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MÉDECINE DES PASSIONS.

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MIIHJ.n DES l»\SSTONS.

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Paris. Imprimerie cl Fonderie de RjONOiix, rue Monsieur -lo-Prinee, 29 fus.

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LES PASSIONS

CONSIDÉRÉES DANS LEIIRS RAPPORTS AVEC LES MALADIES, LES LOIS ET LA RELIGION;

PAR J.-B. F. DESCURET,

DOCTEUR ES MÉDECINE ET DOCTEUR ES LETTRES DE l'aCADÉMIE DE PARIS.

Bf ujf ime f liition ,

REVUE, CORRieÉE ET AUGMENTÉE.

Il appartient à la médecine de seconder la morale dans le grand œuvre de l'amélio- ration du sort des hommes. (J. Droz, De la Philosophie morale.)

PARIS.

ANCIENNE MAISO^i BÉCHET JEUIME ,

liABÉ, SUCCESSEUR, LIBR.\1RE DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE, place de l'École-de-Médecine , 4.

PERISSE, à Paris ei à Lyon.

1844

AYERTISSEMKIM

DE LA PREMIERE ÉDITION.

En publiant ce livre , je n'ai point la pensée de donner un Traité complet des Passions : ce titre comporterait un grand nombre de vo- lumes, et exigerait une vie entière d'études spéciales, auxquelles ma proressio.n ne m'a pas permis de me livrer autant que je l'aurais voulu. Dans ce vaste travail , on devrait exa- miner par quelles vertus les différents peu- ples se sont illustrés, et à quels vices ils ont leur décadence; car les bonnes mœurs sont l'âme des sociétés : elles seules peuvent y entretenir la vie, la force et la prospérité. Pour remplir le cadre de cette véritable phi- losophie de l'histoire , l'érudition de l'auteur ne devrait pas se borner à une connaissance exacte des nations qui ne sont plus ; elle de- vrait aussi embrasser les principaux peuples qui s'agitent aujourd'hui sur la scène du monde ; indiquer les traits physiques et mo- raux qui les caractérisent, les maladies qui les affectent, les passions qui les asservissent ,

VI AVERTISSEMENT.

les mouvements politiques qui les travaillent. Une pareille tache, dont je sens si bien toute l'importance, est trop au-dessus de mes for- ces , et je n'ai pas eu la prétention de l'entre- prendre.

L'ouvrage que je livre à la publicité n'est autre chose qu'un manuel, qu'une grammaire des Passions considérées dans leurs rapports avec la Médecine, les Lois et la Religion. Toutefois, il est le résultat de l'observation la plus atten- tive et la plus constante pendant vingt -trois années. Durant ce laps de temps, j ai été à même de voir beaucoup ; aussi mon livre , plutôt pratique que théorique , contient-il plus de faits que de raisonnements. Cin- quante-deux mille visites faites aux pauvres du douzième arrondissement de Paris, trois mille environ à la classe riche, près de soixante mille à la classe moyenne, m'ont permis d'examiner l'influence de la fortune et de la maladie sur le développement des passions. En même temps , gens de toutes les professions ; étrangers de tous les pays ; maîtres et domestiques ; hommes et femmes libres, détenus ou cloîtrés; catholiques et protestants; spiritualistes et matérialistes; élèves et professeurs; savants, littérateurs , artistes du premier mérite ; malheureux

AVEKTISSEMKINT. VU

ploiijjés dans l'ignorance la plus {>rossière; enfin, ^ens raisonnables, fous enfermés ou dans le cas de l'être : tels sont les individus avec lesquels j'ai été fréquemment en rela- tion , que j'ai pu observer à loisir, et qui m'ont fourni les matériaux de cet ouvrage, plus scientifique que littéraire, et en grande partie copié d'après nature. Pour établir mes assertions, je ne me suis pas contenté d'invoquer ma longue expérience, soit comme praticien, soit comme médecin-légiste : j'en ai souvent appelé à celle de mes devanciers , et me suis en outre appuyé des laborieuses recherches de la statistique , science née d'hier, il est vrai, mais destinée à jeter plus tard une grande lumière sur différentes ques- tions relatives à la criminalité, ainsi qu'à l'a- mélioration physique et morale des masses. Malgré ces puissants secours , malgré tant de soins consacrés pendant un grand nombre d'années à la composition de ce volume , je ne l'aurais pas encore livré à l'impression , si les conseils de mes confrères , si les instances de l'amitié , ne m'en avaient arraché la pro- messe. C'est aussi pour tenir ma parole envers deux hommes célèbres , ravis depuis peu à la science et au clergé , que je livre prématuré- ment à la critique bienveillante un travail

vin AVERTISSEMENT.

dont j'espère pouvoir un jour remplir les lacunes, et faire disparaître les imperfec- tions.

AVIS

SUR LA DEUXIÈME EDITION.

Deux hommes eatre lesquels il existait une grande diver- gence de principes, Mgr deOuélen et le docteur Broussais, s'accordaient à penser que la Médecine des Passions devien- drait un jour le complément indispensable des études mé- dicales, législatives et ihéologiques. Cette prévision favora- ble, réalisée eu moins de deux anuées, n'a été regardée par moi que comme une marque d'indulgence et un encourage- ment à mieux faire.

Aussi , pour cette nouvelle édition, le style a été revu avec soin; et la statistique, dans ses rapports avec les mœurs, mise au courant des documents officiels publiés jusqu'ici. On trouvera, dans le cours de l'ouvrage, quelques mo- difications et un assez grand nombre d'additions, jugées nécessaires par de savauis critiques, entre autres le cha- pitre sur la Bécidii'e dans la Maladie^ dans le Crime et dans la Passion. J'ai, en outre, reporté à la fin du volume plu- sieurs notes nouvelles, beaucoup ti-op étendues pour trou- ver place au bas des pages; enfin, j'ai fait suivre la se- conde partie d'un Résumé qui montre l'harmonie de la médecine, de la législation et de la religion; et qui, eu même temps, aidera le lecteur à mieux saisir l'ensemble et le bul de mon travail.

NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

Connais-toi toi-même (yvco6i Geaurov) , disaient les sages de la Grèce ; et depuis plus de deux mille ans les moralistes et les médecins ont répété la célèbre inscription du temple de Delphes, sans que la plupart des hommes pensent à acquérir cette connaissance , si intéressante et surtout si nécessaire. Serait- ce parce que cette étude est entourée de dif- ficultés insurmontables? Alors Pascal, ce sé- vère moraliste, aurait eu raison de s'écrier: « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ! quelle nouveauté ! quel chaos î quel sujet de contradiction ! Jnge de toutes choses , imbé- cile ver de terre, dépositaire du vrai , amas d'incertitudes, gloire et rebut de l'univers : s'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompré- hensible. «Pour moi, découragé par les paro- les de ce puissant génie, j'ai voulu plus d'une fois briser ma plume, et renoncer à un tra- vail dont le terme, semblable à l'horizon, me paraissait toujours s'éloigner à mesure

X NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

que Je m'efl'orçais d'en approcher davan- tage. En vain j'avais demandé à nos grands peintres de mœurs, à nos meilleurs physio- logistes, le mot de cette énigme, en apparence introuvable : aucun d'eux ne répondait d'une manière satisfaisante aux nombreuses ques- tions qui se pressaient dans mon esprit. Re- lisant alors les chefs-d'œuvre de l'éloquent évèque deMeaux, dont le regard pénétra si avant dans les secrets de la nature humaine , je m'arrêtai sur ces lignes : «Qu'est-ce donc que l'homme? Est-ce un prodige? est-ce un assemblage monstrueux de choses incompa- tibles? est-ce une énigme inexplicable? Ou bien n'est-ce pas plutôt, si je puis parler de la sorte, un reste de lui-même , une ombre de ce qu'il était dans son origine, un édifice ruiné, qui, dans ses masures renversées, con- serve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur de sa première forme? Il est tombé en ruines par sa volonté dépravée ; le comble s'est abattu sur le fondement : mais qu'on remue ces ruines, on trouvera, dans les restes de ce bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l'idée du premier dessin , et les marques de l'architecte. »

Cette pensée de Bossuet m'a servi plus d'une fois de guide dans mes recherches , en

NOTIONS PRÉLIMINAIRES. XI

m'expliquant toutes les contradictions qui régnent en nous et hors de nous ; car je ne me suis pas borné à étudier l'homme dans sa nature ; je l'ai aussi considéré dans son ori- gine, dans ses rapports et dans son avenir.

J'admets d'abord en principe qu'il est com- posé d'un corps et d'une âme, unis de telle sorte que de leur réaction réciproque et har- monique dépend le parfait accomplissement de ses destinées. Comment s'opère cette union de la matière et de l'esprit? Mystère aussi impénétrable que les grandes lois de la na- ture : le suprême Architecte s'en est réservé le secret î Toutefois , nous sommes forcés d'a- vouer que l'âme est l'agent invisible dont notre corps révèle l'existence , comme Dieu est le créateur invisible dont l'univers publie la force, l'intelligence et l'amour.

Considéré sous le triple point de vue de l'hygiène, de la morale et de la relip;ion, l'homme a des besoins k satisfaire et des de- voirs à remplir ; aussi a-t-il reçu en partage la sensibilité, l'intelligence et la liberté, fa- cultés précieuses qui l'avertissent de ses be- soins, lui en montrent l'importance, et le font recourir aux moyens qui doivent les contenir ou les satisfaire. Le savant auteur de la Législalioii primitive me paraît beaucoup

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par Ogres intimes de la civilisation . - exijîc iiD couliiuiclle vigilance, si nous ne vouloir as nous laisser entraîner par les passions ces perfides et redoutables enne- mies i\i' 1 >tre repos. Mais, pour leur résister avec a\ a âge, il ne suffit pas de se bien Forti- fier sur 1 point, il faut se fortifier de tous les côtés, il I it être armé de toutes pièces. Cette armure, nie éducation complète (et elle ne saurait 1* treque par le cbristianisnie^ pourra seule la onner à riunnanité par la ctilturv ximtt liant des facultés plivsit/i/es , momies et intillertih'es des enfants. En vt'illant donc avec plu de soin sur l'éducation; en ne per- met i is de développer imprudemment uni' on ( ux des facidtés de lélève au détri- mcnl autres ; en s'aflaelianl , an con- Iraii* léveloppei', à dirijçcr. à satisfaiie coiiN- lient Ions ses besoins, les gou- nements 'miraient par i endre les liommes plus for' et plus iutelli{',eiils, parce (pi'ils seraient ieilleur8;et en même temps meil- leur- <• «piils Relaient pins intelligents et plu.s II is.

^" NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

trop flatter l'homme, en le définissant «une intelligence sende par des organes.)) Peintre sublime, mais infidèle , il s'est complu à re- présenter l'homme tel qu'il devrait être, et non tel qu'il est : l'histoire de tous les temps ne nous montre, en effet, l'intelligence que comme une reine détrônée, et devenue l'es- clave des sens, qu'elle était appelée à gou- verner en souveraine.

Pour tous les moralistes de bonne foi, l'homme est une intelligence unie à des or- ganes, un animal doué de la raison. Pour le philosophe chrétien, c'est une intelligence dé- chue, luttant contre des organes. Cette lutte pres- que continuelle entre les besoins et les de- voirs , entre les organes et l'intelligence, ou , si on l'aime mieux, entre la chair et l'esprit ; cette lutte est toute la vie de l'homme , que l'Ecriture appelle avec tant de raison un combat : Militia est vita hominis super terram; magnifique pensée, rendue par un vers d'au- tant plus heureux, qu'il nous montre en même temps la lutte glorieuse de l'homme contre ses passions , et le prix réservé à ses généreux efforts :

La vie est un combat dont la palme est aux cieux.

(G. Delavicne.)

