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LA

MALADIE DE PASCAL

ÉTUDE MÉDICALE ET PSYCHOLOGIQUE

LA

MALADIE DE PASCAL

ÉTUDE MÉDICALE ET PSYCHOLOGIQUE

PAR

Le Dr P. JUST-NAVARRE

Communication

faite à l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon

dans les séances de Juin et Décembre 1910.

LYON

A. REY, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE

4, RUE GENTIL, 4 1911

1901 . A/37

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lamaladiedepascaOOnava

Plan-che 1. La gravure d'Edelinck a la préférence de M. A. Gazier. Nous donnons pelle de Gissey, qui ne figure pas dans l'Iconographie de Port -Royal, et aussi parce qu'elle nous parail d'un réalisme supérieur.

J

Planche II. M. Gazier a liien voulu nous autoriser ii reproduire le masque mortuaire sous ses deux aspects. La face est nettement asymétrique, mais dans la mesure le sont toutes les faces humaines expressives.

CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL

Je ne sais lequel m'est profitable de la santé ou de la maladie...,

(Prière pour le bon usage des maladies.)

Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies; elles nous gâtent le jugement et les sens ; et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n'y fassent im- pression à leur proportion.

(BiuiNscHvicG, 82, 370).

LA MALADIE DE PASCAL

ÉTUDE MÉDICALE ET PSYCHOLOGIQUE

CHAPITRE PREMIER

PREMIERES ETAPES DU MAL

Durant les soixante-dix années qui suivirent la mort de Pascal, ceux qui l'avaient connu et les générations d'après furent unanimes dans l'admiration de ce beau génie. Voltaire le premier traita Pascal de « misanthrope sublime1 » et, à sa suite, quelques philosophes de l'Encyclopédie, Condorcet et son thuriféraire Naigeon ~.

La Mettrie est le premier des médecins qui a qualifié

1 « J'ose prendre le parti de l'humanité contre ce misantrope sublime : j'ose assurer que nous ne sommes ni si méchans, ni si malheureux qu'il le dit. » (Vingt-cinquième lettre, .Sur les Pensées de M. Pascal.) Les Lettres philosophiques ont été écrites de 1728 à 1 7.Î4- (Lettres philosophiques, par M. de V... A Amsterdam, chez E. Lucas, « au Livre d'Or », Paris, F. et R. Josse, 1734, in-8 de 124 P-> plus 56' p., cotées de 1 à 57, pour la vingt- cinquième Lettre.)

2 Naigeon, le singe de Diderot, m'a toujours paru un de ces solennels imbéciles, comme la première révolution en a tant produit, à qui s'ap- plique le mot cinglant de E. Faguet (je crois) : « Le châtiment de Voltaire est d'être devenu le dieu des imbéciles ».

J. N. 1

H LA MAI uni DE PA8C M

Pascal de fou. La citation1 que nous en faisons suffira aux médecins actuels pour juger de la valeur scientifique de L'attaque. Klle porte en elle-même sa réfutation.

En i84o\ Prosper Paugère venait de faire paraître les originaux des Pensées et des manuscrits des Guerrier ; Lélut, médecin de la Salpêlrière, membre de l'Institut (Sciences morales et politiques), documenté par Faugère et guidé par Cousin, fil paraître Y Amulette de Pascal2. La haute situation de ce médecin donna à ce mémoire un grand retentissement. Pour Lélut, Pascal était un mélancolique hypocondriaque, et les lésions trouvées à l'autopsie de son cerveau lui « parais- saient avoir constitué un double ramollissement local de sa substance, dans lequel ou autour duquel se serait fait quelque épanchement de sang ».

La question sommeilla jusqu'en 1899. A cette époque parurent dans les Annales médico-psychologiques, deux mémoires : le premier, de M. le Dr Albert Regnard, sur le thème plus général Génie et Folie, examinait le cas parti- culier de Pascal3 et concluait : « Quant à la nature de la

1 Œuvres philosophiques de M. de la Mettrie. A Amsterdam, MDCCLXXI V. 3 vol. in-12, t. III. L'Homme machine, p. 48- Texte : « ... S'ils sont déchirés par la mémoire même de leurs actions, pourquoi effrayer l'imagination des esprits faibles par un enfer, par des spectres et des pré- cipices de feu, moins réels encore que ceux de Pascal. » En note: h Dans un cercle ou à table, il lui fallait toujours un rempart de chaises, ou quelqu'un dans son voisinage du côté gauche, pour l'empêcher de voir des abymes épouvantables, dans lesquels il craignait quelquefois de tomber, quelque connaissance qu'il eût de ces illusions. Quel effrayant effet de l'imagination, ou d'une singulière circulation dans un lobe du cerveau! Grand homme d'un côté, il était à moitié fou de l'autre. La folie et la sagesse avaient chacune leur département, ou leur lobe, séparé par la faux. De quel côté tenait-il si fort à MM. de Port-Royal? »

2 V Amulette de Pascal, pour servir à l'histoire des hallucinations, par F. Lélut, membre de l'Institut, médecin en chef de la troisième section des aliénés de l'hospice de la Salpctrière. A Paris, J.-B. Baillière, in-8, 371 p., 1846.

3 Dr Albert Regnard, Génie et Folie (Annales médico-psychologiques, p. 26 et sqq, 1899.

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL 9

maladie, il paraît s'être agi d'un cas de monomanie reli- gieuse — ou délire partiel d'ordre religieux avec hallu- cination chez un héréditaire, chez un hystérique, dirait Charcot. »

Peu après paraissait le mémoire de M. le Dr Binet- Sanglé1, qui déclarait Pascal atteint et convaincu de neurasthénie grave.

Depuis dix ans, les travaux des pascalisants se sont multi- pliés ; quelques documents nouveaux, quelques leçons nouvelles ont été mis au jour. Un très grand nombre de ces travaux ont paru dans la Revue d'Histoire littéraire de la France. Des érudits, de 'la valeur de MM. G. Michaut, G. Lanson, A. Gazier, L. Brunschvicg et de tant d'autres collaborateurs de cette Revue, ont mis leurs soins à nous donner des textes de plus en plus dépouillés des fautes de lecture des nombreuses éditions antérieures; des critiques, tels que MM. Boutroux et V. Giraud, nous ont fait pénétrer, de plus en plus avant, dans la pensée de Pascal et nous ont montré les multiples faces de son génie. Aidé de tous ces documents, mais surtout de Pascal lui-même, nous avons entrepris de reviser le procès, injuste selon nous, que les médecins aliénistes ont fait à son génie.

I. L'Observation.

Le seul moyen médical de porter un jugement sur la maladie de Pascal, qui ait quelque chance de n'être point fantaisiste, c'est de dresser son observation. Si cette obser- vation était, d'un bout à l'autre, médicale, et si elle était suivie d'un procès-verbal médical d'autopsie, la vérité appa- raîtrait d'elle-même. Ce ne peut être le cas de Pascal : d'abord, parce que nous n'avons que des récits de personnes

1 La Maladie de Biaise Pascal (Annales médico-psychologiques, 1899, p. îjjetsqq.)

m la MALADIE l>l PASCAI

étrangères à la médecine; en second lien, parce que l'autopsie pratiquée, mais non recueillie par des médecins, se perd en détails oiseux et est incomplète. Nous en sommes réduits, pour cette reconstitution, aux renseignements tournis par Gilberte Périer, Jacqueline Pascal, Marguerite Périer, Bœurs et nièce de Biaise, aux rares indications de Pascal lui-même, au Recueil d'Ulrecht, et à quelques mentions incidentes et éparses.

Aîné dune famille de six enfants, Etienne Pascal, père de Biaise, en i588, mort le 24 septembre i65i, a vécu une vie normale de soixante-trois ans, sans autre maladie, avant la dernière, qu'une luxation de la hanche ou, plus pro- bablement, une fracture du col du fémur, suite d'une chute sur la glace. Etienne était fils de Martin, receveur des tailles, puis trésorier de France, lequel avait épousé une demoiselle Pascal (de Mons), descendant peut-être d'un ancêtre commun. Jean Pascal, père de Martin, était un bon bour- geois de Clermont, marchand de papiers en gros, qui fut élu échevin de sa ville. La consanguinité du mariage de Martin Pascal, étant contestée, nous ne relevons rien d'anormal dans l'ascendance paternelle de Biaise.

En 1 616, Etienne Pascal épousa Antoinette Begon et en eut, en quelques années, quatre ou cinq enfants : Anthonia et peut-être un autre fils, morts en bas âge ; Gilberte, dame Périer, née le 3 janvier 1G20, morte à Paris, le 25 avril 1G87, âgée de soixante-sept ans ;

Biaise, le 1 g juin 1623, mort à Paris le 19 août 1662;

Jacquette ou Jacqueline, née le 4 octobre 1625, morte à Port-Royal, le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans.

Antoinette Begon mourut jeune, en 1626, à l'âge de vingt-six ans. Le Recueil d'Utrecht nous dit, d'après Marguerite Périer : » Elle avait aussi beaucoup d'esprit et elle était très pieuse et très charitable. » C'est malheureu-

PHEMIERES ETAPES DU MAI 1 I

sèment tout ce que nous savons d'elle. Il est à présumer que la tare physique des enfants d'Etienne leur vint du côté maternel. Sa famille était originaire de Gerzat et de souche rurale. Elle était née à Glermont, d'un marchand bourgeois, de la paroisse de Saint-Adjutor, au faubourg des Gras (E. Jaloustre).

La lare se retrouve dans les enfants de Gilberte : Etienne Périer meurt à trente-huit ans; Jacqueline, à cinquante et un ans; Marie, à deux ans ; Biaise Périer, à trente et un ans ; Louis (l'abbé), à soixante-deux ans ; Marguerite1 seule atteignit l'âge avancé de quatre-vingt-sept ans.

Quelle est la maladie qui fauche ainsi les jeunes d'une fa- mille et rend les autres valétudinaires? On peut déjà la soupçonner a priori.

Un mot tout d'abord sur nos principaux témoins eux- mêmes. Nous serons ainsi avertis du degré de créance que méritent leurs dires et leurs appréciations et, en passant, nous connaîtrons quelques particularités sur leur tempé- rament et leur santé.

Ils sont quatre : Gilberte Périer, Jacqueline Pascal, Marguerite Périer et Pascal lui-même.

Gilberte paraît avoir hérité le sens droit et calme de son père Etienne; c'est un témoin de premier ordre. Sa nar- ration est claire, toujours exempte d'exagérations. Elle est précise, pondérée, réfléchie, attentive ; elle donne des dates le plus souvent exactes. Jacqueline l'appelle « ma fidèle ». M. Gazier a pu, sans exagération, la traiter d' « incompa- rable femme ». Elle a négligé volontairement des détails qui lui paraissaient oiseux, insuffisamment établis, ou sujets à contestation, tels que l'histoire de bonne femme leveuse de

4 Les dates données par Marguerite Périer sont presque toutes diffé- rentes de celles-ci et erronées. Marguerite a toujours fait preuve de plus d'imagination que d'exactitude. Tous ses récits sont émaillés d'à peu près,

l i LA MALADIE DE PASCAL

sort, recueillie par Marguerite. Sa piété est profonde, comme celle de toute cette famille; mais elle ne la faisait point passer avant ses devoirs d'état. Un passage de la Vie de i'.iscal est, à ce point de vue1, très caractéristique. Elle fut baptisée le 3 janvier 1620, se maria à vingt et un ans. « Ede était belle, bien faite et avait beaucoup d'esprit •> (Marguerite Périer). Elle eut de Florin Périer, son cousin, six enfants : Etienne, en avril 1642, mort le 1 1 mai 1680: Jacqueline", née en 1 644» morte le <j avril 1 G < ) ~> : Marguerite, née le 6 avril [646, morte le 14 avril 1 ^33 : Marie, née en 1647, morte à deux ans; Louis (l'abbé Périer), le •27 septembre i65i, mort le i3 octobre 1713, et Biaise, en août i653, mort le i5 mars iG84- Quelques-unes de ses couches paraissent l'avoir mise en danger. Mais après une carrière de digne et sage mère de famille, elle meurt de mort subite, le 25 avril 1684, âgée de soixante-sept ans et quatre mois. Un portrait de Gilberte, conservé à l'hôpital de Glermont et publié par M. Jaloustre, nous la montre avec quelques traits du visage de son frère Biaise.

Jacquette ou Jacqueline, née le 5 octobre 1623, mourut religieuse de Port-Royal, le 4 octobre 1661, âgée de trente- six ans. Très intelligente, très précoce, d'une imagination vive, elle rima de bonne heure, sans pour cela qu'on puisse la croire poète3. En i638, elle eut la petite vérole et « en

1 « 11 eut bien voulu que je me fusse consacrée à leur rendre unseryice ordinaire (aux pauvres)... Il m'y exhortait avec un grand soin et à y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela ne me détour- nât du soin de ma famille... » fMmo Périer, Vie de Pascal).

Marguerite Périer dit de sa sœur Jacqueline : << Elle a toujours vécu dans un très grand éloignement du monde et continuellement accablée de maladies. Elle était d'une humeur fort sérieuse et même assez particu- lière. Elle ne voyait personne. Toute son occupation était délire et prier » (Mémoires de Marguerite Périer).

3 Bien qu'elle ait remporté, ou à cause qu'elle a remporté, à l'âge de quatorze ans, « le prix de vers, qui se donne chaque année le jour de la

PREMIÈRES tTAPES DU MAL l3

resta toute gâtée ». Elle était menue, frêle et « de fort petite taille... Quoiqu'elle mangeât des mêmes viandes que nous, c'était néanmoins en si petite quantité que, comme elle restait d'un tempérament fort délicat, elle diminua par ses forces et ruina son estomac... » (Gilberte). D'une piété ardente, depuis 1646, époque de la conversion de la famille Pascal au jansénisme, elle n'eut point, dès lors, d'autre désir que celui du cloître, elle entra, après la mort de son père, malgré une certaine opposition de Biaise, le 4 janvier i65a. Jacqueline et Biaise ont beaucoup de points communs : tous deux sont très intelli- gents et très précoces ; tous deux sont de tempérament délicat ; tous deux ont des troubles digestifs ; tous deux sont émaciés, tous deux sont d'une piété que l'on pourrait qualifier d'excessive ; tous deux enfin, et c'est un point important, ont été atteints de maladies diverses d'appa- rence, mais que les médecins connaissent pour pousser sur le même terrain tuberculisable : le carreau et la variole. Marguerite Périer est la seule macrobienne de cette famille, l'on meurt jeune. Elle naquit en 1646, de Florin Périer et de Gilberte Pascal, « qui étaient cousins germains et fils des deux sœurs » ; elle entra comme pensionnaire à Port-Royal, à la fin de i653. Le 24 mars i656 est le grand jour de sa vie : par le miracle de la Sainte Epine1, elle est

Conception à Rouen, l'on envoie de toute la France des pièces de poé- sies ». (Rec. d'Utr., p. 248). Nous n'avons de Jacqueline Pascal qu'un por- trait de Port-Royal (sœur Sainte-Euphémie), reproduit par M. Gazier; rap- proché du portrait à la sanguine de Biaise Pascal par Doraat, la ressem- blance est manifeste.

1 Ce que fut Marguerite Périer enfant, nous ne pensons pas pouvoir en donner une meilleure idée qu'en relatant ici le miracle de la Sainte Epine, d'après le Recueil d'Uirecht, p. 283 et sqq.

La relation de Jacqueline Pascal vaut d'être citée dans ses passages essentiels : « Vendredi 24 mars i656. M. de la Potherie, Ecclésiastique, envoya céans à nos mères un fort beau Reliquaire, est enchâssé dans

i \ LA MAI uni; DE PA8< m

guérie d'une fistule lacrymale, ancienne drju. après une adoration et l'attouchemenl de celle relique. Klle fut peinte el représentée devant la Sainte Epine et le tableau est resté

un petit .lu- il de vermeil un éclal d'une Epine de la ainte Couronne. Afin que toute notre Communauté eul la consolation de le voir avant qui; de le rendre, on le mit sur un petil autel... el toutes les Sœurs l'allerenl baiser à genoux... après quoi tous 1. j allèrent L'une après l'autre. Ma

Sœur Flavie leur Maîtresse voyant approcher Margot qui en étoit tout proche, lui lit signe de faire loucher son oeil, et elle-même prit la sainte Relique et l'y appliqua sans réflexion. Chacun s'étant retiré, on la rendit à M. de la Pothei ie

« Sur le soir, ma Sœur Flavie, qui ne pensoit plus à ce qu'elle avoit fait, il qui disoil à une de ses petites sœurs : « Monveil est guéri; « il ne me fait plus de mal. » Ce ne fut pas une petite surprise pour elle; elle s'approcha et trouva que celte enflure du coin, qui etoit le matin grosse comme le bout du doigt, fort longue et fort dure, n'y étoit plus du tout, et que son œil qui l'aisoit peine à voir avant l'attouchement de la Relique, parce qu'il étoit fort pleui-eux, paroissoit aussi sain que l'autre, sans qu'il fut possible d'y remarquer aucune différence. Elle le pressa, et au lieu qu'auparavant, il en sortoit toujours de la boue, ou au moins de l'eau bien épaisse, il n'en sortit rien non plus que du sien propre... Elle ne s'en pro- mil rien néanmoins et se contenta de dire à la Mère Agnès ce qui en étoit, attendant que le tems fit connoitre si 13 guérison est aussi véritable qu'elle paroi I.

« La mère Agnès eut la bonté de me le dire le lendemain et comme on n'osoit espérer qu'une si grande merveille se fût faite en si peu de tems, elle me dit que si la petite conlinuoit à se bien porter et qu'il y eût appa- rence que Dieu la voulût guérir par cette voie, elle prierait bien volontiers M. de la Polherie de nous refaire la même faveur qu'il nous avoit faite en prêtant la Relique, pour achever le Miracle. Mais jusqu'ici il n'a pas été nécessaire, car encore qu'il y ait huit jours que cela soit passé... il n'y ;> pas en elle la moindre trace de son mal...

« M. Dalencé (Martin Dalencé, chirurgien), a vu Margot et a jugé la guérison pleine et miraculeuse ; mais il a remis à huit jours pour en assu- rer... »

Voilà le fait : la guérison ne fut point instantanée. Dans une lettre suivante, Jacqueline dit que les médecins et chirurgien Renaudot, Desmarets et Dalencé avaient constaté antérieurement « qu'elle avait non seulement le coin de l'œil, mais le dessous et la joue visiblement enflés... » ; or, si tout cela avait disparu instantanément, à l'attouchement de la Re- lique, Marguerite, ses compagnes, ou les Sœurs s'en fussent aperçues, soit immédiatement, ou en sortant de la chapelle, ou dans la cour de récréa- tions.

Peut-être ne s'agissait-il que d'une tumeur lacrymale '.' Probablement

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL l5

longtemps à Port-Royal. Elle en sortit en i665 et vécut « en religeuse dans la maison paternelle, comme l'étaient autrefois les Vierges consacrées à Dieu dans les premiers

sur l'avis d'un chirurgien de ses amis, Sainte-Beuve a soupçonna qu'il pourrait bien, en effet, ne s'être agi que d'une tumeur lacrymale. Il avait été frappé, comme nous le sommes nous-même, du temps de réflexion qu'a nécessité l'affirmation du fait miraculeux et du peu d'importance que Sœur Flavie attacha tout d'abord au conlact de la Relique avec le mal, puisqu'elle ne prit point la peine de s'assurer du résultat immédiat.

Quand le chirurgien Dalencé vint, sept jours après, visiter Marguerite Périer, sa surprise est gentiment racontée par Jacqueline et je lui laisse la parole, parce que, sous sa plume, c'est délicieux :

" M. Dalencé est venu le 'Si au matin ; on la lui a présentée sans lui rien dire. 11 s'est mis à la regarder de tous côtés, sans lui rien dire ; il lui a pressé l'oeil ; il lui a fait entrer sa spatule dans le nez, et à tout cela il était bien étonné de ne rien trouver du tout. On lui a demandé s'il ne se sou- venait pas du mal qu'il avail vu ; il a répondu bien naïvement : C'est ce que je cherche, mais je ne le trouve plus. Je l'ai prié de regarder dans la bouche. Il l'a fait; il y a porté sa spatule, et il a si peu trouvé qu'il s'est mis à rire et a dit : Il n'y a rien du tout. Sur cela, ma Sœur Flavie lui a dit ce qui s'était passé. Il le lui a fait répéter plus d'une fois, car c'est un homme fort sage et prudent ; et après avoir écouté paisiblement et demandé si cela s'en était allé sur le champ, et l'enfant même ayant répondu qu'oui, il a dit qu'il donnerait, quand on voudrait, son atteslation qu'il était im- possible que cela se fût fait sans Miracle. »

On surprend ici la genèse de la légende de la guérison instantanée, et l'enfant qui ne s'était aperçue que le soir de l'affaissement de sa tumeur, est bien aise, sept jours après, d'entrer dans le rôle de miraculée.

Le miracle de la Sainte Epine fut suivi de beaucoup d'autres, dont on ne se souvient plus. Port-Royal ne manqua pas de leur donner cependant toute la publicité possible; Dieu favorisait évidemment la sainte maison. Si les Cinq Propositions avaient eu encore des adhérents, après la condam- nation de Rome, Dieu n'aurait pas manqué de se retirer de « ce nid de l'erreur ».

Au reste les temps étaient aux miracles et non seulement les fervents catholiques, mais tous, grands et petits, des xviE et xvii0 siècles, étaient avides de merveilleux, portés à la croyance de l'intervention incessante de l'action divine dans les affaires humaines.

Etienne Pascal, le savant, le magistrat à l'esprit pondéré et géomé- trique, croyait à la sorcière, qui devait lever le sort jeté à son fils Biaise, et, si l'on se reporte à l'une des lettres de M, de Brienne à Mrao Périer (16 novembre 1668), on y lit :

« On m'a dit que vous saviez des histoires admirables de songes, sorti- lèges, apparitions. J'en fais un petit recueil et je voudrais que vous puis-

l6 I.a MALADIE Dl PASCAL

siècles » (Recueil d'Ulrechl., p. 343), s'occupant d'œuvre9 pieuses, brodant des voiles de calice et des nappes d'autel. Elle se fixe définitivement àClermonl pour remplacer auprès

siez voir ce que j'ai déjà écrit. Je ne mets rien dans mon livre que de très

exact et de très vrai et le plus circonstancié que je puis Toutes ces

choses, lorsqu'elles sont véritables, sont de grandes preuves de la reli- gion.

<( Faites-moi, à propos de cela, faire une copie du billet qu'on trouva sur M. Pascal, dont M. de Roannez m'a parlé, figuré comme il est, feu, fiai jour de Saint Chrysogone, etc. Je serais bien .use de l'avoir »

Pour en revenir au miracle de la Sainte Epine, s'il éLait prouvé qu il s'agissait très nettement d'une fistule lacrymale, sa guérison spontanée, même non instantanée, en huit à dix heures, constituerait vraiment un fait inouï. Mais la simple tumeur lacrymale peut s'affaisser très rapide- ment , en quelques heures, par l'ouverture spontanée et se réparer très rapidement aussi, en quelques jours, chez un enfant.

Nous devons toutefois à l'impartialité de reproduire ici la pièce qui a pu donner à Port-Royal la certitude du miracle. Sa bonne foi est donc hors de cause.

Les Médecins et Chirurgiens, qui avaient eu connaissance de la maladie et qui étaient des plus fameux [en note : MM. Charles Bouvard, premier médecin du Roi, Jean Iiamon, Isaac et Eusèbe Renaudot, Médecins; et Pierre Cressé, Martin Dalencé et Etienne Guillard, Chirurgiens], donnaient, le 14 avril [i656), leur certificat, ils disent qu'ils ont « vu plusieurs et diverses fois, séparément et ensemble, la Damoiselle Marguerite Périer, laquelle ils ont trouvée malade et incommodée depuis trois ans et demi, d'un ^Egilops ou fistule lachrymale en l'œil gauche, de la grosseur d'une noisette, avec intempérie de la peau et inondation, la matière sanieuse sortant par l'œil, le nez et le palais, tellement fœtide et puante qu'on était contraint de la séparer des aulres Pensionnaires, encore qu'elle eût été pansée et traitée pendant dix- huit mois, sans aucun bon succès, le mal allant toujours en empirant ; jusqu'à ce que l'ayant derechef visitée depuis trois semaines, immédiatement après les symptômes susdits, lorsque bui- vant leur résultat on était prêt d'y apporter les derniers remèdes, ils l'avaient trouvée, et séparément et ensemble, comme ils la trouvaient encore à présent, entièrement guérie non seulement de la fistule lachry- male, mais aussi de la carie des os, de la puanteur qui l'accompagnoit, et de tous les autres accidents qui en étaient inséparables ; et comme cette guérison faite ainsi en un instant, d'une maladie de cette importance, ne peut être qu'extraordinaire, de quelque façon qu'on la veule (sic) prendre, ils estiment qu'elle surpasse les forces ordinaires de la nature et qu'elle ne s'est pu faire sans Miracle : ce qu'ils assurent être véritable ».

Mais ce qui a achevé de nous mettre en garde, c'est le récit que fait du même événement la mère Angélique, un mois et demi après environ

PREMIÈRES ETAPES DU MAL 17

de son frère l'Abbé, sa sœur Jacqueline, morte le 9 avril i6g5. L'abbé Périer meurt à son tour le i3 octobre 17 1 3. Elle survécut à tous les siens '.

(commencement de mai i656) (Sainte-Beuve, P.-R., t III, p. 174); elle écrit : « Comme ce vint aux Pensionnaires, leur maîtresse prit le Reli- quaire, de peur qu'elles ne le fissent tomber; et comme une petite de dix ans s'approcha, qui avait un ulcère lacrymal si grand qu'il lui avait pourri

l'os du nez il vint à cette religieuse une pensée de dire à cette enfant :

« Ma fille, priez pour votre œil »; et faisant toucher la Relique, au même moment, elle fut guérie. A quoi on ne pensa point pour tout à l'heure, chacun n'eut attention qu'à la dévotion de la Relique. Après la cérémonie, cette enfant dit à une de ses petites soeurs : « Je pense que je suis guérie. » Ce qui se trouva si vrai, qu'on ne pouvait reconnaître auquel de ses yeux avait été le mal. »

Une dernière remarque, Sœur Flavie, la maîtresse des Pensionnaires avait le plus vif désir de se rendre utile ; plus tard, on parle des services qu'elle avait rendus à la Communauté; mais on l'accuse d'ambition, de vouloir devenir abbesse, on va jusqu'à parler de ses trahisons (Rec. d'Ut., p. 5o3).

