'il eut sa part de la haine que Bonaparte vouait aux amis de ?.!™e jg Staël. Mais il rentra en grâce auprès de lui, après un mariage qui alliait les Lezay aux Beauharnais; il fut chargé de mission à Salzbourg, et mourut préfet du Bas-Rhin, en 1814. Ses écrits se rapportent à la politiqu'î ; il fit aussi une traduction du Don Carlos de Schiller. Voy. : Louis Spach. Adrien comte de Lczaii-'.!arnésia, Stras- bourg, 1854; Albert de Lezay-Marnésia, ilcs soucenirs, Blois. 1854, p. 85.

Sieyès, au début de 1796, avait fait demander à Kant d'entrer en rela- tion épistolaire avec lui, par Charles Théremin, publiciste, ancien chef de bureau au Comité de salut public, qui avait un frère en Allemagne. Dans la lettre que ce dernier transmit à Kant, Ch, Théremin exposait l'inférât qu'avait la nation française a connaître la philosophie kantienne, qu il

3o LA i-onMATio.\ ut: l'influence kantii-.\ne en fkance

Le Parallèle de Mérian rollOtail moins de gaieté que de dépit. Les philosophes de J'Académie de Berlin étaient de ceux à qui les succès de l'école kantienne portaient le plus ombrage . En général, ils laissaient trop percer dans Jeurs Mémoires cette inquiétude pour que les préventions qu'ils pou- vaient faire naître ou entretenir chez les lecteurs français contre la nouvelle philosophie allemande n'en fussent pas affaiblies légèrement . Un article anonyme, qui parut dans le Magasin encyclopédique (58), montre qu'en France on n'ac- cueillait pas toujours de scnibiables critiques sans une cer- taine défiance. L'auteur de cet article, sur VÉtat présent de la

I philosophie en Allemagne, explique qu'il y a dans ce pays deux partis philosophiques opposés ; l'un est celui des kan- tiens, l'autre comprend des leibniziens, des woliiens, des éclec- tiques. Les premiers sont parvenus à supplanter les seconds ; on n'écoute plus qu'eux dans les universités, leurs livres sont à peu près les seuls qu'on lise. Pour mieux perdre les hommes qui leur résistent, il se peut qu'ils aient usé parfois d'expé- dients fort blâmables ; mais il n'est guère croyable que leur

1 succès parmi une nation instruite ne tienne pas surtout aux mérites du système qu'ils préconisent. Le plus grand mérite de leur système ou « criticisme » est « d'avoir proposé le pre- mier des questions très importantes sur la nature de la scien- ce, sur les fondements de la philosophie et l'origine de nos con- naissances, que leurs prédécesseurs n'avaient pas aperçues ou avaient négi'gées.., » (59). ?>Iais il y a encore beaucoup d'obs-

eslimait pouvoir devenir le complément de la Révoiulion, et l'intérêt qu'il y avait pour la propagation de cette philosophie d'être connue de Sieyès, qui, au dire d'un kantien nouvellement arrivé à Paris, pensait déjà sur. la métaphysique à peu près connue Kant. Voy. les lettres des frères Théremin dans les KatWs Schriltcn, T. XII, p. 58-59. Sur Sieyès et la philosophie de Kant, voy. aussi: Gazier, Fragments de lettres inédites..., Revue philo- sophique, 1888, T. Il, p. 50.

(08) Bien que le Purallùle de Mérian, lu à l'Académie le G juin et le 51 août 1797, ne fût publié qu en 1809, le contenu de l'article donné par le Magasin encyclopédique (ï. XVIU, année 1798, p. tij et suiv.) laissç supposer que son auteur ait eu connaissance de ce mémoire.

^59) Ibid., p. (54.

l'aCAUKMIE UE BEKLl.N 3l

curité dans la solution qu'ils en donnent et de l'ambiguïti^ dans leurs expressions. « S'ils se donnaient la peine de répondre aux objections principales de leurs adversaires, et s'ils s'en- gagaient dans une dispute conduite régulièrement, de bonne foi, et sans employer les artifices de ceux qui ne veulent que paraître supérieurs, ils acquéreraient un nouveau mérite, celui de mettre au jour les points sur lesquels la dispute roule en dernier ressort, et de faire paraître par jusquoîi un accord sur les .premiers fondements de toute philosophie est à es- pérer. » (60)

(60) Ibid , ]> l'Aj.

CHAPITRE II

L'introduction de la philosophie kantienne en Fbance

Il existe de nombreux documente de toutes sortes, arti- cles de revues et de journaux, manuscrits, lettres, signalés par les historiens (i) qui ont cherché à préciser le moment auquel on a commencé en France à se soucier de connaître la philosophie de Kant, et au moyen desquels ils ont pu re- tracer la suite des événements qui ont concouru à l'y intro- duire. Pour l'histoire des interprétations du kantisme, la plu- part de ces documents n'ont aucune importance : ils ne renfer- ment et n'ont jamais pu donner à personne nulle idée, vraie ou fausse, de cette philosophie. D'autres présentent des expli- cations très sommaires qui se rencontrent toutes soit dans les mémoires de l'Académie de Berlin que nous avons analysés, soit dans les ouvrages plus considérables que nous examine- rons ultérieurement. Il y a lieu cependant de s'arrêter sur quelques uns de ces petits écrits divers, sinon à cause des ex- plications, du moins parce qu'ils rappellent, autant qu'il nou3

(1) A. Saintes, Histoire de la vie et de la philosopine de Kanl, Paris, 18i4; Barni, Avant-propos de la trad. de la Crit. du iiigcment, 184G; Siipfle, Geschichte des deulschen Kultiireinllusses auf Frankreich, Gotha, 1888, T. II, chap. VI ; Fr. Picavet, La philosopiàe de Kant en France de 1773 à 1814, dans la trad. de la Crit. de la raison pratique, 1888; Dickstoin, Sur Vintro- duction de la philosopiàe de Kant en France, Revue philosophique, 1888, T. II, p. 41C; E. Joyau, De rintroduction en France de la philosophie de Kant, Rev. phil., 1895, T. II, p. 85; Virgile Rossel, Histoire des relations littéraires entre la France et l'Allemagne, Paris, 1897 ; Louis Wittmer, Charles de Villers, Genève et Paris, 1008; Henri Tronchon, La iortune intellectuelle de Herder en France, Paris, 1920.

34 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

est utile de le savoir, comment le kantisme, faisant sa pre- mière apparition en France, y trouva les esprits disposés à son égard.

L'abbé GrégvDire correspondait avec Mûlller (2) et avec le théologien Blcsisig, tous deux anciens professeurs de philoso- phie à l'université de Strasbourg (3). Il voulut savoir ce qu'était la philosophie de Kant, dont Mûller lui avait parlé dès 1^9^ ; il leur demanda d'en composer un exposé en fran- çais ; mais Miillcr mourut peu après qu'il eut accepté cette tâche. Les lettres de ce dernier et celles de Blessig présen- taient à Grégoire leurs raisons de souhaiter que la doctrine de Kant fût bientôt « transplantée n en France. Elle pourra, lui disaient-ils, y devenir la base d'un enseignement philo- sophique nouveau qui mettra fin au règne du matérialisme, de l'athéisme, de tous ces systèmes « qui tendent à avilir la nature humaine et à égarer les idées sur sa destination ». La critique kantienne, apprenait-il par ces lettres, qui consiste à découvrir les bornes de nos facudités de connaître et la natu- re de leurs fonctions, tend à nous préserver des erreurs des métaphysiciens touchant aux dogmes de 'l'existence de Dieu et de l'immortalité. Elle conclut que ces questions sont hors des limites de notre raison pure et par conséquent de la phi- losophie spéculative, et qu'elles appartiennent seulement à la philosophie morale. Elle arrive par à faire de la foi reli- gieuse « une conviction intérieure fondée sur la loi morale ». Terminant la lettre il venait de caractériser ainsi la phi- losophie religieuse de Kant, Blessig recommandait qu'avant d'introduire en France le criticisme, on prît garde qu'il y avait dans ce pays, plus qu'en tout autre, des hommes prêts à « ne trouver en Kant que Je patriarche du scepticisme et même de l'athéisme ». A «on avis, le moyen de prévenir cette

(2) Pliilippe-Iacob Miillpr (1732-1795), président de l'assemblée des pasteurs et profesrseur de philosophie.

(3) A. Gazier, Fragments de lettres inédites relatives à la philosophie àc Kant {170Î-1810), Revue phil., 1888 , T. H, p. 56-59,

l'introduction de la PlIILOSOPniE KANTIENNE EN FRANCE 35

erreur, c'était de donner d'abord un précis du livre de Kant sur la religion.

Ce vœu de Blessig commençait de s'accomplir, semble-t-il, lorsque François de Neufchâtcau publiait dans son Conser- vateur, en 1800, une traduction, signée Ph. Huldiger, de la Kant's Théorie der reinmoralischen Religion (Riga, 1796), résumé anonyme de la Religion, innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft. Le traducteur, de son vrai nom Philippe Tranchant de Laverne(4), avait lui-même ajouté des Éclaircisse- ments sur la théorie de la religion morale, avec des considé- rations générales sur la philosophie de Kant. Ce^ éclaircisse- ments étaient simplement une version plus libre du texte déjà traduit, et ces considérations sur le criticisme, quoique très vagues, ne démentaient paâ Tintention de « prévenir en sa fa- veur )), qui y était déclarée. Dans une Lettre à Ch. Villers, en i8o;i, Laverne gardait encore l'apparence d'un disciple de Kant, qui cherche, non à modifier, mais seulement à complé- ter la doctrine religieuse du maître ; il vantait cette u philoso- phie qui, réduisant en système raisonné et dégagé de toute notion hétérogène, les hautes et célestes c^lartés du christia- nisme et sa divine morale, les présente aussi pures à la rai- son de l'homme, que l'évangile les livre douces et attrayantes à son cœur. » (5) Mais, la même année, il faisait paraître son Voyage d'un observateur de la nature et de Vhomme, il contestait au kantisme, par des arguments futiles ou à peine indiqués, toute vraie valeur spéculative et pratique. Ces théo- ries morales et religieuses, nées sur les « bords arides et froids de la mer Baltique », ne sont pas faites pour les « peuples sus-

(4) Philippe Tranchant, comte de Laverne, avait été envoyé très jeune à Gœttingue, pour s'y préparer à la carrière diplomatique. C'est qu'il acquit ses premières notions de philosophie. A son retour en France, il entra dans l'armée. Pendant la Révolution, il émigra, fit partie de l'armée des princes, puis voyagea en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Il ren- tra définitivement en France, en 1800, et devint traducteur au Ministère de la guerre. Il composa des ouvrages sur l'art militaire, ainsi que des drames ; ses écrits philosophiques sont ceux que nous citons. Nous re- viendrons sur sa Lettre à Ch. Villers.

(5) Lettre à Ch. Villers, 1804, p. 87.

36 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

ceplibles de toute l'énergie du sentiment ». Le motif qu'elles attachent aux préceptes du christianisme ne peut toucher ni le vulgaire, qui n'essaiera jamais de le comprendre, ni les hommes sensuels, qui ne veulent pour toute philosophie que celle des Voltaire et des Hclvétius ; et aucun homme vertueux ne saurait reprocher à personne de rester indifférent à motif ; car, affirme Laverne, pour se déterminer à suivre ces austères préceptes, tout homme a besoin d'espérer qu'il com- plaira en cela à l'Être ineffable dont dépend la plus grande fé- licité.

Vers la fin du dix-huitième siècle, une attention persévé- rante à renseigner le public français sur Kant, sur ses œuvres et sur la propagation de sa doctrine hors de l'Allemagne, se signala dans le Magasin encyclopédique (5*). On put y remar- quer, parmi quelque vingt articles relatifs au kantisme, les tra- ductions de la première section des Fondements de la métaphy- sique des mœurs, des Conjectures sur le commencement de l'histoire de l'humanité (6), et celle d'un passage de V Anthro- pologie (7), ainsi qu'une Notice (8) par un certain A. Keil, qui présentait quelques-unes des questions traitées dans ia Critique de la raison pure, celle des limites de la connaissance, celle des jugements synthétiques a priori, celle du rapport des re- présentations aux objets ; mais qui, à vrai dire, ne faisait guère comprendre comment ces questions se relient entre elles .

Les articles du Magasin encyclopédique n'étaient pas tous exempts des jugements hostiles à la jiouvelle philosophie alle- mande qui constituaient l'opinion la plus commune, la plus fréquemment exprimée dans les autres publications périodi-

(5*) Revue publiée sous la direction de l'archéologue et naturaliste Uillin.

(6) Mngns, encycl, 1798, T. III.

(7) 1799, T. V.

(8) 1796, T. III, p. 159-184. Peur l'ensemble des articles du Magat. sur Kant, voy. B. Joyau, art. cité.

IÎ*INTR0DUCTI0N DE LA PIIÎLOSOPHIE KANTIENNE EN FRANCE 87

quès françaises. Ain.sî, dans une Lettre (9) à Millin, qui diil. geait cette revue, on lisait que pour introduire cette philoso- phie chez les hommes habitués par Locke, d'Alembert, Con- dillac, Bonnet, à une grande netteté d'idées et surtout à une grande précision de langage, ill faudrait la leur exposer on termes clairement définis, mais que probablement une telle épreuve n'en laisserait rien subsister.

Un autre article (10), signé M., qui est de Joseph Mou- nier, présentait une opinion analogue à celle de Benjamin Constant sur le principe kantien de l'universaiitc de la loi morale, à propos du « droit de mentir », La thèse de Benjamia

(9) Magas. encyd., 1799, T. III, p. 33-34.

(10) 1797, T. V, p. 409-415. Voy. Wittmer, Ch. de Villers, p. 75, sont citées les lettres de la correspondance de Gœthe et de Schiller (28 fé- vrier et 14 mars 1708) établissant que cet article çst de I. Mounier. Pen- dant son exil en Allemagne, l'ancien constituant Mounier dirigea à Weimar, sous la protection du duc Charles-Auguste, l'institut du Belvédère, sorte d'école d'enseignement supérieur. Il y fit entrer comme professeur un émigré, Auguste Duvau, qu'il chargea particulièrement de l'éducation de son fils Edouard. Duvau obtint en France un certain succès avec sa tra- duction d'un ou\Tage de Hufeland, Vart de prolonger la vie humaine ; il devint, grâce à ses connaissances sur l'Allemagne et ses écrivains, un collaborateur des plus précieux pour la Biographie universelle, de Michaud; il publia en langue allemande, dans laquelle il écrivait aussi aisément qu'en français, un livre intitulé Wie fand ich mein Valerland wiedcr iin Jahre 1802, Leipzig, 180^;. Relativement à la philosophie kantienne, on trouve, dans les papiers Mounier que possède la Société Rduenne, à Autun, (liasse J, cote 17 ter, et liasse X, cote 1 bis), un résumé de toute la Critique de la raison pure, en 52 pages 1/2, fait par Duvau ; un autre résumé de la môme Critique, depuis le début jusqu'à l'Analytioue des principes, en 14 pages, par Edouard Mounier ; et une note de 6 pages, par Duvau, sur la religion et la morale de Kant. Ces manuscrits, tous en allemand, sont demeurés trop longtemps inconnus en France pour qu'ils y aient exercé une influence directe. On pourrait leur attribuer une in- fluence indirecte, en suppos.mt qu'il fût parfois question du kantirme dans les conversations de M^"^ de Sl.^ël et de Benjamin Constant avec Duvau, à Weimar. et en se représentant d'après ces papiers ce qu'il a pu leur en dire, s'ils présentaient quelque chose de plus que ce que Villers avait pu leur apprendre auparav.?nt ; mais ce n'est pas le cas : ces manus- crits n'ajoutent rien de la philosophie de Kant à ce que nous rencontre- rons dans les écrits de la raêwe époque publiés en français. Sur Aug. Duvau et les Mounier. voy. NoUce sur Joseph et Edouard Manier, par J. Roidot, Mémoires de la Société Eduenne, 1885 ; Un professeur à VIus- titut du Bclrédère, Auguste Duvau, traducteur, critique, hirgmphe. natu~ rnUste, par Charles Joret, Pevu" gennnniqve. 1907, p. 501-555; Henri Tron- chon, La fortune intellectuelle de Herder en France, Paris, 1920.

38 LA FORMATION DE l'iNFUIEXCIÎ KANTIENNE EN FRANCE

Constant était ocllc-ci : Il n'y a pas plus en n-oral.^ qu'en poli- tique de principes rigoureusement universels qui srient immé- diatement applicables aux faits, aux actions. Nul homme ne ^)cut être lié que par des lois auxquelles il a concouru ; c'est lin principe politique universel immédiatement applicable, sans inconvénient, aux sociétés peu nombreuses, mais qui ne peut s'appliquer aux sociétés nombreuses que par ce principe intermédiaire : les individus peuvent con- courir à la formation des lois par leurs représentants. L'appli- cation immédiate des principes moraux n'entraînerait pas moins de désordres que l'application des principes politiques séparés de leurs principes inlermcdiaircs. « Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait touîe société impos- sible. Nous en avons la preuve dans les coni4i,'uences très di- rectes, qu'a tirées de ce principe un iphilosopb-e al!en)and, qui va jusqu'à prétendre, qu'envers des assassins qui vous dejnan- deraient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. » Mais ce prin- cipe mora'l devient applicable par un principe inîermédiaire. Il n'y a de devoir qu'envers qui a un droit; c dire la vérité n'est done un devoir qu'envers ceux qui ont droit à !a vérité ;>, tel est le principe intermédiaire. Or il est évident, pour Ben- jamin Constant, qu'aucun homme n'a droit à la vérité qu'il désire afin de nuire à autrui.

L'article de Mounier était une critique de la réponse que Kant avait faite à Benjamin Constant, et en particulier de l'argument qui, dans cet article, se trouve ainsi traduit : « Si vous faites une fausse déclaration à un assassin, vous ête? la cause, autant qu'il"*est en votre pouvoir, que les déclarations, bases de tous les contrats, trouvent peu de foi et perdent toute leur force. Vous faites tort à l'humanité entière et détruisez la source du droit. » A cela Mounier répliquait qu'il y a des promesses qu'il est coupable de faire et plus coupable encore de tenir. « Si on avait promis de tuer ou de favoriser un

l'introduction de la PHILOSOniIE ÉANTIENNE EN FRANCE 89

assassinat, que penserions-nous du moraliste qui oserait sou- tenir que manquer à cet engagement c'est violer son devoir envers la société ? » Donc, si nous avons le devoir d'enfrein- dre une promesse dont l'accomplissement serait nuisible à autrui, il doit nous être permis de donner une fausse déclara- tion pour faire avorter le projet d'un brigand. Et cela ne dé- truit nullement la base des contrats. « Les assertions ou décla- rations n'interviennent dans les contrats et n'en déterminent les conditions que dans les circonstances l'on est fondé à les croire sincères et la fausseté serait préjudiciable et hon- teuse. » Il s'ensuit que celte maxime, on doit toujours dire la vérité, comme toutes les maximes générales, se modifie dans certains cas particuliers. Il faut se défier de ces princi- pes abstraits et généraux inventés par les métaphysiciens, et s'en remettre au bon sens, à la conscience morale. Mounier attaquait encore l'opinion de Kant selon laquelle l'homme qui a menti pour sauver la vie à un autre serait punissable si son mensonge, par un effet du hasard, avait eu un résultat con- traire à celui qu'il en attendait. « Qudle est donc, disait Mou- nier pour conclure, cette pauvre raison humaine qui nous jette dans l'erreur au milieu des recherches de la vérité ; qui, à force de méditations et de conséquences en conséquences, parvient à obscurcir l'instinct moral, et conduit un homme respectable, éclairé, laborieux, un des plus célèbres philo- sophes de ce siècle à des principes qu'on ne voudrait pas trou- ver dans un juge de paix de village ? »

Cet examen du cas cité par Benjamin Constant et de la réponse de Kant tendait à établir que les maximes morales ne peuvent s'ériger en principes universels, et que nous devons donner pour base à nos jugements moraux notre conscience morale, à l'exclusion des principes iphilosophiques, qui ne ser- viraient qu'à la troubler. Benjamin Constant n'était pas si contraire à la morale de Kant. Il disait que le désordre que causerait l'application d'un principe ne prouverait rien contre ce principe, mais indiquerait que quelque principe intermé-

/;0 LA l'OKMATlDN DE l'iINILUENCIC KANTIENNE EN FRANCE

diaire a été omis. Selon lui, la morale est un système de prin- cipes : on ne saurait jamais en écarter aucun sans la compro- mettre tout entière par la seule pilace qu'on y laisserait à l'ar- bitraire. M™" de Staël inclinera plutôt vers l'opinion de Mou- nier que vers celle de Benjamin Constant. La conscience, assurera-t-elle, prononce sur toute ohose avec équité, l'arbi- traire n'est pas à craindre, quand l'intérêt de celui qui juge n'est pas en question, comme dans le cas du mensonge par humanité. Mais il ne 'lui semblera pas et en cela elle diffé- rera de Mounier que l'existence d'un certain droit de men- tir ruine le principe de la morale kantienne, selon lequel il ne faut jamais se permettre dans aucune circonstance parti- culière ce qui ne saurait être admis comme loi générale. Kant se serait trompé sur le sens de ce principe en croyant qu'il oblige de réprouver toute espèce de mensonge; puisque, dira-t- elle, « on pourrait faire une loi générale de ne sacrifier la vérité qu'à une autre vertu » (ii). Sans doute, c'est M"° de Staël qui se trompe, faute d'avoir considéré que cette loi appor- terait une exception à la loi qui interdit de mentir, et qu'ainsi le devoir de dire la vérité cesserait d'être universel, ce que le principe kantien ne peut admet Ire (12). .Si le principe de l'universalité est vrai, si aucun devoir ne souffre d'exception, il n'y a pas de devoir qui puisse être sacrifié à un autre. A vrai dire, M™^ de Staël ne tenait pas très fermement à ce qui fait la différence que nous venons de relever entre son opinion et celle de Mounier; car on voit bien qu'en essayant de concilier îe mensonge par humanité et le principe de l'universalité, elle consent seulement à tenter de sauver ce dernier, et qu'elle y renoncerait plutôt que de condamner le premier. D'un autre côté, on peut se demander si Kant n'avait pas été tout près de reconnaître la nécessité qu'un devoir en suspende quelque- Cil) Œuvres coiitplètcx, T. XI, p. rw2.

(12) Voy. Kant, D'un prétendu droit de mentir par humanité. Kant avait nprociié aux « principes inlerniédiaires » de B. Constant d>.\oir la conscqiience nièine que nous trouvons impliquée dans la loi proposée par M™e de Staël.

l'introduction de la philosophie kantienne en FRANCE 4l

fois un autre, et, par suite, y mette quelque exception, lors- qu'il accordait que le devoir de tenir une promesse cède à celui de s'abstenir de certaines actions avilissantes, si la per- sonne qui les a promises s'en repent (i3). N'était-ce pas faire penser qu'un devoir peut s'opposer a ce qu'un autre soit uni- versel, ou, selon l'expression de M"*® de Staël, que cet autre devoir peut être sacrifié au premier (i3*) ?

La philosophie critique eut en Sébastien Mercier un héraut turbulent, qui sut moins la faire connaître que déclamer le panégyrique de son auteur. La langue et la littérature alle- mandes lui étaient depuis longtemps familières. Cette littéra- ture lui plaisait, et il plaisait, surtout par son Tableau de Paris, au public allemand (i4). On savait trop, en France, qu'il cul- tivait les paradoxes lui qui trouvait Copernic et Newton absurdes , pour que le kantisme ne parût pas chez lui une bizarrerie de plus.

Il lut à l'Académie des sciences morales et politiques, en plusieurs séances, des mémoires sur Kant et Fichte, qu'il voulait publier après les avoir remaniés, et dont il ne nous reste que de très courts extraits, insérés dans le Magasin ency- clopédique (i5) et dans le Moniteur universel. Il annonçait que Kant venait d'assurer sur une base nouvelle et désormais inébranlable « l'indépendance de l'homme moral, la valeur pleine et absolue des lois impératives de sa conscience », son indépendance à l'égard des sensations, le triomphe des idées innées et du « dogme heureux que la vie humaine n'est qu'un développement d'un état antérieur et un apprentissage pour un

(13) Kant, Doclrinc du droit, § 26. sur la nullité du contrat de concu- binage.

flô*") Presque en même temps aue Benjamin Constant et Meunier, vers 1797, Portalis rénéchissaif sur If^s difficultés d'application de ce même prin- cipe, ainsi que sur d'outn^s parties du système kantien. Mais les idées qu'il s'en forma ne se répnn'^irent que beaucoup plus tard, c'est pourquoi nous ne les exposons que plus loin.

(14) Charles Monselef. Les oiihlii'f! et les déâniqnés. rhap. sur Mercier.

(15) Magas.. 1801, T. V, p. 250-252. Voy. aussi les Mémoires de VAcad. des sciences morales et politiques, T. V, p. 11, et la Décade philosophique, T. XXV, p. 2d8 cl j06.

42 I.\ FOUMATION D1Î l'iNFLUENCE KVNTIENNE EN FRANCE

état tnUxT ». « La nature, disait-îl encore, naît et se forme pour nous (i6); les lois ne sont que nos propres lois cognitives; l'uni- vers est une toile que nous colorons incessamment; l'espace est notre manière de voir, et la durée est à nous. La connaissance de Dieu est encore plus visible en nous-mêmes que dans l'ordre et la majesté de l'univers. » Il affirmait enfin que ce dernier point « s'accorde pleinement avec la doctrine du sage Fénelon, et l'invincible, grand et bel argument des causes finales ».

Le style d'oracle qu'affectait Mercier n'était pas pour éclairer les non initiés. On conviendra qu'il leur était tout à fait impossible de deviner le sens de l'entrefilet qu'il fît insérer dans le Journal des Débats, le 21 pluviôse, an X, que voici en entier : « L'homme fait sa science, dit Kant; la première opéra- tion du moi sensiiif est la synthèse, la liaison : mon entende- ment s'est emparé de toutes les impressions par son action propre; il a le donné du multiple. Sans cette tendance efficace à l'unité d'ensemblle, le savoir serait le chaos; c'est elle qui apporte l'ordre et la lumière; telle est la forme nécessaire de la conscience intime; la synthèse précède dans notre esprit, l'analyse qu'il faut bien que nous composions avant d'avoir un objet à décomposer (17). Notre esprit ne peut décomposer que ce qu'il a composé lui-même : j'expérimente avant l'expé- rience; quoi de plus sûr et de plus constant P »

Quelques jours après. Ile 12 ventôse, le même journal rendit compte du livre de Kinker, d'une manière qui nous re- présente ibien ce que les Français contemporains de Mercier pensaient de ses discours sur le kantisme, ainsi que de tous les ouvrages traitant du même sujet (18). Il suffît d'en lire ce pas- sage : « Eh bien ! parlons donc de Kant, puisque notre ami Mercier le veut absolument. Je suis bien souvent édifîé de ce

(16) Le tpxtp imprimé porte pour ; mais nous croyons qu'il faut lire : « naît et se forme par nous ».

(17) Il V a encore ici une faute. Mercier avait sans doute écrit : « La synthc.^p précède dans notre esprit l'analyse, parce qu'il faut bien... »

(18) Ce compte rendu parut aussi dans le Spectateur du Nord, avril, 1802.

l'introduction be l\ pniro';o''iîiï: kantienne en frange 43

qu'il dit; mais je n'ai pas la présomption d'imaginer que je le comprenne toujours. Bien des gens ont la hardiesse de dou- ter qu'il comprenne bien lui-même la philosophie qu'il nous préconise. Il se croit, disent-ils, obligé par la reconnaissance de rendre à l'Allemagne les louanges qu'il en reçoit; et voilà pourquoi iil nous fait de Kant un Pascal et un saint Augustin. Mais c'est un jugement que je ne partage point; j'aime mieux croire que Mercier est sincère que ide m'aller imaginer, sans l'avoir lu, que Kant soit un athée. Je souhaiterais seulement que ses commantateurs, un peu plus curieux de nous instruire que 'de nous étonner, voulussent bien descendre de cette pro- digieuse hauteur de pensées ils se retranchent, pour nous éclaircir une doctrine si terriblement profonde. J'avoue que lorsqu'ils nous parlent du génie transcendental et formateur, du moi cognitif qui est un de Vunité de cohérence, et d'autres choses de cette espèce, c'est pour moi le repas de la cigogne : tout ipeut en être bon, mais je n'en puis rien saisir. Je vois des expressions qui ont un air consacré, et qui semblent vouloir en imposer à notre esprit par quelque chose 'de mysté- rieux; cela suffît pour qu'on soit tenté de croire qu'en y re- gardant de près, la raison aurait peine à s'en accommoder... » Quand nous nous occuperons de Kinker, nous chercherons quelle idée on peut se faire, d'après ce qu'il en dit, de ce génie transcendental et formateur, que l'auteur du compte rendu avait renoncé à concevoir. La manière dont Mercier en parlait n'allait qu'à tout brouiller. Lorsqu'il disait : « Nous sommes tous appelés à être métaphysiciens, parce que nous sommes tous près de notre âme, de notre entendement : il ne faut plus que bien regarder en soi », il laissait croire que selon le criti- cisme nous pouvons avoir conscience d'effectuer cet acte du moi qui impose ses propre? lois à la nature, et que Kant l'a découvert par l'observation intérieure (19).

(19) Il vprsa't plus visiblement du côté de rinterprétalion psycholo- gique, dans son mémoire De lacté du moi, il défendait la morale de Kant contre celle qui rapporte « toutes nos affections et toutes nos lois mo- rales au plaisir et à la douleur physiques ». C'est un acte de mon moi.

l\!\ LA FOnM'.TîON l'iNFLUENCE KANTIENNE EN PnAISCE

En somme, les discours et les articles de Mercier, l'ou- vrage de Kinker, ainsi que celui de Villers, firent tout d'abord une impression contraire à celle que leurs auteurs avaient voulu donner : loin d'amener aussitôt les Français à l'étude de la nouvelle philosophie, ils leur persuadèrent, à ce moment, que les idées de Kant étaient rebelles à toute expression claire et précise. Si l'opuscule de Hoehne Wronski (20) a peu favo- risé cette opinion, c'est seulement parce qu'il fut peu lu. Même à ceux pour qui Villers et Kinker n'étaient pas incom- préhensibles, Wronski devait sembler l'être tout à fait. Aussi son petit essai fut-il oublié de presque tout le inonde, alors que les livres de Villers et de Kinker demeurèrent présents à l'atten- tion des quelques philosophes et écrivains français qui com- mencèrent à réfléchir sur le kantisme et à le discuter entre eux. Il serait très inexact d'égaler à l'insuccès de Wronski celui de ses deux devanciers, comme il le faisait en disant, en 181 1, dans son Programme du cours de philosophie trans- C'endentale : « On a entrepris, à trois reprises et dans des vues différentes, d'en donner une idée aux Français : mais on n'a pas réussi. » Il se fit plus tard un certain renom par bruit qu'il mena autour de son « messianisme », de ses tra- vaux mathématiques, et par ses essais de chemins de fer (21).

expliquait-il, qui développe les sentiments moraux par lesquels j'ordonne mes impressions piiysiques ; ce qui le prouve, c'est que « malgré le plaisir sensuel ou la douleur physique unie ta une sensation, je suis obligé de reconnaître souvent dans la douleur un bien et dans le plaisir un mal... On ne saurait nier le pouvoir volontaire que l'esprit peut exercer sur les sensations ; mon moi repousse dans tel instant la plus douce harmo- nie, et ne jouit réel'ement que quand il consent à jouir. Non, tu n'e? pas douleur, disait un philosophe apostrophant la douleur et la terrassant par l'acte du moi. » Notice sur les travaux de la class" des sciences morales et politiques pendant le troisième trimestre de Van X ; Moniteur universel, 2 frimaire, an XI, et ilagasin encyclopédique, 1802, T. II, p. 79-85.

(20) J. Hoehne, Philosophie critique dccouvcrle par Kant, londce sur le dernier principe du savoir, Marseille, an XI (180.").

(21) Résultats des expériences faites avec les rails mobiles ou chemins de fer mourants de Hoehne Wronski, Paris, 1839. Sur ses « rails mobiles » et ses « ï'oues vives », voy. ses brevets conservés à l'Office national de la propriété industrielle.

l'introduction de la IMIILCSOIUIIE KANTIENNE EN FRANCE /JO

Son système philosophique n'a jamais compté beaucoup de partisans, mais il n'a jamais cessé tout à fait d'en avoir, de sorte que ses mérites ont encore été défendus de nos jours (21*). Si son opuscule de 1800 avait été moins obscur, les lec- teurs français y auraient pris un premier aperçu de la théorie de la matière que Kant a donnée dans ses Premiers principes métaphysiques de la science de la nature. Mais pour le reste de la doctrine kantienne, VVronski renvoyait simplement aux ouvrages de Villers et de Kinker. Dans son Messianisme, qu'il publia en i83i, il ne parla de Kant qu'incidemment. Essayant de définir l'affinité du kantisme avec le protestantisme, que Villers avait déjà affirmée et soutenue contre Tranchant de Laverne, il dit que le protestantisme est voisin de la doctrine qui fait reposer la loi morale sur la raison pratique, c'est-à- dire sur l'autonomie ou l'activité de la volonté, tandis que le catholicisme, qui regarde la loi morale uniquement comme un commandement de Dieu révélé à l'homme, est une doc- trine de la « passivité de l'aveu ou de la soumission de l'hom- me ». Il soutient que ces deux principes, l'autonomie et la soumission, appartiennent au christianisme, et que leur anti- nomie devra se résoudre par une réforme religieuse analogue à la réforme philosophique par laquelle Kant a résolu les anti- nomies de la raison spéculative (22). II indiqua aussi rapide- ment la distinction du transcendental d'avec le transcendant et l'immanent. « La philosophie moderne désigne, dit-il, par le mot immanent, ce qui existe sous les conditions du temps, et par le mot transcendant, ce qui est au delà de ces conditions, comme, par exemple, l'idée de l'Être suprême du déisme. Et elle désigne de plus, par le mot transcendental, ce qui est en- gendré hors des conditions du temps, mais qui trouve son application sous ces conditions, par exemple, les catégories

(21*) Christian Cherfils, Un essai de religion scienli[ique, introduc. tion à Wronski, philosophe et rclorniateur, 18s)8 ; Voy. aussi un compte rendu de cet ouvrage dans la Revue philosophique, 1899, T. I, p. 250,

(22) Messianisme, 1831, p. 60.

46 LA lOiXMATIOIV DE l'iiNFLUEiNCE KANTiliNNE EN l'RANCE

de rentendemenl humain » (ao). Ainsi, mais sans que Wrons- ki le déclarât explicitement, l'acte transcendcntal par lequel rentendemenl règle les phénomènes de la nature se trouvait placé hors de tout ce que peut découvrir l'observation inté- rieure, laquelle est entièrement soumise au temps.

Nous montrerons, telles qu'elles sont énumérées par ceux •qui eurent à les vaincre, les causes qui retardèrent l'intro- duction de la philosophie de Kant en France. Pour le moment, nous nous bornerons à faire ressortir que la principale fut la même qui avait d'abord et dui'ant plusieurs années maintenu les Allemands éloignés de ses œuvres, à savoir les difficultés multiples dont celles-ci sont remplies. Si le texte original avait été moins difficile, sa traduction latine eût été plus accessible, et cette introduction du kantisme se fût opérée par elle (2/i).

(23) Ibid., p. 61.

(24) Cette traduction, faite par Born, est en quatre volumes. Le pre- mier, publié en 1796, contient la Critique de la raison pure. Le second et le troisième donnaient, l'année suivante, l'un, les Prolégov\cnes, la Méta- physique de la nature, les Fondements de la métaphyiique des mœurs et la Religion ; l'autre, la Critique de la raison pratique et la Critique du juge- ■ment. Le quatrième parut en 1798, réunissant la Doctrine de la vertu, la Doctrine du droit et seize opuscules divers. L'existence de cette traduc- tion fut assez connue en France après que Destutt de Tracy l'eut signalée dans son mémoire sur Kant et Kinker ; mais il ne paraît pas que les philosophes français l'aient lue avec grand profit ; ils n'en citent aucun passage important |,car on ne peut tenir pour telles en elles-mêmes les sept lignes tirées par Portails de la préface des Prolégomènes) ; ils se réfèrent simplement à des résumés ou à des commentaires, quand ils ne peuvent consulter le te.xte allemand. Elle a servi surtout à Cousin dans sa première lecture de ce texte et à quelques auteurs de traductions fran- çaises. Joubert, ayant perdu sa peine à la déchiffrer, disait de ces quatre gros volumes : « Figuroz-vous... des œufs d'autruche qu'il faut casser avec sa tête, et où, la plupart du temps, on ne trouve rien. » Il se peut que cette boutade lui soit venue avec le souvenir de la manière quelque peu ridicule dont Villers, pour dire quel mépris il réservait h ceux qu'il savait prêts à dénigrer son ouvrage, amenait cette comparaison empruntée de Jacobi: « L'autruche dépose tranquillement son œuf sur le sable ; les pinsons et les passereaux ne sauraient l'écraser ; le bec des sansonnets et des corneilles ne peut l'entamer ni le repousser dans l'ombre ; c'est à l'astre qui dispense la lumière à le faire éclorc. » (Villers, Phil. de Kant, p. LVIl). Joubert continua à se casser la tôte « contre ces cailloux, ce 1er, ces œufs de pierre et ces granits, pour essayer d'en tirer quelque lu- mière,.. » De tout ce qu'il eu lira il n'est à retenir que cette pensée sur

l'introduction de La fXlILOsOPlIIË KANTIENNE EN FRANGE 4?

Mais de toutes ces difficultés résultait la nécessité de suivre les travaux et les discussions des commentateurs allemands, ce

Kant : « Esprit tenace, il est par devenu propre à établir très bien certains principes généraux de la morale. 11 semble croire que nous avons, dans nos idées, quelque chose de plus invariable et de plus indestruc- tible que dans nos sentiments et dans nos penciiants naturels eux-mêmes. Voilà pourquoi il regarde le mot devoir comme un mot si fort et si im- portant. Toute bonté lui pai'ait molle et presque Uuide ; tout sens du droit lui semble iniiexible, et il en tire la régie. » (Joubert, hentict6 tl correu- pondancc, éd., 18ti4, T. II, p. 560, et T. I, p. tJ2-b5.)

Les traductions françaises d'ouvrages de Kant qui furent publiées avant celle de la l^riUque de La raison pure que Tissot uonna en ihoô, sont les suivantes :

Observations sur Le senliinenl du beau et du subLime, trad. par Her- cule Peyer-lmlioff, Paris, TiiiiO (avec un portrait ue Kant;. Lne seconue traduction a été donnée par Veyland (Pans, 1823), et une troisième par Kératry (Paris, 1823) ; celle de barni est de 184t).

Projet de paix perpétuelic, Pans, 17'J0. Dans le 9* volume du Magasin encyclopédique (p. 510 et suiv.), Keil indiquait quelques corrections à faire dans cette traduction.

Comment le sens commun {uge-t-il en matière de morale ? (1™ section des Fondements de la mélapliysique des mœurs), traduction abrégée, adres- sée de Leipzig par Griesinger au Magasin encyclopédique, 1798, T. III, p. 05-72.

Coniectures sur le développement progressif des premiers hommes, trad. par Gnesinger, Hagas. encycL, 1798, T. III, p. 75-87. Une autre tra- duction se trouve dans les Archives littéraires de l'Europe, T. Mil, 1805, p. 505-585.

Le philosophisme démasqué et la philosophie vengée (apliorismes ex- traits des œuvres de Kant et traduits par D. Secrétan), Lausanne, 1798. Nous n'avons pu retrouver ce livre.

De iégoïsme, extrait de l Anthropologie traduit par Griesinger, Magas. encycL, 1799, T. V, p. 192-195.

Idée de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues d'mi citoyen du monde, trad. par ViUers, Spectateur du Sord, 1798, et Le Conservateur, publié par François de A'eufcbàteau, 1800, T. II, p. 57 et suiv.

Théorie de la pure religion morale, considérée dans ses rapports avec le christianisme, abrégé de la Religion, trad. par Pbil. Huldiger (Ph. Tranchant de Laverne), Le Conservateur, 1800, T. II, p. 92 et suiv.

Traité du droit des gens, dédié aux souverains alliés et ù leurs minis- tres, extrait d'un ouvrage de Kant, Paris, 1814. Quelques pages extraites de la Doctrine du droit formaient tout ce « Traité », qui était précédé de ces mots : « L'importance du moment nous a engagé à le mettre en français. Kant semble avoir écrit de pressentiment ; ses vues s'adaptent aux circonstances actuelles. Les Souverains alliés ont porté la civilisation morale dans la guerre et la politique, que le préjugé vulgaire n'en croyait pas susceptibles. D après ce dont nous avons été témoins dans l'espace de peu de jours, il est permis d'espérer que le congrès permanent qu'on propose ne restera pas un simple vœu. »

Principes métaphysiques de la morale, trad. par Tissot, Paris, 1830,

48 LA FORMATION DE l'lnFLUENCE KANTIE^^E EN FRANCE

que Ja plupart des philosophes français de ce temps ne purent faire, ignorant la langue allemande. Celte ignorance fut donc un grand obstacle à l'introduction du kantisme en France, en raison seulement de l'imporlance que ces 'difiîcultcs donnaiant aux commentaires destinés à les aplanir. Elles devenaient aussi, aux yeux des philosophes français, un sérieux motif de s'épar- gner la peine de se mettre en mesure d'étudier ces travaux; car, plus ou moins condillaciens, ils étaient généralement con- vaincus, sinon que la science n'est qu'une langue bien faite, au moins que la langue de la science est une langue bien faite et que tout progrès du savoir est marqué par un progrès dans son expression. On avait peine à croire, chez eux, qu'un livre écrit dans le style de la Critique constituât par lui-même un progrès réel. On voulait bien parfois convenir que Kant a enve- loppé (( des vérités importantes dans son langage obscur » et que « ses défauts mêmes ont servi à exercer les esprits de ses contemporains pendant plusieurs lustres », comme disait Schweighauser (25); mais on doutait toujours que ces efforts eussent abouti à donner à ces vérités la forme claire et stable qui les eût rendues communicables sans altération, et en eût ainsi fait des acquisitions définitives pour l'humanité. On en revenait à douter de la possibilité de retrouver chez Kant ces prétendues vérités, et Schweighauser avait beaucoup plus de chances d'être cru, lorsque, cherchant à expliquer pourquoi le kantisme et les systèmes qui en sont issus ont réussi chez les

(25) Sur Vclat actuel de la philosophie en Allemagne, par G. Schweig- hauser ; Archives liltéraires de l'Europe, 1804, T. I, p. 192. Fils de l'hellé- niste Jean Schweighauser, Geoffroy fut aussi professeur de littérature grecque à la Faculté des lettres de Strasbourg. Il lui paraissait que la morale de Kant, modifiée dans le sens de Jacobi, constituait ce qui devait subsister de sa doctrine. Ch. Vanderbourg énonça la même opinion, en donnant sa traduction d'un fragment de Jacobi sur cette morale, dans Le Uercure étranger, 1813, T. I, p. 211-215. Les paroles de Schweighauser que nous venons de cit'.^r peuvent se rapprocher de celles-ci, d'Emile Bou- trou.x : « Dans l'analyse métaphysique, son style [de Kant] est compliqué, laborieux, redondant, et s-ouvent d'autant plus obscur que l'auteur s'est plus travaillé pour être clair. L'œuvre de Kant est une pensée qui cherche sa forme. Plus achevée, eût-elle autant excité les intelligences ? » E. BoU' troux, Eludes dliisloxre de la philosophie, 1897, p. 320.

l'IiNTBODUCTION de la PIIIL030P1HE KANTIENNE EN FRANCE 49

Allemands, il disait : a il faut à l'Allemagne... des systèmes épineux et difficiles que les professeurs de philosophie puissent commenter dans leurs leçons et dans leurs ouvrages;.., il faut que les adeptes puissent s'y rallier et composer une espèce de secte ou de corporation séparée des autres hommes, par leurs opinions et par un langage particulier » (26).

Les petits écrits dont nous venons de nous occuper et ceux que nous négligeons n'apprennent rien d'autre suf- fisent à nous avertir que les interprétations que nous allons analyser, celles de Villers et de Kinker, toutes simples qu'elles paraissent aujourd'hui, avaient .généralement échappé aux lec- teurs français. Presque tous se lassèrent vite de chercher quel sens pouvait bien s'attacher à ces ouvrages, qui leur semblaient tissus des vices les (plus détestables qu'on imputait alors à la scolastique; et, au dire de Stapfer (27), l'ami de Villers, ceux qui persévérèrent dans cette recherche le firent avec une telle contention d'esprit qu'ils s'égarèrent souvent dans des subtili- tés fort étrangères au kantisme. L'influence de ces deux expo- sés principaux du criticisme ne s'étendit donc en France, pen- dant plusieurs années, qu'à un tout petit nombre de philo- sophes. Les interprétations qui s'y trouvaient ne commencèrent vraiment à devenir populaires que par ce que Cousin en fit entrer dans ses leçons et dans ses livres.

(•26) Sur Vélat actuel.., p. 20.").

[Tt) P--A. Stapfer, Mélanges, T. I, p. ISu. Sur Stopîer, voy., plus bas, p. 98, note iOG.

CHAPITRE III

Charles Villers

A mesure que se sont multipliés les exposés français de la philosophie de Kant, Charles Villers et son œuvre sont entrés davantage dans l'oubli; si bien qu'aujourd'hui, chez les phi- losophes, on se souvient à peine de son nom. Quelques-uns, cependant, qui ont eu l'occasion de lire son livre sur Kant, tout en le jugeant inexact, l'ont trouvé fort curieux (i). Non seulement il tient dans l'histoire du kantisme en France la place que lui ont reconnue Barni, Fr. Picavet, E. Boulroux; mais même pour l'étude de la Critiqua, l'examen de ce livre n'a pas paru sans intérêt à Vaihinger, qui, entre autres passages, indique comme l'une des meilleures la descriplion qui y est faite de l'effervescence qui signala en Allemagne l'avènement du criticisme (2).

Villers ne s'est pas donné exclusivement à la spéculation philosophique. Dans sa vie et dans ses écrits il y avait de quoi fixer l'attention des historiens de la littérature occupés è rechercher les sources de l'influence allemande sur les lettre» françaises. Ils ont donné de ses aventures, mêlées aux événe- ments politiques et littéraires de son temps, des récits très dé-

(1) A. Bertrand, Introduction au recueil Science et psychologie d'œu- vres de M. de Biran, p. XXIX.

(2) Vaihinger, Commentar, T. I, p. 9. II cite encore Villers aux p. 182, 189, 199, 570, 455 ; T. II, p. 47, Oô, 72, 108, 189, lOlJ, 225, 251, 24i, 427, 518.

52 LA FOivMATIOiN DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

taillés (3), dont nous allons rappeler brièvement les princi- paux traits.

Charles Villers (appelé souvent Charles de Villers) naquit en 17G5 à Boulay, petite ville de Lorraine. Son père, bour- geois austère, rigide observateur de sa religion, exerçait la charge d'inspecteur particulier des finances; sa mère était d'extraction noble. Ils l'envoyèrent au collège des Bénédictins de Saint-Jacques, à Metz, oiî il fit ses premières études. Il de- vint officier dans le corps royal d'artillerie, et, durant sa brève carrière militaire, résida à Toul, puis à Strasbourg, à Melz et à Besançon. Dans ces villes, il n'y eut pas de réunion mondaine l'on ne le désirât, dès qu'on connut le véritable talent d'acteur qu'il déployait dans les comédies de salons, ainsi que le charme de sa conversation, qui ira grandissant et sera très goûté de M"® de Staël, de Benjamin Constant et des nombreux hommes de lettres et savants français ou alle- mands qui le fréquenteront. Il débuta comme écrivain par des œuvres légères. A Metz, il se fit admettre dans une société de magnétiseurs, « l'Harmonie ». A Besançon, il composa un traité de magnétisme, sous forme de roman intitulé le Magnétiseur amoureux (4), le mesmérisme était considéré moins comme un art de guérir que comme la base d'une mé-

(5) Sur Villers on peut consulter : P.-A. Stapîer, Villers, dans la Bio- graphie universelle ; E.-A. Bégin, Villers, .l/i"e de Rodde et j/""* de Staël (Metz, 18Ô9) ; Isler, Briefe von B. Constant, Gœthe, Grimm, Guizot,... an Villers (Hambourg, 1879 et 1885) ; J. Texte, Les origines de l'inllucnce alle- mande dans la littérature Irançaise du dix-neuvième siècle, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1898 ; Paul Gautier, Un idéologue sous le Consulat, dans la Rev. des Deux-Mondes, Mars, 1906 ; Hazard, Le Spec- tateur du Nord, dans la Rev. d'hisl. littér. de la France, 1906 ; Louis Witt- mer, Charles de Villers, un intermédiaire entre la France et rAllcmagne, et %m précurseur de M^^ de Staël (Genève et Paris, 1908) ; du même auteur, Quelques mots sur Charles Villers et quelques documents inédits, dans le Bulletin de Vlnstitut national genevois, T. XXXVIII, 1909, p. 555-374 ; Haussonville, jl/'"^ de Staël et M. Necker, d'après leur correspondance iné- dite, dans la Rev. des Deux-Mondes, déc. 1915. L'ouvrage de M. Wittmer, le mieux documenté de tous, est riche de renseignements puisés dans les papiers de Villers, dont la plus grande partie appartient à la Bibliothèque de Hambourg.

(4) 1787, La Bibliothèque Victor Cousin en possède le manuscrit, qui porte le titre : Le métaphysicien amoureux et magnétiseur,

CHARLES VILLER8

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taphysique spiritualiste. C'est alors que l'attirèrent les études sérieuses. Puis la Révolution éclata. D'abord il en approuva les principes. Mais bientôt les actes de ceux qui la menaient lui parurent intolérables; il les attaqua dans plusieurs écrits, notamment dans son livre De la liberté, en faveur de la mo- narchie. Il dut s'exiler et ne revint en France que pour de courts séjours. Il se joignit à l'armée du prince de Condé. Après la défaite, il passa quelque temps dans plusieurs villes allemandes, s'arrêta à Gœttingue, en 1796, pour y étudier dans l'université. A Gœttingue demeuraient l'historien Schlot- zer et sa fille Dorothée, qui portèrent un vif intérêt à cet élé- gant homme d'esprit. Cette rencontre allait imprimer à son activité l'orientation qui fit l'originalité de son œuvre. En 1797, parti pour la Russie, l'attendait son frère qui devait lui procurer une situation, il retrouva sur sa route, à Lubeck, Dorothée devenue IVP® de Rodde. Elle le persuada de quitter son projet, pour rester auprès d'elle. Conseillé par elle et par des hommes tels que Jacobi et Gerstenberg (5), qu'elle lui fit connaître, il approfondit ses études germaniques. Il se passionna pour toutes les choses de l'Allemagne, admira ses poètes, ses philosophes, ainsi que la simplicité des mœurs de ce peuple, et il crut reconnaître à la base comme au sommet de tout ce que la pensée allemande a produit de grand et de solide le luthéranisme et le kantisme. Révéler aux Français l'Allemagne littéraire et philosophique fut dès lors le but de sa vie. Par ses écrits sur Kant il ne réussit d'abord qu'auprès de M"^ de Staël, qui plus tard lui fit beaucoup d'emprunts. Son ouvrage principal. Philosophie de Kant, ou principes fon- damentaux de la philosophie transcendentale, (Metz, 1801), fut annoncé par la presse française comme un livre inintelligible, comme un exposé amphigourique d'une doctrine vantée avec l'emphase la plus ridicule, l'on comprend seulement que

(5) Voy. Gersfcnhrrg, Vcrmis:chir Srhrifirn, Allona, 1810, T. III. f,p- meinscliallliches Princip der (heorisclien unil pmhlixchrn Philosuphic, An Herrn Charles Villers, 1802.

54 LA POT\M.VTION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

0€t interprète aussi nébuleux qu'enthousiaste voit dans la na- tion allemande la seule savante et la seule vertueuse, et qu'il ne trouve en France que dédain pour la vraie science et habi- leté à prêter des grâces au vice. Attaquant ceux qu'il présu- mait disposés à combattre les idées qu'il voulait propager, ou répondant aux critiques que ses écrits provoquaient, presque toujours, en effet, il se montra un polémiste violent, mala- droit, ne rappelant nullement l'homme aimable dont parlaient ceux qui l'avaient approché. M™® de Staël lui déclara que, selon son propre sentiment, c'est cette brutalité qui détermina l'échec de son apostolat kantien. Il fut plus heureux avec son Essai sur la Réformation de Luther (i8o/i), qu'il avait composé, comme le lui avaient conseillé plusieurs de ses amis et notamment Cuvier, pour un concours de l'Institut, oii il remporta le prix. Cet Essai lui acquit une grande con- sidération chez tous les Français que le Concordat avait mé- contentés et dans les pays protestants. Il eut plusieurs traduc- teurs allemands, deux anglais, dont James Mill, un suédois, un hollandais. L'Institut voulut encore marquer le cas qu'il convenait de faire de cet ouvrage, en nommant son auteur membre correspondant. Les malheurs que l'invasion appor- ta à la ville de Lubeck lui ôtèrent le loisir de faire connaître plus profondément aux Français les idées allemandes. Il s'em- ploya à réclamer aux envahisseurs moins de dureté dans leur domination; mais il le fit avec tant de véhémence et si peu de sens politique qu'il finit par irriter Davout, qui le fit expulser. Il alla à Cassel et à Gœltingue, accompagné de M"* de Rodde, que la faillite de son mari, causée par le blocus, menaçait de ruiner (G). Apprenant que le gouvernement im-

(6) Victor Cousin a consacré quelques pages de ses Souvenirs iVAlIe- waqnr h Mme rie Rodfle, « que la nature fit belle, que son père fit savante ». Elle fut des personnes qu'il pria de Finstruire de la philosophie allemande, lors de son voyage de 1817, deux ans après la mort de Villers. Voici ce qu'il dit sur elle, ainsi que sur les visites qu'il lui fit, après avoir raconté qu'aiissitôt qu'elle eut achevé de fortes éludes, on la maria à un riche négociant. « Elle s'ennuya, et trouva, dit-on, un ami pour toute la vie dans un officier français chassé de son pays par la tourmente révolution- naire. Il avait toujours eu le goût des belles choses ; elle lui donna celui

CnARLES VILtERS 55

pérîal projetait de transformer de fond en comble les univer- sités de Westphalie, il intercéda pour elles auprès de Jérôme Bonaparte. Il fut nommé professeur à GkBttingue. La fa- veur dont il jouissait à la cour du roi Jérôme, qui lui avait permis de sauver l'intégrité des universités de Gœttingue, de Marbourg et de Halle, lui avait cependant suscité des enne- mis ja'loux qui, redevenus puissants après i8i4, le firent des- tituer, et même bannir de Gœttingue, au mépris de la recon- naissance que l'Allemagne lui devait pour ses multiples ser- vices. Avec l'appui de ses amis, il obtint que cette ingratitude fût en partie réparée : on ne l'obligea pas de partir. Mais il avait été si affecté de s'être cru renié par cette Allemagne sa- vante à laquelle il n'avait cessé de se dévouer, que ses forces, déjà affaiblies, ne purent longtemps le soutenir. Il était mou-

des choses solides. Elle ne pouvait ennoblir son cœur, mais eîle forma sa tôte, encouragea et partagea ses travaux, et c'est de qu'est sorti M. de Villers. Depuis, la guerre ayant ravagé le Hanovre et les villes hanséatiques, M™^ de R. perdit sa fortune ; son ami mourut en 1815, et je le trouvai, en 1817, à Gœttingen, mal remise de la perte qu'elle venait de faire, et déjà sur le déclin de l'âge, presque réduite à la pauvreté, et consacrant le reste de sa vie à soigner son vieux mari tombé en enfance, et à élever ses enfants... J'avais une lettre pour Mme de R., et presque tous les soirs j'allais passer une heure entre elle et ses filles. Mme de R. avait être parfaitement belle. Elle parlait très bien le français. Elle me frappait sur- tout par son grand sens et une élévation d'esprit que la malheur n'avait pu fléchir. Fidèle à Gœttingen et à la philosophie d*e sa jeunesse, Kant était son philosophe de prédilection, et elle me parlait de Schelling comme au- raient pu le faire MM. Schulze et Boutervveck. .Te lui faisais ma cour en lui apprenant que je faisais connaître la philosophie de Kant à la France. Celait bien le cas de lui dire un peu de bien du livre de M. de Villers : j'eus la bêtise de lui en dire du mal. J'ignorais leurs rapports, et j'étais sévère comme les jeunes gens. Plus d'une fois je vis Mme de R. pâlir à mes injustes paroles, sans comprendre ce qu'elle éprouvait. Elle ne défendit jamais son ami ; elle ne prononça pas une fois son nom. Plus tard, quand j'appris à Paris ce que je ne savais pas à Gœttingen, je fus tenté de repas- ser le Rhin tout exprès pour réparer à force de soins le mal involontaire que j'avais pu faire à une aussi bonne créature... « Fragments et souvenirs, chap. : Souvenirs d'Allemodue, éd., 18o7. p. 116.

Mme de Staël parla différemment de Mme de Rodde. Elle jugeait penn'- cieuse aux qualités n.ilurellcs de Villers l'influence constante qu'axait sur lui cette « grosse Allemande ». Le n'tenant en Allemagne, Mme de Rodde l'aurait rendu trop élranger à la délicatesse de goût qui ne doit jamais manquer à un véritable écrivain français. Mais ce jugement porte la marque de la rivalité qu'il y eut, au sujet de Villers, entre ces deux femmes. Voy. Haussonville, art. cité, p. 570, 581.

3 LA FORMATION DK l'iNFLUENCE KANTIKNNT EN FBANCE

/"ant lorsqu'on apprit qu'il vonail d'être appelé comme pro- fesseur à Heidelberg. Il mourut le 26 février i8i5.

Villers est-il l'antenr dos Lettres Westphallennefi écrites par Monsieur le comte de E. M. à Madame de H., sur plusieurs su- jets de philosophie, de littérature et d'histoire, et contenant la description pittoresque d'une partie de la Westphalie (7) ? Elles avaient d'abord été attribuées, par Quérard, à Hyacinthe Ro- mance, marquis de Mesmon. Mais Tsler et M. Wittmer ont ras- semblé de si bonnes raisons de les attribuer à Villers, qu'on peut être certain qu'il en a écrit au moins une partie, comme le dit M. Baldensperger qui conteste cependant que cette partie soit celle qui a trait à la philosophie de Kant (8).

Romance de Mesmon et Villers étaient deux des princi- paux collaborateurs du Spectateur du Nord, revue française rédigée par des émigrés, éditée à Hambourg. Kant lisait le Spectateur du Nord; il parla en termes avantageux des articles de Romance de Mesmon (9); il estimait Villers, le mettait au premier rang de ceux qui essayaient d'étendre son école à l'étranger, et paraissait regretter qu'il n'eût pas de succès en France; c'est avec son agrément et sous son contrôle que fut faite la traduction allemande de l'article de Villers intitulé Critique de la raison pure (10).

Les indications sur la philosophie kantienne données dans les Lettres Westphaliennes doivent être maintenues séparées des autres écrits (11) Villers expose cette philosophie; non

(1) Berlin, 1707.

(8) Bnldensperp'pr, compte rendu de l'ouvrage de M. Wittmer, dans la Hevue c.ritiqitr d'histoire et de Httérntnre, 1908. p. 455.

(9) Voy. la lettre du 28 mars 1798, Romance de Mesmon remercie Kant de son approbation. Kanfs Schriflev. T. XII, p. 255.

(10) Ya'hincer, Brirfr oiix drm Knnthreise, dans Atiprensniftche ]lo7iats- srÂrilt. T. XVII, p. 287, 288. Reicke, Kantiana, p. 25, 52, 57.

(H) Ce sont les suivants :

Notice littéraire .tur ]!. Knnt et sur Vétal de la mélnpfnisiqiie en Alle- magrte au mortwnt où. ce philosophe a commencé d'ii faire sensation, dans le Spertairur du Nord. 1798, et dans Le Conservateur (de François de Neuf- chàleau), 1800.

Traduction de : Idée de ce que pourrait être une histoire nnirerselle

CIIAnLES VILLERS 5?

pas tant parce qu'il est douteux que ces indications soient aus«i de Villers, que parce qu'il y rèo'ne une façon différente, plu^ voisine de l'empirisme que du kantisme, d'envisager la philo- sophie en général.

Il est assez surprenant de voir que Stapfer (12) les jugeait préférables par certains points au grand ouvrage de Villers, et que Vaihinger (i3) y ait trouvé une « appréciation péné- trante » du criticisme. Écrites, comme toutes ces Lettres, dans la première manière de Villers, elles visaient moins à instruire qu'à divertir ; elles n'étaient pas du tout déplacées, elles sont, entre quelques badinages sur les variations des médecins et quelques conseils pour bien porter les robes à la grecque. Voici la substance de ce qu'on y lit sûr les sciences, sur la métaphysique, et sur la philosophie de Kant (ili).

Il n'y a que deux sciences certaines, vraies pour tous les hommes de tous les temps et de tous les pays, la mathéma- tique et la morale. « La morale, invariable comme la géomé- trie, a été, est encore, et sera toujours la même. Si l'on en excepte quelques subtilités, celle de Zoroastre, de Pythagore,

dans les vues d'un cilmien du monde, dans le Spectateur du Nord, 1708. et le Conservateur.

Critique de la rnison pure, cl-ins le Spectateur du Nord, 1709.

Philosophie de Kant, ou princines fondamentaux de la vhilosnphie trnvs- cendentale, Melz, 1S01. Une réédition a élé faite en 1830, à Utrecht, au moyen des souscriptions de plus de cent \'ws;t Hollandais, dont les noms sont donnés 'en tète du volume. On v a ajouté l'article Critique de In raison- pure. I! ne p.iraît pas que cette édition ait été très répandue en France ; nous n'en connaissons qu'un exemplair^, qui appartient à la Bibliothèque de IT'niversilé de Paris ; M. Wittmer en signale un autre appartenant au British Muséum. Les Lettres westphalicnnes sont aussi un ouvrage très rare ; l'exemplaire que nous avons consulté est à la Bibliothèque univer- sitaire de Strasbourc:

Philosophie de Kant, onerrii rapide des has^s ef de la direction de cette philosophie, fructidor an IX, ISOI. Rapport rédigé pour Bonaparte.

Kant iugè par llnstitut, et observations sur ce ingénient, par un dis- ciple de Kant, Paris, an X, 1801.

Emmanuet Kant, dnn<; les Archives littéraires de VEiirope, 180i, T. I.

02") Article de la Biographie universelle.

f13) Kantstudien, 1800. p. l-i ; et Bricfe aus dcni Kantkreise, ADprcus- sische Monatsschrift, T. XVII, 1880, p. 287.

(14") Parce qu'il n'est pas très facile de se procurer ces Lettres, nous croyons bon d'en donner, au cours de ce résumé, d'assez longs passages.

58 LA rnriMATIO.N de l'influence kantienne en FRANCE

de Coiifucins fut celle de Socrate, d'Ëpicure, de Jésus ; elle se trouve lia même chez tous nos moralistes modernes, . » (i5) Chacune des autres sciences, toutes sujettes à variations, a deux parties : les faits, les systèmes. Les faits qu'elles décou- vrent sont la base de leurs véritables progrès, parce que sur eux s'établit un accord certain des esprits. C'est par eux seu- lement que le charlatanisme peut être écarté de ces sciences, puisque de tout homme qui affirme la réalité d'un fait on est toujours en droit d'exiger qu'il le montre. Les systèmes, au contraire, qui par quelques savants sont censés expliquer les faits, sont instables, tôt ou tard abandonnés, et remplacés par d'autres systèmes. « On est aujourd'hui coiffé de l'oxygène et du principe carbonicfue, comme on l'était jadis de la matière subfile et des tourbillons. L'un vivra-l-il plus longtemps que l'autre n'a vécu ? » (i6). De plus, les systèmes ou théories sont la sphère oii le charlatanisme se sent le plus à l'aise. Aussi, dans la métaphysique, qui n'est faite que de théories, semble- t-il inexpugnable.

Il y a, entre nous et la nature intime des choses et des âmes, que les théories tentent vainement de pénétrer, comme une grande muraille que nul homme ne peut franchir. Les métaphysiciens ont voulu nous faire croire que grâce à eux nous pourrions voir au delà. Ce sont tous « de brillants im- posteurs qui ont couvert la grande muraille de perspectives, de vues artistemenl coloriées ; si bien que l'œil surpris ne voyait plus de muraille, et se perdait avec plaisir dans ces lointains magiques ». Chacun d'eux n'est venu gratter la pein- ture de son prédécesseur que pour en faire une autre. Bacon, Locke et quelques doutcurs nous ont tout au plus fait sentir la muraille. Mais enfin Kant est venu ; « assis près de sur un rocher, il nous monlre du doigt cette barrière insurmon- table qui nous cache les causes et les premiers ressorts de l'univers. Sentinelle vigilante, Kant semble placé 'là pour écar-

(ITi) Lrllres wcxlph., p. l,")?. (10) Ibid., p. 141.

CïïABLEg VILLEÎIS

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ter à l'avenir tout imposteur qui voudrait encore venir fasci- ner les yeux... C'est un raisonneur désespérant pour les gens qui se payent de phrases et de rhétorique. Gare avec lui aux faux monnayeurs 1 » Athées, déistes, théologiens, spinozistes, voient la vanité de leurs systèmes dévoilée par le sage univer- sel. « Il leur fait ainsi un sévère procès, dont 'l'issue est de les déclarer aux yeux du monde entier atteints et convaincus de charlatanisme, trompant les autres après s'être trompés eux-mêmes ; mais cela d'une manière si pressante, si directe, si géométrique, qu'il n'y a pas le petit mot à répliquer. » Sa Critique n'est pas autre chose qu'une excellente définition du mot science. Elle « apprend ce que c'est que de savoir, chose que tant de savants ignorent, et qui nous fait voir que nous savons assez peu de chose. » Il résulte de cette Criticjue une connaissance exacte de nos facultés et de leurs bornes, a un discernement sûr touchant ce que nous pouvons savoir, et un doute savant et raisonné à l'égard des choses dont la connais- sance nous est impossible à acquérir. Jamais, madame, le scepticisme n'a été réduit en un système aussi bien étayé... Mais quoi, dircz-vous, l'on détruit tout, l'on renverse tout ; que m.ettra-t-on à la place ? Ce qu'on y mettra ? Rien, ma- dame ; la grande m.uraille. Ne croyez pas cependant que nous perdions tout à ce marché. Depuis qu'on ne fait plus tant d'incursion? dans le pays des causes, on cultive mieux celui qui nous est ouvert... : la science des faits a gagné tout ce que la science des causes a perdu. Ne pensez pas non plus qu'on veuille donner dans un autre extrême, et follement dou- ter de tout. Cette question du doute universel est elle-même regardée comme oiseuse... Malebranche considérant ce point, dit avec grande raison, que l'existence des objets extérieurs ne peut être rigoureusement démontrée, et que pour croire qu'il existe réellement quchfue chose hors de nous, il faut se payer de cette raison, que Dieu ne voudrait pas nous trom- per. Voilà certes un l)oau champ ouA'ert pour les doutcurs ; ce ne sera pas moi qui y entrerai ; j'ai bien trop de plaisir, madame, à croire que vous existez, qu'il existe chez vous un

6o LA FORMATION DE l'iNFLUE>CE KANTIENNE EN FRANCfi

pou d'amitié pour moi ; et je dirai avec Malebranche, qu'en vérité l'attrape serait un peu trop forte. » (17)

Villers quittera cette manière d'écrire. Sur les systèmes, et principalement sur leur rôle dans les sciences de la nature, il adoptera une opinion toute différente. Une étude plus sé- rieuse du kantisme lui apprendra qu'il n'y a pas de science qui ne soit systématique, et « qu'il n'y a que les têtes systé- matiques qui sachent... mettre à profit la réalité de l'expé- rience ». Les échecs des systèmes métaphysiques, expliquera- t-il, avaient entraîné dans im même discrédit tous les sys- tèmes ; (( la confusion était si grande, que Vesprit systématique était honni et repoussé des sciences humaines... Les gens su- perficiels croyaient avoir tout dit contre une opinion, quand ils avaient dit : c'est un système » (18),. C'est qu'on ne pos- sédait pas encore le moyen de discerner les systèmes spécu- latifs légitimes d'avec ceux qui ne le sont pas, moyen que Kant a donné en démontrant que les premiers principes ne peuvent concerner que les objets sensibles. Et Villers en viendra à considérer l'idée de système ou d'unité systéma- tique comme l'idée dominante du rationalisme kantien.

Le mauvais accueil que les Français firent à sa Philoso- phie de Kant ne fut pas seulement aux injures qui leur étaient adressées presque à chaque page, mais encore à ce que ce livre ne leur permettait pas de saisir ces fortes théories annoncées par son auteur, auprès desquelles celui-ci voulait que leurs propres opinions leur parussent méprisables. Villers avait été trop obscur. Ils accusaient l'incorrection de son style et surtout l'emploi de termes techniques mal définis. On doit leur accorder qu'il y avait du trouble dans son interpré- tation du kantisme, et du désordre dans la composition de l'exposé qu'il en avait fait. Nous pourrons atténuer notable- mrul ce dernier défaut et rendre celle iiiter()rétatiou d'autant plus claire, sans risquer de la cliaiigi^r ; il nous suffira pour

(\i) ihid., p. ]m-\u.

(18) Philosophie de Kant, p. 555.

CHAULES VIIXERS 6l

cela de suivre l'ordre des idées indiqué dans le résumé que Villers écrivit sur la demande de Napoléon Bonaparte. Ce résumé très bref peut se réduire encore à ces traits essentiels :

L'homme connaît des objets, c'est un être cognitif. 11 veut, il agit ; c'est un être actif. Comment connaît-il les cho- ses ? Gomment doit-il agir ? Ce sont les deux questions principales de la philosophie.

Suivant la doctrine à la mode en France, l'homme con- naît par >la sensation, toute son intelligence est dans le mé- canisme de la sensation ; il agit ou se détermine mécanique- ment, sous l'impulsion des désirs, de l'intérêt, de l'amour- propre : il est dépourvu de liberté. « La sensualité et l'immo- ralité que flattent de tels principes, l'esprit de secte, l'admira- tion pour l'Anglais Locke ont soutenu longtemps cette doc- trine ». EMe est impuissante à résoudre le problème spécula- tif : a d'où procède la nécessité de certaines lois universelles que l'esprit reconnaît dans la nature ? d'où procède la certi- tude des mathématiques pures ? » Elle enseigne qu'il faut s'appuyer sur l'expérience ; mai^ elle n'explique pas ce que c'est que cette expérience, ni ne dit sur quoi elle repose. Sa réponse au problème pratique revient à anéantir la respon- sabilité de l'homme, son idée du devoir, sa dignité ; elle tend à étouffer en lui la conscience morale. Elle le dégrade et le désespère. Elle rend impossible toute morale, privée ou publique.

Résolvant des problèmes que les sectateurs de celte misé- rable doctrine n'ont pas même aperçus, dissipant leurs erreurs sur ceux qu'ils ont cru résoudre, la philosophie critique de Kant apporte le remède aux maux que ces hommes ont sus- cités.

Descartes avait montré que les couleurs, les sons, etc., n'existent point dans les objets extérieurs, mais sont des mo- difications de nos sens, que nous transportons dans les objets. Kant et allé plus loin dans la même voie : il a montré qu'à l'impression venue du dehors se mêle 'l'impression de notre

02 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FKANCE

propre manière de sentir, de percevoir, de juger ; de telle sorte que ce que nous croyons reconnaître dans les choses n'est que le jeu de notre propre organisation intellectuelle, de notre propre manière de connaître et de juger. L'image d'un objet reflétée par un miroir n'est pas seulement produite par l'objet, « il faut encore, pour sa confection, le concours des dispositions inhérentes au miroir ». Deux miroirs de consti- tutions différentes, un miroir plan et un sphérique, reflé- teraient deux images différentes d'un môme objet ; parce que leurs modes de recevoir l'image, leurs formes perceptives se- raient différentes. Des aliments introduits dans l'estomac y seront transformés autrement qu'ils ne le seraient dans un sim- ple récipient mis sur le feu. De même que l'organe digestif a une manière qui lui est propre de transformer les aliments, l'organe cognitif de l'homme a ses formes à lui, sa constitu- tion intrinsèque, sa manière d'être propre, qui modifie toutes les impressions qu'il reçoit. L'espace, le temps (avec leurs pro- priétés sur lesquelles se fondent la géométrie et l'arithmétique pures), les conceptions d'unité, de totalité, de substance, de cause et d'effet, d'action et de réaction, ne sont que « l'im- pression des formes inhérentes à notre organe cognitif ». De cette façon se trouve démontré comment ces lois et ces for- mes, qui nous appartiennent, doivent nous apparaître ainsi que des lois et des formes certaines, universelles, nécessaires de toutes les choses que nous percevons. Mais en même temps il est démontré que ces lois et ces formes qui constituent les choses sensibles, ne sont nullement les 'lois et les formes des choses en elles-mêmes. On ne peut donc dire (jue l'homme soit en lui-même soumis au mécanisme nécessaire des causes et des effets. On ne peut dire que tout soit matière ; puisque la matière, c'est-à-dire l'étendue, n'est, ainsi que les couleurs et les sons, qu'un produit idéal de notre mode de recevoir des sensations. Il n'y a plus de mécanisme dans les choses en soi. L'homme est aussi un être en soi, une chose indépen- dante de la manière dont il se voit et se juge par l'entremise

CHARLES VILLERS 63

de ses sens et de son entendement. Il agit, il veut spontané- ment, il a une conscience qui blâme ou approuve, qui pro- nonce {( tu dois » ou « tu ne dois pas ». Voilà la seule des réalités que l'homme puisse saisir. Ici le moi intime se mani- feste immédiatement au moi. Cette conscience n'est plus su- bordonnée aux calculs et aux raisonnements de la faculté co- gnitive; elle est affranchie de toute apparence de mécanisme, de causalité, de soumission aux lois physiques.

C'est ainsi que Kant, par sa théorie de la connaissance, a mis au-dessus de toute attaque la liberté, la conscience du de- voir, la croyance en une justice suprême et en l'immortalité de l'âme. Il est vrai que le détail de sa doctrine est difficile à suivre, que le chemin par il mène est semé d'arduosités; « mais pour triompher des triomphes de la spéculation, il a ' fallu se montrer plus fort en spéculation que tous les sophistes; pour terrasser la métaphysique, il a fallu être le plus subtil et le plus vigoureux des métaphysiciens )).

Villers terminait son rapport à Bonaparte par ces mots : « Ceux qui veulent entraver les progrès de l'humanité et étouf- fer les nouvelles lumières, ne réussissent que momentanément; l'oubli ou la risée des générations à venir les attend, quelle qu'ait été à d'autres égards leur renommée et leur considé- ration personnelle. » (19)

(19) Ce rapport n'a guère été connu du public que pnr l'analyse infi- dèle et les critiques malveillantes insérées dans le Moniteur du '26 bru- maire, an X. Villers ne l'avait fait imprimer qu'en un petit nombre d'exem- plaires, dont quelques-uns ont été retrouvés en Allemagne. VorlEsnder en a donné une réimpression, précédée dune note de Yaihinger, dans les Kantstudien (T. III, 1899, p. 1-9), d'après un exemplaire qui avait appar- tenu à Goethe. On pense habituellement que Bonaparte ne prêta pas grande attention à ce rapport, quoique les précisions manquent sur ce point. Ln mot de lui, rapporté par Frédéric de Matîhisson dans ses Erinnenmgen, atteste qu'il accueillit plus dune fois l'occasion de prendre quelque idée de la nouvelle philosophie. A Genève, raconte Matthisson, il accorda quel- ques instants d'attention à un disciple fervent de Kant, qui les avait solli- cités. Mais le talent de cet apôtre, trop inégal à son zèle, ne lui permit de prononcer qu'un discours embrouillé. Peu de temps après, comme il con- duisait son armée en Italie, il fit une halte non loin de Lausanne et de- meura environ une demi-heure à l'ombre d'un châtaignier avec Berthier et d'autres officiers. L'ayant aperçu, le professeur Levade s'approcha et se

64 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIE.NNE EN FRANCE

Traitons maintenant l'ouvrage de Villers comme étant le développement de l'Aperçu qu'il en a lui-mènic extrait, nous obtiendrons une vue aussi nette que possible de la philosophie kantienne telle qu'il voulait qu'elle fût comprise.

D'abord nous le voyons présenter le kantisme comme le moyen de relever de leur ruine les moeurs et la pensée fran- çaises, dont la première chute avait été d'abandonner le carté- sianisme pour l'empirisme et le sensualisme. Il accorde que l'école cartésienne n'était pas irréprochable. Il lui paraît que Descartes lui-même, oubliant trop souvent sa résolution de ne se rendre qu'à l'évidence, s'est jeté dans un dogmatisme très téméraire, et que ses disciples, plus infidèles encore à sa mé- thode, ont avancé des hypothèses insoutenables. Mais cela ne saurait excuser à ses yeux nos soi-disant philosophes d'avoir faussement conclu, de ce que l'école cartésienne est tombée dans quelques erreurs, que les principes dont elle était partie étaient eux-mêmes erronés. Par cette faute ils sont tombés plus bas qu'elle, et Villers trouve la philosophie en France réduite à néant. On s'y contente de connaissances superficielles, on re- cherche surtout le talent de la conversation spirituelle et aisée, on s'imagine que le degré de culture d'une nation doit s'esti- mer suivant le plus ou moins d'élégance du style de ses écri- vains; ainsi les Chinois pensent que la culture consiste « dans le secret des belles porcelaines et des beaux vernis» . C'est la barbarie du bel esprit. Les Français ne savent plus appré- cier des sciences que leur utilité sensible. S'ils veulent appren- dre la botanique, comme a dit Rousseau, c'est pour trouver de l'herbe aux lavements. Enfin dans la religion ils ne voient

présenta. lîonaparte n'eut pas plus tût appris qu'il avait devant lui un professeur, qu'il lui demanda : « Que pense-t-on, en Suisse, de la philo- sophie de Kaut ? » La réponse fut : « Général, nous ne la comprenons pas. » Lù-dessus, d'un air réjoui et avec un léger battement du poing droit dans la main gauche, il dit : « Avez-vous entendu, Berthier ? Ici non plus on ne comprend pas Kant ! « {Scliriiicn von F. von Matthisson, 1825, T. V, p. 279-2aU, et KaiUsludicn, T. VIII, p. 54j).

CHARLES VllLEtlS 65

qu'une affaire de police, un frein pour \t peuple (20).

Il est temps de sauver la philosophie des mains du bel esprit, « d'opposer 'le sérieux d'une école à la frivolité du monde », de faire revivre la spéculation méthodique. La chose est possible. L'intérêt de la science pour la science n'est pas tout à fait mort dans celte nation; on le rencontre encore chez quelques-uns de ses mathématiciens, de ses naturalistes, de ses chimistes (21). Le mouvement cartésien, ainsi que la scolasti- que française qui l'a précédé, si décriée par une populace phi- losophique qui en ignore le premier mot, témoignent qu'il y a au fond de l'intelligence française la vigueur nécessaire pour suivre des méditations profondes et les dialectiques les plus subtiles (22). Malgré l'encyclopédisme et le jacobinisme, ce peuple n'est pas totalement avili; la dignité de Ihomme a survé- cu dans l'héroïsme de ses guerriers, ainsi que dans la résigna- tion religieuse de presque tous les proscrits exilés « qui se forti- fiaient de ce seul sentiment sublime, qu'ils avaient fait tout ce qu'ils croyaient être leur devoir; car l'homme est plus responsa- ble de la droiture de ses motifs que de la justesse de ses opinions» (23). Enfin Yillers fonde son plus ferme espoir sur « cette jeune génération, qui n'a reçu encore ni les doctrines sensualistes, ni 'les vices raisonnes des encyclopédistes ». « C'est sur elle sur- tout que je compte, déckire-t-il, en annonçant à ma nation la doctrine et la morale de la raison : car il faut bien s'attendre à une opiniâtre opposition de la part de quelques vieilles têtes de fer, à qui il est impossible de rien changer de leur tendance et de leur organisation; s'il en était autrement, ce serait le premier évangile qui n'aurait pas eu ses scribes et son sanhédrin » (24).

(-20) Philosophie de Kant, p. ir;9-ii7. l\^^ de Slaë! fera siennes les allégations de Villers relatives à la supériorité de la philosophie carté- sienne sur la philosophie de la sensation, et au bas utilitarisme qu'il attri- buait aux Français de son temps. (il™e de Staël, Œuvres complètes, T. XI, p. 193-194 et 206.

(21) Phil. de Kant, p. 174-175.

f22) Ibid., p. 152.

(25) Ibid., p. 170.

(24) Ibid., p. 171,

66 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Bien qu'il dise que Kant est parvenu à donner à ses idées une grande netteté d'expression, Villers avoue qu'il a éprouvé une difficulté extrême à les rendre dans la langue française, qui lui paraissait dépourvue de ternies qui leur fussent adé- quats; il doute même qu'elles puissent s'exprimer en aucune langue vulgaire. « Quel langage humain, en effet, peut offrir des expressions convenables à une spéculation transcenden- tale ? » (25). Nos idéologues ne parlent que de définir avec précision, d'attacher des idées claires aux termes; ils affirment que les sciences exactes ne doivent leur exactitude qu'à la per- fection de leur langage; ils s'imaginent qu'ils donneront à la philosophie une semblable exactitude en perfectionnant le sien et en imitant les procédés des géomètres; ils prétendent résoudre les problèmes métaphysiques par des analyses gram- maticales (26), comme si la pensée dépendait foncièrement de la parole. C'est une erreur qui s'est trouvée réfutée, dès que Kant a montré que la méthode et les définitions de la philo- sophie diffèrent radicalement de la méthode et des définitions mathématiques (27). L'homme ne peut définir, décrire d'une manière définitive, que ce qu'il a construit lui-même. Il n'est jamais assuré de la perfection d'une analyse que quand c'est sa propre composition qu'il décompose, et qu'il a été lui-même l'auteur de la synthèse. Les mathématiques pures, dont les objets sont tout à la fois sensibles et construits par l'entende- ment, créés par leurs définitions mêmes, sont donc le champ des définitions véritables et rigoureuses. Des choses qui nous sont données sans que nous ayons présidé à leur composition nous ne pouvons faire que des expositions dont nous ne pou- vons jamais garantir la certitude ni l'intégrité. Ces choses, qui ne sont pas tout à la fois sensibles et construites par l'en-

(25) Jbid., p. 401 et 357. Voy. aussi le Spectateur du S'ord, T. X, 4799, p. 36.

(26) Cette opinion que Villers blâme chez les idéologues, sera soutenue de nouveau par Taine. « La métaphysique s'occupe à souffler des ballons ; la grammaire vient, et les crève avec une épingle. » Taine, Les philoso- phes classiques, p. 162 de l'édit. de 1912.

127) Phîl. de Kant, p. 173.

CHARLES VILLERS 67

tendement, n'appartiennent pas à la pensée mathéinalique, mais à la pensée philosophique. îl e?t tellement de la nature des mathématiques de commencer par construire et défmir, que l'étude des objets premiers, tels que l'étendue, le point, etc., qui leur sont donnés, qu'elles ne construisent pas, et qui, par conséquent, sont pour elles des indéfinissables, appartient plutôt à la philosophie des mathématiques qu'aux mathéma- tiques proprement dites. Dans la philosophie, les notions, celles de substance, de cause, de droit, de justice, sont don- nées à l'esprit avant leurs définitions, indépendamment d'elles; chaque définition ne peut résulter que de l'analyse de la notion. Il est donc de l'essence de la philosophie de comnaencer par aborder les notions, si confuses qu'elles puissent paraître, de les examiner et de les analyser, et de finir par leur définition. Ainsi, par exemple, on ne peut rien conclure contre la possi- bilité de la philosophie comme science, de la discordance des définitions que la philosophie a reçues. On peut encore con tester l'existence de la philosophie, mais on ne peut contestt l'existence de son idée (28).

Locke, Condillac et tous les autres empiristes n'étudient les connaissances et n'en recherchent l'origine que dans ce qui se manifeste à la conscience. Ils se font un mérite de n'opérer qu'au grand jour de l'expérience. En affirmant que ce qu'on y voit est tout ce que l'homme peut savoir, ils nous retiennent sur le sol fertile de l'expérience et nous invitent à en cultiver les fruits; mais ils ne nous disent rien de la nature interne de ce terrain, ils prennent le tronc pour l'origine de l'arbre (29). Leur philosophie « enseigne qu'il n'y a de certitude que dans l'expérience, mais elle n'apprend pas pourquoi dans l'ex- périetice il y a de la certitude, et d'où procède cette certitude de l'expérience » (3o). Toute doctrine fondée sur l'expérience est par cela même incapable de démontrer les fondements de

(50) Ibid., p. 149. (29) Ibid., p. 61. (28) Ihid., p. 2,>42.

68 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

l'expérience. Elle ne peut fonder l'expérience que sur l'expé- rience, elle ne peut sortir de ce cercle vicieux (3i). El de même que 'les anciens chimistes tenaient à tort l'eau et l'air pour des éléments simples; les empiristes s'imaginent que la sensation est l'élément simple, l'étoffe de la connaissance (Sa). De plus, Condillac confond constamment la métaphysique et la logique avec la psychologie : « Il ne recherche pas comment nous sommes constitués pour connaître, mais comment nous agissons en connaissant; non pas quelles sont les règles for- melles du raisonnement, mais ce que nous faisons en raison- nant. De la sorte il ne s'élève jamais au-dessus du fait, et ne peut en expliquer ni la possibilité, ni l'origine, ni les lois » (33). Parce qu'il ne peut aller au delà du fait, l'empirisme con- duit à des conséquences funestes, à la négation de la moralité. Comme il n'est que trop vrai que l'amour de soi et l'attrait du plaisir sont les motifs de presque toutes les actions humai- nes, l'empiriste, attentif à ce fait, déclare qu'ils sont les prin- cipes de la moralité; il ignore les concepts de devoir, de juste, de bien (34).

La philosophie transcendentale, ayant pour but la recher- che des bases et des éléments de l'expérience, est l'opposé de l'empirisme, ou, plus exactement, c'est le fondement de l'em- pirisme raisonnable : elle donne aux sciences expérimentales une base qui leur manquait (35).

(31) Ihid., p. 74. (52) Ibid., p. 199. (55) Ibid., p. 1.^0.

(54) Ibid., p. 159. Une lettre de Sylvestre Chauvelot à Kant, du 18 no- vembre 1796, concorde avec cette description de l'opposition, au sujet de la morale, entre la philosophie kantienne et la philosophie que Villers attaque ici. Partisan de cette dernière, Chauvelot disait en effet à Kant que sa morale était fausse et dangereuse, parce qu'elle considère l'homme « tel qu'il devrait être et non tel qu'il est par le fait, c'est-à-dire tel qu'il est actuellement, tel qu'il a été..., et... tel qu'il sera toujours ». Kant's Schrillen, T. XII, p. 117. Mathématicien élève de Monge, Sylvestre Chau- velot était un officier français qui avait émigré et servi dans les rangs de la coalition étrangère. Ses biographes disent encore qu'il proposa une certaine théorie de l'espace, dans sa Nouvelle introduction à la géométrie (Brunswick, 180"2). Il est probable qu'il y discutait la théorie kantienne ; malheureusement nous n'avons pu retrouver cet ouvrage.

(55) Phil. de liant, p. 121 et X.

CHARLES VILLERS V\)

Dans la nature tout arrive suivant certaines lois qui en règlent le cours. Pareillement, notre fonction de percevoir les objets s'exerce suivant des lois précises, qui influent sur notre connaissance des objets, qui attendent en nous l'im- pression des objets pour marier leur action propre à cette impression (36). Nous avons vu que Villers, dans son rapport à Bonaparte, figurait cette action de nos facultés sur nos impressions, en la comparant à l'action du miroir sur l'image et à celle de l'estomac sur les aliments. Ici il multiplie les comparaisons de ce genre (37). Une chambre obscure qui serait douée de la faculté de percevoir et de penser, et dont l'ouverture serait recouverte d'un verre rouge, croirait que tous les objets ont cette couleur, qui, en vérité, ne lui serait don- née que par sa propre structure. Un cachet représentant une Minerve, doué de la même faculté, croirait que toutes les cires existent sous la figure d'une Minerve. Cette figure serait la forme nécessaire de toutes ses perceptions, parce qu'elle serait sa forme propre; tandis que le plus ou le moins de ductilité, la couleur verte ou noire, se rapporteraient à la cire. La forme que les plantes imposent aux substances qu'elles s'assimilent suivant les lois de leur développement, celle que les abeilles donnent aux alvéoles, l'aspect que l'hypocondre attribue aux

(56) P. 109-110. Cette comparaison faite par Villers entre la façon dont les phénomènes sont réglés par des lois naturelles et la façon dont les lois de nos facultés déterminent notre connaissance des objets et par con- séquent les objets eux-mêmes, peut sembler défectueuse. Puisque la pre- mière, d'après Kant, a besoin de la seconde pour exister, l'une ne doit-elle pas être tout autre chose que l'autre ? Il faudrait alors marquer la dis- tinction suivante. Un phénomène, arrivant toujours conformément à des lois, en détermine un autre qui le suit ; c'est une action causale. Notre pensée, imposant à tous les phénomènes sa propre forme, fait qu'ils se succèdent ainsi, c'est-à-dire conformément à des lois ; c'est une action transcendcntale. La chose en soi affecte notre sensibilité, c'est une action transcendante. Cette action transcendante a été généralement interprétée conmie une action causale, dans les discussions relatives à la question de savoir si Kant était en droit de faire un usage transcendant de la catégorie de cause. On a bien souvent agité cette question ; mais ce qu'il eût été vraiment utile d'expliquer, c'est comment on entendait l'ac- tion transcendentale, qui est incontestableracnt le point essentiel de l'idéa- lisme trnnscendental.

(37) Ibid., p. 111-113, 128-129.

70 LA FORMATION DE L nVLlJENCK KAN^1^;^^E EN FRANCE

choses, sont autant d'exemples que Villers hasarde pour faire saisir la théorie transcendcntale, en prévenant toutefois qu'au- cun exemple ne convient exactement (38). Il fait aussi re- marquer que l'idéalité Iranscendentale des formes a priori n'est pas tout à fait la même chose que la subjectivité des cou- leurs, des sons, des odeurs, etc., que Descartes a révélée. La théorie de Descartes est une sorte de transcendentalisme; mais elle n'est qu'un transcendentalisme empirique, car elle ne con- sidère que 'les organes empiriques, sur la connaissance des- quels, comme sur la connaissance de toutes les choses empi- riques, le transcendentalisme pur doit prononcer (Sg). « La philosophie transcendentalc est l'étude du subjectif, mais seu- lement en tant que celui-ci doit concourir à la formation des objets ». « Elle recherche ce que nous mettons du nôtre dans la connaissance des objets » (4o).

Le vrai problème de la philosophie critique, selon Villers, la difficulté la plus épineuse, ce n'est pas de savoir jusqu'où nos représentations ressemblent aux objets pris en eux-mêmes tous les rationalistes, dit-il, sont assez d'avis que cette res- semblance n'a pas lieu ; c'est de montrer d'oii procèdent les

(58) Voy. son article Crit. de la rais, pure, dans le Spect. du Nord, T. X, 1799, p. 9-10.

(39) Phil. de Kant, p. 121-127.

(40) //)!//., p. 116. Liltré a emprunlé de Villers, pour son Dictionnaire, ces définitions du sens kantien du mot transccndcnlal. 11 a reproduit aussi la phrase suivante : « De deux personnes qui sont placées dans un bateau, l'une dit : le rivage marche ; elle est empiriste ; l'autre dit : c'est nous qui marchons, et qui attribuons ce mouvement au rivage ; celle-ci est dans un point de vue franscendenfal. » (p. 122). De mième que les astro- nomes ont abandon)îé le système de Ptolémée, qui attribuait le mouvement au soleil, pour adopter le système de Copernic, qui a reconnu ce mouve- ment dans l'observateur ; il faut que nous quittions le point de vue empi- rique et que nous nous placions au point de vue transccndental.

La distinction que Villers veut expliquer entre ce qu'il appelle le trans- cendentalisme empirique et le transcendentalisme proprement dit, se com- prend aisément. La subjectivité des qualités secondaires n'est pas une idéalité transcendcntale, puisque ces qualités ne constituent pas les objets de la sci(-iice de la nature. Elles sont écartées de ces objets et leur subjecti- vité est établie par celte scienc(^ même, par la seule considération de cer- taines lois naturelles. La conformité des objets à des lois, et par suite .son idéalité, ne pourraient s'établir de cette manière, sans cercle vicieux. Cette idéalité est établie pnr une autre disciiiline, qui s'appelle iiroprcment la philosophie franscendenlalc.