Ce combat, devenu encore plus dangereux

NOTIONS PRÉLIMINAIRES. Xlll

par les progrès mêmes de la civilisation , exige une continuelle vigilance , si nous ne voulons pas nous laisser entraîner par les passions, ces perfides et redoutables enne- mies de notre repos. Mais, pour leur résister avec avantage, il ne suffit pas de se bien forti- fier sur un point, il faut se fortifier de tous les côtés, il faut être armé de toutes pièces. Cette armure , une éducation complète (et elle ne saurait l'étreque par le christianisme) pourra seule la donner à l'humanité par la culture simultanée des facultés physiques ^ morales et intellectuelles des enfants. En veillant donc avec plus de soin sur l'éducation; en ne per- mettant pas de développer imprudemment une ou deux des facultés de l'élève au détri- ment des autres ; en s'attachant , au con- traire, à développer, à diriger, à satisfaire convenablement tous ses besoins, les gou- nements finiraient par rendre les hommes plus forts et plus intelligents, parce qu'ils seraient meilleurs ; et en même temps meil- leurs, parce qu'ils seraient plus intelligents et plus forts.

TABLE MÉTHODIQUE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS CET OUVRAGE.

PREMIÈRE PARTIE.

DES PASSIONS EN GÉNÉRAL.

Pages.

Chapitre premier. DéiinitioD des Passions. Distinc- tion à établir entre les émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les vices et les passions 1

Chap. II. Division des Passions selon les moralistes et selon les médecins. ^ Théorie nouvelle des Besoins. 9

Chap. III. Du Siège des Passions 27

Chap. IV. Causes des Passions : influence des diffé- rents Ages ; des Sexes; des Climats, de laTempéra- ture et des Saisons; de la Nourriture; de l'Hérédité et de l'Allaitement; des Tempéraments ou Constitu- tions; des Maladies; de la Menstruation et de la Grossesse; de laPosition sociale et des Professions; de l'Education, de l'Habitude et de l'Exemple ; du Grand monde, de la Solitude et de la Vie champêtre; des Spectacles et des Romans; de l'Irréligion; des différentes formes de Gouvernements ; de l'Imagi- nation 34

Chap. V. Séméiologie des Passions, ou exposé des Signes physiognomoniques et phrénologiques au moyen desquels on prétend pouvoir les caractériser. 111

Chap. VI. Marche, Complication, et Terminaison des Passions > . 142

Chap. VII. Effets des Passions sur l'organisme. Réac- tion de l'oi'ganisme dans les Passions. Leurs Effets sur le corps social et sur les croyances religieuses. 148

Chap. VIII. Traitement des Passions : Traitement mé- dical; Traitement législatif; Traitement religieux. . 160

Chap. IX. De la Récidive dans la Maladie , dans le Crime et dans la Passion 209

Chap. X. Des Passions considérées comme moyens de guérison dans les maladies 230

TABLE METHODIQUE. XV

P.lgt'S.

CiiAp. \l. Des Passions et de la Folie, dans leiiis rap- ports entre elles et avec la culpabilité 24 i

CjHkv. Xll. Coup d'oeil philosophique snr les Besoins et les Passions des animaux , rapportés à la conserva- lion de l'individu et à la reproduction de l'espèce. . . 267

SECONDE PARTIE.

DES PASSIONS EN PARTICULIER.

Fassions animales.

Chapitre premier. De rivrognerie 303

Chap. II. De la Gourmandise , . . . . 351

Chap. III. De la Colère 391

Chap. IV. De la Peur 430

Chap. V. De la Paresse 454

Chap. VI. Du Libertinage. 478

Passions sociales.

Chap. VII. De l'Amour 505

Chap. VllI. De l'Orgueil et de la Vanité 544

Chap. IX. De l'Ambition 569

Chap. X. De l'Envie et de la .lalousie 590

Chap. XI. De l'Avarice 619

Chap. XII. De la Passion du Jeu 635

Chap. XIII. Du Suicide 658

Chap. XIV. Du Duel 703

Chap. XV. De la Nostalgie 707

Passions intellectuelles ou manies.

Chap. XVI. Manie de l'Étude 716

Chap. XVII. Manie de la Musique 728

Chap. XVIII. Manie de l'Ordre 738

Chap. XIX. Manie des Collections 748

Chap. XX. Du Fanatisme artivStique, politique et reli- gieux 758

Résumé 767

Notes 787

LA

MÉDECINE DES PASSIONS.

PREMIERE PARTIE.

DES PASSIONS EN GÉNÉRAL.

*%*»»% %^^%»%

CHAPITRE PREMIER.

DéfiDilion des Passions. Distinctions à établir entre émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les vices et les passions.

S'il y a tant de confusion dans les clioses, c'est qu'on en laisse Ijcaucoup trop dans les mois.

Le mot passion, d'après son étyraologie (-ûaGoç), désigne une souffrance, ou du moins une disposition à recevoir des émotions plus ou moins vives et à y correspondre. Deux ordres de causes peuvent pi^o- duire ces émotions, les causes externes et les causes internes : les unes agissant d'abord sur la périphérie du corps, les autres, au contraire, ayant le centre de l'organisme pour point de départ de leur action. Dans les deux cas, ces émotions produisent sur le cer- veau une sorte d'ébranlement qu'il transmet aussi-

2 - DKUNITION 1>ES IWS.SIONS.

tôt à tous les points de l'économie, à l'aide de nom- breux conducteurs appelés nerfs.

Toutes les affections vives, toutes les passions, ayant le triste priviléjje de rendre le corps malade non moins que l'esprit, ces deux termes s'emploient également en parlant du physique et du moral : ainsi l'on dit que les affections organiques du cœur sont souvent le résultat à' affections morales ; et an- ciennement, l'on donnait les noms de passion hypo- chondriaqiie et de passion hystérique à des maladies qui ont leur siège ou dans les hypochondres ou dans l'utérus.