Cette note était écrite quand il m'est tombé sous les yeux une note de

l'ouvrage de Strowski, il dit de Marguerite Périer : « Je l'ai si

souvent trouvée trompée et trompeuse. »

M. Elie Jaloustre a consacré à Marguerite Périer (Une nièce de Pascal, Marguerite Périer, d'après des documents inédits, Clermont, Louis Bellet, in-8, 76 p., 1901), une étude très documentée. Un portrait, publié dans cette plaquette, sur une mauvaise peinture de 1664, nous la montre à l'âge de dix-huit ans, en habit de novice de Port-Royal. Le haut du visage est beau et les yeux grands ; mais leur expression est celle d'une personne nerveuse ; la bouche, autant qu'on en peut juger, est petite, mais les lèvres manquent de sinuosité et de douceur; le menton paraît légèrement avalé. La loi de l'aumône, qu'il ne faut pas confondre toujours avec la charité, fut fidèlement observée par Marguerite Périer ; elle vécut avec une stricte économie et, fidèle à l'esprit de sa famille, elle attribua presque tout son bien en fondations pieuses et aux pauvres de l'Hôpital général de Cler- mont ; les quelques legs qu'elle fit, en outre, étaient autant d'aumônes dé- guisées pour la plupart. Les Pascal et les Périer furent toujours très secourables. Son testament est celui d'une personne qui, dans les affaires terrestres, possède une raison nette et une volonté très affirmée; ce qui n'est pas incompatible avec une grande imagination et un mysticisme profond. Ce n'est point à Lyon qu'on pourrait nier l'alliance de ces qualités opposées en apparence.

1 De mars 1700 à février 1702 (E. Jaloustre), elle remplit les fonctions de gouvernante des filles-servantes de l'Hôtel-Dieu de Clermont. Elle paraît avoir été très charitable, mais peut-être d'une humeur un peu réche, et

|S LA MALADI1 DE PASCAL

« Quelques années avanl sa mort, elle devint percluse de ses jambes, en sorte qu'elle était obligée de garder la maison, ne sortant que les fêteset dimanches, portée dans une chaise » (Recueil cTL'lrechl, p. 4°2)- H esl aisé de préciser. Le testament de Marguerite Périer, publié par M. Jaloustre, sur l'autographe conservé aux Archives hospitalières de Clermont, porte au début: « ...Etant dans une infirmité actuelle depuis plus de dix-huit mois...», et il est daté du « quatrième décembre mil sept cent vingt ». Or, elle mourut le 14 avril IJ33, âgée de quatre-vingt-sept ans. Elle est donc restée quinze ans percluse, juste le même temps que son oncle, Biaise Pascal, et probablement pour la même cause, le rhumatisme chronique.

Marguerite Périer est inexacte ; ses souvenirs qu'elle croit précis, sont des à peu près, souvent auréolés par sa foi ardente, fortement teintée de jansénisme. Je renvoie à la note sur le miracle de la Sainte Epine et aux nombreuses rectifications que signale M. L. Brunschvicg (Œuvres de Pascal, t. I).

Notre quatrième témoin est Biaise Pascal lui-même. Mais il s'est souvenu que « le moi est haïssable » ; il n'a fait men- tion de sa santé qu'à de très rares intervalles et d'une façon très discrète, au moins dans la correspondance que nous avons de lui. Son rare témoignage est de premier ordre, car il aima k vérité avec passion, et, en deux circonstances, il nous a paru décisif.

Nous suivrons l'ordre chronologique, donnant la parole successivement à tous nos témoins1.

[1625] Récit de Margueritb Périer. Lorsque M. Pascal eut un an

janséniste très tenace. La mansuétude de Massillon aplanit les difficultés de ses derniers moments (E. Jaloustre).

1 Les lectures sont celles de MM. Brunschvicg et Gazier. Nous avons suivi l'orthographe actuelle presque partout.

PREMIERES ETAPES DU MAI. ig

(Mme Périer dit deux ans), il lui arriva une chose très extraor- dinaire il arriva que cet enfant tomba dans une langueur semblable

à ce que l'on appelle à Paris tomber en charlre; mais cette langueur était accompagnée dedeuxcirconstances qui ne sont point ordinaires : l'une, qu'il ne pouvait souffrir de voir de l'eau sans tomber dans des transports d'emportements très grands; et l'autre, bien plus étonnante, c'est qu'il ne pouvait soulfrir de voir son père et sa mère proches l'un de l'autre : il souffrait les caresses de l'un et de l'autre en particulier, avec plaisir ; mais aussitôt qu'ils s'approchaient, il criait, se débattait avec une violence excessive ; tout cela dura plus d'un an et durant lequel le mal s'augmentait ; il tomba dans une telle extrémité qu'on le regardait comme prêt à mourir l.

On le garda donc ainsi, mon grand-père et ma grand'mère toujours présents, ne voulant s'en fier à personne; ils entendirent sonner toutes les heures et minuit aussi sans que l'enfant revînt. Enfin, entre minuit et une heure, plus près d'une heure que de minuit, l'enfant commença à bailler; cela surprit extraordinairement : on le prit, on le réchauffa, on lui donna du vin avec du sucre; il l'avala ; ensuite la nourrice lui présenta le teton, qu il prit sans donner néanmoins des marques de connaissance et sans ouvrir les yeux ; cela dura jusqu'à six heures du matin qu'il commença à ouvrir les yeux et à connaître quelqu'un. Alors, voyant son père et sa mère l'un près de l'autre, il se mit à crier comme il avEfit accoutumé; cela fit voir qu'il n'était pas encore guéri, mais on fut au moins consolé de ce qu'il n'était pas mort, et environ six à sept jours après, il commença à souffrir la vue de l'eau. Mon grand-père arrivant de la messe, le trouva qui se divertissait à jeter de l'eau d'un verre dans un autre, dans les bras de sa mère; il voulut alors s'approcher, mais l'enfant ne put le souffrir, et peu de jours après il le souffrit, et en trois semaines de temps cet enfant fut entièrement guéri et remis dans son embonpoint, et depuis il n'eut jamais aucun mal.

1 Marguerite Périer nous raconte à ce sujet une histoire de sorcière, leveuse de sort, à qui son grand-père Etienne Pascal se serait adressé pour désensorceler son fils. Nous ne retiendrons de cette histoire que le fait d'une certaine crédulité de la part d'un esprit aussi ferme d'apparence que celui d'Etienne Pascal, à la fois magistrat distingué et bon géomètre, capable de discuter avec Descartes, Fermât et Roberval. Quand donc on vient suspecter la mentalité de Biaise Pascal, parce qu'il a cru un peu aisé- ment au miracle de la Sainte Epine et au pouvoir des Reliques, on fait une erreur de jugement, en l'arrachant de son siècle, de sa famille, de son milieu, pour l'apprécier comme on ferait de l'un de nos contemporains.

20 I \ \i \i \ i . 1 1 : DE PASCAL

[i63j] RÉCIT de M"* Pbhjbr. Une foi^ entre autres, quelqu un ayant, sans y penser, frappé à table un plat île faïence avec un couteau il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela s'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le portant à en faire beaucoup d'autres sur les sons, il y remarqua tant de choses, qu'il en fit un traité à 1 âge de onze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné

Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès

qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des ligures infailliblement justes, il se mit lui-même à

rêver à ses heures de récréation il poussa ses recherches si avant

qu'il en vint jusques à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Kuclide

[i63g] 11 trouvait dans cette science la vérité qu'il avait toujours

si ardemment recherchée Il y avançait tellement, qu'à 1 âge de

seize ans il fit un Traité des Coniques1

[i64i] H (Etienne Pascal) ne s'aperçut pas que les grandes et conti- nuelles applications d'esprit dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé ; et, en effet, elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchaient pas de continuer toujours dans ses occupations ordi- naires; de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans, qu'il inventa cette machine d'arithmétique

[ 1 644] Mais cette fatigue et la délicatesse se trouvait sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous a dit quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans, il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ses incom- modités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait inconti- nent à chercher quelque chose de nouveau .

Il avait jusqu'alors été préservé, par une protection particulière de la Providence, de tous les vices de la jeunesse; et ce qui est encore

1 Chronologie (d'après L. Brunschvicg.) 1640. Essai sur les coniques. 1642-1645. Machine arithmétique.

1645. Lettre dédicatoire de la machine arithmétique au chancelier Séguier.

1646. Conférences sur le vide à Rouen.

PREMIERES ETAPES DV MAL 2 1

plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la Religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles, et il m'a dit plu- sieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la Religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison l.

[Maladie de 1647] Récit de Marguerite Périer. Pendant que mon grand-père était encore à Rouen, M. Pascal mon oncle, qui vivait dans cette grande piété qu'il avait lui-même inspirée à toute la famille, tomba dans un état fort extraordinaire, qui était causé par la grande application qu'il avait donnée aux sciences; car les esprits étant montés trop fortement au cerveau, il se trouva dans une espèce de paralysie depuis la ceinture en bas, en sorte qu'il fut réduit à ne marcher qu'avec des potences; ses jambes et ses pieds devinrent froids comme du marbre, et on était obligé de lui mettre tous les jours des chaussons trempés dans de l'eau-de-vie pour tâcher de faire revenir la chaleur aux pieds. Cet état les médecins le virent, les obligea de lui défendre toute sorte d'application ; mais cet esprit si vif et si agissant ne pouvait pas demeurer oisif .

j 1647] Récit de Mme Périer'. Mon frère avait pour lors vingt-quatre ans, ses incommodités avaient toujours beaucoup augmenté, et elles vinrent jusqu'au point qu'il ne pouvait plus rien avaler de liquide à moins qu'il ne fût chaud, et encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte; mais comme il avait outre cela une douleur de tête comme insupportable, une chaleur d'entrailles et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois, de sorte qu'il fallut prendre toutes les médecines en la manière qu'il en était capable, c'est-à-dire, les faire chauffer et les avaler goutte

à goutte. C'était un véritable supplice mais mon frère ne s'en

plaignait jamais

La continuation de ces remèdes avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apporta quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite ; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement, il

1 Chronologie.

1G47, i5 novembre. Lettre de Pascal à Périer sur l'expérience du Puy- de-Dôme.

29 octobre 1647. Réponse de Pascal au P. Etienne Noël.

1647, octobre-novembre. Date présumée du fragment de préface sur le Traité du vide.

LA MALADIE DE PASCAL

fallait qu'il dût renoncer à toute occupation desprit qui eût quelque suite, et i|u il cherchât, autant qu il pourrait, les occasions de se

divertir à quelque chose qui l'appliquât etqui lui fût agréable

[Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil mais

enfin il le suivit, croyant qu'il était obligé de faire tout ce qui lui était possible pour remettre sa santé ' |

| -2.') septembre 1(1/17) Lettre de .1 vco.1 elini Pascai a M"" Pbhibb. J'avais oublié à te dire que M. Descartes, fâché d'avoir été si peu céans, promit à mon frère de le venir revoir le lendemain a huit

heures M. Descartes venait ici en partie pour consulter le mal de

mon frère, sur quoi il ne lui dit pourtant pas grand'chose ; seulement il lui conseille de se tenir tous les jours au lit jusqu'à ce qu'il fût las d'y être, et de prendre force bouillons5

Nous fûmes embarassés toute la journée à lui faire prendre Bon

premier bain. 11 trouva que cela lui faisait un peu mal à la tête, mais c'est qu'il le prit trop chaud; et je crois que la saignée du pied. dimanche au soir, lui fit du bien, car lundy il parla fort toute la

journée, le matin à M. Descaries et l'après-dinée à M. Hoberval

et cependant il n'en eut point d'autre mal que de suer beaucoup la nuit et de fort peu dormir; mais il n'eut point les maux de tête que j'attendais après cet effort.

[26 janvier 1648] Lettre m: Blaise Pascal aMu"'Périer. J'avais

dessein de te faire réponse sur la première que tu m'écrivis il y a plus de quatre mois ; mais mon indisposition et quelques autres affaires m'empêchèrent de l'achever. Depuis ce temps-là, je n'ai pas été en état de t'écrire, soit à cause de mon mal, soit manque de loisir ou pour quelque auLre raison. J'ai peu d'heures de loisir et de santé tout ensemble

[i65i] Hécit de Marguerite Périer. Mon grand'père mourut, il (Pascal) continua à se mettre dans le monde avec même plus de facilité,

' Les mots et phrases entre [ ] sont du texte de 1684, publié par

M. Gazier.

2 Chronologie.

1648, février-mars. Lettre de Pascal à M. le Pailleur.

104X, octobre-novembre. Récit de la grande expérience de l'Equilibre des liqueurs.

i65i, 17 octobre. Lettre de Biaise Pascal sur la mort de son père.

itir>2, avril. Conférence scientifique de Pascal chez la duchesse d'Aiguillon.

io52, juin. Lettre de Biaise Pascal à la reine Christine.

i653. Date présumée du Discours sur les passions de l'amour.

PREMIERES ETAPES DU MAL 20

étant maître de son bien; et alors après s'y être un peu enfoncé, il prit la résolution de suivre le train commun du monde, c'est-à-dire de prendre une charge et de se marier

[iGj3 Récit de Gii.berte Périer. [11 avait alors trente ans et il était toujours infirme et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre il a étéjusques à la mort ]

-Mais la mortification de ses sens n'allait pas seulement à se retrancher ainsi de tout ce qui pouvait leur être agréable, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes. Il prit quatre ans de suite des consommés sans en témoigner le moindre dégoût

[i(>55] Lettre de Jacqueline a Blaise, 19 janvier 1655. Mon très cher Frère, J'ai autant de joie de vous trouver gai dans la solitude, que j'avais de douleur quand je voyais que vous étiez dans le monde. Je ne sais comment M. de Saci s'accommode d'un pénitent si réjoui et qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux divertissements du monde par des joies un peu plus raisonnables, au lieu de les expier par des larmes continuelles

Lettre de Jacqueline a M™" Périer, 2b janvier /<if>ô. Ma très

chère Sœur Quelque temps devant que je vous en mandasse la

première nouvelle, c'est-à-dire environ vers la fin de septembre dernier, il vint me voir et, à cette visite, il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié, en avouant qu'au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui contribuaient à lui faire aimer le monde et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité à quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses d'une telle manière qu'il n'avait jamais été de la sorte

Cette confession me surprit autant qu'elle me donna de joie

Notre nouveau converti pensa sérieusement, de son propre mouve- ment, pour plusieurs raisons, qu'une retraite de quelque temps, hors de chez lui, lui serait fort nécessaire

.. ..11 partit le lendemain de la fête des Rois, avec M. de Luines, pour aller en l'une de ses maisons il a été quelque temps. Mais parce qu'il n'était pas assez seul à son gré, il a obtenu une chambre ou cellule parmi les Solitaires de Port-Royal, d'où il m'a écrit avec une extrême joie de se voir logé et traité en prince, mais en prince au jugement de saint Bernard, clans un lieu solitaire l'on fait profes- sion de pratiquer la pauvreté en tout ce que la discrétion peut permettre.

24 I-A M \\ \ltll-: 1)1 P \SI. M.

Il assiste à toul l'Office depuis Primes jusqu'à Complics, sans qu'il sente la moindre incommodité de se lever a cinq heures du matin; et comme si Dieu voulait qu'il joignît le jeûne a la veille, pour braver toutes les règles de la médecine, qui lui ont tant défendu l'un et l'autre, le souper commence à lui faire mal a l'estmnach, de sorte que je crois qu'il le quittera

Récit de Gilbehte. [Voilà comment il a passé cinq ans de sa vie,

depuis trente jusqu'à trente-cinq caries quatre années que Dieu

lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fut venue nouvellement, mais un renouvellement de ses grandes indispositions il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence qu'enfin il y succomba ' ]

.. .. Un certain nombre de gens de [grande condition] et de per- sonnes d'esprit le venaient chercher dans sa retraite Quoiqu'il

ne fût engagé dans les conversations que par des raisons toutes de

charité il ne laissa pourtant pas d'appréhender que l'amour-

propre ne lui fit prendre quelque plaisir à ces conversations Mais

l'esprit de mortification vint au secours et lui inspira d'avoir une

ceinture de fer pleine de pointes et de la mettre à nu sur sa chair toutes les fois qu'on le viendrait avertir que des Messieurs le deman- deraient2. Il le fit et lorsqu'il s'élevait en lui quelque esprit de vanité, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres et se faire ressouvenir de son devoir

Ce furent ses infirmités qui l'empêchèrent de travailler davantage à son dessein (V Apologie). Il avait environ trente-quatre ans quand il

1 Chronologie.

i654 Date probable de l'achèvement des Traités de l'Equilibre des liqueurs et de la Pesanteur de la masse de l'air.

29 juillet 1654. Lettre de Pascal à Fermât (Règles des partis).

24 août et 27 octobre. Seconde et troisième lettres de Pascal à Fermât.

Traité du triangle arithmétique et Traités connexes.

■j.'i novembre. Mémorial.

i656, janvier, au 24 mars 1637. Les Petites Letthes.

i658. Histoire de la Roulette.

s Pratique conforme, semble-t-il, à l'usage de Port- Royal. Le Nécrologe de 1723 montre les solitaires des Champs « souvent vêtus d'un cilice ou ceints de chaînes de fer » (Note de L. Brunschvicg, loc. cit., I, p. 70). Florin Péricr portait aussi une ceinture de fer à pointes (voir Rec. d'Ut. p. 373) (i657).

PREMIERES ETAPES DU MAL 20

commença de s'y appliquer et à la fin de l'année, c'esl-à-dire la

trente-cinquième, qui était la cinquième de sa retraite, il retomba dans ses incommodités d'une manière si accablante qu'il ne put plus rien faire les quatre années qu'il vécut encore, si l'on peut appeler vivre la langueur si pitoyable dans laquelle il les passa.

[i658] Récit de Marguerite Périer. Pendant que M. Pascal travail- lait contre les athées, il arriva qu'il lui vint un très grand mal de dents

il se mit au lit et son mal ne faisant qu'augmenter, il s'avisa pour se soulager, de s'appliquer à quelque chose qui pût lui faire oublier son mal. Pour cela il pensa à la proposition de la Roulette faite autrefois

par le P. Mersenne Il y pensa si bien qu'il en trouva la solution

Quand il cessa d'y penser, il se sentit guéri de son mal '

Récit de Mm° Périer. Ce renouvellement des maux de mon frère

commença par le mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil

R lui vint une nuit dans l'esprit quelques pensées sur la roulette

elles lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de la roulette dont il fut lui-même surpris. Mais comme il y avait longtemps qu'il avait renoncé à toutes ces choses, il ne pensa pas seulement à rien

escrire Cette personne engagea mon frère à écrire tout ce qui lui

était venu dans l'esprit et à le faire imprimer.

R est incroyable avec quelle précipitation il a mis cela sur le papier. Car il ne faisait qu'écrire tant que sa main pouvait aller et il eut fait [en dix-huit jours 2]

R n'était pas sans défauts; mais l'on avait une liberté tout entière de l'en avertir L'extrême vivacité de son esprit le rendait si impa- tient quelquefois qu'on avait peine à le satisfaire

Au reste, il avait en horreur toute sorte de mensonge, et les moindres tromperies lui étaient insupportables ; en sorte que comme le caractère de son esprit était d'être pénétrant et juste, et celui de son cœur d'être droit et sans amusement, celui de ses actions et de sa conduite était la sincérité et la fidélité

M. le Curé de Saint-Etienne qui l'a vu dans sa maladie, admirait aussi cette même simplicité et disait à toute heure : « C'est un enfant;

il est humble et soumis comme un enfant. » R avait en horreur

toute sorte de mensonge

[i(i6i] Récit du Recueil d'Utrecht. Différend de M. Pascal avec M. M. de P. H . .. Chacun y expliqua son sentiment. M. Pascal repré-

1 Chronologie.

1609. Chez Desprez. Divers problèmes de géométrie.

2 Le Recueil d'Utrecht dit en huit jours.

26 LA mai. M ni. DE PASC m

senln l'importance du sien Tous ceux qui étaient présents ayant

entendu les raisons de part et d'autre, par déférence ou par convic- tion se rendirent au sentiment de MM. Arnauld et Nicole Ce que

voyant, M. Pascal qui aimait, dit M"" Périer, la vérité par-dessus toute chose, qui d'ailleurs était accablé d'un mal de tête qui ne le quittait pas et de plusieurs autres incommodités, et qui malgré sa faiblesse avait parlé 1res vivement pour mieux faire sentir ce qu'il sentait lui-même, il fut si pénétré de douleur qu'il se trouva mal et perdit la parole el la connaissance. Tout le monde fut surpris et on

s'empressa pour le faire revenir Lorsque M. Pascal fut tout à fait

remis, M""' Périer lui ayant demandé ce qui lui avait causé cet acci- dent, il répondit : « Quand j'ai vu toutes ces personnes là, que je regarde comme ceux à qui Dieu a fait connaître la vérité et qui doivent en être les défenseurs, s'ébranler, je vous avoue que j'ai été si saisi de douleur que je n'ai pu la soutenir, et il a fallu succomber.

II. Maladie de 1 enfance.

Reprenons maintenant, dans quelques-uns de ses points essentiels, celle longue observation.

La maison natale de Biaise Pascal, siluée dans une rue étroite des abords de la cathédrale, ne paraît pas avoir été très hygiénique, à en juger par les descriptions qui en ont été faites. La vieille maison, naquirent tous les enfants d'Etienne Pascal el d'Antoinette Begon était rue des Gras, quartier aujourd'hui bouleversé; au témoignage de Margue- rite Périer, maîtres el serviteurs y étaient à l'étroit.

Entre un et deux ans, Biaise « tomba dans une langueur semblable à ce qu'on appelle à Paris tomber en chartre ». D'après La Mothe le Vayer, cité par Brunschvicg, « les enfants tombés en atrophie, que nous disons être en chartre, se portent aux Chartreux tous les vendredis de l'année ».

Dictionnaire portatif de santé (L** de B**, 1771, 3'édit.) Chartre, s. m. (sic). « Dépérissement auquel sont sujets les enfants, qui les rend secs, hectiques et tellement exténués qu'ils n'ont plus que la peau sur les os.

PREMIERES ÉTAPES DU MAI. 27

« C est une espèce de marasme particulier aux enfants, accompagné d'une langueur et d'une maigreur considérable et d'un ramollissement des os qui les rend courbés et noués. »

Le Dictionnaire de Richelet ajoute à la définition du mot : on s'adresse à saint Fénin (note de M. Gazier).

Pour des enfants étiques, noués, rachitiques, c'était bien le saint de choix.

Nysïen : « Chartre, nom vulgaire du carreau. Ce mot est synonyme aussi d'étisie, de consomption. »

Littré est formel: « Chartre, i : nom vulgaire du carreau ; cette maladie retardant le développement et tenant le petit malade comme en une chartre, en une prison ; tomber en chartre. »

A. de Vailly dit que tomber en chartre est la traduction du latin tabescere.

Les annotateurs du Dictionnaire de La Curne de Sainte- Palaye ajoutent à l'article Chartre : prison, maladie; cette maladie est l'atrophie mésentérique ou carreau.

Bescherelle : Cet enfant est en chartre ; dans le langage médical, on dit plutôt carreau.

Hatzfeld et Darmesteter. Chartre i. Par ext. spécial1 . , maladie dite aussi carreau. Tomber en , avoir le carreau.

C'est donc le carreau qu'a eu Biaise Pascal, affection assez mal délimitée parles médecins d'autrefois, dont les carac- tères les plus apparents étaient un amaigrissement consi- dérable du haut du corps et des membres, un ventre gros et d'une dureté semblable à celle d'un carreau; ils entendaient généralement par la tuberculisation atrophique des gan- glions mésentériques, mais sans symptômes d'entérite tu- berculeuse, où le ventre devient mou. Voilà un premier point dont il était facile de s'aviser.

J'ai citer le mémoire de Marguerite Périer, car on en

.'S i \ MAI ami: Dl l' w \i

a l'ail étal pour affirmer que, dès son enfance, Pascal avait présenté des phobies morbides. In manuscrit dit bien que Gilberte ! 'crier avait fait ce récit ; mais la Vie de Pascal, par Gilberte, n'en parle (joint. Mlle n'a poinl jugé que la chose valût d'être rapportée. Elle était mère, et il n'est guère «le mères d'enfants précoces, qui n'aient à raconter quelques caprices » inexplieables de ce genre. Il faut faire la part de l'imagination de celle qui fut miraculée en son enfance et qui aima toujours à voir et à raconter des faits sortant de l'ordinaire, des actions subites et merveilleuses.

La santé de Biaise paraît avoir été assez bonne jusqu'en 1 64 1 - Son intelligence est remarquable. Dès 1 638, il était assez bon géomètre pour se mêler aux discussions des maîtres de l'époque, Descartes et Roberval qui fréquentaient chez son père. Son Kssay sur les coniques est de 1640.

En 1641, Gilberte Périer note qu'à partir de ce moment, sa santé commença de décliner. Elle ne précise pas ; mais le mot « incommodités » revient souvent sous sa plume : troubles digestifs, migraines par auto-intoxication, qui en sont la conséquence. Le mot « délicatesse », qu'elle emploie aussi, se dit encore couramment aujourd'hui pour désigner l'état précaire de la santé des jeunes gens fluets et maladifs, candidats à la tuberculose.

III. -- Maladie de 1647.

En 1647, l'état s'aggrave et Biaise quitte Rouen pour venir se faire soigner à Paris. Nous avons sur cette crise, qui paraît avoir été assez sérieuse, les renseignements de M'"e Périer, ceux de sa fille Marguerite, ceux-ci, comme d'ordinaire, plus lointains, moins précis, ceux de Jacqueline et un mot de Pascal lui-même.

Marguerite seule parle d'une « espèce de paralysie depuis

PREMIERES ETAPES 1)1 MAL 2Q

la ceinture en bas ». La véridique Gilberte n'en dit rien. Un accident de paralysie véritable n'eût point manqué de lui paraître important à noter.