ClIAra.ES VILLERS 71

lois universelles et nécessaires que, d'une part, nous trouvons dans notre esprit, dans notre connaissance, et qui, d'autre part, sont aussi les lois des objets de la nature (4i). L'expé- rience ne peut nous faire voir tout ce qui arrive dans la na- ture, ni la nécessité que tout ce qui arrive ait une cause (!i2). L'expérience nous enseigne ce que nous voyons, elle ne nous enseigne pas ce que nous verrons. Jusqu'à présent notre sen- sibilité externe n'a rien perçu que d'étendu; mais cela seul ne nous assure pas qu'elle ne percevra jamais d'objets inétendus : l'expérieace seule nous laisserait maîtres de penser qu'il peut y avoir des objets sensibles pour notre sensibilité externe qui n'occuperaient aucun lieu de l'espace. Or, c'est de quoi nous ne sommes pas maîtres. Une voix impérieuse, la même qui nous assure de notre propre existence, nous affirme que nous ne percevrons jamais par nos sens extérieurs rien qui ne soit dans l'espace, que deux droites ne se couperont jamais qu'en un point, qu'aucun événement n'arrivera jamais sans cause (43). Pour Villers, qui croit recevoir de Kant cette opinion, ce sont des axiomes dont il sait pourtant qu'ils ne sont pas analytiques qui se présentent à nous avec une évidence et une puissance de conviction égales à celles du principe de contradiction : il est absurde et impossible de les contre- dire (44)- Ils sont donc au-dessus de l'expérience; ils la voient et la jugent d'avance (45). Comment pouvons-nous avoir la connaissance de ce que nous n'avons pas expérimenté ? D'où. vient que nous pouvons prononcer sur la nature avec cette conviction ? (46). Comment des connaissances a priori, des connaissances universelles et nécessaires, sont-elles possibles ? Les empiristes n'ont jamais réfléchi sur ce problème, ou bien

(M) Ibid., p. 77. (42) Ihid.. p. 223. _ (43) Ihid., p. 63 et suiv., et Crit. de la rais, pure, dans le Spect. du Nord, T. X, p. 15.

fi4) Phil. de Kant, p. 102 et 216. m) Ilnd. p. 78. (46) Ihid., p. 78, 87.

73 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

nient qu'il se pose (/I7). Le scepticisme déclare l'homme inca- pable de le résoudre, et, en laissant ainsi subsister la question, il irrite la curiosité, au lieu de l'apaiser. On a cru trouver le repos dans le dogmatisme, cartésien ou leibnizien. Mais les cartésiens, lorsqu'ils prétendent que l'accord des lois de la pensée avec celles de la nature s'explique par une même in- fluence que Dieu exerce sur la pensée et sur la nature, ne présentent qu'une hypothèse. L'explication leibnizienne, par une harmonie préétablie entre l'àmc et la nature, est aussi peu satisfaisante (^^8). La solution du problème est dans le trans- cendentalisme (49). Ce que nous pouvons connaître a priori, c'est ce qui, dans les objets de la connaissance, provient de notre faculté de connaître; c'est ce qui est à nous-mêmes et aux objets comme la figure de Minerve est au cachet et à la cire, comme la couleur rouge est à la chambre obscure et aux objets qu'elle se représente; c'est ce que nous mettons du

(47) Ibid., p. 79.

(48) Ibid. p. 88. Il est encore une autre théorie que Villers indique et repousse, c'est 1' « égoïsme », qu'il résume par ces mots : « C'est dans le sein de la pensée de l'homme que, par une force spontanée qui lui est propre, les représentations, que nous prenons pour des objets hors de nous, naissent et s'ordonnent suivant les lois de cette pensée, ou de cette force qui est en elle. Et comme la somme de ces représentations forme ce que nous appelons nnlure, il est aisé de voir comment l'esprit en connaît les parties et les lois. « (p. 81). Villers objecte que l'égoïsme, en confondant los doux termes, la nature et le moi, tranche le nœud plu- tôt qu'il ne le dénoue. C'est la docirine de Fichle qui est ici jugée si sommairement.

Rappelons que, lorsque Fichte fut accusé d'athéisme, Villers prit parti pour lui {Spcctat. dn Nord, T. X, 1790, p. 594), bien qu'il déclarât en même temps ne pas comprendre sa philosophie ; il craignait que cette accusa- lion n'accréditât l'opinion, propagée par le livre de l'abbé Barruel sur le jacobinisme, suivant laquelle les kantiens seraient tous des jacobins. Villers se devait de la démentir.

A la fin de son livre, il a traduit quelques pages de Fichte ; mais il n'a r 35 jugé à propos de le fairf connaître davantage en France. Il écrivait à Reinhold : « Il y a de par le monde un Prof. Fichte et un Beck et C'^, qui me troublent un peu ^ent^•ndonlent par lours arguments. Mais je stiis résolu de présenter d'abord aux Français le Kant tout pur. Nous verrons ensuite si le vioi et le non-moi, si l'idéalisme pur peut se hasardf^r aussi là-bas. « (Lrltre citée par Vaihiiigor, Allpreussifiche Monalsschrilt, T. XVIl, p. 297.)

(49) Phil. de Kant, p. 194.

CHARLES VILLERS

7S

nôtre dans les objets de la connaissance; c'est ce que nous y transportons en vertu des lois et des formes propres de notre faculté de connaître (5o). « Ces lois et ces formes sont : pour notre cognition (5i) en général, et pour tout ce qui peut nous affecter d'une manière quelconque, l'unité fondamentale et systématique, qui est celle de notre conscience intime; pour toutes les impressions autres que celles occasionnées par nos propres pensées et affections, l'espace ; pour celles occasionnées par nos propres affections, le temps; pour l'agrégation régu- lière et renchaînement des objets les uns aux autres dans l'espace et dans le temps, les conceptions d'unité, totalité, réalité, négation, substance, cause, possibilité, existence, et les autres appelées catégories... A leur moyen, les objets nous apparaissent comme cohérents, unis, étendus, successifs, liés entre eux comme nombres ou comme substances et accidents, causes et effets, etc. Ainsi se forment les objets et leur organi- sation; ainsi nous apparaît cette somme d'objets liés entre eux, que nous appelons nature, ou monde sensible » (52).

Tous les objets de la nature étant toujours et nécessaire- ment soumis à ces lois de notre faculté de connaître, on com- prend par qu'il nous soit possible de connaître a priori ces objets, de les juger d'avance avec certitude. Mais les objets d'une telle connaissance ne peuvent être des choses en soi, lesquelles, exi-tant indépendamment de nous, ne peuvent rece- voir de nous des lois; ils ne sont que des phénomènes (53). Tout phénomène doit avoir une cause, doit être un effet, puisqu'il est soumis aux facultés de l'homme; mais l'objet en soi « est franc de causalité; il n'a pas plus de cause, il n'est pas plus effet, qu'il n'est jaune ou bleu, froid ou chaud, doux ou amer » (5^). En montrant que toute notre expérience, tout notre savoir, est en ce sen> un anthropomorphisme, Kant a

f.50) Ihid., p. 217-218, Zm.

(51) Pnr cognition. Villfrs enler.d faculté de connaître.

(52") Phil. de Kant. p. 349.

(53) Ibid., p. .3.i4.

(54) Ibid., p. 564.

74 T.A FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

révéla le sens profond de la formule de Protagoras : L'homme est la mesure de toute chose (55).

Il conviendrait de chercher tout de suite comment il faut, selon Villers, entendre les arguments de Kant pour qu'ils prouvent effectivement que l'espace, le temps, les concepts d'unité, de totalité, de substance, de cause, etc., sont bien les lois, les formes de notre faculté de connaître, et qu'ils ont bien les fonctions qui viennent de leur être attribuées. Mais il n'est pas inutile à cette recherche que nous nous arrêtions un instant à considérer l'un des points les plus curieux de l'interprétation de Villers; point que touche déjà le passage que nous venons de citer, en ce qu'il traite l'unité de la cons- cience de soi, l'unité synthétique de l'aperception, comme la forme générale de toute notre faculté de connaître, aussi bien de la sensibilité que de l'entendement (56). Au lieu que dans la Critique les formes de la sensibilité, l'espace et le temps, ne paraissent pas avoir le mome rapport avec l'unité de la cons- cience de soi que les formes de la pensée ou catégories, nous verrons que, dans l'exposé de Villers, non seulement l'espace, le temps et les catégories, mais aussi les idées de la raison, la finalité et la loi morale sont toutes mises dans le même rapport avec l'unité de la conscience de soi. Au moins pour ce qui est du rapport de l'espace et du temps avec l'unité de la conscience de soi, l'interprétation de Villers peut être rapprochée des interprétations modernes, bien qu'on ne puisse l'identifier avec elles. Dans l'Esthétique transcendentale, Kant parle de la sensibilité comme si elle pouvait, sans le concours de l'en- tendement, indépendamment de la spontanéité de la pensée,

(55) Ibid., p. 552.

(56) Voici un autre passnge, plus cx|)licitc : « L'espace nous fournit la base de la coexistence l'un hors de l'autre ; le temps nous fournit celle de la succession l'un aprcs l'autre : ainsi naît la représentation l'un près de Vaiilre ; ainsi naît celle d'avant et d'après. La loi fondamentale de l'être cocrnilif, l'unité systématique on un ensemble qui se réduise à une cons- cience unique, se fait sentir ici d'une manière évidente ; car le sens exté- rieur rans:e tous ses objets dans un seul et même espace, et le sens inté- rieur les siens dans un seul et même temps. » (p. 274.)

CnARLES VILLERS

73

nous donner la perception d'un ohinl, ainsi que les intuition? pures de l'espace et du temps. Au contraire, dans la Déduction transcendenfale, il dit très expressément que les catégories et l'unité synthétique de la conscience de soi sont les conditions nécessaires de la représentation d'un objet empirique quel- conque, ainsi que des intuitions pures de l'espace et du temps. Quelques commentateurs, qui ont relevé cette contradiction, ont proposé de la résoudre en considérant que la Déduction représente la pensée définitive de Kant et qu'elle corrige l'Esthé- tique pour autant qu'elles se trouvent en désaccord (57).

Villers ne dit pas assez en quel sens il entend que l'iden- tité et l'unité de la conscience de soi sont la condition de l'intuition du temps et de l'espace; mais chez lui tout nous permet de supposer, afin d'arriver à une idée précise, qu'il n'aurait pas repoussé l'explication donnée par Otto Liebmann sur ce point du kantisme. Il est donc bon de la rappeler.

Un sujet qui n'aurait qu'une conscience instantanée, qui deviendrait un autre sujet à chaque changement dans ses per- ceptions, serait dans un perpétuel présent et ne saurait dis- tinguer l'avant de l'après; pour lui, il n'y aurait pas de temps. Tous les sons successifs d'une mélodie seraient perçus par lui comme par autant d'aiiditeurs différents qui ne percevraient chacun qu'un son; pour lui, il n'y aurait pas de m.élodie. L'identité de l'auditeur est la condition la mélodie, de même que son unité est la condition de l'accord : des sons ne peu- vent former un accord ou une mélodie que dans une cons- cience une et identique. Pour penser le temps d'un midi à un autre ou pour tirer par la pensée une ligne droite, qui doit être la représentation externe et figurée du temps sans laquelle nous ne pouvons nous représenter le temps, il faut que nous réunissions dans une même pensée les représentations succes- ives des parties de la ligne ou des parties du temps (58). Sans

(57) John Walson, The philosophn o( Kant explained, Glasgow, 1908, p. 70. 79. 107 et suiv.

(."iS) K,nnt. TnV. rJe la rait. p>irr. érl. Kelirb., p. 674 et p. 117 ; trad. Trem., p. 154, éd., et 154, l''^ éd.

76 I,\ FO:\M\TIO.N DE l'i.NFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

l'identitL' de la pensée, pas de temps, ni de changement. Sans l'identité du sujet qui la perçoit, une pierre qui tombe ne tomberait pas; comme la flèche de Zenon, elle resterait en repos. Ce n'est pas à dire que le monde commence avec la naissance de l'homme individuel et finisse, avec sa mort. Le moi, le connaisseur du monde, le sujet transcendental, qui tire la ligne du temps, ne s'y range lui-même qu'en tant qu'indi- vidu hum.ain soumis à la naissance, au développement et à la mort (59). Les fondions du sujet transcendental dominent et cl régissent l'homme individuel, comme les lois de la logique dominent et régissent sa pensée correcte (60). Le sujet qui, restant identique à soi-même, distingue et du même coup unit synthétiquement l'avant et l'après, n'est pas seulement la con- dition de l'intuition du temps et du changement, il est aussi la condition de la synthèse des éléments divers de l'espace sans laquelle aucun objet, empirique ou géométrique, ne peut être représenté, sans laquelle l'intuition de l'espace est impossible (61). (( Nous ne pouvons pas penser une ligne sans la tirer par la pensée, un cercle sans le décrire; nous ne saurions, non plus, nous représenter les trois dimensions de l'espace sans faire par- tir d'un même point trois lignes perpendiculaires l'une à l'au- tre... » (fia). Celte synthèse des éléments divers de l'intuition pure et aussi de l'intuition empirique (par exemple, dans la perception d'une maison), ne se fait pas arbitrairement, mais conformément à la catégorie de la synthèse de l'homogène, qui est la catégorie de quantité (63). C'est ainsi que selon celte façon assez commune de lire Kant l'union des catégo- ries avec les intuitions pures et empiriques se ferait dans l'unité de la conscience de soi.

Si Villers a eu raison de placer au-dessus des intuitions

(50) Otto Lifhniann, Grdanhen und Tliutsachcn, lOOi, T. II, p. 14 et s.

(60) T. II, p. 50 cl id.

(61) Crit., Kelirb., p. 678 ; Trem., p. 101, 2e éd. (02) Crit., Kelirb., p. 155 ; Trem., p. 154, éd.

(65) Ilnd., Keiirb., p. 679, Trem., p. 162, éd. ; et Watson, The phi- los., p. 164.

CHABLES VILLEnS 77

et des catégories, comme leur condilion commune, l'unité de la conscience de soi, il n'en n'est pa? moins vrai que les pre- mières s'y rapportent moins directement que les secondes. Les formes de l'intuition, comme les intuitions empiriques, con- tiennent une diversité d'éléments qui est donnée au moi un et identique, au sujet transcendental, et qu'il ne saurait se don- ner à lui-même. Elles lui sont, en quelque sorte, étrangères. Tandis que les formes de l'intuition sont pour l'unité synthé- tique de la conscience de soi un divers à unifier, les catégories sont ses propres moyens pour effectuer celte unification. C'est par l'intermédiaire des catégories que ces formes se rapportent à celte unité.

En disant que l'unité de la conscience de soi est la forme de tout ce qui peut nous affecter, Villers paraît aussi entendre que cette forme fait que ces affections sont ce qu'elles doivent être pour pouvoir devenir les éléments de la représentation d'un système unique de la nature, conformément aux catégories. Mais comme il ne s'explique pas davantage sur ce point, et que l'examen des autres commentaires nous y ramènera, nous ne devons pas présentement nous y arrêter plus longtemps. Nous allons maintenant nous occuper des arguments qui cons- tituent, selon lui, VEsthétique transcendentale.

La philosophie transcendentale, telle qu'il l'explique, pos- sède deux moyens de discerner ce qui, dans les objets de l'expé- rience, provient du sujet, de ce qui dépend des impressions qu'il reçoit. Le sujet est identique, il reste toujours le même, ne varie jamais; ses objets, au contraire, varient sans cesse. Donc tout ce qui, dans ses objets, est constamment et invariablement le même, leur vient de lui; et ce qui est acci- dentel, variable, passager et changeant, leur vient, au con- traire, des impressions qu'il reçoit (64). Les lois ou ma-

(64) Philosophie de Kunt, p. 117, 119, ï'jô. A la page 117, Villers rend obscur cet argument en disant que ce qui est constant appartient au sujet, tandis que ce qui est variable appartient à l'objet. A quel objet ? L'objet en soi, n'étant pas dans le temps, na rien de variable ; et ce qui est cons- tant appartient autant à l'objet phénoménal que ce qui est variable. Il faut

78 LA FORMATION DE l'iNri.tlF.NCK KANTIENNE EN FRANCE

nièrcs d cire dont nous savons, avec une cerliliide invincible, qu'elles sont les lois ou manières d'être de tous les objets de l'expérience, ne leur viennent pas des impressions, celles-ci n'ayant en elles-mêmes aucune raison d'être d'une manière plutôt que d'une autre; mais ce sont autant de conditions, de formes de notre manière de voir; c'est-à-dire qu'elles sont les lois ou formes que nous, sujets, imposons aux objets de notre expérience (65).

Voyons comment ces critères s'appliquent à l'espace.

On distingue dans notre sensibilité une sensibilité externe et une sensibilité interne. Notre sensibilité s'appelle externe en tant que ses objets sont des objets autres que nous-jnêmes, ou objets externes; elle s'appelle sensibilité interne en tant qu'elle se rapporte à nous-mêmes et à nos propres impres- sions (06).

Il s'agit de prouver que l'espace est une forme de notre sensibilité externe.

L'espace est la condition nécessaire de la possibilité de tous les corps ou objets externes. « Dès que je veux me re- présenter quelque autre cbose sensible que le moi, l'espace est là, et se présente malgré moi, sans que je puisse le repousser. » Si nous faisons abstraction de l'espace, les corps disparaissent. Si nous faisons abstraction de tous les corps, l'espace nous reste (67). Villers croit qu'on peut déjà en conclure que « l'es- pace est simplement une condition subjective de notre faculté de connaître, la forme dont notre sens externe revêt par sa nature toutes ses impressions » (68). Il développe néanmoins d'autres considérations qui lui semblent propres à établir cette

reconnaître que Villers ne pouvait guère être compris de ceux qui ne sa- vaient rien du kantisme, pour qui cependant il écrivait. Degérando mon- trera très aisément que cet argument, présenté sous cette forme, ne prouve rien. Il essaiera en outre, comme nous le verrons, d'établir que de quelque manière qu'on le présente, il ne peut aucunement appuyer l'idéalisme kan- tien.

(65) Ibid., ^. 119.

(m) Ibid., p. 256.

((')7) Ibid., p. 263-264

(68) Ibidn p. 2C1).

CllAuLIiS VlLLliRS 7t)

conclusion. Ce n'est pas par expérience, ajoule-t-il, que nous savons que tou^ les objets de l'expérience sont, ont toujours été et seront toujours dans l'espace, et qu'ils en revêtent cons- tamment toutes les propriétés; par exemple, celle d'avoir trois dimensions. Il soutient, d'après Kant et contre les disciples de Condillac, que la représentation de l'espace n'est pas ac- quise par abstraction. L'objet d'une abstraction (une couleur en général, l'homme en général) n'existe pas; l'espace au contraire est un être, un être singulier et d'une seule pièce. Il est un; ce qu'on appelle ses parties, les lieux qu'occupent les divers corps, sont des limitations, des découpures dans ce grand tout, desquelles, par conséquent, il n'a pu être construit. C'est une représentation infinie que nous n'acquérons pas par le détail; c'est donc une représentation que les sens ne peuvent donner (69). L'espace naît à l'occasion de la sensation; il ne s'ensuit pas qu'il soit donné par la sensation. Condillac a montré que la vue ne peut nous donner la représentation de l'espace; mais il s'est trompé quand il a cru que cette repré- sentation pouvait nous venir du tact. Les impressions du tact, de la vue, de l'ouïe, du goût, de l'odorat, se manifestent à nous comme sensations, comme sentiments, non comme représenta- tions d'étendues. Comment la sensation, qui est un sentiment en nous, devient-elle la représentation d'un objet hors de nous, étendui* Cela ne se comprend que si l'on admet que l'espace est la forme dont notre sensibilité externe revêt toutes ses impressions, un de « nos modes de voir » (70). Et aiasi se trouve établie la certitude apodictique de la géométrie, ou science des propriétés de l'espace. La géométrie est vraie idéalement, dans le sujet connaissant, parce qu'elle est un produit de la nature de ce sujet. Elle est vraie pour tous les hommes, puisque l'espace est la forme du sens externe de tous les hommes. Elle est vraie réellement, dans les objets que le sujet perçoit, parce qu'elle est tellement attachée à la manière

(69) Ibid., p. 266-269.

(70) Ibii. p. 263, 265-2C6, 208, 27û.

8o LA FORMATION DE L INFLUENCK KAATIEMNE EN ERANCE

dont il les perçoit, qu'il ne peut les percevoir que conformé- ineiil à elle.

Villers noie que le résultat de la théorie kantienne de l'espace est déjà d'expliquer la possibilité d'un hors de nous, celle d'un corps -en général et celle de la certitude géométri- que, c'est-à-dire celle des jugements synthétiques a priori de la géométrie (71).

Chez Villers comme chez Kant, la théorie du temps, symé- trique à la théorie de l'espace, en répète l'argumentation; nous n'en dirons rien.

Toute cette théorie de la sensibilité, cette « irréfragable esthétique », a pour la métaphysique des conséquences immé- diates. Villers croit qu'elle révèle, en particulier, que la dis- tinction de l'àme et du corps ne porte sur rien de réel, que le matérialisme est une erreur qui consiste à prendre pour objec- tif ce qui est subjectif, et que la question : la matière peut- elle penser.»* est dépourvue de sens (72). Dans sa Lettre à Cu- vicr, Villers explique comment cette esthétique, à son avis, fait évanouir le problème de la localisation de l'âme, ou pro- blème du siège de l'âme. La difficulté était de concevoir com- ment l'âme, simple et inétendue, pouvait être unie au cer- veau, volumineux et composé de parties. La plupart des phy- siologistes « ont cru tout gagner en rétrécissant sa loge, et lui ont assigné quelque local exigu, 011 elle trouvât une demeure plus conforme à sa nature inétendue... » Ainsi 'les cartésiens ont placé l'âme dans la glande pinéale, « comme si la moindre glandule n'était pas aussi bien divisible à l'infini que la masse entière du cerveau ! » La difficulté reste insoluble tant qu'on tient l'esprit et la matière pour des choses existant en soi. « Kant lui seul a mis tout le monde d'accord en anéantissant l'espace comme chose en soi, les corps comme chose en soi, la substance incorporelle comme chose en soi; et les laissant subsister comme simples phénomènes, comme des manifes-

(71) Ibid. p. 271.

(72) Ibid., p. 27».

CHARLES VILLERS 8l

tations, des produits de nos manières de sentir, de voir, de concevoir, qu'alors il devient très facile d'accorder entre eux... » (78). De ceque Kant a pris la peine d'amender une hypothèse analogue à celle de Gall, celle Sômmcring, Villers conclut que le système de Gall n'est pas inconciliable avec ce- lui de Kant. « Kant, dit-il, rejette bien loin toute idée d'attri- buer là l'âme un siège et un organe dans un lieu de l'espace, puisque l'âme, qui ne se perçoit que par le sens interne, ne se manifeste que sous la forme du temps, jamais sous celle de l'espace, et ne peut en conséquence occuper aucun lieu. Il adopte .seulement l'intention anatomique de Sommering, de rechercher le centre commun de convergence des organes de nos sens, ce sensorlum, cette tige commune des organes de la sensibilité extérieure, qui doit être la clef de voûte dans no- tre organisation... » (7/4).

Nous avons vu comment Villers concevait la théorie kan- tienne de la connaissance, prise dans son ensemble, puis, com- ment il présentait le détail de VEsthétique transcendentale; voyons comment il présentait celui de l'Analytique.

Pour composer un livre, il ne suffit pas d'avoir quelques milliers de caractères, il faut les ranger suivant certaines rè- gles, dans un certain ordre, de manière à former des ensem- bles partiels groupés eux-mêmes en un seul ensemble. Pareil- lement, pour composer le grand livre de la nature, il faut que les données éparses de la sensibilité soient réunies en systèmes partiels (rapportées à des objets) qui s'enchaînent en un grand tout. Réunir, rapporter les choses les unes aux autres et à nous-mêmes; c'est ce qu'on entend par concevoir, comprendre, connaître ; c'est ce que 'fait la pensiée ou l'entendement ; c'est juger. Les formes nécessaires de tous nos jugements, qui sont, comme la logique générale l'enseigne, la quantité,

(75) P. 17 de la Lettre de Cliarlcs Villers à Georges Cuvier, sur une nouvelle théorie du cerveau par le docteur Gall, Metz, 1802. (74; Ibid., p. 24.

02 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

la qualité, la relation et la modalité, sont donc aussi les formes de notre pensée ou entendement. Mais tandis que la logique générale étudie ces formes en vue de déterminer les règles des conclusions légitimes, la logique transcendentale coHsidère que nous jugeons l'objet qui nous affecte, quant à la quantité, la qualité, la relation ^t la modalité. Elle montre que, quant à la quantité, nous le jugeons comme un, ou comme plu- sieurs, ou comme plusieurs en un. D'après la première ma- nière de juger, nous jugeons 'l'objet comme un, sans avoir égard à ses parties; d'après la seconde, ayant égard à «es parties, nous le jugeons comme plusieurs; d'après la troisième, qui réunit les deux premières, nous le jugeons comme plu- sieurs dans un ensemble, c'est-à-dire comme tout. Il est inu- tile de rapporter l'explication que Villers donne de toutes les autres formes de l'entendement ; notons cependant ce qu'il dit de la relation. Ou nous jugeons que ce qui est immuable et permanent est le fond, le support de ce qui est variable et changeant, et par nous jugeons ces choses comme étant dans une relation de substance à accident ; ou bien nous jugeons les choses comme étant dans une relation telle qu'elles se déterminent en se produisant (relation de cause à effet) ; ou enfin, réunissant la permanence des choses et leur action, nous les jugeons comme étant dans une relation mutuelle de dépen- dance ou de réciprocité d'action (75).

Chacun de nos jugements sur les objets est donc néces- sairement soumis aux formes de l'entendement, u II en résulte ce que nous appelons l'expérience, la connaissance que nous prenons des choses. » Ces formes naissent de conceptions fon- damentales appelées catégories ; conceptions matrices qui sont l'essence de notre pensée, qui sont « autant de modes parti- culiers de l'unité fondamentale et systématique à laquelle toutes nos connaissances doivent se réduire » (76). Ces caté- gories (dont Villers reproduit la liste) ne peuvent nous venir

(75) Phil. de Kant, p. 280 et suiv. (7») Ibid., p. 288-289,

CHARLES VILLERS 83

de l'expérience, car toute expérience les présuppose (77). Comme l'espace et le temps, elles ne sont que des lois subjec- tives de noire faculté de connaître. Prises en elles-mêmes, et abstraction faite des données sensibles, elles ne sont que des formes vides, sans aucun contenu, et sont incapables d'en produire aucun. Elles ne peuvent être appliquées aux choses en soi, car ces choses ne se règlent point sur les lois de notre faculté de connaître. Leur seul emploi légitime est leur appli- cation aux objets sensibles (78).

Mais pour qu'elles puissent s'appliquer aux choses sensibles, elles doivent d'abord s'allier aux formes de la sensibilité. Un concept pur de l'entendement, appliqué à une forme pure de la sensibilité, devient un schèi.ie. Un schème est donc le pre- mier degré de la sensibilisation d'un concept. C'est du sché- matisme, de cette application des concepts purs aux intuitions pures, que naissent les mathématiques. Les constructions du mathématicien sont des choses sensibles; et cependant elles ne sont pas des choses individuelles, comme celles que repré- sentent les images. Ce n'est pas de tel triangle particulier, équilatéral, isocèle ou scalène, qu'il démontre que la somme des trois angles est égale à deux droits, mais d'un triangle

(77) Précédemment, Villers avait expliqué, de la manière suivante, que le concept de nombre ne nous est pas donné par l'expérience. L'expérience nous montre quelque chose, et ici quelque chose ; elle ne nous en donne pas davantage. C'est notre entendement qui réunit ce quelque chose avec ce quelque chose en un enseiubie systématique pour en faire deux, pour en faire un nombre. Ainsi notre entendement crée l'unité, les nombres et toute l'arithmétique (p. 195). Villers rappelait que Fénelon avait déjà dit cela à propos de l'unité. Un homme, une chose quelconque, n'ofi're aux sens qu'une multitude de perceptions diverses que l'entendement réunit en un objet. Chaque nombre est un jugement que nous appliquons aux objets. (Traité de l'existence de Dieu, l^^ partie, article 61 ; et dans Villers, p. 285-285). Il en est de même du concept de cause. Rien de ce que donnent les sens n'est une cause ; « cause est un pensée, une con- ception que nous ajoutons à tel objet, mais qui ne nous est donnée par aucune perception ». (Villers. p. 257.) C'est dans notre entendement que Mars et Jupiter font un ensemble que je puis appeler deux ; c'est encore dans notre entendement qu'ils font avec toutes les autres planètes un sys- tème planétaire (p. 257). .\ous avons déjà dit en quoi cette interprétation est insuffisante.

(78) Phil. de liant.., p. 291.

84 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

archétype de tout triangle. Ce triangle archétype est un ischème. Si le schcme reçoit une détermination qui le fasse individu, il devient une image, qui est le second degré de sensibilisation. Si cette image rencontre dans le "sens externe une perception empirique qui la réalise, ellf devient objet ; c'est le troisième degré de sensibilisation. Le temps est un élément nécessaire à la formation de louf schème, parce qu'il faut bien que le sens interne perçoive toute construction. Il en résulte que la cause doit précéder l'effet, que la substance doit être perdarable, que l'action et la réaction doivent être simultanées (79).

Maintenant nous devons comprendre c'est du moins l'opi- nion de Villers comment notre entendement, à l'aide de ses formes actives, rassemble et coordonne les apparences sen- sibles ou phénomènes, leur assigne des rapports qui en font des objets liés les uns aux autres, de manière à constituer un mécanisme du monde, une nature. La nature n'est donc que Tensemble des phénomènes donnés par nos sens et réglés par l'entendement. L'entendement ne tire pas ses lois de la nature; c'est lui qui prescrit et donne ses lois à la nature (80).

Dans son exposé de l'Analytique transcendentale, Villers fait à peine allusion à la théorie de l'aperception transcen- dentale, qui, chez Kant, est le point central de ce chapitre. Mais, probablement parce que Villers croyait que cette théorie ne tenait pas moins aux autres parties du système de Kant, il l'explique en divers endroits de son livre. Dès le début, il le ■le fait assez librement, et si de la sorte il court le risque de s'entendre reprocher des inexactitudes, il montre au moins qu'il a su attacher une pensée à ce passage difficile de la Clinique. Son ouvrage se distingue en cela d'une foule d'autres exposés populaires qui ne donnent sur ce point que des indi- cations trop brèves, ainsi que de nombreux commentaires plus

(79) Ihid., p. 'm-îm et 503-308,

(80) Ihid., p. 500-302,

CHARLES VILLE1\S

et

savants en apparence, qui ne sont, des qu'ils touchent à la Dédacthn transe en dentale, que de longues paraphrases dont le sens n'est pas plus évident que celui du texte qu'ils pré- tendent expliquer. C'est donc une chose assez curieuse de voir comment cette partie de la Critique a été exposée pour la pre- mière fois en français, pour que l'explication de Villers mérite d'être reproduite ici presque textuellement, bien que cette explication renferme, elle aussi, une équivoque grave, que noua signalerons.

Tout notre savoir est système. L'esprit systématique est l'âme de la science (8i). C'est lui qui incite l'intelligence à remonter sans cesse de pourquoi en pourquoi, pour arriver à une connaissance absolue qu'elle puisse tenir pour le prin- cipe de toutes les autres, qui seule pourrait la satisfaire. Cet esprit systématique, ce besoin de savoir qui est l'idée même de la science, « n'est pas autre chose qu'une disposition innée chez l'homme d'apporter dans la multiplicité et la variété infinie,... dans l'hétérogénéité de toutes les représentations tant sensibles qu'intellectuelles,... dans tant de choses isolées et données comme indépendantes les unes des autres, de l'ordre, de la liaison, de l'ensemble. L'homme est un, il le sent ; la eonscience qu'il a de lui-même est une unité indivisible, cohé- rente ; je ne dis pas unité numérique, mais bien unité systé- matique et homogène, unité non par opposition à nombre, mais par opposition à confusion. Il faut que les connaissances d'un être pareil... se revêtent de cette forme principale du sujet connaissant, qu'elles adoptent cette manière d'être de la conscience intime, c'est-à-dire qu'elles forment entre elles un tout lié, cohérent, un ensemble, une unité systématique. Cette synthèse originaire est la première condition, la première forme de toutes nos connaissances. Nous l'apercevons dans nos sensations îTiaté?'!elIes, aussi bien que dans les conceptions de notre esprit. La qualité de jaune donnée par la vue, celle de sonore donnée par l'ouïe, celles de dur, de pesant et de ductile données par le tact, qualités isolées par elles-mêmes,

(81) Ibid., p. 355,

H LA FOniStATION DE l'iNFIA'ENCR KANTIENNE EN FRANCE

sont saisies par ce principe actif qui tend en nou? à la liaison et Q l'ensemble, et se réunissent dans une seule représentation que nous nommons or. Ainsi de tous les objets que nous con- naissons successivement et avec tant de variétés, nous formons des ensembles, des systèmes partiels, jusqu'à ce qu'enfin nous composions de leur ensemble général un seul système, une seule unité, que nous appelons le monde. C'est nous qui four- nissons cette idée d'ensemble, elle n'est point en effet ; c'est celte forme synthétique, ce principe d'union et de rappro- chement qui constitue la nature de notre entendement. De la nécessité de ranger toutes nos perceptions dans un espace et dans un temps ; de regarder tout événement comme dépen- dant d'un autre événement qui le précède (relation de cause et à'ejjei) ; de regarder toutes les choses comme exerçant les unes sur les autres une influence réciproque (relation d'action et de réaction) ; de prêter à toute chose un but, une finalité frelation de fin et de moyen) ; de supposer que les qualités diverses que nous transmettent les sens doivent avoir un fonds ■commun qui les soutienne et les réunisse (relation d'accident et de substance), et ainsi du reste, tous modes de liaison et d'unité systématique, lois de notre entendement, sous les- quelles nous apercevons la nature, et que nous croyons pour cela ré-ider en elle (82). Mais de toutes ses connaissances, celle oii l'homme est le plus avide d'apporter une liaison, une ^harmonie conciliatrice, c'est dans le rapport qu'il y a entre ses opinions et ses actions, entre son savoir et son vouloir. Ici l'intérêt pratique le plus pressant vient renforcer en lui l'in- térêt spéculatif. Il doit agir, influer sur lui-môme et sur ses semblables ; ses actions forment un ensemble de choses qu'il produit spontanément ; c'est en quelque sorte une création dont il est le maître et le régulateur. Quelles seront donc les règles suivant lesquelles il devra agir ?... » (83)

Plus loin, Vi tiers revient encore à quelques-unes de ces

(82) lh!d., p. 12-.15. (8j) Ibid., p. H.

CHARLES VILI.EnS 87

idées et les résume ainsi : « Il ne faut pas perdre de vue que 6OUS ces trois facultés de l'être cognitif (sensibilité, entende- ment, raison), sous leurs lois et leur nature particulière, repose nécessairement la loi et la nature de l'être cognitif lui-même, qui est la loi fondamentale commune, et comme l'âme de toute la cognition. Cette loi consiste en ce que l'être cognitif est essentiellement un, d'une unité de simplicité, de cohérence^ d'une unité systématique, et par opposition à multiple, à divers, à confusion, à agrégat. Tel est, ainsi que je l'ai déjà fait voir, le caractère absolu du sentiment qu'a de lui-même l'être cognitif, le moi. Ce sentiment fondamental, sans lequel aucun autre n'aurait lieu, donne nécessairement sa forme à toutes les connaissances de l'être cognitif. Il faut que tout ce qui survient en lui, tout ce qu'il accepte ou qu'il produit, de- vienne un d'une unité systématique, un tout, un seul en- semble. »

Cette unité rassemblante ou synthétique, active dans la sen- sibilité, dans l'entendement et dans la raison, dirigeant et ramenant à elle l'action de chacune de ces facultés, est conti- nuellement occupée à faire d'un complexe vague, d'un amas confus, dépourvu de rapports, une chose maintenue et liée dans toutes ses parties par un rapport, par une loi. a Ainsi de l'amas infini des sensations diverses, la sensibilité fait une sensation, un objet ; de Tamas d'objets isolés, sans connexion, l'entendement fait une suite liée par la loi de cause et d'effet ; la multiplicité des causes est enfin rangée par la raison sous la forme générale de la nécessité d'une cause commune, d'une cause première et absolue. » Cette tendance efficace à l'unité est la forme nécessaire de la conscience intime de l'être co- gnitif, et par de tout ce qui est saisi par lui. Cette force active de la synthèse est ce que Kant appelle l'imagination transcendentale (84).

(84) Ibid.. p. 2o9-262. Ce que Villers dit de l'imagination transcen- dentale, ainsi que ce qu'il dit de l'unité synthétique de l'aperception, raanque de précision. Une fois engagé dans les méandres de cette Déduc- tion, il cesse, comme beaucoup d'autres commentateurs, de voir nettement

88 LA FOnMATIOX DE l'iNFLUENCî- KANTIENNE EN FRANCE

Après l'Analytique transcendentale, ou théorie de l'enlen- dement, -de ses concepts et de ses principes, vient la Dialec- iiqae transcendent aie ou théorie de la raison et de ses idées, que Villers avait déjà effleurée dans les pages oii il traitait de l'unité de l'aperception, regardant cette unité comme l'origine, le premier principe, la forme fondamentale de la seconde faculté autant que de la première. Voyons de près ce qu'il donnait pour cette théorie de la raison.

L'esprit humain n'est pas entièrement satisfait par la liaison que l'entendement établit entre les objets en leur imposant

la difficulté qu'elle devait résourire pour établir sa conclusion, que l'enfen- dement impose à la nature ses lois et que par s'explique la possibilité de les connaître a priori. On ne peut décider si Villers a voulu dire que le râle de l'imagination est simplement d'ordonner, de ranger les sensations de manière à en taire des représentations d'objets pour une connaissance systématique, ou s'il lui attribue aussi la fonction de produire même l'ordre dans lequel elles nous arrivent. Il va de soi que cette fonction-ci semit essentiellement inconsciente, en ce sens que nous aurions aussi peu cons- cience de cette action de l'imagination que d'une action des choses en soi qui produirait ou déterminerait les sensations ou leur ordre de succes- sion, et qu'ainsi cette « imagination « serait avec notre conscience dans le même rapport qu'une chose en soi. Or, il semble, d'après un passage que nous examinerons et il parle des fonctions transcendentales de l'ima- gination, que Kant ait répugné à les tenir pour inconscientes en ce sens. Cela peut porter à interpréter de la manière suivante la distinction de l'imagination empiriqu":" et de l'imagination transcendentale. L'imagination est en général la f'^oulté de se représenter un objet même en son absence {Crit.. Kehrb., p. 672 ; Trem.. p. 150, 2^ édU.). Quand l'objet est un ob^et empirique, un objet dont les élénients ont été donnés nar les sens, l'ima- gination s'appelle imatrination reproductrice ou empirique. Quand l'objet n'est qu'une détermination de l'intuition pure par les concepts purs (une fiç'ure géométrique, une synthèse figurée, un schème), et alors m.ème que c^^tte détermination est représentée Xlans un objet empirique, toujours et nécessairement soumis à l'intuition pure, 1 imagination s'appelle imagina- tion productrice ou transcendentale. Quiconque estimerait que cette interprétation est insuffisante et prétendrait que c'est bien une fonction de produire un certain ordre de nos sensations mêmes, que Kant entend par « synthèse transcendentale de l'imagination )\ dont il dit qu'elle « est un effet de l'entendement sur la sensibilité et une première application de cet entendement, application qui est en même temps le principe de toutes les autres... » (Crit... Kehrb., p. 072 : Trem., p. 151, éd.'), quiconque sou- tiendrait, en outre, oue la Drf^tiction est exacte et rigoureuse, aurait à prouver que la supposition d'une telle fonction contrilnie effectivement à l'exolicntion de la possibilité de la connaissance a priori. Il faut convenir qu'il n'y serait guère aidé par Kant, et que, s'il y rétississait néanmoins, c'est à lui qu'on en aurait la principale obligation. Plus loin, nous repren- ions plus amplement cette difficulté.

CnAPXEo VILLERS 8^

des rapports de quantité, de causalité, de réalité, etc. ; il vent atteindre une quantité, une causalité, une réalité qu'il n'ait pas produites, qui existent par elles-mêmes et se suffisent à elles-mêmes, qui soient absolues. Un objet est composé de parties, qui ont elles-mêmes des parties plus petites. Poussant cette division plus loin que les sens peuvent la suivre, « l'esprit arrive à la pensée d'un élément, d'une unité simple et absolue, qui constitue toutes les unités de son monde réel ». En appli- quant le concept de totalité, non plus seulement à tel ou tel objet sensible, à cette maison, à cette ville, à ce pays, à la terre, au système solaire, mais à l'ensemble de toutes les choses, nous atteignons la pensée d'une totalité absolue, d'un grand tout qui ne laisse supposer rien au delà, et qui se nomme Vanivers. De même que l'élément résulte de l'absolu appliqué à l'unité, l'univers résulte de l'absolu appliqué à la totalité. L'esprit ne s'arrête pas non plus à la cau- se d'un événement donné, il veut parvenir à une cause absolue. Il ne s'arrête pas à une réalité conditionnelle, il lui faut une réalité inconditionnelle, absolue, a Nous avons donc en nous une faculté... qui tend à l'absolu, à l'inconditionnel, au fondamental. Cette faculté de l'absolu est la raison » (85). Telle est la fonction franscendentale de la raison, dont la fonction logique e?t le raisonnement, lequel exige, pour la vérité de ses conclusions, que les propositions d'oii il part soient elles-mêmes établies ou posées comme thèses absolues. « Il est aisé de comprendre que cette loi de l'absolu n'est qu'une dernière manifestation de la loi fondamentale d'unité systématique, qui fait l'essence de notre cognition. Ce n'est qu'à son moyen que l'ensemble de nos représentations peut être conclu et terminé. La conception absolue d'univers, par exemple, est comme le cadre définitif qui fixe et arrête en un tout unique nos conceptions d'espace, de nature, de monde » (86). L'exercice transcendental de la raison n'e:-t pas autre

(8.5) Philosophie de Kanf, p. 311-314. (86) Ibid., p. 315.

f)0 LA FOÎlMATin.N DE L INFLUENClî KANTIENNE EN FRANCE

chose que l'action d'appliquer cette loi de l'absolu aux con- cepts de l'entendement. De cette application résultent de nou- veaux concepts appelés idées. L'idée psychologique, ou idée de l'âme, est celle d'une unité absolue, d'une unité indivisible, simple, sans parties. L'idée cosmologique, ou idée de l'univers, est celle de la totalité absolue. L'idée théologique est celle de la cause absolue, du fondement de toute réalité, qui, pour les uns, est une cause intelligente. Dieu, et, pour les autres, un simple mécanisme.

Aux idées de la raison ne correspond aucun objet sensible, car nous ne percevons rien d'absolu, d'inconditionnel ; ni aucun objet que nous puissions connaître, « car, par exemple, si nous pouvions une fois connaître... celte cause que notre raison nous représente comme absolue, elle subirait inévi- tablement la loi de causalité ordinaire de notre cognition, elle nous paraîtrait avoir elle-même une cause, et de la sorte elle nte serait plus absolue, du moment qu'elle serait connue par nous » (87). De la confusion des idées avec les choses sen- sibles naissent plusieurs erreurs. Appliquées aux choses sen- sibles extérieures, l'idée du simple absolu produit l'illusion de l'atome matériel d'Epicure, l'idée de substance absolue et celle de cause absolue produisent l'illusion d'une substance et d'une cause premières toutes matérielles ; d'oii le système du maté- rialisme. Quand ces mêmes idées sont rapportées au sens in- terne, elles produisent les illusions de 1 "être simple non-étendu et spirituel, de l'àme humaine, de la monade leibnizienne, d'un univers tout spirituel, et conduisent au spiritualisme de Maiebranche ou de Berkeley. Enfin, quand elles sont appli- quées à la fois au sens interne et au sens externe, elles pro- duisent la double illusion de l'esprit et de la matière, et con- duisent au dualisme.

Quand la psychologie rationnelle réalise l'idée psycholo- gique, soit pour en faire un être simple, spirituel et immortel, soit pour en faire un être matériel et mortel, elle commet un

(87) Ibid., p. 511-316.

CHARLES VILLERS QI

paralogisme. Les quelques lignes Villers traite des para- logismes de la psychologie rationnelle, sont des plus vagues. L'exposé des antimonies, qui vient ensuite, est un peu plus clair, sinon plus exact. Il les présente comme un conflit entre la sensibilité, qui a besoin que les choses soient bornées pour pouvoir les percevoir, et la raison, qui doit dépasser toute limite, puisqu'un delà de toute limite il reste toujours un infini à parcourir. Un univers fini est trop étroit pour la raison ; un univers infini est trop vaste pour notre sensibilité. (( L'infini est dans la raison..., qui est la faculté de l'absolu; le fini est dans la sensibilité, qui est la faculté de l'individuel, et qui veut une borne, une limite à quoi elle se heurte » (88). De ce conflit entre ces facultés résultent quatre antinomies. Villers reproduit les énoncés de leurs thèses et antithèses, sans en donner les preuves. Ce qu'il dit de la solution du conflit n'est pas assez explicite pour avoir pu être compris de qui ne la connaissait déjà. Les antinomies se résolvent, affirme-t-il, dès qu'on regarde l'espace, le temps, la causalité et la néces- sité comme des formes subjectives, n'appartenant pas aux cho- ses en soi. Pourquoi ? C'est ce qu'il a négligé de dire.

L'âme, le moiide, la cause première de toutes choses, sont ■des objets idéaux. Leur ensemble constitue un système d'êtres de raison, appelé monde intelligible, qui est le lieu des illu- sions transcendantes. Quand les idées se réunissent toutes, « cjuand, par la nature de notre cognition, qui tend à tout rassembler, toutes les conceptions positives se rencontrent en une, que toutes les réalités se fondent en une réalité, il résulte l'être absolu, l'être des êtres, Yidéal par excellence de la raison pure ». Cette pensée de l'êlre des êtres « est le plus haut idéal de la raison spéculative, mais cet idéal ne nous représente pas encore Dieu. C'est à la raison pratique qu'il appartient de nous le manifester » (89). L'idée de Dieu est celle d'un être voulant, actif, juste et bon. L'homme ne trouve l'idée du juste et du

(88) Ihid., p. 522.

(89) Ihid., p. 530.

(")2 LA rO!',M\TION DE L*IM- LLTNCE KANTIENNE EN FRANCE

bon que dans les lois régulalrioes de ?a propre volonté, de son activité volontaire. « La raison, en tant qu'elle dirige l'homme pratique, porte dans cette fonction sa forme essen- tielle de l'absolu ; et c'est d'une volonté, d'une activité, d'une justice et d'une bonté absolues que se forme la conception d'une divinité. » Si l'homme était isolé et inactif, s'il n'était destiné qu'à connaître, a l'idée d'une cause première, d'une substance et d'une réalité absolues se développerait en lui, sans jamais qu'il parvînt à celle d'im Dieu... » (90). Mais la connaissance et l'action étant intimement unies dans l'homme, il arrive que la r.iison spéculative s'empare du Dieu de la raison pratique, le rapporte à son idéal, lui attribue les pré- dicats d'infini, d'éternel, de cause et de substance absolues, et tend à en faire un objet démontré du savoir humain (91). Mais aucune preuve spéculative de l'existence de Dieu n'est concluante. Villers résume la critique des trois preuves, puis ajoute les considérations suivantes (92).

Dès qu'on fait de l'idéal de la raison pure un être placé hors de cette raison et que nous puissions connaître, il subit les formes de notre connaissance : nous nous le représentons dans l'espace et dans le temps, nous disons qu'il est partout, qu'il est éternel, qu'il est un, qu'il est substance, qu'il est cause, et nous ne pouvons nous empêcher de tomber dans un anthropomorphisme plus ou moins raffiné, selon notre degré de culture. « Autant vaudrait dire que Dieu est rouge ou bleu, que de dire qu'il est partout et éternel » (9.3). Dans ce point

(00) Ibid., p. 531.

(91) Ihid., p. 5.32.

(92) C'est après avoir lii Villors que l'astronome Jérôme de Lalande ins- crivit Kar.t dans les Siipplcments qu'il fit pour le Dictionnaire des athées de Sylvain Marérhal. Voici en entier son article : « Kant, le plus fameux des métarhysiciens de rAllemagne, me paraît dclrnire les preuves r(n'on donnait avant lui de l'existence de Dieu. Charles Villers, qui a publié à Paris la philosophie de Kant, nous dit que Kant anéantit le corps comme chosn en soi. la substance incorporelle comme chose eii soi, et les laisse sub. sister comme simples phénomènes. » (P. 48.)

(95) PhU. de Kant, p. 5il.

CHARLES VILLERS QJ

de vue dogmatique, l'athée trouvera toujours des preuves à opposer aux preuves du déiste. « Tant qu'on voudra savoir et prouver Dieu, tant qu'on fera de Dieu le résultat d'un argu- ment, son existence restera problématique, elle ne sera qu'une créature illusoire de notre esprit, et un autre fantôme (la matière) la pourra toujours combattre d'égal à égal » (g^). Mais la philosophie transcendentale a montré que l'homme ne peut rien décider sur ce qui est au delà de toute perception possible. Il n'est donc pour l'homme aucune preuve possible de l'existence ou de la non-existence de Dieu. L'être réel absolu de la raison spéculative demeure « un pur idéal, sans rapport démontré à aucun objet effectif, mais un idéal qui au moins ne renferme en lui nulle contradiction ». Ainsi conçu, il est prêt à recevoir de la raison pratique sa preuve véritable » (90).

Villers n'a donné que peu de pages à la philosophie pra- tique. Il promettait d'en faire l'objet principal d'un second ouvrage, au cas qu'il eût réussi par le premier à intéresser le public français à Kant. Mais comme il ne connut pas ce succès, ces quelques pages sur la seconde partie du kantisme sont restées l'exposé le plus complet de la manière dont il la comprenait, dont voici la substance.

La Critique de la raison pure a placé hors des atteintes du raisonnement les objets suprasensibles, la liberté, l'immor- talité. Dieu. Si donc nous trouvons pour toutes ces choses une ((autre source d'assentiment», nous nous y abandonne- rons sans craindre qu'aucun argument vienne un jour démon- trer l'irréalité des objets de notre croyance, et aussi sans chercher à démontrer leur réalité. Toute science touchant ces choses étant illusoire, nous devons éviter d'en rien savoir, d'en rien démontrer. (( Ainsi je crois à ma propre existence,... à celle d'autres êtres doués de raison, avec qui je communique. Une démonstration, loin d'ajouter à cette croyance, ne ferait

(94) Ibid., p. o4-2-5i5.

(95) Ibid., p, 346.

^4 LA FORMATION DE l'i.NFLUENCË KANTIENNE EN FRANCE

que l'affaiblir, m'étonner, me rendre incertain » (96). Cette autre source d'assentiment, celte (( lumière autre que celle du raisonnement et de la science », l'homme la trouve en lui- même, dans l'aperception immédiate de lui-même, par la- quelle, se saisissant lui-même sans l'intermédiaire d'aucun sens ni d'aucune forme de connaissance, il s'aperçoit comme chose en soi, comme noumène. Il faut, eji effet, distinguer deux manières de « s'envisager soi-même ». L'homme s'en- visage médiatement. Il se sent et se connaît au moyen de sa sensibilité et de son entendement. Par le sens externe, il se perçoit comme étendu, et par le sens interne comme une suite d'états mentaux. Lui et tous ses actes deviennent ainsi pour lui-même des objets de connaissance, des phénomènes, des parties de la nature soumises aux mêmes lois naturelles qu'elle, au mécanisme. L'homme « s'envisage immédiate- ment par le sentiment fondamental du moi, repliant sa con- science sur sa conscience, et il s'aperçoit alors tel qu'il est en lui-même, comme noumène, comme objet-sujet » ; il se décou- vre « franc de toutes les formes cognitives, c'est-à-dire de toutes les lois nécessaires de la nature », indépendant de l'espace, du temps, de la causalité (97).

Ce qui nous assure de cette aperception immédiate de nous- mêmes n'est pas une illusion, c'est que nous sommes des êtres voulants et agissants, dont les actions forment ensemble un système de choses qui procèdent de notre moi comme d'un être libre, spontané, c'est-à-dire d'un être indépendant des lois nécessaires de la nature, donc d'un être en soi. Nos actes volon- taires sont des actes de notre moi immédiatement aperçu ; et que nous soyons réellement doués d'une volonté libre et

(96) Ibid., p. 359-5G0.

(97) Ibid., p. 5G0. « Le moi pur et fondamental, dit encore Villers, est le seul des noumènes qu'il soit donné à l'homme d'envisager à nu... Quiconque remonte jusqu'à ce centre, y trouve cette merveille, cette exis- tence intérieure qui n'est pas la cognition, mais qui est la base de toute cognilion et de toute existence que nous rapportons au dehors. » Ibid., p. 505.

CnAÎ\LËS VlLLERS f)0

Spontanée, c'est une vérité que chacun trouvera en soi-même, « s'il y descend avec candeur » (98).

L'homme étant libre, la morale est possible. Le principe de la morale, principe des actions dun être libre, ne peut être dans notre tendance au bonheur ou au bien-être, faite de désirs sensibles, qui, comme toutes les choses sensibles, sont du domaine de la nécessité naturelle. La conscience morale ne loue ni ne blâme l'homme habile qui aurait su atteindre le bonheur. Elle ne nous ordonne pas d'être heureux, mais seu- lement, en tant qu'elle a égard au bonheur, de nous rendre dignes de l'être. L'homme qui n'écoute que cette voix ne sau- rait balancer « entre posséder le bonheur sans en être digne, et en être digne sans le posséder ». Indépendants de nos pen- chants et de no? désirs, les ordres de la conscience morale sont des règles qui ne tolèrent aucune exception, et qui, comme telles, spnt des lois de la raison, laquelle se nomme alors raison pratique. Elle n'ordonne pas conditionnellement, mais absolument ; elle ne dit pas : si tu veux, mais bien : tu dois ; son impératif est catégorique, elle prescrit à l'homme un un devoir. Et néanmoins l'homme reste libre, c'est-à-dire qu'il conserve la « puissance... de se déterminer entre ces deux principes contraires : d'agir et de vouloir en homme sensuel, d'agir et de vouloir en homme rationnel ». La loi commande, mais elle ne contraint pas ; car « si l'homme, en faisant le bien, n'était pas libre de faire le mal, il ne serait pas bon, il ne serait pas capable de moralité » (99).

Les lois de la conduite d'un être libre ne peuvent être fon- dées qu'en lui-même. II ne les reçoit de rien qui lui soit étranger. Il ne peut donc les recevoir ni de l'attrait des plai- sirs, ni de l'intérêt d'un individu, d'une famille ou d'une nation, ni de l'intérêt du perfectionnement de son être indi- viduel, ni même d'une volonté surnaturelle et révélée. Il ne

(98) Ce que Villors dit du n.ci, on cet endroit de son Kvre, a été par- ticulièrement remarqué par Maine de Biran, qui a noté, de la manière que nous verrons, quelques-unes des réflexions qui lui en ont été sug-gérces.

(99) Ibid., p. 578, 579.

Ç)0 h\ rORMATlON DE l'iXFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

peut la recevoir que de sa raison, laquelle ne tient sa loi que d'clle-mt''me. Tout ce que la raiison pratique prescrit, ne dé- pendant d'aucune fin extérieure à elle, doit exprimer sa pro- pre essence. La raison doit être son but à elle-même. Ce prin- cipe confère à tout être doué de raison le droit detre à lui- même son propre but et de ne jamais servir de moyen aux fins d'un autre individu. Il lui donne l'indépendance, la spon- tanéité ; il fait de lui une personne. D'où celte loi d'égalité et d'indépendance rationnelles : Regarde constamment et sans exception l'être raisonnable comme étant à soi-même son pro- pre but, et non comme un moyen pour autrui (loo). Tout être raisonnable reconnaît à ses semblables la même législa- tion ; c'est ce qu'exprime cette loi de la raison : Agis de telle sorte, que le motif prochain, ou la maxime de ta volonté, puisse devenir une règle universelle dans la législation de tous les êtres raisonnables (loi).

Ces deux lois sont les premiers principes de la législa- tion morale fondée sur la raison : toutes les lois secondaires de la morale, tous ses précoptes particuliers, s'y subordon- nent et en reçoivent toute leur validité, toute leur autorité. Puisqu'elle est indépendante des lois du monde sensible, cette législation est une manifestation du moi en soi ; par elle nous communiquons avec la réalité .suprême.

Cette législation ne diffère pas, au fond, des maximes des chrétien? ou de celles que quelques philosophes ont pu dé- couvrir par l'étude de l'humanité. Il est vrai qu'en cela la morale de Kant n'est pas neuve. Elle l'est aussi peu que la voix impérative de la conscience morale. C'est que Kant n'a pas visé à la nouveauté, mais à la vérité. Il est parvenu à ra- mener les ordres et les jugements de la conscience, les maxi- mes morales multiples, à des principes fondamentaux qui les rectifient en les éclairant de leur signification vraie et pure. Il a cherché à mettre la morale à l'abri des atteintes de

(100) Ibid., p. 585.

(101) Ibid., p. 58i.

CHARLES VILLER3 97

la spéculation, et il y est arrivs' au moyen de la distinction du savoir et du vouloir : distinction de la tète et du cœur, saisie par la foule la plus simple et la plus ignorante. Par il a justifié cette conviction que la vertu ne dépend pas du savoir, qu'il n'y faut qu'une volonté pure, qu'un cœur droit. Ainsi il a retrouvé le sens de la parole divine : « que le royau- me des cieux appartient aux simples d'esprit » (102).

Comme cela ressort de ce qui précède, deux tendances différentes, mais qui appartiennent également à la nature de l'homme, prétendent à la direction de sa volonté ; ce sont le désir d'être heureux et le sentiment du devoir. Étant hétéro- gènes, il peut arriver qu'elles soient opposées, et il arrive effectivement, dans le cours de la vie humaine, qui a lieu dans le monde sensible, que le devoir soit contraire à l'inté- rêt du bonheur. C'est ainsi que souvent l'homme vertueux, celui qui soumet sa volonté à la direction de la loi morale, passe une vie malheureuse, et que l'homme pervers, celui qui choisit le bonheur pour principe premier de ses actions auquel il subordonne mémo celles qu'il fait conformément à la loi morale celui qui suit en toutes circonstances les cal- culs de l'intérêt, réussit parfois à être heureux. Or la voix de la conscience, avec toute la force avec laquelle elle ordonne le devoir, augmentée de toute celle que peut avoir le désir du bonheur, prononce que le bonheur appartient de droit à l'homme vertueux. Parce que cette loi, à laquelle le monde phénoménal ne satisfait pas, est empreinte dans notre être en soi, en tant que nous sommes doués de raison, et parce que l'illusion n'est faite que pour le monde phénoménal, nous sommes forcés d'admettre que « l'être raisonnable, sortant du monde phénoménal, trouvera dans celui des choses en soi la vertu et le bonheur réunis » (io3). Ce qui revient à dire, dans le langage des choses sensibles, soumises à la succes- sion, que l'être raisonnable est immortel et qu'il trouvera le

(102) Ibid., p. 589. (105) Ibid., p. 302.

go LA FORMATION DE L INFLUECE KANTIENNE EN FRANCE

prix de sa vertu dans la félicité de sa vie future. H y a donc une justice cl une bonté absolues. Il y a donc un juge rémunérateur de la vertu. Ce juge est Dieu. Dieu « se mani- feste en moi par l'impértaif de la conscience ; il se révèle par la vertu ». Il n'est pas le Dieu de la -spéculation, un Dieu qui soit cause, substance, etc., mais le vrai Dieu, qui est hors de la portée de la spéculation, qu'elle ne pourra nous ôter. Même s'il admet en théorie l'existence d'un être suprême, ce- lui-là est un athée qui enfreint les ordres de la voix divine de la conscience. Celui-là est « un confesseur du vrai Dieu », qui s'y soumet indépendamment de ses opinions théoriques. Cette révélation immédiate de Dieu par la conscience morale « est le fondement tacite de toute religion positive ; elle est l'essence de toute religiosité, laquelle est l'âme des diverses religions, dont le positif est le corps » (io4). Les théologiens, en faisant reposer la morale sur la connaissance de Dieu et de ses commandements, la faisaient dépendre d'une démons- tration spéculative, laquelle est impossible. Kant a suivi une marche inverse. Il fonde la croyance en Dieu et à l'immor- talité sur la morale, et rend ainsi la morale et la religiosité indépendantes de la spéculation, inattaquables par elle. (io5)

Philippe-Albert Stapfer (io6), un ami de Villers qui s'est souvent employé à le faire apprécier des philosophes fran- çais et à leur faire comprendre son interprétation du kan-

(104) Ibid., p. 598.

(105) Ibid., p. 406.

(106) P.-A. Stapfer, pasteur, professeur et ministre de l'instruction publique et des cultes, en Suisse, représenta en France, auprès do Bona- parte, le gouvernement helvétique dans d'importantes affaires diploma- tiques. Il fut encore chargé de diverses missions pendant l'Empire. En 181^, il se fixa à Paris, et y mourut en 1840. 11 avait étudié à Gœttin- gue. Très lié avec Villers, ils s'aidaient lun l'autre de leurs conseils dans leurs travaux philosophiques et littéraires, ils unirent leurs efforts en vue d'amener le public français à goûter les lettres étrangères. Stapfer fit une table analytique détaillée pour une réédition de VEsnui mtr la Rclonnation de Luther, et remania l'article Kanl que Villers avait commencé de rédiger, qui fut publié dans la Biographie universelle et augmenté de notes par Tissot dans l'édition nouvelle de ce mOme recueil. Avec Degérando il fonda

CtlATlt.ES VIU.EÎ^S PD

tisme, a poussé plus loin l'analyse de ces deux postulats de la raison pratique, l'immortalité et l'existence de Dieu, en mar- ies Archives littéraires de l'Europe. II fut aussi l'un des fondateurs dune Société de morale chrétienne, qui comptait parmi ses membres Broglie, Guizot, Kéralry, Rémusat, Auguste de Staël. Les philosophes français, prin- cipalement M. de Biran et Cousin, trouvèrent en lui l'homme le mieux en état de Itur fournir des indications nettes sur la philosophie allemande. Il leur recommandait surtout détudier Kant, en prenant Villers pour guide. Il leur signalait leurs erreurs d inlerprélation et tâchait de les en dégager en leur apportant des explications coiiipléniciitaires. On pourra trouver que certaines de ces explications, que nous reproduirons, ne concordent pas en tout point avec l'interprétation même de Villers, et que notamment elles paraissent attribuer aux catégories, particulièrement à celle de cause, une portée plus grande. Néanmoins Stapfer s'est toujours dit d'accord avec Villers. Grâce à lui l'influence de ce dernier, comme interprète du kan- tisme, s'est prolongée : Villers n'aurait jamais su acquérir lui-même en France le crédit que Stapfer lui avait gagné. Stapfer défendait kantisme avec plus de mesure. Il convenait que celte doctrine avait quelques points faibles, et citait comme graves quelques difficultés qui s'étaient élevées contre elle en Allemagne. Il regrettait beaucoup que Kant, par une incon- séquence, disait-il, n'eût pas soutenu l'origine surnaturelle du christia- nisme. Il exposait l'opinion de Reinhard seloh /aquelle la Critique de la raison pratique serait en désharmonie avec la Critique de la raison pure, opinion qui sera reprise par Cousin. Il louait l'audace de ce théologien allemand qui avait ainsi touché à « l'idole du jour » et opposé aux dis- ciples de Kant de ces objections contre lesquelles ils ne savent que ré- pondre qu'on n'a pas compris leur maître. (Stapfer, Mélanges, T. I, p. 255- 256). Comme on pouvait le voir dans son ouvrage De natura, condilore et incrementis reipublicœ ethicœ (Berne, 1797), la philosophie religieuse de Stapfer prenait son point de départ dans la Religion de Kant : la victoire du bon principe sur le mauvais, le rétablissement parmi les hommes de l'ordre qu'ils ont subverti en préférant quelque chose, le bonheur, à la loi morale, ne peut s'accomplir que par la fondation et l'extension d'une société régie par la loi morale, à laquelle s'incorporent spontanément tous les hommes par cela même et à mesure qu'ils luttent et se liguent contre le mal. Mais, remarquait Stapfer, de grands obstacles, qui tiennent à notre nature sensible, aux séductions du monde extérieur, s'opposent à ce que les hommes travaillent à réaliser cette société, cette république morale, cette église invisible. Il ne nous resterait qu'à désespérer, si Dieu n'était venu en aide aux hommes, si Jésus n'était venu fonder cette société et nous persuader, par son exemple, qu'elle est possible. Par sa vie, Jésus, l'Hom- me-Dieu, nous révèle qu'un être sensitiî, comme nous, peut néanmoins accomplir exactement tous les devoirs que prescrit la loi de la raison pratique ; il nous représente, réalisée en lui, l'harmonie du monde sensible et du monde intelligible. C'est en suivant ses traces, en limitant, que les hommes pourront s'affranchir des désirs sensibles, de leurs passions, c'est- à-dire de ce qu'ils ont préféré à la loi. Alors ils verront la loi morale rede- venir un mobile suffisant de leurs déterminations, le principe de leurs maximes ; ils verront le bon principe régner parmi eux. Sur Stapfer, consulter l'introduction de Vinet, éditeur des Mélanges ; R. Luginbiihl, P.'A. Stapler, Paris, 1888 ; Louis Bourbon, La pensée religieuse de P.-A.

100 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

quant, de la manière que nous allons rappeler, la différence qu'il y a entre la justification du premier postulat et celle du second. Notre organisation morale nous force de croire à la réalité de tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement de la loi morale. Or cette loi nous ordonne de progresser constam- ment dans la vertu, vers la moralité parfaite ; tâche inter- minable dans notre vie, si longue soit-elle, si grands que soient nos efforts, et que nous ne pouvons accomplir qu'à la condi- tion que nous soyons immortels. Mais la vertu, et même la moralité parfaite, n'est que le premier élément du souverain bien ou union de la vertu et du bonheur effectuée en raison de la vertu. L'union de la vertu et du bonheur dont la vertu est digne, que la conscience morale réclame pour la vertu, ne peut être réalisée que par « un maître de l'univers tout puis- sant, doué d'omniscience et d'une justice parfaite » (107). Ainsi, la croyance à l'immortalité de l'être moral se fonde sur (( la tâche de perfectionnement progressif que sa rasion pra- tique lui impose irrémissiblcment, et qu'il n'achèvera jamais, quels que soient ses efforts et sa carrière » (108) ; et la croyan- ce en Dieu se fonde sur ce que nous concevons l'existence de Dieu comme la condition nécessaire de la réalisation du sou- verain bien, c'est-à-dire de l'union du bonheur et de la vertu. Villers, nous l'avons déjà dit, destinait les idées de Kant sur la religion à ranimer chez les Français la religiosité, que le sensualisme et l'encyclopédisme avaient étouffée en atta- quant les religions positives. Certes il ne souhaitait par leur retour à l'ancienne religion d'Etat ; mais il la préférait en- core à l'absence de toute religion, parce qu'il croyait que la religiosité avait nécessairement besoin d'une religion positive,

Stapfer, Cahors, 1899 ; E. Naville, Peslalozzi, Staplcr et M. de Biran, dans la Bibliothèque universelle, avril 1890 ; P.-A. Stapfer, Brielwechsel, Bâle, 1891 ; Henri Dartigiie, Paul Slapler, Paris, 1918. Dans ce dernier ouvrage on trouvera des renseignements sur les desceiKlants de P.-A. Stapfer, qui furent tous français. Paul Stapfer était le petit-fils de Philippe-Albert et la neveu de Frédéric-Albert, le traducteur de Goethe.

(107) Mélanges, T. I, p. 246.

(108^ Ibid., p. 151.

CHARLES VILLER8 lOI

visible et palpable : il se les représentait liées l'une à l'afutre comme la pensée et la vie, l'âme et le corps. « L'homme, disait-il, a une forme extérieure et sensible ; il faut que tout ce qui est à son usage ou qui doit agir sur lui en ait une. » Et il ajoutait : « La religiosité ne peut pas plus se passer de temples et de ministres, que la sociabilité ne peut se passer de tribunaux et de juges » (109). Il était bien loin de penser que le corps qui convînt à l'àme de la religion, à la religio- sité, fût celui que les auteurs du Concordat entendaient lui donner. Il partageait le sentiment de Cuvier, qui à ce sujet lui écrivit : a Que disent vos protestants et surtout vos kan- tiens de toutes les belles choses que nous faisons ici ? Voilà nos matérialistes qui, n'ayant pas voulu des noumènes et de l'entendement pur, vont être obligés d'avaler la transsubstan- tiation avec tous ses agréments, au reste ils disent qu'un dieu de pain leur convient encore mieux qu'un autre : c'est tou- jours matière » (iio).

Contre Villers et ses amis, afin de réfuter l'Essai sur la Réformation, Tranchant de Laverne, le traducteur de l'abrégé de la Religion dans les limites de la raison, dont nous avons déjà parlé, essaya de prouver que les principes de Kant étaient plus favorables au catholicisme qu'au protestantisme (m). Voici comment il argumentait. L'esprit humain porte en lui im archétype de perfection dont le caractère fondamental est Viinité. Il n'est pour l'homme rien de vrai, de grand, de beau, qui ne participe d'elle, qui ne se règle sur elle, qui ne tende à s'assimiler à elle. L'homme, en tant qu'être doué de volonté, a donc le devoir d'y conformer la multiplicité de ses actions, d'y assujettir ses institutions. L'établissement de l'unité dans l'humanité a toujours été le grand dessein du christianisme, ce serait aussi la réalisation de la société éthique dont parle

(100) Ibid., p. 154-156 et 167-168.

(110) Isler, Bruie an Villers, p. 60.

(111) L. M. P. de Laverne, Lettre à M. Charles Villers, relativement à son Essai sur l'esprit et l'inflh?nce de la Rélormation de Luther, Paris,

an XII (180i).

lOa LA FOniMAlION DE L*I>FLUE.\(,E EAMIENNE EN FRANCE

Kant. Ayant rappelé ces points, Laverne venait demander qu'on reconnût que, quand même celle unité serait établie en ce monde, cette société réalisée sur la terre, il faudrait encore, pour la conserver, pour la préserver de la division que pro- voque la diversité des désirs sensibles, il faudrait, disait-il, quelque chose d'objectif et de sensible, un centre commun, nœud des relations entre les divers peuples, un foyer de lu- mière et de sagesse, un directeur moral unique et visible. Il fallait donc, à son avis, préciser la comparaison de Villers en ce sens, et dire : le pape est aussi nécessaire à la société éthique, qu'un gouvernement l'est à toute société civile. Quand il écrivait ainsi que la doctrine de Kant « est opposée dans son esprit à celui qui a guidé les opérations des réfor- mateurs », Laverne savait qu'il allait heurter l'opinion de la plupart des kantiens qui le liraient. Selon Kant, comme La- verne l'expliquait lui-même, la société éthique, seul moyen pour l'homme de se délivrer du mal enraciné en lui et d'y faire régner la vertu, a pour seul fondement possible les lois morales observées librement, non par la contrainte comme le sont les lois civiles. « Il n'entrait pas dans le plan de M. Kant de parler de la nécessité d'un Chef pour la direction et le soutien de cette Société ; mais moi, ajoutai-il, je la déduis de la nature de l'homme, qui exige que, tant qu'il sera sous le joug de la matière, et qu'il n'aura pas son Dieu pour Chef immédiat, ce Dieu soit représenté auprès de lui par des Autorités visibles » (112). Laverne s'imaginait que par il comjjlétait la doctrine de Kant, alors que, certainement, il la contredisait. Une semblable société, en tant qu'elle se fonderait sur une autorité extérieure et serait maintenue par elle, ne sérail une que de l'unité qui résulte de la légalité ot non de celle qu'assure la moralité, puisque la moralité n'a lieu que dans la liberté ; elle n'aurait donc aucun droit au titre de société éthique. L'unité morale est une imité ration- nelle ; elle a la môme origine que celle qui s'élablil sponla-

(112) Ibid., p. 82-83.

Cn.\RLE3 VILLERS

ïo3

nément parmî les esprits quand ils contemplent la vérité ; elle s'impose par la conviction, non par la contrainte. Tel est le fond de la réponse que Villers fît en ces termes : « L'unité synthétique de .a philosophie de Kant ne doit pas s'entendre de l'unité numérique ni de l'unité physique d'une personne ou d'un chef, ainsi que M. de Laverne affecte de le penser. L'unité religieuse que veut Kant, celle que recherche l'en- tendement et qui n'a rien de commun avec les sens, n'est autre chose que l'unité d'adoration, de charité, de morale ; enfin l'unité de l'évangile pour tous les chrétiens, nullement celle de la cour de Rome » (ii3).

Si le résumé qu'on en lisait dans le livre de Villers ne permettait pas d'entrer bien avant dans la philosophie prati- que de Kant, c'est, nous le rappelons, qu'un second ouvrage devait y être spécialement consacré. Villers parlait aussi d'un autre projet : il indiquait quelques-uns des matériaux qu'il s'occupait de rassembler en vue d'une étude sur les pré- curseurs de Kant. C'était chez Condillac et chez Maupertuis qu'il avait jusqu'alors découvert les idées les plus approchan- tes de celles qui constituent le criticisme. Dans Condillac il relevait ce passage : a Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'étendue, je dis seulement que nous ne l'apercevons que dans nos pro- pres sensations. D'oij il s'ensuit que nous ne voyons point les corps en eux-mêmes, ...et j'attends qu'on ait prouvé qu'ils sont ce qu'il? nous paraissent, ou qu'ils sont tout autre chose » (il 4). Villers reprochait à Condillac de ne s'être pas maintenu dans ce « point de vue transccndental ». N'ayant jamais su se fixer dans aurune opinion, disait-il, Condillac a amassé dans ses livres les idées les plus diparates dont quelques- unes pourtant se sont révélées à des esprits plus fermes si pleines de conséquences qu'on aurait grand tort de le confon- dre avec a la tourbe de ses imitateurs ». De Maupertuis, Vil-

ril3) Cité par M. Wittmer, Ch. fie ViUrr.';. p. 229. (114) Villers, Phil. de Kanf, p. 188-189.

lo4 LA FORMATION DE l'i.NFLTTENCE KANTIENNE EN FRANCE

lers citait la quatrième des Lettres, qu'il reproduisait presque entièrement, oii se remarque cette réflexion : (( L'étendue comme ces autres [qualités des corps] , n'est qu'une perception de mon âme transportée à un objet extérieur, sans qu'il y ait dans l'objet rien qui puisse ressembler à ce que mon âme aperçoit » (ii5). Et plus loin : « l'étendue que nous avons prise pour la base de tous ces objets, pour ce qui en concerne l'essence, l'étendue elle-même ne sera rien de plus qu'un phé- nomène » (ii6). Sans doute le passage de Condillac, isolé de son contexte, peut recevoir un sens idéaliste voisin de celui que le passage de Maupertuis a effectivement (117); tnais c'est très improprement que Villers qualifie cet idéalisme de trans- cendental. Tant qu'on ne fait que dire, avec Condillac, que « nous ne sortons jamais de nous-mêmes » et que « ce n'est jamais que notre pensée que nous apercevons », on demeure, si Ton donne à ces mots un sens idéaliste, dans 1' a idéalisme ordinaire » (118), que Kanf appelle le plus souvent « idéalisme empirique ». Le propre de l'idéalisme transcendental, et Villers lui-même l'avait déclaré, n'est pas simplement de contester que nos perceptions soient conformes, ressemblent aux choses en soi, ou que ce qu'elles représentent soit les choses en soi; c'est bien plutôt de soutenir que c'est de nous-mêmes, du moi pur, de ce que nous sommes indépendamment de nos percep- tions, que celles-ci reçoivent leur conformité à ce qu'indépen- damment d'elles nous savons de ce qu'elles représentent. 11 ne peut y avoir rien de semblable chez Condillac, puisqu'il pré- tend que nous ne savons rien indépendamment de nos percep- tions ou de nos sensations.

L'idéalisme kantien est avant tout une théorie de la con- naissance a priori. Ce que nos perceptions représentent, ce sont les phénomènes de la nature, desquels nous savons a prio-

(115) Ihid., p. 4.54.

(116) Ibid., p. 43.5.

(117) Sur la question de ' savoir si Condillnc élail ou non idéaliste, voy. l'introduction de Fr. Picavet au Traité des sensations.

(118) Prolryomcnes, La Critique iugce avant esamen.

CHARLES VILLERS Io5

ri, c'est-à-dire indépendamment d'elles, qu'ils arrivent suivant la loi de causalité, c'est-à-dire suivant un ordre constant. Com- ment est-il possible de savoir cela a priori ? L'idéalisme trans- cendental consiste essentiellement à faire à cette question cette réponse : C'est nous-mêmes qui les mettons dans cet ordre, et c'est à cette con,dition seulement que nous pouvons savoir a priori qu'ils s'y conforment. « Nous ne connaissons a priori des chose? que ce que nous y mettons nous-mêmes » (119). Le principe de l'accord entre la pensée et les choses, que les car- tésiens avaient cherché en Dieu, se trouve ainsi placé en nous (i?o). En y réfléchissant, on reconnaîtra que Maupertuis était bien loin d'avancer une telle théorie, même quand il écrivait : « S'i l'on resrarde comme une objection contre ce dernier sys- tème [le système qui réduit tout aux perceptions de mon âme] la difficulté d'assigner la cause de la succession et de l'ordre des perceptions, on peut répondre que cette cause est dans la nature même de l'âme. Mais quand on dirait qu'on n'en sait rien, vous remarquerez qu'en supposant des êtres matériels ou des êtres invisibles pour exciter les perceptions que nous éprouvons, ou l'intuition de la substance divine; la cause de la succession et de l'ordre de nos perceptions n'en serait pas mieux connue. Car pourquoi ces objets qui les excitent se trouveraient-ils prescrits dans cette suite et dans cet ordre ? ou pourquoi notre âme, en s'appliquant à la substance divine, recevrait-elle telle ou telle perception, plutôt que telle ou telle autre.'' etc.. » (121). Pour Maupertuis, placer en nous le principe de Tordre de nos perceptions, c'est faire une hypo- thèse aussi vraisemblable que celle qui le place hors de nous, dans les choses ou en Dieu. La connaissance de cet ordre, de ce qu'est telle perception qui suit telle autre perception, n'est ni plus ni moins certaine dans la première hypothèse que dans la seconde. Pour Kant, au contraire, la connaissance de ce

(119) Cn^., Kehrb., p. 18. Troni., p. 25.

fl20) Vov. Boufroiix, cours sur Kant, fievue dc.i cours et conférences, 1894-0.1, p. .^20.

(121) Cité par Villers, Phil. de Kanl, p. 457.

IC6 LA FOKMMION DE l'iM^'IUENCE KANTIENNE EN FRANCE

qui provient <\o. nous peut seule être une connaissance a priori, et la connaissance de ce qui ne provient pas de nous sera tou- jours empirique, contingente. Il faut donc que l'idéalisme de Kant soit tout autre chose que l'idéalisme deMaupertuis. Dans le rapprochement de ces deux genres d'idéalisme, tel qu'il l'avait fait, Villers s'était lui-même écarté du vrai point de vue transcendental, tel qu'il l'avait d'abord défini. Ce rapproche- ment ne pouvait que voiler ce point de vue transcendental aux lecteurs non avertis, à qui Villers s'adressait (122).

Les articles des revues et des journaux français (i23) qui rendirent compte de l'ouvrage que nous venons d'analyser, et qui tous lui furent extrêmement défavorables, n'ont certaine- ment rien contribué à aucune interprétation de la philosophie kantienne; car pour dire comment leurs auteurs la compre- naient, il suffit de rappeler que ce qu'ils reprochaient à Vil- lers, c'était d'avoir déçu leur espoir d'y comprendre quelque

(122) Réoemment, Mauperdiis a encore été mis au nombre des pré- curseurs de Kant. (A. 0. Lovejoy, Kant and the english Platonists ; dans les Essans phUosophical and psuchologica^ in honor of William James, 1908, p. 2r)r>-")02). Mais l'auteur ne fait pas la confusion que nous relevons chez Villers. Il r.'nppellc que la thèse de ridéalilé de l'espace, avant que Kant ait songé à l'accepter, était déjà une banalité, même en Allemagne ; et que Maupertuis l'avait exposée à Berlin avant 1752 (p. 290). L'auteur ajoute que dans la « révolulion copernicienne », dans 1' <( idéalisme transcendental », dans l'apriorisme, par Kant se distingue de Maupertuis, de Berkeley et d'autres idéalistes du même genre, Kant n'a fait qu'élaborer et systéma- tiser une thèse générale dont il ignorait sans doute qu'elle avait appartenu aux platoniciens anglais du dix-septième siècle, Henri More, Cudworth, etc. (p. .302). Lovejoy tâche de montrer, en outre, que les philosophes anglais de l'école de Green, qui se disent des continuatours de Kant. continuent en réalité cette plus ancienne tradition. Pour lui, tous ces faits viennent à l'apinii de son opinion que la partie de l'histoire de la philosophie, telle dii'on a coutume de l'écrire, qui traite des rapports du kantisme avec les autres systèmes et de la place de Kant parmi les autres philosophes, est pleine de c niensongcs rontu-nu.'! » (p. 267). Il rappelle aussi que, pour Leibniz, l'élendue était la perception confuse (!<> la relation de coexistence entre des entités inétpudues. L'idéalité ôo. l'étondue, ainsi conçue, laissait à cefle dernière, dans l'ordre des êtres, un fondement dont elle est dépour- vue dans l'idéalisme de Maupertuis.

fI2ô) Il y en a, dans l'essai de Fr. Picavet sur la philosophie de Kant en Fraîice. quelques extraits qui en montrent assez le caractère, et, dans le livre de M. Wiltmcr, une énumération complète.

cnAP.LEs vn.i.F.na 107

chose. Si l'on tenait pourtant à leur trouver quelque mérite, on noterait certains traits d'esprit par lesquels ils le reprenaient de ses aigres propos contre les philosophes français et le plai- santaient sur l'orgueil dont l'enivrait l'idée de pouvoir se compter parmi les adeptes de cette fameuse doctrine, ainsi que sur le jargon qu'il en avait emprunté.

L'étude la plus complète du livre de Villers fut celle que donna un anonyme dans la Revue d'Edimbourg (124). En Alle- magne, son essai d'introduire Kant en France fut générale- ment approuvé; seul Schelling l'attaqua, avec beaucoup de malveillance, dans son Journal critique de philosophie (i25). Le compte rendu de la Revue d'Edimbourg montre quelles réflexion? d'ordre philosophique l'ouvrage de Villers pouvait suggérer à des lecteurs attentifs n'ayant eu préalablement au- cune notion précise de la doctrine kantienne. Plus d'une res- semble à celles qu'on rencontre chez des philosophes qui ont étudié les œuvres mêmes de Kant. Telle est celle qui porte sur la formule de la loi morale, que Villers avait traduite : « Agis de telle sorte, que le motif prochain, ou la maxime de ta volonté, puisse devenir une règle universelle dans la légis- lation de tous les êtres raisonnables. » Ou cette phrase n'a pas de sens, disait l'auteur du compte rendu, ou c'est une phrase elliptique qu'il faut compléter de cette manière : « Agis de telle sorte, que le motif immédiat de ta volonté puisse, avan- tfigeusemenl (irilh advcnitoge), devenir une loi universelle pour la conduite des êtres raisonnables » (126). Il estimait que la formule kantienne, une fois allégée de la majesté mys- térieuse de ses termes, se ramenait au principe de Vutilitê, et qu'on aurait pu dire plus simplement : « Fais ce qu'il serait avantageux, tout étant bien considéré, que chacun imitât dans uno pareille circonstance » (127).

(124) Edinhnrg Rcvirw. janvier ISOr., p. 2.')3-280. (l'2ïï) Article repi'odiiit dans l'édilion de ses œuvres, l'"^ partie, T. V, p. 184-202.

(126) Edhi. Rrvicw, p. 2G5.

(127) Ibicl, p. 278.

loS LA FORMATION DK l/iNFLTIENCE KANTIENNE EN FRANCE

Nous sommes ici en présence d'une interprétation qui, comme chacun sait, sera soutenue par Schopenhauer et par plusieurs autres, tels que Mill et Spencer, malp:ré le texte de Kant qui indique expressément que c'est par sans contradic- tion, non pas par avantageusement, que la formule doit se compléter. Les exemples auxquels la formule complétée sui- vant l'indication de Kant s'applique le mieux, Sont ceux de la promesse, du dépôt, du mensonge, qui sont au fond un '3eu! et môme exemple. La loi imiverselle qui doit régir les promesses qu'on fait (et en général les déclarations de toute sorte) ne peut être la maxime suivant laquelle on les ferait fausses chaque fois qu'on penserait y avoir intérêt; parce que, si tout homme se réglait constamment sur une telle maxime, c'est-à-dire si cette maxime devenait une loi universelle, per- sonne ne croirait plus aux promesses, il serait vain d'en faire, et l'on n'en ferait plus. Donc celte maxime ne peut sans con- tradiction être prise pour la loi universelle des promesses qu'on fait. Villers ayant négligé de donner aucune explication du principe de la morale kantienne, celui-ci ne pouvait manquer de paraître extrêmement mystérieux. De plus, il nous semble qu'il a mal choisi entre les divers énoncés de ce principe. Puisque, pour être bref, il voulait n'en traduire qu'un, il aurait prendre celui-ci, plus compréhensif, qui convient non seulement aux devoirs stricts, mais encore aux devoirs larges, et qui ne diffère de l'autre qu'en ce qu'on y lit le mot vouloir : « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle. » Kant exprime encore de cette manière ce même principe : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » (128). Le devoir de

("128) L'exemple que nous avons rappelé est développé p;ir Knnf d'une manière qui a pu conduire, par des raisons variant suivant les interpré- tations, à faire des réserves plus ou moins graves sur la valeur de son principe. Il élait assez naturel de penser, entre autres choses, qu'il avait voulu dire : si tout homme agissait ronlormcmcnt i\ une loi qui permît les fausses promesses, peisonne ne croirait aux promesses, et les promesses, y compris les fausses, seraient impossibles. Or celle conséquence n'est pas

CUAKLK.S VILLERS ÎOf)

bienveillance est l'un des devoirs larges que Kanl elle comme conséquence de ce principe. Nous pouvons concevoir une na-

évidente, cette impossibilité est contestable. Il est vrai que, pour que des promesses soient possibles, il faut qu il y ait quelqu'un qui croie aux promesses. Mais le fondement véritable de cette croyance n'est pas dans la constatation que les hommes tiennent généralement leurs promesses. S'il en était ainsi, la possibilité des promesses serait empirique, et il serait possible que tout homme se conformât à la maxime de ne pas tenir les pro- messes dont il ne reste aucune preuve, toutes les fois que ne pas tenir ces promesses est plus avantageux pour soi-même que la confiance qu'on peut inspirer à ses semblables en les tenant et en leur déclarant que nous avions promis l'action qu'ils nous voient faire. En se conformant à cette maxime tous les hommes agiraient de la même manière, sans qu au- cun d'eux sût que ses semblables agissent comme lui ; chacun tromperait les autres sans cesser de se fier à eux ; ce serait une loi universelle, donc leur conduite serait conforme à la loi morale !

Pour arriver à établir, au moyen du principe kantien, qu'une telle maxime est im.morale, pour établir qu'il est impossible de l'ériger en loi universelle, il faut considérer que la possibilité des promesses, la croyance aux promesses d'un autre homme, se fonde non pas simplement sur ce que nous avons observé que cet homme fait constamment, régulièrement, à la manière d'un automate, ce qu'il a dit qu'il ferait ; mais sur ce que nous croyons qu'il se regarde conmie obligé de ne faire que des promesses sincères et de les tenir autant que cela est en lui. Croire à une promesse, c'est croire sur parole ; autrement dît, c'est croire que celui qui promet se regarde comme obligé de ne faire que des promesses sincères ; ou bien c'est croire pour un tout autre motif, par la connaissance d'un intérêt, par exemple, qui pousse à l'action promise. Mais dans le second cas, si ce motif, cette connaissance, suffit à produire toute notre croyance, nous n'avons pas besoin de promesse, et, à proprement parler, ce n'est pas à la promesse que nous croyons. Le moribond qui remet sans en laisser de preuve un dépôt à un homme qui lui promet de ne jamais le nier, confie ce dépôt non pas simplement à l'exactitude avec laquelle cet homme a tou- jours tenu les promesses de ce genre, mais, pour ainsi dire, à l'obligation qu'il croit exister en cet hpmme de tenir cette promesse. En un mot, lorsque nous faisons une promesse, lorsque nous voulons qu'on nous croie sur parole, nous voulons qu'on croie que nous nous reconnaissons le devoir, l'obligation de ne faire que des promesses sincères.

Devons-nous vraiment ne faire que de telles promesses ? N'est-il pas permis, au contraire, que nous nous contentions d'entretenir chez nos sem- blables cette croyance ? C'est à décider cette question que le principe de Kant est propre. Selon ce principe, nous devons agir conformément à une maxime que nous puissions vouloir qui soit une loi universelle, c'est-à-dire une loi que tout être raisonnable reconnaisse comme régissant tout être raisonnable, comme obligeant tout homme en tant qu'être doué de raison et de sensibilité. Or vouloir faire une promesse, c'est, avons-nous dit, vouloir que celui à qui nous la faisons nous regarde comme obligés de ne faire que des promesses sincères. Si donc nous voulons faire des promesses, nous ne pouvons vouloir en fait de loi universelle regardée par tous les hommes comme obligeant tout homme et par conséquent nous-mêmes qu'une loi qui oblige de ne faire que des promesses sincères. Vouloir

ÏIO LA 1^0nMATin,\ DE L IM'LUENCE: KAÎSTIEN.NK en FRANCE

turc los lioinnics, tout en rc^spcctant les droits de chacun, se feraient une loi de ne jamais s'aider l»s uns les autres dans

faire des promesses et vouloir en môme temps une législation universelle indifférente aux promesses, qui permit de les faire trompeuses, ce serait vouloir faire des promesses et en môme temps n'en vouloir point faire. Faire des promesses trompeuses, c'est donc agir contre toute législation uni- verselle, c'est agir d'une manière immorale. Si nous sommes parvenus à déduire l'obligation de ne faire que des promesses sincères, nous n'avons pas pour cela prouvé (]ue le principe kantien, qui attribue à tous les hom- mes les mêmes obligations, sullise pour montrer quelles sont ces obliga- tions, et qu'il puisse servir à les déduire toutes. De ce principe il résulte que tous les hommes doivent se reconnaître les uns aui autres les mômes obligations ; que par conséquent nous ne pouvons, en nous conformant à ce principe, vouloir qu'un homme nous croie une obligation qu'il ne se reconnaisse pas à lui-même ni une obligation que nous ne nous reconnais- sions pas. Mais si nous en avons pu conclure quel est notre devoir relati- vement à nos promesses (et à toutes les déclarations en général que nous faisons sans les appuyer d'autre preuve que notre parole), c'est que la notion de promesse ou de déclaration présente cette particularité de ren- fermer la notion d'une certaine obligation à laquelle nous voulons qu'on nous croie soumis, à savoir l'obligation de ne faire que des promesses ou des déclarations sincères. Le principe kantien sert uniquement à établir que nous avons réellement celte obligation. Il est vrai que l'obligation n'existe que pour l'homme, non pour l'être simplement raisonnable. La particularité au moyen de laquelle le principe s'applique aux promesses n'en subsiste pas moins, mais prend évidemment un autre aspect, quand on considère que la loi est celle des êtres raisonnables en général. La maxime que suit l'être simplement raisonnable est la loi elle-même. Il n'aurait aucun motif de croire à une promesse, s'il ne savait rien de celui qui promet. La possibilité d'une promesse enlre êtres simplement raison- nables suppose dans celui qui la reçoit la connaissance de la maxime que suit celui qui la fait. Or, la maxinie du mensonge ou des fausses promesses possède cette particularité qu'elle ne peut être suivie que secrètement. Donc elle ne peut être une loi universelle des êtres raisonnables, en tant qu'une telle loi est connue par chaque être raisonnable comme suivie par tout être raisonnable.

Si l'exemple des promesses et des déclarations est le cas auquel le prin- cipe kantien s'applique le plus aisément, c'est grâce à la particularité que nous venons de signaler. Les aulres applications, notamment l'application à la question du suicide, sont forcées et indirectes. Nous ne voyons que l'argument suivant qui puisse, au moyen de ce principe et avec quelque apparence de raison, conclure contre le suicide. L'homme qui, estimant qu'il a plus de maux que de satisfactions à attendre de la vie, se donne la mort, fait dépendre de mobiles sensibles l'existence de l'être raison- nable, capable de moralité, c'est-à-dire capable de se déterminer par un principe universel, indépendant de la sensibilité. Or c'est dans la subor- dination du principe moral à des motifs sensibles, dans ce renversement de l'ordre des principes, que consiste la perversité. Cet argument ne fait pas de la défense du suicide une conséquence du principe : agis de telle sorte... , il ne tend pas à démontrer qu'il soit impossible d'universaliser la maxime permettant le suicide dans une telle circonstance, lît si cela n'est

CIIAT'.LËS VILI KI!.^ ÎII

la peine. Une telle nature est possible; mai.s nous ne pouvons la vouloir, nous ne voudrions pas en faire partie. La raison qu'en donne Kant, c'est que nous pensons que nous pourrons avoir besoin, un jour, de la bienveillance d'autrui. La morale kantienne n'en vient-elle pas à se confondre avec la morale utilitaire, comme on l'opposait à Villers ? Non. La législation morale qui comprendrait la loi ordonnant de contribuer au bien-être d'autrui et celle qui ne la comprendrait pas sont éga- lement possibles ; mais quand même le seul motif de préférer la première serait qu'elle est la plus avantageuse, la morale kantienne reposerait encore sur autre chose que l'utilité. La considération de l'utilité n'intervenant que dans le choix de la loi, des actions conformes à cette loi pourraient avoir une valeur morale, avoir pour motif la forme universelle de la loi et pour mobile le respect de la loi. En effet, bien qu'elle soit pour nous la plus avantageuse des lois universelles possibles, elle nous ordonne des actions qui peuvent être parfois les plus opposées à notre intérêt et qu'il est toujours méritoire d'accomplir en considération de la nécessité morale ou obliga- tion d'agir conformément à une loi universelle. Cette inter- prétation doit néanmoins être écartée. Il est contraire à l'es- prit de la morale kantienne de composer avec l'utilité. L'inté- rêt, qui ne peut déterminer aucune action morale, ne peut pas non plus déterminer une loi morale; car il ne peut déterminer une loi qui soit rigoureusement universelle, la loi la plus avantageuse pour un ou plusieurs hommes ne l'étant pas né- cessairement pour tout homme. S'il en est quelques-uns qui n'auront jamais besoin de la bienveillance d'autrui ou qui au- ront beaucoup moins de bienfaits à en recevoir que de peine

pas impossible, si, par conséquent, ce principe ne définit dans cette cir- constance aucun devoir, cette maxime ne le subordonne pas au mobile sensible. Elle y subordonne seulement l'existence de lètre capable de se déterminer à ce qu'en d'autres occasions ce principe lui ordonnerait elïec- tivement, s'il continuait de vivre.

