PURCHASED FOR THE L/NIV^ERSITY OF TORONTO LmKAKY FROM THE CANADA COUNCIL SPECIAL GEANT FOR ECONOMIC HiSTORY u LOMBARDIE ET LA SUISSE OUVRAGES DU MEME AUTEUR Mémoires de sir Robert Peei. Seuie édilioo française autorisée. Tra- dui-tion. 2 vol. in-8°. Prix : 10 francs. Do l'Enseignement obligatoire. 1 vOl. in-12. Prix : 75 Centimes. Études historiques et critiques sur le principe et sur los consé- quences de la liberté du commerce International. 1 VOlUine in-8*. Prix : 1 fr. 50 c. Débats sur l'enseignement primaire dans les Chambres hollan- daises. In-8*, Prix : 1 fr. 50 c. La Question du grec et la Réforme de l'enseignement moyen. 1 vol. in-8'. Prix : 2 fr. La Question de l'or en Belgique. In-12. PriX : 1 fr. Questions contemporaines. 1 vol. charpentier. Prix : 1 fraoc. Essai sur l'économie rurale de la Belgique. 1 VOl. charpentier. Prix : 3 fr. 50 e. Ftudes d'économie rurale. La Noorlande. 1 vol. charpent. Prix : 3 fr.50. i^cs Nibeiungen. 1 vol. format Charpentier de 436 pages. 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Voici maintenant le même auteui qui donne une suite à son premier travail, en écrivant une description rurale de la Néerlande ou royaume des Pays-Bas. Je vais essayer encore de le suivre dans ce nouveau voyage, qui ne présente pas moins d'intérêt et de charme que le premier. 6 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. La Néei'lande, non compris le grand duché de Luxembourg, a une étendue to- tale de 5,276,000 hectares, la même à peu près que la Belgique. La population s'élève à 5,500,000 âmes ou un peu plus de 100 ha- bitants par 100 hectares ; c'est moins que la Belgique qui en a 160, mais beaucoup plus que la France qui n'en a que 68. Cette population se nourrit sur le sol qu'elle ha- bite, elle produit même un peu au delà, car si elle importe annuellement pour 60 millions de denrées alimentaires, elle en exporte pour 100 millions. Ces faits dé- montrent une prospérité agricole d'autant plus remarquable qu'elle ne date pas de loin. La Hollande était autrefois, avec Ve- nise, l'État européen qui devait la plus grande part de sa richesse au commerce et la moindre à l'agriculture. Ce qui permet- tait au pays de subsister, remarque avec raison M. de Laveleye, ce n'était pas la charrue ouvrant à grand effort le sein d'une terre humide et sans cesse menacée par les eaux, c'était le navire sillonnant les flots de toutes les mers. Depuis que cette gran- deur commerciale a décliné, c'est à dire RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 7 depuis un peu plus d'un siècle, l'attention s'est portée sur l'agriculture, et peu à peu, à l'insu de l'étranger et presque du pays lui- même, sans bruit, sans éclat, la Néerlande, qui ne vivait jadis que par le trafic, est devenue une des nations agricoles les plus avancées. Son territoire se divise en deux moitiés égales en étendue, mais très différentes pour la fertilité : la zone basse ou argi- leuse du littoral et la zone haute ou sablon- neuse de l'intérieur. La zone basse ou argileuse, de beaucoup la plus riche, comprend 1,500,000 hecta- res, déduction faite des tei'rains occupés par les routes, les lacs, les canaux, les villes, etc. Elle embi'asse complètement les provinces de Zélande et de Hollande méri- dionale et septentrionale, et s'étend sur une grande partie de celles de Frise, de Gro- ningue et d'Over-Yssel. Le niveau parfaite- ment horizontal du sol montre qu'il s'est formé au fond d'une eau tranquille; il doit en effet son origine aux trois fleuves qui ont ici leurs embouchures, l'Escaut, la Meuse et le Rhin. En arrivant dans les Pays- 8 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. Bas, ces fleuves n'ont presque plus de pente; là où l'eau douce lenconlre l'eau salée, le courant s'arrête tout à fait, et le limon se dépose par couches. Les dépôts s'ctant formés sous les eaux, il va de soi que leur surface ne peut dépasser le niveau de l'Océan; à marée haute, la mer du Nord les couvrirait de ses flots. Une partie de ces terres hasses est protégée par les dunes; l'autre par des digues qu'on a commencé à construire dès les premiers temps histori- ques. A partir du seizième siècle on a tenu compte des travaux de ce genre successive- ment exécutés; il en résulte qu'en trois cent cinquante ans on a conquis sur les eaux environ 550,000 hectares de qualité supérieure, ou 1,000 hectares en moyenne par an. Cette région est dans son ensemhle un des plus riches pays de l'Kurope. M. de La- veleye porte la valeur moyenne des terres à ^,000 fr. l'hectare ce qui est énorme pour une pareille étendue. Les herhages y occu- pent les deux tiers environ du sol, et le pays tout entier a l'air d'une immense prairie. RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 9 C'est là que paissent ces célèbres vaches qui donnent jusqu'à 4,000 et même 5,000 litres de lait par an. 11 n'y a pas d'écono- mie rurale plus simple et en même temps plus productive. La province la plus renommée pour ses herbages est la Hollande septentrionale , cette presqu'île basse et presque noyée qui s'avance, au nord d'Amstei'dam, entre la mer à l'ouest et le Zuyderzee à l'est, et que les vagues auraient depuis longtemps divi- sée en plusieurs îlots, sans les ouvrages de défense qu'on leur oppose. Holland, en langage du pays, signifie ferre creuse, et creuse elle est en effet, car quand on par- court la contrée, on voit de toutes parts les canaux dominer le niveau des campagnes, et des bateaux naviguer au dessus de la tète des vaches. Dans cette situation, l'écoule- ment naturel des eaux de pluie est impos- sible; pour s'en débarrasser, il faut avoir recours à des moulins à vent qui les élè- vent au moyen de pompes et les déversent dans les canaux. Les prairies forment les sept huitièmes du sol, et l'été les vaches restent nuit et jour au pâturage. C'est sur- 1. 10 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. tout des fromages qu'on fait avec le lait; on les appelle des fromages d'Edam, parce qu'il s'en lient un marché important dans la petite ville de ce nom. Durs, secs, ronds de forme, ils se conservent parfaitement pendant un an et même davantage dans les climats les plus chauds, ce qui les a fait rechercher de tout temps pour les approvi- sionnements de la marine. L'Angleterre en achète des quantités considérables. On en- graisse aussi des bœufs pour le marché d'Amsterdam, et on vend beaucoup de va- ches à lait pour la Belgique et pour la France, car tous les profits viennent du bétail. M. de Laveleye donne, sur la richesse des cultivateurs hollandais, des détails qui paraîtraient peu croyables s'ils n'étaient attestés par toute sorte de témoignages. L'unité dont on se sert dans les Pays-Bas pour estimer les fortunes, est la tonne d'or; elle vaut 100,000 fiorins ou 211,000 fr., le florin de Hollande étant compté à 2 francs 11 centimes. Un cultivateur qui possède une tonne ne passe pas pour riche, et il n'est pas rare d'en rencontrer qui en ont deux RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 11 OU trois. «En visitant laNord-Hollande, ra- conte M. de Laveleye, je vis passer un jour une noce villageoise. Une quarantaine de voitures entraînaient les invités au grand trot des chevaux. Ces voitures sont d'une forme ancienne, mais charmante;' on les appelle chaises dans le pays, ce sont en effet des chaises du dix-huitième siècle, dont la caisse en forme de conque, suspen- due très haut, est toute couverte de dorures et d'ornements en chicorée. Elle est si étroite que deux personnes peuvent à peine s'y tenir. Aussi les jeunes filles dont les dentelles et les rubans volaient au vent, et dont les plaques d'or attachées sur le front luisaient au soleil, s'accrochaient-elles à leur joyeux compagnon, qui conduisait, le bras tendu, un vigoureux cheval noir lancé à toute vitesse. Le soir, les invités étant venus prendre des rafraîchissements à l'hôtel où j'étais logé, je demandai à l'un des paysans si la mariée était riche. « Eh! elle a bien quelque chose, me répondit-il, une tonne et demie, je suppose; mais, ajoula-t-ilen me présentant une belle blonde aux yeux noirs, voici ma fiancée qui est 12 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. plus à son aise, elle en aura deux. » Ces paysans sont presque tous propriétaires, et dans un pays où ia terre a une si grande valeur, il suffît d'une ferme d'une trentaine d'hectares, avec ses accessoires pour repré- senter une tonne d'or. La plupart achètent des fonds puhlics et surtout des mélalliqites autrichiens. Tous déploient dans leur ameu- blement un luxe extraordinaire; ils tiennent surtout à posséder une belle argenterie, et depuis que l'ouvertuie du marché anglais a fait monter la valeui* de leurs pioduits, ils ne se contentent plus d'avoir de la vais- selle, des couverts et des services à thé en argent, ils font fabriquer avec ce métal de grands vases et toute sorte d'ustensiles de ménage; il y en a même qui, trouvant l'ar- gent de trop peu de valeur, se sont fait faire des services en or. Dans la Hollande méridionale, l'éten- due des herbages est à peu près la même, ils passent seulement pour avoir un peu moins de qualité. Cette province est le cœur des Pays-Bas; ce n'est pas sans motif qu'elle a donné son nom à tout le royaume. Là se trouvent très près les unes des autres RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 13 les villes d'Amsterdam , Rotterdam , La Haye, Harlem, Leyde qui font l'orgueil de ces régions. Les deux parties de la Hol- lande, en se réunissant, ont à peu près l'étendue d'un de nos départements, et la population qui s'y presse est de 1,200,000 âmes, ou plus de 200 habitants par 100 hec- tares, comme dans notre département du Nord et dans les parties les plus peuplées de la Belgique et de l'Angleterre. Telle est la récompense d'une infatigable industrie et d'un attachement indomptable à la li- berté. Parmi les conquêtes agricoles les plus récentes on cite le dessèchement de la mer de Harlem. On peut maintenant ap- précier les résultats de cette magnifique entreprise, commencée en 1859. Les frais se sont élevés à 19 millions ou 1,000 francs environ par hectare, car la mer de Harlem couvrait 18,000 hectares. Déduction faite de l'étendue occupée par les digues et les canaux, 17,000 hectares ont été vendus aux enchères, au prix moyen de 1,000 fr., ce qui a couvert à peu près les frais. Aujour- d'hui cette valeur a plus que doublée et l'on vend couramment la terre au prix de 2,000 14 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. à 2,500 fr. Cet ancien lac qui ne rappor- tait l'ien autrefois, livre tous les ans un produit brut agricole de 4 millions. Les jardins hollandais sont depuis long- temps célèbres. Le centre de ces merveil- leuses cultures se trouve dans une lisière qui va de La Haye à Amsterdam , et qu'on appelle le Westland. Quoique situé au mi- lieu de la zone argileuse, ce district est essentiellement sablonneux; il était autre- fois couvert de dunes, mais depuis plus de quatre siècles on travaille à les rétrécir, en transportant le sable ailleurs, labeur énorme que la valeur de la terre semble ne pouvoir jamais payer. La proximité des villes po- puleuses, en ouvrant des débouchés indé- finis, a permis de donner au Westland une fertilité extraordinaire. C'est un jardin con- tinuel, oii la culture accomplit de vérita- bles miracles, car dans un sol naturelle- ment mauvais et sous un climat rigoureux, elle obtient des produits que refuse parfois le doux climat de Nice et d'Hyères. Pi'ès de Harlem, on admire les grandes plantations de tulipes, de jacinthes, de jonquilles; les précieux oignons de ces plantes bulbeuses RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 13 sont expédiés dans le monde entier. Le charmant village de Bloemendal, dont le nom signifie vallée des fleurs, en a vendu, en 1862, pour près d'un million. On cultive en grand les roses dont les pétales sont recueillis pour la parfumerie. Ailleurs ce sont des plantes médicinales, des asperges, des figues, des légumes de primeur, d'im- menses pépinières d'arbres à fruit et d'agré- ment, et, enfin , de magnifiques raisins réservés pour les tables royales. Les jardi- niers, aujourd'hui si habiles de la Belgique et des environs de Paris, ont eu pour maî- tres les jardiniers du Westland. On comprend sans peine comment ces cultures recherchées ont dû prendre nais- sance. Les commerçants de la Hollande tiraient de nombreuses richesses du trafic; toute leur activité se tournant du côté de la navigation, ils possédaient peu de terres et préféraient placer leurs épargnes dans les fonds publics nationaux ou étrangers ; c'est ce qui explique comment la propriété ru- rale est restée tout entière entre les mains des paysans. La zone des herbages ne com- portait d'ailleurs qu'une exploitation pas- 16 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. torale extrêmement simple , qui n'appelait pas de grands capitaux. On se contentait donc d'avoir près des villes, sur quelque relèvement sablonneux au dessus du ni- veau des hautes eaux, une maison des champs ou même un pavillon avec jardin, où l'homme d'affaires venait se reposer. Ces riches capitalistes ne négligeaient aucune dépense pour orner leur retraite; ils se pi- quaient d'y accumuler les fleurs les plus rares et les fruits les plus exquis. Ce goût s'est généralisé avec le temps, et le nombre des petites maisons de campagne, entrete- nues avec un soin minutieux, est devenu immense. La littérature hollandaise pos- sède tout un groupe de poésies destinées à célébrer les délices de la vie champêtre; ces bucoliques s'appellent des arcadias, et, bien que la plupart soient d'un goût suranné, il s'en trouve dans le nombre d'un accent naïf et vrai. De l'autre côté du Zuyderzee, ce vaste golfe creusé par les tempêtes du treizième siècle, s'étend la région verte de la Frise. En Hollande, le lait sort avnnî tout à faire du fromage ; dans la Frise, au contraire, le RAPPPRT A L INSTITUT DE FRANGE. 17 beurre est le produit principal ; le fromage fabriqué avec le lait battu est considéré comme accessoire. C'est dans la confection du beurre que la fermière frisonne déploie cette propreté exquise qui la caractérise. Le beurre de Frise est d'une qualité si fine, qu'au marché de Londres oii il s'en exporte beaucoup, il se vend à un prix exception- nel. La quantité de beurre apportée aux difTérents marchés de la province , s'est élevé, en 1860, à 7 millions de kilos qui, au prix de 2 fr. 50, ont réalisé une somme de 17 millions et demi. Les animaux domes- tiques de la Frise sont renommés. Les vaches valent celles de la Hollande ; cepen- dant on commence à introduire les taureaux Durham pour obtenir une race croisée qui donne, dit-on, plus de crème sans donner autant de lait, et qui s'engraisse plus faci- lement. Les chevaux frisons à la robe noire, à la tête petite et animée, au long cou de cygnesontd'excellents trotteurs. En somme, la production agricole de la Frise n'est pas fort inférieure à celle de la Hollande, mais les cultivateurs sont généralement moins riches; il y a parmi eux beaucoup moins 18 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. de propriétaires , et la durée des baux n'étant en moyenne que de sept ans, l'aug- mentation des fermages est continuelle. Les herbages se louent aujourd'hui à 200 fr. Ihectare. Depuis quelques années, la fertilité de ces campagnes a été fort accrue par l'em- ploi d'un procédé curieux et tout local. Sur le bord de la mer on rencontre de distance en distance de petits monticules hauts de 4 à 6 mètres : on les appelle des Terpen. Ces monticules ont été faits de main d'hommes, et quand on les creuse on y trouve des objets qui remontent à des époques antéhistoriques. C'était, à n'en point douter, des lieux de refuge où les an- ciens habitants se retiraient avec leurs troupeaux lors des hautes marées. Formés d'argile et de fumier, ils contiennent beau- coup d'éléments fertilisants. Aussi s'cst-on mis à les répandre sur les prairies, et non seulement la quantité de Iherbe a aug- menté, mais la qualité s'est améliorée. La terre des Terpen se vend sur place 1 florin le mètre cube et il en faut 90 mètres pour fumer convenablement un hectare. II y RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 19 en a qui ont produit ainsi de 40 à 50,000 francs. Au sud de la Frise, vient la province d'Over-Yssel, moins fertile et moins pros- père. Elle commence par une région tour- beuse, que de grands lacs et un nombre in- fini de fossés et detangs entrecoupent de toutes parts. La terre partout imbibéed'eau, a l'aspect d'une mer de boue. A l'arrière saison, d'innombrables troupeaux viennent animer ces verdoyantes solitudes, mais jusqu'au mois de juillet, les seuls êtres qu'on y voit sont les oiseaux de la mer et des marais. Ces contrées amphibies pré- sentent plusieurs modes d'exploitation in- génieux. Toutes les plantes de la flore paludéenne y poussent avec vigueur ; on les recueille pour servir d'engrais. Les roseaux fournissent pour les constructions rurales des toitures excellentes et économiques. Les joncs s'utilisent pour faire des nattes qui servent de tapis dans les ménages pau- vres et qui s'exportent en Angleterre. On obtient ainsi de ces marécages d'assez grands revenus. C'est aussi le pays des îles flottantes que forme à la surface des lacs 20 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. l'accumulation des débris végétaux et qui finissent par devenir assez solides pour por- ter des vaches. Sur quelques points, le sol a plus de consistance, et le delta com- pris entre les embouchures de l'Yssel peut rivaliser avec les meilleures parties la Hollande et de la Frise. Au point oii finit la Belgique, les bou- ches de l'Escaut forment la province de Zélande. Bien que cette province soit com- posée de plusieurs îles séparées par les bras de l'Escaut, les herbages y ont beau- coup moins d'étendue quedans la Hollande. Les terres arables occupent la moitié du sol. Les principaux produits sont la garance, le lin, le colza, le froment et les fèveroles. Ce n'est pas sans élonnement qu'on ren- contre dans ce climat humide et sous le souffle furieux des vents de l'océan , la garance, cette plante délicate qui se plaît dans les chaudes campagnes d'Avignon; elle y réussit parfaitement et paraît y avoir été introduite dès le cinquième siècle. Les relevés officiels portent les produits d'un terrain planté en garance à 1,500 kilos, ce qui ferait une valeur de 1,500 fr. au prix RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 21 ordinaire d'un franc le kilo, mais M. de Laveleye affirme que le rendement réel est généralement supérieur. La partie de la province la mieux cultivée est l'île de Wal- cheren, les fermes y sont de moyenne gran- deur, de 20 à 25 hectares, et admirablement tenues. La terre ne s'y repose jamais. Le costume pittoresque des paysans , souvent reproduit par les artistes, complète le caractère original du paysage. La Zélande a mis dans ses armes un lion héraldique, qui d'un fier mouvement sur- monte les vagues prêtes à l'engloutir, avec ces mots : Liictor et emergo, je lutte et je surnage. Cette devise est doublement vraie, soit qu'elle s'applique à leternel combat que ces îles livrent à l'océan, soit qu'elle rappelle l'héroïque lutte qu'elles ont soute- nue pour leur indépendance. La Zélande a percé ses digues et s'est glorieusement noyée elle môine plutôt que de subir le joug de Philippe II; il a fallu ensuite re- faire péniblement ce que le patriotisme d'un jour avait détruit. A l'autre bout des Pays-Bas, la province de Groningue, la plus septentrionale de 22 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. toutes, forme une sorte do république habi- tée et gouvcince par une classe de paysans riches et éclairés. On y chercherait en vain ces aristocratiques existences dont s'enor- gueillissent les campagnes britanniques. Il n'y a d'autres châteaux que les maisons de fermiers et toutes se ressemblent. Les bâti- ments ruraux sont d'une amj)lour sans pa- reille. Entre la roule et la maison d'habita- tion se dessine un jardin d'agi'ément planté d'arbres exotiques et dont les ])elouses sont parsemées de groupes de fleurs; à côté, un potager montre ses arbres à fruits et ses légumes variés. L'étendue de la façade, le grand nombre des fenêtres, les lideaux brodés, les meubles en bois d'Amérique, le piano, les livres de la bibliothèque, tout annonce une large aisance et les habitudes d'une condition supéi'icure. Derrière la demeure du fermier se di'csse un énorme bâtiment haut et long comme une église. Là se trouvent réunis l'étable, l'écurie, la grange, tout sous le même toit. En entrant, vous voyez des espaces énormes, sulïisants pour abriter les récoltes de cent hectares, toute une collection d'instruments aratoires, RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 23 perfectionnés, soixante vaches sur un seul rang, vingt superbes chevaux noirs, l'or- gueil du cultivateur. Comme en Zélande c'est la culture des terres arables qui domine, et elle est aussi bien entendue qu'en Angleterre. Dans la partie argileuse de la pi-ovince, une récolte de 40 à 50 hectolitres de fèveroles à l'hec- tare; de 50 à GO hectolitres d'orge, de 70 à 80 d'avoine n'est pas rare. Pour donner une idée de la production du bétail , on peut citer la commune d'Aduard qui ne compte pas plus de 2,000 habitants et qui a exporté, en 4860, 589 vaches à lait, 420 bêtés grasses, 78 génisses, 86 chevaux, 1,254 moutons, 55,000 kilos de beurre; il en va de même chaque année. Quelle est la cause de cette richesse? M. de Laveleye la trouve dans un genre de bail particulier à cette contrée, et qu'on appelle le Beldem-Regt ou bail héréditaire. C'est le droit d'occuper indéfiniment un bien, moyennant une rente annuelle une fois fixée et que le propriétaire ne peut jamais augmenter; ce droit passe aux héritiers aussi bien en ligne collatérale qu'en ligne U RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. directe. Le tenancierpent le léguerpartesta- ment, le vendre^ le louer, le donner même en hypothèque sans le consentement du bailleur, mais chaque fois que le droit change de main par hérit&ge ou par vente, il faut payer au propriétaire une ou deux années de fermage. Le bail héréditaire est indivisible, c'est là un de ses principaux caractères; il ne peut jamais reposer que sur une tète, de sorte qu un seul des héri- tiers doit le prendre dans son lot. Même quand le fermier est ruiné, le Beklem-Regt ne s'éteint pas de plein droit, les créanciers ont la faculté de le faire vendre, mais celui qui l'achète doit d'abord payer au proprié- taire tous les arriérés. Ce genre de contrat qui remonte au moyen âge, n'est pas sans analogie dans le reste de l'Europe; M. de Laveleye cite le contratlo dï LiveUo en Lom- bardie; en France même, nous avons depuis longtemps quelque chose d équiva- lent dans le domaine congéable usité en Bre- tagne. On peut aussi en saisir la trace, mais lointaine et défigurée, dans ce qu'on appelle en quelques cantons de la Picardie, le mauvais gré. RAPPORT A L INSTITUT nE FRANCE. 25 Seulemeiit en Bretagne, le propriétaire a le droit de donner congé au fermier quand il lui plaît, en lui remboursant à dire d'ex- perts, la valeurdes édifices, tandis qu'en Gro- ningue,cedi'oit n'existe pas ou n'existe plus, carilparaît que les propriétaires l'avaient ré- servé à l'origine; au milieu des révolutions des seizième et dix-septième siècles, il est tombé en désuétude. L'inverse parait être arrivé en Bretagne où les anciennes Que- vaises n'admettaient pas le droit de congé. D'un côté, c'est l'intérêt du fermier qui a prévalu ; de l'autre, le droit du propriétaire. Par une autre différence qui doit être la con- séquence de la première, le bail à domaine congéable recule de nos jours en Bretagne, tandis qu'en Groningue, suivant M. de Laveleye, le Beklem-Regl s'étend et se gé- néralise. Les économistes hollandais sont unanimes, dit-il, pour en constater les bons effets, et dans un congrès agricole récent, après une discussion approfondie, on est généralement arrivé à cette conclusion , qu'il serait désirable de le voir adopter dans d'autres provinces. Ces faits méritent d'au- tant plus l'attention, qu'il sont en contra- 26 RAPPORT A l'institut DE FRANCE. diction avec les idées dominantes dans le reste de l'Europe. En pleine propriété, la terre se vend en Groningue 5,U00 francs l'hectare. Or, il arrive souvent, quand le bail héréditaire est de fondation ancienne, que la redevance annuelle à payer au propriétaire, ne soit que de 10 à 12 francs. Dans ce cas, le véritable propriétaire est le fermier, puisqu'il n'a à servir qu'une rente insigniliante, analogue à l'impôt qu'on paie à l'État. Ces riches paysans songent rarement à racheter la propriété pour la réunir à l'exploitation; ils tiennent au contraire à rester fermiers, et, en effet, ils tirent sous cette forme un plus grand profit de leur capital. M. de La- veleye indique cependant une tendance nouvelle qui peut devenir une cause de décadence pour le Beklem-regt. Depuis que l'exportation pour l'Angleterre a fait mon- ter la valeur de toutes les denrées, les béné- fices des fermiers sont devenus si grands, surtout pour ceux qui n'ont à payer qu'une faible redevance, qu'ils commencent à louer à des sous-fermiers dans les conditions du bail ordinaire. La terre supporte alors une RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 27 double rente, et les avantages qu'a paru présenter jusqu'ici le bail béréditaire ces- sent d'exister, puisque le véritable cultiva- teur n'est plus le locataire principal, mais le sous-locataire. Le Beklem-Regt serait ainsi menacé de périr par son succès même. Nulle part peut-être l'instruction n'est aussi généralement répandue que dans ces campagnes. La plupart de ces fermiers s'occupent de débats théologiques; beau- coup d'entre eux appartiennent à la secte des mennonites qui sont les quakers de la Hollande : « Un jour, dit M. de Laveleye, j'avais remarqué, situées à la suite l'une de l'auti-e, quatre fermes magnifiques, je demandai à Thôte de l'auberge oii je m'ar- rêtai, à qui elles appartenaient. — A des mennonites , me répondit-il : ils sont à leur aise; chacun doit avoir au moins trois tonnes (655,000 fr.). » J'avais entendu dire qu'il n'y avait point de pauvres, parmi les membres de cette confrérie ; je m'informai s'il en était ainsi dans ce district : « Oui, reprit l'hôte , ils n'avaient qu'un pauvre, il vient de mourir; ils n'en ont plus. » Les 28 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. mœurs sévères, l'ardeur du travail, la cha- rité mutuelle bannissent la misère de ces petites communions, où tout le monde se connaît, se surveille et s'entr'aide. La seconde moitié des Pays-Bas se com- pose aussi de 1,500,000 hectares, mais elle présente un bien grand contraste avec la première. C'est une zone naturellement stérile, qui se rattache d'un côté à la cam- pine belge et de l'autre aux sables du Ha- novre et de la Prusse, et dont le niveau moyen dépasse d'une quinzaine de mètres, le niveau de la mer. Elle forme les pro- vinces de Drenthe, de Brabant, de Lim- bourg, et une partie de celles d'Over-Yssel, de Gueldre et d'Utrecht. La moitié de cette vaste étendue est encore inculte. La Drenthe est la province la moins peu- plée de la Hollande; sur 266,000 hectares, elle ne comptait, en 181)0, que 94,000 habi- tants, c'est à dire 50 par 100 hectares ou l'équivalent de notre département des Landes. A la fin du siècle dernier, elle n'en avait que 57,000; sa population a beaucoup plus que doublé. Entourée de toutes parts de marais et de tourbières, cette contrée RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 29 formait comme une île de sables et de bruyères, éloignée de toute communication avec le reste du pays. On y trouve encore de nos jours, l'antique organisation de la marche saxonne ; ce nom de marche (marka) s'appliquait spécialement aux terrains va- gues qui entouraient les terres cultivées d'une tribu ou fraction de tribu et qui for- maient une lisière inhabitée destinée à ser- vir de frontière. Nous retrouvons , en France, le même mot pour désigner une de nos anciennes provinces, qui était au- trefois presque déserte, et qui a encore aujourd'hui d'immenses étendues de com- munaux incultes. Dans la Drenthe, les tri- bunaux ont décidé que les anciennes mar- clies pouvaient être vendues ou divisées entre les copropriétaires; cette jurispru- dence a pour résultat de les faire dispa- raître assez vite, et à mesure que la pro- priété individuelle gagne du terrain , la population s'accroît. Même dans les parties anciennement di- visées, on a encore conservé des restes de l'ancienne communauté rurale. Autrefois chaque habitant recevait annuellement sa 30 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. part à cultiver dans le fonds commun; ces parts sont peu à peu entrées dans le do- maine privé, mais la propriété individuelle est encore loin d'être complètement dé- gagée, car tous les anciens usages de la culture en commun continuent à subsister. Le sol cultivé se divise en une multitude de parcelles qui restent sans issue tant que la récolte est sur pied , de sorte qu elles doi- vent être toutes emblavées des mêmes grains, labourées, semées et moissonnées en même temps. La rotation suivie est triennale : 1" seigle d'hiver; 2° seigle de printemps; 3° jachère, maintenant rem- placée par du sarrasin. Le coips collectif des exploitants s'appelle De Boer, c'est à dire le paysan; ils se réunissent en assem- blée plénière, en plein air, sous de grands chênes séculaires, pour fixer Tépoque des labours, des semailles et des moissons. Après la récolte, la terre tout entière est livrée à la vaine pâture. De semblables usages persistent encore dans l'est de la France notamment en Lorraine. L'assole- ment déplorable qu'on suit aurait depuis longtemps achevé de stériliser le sol, si RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. Si l'on n'entretenait sa fertilité en y transpor- tant des mottes de bruyère qu'on découpe dans les landes, mode de réparation aussi barbare que l'assolement lui-même. Les tourbières, qui remplissent les dé- pressions de cette zone, donnent lieu à un genre particulier d'exploitation. L'bomme n'y a point établi sa demeure, c'est à peine s'il peut s'y avancer sans péril. Les cultiva- teurs voisins louent, ou, comme on dit dans le pays, achètent le terrain pour douze ans. Au printemps, ils dessèchent la superficie de la tourbière en y pratiquant des saignées, puis ils la découpent en mottes qu'ils lais- sent sécher pendant l'été. Au printemps de l'année suivante, ils mettent le feu aux mottes desséchéeis, égalisent les cendres au moyen de la herse et y sèment du sarrasin. On peut obtenir du sol ainsi préparé cinq ou six récoltes successives; après la troi- sième, le produit commence à diminuer; dès la quatrième, apparaît une plante na- turellement étrangère aux tourbières, la spergule, qui envahit peu à peu le sol, de manière quà la sixième année, on coupe spergule et sarrasin ensemble pour donner S2 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. au bétail. Quand la terre est complètement épuisée, on l'abandonne de nouveau à la végétation naturelle. Il faut de vingt-cinq à cinquante ans pour que la tourbière se re- couvre d'une nouvelle couche qu'on puisse exploiter. Les superficies qui brûlent ainsi tous les ans sont si vastes, que leurs épaisses colonnes de fumée, poussées par le vent du nord se répandent sur la moitié de l'Europe; une odeur spéciale, dit M. de Laveleye, accompagne l'apparition de ce singulier phénomène que les populations désignent sous le nom de biouiliards secs ou brouillards du nord, sans se douter d'où ils proviennent. Nous voilà bien loin des herbages plan- tureux de la Hollande et des jardins du Westland. Ces régions sauvages, dont l'as- pect nous transporte dans l'antique Ger- manie décrite par Tacite, contiennent un assez grand nombre de ces monuments sin- guliers qu'a laissés partout la race celtique. Ce sont d'énormes blocs de granit posés les uns sur les autres, comme des tables gi- gantesques. I)ans le pays, on les appelle les lits ou tombeaux des Huns, et la tradition RAPPORT A L INSTITUT DE FRANGE. 