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OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LE PATRONAGE

L'ADMINISTRATION DES BEAUX-ARTS

Tous droits réservés.

BIBLIOTHÈQUE DE L'ENSEIGNEMENT DES BEAUX-ARTS

LA GRAVURE

PRECIS ÉLÉMENTAIRE

DE SES ORIGINES, DE SES PROCEDES ET DE SON HISTOIRE

Le Vte Henri DELABORDE

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

DE L'ACADÉMIE DES BEAUX- A RTS, CONSERVATEUR DU DÉPARTEMEN'

DES ESTAMPES A LA BIBLIOTHÉQ.UE NATIONALE

PARIS A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

7, RUE SAINT-BENOIT

fit

J+oo

A GEORGES DUPLESSIS

Conservateur adjoint à la Bibliothèque Nationale

EN SOUVENIR DE NOS OCCUPATIONS COMMUNES

ET DE NOTRE LONGUE AMITIE

h. n.

LA GRAVURE

CHAPITRE PREMIER

Procédés de gravure primitifs. Commencements de la

GRAVURE EN RELIEF. La XYLOGRAPHIE ET L'IMPRIMERIE EX CARACTÈRES MOBILES.

Les peuples de l'antiquité ont connu et pratiqué la gravure, c'est-à-dire Fart de représenter les objets sur le métal, sur la pierre ou sur tout autre corps inflexible, par des contours dessinés en creux. Sans parler même de certains monuments en os d'animaux ou en silex qui conservent encore les vestiges de figures indiquées avec un instrument aigu, on trouve dans la Bible et dans les poèmes d'Homère la description de plusieurs ouvrages exécutés à l'aide de procédés analogues, et l'on pourrait citer parmi les plus anciens exemples de gravure les caractères tracés sur les pierres précieuses qui ornaient le pectoral de jugement du grand prêtre Aaron ou les scènes représentées sur les armes d'Achille. Les Egyp- tiens, les Grecs, les Etrusques nous ont laissé des pièces d'orfèvrerie et des fragments de toute espèce qui prou-

8 LA GRAVURE.

vent de reste la pratique de la gravure dans leurs pays. Enfin personne n'ignore que l'usage des sceaux en métal et des cachets gravés sur pierres fines était général chez les Romains.

La gravure, dans le sens absolu du mot, n'est donc pas une invention due à la civilisation moderne ; mais il a fallu que bien des siècles s'écoulassent avant que Ton arrivât à multiplier par l'impression les travaux exécutés sur un exemplaire unique. L'art , fruit de cette découverte, a reçu par extension le nom de gravure, et ce mot désigne aujourd'hui l'opération qui produit une estampe.

La gravure, dans cette acception, peut se diviser en deux genres principaux. L'un comprend les procédés a.u moyen desquels chaque trait, dessiné sur une surface plane, se trouve ensuite mis en relief par le travail du graveur, et, une fois enduit d'encre, s'imprime sur le papier en vertu même de cette saillie ; l'autre comprend les procédés tout opposés, ceux qui consistent à figurer les contours, les ombres et les demi-teintes par des tailles creuses que remplira la matière colorante, et à laisser intactes les parties qui devront apparaître en blanc sur le papier. La gravure en bois ou en taille d'épargne représente le premier de ces deux genres : la gravure sur métal ou chalcographie, ce que l'on appelle de notre temps la gravure au burin ou en taille-douce, appartient au second.

Pour graver en taille d'épargne , on choisit une planche ou plutôt un bloc de bois dur et lisse , tel que le buis ou le poirier. Sur ce bloc, dont l'épaisseur est de quelques centimètres, on dessine au crayon ou

LES COMMENCEMENTS. 9

à la plume tous les détails de la future gravure ; puis on creuse avec un instrument tranchant les parties qui devront rester blanches dans l'estampe. Les parties que le crayon ou la plume avait préalablement couvertes se trouvent ainsi subsister seules à la surface du bloc, et, une fois soumises à Faction de la presse, elles déposent sur l1épreuve l'encre d'impression qu'elles ont reçue.

Ce mode de gravure, antérieur à l'impression des planches gravées en creux, donna naissance à la gra- vure en camaïeu, habilement pratiquée au xvie siècle en Allemagne et en Italie. Pour graver en camaïeu ou, suivant l'expression italienne , en clair-obscur, on em- ploie les procédés ordinaires de la gravure en taille d'épargne, puisqu'on circonscrit par un travail en creux les parties qui déterminent les contours et le modelé. Seulement, comme il s'agit d'obtenir sur le papier des teintes plates plus ou moins intenses, c'est-à-dire une certaine variété de tons analogue à l'effet que produi- raient des dessins lavés à l'encre de Chine ou au bistre et rehaussés de blanc, il faut, pour établir cette sorte de progression chromatique, procéder par travaux isolés. Au lieu d'opérer sur une surface unique, on a des planches séparées pour les contours, les ombres et les lumières, et l'on tire une épreuve en l'appliquant suc- cessivement sur ces planches qui, au moyen de points de repère, correspondent exactement entre elles.

Un troisième mode de gravure en relief, la gravure criblée ou en criblé, a été quelque temps en usage à l'époque des incunables, c'est-à-dire, comme l'étymolo- gie latine du mot l'indique, à l'époque Part était encore « au berceau». Ici, le travail s'accomplissait non plus

io LA GRAVURE.

dans le bois, mais dans le métal, et le graveur, au lieu de creuser complètement les parties qui devaient figurer les clairs, se contentait, pour en aviver tant soit peu l'aspect, de les parsemer de points blancs, de les cribler de petits trous, tout en laissant en somme ces parties en relief, par conséquent tout en se résignant à les voir, sauf se trouvaient les trous, s'imprimer en noir sur le papier.

Quant au procédé dont les spécimens, très rares d'ail- leurs et tous antérieurs au xvir siècle, ont reçu le nom ^empreintes en pâte, nous n'avons guère à tes mention- ner que pour mémoire, ce genre de travail relevant en réalité de la fabrication industrielle plus directement que de Part et n'aboutissant à produire sur le papier que des images en relief d'un aspect analogue à celui que pré- sentent des ornements en broderie ou en tapisserie. Pour obtenir ces images, inévitablement grossières, on intro- duisait, avant l'impression, dans toutes les parties évi- dées de la planche, une sorte de colle ou de pâte noirâtre, à demi liquide. Sur la planche mise en cet état, on appliquait une feuille de papier teinté à l'avance en jaune clair, en orangé ou en rouge, et la pâte contenue dans ces parties creuses venant à se déposer sur le papier, il en résultait un simulacre de dessin en saillie, quelque chose comme un estampage ou une gaufrure de couleur foncée, que l'on saupoudrait parfois d'une poussière lai- neuse ou métallique, avant que la pâte eût eu le temps de se durcir.

La gravure en taille-douce, fort simple quant au pro- cédé même, exige néanmoins dans la pratique une sin- gulière dextérité. Lorsque les contours du dessin qui

LES COMMENCEMENTS. n

sert de modèle ont été décalqués et transportés sur une planche le plus ordinairement en cuivre rouge1, on entame le métal avec un outil acéré qu'on nomme la pointe sèche. Ensuite, on creuse plus profondément les tailles ainsi indiquées ou bien on en pratique de nou- velles avec le burin qui, en vertu de sa forme, agit par incisions angulaires. Pour reproduire l'aspect de tous les objets figurés dans l'original, on est obligé de s'en tenir à ces tailles plus ou moins serrées ou dirigées en divers sens, à des points et à des hachures. La gravure en taille-douce ne dispose pas d'autres ressources. Encore, aux difficultés que présente l'emploi d'un instrument re- belle faut-il ajouter la lenteur forcée des opérations et, bien souvent, l'impossibilité de réparer les erreurs sans recourir à certains remèdes héroïques, tels que l'apla- nissement à nouveau, le replanage de la planche ces erreurs ont été commises.

La gravure à Veau-forte, employée d'abord par les armuriers dans leurs travaux dedamasquinure, fut, dit- on, appliquée pour la première fois à l'exécution des planches, en Allemagne, vers la fin du xv6 siècle. Depuis lors, elle a séduit un grand nombre de dessinateurs et

i. De notre temps, les graveurs en taille-douce opèrent quel- quefois sur des planches d'acier, parce que celles-ci peuvent, sans se détériorer, fournir une quantité d'épreuves beaucoup plus grande que la série d'épreuves tirées de planches en cuivre. Il arrive plus souvent que, pour préserver une planche en cuivre et en multiplier le tirage sans en émousser les travaux, on Vaçière avant de la soumettre à l'action de la presse, c'est-à-dire qu'on y ajoute, au moyen de la galvanoplastie, une légère couche métal- lique qui, en augmentant sensiblement la force de résistance, augmente aussi la fécondité du type et le nombre des épreuves qu'il est possible de tirer.

12 LA GRAVURE.

de peintres, parce quelle n'exige qu'un assez court ap- prentissage et qu'elle est, de tous les genres de gravure, le plus expéditif. Les graveurs en taille-douce, qui très souvent se sont servis de la gravure à l'eau-forte pour la préparation de leurs planches, l'ont souvent aussi em- ployée, non plus comme un simple moyen d'ébauche, mais comme un moyen auxiliaire ouvertement associé aux travaux du burin. C'est au mélange des deux pro- cédés qu'on doit beaucoup d'œuvres importantes, les beaux portraits de Jean Morin entre autres, et les admi- rables Batailles d'Alexandre gravées par Gérard Audran d'après Lebrun; mais il ne peut être question en ce moment que de la gravure à l'eau-forte pratiquée isolé- ment et dans la mesure de ses ressources particulières.

L'artiste qui use de ce procédé n'a pas à creuser des tailles laborieuses. Il trace avec la pointe, sur une planche de cuivre enduite d'une couche de vernis, des indica- tions de formes aussi libres que les traits de la plume ou du crayon, et ces traits qui n'existaient d'abord qu'à la surface du cuivre mis à découvert et retrouvé sous le vernis, deviennent suffisamment profonds lorsqu'on a versé sur la planche, entourée d'une sorte de digue en cire, une certaine quantité d'eau-forte. On laisse le corrosif mordre plus ou moins longtemps les parties nues du métal, en proportion de l'effet à obtenir, et la planche remise à sec se trouve en état de fournir des épreuves.

A quelques modifications près, comme celles qui distinguent par exemple les estampes en manière éraillec ou sgraffio et les estampes pointillées dites au maillet, les procédés de gravure qui viennent d'être men-

LES COMMENCEMENTS. ij

donnés sont les seuls dont on ait fait usage en Eu- rope depuis la fin du moyen âge jusqu'à la seconde moitié environ du xvu" siècle. Nous ne devons donc pas nous occuper encore d'autres procédés plus récents, tels que la gravure en manière noire, la gravure à l'aqua- tinte, etc.; nous en dirons quelques mots à mesure que le moment chacun d1eux a été inventé viendra dans l'histoire de l'art. Essayons, avant de résumer cette histoire, de recueillir les faits qui en composent, pour ainsi parler, la préface, et, comme le prescrit Tordre chronologique, de discerner et de mettre à leur rang les premiers produits de la gravure en relief.

Si formelles qu'aient pu être entre les écrivains techni- ques les divergences d'opinion sur les points de détail, un fait général demeure pour eux à l'état de renseignement acquis et de vérité incontestable : tous s'accordent à re- connaître que les procédés de la gravure en relief étaient employés, en vue de l'impression, antérieurement à ceux de la gravure en creux. Quel intervalle, toutefois sépare les deux découvertes? A quelle époque appartient l'in- vention de la gravure en bois, ou si ce procédé, comme on l'a dit souvent, est d'origine asiatique, quand a-t-il été importé en Europe? C'est ce qu'il serait au moins imprudent de prétendre déterminer. Les conjectures de toute sorte, les décisions les plus impératives même, ne manquent pas à ce sujet ; mais les érudits ont eu beau invoquer des témoignages, interpréter des textes, tirer des inductions, le problème n'en est pas plus sûrement résolu pour cela, ou plutôt le nombre et la diversité des opinions émises n'ont guère jusqu'à présent réussi qu'à rendre la conviction plus difficile et le doute plus

i+ LA GRAVURE.

excusable. A force de remonter aux causes premières et d'interroger même l'antiquité la plus reculée sur les origines de la gravure et de l'impression, on a singu- lièrement élargi parfois le sens des traditions et confondu trop volontiers de simples accidents matériels avec les symptômes de l'art proprement dit.

Etait-on, par exemple, dûment autorisé à rattacher la série des graveurs modernes aux hommes qui, « même avant le déluge, gravaient sur les arbres l'histoire des temps, des sciences et de la religion1? » Suffisait-il, d'autre part, que Plutarque eût mentionné certaine ruse à peu près tvpographique du roi de Sparte Agé- silas pour qu'on dût ranger celui-ci parmi les ancêtres de Gutenberg? Il est possible que, dans un sacrifice offert aux dieux à la veille d'une bataille décisive, Agé- silas ait eu l'adresse de tromper ses soldats en imprimant sur le foie de la victime le mot « victoire » préalable- ment écrit à rebours dans la paume de sa main. En tout cas, une pareille supercherie n'intéresse l'art que d'assez loin, et, s'il fallait considérer le héros grec comme l'inventeur de l'imprimerie, il faudrait aussi convenir que l'on a bien tardé à profiter de ses exem- ples, puisque la découverte n'est devenue féconde qu'au bout de dix-huit siècles.

On nous permettra donc de laisser de côté les hypo- thèses sur le principe même de cette découverte, pour tenir compte seulement des faits qui semblent accuser, non plus un vague pressentiment des ressources de l'art dans l'avenir, mais une pratique raisonnée et continue

i. Papillon, Traité de la gravure en bois, 1766, t. Ier, ch. 1.

LES COMMENCEMENTS. 15

de ses procédés une fois définis. Vers quel moment les travaux de la gravure multipliés par l'impression ajoutèrent-ils aux autres moyens de dessin un moyen nouveau et destiné à une popularité prochaine? Voilà ce qu'il suffira de rechercher. Tel est le point de départ qu'il convient de choisir ici, sans remonter à des infor- mations équivoques ou trop lointaines, à des spécula- tions archéologiques qu'excuseraient plus ou moins certains passages de Cicéron, de Quintilien, de Pé- trone, et une phrase de Pline, bien souvent citée, sur les livres ornés de figures que possédait Marcus Var- ron i.

En se proposant, au surplus, de n'examiner la ques- tion historique qu'à partir d'une époque relativement moderne, on n'est pas sûr pour cela de trouver, encore moins de fournir à autrui, des explications pleinement sa- tisfaisantes. Même réduite à ces termes, une pareille question est assez compliquée encore pour alimenter la controverse, assez vaste pour donner place à la légende aussi bien qu'à l'aperçu critique. Que la xylographie, c'est-à-dire l'art d'imprimer sur le papier des figures et des caractères fixes taillés dans un bloc de bois, ait pré- cédé l'invention de l'imprimerie en caractères métalli- ques et mobiles, cela, il est vrai, ne saurait être mis en doute. Des pièces à date authentique, telles que le Saint Christophe de 142J et quelques estampes pu- bliées dans le cours des années suivantes, prouvent avec une autorité irrécusable la priorité du procédé xylographique. Reste à savoir si ces pièces sont, abso-

1. Pline, Hist. tiat., 1. XXXV, c. 2.

16 LA GRAVURE.

lument parlant, les premières que Ton ait gravées en Europe. Marquent-elles le début de l'art ou seulement un de ses progrès? Sont-elles, en un mot, des types sans précédents, ou bien n'ont-elles eu que la fortune de survivre à d'autres monuments plus anciens de la gra- vure en bois ?

Suivant Papillon, qui rapporte à ce propos je ne sais quelle anecdote au moins suspecte, les premiers essais auraient eu lieu à Ravenne , avant la fin du xme siècle. Deux enfants de seize ans, un chevalier Albéric Cunio et sa sœur jumelle Isabelle, se seraient avisés en 1284 de tailler dans le bois, « à l'aide d'un petit couteau », et d'imprimer, par quelque procédé aussi simple apparemment, une suite de composi- tions sur « les chevaleureux faits du grand Alexandre ». Les parents et les amis des deux jeunes graveurs, le pape Honorius IV entre autres, reçurent chacun un exem- plaire de leur ouvrage : puis, tout fut dit sur la décou- verte jusqu'au jour Papillon en retrouva miraculeu- sement les témoignages dans la bibliothèque « d'un offi- cier suisse, retiré à Bagneux ». Malheureusement, sa trouvaille une fois faite, Papillon se contenta delà men- tionner. Il ne songea ni à lui assurer une publicité plus concluante ni même à s'enquérir des destinées ulté- rieures de ces estampes que lui seul avait vues. Le re- cueil des « chevaleureux faits du grand Alexandre » dis- parut de nouveau, et, cette fois, pour ne plus reparaître. Faute de tout moyen de contrôle, le plus prudent est donc de n'accorder qu'un médiocre crédit à l'habileté précoce des jumeaux de Ravenne, à leurs essais xylogra- phiques et aux assertions de leurs panégyristes, bien que

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PI G. I. LE SAINT CHRISTOPHE DE I -J-2J

i8 LA GRAVURE.

des juges très compétents, l'abbé Zani * et Emeric David, n'aient pas hésité à admettre le tout comme suffisam- ment authentique.

Le savant Zani avait, à la vérité, ses raisons pour croire à ce sujet Papillon sur parole. S'il se fût agi d'un fait tendant à établir la préexistence de la gravure en Allemagne, il l'eût probablement examiné de plus près et avec une confiance moins empressée; mais la gloire de l'Italie se trouvait ici directenent en cause, et Zani, si honnête homme qu'il fût, ne se sentait pas d'humeur à accueillir froidement, encore moins à rejeter un témoi- gnage qui pouvait, faute de mieux, consoler son amour- propre national et, jusqu'à un certain point, le venger de ce que les Italiens appelaient « la vanité germa- que ». Orgueil eût été mieux dit, car, en ce qui concerne les premiers essais delà gravure en bois, les prétentions de l'Allemagne se fondent sur des titres plus sérieux, sur des documents beaucoup plus positifs que le docu- ment signalé par Papillon et recommandé, à tout hasard, par Zani. Heineken et les autres écrivains spéciaux de son pays apportent sans doute dans la critique des habi- tudes un peu hautaines, un zèle patriotique parfois excessif: il n'en est pas moins vrai que, le plus souvent, ils citent à l'appui de leurs opinions non pas des tradi- tions, mais des pièces, et que la plupart de ces pièces sont visiblement allemandes. Si quelques-unes d'entre elles ne paraissent pas justifier tout à fait l'origine qu'on leur attribue, ce ne serait pas en tout cas à l'Italie, ce

i. Materiali per servire alla storia dell' incisione, etc., p. 83 et suiv.

LES COMMENCEMENTS. 19

serait à la Flandre ou à la Hollande qu'il conviendrait de les restituer.

Dans ce conflit de rivalités et de revendications na- tionales, les écoles des Pays-Bas, en effet, auraient, elles aussi, des droits à faire valoir et leur part d'honneur à réclamer. Qui sait même? Ces droits, assez généralement méconnus vers la fin du siècle dernier, peut-être de- vrait-on aujourd'hui les admettre de préférence à tous les autres; peut-être, dans cette obscure question de priorité, les présomptions sont-elles favorables surtout au pays qui fournit à un art en parenté avec la gravure ses premiers éléments et ses premiers modèles. Je m'explique : il messiérait à tous égards de prétendre donner ici un historique détaillé des débuts de l'impri- merie; après tant de travaux approfondis sur ce sujet, après les éclaircissements fournis par M. Léon de La- borde, par M. Auguste Bernard, plus récemment encore par M. Paeile, ce serait de gaieté de cœur tomber dans les redites ou se parer d'érudition à peu de frais. Toute- fois la découverte de l'imprimerie tient de si près à celle de l'impression des estampes, les moyens matériels ont entre eux une telle analogie, qu'il est nécessaire de rap- peler au moins quelques faits et de rapprocher quelques dates, sauf à réduire aux proportions d'une esquisse le tableau tracé par d'autres mains.

Si l'on entend par le mot « imprimerie » la typogra- phie proprement dite, en d'autres termes l'art qui con- siste à transporter sur le papier un texte composé au moyen de types en relief métalliques et mobiles, nul doute que l'invention de l'imprimerie ne doive dater du jour ou eut lieu à Mayence l'invention de la fonte des

ao LA GRAVURE.

caractères dans un moule au fond duquel le type à re- produire avait été frappé avec un coin d'acier. Guten- berg, à qui appartient ridée de ce perfectionnement décisif, est par conséquent le plus ancien des impri- meurs ; les Lettres d "indulgence de 1454 et la Bible sont les plus anciens monuments de Part qui se personnifie en lui. Il est permis de dire pourtant d'une manière générale et en élargissant le sens du mot, que l'impri- merie était connue avant Gutenberg, du moins avant l'époque il publiait ces chefs-d'œuvre typographi- ques; car on n'ignorait dès lors ni le secret de tirer les épreuves d'un texte xylographique, c'est-à-dire d'un texte en caractères fixes taillés dans un bloc unique, ni même le secret de varier la composition de ce texte en employant, non plus un ensemble immuable de lettres une fois alignées, mais bien des lettres à l'état de types isolés et se prêtant à des combinaisons diverses. Il faut s'en rapporter sur ce point au témoignage d'un des ou- vriers de Gutenberg, du premier imprimeur établi à Cologne, Ulrich Zell, qui, loin d'attribuer à son maître l'invention absolue des types mobiles, ne fait qu'opposer au procédé connu et pratiqué dans les Pays-Bas avant la seconde moitié du xve siècle « le procédé bien autre- ment subtil » la fonte des caractères « que l'on trouva plus tard ». Et Ulrich Zell ajoute : « La pre- mière idée de cette invention a été prise en 1440 dans les Donats 1 qu'on imprimait avant ce temps en Hol- lande [ab illis atque ex illis) ».

1. C'est-à-dire les Traités sur la syntaxe latine dVElius Dona- tus, grammairien du ive siècle. Ces traités étaient, au moyen âge, fort répandus dans les écoles.

LES COMMENCEMENTS. 21

Or, si ces Donats n'avaient pas été imprimés au moyen de types mobiles, pourquoi les citer de préfé- rence à tant d'autres pièces qui auraient pu tout aussi bien servir d'exemples à Gutenberg? Pourquoi l'élève de celui-ci, en remontant aux origines delà découverte, ne dit-il rien de ces images avec légendes taillées sui- vant les procédés xylographiques, qui se vendaient dans toutes les villes sur les bords du Rhin, et que le Futur inventeur de l'imprimerie avait eu cent fois l'occa- sion de voir? Pour que l'attention de Gutenberg se fût ainsi concentrée sur un seul objet, il fallait qu'un mé- rite tout particulier, l'empreinte d'un progrés véritable dans le mode d'exécution, distinguât des autres produits les Donats imprimés à Harlem; il fallait que Laurent Coster, c'est le nom que l'on donne à l'inventeur du procédé amélioré par Gutenberg, eût déjà mis en pratique une méthode plus proche qu'aucune autre des perfectionnements qui allaient suivre et marquer le terme de tous les essais.

Que l'on suppose le contraire, on ne comprend plus les paroles d'Ulrich Zell ni le genre d'influence qu'elles attribuent à ces Donats hollandais ou Gutenberg puisa « la première idée de son invention ». On comprendra plus difficilement encore, si l'impression des Donats provient de planches fixes, comment, dans les fragments d'exemplaires qui subsistent, il se trouve parfois des lettres renversées. Rien de moins extraordinaire qu'une pareille faute ou elle peut s'expliquer par la distrac- tion d'un compositeur d'imprimerie, mais la méprise eût été vraiment trop forte de la part d'un ouvrier xylo- graphe. Sous l'empire de quel caprice celui-ci se serait-il

22 LA GRAVURE.

avisé de graver çà et des lettres la tête en bas, c'est- à-dire aurait-il péché non par inadvertance, non par erreur involontaire, mais par une sorte d'infidélité pré- conçue et d'injure calculée au bon sens ?

Non, ce qu'il faut voir, ce qu'il est juste d'admirer dans la découverte qui a immortalisé le nom de Guten- berg, c'est la conclusion et le couronnement d'une série d'efforts antérieurs à ses propres recherches. Toute pro- portion gardée entre l'insuffisance des types mobiles, soit en bois, soit en quelque autre matière, employés d'abord par les Hollandais et la perfection des premiers spécimens de l'imprimerie allemande, on peut, on doit admettre qu'avant l'époque parurent les Lettres d'in- dulgence, la Bible et les autres ouvrages sortis de l'ate- lier de Gutenberg et de ses associés, des essais de véri- table typographie avaient été déjà poursuivis, et, jusqu'à un certain point, récompensés par le succès; que, de l'aveu même d'Ulrich Zell, aveu reproduit par l'au- teur anonyme d'une Chronique de Cologne imprimée en 1499 4, on vit dans la ville de Harlem « la première ébauche de l'art [prœfiguratio] »; enfin, que l'idée d'as- socier aux figures gravées dans le bois des textes com- posés à part et formés de types mobiles appartient, selon toute apparence, à la Hollande.

Un des plus anciens recueils de gravures avec texte imprimés suivant ce procédé est le Spéculum humanœ salvationis qu'Adrien Junius a signalé dans l'ouvrage intitulé Batavia qu'il écrivait, à ce que l'on croit, de

1. Chez Jean Koelhoff, sous ce titre: Cronica van der hilliger sis.t van Coellen, p. 3i 1 et suiv.

LES COMMENCEMENTS. 2j

i56o à 070, mais qui ne fut publié qu'en i 588, plu- sieurs années après la mort de l'auteur. Il y est dit for- mellement que le Spéculum fut imprimé avant 1442 par Lourens Janszoon Coster. Junius, il est vrai, parle de faits antérieurs de plus d'un siècle à l'époque il les rapporte « sur la foi, dit-il, d'hommes fort âgés qui avaient recueilli cette tradition, comme un flambeau ardent qu'on se passe demain en main ». Aussi ce récit tardif a-t-il paru, et peut-être paraîtra-t-il encore suspect. Bien qu'il y ait, à notre avis, quelque excès dans la défiance qu'il inspire, nous n'insisterons pas. A côté des légendes et des commentaires auxquels elles ont donné lieu, les pièces subsistent : ce sont elles qu'il convient surtout d'interroger.

On connaît quatre éditions du Spéculum, deux en langue hollandaise, deux en langue latine. Il est bien entendu que nous parlons seulement des éditions qui ne portent ni date, ni nom d'imprimeur, ni désignation du lieu elles ont été publiées, le Spéculum, sorte de manuel chrétien fort en usage dans les Pays-Bas, en Allemagne et en France, ayant été réimprimé nombre de fois, avec des indications de noms propres et de loca- lités, à partir des vingt dernières années du xve siècle. Disons pourtant que la plus ancienne édition hollan- daise datée, celle de 1483 imprimée par Jean Veldenaer, reproduit les gravures qui avaient orné d'abord les quatre éditions anonymes, avec cette différence qu'ici les planches ont été sciées en deux pour s'ajuster aux di- mensions d'un format plus petit. Voilà donc un fait po- sitif, quelles que puissent être d'ailleurs les conjectures sur la date de la première publication. Puisque les

2+ LA GRAVURE.

planches originales n'apparaissent plus que coupées dans les exemplaires imprimés en 1483, il est clair que les quatre éditions ces planches se trouvent entières sont antérieures à cette date. Sont-elles antérieures aussi à la seconde moitié du xve siècle, c'est-à-dire à l'époque Gutenberg mettait en lumière les résultats de ses travaux, et sont-elles, comme les Donats, sorties d'un atelier hollandais?

Sur ce dernier point le doute ne paraît guère pos- sible. Est-il vraisemblable, en effet, que ces quatre édi- tions imprimées avec les mêmes ligures, sur le même papier de fabrique brabançonne et dans les mêmes con- ditions typographiques (sauf quelque différence entre les caractères des deux éditions hollandaises, et l'inter- calation dans l'une des deux éditions latines de vingt feuillets imprimés suivant le procédé xylographique), est-il possible que ces livres appartiennent à l'Alle- magne comme on l'a prétendu ?

Passe encore s'il ne s'agissait que des exemplaires en langue latine; mais les exemplaires en langue hollan- daises, on ne Saurait supposer qu'ils aient été publiés ailleurs qu'en Hollande, et, l'origine de ceux-ci une fois reconnue, comment expliquer l'imperfection typogra- phique de l'ouvrage, sinon par l'ignorance des procédés qu'allait populariser Gutenberg? Suivant M. Paeile, juge très compétent en pareille matière1, le texte du Spéculum hollandais est « écrit dans le pur dialecte de la Nord-Hollande, tel qu'il se parlait dans ces contrées vers

1. Essai historique et critique sur l'invention de l'imprimerie. Lille, 1859.

LES COMMENCEMENTS. 25

la fin du xive siècle et au commencement du xve siècle». Ainsi, en s'autorisant seulement des particularités de Timpression et de l'idiome, on peut sans s'aventurer beaucoup placer la date de la publication entre le pre- mier et le second quart du xv siècle. Ajoutons que les costumes des figures sont ceux de l'époque de Philippe le Bon; que le goût du dessin et le style rappellent l'in- fluence exercée parles Van Eyck, et que le contraste est sensible entre l'imperfection typographique du livre et le mérite des planches dont il est enrichi. L'art, et un art assez avancé déjà, assez sûr de lui-même, se montre en regard d'une industrie bien inexpérimentée encore : témoignage remarquable des progrès réalisés dans la pratique de la gravure en bois, avant même que la typo- graphie eût dépassé la période des tentatives rudimen- taires. C'est là, dans la question qui nous occupe, le point capital, le fait essentiel à constater.

La découverte de l'imprimerie procède donc sans doute des exemples fournis par la gravure en relief, et, sans doute aussi, les premiers essais typographiques s'accomplirent en Hollande; mais quand Coster ou tout autre précurseur de Gutenberg frayait tant bien que mal la voie à celui-ci, la peinture et, en général, les arts du dessin avaient acquis dans les Pays-Bas un dévelop- pement que, l'Italie exceptée, ils n'avaient nulle part ailleurs pris encore. Parmi les allemands contemporains de Hubert et de Jean Van- Eyck, quel rival trouverait-on à opposer à ces deux maîtres? quel chef d'école dont l'in- fluence ait été aussi notoire et l'enseignement aussi fé- cond? Tandis que, sur les bords du Rhin, des artistes peu dignes de ce nom, des peintres sans talent continuaient

FIC. 2. LA SAINTE VIERGE ET l' F. NFANT JESUS.

Gravure en bois allemande ( xvc siècle).

LES COMMENCEMENTS.

les traditions et les formules gothiques transmises par leurs devanciers, l'école de Bruges renouvelait ou plu- tôt constituait Part national. Dès le commencement du

FIG. 3. SAINTE VERON1Q.UE.

Gravure en bois allemande (xve siècle).

xve siècle, la révolution était accomplie dans cette école qu'honoraient alors les Van Eyck, que Memling allait achever d'illustrer. Quelques années encore, et l'Alle- magne, il est vrai, pourra se glorifier d'un succès à peu

28 LA GRAVURE.

près pareil; mais le mouvement ne se de'termine qu'a- près la seconde moitié du siècle. Tout reste inerte jusque-là, tout accuse une méthode et des doctrines indigentes. Si Ton juge, par exemple, de Part allemand à cette époque sur des oeuvres comme le Saint Christophe gravé en 1423, nul doute que de tels spécimens rap- prochés des productions de l'école flamande contempo- raine ne démontrent à première vue la supériorité de celle-ci. Quoi de plus naturel dès lors que l'habi- leté des peintres, des orfèvres, de tous les artistes, l'em- portait si évidemment sur le mince savoir-faire des hommes nés dans un pays voisin, les graveurs, eux aussi, aient devancé les progrès qui devaient s'accom- plir ailleurs et qu'ils aient pris rang les premiers dans l'histoire de l'art ?

Les preuves manquent, dira-t-on : soit, nous ne les chercherons ni dans la Vierge gravée en bois apparte- nant à la Bibliothèque de Bruxelles et portant le millé- sime 141 8, puisque l'authenticité de cette date, sans équi- voque pourtant à nos yeux, a été contestée, ni dans quelques pièces anonymes qu'il semblerait assez juste de restituer à la vieille école des Pays-Bas 1. Jusqu'à

1. Tel est du moins le parti qu'on pourrait être tenté de prendre en ce qui concerne la Bible des pauvres, livre à figures xylo- graphiques dont Jes origines ont été diversement appréciées et que nous inclinerions à croire antérieur même à la première édition du Spéculum. Suivant sa coutume, Heineken réclame pour l'Alle- magne l'honneur d'avoir produit ce précieux recueil qu'Ottley, avec plus de raison à ce qu'il semble, regarde comme l'œuvre d'un artiste des Pays-Bas qui aurait travaillé vers l'an 1420. L'Allemagne serait en droit de revendiquer seulement les planches ajoutées dans les éditions allemandes que l'on publia quarante ans plus

0av:h\s/)ôlyniiit père çr mtretoz

FIG. 4. SAINT JEAN.

Gravure en bois flamande (xve siècle]

30 LA GRAVURE.

présent, je le veux bien, l'Allemagne est seule en mesure de produire un titre au-dessus du soupçon. Avec son imposante date de 1423, ses droits consacrés et sa re- nommée officielle, le Saint Christophe, aujourd'hui dans la bibliothèque de lord Spencer, garde des privilèges devant lesquels il n'y a qu'à s'incliner. Suit-il de que les gravures en bois du Spéculum, de la Bible des pau- vres, de VArs moriendi, ou telles autres pièces non datées soient nécessairement plus récentes, et parce qu'une estampe allemande pourvue de son millésime a survécu, faut-il en conclure que rien ne s'était produit en dehors de l'Allemagne à cette date ? Ne faut-il pas reconnaître surtout que les planches du Spéculum sem- blent presque des prodiges de science pittoresque et d'habileté auprès du Saint Christophe ; que l'artiste qui les a exécutées avait s'exercer de longue main à bonne école ; qu'en un mot, un art ne débute pas ainsi et que, à supposer même que ces pièces n'aient paru qu'a- près l'estampe allemande, un certain temps s'était écoulé sans doute durant lequel les progrès qu'elles résument avaient été préparés et poursuivis?

On peut donc raisonnablement penser que dès les premières années du xvP siècle les graveurs des Pavs- Bas commencèrent, sous l'influence des Van Eyck, à s'initier aux conditions de l'art et que, comme les impri- meurs leurs compatriotes, ils tracèrent la route que d'au- tres allaient achever de débarrasser et d'aplanir. Il est à remarquer toutefois que la gravure en bois et l'imprime-

tard, planches beaucoup plus défectueuses d'ailleurs, au point de vue de l'ordonnance et du style, que celles dont se composent les exemplaires primitifs.

FI G. 5. JESUS ENFANT.

Gravure en bois flamande (xv« siècle).

LA GRAVURE.

rie ne suivent pas partout à leurs débuts une marche parallèle, qu'elles sont loin de traverser dans le même

FIG. 6. JÉSUS SAUVEUR DU MONDE.

Gravure en bois allemande (xv« siècle).

ordre, la série des épreuves et des perfectionnements. En Allemagne, tant que Gutenberg n'a pas trouvé le dernier

FIC. 7. JÉSUS-CHRIST EN CROIX,

Gravure en bois allemande (xve siècle).

j+ LA GRAVURE.

mot et popularisé les derniers secrets du procédé typo- graphique, peintres, dessinateurs, graveurs, tous s'im- mobilisent dans la routine ; tous, depuis Fauteur du Saint Christophe jusqu'aux graveurs qui travaillent trente ans après lui, n'ont que des intentions et une pratique invariablement grossières. Heineken lui-même, le dé- fenseur à outrance de la cause allemande contre les partisans de Coster qu'il appelle dédaigneusement « ce marguillier 1 », Heineken, en parlant des « premiers livres allemands gravés en tables de bois», est obligé de convenir « que, lorsqu'on examine le dessin avec des yeux connaisseurs, on découvre qu'il y règne un goût lourd et gothique'- ». L'art allemand semble attendre pour prendre son essor que l'industrie lui ait donné l'exemple. Encore s'obstinera-t-il quelque temps dans sa barbarie première, après la révolution opérée à côté de lui. Les graveurs « tailleurs de bois » n'acquerront pas tout d'abord, tant s'en faut, la même habileté que les ouvriers typographes employés par Gutenberg et par Fûst.

Dans les Pays-Bas, au contraire, c'est la régénération de l'art qui précède les perfectionnements mécaniques. Lorsque ceux-ci sont en voie de s'accomplir, et même lorsqu'une découverte suprême a eu pour effet de di- vulguer toutes les ressources, de fixer toutes les condi- tions de l'imprimerie, la gravure, au lieu de se subor- donner comme en Allemagne aux progrès du nouveau

i. Le mot coster en langue hollandaise signirie gardien d'église, bedeau.

2. Idée générale d'une collection d'estampes, 1771, p. 3o5.

LES COMMENCEMENTS. 35

procédé, a depuis longtemps une netteté et une sûreté

FIG. ». APOCALYPSE DE S _i I N T JEAN

Gravure eu bois hollandaise (xve siècle).

d^xécution qui manquent encore aux œuvres typogra-

}6 LA GRAVURE.

phiques. Le Spéculum, nous l'avons dit, atteste cette espèce d'anomalie entre l'imperfection matérielle des textes que l'on imprimait en Hollande auxve siècle et le mérite des planches dont ils étaient accompagnés. On pourrait proposer d'autres exemples ; à quoi bon cepen- dant multiplier les témoignages et s'appesantir sur les détails? Nous aurons assez fait si nous avons réussi à mettre en relief quelques traits principaux et à résumer, dans ce qu'ils ont d'essentiel, les caractères de l'art à l'époque dite des incunables.

CHAPITRE II

Les cartes a jouer. Les estampes criblées.

En cherchant dans les pages qui précèdent à constater l'ancienneté relative de la gravure en bois dans les Pays- Bas, nous avons entendu réserver jusqu'à un certain point la question purement archéologique, et ne sur- prendre d'autres origines que les premiers indices du talent. On ne saurait dire que la gravure en bois, en tant que moyen matériel, ait eu pour point de départ unique le temps et le pays travaillaient les élèves des Van Eyck. Ce fut sous leurs mains qu'elle commença de faire ses preuves d'art véritable et de donner ses gages ; mais qui sait depuis combien d'années on la pratiquait en Europe, et quelles phases elle avait traversées déjà, à quels usages elle avait été appliquée, avant de rece- voir cette destination nouvelle et cette sorte de consé- cration?

Il faut le répéter, ne fût-ce que pour excuser sur ce point la sobriété de nos aperçus, les savants ont poussé leurs recherches si loin et dans des sens si opposés, on a cru retrouver dans les récits des

38 LA GRAVURE.

voyageurs, dans les vieux monuments de la légis- lation et de Thistoire, tant de preuves ou d'argu- ments à l'appui de chaque système, quïl serait aussi difficile de récuser tous ces témoignages divers que d'en accepter résolument aucun. L'opinion qui semble avoir prévalu cependant est celle qui attribue aux fabricants de cartes à jouer, sinon la découverte, au moins la pre- mière application en Europe de la gravure en bois. Bon nombre d'écrivains sont d'accord sur le principe géné- ral ; mais qu'il s'agisse de déterminer l'époque des plus anciens essais et de nous dire ou ils ont eu lieu, l'en- tente cesse. Les uns se prononcent en faveur du xivc siècle et de l'Allemagne; d'autres plaident pour la France les cartes, disent-ils, étaient en usage dès le commencement du règne de Philippe de Valois; d'au- tres enfin, pour faire valoir les droits de l'Italie, s'arment d'un passage, cité par Tiraboschi, du Trattato ciel governo délia famiglia, ouvrage écrit, suivant eux, en 1299, et ils supposent par surcroît que les relations commerciales du Japon et de la Chine avec Venise au- raient introduit dans cette ville, avant toute autre, l'usage des cartes et l'art de les fabriquer.

Quant à Emeric David , intervenu l'un des derniers dans le débat, il prend les choses de plus haut encore et commence par mettre hors de cause l'Allemagne et les Pays-Bas, aussi bien que l'Italie et la France '. Que l'on ait joué aux cartes d'abord ici ou là, que même tel ou tel recueil xylographique appartienne ou non aux premières années du xve siècle, le tout n'a qu'une fort

1. Discours historique sur la gravure. Paris, 1808.

CARTES A JOUER. CRIBLES. 39

médiocre importance à ses yeux. On ne saurait, selon lui, voir dans les pièces proposées par les experts comme les plus anciens monuments de la gravure en bois, rien de plus qu'un témoignage de la perpétuité de cet art en Europe. Pour rétablir les vraies origines, Fauteur du Discours sur la gravure n'hésite pas à remonter intré- pidement fort au delà de Père chrétienne. Encore, même à cette époque, même en Grèce sous les successeurs d'Alexandre, n'aurait-on fait que continuer les tradi- tions des peuples de l'Asie qui, depuis un temps immé- morial, imprimaient des tissus au moyen de moules en bois.

Nous n'aurons garde de discuter les faits rapportés par Emeric David ni les conclusions qu'il en tire. Trop de textes empruntés aux poètes et aux historiens de l'antiquité, aux prophètes et aux docteurs d'Eglise, semblent prêter secours à sa théorie, d'ailleurs un peu vaste. Le mieux comme le plus court sera de l'accepter de confiance, et d'admettre, sur la foi d'Homère et d'Hérodote, d'Ezéchiel et de saint Clément d'Alexan- drie, que depuis les âges héroïques jusqu'aux premiers temps du christianisme, on n'a pas cessé d'imprimer sur diverses étoffes des ornements taillés dans des blocs de bois. A plus forte raison, nous ne marchanderons pas au moyen âge la possession d'un secret popularisé depuis tant de siècles.

Qu'il nous soit permis seulement d'objecter que de tels faits n'impliquent pas nécessairement, ils se sont produits, la connaissance et la pratique de la gra- vure proprement dite ; que plusieurs siècles ont pu se succéder durant lesquels on imprimait des toiles, sans

4o LA GRAVURE.

que pour cela on essayât de donner une application plus délicate à ce procédé industriel, sans qu'on songeât à le faire tourner au profit de Part. Longtemps avant l'inven- tion de rimprimerie, on se servait de cachets dont les let- tres taillées en relief et enduites de couleur déposaient parla pression leur empreinte sur le vélin ou sur le pa- pier ; les estampilles ou les patrons, au moyen desquels les scribes et les miniaturistes esquissaient les contours des lettres majuscules dans les manuscrits, n'auraient- ils pas aussi, à ce qu'il semble, hâter les derniers progrès et faire naître l'idée d'un perfectionnement déci- sif ? On sait pourtant ce qu'il a fallu d'années et de recher- ches pour amener ce perfectionnement final. Pourquoi l'art de la gravure n'aurait-il pas, comme l'art typogra- phique, attendu son heure bien au delà de l'époque oii des découvertes analogues auraient pu, si l'on veut, le faire pressentir? Pourquoi, l'impression tabellaire une fois importée d'Asie en Europe, ne serait-il pas advenu d'elle ce qui est advenu d'autres procédés aussi ingé- nieux dans leur principe, aussi bornés dans le premier emploi qu'on en fit? Le verre, par exemple, était bien connu des peuples de l'antiquité; combien de temps néanmoins s'est écoulé, avant qu'on s'avisât d'en fabri- quer des vitres !

Nous avons dit que, suivant une opinion généra- lement accréditée, il faudrait voir dans les cartes à jouer les plus anciens monuments de la xvlographie. Les documents sur lesquels se fonde cette opinion n'ont toutefois qu'une autorité négative. De ce que les vieux livres les cartes sont mentionnées ne disent rien des autres produits de la gravure en bois, on a inféré que

CARTES A JOUER. CRIBLES. +t

ces produits n'existaient pas encore ; mais n'est-il pas permis de se demander si le silence des e'crivains en pareil cas prouve absolument l'absence du fait? Ce silence, ne saurait-on l'expliquer par la nature de l'écrit et du sujet traité, sujet ordinairement littéraire ou phi- losophique, et fort indépendant des questions d'art? En parlant des cartes, soit pour les proscrire formellement, soit pour en restreindre l'usage, les chroniqueurs et les moralistes du xiv siècle ou du commencement du xve songeaient vraisemblablement assez peu au mode de fabrication. Ils entendaient signaler un vice bien plutôt qu'un procédé industriel. A quel propos dès lors se seraient-ils occupés d'autres œuvres ce procédé était employé non seulement sans danger pour la reli- gion et pour la morale, mais en vue de les honorer l'une et l'autre? Les images pieuses taillées dans le bois par la main des moines ou des artisans pouvaient être répandues à cette époque, bien que les auteurs contem- porains aient mentionné les cartes de préférence, et, sans pousser trop loin la liberté des conjectures, on a bien le droit de supposer que les graveurs puisèrent d'abord leurs inspirations à la même source que les miniaturistes, les peintres verriers et les sculpteurs. L'art, on le sait de reste, n'était alors que l'expression naïve de la foi, l'effigie de la pensée chrétienne. Com- ment les tailleurs d'images xylographiques se seraient- ils affranchis de la loi générale, et par quelle étrange exception auraient-ils choisi pour objet de leurs pre- miers efforts un ordre de travaux si contraire aux mœurs et aux traditions de toutes les écoles?

Si l'on veut d'ailleurs laisser de côté les témoignages

+ 2 LA GRAVURE.

écrits pour consulter les œuvres mêmes de la gravure que les siècles nous ont transmises, on sera fondé à dire que les plus anciennes cartes à jouer sont tout au plus contemporaines du Saint Christophe de 1423 et des plus vieilles estampes en bois connues, puisque la gravure de ces cartes ne remonte certainement pas au delà du règne de Charles VII. Que les tarots italiens, allemands ou français aient eu cours avant cette époque, cela est possible; mais aucun de ces tarots primitifs n'ayant survécu, comment savoir jusque quel point ils représentaient les progrès de Part, et dans quelle mesure ils pouvaient servir d'exemples aux autres œuvres xylo- graphiques, — si tant est même que la gravure en relief, et non le dessin à la plume tout simplement, ait été le moyen employé d'abord pour la fabrication des tarots mentionnés çà et dans les chroniques?