(129) Voy. Delbos, Philosophie pratique de liant, p. 509, et, à la même page, la note qui rappelle que Renouvier jugeait indispensable ce moyen, le recours à la conscience morale.

ÎÎ2 I.A FORMATION DR L INFLUENCli KANTIKVMi KN FlVVNCR

à éprouver en donnant leur aide à autrui, c'est un fait con- iinyenl qu'aucun d'eux n'ait la certitude d'être de ce nombre. Mais si ce n'est l'utilité ou l'intérêt, qu'est-ce donc qui déter- minera la volonté à choisir entre deux lois logiquement pos- sibles mais dont l'une contredit l'autre ? Il faut se tenir en garde contre toute solution qui attribuerait pour motif à la volonté quelque chose, qui serait conçu, plus ou moins confu- sément, comme un bien moral; j)uisque le bien moral, loin de déterminer la loi, se définit par elle. On tomberait dans une pareille erreur en expliquant ce choix comme le fait d'une volonté conçue dune manière qui lui supposât quelque qualité morale; puisque relativement à une loi la volonté est morale- ment bonne quand elle se détermine par la loi. Quand elle se donne à elle-même une loi, la volonté est bonne en tant qu'elle a pour motif la forme universelle de la loi. Quand elle se donne telle loi, à laquelle la forme universelle convient, plutôt que telle autre, h laquelle celte forme convient également, com- ment cette préférence s'explique-t-elle ? Nous trouvons chez Stapfer une explication, admise sans doute aussi par Villers, qui fait intervenir la conscience morale. C'est un moyen dont on i^eut douter qu'il soit vraiment dans l'esprit du rationa- lisme kantien (129). Nous chercherons cei^endant, lorsque nous reviendrons à Stapfer, quelle justification procédant de ce ra- tionalisme on pourrait présenter en faveur des interprètes qui admettaient ce moyen.

Le critique de la Revue d'Edimbourg était, en somme, d'accord avec les Français qui pensaient n'avoir rien à appren- dre d'une philosophie s'exprimant dans une langue aussi vague que celle de Villers; mais, de plus, il pi'enait la peine de mon- trer comment, dès qu'il essayait de fixer le sens des mots, il voyait les arguments présentés s'évanouir et certaines thèses se contredire. Ses raisons de rejeter la théorie kantienne de l'espace indiquent assez bien dans quel esprit il attaque tout l'ouvrage. La philosophie kantienne, dil-il, appelle les choses en soi des choses extérieures, puis admet que l'idée de chose

CHAULES VILLERS Il3

extérieure à nous implique l'espace; comment peut-elle donc refuser à l'espace la réalité qu'elle attribue aux choses en soi ? (i3o).

Il est arrivé à Villers, en effet, d'appeler chose extérieure ■la chose en soi; mais la contradiction qui lui était reprochée se résout aisément, quand on remarque qu'il appelait aussi choses autres que nous-mêmes les choses en soi, ainsi que leurs phénomènes, les corps. Le concept de choses autres que nous- mêmes n'impliquant pas l'espace, il n'est pas absurde de dire que les choses en soi 'existent sans l'espace. C'est Vinlailion des choses autres que nous-mêmes intuition qui nous en donne les phénomènes, les corps qui suppose nécessaire- ment l'intuition de l'espace.

On aurait pu répondre, il est vrai, que cette distinction ne résout la difficulté que pour en produire une autre. Que l'intuition d'une chose autre que nous-mêmes soit l'intuition d'une chose dans l'espace, c'est un fait dont Villers ne montre pas la nécessité. Villers n'a pu croire à cette nécessité qu'en se trompant lui-même par lambiguïté de l'expression chose extérieure, entendant par choses extérieures les choses autres que nous-mêmes qui nous apparaissent et aussi les choses qui sont dans l'espace. De celte façon, il devenait nécessaire (mais analytiquement, et même d'une manière tauiologique) que les choses autres que nous-mêmes qui nous apparaissent fussent dans l'espace et en possédassent toutes les propriétés, telles que ses trois dimensions; puisqu'on avait appelé du même nom ces choses et ce qui est dans l'espace. Et, objectait-on effecti- vement dans la Revue d'Edimbourg, il était aussi peu légi- time d'en conclure l'idéalité de l'espace qu'il serait peu sensé de dire qu'il n'y a rien de réel dans un homme parce que nous savons nécessairement et o priori qu'il y a en lui tout ce que comprend la définition de l'homme (i3i).

Si maintenant nous nous reportons au premier argument

(150) Edin. Review, p. 267.

(lot) ma., y. m

11^ LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

de VEsthéiiqae. transcendentale, nous constaterons que la chose extérieure était prise par Kant lui-même encore dans un autre sens, qu'elle y est considérée comme une chose extérieure à une autre chose pareillement extérieure, et qu'elles sont dites, l'une et l'autre, extérieures à nous en ce sens qu'elles sont extérieures à notre corps, qui est une chose extérieure à elles comme elles sont extérieures l'une à l'autre. L'extériorité réci- proque des diverses parties de l'espace constitue cette exté- riorité réciproque des choses; de même qu'il y a, pour ainsi dire, une sorte d'extériorité réciproque des divers moments du temps, constitutive d'une extériorité réciproque des événements arrivant les uns après les autres. Le premier argument de la théo- rie de l'espace part de ce que la représentation des choses exté- rieures (de celles qui ont l'extériorité spatiale) a pour condi- tion la représentation de l'espace; il vise à établir que ces deux représentations sont d'origines différentes. L'objection que nous lisons dans la Revue d'Edimbourg signifiait qu'une telle différence n'est pas prouvée par ce que l'une des représentations est logiquement antérieure à l'autre. L'exemple de l'antériorité logique du concept d'homme à la perception de tout homme individuel ne découvrait pas péremptoirement la fausseté de l'argument kantien; car on pouvait répliquer qu'il s'agit, dans la Critique, de l'antériorité logique d'une intuition à une autre intuition et non pas d'un concept à une intuition. C'est en considérant les arguments tendant à établir l'intuitivité de la représentation de l'espace, que l'on pourrait essayer de préci- ser cette réplique. L'espace n'est pas le résultat de l'assemblage de ses parties, c'est un tout logiquement antérieur à ses par- ties, qui n'en sont que des limitations. Ce tout est infini, tan- dis que les parties qu'occupent les objets que nous percevons sont toujours finies. Donc notre intuition de ce tout n'est jamais empirique. Mais l'intuition de ce tout infini, ou du moins de ce qui déborde les parties occupées par les objets perçu-s, est de la même nature que l'intuition de l'espace tout objet est supprimé. Or les objets dont on peut opérer

CnART,ES VILLERS IIO

cette ?Tippression sont les objot? d'une image et non pas ceux d'une perception actuelle. Par conséquent l'espace infini, comme l'espace vide d'objets, est représenté dans l'imagination seulement. Il y a donc deux hypothèses possibles. On peut sup- poser ou que l'intuition des parties de l'espace occupées par les objets actuellement perçus n'est rien de plus qu'une image, ou bien qu'il y a aussi une intuition empirique de ces parties de l'espace, comme il y a, outre l'image des qualités empi- riques des objets occupant ces parties, la perception de ces qualités. L'antériorité du tout ne prouve pas la première hypo- thèse. Se représenter une partie de l'espace, c'est nécessaire- ment se la représenter comme le résultat d'une limitation du tout; mais il ne s'ensuit pas que la représentation de la partie soit uniquemnit une partie de la représentation du tout, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir aussi une intuition empi- rique de la partie. De fait, Kant a admis une intuition empi- rique de l'espace (iSa). Dans son idéalisme formel, cette intui- tion ne peut être donnée à notre conscience que par la forme de notre sensibilité, par « la propriété formelle qu'a le sujet d'être affecté par des objets » (i33). Mais par une telle intui- tion empirique, la partie que nous nous représentons néces- sairement comprise dans un tout infini dont nous n'avons pas d'intuition empirique se manifeste dans ce tout exactement comme si son intuition empirique avait la même origine que l'intuition d'une qualité quelconque des corps qui l'occupent. Que cette intuition empirique des parties vienne ou non de la forme de la sensibilité, l'intuition pure du tout lui est toujours antérieure; donc cette antériorité ne prouve pas que l'origine de cette intuition empirique soit dans la forme de la sensibilité. Elle prouve que nous avons une représentation de l'espace, c'est-à-dire de l'espace infini et de toutes ses parties, indépen- dante de toute intuition empirique et par conséquent de l'intui-

(152) Vaihinger pense que Kant s'est en cela contredit. {Commentar, T. II, p. 55.)

(155) Crit., Kehrb., p. 54 ; Trem., p. 63.

IlG LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

tion empirique qui aurait son origine dans une propriété for- melle de la sensibilité, et en cela elle prouverait encore si l'on voulait à toute force qu'elle prouvât quelque chose relati- vement à une telle propriété formelle ou forme de la sensibilité que notre représentation pure de l'espace ne dépend pas de cette propaiété formelle de la sensibilité, que cette propriété formelle n'en est pas la condition.

Cette discussion rapide nous amène à reconnaître que ■l'objection présentée dans la Revue d'Edimbourg, bien qu'elle procédât d'une connaissance très imparfaite du criticisme, touchait à une difficulté réelle. Il «erait inutile de rappeler les autres détails de ce compte rendu, qui dénotent surtout cette imperfection. Nous ajouterons seulement que, contre l'ensem- ble de la théorie criticisle de la forme et de la matière de l'expérience, il était dit que discerner quels éléments de l'expérience viennent de notre propre sujet et lesquels déri- vent des choses en soi était aussi peu possible par les moyens que Villers avait emprunté de Kant,que de distinguer un rayon bleu et un rayon jaune par l'examen psychologique de •la sensation unique qu'exciteraient un rayon bleu et un rayon jaune confondus en un même point de la rétine (i34). La double origine de l'expérience, par laquelle Kant pen- sait avoir rendu compte de la double nature de nos con- naissances, dont les unes sont nécessaires et les autres contin- gentes, était déjà devenue en Allemagne un sujet de contesta- tions vives, mais éloignées, ordinairement, de l'empirisme soutenu dans la Revue d'Edimbourg. Un écho de ces attaques se perçoit dans la diatribe de Schelling contre Villers.

Schclling ne trouvait rien à redire au jugement de Villers sur les philosophes français disciples de Locke et de Condillac : il ne lui refusait le droit de les traiter avec tant de hauteur que pour le réserver à d'autres, dont il était, qu'il croyait plus nettement au-dessus d'eux. L'introduction de la philo- sophie kantienne en France aurait pu, estimait-il, être profi-

(154) Edin. Rcview, p. 266.

CHARLES VILLEÎ18 117

table à tout le monde, si celui qui s'est chargé de cette entre- prise avait su comprendre qu'il ne devait pas imiter les kan- tiens allemands, attachés à la lettre des Critiques. Telle qu'elle est dans ces écrits, cette philosophie est fortement germanique; elle tient de très près, surtout par son expression, à de vieilles doctrines allemandes ignorées en France et que les Allemands avaient trop oubliées, au moment parut la C€itiqae,pour sai- sir tout de suite le vrai sens de la doctrine nouvelle. Ainsi cons- tituée, elle ne peut convenir qu'au pays elle est née, et seu- lement pour un temps. Pour la porter à l'étranger, Schelling recommandait donc de tâcher d'en dégager ce qui vaut univer- sellement ; et cela lui paraissait tout à fait indispensable quand on se proposait de l'incorporer à la culture française, recon- nue comme possédant au plus haut degré ce caractère d'uni- versalité. Tout ce qu'on aurait réussi à en faire passer en France, participant de ce caractère, aurait fait voir dans quelle mesure le kantisme peut passer dans tout le monde.

Ce qu'il y a d'universel chez Kant, ce qui dans son oeuvre est impérissable, Schelling soutient que c'est, sur toute chose, d'avoir démontré systématiquement que les formes subjectives ne sont rien pour la réalité en soi. C'est la démonstration de cette vérité qu'il fallait d'abord communiquer aux Fran- çais, non seulement à cause de son importance, mais encore parce qu'en général le côté négatif de la science leur est plus accessible que le côté positif. Il convenait donc de commencer par leur montrer cet aspect négatif et sceptique, indépendam- ment de ce qu'il peut couvrir de positif ou de dogmatique.

Le dogmatisme qui procède d'un usage transcendant des formes subjectives est une philosophie nulle, et, poursuit Schelling, celle qui ne s'y oppose que critiquement n'est qu'une demi-philosophie. Jamais, selon lui, cette médiocrité ne s'est étalée plus entièrement que dans l'ouvrage de Villers : le ta- bleau qu'il a fait du tran^cendentalisme est comme un miroir oij tous les kantiens allem.ands pourraient regarder l'image fidèle de leur pensée. Schelling trouve ce tableau trop curieux

Il8 LA FORMATION DK l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

pour qu'on en examine pa* quelques traits, ee qu'il fait de la façon suivante. Villers pose le problème capital de la philoso- phie : Quel lien y a-t-il entre le moi et ce qui n'est pas moi ? Arrivant ensuite au point de vue transcendental, d'où la solu- tion devait se découvrir, il dit qu'être dans ce point de vue, c'est considérer certaines lois universelles comme résidant en nous et réglant les objets perçus ou connus par nous. Mais alors, observe Schelling, les objets et le moi sont déjà suppo- sés réunis, et l'on a éludé, non résolu, le problème du lien qui les unit. Les comparaisons développées par Villers expli- quent bien que, par exemple, dans la chambre obscure tous les objets paraîtront rouges, ou que la cire prendra toujours et nécessairement la forme du cachet; mais cela ne nous fait pas comprendre comment la cire peut arriver au cachet ou le cachet à la cire, comment se rencontrent l'objet extérieur, l'ouverture de la chambre et son verre rouge. De même, il est vrai que l'estomac n'est pas un récipient quelconque, qu'il a une manière propre d'agir sur ce qu'il reçoit, et nous savons même comment les aliments y arrivent; mais par les soi- disant philosophes transcendentaux ne nous ont pas dit com- ment les choses entrent dans le moi; (( chacun sent bien son estomac, mais l'objet leur est resté dans le gosier. »

Ils disent et Villers répète que, selon Kant, les formes sub- jectives, en vertu desquelles les objets de la connaissance ne sont que des phénomènes, sont le principe coordonnant, l'élément universel, et que la matière est l'élément sensible, particulier, contingent. Schelling leur oppose sa conviction que Kant a voulu dire tout le contraire, que, selon la pensée de leur maître qu'il leur reproche d'entendre si mal, la forme, fondée dans notre manière de connaître, conslitue les déter- minalions variables, toujours changeantes, et que par leur matière nos représentations ont un fondement dans l'être en soi, éternel, universel.

Schelling croit que ceux qui sont entrés dans l'élude de la Critique par la |)rciiiièr(' édition, Kant a exprimé direc-

CHARLES VILLER5 n<)

femènt sa pensée, et non par la seconde, Schelling: le voit trop préoccupé des objections qui lui avaient été faites, ceux- reconnaîtront que Villers et une foule d'autres interprètes dénaturent la philosophie transcendentale en y mêlant un réalisme grossier qui suppose que les représeniations ont pour cause une action des objets sur les sens et une excitation de la faculté représentative par une matière donnée. Au moment il affirme que les formes subjectives, au nombre desquelles sont les catégories, ne peuvent être employées sans abus à déterminer l'objet en soi, Villers fait un pareil abus de la catégorie de cause, en entendant, par cette affirmation, que les formes subjectives sont la caus» qui façonne les objets tels qu'ils apparaissent. Si elle ne vaut que pour les phénomènes, la loi causale ne peut servir à l'explication du monde des phé- nomènes. En résumé, Schelling ne peut croire que Kant ait voulu dire qu'au moyen d'une relation causale la chose en soi donne au moi la matière des représentations (ce qui eût été faire de la causalité une relation entre le monde sensible et le monde intelligible), ni qu'elle affecte le moi considéré comme étant lui-même une chose en soi (ce qui eût été faire de la causalité une relation entre des choses en soi ) (i35);

(135) Cette même réflexion pourra aussi servir de motif à l'interpré- tation psychologique, qui sera souvent suivie par l'école de Cousin, mais qui n'était nullement celle de Schelling. La pensée spéculative, devant tou- jours s'exercer selon les catégories, ne peut s'appliquer, comme elles, qu'aux phénomènes. S'il est juste de reprocher à Kant ou à ses disciples de tomber dans une contradiction en faisant intervenir l'action d'une chose en soi dans l'explication de l'expérience, c'est donc que cette explication ne doit jamais rien supposer relativement à ce qui est autre chose qu'un phénomène, et que. par conpcquont, en rapportant certains éléments de l'expérience à certaines fonctions de l'esprit, l'explication criticisle ne doit pas faire de celles-ci autre chose que des phénomènes psychologiques, pouvant être étudiés au moyen de l'obser^'ation intérieure. Nous ne saurions assurer que ce raisonnement se trouve formulé en des termes semblables chez les éclectiques, mais leur interprétation en est cerlai- nenient dominée ; et s'ils n'ont pas jugé utile de l'exprimer, c'est sans doute que sa conclusion leur paraissait trop évidente. Cependant Cousin essayera parfois de définir une différence entre la critique kantienne et les théories purement psychologiques des empiristcs, pour la ramener à une théorie logique. Beaucoup plus tard, dans les dernières années de l'école éclectique, on la donnera pour une hypothèse métaphysique.

riîO LA POT\MATION DE l'i.NFLUKNCK KAM'IENM: EN FRANCE

il croit que lorsque Kant parle d'affections sensibles, il faut entendre qu'elles se trouvent, avec les catégories, dans le monde des phénomènes : il s'agit simplement d'une relation de phénomènes à phénomènes. Il concruait par le vœu que les Français fassent bientôt détrompés en apprenant que la vé- ritable philosophie allemande n'a rien de commun avec ce que Villers leur a montré.

Villers se sentit cruellement offensé de l'agression de Schel- ling. Se croyant appelé à nouer les relations intellectuelles des deux nations, il ne put se résigner sans peine à se voir dénier par lui tout titre à représenter en France les penseurs de l'Allemagne, et, espérant le faire revenir d'un jugement si dur, il lui demanda, dans une lettre (i36), de mieux peser les circonstances avec lesquelles il lui avait fallu compter pour tirer les Français de leur indifférence à l'égard de la mé- taphysique et pour les amener à la suivre dans l'essor nouveau qu'elle avait pris avec Kant. Vous paraissez bien mal rensei- gné, lui annonçait-il, quand vous imaginez qu'ils s'attachent plus volontiers à l'aspect négatif de la science qu'à son aspect positif. Apprenez qu'ils se soucient fort peu de la science, et que, pour le positif, ils le saisissent à merveille, quand c'est Je positif de leurs plaisirs : on est sûr de les toucher, si l'on sait leur parler de ce qui flatte leurs sens; leur prédilection est pour les coulisses des théâtres et pour la cuisine (187). Vous conviendrez qu'il n'était guère possible d'accommoder la philosophie de Kant, soit pour la bouche, soit pour la scène. Cependant il n'y avait pas d'autre moyen de la leur faire en- tendre que de la sensibiliser. C'est à quoi tendaient les com-

(Paul lanet. Principes de métaphysique cl de psiichologic, leçons profes- sées à la FacuUé des lettres de Paris (1888-1894), Paris, 1897, T. ' II, p. 289.)

(136) Isler, Briefe an Villers, p. 242 et suiv.

(157) Comme lui, Mme de Staël accusera leurs philosoplics de les avoir amenés, en leur assurant que l'homme n'apprend rien que par les sensations, à ne plus considérer que deux choses : la santé et la richesse, la force et le bien-être, « la tactique et la gastronomie ». Œu- vres complètes, T. XI, p. 20C-208.

CHARLES VILLERS Ht

paraisons dont vous vous êtes moqué, et c'est faute d'avoîr connu !a nécessité j'étais de les employer, que vous les avez prises pour mon dernier mot sur la philosophie transcen- dentale. Ainsi Villers, rejetant sur ses lecteurs français la responsabilité de tout ce qui avait déplu à Schelling, cherchait à se le rendre moins hostile. Mais il n'y réussit pas. Schelling, dans sa réponse, il reprochait de nouveau à Villers d'avoir suivi l'interprétation des premiers kantiens, se montra intrai- table, plus arrogant encore que dans son article; Vaihinger a jugé cette réponse digne d'un malotru {Schellings Antwort ist des Grohians wunlig) (i38). Villers sut modérer assez son res- sentiment, pour écrire, danâ sa Réformation de Luther, au sujet de la philosophie de la nature : « C'est à Kant qu'elle doit sa renaissance et ses principales bases. Le hardi Schelling l'a enrichie des vues les plus sublimes » (iSg). Déjà, dans une note de son ouvrage sur Kant, il avait dit que si Schel- ling était inconnu en France, c'est qu' a un bon livre a plus de peine à passer le Rhin qu'une armée autrichienne » (ii4o). Mais ces mots furent peut-être l'occasion de la mauvaise hu- meur de Schelling, qui, ayant remarqué l'article de la Décade philosophique du 20 brumaire, an X, avait pu lire aussi celui qui y parut le 10 vendémiaire, l'on répliquait à Villers : « Il est surpris que des idées telles que les siennes aient tant de peine à passer le Rhin. Pour moi, je crois qu'elles ne passe- raient pas même le ruisseau de la rue, s'il y avait un peu de raison pare dans la mairon vis-à-vis » (i4i). Sans doute Schel- ling jugea prudent de désavouer un interprète qui excitait de tels brocards contre ceux qu'il entreprenait de faire connaître, presque autant que contre lui-même.

Par son article sur Villers, il n'indiquait que de la manière

(138) PInlosophische MonaLshcfie, T. XVI, 1880, p. 488. Comparez ce que Benjnmin Conslanl dit, dans son Journal intime, du caractère de Villers et de celui de Schelling.

(139) Essai sur la Rci de Luther, p. 289.

(140) Phil. de Kant, p. 203.

(141) Décade philos., T. XXXI. p. 56.

132 L.\ FORMATION PE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

la plus vag:ue quelle était l'interprétation qu'il lui opposait : il ne l'indiquait que d'une manière négative, qui, en somme, se réduisait à dire que sa propre interprétation n'était pas celle que Villers avait suivie. Essayer de dégager de ses autres écrits ce qu'elle est au juste, ce serait entrer dans une recherche trop éloignée de celles qui doivent nous occuper ici (i^a). Cepen- dant nous allons montrer qu'il y avait dans la théorie kan- tienne de la matière et de la forme envisagée dans les traits les plus généraux, que Villers et la plupart des commentateurs s'accordent à lui reconnaître quelque chose de mal défini, qui, par le trouble qu'il laisse dans la pensée, ne pouvait manquer de susciter des contestations.

Rappelons en deux mots le point attaqué, dans des vues très diverses et même opposées, par Schelling et par l'auteur du compte rendu de la Revue d'Edimbourg. Tout ce dont nous pouvons avoir une connaissance a priori, la forme des phéno- mènes, a son origine dans la forme de notre esprit, qui est aussi l'origine de cette connaissance formelle. Tout ce dont la connaissance dérive de rcxpéricnce, déterminé par la matière des phénomènes, nous est imposé dans l'expérience par autre chose que la forme de notre esprit, par quelque chose qu'on peut dire inconnaissable. Considérons, d'un autre côté, que les phénomènes différents entre eux diffèrent par leur matière, et que des phénomènes semblables entre eux sont semblables aussi par leur matière puisqu'ils ne seraient pas sembla- bles, si leurs déterminations matérielles, connues a posteriori, étaient différentes , et non par leur forme, qui est toujours la même, dans les choses différentes aussi bien que dans les choses semblables. Or, nous savons a priori, d'après le prin- cipe de causalité, que tout phénomène en suppose un autre qii'il ?iiit toujours. Autrement dit, à tout phénomène B cor- respond un aulre phénomène A dont nous ne 'savons rien a priori, si ce n'est que chaque fois que ce phénomène A appa-

(1-42) Sur ce sujet, voy. Schelling, Œuvres, T. I, p. 573 ; Bréhier, Schelling, IVuis, 1012.

CHARLES VILLER3

123

raît, le phénomène B, toujours le même, apparaît ensuite. Pour que les phénomènes soient conformes à ce principe, pour que le phénomène qui suit un autre phénomène soit semblable à celui qui le suit les autres fois, il faut que la matière du phé- nomène qui suit soit semblable à celle du phénomène qui, les autres fois, a suivi et suivra, ou, pour mieux dire, il faut que ces phénomènes subséquents soient semblables entre eux par leur matière. On voit par que, si les phénomènes semblables entre eux sont semblables par leur matière, c'est de leur matière que dépend leur conformité au principe de causalité ; et comme leur matière ne provient pas de la forme de notre esprit, celle-ci, contrairement à ce qu'affirmaient Kant et ses disciples, ne peut être dite l'origine de la conformité au principe de causalité, même si ce prin- cipe est une connaissance a priori, une connaissance dérivant de la forme de notre esprit.

Pour sortir de celte contradiction, rien ne serait plus facile que de faire sur la forme de notre esprit et sur sa fonc- tion des hypothèses selon lesquelles la forme déterminerait la matière de telle sorte que les déterminations matérielles des phénomènes fussent par notre spontanéité ce que la connais- sance a priori exige qu'elles soient; mais comme nous le mar- querons avec plus de détails, il serait infiniment moins aisé de faire participer ces hypothèses è la certitude apodictique qui convient à la connaissance a priori, et sans laquelle elles ne sauraient cependant être admises légitimement dans une philosophie transcendentale.

Yillers était si loin d'avoir soulevé celte difficulté, que M^^ de SlaOl pnraîtra ne faire que le paraphraser en qualifiant la plus lumineuse des conccplions philosophiques la distinc- tion kaulienne de la matière et de la forme, qu'elle définira la dislinction cuire « ce qui nous vient par les sensations et ce qui lient à l'aciion spontanée de notre âme » (i43). Elle

(Ii5) Œuvres complètes, T. XI, p. 234.

Xa4 ^'^ FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENN'E EN FRANCE

croira pouvoir alléguer l'autorité de Kant, même après qu'elle aura fait de cette distinction l'opposition qu'elle affirmera entre les sensations, les appétits sensuels, les passions funestes qu'ils éveillent, et, d'autre part, l'intelligence, les sentiments moraux, ainsi que l'enthousiasme fécond et généreux qu'ih inspirent; d'oia elle passera à un dualisme de la matière (ce mot étant pria maintenant dans le sens de ce qui est corporel) et de l'amc; si bien qu'elle jugera que c'est montrer de l'étroi- tesse d'esprit que de vouloir, après Kant, revenir avec Fichte et Schelling à une façon de penser qui a engendré les sys- tèmes monistes. (( Kant, dira-t-elle, avait séparé d'une main ferme l'empire de l'âme et celui des sensations; ce dualisme philosophique était fatigant pour les esprits qui aiment à se reposer dans les idées absolues. Depuis les Grecs jusqu'à nos jours, on a souvent répété cet axiome, que Tout est un, et les efforts des philosophes ont toujours tendu à trouver dans un seul principe, dans l'âme ou dans la nature, l'explication du monde. Je ne sais pourquoi on trouve plus de hauteur philo- sophique dans l'idée d'un seul principe, soit matériel, soit intellectuel; un ou deux ne rend pas l'univers plus facile à comprendre...» (i/j/j). Ayant confondu ces questions, elle les tranche ainsi d'un même coup. Mais Villers n'est pas entière- ment responsable de toute cette confusion; d'autres lecteurs de son ouvrage et de celui de Kinker sauront apercevoir que de grandes difficultés se cachaient sous l'apparente simplicité que donnent à la théorie kantienne de la matière et de la forme les comparaisons au moyen desquelles Villers et Kinker la figu- raient.

(lii) Ibid., T. XL p. 262.

CHAPITRE IV

Destutt de Tracy, Daunoij et L'Exposition de Kinker

Destutt de Tracy lut, le 7 floréal de l'an X, à l'Académie des sciences morales et politiques, un mémoire qu'elle inséra dans son recueil (i) sous le titre : De la métaphysique de Kant, ou observations sur un ouvrage intitulé : « Essai d'une expo- sition succincte de la critique de la Raison pure, par J, Kinker, traduit du hollandais par 3. \% F. en i vol. in-8°, à Amster- dam, 1801 »; par le citoyen Destutt-Tracy. Ce mémoire a toujours été considéré comme le développement le plus com- plet de l'opinion que, sur le kantisme, on se fît ou on accepta communément dans l'école idéologique, qui représentait alors presque toute la pensée philosophique française.

Destutt de Tracy avait trouvé à cette Exposition des qua- lités fort prisées dans cette école. Il en louait la « méthode qui montre bien tout l'enchaînement des idées », la netteté et la précision « qui font voir avec assurance que il se ren- contre quelque obscurité, elle est dans les idées elles-mêmes, et non dans la manière dont elles sont présentées » ; enfin il y signalait l'absence de toute marque de mépris pour ceux que Kant n'a pas persuadés. Il est manifeste qu'en relevant chez Kinker ces qualités, il insinuait qu'elles manquaient ailleurs, chez Villcrs. Le traducteur se fût entendu féliciter sans réser- ve d'avoir donné aux Français une telle oeuvre, s'il avait su s'abs- tenir, dans sa préface, de certaines « phrases usées » au sujet de leur prétendue légèreté. C'est en effet par ce défaut qu'il

(1) Acad. des sciences morales. ..^ T. IV, p. 524-606.

126 LA FORMATION DE L'I^FLUF,^■CE KANTIENNE EN FRANCE

voulait qu'on expliquât leur indifférence à l'égard de la philo- so{)hie kantienne, plutôt que par leur ignorance de la langue allemande, qui n'était pas un obstacle insurmontable, ou par Jes troubles révolutionnaires, qui, disait-il, ne les ont pas dis- traits de toute étude au point de leur faire délaisser les sciences matbématiques et naturelles comme ils ont négligé la philoso- phie étrangère. D. de Tracy ne pouvait que se croire impliqué dans cette accusation; il essaya plus d'une fois d'en justifier l'école qui le reconnaissait pour l'un de ses chefs. A Degérando, qui convenait d'une certaine faiblesse de leurs connaissances philosophiques comparées à celles des Allemands, et qui essaye- ra de les en excuser par ces troubles (2), D. de Tracy répli- quera que durant la Révolution les philosophes français n'ont nullement cessé d'être altentifs à enrichir leur savoir, et que s'ils ne font pas grand cas des œuvres de Kant, ce n'est pas qu'ils les ignorent, mais c'est qu'ils n'ont reçu en les lisant aucune lumière nouvelle touchant la science de l'esprit hu- main. Nous savons aussi, ajoutait-il, que si la doctrine de Kant a des partisans très nombreux, elle a en Allemagne même des adversaires qui lui font une opposition très forte, tandis qu'en France nous la voyons prônée par d'anciens émi- grés aigris contre leur pays et par quelques « olabaudeurs » qui, se sentant incapables de rien faire par eux-mêmes, s'écrient qu'il ne se fait rien auprès d'eux (3).

Cependant, la vérité était que bien peu d'idéologues avaient tenté de déchiffrer Kant et qu'aucun d'eux ne s'y était attaché longtemps; D. de Tracy l'avouait et en donnait cette explica- tion : « Nous prenons rarement la peine de chercher à devi- ner ceux qui ne se font pas bien entendre. Nous les négligeons tout simplement, jusqu'à ce qu'ils aient fait le travail suffisant pour se rendre pleinement intelligibles. Nous sommes sûrs que dans cette seconde opération leurs idées reçoivent des

(2) Degérando, Histoire des systèmes de philosophie, T. II,, p. 173, et Des conuimuicntions Uttérnires et philosopldques entre les nations de lEu- rope, dans les Archives littéraires de l'Europe, 1804, T. I, p. 8 et 13.

(5) D. de Tracy, Eléments d'idéologie, 1805, T. III, p. 287.

DESTUTT DE TRACY, DAUNÔU P.T L (( EXPOSITION )) DE SINKER I27

amendements considérables ; et jusqu'à ce qu'elles aient passé par cette dernière épreuve, nous ne les regardons que comme des aperçus dont leurs propres auteurs doivent toujours se défier, et qui ne méritent pas encore de nous occuper sérieuse- ment. Je pense fermement que nous avons raison » (/j). Mais trouvant accompli aussi bien que possible ce travail d'éclaircis- sement dans le livre de Kinker que son traducteur a mis à la portée des Français, D. de Tracy juge que désormais ceux-ci n'ont plus de motif pour se refuser à examiner attentivement cette philosophie qu'on leur reproche tant de ne pas con- naître. Comme il prévoit cependant que lorsqu'il leur aura donné ses raisons de ne pas adopter le criticisme, des kantiens viendront leur dire que ce système ne ressemble en rien à ce qu'on leur a exposé, il les avise qu'il ne prétend traiter que des idées effectivement exprimées par Kinker. « Peu m'im- porte, dit-il, que je réfute Kant ou Kinker, si je réfute une opinion accréditée. » (5)

Pour savoir ce que signifient et ce que valent les objec- tions de D. de Tracy, il faut donc avoir examiné l'Exposition- Il n'est pas très utile d'être renseigné sur l'auteur de celle-ci. Ayant voulu la faire très brève et constamment fidèle, s'étant efforcé, non pas à imposer son opinion, mais, au contraire, à donner au lecteur un moyen d'apprécier le criticisme avec toute la liberté d'un jugement éclairé, Kinker n'y a rien voulu laisser paraître de lui-même. Aussi les philosophes français qui ont étudié son ouvrage sont-ils restés, en général, peu curieux de sa personne. Cousin, lors d'un voyage en Hollande, a bien tenté de rencontrer cet a auteur d'un excellent exposé de la critique de la raison pure » (6), mais il n'a pu l'atteindre et il ne paraît pas qu'il ait essayé d'entrer autrement en rela- tion avec lui. Ce qu'on sait sur lui n'a été rapporté en France que très rarement ; c'est pourquoi nous croyons que les quel-

(4) De la métaph. de Kant, p. 554.

(5) Ibid., p. 555.

(6) Cousin, Llnstntction publique en Hollande, Paris, i8ô?, p. 71,

128 LA FORMATION UE l/iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

ques indications biographiques que voici ne seront pas super- flues (7).

Jean Kinker naquit près d'Amsterdam en 17G4. Il fut dirigé vers les éludes médicales, auxquelles il renonça bien- tôt, désespérant de s'accoutumer à la vue continuelle des mi- sères humaines. Il se mit à étudier le droit. On dit qu'il mon- tra, au barreau de La Haye et à celui d'Amsterdam, une élo- quence froide, trop contenue, mais qu'il devint très vite un adversaire redoutable en déployant les ressources d'un esprit satirique, piquant, prompt à saisir les ridicules et habile à les souligner. Il avait déjà fait remarquer en lui ce talent, qu'il nourrisisait de la lecture d'Érasme et surtout de Voltaire, dans les disputes théologiques auxquelles il avait aimé se mêler dans sa jeunesse. C'est dans les journaux politiques il en fonda lui-même quelques-uns qu'il s'abandonna le plus à sa verve railleuse. Même quand il s'agit de répondre aux anti kantiens hollandais, il ne dédaigna pas de recourir à cette arme. Toute sa vie il cultiva la poésie. D'abord il avait donné dans le genre léger ; puis, s'étant pénétré de la pensée allemande, il conçut que la mission du poète était de rendre la philoso- phie sensible, et il se rapprocha du genre didactique. Mais le goût de la plaisanterie ne le quitta pas pour cela : un drame allégorique qu'il avait écrit ayant obtenu un réel succès, il en fit aussitôt une parodie. Il composa, en outre, des comédies, des vaudevilles, des opéras, ainsi que des hymnes maçonni- ques, des traités sur la musique instrumentale et vocale, dont un sur la musique des anciens Grecs. C'est vers 1798 qu'il commença à s'occuper sérieusement de philosophie ; il relut plusieurs fois Kant et c'ollabora au Magasin de la philosophie critique, que le théologien libéral Van Hemert avait fondé pour répandre en Hollande le kantisme et pour le soutenir contre les attaques des théologiens orthodoxes. Le bruit de

(7) Nous les avons tirées de L'Utiiversilé de. Lirgc, par Alphonse Le Roy, Liéjje, 180i), p. 550-591 ; de la Biographie nationale publiée par lAca- déniie de Belgique, 1888-89 ; et de la notice biographique par Cocherct de la Moriniore, jointe au Pmlismi- de la raison humaine, -Amsterdam, 18û0-52i

DESTUTT DE TRACY, DAUNOL' ET l' « EXPOSITION )) DE KINKER lâg

ces débats parvint jusqu'en France, ainsi qu'en témoignent deux entrefilets du Magasin encyclopédique (8). L'Exposition de Kinker, extraite du Magasin de la philosophie critique, fut traduite en français par un Liégeois, Le Fèvre, avec l'aide de l'auteur et de son ami Van Heniert. Kinker savait plusieurs langues modernes, possédait fort bien les anciennes et avait même appris le copte. Après avoir présenté, en 1817, à l'Insti- tut royal des Pays-Bas un mémoire sur l'utilité de la con- naissance des langues pour l'étude de la philosophie, il fut admis dan? cette compagnie. Le langage, disait-il, est la rai- son incarnée. On découvre dans les diverses langues parlées des formes constantes, des caractères qu'elles possèdent toutes et qui leur sont essentiels. C'est en ces mêmes formes que con- siste la langue pensée, émanation directe de la raison, par laquelle la raison a donné aux langues parlées ses propres formes, qui s'y retrouvent comme étant précisément celles sans lesquelles elles ne seraient pas des langues. L'étude des formes de la raison contribuera donc à la découverte de la grammaire universelle. Le gouvernement néerlandais le nomma professeur de langue et de littérature hollandaises à l'Université de Liège, com.plant sur lui pour aider à « hollan- diser » les provinces wallonnes. Il parvint à se concilier l'es- time de ceux-là même pour qui cette entreprise était offen- sante, et l'on se souvint si bien qu'il avait su faire aimer ce qu'il avait mission d'imposer, qu'en i88ô naquit à Liège sou3 son nom une société pour l'étude de la littérature néerlan- daise. Le roi des Pays-Bas le chargea aussi d'une enquête sur la méthode pédagogique de Jacotot, au moyen de laquelle ce- lui-ci, sans savoir le hollandais, l'avait enseigné néanmoins avec succès à Louvain (9). Les événements de i83o obli-

(8) Magas. cncycL, 1799, T. V, p. 586 ; 1800, T. I, p. 525-524.

(9) Le Rapport de Kinker accrût beaucoup la vogue de cette méthode, en lui gagnant de si puissantes protections, quoiqu'il ne lui fût pas abso- lument favorable. Une réponse aux réserves qu'il avait faites a été mise à la suite de la seconde édition donnée à Paris par un ami de Jacotot.

Kinker, Rapport sur la méthode de il. Jacotot, présenté au ministère de l'intérieur du royaume des Pays-Bas, le 8 septembre i82t), 2^ édit., Paris,

lâo LA FORMATION DE l'iNFLIjENCE KANTIENNE EN FRANCE

gèrent Kinkcr à quitter la Belgique, Il retourna à Amsterdam, il mourut en i845, laissant un grand ouvrage inachevé, écrit en français, à Cocheret de la Morinière, pasteur et pro- fesseur de mathématiques, qui l'annota et le fit imprimer en deux volumes avec une biographie et un portrait de l'auteur. Cet ouvrage, Le dualisme de la raison humaine, ou le criii- cisme de Kant amélioré, tendait à un système d'inspiration panthéiste ; on y trouve mêlées des idées empruntées de Fichte, formité à des fins, il prétendait que cette théorie avait besoin déjà à se dégager du pur kantisme dans une dissertation hol- landaise sur le beau (1826), oii, s'il opposait à l'opinion de Voltaire, d'après laquelle le beau varie selon les pays, la théo- rie de Kant qui fonde l'universalité du jugement concernant le beau sur ce que nous saisissons le beau par un sentiment désintéressé (et sans nous représenter aucune fin) d'une con- formité à de fins, il prétendait que cette théorie avait besoin d'être achevée par la considération du sens allégorique de la beauté, figure du monde spirituel. Le dualisme de la raison, développé dans son ouvrage posthume, n'est plus le dualisme de la raison spéculative et de la raison pratique. Il dit que ce dualisme-ci, qui apparaît chez Kant, résulte uniquement d'une limitation arbitraire de la valeur des catégories, de la limitation qui consiste à leur donner une moindre valeur pour les phénomènes internes que pour les phénomènes externes. Le véritable dualisme, celui qui tient à la nature de la raison humaine, est l'antinomie entre le déterminisme et le maté- rialisme, d'un côté, et, de l'autre, la liberté et le spiritualisme. De ce que ce dualisme oppose des termes relatifs à l'expé- rience, il faut conclure qu'on ne peut le résoudre qu'en s'éle- vant à la supposition d'un principe supérieur à l'expérience et qui ne peut être qu'un principe d'indifférence. Kinker allait ainsi rejoindre Schelling, mais il ne voulait voir dans 1' « in- tuition intellectuelle » qu'une invention sophistique pour

1829 ; voy. aussi F. Buisson, Nouueau dictionnaire de pédagogie, iOil, ar» ticle Jacotot, par Bernard Pérez.

DESTUTT DE TRACV, DAUN'OU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER l3l

échapper à la discipline du rationalisme criti(iue et s'autoriser à prononcer des oracles ; de plus, il tenait pour suspect le sys- tème d'un auteur qui avait fini par assujettir sa philosophie à des dogmes théologiques. Il maintenait la religion et la philosophie séparées ; et s'il admettait qu'on employât celle- ci pour éclairer celle-là, il voulait qu'on prît garde à ne su- bordonner en rien la seconde à la première. Contrairement à ce qu'on pouvait attendre, on ne voit pas que Kinker ait parlé dans son Dualisme du mémoire de D. de ïracy sur V Ex- position : il ne fait que critiquer ce que l'idéologue avait dit dans sa Logique sur les mathématiques, sur l'espace et sur le temps. Parlant de Villers, il lui reproche d'avoir mal jugé les matérialistes et les sensualistes français, et de n'avoir pas aper- çu que leur philosophie, très cohérente, est exactement l'une des thèses d'une antinomie qui dérive du dualisme de la raison humaine. Nous ne nous occuperons pas plus long- temps du Dualisme de la raison ; cet ouvrage n'a pas été assez remarqué en France pour y avoir exercé une iniluence quel- conque, et en tout cas il n'a rien pu apprendre à personne ■sur Kant. L'Exposition est la seule œuvre de Kinker qui doive maintenant nous occuper : c'est par elle seulement qu'il fut pour les Français un initiateur. Voici comment il entendait les faire entrer dans la Critique.

Nos facultés cognitives ne se sont exercées que lorsque nous avons reçu des impressions sensibles, mais ce n'est pas à ces impressions qu'elles doivent leur existence, elles sont originairement inhérentes à notre être. Ces facultés sont elles- mêmes une source de connaissances ; connaissances qui sont originaires, primitives, puisqu'elles dérivent de nos facultés originaires. Donc, bien que ces connaissances résident en nous avant nos impressions, nous ne les possédons vraiment, nous n'en prenons conscience qu'après que nos facultés ont été mi- ses en action par les impressions. On les appelle connaissances pures, pour les distinguer des connaissances d'expérience.

l32 LA FORMATION DE l'inFLUENCË RA.MTE.NNE EN FRANCE

Les connaissances d'expérience résultent à la fois des im- pressions et de l'exercice de nos facultés. Elles dépendent, par conséquent, des connaissances pures. Ce que nos connaissan- ces d'expérience doivent à nos facultés de connaître, c'est pré- cisément ce qui les fait connaissances, c'est la liaison, l'enchaî- nement, l'unité. En effet, « pour connaître, il faut concevoir, c'est-à-dire rassembler en un seul tout diverses perceptions » (lo). Or, ce rassemblement, ne pouvant être aux percep- tions ou impressions qui sont rassemblées, ne peut être effec- tué que par la faculté de connaître, qui est originairement en nous.

Les modes suivant lesquels notre faculté effectue ce ras- semblement, cette réunion, résident aussi originairement en nous. La connaissance que nous acquérons de ces modes, de ces manières de concevoir, nous vient donc de notre faculté de connaître ; c'est une connaissance pure. La connaissance pure est à la connaissance d'expérience à peu près comme la connaissance du mécanisme d'un moulin est à la connaissance de la farine qu'il moud. Kinker développe, d'une manière as- sez confuse, cette comparaison de ce dont nous avons une connaissance pure à ce qui, dans un objet fabriqué, est l'effet de la machine qui l'a façonné, et de ce dont nous n'avons qu'une connaissance d'expérience à ce qui provient de la ma- tière fournie à la machine.

Kinker passe, suivant le plan de la Critique, à l'examen des facultés cognitives : la sensibilité, l'entendement, la raison.

Nos impressions sensibles ne peuvent être que d'une ma- nière conforme « au mode d'affectibilité propre à notre sen- sibilité » : elles sont toutes, nécessairement et sans exception, assujetties à « certaines règles ou lois constantes et invariables de cette faculté ». Ces a lois invariables que notre sensibilité ne peut transgresser.,., qui déterminent constamment la manière dont nous sommes affectés », Kant les a découvertes en distinguant de la matière de nos perceptions leur for«ie.

(10) Exposition, p. 9.

DE8TUTT DR TRACV, DAUXOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER l33

Ces lois, ces manières d'être affecté, que Kant appelle formes, sont ce qui reste de nos perceptions, après que nous avons fait abstraction de tout ce qui, dans nos perceptions, est mul- tiple et varié, et que Kant appelle matière. Or, ce qui reste invariablement perçu, c'e?t l'espace et le temps. Donc ces deux perceptions invariables sont les formes, les lois nécessaires de notre sensibilité.

On voit que, d'après Kinker, la Critique supposerait tout d'abord que nous avons des facultés constantes et que ce qu'elles imposent aux choses est également constant ; et elle en conclurait que tout ce qui, dans les choses, est constant, leur vient de nous. Nous avons déjà noté un argument sem- blable que Villers prêtait aussi à Kant. II était aussi peu solide, quoiqu'il parût mieux commencer, partant de l'identité du sujet : puisque le moi est toujours le même, ce qu'il impose aux choses est toujours le même, est constant. Mais à cela il faut répondre que si l'identité du sujet sa fonction étant conçue suivant l'analyse d'Otto Liebmann qui a pu nous ser- vir à élucider l'interprétation de Villers est la condition de la perception de la constance dans les choses, elle est tout autant la condition de la perception de leurs variations. L'ar- gument exposé par Villers et par Kinker, également faible chez l'un et chez l'autre, semblait aux philosophes français de leur temps être le nerf des preuves kantiennes. Hoffding, qui de nos jours l'a reproduit en le donnant encore pour tel, a reconnu cependant qu'il est sans force. « L'espace et le temps, dit-il, sont les formes de notre intuition : car de quel- que espèce que soient les sensations, et à quelque degré qu'elles puissent changer, les relations d'espace et de temps sous les- quelles leur contenu se présente à nous, restent les mêmes ; un espace et un temps ne se modifient pas, de quelque façon qu'ils soient remplis... Les formes sont les éléments constants de l'expérience : de la constance on conclut précisément à Tac-

l3^ LA FORMATION DE t/i?<PLL'ENCE KANTIENNE EN FBANCE

tivité de la faculté de connaître. Mais cela n'est rien de plus et ne pourra jamais être qu'une hypothèse. » (ii).

Cette interprétation très simple, mais qui fait de l'idéa- lisme transcendenfal une théorie faible, n'est plus fréquem- ment suivie. On lui préfère celle suivant laquelle l'idéalité transcendentale de ces éléments se conclurait non pas de leur constance, du fait qu'ils sont dans toutes les choses ou appar- tiennent universellement aux choses, mais de ce que nous sa- vons qu'ils appartiennent universellement aux choses. Une telle connaissance universelle, donc indépendante de l'expé- rience, est possible, pour Kant, si ce qui en est l'objet vient ^e nous, a en nous son origine, et elle n'est possible qu'à jette condition. « Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. » Pour l'historien ou pour le commentateur, il s'agit de retrouver et de mettre en lumière la liaison que Kant a cru découvrir entre la possibilité de la connaissance a priori et l'origine qu'il a assignée à ce qui est ainsi connu, liaison qui lui a semblé permettre de con- clure de l'une à l'autre. Comme nous l'avons observé, ce pro- blème serait apparu assez nettement aux lecteurs de Villers, s'il ne l'avait pas enveloppé de considérations accessoires, si- non étrangères au kantisme.

Kinker, après l'argument que nous venons de discuter, fait un exposé de VEsthétique transcendentale, qui ne diffère pas notablement de celui de Villers. Voyons maintenant son ex- posé de l'Analytique. (12)

Connaître, pour l'homme, c'est « être en possession de conceptions, ou perceptions composées, auxquelles nous rap-

(H) ITœffding, Histoire de la philos, moderne, trad. franc., T. II, p. 49-.50.

(12) Cette partie de l'Exposition, qui concerne YAnabitique, est passa- blement embrouillée. Nous ne pourrions lui ôter ici cet aspect sans risquer de la rapporter inexactement. Plus loin, nous tenterons de préciser ce que Kinker a voulu dire, en tenant compte surtout de la manière dont son livre a été compris par les lecteurs français qui sont allés y chercher le système de Kant, jiuisque c'est ce que ceux-ci ont pensé de ce système, plutôt que co qu'eu a pensé Kinlccr, qu'il nous importe de savoir.

DÉSTtJTT CE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION )) DK KINKKR iSo

portons les perceptions simples et immédiates » ; c'est aussi posséder des « conceptions générales auxquelles nous rap- portons d'autres conceptions ou bien les perceptions simples de la sensibilité » (i3). Lorsque nous avons perçu plusieurs roses, nous rapportons la perception de chacune d'elles à la conception générale de rose. Mais la perception d'une rose est une perception composée des perceptions des parties de la rose: perceptions de la tige, des feuilles, etc. ; perceptions qu'il a fallu réunir en une seule perception de la rose. Cette réunion est l'ouvrage de l'entendement (i/j)- L'entendement est la fa- culté de réunir des perceptions, de rapprocher les diverses perceptions partielles appartenant à un objet sensible (i5). Cette liaison des parties est successive ; car nous ne pouvons ramener à la représentation d'un tout les parties dont il est composé, sans les parcourir successivement. Pour pouvoir sai- sir la série totale des perceptions successives des parties, il faut qu'à chaque passage d'une perception à une autre, cha- que perception précédente se reproduise dans la pensée, il faut aussi que chaque perception reproduite soit reconnue comme étant la même que la perception précédente. Ainsi, le travail de l'entendement se fait au moyen de trois facultés : l'imagina- tion, la reproduction ou réminiscence, et la conscience. L'ima- gination rassemble l'une après l'autre les perceptions diverses de la sensibilité ; la réminiscence en forme un tout, une per- ception composée simultanée ; « au moyen de la conscience, nous avons la conviction intime que c'est nous-mêmes qui éprouvons à la fois ces diverses sensations » ; c'est au moyen de cette troisième faculté que « naît la liaison de cette per- ception même [la perception composée simultanée] avec le

(13) Exposit., p. 26.

(14) Dans le même alinéa. Ivinker dit que c'est l'ouvrage de limagina- tion. Il navait qu'une idée fort confuse du rapp(U't que Kant voulait établir entre l'imagination el l'entendement. Paunou a été frappé de cette confu- sion ; nous verrons en quels termes il l'a noléo.

(15) Ibid., p. 27, 29.

l36 LA FOKM.VTION DE l'i>FLL'E>CE XAMIENNE EN FRANCE

sujet pensant, en qui elle a lieu ». (i6). L'entendement est aussi la faculté d'acquérir des concepts généraux. Outre que, dans la perception totale d'un phénomène, l'entendement en ramène les parties à l'unité, il ramène à l'unité divers phé- nomènes en les rangeant sous le concept général de l'espèce à laquelle ils appartiennent. « De sorte que, toujours réunis- sant, toujours généralisant, l'entendement parvient à se com- poser un tout, un système de connaissance. » (17)

Cette réunion, l'entendement l'opère conformément à sa manière propre d'agir. Il a ses lois dont il ne peut s'écarter, ses formes propres, de même que la sensibilité a les siennes. II s'agit à présent de découvrir ces formes.

Ranger sous des concepts généraux des concepts parti- culiers, rapporter à certains concepts la diversité fournie par la sensibililé, c'est juger. « Les formes ou règles primitives de notre entendement doivent donc pouvoir se découvrir dans les formes du jugement, c'est-à-dire dans les diverses maniè- res dont cette faculté active opère dans la formation d'un juge- ment. » (18) Nous ne pouvons connaître en elle-même cette faculté de notre âme, puis(ju' « il nous est impossible de con- naître la nature de notre âme, telle qu'elle est en elle-même et indépendamment de l'expérience que nous avons de ce qui se passe en elle ». Mais pour connaître la conformation d'un moule, il n'est pas nécessaire de le voir ; « il suffît de consi- dérer la ...matière qui en a reçu l'empreinte, pour en con- clure, avec toute certitude, que telle doit être la conformation du monle lui-même ». Avec la môme certitude, nous pouvons affirmer que « les formes que nous présentent les jugements ou les opérations de notre entendement, sont exactement et nécessairement semblables' aux formes naturelles et origi- naires de cette faculté de notre âme » (19).

(16) Ibid., p. 29, 30 el 56. Par Kinker a probablement voulu dire qu'il y a un rapport de condition à conditionné entre la conscience de riderilité de nous-mêmes et la récognition de nos perceptions.

(17) Ibid., p. 31.

(18) Ibid., p. 5.').

(19) Ibid., p. 54.

DESTUTT DE TKACY, DAUNOV ET I,' (( EXPOSITION' » DE KINKER iSf

Puisque juger c'est subsumer sous un concept, la forme de tout jugement, la manière dont l'entendement juge, doit être déterminée par des concepts fondamentaux qui ont leur origine dans l'entendement et expriment ses propres formes, (20). Ici Kinker semble croire que Kant ait voulu faire dé- pendre, ou même dériver, de ces concepts ou catégories les formes logiques du jugement. Voici comment il explique cette dépendance entre les jugements catégoriques et la catégorie de substance, et entre les jugements hypothétiques et la caté- gorie de cause. Le jugement catégorique énonce un rapport de sujet à attribut. « L'entendement ne pourrait former ces ju- gements catégoriques, s'il ne contenait en lui-miême une con- ception originaire, au moyen de laquelle l'attribut pût être conçu comme appartenant au sujet, en qualité d'être perma- nent ou substantiel. Cette conception pure de l'entendement est celle de substance, à laquelle répond, dans la relation, celle d'attribut » (21). Ce qu'il dit sur le jugement hypothétique est moins clair, mais semble assez signifier ceci : un jugement hypothétique confient deux propositions dont l'une sert de fon- dement à l'autre ; il énonce le rapport d'une chose, prise comme principe, à une autre qui en est la conséquence ; donc « l'énoncé des jugements hypothétiques ne contient pas autre chose que le rapport nécessaire entre la cause et l'effet » (22). Ayant expliqué de cette façon la théorie des concepts et des catégories, Kinker aborde celle des principes de l'enten- dement pur, qui, dif-il, résultent « de l'application des lois de l'entendement aux formes de la sensibilité ». Mais il s'en faut de beaucoup que son résumé soit en proportion avec limporfance de cette seconde moitié de VAîialytlque ; le peu qu'il en dit n'a rien qui doive nous y retenir. Nous nous arrêterons plus longtemps sur la question de savoir en quel sens Kant a voulu dire et par quelles raisons il a entendu

(20) Ibid., p. 51-ôi et -49. (2!) Ihid., p. 44. (22) IbiiL, p. 4.0,

Ï.18 I.A FORMA r ION DE t'iiNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

prouver que le seul usasse des catégories qui puisse nous conduire à des connaissances véritables est leur application aux choses sensibles. Avec les ouvrages de Kinker et de Vil- lers nous possédons tout ce que les philosophes français, au commencement du dix-neuvième siècle, savaient sur ce point. Chez Kinker nous voyons cette limitation expliquée de la manière suivante. Les catégories, sans les perceptions, sont vides et ne nous donnent aucune connaissance des choses. Même si elles valent pour les choses en soi, elles ne peuvent nous en faire rien connaître, parce que nous n'avons de ces choses aucune perception. « Dans un aveugle, par exemple, les catégories sont, comme dans ceux qui jouissent de la vue, pro- pres à subsumer les perceptions de lumière et de couleur, à les réimir, à les concevoir ; mais à quoi lui sert cette aptitude, tan- dis qu'il ne peut acquérir les perceptions des objets éclairés et colorés ? Les catégories de l'aveugle sont, si l'on veut, des instruments qu'il ne peut employer, faute de matériaux » (23). Villers avait moins que Kinker insisté sur cette raison que « les concepts sans les intuitions sont vides ». Il avait donné cet autre argument : les choses en soi ne se règlent pas sur notre faculté de connaître, elles sont indépendamment de nous ce qu'elles sont ; donc les catégories de notre entendement ne nous font rien connaître des choses en soi. Cet argument pa- raît tiré directement de la thèse de l'idéalisme transcendental : (( nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ». Si, en effet, les catégories, en tant qu'elles sont des éléments de la connaissance a priori, ne re- présentent rien de la chose connue qui ne lui vienne de nous, il s'ensuit que l'objet de la connaissance qu'elles fondent, la chose connue, n'est que ce qui peut dépendre de nous, se ré- gler sur nos facultés, un phénomène. Mais l'argument que Villers répète le plus souvent, et qu'il formule de plusieurs manières, est celui-ci : les catégories sont les formes de notre entendement, elles sont d'origine subjective ; donc elles ne

(25) Ibid.., p. 77.

DESTUTT DE TRVCY, DVXJNCTI ET l' « EXPOSITION » DE KINKEU iSg

sont, comme l'espace et le temps, r!en d'autre que des lois sub- jectives de notre faculté de connaître, et ne valent, comme eux, que pour les phénomènes. Dans toute la période que nous étudions, et même longtemps après, cet argument pas- sera en France pour l'expression véritable de la théorie de Kant sur la valeur des catégories. Cousin, en l'attaquant, croira effacer les limites que Kant avait tracées à la spéculation. Jouf- froy, en le développant, croira montrer par oii le criticisme surpasse en rigueur la philosophie écossaise. Depuis, l'étude de la Critique a fait découvrir des raisons de douter qu'elle ad- mette un tel argument. Sur elles s'appuie une autre inter- prétation, que nous allons indiquer, et grâce à laquelle on peut reconnaître de la justesse à l'objection de Cousin, sans de- voir pour cela abandonner le criticisme en faveur du dogma- tisme éclectique.

Les catégories sont les formes, les conditions de notre pensée ; nous ne pouvons rien penser sans les catégories. De quelque objet que nous parlions, nous le pensons sous ces formes, ou bien nous n'y pensons pas du tout. Les catégories, les concepts purs de l'entendement, constituent la « forme de la pensée d'un objet en général » (sii). Les catégories sont donc les concepts de n'importe quel objet ; elles sont les con- cepts d'un objet en général (aS), qu'il soit un objet d'une in- tuition sensible semblable ou non à la nôtre (elles sont dites les concepts de l'objet d'une intuition sensible en général (26)), ou qu'il soit un objet non-sensible (elles sont dites des con- cepts d'un objet transcendental) (27).

Mais par les catégories seules, par la pensée pure, nous ne connaissons aucun objet, nous ne savons pas même s'il existe quelque objet. « Penser un objet et connaître un objet,

(24) Crit. de la raix. piirr, Krlirb. p. 76 ; Trem . p. 00. a^) Kphrb, n. 5ôO : Trem.. p. 2.%S ; Crit de ht nus;, pratique, trad. Barni, 1S4S. p. ,55-2, 560.

(26) Crif. de la rnis. pure. Kchrb, n. 670 ; Trtni,. p. 147, 2^ édit.

(27) Kehrb, p. 2.'32 ; Trem., p. 261.

I JO I,A FOTJ?\T!ON DF L INFI-LENC!^ KANTIENNE EN FIXANCE

ce n'ost pas !a^ niûmc chose. A la connaissance, en effet, ap- partiennent deux éléments : premièrement le concept, par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie), et secon- dement l'intuition, par laquelle il est donné » (28). Notre en- tendement n'étant pas intuitif, étant incapable de se donner à lui-même aucun objet réel, son objet doit lui être donné. L'intuition par laquelle quelque chose lui est donné est une intuition sensible ; donc « la pensée d'un objet en général ne peut devenir en nous connaissance, par le moyen d'un concept pur de l'entendement, qu'autant que ce concept se rapporte aux objets des sens » (29). Comme tout objet de notre intuition sensible est soumis aux formes de notre sensi- bilité (espace et temps), qui sont les formes des phénomènes, mais non celles des objets en général, ni, par conséquent, des choses en soi, les objets de notre connaissance ne sont que des phénomènes.

Ce n'est donc pas contrairement à ce que Villers di- sait — parce que les catégories, qui sont les conditions néces- saires de la connaissance des objets, ont leur origine dans notre pensée, que notre connaissance objective ne porte que sur dos phénomènes et non sur les objets tels qu'ils sont indé- pendamment de nous ; mais c'est parce que ces concepts, ne sont, à eux seuls, que la pensée d'un objet indéterminé, pensée qui, chez l'îiomme, ne peut devenir connaissance dun objet déterminé qu'en recevant les déterminations de l'intuition sensible, c'est-à-dire en devenant connaissance d'un objet sensible, d'un phénomène soumis aux formes subjectives de notre sensibilité. Quelques passages de la Critique permet- tent de préciser cette conclusion.

L'application des catégories à l'intuition se fait au moyen des schèmes transcendcnlaux, qui eux-mêmes résultent de l'ap-

(2S) § 2-2, Kolirb, p. CG9 ; Trni., p. \AL édit.

(20) § 22, Kehrl), p. 069 ; Trem., p. 14r), 2 éd. A proprement parler, riuluilion sensible ne donne pas l'objet comme objet, l'objectivité, mais sou- Icmenl les délcriiiinations sensibles, pures et empiriques, de l'objet, et, par les emjjiriqucs, l'existence de l'objet. L'objectivité, le concept d'objet, est un concept de l'entendement.

DESTUTT DE TRACV, DAL.\OU KT L (( 1:XP0S1T10.\ )) I)>: KIM-.KH 14 I

plication des catégories aux formes de l'inluilion sensible. Ces schèmes sont donc les formes a priori de toute notre connais- sance objective. Ils sont la « clef de l'usage des catégories », mais ils en sont en même temps la « condition restric- tive » (3o), puisque, n'étant que des déterminations de la forme de l'intuition sensible (permanence dans le temps, suc- cession constante, etc.), ils ne conviennent qu'aux objets de cette intuition. Les objets de notre connaissance ne sont que des phénomènes, non parce qu'ils sont soumis aux catégories, mais parce qu'ils n'y sont soumis, et, par conséquent, ne sont objets de connaissance, qu'en étant soumis aux schèmes de ces catégoires, donc aux formes subjectives de notre intui- tion sensible. Les connaissances a priori appelées principes de l'entendement ?ont fondées sur la possibilité de l'appli- cation des schèmes transcendentaux à tous les phénomènes. Par exemple, de cette application universelle de la représen- tation schématique de quelque chose qui succède toujours et nécessairement à autre chose, résulte cette connaissance que tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède toujours et nécessairement, connaissance qui s'appelle prin- cipe de causalité. Le principe de causalité est une loi de suc- cession, il n'est une connaissance que de ce qui est dans le temps, c'est-à-dire une connaissance des phénomènes. Il en est de même pour le principe de subsi"*.nce, qui est le prin- cipe de la permanence de ce qui change, et pour tous les au- tres principes. « Les principes de l'entendement pur:., ne ren- ferment pas autre chose que ce que l'on pourrait appeler le schème pur pour l'expérience possible » (3i). Dès que nous faisons abstraction des schèmes, les principes perdent leur sens, nos connaissances s'anéantissent, mais les catégories sont « considérées dans leur sens pur » (Sa), elles prennent « un sens indépendant de tous les schèmes et beaucoup plus éten- du » (33). « Les catégories dans la pensée ne sont pas bornées

(30) Ibid., Kehrb., p. 174 ; Trem., p. 205. (ôl) Ibid., Kehrb., p. 222 ; Trem., p. 251. (32"3ô) Ibid., Kelirb., p. 148 ; Trem., p. 181

1^3 LA rOllMATIO.N Dli I.'iM'LUENCK KAiMIliNMî EN FllANGË

par les condilions de noire inluilion scnsil)Ie; elles ont au contraire un champ illimité ; seule la connaissance de ce que nous nous représentons par la pensée, la détermination de l'objet, a besoin d'une intuition » (34). Le concept d'une causa noamenon « ne renferme aucune contradiction, c'est ce qu'on a prouvé d'avance par la déduction du concept de cause, en le faisant dériver entièrement de l'entendement pur, ainsi qu'en en assurant la réalité objective relativement aux objets en général, et en montrant ainsi qu'indépendant par son ori- gine de toutes conditions sensibles, il n'est point nécessaire- ment restreint par lui-même à des phénomènes moins qu'on en veuille faire un usage théorique déterminé), et qu'il peut s'appliquer aussi aux choses purement intelligibles » (35). Nous ne pouvons en faire un usage théorique, nous ne pou- vons l'appliquer à une chose en vue de la connaître, sans l'en- tremise du schème de ce concept ; car le concept pur ne nous « indique pas quelle détermination doit posséder la chose » (36) pour que ce concept lui convienne. Si nous faisons abstrac- tion du schème de la catégorie de substance, par exemple, « si, dit Kant, je fais abstraction de la permanence (qui est une existence en tout temps) il ne me reste plus pour former le concept de la substance que la représentation logique du sujet, représentation que je crois réaliser en me représentant quelque chose qui peut seulement avoir lieu comme sujet (sans être prédicat de quelque chose) » (37) ; alors nous ne savons plus à quoi peut convenir ce concept de quelque chose qui ne peut être que sujet, nous ne savons plus l'appliquer à rien, nous ne savons même plus s'il existe quelque chose à quoi il corresponde. Pareillement, si nous faisons abstraction du schème de la causalité, ou représentation schématique de

(34) Ibid., Kelirb, p. 081, note ; Trem., p. 1(36, note. Ici nous citons Kant d'après une traduction plus claire qui se trouve dans : Delbos, Phil, pratique de Kant, p. 195, noie.

(55) Crit. de la rais, pratique, Irad. Barni, p. 217.

(3(3) Crit. de la raison pure. Kehrb, p. 149 ; Trem., p. 181.

(37) Ibid., Kehrb, p. 22(5 ; Trem., p. 255.

DESTUTT DE TKACY, DAUAOU KT l' (( EXPOSITION » DE KIMvEI'» I/l3

quelque chose qui succède à une autre chose suivant une règle, il ne nous reste que la catégorie pure de causalité ou concept de quelque chose d'où on peut conclure l'existence d'une autre chose ; alors nous ne savons plus comment dis- tinguer si telle chose est la cause de telle autre chose ou en est l'effet, ni à quoi se reconnaît la chose de laquelle il est permis de conclure à l'existence de telle autre chose (38).

Ainsi, admettant que la catégorie pure de causalité, sépa- rée de toute intuition sensible, reste le concept d'une liaison dynamique entre deux choses hétérogènes, ou concept d'une synthèse permettant de conclure de l'existence de l'une à l'existence de l'autre, Kant a pu admettre, sans contredire sa théorie de la limitation de l'usage des catégories, le concept d'une chose en soi qui ce affecte » la sensibilité, qui est la cause inconnaissable des sensations. C'est précisément parce que l'entendement conçoit une telle chose, que nous pouvons dire que notre connaissance est limitée. Le concept d'une chose en soi ou d'un objet purement intelligible est un concept limitatif, par lequel l'entendement limite la sensi- bilité et, par suite, notre connaissance, qui est toujours con- naissance des choses sensibles. Kant se serait contredit, si, comme certains commentateurs le croient, il avait tenu la pensée pure pour essentiellement analytique. Vraisemblable- ment, il l'a tenue pour synthétique. « Grâce au caractère essentiellement synthétique en lui-même du concept de cau- salité, capable de souffrir l'hétérogénéité la plus extrême du conditionné et de la condition qu'il lie, le monde a à la fois une réalité empirique et une réalité transcendentale, et les choses en soi qui constituent sa réalité transcendentale peuvent être considérées comme les causes de sa réalité empi- rique » (39). On risque d'être conduit à croire que, pour Kant, la pensée n'est qu'analytique et que, selon lui, après que nous avons fait abstraction de toute intuition, il ne reste plug

(38) Ibid., Kehrb, p. 226 ; Trem., p, 255.

(39) Delbos, Phil. prat. de liant p. 218,

\lxl\ LA KOnMViK'N 111. I, 'influence kantienne en FRANCE

que les formes logiques du jugement ; quand on considi're, avec Riehl, ces formes logiques comme l'origine des caté- gories {ko) et comme ne devenant catégories, c'est-à-dire concepts des divers modes de synthèses, que dans leur union avec l'intuition. S'il en était ainsi, c'est seulement dans cette union que le conccjjt du rapport logique de sujet à prédicat deviendrait le concept du raj)porl dynamique réel de substance à accident, et que le concept du rapport logique de principe à conséquence deviendrait le concept du rapport dynamique réel de cause à effet. Et puisque la forme de notre intuition est le temps, ces rapports seraient, respectivement, le rapport d'accidents variables à une substance permanente et le rapport de changements à d'autres changements qu'ils suivent tou- jours et nécessairement ; rapports qui sont des liaisons de phénomènes analogues aux liaisons des concepts dans les ju- gements catégoriques ou dans les jugements hypothé- tiques (4i). Une telle interprétation aboutit à assimiler en- tièrement la catégorie au sehème : hors du schème la catégo- rie n'est plus rien ; seule la catégorie schématisée est catégo- rie (/i2). On ne voit plus ce que signifie la table des catégories; il faudrait la supprimer, pour ne conserver que la liste des schèmes comme seuls éléments synthétiques de l'entendement et la table des fonctions logiques du jugement comme seules fonctions de la pensée pure. Il est faux que, pour Kant, les catégories dans la pensée pure, séparées de l'intuition, ne soient rien, et qu'en supprimant la table des catégories on n'altérerait pas le sens de la Critique. Rappelons encore qu'en effet, chez Kant, la catégorie de substance est le concept de quelque chose qui n'existe que comme sujet et qui ne peut pas être prédicat ; qu'elle ne se réduit donc pas au concept logique de sujet, puisqu'un sujet logique peut devenir prédicat par conversion de la proposition dont il fait partie. Mais du con- cept de substance, de chose qui n'existe que comme sujet, on

(40) A. Riehl, l)»r philosopUsche Krilizismus, édit., 1908, p. 487.

(41) Ibid., p. 4'J3.

(42) Ibid., p. 555.

DESTLTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KI.NKER ll\0

ne peut conclure qu'il existe une telle chose, et la définition de ce concept ne nous dit pas non plus à quoi on reconnaît qu'une chose qui existe est une substance et non un accident. C'est pourquoi il faut avoir recours à l'intuition, ou, plus exactement, à la détermination de l'intuition correspondant à ce concept ou schème de ce concept, qui est la permanence. Pareillement, nous avons vu que la causalité, après abstrac- tion de la succession, ne se réduit pas au rapport analytique de principe à conséquence; mais qu'elle est un rapport synthétique entre deux choses différentes, et qui pourtant est tellement nécessaire que l'existence de l'une entraîne l'existence de l'au- tre, d'une manière qui est analogue, non identique, à celle dont la vérité d'un principe entraîne la vérité de sa consé- quence. Comme il n'y a rien dans ce concept de cause, ou de chose d'oii on peut conclure à l'existence d'une autre chose, qui nous permette d'affirmer qu'il existe de telles choses ou qui nous indique à quoi reconnaître que des choses existantes sont liées de cette manière, il faudra, ici encore, avoir re- cours à l'intuition, à la succession régulière ou schème de la causalité; puisque ce n'est que dans l'intuition que l'existence d'une chose peut nous être donnée, et que ce n'est que par la régularité de leur succession que des choses d'une intuition soumise à la forme du temps manifestent une telle liaison.

Telles sont, croyons-nous, les principales raisons de pen- ser que, chez Kant, les catégories ont par elles-mêmes une signification synthétique plus large que la signification plus déterminée qui leur vient de leur union avec la forme de l'intuition; union qui, tout en rendant possible leur usage en vue de la connaissance, limite cet usage aux objets soumis à cette forme de l'intuition, c'est-à-dire aux phénomènes.

Il est vrai que l'interprétation adoptée par Villers avait dans la Critique même des motifs de se produire, et que celle que nous lui opposons y rencontre quelques difficultés : l'une des plus grandes vient des déclarations de Kant sur la valeur des catégories par rapport à l'intuition intellectuelle ou sur la

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l/t6 LA FOHIMATION DE l'iMLUENCE KAMIENNE EN FRANGE

portée de l'entendement humain comparée à celle d'un enlcn- dcment intuitif. Nous nous bornerons à indiquer sommaire- ment que si certains de ces passages paraissent favorables à l'interprétation de Villers, les autres confirment l'interpréta- tion opposée, et à indiquer comment ils jjourraicnt se concilier tous dans cette dernière.

Dans le chapitre sur la distinction des objets en phéno- mènes et noumènes, il est dit que les concepts de l'entende- ment ne sont que de simples formes de la pensée pour notice intuition sensible (h^). Dans la Déduction, il csl dit que ces concepts s'étendent même aux objets d'une intuition sensible différente de la nôtre (44) Ces deux passages se concilient par ce qui suit immédiatement celui de la Déduction. Les con- cepts sans l'intuition restent vides d'objets; donc, pour notre connaissance, ils ont seulement le (( sens » et la « valeur » (45) que leur procure la seule intuition que nous ayons; mais, con- sidérés en eux-mêmes, pour Jiolrc pensée pure, ils sont « affran- chis de celte limitation », ils peuvent s'étendre aux objets d'une intuition sensible différente de la nôtre. Ainsi cette limi- tation de leur sens et de leur valeur peut être entendue de manière qu'elle n'emjDêche pas qu'ils en soient affranchis; sem- blablement, lorsque Kant dit que, jiar rapport à la connais- sauce qu'aurait un enlendement intuitif, ces concepts a n'au- raient plus de sens h ('i^), ou qu'ils « n'auraient plus aucune signification » (47) par raj^port à une intuition intellectuelle, cela doit pouvoir aussi s'entendre d'une manière qui n'inter- dise pas d'affirmer que ces concepts « ont un champ illimi- té » (48), qu'ils s'étendent plus loin que l'intuition sensible (49), qu'ils peuvent « is'appliquer aussi aux choses purement intclli-

(45) Cril. de la rais, pure, Kehrb., p. 686 ; Treai., p. 264, édit.

(44) Ibid., Ivehrb., p. 670 ; Treni., p. 147, 2^ cdit.

(45) Ibid., Kehrb., p. 670 ; Trem., p. 147, éd.

(46) Ibid., Kehrb., p. 668 ; Trem., p. 143, édit. (il) Ibid., Kejirb., p. 256; Trem., p. 285.

(48) Ibid., Kehrb., p. 081, note ; Trem., p. 106, noie.

(49) Ibid., Kehrb., p. 234 ; Trem., p. 264.

DESTUXl" DE TRACY:, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER 1^7

gibles » (5o), lesquelles sont les objets de l'intuition intellec- tuelle (5i). Nous ne sommes pas obligés de croire que selon Kant les catégories soient des concepts qui ne conviennent au- cunement à l'objet d'une intuition intellectuelle, c'est-à-dire que cet objet soit tellement discordant avec toute forme du jugement ou de notre pensée, tellement différent de tout ce qui peut être objet de notre pensée, que lorsque nous en par- lons nous n'ayons rien dans l'esprit qui lui corresponde que son nom. Les catégories sont les moyens de synthèse que pos- sède notre entendement discursif pour unifier une diversité en une représentation objective. Dans une intuition pure, les parties sont toujours représentées dans le tout, comme des li- mitations ou déterminations du tout; le tout n'y est jamais regardé comme le résultat, la somme des parties. Un entende- ment intuitif serait donc celui qui connaîtrait la liaison des parties de son objet par leur liaison avec le tout. Les catégories, qui sont les concepts de la liaison de parties avec d'autres parties, sont donc des moyens qu'un entendement intuitif n'emploierait pas; mais il ne s'ensuit pas que l'objet d'un tel entendement serait d'une nature totalement opposée à celle de l'objet en général de notre entendement pur (52). S'il en était autrement, Kant n'aurait pu dire que cet objet, la chose en soi, nous affecte, est la cause de nos impressions, ou que le concept de causa noumenon ne renferme aucune contradiction.

Il se peut que cette interprétation du criticisme ne le mette pas à l'abri de toutes les objections; mais déjà elle dis- sipe celles qu'a suscitées l'interprétation contraire, adoptée par Villers et qui est commune à la plupart des exposés popu- laires. Il n'est pas très certain que Kinker ait compris autre-

(50) dit. de la rais, pratique, trad. Barni, p. 217.

(51) Crit. de la rais, pure, Kehrb., p. 686 ; Trem., p. 264, édit.

(52) Voyez une opinion analogue dans P. Charles, La métaphysique du kanlismc. Reçue' de philosophie, 1915, p. 261, et une opinion adverse dans Norman Kcmp Smith, A commentary ta Kant's critique ol pure reason, 1918, p. 291.

l/|8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

ment que Villers la Ihéorie de Kant sur la valeur des catégo- ries et les limites de la connaissance, et il ne paraît nullement que son Exposilion ait jamais fait soupçonner aux philosophes français que celle tlu'orie pût être comprise aulremenl. Kin- ker s'élail unicjuement proposé de résumer la Critique, sans en discuter les difficultés : son ouvrage était un abrégé plutôt qu'un commentaire. C'est sans doute ce qui l'avait fait pa- raître plus exact que celui de Villers, mais c'est aussi à cause de cela qu'il a perdu beaucoup de son intérêt dès que la Cri- tique elle-même a élé traduite. Ce caractère de simple abrégé est encore plus marqué dans la partie qui concerne la Dialec- tique et la Méthodologie, aus;i n'y trouvons-nous que peu de pages à signaler. Le résumé de la Dialectique a servi à faire connaître en France les preuves des thèses et des antithèses des antinomies, ainsi que la solution critique de ce conflit, que Villers avait trop négligées. II a encore été utile en ce qu'il expliquait avec assez de détails le chapitre de Kant sur les ])aruh>gisines de la psychologie rationnelle. C'est d'après ces pages que Maine de Biran a connu la critique kantienne des argumcnls relatifs à la substanlialilé de l'àme et l'a comparée à sa propre théorie. Elles conservent donc une importance par- ticulière dans l'histoire de la philosophie française, et il y a lieu d'en rappeler les idées essentielles.

La psychologie empirique fait l'analyse de nos facultés, mais elle ne nous appi'cnd rien de la chose à laquelle elles appartiennent. Elle est la science de la pensée et non de l'être qui pense. La psychologie rationnelle est la métaphysique de rame; mais une telle métaphysique est illusoire. Ses preuves ne sont que des paralogismes. Elles n'ont pour fondement que 1 aperception du moi, qui n'est que la conscience qui accom- pagne toutes nos pensées, et qui, séparée de nos pensées, reste vide et « n'offre plus qu'un je ne sais quoi d'obscur et d'indé- finissable » (53). La psychologie rationnelle ne peut donc rien conclure relativement ù ce qu"e>l « indépendammenl de ses

(55) Exposition, p. 96-97.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER 1^9

perceptions et de ses pensées, ce moi qui sent, qui pense, et qui a la conscience de son sentir et de son penser » (54).

Voici comment nous arrivons à commettre le paralogisme de la substantialilé, premier paralogisme de toute cette pré- tendue métaphysique de lame. Chacun de nous a la cons- cience de rester constamment le même, d'être toujours le même moi, malgré les variations incessantes de son état inté- rieur. Il en résulte que nous nous regardons comme un sujet qui ne peut devenir à son tour prédicat, et, par suite, comme une substance. Ainsi nous considérons nos pensées comme des attributs dont le moi e<t substantiellement le sujet. Nous prenons le moi pour un sujet inconditionnel et non pour la simple idée d'une substance pensante (55). Mais légitimement, tout ce que nous pouvons dire de l'être pensant, c'est qu'il pense, et « nous ne faisons par qu'exprimer un de ses attri- buts, sans déterminer en aucune manière ce qu'il est effec- tivement en lui-même. Considérons-nous la pensée comme attribut ou prédicat de l'être pensant, et celui-ci comme sujet de ce prédicat, alors certainement l'être pensant, notre âme, est le sujet logique dont la pensée est le prédicat ; et comme nous ne savons absolument rien de l'âme, dépouillée de l'attribut de la pensée, il est vrai que nous ne pouvons non plus la concevoir comme prédicat d'un autre sujet » (56). Elle ne doit être, pour nous, qu'une substance logique; la substance réelle nous reste inaccessible. La catégorie de substance ne nous conduit à aucune substance réelle que par la permanence, qui, n'étant qu'un phénomène dans le temps, ne nous présente qu'une substance phénoménale, dont la réalité n'est que sub- jective (57).

Le moi dans la pensée est toujours simple et identique, « mais il n'en résulte aucunement que, séparé de la pensée (et c'est de quoi il est ici question), ce moi soit en effet une

(54) Ibid., p. 104.

(55) Ibid., p. 94-95.

(56) Ibid., p. 101.

(57) Ibid., p. 102.

l5o LA FORMATION DE l'iISFLUENCE KAMTIENISE EN FRANCE

substance simple ». Conclure de la simplicité et de l'identité du moi à une substance simple et identique, c'est commettre les paralogismes de la simplicité et de la personnalité.

Le paralogisme de l'idéalité du rapport extérieur consiste à conclure que l'existence de notre âme est seule certaine et que l'existence des choses extérieures est douteuse, de ce que nous n'avons une perception immédiate que nous-mêmes et que nous concevons les choses seulement comme causes de nos perceptions (58). Il y a paralogisme, puisque, d'une part, tout ce que nous connaissons de notre âme, aussi bien que des objets exléricMrs, n'est que phénomène, représentation, et que, d'autre part, il n'est pas du tout certain que nous conserverions la conscience de nous-mêmes, si nous ces- sions de nous représenter des objets comme existant hors de nous. Nous ne nous concevons que comme existant avec notre corps. (( Pourrais-je exister comme être purement intellectuel, c'est-à-dire en cessant d'être homme et d'appartenir en partie â ces objets extérieurs ? C'est ce qu'il m'est impossible de savoir » (69) . Le problème de l'action réciproque de deux choses aussi différentes que l'âme et le corps, se ramène à celui de l'action réciproque de deux choses sensibles, lequel est de même nature que celui de l'action réciproque de deux choses occupant deux parties de l'espace ; puisque nos pen- sées se succèdent dans le temps et que nous pensons toujours en un lieu. Notre âme se présente à nous dans les mêmes formes de connaissance que noire corps. Nous ne pouvons savoir ce qu'elle est en elle-même, au delà de la perception que nous en avons (60).

Kinker, comme on peut le constater dans notre analyse, n'est pas arrivé à expliquer nettement le dernier paralogisme. C'est le contraire qui eût été extraordinaire : en ce point de la Critique, le problème du rapport de l'âme et du corps se

(58) Ibid., p. 103.

(59) Ibîd., p. 100.

(60) Ibid., p. 106.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KINKER l5l

complique de la réfutation de l'idéalisme, qui, à elle seule, a souvent embarrassé les commentateurs de Kant. Il est aussi à remarquer qu'en quelques endroits de son Exposition, Kin- ker semblait dire qu'il est légitime de conclure à la réalité d'une substance pensante, si l'on entend ce concept de subs- tance de la même manière que lorsqu'on l'applique aux phé- nomènes externes. Or, que les catégories s'appliquent pareille- ment aux phénomènes internes et aux phénomènes externes, ce n'est peut-être pas précisément l'opinion de Kant (6i), et c'est même ce que Kinker, dans son Dualisme, lui reprochera d'avoir nié.

Pour la raison que nous avons dite, il n'y aurait pas d'in- térêt à analyser le reste de l'Exposition. Nous devons mainte- nant revenir aux réflexions qu'elle a suggérées à Destutt de Tracy.

Nous l'avons noté, D. de Tracy fut le premier à douter que ses objections atteignissent le propre système de Kunt. S'il pa- raît aujourd'hui indéniable qu'en effet la plupart n'y parvien- nent pas, il faut considérer par afin de voir dans son mémoire autre chose que des faiblesses dans quel éloigne- ment de la pensée kantienne l'esprit des idéologues avait cou- tume de s'exercer, et ainsi estimer l'effort accompli par ceux d'entre eux qui ont tâché de la comprendre et de l'apprécier.

(61) Voici comment l'opinion de Kant a été expliquée par V. Delbos : « Les états internes sont incapables de fournir par eux-mêmes un objet durable. Dans ce que nous appelons âme tout varie à chaque instant, rien n'est fixe, sauf peut-être, si Ton y tient, le moi, qui n'est simple que parce qu3 la représentation en est sans contenu. Aucune connaissance synthétique a priori n'est possible à partir du concept d'un être pensant. Au contraire, les phénomènes externes ont quelque chose de permanent qui soutient les d'.'ïerrninations changeantes et qui rend possible l'usage des concepts syn- thétiques a priori. Il y a une grande différence à cet égard entre les états internes et les objets e.xternes, bien que ce soit de part et d'autre des phénomènes. Ainsi Kant déclare impossible tout usage du principe de subs- tance pour la connaissance des états internes, non pas seulement l'usage transcendant, qui est en général, et pour toute connaissance, illégitime, mais ir.jme l'usage immanent qui convient au contraire parfaitement aux phé- nomènes externes. » Y. Delbos, S tr la notion de l'expérience dans la pld- Ifiophie de Kant ; Bibliothèque du congres international de pliilosophie, Paris, 1902, p. 376-377.

l52 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

D. de Tracy aborde la théorie de la sensibilité, et, tout en reconnaissant que « cette observation n'est pas d'un intérêt majeur » (62), trouve que Kant a donné de la sensibilité une analyse fausse en ce qu'elle caractérise cette faculté par la passivité et fait de l'activité le privilège de l'entendement. Il affirme que notre sensibilité est active, parce qu'il a cons- taté que, pour percevoir, il nous faut nous rappeler des sen- sations passées, et que nous ne pouvons pas même avoir cons- cience d'une impression dont notre attention soit entièrement distraite. Il ajoute qu'il est absurde de tenir, en même temps, la sen?ibilié pour une faculté passive et pour une source de perceptions pures (63).

Victor Cousin, qui déclarait profitable la lecture de ce mé- m.oire de Deslutt de Tracy, paraît en avoir retenu ces objec- tions, qu'il a développées au moyen d'idées empruntées à Maine de Biran. « Sans l'attention, dit-il, et par conséquent sans l'activité volontaire, les sensations passent inaperçues dans la conscience; ■elles sont comme si elles n'étaient pas. La cons- cience en général est inséparable de l'activité; l'énergie de l'une semble s'accroître ou diminuer avec l'autre » (64). « Kant a eu tort de ne voir l'activité que dans l'entendement. En effet, la sensibilité, pour porter toutes les notions que Kant lui attribue, doit contenir déjà un élément actif... » (65). Cousin savait qu'il faut distinguer de l'activité volontaire la sponta- néité que Kant réserve à l'entendement et refuse à la sensibi- lité; il la définissait simplement une activité qui, sans être volontaire, a son principe en elle-même. Mais tout en lui accordant que la spontanéité et la volonté sont deux choses distinctes, Cousin donne à Kant deux fois tort, d'abord pour n'avoir pas étendu cette spontanéité à toute la conscience, en- suite pour avoir négligé le rôle que joue la volonté dans la

(62) Dp la mrluph. de Kant, p. 5.50.

(63) Ibid., p. 5.58-5.59 et 573.

(64) V. Cousin, Pltilo.f. de Kant, cours de 1820, édit. de 1842, p. 572.

(65) Ibid., p. 154.

DESTUTT DE TRACY, DAUÎVOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l53

formation de nos connaissances (66). Bien que Cousin ait quelquefois marqué une différence entre l'étude psychologique de la formation de nos connaissances et l'étude du rôle des éléments a priori dans l'expérience, on voit qu'il lui est arrivé aussi de confondre ces deux ordres de recherches (67). Quant à D. de Tracy, il affirme qu'une vraie critique de la raison ne pourrait être qu'un traité d'idéologie (68). Pour découvrir les lois que nos facultés ne peuvent transgresser, il n'y a pas d'autre moyen, selon lui, que l'observation de notre organisa- tion mentale ou physique. Cette méthode, D. de Tracy le dit, Kant la rejette parce qu'elle ne conduit qu'à des vérités empi- riques. La connaissance que nous prendrons de nos facultés par l'examen de nos actes, ne sera jamais une de ces con- naissances pures « dont on veut nous illuminer » (69). D. de Tracy a donc entr'aperçu ce que Kant n'a pas voulu faire et pourquoi il ne l'a pas voulu; mais il n'est jamais entré dans son esprit qu'il fût possible de faire autre chose, c'est ce que ses observations sur VAimlytique révèlent aussi bien que celles qui précèdent.

Les deux actes dont l'ensemble constitue ce que Kant, au dire de Kinker, appelle entendement, l'acte de rassembler en une perception d'im objet la diversité des impressions qui se

(06) Iliid., p. 83 et 154.

(67) Il est évident que les analyses psychologiques que D. de Tracy et V. Cousin auraient voulu trouver dans la Critique sont élrangères au problème que Kant sétait posé. Les rapports que la psychologie recherche entre certains phénomènes, entre l'attention et la perception, par exemple, ainsi que ceux qu'étudient les sciences de la nature, sont toujours des spé- cifications des rapports universels et nécessaires (rapports de succession, de causalité, etc.) que notre sensibilité et notre entendement imposent aux phénomènes. Il senible donc qu'aucun d'eux ne soit ce rapport de dépen- dance des phénomènes à l'égard de notre sensibilité et de notre entende- ment, grâce auquel, selon la philosophie transcendentale, les phénomènes se trouvent liés entre eux suivant ces rapports universels et nécessaires, et dont cette philosophie entreprend de démontrer qu'il est le fondement de la possibilité de savoir a priori que les phénomènes sont ainsi liés entre eux. Kant n'aurait-il pas commis un cercle vicieux, s'il avait prétendu ex- pliquer par des phénomènes psychologiques et par leurs rapports de suc- cession et de causalité la conformité des phénomènes au temps et à la causalité ?

(68) De la métaph. de Kant, p. 569.

(69) Ibid., p. 572.

15-4 LA. FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

rapportent à cet objet et l'acte de séparer, d'abstraire de plu- sieurs objets une qualité commune, pour former un concept qui les comprend tous, sont deux actes contraires dont une analyse plus approfondie, selon l'opinion de D. de Tracy, aurait découvert la racine commune dans l'action de juger, qui est l'action de sentir la convenance ou la disconvenance d'une perception avec une autre. Il croit voir que dans le livre de Kinker le jugement est exclusivement la conception, ou action de former des concepts; il regrette qu'il n'y soit jamais question du jugement proprement dit (70).

En se reportant à la Critique, D. de Tracy aurait peut-être constaté que cette omission est imputable à Kinker plutôt qu'à Kant. Kant a non seulement affirmé que penser, et non pas sentir, c'est juger; mais encore il a montré, dans la Dé- duction transcendentale 19), pourquoi il fallait, à son avis, tenir pour insuffisante la même définition du jugement que D. de Tracy recevait de la tradition empiriste, et il a proposé une nouvelle théorie du jugement. Celle-ci repose sur la dis- tinction des jugements de perception et des jugements d'expé- rience, distinction qui, il est vrai, est expliquée surtout dans les Prolégomènes, et sur laquelle on risque de commettre une erreur que nous indiquerons plus loin, si on ne la rapproche des preuves des principes de V entendement pur. Ici nous de- vons donc reconnaître qu'il n'était pas facile à D. de Tracy de discerner tout cela.