33 populaire en attribue l'érection aux bandes d'Attila ; mais il est bien évident qu'elles ont la même origine que les pierres de Carnac en Bretagne et celles deStone Hcnge en Angleterre. En descendant vers l'Yssel, on rencontre un canton qui porte encore aujourd'hui le nom de Salland; c'est de là, dit-on, que sont partis les Francs Saliens pour venir faire la conquête de la Gaule. Heureusement la zone sablonneuse ne présente pas partout la même stérilité. M. de Laveleye constate que dans les autres provinces de meilleurs procèdes de culture sont introduits. Plus de place est donnée aux récoltes vertes, le seigle revient moins souvent, letrèflcest cultivé, on se rapproche de l'assolement alterne. Ce sont à peu pi-ès les mêmes j)ratiques et les mêmes produits que dans la Campine belge. Une partie de la province de Limbourg, dont le territoire est naturellement plus fertile, jouit d'une grande prospérité. Dans la région tourbeuse de la Groningue, l'exploitation de la tourbe a donné naissance à de véritables colonies qui forment une des plus belles pages de l'histoire agricole du pays. De nos jours, 34 Rapport a l'institut de frange. l'œuvre de la colonisation se poursuit. La ville de Groningue, à qui appartiennent encore d'immenses tourbières inexploitées, y a creusé un canal et y appelle de nouveaux colons. Elle applique à ces défrichements le système du bail héréditaire, et elle n'a qu'à s'en féliciter, car les fermiers y appor- tent l'activité énergique que donne le sen- timent de la propriété. Sur un autre point s'élèvent les colonies de la Société de bien- faisance, fondée il y a environ quarante ans par le général Van den Bosch. Grâce au dévoùment des administrateurs et à la générosité des souscripteurs, 454 petites fermes ont été bâties, 1,400 hectares de lande mises en culture et une population laborieuse de 5,000 personnes a échappé à la misère. Il est vrai que les dépenses ont été hors de proportion avec les résultats, ce qui donne des doutes sur l'avenir. Une opération qui ne présente pas les mêmes incertitudes, c'est le boisement des plus mauvaises terres. La Néerlande manque de bois; elle n'en a en tout que 225,000 hectares , situés presque tous dan« les provinces de Gueldre RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 55 et de Brabant. On commence à se raviser, et on entreprend de grandes plantations. Les essences qui réussissent le mieux sont le pin sylvestre et le pin noir d^Autriche. Cette nouvelle richesse peut un jour se compter par millions. M. de Laveleye re- marque avec raison que si les Pays-Bas avaient consacré depuis un siècle, à boiser leurs bruyères, tout l'argent qu'ils ont mis dans les emprunts étrangers, ils y auraient gagné des revenus plus sûrs et moins sujets aux faillites des gouverne- ments obérés. En résumé, les 5 millions d'hectares cul- tivables du territoire néerlandais se décom- posent ainsi : Prairies naturelles . . . 1,550,000 Terres arables .... 725,000 Bois 225,000 Terres incultes .... 700,000 3,000,000 Ce tableau montre qu'avec la Suisse, la Néerlande est le pays oui les herbages oc- cupent le plus de place. En y ajoutant les racines fourragères et les prairies artifi- 36 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. d'elles, on trouve que la superficie consa- crée à nourrir les animaux domestiques est deux foisaussi grande que celle affectéeaux autres produits végétaux servant directe- mentaux besoins des hommes. Parmi les céréales le seigle occupe le premier rang, il couvre près de 200,000 hectares. Le froment n'est cultivé que dans la région fertile, et la récolte totale ne dépasse pas 1,800,000 hectolitres ou un demi -hectolitre par habitant. Le pain de froment est un aliment de luxe. On ne consomme généralement que du pain de seigle, non seulement dans les campagnes, mais dans les villes. La récolte du seigle dépasse trois millions et demi d'hectolitres, soit un hectolitre par habitmt. En y ajou- tant un million et demi d'hectolitres de sarrasin, on trouve encore que la récolte des céréales est insuffisante pour faire face aux besoins de la consommation. Aussi les Pays Bas importent-ils tous les ans deux ou trois millions d'hectolitres de grains dont le seigle forme la plus grande partie. Il y a un siècle, la Néerlande ne récol- tait pas de froment et produisait beaucoup RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 37 moins de seigle; elle n'en était pas moins devenue, par son commerce, le grenier de l'Europe; mais les grains qui affluaient dans ses ports lui venaient tous de l'exté- rieur. Les marchands d'Amsterdam avaient trouvé plus aisé et plus court de tirer leurs approvisionnements de la Baltique que de leur propre sol; ils en revendaient ensuite à la France et à l'Angleterre; ils en trans- portaient jusque dans la Méditerranée. Quand ce commerce a cessé, la culture des céréales s'est développée, elle s'étend tou- jours, et M. de Laveleye affirme qu'on peut prévoir le moment où le pays se suffira à lui-même. Ce sera une des révolutions les plus frappantes de l'économie rurale euro- péenne. Les produits animaux s'élèvent, dès à présent, à 2G0 millions de francs par an. Le lait y figure pour 170 millions, la viande pour 60, les laines et peaux pour i8, les jeunes chevaux pour 13. L'exportation en prend environ le tiers. Cette agriculture ne le cède à aucune autre, dans la zone du littoral; ni l'Angle- terre, ni la Belgique, ni la Lombardie, ni 58 RAPPORT A l'institut DE FRANCE. la Flandre française, ces reines du monde agricole, ne lui sont supérieures. C'est la zone de 1 intérieur qui abaisse la moyenne, avec ses immenses terres incultes; mais le mouvement est donné, il ne peut manquer de se propager. La moyenne du produit brut s'élève à 150 fr. par hectare, 200 fr. dans la première moitié et 100 dans la seconde. Un des signes les plus sûrs du progrès de l'agriculture est le progrès de la popu- lation. La population des Pays-Bas s'est accrue de 58 p. c. depuis 1790, tandis que dans le même laps de temps elle n'a gagné en France que 50 p. c. L'améliora- tion a été surtout sensible dans la zone sablonneuse; les provinces à l'est du Zuy- derzee ont doublé. On ne se serait guère douté de la possibilité de pareils progrès au moment où le monopole des transports maritimes échappait aux Hollandais. L'agri- culture a tout réparé : aussi n'est-il pas de pays où l'étude de l'économie rurale soit plus en honneur. De nombreuses associations agricoles couvrent le territoire; la Société d'agriculture des deux provinces de la Hol- RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. 39 lande comptait à elle seule 7,000 membres en 1860. On parle de réunir en une puis- sante fédération les membres de toutes ces associations, dont on espère porter le nom- breà40,000, en fixant la cotisation annuelle à un florin. Pour le moment, les congrès agricoles qui se réunissent tous les ans, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, et où affluent les propriétaires et les fermiers de toutes les parties du royaume, en tiennent lieu. Beaucoup d'associations agricoles font paraître un bulletin de leurs travaux. Toutes les questions qui se rattachent à l'économie rurale sont tiaitées dans une quantité de journaux, de livres et de brochures, et tous les livres importants de l'étranger sont tra- duits. La province de Groningue entrelient à ses frais une école d'agriculture très fré- quentée. Il faut enfin tenir compte, parmi les causes qui favorisent le progrès de la culture, du nombre et de l'excellence des moyens de communication. Les gros trans- ports se font tous par eau. Avec une pa- reille étendue de rivages maritimes, avec 40 RAPPORT A L INSTITUT DE FRANCE. ce golfe du Zuiderzee qui pénètre profon- dément dans les terres, comme une mer intérieure, avec cette multitude d'iles et d'embouchures, ces fleuves qui s'entremê- lent, ces canaux qui se croisent, la naviga- tion trouve des facilités uniques. Dans la zone du littoral, il n'est pas une ferme qui n'ait creusé son bout de fossé, afin de se mettre en rapport avec le canal le plus voisin. C'est en bateau qu'on transporte les foins, les engrais et les récoltes; c'est en bateau qu'on rentre le lait trait, matin et soir, dans les prairies. Les routes qui com- plètent ce réseau sont pavées de briques et si dures qu'elles résonnent comme du métal ; parfaitement entretenues, propres, unies, sans boue ni poussière, on y roule aussi doucement que sur le parquet d'un salon Jusqu'à présent, les chemins de fer ont manqué dans une grande partie du pays, mais ils y étaient moins nécessaires qu'ailleurs; ils avancent maintenant tous les jours, et avant peu, tout le territoire en sera couvert. Léonce de Lavergive. ÉCONOMIE RURALE DE LA LOMBARDIE La terre, le climat et les lacs. — Les routes. — Les impôts. — L'industrie. — Les produits du sol : les céréales, le riz, le vin, le fromage, la soie. — Valeur des produits. — Répartition des cultures. — La rente, la valeur de la terre et la dette hypothécaire. Ce n'est que depuis ces dernières années qu'on accorde aux travaux agricoles toute l'attention qu'ils réclament. Naguère en- core l'économie politique se préoccupait trop exclusivement de la production in- dustrielle et commerciale; aujourd'hui, sans tomber dans l'exagération des phy- siocrates, on en revient à leconnaître, avec l'école économique française du dix- hui- tième siècle, l'importance prédominante de la production agricole, et l'on s'efforce de déterminer les causes de ses progrès ou de sa décadence. Ces études multipliées sur 41 ÉCONOMIE RURALE l'état de l'agriculture dans les divers pays offrent une utilité incontestable. Jusqu'à présent, ne connaissant ni leurs propres forces productives ni celles de leurs voi- sins, les peuples s'épouvantaient souvent de dangers chimériques , ou s'endormaient dans une trompeuse confiance. La connais- sance plus exacte des faits dissipera ces ténèbres et ces incertitudes. Quand les ré- sultats des travaux récents seront suffisam- ment contrôlés et généralement connus, il sera possible de formuler des lois plus con- formes aux prescriptions de la justice et plus favorables à la production de la ri- chesse. Ces enquêtes, faites avec soin tant à l'intérieur qu'au dehors, permettront à chaque nation de se lendre un compte précis de ce qu'elle peut espérer et de ce qu'elle doit craindre; elles révéleront les causes des progrès accomplis, elles mon- treront l'effet des règlements en vigueur, elles feront connaître quelle est la répaiti- lion de la terre et de ses produits qui est le mieux en harmonie avec les droits de tous et la plus utile au bien-élre général. Avant que l'économie rurale de l'Angle- DE LA LOMBARDIE. 4S terre eût accompli les progrès récents qui ont justement attiré l'altention de l'étran- ger, deux pays étaient surtout renommés en Europe pour la perfection de leur cul- ture, c'étaient la Flandre et la Lombardie. Dans un précédent ouvrage, nous avons es- sayé de décrire l'agriculture flamande. Je voudrais maintenant faire connaître celle de la Lombardie. L'agriculture lombarde a été l'objet en Italie de beaucoup d'ouvrages estimables; mais, s'ils jetaient d'utiles lumières sur cer- taines branches de la pioduction rurale, ils étaient en général trop incomplets pour permettre d'embrasser le sujet dans son en- semble. Quelques livres récents sont venus combler celte lacune, et parmi ceux-ci on doit citer en première ligne celui de l'agro- nome allemand Burgeret le volume publié par M. Stefano Jacini en 1857. Ce mémoire, couronné par l'académie de Mi la net accueilli avec grande faveur par le public, fait con- naître dans tous ses détails les conditions économiques d'un pays intéressant à étu- dier en tout temps, mais qui l'est plus en- core au moment oii il contribue à former 44 ÉCONOMIE RURALE un nouvel État. Dans son excellent travail, M. Jacini n'a négligé aucune des questions que son sujet embrasse; il en a traité même quelques-unes très délicates, avec tous les ménagements que lui imposait le régime auquel son pays était soumis alors, mais aussi avec un patriotisme sincère et éclairé, d'autant plus touchant qu'il est plus con- tenu. On peut s'arrêter avec grande con- fiance aux informations très sûres qu'il fournit et dans cette étude, nous ne nous sommes pas fait faute d'y recourir. Pour bien comprendre ce que vaut l'agri- culture lombarde, il faut d'aboid jeter un coup d'œil sur le pays. Les 2,147,000 hec- tares que compiend la Lombardie propre- ment dite s'étendent, comme on sait, entre les Alpes Rhétiennes au nord, le Pô au sud, le Tessin à l'ouest et le Mincio à l'est. Ces 21,417 kilomètres cai-rés forment une partie du côté septentrional du bassin du Pô. Le terrain descend par une déclivité continue, d'abord en étages abrupts, puis en pentes adoucies, d'une hauteur de treize à quatorze mille pieds, jusqu'à un niveau peu supé- rieur à celui de la mer. La moitié du ter- DE LA LOMBARDIE. 45 ritoire s'étend dans la plaine; elle est composée de terres d'alluvion très fertiles, mais exposées aux inondations. L'autre moitié, dont les quatre cinquièmes sont occupés par des montagnes et un cinquième par des collines, comprend des terres de médiocre qualité, ou qui exigent des soins continuels pour ne pas être enlevées par les eaux aux penchants des rochers. La grande différence d'élévation de ces terres permet à l'agi-iculture de réunir les pro- duits les plus divers dans un espace relati- vement borné. Le voyageur venant de la Suisse peut traverser le matin les neiges éternelles et se reposer le soir en vue d'une végétation qui rappelle les tropiques. Rien n'est comparable à la beauté sereine de ce pays. Laveno, Majolica, Bellagio, Iseo, Sermione, Toscolano, laissent à jamais leurs noms sonores et leurs aspects enchan- teurs dans le souvenir de quiconque les a visités. La pureté de lair, l'onde fraîche des lacs qui reflètent les cimes dentelées des Alpes, la douceur du climat, ont ins- piré, et non sans raison, les chants de la muse antique et de la poésie moderne. 4. 46 ÉCONOMIE RURALE Tout dans ces ravissants paysages semble disposé pour charmer les sens, et l'on peut dire sans exagération que la Haute-Lom- bardie est le paradis de l'Europe. Cependant cette heureuse contrée est loin de tout devoir aux faveurs de la nature : c'est des mains de l'homme qu'elle tient en grande partie sa fertilité. Il a fallu le tra- vail de cent générations pour élever ces terrasses qui soutiennent la terre aux flancs des montagnes, pour dessécher ces marais, pour creuser ces canaux, pour dis- poser avec un art admirable ces conduites d'eau qui, descendant des hautes vallées, contournant les collines, s'entie-croisant et passant les unes au dessus des autres à dif- férents niveaux, vont porter au loin dans les campagnes une fécondité merveilleuse. Sans les endiguements qui contiennent les rivières, une partie de la plaine serait un vaste marécage; sans les irrigations, une autre partie serait brûlée par le soleil dévo- rant de l'été, il n'est pas même permis au Lombard de jouir en paix des travaux de ses ancêtres; il doit sans relâche se défen- dre contre les inondations du Pô et de ses DE LA LOMBARDIE. 47 affluents, avec autant de sollicitude que le Hollandais en met à se préserver des at- teintes de l'Océan. Tous les peuples qui tour à tour ont occupé le pays y ont laissé des traces toujours subsistantes de leur pas- sage on de leur domination. — Les Ligures ont bâti les premières villes et letymologie retrouve encore dans certains noms mo- dernes les racines de l'idiome primitif. Les Etrusques, race industrieuse et laborieuse, ont creusé les premiers canaux et entrepris les premières irrigations; les Gaulois ont jeté les bases de l'organisation commu- nale; Rome a donné la langue et les lois, entr'autres celle du colonat ou métayage; les Germains ont fondé la féodalité dont les derniers restes s'écroulent de nos jours. L'Espagne môme a laissé une trace de sa domination passagèi-e, trace funeste il est vrai, l'exemple de l'oisiveté. Le climat de la Lombardie est très doux : la tempéi'ature moyenne est de 15 degrés centigrades; mais les récoltes souffrent souvent des gelées tardives du printemps, produites par le voisinage des Alpes, et de grêles formidables, dont on attribue 48 ÉCONOMIE RURALE la désastreuse fréquence au déboisement des hauteurs. La grande inégalité d'alti- tude des différentes terres cultivées les soumet à des climats très variés. C'est ainsi que dans la Valteline, où l'on récolte encore du blé à la hauteur énorme de 1,400 mètres, la moisson se fait à la même époque qu'aux environs de Stockholm et de Drontheim. Si l'on excepte la péninsule Scandinave, l'Europe ne compte aucune région où il pleut autant qu'en Lombardie, mais la pluie tombe toute à la fois. En au- tomne, il pleut à torrents pendant des se- maines et même pendant des mois. En été, on a des sécheresses prolongées qui nui- raient gravement à la culture, si les eaux des glaciers des Alpes, retenues dans les réservoirs profonds des lacs Mîijeur, de Côme, d'Iseo et de Garde, ne suppléaient, par les irrigations qu'elles permettent, aux eaux que refuse un ciel trop constamment serein. Contrairement à ce qui se produit en France et dans l'Europe centrale, le vent d'est amène les pluies , parce qu'il vient de l'Adiiatique, et le vent d ouest la sécheresse, parce que les colonnes d'air, DE LA LÔMBARDIE. 49 en franchissant les Alpes, s'y refroidissent, et y laissent tomber sous forme de neige toute l'humidité qu'elles contiennent. Indépendamment de la douceur du cli- mat et des bienfaits que procure un sys- tème d'irrig:ations abondantes, l'agricul- ture enLombardie est surtout favorisée par le grand nombre des voies de communica- tion. Le territoire est sillonné de 26 mil- lions 947,655 mètres de routes excellentes, dont la plus grande partie est faite et entretenue par les communes. Dans les vingt dernières années, celles-ci ont dé- pensé pour cet objet plus de 52 millions de flancs ; mais en compensation des avan- tages dont elle jouit, la propriété supporte d'énormes impôts : en 1854, ils s'élevaient à 29,20o,764 lire, ce qui correspondait à 54 p. c. du revenu ; en I8oo, ils ont monté à 56 p. c, et depuis lors, sans compter les emprunts récents, ils ont été augmentés chaque année, ainsi que les autres taxes, dont le total, impôt foncier compris, n'était pas inférieur à 80 millions de lire. Cette lourde charge, frappant une pro- priété très divisée, arrête la formation du SO ÉCONOMIE RURALE capital, entrave les améliorations, et at- teint même d'une manière sensil)!e le bien- être du pays. L'effet en était tel qu'à l'époque de la domination autrichienne les fabri- cants allemands se plaignaient un peu naï- vement de ce que la Lombardie épuisée leur achetait moins deloffes. Il était pourtant naturel que si les Lombards devaient payer plus de taxes pour subvenir aux frais de l'occupation de leur pays, ils ne pouvaient acheter autant de vêtements pour se couvrir. En Angleterre et en Belgique, les de- bouchés ouverts aux produits du sol par le développement de l'industrie, ont beaucoup contribué au progrès récent de la culture : c'est là un avantage qui a manqué à la Lom- bardie. La grande industrie manufacturière et les vastes entreprises commerciales lui sont, à vrai dire, inconnues. Une telle situa- tion s'explique par l'histoire môme de la Lombardie. Au temps glorieux où ses com- munes étaient libres, elles fabriquaient des armes et des étoffes de soie et de laine re- nommées par toute l'Europe. Malgré les guerres extérieures et les troubles civils, DE LA LOMBARDIE. ol l'industrie enrichissait tous les citoyens ; elle disparut avec la liberté. Le sort de la Lombardie fut semblable à celui des pro- vinces flamandes : le joug de l'Espagne y arrêta toute activité commerciale et indus- trielle. Les fiers et indolents hidalgos en- seignèrent à la noblesse lombarde le mépris des utiles occupations et des fructueuses entreprises, qui au moyen âge avaient as- suré l'opulence des grandes familles et la prospérité de l'État. Des règlements absur- des et une fiscalité tracassière découragè- rent les métiers. Les fidéicommis et la mainmorte s'étendirent rapidement, et les ouvriers, chassés des ateliers par la misère, allèrent mendier à la porte des couvents un pain que ne leur procurait plus le tra- vail. Les populations des villes se laissè- rent gagner par la paresse et l'inertie. L'agriculture seule ne fut pas négligée, mais elle souffrit nécessairement de la ruine de l'industrie. Les suites funestes de la domination espagnole se font encore sen- tir aujourdhui. Ainsi que le remai'que un économiste qui connaît parfaitenient son pays, la Lombardie n'est pas tout à fait 3i ÉCONOMIE RURALE désespagnolîsée {dispagnolizzata). Ici comme en Amérique, en Hollande, en Belgique, en Franche-Comté, la morgue et l'inlolé- rance castillane ont laissé les plus tristes souvenirs. La Lombardie, moins heureuse que d'autres dépendances de l'Espagne, n'a échappé à son joug que pour tomber sous celui de l'Autriche, et jusqu'à ce jour, mal- gré l'indépendance reconquise, ses antiques foyers de production n'ont point encore re- couvré leur ancienne prospérité. Maintenant un avenir plus brillant sem- ble s'ouvrir devant l'industi'ie lombarde. Cependant il faut remarquer qu'il lui man- que un des principaux éléments de succès du travail moderne, le combustible : la houille lui fait défaut, et le bois est trop cher pour qu'on puisse l'employer avanta- geusement à faire marcher les machines à vapeur. Il existe, il est vrai, de grandes tourbières qui ne sont que peu ou point exploitées. La tourbe peut, en bien de cas, remplacer le bois et le charbon, mais mal- gré les nombreux essais faits en Hollande et en Suisse, on n'a pas encore complète- ment réussi à l'utiliser pour chauffer les DE LA LOMBARDIE. 83 chaudières des machines. A défaut de com- bustible, les fabriques pourraient employer comme moteur la force des chutes d'eau qui abondent dans la partie haute du pays. La Suisse offre sous ce rapport de bons exemples à suivre, et il faut espérer que quelques années de paix et de liberté permettront aux populations lombardes d'en profiter. La Lombardie ne produit plus aujour- d'hui ces belles étoffes de soie si recher- chées jadis (1). Elle exporte une grande partie de la soie qu'elle recueille, sans la transformer en tissus, et elle ne songe guère à lutter avec Lyon. C'est pourtant de ce côté qu'elle doit tourner ses efforts. La fabrication des tissus de soie est certaine- ment pour elle une industrie naturelle, puisqu'elle produit la matière première en abondance et d'une excellente qualité. Elle ne peut pas compter, il est vrai, égaler de si tôt l'élégante exécution des belles soieries lyonnaises; mais, sans atteindre à ce degré (1) En 1525, les manufactures de soie occupaient 25,000 personnes à Milan, et ce nombre semble avoir augmenté encore jusqu'en 1558, 54 ÉCONOMIE RURALE de perfection, elle peut fabriquer à bon compte des soieries ordinaires, et grâce à l'activité du commerce génois, se conquérir une place importante sur les marchés trans- atlantiques. Depuis quelques années, la fabrication du fer s'est développée dans les montagnes de la Valteline et dans les provinces de Bergame et de Brescia. Cette industrie, fixée déjà au moyen âge dans ces cantons élevés, utilise les forces hydrauliques, mais elle ne se sert pour traiter le minerai que de charbon de bois. Elle produit par an en moyenne à peu près 11 millions de kilo- grammes de fonte , qui , après les diffé- rentes manipulations qu'elle subit dans le pays , acquiert une valeur d'environ 11 millions de /ire. Dans le Valcamo- nica seul, on comptait en 1857 sept hauts- fourneaux et cent trois forges. Le déve- loppement de cette production, qui four- nissait jadis le fer des bonnes armes de Milan, est surtout enti'avé par la rareté du combustible, à laquelle on ne peut re- médier qu'en reboisant les hauteurs. Il se- rait superflu de mentionner ici quelques DE LA LOMBARDIE. 55 autres industries d'une importance toute locale et très secondaire. Arrivons à la véri- table source de la prospérité du pays, son agriculture si renommée, et qui mérite une étude détaillée. Les principaux produits de l'agriculture lombarde sont les céréales, la soie, le vin, le lin et le fromage. Le froment est d'excel- lente qualité, mais les récoltes n'en sont point aussi abondantes qu'elles pourraient l'être, si les cultivateurs tenaient plus de bétail et fumaient mieux leurs terres. La culture du seigle est peu répandue, et elle perd chaque jour du terrain. Elle occupe les parties les moins fertiles du pays, no- tamment la Géra d'Adda, qui est comprise entre les rivières Serio et Adda, et la plaine de Gallarata, qui autrefois formait au nord de Milan une vaste bruyère depuis le Tessin jusqu'au delà de Monza. Le parc de la rési- dence royale de Monza donne une idée de la stérilité de ce sol léger et maigre, oii il faut l'opiniâtreté et la frugalité des petits cultivateurs lombards pour obtenir même du seigle. L'orge et l'avoine sont relative- ment peu cultivées en Lombardie. Comme 56 ÉCONOMIE RURALE on laboure généralement avec des bœufs, le nombre des chevaux n'est pas très consi- dérable, et, sauf les chevaux de luxe, ils sont presque exclusivement nourris de foin et d'herbe. La culture dont le succès a le plus d'influence sur le bien-être du peuple est le maïs ou blé de Turquie. Le maïs cons- titue la principale nourriture du pays, et les paysans italiens ont plus d'une raison pour y attacher une grande importance. En effet, sur une égale surface, il donne un produit deux fois plus grand que le blé : de trente à quarante hectolitres par hectare, au lieu de quinze à vingt. Le grain est plus facilement que celui du froment réduit en une farine qu'il n'est pas nécessaire de faire cuire au four et de transformer en pain. La ménagère peut, sans grand raffi- nement culinaire, préparer à volonté cette nourrissante bouillie, la polenta, dont l'abon- dance est au yeux du peuple le comble du bonheur (1). Cette utile céréale, en même (1) Au moment où je quittais Venise, le gondolier qui m'avait conduit, voulant me remercier de la ôuona mano que je lui avais donnée, me souhaitait une longue vie, e sempre DE LA LOMBARDIE. 57 temps qu'elle nourrit l'homme de son grain, nourrit le bétail de ses feuilles : quand elle a fleuri, on coupe la partie supérieure de la tige et on la distribue aux vaches, qui la mangent volontiers, et à qui elle donne un très bon lait. La culture qui frappe le plus le voyageur est celle du riz, parce qu'elle fait penser aux latitudes tropicales. La Lombardie est la seule contrée de l'Europe où cette plante des pays chauds occupe une grande étendue de terrain et où elle donne des produits considérables. Le riz, originaire de l'Inde, n'était point cultivé en Italie pendant le moyen âge. On affirme que c'est un noble Milanais au service de Venise, Théodore Trivulzi, qui, vers 1522, essaya le premier de planter du riz dans une propriété à moitié inondée qu'il possédait près de Vé- rone. Son essai réussit, il trouva des imita- teurs, et des marais qui, avant cette inno- vation, n'avaient aucune valeur en acqui- rent une très grande. Ce nouveau genre de culture se répandit partout le long du Pô, CL aujourd'hui la Lombardie seule produit, année commune, un demi-million d'hecto- 5. S8 ÉCONOMIE RURALE litres de ce grain précieux dont la valeur est portée à 18 millions de francs (1). Ce qui permet la culture du riz pour ainsi dire au pied des Alpes et en vue des neiges éternelles, c'est la grande chaleur de l'été enLombardie et l'admirable système d'irri- gations que ce pays possède. Cette plante des marais du Gange ne croit que dans une eau peu profonde et chauffée par les rayons du soleil à une température de 20 à 25 de- grés Réamur. Aussi faut-il disposer avec beaucoup de soin le terrain où l'on veut établir des rizières, de telle sorte que la surface en soit parfaitement nivelée, et que les eaux, en la recouvrant partout égale- ment, aient un écoulement lent et régulier. On distingue les rizières, en risaje a vicenda et en risaje stabili. Les premières entrent dans l'assolement et alternent avec le maïs, (1) Le produit total des céréales s'élève annuellement pour les neuf provinces lombardes à 6,562,689 hectolitres, d'une valeur de 127,596,548 lire, d'après la moyenne des dix années de 1842 à 1851. Le produit se répartit comme suit : froment 1,910,617 hect., seigle 403,906 hect., orge 45,512 hect., avoine 283,897 hect., maïs 3,109, (i22 hect., riz 480,720 hect., sarrasin, millet, etc., 328,305 hectolitres. DE LA LOMBARDIE. 59 le trèfle et l'ivraie d'Italie (lolium perenne) ; ce sont celles qui donnent le produit le plus considérable. Les secondes occupent le sol d'une manière permanente; elles ren- dent moins : aussi ne leur consacre-t-on en général que les terrains impropres à d'au- tres genres de culture. Le riz, semé dans l'eau au commencement d'avril et constam- ment recouvert d'une couche d'eau de deux ou trois pouces de profondeur, sarclé avec soin, mis à sec vers la Saint-Jean et pré- servé ainsi contre les ravages des insectes aquatiques, croit avec vigueur; il est ré- colté au commencement de septembre. Les gerbes sont transportées sur de vastes aires préparées à cet effet et soumises au piéti- nement des chevaux, qui détache le grain. Ce procédé très primitif donne un aspect animé aux campagnes et transporte l'ima- gination aux premiers jours de l'agricul- ture; un manège et une machine à battre feraient sans doute bien mieux la besogne, mais ceux qui aiment le pittoresque n'ap- plaudiraient certainement point au chan- gement. En fait de céréales, malgré la densité 60 ÉCONOMIE RURALE extrême de la population, les provinces lombardes peuvent amplement se suffire; elles en exportent, même dans les années ordinaires, une quantité assez considérable, surtout dans le Tyrol. Des études statis- tiques faites avec le plus grand soin prou- vent que la production annuelle suffirait à la consommation de treize mois et demi. On récolte aussi beaucoup de vin, année moyenne, 1,500,000 hectolitres; mais il est partout de qualité médiocre, âpre en hiver, aigre en été. La mauvaise qualité du vin provient du peu de soin qu'on met à cultiver la vigne. Les pampres, grimpant aux ormeaux et suspendus d'arbre en arbre en riches guirlandes, font un charmant effet dans les descriptions des poètes : Ubi jam validis amplexse stirpibus ulmos. Elles en font encore un assez gracieux, quoique uniforme, dans le paysage; mais le résultat est détestable pour le pressoir. En général, le paysan italien choisit les espèces qui produisent le plus de fruits, sans s'inquiéter beaucoup du goût du vin que ceux-ci donneront. Il plante dans ses DE LA LOMBARDIE. 61 champs des lignes d'arbres, maintenus par un élagage fréquent à une médiocre hau- teur, des peupliers, des mûriers, surtout des érables à petite feuille, de cent à deux cents par hectare; au pied de ces arbres, il place cinq à six pieds de vigne qu'il conduit jusqu'au sommet de leur tuteur, d'où il mène les flexibles sarments à la ren- contre de ceux qui s'élancent des arbres les plus voisins. Quoique très ombragé, le raisin mûrit parfaitement, il est même délicieux au goût; mais il n'a pas ce prin- cipe liquoreux qu'acquièrent les grappes mûries près de terre, sur des ceps tenus bas, taillés avec soin et surveillés avec intelligence. Si la vigne est mal cultivée, le vin n'est pas mieux fait. Aussi a-ton grand'peine à le conserver bon d'une ven- dange à l'autre (1). (1) En Lombardie, on ne trouve guère de vin vieux; il est ordinairement bu dans l'année même où il a été récolté, et déjà vers la fin de l'été il commence à s'aigrir. Le vin se partage par moitié entre le propriétaire et le métayer; mais comme tout le marc est pour ce dernier, il y verse de l'eau, fait fermenter ce mélange et obtient du petit vin (vino piccolo) qui lai sert de boisson habituelle. 62 ÉCONOMIE RURALE Un des principaux produits de la Lom- bardie vient de ses vaches à lait, nourries dans les pâturages arrosés par l'eau des af- fluents du Pô. C'est là qu'on fabrique en grand l'excellent fromage connu partout en Europe sous le nom de parmesan, et qui porte ce nom parce que c'est aux environs de Parme qu'on a commencé de le faire. Le produit des laiteries lombardes atteint une valeur presque deux fois aussi considérable que celle du froment : elle monte à plus de 80 millions. Le parmesan deviendra, ainsi que la soie, un article très important pour le commerce génois. Les produits que nous avons indiqués suf- firaient pour expliquer la prospérité du pays; mais celui dont la Lombardie est fière à juste titre, celui auquel chacun s'in- téresse, depuis le patricien des villes jusqu'à l'humble ouvrier des champs, c'est la soie. La production de la soie a plus que doublé depuis le commencement de ce siècle. La maladie du ver en a malheureusement arrêté le progrès. On attribue l'introduc- tion du mûrier dans le Milanais à Ludovic le More. Aujourd'hui le nombre des mû- DE LA LOMBARDIE. 