C'est sur cette unique phrase de Marguerite Périer qu'on a diagnostiqué la paralysie (Lélut), la paraplégie transitoire (Binet-Sanglé) de Biaise Pascal. Elle aurait été bien transi- toire, en effet, puisque, à la fin d'avril 1647, il est en pleine lutte à Rouen pour l'affaire Saint-Ange et que, à la date du 25 septembre 1647, malade à Paris, mais non alité, nous savons par Jacqueline que Descaries vient le voir avec Roberval, qu'ils le trouvent debout, allant et venant parla chambre, et qu'ils causent avec animation des problèmes scientifiques qui passionnaient les savants de l'époque.

En passant, nous ne pouvons nous empêcher de marquer la sagesse de la consultation amicale de Descartes ; il s'est montré supérieur aux Purgon de l'entourage de Pascal, et un médecin très moderne ne prescrirait pas mieux que le repos au lit et les boissons abondantes pour désintoxiquer un rhumatisant1.

La chronologie des travaux de Pascal (Brunschvicg) nous montre que cette fin de 1647, 1648 et 1649 furent des années d'activité scientifique considérable, et l'on ne voit pas bien un mélancolique, un neurasthénique ou un hystérique para- plégique soutenir de pareils travaux, qui, outre la tension cérébrale, nécessitaient des déplacements fréquents et des voyages fatigants à l'époque.

Le 26 janvier 1648, Pascal écrit à sa sœur Gilberte et traite son mal d' » indisposition ». Voilà un bien petit mot pour la chose grave que nous suggèrent les aliénistes.

Pascal part pour Clermont en mai 1649 e' ^ J reste jusqu'en novembre i65o, époque à laquelle il retourne à

1 Voir plus haut, Lettre île Jacqueline Pascal à Afin" Périer, 2.1 septembre 1647.

3o i v M IL v i > 1 1 : DE P \x.\i

Paria, pour repartir, quelques mois après la vêture de Jacqueline, avec son ami le due de Roannez, et peut-être Méré et Miton. pour le Poitou. De Poitiers, il pousse jusqu'à Clermont, voyage très dura cette époque et très long, vers la lin de i652. 11 rentre à Paris en mai iG53.

Kl cependant, en cette année i653, Mme Périer nous dit : ci [1 avait alors trente ans et il était toujours infirme... »

Lélut (loc. cit., p. 1 35) dit: « Pascal fut environ trois mois à se remettre de celte maladie, dont la nature semblait irrémédiable; mais enfin il en guérit et recouvra complè- tement et pour toujours le libre exercice de ses membres. » Mme Périer, en 1 653, et Pascal lui-même en 1660, disent expressément le contraire. Mais Lélul et les aliénistes qui l'ont commenté et aggravé, avaient absolument besoin d'une paralysie transitoire.

Nous pensons qu'il n'est pas utile de discuter autrement que par ces textes et ces faits sur la paraplégie hystérique de Pascal. 11 en résulte clairement que, depuis 1647, Pascal fut atteint, d'une façon intermittente, d'une certaine impo- tence fonctionnelle des membres inférieurs.

Mais, néanmoins, sur cette maladie de 1647, nous en sommes réduit aux conjectures. L'une d'elles cependant nous apparaît comme plausible, comme la plus probable, c'est celle d'un pseudo-rhumatisme chronique d'emblée chez un tuberculeux. L'hypothèse n'est pas pour déplaire à M. le professeur Poncet, dont on connaît les beaux travaux sur ce sujet.

On sait avec quelle facilité encore aujourd'hui les gens du peuple parlent de paralysie à propos de l'impotence fonctionnelle les met une atteinte de rhumatisme, ou parfois une simple douleur rhumatismale. Le mot ne vaut donc que ce qu'il peut valoir dans la bouche d'une personne étrangère à la médecine.

PREMIERES ETAPES DU MAL .1 1

Mais Gilberte Périer, qui disait de son frère en i653, « qu'il était toujours infirme »>, dira en 1 658 : « Les quatre ans que Dieu lui a donnés après n'ont été qu'une conti- nuelle langueur ; ce n'était pas une maladie qui fût venue nouvellement... » De plus, sur ce point particulier, nous avons la rare fortune de pouvoir produire le témoignage de Pascal lui-même. Le 10 août 1660, il écrit de Bienassis (près Clermont) à Fermât : « Je suis si faible que je ne puis marcher sans bâton, ni me tenir à cheval. Je ne puis même faire que trois ou quatre heures au plus en carrosse, c'est ainsi que je suis venu de Paris ici en vingt-deux jours. Les médecins m'ordonnent les eaux de Bourbon i pour le mois de septembre. »

Si nous nous remémorons que Pascal fut un chaste '2, qu'il fut un abstinent3, quelle autre affection que le rhumatisme chronique a pu le perclure pendant les quinze dernières années de sa vie?

Ses douleurs d'entrailles, ses troubles digestifs, qui le font mettre par les médecins et se mettre lui-même à un régime sévère, comme qualité et comme quantité d'aliments, nous sont suffisamment expliqués par les résultats de l'autopsie, et ses maux de tête habituels, que les médecins qui le soignèrent lors de sa dernière maladie qualifiaient de migraines, peuvent être attribués à ces troubles digestifs si fréquents. Quand, lors de la maladie finale, la céphalalgie tourne à la céphalée, Pascal ne s'y trompe pas, si ses méde- cins s'y trompent

1 C'est de Bourbon-l'Archambault qu'il s'agit, station en vogue dès l'époque de saint Louis. Boileau, Racine, Mme de Sévigné et nombre d'au- Lres illustres rhuma lisants datèrent de Bourbon leur correspondance.

2 « Sa pureté n'était pas moindre et il avait un si grand respect pour cette vertu qu'il était continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée. » (Vie de Pascal, par Mmc Périer.)

3 « Mais, dites-moi, usez-vous de beaucoup de vin? » fPascal| « Je ne puis le souffrir. » Ve Provinciale.

'.\> LA mai. s. l « 1 1 ; DE PAS! M.

Reste cette dysphagie à vingt-quatre ans, dont parle M""" Périer, dont Marguerite ne parle pas, et qu'on non- a présentée comme de l'œsophagisme hystérique. Mais si un spasme semblable avait débuté brusquement, eût été perma- nent, ou encore eût cessé brusquement, Marguerite Périer. amie du merveilleux, n'eût pas manqué de nous en avertir et d'établir une corrélation de cause à ell'et avec tel ou tel événement de la vie religieuse de Pascal. Dans tous les symptômes d'origine hystérique, il y a quelque chose de surprenant pour les personnes étrangères à la médecine. Or, début brusque, longue durée, parfois cessation brusque sont les signes habituels de l'œsophagisme des névropathes; rien de cela n'est noté.

D'autre part, la dysphagie est souvent symptoma tique d'une lésion de l'œsophage ou du larynx ; l'autopsie malheu- reusement, ne nous dit rien de l'état des poumons de Pascal et l'observation est muette sur la toux. Mais elle est aussi symptomalique de troubles gastro-intestinaux. De plus, des auteurs dignes de foi ont noté la dysphagie comme complication du rhumatisme. Enfin, nous avons actuelle- ment, dans notre clientèle, une vieille dame de soixante- dix-huit ans, arthritique de vieille date, qui présente, depuis cinq ans, un œsophagisme très net pour les liquides, qu'elle ne peut absorber que par très petites gorgées. La sœur de cette dame, morte tuberculeuse à cinquante un ans, sans lésions laryngées, était dans le même cas depuis l'âge de dix-huit ans.

On ne peut donc, sur une simple mention, élever toute une théorie sur le prétendu œsophagospasme hystérique de Pascal.

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL 33

IV. L'Accident du pont de Neuilly et l'Abîme de Pascal.

Il nous faut maintenant examiner deux faits, qui appar- tiennent très évidemment à la pathologie nerveuse : la vision de Pascal et les vertiges, dont il paraît bien avoir souffert.

Sur la foi de l'abbé Bossut1, qui ne cite aucun document lui permettant cette affirmation, la plupart des auteurs ont situé après lui, l'accident du pont de Neuilly, en octobre i654- Rien n'est moins établi. Le seul document que nous possé- dions est un manuscrit anonyme, publié pour la première fois par Faugère, en 1 845. Le P. Guerrier avait tiré le récit qui va suivre d'un manuscrit de Marguerite Périer conservé à la bibliothèque de l'Oratoire de Clermont. Le Recueil cTUlrecht avait connu ce manuscrit, et c'est probablement parce que ce récit précède, dans ce Recueil, immédiatement la vision de Pascal et le Mémorial, qu'on a conclu : Que cet accident avait précédé les vertiges de Pascal et en avait été la cause prochaine ; que la vision de Pascal était aussi liée à l'accident, comme deux appels successifs et impérieux de son mysticisme pathologique -.

Il faut reconnaître cependant que le récit du Recueil dUtrecht manque de précision, quant aux dates, et se prête à une interprétation favorable à une thèse préconçue :

« La Providence disposa divers événements pour le détacher peu à peu de ce qui était l'objet de ses passions. Un jour de fêle, étant allé selon sa coutume, promener dans un carrosse à quatre ou six chevaux,

1 Bossut, OEuvres de Biaise Pascal, Préface, t. I, xxxn, 1779.

* Lélut, loc. cit., p. i53 : « ... et comme gage de sa volonté ne tarda pas à lui envoyer une vision. Cette vision eut lieu, en effet, le lundi a3 novem- bre ifi54, un mois après l'accident du pont de Neuilly. » Comparé au récit du Recueil d'Ulrecht, p. 209, que nous donnons, le procès de tendance est ici, comme en bien d'autres endroits du livre de Lélut, manifeste.

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au pont de Neuilly, les deux premiers prirent le mors aux dents à un endroit du pont il n'y avait point de garde-fou et se précipitèrent dans la rivière. Gomme leurs rênes se rompirent, le carrosse demeura sur le boni. Cet accident lit prendre à M. Pascal la résolution de rompre ces promenades et de mener une vie plus retirée. Mais il était nécessaire que Dieu lui ôtât ce vain amour des sciences, auquel il était revenu; et ce fut pour cela sans doute, qu'il lui !it avoir une vision, dont il n'a jamais parlé à personne, si ce n'est peut-être à son confesseur. On n'en a eu connaissance qu'après sa mort, par un petit écrit de sa main qui fut trouvé sur lui. <>

Et voici, d'autre part, le réi-i t du manuscrit transmis par le P. Guerrier, que le Recueil cTUtrecht a évidemment connu et presque copié :

« M. Arnoul de Saint-Victor, curé de Chamboursy, dit qu'il a appris de M. le prieur de Barillon, ami de Mme Périer, que M. Pascal, quelques années avant sa mort, étant allé, selon sa coutume, un jour de fête, à la promenade au pont de Neuilly, avec quelques-uns de ses amis, dans un carrosse à quatre ou six chevaux, les deux chevaux de volée prirent le frein aux dents à l'endroit du pont il n'y avait point de garde fou, et s'élant précipités dans l'eau, les lesses qui les attachaient au train de derrière se rompirent, en sorte que le carrosse demeura sur le bord du précipice, ce qui lit prendre la résolution à M. Pascal de rompre ses promenades et de vivre dans une entière solitude. »

M. V. Giraud a fait remarquer : « Entre Pascal et nous, il y a au moins quatre intermédiaires ». Et Cousin avait déjà dit : << Il est vraiment bien singulier que Jacqueline Pascal, dans la lettre elle raconte à sa sœur les motifs et les détails de la conversion de son frère, ne dise pas un seul mot d'un accident aussi terrible, où, si elle l'eût connu et com- ment aurait-elle pu l'ignorer? elle n'aurait pas manqué de voir et de faire paraître le doigt de Dieu. »

Malgré ces objections dont personne ne méconnaîtra le poids, la netteté et la simplicité du récit anonyme, et l'ac- cueil que lui a fait le Recueil dUtrecht ne nous laissent

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL 35

aucun doute sur la réalité de l'accident. Mais qu'il ait eu les conséquences que l'on en tire sur la mentalité, depuis ce temps troublée, de Pascal, personne n'est autorisé à l'af- firmer. Une lettre de Jacqueline ' dit, au contraire, que, dès la fin de septembre i654, Pascal était dégoûté du monde et très disposé à s'en détacher.

Bien qu'il en soit parlé un peu partout, dans les ouvra- ges postérieurs à 1737, sur le point particulier de ce que l'on a appelé V Abîme de Pascal, nous n'avons aussi qu'un seul témoignage, celui de l'abbé Jacques Boileau2 : « Cela me fait souvenir, écrit-il à une demoiselle, de M. Pascal, dont la comparaison ne vous déplaira pas, car vous savez qu'il avait de l'esprit, qu'il a passé dans le monde pour être un peu critique, et qu'il ne s'élevait guère moins haut, quand cela lui plaisait, que le P...M...3. Cependant ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son coté yauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer. Je sais l'histoire d'original. Ses amis, son confesseur, son directeur avaient beau lui dire qu'il n'y avait rien à craindre, que ce n'était que des alarmes d'une imagination épuisée par une étude abstraite et métaphysique ; il convenait de tout cela avec

' Si l'on objecte que l'accident du pont de Neuilly n'a pas été la cause déterminante de la conversion de Pascal, puisque quelques semaines auparavant (fin septembre, v. Rec. d'Ut., p. 263), il s'en ouvrait à Sœur Sainte-Euphémie et lui avait, à plusieurs reprises, manifesté son dégoût du monde et son désir de s'en retirer, Lélut répond : « Aussi, sans mettre en doute la bonne foi de Jacqueline dans ce qu'elle raconte de la conversion définitive de sou frère, pourrait-on penser qu'involontairement et à son insu, el(e s'est un peu exagéré la fréquence de ses visites et son dégoût du monde avant l'accident de Neuilly. » Ce sont de fâcheux procédés de discussion.

* Lettres de M. B. sur différents sujets de morale et de piété, Paris, t. I, p. 206-207, in-12, ' 7^7 .

5 Sainte-Beuve dit le Père Malebranche, Lélut dit Mascaron. Passe encore pour Malebranche, mais placer Pascal un peu au-dessous de Mas- caron! 6 .I.-J. Boileau '.

36 LA MALADIE DE PASCAL

eux, et un quarl d'heure après, il se creusait de nouveau le précipice qui l'effrayait '. »

L'abbé Boileau est d'Agen ; on y exagère un peu. Il exa- gère quand il dit ci croyait toujours voir un abîme ». Sainte- Beuve (Port-Royal) a fait déjà remarquer que Pascal, trois mois avant sa mort, sortant pour aller à Saint-Sulpice et faisant celte charité à celte belle jeune fille, comme le raconte M'nePérier, n'availpas toujours ce vertige : « il mar- chait droit et n'avait pas d'abîme ». L'abbé Boileau exagère encore quand il dit que les vertiges revenaient tous les quarts d'heure, ce dont il ne sait sûrement rien. Il exagère enfin quand il dit qu'zV sait l'histoire d'original. Pas de Pascal certainement, puisque, en 1649, il n'avait que treize ans à sa mort ; mais très probablement d'un de ces Messieurs.

Le 1e1' juillet 17^8, Voltaire écrit à s'Gravesande : « Pascal croyait toujours, pendant les dernières années de sa vie, voir un abîme à côté de sa chaise. » C'est à peu près la même version que celle de l'abbé Boileau, qu'il repro- duit.

Dans l'édition des Œuvres de Pascal, de 1779, l'abbé Bossut, sans justifier son allégation, dit que Pascal « croyait voir de temps à autre à côté de son lit, un préci- pice prêt à l'engloutir ».

Dans l'Eloge de Pascal, Gondorcet écrit : « Son imagi- nation qui conservait fortement les impressions qu'elle avait une fois reçues, fut troublée le reste de sa vie par

1 Nous ne pouvons pas ne pas rapprocher ce récit de ce que dit Pascal dans la pensée intitulée Imagination et écrite à peu près certainement dans les quatre à cinq dernières années de sa vie : « Le plus grand philo- sophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-des- sous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son ima- gination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. » (Brunsch., 82, F0 362.)

PREMIÈRES ÉTAPES DU MAL Z"J

des terreurs involontaires. On dit que souvent il voyait un précipice ouvert à côlé de lui. »

Lélul, dans le Démon de Socrate ( 1 836) : « Si ce qu'on raconte de Pascal est vrai, que l'accident dent il faillit être victime près du pontde Neuilly, lui produisit une telle impres- sion de terreur, que, depuis ce moment, il crut, de temps à autre, voir s'ouvrir à ses côtés un abîme de feu prêt à V en- gloutir ; si, dis-je, ce fait est vrai, comme on le croit géné- ralement, cette hallucination devait être isolée, en même temps que passagère, et elle put, pendant longtemps, n'altérer en rien la puissante raison de l'auteur des Pen- sées. »

En 1846, dans Y Amulette de Pascal, le même Lélut ne doute plus et renchérit : « Le danger qu'il avait couru au pont de Neuilly avait tellement troublé son imagination, et mis dans un tel mouvement automatique les parties du cerveau qui en sont l'organe, qu'à partir de cette époque, ses journées, ses nuits de souffrance furent presque cons- tamment troublées par la vue d'un précipice qui s'ouvrait brusquement à ses côtés. »

Il ne faut donc point s'étonner si le D1' Alb. Regnard écrit en 1899 : « On sait que cet accident du pont de Neuilly fut le point de départ d'une hallucination souvent renouvelée, qui laissait entrevoir à Pascal l'horreur d'un abîme ouvert a ses pieds. »

On saisit, sur le fait, les amplifications et les déforma- tions.

Donc, ni les dames Périer, ni les manuscrits de Guerrier, ni Port-Royal, ni le Recueil d'Utrecht, ni le Dr Besoigne, dans son Histoire de Port-Royal, ne parlent de cet abîme imaginaire de Pascal ; seul, l'abbé Boileau écrivant soixante-quinze ans après. El cependant, malgré les avis de Sainte-Beuve, de Cousin, de V. Giraud et malgré

38 LA mai Aiui: DE P \S< Al.

notre désir de les partager, l'accident du pont de Neuilly, d'une pari, les sensations vertigineuses, d'autre part, ne nous paraissent pas pouvoir être traités de légendes. Réser- ves laites quant aux exagérations signalées, nous les tenons pour des incidents acquis à l'observation de la maladie de Pascal. La raison qui nous détermine à accepter, sur le point essentiel, le récit de l'abbé Boileau, c'est qu'il était fortement teinté de jansénisme, des amis de Port-Royal et de Saci en particulier, qu'il appelle « son ami compatissant et fidèle ». Si donc le Recueil d'Utrecht, paru en 1740, trois ans après les premières Lettres de l'abbé Boileau, n'a point protesté contre cette allégation, c'est que la tradition s'en était transmise parmi les Jansénistes.

Cela dit, c'est une conjecture purement gratuite, qui ne s'appuie sur aucun texte, sur aucun fait précis, d'établir, comme on a vu que cela s'établissait, une relation de cause à effet entre l'accident du pont de Neuilly et les vertiges que Pascal parait bien avoir éprouvés, et surtout ce qu'on a appelé sa deuxième conversion.

Au surplus, un vertige ou des vertiges ne font pas un mélancolique, un maniaque ou un neurasthénique. Il n'y a pas qu'une cause aux vertiges, et nous savons que Pascal avait de graves troubles digestifs.

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Pl. III. Copie autographe du Mémorial. Papier qui accompagnait le parchemin perdu.

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Pl. IV. Copie du parchemin original par l'abbé Périer.

CHAPITRE II

LE MÉMORIAL

Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.

(Bhunsch., 272, 214.)

LE MÉMORIAL 4'

CHAPITRE II

LE MEMORIAL

Présentons, tout d'abord, les deux copies du Mémorial, telles que nous les donnent les phototypies de Brunschvicg, d'après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale. L'une de ces copies est de la main même de Pascal. C'est, d'après le Recueil cl'Utrecht, la reproduction du parchemin perdu. L'autre est du chanoine Périer, qui certifie aussi sa copie conforme. Voici le texte du P. Guerrier, reproduit pour la première fois, par le Recueil d'Utrecht, p. 25g :

« Quelques jours après la mort de M. Paschal, un domestique sentit par hazard quelque chose d'épais et de dur dans sa veste. Ayant décousu cet endroit, il y trouva un petit parchemin plié, écrit de la main de M. Paschal et dans ce parchemin un papier écrit de la même main. L'un étoit une copie fidèle de l'autre. Ces deux pièces furent aussitôt remises à Mm* Périer qui les fit voir à plusieurs de ses amis. Tous convinrent qu'on ne pouvoit douter que ce parchemin écrit avec tant de soin et avec des caractères remarquables, ne fût un mémorial qu'il gardoit très soigneusement pour conserver le souvenir d'une chose qu'il vouloit toujours avoir présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans il prenoit soin de le coudre et découdre à mesure qu'il changeoit d'habit. Quelque tems après la mort de Mmo Périer (qui arriva en 1687) M. Périer le fils et Mesdemoiselles ses sœurs communiquèrent cette pièce à un Carme Déchaussé, qui étoit l'un de leurs plus intimes amis et un homme très éclairé. Ce bon Religieux la copia et voulut en donner une Explication qui a vingt et une pages in-folio, et qui ne contient presque que des conjectures j. m. 3

/\7. I. \ MALADIE DE PAS! \!

qui se présentent d'abord à l'esprit de ceux qui lisent l'Ecrit de M. Paschal. Ce commentaire est dans la bibliothèque des Pères de l'Oratoire de Clermonl. A l'égard de l'Original de l'Ecrit de

M. Paschal, il est à Paris, dans celle des Bénédictins de S. Germain des Prez.

Voici ce qu'il contient et de quelle manière il est figuré. Il est seule- ment nécessaire d'observer qu'on a mis en caractères italiques ce que M. Paschal avait souligné. »

(Jui croire? Du P. Guerrier, contrôlé par M"" Périer, à qui ont été remises les deux pièces originales, quand il nous affirme que le papier que nous possédons, était la copie fidèle du parchemin perdu, ou du chanoine Périer, qui certifie avoir reproduit le parchemin en ses « mêmes mots et en la même forme ». Nous pensons que, pour le texte, il faut s'en tenir à la copie autographe de Pascal, mais que l'abbé Périer s'esl attaché à reproduire l'aspect général du parchemin ; ses quelques inexactitudes dans la copie du texte ne vont pas jusqu'à nous faire supposer qu'il ait pu défigu- rer le Mémorial ; mais peut-être a-t-il accentué et multiplié certains traits .

1 Louis Périer ne parait pas avoir hérité l'intelligence vive de sa mère Gilberte et de sa tante Jacqueline; il était en i65i, quatrième enfant de Florin et de Gilberte Pascal. Le Recueil d'Utrecht nous dit : « Il avait, étant enfant, un esprit enjoué et bouffon, qui lui faisait tourner en plai- santerie tout ce qu'on voulait lui apprendre, en sorte qu'à l'âge de sept ans, il savait à peine son Pater. Mmo Périer le mena, en i(>5S, à Paris et dit à M. Pascal qu'on ne pouvait rien apprendre à cet enfant. Cet oncle habile se chargea de son éducation et, en peu de temps, le jeune Périer devint fort sérieux ; mais les fréquentes maladies de son enfance l'empê- chèrent d'avancer dans ses études jusqu'à l'âge de dix ou onze ans, que sa santé s'étant rétablie, il étudia et profita de la bonne éducation qu'il reçut et de l'excellent précepteur dont j'ai parlé. »

Mais sa santé parait toujours avoir été précaire. Il fut élevé à la maison par un précepteur, avec son jeune frère Biaise, qui mourut diacre en 1684 (i5 mars), âgé de trente et un ans. En iG85, nous le retrouvons à Clermont, son nom, plus que son mérite, le fait élire au doyenné de la Collégiale de Saint-Pierre. Il hésite à accepter, parce qu'il n'est pas gradué etque sa santé lui parait insuffisante et il en écrit au grand Arnauld,

LE MÉMORIAL \Z

Il est nécessaire d'avoir sous les yeux les reproductions photographiques des feuillets manuscrits de la Bibliothèque Nationale, D, copie autographe de la main de Pascal, F0 E, copie de la main du chanoine Périer, pour bien saisir les différences entre les deux copies et les déforma- tions des reproductions successives qu'en ont faites les divers auteurs, avec les caractères typographiques ordi- naires.

La copie autographe est d'une lecture difficile, mais pas plus que les autres fragments manuscrits de Pascal. Il y a deux ratures et deux surcharges. L'une des surcharges est intéressante, car elle montre le souci qu'a eu Pascal de se copier soigneusement. Dans les deux copies, en effet, les

qui lui répond par celte phrase ambiguë : «J'ai été bien surpris, Monsieur, d'apprendre qu'on vous avait élu à un doyenné et que vous demandez si vous devez l'accepter .. »

Sa sœur, Jacqueline Périer, demeura avec lui, pour tenir sa maison, jusqu'à sa mort, qui arriva le 9 avril i6g5. Son autre sœur, Marguerite, vint la remplacer et vécut à Clermont, tantôt à Bienassis, tantôt au Grand- Hôpital, tantôt chez lui; il était alors chanoine de la Cathédrale. L'humeur de Marguerite Périer ne paraît pas avoir été des plus stables. Quant à l'abbé Périer, « il mena toujours une vie fort canonique, étant très appliqué à tous ses devoirs », nous dit le Recueil d'Utrecht. Comme éloge, cela paraît maigre.

En somme, de toute cette famille Pascal et Périer, l'abbé Louis semble avoir été le moins bien doué. Pour cette raison encore, nous pouvons élever un doute sur son affirmation que sa copie du parchemin est abso- lument conforme à l'original. Le soin, en particulier, qu'il a pris de référer les citations évangéliques ne paraît pas de Pascal, qui, sans doute, savait ses Ecritures par cœur, mais qui n'a point marqué les numéros des versets dans sa copie et qui ne se serait point astreint à cette minutie pour une rédaction intime, ne devant être connue que de lui. D'autre part, quelque appliquée qu'ait été la rédaction du parchemin original, on peut être assuré qu'il avait une autre allure que le travail d'écolier du bon chanoine Périer. Enfin, Périer a écrit « renontiation » et cette orthographe fantaisiste est bien de son cru. Nous hésitons donc, pour toutes ces raisons, à par- tager l'avis de M. Gazier, qui pense que la « copie figurée » de Périer « est une sorte de dessin très fidèle, ligne pour ligne, mot pour mot, lettre pour lettre; que c'est presque un fac-similé » (note inédite de M. Gazier).