Les passions, disent quelques auteurs, sont ainsi nommées, parce que l'homme ne se les donne pas, mais qu'il les subit, qu'il est soumis à leur action, qu'il y est passif

« Nous appelons passions, dit le docte et judicieux Bergier, les inclinations ou les penchants delà na- ture poussés à l'excès, parce que leurs mouvements ne sont pas volontaires : l'homme est purement yi/^^- sif lorsqu'il les éprouve; il n'est actif que quand il y consent ou qu'il les réprime. »

Si les moralistes sont d'accord sur l'étymolo- gie de ce mot , il n'en est pas ainsi de l'accep- tion qu'on doit lui donner, et par conséquent de sa définition.

Le chef de l'école stoïcienne, Zenon, définit la passion, un trouble d'esprit contre nature, qui dé- tourne la raison de sa voie.

Galien , d'après les idées d'Hippocrate et de Pla- ton, considère les passions comme des mouvements contre nature de l'âme irraisonnable, et il l«s fait

nÉKlMIION DES PASSIONS. 3

toutes provenir frun désir insatiable. Il ajoute qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.

Descartes les considère comme des mouvements produits par les esprits vitaux émanés de la jjlande pinéale (siège de l'àme , selon lui), et qui viennent diversement agiter toutes les parties du corps hu- main.

Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous portons vers lui; la douleur produit sur nous un effet contraire : nous la fuyons. Cette attraction et cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme, non que l'àme puisse changer de place (un être im- matériel n'occupant pas de lieu), mais seulement pour indiquer que, dans son amour et dans son aversion , l'àme s'unit avec les objets ou s'en sépare, de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne. D'après ces considérations, Bossuet et d'autres mo- ralistes chrétiens définissent les passions, « des mou- vements de l'àme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne. »

Selon Gall et Spurzheim, les noms ^affection et de passion ne conviennent nullement aux facultés primitives de l'âme; le premier devant s'appliquer uniquement aux modifications que présentent les fa- cultés, et le second , à l'excès de leur activité. Ainsi l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la pas- sion qu'un mode de quantilt^.

Certains moralistes ont confondu les affections et les passions; d'autres ont cru devoir rassembler, sous le titre de passions, une foule de travers d'es- prit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles

4 " DÉFINIT ION DES TASSIONS.

que passagers. La plupart, cependant, ont réservé le nom d'affections aux sentiments en quelque sorte passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte; et ils ont seulement qualifié de passions les senti- ments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine, la colère, l'ambition.

Quelques savants médecins prétendent que le be- soin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien donner naissance à des goûts très-vifs, tels que ceux de la poésie, de la peinture, de la musique; mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à la passion. Malgré mon respect pour leur autorité, je ne puis admettre une opinion que des faits assez multipliés m'ont paru détruire complètement : j'ai eu maintes occasions de voir des peintres, des poètes, et surtout des musiciens, qui montraient pour leur art un penchant, un goût, une ardeur qui allait jusqu'à l'extravagance, jusqu'à une véri- table et violente monomanie, terminaison funeste et malheureusement trop fréquente des grandes passions.

Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur l'acception que doit avoir le mot passion , provient bien certainement de ce que son étymologie lui donne un sens trop vague et même illimité. En effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il sui- vrait que toute émotion éprouvée serait une pas- sion.

Pour faire cesser une pareille confusion, il est nécessaire de restreindre la signification de ce mot, et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela, l'un dira que les passions sont bonnes; un autre.

DEHNITION DES PASSIONS. 5

qu'elles sont toujours mauvaises ; un troisième , qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mau- vaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on en fait. «Toutes nos passions, dit Rousseau, sont bonnes quand on en reste le maître; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »

Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'ar- rête, je crois devoir présenter succinctement quel- ques considérations, dans le double but de justifier ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue sur ce point fondamental de la science.

L'homme est un être essentiellement actif, sollicité à l'action tantôt par des impulsions intérieures, tan- tôt par des impressions venues du dehors et trans- mises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de ces impressions résultent pour lui des besoins nom- breux, mobiles de tous ses actes. L'animal et l'enfant obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ; l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne satisfait ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un, qui le sol- licite et le pousse; l'autre, qui l'éclairé et le retient. Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons déjà vu, qu'une lutte presque continuelle entre le devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop violemment senti provoque en nous un désir d'une égale violence; que ce désir, s'il n'est immédiate- ment réprimé ou modéré, nous fait presque toujours agir contre notre devoir, notre intérêt même : et nous comprendrons que la science la plus utile est sans contredit celle qui nous apprend à mettre

6 . DÉFINITION DES PASSIONS.

constamment nos besoins en harmonie avec nos devoirs.

Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir entre les passions, les émotions, les sentiments, les affections, les vertus et les vices.

Les passions me semblent d'abord pouvoir être définies : des besoins déréglés, qui, en général, com- mencent par nous séduire, et finissent par nous ty- ranniser.

Les émotions sont des excitations plus ou moins vives de notre sensibilité; elles sont agréables ou pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jus- qu'à briser les ressorts de l'organisme; elles agissent alors à la manière des passions violentes, et devien- nent même, par l'habitude, de véritables passions: aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il re- marqué que «de tous les besoins factices, le plus dangereux est celui des émotions. »

Les mots sensations, sentiments, perceptions, dési- gnent également les impressions que les objets font sur l'âme, avec cette distinction, généralement ad- mise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sen- timent va au cœur, et que la perception s'adresse à l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir et de joie, de douleur et de tristesse, sources pre- mières de nos passions.

De même que le mot sentiment, celui di affection (dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression) indique simplement un mode de sentir, une manière quelconque d'être affecté. L'affection, dont le carac- tère habituel est une douce activité, susceptible de

DÉFINITION DES PASSIONS. 7

divers degrés, se métamorphose en ardeur, en im- pétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration qui la fait s'oublier elle-même pour se sacrifier tout entière à l'être qui lui doit la vie.

Généralement parlant, on donne le nom de vice à la dégradation de nos actes, et celui de vertu à leur perfection. Nous verrons ailleurs que les pro- grès du vice sont infiniment plus rapides que ceux de la vertu, et que son habitude est également beau- coup plus forte et plus tenace.