63 riers est vraiment incalculable, et avec les autres arbres qui servent de support aux vignes, ils donnent à toute la contrée, vue d'une certaine hauteur, l'aspect d'une immense forêt. Le semis et la culture des jeunes plants de mûriers forment seuls une industrie dont on peut apprécier l'im- portance, en visitant les magnifiques pépi- nières qu'on trouve dans les jardins des environs de 3Iilan. La vente des feuilles de mûrier est aussi l'objet d'un commerce très actif et très animé. Quand le ver à soie est jeune, il mange peu, et les feuilles sont à bon marché ; mais à mesure que la vorace et précieuse chenille grandit, il lui faut une nourriture de plus en plus abondante, et la valeur des feuilles aug- mente sans cesse. La grêle a-t-elle ravagé quelque partie du territoire, le prix s'élève aussitôt dans tous les environs, et les spé- culateurs habiles peuvent réaliser de grands bénéfices. 11 y a des courtiers en feuilles de mûrier qui mettent l'acheteur en relation avec le vendeur; viennent ensuite les periti, qui estimentle poids des feuilles sur l'arbre; on débat le prix, puis, le marché conclu, 64 ÉCONOMIE RURALE l'acquéreur les cueille lui-même, et ainsi la production de la soie répand partout l'animation et la vie. Quand arrive le moment de former le fil avec les brins menus du cocon, on rencontre de tous côtés près des maisons des métayers, à l'ombre de la vigne, des jeunes filles habil- lées avec goût, chantant et causant entre elles, tout en dévidant hors des bassines remplies d'eau chaude le fil d'or qui pro- duit l'aisance dans les campagnes et le luxe dans les villes. Représentez-vous d'une part ce tableau charmant : sur les beaux coteaux de la Brianza ou de Varese, le ciel bleu et le gai soleil éclairant de leurs rayons à travers la treille les bavardes con- tadines , qui filent la soie brillante du midi, destinée aux riches. Figurez-vous de l'autre une filature de Manchester oij, au milieu de l'air assombri par la fumée du charbon et au rugissement de la vapeur, l'ouvrier silencieux, relancé par la machine, file le terne coton produit par des esclaves et destiné aux pauvres. Quel contraste! L'industrie, qui pour l'Anglais est un rude asservissement et presque un martyre, est DE LA LOMBARDIE. 65 pour l'Italien un joyeux délassement et presque une fête. C'est au moyen de la soie, dont une grande partie est exportée, que la Lombard ie paie ses achats à l'étranger, et qu'elle fait pencher la balance des échanges en sa faveur. On estime que la soie pro- duite annuellement vaut plus de 100 mil- lions de lire. Le fruit des châtaigniers, très abondants sur les premières pentes des hauteurs, forme encore un produit important qui fait partie de l'alimentation des montagnards et même de celle des gens de la plaine. Quand on veut calculer la valeur totale de la production agricole d'un pays, on ne peut prétendre à obtenir que des résultats approximatifs. La statistique n'est encore nulle part assez avancée pour nous donner des chiffres exacts, et il fallait en espérer en Autriche moins qu'ailleurs. D'après les évaluations publiées à Vienne par le minis- tère du commerce (i), la valeur des produits de l'agriculture lombarde se serait élevée en 1850 à 560,630,000 lire; mais M. Jacini, (1) Dans les Mittheihingen aus dem Gebiete der Stafisii/c. 6 66 ÉCONOMIE RURALE d'après des relevés faits avec le plus grand soin, et sévèrement contrôlés, estime que ce chiffre est beaucoup trop bas, et qu'il faut le porter au moins à 450 millions, somme considérable , surtout quand on songe qu'elle est le produit d'environ un million d'hectares soumis à la culture. Sur les 2,141,700 hectares que comprend la Lombardie, un peu plus de la moitié soit 1,152,795 hectares, étaient soumis à une culture régulière et sur cette étendue , 427,162 étaient irrigués. L'autre moitié est occupée par les pâturages des montagnes, les bois, les eaux, les maisons, et même au milieu des terres cultivées de Côme et de Milan, on rencontre de vastes étendues de bruyères (ericaje o hruginere) qui ont jusqu'ici repoussé la culture, mais qu'on commence à mettre en valeur par des plan- tations de pins. Les landes occupent une cinquantaine de mille hectares. D'après M. Jacini, la valeur totale des immeubles en Lombardie s'élèverait à 2,424,000,000 de lire, la dette hypothécaire à 610,000,000 de lire, la rente des immeubles à 155,000,000 de /ire, laquelle déduction faite de l'impôt DE LA LOMBARDIE. 67 et de l'intérêt de la dette hypothécaire tombeà 58,000,000 de /ire,dont'l8,000,000 de lire pour les maisons et 40,000,000 poul- ies terres. On compte 504,841 maisons, ce qui fait à peu près 2 familles par maison et 5 personnes 1/2 par famille. Les sources de prospérité de la Lom- bardie, dont nous avons indiqué rapide- ment les principales, ne pourront manquer de se développer par suite de sa réunion avec le reste de l'Italie. Cette union est un fait préparé et amené par la nature même, car les provinces lombardes sont en réa- lité la continuation de la partie orien- tale du Piémont. Tout est semblable , mœurs, besoins, habitudes, traditions, croyances, systèmes de culture, contrats agraires, organisation sociale, nature du terrain, production du sol, etc. La liberté apportée aux i ombards réveillera en eux l'esprit d'initiative individuelle et l'esprit d'association , qui déjà ont produit d'heu- reux résultats en Sardaigne, et qui sem- blent incompatibles avec le despotisme. Les dispositions libérales du nouveau tarif italien elles communications, chaque année 68 ÉCONOMIE RURALE DE LA LOMBARDIE. plus fréquentes, plus suivies, que Gênes entretient avec les pays d'outre-mer et avec les ports de 1 Europe , permettront à la Lombardie d'exporter au loin ses riches produits et de se procurer avantageuse- ment les machines, les draps, le coton, les denrées coloniales , etc. , qu'elle tire de l'étranger. Le mouvement des capitaux, l'activité générale qui se manifestent tou- jours chez les peuples affranchis et rassu- rés sur un avenir dont ils sont les maîtres désormais, ne tarderont point à développer les industries naturelles dont la Lombardie produit les matières premières, ou même à en faire naître d'autres. Que manquait-il à cette belle contrée pour être l'une des plus favorisées de la terre et la plus pros- père de l'Europe? Une seule chose, la li- berté. Tout fait espérer, maintenant qu'elle en jouit, qu'elle saura en user de façon à accroître ses ressources matérielles en même temps que ses forces morales et in- tellectuelles. II Les trois régions agricoles. — La région des montagnes. — Morcellement du sol. — Contratti di livello. — Pastori et mandriani. ~ Le déboisement : vente des communaux. — Région des collines. — Prix des terres. — Le mûrier. — Récoltes dérobées. — Le métayage. — Massari et pif/ionanti. — Région des plaines. — Rizières. — Le maïs. Les prairies. — Les grands fermiers. — Le Casaro et la condition des ouvriers agricoles. Pour se faire une idée exacte des res- sources d'un pays, il ne suffît pas d'énu- mérer ses produits et d'en indiquer la valeur, il faut en outre montrer dans quelles conditions la production s'opère. C'est la seule manière de se rendre compte des sources réelles de prospérité qu'il possède, et des progrès qu'il peut encore accomplir. 6. 70 ÉCONOMIE RURALE Ce n'est qu'en voyant comment le travail se fait dans le présent, qu'on apprécie ce que dans l'avenir il peut créer de richesses en tirant parti des avantages donnés par la nature. Il est donc nécessaire, après le rapide coup d'œil qu'on vient de jeter sur les produits du sol lombard, d'examiner de plus près les procédés suivis par l'agricul- ture. On nous permettra d'entrer ici dans quelques détails, qu'on pourra trouver un peu minutieux, mais qui sont indispensa- bles, si l'on veut connaître la situation exacte du pays et la condition de ses habitants. Sous le rapport agricole, la Lombardie se divise en trois régions distinctes qu'il faut étudier à part : la région des mon- taûfnes, la région des collines et des hautes plaines, enfin la région des basses plaines. Dans la première dominent la propriété et la culture parcellaires; dans la seconde, la petite propriété et la petite culture; dans la troisième, la grande propriété et la grande culture. La région des montagnes occupe presque la moitié de la surface de la Lombardie. Elle comprend toute la provincedeSondrio, DE LA LOMBARUIE. 71 la plus grande partie de la province de Corne et de Bergame, et les deux cin- quièmes de celle de Brescia. Toute la contrée est couverte de chaînes de mon- tagnes qui, partant de la grande chaîne des Alpes Rhétiennes, s'abaissent peu à peu vers le sud, et ouvrent entre leurs hauteurs des vallées plus ou moins propres a la culture. Les principales de ces vallées sont celles de Chiavcna, qui débouche sur le lac de Corne à Riva, et qui à Colico rejoint celle de la Valteline; la valle Brembana, au fond de laquelle coule le Brembo, la valle Seriana, arrosée par le Serio , et la vnUe Camonica, qui aboutit au lac d'iseo et oii serpente rOglio. Dans les parties supé- rieures de ces vallées, on ne renconti-e que des pâturages et quelques céréales ; mais dans les parties inférieures protégées contre le vent du nord, on admire déjà la végéta- tion méridionale dans toute sa richesse. Dans cette région, la subdivision de la propriété est extrême, et elle continue encore. Ainsi dans la Valteline, durant ces douze dernières années, le morcelle- ment a augmenté de 21 1/4 p. c, tandis 72 ÉCONOMIE RURALE que la population ne s'est accrue que de 7 8/9 p. c. Dans le val Camonica et dans la province de Sondrio, on compte une propriété par 2 habitants. Comme il y avait en 1850 52,14^6 parcelles et seule- ment 28,392 hectares cultivés, chaque parcelle, en moyenne, n'était que de54ares. Quoique plusieurs de ces parcelles soient souvent possédées par la même personne, il n'en paraît pas moins certain que dans les montagnes chacun, à peu près, est pro- priétaire. Il y a à ce fait une raison bien simple, c'est que la terre ne vaut fréquem- ment la peine d'être cultivée que par celui qui aura tout le produit et en outre le plaisir d'avoir un bien en propre. C'est ici que se vérifie à la lettre le mot d'Arthur Young : «Donnez à un individu la possession assurée d'un rocher aride, il le transformera en jar- din. » Véritablement l'homme fait le sol. Aux flancs de la montagne, il construit des terrasses avec des blocs de pierre, puis la hotte sur le dos il y transporte de la terre pour y planter un mûrier ou une vigne, pour y récoller un peu de blé ou de maïs. Celui qui après avoir payé la main-d'œuvre DE LA LOMBARDIE. 73 voudrait louer le sol ainsi formé ne reti- rerait pas i/2 p. c. de son argent. Le mor- cellement de la propriété, quelque grand qu'il soit, n'oppose d'ailleurs aucun obs- tacle à la culture, d'abord parce que les champs sont naturellement divisés en très petites parties par les accidents du terrain, ensuite parce que le sol est entièrement cultivé avec la bêche ou la houe, et partagé en petits compartiments affectés à quelque produit spécial, à la culture potagère par exemple. La superficie du sol arable étant très bornée et le nombre de ceux qui veulent en avoir une part étant très grand, la terre se vend à un prix bien supérieur à sa valeur réelle. Il n'est pas rare de voir payer des parcelles sur le pied de 10,000ou 12,000 fr. l'hectare. Dans la Valteline, d'après les tableaux officiels, la valeur moyenne de l'hectare serait de 1,875 (ire; mais ce chiffre parait de beaucoup trop faible. La propriété foncière ne rapporte guère, dans les montagnes, au delà de 1 à 1 1/2 p. c. au plus du prix d'acquisition. L'homme qui est sûr de joindre à la jouissance de la 74 ÉCONOMIE RURALE rente les profits du travail et l'intérêt de ses épargnes, qu'il place sans cesse en améliorations successives, peut donner un prix devant lequel recule 1 acquéreur qui devrait se contenter de la rente seule. Certains biens-fonds acquis, soit depuis longtemps, soit par héritage, et ceux qui ne peuvent être avantageusement exploités par le propriétaire, sont loués à des condi- tions très diverses. Les praii'ies et les par- celles cultivées se louent pour une somme fixe en argent. Quand l'occupation com- prend quelques hectares, elle est donnée à mi-fruit; mais les propriétaires depuis un certain temps réclament du métayer plus de la moitié de la récolte de la soie, ou bien ils exigent pour un certain poids de feuilles de mûrier un poids déterminé de cocons, ce qui met tout le risque à la charge du cultivateur. Los contrats agraires de- viennent de plus en plus lourds pour les locataires. Les baux héréditaires (contràlli di livello) sont fréquents dans cette région, surtout dans la Yalteline : ils obligent le tenancier à une prestation en nature, fixée à l'origine soit en vin, soit en céréales, soit DE LA LOMBARDIE. 75 en foin, d'après ce que la terre produisait à l'époque où le contrai est intervenu, et dans certaines éventualités ils entraînent quelques redevances extraordinaires [laii- demii). Ces baux ont l'inconvénientde forcer le locataire à cultiver toujours les mêmes produits et d'empêcher par suite, jusqu'à un certain point, les progrès de l'agriculture ; en revanche, ils donnent au locataire une sécurité qu'il sait apprécier. Presque toutes les communes possèdent sur les hauteurs de vastes pâturages cou- verts de neige l'hiver, mais qui, l'été, peu- vent nourrir un assez grand nombre de moutons et de bêtes à corne. Une partie de ces pâturages est réservée à l'usage des habitants de la commune; ils y font paître leur bétail, qu'ils entretiennent à l'étable pendant le temps des neiges avec le foin recueilli soigneusement sur leurs petites propriétés. La partie non réservée est louée aux pasLori, qui possèdent des moutons, et aux mandriani, appelés aussi malgliesi et bergamini, qui possèdent des vaches et des bœufs. Ces bergers et ces pasteurs forment une classe à part. L'été, ils vivent isolés 76 ÉCONOMIE RURALE avec leurs troupeaux sur les hauts pâtu- rages; l'hiver, ils descendent jusque dans la plaine, où ils font accord avec les fer- miers pour nourrir leur bétail. Les bergers sont mal vus et presque traités comme des voleurs, parce que leurs moutons font beaucoup de tort aux récoltes du pays qu'ils parcourent; aussi leur nombre dimi- nue-t-il sans cesse, et beaucoup de com- munes les repoussent inexorablement de leur territoire. Les mandriani , malgré leurs mœurs rudes et leur extérieur inculte, n'en ont pas moins une certaine aisance. Leur troupeau seul représente déjà un capital assez considérable; il en est même qui possèdent une centaine de mille francs. La race bovine, généralement peu soignée, est de qualité très médiocre. Les fe.rmiers de la plaine irriguée, qui n'élèvent point de jeunes bêtes, refusent d'acheter celles du haut pays et s'adressent de préférence à la Suisse. Les foires de laValteline n'ont d'im- portance que par le bétail qui vient d'au- delà des Alpes. La Haute-Lombardie le cède en outre aux cantons sous un autre rapport. Tandis DE LA LOMBARDIE. 77 qu'en Suisse de puissantes forêts d'arbres résineux couvrent les montagnes jusqu'aux limites extrêmes qu'elles peuvent atteindre, en Lombardie les bauteurs sont générale- ment nues et déboisées. Les communes italiennes, moins prévoyantes que les com- munes helvétiques, n'ont pas su préserver ces bois magnifiques qui leur fournissaient jadis à profusion du combustible et des matériaux de construction, et qui, bienfait plus grand encore, retenaient la terre végé- tale sur les pentes, empêchaient les rava- ges des torients, et diminuaient la violence des orages et la durée des sécheresses. Il est un fait curieux à noter, c'est combien tout le bassin de la Méditerranée a souffert du déboisement. La Syrie, toute l'Asie Mi- neure, la Grèce, les îles de l'Archipel, la Sicile , l'île de Sardaigne, la région des Apennins , la France méridionale, tout le nord de l'Afrique, l'Espagne, avaient dans l'antiquité beaucoup de terres fertiles et un nombre plus considérable d'habitants que de nos jours. Les vieilles relisrions de l'Orient sanctifiaient l'acte de planter un arbre, et plaçaient volontiers leurs autels 78 ÉCONOMIE RURALE sur des montagnes couvertes d'épais om- brages. 11 semble que la race germanique ait hérité de ses ancêtres ariens cet amour des arbres. La sylviculture est une des sciences favorites de l'Allemagne. En Angle- terre, les beaux arbres sont l'objet d'un respect pieux et presque d'un culte. En Amérique, on vient de faire une loi spé- ciale pour protéger les magnifiques ivel- lingtonias de la Californie, ces géants du règne végétal qui ont quatre cents pieds de hauteur et quatre à cinq mille ans d'âge. Malheureusement ce respect des forêts semble inconnu dans le midi. Sur les 400,000 hectares de la province de Sondrio, il n'y en a que 50,000 qui soient couverts de grands arbres ; plus de 50,000 hectares à peine revêtus de maigres broussailles et de vastes espaces complètement dénudés, sont les tristes témoins des ravages déjà accom- plis. Il en est de même dans toutes les ré- gions des montagnes lombardes. Pour ar- rêter les progrès du déboisement et dans l'espoir de favoriser les plantations nou- velles , le gouvernement a ordonné aux communes de vendre la plus grande partie DE LA LOMBARDIE. 79 de leurs biens-fonds. Cette mesure a ren- contré une vive résistance chez les habi- tants, et il est douteux qu'elle ait le résul- tat avantageux qu'on en espère ; il est même à craindre qu'elle ne porte atteinte aux conditions économiques qui garantis- sent maintenant la population des monta- gnes contre la misère. Jadis chez les Germains et chez les an- ciens peuples italiques , comme nous le voyons encore maintenant dans les villages russes, la propriété privée ne s'étendait qu'aux meubles. La terre appartenait à la tribu ou à la commune; pour les pâturages et les bois, la jouissance était en commun; pour les terres mises en culture, chaque famille en avait une part qu'elle détenait pendant un temps plus au moins long qui a varié chez chaque peuple. Ces antiques coutumes, propres, semble-t-il, à toute la race indo-germanique, ne se sont mainte- nues que dans l'Europe orientale; mais dans les montagnes, où les traditions du passé se conservent longtemps, l'ancien fonds communal est toujours resté très étendu. Sur les 400,000 hectares de la pro- 80 ÉCONOMIE RURALE vince de Sondrio, récemment encore il n'y avait que 25,500 hectares qui fussent tom- bés dans le domaine privé. Les propriétés communales étaient, il est vrai, très mal administrées, sans doute par suite de l'igno- rance et de l'imprévoyance générales, car en Suisse il en est autrement; mais du moins le patrimoine commun qui permet- tait au plus pauvre de nourrir une vache et de se procurer un peu de bois avait eu cette utilité très réelle d'éloigner le paupé- risme. Les communes, qui, sous la pression de l'autorité centrale, ont fini par céder une partie de leurs biens, ont eu recours à divers modes d'aliénation : les unes ont vendu aux enchères, les autres ont distribué des parts égales entre tous les habitants, d'au- tres ont appliqué le contrat de livello, d'au- tres encore ont réparti les biens entre cha- que famille moyennant une très légère redevance, et à la condition qu'à certaines époques ils fassent retour à la commune, qui alors les distribue de nouveau. Ce dernier moyen, appliqué avec intelligence et justice , nous paraîtrait le meilleur : DE LA LOMBARDIE. 81 d'une part, il ûivori serait la production comme la propriété privée ; de l'autre, comme patrimoine commun, il empêche- rait la misère de devenir un fait habituel et héréditaire. L'habitant des montagnes lombardes est laborieux, brave et probe. 11 a le sentiment de la dignité humaine, car il est proprié- taire; il se sent indépendant, car il dort sous son propre toit; il est économe et so- bre : des châtaignes , quelques légumes, du pain très grossier, de la polenta de sar- rasin ou de maïs, parfois un peu de lard, telle est sa nourriture. Le père et la mère seuls dorment dans un lit : le reste de la famille couche sur le foin dans les éta- bles, comme partout, du reste, en Lombar- die. Les maisons, construites en briques et en pierres, sont beaucoup moins pitto- resques et moins commodes que les chalets suisses; les villages sont plus sales, les femmes moins bien mises , l'instruction moins répandue, le travail moins indus- trieux et moins prévoyant, l'aisance moins grande que dans les cantons. Jusqu'à ce jour, il manquait aux Lombards un res- 7. 82 ÉCONOMIE RURALE sort puissant, la liberté, dont leurs voisins jouissent depuis des siècles. Le jeune montagnard émigré volontiers dans les grandes villes. Il va se faire porte- faix à Gênes, porteur d'eau à Venise, potier à Corne, chaudronnier à Milan, maçon un peu partout, suivant le village d'où il vient, car chaque localité a son métier de prédi- lection. Quand il a économisé quelque ar- gent, il revient vers les montagnes natales; il achète un petit bien et il se marie. Dans cette magnifique contrée, l'agriculture est florissante, la population honnête et belle, la misère à peu près inconnue : tout se- rait donc pour le mieux si les hauteurs étaient mieux boisées, les torrents moins dévastateurs et les enfants plus instruits, trois avantages qui se rencontrent de l'au- tre côté des Alpes et dont les communes lombardes peuvent se gratifier elles-mêmes, moyennant de la persévérance et quelques sacrifices. Maintenant descendons un peu plus bas : nous voici dans la région des collines et des hautes plaines. Cette région s'étend depuis le lac Majeur jusqu'au lac de Garde. C'est DE LA LOMBARDIE. 83 un très beau pays, mais qui, sauf quelques endroits tels que les environs de Varese et la riviera di Salô, présente un aspect très uniforme. Partout les champs sont plantés de mûriers qui, tous d'égale grandeur, arrêtent la vue sans la charmer, comme le feraient les ombrages et les troncs majes- tueux des grandes forêts. La terre est divisée en un nombre infini de petites exploitations de iO, 6, 5 ou 2 hectares, dont quelques-unes sont cultivées avec des bœufs, mais la plupart à la bêche. La propriété est également dans un très grand nombre de mains : on compte une ]}ro- priété par sept habitants. Les patrimoines ont généralememt une étendue qui varie de 4 à 40 hectares; ceux qui dépassent 100 hectares sont de rares exceptions. Les toutes petites parcelles ne sont point non plus trop fréquentes. La terre se loue 6, 8, 10, et même jusqu'à 14 et 16 lire, et se vend de 200 à 500 lire la pertica milanaise (6 ares 54 centiares). Le prix moyen de location de l'hectare doit donc être de 100 à 110 francs, et celui de vente de 5,200 à 5,500 francs. Le revenu des biens fonds ne 84 ÉCONOMIE RURALE dépasse pas 5 pour 100 de la valeur vénale. La terre est en très grande partie exploitée par de petits propriétaires qui habitent les bourgades et les gros villages, et qui louent leurs biens à des métayers, de sorte que ceux qui vivent de la rente et ceux qui vi- vent de la culture forment deux classes séparées. Le principal produit du sol est le mûrier, dont les feuilles noui'rissent les vers à soie. Sous ces mûriers croissent le fi'oment et le maïs, auxquels l'ombre de ces arbres ne paraît pas nuire. L'ombra del gelso è l'ombra d'oro (ombre de mûrier est ombre d'or), dit le paysan milanais. On cultive aussi la vigne, mais le vin est considéré comme un produit accessoire. A cette terre médiocre- ment fertile, qui porte déjà le mûrier et la vigne, le cultivateur parvient donc, par une sorte de miracle agronomique, à faire pro- duire encore sans relâche des récoltes de crains. Les deux tiers ou les trois cin- quièmes de l'exploitation sont emblavés en froment et en seigle, suivant la qualité du fonds, le -reste en maïs, sauf quelques par- ties réservées à un peu de lin, de chanvre, DE LA LOMBARDIE. de pommes de terre, de sarrasin, et à quel- ques légumes. Le sol est ainsi sans cesse occupé par des plantes épuisantes. Dans les champs de froment, on sème du trèfle, on le fait pâturer par le bétail, puis on l'en- fouit à l'automne, et il sert d'engrais pour la récolte qui suit. Après le maïs, on sème du lupin, qu'on enfouit également. La se- conde année, la terre qui a donné du maïs doit porter du froment, ainsi que la moitié de celle qui a déjà produit du blé; l'autre moitié est réservée au maïs. Quant au bé- tail, il va de soi qu'il ne peut être très nom- breux dans chacune de ces petites métairies. On le nourrit l'hiver avec la paille du fro- ment mêlée déjeune trèfle, l'été avec la se- conde pousse du trèfle, et avec toute l'herbe qu'on peut couper le long des chemins et des fossés. Quand on a un filet d'eau pour irriguer un petit pré, on peut entretenir une vache de plus, et par suite mieux fu- mer la terre. Ce système de culture a lieu de surprendre : il est incroyable qu'il n'épuise point le sol rapidement et complè- tement. On s'en étonne encore plus quand on sait combien la Lombardic entretient 86 ÉCONOMIE RURALE peu d'animaux domestiques (1), malgré les grands troupeaux qu'on trouve dans les plaines irriguées du Pô. Ainsi tandis qu'en Belgique on comptait en 1846 par 100 hec- tares de superficie 10 chevaux, M bêtes à cornes, 22 bêtes à laine et 17 porcs, la Lom- bardie ne possédait en 1854 sur le même étendue que 3 chevaux, 21 bêtes à cornes, 5 moutons et 4 porcs, et si l'on réduit les animaux de tout âge et de toute espèce au type commun d'un cheval ou d'une vache adulte, on trouve dans le premier pays 41 têtes et dans le second seulement 19, c'est-à-dire moins de la moitié. Comment avec des étables si peu garnies, c'est à dire avec si peu de fumier, peut-on entretenir la ferti- lité d'une terre à laquelle on demande cha- que année des récoltes épuisantes? Deux choses rendent possible cette suc- cession non interrompue de céréales : le soin qu'on met à recueillir les engrais et les admirables façons que le cultivateur donne à la terre avec la bêche. En Lombar- die, comme dans le pays de Waes en Flan- (1) Voir aux Annexes le tableau du bétail. DE LA LOMBARDFE. 87 dre, c'est au moyen des engrais et de la bêche que la petite culture parvient à nour- rir sur un terrain maigre la population la plus dense de l'Europe, et à payer une rente aussi élevée que celle des meilleures terres. Le sol est profondément défoncé : chaque motte est retournée, brisée et ferti- lisée par l'eau, qu'elle absorde plus facile- ment, et par l'air, qui pénètre à travers toutes ses particules. Se l'arairo liailvome- î'o di ferro, la vanga ha la piinla doro, dit le proverbe ; si la charrue a un soc de fer, la bêche a une pointe d'or (1). A vrai dire, (1) On a fait en Lombardie diverses expériences pour comparer l'effet de la culture à la bêcbe et à la charrue sur la production du sol. Or, deux parties de terre d'égale fertilité et également engraissées, donnaient, l'une travaillée à la bêche 66, et l'autre labourée à la charrue 28. Pour le produit brut l'avantage est donc énorme. 11 est vrai que les charrues sont d'une construction détestable. Mais quand il s'agit du produit net, l'avantage n'est plus le même, car tandis qu'un homme avec deux, bœufs laboure à peu près un hectare par jour, un journalier travaillant à la bêche ne retourne pen- dant une journée de huit heures que 5 ares : il lui faudra donc vingt jours pour préparer un hectare. La différence est grande : en comptant le salaire à 1 franc par jour, la prépa- ration à la bêche coûtera 20 francs. La journée de deux bœufs ne revenait, au temps de Young, qu'à 6 livres. 88 ÉCONOMIE RURALE dans cette partie de la Lombardie, la cul- ture est du jardinage. Le contrat de location généralement en usage est le méfayage, avec des conditions plus ou moins favorables pour le cultiva- teur. Du côté de Bergame, le propriétaire se réserve la moitié de tous les produits (mezzeria). Du côté de Brescia, il en ob- tient souvent les deux tiers [terzeria). Du côté de Milan et de Côme, il prend la moitié des cocons et du raisin , mais il stipule une prestation fixe en céréales qui varie de 2,75 à 3,20 hectolitres à l'hectare suivant la fertilité de la terre. Au- trefois le métayage à mi-fruit était général dans cette région. Des habitudes patriar- cales unissaient les paysans aux proprié- taires et aussi les paysans entre eux. Qua- tre ou cinq familles s'associaient pour exploiter une ferme en commun ; elles vi- vaient sous le même toit; elles reconnais- saient aux champs l'autorité d'un chef, le î^eggitore, qui dirigeait les travaux, et au- tour du foyer celle d'une matrone, la mas- sara, qui réglait les détails du ménage ; les travaux étaient partagés suivant le goût ou DE LA LOMBARDIE. 89 les aptitudes de chacun. Cette forme d'as- sociation présentait un avantage aux culti- vateurs, à qui elle permettait d'exploiter une grande ferme avec le Lénéfice certain de la division du travail, et un autre avan- tage aux propriétaires, à qui elle donnait une meilleure garantie pour sa participa- tion dans les produits. Le reggitore avait intérêt à être honnête dans ses rapports avec le maître, afin que ses associés le fus- sent aussi avec lui. En outre, la petite so- ciété, ayant un capital plus considérahle que celui d'une seule famille, offrait plus de sécurité à la jouissance du propriétaire. Malheureusement ces associations remar- quables, et en fait aussi favorables à la bonne culture qu'aux bonnes mœurs, ten- dent à disparaître ; elles disparaissent en partie sous l'influence d'un certain esprit d'indépendance qui se manifeste chez les associés, en partie aussi par suite de l'hos- tilité des propriétaires, qui ne peuvent pas imposer à l'association , disposant d'un assez grand capital, les conditions plus dures qu'ils font accepter aux familles iso- lées, plus pauvres et se faisant concurrence. 90 ÉCONOMIE RURALE Les contrats ordinaires commencent à la Saint-Martin, et finissent au bout de l'an; mais la tacite reconduction leur donnait jadis une durée pour ainsi dire illimitée, les conditions fixées par la coutume restant toujoui's les mêmes. Le métayer est atta- ché à son exploitation, dont il se considère le co-propriétaire. Il paie une somme an- nuelle qui varie de 20 à 40 lire pour la maison , et il supporte la moitié des impôts; mais le produit du bétail est pour lui seul. Dans les pays où les prestations en grains sont en usage, les cultivateurs se divisent en massari et en pigionanli. Les premiers forment des associations de trois à quatre familles pour cultiver une quin- zaine d'hectares au moyen de bœufs; les seconds vivent seuls avec leur ménage, et n'ont que leurs bêches. Dans toute la région des collines et des hautes plaines, comme dans les montagnes, on ne rencontre que trèspeudejournaliers. Les familles associées suffisent à faire tous les travaux qu'exige l'exploitation de la terre. Les femmes ne sont guère employées aux gros travaux DE LA LOMBARDIE. 