Les cartes gravées en France qui sont parvenues jusqu'à nous feraient croire, en tout cas, que le progrès fut assez lent, car elles trahissent encore une singulière inexpérience de la forme et de l'effet; elles ont toutes les timidités d'un art à son enfance. C'est ce qu'il faut dire aussi des œuvres de même espèce exécutées au xvc siècle en Allemagne, à l'exception des cartes attri- buées à un contemporain du maître de 1466, et d'ail- leurs gravées sur métal. En Italie seulement, les cartes ou plutôt les pièces emblématiques connues, à tort ou à raison, sous le nom de taroccjii, acquerront, au point de vue de l'art, une importance véritable lorsque la gra- vure en taille-douce aura commencé de remplacer la gra- vure en bois. Les artistes initiés par Finiguerra aux secrets du nouveau procédé feront preuve de goût, de savoir et de

CARTES A JOUER. CRIBLES. +}

finesse, et, dans ces travaux secondaires comme dans les travaux d'un ordre plus élevé, leur talent ouvrira enfin l'ère des progrès sérieux et des entreprises fé- condes.

Que la gravure en bois, au surplus, ait été d'abord appliquée à l'exécution des images de sainteté ou à la fabrication des cartes, le procédé n'en demeure pas moins, il faut le redire, celui que Ton s'accorde géné- ralement à regarder comme le plus ancien, comme le premier mode de gravure qui ait fourni à l'impression des types à multiplier et à convertir en épreuves.

Contrairement à cette opinion pourtant, un des plus sagaces et des mieux informés parmi les écrivains qui ont traité des origines de la gravure et de la typogra- phie, M. Léon de Laborde, estime que la gravure en relief sur métal a provoqué la découverte de l'impres- sion plus sûrement que n'auraient pu le faire le procédé xylographique. Dans un travail publié en 1839, mais qui, malheureusement, n'a pas reçu depuis lors les dé- veloppements que l'auteur se promettait de lui donner1, M. de Laborde déclare que les premières gravures im- primées ont être des gravures criblées, c'est-à-dire ces estampes dont nous avons indiqué en commençant le mode de fabrication bizarre, et dans lesquelles les formes teintées en noir apparaissent parsemées de points blancs. Suivant lui, la gravure ou, pour parler plus exactement, l'impression de la gravure, aurait été inventée par des orfèvres plutôt que par des dessinateurs

1. Voyez dans VArtiste, année i83q, l'article intitulé: La plus ancienne gravure du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque royale est-elle ancienne?

++ LA GRAVURE.

ou des miniaturistes, parce que les orfèvres pourvus, en raison de leur métier, des outils et du matériel né- cessaires, se trouvaient en meilleure situation que per- sonne pour arriver sinon à la conquête préméditée, au moins à la découverte fortuite du procédé. Parmi ceux qui travaillaient dans les Pays-Bas ou dans les pro- vinces rhénanes, plusieurs auraient, dès les premières années du xve siècle, imprimé des pièces criblées, en d'autres termes des pièces gravées en relief sur métal, et les spécimens xylographiques Ton veut d'ordinaire voir les plus anciens monuments de la gravure ne seraient en réalité que les résultats d'une réforme, les produits d'un art déjà modifié.

L'opinion qu'exprimait autrefois M. Léon de Laborde s'est trouvée assez récemment ou du moins a pu paraître justifiée par la découverte de deux estampes criblées appartenant, nous le croyons, à l'année 1406 et sur lesquelles nous avons nous-même publie quelques observations i. Toutefois, la démonstration que nous avions entreprise à ce sujet n'étant fondée que sur le rapprochement de certains faits extérieurs, pour ainsi dire, et sur la probabilité de certains calculs, on ne saurait en réalité attribuer aux pièces dont il s'agit une autorité aussi sûre qu'à celles dont l'âge, matériellement incontestable, est établi par la date même qu'elles portent.

Or la plus ancienne des gravures en relief sur métal datées est le Saint Bernardin de Sienne, improprement

1. Notice sur deux estampes de 140O et sur les commencements de la gravure en criblé. Gazette des Beaux-Arts. T. 1er, 2e pé- riode. 1869.

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FIG. 9. JÉSUS-CHRIST PORTANT SA CROIX.

Gravure en criblé de 1406.

A6 LA GRAVURE.

dit le Saint Bernard, que possède notre Bibliothèque nationale. Cette estampe criblée porte le millésime 1454. Elle est par conséquent postérieure au Saint Christophe gravé en bois, et même, nous le verrons tout à l'heure, à la première gravure en creux dont l'impression remonte à une date certaine, la Paix de Finiguerra. En tenant compte de ces faits on n'a donc strictement le droit d'isoler les plus anciennes estampes criblées des monuments primitifs de la gravure qu'à titre d'œu- vres exécutées par un procédé spécial. S'il fallait les envisager au point de vue de l'art, elles n'offriraient qu'un bien médiocre intérêt. Le dessin, plus barbare encore que dans les pièces allemandes gravées en bois, y affecte une invraisemblance hiéroglyphique. L'effet absolument conventionnel, le modelé nul, puisque, en raison de l'intensité monotone des noirs, il n'exprime ni la saillie ni la dépression relative des formes, en un mot, toutes les infidélités à la nature, tous les mensonges que peut entraîner l'infirmité du goût ou un puéril esprit de système, voilà ce que les estampes criblées accusent, à l'exclusion du reste.

D'où vient pourtant que ces tristes enfantillages aient paru de notre temps mériter une attention qu'on n'accorde pas toujours à des œuvres beaucoup plus sérieuses? Passe encore si l'on s'était contenté de retrouver et de nous montrer les éléments de la mé- thode suivie plus tard par les graveurs de vignettes poul- ies livres. Les jolis encadrements de page, par exemple, qui ornent les Heures imprimées en France à la fin du xve siècle et au commencement du xvi% auraient pu prêter à des rapprochements entre la manière dont plu-

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FIC. 10. IA SAINTE FACE.

Gravure en criblé de 1406.

48 LA GRAVURE.

sieurs parties sont pointillées et les procédés de la gra-

FIG. II. SAINT BERNARDIN.

Gravure en criblé de 1454.

vure criblée primitive ; mais n^y avait-il pas quelque

CARTES A JOUER. CRIBLES. 49

excès de zèle dans les efforts tentés par certains érudits

FIC. 12. SAINT CHRISTOPHE.

Gravure en criblé (xve siècle).

pour concentrer sur ces types mêmes, sur ces défectueux

$o LA GRAVURE.

essais, les regards d'un public plus naturellement attiré ailleurs? C'est que, ici comme dans les questions rela- tives aux commencements de la gravure en bois et de rimprimerie, il s'agissait de plaider une cause intéres- sant l'amour-propre national, et d'avoir raison, dans le champ clos de l'archéologie, de rivalités et de préten- tions qu'on aurait plus difficilement combattues sur un autre terrain.

Entre les écrivains des Pays-Bas et de l'Allemagne, habitués de longue main à des rencontres de cette sorte, la nouvelle guerre aurait pu s'engager sans surprendre personne, et se continuer sans beaucoup d'émotion au dehors; mais, contre l'ordinaire, les revendications ne s'étaient produites ni en Allemagne, ni dans les Pays- Bas. Pour la première fois, le nom de la France se trouvait mêlé aux débats sur les origines de la gravure, et, bien qu'il n'y eût au fond de celui-ci qu'un assez mince honneur à conquérir, cette concurrence impré- vue ne laissait pas d'ajouter un surcroit d'intérêt à la lutte et, dans notre pays au moins, de rencontrer une certaine faveur.

En lisant ou en croyant lire les mots Bernhardinus Milnet au bas d'une vieille estampe criblée représentant la Vierge et ï enfant Jésus, on avait prétendu non seu- lement retrouver la signature d'un graveur français, mais encore profiter de la découverte pour mettre au compte de ce « Bernard ou Bernardin Milnet » toutes les pièces du même genre, toutes ces estampes qui, lors même qu'elles appartiendraient à une seule école, ne peuvent, cela est bien évident, appartenir à une seule époque. L'invention et le monopole de la gravure

CARTES A JOUER. CRIBLES. 51

criblée une fois attribués à un pays ou plutôt à un homme, ces assertions firent fortune pendant quelque

ÏIG. I3. JESUS AU JARDIN DES OLIVIERS.

Gravure en criblé (xve siècle).

temps et furent reproduites même dans les livres de lit- térature ou d'histoire. Un jour vint cependant elles

Sa LA GRAVURE.

commencèrent à perdre de leur crédit, et le doute ayant fini par gagner jusqu'aux compatriotes du prétendu Ber- nard Milnet, celui-ci se trouve aujourd'hui aussi bien dépossédé de son nom que de ses titres et réduit, très légitimement, suivant nous, à l'état de personnage ima- ginaire.

Suit-il de qu'il faille, comme l'exige M. Passa- vant1, restituer à l'Allemagne toutes ces estampes un moment naturalisées françaises? La perte pour notre pays ne serait pas grande, à ne considérer que la valeur intrinsèque des pièces ; mais les caractères équivoques qu'elles présentent, quant au travail même et au style, nous permettent, sans mauvais vouloir, d'hésiter.

Rien de moins significatif, en effet, que de pareilles œuvres, en dehors des conditions particulières du pro- cédé. On ne reconnaîtra ni dans les contours des figures ce dessin ferme jusqu'à la raideur, ni dans le jet des dra- peries ce goût pour les formes saccadées, qui distinguent dès le début les productions de l'école allemande. A peine les moins faibles de ces pièces, la Sainte Barbe entre autres que possède la Bibliothèque de Bruxelles ou le Saint Georges à cheval conservé dans le département des Estampes de la Bibliothèque nationale, à Paris, trahiraient-elles parfois chez ceux qui les ont faites quelque conformité d'origine ou de manière avec l'école des Van Eyck. Est-il bien nécessaire, après tout, de pousser loin les investigations à ce sujet? Qu'elles aient été fabriquées en France, dans les Pays-Bas ou en Allemagne, les gravures criblées du xve siècle font trop

i. Le Peintre-Graveur. Leipzig, 1860. T. 1er, p. 84.

CARTES A JOUER. CRIBLES. 5?

peu d'honneur au pays qui les aura vues naître pour que le scepticisme, en ce qui concerne leur provenance,

doive peser d1un poids fort lourd sur la conscience de personne. Les estampes criblées forment dans l'ensemble des documents sur les origines de la gravure une série

5 +

LA GRAVURE.

toute différente, quant au mode d'exécution, des spé- cimens antérieurs ou contemporains; la date de 1454 que porte Tune d'entre elles nous fournit une donnée authentique sur l'époque à laquelle se rattachent ces

essais particuliers, ces curiosités du métier plutôt que de l'art. Cela suffit pour les souvenirs qu'il con- vient d'en garder, et pour la part à faire au tout dans l'histoire des tentatives rudi- mentaires qui précè- dent ou qui déjà dé- passent de quelques années les commence- ments en Italie de la gravure en creux.

Nous voici parve- nus à ce moment dé- cisif où la gravure, riche de nouvelles ressources, est pratiquée pour la première fois par des maîtres. Jusqu'ici la maigre ha- bileté de quelques graveurs en bois ou les procédés bizarres de la gravure criblée ont pu seuls donner la mesure des efforts provoqués par la recherche ou par la possession des secrets techniques. Plus de progrès dou- teux maintenant, plus d'efforts interrompus ni d'hési- tations d'aucune sorte. A peine l'art de reproduire au moyen de l'impression une planche gravée en creux

FIG. 15. SAINT DOMINIQUE.

Gravure en criblé (xve siècle).

CARTES A JOUER. CRIBLES. 55

vient-il d'être sinon inventé, au moins consacré par un orfèvre florentin, que partout les talents surgissent. En Italie et en Allemagne, c'est à qui profitera le mieux et le plus tôt de la découverte. La rivalité s'établit presque immédiatement entre les deux écoles, et quinze ans ne se seront pas écoulés encore que Ton verra déjà l'art allemand se définir aussi nettement dans les œuvres du maitre de 1466 que Part italien lui-même dans les œu- vres des orfèvres-graveurs instruits par Finiguerra.

Cependant, avant de constater cette simultanéité des progrès, il est nécessaire de faire en quelques mots la part de la question historique et de remonter aux ori- gines du procédé de gravure en creux, comme nous avons recherché tout à l'heure les origines de la gra- vure en relief. Hàtons-nous donc de régler ce dernier compte avec certaines exigences de notre sujet, après quoi nous abandonnerons, pour n'y plus revenir, le domaine des faits incertains et des hypothèses archéolo- giques.

CHAPITRE III

Premiers essais de gravure ex creux. Les nielles des orfèvres florextixs. les estampes des peixtres- graveurs italiens et allemands du xve siècle.

On a vu que les procédés d'imprimerie irrévocable- ment améliorés par Gutenberg eurent pour résultat de substituer, en ce qui concerne la parole écrite, un mode de reproduction fécond à l'infini et relativement rapide aux lenteurs et aux ressources limitées du procédé xylo- graphique. La typographie devait anéantir l'usage de Timpression tabellaire et, à plus forte raison, la calli- graphie, qui jusqu'alors avait occupé dans les monas- tères et dans les écoles tant de mains pieuses ou pa- tientes. L'art d'imprimer les estampes fit à l'art des miniaturistes un tort à peu près semblable. Telles furent bientôt les conséquences naturelles des progrès accom- plis, et nous croyons pouvoir ajouter : tel avait été dès le principe l'objet principal des innovations.

Peut-être cette double révolution, immense à coup sûr, si l'on en considère les effets généraux et l'action

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 57

sur la civilisation moderne , n'avait-elle d'abord, aux yeux de ceux-là mêmes qui la tentèrent, que les propor- tions d'un simple perfectionnement industriel. Est-ce faire, par exemple, injure à Gutenberg que de ne pas accepter sans réserve les vastes idées politiques ou phi- losophiques, les intentions d'affranchissement universel qu'on lui a prêtées quelquefois? Les visées de l'inventeur de la typographie n'allaient probablement ni si haut ni si loin. Il ne s'attribuait pas d'avance et de parti pris ce rôle apostolique ou, comme on dirait aujourd'hui, cette mission humanitaire; il croyait n'être qu'un arti- san bien inspiré lorsqu'il se proposait de remplacer par des œuvres moins coûteuses et exécutées en vertu d'un procédé plus expéditif les manuscrits que l'on ne pou- vait forcément se procurer qu'à grands frais et à de longs intervalles.

Déjà, les imprimeurs xylographes avaient eu une pen- sée analogue. Le titre même d'un des premiers livres pu- bliés par eux, la Bible des pauvres, atteste ce désir de mettre à la portée du plus grand nombre une sorte d'équi- valent aux exemplaires manuscrits et enluminés que les riches seuls étaient en mesure d'acquérir. Il suffit de jeter les yeux sur les anciens recueils xylographiques pour comprendre la raison d'être de l'entreprise et les fins qu'on prétendait lui assigner. Partout se révèle une intention de rivalité avec les œuvres sorties de la plume des scribes ou du pinceau des miniaturistes. Qui sait même? Peut-être en conservant à ces produits de l'in- dustrie nouvelle une apparence conforme à celle des travaux antérieurs, ne voulait-on que spéculer sur le peu de clairvoyance des acheteurs et songeait-on beau-

S8 LA GRAVUR E.

coup moins à divulguer un secret qu'à propager une illusion.

Dans la plupart des livres xylographiques, en effet, la première page est entièremenr dépourvue d'ornements. Point de têtes de chapitre ni de grandes lettres; l'espace laissé en blanc semble attendre la main du miniaturiste, comme s'il appartenait à celui-ci d'achever l'œuvre de l'imprimeur et de compléter la physionomie de ces livres par un travail permettant au regard de les con- fondre avec les manuscrits. Survint Gutenberg qui, sans se renfermer aussi étroitement dans les limites de l'imi- tation calligraphique, ne dédaigna pas cependant au début de donner le change sur la nature des procédés qu'il employait. La Bible imprimée par lui à Mayence se vendait, dit-on, comme manuscrit; aussi le texte n'est-il accompagné d'aucune explication technique, d'aucune note indiquant, soit le nom de l'imprimeur, soit le mode de fabrication. Ce n'est qu'un peu plus tard, lorsqu'il publie le Catholicon, que Gutenberg dé- clare qu'il a imprimé ce livre « sans le secours du roseau, du style ou de la plume, mais au moyen d'un merveil- leux ensemble de poinçons et de matrices». Encore, dans ce spécimen d'un procédé déjà bien défini et révélé désormais à la foule, les initiales laissées en blanc au tirage ont-elles été ajoutées, à la plume ou au pinceau, après l'impression du reste : dernier hommage aux an- ciennes coutumes, dernier souvenir d'exemples qu'on allait bientôt répudier pour faire la part entière aux œuvres de l'art nouveau, aux produits exclusivement typographiques.

L'inventeur de l'art d'imprimer les planches gravées

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 59

en creux ne voulut-il d'abord, comme l'inventeur de la typographie, que mettre plus largement en circulation ce qui avait été réservé jusqu'alors à certaines classes favorisées? La gravure ne fut-elle, à l'origine, qu'un moyen de déposséder la miniature de ses privilèges? On le croirait, à voir le nombre des manuscrits appartenant à la seconde moitié du xve siècle dans lesquels des estampes enluminées et entourées d'encadrements égale- ment coloriés semblent avoir été mises pour contrefaire tant bien que mal, en regard du texte, l'aspect accoutumé des miniatures. Puis, vient le tour des livres imprimés à vignettes et des pièces volantes publiées isolément, sans autre destination qu'un emploi tout familier et tout usuel. Avant même que les graveurs italiens enrichissent des œuvres de leur burin les écrits le plus habituellement commentés par le pinceau, les manuels religieux, par exemple, ou le poème de Dante, . c'est au nouveau procédé qu'on a recours dès l'année 1465 pour assurer une publicité plus vaste aux calendriers. Mais reve- nons au moment la gravure en est encore à ses pre- miers essais, alors que soit hasard, soit génie, soit enfin simple perfectionnement d'une opération tentée par d'autres mains, un orfèvre de Florence, Maso Finiguerra, vient de réussir à fixer sur le papier l'empreinte d'une plaque d'argent dont les tailles, gravées en creux, avaient été préalablement remplies de noir.

L'honneur principal de Finiguerra n'est pas d'avoir trouvé la solution matérielle du problème. Sans doute, parmi les Italiens, personne avant lui ne s'était avisé d'imprimer un ouvrage gravé en creux sur métal et, dans son pays au moins, il eut le mérite de l'initiative. Toute-

<îo LA GRAVURE.

fois, Pinvention du procédé, dans le sens littéral et absolu du mot, Pidée de multiplier au moyen de l'impression les travaux creusés par le burin n'appartient pas à lui seul. Si, peut-être en ignorant ce qui se passait ailleurs, il tenta le premier à Florence cette révolution dans l'art, d'autres, en dehors de l'Italie, s'étaient déjà, pour les besoins de leur métier, servis du moyen dontil allait faire, lui, un puissant auxiliaire pour le talent. La vraie gloire de Finiguerra consiste dans l'autorité imprévue avec laquelle il décida ce progrès; la vraie date des commencements de la gravure n'est pas celle qu'on lit ou qu'on devine sur telles feuilles de papierplus vieilles de quelques années que les nielles florentins, sur des estampes allemandes de 1446, par exemple, retrouvées il y a quelques années par M. Renouvier1ou sur laVierge de 145 1 décrite par M. Passavant2 : elle est et elle doit rester le talent l'a inscrite, ou la main d'un artiste digne de cenom se signale pour la première fois. Il faut donc le dire bien haut, même au risque de scandaliser plus d'une docte conscience , Finiguerra est en réalité l'inventeur de la gravure, puisque, en se ser- vant du nouveau procédé, il a su le consacrer par une habileté insigne et prouver sa force ses devanciers ou ses contemporains n'avaient laissé entrevoir qu'une débile adresse. Il mérite sa renommée au même titre que Gutenberg qui ne fit, lui aussi, que trouver le secret d'un perfectionnement décisif; au même titre que Nico- las de Pise et Giotto, les vrais fondateurs de la dynastie

1. Une Passion de 144O, suite de gravures au burin, les pre- mières avec date. Montpellier, 1857.

2. Archiv fiir die Zeichnenden Kunste. Année i858.

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 61

des maîtres, le premier sculpteur et le premier peintre, à proprement parler, qui aient paru en Italie, bien que la sculpture et la peinture ne fussent rien moins que des nouveautés à l'époque ils naquirent. Que la Paix de Florence, à ne consulter que la chronologie, ne soit pas le premier monument de la gravure, je le veux bien ; toujours est-il qu'aucun des essais antérieurs, aucune des pièces dont on s'arme comme d'arguments irréfu- tables pour ruiner la tradition accréditée ne permettrait de soupçonner ce que nous montre cette estampe si jus- tement célèbre. Donc, celui qui l'a faite, loin de rien usurper, a légitimement tout conquis.

Par une coïncidence singulière , la découverte de l'imprimerie et celle de l'art de tirer sur papier les épreuves d'une planche gravée en creux, ou, pour par- ler plus exactement, les perfectionnements suprêmes des deux procédés furent à peu près simultanés en Italie et en Allemagne. Un intervalle de deux années seulement ^ sépare le moment ou Finiguerra imprime sa première estampe (1452) de celui ou Gutenberg fait paraître ses premiers essais typographiques (1454). Jusque-là, les copies dessinées, peintes ou manuscrites avaient été les seuls moyens pratiques de multiplier les chefs-d'œuvre. Personne, même parmi les plus capables de penser et d'agir pour leur propre compte, ne dédaignait de des- cendre à ce rôle d'éditeur de la pensée d'autrui, et tandis que Boccace et Pétrarque s'adressaient réciproquement des ouvrages entiers de Tite-Live ou de Cicéron qu'ils avaient patiemment transcrits, des artistes de profession ou des moines retraçaient sur le vélin des missels les peintures que l'on admirait sur les murs des églises ou

(•2. LA GRAVURE.

Jes tableaux qui décoraient les autels. Quant aux pièces gravées en bois, elles n'avaient d'autre objet que de sti- muler tant bien que mal la dévotion des fidèles. Par l'insuffisance de l'exécution, comme par l'usage spécial auquel on les destinait, elles s'isolaient en réalité des œuvres de l'art et ne relevaient guère que de l'industrie. En dehors de la miniature et de la gravure en bois, il existait cependant un procédé dont on se servait quel- quefois pour reproduire certains modèles, des portraits ou des sujets de fantaisie , mais que les orfèvres em- ployaient le plus habituellement dans la décoration des vases sacrés, des reliquaires ou des canons d'autel. La chalcographie, c'est-à-dire la simple gravure sur métal et l'émaillerie étant dès longtemps connues, il n'y avait, dans le procédé dont il s'agit, qu'un mode d'appli- cation particulier, une combinaison des ressources pro- pres à l'une et à l'autre. On remplissait les tailles creu- sées par le burin dans une plaque d'argent ou d'argent et d'or, d'un mélange de plomb, d'argent et de cuivre, dont la fusion avait été facilitée par une certaine quantité de borax et de soufre. Ce mélange, de couleur noirâtre {nigellwn, d'où niella, niellare), laissait à découvert les parties non gravées et s'incrustait, en se refroidissant, dans les tailles on l'avait introduit; après quoi, la plaque soigneusement polie présentait à l'œil un dessin en émail noir découpé dans le champ métallique et, par conséquent, l'opposition sur une même surface de par- ties ternes et de parties brillantes.

Vers le milieu du xve siècle, ce mode de gravure était fort usité en Italie, surtout à Florence, se trouvaient les plus habiles niellatori. L'un d'eux, Tommaso ou,

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 6j

par abréviation, Maso Finiguerra était, comme beaucoup d'orfèvres de son temps, à la fois graveur, dessinateur et sculpteur; mais ni les dessins qu'on lui attribue, ni les bas-reliefs en argent ciselés, dit-on, par lui de moitié avec Antonio Pollaiuolo, ni ses nielles n'auraient suffi peut-être pour faire vivre son nom : l'invention, dans la mesure que nous avons dite, de l'art d'imprimer les gravures en creux, ou plutôt l'invention de Part même de la gravure Va immortalisé.

Quoi de plus simple, cependant, en apparence que cette découverte? Comment n'avait-elle pas été faite plus tôt? On a peine à le comprendre, non seulement lorsqu'on songe que l'impression des planches gravées en relief était pratiquée dès le commencement du xve siècle, mais aussi lorsqu'on se rappelle que les niellatori avaient coutume de prendre avec de la terre, puis avec du soufre, une empreinte et une contre-em- preinte de leur travail avant de l'émailler. Il semble que l'idée aurait se présenter tout naturellement à l'es- prit d'obtenir, sur un corps souple et mince comme le papier, une épreuve directe , avant le moment la planche serait niellée; mais il est aisé de critiquer ainsi après coup et d'indiquer la marche à suivre quand le but a été atteint. Qui sait si nous-mêmes aujourd'hui nous ne sommes pas à proximité de quelque secret dont nous ne songeons nullement à nous emparer, et si notre aveuglement actuel ne sera pas un sujet d'étonnement pour ceux qui viendront après nous !

Quoi qu'il en soit, Finiguerra, dès 1452, avait trouvé ia solution du problème. C'est ce qui reste hors de doute depuis le jour ou l'abbé Zani visitant, vers la fin du

6+ LA GRAVURE.

siècle dernier (1797), le Cabinet des Estampes à la Bibliothèque de Paris, y reconnut imprimé sur papier à une date incontestable un nielle de Finiguerra.

Cette petite estampe ou plutôt cette épreuve, tirée avant que la plaque fût niellée, d'une paix1 gravée par l'orfèvre florentin pour le baptistère de Saint-Jean, re- présente le Couronnement de la Vierge. Elle ne mesure pas plus de i3o millimètres en hauteur, sur une largeur de 87 millimètres. Par ses dimensions, le Couronne- ment de la Vierge n'est donc en réalité qu1une vi- gnette; mais cette vignette est traitée avec un goût et une science si amples, avec un sentiment si profond du beau, qu'elle supporterait impunément répreuve de telle opération matérielle qui en centuplerait les proportions et en transporterait les lignes sur une toile ou sur une muraille. Et quant à son caractère de monument archéologique, quant au prix que don- nent à cette frêle petite feuille de papier les quatre siècles qu'elle a traversés pour arriver jusqu'à nous, sans doute il n'est permis à personne d'oublier ou de méconnaître des titres aussi particulièrement consi- dérables; pourtant bien malavisé serait celui qui s'en souviendrait à l'exclusion du reste, et qui ne saurait voir qu'une curiosité historique dans un pareil chef- d'œuvre de l'art.

1. L'usage est de désigner ainsi une plaque en métal que, dans les messes solennelles, le célébrant, pendant qu'on chante VAgnus Dei, donne à baiser aux membres du clergé et aux h- dèles en adressant à chacun d'eux ces paroles : pax tecum. La paix faite par Finiguerra pour le baptistère -de Saint-Jean a passé de cette église dans le musée des Offices, elle se trouve encore aujourd'hui.

FI G. 1(5. FINIGUERRA.

La Paix du baptistère de Saint-Jean, à Florence.

66

LA GRAVURE.

FIG. 17. NIELLE ITALIEN.

(xve siècle).

Les rares mérites qui distinguent le Couronnement de la Vierge, gravé par Finiguerra, se retrouvent, bien

qu'avec moins d'évidence , dans un certain nombre de pièces auxquelles on a cru pouvoir assigner la même origine. D'autres pièces gra- vées à la même époque et imprimées dans les mêmes conditions par des orfèvres florentins anonymes prou- vent que l'exemple donné en 1452 avait aussitôt trouvé des imitateurs. Il est à re- marquer toutefois que parmi ces œuvres attribuées soit à Finiguerra, soit aux orfèvres du même pays et du même temps, aucune n'appartient à la classe des estampes proprement dites. En d'autres termes, il n'y a encore que ce que l'on est con- venu d'appeler des nielles, c'est- à-dire des épreuves sur papier de planches destinées à être émaillées plus tard, et non de planches gra- vées à titre de types fixes et défi- nitifs. Est-ce donc que le maître et ses premiers imitateurs n'au- raient pas su pressentir toutes les conséquences, tous les bienfaits

de la découverte? Est-ce qu'ils n'y auraient vu qu'un moyen de se renseigner plus sur que le moulage en terre

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 67

et en soufre, un procédé d'essai favorable seulement au travail des orfèvres et à l'achèvement des pièces d'orfè- vrerie? En un mot, depuis le jour il eut obtenu un premier succès jusqu'à la fin de sa vie, Finiguerra ne renouvela-t-il l'opération de l'impression qu'au profit de son habileté de niellatore, sans songer qu'il lui appar- tenait aussi d'user autrement de son talent et de faire stric- tement acte de graveur ?

On serait presque autorisé à le croire. Les estampes flo- rentines du xve siècle, autres que les nielles , celles du moins dont on connaît avec certitude les origines et les dates, sont d'une époque pos- térieure non seulement à l'é- poque ou travaillait Fini- guerra, mais même à l'année de sa mort (1470). Tandis qu'en Allemagne, dès les pre- miers jours pour ainsi dire de la période d'initiation, le maître de 1466 et les siens multiplient à Tenvi leurs œuvres et réussissent à tirer du procédé de la gravure en creux tous les éléments de progrès, toutes les res- sources qu'il comporte, à Florence vingt années environ s'écoulent durant lesquelles l'art semble s'immobiliser dans la pratique des conditions qui lui avaient été faites au début. Visitez les collections publiques ou particu-

FIG. 19. NIELLE ITALIEN.

(xve siècle).

68 LA GRAVURE.

lières les plus riches, vous n'y rencontrerez, en dehors des nielles, aucun spécimen authentique, aucun monu- ment officiel en quelque sorte de la gravure florentine au moment précis dont nous parlons1. Ouvrez les livres et les catalogues, vous n'y trouverez ni la mention d'une pièce gravée, à titre d'estampe, avant celles que Ton attribue à Baccio Baldini ou à Botticelli, et qui ne parurent guère que dans le dernier quart du siècle, ni une explication quelconque de cette apparente stérilité, de cette absence surprenante d'une école de graveurs dans l'acception exacte du mot, à côté du groupe des niellatnri.

Cependant, quelques années se sont écoulées dans le cours desquelles les tentatives d'émancipation et les progrès ont achevé de s'accomplir. Au lieu de demeurer dans une sorte de vasselage industriel et de continuer, à certaines modifications près, les traditions de l'émail- lerie ou de la ciselure, l'art de la gravure désormais affranchi prend possession de son domaine et de lui- même. Sans doute quelque inexpérience quant au ma- maniement de l'outil, quelque hésitation se trahira encore; il v aura dans les procédés de l'exécution quelque chose de sommaire et, en même temps, de curieusement recherché, un mélange d'intentions naïves et de modes d'expression conventionnels; mais si le

i. On ne saurait objecter contre la pénurie que nous prétendons constater le beau profil de femme découvert, il y a peu d'années, à Bologne, et appartenant aujourd'hui au musée de Berlin. Non seulement cette très importante pièce est d'une date incertaine, mais nous avons eu l'occasion de le taire remarquer ailleurs les caractères de l'exécution et du style ne permettent pas d'y reconnaître l'œuvre d'un artiste florentin.

O a o Q

70 LA GRAVURE.

burin ne sait que très imparfaitement encore masser des tailles et diversifier la valeur des ombres, il possède déjà, il pratique à souhait le secret de figurer la vie par la précision et l'élégance des contours, par la fine ani- mation des physionomies, quels que soient d'ailleurs les modèles donnés. Personnages sacrés ou mytholo- giques, prophètes ou sibylles, madones ou dieux de TOlympe, tous, aussi bien que les hommes ou les femmes du xve siècle représentés à côté de ces images idéales, tous révèlent au premier coup d'œil leur étroite parenté pittoresque, comme ils confirment, en les continuant sous une forme nouvelle, les inclinations générales et les coutumes de l'art qaattrocentista flo- rentin. Cette délicatesse qui nous charme dans les bas- reliefs et dans les tableaux de l'époque, ce besoin com- mun aux sculpteurs et aux peintres contemporains de raffiner sur le vrai et d'en aiguiser les termes , cette prédilection enfin pour l'expression rare, exquise, un peu subtile, voilà ce qu'on retrouve chez les pein- tres-graveurs successeurs immédiats de Finiguerra et dans les œuvres qu'ils nous ont léguées ; voilà ce que les planches gravées alors à Florence démontrent aussi clairement que les sujets peints ou sculptés sur les murs des églises et des palais.

Quel que soit dans ces travaux le lot à faire à Baccio Baldini, à Botticelli, à Pollaiuolo ou à tel autre, avec quelque sagacité que l'on y discerne ou que l'on croie y discerner les inégalités de la pratique et les habitudes particulières de chaque main, les tendances ont au fond un caractère d'unité dont il importe surtout de tenir compte parce qu'il détermine la physionomie de l'école.

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 7,

Lors donc qu'on réussirait à étiqueter d'un nom propre

FIG. 21. BACCIO BALDINI.

Thésée et Ariane

chacun des ouvrages et des talents qui participent à ce

FI G. 22. BACCIU BALD1NI.

Le prophète liaruch.

/pSï^cmSSS

PEKO-JSK£jnyKT:

LIVTîAvC CA^TI _

FIC. li} . UACCIO BALDIN1.

La Sibylle de Cuir.es.

74 LA GRAVURE.

point les uns des autres, le profit ne serait-il pas en réalité assez mince? Pourvu qu'on ne méconnaisse ni les qua- lités ni la signification de l'ensemble, on pourra, quant aux attributioris de détail, se résigner à l'incertitude, à l'ignorance même, et se consoler d'autant mieux du mystère qui enveloppe ces talents anonymes qu'on en appréciera plus ingénument les mérites, en dehors des hypothèses biographiques ou des commentaires de l'éru- dition.

Les estampes dues aux peintres-graveurs florentins venus après Finiguerra marquent une époque de tran- sition entre le premier âge de la gravure italienne et le moment ou l'art entré dans sa période virile n'hésite plus à user de ses forces et se montre à la hauteur de toutes les entreprises. Ce n'est plus à Florence, il est vrai, qu'appartiendra dans cette seconde phase le privi- lège de la fécondité et des succès. Il semble qu'après avoir coup sur coup donné naissance à tant de talents, l'art florentin se repose épuisé par cette production rapide et qu'il laisse volontairement les écoles voisines prendre sa place. Même avant l'apparition de Marc- Antoine, les preuves principales d'habileté sont faites en dehors de la Toscane, et si, aux approches ou au commencement du xvie siècle, les nombreuses plan- ches gravées par Robetta ne laissent pas de continuer et de soutenir la bonne renommée de l'école florentine, un pareil résultat est bien moins au talent personnel du graveur qu'au charme même et à la valeur intrin- sèque des modèles.

De tous les graveurs italiens qui, vers la fin du xve siècle, achèvent de populariser dans leur pays l'art

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 75

dont Florence avait révélé les premiers secrets et fourni les premiers exemples, le plus fortement inspiré comme le plus habile est sans contredit Andréa Mantegna. Nous

PIECE TIREE DE LA SUITE DITE

Le Jeu de cartes d'Italie.

n'avons pas ici à rappeler les titres de ce grand artiste dans Tordre pittoresque proprement dit. Les peintures

76

LA GRAVURE.

décoratives et les tableaux de sa main qui subsistent ont une célébrité universelle; moins généralement con- nues peut-être , les estampes qu'il a laissées mérite-

FIC. 25. MANTEGNA.

La Vierge et l'enfant Jésus.

raient la même renommée et justifieraient la même admiration.

L'œuvre gravé de Mantegna ne se compose que d'une

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 77

vingtaine de pièces, dont une moitié à peu près appar- \

FIG. 2(5. MANTEGNA. Fragment de l'estampe représentant un combat de dieux marins.

tient à la classe des sujets religieux, Tautre moitié à. celle des sujets mythologiques ou historiques. Bien

78 LA GRAVURE.

qu'aucune de ces estampes ne porte la signature ou le monogramme du maître padouan, l'authenticité n'en saurait être mise en doute. Elle résulte manifestement des caractères tout particuliers du style et du travail, de cette précision dans le dessin à la fois énergique et fine, de cette rude élégance en quelque sorte dont nul parmi les contemporains n'aurait été capable d'empreindre aussi puissamment ses ouvrages. Tout ici, même ce qui s'y trouve d'imparfait ou d'excessif, tout atteste la vo- lonté intraitable et le génie indépendant d'un maître. Il n'est pas jusqu'aux ornements architectoniques, jus- qu'aux moindres objets inanimés, qui ne prennent sous le burin de Mantegna une apparence passionnée et comme frémissante. On dirait qu'après avoir étudié chaque partie de son sujet en érudit et en penseur, Man- tegna, à l'heure il la figure sur le métal, n'éprouve plus que l'impatience fiévreuse de la main, d'une main irritée parla lutte, par sa querelle avec le moyen.

Et cependant, même à ne les considérer qu'au point de vue du faire, des œuvres comme la Mise au tom- beau ou comme le Triomphe de César -attestent le talent d'un graveur bien autrement expérimenté déjà, bien mieux informé des vraies ressources de la gravure qu'on ne l'avait été jusqu'alors en Italie. Le burin de Mante- gna, manié avec une fermeté qui n'est déjà plus de la sécheresse, n'imite pas encore les effets de la peinture, mais il imite du moins les travaux du crayon ou de la plume dans ce qu'ils ont de plus rapide en apparence et de plus hardi. Au lieu de se contenter, à l'exemple des graveurs florentins, de tailles espacées, timides, et soutenant à peine les contours, le maître procède par

;'

8o

LA GRAVURE.

masses d'ombre au moyen cTun grain plus serré; il cherche à exprimer, à indiquer au moins le modelé inté- rieur et ne se borne plus a tracer la silhouette des corps

FI G. ii8. 1-. aNTEGNA.

Jésus-Christ, saint André et saint Longin.

qu'il figure. En un mot, Mantegna graveur n'oublie pas sa science de peintre ; c'est là, outre la rare vigueur de l'imagination, ce qui le caractérise et ce qui lui assure

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 81

la première place parmi les maîtres italiens antérieurs à Marc-Antoine.

Mantegna eut bientôt de nombreux imitateurs. Les

FIG. 2p. MANTEGNA.

Fragment du Triomphe de Jules César.

uns, comme Mocetto , Jacopo Francia , Nicoletto de Modèneet Jacopo de Barbari, connu sous le nom de Maître au caducée, tout en mettant à profit ses exemples, ne poussèrent pas pour cela l'abnégation jusqu'au sa-

6

82 LA GRAVURE.

crifice de leur goût et de leur sentiment particuliers; les autres, comme Zoan Andréa et Giovanni Antonio da Brescia, dont les œuvres ont été quelquefois confon- dues avec celles de Mantegna lui-même, s'appliquèrent non seulement à s1approprier sa manière, mais à copier de point en point ses gravures, à les contrefaire trait pour trait.

Si décisive pourtant quelle ait pu être, l'influence exercée par Mantegna sur les graveurs italiens du xv° siècle ou des premières années du xvie, ne semble guère avoir dépassé les limites de la Lombardie, de la Vénétie et des petits Etats environnants. Ce n'est ni à Florence ni à Rome que les exemples venus de Padoue éveillent principalement l'esprit d'imitation. Les tra- vaux qu'ils suscitent appartiennent presque tous à des artistes formés sous les yeux mêmes du maître ou à proximité de ses enseignements. Soit qu'il s'agisse de purs copistes ou d'imitateurs plus ou moins habiles, soit que la manière du chef de l'école ne reparaisse dans les œuvres des disciples qu'assez notablement modifiée, c'est à Vérone, à Venise, à Modène,à Bologne qu'on voit se continuer avec le plus de précision le mouvement imprimé à l'art par Mantegna. Certains progrès, il est vrai, se manifestent, certains perfec- tionnements s'introduisent dans l'emploi ou dans la combinaison des moyens, à mesure que les graveurs, enhardis par l'expérience, tendent à concilier avec les doctrines qui leur ont été transmises quelque chose de leurs inspirations ou de leurs ambitions personnelles; mais, malgré ces divergences partielles, l'ensemble des œuvres révèle bien l'origine commune et ne laisse pas

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 83

de rendre assez imprudents les efforts tentés quelquefois pour de'composer en petits groupes isolés les uns des

FIG. JO. MOCETTO.

Bacchus.

autres, pour subdiviser à l'infini ce qui, en réalité, forme un tout homogène, une véritable école.

Le même caractère d'unité se retrouve et pré-

8t LA GRAVURE.

domine dans toutes les œuvres des graveurs alle- mands appartenant à la seconde moitié du xve siècle. Certes, au point de vue des intentions et du style, la différence est grande entre les estampes italiennes pri- mitives et celles qui marquent les débuts de l'art dans les villes de la haute et de la basse Allemagne ; mais, ici comme là, certaines traditions une fois fondées sub- sistent presque immuables pendant quelque temps, cer- tains procédés d'exécution ne se modifient qu'à la condi- tion de ne rien trahir de la fidélité à la méthode pres- crite , aux principes consacrés dès les premiers jours. A peine le maître de 1466 et, un peu après lui, Martin Schongauer viennent-ils de se révéler, que leurs exem- ples sont suivis et leurs enseignements docilement pra- tiqués par des disciples plus nombreux encore que ne Pavaient été ou que ne devaient l'être en Italie, vers la même époque, les graveurs contemporains de Finiguerra ou de Mantegna. L'action exercée par celui-ci a au moins son équivalent dans l'ascendant pris de son côté par Martin Schongauer sur les artistes qui l'entourent, et, quant au maître de 1466, le rôle d'initiateur qui lui appartient a presque la même importance dans l'histoire de la gravure allemande que celui de l'orfèvre florentin dans celle de la gravure italienne.

Le maître de 1466, en effet, peut être regardé comme le Finiguerra de l'Allemagne, puisque, le premier dans son pays, il a élevé à la dignité d'un art ce qui n'avait été avant lui qu'un procédé industriel manié par des ouvriers sans talent. Comme la gravure en bois, la gra- vure en creux telle que nous la montrent les estampes allemandes antérieures de quelques années aux œuvres

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 85

du maître de 1466, la gravure en creux n'avait réussi encore à répandre dans les villes sur les bords du Rhin

=^È

Cjv,^

FIC. 31. BATTISTA DEL PORTO

DIT LE MAITRE A L'OISEAU.

Saint Sébastien.

que les produits d'une imagerie grossière, l'inexpé- rience technique est aussi évidente que l'extrême pauvreté

86

LA GRAVURE.

des intentions. Quelques tentatives que Ton ait faites assez récemment pour en exagérer la valeur, ces curio- sités archéologiques ne sauraient donc avoir leur place

légitime parmi les œu- vres de Part, et Ton peut sans déni de justice en tenir d'autant moins de compte que les progrès accomplis du jour au lendemain par le maître de 1466 en font mieux ressortir l'indigence et les condamnent plus dé- cidément.

Si l'artiste anonyme qu'on appelle le maître de 1466 est le véritable fondateur de l'école al- lemande de gravure, si même, à ne considé- rer, bien entendu, ses œuvres qu'au point de' vue de l'exécution ma- térielle et du bon em- ploi de l'outil , il se montre plus habile qu'aucun des graveurs italiens de l'époque, suit-il de que son talent le place aussi sûrement que la chrono- logie avant tous les autres graveurs du même siècle et du même pays? Un de ceux-ci, Martin Schongauer, dit aussi « le beau Martin » ou, par abréviation, Martin

/^ <+■

FIC. 32. MARTIN SCHONGAUER.

La Vierge et l'enfant Jésus.

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX.

87

Schoen, aurait plus de droits encore à occuper ce pre- mier rang. Avec plus d'imagination que le maître de 1466, avec un sentiment plus profond du vrai et un instinct plus clairvoyant du beau , il fait preuve d'une dextérité au moins égale dans la conduite des travaux et dans le maniement du burin. Certes , si Ton compare les estampes de Martin Schongauer aux belles es- tampes flamandes ou fran- çaises du xvir siècle, les combinaisons de tailles dont le graveur allemand se contente ne laisseront pas de paraître bien in- suffisantes ou bien naï- ves ; mais si Ton prend pour termes de compa- raison les pièces gravées dans les différents pays au xve siècle , on recon- naîtra que, même comme praticien , le maître de Colmar 1 a sur tous ses contemporains une éclatante supériorité. C'est avant tout, il est vrai, la force ou la

1. Martin Schongauer était à Culmbach, petite ville du cercle de Franconie ; mais il passa la plus grande partie de sa vie à Colmar il était établi, et il mourut en 1488. Vasari

fig. 33.

MARTIN SCHONGAUER.

Saint Jean l'Évangéliste.

FIC. 34. MARTIN SCHONCAUER.

Jésus livré par Judas.

FIC. 35. MARTIN SCHONGAUER.

La Mise au tombeau.

po LA GRAVURE.

grâce de l'expression qui recommande des planches comme la Fuite en Egypte, la Mort de la Vierge ou les Vierges sages et les Vierges folles; pourtant à ces qua- lités immatérielles pour ainsi dire s'ajoute une telle fermeté dans le dessin, une telle résolution dans le faire, que, malgré les progrès survenus depuis l'époque ou elles parurent, de pareilles œuvres méritent de garder leur place parmi celles qui honorent le plus l'art même de la gravure.

Martin Schongauer, comme le maître de 1466, eut presque immédiatement des imitateurs ou des émules à Munich, à Mecheln en Westphalie, à Nuremberg, et dans beaucoup d'autres villes des Etats allemands. Sa réputation et son influence s'étendirent même au delà des frontières de l'Allemagne, et ce ne furent pas seule- ment les artistes des Pays-Bas qui cherchèrent à profiter des exemples du maître. On sait qu'à Florence le jeune Michel-Ange ne dédaigna pas de les étudier, de les suivre même à la lettre, puisqu'il peignit une Tentation de saint Antoine d'après celle que Martin Schongauer avait gravée. Des miniaturistes et des graveurs italiens, Ghe- rardo et Nicoletto de Modène entre autres, reprodui- sirent plusieurs de ses estampes. Enfin les ornements et les figures qui décorent les livres d'Heures publiés par Simon Vostre et par Hardouin, au commencement du xvie siècle, témoignent des efforts tentés en France à

le désigne tantôt sous le nom de «Martin d'Anvers », tantôt sous celui de « Martin le Flamand «.Cela s'explique : pour un Toscan du xvie siècle, artiste d'Allemagne, artiste de Flandre, ce devait être tout un, de même qu'aux yeux des anciens Romains les étrangers étaient indistinctement « les Barbares ».