44 LA MALADIE DE PASCAL

mots « Je l'ai/ fuy, renoncé, cruci/ié •> sont écrits au-dessus du trait.

Il n'y a aucune capitale, ni lettres appuyées, à part « feu » dans la copie autographe. La disposition des lignes n'est pas la même. Les traits qui terminent les lignes sont légers et au nombre de six seulement. Le septième trait ne sou- ligne pointe Que je n'en sois pas séparé éternellement », mais semble séparer de ce qui précède la citation : « Celte est la vie éternelle... »

Un etc. remplace les trois dernières lignes de la copie de l'abbé Périer.

Enfin, il semble que dans la citation : « Cette est la vie éternelle, les mots, qu'ils te connaissent, traduction de ut cognoscant, soient au singulier, qu'il te connaisse. J'ai sou- mis l'objection à M. L. Brunschvicg, qui maintient sa lecture. L'abbé Périer a mis le pluriel. C'est par un retour sur lui-même que Pascal aurait pu mettre le singulier.

Le F0 D n'a donc rien qui le distingue à première vue des autres feuillets du manuscrit et la croix du haut de la page ne se distingue point des autres croix très nombreuses des fragments. Donc, si nous n'avions que la copie auto- graphe, aucun aliéniste ne pourrait arguer « d'une contex- ture bizarre » pour la comparer, en son aspect, aux écrits des aliénés '.

Le F°E, copie de l'abbé Périer, d'une écriture appliquée,

1 Voir ce que dit P. Faugère (Pensées, Fragments et Lettres de Biaise Pascal, p. 407), de M. de Guitry, sur lequel on trouva aussi une promesse de retour aux pratiques évangéliques et chrétiennes. Personne n'a cepen- dant parlé de l'Amulette de Guitry. Ce devait être une pratique assez com- mune, à cette époque, de porter continûment sur soi le souvenir d'un fait important ou d'un engagement moral avec soi-même.

M. A. Gazier nous écrit à ce sujet : « Richelieu portait toujours sur lui une sorte de Mémorial semblable, un certificat de Lescot, son confesseur, assurant que l'altrition peut suffire pour empêcher d'être damné. » (Her- mant, Mém., t. I, p. 80-81).

LE MÉMORIAL 4^

diffère en bien des points de la copie autographe. Mais il a été déformé et aggravé par tous ceux qui l'ont reproduit, à commencer par le Recueil d'Utrecht. Le Recueil, toute- fois, ne met en capitales, comme l'abbé Périer, que les mots FEV et DIEV ; mais il a eu tort d'avertir « qu'on a mis en caractères italiques ce que M. Paschal avait sou- ligné ». On n'a pas le droit, en effet, de parler de souli- gnés. C'est d'un usage constant, à cette époque, de terminer par des traits de plume les lignes inachevées. De sorte qu'en augmentant le nombre des mots en capitales, en appuyant sur les traits qui terminent les lignes, en multi- pliant ces traits, on a changé l'aspect du document et, sur ce point, les remarques des aliénistes ont quelque chance de porter à faux.

Pascal n'est point un Nietzsche qui souligne à propos et hors de propos. Si même on soutenait que ces traits termi- naux sont une façon démettre en évidence les membres de phrase, il y aurait encore à examiner si Pascal n'avait pas de légitimes raisons de le faire. A partie nom de Jésus-Christ répété trois fois dans la copie autographe, deux fois dans celle de l'abbé Périer, et Renonciation totale et douce, tous les autres passages de la copie autographe terminés par des traits se rapportent à la même idée :

Je m'en suis séparé.

Mon Dieu me quit/erez-vous?

Que je n'en sois pas séparé éternellement.

Je m'en suis séparé. Je l'ai fui/, renoncé, crucifié.

Que je n'en sois jamais séparé.

Il faut bien admettre que c'était l'idée dominante chez Pascal, puisque ses dernières paroles sont encore : Que Dieu ne m' abandonne jamais ! Et n'est-ce pas l'idée chré- tienne par excellence que le plus grand malheur d'un chrétien est la perte éternelle de la vue de Dieu ?

\(\ i k \i m.aiiii: DE PASCAl

Une dernière remarque, c'est que la copie de l'abbé Périer donne seulement :

Dereltqucrunt me fontem

et la ligne est prolongée par un trait, tandis que la copie autographe porte :

Dereliquernnt me fontem aqnœ vivse

sans trait terminal, comme si le trait remplaçait les mots supprimés.

On nous pardonnera de discuter de pareilles minuties ; maison a attaché trop d'imporlance à l'aspect matériel du Mémorial, pour ne pas insister sur la simplicité de la copie autographe, Pascal a pris un évident souci de se copier lui-même exactement, et les déformations successives des reproductions de la copie de l'abbé Périer.

L'édition des Pensées de Conclorcet, par Voltaire (1778) accentue les déformations du Recueil d'Utrecht et l'un des médecins aliénistes de 189g, qui a été le plus dur pour Pascal, semble avoir reproduit Y Amulette de Condorcet, avec ses fautes d'impression : Jeh. de Périer, était devenu Joh. dans l'édition de Voltaire, et Job dans un des mémoires cités de 1899.

Quant à J. Bertrand, il s'est contenté de reproduire le Recueil cTUtrecht jusqu'en ses fautes évidentes de lecture: Reconciliation pour Renonciation.

En toute exactitude, le Mémorial ne présente donc, à un esprit non prévenu, que deux particularités faites, surtout la première, pour surprendre au premier abord, le mot FEV et les croix en gloire du commencement et de la fin.

Pour en terminer avec les prétendues bizarreries du manuscrit des Fragments, dont les aliénistes ont fait état pour étayer leur singulière thèse, nous avons suivi, feuillet

LE MÉMORIAL 47

par feuillet, toutes les reproductions phototypiques de Brunschvicg et voici tout ce que nous avons trouvé :

Des croix nombreuses, légères pour la plupart, quelques- unes plus appuyées, d'autres potencées, telles que celles dont beaucoup de chrétiens font usage encore aujourd'hui au commencement de leurs écrits.

F0 ii 3, le schéma : Ignorance de Dieu, d'où divergent trois voies : à gauche, les païen? ; au-dessus et dominant Jésus-Christ ; à droite, Mahomel.

F0 191, une sorte de 2, d'accolade réunissant : cœur, instinct, principes.

F0 191, encore, une figure de sections coniques et, au- dessous, deux dessins dont nous ne connaissons pas les objets.

F0 25 1, le schéma, ligne brisée, de Yltuset reditus du progrès. Avec quelques autres petites figures géométriques qui sont des renvois, c'est tout. Il est bien vrai, comme le ditJ. Lemaître que « les spécialités nous déforment », si nous voyons, comme on l'a vu, en tout ceci, des signes d'aliénation mentale. Il est prudent d'avertir les écrivains qui, tout en réfléchissant à leur construction, laissent aller leur plume à la marge et s'oublient en des dessins plus ou moins fantaisistes ou curieux, du danger futur que fera courir à leur réputation cette inoffensive façon de réfléchir tandis que Vautre s'amuse, si leur copie vient à tomber plus tard sous l'œil aigu des aliénistes.

Revenons au texte du Mémorial. Si on l'examine, sans parti pris, un point étant réservé, tout y est cohérent, clair, lumineux, enchaîné comme des têtes de chapitre d'un ouvrage bien composé. A tel point qu'il suffirait de quelques adverbes, de quelques conjonctions, de quelques points suspensifs pour en faire une phrase éloquente, intelligible

/jH LA MALADIE DE PASCAL

aux moins lettrés des lecteurs, une « magnifique prière jaculatoire », selon l'expression d'E. Faguet.

On n'a qu'à se reporter à la Vie de Pascal, par M""' Périer, le passage qui commence par : « La divinité des Chré- tiens » et se termine par : « Ces paroles sont de lui- même mot pour mot », ce passage n'est que la paraphrase

du Mémorial '.

Ce document a paru intelligible à tous les contemporains et à tous ceux qui l'ont lu pendant cent ans. Voltaire le pre- mier se moqua (1734), sans succès d'abord; il revint à la charge avec Condorcel, dont il annota l'édition de 1778, l'année même de sa mort. Condorcet avait présenté une édition des Pensées, expurgée à sa façon, d'où Pascal donnait l'impression d'un homme tiraillé entre un mysti- cisme morbide (il donnait en tête le Mémorial sous le titre d'Amulette), et un scepticisme à la Montaigne. Naigeon renchérit sur le tout. Les aliénistes de 1846 et de 1899 ont fini par ne voir qu'incohérence dans le Mémorial, et l'un d'eux ne craint pas de dire « que cet écrit, dans sa contex- ture bizarre, ressemble de tous points à ceux que les aliénés, dans les asiles, remettent journellement aux personnes qui les visitent ».

Vous avez les pièces authentiques sous les yeux, je vous fais juges2. Un seul passage frappe par l'inattendu, c'est le mot feu, mis en évidence, seul dans une ligne, dans la copie autographe, en capitales, précédé et suivi d'un long trait, dans la copie de l'abbé Périer. De l'aveu de tous les contemporains et du Recueil d'Utrecht, Pascal a consigné

1 Comparez aussi avec le Fragment : « Le Dieu des Chrétiens ne con- siste pas en un Dieu simplement auteur... » (Brunsch., 556, Première Copie, p. a3o et î3i).

2 Commmunication de la Société nationale de médecine de Lyon, Séance du 30 mai 1910.

LE MEMORIAL /jg

ici sa « vision », et nous ne faisons aucune difficulté de dire médicalement : une hallucination de la vue.

Tout d'abord, les médecins savent que les hallucinations de la vue n'ont pas la même valeur significative que celles de l'ouïe. En second lieu, un symptôme ne fait pas une maladie et une hallucination ne fait pas un halluciné.

Il est à présumer que cette hallucination fut la seule. Port-Royal persécuté avait trop besoin de miracles, destinés à montrer que Dieu ne pouvait favoriser l'hérésie (témoin le bruit fait autour du miracle de la Sainte Epine), pour ne pas donner toute la publicité possible aux saintes visions de Pascal, si elles s'étaient reproduites. Ces Messieurs s'en seraient inquiétés et l'imagination surchauffée des reli- gieuses n'eût pas manqué de montrer le doigt de Dieu et sa bénédiction sur sa sainte Maison '.

Il suffit d'avoir suivi attentivement la marche de l'idée religieuse dans l'esprit de Pascal, et de constater, en même temps, la souffrance de plus en plus aiguë de son système nerveux, parallèlement à sa plus grande émaciation, pour comprendre la nuit du 23 novembre 1 654-

Le Mémorial n'est pas un document que l'on puisse examiner seul et isolé de l'œuvre et de la vie de Pascal. Si on le situe, on voit qu'il arrive à son heure. C'est l'indice d'un moment critique de la vie intellectuelle et morale de Pascal, coïncidant avec une période critique de sa santé.

Au point de vue intellectuel et moral, il semble la cristal- lisation de ces deux pensées :

Il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au libérateur8.

' Le Recueil d'Utrechl est contemporain des miracles de Paris; il n'eût pas manqué d'insister, s'il y avait eu d'autres « visions » de Pascal (note inédite de M. A. Gazier).

* Brunsch., 422, F0 63,

50 LA MALADIE DE PASCAL

Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé i.

Il en était arrivé à la détresse intellectuelle par l'impuis- sance avérée de sa magnifique raison à satisfaire ses aspi- rations, et il est en même temps dans une détresse physique que nous connaissons maintenant par le détail, émacialion qui ne va pas sans une surexcitation parallèle du système nerveux. *

C'est dans ces conditions que s'est produite l'hallucination du 28 novembre i654- La croix lui est apparue fulgurante et rédemptrice. En cette nuit d'agonies morales et physiques, la vérité brille pour lui en ce sjmbole. Il sent, il voit; c'est la certitude, c'est la joie de croire, c'est la paix dans la foi, c'est le calme dans le renoncement. Il a cherché vainement le Dieu des Savants, et c'est le Dieu de l'Ecriture qui lui apparaît dans le buisson ardent. Il a trop cru à sa raison. Il a essayé de se démontrer Dieu et Jésus-Christ à lui-même pour les démontrer aux autres. Désormais il se fera petit enfant, parce que seules les âmes simples, semblables à celles des petits enfants, ne seront pas séparées de la vue de Dieu.

Pouvons-nous tenter de reconstituer la « vision » de Pascal ? Lélut Ta essayé et a bâti un véritable roman :

On était à la fin du mois de novembre, à cette époque de l'année les premières tristesses delà nature se communiquent si facilement à l'âme et la disposent aux tristes pensées. Le jour avait été orageux et sombre et commençait à l'aire place à la nuit

i Brunsch., 553, F0 89. L'abbé L. de Lacger a retrouvé dans l'homé- lie XXXe de saint Grégoire-le-Grand: « Quiergo mente integraDeum désirai, profectojam habel quem amat. Neque enim quisquam posset Deum diligerr, sieuin quem diligil non haberet. » (Cité par V. Giraud, in Revue d'Histoire littéraire de la France, p. 554, juillet-septembre 1909.)

Et, tout de même, la pensée a gagné à passer par le cerveau de Pascal.

LE MKMORIAL 01

C'est de la littérature de 1846. A part la date, nous ne savons rien de tout cela, pas plus que :

Du fond de cet abime il allait descendre, un glohe de feu lui

apparaît, qui est la lumière de la volonté divine (loc. cit.,

p. 1 58-i6 1).

Grâce à l'érudition spéciale de M. Baudrier et au monu- ment qu'il a élevé à la gloire de la Bibliographie lyonnaise, nous avons pu trouver dans les marques des libraires des xvie et xviie siècles, et les nombreux bandeaux et fleurons, des dessins analogues à ceux que nous croyons, à notre tour, qu'ils ont pu frapper l'imagination de Pascal.

Les attributs chrétiens, le Christ en croix, la Sainte Trinité, le monogramme du Christ et les trois clous, entourés de gloires et de flammes, sont choses communes à cette époque, et Pascal en avait à Port-Royal, dans les livres qu'il consultait, de nombreux, fréquents et beaux exem- plaires sous les yeux.

Tout fait supposer qu'il a revu, dans un état de demi- sommeil douloureux et exaspéré, l'une de ces images, et que les gloires et les flammes ont pris corps pour constituer l'hallucination.

Ce qui nous confirme dans cette hypothèse, c'est l'examen des deux fleurons dont le Recueil d'Utrecht a fait précéder et suivre le Mémoi ial. S'ils ne sont point tout à fait sembla- bles, c'est conforme aux habitudes de l'époque, les ouvriers ne se répétaient jamais exactement. On y voit très nettement, malgré le mauvais état de la planche, une croix dans un cercle, qui pourrait bien être une hostie ; cette croix est terminée à ses quatre branches par des flammes ; les rayons de gloire et les flammes alternent autour du cercle.

Telle a été, croyons-nous, la « vision » de Pascal : Jésus-

LA m.u.adii: de pascal

Hostie entouré de flammes et de rayons d'or (veille de S. Chrysogone).

Fleurons places en tête (celui de gauche) et à la fin du Mémorial par le Recueil d'Utrecht.

Et, que Pascal ait eu des misères nerveuses variées, cela ne paraît pas douteux. C'est la rançon ordinaire du talent et du génie. La bêtise, d'ordinaire, ne fait pas souffrir. Le talent et. à plus forte raison, le génie sont faits de l'hype- racuité sensorielle. Toutes les fois que les sens sont affinés à l'extrême, ils deviennent extrêmement sensibles et aisément douloureux. Une fausse note déchire l'oreille d'un musicien, un manque de proportions, une faute de goût choquent péniblement un sculpteur, un peintre, un littérateur. Pascal nous en a, du reste, avertis :

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême : trop de bruit nous assourdit ; trop de lumière éblouit trop de plaisir incommode ; trop de con- sonances déplaisent dans la musique Les qualités excessives nous

sont ennemies et non pas sensibles ; nous ne les sentons plus, nous les souffrons1.

Mais, pour démontrer que Pascal a été atteint de neuras- thénie grave, il a fallu réunir en un syndrome les symptômes divers et épars qu'il a présentés en un long espace de temps : « faiblesse générale » des dernières années de sa vie, « paraplégie transitoire » (?) de 1647, « œsopha- gisme » de 1647, « troubles digestifs » de toutes les époques, « algies » diverses et de diverses époques, « céphalalgie continue » (?) (fréquente, non continue),

1 Brunscb., 72, F0 355.

LE MÉMORIAL 53

<c odontalgie à cessation soudaine » (ib'58), « gastralgie », « surémotivité » de 1 654, " tristesse chronique » (?) (avec toutefois des périodes de « divertissements »), les « phobies » de l'enfance et les vertiges de i654, » les altérations périodiques » (?) de l'état général, « les trou- bles du jugement et du raisonnement » (dont beaucoup de gens qui passent pour équilibrés ne trouvent pas trace). Et il faut avouer que si l'on arrivait aussi à convaincre Pascal d'aboulie, on aurait ainsi un tableau assez complet de « neurasthénie grave ».

Mais la volonté, chez Pascal, a été de tout temps admi- rable ; elle fut véritablement maîtresse d'un organisme et d'un système nerveux tenaillés par la souffrance. Ce n'est point parce qu'il portait sur lui un mémorial pour lui rappeler sans cesse que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » ; ce n'est pas parce qu'une ceinture à pointes de fer le rappelait à l'humilité, quand il était tenté de s'enorgueillir en se comparant, que l'on peut accuser Pascal de manquer de mémoire et de volonté. Au vrai, il eut une mémoire admirable ' et une volonté d'une ténacité rare dans le dessein proposé. Il le montre encore, d'une façon victorieuse, à la veille de sa mort, dans son désaccord de 1661 , entre lui et ces Messieurs, à l'occasion de la signature du Formulaire. Il défend son avis avec une telle ardeur que ses forces physiques n'y suffisent pas et qu'il s'évanouit. Si sa sœur Jacqueline a pu parler de sa douceur enfantine et de la simplicité de sa foi, c'est que cette douceur et cette simplicité étaient parfaitement voulues et contrastaient avec « le caractère bouillant », dont parle ailleurs la même Jacqueline.

Et vit-on jamais un neurasthénique, ne point se plaindre

1 Voir le récit de Gilberle Périer sur la composition de l'Histoire de la Roulette.

>/j LA MALADIE DE PASCAL

et accepter toutes ses souffrances avec résignation? La dix- huitième Provinciale, Pascal la refit treize fois. Est-ce le fait d'un neurasthénique, une telle tension si soutenue, si diligente ? Non ; mais le fait d'une intelligence maîtresse d'elle-même, la plus puissante, la plus stable qui soit. Dans son Eloge de Pascal, Nicole lui a rendu justice et n'a rien dit de trop.

Mais comme, chez un médecin, le sens clinique, un ins- tant dévié par des idées préconçues, ne perd jamais ses droits et que les faits le rappellent à la réalité des symptô- mes véritablement observés, M. Binet-Sanglé, après avoir dépensé beaucoup d'encre, non sans talent, à démontrer la neurasthénie grave de Pascal, termine son étude en quel- ques lignes, et, pour ces quelques lignes, nous sommes porté à lui pardonner tout le reste : « Il semble, dit-il, qu'il fut atteint d'une entérite ulcéreuse, peut-être tuberculeuse, dont l'éclosion fut facilitée par son mauvais état général, par ses troubles digestifs... entérite qui le conduisit peu à peu à la cachexie. Il se serait ensuite produit une embolie cérébrale, qui explique l'étourdissement, les convulsions et les lésions constatées dans le cerveau, après la mort. »

Pour terminer sur ce sujet, nous rappellerons deux faits qui n'ont pas échappé à M. Binet-Sanglé, mais qu'il expli- que par des alternances d'activité et de dépression céré- brales : les Petites Lettres sont de 1 656- 1657 et la solution de la Cycloïde ou Roulette1, de i658; de plus, sous la

1 « Il arriva qu'il lui vint un très grand mal de dents », dit Margue- rite Périer. C'est très net. Mais Lélut : « Que ce mal fût tout autre chose que l'affection purement locale, que désigne le nom qui lui est ici donné, que ce fût quelque affection nerveuse de la tête, un des symptômes variables de la plus invariable maladie, c'est ce qu'il est très permis de croire, d'après l'intensité des douleurs et aussi d'après leur durée, qui fut environ de plusieurs semaines. » Ni Mme Périer, ni Marguerite ne parlent de la longue durée de cette névralgie; elles semblent, au contraire, dire que

LE MÉMORIAL 55

signature d'Amos Detlonville, anagramme de Louis de Montalte, paraissent chez Desprez, en i65g, Diverses Invendons de géométrie'. Avant, pendant et après ces tra- vaux, que littéraires et scientifiques s'accordent à placer parmi les plus remarquables de ce brillant génie, il a écrit les Fragments de ses Pensées, dont un certain nombre sont livresques2, sans doute, mais dont quelques-uns seront répétés comme des traits de génie, tant qu'il y aura des générations humaines. Admirable folie, que notre lucidité ne peut admirer « qu'à genoux», selon la belle invitation de M. Boutroux. Les moments lucides y sont de tous les instants, et Sainte-Beuve (Port-Royal) avait déjà dit des Petites Lettres : « Œuvre de discussion subtile, de chicane habile et retorse, de raillerie froide, d'ironie incisive et précise, tous les coups sont calculés par une tactique de premier ordre, ont été écrites par un homme qui se possède aussi pleinement que possible, et sûr de lui jusqu'à en être terrible. »

Quant au diagnostic de « monomanie religieuse ou délire partiel d'ordre religieux, avec hallucinations chez un héréditaire ou un hystérique », porté par M. le Dr A. Re- gnard, nous avouons notre insuffisante préparation à l'étude des maladies mentales pour pouvoir discuter, en l'absence de signes objectifs autres que le mot « feu » du Mémorial, un pareil avis. Ce que nous pouvons dire, c'est qu'un commerce de quarante ans avec Pascal ne nous avait jamais permis de soupçonner le délirant ou le monomane. Et la

c'est après quelques nuits d'Insomnie que Pascal eut l'idée, pour distraire son esprit de la douleur, de s'appliquer à la solution d'un problème diffi- cile. Ici encore Lélut s'efforce d'adapter les faits à sa conception.

1 Lettres de A. Dettonville contenant quelques-unes de ses inventions de géométrie, rue Saint-Jacques, à l'image de Sainl-Prosper, MDCLIX.

2 Pascal a repensé Montaigne (voir Montaigne et Pascal, par Antoine Ulhir, in Revue d'Histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1907 et les notes très érudites de L. Brunschvicg dans son édition des Pensées.).

5(î l \ M LLADEB DE PASCAL

raison pourrait paraître faible tout d'abord ; mais de constater que notre humble avis est celui d'esprits si divers, tels que Vinet, Havaisson, Sainte-Beuve, et de con- temporains tels que Boutroux, G. Michaut, Lanson, Gazier, V. Giraud, Brunschvicg, Strowski et de tant d'au- tres remarquablement avertis et équilibrés, qui ont fait et font de Pascal une étude diligente, cela donne de l'assu- rance.

D'autre part, presque tous, aujourd'hui, nous manquons des éléments nécessaires pour apprécier et même compren- dre la mentalité religieuse des chrétiens fervents du xviic siècle et des gens de Port-Boyal en particulier.

Nous pourrions bien citer, en regardant attentivement autour de nous, des esprits d'élite, très cultivés, très amis des sciences exactes, qui sont restés en même temps des croyants convaincus et ont gardé des âmes d'enfants. Mais des « chrétiens farouches » unissant à l'ardeur des croyances une rigidité de pratiques ascétique, des âmes religieuses de la trempe de celles de Pascal, de sa famille, de son entou- rage, de Port-Boyal, nous n'en connaissons plus. Quel chrétien aujourd'hui serait capable de repenser en toute vérité la Prière pour le bon usage des maladies, qui est déjà en substance dans Sainl-Cyran1? Quel, croirait être en voie de « damnation éternelle » pour avoir manqué à se dépouiller pour faire l'aumône? Quel, perdant un membre très aimé de sa famille, serait capable de refouler ses larmes, de dominer son émotion pour dire simplement : « Dieu nous fasse la grâce de mourir ainsi chrétienne- ment. »

1 « Je prie ma sœur, en quelque état qu'elle soit, de se ressouvenir de cette belle parole de M. de Saint-Cyran, que « les malades doivent regarder « leur lit comme un autel ils offrent continuellement à Dieu le sacrifice a de leur vie, pour la lui rendre quand il lui plaira. » (Lettre de Jacqueline à Florin Périer, du 3i juillet i653).

LE MÉMORIAL OJ

Cela nous paraît si énorme, que les aliénistes accusent Pascal de manquer de cœur, « de n'avoir pas de sentiments altruistes» (déjà?). Mais si l'on cite Mme Périer pour prouver qu'il la rebutait dans ses soins dévoués (elle ne manque pas, au reste, d'en expliquer les raisons1), il faut l'en croire aussi quand elle dit : « Il avait une extrême tendresse pour ses amis et pour ceux qu'il croyait être à Dieu ; et l'on peut dire que si jamais personne n'a été plus digne d'être aimé, personne n'a jamais mieux su aimer et ne l'a jamais mieux pratiqué que lui. Mais sa tendresse n'était pas seu- lement un effet de son tempérament. . . » On peut se reporter, d'autre part, au récit des derniers jours de Biaise Pascal et aux preuves que donne Gilberle de l'amour de son frère pour les pauvres.

Pascal fut incontestablement une âme profondément religieuse ; mais de monomanie religieuse nous n'en sau- rions trouver trace ni dans ses écrits, ni dans les diverses phases de sa courte existence.

1 Cf. le fragment : « Il est injuste qu'on s'attache à moi.. .. » (Brunsch., 471, j44).

CHAPITRE III

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL

« Et ceux qui méprisent le plus les hommes et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment : leur nature qui est plus forte que tout les convainquant de la gran- deur de l'homme plus fortement que la raison en les convainc de leur bassesse. »

(Pensées de Pascal, Brunschvicg, 4o4)-

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL (il

CHAPITRE III

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL

Les aliénistes, qui se sont attaqués au génie de Pascal, nous ont rappelé ces magistrats qui plaident coupable et orientent les plus légers indices dans le sens de l'accu- sation.