91 de la culture; elles s'occupent de leur mo- deste étable, des soins du ménage et de la préparation de la soie. Les conditions de plus en plus dures des contrats d'amodia- tion réduisent à peu près les classes agri- coles au strict nécessaire, mais les maisons sont en général bien aérées et bien tenues, parce que l'élève du ver à soie exige de la propreté. En résumé, la plupart des culti- vateurs non propriétaires mènent, comme partout, une vie de privations; mais, sauf dans les mauvaises années, l'extrême mi- sère est exceptionnelle; elle ne se rencontre que dans quelques districts d'un sol rebelle, à l'ouest de Milan et dans la province de Brescia. Les mœurs des populations rurales sont généralement assez pures. Les jeunes gens se marient jeunes et l'ivrognerie est très rare; il s'est même conservé dans les habi- tudes des paysans quelque chose de pa- triarcal qui tend à disparaître dans l'occi- dent de l'Europe. Comme le bois est rare et cher, afin d'échapper à la nécessité de faire du l'eu, on se réunit dans les étables, et là tandis que les femmes travaillent a la 94 ÉCONOMIE RURALE lueur d'une petite lampe de forme antique, les hommes causent et les vieillards racon- tent les légendes des temps passés, trans- mises oralement de génération^en généra- tion. Ainsi se peipétuent les idées tradi- tionnelles, qui vont se njéler peu à peu aux idées nouvelles, que le mouvement récent a fait pénétrer en Italie jusque dans le hameau le plus isolé. La troisième région agricole, celle des plaines hasses, est le pays de la terre fertile et des grandes propriétés. Son aspect est loin d'être aussi pittoresque que celui des col- lines et des hauteurs. Le paysage y est extrê- mement uniforme. Le terrain est partout entrecoupé de fossés où l'eau coule à pleins bords, et les rangées d'arbres qui en garnis- sent les côtés bornent la vue dans toutes les di- rections. La végétation plantureuse et pleine de sève n'a rien de cette apparence sèche et ligneuse qui cai'actérise les arbres du midi. Sans la pureté du ciel et les rizièi'es qui marquent une latitude déjà plus rapprochée des tropiques, on croirait que les plaines qu'on parcourt sont situées au nord du con- tinent. S'étendant parallèlement au Pô, ces DE LA LOMBARDIE. 93 plaines sont en grande partie irriguées par les rivières qui, descendant des hauteurs, se jettent dans le fleuve principal, 427,200 hectares sont fertilisés ainsi par les eaux du Tess n, de l'Adda, du Brembo, du Serio, de rOglio, du Clisio et du Mincio, distri- buées au loin par un immense réseau de canaux grands et petits, ouvrage des an- ciens et des municipalités du moyen âge. Les lois et les usages qui règlent la distri- bution des eaux forment un code complet, parfaitement conçu, et qui a eu pour effet de développer singulièrement l'esprit d'as- sociation. Les terres arrosées acquièrent sous l'influence du soleil une fécondité prodigieuse, et elles sont surtout occupées par des prairies et des rizières. Les prai- ries ordinaires, qui ne sont irriguées que pendant l'été, donnent trois ou quatre coupes d'excellent foin et un abondant regain. Les marcite, qui sont irriguées même l'hiver, donnent de cinq à six coupes; celles qui sont fécondées par les eaux de la Vettabia, provenant en partie des égouts de Milan, se fauchent jusque huit et neuf fois par an. Ces marche se louent de 500 94 ÉCONOMIE RURALE à 600 lire l'heclare. La graminée qui fait le fond de ces merveilleuses prairies est le 7Yiy grass. Les rizières donnent également un pro- duit considérable, qui, dans une bonne année et dans une bonne terre, peut s'éle- ver à 110 hectolitres par hectare de riz non mondé, ou à une quarantaine d'hectolitres de riz mondé, représentant une valeur en argent d'à peu près j.200 fj-anes. Pour avoir la moyenne, il faudrait réduire ce résultat d'un tiers, et il est à noter aussi que les frais de cette culture sont très grands. Partout où il y a des rizières et des prairies irriguées, les terres labourées sont d'une importance secondaire; elles n'occu- pent guère qu'un tiers et parfois un cin- quième de la superficie des exploitations. Les prairies artificielles prennent une grande place dans les rotations ordinaires. Sur un assolement de six ou sept années, les plantes fourragères occupent le sol pendant trois ou quatre ans. On sème le trèfle ordinaire avec le froment; on le fait pâturer à l'automne, et on le fauche l'an d'après. On le remplace parfois par le DE LA LOMBARDIE. 93 trèfle blanc [irifolmm repens, ladino en ita- lien) et avec avantage, car avec cette légu- mineuse vivace, qui envahit naturellement les champs et supporte l'irrigation, on peut maintenir les pi'airies temporaires plus longtemps qu'avec le trèfle ordinaiie. Les autres produits de la région des basses plaines sont en première ligne le maïs, puis le froment, le seigle, l'avoine, le colza, le millet. On estime le rendement du froment de IG à 17 hectolitres, et celui du maïs de 30 à 42 hectolitres h l'hectare (i). Dans le Lodigiano et surtout à l'est de l'Adda, on cultive aussi le lin, qui se vend sur pied de 400 à 500 fr. par hectare, ce qui est peu, car en France, dans le dépar- tement du Nord, et en Belgique, dans la Flandre, ce produit, sur une même étendue de terrain, vaut de 800 à i,J00 francs. En Lombardie, après le lin, on obtient encore en récolte dérobée du millet ou du maïs (1) D'après les calculs faits avec le plus de soin, le produit moyen du froment en ces dernières années est pour l'Angle- terre de 24; hectolitres, pour la Belgique de 22, pour la Saxe de 18 à 19 hectolitres, pour la France de 10 à 12 hecto- litres par hectare. 96 ECONOMIE RURALE c/uarcnthi. On rencontre aussi le mûrier et la vigne dans cette région, surtout dans les provinces de Crémone et de Mantoue; ils y croissent avec une admirable vigueur, et on y fait d'assez bon vin. Cette partie de la contrée, où domine une terre profonde et compacte, et où les irrigations sont rares, produit en abondance des céréales et du chanvre. La rotation quadriennale y est fort en usage : froment avec trèfle pour la pre- mière année ; pour la seconde, trois coupes de trèfle; pour la troisième, lin avec millet ou maïs quarentin en récolte déiobée; pour la quatrième, maïs. Quoique l'agriculture ait fait des progrès depuis quelque temps dans cette partie du pays, elle y est cepen- dant encore plus arriérée que dans aucune des autres provinces. Au contraire, dans le Bas-Milanais et dans les provinces de Pavie et de Lodi, elle ne paraît plus guère susceptible de grands perfectionnements; la terre, couverte de riz et de gras herbages, donne tout ce qu'elle peut donner. Au milieu de ces plaines irriguées avec un art si merveilleux, s'élèvent des villes importantes, riches de la richesse du sol et DE LA LOMBARDIE. 97 habitées par les propriétaires de terres en- vironnantes, tous plus ou moins directe- ment intéressés à la prospérité de la culture. Lodi, Pavie, Crèmes, Crémone, Mantoue, Milan même, toutes les cités où, depuis le moyen âge, s'est épanouie une civilisation exquise, dont le voyageur admire encore les monuments , doivent à l'agriculture leur opulence conservée à travers toutes les vicissitudes politiques. En visitant l'une de ces villes à la fin du siècle dernier, Arthur Young, a exprimé en termes frap- pants l'impression qu'elle fit sur son esprit toujours préoccupé des qu(!Stions agrono- miques: «On traverse, dit-il dans ses notes, en arrivant à Lodi des plaines irriguées dont nous n'avons nulle idée en Angleterre. Je tombai dans cette ville le jour de la clô- ture de l'Opéra. La foule accourue des envi- rons était si grande, que l'hôtel de la Co- lombine se remplit en moins d'une heure. Le soir la salle offrait un magnifique coup d'œil . Les loges que les propriétaires arran- gent à leurs frais, resplendissaient aux bou- gies, de glaces et de dorures; les diamants étincelaient de toutes parts; je ne pouvais 98 ÉCONOMIE RURALE en revenir. Locli n'est pourtant qu'une ville de dix ou douze mille âmes, sans com- merce, sans manufactures : on n'y obtient que du lait et du fromage. De l'eau, du trèfle, des vaches, du fromage, de l'argent et de la musique. Voilà comment s'enchaî- nent les éléments de tout cet éclat. » Dans toute la région des basses plpines^ on ne trouve que de grandes cultures, et par suite de grands propriétaires, car on rencontre parfois la petite culture combi- née avec la grande propriété, mais on n'a jamais vu jusqu'à ce jour la grande culture se développer avec la petite propriété. L'étendue des exploitations varie de 100 à 500 hectares, les bâtiments sont vastes, bien construits et contiennent une maison commode pour le fermier, de grandes éta- bles et d'énormes granges etfenils; mais les habitations des ouvriers sont en géné- ral de misérables chaumières, mal entre- tenues, et malsaines à cause de l'eau des rizières, qui souvent les entoure de tous côtés. Le pays est entrecoupé de canaux et de fossés au bord desquels croissent des saules, des peupliers, des chênes, qui four- DE LA LOMBARDIE. 99 nissent du bois de chauffage et de cons- truction. Les fermes sont garnies de grands troupeaux de 80 à 100 vaches, ordinaire- ment magnifiques, achetées en Suisse, et nourries avec les excellents herbages des près et des marcile (i). Le lait de ces vaches (1) Arthur Young qui parcourait le nord de l'Italie vers 1789, fut très frappé de la richesse de ces grandes exploita- tions qui confirmaient, à ses yeux, ses préférences systéma- tiques pour la grande propriété. Dans la province de Lodi, près de Codogno, non loin de l'Adda et du Pô, il visita l'une de ces fermes qui sur une étendue de 2,000 periiche (la pertica de Lodi valait 7 ares 76 centiares) nourrissait 100 vaches. En fait de personnel, il y trouva un casaro, un sotto casaro et sept autres personnes employées à faire le fromage, 9 ouvriers pour les cultures des céréales, un agent, un irrii^aleur et un garde pour prévenir les vols, surtout les vois d'eau, la chose précieuse par excel- lence. Pour une exploitation de ce genre, Young estime qu'il fallait 50,000 livres, et il constate que plusieurs fermiers étaient riches à 100,000 livres et qu'ils tiraient 10 p. c. de leur capital. Aujourd'hui les conditions générales de cette économie rurale n'ont pas changé. Le produit annuel d'une vache à lait était estimé comme suit : 100 livres de fromage 93 fr. 75 c. 96 » de beurre 80 — 00 — 1 veau 16 — 70 — Petit lait pour les porcs 7 — 05 — 190 fr. 50 c. Aujourd'jiui, d'après les statistiques, on peut le porter à 350 fr., ce qui est énorme. 100 ÉCONOMIE RURALE est destiné à faire le formaggio di grana, ou fromage de Parmesan, que nous avons déjà cité parmi les produits importants du pays. Pour faire une forma de fromage par jour, ce qui est le mode le plus avantageux, il faut le lait de 80 vaches; aussi les fermiers dont les troupeaux sont trop peu nombreux sont-ils obligés de s'associer et de mettre leur lait en commun, ou bien de le vendre à un fabricant de fromage. Les fermes sont généralement louées pour une somme fixée en argent. Quant aux prestations en nature et au métayage, on ne les rencontre que dans la partie de la contrée oii le système de culture se rappro- che de celui du haut pays. Il est rare que les propriétaires, si l'on excepte ceux du Mantouan, fassent eux-mêmes valoir leurs biens (1). Les baux sont ordinairement de neuf ou douze ans. Les prix de location (1) On voit dans le rapport de la chambre de commerce de Pavie pour 1S52, que dans cette province 200,000 ^jer- tiche (de 6 ares 54 cent.) étaient cultivées par les proprié- taires, 100,000 par des métayers, et le reste, soit plus de 850,000 jt?er^îc/îe, par des locataires, dont le nçmbre entre grands et petits s'élevait à 30,000. DE LA LOMBARDIE. 101 varient de 8 à 14 lire la pertica; les prix de vente, de 200 à 550 lire (1). Les placements en biens-fonds, qui dans la montagne don- nent de 1 à 2 pour cent, sur les collines, 5 pour cent, produisent dans la plaine 4 pour cent. Plus la terre est divisée, plus elle se vend cher, parce qu'il y a plus de petites bourses que de grandes. A l'ouest de l'Adda, l'irrigation ne permet d'obtenir (1) A ce taux le prix de l'hectare varierait entre 2,600 et 4,700 fr. Si l'on peut s'en rapporter aux chiffres que donne Arthur Young dans ses notes sur la Lombardie, la valeur des biens-fonds n'aurait guère augmenté depuis la fin du siècle dernier. Il attribue, d'après les renseignements qu'il a recueillis, aux terres irriguées ou cultivées une valeur qui va de 3,600 à 6,000 fr. l'hectare, dans le Milanais; de 1,800 à 3,000 fr. entre Pavie et Lodi ; de 1,800 à 3,600 fr. dans le Lodesan ; de 3,000 dans leBrescian. Il est vrai que ces don- nées sont très approximatives et ne s'appliquent probablement qu'à la moyenne des bonnes terres. Néanmoins l'agronome an- glais croit pouvoir affirmer qu'en Angleterre le prix des biens- fonds n'atteindrait pas la moitié ni peut-être même le tiers des prix de la Lombardie. Aujourd'hui, la valeur vénale du sol doit être à peu près le même dans les deux pays. L'agri- culture, très arriérée en Angleterre au dix-huitième siècle, s'y est depuis lors singulièrement perfectionnée. En Lom- bardie au contraire déjà très avancée à cette époque, elle est restée à peu près stationnaire. Ce n'est pas la domination autrichienne qui aurait pu en favoriser les progrès. 1Ô2 ÉCONOMIE RURALE ni plusieurs récoltes différentes dans le même champ, ni les grands troupeaux né- cessaires pour la confection du fromage; à l'est, la nature compacte du terrain exige de forts attelages de bœufs pour labourer. Ces diverses circonstances empêchent la propriété de se diviser. Si l'on fraction- nait une de ces grandes fermes, il faudrait aussitôt construire de vastes bâtiments dont on ne retirerait aucun intérêt, car on ne louerait pas les terres à un prix plus élevé. Les fermiers de la basse Lombardie for- ment une classe très aisée. 11 leur faut d'abord un capital considérable «n bétail; en second lieu, par cela même, le nombre des concurrents qui demandent à louer étant restreint, ils ne subissent pas au même degré que le petit cultivateur les exigences du propriétaire, et ils conservent ainsi pour eux une partie de la rente. Un fait significatif le prouve : quoique le sol soit beaucoup plus fertile dans la plaine que sur les collines, le revenu de la terre touché par le propriétaire est pourtant le même. Ces grands fermiers lombards vivent DE LA LOMBARDIE. 103 simplement, mais ils jouissent d'un large bien-être. Ils ne sont point sans instruc- tion, et souvent ils envoient un de leurs fils à l'université pour y faire des études d'avocat ou d'ingénieur. Au dessous des fermiers, on rencontre les ouvriers agrico- les, correspondant aux petits métayers du haut pays. Ces ouvriers reçoivent différents noms suivant leurs occupations, qui les placent plus ou moins haut dans la hiérar- chie rurale. Il y a d'abord les famigli, qui soignent les vaches et qui reçoivent, outre la nourriture, un salaire fixe d'environ 180 lire par art ; puis viennent les caval- canli ou les bifolclii, qui dirigent les che- vaux et les bœufs : leur salaire varie de 70 à 90 lire par an, avec la jouissance d'un petit jardin. Les plus malheureux sont les falciatori, qui fauchent à la tâche les prai- ries, divisées en compartiments d'une éten- due déterminée : outre la nourriture, qui est misérable, la tache d'un jour ne leur rapporte que 50 centimes en moyenne, et ils doivent payer à peu près de 25 à 20 francs de loyer annuel pour la chaumière qu'ils habitent. Souvent ils travaillent une 104 ÉCONOMIE RURALE partie de la nuit et arrivent ainsi, moyen- nant un labeur excessif pendant les gran- des chaleurs, à faire double tâche. Quand les ouvriers de ces différentes catégories ont femme et enfants, le fermier leur concède le diritlo di zappa, c'est à dire le droit de cultiver pour leur compte une petite partie du fonds moyennant une pres- tation en nature toujours très élevée. Le travail effectué sur cette parcelle, en grande partie par la femme et par les enfants, diminue la pauvreté de la famille, quand les conditions de la concession ne sont pas trop dures, et quand on peut élever des vers à soie. M. le comte Arrivabene, qui a étudié avec soin le système de rétribution des travailleurs agricoles dans la basse Lombardie, signale avec raison comme une pratique des plus sages cette partici- pation aux produits qu'on accorde aux ou- vriers de l'agriculture; c'est un excellent moyen de les exciter à bien remplir leur tache et de développer parmi eux le senti- ment de la responsabilité. Il est seulement à regretter que l'association qui existe entre les fermiers et leurs employés soit DE LA LOMBARDIE. 105 trop restreinte et souvent aussi trop à l'avantage des premiers. L'ouvrier le mieux payé, le seul qui jouisse d'une certaine aisance, c'est celui qui fait le fromage, le casaro. Son salaire varie de 2 fr. à 2 fr. 70 c. Comme leur art est un secret, les casari forment une caste à part, qui a le sentiment de son importance et qui dicte ses conditions aux fermiers. Le sotto casaro a les deux tiers de la rétribution de son maître. Pour s'affranchir des exigences des casari, quelques fermiers vendent leur foin aux mandriani qui descendent des hauteurs pour faire hiverner leurs troupeaux dans la plaine, et d'autres vendent le lait à des casari établis en qualité de fabricants de fromage. Comme la population fixe est trop peu nombreuse pour faire face à cer- tains travaux qui doivent être promptement terminés, les grands fermiers ont recours à des ouvriers étrangers qui viennent des bourgades ou des montagnes. Le salaire de ces ouvriers varie de 90 c. à 1 fr. 50 c. par jour avec la nourriture, et de 1 fr, 25 c. à 1 fr. 70 c. sans la nourriture. En somme, quoique la terre de la plaine soit beaucoup 9. 106 ÉCONOMIE RURALE plus fertile que celle des hauteurs, on ne peut pas dire que la condition de ceux qui la cultivent soit meilleure; seulement, grâce à cette fertilité plus grande, dans la plaine deux classes de personnes peuvent vivre affranchies du travail, tandis que dans la montagne une seule jouit de cet avantage. On connaît maintenant les caractères principaux de l'agriculture lombarde et les différences qui naissent, dans le régime du travail agricole, de la diversité même des régions où il s'exerce, enfin le caractère des populations appelées à en vivre. Il ne sera pas inutile de soumettre ces faits sûre- ment établis au contrôle de la science éco- nomique, si l'on veut discerner ce que la Lombardie doit faire pour améliorer sa condition actuelle en profitant de l'indépen- dance qui lui est rendue. III Résultats comparés de la pet ite et de la grande culture. — Des contrais agraires. — Lb métayage, &es avantages et ses inconvénients. Il se modifie aux dépens du cultivateur. — Le bail à ferme. — Nombre des propriétaires. — Orga- nisation démocratique de la commune. — Garanties de liberté. II est trois points qui en Lombardie mé- ritent surtout de fixer l'attention de 1 éco- nomiste : — d'aboi'd les effets bons ou mauvais de la petite culture et de la petite propriété, ensuite les résultats avantageux ou désavantageux du métayage, enfin l'in- fluence de la condition des classes agrico- les sur la pratique de la liberté. Examinons d'abord la première question. 108 ÉCONOME RURALE Nous avons trouvé la petite culture exer- cée dans la région des montagnes par les propriétaires, dans la région des collines par des métayers, et dans la plaine la grande culture pratiquée par des fermiers : quel est l'effet de ces différentes circons- tances sur la production de la richesse, sur l'accroissement de la population, enfin sur le bien-être des travailleurs agricoles? Toutes choses égales d'ailleurs, on peut pré- voir, semble-t-il, que le zèle et l'activité seront au plus haut degré chez le petit pro- priétaire, car tout le produit du travail agricole lui appartient; qu'ils seront moin- dres chez le métayer , qui ne touche que la moitié du produit obtenu par ses soins; enfin qu'ils seront moindres encore dans le système de la grande culture entre- prise par un fermier, parce qu'alors le tra- vail est exécuté, non par le fermier lui- même, qui a un intérêt direct dans le succès de l'entreprise, mais par des ouvriers dont le salaiie est fixe, et qui n'ont aucune • part dans le produit. Il est vrai que si dans ce dernier cas le travail est moins intense, le riche fermier peut compenser ce désa- DE LA LOMBARDIE. i09 vantage par l'emploi d'un plus grand capi- tal, comme cela se voit souvent en Angle- terre; mais il n'en est pas ainsi dans les autres pays, et notamment en Lombardie. Dans cette dernière contrée, non seulement le travail du petit propriétaire et du petit métayer, intéressés au succès de l'exploi- tation, est plus productif, mais même dans les pays de petite propriété et de petite culture le capital employé à féconder la terre est plus considérable, à superficie égale. Le travail y est plus productif, avons-nous dit : qui en douterait? Dans les montagnes, la sécurité de l'avenir que donne la propriété et la certitude de jouir de tout le produit peuvent seules faire cul- tiver des terres qu'aucun fermier ne vou- drait reprendre. Quant à la région des col- lines, elle est, ainsi qu'on l'a vu, beaucoup moins fertile que celle des basses plaines, et elle ne jouit que rarement du bienfait immense de l'irrigation. Pourtant, malgré ces désavantages, la région des montagnes et des collines nourrit dans une aisance égale un plus grand nombre d'habitants que la région des plaines, et la rente de la 110 ÉCONOMIE nURALE terre est la même. La moyenne de celle-ci est à peu près partout de 100 à ilO fr. l'hectare, et quant à la densité de la popu- lation relativement à la superficie cultivée, elle est plus grande dans les provinces oii domine la petite culture que dans celles où domine la grande (1). Le genre de vie des cultivateurs est partout aussi à peu peu près semblable; c'est même dans la plaine qu'on rencontre le plus de misère, Si donc nous trouvons sur le sol peu (1) Si on cherche combien chaque province compte d'habitants par hectare cultivé, on arrive au résultat sui- vant. Pour les provinces où domine la petite culture : Côme 4.4 hab. par hect,, Sondrio 3.6 hab. par hect., Bergame 2 5 hab. par hect,, Brescia 1.9 hab, par hect., — Pour les provinces où domine la grande culture : Milan 4.2 hab. par hect., LoJi 2.3 hab. par hect., Pavie 2 hab. par hect.. Crémone 1.8 hab. par hect., Mantoue 1.3 hab. par hect. A superficie cultivée égale, les premièies de ces pro viaces nourrissent donc plus d'habitants que les secondes, et encore faut-il remarquer que dans celles-ci est située Milan, ville très peuplée où se dépense une assez notable partie des revenus du pays, parce que l'administration cen- trale et beaucoup de grandes familles y sont fixées. M. Wo- lowski a parfaitement montré, dans la Revue des Deitx Mondes {\" août 1S57), que, malgré le morcellement, ou plutôt grâce à ce fait, la valeur foncière avait doublé en France delS21à 1S51. DE L\ LOMBARDIE. 111 fertile des hauteurs le loyer de là terre aussi élevé et un nombre d'habitants rela- tivement plus considérable, ne vivant pas plus mal que dans les plaines fécondes du Pô, on peut en conclure que le travail est plus productif dans la petite culture, même combinée avec le métayage, qu'il ne l'est dans la grande culture combinée avec le fermage. Seulement dans le pre- mier cas la rente se divise entre un grand nombre de propriétaires qui en vivent modestement dans les bourgades, tandis que dans le second elle enrichit quelques maisons opulentes qui la dépensent avec éclat dans les grandes villes. Nous avons remarqué encore que le capital agricole de la petite culture était supérieur à celui de la grande culture. En effet, dans un pays où, comme en Lom- bardie, le fermier n'a pas de capital rou- lant destiné à l'achat d'engrais commer- ciaux et industriels ou de machines coûteuses, la valeur de Vinstrumentum fiuidi peut s'estimer à peu près par la valeur du bétail de toute sorte qui garnit, les ex- ploitations. Or si nous comparons sous ce 112 ÉCONOMIE RURALE rapport les différentes provinces , nous trouverons que Sondrio comme Bergame et Brescia, pays de petite culture, l'em- portent notablement sur Lodi,Pavie, Milan, Crémone, et Mantoue, pays de grande culture (1). Dans les montagnes, le culti- vateur, il est vrai, a la jouissance d'assez vastes étendues de terres incuites; mais cet avantage est compensé, et bien au delà, par l'immense produit en fourrages des terres irriguées de la plaine. Ce résultat de la comparaison des chiffres donnés par les statistiques lombardes ne doit pas nous surprendre : il est conforme aux faits ob- servés dans la plupart des autres pays (2). (1) Pour les différentes provinces, voici le résultat que nous obtenons. Par chaque hectare cultivé, la valeur du bétail est de 237 lire dans la province de Sondrio, de 196 1. dans celle de Côme, de "161 1. dans celle de Lodi, de 1571. dans celle de Pavie, de 140 1. dans celle de Milan, de 138 1. dans celle de Bergame, de 126 1. dans celle de Brescia, de 110 1. dans celle de Crémone, et de 94 1. dans celle de Mantoue. (2) En Prusse, par exemple, oùl'on rencontrela très grande propriété dans les provinces de l'est et la très petite pro- priété dans celles de l'ouest, il se trouve que la première nourril infiniment moins de bétail que la seconde. En Saxe, pays assez peu étendu et où la propriété est très divisée, la statistique officielle a constaté que sur les petites propriétés DE LA LOMBARDIE. 113 Si quelques éconoinistes ont adressé à la petite culture le repi'oclie, démenti par l'observation, d'être peu favorable à la mul- tiplication du bétail, on a aussi reproché à la petite propriété de se surcharger de dettes hypothécaires; or il se trouve qu'en Lombardie, c'est dans la province où la pro- priété est le plus subdivisée qu'elle est le moins hypothéquée. Ainsi, tandis que la dette hypothécaire de toutes les provinces s'élève à 24.79 p. c. de la valeur des biens- fonds, dans la province de Sondrio elle ne s'élève qu'à i.50 p. c. (1). En résumé, si en dessous d'un acker (65 ares à peu près), on trouve, en réduisant tout le cheptel en têtes de bêtes à cornes, 561 têtes par 1,000 aclcers, et 110 têtes sur la même superficie dans les propriétés dépassant 1,000 ackers, (])•■ Engel, Zeiisclirift des sialistisclien Bureau'' s des Kœnigl. sachsischen Ministeriums des Innern, n° 1, Februar 1857.) (1) Il en est partout ainsi en Europe : la petite propriété dans le même pays est moins endettée que la grande pro- priété, et les pays de grande propriété le sont plus que les pays de petite propriété. Eu Angleterre la dette hypothé- caire s'élève à 58 p. c. de la valeur du sol, en France à 10 p. c. seulement, suivant MM. Passy et Wolowski. En Prusse, sur les bords du Rbin, où domine la petite pro- priété, on retrouve à peu près la même proportion qu'en France; dans les provinces orientales, où domine la grande 10 114 ÉCONOMIE RURALE les provinces où domine la petite culture produisent un revenu plus élevé, si elles nourrissent aussi un nombre bien plus grand d'hommes, si elles possèdent autant de bélail,et si le solyest moins hypothéqué, on peut en conclure qu'en Lombardie du moins, la petite culture et la petite pro- priété sont favorables à la production agri- cole et à la formation du capital rural. Voyons maintenant l'influence que ces deux formes distinctes de culture exercent sur la population. Le sol lombard, on l'a vu, est très morcelé ^ or ce morcellement a-t-il eu pour conséquence, ainsi que l'ont prédit certains économistes anglais, de multiplier le nombre des habitants bien plus rapidement que les moyens de subsis- tance, et d'engendrer par suite le paupé- risme? C'est précisément le contraire qui arrive. En 1818, la Lombardie comptait 2,167,782 âmes, et en 1854 2,855,219. 11 propriété, la proportion constatée en Angleterre est même dépassée. Voyez, pour ce dernier point, Koinmiss.-Bericht der Zweiten Kammer vont 8 Mal 1851, cité par le président D"" Adolphe Lette dans sou excellent opuscule Die Verthei- lung des Gruudeigenthums, Berlin 1858. DE LA LOMBARDIE. 115 y a donc une augmentation annuelle de 0.9 p. c. tandis qu'en Autriche et en Russie elle est de plus de 1 p.c. ; en Prusse, de 1816 à 1849, de 1.46 p. c. ; en Angle- terre, de 1,11 p. c. Or dans tous ces pays, la grande propriété domine. En France, pays de petite propriété, elle n'a été que de 0.6 p. c. pendant la première moitié du siècle. Si les calculs de M. Jacini sont exacts, depuis 1802 jusqu'en 1854 la pro- duction agricole aurait doublé de valeur, tandis que la population ne s'est pas accrue de plus de 40 p. c. Les faits sont donc venus démentir encore ici la formule ma- thématique de Malthus. L'accroissement des moyens de subsistance a été beaucoup plus rapide que l'augmentation du nombre des habitants. Il en a été de même en France, en Angleterre, en Allemagne et même en Amérique, où la population double tous les vingt-cinq ans, mais où la production de la richesse croit encore plus vite. Si nous examinons à présent la condi- tion des classes agricoles , nous devons constater qu'en somme elle est meilleure 116 ÉCONOMIE RURALE SOUS le régime de la petite propriété et de la petite culture par métayers. Partout, en Lombardie, comme dans le reste de lEu- rope, l'existence de ceux qui de leurs mains exécutent les travaux des champs est rude : des vêtements très simples, une nourriture assez grossière et uniquement végétale , presque jamais de vin ni de viande, un lit pour les époux, mais de la paille pour les enfants. Comme l'a remaïqué Turgot, « en tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le salaiie de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour se procurer sa subsistance. » Les petits propriétaires des montagnes, les métayers des collines et les salariés de la plaine peuvetit être tous également considérés comme des ouvriers agricoles, et leur manière de vivre est à peu près semblable. Le petit propriétaire toutefois est mieux logé dans sa propre maison, qu'il entretient lui-même, que le salarié de la plaine, qui habite une misé- rable masure délabrée qu'il est trop pau- vre pour entretenir à sôs frais, et que ni le propriétaire ni le fermier n'ont intérêt à réparer. Comme la division du travail, DE LA LOMBARDIE. 117 SOUS le régime de la grande culture, l'as- treint à un labeur uniforme, son intelli- gence sommeille; il se contente d'obéir à son maître, et ne s'ingénie pas, comme son frère des hauteurs, à obtenir de chaque pouce de terre le plus grand produit pos- sible. N'ayant pas cà chaque instant besoin de prendre une résolution importante, de prévoir l'avenir, d'acheter et de vendre, la conscience de sa responsabilité est peu dé- veloppée, et l'initiative individuelle est fai- ble. Tandis que le petit propriétaire et le métayer aiment la terre comme leur enfant, l'ouvrier de la plaine n'éprouve pour elle aucun attachement. Malgré le proverbe : TreS. Martini fanno un incendia (trois Saint- Martin valent un incendie), il abandonne une exploitation pour une autre sans nul regret. Ayant l'esprit moins ouvert, il est plus supei'stitieux, et en général il est aussi moins instruit. Comme il vit dans une dépendance continuelle de ceux qui l'em- ploient, le sentiment de la liberté et de la dignité humaine est étouffé, La prévoj'ance est peu éveillée chez lui; il se marie vite et il se réjouit d'avoir beaucoup d'enfants 118 ECONOMIE RURALE qu'il ne devra pas chercher à placer, et qui seront salariés comme lui. Sans les ravages de la fièvre paludéenne, la population ten- drait probablement à s'accroître ici dans une proportion inquiétante. Les liens de famille sont aussi plus relâchés dans la plaine que sur les hauteurs, et généralement la socia- bilité est moins grande. Les cas de marau- dages et de vols ruraux, qui s'étaient beau- coup multipliés dans les dernières années de la domination autrichienne, sont encore très rares dans les montagnes, et ils devien- nent plus fréquents à mesure qu'on des- cend vers la région de la grande culture. Ainsi, par un singulier et fâcheux con- traste, plus la terre est fertile, moins la condition de ceux qui la cultivent est favo- rable, et c'est aux environs de Milan, dans les districts où l'on trouve le sol le plus productif de l'Europe, les marcite, que se rencontrent les travailleurs agricoles les plus misérables de la Lombardie. Dos faits observés dans ce pays, il résulte donc ma- nifestement que la culture exercée par des hommes intéressés et responsables est plus favorable au bien-être et surtout à la mora- DE LA LOMBARDIE. 