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 9i

cette e'poque pour imiter la manière du maître, au risque

FIG, 36. MARTIN SCHONGAUER.

Figure tirée de la suite intitulée les Vierges folles.

même de pousser quelquefois le zèle de l'imitation jus- qu'au plagiat.

LA GRAVURE.

En Allemagne néanmoins plus que partout ailleurs, l'action exercée par Martin Schongauer sur la marche de Part et sur le talent des artistes fut générale et déci-

FI G. 37. MARTIN SCHONGAUER.

Saint Antoine.

sive. Parmi ceux qui la subirent le plus docilement ou qui surent le mieux en profiter, nous nous contenterons de citer Barthélémy Schœn et Franz von Bocholt, Wen-

PREMIERS ESSAIS DE GRAVURE EN CREUX. 9*

ceslas d'Olmiitz, Israël van Mecheln, Glockenton, en- fin le graveur au monogramme B M, dont l'ouvrage le plus important, le Jugement de Saîomon, a peut-être été gravé d'après un tableau de Martin Schongauer; car celui-ci, comme Mantegna , comme Pollaiuolo, comme la plupart des graveurs primitifs, était peintre, et peintre singulièrement habile. Les œuvres de son pinceau que possède encore aujourd'hui la ville de Colmar, et même le petit tableau représentant la Mort de la Vierge qui, depuis 1860, fait partie de la Galerie Nationale à Londres, suffiraient de reste pour établir ses titres, en dehors de ceux qu'il s'est acquis par son rare talent de graveur.

A tous égards donc, l'importance d'un pareil artiste est celle d'un chef d'école, d'un maître dans l'acception la plus stricte du mot. Par lui-même et par les talents dont il a provoqué le développement, Martin Schon- gauer a eu un rôle si considérable, il honore si haute- ment le pays auquel il appartient qu'il n'y a que justice à le regarder comme un des plus glorieux représentants de l'art national et à associer son nom aux noms d'Al- bert Durer et d'Holbein pour résumer dans trois types principaux les caractères mêmes et les qualités essen- tielles du génie allemand.

CHAPITRE IV

La gravure au burin et la gravure en bois, en Allemagne et en Italie , au xvie siècle.

Tandis que, grâce au maître de 1466 et à Martin Schongauer, la gravure au burin se signalait en Alle- magne par des progrès aussi éclatants qu'imprévus , la gravure en bois ne faisait guère encore que continuer ses humbles traditions et que se conformer aux coutumes des premiers temps. Maintenant, il est vrai, on ne l'ap- pliquait pas seulement à l'exécution d'estampes sans des- tination fixe, à la fabrication de ces vulgaires images de piété sur feuilles volantes dont nous avons un spécimen dans le Saint Christophe de 1423 ; vers la fin du xve siècle, l'usage s'était répandu en Allemagne d' « illustrer », comme on dirait aujourd'hui, de gravures en bois les livres qu'on imprimait en caractères mobiles, et, pour ne citer que ces exemples entre plusieurs autres, VEcrin des véritables richesses du saint [Schat^behalter) publié à Nuremberg en 1491 et le Chrohicorum liber dit Chro- nique de Nuremberg, imprimé dans la même ville en 1 4<>3, contiennent, intercalées dans le texte, de nom- breuses figures gravées en bois,

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. p5

Moins mauvaises que les gravures allemandes exé- cutées antérieurement par le même procédé, ces planches sont encore loin d'être bonnes. Elles permettent à peine de pressentir l'habileté dont les graveurs en bois feront preuve quelques années plus tard sous l'influence d'Al- bert Durer, et si on les rapproche des vignettes qui ornent les livres italiens de la même époque, le Décaméron de 1492 par exemple et surtout le Poliphile de 1499 elles paraîtront d'autant plus défectueuses. Quelque mé- diocre qu'en soit la valeur , les estampes qui accom- pagnent le texte dans VÉcrin et dans la Chronique de Nuremberg méritent pourtant d'attirer l'attention. Elles ont été faites d'après les dessins fournis par le maître d'Albert Durer, Michel Wolgemut; on peut ainsi mesu- rer la distance entre le talent assez maigre de celui-ci et la science profonde, la puissante originalité de son illustre élève.

Albert Durer, lils d'un orfèvre hongrois établi à Nuremberg, avait, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, quitté dès l'âge de quinze ans la boutique de son père pour l'atelier de Wolgemut, non qu'il voulût se sous- traire à l'autorité paternelle, mais afin de hâter le mo- ment où il pourrait subvenir pour sa part aux besoins de sa nombreuse famille. « Mon père, dit Albert Durer dans des notes qu'on a recueillies, n'avait pour lui, pour sa femme, pour ses enfants l, que le strict néces- saire, un pain dur et noir, arrosé de sueur et gagné à la main. Ajoutez à cela toutes sortes de tribulations et des

1. Il n'en eut pas moins de dix-huit; Albert Durer était le troisième.

96 LA GRAVURE.

adversités de tout genre. Mais c'était un vrai chrétien celui-là, paisible et doux, et soumis à la Providence, bon et modeste avec tous, qui est mort en regardant le ciel, qui est dans le ciel à présent. Toute sa vie a été laborieuse et uniforme , entrecoupée de peu de joies mondaines, grave et silencieuse... Ce cher père avait mis, en son âme et conscience, tous ses soins à élever ses enfants dans la crainte de Dieu ; car c'était sa plus grande ambition , bien élever sa famille. Voilà pour- quoi il nous exhortait chaque jour à l'amour de Dieu et du prochain; après quoi il nous apprenait à aimer ce qui est beau; l'art était notre seconde adoration... Je me sentis à la fin plutôt un artiste qu'un orfèvre, et je priai mon père de me permettre de peindre et de graver. D'abord, il fut mécontent de ma demande. Néanmoins, après quelques refus, il céda, et, le jour de Saint-André, en i486, il me plaça chez maître Michel. Dieu m'ac- corda une grande application et je fis bientôt des pro- grès, au dire de mon maître. »

Les progrès d'Albert Durer furent rapides, en effet, au moins ses progrès comme graveur, car il dessinait déjà avec un remarquable talent avant l'époque il entra dans l'atelier de Wolgemut. Le charmant portrait à la pointe d'argent qu'il fit de lui-même à l'âge de treize ans, portrait conservé aujourd'hui à Vienne, dans la collection Albertine, prouve assez que pour apprendre à se servir habilement d'un crayon, il n'avait pas eu besoin des leçons de son nouveau maître. A défaut d'autres enseignements sur ce point, ceux qu'il tirait de son propre fonds avaient suffi; mais il n'en allait pas ainsi des essais à tenter et de l'expérience à acquérir dans

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 97

la pratique de la gravure. Aussi n'est-ce qu'au bout de plusieurs années d'apprentissage, vers 1496, qu'Albert Durer se hasarde à faire paraître les premières œuvres de son burin. Encore ces œuvres de début ne sont-elles très probablement que des copies d'après Wolgemut *, tandis que les ouvrages originaux qui suivirent, tout en gardant quelque chose de la manière traditionnelle, por- tent néanmoins l'empreinte d'un sentiment indépendant. Ainsi, à peu près à la même époque, le génie privilégié de l'élève du Pérugin commence à se révéler sous des formes empruntées au seul style autorisé dans l'école : ainsi, la main soumise qui trace le Sposali^io, à l'exemple et sous les yeux du maître, obéit déjà en secret aux instincts de Raphaël.

Cependant Albert Durer, dont la réputation commen- çait à s'étendre au delà des murs de Nuremberg, entre- prit un voyage en Allemagne il ne rencontra que des admirateurs, et, lorsqu'il revint se fixer dans sa ville natale, une femme qui l'avait, dit-on, autrefois dédaigné et qu'il aimait passionnément, Agnès Frey, consentit en- fin à l'épouser. Union funeste, si l'on s'en rapporte à la légende, qui devait assombrir par de cruels chagrins domestiques la vie du noble artiste et le faire mourir avant l'âge! Que de fois ne l'a-t-on pas répété, en effet! la femme d'Albert Durer, avare et impérieuse, exigeait de lui une assiduité continue au travail, et comme elle tirait de la vente des estampes un profit plus grand que

î. M. Thausing a traité à fond cette question dans son livre si substantiel sur Albert Durer. {Albert Durer, par Morisz Thau- sing, traduit de l'allemand, par Gustave Gruyer, p. 1 55 et suiv.)

98 LA GRAVURE.

de la vente des tableaux, elle n'entendait pas que son mari sacrifiât la gravure à des occupations moins lucra- tives. Durer obéissait à ce joug et sortait à peine de son atelier, de peur de s'entendre accuser de paresse et d'avoir à essuyer des reproches qu'on ne lui épargnait pas à la moindre infraction: témoin ce jour ou, surpris dans la rue par sa femme qu'il croyait à l'autre bout de la ville, il fut contraint de rentrer au logis et d'expier par un tra- vail prolongé au delà de l'heure ordinaire son oisiveté de quelques instants. A bout de forces et de patience, le pauvre artiste finit un jour par succomber à la peine et l'odieuse compagne qu'il s'était donnée ne le pleura que parce qu'elle se voyait frustrée par cette mort des nou- veaux gains sur lesquels sa cupidité comptait.

Voilà ce qu'on raconte dans tous les livres il est question de Durer, depuis l'ouvrage de l'Allemand San- drart, au xvne siècle, jusqu'aux dictionnaires biographi- ques publiés de nos jours par des écrivains français ; voilà le thème une fois admis qui a servi de prétexte à bien des phrases pour flétrir la mémoire de cette autre Xantippe et pour nous apitoyer sur sa victime. Le malheur est seulement qu'on n'y avait pas regardé d'as- sez près. D'une scrupuleuse enquête ouverte à ce sujet par M. Thausing et des témoignages authentiques qu'il a produits 4, il résulte au contraire qu'Albert Durer et sa femme ont vécu jusqu'à la fin en assez bonne intelli- gence pour qu'il faille désormais reléguer parmi les fables les tourments que le maître- aurait subis sous le

i. Albert Dilrer, p. 109 et suiv. de la traduction française.

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 99

toit domestique et les chagrins qui auraient abrégé ses jours.

Ne faut-il voir aussi qu'une tradition erronée dans le récit, tant de fois refait depuis Vasari, des démêlés qu'Albert Durer aurait eus avec un contrefacteur de ses travaux à Venise, des copies signées de son mono- gramme se vendaient publiquement comme ouvrages de sa main? Quel était le faussaire? Un jeune homme qui, sans réputation personnelle, avait imaginé ce moyen de débit et qui prélevait ainsi tranquillement sa dîme sur la renommée de Durer comme sur la naïveté des ache- teurs. Bientôt découvert, il avoua la fraude, essayant, dit-on, de la tourner en plaisanterie ; mais l'artiste alle- mand n'entendit point raillerie sur ce chapitre. Comme il n'avait plus ici affaire à sa femme, il osa se plaindre hautement. Il alla droit au palais de la Seigneurie dénoncer la contrefaçon et il obtint du tribunal un arrêt condamnant le délinquant à n'apposer doréna- vant sur ses planches d'autre nom que le .sien propre. Ce nom, qui allait devenir illustre, était celui de Marc- Antoine.

De nos jours, on a plus d'une fois mis en doute l'authenticité du fait, au moins en ce qui concerne ses conséquences juridiques, car pour la contrefaçon même il est impossible de la nier. Les planches sur la Vie de la Vierge , gravées par Marc-Antoine, d'après Albert Durer et portant le monogramme de celui-ci sont con- nues de tout le monde; mais on a objecté contre la vrai- semblance d'une condamnation , que, dans l'état des mœurs et de la législation au xvie siècle, l'apposition de la signature d'autrui sur ces planches ne constituait pas

ioo LA GRAVURE.

un délit; que Marc-Antoine, en s'emparant des œuvres et du nom d'Albert Durer, ne faisait rien de plus que ce qu'avaient fait avant lui plusieurs copistes de Martin Schongauer et que ce qu'allaient faire bientôt, à l'égard de ses propres travaux, des imitateurs aussi peu scrupuleux qu'il avait pu l'être lui-même. Tout cela est vrai, mais ce qui ne Test pas moins c'est que la marque d'Albert Durer, si délibérément ajoutée par Marc-Antoine aux copies qu'il avait gravées de la Vie de la Vierge, ne se retrouve pas sur les planches de YHistoire de la Pas- sion, copiées aussi par lui d'après le maître allemand et publiées plus tard. Comment ne pas admettre dès lors qu'une décision quelconque était intervenue pour ré- duire le copiste à l'obligation de paraître tel aux yeux des acheteurs à venir?

La juste satisfaction accordée aux exigences d'Albert Durer ne pouvait cependant le préserver du tort qu'al- laient lui faire des imitateurs d'une autre espèce. Quel- ques peintres vénitiens suivirent l'exemple de Marc- Antoine et, joignant de plus l'insulte à la mauvaise foi, ils dénigraient de leur mieux celui dont ils copiaient effrontément les ouvrages. « Avoir ces hommes, écrivait Albert Durer à son ami Pirkeimer, on les prendrait pour les plus aimables gens du monde; mais ils rient de tout, même de leur mauvaise renommée. Vous pensez bien que j'ai été averti à temps de prendre garde à ne jamais boire ni manger avec ces gens-là. Il y a à Venise des peintres qui copient mes ouvrages dans les églises et dans les palais, tout en criant que je ruine l'art en m'éloignant du genre antique. »

Albert Durer, cependant, trouva dans l'accueil que

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 101

lui firent les artistes les plus renommés de l'Italie une compensation aux méfaits dont il était victime. Le vieux Jean Bellin lui-même combla d'éloges son jeune rival et voulut avoir un ouvrage de sa main qu'il se déclara « jaloux de bien payer ». Enfin, lorsque Durer, de retour dans son pays, pouvait se croire déjà oublié des peintres italiens, le plus grand de tous, Raphaël, lui adressa à titre d'hommage quelques épreuves des planches que Marc-Antoine venait de graver sous ses yeux.

FIG. 38. HANS SEBA1D BEHAM.

Le Bouffon et les amoureux.

Peu s'en fallut alors que la contre-partie de ce qui avait eu lieu à Venise ne se passât à Nuremberg. Le gra- veur allemand ne songea pas à contrefaire, en manière de prêté-rendu, les œuvres de son ancien copiste; mais comme il les appréciait à leur juste valeur, il ne craignit pas de les montrer à ses élèves et de leur en recom- mander l'étude. Les uns, Aldegrever, Hans Schaeufiein, Baldung Grùn, Hans Sebald Beham, la plupart enfin de ceux qu'on a surnommés « les petits maîtres » et qui devaient, pendant toute leur vie, rester fidèles à la tra-

LA GRAVURE.

dition de l'école, se contentèrent d'admirer sans arrière- pensée d'imitation ; d'autres, plus jeunes et de convic- tions moins inébranlables, prirent au mot Albert Durer, qui ne demandait peut-être pas cet excès d'obéissance. Leur maître s'étant à peu près avoué vaincu, ils s'empressèrent de le quitter pour aller se mettre sous la direction du vainqueur. Les transfuges furent nombreux. Georges Pencz, Barthélemi Be- ham, Jacques Binck, qui avaient passé les monts les premiers, réussirent à copier Marc-Antoine assez heureusement pour que certaines pièces gravées par eux aient pu être confondues quel- quefois avec ses propres estam- pes. Puis lorsqu'ils eurent à leur tour, et à Rome même , formé des élèves allemands, ceux-ci revinrent achever dans leur pays la révolution com- mencée, en y répandant de plus en plus le goût de la manière italienne ; en sorte que l'école de Durer, la seule renommée en Allemagne quelques années auparavant, s'absorba presque tout entière dans l'école d'Italie dès la seconde génération.

Les estampes d'Albert Durer, même celles qu'il avait produites dans toute la force de son talent, n'obtin- rent pendant longtemps en France qu'une assez médiocre faveur. Elles y ont aujourd'hui des admirateurs zélés, et la peinture moderne s'est parfois ressentie de lenr

FIG. 39.

H A N S SEBAID BEHAM.

Les Trois soldats.

B ILIBALDiPlRKEYiWHERÎEFFiGiES AETATÎ5SVAEANNOL-iii.

YÎVITVR'INGEKio CAETERA-MORTÏS «

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F15. 4O. AIBERT DURER.

Portrait de Pirkeimer.

I0+

LA GRAVURE.

enthousiasme; mais c'est sur la nouvelle école alle- mande, sur celle dont MM. Cornélius et Kaulbach ont été les chefs, que le maître de Nuremberg semble avoir exercé une influence principale , regrettable même à certains égards. Il serait injuste pourtant de faire porter à Durer la peine d'erreurs dont il n'est que la cause invo- lontaire. Quelque excessive qu'ait pu être la réaction opérée par ses continuateurs à trois siècles de distance, il n'en demeure pas moins, pris isolément, un artiste éminent, le plus considérable de tous ceux de son pays. Peintre et sculpteur, « il aurait, dit Vasari, égalé les grands maîtres de l'Italie si la Toscane l'avait vu naître, et s'il avait pu, par l'étude de l'antique, donner à ses figures autant de beauté et d'élégance qu'elles ont de vérité et de finesse»; mathématicien, il tint le premier rang parmi les savants allemands de son temps ; gra- veur, — et c'est comme tel seulement que nous devons l'envisager ici, il fit faire à Fart des progrès signalés. Personne, avant lui, n'avait manié le burin avec cette dextérité et cette vigueur; personne n'avait creusé des contours dans le métal avec une aussi rigoureuse préci- sion, ni rendu aussi scrupuleusement tous les détails du modelé.

Les mérites qui caractérisent le talent et la manière d'Albert Durer se retrouvent presque au même degré dans toutes les œuvres qu'il a laissées. On peut néan- moins citer comme des exemples particulièrement signi- ficatifs de ce talent à la fois puissant et subtil : le Saint Hubert ou, plus probablement, le Saint Eustache à la chasse, s'agenouillant devant un cerf qui porte sur sa tête un crucifix miraculeux, le Saint Jérôme dans sa

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 105

cellule, l1estampe dite le Chevalier de la Mort, enfin la pièce connue sous le nom de la Mélancolie, et qui devrait plutôt porter celui de l'Etude, mais de l'étude dans ce qu'elle a de plus grave, de plus sombre, on dirait presque de plus désespérant. Cette pièce que Vasari lui-même qualifie d'« incomparable », représente une femme assise, la tête appuyée sur une main et tenant de l'autre un compas avec lequel elle semble jouer machinalement. Autour d'elle sont jetés çà et là, comme pour indiquer l'insuffisance ou le néant des connaissances humaines, un sablier et divers instruments scientifiques, tandis qu'au second plan un enfant, image sans doute des illusions de la jeunesse, écrit attentive- ment, et contraste par son calme avec l'agitation des traits et l'attitude désolée de la figure principale. Durer n'eût-il gravé que cette planche extraordinaire, n'eût-il produit que cet ouvrage d'une originalité aussi saisis- sante par l'exécution même que par les intentions qu'il exprime, il en aurait fait assez pour marquer à jamais sa place dans l'histoire de l'art et pour recommander son nom à un impérissable respect.

Combien d'autres œuvres de la même main pour- raient toutefois être ajoutées à celle-là et confirmer ou renouveler l'admiration qu'elle aura inspirée! Com- bien d'autres planches, à côté de la Mélancolie, l'énergie presque farouche du style s'allie, dans l'expres- sion des détails, aune finesse d'outil merveilleuse! Sans doute il arrive que, sous le burin d'Albert Durer, cette énergie dégénère parfois en violence et cette fermeté en sécheresse, que souvent aussi, le plus souvent même, les formes partielles, à force d'être détaillées, nuisent à

ioiî

LA GRAVURE.

l'effet général et que la beauté de ces formes se trouve au moins compromise par le soin minutieux avec lequel elles ont été étudiées et rendues une à une ; mais ces imperfections, ces fautes si Ton veut, qu'on a le droit de

FIG. .j.1. ALBERT DURER.

La Sainte Face.

relever dans les estampes d'Albert Durer, elles peuvent être attribuées en partie aux tendances et aux préjugés de l'époque, en partie à ce goût national pour l'analyse à outrance qui caractérise les productions allemandes de tous les temps. Ses qualités, au contraire, lui appar-

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 107

tiennent en propre, et il est facile de s'en convaincre en

FIG. 4.2. ALBERT DURER.

Le Porte-Drapeau.

comparant ses œuvres non seulement à celles des gra-

108 LA GRAVURE.

veurs antérieurs, mais aussi aux travaux des maîtres

FIG. 43. ALBERT DURER.

La Promenade.

étrangers contemporains. Pas plus en Italie qu'ailleurs,

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 109

il ne s'est trouvé au xvr siècle un graveur aussi ori- ginalement inspiré, aussi savant, aussi habile prati- cien que celui-là. Marc-Antoine lui-même, quelque supérieur qu'il soit au maître de Nuremberg par Tarn- pleur du sentiment et la majesté du style, Marc-Antoine ne saurait ni le déposséder de sa légitime renommée ni enlever à Part qu'Albert Du- rer représente sa vertu par- ticulière et son autorité.

à Bologne, il avait étudié à l'école du peintre- orfèvre Francesco Francia, Marc - Antonio Raimondi n'était encore qu'un niella- teur obscur, auteur par sur- croît de quelques planches gravées tant bien que mal d'après les dessins de son maître ou d'après ses pro- pres dessins1, lorsqu'un voyage qu'il fit à Venise etTétude attentive des estampes d'Albert Durer lui révélèrent les conditions intimes d'un art dont il n'avait en quelque sorte connu encore que les procédés extérieurs. Malheu- reusement, tout en imitant en vue de son instruction personnelle des modèles alors incomparables, le jeune graveur poussa, comme on Ta vu , l'imitation un peu

FIG. 4.4. ALBERT DURER.

Le pommeau d'épée de Maximilien.

1. La plus ancienne des gravures datées que l'on connaît de Marc-Antoine, Pyrame et Thisbé , porte le millésime i5o5. Si, comme il y a lieu de le croire, Marc-Antoine naquit vers 1480, il avait donc plus de vingt ans déjà lorsqu'il fit paraître cette estampe, d'ailleurs fort médiocre.

no LA GRAVURE.

trop loin, puisque pour s'assurer un double profit il copia avec le même soin le faire et la signature. Quel- ques années plus tard , il arrivait à Rome, Raphaël, à la recommandation de Jules Romain, lui permit de graver d'abord un de ses dessins, Lucrèce se donnant la mort. D'autres modèles sortis aussi du crayon de Ra- phaël furent ensuite reproduits par Marc-Antoine avec un succès tel que ces fac-similés de la pensée du « divin maître » se trouvèrent bientôt entre toutes les mains, et que les meilleurs jugés, y compris Raphaël lui-même, se tinrent pour pleinement satisfaits.

La noblesse de sentiment, la pureté de goût et d'exé- cution qui brillent dans ces planches devenues classi- ques n'ont pu être surpassées. C'est ce qu'on doit y admirer sans réserve; il ne faut point y chercher autre chose, encore moins regretter de ne pas l'y trouver. Leur reprocher l'absence de couleur et de plans aériens serait aussi injuste que de demander aux estampes de Rembrandt un style et des types italiens. Celles-ci rayon- nent de poésie par le ton et l'harmonie de l'effet; celles- sont des modèles de beauté exprimée par la ligne, par le caractère élevé de la forme. Les deux grands maîtres de Bologne et de Levde, si opposés l'un à l'autre quant à la nature des aspirations et au choix des moyens, ont, chacun en sens contraire, réussi à faire prévaloir leurs doctrines, tous deux ont atteint leur but : à chacun leur part de gloire.

Il serait donc au moins oiseux de signaler pour s'en plaindre, ainsi qu'on l'a fait quelquefois, ce qui manque aux chefs-d'œuvre de Marc -Antoine et de parler du charme qu'aurait pu y ajouter plus de souplesse dans le

FI G. -tS- MARC-ANTOINE.

Lucrèce, d'après Raphaël.

LA GRAVURE.

coloris ou dans remploi du clair-obscur1. Des qualités de cette espèce devaient se manifester ailleurs que dans des

FIG. 4.6. M AR C- AN TOI N E.

La Poésie, d'après Raphaël.

pièces gravées, il faut bien se le rappeler non d^près

1. Michel Huber (Manuel des curieux et des amateurs de l'art, t. III) dit textuellement: « Il n'y manque ces estampes) qu'un burin plus nourri et cet effet qu'on admire dans les pièces

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE 1 13

des tableaux, mais d'après des dessins au crayon ou à la plume. Elles ne pouvaient se glisser, au xvie siècle et en Italie, sous le burin d'un disciple de Raphaël : burin épique, pour ainsi dire, et dédaigneux de conditions tenues alors pour secon- daires. /Vussi la main qui le dirige a-t-elle plus de résolution que d'adresse, plus de vigueur que de pa- tience. Pour modeler un corps dans l'ombre, elle se contente de serrer plus ou moins des hachures irrégu- lièrement contrariées ou même à peu près paral- lèles, en les subordonnant au sens de la forme et du mouvement qu'il s'agit d'exprimer; puis quelques traits légers indiquent la demi-teinte et se terminent par des points inégalement espacés dans les parties qui avoisinent les clairs.

Quoi de plus simple qu'une pareille méthode? Quoi de plus précis pourtant dans les résultats et, quant au dessin, quoi de plus expressif ?L'exact entre-croisement des

gravées d'après Rubens. » C'est à peu près comme si Ton di- sait : il ne manque au style de Pétrarque que de ressembler à celui de l'Arioste.

FIG. ^.7. MARC-ANTOINE.

Apollon, d'après Raphaël.

n+ LA GRAVURE.

tailles importe assez peu à Marc-Antoine. Ce qui le préoccupe, ce qu'il veut rendre facilement visible, ce n'est ni le mode ni le choix des travaux; quelque peu compliqués qu'ils soient, ils lui suffisent, pourvu que la beauté d'une tête , la tournure générale d'une figure soient sensibles au premier coup d'oeil ; pourvu que l'aspect de l'ensemble soit large et nettement défini. Quelquefois le trait d'un contour est corrigé par un second ; et ces retouches, d'autant plus intéressantes qu'on peut soupçonner qu'elles ont été prescrites par Raphaël lui-même, témoignent à la fois des efforts du graveur en vue du dessin châtié et de son médiocre respect pour la propreté minutieuse de la manœuvre. Le temps était loin encore où, dans cette même Italie, on substituerait à une aussi sage manière une recherche puérile du procédé; ou l'on imaginerait de figurer les ombres d'un visage, d'une draperie, par des losanges renfermant un demi-cercle, une petite croix, ou une sorte de serpen- teau ; ou des graveurs enfin, comme Morghen et les siens, ne trouvant dans la reproduction des chefs-d'œuvre du pinceau qu'une occasion d'assembler et de creuser des tailles plus ou moins compliquées, feraient, aux applaudissements de tous, parade de dextérité et gagne- raient à ce jeu une réputation d'artistes.

L'école de Marc-Antoine devint en peu de temps plus nombreuse et plus active qu'aucune autre. On a vu que les Allemands eux-mêmes affluaient à Rome auprès du maître qui leur avait fait oublier Albert Durer. De tous les points de l'Italie les graveurs étaient venus se former ou se perfectionner à la même école : Marco Dente, de Ravenne, Agostino Musi, de Venise,

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. [u$

Caraglio, de Vérone, Vico,ide Parme, Bonasone, de

FIG. 48. MARC-ANTOINE.

Portrait de Raphaël.

Bologne. Enfin, quelques années plus tard, la famille

ii(5 LA GRAVURE.

des Mantouans, dont un membre, Diana Scultori, dite plus ordinairement Diana Ghisi, offrit peut-être le pre- mier exemple, si fréquent depuis, d'une femme gra- veur, — une foule d'autres, dont les noms et les œuvres

FIG. 49. MARC-ANTOINE.

Les Trois docteurs.

sont restés plus ou moins célèbres , procèdent de Marc-Antoine, soit parce qu'ils ont reçu directement ses leçons, soit parce qu'ils ont reçu celles de ses élèves.

Pour lui, tandis que tant de talents se développaient soqs son influence, il continuait le genre de travaux

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. n7

il avait excellé dès les commencements de son séjour à Rome, se bornant à graver les compositions de Raphaël, et encore, il faut le redire, ses compositions dessinées. C'est ce qui explique la différence , incompréhensible au premier aspect, entre certaines estampes de Marc- Antoine et les mêmes sujets peints par Raphaël. Celui- ci livrait souvent au graveur les esquisses au crayon ou à la plume des compositions que son pinceau modi- fiait ensuite en les reportant sur un panneau ou sur un mur, par exemple, la Sainte Cécile, le Parnasse, la Poésie, si dissemblables dans la copie et dans ce qui paraît à tort avoir été l'original. Souvent aussi Raphaël dessinait des sujets expressément pour la gravure, comme le Massacre des Innocents, le Jugement de Paris, la Peste dePhrygie, etc. ; mais, dans un cas comme dans l'autre, Marc-Antoine n'avait à rechercher que les moyens de rendre fidèlement avec son burin les formes données, sans se préoccuper des difficultés que lui auraient créées ailleurs l'éclat ou les délicatesses du coloris.

Cependant la mort de Raphaël vint priver le gra- veur d'une direction qu'il avait, au grand profit de son talent, docilement subie pendant dix ans. Marc-Antoine refusa de continuer d'après les dessins de Raphaël des travaux que celui-ci ne surveillerait plus; mais, comme pour honorer encore le maître en reproduisant les œuvres du disciple qu'il avait préféré, il s'attacha presque exclusivement à Jules Romain.

L'association des deux artistes eut pour conséquence la publication de quelques belles estampes, Hercule et Antée entre autres; malheureusement elle amena aussi un résultat honteux. Jules Romain , se conformant en

u8 la gravure.

cela aux mœurs dissolues de son époque beaucoup plus qu'aux traditions et aux exemples légués par le noble chef de Técole, Jules Romain s'était abaissé jusqu'à des- siner une suite de sujets crûment licencieux que Marc- Antoine consentit à graver , et Pierre Arétin achevant par son intervention de salir l'entreprise, avait com- posé, pour être imprimé en regard de chaque planche, un sonnet explicatif. De un livre dont le titre est demeuré infâme. Les deux artistes en le faisant paraître n'avaient eu garde d'y mettre leurs noms; on les devinait cependant à la force du style, à la fermeté du dessin, car ce qui peut paraître surprenant, ni Jules Romain ni Marc-Antoine ne s'étaient donné la peine de modi- fier leur manière habituelle : ils l'avaient seulement prostituée. C'était dans les formes la même fierté, dans le travail la même énergie, qualités fort déplacées assu- rément en pareil cas 1. On sut donc bientôt quels étaient les coupables, et Clément VII , en décrétant des pour- suites contre eux, ordonna en même temps que tous les exemplaires du livre fussent détruits. L' Arétin s'enfuit à Venise, Jules Romain à Mantoue, mais le graveur paya po\ir tous. Jeté en prison, il n'en sortit qu'au bout de plusieurs mois, grâce aux sollicitations réitérées du

i. Augustin Carrache, qui mérite d'être compté parmi les plus habiles graveurs de la fin du xvie siècle, n'a pas rougi de consacrer son talent à une publication analogue, sérieuse de style, très obscène d'intention. Il semble que l'artiste bolonais ait voulu, comme son célèbre compatriote, étaler autant de science que d'impudeur. L'une ne sert qu'à rendre l'autre plus inexcusable, et l'on tolère encore moins cette effronterie austère que le libertinage sans prétention esthétique des petites estampes françaises qu'au xvm' siècle on'_jvendait"sous le manteau. 1

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 119

cardinal Jules de Médicis et du sculpteur Baccio Bandi- nelli d'après lequel il rit, pour lui témoigner sa recon- naissance, cette belle estampe du Martyre de saint Lau- rent, un des chefs-d'œuvre de la gravure italienne.

Le reste de la vie de Marc- Antoine n'est que très im- parfaitement connu. Blessé, dit-on, et laissé pour mort sur la place, lors du sac de Rome par les troupes espa- gnoles du connétable de Bourbon, il fut ensuite retenu captif et ne recouvra la liberté qu'au prix d'une rançon qui le ruina. Puis, il se réfugia à Bologne il mourut, à ce qu'il semble, peu après, non pas comme on l'a pré- tendu , assassiné par le légitime possesseur d'une de ses planches qu'il aurait lui-même contrefaite, mais, dit Va- sari , « réduit presque à la mendicité [poco meno che mendico) » et, en tout cas, complètement oublié.

La mort de Marc-Antoine n'entraîna pas la ruine de la gravure au burin en Italie. Les nombreux élèves qu'il avait formés et les élèves de ceux-ci continuèrent jus- qu'au commencement du xvne siècle la manière du maître et propagèrent ses doctrines dans les pays voisins. Nous avons dit la révolution que leurs travaux opé- rèrent dans l'art allemand; on verra un peu plus tard l'art français subir à son tour l'influence italienne. En attendant, et du vivant même de Marc-Antoine, un genre de gravure particulier faisait en Italie des progrès ra- pides. Il consistait dans l'emploi de procédés, popula- risés par Ugo da Carpi, pour tirer de plusieurs planches en bois des épreuves en camaïeu , c'est-à-dire , comme nous l'avons expliqué au commencement de ce livre, des épreuves à deux, trois ou quatre tons, offrant à peu près l'aspect de dessins au lavis: procédés dont en réalité

120 LA GRAVURE.

Ugo n'était pas l'inventeur, qu'il avait seulement amé- liorés depuis les premiers essais tentés à Augsbourg en i5io par Jost de Necker, et que devaient perfectionner encore Nicolo Vicentino, Andréa Andreani, Antonio da Trento et plusieurs autres.

Une grande quantité de pièces exécutées de la sorte d'après Raphaël et le Parmesan attestent l'habileté de Ugo da Carpi, qui, malheureusement, se mit en tête d'introduire dans la peinture des innovations plus radi- cales encore que celles dont il s'était fait le promoteur dans la gravure. Il eut l'étrange idée de peindre tout un tableau en se servant du doigt, sans recourir une fois au pinceau, et, l'acte lui paraissant méritoire, il en con- sacra le souvenir dans quelques mots écrits avec orgueil au bas de la toile; ce qui fit dire à Michel-Ange à qui l'on montrait ce tableau comme une singularité remar- quable, que « la seule chose singulière dans un pareil tour de force était la sottise de l'auteur ». Qu'aurait pensé Michel-Ange du Génois Luca Cambiaso, dont le talent consistait à peindre des deux mains à la fois?

L'usage de la gravure en camaïeu ne se prolongea guère en Italie et en Allemagne au delà des dernières années du xvie siècle. Déjà, même avant cette époque, la gravure en bois proprement dite avait pris dans les deux pays des développements assez importants; elle s'était signalée par des progrès assez décisifs pour que les pro- cédés de la gravure en camaïeu perdissent beaucoup de la faveur avec laquelle on en avait d'abord accueilli l'emploi.

Nous avons dit au commencement de ce chapitre qu'une véritable régénération de la gravure en bois s'était

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 121

accomplie en Allemagne sous l'influence d'Albert Durer. Outre les planches d'après les dessins du maître gravées, sinon entièrement par lui-même, au moins, dans une certaine mesure, avec sa participation matérielle, outre ces suites, par exemple, sur la Vie de la Vierge et sur la Passion dont nous avons eu déjà l'occasion de parler à propos des copies au burin que Marc-Antoine en avait faites, nombre de gravures en bois antérieures à la seconde moitié du xvï9 siècle prouvent quelle exten- sion l'art avait prise en Allemagne à cette époque, et avec quelle habileté il était pratiqué par les successeurs de Wolgemut. Ce n'était plus, comme au temps de celui- ci, un simple moyen d'imitation linéaire , un procédé applicable seulement à la représentation de la forme par les contours; la gravure en bois réussissait maintenant à indiquer le modelé et l'effet, non' sans doute avec cette finesse achevée et cette souplesse qui ne peuvent appar- tenir qu'aux travaux du burin, mais avec une précision énergique bien conforme aux conditions spéciales et aux ressources du procédé. L'Arc triomphal de V empereur Maximilien, œuvre de Hans Burgmair et, pour une partie, d'Albert Durer, le Theivrdannck , histoire allégorique du même prince par Hans Schaeuflein. La Passion de Jésus-Christ t et les Illustrium ducum Saxoniœ effigies de Lucas Cranach, bien d'autres re- cueils encore publiés à Nuremberg ou à Augsbourg, à Weimar ou àWittemberg, mériteraient d'être cités comme des exemples remarquables de l'habileté parti- culière aux artistes allemands de cette époque. Enfin, lors- que, un peu plus tard, parurent les Simulacres de la mort, par Leuczelburger d'après Holbein, ce chef-d'œuvre

122 LA GRAVURE.

de la gravure en bois vint à la fois clore la période des progrès qui se poursuivaient en Allemagne depuis le commencement du xvie siècle, et marquer, dans l'his- toire géne'rale de l'art lui-même, le moment ou il avait dit son dernier mot et atteint à la perfection.

FIG. JO. LE U CZEL BUR GE R.

L'Avare, d'après Holbein (pièce tirée des Simulacres de la Mort).

Tandis que la gravure en bois achevait ainsi de se régénérer en Allemagne, elle continuait en Italie, et sur- tout à Venise, d'être pratiquée avec ce goût dans l'agence- ment, avec cette délicate sobriété dans le faire dont les planches du Poliphile, publié avant la fin du xve siècle (1499), et celles qui ornent d'autres livres imprimés

LA GRAVURE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. 123

quelques anne'es plus tard nous fournissent des témoi- gnages si concluants. Toutefois les graveurs en bois italiens du xvie siècle ne se renfermaient pas si bien dans les limites de la tradition nationale qu'ils crussent devoir

PR.OVER. XXI.

FIG. 51. LEUCZELBDRGER.

Le Mauvais riche, d'après Holbein.

s'interdire absolument tout essai d'innovation. Déjà, même dans l'exécution des vignettes destinées à accom- pagner un texte, ils avaient pris à tâche de vivifier leur travail par des indications plus franches du clair-obscur et de l'effet. De le succès qu'obtinrent à leur appari- tion, et la valeur que conservent encore aujourd'hui,

I24 LA GRAVURE.

tant de beaux livres sortis des presses de Marcolini da Forli, de Giolito de Ferrari, et des autres imprimeurs établis à Venise.

Peu à peu cependant, le domaine de la gravure en bois s'étendit, ou plutôt le but que se proposaient les gra-, veurs en bois se déplaça. Au lieu de se confiner dans le rôle de commentateurs des écrivains, au lieu de se con- sacrer exclusivement, comme par le passé, à l'illustra- tion des livres, ils entreprirent, à l'exemple des graveurs en taille-douce, de publier, dans des dimensions beau- coup plus grandes que le format d'un volume , des estampes reproduisant des dessins isolés, quelquefois même des tableaux. Les œuvres de Titien particulière- ment servirent de modèles à d'habiles graveurs en bois dont quelques-uns, Domenico délie Greche et Nicolo Boldrini entre autres, passent pour avoir travaillé dans l'atelier même et sous les yeux du maître. Encore Titien, suivant le témoignage très précis de Ridolfi, confirmé d'ailleurs par Mariette, ne se serait-il pas contenté tou- jours de les aider de ses conseils. Il aurait plus d'une fois tracé de sa propre main sur le bois les dessins que les graveurs devaient reproduire, et l'on pourrait citer parmi les gravures ainsi préparées par lui plusieurs Vierges dans des paysages, et le Triomphe de Jésus- Christ, ouvrage, dit Mariette, « dessiné d'un grand goût et dans lequel les hachures qui forment les contours et les ombres.... produisent un moelleux qu'il n'y a guère que le Titien qui ait connu ».

Quelque succinctes que soient les observations qui précèdent sur le mouvement de la gravure au xvie siècle en Allemagne et en Italie, peut-être suffiront-elles pour

LA GRAVURE EX ALLEMAGNE ET ET ITALIE. 125

indiquer la réciprocité de l'influence exercée à cette époque par les graveurs des deux pays. Sans cesser d'être italiens par le fond de leurs inclinations, par le goût, par leurs préférences innées pour la majesté du style, Marc-Antoine et ses disciples surent, au point de vue de l'exécution matérielle, mettre à profit les exemples d'Albert Durer, comme tout en restant Allemands pour ainsi dire malgré eux, les élèves de celui-ci et, ensuite, leurs propres élèves, s'appliquèrent pour la plupart à s'italianiser de leur mieux.

Cependant une école dont il est temps de parler, l'école des Pays-Bas, semblait se désintéresser aussi bien des progrès déterminés en Allemagne par Martin Schon- gauer et par Albert Durer que des progrès accomplis plus récemment en Italie. Rebelle en apparence aux in- fluences du dehors, elle se contentait de consulter ingé- nument ses propres forces et d'exploiter son propre fonds, en attendant l'heure prochaine ou elle fournirait à son tour des enseignements et des exemples à ceux-là mêmes qui se seraient cru jusqu'alors le droit de lui en donner.

CHAPITRE V

LA GRAVURE AU BURIX ET LA GRAVURE A L'EAU-FORTE DANS LE6

Pays-Bas jusqu'à la seconde moitié du xvne siècle.

L'histoire de la gravure dans les Pays-Bas ne date en réalité que des premières années du xvie siècle, c'est- à-dire de Tépoque ou parurent les estampes de Lucas Jacobsz de Leyde, en 1494, mort en 1 533. Avant cette époque, il est vrai, quelques graveurs au burin tels que celui qu'on désigne sous le nom de maître aux ban- deroles et ces autres anonymes duxv siècle, qui consti- tuent le groupe dit des « primitifs néerlandais », avaient essayé d'élargir le domaine de l'art réservé jusqu'alors aux graveurs en bois, contemporains ou successeurs des xylographes du Spéculum et de la Bible des pauvres ; mais, tandis que les graveurs italiens et allemands se signalaient par l'éclat de leurs travaux, les graveurs dans les Pays-Bas ne produisaient encore que des œuvres peu dignes d'entrer en rivalité avec ces travaux des maîtres étrangers. Ils n'avaient réussi qu'à faire acte d'artisans plus ou moins habiles : Lucas de Leyde le premier mania le burin en artiste, ou tout au moins il s'en servit avec

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 127

une hardiesse et une science que n'auraient guère permis de pressentir les timides essais de ses prédécesseurs. A peine sorti de l'enfance, Lucas de Leyde avait, par

FIG. J2. ANONYME NEERLANDAIS DU XVe

Hercule et Omphale.

son talent de peintre, attiré déjà sur lui l'attention de ses compatriotes, et le tableau en détrempe de V Histoire de saint Hubert qu'il rit, dit-on, à douze ans le plaça

ia8 LA GRAVURE.

d'abord parmi les artistes en évidence ; quelques années plus tard, la publication de ses estampes le mit au pre- mier rang, fl s'y maintint jusqu'à la fin de sa vie, et si, après la mort de Lucas de Leyde, les graveurs hollan- dais ou flamands trouvèrent le secret de perfectionner encore Part qu'il avait pratiqué, ils ne firent cependant que suivre les traces du maître, et que puiser plus abon- damment à la source qu'il avait découverte.

Ce qui caractérise les œuvres de Lucas de Leyde et, en général, celles de l'école dont il est le chef, c'est un vif sentiment des phénomènes produits par la lumière. Albert Durer, Marc-Antoine lui-même, ont dédaigné ou méconnu cette partie essentielle de l'art. A peine dans leurs travaux une légère dégradation des tons indique- t-^lle la perspective aérienne, et l'on pourrait citer telles estampes de ces maîtres les objets relégués au der- nier plan sont presque aussi précis que les objets qui figurent au premier. Lucas de Leyde conçut l'idée d'affai- blir sensiblement les teintes en raison des distances, de donner aux ombres, suivant les cas, plus de transparence ou d'intensité, aux lumières ou aux demi-teintes plus de vivacité relative ou de délicatesse. Un calcul si bien fondé, puisqu'il avait pour base les exemples mêmes de la nature, fut la cause principale des succès du jeune maître hollandais. Toutefois, des qualités d'un autre ordre s'ajoutent dans les nombreuses planches qu'il a laissées au mérite de cette innovation. L'expression variée des figures, la justesse des attitudes et des gestes n'y sont pas moins remarquables que l'harmonie de l'effet et ce qu'on pourrait appeler les intentions natu- ralistes du coloris.

FI G. 53. ' LUCAS DE LE Y DE.

Adam et Eve chassés du paradis.

ijo LA GRAVURE.

Considérées au point de vue de l'exécution seulement, les pièces gravées par Lucas de Leyde n'ont, tant s'en faut, ni l'ampleur dans le dessin et le modelé, ni la sim- plicité dans le faire, ni en un mot cette savante aisance dans la traduction de la forme, qui distingue les œuvres de Marc-Antoine ; elles n'expriment pas non plus, comme les œuvres d'Albert Durer, la volonté de poursuivre le vrai jusque dans ses moindres détails et d'insister sans concession d'aucune sorte sur la définition de cette vérité une fois reconnue. Elles se recommandent surtout par une pratique délicate, par une application ingénieuse des procédés de la gravure à la représentation pittores- que de la réalité. C'est ainsi qu'au lieu de cerner d'un trait invariablement ferme les corps ou les objets placés à distance les uns des autres, au lieu de traiter de la même manière la silhouette d'une figure se dessinant au premier plan, et celle d'un arbre ou d'an groupe d'arbres placé dans le fond, Lucas de Leyde diversifiera ses tra- vaux suivant le degré de netteté ou l'incertitude relative que présentent dans la nature les contours plus ou moins rapprochés du regard. La ligne continue sera pour lui le moyen de donner à ces contours l'énergie nécessaire ils devront, par le fait même de la place qu'ils occupent, avoir une rigueur particulière et prédominer sur le reste. Faudra-t-il au contraire reproduire les lignes à demi voilées d'un fond de paysage, simuler cet aspect flottant, cette apparence d'oscillation que prennent les formes extérieures d'un objet, en proportion de l'éloi- gnement ou il se trouve et de l'atmosphère qui l'enve- loppe? Lucas de Leyde emploiera, non plus un trait unique se prolongeant d'un bout à l'autre de l'objet

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 131

figuré, mais une série de petites tailles brisées, superpo-

FIG. 54. IUCAS DE LEYDE.