Il croyait découvrir que toute la théorie kantienne de la connaissance était dominée et faussée par celte idée : nous avons un fonds de connaissances que nous ne jievons qu'à no- tre faculté de connaître et sans lesquelles nous ne pourrions pas connaître les objets sensibles. Ces connaissances étant plus générales que la connaissance de ces objets que nous leur sou- mettons, la Ihéorie de Kant, j)our D. de Tracy, revient à affirmer que nous ne pouvons juger d'aucune cîiose particu- lière que d'après un concept plus général, comme si nous ne

(70) Ibid., p. 562-563.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l55

pouvions juger qu'une saveur est douce qu'en la rapportant au concept général de douceur (71). Il conteste que nous pos- sédions deux sortes de connaissances, les unes dérivant unique- ment de nos facultés, les autres de l'expérience. « Le moulin tout seul ne fait pas plus de la farine pure, que le grain tout seul de la farine d'expérience. Il faut absolument le concours de tous deux pour faire de la farine réelle » (72). Il voit bien que Kant l'accorde en disant que nous ne possédons aucune connaissance avant que l'expérience ait mis en action notre

(71) Ibid., p. 561, 509. Cette objection se rencontre souvent dans les écrits des empiristes. Voici le tour que lui donne Huxley, dans son livre sur Hume (p. 69 de la trad. Compayré) : « Les métaphysiciens purs s'ef- forcent de fonder le système de la connaissance sur de prétendues vérités universelles et nécessaires, ils affirment que l'obsen^ation scientifique est impossible, à moins que ces vérités ne soient déjà connues ou supposées : ce qui, aux yeux de ceux qui ne sont pas des métaphiisiciens purs, est une affirmation beaucoup plus hardie que ne le serait celle du physicien qui prétendrait que la chute d'une pierre ne peut être observée, tant que la loi de la gravitation n'est pas présente à Fesprit de l'observateur. » Va- lette, resté fidèle à l'idéologie pendant que l'éclectisme triomphait, attaquait pareillement la théorie rationaliste professée par Cousin, d'après laquelle nous ne comprendrions les rapports des quantités concrètes que parce que nous comprenons les rapports des quantités abstraites, nous ne saurions que 2 arbres et 2 arbres sont 4 arbres que parce que nous savons que 2 et 2 sont 4. (Valette, De renseignement de la philosophie à la [acuité des lettres, et en particulier des principes et de la méthode de il. Cousin, Paris, 1828, p. 31-52). Il précisait lui-même que Cousin n'a pas voulu dire que l'homme possède des connaissances abstraites avant qu'il ait acquis des connaissances concrètes, mais que l'intelligence des choses concrètes, toute la lumière dont est susceptible notre connaissance des choses, a sa source dans l'aperception de certaines vérités abstraites et générales. Cette théorie, ainsi entendue, ne lui en paraissait pas moins erronée ; il opposait à Cousin l'opinion nominalisie selon laquelle nous apercevons des rapports seulement entre des termes individuels ou sous des expressions générales, et, sous les expressions générales, nous ne faisons qu'apercevoir encore ce que nous avons aperçu dans les faits individuels et concrets (p. 5o, 39). La théorie défendue par Cousin ressemblait à celle de Fénelon que Villers avait rapprochée de l'apriorism.e de Kant ; et Valette, pour critiquer l'enseignement de Cousin, se servait des objections que Porlalis avait faites au kantisme, que nous verrons plus tard. Lorsque Taine, tâchant de relever l'idéologie du discrédit l'école de Cousin lavait jetée, reprochera à cette école éclectique de n'avoir pris, auprès des philosophes allemands, que le goût des expressions abstraites, des généralités vagues, et le dédain des exemples particuUers et des petits faits précis ; lorsqu'il soutiendra que nous saisissons dans les faits particuliers, et contingents des vérités uni- verselles et nécessaires, il ne fera que développer à sa manière les cri- tiques de Valette. Taine. Philos, classiques, p. 222, 239, 162 et suiv.

(72) De la métaph. de Kant, p. 568.

l56 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

faculté de connaître; mais il croit que dès qu'on accorde cela, on ne peut i)lus affirmer l'existence de connaissances pures. Quoiqu'il conteste l'existence des perceptions pures et des formes n priori de la sensibilité, D. de Tracy convient que nous ne connaissons les choses que comme elles nous appa- raissent et que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'elles sont en elles-mêmes et indépendamment de nous. Il se peut, ainsi, que les choses qui nous apparaissent dans l'espace et le temps n'y soient pas en elles-mêmes; « tout cela est hors de doute, concluf-il, et ne vaut presque pas la peine d'être dit ».

Par ces observations sur VEstliétiqae et sur l'Analytique, on devine assez celles qu'il a pu faire sur la Dialectique pour que nous nous dispensions de les rapporter. Il traite, en effet, du raisonnement de la même manière que du jugement. Enfin, il avoue qu'il n'a pas mieux réussi à saisir ce que les kantiens entendent par « idées de la raison » que ce qu'ils entendent par (( formes de la sensibilité » ou par a concepts de l'enten- dement pur ». Il se demande « ce qui se passe dans le cerveau de l'homme qui emploie de telles expressions » (73), et il lui « semble manifeste qu'en disant de telles choses on ne se comprend pas soi-même » (7^).

Nous avions dit que D. de Tracy attribuait à VExposition le mérite d'être exacte et de répandre sur toute la Critique autant de clarté que celle-ci lui en paraissait susceptible. Nous venons de voir à quelles lueurs cette clarté se réduisait, en réalité, dans son esprit. Rarement elle brilla davantage dans l'esprit des autres lecteurs français, en ce temps : le livre de Kinker ne permit qu'à bien peu d'entre eux de mieux appré- cier le criticisme. Pour l'exactitude, D. de Tracy en jugeait sans doute à ce que l'auteur s'était appliqué le plus souvent à l'exactitude littérale; mais précisément parce que VExposition

(73) Ibid., p. 588.

(74) Ibid., p. 592.

DESTUTT DE TRACT, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER ib"]

avait été faite de celte façon, elle conservait, presque toujours, leur obscurité aux passages de l'original qui avaient le plus besoin d'être expliqués. Kinkcr aurait mieux servi la doctrine qu'il voulait propager, si, au lieu de la présenter en abrégé dans les termes de la Critique, il avait essayé de se faire com- {)rendre en communiquant les raisons de l'intérêt qti'il y pre- nait, en disant quels progrès il estimait qu'elle faisait réaliser sur les pliilosophics antérieures; en un mot, il aurait mieux réussi à faire voir la Critique comme il la voyait, s'il s'était moins effacé lui-même. Avec le procédé qu'il avait adopté, son résumé de ÏAnalytique tramfcendentalc, ou théorie de l'enten- dement, ne pouvait que laisser beaucoup à désirer. Pourtant, en y regardant de près, on pouvait y découvrir l'indication d'une interprétation autre que l'interprétation psychologique, qui assurément s'y trouvait favorisée. Il était 2)ossible d'y re- marquer, et nous montrerons (pi'on y a remarqué en effet, que Kinkcr désignait du même nom d'entendement deux choses différentes ou, si l'on veut, deux aspects différents d'une même chose. Essayons, pour dévoiler cette ambiguïté, de bien distinguer les deux sens confondus sous ce même mot.

Kinkcr appelle d'abord entendement la faculté de penser, de juger, de concevoir, de rassembler (au moyen du jugement) les diverses données de la sensibilité en des perceptions, et celles-ci en une représentation d'un système unique de leurs objets, c'est-à-dire en une connaissance de la nature. Mais plus loin, et cela apparaît dans l'analyse que nous avons faite de son livre, il traite de l'entendement comme faculté de notre âme, de l'entendement tel qu'il est en lui-même, ou plutôt puisqu'il dit aussi que nous ne jjouvons pas savoir si, dans la réalité en soi, nous sommes une âme, un être substantielle- ment un et personnel il traite de ce qui, dans la réalité en soi, est le fondement de notre moi, de l'unité de notre cons- cience et de l'entendement tel qu'il l'avait d'abord défini. Voici le raisonnement qui, semble-l-il, eût pu l'autoriser à parler de Kentendemenl en ce second sens. L'unité de la conscience de

l58 LA FORMATION DE l'iM-LUENGE KANTIENNE EN FRANCE

soi, les formes du jugement, ne dérivant pas des données de la sensibilité, ne pouvant se ramener à la sensation ni à aucun autre phénomène, doivent avoir leur origine directement d-ans la réalité en soi, de même que le divers empirique des sensa- tions y a la sienne; puisque, pour Hsmi, tout ce qui apparaît à notre conscience procède, en définitive, de la réalité abso- lue mais inconnaissable, et qu'ainsi le monde des phéno- mènes repose sur le monde des noumènes. Ce sont ces con- ditions nouménales de la conscience de soi, de l'entendement et de ses concepts, que Kinker se représente comme le moule qui imprime sa prope forme à Ja matière qui le remplit. Ces conditions sont inconnaissables, et cependant on peut affir- mer que ce sont elles qui font que tout ce qui aj^paraît à notre conscience empirique se trouve conforme aux concepts de l'en- tendement; car, d'après Kinker, de même que l'on conclut de la forme de la cire à la forme du cachet ou du moule que- l'on n'a jamais vus, il faut conclure des formes des opéra- lions conscientes de l'enlendement, des formes du jugement, aux formes de ses opérations inconscientes et inconnaissables. Cette théorie des deux sortes d'opérations de l'entende- ment, ou ce double sens du mot « entendement », devait échapper à beaucoup de lecteurs de VExposiiion. Kinker avait passé trop rapidement sur ces opérations qui sont, dans cette théorie, les conditions nouménales de la forme de l'expé- rience, et il ne les avait pas assez nettement distinguées des opérations de l'autre sorte. Il faut dire aussi que même quand on a retracé plus explicitement cette distinction, comme nous venons de le faire, on n'y aperçoit qu'une hypothèse de na- re à faire douter qu'aucune preuve suffise jamais à la con- lirmer. Nous ne voyons pas qu'elle ait été exposée de nouveau en France, du moins dans les écrits publiés avant que Barchou de Penhoën eût donné, en i836, son Histoire de la philosophie allemande depuis Leibniz jusqu'à Hegel, oh il paraît qu'il devait à Villcrs el à Kinker à peu près tout ce qu'il savait sur

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DESTUTT DE TR.A.CY, DAUNOT; Kl l, « EXPOSlTIOiN )) DE KINKER IO9

la Critique de la raison pure (75). Il se sert des mêmes compa- raisons que Kinker, pour expliquer, presque de la môme manière, que Kant attribue à l'entendement deux fonctions, l'une consciente et l'autre inconsciente, et, comme Kinker encore, il confond ces fonctions presque aussitôt qu'il les a distinguées.

L'interprétation commune à Kinker et à Barchou de Penhoën pouvait s'appuyer sur quelques passages de la Cri- tique, elle ressemble à des interprétations soutenues par quel- ques commentateurs modernes, et une confusion analogue à celle que nous venons de rencontrer a été reprochée par cer- tains d'entre ces derniers à Kant même. C'est ce que nous nous proposons maintenant de montrer. Mais il est nécessaire que nous précisions auparavant quel besoin l'idéalisme kantien semble avoir de l'hypothèse qu'on lui a prêtée. Pour cela il est bon de savoir tout d'abord que Barchou de Penhoën, dans son Histoire dont nous reproduirons plus loin les passages relatifs à cette hypothèse , différait de Kinker en ce qu'il s'était abstenu de dire (mais aussi de nier^ que, pour Kant, la fonction de l'entendement cachée à notre conscience et par laquelle il impose ses propres lois aux phénomènes s'exerçât dans le monde des noumènes. C'est que peut-être il lui parais- sait peu croyable que le crilicisme, qui prohibe toute spécula- tion sur la nature des noumènes, fût lui-même le résultat d'une

(75) Barchou de Penhoën jouissait d'un certain renom dans les milieux littéraires. Il avait été l'un des premiers rédacteurs de la Revue des Deux- Mondes, dans laquelle il avait publié des articles sur Fichte, sur Schelling, sur Ballanche et sur diverses questions. Il eut contre lui l'école éclectique (sur ce point voy. l'article Barchou de Penhoën, par F. Picavet, dans la Grande encyclopédie). Dalzac raconte, dans Louis Lambert, qu'au collège, de -Vendôme il avait été un de ses condisciples, et il dit de lui : « Naguère officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de Penhoën n'a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd'hui. Le récent traducteur de Fichte, l'interprète et l'ami de Ballanche, était occupé déjà, comme je l'étais moi-même, de questions métaphysiques ; il déraisonnait souvent avec moi. sur Dieu, sur nous et sur la nature. 11 avait alors des prétentions au pyrrhonisme... » La Comédie humaine, édit. de 1846, T. XVI, p. 121.

l6o LA FORMATION DE l'iNILUENCE KANTIENNE EN FRANCK

spéculation de celle sorte, cl que son auteur, pendant qu'il affirmait qu'on ne peut rien connaître du monde des nou- nièncs, prétendît en connaître quelque chose. Faisons abs- traction de la différence enire Kinkcr cl Barchou de Penhoën, retenons seulemcni resscnliel de leur interprétation commune, et riiyi)othcse (ju'ils croyaient voir chez Kanl, qui consiste à allribucr un double rôle à rentendemcnt, pourra s'exprimer ainsi : La fonction de l'entendement (ou de la pensée) est de penser, c'est-à-dire de juger, et, en soumettant les données sensibles aux formes du jugement, de les lier en des repré- sentations d'objets, suivant ses concepts originaires ou catégo- ries, pour s'élever ainsi à la connaissance de la nature; ren- tendemcnt possède de certaines formes qui lui sont originai- rement propres mais qui ne sont ni des concepts, ni des jugements, ni rien dont nous puissions avoir conscience, ni même rien qui ait sa place dans l'inconscient dont s'occupe la psychologie et qui font que toutes les impressions qui naissent dans notre conscience, claire ou obscure, s'y trou- vent produites telles qu'elles doivent cire et dans l'ordre qu'elles doivent avoir pour qu'elles soient soumises (par l'autre fonction de l'entendement, désignée en premier lieu) aux formes du jugement, aux concepts, ou, plus exactement, aux principes a priori, et puissent ainsi constituer, avec ces con- cepts purs et ces principes qui ne sont en eux-mêmes que des connaissances formelles, la connaissance de la nature. En un mot, dans celle théorie des deux fondions de l'enlendcmcnl, la fonction que nous avons définie en second lieu consiste à faire que ce qui est donné à l'autre soit tel que cette aulre fonction puisse s'exercer sur ce donné. Si l'une consiste à appliquer des concepts, les catégories, aux données sensibles, l'autre consiste à faire que les données sensibles soient telles que les catégories leur soient applicables.

Comment peut-on être amené à penser que l'idéalisme transcendental a besoin de supposer à l'entendement cette

DESTUTT DE TRACV, DAUNOU ET L* « EXPOSITION » DE KINKER l6l

seconde fonction ? (76) Nous croyons que c'est par une diffi- culté qui apparaît clairement quand on la considère dans l'exemple du concept de cause, difficulté dont nous avons déjà vu un aspect. Parce qu'il convient ici de la traiter d'uno manière un peu différente, nous devons la présenter de nou- veau, en prenant toujours le même exemple.

Le concept de cause, appliqué aux phénomènes, est le concept d'un phénomène A après lequel arrive nécessaire- ment un autre phénomène B qui est toujours le même, c'est-à- dire toujours semblable à celui qui est arrivé (ou arrivera) chaque fois que le phénomène A est arrivé (ou arrivera). Du phénomène A nous ne savons rien a priori, si ce n'est ce que nous venons d'en dire. Du phénomène B nous ne savons rien a priori, si ce n'est que tout phénomène, tout ce qui arrive, est un tel phénomène, arrive chaque fois qu'un certain autre phénomène arrive. « Tout ce qui arrive (commence d'être) suppose quelque chose à quoi il succède, d'après une règle »

(77)-

Si nous ne percevions aucun phénomène A, aucune suc- cession régulière, notre concept de cause resterait vide et sans application. Mais pour percevoir une succession régulière, pour percevoir que le phénomène qui suit un certain autre phénomène est semblable à celui qui, une autre fois, l'a suivi, il ne suffit pas que des sensations quelconques nous soient don-

(70) Nous continuerons de l'appeler seconde fonction, l'ayant définie en second lieu. Mais l'appellation de première fonction lui conviendrait mieux, étant conçue comme une fonction sans laquelle l'autre, celle de connaître les choses sensibles, ne pourrait s'exercer. A propos des quelques mots de Villers sur l'imagination transcendentale, nous avons cité, dans une note, un passage de la Critique Kant parle d'un « effet de l'entendement sur la sensibilité » qui est « une première application de cet entendement, application qui est en même temps le principe de toutes les autres ». Nous avons dit que quelques interprètes ont pu supposer que Kant avait entendu par une fonction consistant à faire que les sensa- tions nous arrivent dans un certain ordre. C'est cette fonction que nous décidons ici d'appeler seconde fonction, quoiqu'on l'appellerait plus pro- prement première fonction, et que Kant lui-même, du moins selon l'inter- prétation en question, l'ait appelée première application.

(77j Crit. de la rais. pure. Kehi'b., p. 181 ; Trem p. 211.

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102 T-A FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

nées dans un ordre quelconque, il faut, au contraire, que nos sensations soient d'une certaine manière, que nous les éprou- vions dans un certain ordre, qu'il y ait en elles une certaine régularité. L'ordre et la régularité de nos perceptions dépend de l'ordre et de la régularité de nos sensations dont nos per- ceptions sont constituées.

Nous sentons dans le temps, nos sensations se succèdent, parce que le temps est une forme de notre sensibilité, une de nos manièrc> propres de sentir (78). Le fait que nos sensations se succèdent dans un certain ordre, le fait que telle et telle sensations sont semblables ou dissemblables, est une manière de sentir que les formes de notre sensibilité ne suffisent pas à déterminer. Cet ordre de nos sensations, cette manière de sentir, ne peut pas non plus venir de notre entendement conçu comme faculté de penser, puisque penser n'est pas sentir. Par conséquent, l'ordre de nos perceptions, qui dépend de l'ordre des sensations, ne vient pas d'un tel entendement.

Quand donc on désigne par le mot entendement simple- ment 1-a faculté qui consiste à penser et à connaître, et s'il est vrai, comme l'idéalisme transcendental semble l'admettre, que les phénomènes, n'étant pas des choses en soi, ne sont que des représentations sensibles liées entre elles selon des lois cons- tantes, s'il est vrai que dire qu'un certain phénomène existe, c'est dire uniquement qu'après certaines perceptions nous avons toujours une certaine lautre perception (79), on doit conclure que l'ordre de la succession des phénomènes (et non seulement ce qui en est connu 0 posteriori, mais aussi ce que notre entendement en connaît a priori par le principe de cau- salité) ne leur vient pas de notre entendement. Mais cette conclusion serait évidemment en contradiction avec l'idéalisme transcendental, dont la thèse essentielle est que c'est notre en- tendement qui impose aux phénomènes leur ordre sans lequel

(78) Prolégomènes, trad. Tissot, p. 107.

(79) Crit. (le la vais, pure. Analytique des principes (postulat de rexibtcnce), Kchrb, p. 20(5-207.; Trem., p. 256-257.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l63

ils ne seraient conformes à aucune loi, l'ordre que, en vertu du principe de causalité, l'entendement leur connaît a priori- C'est ainsi qu'il peut se faire que, quand on considère l'en- tendement ou la pensée comme étant essentiellement la fonc- tion de penser, de juger, de penser ou de juger d'une certaine manière, suivant certaines lois, on ne réussisse pas à com- prendre que notre entendement, comme le veut l'idéalisme transcendental, impose ses lois à la nature, fasse qu'elle suive nos manières nécessaires de penser. Et par on se voit natu- rellement porté à croire que l'idéalisme transcendental suppose à notre entendement une autre fonction, celle de faire que nous sentions de la manière que nous devons sentir pour que ce que nous percevons au moyen de nos sensations soit perçu tel que nous le pensons nécessairement.

Cette seconde fonction de l'entendement a-t-elle été vrai- ment admise par Kant ? On ne peut qu'en douter, à moins qu'on pense qu'il a totalement manqué le but qu'il disait avoir atteint par son idéalisme transcendental, à savoir l'expli- cation de la possibilité de la connaissance a priori. En effet, la possibilité d'une connaissance a priori n'est ni mieux assu- rée ni plus compréhensible, quand on fait de la conformité des phénomènes à cette connaissance le résultat d'une telle fonction de notre entendement, que quand on en fait le résul- tat d'une action des choses en soi ; jjuisqu'en concevant une telle fonction, on ne fait que transporter en nous la même action secrète qu'une explication réaliste de l'ordre de nos sen- sations supposerait dans les choses en soi. Tout ce que Kant a dit, tout ce qu'on voudra lui faire dire, tendant à démon- trer l'impossibilité de connaître a priori ce qui résulterait de l'action exercée sur nous par des choses en soi, démontrerait donc tout aussi bien (après un changement approprié des termes) l'impossibilité de connaître a priori ce qui résulterait d'une telle fonction.

Mais cette fonction peut se concevoir d'une façon qui, en apparence, est différente, qui en rend la supposition plus vrai-

l64 LA FORMATION DE L*INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

semblable, el que plusieurs passages de la Déduction, assuré- ment, peuvent bien suggérer. Dans cette conception, on dira que la manière dont nos sensations ■se succèdent, qui fait qu'elles peuvent composer des perceptions d'événements se succédant suivant le principe a priori de causalité, est une manière qui leur vient de nous-mêmes (de ce que nous sommes indépendamment de nos sensations), en ce sens quelle est notre propre manière d'avoir conscience; tandis que celles des manières dont nos sensations sont ou se succèdent qui répon- dent seulement à ce que nous ne connaissons des événements que par la perception que nous en avons (c'est-à-dire a poste- riori), sont indépendantes de nous et de la nature de notre conscience (bien que tontes nos sensations n'existent qu'en nous, dans notre conseioiicc), en ce sens qu'il nous est possible d'éprouver des sensations qui soient d'une autre manière ou qui nous arrivent dans un autre ordre. Toutes nos sensations, par cela même qu'elles sont nôtres, sont soumises aux conditions sans Ics- ({uelies elles ne pourraient pas nous appartenir, appartenir à une même conscience de soi. L'unité de la conscience de soi ne pou- vant résulter de la diversité des sensations, cette diversité se trou- ve soumise à une condition à laquelle elle n'est pas par elle-même conforme, mais qui lui est imposée par nous-mêmes, par la nature de notre conscience; et, pareillement, cette diversité se trouve soumise à toutes les conditions que celte condition primitive implique. Cette condition primitive, cette unité de la conscience de soi, Kant l'appelle « unité trnnscendentale de la conscience de soi, pour désigner la possibilité de la connais- sance a priori qui en dérive » (80). Elle est l'unité de l'aper- ception pure, qu'il appelle aussi apercepfion originaire. Et en divers endroits il paraît bien (admettre que c'est grâce à cette unité nécessaire de l'aperception, que toutes nos sensations se trouvent toujours telles, qu'elles peuvent être lices « siiivaiit des principes qui déterminent objeclivenienl toutes les rcjjré- scntatio!l^;. en laiit qu'ils peuvent eu faire sortir u!ie coimais-

(80) dit. tlô la rais, pure, Kclirb, p. 050 ; Trein., p. lôO, i^éJ.

DESTUTT DE TRACY, DAU^OU ET l' « EXPOSITION )) DE EINKER l65

sance, principes qui dérivent tous du principe de l'unité Irans- ccndentale de l'aperception » (8i).

En somme, selon cette façon de concevoir une seconde fonction de l'entendement, c'est parce que nos représentations et nos s"ns.ations appartiennent toutes à une même conscience de soi, qu'elles peuvent être liées non seulement en des juge- ments de perception, mais encore en des jugements d'expé- rience, conformément aux principes a priffri et, par consé- quent, aux catégories (82). Si, notamment, nous parvenons à

(81) § 19, Kehrb., p. 666 ; Trem., p. 140, 2^ édit.

(82) § 19. Les jugemenls d'expérience sont des jugements objectifs concernant les choses sensibles ; ils sont non seulement valables à tel moment pour la conscience empirique (momentanée) du sujet qui le porte, mais toujours valables pour tous les sujets, pour toute conscience en général ; ils relient entre elles les choses sensibles selon des rapports universels et nécessaires. Tout cela est rendu possible par les catégories.

En effet, « si un jugement s'accorde avec un objet, tous les jugements sur cet objet doivent aussi s'accorder entre eux », et. comme nous ne pouvons prendre aucune connaissance immédiate de l'objet pour nous assurer de la conformité du jugement avec lui, « si nous trouvons une raison de regarder un jugement comme nécessairement universel..., nous devons aussi le réputer objectif » : la validité objective d'un jugement et son universalité nécessaire (son accord nécessaire avec tous les juge- menis que tous les sujets doivent porter) sont deux concepts réciproques. (Prolég., trad. Tissot, p. 77 et 78). Or. nous ne pouvons regarder un juge- ment comme nécessairement et universellement valable, sans nous appuyer sur quelque principe a priori, renfermant lui-même un concept pur. ou catégorie, qui relie d'une manière nécessaire les deux termes du juge- ment. Donc, c'est de la rafégorie que le jugement d'expérience emprunte .sa valeur objective, parce que c'est au moyen de la catégorie qu'il ramène les représentations à l'unité d'une conscience en général. (Prolég. p. 80 et 86, et Cril., Kehrb., p. 660-667 ; Trem., p. 141, édit.)

En outre, puisque le jugement d'expérince, au lieu de n'exprimer, comme le jugement de perception, qu'un rapport de la perception à un sujet, exprime une propriété de l'objet, il ne représente plus cette propriété en tant qu'il a égard à la perception qu'on en a comme appartenant sim- plement à la perception de ce sujet ou d'autres sujets, mais comme appar- tenant nécessairement à cette perception. {Prolcg., p. 81-82). Tandis que le jugement de perception relie d une manière contingente les représentations dans la conscience empirique d'un sujet, le jugement d'expérience vise à les unir d'une manière nécessaire dans une « conscience en général », c'est- à-dire dans une représentation de la liaison de tous les objets et de leurs perceptions en une ^'alure, selon des lois universelles et nécessaires.

Par on comprend que, bien que l'objet de la connaissance ne soit qu'un phénomène, qu'une représentation, les représentations qu'en ont divers sujets individuels ne sont pas cet objet, à propos duquel les juge- ments de ces individus doivent être d'accord entre eux. L'objet subsiste

l66 LA FOKMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

former des jugements d'expérience par la catégorie de cause, si nos sensations se succèdent dans l'ordre sans lequel nous ne percevrions jamais de successions régulières, sans lequel, par conséquent, notre concept de cause resterait toujours vide,

indépendamment des représentations fugitives de ces individus qui ont com- mencé et cesseront d'être ; parce que, sans être autre chose qu'une repré- sentation, il est la représentation d'une « conscience en général ».

Cette théorie de la conscience en général n'est pas sans avoir une certaine analogie avec l'immatérialismc de Berkeley, d'après lequel les choses matérielles, qui n'étaient que des idées, subsistaient néanmoins in- dépendamment (les esprits finis, dans l'esprit infini. Mais mieux qu'au Dieu de Berkeley, la conscience en général de Kant peut être rapprochée, ainsi que M. Radulesci-Motru l'a montré, du Dieu des philosophes-mathématiciens du dix-septième siècle, du moins en tant que ce Dieu était cette intelligence que Laplace ca' ictérise ainsi, dans son Essai philosophique svr les proba- bilités : « Nous ilevons... envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause do celui qui va suivre. Une intel- ligence qui, peur un inslant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est anin ée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans une même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L'espril humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une fai- ble esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde... Tous ces 'efforts dans la recherche de la vérité, tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. » (Essai, édit., 1840, p. 4) La « conscience en général » de Kant, comme cette intelligence, n'est, pour notre connaissance, qu'un idéal et non pas un être actuel. Elle n'est que le « corrélatif logique d'un monde complète- ment unifié ». (Whitney and Fogel, Kant's crilical pliilosophy, N.-Y., 1914, p. 176. Voy. aussi : Radulescu-Motru, Entwickclung von KanCs Théorie der Naturcausaliteet, Philof:ophische Studicn, 1894 ; et, du même auteur, La conscience transcendcnfale. Revue de métaph. et de morale, 1915, p. 762 et 766 ; ainsi que Mary Calkins, The persistent prohlems of philosophy, 3^ édit., N.-Y., 1915, p. 251 et suiv. On trouve dans ce dernier ouvrage une compa- raison entre la conscience en général de Kant et le Dieu de Berkeley, d'une part, et le moi absolu du néo-hégélianisme anglo-américain, d'autre part. Cette conception de la conscience en général a été combattue par II. Sid- gvvick dans ses Lectures on the philosophy of Kant, 1905, p. 73-74). Nous avons rappelé la théorie de la conscience en général, pour montrer comment l'interprétation que nous examinons s'y rattache. Parce que tout son sens et tout son intérêt ne dépendent pas de cette interprétation, nous l'en avons séparée en la résumant ici, dans celte note, comme Kant lui-même l'a dégagée, dans les Prolégomènes, des difficultés auxquelles elle se trouve mêlée dans la Déduction transcendentale de la Critique, qui contient les textes paraissant favoriser l'interprétation en question.

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DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER 167

c'est que cette manière d'éprouver des sensations (c'est-à-dire d'en avoir conscience) est notre propre manière d'en avoir conscience, c'est que notre conscience est originairement d'une nature telle, que nous ne pouvons les éprouver d'une autre manière. Que cela résume bien sa pensée, Kanl donne encore lieu de le croire, lorsque, résumant lui-même sa Déduction transcendent aie, il écrit : « Dans cette unité de la concience possible réside aussi la forme de toute la connaissance des objets (par quoi le divers est pensé comme appartenant à un objet). La manière dont le divers de la représentation sensi- ble (l'intuition) appartient à une conscience, précède donc toute connaissance de l'objet, comme en étant la forme intel- lectuelle, et constitue même une connaissance formelle a priori de tous les objets en général, en tant qu'ils sont pensés (les catégories) » (83).

Ce ne serait pas un motif suffisant à faire rejeter l'inter- prétation que nous venons d'indiquer, que de découvrir chez Kant quelques passages s'y opposant autant que d'autres s'y prêtent : toutes les interprétations ne rencontrent-elles pas de semblables difficultés ? Mais il est à souhaiter qu'on parvienne à établir que l'hypothèse qu'elle attribue à Kant n'est pas réel- lement indispensable à son idéalisme transcendental, lequel doit être, non pas une hypothèse, mais une doctrine apodicti- quement démontrée (84). Quand même on aurait démontré que des sensations qui ne se laisseraient pas unir en des per- ceptions de phénomènes se succédant régulièrement, seraient incompatibles avec l'unité de la conscience de soi. Il ne serait pas prouvé que l'ordre que doivent avoir des sensations appar- tenant à une même conscience de soi leur vient de cette unité de la conscience de soi; car il serait encore permis de supposer que c'est, au contraire, l'unité de la conscience soi qui dé- pend de cet ordre des sensations, quoiqu'elle n'en soit pas le produit. Cette supposition resterait permise ; puisque, au lieu

(85) Crit., Kehrb., p. 137 ; Trem., p. 1G9, 1™ édit. (84) Ibid., Kehrb., p. 21, note ; Trem., p. 25, note,

l68 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

de penser que cet ordre di'pcnd de ruiiité de la conscience, il est tout aussi possible de penser que, sans cet ordre, nous aurions un moi « aussi divers et d'autant de couleurs » qu'il y a de représcntalions dont nous avons conscience (85). et que l'unité de ce moi demeurerait toute virtuelle (de même que l'imagination reproductrice, comme d'ailleurs notre entende- ment, demeurerait « enfouie au fond de l'esprit comme une faculté morte et inconnue à nous-mêmes ») (86).

Quand nous supposons que la manière dont se succèdent no5 sensations dans la perception de la régularité des phéno- mènes est notre manière propre d'avoir conscience d'elles, peut-être formons-nous une hypothèse plus vraisemblable que quand nous supposons, de la façon que nous avons d'abord indiquée, un acte mystérieux par lequel l'entendement ferait que no-; sensations nous arrivent de cette manière, mais assu- rément nous ne sortons pas du domaine des hypothèses. Si l'on remarque que par une hypothèse analogue à la première ou à la seconde on pourrait également expliquer ce qui des phénomènes est connu a posteriori et est expliqué, dans la Critique, par la chose en soi, on s'aperçoit qu'aucune de ces hypothèses ne rend compte de la possibilité de savoir a priori que les phénomènes se succèdent régulièrement, ainsi que cette manière d'avoir des sensations permet de percevoir qu'ils se succèdent. Surtout il ne faut pas s'imaginer que l'hypothèse qui attribue à la conscience une certaine propriété, parce qu'elle concerne la conscience, puisse devenir une vérité de fait. Le seul fait, à cet égard, est que des sensations se pré- sentent de cette manière à notre conscience; mais nous n'avons pas conscience de cette manière de sentir comme exprimant la nature de notre conscience ou comme en résultant, pas plus que nous n'en avons conscience comme résultant d'un acte de notre entendement, pas plus que nous n'avons conscience de l'acte de la chose en soi qui détermine tel ou tel de nos

(85) Ibid., Kehrb., p. 001 ; Trem., p. 152, édit.

(86) Ihid., Kehrb., p. 110 ; Trem., p. 153, l''» édit.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION )) DE KINKER 169

état?. Dans tous ces cas, nous avons conscience du résultat, sans avoir conscience de ce dont il est le résultat. Nous sommes donc aussi loin de savoir si tel ordre dans la suite de nos sen- sations est une manifestation de la nature de notre conscience, que de savoir s'il résulte d'un acte secret de notre entende- ment ou d'un acte de la chose en soi.

Quelle qu'en soit la valeur, l'hypothèse d'une seconde fonction de l'entendement, conçue d'une façon ou d'une autre, se présente si naturellement à l'esprit, pour interpréter la Déduction transcendentale dans plusieurs de ses parties, que certains commentateurs modernes y ont eu eux-mêmes re- cours, ainsi que Kinker et Barchou de Penhoën avaient fait.

Adolphe Garnier, qui ne voyait dans la Critique qu'une description psychologique des opérations successives par les- quelles s'élahore la connaissance des choses sensibles, descrip- tion qui n'attribuait à l'entendement que les fonctions que la psychologie introspective lui reconnaît, celles de penser, de concevoir, de juger, etc., avait objecté que cette faculté ne peut pas être la législatrice de la nature, l'origine de la con- formité des phénomènes à ses propres concepts, puisqu'elle ne peut s'exercer, appliquer ses concepts aux données sensibles, qu'autant que celles-ci s'y prêtent, se trouvent déjà conformes à ces concepts. Emile Boutroux (87), prenant en considération l'objection de Garnier, a donné la réponse que, à son avis, Kant aurait faite. Elle consiste à distinguer deux aspects ou phases dans Je travail de la pensée, qui correspondent à peu près aux deux fonctions dont nous avons parlé. Dans l'une de ces phases, le travail se fait à la lumière de la conscience ou dans l'inconscient dont traite la psychologie (88); « tout se passe en apparence comme le réalisme le suppose » (89). L';il:{îo pliase est une opération qui a a lieu dans la région

(87) Cours sur Kant, Kant et Hume, Revue des cours et conf., 1895, p. 397-404.

(88) Cours de 1804-95, p. 526.

(89) Cours de 1895, p. 402-405.

170 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

profonde de l'aperception Iranscendentôlc » (90). Ce que le réalisme prend pour l'effet de la chose en soi, est, en partie, le résultat de cette opération (91). É. Boutroux estimait que cette réponse n'était pas tout à fait satisfaisante, ne détruisait pas entièrement l'objection de Garnier, et obligeait seulement de la modifier (92).

Une pareille distinction de deux applications des catégo- ri-es ou de deux fonctions de l'entendement a été présentée par E. Konig comme une présupposition nécessaire à l'explication kantienne de la possibilité de la connaissance a priori (98). Vaihinger a donné une interprétation semblable, en essayant de retracer l'histoire des transformations qu'a subies, chez Kant, au cours de la composition laborieuse de la Déduction, la théorie des fonctions transcendentales de l'entendement et de l'imagination. Selon Vaihinger, Kant aurait cru, peu de temps avant de publier sa Critique, pouvoir pénétrer le secret de ces fonctions transcendentales préconscientes (Transcendental- vorbewusste Funktionen) (9/1), en les concevant comme cor-

(90) Etudes dliistoire de la philosophie, p. 352-553.

(91) Selon le kantisme ainsi compris, nous serions alfectés non seule- ment par la chose en soi, mais aussi par noire entendement, ou plutôt nous serions affectés par l'acte de la chose en soi et l'acte de notre entendement conjugués. (Voy. Crit., Kehrb., p. C73-G75 ; Trem., p. 152-157, édit., Kant dit que nous sommes affectés intérieurement par nous-mêmes et que notre entendement détermine notre sens interne.)

(92) Dans ce même cours, l'objection de Garnier est comparée à celle de Stirling, qui y ressemble beaucoup. Cette dernière a été discutée par John Watson dans Kant and his cnglish critics, Glasgow, 1881, chap. V-VII. L'objection de Garnier ne porte pas seulement contre la théorie psycholo- gique qu'il prête à Kant. Sa signification en est indépendante. Aussi a-t-ellc été conçue par des philosophes d'écoles très différentes, qui l'ont formulée de diverses façons. Dans l'école éclectique, on la trouve encore chez Paul Janet, dans ses Principes de inélaph. et de psychologie. Hors de cette école, on la rencontre chez Hannequin {L'h}ipothèse des atomes) et chez plusieurs auteurs français ou étrangers. Coulurat, rendant compte du livre d'IIanne- quin, prend la défense do l'idéalisme Iranscendental, qu'il considère comme pouvant seul expliquer, fonder, garantir la certitude, l'objectivité, la néces- sité et l'universalité des principes a priori, l'accord des lois de l'esprit et de celles des choses. Revue de mélaph- et de viorale, 1807, p. 233-234.

(03) Knnt und d-e Katurwisscnschaft, 1907, p. 42, 58-59 ; et Die Ent- wichehnuj des Causalproblems, 1888, T. I, p. 27 i.

(94) Vaihinger, Die transcendentalc Dcduklion dcr Kalegoricn, 1902, p. 40 et suiv.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET L (( EXPOSITION )) DE KINKER I7I

respondant de point en point aux fonctions conscientes que la psychologie décrit; mais il n'aurait pu conduire jusqu'au bout ce parallèle et l'aurait finalement abandonné, dans la seconde édition. N. K. Smith, qui s'est beaucoup servi des travaux de Vaihinger, croit que dans la théorie proprement kantienne, c'est-à-dire dans celle que Kant a tenue pour la solution défi- nitive du problème de la Déduction, ces fonctions transcen- dentales ne sont pas autre chose que les conditions nouménales de la conscience de soi. Appartenant au monde des noumènes, ces fonctions sont, au même titre que la chose en soi qui affecte notre sens externe, étrangères à notre conscience, tout en en étant les conditions, de même que la chose en soi est une condition des intuitions empiriques externes qui surgissent dans notre conscience. Comme cette chose en soi, elles sont inconnaissables : nous ne pouvons pas savoir si elles sont de la nature des fonctions mentales; nous ne pouvons savoir si ce qui, dans le monde des noumènes, engendre et soutient le moi, est un être simple, spirituel, personnel, ou si, au contraire, le moi est le résultat d'une multiplicité de conditions génératri- ces différentes de lui-même (96); il se peut que le noumène du moi soit identique au noumène des objets -extérieurs. Si ces objets, les corps, étaient eux-mêmes des choses en soi, l'âme et ces choses seraient évidemment de natures différen- tes; mais, n'étant que des phénomènes, ils reposent sur un noumène, vme chose en soi, un objet iranscendental, qui esL peut-être le sujet de nos pensées, de nos états internes (96). Lorsque Kant dit que c'est nous-mêmes qui imposons aux phénomènes de la nature leur ordre et leur régularité, l'ex- pression « nous-mêmes n désigne des actes tranïc^nuentaux qui sont les conditions nouménales de la conscience de soi et de l'expérience (97). Il ne faut donc pas interpréter dans un sens spiritualiste ou subjectivistc les opérations génératrices,

(95) N. K. Smith, Commentanj, p. 262, 277.

(96) ibid., p. 460.

(97) loid., p. 267.

172 LA FOHMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

OU plutôt, informantes de l'expérience. La conscience ce soi et la conscience des objets se conditionnent rnutuelleiricnl; l'une et l'autre reposent sur un même ensemble de conditions nouménalcs(98). La conscience de soi n'est pas plus «originaire» ou fondamentale que la conscience des objets. Si Kant paraît avoir soutenu le contraire, cela tient à la terminologie qu'il avait adoptée sous l'influence du spiritualisme leibnizien et qu'il a conservée même après qu'elle avait cessé de convenir à l'exposition de sa propre doctrine (99). Cependant N. K. Smith reconnaît que Kant n'a jamais pu se résoudre à donner expli- citement les fonctions transcendentales pour des fonctions pré- conscientes, ni à les regarder constamment comme telles (100). Il reconnaît notamment que l'imagination productrice, qu'il croit ne pouvoir être, dans un kantisme achevé et cohérent, qu'une telle fonction radicalement inconsciente, est cependant caractérisée par Kant comme « une fonction... dont nous n'avons que très rarement conscience » (loi), c'est-à-dire une fonction dont il est au moins possible que nous ayons parfois conscience. Ajoutons que prendre toutes les facultés et toutes les conditions que Kant qualifie de transcendentales pour des fonctions préconscientes, c'est-à-dire inconscientes comme le sont des conditions noumcnales, ce serait rendre absurde l'ex- pression de « conscience transcendentale » (102). Selon N. K. Smith, les difficultés de ce genre, qui sont nombreuses, n'in- firment pas son interprétation, mais invitant à étudier les variations de la signification des termes de la langue de Kant. Il s'applique à montrer que les textes qu'on pourrait lui oppo- ser dénoncent la survivance de- quelques idées dogmatiques dans la pensée de Kant, plus qu'ils ne révèlent les véritables traits de son criticisme. Il suit en cela une méthode commune aux commentateurs qui considèrent que la Critique n'a pas

(98) Ibid., p. 262, 278-279.

(99) Ibid., p. 260-2G2, L-LIII.

(100) Ihid., p. 264, 277.

(iOl) Crit., Kchrb., p. 95 ; Trem., p. 110 ; Smilh, Commcnlanj, p. 180. (102) Crit., Kehrb., p. 128 ; Trem,, p. 153, note, 1™ édit.

DEStUTT DE TRACY, DAUXOU ET L* «EXPOSITION» DE KINKER I^S

été écrife d'un seul jet, qu'elle est un assemblage de mor- ceaux composés à différentes époques, qui expriment les di- verses étapes de la lente formation du système, mais qui ne sont pas tous des pièces du système définitif.

Des quelques commentaires modernes que nous venons de citer, c'est visiblement à celui de N. K. Smith, quant au point ici considéré, que l'Exposition succincte de Kinker peut le mieux se comparer; tout ce qu'on pourrait dire en vue de la justifier se rencontre dans ce grand ouvrage. Les autres ont plus de ressemblance avec Vllistoire de Barchou de Penhoën, leurs auteurs, comme lui, ne paraissant pas placer dans ce qui correspond, dans le monde des noumènes, à nous-mêmes, les actes par lesquels nous imposons aux choses celles de leurs lois que nous connaissons a priori. Ni lui ni eux ne disent s'ils conçoivent comme étant d'une nature nouménale ces actes dont ils disent seulement qu'il est de leur nature d'être cachés à notre conscience. Voici comment s'exprime Barchou de Penhoën : « Supposez un moule dans lequel on jette tour à tour plusieurs sortes de matières... Si d'ailleurs le moule était caché, tandis qu'il nous serait donné de voir la matière qui en sort, la forme du moule ne nous apparaîtrait que dans cette matière; enfin, si aucune matière n'était jetée dans le moule, sa forme demeurerait invisible pour nous; pour nous, le moule lui-même n'existerait pas. .Remarquez, en effet, que, d'après la dernière hypothèse, ce moule ne se montre jamais; seulement il fait connaître sa forme en l'imprimant à certains objets. C'est précisément ainsi qu'il en est de nos facultés, à l'occasion de l'impression faite sur elles par les objets exté- rieurs. Nos facultés, par elles-mêmes invisibles à nos yeux, ne se manifestent à nous qu'en raiso^ de notre contact avec ces objets; elles impriment à ces objets certaines formes inhé- rentes à leur propre nature; et c'est seulement alors qu'elles commencent à exister j)our nous, qu'elles sortent peu à peu de la mystérieuse obscurité qui nous les dérobait » (io3). La der-

(lOôi Barcliou du Penliocu. HUt. de la phil. allem., T. I, p. 241-242.

174 l'A FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENISE EN FRANCE

niorc phrase est assez équivoque. Puisque, reprenant l'exem- ple de Kinkcr, Barchou de Penhoën comparait les facultés à un moule toujours caché et dont la forme ne se révélerait que dans les choses auxquelles il l'aurait imprimée, cet historien aurait plus nettement défini sa pensée, sinon celle de Kant, en disant que jamais nos facultés ne sortent de cette mysté- rieuse obscurité pour se montrer imposant aux choses leurs formes. Evidemment les lignes que nous avons reproduites, prises ensemble, n'ont un sens que si elles signifient que nous ne voyons jamais nos facultés opérer comme il y est dit qu'elles opèrent; que nous voyons les résultats de telles opérations, sans voir que c'est d'elles qu'ils sont les résultats. Comment Kant parvient-il à discerner dans ce qui apparaît (dans les phé- nomènes) les éléments imposés par ce qui n'apparaît pas (par les actes mystérieux de nos facultés), d'avec les éléments qui viennent d'autre chose, mais qui n'apparaît ni plus ni moins ? Barchou de Penhoën donne à peu près la même réponse que Kinker. Aussi certainement que la forme constante des ma- tières diverses qui sortent d'un moule est la forme qu'elles ont reçu de ce moule, les formes constantes de l'expérience sont celles que nos facultés lui imposent. Outre ce caractère, la constance, commun à tous les éléments dont nos facultés sont l'origine, il y a des moyens propres à découvrir soit les éléments qui procèdent de notre sensibilité, soit ceux qui pro- cèdent de notre entendement. Nous ne connaissons pas immé- diatement les formes de notre entendement, ses actes; mais nous pouvons les découvrir dans les jugements qu'il porte et « dans les conceptions qu'il a formées au moyen de ces juge- ments » (io4). Ainsi, les formes que, par ses actes mysté- rieux, l'entendement impose aux phénomènes, sont les mêmes

Il va de soi que dans ce texte le mot impression ne doit pas signifier sensation, mais bien action reçue des choses par des facultés inconscientes, à l'occasion de laquelle celles-ci s'exercent, et qui, comme elles, n'apparaît pas à la conscience. C'est seulement le produit de cette action et de cet exercice combines, qui apparaît à la conscience. (104) Ibid., T. I, p. 257.

DESTUTT DE TR.VCY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KINKER 176

que celles que, dans ses actes conscients de juger, il donne à ses jugements. Les phénomènes seront donc toujours confor- mes aux concepts de l'entendement, aux catégories. La théorie que Barchou de Penhoën prête à Kant, si nous la comprenons bien, fait reposer cette conformité sur cette espèce de paral- lélisme des deux sortes d'actes de l'entendement.

Plus loin, Barchou de Penhoën entreprend d'expliquer les rapports des facultés avec l'unité de la conscience de soi. Les subordonnant toutes à cette unité, il apparaît qu'il s'est souvenu ici de ce qu'avait dit Villers. Pour faire comprendre comment il conçoit cette subordination, il figure chacune d'elles non plus par un cachet ou un moule, mais par un cercle. « La sensibilité, l'entendement, la raison, dit-il, peu- vent encore être représentés sous la forme -de trois cercles concentriques. Le moi serait au centre. Toutes les impressions faites par les objets extérieurs devraient nécessairement tra- verser ces trois cercles pour arriver jusqu'à lui; mais, à cha- cun de ces cercles, toute impression de ces objets subirait une certaine modification... Il va sans dire que nous em2:)loyons cette image uniquement comme image. Tous ces cercles que nous faisons distincts, au sein de la mystérieuse unité du moi, se confondent, rentrent les uns dans les autres. Le moi et ses facultés les plus diverses, ne sont et ne peuvent être autre chose qu'un vrai point mathématique » (io5). Voici comment il achève sa comparaison. « Or, l'impression faite sur le cercle le plus éloigné du moi par les objets extérieurs ne se meut pas d'elle-même pour arriver jusqu'à notre centre intel- lectuel, jusqu'à notre moi. Il existe une force qui, la prenant à l'instant même ovi elle se manifeste à ce point nous sommes en contact avec le inonde extérieur, la fait passer successivement à travers ces trois cercles, la montre, sous les trois aspects qui en résultent, au moi demeuré spectateur im- mobile. Cette force, c'est la spontanéité du moi, c'est cette activité intellectuelle au moyen de laquelle nous agissons for-

(105) Ibid., T. I, p. 272.

176 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

cément, nécessairement sur les impressions que nous avons d'abord reçues passivement des objets extérieurs. Son mode d'action, c'est le jugement. Il y a toujours jugement, en effet, dès que nouo adjoignons aux objets les attributs du temps et de l'espace; il y a de même jugement, quand nous détermi- nons une chose par rapport à la quantité, à la qualité, à la relativité, à la modalité; c'est de même au moyen d'une série de jugements que la raison parvient aux idées du monde, de Dieu, de l'homme intellectuel » (106). Le plus grand défaut de ce passage est d'être en désaccord avec tout ce qui le pré- cède. Barchou de Penhoën n'a pas su maintenir la distinction qu'il avait d'abord faite entre les actes cachés de l'esprit et ses actes conscients. Les actes par lesquels nos impressions re- çoivent de nos facultés (des cercles, des moules) certaines formes, étaient des actes dont nous ne pouvions aucunement avoir conscience; maintenant ces actes sont confondus avec l'acte de juger. Il se peut que le § 20, dans la Déduction, ait été l'occasion de cette confusion (107). Pourtant il n'était pas cients. Il suffisait, pour cela, de l'interpréter ainsi :

Parce qu'elles nous appartiennent, parce que notre moi les a reçues, nos impressions se trouvent êti'e conformes à l'unité de notre moi; soit que notre moi, les saisissant, la leur ait du même coup imprimée, soit qu'elle leur ait été imposée par les conditions nouménales de notre moi ou par tout autre impossible de l'accorder avec l'hypothèse des actes précons-

(100) Ihid., T. I, p. 275-27'î..

(107) Kant dit en cet endroit : « Le donné, qui est divers dans une intuition sensible, rentre nécessairement sous l'unité synthétique originaire de l'aperception, puisque Vunité de l'intuition n'est possible que par elle. Mais l'acte de l'entendement qui ramène à une aperception en général le divers de représentations données (qu'il s'agisse d'intuitions ou de concepts) est la forme logique du jugement. Tout le divers est donc, en tant qu'il est donné dans une intuition empirique, déterminé par rapport à une des fonctions logiques du jugement, laquelle le ramène à une conscience en général. Or les catcyorics ne sont pas autre chose (jue ces mêmes fonc- tions du jugement, en tant que le divers d'une intuition donnée est déterminé par rapport à elles. Le divers qui se trouve dans une intuition donnée est donc nécessairement soumis aux catégories. » Crit., Trcm., p. til, édit. Voy. le texte allemand, p. 666 de l'édition Kehrbach.

DESTUTT DE TRACV, DAUNOU r;T l/ (( EXPOSITION » DE KÏNKËR I77

acte mystérieux qu'il eût plu h noire historien d'imaginer. En vertu de l'un quelconque de ces actes mystérieux, au moyen de quoi elles arrivent à noire conscience, les impressions (ce mot désignant maintenant les sensations) sont conformes à l'unité du moi ou de la conscience de soi, en ce sens qu'elles sont susceptibles d'être subsumées, au moyen du jugement, aux catégories, qui sont l'expression de cette unité, et d'appar- tenir par à notre connaissance des objets (loS). En tant qu'elles nous appartiennent simplement, elles ne sont que des déterminations de notre sens interne; l'ordre dans lequel elles nous arrivent n'est qu'un ordre subjectif, puisque, notre appré- hension étant toujours successive, elles se succèdent, même si les parties de l'objet auquel elles doivent être rapportées exis- tent simultanément. Cependant, et aussi parce qu'elles sont dans le sens interne, qui est entièrement soumis à l'unité de la conscience de soi, les impressions sont avec les catégories dans un accord tel, qu'elles sont aptes, comme il vient d'être dit, à être liées en des représentations par le jugement d'expé- rience, qui leur confère la réalité objective, outre la réalité subjective qu'elles ont comme modifications de notre sens interne (109). Les phénomènes qui sont les objets de ces re- présentations, occupent dans le temps des places qui ne peu- vent être définies par rapport au temps lui-même, puisque le temps n'est pas perçu, étant seulement la forme de la percep- tion; ni par rapport à la suite de nos états, qui n'est que sub- jective et n'est pas la même chez tous les sujets ; mais par cet enchaînement des phénomènes dans lequel ceux qui précèdent déterminent nécessairement ceux qui suivent, comme le temps qui précède détermine le temps qui suit (iio). Ainsi, au moyen du jugement appliquant les catégories, les phénomènes sont rapportés à un temps en général, et la diversité des sensations est ramenée à une conscience en général. En résumé, c'est

(108) Crit., Kehib., p. 171-Î72 ; Trem., p. 203.

(109) Ibid., Kehrb., p. 187 ; Trem., p. 217.

(110) Ibid., Kehrb., p. 188 ; Trem., p. 218-219.

I7S LA FORMATION DE L*INFLUËNCE KANTIKNME EN FRANCE

au moyen du jugement que les sensations, et toute la diversité de nos états, sont ramenées à une conscience en général; mais pour cela il faut qu'elles puissent entrer dans les formes du jugement. Elles le peuvent parce que, notre conscience étant une, elles se trouvent soumises à celte unité, dont les catégo- ries et les formes du jugement sont l'expression. C'est en vertu d'un acte dont nous ne pouvons avoir conscience, qu'elles sont soumises à cette unité, sans laquelle nous ne pouvons avoir conscience d'elles.

Nous avons assez marqué que le faible de cette théorie est dans la supposition d'une certaine propriété de notre cons- cience, dont nous ne pouvons avoir conscience comme telle, ou d'une activité inconsciente (qu'il vaut mieux sans doute appeler activité préconsciente, pour ne pas la confondre avec l'inconscient de la psychologie); et que si la possibilité de la connaissance a priori est incompréhensible quand on fait de la conformité des phénomènes à celte connaissance le résultat de quelque chose qui n'est pas nous, elle ne se comprend pas mieux quand on en fait le résultat de ce qui est en nous aussi mystérieux à nous-mêmes que ce qui n'est pas nous. Par on se voit conduit à souhaiter, comme nous l'avons dit plus haut, de parvenir à rendre indépendant d'une telle supposi- tion l'idéalisme trancendental, idéalisme dont la raison d'être est de montrer comment la connaissance a priori est possible. Cette séparation est faisable; elle est même autorisée par Kant, s'il est vrai, comme l'affirme N. K. Smith, que la théorie de l'activité préconsciente soit la théorie de ce que Kant appelle « les actes transcendentaux de l'esprit » et qu'elle constitue la « déduction subjective », dont Kant parle comme d'une opi- nion qu'on peut repousser sans rien rejeter qui soit essentiel à la Critique, pourvu qu'on reconnaisse l'exactitude de la « dé- duction objective » (m). N. K. Smith estime qu'en réalité, cette théorie, la déduction subjective, a un rôle si important dans la Critique, que celle-ci peut à peine s'en passer. Nous ne

(11!) Ibid., Kehrb., p. 8-9 ; Trem., p. 10,

DESTUTT DE TRACY, DATJNOtJ ET l' (( EXPOSITION » DE KÎNKER I79

voulons pas nier que celte espace d'hypothèse ne soit un des aspects les plus curieux, les plu-; originaux de l'idéalisme kan- tien; mais nous montrerons que cet idéalisme, en tant qu'expli- cation de la possibilité de la connaissance a priori, doit en faire abstraction. Pour le moment, il nous faut poursuivre no- tre étude des anciens commentaires français, qui, du reste, va nous faire rencontrer de nouveau, chez Daunou, cette hypo- thèse sur les conditions nouniénales de la pensée, ou sur l'acti- vité préconsciente de l'esprit.

Le mémoire D. de Tracy avait critiqué l'Exposition de Kinker, a toujours été regardé comme le témoignage le plus important de ce que les idéologues savaient et pensaient de la philosophie spéculative de Kant. Mais on peut avoir là- dessus bien plus de détails en lisant les annotations que Daunou avait faites sur son exemplaire du même livre de Kinker (112): elles forment ensemble un examen minutieux de cet ouvrage, efc elles montrent quelques-unes des réllexions qui ont abouti au jugement si hostile au kantisme qu'il a exprimé dans la note que, éditant les œuvres de Boileau, il a mise à la suite de VAî'rêt burlesque, ainsi que dans les quelques pages de son Cours d'études hisioriqu.es et dans les lignes de son Dis- cours sur la vie de La Harpe, où, défendant la littérature clas- sique et la philosophie idéologique contre le romantisme et le cousinisme, il dénonçait l'influence de Kant comme une des causes des égarements de ces nouvelles écoles. L'opinion de Daunou, parce qu'elle n'est connue généralement que d'après ces trois derniers écrits, a pu être confondue avec les juge- ments inconsidérés portés par ceux qui, pour s'épargner la peine de comprendre la philosophie kantienne, se sont hâtés de la condamner. La note jointe à l'Arrêt burlesque (ii3) dé- butait par ces mots : « Quelque ridicule que soit l'enseigne- ment scolastique dont Boileau vient de se moquer, nous igno-

(112) Cet exemplaire appartient à la Bibliothèque de l'Université de Paris.

(lio) Œuvres de Uoileuu, ouition Daunou, 1825, ï. III, p. 125-1 '20.

l8o LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

ronS s'il l'est plus que celui qui s'est introduit de nos jours dans certaines écoles; et nous serions fort tenté de regretter les entités, les identités, les eccéités, les virtualités, etc., s'il les fallait remplacer par les doctrines dont nous allons tracer une légère esquisse. » Le résumé qui suit a pu être fait d'après Villers ou d'après Kinker; il n'a rien de remarquable. Puis Daunou cite quelques phrases tout à fait inintelligibles, qu'il donne comme un échantillon du galimatias que débitent ordi- nairement les sectateurs de Kant, et il conclut : « Despréaux, Pascal et Molière auraient versé à pleines mains le ridicule sur de si ténébreuses théories, si elles avaient pu éclore au mi- lieu du siècle qu'ils éclairaient; car elles sont bien plus dérai- sonnables, bien plus nuisibles que celles dont ils se sont mo- qués, plus incompatibles avec la saine littérature dont ils étaient appelés à offrir de si beaux modèles. » Dans le Discours préliminaire sur la vie de La Harpe, nous voyons le kantisme mis au nombre des calamités venues de l'étranger, a Le roman- tisme... nous a été importé avec le kantisme ou criticisme, avec le mysticisme, et d'autres doctrines de même fabrique, qui toutes ensemble pourraient se nommer obscurantisme » (ri4). Kant n'est pas rendu responsable de tous ces maux; mais l'avènement de sa doctrine marque, pour Daunou, le moment la philosophie va s'enfoncer dans des ténèbres non moins épaisses que celles d'oià Descartes et Locke l'avaient sauvée. Daunou s'en prend particulièrement à Cousin, à qui il fait le même reproche que Valette, a Toutes les doctrines vagues se sont propagées depuis Kant, tant celles qu'il a inveUf tées ou reproduites que plusieurs autres qu'il n'avait point

(114) P. CLXXXI de l'édition Daunou du Cours de Ultrralure de La Barpc, T. I, 1820. Comment 1' « obscurantisme » s'associait-ii au kantisme dans l'esprit de l'ancien conventionnel Daunou ? C'est probablement par le romantisme, qu'il rencontrait chez Chateaubriand, défenseur du catholi- cisme, et chez M™« de Staël, admiratrice de Kant. (Sur Chateaubriand, !!'"« de Staël et la renaissance du sentiment religieux en France, voy. Ch. Adam, La philosophie en France, Paris, 1894, p. 11-32). En faisant du kan- tisme un des aspects de l' « obscurantisme «, il se rappelait peut-être aussi que, comme D. de Tracy l'avait noté, Kant est entré en France par le re- tour des émigrés.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' ((EXPOSITION)) DE KINKER iSl

expressément professées. De l'Allemagne et de l'Ecosse, elles ont été importées en France. Depuis ce temps on nous enseigne que l'abstrait précède, éclaire et domine le concret; que l'abs- traction est le retour de la variété à l'unité, comme l'expan- sion est le mouvement de l'unité à la variété. Je ne sais pas bien quel est l'acte intellectuel qui peut se nommer expansion; mais l'abstraction semble supposer que nos idées sont origi- nairement particulières... )) (ii5).

Toutes ces paroles acrimonieuses attestent l'irritation qui le prit lorsque certains romantiques, croyant Kant de leur parti, commencèrent à proclamer la puissance de sa doctrine critique, la profondeur de ses pensées, auxquelles la plupart d'entre eux n'entendaient rien (ii6). Elles disent combien il s'affligeait de voir que, chez les philosophes, l'idéologie condillacienne, combattue par Cousin, allait être de plus en plus délaissée pour une philosophie éclectique qui lui préférait une doctrine étrangère encore mal connue et dont il pensait qu'il n'aurait pu s'accommoder qu'au détriment de la lucidité de son esprit. Quelles sont les raisons qui le firent juger le kantisme si sévèrement, c'est ce que nous apprennent les an- notations écrites de sa main, qui couvrent les ftiarges de son exemplaire de VExposition, et qui révèlent aussi avec quel soin il l'avait étudiée. Nous allons en reproduire quelques-unes seulement, car il n'est pas très utile de les connaître toutes : elles se répètent souvent les unes les autres, beaucoup ne con- cernent que de points infimes du système kantien, un plus grand nombre encore n'ont rapport qu'à des explications de Kinker évidem.ment défectueuses.

Ces annotations sont probablement dune date antérieure à l'édition de Boileau (i825) qui contient la note sur Kant, et oct- tainement postérieure aux premiers succès de Cousin, puisque

(115) Cours d'études historiques, T. XX, leçons faites au Collège de France en 1829-50, éditées en 1849. p. 409. Voy. aussi p. 309-580, et 405- 419 sur Kant et l'histoire universelle.

(110) Voy. Albert Counsoii, De la légende de Kant chez les romantiques Iranans {Mélanges Godelroid Kurth, T. II, Liège, 1908).

ï82 LA FOI\M\TION DE l'îWT.UENCK KANTIKNNR EN FnANCE

cèlui-ci y est nommé par deux foi>, d'abord à la page 53, on lit qu'il aurait appris de Kant l'art de faire passer pour des principes évidents de vagues rapprochements d'idées, et à la page 107, oii Daunou a écrit : « Cette définition de l'antino- mie de la raison pure avec elle-même est tout à fait dans la manière de M. Cousin. »

A propos des antinomies, nous remarquerons d'abord cette objection de Daunou (117) : « L'auteur s'est abusé en croyant parler du monde comme d'un tout, lorsqu'il n'en parle que comme d'un nombre indéfini d'êtres, qui ainsi ne pourraient être comptes l'un après l'autre que dans un temps également infini » (p. 118). Auparavant, Daunou avait discuté le pre- mier point de la première antinomie, qui est la question de selvoir si le monde a eu un commencement dans le temps; et sur le second, l'on se demande si le monde est limité dans l'espace, il avait dit : « La nécessité de faire aussi une série l'espace, suivant la catégorie de quantité, le jette dans un gâchis d'idées bien plus extravagant encore. L'espace ne pré- sente rien qui puisse être regardé comme des conditions de son existence; il faut cependant trouver en lui une série de conditions, pOur que la raison en fasse une idée cosmologique. Oi", l'espace est divisible en parties, et en les parcourant, nous tâchons de les rassembler en un tout. Mais nous ne pouvons les parcourir que successivement, c'est-à-dire que cette progression a lieu dans le temps; et il en résulte par conséquent une série. Il ne voit pas que cette série n'est que celle du temps, et point du tout une série de l'espace » (p. 109). Daunou ajoute que c'est encore parce que son système a besoin que l'espace soit

(117) F.lle est comparable à ce qu'a dit Coutiirat, sur le même sujet, flans YhiUni mathématique (p. .567 et suiv.), ft notamment dans ce pas- sape : « Pour prouver que le monde a une étendue finie, Kant a été obligé de rendre successive même la synthèse des parties (essentiellement simul- tanées pourtant) de l'espace, et cela d'une manière pénible et détournée... On voit par quel artifice Kant a transformer l'ensemble des choses coexistantes en une série successive, afin qu'un temps infini fût nécessaire pour l'épuiser, et qu'elle ne fût jamais donnée dans sa totalité. » Coulurat, De Vinfini ni'ilht'inaliquc, Paris, 1S9G, p. 572.

DESTIjTT de TRAGY, DAUiNOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER iSo

une série de conditions, que Kant fait de l'espace environnant la condition de l'espace environné.

Ces notes sont les plus significatives de toutes les ré- flexions de Daunou sur la cosmologie rationnelle. Étudiant la critique de la théologie rationnelle, qui vient ensuite, il écrit sur l'argument ontologique et sur les preuves de l'existence de Dieu en général : « Il a toujours été reconnu que l'existence de l'être qui est l'objet de la théologie, ne pouvait être com- plètement démontrée par la raison spéculative; elle ne peut conduire qu'au panthéisme, et c'est qu'en effet elle arrive guidée par la notion fondamentale de l'existence nécessaire Le Dieu des théologiens ne peut être révélé à la foi que par le sentiment et l'ensemble des affections humaines d'où sont tirés tous les attributs qui constituent son essence. C'est ce que Kant appelle la raison pratique, qui ne prouve pas, mais per- suade » (p. i6o).

Retournons aux parties précédentes de VExposition, qui traitent des points les plus difficiles d,e la Critique, et sont lo sujet des appréciations de Daunou les plus curieuses. Il estime que la réfutation kantienne des paralogismes de la psycholo- gie rationnelle est juste, mais inutile dès qu'on substitue à la notion fausse du moi, admise communément, dont cette psy- chologie est partie, la notion vraie qu'en donne la psychologie; empirique. « Ce n'est que dans les systèmes communs de psychologie que le moi, qui est bien un, simple et permanent, nous paraît un sujet substantiel dont toutes nos pensées sont des attributs, sans qu'il nous paraisse lui même prédicat d'au- cun autre sujet. Mais cette illusion que Kant combat d'une manière péremptoire dans l'hypothèse particulière de sa philo- sophie critique, se trouve absolument détruite par une théorie fondée sur des analyses plus exactes de notre système sensiî'-e et intellectuel, dans laquelle le moi se montre évidenuncnt comme la résultante naturelle de la compénétration des per- ceptions successives de nos idées » ("]>. g^). « Le moi n'a lieu que par 'es idées et dans les idées. Il n'est que la compénétra-

l84 LA FORMATION DE l'lNFUIENCE KANTIENNE EN FRANCE

tion des perceptions simples et identiques, ayant pour termes les objets divers et multiples de ces idées dont il se distingue, sans qu'il soit exact de dire qu'il s'en sépare, ce mot n'ayant point ici d'application possible... Que le moi pur et simple se distingue des objets de ses idées, c'est-à-dire de chacun des ■termes des perceptions successives par la compénétration des- quelles il a lieu, c'est un fait qui a sa raison dans la nature même des idées, et ne se déduit point de considérations étran- gères. Je ne suis point mes idées : à plus forte raison les objets de mes idées ne sont-ils pas moi. Tout ce que je per- çois est perçu hors de moi, qui ne suis proprement que le fait de cette aperceplion, au milieu de toutes les existences de la nature manifestée » (p. 99). Ainsi, selon Daunou, si la psycho- logie dite rationnelle n'a jamais conduit qu'à des erreurs psy- chologiques, c'est parce qu'elle entend procéder sans recourir à l'observation interne; et c'est pour la même raison que la méthode kantienne ne pouvait que produire « un roman sur l'esprit de l'homme regardé comme une vaste machine cogni- tive... » (p. 56). « Ce que l'on appelle l'analyse des facultés de l'âme, dit-il encore, ne peut être raisonnablement autre chose que l'observation des faits sensibles et intellectuels dont nous avons conscience. Il n'y a en nous qu'une propriété im- médiate, celle d'avoir des idées, prenant ce mot dans le sens le plu5 général. C'est par elles que tout nous est donné, nous et ce qui n'est pas nous, notre moi et la nature. Et c'est parce que ces idées ont été mal conçues a priori, qu'elles sont deve- nues dans les systèmes psychologiques la raison des notions les plus bizarres sous lesquelles on s'est représenté un principe pensant, doué de facultés actives et passives, opérant selon des modes propres à sa nature, en un mot un roman tout entier de l'existence humaine. Il n'est donc pas étonnant que nous n'y trouvions rien de réel et de positif; et l'auteur a raison contre lui et contre tous les autres de dire que par cette pré- tention nous ne faisons que nous égarer dans un labyrinthe de doutes et de sophismes » (p. 97).

DESTUTT DE TRACY, DAU.NOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER iSo

Il semble à Daunou que dès l'Esthétique transcendentale Kant se mette en contradiction avec ce qu'enseigne l'observa- tion intérieure. « C'est une absurdité de soutenir que nous ne puissions avoir aucune perception de la sensibilité sans que nous ayons en même temps l'idée du temps ou de l'espace. Nous avons sans cesse mille intuitions sensibles, sans songer jamais au temps ou à l'espace (ii8). Il est ridicule de supposer qu'à la première couleur ou à la première douleur perçues, ces deux idées en aient fait nécessairement partie. Ce sont des faits de genre tout différent des perceptions, et qui ne se présentent à la pensée que bien longtemps après elles. Percevoir des couleurs dans l'espace et des douleurs dans le temps, sont des actes de l'entendement et non de la simple sensibilité. » « Le temps et l'espace ne s'attachent pas plus nécessairement à nos perceptions d'objets sensibles, que les idées d'unité et de plu- ralité, et tant d'autres » (p. i6). « Le temps et l'espace ne peuvent être perceptions, puisqu'ils ne sont pas donnés par l'action des objets extérieurs, et ne sont pas des représen- tations des objets sensibles. On ne voit pas pourquoi ils n'ont pa5 été placés parmi les catégories de l'entendement » (p. 17). « Si l'on peut comprendre cette supposition de formes inhé- rentes à des facultés, il reste toujours à concevoir pourquoi celles de temps et d'espace appartiennent plutôt à la faculté de sentir qu'à celle de concevoir » (p. 17). Puis, quittant le ter- rain de la psychologie, considérant le fait même sur lequel Kant fonde sa théorie (la nécessité et l'universalité des intui- tions de l'espace, du temps et des rapports qu'ils renferment), Daunou note que ce fait pourrait aussi bien se retourner contre elle. (( S'il est incontestable que le temps et l'espace font né- cessairement, absolument, généralem.ent partie de toutes les perceptions de l'expérience, il faut en conclure qu'elles sont de l'essence de ces perceptions, et qu'ainsi les perceptions de notre sensibilité emportent avec elles la nécessité et la géné-

(118") Nous retrouverons des objections semblables chez Degérnndo et chez Ikiine de Biran, et nous indiquei'ons comment on peut y répondre.

ïR6 La FOn>r,VTIOX DE l'influence kantienne en FRANCE

raliîé de5 notions de l'espace et du temps, contre l'assertion opposée de l'auteur » (p. 19). Nous croyons que cette objection serait plus claire, si on la formulait de la manière suivante. L'espace et le temps sont des représentations universelles et nécessaires, qui fondent des propositions universelles et néces- saires. Étant aussi des éléments constitutifs de l'expérience, tout nous apparaît comme si l'expérience, du moins en partie, fondait des propositions universelles et nécessaires; il ne nous reste donc rien pour prouver qu'elle ne le peut pas.

En analysant l'Exposition de Kinker, nous avons signalé W^mme l'une des confusions qui la gâtent, celle de l'imagina- tion avec l'entendement. Voici la remarque qu'en fait Daunou: « Jusqu'ici c'était l'entendement lui-même qui rassemblait et réunissait en un tout les perceptions éparses de la sensibilité. Maintenant ce n'est plus lui qui fait cette réunion; c'est une nouvelle faculté qui est chargée de rapprocher les diverses perceptions partielles; et l'entendement les ramène à l'unité, comme si réunir n'était pas la même chose que ramener à l'unité » (p. 'JA}). Pour Daunou, la théorie des fonctions syn- thétiques de l'imagination ou de l'entendement n'explique rien. Il estime qu'il vaut mieux supposer que les éléments à unir renferment en eux-mêrnes le principe de leur union. (( Connaître, c'est concevoir, c'est-à-dire rassembler en un seul tout plusieurs perceptions. Ce rassemblement s'effectue par un agent ; 'trieur à l'expérience; et cet agent est la fa- culté de connaUre, ou cognition, qui est originairement en nous, il est donc évident qu'ici la faculté, le pouvoir de faire, est réalisée en substance positive, résidant, je ne sais com- ment, dans la substance spirituelle, âme. Il était bien plus ccv.rl et plus compréhensible de supposer que les perceptions se réunissaient d'ellcs-jnénics en une conception, un seul tout, par une ici inhérente à leur nature. Nous n'avons rmlle- mcut conscience d'un agent (pii lierait en nous les perceptions de couleurs, de formes, etc., qui consliluent notre perception d'un arbre ou d'une pierre. Celle union infime d'objets divers

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET h' «EXPOSITION» DE KINKER 187

se trouve touie formée dans notre intelligence, et nous donne le tout, sans que nous l'ayons opéré de notre propre fait )) (p. 9, V. aussi pp. 26 et 3o).

Daunou s'est aperçu que le mot expérience est, dans la langue de Kant, un des plus ambigus. Il remarque que ce mot est d'abord pris dans un sens vulgaire assez vague. « Notez que les impressiorxS immédiates, ou l'intuition des objets sen- sibles, ou l'expérience, sont synonymes » (p. 7). Il lui semble qu'ensuite Kant entende par expérience quelque chose qui n'est ni connaissance ni intuition d'un objet, mais qui nous vient du dehors et à l'occasion de quoi se produit en nous une intuition qui n'est pas encore une connaissance. « L'expé- rience n'est plus ici l'intuition des objets sensibles, c'est sim- plement le véhicule extérieur qui met en action les ressorts de la cognition, d'où résulte probablement l'intuition, hormis qu'elle ne soit pas une connaissance. Mais que sera-t-elle donc ? et lui-même ne l'appelle-t-il pas une connaissance d'expé- rience » (p. 9). Plus loin, Daunou dit que Kant a trop souvent confondu sous le mot expérience 1' « expérience des sens » et r « expérience en général » qui renferme la totalité des objets de notre connaissance (p. 166) (119). Il lui reprochera d'avoir fait des mots forme et matière un usage qui a été l'oc- casion d'équivoques non moins graves. « La raison pour la- quelle vos idées sont ici totalement embrouillées et inconsis- tantes, vient de ce que, sous le nom de forme vous entendez tantôt quelque chose qui est une partie de votre perception, tantôt quelque chose qui est une partie de votre sensibilité, et sous le nom de matière vous entendez également tantôt une chose qui est une autre partie de cette même perception, et tantôt une chose qui est partie des noumènes qui vous les en- voient » (p. 24) (120).

(110) Nous allons revenir sur les difficultés inhérentes à celte confu- sion.

(120) Selon la Criliquc, l'espace et le temps sont les formes de l'intui- tion et les iormes de la sensibilité, et c'est pnrce qu'ils sont les formes de la sciisih.'lilé 'lu'iîf. sont les forme?', universelles et nécessaires de l'in-

ï8S LA rOP.MVTIOX DE l'iXFLUENCE kantienne en FRANCE

Daunou attaque à plusieurs reprises la conception kan- tienne de la réalité du monde extérieur, « Que sont les objets sensibles qui en faisant impression sur nous produisent des perceptions immédiates, sinon ces perceptions elles-mêmes ? Selon Kant, nous ne connaissons pas les choses en elles- mêmes. Nous ne pouvons donc parler que des affections de no- tre sensibilité. Or ce sont ces phénomènes eux-mêmes que nous nommons des objets sensibles. Ainsi ce sont les phéno- mènes qui agissent sur notre sensibilité passive, et produisent, quoi ? ces phénomènes, qui existaient déjà, puisqu'ils agis- saient » (p. i3; V, aussi p. 20). On pourrait répondre qu'il

tuilion. En tant que formes de l'intuition et, par conséquent, des phéno- mènes, l'espace et le temps nous apparaissent, ils sont, comme dit Daunou, des parties de la perception ou des phénomènes. Mais ils ne nous apparais- sent pas comme formes de la sensibilité. Celles-ci sont ce qui impose aux phénomènes ces formes d'espace et de temps dans lesquelles les phéno- mènes apparaissent, et qui apparaissent avec eux, ou formes de l'intuition ; mais les formes de la sensibilité n'apparaissant pas elle-mêmes, elles ne sont pas des parties des phénomènes, elles appartiennent, d'après l'interpréta- tion de Daunou, au noumène qui est en nous. Le mot matière est employé par Kant de telle sorte qu'on a pu croire qu'il désignait les sensations. Mais les sensations, appartenant h notre sens interne, étant par cela même soumises au moins à sa forme, le temps, ne sont pas simplement matière. Le mot matière exprimerait donc une notion abstraite, il désignerait seule- ment les déti^rminations matérielles de nos représentations, c'est-à-dire celles de leurs déterminations que les formes de notre esprit ne produisent pas. Mais Daur.ou a songé que, chez Kant, ce mot devait aussi désigner autre chose, à savoir quelque chose qui appartient au monde des noumènes, qui en est envoyé aux formes de notre esprit, lesquelles ne sont pas non plus des phénomènes, (autrement dit, quelque chose qui est un noumène envoyé de certains noumènes à d'autres noumènes"), et qui ne nous apparaît que comme phénomène revêtu des formes de l'intuition et des aulres formes de l'expérience imposées par les formes de notre esprit. Tel est bien le « roman » que Daunou ne pouvait digérer. Nous allons lire, en effet, dans u.ne autre de ses annotations, que le criticisme veut que le phénomène, la perception que nous en avons, soit « le résultat d'une action de quelque chose du dehors qu'on ne connaît pas, sur une autre chose du dedans (ySo.n ne connaît pas davantage « (p. 156). F.t plus loin nous lirons que, selon ce même système, les phénomènes sont composés de deux parties, dont une « est duc aux noumènes hors de nous "», et l'autre « à un nou- mène qui est en nous « (p. 150). Kinker a donc été compris par Daunou à peu près comme nous avons indiqué que, aujourd'hui, Kant est interprété par N. K. Smith. Ce rapprochement se confirme encore, lorsque ce dernier commentateur dit que la matière est le prodnit de facteurs nouménaux agissant sur les conditions nouménales du moi qui constituent notre sensi- bilité. N. K. Smith, Comincnlaiu, p. 276-277.

DESTUTT DE TRAGY, DAU.NOi: ET l' « l-Xl'OSlTION )) DE KÏNivER 189

n'y a pour le kantisme aucune difficulté. Nos sensations sont des effets de l'action des corps, qui sont des choses sensibles ou phénomènes, sur nos sens. Il y a entre ces sensations et ces choses la même sorte de relation causale qu'entre plusieurs de ces choses mêmes. Nos sensations sont des événements de la nature parmi les autres. En tant qu'elles s'expliquent ainsi par des causes naturelles, elles sont sur le même plan que les autres phénomènes. Mais, en tant que phénomènes, elles exi- gent encore une autre explication, elles s'expliquent par une action nouménale : elles résultent de l'action des choses en soi sur celles des conditions nouménales du moi qui sont les facteurs de notre sensibilité (121). Par Kant, semble-t-il, sortirait du cercle oià Daunou le croyait enfermé. Mais nous allons voir que Daunou n'a pas ignoré cette solution et qu'il la tenait pour un vain faux-fuyant. « On suppose des objets extérieurs qui font des impressions sur notre sensibilité. Et que sont ces objets extérieurs ? ïls sont une certaine somme de ces impressions mêmes qui sont supposées néanmoins avoir été produites par eux. Nous faisons donc d'une seule et même chose une cause qui est hors de nous, et un effet qui est en nous; et dans l'impossibilité nous nous trouvons de conci- lier ces deux aperçus contradictoires, nous passons alternati- vement de l'un à l'autre, en les séparant dans notre concep- tion et en cessant ainsi d'apercevoir leur identité absolue. De cette manière nous avons tantôt des objets réels agissant sur nous du dehors, et formant tous les êtres de la nature; et tan- tôt il n'y a plus rien dans la nature que nous-mêmes et les impressions dont nous sommes affectés. Cependant et sous ce dernier point de vue, l'idée de causalité et d'extériorité se re- présentent nécessairement, en nous forçant de leur trouver leurs soutiens; et c'est alors que nous leur trouvons des nou- mènes, des choses réelles et en soi, qui nous demeurent abso- lument inconnues, et auxquelles malgré cela nous n'hésitons point à leur rapporter la cause secrète et véritable de toutes

(121) Voy. X. K Smitli, Comm., p. 275-276.

îf)0 LA FORMAMON DK l/lNFLiraNCE lîANTIÎîNNE lîN FIXA^CE

nos impressions, qui considérées au dehors no paraissent plus que des phénomènes et de simples ai)parcnces, provenues de ces noumènes, c'est-à-dire de ce qu'on ne sait quoi » (p. i34; V. aussi p. 59). « La méprise est de confondre ces existences [les phénomènes de la nature] avec le fait de les percevoir, et d'imaginer que l'un et l'autre ne faisant qu'un seul fait iden- tique, est le résultat d'une action de quelque chose du dehors qu'on ne connaît pas, sur une autre chose du dedans qu'on ne connaît pas davantage... » (p. i36). « Qui comprendra ce que signifie cette apparence des choses en elles-mêmes qui ce- pendant nous demeurent inconnues ? II nomme cela des appa- rences de ces choses; mais puisqu'elles sont données par celles- ci, comment entend-il qu'elles ne sont rien d elles .^> Comment leur refuse-t-il une réalité quelconque, en disant néanmoins cfue ce sont les chose?, en elles-mêmes qui elles-mêmes appa- raissent ? Ce qui achève de rendre tout cela inintelligible, c'est que cette apparition des choses se combine avec de nou- velles choses apparues qu! viennent de la nature de notre sensibilité; et le tout ensemble forme ces phénomènes illusoires dont une partie est due aux noumènes hors de nous, et l'autre partie à un noumène qui est en nous. Il est difficile de se faire une notion plus informe des premiers éléments de la nature de nos connaissances; et il est incroyable qu'il ima- gine avoir donné des preuves évidentes de ce qu'il appelle ici la phénoménalité des objets, dont il fait une science créée tout nouvellement par la philosophie critique qui elle-même s'intitule la science des connaissances. Qu'a donc fait Kant ? il a trouvé établis depuis des siècles, un idéalisme d'un côté, un réalisme de l'autre, au-dessus desquels planait un scepti- cisme parfaitement raisonnable. En prenant le premier en sous-œuvre, il l'a appuyé sur des suppositions inconsistantes d'une cognition dont il fait une nature propre qu'il substitue à la notion commune de l'âme, et à laquelle il attribue des facultés et des formes beaucoup plus imaginaires que celles qui avaient paru devoir appartenir à celle-ci. En s'occupant

DESTUTT DE TRACY, DAU^OU ËT I, (( EXPOSITION » DR KINKER I()I

ensuite du réalisme, il en a écarté ce qu'il avait de sensé et de légitime dans le sentiment nécessaire de la conscience hu- maine, et il l'a transformé en une réalité à jamais insaisissable, gisant on ne sait oii ni comment hors de la portée de toutes nos connaissances. Et c'est api es cela qu'on prétend qu'il a terminé la lutte qui existait entre les deux anciens sys- tèmes, tandis qu'il n'a fait au contraire qu'accumuler tous les éléments de scepticisme qu'ils recelaient l'un et l'autre, et les a portés sur sa prétendue théorie de l'idéalisme transcen- dental. Il faut observer au surplus que cette philosophie cri- tique n'a point soutenu longtemps la première admiration qui lui avait été accordée à sa naissance. Il suffisait d'un exa- men approfondi des hypothèses sur hypothèses qui en fai- saient la base, pour en reconnaître l'inanité. Elle a se dé- truire totalement, dès que l'on s'attacha à fixer les notions ténébreuses et vagues qui paraissent en lier tous les comparti- ments. Ce qui en est resté, ce sont de belles et précieuses analyses détachées, bien suffisantes incontestablement pour placer leur auteur parmi les premiers hommes de génie de tous les siècles » (p. i5o).

Cette note, la dernière que nous reproduirons, représente bien toute l'opinion de Daunou sur l'idéalisme transcendental, qui est le fond de la Critique. Cette opinion est que l'idéalisme transcendental, annoncé par son auteur et par ses partisans comme un système rigoureusement démontré et découvrant le fondement de ce que notre connaissance a de plus certain, est fait, en réalité, d'hypothèses que voile un langage ambigu, à la faveur duquel les démonstrations de certaines thèses peuvent passer pour en démontrer d'autres qu'on énonce dans les mê- mes termes pris dans un autre sens. Comme nous l'apprennent quelques notes que nous avons citées, Daunou avait observé que l'ambiguïté du mot expérience, chez Kant, contribue beau- coup à cette illusion. De nos jours, les commentateurs de la Critique reconnaissent généralement que le mot expérience y a au moins deux sens. Mais dès qu'ils entreprennent de lea

If)2 LA FORMATION Dî': L INFLUENCE KANTlFNNE EN PRVNCE

définir, lo desaccord et l'incerlilndo paraissent. Toufefois une opinion semble assez répandue, selon laquelle Kant aurait dé- signé par ce mot tantôt nos sensations brutes, nos intuitions sensibles dont nous ignorons encore quels rapports elles ont avec le système des objets liés selon les catégories, c'est-à-dire avec la nature; tantôt la « connaissance par perceptions liées » (122), dont l'objet e?t ce système, la nature. La difficulté est de préciser le premier sens. Pour le second sens, il est généra- lement admis que c'est le sens nouveau et dans lequel Kant prend ce mot le plus souvent (laS). L'expérience, en ce second sens, est ceJle dont Kant dit qu'elle est unique, (c II n'y a qu'une expérience toutes les perceptions soient représentées comme dans un enchaînement complet et conforme aux règles: de même qu'il n'y a qu'un espace et qu'un temps... » (12/i). Cette expérience une, 1' « expérience en général », dont l'ob- jet est le système de la nature, qui est un, a pour sujet la « conscience en général », qui est également une. Kant oppose ce sens à celui qu'on pense ordinairement quand on parle de plusieurs expériences; mais il ne précise pas ce sens-ci autre- ment qu'en disant que ces expériences sont autant de percep- tions qui appartiennent à l'expérience une, et que l'unité syn- thétique de ces perceptions constitue la forme de l'expérience, qui est l'unité synthétique des phénomènes par concepts. Cela peut signifier que, de même que les espaces et les temps ne sont que des parties de l'espace et du temps, les expériences ou perceptions sont des fragments de l'expérience une, ayant pour objets des fragments de la nature; par exemjDle, le soleil, cette pierre, réchauffement de cette pierre par' le soleil. Ainsi entendues, les expériencete sont évidemment soumises aux mêmes conditions que l'expérience une; elles impliquent les concepts a priori, tels que le concept de cause, qui, en tant que nous rapportons au soleil réchauffement de la pierre, enchaîne

(122) Crit., Kdirb., p. 078-679 ; Trcm.. p. iri2, 2^ édit.

(123) Vaihinger, Commentar, T. I, p. 177 ; M. K. Smith. Comm., p. 52,

(124) dit., Kelirb., p. 123 ; Treni., p. 144-145, édit.

DESTUTT DE TRACY, DAUiNOU ET L* (( EXPOSITION )) DE KINKEn IgS

ces deux choses conformément à l'une des règles qui font qu'elles appartiennent à l'expérience une, en sont des parties. Au fond, il n'y aurait ici qu'un sens du mot expérience. Mais il se peut également que Kant ait voulu dire que les expé- riences sont l'expérience, abstraction faite de son unité, de sa forme, c'estrà-dirc de tout concept a priori. Dans ce cas, puis- que l'expérience tient de son unité, des concepts purs, son ob- jectivité, les expériences n'auraient pas d'objets, elles se rédui- raient à ^ une intuition vide de pensée » (i25), elles « ne se- raient qu'un jeu aveugle des représentations, c'est-à-dire moins qu'un rêve » (126). Ici le mot expérience serait pris dans le premier sens, oià il signifie les sensations brutes. .

On peut encore supposer que dans la pensée de Kant la distinction de l'expérience et des expériences correspondait à la distinction des jugements d'expérience et des jugements de perception. Cette comparaison, rapprochant le jugement de perception du premier sens du mot expérience, écarte l'inter- prétation que l'on adopterait si l'on prenait à la lettre le texte des Prolégomènes, et selon laquelle nous saisirions, par les perceptions, des objets sans les catégories. Si un jugement de perception se distingue d'un jugement d'expérience en ce qu'il est totalement dépourvu d'une ou de plusieurs catégo- ries, il est dépourvu de tout objet. John Watson soutient pa- reillement que c'est une erreur de croire que, pour Kant, nous ayons dans le jugement de perception une connaissance objec- tive indépendante de la catégorie; et en signalant cette erreur, il s'imagine avoir réfuté entièrement l'objection de Stirling contre la théorie kantienne de la causalité (127). Cependant toute la difficulté n'est pas résolue, puisque Watson voit bien que le mot expérience a deux sens, mais n'arrive pas à les dé- finir sans contradiction. Sa définition est la suivante (128). Le

(125) Ihid., Kehrb., p. 124 ; Trem., p. 145, l'"" édit.

(126) Ibid., Kehrb., p. 124 ; Trem., p. 147, 1" édit. Le rêve, en effet, pose toujours un objet ; il a un objet.

(127) J. Watson, Kant and his cnglish crilics, chap. V et VI.

(128) J. Watson, The philosopby ol Kant crplained, 1908, p. 59.

lÇ)/l LA l'IiIlMAl ION DK L'ilNFLUlilNCE EAATlKNiNE EM FKANCE

mol expérience pcul dabord signifier simplement la connais- sance de telle ou telJc chose individuelle comme occupant une certaine place dans l'espace, et de tel ou tel événement comme arrivant à un certain moment du temps. Il peut aussi signifier la connaissance des objets comme tels, comme liés en un sys- tème, et non simplement l'appréhension des choses et des événements sensibles particuliers. C'est dans ce second sens, pour VVatson, que Kant prend le mot expérience, quand il parle du rôle que remplit la pensée ou l'entendcmenl (;when he speahs oj Ihe work of thought or understanding) . Mais s'il est vrai que selon le kantisme et c'est ainsi que Watson l'in- terprète — il n'y a pas de connaissance d'objets ou d'événe- ments objectifs qui soit vide de pensée, indépendante des con- cepts de l'entendement, la définition du premier sens donnée par Watson ne signifie rien. Le premier sens qu'il a essayé de définir, c'est apparemment le sens vulgaire. Or ce sens est vague, et l'on ne s'accorde pas sur le rapport que cette expé- rience peut avoir avec les catégories kantiennes. Selon Otto Liebmann, Kant n'a réussi à démontrer que les catégories sont des conditions nécessaires de l'expérience qu'en prenant ce mot dans un sens spécial qui assurément les implique, en désignant par ce mot la science ou connaissance d'expérience (Erfahningswissenschafl) (129). La démonstration de Kant re- poserait donc sur une pétition de principe (i3o). Riehl sou- tient, au contraire, que l'expérience dont Kant démontre que les concepts a priori sont des conditions est autant l'expérience vulgaire que la science expérimentale. 11 rappeJle, à l'appui de cela, que les exemples de jugements d'expérience donnés par Kant sont tirés de l'expérience vulgaire. L'expérience, c'est la représentation d'un objet par la perception, c'est une connais- sance qui détermine un objet par la perception (i3i). Mais ce sens est encore trop étroit, et si l'on démontre effectivement

(129) 0. liebmann, Gedanken und Thatsachen, iQùi, T. II, p. 159.

(150) Vaihinger, Comw.., T. I, p. 221.

(151) Riehl, Dcr philosophische Krilidumua, èdit., T. I, p. 537.

DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER IQÔ

que cette expérience présuppose certains concepts, on a tort de répéter, comme fait Riehl (iSa), que par l'empirisme est réfuté. Les empiristes pourraient répJiquer que l'expé- rience dont ils prétendent que tous les concepts dérivent, n'est pas ce qu'il a plu à Kant ou à ses interprètes d'appeler expé- rience, n'est rien qui soit constitué par des concepts, mais bien ce qui dans l'expérience est proprement empirique. Or, Kant ne nie pas qu'il y ait dans l'expérience quelque chose d'empi- rique et d'irréductible au concept, et il soutient que, récipro- quement, le concept pur est un élément de l'expérience irré- ductible à ce qu'eHe a d'empirique. Ce quelque chose qui dans l'expérience n'est pas un concept, qui ne doit au concept rien de ce qu'il est, et qui n'a besoin du concept que pour déterminer un objet, pour constituer ensemble la représenta- tion de cet objet, n'est-ce pas ce que Kant entend par la « simple intuition » (i33) ? Les simples intuitions, comme le dit Kant au même endroit, ont pour conditions les formes de l'intuition; donc elles sont dans le temps, elJes y arrivent les unes après les autres, c'est-à-dire dans un certain ordre, in- dépendamment des concepts qui peuvent les accompagner ; lesquels concepts (irréductibles à la simple intuition, comme la simple intuition leur est irréductible) ne sont les conditions nécessaires que de l'expérience ou représentation objective. Mais ici se pose une question que nous avons déjà rencontrée : Comment se fait-il que ces simples intuitions con- viennent aux concepts, par exemple au concept de cause, si bien qu'après avoir perçu certains phénomènes, nous perce- vons certains autres phénomènes qui sont toujours les mêmes ? Nous avons vu qu'il y a dans la Critique quelques motifs de croire que Kant y ait fait cette réponse : Ces intuitions, ne pou- vant arriver à notre conscience sans se trouver dans la forme d'unité qui lui est originairement propre, sont soumises à cette unité et, du même coup, à cette sorte d'unité qu'est l'ordre

(152) IhicL, p. 484.