119 lité et à l'instruction du peuple que la cul- ture exécutée par des salariés. Il faut aborder une seconde question, non moins controversée que la précédente : quels sont, au moins pour la Lombardie, les avantages et les inconvénients du mé- tayage, qui a été attaqué par les uns , défendu par les autres , et parfois tour à tour attaqué et défendu par les mêmes écrivains? Le métayage, la colonia partiaria, que les peuples de l'Europe méridionale semblent avoir hérité des Romains, ne s'est jamais beaucoup répandu dans le nord, et en France ce contrat ne dépasse guère la Loire., Le fait peut s'expliquer, soit par l'influence plus grande qu'exercent les tra- ditions latines dans le midi, soit par une disposition particulière aux peuples méri- dionaux, qui ne peuvent être amenés à tra- vailler activement que par l'espoir de par- ticiper au produit. Quand le travail exige des soins assidus et vigilants, alors il parait même qu'il est absolument nécessaire d'y intéresser les travailleurs, du moins en Italie. C'est pour cette raison que dans les provinces lombardes, oii la terre est culti- 120 ÉCONOMIE RURALE vée par des salai'iés, le système du par- tage des produits est appliqué à l'élève des vers à soie. La coutume du métayage en Lombardie s'explique donc, en partie, du moins, par le genre de culture dominant, et, comme nous l'avons montré, la petite culture, même par métayers, donne des résultats plus favorables que la grande culture par des fermiers employant des sa- lariés. Il est vrai que des petits fermiers payant un loyer fixe seraient encore plus intéressés au succès de lexploitation , puisque, déduction faite du fermage, ils auraient tout le produit, tandis que le mé- tayer n'en a que la moitié; mais cet avan- tage serait plus que balancé par le défaut de sécurité. Dans les pays où le proprié- taire est forcé de fournir au cultivateur le capital d'exploitation, et principalement le cheptel, le capital ainsi confié à un tiers peut être compromis ou exposé à une di- minution insensible, mais constante. En Tombai'die, cet inconvénient n'existe pas : le propriétaire ne livre que la tei're,les bâti- ments et les plantations; le cultivateur four- nit le travail, qui est l'élément principal, et DE LA LOMBARDIE. 121 même le capital, car le bétail lui appartient en propre : il a donc tout intérêt à le bien soigner et à le multiplier. Les autres in- convénients que présente le métayage sont également moindres en Lombardie qu'ail- leurs (1). 11 empêche jusqu'à un certain point les améliorations coûteuses, car ni le propriétaiie ni le métayer n'ont un intérêt suffisant pour les faire, vu que chacun d'entre eux ne toucherait que la moitié du pi'oduit obtenu au moyen des dépenses faites par un seul; mais la culture en Lombardie est déjà arrivée d'ailleurs à un si haut degré de perfection, et telle est la nature de ses productions, qu'elle ne semble point réclamer ces grands tra- vaux d'amélioration nécessaires en d'autres pays. La facilité qu'a le métayer de soustraire (1) Un de ces inconvénients est grave cependant, c'est la fâcheuse inégalité qui existe dans la condition des métayers. En effet, comme le métayage ne laisse à ceux-ci que la moitié du produit, quelle que soit la fertilité du sol, il eu résulte quf les uns, sur une terre féconde, vivent bien et travaillent peu, tandis que les autres, sur un sol ingrat, tra- vaillent beaucoup et vivent mal. Cette inégalité n'est ni fa- vorable à la production ni conforme à la justice. 122 ÉCONOMIE RURALE une partie du produit qui revient au pro- priétaire expose, il est vrai, la moralité du premier à d'assez dangereuses tentations, et exige de la part du second une surveil- lance plus ou moins fastidieuse; mais aussi, en intéressant le propriétaire au succès de la culture, le métayage le retient près de sa propriété : il l'empêche de dépenser la rente loin du sol qui l'a produite, et il s'op- pose de la sorte à l'extension du fléau de Vabsenléisme. Il présente un autre avantage, qui l'emporte, à vrai dire , sur tous les inconvénients réunis de ce mode d'exploi- tation. Au lieu de soumettre la répartition des produits aux luttes d'une concurrence souvent désastreuse, le métayage la sou- met à l'empire plus stable de la coutume. Il en résulte que si le produit total aug- mente , si les denrées du cultivateur se vendent plus cher, sa part s'accroît et à la longue son sort peut s'améliorer. Il jouit ainsi d'une partie de la rente, et s'il est vrai, comme le montrent les économistes, que le progrès des sociétés tend de plus en plus à élever la rente, il est certain que le métayer aura sa part dans ce bénéfice du DE LA LOMBARDIE. 123 travail social. Ceci explique comment les petits métayers toscans, dont s'est occupé M. de Sismondi, vivent mieux sur un bien de 2 ou 5 hectares que des fermiers qui exploitent une superficie vingt et trente fois plus grande dans les pays où dominent exclusivement les baux à ferme. On com- prend aussi pourquoi la plupart de ceux qui ont vu pratiquer le métayage en Italie en ont parlé avec faveur et même avec enthousiasme. Le système du bail à ferme assure sans doute au fermier la jouissance entière du produit, déduction faite de sa redevance; mais il a l'inconvénient très grave de faire tourner au détriment de celui-ci, lors du renouvellement du bail, toutes les améliorations qu'il aura pu faire. Si, par un labour plus profond, par un meilleur écoulement des eaux, par l'emploi d'amendements coûteux, ou par suite de toute autre cause, la terre est devenue plus féconde ou est plus recherchée, le fermier devra payer un fermage plus élevé : loin de jouir du profit de la plus-value, résultat de son travail, c'est lui désormais qui en paiera l'intérêt. Arthur Young a pu dire à iU ECONOMIE RUHALE ce propos avec une grande exagération, mais avec un vif sentiment d'équité : « Don- nez à un individu un jardin avec un bail de neuf ans, et il en fera un désert. » Il y a beaucoup de terres qui, avec des baux de neuf ans, sont parfaitement cultivées; mais il n'en est pas moins vrai que les fermages vont en augmentant sans cesse, et que cette augmentation croissante pourrait avoir pour effet de diminuer un jour chez les locataires le goût du travail et le désir d'amé- liorer le sol qu'ils occupent. Malheureusement en Lombardie le mé- tayage s'est déjà écarté et tend chaque jour à s'éloigner davantage des conditions pri- mitives du contrat, qui fixait, d'après la coutume locale et traditionnelle, la part du cultivateur. Depuis longtemps déjà , du côté de Corne et de Milan, au partage par moitié, qui ne s'applique plus qu'aux pro- duits des plantations, aux raisins et aux cocons, on a ajouté la clause de la presta- tion annuelle d'une quantité déterminée de grains. Cette prestation ne se réglant plus d'après les usages locaux, mais d'après les exigences des propriétaires et les offres des DE LA LOMBARDIE. 125 locataires, il s'ensuit que le métayage perd son caractère de fixité, et tombe sous la loi d'accroissement qui règle le fermage. Cette clause, qui a pour résultat de faire jouir les propriétaires seuls de toute la rente, tend de plus en plus à passer dans les habi- tudes. Là mênie où elle n'a pas encore été adoptée, l'antique contrat a subi d'autres modifications non moins regrettables. La cherté des denrées et surtout de la soie dans ces derniers temps ayant notablement augmenté les profits des métayers, les pro- priétaires ont profité de cette circonstance pour introduire des stipulations nouvelles. Tantôt ils prennent une part plus grande que la moitié dans la récolte des cocons, tantôt ils se réservent une portion des feuilles du mûrier qu'ils vendent à leur bénéfice, tantôt ils prélèvent d'abord un dixième sur le produit total, puis parta- gent le reste. Ces stipulations et bien d'au- tres du même genre ont toutes le même but et le même l'ésultat : elles ont pour but d'assurer au propriétaire tout le béné- fice de l'augmentation croissante de la rente; elles ont pour résultat d'enlever au métayer 11 126 ÉCONOMIE RURALE la sécurité que lui donnait le contrat pri- mitif. 11 s'ensuit que désormais le mé- tayage est sujet au même inconvénient que le bail à ferme, sans offrir les mêmes com- pensations. Si donc il paraît démontré que le métayage est préférable au fermage, au moins pour le cultivateur , il faut bien avouer aussi que ces contrats mixtes sont inférieurs au fermage sous tous les rap- ports. Ils n'assurent pas mieux que le fer- mage le sort du métayer pour l'avenir, et ils l'empêchent de jouir seul, au moins pendant la durée du bail, des fruits de son activité et de son intelligence. Deux circonstances aggravent encore les mauvais effets de ces contrats mixtes : c'est d'abord l'emploi d'intermédiaires qui louent, moyennant une somme fixe, le droit de percevoir les prestations de tous les mé- tayers résidant sur un domaine ; en second lieu, les locations aux enchères publiques. Les établissements religieux, les adminis- trations de bienfaisance et les grands pro- priétaires désirent naturellement se débar- rasser des soins très compliqués de la rentrée de leurs redevances : ils s'adressent DE LA LOMBARDIE. 127 donc à des agents qui remplissent la même fonction que les anciens traitants. Ensuite, ne pouvant évaluer avec précision leur part dans le produit et voulant néanmoins ob- tenir le plus grand revenu possible, ils mettent la récolte en adjudication. Les traitants, poussés par les enchères à donner le plus haut prix, sont forcés à leur tour, afin de ne pas perdre, d'arracher aux mé- tayers une part toujours plus forte du pro- duit, et ils s'ingénient à trouver des clauses qui soient de nature à grossir la recette. Si les cultivateurs acceptent ces clauses (et souvent ils y sont obligés), on les voit s'in- troduire peu à peu dans les usages; elles sont assez promptement adoptées par les petits propriétaires, puisqu'elles augmen- tent leur revenu, et bientôt elles devien- nent « de style » dans la rédaction des nouveaux contrats. La formule de Turgot s'applique alors avec une rigueur Im peu trop mathématique : il n'est même pas tou- jours certain que les cultivateurs aient le nécessaire. Dans la plaine, oii dominent les baux à fermes, les locations aux enchères ont des 1-28 ÉCONOMIE RURALE conséquences moins fâcheuses. Comme il y faut un capital considérable pour une entreprise agricole, les concurrents sont moins nombreux, et comme ils ne sont pas forcés de conclure sous peine de per- dre leur gagne-pain, ils se gardent d'offrir un prix qui ne leur assurerait pas un béné- fice suffisant. Il y a aussi quelques gi'andes familles qui imposent à ceux avec qui elles traitent la condition de ne pas pressurer outre mesure leurs tenanciers. Malheureu- sement, il ne faut point se le dissimuler, il se prépare dans les contrats agraires un changement radical qui modifiera les an- ciens rapports dans un sens évidemment désavantageux pour ceux qui cultivent le sol. Le métayage réglé par la tradition et la coutume fait place à des clauses plus onéieuses, et les associations patriarcales disparaissent. Il se fait peu à peu une révo- lution qui , soumettant ce pays aux lois générales qui règlent la répartition des pi'oduits agricoles dans le nord du conti- nent, préparera peut-être pour l'avenir des progrès nouveaux, mais qui, dans le pré- sent, enlèvera certainement aux relations DE LA LOMBAROIE. 129 rurales leur caractère traditionnel, et aux cultivateurs leur sécurité, cette compensa- tion si équitable d'une vie de privations et de labeur. Il est un troisiènne point, plus délicat que les deux précédents, dont il convien- drait cependant de dire ici quelques mots : c'est l'influence que la condition des classes rurales en Lombardie peut exercer sur la pratique d'un régime représentatif et libre. Il est incontestable que la forme du gou- vernement dépend en grande partie de la manière dont le sol est réparti entre les différentes classes de la société. Si des cul- tivateurs ignorants sont attachés à la glèbe, l'État sera gouverné despotiquement, et il n'y aura point de liberté. Si, par l'empire des lois ou de la coutume, la terre reste enti-e les mains d'un petit nombre de fa- milles, la liberté pourra exister à la condi- tion que les lumières se répandent; mais le gouvernement sera plus ou moins aris- tocratique. Si au contraire le territoire est partagé entre un très grand nombre de pe- tits propriétaires, il arrivera qu'ils voudront prendre part au gouvernement du pays, et 11, 130 ÉCONOMIE RURALE l'État deviendra démocratique. Alors, pour que les citoyens interviennent utilement dans la gestion des affaires publiques, il faudra qu'ils aient un certain degré d'ins- truction acquise ou de bon sens naturel. Si l'on réunissait à un pays où les conditions sociales ont rendu possible la pratique de la liberté un territoire où ces conditions seraient très différentes, on aurait beau étendre aux deux populations les mêmes institutions et les mêmes droits : il serait à craindre qu'au lieu de fonder un État fort et libre, on ne produisît qu'anarchie et impuissance. Heureusement il n'en sera pas ainsi dans le cas de la réunion de la Lombardie au reste de l'Italie, car on ren- contre dans les provinces lombardes plus que dans aucun autre pays du midi les principales conditions qui préparent les citoyens à intervenir utilement dans le gouvernement : la diffusion des lumières, l'aisance, le bon sens naturel. C'est un point que quelques faits suffiront à prouver. En Lombardie, où la propriété est très divisée, les fidéicommis sont rares , et l'égalité de partage entre les enfants, com- DE LA LOMBARDIE. 131 binée avec les progrès rapides du tiers état, fait passer la possession de la terre entre les mains d'une classe moyenne très nom- breuse. Quelques familles aristocratiques conservent encore de vastes patrimoines, mais les trois mille propriétaires nobles ne possèdent tous ensemble qu'un quinzième du sol. Les traces du l'égime de la féoda- lité et du moyen âge ont presque entière- ment disparu. Il n'y a plus que quelques biens, situés dans les montagnes, qui soient soumis à des dîmes; il en est d'au- tres, beaucoup plus nombreux, qui sont assujettis au contralto di livello, espèce d'emphythéose perpétuelle dont l'origine remonte au temps des Romains, mais qui ne réveille aucune idée de servitude ou de dépendance humiliante, et qu'on retrouve également encore dans les îles anglaises de la Manche et dans la province néerlandaise de Groningue. La statistique porte 457,725 propriétés pour 1850, ce qui, d'après le calcul de M. Jacini, ferait 550,000 propriétaires (1). (1) Ce chiffre me paraît un peu exagéré. M. Jacini se con- 132 ÉCONOMIE RURALE Comme la population s'élevait, au 31 août 185i, à 2,835,219 âmes, il y aurait un propriétaire par huit habitants et par 3 1/4 hectares de superficie cultivée ou par 6 1/5 hectares de surface totale. Certains économistes anglais, et ceux qui les écou- tent, diront peut-être que cette grande sub- division du territoire le réduira en pous- sière, quelle fera du pays, suivant leur expression , une garenne de pauvres, et qu'il le préparera à un inévitable asservis- sement. Ce sont de vaines déclamations et des craintes chimériques, suffisamment dé- menties par l'exemple de la Suisse, où l'on trouve à la fois beaucoup de liberté et de richesse et un sol très morcelé. A la vérité, tente de réduire de 1/5 le chiffre des propriétés pour obtenir celui des propriétaires; mais dans la Valteliiie, par exemple, je trouve pour 20,138 familles 52,146 propriétés, ce qui ferait, d'après le compte du M. Jaciui, deux propriétaires par famille, résultat difficile à admettre. KnFrance sur 3 6,309,364 habi- taitls, on comptait en 1855 7,846,000 propriétaires se par- tageant un surface totale de 52,780,703 hectares, soit un propriétaire par 6.72 hectares et par 4.7 habitant*. Le nombre des propriétaires est donc i)lus grand en France qu'eu Lombardie proportionnellement à la population, et à peu près le même en proportion de la surface. DE LA LOMBARDIE. 133 nulle part en Europe, la population n'est aussi dense; car, si la Belgique compte plus de 147 habitants par kilomètre carré, lorsque la Lombardie n'en a que 151, il faut remarquer que le premier de ces pays n'a guère de montagnes, tandis que toute la partie septentrionale du second en est cou- verte, et que, dans les provinces de la plaine, celle de Milan nourrit, non compris la capitale, 2i2 habitants et celle de Lodi, 200 par kilomètre carré. Mais malgré cette densité de la population, le morcellement en Lombardie ne dépasse pas des limites convenables, et il s'étend moins rapide- ment que la population ne croît. De 1858 à 1 850, la population s'est élevée de 2,471 ,654 à 2,725,815, et le nombre des propriétés de 585,826 à 457,725. Le premier chiffre a augmenté dans ces douze années de 10.20 pour 100, le second de 11.5i pour 100. La subdivision des patrimoines ne se fait donc que lentement, et en général elle n'a lieu que lorsqu'elle ne peut nuire aux exigences de la culture. Dans les provinces de Milan, de Lodi et de Crémone, la population aug- mente plus vite que la propriété ne se sub- 134 ÉCONOMIE RURALE divise. Dans la province dePavie, elle tend même à se concentrer relativement dans un petit nombre de mains. Un pays oii presque tous les citoyens sont à la fois propriétaires et plus ou moins éclairés, comme les États de la Nouvelle- Angleterre, peut supporter sans péril un degré de liberté qui ailleurs dégénérerait peut-être en anarchie. Certes, sous ce rap- port, la Lombardie n'est pas aussi avancée que la Pennsylvanie ou le Massachusetts, mais elle possède une institution très re- marquable qui peut, elle aussi, produire des résultats excellents. C'est une sorte de gouvernement démocratique au sein des communes, qui rappelle à la fois les temps primitifs, oii tous les membres de la tribu participaient à Texercice de la souveraineté, et les lois américaines, qui soumettent la décision de certaines questions importantes au vote de tous les citoyens. Dans les pro- vinces lombardes, toute propriété foncière, quelque minime qu'elle soit, confère le droit de participer directement à l'adminis- tration des affaires communales. En vertu d'une organisation qui date de 1755 et qui DE LA LOMBARDIE, 13S a été confirmée en 1816, et même en 1851, tous les propriétaires de la commune, grands et petits, se réunissent deux fois par an , — c'est le convocalo , — pour voter le budget communal, régler les dépenses, ar- rêter les travaux publics, choisir les maî- tres d'école, le médecin, et trois membres qui, sous le nom de depulazione ii^iennale, constituent le pouvoir exécutif. Sur les 1,587 communes qui s'administrent par convocalo générale, 522, ayant plus de 500 propriétaires, sont forcées, pour éviter les assemblées trop nombreuses, de renoncer au gouvernement direct. Dans ces dernières communes, les propriétaires nomment 30 conseillers qui les représentent et qui rem- plissent les fonctions du convocalo. Ces pe- tites démocraties de propriétaires, dans lesquelles le possesseur du moindre lopin de terre a autant à dire que le seigneur du plus vaste domaine, doivent avoir préparé le peuple lombard, même sous un régime peu libéral , à l'exercice du self-government. Point de base plus solide que les libertés communales pour fonder le régime repré- sentatif. Quand les citoyens s'intéressent ♦se ÉCONOMIE RURALE aux affaires de la commune, quand ils aiment à les discuter, quand ils peuvent en décider d'une manière indépendante, la vie politique se développe, et avec elle l'apti- tude à intervenir utilement dans le gouver- nement de la chose publique. Puisque, même sous la domination de l'Autriche, les populations lombardes ont conservé l'heu- reuse habitude de prendre part à la gestion des intérêts locaux, au moins dans la limite de la compétence du convocato, on peut compter qu'elles sauront mettre en pra- tique, au profit et à l'honneur de la patrie commune , les institutions libérales de l'Italie régénérée. Ce qui confirme cette con- fiance, c'est qu'en Lombard ie le nombre des personnes éclairées est assez considérable. Les hautes classes y ont les connaissances communes aujourd'hui à toute l'Europe ci- vilisée. En outre, il y a une bourgeoisie nombreuse, tant dans les villes que dans les campagnes, qui possède un degré d'ins- truction bien suffisant pour la pratique de la vie politique. Le peuple lui-même est beaucoup plus avancé que ne pourrait le faire supposer la mauvaise réputation que DE LA LOMBARDIE. 137 le triste régime des Etats romains et na- politains a value à l'Italie sous ce rap- port (1). Le plus sérieux danger qui puisse mena- cer le nouveau régime, c'est l'hostilité qu'il rencontiera peut-être chez le clergé, dont l'influence est très grande sur les habitants des campagnes, lesquels forment la grande majorité de la population. En effet, quoi- que la Lombardie ait 15 cités importantes (1) Quand on compare la Lombardie au reste de l'Italie et même aux autres pays du midi de l'Europe, ou peut dire que l'enseignement élémentaire y est assez répandu. D'après les chiÊFrcs publiés par le gouvernement, Statïstica del reyno d'Italia, on trouvait en 1863, fréquentant les écoles pri- maires, 155,122 garçons et 128,939 Elles, en tout 284,001 enfants, ce qui fait à peu près un écolier par 9 habitants. Ce chiffre, tout insuffisant qu'il soir, est au;si favorabK^ que celui fourni par la France, mais il l'est beaucoup moins que celui constaté aux Etats-Unis. Dans les Etats libres de l'Union américaine, la proportion est de 1 écolier sur 4.9 habitants. En Lombardie, les petits propriétaires et mêiT>e les métayers envoient assez volontiers leurs enfants à l'école pendant l'hiver ; malheureusement l'été ils les ganient auprès d'eux pour faire face à divers travaux assez minu- tieux exigés par l'élève des vers à soie, et il en résulte que beaucoup d'enfants, fréquentant l'école irrégulièrement n'ap- Drennent rien, et oublient bientôt le peu qu'ils ont appris. là 1S8 ÉCONOMIE RURALE et 115 bourgs plus ou moins considérables, la population qui les habile est cependant inférieure à celle qui occupe les 1,981 com- munes rurales dans la proportion de 6 à 10. Aux 2o0,000 familles qui cultivent la terre, il faut ajouter le nombre très considé- rables de propriétairesqui,par le métayage, prennent part à l'exploitation du sol, et si l'on tenait compte de tous ceux qui, quoi- que n'habitant pas les champs, concourent à les mettre en valeur, en constaterait que les classes agricoles forment les deux tiers de la population totale. Or, le clergé s'étant montré partout peu sympathique aux li- bertés modernes, très mal vues par le Vati- can, il est à craindre que son influence sur cette nombreuse population rurale n'amène quelques difficultés, à moins que le sentiment de la nationalité, si puissant au cœur de tous les Italiens, ne soit plus fort que les inspirations de Rome. Ce qui pourrait aussi contre-balancer les menées hostiles du clergé, ce serait l'action natu- relle que les propriétaires, tous très favo- rables à un régime libéral, pourraient exer- cer sur leurs locataires, sur les métayers, DE LA LOMBÂRDIE. 139 sur tous ceux qui se rattachent à l'intérôt agricole. Malheureusement, parmi les per- sonnes riches de l'aristocratie ou de la bourgeoisie, il en est peu qui goûtent les charmes du séjour à la campagne. Une vie isolée, loin des distractions qu'offrent les sociétés des villes ou des bourgades, pa- raîtrait à l'homme des classes aisées un long exil. En Espagne, en Sicile, dans le royaume de Naples et même dans le midi de la France, on ne rencontre guère ces manoirs , qui cachés dans les ombrages d'un vaste parc, embellissent les campagnes anglaises. Tous les peuples qui ont con- servé la langue des Romains ont plus ou moins hérité aussi de leur préférence pour la vie urbaine. Le type du gentleman former. est inconnu en Lombardie. Les grands seigneurs italiens n'ont pas encore or- ganisé de cattle show, pour y disputer, à l'exemple du prince Albert, les premiers prix des bœufs, des moutons et des porcs gras. Tout en regrettant cette tendance à Vah- sentéisme, trop marquée chez les grands propriétaires lombards, on aurait tort de 140 ÉCONOMIE RURALE les déclarer indignes du beau pays qu'ils occupent. Les qualités physiques et morales qui rendent les peuples libres et prospères sont communes à tous les Lombards : ils sont en général grands et durs à la fatigue, soldats robustes et bons travailleurs. Leur esprit n'a point la vivacité et la mobilité qui distinguent les races méridionales; il a plutôt quelque chose du sens calme, du jugement froid des hommes du nord. Les Lombards tiennent des uns et des autres, de môme qu'on trouve dans leur pays les climats de deux zones. Leur origine expli- que chez eux la réunion de ces traits diveis ; leur sang semble s'être formé en propor- tions à peu près égales de celui des races brunes et de celui des races blondes qui ont successivement peuplé l'Europe. En effet, ils ont eu à la fois des ancêtres à cheveux bruns : les IJgures, de même origine que les ibères, qui occupaient primitivement l'Espagne et le midi de la France, les Étrusques, de souche asiatique et proba- blement sémitique, et les Romains; puis des ancêtres à cheveux blonds : les Gau- lois, les Hérules et les Alains d'Odoacre, DE LA LOMBARDIE. i4f les Goths de Théodoric, et enfin les Lom- bards , petite tribu germanique qui eut l'honneur de donner son nom aux popula- tions mêlées des bords du Pô, comme les Francs donnaient le leur aux populations des bords de la Seine et de la Loire. Le sang germain est encore reconnaissable, car on rencontre à chaque pas dans les campagnes lombardes ces chevelures blon- des et ces carnations blanches qui rappel- lent l'homme du nord; mais le mélange de ces races diverses ne s'est pas opéré par- tout avec la même régularité. Les circons- tances locales et les accidents de la con- quête ont fait qu'ici l'une domine, et ailleurs une autre. Ainsi on peut facilement dis- cerner en Lombardie trois groupes diffé- rents , qui se distinguent par certaines nuances de dialecte et par certains traits particuliers. L habitant des plaines qui lon- gent le Pô est plus grand, plus calme dans ses mouvements, plus grave en toutes ses manières; son langage se rapproche de celui de l'Italie centrale. L'habitant des pro- vinces de Milan et de Côme est plus vif, plus changeant, plus entreprenant, et l'em- 12. 242 ÉCONOMIE RURALE ploi fréquent des diphthongues ferait vo- lontiers admettre chez lui une certaine pré- dominance de l'élément celtique. L'habitant du Bergamasque et de Brescia est d'un tempérament plus sanguin, d'un naturel plus violent, et la rudesse qui le caractérise se reflète même dans sa physionomie et son langage. Malgré ces nuances, qui parfois se marquent jusque dans la conduite politique des différentes provinces, tous les Lom- bards ont en commun des traits de carac- tère dominants : la persistance au travail, une imagination vive, mais réglée par un esprit pratique, et, qualité essentielle chez un peuple destiné à se gouverner lui-même, beaucoup de bon sens. Un territoire de 21, 000 kilomètres carrés, d'une fertilité extraordinaire; les produits les plus variés et les plus précieux; des subsistances suffisantes non seulement pour nourrir une population de près do trois millions d'hommes, la plus dense de l'Eu- rope, mais encore pour faire l'objet d'une exportation considéiable ; des industries agricoles florissantes, sources d'immenses richesses; un sol d'une valeur plus élevée DE LA LOMBARDIE. 143 que dans tout autre pays du monde, sauf peut-être en Belgique ; des procédés de cul- ture très perfectionnés, tels sont les traits qu'offre l'économie rurale en Lombardie. L'aisance générale, la propriété très divisée, l'instruction assez répandue, le caractère ferme et l'esprit sage des habitants, leur habitude de gérer eux-mêmes leurs affaires au sein de la commune, toutes les circons- tances favorables que nous avons indiquées donnent lieu de croire qu'ils sauront pro- fiter de la liberté reconquise pour réaliser de nouveaux progrès. Une belle mission est réservée aux populations du nouvel État qui s'est constitué au delà des Alpes. En déve- loppant les ressources que la nature a mises à leur disposition, en usant avec sagesse et fermeté des droits qui sont le fruit de la ci- vilisation , il faut qu'elles démentent les pronostics fâcheux prodigués par les adver- saires de l'Italie. Se gouverner prudemment et travailler avec énergie , unir l'activité industrielle à la pratique des vertus civi- ques, en un mot montrer une fois de plus que rien ne favorise mieux la production de la richesse que la justice et la liberté, U4 ÉCONOMIE RURALE c'est là une noble tâche, et la Lombardie saura la remplir, malgré les difficultés inévitables qui accompagnent encore la re- constitution de la patrie commune. L'ÉCONOMIE RURALE DE LA SUISSE Les trois zones de culture, leur altitude et leur formation géologique. — La zone alpestre. — Refroidissement. — Diminution des pâturages. — Les alpes à vaches et à moutons. — Les prairies des vallées et les irrigations. — Le chalet. — La flore des pâturages alpestres. — Le fœhn. Il n'est guère de pays en Europe qui attire autant de visiteurs que la Suisse, et cependant son économie rurale est encore très peu connue. Bien des raisons expli- quent un fait qui d'abord parait assez sin- gulier. Le sol, le climat, la disposition du terrain, offrent en Suisse des conditions si particulières, que les nations qui jouissent d'un territoire moins élevé et moins acci- denté ne trouvent presque rien à lui em- 146 ÉCONOMIE RURALE prunter. Et ne faut-il pas aussi tenir compte de l'effet produit sur le voyageur par les sublimes paysages des Alpes? En présence des masses énormes soulevées jadis par les forces cosmiques, l'homme, écrasé par tant de grandeur, est disposé à s'oublier lui-même pour ne rêver qu'aux puissances accablan- tes de la nature, et l'esprit, emporté au- dessus du niveau ordinaire oii s'agitent le travail et l'industrie, n'arrive pas sans effort à s'occuper d'une question d'intérêt maté- riel. Lorsqu'on admire les formes tour à tour gracieuses et sévères d'une montagne, le tapis de velours vert qui en couvre les premières pentes, les sombres sapins qui en couronnent les croupes ravinées, les courts et rares herbages qui croissent jus- qu'aux abords des neiges éternelles, on ne songe pas à demander ce que tout cela vaut et rapporte. Ajoutons qu'en Suisse même l'agriculture des diverses régions n'a pas été jusqu'à présent l'objet d'une étude spé- ciale (1) ; on s'en fiiit donc généralement (1) Quoiqu'il n'existe pas d'ouvrage spécial sur l'agricul- ture en Suisse, on trouve un grand nombre de monographies très intéressantes sur certains cantons ou sur certaines cul- DE LA SUISSE. 147 une idée assez fausse. 11 ne manque pas de descriptions poétiques qui nous présentent la vie dans les Alpes suisses comme douce et facile. La réalité est plus sévère, et rude est l'existence des habitants de ces monta- gnes. Montesquieu l'a mieux jugée quand il a dit qu'un Suisse payait plus à la nature qu'un Turc au pacha. Quoique Voltaire se moque de cette phrase, il n'en est pas moins vrai que dans une grande partie du pays la rigueur du climat et la rareté de la terre végétale exigent un labeur incessant et des soins multipliés, et que si le Turc travail- lait moitié autant que le Suisse, il serait deux fois plus riche et pourrait payer deux fois plus d'impôts. tures. On peut citer notamment l'économie rurale du canton d'Appeiizell par L. Zellweger, celle des Grisons par Bockman, puis fcteinmiiller, Beschreiiung des Schweizerischen Alpen- und-Landwirthschafi, 1802, — R. Scliatzmann, Schweize- rische Alpenwirthschafi{h.&x&\x 1862). Les statistiques agri- coles publiées sous la direction de M. Max Wirth renferment les données générales réunies jusqu'à ce jour. Ce qu'il y a de plus complet sur l'agriculture suisse, ce sont les chapitres consacrés à cette matière dans un livre de M. Arwed Emmin- gbaus, die Schweizevische V olksioirthschafl (1860, Leipzig), et dans le Schweizerkunde de M. A. Berlepsli (Braunschweig, 1863). 148 ÉCONOMIE RURALE Pour étudier l'économie rurale des can- tons, on ne doit point les grouper dans leur position géographique, comme on le ferait dans tout autre pays. Ce n'est pas la situa- tian dans l'espace qui détermine ici les caractères particuliers de l'exploitation ru- rale, mais la différence des hauteurs. De l'altitude dépend le climat, du climat la végétation, et de la végétation les travaux auxquels l'homme doit se livrer pourse pro- curer sa nourriture. En remontant l'échelle des hauteurs, on trouve la Suisse divisée en trois zones. La première, celle des céréales et des vignes, qui correspond au niveau des collines, commence à 643 pieds aux hords du lac Majeur, dans le canton du Tessin, et à 1,156 sur les rives du Léman, pour s'élever jusqu'à 2,500 pieds. Cet étage infé- rieur est déjà très haut en moyenne, car la Suisse tout entière, surtout au nord des Alpes lomhardes, forme un massif forte- ment soulevé au cœur de l'Europe. La seconde zone, celle des forêts, qu'on pour- rait aussi appeler celle des premières mon- tagnes, s'étend entre 2,500 et 5,000 pieds ; elle comprend la plus grande partie du sol DE LA SUISSE. 