La Visitation.

sées dans un sens horizontal ou oblique, de manière à

ij2 LA GRAVURE.

remplacer l'inertie ou la sécheresse du contour par une sorte de mouvement et d'hésitation calculée, plus con- forme en pareil cas aux exemples de la réalité.

Lucas de Leyde a donc, le premier parmi les gra- veurs ou tout au moins mieux qu'aucun de ceux qui l'avaient précédé, tenu compte des différents plans il supposait ses modèles, pour établir dans l'image de ceux-ci les valeurs inégales des tons et la vigueur dégra- dée du travail. Et cette importante innovation, il la ten- tait dès le début, dès l'année i5o8, époque paraissait l'estampe dite le moine Sergius tué par Mahomet (et qu'il serait plus exact d'intituler Mahomet devant le corps d'un ermite qu'un de ses serviteurs avait assassiné)1, la première de ses œuvres gravées par la date. Ici, comme dans les autres estampes du maître, les fonds sont traités avec une légèreté qui en fait sentir l'éloigné-, ment; l'énergie du travail décroît, le burin creuse de moins en moins le cuivre, à mesure que les objets qu'il retrace s'éloignent eux-mêmes des devants de la compo- sition. En outre, chaque forme partielle est observée et rendue avec une finesse singulière; chaque visage, cha- que détail d'ajustement atteste, par la manière dont il est gravé, la clairvoyance de l'artiste et l'insigne habileté de sa main; mais le goût proprement dit, le sentiment du beau, l'intelligence enfin des conditions idéales de l'art ne se montrent guère dans ces ouvrages strictement véridiques, dans ce style exact et clair plutôt qu'inspiré de haut.

C'est ce qui constitue la différence principale et ce

i. Voy. Passavant. Le Peintre-graveur, t. III, p. 5.

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. ij3

qui marque nettement la distance entre le talent de Lu-

cas de Leyde et celui de Mantegna, de Marc-Antoine, ou de tel autre graveur italien du xve ou du xvie siècle.

ni LA GRAVURE

D'ailleurs les imperfections comme les qualités du maître ne tiennent pas uniquement à ses inclinations ou à ses habitudes personnelles. Le génie même de l'art hollan- dais et les préférences instinctives de la future école du xvne siècle se retrouvent en germe dans ces œuvres, qui tendent bien moins à nous initier aux mystères de l'invi- sible qu'à mettre sous nos yeux l'image fidèle de ce qui est. « Il était dans la destinée de la Hollande, a très bien dit Eugène Fromentin 1, d'aimer ce qui ressemble, d'y revenir un jour ou l'autre, de se survivre et de se sauver par le portrait ». Or, à prendre le mot dans son accep- tion la plus large, ce sont bien déjà des « portraits » que trace le burin de Lucas de Leyde; c'est bien par l'imi- tation scrupuleuse de la nature inanimée ou vivante qu'il entend nous intéresser, dussent les modèles qu'il reproduit valoir assez peu en eux-mêmes ou, quelque- fois, ne présenter, quant aux formes, que les contraires de la beauté.

Avec quelle naïve bonne foi, par exemple, Lucas de Leyde, pour figurer le jeune David calmant les fureurs de Saiïl, ne s'accommode-t-il pas du premier type venu, d'un obèse lourdaud qu'il aura rencontré par hasard dans la rue ou dans quelque taverne ! Il lui met une harpe entre les bras, un pourpoint tailladé sur le corps, et tout est dit; comme, pour représenter les scènes les plus tragi- ques de la Passion, YEcce Homo ou le Crucifiement, il croira avoir assez fait quand il aura groupé autour du Sauveur, sans modifier en quoi que ce soit ni leurs phy- sionomies ni leurs costumes, les trafiquants juifs qui

i. Les Maîtres d'autrefois, p. \6b.

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 155

parcourent son pays ou les bourgeois de sa ville natale.

FIG. 56. LUCAS DE LEYDE.

Portrait de l'empereur Maximilien Ier.

Quoi de plus contraire aux coutumes de Part italien

ijrt LA GRAVURE.

et aux principes qui le régissent, depuis Giotto jusqu'à Raphaël, mais aussi quoi de moins exceptionnel dans Thistoire de Part hollandais? Plus tard, Rembrandt lui- même ne procédera pas autrement, et cependant quelle force d'invention dans ses ouvrages! Quelle expression saisissante de la signification intime, de la philosophie d'un sujet, unie dans le mode de représentation aux superstitions réalistes, pour ainsi dire, du goût national! Non, chez ce grand maître, le plus clairvoyant de tous en matière de vérité morale, chez ce peintre des émotions de l'âme le plus sagace, le plus profond qui fut jamais, Tindifférence^sinon l'aversion pour les formes d'élite ne caractérise pas seulement la nature particulière d'un génie; elle résume aussi et nous révèle les dispositions innées, le tempérament esthétique de toute une race.

Lucas de Leyde put voir pendant sa trop courte vie ses efforts récompensés et son crédit établi auprès de tous; il fit toujours le plus noble usage de l'autorité qu'il avait acquise. Reconnu pour chef par les peintres ses compatriotes, en commerce d'amitié avec les gra- veurs allemands qui, à l'exemple d'Albert Durer, lui envoyaient leurs ouvrages ou.qui venaient eux-mêmes lui demander des conseils, possesseur de richesses plus grandes qu'il n'appartenait en général aux artistes de ce temps, il n'employait son influence et ses biens que dans l'intérêt de l'art ou des hommes qui le pratiquaient. Pas un de ceux-ci , quelque médiocre que fût son mérite, n'était éco'nduit quand il s'adressait à lui. Encore le digne maître avait-il soin de déguiser ses services sous le prétexte de quelque profit personnel; il s'agissait tou- jours pour lui de dessins à faire d'après tel monument,

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 137

tel objet d'art, et feignant d'avoir besoin de ces repro- ductions, il ménageait l'amour-propre de celui qu'il voulait secourir en le chargeant de les exécuter. Plu- sieurs fois il entreprit des voyages dans les Pays-Bas pour aller visiter des graveurs ou des peintres bien infé- rieurs à lui par le talent et qu'il appelait modestement ses rivaux. Il les honorait par des paroles de félicitation ou d'encouragement , leur donnait des fêtes , et ne les quittait pas sans avoir échangé contre leurs ouvrages, ainsi payés au centuple , quelques-uns de ses propres travaux.

Ce fut dans un de ces voyages, à Flessingue, que Lucas de Leyde fut atteint de la maladie qui devait le conduire au tombeau et dont on a voulu, d'ailleurs sans preuves, expliquer l'explosion subite par un empoison- nement. De retour dans sa ville natale , il y vécut quel- que temps encore épuisé, languissant, refusant cependant de se condamner à l'oisiveté. Lorsqu'il n'eut plus la force de se lever, il continua de dessiner et de graver dans son lit et demeura jusqu'à la fin fidèle aux nobles passions de toute sa vie, à l'art qu'il avait agrandi, à la nature qu'il avait interrogée de plus près et, à certains égards, mieux comprise qu'aucun de ses devanciers. Peu d'heures avant de mourir, il se fit transporter, dit-on, sur une terrasse de sa maison pour admirer encore le coucher du soleil, et là, s'absorbant dans une contem- plation silencieuse, entouré de ses amis, de ses élèves , il salua une dernière fois les lieux qui l'avaient vu naître, et le ciel d'où le jour fuyait, comme la vie s'échappait de son sein. Digne fin d'une carrière si pure, l'une des plus irréprochables que présente l'histoire de l'art ! Lu-

13» LA GRAVURE.

cas de Leyde mourut à l'âge de trente-huit ans, à cet âge. fatal à plus d'un grand artiste et que devaient à peine atteindre ou dépasser trois hommes avec lesquels il semble en parenté de génie, au moins par sa fécondité précoce et par la sincérité de ses inspirations, Ra- phaël, Lesueur et Mozart.

L'impulsion donnée par Lucas de Leyde à l'art delà gravure avait été, du vivant même du maître, secondée par plusieurs artistes hollandais, imitateurs plus ou moins heureux de sa manière : Alart Claessen entre au- tres, un graveur anonvme dit * le maître à Técrevisse » et Dirk Star ou Van Staren, ordinairement désigné sous le nom de « maître à l'étoile ». Après la mort du chef de l'école, le mouvement ne se ralentit pas. Les graveurs des Pavs-Bas, insistant de plus en plus sur les conditions posées au début, surpassèrent bientôt les graveurs alle- mands et semblèrent avoir seuls le privilège de rhabileté dans l'art de ménager la lumière. Corneille Cort, qui avait gravé à Venise plusieurs tableaux de Titien dans l'atelier de ce grand peintre et les élèves qu'il avait for- més après son retour en Hollande, commençaient même à montrer une hardiesse de main dont les ouvrages de leurs prédécesseurs ne portaient pas aussi clairement l'empreinte; mais le progrès, réel à certains égards, n'avait pu s'accomplir sans préjudice pour l'étude sin- cère et la traduction exacte de la forme, sans excès regrettable dans l'usage des moyens.

Le faire de Henri Goltzius. par exemple, ou, plus en- core, celui de son élève Jean Muller, est exagéré et lâche à force de prétention à l'aisance. L'emploi des tailles courber et parallèles démesurément prolongées donne

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. nv

aux planches de ces deux graveurs une apparence à la fois inerte et flamboyante, un aspect à peu près sem- blable à celui que présentent de nos jours les spécimens de calligraphie Ton voit les figures de Henri IV ou de Napoléon dessinées tout entières par les inflexions d'un seul trait. Pourtant, malgré l'extrême affectation de la manœuvre, les estampes de Goltzius, de Muller, de Saenredam même, se distinguent par l'énergie relative du ton et par l'adresse singulière avec laquelle le cuivre est découpé. L'abus d'ailleurs n'était pas devenu géné- ral dans les écoles des Pays-Bas. A côté des intempérants ou des audacieux dont nous venons de rappeler les noms, un certain nombre de graveurs flamands ou hollandais donnaient à leurs ouvrages une finesse et une expression de réserve plus conformes aux traditions et aux modèles légués par Lucas de Leyde. C'étaient Nicolas de Bruyn à Anvers, les Wierix à Amsterdam, quelques autres en- core, disciples plus ou moins fidèles de l'ancienne doc- trine, plus ou moins rebelles en apparence aux tentatives d'émancipation faites autour d'eux; mais lorsque Ru- bens vint à se saisir de l'autorité, toutes les résistances personnelles comme tous les entraînements cessèrent, toutes les dissidences disparurent. Les principes, la mé- thode, le but, furent les mêmes pour chacun. Les gra- veurs hollandais, aussi bien que les graveurs flamands, entreprirent ouvertement de rendre avec le burin les nuances infinies d'une peinture et jusqu'aux subtilités ou aux hardiesses de la touche, jusqu'aux coups rapides et aux procédés mêmes du pinceau.

Jamais l'influence d'un peintre sur la gravure ne fut aussi directe ni aussi puissante que l'influence exercée par

ii0 LA GRAVURE.

Rubens. Ce grand maître avait prouvé dans ses dessins qu1en employant seulement du noir et du blanc, on pouvait se montrer aussi opulent coloriste qu'en épui- sant toutes les ressources de la palette. Il choisit parmi ses élèves ceux qu'il jugeait capables de suivre à cet égard son exemple; il leur fit quitter le pinceau, leur ordonna en quelque sorte d'être graveurs, et leur com- muniqua si bien le secret de sa manière qu'il semble les avoir animés de son propre sentiment. Il les réunissait dans la vaste maison qu'il s'était construite à Anvers et dont il avait fait un lycée d'artistes de tout genre ; il exigeait par moments qu'ils travaillassent sous ses yeux, il retouchait soigneusement leurs ouvrages 1 et leur inculquait ainsi cette science de l'effet qui lui était si familière, cette intelligence qu'il posséda mieux que per- sonne des tons propres à étendre ou à soutenir la masse des lumières ou des ombres.

Rappeler le succès de l'entreprise c'est aussi rappeler les noms de Vorsterman, de Bolswert, de Paul Pontius, de Soutman, artistes savamment hardis, qui du premier coup portèrent à sa perfection la gravure coloriste, si l'on peut qualifier ainsi la gravure qui rend surtout la richesse relative, la valeur variée des tons d'un tableau, et dont les œuvres sont identiques à la peinture qu'elles reproduisent. Que cette peinture, malgré son prodigieux mérite, ne soit pas d'un ordre aussi élevé que celle de Léonard ou de Raphaël, c'est ce qui se démontre

i. On se convaincra de l'attention minutieuse avec laquelle Rubens revisait le travail de ses graveurs, en examinant, à la Bibliothèque nationale, un recueil de plus de cent épreuves d'essai portant des retouches de sa main.

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. i4i

de soi-même; mais en est-il moins vrai qu'elle se re- trouve tout entière dans les estampes contemporaines, qu'elle s'y réfléchit vivante pour ainsi dire? Dans une pensée analogue à celle qu'avait eue Marc-Antoine en vue du dessin, les graveurs flamands tendent, en vue du coloris et de l'effet, à subordonner résolument les par- ties accessoires au relief ou à l'éclat des morceaux essen- tiels; ils réussissent à dissimuler sous la largeur de l'ensemble les travaux du détail et jusqu'à la lenteur du procédé. A voir ces planches d'un aspect si vif, d'une exécution si brillante, il semble que les graveurs les aient faites en quelques heures de verve, tant l'entrain qui y règne éloigne tout sentiment du temps qu'elles ont coûté, toute idée de patience et d'effort ! Et cepen- dant ces ombres et ces lumières, cette souplesse des chairs, ce chatoiement des étoffes, résultent de sillons laborieusement creusés; il a fallu mille tailles pour imiter tel effet obtenu en quelques coups de brosse, telle teinte qu'a donnée un glacis!

Les gravures de l'école flamande au temps de Ru- bens sont encore universellement répandues. Il est peu de personnes qui n'aient eu l'occasion d'admirer la Thomiris, le Saint Roch priant pour les pestiférés ou le Portrait de Rubens par Pontius, la Descente de Croix par Vorsterman, la Chute des réprouvés par Soutman, et cent autres planches aussi belles gravées d'après le maître par ses nombreux élèves. Enfin qui ne connaît ce merveilleux chef-d'œuvre, le Couronnement d'épines, gravé par Bolswert d'après Van Dyck , et ces autres chefs-d'œuvre dus à Van Dyck lui-même, les por- traits gravés à l'eau-forte d'artistes ou de curieux, amis

LA GRAVURE.

du peintre, depuis les deux Breughel jusqu'à Corne- lissen, depuis Snyders jusqu'à Philippe Le Roy?

Cependant les progrès par lesquels l'école flamande de gravure venait de se signaler allaient bientôt trouver

fIC. 57. PORTRAIT DE VAN DYCK

Gravé à l'eau-forte par lui-même.

leur équivalent dans le mouvement de réforme qui s'ac- complissait en Hollande. Nous avons dit que vers la fin du xvi€ siècle et au commencement du siècle sui- vant, les graveurs hollandais, à force d'enchérir sur les innovations introduites dans Part par Lucas de Leyde, en étaient à peu près arrivés à faire dégénérer la pra-

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. i4j

tique savamment facile en purs tours d'adresse et l'ani- mation du dessin en emphase ou'1 en turbulence. Cor-

FIG. 58. CORNEILLE VI3SCHER.

Le Vendeur de mort aux rats.

neille Visscher un des premiers, et avec plus d'autorité qu'aucun de ses compatriotes, entreprit d'arrêter Part

,4+ LA GRAVURE.

de la gravure au burin sur cette pente ou il glissait ra- pidement vers la décadence.

Certes la plupart des scènes qu'a représentées Visscher ne sont pas de nature à intéresser beaucoup l'imagina- tion, encore moins à émouvoir le cœur. Il serait, j'en conviens, fort difficile de se sentir provoqué à quelque pensée philosophique ou poétique par le spectacle d'œuvres telles que la Fricasseuse ou le Vendeur de mort aux rats; mais ces œuvres inspirées par des sujets si humbles ou si vulgaires sont traitées avec un senti- ment profond de la vérité, avec une science admirable des moyens techniques, avec une franchise et une fer- meté qui suppléent à la beauté absente des idées ou des types. A ne les considérer qu'au point de vue de l'exé- cution, les planches dues à Corneille Visscher sont de véritables chefs-d'œuvre, des modèles excellents pour les graveurs et que ceux-ci, quel que soit le genre de leurs tâches, ne sauraient trop scrupuleusement étudier.

C'est aussi ce qu'on peut dire, dans un autre ordre d'art, des beaux portraits de Boccace, de YArétin, de Giorgion, gravés par le plus habile des élèves de Visscher, Corneille Van Dalen; c'est encore au même titre, mal- gré de très notables différences dans le faire, que les planches gravées par Jonas Suyderhoef d'après Terburg ou Théodore de Keyse, s'imposent à l'attention des ar- tistes et des amateurs. Enfin, à côté de ces œuvres dans l'exécution desquelles la gravure à l'eau-forte n'est in- tervenue que comme moyen préparatoire ou même, quelquefois, n'a pas été employée, nombre de pièces entièrement gravées à la pointe, nombre à"1 eaux-fortes proprement dites forment un ensemble d'autant plus

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS.

' + 5

profitable à la gloire de l'école hollandaise qu'on n'en trouverait l'équivalent à aucune époque dans les écoles

FI G. 59. CORNEILLE V I S S G HER.

Portrait de Gilles Boutma.

des autres pays. La gravure française sans doute aura le^ droit de s'enorgueillir des chefs-d'œuvre dus à la

I4«

LA GRAVURE.

pointe de Claude le Lorrain ou des spirituelles eaux- fortes de Callot et d1Israël Silvestre. En Italie, après le

Parmesan, Augustin Carrache et quelques autres Bolo- nais du même temps, en Espagne, Ribera, et beaucoup plus tard Goya, acquerront comme graveurs à Teau-forte

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS.

•47

une renommée légitime; mais, quels que soient les mé- rites de leurs ouvrages personnels, ces artistes ne se rattachent pas, dans chacun des pays auxquels ils appar- tiennent, à un groupe de talents voués à des travaux du

fIC. (il. J. RIUSDAEC.

Le Petit champ de blé.

même ordre, à toute une famille en communauté d'ori- gine, d'inclinations et de doctrines.

En Hollande, au contraire, ce n'est pas isolément, ce n'est pas à des intervalles de temps plus ou moins éloignés qu'apparaissent les habiles graveurs à l'eau- forte. C'est à côté les uns des autres qu'ils travaillent; c'est dans une période de quelques années, c'est presque au même moment que Adrien Brauwer et Ostade font paraître leurs scènes d'estaminet, Ruisdaèl et Jean Both

i+8 LA GRAVURE.

leurs paysages, Paul Potter et Berghem, Adrien Van de Velde, Marc de Bve, Karel Dujardin, tant de charmantes petites pièces représentant des sites ou des personnages villageois, des troupeaux aux champs ou des animaux isolés. Tous, en rivalisant de talent, semblent d'accord sur l'unité de l'entreprise à poursuivre, sur l'obligation pour eux de se dévouer à l'étude exclusive de la nature qui les entoure et de la vérité familière.

Bien que les graveurs à Peau-forte hollandais accu- sent dans l'ensemble de leurs ouvrages une poétique et des tendances communes, chacun d'eux cependant con- serve, ne fût-ce que dans la pratique matérielle, quelque chose de distinctif et une physionomie à part; mais il en est un qui se détache du groupe avec un éclat incom- parable, avec toute la supériorité du génie sur le talent : c'est le célèbre, et si justement célèbre, Rembrandt.

On s'est efforcé bien souvent de pénétrer le secret des moyens qu'employait Rembrandt pour l'exécution et pour l'impression de ses eaux-fortes ; on s'est demandé à quels instruments, à quel mode de travail il fallait re- courir pour obtenir après lui ces oppositions d'ombres veloutées et de splendides rayons de lumière. Recherche vaine de recettes techniques il n'y a en réalité qu'une méthode inhérente à la pensée et inspirée de haut comme elle! On peut dire que chez Rembrandt, de même que chez les grands compositeurs, le procédé harmonique se lie si étroitement à l'idée mélodique que l'analyse en serait sinon impossible, au moins com- plètement superflue. Il arrive quelquefois, en face d'un tableau de Corrège, par exemple, que le charme de la peinture nous affecte d'une manière assez abstraite

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS.

!*9

pour qu'il en résulte une sorte de sensation musicale ; mais il semble que l'art de la gravure ne puisse en au-

F1G. 62. PORTRAIT DE REMBRAND

Dit Rembrandt appuyé.

cun cas être doué d'une force d'expansion analogue, et cependant les estampes de Rembrandt ne la possèdent-

15° LA GRAVURE.

elles pas? On y reconnaît moins la représentation bornée

F1C. 6j. REMBRANDT.

Le docteur Faustus.

des choses qu'on n1)' sent des aspirations indéfinies; on

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 151

;st plus touché du sens mystérieux de ces rêveries pas-

FIG. 64. REMBRANDT.

La robe de Joseph rapportée à Jacob.

sionnées que de la forme sous laquelle elles apparaissent. L'impression reçue est si vive qu'elle supprime absolu-

iS2 LA GRAVURE.

ment toute velléité de critique, et Ton se laisse aussi

FIG. 65. REMBRANDT.

Tobie aveugle courant au-devant de son fils.

peu déconcerter par certains détails, choquants partout ailleurs, qu1on ne songe à se rendre un compte mathé-

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 15}

matique des conditions spéciales et de l'habileté du faire.

||P4/¥ } I

^,,ï

FIG. 66. REMBRANDT.

Portrait de Lutraa.

En voyant le Sacrifice d'Abraham, Tobie aveugle cou-

i54 LA GRAVURE.

rant au-devant de son fils, la Résurrection de Lazare et tant d'autres chefs-d'œuvre venus de Pâme et s'adres- sant à Pâme, qui s'aviserait de s'arrêter d'abord à la trivialité ou à la bizarrerie des types et des ajustements? Celui-là seul qui, sans s'occuper du reste, commence- rait par examiner à la loupe le travail du rayon illumi- nant la scène dans Jésus guérissant les malades, dans Y Annonciation aux berger?, ou dans les pèlerins d'Em- mails.

Rembrandt a une manière immatérielle, pour ainsi dire. Tantôt il touche, il heurte le cuivre comme au ha- sard; tantôt il l'effleure et le caresse avec une délicatesse exquise, avec une dextérité magique. Il interrompt dans la lumière le trait qui marque le contour pour le re- prendre et l'accuser énergiquement dans l'ombre ; ou bien il adopte la méthode toute contraire, et, dans l'un comme dans l'autre cas, il réussit, avec la même infail- libilité, à s'emparer du regard, à le contenter, à le con- vaincre. Rembrandt se sert des outils et des procédés de la gravure comme Bossuet se sert des mots, en les sou- mettant aux besoins de sa pensée, en les contraignant de l'exprimer, sans s'inquiéter du fini, du subtil. Comme lui aussi, il se compose un style invariablement élo- quent des éléments les plus divers, du familier et du pompeux, du vulgaire et de l'héroïque, et du mélange de toutes ces parties hétérogènes résulte l'harmonie ad- mirable de l'ensemble.

Les graveurs flamands formés par Rubens et les gra- veurs hollandais contemporains n'eurent pas dans leur pays des successeurs dignes d'eux. La révolution qu'ils avaient accomplie dans l'art fut de courte durée et ne

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. i S S

s'étendit pas au delà des frontières des Pays-Bas. En

ûrr.iûtOLvdhfiite

FI G. 67. REMBRANDT.

Les Mendiants.

Italie, les estampes flamandes ou hollandaises furent naturellement dédaignées. On y disait, et cela se conçoit

iS<5

LA GRAVURE.

de la part de gens accoutumés à prendre conseil des ou- vrages de Raphaël et de Marc-Antoine, quelles sem- blaient faites « pour décorer des murs d'auberge ». En

F,wu!jç*;-!JGM^lti*Wi^X|!

FI G. 60. RE MB R AN D T.

La faiseuse de koucks.

Allemagne et en France, ou les opinions italiennes régnaient depuis le xvi° siècle, elles ne reçurent pas d'abord un accueil plus favorable. Lorsqu'on leur ac-

LA GRAVURE DANS LES PAYS-BAS. 157

corda enfin l'estime qu'elles me'ritaient, l'époque était venue les graveurs français surpassaient ceux de toutes les nations et ils ne devaient plus à bon droit songer à se faire imitateurs. Le mouvement des écoles des Pays-Bas avant la seconde moitié du xvne siècle est donc, à vrai dire, un incident dans l'histoire de Part, les chefs-d'œuvre qu'il a produits n'ayant pas eu sur la gravure en général une influence durable. Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu que les graveurs des divers pays renonçassent non seulement aux traditions d'art nationales, mais encore aux modèles qu'ils avaient sous les yeux. Comment suivre la méthode de Bolswert ou de Pontius en l'appliquant à d'autres ouvrages que ceux de Rubens et de Van Dyck? Comment approprier le faire de Visscher ou celui de Suyderhoef à des travaux entrepris d'après des tableaux peints ailleurs qu'à Ams- terdam ou à Leyde?

Cependant, au moment les écoles des Pays-Bas brillaient d'un si vif éclat, mais qui devait si tôt s'anéan- tir, que se passait-il en France et comment le beau siècle de la gravure s'y annonçait-il?

CHAPITRE VI

Les commencements de la gravure au burin et de 'u gravure a l'eau-forte en france et en angleterre Premiers essais de gravure en manière noire. Coui d'œil sur létat de la gravure en Europe avant 1660

Les Français n'avaient pu se distinguer de bonm heure dans Part de la gravure parce qu'il n'en était pa de leur pays comme de l'Italie, de l'Allemagne et de Pays-Bas, la peinture florissait depuis longtemps. Sili série se poursuit sans interruption depuis le xnr siècL des belles oeuvres produites en France par les archi tectes et par les sculpteurs, celle que forment les ouvrage de nos peintres n'a pas, à beaucoup près, une origin aussi ancienne ni une importance aussi continue. El dehors des verriers anonymes de nos cathédrales, de miniaturistes qui avaient précédé ou suivi Jean Fou quet, et de ces dessinateurs de crayons dont la manier a un charme si particulier et une originalité si délicate nous ne pouvons, à vrai dire, nous glorifier d'aucu maître peintre antérieur à Jean Cousin. Gomment 1 gravure aurait-elle grandi au moment la peintur naissait à peine ?

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 159

Dès le commencement du xvie siècle, il est vrai, et même un peu auparavant, la gravure en bois est prati- quée en France avec une certaine habileté. Les Danses macabres, traités de morale si fort en vogue à cette époque, les Livres d'heures ornés, d'autres recueils en- core imprimés avec fleurons et figures, à Paris ou à

F1G, 69. NOËL GARNIE R.

Animaux fantastiques.

Lyon, permettent déjà de pressentir les prochains chefs- d'œuvre que feront paraître en ce genre Geofroy Tory, Jean Cousin lui-même et divers dessinateurs ou graveurs en bois appartenant au règne de François Ier ou à celui de Henri II ; mais la gravure au burin ou à l'eau-forte, telle qu'elle est pratiquée alors par des orfèvres comme Jean Duvet et Etienne Delaune, par des peintres de l'école de Fontainebleau comme René Boyvin et Geo- froy Dumonstier, la gravure n'est encore qu'un moyen de populariser les imitations à outrance de la manière

i6o LA GRAVURE.

italienne. Les estampes de Nicolas Beatrizet, qui cTail-

FIC. 70. JEAN DUVET.

La puissance "royale.

leurs avait été à Rome Télève cTAgostino Musi, celles d'un autre graveur lorrain dont le nom a été italianisé,

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 161

Niccolo délia Casa, semblent avoir pour objet unique d'ériger en doctrine l'esprit de contrefaçon et d'imposer aux graveurs français cette religion négative à laquelle nos peintres s'étaient si malheureusement laissé conver- tir sous l'influence des Italiens appelés Dar François Ier.

JÎMISIT DEVS HOM1NEN ^TX. HORTIS AD COLENDAM HVMV.

FI G. 71. ETIENNE DELAI! NE.

Adam et Eve chassés du paradis.

CATIS.5J MIS,.

Pendant tout le xvie siècle et au commencement du siècle suivant, l'école française de gravure n'ayait donc ni méthode ni tendances qui lui fussent propres ; et pourtant, la mode s'en mêlant, chacun se mit à manier le burin ou la pointe. A partir du règne de Henri II jusqu'à celui de LouisXIII, qui ne grava pasen France? Des orfèvres comme Pierre Woeiriot, des peintres comme

FI G, 72. ETIENNE DELAI! NE.

Miroir.

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. i6j

Claude Corneille et Jean de Gourmont, des architectes

FIG. 73. ANDROUET DU CERCEAU.

Vase d'ornement.

comme Du Cerceau, des gentilshommes, des femmes même, Georgette de Montenay entre autres, qui dédia

r^+ LA GRAVURE.

à la reine Jeanne cTAlbret un recueil de devises et d'em- blèmes, gravé, dit-on, au moins en partie par elle, tout le monde prétendit creuser tant bien que mal le bois ou le cuivre. Encore une fois, les estampes de cette époque ne sont pour la plupart que des œuvres d'em- prunt, des copies tantôt maigres, tantôt emphatiques, des modèles venus de l'étranger. Ce n'est qu'après une longue période de servitude que les graveurs français commencent à se soustraire au joug de l'art italien pour se créer une manière et constituer enfin une école. L'honneur de ce progrès, préparé d'ailleurs par deux graveurs de portraits et de pièces historiques, Thomas de Leu et Léonard Gaultier, appartient principalement à Jacques Callot.

Il y a dans l'histoire des arts des noms auxquels la popularité demeure invariablement attachée, parce qu'aux souvenirs des talents de l'homme quelque chose se mêle de l'intérêt qu'inspirent les héros de roman. Le nom de Callot est un de ceux-là. Seul peut-être entre tous les graveurs français 1, le graveur de Nancy est encore aujourd'hui connu de la foule, et, si dignes de célébrité que soient ses ouvrages, on peut supposer qu'ils n'auraient pas suffi pour lui assurer cette renommée per- sistante ; il y fallait l'appoint de certains souvenirs, de certains faits tout biographiques, la fuite de Callot enfant, son voyage en compagnie des bohémiens, et les succès que sa bonne mine lui vaut un peu plus tard au-

i. A l'époque naquit Callot, la Lorraine, il est vrai, n'était pas encore réunie à la Fiance, mais comme la prise de Nancy par l'armée royale eut lieu du vivant même du graveur, on a le droit de comprendre celui-ci parmi les artistes français.

F1G. 7 + . THOMAS DE LEU.

Henri IV.

iC6 LA GRAVURE.

près des dames romaines, et même, assure-t-on, auprès de la femme deThomassin, son maître.

Nous venons de dire que Callot avait eu le mérite de tirer notre école de gravure de l'ornière ou elle se traînait et de lui frayer une voie nouvelle; ce ne fut pas pourtant avec une entière indépendance et sans ressou- venir de l'Italie il s'était formé. Après avoir travaillé d'abord à Florence dans l'atelier de Canta-Gallina dont la manière dégagée, le goût bizarre, ne pouvaient man- quer de séduire le futur auteur des types de Francatrippa et de Fritellino, il avait été forcé de revenir à Nancy, d'où il s'était échappé une seconde fois pour y être une seconde fois ramené par son frère aîné, dépêché à sa poursuite. Un troisième voyage l'avait conduit à Rome, sa famille le laissa, soit de bon gré, soit de guerre lasse.

Il est probable que pendant le séjour qu'il y fit1, Callot ne songea guère à mettre à profit les exemples des anciens maîtres, mais qu'il ne laissa pas d'étu- dier d'assez près ceux des prétendus maîtres con- temporains. Paul V régnait alors, et le temps était passé des Raphaël et des Marc-Antoine, aussi bien que des Jules II et des Léon X. L'éclectisme énervant des Carrache, l'impuissante fécondité du Guide avaient donné cours aux qualités secondaires et substitué dans la peinture l'agrément à la beauté. Il en était résulté un envahissement de coutumes et de doctrines frivoles qui devaient trouver leur expression la moins équivoque

i. Callot passa en tout douze années en Italie, dont trois à Rome et neuf à Florence.

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 167

dans les œuvres du Josépin et, plus tard, dans celles d'un artiste d'inclinations assez semblables à celles du graveur lorrain, le fantasque Salvator Rosa. Lorsque Callot s'établit à Rome (1609), ^e Josépin y avait atteint

Franc a Trippa. 'Trttflli

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tno

FI G. 75. J. CALLOT.

Pièce tirée de la suite intitulée Balli di Sfessania.

déjà le comble de la réputation et de la fortune, Salvator Rosa allait, à trente ans environ d'intervalle, y obtenir ses premiers succès; il semble qu'en venant prendre à ce moment la place qu'il occupe entre les habiles et les excentriques, Callot ne pouvait arriver plus à point. Aussi ne tarda-t-il pas à attirer sur lui l'attention, et lorsqu'il quitta Rome pour Florence il devait pro- duire une partie de ses plus spirituels ouvrages, son

1(59 LA GRAVURE.

nom et son talent avaient commencé déjà d'être en crédit.

A Florence, ce talent se perfectionna auprès de Giulio Parigi, et, grâce à la faveur, facilement obtenue d'ail- leurs, du duc Côme II, le nom de Callot acheva bien- tôt de devenir célèbre dans le monde des connais- seurs, comme dans celui des gens de plaisir. Menant joyeuse vie ou, tout au moins, brillante vie, dans cette même Italie son compatriote Claude le Lorrain et le noble Poussin allaient, quelques années plus tard, se faire une existence toute de recueillement et d'étude, Callot s'abandonnait librement à sa verve et semblait ne voir dans Fart qu'un moyen d'amusement, dans les personnages qui passaient devant ses yeux qu'un prétexte à caricatures, dans les sujets d'imagination, de sainteté même, que l'occasion d'inventer des figures grotesques. Comme un autre satirique français, Mathurin Régnier, qui Pavait précédé à Rome, il affectionnait les types vul- gaires, les guenilles, les difformités et jusqu'aux plaies de la débauche. Aussi les œuvres de ces deux hommes qu'il est permis de rapprocher l'un de l'autre exhalent-elles trop souvent une odeur de mauvais lieu qui les désho- nore. Elles étalent avec une franchise qui va jusqu'à l'ef- fronterie le goût des objets dégradés, de la réalité rebu- tante; toutefois, la vigueur de l'expression n'y dégénère pas toujours en cynisme, la vérité des tableaux n'y est pas toujours éhontée. Régnier et Callot ont tous deux le secret de dire positivement ce qu'il faut pour rendre leurs pensées claires, alors même qu'elles résultent de Tinspiration la plus capricieuse. On doit leur reprocher de s'être trop peu souciés d'en élever le niveau, mais on

FIC. 7(1. J. CALLOT.

Pièce tirée de la suite intitulée les Gentilshommes.

170 LA GRAVURE.

ne peut leur refuser le mérite d'avoir peint les laideurs de toute espèce dans un style ferme, beau de netteté, et d'avoir donné, chacun dans sa langue, une forme pré- cise et vraiment nationale à cet art de la satire ébauché tout au plus dans les caricatures et dans les pamphlets du temps de la Ligue.

La gravure à l'eau-forte, rarement pratiquée en Alle- magne depuis la mort d'Albert Durer, n'avait guère été plus en faveur auprès des artistes italiens, et quant aux petits maîtres hollandais dont nous avons parlé dans le chapitre qui précède, le moment n'était pas venu en- core où la plupart d'entre eux devaient produire leurs agréables ouvrages. Enfin, les eaux-fortes, aujourd'hui si justement admirées de Claude le Lorrain, sont d'une époque postérieure à celle parurent les eaux-fortes de Callot. Callot fut donc le véritable créateur du genre. La pointe acquit sous sa main une légèreté et une har- diesse que ne présageaient pas les essais antérieurs, essais à la fois rudes et lâchés. Elle imita l'allure vive et rapide du crayon dans l'indication du mouvement des figures, la rigueur de la plume, sinon celle du burin, dans le dessin des contours; en un mot, en donnant à ses plan- ches l'aspect de la correction, sans leur ôter l'apparence d'improvisation qui convient aux œuvres de cette espèce, Callot détermina les caractères et les conditions spé- ciales de la gravure à l'eau-forte. Grâce à lui, Part fran- çais attira pour la première fois l'attention des Italiens : Stefano délia Bella, Cantarini et jusqu'à Canta Gallina, qui ne dédaigna pas de copier les estampes de son an- cien élève, le Génois Benedetto Castiglione, beaucoup d'autres tentèrent, avec plus ou moins de succès, de

FIG. 77. J- CALLOT.

Pièce tirée de la suite intitulée les Gueux.

i72 LA GRAVURE.

s'approprier la manière du graveur de Nancy, et lorsque celui-ci revint se fixer en France sa réputation Pavait devancé, il y trouva des admirateurs et bientôt des imitateurs plus nombreux encore.

Présenté à Louis XIII, qui, dès cette première entre- vue, lui commanda de graver le Siège de la Rochelle, il fut accueilli à la cour avec une considération singu- lière, qu'on lui retira d'ailleurs quelques années plus tard, lorsqu'il eut le courage de résister aux volontés du cardinal. Après la prise de Nancy ( r 633) sur le duc de Lorraine, souverain de Callot, Richelieu, pour perpé- tuer le souvenir de cette conquête, avait ordonné au graveur d'en faire le sujet d'un pendant à la planche sur le Siège de la Rochelle, qu'il venait de terminer ; mais Callot s'indigna à l'idée de consacrer par ses talents l'humiliation de son prince, et il répondit à l'envoyé de Richelieu « qu'il aimerait mieux se couper le pouce que d'obéir ». La réponse n'était pas de nature à maintenir celui qui l'avait faite dans les bonnes grâces du cardi- nal ; Callot le sentit, il alla prendre congé du roi, et, peu de temps après, il se retirait dans sa ville natale, il mourut à l'âge de quarante-trois ans.

La gravure à l'eau-forte, introduite à vrai dire en France par Callot, y était devenue tout à fait de mode. Abraham Bosse et Israël Silvestre achevèrent d'en populariser l'usage, celui-ci en l'appliquant à la topographie et aux vues de monuments, celui-là en la faisant servir à Yillus- tration des livres de piété ou de science, à l'enjolive- ment des éventails ou des autres objets de luxe mis en vente alors dans cette Galerie Dauphine du Palays qu'une de ses estampes nous représente, et dont une

17+ LA GRAVURE.

comédie de Corneille porte le nom. Il publia encore un nombre infini de pièces de toute sorte, scènes de mœurs, portraits, costumes, ornements d'architecture, etc., pièces gravées presque toujours d'après ses propres dessins, quelquefois d'après ceux du peintre normand Saint- Ygny.

Abraham Bosse est sans doute un artiste de second ordre; il s'en faut qu'il soit un artiste sans mérite. Obser- vateur intelligent, sinon très délicat, il sait donner à ses figures et à l'ensemble d'une scène un caractère de vrai- semblance qui n'est pas tout à fait la vérité, mais qui est bien près d'en avoir le charme. Il possède l'instinct du dessin juste, à défaut d'un sentiment et d'un goût raffinés; enfin, à ne le prendre que comme graveur, il a beaucoup de la pratique ferme, accentuée, de Callot, avec quelque chose déjà de cette habileté sereine et toute française qui va se développer de plus en plus dans notre école de gravure, pour arriver à la perfec- tion dans la seconde moitié du xvne siècle.

On doit à Abraham Bosse des améliorations impor- tantes dans la construction des presses, dans la compo- sition des vernis, dans toute la partie matérielle de l'art; on lui doit aussi quelques écrits techniques dont le plus intéressant, le Traité des manières de graver sur V ai- rain par le moyen des eaux-fortes est, sinon le premier, au moins un des premiers livres que l'on ait publiés en France sur la gravure. Ajoutons que les estampes d'Abraham Bosse, comme celles au reste de presque tous les graveurs à l'eau-forte de son époque, dénotent une tendance continuelle à simuler avec la pointe les travaux du burin : tendance digne de remarque, mais

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 17s

blâmable à certains égards, puisqu'elle aurait pour ré- sultat cTôter à chaque genre le caractère qui lui est

im-

propre , à la gravure à Feau-forte en particulier son apparence libre et facile.

176 LA GRAVURE.

Nous touchons au moment l'école française de gravure entre pour n'en plus sortir dans la voie du progrès, ou nos graveurs, après s'être mis d'abord à la suite des graveurs étrangers, marchent déjà à leurs côtés et sont bien près de les laisser à distance. Il est nécessaire, avant de passer outre, de jeter un coup d'œil sur ce qui venait de se passer dans les écoles dont on a vu plus haut les commencements.

Les grands peintres de l'Italie avaient fini avec le xvie siècle. Le Dominiquin, il est vrai, Annibal Car- rache et quelques autres honoraient encore le siècle suivant; mais leurs ouvrages, tout empreints qu'ils sont de sentiment ou de savoir, se ressentent au moins autant du fâcheux éclectisme de l'époque et de la déca- dence générale du goût. Après eux, tous les arts s'étaient abaissés. La sculpture et l'architecture se dépravaient de plus en plus sous l'influence de Bernin et de Borro- mini. On en était venu graduellement, par soif du nou- veau, à trouver ingénieuses les fantaisies les plus extra- vagantes. Pour mieux déconsidérer la ligne droite, les statues et les bas-reliefs s'agitaient comme des corps tourmentés par un coup de vent; attitudes, draperies, et jusqu'aux accessoires le plus nécessairement immo- biles, tout était flottant et contourné. Les graveurs se montraient dignes des peintres, des sculpteurs et des architectes. A force de vouloir enchérir sur les doctrines idéalistes, on était tombé en démence, et, au milieu de cet avilissement de tous les arts, on ne songeait, en se servant du burin, qu'à se montrer impétueux et inventif; c'est-à-dire que la puissance d'invention se traduisait par le désordre ou l'allongement excessif des tailles,

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 177

l'impétuosité par l'incorrection du dessin. Les graveurs

FIG. 80. ABRAHAM BOSSE,

Pièce tirée Je la suite intitulée le Jardin de la Noblesse française.

italiens s'éloignant chaque jour un peu plus de la route

i78 LA GRAVURE.

qu'avaient tracée les maîtres, arrivèrent, par l'abus du procédé, à l'oubli presque complet des conditions essen- tielles de leur art, si bien qu'à de très rares exceptions près, on ne trouve plus jusqu'à la fin du xvme siècle qu'une stérile adresse de main dans les œuvres de l'école qui, au temps de Marc-Antoine et de ses élèves, avait prévalu sur toutes les autres.

Depuis les « petits maîtres » , héritiers d'une partie des talents et de la réputation d'Albert Durer, l'Alle- magne avait vu naître un nombre considérable de gra- veurs habiles, mais la plupart d'entre eux s'étaient expa- triés. Les uns, confondus aujourd'hui avec la seconde génération des disciples de Marc-Antoine, avaient, nous l'avons dit, abandonné le style national pour la manière italienne; les autres étaient venus s'établir en France ou dans les Pays-Bas. La guerre de Trente ans acheva la ruine de l'art allemand, qui bientôt n'eut plus guère de représentants-qu'à Francfort, s'étaient réfugiés, outre quelques graveurs des pays environnants, le Bàlois Ma- thieu Mérian et ses élèves.

Tandis que la gravure dépérissait en Italie et en Alle- magne, l'école anglaise commençait à se former : école peu riche encore, mais dont les origines et les premiers essais ne doivent pas cependant être passés sous silence. L'Angleterre avait semblé d'abord ne participer au mouvement des beaux-arts en Europe que par le com- merce qu'elle faisait de leurs produits ou par l'hospita- lité que, depuis Holbein jusqu'à Van Dyck, elle avait successivement donnée à plusieurs artistes célèbres. 11 y avait bien à Londres un certain nombre de marchands de tableaux et d'estampes, mais il ne s'y trouvait, sous

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 179

le règne de Charles Ier, ni peintres ni graveurs de quel- que mérite qui ne fussent nés hors de l'Angleterre l. Le fameux peintre de portraits, Peter Lely, dont les Anglais se glorifient, était Allemand comme Kneller, qui hérita de sa réputation, comme le graveur Hollar, dont le ta- lent n'avait pu être égalé 2. Cependant quelques rares élèves de cet habile artiste cherchaient de leur mieux à suivre ses exemples, lorsque le goût de la gravure au burin ou à l'eau-forte que leurs ouvrages développaient à grand'peine, se changea en passion pour un autre pro- cédé auquel l'école anglaise a depuis ses principaux succès.

Le prince palatin Robert, que son courage et les aventures romanesques de sa vie ont rendu si célèbre, eut la bonne fortune d'importer à Londres ce mode de gravure, dit « gravure en manière noire »; mais l'hon- neur de l'invention, quoi qu'on ait prétendu, ne lui appartient pas. Ludwigvon Siegen, lieutenant-colonel au

1. Le premier graveur au burin qui mérite d'être mentionné dans l'histoire de l'art anglais, William Faithorne, ne commença à se faire connaître qu'à une époque postérieure au règne de Charles Ier. Après la chute de ce prince dont il avait embrassé la cause, Faithorne se rendit en France, il se perfectionna sous la direction de Nanteuil, et ne revint se lïxer en Angle- terre que vers la fin de l'année i65o.