Considérée sous le point de vue social, la vertu est une préférence habituelle de l'intérêt général à l'intérêt particulier. Cette préférence généreuse ne s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à notre égoïsme; elle atteste la force de l'àme, et c'est précisément pour cela qu'elle mérite le nom de ver- tu (1 ). Elle devient tous les jours de plus en plus rare dans nos sociétés modernes.

(1) «Point de vertu sans combat , dit Rousseau. Le moi Aevertu vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appar- tient qu'à un être faible par sa nature , et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste; et quoique nous appelions Dieu bon , nous nr l'appelons pas vertueux , parce qu'il n'a pas besoin d'efFort pour bien faire. » Le vieux Montaifjne, que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'au- teur à Emile : Il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté tl du contraste , et qu'elle ne peull s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et li- béral et iusle; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses opéra- tions sont toutes naïfves et sans effort.» {Essais, liv. ii , c. 11.) Bossuet définit la vertu : une habitude de vii-re selon la raison; pui» il ajoute : «la vertu, quehjue forte qu'elle nous paraisse, n'e.st pa$

8 DÉFINITION DES PASSIONS.

Aux yeux de la religion , la vertu est le triomphe de la volonté sur nos mauvaises inclinations; c'est aussi la santé de l'àme , conservée par l'innocence , ou recouvrée par le repentir.

Les moralistes admettent quatre vertus princi- pales , qu'ils ont appelées cardinales , parce qu'ils les regardent comme le fondement de toutes les autres : ce sont la prudence, qui les dirige; la justice, qui les gouverne ; la force, qui les soutient ; et la tempérance, qui les circonscrit dans de justes limites.

Les trois vertus théologales du chrétien sont la foi , \ espérance, et la charité, qui embrasse les deux autres, parce qu'elle est le lien d'amour qui unit l'homme à l'homme, en unissant l'homme à Dieu.

Une remarque faite depuis longtemps, c'est que la plupart des vertus sont placées entre deux vices comme entre deux écueils; aussi, en voulant évi- ter l'un on tombe souvent dans l'autre , si l'on ne se tient pas ferme dans cet étroit milieu qui les sépare.

Comme tous nos penchants naturels ou factices , les vertus mêmes peuvent donc dégénérer en pas- sions , lorsqu'elles sont poussées à l'extrême , lors- qu'il y a excès dans leur exercice. On reconnaît qu'elles sont arrivées à ce degré quand elles faussent le jugement ou qu'elles le paralysent, et dès lors elles perdent le nom de vertus.

difne de porter ce nom jusqu'à ce qu'elle soit capable de toutes sortes d'épreuves, t

DIVISION DES PASSIONS.

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CHAPITRE IL

Divisiou des Passions selon les moralisles et selou les méde- cins. — Théorie nouvelle des Besoins.

Il faut classer les passions pour les étudier, tout en recouoaissant que Icurclassitication restera toujours imparfaite.

Les combats intérieurs de l'homme, cette lutte incessante qui règne entre ses penchants et sa rai- son , ont conduit Pythagore et Platon à reconnaître dans notre âme deux parties : l'une , forte et tran- quille, assise dans la citadelle du cerveau comme dans un olympe placé au-dessus des orages; l'autre, faible et farouche , agitée par les tempêtes des pas- sions , et , comme la brute , se vautrant dans la fange des voluptés.

Cette division de la nature de l'homme , en rai- sonnable et en irraisonnable , a été suivie par saint Paul, par saint Augustin et plusieurs autres Pères de l'Église; Bacon, Buffon, Lacaze, l'ont aussi ad- mise; enfin on la retrouve dans la distinction des deux vies animale et organique adoptée par Bichat. Quelques philosophes anciens ne se bornèrent pas k reconnaître dans l'homme deux âmes, l'une supé- rieure et l'autre inférieure ; ils en admettaient une troisième, et les localisaient de la manière suivante: l'âme raisonnable avait son siège dans le cerveau ;

10 DIVISION DES PASSIONS.

l'âme animale on concupiscible, dans le foie; la vilaie ou irascible, dans le cœur.

Suivant les stoïciens, les passions dérivent de Yopiniorij soit de deux biens, soit de deux maux; ce qui constitue quatre passions primitives : le désir et \nJoie, la tristesse et la crainte; ils les subdivisaient en trente-deux passions secondaires.

Les épicuriens réduisaient toutes les passions à trois : la joie, la douleur, le désir.

Pendant le moyen âge, la philosophie péripaté- ticienne , qui était en vogue , fit classer les passions d'après l'ordre de leur génération établi par Aris- tote : 1 " amour et haine , 2** désir et aversion, 3" espé- rance et désespoir, 4" crainte et audace, 5" colère, enfin,yo/e et tristesse.

Saint Thomas d'Aquin , dans sa Somme théologi- que, admet onze passions, qu'il classe dans l'ordre suivant: V amour, la haine, le désir, V aversion, la joie ou délectation, la douleur ou tristesse, Yespérance, le désespoir, la crainte, V audace, et la colère. Les six pre- mières, qui n'ont besoin pour être excitées que de la présence ou de l'absence de leur objet , y sont rap- portées à Vappétit concupiscihle, parce que le désir [concupiscentia) y domine. Les cinq autres, qui ajou- tent la difficulté à l'absence ou à la présence de leur objet, sont rapportées à l'appétit irascible, parce que la colère {ira) ou le courage (1) y trouve tou- jours quelque obstacle à surmonter.