149 de la Suisse. Enfin la zone des pâturages, le zone alpine, s'élève depuis 5,000 pieds jusqu'à la ligne des neiges éternelles, c'est à dire jusqu'à 8,000 ou 9,000 pieds. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de limi- tes nettement tranchées ; les différentes zones empiètent largement l'une sur l'au- tre : on trouve des forêts là oii croît la vigne, et les céréales atteignent parfois les hauts pâturages; on entend seulement mar- quer ce qui caractérise spécialement cha- que région productive. Ces trois zones cor- respondent aussi, en une certaine mesure, à trois formations géologiques différentes, car la nature des roches soulevées est ici en rapport avec la hauteur des soulève- ments. La région des collines, qui s'étend dans le grand bassin compris entre les Alpes centrales et le Jura, appartient à la formation relativement récente de la mo- lasse. Les montagnes, qui succèdent aux collines, même celles déjà très élevées de l'Oberland bernois, sont presque entière- ment constituées des roches sédimentaires du calcaire. Enfin les soulèvements les plus puissants, les chaînes du Valais, les groupes 13 150 ÉCONOMIE RURALE de la Bernina, de l'Albula et du Selvretta se rattachent aux formations cristallines et métamorphiques du granit, du gneiss, du micaschiste et du verrucano. Ces diffé- rences dans la constitution géologique du sol ont une influence assez grande sur l'as- pect de la végétation pour qu'un observa- teur exercé ne puisse s'y tromper. Nous venons d'indiquer les caractères généraux qui distinguent les trois zones qu'on rencontre en Suisse. Il faut mainte- nant étudier dans chacune d'elles les pro- duits qu'on recueille et les moyens qu'em- ploient les habitants pour les obtenir. Au lieu de suivre l'ordre indiqué plus haut, et de remonter l'échelle , peut-être vaut-il mieux la descendre, et parler d'abord de la zone la plus haute, celle des pâturages. Les limites de la Suisse embrassent une étendue d'environ 4 millions d'hectares, qui se répartissent ainsi : trente et un cen- tièmes de la surface totale du pays sont occupés par les lacs, les fleuves, les routes, les rochers inabordables et les glaciers; trente-six centièmes sont consacrés aux pâturages des hauteurs ou aux prairies per- DE LA SUISSE. ISl manehtes de la région inférieure; les forêts prennent dix-huit centièmes, et les champs cultivés, y compris les vignobles et les prairies artificielles, quinze centièmes seu- lement. Nulle part ailleurs, pas même en Angleterre, la proportion du terrain destiné à nourrir le bétail n'est aussi considé- rable. Les statistiques publiées par le gouver- nement fédéral attribuent aux pâturages alpestres une étendue de 2,200,0u0 jwcAar- ten, ce qui fait 792,000 hectares (1). Mal- heureusement celte étendue diminue sans cesse, et elle n'est déjà plus à beaucoup près ce qu'elle était autrefois. Les monta- gnes schisteuses, comme le Faulhorn par exemple, s'effritent et sont ravinées par les pluies et les neiges. Les calcaires; les roches cristallines même les plus dures, ne résistent pas à l'action permanente des agents atmosphériques. Les pointes les plus aiguës s'écroulent, des quartiers de rocher se détachent, des escarpements à pic tom (1) Contenant 40,000 pieds carrés et le pied suisse étant de 30 centimètres, \QJuchart équivaut à 36 ares. 1S« ÉCONOMIE RURALE bent et couvrent les pâturages de leurs fragments. Au printemps, la chute des avalanches emporte les terres et ravage les gazons; des éboulements surviennent, sou- vent des parois entières glissent et s'abîment dans le lit des rivières ou dans les vallées, La destruction des forêts refroidit le cli- mat, le niveau de la végétation s'abaisse; la loi de la gravitation attire les débris vers le fond, et le mouvement éternel des eaux entraîne tout avec lui. Ainsi se réalise le mot de l'Écriture : « Toute cime sera abaissée et toute vallée sera comblée. » Les mêmes forces qui ont jadis donné naissance à ces terrains stratifiés, soulevés maintenant à dix mille pieds au dessus de la mer, continuent leur œuvre, et refor- ment au fond des lacs et des océans de nouvelles couches avec de nouvelles ruines. Partout des légendes populaires racontent la disparition surnaturelle de certains hauts pâturages, maintenant convertis en gla- ciers ou en rochers stériles (i). Des faits (1) Suivant un de ces récits conservé par lea pâtres de rOberhasli, il y avait autrefois dans l'Urbachtlial, là où le DE LA SUISSE. iS» certains permettent d'affirmer qu'un fond de vérité se cache sous ces anciennes tra- ditions. En voici deux exemples entre mille. Dans les alpages, la différence de produc- tion résultant de la situation, de l'altitude, de l'inclinaison, de l'exposition au sud ou au nord, etc., est trop grande pour qu'on puisse les estimer d'après leur étendue superficielle; on compte donc ce qu'ils contiennent, non de jvcharten, mais de stœssen. Le stoss correspond à l'étendue indéterminée et souvent très inégale qui est nécessaire pour nourrir pendant l'été une vache ou son équivalent, c'est à dire deux génisses, quatre veaux, cinq moutons, glacier de Gauli amoncelle aujourd'hui ses blanches pyra- mides, lin grand alpage (c'est le nom donné à ces pcâturages de la zone alpine) qui appartenait à une riche bergère nommée la belle Bliimlisalp. Elle attira sur elle la colère du ciel, et elle fut engloutie avec son bien, ses vaches et son chien. Maintenant on entend parfois encore une voix et la clochette de son troupeau, » Moi et mon chien Khin, va-i-elle murmu- rant le soir, nous sommes condamnés à errer éternellement sur ce glacier. « Beaucoup de passages jadis praticables pour les bêtes de somme ont cessé de l'être. Ainsi, au revers du mont Rose, le passage du Montc-Moro conserve encore les traces d'un ancien empierrement. Aujourd'hui les fraudeurs seuls le franchissent. 154 ÉCONOMIE RURALE dix chèvres, un poulain ou un quart de cheval. Or, pour le canton de Glaris, d'an- ciens règlements portent le nombre des slœssen, en 1656, à 15,000; aujourd'hui il est tombé à 9,740, ce qui fait en deux cents ans une diminution de 4,194, ou d'environ un tiers. Dans le district de rOberhasli, on comptait encore, en 1786, 5,648 vaches à lait ; il n'y en avait plus, en 1859, que 2,298, ce qui fait 1,555 de moins. Encore faut-il remarquer que, malgré les inconvénients qui en peuvent résulter, on ne recule point devant Xuebers- tossung, ce qui veut dire qu'on met sur une alpe plus de bêtes qu'elle ne contient de stœssen, plus par conséquent qu'elle ne peut convenablement en nourrir. Cette pratique fâcheuse accélère encore la des- truction des pâturages, car le bétail, poussé par la faim, arrache les plantes ou les coupe au dessous du collet, et détruit ainsi le gazon. La législature de certains can- tons a donc cru devoir ajouter une sanction pénale aux anciens règlements qui déter- minent exactement le nombre d'animaux qu'on peut envoyer sur chaque alpage. DE LA SUISSE. 155 L'homme doit se soumettre sans doute aux pertes que subit son domaine par suite du travail incessant, irrésistible de la nature; mais il pourrait s'efforcer un peu plus d'en atténuer les funestes effets. Les bons avis à ce sujet ne manquent pas aux habitants des alpes : éviter d'imprudents déboise- ments, enlever chaque année avec soin les pierres tombées des hauteurs, en faire des barrières pour arrêter les avalanches à leur origine ou des murs pour soutenir les ter- res qui s'éboulent, répandre plus égale- ment l'engrais recueilli dans les abris, assainir, drainer les parties humides et tourbeuses avec des tranchées remplies de pierrailles, s'abstenir de mettre sur les alpes plus de bétail qu'elles n'en peuvent nourrir, voilà ce que conseillent les per- sonnes qui se sont spécialement occupées de la question. Gomme en Suisse les re- cueils agricoles sont très répandus et que chacun sait lire, ces idées d'amélioration commencent à se répandre parmi les mon- tagnards, et l'on remarque déjà qu'ils se mettent à les appliquer. Si donc les pâtu- rages alpestres doivent diminuer encore 156 ÉCONOMIE RURALE par suite de l'inévitable ruine des hautes cimes, on peut espérer qu'à l'avenir l'œu- vre de la destruction sera plus lente que dans le passé, parce qu'elle sera plus éner- giquement combattue. Jetons maintenant un coup d'œil sur la manière dont est dirigée la culture pas- torale dans les montagnes. Les alpages forment le trait caractéristique de l'écono- mie rurale de la Suisse et nourrissent, au moins pendant une partie de l'année, pres- que tous les animaux domestiques du pays, c'est à dire tous les moutons, toutes les chèvres, la moitié des chevaux et les trois quarts des bêtes à cornes, en tout plus d'un million et demi de têtes. Afin de faire vivre le nombreux bétail qui est la richesse presque unique des cantons montagneux, il faut de l'herbe l'été et du foin l'hiver, et beaucoup de foin, car la mauvaise saison dure long- temps,— de quatre à six mois, — et elle cou- vre la terre de plusieurs pieds de neige. Pour répondre aux besoins de toute l'an- née, les herbages sont divisés en deux ca- tégories très distinctes : les prés à faucher et les pâturages alpestres. Les prés à fau- DE LA SUISSE. 157 cher s'étendent toujours r utour des habita- tions; ce sont ces pelouses d'un vert d'éme- raude, d'une végétation vigoureuse et drue, parfois plantées d'arbres et souvent arro- sées, que l'étranger admire près des vil- lages. Les pâturages au contraire ne se trouvent que sur les hauteurs, depuis 4,000 jusqu'à 8,000 pieds, là où l'homme ne réside plus d'une manière permanente. Ces pâturages élevés, on les appelle al- pages, ou montagnes, et alpeii dans la Suisse allemande. On distingue trois espèces dalpes, d'après la hauteur à laquelle elles sont situées. Les unes sont les basses alpes, les alpes de mai, qui s'étalent sur les croupes inférieures des montagnes et dans les endroits bien exposés au soleil. Ce sont celles oii la neige disparaît d'abord au printemps : déjà au mois de mai une herbe précoce y croît, serrée et succulente. Elles nourrissent les troupeaux pendant un mois entier, avant leur départ pour la montagne. Plus haut commencent les alpes moyennes, que les bergers nomment kûlial- pen (alpes à vaches). Elles montent jusqu'à 6,000 pieds. Elles sont situées tantôt au 158 ÉCONOMIE RURALE fond de quelque étroite vallée dominée de tous côtés par des murailles perpendicu- laires ou des crêtes dentelées, tantôt sur des terrasses au haut des escarpements ou sur leurs rapides versants, tantôt dans le voisinage même des glaciers. C'est là qu'ap- paraît la flore particulière des hautes ré- gions , toute une merveilleuse variété d'herbes et de plantes qui conservent la vie sous la haute couverture des neiges, et qui donnent une nourriture aromatique, forte et extrêmement favorable à la production d'un bon lait. Enfin, au dessus de la zone moyenne s'élèvent les hautes alpes , les scfiaafalpen ou alpes à moutons : elles ne s'arrêtent qu'à la limite des neiges éter- nelles. Au bord des abîmes, sur les pentes à pic, à des hauteurs vertigineuses, la chè- vre et le mouton vont disputer au chamois les derniers produits de la végétation. Le voyageur qui visite la Suisse pendant les mois de la belle saison ne voit presque pas de troupeaux; il cherche en vain ces belles vaches dont chacun parle : on lui dit qu'elles sont sur les alpes, et d'alpes il n'en traverse guère. C'est qu'en effet ces DE LA SUISSE. 159 pacages élevés sont situés loin des villages, et les passages à travers les chaînes sui- vent généralement des gorges trop étroites pour en contenir. Lorsqu'on pénètre dans les solitudes des montagnes, parmi les hautes cimes, on entend parfois, au dessus de soi^ — à une hauteur si grande que d'énormes sapins paraissent des arbris- seaux, — le tintement argentin d'une clo- chette lointaine. C'est là qu'il faut monter pour rencontrer les troupeaux et pour voir se développer les pâturages alpestres dans toute leur beauté. Cependant, en franchis- sant certains cols, on peut voir se succéder, en de petits échantillons il est vrai, les trois zones superposées. Ainsi, lorsque du lac de Brienz on se dirige vers le Valais par la Grimsel et qu'on remonte la vallée gra- nitique de l'Aar, les riches herbages par lesquels on arrive à Guttannen (3,450 pieds) sont fauchés pour la nourriture d'hiver. Ceux qu'on trouve plus haut, parmi les grands sapins, jusqu'au chalet de la Han- deck (4,575 pieds), sont des voralpen, alpes de mai, fauchées aussi. Après les rochers désolés des Helleplaten, polis par les glaces 160 ÉCONOMIE RURALE antédiluviennes, les pâturages qu'on ren- contre autour de l'hospice et jusqu'au pied du glacier de l'Aar (5,728 pieds) sont des alpes moyennes oià paissent des vaches. Enfin ceux qui s'élèvent au dessus du gla- cier de l'Aar (7,000 pieds), aux abords du Finster-Aarhorn, sont des hautes alpes pour les moutons. Il s'en faut néanmoins que ce soient là, dans toute la Suisse, les limites absolues des hauts pâturages. Dans l'Engadinc et dans la vallée de Zermatt par exemple, les alpes inférieures sont à 6,000 pieds, les moyennes vont à 7,000, et les alpes à moutons à 8 ou 9,000 pieds, comme on peut le voir sur les contre -forts du mont Rose. On trouve même des pâturages à moutons complètement isolés au milieu des glaciers qui les environnent de toutes parts, semblables à des îles de fleurs au sein des vagues solidifiées d'une mer po- laire. Ainsi, au centre du grand cirque de neige formé par les cimes multiples de la Bernina, les deux grands glaciers de Ro- segg et de Cierva, qui en descendent, en- tourent complètement l'alpe Agagliouls, où les moutons n'arrivent qu'en traversant la DE LA SUISSE. 161 surface perfide de ces grands fleuves pétri- fiés. Près de Saas, dans le Valais, au pied des pics du Mischabel, le glacier de Fée en- serre un pâturage du même genre, et on connaît assez lejardm, près de Chamouny, au fond de la Mer de Glace. Il y a plus en- core : certains alpages sont d'un abord tel- lement difficile qu'il faut y porter les mou- tons à dos d'homme, ce qui inspirait à Saussure un véritable respect pour l'indus- trieuse énergie des montagnards. Ainsi des herbages montant par degrés depuis le fond des vallées jusqu'à la zone oij toute végéta- tion cesse , voilà ce que la nature offre à fhomme dans ces régions alpines. Com- ment donc a-t-il su en tirer parti? Les prés autour des demeures sont à peu près partout parfaitement traités. Ils sont irrigués avec soin dès qu'on peut se pro- curer de l'eau, et ils reçoivent tout l'engrais que produit le bétail pendant l'hiver. En général, l'eau ne manque pas, car la pente considérable des rivières et des ruisseaux descendant des hauteurs permet de la con- duire oii fon veut. Cependant en certains endroits l'irrigation a demandé de grands 14 162 ÉCONOMIE RURALE travaux que les habitants associés n'ont pas hésité à exécuter. Dans le Valais surtout, on peut en voir qui étonnent par leur har- diesse et leur étendue. C'est ainsi qu'on a amené une petite rivière depuis Rawyl jus- qu'à Venthone, à une distance de cinq lieues, dans des conduits en bois, tantôt attachés au flanc des rochers, tantôt franchissant hardiment les vallées , tantôt perçant la montagne. Sans doute, il ne faut s'attendre ici à voir rien de pareil aux grandes irriga- tions de la Lombardie, l'espace manque pour cela; mais d'ordinaire, dans les prai- ries au fond des petits canaux cachés par herbes, on entend courir avec un gazouil- lement charmant une eau vive, toute bril- lantée des paillettes argentées du mica, qui permet d'irriguer à volonté. Les prairies des fonds sont engraissées deux fois. On hâte ainsi la végétation, et il le faut, car la bonne saison est courte. Toutes les matières fertilisantes sont généralement recueillies avec grand soin ; les étables ont des réservoirs à purin en pierre ou en bois ; les vidanges des villes et des bourgs ne se perdent pas, et les habitants des campagnes, DE LA SUISSE. 163 qui en apprécient l'efficacité, les achètent à des prix très élevés. Comme la quan- tité de paille qu'on récolte est insuffisante pour les litières, on la remplace par des aiguilles de sapin ou par des feuilles sè- ches, et à cet effet on coupe même les bran- ches de certains arbres. Quand à l'automne on voit les prairies toutes noires de l'en- grais qu'on y répand, on s'explique la belle herbe verte dont elles se couvrent l'année suivante. Là où l'on n'a pas d'alpes de mai, on permet au bétail de manger les premières pousses tendres du printemps, dont il fait ses délices après les privations de l'hiver; mais c'est une fâcheuse nécessité, car la première récolte du foin en souffre. On fauche une seconde fois à la fin d'août ou au commencement de septembre, et en oc- tobre les vaches, redescendues des alpes, pâturent encore le regain jusqu'à ce que tombe la neige. La faux qu'on emploie est petite, mais très affilée, et c'est merveille de voir comme les prés sont tondus court : on dirait que le rasoir de quelque barbier géant a passé par là. Les alpes de mai sont 164 ÉCONOMIE RURALE la condition d'une bonne exploitation, car, en y mettant de bonne heure les troupeaux, on peut réserver les prés de la vallée uni- quement pour le foin. Elles sont fumées comme ces derniers; elles reçoivent tout l'engrais recueilli dans les refuges où le bé- tail passe la nuit; aussi, après le départ des troupeaux vers les hauteurs , se cou- vrent-elles d'une herbe assez forte pour qu'elles puissent se faucher une fois, et donner encore à l'automne un bon regain à pâturer. La rentrée du foin est la fête des vallées ; c'est leur première, parfois leur unique ré- colte, et du succès alors obtenu dépendent les bons résultats de l'année. Quand la fe- naison est terminée, de joyeux et abon- dants repas réunissent les faucheurs; le vin ou le most (le cidre du pays) circule à la ronde, et des cris de joie annoncent que la provision pour la mauvaise saison est as- surée. Le foin qu'on recueille est délicieux; il a une odeur pénétrante et aromatique qui parfume tout le fenil, et la sécheresse de l'air permet souvent de le rentrer si vite qu'il conserve une belle couleur verte. Dans DE LA SUISSE. 466 certaines parties de la Suisse oii il pleut souvent, on dépose l'herbe coupée sur une sorte de grand perchoir : c'est un pieu fixé en terre, et traversé à différentes hauteurs par des bâtons disposés en croix. Le foin étalé là-dessus sèche beaucoup plus vite, et n'est pas exposé à pourrir. Une autre phase de la vie pastorale des hauts cantons, c'est le départ pour les alpes, fête aussi, mais attendrie et mêlée d'adieux, car ceux qui partent, époux et enfants, s'exilent pour quatre mois au sein de pics neigeux. La caravane, qui s'élève lentement à travers les prairies verdoyantes et les noirs sapins, forme un charmant tableau ; en tête mar- chent fièrement les deux vaches conduc- trices, portant la clochette, marque de leur dignité et preuve de leur expérience; leui'S têtes sont ornées de fleurs. Les autres va- ches les suivent une à une, et le taureau porte, attachée entre les cornes, la chau- dièie pour cuire le lait. Tout autour de ces animaux paisibles, la bande indisciplinée des chèvres dépense en bonds obliques et folâtres son humeur capricieuse. Puis vien- nent les petits bergers, qui sonnent de la 14, 166 ECONOMIE RURALE trompe ou chantent \eurs jodels aux trilles interminables, et enfin le senn, le pâtre principal, avec ses aides, conduisant le cheval chargé de tous les ustensiles néces- saires pour la confection du fromage. Ar- rivé sur l'alpe, on s'arrête d'abord à l'étage inférieur. C'est là que se trouve la senn- hutte, le chalet grossier des hauteurs. C'est là aussi que les troupeaux se rassemblent chaque soir et que croit l'herbe la plus grasse et la plus précoce. Celui qui n'a pas visité les chalets des bergers des Alpes peut difficilement se figu- rer la sauvage simplicité de ces refuges. Ils sont construits, tantôt en pierres brutes superposées, avec un toit de grandes dalles, quand ils sont situés au dessus de la zone des forêts ou dans une région qui a été dé- pouillée de ses arbres, tantôt en gros troncs à peine équarris et placés les uns au dessus des autres quand on a pu se procurer des sapins. Les chalets en troncs d'arbres, dont les joints ont été remplis de mousse, sont bien meilleurs que ceux en pierre ; ils sont plus chauds et moins humides. L'intérieur se compose d'une grande place où se fait le DE LA SUISSE. 167 fromage et d'une étable pour les cochons, au dessus de laquelle on étend le foin qui sert de couche aux bergers. Dans l'unique pièce, point de cheminée, la fumée sort par les fentes du toit; point de fenêtre, la lu- mière entre par la porte ouverte ; point de meubles, sauf peut-être un banc grossier ou une pierre qui tient lieu de siège et de table; point d'ustensiles de cuisine, sauf une écuelle et quelques cuillers en bois; sous les pieds, la terre nue; sur la tête, quelques planches juxtaposées à travers lesquelles passe en sifflant l'âpre vent des glaciers; dans un coin, au dessus du foyer, une petite grue en bois, tournant dans des tourillons, à laquelle est suspendue une grande chaudière où l'on chauffe le lait pour faire le fromage. Dans le mobilier, on le voit, point de superflu ; on s'étonne du peu qu'il faut à l'homme pour suffire à ses besoins, quand on songe à l'innombrable quantité d'objets qu'ailleurs il nomme in- dispensables. Tout dans ce rustique inté- rieur est noirci par la fumée, excepté pour- tant les seaux en bois, la baratte, et ce qui est nécessaire pour recevoir et conserver le 1«S ÉCONOMIE RURALE lait. Sur les alpes où on fait du beurre, les chalets sont ordinairement appuyés à un rocher, où l'on creuse une laiterie, souvent rafraîchie par quelque crevasse qui com- munique au loin avec l'air extérieur. Ces ventilateurs naturels servent de baro- mètre : aussi longtemps qu'il en sort un air froid, c'est signe du beau temps; si le courant s'attiédit, c'est qu'il va pleuvoir. Un troupeau se compose ordinairement de 25 ou 50 vaches à lait, sans compter le jeune bétail, de quelques cochons qu'on en- graisse avec le petit-lait, et de deux ou trois poulains. Le personnel régulier attaché à ce troupeau est de quatre personnes : le maître {semi , alpador dans le Tessin) qui dirige la manipulation des produits et qui en tient note, son aide (junger) qui prépare le fromage de chèvre, l'ami (f/er freiind) qui va dans la vallée chercher les provisions de bois, de pain, de sel, et qui y transporte les lourds fromages, enfin le jeune pâtre (kùhbuh) qui suit tout le jour le bétail. Voilà le nombre de personnes qu'exige une bonne division du travail ; mais quand l'alpe est petite et le troupeau peu nombreux, le per- DE LA SUISSE. 169 sonnel se réduit à proportion, et souvent un berger doit remplir toutes les fonctions à lui seul; c'est alors, on le devine, une rude besogne. Les vacbes appartiennent d'ordinaire à différents propriétaires : l'un en a cinq ou six, l'autre n'en a qu'une, mais tout le lait est mis en commun et les pro- duits partagés, à la fin de la saison, d'après le nombre de vaches que chacun possède et aussi d'après le lait que donne chacune d'elles. C'est un compte à établir par le semi, qui est rétribué en argent ou en na- ture, ainsi que ses aides. Deux ou trois fois pendant la saison, les ayants droit montent tous ensemble sur l'alpe, et vont constater par eux-mêmes, en présence les uns des autres, le produit de chaque bête ; par cette espèce de procès-verbal, toute contestation est évitée. C'est le même principe d'asso- ciation que celui des fruitières ou fromage- ries, si répandues même hors des Alpes, dans le Jura et dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Chacun de ces cantons en compte plus de 500, et ces utiles sociétés s'établissent de plus en plus dans tout le pays. Parfois le senn entreprend l'exploita- 170 ÉCONOMIE RURALE tion à ses risques et périls; il loue l'alpe et donne une somme déterminée à l'avance pour chaque tête qu'on lui confie. Si maintenant on suit de plus près les montagnards au sein des solitudes alpes- tres où ils passent la belle saison , on se trans- porte aisément par l'imagination aux épo- ques reculées oii la race arienne menait encore une existence semblable, dont les racines sanscrites nous ont transmis les naïves images. La vie du senn et de ses compagnons est bien en effet celle de ces pasteurs primitifs. Du lait, du fromage, un peu de riz ou de farine de maïs, et du pain vieux de six mois ou d'un an, voilà leur ordinaire. Par le beau temps , leur travail n'est pas rude : il consiste à traire les vaches deux fois par jour, à transformer le lait en beurre ou en fromage et à surveil- ler le troupeau ; mais par le mauvais temps tout change. Quand un orage éclate dans les hautes montagnes, que la grêle et le vent fouettent l'alpe avec furie, et que les roulements du tonnerre, répercutés par les rochers, semblent annoncer quelque for- midable convulsion de la nature, les trou- DE LA SUISSE. 171 peaux s'épouvantent, les vaches fuient au hasard, la queue dressée, l'œil hagard, droit devant elles, sans voir les précipices où elles peuvent rouler : il faut alors que les bergers arrêtent ces animaux éperdus , qu'ils les calment et les ramènent vers la hutte. Ils n'y parviennent pas toujours : il arrive que des vaches sont tuées ainsi en tombant des rochers à pic, et que même des hommes périssent en voulant les con- tenir ou les chercher. Ces accidents se- raient moins fréquents, si tous les alpages possédaient des refuges pour les troupeaux, et si on avait soin de les y faire rentrer dès que le gros temps menace. Malheureuse- ment beaucoup de hauts pâturages en man- quent, là surtout où le bois devient rare. Dans plusieurs cantons, on a mis sous la protection de la loi de vieux sapins qui ser- vent d'abri au bétail pendant les orages, et qu'on nomme pour ce motif Wetlerlan- nen. Un règlement récent, émané de la lé- gislature du canton de Claris, va jusqu'à ordonner qu'à l'avenir toute alpe sera pour- vue d'un refuge en pierre ou en bois. Au- jourd'hui, pendant les grandes chaleurs, les 172 ÉCONOMIE RURALE vaches, incommodées de mouches et de rayons du soleil réfléchis par les parois des rochers , gravissent les escarpements les plus abrupts pour s'y baigner dans l'air frais qui souffle toujours sur les sommets, et là aussi elles s'exposent à être précipi- tées dans les profondeurs des ravins. Quand le troupeau a mangé toute l'herbe qui croît à la hauteur du chalet, il monte d'un étage, et trouve de nouveau dans cette région plus froide une nourriture tendre et une végétation fraîchement épanouie. Ainsi, s'élevant toujours plus haut à me- sure que la zone inférieure est rasée et que la saison avance, il arrive vers la fin de l'été à la limite des pâturages qui lui sont destinés. C'est là qu'il trouve les plantes les plus aromatiques, celles qui donnent le lait le meilleur et le plus crémeux. Le nombre est encore assez grand des espèces qui, sur ces hautes alpes , font à la fois les délices des troupeaux et la joie du bota- niste. Celles que les bergers estiment sur- tout sont la branche-ursine [meum miilel- lina), dont l'ours mange la racine, et dont la marmotte fait du foin pour se nourrir DE LA SUISSE. 175 l'hiver dans son terrier, une espèce de plan- tain aux feuilles étroites, mais à racine énorme {plantago alpina], un vrai type de plante alpine, deux ou trois espèces d'al- chemille {alcfiemilla alpina, pentapliylla et moscliala), quelques papilionacées [trifolium alpinum , medicago miuima, etc.), plusieurs graminées qui montent moins haut que les dicotylédonées, mais dont on trouve jusque près des neiges une espèce vivipare très curieuse, la pon alpina vivipara, et une autre d'excellente qualité, le phleum alpi- num, enfin des carex et des luzulées, parmi lesquelles la luziila spadicea est particuliè- rement recherchée par le bétail. Auprès des chalets, dans les endroits souvent couverts de fumier, se développe une végétation plus plantureuse et moins fine; il s'y mêle aussi fréquemment des espèces dangereuses : l'aconit, la jusquiame, la renoncule des montagnes , l'anémone alpine , la digi- tale, etc. Les vaches les évitent, mais les jeunes bêtes en mangent parfois au grand détriment de leur santé, et il serait à dési- rer que les patres, qui connaissent bien ces plantes, les extirpassent avec soin. 13 174 ECONOMIE RURALE Il semble d'abord que dans les alpes les troupeaux ne doivent trouver que difficile- ment de quoi s'abreuver. On croirait en effet que sur ces pentes rapides, sur ces ter- rasses suspendues au haut des murs de ro- chers qui enceignent les vallées, sur ces amphithéâtres gigantesques qui se perdent dans les nues, les fontaines doivent abso- lument faire défaut; il n'en est rien pour- tant. JNulle part elles ne jaillissent aussi nombreuses et aussi pures. On ne peut faire un pas sans rencontrer, soit quelque filet cristallin qui précipite sa course vers la rivière, soit quelque marais tourbeux où l'on risque de se mouiller plus que le pied. Les eaux des neiges, des glaciers ou du ciel filtrent doucement dans la terre, rencontrent quelque couche imperméable, suivent la déclivité et viennent sourdre enfin à mi-côie des hauteurs et même bien près des cimes. Souvent les beigers recueillent l'une de ces sources , et la conduisent, au moyen de sapins forés, dans un grand tronc creusé en forme d'abreuvoir. D'ailleurs les petits lacs ne mouquent pas, et le bétail aime à se désal- DE LA SUISSE. i7o térer dans leurs eaux fraîches et transpa- rentes. Arrivées à l'extrémité de leur domaine, vers la fin du mois d'août, les vaches com- mencent à descendre. Elles reviennent len- tement sur leurs pas, et s'arrêtent encore quelques jours à chaque étage précédem- ment gravi, pour se nourrir des plantes tardives et de celles qui ont donné une se- conde pousse. Vers la mi-septembre, elles quittent les hauteurs et retournent dans les alpes de mai. Entîn elles profitent encore des derniers beaux jours de la saison pour manger le regain des prés à faucher, jus- qu'à ce que l'hiver les confine définitive- ment dans l'étable, oîi elles trouvent le foin odorant que la prévoyance de leur maître a préparé pour elles pendant l'été. Ainsi se termine le cercle de ces migra- tions périodiques, dont le progrès de la vé- gétation et la marche d'abord ascendante, puis descendante du soleil déterminent les étapes. Malheureusement le mauvais temps vient quelquefois en interrompre la succes- sion régulière. Au milieu de la belle sai- son, un orage survient; la température se 176 ÉCONOMIE RURALE refroidit subitement, et en plein mois de juillet ou d'août les pâturages élevés dispa- raissent sous une épaisse couche de neige. En prévision de cette éventualité, les chalets sont toujours pourvus d'une petite provision de foin ; mais si les herbages ne sont pas bientôt dégagés de la couche intempestive de frimas qui les dérobe à la dent des trou- peaux, il faut faire descendre ceux-ci en attendant que la neige fonde, et ce retour anticipé dans les prairies inférieures est tou- jours accompagné d'une certaine perte sur la récolte du foin et de beaucoup de fa- tigues pour les bergers. Au dessus des alpes à vaches s'élèvent, avons-nous dit, les alpes à moutons. Elles sont généralement situées sur des pentes si rapides, sur des escarpements si dange- reux, qu'on n'ose y aventurer les bêtes à cornes, malgré l'habitude qu'elles ont de c;ravir les montagnes. La nei^e n'abandonne ces pâturages qu'à la fin de juin ou au com- mencement de juillet. La flore y est déjà très réduite et n'acquiert qu'un faible déve- loppement. Toutes les plantes rampent le long du sol et semblent concentrer leur DE LA SUISSE. 