2. Hollar n'est pas seulement un des graveurs les plus dis- tingués de l'Allemagne; peu d'artistes, dans les autres pays, ont usé de la pointe avec autant d'intelligence et d'habileté : il n'en est pas un peut-être qui, dans ce genre de travail, ait excellé comme lui à rendre les détails d'ajustement et les objets les plus délicats. Son œuvre se compose de plus de deux mille pièces qui, malgré l'exiguïté des dimensions et, en général, malgré la futilité des sujets, méritent d'être classées parmi les plus remar- quables qu'ait produites, au xvne siècle, la gravure à l'eau-forte.

180 LA GRAVURE.

service du landgrave de Hesse-Cassel, avait découvert la gravure en manière noire avant la fin de Tannée 1642, puisque, dans le cours de cette année même, il faisait paraître une pièce de ce genre, le portrait de la prin- cesse Amélie-Elisabeth de Hesse, la première estampe en manière noire qui ait été mise sous les yeux du pu- blic. Quant au procédé lui-même, von Siegen refusa d1abord de le divulguer, et il écrivait au landgrave de Hesse en lui dédiant le portrait de la princesse, sa femme : « Il n'y a pas un seul graveur, un seul artiste quelconque, qui puisse deviner comment cet ouvrage a été exécuté. »

Personne en effet ne réussit à le deviner, et ce ne fut qu'après un silence de douze années que von Siegen consentit à donner communication de son secret. Le prince Robert, alors à Bruxelles, y fut initié le premier. A son tour, il choisit pour confident le peintre Walle- rant Vaillant, qui ne se crut pas apparemment tenu à une discrétion fort grande, car presque aussitôt plu- sieurs graveurs flamands s'essayèrent dans la gravure en manière noire. Les procédés une fois mis en circu- lation, on ne s'inquiéta plus de celui qui les avait ima- ginés. On l'oublia si vite et si bien que, en r 656 déjà, von Siegen était obligé de réclamer le titre que personne ne songeait plus à lui donner, et de signer ses ouvrages : « Von Siegen, premier et véritable inventeur de ce genre de gravure. » Ce fut bien pis à Londres lorsqu'on y eut vu les planches gravées par le prince Robert, et que les artistes anglais eurent appris de lui à l'aide de quels moyens ils pouvaient en produire de semblables. On se mit à l'œuvre, sans rechercher d'autres modèles; on se

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 181

préoccupa beaucoup plus des résultats que de l'histo- rique de la découverte, dont on attribua tout Thonneur

FIG. OI. LE PRINCE ROBERT.

Tête de jeune homme. (Gravure en manière noire).

au prince Robert, c'est-à-dire à celui qui, en réalité, Pavait seulement propagée.

i82 LA GRAVURE.

Le talent des premiers imitateurs du prince Robert, comme le talent de l'initiateur lui-même, ne s'élève guère au-dessus de la médiocrité. Parmi leurs succes- seurs directs et les successeurs de ceux-ci, il en est peu dont les ouvrages aient une valeur plus grande; mais au xvmc siècle, à l'époque Joshua Reynolds entre- prendra, comme autrefois Rubens à Anvers, de diriger lui-même les travaux de la gravure, le nombre des ha- biles graveurs en manière noire deviendra considérable en Angleterre. Earlom, Ardell, Smith, Dickinson,Green, Watson, beaucoup d'autres qui mériteraient aussi d'être cités, étendent alors singulièrement les ressources du procédé, en l'appliquant à la traduction des œuvres du maître. La manière noire, réservée d'abord pour la gra- vure des portraits, sert à reproduire des modèles de tous genres, tableaux de fleurs, sujets de genre, d'his- toire même, et, de progrès en progrès, elle finit par acquérir une perfection matérielle dont les Anglais, au commencement de notre siècle, semblaient encore avoir gardé le privilège.

Les moyens employés pour graver en manière noire diffèrent complètement des opérations du burin et de la pointe. Avec ces deux instruments, on indique sur le cuivre, par des tailles ou par des traits, les ombres et les demi-teintes : dans la gravure en manière noire, au contraire, l'outil dont on se sert racle le métal, afin d'y figurer les lumières, et laisse intactes les parties de la planche correspondant aux ombres à obtenir. Au lieu d'offrir une surface plane et lisse, comme les planches destinées à être gravées en taille-douce, cette planche doit avoir été préalablement grenée par un instrument

COMMENCEMENTS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 183

d'acier nommé berceau qui a la forme d'un ciseau, et dont la partie tranchante, taillée en biseau et dentelée, est semi-circulaire, ou bien (et c'est en général ce qui se pratique aujourd'hui) la grenure de la surface sur laqi1"' " graveur opérera aura été le résultat de l'ac- par un appareil mécanique combiné à cet

dessin se trouve décalqué, suivant la tjOfj 7/c y *e, sur ce champ ainsi préparé, on use

^èf efc - c le grattoir le grain produit par le

/ , les parties que l'on veut rendre ou

^o^S9Qç Jt rès légèrement teintées. Les par-

3 or ... e s qu s aplanies reportent les ombres

, \; <?//- l'ép ombres sont d'autant plus denses,

^s jutant p mutées, qu'elles résultent du grain même,

c/<?/ ^tes ît-à-dire d'une préparation d'ensemble propre à se ^9ff f> 0/ >rger d'encre facilement, et qu'elles ne se composent e, e r/J'a seulement, comme dans les gravures au burin, de 'ey^ c<?.y . .ijïles plus ou moins serrées ou entre-croisées.

Sous ce rapport, la gravure en manière noire pré- sente un avantage sur les autres procédés, mais en de- hors de cela elle leur est fort inférieure. Les aspérités qui couvrent une planche préparée au berceau et le simple grattage par lequel on les supprime ou on les modifie sont des obstacles matériels à la fermeté du dessin ; ce n'est qu'au burin ou à la pointe qu'il appar- tient de tracer des contours d'une netteté parfaite. La précision et la délicatesse dans le modelé, le fini des détails, ne sauraient être non plus le produit des tra- vaux du grattoir. Enfin si la manière noire convient à la gravure des tableaux la lumière est rare et con-

i»+ LA GRAVURE.

centrée, elle est impuissante à rendre les œuvres d'un aspect calme et d'un effet limpide.

Vers le temps les graveurs anglais commençaient à prendre rang parmi les artistes, ou Callot et, un peu après lui, quelques graveurs français déjà remarquablement habiles réussissaient à fonder l'école qu'allaient bientôt illustrer les maîtres proprement dits, alors que les gra- veurs italiens ou allemands déméritaient de plus en plus, chez les autres nations qu'y avait-il? En Espagne, une brillante phalange de peintres, dont quelques-uns, comme Ribera, ont laissé des eaux-fortes : peu ou point de graveurs de profession ; en Suisse, après Jost Amman, à Zurich en i53q et mort en i5q[, un certain nombre de graveurs de vignettes, héritiers de son habileté super- ficielle et de ses habitudes d'industriel plutôt que d'ar- tiste, — graveurs confondus d'ailleurs, pour la plupart, avec les graveurs allemands de la même époque. Enfin le peu de Suédois ou de Polonais qui avaient étudié l'art, soit dans les Flandres soit en Allemagne, ne réussirent pas à en populariser le goût dans leurs pays, et leurs noms ne pourraient guère figurer que pour mémoire parmi ceux des graveurs que nous avons men- tionnés jusqu'ici.

La première des deux grandes phases de l'histoire de la gravure prend fin à peu près au milieu du xvn" siècle. On a vu l'influence de Marc-Antoine, combattue d'abord par l'influence d'Albert Durer, triompher sans peine de celle-ci, et régner seule en Italie, en Allemagne, en France même, jusqu'à l'apparition des œuvres de Callot et de ses contemporains, tandis que dans les Pays-Bas Fart conserve une physionomie à part, se développe

COMMENCEMENTS EN HIANCE ET EN ANGLETERRE. i8j

lentement et finit par subir, sous l'autorité de Rubens, une transformation complète, mais de peu de durée. L'école flamande va bientôt s'absorber dans la nôtre, et c'est alors qu'une seconde phase, qu'on pourrait appeler V époque française, s'ouvrira pour la gravure.

S'il était permis, en s'autorisant d'exemples donnés ailleurs, de rapprocher les uns des autres tant d'hommes séparés par la diversité de leurs talents et par la dis- tance des âges, on pourrait distribuer les graveurs an- ciens dans un ordre analogue à celui qu'ont adopté, pour une série d'artistes beaucoup plus grands, le pein- tre de Y Apothéose d'Homère et le peintre de YHémi- cycle du palais des beaux-arts. On essayerait de se les représenter à part soi comme un maître réussirait à nous les montrer. Au centre, Finiguerra, le premier de la race ; auprès de lui, d'un côté, le maître de 1466, Martin Schongauer, Albert Durer; de l'autre, Mantegna et Marc-Antoine, entourés, comme les trois maîtres alle- mands, de la foule de leurs disciples et gardant, au mi- lieu de ceux-ci, leur attitude de chefs. Entre les deux groupes, mais un peu plus rapproché des Allemands que des Italiens, Lucas de Leyde occuperait parmi les graveurs hollandais la première place qui lui revient de droit, et dont lui seul ne se jugeait pas digne. Au-dessous de ces maîtres primitifs que nous nous figurons portant ' sur leurs fronts l'expression de sévérité qui caractérise leurs oeuvres, se presseraient, non sans quelque turbu- lence, ces hardis novateurs dont le mérite consiste sur- tout dans la verve de l'exécution : Bolswert, Vorster- man, Pontius, Corneille Visscher, Van Dalen et leurs rivaux. Rembrandt méditerait à l'écart, sombre, et

i8<5 LA GRAVURE.

comme enveloppé de mystère. Enfin, on entreverrait au second plan les graveurs seulement spirituels: les petits maîtres hollandais et Callot, Hollar et Israël Silvestre.

Si, au contraire, pour résumer les progrès réalisés jusqu'au moment ou nous sommes parvenus, il faut s'interdire le domaine des abstractions et demeurer dans les termes du fait, on pourrait aisément indiquer la marche de Part en ne prenant pour spécimens que quel- ques estampes d'une beauté achevée. On conseillerait alors de choisir, parmi les productions de. la gravure ancienne: la Mise au tombeau, de Mantegna, et le Mas- sacre des Innocents, de Marc-Antoine, la Mort de la Vierge, de Martin Schongauer, et la Mélancolie d'Albert Durer, le Calvaire, de Lucas de Leyde, et Jésus gué- rissant les malades, de Rembrandt, le Couronnement d'épines, de Bolswert, et le Portrait de Rubens, par Pontius, ou celui de Gellius de Bouma, par Corneille Visscher, enfin la Foire de Florence, ou le Parterre de Nancy, de Callot, et le Bouvier, ou, mieux encore, le Soleil levant, de Claude le Lorrain. Heureux celui qui posséderait ce petit nombre de chefs-d'œuvre, et qui, plus sagement inspiré que la plupart des amateurs, pré- férerait quelques morceaux exquis à une collection vo- lumineuse!

CHAPITRE VII

Les graveurs français sous le règne de Louis XIV.

Nous avons suivi la marche et les progrès successifs de Part de la gravure, depuis le moment il commence à se révéler dans des essais plus ou moins heureux, jus- qu'à celui des progrès importants ont été partout accomplis. Quelque brillante que soit cette première phase, elle ne comprend cependant, à vrai dire, que les origines de Fart : l'époque que nous allons parcourir est celle de ses perfectionnements décisifs et de son en- tier épanouissement.

On a vu que les écoles d'Italie et des Pays-Bas avaient, chacune dans un sens différent, puissamment étendu les ressources de la gravure ; mais ni Tune ni l'autre ne les avait épuisées. Les qualités de dessin sem- bleraient portées à une perfection inimitable dans les œuvres de Marc-Antoine, si l'on ne trouvait dans celles des maîtres français du xvir siècle les exemples d'une intelligence plus pénétrante de la forme et d'une correc- tion plus irréprochable encore. Les estampes produites sous l'influence directe de Rubens ne furent les meilleurs

188 LA GRAVURE.

modules de la science du coloris et de l'effet que jusqu'au jour ou parurent les planches gravées à Paris par Gérard Audran. Enfin, si les graveurs anciens s'étaient appli- qués à mettre en relief un certain genre de beauté con- forme au goût et aux aptitudes particulières de l'école à laquelle chacun d'eux appartenait, aucun n'avait cher- ché, ou du moins n'avait réussi, à présenter dans leur ensemble tous les genres de beautés propres à l'art. Il était réservé aux graveurs français du siècle de Louis XIV de réunir, par un effort suprême, des conditions qui jusque-là semblaient s'exclure. En se montrant dessina- teurs aussi savants, coloristes aussi habiles que leurs prédécesseurs, quels qu'ils fussent, ils l'emportèrent sur eux par l'harmonie de toutes les qualités, par la sou- plesse de leurs doctrines et de leur manière.

Les graveurs du règne de Louis XI 1 1 avaient annoncé dans leurs ouvrages ce mérite nouveau et préparé la venue des maîtres par excellence. A partir du moment ou notre école de peinture commence à s'affranchir de l'imitation systématique, pour faire, dans une certaine mesure, acte d'indépendance , l'art du burin s'avance résolument dans la voie qui lui est ouverte et se signale par des progrès de plus en plus significatifs. Sans parler de Thomas de Leu, qui d'ailleurs, n'était peut-être pas en France 1, ni même de Léonard Gaultier, parce qu'ils ont l'un et l'autre travaillé surtout sous le règne de Henri IV, Jean Morin, dont la manière, à la fois si pit-

i. Ses premières planches sont signées tantôt de Leemv tantôt Tomaes de Leu, ce qui a fait supposer à plusieurs écrivains, à M. Robert-Dumesnil entre autres, que Thomas de Leu était venu de quelque ville des Flandres s'établir à Paris.

FIC. 82. JEAN MORIN.

Antoine Vitré, d'après Philippe de Champaigne.

i9o LA GRAVURE.

toresque et si ferme, procède d'un mélange particulier de travaux à Peau-forte, à la pointe sèche et au burin ; Michel Lasne, Claude Mellan, quelles que soient la facilité un peu prétentieuse et l'adresse trop souvent affectée de sa pratique, d'autres graveurs au burin diversement habiles n'empruntent plus rien des exem- ples étrangers. Leurs travaux font déjà mieux que pré- sager l'essor de l'art français; mais bientôt les graveurs remarquables ne se comptent plus dans notre école, et nous ne citerons ici que ceux dont les noms ont gardé une importance exceptionnelle dans ce riche ensemble de talents.

L'un des plus éminents en mérite et aussi l'un des pre- miers suivant l'ordre chronologique, Robert Nanteuil, que ses parents destinaient au barreau, n'annonçait pas dans les inclinations de sa jeunesse cette vocation irré- sistible pour les arts, indice ordinaire des grands talents. Tout en étudiant les lettres et les sciences à Reims, il était en 1626, il s'occupait bien de dessin et de gravure, mais sans volonté de s'y appliquer avec suite. Il paraît cependant qu'après avoir traité si légèrement, et à ses moments perdus, l'art qui devait un jour le rendre célèbre, il jugea de bonne heure en avoir fait un apprentissage suffisant, puisqu'il entreprit, à dix-neuf ans, de graver le frontispice de sa thèse de philosophie.

C'était alors l'usage d'orner ces sortes de pièces de figures et d'attributs relatifs soit à la qualité du candidat, soit à la matière sur laquelle il s'agissait pour lui d'argu- menter. Les peintres les plus distingués ne dédaignaient pas d'en dessiner les modèles, et les frontispices gravés d'après Philippe de Champaigne, Lesueur et Lebrun,

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 191

ne sont indignes ni du talent ordinaire ni de la renom- me'e de ces artistes. Nanteuil voulut à leur exemple pro- duire une œuvre magistrale, et pre'tendit assez ambi- tieusement lui donner une apparence de pompe aussi peu conforme à la condition du récipiendaire qu'à sa médiocre expérience de l'art. Quoi qu'il en soit, la thèse fut soutenue par lui à la satisfaction des juges, et la très mauvaise gravure qui en accompagnait le texte admirée dans le monde qu'il fréquentait *. Quelques pièces de vers qu'il adressa à des dames2 accrurent encore sa réputation, et lui valurent auprès de ses con- citoyens celle d'un homme universel. Malheureusement, à tous ces succès publics d'autres s'étaient ajoutés d'un caractère plus intime qui ne tardèrent pas à s'ébruiter, et de nouvelles aventures ayant, à ce qu'il paraît, amené un fâcheux éclat, Nanteuil , qui peu auparavant avait épousé la sœur du graveur Regnesson, se vit obligé de quitter presque furtivement la ville il ne comptait naguère que des admirateurs et des amis. Par une coïn- cidence fatale, la famille du fugitif se trouva ruinée à la même époque : il fallut que celui-ci songeât à vivre

1. Cette gravure, représentant une Sainte Famille, porte ces mots inscrits sur une pierre, à droite : R. Nanteuil Philosophie auditor sculpebat Rhemis An0 dni 1645.

2. Nanteuil ne s'en tint pas aux essais poétiques de sa jeu- nesse. On a de lui une sorte de placet en vers qu'il présenta un jour à Louis XIV pour s'excuser de n'avoir pas achevé, au jour dit, la gravure d'un portrait commandé par le roi. Ces vers que cite l'abbé Lambert dans son Histoire littéraire du règne de Louis XIV, et quelques autres composés par Nanteuil à la louange de Mlle deScudéry, ne sont pas de nature à faire regretter que le célèbre graveur n'ait pas plus souvent quitté le burin pour la plume.

iya LA GRAVURE.

de son propre travail et à chercher une source de for- tune dans la pratique professionnelle des arts du dessin. Renonçant à l'étude du droit, il se met en route pour Paris, il arrive pauvre, inconnu, mais déterminé à réussir. Comment, toutefois, sans aucune recomman- dation préalable, se créer des protecteurs dans cette grande ville? Comment y former des liaisons utiles? Au bout de quelques jours perdus à la recherche d'une chance favorable, Nanteuil, dit-on, s'avisa d'une ruse singulière. Il avait apporté de Reims, comme échan- tillon de son savoir-faire, quelques portraits au crayon ; il en choisit un, attendu la porte de la Sorbonne l'heure ou les jeunes étudiants en théologie sortent du cours, entre à leur suite chez un traiteur du voisinage ils avaient coutume de prendre leur repas, et feint de cher- cher parmi eux celui dont il avait, disait-il, fait le por- trait la semaine précédente. Il ne connaissait ni son nom ni sa demeure, et il pensait que ses condisciples voudraient bien lui donner quelque indication à ce sujet, lorsqu'ils auraient jeté les yeux sur le dessin. Il serait superflu d'ajouter que le prétendu original ne put être reconnu, mais le portrait passa de main en main et parut agréable; on en demanda le prix à l'auteur qui n'eut garde de se montrer exigeant, et quelques-uns de ces jeunes gens, séduits par la modicité de la somme, offrirent à Nanteuil déposer devant lui. Les premiersdessins ache- vés, avec l'approbation des modèles, d'autres étudiants à leur tour voulurent avoir leurs portraits et les mon- trèrent à leurs familles et à leurs amis. Cela valut au jeune artiste des travaux plus fructueux. De proche en proche, ses relations s'étendirent; il en vint bientôt à

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 193

être chargé de reproduire sur le cuivre les dessins qui lui avaient été commandés par des membres du parle- ment et des personnages de la cour; enfin, le roi, dont ensuite il grava le portrait jusqu'à onze fois dans des formats différents, lui accorda dès lors plusieurs séances, au bout desquelles Nanteuil reçut le brevet d1une pen- sion et le titre de dessinateur du cabinet1.

Louis XIV ne se contenta pas de récompenser un talent déjà hors ligne; il voulut aussi par des mesures générales stimuler le développement de Part lui-même qu'il déclara « libéral»2. Il permit aux graveurs de l'exercer sans être soumis « à des maîtrises, ni assujettis à d'autres lois qu'à celles de leur génie », et, sept années plus tard (1667), l'établissement royal des Gobelins de- vint une véritable académie de gravure. Tandis que Lebrun, qui en eut le premier la direction générale, y réunissait des peintres, des dessinateurs, des sculpteurs même, et y faisait exécuter d'après ses cartons les tapis- series des Eléments et des Saisons, Sébastien Leclerc présidait aux travaux entrepris, aux frais du roi, par de nombreux graveurs français ou étrangers.

1. La plupart des dessins de Nanteuil sont exécutés aux trois crayons, renforcés dans certaines parties de légères teintes de pastel. La couleur en est sobre et fine ; elle offre beaucoup d'a- nalogie avec celle des charmants crayons français du xvie siècle. Nanteuil a sans doute dessiné beaucoup de portraits qu'il n'a pas gravés ensuite, mais il en a gravé bien peu qu'il n'ait préalable- ment dessinés. Il est à remarquer aussi que dans son œuvre, composé de plus de deux cent trente pièces, on ne trouve que dix-huit sujets ou vignettes et, particularité singulière, que huit portraits les mains ne soient pas cachées. Encore six de ceux-ci ne laissent-ils voir qu'une seule main.

2. Edit de Saint-Jean-de-Lu^. 1660.

iy+ LA GRAVURE.

Edelinck, l'un de ceux-ci, avait été appelé en France par Colbert. à Anvers en 1640, contemporain des élèves formés par les graveurs disciples de Rubens, il se distinguait comme eux par la vigueur du faire et par la science de l'effet. Une fois à Paris, il avait ajouté à ces qualités flamandes les qualités propres à notre école, et il s'était bientôt placé au premier rang des gra- veurs de.répoque. Doué d'une souplesse d'intelligence et d'une pénétration singulières, il savait s'assimiler, pour l'améliorer quelquefois, la manière des peintres dont il reproduisait les tableaux, et changer de sentiment, pour ainsi dire, aussi souvent que de modèle. Après avoir débuté ici par sa Sainte Famille dite la Vierge de Fran- çois I". d'après Raphaël, planche d'un aspect sévère et d'un dessin tout italien, il grave successivement, d'après Lebrun, la Madeleine, le Christ aux anges, la Famille de Darius, traductions admirables ou les défauts des originaux sont atténués et les mérites accrus par des moyens qui n'en laissent pas moins ressortir le carac- tère particulier et essentiel. Edelinck, en interprétant les œuvres de Lebrun, n'en change ni la signification ni le style; il leur donne seulement plus de vraisem- blance et de naturel, comme lorsqu'il grave d'après Ri- gaud, dont la pompe et le flamboyant deviennent sous son burin de la richesse et de la verve. S'agit-il, au con- traire, de rendre une peinture l'habileté se montre calme et mesurée? Ce talent si hardi, si brillant tout à l'heure, s'empreint de sérénité, et produit, avec une mer- veilleuse tempérance dans l'exécution, le portrait de Philippe de Champaigne, objet, dit-on, de la prédilec- tion du graveur, et l'un des chefs-d'œuvre de la gravure.

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 19s

A l'époque Edelinck arriva à Paris, Nanteuil, plus âgé que lui de près de quinze anne'es, occupait aux Gohelins un atelier voisin de celui s'installa le nouveau venu. Il y aurait lieu de s'étonner de cette apparence d'égalité entre les faveurs accordées à deux hommes alors si inégaux en réputation et en titres acquis, si Ton ne se rendait compte du dessein dans lequel ils étaient réunis et de l'esprit même de l'insti- tution.

Dans cet établissement des Gobelins, les choses se passaient à peu près comme au temps de Laurent de Médicis, dans les jardins de Saint-Marc, à Florence. Les artistes en renom se trouvaient mêlés aux débu- tants ; ils ne travaillaient pas tous ensemble, mais ils travaillaient assez près les uns des autres pour que l'expérience des maîtres profitât incessamment aux artistes moins avancés, et que l'émulation excitée par l'exemple entretînt chez tous la continuité des efforts. L'art français venait d'être honoré par des peintres de premier ordre, Poussin, Claude le Lorrain, Lesueur; mais les deux premiers avaient vécu isolés et loin de la France1; le troisième était mort sans laisser d'élèves ni, par conséquent, de tradition. Il semblait urgent dès lors, pour perpétuer la gloire de l'école, de rapprocher des talents achevés les talents plus jeunes et encore in- complets, et de les diriger tous vers un même but dans une certaine communauté de travaux. Colbert en con- çut le projet et le réalisa en choisissant parmi les pein-

i. Claude, il est vrai, existait encore en 1667; mais après l'époque de sa seconde installation à Rome (1627), il ne revit jamais sa patrie.

i96 LA GRAVURE.

très, les sculpteurs et les graveurs, tout ce qu'il y avait alors d'artistes consommés ou paraissant déjà dignes d'encouragement. Il les rassembla aux Gobelins et leur donna pour chef l'homme qui, par caractère, convenait le mieux à ce rôle d'organisateur et de directeur souve- rain. « Il y avait entre Louis XIV et Lebrun harmonie préétablie » , dit M. Vitet1, et quand le peintre mou- rut (1690), « ni son maître ni lui n'avaient encore laissé entamer leurs frontières». Lebrun eût donc pu s'appro- prier le mot fameux du roi en l'appliquant à son propre absolutisme, et dire qu'à lui seul il représentait l'art national. Tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait aux arts du dessin, depuis les statues et les tableaux des- tinés à décorer les monuments jusqu'aux meubles et aux objets d'orfèvrerie, tout fut soumis à son autorité et subit son influence : influence regrettable à certains égards, qui donna aux peintures et aux sculptures de l'époque un aspect trop invariablement fastueux, mais qui, du moins, ne put être défavorable à la gravure, puisque le burin transforma souvent en chefs-d'œuvre les peintures contemporaines.

D'ailleurs, au moment oti Lebrun fut appelé au gou- vernement des arts, le nombre des graveurs expéri- mentés était déjà considérable dans notre pays. Jean Pesne , le traducteur par excellence des œuvres de Poussin, avait fait paraître plusieurs de ces mâles estampes qui, de nos jours encore, maintiennent si justement en honneur le nom du graveur de l'Evanouis- sement dEsther , du Testament d'Eiuiamidas et des

1. Vitet, Eustache Lesueur.

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 197

Sept Sacrements. Claudine Bouzonnet, dite Claudia

Stella, qui par Ténergie extraordinaire de son talent, s'est mise au premier rang des femmes graveurs, Etienne

rçH LA GRAVURE.

Baudet, Gantrel, s'étaient, comme Jean Pesne, presque exclusivement appliqués à reproduire les compositions du noble peintre des Andelys. De leur côté, François de Poilly, Roullet, Masson que son portrait du comte d'Harcourt et ses Pèlerins d'Emmaiïs, d'après Titien, ont rendu si célèbre, plusieurs autres dont les noms ne sont pas moins connus, avaient fait leurs preuves de talent avant de se consacrer à la reproduction des tableaux de Lebrun. Enfin, Nanteuil qui n'a gravé d'après celui-ci que quelques portraits, jouissait déjà d'une grande réputation lorsque Colbert institua aux Gobelins cette espèce de confrérie d'artistes et voulut qu'il y entrât l'un des premiers. Edelinck, dès qu'il y fut admis à son tour, s'empressa de profiter des conseils du maître qu'il lui était donné d'approcher ; à son exem- ple et sous ses yeux, il s'essaya bientôt dans la gravure de portrait.

Qui en effet pouvait mieux que Nanteuil enseigner l'art spécial il n'a eu que bien peu de rivaux, per- sonne ne l'a surpassé ? Aujourd'hui encore, lorsqu'on regarde ces portraits admirables, on en constate la res- semblance comme si l'on avait connu les modèles. Le caractère des traits de chaque personnage y est si nette- tement défini, la physionomie y paraît rendue avec tant de justesse qu'on ne saurait douter de la vérité absolue de l'aspect. Dans les détails, nulle trace de prétentions pittoresques ; point de recherche excessive du moyen, point de ruse ni d'affectation d'aucune sorte ; toujours un faire clair et limpide, une manière mesurée, si me- surée même qu'au premier coup d'ieil elle a je ne sais quel air de froideur ne se méprennent point les dé-

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 199

licats, mais qui peut tromper les esprits pressés, ceux qu'il faut émouvoir et conquérir tout d'abord. Les por- traits de Xantcuil se présentent à l'état de calme extérieur dans lequel on est accoutumé à voir la nature, et il est possible qu'ils semblent presque dépourvus d'art parce qu'ils n'étalent pas d'artifice; mais qu'on les examine avec quelque attention, on y découvrira l'habileté véri- table et la plus rare : celle qui se cache sous les dehors de la simplicité.

Si le Turenne, le président de Bellièvre [Pomponne], si les portraits de Van Steenberghen (dit l'Avocat de Hollande .de Pierre de Maridat,àe, Lamothe LeVayer, de Loret, etc., sont des chefs-d'œuvre de finesse dans le dessin et dans l'expression, au point de vue de l'exé- cution matérielle, ils attestent encore le goût exquis et la merveilleuse dextérité du graveur; mais il faut les étudier de près pour discerner la diversité des travaux et pour s'apercevoir que cette manœuvre est aussi sûre que facile, aussi savante que modeste.

Le plus ordinairement, Nanteuil fait usage, dans les demi-teintes, de points espacés selon le degré de colo- ration nécessaire et accompagnés de tailles très fines et très courtes. Quelquefois ce procédé lui suffit, non seu- lement pour modeler les parties les plus voisines de la lumière, mais pour établir les ombres mêmes, comme dans le portrait de Christine de Suède, gravé entièrement de la sorte. Celui d'Edouard Mole, au contraire, n'est gravé qu'en tailles pures. Souvent le soyeux des cheveux est exprimé par des traits souples et continus, dont quelques-uns, se détachant de la masse principale pour se jouer sur le fond, rompent la monotonie du travail et

aoo LA GRAVURE.

simulent le mouvement par l'indécision des contours. Souvent aussi, des tailles déliées, interrompues, ou di- rigées en sens contraire sans pour cela s'entre-croiser, caractérisent en perfection l'espèce de certains corps et imitent le moelleux des fourrures ou le lustre de la moire. Néanmoins il peut se faire que le même mode de pratique produise, sous la main du maître, les résul- tats les plus opposés ; telle estampe accuse dans le grain des chairs une méthode appliquée ailleurs, et avec un succès égal, à l'exécution des draperies. En un mot, Nanteuil ne réserve pas l'emploi d'un moyen pour des occasions fixes et déterminées à l'avance. Tout en le sub- ordonnant judicieusement à la convenance, il en tire à volonté les ressources dont il a besoin, et, quelle que soit la voie suivie, il semble toujours qu'il ait pris la plus sûre pour arriver précisément au but.

Les enseignements de Nanteuil ne furent pas les seuls auxquels Edelinck crut devoir recourir; il améliora encore sa manière en étudiant celle de son compatriote Nicolas Pitau, que Colbert avait aussi appelé d'Anvers pour l'établir aux Gobelins, puis en acquérant le,secret d'un faire brillant auprès de François de Poilly. Auquel de ces graveurs dut-il le plus? C'est ce qu'on ne saurait apprécier avec certitude ; l'élève, après s'être enrichi des qualités de chacun de ses maîtres, n'imita pas l'un plus particulièrement que l'autre : il ne fit que s'inspirer des exemples de tous.

Nanteuil et Edelinck, rapprochés d'abord par leurs travaux, se lièrent bientôt d'une étroite amitié, malgré la différence des âges et la différence, plus grande encore, de leurs inclinations. Le graveur français avait fait venir

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 201

sa femme de Reims à Paris, dès qu'il s'y était vu en veine de succès et de fortune; mais il avait en même temps à peu près repris le train de sa jeunesse. Fort recherché dans le monde il brillait, en commerce ordinaire avec les beaux esprits du cercle de MUe de Scudéry aussi bien qu'avec des gens amis de distractions moins strictement intellectuelles, Nanteuil, par un étrange contraste avec les apparences recueillies de son talent,' menait dans les salons ou dans les cabarets à la mode une vie de dissipation qui rend d'autant plus surprenant le nombre des œuvres qu'il a produites. L'altération même de sa santé ne modifia pas ses habi- tudes. Il continua jusqu'à la fin de partager son exis- tence entre le travail et les plaisirs du monde, et lors- qu'il mourut en 1678, à l'âge de cinquante- deux ans, Nanteuil ne laissa rien ou à peu près rien à sa femme, malgré les sommes considérables qu'il avait gagnées depuis son arrivée à Paris.

La destinée d'Edelinck fut bien différente. Il vécut dans la retraite, tout entier aux travaux de son art, sans autre ambition que celle de devenir marguillier de sa paroisse : dignité qui lui avait été refusée, dit-on, sous prétexte qu'elle était réservée aux marchands et aux procureurs, et dont il ne fut à la fin revêtu que parce que, sur sa plainte, le roi ne dédaigna pas d'intervenir. Cette faveur, la seule peut-être qu'Edelinck ait personnelle- ment sollicitée, n'était pas au reste la première qu'il dût à la protection de Louis XIV. Avant d'être marguillier, il portait le titre de « premier dessinateur du cabinet »; comme Lebrun, comme Mansart, comme Le Nôtre, il était chevalier de l'ordre de Saint-Michel, et l'Académie

202 LA GRAVURE.

de peinture Pavait admis au nombre de ses conseillers. Sa vieillesse fut calme, laborieuse, semblable au reste de sa vie, et, lorsqu'il mourut en 1707, ses deux frères, son lïls Nicolas qui, tous trois, avaient été ses élèves, héritèrent d'une fortune aussi sagement ménagée qu'elle avait été honorablement acquise.

Edelinck survécut aux principaux graveurs du règne de Louis XIV. François de Poilly, Roullet, Masson, Jean Pesne, avaient, de plus ou moins près, suivi Nan- teuil dans la tombe. Déjà, cet établissement des Gobe- lins, naguère si riche en talents de premier ordre, avait vu les élèves succéder aux maîtres, les artistes seule- ment habiles aux artistes hautement inspirés. Van Schup- pen y avait remplacé Nanteuil, comme Mignard y avait pris la place de Lebrun, par nécessité plutôt que par droit d'héritage. Enfin, le plus éminent des graveurs de l'époque, Gérard Audran, dont nous n'avons pas parlé encore de peur d'introduire quelque confusion dans l'exposé des faits, Gérard Audran était mort en 1703, et si plusieurs membres de sa famille portaient avec hon- neur le nom qu'il avait illustré, aucun d'eux cependant ne pouvait en soutenir toute la gloire.

On n'oserait dire que Gérard Audran fut un graveur de génie, parce qu'il ne semble pas permis d'appliquer ce mot à un homme dont le rôle était de traduire les in- ventions d'autrui et de se conformer à des modèles qu'il n'avait pas lui-même tracés ; pourtant comment qualifier ce talent plein de sève, cette puissance de sen- timent éclatante, cette méthode d'exécution si ample, si imprévue, si originale ? Lorsqu'on regarde les estampes du maître, n'y reconnait-on que des témoignages tout

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV 303

extérieurs d'habileté ? N'y sent-on pas aussi un mérite

FI G. 84. JEAN PESNE.

Portrait de Nicolas Poussin.

plus secret, quelque chose de personnel et d'animé qui

2o+ LA GRAVURE.

les élève au rang des œuvres de l'imagination ? Il ne leur manque peut-être à celles du moins qui repro- duisent les tableaux de Lebrun ou de Mignard, que d'avoir été faites d'après des modèles d'une beauté plus pure. Encore ceux-si s'ennoblissent-ils tellement dans ces traductions créatrices qu'ils semblent eux-mêmes dignes d'une admiration sans réserve, et que l'on con- çoit la méprise des Italiens, croyant, à la vue des Ba- tailles d'Alexandre gravées d'après Lebrun, que la France avait aussi son Raphaël, tandis que, à la diffé- rence près des manières, elle ne pouvait se glorifier que d'un autre Marc-Antoine.

Gérard Audran, à Lyon en 1640, y avait reçu de son père les premiers enseignements de l'art. Il vint en- suite à Paris se placer sous la direction des maîtres les plus renommés de l'époque, et se trouva, par leur entre- mise, en relation avec Lebrun qui lui donna d'abord à graver une composition de Raphaël. En entreprenant ce travail, Audran n'avait pas devant les yeux le tableau même, comme Edelinck lorsqu'il grava la Vierge de François Ier. Le modèle n'était qu'une copie dessinée que Lebrun avait rapportée de son voyage en Italie ; de sans doute le caractère moderne et le style français dont la gravure garda, à ce qu'il paraît, l'empreinte. Mé- content de son ouvrage, le jeune artiste ne le publia point ; il résolut d'aller étudier les maîtres italiens sur place, de se perfectionner directement à leur école, et de ne graver dorénavant d'autres peintures que celles dont il pourrait juger sans le danger d'un intermédiaire. Il partit donc pour Rome et y passa trois ans, durant lesquels il fit au Vatican plusieurs copies peintes, une

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FIG. 85. GÉRARD AUDRAN.

La Noblesse, d'après Raphaël.

2o6 LA GRAVURE.

multitude de dessins d'après l'antique, quelques planches d'après Raphaël, le Dominiquin, les Carrache, et la gra- vure d'un plafond de Pietro da Cortona, estampe qu'il dédia à Colhert.

En rendant cet hommage au ministre qui l'avait pro- tégé dès son arrivée à Paris, et qui lui avait, à la solli- citation de Lebrun, fourni les moyens de séjourner en Italie, il s'acquittait d'un devoir de reconnaissance : de la part de Colbert, ce fut un acte de justice que de rap- peler Audran en France et de le charger de graver, pour le grand ouvrage dit le Cabinet ait roi, la suite, récem- ment terminée, des Batailles d'Alexandre. Une pension et un atelier aux Gohelins, récompense ordinaire des talents qui se manifestaient avec éclat, furent en outre accordés au graveur, alors âgé de vingt-neuf ans. Il ne sera pas superflu d'ajouter que six années (1672-1678) suffirent à Audran pour l'accomplissement de la vaste tâche que Colbert lui avait confiée.

Traité en ami, et presque sur le pied de l'égalité, par Lebrun qui ne se départait en faveur de nul autre de ses habitudes de suprématie officielle, Audran exerça sur le premier peintre du roi une influence considérable, bien que secrète. Lebrun, quoi qu'on en ait dit1, n'était pas d'humeur à douter ouvertement de son infaillibilité et à afficher sa déférence pour les avis d'un artiste

1. On prétend que Lebrun proclama un jour qu'Audran avait « embelli ses tableaux ». Peut-être aura-t-il dit « qu'il ne les avait pas gâtés », et ce mot dans la bouche d'un homme comme lui paraîtrait déjà bien modeste; mais il est au moins difficile de se représenter Lebrun faisant publiquement acte d'humilité complète.

FI G. 86. GÉRARD Al'DRSJi.

La Navigation, d'après Raphaël.

208 LA GRAVURE.

beaucoup plus jeune que lui, à peu près son élève, et par conséquent sans autorité hiérarchique; mais il le consultait souvent et l'écoutait à porte close. En outre, ce qui était suffisamment significatif lorsqu'avaient paru les estampes des Batailles, estampes infidèles à certains égards puisque les originaux s'y trouvaient assez notablement modifiés, le peintre, en ne se plaignant pas, avait semblé reconnaître à Audran un droit de cor- rection et s'y soumettre implicitement.

Lebrun, en cela, se conduisait en homme habile et qui comprenait bien les intérêts de sa gloire. Il avait tout à gagner en laissant pleine liberté au graveur dont le goût sur corrigeait les erreurs de son propre goût, et convertissait en coloris harmonieux un coloris assez ordinairement criard ou lourd, en fermeté de dessin et de modelé une expression souvent molle de la forme. Aussi les planches des Batailles offrent-elles, outre les grandes qualités de composition propres aux modèles, une résolution dans l'aspect général et dans les détails qu'il appartenait à Audran seul d'y ajouter. Force et transparence des tons, ampleur de reflet, et, par-dessus tout, sentiment franchement accentué des vérités carac- téristiques, il n'est pas une seule des conditions de l'art qu'il remplisse imparfaitement. Marc-Antoine ne dessi- nait pas avec plus de sûreté; les Flamands ne possé- daient pas une science plus profonde du clair-obscur ; les graveurs français, sans excepter même Edelinck 1, n'ont

i. Edelinck, nous l'avons dit, était à Anvers; mais, comme il vint fort jeune s'établir en France et qu'il ne retourna jamais dans son pays, il peut être permis de le comprendre parmi les artistes appartenant à notre école, au même titre que son corn-

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 209

jamais traité la gravure d'histoire avec cette aisance et cette maestria. En un mot, aucun des graveurs les plus renommés de l'Europe n'a été, nous le croyons, aussi richement doué de tous les instincts de l'artiste et n'en a mieux su tirer parti.

Les Batailles d'Alexandre d'après Lebrun une fois terminées, Audran grava, d'après Lesueur le Martyre de saint Protais, plusieurs tableaux de Poussin, le Pyrrhus sauvé entre autres, la Femme adultère et ce radieux Triomphe de la vérité, une des plus belles planches d'histoire, sinon la plus belle qui ait jamais paru, puis, d'après Mignard la Peste d'Egine et les peintures de la Coupole du Val-de-Grâce .

Ces divers ouvrages, ou l'élévation du sentiment et du goût ne se manifeste pas avec moins d'éclat que dans les précédents, sont aussi des modèles accomplis de gravure, à prendre ce mot dans le sens le plus littéral. Audran dédaigne de faire montre d'adresse et d'étonner le regard par l'étalage de ses procédés, mais il connaît à fond tous les secrets, toutes les ressources du métier, et il en use avec plus d'habileté que personne. Alliant le travail du burin à celui de l'eau-forte, il raffermit par d'énergiques retouches les traits de la pointe qui ont indiqué les contours, les masses d'ombre ou les demi- teintes. Quelquefois des tailles courtes, libres comme des coups de crayon et, en apparence, dirigées presque au hasard, des points de différentes grosseurs jetés avec un semblant de négligence, lui suffisent pour modeler

patriote Philippe de Champaigne, qu'on y rattache ordinaire- ment.

210 LA GRAVURE.

la forme; quelquefois il procède par tailles rigoureuse- ment entre-croisées. Ici, des travaux bruts à l'eau-forte se heurtent dans un désordre turbulent pour ainsi dire; là, des sillons presque parallèles, creusés dans le cuivre avec une précision méthodique, produisent un effet tout contraire ; partout le choix et la marche des instruments sont réglés sur les conditions que comporte la nature des différents objets et les plans ou ils se trouvent. Au- dran n'attire particulièrement l'attention sur aucun des moyens employés ; il les fait valoir les uns par les autres, et les entremêle tous sans ostentation de facilité comme sans confusion.

Tant d'oeuvres admirables valurent à Audran une notoriété qu'Edelinck et Nanteuil lui-même n'avaient pas obtenue au même degré. L'Académie de peinture, qui l'avait admis dans son sein dès la publication de ses premières planches, le nomma conseiller en 1681. L'école de gravure qu'il avait ouverte devint plus nom- breuse qu'aucune autre, et plusieurs de ses élèves se faisant remarquer même à côté de lui ajoutèrent encore à la réputation du maître qui les avait formés1.

Audran, vers la fin de sa vie, quitta le burin pour la plume. A l'exemple d'Albert Durer, il se proposait de réunir sous la forme de traités les observations faites dans le cours de sa vie sur l'art qu'il avait si bien pra-

1. Nous nous contenterons de citer parmi les élèves les plus distingues de Gérard Audran : Gaspard Duchange, Dorigny qui fut appelé à Londres par la reine Anne, Louis Desplaces, et Ni- colas-Henri Tardieu, chef à son tour d'une famille de graveurs habiles dont le dernier, digne du nom qu'il portait, est mort en 1844.

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 211

tiqué. Malheureusement la mort interrompit ces travaux, et, à l'exception d'un Recueil des proportions du corps humain, il ne nous est rien resté des enseignements que voulait léguer à la postérité le plus puissant des graveurs français, et peut-être des graveurs de toutes les écoles.

Nanteuil, Audran et les autres maîtres du règne de Louis XIV avaient, par leurs ouvrages, popularisé en France la gravure de portrait et d'histoire. Le goût des estampes se répandant de plus en plus, quelques curieux commencèrent à former des collections. On s'en tint d'abord aux purs chefs-d'œuvre, puis on voulut pos- séder l'œuvre entier d'un graveur. La manie des pièces rares devint un travers à la mode, et La Bruyère nous apprend qu'avant la fin du siècle, certains amateurs en étaient venus déjà à rechercher, de préférence aux es- tampes les plus belles, les estampes qui n'avaient « pres- que pas été tirées », celles qui semblaient moins propres « à être gardées dans un cabinet qu'à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la rue Neuve. » D'autres, pré- occupés avant tout du volume de leur collection, amas- saient confusément toutes sortes de gravures bonnes ou mauvaises. Il y en avait qui faisaient cas exclusivement de celles dont les dimensions n'excédaient pas une mesure fixe, et l'on a cité quelquefois un étrange ami de l'art, qui ne voulant admettre dans ses portefeuilles que des pièces de forme ronde et d'une certaine circon- férence, taillait impitoyablement sur ce patron tout ce qui tombait sous sa main. Ajoutons qu'à côté de pareils maniaques, quelques hommes éclairés, comme l'abbé de Marolles et le marquis de Béringhen, n'augmentaient

212 LA GRAVURE.

leurs recueils qu'à bon escient, et se contentaient de réunir aux principaux spécimens de la gravure ancienne ceux qui servaient le mieux à caractériser les progrès de l'art moderne.

Cependant la gravure n'était pas envisagée en France au point de vue seulement des grandes œuvres qu'elle peut produire. Au-dessous des graveurs de premier ordre, se pressait la foule des graveurs secondaires. On publiait, indépendamment des planches d'histoire et de portraits, mille estampes diverses : sujets de mœurs, vues de villes et de monuments, costumes, fêtes et solen- nités publiques. La gravure des cartes géographiques se perfectionnait sous la direction d'Adrien et de Guil- laume Sanson, fils du célèbre « géographe ordinaire » de Louis XIII. Jacques Gomboust, qui portait le titre d' « ingénieur ordinaire du roi pour l'élévation des plans de villes,» avait fait paraître dès 1602 un plan en neuf feuilles de Paris et de ses faubourgs, plan beau- coup plus exact et plus soigneusement gravé que tous ceux qui avaient été publiés sous les règnes précédents. Les estampes de modes se multipliaient à l'infini, et une publication périodique, le Mercure galant, donnait régulièrement des spécimens d'ajustements nouveaux et de tous les objets de parure. Enfin des recueils destinés à perpétuer le souvenir des événements du règne ou des actions personnelles du roi, étaient édités, « sur l'ordre et aux frais de Sa Majesté », avec un luxe justifié d'ail- leurs par l'importance des artistes qui y participaient. Il n'est pas jusqu'aux calendriers mis en vente au com- mencement de chaque année ou Ton ne retrouve sou- vent l'empreinte du talent, et il arrive même qu'au bas

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 2ij

de plusieurs de ces pièces on lise les noms de graveurs renommés, tels que Lepautre, François Spierre, Chau- veau, Sébastien Leclerc ou de Poilly.