Leurs injustes préventions nous ont amené à nous deman- der, non en aliéniste, à peine en médecin, mais avec tout homme qui croit pieusement être sain d'esprit, si telle partie de son œuvre peut donner légitimement l'impression d'un déséquilibre mental.

Nous avons déjà effleuré ce sujet en étudiant les deux principaux symptômes nerveux : la vision de la nuit du 23 novembre [654 e* les vertiges qui ont permis aux alié- nistes d'étayer leur fragile thèse.

Nous voudrions tenter ici de pénétrer un peu plus avant dans la psychologie de ce grand homme, et de montrer que, pour peu ordinaire qu'on le tienne chez les savants, son cas n'a pourtant rien d'anormal.

Il n'est que de comprendre ; mais Pascal est très sobre à se révéler. Il est nécessaire cependant de s'y essayer et,

62 La maladie de pascaJ

comme il dit, de tenter » d'accorder ses contrariétés1 ».Cela doit nous être très difficile à nous, hommes du xix" siècle, imbus d'un minimum de religiosité, puisque les gens de l'Encyclopédie, qui, peu ou prou, nous ont faits ce que nous sommes, pour la plupart, ne pouvaient déjà point admettre que ces « contrariétés » fussent normales.

Rien ne prouve mieux, en effet, qu'il ne suffit pas d'être très intelligent pour comprendre Pascal, que l'inintelligence de Pascal, dont ont fait preuve Voltaire et Condorcet. Le choix même des Pensées qu'en fit Condorcet2 indiquerait déjà qu'il l'a profondément méconnu ; quelques-uns diront volontairement ; nous ne pensons pas. Au reste, il y avait un précédent d'un autre genre : Nicole lui-même avoue qu'il n'a pas compris les Fragments3 et « n'y a trouvé qu'un assez grand nombre de pierres assez bien taillées ».

L'exemple le plus frappant de cette inintelligence de la pensée de Pascal est dans l'indignation que fait éprouver à Condorcet le fragment cité par Gilberte Périer: « La mala- die est l'état naturel des chrétiens. . . » « Cet homme, dit-il, dont la santé eût été si utile à ses semblables, préférait d'être malade. . . , comme si l'état d'un chrétien était de n'être bon à rien. » (Eloge de Pascal). Il est permis de s'étonner d'une pareille incompréhension, d'autant que Gilberte''

1 On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes, sans accorder les contraires (Brunsch., 634, a55).

2 Pensées de Pascal, avec les notes de M. de Voltaire. A Genève, MDCCLXXVIII, 2 vol.

3 « Nous voilà réduits à n'oser dire notre ressentiment et à trouver admirable ce que nous n'entendons pas » (Lettre de Nicole au marquis de Sévigné, Brunsch., Pensées, t. I, p. ccli).

4 Vie de Pascal, par Gilberte Périer (Brunsch., Œuvres, t. I, p. 109).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 63

ajoute un peu plus loin : « Et n'est-ce point un grand bonheur quand on est par nécessité dans un étal on est obligé d'être ? »

Il est des vérités qui n'apparaissent qu'aux gens battus de l'oiseau ou aux malades. « L'animal religieux », qui sommeille en nous, s'éveille quand nous sommes tristes ou que notre organisme est profondément atteint. Les pensées d'un malade sont austères, non parce que segri somnia, mais plus exactement parce que le bouillonnement de la vie des sens, leur voix tumultuaire avaient jusque-là couvert la voix intérieure. « La maladie est l'état naturel des chré- tiens... » parce qu'ils se détachent alors tout naturellement de tout bien terrestre et sensuel. Au besoin, nous trouve- rions la confirmation de ce sens dans les mots qui terminent la lettre de Jacqueline, en date du 19 janvier i655 : « Il n'est pas dit, si quelqu'un veut venir après moi, qu'il fasse des ouvrages bien pénibles... mais qu'il renonce à soi-même; un malade le peut faire peut-être mieux qu'un homme sain. » Il n'est donc point question pour Pascal de « préférer d'être malade », mais d'accepter la maladie avec résignation et de la faire tourner au plus grand profit de son âme.

De ce manque de pénétration de la pensée de Pascal, nous pourrions citer maints autres exemples pris dans la vingt-cinquième Lettre philosophique, sur les Pensées de M. Pascal ; il est loisible à chacun de les y rechercher. Mais il faut reconnaître que la faute première en est parfois à Port-Royal, qui, par le désir d'expliquer certaines Pensées, d'en atténuer d'autres, a souvent défiguré le manuscrit. Vol- taire a eu le tort, tout au moins, de critiquer sur des docu- ments qu'il savait n'être pas les originaux. Un exemple entre dix :

Le texte exact de la Pensée, intitulée Beauté poétique, est :

(i\ LA M M I.DIE DE PASC W.

Comme on dil o beauté poétique », on devrait dire aussi » beauté géométrique » et « beauté médicinale ». Mais on ne le dil pas, et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet delà géométrie, et qu'il consiste en preuves, et quel est l'objet de la médecine, et qu'il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel, qu'il faut imiter ; et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, « siècle d'or, merveille de nos jours, fatal..., etc. », et on appelle ce jargon « beauté poétique ». Mais qui s'imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agré- ment d'une femme que l'agrément des vers '

Voltaire cite Port-Royal :

Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géomé- trique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point, et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et quel est l'objet de la médecine; mais on ne sçait pas en quoi consiste l'agrément, qui est l'objet de la poésie. On ne sçait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter et à faute de celte connoissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal [laurier, bel astre], etc., etc., et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme [vêtue] sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute [couverte] de miroirs et de chaînes [de laiton].

Qui ne voit combien les mots ajoutés entre [ ) nuisent à la pensée, tant au fond qu'à la forme?

Voltaire commente de la façon suivante : « Il falloit

que M. Pascal eût bien peu de goût pour dire que fatal laurier, bel astre et autres sottises sont des beautés poé- tiques. » Et Pascal dit précisément tout le contraire, non de fatal laurier et de bel astre, mots qu'il n'a pas écrits, et qui sont évidemment d'un goût détestable, mais de siècle d'or et de merveille de nos jours, qui ne sont que de l'em- pbase.

1 Brunsch., 33, i»l).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 65

Mais Voltaire a jeté un coup d'oeil rapide; il croit avoir compris; il n'a pas compris et il part en guerre. L'ironie de Pascal a échappé encore une fois au grand railleur.

Que de petits Voltaires en France, qui lisent vite, com- prennent à côté et se répandent en railleries! L'incompré- hension est le moindre défaut de la « blague » française.

D'autre part, Voltaire et Condorcet paraissent avoir passé contrat d'admiration mutuelle. Ils citent réciproquement leurs remarques sur les Pensées et semblent dire, à tout instant, au lecteur : Est-il possible de mieux parler? Quel homme! Quel génie! Le génie, ce n'est point Pascal, c'est l'auteur de Y Eloge, c'est l'auteur des remarques de la XXV' Lettre philosophique.

Condorcet se croit-il obligé d'expliquer l'expression d'honnêtes gens, employée par Pascal : « Cette expression, dit-il, a signifié dans l'origine, les hommes qui avaient de la probité. Du temps de Pascal, elle signifiait les gens de bonne compagnie, et maintenant ceux qui ont de la nais- sance et de l'argent. » Et Voltaire transporté de s'écrier : « Non, Monsieur, les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes » (loc. cit., Second Editeur, t. II, p. 269). C'est bouffon.

Sur la pensée si pleine de la pure doctrine évangélique, telle que l'entendent saint Jacques1 et saint Ambroise-, et telle que Bossuet3 l'entendra plus tard : « Sans doute, l'éga-

1 Et vous, vous avez déshonoré le pauvre. Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment par leur puissance? Ne sont-ce pas eux qui vous traînent devant le tribunal de la justice? (Epître II, 6).

- La nature a fait le droit commun, l'usurpation a fait le droit privé..... La terre a été donnée en commun aux hommes. Pourquoi, riches, vous en arrogez-vous à vous seul la propriété?

3 O riches du siècle ! si nous voulions mouler à l'origine des choses, nous trouverions peut-être que les pauvres n'ont pas moins de droits que vous aux biens que vous possédez! La nature, ou pour parler plus chrétienne- ment, Dieu, a donné, dès le commencement, un droit égal à tous ses enfants

f

(ifi LA MALADIE ni. PASCAL

lité des biens est juste1... », le propriétaire riche, qu'est Voltaire, proteste : « L'égalité des biens n'est pas juste. Il n'est pas juste que les parts étant faites, des étrangers mer- cenaires qui viennent m'aider à taire mes moissons, eu recueillent autant que moi. »

En vérité, Pascal u'a pas porté bonheur à Voltaire ; jamais il ne fut moins pénétrant et plus plat que dans les critiques des Pensées.

( l'est «pie, pour s'essayer à comprendre Pascal tout entier, il faut plus d'une qualité, plus d'une culture intellec- tuelles. Il est très complexe. On a pu successivement étu- dier chez lui, le chrétien ardent, l'apologiste incomplet, le philosophe profond, le polémiste et l'orateur éloquents, le géomètre, le créateur d'une langue particulièrement fran- çaise, claire, puissante, simple, savoureuse, le poète enfin, dont Vigny peut se réclamer. Encore manque-t-il à ces mul- tiples faces de son génie, le je ne sais quoi qui est le génie même de Pascal.

Car il restera toujours une psychologie du moment im- possible à pénétrer2. Des éclairs jaillissent parfois du cer-

sur les choses. Aucun de vous ne peut se vanter d'être plus avantagé que les autres par la nature; mais l'insatiable désir d'amasser n'a pas permis que cette belle fraternité pût durer. Il a fallu venir au partage et à la propriété qui a produit toutes les querelles et tous les procès. De est

ce mot de tien et de mien, cette parole si froide, dit saint Chrysostome

C'esl en quelque sorte frustrer les pauvres de leur bien que de leur dénier celui qui vous est superflu Si les pauvres murmurent contre la Provi- dence, c'est avec quelque ombre de justice; car, étant tous pétris d'une même masse, et ne pouvant pas y avoir une grande différence entre de la

boue et de la boue , pourrait-on justifier la Providence si, par un

autre moyen, elle n'avait pourvu aux besoins des pauvres et donné des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents?

1 Sans doute, l'égalité des biens est juste ; mais ne pouvant faire qu'i soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force (Brunsch., 399, F0 i65).

2 Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE UE PASCAL 67

veau des grands artistes et l'impression rapide qu'ils ont notée sur la toile, le marbre ou le papier, reste unique. Eux- mêmes, à distance, ne peuvent volontairement reconstituer leur état d'esprit en cette minute fugitive ; comment les en- tendrions-nous dans le reculement de la postérité?

L'homme, tout l'homme, omne animal1, et non l'homme pensant seul est « divers et ondoyant », surtout, il est inégal à lui-même. Ses vies physique, et intellectuelle, et morale se déroulent en courbes ondulantes, et ces courbes diverses sont loin de se superposer ; à des dépressions physiques, au contraire, correspondent souvent des élévations intellec- tuelles ou morales ; à des sensations animales de bien-être, des ruées de nos passions. Nous sommes tous, plus ou moins, des demi-fous, et nos moments lucides sont ceux nous apercevons notre folie. La durée de ces moments fait toute la différence entre les hommes.

Nous sommes plus dominés que nous ne nous dominons, plus agis que nous n'agissons. La demi-folie, c'est l'état naturel de domination de nos » concupiscences ».

Les trois appétits, dont nous parle Pascal, c'est l'homme tout entier. Chaque fois qu'un de ces appétits devient « monstrueux », c'est don Juan, libido sentiendi, c'est Pas- cal, libido sciendi, c'est Napoléon, libido dominandi. Pascal eut à un degré extrême la plus noble de ces concupiscences ; mais il ne fut point exempt du désir d'être conducteur d'âmes, comme le montrent ses lettres à ses sœurs, à M11'' de Roannez, ses trois discours sur la condition des grands et son projet à' Apologie. Et il s'est reproché aussi, comme autant

seulement en divers hommes, mais en mesme homme, à diverses heures (Montaigne, III, i3).

1 Voir la note de Brunschvicg, Pensées, t. II, p. 21, note 2, sur le faux sens que donne Pascal à omne animal et que nous donnons après lui. Omne animal, c'est proprement : Toul animal; Pascal traduit : 'foui l'animal.

68 LA MALADIE I>F. PASCAL

de crimes, ses rares appétits de sensations ; il s'en est accusé dans son Mémorial, comme de fautes graves, ayant de nou- veau, selon la doctrine de l'Eglise, crucifié Jésus par le péché.

De bonne heure, il a vu la folie de notre raison ; mais il a vu aussi son intermittence, ses inégalités, ses moments.

On croit toucher des orgues ordinaires en louchant l'homme. Ce

sont des orgues, à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables

Il faut savoir sont les [touches]1.

Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie de n"êlre pas fou'-.

Malgré sa discrétion, on peut croire à des retours sur soi, à des révélations de ses propres sensations, de ses répu- gnances physiques et intellectuelles, dans les fragments sui- vants :

Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade; quand on l'est, on prend médecine gaiement; le mal y résoul3.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un char- bon, etc., emportent la raison hors de ses gonds4.

Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant r'.

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas et qu'un esprit boiteux nous irrite6?

Je hais également le bouffon et l'enflé7.

On doit avoir pitié des uns et des autres ; mais on doit avoir pour les uns une pitié qui vient de tendresse, et, pour les autres, une pitié qui vient de mépris s.

1 Brunsch., m, F" G5. Brunschvicg remplace le mot manquant par le vieux mot marches.

2 Brunsch., /,i4, F" 483.

3 Brunsch., 109, F0 \\i. * Brunsch., 82, F0 36a.

5 Brunsch., 86, F" 49 (barré au manuscrit). c Brunsch., 80, F0 232.

7 Brunsch., 3o, F0 12 (barré au manuscrit).

8 Brunsch , 194 bis, F0 2o5 (barré au manuscrit).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 6g

La charité chrétienne lui a fait barrer cette dernière pen- sée ; mais elle fait songer à : Odi profanum vulgiis etarceo. Son habituelle ironie, dont on trouve de nombreux exemples dans ses Fragments les plus élevés, donne à croire qu'il avait le mot cinglant pour ceux dont la médiocrité ou la bassesse l'irritaient et peut-être a-t-il trouvé en lui-même au moins autant que dans son entourage :

Diseur de bons mots, mauvais caractère'.

Il nous indique aussi son procédé d'ironiste :

Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple '-'.

Le mode ironique, chez Pascal, est la note dominante ; il y est très varié. C'est l'arme redoutable des Provinciales ; mais les Pensées en offrent de nombreux exemples, qui res- tent classiques, tant ils sont caractéristiques de cette face de l'esprit de Pascal. Toutefois, l'ironie des Pensées est de qualité supérieure. Elle est tantôt froide3, tantôt emportée4, tantôt élevée", tantôt amère0, tantôt hautaine7, tantôt

1 Brunsch., 46, F0 \?.'>.

* Brunsch., 336, »3i.

3 Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice (Brunsch., 3oq, 73).

* Plaisante raison qu'un venl manie, et à tout sens (Brunsch., 82, F" 362).

5 II est indubitable que, que l'âme soit mortelle ou immortelle, cela doit mettre une différence entière dans la morale ; et cependant les philoso- phes ont conduit leur morale indépendamment de cela ; ils délibèrent de passer une heure (Brunsch., 219, F" 7.3).

G Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les

uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde (Brunsch.,

101, io3).

7 Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer

les causes et les effets de l'amour Le nez de Cléopàtre, s'il eût été plus

court, toute la face de la terre aurait changé (Brunsch., 162, F0 $87).

\

711 I \ MALADIE DE PASCAL

légère, tantôt pénétrante1, tantôt sérieuse9, tantôt tragique1, tantôt incisive4, tantôt exacte comme une formule géomé- trique', tantôt éminemment compréhensive"; jamais elle n'est lourde, ni badine que d'apparence". Chacun peut s'en convaincre à loisir.

Mais le mode ironique est essentiellement distant ; ouverte ou voilée, comprise ou soupçonnée, l'ironie n'agrée point ; aussi bien Pascal s'en soucie peu, qui fait de « l'art d'agréer la perversion de l'art de démontrer ».

Quand il n'est pas ironique, Pascal est impérieux ; il ne suggestionne point, il administre des preuves. On s'explique qu'il soit peu sympathique à certains esprits, qui n'aiment point qu'on paraisse vouloir les former, très sympathique à certains autres, ennemis des formules vagues et imprécises.

Mais il semble bien que la caractéristique de la psychologie de Pascal soit la profondeur. On chercherait vainement chez lui le procédé littéraire. Le fragment du 427 (Brunsch., 29) lui est bien dicté par sa propre manière : « Quand on voit

1 Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser (Brunsch., 1C8, F" 121).

- Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience (Brunsch., 89."), F0 5i).

3 Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste: on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais (Brunsch., a 10, F" 63).

* Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà (Brunsch., 294, F0 6y).

:> L'homme n'est ni ange ni bête et le malheur veut que, qui veut faire l'ange fait la bête (Brunsch., 358, F0 427).

6 C'est une plaisante chose à considérer, de ce qu'il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement (Brunsch., 3g3, 157).

7 Cela est admirable : on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi! il me fera donner les élrivières, si je ne le salue; cet habit, c'est une force (Brunsch., 3i5, F" 23 1).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL "] I

le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme. » Mais, par un tour essentiel de son esprit, il s'élève toujours du fait à l'idée, du particulier au général, de l'observation à la loi, de la sensation à l'abstraction, du fini à l'infini, comme si véritablement une série de réflexes intra-cérébraux, de plus en plus déliés et subtils, étaient mis en branle par le l'ait premier.

Prenons un exemple entre cent. Le fragment (f° 38 1, Br., 122) est ainsi conçu : « La nature recommence toujours les mêmes choses : les ans, les jours, les heures ; les espaces de même, et les nombres sont bout à bout, à la suite l'un de l'autre. Ainsi se fait une espèce d'infini et d'éternel ; ce n'est pas qu'il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel ; mais ces êtres terminés se multiplient infiniment. Ainsi, il n'y a, ce me semble, que le nombre, qui les multiplie, qui soit infini. »

» La nature recommence toujours les mêmes choses » ; voilà le fait premier, d'observation banale, quia ébranlé son cerveau ; il développe : « les ans, les jours, les heures » ;

il s'élève à l'abstraction : « les espaces et les nombres » ;

est-ce donc l'éternité de choses qui semblent devoir finir, l'éternité de la matière? « ainsi se fait une espèce d'infini et d'éternel » ; non, son esprit perçoit la différence de l'indéfini à l'infini : « ce n'est pas qu'il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel ; mais ces êtres terminés se multiplient infiniment ». Mais n'est-ce point une chose mystérieuse et incompréhensible ? Il éprouve le besoin de s'administrer une preuve, pour ainsi dire géométrique, de cette abstraction : « ainsi, il n'y a, ce me semble, que le nombre, qui les multiplie, qui soit infini ». On perçoit combien la pensée gagne en profondeur et en exactitude, quand, à la réflexion, Pascal ajoute, en surcharge, « qui

/

-:> LA MALADIE DB PAS! w.

les multiplie ». Cela devient une formule mathématique :

,-< x OC = s .

La profondeur apparente de Fontenelle lui vient de ce qu'il a lu Pascal : « Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque ; mais tout vous manque pour les con- naître. » Pascal procède autrement : « Non seulement nous regardons les choses par d'autres côtés, mais avec d'autres yeux ; nous n'avons garde de les trouver pareilles '. » Il part de l'observation claire d'un fait physique et il s'élève à une loi générale, qui régit à la fois la vue proprement dite des choses et leur intelligence. C'est à la fois l'esprit géométrique et l'esprit de finesse tels qu'il les a définis.

Voici encore quelques autres détails qu'on peut considé- dérer que Pascal nous donne sur ses goûts et son humeur. Il déteste le banal et le convenu :

Je me suis mal trouvé de ces compliments : « Je vous ai bien donné

de la peine; je crains de vous ennuyer; je crains que ce soit trop

long. Ou on entraine ou on irrite2 ».

Les dyspeptiques manquent de tendresse dans les paroles. Jacqueline nous parle quelque part des excès possibles de l'humeur bouillante de son frère, et la douce M"1" Périer se contente de dire : « Il n'était pas sans défauts... L'extrême vivacité de son esprit le rendait si impatient quelquefois, qu'on avait peine à le satisfaire. » Nous savons gré à Gilberte de cet aveu, qui rapproche Pascal de nous, pauvres. Le surhomme de Nietzsche est un fou d'orgueil ; Pascal est un homme souffrant, d'humeur inégale, rayonnant de génie.

Le passage suivant du fragment sur Y Imagination nous a paru une auto-observation :

1 Brunsch., 114, F0 420-

2 Brunsch., 57, 54.

A PHOPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL j3

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer'.

De même ces autres fragments :

Le temps et mon humeur ont peu de liaison; j'ai mes brouillards et mon beau temps au dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires même, y fait peu'.

L'esprit de ce souverain juge du monde n'est pas si indépendant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher de penser; il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà ! 0 ridicolisissimo eroe' !

On pourrait objecter que beaucoup de ces pensées sont imitées ou inspirées de Montaigne; mais, en général, on ne tire d'un auteur que les remarques de ce genre, que l'on a vérifiées sur soi-même. Pascal, au reste, le dit expressé- ment : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j'y vois '. »

Nous avons, en outre, par témoignages, deux traits assez particuliers de sa physionomie. Le premier dans une rela- tion anonyme des recueils du P. Guerrier : « M. Pascal avait des adresses merveilleuses pour cacher sa vertu, parti- culièrement devant les gens du commun, en sorte qu'un homme dit un jour à M. Arnoul qu'il semblait que M. Pascal

1 Brunsch., 82, F" 362. 1 Brunsch., 107, F0 127. 3 Brunsch., 366, Fo 79. * Brunsch., 64, F0 43 1.

f/y LA MALADIE DE PASCAL

était toujours en colère et qu'il voulait jurer. » Le commun confond aisément l'air souffranl avec l'air de mauvaise humeur.

Le second, dans le Recueil dl'lrcchf, p. 332. Le portrait de Pascal ', peint, après sa mort, par le frère du P. Ques- nel, fut présenté à un horloger qui avait travaillé pour Pascal : « C'est, dit l'ouvrier, le portrait d'un monsieur qui venait ici fort souvent faire raccommoder sa montre, qu'il portail toujours attachée à son poignet. » Gomme on voit, la mode n'en est pas nouvelle. Ce propos est à rap- procher du fragment qui se termine par : «... Ils ne savent pas que je juge par ma montre2. »

Si nous ajoutons que Pascal avait une mémoire prodi- gieuse, mais « qu'elle consistait à retenir les choses plutôt que les paroles, en sorte qu'il disait, sans s'en élever davan- tage, qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien compris3; » c'est à peu près tous les documents que nous avons pu rassembler sur le caractère, l'humeur apparente de Pascal \

1 La gravure que nous donnons en tête de cet ouvrage est de H. Gissey, mort en 1674. Elle est antérieure l< celle d'Edelinck, qui est de 1691. -' Cf. Brunsch., 5, i3y.

3 Nicole, Eloije de Pascal.

4 D'autres fragments sont très probablement inspirés par une observa- lion personnelle ; mais ils ont une portée générale et chacun a pu faire, avec Pascal, les remarques suivantes :

Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies : elles nous gâtent le jugement et le sens ; et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n'y fassent impression à leur proportion (Brunsch., 8a, 070).

Pensée échappée ; je la voulais écrire: j'écris au lieu qu'elle m'est échappée (Brunsch., 370, F0 142).

Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on [n'] y entre plus (Brunsch., 38i, 83).

La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un croeheteur se vante et veut avoir ses admirateurs ;

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL j5

Ces renseignements ne sont point négligeables, car ils nous permettent d'affirmer ce que l'on pouvait supposer ;; priori, que le système nerveux de Biaise Pascal avait une particulière sensibilité; que ses sens étaient d'une acuité

et les philosophes mêmes en veulent; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi, qui écris ceci, ai peut-cire cette envie (Brunsch., i5o, 49).

On pourrait aisément multiplier ces citations et montrer que Pasca d'autant mieux connu les hommes qu'il s'est mieux étudié lui-même

Mais il est impossible de négliger l'admirable page que Gilberte consaci à la psychologie de son frère :

« Il avait naturellement le tour de l'esprit extraordinaire; mais il s'était fait des règles d'éloquence toutes particulières qu'augmentait encore son talent. Ce n'était point ce qu'on appelle de belles pensées, qui n'ont qu'un faux brillant et qui ne signifient rien ; jamais de grands mots, et peu d'expressions métaphoriques, rien d'obscur ni de rude, ni de dominant, ni d'omis, ni de superflu. Mais il concevait l'éloquence comme un moyen de dire les choses d'une manière que tous ceux à qui l'on parle les puissent entendre sans peine et avec plaisir, et il concevait que cet art consistait dans de certaines dispositions, qui doivent se trouver entre l'esprit et le cœur de ceux à qui l'on parle d'un côté, et les pensées et les expressions dont on se sert ; mais que les proportions ne s'ajustent proprement ensem- ble que par le tour qu'on y donne. C'est pourquoi il avait fort étudié le cœur de l'homme et son esprit ; il en savait tous les ressorts parfaitement bien. Quand il pensait quelque chose, il se mettait en la place de ceux qui doivent l'entendre ; et examinant si toutes les proportions s'y trouvaient, il voyait ensuite quel tour il fallait lui donner, et il n'était pas content qu'il ne vît clairement que l'un était tellement fait pour l'autre, c'est-à-dire ce qu'il avait pensé pour l'esprit de celui [qui] devait voir, que, quand cela viendrait à se joindre par l'application qu'on y aurait, il fût impossible à l'esprit de l'homme de ne s'y pas rendre avec plaisir. Ce qui était petil. il ne le faisait pas grand ; et ce qui était grand, il ne le faisait point petit. Ce n'était point assez pour lui qu'une chose parût belle; il fallait qu'elle fût propre au sujet, qu'elle n'eût rien de superflu, mais rien aussi qui lui manquât. Enfin il était tellement maître de son style, qu'il disait tout ce qu'il voulait, et son discours avait toujours l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle en même temps, lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on jugea bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il eût pris de le cacher même à ses proches. » (Brunsch., Œuvres, I, p. 72-7-'>).

icre

y(i LA MALADIE DE PASCAL

aisément douloureuse1. Et, certes, leur genre de vie, leurs lectures (V. Giraud) influent sur l'originalité des penseurs, mais, avant toute chose, la qualité de leur système nerveux, son impressionnabilité, sa réceptivité.