(1) Los Grecs, qui les premiers ont établi celle distinction dVyj- pi'tits, exprimaient la colère et le couraj^o par le même mot (6upo';) , parce que, chez lesanimaux, la colère est ordinairement la source et l'aliment du courage,

DIVISION DES PASSIONS. 11

Après avoir mentionné cette division, qui fut long- temps adoptée dans les écoles, Bossuet pense, avec saint Augustin et le père Senault(l), que toutes les passions peuvent se réduire à une seule, qui est Va- mour. Ainsi , « la haine qu'on a pour quelque objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre ; le désir n'est qu'un amour qui s'étend au bien qu'il n'a pas, comme la joie est un amour qui s'attache au bien qu'il a; l'audace est un amour qui entreprend ce qu'il y a de plus difficile pour posséder l'objet aimé; l'espérance est un amour qui se flatte de pos- séder cet objet , et le désespoir un amour désolé de s'en voir privé à jamais ; la colère est un amour irrité de ce qu'on veut lui ôter son bien, et qui s'efforce

(1) «La raison, dit ce savant oratorien , nous force de croire qu'il n'y a qu'une passion , et que l'espérance et la crainte , la dou- leur et la joie, sont les mouvements ou les propriétés de l'amour. Et, pour le dépeindre de toutes ses couleurs, il faut dire que quand il lanfjuit après ce qu'il aime, on l'appelle désir; que quand il le possède, il prend un autre nom et se fait appeler plaisir; que quand il fuit ce qu'il abhorre, on le nomme crainte; et que quand , après upe longue et inutile défense, il est contraint de le souffrir, il s'appelle douleur ; ou , pour bien dire la même chose en termes plus clairs, le désir et la fuite , l'espérance et la crainte, sont les mouvements de l'amour, par lesquels il cherche ce qui lui est agréable, ou s'éloigne de ce qui lui est contraire. La hardiesse et la colère sont les combats qu'il entreprend pour défendre ce qu'il aime; la joie est son triomphe, le désespoir est sa faiblesse, et la tristesse est sa défaite; ou enfin, pour employer les paroles de saint Augvistin , le désir est la course de l'amour, la crainte est sa fuite , la douleur est son tourment, et la Joie son repos : il s'approche du bien en le désirant, il s'éloigne du mal en le craignant, il s'at- triste en ressentant la douleur, il se réjouit en goûtant le plaisir ; mais, dans tous ces états différents , il est toujours lui-même , et , dans celle variété d'effets, il conserve l'unité de son essence. » ( De l'Usage des Passions. )

12 DIVISION DES PASSIONS.

de le défendre , etc. ; enfin , ôtez l'amour, il n'y a plus de passions , et posez l'amour, vous les faites naître toutes, y* [De la Connaissance de Dieu et de soi-même. )

Toutes les affections , que Bossuet rapporte à l'a- mour, considéré comme besoin de posséder ce qui nous est agréable, La Rochefoucauld, Helvétius, et d'autres moralistes , les ont réduites à Vamoar- propre , ou plutôt à V amour de soi, à Y intérêt per- sonnel.

Descartes reconnaissait six passions primitives, savoir : Y admiration, Y amour, la haine, le désir, la joie, et la tristesse.

D'après de La Chambre , premier médecin de Louis XIII, les passions humaines, soit qu'elles s'é- lèvent dans la volonté ou appétit intellectuel , soit qu'elles se forment dans Yappétit sensitif, peuvent être divisées en simples et en mixtes. Les simples , qui ne se trouvent que dans la partie irascible, ou bien dans la partie concupiscible, sont au nombre de onze , savoir : Y amour et la haine, le désir et Y aversion, le plaisir et la douleur, Y espérance et le désespoir, la hardiesse et la crainte, enfin la colère. Les passions mixtes , qui procèdent à la fois des deux par- ties irascible et concupiscible, sont les neuf sui- vantes: la honte, Yimpudence, la pitié, Yindignation, Y ennui, Y émulation, la jalousie, le repentir, et Vé- tonnement.

Quelques psychologistes avaient cru pouvoir ad- mettre des passions simples et des passions compo- sées, des passions physiques et des passions morales; mais, quand il s'est agi d'établir ce qui était abso-

DIVISION DES PASSIONS. 13

lumcnt simple ou absolument physique, ils ne se sont plus entendus.

Les médecins modernes, s'occupant peu de la na- ture intime ou du nombre des principales passions , nombre toujours arbitraire , mais envisageant plu- tôt leur influence sur l'organisme, ont préféré les distinguer en agréables et en pénibles; en violentes , en douces et en tristes; en persistantes ou en passa- gères ; en expansives ou en oppressives; en excitantes ou en débilitantes, etc.

Les économistes, les considérant dans leurs rap- ports avec le bonheur public, ont admis des pas- sions permises et des passions défendues , ou bien encore des passions vertueuses, vicieuses et mixtes.

La religion distingue des péchés mortels et des péchés véniels (1). Quant à la législation, elle recon- naît des contraventions, des délits et des crimes.

Dans ses considérations générales sur les senti- ments moraux, le brillant et ingénieux auteur de la Physiologie des Passions, Alibert , reconnaît quatre

(1) Les péc/iés peuvent tous se réduire à ua seul , qui est l'amour désordonné de nous-mêmes. L'amour de nous, qui est bon en soi, devient , dans ses écarts , la source de toutes les infractions à !a loi de Dieu. Les légères infractions constituent les péchés véniels, c'est- à-dire pardonnables; les infractions graves, les péchés mortels, ainsi nommés parce qu'ils ôtent à l'âme la vie de la grâce, jusqu'à ce qu'elle se soit régénérée par la pénitence et le repentir; on les appelle aussi les sept péchés capitaux (du latin caput), parce qu'ils sont les chefs, le principe, la source des autres péchés. L'orgueil, Vai'arice, Yem'ie, la colère, \a paresse, sont des péchés de l'âme; la gourmandise et la luxure, des péchés du corps. La différence qu'il y a entre eux, selon saint Grégoire, c'est que »les péchés de l'es- prit sont plus graves, plus coupables , et que ceux de la chair por tent avec eux une plus grande infamie. »

a "division des passions.

penchants innés, qu'on pent envisa^jcr comme les lois primordiales de l'économie animale, savoir : 1" V instinct de conservation , 2" V instinct d'imitation, 3" Vinstinct de relation, 4" Vinstinct de reproduction.

Un savant physiologiste, M. Magendie, distingue des passions animales et des passions sociales.

M. Scipion Pinel admet des passions viscérales et des passions cérébrales ; Marc les classe en innées et en factices ou acquises.