(155) Crit., Kehrb., p. 123 ; Trem., p. 144, l^e édit.

196 LA FORMATION DE L*ÎNFLtENCË KANTIENNE EN FRANCE

des inluilions sans lequel elles ne conviendraient pas à ces con- cepts de liaisons synthétiques de tous les phénomènes et ne nous permettraient de former aucun jugement d'expérience ni, par conséquent, d'acquérir aucune connaissance de la na- ture. Mais on ne prouverait pas la vérité d'une telJe réponse on alléguant qu'aucune autre hypothèse n'explique la possibi- lité de la connaissance a priori ; car l'hypothèse que présente celle réponse ne l'explique pas davantage. Supposons, comme dans cette hypothèse, quchpie pouvoir faisant que nos intui- tions conviennent à certains concepts, nous supposerons, en conséquence, que nos intuitions conviennent à ces concepts cl que, par suite, les phénomènes y sont conformes; mais nous n'aurons pas expliqué pourquoi nous sdvous qu'ils y sont conformes.

Toute celle discussion de J'expérience chez Kanl peut se résumer en ces quelques mol-;. Kanl a montré qu'il y a une certaine expérience donl certains concepts sont les conditions. Pour qu'elle existe, il faut qu'il y ail avec ces concepts quelque chose de sensible, d'irréductible à ces concepts cl qui cepen- dant leur convienne. C'est à cet élément sensible que Daunou a pensé en opposant ce qu'il appelle 1' « expérience des sens » i'i 1' (( expérience en général ». Comment expliquer la conve- nance ou conformité de ces intuitions sensibles aux concepts ? Ce n'est assurément pas en sujjposanl en nous une origine commune à ces concepts et à cette conformité; car, si celle conformité a besoin d'être expliquée, si elle ne se comprend pas de soi, on comprend pas mieux pourquoi, d'où le con- cept dérive, dériverait encore autre chose que le concept, qui serait précisément ila conformité des inluilions à ce concept. Nous verrons qu'on peut soutenir que, dans le kantisme, cette convenance ne reçoit pas d'autre explication que celle qu'y re- çoivent les déterminations diverses des lois particulières de la nature.

CHAPITRE V

Degérando. M™* DE Staël

Fuyant les dangers auxquels le coup d'État du i8 fructi- dor rexpo?ait, Camille Jordan, accompagné de son ami Degé- rando, alla se mettre en sûreté à Tubingue. Us passèrent par l'Alsace, oii ils firent connaissance, chez le poète Pfeffel, avec M"® Anne de Rathsamhausen, que peu après Degérando de- vait épouser. Admiratrice des Allemands, qui « sont aujour- d'hui, disait-elle, ce que nous fûmes au siècle de Louis XIV », elle conseilla aux deux amis de lire leurs écrivains dans la langue originale, qu'ils apprirent avec une rapidité étonnante, dont elle les félicitait en môme temps qu'elle leur annonçait les joies que sans doute allait bientôt leur procurer cette litté- rature qu'elle jugeait supérieure à la française (i). « Je vous avoue, leur écrivait-elle, que beaucoup de nos ouvrages fran- çais ne me paraissent que de la crème fouettée en comparaison des œiivres de ces génies profonds, énergiques, souvent pleins de grâce, de la Germanie. » (2) Mais la philosophie de Kant, dont elle les entretint plusieurs fois, ne lui agréait point, et elle ileur dit sa satisfaction de savoir que son sentiment à cet égard était d'accord avec leurs raisons. « Vous pensez bien, mes chers amis, que je n'ai pas eu la prétention de compren- dre Kant, quoique j'aie eu celle de lire son principal ouvrage; je n'en ai saisi que ce que des conversations particulières m'a-

(1) Lettres de la baronne de Gérando, Paris, 1880, p. 46.

(2) Ibid., p. 79.

198 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

valent rendu inlelligible, et Pfeffel surtout a formé mon opi- nion sur cet homme célèbre. » (3) Elle sait que le scepti- cisme qui paraît dans ses ouvrages n'est pas au fond du carac- tère de Kant: le doute n'est chez lui et chez ses disciples que l'aiguillon de la recherche; elle le croit plus pythagoricien que sceptique, mais elle ne précise pas davantage son opinion sur la Critique: c'est une œuvre sur laquelle on risque trop de se tromper. « Il a un langage à lui, inconnu au reste des hom- mes; il a créé des termes qu'on n'a pu comprendre; aussi cha- cun l'interpTête-t-îl à sa manière. En définitive, il me semble qu'il a fait jlus de mal que de bien, car il a été la source de plus d'erreurs que de vérités. En quoi donc consistent sa célé- brité et des hommages qu'on lui rend ? Sans doute dans le goût qu'ont les hommes pour ce qui est singulier, extraordinaire, ou même iniatelligiblc ; c'est beau, c'est sublime, précisément parce qu'ils n'y entendent rien, et quand ils parviennent à dis- tinguer quelques étincelles au milieu des ténèbres, leur amour- propre est satisfait ; ils croient en savoir plus que les autres. » (4). Degérando conservera et développera dans ses ou- vrages cette opinion sur la philosophie kantienne et sur les causes de son succès, bien qu'il ne se contentât pas de la rece- voir de M"® de Rathsamhausen (5). Pendant qu'il apprenait à apprécier les écrivains allemands de son temps, il comptait parmi eux bon nombre d'admirateurs de la nouvelle philoso- phie ; il en conçut le vif désir de la mieux connaître et s'appli- qua ardemment à l'étudier, u Lorsque j'en commençai l'étude,

(3) Ibid., p. 62.

(4) Ibid., p. 65.

(5) Nous verrons que, dans une certaine mesure, M™^ de Staël par- tageait aussi cette opinion. Elle faisait un très grand cas du talent épis- tolairo de M™e de Gérando. (Préface des Lettres, p. X). Voy. aussi : Sainte- Beuve, Nouveaux Lundis, T. XII, le cliap. sur Camille Jordan ; Picavet, un chapitre des Idéologues (Paris, 4891) et un article de la Grande encyclo- pédie consacrés ù Degérando, se trouve une bibliographie. Sur la place de Degérando dans Thisfoire de la pensée française, voy. Doutroux, Etudes d'hist. de la philos., le chapitre relatif à la philosophie écossaise en France. Sur l'influence des Degérando dans les salons lilléraires, voy. Ilerriot, f^"» Récamier et ses amis, T. I, p. 48 ; on peut consulter aussi la Correspon- dance des demoiselles de Berckheim,

DECéHANDO, m"'* DE STAËL IQp

déclaraif-il, ce fut, je ne dirai pas avec les dispositions les plus impartiales, mais avec les préventions les plus favorables, fondées sur l'opinion d'Iiommes qui m'ont inspiré une pro- fonde estime ; ...je n'ai rien négligé pour découvrir ce qu'elle peut renfermer d'utile. » (6). Il lut la plupart des œuvres de Kant et plusieurs commentaires allemands, dont il a donné la liste dans son Histoire ; Guillaume de Humboldt lui fournit quelques indications pour l'orienter parmi les continuateurs de cette philosophie (7) ; M"® de Staël lui recommanda de ne manquer aucune occasion de s'entretenir avec Viillers, qui, lui disait-elle, « a toutes les idées du nord de l'Allemagne dans la tête » (8). En dépit des éloges de IVP® de Staël, il maintint que le livre de Villers était certes l'œuvre « d'un partisan zélé pour sa cause », mais qui n'en présentait pas la a véritable tendance ». Trop obscur pour intéresser les hom- mes superficiels, trop superficiel pour contenter des penseurs, ce livre lui paraissait (( de peu de ressource pour l'étude du criticisme » ; il lui préférait de beaucoup celui de Kinker, mal- gré ses lacunes (9). De son côté, Villers traitait Degérando comme tous ceux qui n'étaient pas de son avis : il n'eut jamais pour lui que des paroles dédaigneuses, injurieuses parfois (10). M™® de Staël tenta sans succès de faire reconnaître à Villers les mérites du u bon Degérando »(ii), et ce fut en vain que celui-ci lui protesta ses (( intentions pacifiques » et qu'il sou- haita de le voir revenir à des (c dispositions plus dignes de lui » : le ({ bon Degérando » demeura dans l'esprit de Villers

(6) Histoire comparée de.i systcr^ies de philosophie, Paris, 1804, p. 177.

(7) Lettre du 50 juin 1802, dans : Hamy, Les Hiimboldt et les Gérando, à propos de quelques autographes ; Académie de Lyon, 1906. Dans une lettre du 22 juin 1808, G. de Humboldt dit son plaisir à s'entretenir avec Degé- rando de métaphysique, et le prie de lui envoyer son Rapport sur les pro- grès de la philosophie.

(8) Lettre du 26 octobre 1803, citée par Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, T. XH, p. 299.

(9) Hist., T. II, p. 179, note.

{!0) Villers, Kant %ugé par l'Institut. Wittmer, C/i. de Villers, à la table alphabétique, voy. Degérando.

(11) Isler, Briefe an Villers, p. 275-276.

300 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENE EN FRANCE

Je « doucereux Degérando » (12). Mais il connut aussi Stapfer; cela lui permit de constater de nouveau que les mêmes idées philosophiques pour lesquelles Villor? s'était plu à quereller, pouvaient bien habiter une âme paisible et se défendre dans un langage éloigné de toute violence.

Degérando traita de la philosophie de Kant principale- ment dans son mémoire sur la Génération des connaissances humaines, qui fut couronné par l'Académie de Berlin et pu- blié en rSoa, et dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie, relativement aux principes des connaissances humaines ( Paris, i8o4 ). Dans le premier ouvrage, il exami- nait rapidement l'idéalisme kanlien ; clans le second iil essayait de montrer la doctrine critique dans toute son étendue. A vrai dire, il n'y faisait souvent que répéter ce qui avait été dit par Villers et par Kinker. Cependant cette répétition des mêmes choses sous une forme différente n'était pas inutile ; puis- qu'elles n'avaient été comprises, en France, que par trop peu de lecteurs. L'ignorance 011 les Français étaient longtemps restés des nouveaux systèmes allemands, leur manque de préparation à entendre ;les premiers exposés qu'on leur en avait fait, se

(12) Lettre de Villers à Jacobi, du 12 novembre 1808, reproduite par M. Wittmer, p. 509. Ce fut pour répondre à un mémoire que Degérando avait lu à la classe des sciences morales et politiques, de l'Institut, et dont il ne parut qu'un bref résumé fait par Lévesque (Moniteur universel, 27 vendémiaire, an X), que Villers écrivit le pamphlet Kant iugé par Vlns- titvt. Le Magasin encyclopédique (1802, T. IV) en publia un compte rendu, signé De Gersdorf, sous le titre : Kant iagd par Vlnstitut ; Observations sur ce iugement, par un disciple de Kant, et remarques sur tous les trois, par un observateur impartial. Le même auteur développa encore son opinion dans un article Sur les notions du temps et de l'espace {Magasin ency- clopédique, 1805, T. I). Pour lui, Villers n'a su ni bien comprendre Kant ni s'affranchir de sa terminologie, laquelle n'est pas indispensable à l'ex- position de sa doctrine, et ne peut que nuire à la propagation de celle-c: hors de l'Allemagne. Avoir jugé cette doctrine d'après Villers, sans avoir lu Kant, telle aurait été la faute capitale de Degérando. Mais Degérando s'empressa de repousser ceUe accusation fatisse. (Magas. encycL, 1805, T. V). De toute cette petite dispute, il ressort simplement que le tort commun de Villers, de Degérando et aussi de Kinker avait été de prendre poir la parti(; essentielle du kantisme la théorie de la connaissance, et d'avoir insisté sur celle de l'espace et du temps, alors que Gersdorf pensait que la partie vraiment importante était la théorie du devoir.

DEGÉRANDO. M™' DE STAËL 201

trouvaient excusés, dans son Histoire, non seulement par les événements politiques qui avaient retenu leur esprit dans d'autres soucis, mais il rappelait encore que Kant n'avait ga- gné l'attention des penseurs de son propre pays que sept à huit ans après la publication de son œuvre maîtresse (i3) ; il ne peut donc, estimait-il, y avoir que de la sottise à s'étonner que « douze ans de plus se soient écoulés avant que la France se soit associée à l'admiration de l'Allemagne, lorsque, pour arri- ver jusqu'à Kant, nous avons à franchir la double barrière de deux langues; la langue allemande... et de plus la langue même du criticisme » (i4)-

Ainsi que le titre de son Histoire le fait pressentir, Degé- rando va y présenter l'histoire des théories de la connais- sance dominant et expliquant toute celle de la philosophie. Dès le début, il dit que u la divergence des sectes résulte de la diversité des systèmes adoptés relativement aux principes des connaissances humaines » (i5). Il devra donc, en arrivant aux systèmes les plus récents de la philosophie moderne, ré- server une grande place à celui de Kant (i6). Mais au moment de l'aborder il s'avoue pris d'une « certaine timidité ». Entre- prendre d"en traiter, surtout de la manière qu'il croit devoir le faire, c'est beaucoup oser, « lorsque les propres disciples de Kant sont si souvent accusés de l'avoir mal compris, lorsque

(lô) Comment, après une longue indifférence et un profond silence, en Allemagne, une foule d'exégètes laborieux et de partisans tumultueux s'est attachée à l'œuvre de Kant, Degérando l'explique d'une manière qui rappelle autant celle de Mérian que celle de !\P'« de Rathsamliausen. « Les obstacles, dil-il, qui avaient d'abord repoussé de cette étude difficile, qui l'avaient environnée comme d'un rempart, servirent à retenir captifs ceux- mêmes qui se trouvèrent engagés dans ce système, et comme les forces (• ime pénétration ordinaire étaient épuisées pour le comprendre, peu d'hommes en conservèrent assez pour le juger. » Et la plupart de ces der- niers, « après un si grand sacrifice, n'avaient guère le courage d'avouer au public, de s'avouer à eu.x-mêmes un mécompte qu'ils auraient entrevu ; et ils s'attachaient à la doctrine en raison de ce sacrifice même : ils évaluaient son mérite par ce qu'elle avait coûté. » Hisl., 2^ édit., série (Paris, 1847), T. IV, p. 594 ; et l^'^ édit., T. II. p. 250.

(14) fe édit., T. II, p. 172.

(15) Ibid., T. I, p. 24.

(16) Ibid., T. I, p. 33.

202 LA FORMATION DE L'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

ceux qui se permettent de combattre quelqu'une de ses opi- nions, sont assurés d'avance de ne pouvoir échapper à cette accusation. » (17). Degérando, en effet, ne se propose pas d'en- registrer passivement, comme Kinker, les idées qui ont révo- lutionné l'Allemagne philosophique, et encore moins de prê- ter à ce qu'elles peuvent avoir de force persuasive cette véhé- mence de paroles sur laquelle Villers avait le plus compté pour réduire au silence l'école française. S'il veut contribuer à leur propagation, ce ne sera pas sans avoir cherché à en faire con- naître aussi la juste valeur. Ainsi son étude du kantisme se distingue de celles de ses deux principaux devanciers en ce qu'elle est non seulement analytique, mais critique. L'intérêt de ce qu'il dit du kantisme réside surtout dans cette critique qu'il en fait ; par il réussit à se faire mieux comprendre que Villers et que Kinker ; et il avait plus de chances d'y réussir, car, en général, la pensée des interprètes d'une œuvre difficile apparaît mieux dans leurs appréciations de ce qu'ils sont arri- vés à y voir, que dans leurs simples analyses, lesquelles, pres- que toujours faites avec la crainte du reproche d'inexactitude, sont des reproductions plus ou moins sommaires de l'original, qui, par conséquent, ne laissent voir entre elles que de petites différences, alors même qu'il en est de grandes dans les idées qu'y attachent leurs divers auteurs. Pour l'histoire du kan- tisme en France, les objections de Degérando ont une autre importance que celles de Destutt de Tracy et de Daunou. Au lieu que Destutt de Tracy, qui n'avait lu Kant que dans les pages d'une traduction auxquelles il ne savait guère quel sens donner, nous fait connaître dans son mémoire un jugement qui a rapport avant tout à l'abrégé de la Critique composé par Kinker ; et que Daunou, qui semble venu plus tard à l'étude de ce système, après DegAando lui-mêm.e et après Cousin, nous a laissé des remarques, plus précises, sans doute, mais qui ne concernent encore Kant qu'indirectement ; chez De- gérando, qui a lu Kant dans le texte allemand et fréquenté

(17) Ibid., T. II, p. 177.

DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 2o3

plusieurs des adeptes de sa doctrine ou de celles qui en sont issues, nous assistons pour la première fois à la rencontre directe, au contact immédiat, qui a été aussi un conflit, de l'idéologie française avec l'idéalisme kantien.

Degérando essaye de définir la différence de méthode qui oppose radicalement l'une à l'autre ces deux écoles philoso- phiques. L'école française, de même que l'anglaise, s'est fon- dée sur une psychologie qui est, dit-il, « un recueil d'observa- tions de détail sur les opérations de l'esprit humain », elle suit la méthode expérimentale ; l'école de Kant, au contraire, « se fonde sur une méthode a priori, fait ou prétend faire abs- traction de toutes les données de l'expérience, considérer la raison' d'une manière antérieure à l'observation de ses pro- duits, la considérer dans la déduction des connaissances qu'elle tire ■entièrement de son propre fonds... » (i8). Il s'ensuit que le.3 expressions (( lois de nos facultés », « conditions de leur exercice », ont dans la langue de Kant une signification au- tre que celle qui leur est donnée ordinairement par les philo- sophes. « Tous les philosophes, en effet, admettent que nos facultés ne se déploient que suivant certaines règles, celles de l'attention, de l'association, etc. Mais ce ne sont, au gré du criticisme, que des lois empiriques ; celles qu'ils [les kantis- tes] établissent expriment des intuitions, des notions, des idées » (19). Il y a, d'après eux, trois facultés dont ces trois sortes d'éléments sont produits, à savoir la sensibilité, l'enten- dement, la raison, qui sont tellement liées entre elles, subor- données les unes aux autres, qu'elles (( composent une sorte •de hiérarchie logique dont la sensibilité forme la base, dont la raison occupe le sommet. Malgré ces rapports elles sont distinctes par leur nature, leurs fonctions, leurs propriétés, et cette distinction et fondamentale dans le criticisme » (20). Les trois sortes d'éléments qui en dérivent sont donc également

(18) Ihid., T. ir, D. !<S8.

(19) Ibiâ... T. II, p. 205, noie.

(■20) Ihid.. T. II, p. 191.

2o4 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

distincts, et tous ces éléments sont des éléments a priori. Mais ces intuitions a priori, ces notions a priori, etc., ne «ont pas des idées innées. « Si elles sont antérieures aux perceptions sen- sibles, c'est seulement dans l'ordre de la raison, et non dans l'ordre du temps. Elles ont leur fondement en nous-mêmes ; mais elles ne se produicnt qu'à l'occasion, à la suite des mo- difications sensibles. Elles ne peuvent exister séparément de ces modifications ; et sans elles, elles demeureraient inanimées et vides de sens » (21). Les intuitions a pj'iori, ou intuitions pures, nécessaires, originaires, primitives, fondées dans la nature même de notre sensibilité, sont l'espace et le temps. L'espace appartient proprement au sens externe ; le temps, au sens interne.

De la distinction kantienne du sens interne et du sens externe Degérando donne une explication trop incertaine, qui est la suivante. Les choses qui nous affectent sont de deux sortes : nous sommes affectés par des choses différentes de nous-mêmes (extérieures), nous le sommes aussi par nous- mêmes ; (( de deux espèces de sensations, l'une externe, l'autre interne occasionnée par notre activité propre et inté- rieure » (22). Il faut ici ou que Degérando se soit exprimé inexactement ou bien qu'il y ait eu réellement de l'incohé- rence en ce point de son interprétation ; car il n'ignorait pas que, pour Kant, toutes nos sensations, toutes nos modifica- tions, appartiennent au sens interne et sont par soumises au temps. Pour trouver un sens à ce que dit Degérando, nous pouvons donc supposer que tout cela signifie que « notre ac- tivité propre » a sa part dans toute action par laquelle nous sommes effectés ou modifiés, même dans celle dont résulte les sensations composant nos représentations externes.

La théorie du sens interne se rattache à Ja théorie de l'aperception et par celte dernière à celle de l'entendement et de l'imagination ; ensemble elles consliluent toute la Déduc-

(21) Jbid., T. II, p. 209.

(22) Ibid., T. II, p. 194.

DEGERANDO. M™" DE STAËL 300

tion transcendeniale. Il ne faut pas attendre de Degérando qu'il nous donne là-dessus plus fie lumière que les autres. Ce qu'il en dit se résume à ceni : « L'acte de la conscience, en s'unissant à la sensation, la convertit en perception... L'acte de la conscience, lui-même est aussi nommé aperception. Il consiste à distinguer ce qui est perçu du sujet qui per- çoit » (33). « L'entendement exerce ses fonctions par la pen- sée, c'csl-à-dire par cet acte qui nunène à l'unité la variété des perceptions, soit en concevant ou formant des notions, soit en jugeant ou rapportant .les perceptions sous les notions qui leur correspondent ; soit, enfin, en rassemblant ou plusieurs notions sous une notion plus générale, ou plusieurs jugements sous un jugement plus élevé ))(2/j). L'imagination productrice, les concepts de l'entendement, les formes logiques du juge- ment, =ont les moyens par lesquels se fait cette « alliance des perceptions variées dans l'unité » (20).

Dans un tel exposé, il est bien difficile de trouver ce que Degérando avait annoncé, c'est-à-dire autre chose qu'une théo- rie psychologique. On pourrait peut-être répondre pour Degé- rando que dans ces passages il résume seulement les parole-; de Kant, qui ont en effet donné lieu à des interprétations psy- chologiques, et que s'il y a toujours en celles-ci quelque vice, il n'y est pour rien. La chose certaine est qu'une théorie psy- chologique décrivant comme Degérando vient de le faire la seule fonction qu'elle attribue à la pensée, celle de penser, ne paraît pas suffire à constituer l'idéalisme transcendenial, à résoudre le problème dont cet idéalisme était, pour Kant, la seule solution possible. C'est ce que nous avons déjà montré. Ni par celte conversion des sensation-^ en perceptions, ni par cette alliance des perceptions dans l'unité du concept auquel le jugement les soumet, par aucune opération de cette sorte on ne rend pleinement compte de la conformité des phéno-

(23) Ibid., T. II. p. 195.

(24) Ibid., T. II, p. 197.

(25) Ibid., T. II, p. 198.

2oG LA FOnMAÏlON DE l'IiNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

mènes aux concepts ; parce qu'on ne rend pas compte de l'ap- titude à s'y soumettre que possèdent les sensations sur les- quelles on dit que ces opérations s'effectuent, et sans laquelle elJes ne pourraient s'effectuer. Il ne paraît pas, dans la des- cription que Degérando en donne, que ces opérations puissent être l'action par laquelle notre pensée impose aux i^hcnomènes ses propres formes, et qui, au dire de Kant, est la condi- tion de la certitude apodictique qui caractérise notre connais- sance de la forme des phénomènes. Degérando, entendant Kant de la façon que nous avons rappelée, n'avait donc pas tort de confcsler qu'il eût vraiment établi la possibilité de la connaissance a priori. « Cette certitude apodictique ou abso- lue, dit-il, devient le sujet de l'une des prétentions les plus marquées et les plus singulières de l'école kantienne. Elle pense avoir le privilège exclusif d'établir, d'une manière in- contestable, la certitude apodictique des sciences mathémati- ques, et de toutes les sciences a priori, parce qu'elle les fonde sur les formes naturelles et nécessaires de nos représentations, savoir, les premières sur la forme de l'espace, les autres sur les notions discursives de l'entendement » (26). Cette prétention du crilicisme serait-elle rendue légitime par la supposition d'autres opérations, auxquelles Degérando avait sans doute songé en parlant d'une activité propre à nous qui détermine- rait les états de notre sens interne comme la chose en soi dé- termine notre sens externe ? Nous pouvons affirmer qu'une telle supposition, si réellement elle lui est venue à l'esprit, n'a pu que rendre, à ses yeux, plus singulière la prétention du criticisme ; car il pensait qu'il n'y avait ni plus ni moins do raison de placer en nous de telles actions informantes que d'y placer le principe des déterminations particulières de ces formes, c'est-à-dire l'origine de la matière des représentations. Il défendait cette opinion en attaquant de la manière suivante les mêmes arguments sur lesquels Villers et Xinker appuyaient

la thèse kantienne.

(26) Ibid., T. II, p. 229.

DEGÉRA.NUO. m""^ DE STAËL 307

Pour Kanl, dit-on, la matière de nos perceptions, ce qui appartient aux objets, c'est ce qui change et varie avec eux ; la forme de nos perceptions, ce qui appartient à notre sujet, c'est ce qui subsiste et se reproduit toujours dans les per- ceptions. Qu'est-ce que des perceptions, ou des dûtermina- lions de perceptions, qui appartiennent aux objets, qui sont fondées dans ces objets ? Ce ne peut être, d'après la Critique, dos perceptions qui résident dans les objets eux-mêmes et qui nous soient ensuite communiquées par eux. La matière n'est pas non plus, pour Kant, quelque chose exprimant les pro- priétés des objets qui nous affectent. (( Demandons en effet à ce philosophe si cette matière, qui nous vient du dehors, a quelque existence hors de nous, si, en la recevant, nous acqué- rons quelque connaissance des propriétés réelles des objets ; il nous répond négativement ; il nous apprend que nous ne connaissons que leurs apparences, qu'il n'arrive des objets à nous que des apparences, que nous ignorons ce qu'ils sont réellement et en eux-mêmes... » (27) a Kant nous assure, avec tous les philosophes, que les objets externes ne nous donnent des perceptions que par les changements qu'ils occasionnent dans nos propres manières d'être » (28). S'il en est ainsi, tou- tes nos perceptions, les intuitions empiriques aussi bien que les intuitions pures, ont leur fondcm.ent dans notre faculté de sentir. Ce sont toutes des perceptions dont le principe réside en nous, qui s'opèrent en nous, mais à l'occasion des objets externes, qui sont excitées par eux. « 11 est donc im- possible d'admettre une différence réelle et effective entre ces perceptions qui appartiennent aux objets et celles qui sont fondées en nous-mêmes ; la différence n'est que dans les ter- mes. Au fond, toutes les perceptions sont fondées en nous, puisqu'elles ne sont que nos propres modillcafions. Toutes les perceptions appartiennent aux objets externes, comme à leur occasion, puisqu'elles ont besoin de leur présence pour se

(27) Ibid., T. III, p. 5-20.

(28) De la génération des coanaiss., p. 162-163.

208 LA FORMATION DE l'iNFLUEIMCE KANTIENNE EN FRANCE

produire » (29). Et quand même cette différence serait réelle, on ne pourrait attribuer tout ce qui est variable aux objets. L'identité de notre moi est la seule chose en nous qui sub- siste nécessairement ; les modifications du moi, ee qui lui appartient, varient ; il n'est donc pas certain, conclut Degé- rando, que l'exercice de ses facultés ne soit pas aussi suscepti- ble de variations. 11 fait rcniarquer, en outre, que des choses qui sont changeantes [jcuvent aussi posséder quelques carac- tères fixes, constants.

Nous allons retrouver contre la théorie des intuitions pu- res les mêmes objections que chez Daunou, à qui Degérando les a peut-être suggérées (3o). Elles ont d'ailleurs peu de poids. Le temps, pcnse-t-il, n'est pas nécessairement lié à la sensi- bilité, puisqu'on peut imaginer un être sensible dont la cons- cience serait instantanée, et que, pour avoir la conscience du temps, il faut au moins percevoir deux états successifs, deux moments distincts. Celte objection de Degérando appel- lerait chez uTi kantien cette réplique : C'est parce que ces deux étals successifs impliquent la forme du temps, propre au sens dont ils sont les états, que vous pouvez en tirer l'in- tuition du temps.

Pour avoir l'intuition de l'espace, observe Degérando, il faut que nous percevions plusieurs objets et la distance qui ■les sépare. ]\Iais n'est-ce j)as ici encore parce que l'intuition pure est impliquée dans cette perception, en est la forme ?

De ce que l'espace et le temps sont des représentations in- finies, il ne faut pas conclure, poursuit-il, qu'elles ne peu- vent dériver de nos impressions, mais seulement qu'elles sont obtenues par composition. Degérando n'a pas rélléchi (pi'on pouvait lui répondre que la possibilité de cette composition, dune suite indéfinie de juxtapositions, de l'extension indéfi- nie du lieu perceptible, de laquelle il croit que résulte la re- présentation de tous les lieux, implique l'intuition de l'es- pace infini.

(29) Ibid., p. 1G4.

(50) Ibid., p. 168 et suiv.

«tau

DEGÉHANDO. M"" DE STAËL 20{)

Il ajoute enfin que nous n'avons aucunement 'l'idée d'un csjjace infini ou d'un temps infini, parce que ce serait l'idée d'un infini achevé composé de parties. Mais cette difficulté, si c'en est une, vient simplement de ce qu'il fait de l'espace et du temps les résultats de compositions, d'additions d'es- paces partiels ou de parties du temps.

Ses remarques relatives à la question de savoir si les pro- positions de l'arithmétique son.t analytiques ou synthétiques, méritent d'ttre considérées plus longuement. Kant a « con- fondu avec Je jugemen.t qui assigne les rapports de nos idées, l'opération préliminaire par laquelle nous formons nos idées complexes, et nous préparons ainsi les termes de ces rapports. L'opération par laquelle nous iformons nos idées compleX'f est une opération synthétique ; mais elle n'est point enco) un jugement. Ainsi, lorsque pour la première fois je forniv une idée 12, je rassemble et je réunis sous un signe com- mun les deux idées 7 et 5, ou 8 et l\, etc. ; et lorsque cet ouvrage de mon esprit est achevé, si je veux me rendre compte des rapports qui en résultent, je compare ^^e résultat synthé- tique aux idées élémentaires ; le jugement que je porte alors n'exprime que leur identité réciproque. D'un côté il développe l'expression sommaire 12, de l'autre il montre la combinaison des éléments 7 et 5 ; il est à la fois synthétique sous un rap- port, analytique sous l'autre, identique sous tous les deux, et il ne m'autorise à conclure de mes idées rien, de plus que ce que j'y ai effectivement renfermé, en les composant. » (3i) En admettant que la conception, l'acte d'où résultent les con- cepts compris dans le jugement, est synthétique, il semble que Degérando accorde l'essentiel de la thèse selon laquelle l'arithmétique répose sur des synthèses, et que son opinion soit très proche de celle d'Emile Boutroux, pour qui toutes

(51) Hist., T. III, p. 519. Pareillement, Selle avait dit, à l'Académie de Berlin : « Avant d'avoir la notion du nombre 12, on ne la trouve point dans les notions de 7 et de 5 et de leur addition. Mais, en sens contraire, la notion l'i n est autre chose que l'addition de 7 et 0 ou de 8 et 4 ou de 6 et 6 ». Acad. de Berlin, 1786-87, p. 602.

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2IO LA FORM.VnON DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

les tentatives pour raincnor l'arithmélique à une suite de dé- ductions purement analytiques, ont abouti, « non à supprimer la synthèse, mais à poser à la base même de la science tout ce qui est nécessaire en fait de synthèse, pour n'avoir plus besoin ensuite que d'analyser. D'une manière générale, pour- suit-il, 'les postulats sont transformés en définitions, ils n'en subsistent pas moins, sous celte cn,veloppe, et l'analyse ne fera que propager la synthèse qu'ils impliquent. En définitive, il faut partir de quelque chose, et le principe de contradic- tion ne fournit pas ce quelque chose. » (3:>) Mais nous ne croyons pas que Degérando aurait accepté cela sans réserve ; il aurait certainement objecté que ce quelque chose d'où l'on part, ce sont des concei^ts, lesquels, selon Kant, peuvent supposer une synthèse et peuvent même ( comme Couturat l'a rappelé (33) )être empiriques, sans que le jugement qui les renferme soit autre chose qu'un jugement analytique. Puisqu'il s'agit de la possibilité de la connaissance arithmétique, c'est-à-dire du fondement de sa vérité, c'est le jugement qui, d'après Kant, devrait impliquer la synthèse. C'est toujours d'un juge- ment qu'on, dit qu'il est vrai ou faux. Donc la synthèse que supposent déjà les concepts arithmétiques, Ja seule admise par Degérando, ne fait pas la vérité des jugements arithmétiques; et il s'ensuit, si cette opinion de Degérando est juste, que cette vérité ne repose sur aucune synthèse (34).— Nous n'enten-

(52) E. Eoutroux, Cours sur Kant, Revue des cours et conf., 1894-95, p. 529-550.

(55) « Le concept, riun pas de 7 et 5, mais de 7+5, de (luclquo ma- nière qu'on l'ait formé, contient actueHemcnt et par définition le concept de 12, bien mieux, il lui est identique. » Couturat, La philosophie des ma- thématiques de liant, Revue de métapli. et de morale, 1904, p. 54^).

(54) V. Cousin soutiendra que la synthèse est bien dans le jugement, que Kant a raison de dire que les jugements de l'arithmétique sont syn- thétiques. Nous concevons le nombre 7 et le nombre 3. Le concept de la réunion de ces deux nombres n'est pas le concept du nombre qui en ré- sulte. Nous pouvons même avoir aussi le concept de 12 sans savoir que 7-f-5 r= 12 ; « car ce n'est pas le nombre 12 en lui-même dont nous avons besoin, dit Cousin ; c'est la conception de ce nombre comme unité repré- sentative des deux unités 7 et 5 ajoutées. D'où l'on voit qu'étant donné le premier membi'e 7+5 de la somme à trouver, trouver cette somme c'est,

DEGÉRANDO-, m"'® DE STAËL 211

dons rien décider sur ce grand problème. Nous devons présen- tement nous contenter d'avoir montré que Degérando ne s'est arrêté à sa conclusion qu'après avoir pesé quelques unes au moins des principales considérations d'où ont été tirées les solutions qui ont de nps jours été adoptées.

Pour Villers, ainsi que pour plusieurs de ses amis, le kantisme, renversant le matérialisme, était destiné à faire re- naître en France, sinon 'la religion même à laquelle elles avaient été autrefois incorporées, du moins les croyances qu'il jugeait essentielles à la foi chrétienne, au premier rang des- quelles il voyait les postulats delà raison pratique. P.-A.Stapfer était de ceux qui espéraient avec lui de l'approprier à cette fin, et il affirma que déjà le livre de Villers avait effectivement (( ramené plus d'un sceptique aux principes religieux » (35). Degérando estimait qu'au contraire le kantisme y était essen- tiellement impropre. Lidéalisme qui est à sa base ne nous dé- livrera pas véritablement du matérialisme, puisqu'il en con- serve les conséquences les plus affligeantes. « Si un philosophe, dit Degérando, peut s'affecter des effets du matérialisme, ce n'est pas sans doute parce que le matérialisme affirme l'exis- tence de la matière et des corps, ce qui n'a rien de désolant ni d'effrayant pour la raison et la morale ; ce serait seulement parce que le matérialisme irait jusqu'à dire qu'il n'existe que de la matière », et, conséquemment, nierait la réa- lité de l'esprit, c'est-à-dire son identité, sa simplicité, son in- dépendance réelles. Or Kant tend au même résultat, lorsqu'il s'efforce d'établir que la simplicité et la spiritualité du prin- cipe pensant « ne peuvent être ni connues, ni démontrées, et que le moi lui-même, que son existence, n'est aussi qu'une

obtenir non seulement un nombre nouveau, mais la conception de ce nombre dans son rapport d'égalité avec le premier. » Ce n'est pas uni- quement dans la formation des nombres, mais dans l'affirmation de leurs rapports, qu'est la synthèse constitutive des jugements de l'arithmétique. Y. Cousin, Phiios. du Kant, édit. de 1857, p. 53-54.

(55) StapfcT, article Villers, dans la Biographie universelle.

ai a LA FORMATION t)E l'iNFLUENCE KANttENNÈ EN FRANCE

apparciioe à la réalité de laquelle nous ne pouvons atteindre » (36). Ne comptons pas que la foi s'affermisse sur la distinclion de la raison spérulative et de la raison pratique. Cette théorie de la raison ne montre dans la raison même que conflits et désordre. D'abord, la prenant dans son usage spéculatif, elle mpt la raison dans une .situation singulière, en lui donnant (( des lois qu'elle ne peut exécuter », « des besoins qu'il lui est interdit de satisfaire ». En. effet, poursuit Degérando, la raison, dans cette théorie, est telle qu'elle doit nécessairement, les connaissances conditionnelles étant données, les comi)léler par le non-conditionnel ou l'absolu (Dieu, l'univers, le moi ) ; « ainsi elle n'a pas rempli ses devoirs, si elle n'a pas placé ces trois connaissances au sommet de toutes les connaissan- ces )» ; et pourtant « il lui est impossible de démontrer l'exis- tence de ces trois choses ». « Un besoin naturel et constant la pousse à leur accorder une valeur réelle... ; mais ce besoin échoue contre une impossibilité aussi constante que lui-même; il n'est plus qu'un postulat, un vœu, vœu sans doute bien ini- I)rudent. puisqu'il n,e peut être rempli, et que, suivant la maxime de Kant, on ne doit désirer que ce qui est possible ». (87) Puis, par un complet « renversement des idées », mis sur le compte de l'usage pratique de la raison, celte maxime, qui nous interdit l'usage spéculatif de la raison, va nous auto- riser à croire à tout ce que nous devons désirer. « Vous devez désirer le plus grand bien ; or vous ne devez désirer que ce qui est possible; vous devez donc croire que le plus grand bien est possible. Mais l'existence de l'être suprême, l'immortalité de l'àme sont nécessaires à la possibilité du plus grand bien, vous devez donc croire à ces deux choses. » (3S). Degérando tient pour inexacte la maxime : on doit désirer le plus grand bien. Le plus grand bien est digne de tous nos vœux, par sa nature ; ainsi cette maxime, dit-il, « n'est absolue <pie relali-

(nii) IlisL, T. III, p. ;VJ7.

(.J7) Ibid., T. 111, ji. j:.I cl fruiv.

(.58) Ibid., T. III. p. jôj.

DEGERANDO.

DE STAËL 2l3

vement à sa nature, elle est conditionnelle relativement à .=;a pos- sibilité ». La vraie maxime ne peut être que l'une de celles-ci : « On doit désirer le plus grand bien, s'il est possible » ; « on doit désirer que le plus grand bien soit possible ». De ce que le j)l;is grand bien est digne de tous nos vœux, il ne s'ensuit pas « que le plus grand bien, soit possible, ni qu'il soit prudent de le désirer ». Degérando conteste en ces termes que la loi du devoir, la loi de la volonté, puisse aussi déterminer légitimement la croyance : « La croyance n'est pas une simple action, un simple exercice de la volonté, qui n'exige que la volonté du plus grand bien ; elle est un assentiment de l'es- prit qui exige ou la conviction de la vérité, ou du moins la perception d'une vraisemblance. C'est donc confondre les attributions respectives de nos facultés que d'enter la croyance sur la seule faculté d'agir ou de vouloir... La raison pratique de Kant est donc aussi peu raisonnable que sa raison théorique, puisqu'au lieu de nous convaincre d'abord de la convenance et de l'efficacité de notre action, elle nous commande avant tout d'agir ou de vouloir, pour tirer ensuite de ce comman- dement le motif de conviction sur la possibilité de ce qu'elle nous ordonne » (89). Il n'est raisonnable de croire que sur les preuves de la vérité ou de la probabilité de ce qu'il faut qu'on croie ; toute autre croyance est impossible, mal fondée ou absurde.

Il nous semble que ces critiques montrent que Degérando n'avait pas saisi tout le sens que prennent chez Kant les preu- ves morales. Il n'avait pas aperçu que les preuves spéculatives qu'il réclamait pour la religion, parce qu'elles convertiraient les lois de la vertu en règles de prudence, rendraient impossi- ble le souverain bien, dont la première condition est la vertu. En tant qu'il nous fonde à espérer la réalisation du souverain bien, l'argument moral tire donc de sa propre faiblesse une force ; et il se trouve corroboré par la critique de l'usage spé- culatif de la raison, qui,établissant l'impossibilité d'une preuve spéculative, prouve spéculativement la sorte de faiblesse même

(39) Ibid., T. III, p. 534.

2l4 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

qu'il exige pour sa propre validité. La traduction de VHis- taire de Buhle, dont nous reparlerons plus loin, a découvert aux kcteurs français cette justification kantienne de la foi. Elle y était exposée presque entièrement dans les propres ter- mes de Kant (4o). La voici en résumé. L'existence de Dieu est une hypothèse pour la raison spéculative, et une croyance pour 1?. raison pratique, qui admet nécessairement la possi- bilité du souverain bien. Cette nécesssité n.'étant que subjec- tive, nous ne pouvons connaître Dieu comme la cause objec- tive du devoir. Le devoir émane de la raison se donnant des lois à elle-même ; et la croyance à l'existence de Dieu, suite de la nécess'té d'admettre la possibilité du souverain bien, a sa source dar.s l'idée du devoir. (4i). Ainsi c'est la loi morale qui conduit à la religion. La religion n'en est pas moins la représentation des devoirs comme commandements divins ; car les devoirs, tout en étant les lois nécessaires de la volonté raisonnable, c'est-à-dire de la volonté autonome, et ne procé- dant pas d'une volonté étrangère dont la sanction leur servi- rait de soutien, peuvent être regardés comme des comman- dements de Dieu, en tant qu'ils nous ordonnent de mettre no- tre volonté en harmonie avec la volonté d'un être moralemem parfait, duquel seul peut s'espérer la réalisation du souverain bien, réalisation à laquelle nous devons concourir en nous en rendant dignes. Seule donc peut nous y faire concourir la vertu, la détermination de notre volonté par le seul respect du

(40) Buhle, Histoire de la philosophie moderne, Irad. A. J. L. Jourdan, T. VI, Paris, 1816. Degérando avait bien étudié cet ouvrage ; mais ce qui lui avait échappé chez Kant, il ne pouvait le saisir davantage chez Buhle ; car ce qui s'y trouve n'est encore, trop souvent, que les paroles de Kant. Il regrettait que Buhle eût si peu montré quelle signification elles avaient pour lui. « Les éléments de 1 histoire de la philosophie de Buhle, disait-il, ont un grand mérite d'ordre, de clarté et de précision. Partout cet écrivain a travaillé d'après lui-même, il ne laisse rien à désirer ; mais on peut regretter qu'il n'ait pas toujouis donné la même étendue à chaque partie, la même originalité à chaque exposition : cette inégalité est peut- être, avec une .certaine sécheresse dans les formes, le seul défaut qu'on puisse lui reprocher. » Degérando, Hisf., édit., série. T. IV, p. 565.

(41) Buhle, Hist., T. VI, p. 516,

DEGÉRANnO. M™" DE STAËL 2IO

devoir et non par la crainte ou l'espérance. {I12). Ici se mani- feste l'exacte convenance de nos facultés à notre destination pratique. Si la raison spéculative pouvait nous acquérir la cer- titude apodictique de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, ces deux idées se présenteraient si vivement à notre ima- gination, et agiraient d'une manière si puissante sur notre vo- lonté, que nos actions conformes à la loi morale n'auraient jamais de valeur morale : « elles n'émaneraient jamais de de notre volonté, puisqu'elles arriveraient la plupart par crainte, quelques-unes peut-être par espérance, et aucune par l'effet de la simple conscience du devoir. Toute la conduite de i'homme... se trouverait donc convertie en un pur mécanisme.» Mais telle n'est point notre condition. Nous n'avons qu'une idée obscure de la vie future, « nous n'en, pouvons que présumer la redoutable majesté, sans qu'il nous soit donné d'en avoir l'intuition ou de la démontrer... La loi morale exige de nous un respect désintéressé;... c'est seulement lorsque ce respect influe sur notre volonté, et devient dominant dans ses actes, que la loi morale nous permet d'apercevoir, quoique d'une manière toujours faible et incertaine, l'empire du transcen- dental, et d'en avoir une idée qui corresponde à son but final. De cette manière peut naître chez l'homme une disposition véritablement morale, qui est déterminée immédiatement par la conscience de la loi, et en vertu de laquelle l'homme est sus- ceptible d'acquérir ime véritable importance morale. La sa- gesse de Dieu se montre donc aussi digne d'adoration dans ce qu'elle a refusé à l'homme du côté de la connaissance, que dans ce qu'elle lui a accordé sous ce rapport » (43).

Les appréciations de Degérando n'étaient certes pas faites pour résoudre les Français à s'attacher à l'étude directe des œuvres de Kant; mais elles rendaient son exposé d'une lec-

(42) Ibid., p. 518.

(iô) Ibid., p. 521-o2'2. Voy. dans la Crit. de la rais, pratique, livTe II, chap. IX : « Que les facultés de connaître de l'homme sont sagement pro- portionnées à sa destination pratique. »

LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

i.ve moins rcbufanlc que les livres de Villers et de Kinkcr, en assurant aux lecteurs qu'ils ne devaient pas toujours s'en prendre à eux-mêmes, s'ils ne réussissaient pas à se représenter comme vraies les théories qui leur étaient données comme étant celles de Kant. Son Histoire leur apportait en- core nombre de détails qui sont aujourd'hui trop connus pour qu'il y ait intérêt à les rappeler, mais qui venaient alors com- pléter utilement les ouvrages antérieurs sur le criticisme et pouvaient parfois aider à les comprendre. Enfin les philoso- phes et divers écrivains français contemporains de Degérando, profitèrent, par sa conversation, du savoir qu'il avait acquis sur ces questions. Maine de Biran y avait recours de temps en temps ; M"® de Staël, tout en conservant les mômes con- victions que Villers, ne se faisait pas faute de demander con- seil à Degérando; Ampère, quoiqu'il pensât qu'il avait très mal jugé la. philosophie critique et qu'il l'accusât de l'avoir expo- sée moins dans le dessein de la faire connaître que de la com- battre, paraît s'être plu à en causer avec lui; c'est avec lui encore, dans les dernières années de sa . vie, que Cousin et d'autres philosophes de l'Académie des sciences morales et politiques' examinèrent les premiers mémoires envoyés au concours qu'ils avaient fait ouvrir en i836, ayant pour sujet l'histoire de la philosophie allemande. (43*).

Tandis que Degérando, défendant en cela la méthode de l'école idéologique, maintenait contre le kantisme qu'il ne devait pas y avoir d'autre motif de l'adhésion de l'esprit que les faits d'expérience et la démonstration, M™^ de Staël son- geait à faire valoir en France l'autorité de Kant, pour soute- nir que les croyances religieuses reposent sur un autre fon- dement, et pour repousser cette idéologie aride « qui considé- rait tout enthousiasme comme une erreur et rangeait au nom- bre des préjugés les sentiments consolateur? de l'existence »

(43*) Voy. les manuscrits de ces mémoires, conservés à l'Institut, qui portent en tête le visa de Degérando. Nous citerons plus loin les do- cuments précisant les rapports de Degérando avec M™« de Staël. Ampère et Maine de Biran.

DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 217

m). Elle voulait rappeler que la foi n'est rien de ce que les « esprits secs » représentent; qu'elle est beaucoup plus que ce qu'en disent les « hommes de bonne volonté », tels que Degé- rando, « qui voudraient faire arriver la religion aux honneurs de la démonstration scientifique » (45). Elle crut trouver dans le système de Kant la base philosophique des conceptions qu'elle entendait développer. Kant, par les armes mêmes du raisonnement, avait vaincu cet intellectualisme étroit les philosophes français s'attardaient; du moins c'est ce que Vil- 1ers venait de lui assurer, lorsqu'elle écrivit à Degérando : « Le système de Kant m'offre une lueur de plus sur l'immortalité, et j'aime mieux cette lueur que toutes les clartés matérielles... Je trouve ce système grand, pieux, plus respectueux pour l'homme et la Divinité... Je tiens pour intolérants ceux qui douteraient de ma ^philosophie parce que j'aurais aimé, dans ce que de Villers lious a révélé de la philosophie de Kant, ce qui est plus favorable aux nobles espérances de la vie future » (46).

La croyance se fonde, pour M™® de Staël, dans ce qu'elle appelle le sentiment; l'ardeur de la foi religieuse est un des aspects de l'enthousiasme, dont !e sentiment est le ressort. Le sentiment se distingue essentiellement de tout ce qui nous vient à l'occasion des modifications corporelles, de tout ce qui dé- pend des sens, c'est-à-dire de la perception des choses, des désirs qui peuvent s'ensuivre, et, en général, de la sensualité : il est propre à notre âme, il en manifeste la spontanéité; tan- dis que tout ce qui tient aux sens n'a rapport qu'à sa passivité. ^I™® de Staël comprend dans le sentiment la conscience mo- rale, et ainsi elle pense être en droit d'utiliser la doctrine kan- tienne pour affirmer que le sentiment nous élève au-dessus du monde de l'expérience, nous transporte au delà des limites de

(44) M™« de Staël, Œuvres complètes, Paris, 1820, T. XI (De VAlle magne, T. II), p. 248.

(45) Ibid., p. 414.

(46) Soiivetiirs épsùolaires de .5/™^ Récamier et de J/™« de Staël ; Mé- moires de l'Académie de Metz, 1863-64, p. 30-51.

2l8 lA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

la raison humaine, nous instruisant de certains mystères que les « formes régulières de la parole » ne peuvent exprimer (47). Elle sait bien que Kant ne veut regarder aucun sentiment comme le dernier terme de l'analyse de la conscience morale et qu'il range les sentiments, qui appartiennent tous à la sen- sibilité, auprès « des sensations et par conséquent des passions qu'elles font naître » (48). Mais elJe considère que le senti- ment et tout ce qu'elle en affirme a été justifié par Kant au moins dans la mesure il est l'effet sensible de la conscience du devoir. Ce sentiment du devoir (dont les philosophes qui réduisent tout à la sensation, qui ne reconnaissent pour mobile de la volonté que l'agréable ou le désagréable et qui rabais- sent la morale à un froid calcul, traitent comme d'une mala- die de l'esprit), ce « soutien du juste et de l'injuste » devient chez Kant l'expression de la nature foncière de notre être : il est (( la loi primitive du cœur, comme l'espace et le temps celle de l'intelligcnrc » (^9). Loin donc de considérer la puissance de ce sentiment comme une illusion, la philosophie kantienne lui donne « la même force primitive » qu'à la notion de l'es- pace et du temps; elle éloigne également de l'un et de l'autre le doute, en montrant que l'un comme l'autre sont inhérents à notre nature (5o).

Cette philosophie, au dire de M"^ de Staël, est venue ré- pondre aux vœux des âmes énergiques. Elles ne pouvaient de- meurer dans le doute; pour elles, l'ironie contre ce qui est « sérieux, noble et divin, » avait bientôt perdu sa saveur; car la force « ne peut consister principalement dans ce qu'on ne croit pas )) ni « dans ce qu'on dédaigne ». Il leur fallait « une philo- sophie de croyance, d'enthousiasme )). Elles ont trouvé chez Kant « une philosophie qui confirme par la raison ce que le sentiment nous révèle » (.Ji). Cette doctrine remet dans sa di-

(47) Dr VMleinagne, p. 414

(48) Ibid., p. SSri. (4!l) Ilnd., p. '241.

(50) Ibid., p. 549.

(51) Jbid., p. 248.

h

DECéRANDO. M™* DE STAËL SIQ

gnilé l'humanité avilie pai" le matérialisme et par la philosophie de la sensation, et elle n' y emploie que les raisonneinents les plus rigoureux, car personne n'a été plus que Ka)it « opposé à ce qu'on appelle la philosophie des rêveurs » (02). Elle y est parvenue, selon M™® de Staël, en tant que Kant a su compren- dre que, dès qu'on arrive aux mystères de l'existence, le rai- sonnement « sert à démontrer finit le raisonnement », et que, « oii il finit commence la véritable certitude » (53), certitude du sentiment dont la raison, reconnaissant sa pro- pre limite, invoque nécessairement les révélations. Ces limites que la raison s'assigne à elle-même ne l'amoindrissent nulle- ment. Elles ne sont en rien comparables à ces entraves que « des fanatiques et des despotes » ont essayé de lui imposer, mais qu'elle a toujours désavouées, et dont, tôt ou tard, elle arrive à triompher. Par les limites que Kant lui a découvertes, elle se trouve grandie de la dignité des « lois librement con- senties par ceux qui s'y soumettent » (54).

La révélation que cette limitation appelle ne peut nous être faite qu'en nous-mêmes. La contemplation de la nature, contrairement à ce que l'argument téléolgique suppose, ne nous laisse déchiffrer ni le secret de son origine ni celui de notre destinée. « Le livre de la nature est contradictoire, l'on, y voit les emblèmes du bien et du mal presque en égale proportion; et il en est ainsi pour que l'homme puisse exercer sa liberté entre des probabilités opposées, entre des craintes et des espé- rances à peu près de même force... Une seule voix sans parole, mais non sans harmonie, sans force, mais irrésistible, pro- clame un Dieu au fond de notre cœur : tout ce qui est vrai- ment beau dans l'homme naît de ce qu'il éprouve intérieure- ment et spontanément : toute action héroïque est inspirée par la liberté morale; l'acte de se dévouer à la volonté divine, cet acte que toutes les sensations combattent et que l'enthou-

(52) Ibid., p. 236.

(53) Ihid., p. 414.

(54) Ibid., p, 259.

220 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

siasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges eux- mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l'en- vier à rbomme » (55). Dans ce passage de VAllemagne, on reconnaît, recueillie en une brillante allégorie, la conclusion de la Dialectique de la raison pratique, « que les facultés de connaître de l'homme sont sagement proportionnées à sa desti- nation pratique. » Il nous a paru que Degérando n'avait pas fait clat comme il convenait de cette conclusion,; nous allons voir que M""® de Staël, quoiqu'elle y trouvât de la sublimité, ne l'acceptait pas sans en tempérer l'austérité.

M™** de Staël était bien aise d'avoir rattaché au kantisme son apologie de l'enthousiasme et des sentiments exaltés, de l'avoir mise ainsi sous la protection d'un système qui lui pa- raissait à la fois si (( fortement raisonné » et hors de la portée des froids raisonneurs dont elle pouvait redouter la réplique. Elle n'essayait pas de reproduire les déductions et démonstra- tions de Kant; elle ne prétendait pas même être de force à les bien suivre. Au fond, elle se souciait fort peu des raisonne- ments. Lui objectera-t-on, que le sentiment livré à lui-même, l'enthousiasme, la mysticité, confinent à la folie, elle a déjà répondu que le raisonnement ne préserve pas mieux de l'erreur, et qu'en se confiant à lui, on va régulièrement d'erreur en erreur, « on, prend l'enchaînement des idées pour leur preuve, on aligne avec exactitude des chimères, et l'on se figure que c'est une armée » (56). C'est en tant que Kant lui paraît avoir donné lui aussi dans ce travers, qu'elle s'écarte de sa doctrine ou la modifie. Parce qu'il a fait un emploi exclusif du raison- nement et s'est soumis constamment à une sorte de discipline algébrique, parce que, lui aussi, n'a voulu édifier son système que par « ces efforts d'abstraction, qui arrêtent, pour ainsi dire, notre sang dans nos veines, afin que les facultés intellec- tuelles règner\t seules en nous » (57), sa philosophie, aux

f55/mrf., p. 188-189.

(56) Ibid., p. 222.

(57) Ibid., p. 228.

DEG^RANDO. M*"* DE STAËL 22 î

yeux de >P® de Slaël, est loin d elre satisfaisante et est fausse en plus d'un point. C'est sa philosophie pratique qui devait se ressentir le plus de cet excès. Il prétendait faire de la morale une science; il voulait que toutes les maximes en fussent sou- mises à des principes immuables, n'admettant aucune excep- tion, ne se pliant à aucune circonstance. Dans cette morale, le sentiment, parce qu'il incline aux passions, « dans lesquelles il entre toujours de l'égoïsme » (58), ne pouvait avoir aucune part à la détermination de nos devoirs ni être jamais par lui- même un mobile moral. Il n'est rien de plus austère que cette doctrine rigoureuse, qui ne laisse place à aucune « interpréta- tion habituelle de la conscience » (09), qui dénie au sentiment et aux émotions toute valeur morale propre, non dérivée. Et pourtant les paroles par lesquelles les émotions se trouvent écartées, sont des plus émouvantes; en les faisant entendre, Kanl fait « naître dans l'âme quelque chose de grand qui tient encore à la sensibilité même dont il exige le sacrifice » (60).

("58) Ibid., p. 555.

(m IhicL, p. 559.

(GO) Ibid., p. 555. Jl'"^ de Staël eût pu comparer cette émotion au sen- timent du respect pour la loi morale, qui est le seul mobile moral de notre action, et qui ne tient sa valeur morale ni de lui-même, comme sentiment, ni d'aucune autre chose que son rapport avec cette loi, à laquelle il subor. donne toute notre sensibilité, à mesure qu'il la domine, lui communiquant ainsi toute l'importance morale qu'elle puisse avoir. l!""-" de Staël se range du coté de ceux à (pii Kant a paru mésestimer la valeur morale du senti- ment et des inclinations. Toutefois elle a su apercevoir et mettre en évi- dence, non seulement ce qu'il peut y avoir de choquant, mais aussi ce qu'il y a de grand dans la théorie kantienne des rapports de la sensibilité humaine avec la moralité. M. Lé\y-Bruhl a énoncé de la manière suivante les raisons historiques de cetle théorie : « Kant exagère, mais à dessein. 11 sait qu'il lui faut lutter contre les tendances dominantes, et il se préoccupe peu qu'on trouve le devoir aimable, pourvu qu'on en sente la sublimité. 11 veut, avant tout, réveiller le sentiment du respect. C'est pourquoi à une morale complaisante et relâchée, il oppose une morale stricte et sévère, qui n'admet en aucun cas que l'homme se dérobe au devoir ; à une morale qui absout l'égo'i'sme. il oppose une morale dont le premier article est le désintéressement absolu ; à une morale enfin qui avait toujours la vertu à la bouche, et qui s'attendrissait sur sa propre sensibilité, il oppose une doc- trine rigide, austère, toute de raison, qui se défie du sentiment et le tient à l'écart comme suspect. Toute réaction va trop loin, et Kant a trop mon- tré qu'il voulait convertir les âmes et non leur plaire. Il a du reste réussi, et sa morale a été pour beaucoup un remède énergique et salutaire. » L. Lévy-Bruhl, VAllemagne depuis Leibniz, p. 265-264.

222 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

L'erreur de la morale scientifique et du rigorisme n'apparaît pas tant dans la manière dont elle traite les inclinations et les sentiments, que dans les applications de son principe, l'univer- salité des maximes. Il est manifeste, en effet, que la cons- cience morale condamne la morale scientifique, s'il est vrai que, par exemple, en conséquence de son principe, cette mo- rale nous refuserait toujours le droit de mentir, lors même qu'un scélérat viendrait nous demander si notre ami qu'il poursuit est caché dans notre maison (6i). Assurément il vaut mieux se confier constamment à sa conscience qu'à aucun de ces principes abstraits par lesquels les philosophes se flattent d'embrasser tous les cas. « La science de la morale n'enseigne pas plus à être honnête homme ... que la poétique à trouver des fictions heureuses » (62).

M™® de Staël déclare néanmoins que ce serait aller à un excès contraire que de recommander de s'en remettre unique- ment aux inspirations de la conscience. Une telle morale ne pouvant convenir au commun des hommes, chez qui elle de- viendrait arbitraire, ne peuL convenir non plus aux hommes vertueux : « Il ne doit point y avoir de privilèges même pour la vertu; car du moment qu'elle en désire, il est probable qu'elle n'en mérite plus » (63). Une règle qui vaille pour tous les hommes parce qu'elle s'accorde avec la conscience de cha- cun d'eux ne nous est donnée que dans la religion. « Il ne s'ensuit pas de cette impossibilité de trouver une science de la morale, ou des signes universels auxquels on puisse recon- naître si ses préceptes sont observés, qu'il n'y ait pas de de- voirs positifs qui doivent nous servir de guides; mais comme il y a dans la destinée de l'homme nécessité et liberté, il faut que dans sa conduite il y ait aussi l'inspiration et la règle; rien de ce qui tient à la vertu ne peut être ni tout à fait arbi-

(61) De VAllemagne, T. II, p. ôo2.

(62) Ibid., p. 560. Cousin essayera de développer ce ivipproclunieiit do la conscience morale et de l'inspiration esthétique, et il l'opposera égale- ment à la morale kantienne.

(63) Ibid., p. 568.

DEGÉHANUO. M^'^" VK STAËL 2 23

traire ui tout à fait fixé : aussi, l'une des merveilles de la reli- gion est de réunir au même degré l'élan de l'amour et la sou- mission, à la loi; le cœur de l'homme est ainsi tout à la fois satisfait et dirigé » (64). ^i™° de Staël s'élève encore contre le rigorisme de Kant, lorsqu'il affirme que !a certitude d'une vie future porterait atteinte à la pureté de nos intentions. « L'im- mortalité céleste n'a nul rapport avec les peines et les récom- penses que Ion reçoit sur cette terre; le sentiment qui nous fait aspirer à l'immortalité est aussi désintéressé que celui qui nous ferait trouver notre bonheur dans le dévouement à celui des autres; car les prémices de la félicité religieuse, c'est le sacrifice de nous-mêmes; ainsi donc elle écarte nécessairement toute espèce d'égoïsme » (65). En somme, ce qui en l'estime de M""^ de Staël fait tout le prix de la morale kantienne, c'est d'avoir montré que l'action, loin d'être sans guide et d'aller au hasard, devient véritablement humaine, lorsque l'homme cesse de suivre ses penchants égoïstes; c'est d'avoir établi d'une manière incontestable que a la morale a le devoir et non l'in- térêt pour base »; mais, ajoute-t-elle, « pour connaître le de- voir, il faut en apjjeler à sa conscience et à la religion » (66). Une telle restriction allait peut-être à remettre la morale dans la dépendance de la religion, à les replacer dans le rapport inverse de celui que la révolution, kantienne leur avait assi- gné. Dans le fait, AP® de Staël est arrivée tout au plus à les montrer se complétant l'une l'autre, se prêtant un mutuel appui, unies dans l'harmonie des sentiments d'où l'une et l'autre lui paraissaient procéder. Mais ne croyant pas cet accord susceptible d'une analyse rigoureuse, elle n'essaya pas d'expliquer davantage les rapports de la religion et de la morale; et c'est l'un des points de la partie philosophique de VAllemagne l'on se sent le plus disposé à accorder à Henry Crabb Robinson que la philosophie de M™® de Staël « n'est

(64) Ibid., p. 561.

(65) Ibid., p. 555. (60) Ibid., p. 560.

224 LA FORMATION DE L*INFLUENCE lANtlËNNË EN FRANCE

qu'un amas d'observations reliées entre elles par une logique vague » (67).

M"** de Slaël dovail une bonne part de ce qu'elle savait sur le kantisme à ce jeune Anglais venu en Allemagne pour étudier la philosophie et qui devint plus tard, dans son pays, un journaliste de grand renom. Il l'aida considérablement à s'orienter dans les idées germaniques : il sut lui montrer clai- rement ce que « la prose opaque de Villers » (68) ne lui avait permis que d'entrevoir. Il est vrai qu'illa croyait incapable d'au- cune forte perisée philosophique; mais il goûtait l'élégance de son esprit, le charme de son intelligence vive, et il ne put résister à ses ilatteuses prières de composer pour elle quelques dissertations sur la philosophie allemande, quoiqu'il craignît beaucoup de la voir s'en servir contre cette philosophie même. M™® de Staël retint avec la plus grande satisfaction les avis de Robinson, dont elle dit : « J'ai voulu connaître la philo- sophie allemande; j'ai frappé à la porte de tout le monde; Robinson seul me l'a ouverte » (69). Il est notoire qu'en effet elle avait mis à contribution de nombreuses personnes pour son ouvrage. Nous savons ce que Villers, à qui elle s'était tout d'abord adressée, avait pu lui fournir au cours de leurs con- versations et dans ses lettres (70), et nous avons bien sujet de penser que s'il lui fit partager sa passion pour l'Allemagne, il ne satisfit pas tout à fait la curiosité qu'il avait éveillée en elle par son livre sur Kant. Elle avait aussi sollicité Degéran.do,

(07) J. M. Carré. M^^ de Staël et II. Robinson, d'après des docvnnnils inédits, Revue d'hisloire littéraire de la France, 1912, p. 542.

(68) Paul Gautier, M^^ de Staël et Napoléon, Paris, 1903, p. 119

((19) Cilé par J.-M. Carré, p. MA.

(70) (( Villers m'écrit des lettres l'amour de Kant et de moi se mani- feste, mais Kant est préféré. » Lettre de M™« de Staël à C. Jordan, cilée par Sainte-Beuve, A'onvcau.r: lundis, T. XII, p. 295. En souvenir de son séjour à Metz, auprès de Villers, elle écrivit : « ]<■ passai quinze jours, et je rencontrai l'un des hommes les plus aimables et les plus spirituels (pie puissent produire la France et r.\llemagne combinées, M. Charles Villers. Sa société me charmait, mais elle renouvelait mes reg'rets pour ce premier des plaisirs, un entretien l'accord le plus parfait règne dans tout ce qu'on sent et dans tout ce qu'on dit. » Hémoircs de il'^^ de Staël, Paris, 1801, p. 2^9.

DEGERANDO. M DE STAËL 220

à qui elle écrivait, eu février i8o4 : « Il faudra, quand nous nous reverrons, mon cher Gérando, que vous m'aidiez dans une partie de l'ouvrage que je compte faire sur l'Allemagne » (71}. Il va sans dire qu'elle avait interrogé bien des Allemands sur le criticisme; mais leurs réponses ne lui parurent que ra- rement intelligibles, et c'est seulement auprès de Robinson qu'elle arriva à penser sur ce système avec la netteté qu'elle désirait. « L'esprit anglais, lui dit-elle, tient le milieu entre l'esprit allemand et l'esprit français, et est un moyen de com- munication entre les deux. Je vous comprends mieux qu'aucun Allemand. » « Je n'entends rien, lui confia-t-elle encore, qu'à travers vos idées » (72).

M™^ de Staël avait-elle lu Kant ? Cousin le niait (78), et, de nos jours, d'après M. Counson, il reste fort douteux que « la brave femme » ait jamais ouvert la Critique (7/1). Cousin s'émerveillait de ce que « cette femme extraordinaire » avait deviné Kant sans le lire. Pourtant, le merveilleux eût été qu'elle l'eût fait en ne lisant que Kant; et ce qui est sûr, c'est que si elle a vraiment tenté d'étudier ses œuvres, elle en a compris principalement ce que ses amis lui en avaient exposé aupara- vant, comme M"® de Rathsamhausen l'avouait modestement pour sa part. Il n'est donc pas sans intérêt de chercher de quelle façon Robinson avait pu expliquer Kant à M™^ de Staël. Nous n'avons pas les notes munies qu'il lui avait remises, mais celles qui ont été publiées nous montre tout au moins la ma- nière simple, familière, pittoresque, dont il parlait de ce qu'il savait sur le kantisme, ce qu'elle traduisit dans une langue

(71) Académie de Metz, 18G3-G4, p. 34.

(72) J.-M. Carré, article cité, p. 541, 543. Il ne semble pas que l'es- prit anglais ou simplement la langue anglaise ait beaucoup servi à faire passfT le kantisme en France. Toutefois nous pouvons supposer que Re- nouvier a tiré quelque parti des traductions anglaises, puisqu'il a déclaré que celle de la Critique par Mav Millier lui a été « d'un grand secours pour l'établissement du sens des passages obscurs ». Renouvier, Critique de la doctrine de Kant, p. 28.

(73) Cousin, Coitrs dlnatoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle, 1842, partie, p. 22.

(74) Counson, De la légende de Kant, p. 529.

2 20 h\ l'ORMATlON DE t'iNFLUICNCE KANTIENNE EN FllANCE

éloquente, solennelle, selon son goût pour la rhétorique, excessif au gré de Robinson (75).

Comprendre la doctrine de Kant, disait ilobinson, et s'y convertir, c'est la même chose. Il n'y était pas arrivé sans peine. La théorie de la liberté lui en avait coûté beaucoup; mais dès qu'il crut avoir enfin percé les nuages qui la cou- vrent, il lui apparut que Kant avait réfuté le déterminisme par des raisons dont les libcrtarien.s anglais n'avaient jamais eu la moindre idée, et il se dit prêt à soutenir la nécessité contre eux, (( contre tout le monde, hormis Kant et le diable ». Mal- heureusement ce document ne nous en apprend pas plus. Un peu plus loin,, il indique en quelques mots comment Kant, après avoir rendu la place nclte par sa critiq'ue de la raison spéculative, a édifié sa philosophie morale et religieuse. Nul ne peut démontrer l'existence de Dieu, nul ne peut démontrer sa non-existence; mais il est un fait contre lequel personne ne peut rien, que personne ne peut mettre en doute, c'est la conscience morale. C'est ce fait, le Sentiment du devoir, que Kant donne pour base à sa philosophie pratique. Je dois im- plique je peux; et comme la raison spéculative ne décide rien de l'absolu, il faut que la raison pratique établisse sur cette seule base toute la morale et aussi toute la religion. C'est par qu'au défaut de la connaisance supplée la foi, mais une foi nécessaire, à laquelle aucune âme saine et honnête ne peut se refuser.

Sur la philosophie spéculative de Ksai, nous avons de Robinson un fragm.ent plus exijlicite. Afin de donner une pre- mière idée du criticisme, on avait représenté l'esprit humain par un cachet, un moule, un, miroir, un estomac, une chambre obscure, un moulin; Robinson apporte une lanterne magique, pour faire comprendre le sens kantien du mot forme, pour

(75) J.-M. Carré, p. 542. Robinson rencontra Villcrs à Altona, en 1807. Il remporta de lui uno opinion très favorable et parut regretter l'insuccès de son livre sur Kant. Uobinson, Dianj, Rcminisccnccu and Corrcspondencc, London, 18(30, T. I, p. 233.'234.

DEGÉRANDO. m"® DE STAËL 237

aider à passer le « pont aux ânes » du kantisme. Il compare l'esprit humain, au disque de lumière projeté sur le mur par la lanterne magique. Sans les images aux couleurs et aux figures variées, ce disque n'est qu'un cercle vide, il n'est rien, de même que la pensée dépourvue d'objets sensibles. Pourtant, sans ce cercle lumineux les images seraient invisibles : sans notre faculté a priori de recevoir des impressions, nous n'en aurions aucune. Les images toujours changeantes sont la ma- tière du spectacle qui danse sur le mur; sa forme, c'est le disque lumineux, nécessaire pour qu'on le voie. (( Selon Leib- niz, les images sont toutes prêtes dans le disque. Selon Locke, aucun disque lumin.eux n'est nécessaire. Kant est le premier qui ait expliqué la merveilleuse lanterne magique, l'esprit humain » (76). Kant est l'adversaire décidé des idées innées : ses concepts a priori ne sont, avant toute expérience, ni effec- tivement pensés, ni dans un état analogue au sommeil; ce sont des concepts déterminés par le pouvoir de penser que l'esprit possède. Sans l'expérience, aucun concept ne naîtrait jamais en nous, mais il ne s'ensuit pas que tous nos concepts soient empiriques; car, de ce que la chaleur est nécessaire à l'éclosion de l'œuf, il ne s'ensuit pas qu'elle soit le principe de la vie. L'expérience nous dit ce qui arrive; mais non qu'une chose doit arriver, ni qu'elle arrivera toutes les fois que cer- tains cas se présenteront. Donc la connaissance d'une nécessité, une connaissance universelle, ne peut être qu'une connaissance a priori.

Les notes que Robinson avait remises à M""® de Staël ressemblaient sans doute à celles que nous venons de résu- mer, où il s'était attaché à réduire le kantisme à ce qu'il en pouvait exprimer par quelques comparaisons faciles à saisir, quoique peu précises (77). Il est bien croyable que ftP® de

(70) Ibid., T. I, p, 140-141.

(77) Robinson, semble-t-il, définissait par la matière comme une par- tie apparente de la représentation. Nous avons vu que ce mot a reçu par- fois une autre signification : on a entendu par matière un élément qui n'apparaît pas, nuiis dont la combinaison avec un élément d'une autre

2 28 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Slaël les ait fréquemment rappelées à son imagination pour fixer ses idées; mais elle ne s'en servit pas pour les exposer. Elle leur préféra des termes abstraits, qui rendaient son exposé moins facàle h attaquer, et dos généralités vagues, mieux appropriées à l'éloge pompeux que fut son chapitre sur Kant; lequel, il est vrai, fut infiniment plus adroit et approcha plus prcs de son but que tout ce que Villcrs avait fait en ce genre, (vommc lui, elle rehaussait le mérite des Allemands, qui ont fait la fortune de la doctrine kantienne, en rappelant ce que tout le monde accordait que les Français auraient voué à l'oubli des ouvrages dans le style de Kant, s'il s'en était écrit chez eux. Mais pour tirer ceux-ci de leur indifférence, elle sut, sans les ménager cependant, leur épargner cette outrance dans l'invective par L-Kpielle Villers n'avait réussi qu'à tourner contre lui-même leur dérision. Elle pressentait qu'elle n'en risquait pas moins de rappeler contre elle quelques-uns des reproches qu'on avait adressés à Villers. Elle dit notamment que les philosophes trouveront son exposé très superficiel et que (( les gens du monde se demanderont à quoi sert tout cela ». Elle répond d'avance à ces derniers que la philosophie mérite bien la considéralion que l'on accorde aux tragédies de Uacine ou à l'Apollon du Belvédère, parce qu'elle est « la beauté de la pensée » (78). Quant à l'utilité, celle de la philo- sophie n'est rien de moins que l'utilité suprême, l'utilité mo- rale*. Aux philosophes uNî""' de Staël répond qu'ils n'ont pas le droit de prétendre, comme les géomètres, à n'être jugés que

sorte coiislituo la représentation, qni seule apiiarait. I.a lanterne Miaf;i(|Me (le Robinson aurait pu servir à faire comprendre, tant bien que mal, ce second sens. La matière aurait été l<'s verres peints introduits dans la lan- terne, que les spectateurs ne voient pas et dont ils ignorent la nature, puis- que le spectacle présente de grandes figures tjrillantes et opaques, alors que les verres sont couverts de figurines qui sont Iranspart-nles, renversées, assez ternes en elles-mêmes, qui, en un mot, sont bien autre ciiose que ce qne voient les spectateurs. Ce qu'ils voient, le siieclacle. c'est ce ipii lé- sulte de la combinaison de celle nialière variée inlioduile dans la laiilnne et d(; la lumière, c'est-à-dire de cf qui Jaillit constaiiniient de la source lumineuse, de la lanterne elle-même, de l'esprit liumain. (78) De lAUemagnc, T. II, p. 279.

DEGÉRANDO, M™* OE STAËL 22()

par leurs pairs (7g). Certes la métaphysique est une science qui doit être aussi précise que les mathématiques, encore que son objet soit mal défini; « c'est un nuage qu'il faut mesurer avec la même exactitude qu'un terrain » (80), et, pour en traiter, il ne suffit pas d'une grande intensité d'attention, il faut y apporter une aptitude spéciale, dont M™® de Staël s'avoue dépourvue. Mais, maintient-elle, il est loisible à tout le monde d'observer l'influence morale des opinions que les philosophes répandent; c'est cette influence même qui les juge. (( Tout doit être apprécié d'après le perfectionnement moral de l'homme; c'est la pierre de touche qui est donnée à l'igno- rant comme au savant » (81). Ainsi, par exemple, s'appuyant sur ce principe que « le bon et le vrai sont inséparables » (82), M"* de Staël repousse le déterminisme, parce que « tout ce qui tendrait à nous ôtcr la responsabilité de nos actions serait faux et mauvais » (83).

Si M""® de Staël admet que l'influence qu'exerce une doc- trine sur les mœurs des hommes permet d'apprécier ce qu'elle vaut quant à la vérité, elle croit aussi qu'il est bon, récipro- quement, pour connaître entièrement un peuple, d'avoir une idée des doctrines qui y ont vu le jour, même de celles qui semblent les plus éloignées de ses préoccupations ordinaires; car, observe-t-elle, l'influence d'un système philosophique qui domine quelque temps la partie cultivée de ce peuple n'est pas limitée à ce cercle restreint : ce système devenant bientôt le « moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées », ceux mêmes qui ne l'ont pas étudié a se conforment sans le savoir à la disposition générale qu'il inspire » (84). Pour faire connaître le caractère des Allemands et l'esprit de leur litté- rature, il était donc indispensable de donner au moins une idée simple de la marche de la philosophie dans leur pays de-

(79) Lettre à Degérando, Acad. de Metz, 1865-64, p. 50. (80-81) De l'Allemagne, T. II, p. 168.

(82) Ibid., p. 188.

(83) Ibid., p. 307.

(84) Ibid., p. 204.

aSo LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

puis Leibniz (85). C'est au système de Kant que M""* de Staël a attribue le plus d'importance, et, pour elle, l'importance qu'un système peut avoir réside principalement, dans la solu- tion qu'il donne au problème de l'origine des idées, parce que (( la métaphysique qui s'applique à découvrir quelle est la source de nos idées, influe puissamment par ses conséquences sur la nature et la force de notre volonté » (86>. Elle affirme que le devoir ne nous apparaît dans toule sa dignité que lors- que nous reconnaissons la conscience morale comme une puissance innée, et qu'au contraire le devoir s'avilit à nos yeux lorsqu'on nous le fait voir dépendant de l'expérience et de ses conlingences, parce que chacun comprend qu' « une conscience arquise par les sensations pourrait être étouffée par elles )) (87). Kant a voulu placer la morale « sous la sauvegarde de principes immuables » (88) ; mais M""® de Staël estime que s'il a réussi ;\ la soustraire aux vicissitudes de l'expérience, c'est surtout en faisant de la conscience morale un principe inné (89). De la philosophie spéculative de Kant M"® de Staël va donc retenir ce qui lui semble permettre de renouveler la doctrine de l'innéifé. Elle pense même que Kant et ses conti- nuateurs n'ont pas fait autre chose que de développer la signi- fication véritable de la « sublime restriction » (si ce n'est l'in- telligence elle-même) ajoutée par Leibniz à l'aphorisme de la philosophie empirique (il n'est rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord été daris les sens) (90).

]VP® de Staël a souvent entendu dire et elle répète que la doctrine kantienne des connaissances a priori ne signifie pas que nous ayons des connaissances gravées en nous-mêmes san, que nous les ayons apprises, ni que l'homme ne pourrait con- naître l'univers s'il n'en avait pas l'image innée en lui-même, ce que seuls croient, dit-elle, certains platoniciens allemands.

(85) Ibid., p. 167 ; et Acad. de Metz, p. M.

(86) De V Allemagne, T. II, p. 171.

(87) Jbid., p. 242.

(88) Ihîd., p. 353.

(89) Ibîd., p. 241, 549.

DÇGÉRANDO. M™® DE STAËL 23 1

Les connaissances a priori, déclare-t-elle, il nous faut les ap- prendre au cours de notre vie, par l'action de nos facultés innées sur ce qui nous vient du dehors. Ainsi elle entend par concepts a priori des (( idées spontanées » (91). Procédant de notre « activité spontanée », ces concepts doivent être dis- tingués de ceux qui nous sont donnés par les sensations; et celte distinction achève de confirmer, dans l'opinion de M"® de Staël, la dualité de notre nature : tout en nous-mêmes atteste et l'influence des sens et l'influence de l'âme. Voilà donc le kantisme tourné en un spiritualisme dualiste. M™° d ' Staël ne conçoit pas une philosophie cmpiriste conséquente qui ne serait pas matérialiste; « si l'on n'admet pas les idées spon- tanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des sensations, comment l'âme, dans une telle servitude, serait- clle immatérielle ? » (92). Avec la philosophie transcendentale, au contraire, elle croit s'expliquer assez bien qu'il puisse y avoir dans l'homme ce qui périt avec l'existence terrestre et ce qui peut lui survivre. Elle pense qu'il se peut que notre acti- vité spontanée, d'où dérivent les idées spontanées, et qui « modifie les idées que nous recevons du dehors », soit ce qiii doit nous survivre, si nous sommes imniortela (gS).

On forcerait peut-être le sens des paroles de M'"^ de Staël, ou plutôt on leur donnerait plus de préoision qu'elles n'en ont jamais eu sur ce sujet, en assimilant cette conception de l'action de notre spontanéité dans la détermination des phéno- mènes, aux interprétations que nous avons examinées à pro- pos de Kinker et qui rapportent notre action spontanée au noumènc correspondant à notre entendement pur. Pour effec- tner cette assimilation, il faudrait être sûr que M™® de Staël a entendu par cette modification non pas une altération des sensations déjà éprouvées, mais l'imposition, des modes sans

fOI) Ibid., p. 189. Kant a dit effectivement que les catégories sont « des premiers principes « priori, sponlnnéxu-nt conçu.i {■tclhxlgedachle) de notre connaissai.ce ». Cril. Kehrb., p. G82 ; Trem., p. 168, 2^ édit.

(92) De VAllemagnc, p. 189.

(93) Acad. de Metz, p. 30,

232 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

lesquels aucune sensation n'apparaît jamais en nous et qui font que nos sensations nous pcrmeltcnt de percevoir des phénomènes arrivant comme nous le savons au moyen de ces idées conçues spontanément, c'est-à-dire comme nous le sa- vons indépendamment de cette perception et de toute sen- sation.

M""^ de Staël indique très brièvement que l'explication transccndentale des concepts et des intuitions originaires mon- tre pourquoi les mathématiques, qui ne peuvent se réduire à la simple analyse, sont une « science synthétique, positive, créatrice de certaine par elle-même, sans qu'on ait besoin de recourir à l'expérience pour s'assurer de sa vérité » (g^)- Quant à la certitude de la science de la nature, elle dit seulement que le Iranscendenlalisme l'établit sur des concepts ou lois de l'en- tendement (( dont la nature est telle que nous ne puissions rien concevoir autrement que ces lois nous le représentent », c'est-à-dire sur des concepts ou des lois « sans lesquels nous ne pourrions rien comprendre » (90). C'est de cette façon que Kant a voulu placer notre âme au centre du monde, « et la rendre en tout semblable au soleil autour duquel les objets extérieurs tracent leur cercle, et dont ils empruntent la lu- mière » (96).

A l'égard de Ta spéculation, M"^ de Staël estime que le meilleur effet de l'idéalisme transcendental sur les esprits en Allemagne a été d'étendre immensément leur horizon. Le re- gard de ceux qui ont réussi à s'élever au point de vue de cette doctrine, devait embrasser l'intérêt de toute chose; « car, dit M"*®' de Staël, rapportant tout au foyer de l'âme, et considé- rant le monde lui-même comme régi par des lois dont le type est en nous, elle ne saurait admettre le préjugé qui destine chaque homme d'une manière exclusive à telle ou telle branche d'études » (97). « Cette philosophie, dit-elle plus loin, donne

iU)De rAUemagne, T. II. p. 256. (93) Ibid., p. 252-235. (90) Ibid., p. 170. (97) Ibid., p. 281.

DEGÉRANDO. M*"® DE STAËL 233

un attrait singulier pour tous les genres d'étude. Les décou- vertes qu'on fait en soi-même sont toujours intéressantes; mais, s'il est vrai qu'elles doivent nous éclairer sur les mys- tères mêmes du monde créé à notre image, quelle curiosité n'inspirent-elles pas ! » (98).

Si grands qu'aient été les bienfaits de l'influence kan- tienne en Allemagne, M"^ de Staël se sent obligée d'avouer que cette philosophie est loin d'avoir préservé de certains défauts fort préjudiciables aux progrès du savoir ses partisans et con- tinuateurs. c( Ils s'attaquent... les uns les autres avec amer- tume, et l'on dirait, à les entendre, qu'un degré de plus en fait d'abstraction ou de profondeur, donne le droit de traiter en esprit vulgaire et borné quiconque ne voudrait ou ne pour- rait pas y atteindre » (99). Elle les soupçonne de se plaire à mépriser ceux qui ne les comprennent pas, de moins craindre de n'être pas compris que de redouter de paraître superficiels. Soit qu'ils veulent demeurer inaccessibles, soit qu'ils l'igno- rent, ih dédaignent l'art de communiquer les Idées. Or, dit M™^ de Staël, « le dédain, excepté pour le vice, indique presque toujours une borne dans l'esprit » (100). Mais elle s'aperçoit qu'elle risque d'aggraver les doutes que bien des Français avaient à l'endroit de la bonne foi de ces philosophes allemands, et de nuire ainsi à la cause qu'elle plaide. Elle va donc s'évertuer à excuser les défauts qu'elle n'a pu taire, mais ce qu'elle dira dans cette intention ne fera que les leur mieux imputer. « Les nouveaux philosophes, dit-elle en effet, en élevant leur style et leurs conceptions à une grande hauteur, ont habilement flatté l'amour-propre de leurs adeptes, et l'on doit les louer de cet art innocent; car les Allemands ont be- soin de dédaigner pour devenir les plus forts » (loi). Elle

(98) Ibid., p. 282.

(99) Ibid., p. 284.

(100) Ibid., p. 285.

(101) Ibid., p. 307. Kant avait dit : « En général... un certain degré d'obscurité ne déplaît pas au lecteur ; il sent mieux alors sa pénétration, son habileté à résoudre ce qui est obscur en notions claires ». Kant, Anthropologie, trad. Tissot, p. 27.

a34 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

avait présenté une défense plus heureuse, en expliquant que si le talent de la clarté dans l'expression manque trop souvent à ces philosophes, c'est que les études spéculatives, auxquelles ils se sont voués entièrement, ne le donnent pas : « il faut se placer, pour ainsi dire, en dehors de ses propres pensées, pour juger de la forme qu'on doit leur donner » (102). Cette con- sidération n'aurait pu atténuer que bien légèrement l'impres- sion laissée par les phrases que nous venons de citer, qui confirmaient l'opinion la plus reçue et s'accordaient, comme nous l'avons signalé, avec ce qu'avaient dit M"° de Rathsam- hausen et, après elle, Degérando. Mais ces concessions à l'opi- nion courante, imprudentes en apparence, se perdaient en réalité dans la longue énumération de tous les mérites que M.^^ de Staël voulait qu'on reconnût aux nouveaux philosophes allemands; de plus, elles y mettaient ce ton de la modération, que Villers avait ignoré; elles disposaient à croire que cet éloge de Kant et de son école, tout éclatant qu'il était, était encore contenu par' le souci de la juste mesure.

Sur l'exposé du kantisme par M™* de Staël, V. Cousin exprimait un jugement que personne ne songeait à contester, quand il disait qu'il reflète l'esprit général du système, mais qu'il « ne fournit pas de bien sûres lumières ». Cousin lais- sait sentir quelle influence il en avait reçue au moment qu'il se mît à étudier Kant, en ajoutant que cet exposé « commu- nique du moins, ce qui vaut mieux peut-être au début d'une pareille étude, une vive curiosité et une impulsion puissante vers la nouvelle philosophie )> (io3). Pour estimer la vraie portée de ce chapitre de l'Allemagne, il faut, en effet, avoir toujours égard au but principal que M™® de Staël voulait atteindre par tout son ouvrage, qiji était de faire briller aux yeux des Français les richesses infpllcrfnolln.s et morales de

(10-21 De r.W.cmngnr, T. il p. ?«:-,.

(105) V. Cousin, Cours d'hist. de la phil. monde ou dlr-liuitièmc siècle, 1842, partie, p. 22.

DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 235

l'Allemagne, dont la doctrine kantienne lui paraissait la plus puissante et la plus noble, et d'exhorter ces hommes, qu'elle voyait abandonnés au désir exclusif des conquêtes et des jouis- sances matérielles, à regarder ces richesses comme les seules qu'il fût honnête de conquérir. Elle avait assez dit qu'elle n'avait prétendu ni donner des thèses principales qui compo- sent le kantisme une notion qui suffît à des philosophes, ni à faire comprendre les preuves qui les fon'dent; et que d'ailleurs, à son avis, la valeur de toute doctrine philosophique en gé- néral tient tout d'abord à la qualité des sentiments qu'elle ins- pire, à ce que ces sentiments dirigent l'action des hommes dans le sens ou au rebours de leur perfectibilité, et dépend beau- coup moins de la rigueur ou de la fragilité des démonstra- tions. Elle aurait donc reproché à la philosophie de Kanl d'être trop systématique et trop raisonneuse, si ses amis ne lui avaient répété que c'est seulement par le moyen de la dé- monstration que la doctrine critique pouvait s'opposer victo- rieusement aux systèmes qui abaissent l'homme en donnant pour chimérique toutes les aspirations morales et religieuses, subordonner strictement à la pensée humaine les choses mêmes dont ces systèmes voulaient la faire dépendre, et, en soumet- tant ainsi le monde matériel à la législation de la raison, le montrer participant à la splendeur de l'intelligibilité.

Gomme elle n'avait pas le goût des longues argumenta- tions et qu'elle craignait de mal expliquer celles de Kant, M""® de Staël, j^our communiquer l'intéi'êt qu'elle avait pris à sa philosophie et pour convaincre de la vérité de ce qu'elle en acceptait, avait compté uniquement sur les séductions de l'art qu'elle employait à exalter les sentiments moraux (io4), qu'elle disait justifiés rationnellement dans les Critiques. Le succès que la valeur littéraire de son ouvrage lui obtint, con- tribua tellement à étendre en France le renom de Kant, que

(104) Les philosophes qui se font scrupule de recourir à de semblables moyens, ont tort, à son avis, quand il s'agit de théologie ou de morale ; « car, soutenait-elle, le sentiment est la vérité elle-même, dans des sujets de cette nature ». De VAllemagiie, T. II, p. 223.

236 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

l'honneur d'y avoir introduit pour la première fois sa philo- sophie lui a été attribué par l'opinion. En réalité, ceux qui avaient étudié les précédents écrits français sur le criticisme n'avaient que peu de chose à apprendre de ce que M"* de Staël en disait. Il n'e?t pas niable cependant que par elle un peu de la philosophie allemande se soit mêlé à la philosophie française, s'il est A^ai, comme il y a bien lieu de le croire, que la lecture de ce « beau livre » détermina Cousin à aller auprès des philosophes allemands avec l'espoir de nourrir d'une stibs- tance nouvelle son enseignement encore borné à la philoso- phie écossaise qu'il tenait de Royer-Collard; et il est également vraisemblable que, d'autre part, ce même livre avait préparé les auditeurs de Cousin à entendre le premier cours sur Kant qui fut fait dans l'Université, en les mettant dans la même disposition le jeune professeur avait été lorsqu'il résolut d'entrer plus profondément dans la doctrine critique et dans celles qui en sont issues.

I

CHAPITRE VI

A. -M. Ampère Maine de Bira.n

Dès avant iSo5 Maine de Biran s'était appliqué à l'étude du système de Kant, comme le montre son mémoire sur La Décomposition de la pensée. Il ne lui importait pas moins de connaître ce système que ceux de Descartes et de Leibniz, avec lesquels il l'a plusieurs fois confronté. Gardons-nous donc d'ajouter foi à ce passage d'une lettre qu'Ampère écrivit, en seplembre 1812, à ^I. de Biran, qui semble indiquer qu'avant celle date ce dernier ne s'était guère occupé du kantisme : « Vou> n'avez aucune idée de Kant, lui dit Ampère, que V His- toire des systèi7\es de philosophie et l'ouvrage de Villers n'ont songé qu'à défigurer par des motifs contraires. Il s'est trompé dans SCS conséquences; Tiiais comme il a profondément mar- qué les faits primitifs, et les lois de l'intelligence humaine ! Vous vous en rapportez aveuglément, à son égard, à ce qu'en ont dit MM. de Tracy et de Gérando, qui l'ont traité comme Condillac a fait à l'égard de Descaries et souvent de Locke : tordre ses expressions pour lui faire dire tout le contraire de ce qu'il a dit » (i). M. de Biran, il est vrai, avait lu l'ouvrage de Villers, VHistoire de Degérando cl le mémoire de D. de Tracy; mais c'est plul(M dans le livre de Kinkcr qu'il allait chercher les idées de Kant : nous constatons que lorsqu'il

(l) Philonopliic dca dcu.r Ampère, recueil publié par Biirtliélemv Saint- llilairc, Paris, 1800, p. 298.