177 vitalité dans les grandes racines qu'elles enfoncent j3rofondément en terre. Les es- pèces sont représentées par des variétés naines, et les arbres mêmes atteignent à à peine la taille d'un pouce, comme le salix alpina, le betiila nana, qui n'apparaît guère ailleurs que dans les tourbières de la Lapo- nie, Vainiis viridis, l'aune nain, qui tapisse les pentes jusqu'aux abords des neiges, ou le petit gené\rïei' , juuiperiis nana, qui à la Bernina dépasse l'altitude de 8,000 pieds. C'est parmi les pierres tombées des som- mets, dans les couloirs entre les rochers , sur des déclivités en appai-ence inaborda- bles, que les moutons doivent chercher leur nourriture. Ils restent sur ces alpes jusqu'à ce que la neige les chasse vers la plaine. Généralement on ne leur construit pas d'abri, et dans le mauvais temps il faut qu'ils chei'chent un refuge sous quelque roche qui surplombe ; le berger qui les garde a seul un petit chalet où il passe la nuit. Il doit parfois conduire son troupeau dans les solitudes si sauvages et si écar- tées, qu'il reste plusieurs semaines sans voir personne. C'est ainsi que dans le Ber- 15. 178 ÉCONOMIE RURALE ner-Oberland, au pied de l'Eiger, il est une alpe si éloignée de la vallée de Grindel- wald , que les doux bergers qui y résident demeurent pendant deux mois complète- ment isolés, sans autre visite que celle des intrépides touristes qui tentent par les gla- ciers le difficile passage du Straleck. Dans certains endroits, les moutons sont entiè- rement abandonnés à eux-mêmes, comme par exemple dans la vallée de Zermatt et au dessus des grands glaciers d'Aletsch. Ils vivent là pour ainsi dire à l'état sauvage; seulement un berger va de temps en temps leur porter le sel dont ils ont besoin. Parmi les pâturages à moutons, quelques-uns sont si étendus qu'ils nourrissent plusieurs mil- liers de ces animaux. Le Gauliscliaafberg , dans rUrbachthal, peut donner l'idée de ce genre d'alpages. Le mouton est, comme on le voit, l'objet de peu de soins en Suisse : aussi les races ovines ne présentent-elles rien de remarquable. Elles livrent une bonne viande de boucherie et une laine grossière. On a essayé de les améliorer par le croisement avec des races étrangères, mais il parait que les rudes épreuves aux- DE LA SUISSE. 179 quelles ces animaux sont soumis dans les alpes ont fait échouer les tentatives com- mencées. La vallée de Frutigen, dans le canton de Berne, fait exception au reste de la Suisse, car on y soigne particulièrement l'élevage des bétes à laine, qui appartien- nent à une race spéciale très estimée, et dont les toisons servent à faire sur place une sorte d etofte destinée aux jupons des paysannes, La race ovine compte en tout environ 400,000 têtes. Généralement l'étendue des hauts pâtu- rages est proportionnée à celle des prés in- férieurs. Pourtant dans quelques districts, notamment dans le canton des Grisons, il n'en est pas ainsi. Dans la partie supérieure du pays, le fond des vallées est très res- serré, et les croupes des montagnes au con- traire sont très étendues; par suite, les habitants, qui récoltent peu de foin, ne peu- vent nourrir l'hiver assez de moutons pour profiter utilement durant l'été de tous les herbages des hauteurs : afin d'en tirer parti, ils les louent à des bergers lombards de la province de Bergame, qui amènent leurs troupeaux sur les alpes de la Suisse. 180 ÉCONOMIE RURALE C'est une singulière rencontre, dans les paysages si pittoresques de l'Engadine ou du Rheinwald, que celle de ces Bergamas- ques au teint brun, aux longs cheveux noirs bouclés, au chapeau calabrais, avec leurs grands moutons à oreilles pendantes et leur mulet portant tout leur mobilier. On dirait des brigands siciliens transpor- tés au milieu des glaciers du nord, et ce- pendant ils sont doux, probes et indus- trieux; ils font d'excellent fromage, et au retour, vers la mi-septembre, ils vendent les toisons à Borgosesio, où se tient un marché de laine important. On estime qu'il arrive dans les Grisons environ 45,000 moutons bergamasques, pour lesquels les communes, propriétaires des pâturages, reçoivent de 40 c. à 1 fr. 50 c. par tète. La recette totale monte à une quarantaine de mille francs; mais comme le mouton s'at- taque volontiers aux jeunes pousses des arbres et empêche ainsi le repeuplement des forêts, il se produit depuis quelque Icmps un vif mouvement d'opposition contre les troupeaux étrangers, et déjà plusieurs aipes leur ont été enlevées. DE LA SUISSE. 181 En dehors des trois espèces de pâturages que nous venons de décrire, il est encore certains escarpements si périlleux que le mouton même ne s'y aventure pas. Là le montagnai'd ose gravir^ une faux à la main, pour faire la récolte du foin sauvage (wilcl- lieu). Comme l'homme n'a pu tracer au mi- lieu des ahîmes la limite de la propriété privée, l'herbe qui croit dans ces lieux presque inaccessibles est à Dieu, c'est à dire aux pauvres; mais les pauvres ici ont tous une vache, des chèvres ou des mou- tons : il leur faut donc du foin. Jusqu'au 15 août, nul ne peut faucher; à partir de ce jour, celui qui occupe le premier une place oi^i pousse l'herbe sauvage a le droit de la couper. C'est donc à qui partira le plus matin pour la laborieuse expédition. Malgré celte compétition, les querelles sont rares, et au lever du soleil chacun accro- ché à la pente qu'il a conquise, pousse des cris de joie ou fait retentir la corne des Alpes. Pour se livrer à leur dangereux tra- vail, les wilclheuers, les faucheurs de foin sauvage, s'attachent au pied des pointes en fer qui les empêchent de rouler au fond des 182 ÉCONOMIE RURALE précipices, et malgré cette précaution les accidents ne sont pas rares. Lorsque la fe- naison est terminée, il s'agit de faire des- cendre le foin dans la vallée. Si la provi- sion est rassemblée* au bord d'un escarpe- ment à pic, rien de plus facile : on lie le foin en bottes qu'on lance dans le ravin ; mais d'autres fois il faut attendre l'hiver, et jusque-là on met la récolte en meules maintenues par des pierres ou des bran- ches de sapin. Quand la neige partout éten- due a comblé les creux du terrain et rendu tous les chemins abordables, de hardis jeunes gens montent avec des traîneaux, y placent le foin et se lancent sur les déclivi- tés des montagnes avec la rapidité de l'ava- lanche. C'est un des plaisirs de la mauvaise saison, accompagné, il est vrai, de beau- coup de fatigues et de dangers réels. Le foin si laborieusement conquis a d'abord le grand avantage de ne rien coûter que la peine de le faucher; ensuite il fait profiter la vallée de la végétation perdue des hau- teurs, et en augmentant la quantité du fu- mier il empêche l'épuisement des prés inférieurs. Sans le foin sauvage, une foule DE LA SUISSE. 183 de petites gens seraient ruinés, et le chiffre du bétail s'abaisserait notablement. On estime que les alpages contribuent au produit total qu'en Suisse on obtient du lait, dans la proportion de 27 francs par jiicliart de 56 ares, sans compter la nourri- ture qu'ils livrent l'été à cent mille chevaux et à un demi-million de moutons; cela fe- rait donc en tout un produit brut d'à peu près 100 francs par hectare. C'est beaucoup pour des terrains d'une situation si excep- tionnelle et oij. la végétation n'a qu'une durée de quatre mois au plus. Si, dans les cantons alpestres, la cul- ture pastorale offre certaines particularités qu'on ne rencontre pas ailleurs, l'organisa- tion de la propriété a de même quelques traits caractéristiques qui méritent l'atten- tion. Très peu d'alpages appartiennent à une seule personne ; presque tous sont des biens communs ou indivis , mais dans cette indivision même il existe plusieurs degrés. Il y a tout d'abord une distinction à faire entre les alpages appartenant aux paroisses et ceux dont les parts indivises appartiennent à des particuliers. Ceux de 184 ÉCONOMIE RURALE la première classe sont de beaucoup les plus nombreux. Point de commune ou de groupe de communes qui ne possède une grande étendue de hauts pâturages. Dans les alpages communaux, il y a trois catégories qui se distinguent d'après la manière dont la jouissance de chacuned'elleestréglée. Les uns sont exclusivement réservés aux pau- vres ou à ceux qui sont considérés comme tels; leur accorder le droit de faire paître leur bétail, telle est la forme que prend ici la bienfaisance publique, et certes elle ne sup- pose pas une misère bien profonde chez ceux qu'elle a pour but de secouiir. La jouissance de la seconde espèce d'alpages revient à tous les habitants de la commune, et chacun a le droit d'envoyer au pâturage tous les animaux domestiques qu'il a nour- ris pendant l'hiver. Il est probable qu'au- trefois telle était la règle générale; mais quand la population s'est accrue et que le chiffre des bêtes à cornes a augmenté, il a fallu en arriver à des règlements plus sé- vères. C'est alors qu'ont pris naissance ceux qui caractérisent le ti'oisième genre d'alpages. La jouissance de ceux-ci est at- DE LA SUISSE. l85 tachée à la possession d'un bien dans la val- lée. Les prés à faucher sont divisés en autant de parcelles fictives qu'ils peuvent entretenir de vaches l'hiver, et le nombre de ces parcelles que chacun possède déter- mine le nombre de têtes de bétail qu'il a le droit d'envoyer sur les alpes pendant l'été. On ne peut jamais, en aucun cas, y faire paitre une bète qu'on n'a pas entretenue l'hiver. Comme les pâturages ne sont pas tous d'égale qualité, les mêmes troupeaux ne sont pas dirigés chaque année vers les mêmes endroits : il s'établit une rotation continuelle, de manière à n'avantager per- sonne. Le nombre de moutons et de bêtes à cornes auquel chaque alpe peut donner la nourriture est aussi strictement limité. Les alpages indivis appartenant à des particu- liers sont censés contenir autant de parts qu'ils peuvent nourrir de vaches, et cha- cune de ces parts forme une propriété qu'on a la faculté de vendre ou de louer à son gré. Les coïntéressés se réunissent une fois par an pour nommer un directeur de i'alpe, alpenmeuler, et pour régler les travaux qui sont à exécuter. Chaque alpe a son règle- 16 186 ÉCONOMIE RURALE ment, auquel les propriétaires sont tenus de se soumettre. Ces sortes de biens sont indivisibles de droit, et en effet une exploi- tation commune parait seule possible. Un usage en vigueur dans beaucoup de com- munes est celui qui interdit la jouissance des alpages au bétail étranger à la localité d'après le principe : « la montagne ne peut recevoir que ce qui vient de la vallée. » Sans doute un semblable règlement est une entrave à la libre disposition des biens, mais il est dicté par un principe sagement conservateur. Il faut nécessairement qu'il existe un certain équilibre entre l'étendue des bauts pâturages et celle des prairies inférieures. Si les habitants d'une com- mune étaient privés de la jouissance d'une partie de leurs alpes, ils devraient consa- crer au pâturage d'été une proportion équi- valente de leurs prés à faucher, et ils ne pourraient plus entretenir la même quan- tité de bétail. Les plus pauvres seraient obligés d'émigrer, et le village perdrait la moitié de sa population. Le régime actuel maintient une cei-taine égalité dans le par- tage des biens, rend l'extrême misère im- DE LA SUISSE. 487 possible et assure à chacun les moyens de vivre en travaillant, toutes conditions très favorables au maintien de la démo- cratie. En parlant des pâturages des hautes alpes, on ne peut oublier un phénomène atmosphérique qui en rend seul l'exploita- tion possible, il s'agit du vent du sud qu'on appelle folui; c'est le courant d'air chaud qui, prenant naissance sur les sables brû- lants du Sahara , épouvante les caravanes en Afrique sous le nom de simoun, passe la Méditerranée, énerve, abat en passant les populations italiennes qui maudissent le sirocco, et, traversant les Alpes, dé- bouche en Suisse, où les montagnards bé- nissent son ai'rivée Le mot de folm a la même racine que le nom latin Favonius. C'est toujours le vent du midi que chantait Horace : Solvitur acris hiems grata vice veris et Favonî,... et il produit encore le même effet au prin- temps: il fond les neiges avec une rapidité prodigieuse. Le long hiver en a entassé 188 ÉCONOMIE RURALE dans les vallées et sur les montagnes des masses énormes ; le [ofui commence à se faire sentir; il amène une chaleur de 25 à 50 degrés ; l'air s'adoucit, s'échauffe comme par enchantement. Le veut liède continue à souffler pendant quatre ou ci nqjours de suite; Tatmosphère devient alors d'une pureté admirable; l'épaisse couche glacée qui cou- vrait la terre se liquéfie donc bientôt, et mille filets d'eau vont grossir les torrents longtemps muets qui l'eprennent leur course et leurs sourds grondements. Tout renaît, tout verdit ; l'herbe pousse, les fleurs s'ou- vrent, et les troupeaux sortent joyeux de l'étable, délivrés d'une réclusion de cinq mois. Débarrassée de son linceul polaire par la douce haleine du midi, la nature entière s'épanouit, comme si une fée bien- faisante l'avait touchée de sa baguette. Le mythe antique s'impose à l'esprit, et l'on ne peut s'empêcher de dire : C'est Flore qui revient précédée par les zéphyrs. Le fo/in fait plus d'effet sur la neige en un jour que le soleil en huit. 11 en fond de trois à qua- tre pieds en vingt-quatre heures, cai' il agit nuit et jour. En automne, il mûrit les fruits DE LA SUISSE. 189 et les moissons, sèche même à l'ombre le foin du regain et les pommes pendues le long des chalets pour la provision de l'hi- ver. « Sans le folin, dit le Grison, ni le bon Dieu ni le soleil d'or ne peuvent rien. » 11 est certain que sans l'influence de ce cou- rant d'air brûlant, la neige se maintiendrait tout l'été sur les hautes alpes, et que les gla- ciers grandiraient sans cesse, envahissant toutes les vallées. ïl y eut un temps dans l'une des dernières époques géologiques oii il en était ainsi. De gigantesques glaciers remplissaientlesvalléesduRhin,du Rhône, de l'Aar, delà Reuss, jusqu'au pied de Jura, comme l'attestent encore les blocs errati- ques transportés au loin et les rainui'es polies produites, à des hauteurs considéra- bles, dans le flanc des montagnes latérales par le frottement des moraines et des débris qu'entraînait la marche séculaire des gla- ces. C'est le folin, affirme-ton, qui en nais- sant a délivré la Suisse de sa température boréale, et le folin est né au moment où le Sahara, sortant des flots de l'océan équato- rial, est venu exposer aux rayons des tro- piques ses immenses plaines de sable si 16. 190 ÉCONOMIE RURALE facilement réchauffées (1). C'est en tout cas au doux favonius que la Suisse doit main- tenant ses beaux pâturages des hauteurs; mais s'il est le bon génie du pays, il exerce aussi, dans ses jours de fureur, d'épouvan- tables ravages : parfois il souffle avec une violence dont on ne peut se faire une idée. Franchissant les sommets des Alpes, il s'abat dans les vallées dirigées du sud au nord avec la rapidité de la foudre; il brise les arbres, enlève les toits, couche les ré- coltes, soulève les flots des lacs et y abîme les barques imprudentes. Comme il est brûlant et sec, il dessèche tout : les fleurs se fanent, les plantes languissent, les char- pentes se retirent, craquent et prennent feu à la moindre étincelle. C'est ainsi que toute la ville de Claris fut réduite en cendres en 1861. Dans les lieux les plus exposés, (1) La Trance ne peut sentir au même degré que l'Italie et la Suisse les effets du vent du Sahara, parce que le grand massif de l'Atlas l'arrête en Afrique même, tandis que cette haute chaîne s'abaisse en face de la Sicile, de l'Italie et de la Suisse. Le fohn a aussi à traverser pour aborder la France une plus grande étendue de mer. DE LA SUISSE. 191 quand le fohn souffle, tous les feux doivent être éteints; on ne peut même cuire ses repas, et des gardes préposés par les com- munes font observer ces règlements, dont personne ne conteste l'utilité. Il La région des forêts. — Le pinut mugho. — L'arole. — Le mélèze. — L'épicéa et le pin argenté. — Les arbres à feuilles caduques. — Produit des forêts. — Funestes elfets du déboisement. — Le Bammail. — La région de la charrue. — Les doubles récoltes. — Etendue et produits des vio-nobles. — Les fruits et le mo.it. Après les pâturages viennent les forêts, qui occupent une étendue presque aussi grande, 712,800 hectares, ce qui fait 18 pour 100 du territoire de la Suisse (1), et à peu }»rès 1 hectare 1/2 par famille. Chose (1) La Suisse n'a donc de boisé que le sixième de son ter- ritoire, taudis que la Prusse en a le cinquième, l'Autriche un quart, la Bavière et le Wuriemberg un tiers; mais elle a, relativement à sa superficie, plus de forêts que l'Angleterre, la France, l'Italie, l'Espagne ou la Belgique. 194 ÉCONOMIE RURALE singulière et en même temps fâcheuse, ce ne sont point les cantons des montagnes qui sont les plus boisés. Ainsi ceux d'Uii, de Schwyz, Untenvalden, Tessin, Claris, Berne, ont moins de forêts que ceux de Schaffhouse, Baie, Soleure, Zurich, Argo- vie, Vaud et Thurgovie. Il est vrai qu'il faut déduire de la superficie des premiers la place occupée par les hautes chaînes où les arbres ne croissent plus; mais d'un autre côté la part réservée à la charrue y est ex- trêmement réduite, et plus le pays est en- trecoupé de ravins, de hauteurs abruptes et de rochers à pic, plus les vallées ont besoin de la protection que les massifs boisés peu- vent seuls leur assurer. C'est surtout dans les arbres qui composent les forêts qu'on peut suivre, d'étage en étage^ l'influence de 1 échelle des altitudes, qui détermine pres- que uniquement en Suisse les difterents modes d'exploitation des productions végé- tales. Dans ce pays de contrastes, oii l'on rencontre dans les limites étroites de quel- ques lieues toutes les gradations de climat, depuis la douce température de l'Europe méridionale jusqu'aux glaces éternelles des DE LA SUISSE. 195 régions arctiques, l'agronome doit souvent interroger le botaniste, et sans ses indica- tions, il ne se ferait qu'une idée imparfaite des richesses que la nature offre ici aux besoins de l'homme. Le premier arbre qu'on trouve immédia- tement au dessous de la région des neiges permanentes est le pin rampant (jnnus tnu- gho). A côté des rhododendrons, il étale le long du sol ses branches, en tout sens ra- mifiées, hérissées, entremêlées, qui recou- vrent d'un épais manteau de verdure foncée les parois des montagnes où il croit. Il s'accroche dans les fentes des pierres, il se couche, il se tord, et n'élève enfin sa tise qu'à six ou huit pieds de hauteur. Il suit ordinairement la direction de la pente, et se projette ainsi au dessus des précipices, qu'il borde d'un ourlet verdoyant. Ce serait une essence précieuse, si elle acquérait plus de développement; mais ce nain de la famille des résineux ne livre guère qu'un peu de bois à brûler aux patres des alpes à moutons. A deux cents pieds plus bas com- mencent à se montrer deux espèces d'arbres très différents d'aspect, mais également 196 ÉCONOMIE RURALE Utiles, l'arole {pinus cembro) et le mélèze (larix europœa). L'arole, aux rameaux d'un vert sombre, se mêle d'ordinaire aux mé- lèzes, dont les aiguilles, petites, fines, lé- gères, et d'une teinte si douce, se renou- vellent à chaque printemps. Ces deux arbres semblent préférer les hautes croupes de formation cristalline, et pour les voir dans toute leur beauté il faut les chercher dans les vallées sauvages des Grisons, dans les gorges latérales de l'Engadine surtout. Là ils forment de vastes forêts où Ton peut errer des jours entiers, et où des races d'animaux, partout ailleurs éteintes, trou- vent encore un dernier asile, entre autres le gigantesque coq des bois, le tétras, aux ci'is retentissants, qui le trahissent à l'épo- que des amours, et l'ours brun, qu'on vient traquer jusque dans ces solitudes pour en peupler les fosses de Berne. L'arole croît avec une lenteur extrême : pour former un beau fût, il faut cinq ou six siècles, il porte un gros cône arrondi qui contient des amandes douces que se disputent les aigles et les jeunes pâtres. Son bois rési- neux, d'un grain très serré, est extrême- DE LA SUISSE. 197 ment précieux, et l'on s'en sert pour lam* brisserles chambres, qu'il orne de ses belles teintes brunes et qu'il parfume d'une douce odeur d'aromate. Le mélèze est moins re- cherché pour les ouvrages de boiserie, mais il résiste admirablement aux intempéries de l'air, et dans les premières années il croît extrêmement vite. Fortement implanté par ses longues racines traçantes, il résiste à toute la violence des tempêtes sur les escarpements les plus exposés, et jamais ses branches llexibles ne se brisent sous le poids des neiges. L'arole et le mélèze se plaisent au milieu des frimas d'un hiver de huit mois et dans l'air raréfié des hautes chaînes : à moins qu'on ne les y plante, ils ne descendent pas dans les vallées infé- rieures (l), et ils forment encore des mas- sifs jusqu'à 0,200 pieds sur le versant nord et 7,000 pieds sur le vej'sant sud. L'épicéa (1) Comme le mélèze réunit deux qualités qui d'ordinaire s'excluent, — une croissance rapide et un bois très durable, — on en a beaucoup planté, même dans des pays peu élevés, comme en Allemagne et en Belgique. Dans ces régions basses, il croît d'abord très vite, mais vers trente ans il se met en 17 198 ÉCONOMIE RURALE est le conifère le plus répandu. On le trouve à peu près partout, mais principalement sur les montagnes calcaires, qu'il orne de ses élégantes pyramides de rameaux super- posés, d'un vert presque noir. Le sapin ar- genté avec ses aiguilles striées de filets blanchâtres, le pin sylvestre aux branches rigides d'un vert glauque, accompagnent l'épicéa jusque vers 6,000 ou 6,500 pieds; mais partout on les rencontre en moindre abondance. Ce sont les résineux qui consti- tuent en Suisse la beauté du paysage et la richesse du montagnard ; ils lui fournissent les matériaux nécessaires pour élever les parois de sa demeure, la couvrir, la chauf- fer, chose essentielle au milieu des frimas, pour fabriquer tous ses meubles, ses ou- tils, les clôtures de ses prés, les conduits de ses fontaines, etc. Cette énumération indique assez que sans ces arbres, qui graines et cesse de se développer. Arbre mystérieux, dit avec raison un traité de sylviculture, on ne peut deviner ce qui lui convient. Brantôme, invoquant l'autorité de César, ra- conte que le bois de mélèze est incombustible : cela n'est pas exact. Voir un charmant chapitre dans la Montagne, de Michelet. DE LA SUISSE. 199 croissent dans les fentes des rochers et résistent aux froids les plus vifs, les hautes vallées seraient inhabitables. Parmi les arbres à feuilles caduques, le hêtre est le plus commun. Il n'apparaît qu'exceptionnellement dans la zone alpes- tre, où il s'élève par endroits jusqu'à 4,500 pieds, dans le canton du Tessin par exem- ple. Ce n'est que dans la région inférieure qu'il forme des massifs boisés. On le ren- contre principalement sur le terrain de la molasse et du calcaire, notamment dans le Jura. Dans beaucoup de localités, on re- cueille ses feuilles pour remplacer la paille, qui fait généralement défaut. Celles de l'érable servent au même usage. Le chêne, si commun dans toutes les forêts de l'Eu- rope centrale, est extrêmement rare dans toute la Suisse, et les chemins de fer, qui en réclament le bois pour leurs billes, l'ont presque entièrement fait disparaître. Les deux espèces de bouleaux, les betula alba et nana, et l'aune, dans sa forme alpine, accom- pagnent les résineux jusque vers la limite des neiges; mais avec leurs branches ram- pantes, rabougries et leurs formes naines, 200 * ÉCONOMIE RURALE ils n'ont d'autre utilité que de retenir les terres sur les déclivités des montagnes et d'empêcher la formation des avalanches. Alix bords des cours d'eau s'élancent le tremble, qui monte jusqu'à 5,000 pieds le long de rinn, et le frêne, qui a une cer- taine importance pour l'étable, parce que, dans plusieurs vallées, son feuillage, séché comme du foin, sert l'hiver de nourriture au bétail. Telles sont les principales essen- ces qu'on trouve en Suisse ; mais celles à feuilles persistantes l'emportent de beau- coup sur les autres pour la masse et pour la qualité de leurs produits. La plupart des forêts appartiennent aux communes, Les différents cantons en pos- sèdent tout au plus la vingtième partie, et les particuliers n'en ont guère davantage. Dans les régions bien boisées, les forêts communales sont encore assez étendues pour fournir largement et sans mesure aux habitants le bois de chauffage et de cons- truction dont ils ont besoin. Dans les dis- tricts où les forêts deviennent plus rares, on procède avec plus de ménagement, et la quantité de bois dont chaque ménage peut DE LA SUISSE. 201 disposer est strictement limitée. Même avec ces restrictions, on comprend quel énorme avantage c'est pour les habitants de la cam- pagne de pouvoir obtenir gratuitement les matériaux nécessaires à l'entretien ou à la reconstruction de leurs demeures, et les moyens de les tenir chaudes pendant les longs hivers. On estime que chaque famille consomme en moyenne par an 2 i/2 idaf- ters cubes (le klafter équivaut à 5,83 stères), ce qui fait en tout, pour les 485,087 mé- nages qu'accusait la statistique de 1853, un total de i, 112, 718 klafters, estimés 25 francs le klafter. En ajoutant une expor- tation annuelle de bois d'une valeur de 10 millions, on obtient, pour le produit annuel des 712,800 hectares de forêt que possède la Suisse, une somme de 40 mil- lions de francs ou environ 56 francs par hectare (1). Ce produit est sans doute tiès beau ; malheureusement il n'est réalisé (1) D'après M. J. Clavé, l'hectare de forêt ne produit en France que trente-quatre francs et en Prusse que vingt-deux francs seulement; mais il est à remarquer que les bois de la Suisse sont presque tous des futaies peuplées d'arbres sécu- lauQs. 17. 202 ÉCONOMIE RURALE qu'aux dépens du capital forestier. En effet, d'après les calculs du département de l'in- térieur, on estime qu'on ne peut régulière- ment obtenir de chaque jucliart de 56 ares qu'à peu près un dvmi-klaftei^ de bois, tan- dis qu'on en abat 67 centièmes de klafter. L'excès de la consommation menace donc l'avenir des forêts ; on n'en est point étonné quand on songe que le bois est à peu près l'unique moyen de chauffage, non seule- ment dans les foyers domestiques, mais dans les usines, dans les bateaux à vapeur, dans les locomotives mêmes, et que, dans une grande partie de la Suisse, les murs, les toits des maisons, des granges, des éta- bles, les clôtures et les conduits d'eau sont uniquement en bois. A mesure que l'indus- trie se développe, le besoin du combustible augmente, on le paie à des prix plus éle- vés, et les causes qui poussent les com- munes et les particuliers à forcer les coupes agissent avec plus d'intensité. D'autre part, il est vrai, la cherté du bois et l'extension du réseau ferré permettront au charbon étranger de pénétrer en Suisse et de rem- placer de plus en plus le bois. L'im- DE LA SUISSE. 203 porlation de la houille monte déjà à 70,000 tonnes. Les funestes effets du déboisement dans les pays de montagnes ont été si souvent et si bien décrits qu'il est inutile d'y insister ici. Nulle part la destruction des forêts ne peut occasionner plus de désastres que dans les hauts cantons, tous couverts de crêtes abruptes et de vallées profondément déchi- rées. Que dans les gorges alpestres certains bois protecteurs soient abattus, et en quel- ques années l'aspect du pays change, la montagne se pèle, les versants se ravinent, la terre végétale des pentes gazonnées est emportée par les eaux ; il ne reste plus que le rocher nu, et dans les vallées les terres cultivées disparaissent sous les débris qu'entraînent les torrents. La vallée du Rhin en amont du lac de Constance, celle de la Nolla derrière Tusis, celle d Urseren dans le canton d'Uri, la plupart des vallées du Tessin, sont de tristes exemples de ces irréparal)les dévastations. Une autre con- séquence de la diminution des massifs boi- sés particulière à la Suisse, c'est que le cli- mat se refroidit et que par suite le niveau 20* ÉCONONIE RURALE de la végétation arborescente descend. En maints endroits, entre autres aux passages de la Fluela et du Juliers, le voyageur est frappé de voir d'énormes troncs morts, noircis par les tempêtes, squelettes sécu- laires d'arbres jadis vigoureux, qui ont vécu là où depuis longtemps il a cessé d'en croître. Les glaciers aussi avancent et ten- dent à regagner le terrain qu'ils ont perdu à la cessation de la période glaciaux. Naguère encore on attaquait les forêts sans ménagement, on coupait à blanc, et les chèvres arrêtaient radicalement toute espèce de repeuplement. On cite une commune des Grisons qui, voulant transformer un bois en pâturage, essaya à plusieurs re- prises de le brûler sur place sans pouvoir y réussir, et qui, quelques années après, pouvait obtenir 20,000 florins des arbres qu'elle avait v.oulu réduire en cendres. Heu- reusement on s'est aperçu du danger : des voix éloquentes se sont élevées pour le si- gnaler, et on commence à comprendre de plus en plus que sans combustible toutes les hautes vallées deviendraient inhabi- tables, et que la moitié de la Suisse se DE LA SUISSR. fOS transformerait en un désert glacé. Celui qui veut se faire une idée du degré de n)i- sére où tombent les populations alpestres quand les bois leur font défaut n'a qu'à visi- ter dans les Grisons le val d'Avers qui s'ouvre derrière la gorge de la Roffla sur le haut Rhin et qui s'étend jusqu'au passage du Septimer; il verra les habitants réduits à la plus triste existence et obligés d'em- ployer la fiente de leurs bestiaux comme unique combustible. Avant que des observations multipliées eussent indiqué tous les désastres qui accompagnent le déboisement des hauteurs on avait déjà remarqué que certains maS'^ sifs boisés formaient la seule protection efficace des villages et des routes qu'ils dé- fendaient contre la chute des avalanches : aussi les autorités locales veillaient-elles à leur conservation, et il était strictement interdit d"y abattre des arbres. C'est ce qu'on appelait des bannivalder dans la Suisse allemande. Ces précautions suffi- saient autrefois, quand une population peu dense encore trouvait sans peine dans ses immenses forêts un combystible surabop- 206 ÉCONOMIE RURALE dant. Aujourd'hui, malgré la répugnance qu'inspire dans une société démocratique toute intervention du pouvoir central, plu- sieurs législatures cantonales ont voté ré- cemment une série de lois destinées à imposer aux communes, en tout indépen- dantes, des règlements sévères pour l'ex- ploitation de leurs forêts. Berne, lesGrisons, Thurgovie, Argovie, SchafFhouse, Fribourg, le Valais, Neuchâtel, Vaud, Saint-Gall, So- leure, ont sérieusement mis la main à l'œuvre. Le Tessin (1) lui-même, oii les bois étaient ravagés avec autant d'imprévoyance qu'en Lombardie, le Tessin s'est ému dans ces dernières années. Désormais les défri- chements et les coupes sombres ne sont plus permis qu'après enquête et autorisa- tion de qui de droit. Dans plusieurs can- tons, des pépinières ont été établies aux frais du trésor public, des semences et de jeunes plants sont livrés à bas prix aux (1) Les terribles accidents causés cet hiver (1862-1863) par les avalanches dans les vallées' Bedretto et Formazza, où les neiges ont écrasé des groupes entiers de maisons, mon- trent assez qu'il^'est plus que temps d'arrêter le déboisement, déjà porté trop loin en plus d'un canton. DE LA SUISSE. 207 communes et aux particuliers. Des inspec- teurs et des gardes forestiers cantonaux ont été nommés, et pour les former à l'exer- cice dé leur profession, on a ouvert des cours à la fois théoriques et pratiques. Ar- govie a même fondé une école fréquentée déjà par deux cent cinquante élèves. Cha- que année, lesautorités cantonales publient un rapport constatant l'état des forêts et les améliorations réalisées; mais dans ces rap- ports une observation qui revient fréquem- ment, c'est que le système électif appliqué aux fonctions d'inspecteurs empêche ces utiles fonctionnaires de rendre autant de services que dans les pays où ils vieillis- sent dans un emploi, qui demande avant tout une longue expérience et une parfaite connaissance des conditions particulières à chaque localité. Quoi qu'il en soit, l'opi- nion est saisie de la question, et il faut espérer qu'à l'avenir la Suisse saura con- server avec un soin jaloux sa belle couronne de verdure, le plus magnifique ornement de ses montagnes, la plus sûre protection de ses vallées et l'une de ses plus précieuses richesses. Ici, bien plus encore qu'à propos 208 ÉCONOMIE RURALE des laves du Vésuve, on peut dire : Posteri, posteri, res vestra agiliir. La Suisse est, après la Norwége, le pays où l'agriculture proprement dite occupe re- lativement le moins de place, même en y comprenant les terres plantées de vignes. Elle ne s'étend que sur les 15 centièmes de la superficie totale, c'est à dire sur 581,400 hectares seulement. Les prairies perma- nentes de la région inférieure mesurent 656,480 hectares, embrassant ainsi à elles seules, sans compter les alpages, une plus grande surface que les terres labourées. Celles-ci manquent presque complètement dans la moitié des cantons ; elles n'y sont représentées que par de petits champs d'orge et de seigle resserrés au fond de quelque étroite vallée ou suspendus sur quelque terrasse au flanc des montagnes. On ne trouve la culture conduite sur une plus large échelle que dans les parties bas- ses du canton de Berne, deVaud, de Zurich, de Thurgovie,d'Argovie, deSoleure, de Fri- bourg, de Lucerne, de Schaffhouse et de Bâle. Longtemps en Suisse, l'attention s'étant DE LA SUISSE. 