Dans un traité fort remarquable sur les Passions appliquées aux beaux-arts, M. Delestre les divise en excentriques , en concentriques et en concentrico-excen- triques, suivant qu'elles agissent de dedans en dehors, de dehors en dedans, ou qu'elles participent de ces deux modes d'action.

D'après Gall , Spurzheim et d'autres phrénolo- gistes, 11 y aurait autant de passions que de facultés primitives; mais ces auteurs ne sont d'accord ni sur la distinction ni sur le nombre de ces facultés. Quoi qu'il en soit , Spurzheim partage les facultés hu- maines en affectives et en intellectuelles ; puis il sub- divise ces deux ordres, le premier, en penchants et en sentiments; le second, en îdiCvXlés» perceptives et en facultés réflectives (1).

(1) Dhision topograpk'ujue de Spurzheim. Ordre 1. Faccltés affectives. Genre 1. Penchants : A. AliiiM'n- tivité; B. amour de la vie; 1 amativilé; 2 philogéniture;

3 habitativilé ; 4 affectionivité ; 5 combalivilé; 6 destruc- tivilé; 7 secrélivité; 8 acquisivilé ; 9 conslruclivité ; Genre 2. Sentiments : 10 estime de soi; 11 approbativité ; 1 2 circonspection ; 13 bienveillance ; 14 vénération ; 15 fer- meté; — 16 conscienciosité; 17 espérance; 18 merveillosité;

19 idéalité ; 20 gaieté ; 21 imitation.

nivisroN hns passions. 15

On a encore voulu Faire iulincttre , I** des instincts, comme expression de désirs matériels et organiques ; des passions proprement dites , correspondant à des désirs moraux indépendants de la volonté: di- vision aussi erronée en physiologie qu'en morale , puisque toutes nos fonctions sont essentiellement solidaires, et qu'elles ne s'exercent que pour l'en- semble d'un être créé intelligent et libre. ^ Enfin, un célèbre utopiste de nos jours, Charleê Fourier, distingue douze passions primitives , qui , d'après son système , rendent l'homme sociable , le stimulent aux belles actions , et enfantent toutes les merveilles de l'industrie. Les cinq premières , appe- lées sensitives, parce qu'elles proviennent de nos sens, sont plutôt matérielles que spirituelles (la vue, Yoiiïe, le goût, Y odorat , le tact] : ce sont elles qui d'abord excitent l'homme au travail et à l'industrie. Quatre autres passions, au contraire, plutôt spirituelles que matérielles, forment la chaîne de tous les liens so- ciaux, et font vivre l'homme dans ses semblables plus qu'en lui-même : ce sont Y amour, Y amitié, Y am- bition, \<à familUsme ; les trois dernières, nommées distributives , sont la cabaliste, ou esprit de parti ; la papillonne, ou besoin de variété périodique; et la composite, ainsi appelée parce qu'elle naît de l'as- semblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'àme, goûtés simultanément ; elle crée l'enthousiasme , au

Ordre II. Facultés intellectuelles. Génie 1. Fncnllés percep- tives : 22 individualité; 23 confiçuralion ; 24 étendue; 25 pesanteur, résistance; ~ 26 coloris;— 27 localité; 28 calcul; 29 ordre;— 30 éventualité; 31 temps; 32 tons;— 33 lan- gage.— Genre 2, Facultés Téjtectives : 34 comparaison ;— 35 causalité.

16 DIVISION DES PASSIONS.

fougue aveugle, dans les travaux, en opposition avec la fougue réfléchie de la cabaliste, source précieuse des rivalités émulatives. L'usage des passions distri- butives est de faire concorder les ressorts sensuels avec les ressorts affectueux , et de servir de base à tout le mécanisme des groupes et séries passionnées. «Titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre, ces trois passions, selon Fourier, sont réellement des sources de vices en civilisation , elles ne peuvent opérer que sur des familles ou corporations. Dieu les a créées pour opérer sur des séries de groupes con- trastées; elles ne tendent qu à former cet ordre, et ne peuvent produire que le mal si on les applique à un ordre différent... Lorsqu'on connaîtra en détail l'ordre social auquel Dieu nous destine , on verra que ces prétendus vices, la cabaliste, \di papillonne ou alternante, la composite, y deviendront trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer les passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il au- rait tort de les changer pour complaire à Sénèque et à Platon ; qu'au contraire, la raison humaine doit s'évertuer à découvrir un régime social en affinité avec ces passions. Aucune théorie morale ne les chan- gera jamais; et, selon les règles de la dualité d'es- sor 27, elles interviendront à perpétuité pour nous conduire au mal dans l'état morcelé ou limbe social, et au bien dans l'état sociétaire ou travail sériaire, qui assure le plein développement des passions et de l'attraction. » Telle est la division du système pas- sionnel de Fourier, système dont je suis loin de ga- rantir les merveilleux résultats. (Voyez le Traité de l Association domestique agricole. )

DIVISION DCS TASSIONS. 17

Après celle longue iioinenclaturc, qui atteste les vains efforts que l'on a faits pour arriver à une clas- sification exacte des passions , je m'abstiendrais cer- tainement d'en présenter une nouvelle , si elle n'avait reçu l'approbation de quelques savants, et si M. Ca- simir Broussais ne l'avait déjà adoptée dans son Hygiène morale.

Théorie des Besoins.

Tout être organisé a des besoins : l'animal et le végétal ont chacun les leurs; qui pourrait prouver que le minéral lui-même en est dépourvu? Quant à ceux de l'homme, il nous apparaissent infiniment plus nombreux que ceux des autres créatures , par cela même que son organisation résume toutes les merveilles des trois règnes. Dieu n'a rien fait d'inu- tile : l'existence des organes annonce donc l'exis- tence de fonctions destinées à entrer en exercice. Or, toutes les fois que nos appareils sont aptes à fonctionner, nous en sommes avertis par une certaine sensation, sorte de voix intérieure qui n'est autre chose que le besoin, le besoin , vraie puissance mo- trice du mécanisme individuel comme du mécanisme social. Une fois distingué par l'attention , le besoin amène bientôt le désir; le désir, la volonté, sous le contrôle de la raison ; et la volonté , la passion , en l'absence ou au mépris de ce contrôle.