Ils nous permettent d'affirmer, de plus, que la bonté de Pascal était plus voulue qu'instinctive, puisque, sous ces rudes apparences, il a manifesté une religieuse tendresse pour les pauvres. Hélas ! il aima les pauvres jusque dans leurs verrues. Jacqueline le félicite ironiquement d'avoir relégué le balai au nombre des meubles superflus. Il avait renvoyé ses domestiques, et se négligeait fort. C'est la seule querelle que nous ferons à Pascal. Aimer la pauvreté- est parfait, mais on peut, avec Stello, « haïr la misère, non parce qu'elle est la privation, mais parce qu'elle est la s nie ».

Ce n'est point d'après ces remarques seules que nous pourrons juger sainement de sa psychologie. Ce maître psychologue, qui connaît si bien le pouvoir suggestif de l'art oratoire et de la mimique de l'orateur sur la foule-, a dissimulé le plus possible sa personne. Il serait vain de chercher ailleurs que dans ses écrits, sa véritable caracté- ristique. Trop d'hommes éminents, trop d'esprits distingués, se sont partiellement attelés à celte tâche, pour essayer nous-même de redire, en moins bons termes, ce qu'ont dit MM. Boutroux, G. Michaut, G. Lanson, Ollé-Laprune, V. Giraud et tant d'autres, et d'aborder un problème si difficile, sans autre titre que celui de nous plaire à Pascal et de l'avoir longtemps pratiqué.

Qu'admirer le plus de celui qui a mérité un pareil portrait littéraire ou de la femme supérieure qui l'a tracé?

1 Cf. « Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême » (Brunsch., 71,

355).

2 Cf « Les habiles par l'imagination se plaisent tout autrement à eux- mêmes «(Brunsch., 82, 36i).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 77

Mais « la diversité est si ample1 », que pour n'être point tout à fait copie, il suffit de se laisser aller à sa nature propre. « Chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son ~\ cœur2. » J

Que l'on veuille donc ne voir en ce qui va suivre, que des réflexions suggérées à un médecin, sur des problèmes qui se sont imposés plus particulièrement à son attention, par la lecture assidue des écrits de Pascal ; peut-être ces réflexions nous aideront-elles à comprendre les apparentes antinomies de sa psychologie.

II

Parmi les hommes de science, il n'en est point, sans doute, de plus rebelles au surnaturel que les médecins. Pascal a touché à tant de sujets, que des questions scien- tifiques, aisément nombreuses, se poseraient à propos de son cas psychologique. Nous en poserons une seulement. Un géomètre, et plus généralement un ami des sciences expérimentales, peuvent-ils, sans être soupçonnés eux- mêmes d'aberration maladive, admettre le surnaturel?

Pour ce qui est du géomètre, il nous sera aisé, tout d'abord, de faire répondre Pascal lui-même. Nous n'avons qu'à prendre chez lui les démonstrations, qui restent aussi lumineuses et pressantes qu'au moment il les écrivait.

Des vérités s'imposent à nous, indémontrables à notre raison, sur lesquelles cependant nous vivons intellectuel lement, qui sont les fondements mêmes de nos croyances, « l'espace, le temps, le mouvement, le nombre, et la raison s'y appuie et elle y fonde tout son discours3». Il n'y a donc

' Brunscb., 114, Fo no. 1 Rrunsch , 675, F0 i',5. 3 Brunsch., 282, F0 191.

•jH LA MALADIE DE PASCAL

de vérités démontrables par la raison que des vérités secondaires, édifiées sur des vérités de sentiment, sur des hypothèses.

Tous les hommes aspirent au bonheur, et tous se plaignent de n'être pas heureux. D'où nous vient cette notion pre- mière du bonheur, que tout homme a dans son cœur et que la raison démontre n'exister nulle part.

Et ainsi le présent ne nous satisfait jamais, l'expérience nous pipe et, de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort '.

Nous sommes incapables île ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et nous sommes incapables ni de certitude, ni de bonheur-'.

Si le bonheur n'est ni hors de nous, ni en nous, peut- il être?

Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être :i

Nous connaissons l'existence de l'intini et ignorons sa nature^

Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imagi- nables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circon- férence, nulle part L'homme est un milieu entre rien et tout.

Infiniment éloigné de comprendre les deux extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré et l'infini il est englouti.

C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches Elles sont aussi infinies dans la mul- titude et la délicatesse de leurs principes Connaissons donc notre

portée, nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout Notre

intelligence tient, dans l'ordre des choses intelligibles, le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature

C'est ce qui nous rend incapables desavoir certainement et d'ignorer absolument C'est l'état qui nous est naturel et toutefois le plus

1 Brunsch., 42a, F0 377.

2 Brunsch., 437, F" 487.

3 Brunsch., 43o bis, F0 47. * Brunsch., s33, F" 3.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 79

contraire à notre inclination : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini ; mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes

Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature'

On nous pardonnera ces longues citations; on ne les redira jamais assez. Ce sont d'éternelles vérités, « des pensées impérieuses », selon l'expression de G. Lanson, et il nous eût semblé sacrilège d'essayer de les exprimer en une autre langue que celle de Pascal.

Avons-nous gagné sur l'infini, el de quelque progrès que puisse se targuer la science moderne, n'est-il pas toujours aussi vrai que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la sur- passent8 ? »

Tous les hommes de science, chacun dans leur spécialité, se peuvent appliquer ces pensées de Pascal, et en recon- naître l'immanente vérité. Comme les grands phares, les grands penseurs projettent des lueurs au delà de leur horizon. Des hautes questions de morale, de philosophie, de méta- physique que Pascal a abordées, et dont presque toujours « il a touché le fond », aucune n'a vieilli. Et les questions scientifiques, qui firent sa célébrité auprès de ses contem- porains, sont depuis longtemps dépassées; mais notre tour- ment de l'infini est le même ; l'angoisse de nos destinées est tout aussi opprimante; la détresse de l'homme sans croyances, tout aussi désolée; tout aussi urgente, pour

' Brunscb., -■>. ¥"' 347 c' suivants. : Rrunseh.. iï\- . Y ' ■? \- .

8o LA vi ki u>ll DE PASCAL

les uns, la nécessité de prendre parti, et, pour beaucoup d'autres, non des moins humainement éclairés, tout aussi impossible de prendre parti.

Jamais Pascal n'a été si près de démontrer la nécessité d'un critérium surnaturel, que dans son magnifique fragment sur ïlmagination :

L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité ; tout l'abuse. Ces deux principes de vérité, la raison el les sens, outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre.

Les sens abusent la raison par de fausses apparences ; et cette même piperie qu'ils apportent à la raison, ils la reçoivent d'elle à leur tour : elle s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens et leur l'ont des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l'envi '.

Non seulement entre l'idée religieuse de l'origine de la vie, l'idée religieuse de l'âme et la science, il n'est pas d'antagonisme irréductible, mais les spirilualistes s'assurent que toute science s'égare, qui va à l'enconlre des grandes idées métaphysiques, vues sur l'au-delà, échappées d'infini, impossibles à préciser, plus impossibles à repousser, qui s'imposent à tout esprit réfléchi. La plus savante des méta- physiques même ne donnera jamais à l'esprit la quiétude de la foi simple du charbonnier. Il n'y a pas autre chose dans le mot de Pascal, tant critiqué par Cousin : « Cela vous fera croire et vous abêtira2. » Au reste, la pensée n'est pas de lui, mais de Montaigne, qui dit plus crûment : « Il faut nous abestir pour nous assagir. » (Apologie de Raimond de Sebonde).

Et Pascal ne s'est-il pas lui-même placé dans l'excep- tion en disant : « Rares savants pieux3 » Ne voit-on pas

1 Brunsch , 83, F" 37o.

2 Brunsch., a33, 4.

:! Brunsch., 956, F0 279.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 8|

une preuve évidente de son esprit large et éminemment compréhensif des mentalités autres que la sienne?

Un autre grand savant, créateur d'une science moderne et spiritualiste convaincu, Pasteur, a s'inspirer de Pascal ou s'en souvenir, quand il a écrit : « Celui qui proclame l'existence de l'infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans celte affirmation plus de surnaturel qu'il n'y en a dans tous les miracles de toutes les religions, car la notion de l'infini a ce double caractère de s'imposer et d'être incompréhensible. »

Comment nos modernes professeurs d'athéisme, qui sou- tiennent que la foi religieuse est l'indice d'une infirmité mentale ils prétendent cependant avoir une foi inébran- lable en la science et n'aperçoivent point que cette foi est une religion tout aussi surnaturelle, comment ces savants peuvent-ils négliger le témoignage d'un pareil savant ? Parce qu'ils n'ont point lu ou pas entendu Pascal, qui les avertissait que les sciences prétendues exactes sont basées sur des principes métaphysiques, sur des notions extra- scientifiques, acceptés par eux : l'espace, le temps, le mou- vement, le nombre, l'infini, sur « des conventions qui ont réussi ». De quel côté est « la myopie intellectuelle », de quel, « l'anthropomorphisme? » C'est ce que nous allons examiner.

III

Il est une maladie, dont nous souffrons tous, hélas ! On l'a nommée plaisamment une <c hypertrophie du moi ». Il n'est pas nécessaire d'avoir du génie ou même du talent pour en ressentir les effets. Pascal, qui ne sourit guère, en a décrit le symptôme cardinal, à la fois comique et tragique, quand il dit : « Chacun est un tout à soi-même... chacun croit être

8'Jl la maladie de pascal

tout à tous1". La très grande majorité des hommes « ntre- lient son mal avec amour, car elle a remarqué qu'en le lais- sant aller, on le ressent à peine ou pas du tout ; niais (pie la lutte esl d'autant plus douloureuse qu'elle exige de nous plus d'eflorts. De rares cœurs ont lutté, luttent peut-être encore quelque incroyable que cela puisse paraître en noire temps pour s'en guérir ; ils n'ont pas craint d'y porter le fer rouge du renoncement de soi-même. Ceux-là, religieux ou laïques, ce sont des saints.

La véritable maladie morale de Pascal, celle qui lui donna, dans la nuit du 23 novembre 1 634, des sueurs agoniques, c'est que, cette nuit-là, il s'est renoncé soi-même. Il avait vu, bien avant, le néant de la raison humaine ; cette nuit, il accepta le néant de sa propre raison. Si cette « renonciation totale » lui fut douce en définitive, elle ne laissa pas que d'avoir été horriblement douloureuse dans sa préparation. Et cette préparation, les Fragments nous en donnent les étapes.

Que sommes-nous? Ou allons-nous? A ces questions lancinantes que s'était posées Pascal et qui sont de toutes les religions et de toutes les philosophies, les savants mo- dernes n'ont pas craint d'en ajouter une autre, qui découle des deux premières : Qu'est-ce que la vie? cette chose ni physique, ni chimique, qui différencie la cellule morte de la cellule vivante. Et leur idée « de derrière », c'est un vague espoir de la résoudre.

L'analyse minutieuse de cette cellule est faite et toutes les quantités dosables en sont dosées ; les conditions de son développement, de sa perpétuité en sont connues, et ne semble-t-il pas, à tout instant, que le laboratoire va répon- dre victorieusement ? Mais la synthèse de cette cellule se

* Brunsch., ',."17. F0 {02.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE UK PASCAL 83

dérobe toujours. Reconstituée eu tousses éléments apparents, de cette cellule morte la vie ne jaillit point. C'est que, de cet infiniment petit mort à cet infiniment petit vivant, les spiritualistes pensent qu'il y a une distance infinie, que ces deux apparentes identités sont séparées par l'infini. Et, de quelque côté qu'on tourne le problème, si l'on s'interroge de bonne foi, on se bute au mur; on en vient au nescio quid divinum. La majorité dessavants actuels ne paraît pas espérer que la synthèse de la cellule vivante soit l'œuvre future des laboratoires.

Il y aurait jusqu'à trois moyens scientifiques de démon- trer que la vie n'est qu'une résultante ou, tout au moins, qu'elle obéit à la loi d'évolution.

Le premier et le plus difficile, comme le plus convain- cant, serait de fabriquer de toutes pièces une goutte d'al- bumine vivante, telle que la prétendue monère de Hœckel.

Le second serait de surprendre la nature dans sa fonction biogénétique, qui, si la création matérielle se continue, doit être de tous les jours, de tous les instants ; de « condi- tionner », selon le jargon moderne, les phénomènes physico- chimiques de la matière organique ou organisée, de sorte que la vie végétative jaillisse sous nos yeux du minéral, ou la vie animale, du végétal. Jusqu'à l'homme de génie sur- humain à qui est réservée l'une de ces précieuses expériences, les spiritualistes s'entêteront dans leur mysticisme atavique.

Un troisième moyen, sans être aussi probant que les deux premiers, pourrait cependant apporter un commencement de preuve à la doctrine de l'évolution indéfinie de la matière. Il ne serait peut-être pas au-dessus des forces d'un même savant. On sait que certaines bactéries, bien cultivées, peu- vent donner une génération toutes les deux à trois heures. Il n'eût donc pas été tout à fait impossible, après une longue pratique du laboratoire, de nous montrer un dessin d'évolu-

84 I i MAI- m»ii: DE PAS( M

tion ascendante d'un végétale cellule unique, comme est la bactérie, vers une organisation animale rudimentaire. Cela ne nous dirait pas tout, ne nous informerait point du prin- cipe premier; mais du moins la doctrine de l'évolution aurait une solide base. Le laboratoire reste muet sur les transmutations ascendantes. Il est aussi vrai aujourd'hui qu'au temps de Qualrefages l'écrivait : La variation des espèces est partout ; la transmutation, nulle part.

Car la chaîne sériée et ininterrompue des êtres, qui fait de l'homme l'aboutissement de la monère de Hœckel, est un roman aussi extra-scientifique que toutes les hypothèses sur l'apparition de la vie.

Et l'on ne peut s'empêcher de remarquer, en passant, la singulière fortune de l'aristocratique doctrine de Lamarck et de Darwin, quia été adoptée d'enthousiasme et déformée aussi, par la masse des primaires démocrates. Ces démo- crates paraissent avoir un faible pour qui les méprise : ils ont aussi placé sur un piédestal Renan, qui ne met point de différence entre un de ses concitoyens non cultivé et un Papou.

Rien ne nous paraît actuellement moins scientifique, plus erroné que le vieil a priori : Natura non facit saltus. Notre Alexis Jordan et Hugo de Vries nous ont révélé quelques- uns des sauts de la nature, mais il est des bonds formidables que l'on ne saurait méconnaître. Nous ne faisons pas assez la part, malgré les avis répétés de Pascal, de l'infirmité et du borné de notre intelligence et nous sommes tentés de tout mesurer à son petit mètre ; nous pouvons toutefois soupçon- ner des hiatus énormes entre ce qui est organisé et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas, entre l'homme capable d'abstraire et la brute, entre les infi- niment petits eux-mêmes, si indifférents d'apparence, si différenciés virtuellement.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 85

Des biologistes, partisans à outrance de la conception expérimentale de la vie comme de la pensée, ne se font pas faute de prendre en une sorte de pitié les spiritualistes. chrétiens ou autres, qui résolvent par un acte de foi les pro- blèmes de nos origines et de notre fin. C'est par une sorte de mysticisme atavique, disent-ils, que nous cherchons à connaître l'essence des choses, sans tenir compte de la rela- tivité de notre connaissance, et que nous ne saisissons, en réalité, que des différences et des rapports. Ils affirment que la vie, d'après les données de notre expérience, n'est possi- ble que dans de certaines conditions physico-chimiques, qu'ils sont loin, du reste, d'avoir élucidées toutes, et ils concluent qu'elle en est la résultante.

Mais, s'il y a « myopie intellectuelle », n'est-elle pas, à tout mesurer aussi à notre microcosme, à supposer que la vie n'est point par delà la nébuleuse de Herschel, ou, si elle est, qu'elle y résulte de la combinaison des mêmes éléments?

L'accusation d'anthropomorphisme, qu'ils jettent aux spiritualistes, peut leur être retournée, à plus juste titre, car c'est tout rapporter à l'homme de ne vouloir connaître que ce qui tombe sous les sens des êtres que nous sommes, et de supposer que la découverte des lois de la vie sur notre petit globe « terraqué », si elle était réalisée, nous apprendrait quelque chose de certain sur la vie dans l'infini astral.

Pascal est un précurseur du monisme actuel, qui a dit : <> Tout est un, tout est divers '».

Si la vie est une, elle ne l'est que dans son essence, car ses manifestations sont infinies. Plus on avance dans les sciences biologiques, plus les données expérimentales démon- trent que la loi la plus universelle, c'est la variation de la règle, qu'il y a autant de lois de la vie que d'espèces. La vie

1 Brunsch., 116, F" 3^4 .

86' LA MALADIE DE PASCAL

est essentiellement anomale dans ses manifestations et elle s'accommode de variétés infinies de conditions. Comment, dés lors, la comprendre à la façon d'une résultante, consé- quence d actions tantôt analogues, tantôt variables, parfois contraires? Seules les manifestations de la vie nous sont accessibles ; mais c'est par une opération anlbropomor- phique de l'esprit qu'on les confond avec les lois de la vie, qui nous demeurent toujours inaccessibles.

Ces analystes intransigeants ont une hâte singulière à généraliser. Qu'ils seraient donc admirables, s'ils voulaient bien ne nous apporter que des faits. Mais le besoin de con- struction, dont ils font un crime à Pascal, parce qu'il a rêvé d'une construction chrétienne, ils ne manquent pas d'y satis- faire, tôt ou tard, pour ne point se condamner au martyre de n'avoir point d'idées générales. Et la célébrité éphémère de ces constructions est d'autant plus bruyante, que Dieu el l'âme en sont absents, bien que des principes indémontra- bles en soient la base obligée. Ils s'essaient à leur tour à une métaphysique de la science, et ces deux mots hurlent d'être accouplés.

La notion du surnaturel découle donc des sciences natu- relles comme de la géométrie. Et avoir le sentiment du sur- naturel, ne serait-ce que pour le nier en écriture, c'est l'affirmer dans son tréfonds. Un agrandissement indéfini du eonnaissable ne nous fera jamais parvenir à l'infini, que nous tenons pour certain. Ce sont « les deux bouts de la chaîne »; mais les chaînons intermédiaires sont à l'infini.

Il est donc absolument logique et nécessaire d'humilier la raison et de la convaincre d'impuissance. Pascal est arrivé d'abord scientifiquement à cette conclusion.

Le néant des choses humaines, la malice et l'égoïsme de l'homme, la faiblesse de son intelligence, la brièveté de ses

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 87

joies physiques, le nombre et la variété de ses maux, Çakia- Mouni, Epictète, Sénèque les ont également vus, et, loin de conclure au matérialisme épicurien, ils se sont accordés à conseiller à l'homme de s'élever de la bestialité instinctive au sommet lointain, difficilement accessible : le renonce- ment de soi-même.

Pascal y est arrivé ensuite par la voie douloureuse, la voie chrétienne. Est-ce sa folie de n'y être point arrivé par les Stoïques? Si Pascal dit : Il faut être « pyrrhonien et géomètre » ; quel homme admirable! mais s'il ajoute: et « chrétien », ne sera-t-il plus qu'un fou ? S'il va jusqu'au dessin du binôme de Newton et du calcul infinitésimal, il touche au génie ; mais s'il crie sa joie d'une certitude méta- physique, ne sera-t-il plus qu'un halluciné ?

Que sont autre chose que des tentes-abris d'un instant, toutes les doctrines métaphysiques, toutes les hypothèses philosophiques et scientifiques? Sera-t-on fou pour s'abriter sous l'une d'elles, et précisément sous la tente chrétienne, plutôt que sous telle autre?

Pascal s'est posé ces questions, et il y a répondu « à plein »: non seulement un homme de science, d'esprit géo- métrique, peut, sans aberration, admettre le surnaturel ; mais s'il est véritablement homme de science et d'esprit généralisateur, il ne peut pas ne pas être obligé de l'admet- tre, à un certain point de ses recherches.

Le provisoire que nous devinons sous toutes les conclusions de la science moderne, parfois les plus étayées en apparence, modère, à la réflexion, l'enthousiasme qu'elles avaient tout d'abord soulevé. Les espaces célestes ne sont pas moins silencieux, moins éternels, moins infinis, moins effrayants1 ;

1 « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. » Que penser des aliénistes qui n'ont vu dans cet admirable fragment que « la peur des espaces ? »

KS

LA MAI.ADIK DE PASCAL

la vie tout aussi impénétrable. Le problème de nos desti- nées,le problème de l'Amené peuvenl pas être abordés scien- tifiquement; la science, on le répète à satiété, n'a pas a - in- quiéter de « l'inconnaissable » ; pourtant, l'inconnaissable s'impose à elle et la domine.

« Les alliées doivent dire des choses parfaitement claires : or, il n'est point parfaitement clair que l'âme soit maté- rielle ' », nous dit Pascal.

La pensée a-l-elle vieilli? La matérialité de nos abstrac- tions s'est-elle affirmée? Les doctrines actuelles de l'àme matérielle sont-elles plus claires qu'au temps de Pascal ?

« Choisissez, nous dit-on, entre rejeter tout l'acquis scientifique pour garder précieusement votre « moi », votre conscience, vos attributs surnalurels ou divins, ou accepter entièrement les lois de l'évolution et ne voir dans vos facultés supérieures que des produits, des résultantes organiques. »

Mais il semble bien qu'il n'y a pas lieu de choisir. Tous les faits établis expérimentalement, tous ceux même qui sont scientifiquement probables, dont on peut admettre la vérité provisoire, toutes les fonctions organiques dont on peut démontrer ou même induire scientifiquement le méca- nisme, beaucoup de spiritualisles les reconnaissent avec vous. Leur « foi » dans la science est égale à la vôtre ; ils ne se gardent que de sa superstition, et cette superstition com- mence aussitôt que vous abandonnez le terrain des faits. Métaphysique pour métaphysique, la métaphysique peu- plée de la plupart des religions est plus consolante que votre désert.

Les spiritualistes sentent, avec Pascal, qu'il est un terrain réservé la science ne peut atteindre ; ils savent qu'elle

1 Brunsch., 221, F0 63.

A PROPOS DE LA. PSYCHOLOGIE DE PASCAL 89

est limitée comme l'entendement humain. Ils sont modestes et n'aspirent qu'à la demi -divinité. Mais quelque « savante que soit leur ignorance », elle les laisse insatisfaits. Le divin, qui parfois nous oppresse tous, vous comme eux, n'est pas abordable. Vous le niez ; ils l'affirment. Négation et affir- mation étant également extra-scientifiques, ils ne sont pas autrement en contradiction avec vous. Si vous ne le niez point, vous n'en tenez aucun compte, et ils pensent qu'il ne peut pas être négligé. Vous vous agitez à la recherche d'une solution qu'ils jugent impossible. Leur certitude étant placée bien au delà des limites de la science, ils partagent, avec le même plaisir et la même ardeur, toutes les incer- titudes de vos recherches.

Mais vous n'expliquerez jamais organiquement leur idéal, le vôtre aussi, car il s'affirme en vous comme en eux, quand vous abandonnez ie laboratoire pour l'introspection, le microscope pour l'horizon sans limites, le fait scientifique pour le chant psychique...

J'entends l'objection : auto-suggestion, hallucination

Pascal a pu croire, et beaucoup, non des moindres avec lui, que cette suggestion si universelle est d'origine divine.

« Vous croyez vouloir, nous dit-on encore ; en réalité, vous obéissez. Vous vous imaginez être libre parce que vous avez conscience de vos actions sans avoir conscience des causes qui les déterminent. Votre moi est agi par des affinités, par des énergies organiques ou extérieures, par des influences ataviques, par des instincts, par des désirs impé- rieux autant qu'inconscients, par le milieu, par l'éducation, par tout excepté par vous-même. Votre prétendue liberté n'est que coactivité réflexe. »

Mais, savants subtils, votre cérébration supérieure n'est pas plus libre que mon pauvre diable de « moi », et quelle créance puis-je ajouter à vos dires, si vous prenez soin de

()n l \ MALADIE D1 PASI Kl

m'avertir que nous sommes Lous des gêna agités, tirés en tous sens par mille actions diverses, souvent contraires, dominés toujours? En me nul tant en garde contre mes humbles facultés intellectuelles, j'entre en défiance des idées nées du jeu di> vos réflexes psychiques supérieurs. Et je préfère en croire Pascal, s'il nous avertit que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être1... Incompré- hensible que l'âme soit avec le corps, que nous n'ayons point d'âme 2 ».

Et puis, je sens, je sais, je suis sûr qu'il m'arrive, à de rares intervalles, sans doute, de dire : je ne veux pas, quand ma bête veut, et je veux, quand ma bête ne veut pas. N'y a-t-il donc de dévouements qu'instinctifs, de bonnes actions qu'automatiques, de courage que mécanique, d'amour filial ou maternel qu'animal? Ou nous sommes toujours dupes de nous-mêmes, ou il nous arrive parfois d'échapper à la piperie de nos sensations; dans le premier cas, les maté- rialistes, comme nous, sont dupes et nous dupent ; dans le second, il est avéré que l'esprit peut parfois dominer la matière.

Quand nos néo-psychologues, psychomètres et psycho- physiciens, qui peinent à objectiver la pensée, veulent passer de l'idéation rudimentaire, sensorielle, toute phy- sique, telle que l'on peut l'observer chez les animaux supé- rieursou les humains bruts, à l'idéation consciente, réfléchie, voulue du philosophe, ils sont obligés de faire intervenir une foule de spéculations, prétendues lois, qu'ils ont dénom- mées : « lois d'association, de différenciation, de contiguïté, de reviviscence ; lois d'équilibration, d'inhihition, de coor dination, de solidarisation, de totalisation, d'unification,

' Brunsch., 43o bis, F0 47. 2 Brunsch., 23o, F0 17.

A PROPOS DE L.V PSYCHOLOGIE DE PASCAL gi

pour aboutir à une loi d'organisation, c'est-à-dire à l'auto- matisme psychique ».