Les calendriers étaient, au temps de Henri IV et de Louis XIII, imprimés sur une seule feuille de papier qu'encadraient parfois quelques figures allégoriques, mais, le plus ordinairement, de simples attributs, dis- posés suivant l'ordre des saisons. Sous Louis XIV, ils parurent d'abord dans un format plus grand, puis en plusieurs feuilles, et Ton y voyait reproduits les faits les plus mémorables de Tannée qui venait de s1écouler, ou bien quelque cérémonie, quelque fête de la cour. Ici, c'est à la Victoire de Senef ou à la Signature du traité de Nimègue qu'on assiste ; là, le roi est représenté dansant le menuet de Strasbourg ou offrant une colla- tion aux dames. Sans doute, la plupart de ces estampes, d'un caractère avant tout commercial, ne se recomman- dent pas par les mérites de l'exécution; mais les plus médiocres même au point de vue de l'art, sont encore dignes d'intérêt, parce qu'elles offrent sur les hommes et sur les usages du temps des renseignements d'une exactitude incontestable.

Tandis qu'un nombre considérable d'artistes fran- çais se consacrait à la gravure des sujets de mœurs, à F illustration des calendriers ou des livres, quelques autres retraçaient sous une forme satirique les faits ou les personnages contemporains. La gravure de carica- ture, dont les progrès ne datent guère que du milieu du xvne siècle, avait été cependant pratiquée longtemps avant cette époque en France et dans les pays étrangers. Sans parler des danses macabres, sortes de satires religieuses

214 LA GRAVURE.

ou tout au moins philosophiques, on pourrait citer cer- taines caricatures publiées en Italie, même avant les Carrache, dans les Pays-Bas au temps de Jérôme Bosch et de Breughel, en Allemagne sous le règne de Maxi- milien II, enfin en France sous le règne de Charles IX; mais toutes ces caricatures sont ou platement licen- cieuses comme celles que Ton fit ensuite sur Henri III et ses courtisans, ou lourdement grotesques comme celles qui parurent à l'époque de la Ligue ou vers la fin du règne de Henri IV.

Au moment Louis XIII monte sur le trône, l'es- prit des caricaturistes n'est pas beaucoup mieux aiguisé, si l'on en juge par les grossiers la\\i pittoresques que leur inspirent la disgrâce et la mort du maréchal d'An- cre, et par les estampes espagnoles ou hollandaises qui prétendent ridiculiser les Français ; mais, quelques an- nées plus tard, après que Callot eut introduit dans le genre burlesque une finesse qu'il ne semblait pas devoir comporter, les facéties prirent sous le burin de quelques graveurs une apparence moins rude et des formes plus ingénieuses.

Il va sans dire qu'au commencement du règne de Louis XIV, tant que durent la Fronde et l'occupation par l'étranger d'une partie de notre territoire, ce sont « le Mazarin » et les Espagnols qui demeurent l'objet de toutes les épigrammes. Dans les caricatures de cette époque, les Espagnols sont invariablement représentés avec d'énormes fraises, des vêtements en lambeaux orgueilleusement portés et, pour compléter l'allusion à leur misère, des bottes de raves ou d'oignons suspen- dues à la ceinture. Tout cela n'est encore ni d'une

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 21s

grande force comique ni d'une exécution très-délicate. Les plaisanteries sur les mœurs et la nourriture des Espagnols rappellent, pour le mordant ou la Justesse, celles que Ton lit peu après en Angleterre sur les Fran- çais, tous inévitablement maîtres de danse et mangeurs de grenouilles. Cependant, lorsqu'on rapproche les pièces facétieuses de cette époque des charges outrées ou obscènes qui les avaient précédées, il semble que le do- maine de la caricature s'ouvre à des précurseurs plus dignes des spirituels dessinateurs qui devaient se succé- der dans le siècle suivant et dans le nôtre, et que quel- que atticisme pénètre déjà en Béotie.

Le progrès est sensible dans les estampes satiriques publiées vers la fin du règne de Louis XIV. La Proces- sion monacale, recueil de vingt-quatre gravures, qui parut en Hollande beaucoup de protestants s'étaient réfugiés, flétrit avec assez de vigueur la révocation de l'édit de Nantes et les principaux personnages qui avaient participé à cette mesure. Louvois, Mme de Main- tenon, tous les conseillers privés de Louis XIV, sont représentés sous le froc, et avec des attributs significa- tifs. Le roi lui-même figure dans cette suite des héros de la nouvelle Ligue; il porte comme les autres le cos- tume de moine; seulement, un soleil, allusion à la devise altière, remplace son visage, et ce soleil encapu- chonné tient à la main un flambeau pour s'éclairer dans les ténèbres qui l'environnent. Les estampes dont se compose ce recueil et beaucoup d'autres du même genre, sont inventées et gravées avec une certaine verve. Elles prouvent que, dans les arts futiles comme dans la littérature comique, on cherchait alors le secret de faire

216 LA GRAVURE.

rire les « honnêtes gens » et de railler avec mesure; en un mot, elles semblent, par rapport aux caricatures an- térieures, l'équivalent à peu près des vaudevilles de la Comédie-Italienne comparés aux farces que Ton repré- sentait naguère sur les tréteaux des théâtres forains

Tous les genres de gravure étant cultivés dans notre pays avec plus de succès que partout ailleurs, le com- merce des estampes devint, sous Louis XIV, une des branches les plus florissantes de l'industrie française. Les grandes planches d'histoire, il est vrai, celles du moins qui, comme les Batailles d'Alexandre, étaient édi- tées aux frais du roi, se vendaient principalement en France, et n'étaient guère exportées qu'à titre de ca- deaux offerts aux souverains ou aux ambassadeurs; mais les portraits gravés, les scènes de mœurs, les sujets de modes, sortaient de France par milliers et se répan- daient dans l'Europe entière. Avant la seconde moitié du xvne siècle, les principaux marchands d'estampes, graveurs pour la plupart et éditeurs de leurs propres œuvres, étaient établis, à Paris, sur le quai de l'Hor- loge, ou, comme Abraham Bosse, dans l'intérieur même du Palais. Un peu plus tard, les magasins les plus achalandés se trouvaient dans le voisinage de l'église de Saint-Séverin. En examinant les estampes publiées à Paris à cette époque, on peut compter jusqu'à trente noms d'éditeurs habitant la seule rue Saint-Jacques, et, dans le nombre, ceux de plusieurs graveurs célèbres, tels que Gérard Audran , à l'enseigne des deux piliers d'or, François de Poilly, à l'enseigne de saint Benoit, etc.

De là, soit dit en passant, l'erreur qui attribue à des graveurs du plus haut talent des planches défectueuses

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 217

auxquelles ils n'auront mis en réalité la main que pour en tirer des épreuves. Les mots, par exemple, Gérard Aadran excudit qu'on lit au bas de plusieurs de ces planches, ne signifient pas qu'elles ont été gravées par le maître; ils indiquent seulement que c'est lui qui les a éditées. Souvent aussi des pseudonymes, dont le bon goût n'avait pas toujours dicté le choix, cachaient le nom de l'éditeur et le lieu de la publication : mesure de prudence facilement explicable, puisqu'elle s'appli- quait ordinairement à des ouvrages un peu plus que galants, à ces estampes à pièces mobiles ou « à sur- prise » qui commençaient à être nombreuses et qui de- vaient se multiplier à l'infini dans le siècle suivant. Du reste, l'art se trouve fort peu intéressé en tout ceci, et le mieux est d'en rechercher les témoignages ailleurs que dans des curiosités de cette espèce.

La supériorité avec laquelle la gravure était traitée par les maîtres de notre école avait attiré à Paris une foule d'artistes étrangers. Plusieurs d'entre eux s'y étaient fixés, comme Van Schuppen et les Flamands chargés de graver les Victoires du roi, peintes par Van der Meulen ; d'autres, leurs études achevées, retour- naient dans leur pays et y répandaient les doctrines et la manière françaises. Il résulta de cette unité d'in- fluence une similitude presque complète dans toutes les œuvres du burin, quels que fussent les modèles donnés et la nationalité de ceux qui les reproduisaient. Ainsi les portraits gravés par l'Allemand Jean Hainzelmann .d'après Ulrich Mayer et Joachim Sandrart ne diffèrent guère de ceux qu'il avait gravés auparavant d'après des artistes français, les portraits, par exemple, de Michel

2i8 LA GRAVURE.

Le Tellier et du président Dnfour. Les planches d'his- toire publiées vers la même époque en Allemagne, témoi- gnent d'un zèle d'imitation aussi vif. L'art s'y montre naturalisé français, pour ainsi dire, et Gustave Amhling, Barthélémy Kilian 1, plusieurs autres de leurs compa- triotes, élèves comme eux de François de Poilly, pour- raient être rangés parmi les graveurs de notre école, si l'on ne considérait que le caractère de leurs travaux.

L'examen des estampes publiées par les artistes fla- mands ou hollandais postérieurs aux graveurs de l'école de Rubens et à Van Dalen autoriserait une observation analogue. Il est permis de ne voir dans Van Schuppen qu'un habile élève de Nanteuil, dans Corneille Ver- meulen qu'un imitateur moins heureux, mais tout aussi docile. Et quant aux graveurs italiens du xvne siècle, leurs œuvres ont en général une physionomie si néga- tive, elles semblent si uniformément procéder de cer- taines conventions une fois admises, qu'on pourrait les croire en quelque sorte inspirées par la même pensée et gravées par la même main.

Tandis que l'influence française régnait presque sans partage en Allemagne comme dans les Pays-Bas et que l'art italien s'asservissait de plus en plus à la routine, la gravure en Angleterre ne se ressentait pas encore des progrès accomplis ailleurs depuis le commencement du siècle. Le temps était proche toutefois les graveurs venus de Londres se former à Paris sous le rèsme de

i. Auteur de l'Assomption, d'après Philippe de Champaigne.

Il ne faut pas le confondre avec un autre Barthélémy Kilian, son aïeul, et chef de cette famille dans laquelle on ne compte pas moins de vingt graveurs.

LA GRAVURE SOUS LOUIS XIV. 219

Louis XV allaient rapporter dans leur pays et pratiquer avec succès les enseignements reçus. Nous aurons donc bientôt à nous occuper d'eux; mais avant de parler des élèves, il faut dire en quelques mots ce qu'avaient fait les maîtres et indiquer ce qu'était devenue la gravure en France après la mort des excellents artistes du siècle de Louis XIV.

CHAPITRE VIII

La gravure en France et dans les autres pays de l'Eu- rope au xvnie siècle. Nouveaux procédés de gravure :

LA GRAVURE AU POINTILLÉ, LA GRAVURE EN MANIÈRE DE CRAYON, LA GRAVURE EN COULEUR, LA GRAVURE A L'AQUA- TINTE.

Morin, Nanteuil, Masson, tous les autres graveurs portraitistes de l'époque, avaient, malgré la diversité de leurs talents, laissé à leurs successeurs directs des doctrines à peu près identiques et une même tradition. Cependant les ouvrages du peintre Rigaud, dont l'im- portance s'était considérablement accrue vers la tin du règne de Louis XIV, nécessitaient de la part des artistes chargés de les graver quelques modifications à cette tradition sévère. On n'avait plus à reproduire des figures le plus ordinairement en buste, et se dessinant presque toujours sur un fond peu accidenté; il s'agissait, au contraire, pour les graveurs de rendre une multitude d'accessoires qui , à force d'orner la composition , la chargeaient parfois outre mesure et l'encombraient : problème difficile , que résolurent avec succès Pierre

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 221

Drevet, son fils Pierre-Imbert et son neveu Claude Dre- vet, l'auteur, entre autres planches fort recherchées au- jourd'hui, du portrait de Guillaume de Vintimille et de celui du comte de Zin\èndorff\

Le premier de ces trois graveurs, élève à Lyon de Germain Audran et, à Paris, d'Antoine Masson,ne grava, à quelques rares exceptions près, que des portraits, dont les plus connus, ceux de Louis AYFenpied, deLouis XV, enfant, du cardinal de Fleury, du comte de Toulouse, attestent une extrême habileté de main et une vive intel- ligence des caractères propres aux peintures originales. Le second, que la similitude des prénoms a souvent fait confondre avec son père, se montra, dès ses débuts, plus habile et plus sûr de lui-même encore. Il Savait que vingt-six ans lorsqu'il achevait ce portrait en pied de Bossuet, la certitude du faire, la précision et le brillant du burin semblent indiquer un talent parvenu à sa maturité. Peut-être dans cette planche et dans quelques autres du même graveur, le cardinal Dubois, Advienne Lecouvreur ,etc, certaines parties paraîtront- elles dignes de Nanteuil lui-même. Le moelleux de l'her- mine, la délicatesse des dentelles, le poli et l'éclat des dorures ne sauraient être plus exactement imités ; mais on ne retrouve pas dans les physionomies cette finesse, dans les chairs cette souplesse de la vie, que respirent les portraits des maîtres antérieurs. De telles œuvres résultent d'un art encore supérieur; elles ne sont plus le produit d'un art suprême.

C'est ce qu'on peut dire aussi des meilleures planches d'histoire gravées en France sous la Régence ou dans les premières années du règne de Louis XV. L'ancienne

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manière y est toujours sensible, mais elle commence à s'altérer, et ne tardera pas à se voiler de plus en plus sous les artifices d'une pratique spirituelle à outrance et d'une élégance recherchée jusqu'à l'afféterie.

Les graveurs français appartenant à l'époque de Louis XV se divisent en deux groupes distincts: l'un, sous l'autorité de Rigaud et conservant en partie la tradition du siècle précédent; l'autre, plus important en nombre et, à certains égards, plus habile, mais cherchant, à la suite de Watteau ou de ses continuateurs, le succès dans les gentillesses des intentions et du faire, dans l'expression du joli en toutes choses, bien plutôt que dans la stricte imitation du vrai.

Les mœurs du temps, on le sait de reste, n'étaient point dénature à contrarier une pareille tendance; aussi se généralise-t-elle déplus en plus chez les artistes dans tout le cours du xvnr siècle, pour aboutir, par une ré- volution aussi radicale que la révolution politique, au culte exclusif d'une simplicité quelque peu aride et de l'antique étroitement compris.

En 1760, c'est-à-dire à peu près à l'époque même ou naissait David, le futur réformateur de l'école, le public ne demandait aux œuvres de l'art rien de plus qu'une amusante distraction. Les successeurs immé- diats de Lebrun avaient fort discrédité le genre hé- roïque. On était fatigué de ce pompeux étalage d'al- légories, de cette tyrannie de la grandeur, de cette monotonie dans le faste; on se jeta, par un autre excès, dans l'exagération de la grâce et dans les coquetteries du sentiment. Les scènes pastorales ou prétendues telles, les sujets tirés d'une mythologie galante, remplacèrent

FIG. 87. LAURENT CARS.

L'Avare de Molière, d'après Boucher.

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LA GRAVURE.

les hauts faits et les apothéoses académiques; il n'y eut pas dans les ouvrages nouveaux plus de naturel que dans les ouvrages surannés, mais il y eut du moins plus d'agrément pour l'intelligence et plus d'intérêt pour les yeux .

A ne parler que de la gravure, les estampes publiées en France à cette époque sont, pour la plupart, des modèles d'esprit et de délicatesse, comme celles qu'ont laissées les maîtres du siècle de Louis XIV sont des mo- dèles d'exécution savante et de vigueur dans les inten- tions. Encore, sous ces formes si peu sévères qu'affecte la gravure française au xvme siècle, quelque chose survit souvent de l'habileté magistrale et de la science des devanciers. Laurent Cars ne se souvenait-il pas des exemples de Gérard Audran et ne réussissait-il pas à les continuer à sa manière, quand il gravait d'après Lemoyne Hercule et Omphale ou la Délivrance d'Andromède? La même il s'agissait pour lui de reproduire .soit des scènes toutes de fantaisie comme la Fête vénitienne de Watteau, soit de modestes scènes bourgeoises comme les Amusements de la vie privée et la Serinette d'après Chardin, n'avait-il pas l'art de suppléer par les ressources que lui fournissait son propre goût à ce qui pouvait manquera ses modèles en force véritable ou en dignité? N'était-ce pas aussi en s'appropriant les doctrines ou, tout au moins, les procédés d1 Audran, c'est-à-dire en mélangeant librement comme lui les travaux du burin et ceux de la pointe, que Nicolas de Larmessin, Lebas, Lépicié, Aveline, Duflos, Dupuis, d'autres encore, pro- duisaient leurs charmantes estampes d'après Pater, Lan- cret, Boucher lui-même, malgré les impertinences de

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FIG. 88. LAURENT CARS.

Le Dépit amoureux, d'après Boucher.

'5

226 LA GRAVURE.

sa manière et les mensonges déplaisants de son coloris, et surtout d'après Watteau, celui de tous les peintres du xvme siècle qui a eu le privilège d'être le mieux com- pris et le plus brillamment traduit parles graveurs? Un peu plus tard, c'était à Greuze que revenait l'honneur d'occuper ceux-ci le plus habituellement, et quelques- uns d'entre eux, comme Levasseur et Flipart, ne lais- sèrent pas d'accomplir avec talent une tâche que rendait particulièrement difficile l'exécution à la fois molle et martelée des peintures originales.

Quelque rapide que doive être ici l'indication du mouvement de la gravure en France pendant tout le règne de Louis XV ou au commencement du règne de Louis XVI, comment ne pas mentionner pourtant, à côté des planches d'histoire ou de genre, ces in- nombrables vignettes pour les romans, les recueils de fables ou de chansons, pour les publications de toute espèce, dont l'ensemble atteste si bien la fécondité et la grâce de l'art français à cette époque? Comment ne pas rappeler au moins les noms de ces aimables graveurs, dessinateurs bien souvent des petites compositions qu'ils reportaient sur le cuivre, de ces poetœ minores ou, si l'on veut, de ces vaudevillistes de la gravure, qui depuis les traducteurs des dessins de Gravelot, d'Eisen et de Gabriel de Saint-Aubin jusqu'à Choffard, depuis Cochin jusqu'à Moreau, nous ont laissé tant de pièces empreintes de l'imagination la plus abondante et la plus souple, ou de l'esprit d'observation le plus fin? Artistes inventifs et ingénieux entre tous , au goût délicat même dans les inventions les plus capricieuses, au talent spirituel par excellence, et dont l'habileté exquise, très savante sous

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 227

des apparences frivoles, ne trouverait son équivalent

F1C, tiO. CHEDEL.

Arlequin jaloux, d'après Watteau,

dans les œuvres d'aucune autre e'poque ni dans l'école d'aucun pays.

228 LA GRAVURE.

Placés en quelque sorte à e'gale distance des graveurs d'histoire contemporains et des graveurs de vignettes, et comme partagés entre les souvenirs du passé et les exemples que leur fournissait le présent, Ficquet et, quelques années plus tard, Augustin de Saint-Aubin, gravaient ces petits portraits auxquels s'est attaché de nos jours un succès au moins égal à celui qui les avait accueillis originairement. Les portraits de Ficquet sont surtout recherchés ; cependant ceux de Saint-Aubin offrent, malgré l'exiguïté de leurs dimensions, une lar- geur et une fermeté de modelé qui manquent aux œuvres qu'on leur préfère. En outre, les planches gravées par Ficquet ne sont presque toujours que des copies ré- duites d'estampes publiées antérieurement par d'autres graveurs, Nanteuil, Edelinck, etc., tandis que les por- traits de Saint-Aubin ont le mérite d'avoir été direc- tement faits d'après des originaux peints ou dessinés; mais ces portraits se découpent le plus souvent sur un fond noir, sans transition graduée, sans variété d'effet, et c'est probablement à cet aspect un peu dur et mono- tone qu'il convient d'attribuer la défaveur relative on les tient.

Il est permis de supposer aussi que les estampes presque microscopiques de Ficquet, comme celles de ses imitateurs, Savart et Grateloup, doivent à leur ex- trême fini bon nombre de suffrages. Lorsque l'esprit n'est pas exercé à discerner les parties essentielles de l'art, l'œil considère comme la marque assurée de la perfection la propreté minutieuse du travail. De même que bien des gens ordinairement assez insensibles à la peinture s'extasient de confiance devant les tableaux de

229

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE.

Carlo Dolci, de Gérard Dow ou de Denner, peut-être

FIG. 90. C.-N. COCHIN.

La Main chaude, d'après de Troy.

certains admirateurs de Ficquet jugent-ils de son talent sur l'apparence nette et soignée à l'excès de ses planches.

2SO LA GRAVURE.

Cependant le mérite du graveur ne ressort pas seule- ment de ces témoignages secondaires. Plusieurs de ses petits portraits, destinés pour la plupart à orner des livres, se distinguent parla précision du dessin, par la finesse de la physionomie, et si le travail était en général un peu moins compliqué, un peu moins chargé de demi-teintes, on pourrait les classer, comme miniatures au burin, à côté des émaux de Petitot.

L'analogie, du reste, ne saurait exister entre les deux artistes que sous le rapport du talent; leurs mœurs dif- férèrent de tous points. Le peintre Petitot, calviniste zélé, et dont la vie contraste avec le caractère mondain des œuvres qu'il a laissées, eut l'honneur d'attirer l'at- tention de Bossuet qui tenta, dit-on, de le convertir. Emprisonné au For-1'Evèque après la révocation de Pédit de Nantes, il n'en sortit que pour consacrer le reste de ses jours à la retraite et à l'étude. Le graveur Ficquet ne se préoccupa nullement des questions religieuses et sacrifia à ses plaisirs tous les moments qu'il ne donna pas à son art; toujours à court d'argent d'ailleurs, toujours poursuivi par ses créanciers qui, de guerre lasse, finissaient ordinairement par l'installer chez eux, pour l'achèvement de quelque planche.

C'est ainsi qu'il passa près de deux mois dans la maison de Saint-Cyr, et qu'il grava, au sein même de la communauté, le portrait de Mmv de Maintenoh, d'après Mignard. Ce portrait, intégralement pavé depuis longtemps, n'avançait pas, et, pour en voir la fin, la supérieure, à bout de sollicitations et de reproches, crut devoir s'adresser à l'évêque métropolitain. Elle obtint de lui la permission de faire venir l'artiste dans la maison

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F1G. pi. AUGUSTIN DE SAINT-AUBIN.

Rameau, d'après Caffieri.

2j2 LA GRAVURE.

quelle dirigeait, et de l'y garder jusqu'à l'entier accom- plissement de sa tâche; mais les choses n'en allèrent ni mieux ni plus vite. Ficquet, ennuyé de sa réclusion, dormait pour abréger le temps et ne touchait pas le burin. Un jour, il fit appeler la supérieure et lui déclara que, dût-il rester éternellement à Saint-Cyr, il ne tra- vaillerait pas dans la solitude on le laissait; qu'il lui fallait des distractions, et, à défaut d'autres, celle de la conversation des religieuses; qu'en un mot, il ne terminerait le portrait que si quelques-unes de celles-ci venaient, chaque jour, lui tenir compagnie. On accepta ses conditions. Pour surcroît d'encouragement, des pensionnaires se joignirent aux religieuses et vinrent faire de la musique dans la chambre du graveur. Enfin, la planche tant attendue allait être livrée, lorsque Fic- quet, mécontent de son ouvrage, le détruisit et ne voulut consentir à le recommencer que sur la promesse d'une mise en liberté immédiate et d'une somme d'argent plus forte que la somme déjà reçue. Moyennant cet accom- modement, les religieuses de Saint-Cyr arrivèrent à pos- séder enfin l'image de leur bienfaitrice, et le petit por- trait de MIW de Maintenon, le chef-d'œuvre peut-être de Ficquet les dédommagea des bizarres exigences qu'elles avaient subies.

A mesure que s'était répandu parmi les artistes l'u- sage d'employer principalement l'eau-forte pour l'exé- cution de leurs travaux, la tentation de recourir à ce procédé de gravure rapide avait gagné de proche en proche jusqu'à ceux-là mêmes que leur situation sociale ou leurs occupations antérieures semblaient avoir le moins prédestinés à de pareils essais. Les graveurs ama-

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 233

teurs devinrent bientôt presque aussi nombreux que les graveurs de profession. Il fut de mode, à la cour et à la ville, d'apprendre à manier la pointe pour tracer une bergerie comme de s'habituer à tourner un madrigal, et l'exemple que le régent avait donné l'un des premiers en gravant queques vignettes pour une édition de Daphnis et Chloé, fut suivi par une foule de personnages de tous les rangs : grands seigneurs, comme le duc de Chevreuse, le marquis de-Coigny et bien d'autres, hommes de robe comme le président de Gravelle, financiers, érudits ou écrivains, comme Watelet, le comte de Caylus et d'Ar- genville1. Les essais de gravure occupaient aussi les loisirs des femmes de la cour et des simples bourgoises. Depuis la duchesse de Luynes et la reine elle-même jusqu'à M"'c de Pompadour, jusqu'à Mlle Reboul qui, plus tard, épousa le peintre Vien , on pourrait citer, sous le règne de Louis XV, bien des femmes qui gra- vaient par goût, sans compter toutes celles qui gravaient par état.

De pareils passe-temps, assez innocents en eux- mêmes, avaient cependant cet inconvénient de dégrader Part en le transformant en divertissement futile, et de donner le change sur ses ressources et sur sa portée véritable. C'est ce qui a lieu presque toujours lorsque, sur la foi de certaines dispositions que Ton prend pour du talent, on veut, sans réflexion et sans étude, arriver

1. Quelques-unes des petites estampes faites sans prétention par ces amateurs ne sont pas dépourvues de charme ; il en est même qui dénotent un certain talent d'exécution, et les portraits dessinés et gravés par Carmontelle, Fauteur des Proverbes, méritent entre autres d'être remarqués à ce titre.

234 LA GRAVUFfE.

aux mêmes résultats que par l'expérience et le savoir. Les auteurs de ces œuvres improvisées croient Fart facile parce qu'ils en ignorent les conditions, et le public, s'abusant à son tour sur ces conditions essentielles, con- fond l'apparence avec la réalité, s'habitue aux semblants du mérite, et n'a plus de goût pour ce qui est supérieur. Tous les arts peuvent se pervertir ainsi, et, de notre temps, les aquarelles, les statuettes ou les valses d'ama- teurs sont aussi nuisibles à la peinture, à la sculpture, à la musique, que le furent jadis à la gravure les petites estampes qu'on faisait en se jouant.

D'ailleurs, ce n'était pas à l'art seulement que celles- ci commençaient à devenir préjudiciables. Inspirées sou- vent par la galanterie, comme l'entendaient Crébillon fils ou Voisenon quand ils écrivaient leurs contes, elles présentaient aux regards des femmes mêmes des scènes dont elles se seraient refusées peut-être à souffrir le récit; on sait le mot de cette dame au baron de Besenval qu'embarrassait la narration d'une aventure : « Dessinez- moi en rébus ce que vous ne pourrez me raconter. » Souvent-aussi, la gravure, telle qu'on la pratiquait dans les salons, s'adressait à des idées ou à des passions d'un tout autre ordre. Pour soutenir la grande cause à l'ordre du jour, la cause de la philosophie, toutes les armes paraissaient bonnes, et l'on se servait de la pointe comme d'un instrument favorable à la propagation des doctrines nouvelles. Quand Mme de Pompadour, dans une petite gravure dont ses courtisans se disputaient les épreuves, essayait de montrer le Génie des arts proté- geant la France, elle ne dpnnait pas des exemples fort dangereux et ne prouvait qu'une chose : c'est que ce

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 2j$

génie n'étendait pas si bien sa protection sur le royaume qu'il n'y laissât, le cas échéant, passer les platitudes ; mais lorsque quelques habitués de la maison de Mme d'E- pinay ou de celle du baron d'Holbach s'attaquaient dans leurs petites estampes à certaines prétendues supersti- tions de l'esprit, ils ouvraient, à leur insu, la voie à des gens d'une philosophie bien autrement radicale. Avant la fin du siècle, des estampes plus crûment énergiques paraissaient sur le même sujet , et les graveurs -de caba- ret commentaient à leur tour le Père Duchène, comme les graveurs de salon avaient commenté YEssai sur les mœurs et V Encyclopédie.

Bien que la gravure de vignettes ou, tout au moins, de compositions légères, fût, au xvme siècle, presque exclusivement pratiquée en France, même par les ar- tistes les plus éminents, quelques-uns de ceux-ci cepen- dant donnaient à leurs travaux une signification plus sévère et une physionomie moins en désaccord avec celle des œuvres antérieures. Plusieurs, élèves de Ni- colas-Henri Tardieu ou de Dupuis, luttaient avec con- stance contre les envahissements du genre à la mode et transmettaient à leurs élèves de toutes les nations les enseignements qu'ils avaient eux-mêmes reçus dans leur jeunesse. Les Allemands Joseph Wagner, Martin Preis- ler, Schmidt, Jean-Georges Wille, l'Italien Porporati, les Espagnols Carmona et Pascal Moles, les Anglais Strange, Ingram, Ryland, etc., vinrent, à peu d'inter- valle les uns des autres, s'instruire ou se perfectionner à cette école. Ils publièrent à Paris des planches diver- sement estimables, mais dans la plupart desquelles la nationalité et le sentiment personnel de ceux qui les ont

2j(î LA GRAVURE.

faites s'effacent sous les habitudes acquises du goût et de la main.

Les estampes deWille, par exemple, même celles qui ont le plus contribué à la notoriété de son nom, l'Instruction paternelle, d'après Terburg ou la Trico- teuse hollandaise, d'après Miéris, auraient pu tout aussi bien, à ce qu'il semble, être les œuvres d'un gra- veur français du même temps. Elles ne diffèrent guère des planches au bas desquelles on lit le nom de Beau- varlet ou celui de Daullé que par un surcroit de froideur un peu germanique, il est vrai, dans le faire, par je ne sais quoi de plus compassé, de plus métallique, pour ainsi dire, dans la disposition des travaux. Les portraits de François Boucher et de Colin de Vermont par Car- mona, d'après Roslin, ou Tancrède et Clorinde par Porporati, d'après Carie Vanloo, portent encore moins l'empreinte de l'originalité. Enfin, sauf Ryland, à cause du procédé spécial de gravure qu'il employa et dont nous parlerons tout à l'heure, sauf surtout Strange, qui a bien une manière de sentir à lui et un genre de mérite très particulier, il n'est pas jusqu'aux artistes anglais, formés à l'école de nos graveurs, qui ne semblent le plus souvent en étroite parenté avec eux. Pour trouver, parmi les étrangers, des hommes dont le talent ait plus d'in- dépendance-, il ne faut les chercher ni dans la classe des graveurs d'histoire ou de portrait ni même dans celle des graveurs de genre; c'est aux petites vignettes que Chodowiecki gravait à Dantzig ou à Berlin pour l'orne- ment des almanachs et des livres, c'est aux grandes planches d'après les monuments antiques de Rome gra- vées à l'eau-forte par Piranesi, non sans emphase

FIG. (Jl. PORPORATI.

Suzanne au bain , d'après Santerre,

o3fi LA GRAVURE.

d'ailleurs, qu'il conviendra plutôt de demander des renseignements sur l'état de l'art, au xvnr siècle, en dehors de notre école et de notre pays.

Quant à d'autres graveurs étrangers de second ou de troisième ordre appartenant à la même époque, quant à ces artistes seulement ragionevoli , comme aurait dit Vasari, dont les œuvres, sans mériter l'oubli, ne méritent pas non plus un examen fort attentif, n'aurons-nous pas assez fait, en ce qui les concerne, quand nous aurons nommé parmi eux : Jacques Houbraken, qui travaillait à Dordrecht, Dominique Cunego, à Rome, Weirotter, à Vienne, et Fernand Selma, à Madrid?

Cependant, au delà de nos frontières comme en France , de grands recueils étaient édités , par ordre des souverains ou aux frais de riches amateurs, pour consa- crer le souvenir des événements contemporains ; d'autres offraient la collection des tableaux ou des statues con- servés dans des galeries ou des cabinets célèbres. La Galerie de Versailles, commencée par Charles Simon- neau , continuée par Massé, terminée enfin en 1/52, après vingt-huit ans de travaux consécutifs, avait ou- vert la série de ces précieux recueils dont le Cabinet de Cro\at, les Peintures de F hôtel Lambert, etc., étaient venus bientôt grossir le nombre. Un peu plus tard, l'exemple donné en France était suivi dans les autres pays, et l'on vit paraître successivement le Museo Pio- Clementino, la Galerie royale de Dresde, celle du comte de Bruhl, les recueils de Boydell, publications ma- gnifiques qui honorèrent la seconde moitié du xvme siècle en Italie, en Allemagne et en Angleterre. Enfin, la gra- vure de paysage, qui jusqu'à cette époque n'avait été

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 239

considérée que comme un accessoire de la gravure d'his- toire, commençait à rivaliser avec celle-ci, grâce à Viva- rès et à Balechou. C'est aux.Français qu'appartient l'hon- neur d'avoir créé ce genre. On oublie trop souvent qu'ils y ont excellé les premiers, et que l'Angleterre, à qui l'on attribue généralement le mérite de l'initiative, n'aurait peut-être pas pu se glorifier de Woollett et de ses élèves, sans les exemples de Vivarès.

Depuis Claude le Lorrain et Gaspard Dughet, les peintres exclusivement paysagistes avaient été rares dans notre école; aucun du moins n'avait fait preuve d'une habileté supérieure. Joseph Vernet fut le premier qui rendit à l'art délaissé l'éclat dont il avait brillé jadis. Observateur surtout spirituel, Joseph Vernet manque, il est vrai, de cette gravité et de cette force qui caracté- risent les grands maîtres. Il y a dans ses ouvrages plus d'intelligence que de sentiment profond, plus d'élégance que de vraie beauté. La nature y apparaît, comme dans les poèmes descriptifs de l'époque, un peu trop vernis- sée ou parfois accentuée un peu emphatiquement; elle semble un thème sur lequel l'artiste disserte plutôt qu'un modèle qu'il étudie avec amour et qui l'inspire. Cependant, même elle est le plus arbitrairement traitée, cette nature conserve sous le pinceau de Vernet assez de charme pour que l'image en plaise et intéresse, si elle ne réussit pas à émouvoir. On conçoit donc les succès du brillant artiste et l'influence qu'il exerça sur l'école française et sur le goût public.

Dans la haute situation oit l'avaient placé ses talents, Joseph Vernet était plus capable qu'aucun autre peintre de donner à l'art de~la gravure une impulsion heureuse;

2+o LA GRAVURE.

aussi les graveurs paysagistes qu'il forma devinrent-ils presque aussitôt les maîtres du genre. Nous avons cité tout à l'heure Balechou et Vivarès; le premier, élève d'abord de Lépicié, avait commencé par graver des por- traits dont-le plus connu, le portrait en pied du roi de Pologne, Auguste III, attira sur Fauteur la honte d'une punition méritée. Convaincu d'avoir, détourné un cer- tain nombre des premières épreuves pour les vendre à son profit, Balechou fut rayé de la liste des membres de l'Académie et obligé de se retirer à Arles, sa ville na- tale, puis à Avignon, il s'adonna à la gravure de paysage. Ce fut qu'il fit, d'après Joseph Vernet, ses estampes des Baigneuses, du Calme, et de la Tempête. Dans ses dernières années, il revint à la gravure d'his- toire, et exécuta, d'après Carie Vanloo, cette fâcheuse Sainte Geneviève si vantée autrefois, si admirée, même aujourd'hui, de plus d'un amateur, et qui serait en effet un chef-d'œuvre si l'adresse du burin, si l'extrême faci- lité de la manœuvre pouvaient suffire et tenir lieu du reste. Quoiqu'il n'ait pas, comme Vivarès, enseigné lui- même la gravure de paysage en Angleterre, Balechou contribua puissamment par ses ouvrages à instruire les graveurs de ce pays, et le plus habile d'entre eux, Wool- lett, avouait qu'il avait sous les yeux une épreuve de la Tempête, lorsqu'il travaillait à sa planche de la Pêche. Quant à Vivarès, après avoir gravé à Paris quelques planches d'après Joseph Vernet et les anciens maîtres, il alla se fixer à Londres, se rendirent aussi, mais un peu plus tard, Loutherbourg et plusieurs autres Fran- çais. Il y importa un nouvel art, comme avait fait Hollar un siècle auparavant, et fonda cette école de graveurs

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 2+i

paysagistes dont les talents devaient être et rester jus- qu'à nos jours l'honneur principal de la gravure an- glaise.

Cependant, avant que les élèves ou les imitateurs de Vivarès prissent à sa suite possession de ce vaste do- maine, la gravure en Angleterre s'était considérablement développée, dans un autre ordre de travaux, sous l'in- fluence de deux artistes éminents nés à vingt-cinq ans d'intervalle, Hogarth et Reynolds. Fils d'un prote d'im- primerie qui l'avait mis en apprentissage chez un cise- leur de vaisselle , William Hogarth passa presque toute sa jeunesse dans l'obscurité et la misère. A vingt ans, il gravait des cartes d'adresse pour les marchands de Londres; quelques années plus tard, il peignait des en- seignes de boutique et se consumait dans des travaux indignes de lui, lorsqu'il attira l'attention publique par la mise au jour d'une estampe satirique oii figuraient des personnages aisément reconnaissables. D'autres compositions de même sorte parurent ensuite, et con- firmèrent ce premier succès; Hogarth en profita pour produire son talent dans des travaux plus sérieux. En peu de temps, il acheva de se faire connaître, s'enrichit par son mariage avec la fille de sir James Thornhill, peintre du roi, et demeura jusqu'à la fin de sa vie (1764) un des hommes les plus renommés de son pays.

Peintre et graveur, Hogarth avait profondément étudié l'art sur lequel il a laissé quelques écrits recom- mandables, mais il ne parvint jamais à en remplir toutes les conditions. Préoccupé outre mesure du sens philo- sophique qu'il entend donner à ses œuvres, il ne sait pas toujours s'arrêter à temps dans l'exposition de sa

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242 LA GRAVURE.

pensée; il l'obscurcit en la surchargeant de commen- taires; à force de vouloir être compris, il devient sou- vent inintelligible, et Ton pourrait citer de lui telle composition allégorique la recherche de l'ingénieux a multiplié les détails jusqu'à la confusion.

Toutefois, lorsque l'excès de l'analyse n'affaiblit pas, en le décomposant, son sentiment premier, Hogarth frappe juste et arrive à de puissants effets. Ces suites d'estampes sont représentées les actions successives d'un ou de plusieurs personnages, le Mariage à la mode, la Vie d'un libertin, la Vie d'une courtisane, enfin Vlndustrie et la Paresse, sorte de biographie en partie double retraçant la vie opposée de deux artisans, dont l'un devient lord-maire de Londres, et l'autre finit par être pendu à Tyburn, toutes ces suites qu'il a, en grande partie, gravées lui-même tant à l'eau-forte qu'au burin, ne sont pas, sous le rapport de l'exécution, des ouvrages irréprochables, ni même, le plus souvent, de bons ouvrages; mais l'expression et le geste s'y mon- trent presque toujours d'une justesse saisissante, et la signification morale, l'esprit intime de chaque scène y sont compris et rendus avec une sagacité supérieure. A l'époque même le génie de'Richardson opérait dans les lettres une révolution analogue, Hogarth, et c'est son mérite principal, introduisit dans l'art le drame familier. Créateurs du genre l'un et l'autre, le peintre- graveur et le romancier ont eu, en Angleterre et ailleurs, des imitateurs nombreux ; on ne saurait dire qu'ils aient nulle part trouvé des rivaux.

Le talent de Reynolds est d'une nature bien diffé- rente. Essentiellement pittoresque, en ce sens qu'il con-

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 2+3

siste surtout dans le sentiment de l'effet et dans l'habile disposition des tons, il offre un caractère de résolution que les graveurs pouvaient facilement apprécier et repro- duire. Il ne s'agit plus ici d'intentions subtiles ni d'ac- cessoires morcelant plus ou moins l'ensemble. Tout procède, au contraire, d'une méthode synthétique, tout est largement tracé et établi par masses se laissent à peine entrevoir quelques détails. L'expression réside dans l'attitude générale, dans la tournure caractéristique d'une figure plutôt que dans la finesse de sa physiono- mie, et l'imagination du peintre a moins de délicatesse que d'éclat. Parfois même, cette imagination dégénère en mauvais goût et en bizarrerie; mais, le plus souvent, dans les portraits de Reynolds, la pose a de l'aisance, de l'inattendu, et l'aspect de l'ensemble respire une véri- table grandeur. Les qualités qui distinguent ces toiles, comme celles qu'a laissées Gainsborough, vigueur des oppositions, franchise ou opulence du coloris, qualités à la traduction desquelles le travail délié du burin ne pouvait qu'imparfaitement convenir, devaient être interprétées avec plus de facilité et de succès par la gravure en manière noire. Aussi , nous l'avons dit plus haut, faut-il attribuer surtout à l'influence exercée par le célèbre peintre l'extension immense que ce procédé a prise, en Angleterre, dans la seconde moitié du xvme siècle.

Les graveurs-paysagistes et les graveurs en manière noire commençaient donc à vivifier l'école anglaise, et les premiers surtout lui donnaient par leurs talents une sérieuse importance. A partir de 1760 à peu près, Woollett publiait, d'après son compatriote Wilson

2-t-j. LA GRAVURE.

ou d'après Claude le Lorrain, ces beaux passages qui semblent moins des estampes que des tableaux, tant est suave l'harmonie de l'effet, tant l'atmosphère y a de transparence et le coloris de souplesse1. Un peu plus tard, il achevait de se rendre célèbre par des travaux d'un autre genre, et reproduisait d'après Benjamin West la Mort du général Wolfe, puis la Bataille de la Hogue, la meilleure composition du peintre amé- ricain, et aussi la meilleure planche historique qui ait jamais été gravée en Angleterre, Enfin, vers le même temps, Robert Strange, qui avait été élève, à Paris, de Philippe Le Bas, gravait en taille-douce, d'après Cor- rège et d'après Van Dyck, le Saint Jérôme, le portrait de Charles I", ou, d'après les mêmes maîtres, d'autres estampes aussi séduisantes, qu'il faudrait louer sans réserve, si la correction du dessin y était égale à la grâce du modelé et à la flexibilité du ton.

Tant de progrès accomplis en quelques années atti- rèrent l'attention des hommes d'Etat et du gouverne- ment anglais. On comprit qu'il était temps de ne plus payer une sorte de tribut à la supériorité de nos gra- veurs et de laisser grandir à Londres même les talents

i.Woollett mélangeait dans ses paysages les procédés de Peau- forte, du burin et de la pointe sèche. Philippe Le Bas avait le premier imaginé de se servir de la pointe sèche pour rendre les tons vaporeux des lointains et la limpidité du ciel. Ce moyen de gravure, amélioré par Vivarès, fut porté par W'oollett à sa dernière perfection. Quelques artistes anglais tentèrent, à la même époque, d'appliquer à la gravure de paysage les procédés de la manière noire; mais les paysages graves Je la sorte par Watson et Brookshaw d'après le peintre allemand Kobell, ne peuvent supporter l'examen à côté des estampes de Woollett.

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. -j + 5

que jusqu'alors on avait envoyés se former à Técole des

maîtres français. Georges III venait de fonder l'Acadé- mie royale (janvier 1769) et de placer à sa tète Joshua

2+<5 LA CRAVURE.

Reynolds; il résolut de stimuler l'essor de Fart plus efficacement encore en ordonnant de grandes entreprises de gravure, et comme il espérait que le pays pourrait en retirer autant d'avantage commercial que d'honneur, il accorda des primes pour l'exportation des estampes anglaises. L'importation des estampes françaises fut au contraire frappée de droits énormes.

Cette question du progrès de l'art national devenue ainsi une question politique, chacun s'empressa de se- conder les vues de Georges III. Des souscriptions s'élevant à un chiffre considérable avaient été recueillies avant la publication des planches de Woollett; celles que l'on ouvrit pour Y illustration des Voyages de Cook et de Banks se trouvèrent remplies en quelques jours. Enfin, lorsqu'il fut question de faire graver, d'après le tableau de Copley, la Mort de lord Chatam, la souscrip- tion monta aussitôt à 90,000 francs, et, les premières épreuves une fois retirées, on abandonna le produit à venir de la planche au graveur, qui se vit, en moins de deux années, en possession d'une somme à peu près équivalente. Cette ardeur de protection ne se refroidit pas; elle suscita de nouveaux talents, et attira à Lon- dres une foule d'artistes étrangers, sûrs d'y obtenir les encouragements qui commençaient à leur manquer ail- leurs. Cipriani, Angelica Kauffmann, Catherine Prestel, le Suisse Moser et sa fille, cent autres peintres ou gra- veurs vinrent successivement contribuer par leurs tra- vaux aux succès de l'école et à l'extension du commerce anglais '.