238 LA. FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

les discute, c'est presque toujours Kinker qu'il cite. Les écrits philosophiques d'Ampère n'établissent aucunement qu'il ait été mieux que M. de Biran informé du criticisme; et certains fragments témoignent qu'Ampère, tout comme son ami M. de Biran, empruntait au traducteur de Kinker, sinon à Villers, au moins les expressions qu'il jugeait propres à rendre la pen- sée de Kant. C'est manifestement ce qu'il faisait lorsqu'il expliquait à M. de Biran son propre « système de Vémesthèse (2) qui, donnant un centre commun subjectif aux intuitions, les réunit en une unité de cognition, comme dit Kant » (3). C'est encore sous l'influence de Kinker ou de Villers, qu'il trai- tait de son. « système logique qui, donnant un centre com- mun subjectif et création de notre esprit aux rapports du sys- tème précédent [système comparatif ou comparaison des don- nées objectives de l'intuition] , les réunit en une unité de co- gnition qui constitue l'idée générale attachée au signe de no- tre création » (fi). Sur M. de Biran et la philosophie kantienne, nous savons qu'il la connaissait non seulement d'après Kiiiker et d'après les ouvrages contre lesquels Amjïère (5) appelait ses soupçons, mais encore par les écrits des deux Ancillon, par le mémoire de Selle et divers autres mémoires de l'Académie de Berlin, ainsi que par des conversations avec Slapfer. Il avait étudié de près la dissertation de Kant sur Les formes et les principes du monde sensible et du monde intelligible, dont il dit qu'elle lui « semble avoir servi de début à toute la doctrine critique » (C); il connaissait en outre la traduction française

(2) Dans la terminologie dAmpère, si compliquée, Vémesthèse ainsi que VaiUopsie signifient la conscience ou le sentiment du moi. Ibid., p. 204, note de J..J. Ampère.

(5) Lettre d'Ampère à M. de Biran, publiée dans la Revue de mctapli. ri de morale, 1803, p. 553.

(4) Ibid., p. 554.

(5) La môme interprétation de l'idéalisme kantien que Degérando avait exposée dans son mémoire sur la Céncralion des connaissances humaines, se trouve résumée par M. de Biran dans une note intitulée Conversation avec MM. Degérando et Ampère, le 7 iuillel 1815, ù Xogenl-sur-Marnc, sous des berceaux de verdure, publiée par M. P. Tisserand, Revue de Uélaph. et de morale, 1900, p. 418.

(6) Œuvres, édit. Naville, T. I, p. 506.

A. '■M. AMPLUE I\IA1M0 DE BIRAN 23ç)

des Obseroations sur le sentunent du beau et du sublime; il avait peul-ctre lu aussi la traduclion laliiie des œuvres prin- cipales de Kant. ;

Si Ampère estimait que M. de Biran n'avait qu'une bien faible idée du criticisme, il arrivait, en revanche, à M. de Biran d'objecter à Ampère, dans leurs entretiens, que le sys- tème de Kant pouvait lui être opposé avec plus de force qu'il ne croyait. Pour saisir le sens de ce débat, il est nécessaire de se rappeler comment Ampère pensait sur le problème de la valeur objective de nos connaissances.

Ampère distinguait les rapports dépendants de la nature de leurs termes, tels que ceux que nous discernons entre les qualités des corps et qui dépendent d'elles, et les rapports indépendants de la nature des termes, tels que les relations géométriques, qui sont les mêmes pour l'aveugle-né que pour le clairvoyant (7). Les qualités des corps sont subjectives, n'appartiennent pas aux noumènes; il serait donc absurde d'af- firmer la réalité absolue des rapjjorts qui tiennent à ces qua- lités, et, en général, des rapports qui dépendent de la nature des termes comparés; mais on peut supposer entre les nou- mènes, c'est-à-dire entre des choses qui ne peuvent être ni perçues ni par conséquent comparées, des rapports qui ne dé- pendent pas de termes comparés (8). Ampère appelle intuition (( l'acte par lequel nous voyons, dans une coordination, pré- existante, indépendamment de la nature des éléments coor- donnés, le mode même de coordination et les relations qui en sont une suite nécessaire » (9). Parmi les modes de coordina- tion indépendants des choses coordonnées, Ampère place Vespace, la causalité, la durée, etc. Tous les jugements qui re- posent sur la nature de ces modes de coordination et non sur la nature des termes coordonnés, ont la môme nécessité que

(1) Phil. des deux Ampère, p. 285.

(8) Ibid., p. 244 et Revue de viétaph., 1S93, p. 555.

(9) Phil. des deux Ampère, p. 285.

2^0 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

les axiomes des mathématiques; ces modes sont les vraies lois de notre intelligences (lo).

Pourquoi n'admelfrait-on pas que ces modes d'union ou de coordination sont aussi subjectifs que les phénomènes qu'ils relient P u En quoi diffèrent-ils des phénomènes eux-mêmes, se demande Ampère, pour qu'on no le fasse pais ? Et pour- quoi ne pas dire qu'il n'y a dans les corps que les causes in- connues qui nous les font paraître étendus et en mouvement sans qu'ils le soient, etc., etc. ? » (ii). Ampère repousse cette hypothèse, au nom du sens commun, qu'elle choque, et au nom des savants, qui croient à un monde réel, dépouillé de toute subjectivité et ne conicnant que des rapports (12). Il se prononce pour l'opinion selon laquelle il y aurait une durée et une étendue nouménales et infinies, se mouvraient réel- lement les corps, et dont les parties seraient (( coordonnées de toute éternité suivant toutes les figures concevables... On montre que dans cette hypothèse, poursuit-il, les modes d'union, d'étendue, de durée, de causalité, le mouvement, les nombres, la divisibilité, etc., n'auraient lieu entre les phéno- mènes que parce qu'ils auraient déjà lieu entre les noumènes correspondants, ce qui la rend très admissible (i3). On ne peut lui opposer, remarque-t-il, que l'hypothèse de Kant. Tout moyen terme est insoutenable. Admettons donc ces deux hypo- Ûièses comme également probables; et comparons-les comme les astronomes comparent celle de Ptolomée et celle de Coper- nic, comme les chimistes comparent celle de Stahl et celle de

(10) Ibid., p. 295.

(11) Revue de mélaph., 4895, p. 554.

(12) Phil. des deux Ampère, p. 150.

(15) Chez Ampère, le monde des apparences, di's pliénoniènes, est l'en- semble des qualilés sensibles et de leurs divers rapports ; le monde des noumènes est constitué de rapports rationnels, que les théories mathéma- tiques de la nature ont en vue. Si ces rapports apparaissent aussi dans les phénomènes sensibles, ils n'en sont pas moins indépendants d'eux ; puis- (ju'ils sont l'objet des sciences rationnelles. Cette manière de concevoir la distinction des phénomènes et des noumènes, qu'Ampère oppose à Kant, avait d'avance été expressément rejetée par ce dernier, qui n'y trouvait qu'un creux verbiage (lecre Wortkrœmerei). Crit., Ivehrb., p. 256-257 ; Trem., p. 266-267.

A. -M. AMPERE MAÎME DE BIRAN 2^1

Lavoisier, en en déduisant des conséquences apodictiques et en constatant celles qui s'accordent avec renchaînemcnt des phénomènes et surtout les font prédire d'avance. Nous ver- rons certes la plus probable et cette probabilité toujours crois- sante ne laissera bientôt plus lieu au moindre doute » (i4)-

A cela M. de Biran répond qu' « il est impossible de con- cevoir un mode de coordination qui n'ait rien de subjectif )) (i5), et qu'il ne voit aucune nécessité à ce que « les choses soient coordonnées hors de nous absolument comme elles le sont dans notre esprit » (i6). L'hypothèse de Kant, selon la- quelle ces modes n'appartiennent qu'à notre esprit et ne se trouvent dans le? phénomènes que parce que nous les en revê- tons, paraît à M. de Biran une hypothèse plus simple. Cepen- dant il remarque qu'elle revient à nier la possibilité, non seu- lement de savoir ce que sont les choses en soi, mais même de savoir s'il en existe, et que Kant contredit sa propre thèse en les admettant. Il représente à Ampère, de la façon suivante, les raisons qui, à son avis, militent puissamment pour l'idéa- lisme de Kant. « Les phénomènes nous sont-ils donnés suivant certains modes d'union ou de coordination parce que ces modes d'union ont lieu entre les noumènes ou les choses telles qu'elles existent hors de nous ? ou bien ces choses ne pa- raissent-elles pas exister réellement unies ou coordonnées ainsi ]>arce que, comme dit Kant, tels tnodes d'union ou telles for- mes sont inhérentes à notre esprit de telle manière que nous ne puissions rien concevoir que sous ces formes ou par elles ? La dernière opinion me paraît plus vraisemblable ou du moins plus facile à concevoir; car je conçois très bien que si l'éten- due, telle que je la perçois immédiatement par les sens de la vue ou du toucher (prédominants dans l'organisation hu- maine), est une forme de ces sens inhérente à leur nature, cette forme se répand sur toutes les cnoses représentées, quelles que

(14) Rcv. de métaph., 1895, p. 555.

(15) Ibid., p. 559.

(16) Ibid., p. 556.

16

2/l2 LA 1 on.MATION DE L INFLLENCE KA^TrE^Nt; KN FRANCE

soient ces choses;, dont nous lu; connaissons certainement que l'existence et dont la nature ou l'essence nous ^esl parfaite- ment inconnue, tandis que nous ne concevons en aucune ma- nière comment ces choses inconnes, ces éléments, ces forces ou monades, pourraient être coordonnées de manière à réaliser en elles-mêmes une étendue ou un espace absolu indépendant de nos conceptions » (17).

M. de Biran remontre à Ampère qu'il se trompe quand il croit qu'il appartient à l'expérience de décider entre son hypothèse et celle de Kant comme elle décide entre des hypo- thèses astronomiques ou entre des hypothèses chimiques. Il le lui explique ainsi : (( Les corps brûlent, dit Stahl, parce qu'il y a en eux un principe inflammable; tous les corps brû- lent, dit Lavoisier, parce qu'ils ont de l'affinité avec un prin- cipe inflammable qui est hors d'eux. De môme tout le monde dit et croit que nous percevons les objets étendus parce qu'il y a en eux une étendue iréclle. Leibniz et Kant après lui disent que l'étendue est une forme ou un mode de coordination qui appartient à l'esprit et dont nous revêtons les noumènes,les mo- nades,etc. Lavoisier prouve par une suite d'expériences que le principe de la combustion est hors du combustible; mais quelle expérience nous apj)rondra si les modes de coordination des phénomènes sont absolumoat dans les choses ou seulement dans l'esprit qui les perçoit ? Ce doute de la réflexion peut-il jamais s'éclaircir par aucune expérience extérieure ? Et l'une et l'autre alternative ne s'accorde-t-elle pas également avec les phénomènes ? » (18).

Si dans ces lignes M. de Biran paraît prendre la défense du criticismc, c'est qu'il l'examine en lui-môme, afin seule- ment d'en marquer le point fort. iMais, non moins qu'Ampère, il était loin d'admettre l'idéalisme kantien (19). Il est à croire

(17) Ibid., p. 562.

(18) Ibid., p. 565. Tour Kant, dons l'expérience, selon l'expression d'Emile Boutroux que nous avons déjà rappelée, « tout se passe en appa- rence comme le réalisme le suppose ».

(19) Ampère, de son côte, pensait que M. de Biran n'ïtait pas assez

A. -M. AMPÈRE MAI>E DE BIRAN a43

qu'ils eurent l'un et l'autre quelque regret de devoir s'en écarter; car on imagine de quel poids était devenue pour l'un et l'autre l'autorité de Kant, lorsqu'on voit l'un d'eux, au cours d'une de leurs discussions, faire état d'une bien petite res- semblance entre ses propres idées et la doctrine critique; lors- qu'on voit Ampère, après avoir proposé à M. de Biran une classification des phénomènes psychologiques en quatre « sys- tèmes », lui rappeler que les catégories, dans la Critique, sont rangées aussi sous quatre titres (20). M. de Biran n'a que très l'arement traité du kantisme comme dans les fragments que nous venons de citer, c'est-à-diré en ne considérant que ce système; il l'avait étudié, comme il étudiait presque toujours, en se livrant surtout à ses propres réflexions sur des questions plus ou moins voisines de celles qui faisaient le sujet de ses lectures. « Si je lis passivement, disait-il, je ne puis rien rete- nir. Si je lis quelque chose qui mette en jeu mes facultés mé- ditatives, mes méditations et mes idées propres se croisent souvent avec celles de l'auteur, en sorte que je tire très peu de profil de mes lectures sous le raport de la mémoire. Je n'y cherciie que des occasions ou des excitants pour penser moi- même )) (21).

Tout examen de l'interprétation du kantisme par M. de Biran ne pourra donc être autre chose qu'une étude des réac- tions suscitées dans sa pensée par les thèses dont il a été frappé s^'it en lisant Kant soit en lisant les interprètes de Kant.

}.I. de Biran trouvait chez Kant, ou, plus exactement, chez

poiiétré de celte vérité que la géométrie est constituée de jugements syn- thétiques et n'a rien à « démêler avec la rlLiicule identité «. {Phil. des deux Ampère, p. 298). Pour M. de Biran, la certitude de la géométrie repose sur ce que nous apercevons immédiatement la nécessité de la liaison de certains attributs (par exemple, celui de plus court chemin) avec certaines lignes (la ligne droite) et sur ce que les ligures composées de ces mêmes lignes résultent de la répétition de mêmes actes, que nous concevons com- me imitables à linfini. Œuvres, éciit iVaville, T. II. p. o09-51-2.

(•20) Phil. des deux Ampère, p. 257, 268.

(21) Cité par .\aville, Introd. générale aux œuvres de il. de Biran, p. XLVI.

aU LA FoniviATiON de L'influence kantienne en france

Kinker, le jiaralogismc de la psychologie rationnelle « supé- ricurenienl exposé )) (5?.)- H accorthuL cpi'ou ne peut légitime- ment conclure du je pense, de la consdicncc que nous a\)jns de nous-mêmes en tant que nous pensons et sentons, à l'exis- tence d'une âme-substance, d'une chose pensante. Mais il ajoutait que Kant, Icnanl pour insoluble le problème de la psychologie rationnelle, a montré qu'il n'avait pas entière- ment dégagé son esprit de l'erreur initiale de cette fausse mé- taphysique de l'âme, erreur qui consiste à s'inquiéter d'un problème qui ne se pose pas. Quiconque, cherchant quelle est l'essence du moi, demande ce qu'est, indépendammejit de ses sensations et de ses pensées, ce moi qui pense et qui sent, ne sait pas ce qu'il demande, car il connaît parfaitement ce qu'il cherche (28). Il ne s'agit pas de raisonner; il n'y a rien à con- clure; il suffit de s'arrêter au fait de conscience, à la cons- cience du moi, sujet distinct de tout objet, de toutes les choses qu'il se représente. « Que veut-on de plus, ou que peut- on chercher de plus clair et de plus évident ? S'en tient-on à la connaissance de senfiment, ou à l'aperception immédiate interne du sujet pensant i^ Elle est parfaite en son genre. Aspire-t-on à une connaissance extérieure ou objective de la chose pensante hors de la pensée même ? Ce mode de con- naissance, auquel Oii cherche si vainement à tout réduire, et qui n'est certainement pas la connaissance primitive, est hors de toute application au propre sujet pensant., «(a/i). C'est alté- rer la nature du sujet que d'en faire un objet, une chose pen- sante. L'âme, la réalité objective cl transcendante du moi, n'est pas le moi, qui est esseniicliemcnt sujet. On ne peut dire que l'âme soit l'objet du sens intime comme le cor])s est un objet du sens externe; le sens intime n'a pas d'objet. Pour nous re- présenter la vraie nature du moi, la seule difficulté que nous

(22) Œuvres, éd. Navillo, T. I, p. i:>o.

(23) Voy. aussi dans les niniiuscrils conservés i\ rinstilul, (^.onniicn- ccinrnt d'une nouvelle rcduclion de VK.'i.sui sur les londeiiieiils de lu jisij ehulogie, MSS.-i\S., IdG.

(^4) Œuvres, éd. Naville, T. I, p. 154-155,

A. -M, AMPÈRE MAINE DE BIRAN 2/l5

ayons à vaincre, c'est (( d'écarter les points de vue de la réali- té transcendante, sur laquelle notre langage est cacique..., de nous empêcher de iircndre le mol pour une cJiose, de penser à un cîre qui ne soit pas objet » (aS). ,

Il est faux, selon M. de Biran, que l'aperception simple du moi soit absolument vide, comme le veut Kant, et que nous ne prenions du moi une notion positive que par les per- ceptions et les sensations qu'il accompagne. L'aperception immédiate intime du moi pur est celle du vouloir, de l'effort volontaire. Nous percevons notre moi en lui-même, dans son essence et indépendamment de ses modes accidentels, comme force (26).

M. de Biran avait lu dans le livre de Villers, que Kant attribuait à l'homme deux manières de s'envisager soi-même. L'homme se connaîtrait au moyen des formes et des catégories comme un être sensible, comme un phénomène soumis aux lois naturelles. D'autre part, il s'apercevrait sans aucun inter- médiaire, comme noumène, comme une volonté ayant pour loi la loi morale. Et cette distinction scinderait la philosophie en deux parties, dont l'une serait la philosophie spéculative et l'autre la philosophie pratique. M. de Biran objecte que si le moi en tant que noumène n'est pas soumis à la relation de causalité, il n'est rien que nous puissions concevoir (27). L'aperception immédiate du moi étant le sentiment d'une action, et aucune action ne pouvant être aperçue ou sentie que comme relation causale, « la causalité, loi première et univer-

(2.j) MSS.-NS. 155, Sur le mémoire de Selle.

(20) MSS.-NS. 136, Commencement d'une nouvelle rédaction... Ces ma- nuscrits, où Maine de Biran traite de la philosophie de Kant, nous ont été très obligeamment signalés par M. Pierre Tisserand. Nous lui en renou- velons ici nos remerciements.

(27) M. de Biran croit que Kant a soutenu que le concept de cause, ainsi que toutes les autres formes nécessaires de notre pensée, n'est rien de plus qu'une « manière dont rànie voit les choses sans conséquence pour leur réalité ». Il emprunte cette formule, qu'il reproduit plusieurs fois, à un « excellent Mémoire de M. Ancillon », dont la-lecture lui a Tonfirnfé l'im- portance prem.ière qu'il donnait aux recherches sur la causalité. Œuvres, éd. Cousin, T. II, p. 20 ; T. IV, p. 548. Nous avons montré ce que conte- nait ce mémoire d'Ancillon, relativement au kantisme.

246 L-V FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

selle de la connaissance subjective et objective est donc ren- fermée essentiellement dans ce premier ijoint de vue de la conscience sous lequel l'homme s'envisage et s'aperçoit comme iHre existant en soi, indépendamment de toute autre chose et de toute impression étrangère » (28). Kant sépare à tort les principes de la connaissance de ceux de la morale (29). Le vouloir est le principe commun du savoir et de la moralité. Les deux systèmes, l'intellectuel et le moral, partent de cette même souv-he (3o).

M. de Biran pensait que Kant n'a jamais prouvé, parce que c'est Impossible, l'irréalité de ce que notre constitution nous oblige de concevoir et de croire réel. Il ne se peut, selon M. de Bir m, que le concept que nous avons nécessairement d'r.nc cho^e et celte chose même diffèrent en ce que la chose ne possède pas les attributs que notre concept comprend, mais il se peut qu'elle diffère du concept en ce qu'elle possède cn-

(28) MSS. NS. 136.

(29) Relativement à la philosophie pratique de Kant, nous ne rencon- trons que peu de chose dans les œuvres de M. de Biran. Le jugement qu'il porte ici sur elle se n^.odifia lorsque le problème pratique prit 5 ses yeux une véritable ifnportance. Le 21 janvier 1821, il écrivit dans son Journal, intime : « Rien de mieux fondé que la distinction de Kant entre la raison spéculative et la raison pratique. Je m'en suis tenu à la première toute ma vie, et jusque dans mon meilleur temps d'activité morale... Je me suis fait une conscience spéculative, en désapprouvant certains sentiments ou actes auxquels je me livrai. Je cherchais la cause de cette désapprobation, et la trouvais assez curieuse pour ne pas être fâché du motif qui m'avrit donné lieu d'y réfléchir... L'habitude de s'occuper spéculativement de ce qui se passe en soi-même, en mal comme en bien, serait-elle donc immo- rale ? Je le crains d'après mon expérience. Il faut se donner un but, un point d'appui hors de soi et plus haut que soi... Il ne faut pas croire que tout soit dit quand l'amour-propre est satisfait d'une observation fine ou d'une découverte profonde faite dans son intérieur. « Fragments du Jovrtuil intime publiés par Naville, dans sa Notice sur un manuscrit inédit de M. de Biran, Paris, 1851.

M. de Biran avait lu VAllemagnc. Il note, le 5 juin 181.^), que M"'« de Staël lui paraît avoir bien senti que la spontanéité du sujet est le principe commun qui unit la philosophie spéculative et la philosophie pratique. E. Naville, Maine de Biran, sa vie et ses pensées, Paris, 18.57.

Dans son Examen critique des opinions de M. de Bonald, qui est de 1818, il qualifie la piiilosophie praticjue de Kant de « morale sublime fondée sur la con';cience du moi et l'absolu du devoir )i. O'^uvrcs, éd. Nn^'illo, T. III, p. 143.

(30) MSS. NS,, m,

A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 247

core d'autres attributs; et c'est pourquoi la distinction des phé- nomènes et des noumcnes peut être maintenue. Ainsi, dans le sentiment de l'effort, le moi s'aperçoit comme il est, sans apercevoir tout ce qu'il est, et c'est en ce sens qu'il faut dire que le moi ne s'aperçoit pas comme noumène. La conscience de toute action volontaire est aussi la conscience de pouvoir agir autrem.ent, c'est la conscience d'une énergie virtuelle, d'un pouvoir non aclucllement exercé, qui est évidemment une réalité supérieure aux phénomènes qui en résultent. Dans il 'effort le moi se sent comme force. Il existe donc objective- ment une force virtuelle, une énergie constante alors même qu'elle ne s'exerce pas, une causo substantielle (3i). Nous rap- pellerons, un peu plus loin, comment M. de Biran a été con- duit par et en adoptant « le point de vue réel, Leibniz se trouve heureusement placé » (Sa), à regarder non seulement l'âme, mais tous les êtres comme des forces, et les forces comme les seuls êtres réels.

En présence du problème de l'origine des idées, Leibniz lui paraissait encore dans une position préférable à celle de Kant. Voici comment il se représentait l'histoire de ce pro- bJèmc. L'âme est, selon Leibniz, une force; c'est une monade, et l'essence de toute monade est l'activité. Les idées qui sont dans l'âme sans qu'elle les ait reçues des sens, sont les pro- duits de cette activité. Descartes n'entendait pas de cette ma- nière les idées innées, puisque, dans son système, l'essence de l'âme est la pensée; « l'âme les a reçues comme elle a reçu son existence, sans qu'aucune activité, puissance ou vertu efficace, propre à elle, ait jamais pu contribuer à leur produc- tion » (33). Kant a élaboré une théorie moyenne, d'après la- quelle, d'une part, des formes résident dans le sujet « par la seule nécessité de sa nature », c'est-à-dire passivement, ainsi que Descartes l'avait admis, et, d'autre part, de même que

(31) MSS. NS., 13G.

(32) Œuvres, éd. Cousin, T. III, p. 299.

(33) Ibid., T. II, p, 108.

2/|8 LA FORMATION DE l'iINFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

chez Leibniz les virtualités ne deviennent idées que par leur union avec des impressions reçues, ces formes ne sont effecti- vement des représentations, des notions, que dans leur union avec une matière donnée (34).

Malgré tout ce qui les sépare. Descartes, Leibniz, Kant, ainsi que Platon et même les Écossais, ont pensé sous une ins- piration commune. « Les virtualités de Leibniz, les formes et les catégories de Kant, les lois inhérentes à l'esprit humain des philosophes écossais, ne diffèrent presque pas au fond de ces réminiscences platoniciennes ou des idées innées que Descar- tes et Malcbranch.e n'ont pas renouvelées de Platon, mais qui sont les produits indigènes de leur propre génie méditatif. (35) M. de Biran repousse les théories des idées innées, des éléments a priori et toutes celles du même genre. Elles sont, dit-il, (( la mort de l'analyse » (36), parce qu'elles lui assignent un terme. Toute analyse s'arrête nécessairement à un élément ; mais on aurait tort de le prendre pour le dernier, au delà du- quel aucune analyse ne pourrait plus progresser.

A Maine de Biran, qui prétendait fonder la philosophie sur le sentiment de l'effort, et pour qui toute l'activité spiri- tuelle était de la nature de ce qui se manifeste dans l'activité volontaire, Kant devait paraître avoir ignoré la vraie nature de l'activité intellectuelle. Il lui reprochait d'avoir pris sans cesse, dans sa théorie des formes et des catégories, pour les opérations de « l'intelligence vivante », les termes d'une « logique morte qui n'en conserve que les résultats ». C'est à cause de cela qu'il situait le kantisme et le condillacisme sur le même plan, bien au-dessous du leibnizianisme (37).

Il se croyait d'accord avec Kant en ce qu'il distinguait, d'une part, une forme, le moi et toutes les notions qui en dérivent, et, d'autre part, une matière donnée, subissant l'ac- tion de la forme. Mais il prétendait que pour que la distinction

(54) Ibid., T. II, p. 110.

(35) Edition Naville, T. III, p. 107.

(50) Ibid., T. I, p. 247.

(37) Edition Cousin, T. II, p. HO et suiv.

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A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 2^Ç)

de la forme et de la matière pût servir de principe à une véri- table décomposition de la pensée, il fallait qu'elle fût une distinction réelle, et non pas la distinction simplement logique établie par Kant entre ces deux éléments de l'expérience. Si la forme et la matière ne peuvent exister séparément dans l'ex- périence, si elles s'y trouvent toujours unies, ce sont « d^ux noms différents pour exprimer deux points de vue particu- liers, sous lesquels l'esprit peut concevoir une seule et même modification sensible ; mais non point l'idée de deux élé- ments ou de deux parties réllement distinctes et séparées, l'une matérielle, l'autre formelle, dans lesquelles cette modi- fication puisse se résoudre ; il n'y aura donc point décompo- sition véritable, mais simplement une analyse logique » (38). M. de Biran va donc distinguer une (( forme personnelle » et une « matière affective » qui puissent exister l'une sans l'autre. La forme personnelle, la conscience du moi auquel les affections appartiennent, n'accompagne pas toujours celles- ci ; elle s'obscurcit jusqu'à s'éteindre, quand l'affection passive croît en intensité au point d'occuper seule tout l'esprit ; elle s'éclaircit à mesure que cette affection s'affaiblit et rend le moi à lui-même, c'est-à-dire à son action propre (39). Par M. de Biran croit découvrir une affection sensible simple, dé- pourvue de toutes les formes de la perception, à savoir de la forme personnelle et (( des formes du temps et de l'espace, at- tribuées par Kant à la sensibilité » (lio). Cette affection simple

(08) Ibid., T. II, p. 115.

(7>()) IbirL, T. II. p. 116 ; éd. Navillc, T. I, p. 204.

(40) FaHI. Cousin, T. II, p. 154, 172. Cette observation de M. de Biran ne ^"î''.t pas à réfuter Kant. Il n'est pas dit dans la Critique que la cons- cience de soi accompagne effectivement toutes nos représentations, mais seulement qu'elle doit pouvoir les accompagner, c'est-à-dire que ces re- présentations sont « nécessairement conformes à la condition qui seule leur permet d'être groupées dans une conscience générale de soi ». Crit., § 10, Kehrb, p. 000 ; Trem., p. 130, 2^ édit. Peu importe, disait Kant, dans la l""^ édition, que la représentation moi, qui doit pouvoir accompagner toutes les autres, soit claire ou obscure, « cela ne fait rien ici ; mais la possibilité de la forme logique de toute connaissance repose sur le rapport à Cette aperception comme à i/n pouvoir ». Crit., Kehrb., p. 128 ; Trem., p. 153.

25o LA FORMATION DE l'iNFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE

est au-dessus de l'impression organique, mais encore au-des- sous de la sensation, car la sensation n'est pas simple, contrai- rement à l'opinon de Condillac. La sensation est composée d'une matière affective variable et multiple, qui n'est autre que l'affeclion sensible simple, et d'une « forme constante, identique, toute fondée dans le sujet moi et dans l'aperception de ses propres actes ou le sentiment de leurs résultats » (4i). Bien qu'elle soit toujours un composé, les éléments de la sen- sation n'y sont pas constamment mêlés au même degré : (( quelquefois la matière que j'appelle affection simple est bien près d'être isolée de la forme aperceptive, d'autres fois, c'est cette dernière qui est comme pure » (^2). En un mot, M. de Biran reproche à Kant de n'avoir pas vu que, dans l'expé- rience interne, la forme et la matière se distinguent l'une de l'autre comme un fait se distingue d'un autre fait, et que, même dans la sensation, elles sont en effet toujours unies, on observe leur tendance à se séparer.

Celle distinction de la matière et de la forme corres- pond à celle de Vu abstrait passif » (abstractus) et de !'« abs- trait actif » (abstrahens) , que M. de Biran a souvent dévelop- pée, et en fave.ur de laquelle il invoquait l'autorité de Kant, qui, dans la Dissertation de 1770, a a parfaitement reconnu et exprimé la môme distinction, quoiqu'il n'y soit pas toujours demeuré fidèle » (^3). Kant a distingué, d'une part, les con- cepts que nous avons abstraits des données empiriques, et qui expriment des propriétés géné'rales, communes à plusieurs ob- jets comparés, et, d'autre part, les concepts intellectuels purs, qui dérivciît de la nature même de notre entendement, et qui

M. (le Biran, Degcrando, Daiinou, s'accordaient à opposer à Kant lo fait que nous avons des sensations sans nous représenter qu'elles sont dans le temps, sans avoir la notion du temps. Il est encore ai?é de répondre à cela (ju'il ne s'ensuit nullement qu'elles ne soient pas dans le temps, c'est-à-dire conformes à l'inluit'on pure du temps, ni, par conséquent, que le temps ne soit pas une forme a priori de la sensibilité.

(41) Edit. Cousin, T. II, p. 116.

(42) Ibid., T. II, p. 117.

(43) Edit, Naville, T. I, p. 306,

A. -M. AMPERE MAINE DE BIRAN

25l

font abstraction de tout élément empirique. M. de Biran re- lient cette distinction ; et voici qc qu'il en fait. Nous ne tirons pas lies choses, par abstraction et généralisation, notre notion de force ; elle n'est pas abstraite comme celle d'un mode que nous rencontrons dans plusieurs choses ; mais, faisant abs- traction de tous les objets extérieurs, nous la trouvons en nous-mêmes, car nous apercevons immédiatement notre propre force comme constituant l'essence de notre personnalité; puis, nous la concevons comme imitée à l'infini par les choses, répétée dans tous les objets, « et c'est ainsi que la notion de- vient universelle sans jamais être générale ». (44). H en est de même évidemment de la notion du moi et de toutes celles qui en dérivent, telles que la notion de substance, d'identité, d'unité, etc.. que M. de Biran appelle notions réflexives. La notion du moi est bien une notion réflexive, elle n'est pas de la nature des notions générales, puisqu'elle n'est pas formée par la considération d'un caractère commun à toutes nos sen- sations, et que « le moi s'abstrait lui-même par son activité de tout ce qui est objet ou mode sensible ». (45). Une notion générale s'éloigne d'autant plus de la réalité qu'elle est plus abstraite. Une notion réflexive, au contraire, conçue dans sa pureté, par cette abstraction qui consiste à en écarter tout ce qui lui est étranger, exprime une réalité concrète et même l'individualité la plus parfaite. (46). Il en est tout autrement chez Kant, pour qui la réalité empirique consiste dans l'u- nion de la forme et de )a matière, pour qui ni la forme sans la matière ni la matière sans la forme n'ont aucune réalité dans notre expérience, pour qui enfin les notions réflexives, les concepts intellectuels, en eux-mêmes, sont vides. C'est que, selon M. de Biran, Kant, s'étant trompé sur l'activité intellectuelle, a méconnu le sens véritable de la distinction qu'il avait d'abord cxaclcnient indiquée.

(44) Edit. Cousin, T. II, p. S06.

(4^) Ibid., T. IV, p. 207.

(iQ) Edil. Naville, T, U, p. 373.

25a LA FOKMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Nous n'avons pas à rappeler en détail comment, selon M. de Biran, les notions réflexives de force, de cause, d'unité, d'identité, de substance, trouvent dans le sentiment de l'ef- fort leur (( niodMe exemplaire », leur (( type primordial ». Cette dérivation des notions réflexives, en partant d'un fait primitif et « sans sortir des limites de l'expérience intérieure » (47), M. do Biran l'oppose à la théorie kantienne, les caté- gories, ainsi que les formes de la sensibilité, sont (( des pro- priétés permanentes du noumène intérieur » (48). Il faut donc que nous cherchions comment M. de Biran explique l'univer- salité des principes de la connaissance, qu'aucun fait d'expé- rience ne peut, selon l'opinion de Kant, expliquer.

Souvent M. de Biran avait réfléchi que les rationalistes et particnlièremont les kantiens lui objecteraient que si les notions de cause, de substance, etc., sont tirée d'un fait, elles ne peuvent être universelles, parce que l'observation des faits, si nombreux que soient les faits observés, n'éta- blit jamais que la généralité d'une notion. Slapfer lui a en effet représenté, en soutenant le kantisme, les raisons de nier que ce soit l'expérience qui fonde le prin- cipe de causalité. L'observation des faits nous dit, tout au plus, qu'un certain changement a suivi un autre changement autant de fois que celui-ci a été observé ; elle ne nous assure pas qu'il le suivra toujours, parce qu'elle ne nous montre pas la nécessité que le même événement le suive, c'est-à-dire l'impossibilité qu'un événement tout différent arrive. M. de Biran a toujours cru que cette objection ne portait pas contre lui. De Kant et des métaphysiciens rationalistes qui l'ont ins- pirée, il disait : « Ils sont partis des notions de cause, de subs- tance, et ne semblent pas avoir soupçonné que ces notions pussent être ramenées à quelque fait primitif ; bien plus, ils

(47) Ibid., T. I, p. 204.

(48) Edit. Cousin, T. II, p. 110. Ces mots soulignes par M. de Biran nous rappellent l'interprélation indiquée par Kinker et que nous avons dis- cutée : c'est le nouniènc intérieur qui impose les formes à ce que fournit le noumène extérieur, et il en résulte le phénomène.

À. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 253

ont soigncuscmcnl écarté tout recours à un tel fait original ou à une expérience intérieure, comme ne pouvant donner qu'une base contingente à la science, dont toute la certitude doit reposer selon eux sur des principes a priori. Aussi ont- ils sacrifié le plus souvent l'évidence de fait à celle de raison, cl pris une certitude purement logique pour la certitude mé- taphysique qu'ils avaient eu vue. » (49) De ce qu'une con- naissance est universelle et nécessaire, « il ne s'ensuit pas du tout, Jcrit-il daris une note sur le mémoire de C.-G. Selle, qu'elle ne puisse être un produit de l'expérience, et c'est que la doctrine de Kant me paraît absolument en défaut )) (5o). ?rl. de Biran maintient avec Kant que l'observation de mille répétitions d'une même consécution ne permettrait nullement d'affirmer que le même conséquent se reproduira une mille et unième fois si le même antécédent apparaît de nouveau : Kant a raison, il est impossible d'atteindre l'universel par le général ; l'induction logique ou généralisation ne suffira ja- mais à donner une connaissance universelle. Mais ce que Kant n'a pas vu, c'est qu'il y a une induction psychologique, qui ne repose pas sur le grand nombre des observations, mais qu'une seule suffit à fonder. Cette induction consiste à trans- porter au non-moi la causalité de notre moi, que nous sai- sissons dans chaque aperception de nous-mêmes. L'universalité du principe de causalité est la conséquence de cette induction, îaqui'ilc s'effectue de la manière suivante.

Le sentiment de l'effort étant également le sentiment dune résistance, nous percevons la réalité de cette résistance dans la perception même de la force qui constitue la réalité de noire moi. L'essence du moi étant sa propre force, le non- moi est essentiellement le terme de résistance qui s'oppose à cette force, c'est-à-dire une autre force. Il s'ensuit que la subs- tance d'un corps est « une simple force individuelle, conçue comme l'essence de tout ce que nous appelons corps, savoir la faculté de résister à notre effort, ou de réagir contre notre

(49) Science cl psycliologie, éd. Bertrand, p. 175. (oO) ilSS. NS. 133.

254 LA FORMATION DE L'INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

force propre ou constitulive. » (5i). Noire force, qui conslitue notre moi, est une réalité ; et le non-moi, toute réalité, est une force. Ainsi, comme cela a déjà été observé plus haut, la notion de force est universelle sans avoir jamais été géné- rale. — M. de Biran définit la causalité « la relation d'un phé- nomène qui commence avec la force agissante qui le fait com- mencer » (5a). De ce que la suite des phénomènes est néces- sitée par l'action des forces, il conclut que l'ordre des phéno- mènes est un ordre nécessaire, donc constant, c'est-à-dire con- forme à des lois universelles, au principe de causalité tel que les physiciens le conçoivent. M. de Biran, considérant que les forces doivent cire immatérielles, établit encore la constance du invariabilité de l'-ordre de succession des phénomènes sur ce que « les phénomènes ne sont au fond que les résultats les plus généraux de l'action de ces forces nécessairement conçues à l'instar du moi comme immatérielles et partant im- muables » (53).

La manière dont M. de Biran rendait compte de l'universa- lité du principe de causalité n'a jamais satisfait son ami Stap- fer. Par une lettre du 25 mars i834, ce dernier félicitait V. Cou- sin d'avoir signalé « l'insuffisance de l'induction anlhropo- morphi(jue par laquelle M. de Biran voulait introduire le principe de causalité en contrebande dans le domaine des vé- rités universelles et nécessaires ». Eji ce faisant. Cousin aurait jeté un nouveau jour « sur les droits et le rôle de la raison humaine ». Cependant, Stapfcr préférait le rationalisme de Kant à celui de Cousin, qui lui paraissait trop dogmatique. « Je trouve, lui déclarait-il, dans mon humble opinion, que

(51) Edit. Naville, T. II, p. 573.

(:-2) M. de Biran reconnaît que Kant est dans le vrai lorsqu'il dit que la causalit.é n'est pas un rapport de substance ou de force créatrice à subs- tance créée, et que, autrement, la causalité aurait un caractère surnaturel, mystérieux, au lieu d'être la loi de la connaissance, la condition de lin- lelligibilité des choses. Il remarque aussi que l'idée d'un « comnienccmo)n d'existence dune chose durable par elle-même... répugne aux lois de noire esprit et à la notion de substance ». Science et jmjchologic, p. 253-255.

(55) Edit. Cousin, T. IV, p. 401.

A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 255

VOUS atlribuez à celte raison plus de force et -d'omnipotence que je ne puis lui reconnaître sur le terrain des croyances transcendantes. » (54). ■''

Parce que M. de Biran ainsi que Kant ont attaqué la théo- rie de Hume sur la causalité, on a parfois mis en parallèle celles qu'ils voulaient lui substituer. En prenant pour terme de comparai.?on leurs conceptions de la spontanéité du sujet, E. Kônig (55), qui voit en M. de Biran le « Kant français », a souligné les ressemblances qu'on peut trouver entre eux, sîns cependant oublier leurs différences, qu'il juge toutes à l'avantage de Kant, et dont la plus grande consisterait en ce que M. de Biran n'a tenu compte que des seules fonctions de l'esprit que l'observation intérieure découvre, et n'a pas re- connu comme fondement des principes de la connaissance ses fonctions transcendentales.

Nous n'avons pas à faire la comparaison de la philosophie de Kant avec celle de M. de Biran, puisqu'il n'entre dans notre plan ni de chercher ce qu'est en elle-même la première, c'est- à-dire ce qu'elle était pour son auteur, ni d'exposer la seconde entièrement, et que nous nous sommes proposé simplement de rassembler les éléments de la doctrine qui passait, aux yeux de M. de Biran, pour celle de Kant. Pourtant nous croyons devoir faire remarquer que Kant et M. de Biran sont difficile- ment comparables, même sous le iDolnt de vue d'où ils parais- sent ordinairement le plus voisins l'un de l'autre. L'un et l'au- tre, dit-on, sont partis d'un même point, ont prétendu ré- soudre les difficultés relatives à la causalité dévoilées par Hume, mais en ont donné des solutions différentes. Selon nous, ces solutions diffèrent radicalement, parce que, en réalité, elles répondent à des questions différentes : Kant et M. de Biran ont considéré des points distincts du problème de Hume. Ce

(54) T. XXXVI, Fo 1297, de !a Correspondance de V. Coit.'iin, conservée à la Bibliothèque V. Cousin.

(55) Kônig, Maine cfe Biran, dcr iranzœsische Kant ; Philosophische Monatshefte, 1889, p. 160-101. Du même auteur, De Entunckelung des Cansalproblems, T. II (1890).

250 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

sont ces points de départ, plutôt (juc les solutions auxquelles Kant et M. de Biran se sont arrêtés, qu'il conviendrait de com- parer.

M. de Hirau accorde (pie le rapport causal n'est pas ana- lytique, (i<ie le principe de causalité dépasse la portée de la logique. Mais lorsqu'il cherche à établir une liaison entre les deux termes de ce rapjiort, il considère surtout que sans elle Hs seraient deux choses isolées, deux faits réellement séparés l'un de l'autre ; au lieu que Kant, lorsqu'il affirme la néces- sité d'une synthèse, considère que ces deux termes étant deux phénomènes tels que le concept de i'un n'implique pas logi- quement le concept de l'autre, l'analyse des concepts ne peut découvrir entre eux une liaison qui fasse comprendre que l'un des phénomènes accompagne toujours l'autre. Pour Kant, la synthèse doit, en quelque sorte, su2:>pléer à l'impuissance de l'analyse qui est l'objet de la logique générale, et c'est pour- quoi les formes de la synthèse, les catégories, correspondent aux diverses formes logiques du jugement indiquées par la logique générale, et sont l'objet d'une « logique transcenden- tale )). Ainsi Kant est amené à concevoir la liaison synthétique de la cause et de l'effet par son analogie avec la liaison de l'an- técédent et du conséquent dans le jugement hypothétique. Ce concept d'une dépendance entre les choses analogue à la dé- pendance de l'antécédent et du conséquent dans le jugement hypothétique, si nous l'appliquons à la succession des phé- nomènes, nous concevrons que « les phénomènes du temps passé déterminent toute existence dans le temps qui suit, et que les phénomènes de ce dernier temps n'aient lieu comme événements qu'autant que ceux du temps antérieur détermi- nent pour eux une existence dans le temps, c'est-à-dire la fixent suivant une règle ». (56). C'est par que l'ordre objectif de la succession des phénomènes est défini, puisqu'ainsi l'ordre du temps absolu, l'instant qui précède détermine néces- sairement celui qui suit, se trouve transporté aux phénomènes

(oG) Cril., Kelirb., p. 188 ; Trem., p. 218-219.

A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 267

La preuve du principe de cavssalilé a pour but de démontrer que le principe de raison sufiisante est le fondement de l'ex- pcrience possible, c'est-à-dire, « de la connaissance objective des phénomènes au point de vue de leur rapport dans la suc- )K».e*ion du temps » (07). Autrement dit, elle tend à démontrer que la succession des piicuomènes ne peut être représentée comme objective, que les jjlacos des phénomènes dans le temps absolu ne peuvent être dclcrjuinées, qu'autant que les phé- nomènes qui précèdent sont considérés comme déterminant aussi nécessairement ceux qui suivent qu'un principe déter-. mine ses conséquences. Ainsi la nécessité logique conserve une signiiicatioa objective, encore que la nécessité objective, la nécessité des rapports qui constituent l'objectivité des phé- nomènes qu ils lient, ne puisse être analytique.

Pour M. de Biran, la causalité a trois termes, à savoir la cause, l'eiïet et « l'action par laquelle l'un produit l'autre ». (58) Il veut rétablir contre Kunie, non pas une nécessité ra- Uonneîlc, une nécessité qui, sans cire analytique, satisfasse cependant rentendement, mais une nécessité de fait, l'eflicace ou l'action, conçue d'après le sentiment d'une iiaison indis- soluble entre l'ei'iort et la résistance. Eant a eu en vue une nécessité convaincante ; M. de Biran, la nécessité contrai- gnante.

Hume avait nié la nécessité rationnelle, connaissable a priori, de la causalité. C'est ce point que Kant conteste. Hume avait nié la réalité de l'efficace, l'eflicacité de ce qu'on appelle cause, ou tout au moins la possibilité de la connaître a posteriori. C'est sur cet autre point que M. de Biraxi s'op- pose à Hume.

S'il est vrai que refncace est cela même que Kant désigne par le nom vague de « dignité » du rapport causal, ce mot revient assez peu souvent dans la Critique de la raisoru pare, et son sens y reste assez indéfini, pour que nous puissions

(57) Ibid., Kehrb., p. 189 ; Trem., p. 219.

(58) M. de Bircin, Note sur le vicmoire de Selle.

258 LA FORMATION DE l'iNFLURNCE KANTIENNE EN FRANCE

dire que la nature de l'efficace n'est pas pour Kant, comme pour M. de Biran, l'objet principal de ses recherches (69) . Kant et M. de Biran se trouvent donc, dès le début, sur des voies différentes.

Quant à la spontanéité du sujet, M. de Biran n'ignorait pas, nous l'avons vu, que Kant la concevait autrement que lui. Il entendait la théorie kantienne des fonctions du sujet dans la connaissance, d'une manière qui la rend effectivement inad- missible pour quiconque croit, comme lui, que toute notre connaissance se fonde en réalité sur une action du sujet qui est elle-même un fait d'expérience. Selon son interprétation de ce point du kantisme, qu'il a reçue isans doute de Kinker, Kant a voulu fonder la connaissance sur des formes qui rè- glent l'expérience même et qui, en tant que telles, doivent résider ailleurs que dans l'expérience, qu'elles déterminent ; subsister sous les phénomènes, qui en dépendent ; être des noumènes (60). M. de Biran juge, en conséquence, que le paralogisme dénoncé par Kant, qui consiste à passer des con- eepts ou des phénomènes, aux êtres ou noumènes, est, en quelque sorte, commis de nouveau par Kant lui-même, lors-

(59) Renouvier a tenlé de compléter sur ce point la théorie de Kant par une autre, qu'il attribue à Leibniz, et qui ressemble aussi à celle de M. de Biran. 11 pensait que Kant avait résolu contre Hume le problème logique, et que, dans cette solution, le rapport causal était encore essentiellement un rapport de succession. En cela Kant serait demeuré dans l'esprit de Hume, laissant dans le mystère la production. « L'inconcevable, explique Renouvier, n'est ni le changement, qui est la loi même de la repésentation dans le temps, fait primitif, ni la cause, origine de l'activité, fait égale- ment irréductible, pris à sa source dans le désir et dans la volonté, l'in- concevable, ce que l'on cherche toujours à comprendre, et à tort, parce que ce n'est rien d'existant, c'est un intermédiaire entre la cause supposée immédiate, et l'effet, c'est un moyen de communication, qui semblerait expliquer l'action, et qui n'expliquerait en réalité rien, parce qu'il ne ferait que reculer la question. On voudrait avoir de la loi une image qui mon- trerait comment, de ce qu'une chose change, une autre chose doit changer. Rien n'est plus facile et plus commun quand il y a des intermédiaires. Mais d'intermédiaires en intermédiaires demandés, on se perdrait dans le procès à l'infini, il faut s'arrêter à la reconnaissance de la loi fondamen- tale, dont l'action de la volonté, soit externe, soit interne, et, en ce cas, la plus radicale, est l'expression ultime. » Renouvier, Critique de la doC' trine de Kanl, p. 537-538.

(60) Edit. Cousin, T. II, p. 105.

A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN aSg

qu'il place en nous l'acliviié régulatrice de l'expérience, lors- qu'il croit « résoudre le problème des existences à l'aide des catégories ou formes inhérentes à l'âme ou noumène pen- sant » (6i), lorsqu'il fait des catégories et des formes (( autant de propriétés permanentes du noumène intérieur » (62).

Toutes les parties de ses écrits que nous venons d'analyser, attestent que M. de Biran avait donné beaucoup d'attention à la plupart des travaux tendant à mettre le kantisme à la portée des Français ; mais que s'il en a retenu quelques termes ou quelques formules, c'a moins été pour adopter les idées qu'y avaient attachées Kant ou ses disciples, que pour les faire ser- vir à exprimer les siennes. Lorsque, comme nous l'avons vu, il entreprenait de faire le départ entre la forme, qui est « l'a- panage naturel de l'esprit humain » (63), et la matière, qui est un élément contingent et adventice à l'esprit hum.ain, ce n'est qu'en apparence qu'il se proposait la même tâche que Kant, et manifestement il l'accomplissait dans des vues et par ime mé- thode différentes : il utilisait quelquefois la langue de Kant, mais il suivait peu sa pensée. Il n'y a donc pas de motif suf- fisant pour refuser de se ranger à l'opinion commune, selon laquelle la philosophie de M. de Biran, pour ce qui en fait le fond, ne devrait rien à celle de Kant ; seulement nous devons remarquer que M. de Biran et Ampère, qui par leurs propres théories étaient entrés en dissidence avec l'idéologie condilla- cienne, différaient encore des partisans de celte école par leur attitude envers le kantisme : alors que celle des idéologues était assez désinvolte et parfois même un peu cavalière, M, de Biran et Ampère paraissaient subir l'ascendant de cette doc- trine qui avait encore pour eux bien des mystères.

Leurs opinions sur cette doctrine n'ont pu avoir qu'un faible retentissement, parce qu'elles sont disséminées dans

(61) Ibid.. T. IV, p. 7M.

(62) Ibid., T. II, p. 110.

(63) Ibd., T. II, p. 343 ; voy. aussi édit. Naville, T. I, p. 21-22.

2Ô0 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

les parties de leurs œuvres qui n'ont été publiées qu'à une époque l'on était plus qu'eux familiarisé avec elle. Mais on ne peut nier qu'elles aient un intérêt, de ce qu'elles sont uniquement un trait de leur pensée ; aussi avons-nous voulu simplement essayer de le retracer, en en reliant les points épars dans leurs divers écrits.

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CHAPITRE VII

PORTALIS MaSSIAS StAPFER FrÉDÉRIC BÉRARD SCHÔN

Nous avons examiné les interprétations françaises du kan- tisme antérieures à la naissance de l'éclectisme cousinien. Ar- rivons maintenant à celles qui apparurent en même temps que cette école, mais sans avoir été conçues sous son influence, ou, du moins, sans en avoir rien reçu qui soit notable. D'ail- leurs, par Maine de Biran, nous sommes déjà entrés dans celte époque, et les écrits qui vont nous occuper, dont les auteurs furent pour la plupart en relation avec ce philosophe, nous ramèneront à la discussion de quelques idées que nous avons rencontrées chez lui.

En 1820 fut publiée une œuvre de Portails qu'il avait laissée inédite : De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique durant le dix-huitième siècle. Il y avait exposé et critiqué, en plusieurs endroits et particulièrement dans les chapitres VII et VIII, plusieurs points de la philosophie de Kant, qu'il avait étudiée dans Born, dans Reinhold et surtout dans Schmidt- Phiseldeck, pendant son exil en Allemagne. Ces parties de son ouvrage ayant été composées vers 1797, nous devons voir en Porlalis un des premiers Français qui aient entrepris d'écrire sur Kant (1) et ne pas nous étonner qu'il soit tombé dans des erreurs grossières qui n'auraient pas se reproduire en France après les explications de Villers, de Kinker et de M™"

(I) Frégier, Poiialis, philosophe chrétien, p. 141,

aGa LA roBMVTioN df, l'influenck, kantienne en fiwnce

de Staël. Quoique son interprétation soit des plus anciennes, elle se place, dans l'histoire du kantisme, auprès de Cousin; parce qu'elle a intéressé principalement les derniers représen- tants de l'idéologie, attaquée par Cousin, qui ont tourné con- tre celui-ci les objections de Portails contre Kant (2).

La théorie kantienne de la connaissance a priori était pour Portails l'ancienne théorie de l'innéité; il remarquait chez Kant les mêmes arguments qui avaient déjà été ceux de Fénelon. Pour donner la mesure de toute la différence qu'il faisait entre l'un et l'autre, il disait que Fénelon avait tenu la raison et ses idées innées pour dos émanations de la divinité, au lieu que Kant a plutôt traité la divinité comme une émana- lion de la raison. Il entendait l'apriorisme, ainsi que l'innéisme auquel il l'assimilait, de telle manière qu'il les croyait réfutés par cette observation (( que les idées ne s'acquièrent que suc- cessivement, que l'enfance est plus susceptible d'impressions que d'idées, que les raisonnements et les pensées de la jeunesse ne sont pas les pensées et les raisonnements de l'âge mûr » (3). Portalis prêtait donc à Kant une opinion qu'il avait en réalité repoussée. Mais ceux-là seuls qui ne connaissaient aucun des ouvrages français sur Kant publiés antérieurement, risquaient d'être trompés par l'erreur de Portalis. Les autres ne pouvaient ignorer que, pour Kant, toutes nos connaissances commen- cent avec l'expérience ; que toutes sont acquises, et que celles qui ne dérivent pas de l'expérience le sont par acquisition originaire. Ils étaient fondés à se demander, il est vrai, si ce mode d'acquisition ne suppose pas une sorte d'innéité; mais cette question, qui était toujours résolue par l'affirmative, n'est pas précisément celle que Kant agite. La grande difficulté dont Kant a eu à s'occuper, c'est moins d'assigner l'origine de la connaissance indépendante de l'expérience, que d'assi- gner l'origine de la conformité de l'expérience à celte connais-

(2) Picavel, Les idéologiirs, p. 501 et 550. Voy. aussi les indicalioiis sur Valette que nous avons données à propos de Destutl de Trocy.

(3) De rusagc..., ô^ édit., 183i, T. I, p. 187.

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PORTALIS - MASSIAS - 3TAPFER ' FRÉDÉRIC DERARD SCHÔN 203

eance; puisque, pour résoudre le problème : comment une science a priori de la nature est-elle possible ? il l'a transfor- mé en celui-ci : comment une nature elle-même est-elle pos- sible ? (4). La nouveauté de sa doctrine n'a pas été de dire que notre entendement ne tire pas ses lois de la nature, mais bien de dire qu'il les lui impose.

Portails ne pouvait comprendre le problème que Kant s'était posé, parce qu'il ne savait pas exactement ce qu'il fal- lait entendre par jugements synthétiques. Il pensait que les jugements sont dits synthétiques quand ils sont généraux, quand ils embrassent un grand nombre de faits ou d'idées (5). Mais quand même il l'aurait compris, il l'aurait tenu pour insoluble plutôt que d'adopter la méthode par laquelle Kant prétendait le résoudre; car il estimait qu'une méthode a priori était toujours arbitraire, ne pouvait jamais conduire à rien; qu'on pouvait par elle démontrer tout ce qu'on veut. Ainsi, disait-il, « certains scolastiques prouvaient l'existence des anges et des archanges... par des arguments a priori sur la nécessité d'admettre une gradation d'êtres intelligents, telle qu'elle existe parmi les êtres matériels, et sur l'horreur du vide dans le monde intellectuel comme dans le monde phy- sique )) (6).

La méthode a priori, selon l'opinion de Portails, convient aussi peu à la véritable philosophie pratique qu'à la philoso- phie spéculative: la raison seule ne peut fonder la morale; le fondement de la morale est dans le sentiment ou cons- cience immédiate du bien et du mal (7). Comme il reconnais- sait que le sentiment peut donner lieu à des illusions et éveil- ler de faux enthousiasmes, il voulait que, dans les sciences morales, on alliât au sentiment la raison de même que dans les sciences physiques la raison s'allie aux sens exté-

(4) Prolégomènes, § ofi, numéroté 57 dans la trarl. Tissot.

(5) De l'usage..., T. I, p. 208-211.

(6) Ibicl., T. I, p. 221.

(7) Ibid., T. II, p. 52.

264 LA FORMATION DE l'iNPLUE^CK KA.NTIKNNE EN FHANCE

rieurs , san.^ rcpondant qu'on oubliât que c'est sur le senti- ment que reposent les principes des sciences morales, de même que c'est sur les faits donnés par les sens extérieurs que se fon- dent les sciences physiques (8). Pour avoir tenté de fonder la morale sur la raison pure, en faisant abstraction du sentiment 'et de toutes les affections du cœur, Kant, aux yeux de Porlalis, s'est perdu dans de vaines généralités, qu'il a désignées par des termes tels que « fin en soi », « servir de simple moyen », lesquels n'ont aucun sens précis. Lorsque Kant dit que l'homme est une fin en soi et ne doit jamais être employé com- me simple moyen, faut-il entendre que tous les hommes sont égaux entre eux et indépendants les uns des autres ? s'agit-il de cette égalité que contredit la nature et de cette indépen- dance absolue qui déruirait toute sociabilité ? « Une maxime n'est pas philosophique parce qu'elle est contentieuse et va- gue, mais parce qu'elle est lumineuse et féconde. Les propo- sitions de Kant ne déterminent rien. Il est facile d'en abuser, et l'usage qu'on en peut faire est nul » (9). Elles ne commen- cent à prendre un sens que lorsque, descendant des régions pu- rement intellectuelles 011 il s'était d'abord placé, Kant se ré- sout à faire appel à la volonté et déclare que nos actions doi- vent être telles que nouft puissions vouloir que la règle d'après laquelle nous les faisons devienne Tine loi universelle. « Quel est donc ce principe actif de la volonté, qui seul peut nous faire discerner une règle de conduite d'avec une autre, et nous faire préférer l'une à l'autre ? C'est ce principe néces- saire antérieur à toute combinaison, ou à toute spéculation sur les questions de choix ou de préférence, que j'appelle instinct mon//, sentiment, conscience » (lo).

La formule kantienne de la loi morale n'avait donc un sens, pour Portails, que si, par la possibilité de considérer une maxime de notre volonté comme une loi universelle, on n'cn-

(8) Ihid.. T. II, p. .'j2.55.

(9) Ihid., T. II, p. 55.

(10) Ibid., p. 55.

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tendait ni la simple possibilité logique, l'accord avec le prin- cipe de non-contradiclion; ni l'accord avec quelque autre principe absirait; mais la possibilité de se la «représenter com- me universelle sans ressentir imm.édiatement pour elle cette aversion d'une nature propre, irréductible à rien d'autre, ce sentiment de désapprobation qui est un des aspects du senti- ment moral.

Il y avait l'ébauche d'une interprétation de la formule kantienne, qui pouvait se préciser à l'aide de ce que Stapfer avait dit dans sa notice sur Reinhard. Stapfer disait, en effet, que la raison pratique de Kant était ce que d'autres philosophes ont nommé « sens moral, conscience ou raison par excel- lence »; et il énonçait de la façon suivante, comme ayant ainsi toute la clarté qu'il pût lui donner, le principe kantien de la législation morale : « Lorsque tu agis, ou lorsque tu t'abstiens d'une action, n'agis ou ne te détermine à l'inaction, que d'après une maxime que tu oserais avouer à la face de l'univers, et qui pourrait être concurremment suivie par tous les êtres intelligents, sans porter préjudice à leurs vrais inté- rêts, ou à leurs justes droàts, ou à la dignité de leur nature » (il). Cet énoncé n'est pas tout à fait aussi clair que Stapfer se le figurait. A quoi reconnaîtrons-nous qu'un droit est juste, qu'un intérêt est véritable, qu'un être possède quelque dignité ? S'il faut déjà savoir le reconnaître, savoir quelle chose ou quelle action est morale, pour faire l'application du principe qu'on nous présente comme le moyen de le savoir, ne faut-il pas dire encore que ce prétendu principe ne détermine rien, n'est d'aucun usage ? Evidemment Stapfer a admis que nous reconnaissons par le sentiment la valeur morale d'une action ou d'une maxime; car le fait que, d'après lui, la valeur mo- ■rale d'une maxime se reconnaît à ce que nous osons avouer cette maxime, le fait qu'il idenliiie la raison pratique avec le sens moral, et même le ton pathétique qu'il a donné à son

(M) Notice rnisonnce sur les écrits de Reinhard, par P.-A. Stapfer ; dans les Lettres de Reinhard, tradiiilcs par J. Mono(.l, Paris, 1810, el dans les MéUivges de Sfripfir, T. I, p. 24").

266 LA FOUMvnO.N DK l'iNFLUENCE K/VNTIENNE en FRANCE

énoncé du principe, indiquent assez qu'il prenait le sentiment pour juge de la valeur morale des maximes et des actions. Il eût aussi accordé à Portails que le sentiment ne prononce pas toujours avec une égale sûreté; qu'avec le sentiment pour seul guide nous risquerions tantôt de demeurer indécis, tantôt de nous égarer; qu'il nous faut une règle, et que le sentiment ne peut nous la fournir sans le concours de la raison. Mais de la part que prend la raison dans la détermination des devoirs Portalis ne donnait qu'une idée vague; la règle qu'il avait choisie, sans dire ce qu'il y trouvait de rationnel, était l'an- cienne maxime : « Ne faites point aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait, et faites pour eux ce que vous voudriez qui vous fût fait. » Stapfer, au contraire, paraissait trouver dans la formule kantienne la règle se révèle l'ac- cord de la raison et du sentiment ou conscience morale. Il semble bien qu'elle signifiait pour lui que si le sentiment peut hésiter et se tromper sur certains cas, il décide toujours, avec la certitude la plus ferme que nous puissions désirer, sur la valeur des maximes, lorsque celles-ci se présentent à notre conscience sous la forme universelle. Une action qui, considé- rée seule, paraîtrait au sentiment moralement indifférente, ces- sera de le paraître, si vraiment elle ne l'est pas, dès que sa maxime sera considérée comme une loi universelle. Or, le cri- ticisme a rappelé que seule la raison a le pouvoir de décider sur la vérité ou ) fausseté d'une proposition universelle. Il s'ensuit que ce sentiment, la conscience morale, ne peut être qu'une manifestation de la raison même; c'est la raison dans son usage pratique. Cette interprétation tendant à monti'er que les exigences de la conscience morale sont les exigences mêmes de la raison, est au^si au fond de celle que nous ren- contrerons chez Cousin.

Relativement à la théorie de la raison spéculative, la dif- férence que Portalis faisait entre cette partie de la philosophie kantienne et le? théories cartésiennes est assez comparable à

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celle que nous trouvons décrite plus amplement chez un des représentants du néo-criticisme français.

Pour le dogmatisme cartésien, disait Portalis, la raison est la lumière qui illumine tout homme venant au monde; la raison humaine, la raison en nous et ses idées qui avec elle sont innées en nous, valent absolument, universellement; par- ce qu'elles nous sont infuses de Dieu. Il pensait que Kant s'est opposé à cette doctrine en ce qu'il a soutenu que les concepts de l'entendement, les idées de la raison, y compris l'idée de Dieu, ainsi que la réalité de ce que ces concepts et ces idées représentent, sont des productions de notre esprit.

Dans le néo-criticisme français, on a distingué pareille- ment la doctrine de l'innéité et la doctrine kantienne de l'aprio- rité. Selon la première, a-t-on dit, les idées innées étaient « des notions distinctes et convergentes, ayant Dieu pour foyer »; prendre conscience d'elles, c'était « avoir vue sur le divin »; nous les devions « à une sorte d'inspiration surnaturelle » (12). Cette doctrine différait donc de l'empirisme, puisqu'elle affir- mait que l'esprit reçoit certaines idées d'ailleurs que de l'expé- rience. Mais parce que, même chez Leibniz (pour qui notre esprit, monade créée, tient de Dieu son existence), l'esprit, d'après ce dogmatisme, reçoil encore ses idées sans les pro- duire, le criticisme s'y oppose comme à l'empirisme. Le criti- cisme en diffère surtout en soutenant que l'esprit produit en outre la conformité des choses (qui doivent alors n'être que des phénomènes) à ces idées, réfractant ce qu'il reçoit, au lieu de le refléter passivement (i3).

Nous avons vu que M. de Biran estimait, au contraire, que Kant avait été plus que Leibniz éloigné d'avoir su faire

(12) L. Dauriac, article Crilicisiue, dans la Grande encuclopcdie.

(13) Il va sans dire que, selon l'interprétation néo-criticiste que nous citons, ces idées auxquelles l'esprit conforme les choses ne sont que ce que Kant appelle les intuitions pures de la sensibilité et les catégories de l'entendement, qui seules sont constitutives, mais non pas, comme dans l'interprétation de Porlalis, les idées de la raison, telles que l'idée de Dieu.

268 LA io;\?.îa;îo.\ uk L'I^^L\Jî•.NGE kantienne en fhancb

à l'activité de l'esprit sa juste part. D'après le kantisme, obser- vait-il, l'esprit se comporte pas.sivement par rapport à lui- même, à sa propre nature, et, par conséquent, à ses propres prodiiclioins; puisqu'il est contraint de produire selon sa pro- pre nature; puisqu'il agit selon des lois qui n'ont pas dans son activité même toute leur raison, selon des lois dont on ne peut rendre compte par cela seul qu'il est actif (i4)- La nature de l'esprit, telle que M. de Biran l'a conçue, n'est pas autre chose que l'activité qui, dans la volition, a conscience d'elle- même; et il pensait que tout ce qui est propre à l'esprit (les notions réfiexivcs) est celte activité même ou en dérive si en- tièrement qu'on peut l'expliquer intégralement par elle, le dé- duire du seul fait que l'esprit est actif. Nous avons déjà signalé que Stapfer lui avait objecté que si l'on conçoit l'activité de l'esprit sur le type de l'activité volontaire, on ne peut ren- dre compte d'un caractère essentiel des notions qu'on prétend en faire dériver, à savoir de leur universalité; tandis que cette universalité s'expJique aisément quand on conçoit la spon- tanéité de la pcRséc; comme l'a fait Kant. Stapfer développa cette objection dans la critique qu'il fit, pour la Revue ency- clopédique, d'un livre de Massias, Le problème de l'esprit hujiiain; Massias aymt adopté sur la causalité une théorie voi- sine de celle de M. de Biran (î5). Voici en abrégé comment il

(ii) Rappelons l,-' nlirasf^ fin In Criliriitr dont poiirnit s'autoriser cette intcrpéti-.lion. « De < propriété qu'y notre enJendenient de n'arriver à l'unité de l'aperception, a priori, qu'au moyen des catégories et seulement par des catégories exactement de cette espèce et de ce nombre, nous pou- vons aussi peu donner une nùsoii' que nous aie pouvons dire pourquoi nous avons précisément ces fondions du jugement et non pas d'autres, ou pour- quoi le temps et l'espace sont les seules formes de notre inluilion pos- sible. « Cril., Kehrb., p. G68 ; Trem., p. 144, 2^ édit.

('"I :^"ice!.-s Massias, après avoir été professeur de rbétorinue, puis soldat pendant les guerres de la Révolution, devint, en 1800, consul de France à Dnnt/ig. Comme Stapfer, il consacrait à la philosophie les loisirs que lui laissaient ks aflairiT, diplomatiques. II publia un cerlain nombre d'ouvrages, dont les principaux sont : Dji. ra;)port dr la Dnliirc à Vliomnir et de lhonur,c à h naliire (4 vol., Taris, 182!-2.j), et !x prob'cmr dr V esprit humain (Par's, 1825), i! exposait un spiritualisme dualiste, mêlé d'idées disparates qui ne purent sauver son nom de l'oubli. Ses contem- porains accordaient touiefsis (|uel(iue imporlanre à ses écrits ; il enl?'a dans

POUTALIS - MASSTAS - r.TAÎM'I'.a ViilîiJi'jr.îC rtiORA^D - scn(')^ 2O9

rappelait les avantages de la théorie crilicitilc, que les philo- sophes français lui paraissaient méconnaître.

Personne avant Kant n'avait réussi à établir la valeur universelle du concept de cause; personne après Kant n'a rien découvert qui permît de faire de ce concept une application aussi étendue que celle qu'il a justifiée. Kant a d'abord montré pourquoi nous pouvons être certains qu'il ne s'est jamais ren- contré et ne se rencontrera jamais parmi les phénomènes au- cune exception au principe de causalité. Par une théorie qui limite ainsi aux phénomènes l'extension de ce principe, il en a rendu la certitude inébranlable même aux attaques de Hume, et cela seul suffirait à l'élever au-dessus de tous les autres phi- losophes.

Reid avait justement observé que la croyance au prin- cipe de causalité est un besoin impérieux de l'esprit; Maine de Biran, cherchant dans l'effort volontaire l'origine de la notion de cause, a bien senti que, par quelque liaison profonde, no- tre notion de cause et la conscience que nous avo«s de nous- mêmes, sont étroitement unies; mais, ni Reid ni Maine de Biran n'ont montré de quel droit nous faisons d'une idée dont notre esprit ne peut se séparer, ou dont le type est un fait de notre conscience, un principe législateur de toutes choses. Ils n'ont pu cjue dissimuler la disproportion qu'il y a entre la

diverses polémiques avec Broussais, Damiron, Stapter et quelques autres. Sur la philosophie spéculative de Kant, on ne rencontre chez lui que des objections de ce genre : Si la nature n'élait qu'un ensemble de phénomènes, son existence cesserait avec la nôtre. {Rapport..., T. IV, p. 144 et suiv.). C'est à peu près ce que disait Azaïs dans le même temps. (Azaïs, Cours de philosophie générale, 1824, T. VI, p. 51-59). Ils oubliaient trop ou igno- raient que Kant avait fait reposer la persistance de la nature, quant à l'existence de celle-ci, sur la chose en soi, qui a toute la réalité que le réalisme réclame pour la nature môme, et, quant à la fixilé de ses lois, sur la conscience en général, qui participe à l'immutabilité de la raison et des vérités rationnelles. Massias rejetait ce que Kant lui paraissait avoir pensé sur la connaissance ; en revanche, il trouvait sa morale « belle et vraie ». Il la résuma d'après Villers et n'y fit que de légères réserves concernant quelques détails ; mais il n'en disait rien qui ne fût déjà connu en France. Sur Massias, on peut consulter un article de M. Ruyssen, dans la Grande encyclopédie, et l'article de la Biographie universelle,

270 LA FORMATION DK l'inFLUENCR KANTIENNE EN FRANCE

nécessité subjective d'une idée et la valeur objective univer- selle qu'ils lui allribuaient. La théorie par laquelle Maine de Biran a tenté d'expliquer l'extension des concepts originaires de notre esprit, se réduisant en définitive à une sorte d'an- thropomorphisme, ne fait, tout au plus, que confirmer la théorie kantienne, qui justifie l'application de ces concepts à toutes les choses assujetties à l'esprit humain, à tout le do- maine des perceptions et des actions humaines.

Mais tandis que l'anthropomorphisme de M. de Biran est une erreur, en tant qu'il allribue une portée illimitée au con- cept de cause, alors qu'il ne peut même pas en justifier l'ap- plication limitée au monde des phénomènes; l'anthropomor- phisme de Kant, si l'on peut nommer ainsi sa doctrine, est certainement plus proche de la vérité, puisqu'il établit cette portée limitée, sans cependant, au contraire de ce qu'on lui a reproché, amoindrir la souveraineté de la raison.

Dans un passage trop succinct pour qu'on le résume, qu'il nous faut reproduire en entier, Stapfer indique, par ses traits d'ensemble, comment est construit le rationalisme kantien, et il essaye de faire voir son unité réelle que cache la rupture apparente entre la raison spéculative et Ja raison pratique. « La raison de Kant, dit-il, est une et souveraine dans les deux terrains de l'action et de la connaissance. Comme source de toute vérité d'expérience, elle s'appuie sur l'intuition a priori du temps pour former l'ensemble de notre savoir; com- me législatrice morale, elle s'appuie sur le fait de la liberté, pour régir cet autre empire. Sans l'intuition pure ou la notion du temps, les lois de la raison ne pourraient s'étendre sur les objets de nos perceptions; sans la notion de liberté, la raison verrait se paralyser son autorité morale. La réalité objective de l'un et de l'autre de ces deux mondes repose donc, à la vérité, sur une double synthèse a priori, ici de la raison et des formes de la sensibilité, de la raison et de la liberté; mais il en résulte pour les lois de la raison une autorité non moins réelle qu'absolue dans les deux ordres de choses, dans

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la nature et dans le monde moral. La loi du devoir obtenant ainsi une suzeraineté qui domine Jes deux mondes, subo-- donnés l'un à l'autre comme but et moyen, rend aux princi- pes universels et nécessaires qui paraissaient restreints à ne valoir que pour Jes objets soumis aux conditions de l'espace et du temps, et que nous n'avions pour ainsi dire acceptés que sous bénéfice d'inventaire, une portée sans limite et le droit d'exercer leur juridiction sur l'universalité des êtres et sur leurs rapports de causalité tant efficiente que finale » (16).

Ces explications ne changèrent rien à l'opinion de Massias, Il le déclara publiquement dans sa Lettre (17), l'on voit seulement qu'il ne les avait guère comprises. Et Stapfer se demanda une fois de plus pourquoi il est si difficile de com- muniquer les idées principales du criticisme à certains esprits qui semblent pourtant aptes à les recevoir, « comment il se fait que des hommes doués de sagacité et exercés à la consi- dération de questions abstruses, ont tant de peine à saisir ce qu'il y a de caractéristique dans la doctrine de Kant ». Il en arriva à croire que « c'est parce qu'ils y cherchent des idées et des combinaisons plus profondes que celles que cette philo- sophie contient réellement », et que, « en se plaçant dans le bon point de vue, ils pourraient bien dire : n'est-ce que cela (18). Il s'appliqua donc de nouveau à chercher de quelle façon pouvait s'exprimer dans toute sa simplicité ce qu'il croyait être l'idée principale du criticisme, et il trouva que, en défi- nitive, pour entrer dans la philosophie de Kant, il n'y a pas de meilleur moyen que de bien se représenter la comparaison de la chambre obscure, proposée par Villers. Mais la signifi- cation qu'il lui donnait est une idée si faible, ainsi qu'on va le voir, qu'il n'y a vraiment pas lieu de s'étonner si des esprits

(IG) P.-A. Stapfer, Revue encyclopédique, T. XAXIil, 1827, p. 423-424.

(17) Lettre à M. Slapier sur le système de Kant et sur le problème de Vesprit humain, par le baron Massias, 1S27,

(18) Mélanges, T. I, p. 186.

272 LA FOUMATIOIN DE LIM'-LUKNCi: KANTIKNNE EN l-RANCE

rcfiéchis se sont refusés à admet Ire que le crilicismc « n'est que cela ».

Gomme Stapfer le demande, imaginons une chambre obscure munie d'un verre rouge à son ouverture, et qui soit un être doué d'intelligence. Supposons qu'il y ait, pour cette chambre obscure, une science de la couleur rouge, qui se fonde sur la perception seule du rouge, comme nous avons dans la géométrie une science de l'espace fondée sur l'intui- tion pure de l'espace, et supposons, en outre, que la chambre obscure soit parvenue à découvrir qu'elle est elle-même l'ori- gine de la couleur rouge qu'elle voit partout; alors il est évi- dent, du moins dans l'opinion de Stafper, que, pour la cham- bre obscure, la science de la couleur rouge « sera une science a priori, c'est-à-dire puisée à une autre source que celle de l'expérience, et immuable, nécessaire, d'application rigoureu- sement universelle, comme le sont les mathématiques pures, par la raison qu'elles sont, d'après les principes de Kant, filles de deux intuitions a pj'iori, ou de deux formes de notre sensi- bilité, c'est-à-dire de l'espace et du temps, et par même légis- latrices sur le domaine de la nature » (19).

Il s'en faut que l'explication de Stapfer soit satisfaisante. Si la chambre obscure avait une connaissance nécessaire des rapports des éléments du rouge, de môme que nous avons une connaissance nécessaire des déterminations de l'espace, ce serait que la connaissance du rouge et de ces rapports se- rait pareillement, chez elle, la vision d'une nécessité. Mais cette vision d'une nécessité, cette connaissance nécessaire intuitive, ne s'expliquerait nullement par la supposition que la chose vue, la couleur rouge, a son origine dans le sujet même qui la voit, dans la chambre obscure, ni par la supposition que le sujet sait que cette origine est en lui. En effet, s'il ne le savait pas, la couleur rouge, bien que venant de lui-même, conformément à la première supposition, pourrait se présen- ter à lui comme les autres qualités des corps, et, dans ce cas, il

(10) IbicL, T. I, p. 187,

PORTALIS - MASSIAS - SÏAPFER - FRÉDÉRIC RERARD - SCIIÔN 9.'j3

en prendrait une connaissance du mCmc genre que celle de ces autres qualités, une connaissance empirique, contingente. Si, initié à la philosophie transcendentale telle que la comprend Slapfcr, il savait qu'il doit nécessairement, en vertu de la nature de sa propre faculté de i^ercevoir, voir rouges tous les objets, il saurait que nécessairement il les voit tous rouges; mais il ne les verrait pas pour cela comme nécessairement rouges, il ne verrait pas qu'ils sont nécessairement rouges ; donc il aurait bien une connaissance nécessaire, mais discur- sive, philosophique, conclue d'une certaine conception ou théo- rie de ses facultés, et non pas une connaissance intuitive, ma- thématique.

Stapfer ajoutait que cette même comparaison de la chambre obscure sert aussi à expliquer l'universalité et la nécessité du pi'incipe de causalité. Il avait clairement montré l'insuffisance des théoiùes de Reid, de Maine de Biran, de Massias et des empiristes. S'est-il aperçu, finalement, que la théorie qu'il prêtait à Kant ne valait pas beaucoup mieux ? C'est bien ce qu'il laisse croire, en disant : a II n'est pas besoin de répéter ici que j'explique, que je ne défends point la doctrine que M. le baron Massias ne me semble pas avoir présentée sous son vé- ritable aspect » (20). Vraisemblablement, Stajifer tenait moins à la théorie de la causalité naturelle, exposée dans l'Analytique, qui assure au concept de cause une valeur objective au prix d'une limitation de sa portée, qu'à la théorie de la causalité libre, qui appartient surtout à la philosophie pratique, par la- quelle ce concept et la raison elle-même reprennent en quel- que sorte leur valeur absolue. C'est peut-être pourquoi il ne se trouve en aucun de ses écrits sur le criticisme la rigueur qu'on a droit d'attendre d'une théorie spéculative qui se présente comme rendant seule compte de la certitude apodictique de nos connaissances (21).

(20) Ibid., T. I, p. 190.

(21) Il est à remarquer que le kantisme de Stapfer ne fut pas sans influer sur la formation de l'esprit de Guizot. Accueilli chez Stapfer comme

18

274 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Au nombre des écrivains qui eurent quelques rapports avec M. de Biran et qui ont donne dans leurs ouvrages une

nrécenteur do ses fiifants, dans les nion.onls les plus difficiles de sa jeu- nesse Guizol apprit de son prolccteur à connaître les œuvres ues ecn-

fornicr de ce qui .,- . . . ,

de cette revue. (Isler, Ihulo an VUU'r., P- m, Gm/«t résuma dans ces Annales, en 181-2 (T. IV, p. 05-79), la l'cdagoyie de Kant. I.<'s ulecs de Kant sur l'éducation lui paraissaient, disait-il, « moins neuves aujourd luu qu'elles ne l'étaient à l'époque les annonra l'auteur », mais il en notait le « caractère de sagesse, de justesse, de fermeté et d'ensemble qui les rend encore fort remarquables «. ..,.,,,

De la doctrine do Kant, en ce qu'elle traite de l'ongiiie des icees, ae la nature de nos facultés, des linutes de la connaissance liimiainc, des bases de la morale et de la religion, Guizot disait qu'il ne la croyait pas à l'abri de toute objection, mais qu'elle lui semblait « plus logique et plus satisfaisante que toutes les solutions qu'en avaient données Platon, Aris- tole. Descartes, Leibniz, Locke et tant d'autrcii » (p. 68). 11 exprima son opinion sur ces problèmes, dans un « tableau de l'état actuel de la philo- sophie » qu'il traça à propos d'un manuel de philosophie nouvellement pu- blié. (Annales de Véduc, 1815, T. Yl). La voici en quelques mots. On peut bien accorder aux condillaciens qu'ils réussissent à montrer comment les sensations font naître graduellement en nous les idées, comment, par l'exercice de nos facultés mises en jeu par la sensation, nous sommes arrivés à la connaissance de certains principes ; on ne devra pas pour cela leur accorder aussi que nos iiiéos et nos connaissances ont été toutes produites par la sensation. Assurément, il n'y a pas de connaissances innées ; seules sont innées les facultés et les lois selon lesquelles elles s'exercent, leurs manièn^s d'agir. Il serait aussi absurde de soutenir que la sensation nous donne nos facuîlés, que de dire qu'elle nous donne la faculté de sentir. Ces facultés existant en nous, ne peuvent agir, connue tout ce qui existe, que selon certaines lois. C'est ainsi que, bien avant qu'il ait acquis la notion de caiis/, l'homme n'éprouve aucune modification de son moi sans la rapporter à quelque chose d'autre que lui-nu'me. La connaissance d'un principe est souvent postérieure à des opérations de l'esprit conformes à ce principe. C'est par que s'explique que certaines notions qui, comme lîume l'a démontré pour la notion de cause, ne peu- vent dériver de l'expérience, sont tirées, de nous-mêmes sans cependant avoir été des notions innées. « Au lieu donc de dire que toutes les idées viennent des sens, et que -la sensation produit tout ce qui est dans l'esprit de l'homme, il faut dire, ce me semble, qu'il existe dans l'homme cer- taines facultés actives, soumises à certaines lois ; facultés qui demeureraient plongées dans le sommeil si les objets extérieurs ne leur fournissaient, par l'intermédiaire de la sensibilité, des matériaux sur lesquels elles s'exer- cent, et qu'elles assujettissent, clans la connaissance qu'elles en acquièrent et dans les combinaisons qu'elles en forment, ù ces lois qui les régissent elles-mêmes. » (p. 1Ô-14). Pour établir une théorie de la connaissance, c'est une tâche des plus importantes que d'étudier et de bien distinguer ce

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appréciation de la philosophie kantienne, outre Ampère, Stap- fer, Massias, il faut encore compter Frédéric Bérard, profes- seur de médecine à Montpellier et l'un des principaux repré- sentants du vitalisme qu'on y enseignait. Il donna son opinion sur Kant dans les Doctrines médicales de Montpellier (Montpel- lier 181 9), et dans la Doctrine des rapports du physique et du moral, pour servir de fondement à la physiologie dite intellec- tuelle et à la métaphysique (Paris, 1823). C'est contre cet ou- vrage-ci que M. de Biran écrivit ses Considérations sur les prin- cipes d'une division des faits psychologiques et physiologiques (éd. Cousin, T. II).

F. Bérard plaçait le système de Kant « bien au-dessus des doctrines empiriques du sensualisme, si minces, si incomplè- tes, qui annoncent si peu de force logique, et qui sont à la vraie métaphysique, et même à la métaphysique spéculative, ce que sont les doctrines mécaniques et organiques à la vraie physiologie, ou même à la physiologie spéculative de Van Hel- mont, Stahl, Bordeu, Barthez, etc. » (22). Il est regrettable qu'il n'ait que très rapidement signalé l'affinité qu'il avait

([u'apportent à l'esprit ses objets et ce qu'il y met du sien. Les philosophes ijiii s'y sont appliqués, n'ont pas rempli cette tâche d'une façon tout à fait satisfaisante : ils n'ont pas encore assez bien déterminé à quels caractères peuvent se reconnaître les propres lois de nos facultés. 1! semble que ce discernement de ce qui vient de nous-mêmes et de ce qui nous est i:n.posé dans nos sensations, soit entendu par Guizot plutôt à la manière de M. (!•? Biran que dans le sens de Kjint, lorsqu'il dit : « Une analyse approfoKJio i..Ox.ii^ra que celte notion de cause, et la loi qui la produit, se ratlaciient immédiatement au sentiment de l'existence et à la faculté duat l'homme est doué d'agir lui-même comme cause » (p. 11).

Enfin, pour Guizot, les philosophes devront encore distinguer, avec plus d'exactitude et de solidité qu'ils ne l'ont fait, « le point jusqu'où peut s étendre la connaissance de l'homme, du point peut aller sa croyance ». Ils devront tout d'abord « traiter l'importante question de savoir si Ihomme doit croire quelque chose au delà de ce qu'il peut connaître ». La croyance, selon Guizot, procède chez l'homme de son désir de la perfection, de ce que seuls la science, la vertu, le bonheur infinis pourraient suffire à con- lenter son âme, et de ce que seule l'idée de Dieu et de l'immortalité lui donne l'espérance d"y atteindre.

B'"en que les noms de Yillers et de Stapfer, ni celui de Kant, ne figurent lans ce « tableau », nous pensons que le souvenir de ce que Guizot avait appvis par eux de la philosopliie kantienne y perce constamment.

(22) Doctrine des rapports..., p. 265.

'i7r> t\ ronM\Tio\ de l'infujencë kantienne en fràncè

devince cuire le ralio.'ialisnie kanlirn cl les Ihcories animistes et vitalisles. Mais cet aperçu peut se compléter au moyen d'un rapproclicnicnl analo/^iic (jui a rU' fait de nos jours, d'une manière plus précise, par M. Radulescu-Motru (aS), montrant que rinfluence de Slalil sur Kant, bien apparente dans les Hèves d'un visionnaire, a contribuer beaucoup à la forma- tion de la théorie criticisle de l'unité de la pensée. Selon Slahl, les théories organicisles ou mécanistes échouent en présence de Vanité de l'être vivant. Celle-ci exige une âme qui façonne le corps de cet être, en dispose harmoniquement les organes, le>(|ucls, loin de constituer tout l'être vivant, ne sont pas vi- vants j)ar eux-mêmes, mais sont vivifiés par l'âme et ne sont que les résultats cl ics moyens de l'action organisante de l'âme. Considérant celle théorie de Stahl, qui déclare la théo- rie mécanique impuissante à rendre compte de l'unité néces- saire aux êtres vivante, Kant auTaît été conduit à penser ([lic la théorie atomisîique de la conscience ne s'accorde pas mieux avec l'unité de la conscience. Ainsi l'animisme aurait aidé Kant r> dépasser remjMrisme de Hume (2^).

F. Bérard rappelait que les condillacistes, d'accord avec les organicisles, n'admettent que les piténomèncs cl les actes; cl que pour eux, les notions de propriétés, de puissance ou de force vitales, ne sont que des vues tle notre esprit. Il en con- cluait que les doctrines de Pincl, de Broussais cl d'autres, ne sont que de l'idéalisme et du phénoménisme appliqués à l;i médecine. En même temps il atlir;ul l'attention de ses lecteurs sur les débats entre réalis'cs et idéaliste^, auxquels les physio- logistes, à son avis, ne de-»aienl pas dem.curer indifférents, et particulièrement sur la philosophie de Kai-I. Il pensait que si Kant n'a pu surmonter toutes les difficultés soulevées par le phénoménisme de Hume, c'est précisément parce qu'il était idéaliste. Kant, remarquait-il, admet bien que des matériaux

("i3) Zur Enlirickvliivg von Kunl's Théorie cicr ^'ullu•ca'!saiitœt, IMiiio- sophisclic Studien, 1894.

(.24) Ibid., p. 558-541. j

PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FRÉDÉRIC GÉRARD - SCUÔN 277

sont donnés du dehors à la sensibilité, mais il s'est mis dans l'impossibilité de le prouver, dès qu'il a affirmé l'idéalité de l'espace.

L'erreur principale de Kant a été, selon lui, de réaliser les opérations logiques de l'entendement, de leur donner la fixité propre aux choses matérielles, en les figeant en des formes immuables, éternelles, qu'il a prises pour les choses mêmes; de traiter ces formes comme des agents, alors qu'elles ne sont que des résultats de l'action de l'esprit. Au lieu de montrer comment nous acquérons les notions, de nous en faire suivre le développement, il s'est borné à les constater. Tout ce qu'il enseigne, par exemple, sur l'origine du concept de cause a se réduit à dire que nous avons l'idée de cause, parce que nous l'avons » (aô). Les dogmatistes affirmaient que les notions fondamentales de notre savoir nous étaient venues par nos re- lations avec Dieu; les kantistes en font des formes de notre esprit, sans en rechercher davantage l'origine. « Le? pre- miers auraient au moins attendre une révélation qui leur manifestât ce que Dieu a réellement fait; et les seconds, en admettant ces idées par le seul besoin qu'ils en ont pour expliquer les choses à leur manière, ne leur donnent au fond d'autre garantie que leur bon plaisir » (26). Néanmoins Bé- rard accorde à ce qu'il y a d'arbitraire, d'étrange, de paradoxal dans les hypothèses kantiennes, le très grand mérite de nous apprendre à mesurer les difficultés et la profondeur des pro- blèmes qu'elles prétendent résoudre.

La pensée que l'organicisme est une conception idéaliste de la vie et que l'on ne peut, si l'on n'est pas réaliste, adhérer aux doctrines, telles que le vitalisme et l'animisme, qui admet- tent l'existence d'un principe agissant conformément à la fina- lité distinctivc des êtres organisés, est une pensée qui a sans doute été suggérée à Bérard par le fait que Kant appelle « idéa-

(2.î) Doctrine des rapports..., p. 315. Ancillon avait adressé à Kant le même reproche, clans son Mémoire sur les fondements de la métaphy- sique, Académie de Berlin, 1799, p. 110.

(26) Doctrine de* rapports, p. 267.

278 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Usma de la finalité » tout système toi que ceux d'Épicure, de Démocritc ou de Spinoza, et (c réalisme de la finalité » tout systcme qui fonde la finalité qui se trouve dans la nature sur « une puissance naturelle analogue à une faculté agissant d'après un but », ou qui dérive cette finalité « de la cause première, comme d'un être intelligent (originairement vivant) agissant avec intention » (27). F. Bérard avait lu, avec la plu- part des écrits français sur Kant, la traduction de VHistoire de Buhle, par laquelle il a pu connaître ce passage de la Cri- figue de jujement (28).

La Critique du jugen^ent et les Principes métaphysiques de la science de la nature, se trouvaient exposés aux Français, pour la première foi? avec assez de détails, dans cette Histoire- Mais cet ou -.-rage, dont nous avons analysé quelques pages rela- tives à la théorie kantienne du souverain bien, ne donnait pas, à vrai dire, une explication de la philosophie critique; l'auteur s'était contenté de résumer les œuvres de Kant, on plutôt d'en assembler les fragments qui lui paraissaient les plus caractéristiques. Le livre de L. F. Schôn, Philosophie transcendentale ou système d'Emmanuel Kant (Paris, i83i), était fait par le même procédé, sauf dans la partie sur la Critique de la raison pure, cette Critique semble prendre un aspect qui n'était pas encore apparu dans les précédents écrits français. Schôn, dans l'annonce qu'il fit paraître pour son li- vre dans L'Avenir (26 avril, i83i), jugeait en ces termes les auteurs de ces écrits sur la philosophie de Kant : (( Ils en ont seulement détaché quelques lambeaux, qui, loin de jeter le jour sur l'ensemble de cette doctrine, les. découvertes lumi- neuses et les applications usuelles dont elle est remplie, en ont donné une idée entièrement fausse, en lui prêtant les cou-

(27) Critique du iugnncnt, trad. Danii, T. II, p. fil, 62.

(28) Histoire de la philosophie moderne, par J.-G. Bulilo, professeur de philosophie à Gœttingue, traduite de l'allemand par A. J. L. Jourdan, T. VI, Paris, mars 1316, p. 504-565. Victor Cousin a donne de ccîlc 'traduction un long compte rendu dans les Archives ■philosophiques, 1817. Jourdan avait aussi traduit plusieurs traités allemands de médecine.

PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCIIO.N 27O

leurs du paradoxe, toutes les fois qu'ils ne l'ont pas voilée d'une rebutante obscurité. En un mot la doctrine de Kant n'est ni connue ni appréciée. Les uns en ont exposé avec assez d'impartialité quelques idées, faciles à saisir, il est vrai, mais tout à fait secondaires, et n'ont pas touché aux propositions fondamentales. D'autres, plus hardis, ont entrepris d'attaquer diverses parties du système, et ils n'ont pas eu de peine à renverser des erreurs qui n'étaient que leur propre ou\Tage; car, après avoir passé par leurs interprétations, les plus belles découvertes de Kant étaient devenues méconnaissables, incom- préhensibles. Telles sont les catégories, les connaissances a priori et o posteriori, nécessaires et contingentes, objectives et subjectives, les jugements synthétiques et analytiques, tou- tes choses qui ont été mal comprises et étrangement défigurées, comme nous e?pérons bien le montrer... » (29). Le livre était en réalité un peu trop dépourvu de ce que l'annonce promet- tait; la clarté y manquait plus que dans les ouvrages qu'il de- vait remplacer, et au point que, à cette époque, les lecteurs français qui les avaient étudiés pouvaient seuls, croyons-nous, suivre Schôn sans trop de peine. Ils retrouvaient chez lui beaucoup de ce qu'ils connaissaient déjà; par exemple, le pro- blème de Ja connaissance a priori, ainsi que la théorie trans- cendentale de l'espace, que nous devons rappeler pour bien rendre ce qui leur était expliqué ensuite.

(20) \ous ne saurions dire qui était ce L..F. Schôn. Cette annonce 1 1 quelques mots (Je Barchou de Penhoën permettent de conjecturer que r était un Allemand qui séjourna assez longtemps à Paris. On trouve dans Y Encyclopédie moderne un article kanlismc signé F.-L. Schœn ; et, en 184.0, liarut un ouvrage intitulé L'homme et son pcrfeclionnemcnt, portant le même nom, mais rien n'indique qu'ils soient du même auteur que la Pltilosophic transccndcnlale. Henri Heine écrivait, en décembre 1834, dans la Rcrue des Deux-ilondes : « Jai entendu dire que M. le docteur Schœn, savant allemand étabH à Paris, s'occupe d'une édition française de Kant. J'ai uno opinion trop favorable de la perspicacité piiilosophique du docteur Scî-'x-n, pour juger nécessaire de lui adresser le même avertissement [de retrancher ce qui n'est destiné qu'à réfuter Wolfj, et j'attends au contraire de lui un livre aussi utile qu'important. » (p. 639). Ce Schœn est peut-être relui qui collabora à Y Encyclopédie moderne ; s'il avait été aussi l'auteur de la Philosophiç transçendentale. il semble que Heine en aurait parlé.