209 entièrement concentrée sur l'économie pas- torale, la culture des champs labourés avait été négligée. Les dîmes, les droits de pâ- ture à l'automne sur les terres cultivées, l'attachement aux vieilles coutumes, si pro- noncé dans les cantons, telles étaient les principales causes qui arrêtaient tout pro- grès. L'antique assolement triennal, c'est à dire la succession toujours identique d'une céréale d'hiver, d'une céréale de printemps et d'une jachère, était partout suivi il y a cinquante ans. Quoique toutes les dîmes ne soient pas encore rache- tées, de grandes améliorations ont été ac- complies, surtout pendant les vingt der- nières années. L'introduction de plus en plus générale de plusieurs plantes nou- velles, de la j)omme de terre d'abord, puis des légumineuses, trèfle et luzerne, enfin des plantes oléagineuses, conduisit succes- sivement à une rotation mieux entendue. Aujourd'hui la culture alterne domine, et, par l'influence des écoles et des nombreu- ses publications relatives à l'agriculture, elle se répand de proche en proche. Cepen- dant, dans les parties les plus fertiles de la 18 !ttO ÉCONOMIE RURALE région des collines, en Thurgovie, dans le bassin du lac de Constance et du Rhin in- férieur, la succession trop souvent répétée de deux céréales lune après l'autre rappelle encore l'ancien assolement; mais du moins la jachère nue, c'est à dire tout à fait im- productive, a presque complètement dis- paru. Dans le Tessin, grâce à la fertilité du sol et à l'activité qu'imprime à la végéta- tion le soleil du midi, on obtient la môme année, en suivant la rotation lombarde, après la première récolte, une récolte dé- robée de sarrasin, de maïs quarantain ou de millet. Au nord des Alpes, le petit culti- vateur qui n'épargne pas sa peine com- mence également à demander à la terre un double produit en semant des navets dans le chaume, comme on le fait en Flandre, ou en y mettant du sarrasin, comme on le voit par exemple entre Coire et le lac de Wal- lensladt. Cette pratique, trop peu répan- due, devrait, semble-t-il, se généraliser : on obtiendraitainsi unsupplémentde nour- riture pour le bétail pendant l'hiver, et on recueillerait plus d'engrais. Or c'est par le manque d'engrais que pèche encore main- DE LA SUISSE, 211 tenant la culture des terres labourées. Les prairies à faucher et les vignes absorbant énormément de fumier, il n'en reste pas assez pour engraisser convenablement les céréales, dont le produit n'est pas en rap- port avec la qualité généralement bonne du sol. Le blé primitif, l'épeautre, occupe une grande place dans l'assolement. Chose qui étonne dans un pays où l'industrie est aussi développée, les instruments aratoires lais- sent beaucoup à désirer, notamment le premier de tous, la charrue, que la bêche, il est vrai, remplace dans beaucoup de dis- tricts.'La charrue àlaDombasle et même la charrue américaine en fer commencent néanmoins à se répandre, et, grâce à la diffusion générale de l'enseignement, des changements notables peuvent s'accomplir en peu de temps. Les grandes machines d'invention nouvelle, le semoirs, les mois- sonneuses, les batteuses, n'ont guère ap- paru qu'aux expositions. Par suite de l'ex- trême division des exploitations, ce n'est qu'au moyen de l'association qu'on pour- rait les faire pénétrer dans l'usage ordi- naire. 212 ÉCONOMIE RURALE Si l'on se rappelle la répartition du terri- toire entre les prés et les champs, on ne s'étonnera pas de trouver les produits des seconds beaucoup moindres que ceux des premiers. La Suisse est sans doute le pays de l'Europe qui récolte le moins de grains, eu égard à sa population et à son étendue. On ne porte sa production totale en cé- réales de toute espèce qu'à 4,400,000 hec- tolitres, ce qui ne fait pour ses 2,760,000 hectares d'étendue productive que 1 hec- tolitre 60 litres, et pour ses 581,000 hec- tares de ferre arable que 7 hectolitres 59 litres, tandis que la Belgique en fournit autant par chaque hectare de superficie, terrains incultes compris, ou en tout 24 millions d'hectolitres. En déduisant la semence et l'avoine, il ne reste en Suisse pour la consommation de 2 millions 1/2 d'habitants que 5,550,000 hectolitres de grain. D'après des calculs rigoureux , il y a au plus de quoi suffire à la consom- mation locale pendant trente et une se- maines de l'année. C'est à l'étranger qu'il faut demander le surplus, c'est à dire 2,250,000 hectolitres, soit environ 1 hecto- DE LA SUISSE. 213 litre par tête, proportion énorme qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, pas même en Angleterre. Nul autre peuple ne dépend à ce point, pour le pain qu'il mange, du mar- ché extérieur ; c'est le résultat d'une entière liberté commerciale et du développement industriel de la Suisse, qui paie avec ses produits manufacturés, exportés au loin, les céréales qu'elle tire de l'Allemagne mé- ridionale, de l'Autriche, de la Hongrie même par les voies ferrées. Rorschach, Arbon, Romanshorn, sur les bords du lac de Constance, sont les entrepôts où les can- tons viennent s'approvisionner. La pomme de terre, d'une croissance rapide pendant l'été, supporte mieux le climat des monta- gnes que le blé, auquel ne conviennent pas de trop longs hivers. Aussi le produit de ce tubercule est-il plus grand que celui des céréales, on le porte à 9 millions d'hecto- litres. Parmi les plantes industrielles, on peut citer le lin, dont la culture est peu ré- pandue, le chanvre que le petit cultivateur récolte et prépare lui-même pour faire la forte toile nécessaire à sa famille, la soie produite dans le val Misocco et dans le 18. 214 ÉCONOMIE RURALE Tessin et dont on porte la valeur annuelle à 1 million i/2 de francs, un peu de tabac qu'on cultive dans le pays de Vaud et de Fribourg et qu'on y transforme en cigares, et quelques plantes oléagineuses dont le produit est tout à fait insuffisant pour les besoins du pays. La vigne est de plus d im- portance, surtout dans les cantons de Vaud, de Zurich, de Saint-Gall, d'Argovie et de Schaffhouse (1). Les vignobles occupent en- viron 27,700 hectares; c'est la cent qua- rante-sixième partie du territoire. On es- time la production moyenne du vin à 200, 000 hectolitres, soit 44 hectolitres à l'hectare. Heureusement, jusqu'à ce jour, loïdium a épargné les vignobles, excepté dans le Tes- (1) Quelques crus sont renommés en Suisse, par exemple le Cortaillod et le Pavergne, ensuite le Neufcliatel, que Frédéric II avait introduit à la table de la cour de Prusse, l'Yvorne et leLa Côte des bords du lac Je Genève, l'Oberlander et le Malanser de lu vallée du RLin au-dessous de Coire, dont les premiers ceps ont été plantés par le fameux duc de Rohan, l'habile stratégiste de la Valteline, le Bailloz et le Malvoisie des environs de Sion, qui, entre deux chaînes de montagnes couvertes de glaciers, empruntent un feu extraordinaire à un climat si chaud, que le figuier, l'olivier et le laurier-rose êroissent à l'état sauvage. DE LA SUISSE. 81» sin, OÙ la vigne, suspendue aux arbres et conduite en berceaux comme en Lombar- die, a souffert des atteintes du fléau. La vigne est partout cultivée avec soin, car le Suisse, comme le remarque Jean -Jacques, aime à égayer ses fêtes par de larges rasa- des de cru national. La culture des vigno- bles est surtout admirablement entendue dans le pays de Vaud. La main-d'œuvre n'est pas épargnée ni l'engrais non plus, et pour en obtenir on paie des prix exorbi- tants. Le produit aussi est énorme; on parle dans le pays de 5 à 6,000 francs par an à l'hectare. L'étranger attiré à Vevay ou à Montreux, sur les bords du Léman, par le doux climat et le charme incompa rable de ces beaux rivages, ne peut se las- ser d'admirer dans les vignobles, s'élevant en terrasses superposées depuis le lac jus- qu'à la région des noyers, les ceps vigou- reux qui, sous le vert luxuriant des pam- pres, étalent la pourpre et l'or de leurs baies appétissantes et splendides. Beaucoup de ces admirables grappes se vendent aux ma- lades que les médecins d Allemagne en- voient ici faire la cure aux raisins. 316 ÉCONOMIE RURALE Les autres fruits constituent encore pour la Suisse un produit qui n'est pas à dédai- gner. Les arbres fruitiers qui ombragent les vergers et qui entourent les demeures rurales égaient presque partout le paysage champêtre. Ils s'élèvent en général jusqu'à l'altitude de 2,800 pieds, et dans l'Engadine jusqu'à 5,600 pieds. Les cerisiers même montent encore plus haut. On croit géné- ralement que les arbres fruitiers ne nuisent pas à la croissance de l'herbe : aussi toutes les prairies qu'on peut clore et surveiller sont-elles plantées de poiriers et de pom- miers. Le statisticien Franscini porte la récolte des fruits à 5 millions d'hectolitres. Une partie sert à faire du cidre, du înost, qu'on consomme beaucoup dans les can- tons où l'on ne fait pas de vin; une autre partie est découpée en tranches, puis sé- chée, et le sclinilz forme dans l'alimenta- tion un accessoire très apprécié. Les noyers, l'ornement des lacs, l'orgueil des vallées au nord des Alpes, et le châtaignier, qui couronne de sa brillante verdure leurs ver- sants méridionaux , donnent également d'abondants produits. Les noix servent à DE LA SUISSE. 817 faire de l'huile, et les châtaignes rôties ou bouillies, caslaneœ mo//es, apparaissent une ou deux fois par jour sur la table frugale du montagnard tessinois. m Le bétail. — Le produit du sol. — Répartition de la pro- priété. — Le paysan propiiétaire. — Prix de vente de la terre. — Aisance de la population rurale. — Importance du commerce extérieur. — L'industrie à la campagne. — Les écoles d'agiiculture. Comme la Suisse est principalement adonnée à l'économie pastorale, le chiffre de son bétail doit être élevé. Il monte à en- viron 2 millions de têtes , comprenant 400,000 moutons, 579,000 chèvres, 280,000 porcs, 100;, 000 chevaux et 875,000 bêtes à cornes , dont 525,000 vaches à lait. La Suisse possède deux races de l'espèce bo- vine très distinctes, également renommées à l'étranger, mais d'un mérite réel très dif- 220 ÉCONOMIE RURALE férent. La première est la race de Berne, à robe tachetée. Elle est grande, forte, d'une fière tournure, imposante par sa masse, avec des cornes et une taille puissantes; seulement elle exige beaucoup de nourri- ture, donne relativement peu de lait et s'engraisse difficilement. La variété de l'Emmenthal a des membres plus légers et est meilleure laitière. L'autre race est celle de Schwyz, à robe brune. Elle est grande aussi, mais elle a les extrémités fines, les cornes très petites, et, d'après des expé- riences répétées faites à Grignon et à Ho- henheim, près de Stuttgart, elle donne au- tant de lait que la vache hollandaise et plus de crème. On rencontre dans le canton d'Uri et dans le Haslithal une variété de la race de Schwyz plus dégagée encore, aux jambes sèches, à l'œil vif; leste et adroite comme les chèvres, c'est une vraie race alpestre. Jusqu'à présent les races suisses doivent leurs qualités aux influences natu- relles du climat et de la nourriture : 1 homme n'a rien fait pour les améliorer. Depuis quelque temps, l'attention publique s'est tournée de ce côté. Les expositions in- DE LA SUISSE. 221 ternationales de bétail, où la Suisse a paru avec honneur, ont stimulé l'amour-propre des cantons et leur ont fait mieux saisir l'importance de la question. Des concours ont été établis, des primes accordées, et une heureuse rivalité stimule les efforts des éleveurs; toutefois, dans un pays aussi montagneux que la Suisse, il ne faut ad- mettre qu'avec prudence l'introduction du sang étranger : mieux vaut perfectionner encore la meilleure des races indigènes et la répandre le plus possible. Pendant les quarante premières années du siècle, le chiffre du bétail augmenta considérable- ment; depuis lors il est resté à peu près stationnaire : le nombre des bétes à cornes s'est encore accru de 5 p. c; mais celui des chevaux et du petit bétail a nota- blement diminué. Aujourd'hui, par 100 hectares d'étendue productive, la Suisse possède 52 têtes de l'espèce bovine, tandis que la Belgique en compte 46, et la France 20. A combien s'élève le produit brut? C'est là une question du plus grand intérêt, car, en comparant le chiffre de ce produit et 19 222 ÉCONOMIE RURALE celui de la population, on peut se faire une idée approximative du degré de bien-être dont celle ci jouit. En résumant les don- nées fournies par les statistiques fédérales, on peut tracer le tableau suivant : Produits végétaux Céréales 5j.0O0,COO fr. Vins, fruits, plantes industrielles. . 50,000,000 Pommes de terre, légumes .... 40,000,000 Bois 40,000,000 Produits animaux Lait, beurre et fromage 100,000,000 fr. Viande 5G,000,000 Laine, peaux, volailles, miel, etc. . 15,000,000 Jeunes chevaux 5,000,000 Total général 361,O0O,C0O fr. Si l'on répartit ce total entre tous les ci- toyens, on obtient 144 fr. par tête, tandis qu'un semblable calcul donne en Belgique H 6 fr., et en France 159. La nation suisse peut donc trouver dans la masse de ses pro- duits les éléments d'une condition heu- reuse, d'autant plus qu'elle importe encore une notable quantité de denrées alimentai- res, et que le cultivateur garde pour son usage presque tous les fruits de son labeur. Cette circonstance si favorable tient à la constitution de la culture et de la propriété. DE LA SUISSE. 223 Depuis longtemps il n'existe plus en Suisse de grandes terres seigneuriales. Ce pays sauvage, avec ses hautes montagnes cou- vertes de neige, ses forêts et ses rudes pas- teurs, convenait peu au développement de l'aristocratie féodale. Dès le quatorzième siècle, les paysans insurgés commencèrent à s'affranchir des petits tyrans dont on voit encore par-ci par-là les burgs en ruine. La seule noblesse qui se maintint fut un pa- triciat citadin, dont les intérêts étaient con- centrés dans deux ou trois villes, Baie, Ge- nève et Berne. La terre resta entre les mains de la population rurale. Une grande partie du sol, — les forêts et les alpages, — appartenaient aux paroisses, et étant ainsi hors du commerce, la jouissance en de- meura forcément aux habitants de la com- mune. Indépendamment de la part indivise qui lui revenait dans les biens communs, chaque famille possédait généralement quel- que propriété, petite ou grande. Aujour- d'hui encore , malgré le développement industriel, à peu près chacun est proprié- taire. Dans les cantons agricoles, quatre- vingt-dix ménages sur cent prennent part 224 ÉCONOMIE RURALE à la propriété immobilière. Même dans les cantons oii s'est fixée l'industrie, comme Zurich ou Glaris, la proportion ne tombe pas au dessous de 70 p. c. Presque tous les ouvriers employés dans les manufactu- res ont un bout de prairie ou un petit champ, une ou deux vaches et quelques chèvres que soignent la femme et les en- fants, et dont le produit, suffisant en partie à leurs besoins, leur permet de traverser les crises sans de trop vives souffrances. Le sol est donc très morcelé. Cependant on ne trouve pas ici ce nombre infini de toutes petites parcelles qu'on rencontre en France et en Belgique au bas de l'échelle cadastrale. D'autre part, les propriétés de 100 hectares sont pour ainsi dire inconnues. Les biens de 50 ou 60 hectares, y compris les bois, son rares, et passent déjà pour de grands domaines. La grandeur moyenne des ex- ploitations est de 15 ou 16 hectares dans la région inférieure, de 5 ou 4 hectares seu- lement dans la zone élevée. C'est le canton de Berne, dans ses gracieuses vallées de l'Emmenthal et du Simmenthal, qui pré- sente le plus de belles fermes. C'est là qu'on DE LA SUISSE. 225 peut visiter ces riches paysans, fiers de leur opulence rustique et dédaigneux du sort précaire de l'habitant des villes, que Jeremias Gotthelf a si bien décrits (1). Le morcellement des biens opérés parles héri- tiers pour sortir d'indivision est chose rare. Dans la plupart des cantons, l'aîné hérite de la ferme et paie leur part aux autres en- fants; ailleurs c'est le plus jeune, et ces coutumes anciennes, si favorables à une bonne culture, sont rigoureusement obser- vées. Dans la campagne, la population augmente très lentement, et beaucoup de jeunes gens émigrent pour chercher for- tune loin du foyer paternel, de manière que l'équilibre entre le nombre des biens et celui des héritiers se maintient. Peu d'exploitations sont louées; le pro- priétaire cultive presque toujours son bien lui-même. 11 s'ensuit que la statistique n'a rien pu recueillir de très précis sur le prix des fermages. Quant aux prix de vente, ils varient tellement, dans un pays si accidenté, (1) Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 1" août 1851 l'étude de M. Saint-René Taillandier sur Jérémie Gotthelf. 19. 226 ÉCONOMIE RURALE qu'il est difficile d'indiquer même une moyenne. Franscini porte le prix des bonnes prairies à 5,000 ou 6,000 francs l'hectare, et la terre arable ne doitpas se vendre moins cher. Dans les localités oij se développe l'industrie, on paie la même étendue de 10 à 11,000 francs. Les vignobles ont en- core une plus grande valeur : on l'estime de 10 à 20,000 fr. l'hectare, et, pour les expro- priations dans le canton de Vaud, les che- mins de fer ont été condamnés à les payer jusqu'à 40 et 50,000 fr. Comme il y a peu de travail à exécuter dans une contrée où domine le régime pastoral, chaque famille suffit d'ordinaire pour l'exploitation de la ferme qu'elle occupe. Le nombre des jour- naliers est donc moins grand que dans les autres pays. Il s'ensuit que leur salaire est en général élevé : il doit être environ de 1 fr. 50 c. à 2 fr. Le nombre des serviteurs des deux sexes faisant partie du ménage rural est plus considérable; ils partagent les occupations et les repas du fermier, et paraissent satisfaits de leur sort. Leurs gages ont presque doublé depuis une quin- zaine d'années. DE LA SUISSE. 227 J'ai fait voir dans une étude précé- dente (1) qu'en Flandre, pays de petite propriété et de petite culture, la terre, fé- condée par un travail intelligent et inces- sant, donne des produits plus abondants et plus riches que partout ailleurs; mais le cultivateur qui crée ces richesses n'en jouit pas : il n'a souvent ni indépendance, ni instruction, ni bien-être; il est à la merci de son curé et de son propriétaire, tiraillé entre les deux quand ils sont en désaccord, comprimé par les deux quand ils s'en- tendent. Il n'a qu'une nourriture végétale grossière, et la plupart du temps il ne sait ni lire, ni écrire. C'est qu'il ne possède pas la terre qu'il cultive. La Suisse nous offre un tableau bien différent. Le produit brut n'est pas énorme, mais il est également réparti. Les grandes fortunes sont rares, mais tout le monde est dans l'aisance. C'est que chacun à peu près est proprié- taire. La civilisation est semblable à ce métal divin, forgé, disaient les anciens poètes, (1) Voyez mon Easai sur V Économie rurale de la Belguiuc, S28 ÉCONOMIE RURALE d'or, d'argent et de bronze : elle est formée de bonnes mœurs d'abord, ensuite de lumières, enfin de bien-être. Quelques chiffres montreront à quel degré s'est éle- vée la Suisse sous ces trois rapports. Com- mençons par le bien-être matériel, c'est ce qu'on peut le mieux constater. Se nourrir, se loger, se vêtir, voilà les trois besoins auxquels l'homme doit pourvoir. La Suisse est le pays du continent où l'on consomme le plus d'aliments d'origine animale : on compte par tête et par an 22 kilos de viande, 12 kilos de fromage, 5 kilos de beurre et 182 kilos de lait. La consomma- tion de sucre et de miel, qui monte à 5 ki- los, et celle du sel, qui va à 14 kilos, est aussi plus élevée qu'ailleurs. Sous le rap- port du logement, la Suisse présente en- core des conditions extrêmement favora- bles. Dans la campagne, chacun a sa demeure, et celle-ci est toujours spacieuse et bien éclairée, car de lourdes taxes n'ont pas fait mesurer ici d'une main avare l'air et la lumière. Les châteaux manquent, mais nulle 'part on n'aperçoit ces tristes masures à une ou deux fenêtres que les DE LA SUISSE. 229 statistiques nous montrent encore si nom- breuses en France et en Angleterre. Les Alpes forment la ligne de démarcation de deux systèmes de construction tout à fait différents. Au midi, où il s'agit de se préser- ver de la chaleur, les maisons sont en pierre et à toit plat, et on les voit de loin détacher crûment leurs murs blanchis à la chaux sur le ciel bleu ou sur le vert écla- tant de la végétation méridionale. Au nord, où c'est du froid, de la neige et de l'humi- dité qu'il faut se garantir, les maisons sont en bois, avec de grands toits qui avancent et des balcons qui protègent le rez-de- chaussée. Chacun connaît ces pittoresques habitations rustiques, les chalets, qui, accrochés à la montagne ou assis au bord des lacs, s'harmonisent si bien avec la ver- dure tendre des prairies, les sombres teintes des sapins, et tous les accidents de forme et de couleur de la nature alpestre. La moyenne des chambres habitables s'élève à 5.85 par famille de 4.79 personnes. On sait assez maintenant l'heureuse in- fluence qu'exercent sur la santé, sur la moralité, sur le bien-être, les commodités 230 ÉCONOMIE RURALE du logement, pour apprécier toute la si- gnification de ce simple chiffre. Pour le vêtement, les données recueillies sont tout aussi favorables. Chacun connaît ces costumes pittoresques où se reflètent les habitudes, les traditions et pour ainsi dire l'individualité de chaque canton. Au grand regret de l'artiste, ces diversités ca- ractéristiques tendent h disparaître ; mais, si l'habillement devient plus uniforme, il reste ce qu'il doit êti'e dans un pays de température si variable. Sans exclure le coton, la laine y entre dans une proportion plus large que partout ailleurs. D'après des calculs faits avec soin, la dépense pour le vêtement monte à 60 francs par tête. Au- cune autre nation n'atteint un chiffre aussi élevé. Nourriture abondante et fortifiante, logement sain, aéré et bien chauffé, habille- ment confortable, voiLà certainement tous les éléments qui composent le bien-être d'une nation. Une donnée recueillie avec soin par la statistique moderne peut ici servir de contrôle. Si le bien-êlre est réel, la durée moyenne de la vie doit être longue, et en effet elle est de trente-quatre ans et DE LA SUISSE. 251 trois mois. C'est le chiffre le plus élevé que l'on constate sur le continent européen, et ce terme est atteint ici malgré la rigueur d'un climat rude et variable. On peut en- core ajouter deux autres indices de pros- périté : l'activité du commerce extérieur et le nombre des personnes qui déposent aux caisses d'épargne. Le chiffre des exporta- tions et des importations réunies, réparti par tête, dépasse d'un tiers celui de l'An- gleterre, et se trouve être quatre fois plus grand que celui de la France. D'autre part, on compte en Suisse 1 déposant sur 12 ha- bitants, en Angleterre seulement 1 sur 20, en France 1 sur 50. Si ces quelques traits peuvent faire ap- précier le développement matériel, il est plus difficile de fournir des preuves irrécu- sables du progrès moral et intellectuel. Voici deux ou trois faits qui en donneront cependant une idée. La Suisse est le pays du monde qui compte le plus d'instituteurs et le plus d'enfants fréquentant l'école. C'est après l'Amérique du nord celui qui fait pour l'enseignement le plus de sacri- fices. On compte sur 100 habitants 17 en- 232 ÉCONOMIE RURALE fants recevant l'instruction publique et 1 maître par 556 habitants, c'est à dire deux fois autant de maîtres qu'en Prusse, Les dépenses pour l'enseignement doivent être environ de 6 millions, ce qui fait 2 fr. 25 cent, par tête. La France devrait relati- vement dépenser 83 millions pour le même objet; elle est loin d'y consacrer cette somme, et les autres États n'approchent pas davantage d'un tel chiffre. Quant aux mœurs, afin d'en juger, on prend volon- tiers pour base le nombre des naissances illégitimes ; or nulle part elles ne sont plus rares qu'en Suis*e. La proportion y est de 6 pour 100, tandis qu'en Autriche elle est de 15 et en Bavière de 21 pour 100. Dans le canton de Glaris, contrée très indus- trielle, elle tombe à 1 pour 100. En résumé, le peuple suisse est donc celui qui se loge, s'habille, se nourrit le mieux, fabrique et exporte le plus, fait le plus grand com- merce, dépose le plus aux caisses d'épargne, vit le plus longtemps, envoie le plus exac- tement ses enfants à l'école, paie le moins d'impôts, entretient le moins de soldats et le plus d'instituteurs et compte le moins DE LA SUISSE, 233 de naissances illégitimes. Ce sont là sans contredit les indices d'une civilisation saine et d'un bon emploi des forces productives. Je me garde bien de ne voir ici que les effets d'une cause unique. Je sais trop ce que peut entre autres pour la liberté, et par suite pour la prospérité d'un peuple, l'émancipation religieuse, mais je ne puis m'empêcher de croire que le partage de la terre entre les mains de ceux qui l'exploitent et la prédominance de la vie rurale sont pour beaucoup dans les heureux résultats que l'on vient de constater. Il n'y a point de grande ville en Suisse. Bâle et Genève n'ont qu'une quarantaine de mille habi- tants chacune, Berne 50,000, Lausanne et Zurich 20,000 environ. On tombe ensuite à de petites cités beaucoup moins peuplées, quoique souvent très importantes encore par l'activité qui y règne. Comme la cen- tralisation est presque nulle et que la na- tion est formée d'une agglomération de communes souveraines, chaque localité forme un centre indépendant, et les popu- lations rurales sont à peu près aussi éclai- rées, aussi riches, aussi avancées sous tous so 334 ÉCONOMIE RURALE les rapports, que les populations urbaines. En pariant des guerres héroïques qui ont affranchi les Suisses au moyen âge, on a coutume de les appeler tin peuple de ber- gers. L'expression ne serait plus de mise depuis les merveilleux progrès qui ont fait de cette contrée alpestre le pays le plus in- dustriel de l'Europe. Cependant les tradi- tions de l'ancien état de choses exercent encore leur influence. L'industrie, à peu près partout combinée avec l'agriculture, s'est principalement fixée aux champs dans les cantons de Neufchatel, de Zurich, de Claris, de Saint-Gall, d'Appenzell, et, mal- gré le développement de la richesse, le caractère national a conservé les qualités solides de l'esprit campagnard : la pru- dence, l'économie, l'attachement aux an- ciennes coutumes. C'est ainsi que, sous les formes d'une démocratie radicale, se per- pétue un esprit conservateur qui sert de lest à la république au milieu des change- ments incessants que provoquent et faci- litent les institutions des divers cantons. Sans doute l'économie rurale en Suisse a encore beaucoup de progrès à faire, sur- DE LA SUISSE. 235 tout dans l'exploitation des terres arables ; mais ici, comme dans toute l'Europe, l'at- tention se tourne de ce côté. Les autorités cantonales instituent des primes, orga- nisent des concours, font des lois pour la conservation des forêts. Les associations agricoles, déjà au nombre de trente, se multiplient et deviennent plus actives. Les journaux d'agriculture, qui vont s'amélio- rant, vulgarisent les connaissances des pratiques rationnelles des autres pays, et préparent les réformes dont ils signalent la nécessité. Déjà trois écoles d'agriculture sont fondées : l'une à Altenryf, dans le canton de Fribourg, l'autre près de Zurich, la troisième à Mûri, en Argovie. Les tradi- tions d'Hofwyl, consacrées par le nom de Fellenberg, et les établissements oii, d'après l'admirable méthode de Wehrli, on joint à l'instruction scolaire le travail des champs, font pénétrer jusque chez les petits pro- priétaires les principes d'une bonne cul- ture appropriés aux circonstances locales. Dans un pays où l'habitant des campagnes non seulement sait lire, mais lit effective- ment, la routine cède plus facilement aux 336 ÉCONOMIE RURALE innovations heureuses, et les améliorations se généralisent parfois avec une rapidité inconnue ailleurs. Ici le capital ne man- quera pas à l'agriculture, car il n'existe pas de grande ville centrale qui aspire en son sein toutes les richesses du pays, et l'on ne croit pas qu'il soit d'une bonne économie d'employer les épargnes disponibles à créer des armements formidables, à bâtir des palais, à organiser des fêtes, et à fomenter le luxe sous toutes ses formes. Si dans le domaine de l'industrie, malgré les obsta- cles en apparence insurmontables que lui opposaient la nature et la jalousie aveugle ou étroite de ses voisins, la Suisse a su conquérir les marchés lointains de l'Orient et de l'Amérique, il est à croire que la même activité, la même intelligence, ap- pliquées à l'agriculture, y obtiendront des résultats aussi merveilleux et moins sou- mis aux vicissitudes cfu commerce étran- ger. Les progrès réalisés depuis vingt ans font bien augurer de ceux de l'avenir, et, grâce à la constitution de la propriété, l'augmentation du produit profitera à ceux qui l'auront fait naître. ANNEXE 20. ^ — ^ •(l) NÛKKOO 00 os ad.u, Na y ?^'' " 00 xiQuau iiviaa s " co j^ ■"~ ?' o l^ £S o •iviox 30 i Oi CO s 00 TO •S3U0J o S O 00 Cl s^ o oo oo^ ■saHAaH^ îS 00 -* si 00 ^ Oi ^ •SNOMOpi fO « ~~ s-» ^J^ ^ 50 •xarsA to 00 si 2 ^ 94 ■sj.iï)a s" S ~* 6-1 o oT ■^ ^ g •xavaaarx -* o o ^H ^ ro B-I^ iS oo" lO •saiiDVj^ O SI •»< !0 _ [^ — " 00 o •sxaiQw ia snnv s «*■ H A c T3 <0 C g "& 2 se ï TABLE DES MATIÈRES RAPPOBT DE M. LEONCE DE LA.VERGNE SUR L ECONOMIE RURALE DE LA NÉERLANDE. ÉCONOMIE RURALE DE LA LOMBARDIE La terre, le climat, ei les lacs. — Les routes. — Les impôts. — L'industrie. — Les produits du sol ; les céréales, le riz , le vin , le fromage , la soie. — Valeur des produits. — Répartition des cultures. — La rente, la valeur de la terre et la dette hypothécaire 41 II Les trois régions agricoles. — La région des mon- tagnes. — Morcellement du sol. — Contratti di livello. — Pastori et mandriani. — Le déboisement : 242 TABLE DES MATIERES. vente des communaux. — Pu'gion des collines. — Prix des terres. — Le mûrier. — Récoltes dérobées. — Le métayage. — Ilassari et pigionanti. — Région des plaines. — Rizières. — Le maïs. — Les prairies. — Les grands fermiers. — Le Casaro et la condition des ouvriers agricoles 69 III Résultats comparés de la petite et de la grande culture. — Des contrats agraires. — Le métayage, ses avan- tages et ses inconvénients. Il se modifie aux dépens du cultivateur. — Le bail à ferme. — Nombre des propriétaires. — Organisation démocratique de la commune. — Garanties de liberté 107 ÉCONOMIE RURALE DE LA SUÏSSE Les trois zones de culture, leur altitude et leur for- mation géologique. — La zone alpestre. — Refroi- dissement. — Diminution des pâturages. — Les alpes à vaches et à moutons. — Les prairies des vallées et les irrigations. — Le chalet. — La flore des pâturages alpestres. — Le fohn 145 II La région des foiêts. — he phius mugho, — L'arole. — Le mélèze. — L'épicéa et le pin argenté. — Les TABLE DES MATIÈRES. 243 arbres à feuilles caduques. — Produit des forêts. — Punestes effets du déboisement. — Le Banmcald. — La région de la charrue. — Les doubles récoltes. — Étendue et produits des vignobles. — Les fruits et le mod 173 III Le bétail. — Le produit du sol. — Répartition de la propriété. — Le paysan propriétaire. — Prix de vente de la terre. — Aisance de la population rurale. — Importance du commerce exlérieur. — L'industrie à la campagne. — Les écoles d'agriculture . . . 219 Annexe 237 FIN Laveleye, imile Louis Victor, baron de ^ La Lorabardie et la Suisse PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET PNIVERSITY Of TORONTO UBR^?SÎ