1. Dans un ouvrage dédié au ministre Pitt, et intitule De

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 2*7

Parmi les graveurs étrangers qui étaient venus ainsi chercher fortune en Angleterre, il s'en trouvait un, le Florentin Bartolozzi , dont les ouvrages avaient tout d'abord rencontré la vogue, moins peut-être en raison de leur mérite intrinsèque qu'à cause de la nouveauté du moyen employé. Ce procédé de gravure, dit « gra- vure au pointillé », consistait, à l'exclusion des tailles ou des hachures, dans la distribution par masses de points plus ou moins fins, plus ou moins serrés, des- tinés, en proportion de l'espace laissé entre eux ou de leur juxtaposition, à figurer la légèreté des demi-teintes, l'intensité des ombres, et même jusqu'à la continuité de chaque contour. '

A vrai dire, il n'y avait que l'application à l'en- semble du travail, à l'exécution de l'œuvre tout entière, d'un procédé adopté depuis assez longtemps déjà par les graveurs à l'eau-forte et par les graveurs en taille- douce comme moyen -d'exécution partiel. Jean Morin, Boulanger, Gérard Audran lui-même, plusieurs autres encore, s'étaient habituellement aidés des points pour soutenir les travaux de leur burin ou de leur pointe, ou pour ménager une transition soit entre les ombres et les lumières, soit entre les indications énergiques et les détails subtils du modelé. En outre, et avant eux, un orfèvre hollandais, Jan Lutma , avait imaginé un

l'origine du commerce et de son histoire jusqu'à nos jours (Londres 1 790), on lit qu'à cette époque les estampes exportées d'Angleterre étaient, par rapport aux estampes importées de France, dans la proportion « de cinq cents à un, selon le calcul le plus exact », et que le commerce des gravures anglaises, loin d'être restreint à un ou deux pays, s'étendait à toute l'Europe.

248 LA GRAVURE.

mode de « gravure en points » qu'il pratiquait en com- mençant par établir ces points au moyen de la pointe et de l'eau-forte, et en les reprenant ensuite pour les creuser davantage ou pour les élargir, avec un ciselet et un marteau : d'où le nom tfopus mallei donné aux produits de ce genre de gravure. Bartolozzi et les gra- veurs anglais qui, comme Ryland, employèrent à la même époque la gravure au pointillé, ne firent donc que renouveler et qu'étendre à leur manière les termes d'une méthode déjà connue; mais l'habileté qu'ils montrèrent dans leurs travaux ne laisse pas de mériter qu'on la re- marque, quelles que soient d'ailleurs, ici comme dans toutes les œuvres de même espèce, la mollesse presque inévitable des formes et la froideur inhérente à la nature même du procédé.

Pour graver au pointillé, on se sert alternativement du burin et de la pointe sèche, suivant le degré de vi- gueur ou de délicatesse qu'exigent les parties à modeler. Celles qui doivent apparaître claires sur l'épreuve se traitent à la pointe sèche; celles, au contraire, qui seront privées de lumière se couvrent de points plus énergi- quement creusés dans le métal à l'aide du burin. Ces points, par le fait même du forage qui les a produits, soulèvent autour de leurs bords une sorte de bourrelet ou, suivant un terme du métier, une « rebarbe » que le graveur est obligé de rabattre avec le grattoir pour ren- trer en possession de l'espace ainsi envahi et pour y pratiquer de nouveaux trous, jusqu'à ce qu'il obtienne un grain suffisamment serré.

La gravure au pointillé, dont le succès avait été grand pendant les dernières années du xvin1' siècle, ne

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 249

tarda pas à passer de mode, non seulement en France elle ne survécut guère aux premiers essais de Copia, mais même en Angleterre les exemples de Bartolozzi et de Ryland avaient été suivis avec tant d'empresse- ment au début. C'est ce qui advint aussi, bien qu'un peu plus tard, d'un procédé analogue la « gravure en manière de crayon » dont un Liégeois, établi à Paris depuis sa jeunesse, Gilles Demarteau, peut être regardé sinon comme l'inventeur, au moins comme le vulgari- sateur le plus actif et le plus habile1.

La gravure en manière de crayon a pour objet de simuler l'effet produit par la sanguine ou par le crayon noir sur un papier grenu qui, en raison même de ses aspérités, n'a gardé qu'une empreinte inégale et comme discontinue des traits ou des hachures dont il a été chargé. Elle participe de la gravure au pointillé en ce que, pour exprimer cette sorte d'interruption de chaque trait dans les modèles, elle remplace par une succession de points juxtaposés le travail ordinaire du burin ou de la pointe; mais elle en diffère par la manière dont on opère et même par la nature des instruments que l'on emploie; car on se sert ici, pour tracer les contours sur un cuivre verni, d'une pointe divisée en plusieurs par- ties inégales et, pour imiter les hachures intérieures,

1. C'est à Jean-Charles François, à Nancy en 171 7, que revient en réalité le mérite de l'invention. Toutefois l'application que François avait faite de sa découverte était encore si incom- plète, eu égard aux perfectionnements introduits peu après par Demarteau, qu'il semble assez juste d'attribuer à celui-ci une part principale dans les premiers succès de la gravure en manière de crayon.

25o LA GRAVURE.

soit de cette pointe encore, soit d'une roulette, c'est- à-dire d'un cylindre en acier dont la surface est hérissée de petites dents inégales aussi, et qui, percé dans le centre, est monté sur un axe rivé autour duquel il tourne facilement. On dirige cette roulette pourvue d'un manche, de manière que les dents dont elle est armée portent bien sur la surface du cuivre verni et l'entament plus ou moins profondément : après quoi Ton fait mordre, et lorsque l'eau-forte a produit son effet, on reprend, s'il y a lieu, avec les mêmes instruments le travail sur le cuivre nu.

Les premiers spécimens de la gravure en manière de crayon furent présentés en 1757 à l'Académie royale de peinture, qui « approuva fort ce genre de gravure, est-il dit dans une pièce officielle 1, comme très propre à per- pétuer les dessins des bons maîtres et à multiplier les exemples des plus belles manières de dessiner ». Pour reproduire des dessins, le nouveau procédé valait mieux en effet que la gravure à l'eau-forte, au moins telle que la pratiquaient en pareil cas le comte deÇavluset l'abbé de Saint-Non ; le malheur est seulement que, au xvme siècle comme dans les premières années du xixe, les gra- veurs en manière de crayon aient paru songer moins habituellement à « perpétuer les dessins des bons maî- tres » qu'à se conformer dans le choix de leurs modèles aux goûts qui prédominaient alors. Si ingénieuse qu'en fût l'exécution, les nombreux fac-similés mis en circula- tion par Demarteau ne servaient guère en réalité d'autre

1. Lettre de Cochin, secrétaire perpétuel de l'Académie, au sieur François. ( 26 novembre 1 7^7.)

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 251

cause que celle des Boucher, des Fragonard, et de quel- ques autres experts du même ordre dans la « belle ma- nière de dessiner ». Les études au crayon de ceux-ci, reproduites par la gravure, devinrent les moyens ordi- naires d'enseignement dans les écoles spéciales comme dans les lycées, et la popularité attachée dès le début à ces fâcheux modèles persista si bien que, même après la révolution opérée dans l'art par David, même sous l'empire et à l'époque de la restauration, les apprentis dessinateurs demeurèrent à peu près tous soumis au régime que Ton avait adopté pour leurs prédécesseurs, au temps de Louis XV ou de Louis XVI.

Survint la lithographie , que Ton ne tarda pas à ap- pliquer à la fabrication des modèles dont la gravure en manière de crayon avait jusqu'alors fait les frais. Et ce ne fut pas de ce côté seulement que les procédés de François et de Demarteau reçurent une grave atteinte ; on cessa peu à peu de les employer même il s'agis- sait, non plus de modèles de dessin pour les écoliers, mais de reproduction, à l'usage des amateurs et des artistes, de croquis laissés parles maîtres : ou si parfois ces procédés vinrent à être utilisés encore, ce fut, comme dans les pièces gravées, il y a une trentaine d'an- nées, d'après les dessins du Louvre et du musée de Lille, avec de telles modifications, avec un mélange si compliqué de procédés tout différents, que la gravure en manière de crayon, d'indépendante qu'elle avait été, se trouva réduite, en attendant pis, à la fonction de simple auxiliaire. De nos jours les progrès de la photo- graphie ont achevé la ruine de ce mode de gravure, et, après tout, puisqu'il n'avait d'autre objet que la copie

25:

LA GRAVURE.

littérale, l'effigie absolue des modèles, il était naturel qu'on lui préférât, en vue de la certitude des résultats, un procédé de reproduction tout mécanique. Autant la photographie, par son essence même, nous semble inca- pable de remplacer la gravure dès que l'œuvre à repro- duire, tableau ou peinture murale, implique à un degré quelconque chez le traducteur l'obligation d'interpréter ce qu'il a devant les yeux, autant elle est en mesure de satisfaire à la seule condition imposée au copiste d'un dessin ou d'une gravure, la stricte fidélité de l'imi- tation.

L'intention qu'avaient eue successivement François, Demarteau, Bonnet et quelques autres, cette préoccupa- tion d'une sorte de « trompe-l'œil » à obtenir par le fac- similé gravé d'un dessin, un artiste à Francfort de parents français, Jean-Christophe Leblond, l'avait eue, lui aussi , et avant eux, mais avec l'ambition en plus d'étendre à l'imitation du coloris ce qu'ils devaient se contenter d'appliquer à l'imitation des formes mono- chromes. Dès le commencement du xvme siècle, Leblond avait réussi à produire des estampes à plusieurs tons suivant un procédé qualifié d'abord par lui de « gravure en pastel » et que l'usage a consacré sous la dénomina- tion plus générale de gravure en couleur. Peut-être eût-il été mieux d'employer ici, au lieu du premier de ces trois mots, celui d'impression, car la gravure dite en couleur n'est pas en réalité un genre particulier de gra- vure. Toute l'originalité du procédé consiste dans l'ap- plication successive sur une même épreuve de plusieurs planches (ordinairement au nombre de quatre) à la pré- paration desquelles le berceau, la roulette, quelquefois

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 25}

même le burin, ont concouru. De ces planches enduites chacune d'une couleur entière que vient ensuite rompre ou nuancer la superposition des couleurs dont les au- tres planches ont été chargées, résulte sur répreuve, au moyen de points de repère, un ensemble de formes co- loriées analogue à l'aspect que présente une peinture au pastel, à l'aquarelle ou à la gouache. Cest à peu près ainsi qu'on procède, et c'est aussi un résultat à peu près semblable qu'on obtient aujourd'hui avec la chromo- lithographie ; mais la gravure en couleur avait sur celle- ci cet avantage que, par la diversité même des travaux préalables exécutés sur le cuivre, elle courait moins le risque de fournir des épreuves ayant l'apparence inerte ou la crudité de simples enluminures.

Quelques-unes des estampes qu'a laissées Leblond, particulièrement un grand portrait de Louis A"Fen buste, permettent bien d'apprécier les ressources que comporte le procédé dont il a été l'inventeur. Leblond mérite, en effet, d'être tenu pour tel , en ce sens qu'il acheva de trouver un secret que l'on n'avait guère su avant lui que pressentir ou que deviner à demi. Néan- moins les tentatives faites dans les premières années du xviie siècle par le Hollandais Lastman, un peu plus tard par le Flamand Seghers, ne doivent pas être complète- ment mises en oubli, pas plus qu'il ne serait juste de méconnaître certains perfectionnements matériels intro- duits après Leblond dans la gravure en couleur, à Paris par Gautier Dagoty, à Londres par Taylor. Toute propo- sition gardée entre l'importance des deux découvertes, Leblond a dans l'histoire de ce procédé de gravure le même rôle à peu près que Daguerre dans l'histoire

25+ LA GRAVURE.

de Théliographie. Ils ont, l'un et l'autre, réalisé un pro- grès assez décisif pour clore la période des tâtonne- ments et pour déterminer les progrès partiels à venir; mais il ne s'ensuit pas qu'ils n'aient rien aux essais de leurs prédécesseurs , et si le titre d'inventeurs leur reste justement acquis, c'est parce qu'ils ont trouvé la solution du problème, sans avoir été pour cela les pre- miers à la chercher.

Leblond, d'ailleurs, ne tira de sa découverte d'autre profit que l'honneur de l'avoir faite. Après avoir vaine- ment tenté de l'exploiter en Angleterre, il ne réussit pas davantage à Paris. Il y vécut pendant quelques années dans une extrême détresse, et mourut à l'hôpital en 1 74 1 .

Quelques années après l'époque la gravure en couleur était venue s'ajouter aux procédés déjà connus, un autre mode de gravure ou plutôt un autre mode de reproduction pittoresque inventé par Jean-Baptiste Le- prince et très habilement employé par lui dès le début, la gravure au lavis, augmentait à son tour, et la gravure à l'aquatinte allait bientôt compléter, la série des innovations introduites dans la pratique de l'art depuis la fin du xvnc siècle.

Fort simple en apparence, puisque, le trait une fois gravé et mordu suivant les procédés ordinaires de l'eau-forte, elle consistait dans le travail d'un pinceau dont on se servait pour laver sur la planche avec un liquide corrosif, comme on lave sur le papier avec de la sépia délayée ou de l'encre de Chine, la gravure au lavis exigeait pourtant dans les opérations préparatoires beaucoup de soin, beaucoup d'adresse, et jusqu'à un certain point des connaissances scientifiques. La qualité

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 25s

particulière du cuivre à employer, la composition des vernis et des mordants, d'autres conditions encore dans le détail desquelles il n'est pas possible d'entrer ici, ne laissaient pas de rendre assez difficile l'usage du nou- veau moyen. Aussi la gravure dite au lavis ne tardâ- t-elle pas à décourager les efforts de ceux qui avaient tenté d'abord de suivre les exemples donnés par Le- prince.

Malgré la valeur de ces exemples et l'habileté per- sonnelle de l'inventeur, malgré les explications techni- ques fournies par lui et présentées en 1780 à l'Académie royale de peinture, sous ce titre : « Plan du traité de la gravure au lavis », les graveurs français avaient paru attacher peu de prix à sa découverte et négliger d'en approfondir les ressources. Ce ne fut qu'après d'assez notables modifications et des perfectionnements dus à l'initiative d'artistes étrangers, que la gravure au lavis, devenue à Londres la gravure à l'aquatinte, reparut en France. Grâce aux travaux de Debucourt1, et un peu plus tard, de M. Jazet, elle y acquit une popularité d'au- tant plus grande que ses produits, en raison de leur caractère même, se rapprochaient davantage de l'esprit qui avait inspiré et du genre d'exécution qui distinguait certaines peintures particulièrement en faveur à cette

1. Avant de se livrer presque exclusivement à la pratique de l'aquatinte, Debucourt avait produit un grand nombre de gra- vures en couleur, le Jardin et la galerie de bois au Palais-Royal, la Promenade aux Tuileries, l'Escalade, etc. On sait avec quel empressement assez voisin de la manie, ces pièces, d'une médiocre valeur au point de vue de l'art, sont recherchées aujourd'hui.

25<5 LA GRAVURE.

époque. M. Jazet, par exemple, ne contribua-t-il pas singulièrement aux succès chez nous de l'aquatinte en l'appliquant, dès les premières années de la restauration, à la traduction des tableaux d'Horace Vernet ? Des planches telles que le Bivouac du colonel Moncey, la Barrière de Clichy, le Soldat laboureur, et tant d'autres, ne trouvaient-elles pas une sorte de laisser-passer au- près de tous dans les souvenirs qu'elles réveillaient, au moins autant que dans leurs propres mérites ?

Peut-être depuis lors le graveur a-t-il un peu trop compté sur le crédit acquis dans le monde entier au nom du célèbre peintre; peut-être s'est-il préoccupé plus que de raison des avantages d'un mode de travail expé- ditif, en sacrifiant au désir de se montrer fécond, la recherche de la correction et de la finesse. M. Jazet, ainsi que le prouvent ses premières estampes, laBarrière de Clichy en particulier, était plus qu'aucun autre ca- pable d'élever au rang des œuvres de l'art les produits de l'aquatinte; il est regrettable que sa facilité un peu insou- ciante ait mis obstacle au développement complet de son talent. Il est plus regrettable encore qu'en dépit d'efforts honorables tentés par MM. Prévost, Girard et quelques autres, pour conserver à l'aquatinte un caractère sérieux, une multitude de planches dont l'unique mérite est de coûter fort peu, soient venues déshonorer ce procédé de gravure et ne lui aient laissé que son importance com- merciale. Si l'on s'arrête un moment devant ces préten- dues scènes bibliques traitées à l'aquatinte pour l'exportation, devant ces types d'héroïnes de roman ou devant ces figures de femmes à demi vêtues au bas desquelles on lit, en forme de commentaire. Amour,

LA GRAVURE AU XVIIIe SIECLE. 257

Souvenir, Volupté, Désir, et tous les substantifs tirés l'un après l'autre du vocabulaire erotique, on ne sait ce qui déplaît le plus, ou de l'intention secrète, ou de la pauvre exécution de pareilles images. A coup sûr, on ne peut y voir rien qui intéresse l'art, si ce n'est le dommage qu'il en subit. La partie du public accessible au charme d'ouvrages de cet ordre n'est pas sans doute celle que persuaderait le beau, et il n'y a pas lieu de s'inquiéter beaucoup de ses suffrages; mais à force de rencontrer des objets vulgaires, les regards de tous peuvent finir par s'accoutumer à ce spectacle et négliger de chercher ailleurs. Ce danger, auquel une fâcheuse concurrence expose les travaux sévères du burin, n'est pas le seul qui compromette l'avenir de notre école de gra- vure; pour peu que l'on veuille se rendre compte des phases qu'elle a traversées depuis près d'un siècle et des conditions elle se trouve aujourd'hui, on reconnaî- tra que la succession des talents n'a pas été interrompue, que ces talents existent de notre temps, aussi sérieux, aussi bien munis que d'autres l'ont été dans le passé, mais que les occasions leur manquent trop souvent de donner pleinement leur mesure ou d'être appréciés à leur valeur.

CHAPITRE IX

La gravure au xixe siècle.

Lorsque le xix1 siècle s'ouvrit, l'école française de peinture comptait encore parmi ses représentants les plus renommés un certain nombre d'artistes appartenant, par le caractère de leurs talents comme par la date de leurs succès, à une époque antérieure à la révolution. Greuze, Fragonard, Moreau, Mmt Vigée-Lebrun, Vién même, malgré ses velléités de réforme, Regnault et Vincent, malgré l'influence qu'ils exerçaient comme professeurs sur la jeunesse, tous semblaient plutôt se rattacher au passé qu'annoncer l'avenir. Un seul nom personnifiait alors le progrès: c'était le nom de Louis David. Les Horaces et Brutiis avaient paru depuis plusieurs années, les Sabines, impatiemment attendues, allaient bientôt être exposées; à ce moment, les jeunes artistes et le public regardaient unanimement David comme le régénérateur de Fart national, comme un maître à bon droit souverain. Architecture, peinture, ameublement, costumes même, tout était soumis à sa domination absolue; tout se produisait à l'imitation de

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 259

l'antique, mais de l'antique tel qu'il le comprenait et qu'il l'interprétait lui-même. Sous prétexte de beauté pure et de style châtié, on ne figura plus sur la toile que des statues coloriées, des corps que l'âme n'habitait pas; on ne sculpta plus que des contrefaçons de la statuaire grecque ou romaine. Enfin, depuis Lebrun, jamais unité de direction ne régna aussi complètement sur le goût français.

La gravure ne devait pas plus que les autres arts se soustraire au despotisme de David; seulement elle fut la première à secouer le joug. Avant le retour des Bourbons, c'est-à-dire à l'époque le peintre de Marat, devenu le premier peintre de l'empereur, était encore dans la plénitude de son autorité, quelques graveurs avaient déjà traduit les maîtres italiens dont les tableaux peuplaient notre musée, avec plus de respect, à ce qu'il semble, pour les souvenirs de la manière ancienne que de soumission aux exigences de la mode présente.

Le premier par le talent parmi ces artistes nouveaux, Boucher-Desnoyers, songeait probablement beaucoup moins aux œuvres contemporaines qu'à celles des gra- veurs français du xvne siècle, lorsqu'il travaillait à sa planche de la Belle Jardinière, d'après Raphaël, ou à sa Vierge aux rochers, d'après Léonard. De leur côté, Bervic et Tardieu, qui depuis longtemps avaient fait leurs preuves, continuaient à se montrer fidèles aux grandes traditions : celui-ci par une méthode sévère d'exé- cution et une fermeté de burin héréditaires dans sa famille, celui-là par une pratique savamment facile. Tous trois étaient de la descendance des maîtres, et leurs estampes, très injustement mises en oubli quelques

i(,o LA GRAVURE.

années plus tard, lorsqu'on s'engoua de la manière anglaise, méritent certes de ne pas demeurer confondues avec les estampes froides et compassées publiées en France sous le règne de Napoléon Ier. Celles que Ton fît à cette époque d'après David obtinrent un succès d'à propos en achevant de populariser les compositions du maître; mais elles n'ont pu assurer aux graveurs une réputation durable. La faute d'ailleurs en est-elle tout entière à ceux-ci? Une part ne revient-elle pas aussi dans la médiocrité de leurs œuvres à l'action incertaine, malgré ses apparences de rigueur, exercée par le peintre lui-même?

Maître d'imposer son propre système à tous les ar- tistes, David aurait pu, sinon restaurer notre école na- tionale de gravure, du moins en renouveler les élé- ments, et lui rendre l'unité en coordonnant à son point de vue les efforts isolés. Non seulement il ne l'essaya pas, mais il est même assez difficile d'apprécier ce qu'il attendait des graveurs de son temps. On devrait supposer que sa prédilection personnelle pour la pré- cision des formes le portait à exiger d'eux qu'ils insis- tassent sur le dessin, sans se préoccuper beaucoup de la couleur et de l'effet; pourtant la plupart des estampes d'après ses tableaux, celles entre autres de Morel et de Massard, sont à la fois chargées de ton et molle- ment dessinées. On n'y retrouve rien de la manière arrêtée du peintre, on n'y retrouve pas davantage les larges procédés de l'ancienne école de gravure ; ce n'est donc pas dans ces médiocres ouvrages, encore moins dans les arides estampes dont se compose le grand ouvrage de la commission d^Egypte qu'il faut cher-

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 261

cher les traces des talents que possédait alors la France.

FIG. 94. ALEXANDRE IARDIEU.

Portrait du comte d'ArunJel, d'après Van Dyck.

Les rares peintres qui ne relevaient qu'indirectement de David, comme Regnault, ou qui avaient osé, comme

262 LA GRAVURE.

PrucThon, se créer une méthode entièrement indépen- dante, étaient en faveur auprès d'un public trop restreint pour que leurs œuvres fussent habituellement repro- duites par la gravure et en favorisassent beaucoup les progrès. Quelques-uns des dessins ou des tableaux de Prud'hon trouvèrent cependant, avant la fin du Direc- toire et de l'Empire, des traducteurs excellents dans Copia et dans Barthélémy Roger; et, quant à Regnault, il avait vu, dans les dernières années du xvme siècle, la gravure par Bervic d'après son tableau , l'Education d'Achille , obtenir un succès au moins égal à celui qui avait accueilli l'exposition de la toile originale au Salon de 1783. Un peu plus tard, Bervic s'était proposé de donner un pendant à cette planche justement estimée, et il avait fait paraître son Enlèvement de Déj attire , d'après le Guide, ouvrage auquel les juges du con- cours décennal accordèrent le prix sur toutes les gra- vures publiées en France de 1800 à 18 10, et qui, en confirmant la réputation de l'auteur, détermina chez quelques graveurs un mouvement de retour dans l'an- cienne voie.

Ce n'était pas toutefois que Bervic ne s'écartât un peu lui-même de cette voie tracée par les maîtres, et Ton peut dire que, de tout temps, illa côtoya plutôt qu'il ne la suivit résolument. A l'époque de ses débuts, il ne s'était pas assez défié des dangers de la facilité; plus tard, il attacha trop d'importance à certaines qualités toutes matérielles; mais il faut ajouter que jamais il .n'en vint à sacrifier entièrement l'essentiel à l'accessoire, eiqiie, plus d'une fois, dans son beau portrait en pied de Louis XVI, par exemple, il déploya une habileté

FIG. 95. BE RVIC.

L'Éducation d'Achille, d'après Regnault.

2<Î4 LA GRAVURE.

d'autant plus méritoire que le modèle à reproduire était moins fait pour la provoquer.

Le portrait gravé de Louis XVI ne laisse point sup- çonner la médiocrité du tableau original, peint par Callet. Ce tableau, aujourd'hui dans le palais de Ver- sailles, est d'une couleur fade, d'un dessin lourd et indécis; l'estampe, au contraire, se recommande par la fermeté et la richesse de l'aspect, par un faire aisé, exempt encore d'ostentation. Les dentelles, le satin, le velours, tous les accessoires sont traités avec une lar- geur qui n'exclut pas la finesse, et le ton de l'ensemble est harmonieusement lumineux. Cependant on discerne déjà dans quelques parties une certaine recherche de la façon, et l'on pressent que cela pourra dégénérer en préoccupation excessive de « la belle taille » pour aboutir à Pabus du procédé. C'est ce qui arriva en effet. Bervic ne songea plus guère qu'à faire montre de dextérité, et il finit par exécuter dans son Laocoon, le plus connu peut-être de ses ouvrages, des tours de force du burin qui, jusqu'à un certain point, peuvent surprendre, mais qu'il faut se garder d'admirer sans réserve. Le soin avec lequel le graveur s'est efforcé d'imiter le grain du marbre par la minutie des travaux ressemble fort à une puérilité, et, bien qu'il ne fallût pas sans doute graver un groupe de statues comme des figures peintes sur la toile, il était plus important, plus nécessaire à tous égards, de re- produire le caractère et le style de l'œuvre originale que de simuler la matière d'où le sculpteur Pavait tirée.

D'ailleurs, en s'appliquant à interpréter son modèle en ce sens, Bervic a dépassé le but. Par la multiplicité des détails, par l'abus des demi-teintes destinées à soute-

LA GRAVURE AU XIX' SIECLE. 265

nir les moindres saillies, à rendre les moindres accidents du modelé, il a privé l'aspect général d'éclat et d'unité. Il y avait loin de cette méthode à celle des anciens maîtres, et Bervic vécut assez pour se repentir. « J1ai méconnu le bien, disait-il dans sa vieillesse; si je re- commençais ma vie, je ne ferais rien de ce que j1ai fait. » Bervic se calomniait en s'accusant ainsi. Comme il arrive souvent aux pénitents tardifs, il ne se rappelait qu'en les exagérant les torts de son passé, et sacrifiait à ce souve- nir celui de plus d'un acte méritoire; mais, tout en com- prenant ces regrets, on doit être plus juste que le gra- veur de Louis XVI et de V Éducation d'Achille ne l'était alors pour lui-même, et ne pas oublier qu'il y a dans ses travaux bien des parties à excepter de la condamna- tion qu'il portait sur l'ensemble.

A l'époque Bervic était réputé le premier des gra- veurs français contemporains, l'Italie s'enorgueillissait d'un graveur en réalité inférieur à lui, mais qui, dans la pénurie de talents elle se trouvait alors, usurpait, avec la complicité de tous, la gloire d'un maître. Comme le sculpteur Canova, son aîné seulement de quelques années , Raphaël Morghen eut le bonheur de venir à propos. Artistes de second ordre l'un et l'autre, ils eus- sent pu passer presque inaperçus dans un siècle plus favorisé; celui ou ils vécurent ne leur donnant pas de rivaux dans leur pays, on leur sut gré de cette supério- rité purement actuelle comme d'une preuve de mérite absolu. D'ailleurs, il leur était facile d'arriver au succès en se contentant d'obéir aux injonctions en quelque sorte des opinions régnantes et du goût public. Les écrits de Winckelmann et ceux de Raphaël Mengs avaient remis

266 LA GRAVUR E.

en faveur les statues antiques et les tableaux italiens du xvic siècle; Canova , en imitant plus ou moins adroite- ment les unes, Morghen, en gravant les autres, ne pou- vaient manquer de plaire, et c'est surtout au choix qu'ils rirent de leurs modèles qu'il convient d'attribuer l'im- mense réputation dont ils jouirent tous les deux.

Elève et gendre de Volpato, dont chacun connaît les molles estampes d'après les stan\e du Vatican, Morghen partagea avec cet artiste débile et avec Longhi le privi- lège de reproduire des peintures admirables qui, depuis les grands maîtres, n'avaient plus été gravées ou qui ne l'avaient été à aucune époque. Cela seul donne quelque prix à ses planches défectueuses. La gravure de la Cène par exemple, d'après Léonard, retrace-t-elle autre chose que les lignes générales de la composition et l'attitude de chaque figure? On la regarde comme on écoute un acteur médiocre récitant les vers de Polyeucte ou d'Atha- lie, parce que la pensée du maître se sent encore malgré l'intermédiaire qui en altère les formes; mais, hormis ce genre de beauté inhérente à l'invention même et à l'or- donnance du chef-d'œuvre original, quereste-t-il de celui- ci dans l'estampe de Morghen? Que dire de la tête du Sauveur, restaurée par le graveur comme celles des apô- tres, et que n'éclaire pas la plus faible lueur de senti- ment ? Comment, en examinant chaque partie du travail, ne pas être choqué de ces jactances de la manœuvre, de cet étalage de facilité matérielle, quand on se rappelle la précision incomparable , la perfection du style de Léonard?

Au reste, en substituant ainsi sa propre manière et les caprices de son goût personnel au goût et à la ma-

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nière du peintre de la Cène, Morghen n'a fait que traiter ce grand maître comme il avait coutume d'en user avec tous les autres. Qu'il ait eu à interpréter Raphaël ou Poussin, Andréa del Sarto ou Corrège, il n'a jamais su que procéder uniformément en face des types les plus opposés, et accommoder sans façon aux habitudes de sa main la grâce inspirée ou la hère énergie de ses mo- dèles. Une fois pourtant, il lui arriva d'avoir des préoc- cupations plus hautes et d'étudier plus consciencieuse- ment les caractères particuliers de l'œuvre qu'il devait reproduire. Ce fut lorsqu'il grava d'après Van Dyck ce portrait équestre de François de Moncade, dont on ne saurait sans injustice méconnaître le mérite, tant au point de vue de la fidélité intelligente qu'au point de vue de l'habileté dans l'exécution ; mais ne serait- il pas aussi injuste pour le moins d'approuver, dans les autres ouvrages du graveur, l'insuffisance de l'expression et du dessin, le dédain systématique de tout effort, en un mot, tous les témoignages d'une facilité vaniteuse qui ne s'humilie pas même devant le génie?

Morghen garda jusqu'au dernier moment la brillante réputation que lui avaient value de bonne heure son extrême fécondité et le patriotisme complaisant des Ita- liens. Né à Naples , mais établi à Florence ou l'avait attiré le grand-duc Ferdinand III, il y resta tant que dura l'occupation française , et, 'beaucoup moins impla- cable que ne l'était alors Alfieri, il ne repoussa ni les hommages ni les faveurs de l'étranger. Au retour du grand-duc, son ancien protecteur, il songea moins que jamais à se rendre aux instances des. Napolitains, qui tenaient à honneur de rappeler l'artiste renommé dans

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son pays natal. Enfin, lorsque Morghen mourut en 1 833 , Tltalie tout entière s'émut à cette nouvelle, et d'innom- brables sonnets, expression ordinaire des regrets ou de l'enthousiasme publics, célébrèrent à l'envi « la gloire impérissable de l'illustre graveur de la Cène ».

Trois ans auparavant, un graveur dont les premiers succès avaient eu presque autant de retentissement en Allemagne que ceux de Morghen en Italie, Jean-Godard Millier, s'était éteint dans l'isolement et la douleur. A peine se rappelait-on, au delà des murs de Stuttgart, que l'auteur, un moment célèbre, de la Vierge à la chaise et du Combat de Bunkerschill existât encore. C'est que depuis longtemps il avait renoncé au crédit qu'il s'était acquis par son talent, au travail même, et qu'il ne vi- vait plus que pour pleurer un fils mort en 1816, au moment il devenait à son tour un des graveurs les plus distingués de son pays.

Ce fils, Christian-Frédéric Millier, avait été dès l'en- fance voué à l'art qu'exerçait son père. Il s'y essaya avec assez de succès pour mériter d'être admis de très bonne heure dans l'école de gravure récemment fondée à Stutt- gart par le duc Charles de Wurtemberg. On a vu qu'à partir de la seconde moitié du xvme siècle, beaucoup de graveurs allemands étaient venus se former à Paris, et que plusieurs s'y étaient fixés. Chassés de la France, leur patrie d'adoption, parla tourmente révolutionnaire, ils étaient retournés en Allemagne, et l'institution d'une école de gravure à Stuttgart avait été l'un des résultats de cette expulsion ; mais, en 1802, plusieurs des artistes fugitifs étaient déjà rentrés à Paris, et les ateliers, fermés depuis dix ans, s'y rouvraient à de nombreux élèves.

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Frédéric Millier, à peine âgé de vingt ans à cette époque, suivit l'exemple que lui avait donné son père : il vint à son tour se perfectionner auprès des maîtres français.

Recommandé à Wille, alors plus qu'octogénaire et qui s'honorait d'avoir eu Jean-Godard pour élève, il se trouva par son entremise en relation avec Bervic, avec Tardieu et Desnoyers, et, sans se faire en tout l'imita- teur de ces habiles artistes, il leur emprunta cependant assez pour qu'on puisse le regarder, sinon comme leur rival, au moins comme un de leurs plus fidèles disciples. Les planches qu'il grava pour le Musée français, publié par Laurent et Robillard1, attestent une louable sou- mission aux principes des maîtres et une expérience de l'art déjà solide ; mais c'est dans la Vierge de saint Sixte que le talent de Millier donne exactement sa mesure et qu'il semble parvenu à sa maturité.

Avant d'entreprendre cette grande planche d'après Raphaël, le jeune graveur s'était rendu en Italie pour y étudier d'autres œuvres du « divin peintre », et se pré- parer à la traduction du tableau de la galerie de Dresde par des copies dessinées d'après les fresques du Vatican. Revenu en Allemagne, il s'était mis aussitôt au travail, et il l'avait poursuivi avec une telle ardeur que vers la fin de 181 5, c'est-à-dire au bout de trois ans, il l'avait déjà terminé. La Vierge de saint Sixte mérite d'être comptée parmi les meilleures gravures en taille-douce

1. Cette importante publication contient, divises en quatre sections, les tableaux et les sculptures les plus remarquables du Musée du Louvre, tel qu'il existait à l'époque Napoléon l'avait enrichi des chefs-d'œuvre de toutes les écoles. Commencée en 1802, elle fut continuée jusqu'en 181 1.

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qui aient paru au commencement du siècle, et le succès a depuis longtemps accueilli cette très estimable plan- che : succès tardif pourtant, au gré des désirs du graveur, et que malheureusement il ne sut pas attendre.

Lorsque Mûller eut achevé son œuvre, il voulut l'édi- ter lui-même, comptant en tirer, outre l'honneur, un légitime profit. Epuisé par un travail excessif, il espé- rait que tant d'efforts ne resteraient pas sans récompense et qu'il suffirait de quelques jours pour l'obtenir. Ces quelques jours s'étaient écoulés, et le jeune graveur, en proie à une anxiété fiévreuse, commençait à accuser l'indifférence de ses contemporains. Bientôt il lui fallut traiter avec un éditeur pour que le fruit de ses peines ne fût pas entièrement perdu. Plusieurs connaisseurs achetèrent alors des épreuves de la Vierge, sans que la popularité s'attachât encore à l'estampe dont l'apparition, dans la pensée de Mûller, aurait avoir l'importance d'un événement public. Tant de déceptions achevèrent de ruiner la santé du pauvre artiste et ne tardèrent pas à ébranler sa raison. Un moment vint l'exaltation fut à son comble, et Millier se donna la mort en se frap- pant d'un coup de cet instrument dont les graveurs se servent pour ébarber les tailles creusées par le burin. Bien peu après , la Vierge de saint Sixte obtenait ce vaste succès que Mûller avait rêvé avant l'heure. L'édi- teur s'enrichissait en vendant les épreuves dont celui-ci avait eu hâte de se dessaisir, et le nom du jeune graveur acquérait dans l'Europe entière la célébrité qui lui était due.

Les travaux de Bervic et de Desnoyers, de Morghen et de Mûller, peuvent résumer l'état de la gravure en

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France, en Italie, en Allemagne, pendant les premières années du xix6 siècle. Ils prouvent qu'à cette époque les doctrines étaient à peu près les mêmes dans les trois écoles, ou, tout au moins,- qu'on y étudiait les mêmes modèles; mais cette apparente conformité ne devait pas être durable. Les conditions de Part se modifièrent bien- tôt sous l'empire d'autres idées, et les graveurs alle- mands, déplaçant le but les premiers, entrèrent dans une voie nouvelle qu'ils suivent encore aujourd'hui.

Au moment Mûller succomba, l'influence exercée par Gœthe et par Schiller sur la littérature de leur pays commençait à s'étendre sur les arts du dessin. L'étude passionnée du moyen âge se substituait au culte de l'an- tiquité, et, tandis que le Dictionnaire de la Fable était encore le seul évangile consulté par les peintres fran- çais, au delà du Rhin les peintres s'inspiraient déjà des traditions chrétiennes et des légendes nationales : réac- tion heureuse en- un certain sens, qui a rendu à l'art ce caractère spiritualiste qu'il ne lui est jamais permis de dépouiller, mais qui, dégénérant bientôt en système archéologique, a fini par immobiliser le talent en l'op- primant sous des formes invariables. Quelques années ont suffi pour réduire l'art allemand à cet état d'ascé- tisme réglementaire en quelque sorte, et depuis que MM. Overbeck, Cornélius et Kaulbach sont venus ajou- ter l'autorité de leurs exemples aux tentatives de leurs prédécesseurs , la réforme a été aussi radicale en Alle- magne qu'avait pu l'être en France la révolution accom- plie, avec de tout autres vues, par David.

La peinture en Allemagne s'étant ainsi privée d'une partie de ses ressources matérielles, la gravure devait

272 LA GRAVURE.

s'y attacher uniquement à reproduire dans leur signifi- cation tout idéale l'expression et le style des originaux. C'est ce à quoi, il faut le dire, elle réussit complète- ment. Les graveurs allemands décalquent en quelque sorte et retracent trait pour trait la pensée religieuse, philosophique ou littéraire, qui, bien plutôt que l'ima- gination pittoresque, donne leur raison d'être aux mo- dèles. Ils ne produisent pas, à proprement parler, des estampes, c'est-à-dire des œuvres ou le burin ait cherché à rendre la valeur des tons, le coloris, le clair-obscur, tout ce qui constitue, en dehors de la composition et du dessin, un tableau; ils se contentent de creuser dans le cuivre, avec une précision rigoureuse souvent jusqu'à la sécheresse, les contours de formes peu acci- dentées; d'ajouter à celles-ci, çà et là, quelques indica- tions de modelé, quelques légères masses d'ombre, en se gardant bien de pousser plus loin les concessions aux exigences pittoresques. Il suffira de citer, entre les nombreux spécimens de cette extrême réserve dans l'exé- cution, les Scènes évangéliqncs gravées d'après M. Over- beck par MM. Franz Keller, Ludy, Steinfensand, les planches d'après M. Cornélius, publiées à Carlsruhe ou à Munich par MM. Schaëffer, Merz et plusieurs autres, enfin, d'après M. Kaulbach, la grande planche de M. Thaeter représentant le Combat des Huns.

Bien que subdivisée en écoles partielles, l'école allemande moderne présente donc, au moins en ce qui concerne la peinture dite d'histoire et la gravure du même ordre, un ensemble de talents à peu près identiques, inspirés par une contemplation abstraite plutôt que par l'étude de la réalité. Cependant la doctrine

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générale n'a pas été appliquée partout avec la même rigueur. A Dusseldorf, par exemple, les graveurs ne se sont pas toujours bornés, comme ceux de Munich, à représenter des figures et les accessoires dont elles sont entourées à l'état de silhouettes à peine renforcées d'ombres pâles. Ailleurs, on accepte parfois des condi- tions plus larges encore. M. Felsing, à Darmstadt, M. Mendel, à Berlin, M. Steinla, à Dresde, ont prouvé, dans leurs estampes d'après Fra Bartolommeo, Raphaël ou Holbein, qu'ils n'entendaient s'interdire aucun des moyens dont les maîtres graveurs s'étaient servis pour imiter jusqu'au bout le relief et la vie des objets figurés sur la toile; mais les efforts de ces habiles artistes et de quelques autres ne peuvent guère être signalés qu'à titre d'exceptions. Le principe, nous l'avons dit, qui régit en général l'art allemand depuis sa réforme, c'est la pré- dominance des intentions calculées, systématiques même, sur l'expression spontanée du sentiment ; c'est l'aban- don, au profit exclusif de l'intelligence, de tout ce qui tendrait à séduire les yeux. Les graveurs, en Allemagne, accordent beaucoup au raisonnement et à l'analyse, trop peu à la sensation. Quoi de plus naturel, après tout? Ce qu'on peut regretter de ne point trouver dans leurs ou- vrages manque aussi auxpeintures pu aux dessins d'après lesquels ils ont été faits; mais le principe une fois admis, il faut avouer qu'on n'en saurait tirer avec plus d'en- semble les conséquences logiques. On ne compte pas en Allemagne des talents isolés, indépendants les uns des autres, comme en Belgique ou en Autriche, en Suisse ou en Russie. Le but y est le même pour tous les graveurs, et tous réussissent à peu près également à l'atteindre.

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LA GRAVURE.

C'est aussi ce qui a lieu en Angleterre. Prises en général, les œuvres de la gravure présentent dans ce pays une in- contestable unité; toutefois, en dehors de cela, la diffé- rence est grande entre les deux écoles. L'art allemand, devenu un peu valétudinaire à force de sacrifices et de macérations, est soutenu du moins par une foi fiévreuse qui lui prête l'animation delà vie: Fart anglais, malgré sa physionomie florissante, est au fond d'une constitu- tion usée. Il n'existe plus qu'à la surface, et pour peu qu'on étudie les ressorts de cette existence, on est bien forcé d'en reconnaître la fragilité.

On a dit souvent que les arts étaient l'expression des inclinations morales d'un peuple. Sans doute, lorsque les arts ont été de tout temps une nécessité pour lui, lorsqu'ils ^ont, pour ainsi parler, endémiques, comme dans la Grèce ancienne ou en Italie; mais ils ont pénétré par contagion seulement, il peut se faire qu'ils restent distincts des tendances nationales, qu'ils n'en représentent qu'une partie, ou même qu'ils laissent supposer des tendances toutes différentes. Une école de peinture n'existe, à vrai dire, en Angleterre, que depuis le xvme siècle; ce qui l'a caractérisée au début et ce qui la caractérise encore, peut-il être regardé comme l'expression naturelle du génie de la nation ? Même dans les œuvres les plus importantes qu'elle ait produites, dans les portraits de Reynolds, de Gainsborough ou de Lawrence comme dans les paysages de Turner, retrou- ve-t-on cette sagesse pratique, cet esprit de méthode, ce goût de l'exactitude en toutes choses, que les Anglais apportent dans les affaires de la vie privée, aussi bien que dans la conduite des affaires politiques? La recherche

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de l'éclat artificiel, de l'effet à outrance au détriment de la correction, de la forme précise, de la netteté dans le style, voilà au contraire les seules traditions que l'école anglaise de peinture ait jusqu'à présent fondées ou sui- vies; malgré les exemples donnés dans la première moi- tié de notre siècle par des artistes d'un talent ingénieux et délicat,- Wilkie, Smirke, Mulready, malgré les efforts plus récents de la secte des préraphaélites, il ne parait pas qu'elle soit encore en mesure ou en humeur d'y renoncer.

L'espèce de formulaire esthétique, accepté et pratiqué de génération en génération parles peintres anglais, a con- tinué de régir aussi, et peut-être avec une autorité plus inévitable encore, les graveurs., leurs compatriotes. La gravure, en Angleterre, semble aujourd'hui se désinté- resser de tout nouvel effort. On dirait que ses innom- brables produits n'ont plus rien à révéler à ceux-là mêmes qui les achètent, et que, au lieu d'être réclamés par un besoin de l'esprit, ils tendent seulement à satis- faire une habitude.

George III, on l'a vu, avait encouragé de tout son pouvoir les travaux du burin, et l'exportation des estampes était devenue bientôt une source de richesses pour le commerce anglais. Comment la nation aurait- elle laissé passer avec indifférence des œuvres accueillies au dehors avec un si vif empressement? L'aristocratie donna l'exemple. Tous les hommes occupant en Angle- terre une grande position sociale crurent de leur devoir de souscrire les premiers aux publications de quelque importance. Par esprit d'imitation ou par patriotisme, la haute bourgeoisie voulut à son tour favoriser Pexten-

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sion de la gravure, et lorsque, quelques années plus tard, parurent les vignettes sur acier et les keepsake, la modicité de leur prix permit à tout le monde d'en faire l'acquisition. Insensiblement, on s'accoutuma à avoir chez soi des estampes, comme on y avait des superfluités d'autre sorte, et, l'usage se généralisant déplus en plus, les graveurs purent à pe'u près compter sur le débit de leurs ouvrages, quels qu'ils fussent. Il en est de même encore aujourd'hui. A Londres, toute publication nou- velle a un certain nombre de souscripteurs assurés, et de droit, pour ainsi dire. De cette facilité avec laquelle les travaux se multiplient, et les incessants perfection- nements mécaniques tendant à en abréger la durée; mais de aussi cette physionomie uniforme et ce charme de convention que présentent les estampes anglaises depuis plus d'un demi-siècle.

Qu'on jette" les yeux sur des planches à l'aquatinte ou en manière noire récemment publiées, qu'on ouvre un livre de fraîche date illustré àz gravures au burin, on n'y trouvera rien qu'on ne croie avoir déjà vu dans cent autres planches ou recueils de même espèce. Toujours ces éclats de lumière au milieu de l'obscurité, toujours des corps nacrés opposés à des corps en velours. Il en est à peu près de ces formules inutilement violentes comme des ruses musicales auxquelles recourent certains chanteurs à court d'inspiration et de style. A un piano de quelques mesures ils font inopinément succéder un forte retentissant; tout l'artifice consiste dans la brus- querie du contraste et ne peut avoir d'autre raison de succès que la surprise qu'il cause. Encore, d'un côté comme de l'autre, l'étonnement se trouve-t-il bien vite

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 277

supprimé par l'emploi trop fréquent du moyen. Les estampes anglaises pouvaient, d'abord, emprunter de leur aspect imprévu une certaine séduction; mais depuis que la reproduction à l'infini des mêmes effets leur a ôté leur principal prestige, il est au moins difficile qu'elles ne nous laissent pas distraits ou indifférents.