Vraiment, il ne suffit pas de nier l'âme pour n'être pas fou, ou tout au moins visionnaire. N'est-ce pas des abstracteurs de « quinte essence » d'un nouveau genre? Et que l'on entend bien l'ironie de Pascal : « Il n'est point par- faitement clair que l'âme soit matérielle. »

En restant dans le domaine des faits, c'est encore Pascal qui constate :

De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée De tous les corps et esprits, on ne saurait tirer un mouve- ment de vraie charité ' !

O 4*uyn', lueur falote ensemble et lumière pure, nous te voyons briller doucement, fout près de nous, à portée de main, semble-t-il, et si loin ! Le ravin qui nous sépare paraît étroit, mais il est sans fond, et, si nous essayons d'y descendre pour l'atteindre en remontant l'autre rampe, ton faible pouvoir éclairant cesse de nous guider et nous som- brons dans l'abîme scientifique, tout en perdant de vue le lambeau de bleu, ^uyrj, délicieuse, et grande, et folle ; je ne puis me résoudre à te confondre avec quelque danse, « le ballet2 », de mes cellules cérébrales. C'est toi, capricieuse, qui manies, non toujours à ta guise, cet instrument délicat ; c'est toi qui y plaques des accords et y fais résonner parfois de belles harmonies. Mais, ô divine, l'instrument est fra- gile et périssable ; la maladie le fausse et l'usure le déforme ; parfois même, dans tes emportements d'artiste, tu le sur- mènes prématurément ; alors il répond mal à tes aspirations, à tes élans, à ta passion du beau ; bientôt il répond à peine,

1 Brunsch., 793, F" 53.

1 Cf. Brunsch., 368, F0 433 ... Quoi ! que le plaisir ne soit autre chose que le ballet des esprits.

j. n. 6

(j2 LA MALADIE DE PASCAL

ou avec de telles dissonances, qu'indignée ou navrée, tu le sauves en gémissant.

Non que l'on puisse nier une solidarité intime de notre spiritualité et de notre animalité. On ne saurait les dissocier et, à la limite, faire le départ de leur champ respectif. On peut même penser que les spiritualistes ont fait trop belle la part de l'âme. L'éternuement, ce type des réflexes, bien qu'il soit impossible de concevoir que deux et deux font quatre, au moment précis l'on en est secoué, qui « absorbe toutes les fonctions de l'âme aussi bien que la besogne1 », comme le dit Pascal, en est évidemment bien distinct. Mais ce n'est pas toujours aussi facile.

Il y a cependant de nombreuses raisons seientiliques de croire que nous sommes plus « bête qu'ange », « automate plus qu'esprit- ». Outre les réflexes vitaux, l'animalité peut encore revendiquer, avec de nombreuses et plausibles raisons, tous les phénomènes de sensibilité et de mémoire organiques, d'idéation et de cérébration inconscientes, de cette apparente volonté enfin qui n'est que la résultante d'inconscientes volitions.

Mais le raisonnement de Pascal reste toujours irréfra- gable :

N'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se

connaît soi-même; il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait3 .

Et encore :

Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l'a pu faire?4

1 Brunsch., 160, F0 i5g.

2 Brunsch., 252, F0 ig5.

3 Brunsch., 72, F0 359.

* Brunsch., 349, 393.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL g3

La connaissance de notre propre misère intellectuelle, la faculté de nous déterminer résolument, la possibilité de nous renoncer, il n'est point de réflexe de réflexes intra- cérébraux capable de nous les expliquer.

Ces fragments de Pascal sont assez explicites pour per- mettre d'affirmer qu'il avait envisagé la question en philo- sophe et en savant avant de la résoudre en chrétien.

IV

Voilà, pensons-nous, un premier point bien acquis n'avons-nous pas l'air d'un enfonceur de porte ouverte? Mais tant de professeurs s'arc-boutent pour la clore : un homme de science peut admettre le surnaturel sans risquer d'être traité de fou mystique par le commun des hommes de bon sens.

Mais, nous a-t-on dit encore, la folie de Pascal n'est pas là; elle est d'avoir voulu porter des démonstrations géomé- triques où elles n'avaient que faire, d'avoir essayé d'ap- pliquer une dialectique rigoureuse à des questions qui n'en demandent point, qui ne la supportent point. A ce compte, Pascal n'aurait eu qu'un moment lucide, celui de la nuit du 23 novembre i654 ; car, à ce moment, il abdiqua ; il sentit, il connut par intuition, et, pour cette nuit du moins, il n'essaya plus de se démontrer les raisons de sa foi.

11 n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison '.

D'autre part, quel homme prétendu normal n'a pas un petit coin, quelquefois le coin préféré, il se réfugie en

1 Brunsch., 372, 214.

g4 LA MALADIE DE PASCAL

quelque folie, pour se délasser de sou plat bon sens? Quel, n'a pas fait, ne fait point son trou dans le sable pour essayer de l'emplir d'eau? Quel, n'est pas allé jusqu'à tuer le man- darin pour tenter de réaliser son rêve? N'est-ce point une banalité que la mentalité de tous les hommes est en équilibre instable, et qu'il suffit de s'apercevoir de cette instabilité pour n'être pas fou, comme c'est être irrémédiablement fou que de la méconnaître ? Serait-il inédit de voir tel homme de lettres, réputé pour son scepticisme aimable, atténuant d'un sourire toutes les affirmations qu'il se permet, se montrer inopinément intransigeant farouche sur un sujet on ne l'attendait point?

Les aliénistes ne nous paraissent point avoir assez médité la parole admirablement sensée de Pascal, citée plus haut, sur la folie nécessaire de l'homme, et cette autre : « Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou au jugement du commun des hommes '. »

D'ailleurs, n'y a-l-il pas une souveraine injustice à juger Pascal sur ses fragments, à proclamer les uns admirables, à présenter les autres comme élucubrations de fou? Quel écrivain résisterait à la production de tous les bégaiements de sa pensée, de toutes ses notes, de toutes ses impressions fugaces, de tous ses petits papiers? L' Apologie n'a pas été construite, et personne n'est en droit de dire, de penser même, que la construction, venant d'un Pascal, n'eût pas eu toutes les apparences d'une construction solide, dont il aurait éliminé les matériaux de second choix". Pieu-

' Brunsch., 82, F0 3Ga.

2 Ce 10 mai 173S. « J'ai lu depuis peu les Pensées de Pascal, qui n'avaient

point encore paru ; elles me paraissent confirmer ce que j'ai dit, que

ce grand génie avait jeté au hasard toutes ses idées pour en réformer une partie et employer l'autre. » Voltaire, Appendice à la XXV' Lettre philoso- phique. Gela est vrai; mais d'une autre façon que l'entendait Voltaire.

" On sait bien, avait dit l'abbé Dubos ( Réflexions critiques tur la poésie

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL i).")

sèment on a tout recueilli : les notes incomplètes, les memo- randa incompréhensibles pour d'autres que pour l'auteur, les mots isolés, les citations s'accrochait une démonstra- tion entrevue, et, après une lecture quelquefois rapide de tous ces fragments, on proclame, sans autre forme, que cela ne tient pas debout, que cela n'a ni queue ni tête, que c'est un spectacle pénible d'assister à un pareil effondrement.

Il faut vivre plus d'une heure avec Pascal pour le com- prendre, ou plutôt pénétrer assez avant dans sa pensée pour ne le point méconnaître.

C'est ce qui est arrivé aux gens du xvmc siècle, à ces intellectuels dont Voltaire est le type, esprits irrémédiable- ment légers, « d'une ignorance encyclopédique », « vulgari- sateurs élégants d'idées communes », qui ont inauguré, en France, le règne du plat bon sens et préparé le nivellement en bas, dont nous mourons. Ils ont essayé de nous léguer un Pascal à leur mesure, exaltant le géomètre et, dans le penseur, tout ce que Montaigne avait laissé de lui dans les Fragments. Ils ne se sont point aperçus que Pascal avait repensé Montaigne en chrétien austère, et semblent n'avoir tenu aucun compte de l'Entretien, paru cependant en 1728.

Pascal sceptique, tourmenté des affres du doute, est plus qu'un contresens, créé sans doute par le choix des Pensées de Condorcet, mais aussi, peut-être, par les mots de conversions, si souvent appliqués, par les uns et les autres, aux crises de 1646 et de i654- Les auteurs qui, avec Cousin, ont jugé du scepticisme de Pascal sur le membre de phrase : « Le pyrrhonisme est le vrai1 », auraient pu

et la peinture, 2e p., S. XXII, éd. 1760, t. II, p. 3i8), que celui des ouvrages de M. Pascal, que je cite (les Pensées), est composé d'idées qui lui étaient venues dans l'esprit, et qu'il avait jetées sur le papier, plutôt pour les exa- miner que pour les publier. » (Lettres philosophiques, édition critique, par G. Lanson, t. II, p. 244, Paris, 1909.) 1 Brunsch., ^32, F" fe5.

qu' LA MALADIE DE PASCAL

tout aussi bien l'accuser d'athéisme pour avoir écrit : « Athéisme, marque de force d'esprit1 ». Les uns et les autres n'auront pas lu le contexte.

Il ne faut point arracher Pascal de son xvna siècle, de son milieu, de son enlonrage, et le camper devant nous pour le juger avec notre mentalité de décadents incrédules ou de sceptiques amusés. C'est nous qu'il y faut transporter. Pascal était d'une famille très chrétienne, la foi n'allait pas sans les pratiques minutieuses. Beaucoup de chrétiens fervents actuels seraient tièdes au regard de ce qu'il a appelé sa tiédeur et sa sécheresse. Les conversions de 1646 et de i654 ne sont que des étapes : la première, vers l'ascétisme janséniste; la seconde, vers la sainteté. Car la mesure de la sainteté, c'est la capacité de renoncement.

Et Pascal ne croit pas seulement vivement, comme la majorité des chrétiens de son temps, il croit inébranlable- ment, ou plutôt, il croit simplement en Jésus-Christ, en son Eglise, aux conciles, au pape'-, aux dogmes, aux sacrements ; il croit aussi au diable et à son intervention constante dans les affaires humaines ; il pense qu'on peut deviner l'avenir par un art diabolique (P. Lettres 8 et 10) ; que le diable est « le chef et le roi du monde ennemi de Dieu » (P. Lettre i4) ; que » Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir; le diable, à ne point souffrir » (ibid.J; que « ceux qui sont enfants du diable, ex pâtre diabolo, qui a été homicide dès le commencement du monde, suivent les maximes du diable » fibid.). A plus forte raison, croyant à la puissance du diable, croit-il fermement à la manifestation possible de la puis-

1 Brunsck., auô, F0 61.

2 On a dit, et rien ne parait plus probable, que la bulle d'Alexandre Vil (iG octobre i656), qui ne fut reçue à Paris que le 17 mars 1(157, interrom- pit la XIX0 Provinciale. Rome avait parlé et Pascal se tut. (Voir G. Lan- son, Bévue d'Histoire littéraire de la France, janvier 1901).

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 97

sance de Dieu par le miracle. Il fait allusion au miracle de la Sainte Epine, dans sa seizième lettre, et il le tient pour certain. Comment n'aurait-il pas regardé comme des articles de foi intangibles les miracles évangt'liques?

Mais il suffit que les Petites Lettres aient paru fronder la religion aux yeux des libertins du xvnr siècle (et les Jésuites n'avaient pas manqué de prévoir ce résultat des attaques qui ne s'adressaient qu'à la casuistique), pour que les Provinciales soient mises à part dans l'œuvre de Pascal, sur un piédestal, le Pascal géomètre, le Pascal de bon sens se retrouve tout entier. Et, néanmoins, le Pascal fou ne laisserait pas d'y reparaître, de temps à autre, si Pascal est fou toutes les fois qu'il pense en chrétien fervent. Nul n'admire plus que nous le style et les qualités littéraires de ce chef-d'œuvre de la langue française ; mais, quant au fond, nous sommes bien obligé de reconnaître que Pascal y a travaillé sur des documents de seconde main1.

La première et la plus indispensable façon de comprendre Pascal, c'est de ne pas le disséquer tout d'abord et d'en prendre avant tout une impression d'ensemble. Comme tout homme, Pascal est « divers », mais c'est le moins « ondoyant » qui soit. C'est un miracle de cohérence et c'est la foi chrétienne qui fait la cohérence des Fragments, comme elle fait la cohérence des phrases hachées du Mémo- rial. C'est cet excès de cohérence même qui l'a fait traiter de fou par ceux qui n'ont pas fait effort pour le comprendre. M. Boutroux voit clairement en redisant avec Gilberte Périer : « Persuadé que le plus grand bienfait des sciences était de nous mettre en possession de méthodes propres à

1 Cf. G. Lanson (Revue d'Histoire littéraire de la France, 19001 : « MM. de Port-Royal avaient trouvé tout ce qu'il y avait à dire sur la morale des Jésuites; mais ils n'avaient pas trouvé le moyen de le dire. Ils connais- saient la mine et l'exploitaient. Pascal a dessiné et bâti l'édifice. »

q8 LA MALADIE l>K PASCAl

démontrer, autant qu'elles peuvent L'être, les vérités de la religion, il prétendil faire voir en ce sens que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indiscu- tables. "

Si c'est de la folie, et beaucoup le prétendent, c'est au moins la seule folie dont on puisse taxer Pascal. Beaucoup d'autres penseront, à l'encontre des premiers, que jamais il ne fut si raisonnable. Cela prouve simplement que, de tous temps, les hommes intelligents se sont divisés en deux grandes catégories : des esprits analytiques, qui n'ont de regard que pour les phénomènes accessibles aux sens ; des esprits synthétiques, que tourmente le besoin de construc- tions définitives. Il est à remarquer toutefois que les pre- miers, tout en estimant avec Vigny que « les synthèses sont de magnifiques sottes », n'ont pas toujours la sagesse de s'en préserver. C'est que les synthèses seules sont incitatrices des grandes actions et des grandes découvertes. Les ana- lyses, souvent décevantes, sont, de plus, paralysantes. Certes « l'homme peut plus qu'il ne sait » (Cl. Bernard) ; mais ce qu'il pressent, au delà des faits, reste au-dessus de son pouvoir. Inconsciente ou non, cette prescience le domine.

Pascal fut, incontestablement, des premiers par ses tra- vaux géométriques ; non moins incontestablement il fut des seconds dans les Fragments de ses Pensées. Mais ce que quelques-uns oublient trop, c'est qu'il ne fut point, succes- sivement ou alternativement, un génie analytique et un génie synthétique, qu'il ne fut point d'abord un géomètre, puis un métaphysicien, mais simultanément. L'esprit d'ana- lyse, chez lui, n'atteignit jamais une acuité pareille à celle qu'il déploya dans les Provinciales et la solution de la Cycloïde, travaux postérieurs à la nuit du 2 3 novembre i654 et concomitants des Pensées sur la Religion chrétienne.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL 0,0,

La pirouette de Condorcet : « L'auteur de la Roulette en a fait quelques-unes ; le reste est l'ouvrage de l'auteur de Y Amulette », est donc en pure perle. Elle a tout juste, en psychologie, la valeur que les considérations anatomiques, par quoi nous avons vu que La Mettrie décidait de la folie de Pascal, ont en physiologie. C'est le même cerveau qui concevait en même temps la solution de la Cycloïde et le Mystère de Jésus. Le récit de Mmc Périer ne laisse pas de doute sur ce point. D'ailleurs, à bien examiner le témoi- gnage de Jacqueline et surtout celui de Pascal lui-même1, l'opinion de V. Giraud que, dès 1648, Y Apologie hantait l'esprit de Pascal, apparaît comme très probable.

Mais que parlons-nous d'esprits analytiques et d'esprits synthétiques? Pascal a bien mieux dit et montré le fort et le faible des meilleurs esprits.

Diverses sortes de sens droit Les uns tirent bien les consé- quences de peu de principes, et c'est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses il y a beaucoup de prin- cipes

Il y a donc deux sortes d'esprits : l'une de pénétrer vivement et profondément les conséquences des 'principes, et c'est l'esprit de justesse; l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture de l'esprit, l'autre est amplitude d'esprit. Or, l'un peut bien être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et faible 2.

Pascal est désespérant de bon sens et de pénétration : « Les géomètres qui ne sont que géomètres ; les fins qui ne sont que fins » apprendront toujours à son école ce qui leur

1 Je lui dis ensuite ^àM.de Rebours] que l'on pouvait suivant les principes mêmes du sens commun, démontrerbeaucoup de choses que les adversaires disent lui être contraires, et que le raisonnement bien conduit portait aies croire, quoiqu'il les faille croire sans l'aide du raisonnement. (Lettre de Pascal ù Mme Périer, du 26 janvier 1648.)

2 Brunsc'i.. 2, F0 21 3.

BIBUOTHECA

ion LA MAI. AMI 1)1 PASCAL

manque. C'est Méré, un fin <|ni a'étail que fin; c'est Joseph Bertrand, un géomètre qui a jugé Pascal en géomètre1, et c'est Pascal qui réunit les deux esprits à leur maximum, jusqu'au génie. Quant aux esprits faux, qui, hélas ! sont légion » ils ne sont jamais ni lins, ni géomètres- ».

« Non seulement nous regardons les choses par d'autres côtés, mais avec d'autres yeux. » C'est encore Pascal qui pré- voit ainsi, avec Montaigne, nos discussions actuelles, et qu'il peut se trouver des gens également avertis et de bonne foi, dont les jugements sont divers, sur un même sujet, parfois diamétralement opposés. Dans le cas présent, des philoso- phes, des littérateurs, des médecins, également amis des faits et les connaissant, continueront à voir dans le Mémorial, les uns, une Amulette mystique, les autres, une splendide élévation, et en Pascal lui-même, les premiers, un cerveau malade, les seconds, un magnifique esprit réellement maître d'un organisme torturé par la maladie. Si la raison se mesurait au nombre, nos adversaires en seraient accablés. Mais eux, qui sont l'exception, ne devraient éprouver que tendresse pour cette rayonnante exception que fut Pascal.

Il faut se limiter et ne pas s'exposer à ce que Pascal nous rappelle « le docteur qui parle un quart d'heure après avoir tout dit, tant il est plein de désir de dire3 ». Non qu'il n'y ait encore beaucoup à dire ; mais il faut s'y mettre à plu- sieurs et s'y reprendre à plusieurs fois.

Descartes avait formulé : Je pense, donc je suis ; Pascal a été plus pénétrant en développant : Ego vir videns, de Jérémie. Seul, l'homme se connaît misérable ; « mais il est bien grand puisqu'il le connaît4 ». Ignorance qui se con-

1 J. Bertrand, Biaise Pascal, C. Lévy, 1891.

Brunsch., 1, F0 40O. 3 Brunsch., îa, F0 i23.

* Brunsch., 4i(i, F0 161.

A PROPOS DE LA PSYCHOLOGIE DE PASCAL IOI

naît ; misère qui se connaît ; grandeur qui se soupçonne, c'est ce « raccourci d'atome a ; c'est l'homme « roseau pensant ». Rien ne va contre. Ce sera le titre immortel des Pensées d'avoir démontré, autant qu'il se pouvait, et prévu l'impuissance des méthodesscientifiques, à résoudre? non pas, mais à poser rationnellement le problème de l'âme. Et s'il fallait enfin trouver quelque chose d'anormal dans le cas de Biaise Pascal, nous conviendrions qu'il fut anor- malement, nous voulons dire démesurément grand.

CHAPITRE IV LA DERNIÈRE MALADIE

Le dernier acte est sanglant. ...

(Bruhsch., 210, F0 63).

LA DERNIÈRE MALADIE DE PASCAL Io5

CHAPITRE IV LA DERNIÈRE MALADIE

Ici, malgré quelques longueurs, mais nécessaires pour apprécier l'équilibre mental de Pascal en ces avant-dernières heures, nous devons citer presque en entier le récit de Mmc Périer :

[20 juin 1662]. Sa dernière maladie commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort; [son médecin lui cou-

seilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger] Il avait

chez lui un bon homme et toute sa famille et son ménage, qui n'était point destiné pour lui rendre aucun service, maisqu'il gardait comme un dépôt de la Providence de Dieu, dont il avait grand soin. Un des enfants de ce bon homme tomba malade de la petite vérole, il y avait deux malades dans la maison de mon frère, savoir lui et cet enfant. Il était nécessaire que je fusse auprès de mon frère, et comme il y avait danger que je ne prisse le mauvais air de la petite vérole et que je ne le donnasse à mes enfants, on délibéra de faire sortir cet enfant; mais la charité de mon frère en décida bien autrement ; car elle lui fit prendre la résolution de sortir lui-même de la maison, et de venir dans la mienne. Il était déjà fort malade ; mais il disait qu'il y avait moins de danger pour lui que pour cet enfant à être transporté, et ainsi il fallait que ce fut lui et non pas cet enfant et, en effet, il se fit trans- porter chez nous.

[29 juin]. [Il sortit de sa maison le 29 juin et il n'y rentra jamais].

Les parties entre [ ] sont du manuscrit de 1684, publié par M. Gazier. (Revue d'Histoire littéraire de la France, octobre 1898.)

Io6 LA MALADIE DE PASCAL

( Vlio action de charité avait été précédée par lr> pardon d'une oifense, dans une partie très sensible, par une personne qui lui avait de grandes obligations. Mon frère s'en acquitta à son ordinaire, non seulement sans le moindre ressentiment, mais avec une douceur accompagnée de toutes les honnêtetés qui sont nécessaires pour gagner une personne. ...

[2 juillet]. Trois jours après qu'il futcheznous, il fut attaqué d'une colique très violente, qui lui ôtail absolument le sommeil ; mais comme il avait beaucoup de force d'esprit et un grand courage, il ne laissait pas de se lever tous les jours et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le voyaient, trouvaient son mal considérable, [mais, parce qu'il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuraient qu'il n'y avait aucun péril, se servant même de ces mots : « Il n'y a pas la moindre ombre de danger. » Nonobstant ces discours, mon frère, voyant que la continuation de ses douleurs sur ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et, avant même d'être alité, il envoya quérir M. le Curé et se confessa. Cela fit bruit parmi ses amis et en obligea plusieurs de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension, et les médecins même en furent si surpris, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'était une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendaient pas de sa part. Mon frère, voyant l'émotion que cela avait causée, en fut fâché et me dit : « J'eusse bien voulu communier; mais puisque je vois qu'on est si surpris de ma confession, j'aurais peur qu'on ne le fût encore davan- tage; c'est pourquoi il vaut mieux différer » Cependant son mal

continuait ; et comme M. le Curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions sans se confesser, et il n'en disait rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y avait nul danger en sa maladie. En effet, il y eu quelque diminution de ses douleurs, en sorte qu'il se levait parfois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup; ce qui n'effrayait point pourtant les médecins; mais quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il était en danger et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le Curé le venait voir. Il fit même son testament1].

Enfin il n'avait rien dans le cœur et l'esprit que les pauvres et il me disait quelquefois : « D'où vient que je n'ai encore jamais rien fait pour les pauvres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour

' Du 3o août avant midi.

LA DERNIÈKE MALADIE DE PASCAL 1 07

eux? » Et comme je lui répondais : « C'est que vous n'avez jamais assez de bien. Je devais donc leur donner mon temps, me disait-il, et ma peine; c'est à quoi j'ai manqué. Et si les médecins disent vrai, et que Dieu permette que je relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir d'autre occupation ni d'autre emploi le reste de mes jours que le service des pauvres. » Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu le prit.

Sa patience n'était pas moindre que sa charité Quand on lui

disait qu'on le plaignait il répondait qu'il appréhendait même de

guérir, et quand on lui en demandait la raison, il disait : « C'est que je connais le danger de la santé et les avantages de la maladie »

Il souhaitait ardemment de communier; mais les médecins s'y opposaient toujours parce qu'ils ne le croyaient pas assez malade pour recevoir la communion en viatique [et que pour communier en viatique,

il fallait être en danger de mort] [8 août]. Cependant la colique

continuait toujours, ils lui ordonnèrent des eaux et elles le soula- gèrent pendant quelques jours: mais au sixième [jour de la boisson qui était le 14 août] il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête. Encore que les médecins ne s'étonnassent pas de cet accident, et qu'ils dissent que ce n'était que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et demanda avec des instances

incroyables qu'on le fît communier et il pressa tant qu'une

personne qui se trouva présente lui dit qu'il devait se rendre au

sentiment de ses amis, qu'il n'avait presque plus de fièvre, et qu'il jugeât lui-même s'il était juste de faire apporter le Saint Sacrement à

la maison, puisqu'il était mieux Il répondit : « On ne sent pas mon

mal, on y sera trompé; ma douleur de tête a quelque chose de fort

extraordinaire Puisqu'on ne veut pas m'accorder cette grâce, je

voudrais y suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le Christ, je voudrais bien communier dans les membres, [car, je pense qu'en même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres plus malades que moi et qui manquent des choses les plus nécessaires; cela me fait une peine que je ne puis supporter], et pour cela, j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à

qui on rende les mêmes services comme à moi Qu'on prenne une

garde exprès, et qu'enfin il n'y ait aucune différence de lui à moi.. .. »

Comme il vit qu'il ne pouvait avoir un pauvre dans sa maison avec lui, il me pria qu'on le portât aux Incurables, parce qu'il avait un grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouveraient pas à propos de le transporter en l'état il était

n>!"> I. A MALADIE DE PASCAL

Mais je tie fu pa dans celte peine : car sa douleur de te augmenta si considérablement que dans le fort de la douleur, j le 1 3 août], il me pria de l'aire une consultation; mais entrant en même temps en scru- pule, il me dit : « Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande. » Je ne laissai pourtant pas de la faire. Les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais. Il me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit avec lui, et moi- même, je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans rien dire, de préparer des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier demain malin.

Ces apprêts no furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé [ 1 7- 1 H août, minuit] : car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous

crûmes qu'il était mort Mais Dieu, qui voulait récompenser un

désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convul- sion et lui rendit le jugement entier comme dans sa parfaite santé; en sorte que M. le Curé entrant dans sa chambre avec Notre-Seigneur et lui ayant crié : « Voici celui que vous avez tant désiré », ces paroles achevèrent de l'éveiller, et M. le Curé approcha pour lui donner la communion; il fit un effort et se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et M. le Curé l'ayant interrogé selon la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit dévote- ment à tout : « Oui, Monsieur, je crois tout cela, et de tout mon cœur. » Et ensuite il reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec des sentiments si tendres qu'il en versait des larmes. 11 répondit à tout, remercia même à la lin M. le Curé et, lorsqu'il le bénit avec [le Saint Ciboire], il dit : « Que Dieu ne ni1 abandonne jamais l ' » qui furent comme ses dernières paroles. Car après avoir fait son action de grâces, un moment après, les convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus et ne lui laissèrent plus un instant de liberté d'esprit : elles durèrent jusques à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, savoir le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans et deux mois.