28o LA FORMATIOiS DE l'iM'LUEiNCIÎ KAM'IENNE EN FRANCE

Il y a, dit Schon en substance, des connaissances qui s'ac- quièrent au cours de l'expérience, qui se développent par elle, comme les connaissances dites empiriques, mais qui, à la dif- férence de celles-ci, ne sont pas engendrées par elle. Ce sont les connaissances universelles et nécessaires, que, en tant que telles, l'expérience ne peut fonder; Kant les appelle connais- sances rationnelles ou connaissances a priori. Les jugements analytiques, fondés sur le principe d'identilé, sont des juge- ments a priori dont la possibilité, évidente d'elle-même, ne présente aucun problème. Certains autres jugements, qui ne se fondent pas sur ce principe, qui sont des jugements synthé- tiques, sont néanmoins universels et nécessaires, et, par con- séquent, non fondés sur l'expérience, rationnels. Comment donc peut-on fonder leur vérité, la conformité des choses et de ces jugements ? C'est le problème que résout l'idéalisme transcendental, en établissant que cette conformité est impo- sée aux choses par nous-mêmes. Les jugements de la géomé- trie, entre autres, sont des jugements synthétiques; ils repo- sent sur une intuition, et comme ils sont aussi des jugements 0 priori, cette intuition, l'intuition de l'espace, est une intui- tion a priori. C'est de que Kant conclut, dit Schôn, « que nous avons une aptitude intuitive, condition subjective quant à sa forme, générale et a priori, qui seule rend possible l'in- tuition de l'objet extérieur» (3o).Ne pouvant avoir d'intuitions des objets que selon notre aptitude intuitive, à laquelle elles sont toutes nécessairement soumises, toufts les propriétés de l'espace conviennent à ces objets, et les jugements portés sur l'espace « doivent être nécessairement applicables aux objets eux-mêmes. C'est par cette seule théorie que l'on peut expli- quer l'évidence, l'universalité, la nécessité des propositions mathématiques, ainsi que leur application aux objets » (3t).

Cette théorie, nous l'avons vu, n'était pas inconnue aux philosophes français; c'est seulement dans les passages que nous

(50) Scliôn, Philos, transe, p. 80. (31) Ibid., p. 78.

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allons maintenant résumer que, chez Schôn, quelque nou- veauté apparaissait.

Le moi est un sujet pensant actif par lui-même. La cons- cience du moi est inséparable de son activité primitive, spon- tanée, indépendante de toute donnée extérieure. La conscience de nous-mêmes et notre activité spontanée sont à la base non seulement de notre raison, mais encore de notre volonté. La spontanéité, ou faculté d'agir d'une manière que ne détermi- nent pas les sollicitations extérieures, est une causalité libre

(32).

La conscience du moi exige quelque chose qui diffère du moi, elle pose le non-moi; sans son action de poser le non- moi, la conscience du moi ne serait pas possible. Le non-moi n'est par cet acte qu'un objet x,indélerminé- En tant qu'il

(52) P. 4Ô. Ratlncliant ainsi la spontanéité à la liberté. Schôn favori- sait une confusion que St.Tpfer avait relevée chez Massias. « Le terme spon- tiinéité, dit Stapfer, employé comme corrélatif de rcrcptivitc dans la clas- sification des facultés humaines, ne désigne pas liberté d'agir, m.ais réaction opérée par le moi sur le non-moi ; c'est simplement l'opposé de la passivité... Au surplus, il faut bien se garder de confondre cette spontanéité, qui n'est que de la part active prise par le moi dans la formation de nos con- naissances, il faut, dis-je, se garder de la confondre soit avec la raison, envisagée comme source de l'idée de l'infini et (îes lois momies, soit avec la liberté, qui est un fait de conscience absolument distinct, appartenant à un tout autre ordre de choses, et qui, bien loin de no servir qu'à éla- borer les impressions qui nous sont données par nos sens et que l'enten- dement groupe, lie et règle, nous affranchit au contraire du nîonde sensible, quand nous le voulons. « (Stapfer, Mt-langes, T. I, p. 186). On peut con- cilier cela avec ce que dit Schôn, si l'on suppose comme les explica- tions qui vont suivre y invitent que ce dernier a voulu faire entendre que c'est le mcsne être, le moi tel qu'il est en lui-même, qui est libre, en tant que doué de volonté, et qui, en tant que doué d'une spontanéité intel- lectuelle, réagit sur les éléments du non-moi qui sont les éléments donnés s s- réceptivité, en agissant sur sa réceptivité même, c'est-à-dire en affec- tant le sens intime. Mais chez Stapfer comme chez Schôn et chez beaucoup d'autres, se rencontre la m.ême ambigu'ité relativement à la nature des élé- ments. Le plus souvent, par ces éléments, Stapfer semble entendre des impressions effectivement senties, de telle sorte que nous pourrions ob- server l'action que nous leur faisons subir. D'autres fois, et surtout chez Schon, ces éléments recevant l'action du moi tel qu'il est en soi, du moi qui n'apparaît pas et demeure inconnaissable semblent être consi- dérés comme des éléments n'apparaissant pas non plus, et dont n'apparaît que ce qu'en fait l'action sur eux de la spontanéité qui s'exerce au sein de notre être en soi.

282 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

existe dans le temps, forme de la sensibilité, le moi est sen- sible; c'est un moi empirique, c'est-à-dire déterminé par des perceptions, qui sont elles-mêmes suscitées par l'action des choses extérieures, par le non-moi que la conscience pure du moi suppose, et que la conscience empirique perçoit comme une pluralité d'objets existant dans l'espace. C'est par ces objets que noire conscience se développe : (( le degré du dé- veloppement de la conscience est en raison de la connaissance acquise des objets extérieurs » (33). Mais en lui-même le moi se distingue de ces objets soumis aux lois de la nature; il s'en affranchit et s^e place dans un monde intelligible, il est une causalité libre et se prescrit à lui-même les lois de ses actions volontaires.

Les perceptions ne sont pas des représentations d'objets par cela seul qu'elles déterminent la conscience empirique. Elles ne sont, en tant que telles, que des impressions successives et éparses. L'imagination, les liant en un ensemble, en fait une image; ce qu'elle accomplit par l'exercice de sa fonction productrice et reproductrice (34). Notre conscience, qui est nécessairement conscience du moi s'opposant un non-moi, s'empare de cette image tout en la rapportant, d'une part, au moi comme une de ses déterminations empiriques, et, d'au- tre part, au non-moi, objet alors déterminé, représenté par cette image. C'est ainsi que la représentation de l'objet se dis- tingue de l'objet auquel elle se rapporte.

Nos représentation? ne se rapportent pas toutes de la même manière à des objets ; elles n'ont pas toutes indifféremment la même valeur objective. Toutes sont successives ; mais les unes se succèdent dans un ordre que nous pouvons changer à notre gré, telles sont les perceptions des diverses parties d'une statue, et les autres nous arrivent dans un ordre qui

(53) Schon, /'/;i7. transe, p. 44.

(ôi) ?chon ne dit rien qui ne soit exlrêniomcnt vague sur la distinc- tion de rimnginntion productrice et de rim.igination reproductrice. Voy. p/iii. transe, p. 51, Mb.

PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCHÔiN 283

n'est pas arbitraire, telles sont les perceptions des positions d'une bille qui roule. L'ordre de ces perceptions-ci s'explique si nous supposons qu'elles correspondent à un changement réel ; puisque « nous ne pouvons avoir aucune perception de ce qui n'existe point encore ». Mais pour savoir si une suc- cession est réelle ou n'a lieu que dans nos perceptions, nous n'avons pas d'autre moyen que d'admettre que, dans la réalité des phénomènes, ceux qui précèdent déterminent nécessaire- ment ceux qui suivent ; que tous les phénomènes réels se suc- cèdent selon des lois invariables, selon le principe de causalité, principe a priori de l'entendement. (35).

L'unité de l'aperception parmi la diversité des intuitions n'est donc rendue possible que par leur synthèse selon les principes de l'entendement ; autrement dit, leur rapport à un moi un et identique a pour condition leur rapport à un non-moi systématique, à un système de la nature.

Par l'aperception pure nous n'apercevons que l'existence du moi, nous n'apercevons aucune de ses déterminations ; car elle n'est pas une intuition. Par le sens interne, soumis à la forme du temps, nous ne nous connaissons que de la ma- nière dont nous sommes intérieurement affectés, de même que nous ne connaissons les objets par le sens externe que de la manière dont nous sommes extérieurement affectés. Nous n'avons donc aucune connaissance du moi en soi, de ce que nous sommes en nous-mêmes. (3G).

Notre entendement, comme pouvoir de synthèse, affecte le sens interne. La synthèse que nous croyons trouver dans le sens interne y est mise en réalité par nous-mêmes, en tant que nous nous affectons nous-mêmes (Sy). Nous avons vu que Kant appelle aussi cet acte de notre entendement, par lequel il suppose que nous nous affectons nous-mêmes, acte transcendental de l'imagination. Schon en parle tantôt comme

(oo) Ihid., p. 55-54, 146.149. (ÔO) Ibid., p. 119 et suiv. (37) Jbid., p, 120.

28/| LA rORMATIOM HE t/iNFI,TJENCK KANTIKNINE EN FRANCE

d'un acte quo nous pouvons percevoir par l'observation inté- rieure ; tantôt comme d'un acte du moi actif que nous ne pouvons connaître aucunement, l'aiierception pure ne nous révélant (jue l'existence de ce moi, et le sens interne n'attei- gnant que le moi passif. Cette équivoque vient de ce que Schôn s'est borné à reproduire le passage de la Critique cor- respondant, au lien de l'expliquer. Il est, en effet, très diffi- cile de savoir exactement ce que Kant entendait par cet acte de nous-mêmes qui nous affecte et de préciser quelle sorte d'affection en est le résultat (38).

(58) Par ccl acte d'affecter noiis-mômes noire sens interne Schôn en- tendait-il l'acte dont le résultat est l'ordre de nois sensations grâce auquel nous retrouvons un certain phénomène, toujours le même, aussitôt après que nous en avons perçu un certain autre, et sans lequel ordre il ne nous serait pas possible de connaître la réalité empirique des choses ? On ne peut décider cette question. Il est évident que nous n'avons nulle- ment conscience d'e.\ercer un tel acte, puisque nos sensations, ou leurs manières d'être qui seraient censées résulter de cet acte, s'imposent à notre conscience, se présentent à elle comme ne résultant de rien dont nous ayons conscience comme nous appartenant. Si cet acte est exercé par nous- mêmes, il ne l'est donc pas par notre sujet tel qu'il nous apparaît, qui, au contraire, le subit; mais bien ])ar ce que nous sommes en nous-mêmes, qui, en tant que tel, nous est inconnaissable, puisque l'aperception pure ne peut nous en révéler rien de plus que l'existence. Par conséquent, il n'y a pas plus de raison de supposer que c'est cet être inconnaissable qui nous affecte de manière que nous éprouvions dans un certain ordre nos sensations, que de supposer que^ c'est la chose en soi, également inconnaissable, qui nous affecte ainsi, ou de supposer que cet être et cette chose en soi ne sont qu'une seule et même chose.

Tenneniann soutenait (Mamicl d'Iiistoirc de la philosophie, T. II, p. 242) que la philosophie de Kant s'en tient exclusivement aux données de In conscience. Pour lui, l'action transcendenlale de l'imagniation était du même genre que celle par laquelle nous construisons dans l'espace pur des figures géométriques, ou, dans le temps pur, des schcmes. C'est pour- quoi il reprochait à Fichte d'avoir altéré la théorie kantienne de l'imagi- nation. « Fichte confond, disait-il, le procédé de l'imagination transcen- denlale dans la construction des figures géométriques avec la production des objets déterminés ou du monde, sans expliquer comment la construction de la forme dans l'espace peut suffire pour donner toute la multiplicité des objets et de leurs organisations diverses. » (T. II, p. 285). La traduction française du Manuel de Tennemann avait élé éditée en 1829 par Cousin, qui l'avait faite avec l'aide de Viguier. (Cousin, Fragments et souvenirs, édil., 1857, p. 88-89). Cousin admettait avec Tennemann qu'il est con- traire à l'esprit du criticisme de s'aventurer dans ce qui dépasse les don- nées de la conscience ; c'est de que procédèrent les interprétations psychologiques qui eurent cours dans l'école éclectique.

PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCIION 205

Le reste du livre de Schôn n'apportait rien d'utile ; les parties de la doctrine kantienne alors peu connues en France, telles que la Critique du jugemenl, y faisaient l'objet d'un résumé qui ne se distinguait de celui de Buhle qu'en ce qu'il était plus écourté et plus obscur. Aussi 'l'ouvrage de Schon a-t-il été moins remarqué dos j^bilosophes français que celui de Buhle.

Mettant à part les œuvres des éclectiques, nous ne rencon- trons plus, de i8i5 à i835, relativement à la philosophie kan- tienne, que des écrits sans importance. Tel est VExamen phi- losophique des considé valions sur le senliîiieni du beau et du sublime, d'E. Kant, par Kératry, (1823), long commentaire l'auteur s'occupe moins des idées de Kant que des siennes propres sur le même sujet. On peut y joindre un Mémoire, de Virard, dans lequel on prouve que toute métaphysique est .im,- possible ; que nos sensations sont indécomposables et que la supposition chimérique de leurs éléments est la cause unique des difficultés insolubles que présentent les systèmes d'Epi- cure, Platon, Locke, Leibniz, Condillac, Kant, etc., (Grenoble 1817) ; et an opuscule de l'abbé Gley, In elementa philosophiœ lenUanen, (Paris, 1S17). Un livre de Thurot, De V entendement et de la raison, (io3o, T. I, p. 3i8 et suiv.), ne contenait, sur Ivant, que la répétition de certaines critiques faites i^ar les idéologues. Ce ne sont encore que des. redites ou des indica- tio:is extrêmement sommaires, que présentaient les séries d'ar- ticles de la Nouvelle revue germanique (i83o et i83i), qui ont pour titres : Essai sur Vliisloire de la psycliologie en Allema- gne, La philosophie morale depuis Kant et Jacobi, Exposition des théories de droit criminel qui se sont produites en Aile- magtie depuis un demi-siècle. Maïs en nous tournant vers Cousin et son école, nous aurons affaire à l'interprétation et aux opi;;ions touchant le kantisme qui pendant longtemps, en France, furent les plus répandues.

CHAPITRE VI II

Victor Cousin Théodore Jouffroy.

Choisi par Royer-Collard, en i8i5, pour le suppléer dans sa chaire à la Faculté des lettres, V. Cousin ne put d'abord mieux faire que d'y développer un savoir fraîchement acquis auprès de ses maîtres ; mais il y venait aussi avec l'ambition de restaurer les hautes spéculations philosophiques, de ranimer l'intérêt pour l'étude des problèmes métaphysiques ; et son talent oratoire, qui toujours servit magnifiquement ses pro- jets, lui permit bientôt de faire figure de chef d'une nouvelle école. Il ne devait donc pas tarder à juger trop au-dessous de lui-même et de son école un enseignement qui laissait ignorer ce qu'avait fait Kant et ce qui s'en était suivi (i). II se mit à déchiffrer la traduction de Born, sans autre préparation que d'avoir lu les exposés français, et il apprit assez d'allemand pour revoir quelques passages dans le texte de Kant. Il passa ainsi deux années « comme enseveli dans les souterrains de la psychologie kantienne » (2). Il croyait avoir pénétré le fond du criticisme et saisi l'essentiel de la philosophie de Fichte,

(1) Lorsque Cousin disait : « Je suis le premier qui dans une chaire publique en France ?it essayé d'exposer la philosophie de Kant », il comp- tait pour rien, et avec raison, les quelques mots que Royer-Collard et Laro- niiguièrc avaient prononcés sur ce sujet, d'après Degérando et Yil'.ers, qu'on peut lire dans les Fragnienis des leçons de M. Royer-Collard, joints par ]ouiïroy à la traduction des Œiwres de Ueid, T. III, p. 370, 578, 456, et dans Laromiguière, Leçons de philosophie, T. II, p. 129-151 de la édit., 1858.

(2) Cousin, Fragments philosophiques, 5"= édition, 1858, p. '25, préface de la deuxième édition.

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lorsqu'il partit pour son premier voyage en Allemagne, Il s'y intéressa surtout aux idées de Schclling, qui étaient alors dans leur plus grande vogue, tandis que les partisans du « vieux kantisme » (3) passaient pour des esprits attardés. Ce fut chez Tennemann qu'il constata le plus d'ardeur à défendre Kant contre ceux qui se vantaient de l'avoir dépassé (4). Les visites qu'il fit à M™® de Rodde furent aussi pour lui, comme nous l'avons rappelé, l'occasion dcntendre parler en faveur du kan- tisme, d'une manière qui le charma. Mais ce n'est pas tant M™° de Rodde que Goethe qui lui fit l'éloge de Villers. Goethe lui déclara, en même temps, qu'à son avis il perdrait pareil- lement sa peine s'il persistait à vouloir aussi amener les Fran- çais à l'étude approfondie de la philosophie. Il se plut encore à lui dire que l'idéalisme kantien donne à la philosophie un principe d'humanité et de tolérance, vu qu'il pose que la vérité est relative à chaque sujet pensant (5). En somme, si ses voya- ges lui profitèrent à d'autres égards, ils n'accrurent guère son savoir sur le kantisme. Il en avait appris davantage par l'étude des exposés français et du texte original. Nous pouvons aussi penser qu'il ne fut pas sans tirer quelque parti des avis de Stapfer, qui mettait à sa disposition ses livres et lui prêta entre autres la Tugendlehre (6).

C'est ainsi que Cousin avait, pour son compte, abordé le kantisme. Dans ses leçons, il conseillait d'en commencer l'é- tude par la lecture de VAllemagne, dont nous avons indiqué les qualités qu'il relevait ; il recommandait le livre de Kinker, « exact danî sa brièveté », ainsi que le chapitre de^VHistoire de Degérando, qu'il disait bien supérieur à a l'ouvrage célèbre » de Villers. Il reconnaissait à ce dernier « beaucoup d'esprit, de l'élévation dans la pensée, de nobles desseins » ; mais il lui reprochait d'avoir perdu son sujet « au milieu de déclama-

(d) Cousin. Fragments et souvenirs, Z^ édit., 1857, p. 110.

(4) Ibid., p. 88-89.

(5) Ibid., p. 155-154.

(6) Correspondance, T. XXXVI, F' 1297.

288 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

lions perpL'UJL'llcs » (7). Toujours (lousin jugea Villers avec sévérité ; il no lui arriva de regreltcr que de l'avoir témoigné trop durement à M""' de Rodde. Pourtant leurs opinions no manquaient pas de ressemblance entre elles. Cousin, qui avait utilisé, au début de sa carrière, les travaux des éclectiques de l'Académie de Berlin, reprit à i)eu j)rès les termes de Villers pour en imputer les faiblesses, quand il les aperçut, à l'in- iluencc du « sensualisme », qui, disait-il, avait passé de France en Allemagne « avec tout ce qu'il traîne à sa suite, le goût du pelit et du médiocre en toutes choses... » (8). Lorsqu'il entreprit de remellre en honneur les systèmes rationalistes du dix- seplième siècle et l'étude de la scolastique, ce ne fut pas sans en avoir rencontré auparavant l'idée dans Villers. Il suivait encore Villers, en s'appuyanl sur Kanl pour achever de dé- truire l'idéologie (9).

La différence la plus manifeste dans leurs manières de traiter de la philosophie kantienne, c'est que Villers l'exposait sans s'opposer à ce qu'elle fût admise inlégralement, négligeant môme les objections qu'on pouvait y faire ; tandis que Cousin assurait que tout n'est pas également bon dans celte doctrine, qu'il faut choisir. Il le fallait nécessairement, pour Cousin, parce (ju'il trouvait qu'elle avait été le résultat de deux (endances divergentes, qu'elle était faite de théories réellement inconci- liables, réunies de force par son auteur. Les unes, inspirées du rationalisme classique, ruinent la pliilosophie empirique, appartiennent à la vraie piiilosophic. Les autres, telles que l'idéalisme et cette espèce de scepticisme qui assigne à la spé- culation les limites mêmes de l'expérience, sont propres à tout empirisme conséfjuent, mais ne se jusliheront jamais dans

(7) Cours liltislvlrc de lu philosopliic iiwiaU\ un dix-huilicmc siècle, pcnduiU iannce 1820, l'aiis, 1842, 3e partie, p. 22.

(8) Ihid., p. 15.

(9) Nous avons vu que les derniers idéologues, quand ils attaquaienl le kanlisiuc," se défendaient contre Cousin. On peut lire, dans le livre de Tliurot, le paragraplie écrit dans !e même esprit, intitulé : Des dccla- malions cl du langage passionné dans les discussions philosophiques.

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un rationalisme bien compris. D'une pareille façon Cousin s'atlachait à montrer partout chez Kant des conlradictions ; c'est le caractère gén<îral de son exposé.

Il relevait comme l'une des plus graves la contradic- tion qu'il croyait découvrir dans la théorie de la conscience. Il expliquait que cette théorie se compose de deux thèses. Par la première, Kant a affirmé que nous n'avons conscience de nous-mêmes, de nos actes, de tout ce qui se fait en nous, que de la manière dont nous en sommes affectés. Par conséquent, notre conscience, comme notre sens externe, est une cons- cience d'affections ; c'est une faculté passive, incapable d'au- cune spontanéité, une simple réceptivité, un sens interne. Pour Cousin, cette thèse est fausse, elle aurait pu être approuvée par Hume ou par Condillac, et le tort de Kant est d'autant plus grand cju'il a admis également la thèse contraire. Selon cette seconde thèse, la conscience est douée de la même spon- tanéité qui caractérise l'entendement, c'est-à-dire d'une acti- vité qui, sans être celle de la volonté, a son principe en elle- même. La spontanéité de notre conscience produit, suivant l'unité qui lui est propre, ou unité de la conscience de soi, celte synthèse que suppose tout jugement, à savoir la convic- tion que ce que la réminiscence nous rappelle est le môme que ce que nous nous étions représenté auparavant. Sa propre unité, qu'elle ajoute au divers de nos représentations de ma- nière à en faire un objet pour l'entendement, fonde par cela même la possibilité de la connaissance a priori, et, pour cette raison, est appelée uiiitc iranscendeniale de la conscience de soi. Cette seconde thèse, dit Cousin, est d'une vérité parfaite ; mais Kant ne l'a pas plus tôt posée qu'il retombe dans l'opi- nion contraire, au § i8, en appelant l'unité de la conscience unité empirique (lo). On voit par ce reproche de Cousin qu'il

(10) Cousin, Philosophie de Kant, o^ édit., Paris, 1857, p. 71-B6. Les modifications que Cousin apporta aux éditions successives de ses ouvrages philosop'iiques expriment les variations de son éclectisme, formé d abord d un fonds propre à la philosophie écossaise, puis dominé par quelques idées tirées des systèmes allemands post-kantiens, et se réclamant enfin

2()0 LA rOUMATION DE l/iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

n'avait pas une idée bien nette de ce passage, Kanl, bien loin de réduire l'unité transcendentale de la conscience à une unité empirique, oppose à l'unité empirique de la conscience, qui n'est que l'unité résultant de l'association des représen- tations, l'unité transcendentale, qui exprime l'unité qu'établit entre les représentations la spontanéité de notre entendement en les soumettant aux catégories.

On peut sans doute imaginer divers moyens de résoudre la contradiction que Cousin croyait trouver entre la théorie du sens interne, oii il voyait la conscience ramenée à une 'somme d'affections passives, et la théorie de la spontanéité de la pensée. On peut supposer (suivant une interprétation que nous avons déjà considérée) que notre conscience est active d'une activité inconsciente d'elle-même, s'exerçant dans l'acte de prendre conscience et déterminant selon certains modes ce dont nous prenons conscience. Par cette hypothèse on dira, sans contradiction, que notre conscience est passive en ce sens qu'elle n'est pas la conscience de l'activité qu'elle exerce; mais qu'elle est, à l'égard de cette activité, la conscience des déterminations qui en résultent ; de même qu'elle est, à l'égard des choses en soi, la conscience des déterminations qu'elles nous imposent. Cependant, nous devons rappeler que des hy- pothèses de ce genre présenteraient une difficulté incompara- blement plus grande que celle que Cousin croyait rencontrer chez Kant, à savoir la difficulté de leur trouver une preuve convenable à une philosophie transcendentale.

Si on lui avait proposé une semblable solution, Cousin aurait probablement répliqué qu'une activité que nous ne pou- vons avoir conscience d'exercer n'est pas une activité de la

des doclrines rationalistes du dix-septième siècle. Mais son jugement sur la pliilosopliie de Kant demeura sans changement important ; il la présenta toujours suivant une interprétation qui resta la même et qui devint seu- lement plus explicite à mesure qu'il ajoutait plus de détails aux premiers résumés de ses leçons sur Kant. C'est pourquoi nous nous servons de l'édition donnée en 1857 des leçons de 1820, ainsi que d'autres ouvrages qu'il publia bien après 1835, date à laquelle se termine l'époque que nous étudions.

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conscience. Dans la théorie de la spontanéité de la conscience, dans celle fiu'il attribue à Kaul et ([u'il déclare parfaitement vraie, celle spontanéité est une activité qui ne peut échapper à une observation intérieure bien conduite. Cousin allait même jusqu'à soutenir que notre conscience atteint à la con- naissance de notre être, de ce qui pense, de notre substance. Il savait qu'en cela il se mettait en opposition avec Kant ; mais i! lui suffisait de se croire d'accord avec Descartes. « Dans la réalité, affirmait-il, je m'aperçois moi-même directement et immédiatement comme sujet des modifications que j'éprou- ve, comme cause des actes que je produis; mes modifications et l'être que je suis, mes actes et la cause que je suis, tout cela m'est révélé par une aperception directe et immédiate dans une unité que l'abstraction peut décomposer ensuite , mais qui n'en rtst pas moins réelle » (ii). Remarquant que notre conscience est toujours la conscience de quelque affection, qu'il s'y môle toujours des modifications empiriques, Kant, selon Cousin, s'est faussement imaginé qu'elle était un sens, un ;3ens interne, et il en a conclu qu'une psychologie ration- nelle, non empirique, devait faire abstracticai de toutes ces modifications, se fonder sur un moi pur qu'il conçut de telle sorte qu'aucune preuve ne pût établir que ce moi, sujet simple et identique logiquement, le fût encore substantiellement. Si, dans la Critique, la psychologie rationnelle paraît impossible, c'est que le problème que cette science doit résoudre a été posé par Kant « avec des conditions telles qu'il triomphe aisément de le démontrer insoluble » (12). II est tombé lui- même dans la faute de réaliser une abstraction, de séparer réellement ce qui ne peut être que distingué logiquement, de réaliser la substance hors des phénomènes, en isoutenant que les phénomènes seuls nous sont connus et que la subs- tance ou le sujet réel de ces phénomènes nous échappe. Cousin s'opposait à Kant à peu près comme Maine de Biran.

(11) Ibid., p. 36. (12) Ibid., p. 150.

AQ2 la FOUMATION de l'influence kantienne en FRANCE

KaTit, toujours selon Cousin, continue de méconnaître les ressources de l'observation intérieure, lorsqu'il prétend qu'elle ne suffit pas à prouver notre liberté, que la conscience peut bien attester nos actes en tant que phénomènes, mais non pas la cause volontaire et libre qui les produit; c'est pourquoi il fait de la liberté quelque chose de transcendental, d'in- accessible pour notre sens interne. Sa théorie de la liberté Iranscendentale est chimérique : une liberté qui échapperait à notre conscience, et par conséquent à notre contrôle, ne serait pas notre liberté, une liberté dont les actes pussent nous être imputés. Séparant de ses actes le moi libre, comme ri avait séparé le moi-substance de ses états, Kant a posé le pro- blème de la liberté de manière à le rendre insoluble (i3).

Cousin tâchait encore d'expliquer comme la conséquence d'une erreur sur la nature de la conscience la contradiction qu'il y a, dans son interprétation, entre le rationalisme de Kant et ce qu'il appelait son scepticisme. Il reconnaissait dans la critique kantienne, avons-nous dit, une réfutation invinr cible de l'empirisme et du sensualisme; cette critique était bien, pour lui, un rationalisme, mais un rationalisme associé à une conception propre au sensualisme, son contraire, que Condillac a exprimée dans la phrase bien connue : « Soit que nous nous élevions jusque dans les cieux, soit que nous des- cendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous- mêmes, et ce n'est jamais que notre pensée que nous aperce- vons. » Cousin n'était nullement surpris par ce subjectivisme chez un sensualiste, mais chez Kant il ne le comprenait que comme la conséquence d'une opinion fausse sur la conscience réfléchie.

Rappelons la distinction de la conscience réfléchie et de la conscience spontanée, que Cousin mettait à la base de la philosophie, et par laquelle il pensait s'élever au-dessus du criticisme. Selon Cousin, nous admettons spontanément la vé- rité des principes rationnels, c'est-à-dire la réalité de certaines

(15) Ibid., p. 187-188, 317-318.

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relations entre les choses; la validité de ces principes est tou- jours admise implicitement dans l'exercice spontané de notre raison. Nous apercevons que ces principes et ces relations sont nécessaires, aussitôt que nous faisons l'essai de révoquer en doute ces principes, la réalité de ces relations; parce qu'alors nous apercevons que nous sommes dans l'impossibilité de rien penser sans ces relations, que c'est une impossibilité pour notre propre pensée. A l'affirmation de ces relations par la conscience spontanée, se joint ainsi cette réflexion (acte de la conscience réfléchie) que c'est notre conscience qui affirme nécessairement leur réalité. Cousin croit que de cette réflexion Kant a conclu, à tort, que les choses ne sont peut-être pas réellement soumises à ces relations, (i/i).

Si nous pensons que les choses y sont nécessairement sou- mises, ce ne peut pas être par l'effet de l'action des choses sur notre pensée, au moyen dos sens, ni, par conséquent, en vertu de la nature des choses; c'est seulement en vertu de la nature de notre propre pensée. S'ensuit-il que les choses puissent être autrement que nous les pertsons nécessairement .•* C'est la conclusion que, selon Cousin, Kant en a tirée en effet ; mais en vérité, pour Cousin, il s'ensuit seulement qu'une telle conclusion est une proposition absurde, un assemblage de mots qui n'exprime proprement aucune pensée. Lorsque nous l'énonçons, notre pensée se porte non sur la chose et sur ce que nous en disons, mais sur notre pensée de la choise; notre pensée est alors une pensée réfléchie, la pensée que c'est nous qui pensons ou connaissons ainsi la chose, et non pas une pensée spontanée, une pensée de la chose. La réflexion que notre connaissance d'une chose est notre xonnaissance, ne change rien à la connaissance de la chose. S'il y arrivait quelque changement, (fii, à la suite de cette réflexion, nous doutions que la chose fût réellement comme nous la connais- sons, ce serait que notre connaissance n'était pas nécessaire.

(14) Ibid., p. 291 et suiv.

2()4 LA I-ORMATION DE l'lnFLUE.NCE KANTIENNE EN FRANCE

Si donc un principe est nécessairement reconnu par nous comme vrai, il est reconnu comme étant tel indépendamment de nous : la vérité ctst impersonnelle. Un principe nécessaire pour notre raison n'est pas seulement un principe de notre raison, c'est un principe de la raison impersonnelle (i5).

La théorie kantienne sur la valeur objective de la con- naissance humaine a souvent été interprétée comme elle l'était par Cousin, de sorte que certains philosophes, montrant que la réfutation qu'il en avait faite ne pouvait Icis convaincre, se figurèrent défendre, au moins sur ce point, le kantisme même. Tel fut le cas de Jouffroy, lorsqu'il composa sa préface pour sa traduction des œuvres de Reid.

Cousin disait, comme nous venons de le rappeler, que la pensée réfléchie et k connaissance de la nécessité, acquise par la réflexion, s'ajoutaient simplement à la pensée sponta- née et à la connaissance qui lui appartient. Pour Jouffroy, la pensée réfléchie domine la pensée spontanée; s'interroger sur sa propre valeur est l'acte suprême de la pemsée humaine. Il revendique pour la pensée réfléchie le pouvoir et le droit, que Cousin lui refusait, de penser que nous pensons les choses d'une manière qui n'est peut-être pas celle dont elles sont réellement. Par nous douterionis de ce dont nous ne pou- vons pas douter par la pensée spontanée. Les vérités pre- mières, les principes nécessaires, principes de la raison hu- maine, constituent ce qui est vrai pour nous; nous les jugeons vrais, parce que nous ne pouvons pas les juger aufrcmcnl; mais, selon .Jouffroy, il n'en faut pas conclure que la question de savoir ce que valent ces vérités, de savoir si la vérité hu- maine est la vraie vérité, la vérité absolue, soit une question interdite à l'esprit humain e( qu'elle ne puisse se poser sans absurdité. « Cette question, dit-il, l'esprit humain n'a jamais pu réfléchir sur lui-même sans se la poser... L'histoire de la

(15) Iliid., p. 2!)")-2îli ; et Du vrai, du beau, du bien, 5^ leçon, De la valeur des principes universels et nécessaires.

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philosophie nous la montre agitée à toutes les époques et dans toutes les écoles avec un souci que peu d'autres ont inspiré et une obstination que rien ne décourage; et, d'une autre part, tout homme qui pense, trouve en lui-môme le germe de cette inquiétude et le motif de cette persévérance... » (i6). Il donne raison aux Écossais pour avoir dit que cette question est inso- luble; il leur donne tort pour l'avoir crue à cause de cela illégitime; il pense que Kant les a dépassés en montrant qu'elle est à la fois légitime et insoluble. Pour lui, Kant a bien vu que, parce que la nécessité de tenir les principes pour vrais dépend de la constitution de notre intelligence, « il n'est pas pas sûr que si notre iaitelligence était autrement constituée, cette nécessité subsistât... » (17). « Sans doute, dit encore Jouffroy, cela paraît faux et absurde à la raison qui est le contraire de ce qui lui paraît vrai; mais la raison ne s'en de- mande pas moins si ce qui lui paraît vrai est vrai, et si ce qui lui paraît absurde est le véritable absurde » (18). Cette question, ce doute est insoluble; puisque ce doute, portant sur notre raison elle-même, lui dénie le droit de le réisoudre, lui en refuse le pouvoir. II faut donc dire avec Kant que les principes rationnels sont relatifs à notre nature, que leur vérité n'est que subjective, qu'ils n'ont qu'une valeur humaine. On ne con- çoit plus l'illusion de ceux qui, avec Cousin et quelques j>hi'o sophes allemands, « ont pensé isauver la connaissance hu- maine de l'incontestable arrêt de la philosophie critiqu-î » (19). Ce « doute supérieur », « ce doute qui se demande si la vérité humaine est égale à la vérité absolue », ce doute dont le? Écossais ne pouvaient établir qu'il fût absurde, et que Cousin a vainement tenté de isurmonter, détermine la part qu'il faut enfin se résoudre à faire au scepticisme, celle-là même jr.e Kant lui a faite (20).

(16) Œuvres de P.eid, préfac; de Jouffroy, P. CLXXXVII.

(17) Ibid., P. XCVIII.

(18) Ibid., P. CXCIII.

(19) Ibid., p. CXCII.

(20) Ibid., p. CXCIV, CXCVI.

2Ç)6 LA-FORMATION DE L'iNFLrENCE KANTIENNE EN FRANCE

Stapfer loua Jouffroy d'avoir aperçu et nettement m^irqué par péchaient les idées de ses maîtres, les Écossais et Cou- sin (21). Il se joignit à lui pour déclarer que les entreprises de Cousin, ainsi que celles de Fichte, de Schelling, de Hegel, qui visaient à porter la spéculation philosophique au delà du criticisme, ne la faisaient que rétrograder vers le dogmatisme. Les erreurs historiques que Stapfer relevaft dans cet écrit de Jouffroy n'avaient pas grande importance pour l'interprétation de la philosophie critique; il contestait, par exemple, que Reid eût avant Rant attaqué l'empirisme de Hume. Ce qu'il regret- 'tait le plus, c'est que Jouffroy, traitant du kantisme, n'en eût mis en relief que le scepticisme, qui n'en est qu'un élément, et n'eût pas considéré que ce système s'achève dans une doc- trine pratique qui montre à l'homme, dans la loi morale, le rapport qu'il a avec la réalité absolue, et, dans l'impuissance il est présentement,en ce monde phénoménal, de satisfaire aux obligations que cette loi lui impose, le fondement véritable de l'espérance chrétienne (22).

Jouffroy travaillait à son étude sur Reid, lorsqu'il reçut quelques pages que Tissot venait d'écrire sur la philosophie de Kant, pour servir de préface à sa traduction de la Cri- tique. Il est fort croyable que Jouffroy les ait mises à profit, ainsi que leur auteur assure qu'il le lui déclara (24), pour juger du point de vue kantien l'école écossaise; car on peut voir, sinon dans ce projet de préface, qui ne parut jamais

(21) Stapfer, Emmrn criliqiir de VinlroducHoyi mi.r œuvres rnmph''trs de Thomas Fteid, puhli.'cs par M. Th. Jouflroy : Le Semeur, 12 et 19 juillet 1837, et Mélanges, T. I, p. in!-2!7.

(22) Jouffroy avnit parlé ailleurs de la plulosopliic pratique de Kant. Il en appréciait ainsi les résultats auxquels Stapfer s'intéressait : « Tout ce qui importe à l'hoinmc, dans le monde, à sa croyance, est retabli d'une manière ferme, savoir : lui-même, la loi morale, ce qu'il doit faire dans cette vie, une autre vie, et Dieu. Il n'en faut pas davantage au cœur de l'homme, et le scepticisme peut bien planer sur tout le reste sans troulil^T pour cela la condition et le bonlieur de la vie, le seul bonheur qu'on puisse avoir dans cette vie. » JoulTroy, Cours de droit naturel, 2e édit., 1845, T. Il, p. ÔH.

(24) Tissot, Th. Jou([roij, .vn rie et ses l'crils, 1875, p. 188-189 : voy. aussi p. 167-108.

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(25), du moins dans son Essai de logique objective (26) et dans sonHistoire abrégée de la philosophie (27), que Tissot, tout comme Jouffroy, suivait l'interprétation de Cousin et non pas sa réfutation. Tissot se montrait donc un disciple de Cousin assez indépendant de son maître, et, lui disant que c'est en écoutant ses cours et en lisant ses Fragments philosophiques qu'il avait pris « la résolution d'apprendre l'allemand uniquement pour lire Kant » (28), il lui laissait aussi pressentir que sa préférence allait au criticisme. Il lui déclara, dans les termes suivants, de quelle façon il s'était mis à l'étude des œuvres de Kant et quel intérêt il y avait pris : « Je m'attaquai à la Rechtslehre. C'était bien difficile encore, mais je ne voulais pas quitter Kant; ce que j'en comprenais, ou ce que je croyais en com- prendre,me dédommageait amplement de ma peine et me don- nait plus de courage qu'il n'en fallait pour continuer. Ce qui explique ma passion pour Kant, c'est que j'étais déjà très avancé dans les résultats de la Critique de la raison pure avant d'en avoir lu le premier mot. J'étais arrivé par mes propres réflexions, peu de temps après avoir lu Malebranche et les

(■25) Tissot en avait envoyé aussi une copie à Cousin, avec un exem- plaire de sa traduction, en lui expliquant qu'il avait renoncé à y mettre cette préface, « par la double raison, lui écrivaît-il, que j'y fustigeais trop lestement peut-être certains adversaires présumés du crilicisme, et qu'elle était trop mesquine pour figurer en tête d'un pareil monument ». {Corres- pondance de V. Cousin, T. XXXVÎI, 1552). Il en fit -une autre pour la troisième édition de sa traduction, il développa le sens de cette phrase de R^inhold : « Le dofifmnfiste regardera la nouvelle philosophie comme la théorie d'un scepticisn;e qui doit compromettre la certitude de tout savoir ; le sceptique n'y verra que l'orgueilleuse prétention de supplanter les sys- tèmes dogmatiques jusqu'ici opposés les uns aux autres par un dogma- tisme nouveau qui aspire à une domination universelle ; le surnaturaliste y croira vo'r un plan d'attaque habilement conçu pour rendre inutiles les preuves historiques de la religion, et fonder le naturalisme sans coup férir ; le naturaliste y trouvera un nouvel appui en favf-ur dune philo- sophie religieuse qui s'en va ; le matérialiste n'y saura voir qu'une réfuta- tion idéaliste de la réalité de la matière ; le spiritualiste y pens-^ra lire la réduction inexcusable de toute réalité au monde corporel déguisé sous le nom de champ de l'expérience. «

(2G) Essai de logique ohjeclivc, on thcoric de la connaissance de la vériié et de la cerlilude, 1867, p. 511 et suiv.

(21) 1840. p. 271 et suiv., 462 et suiv. (28) Correspondance de V. Cousin, lettres de Tissot à Cousin, 28 mars 4856 et 14 octobre 1839.

a().S t\ FOnM\iro> i)t.. r'iM'fA'ENCE kantienne en FRANCH

Fragments philosùplàques, au point de vue subjectif de Kant, à l'iciûalisme trauscendenlal. Seulement je soupçonnais qu'il y avait un peu de scepticisme dans mon fait; ce qui ne laissait pas que de me contrarier. Mais Kant, en donnant à mes opi- nions une forme scientifique et en me rassurant sur mes dou- tes, en me démontrant qu'il n'y a réellement rien de plus à savoir que des idées, me fit un très grand bien. Je fus dès lors tranquillement dualiste, admettant d'un côté la pensée, la connaissance, et de l'autre Vx, qui me fut démontré devoir toujours être x » (29). Cette sorte de dualisme contenait encore trop de ce que Cousin condamnait sous le nom de scepti- cisme, pour qu'il pût être satisfait d'une telle façon de penser. Nous ne croyons pas, pourtant, que la divergence de leurs opinions ait été le seul motif qui éloignât Cousin d'encourager beaucoup Tissot à faire ses traductions. Il s'était lui-même proposé, bien avant que Tissot y eût songé, de donner une traduction française des œuvres de Kant. Dans cette intention, il avait fait traduire par Montalembert le début de Ja Critique de la raison pratique (3o) et par quelques professeurs divers autres écrits de Kant (3i). Plus tard, il compta sur Barni pour achever ccile tâche (8:2). Tissot ayant appris que l'entreprise

(20) 14 octobre 1859.

(30) Lecnmset, Montalembert, 1895, T. I, p. 84. *

(51) La Bibliothèque V. Cousin possède les manuscrits de plusieurs de ces traductions, ainsi que ceux de traductions partielles de quelques traités de Rcinhold, de Gerl. ; de Flatt, de Ilahn, il est question du kantisme.

(5-2) V. Cousin, Cours (Thist. de la phil. moderne, f^ série, T. II, (Pa- ris, 1840), p. 57o. Outre les longues introductions qu'il a jointes à certaines de ses traductions, Barni qui commença à étudier Kant en 1837, et devint le secrétaire d(î Cousin en 1841 a écrit un Examen de la Critique du iugement (Paris, IX.oO), un Examen des Fondements de la métaphy- sique des mœurs et de la Critique de la raison pratique (Paris, 1851), l'ar- ticle Kanf. dans le niclionnaire des sciences pitilosopbiqucs. Il avait bien sujet de croire que personne n'avait autant que lui contribué à faire con- naître au public français la philosophie kantienne. Il dit ainsi, à un de ses amis, comment il entendait qu'on appréciât ses travaux relatifs à Kant : « Si vous saviez ce que valent les traductions de Tissot, vous ne les cite- riez pas à côté des mieniies ; il ne m'appartient pas de vanter celles-ci, mais ce que je peux vous dire, c'est que, si celles de Tissot avaient valu quelque chose;, je iVaurais pas consumé tant d'années de ma vie h les refaire. J'ajoute que je ne me suis pas borné comme lui à traduire Kant, mais que

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à laquelle il s'était dévoué avait été confiée à d'autres, témoi- gna à Cousin son mécontentement. Ce qui détermina la con- duite de Cousin, c'est, croyons-nous, qu'on lui avait signalé les erreurs que Tissot avait commises dans ses premières tra- ductions. Willm, notamment, 'lui écrivit qu'il trouvait si fau- tive celle de la Critique qu'il renonçait à l'utiliser pour son Histoire de la philosophie allemande (33). Cependant Tissot persévéra, et son œuvre, tout imparfaite qu'elle est, a con- servé assez longtemps son utilité, puisque aujourd'hui encore, pour certains écrits de Kant, il n'existe pas d'autres traduc- tions françaises que les siennes.

Nous venons de voir que dans l'école éclectique la théorie kantienne de la valeur de la connaissance se ramenait essen-

je l'ai analysé et commenté, et que je ne l'ai pas seulement analysé et commenté, mais que je me suis fortement appuyé sur lui en toutes cir- constances. Je ne conteste certes pas les mérites de M. Renouvier, que vous appelez un Kant lucide et qui ne me semble pas, pourtant, briller par la clarté, mais j'ai la prétention d'avoir compris Kant avant lui et même de l'avoir fait comprendre à d'autres que moi. » Lettre citée par Auguste Dide, dans : Jules Darni, sa vie et ses œuvres, Paris, 1891, p. 58. Barni comprit que les contradictions que l'interprétation de Cousin imputait à Kant devaient persuader surtout d'en rechercher une autre qui fît du kantisme un système plus cohérent. Ses recherches en ce sens ne réussirent guère, ainsi qu'on le voit dans son article du Dictionnaire ; sans doute parce qu'il continuait de penser, comme Cousin, que la Critique de la raison pure ne pouvait légitimement accorder aux catégories une signification ob- jective plus étendue que celle des principes de Tenicndement et des formes de la sensibililé.

(3.î) Correspondance de V. Cousin, T. XXXIX, 1428. lettre de Willm, 7 février 1839. L'Académie des sciences morales et politiques, donnant en 1859 pour sujet de concours, sur la proposition de Cousin, l'examen critique de la philosophie allemande, recommandait aux concurrents de s'attacher surtout au système de Kant, principe de tous les autres. Elle différa par deux fois son jugement, ce qui laissa à Willm le temps de terminer son Histoire, avec laquelle il remporta le prix, en 1845. Seize mémoires avaient élé envoyés pour ce concours ; quelques-uns étaient très étendus ; ils sont conservés à l'Institut. Sur ce concours, voy. le Rapport de Ch. de Rémusat, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques ; ainsi que Victor Cousin et son œuvre, par Paul Janet, p. 3.59- 300 ; la lettre de Willm Cousin citée ci-dessus ; l'article de Fr. Picavot sur Barcliou de Peiihoën, dans la Grande encuclopédie.

Willm avait soumis à Cousin, en 18.15, lidée de former une société de philosophes pour traduire les principaux ouvrages de Kant, de Fichte et de Schelling. Voy. Barthélémy Saint-IIilaire, Victor Cousin, sa vie et sa correspondance, 1895, T. III, p. 425.

3oO L\ rOUMATION DE L'lN^'LUE^CE KANTIENNE EN FRANCE

tiellemcnt à un çubjectivisme; on enseignait que c'était une théorie qui n'accordait à notre connaissance qu'une valeur subjective parce qu'elle est toujours une connaissance qui émane d'un sujet ou qui, tout au moins, appartient à un sujet. Jouffroy et ïissot interprétaient Kant de celte même manière, quand ils disaient ce subjectivisme plus solidement établi que la théorie de la pensée spontanée, par laquelle Cousin préten- dait le réfuter. Au fond, cette interprétation concorde avec celle de Villers, dont nous avons indiqué quelques raisons de douter qu'elle concorde avec la pensée de Kant. Il est assez vraisemblable que, pour Kant, ce n'est pas parce que la con- naissance et ses éléments résident en un .sujet, qu'elle se li- mite aux phénomènes, n'est que subjective. S'il en était ainsi, si tel était le fondement de cette limitation, Kant aurait regarder la métaphysique ou ontologie et la science de la na- ture comme également possibles et également valables, vala- bles .seulement pour le sujet connaissant. Et c'est bien à cela que Jouffroy fut conduit, lorsque, s'étant demandé ce que signifie, en définitive, la critique kantienne, il répondit : « Rien contre la science ontologique en particulier, et ceci seulement contre toute science : que toute science humaine est humaine » (3^). Or il e?t certain que si Kant a déclaré possible la science de la nalure, ou science limitée aux phénomènes ou réalités subjectives, il a regardé la prétendue science ontologique, ou science de lame, 'n la liberté, de Dieu, non pas comme sim- plement subjective, mais bien comme impossible. La Dialec- tique transcendcnlak, en effet, montre que cette science onto- logique, dès qu'elle semble se constituer, se résout en des para- logismes ou se détruit elle-même par ses antinomies. Cette im- possibilité qui se constate ainsi, s'explique par YAn^ilytique trnnsccndrntale, qui montre que les concepts de la pensée pure, bien qu'ils soient des éléments de la connaissance de tout objet en général, ne suffisent à constituer aucune connaissance, parce qu'une connaissance est au moins un jugement, lequel

(54) Œuvres do Rcid, préface, p. C.

VIOTOn COUSIN TliHODORl- JOUFFRÔY 3ol

exige un schème, donc une intuition, sans laquelle les concepts seraient vides. Cousin répétait bien, avec tous ceux qui ont traité du kantisme, la formule : les concepts sans les intui- tions sont vides (35); mais il n'entendait pas, non plus que Jouffroy,que par Kant donnait à ses concepts purs une signi- fication plus étendue qu'une signification .simplement subjec- tive et telle que celle qu'ils ont dans le monde des phénomènes, objets de notre intuition. Ainsi Jouffroy était loin de se douter qu'en soutenant le sujectivisme, il n'était peut-être guère moins opposé au criticisme de Kant qu'au dogmatisme de Cousin. Parmi les éclectiques, nous ne voyons que Barni qui ait soupçonné d'erreur leur interprétation commune. Kant, dit-il, « ne songe pas un instant à contester l'autorité de la raison : car, il croit que la raison nous impose ses prin- cipes comme des lois absolues, il leur maintient ce caractère. Ce n'est pas, comme on l'a souvent répété à tort, parce que la raison humaine est subjective que Kant conteste la valeur absolue de ses principes... » (36). Barni, cependant, n'est pas arrivé à se faire du criticisme une idée telle qu'il pût le juger préférable à l'opinion de Cousin sur la valeur de la connais- sance humaine. Il semble qu'il n'ait pas su distinguer la signi- fication objective des concepts purs qui ont un champ illi- mité, sans être des connaissances de celle des principes a priori, qui sont des jugements, des connaissances; mais qui, parce qu'ils impliquent non pas ces concepts seuls, mais les schèmes de ces concepts et par conséquent le temps, ne sont que des connaissances des choses soumises au temps, forme de la sensibilité, c'est-à-dire des connaissances des choses sensi- bles, lesquelles ne sont que des phénomènes.

Dans la formule kantienne : sans les intuitions les con- cepts sont vides, Cousin ne voyait qu'une concession faite à l'empirisme, contraire à sa propre théorie de la connaissance

(35) Philosophie de liant, p. 122-123.

(30) Article Kant, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, édit., p. 870.

302 LA FOIIMATION DE l'iNFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE

a priori. Il pcnsail, eu effet, que loute eonnaissancc de ce genre devait valoir absolument, indépendamment no'n seulement des sensations, mais encore de la sensibilité même. Il n'admettait pas qu'une connaissance a priori pût avoir pour condition une intuition sensible a priori et dût s'expliquer par elle; parce que la notion d'un a priori sensible lui paraissait contradic- toire. Pour lui, il n'était rien de sensible qui ne fût empirique (37). II rejetait donc la théorie kantienne des intuitions pures et des formes a priori de la sensibilité; mais il en retenait l'ar- gumentation pour établir que l'espace et le temps ne sont ni des données empiriques ni des constructions de l'imagination. Nous le voyons, [)ar exemple, s'appuyer sur Kant pour réfuter l'opinion de Condillac selon laquelle l'idée de l'espace infini serait l'œuvre de l'imagination qui, se représentant au delà d'un espace fini perçu un autre espace également fini, puis un autre encore, et, ne concevant pas de borne à cette exten- sion, croit apercevoir l'espace infini. Admettre que notre ima- gination procède ainsi, e'est admettre, remarque Cousin, quel- que chose qui soit distinct de ces espaces partiels et les con- tienne; car ajouter à des espaces partiels un autre espace par- tiel imaginé d'après eux, e'est le placer hors d'eux, c'es't se re- présenter indépendamment de cette addition un espace qui leur est extérieur. Nous admettons donc nécessairement un espace universel se placent les espaces partiels de la percep- tion et de l'imagination, un espace illimité contenant lous les espaces limités. Cousin objecte encore que l'impossibilité, re- connue par Condillac, de concevoir une borne au progrès de l'imagination dans l'espace, manifeste la nécessité de l'idée de l'espace infini, caractère qui ne peut dériver ni de la sen- sation ni de l'imagination. Loin donc que l'idée de l'espace in- fini résulte de la représentation, par l'imagination, d'un es- pace indéfini, la possibilité de cette représentation suppose l'idée de l'espace infini (38).

.. (57) Cousin, Philos, de Kant, p. 306-307, 131. (38) Ibid., p. 82-84.

VICTOK COUSIN TlIKODOniS .fOUFrROY 3o3

Attaquant la philosophie de Locke, Cousin trouvait dans le premier argument de VEsthctique iranscendentule de quoi soutenir son rationalisme contre la théorie empirique de l'es- pace. L'idée pure de l'espace, expliquait-il, est non seulement la condition ou le fondement de la représentation d'un espace indéfini, elle est encore le fondement de la représentation de tout espace partiel, fini, actuellement perçu, c'est-à-dire de la représentation des corps. Les sens nous donnent les idées de la couleur, de la solidité, etc., qui sont des qualités des corps. Ces idées, y compris celle de corps, sont distinctes de celle de l'espace, et cependant nous ne pouvons les concevoir sans cette dernière. Ainsi que Locke l'a fait lui-même observer, elles sont de ces idées qui « pour exister, ou pour pouvoir être conçues, ont absolument besoin d'autres idéeç dont elles sont pourtant très différentes » (Sg). Telle est aussi l'idée de mou- vement, qui ne peut se concevoir sans celle de l'espace, quoi- que l'espace ne soit pas le mouvement, ni le mouvement l'es- pace. Cousin en conclut, contre Locke, que l'idée d'espace ne repose pas sur l'idée empirique de corps, mais que, au con- traire, celle-ci repose sur 1' « idée pure et rationnelle de l'espace ». De la simple antériorité logique de l'espace. Cousin croit pouvoir ainsi conclure que l'idée rationnelle de l'espace (non pas l'intuition de l'espace) ne dérive pas de l'expérience, mais en est la condition. « Logiquement, dit-il, l'idéalisme et Kant ont bien raison de soutenir que l'idée pure de l'espace est la condition de l'idée de corps et de l'expérience; et chro- nologiquement, l'empirisme et Locke ont raison à leur tour de prétendre que l'expérience, à savoir ici la sensation, et la sen- sation de la vue et du toucher, est la condition de l'idée d'es- pace et du développement de la raison. En général, l'idéalisme néglige plus ou moins la question de l'origine des idées... Se plaçant d'abord au faîte de l'entendement développé comme il l'est aujourd'hui, il n'en cherche pas les acquisitions suc*

(59) Locke, Essai, livre II, chop. XIII. § M ; et Cousin, Ccurs de l\i$' toire de la philosophi?, Paris, 1841, T. Il, p. 134,

3o/| LA rOUMATION DE l'lnFLUKNCË KANTIENNE EN FRANCE

cessivcs et le dévcloppcmcnl hisloriqao,; il ne recherche pas l'ordre chronologique des idées, il .s'arrête à leur vertu lo- gique... Locke, au contraire, préoccupé de la question de l'ori- gine des idées, en néglige les caraclèrcs actuels, confond leur condition chronologique avec leur fondement logique, et la puissance de la raison avec celle de l'expérience, qui la pré- cède et la guide, mais ne la constitue pas » (4o).

C'est dans ce passage que Cousin a Je plus distingué la méthode de Kant et celle de Locke. Il les distingue l'une de l'autre comme une méthode logique, qui suit l'ordre logique des idées, se distingue d'une méthode psychologique, qui con- siste à décrire l'ordre dans lequel nous les acquérons succes- sivement. La faute de Locke aurait été de confondre les deux méthodes ; et celle de Kant, de ne pratiquer que la première (4i). Ailleurs, et le plus souvent, Cousin a caractérisé la mé- thode de Kant comme une méthode d'observation psychologi- que (/ia) ; son interprétation, sur ce point, est donc très hési- tante.

Nous avons dit qu'il tenait pour absurde la notion d'une intuition sensible pure, c'est certainement pourquoi il ne s'ar- rêta pas à examiner si la possibilité d'une telle intuition et d'une détermination a priori des objets au moyen d'elle s'ex- plique effectivement et uniquement par la supposition que cette intuition est une forme de la sensibilité, ainsi que Kant l'affirme dans ce passage de l'Esthétique transcendentale, que Cousin traduit ainsi : a Comment peut-il y avoir dans l'esprit, avant même que les objets se soient présentés à nous, une intuition externe qui détermine a priori la conception de ces objets ? Il faut pour ceJa qu'elle soit dans le sujet comme la capacité formelle d'être affecté par les objets et d'en recevoir par ce moyen une rcprésention immédiate, c'est-à-dire une intuition, et qu'elle ne soit ainsi qu'une forme des sens exter-

(40) Ibid., p. 140-147.

(41) Voy. aussi Pkilus. de Kant, p. 515-314,

(42) Phil. de Kant, p. oOl.

VICTOR COT SIN THEODORE JOUFFROT 3o5

nos. » (43) Pourquoi résuHcrait-il d'une capacité d'être affecté une intuition d'une nécessité ? Ne rapporterait-on pas aussi bien à une telle capacité des intuitions quelconques n'ap- paraît aucunement la nécessité de leurs déterminations ? Cou- sin ne s'est pas posé ces questions. Il ne s'est pas demandé comment est possible l'intuition sensible d'une nécessité ; il s'est contenté de nier qu'elle fût possible, d'affirmer qu'il n'y a pas de connaissance nécessaire reposant sur une intuition sensible.

Kant a parlé de la sensi))ilité, et principalement dans toute ÏE'Sthétique transcendenfale., comme si elle suffisait à la perception des objets. Cousin pensait que telle était vrai- ment l'opinion de Kant, si bien qu'il s'imaginait avoir ébranlé la base du système, pour avoir montré que toute perception implique les concepts de cause et de substance. « Sans le prin- cipe de causalité, disait-il, la sensation éprouvée par l'âme serait un signe sans valeur et qui ne représenterait rien ;... c'est ce principe qui nous fait sortir de nous-mêmes et nous révèle des objets extérieurs à nous, cause étrangère de nos sensations. Si Kant avait vu qu'ici le principe de causalité in- tervient déjà, il aurait reconnu que la sensibilité réduite à elle-même, est absolument aveugle ; que par elle-même elle ne nous apprend rien du monde extérieur...» (44)- Cousin aurait remarquer que, dans VAmdylique iranscendentale, Kant a affirmé l'intervention du concept de cause, mais en im autre sens que lui ; que s'il ne l'a pas conçue comme consistant sim- plement à nous faire rapporter un état interne, une sensation, à un objet extérieur comme à sa cause, il a soutenu néan- moins que le concept de cause est supposé par toute notre expérience des objets, au moins en ce sens qu'une perception ne peut être regardée comme objective qu'autant que son ob-

(45) Ihid., p. 81. Cousin indique lui aussi, mais sans y insister, la conception de l'idéalité des caractères constants de l'expérience variable. Ibid., p. 52.

(44) Ibid., p. 304-505. Voy. aussi Cours de Vhist. de la philos, moderne, 184G, fe série, T. 1, p. 502-504 (leçons de 1817).

3o6 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

jet est représenté comme faisant partie d'une suite qui se dé- veloppe dans le temps conformément à une règle, c'est-à-dire, conformément au principe de causalité. Chez Kant, l'objet n'est pas simplement ce qui cause la perception, mais ce que nous nous représentons comme rendant nécessaire l'ordre de nos perceptions successives. La théorie de la perception que Cousin opposait à VEsthclique transcendeniale ressemble à celle que Schopcnhauer opposait à la théorie kantienne de la causalité, dans la Quadruple racine du principe de la raison suffisante (45). Il serait superflu de rappeler que Cousin en tirait une tout autre conclusion que Schopcnhauer, quant à la réalité de l'objet atteint au moyen du concept de cause.

Nous venons d'examiner comment de la Critique de la raison pure Cousin retenait pour son éclectisme ce qui tendait à prouver l'existence d'une raison et de connaissances ration- nelles, indépendantes de l'expérience, et comment il rejetait l'explication proposée par Kant de leur valeur objective, ex- plication qui les réduisait à ne valoir que pour les phénomènes et qui par mêlait au rationalisme ce qui, selon Cousin, y répugne le plus, le scepticisme. Si donc il lui paraissait que ce rationalisme sceptique contredisait la Critique de la raison pratique, qu'il regardait comme un rationalisme dogmatique, il n'en tenait pas moins pour vrai le dogmatisme moral qu'elle avance ; puisqu'il n'y trouvait de contradiction qu'avec les conséquences faussement déduites de l'existence de connais- sances a priori. C'est de cette façon qu'il accordait avec son propre enseignement la morale de Kant. Il en empruntait principalement les réfutations des systèmes de morale fondés sur l'intérêt, sur le sentiment, sur la perfection ou sur la volonté divine. La doctrine du souverain bien lui paraissait acceptable, à condition qu'elle ne fût pas tenue pour exclusive

(45) Chapitre IV, § 21, Apriotîté de la noHon de causalité, Intellcctnalité de la perception empirique ; § 25, Contestation de la démonstration donnée par Kant concernant lapriorité du concept de causalité.

vicion corsiN' iiiKononE joufiroy 807

de tonte preuve spéculative de l'immortalité et de l'existence de Dieu. De bonne heure, il professa beaucoup d'admiration pour la formule de la loi morale, dont il disait qu'elle « est peut-être ce qu'il y a de plus nouveau, de plus ingénieux, de plus sûr dans toute la morale de Kant » (46). Voyons le sens qu'il lui donnait.

La morale de Kant est une morale rationaliste : elle fait reposer tous nos devoirs sur la raison ; c'est une théorie de la raison en tant que celle-ci détermine immédiatement nos ac- tion?. « Obéir à la raison, tel est.le devoir en soi, devoir anté- rieur et supérieur à tous les autres, les fondant tous et n'étant fondé lui-même que sur le rapport de la liberté et de la raison. En un sens éminent, il n'y a qu'un devoir, celui de rester raisonnable. » (^7). Comment saurons-nous si nous agissons selon la raison ? Quels sont les ordres de la raison ? Il faut d'abord remarquer que, puisqu'une action tient sa valeur mo- rale de ce qu'elle est déterminée immédiatement par la raison et non par les circonstances matérielles ou sensibles, sa valeur ne dépend ni de son accomplissement ni de ce qui en résul- tera, mais du motif qui nous fait agir. De plus, nous savons que tout ce qui émane de la raison vaut universellement. II s'ensuit qu'une action conforme à la raison se reconnaît à ce que le motif de cette action peut être regardé par la raison comme « une maxime de législation universelle pour tous les êtres intelligents et libres. Si, ajoute Cousin, au lieu du motif de votre action, c'est le motif contraire que vous pouvez géné- raliser, si ce motif est pour votre raison une maxime univer- selle, votre action, étant opposée à cette maxime, est reconnue par opposée à la raison et au devoir : elle est mauvaise. Si ni le motif de votre action ni le motif contraire ne peuvent être érigés en loi universelle, l'action n'est ni mauvaise ni bonne, elle est indifférente. Telle est la mesure ingénieuse et

(46) Premiers essais de philosophie, 4^ édition, 1862, p. 355.

(47) Cours de Ihistoire de la philos, moderne, 1846, l^e série, T. II, p. û2ô (leçons de 1818).

3o8 LA POTIMATION DE l'iNFLUENCE KXNTIENNE EN FRANCE

solide que Kant a appliquée à la moralité des actions. Elle fait reconnaître avec la dernière clarté est le devoir et il n'est pas, comme la forme sévère et nue du syllogisme, en s'appliquant au raisonnement, en fait ressortir de la façon la plus nette et la plus vive l'erreur ou la vérité » (48). Il commen- tait encore en ces termes cette loi fondamentale de la raison pratique, par laquelle il considérait que Kant nous a fait tenir la clef de toute la casuistique morale : « Nul motif ne nous apparaît universellement légitime, hormis les motifs honnêtes. Tout motif qui ne peut être transformé aisément en une maxime d'ordre général est suspect par cela même ; mais dès qu'un motif se prête à cette généralisation, vous pouvez l'accueillir avec sécurité. En vous conformant à une loi qui vous paraît celle de tous les êtres moraux, vous sentez vous- même que vous faites partie de l'ordre moral. » (/jg). Pourquoi n'est-il pas possible que certaines maximes soient universali- sées ? Que faut-il entendre par cette impossibilité de les ériger en lois universelles ? Toutes les réponses qui se trouvent chez Cousin se ramènent à celle-ci : de telles maximes, une fois mises sous la forme universelle, « sont évidemment absurdes et révoltent la conscience ». Si par maximes absurdes il avait entendu maximes contradictoires, il aurait oublié, en les di- sant évidemment absurdes, que Kant a pris la peine de mon- trer que certaines maximes deviennent contradictoires dès qu'on les universalise, ce qui prouve que leur absurdité, la contradiction qu'elles impliquent, n'était pas toujours, pour Kant, évidente de soi. Mais il est fort probable que l'opinion de Cousin était simplement que nous rejetons ces maximes universalisées, parce que sous celte forme elles révoltent inva- riablement la conscience morale. S'il avait su préciser comment le principe kantien ainsi entendu convenait à son rationalisme, Cousin se serait représenté clairement une interprétation sem- blable à celle que nous avons indiquée à propos de la même

(48) Ibid., p. 322.

(49) Premiers casais de philosophie, p. 555-354.

VICTOR COL'Sl.N ~ TlléCDORE JOUFFROY 3o<)

difficulté touchée par Portalis. Mais considérant surtout le rôle décisif qu'il accordait à la conscience morale, il oublia quelle importance il avait reconnue à la forme universelle, par laquelle il avait admis que la conscience décide infailli- blement de la valeur des maximes qui en sont revêtues, et il arriva à cette idée, indiquée déjà par M™® de Staël, que de même que dans les beaux-arts il n'y a pas de règle que le génie ne puisse jamais transgresser, il n'y a pas en morale de loi qui ne soit susceptible d'exceptions. Chaque décision de la conscience, soutenait-il alors, comme celle d'un jury, ne con- cerne qu'un cas, ne vaut pas nécessairement d'une manière générale; ses jugements passés ne la lient pas pour ses juge- ments futurs. Il continuait cependant de la dire identique à la raison et guidée par une loi absolue, mais par une loi dont les applications à des cas donnés n'engendrent pas de lois par- ticulières commandant sans condition, catégoriquement. Il semble que Cousin ait abandonné cette thèse, dans la suite (peut-être pour la même raison que M"^® de Staël avait repoussé une telle conception de la morale); car il laissa inédite la leçon oii il l'avait développée (oo), et il ne cessa d'affirmer dans ses livres l'infaillibilité du critère kantien.

Celte leçon nous apprend au moins que la confiance qu'il avait mise dans le critère kantien n'était pas aussi inébran- lable qu'il l'avait cncrgiquemont proclamée. La critique qu'il fit de la définition kantienne du bien par le devoir permet de penser qu'il n'était pas plus fermement convaincu que ce cri- tère, ce principe de l'universalisation, fût fondé directement sur la raison. Selon celle définition, telle que Cousin l'énon- çait, le bien est ce que la loi universelle ordonne, le mal est ce qu'elle défend (5ï). Il se prononçait pour l'opinion con- traire : le devoir se fonde sur le bien, et non le bien sur le devoir. « Si le bien, dl!-il, n'est pas le fondement de l'obli-

(50) Voy. rsnalyse fJe celte leçon dons : Paul Janet, Victor Cousin et son œuvre, p. 141-153.

(51) Cours de Ihist. de la phil, l^^ série, T. I, p. 538.

5lO LA FORMATION DE L'iM'LUENCr: KANTIENNE EN FRANCE

gation, l'obligation n'a pas de fondnrncnt; et cependant elle en a besoin » (52). Pour imposer une obligation, il faut pou- voir établir qu'elle est bonne; autrement elle serait arbitraire. « Personne, dit-il encore, ne se laisse imposer un devoir sans s'en rendre raison » (53); par l'on voit qu'il ne voulait plus se payer de cette raison qu'une loi, étant universelle, est un commandement de la raison.

Cousin s'était refusé à subordonner le concept du bien au principe du devoir; scmblablement Jouffroy ne croyait pas qu'on pût se satisfaire d'une théorie du bien déduite unique- ment de ce principe. Jouffroy accordait que par la forme uni- verselle la conscience morale se garantit de l'erreur au sujet de la valeur des maximes; qu'en elle Kant a donné le critère infaillible, le signe certain du devoir. Mais il objectait que le concept du bien et le concept du devoir ou de ce qui doit être fait sont identiques : dire, avec Kant, que le bien est ce qui doit être fait, c'est commettre une tautologie, ce n'est pas dire en quoi consiste le bien (54). « Kant nous donne bien un moyen de discerner ce qui est bien de ce qui est mal. Mais remarquez qu'en appliquant ce critérium, nous connaîtrons bien dans chaque cas particulier ce qui est bon et ce qui est mauvais...; mais il restera à s'élever à l'idée même du bien, c'est-à-dire à tirer, de toutes les choses particulières déclarées bonnes par le critérium de Kant, l'idée môme du bien » (55). Un homme peut savoir dans chaque circonstance ce qu'il doit faire ou ne pas faire, il ne sait pas pour cela « la fin définitive de l'homme, c'est-à-dire le bien, et quel rapport il y a entre le bien absolu et eette fin. » La télcologie morale de Kant et sa théorie du bien n'étaient propres, aux yeux de Jouffroy, qu'à éluder le problème de la fin et du bien. Mais regarder, avec Jouffroy, comme le problème capital de la philosophie ce pro-

(52) Ihid., T. II, p. 299. (55) Ihid., p. 500.

(54) Jouffroy, Cours de droit naturel (leçons de 1855-55), édit., T. II, p. 505-504, 567-5GS.

(55) Ihid., p. 5.55.

VICTOR COUSIN —- TlJÉOnORE JOUFFROY 3ll

bième de la fin suprême de l'homme et de la nature, dont la solution eût supposé la connaissance du monde et eût seule renfermé la connaissance entière du bien absolu, c'était réta- blir dans la morale la méthode dogmatique, qui faisait dépen- dre de la métaphysique, d'une science de la réalité, la con- naissance de l'objet du devoir.

La morale de Kant paraissait donc à Jouffroy incomplète plutôt que fausse. Elle nous laisse ignorer, estimait-il, la nature du bien, mais elle suffît à nous marquer notre devoir, et comme ce qui doit être fait est identiquement le bien, elle est un guide certain pour l'étude du bien. Faisant un tel cas de la morale kantienne, il devait s'attacher à montrer com- ment Kant en a justifié le principe, la loi de l'universalisation; il s'en acquitta de la manière suivante :

La loi d'un être libre, c'est « une loi qui n'agit que parce qu'elle est comprise » ; toute autre loi serait une contrainte. Le concept d'une cause libre est donc le concept d'une intelli- gence, d'une intelligence qui ne reçoit sa loi de personne, mais qui se détermine par une loi qu'elle s'impose à elle-même. Le mode d'action de cette loi est l'obligation; car, entre l'indéter- mination absolue, ou l'absence de toute influence, et la con- trainte, il n'y a que l'obligation, le devoir. La loi d'un être libre est donc la loi qui oblige dès qu'elle est comprise. On voit par qu'un être libre se gouverne par le devoir, et que, réciproquement, le devoir ne peut gouverner qu'un être libre. La loi conforme à cette notion d'un être libre et raisonnable est la loi de toute nature libre et raisonnable, c'est-à-dire une loi <( applicable et obligatoire pour tout être également libre et raisonnable », une loi universelle (56).

Toute cette analyse portant simplement sur les concepts d'un être libre, d'un être obligé et de la loi d'un être raison- nable, son exactitude ne dépend nullement de ce qu'il existe ou non de tels êtres; elle montre qu'il y a entre ces concepts

(56) Ibid., p. 508-509.

3l2 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

une liaison telle qu'il suffit Je prouver la réalité de l'objet de l'un quelconque d'entre eux pour que la réalité de l'objet des autres soit prouvée. Comment passerons-nous du concept d'une chose à son existence ? L'observation intérieure nous dit bien que nous sommes libres; en outre, nous sentons que nous sommes obligés, nous avons le sentiment du devoir; ainsi nous saisirions sans sortir de nous-mêmes la réalité objective de tous ces concepts. « Mais, remarque Jouffroy, tel est le scrupule de Kant dans la rigueur de ses démonstrations, qu'il ne veut pas même accepter comme fait l'existence d'une cause libre » (57). C'est qu'il peut établir celte existence, non seulement sans sortir du moi, mais sans sortir de la raison, de la faculté des concepts. En effet, de ce que nous sommes doués de rai- son, il suit, comme cela vient d'être montré, qu'une loi uni- verselle nous oblige, et, de ce que nous sommes obligés, que nous sommes lil^res, c'est-à-dire que des êtres libres existent (58).

Par cette étude de la nsorale kantienne Jouffroy avait cherché avant lout à en définir la méthode. Il expliquait que cette méthode de Kant consistait à analyser les concepts mo- raux fondamentaux, en vue de découvrir leur enchaînement, et sans d'abord se demander si leur objet existe, cette exis- tence s'établissant ensuite par l'existence en nous de la faculté d'avoir ces concepts. Il voulait faire comprendre surtout avec quelle solidité les parties principales de cette morale, théories du devoir, du bien, de la liberté, du souverain bien, tien- nent les unes aux autres; mais il n'eatreprit pas d'en expliquer le détail.

Un exposé détaillé de la philosophie pratique de Kant se rencontre dans les Leçons inédiles de Cousin sur ce sujet, rédi- gées par Earni. 11 se peut, d'ailleurs, que ce dernier ait eu la plus grande part à cet ouvrage, car ces Leçons sur Kant res- semblent beaucoup à ses Examens; elles se composent de résu-

(r.?) Ihid., p. 540. (58) Ibid., p. 524-550.

VICTOR COUSIN TIll^OnORE JOTJFFROY 3l3

hiés assez étendus, comprenant la traduction de plusieurs pas- sages de Kant et qui concernent la Doctrine de la vertu, la Critique de la raison pratique, la Religion, les Fondements de la métaphysique des mœurs, la Doctrine du droit. Ces résumés se confondent trop constamment avec la lettre de ces œuvres pour présenter la moindre originalité. Cependant, en obser- vant qu'ils reproduisent plusieurs des sens apparents que prend chez Kant le principe de l'universalitation des maximes, nous remarquons qu'au lieu que les autres écrits de Cousin portaient à croire que Kant avait laissé la conscience morale juge de la possibilité d'universaliser les maximes, la signification vérita- ble et fondamentale du principe paraît être, dans ces résumés, celle selon laquelle les maximes des actions conformes au de- voir se reconnaissent à ce qu'elles peuvent être considérées sans contradiction comme des lois naturelles universelles. La loi naturelle sert ainsi de type pour discerner les véritables lois morales. Comme la loi morale, loi de la volonté pure, de sa causalité libre, soustrait la volonté à l'hôtéronomie, au monde sensible, la loi naturelle, forme du monde sensible, est encore pour nous le type d'une nature suprasensible. La loi morale nous fait concevoir a une nature supérieure, archétype, que nous devons prendre pour modèle de nos déterminations » (69) . Malheureusement les exemples destinés par Kant à éclair- cir le principe étaient insufusaramcnt commentés. Dans l'exemple du faux témoignage, l'auteur de ces résumés, Cou- sin ou Barni, entendait par maxime qui ne peut devenir loi universelle une maxime qui, érigée en une telle loi, serait une loi qui régirait des actions ne pouvant se produire conformé- ment à cette loi; ce qui, en effet, paraît bien être une loi con- tradictoire Dans l'exemple du suicide, on en expliquait la maxime comme devant être repoussée parce que, érigée en loi universelle, elle serait une loi destructive des êtres qu'elle régi- rait; mais il ne paraît pas qu'elle serait pour cela contradic- toire. Des explications de cette sorte, donnant un sens diffé-

(59) V. Coufiii, J.ccnn,-; sur Knnf, rcrligée? par Barni, F" 50 et F" 49.

3l'/» f.A FORMAI I0> UK L'l.\rLUENGI3 KANTIENNE EN FRANCE

rcnl h ce principe pour chacune de ses applications, font qu'il y ait, à proprement parler, autant de principes différents que ce prétendu principe unique a d'applications diverses; elles lui ôtent son caractère essentiel, l'universalité.

Si Cousin ne s'est guère embarrassé de ces difficultés, c'est que sa philosophie, pour donner une origine rationnelle à la morale, recourait à l'idée du bien, plutôt qu'à la forme universelle de la loi du devoir. C'est cette idée du bien, que ses analyses découvraient à la base de tous les jugements sur la valeur morale des actions et au fond de tous les sentiments moraux, qui était, pour lui, l'idée proprement rationnelle; et il ne rapportait le devoir à la raison que comme conséquence de celle idée.

Les ouvrages que Cousin publia ne traitaient de la philo- sophie pratique de Kant que par occasion; tandis qu'il en consacra un spécialement à la philosophie spéculative (60). Ses leçons orales devaient aussi appeler plus constamment l'attention de ses élèves sur la Critique de la raison pure. Nous avons vu que certains d'entre eux, et le plus brillant de tous, Jouffroy, finirent par préférer la théorie de Kant sur la raison spéculative, telle que Cousin la comprenait, à celle des Écos- sais et de Cousin lui-même. Il nous reste à rappeler que l'abbé Bautain, qui fut condisciple de Jouffroy à l'École normale (60*), paraît l'avoir précédé dans cette même opinion.

L'abbé Baui ' 1 s'appuyait sur Kant pour nier que la science métaphysique pût s'établir par « la raison abandonnée à elle-même et réduite à ses seuls moyens naturels », « Ce qui

(60) La morale de Kant, principalement ses idées sur le droit, étaient

légèremrnt touchées dans quelques ouvrages de Lerminier. Lerminier, qui se Eigii.iln d abord eu atl.iquant les éclccliques, puis déçut le public en se réconciliant avec eux, avait la prétention de connaître mieux que personne en France la philosophie alleinande"-, mais ses écrits n'ajoutaient pas grandcliose à ce qu'on y savait sur celle de Kant. 11 en a parlé dans : Philosophie du droit, 18ôl, T. Il, p. 172-176, chap. VIII et IX ; Inlrodnction générale à l'hisloire du droit, édit., 1835, p. 248-262 ; Lettres à un Ber- linois, p. 51tr).r>!)6 ; An delà du Rhin, 1835, T. II, p. 111-114. (6Ô*) Bautain y entra en 1815, Jouffroy en 1814.

MCTOR COUSliN JlItOUCKE JOUFFBOY 3l5

de nos jours, disait-il, a illustré par-dessus tout le philosophe de Kœnigsberg trop peu compris en France, malgré l'appel qu'on y fait journellement à son autorité; ce qui lui donne réellement des droits à la reconnaissance des partisans de la vraie philosophie, c'est que, dans sa Critique de la raison pure, il a démontré d'une manière incontestable l'impuissance de la raison à résoudre péremptoirement un seul problème de mé- taphysique » (6i). Puis Bautain affirmait que la seule science métaphysique accessible à l'homme était celle dont les prin- cipes sont dans la révélation, dans « la Parole de l'origine des choses, la Parole qui a fourni dans tous les temps les vérités fondamentales de Tordre et de la société; Celle enfin qui a été conservée providentiellement dans le monde pour y proclamer toujours, et en raison des besoins et du développement de l'humanité, la doctrine la plus pure, la plus lumineuse, la plus analogue à l'homme qui ait jamais été annoncée sous le soleil... » (O2). Tirer des Écritures les principes de la méta- physique, tel est le rôle de la philosophie. La certitude de ces principes et de toute la science établie sur eux sera celle de la foi en la révélation, confirmée par leur accord avec l'expé- rience humaine, par leur convenance avec tout l'ordre social et naturel. Le plus haut usage que l'homme puisse faire de sa raison seule, c'est d'en démontrer l'impuissance, c'est ce qu'a fait Kant et c'est le premier pas vers la vraie philosophie. Par Kant a chassé le mauvais génie, la dialectique, qui, s'étant glissée dans les écoles du moyen âge, « avait réussi à faire croire presque généralement que l'homme pouvait, par la seule force de son esprit, s'élever à la connaissance des véri- tés fondamentales de la métaphysique, telles que l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, etc. L'école, poursuit Bautain, ne se doutait pas qu'en admettant cette opinion, et en s'exer-

(61) L. Bautain, Philosophie du chrislianixme, Paris et Strasbourg, 1855, T. I, p. 173.

(62) Bautain, De l'enseignement de la philosophie en France, au dix- neuvième siècle, 18ÔÔ, p. 88,

3i6 L\ ^o^.^î\Il n ir. {/ivri.rENCE kantienne en frange

çant à prouver Dimi p.ir Ki raison, elle posait le fondement du rationalisme qui devait un jour déchirer l'Église ; et Kant qui vint attaquer brusquement cette opinion au dix-huitième siè- cle, et détruire les fausses gréteniions de l'école, ne se doutait pas non plus, qu'en déterminant si nettement la compétence de la raison, il ébranlait le protestantisme dans sa base » (63). Pour Bautain comme pour Jouffroy, cette impuissance de la raison, démontrée par Kant, tient à ce que « toute notre ma- nière de connaître dépend des formes de nos facultés, des conditions de notre organisation, des lois de noire esprit, les- quelles, étant pureme>''.t subjectives, ne peuvent jamais le transporter au delà des bornes de sa subjectivité, ni l'autoriser à affirmer la vérité de l'être en lui ou hors de lui » (64). C'est également contre l'école écossaise qu'il dirigeait ces paroles; mais il insistait plus que Jouffroy sur la théorie des antino- mies, qui étaient, en quelque sorte, la preuve a posteriori de l'impuissance de la raison (65).

On sait que l'abbé Bautain fut obligé de se ré- tracter (65*). Il convint que de cette critique de la rai- son pouvait sortir vm scepticisme fort menaçant pour toute théologie (66). Tâchant de juslifiar son kantisme, dont l'évê- que de Strasbourg l'avait hlànié, il définit en ces termes ce que cette philosophie avait été pour lui : a Voici en quoi nous trouvions que les antinomies kantiennes avaient été utiles à l'étude de !a j)hi' -•iphie. Persuadés que nous étions qu'il n'y a point de science n:élaphysique possible pour la raison aban- donnée à cllc-mcme et réduite à ses seuls moyens de connaître, convaincus que sans principes et sans données supérieures,

(03) Phil. du clin.<(ian)Sinc, T. II. p. '270.

(uT) De rcuseigacmcnl, p. 2(3 ; PInl. du christ., T. II, p. 32.

(fiS) Philosophie morale, fnris, 1842, p. VIII.

(Cr»*) J)<,'s idées soinblables à colles do Bautain, appuyées aussi sur le kanlismo. désignées s-ius h; nom général de. f'déismf, ont encore été rc- remn^ent oonibUtues par l'Eglise cstliolique. Sur ces questions, voy. la bibliograpliic donnée dans le long ariicle Foi-Fidéisnic, du iJiclionuairc apoloytli(iac de la [ci cidholiquc, Paris, 'I9il.

(60) Philosophie morale, Paris. 1842, p. VIH.

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vicTôn corsiN riii-oijOKi; Jourri-.OY 017

elle ne pouvail arriver par le raisonnement à aucune conclu- sion définitive dans les grandes questions métaphysiques, nous pensions que c'était rendre un service signalé à la science et à la religion tout à la fois, que de démontrer ainsi par le fait l'impuissance du rationalisme se combattant lui-même et se neutralisant par ses propres efforts. Nous avons cru qu'il y avait une réponse péremptoire à la prétention orgueillease de la raison moderne qui a voulu fonder par elle-même et à elle toute seule la science et la religion, et nous trouvions remar- quable que cette démonstration a posteiiori de l'incapacité de la raison pour les choses métaphysiques, fût justement pro- clamée par un sectateur de cette communion chrétienne qui a déclaré la raison juge souverain et en dernier ressort de toutes les vérités. Voilà ce qui nous a frappés dans le travail de Kant, et ce en quoi nous avons pu le trouver utile. Nous ne l'avons approuvé que sous ce point de vue et pas au delà. Qu'après cela ses antinomies soient insoutenables dans la réalité, nous en convenons volontiers; car ce sont de pures abstractions, et la raison humaine ne s'est jam.ais trouvée effectivement dans l'état 011 Kant la suppose. C'est pourquoi il l'appelle raison pure ou considérée d'une manière toute spéculative. D'ailleurs Kant s'est réfuté lui-même, et après avoir refusé à la raison en tant que spéculative, une portée objective pour la science, il a été obligé de la lui accorder en tant que raison pratique, pour fonder la morale; inconséquence grave qui trahit le vice de son système » (67).

Ainsi Bautain s'était flatté de faire du kantism.e un soutien du catholicisme (68). Mais pour cela il n'en avait retenu que

(67) Lettre à Monseigneur Lcpappe de Trêvern, évêqiie de Slra^bourg, 1837, p. 19-20.

(08) Merlan, dans son Parallèle de nos deux philosophies nationales, se moquant des efîorts de ccr-ains cattioiiques allemands pour adapier le kantisme à leurs dogmes, avait dit qu'il leur resterait toujours la ressource d'assurer sur ce que Kant a limité la puissance de la raison « la nécessité de soumettre la raison à la foi el aux décrets de l'Eglise » (p. 79). Du temps de Bautain, Henri Heine parla pareillement des chrétiens d'i\llema,sne qui croyaient Kant avec eux.

3l8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

la partie spéculative, en tant que négative, conslituce par la Critique de la raison pure; il en avait séparé la partie pra- tique, à laquelle appartient précisément la philosophie reli- gieuse de Kant, et par laquelle cet « homme qui passe pour le plus grand logicien des temps modernes » s'est fait « une des lumières de la Réforme » (69). Avec la Critique de la raisoti pratique, pensait Bautain, Kant est revenu au principe de la souveraineté de la raison, il s'est rallié à une religion qui n'admet que ce que la raison approuve, il est rentré dans le protestantisme. Mais ce retour était injustifiable. La morale rationnelle qu'il a donnée pour base à sa Religion n'est pas la vraie morale. La vraie morale, celle qui doit régner sur tout le monde, doit pouvoir être comprise de tout le monde, être populaire ; telle est la morale de ëÉvangile, tandis que celle de Kant se formule en « phrases solennelles » qui ne seront jamais comprises tout au plus que par des philosophes (70). Enfin et surtout, Bautain trouvait que c'était contredire la première Critique que de donner à la raison considérée dans son usage pratique plus de valeur objective qu'on ne lui en a reconnu pour son usage spéculatif; puisque l'usage pratique de la raison, la conscience morale, non plus que son usage spéculatif, ne nous fait sortir de la sphère de notre subjec- tivité (71).

Celte façon de représenter le rapport des deux Critiques concordait avec ce qu'en disait Cousin, à cela près que, pour Bautain, c'est à tort que Kant a accordé à la raison pratique une puissance qu'à juste titre il refusait à la raison spécula- tive; au lieu que selon Cousin le tort de Kant est d'avoir re- fusé à la raison spéculative cette même puissance qu'il recon- naissait justement à la raison pratique. Cette opinion qui veut que les deux Critiques soient inconciliables, répandue en

(69) Philosophie morale, p. VII.

(70) La morale de VEvangile comparée aux divers systèmes de morale, 1855, p. 250, 200. Ici Bautain fait à la morale de Kant le mCme reproche que Portails.

(71) Ibid., p. 240, 248,

VICTOR COrSIN - THÉODORE .TOUFFROY 3ig

France par Cousin plus que par aucun autre, y fut encore favorisée par l'ouvrage d'Henri Heine sur l'Allemagne, qui commença de paraître dans la Revue des Deux-Mondes, et qui relevait, d'une manière divertissante, dans le kantisme com- me dans les autres aspects de l'esprit germanique, ce que M™* de Staël n'avait pas voulu y voir. l\ conseillait aux Fran- çais de bien considérer la Critique de la raison pure comme la seule œuvre de Kant vraiment importante. C'est là, leur disait- il, que Kant a manifesté sa pensée révolutionnaire, qui a tout changé dans la spéculation philosophicjue en Allemagne. Sans doute, on a entendu dans ce pays de « bons chrétiens » pro- clamer Kant de leur parti, se figurant qu' « il n'avait renversé toutes les preuves philosophiques l'existence de Dieu que pour faire comprendre au monde qu'on ne peut jamais arri- ver par la raison à la connaissance de Dieu, et qu'on doit alors s'en tenir à la religion révélée ». Mais ce n'est qu'une falsi- fication; il n'y a nul compte à tenir de ceux qui en ont été dupes. Le vrai résultat du criticisme, c'est la ruine de toute espèce de théologie, achevée par le livre môme de Kant sur la religion, pour quiconque en saisit bien le sens; c'est l'athéisme. Le criticisme fut ainsi une révolution au regard de laquelle toute autre paraît un événement de peu de conséquence. Les Français avec Robespierre n'ont tué qu'un roi; les Allemands avec Kant ont tué Dieu. iMais après la tragédie, la farce : dans sa seconde Critique, par prudence ou par humanité, Kant a voulu ménager les consolations que le vulgaire reçoit de ses croyances; il ne put que donner aux hommes éclairés sujet de mettre une fois en doute sa sincérité, par tout ce qu'il écrivit pour sauver les dogmes qu'à leurs yeux il avait à jamais anéantis.

Parce qu'Henri Heine s'était appliqué, tout du long de son ouvrage, à faire de l'Allemagne un tableau totalement diffé- rent de celui que M™* de Staël en avait tracé aux Français, il a pu s'imaginer, en abordant le kantisme, qu'il allait leur en révéler une tendance jusqu'alors insoupçonnée d'eux et leur

3 30 LA FOUMATION DK I.'lNI'LUfiNCE KANTIENNE EN FRANCE

développer là-dcssns une opinion de nature à les surprendre; mais il ne fit guère plus que leur redire ce qui, au fond, avait déjà été l'opinion de certains adversaires français du kan- tisme, tels que Dcgérando, et l'agrémenter de plaisanteries assez semblables à celles dont Mérian avait semé son Parallèle, ou à celles par lesquelles les revues et les journaux français avaient accueilli les livres de Villors et de Kinker.

CONCLUSION

La philosophie kanlicnnc propronient dite, celle dont Kant fut le créateur, et qu'il mil au jour pendant les années de sa vie qu'on a coutume d'appeler la période critique, est conte- nue essentiellement dans la Critique de la raison pure, dans la Critique de la raison pratique et dans la Critique du juge- ment. Ses autres ouvrages de la même période qui doivent être considérés comme importants, doivent l'être comme apparte- nant à trois groupes, entre lesquels ils se répartissent selon qu'ils ont, respectivement, avec telle de ces trois œuvres capitales plus de rapports qu'avec les deux autres. De même qu'ils durent à ces rapports presque tout l'intérêt qu'on y porta en Allemagne, ils valaient la peine d'être connus en France soit en ce qu'ils donnent, comme les Prolégomènes et les Fon- dements de la métaphysique des mœurs, des éclaircissements sur la philosophie nouvelle présentée dans les trois Critiques, et servent à y introduire; soit en ce qu'ils sont, comme la Mé- taphysique de la nature, la Métaphysique des mœurs et la Religion, des développements des principes qu'elles avaient examinés, expliqués et justifiés, et montrent les applications qu'on peut en faire.