Il y aurait toutefois injustice à ne considérer ici que l'abus des pratiques générales, sans tenir compte de quelques talents particuliers. Depuis les graveurs en manière noire formés par Reynolds et les graveurs paysagistes appartenant, comme Woollett, à peu près à la même époque, l'Angleterre a produit plusieurs gra- veurs remarquables : Abraham Raimbach entre autres, buriniste fin, dessinateur beaucoup plus correct que la plupart de ses compatriotes, et dont les planches d'après Wilkie, le Colin-Maillard, le Payeur de rentes, les Politiques devillage, etc., méritent d'être classées parmi les plus agréables œuvres de la gravure moderne; Sa- muel-William Reynolds et M. Cousins, qui, le pre- mier dans ses portraits gravés d'après plusieurs peintres anglais et dans ses planches d'après Géricault, Horace Vernet et Paul Delaroche, le second dans ses portraits d'après Lawrence du jeune Lambton, du pape Pie VII, de ladjr Gover et de sonjils, ont su tirer de la manière noire quelque chose de plus que ce qu'elle avait donné sous la main des graveurs du xvme siècle.

Bien que fort dissemblables par la nature de leurs talents, Raimbach et M. Cousins peuvent être rappro- chés l'un de l'autre, parce qu'ils paraissent avoir été les derniers graveurs de leur pays qui se soient appliqués à donner à leurs travaux un caractère conforme aux

ï78 LA GRAVURE.

strictes conditions de Part. Depuis eux, les graveurs n'ont guère fait à Londres qu'exercer plus ou moins adroitement une profession presque mécanique, en produisant soit ces milliers de vignettes qui renaissent chaque année du même fonds, soit des estampes sur des sujets d'une portée moindre encore: animaux, attributs de chasse, etc., et cela dans des proportions excessives. N'en est-on pas venu, en effet, à représenter de grandeur naturelle des chiens, des chats, des pièces de gibier? Il est telle planche d'après M. Landseer, offrant pour tout objet d'intérêt un perroquet perché sur son bâton, dont les dimensions dépassent de beaucoup celles des planches 'gravées jadis d'après les plus vastes compositions, des maîtres. Ce sont pour le moins des erreurs de goût que ne sauraient racheter ni d'incontestables perfectionne- ments dans la fabrication des outils ni même la combi- naison souvent très ingénieuse des divers procédés de gravure. Non, si habiles à un certain point de vue que se montrent encore les graveurs anglais contempo- rains, ils ne font plus, à proprement parler, acte d'artistes, parce qu'ils élargissent outre mesure dans leurs ouvrages la part du métier, et qu'ils réduisent d'autant, qu'ils suppriment presque celle de l'art véritable et du senti- ment.

On pourrait, à plus forte raison, s'expliquer ainsi la médiocrité des estampes publiées de nos jours en Amérique. Peu nombreuses encore, il est vrai, elles n'intéressent point le regard comme les essais d'un art naissant, ingénu, mais vivace dans sa naïveté même : elles le décourageent,au contraire, et l'attristent comme les produits d'un art tombé dans l'engourdissement de

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la vieillesse. Il semble qu'aux États-Unis la gravure débute par la décadence, ou, si Ton veut, par une sorte d'état négatif que ne vient animer aucune velléité de mouvement, aucun élan vers le progrès. Exécutées pour la plupart en manière noire ou à l'aquatinte, les estampes mises en vente à New- York ou à la Nouvelle-Orléans ne laissent soupçonner chez ceux qui les ont faites rien de plus que la volonté de s'approprier tant bien que mal les coutumes actuelles et les procédés de la gravure anglaise; quant à la gravure au burin, c'est presque uniquement à l'ornementation des billets de banque ou des cartes d'adresses de négociants que se consacrent les artistes qui la pratiquent. Quelques-uns de ceux-ci ne manquent ni d'expérience technique ni jusqu'à un certain point d'habileté; s'il fallait absolument trouver un spécimen caractéristique de Fart américain, peut-être devrait-on le chercher parmi les œuvres de cette espèce plutôt que dans les travaux d'un autre ordre. En tout cas, le mieux est de réserver pour l'avenir toute appré- ciation définitive et de constater simplement ce qu'a été jusqu'ici la gravure en Amérique, en attendant qu'un maître surgisse dont l'influence la renouvelle et les exemples la vivifient.

Si, après avoir jeté un coup d'œil sur l'état de la gravure au commencement de notre siècle, on cherche à se rendre compte des phases qu'elle a traversées depuis lors, nul doute qu'on ne soit amené à reconnaître la prééminence des talents qui se sont succédé dans notre pays sur ceux que les pays étrangers ont vus se produire. On pourrait même dire que les graveurs français presque seuls ont maintenu et maintiennent

280 LA GRAVURE.

encore Part dans des termes dont il ne saurait s'écarter sans courir le risque de devenir, comme en Allemagne, une langue de pure convention, ou de n'être plus, comme en Angleterre, que l'expression banale du savoir-faire.

Sans doute, les témoignages d'une habileté plus large et plus sérieuse n'ont pas manqué même où, quelques années auparavant , la gravure semblait tombée en décadence. Après Volpato et Morghen, et bien contrai- rement à leurs exemples, quelques graveurs italiens ont travaillé de manière à relever l'honneur de l'école natio- nale. Les planches de M. Toschi et de ses élèves, d'après les fresques et les tableaux de Corrège à Parme, le Vœu de Louis XIII d'après Ingres par M. Calamatta, les Mois- sonneurs d'après Léopold Robert par M. Mercuri, plu- sieurs autres estampes encore dues soit aux mêmes ar- tistes, soit à un ou deux de leurs compatriotes, méritent certes de figurer à côté des œuvres les plus importantes de la gravure française appartenante la première moitié du xixe siècle; mais le temps déjà long qui s'est écoulé depuis la publication de ces belles planches a été à peu près stérile pour la gravure en Italie, tandis que, durant la même période la série des talents s'est continuée en France sans interruption. Après les graveurs dont les débuts remontent aux dernières années de la restaura- tion, d'autres graveurs, formés à leur école, sont à leur tour devenus des maîtres, et, malgré bien' des circon- stances contraires, malgré l'indifférence d'une partie du public et les usurpations de plus en plus encouragées de la photographie, le zèle dont ils font preuve, comme la valeur des travaux qu'ils produisent, ne paraît pas près de s'amoindrir.

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 281

A un certain moment, il est vrai, à l'époque des plus brillants succès de la gravure anglaise, les choses ne s'étaient point passées dans notre école sans quelque hésitation chez les uns, sans quelque commencement de défection même de la part des autres. Tant qu'avait duré le premier empire, on ne s'était pas douté en France du mouvement d'art opéré à Londres pendant les dernières années du règne de Georges III et les premières années de la Régence. La suspension des relations commer- ciales entre les deux pays nous avait laissés à cet égard dans une ignorance si profonde que jusqu'en 18 16 on ne connaissait ici d'autres estampes anglaises que celles de Strange, de Ryland, de Woollett; en un mot, rien que celles qui avaient paru avant la fin du xvinc siècle ; et lors- que, après le retour des Bourbons, les produits de l'art anglais moderne frappèrent pour la première fois les regards de nos graveurs, ils les éblouirent au moins autant par le prestige de la nouveauté que par l'éclat du mérite.

Les hommes qui , comme Tardieu et Desnoyers , se préoccupaient surtout de l'élévation du style et de la fermeté virile de l'exécution, s'émurent peu de pareilles innovations, si l'on en juge par le caractère des œuvres qu'ils publièrent depuis lors. La planche de Ruth et Boo^, gravée par le premier d'après M. Hersent, les di- verses Vierges et la Transfiguration gravées par le se- cond d'après Raphaël, ne témoignent pas que leur foi dans l'excellence de l'ancienne méthode française ait été le moins du monde ébranlée; mais d'autres, plus jeunes ou moins profondément convaincus, ne tardèrent pas à se laisser séduire. A l'exemple des Anglais, ils ten-

28z LA GRAVURE.

lurent de mélanger dans leurs travaux tous les procédés de gravure; ils recherchèrent, à l'exclusion du reste, ce qui pouvait faciliter l'accomplissement de leur tache, en rendre le résultat piquant, enjoliver l'aspect même d'une planche d'histoire, et, les imitations de la manière anglaise se multipliant en raison du succès qui les avait d'abord accueillies, la gravure en France menaçait de se réduire à un état de dépendance qu'elle n'avait jamais subi depuis le xvn° siècle.

Ce zèle de contrefaçon se refroidit enfin. Une réac- tion heureuse, commencée peu après i83o, s'est pour- suivie dans le cours des années suivantes, et l'engoue- ment ayant chez tout le monde fait place à la réflexion, on a reconnu ce que les exemples importés d'Angleterre avaient en réalité de décevant. Aujourd'hui, notre école de gravure ne prend plus conseil que d'elle-même, de ses antécédents, de ses traditions. C'est à cette juste con- fiance dans ses propres ressources qu'elle doit le rang qu'elle occupe au-dessus et en dehors des autres écoles, et à une plus grande distance encore des faux succès de l'industrie mécanique, de ses essais d'invasion sur ce qui n'est pas de son domaine, de ses prétentieuses tenta- tives pour se substituer à l'art lui-même et s'approprier des privilèges dont elle ne pourra, quoi qu'elle fasse, arriver à le déposséder.

De tous les graveurs qui auront honoré notre époque, non seulement en France, mais encore dans les pays étrangers, le premier par le talent comme par l'influence générale qu'il exerce depuis près d'un demi-siècle est sans contredit M. Henriquel, ou, suivant le nom qu'il porta jusque vers la seconde moitié de sa carrière,

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE.

2Rj

M. Henriquel-Dupont. .11 a eu cependant, lui aussi, à ce qu'il semble, ses heures d'incertitude. Peut-être sur- prendrait-on dans quelques ouvrages de sa jeunesse les traces d'une certaine préoccupation de la manière an-

Jt

FI G. ÇÔ. HENRI Q.U EL.

Cromwell (eau-forte d'après Paul Delaroche).

glaise, certaines velléités d'une orthodoxie douteuse qui, en tout cas, ne se sont jamais résolues en erreurs mani- festes et qui auraient tout au plus abouti à des fautes vénielles, depuis lors surabondamment rachetées.

M. Henriquel est un maître dans l'acception la plus

2H +

LA GRAVURE.

large du mot, et un maître de la même race que ceux dont notre pays a le droit d'être le plus fier dans le passé. Les graveurs français du xvne siècle eux-mêmes nous_ ont-ils laissé des planches plus largement et plus fine- ment traitées tout ensemble que V Hémicycle du palais des Beaux-Arts, le Strafford, et le Moïse exposé sur le Nil d'après Paul Delaroche, que l'admirable prépara- tion à Peau-forte des Pèlerins d'Emmaus d'après Paul Véronèse, et que le portrait de M. Bertin d'après Ingres ! Combien d'autres belles œuvres sorties de la même main mériteraient d'ailleurs d'être citées à côté de celles-là ? Le portrait iïUne Dame et sa Fille d'après Van Dyck , gravé quelques années avant V Abdication de Gustave Wasa d'après M. Hersent et le portrait du Marquis de Pastoret d'après Paul Delaroche, le Christ consolateur gravé un peu plus tard d'après Schefîer, et, parmi les œuvres d'une moindre importance, mais non certes d'un moindre mérite, ces portraits gravés, tantôt d'un burin si savamment souple, tantôt d'une pointe si spirituelle et si délicate: Mme Pasta, le botaniste Desfontaines , le dessinateur Desenne, Brongniart, Tardieu, Carie Ver- net, Sauvageot, Schcffer, Mansart et Perrault, Mira- beau à la tribune, M. Rathier, et le plus récent de tous, le charmant petit portrait du Père Petétot.

Dans ces planches et dans bien d'autres, car l'œuvre du maître ne comprend pas moins de quatre- vingt-dix pièces, sans compter plusieurs lithographies et un grand nombre de portraits au pastel ou au crayon, M. Henriquel se montre non-seulement savant des- sinateur et praticien consommé, mais encore plus peintre, pour ainsi dire, qu'aucun de ses prédécesseurs immé-

FI G. Ç7- HENRIQ.UEL.

Le marquis de Pastoret, d'après Paul Delaroche.

2rf5 LA GRAVURE.

diats. Bervic, de qui il avait été l'élève après quelques années passées dans l'atelier de Pierre Guérin, Bervic a pu lui enseigner l'art de vaincre les difficultés maté- rielles, celles qui sont inhérentes au métier proprement dit; mais l'influence exercée par le graveur de Laocoon et de Déjanire ne s'est certainement pas étendue au delà de cette initiation toute technique. Les exemples de Desnoyers lui-même, quelque instructifs qu'ils fussent à certains égards, n'ont pas été si docilement acceptés par M. Henriquel que celui-ci ait cru devoir, pour les suivre, faire le sacrifice de son goût et de son sentiment instinctifs. Par la netteté de ses doctrines comme par les caractères élevés de son talent, le graveur de V Hémicycle se rattache au passé de notre école et aux maîtres qui en sont le principal honneur; mais par les formes d'ex- pression particulières qu'il emploie, par ce qu'il y a de très imprévu dans sa manière et de très personnel même dans son culte de la tradition, il s'isole jusqu'à un cer- tain point de ses devanciers et fait acte de novateur, sans en afficher, tant s'en faut, la prétention. Nous le disions tout à l'heure, M. Henriquel a le secret d'assou- plir si bien les moyens dont il dispose qu'il peint avec le burin ou avec la pointe d'autres et des plus ha- biles, comme M. Laugier et M. Richomme , n'avaient su., un peu avant lui, que graver. Aussi l'action exercée par le maître, soit sous forme d'enseignements directs, soit au moyen des œuvres signées de son nom , a-t-elle eu pour effet de rajeunir à plus d'un égard les conditions de la gravure dans notre pays, et de susciter des talents dont quelques-uns, tout en accusant clairement leur origine, n'en devaient pas moins avoir leur importance

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FIG. 98. HENRIQ.UEL.

Portrait d'Als.\andre Brongniart, d'après un dessin du graveur.

288 LA GRAVURE.

propre et mériter une place très honorable dans l'his- toire de Fart contemporain.

Parmi les élèves les plus distingués de M. Henriquel, plusieurs ont déjà cessé de vivre : M. Aristide Louis, dont les deux figures de Mignon d'après Scheffer avaient obtenu, au moment de leur apparition, un succès popu- laire; M. Jules François, à qui Ton doit, entre autres belles planches, un véritable chef-d'œuvre, le Militaire offrant des pièces d'or à une femme , d'après le tableau de Terburg conservé au musée du Louvre; M. Rous- seaux, le mieux doué peut-être des graveurs de sa géné- ration, et dont les œuvres, si peu nombreuses qu'elles soient, suffiront pour faire vivre le nom. Qui sait même si, quelque jour, le Portrait d'homme d'après le tableau du Louvre attribué à Francia et le portrait de Mmv de Sévigné, d'après le pastel de Nanteuil, ne seront pas re- cherchés avec autant d'empressement qu'on en met au- jourd'hui à se procurer les pièces gravées par les anciens maîtres?

Si la mort prématurée de ces habiles graveurs a privé notre école d'une partie des talents sur lesquels elle semblait le mieux en droit de compter, combien d'autres heureusement nous restent dont les œuvres sont de na- ture à soutenir la vieille renommée de l'art français et à défier les comparaisons avec les produits de l'art étran- ger! Où trouver, par exemple, en dehors de la France, des équivalents au Couronnement de la Vierge d'après Jean de Fiesole ou au Mariage de sainte Catherine d'après Memling par M. Alphonse François, à FAn- tiope d'après Corrège par M. Blanchard, ou à la Vierge de la consolation d'après M. Hébert par M. Huot, à

FIG. 99. HENRIQUEL.

Alexandre Tardieu, d'après un dessin d'Ingres.

19

:<J0

LA GRAVURE.

la Maîtresse de Titien par M. Danguin, ou au Porte- ment de croix, gravé d'après Lesueur par M. Bertinot, à plusieurs planches encore, diversement remar- quables, signées des mêmes noms ou des noms de quel- ques autres artistes? Enfin quelle rivalité M. Gaillard pourrait-il craindre dans le genre de gravure dont il est à vrai dire l'inventeur et qu'il pratique avec une ha- bileté si extraordinaire? Soit qu'il grave d'après Van Eyck, Ingres ou Rembrandt, des planches comme YHomme à l'œillet, l'Œdipe et les Pèlerins d'Emmaiïs, soit qu'il nous donne d'après ses propres dessins ou ses peintures des Portraits comme ceux du pape Pie IX et de .Dow Guéranger, il intéresse aussi vivement l'intelli- gence qu'il étonne le regard par l'incroyable subtilité de ses travaux. Même quand il reproduit les œuvres d'autrui, M. Gaillard se montre ouvertement original. Ses procédés sont absolument à lui et rendent toute contrefaçon impossible, parce qu'ils tiennent à la délica- tesse exceptionnelle de ses organes; mais il ne serait pas moins difficile de s'approprier la finesse de son senti- ment et, quelque bonne volonté qu'on y mit, de se donner une pénétration d'esprit égale à la sienne.

La gravure au burin a donc parmi nous des repré- sentants assez nombreux, et surtout assez méritants, pour démentir les appréhensions de ceux-là mêmes qui la croient ou qui affectent de la croire irrévocablement atteinte par le succès des procédés héliographiques. Que si l'on jette les yeux sur les travaux accomplis de nos jours dans un autre ordre de gravure, si l'on examine les œuvres produites en France par les graveurs à l'eau- forte contemporains, de ce côté encore, on aura lieu

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 291

d'être suffisamment rassuré. Ne saurait-on même sans exagération appliquer le mot de renaissance à la série des progrès que nous avons vus s'opérer dans le genre de gravure illustré jadis par Callot et Claude le Lor- rain? A quel moment, depuis le xvne siècle, la pointe a-t-elle été maniée dans notre pays par autant d'artistes habiles et avec un sentiment aussi vif de la couleur et de l'effet? Qu'on ne se méprenne pas d'ailleurs sur la portée de nos éloges. Nous ne parlons ici, bien entendu, ni de ces mille croquis griffonnés sur le vernis avec un laisser-aller auquel en réalité l'ignorance naïve a beau- coup plus de part que la verve, ni de ces autres sem- blants d'œuvres d'art dont l'adresse de l'imprimeur et les ruses du tirage ont principalement fait les frais; c'est aux dupes de ces jactances ou de ces artifices qu'il faut laisser le soin de s'en occuper; mais il n'y aura que stricte justice à reconnaître dans beaucoup de pièces à l'eau-forte gravées de notre temps une singulière intelli- gence des ressources exactes du procédé et, le plus sou- vent, une science pittoresque assez ferme, assez maî- tresse d'elle-même, pour se maintenir à égale distance de la facilité excessive et du pédantisme.

Bien des noms propres mériteraient d'être cités, s'il ne fallait s'en tenir ici aux indications générales sur les progrès qu'ils représentent et sur le mouvement qu'ils résument. Comment toutefois ne pas rappeler celui d'un jeune maître mort tout récemment, M. Jacquemart, qui dans un genre qu'aucun graveur n'avait abordé avant lui, a fait preuve d'un goût si ingénieux et d'une ha- bileté si originale? Les planches dont se compose le recueil intitulé les Gemmes et Joyaux de la couronne,

292 LA GRAVURE.

cf autres planches à Peau-forte gravées d'après des modèles

tiA>ȕ.^,-.

HC. IOO. JULES JACQUEMART,

Henri III, d'après un bronze du xvic siècle.

analogues, pièces de sculpture ou d'orfèvrerie, vases ou reliures, émaux ou camées, toutes sont dignes de tigu-

F1G. 101. JULES JACQUEMART.

Trépied ciselé par Gouthière.

294

LA GRAVURE.

rer à côté des planches d'histoire les plus savamment traitées, comme les « natures mortes » peintes par Char- din au dernier siècle excitent le même intérêt et ont droit à la même estime que les meilleures toiles des peintres d'allégories ou des •portraitistes de l'époque.

La supériorité de notre école de gravure, quels que soient les genres qu'elle traite, n'a-t-elle pas été d'ail- leurs publiquement reconnue et proclamée dans une occasion assez récente? N'est-ce pas tout d'une voix que les membres du jury international chargé de décerner les récompenses à la suite de l'Exposition universelle de 1878 ont fait dans la distribution de ces récompenses une part prépondérante aux graveurs de notre pays? Peut-être même la part eût-elle pu, sans dommage pour la justice, être plus large encore, si le jury, composé en majorité de Français, n'avait cru devoir tenir grand compte des conditions spéciales du concours ouvert à Paris et de l'empressement avec lequel les artistes étran- gers avaient répondu à notre appel.

La situation de l'art dans les divers pays de l'Europe et l'importance respective des talents n'ont pas changé depuis lors. Si, pour apprécier l'état de la gravure con- temporaine, on juge bon de s'en tenir strictement au moment ou nous sommes, nul doute que le plus rapide examen des œuvres représentant les différents procédés de gravure ne justifie les observations qui précèdent et que nous croyons devoir résumer en quelques mots.

La gravure à l'eau-forte, nous l'avons dit, a, depuis quelques années, si bien repris faveur qu'à aucune épo- que peut-être ses produits n'ont été plus nombreux ni plus généralement recherchés. Il n'y a que justice à cela,

LA GRAVURE AU XIXe SIÈCLE. 295

et ce n1est pas en France seulement que cette prédilection du public pour les gravures, grandes ou petites, exécu- tées avec la pointe, est légitimée parle mérite des artistes qui les publient; pour ne citer que quelques noms parmi ceux que recommandent, à des degrés divers, des preuves fréquemment renouvelées déjà d'habileté ou de sentiment, M. Unger en Autriche, M. Redlichet M. Mas- saloff en Russie, M. Gilli en Italie, M. Seymour Haden en Angleterre, concourent par leurs talents au succès d'une réforme dont les graveurs français avaient pris l'initiative et qu'ils poursuivent aujourd'hui avec une autorité croissante et une intelligence exception- nelle du moyen.

La gravure en manière noire et la gravure à l'aqua- tinte n'ont' pas eu à beaucoup près une aussi heureuse fortune. De ces deux modes de gravure le premier semble partout tombé, ou peut s'en faut, en désuétude. Même en Angleterre, le procédé inventé par Ludwig von Siegen une fois importé, toute une école s'était formée pour en exploiter les ressources, en Angleterre , depuis Earlom jusqu'à Samuel-William Reynolds et M. Cousins, les graveurs en manière noire avaient pendant si longtemps excellé, c'est tout au plus si quel- ques artistes se rencontrent encore pour essayer de sou- tenir la tradition.

Dans les autres pays, en France comme en Belgique, en Allemagne comme en Italie, la gravure en manière noire n'est plus, à vrai dire, pratiquée. Elle a été rem- placée par la gravure à l'aquatinte qui , elle-même , nous l'avons dit dans le chapitre précédent, n'est guère en usage que il s'agit de pourvoir à des besoins

n9a LA GRAVURE.

tout commerciaux , sauf les cas quelques graveurs cTun talent recommandable remploient en la combinant dans leurs ouvrages avec les travaux de la pointe ou du burin.

Quant à la gravure en bois, dont les progrès à certains égards ont été remarquables dans le cours des dernières années, elle produit presque chaque jour, en France et en Angleterre, des œuvres qui, en confirmant ses pro- grès, permettent d'en pressentir de nouveaux; plusieurs même, parmi les estampes récemment publiées, celles de M. Robert par exemple, impliquent déjà quelque chose de plus que des promesses et réalisent ce que d'autres nous autorisent seulement à espérer. Toujours est-il que, en général, et quelle que soit d'ailleurs leur habileté, les graveurs en bois semblent se méprendre un peu sur les conditions toutes spéciales de l'art qu'ils pratiquent et oublient trop souvent qu'il ne s'agit pas pour eux de contrefaire dans leurs ouvrages l'apparence des gravures en taille-douce. Loin de chercher à simuler les travaux compliqués du burin, ne devraient-il pas, suivant la nature même du procédé dont ils disposent, s'en tenir à des indications sommaires d'effet et de modelé, à l'imitation résumée du coloris et de la forme? Les vignettes gravées d'après Holbein par Leuczelburger et d'autres Allemands du xvic siècle, les portraits et les différents sujets gravés en bois vers la même époque par des artistes italiens ou par des artistes français tels que Geofroy Tory et Salomon Bernard, sont des mo- dèles auxquels les graveurs de nos jours feraient bien de se conformer, au lieu de s'aventurer, sous prétexte de perfectionnements, dans des essais d'innovation aussi

LA GRAVURE AU XIXe SIECLE. 227

contraires à l'esprit intime du procédé qu'à son objet et à ses ressources exactes.

Enfin, si la gravure en taille-douce est pratiquée dans notre pays plus savamment que partout ailleurs, elle trouve néanmoins au delà de nos frontières des repré- sentants distingués. Outre les graveurs français, alle- mands ou italiens, que nous avons cités, M. Weber en Suisse, M. De Kaiser en Hollande, M. Biot et M. Franck en Belgique, M. Jacobi, M. Sonnenleiter et M. Klaus en Autriche, travaillent courageusement à soutenir la cause que M. Henriquel et ceux qui marchent à sa suite dé- fendent si bien ici; mais, dans leurs pays comme dans le nôtre, ce n'est malheureusement pas assez de l'opiniâ- treté du talent et du zèle pour avoir raison des modernes préjugés de la foule et de sa confiance exagérée dans les bienfaits des innovations mécaniques.

Depuis les progrès accomplis par la science dans le domaine de la reproduction héliographique, depuis les avantages, au point de vue de l'exactitude matérielle, que la photographie et les procédés qui en dérivent ont offerts ou paru offrir, la gravure au burin est en effet de tous les genres de gravure celui qui, auprès du public, a le plus souffert de cette prétendue concurrence. Par une méprise d'autant plus regrettable qu'elle semble aujour- d'hui presque générale, on a cru que c'en était fait de l'art lui-même, à cause de cela seul que, en tant que copies, ses œuvres ne pouvaient avoir l'infaillible fidé- lité des images photographiques, et que, si sincère qu'elle fût, la main d'un graveur n'arriverait jamais à produire ce fac-similé inévitable, cette imitation sans merci des modèles donnés.

2y8 LA GRAVURE.

Rien de mieux, si le travail du burin ne devait avoir pour objet que de nous fournir une transcription litté- rale, une effigie brute de ces modèles, mais, est-il besoin de le rappeler? ce travail est aussi, et fort heureuse- ment, un travail d'interprétation. En raison même du champ sur lequel il opère et du coloris réduit à deux seuls tons dont il dispose, le graveur est obligé de choi- sir et de combiner les moyens les plus propres à rendre par analogie les couleurs variées de l'original, à en résumer l'effet, à en faire ressortir le caractère et le style, soit par l'expression simplifiée de certains détails, soit par la prédilection avec laquelle il aura insisté sur certains autres. Il y a non plus l'impartialité niaise ou, si Ton veut, la véracité inconsciente d'un appareil mécanique, mais l'emploi raisonné du sentiment, de l'intelligence, du goût, de toutes les facultés, en un mot, qui constituent le talent d'un artiste et qui en détermi- nent la fonction.

Or, tant qu'il se trouvera dans le monde des hommes capables de préférer l'idée à la matière et l'art qui inté- resse l'espritau fait qui ne parle qu'aux yeux, la gravure au burin gardera sa part d'influence, si modeste qu'on la suppose, si restreinte en réalité qu'elle soit. En tout cas, ceux qui, de nos jours, s'opiniâtrent, malgré tous les obstacles, à continuer à leur manière la tâche des Ede- linck et des Nanteuil, ceux-là auront bien mérité de leurs contemporains et reculé autant qu'il dépendait d'eux la déchéance absolue, si par malheur elle doit arriver, de l'art proprement dit, au profit de la fabrication fortuite et du métier.

TABLE DES GRAVURES

Pages. Abraham Bosse. Pièce tirée

de la suite intitulée le Jardin

de la noblesse française. . . 177 Albert Diirer. Le Pommeau

d'épée de Maximilien. . . . 109 Albert Durer. Portrait de

Pirkeimer 103

A. Diirer. Le Porte-drapeau. 107 A. Diirer. La Promenade. . . 108 Albert Durer. La Sainte Face. 116 Androuet Du Cerceau. Vase. 163 Anonyme néerlandais du xve

siècle. Hercule et Omphale. 127 Apocalypse de S' Jean, gravure

en bois hollandaise (xvc siècle) 35 Audran (Gérard). La Navi- gation, d'après Raphaël. . . 207 Audran (Gérard). La No- blesse, d'après Raphaël. . . 215 Baccio Baldini. Le Prophète

Baruch 72

Baccio Baldini. Thésée et

Ariane 71

Baccio Baldini. La Sibylle

de Cumes , . . . 73

Baccio Baldini. Vignette

tirée du Dante de 1481. . . 69 Battista del Porto. Saint

Sébastien 85

Bervic. L'éducation d'Achille,

d'après Regnault 263

Callot (J.). Pièce de la suite

intitulée Balli di Sfessania. 167 Callot (J.). Pièce tirée de

la suite : les Gentilshommes. 169 Callct (J.). Pièce tirée de la

suite intitulée les Gueux. . 171 Chedel. Arlequin jaloux,

d'après Watteau 227

Cochin (Ch.-N.). La Main

chaude, d'après de Troy. . 229 Claude le Lorrain. Le

Bouvier 173

Claude le Lorrain. Le Che-

vrier 175

Corneille Visscher. Portrait

de Gilles Boutma 145

Corneille Visscher. Le Ven- deur de mort aux rats. . . 1+3

Delaune (Etienne). Adam et Eve chassés du paradis. .

Delaune (Etienne). Miroir.

Duvet (Jean). La puissance royale

Finiguerra. La Paix du bap- tistère de St-Jean à Florence.

Garnier (Noël). Animaux fantastiques

Hans Sebald Beham. Le bouffon et les amoureux. .

Hans Sebald Behan. Les trois soldats

Henriquel-Dupont. Alexan- dre Brongniart, d'après un dessin du graveur

Henriquel-Dupont. Alexan- dre Tardieu, d'après Ingres.

Henriquel-Dupont. Crom- well, eau-forte d'après Paul Delaroche

Henriquel-Dupont. Le mar- quis de Pastoret, d'après Paul Delaroche

Jacquemart (Jules). Henri III, d'après un bronze du xvie siècle

Jacquemart (Jules). Trépied ciselé par Gouthière

Jésus au jardin des Oliviers, gravure en criblé (xvc siècle),

Jésus-Christ en croix, gravure en boisallemande(xvesiècle).

Jésus-Christ portant sa croix, gravure en criblé de 14.06

Jésus enfant, gravure en bois flamande (xv1' siècle). . .

Jésus sauveur du monde, gra vure en bois (xve siècle). .

Laurent Cars. L'Avare de Molière, d'après Boucher.

Laurent Cars. Le Dépi amoureux, d'après Bouche:

Leuczelburger. L'Avare d'après Holbein

Leuczelburger. Le Mauvais Riche, d'après Holbein.

Lucas de Leyde. Adam Eve chassés du paradis.

iûi

160

!59

IOI 102

285

292

293

51

33

+5 31 32 223 225 122 123 129

300

TABLE DES GRAVURES.

Pages.

Lucas de Leyde. Portrait

de l'empereur Maximilien Ier 135 Lucas de Leyde. Pyrame

et Thisbé 133

Lucas de Leyde. La Visi- tation 131

Mantegna. Fragment du

combat de dieux marins. . 77 Mantegna. Fragment du

triomphes de Jules César. . 81 Mantegna. Jésus-Christ,

saint Andréet saint Longin. Ro Mantegna. Miseau tombeau. 78 Mantegna. La Vierge et

l'enfant Jésus 76

Martin Schongauer. Figure

tirée des Vierges folles. . . 91 Martin Schongauer. Jésus

livré par Judas 88

Martin Schongauer. La mise

au tombeau 89

Martin Schongauer. La

Vierge et l'enfant Jésus. . . 86 Martin Schongauer. Saint

Antoine 92

Martin Schongauer. Saint

Jean l'Evangéliste 87

Mart-Antoine. Apollon,

d'après Raphaël 113

Marc-Antoine. Lucrèce,

d'après Raphaël 111

Marc-Antoine. . La poésie,

d'après Raphaël 112

Marc-Antoine. Portrait de

Raphaël 115

Marc-Antoine. Les trois

docteurs 116

Mocetto. Bacchus 83

Morin(Jean). Antoine Vitré,

d'après Ph. de Champaigne. 189 Nielle italien (xvc siècle!. . 66, 67 Paul Potter. Vache couchée. 146 Pcsne (Jean). L'ensevelisse- ment de J .-C, d'après Poussin 197 Pcsne (Jean). Portrait de

Nicolas Poussin 203

Pièce tirée de la suite dite le

Jeu de cartes d'Italie. ... 75

Pages.

Porporali. Suzanne au bain,

d'après Santerre 237

Robert (le prince). Tôù de jeune homme, gravure en manière noire 181

Rembrandt. La faiseuse de koucks 156

Rembrandt. La robe de Joseph rapportée à Jacob. . 151

Rembrandt. Le docteur Faustus 150

Rembrandt. Les Mendiants 155

Rembrandt. Portrait de Lutma 153

Rembrandt, Portrait dit Rembrandt appuyé 1+9

Rembrandt. Tobie aveugle courant au devant de son fils. 152

Ruisdaël(J.). Lechampdeblé 147

Saint-Aubin (A. de). Portrait de Rameau, d'après Caflieri. 231

Saint Bernardin, gravure en criblé de 1454 48

Saint Christophe (le) de 1+23. 17

Saint Christophe, gravure en

criblé (xve siècle) 49

Saint Dominique, gravure en criblé (xve siècle) $4

Sainte Face (la), gravure en cri- blé de 14.06 47

Saint Georges, gravure en criblé (xvc siècle) 53

Saint Jean, gravure en bois flamande (xvc siècle). ... 29

Sainte Véronique, gravure en bois allemande (xye siècle). 27

Sainte Vierge (la) et l'enfant Jésus, gravure en bois alle- mande (xve siècle) 26

Tardieu (Alexandre). Por- trait du comte d'Arundel, d'après Van Dyck 261

Thomas de Leu. Henri IV. 165

Van Dyck (Ant.). Sou por- trait par lui-même 142

Woollett. Paysage, d'après Georges Smith 245

TABLE

DES NOMS DE GRAVEURS CITES

Aldegrever, loi.

Ambling (Gustave), 218.

Amman (Jost), 184..

Andreani (Andréa), 120.

Antonio da Brescia (Giovanni) , 82.

Antonio da Trento, 120.

Ardell, 182.

Argenville (d'), 233.

Audran (Gérard), 12, 188, 202, 203, 204, 206, 208, 209, 210, 211, 212, 217, 224, 24.7.

Audran (Germain), 221.

Augustin Vénitien. Voy. Musi.

Aveline, 224..

Baldini (Baccio), 68, 70.

Baléchou, 239, 24.0.

Barbari (Jacopo de), 81.

Bartolozzi, 24.7, 248, 249.

Baudet (Etienne), 198.

Beatrizet (Xicolas), 160.

Beauvarlet, 236.

Beham (Barthélémy) , 102.

Beham (Hans Sebald), 101.

Bella (Stefano délia), 170.

Berghem. 148.

Bernard (Salomon), 296.

Bertinot, 290.

Bervic, 259, 262, 264, 265, 269, 270, 290.

Binck (Jacques), 102.

Biot, 297.

Blanchard, 288.

Bocholt (Fran^ von), 92.

Boldrini (Xicolo), 124.

Bolswert, 140, 141, 157, 185, 186.

Bonasone (Giulio), 115.

Bonnet, 252,

Bosse (Abraham), 172, 174, 175, 246.

Both (Jean), 147.

Botticelli, 68, 70.

Boulanger, 247.

Bouzonnet (Claudine), 197.

Boyvin (René), 159.

Brauwer (Adrien), 147.

Brookshaw, 244.

Bruyn (Nicolas de). 159.

Burgmair (Hans), 121.

Bye(Marc de), 148.

Calamatta (Luigi), 280.

Callot (Jacques), 146, 164, 166,

167, 168, 170, 172, 184, i8û. Canta Gallina, 166, 170. Cantarini, 170. Caraglio, 115. Carmona, 235, 236. Carmontelle, 233. Carrache (Augustin), 118, 146. Cars (Laurent) , 224. Castiglione (Benedetto), 170. Caylus (Comte de), 233, 250. Chauveau, 213. Chevreuse (Duc de), 233. Chodowiecki, 236. Chorfard, 226. Cipriani, 246. Claessen (Alart), 138. Claude le Lorrain, 146, 168, 170,

186, 195. Cochin, 226.

Coigny (Marquis de), 233. Copia, 249, 262. Corneille (Claude), 163. Cort (Corneille), 138. Cousin (Jean), 159. Cousins, 277, 295. Cranach (Lucas), 121. Cunego (Dominique), 238. Dagoty (Gautier), 253. Dalen (Corneille van), 144, 105. Danguin, 290. Daullé, 236. Debucourt, 255. Delaune (Etienne), 159 Demarteau, 249, 250, 251, 252. Dente (Marco), n 4. Desnoyers (Boucher), 259, 281. Desplaces (Louis), 210. Diekinson, 182. Domenico délie Greche, 124. Dorigny, 210. Drevet (les), 221. Du Cerceau (Androuet), 163. Duchange [Gaspard), 210. Dullos, 224. Duiardin (Karel), 14.8. Dumonstier (Geofroy), 159.

302

TABLE DES NOMS

59, i8S.

250,

Dupuis, 224, 235.

Durer (Albert), 93, 95,9", 97, 98, 99,

100, 101, 102, 104, 105, 106, 107,

108, 109, 114., i2i, 125, 185, 186. Duver (Jean), 1^9. Dyck (Antoine van) 141, 142, 178. Edelinck (Gérard), 194, 195, 200,

201, 202, 204, 208, 298. Edelinck (Nicolas), 202. Earlom, 182, 295. Faithorne (William), 179. Felsing, 273.

Ficquet, 228, 229, 230, 231. Finiguerra (Maso), 42, 46, 55

60, 61, 62, 63, 64, 66, 67, Flipart, 226. Francia (Jacopo), 81. Franck, 297. François (Jean-Charles), 249,

251, 252. François (Jules), 288. François (Alphonse), 288. Gaillard (Ferdinand), 290. Gantrel, 198.

Gaultier (Léonard), 164, 188. Ghisi (les), 1 16. Gilli, 295. Girard, 256. Gloekenton, 93 . Goltzius (Henri), 138, 139. Gourmont (Jean de), 163. Goya, 146. Grateloup, 228. Gravelle (Le président), 233. Green, 182. Griin (Baldung), 101. Hainzelmann (Am«), 217. Hem iquel-Dupont, 282, 283, 284,

285, 286. Hogarth (William) f 241, 242. Hollar (Venceslas), 179, 186. Houbraken (Jacques), 238. Huot, 288. Ingram, 23 5. , Jacobi, 297.

Jacquemart (Jules), 291, 292, 294. Jazet, 255, 256. Jost de Necker, 120. Kaiser (de), 297. Keller (Fran^), 272. Kilian (Barthélémy), 218. Klaus, 297. Larmessin (Nicolas de), 224.

Lasne (Michel), 190.

Lastman, 253.

Laugier, 286.

Lebas, 224, 244.

Leblond (Jean-Christophe), 252,

253, 254. Leclerc (Sébastien), 193, 213. Lepautre, 213. Lépicié, 224.

Leprince (Jean-Baptiste), 254, 255. Leu (Thomas de), 164, 188. Leuczelburger, 121, 296. Levasseur, 226. Longhi, 266. Louis (Aristide), 288. Lucas deLeyde, 126, 127, 128, 130,

131, 132, 133, ï3+,i35> r36, 137,

138, 142, 185, 18Û. Ludy, 272. Lutma (Jean), 248. Luynes (Duchesse de), 233. Maître de 1 466. 67, 84, 85,86,

90, 94, 185. Maître aux banderoles, 126. Maître au monogramme B. M. 93. Maître au caducée, voy. Barbari. Maître à l'écrevisse, 138. Maître à la licorne, voy. Duvet. Maître à l'étoile, voy. Staren. Mandel, 273. Mantegna (Andréa), 75, 76, 77, 78,

80, 81, 82, 93, 185, 186. Marc-Antoine, voy. Raimondi. Marc de Ravenne, voy. Dente. Massaloff, 295.

Massard (Raphaël-Urbain), 260. Massé, 238.

Masson(.4«?o/tte),i98, 202, 220, 221. Mecheln (Israël van), 93. Mellan (Claude), 190. Mercuri, 280. Mérian (Mathieu), 178. Merz, 272.

Milnet (Bernhardinus), 50, 51, 52. Mocetto, 81. Moles (Pascal). 23s. Montenay (George tte de), 1C3. Moreau, 226. Morel, 260. Morghen (Raphaël), 114, 265, 266,

267, 268, 270. Morin {Jean), 12, 188, 220, 247. Mulier (Jean), 138, 139.

DE GRAVEURS CITES.

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Muller (Jean Godard et Frédéric),

268, 269, 270, 271. Musi (Agostino), 114, 160. Nanteuil [Robert), 179, 190, 191,

192, 193, 195, 198, 199, 200,201,

202, 220, 298. Nicoletto de Modène, 81, 90. Nicolo délia Casa, 161. Nicolo Vicentino, 120. Ostade [Adrien van), 147. Parigi (Giulio), 168. Parmesan (Le), 146. Pencz (Georges), 102. Pesne (Jean), 196, 202. Piranesi, 236. Pitau (Nicolas) , 200. Poilly (François de), 198, 200, 202,

213, 2l<S,*2l8.

Pollaiuolo (Antonio), 70, 93.

Pompadour (Marquise de), 233, 23+, 235.

Pontius(Pin(/),i40,i4.i,i57,i85,i86.

Porporati, 235, 236.

Potter (Paul), 148.

Preisler (Martin), 235.

Prévost, 256.

Raimbach (Abraham), 277.

Raimondi {Marc-Antoine), 74, 81, 99, 100, 101, ioi, 109, no, III, 113, 114, 116, 117, 118, 119, 121, 14.1, 185, 186, 187.

Reboul (M11"), 233.

Rediich, 295.

Regnesson, 191.

Rembrandt, 1 10, 136, 148, 140, 150, 151, 152, i$3, M4> 185, 186.

Reynolds (Samuel William) , 277,295.

Ribera, i+<j, 184.

Riehomme, 286.

Robert (Le prince), 179, 180, 181,182.

Robert, 296.

Robetta, 74.

Roger (Barthélémy), 262.

Ronllet, 198, 202.

Rousseaux, 288.

Ruisdaël (Jacques), 147.

Ryland, 235, 236, 248, 249.

Saenredam, 139.

Saint-Aubin (Augustin de), 228.

Saint-Non (L'abbé de), 250.

Savart, 228.

Schaëffer, 272.

Scbaeuflein (Hans), 101, 121. Schmidt, 235. Schoen (Barthélémy), 92. Schongauer [Martin), 84, 86, 87, 9°, 92) 93, 9+> 100, 12s, 185, 186. Schuppen [van), 202, 217, 218. Seghers, 253. Selma (Fernand), 238. Seymour Haden, 295. Siegen (Ludwigvon), 179, 180, 295. Silvestre (Israël), 146, 172, 186. Siinonneau (Charles), 238. Smith, 182. Sonnenleiter, 297. Soutman, 140, 141. Spierre (François), 213. Staren (Dirck van), 138. Steinfensand, 272. Steinla, 273 .

Stella (Claudia), voy. Bouzonnet. Strange, 235, 236, 244. Suyderhoef (Jonas), 144, 157. Tardieu (Nicolas-Henri), 210, 255. Tardieu (Alexandre), 259, 269, 281. Taylor, 253. Thaeter, 272.

Tory (Geofroy), 159, 296. Toschi, 280. Ugo da Carpi, 119, 120. Unger, 295.

Vaillant (Wallerant), 180. Velde (Adrien van de), 148. Vermeulen (Corneille), 218. Vico (Enea), 1 15. Visscher (Corneille), 143, 144, 157,

185, 186. Vivarès, 239, 240. Volpato, 266, 280. Vorsterman, 140, 141, 185. Wagner (Joseph), 235. Watelet, 133. Watson, 182, 244. Weber, 297. Weirotter, 2(8. Wenceslas d'Olmiitz, 93. Wierix (Les), 139. Wille (Jean-Georges), 235, 236. Woeiriot, (Pierre), 161. Wolgemut, 95, 96, 97, 121. Woollett, 239, 240. 243,244,246 277 Zoan Andréa, 82.

TABLE DES MATIERES

Chapitre Ier. Frocédés de gravure primitifs. Commencements de la gravure en relief. l.a xylographie et l'imprimerie en caractères mobiles 7

Chapitre II . Les cartes à jouer. Les estampes criblées 37

Chapitre III. -- Premiers essais de gravure en creux. Les nielles des orfèvres florentins. Les estampes des peintres-graveurs italiens et allemands du xve siècle 56

Cpapitre IV. La gravure au burin et la gravure en bois en

Allemagne et en Italie au xvic siècle 94

Chapitre V. La gravure au burin et la gravure à l'eau - forte dans les Pays-Bas jusqu'à la seconde moitié du xvne siècle 126

Chapitre VI. Les commencements de la gravure au burin et de la gravure à l'eau-forte en France et en An- gleterre. — Premiers essais de gravure en manière noire. Coup d'oeil sur l'état de la gravure en Europe avant 1660 158

Chapitre VII. Les graveurs français sous le règne de Louis XIV. '87

Chapitre VIII. La gravure en France et dans les autres pays de l'Europe au xviii0 siècle. N ou veaux procèdes de gravure : la gravure au pointillé, la gravure en manière de crayon, la gravure en couleur, la gravure à l'aquatinte 220

Chapitre IX. La gravure au xixe siècle 258

Table des gravures 299

Table des noms de graveurs cités 301

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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

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D32 1882

Delaborde, Henri La gravure

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