Recueil d'Utrechl. XI Pièce [p.] 33 1 . [En marge] Observations à l'ouverture de son corps.

Ses amis ayant fait ouvrir son corps, on lui trouva l'estomach et le

2 C'est la pensée dominante du Mémorial : Que je n'en soit pas séparé éter- nellement ! qui revient à l'heure suprême.

LA DERNIÈRE MALADIE DE PASCAL 1 09

foie flétris et les intestins gangrenés, sans qu'on pût juger précisément si ç'avoit été la cause de cette terrible colique qu'il souffroit depuis un mois, ou si c'en avoit été l'effet. A l'ouverture de la tête, le crâne parut n'avoir aucune suture, si ce n'est peut être la lambdoïde ou la sagittale : ce qui apparamment lui avoit causé ley grands maux de tète auxquels il avoit été sujet pendant toute sa vie. Il est vrai qu'il avoit eu autrefois la suture qu'on appelle fontale, mais comme elle était demeurée ouverte fort long temps pendant son enfance, comme il arrive souvent à cet âge, et qu'elle n'avoit pu se refermer, il s'étoit formé un calus qui 1 avoit entièrement recouverte et qui étoit si consi- dérable qu'on le sentoit aisément au doigt, four la suture coronale il n'y en avoit aucun vestige. Les médecins observèrent qu'y ayant une prodigieuse quantité de cervelle, dont la substance étoit fort solide et fort condensée, c'étoit la raison pour laquelle la suture fontale n'ayant pu se refermer, la nature y avoit pourvu par un calus. Mais ce qu'on remarqua de plus considérable, et à quoi on attribua particu- lièrement la mort de M. Paschal et les derniers accidens qui l'accom- pagnèrent, c'est qu'il y avoit au dedans du crâne, vis à vis les ventri- cules du cerveau, deux impressions comme d'un doigt dans de la cire; et ces cavités étoient pleines d'un sang caillé et corrompu, qui avoit commencé à gangrener la dure-mère1.

Nous voici maintenant en présence de quelques faits médicaux certains qu'il s'agit d'interpréter. Lélut les serre de trop près pour que je ne lui laisse pas la parole, en supprimant toutefois quelques mots tendancieux, qui ne sont point des faits : « Que l'on ne s'attache donc qu'aux faits... en les dégageant des explications des médecins qui les ont transmis. Ce qu'on y verra alors, c'est que les deux sièges principaux et simultanés (?) de la maladie dont est mort Pascal, c'était le ventre et la tête... Ce qu'on y verra

» Comme il est aisé de s'en assurer, le Recueil d'Utrecht n'est pas abso- lument conforme au manuscrit de la Bibliothèque nationale, f. fr. i3yi3, p. 292, reproduit par Brunschvicg. Nous avons préféré cette version qui nous a paru un peu plus explicite dans ses premières lignes. Le manuscrit ne nomme ni la lambdoïde ni la sagittale, selon la note manuscrite du P. Guerrier. (Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal ou Supplément aux mémoires de MM. Fontaine, Lancelot et du Fossé. A Utrecht, aux dépens de la Compagnie, MDCCXL, in-12, fioo pages).

I IO LA MALADIE DE PASCAL

ensuite, c'est que, dans cette dernière maladie, les symp- tômes, quoique d'une excessive violence, se tinrent encore dans les limites des affections particulièrement nerveuses, laissant calmes le pouls', le système circulatoire, tout en s'accompagnant d'une extrême défaillance, du sentiment profond du mal actuel lié au pressentiment d'une mort prochaine. Enfin, ce qui termine cette scène douloureuse, ce sont des signes... désormais plus graves : c'est une alté- ration des mouvements; ce sont des convulsions violentes qui, après avoir offert quelque rémission, constituent presque seules une agonie de vingt-quatre heures. »

Le mot « simultanés » à part, c'est bien la paraphrase médicale de l'observation. Mais la conclusion de Lélut sur la nature des lésions : « Deux altérations de la surface du cerveau, dit-il, qui, bien qu'assez mal indiquées, me paraîtraient avoir constitué un double ramollissement local de sa substance, dans lequel ou autour duquel se serait fait quelque épanchement de sang », cette conclusion appelle la discussion, et si elle peut, à quelques-uns, paraître soutenable, ce qui nous paraît tout à fait inattendu, parce que rien ne pouvait la faire pressentir dans les faits relatés, c'est cette autre partie des éonclusions de Lélut : « En somme donc, d'après les médecins mêmes de Pascal, l'organe, chez lui, le plus profondément et le plus ancienne- ment malade aurait été le cerveau, le centre de tous les centres nerveux, la condition par excellence de la vie et de la pensée; enfin, et pour le répéter, le siège principal de la terrible maladie qui, chez ce mélancolique sublime, troubla si misérablement l'une et contribua à donner un nouveau cours à l'autre. »

1 Pascal eut certainement un peu de fièvre; voir l'observation à la date du 14 août.

LA DERNIEKE MALADIE DE PASCAL 1 1 I

Nous ne craignons pas de le dire, ce sont des conclusions sans prémisses.

Tout d'abord, rien dans le récit de la longue maladie de Pascal ne nous a donné, antérieurement à l'accident ultime du 14 août 1662, la notion d'une période prodromique, à plus forte raison d'un travail de ramollissement cérébral : pas d'affaiblissement graduel des facultés, pas de dessin de monoplégie ou d'hémiplégie ; l'ictus a précédé la mort de cinq jours seulement.

Les symptômes derniers, cette longue agonie convulsive de vingt-quatre heures, nous paraissent bien des symptômes méningés. La question qui peut se poser est de savoir s'ils sont attribuables à une hémorragie méningée primitive ou, comme il a paru à Lélut, à une irritation des méninges consécutive à un ramollissement, ou mieux et plus conforme à la science moderne, à une encéphalite hémorragique.

Il est donc nécessaire de rapprocher les constatations de l'autopsie des symptômes observés pendant les derniers jours. Elle est malheureusement muette sur l'état du cœur, des poumons et des reins.

« L'estomac et le foie flétris » manquent de précision. Il est permis d'inférer cependant que des ulcérations de l'estomac et des lésions macroscopiques du foie n'auraient pas échappé à l'examen des médecins ; que, par conséquent, ils étaient sains d'apparence, ratatinés et petits, sans doute par suite de la longue inanition, mais aussi peut-être, pour le foie, par suite de sclérose tuberculeuse.

Au reste, l'observation ne parle jamais de vomissements alimentaires ou sanglants, ni d'hémorragies intestinales. Ces faits frappent d'ordinaire l'entourage, et Mme Périer, si attentive, n'eût sans doute pas manqué de les noter. Pascal prenait encore, à la veille de sa mort, des eaux en abon- dance et du petit-lait. Nous pouvons donc éliminer le cancer

112 LA MALADIE DE PASCAL

de l'estomac, du duodénum, de l'intestin, auxquels aurait pu nous faire songer le « dégoût étrange » signalé par M1"9 Périer vers la fin de mai.

Nous sommes amené à nous demander quelle affection peut occasionner dos lésions intestinales étendues et graves, au point de mériter l'épithète de « gangreneuses », avec un foie petit, <• flétri », très probablement cirrhotique. L'au- topsie ne parle pas de l'état du péritoine ; mais si cette violente colique, qui dure près de deux mois, peut s'expli- quer par des crises enléralgiques, liées aux lésions intes- tinales, elle peut aussi être symptomatique d'une irritation du péritoine. Des lésions tuberculeuses, à la fois péritonéales et intestinales, nous paraîtraient expliquer ensemble les symptômes et les lésions. La tuberculose entéro-péritonéale nous paraît avoir été l'aboutissement normal de cette longue série d'accidents abdominaux ayant débuté dès la deuxième année par le carreau, sommeillé jusqu'à l'âge de dix-huit ans, pour évoluer depuis cette époque, avec quelques périodes de répit, jusqu'à l'ulcération.

Mais Pascal n'est pas mort de sa tuberculose intestinale. Quoique arrivée à la période ulcéreuse et cachectique, elle aurait peut-être encore permis quelques mois de survie. Les caractères du pouls, que les médecins du xviie siècle connaissaient bien et sur lesquels ils basaient leur pronostic, n'étaient pas assez inquiétants et ne donnaient pas ces signes de détresse qui leur montraient l'urgence de faire administrer leurs malades.

Le dénouement du drame pathologique a été évidemment préparé par le symptôme du i4 août : « un grand étour- dissement avec une grande douleur de tête ». Les médecins pensent à une exacerbation des migraines, si anciennes chez Pascal ; mais le malade se sent mortellement

LA DERNIÈRE MALADIE DE PASCAL 1 1 3

atteint : « On y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. »

Cette céphalée gravative, qui semble en rapport avec une compression graduelle du cerveau par une hémorragie ; cette convulsion, qui se déclare le quatrième jour de cette céphalée, qui laisse le malade pour mort et qui permet cependant le retour passager de l'intelligence ; enfin ces convulsions subintrantes et finales, nous font nécessairement penser à une lésion des méninges ; mais elles ne nous fixent point sur le siège primitif de l'hémorragie.

L'hypothèse d'une hémorragie méningée a pour elle quel- ques symptômes cliniques et, contre elle, que Pascal n'offre rien dans ses antécédents qui l'ait préparée : ni alcoolisme, ni syphilis, ni apparemment, vu son âge, artériosclérose; et, d'autre part, nous ne sommes pas autorisés à soupçonner une origine embolique, en l'absence de renseignements sur l'état du cœur. A la rigueur, on pourrait admettre une hémorragie pie-mérienne d'origine toxi-infectieuse , si M. Raymond Tripier n'avertissait combien les hémorragies méningées sont rares chez les cachectiques ; ils font plutôt de l'encéphalite hémorragique.

On ne voit donc pas quelles bonnes raisons Lélut a pu avoir de parler d'un ramollissement cérébral ; mais ce mot ne pouvait manquer d'éveiller l'idée d'une longue maladie cérébrale antérieure dont il aurait été l'aboutissement. Aucun des symptômes cliniques rapportés ne nous permet d'admettre ce diagnostic1.

Sans doute, on pourra toujours dire prodromiques les maux de tête si fréquents et les vertiges des dernières années. Mais pour la céphalalgie, le témoignage formel de

1 M. le professeur R. Lépine a bien voulu nous dire et nous autoriser à répéter que les détails rapportés dans l'autopsie, et aussi la considération de l'âge, rendent bien peu admissible l'hypothèse de Lélut.

1 l \ LA MALADIE UK PASCAL

Pascal ne laisse aucun doute sur l'instant précis elle a tourné à la céphalée.

Il reste enfin une hypothèse toujours possible, celle d'une tumeur cérébrale latente, ne se révélant que par les symp- tômes ultimes. Ces tumeurs sont parfois des trouvailles d'autopsie.

Ce qu'il nous importait surtout d'établir, et et' que nous croyons avoir établi, c'est que les symptômes indiscutables de la maladie cérébrale qui a emporté Pascal n'ont apparu que cinq jours avant sa mort.

En résumé, tout incomplète qu'elle est, l'observation de la maladie de Pascal nous permet quelques affirmations et quelques hypothèses probables.

Les faits que nous regardons comme certains sont :

Que Pascal a eu le carreau dans sa première enfance ;

Qu'il a eu, une fois, une hallucination de la vue bien caractérisée, à l'âge de trente et un ans, le 23 novembre i654;

Qu'il est mort, le ig août, d'une affection cérébrale dont les premiers symptômes évidents n'ont apparu que le î 4 août 1662 ;

Qu'à aucun moment antérieur de son existence, ses écrits et ses agissements ne permettent de dire, de soup- çonner même, que Pascal ait présenté un délire quelconque.

Les hypothèses probables sont :

Que Pascal a souffert, de l'âge de dix-huit ans à sa mort, d'une tuberculose intestinale, probablement aussi péritonéale ;

20 Qu'il a eu des misères nerveuses fréquentes et pénibles, caractérisées par de la céphalalgie, des vertiges, des algies diverses ;

Que, depuis 1647. l'impotence fonctionnelle, partielle

LA DERNIÈRE MALADIE DE PASCAL I 1 5

et intermittente, de ses membres inférieurs peut rationnelle- ment être traitée de pseudo-rhumatisme tuberculeux ;

Qu'il a succombé, au cours de sa tuberculose intes- tinale, arrivée à la période ulcéreuse et cachectique, peut- être à une hémorragie méningée d'origine toxi-infeclieuse, plus probablement à une encéphalite hémorragipare.

APPENDICE

APPENDICE

Société Nationale de Médecine de Lyon (Séance de juin 1910).

DISCUSSION SUR LA MALADIE DE PASCAL

M. Carry. L'an dernier, M. Maurice Barrés faisant à ï Université des Annales une conférence sur Pascal, énumérait les divers smyptômes morbides qu'il avait présentés au cours de son existence et en con- cluait qu'il était mort de neurasthénie. Si la valeur littéraire de M. Maurice Barrés est indiscutable, son autorité en clinique l'est moins, et il n'y a pas lieu d'insister sur ce diagnostic fantaisiste.

Dans la Chronique Médicale, que dirige le Dr Cabanes, l'éminent auleur des Indiscrétions de l'Histoire, la question de la maladie de Pascal fut posée plusieurs fois. Le Dr Caldine, en réponse à la question, nous rapporte, dans le numéro du 1 1 juin 1910, l'histoire de l'envoûtement qu'au dire de Marguerite Périer, la propre nièce de Pascal, une vieille femme qui passait pour sorcière avait pratiqué sur Pascal, à l'âge de deux ans, pour se venger de son père. Ainsi s'expli- quent, dit le Dr Caldine, les symptômes nerveux, bizarres que Pascal présenta dès cette époque, qui allèrent toute sa vie en s'aggravant et Unirent par l'emporter au seuil de l'âge mûr.

Si, abstraction faite de la maladie de l'enfance de Pascal que M. Navarre pense être le carreau, on étudie les symptômes morbides dont il a souffert presque d'une façon continue pendant tout le cours de son existence, on sait qu'à l'âge de vingt ans il est atteint de para- plégie transitoire pendant près de six mois ; à partir de cette époque, il souffre de troubles digestifs variés, il a de l'abattement, de l'insomnie, des maux de tête fréquents, des migraines. A cela s'ajoutent, après l'accident du pont de Neuilly, des troubles psychiques, appréhensions,

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vision d'un abîme à sa gauche, état vertigineux fréquent. Eniin la maladie qui doit l'emporter commence par des coliques violentes pen- dant plusieurs jours sans diarrhée, sans entérorrhagie; puis il éprouve un mal de tête violent bien différent de ses migraines habituelles, des convulsions se déclarent cl mettent fin à cette existence tour- mentée.

A l'autopsie, on voit un intestin gangrené, un l'oie desséché et deux foyers hémorragiques à la surface du cerveau.

De ces symptômes et de ces lésions, M. Navarre conclut que la maladie de Pascal a été la tuberculose. Cette tuberculose aurait débuté dans l'enfance par le carreau, se serait manifestée plus tard par l'impotence fonctionnelle des membres inférieurs de l'adolescence et par des troubles dyspeptiques et centraux, et enlin par une poussée à la fois intestinale et cérébrale qui l'aurait emporté.

Je ne suis pas convaincu par l'argumentation de notre collègue. La paraplégie temporaire d'origine tuberculeuse ne s'expliquerait qu'en cas de mal de Polt et il ne parait pas que Pascal ait présenté des signes manifestes de cette maladie.

Les migraines, les accès de coliques, les troubles digestifs ne sont pas des symptômes de tuberculose, ils sont les compagnons habituels de la tuberculose pulmonaire, mais à aucun moment Pascal n'a souffert du poumon.

La dernière crise de coliques qui a été si intense ne s'est accompa- gnée ni d'hémorragie ni de diarrhée. Ce n'est donc pas le fait d'une entérite tuberculeuse laquelle est d'ailleurs due le plus ordinaire- ment à la greffe, dans l'intestin, des bacilles des crachats déglutis. Enlin la tuberculose cérébrale ne se manifeste pas sous forme de foyers hémorragiques.

J'en conclus qu'il faut abandonner le diagnostic de tuberculose et chercher autre chose.

En y réfléchissant, je n'ai trouvé qu'une maladie dont la symptoma- lologie cadre assez bien avec les signes présentés par Pascal. C'est Y intoxication saturnine.

A cette époque on ne connaissait pas cette maladie et les manifesta- tions en étaient classées sous d'autres rubriques. Elle n'en existait pas moins, très certainement, elle devait même être bien plus fréquente que de nos jours ; le peuple se servait de poterie vernissée à la litharge ; la bourgeoisie de vaisselle d'étain. Or, on sait que l'étain contient toujours une forte proportion de plomb. Même de nos jours il est fréquent de voir l'étain des étameurs en contenir 20 et même 3o pour 100, alors que la tolérance n'est que de 10 pour 100 : c'est ce que nous a montré le regretté professeur Causse dans une communica-

APPENDICE I 2 I

tion des plus documentée, faite à notre Société en 1907, à propos de l'intoxication saturnine.

La paraplégie de l'adolescence de Pascal était peut-être déjà d'ori- gine saturnine.

Les troubles digestifs, céphalées, migraines, ont bien pu être cau- sés par la vie sédentaire ; mais, à cet âge, ils paraissaient plutôt dus à une intoxication chronique et répétée. On conçoit que Pascal, débilité par sa maladie de l'enfance et par son système nerveux impression- nable, ait offert moins de résistance à l'intoxication que les autres membres de la famille. Il suffit d'ailleurs de l'absorption d'une très petite quantité de plomb pour avoir des accidents consistant surtout en troubles nerveux : céphalée, vertiges, troubles digestifs variés, débilité générale, état de langueur, en somme, le cortège des symptô- mes qu'a présenté Pascal et dont il parut avoir souffert toute sa vie. Il y a une vingtaine d'années, j'ai observé et décrit, dans un travail pré- senté à la Société de Médecine, une série de cas d'intoxication plom- bique chez des dévideuses, qui absorbaient de temps à autre, au cours de leur travail, des poussières de coton teint en jaune par le chromale de plomb.

Elles présentaient ces mêmes symptômes que je viens d'énumérer et en plus le liséré caractéristique de Burton.

La plupart ont guéri par suppression de la cause d'intoxication ; quelques-unes ont succombé. L'une d'elles, soignée à l'hôpital de la Croix-Rousse par notre regretté confrère le professeur Perret, a été autopsiée et l'on a trouvé chez elle des lésions cérébrales très nettes.

Ce que l'intoxication saturnine me paraît surtout bien expliquer, c'est la maladie terminale : grandes coliques sèches continues pendant plusieurs jours (d'où le foie ratatiné et l'intestin gangrené, c'est-à-dire exsangue, trouvés à l'autopsie), et l'accès d'encéphalopathie termi- nale avec convulsions, à deux foyers centraux hémorragiques préparés de longue date par l'athérome vasculaire, d'origine plom- bique. Car à trente-neuf ans, à part la syphilis ou la malaria, qui ne peuvent être en cause ici, on ne connaît aucune cause de dégéné- rescence artérielle.

On peut donc supposer que Pascal a été atteint d'une intoxication de ce genre, lente, discontinue, n'amenant tout d'abord que des trou- bles intermittents, puis déterminant lentement des altérations arté- rielles et finalement une crise de coliques de plomb et un accès terminal d'une encéphalopathie avec hémorragies causées par l'altéra- tion vasculaire.

Cette hypothèse me paraît plus soutenable que celle qui attribue les

[22 APPENDICE

accidents à l'évolution d'une tuberculose et mieux cadrer avec les symptômes observés chez Pascal. A mon tour je la livre à vos savantes méditations.

M. le professeur Monover. Pascal vivait en famille à Rouen et s'il y avait eu empoisonnement plombique, il serait extraordinaire qu'il ait été seul atteint.

M. Paul Savy, médecin des hôpitaux. Voici les conclusions aux- quelles je suis arrivé en réfléchissant au cas de Pascal.

Relativement à la lésion cérébrale.

Son siège : Il faut tenir grand compte dans son appréciation de ce fait que le sang épanché dans le cerveau « avait commencé de gan- grener la dure-mère» ; cela indique sans aucun doute qu'il s'agit d'une lésion de la surface, c'est-à-dire, siégeant dans l'écorce grise au contact direct des méninges qu'elle a irritées secondairement, produisant les convulsions répétées.

L'expression « vis à vis des ventricules du cerveau » ne signifie pas que le sang s'était épanché dans le ventricule, mais que le foyer était à la hauteur des ventricules, c'est-à-dire à la partie moyenne des hémisphères et non à l'une des extrémités.

On pourrait à la rigueur penser qu'il s'agissait d'une pachyméningite hémorragique, ce que ne contredit pas le tableau clinique; mais, outre que Pascal n'était ni syphilitique, ni alcoolique, il y a ce fait que la lésion était profondément creusée dans la substance cérébrale (doigt dans la cire) ce qui indique plus qu'une simple compression par un foyer voisin.

Donc lésion de la corticalité irritant les méninges au contact mais n'ayant pas touché les centres moteurs puisqu'il n'y a pas eu hémi- plégie.

Sa nature: Il ne s'agit pas d'une véritable hémorragie cérébrale:

Car l'hémorragie ne siège pas dans l'écorce de la surface, et se fait ordinairement vers les noyaux gris d'où elle peut s'étendre plus ou moins loin.

Car Pascal était encore jeune et cachectique, deux conditions qu'on ne retrouve pas habituellement dans les hémorragies céré- brales.

Le siège et l'aspect de la lésion rappellent tout à fait ce que l'on a décrit sous le nom de « ramollissement hémorragipare ». C'est une

APPENDICE 12 J

lésion qu'on a confondue souvent à tort avec la véritable hémorragie cérébrale et qui a fait croire, en particulier, à quelques auteurs, que l'hémorragie cérébrale pourrait siéger dansl'écorce. Ce sont des foyers de ramollissement très récents et qui se produisent souvent sous l'in- fluence d'une cause infectieuse quelconque, d'où le terme d'encéphalite hémorragique, qu'on a tendance à substituer à celui de ramollissement, et à juste titre, car ce dernier terme implique souvent une certaine idée de gâtisme, alors qu'il s'agit simplement cl une inflammation hémorragique du cerveau survenant sous le coup d'une infection, chez des sujets en pleine possession de leurs facultés intellectuelles et sou- vent très jeunes.

Relativement à l'intestin.

Ce terme d'intestin gangrené est extrêmement vague. Cependant on peut conclure qu'il y avait quelque chose de très anormal du côté du tube digestif, d'autant que ces coliques violentes ressenties par Pascal un mois avant, cadrent avec les lésions constatées.

S'agit-il vraiment d'une tuberculose ulcéreuse de l'intestin ?

En général, on ne rencontre de nombreuses ulcérations sur le grêle que lorsque le sujet présente des lésions pulmonaires avancées, ce qui n'était pas le cas, ici puisque l'examen des poumons n'a pas frappé les observateurs. On voit bien plus fréquemment à l'état isolé ce qu'on appelle la a bacillose entéro-péritonéale ». Mais dans ce cas, ce sont les plus importantes. Or, il semble bien que Pascal ait pu être atteint de cette affection ; ayant eu le carreau et ayant souffert fréquemment de l'abdomen. Le terme d'intestin gangrené peut alors se comprendre de deux façons ; ou bien il y avait des lésions de péritonite tuberculeuse étendue et l'intestin étant recouvert d'exsudat, présentait un aspect qui explique le terme de « gangrène ». Ou bien (comme on le voit par- fois, au cours des péritonites tuberculeuses) les brides péritonéales avaient étranglé plus ou moins une anse, ce qui expliquerait les dou- leurs abdominales plus violentes les derniers temps.

Cette explication me semble plus plausible que celle qui concluerait à de simples ulcérations intestinales tuberculeuses, très nombreuses, pour la raison, déjà émise, que ces formes uniquement intestinales et très ulcéreuses ne se voient guère que dans les tuberculoses pulmo- naires avancées.

124 APPENDIC1

Les deux lésions intestinales et cérébrales peuvent-elles être reliées ?

Les symptômes lurent d'abord abdominaux, puis cérébraux, et on découvrit des lésions abdominales et cérébrales. Il est donc logique de voir une relation entre les deux faits.

Les ramollissements hémorragipares des jeunes sont souvent d'ori- gine infectieuse. Or, ici, le point de départ de l'infection a se faire au niveau de l'intestin, soit sous l'influence du bacille de la tubercu- lose, soit peut-être, plus probablement, sous l'influence de microbes secondaires associés (infections développées au niveau d'une anse en voie d'étranglement et de sphacèle).

L'absence de lièvre n'est pas un argument contre, car d'abord l'ob- servation donne fort peu de renseignements sur la fièvre et ensuite ces lésions ne comportent pas forcément une grande élévation ther- mique.

Quoi qu'il en soit, il est de toute évidence que l'affection cérébrale débuta quelques jours seulement avant la mort (cela est prouvé par l'étude symptomatique) et que par conséquent la lésion cérébrale n'a pu avoir aucune influence sur l'état intellectuel de Pascal.

M. Paul Savy a soumis ses conclusions à M. le professeur Paviot, qui lui a dit que le diagnostic d'encéphalite hémorragipare était en effet l'opinion la plus probable.

TABLE

Chapitre Premier. Premières étapes du mal 5

Chapitre II. Le Mémorial 3g

Chapitre III. A propos de la psychologie de Pascal ... 5g

Chapitre IV. La dernière maladie io5

Appendicb. Discussion sur la maladie de Pascal à la Sociclc

de Médecine de Lyon iig

Planche I. Gravure de H. Gissey sur le portrait de Quesnel. Planche II. Les deux faces du masque mortuaire. Planchb III. Le Mémorial, copie autographe de Pascal. Planche IV. Le Mémorial, copie de l'abbé Périer.

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La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance

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