Sans trop dépriser ce qu'un très petit nombre d'entre eux en savaient dès avant i835, nous pouvons dire que la Critique du jugement était restée inconnue des philosophes français durant toute l'époque que nous avons étudiée. Ce n'est pas qu'on manquât d'exposés assez étendus de la dernière Critique; c'est que ceux dont on disposait manquaient de clarté, leurs auteurs, Buhle et Schôn, s'étant attachés à reproduire, en des extraits, les paroles de Kant, au lieu d'exprimer librement ce qu'ils croyaient avoir- été sa pens6<:

32 2 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

La Critique de la raison pratique et les autres écrits de Kant qui s'y rapportent immédiatement pour constituer avec elle sa philosophie pratique, furent l'objet de travaux français moins détaillés que ceux qui traitaient de la première Critique. C'est cependant par ce côté de la doctrine kantienne qu'on prit d'elle, en France, l'opinion la plus avantageuse : cette philoso- phie pratique gagna même quelques suffrages parmi ceux, tels que Massias, chez qui la philosophie spéculative de Kant n'avait, pour ainsi dire, nul accès. Le résumé très sommaire que Villers avait donné provisoirement de la seconde Critique auquel vint s'ajouter plus tard l'éloge éclatant inspiré à M'"® de Staël par la pensée qu'il lui avait découverte avait suffi pour qu'on arrivât à reconnaître assez généralement à celte partie du kantisme beaucoup d'élévation; et, comme i) s'agissait de morale, n'était-ce pas y reconnaître ou tout au moins y pressentir beaucoup de vérité ? Mais cette impression, la plus propre à exciter le désir de pénétrer plus avant dans la nouvelle doctrine morale, ne pouvait être produite avec autant . de force et de clarté par les quelques pages Villers avait résumé la philosophie pratique, que si, au lieu de commencer ce résumé par la théorie de la liberté transcendentale, il avait suivi le môme ordre que Kant dans les Fondements de la méta- physique des mœurs, ordre selon lequel on part de la cons- cience morale commune, pour passer, par l'analyse de celle-ci, aux principes d'une morale .philosophique, et, de là, à la théo- rie de la liberté transcendentale, ou explication de la possibi- lité de l'impératif catégorique qui se fait entendre à tout homme dans la conscience morale et que ces principes expri- ment (i) Outre que cet ordre, présentant le fait à exijliquer avant l'explication, eût fait paraître cette théorie plus com- préhensible, il eût montré que celte analyse de la conscience morale, ainsi que l'établissement de ses principes, suivant les-

(i) C'est à pou prés ce que fit remarquer à Villers rnutour d'un compte rendu de son livre dans \'Allgc)nei7ie Littcralur-Zcilung, léna, 6 et 7 août 1802, p. 303-504

CONCLUSION âaâ

quels elle juge, et de leurs rapports avec la raison, conservent un sens, quoi qu'on vienne ensuite à penser de cette théorie; qu'ils ont indépendamment de cette dernière une valeur, un in- térêt. Il est probable que Cousin n'ait pas encore su bien distin- guer qu'il convenait, dans une étude attentive aux détails, de commencer, de cette façon, par considérer séparément de la troi- sième les deux premières sections des Fondements de la méta- physique des mœurs, jointes à tout ce qui y correspond dans la Critique de la raison pratique et dans les autres ouvrages de Kant sur la philosophie pratique; cependant c'est en tant qu'il se conforma, sriemmcnl ou non, à une semblable mé- thode, qu'il arriva à se faire de la morale kantienne une inter- prétation plus claire, qui se propagea en France plus largement que ce qu'on avait pu en apprendre dans le livre de Villers, sans être pour cela aussi superficielle que ce qu'en avait dit M™® de Staël, et qui fut telle qu'il y vit plus d'une idée bonne à retenir pour construire sa morale éclectique. Il aperçut, jus- qu'à un certain point, que la grande impression produite par la morale kantienne à tous ceux qui l'examinent d'un peu près, leur vient de ce qu'ils approchent par des concepts moraux pris dans toute leur pureté, dégagés de tout ce qui tient plus ou moins de l'intérêt, des inclinations, de la crainte ou de l'es- pérance, de toutes choses auxquelles les empiristes voulaient réduire le fait de la conscience morale ou avec lesquelles le mêlaient et le confondaient certains philosophes et théolo- giens qui subordonnaient la morale aux dogmes religieux, au lieu d'en faire le vrai fondement de la croyance qui peut légi- timement s'y attacher. Il eut recours autant aux Écossais qu'à Kant pour soutenir que la véritable philosophie de l'expérience n'est nullement cet empirisme qui, alors qu'il faudrait obser- ver le fait, l'anajyser, en découvrir toute l'originalité, s'efforce de le détruire, de le faire disparaître en l'absorbant dans une théorie qui vise à tout assimiler à la sensation, aux désirs sen- sibles, à tous les états de lesprit composés de sensations et de ces désirs. Mais, après avoir montré que la conscience morale

324 LA FORMATION DE LINFLUENCE KANTIENNE EN FIVANCE

est un fait si hétérogène à ces états et aux mobiles et motifs qui en dérivent, qu'elle leur est parfois directement opposée, Cousin se tourna contre les Écossais, mais toujours avec Kant, pour montrer que le sentiment moral, tout irréductible qu'il est aux autres données sensibles, doit s'expliquer par autre chose que lui-même et dont il tient précisément son caractère moral; que ce scnliment, en tant que moral, résulte d'un juge- ment porté sur la valeur morale des actions à l'occasion des- quelles nous l'éprouvons, jugement qui se règle sur le rap- port qu'a leur motif avec une idée ou un principe rationnels. Cousin soutenait qu'en dernière analyse ce jugement repose sur l'idée rationnelle du bien, tout en admettant l'infaillibilité et la rationalité du principe kantien de l'universalisation des maximes. L'attitude qu'en cela l'école éclectique prenait à l'égard de la morale kantienne, se dessinait plu» nettement chez Jouffroy : il acceptait ce principe comme un critère infaillible pour discerner, d'avec les maximes et les actions mauvaises moralement, celles qui sont moralement bonnes; il en faisait le premier principe de la méthode à suivre pour découvrir, par l'élude de ces maximes et de ces actions, la vraie nature du bien; mais il regardait l'idée du bien, auquel les maximes et les actions ainsi discernées participent, comme le motif qui détermine la volonté bonne, la volonté raisonna- ble, à suivre ces maximes et à accomplir ces actes : c'était, pour lui, de l'idée du bien que ce principe tenait toute sa force impérative, quoique la connaissance du bien, auquel tendent les actions que le devoir nous ordonne, dépendît de la connaissance du devoir et de la connaissance des obligations qui découlent de son principe.

Comme les éclectiques se donnaient l'air, par leurs affir- mations, de eoncevoir pour la formule kantienne de ce prin- cipe un sens qui les convainquît de pouvoir définir par elle toutes les obligations morales, on avait bien lieu de regretter qu'ils n'eussent point dit comment se résolvaient pour eux les difficultés qui avaient empêché les idéologues de lui reconnaî*

CONCLUSION 325

tre une telle poi t(^e. SI Jonc on fait à Cousin un mérite d'avoir enseigné que nicine pour une philosophie s'établissant sur l'observation et sur l'analyse des idées il y a plus à retenir de la morale rationaliste de Kant que de la philosophie empi- rique, il faut avouer, en revanche, qu'il s'est trop peu soucié de ces difficultés, inhérentes au formalisme, qui faisaient dire à Portails que le principe de la morale kantienne n'est d'aucun usage, ne détermine rien s'il n'est complété d'une façon ou d'une autre, et que, par tout ce qu'il laisse ainsi à définir, se prête à tous les abus. La signification de ce principe de l'uni- versalisation est demeurée, de la sorte, très incertaine chez les philosophes français au début du dix-neuvième siècle; à tel point qu'il ne nous a été permis que de conjecturer ce qu'elle était pour ceux qui en proclamaient hautement la parfaite clarté et l'entière validité.

Les écrits français relatifs au kantisme les plus étendus et les plus nombreux portaient sur la Critique de la raison pure. Une critique de la raison spéculative, qui prétend décou- vrir les conditions sans lesquelles toute connaissance néces- saire serait impossible, et fixer les limites au delà de'squelles aucune connaissance n'est possible, devait être appréciée se- lon la plus ou moins grande rigueur des raisonnements qui fondent de telles décisions. L'idéalisme transcendental, en quoi consiste la critique kantienne, ayant pour objet la certitude apodictique de la connaissance, n'a de sens que par sa preuve, c'est-à-dire par ce qui tend à rendre évidente la liaison néces- saire de cette certitude avec l'idéalité transcendentale de la cho§e apodictiquement certaine. Les différentes manières de l'interpréter n'ont de valeur que dans la mesure elles sont différentes tentatives pour faire concevoir cette idéalité de ma- nière qu'une telle liaison apparaisse. Les auteurs des premiers exposés français ont su généralement qu'il ne suffisait pas de donner des indications rapides sur cette partie du kantisme, pour faire comprendre l'importance et la difficulté du pro- blème qui y était posé celui de la possibilité des jugements

326 LA FORMATION DE L INÎ'l.I ENCL RAN'IIENNE EN FnANCE

synthétiques a priori et pour persuader que l'idéalisme transcendcntal marque au moins un pas vers sa solution. Ce qu'ils en montraient faisait assez voir qu'on ne devait point se contenter d'une étude simplement descriptive du système ; mais aucun n'arriva à en refaire l'argumentation de manière qu'elle apparût avec une réelle force démonstrative. La crainte d'être infidèles au texte original leur ôtait la liberté de l'élu- cider. Ils y auraient porté plus de lumière, si, abordant les endroits, tels que la Dédaclion transcendentale, se trouvent les arguments qui sont ceixsés valoir également pour toutes les catégories, ils avaient essayé de montrer ce que ces argu- ments signifient pour chacune d'elles, ou simplement pour l'une d'entre elles, et comment ils contribuent à rendre compte de la nécessité et de l'universalité du principe a p/iori corres- pondant à la catégorie considérée. Ainsi, c'est en prenant cons- tamment l'exemple de la catégorie de cause et du principe de causalité, que nous avons pu marquer les points à partir des- quels sont en défaut leurs explications du kantisme ou les explications de la possibilité des jugements synthétiques a priori qu'ils croyaient avoir vues chez Kant. Suivant la même' méthode, nous tentons d'esquisser, dans un appendice, une interprétation qui, sans différer radicalement de celles qui re- présentaient pour les philosophes français de ce temps le cri- ticisme, ait plus de solidité ; c'est-à-dire une interprétation sur laquelle ils eussent pu juger celte théorie de la connais- sance plus favorablement qu'ils n'ont fait, tout en laissant cette théorie le plus possible semblable à ce qu'ils en savaient. Le vice des seules interprétations qui étaient alors connues en France excuse l'éloignement qu'on y témoignait généra- lement pour le kantisme ; mais c'est plutôt la confusion et l'obscurité des ouvrages elles étaient exposées qui justifient l'oubli ceux-ci sont tombés ; car ce même vice, le même défaut de solidité, n'est pas étranger aux façons dont la phi- losophie de Kant a été par la suite le plus fréquemment traitée, et le moyen de l'atténuer que nous proposons ne vaut pas

CONCLUSION 327

moins pour les interprétations qui ont été les plus divulguées, que pour les exposés par lesquels elles ont commencé à l'être en France.

Il serait difficile d'apporter à l'histoire des interpréta- tions populaires du kantisme, à leur examen critique, et sur- tout à leur perfectionnement, un soin qui excédât leurs mé- rites ou leur importance : elles ne représentent rien de moins que le résultat du travail le plus malaisé que Kant ait désiré qui se fît sur son œuvre. Kant, en effet, et bien qu'il n'ait pas daigné s'y employer lui-même, a souhaité que ses idées fus- sent vulgarisées. (2). Ce qu'il blâmait dans les a philosophes populaires », c'était d'exiger que la spéculation philosophique fût subordonnée à la vulgarisation de ses démarches et de ses découvertes, que la première se pliât aux commodités de la seconde, que celle-là n'allât point l'on ne pût qu'à grand- peine élever celle-ci. Ce qu'il blâmait, en somme, c'était de vouloir qu'on philosophât toujours de telle sorte que la vulga- risation ne fût d'aucun mérite, c'était de rendre inutile une « vulgarisation philosophique » (3) en ne tolérant qu'une philosophie vulgaire. Approuvant cette vulgarisation qui ne doit jamais peser sur les destinées des sciences philosophiques, mais, au contraire, se régler sur elles, Kant ne pouvait qu'ap- prouver une diffusion d'une autre sorte, intéressant une moins grande multitude, tendant cependant à une sorte de popularité et dont on ne saurait aucunement refuser de faire cas, si ce n'est par le plus étroit esprit de secte ou de corps, par cet es- prit de boutique dont Henri Heine s'est moqué, par cette arrogance dans laquelle ce même écrivain disait que le? phi- losophes allemands ont donné trop volontiers et à laquelle il serait assurément très ridicule de se croire pleinement au- torisé de ce que Kant déniait le droit d'écrire sur les ques- tions qu'il avait traitées à ceux qui trouvaient qu'il l'avait

(21 Fondcvicnts de la métaphysique des moeurs, trad. Delbos, p. 116-117. (3) Ibid., p. 117.

SaS LA FORMATION l)E l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

fait trop peu claircniciU (4), ou de ce qu'il n'a jamais su garder une bien bonne opinion des hommes qui sont devenus ses contradicteurs (5). La philosophie serait dans une situa- tion singulière par rapport aux autres sciences, s'il fallait que lui fût interdite la popularité dont nous voulons parler et qui leur convient si bien qu'elle est un facteur de leurs progrès. De même qu'il est légitime et même nécessaire à ces progrès qu'une théorie scientifique paraissant avoir quelque valeur ne se communique pas seulement de son inventeur aux hom- mes adonnés au même ordre de recherches que lui, mais que, pour qu'elle reçoive dans d'autres branches du savoir et des arts toutes les applications dont elle est capable et développe ainsi tout ce qu'elle renferme en puissance, elle soit commu- niquée à la fois avec une grande exactitude et à un grand nombre d'hommes cultivant des sciences et pratiquant des arts très divers (tels que l'art médical, les arts industriels, etc.), et qu'elle soit, en ce sens, popularisée ; de même, si un sys- tème philosophique n'est pas une simple affaire d'école ; s'il est autre chose que ce que Schweighauser croyait de celui de Kant en le jugeant uniquement bon à occuper des profes- seurs de philosophie et à exercer la subtilité de leurs élèves ; s'il est propre à enrichir et à féconder ce qu'il y a de philo- siophique dans chacun des aspects de toute l'activité humaine, ce système doit pouvoir être popularfsé dans le sens que nous venons de désigner. Mais pour les systèmes qui n'ont jamais cessé d'être diversement interprétés et qui en cela ne parais- sent pas se transmettre, même aux hommes spécialement ver- sés dans le genre de spéculations auquel ils appartiennent, avec autant d'exactitude qu'une théorie mathématique, phy- sique ou biologique se transmet aux praticiens qui en exécu- tent les applications ; pour ce» systèmes, disons-nous, il ne peut être question que d'une popularité apparentée à la vul- garisation par une commune imprécision. Refuser, sous pré- texte qu'elles sont inexactes et souvent imprécises, de tenir

(4) Préface des Prolégomènes. <5) Fr. Paulsen, Immanuel Kant, Sluttgart, 1898, p. 231, noie.

CONCLL'SION S2Q

Compte des interprc^tations populaires des systèmes philoso- phiques, ce serait donc méconnaître que c'est par elles qu'ils influent sur le développement de la pensée et de l'action hu- maines, que c'est grâce à elles et dans la mesure de ce qu'elles valent intrinsèquement (c'est-à-dire indépendamment de ce que les idées qu'elles présentent sont ou non l'image fidèle des doctrines qu'elles sont censées représenter) que les philo- sophes n'ont pas travaillé exclusivement pour eux-mêmes. Il est même fort douteux que les plus grands d'entre eux eus- sent pu sans elles travailler toujours efficacement les uns pour les autres. C'est assez souvent par elles qu'ils tiennent les uns aux autres, s'il est vrai que les penseurs les plus origi- naux n'aient pas eu tous, relativement à l'histoire de leur science, une érudition impeccable, et que par suite il leur soit arrivé d'apprécier l'œuvre de leurs prédécesseurs d'après des interprétations plus ou moins défectueuses qui se trou- vaient répandues de leur temps, quand ils ne s'en sont pas forgé chacun quelqu'une, par laquelle, à moins qu'ils n'y prissent garde, ils risquaient de s'isoler davantage les uns des autres comme du reste des hommes. On se tromperait donc assez souvent sur la filiation des systèmes philosophiques, on se représenterait fort mal l'influence que leurs auteurs ont reçue les uns des autres, si l'on négligeait l'histoire des inter- prétations communes ou populaires de ces systèmes. Et cela paraît vrai de Kant, pour les rapports de son système avec ceux qui l'ont précédé, autant qu'il est reconnu que, par exemple, sa façon de critiquer Descartes supposait à ce der- nier d'autres opinions que celles qu'il a eues ; que sa réfuta- tion de l'idéalisme de Berkeley ne laissait pas d'en impliquer une altération préalable ; qu'il appréciait la philosophie de Leibniz, celle cru'il avait le plus étudiée, surtout d'après ce que Wolf et les wolfiens en avaient répandu en Allemagne ; qu'il comprenait peu de chose à Spinoza (6) ; que, en un

(fi) N. K. Smith, Commentant, p. GOl. On a môme été jvisqu'à dire que de l'histoire de la philosophie il avait tout oublié ou ignoré, hormis les connaissances les plus courantes dans son siècle. Voy. Lovcjoy, Kant and the english Platonists, p. 271 et 280.

330 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

mot, sa doctrine se rattachait moins directement aux doctri- nes du passé qu'à des interprétations de celles-ci plus ou moins infidèles, tantôt propres à lui même, tantôt communes à ses contemporains.

Les interprétations du kantisme que nous avons étudiées n'ont certes pas trouvé, du moins en France et à l'époque oi!i elles ont apparu, à féconder des esprits de la même classe que celui que nourrirent chez Kant ses connaissances sur l'his- toire de la philosophie. Elles ont eu cependant sur la philo- sophie française une inllucnce effective, qui, avec Cousin, de- vint assez manifeste pour faire, des derniers partisans de l'idéologie qu'il comballail, des adversaires fort inquiets du kantisme. Ils voyaient ({ue, pour pousser jusqu'à son ach^- vem.ent la réaction, commencée par Royer-Collard et a..* moyen de la philosophie écossaise, contre leur école qu'à l'exemple de Villers, Cousin qualifiait de sensualiste, ce der- nier s'appuyait sur les points de la philosophie de Kant qui lui paraissaient confirmer celle des Écossais, sur la res- semblance qu'il apercevait entre ces deux philosophies étran- gères, sans peut-être la concevoir aussi nettement que, de nos jours, Andrew Scth l'a définie dans sa Scoilish philosophy (7). Il est vrai que par la suite et afin de faire paraître la philo- sophie moderne tolérable à des hommes timorés, enclins à se rallier à la politique d'un clergé qui, voulant s'emparer de l'enseignemen! -mblic, menaçait « de nous rejeter vers cette époque de ténèbres oij les écoles carlovingiennes ne connais- saient d'autre philosophie que la logique péripatéticienne ))(S), Victor Cousin, en continuant de s'opposer à l'empirisme, se réclama de plus en plus de Descartes, ou plutôt d'un oarié-

(7) Andrew Seth, Scottish philosophy, a comparison of the scoltish and german answers to Hume, o'^ éclit., 18Q0. Sur la question de savoir si c'est à bon droit que Kant accuse Reid d'avoir mal compris Ikune, voy. un cha- pitre des Lectures on the philosophy ol Kant, par «Sidgwick, 1905.

(S') V. Cousin, Drfciise de rUnivcrsilé et de la philosophie, Paris, 1844, p. 116.

CONCLUSION 33 1

sianisme alluni. se coiifou Ire avec celui de Bossuet. (9). QuiffiT les systèmes allemands liés au kantisme, gour se retrancher dans le cartésianisme, c'était peut-être rester dans le cou- rant rationaliste de l'histoire de la philosophie que Villcrs avait signalé, c'était certainement s'y diriger dans le sens con- traire à celui qu'il avait donné pour le sens du progrès. Mais, comme doivent l'accorder même ceux qui prisent peu sa j. ro- pre contribution aux études kantiennes, Cousin n'en ava't p.is moins laissé bien des germes de ce que ces études devinrent en France. Les connaissances sur le kantisme qu'il avait ré- pandues avaient aussi rempli deux de ses disciples, Tis«ot et Barni, du désir de les parfaire, non moins vif et peut-être p!us constant que ne l'avait été son ardeur à surpasser tout ce qu'avant lui on avait écrit en ce genre. D'abord ils se placè- rent en assez bonne voie d'y parvenir, en tant que c'était un bon moyen pour faire connaître Kant aux Français que îe leur traduire ses oeuvres principales ; et quel que soit le ju- gement qu'il faille porter sur le résultat de leurs efforts, j1 n'en fut jamais fait de plus grands et de plus persévérants, ni dans l'école éclectique ni au dehors, pour permettre r.ux Français d'apprendre à connaître Kant en le lisant. Il est pos- sible que cette connaissance, tirée de ces traductions, soit peu exacte ; en tout cas, on ne doit point oublier qu'elle a été l'un des facteurs les plus considérables de l'influence kantienne en France, dans la seconde moitié du dix-neuvième .siècle. Il n'est pas douteux, par exemple, que le fondateur du néo-cri- ticisme français se soit beaucoup servi de plusieurs de i^es traductions au moment se forma sa doctrine, et plus que dans ses dernières années, alors qu'il les conférait avec une récente traduction anglaise.

Bien des motifs permettent de ne plus sou-crire aux ob- jections des éclectiques contre la philosophie de Kant : on peut estimer que ce qu'ils y ont trouvé le plus à reprendre

(0) Voy. surtout Du vrai, du beau et du bien, dans les dernières édi- tions.

S32 t\ FOIAMAliCi.N UK L'iiM-LÛEiNCE KANTIENNE EN FlUNGE

n'en c?t pas le vrai défaut, et ne pas y reconnaîfe tous les sophisme^ qu'ils ont cru y voir. Mais on n'aurait sujet de re- procher à Cousin et à ses disciples de les avoir faites, réitérées et développées, que si elles avaient visé à dissuader les lec- teurs d'étudier directement, par eux-mêmes, la do;trine at- taquée. Or ce ne fut assurément pas leur effet ni l'iiitenlion de leurs auteurs. Elles n'avaient plus rien de cet esprit de dénigrement qui avait accompagné ou accueilli les premiers essais français sur Kant ; elles procédaient plutôt de l'esprit convenable à tout examen critique sans lequel la meilleure exposition impersonnelle d'un grand système philosophique se- rait d'autant moins suffisante et explicite qu'elle supposerait, à raison des matières traitées, plus d'effort de la part de celui qui l'aurait faite et en exigerait encore beaucoup de ceux pour qui elle serait faite ; puisque celui-là, négligeant de révéler par ses propres réflexions sa pensée, aurait manqué à mettre en œuvre tous les moyens de bien faire voir à ceux-ci ce qui l'eût occupée, l'objet commun de leurs efforts. Nous avons remar- qué que ce fut l'erreur de certains commentateurs, de '?rij-ie qu'on pouvait suffisamment expliquer la philosophie de Kant sans s'expliquer soi-même sur elle, sans montrer comment elle se range dans l'esprit qui en fait l'acquisition, comment elle s'y organise ; et nous avons vu dans cette erreur la raison principale de ce que leurs exposés parurent, à la plupart des lecteurs français, :''fléter un amas d'idées mal digérées, (l'est de celte même erreur que les éclectiques furent préservés par leur méthode, qui les amenait, après avoir analysé les doctri- nes dont ils écrivaient l'histoire, à indiquer le choix qu'à leur avis il fallait y faire et à déclarer les raisons de ce choix. Ce qu'ils en rejetaient devenait ainsi l'objet d'une réfutation. Leur réfutation du kantisme, qu'on est généralement conveim de juger abusive, n'a pu lui nuire gravement auprès des Fran- çais capables d'en poursuivre l'étude : ceux-ci devaient bien avoir déjà observé que toute réfutation d'un système tel que cehii de Kant est toujours relative à une certaine interpréta-

COXCLUSION 333

tion, dont elle est en quelque sorte le complément. A le bien prendre, quand il s'agit d'une doctrine aussi illustre et si peu sujette au décri, la sévérité d'une réfutation atteste avant tout la sévérité de son auteur à l'égard de soi-même, à l'égard de l'idée qu'il a su prendre de cette doctrine. Si parfois les objections des éclectiques étaient tellement imprudentes et fu- tiles qu'elles n'atteignaient pas même le kantisme tel qu'ils l'avaient exposé, et qu'elles restaient encore fort au-dessous de l'interprétation qu'ils en avaient donnée, ils ne faisaient alors que dévoiler combien leur conception de la philosophie, en général était faible et étroite, combien leur éclectisme était étourdiment exclusif. Lorsqu'au contraire elles portaient ef- fectivement contre quelques points de la doctrine qu'ils avaient donnée pour celle de Kant, cela, pour la raison que nous ve- nons de dire, laissait à tout esprit réfléchi à soupçonner leur interprétation d'être fautive : ces objections devaient paraître marquer les bornes de leur compréhension plutôt que des points oij le criticisme manquât de solidité ; car ce qu'ils avaient fait comprendre du système de Kant avait donné une idée assez haute de son génie philosophique, pour qu'on eût quelque peine à croire qu'elles en marquassent vraiment les défaillances. Plus leurs objections se faisaient pressantes, plus elles appelaient les philosophes à de nouvelles recherches et leur en précisaient la direction ; loin donc que leur opposi- tion au kantisme fût de nature à en arrêter l'étude en France, elle obligeait de la poursuivre, de l'approfondir.

APPENDICE

La théorie kantienne de l'enlcndement, ou, pour mieux dire, du rôle de l'enlendement dans la détermination de l'ex- périence, peut se comprendre d'une manière simple, par la- quelle celte théorie paraît bien plus rigoureuse que dans les premiers exposés qui en ont été donnés en France, sans que celte manière soit tout à fait étrangère à la façon de philo- sopher la plus reçue chez ceux qui avaient étudié le criticisme dans ces écrits.

Les idéologues repoussaient tous le kantisme, parce qu'ils ne voulaient reconnaître aucun principe a priori. Quelques-uns, ou tout au moins Daunou, lui reprochaient, en outre, de s'é- chafauder sur des hypothèses invérifiables, consistant à sup- poser à la pensée d'autres fonctions que celles qui apparais- sent à l'observation intérieure, et, notamment, sur des hy- pothèses relatives à l'action de ce qu'est l'esprit dans le mon- de inconnaissable des choses en soi, exercée sur ce qu'il re- çoit des choses en soi autres que lui-m^me. L'éclectisme vint dissiper les préventions contre l'idée d'une connaissance a priori. De plus, il interpréta la théorie kantienne de la con- naissance comme un sceplicisme qui, prélendant enfermer toute la spéculation légitime dans les limites du monde des phénomènes, n'attribue à la pensée rien qui ne soit de la na- ture de ce qui se peut révéler à la conscience. Ce point du cri- ticisme, interprété ainsi par les éclectiques, approchait donc de ce qu'il aurait cire, au gré des idéologues.

L'idéalisme transcendental étant entendu d'une manière semblable, il devient possible qu'il soit une théorie selon la- quelle la connaissance a priori, non fondée sur l'expérience, fonde l'expérience {autrement dit, une théorie selon laquelle

AfPKNDICK 335

la connaissance a priori, qui ne se règle pas sur l'expérience, règle l'expérience) ; puisqu'une connaissance est un jugement, et que juger est une des fonctions de l'esprit que nous pou- vons avoir conscience d'exercer. Nous allons essayer d'indi- quer comment peut s'établir et se justifier une interprétation de cette sorte. Rappelons une fois de plus, mais sommairement, la difficulté que cet idéalisme avait à résoudre ; nous verrons ensuite quelle solution elle en reçoit quand on le conçoit comme nous venons de k dire.

La thèse essentielle de l'idéalisme transcendental est que « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ». Selon Kant, le principe de causalité est une connaissance a priori ; nous savons a priori qu'à tout phénomène B correspond un phénomène A tel que chaque fois que ce phénomène A arrive, le phénomène B suit. Donc, pour cet idéalisme, c'est nous-mêmes qui mettons cette régularité dans la succession des phénomènes, c'est nous qui faisons que l'ordre dans lequel ils se succèdent est toujours le même. Mais, comme Kant en a fait assez clairement la remarque (i), il est fort difficile de le démontrer, même après qu'on a fait de la causalité une catégorie ou forme de l'entendement ou de la pensée ; au lieu qu'il est bien évident que les formes d'es- pace et de temps des phénomènes leur viennent de nous, dès qu'on a admis qu'elles sont les formes de la sensibilité. L'es- pace et le temps étant les formes de notre sensibilité, le fait que nous percevons les choses dans l'espace et le temps ré- sulte de la nature de notre faculté de percevoir ; ces formes sont imposées aux choses par notre sensibilité, donc par nous-mê- mes. La causalité étant une forme de la pensée ou entende- ment, il en résulte que nous pensons a priori (c'est-à-dire in- dépendamment du fait que nous percevons des suites régu- lières) que les phénomènes se succèdent régulièrement. Mais penser n'est pas percevoir. Pour percevoir, il faut sentir ; et penser n'est pas non plus sentir, autrement il n'y aurait pas

(1) Critique de la rais, pure, Kehrb., p. 106-108 ; Trem., p. 121-122.

336 LA FOnM\TIO.N HE 1,'lNFI.URNCF. KA^TIK^^E EN FRANCE

de pensée a priuri, iiidcpendanle de la sensation et de la per- ception.On ne peut donc pas dire que notre pensée fasse la régularité qu'il y a dans la succession de nos sensations, sans laquelle il n'y aurait jamais de régularité dans la succession de nos perceptions, sans laquelle nous ne percevrions jamais de suites régulières de phénomènes. Et puisque les phénomè- nes sont essentiellement des choses sensibles, comment affir- merait-on que c'est noire pensée qui fait la régularité de leur succession, comme l'idéalisme transcendental le prétend P

Rassemblons les raisons les plus forles, données par Kant et par plusieurs de ses commentateurs, qui puissent soutenir ce point capital de l'idéalisme transcendental, et nous aurons par indiqué comment doit s'entendre cette affirmation, pour qu'elle soit légitime ou, du moins, vraisemblable.

Tout le monde sait distinguer l'ordre de la succession des perceptions, qui est une suite d'états de conscience, d'avec l'ordre de la succession des phénomènes réels, ou suite des événements. Regardant une maison, nous voyons la porte, puis les fenêtres, puis le toit ; Tordre dans lequel ces percep- tions se succèdent ne représente pas une suite d'événements, puisque en réalité la porte, les fenêtres, le toit, existent si- multanément. Au contraire, si nous suivons des yeux un ba- teau qui parcourt une rivière, l'ordre de succession des per- ceptions de ses positions coïncide avec l'ordre dans lequel il occupe successivement ces positions. Dans le premier cas, il n'y avait qu'une succession subjective de perceptions ; dans le second cas, il y a une succession objective d'événements (2). Les perceptions seules ne suffisent donc pas à nous donner la place dans le temps des phénomènes réels ; elles ne nous per- mettent pas de décider si les choses que nous percevons les unes après les autres se succèdent réellement ou si elles exis- tent simultanément, ou si elles existent en effet les unes après les autres, mais dans un ordre différent de l'ordre dans lequel elles ont été perçues, comme cela arrive lorsque nous voyons

(2) Ibid., Kchrb., p. 181 et suiv. ; Trem., p. 2i-2 et suiv.

APPENDICE 337

au loin les mouvements d'une troupe et entendons ensuite la voix de son chef qui les commande (3). Nos perceptions clant ■toujours successives, comment pouvons-nous donc savoir, qu'est-ce qui nous fonde à dire, que tantôt leurs objets sont simultanés, que tantôt ils se succèdent aussi et dans le même ordre qu'elles, que tantôt ils se succèdent dans un autre or- dre ? Qu'est-ce qui rend possible la connaissance de l'ordre objectif des phénomènes ?

Puisque les perceptions ne peuvent à elles seules fon- der cette connaissance, celle-ci doit reposer sur un princip-e difi'érent d'elles, elle suppose une connaissance indépendante de la perception, une connaissance qui ne se fonde pas sur la perception, c'est-à-dire une connaissance a priori. Il faut que nous sachions 0 priori quelque chose de l'ordre de la suc- cession des phénomènes. Ce que nous en savons ainsi, c'est, comme il a été dit plus haut, que tout phénom^ène arrive après un autre phénomène après lequel il arrive toujours : tous les phénomènes arrivent suivant « la loi de la liaison de la cause et de l'effet ». Il n'est pas besoin de rappeler qu'une telle connaissance a pu s'acquérir au cours de l'expérience, acquisi- tion qu'il appartient à la psychologie de décrire ; et que c'est sa vérité qui ne peut se fonder sur l'expérience, non seulement parce que notre expérience, toujours bornée à l'observation de quelques faits, est impuissante à en vérifier l'universalité, mais surtout parce que l'expérience des faits objectifs, dont ce principe est la loi, est toujours fondée sur cette connaissance, sur ce principe. Ainsi que nous allons le montrer, « nous avons besoin de ce principe pour reconnaître quelle succes- sion, en somme, est objective. » (4)

Comme ce que nous venons de dire permet déjà de le soupçonner, et comme la suite achèvera de le faire voir, les sens ne suffisent pas à nous donner un objet. L'objet, cor-

(3) A. Riehl, Philosophie der Grgemcart, ô^ édit., Il'OS, p. 1-23. (^i) Riehl, Hclmhollz et Kanf, Revue de métaphysique et de morale, 1904, p. 500.

338 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

relatif du sujet, du « je pense », n'est jamais simplement sen- ti ; il est pensé, c'est un concept de l'entendement (5). En tant qu'objet du seul entendement pur, c'est un x ir^dctermina- ble, c'est quelque chose dont nous ne pouvons rien savoir (6). En tant qu'objet de l'expérience possible, existant dans l'espace et le temps, c'est un phénomène que nous connaissons a priori et que nous pouvons connaître a posteriori. Ce que nous sa- vons a prioi'i de l'ordre des phénomènes, le principe de cau- salité, et tous les principes de l'entendement, constituent en- semble toute notre connaissance a priori des objets, notre représentation a priori de la nature en général, le schème de la nature (7). Cette représentation schématique est la règle de l'enchaînement de tous les objets de l'expérience possible, règle qui est leur unité, en laquelle consiste leur qualité d'ob- jet, leur objectivité ; unité qui n'est autre que celle du a je pense », l'unité de la conscience de soi ou du sujet. Nos percep- tions ne peuvent être une représentation d'objets que dans leur union ou leur accord avec cette représentation schématique. Les schèmes purs s'alliant aux perceptions, les perceptions se soumettant à ces schèmes, deviennent la « connaissance par perceptions liées » ou expérience ou connaissance de la nature. Comment toute la nature se soumet aux schèmes et aux principes de notre entendement ; comment notre connaissance indépendante de l'expérience règle l'expérience ; comment, en particulier, nous imposons à tous les phénomènes la ré- gularité selon laquelle nous savons a priori, par le principe de causalité, qu'ils se succèdent ; c'est ce qu'il est maintenant aisé de comprendre par les exemples que nous avons cités. Nous ne pouvons regarder comme réel, comme objectif, nul événement ou phénomène que nous ne regardions comme conforme au principe de causalité, comme arrivant toujours

(5) Der Gcgenstand liegt nionials unmiltelbar ini Sinncseindruck, son- dern wird durch die reinon Funklionen des Verstandes zu ilini hinzuge- dacht. » Cassirer, Das Erkcnntnissproblcm, 2" édit., T. II, p. 681.

(C) Critique de. la rais, pure, Kehrb., p. 2j4 ; Trem., p. 264.

(7) Ibid., Kehrb., p. 222 ; Trem., p. 251.

APPENDICE SSg

et nécessairement après que certains autres sont arrivés. Si nous sommes fondés à dire que réellement le commandement du chef a précédé les mouvements de la troupe, c'est que nous savons que le commandement a été l'une des causes, et non l'effet, de ces mouvements, et que l'inversion de l'ordre des perceptions a été l'effet de la différence entre la vitesse de la propagation de la lumière et celle de la propagation du son. Tant que nous ne possédons pas l'explication causale des phénomènes, tant que nous ne leur avons pas assigné une place dans un enchaînement nécessaire de toutes les choses, nous ne sommes pas en droit d'affirmer qu'ils sont objectifs, qu'il y a place pour eux dans l'ordre réel des choses, qu'ils ne sont pas illusoires ; et tout jugement que nous portons sur eux reste révisable (S). Un léger renflement que nous voyons se former et se déplacer sur un voile, est un fait réel, s'il est l'effet d'un soufle gonflant le voile ; c'est une illusion, si l'ombre par laquelle un renflement est visible est l'effet d'un corps opaque, mobile et interceptant partiellement la lumière dont le voile est éclairé. Nous nous représentons comme simultanées les parties de la maison que nos perceptions nous donnent successivement, parce que nous croyons savoir que cette succession apparente n'est que l'effet du mouvement de nos yeux ou du changement de direction de notre regard ou de notre attention (et aussi parce que nous pensons que le toit, par exemple, agit sur les murs, sur lesquels il repose, et que les murs réagissent sur le toit qu'ils supportent ; ce que nous ne pouvons penser qu'au moyen du principe a priori de la communauté ou « principe de la simultanéité suivant les lois de l'action réciproque »). Expliquer une perception ou apparence comme illusoire, c'est donc encore la rattacher à d'autres phénomènes suivant des lois, et c'est cette explica- tion seule qui nous autorise à tenir cette perception pour il-

(8) Creighton, Is the transcendendal Bgo an immcaning conception f Philosoplncal Review, 1897, p. 165 et suiv.

54Ô La formation de l'influence kantienne en FRANCE

lusoire (9). C'est toujours par quelque principe a priori l'entendement, que nous distinguons l'illusion de la réalité : les phénomènes réels •sont cohérents, s'enchaînent dans un ordre constant ; les apparences incohérentes, dont les objets prétendus seraient contraires à cet ordre, sont des illusions, des rêves. Bien plus, sans les schèmes et les principes o priori, il n'y aurait pas même d'illusions, les perceptions seraient moins qu'un rêve ; car aucune illusion, aucun rêve n'est abso- lument incohérent : chaque illusion, de même que chaque rêve, a au moins une certaine cohérence interne, en vertu de laquelle nous les jugeons d'accord avec le schème, sans la- quelle l'illusion, ou le rêve, n'aurait nul objet, ne nous présen- terait rien que nous pussions prendre pour une réalité ; sans laquelle, par conséquent, elle ne serait pas illusoire. Le schè- me est la condition a priori de toute représentation d'objet, vraie ou illusoire ; des représentations sont vraiment objec- tives ou sont illusoires, selon la manière dont elles s'unissent avec le schème, selon que les phénomènes qu'elles représen- tent peuvent ou non s'insérer dans le système bien enchaîné, unique, de la nature, selon que, s'unissant au schème posé a priori, comme des fils viennent s'insinuer et s'entrelacer dans un canevas, elles le remplissent comme d'une broderie unique, bien qu'immense et infiniment variée dans son des- sin et ses nuances, ou qu'elles y brodent une multitude de figures assez cohérentes en elles-mêmes, mais séparées les unes des autres ou n'ayant entre elles que des rapports de discordance. C'est donc toujours grâce à ce schème de la na- ture, constitué et posé a priori par les principes de notre en- tendement, qu'il existe des phénomènes réels et aussi des apparences illusoires, et que nous faisons la distinction de ceux-là d'avec celles-ci. De cette façon, par celle antériorité logique de ces schèmes et de ces principes par rapport aux phénomènes, s'explique la conformité de ces derniers aux

(9) Caird, The crilical philosophy o( Kant, T. I, p. 593, voy. sussi p. 248 et suiv., 5-22, biH, ùU2, lui.

A^PE^DiCB i>4l

premiers. En ce sens on peut dire que la régularité de la suc- cession des phénomènes leur est imposée par nous, (lo)

Mais toute cette explication laisse irrésolue la plus grande difficulté. Elle fait bien comprendre que sans les catégories et les principes a priori, les sens sont aveugles, ne nous font percevoir aucun objet ; que, d'autre part, ces éléments a priori sont eux-mêmes uniquement la forme vide des objets, le schème de tous les objets ou d'une nature possibles ; et que l'expérience des objets, la connaissance de la nature réelle, n'existe que par l'union de ces éléments a priori et des don- nées sensibles. Mais pour que nous connaissions par des objets (et, par conséquent, pour que nous connaissions notre propre sujet, c'est-à-dire pour que nous ayons conscience de nous-mêmes), il ne suffit pas qu'à notre pensée, possédant originairement le schème de toute nature possible, des sensa- tions quelconques soient données, il faut que des sensations lui soient données dans un certain ordre. Chaque fois que nous voyons un morceau de cire approcher du feu, nous le voyons fondre. Si nous ne percevions pas des phénomènes (tels que le rapprochement du feu et de la cire) après les- quels nous en percevons invariablement certains autres (tels

(10) Cassirer, Das Eikennlnissproblem, T. II, p. 67-2-673.

La causalité dans la nature est l'enchaînement nécessaire qu'il y a entre les phénomènes en tant qu'ils se succèdent, ou la liaison de leurs changements ; c'est l'unilc de la pensée empreinte dans le changement ou la succession. L'entendement, soumettant les phénomènes à sa loi de cau- salité, en fait une suite ohjective, ramène leur succession à l'unité d'un ob. jet ; il en fait un olijf^t, corrélatif nécessaire du sujet, par cela même qu'il leur impose l'unité d'un objet, dons laquelle s'esprirne comme dans son corrélatif ou comme par son reflet l'unité de la conscience de soi ou unité du sujet ; unité de cohérence, ainsi que Villers l'appelait, qui est la forme fondamentale de toute notre penrée, la loi universelle de toutes les fonc- tions de notre entendement, dont les catégories sont, en quelque sorte, les diverses déterminr.lions pures. Ce que sont les catégories, il est vrai, n'est pas, selon Kant, tellement détcrminable par ce qu'est l'unité de la cons- cience de soi, que nous puissions savoir pourquoi elles sont « de cette sorte et de ce nombre « (C;i(., § 21). En le déclarant, Kant a peul-ctro, pensé qu'elles sont déterminées aussi par quelque chose d'inconnai.->sabIe, par le noumène auquel le sujcî le « je pense » et son unité est attaché.

3^2 LA FOnMATION I)E l'inFLUENCE KANTIENNE EN FnANCE

que la fusion de la cire), notre concept de cause resterait vide. Si nous cessions d'avoir de ces sensations (comme celles au moyen desquelles nous percevons le rapprochement du feu et de la cire) après lesquelles nous éprouvons toujours certaines autres sensations (comme celles qui composent no- tre perception de la fusion de la cire), une telle incohérence de nos états, dont nous ne pourrions tirer aucune représen- tation d'objets, serait la rupture de l'unité de notre cons- cience, la dissipation de nous-mêmes dans ces sensations éparses et incoordonnables. Le « je pense » ne les accompa- gnerait plus comme leur sujet un et identique ; nous n'au- rions plus conscience d'elles comme nôtres, comme d'états nous appartenant ; car « j'aurais, dit Kant, un moi aussi divers et d'autant de couleurs qu'il y a de représentations dont j'ai conscience » (ii).

D'où vient donc cet ordre dans la succession de nos sen- sations, cet ordre qui rend possible la perception des succes- sions régulières, l'application du concept de cause et, par suite, la connaissance des objets de la nature et la conscience de nous-mêmes comme du sujet de toutes ces sensations ? Pour cette question on peut imaginer au moins trois réponses dif- férentes.

Cet ordre des sensations résulte de l'action de la chose en soi, de même qu'en résulte tout ce que nous connaissons d'elles par elles, c'est-à-dire tout ce que nous en connaissons a posteriori.

Cet ordre vient de nous-mêmes. Il résulte d'un acte que nous ne pouvons pas plus avoir conscience d'exercer que s'il était un acte des choses en soi, il résulte d'un acte qui est hors du temps comme le serait un acte des choses en soi ; puisque autrement cet acte de l'esprit serait un phénomène et supposerait, à son tour, un autre acte qui rendît compte de sa régularité dans le temps, de la régularité de ses moments

(11) Cit. (h' In mis. pure, Kclirb., p. 061 ; Trem., p. 132, édil. ; voy. ;iussi Kclirl», p. iril ; Trem., p. 158, f^ édition.

'Successifs ou simultanés. L'acte qui produit cet ordre des sen- sations est de la même nature, pour notre conscience, que l'acte qui produit ces sensations elles-mêmes. L'un ne peut pas se manifester à nous autrement que l'autre. Pour arriver à concevoir qu'un tel acte soit néanmoins un acte de notre esprit, il suffît de se rappeler que la suite de tous nos états, y compris nos sensations, ne peut pas produire le moi auquel ils appartiennent comme à leur sujet, la conscience une et identique qui les enveloppe ; et que, par conséquent, le moi suppose nécessairement un acte par lequel notre conscience est engendrée de manière qu'elle tend (en toutes ses parties successives ou simultanées) à ne former qu'une seule cons- cience, un moi un et identique. Cela étant admis, il est fa- cile de supposer que cet acte, qui peut être dit nôtre, soit aussi ce qui fait que les sensations et tous les autres états de conscience arrivent seulement dans l'ordre sans lequel la conscience ne parviendrait jamais à cette unité et ne renfer- merait jamais la représentation d'aucun objet. Ainsi, cet ordre serait ce que nous imposons nous-mêmes à nos sensations ; il serait ce qui résulte de ce que nous ne pouvons recevoir des impressions que selon notre propre nature.

Cet ordre n'est vraiment expliqué par aucune des deux hypothèses précédentes ; ni l'une ni l'autre ne peut être ri- goureusement démontrée.

Nous pouvons remarquer tout de suite que si l'on veut, malgré Kant, tenir pour absurde la notion de chose en soi, la première réponse reviendra à dire que cet ordre doit s'expli- quer de la même manière que tout ce qui est connu a pos- teriori ; et, comme Kant explique par la chose en soi ce qui est ainsi connu, que cet ordre est laissé sans explication dans son système. Par là, la première réponse ne serait pas tout à fait réduite à la troisième, puisque dans celle-ci on se garde bien de soutenir que cet ordre doive recevoir la même expli- cation que ce qui est connu a posteriori.

La seconde réponse, ou une autre semblable, est-elle se-

34/i LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCK

Ion ropiîiion de Kant ? L'acte qui y est défini n'ei?t-il pas ce que Kant concevait et admettait comme la condition sans la- quelle (( ce serait quelque chose de tout à fait accidentel que des phénomènes pussent se ran^'er dans un enchaînement des connaissances humaines ? » (ra) S'il faut entendre ainsi la CrUiquc, cet acte est ce que des commentateurs ont appelé « une opération qui a lieu dans les régions profondes de l'a- perception transcendentale » (i3), « une action préconsciente transcendentale de l'imagination productrice » (i/j), « les con- ditions nouménales de l'unité de la conscience de soi » (i5). Comme nous l'avons reconnu, il est peut-être [)lu3 facile de faire paraître d'accord avec le texte de Kant une telle intcrprélalion, que de donner la mcme apparence à une autre; mais il est incomparahlement plus difficile de donner une preuve satisfaisante d'un acte transcendental conçu d'une sem- blable manière. Si, pour qu'il n'y ait rien d'accidentel dans le fait que les phénomènes peuvent se ranger dans un enchaîne- ment des connaissances humaines, il faut qu'il y ait un acte qui fasse que nos sen?ations arrivent dans l'ordre que nous avons dit, pourquoi supposerait-on, en outre, que cet acte et ceux qui produisent les déterminations particulières des phé- nomènes ne sont pas les actes d'une même chose ? Pour que cette supposition devînt une vérité démontrée dans une phi- losophie transcendentale, il faudrait démontrer que si cet acte n'était pas nôtre, dans le sens que nous avons défini, nous n'aurions pas une connaissance a priori de ce qui en résulte. Quand on entreprend d'établir quelles sont les conditions nécessaires d'une connaissance o prioj'i, on peut sans doute commencer par supposer qu'il y a un acte inconnu dont dé- pend la connaissance a priori, mais il n'est pas évident par que cet acte inconnu soit aussi l'acte, également inconnu, dont

(12) Crit. de la rais, pure, Kehrb., p. 151 ; Trem., p. ir»8, jre édit.

(15) E. Boutroux. Eludes d'Iiist. de la philos., p. 552-555.

(14) Vaihinscr, Die transcendentale Dedrihlion, p. 40 et suiv.

(15) N. K. Smith, voy. plus hniit, p. 171.

AÎ'PENJDIClî 34i>

•résulte la confonnll»'"' Jos phénomènes à cette connaîssance. Il est assez peu i)ro!)l;iMc qu'on arrive jamais à rendre compte d'une connaissance a priori par de tels actes transcendentaux qui ne ressembleraient en rien aux fonctions que nous avons conscience d'exercer (puisqu'ils feraient tout autre chose que ce que ces fonctions produisent), et qui ressembleraient, en tout ce qui s'en manifesterait à nous, aux choses en soi (puiS' qu'ils feraient qu'à certains instants nos sensations sont les mômes qu'à certains autres instants), choses par lesquelles nous ne pouvons, selon Kant, nous rendre compte de la possi- bilité d'une connaissance a priori.

Si l'on désespère de rien découvrir, dans la Critique ou ail- leurs, qui prouve suffisamment, comme une condition né- cessaire de la possibilité de la connaissance a priori, l'existence d'actes transcendentaux ainsi entendus, devra-t-on -simple- ment s'en consoler, de la manière que Paulsen conseille, en se rappelant que Kant a avoué que lorsqu'il traite de certaines questions liées à sa Déduction, trcnscendentale, il ne s'entend pas très bien lui-même? (i6) Suivre ce conseil, ce serait retour- ner à l'opinion que Daunou s'était faite sur ces difficultés, et on serait amené à conclure, avec lui, que le criticisme repose, en définitive, sur des suppositons gratuites, dont les prétendues démonstrations se résolvent en des pétitions de principes. Au contrai-re, l'idéalisme transcendental apparaîtra exempt de si graves faiblesses, si l'on réussit à montrer qu'il n'a aucunement besoin des hypothèses que nous venons de considérer. C'est ce que nous allons tenter.

Nous voyons, par exemple, un corps solide se liquéfier, sans voir le phénomène qui est cause de ce changement d'état ; ou bien, pour prendre un autre exemple, nous voyons une ai- guille qui se meut sur un cadran, tantôt à droite, tantôt à gau- che, sans que nous percevions aucune différence entre l'état

(16) P.Tulsen, /. Kant, p. 170, note. Il ne convient peul-être pas de faire grand état de cet aveu, la lelfre il se trouve étant postérieure, de plus de deux années, à la lettre déjà Kant se plaignait à Selle de l'alfaiblisse- ment de ses faculfés.

340 LA FOBMATION DE L'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

des choses à l'instant qui précède immédiatement celui elle tourne à gauche et l'état des choses à l'instant qui précède immédiatement celui oii elle tourne à droite, si ce n'est quel- ques différences aussi peu remarquables, pour la connaissance de la cause, que celles qu'il y a toujours entre deux états de choses suivis de mouvements se faisant dans le même sens. La perception de tous ces mouvements, ou de la liquéfaction, n'est pas tenue pour illusoire, parce qu'elle s'accorde avec tout le reste de ce que nous apercevons, en ce sens que nous trou- vons dans ce reste les effets de ces mouvements et les conditions (physiques, psychologiques, etc.) qui doivent être réunies pour que de tels mouvements soient perçus. Il se peut cependant que nous soyons appelés à modifier ce jugement sur toutes ces choses, mais il restera toujours que nous avons perçu quelque changement sans en avoir perçu la cause ;. car s'il n'y avait rien de réel dans le changement objectif que nous avons cru percevoir, s'il n'y avait eu de changement que dans notre re- présentation subjective, il s'ensuivrait encore évidemment que nous avons éprouvé quelque changement sans en avoir perçu la cause. Du fait que nous n'en percevons pas la cause, nous ne devons pas moins affirmer que le changement a une cause. Ce fait n'infirme nullement la vérité du principe de causalité. (17). Au regard du seul principe a priori, il est donc indiffé- rent que nous percevions ou non le phénomène qui est la cause d'un changemenî ^ue nous percevons. On voit par que si nous percevons toujours certains jDhénomènes avec certains autres phénomènes, si, en d'autres termes, il y a quelque ré- gularité dans la suite de nos perception?, c'est un fait qui n'est nullement nécessaire 0 priori et ne peut être connu a priori. Ce fait n'exige donc aucune explication transcendentale. S'il y a en nous quelque acte dont ce fait résulte, la philosophie transcendentale n'a pas à le prouver ;puisque, si elle tentait

(17) « Comment prouver par rcxpérionce la non-réalité d'une cause,

alors que l'expérience ne nous apprend rien au delà do ceci, que rcttc

cause, nous ne l'apercevons pas ? » Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Dcibos, p. loi,

APPE^DIG2 34?

de le faire, elle supposerait, ou elle viserait à établir, que le fait résultant tic cet acte peut ètry connu a priori, ce qui est faux (i8).

(18) Voici une objection qu'on pourrait nous faire, dont il importe de montrer qu'elle ne peut rien contre notre explication.

Toutes les fois que nous percevons l'aiguille tourner à droite, il faut, objectera-t-on, qu'il y ait, à l'instant immédiatement antérieur, dans notre esprit de même que dans le monde extérieur, quelque chose qui n'arrive pas lorsque c'est à gaucfle qu'elle va tourner. L'esprit comme phénomène, considéré dans sa totalité, est fait non seulement d'états psychologiques conscients, mais encore d'états psychologiques inconscients. Or, en vertu des principes a priori de causalité, de communauté, etc., qui sont ensemble ce qu'on peut appeler le principe du déterminisme, nous savons a priori qu'il n'y a aucun changement en aucune des choses de la nature, qui ne détermine quelque changement dans toutes les autres. Donc, de ce que nous avons les mêmes perceptions quand l'aiguille va tourner à droite que quand elle va tourner à gauche, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait aucune différence dans nos états (pas plus qu'il, ne s'ensuit qu'il n'y ait aucune différence dans les choses extérieures), il s'ensuit seulement que nous avons de cette différence une perception inconsciente. Ainsi, l'irrégularité qui paraît dans nos perceptions conscientes n'existe pas réellement dans nos états mentaux pris dans leur totalité. Il y a en eux la même régularité que dans tout le reste de la nature, dans tous les autres phénomènes. Et comme cette régularité est connue a priori, l'idéalisme transcendcntal doit l'expliquer par des actes transcendentaux de notre esprit, qui ne soient aucune des propriétés ou fonctions que nous avons conscience d'avoir ou d'exercer, ni aucune de celles qui sont inconscientes, celles-ci étant comme celles-là du monde des phénomènes (c'est-à-dire des parties de la nature) ; actes transcendentaux consistant à faire que tous nos états se produisent seulement selon un ordre régulier.

A tout cela il faut répondre que l'idéalisme transcendcntal, pour rendre compte de la régularité qu'il y a dans nos états, conscients ou inconscients, pris ensemble, n'a pas à supposer des actes transcendentaux ainsi entendus. Cette régularité de succession de nos états, dont certains sont inconscients, étant une régularité qui n'apparaît pas, n'est pas celle dont nous avons besoin, celle qu'il faut que nous percevions, pour arriver à connaître les lois de la nature, ou simplement pour percevoir des objets. Ce dont nous avons besoin, ce sont des suites régulières qui apparaissent, qui soient perçues avec conscience ; ce qui peut nous manquer et nous manque en effet quelquefois, comme le montre l'exemple de l'aiguille. Le fait que nous percevons consciemment des successions régulières n'est pas connu a priori; il pourrait ne jamais avoir lieu, sans que le principe de causalité fût violé pour cela. Ce fait contingent par rapport à notre connaissance a priori, ce fait qui par conséquent n'exige pas d'explication transcendentale, ou plu- tôt les sensalions qui le constituent et qui ne sont pas moins contingentes, nous permettent de construire, avec les schèmes et les principes a priori, comme nous l'avons expliqué, toute notre connaissance de la nalure, c'est-à- dire l'expérience, la nalure elle-même. L'expérience, la nature, sont né- cessairement conformes aux schèmes, «aux principes a priori, qui en sont les conditions premières ; tout y est d'une régularité parfaite. Nous ne pou-

3/jS LA rOU.MAÏION DE l'iNFLUEXCE kantienne en FRANCE

Lorsque les psychologues, les physiologistes ou les physi- ciens voudront donner une explication naturelle de ce que nous percevons constamment certains phénomènes avec certains au- tres, il ne leur suffira pas de recourir au seul principe de cau- salité, ils auront encore recours à quelques lois particulières. Or, les lois particulières, selon Kant, ne sont pas connues a piioii, aucun acte transcendental ne suffît à les déterminer (19) ; Kant en donne une explication transcendante, il sou- tient qu'elles sont déterminées par les choses en soi. On dira donc que la philosophie transcendentale prouve que c'est de la nature des choses en soi (qui sont les causes absolues de nos sensations, taudis que les choses naturelles en sont seulement les causes phénoménales, et, en ce sens, apparentes) que dé- pend la régularité de nos perceptions, si l'on admet, avec Kant, la réalité des choses en soi ; sinon, il faudra dire qu'elle prouve simplement que cette régularité ne résulte d'aucun acte transcendental.

En résumé, de quelque manière cjue les sensations arri- vent, nous pouvons toujours affirmer, et nous affirmons né- cessairement, qu'elles ont des causes, qu'elles font partie de

vons cnnnnUro la naliire qu'on nous réglont sur ces principes, c'est-à-dire en considérant qu'elle ne comporte nulle lacune et que celles que les per- ceptions peuvent parfois nous présenter doivent être comblées par d'autres ])hénomènes qui sont perçus dans d'autres circonstances ou qui ne l'ont jamais été, t^îs que cpux que supposent les théories physiques afin de faire régner partout cet e ''aînernent parfait, ou tels que les phénomènes in- conscients que les ps';ciiologues supposent d'une pareille façon. les ptiéno- mènes psychologiques inconscients sont donc, pour la connaissance hu- maine, ce que sont les phénomènes extérieurs non perçus. A l'égard de notre connaissance a priori, c'est un fait contingent, avons-nous dit, que ceux-ci ne soient pas perçus consciemment ou que certa'ns d'entre eux arrivent à l'être, et c'est aussi un fait contingent que ceux-là soient ïjicons- cients ou que rertni"s d'entre eux arrivent à poindre dans la conscience ; c'est également un fait contingent que la régularité qu'il y a nécessaire- ment dans les phénomènes de l'une et de l'autre sorte soit ou ne soit pas perçue. L'idéalisme transcendental peut donc expliquer la possibilité de savoir a priori qu'il y a une même régularité dans les uns et dans les autres, c'est-à-dire qu'il peut soutenir que c'est nous-mêmes qui la leur imposons, exactement de la mêm.e manière que nous avons indiquée, sans recourir à des actes transcendentaux entendus comme nous venons de le dire.

(19) Crit. de la raison pure, J(chrb., p. 681 ; Trem., p. 165, édit.

VPPKNDICE 3^9

la suite des causes et des effets ; ainsi, elles se trouvent tou- jours conformes au principe a priori de causalité. Nous ne connaissons donc rien a priori de l'ordre de nos sensations ; et, par conséquent, cet ordre n'est en rien produit par un acte transccndcntal, un acte transcendental étant un acte que la philosophie transcendentale prouve comme la condition néces- saire de la possibilité de connaître a priori ce qu'il produit

Kant a dit : « C'est nous-mêmes qui introduisons l'ordre et la régularité dans les phénomènes que nous appelons Na- ture, et nous ne pourrions les trouver s'ils n'y avaient pas été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit. » (20). Cela peut se comprendre à l'aide de la conclu- sion que nous venons d'établir, jointe à la façon dont nous avons entendu l'action législatrice de la pensée. Quelles que soient nos perceptions, nos sensations ou la suite de nos états, nous affirmons nécessairement que les changements que nous nous représentons au moyen d'elles ont leur cause ; nous de- vons affirmer qu'ils sont des effets d'autres événements, quand même nous ne percevons pas ceux-ci. Ainsi, et comme nous l'avons dit, par le principe nécessaire de causalité nous po- sons une réalité phénoménale plus étendue que la portée de nos perceptions, une réalité indépendante de leur vicissitude, une réalité objective, une nature. Nous concevons cette nature, ses objets, les événements objectifs, non seulement comme indépendants de nous, mais encore comme déterminant nos sensations, qui par font elles-mêmes partie de la nature, puisqu'elles s'y trouvent liées par le même principe qui lie entre elles toutes les choses appartenant à la nature. Mais nous n'avons motif de penser que nous connaissons les objets, que lorsque nous parvenons à nous les représenter non seulement dans leurs lois universelles et nécessaires, mais encore dans leurs propriétés empiriques, dans leurs lois particulières, de sorte que nous puissions nous expliquer comme la conséquen- ce de toutes ces lois la suite des sensations diverses qu'ils dé-

(20) ILid., Kchrb., p. 13i ; Trrn., p. 1G3, !'•« édit.

35o LA FORMATIOλ DE l'iNPLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

terminent on nous. Dans ces propriétés empiriques des objets, dans ces lois particulières de la nature, qui sont évidemment autant d'exemples de la conformité à des lois ou au principe de causalité, nous retrouvons donc, par l'expérience, la régu- larité que nous imposons nécessairement à la nature.

Mais de ce que nous avons mis originairement nous-mêmes l'ordre et la régularité dans la nature, il ne s'ensuit pas que nous puissions les retrouver : cette possibilité dépend de ce que sont les lois parliculières, ou de ce qui fait ce qu'elles 'sont. Si nos sensations étaient tout à fait incohérentes, si, leur or- dre n'ayant rien de constant, elles n'offraient jamais de suites se répétant ou suites régulières, notre entendement exigerait néanmoins que la nature fût régulière, et elle le serait par cela morne ; il exigerait toujours que la nature fût conforme à des lois, mai? nous n'en connaîtrions aucune. Tout ce que nous dirions de ces lois particulières, si nous étions encore capables de dire quelque chose, se réduirait à ceci : elles sont telles qu'elles déterminent en nous un si grand désordre que nous ne pouvons pas arriver à les connaître.

Que nous puissions nous représenter des lois particulières, c'est donc une chose contingente, en ce sens que cela ne ré- sulte pas nécessairement de ce que notre entendement impose ses lois a priori, à la nature. On dira, par suite, qu'en la ré- gularité des sensations (qui pourrait être plus ou moins grande) consiste une sorte d'accord ou d'harmonie entre nos sensa- tions et nos facultés intellectuelles ; ou bien si l'on consi- dère, dans une explication naturelle, que cette régularité est la conséquence de ce que sont les lois particulières' on dira qu'il y a un accord, une harmonie, entre les lois particulières et notre faculté de connaître. Or, dans la Critique du jugement, Kant parle d'un accord entre les lois particulières de la nature et les lois universelles de l'entendement, accord que la pensée humaine, selon lui, ne peut mieux s'expliquer que par la fi- nalité de la nature. Cet accord n'est pas celui-là même dont nous venons de parler ; c'est un accord dont l'absence ne nou3

APPENDICE 35l

empêcherait pas tant de connaître les lois particulières que d'en faire un système les moins générales fussent rangées sous d'autres plus générales, celles-ci sous d'autres plus géné- rales encore, etc. Mais cet accord, dont parle Kant, et celui que nous avons défini offrent assez d'analogie entre eux pour que l'un et l'autre reçoivent de sa philosophie une explication de la même sorte. Ainsi, on dira que l'un, de même que l'autre, ne peut s'expliquer, pour l'entendement humain, autrement que comme le résultat d'une appropriation à une fin (21) ; que celte explication, à laquelle nous sommes réduits en vertu de la nature discursive de notre entendement, n'a pas même la valeur objective propre aux phénomènes (22) et ne nous dé- couvre point la nécessité de cet accord ; et qu'il ne pourrait être compris vraiment que par un entendement intuitif, pour lequel n'existerait plus « la contingence de laccord de la na- ture avec l'entendement » (28). En effet, cet accord, que nous constatons, ou le désaccord, s'il existait, est ou serait néces- saire ; puisque l'existence de l'un ou de l'autre dépend de ce sont les lois particulières, et que ces lois, par cela même qu'elles sont des lois, « doivent être regardées comme nécessaires en vertu d'un principe, quoique inconnu pour nous, de l'unité du divers » (24). Ce principe, au dire de Kant, réside dans le substratum suprasensible de la nature, qui est l'être en soi, inconnaissable pour nous ; c'est-à-dire le substratum intelli- gible de la nature, dont seule une intuition intellectuelle pour- rait faire voir comment ce que sont les lois particulières en est nécessairement déterminé (20).

On songera sans doute à opposer à cette interprétation que, telle qu'elle la représente, la puissance législatrice attri- buée dans ÏAnalytiquetranscendentalekVenlendement, laissant contingent l'accord que nous avons défini et dont l'existence

(21) Crit. du ingénient, traci. Barni, T. I, p. 59.

(22) Ibid., T. II, p. 92. (25) Ibid., T. II, p. 89. (24) Ibid., T. I, p. 27.

(•25) Ibid., T. II, p. 110, 117.

352 LA FOHMATlOiN DE l'iXFLUENCR KANTUÎNNE EN PKANCE

n'est connue que d'une manière empirique, toujours sujette à révision, laisse fort précaire la possiijilité oii nous sommes de faire usage de notre entendement, ce qui semble ])ien con- traire à l'intention de Kant. Mais, sans avoir besoin de soute- nir que VAnalylique ne mène pas vraiment jusqu'au but que Kant se flattait d'atteindre, on peut répondre qu'il a été lui- même conduit à reconnaître que l'usage de l'entendement hu- main dépend de l'ju'cord qu'il déclare contingent pour cet entendemcnl même (26) ; et que, d'ailleurs, les principes qui postulent cette harmonie indispensable à l'usage de notre fa- culté de connaître ne sont pas des principes constitutifs, quoi- que fondés dans la raison et non dans un « dessein intéressé » ; ce qui revient à dire que cette harmonie n'est pas l'ordre, la régularité que déterminent les principes de l'entendement et que nous mettons dans la nature (27).

Un entendement qui connaîtrait la nécessité de l'accord que nous trouvons entre nos facultés et les lois particulières, accord qui a son principe dans l'être en soi,- serait un enten- dement intuitif, c'est-à-dire un entendement qui se donnerait à lui-même toutes ses intuitions par la seule conscience de soi- même, et dont les représentation^ mêmes feraient exister tout ce qu'il se représenterait en elles (28).

Notre entendement, qui ne produit aucune intuition et ne peut que penser, ne connaît comme nécessaire que la léga- lité de la nature c'est-à-dire sa conformité à des lois, sa ré- gularité — et non quelles sont ces lois ni les conséquences de ce qu'elles sont. Il la connaît comme nécessaire, parce que la régularité de la nature n'existe que par la représentation qu'il en a (par le schèrae), la nature et sa régularité n'existant ni en soi ni dans l'intuition sensible, laquelle ne donne à l'enten- dement que les déterminations qu'il rapporte aux objets de la nature en les unissant à son schème, mais ne peut donner les

(26) Crit. de la rais, pure, Kchrb., p. ?09-5i0 ; Trer.i., p. 529. C27) Ibid., Kchrb., p. 508, 509, 517 ; Trciïi., p. 528, 521», 555. (2i?) Ibid., Kehrb., p. 061, 6Ci ; Treni., p. 155, 156-157, édit.

APPENDICE 353

objets eux-mêmes, ou la ratura, ni par conséquent les conte- nir. La régularité que les intuitions sensibles contiennent, qui existe, pour ainsi dire, hors de toute représentation que l'en- tendement possède indcpeiidammcnt d'elles, ne peut exister par aucune représentation de cette sorte, et elle ne pourrait exis- ter par l'entendement que s'il pouvait faire autre chose que penser, s'il pouvait produire la similitude que présentent entre elles certaines intuitions qui suivent certaines autres intuitions semblables entre elles.

Ainsi, de ce que la régularité de la nature existe lors même qu'elle n'apparaît pas (lorsque nous percevons un changement sans en percevoir la cause), on peut comprendre que notre pensée soit législatrice de la nature, sans lui supposer pour cela un autre pouvoir que celui de penser.

Toute l'interpréta lion que nous venons d'exposer se df duit logiquement de ces deux propositio'ns de Kant, qui, selon son intention la plus évidente, définissent son idéalisme et en marquent les limites : (( Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes »; « Mais fournir plus de lois que celles sur lesquelles repose une nature en général considérée comme conformité des phénomènes aux lois dans l'espace et dans le temps, c'est à quoi ne suffit pas le pouvoir qu'a l'entendement pur de prescrire des lois a priori aux phéinomènes par de simples catégories » (29).

Cependant nous ne pensons pas qu'une telle intei'préta- tion permette d'oublier toutes les autres, pas plus qu'aucune de celles-ci puisse l'exclure de toute considération. Il y a certes, dans la Critique, de quoi soutenir comme plus exactes historiquement des interprétations contraires à celle que nous présentons; c'est-à-dire comme reproduisant toutes les dé- marches de sa pensée, tout ce qu'il a tenté en vue de justifier la confiance qu'il avait, et dont ses œuvres témoignent, en la stabilité de l'accord des données sensibles avec les conditions sans lesquelles ne pourrait se former aucune représentation

(21)) Ibid., Kehrb., p. (38I ; Ticir,., p. VCo, 2" cùlt.

as

35j4 la f ' RMATION DE L*INFLUENCE KANTIENNE EN PRANCE

empirique de la nature,, aucune connaissance de ses lois par- ticulières, — confiance qui, il faut le dire, ne se justifie pas très bien par la théorie que nous avons exposée, quoique celle-ci soit tirée rigoureusement des thèses capitales de son criticisme.

Il nous semble du moins qu'une telle interprétation, en comparaison de celles par lesquelles on a essayé, au début du dix-neuvième siècle, de faire apprécier des Français le système de Kant, eût présenté l'avantage de le rendre moins étranger à la façon dont ils entendaient alors la spéculation philoso- phique. Elle approche de cette rigueur que Villers avait annoncée comme la qualité primordiale du criticisme, mais qu'il n'avait pas su communiquer a son exposé et qu'on regret- tait également de ne pas trouver chez Kinker. Elle permet de comprendre la théorie kantienne de la connaissance autrement que comme une théorie supposant dans l'entendement (aussi caché que peut nous l'être une chose en soi) un « génie trans- cent^ental et formateur )>, et se réduisant, ainsi que Daunou l'avait remarqué chez Kinker, à une explication par un pouvoir de faire ce qui est à expliquer. En montrant ce que l'idéalisme transocndenlal devient quand on l'affranchit de toute suppo- sition semblable, elle le présente exempt de ce qui faisait pa- raître aussi singulière que Degérando l'a jugée la prétention d'expliquer par cet idéalisme la certitude apodictique des con- naissances a priori. Enfin, puisque ainsi elle le montre se gar- dant autant d'affirmer que de nier de la pensée aucune pro- priété de faire ce qui est impossible aux fonctions que nous avons conscience d'exercer, elle le montre fidèle à la discipline dont nul philosophe critique, d'après Cousin et la plupart de ses disciples, ne pouvait s'écarter sans inconséquence.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE (i)

Ampère, Fragments publiés par Barthélémy Sainl-Hilaire, sous le titre : Philosophie des deux Ampère, Paris, 1866. Voy. ci-dessous les documents qui concernent également Maine de Biran.

Frédéric Aacillon, Mélanges de littérature et de philosophie, Paris, 1809.

Louis Anc.llon, Jadiciuin de judiciis circa argumeniuin car- tesianum pro exislentia Dei ad nostra usque letnpora latis, Berlin, 1792.

Mémoire sur les fondements de la métaphysique, Aca- démie de Berlin, 1799, publié en i8o3.

Essai ontologique sur iàme, Académie de Berlin, 1796, publié en 1799.

Barcuou de PexNhoë.n, Histoire de la philosophie allemande de- puis Leibniz jusqu'à Hegel, Paris, i836. Sur Barcuou de PeiNhoën :

Balzac, Louis Lambert.

Picavet, Barchou de Penhoën, dans la Grande encyclo- pédie.

Bautain, De l'enseignement de la philosophie en France, au dix-neuvième siècle, Strasbourg, i833.

Philosophie du christianisme, Paris et Strasbourg, i835.

(1) Il ne faut pas voir dans ce simple index une table bibliographique complète de l'introduction du kantisme en France. Une telle table for- merait une liste au moins aussi longue que celle qui a été donnée par M. Tronchon pour Herder en France, laquelle compte, en 70 pages, 855 titres. On en trouverait les premiers éléments, pour la dresser, dans les ouvrages de M. Wittmer et dans ceux de M. Tronchon. Pour le présent index nous avons seulement retenu les écrits d'où nous avons tiré les matériaux utiles à notre sujet. Tous ces anciens écrits se trouvent soit à la Bibliothèque nationale, soit dans les bibliothèques que nous désignons à la suite de certains titres. .\ous donnons les cotes que portent à la Bibliothèque nationale certains ouvrages rares qui n'y sont pas encore catalogués.

.^56 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Lettre à Monseigneur Lepappe de Trévern, évêque de Strasbourg, 1837.

Philosophie morale, Paris, 18I12.

La morale de l'Évangile comparée aux divers systèmes de morale, Paris, i855.

Frédéric Bérard, Doctrines médicales de Montpellier, Mont- pellier, 1819.

Doctrine des rapports du physique et du moral, pour servir de fondement à la physiologie dite intellectuelle et à la métaphysique, Paris, 1823.

Maine de Biran, Œuvres, édit. Cousin, Paris, iS/ji.

Œuvres, édit. Naville, Paris, 1809.

Fragments du Journal intime, édités par E. Naville, dans sa Notice sur un manuscrit inédit de Maine de Biran, Paris, i85i.

Fragments contenus dans : E. Naville, Maine de Biran, sa vie et ses pensées, Paris, 1807; édit., 1874.

Quelques lettres inédites de Maine de Biran et de P. -A. Stapfer, Revue chrétienne, 1875.

Ecrits réunis par A. Bertrand sous le titre : Science et psycliologie, Paris, 1887.

Lettres inédites de Maine de Biran à A. -M. Ampère, Re- vue de métaphysique et de morale, 1893.

Conversation avec MM. Degérando et Ampère, le 7 juH- let i8i3, à Nogeni-sw-Marne, sous des berceaux de ver- dure, publ. par M. Pierre Tisserand, dans la Revue de métaph. et de morale, iqoô.

Note sur un mémoire de Selle, MSS.-NS. i35 (manus- crits de l'Institut).

Commencement d'une nouvelle rédaction de l'Essai sur les fondements de la psychologie, MSS.-NS. i36. Sur Maine de Biran :

Kônig, Maine de Biran, der franzôsische Kant, Philoso- phische Monatshefte, 1889.

Du même auteur, Die Entwickelung des Causalpro- blems, 1S90, T. II, chap. sur M. de Biran.

Blessig, Fragments de lettres de Blessig et de Miiller à l'abbé Grégoire, publ. par A. Gazier, Revue philosophique, 1888, T. II, p. 56-59.

BuHLE, Histoire de la philosophie moderne, trad. A. J. L.

Jourdan, Paris, 1816, T. VI. Sur BuHLE : , .

Victor Cousin, compte rendu de cette Histoire, Archivea

philosophiques, 1817.

IlSiDliX BIBLIOGRAPHIQUE 357

Castillon, Mémoire sur la question de l'origine des connais- sances humaines, Académie de Berlin, 1801, publ. en i8o4.

Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien, i" édit., Paris, i83G, et les nombreuses éditions suivantes, refondues.

Fragments philosophiques, y édit., Paris, i838.

Traduction du Manuel d'histoire de la philosophie, de Tennemannn (faite en collaboration avec Viguier), Paris, iSSg.

Cours de l'histoire de la philosophie, Paris, i84i.

Cours d'histoire de la philosophie morale au dix-hui- tième siècle, pendant l'année 1820, Paris, 1842.

Défense de l'Université et de la philosophie, Paris, 18/44.

Cours d'histoire de la philosophie moderne, Paris, 1846.

Philosophie de Kant, 3^ édit., Paris, 1857. La première édition de cet ouvrage est la troisième partie du Cours d'histoire de la philosophie morale..., 1842.

Fragments et souvenirs, y édit., Paris, 1807.

Premiers essais de philosophie, 4^ édit., Paris, 1862.

Leçons sur Kant, rédigées par Barni (manuscrit de la Bibliothèque Victor Cousin).

Correspondance (Bibliothèque Victor Cousin). Sur Victor Cousin :

Paul Janet, Victor Cousin et son œuvre, Paris, i885.

Barthélémy Saint-Hilaire, Victor Cousin, sa vie et sa cor- respondance, Paris, i8()5.

Daunou, Note jointe à l'Arrêt burlesque. Œuvres de Boileau, édit. Daunou, 1825, T. III.

Discours préliminaire sur la vie de La Harpe, dans l'édit, Daunou du Cours de littérature, de La Harpe, Paris, 1826.

Cours d'études historiques, Paris, iS49. T. XX.

Annotations manuscrites sur l'Exposition de Kinker (Bi- bliothèque do l'Université de Paris).

Degérando, Génération des connaissances humaines, Berlin, 1802.

Histoire comparée des systèmes de philosophie, relati- vement aux principes des connaissances humaines, Paris, i8o4, 2" édit., 1822 et i847-

Bapport historique sur les progrès de la philosophie de- puis 1780 ; et sur son état actuel ; présenté à l'Empereur, en son Conseil d'Etat, le 20 février 1808, par la classe d'histoire et de littérature ancienne de Vlnstitut. Ce rap- port a été publié en 1810, dans le recueil de Dacicr, Rap- port sur les progrès de l'histoire et de la littérature... Degé- rando l'a fait réimprimer à la fin du tome IV de son His- toire, 2® édit., 2^ série. Sur Degérando :

35S LA FORMATION DE l'iNFLUK.N'CE KANTIENNE EN FRANCE

Notice des travaux de la classe des sciences morales et politiques pendant le dernier trimestre de l'an IX, par le citoyen Lévesque, secrétaire, Mnnileur universel, 27 ven- démiaire, an X.

De Gersflorf, Kant jur/é par Vlnstitut. Observations sur ce jugement, par un disciple de Kant, et remarques sur tous les trois, par un observateur impartial. Magasin en- cyclopédique, 1802, T. IV.

Du même auteur, Sur les notions du temps et de l'espace, Mao-asin encyclopédique, iSo3, T. T. Réponse de Dco^é- rando à cet article. Magasin encyclopédique, i8o3, T. V.

Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, T. XII., chap. sur Ca- mille Jordan.

Lettres de la baronne de Gérando, Paris, 18S0.

Edouard Herriot, M"^ Bécamier et ses amis, Paris, igo/i.

Hamy, Les IJumboldf et les Gérando, à propos de quel- ques autographes. Académie de Lyon, 1906.

Destutt de Tracy, De la métaphysique de Kant, mémoire lu le 7 floréal de l'an X, Académie des sciences morales et politiques, T. TV.

Eléments d'idéologie, Paris, i8n5, T. III.

Engel, Sur la réalité des idées générales ou abstraites, Acadé- mie de Berlin, 1801.

Griesinger, Traduction : Comment le sens commun juge-i-il en matière de morale ? (i" section des Fondements de la métaphysique des mœurs). Magasin encyclopédique, 1798, T. HT, p. 65-72.

Traduction : Conjectures sur Ip développement progres- sif des premiers hommes, Magas. encycl., 1798, T. III, p. 73-87.

Traduction : De Végoisme (extrait de V Anthropologie) , Magas. encycl., 1799, T. V, p. 192-195.

GuizoT, Pédagogie de Kant, Annales de l'Éducation, 181 2, T. IV.

Compte rendu des Leçons de philosophie, de J. S. Flotte, Annales de l'éducation, i8i3, T. VI.

Henri Hei?je, L'Allemagne, publiée d'abord dans la Revue des Deux-Mondes, décembre i83/i.

Hoehne (J.) (Wronski), Philosophie critique découverte par Kant. fondée sur le dernier principe du savoir, Marseille, an XI,' i8o3 (R. 3S.673).

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 35g

Programme du cours de philosophie transcendentale, Paris, 1811. (Bibliothèque Victor Cousin). Messianisme, Paris, i83i.

Sur Hoehne-Wronski, voy., à la Bibliothèque polonaise, une bibliographie po'ycopiée concernant ses œuvres, celles de sa femme et celles de quelques-uns de ses disciples ou bio- graphes.

JouBERT, Pensées et correspondance , !x^ édit., Paris, i864.

JouFFROY (Th.) Préface de la traduction des Œuvres de Reid, i836.

Cours de droit naturel, édit., Paris, i8^3. Sur JouFFROY :

Tissot, Th. Jouffroy, sa vie et ses écrits, Paris, 1875.

Camille Aymonier, Th. Jouffroy, Pontarlier, 1919.

Keil (A.), Notice sur la philosophie et les ouvrages de M. Kant, Magasin encyclopédique, 1796, T. III.

KiNKER, Essai d'une exposition succincte de la critique de la raison pure, traduit par J. le F., Amsterdam, 1801, (R. 12.061).

Le dualisme de la raison humaine ou le criticisme de Kant amélioré, Amsterdam, i85o-i852. (R. 4ooo9-4ooio). Sur KiNKER :

Compte rendu de VEssai d'une exposition..., dans le Journal des Débats, 12 ventôse, an X, et Spectateur du nord, avril 1802.

Cocheret de la Morinière, Notice jointe au Dualisme de Kinker.

A. Le Roy, L'Université de Liège, Liège, 1869, p. 3oo- 391.

Lalande (Jérôme Le Français de), Notice sur Sylvain Maréchal avec des Suppléments pour le Dictionnaire des athées, i8o5. (Cette Notice porte pour nom d'auteur : Jérôme de la Lande).

Laverne (ou Léger-Marie-Philippe Tranchant, comte de la Verne) :

Sous le pseudonyme Phil. Huldiger, traduction : Théo- rie de la pure religion morale, considérée dans ses rap- ports avec le christianisme, suivie d'Eclaircissements sur la théorie de la religion morale, avec des considération.^^ générales sur la philosopliie de Kant, dans le Conservateur de François (de Ncnfehâteau).

L. M. 'p. de Laverne, Lettre à M. Charles Villers, relati- vement à son Essai sur l'esprit et l'influence de la Réfor-

36o LA FORMATION DE l/l.Vn V.nscr. KANTIENNE EN FRANCE

matlon de Luther, Pari?, an XII (i8o/i). (H. 15.787).

L. M. P. de Lavcrne, Voyage d'un observatcMr de la nature et de l'homme, dana les montannea du c«nton de Frihourçf, et dans les diverses parties du pays de Vaud, en 1793, Paris, an XII, i8o/i.

Lezay-Marnésia (Adrien de), Traduction anonyme du Projet de paix perpétuelle, Paris, 170^.

Massias, Du rapport de la nature à l'homme et de l'homme à la nature, Paris, iSîîi-.tS.

Le prohlrmc de l'esprit humain, Paris, iS?.h. Lettre à M. Stapfer sur le svsfhne de Kant et sur le pro- blème de l'esprit humain, Pari?, 1S27. Sur Massias :

Th RnyvSsen, Massias, dans la Grande encyclopédie.

Mercikh (Sébastien) :

l\otire des frnvau.r de la classp des scicn^'^es morales et politiques, pendant le premier trimestre de Van A', par le C. Lévesque, secrétaire, Mairasin encyclopédique, 1801,

T. V., p. 25o-252.

Entrefilé! inséré dans le Journal des Débats, le 21 plu- viôse, an X.

De Vacte du moi, dans le Ma-fj^asin encvclopédique. 1802, T. II, p. 79-83. Sur Mkkcter :

Charles Monselet, Les oubliés et les dédainnés, Paris, 188.5.

Vov. anssi : Décade philo'^ophique, 10 et 20 floréal, an Vîîl (T. XXV), p. 28S et 3or).

Méri\^. Paraît rie historiaue de nos d^ux r>hUosor>hies natio- nales. Académie de Berlin, 1707, pnbl. en 1800.

MotlNIER :

J-oseph Monnier, T.rifrr sur ht philorop^'ie rie Kant, O?» mensonqe, Map"psin cncvrlopériane, 1700, T. TTÏ, p. 33-3/(.

Edouard Mounîer et A!i.'?ust(' Ouvau, manuscrite sur la ,j^hilo'?oph!e de Kant. appartenant à la Société Ednenne, à A.Ttun. niasse .T, cote 77 ter, et liasse X, cote i bis). Sur les Monnier et Anflf. Duvau :

J. Roidoî,. Notice sur Joseph et Edouard Mounier, Mé- moires de la Société Ednenne, Autun, t8.S5.

Charles .Toret, Un nro^ei^^eur à VInsfitu.t du Belvédère, Aunusfe Duvau. traducteur, critique, biographe, nMurn- liste. Revue j^erm.inique, 1007.

MûLLEB, voy. ci-dessus Blessig.

Index bibliographique 36 i

Peyer-Imiioff, Traduction des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, 1796.

PoRTALis, De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique du- rant le dix-huitième siècle, Paris, 1820 ; édition, i834- Sur PoRTALis :

Frégier, Portalis, philosophe chrétien, Paris, 1861.

ScHÔN, Philosophie transcendentale ou système d'Emmanael

Kant, Paris, i83i (R. 5o.795).

J.-C. Schwab, Sur la correspondance de nos idées avec les objets, Académie de Berlin, 1788-89, publ. en 1793.

Sur la proportion entre la moralité et le bonheur, rela- tivement à un nouvel argument pour l'existence de Dieu, Académie de Berlin, 1798, publ. en 1801.

G. ScHWEiGHAusER, SMr l'état actuel de la philosophie en Alle- magne, Archives littéraires de l'Europe, i8o4, T. I.

G. -G. Selle, De la réalité et de l'idéalité des objets de nos con- naissances, Académie de Berlin, 1786-87, publ. en 1792. Précis d'un mémoire sur les lois de nos actions, Aca- démie de Berlin, 1788-89.

M"* DE SxAiiL, Œuvres complètes, Paris, 1820.

Mémoires, Paris, 1861.

Souvenirs épistolaires de M""® Récamier et de M™' de Staël, Mémoires de l'Académie de Metz, i863-64. Sur M"« DE Staël :

Henry Crabb Robinson, Diary, réminiscences and cor- respondence, Londres, 1869, T. I.

J.-M. Carré, il/™® de Staël et H. Robinson, d'après des documents inédits, Rev. d'hist. littér. de la France, 1912.

Haussonville, M"*® de Staël et M. Necker, d'après leur correspondance inédite, Rev. des Deux-Mondes, déc. igiS.

P. -A. Stapfer, Mélanges, Paris, i8/|,i.

De natura, conditore et incrementis reipublicœ ethicœ, Berne 1797. (R. ii.^Sr).

Compte rendu d'un livre de Ma?sias, Revue encyclopé- dique, T. XXXIII, 1827.

Kant, dans la Biographie universelle. Briefwechsel, Bàle, 1891.

Sur Stapfer :

Viuet, Introduction aux Mélanges. R. Luo-inhfjhl, P.-A. Stapfer, 'Varh, 1888. Louis Bourbon, La pensée religieuse de P.-A. Stapfer, Cahors, 1899.

SCa t\ rouMATio^ dm i,'i.\rLUE>..':i: K.\^THv^•^E en FRA^CE

E. Naville, Pestalozzi, Slapfer et Maine de Biran, Biblio- thèque universelle, avril, i8ç)o.

Henri Dartig'ue, Paul Stapfer, Paris, 1918.

Thurot, De l'enlcndement et de la raison, Paris, i83o.

Valette, De l'enseignement de la philosophie à la Faculté des Lettres, et en particulier des principes et de la méthode de M, Cousin, Paris, 1828.

Vanderbourg, Trad. d'un fragment de Jacobi sur la morale de Kant, dans Le Mercure étranger, i8i3, T. I, p. 2ii-2i3.

V1LLER8 :

(Attribuées à Villers), Lettres westphaliennes, écrites par Monsieur le comte de R. M. à Madame de H..-, Berlin, 1797. (Bibliothèque universitaire et régionale de Stras- bourg).

Notice littéraire sur M. Kant et sur l'état de la méta- physique en Allemagne nu moment ce philosophe a commencé d'y faire sensation. Spectateur du Nord, 1798, et dans le Conservateur, de François (de Neufchâteau) 1800.

Traduction : Idée de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues d'un citoyen du monde, Spec- tateur du Nord, 1798, et dans le Conservateur.

Critique de la raison pure, Spectateur du Nord, 1799, et dans la 2^ édit. de la Philos, de Kant-

Philosophie de Kant, ou principes fondamentaux de la philosophie transcendentale, Metz, 1801, (R i2o38) ; 2* édit., Utrecht, i83o (Bibliothèque de l'Université de Paris).

Philosophie de Kant, aperçu rapide des bases et de la

direction de cette philosophie, fructidor, an IX, 1801 ;

réimpression dans les Kantstiidien, T. III, 1899, p. 1-9.

Kant jugé par l'Institut, et observations sur ce juge- ment, par un ''iciple de Kant, Paris, an X, 1801 (Rp 1807).

Lettre de Charles Villers à Georges Cuvier sur une nou- velle théorie du cerveau par le docteur Gall, Metz, 1802. (Bibliothèque de l'Institut.)

Essai sur l'esprit et l'influence de la Réformation de Luther, 180I1.

Emmanuel Kant, Archives littéraires de l'Europe, i8o4, T. I. Sur Villers :

Compte rendu de la Philosophie de Kant, Edinburg Review, janvier, i8o3, p. 203-280.

Schelling, Œuvres, i" partie, T. V, p. 18/1-202.

Vaihinger, Briefe aus dcm Kantkreise, Altpreussische Monafsschrift, T'. XVII.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 363

Vaihinger, compte rendu dos Briefe an Villers, Philo- sophische Monatshefte, T. XVI, 1880.

Voy. aussi les ouvrages que nous indiquons au début du chap. III, note 3.

Wronski, voy. Hoehne.

Ecrits anonymes :

Etat présent de la philosophie en Allemagne, Magasin encyclopédique, T. XVIII, 1798.

Lettre au C. Millin sur une question d'idéologie (signée P. S.), Magasin encyclopédique, T. XXVII, 1799, T. III, p. 33-34.

Traduction : Traité du droit des gens, dédié aux sou- verains alliés et à leurs ministres, extrait d'un ouvrage de Kant, Paris, i8i4.

OUVRAGES GENERAUX SUR LES ÉCRITS INDIQUÉS CI-DESSUS

BARTHOLivièss, Histoire philosophique de l'Académie de Prusse, Paris, i85o.

A. CouNSON, De la légende de Kant chez les romantiques fran- çais, (Mélanges Godefroid Kurtli, Liège, 1908).

Fr. PiCAVET, Les idéologues, Paris, 1891.

H. Tronchon, La fortune intellectuelle de Herder en France, Paris, 1920.

Bibliographie, complément de l'ouvrage précédent.

L. VViTTMER, Charles de Villers, un intermédiaire entre la France et l'Allemagne, et un précurseur de M™* de Staël, Genève et Paris, 1908

Quelques mots sur Charles Villers et quelques docu- ments inédits. Bulletin de l'Institut national genevois, T. XXXVIII, 1909.

Voy. aussi les ouvrages que nous indiquons au début du cha- pitre II, note I.

Ouvrages sur Kant (i)

É. BouTRoux, Études d'histoire de la philosophie, Paris, 1897. Cours sur Kant, Revue des cours et conférences, 1894-96.

(t) Ici nous indiquons les ouvrages qui nous ont le plus servi pour comparer les anciennes interprétations françaises à de plus récentes.

oC4 LA FOUMAllON DE l'iM LUENCE KANTIENNE EN FRANCE

Ed. Caiud, The critical philosophy of Immanuel Kant, Glas- gow, 1889. E. CvssiREn, Das Erkenntnissproblem, édit., Berlin, 1911. L. CouTURAT, De l'infini mathématique, Paris, 1896.

La philosophie des mathématiques chez Kant, Revue de mclaphysique et de morale, 190^. V. DKLnos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905.

Sur la notion de l'expérience dans la philosophie de Kant, Bibilotlièque du congrès de philosophie, Paris, 1902. KôMG, Maine de Biran, der franzôsische Kant, Philosophische Monatshefte, 1889.

Die Entwickelunq des Causalproblems, Leipzig, 1888-90. Kant und die ISuturwissenschaJt, Brunswick, 1907. Otto Ltebmann, Gedanken und Thatsachen, 190^. A.-O. LovEJOY, Kant and the enqlish platonists (Essays philo- sophical and psychological in honor of William James, 1908). NoRMAiN Kdmp Smith, A commentary to KanVs critique 0/ pure

reason, Londres, 19 18. Fr. Paulsen, Immanuel Kant, Stuttgart, 1898. Radulescu-Motru, Zur Entwickelunq von Kant's Théorie der I^'aturcausalitat, Philosophische Studien, 189^.

La conscience tran^ccndentale, Revue de métaphysique et de morale, I9i3. Renotjvier, Critique de la doctrine de Kant, Paris, 1906. RiEHi., Der philosophische Kritizisnius, 2* édit., Leipzig, 1908. HelmhoUz et Kant, Revue de métaphysique et de mo- rale, 190/j.

Philosophie der Geqenvjart, 3* édit., Leipzig, 1908. H. Vaihinger, Commentar zu Kants Kritik der reinen Vernunft, Stuttgart, 1881-1892.

Die trcns^. ' lentale Deduktion der Kategorien, Halle, 1902. J. Wat«o\, Kant and his enqlish critics, Glasgow, 1881. The philosophy of Kant explained, Glasgow, 1908.

Index BTBLT00BAt>niQtJË 365

Œuvres de Kant

Pour les citations de la Critique de la raison pure, nous indiquons les pagres de l'édition allemande de Kehrbach et celles de la traduction française de Tremesaygues et Pacaud (édil. de 1909). Nous désignons simplement par Kani's Schriften l'édiiion des œuvres complètes de Kant donnée par l'Académie de Berlin.

TABLE DES MATIERES

PREFACE 3

Chapitre Premier. L'Académie de Berlin 7

Chapitre II. L'introduction de la philosophie kan- tienne en France 33

Chapitre III. Charles Villers 5i

Chapitre IV. Destutt de Tracy, Daiinou et l'Exposition

de Kinker 1 25

Chapitre V. Degérando. M"® de Staël 197

Chapitre VI. A. -M. Ampère, Maine de Biran 287

Chapitre VII. Portails, Massias, Stapfer, Frédéric Bé-

rard, Schôn 261

Chapitre VIII. Victor Cousin, Théodore Joufjroy .... 286

CONCLUSION 321

APPENDICE 334

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 355

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