On peut sans doute, en thèse générale, dire que nos besoins sont bons , par cela même que Dieu nous les a donnés ; mais ils ne restent tels qu'autant que nous nous bornons à en faire un bon usage , et que nous parvenons à les gouverner ; autrement , ils ne

18 . DIVISION DES l'ASMONS.

doivent plusètre considérés que comme des /;«w/o/w ; le besoin, séparé du devoir, conduit toujours au mal.

D'après les considérations précédentes , j'ai cru pouvoir rapporter toutes les passions humaines à trois classes de besoins :

A des besoins animaux;

2" A des besoins sociaux;

3'^ A des besoins intellectuels.

Les besoins animaux ou inférieurs nous sont com- muns avec la brute : ils prédominent pendant la pre- mière enfance de l'homme comme pendant celle des peuples.

Les besoins sociaux sont plus particulièrement accordés à l'homme qu'aux animaux , bien que ceux- ci lui donnent d'assez fréquentes leçons d'ardeur pour le travail , d'affection pour leurs maîtres , et surtout de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs.

Quant aux besoins supérieurs ou intellectuels, ils sont presque exclusivement l'apanage de l'homme ; mais il ne les satisfait souvent, il faut l'avouer, que pour outrager Dieu , qui les lui a départis avec tant de largesse.

Une vérité dont il n'est que trop facile de se convaincre, c'est que, dans les pays même les plus civilisés, l'on voit encore aujourd'hui les masses obéir plutôt aux besoins inférieurs qu'aux besoins supérieurs, comme si l'homme n'avait pas une autre destinée que la brute. D'où naît ce mal? de ce qu'une éducation sagement progressive ne vient pas de bonne heure donner à l'homme un corps sain et robuste, des sentiments généreux, un esprit droit et cultivé ; de ce qu'une éducation à la fois physi-

DIVISION DES PASSIONS. 19

que, morale et intellectuelle, ne lui apprend pas à mettre en liarmonie ses triples besoins comme être animé, comme être sociable, comme être intelligent.

CLASSIFICATION DES BESOINS. 1. Bpsoins animaux.

Ils peuvent tous être rapportés à l'amour de la vie et à sa transmission ; en d'autres termes , à l'instinct de conservation et à celui de reproduction. Ils com- prennent d'abord les besoins , essentiellement phy- siologiques, de calorique , de mouvement , de respira- tion , d alimentation , d'exonération. Ces premiers besoins doivent être satisfaits , sous peine de voir bientôt cesser la vie. Deux voix intérieures, le plaisir et la douleur, nous avertissent si la satisfaction est suffisante ou dépassée: c'est ainsi que la tempérance laisse en nous un sentiment de bien-être et de liberté, tandis que la gourmandise et V ivrognerie nous punis- sent, par le malaise et l'abrutissement, d'avoir fran- chi les limites du besoin.

Viennent ensuite les besoins qui nous portent à fuir ce qui nous nuit, à repousser et à détruire ce qui nous blesse, à acquérir les objets nécessaires pour nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. Le manque ou l'excès de ces divers besoins enfante la peur ou la témérité , \ apathie ou la colère poussée jusqu'au meurtre.

Les besoins qui dépendent de l'instinct de repro- duction sont : V amour sexuel , V amour des enfants, et celui des lieux l'on a reçu et donné le jour. Rarement ils pèchent par défaut ; au contraire , le

20 DIVISION DES PASSIONS.

libertinaççe, Va^^eui^lemcnt paternel, le fanatisme pa- triotique et la nostalgie, sont les fruits ordinaires de leur surcroît d'activité.

Tous ces besoins, plus ou moins impérieux, nous poussent aveuglément à des actes nuisibles, si le flambeau de l'intelligence ne vient les éclairer et leur montrer la ligne du devoir.

2. Besoins sociaux.

Le besoin d'affection, principe de la sociabilité et du mariage, constitue véritablement Vamoiir quand il est joint au besoin générateur ; complètement isolé de lui, c'est V amitié, qui est toute dans l'àme. Son défaut absolu rend l'homme froid, sauvage et égoïste ; son développement excessif en fait le plus malheu- reux des êtres , par une susceptibilité trop irritable , qui dégénère en jalousie quand elle se trouve jointe à la méfiance.

La ruse et la circonspection sont, malheureusement, utiles à l'homme : par elles il se défend contre ses ennemis , se tire des positions les plus difficiles , et se ménage des ressources pour l'avenir. Leur excès d'activité produit la fourberie, la pusillanimité, et la parcimonie, sœur de V avarice.

h' amour -propre, ou besoin d'approbation , nous rend sensibles à l'éloge et au blâme , nous inspire le désir de nous distinguer, et devient ainsi l'un des principaux mobiles de notre conduite sociale. Ren- fermé dans de justes bornes, il donne naissance à l'émulation, aiguillon des belles âmes, source des grandes choses et des grandes vertus. Son défaut

DIVISION DES PASSIONS. 2i

engendre V insouciance , la maiprojneid ci la paresse; son développement excessif produit la vanité et ïam- bilion avec toutes leurs nuances , depuis la passion de la parure et du luxe, jusqu'à la soif immodérée de la célébrité, des honneurs et des conquêtes.

\J estime de soi est un besoin différent de l'amour- propre, avec lequel on l'a fort longtemps confondue. Trop grande, elle exagère le sentiment de notre va- leur personnelle, et nous rend suffisants, présomp- tueux, hautains , oro-ueilleux , toujours prêts à nous admirer et à nous croire capables de tout. Trop faible, elle nous laisse tomber dans la détiance de nous-mêmes, dans le découragement, et ne nous permet pas de nous relever de nos chutes. On re- connaît son développement normal et harmonique à une conduite habituellement remplie de conve- nance et de dignité : le vrai mérite sait se respecter sans orgueil.

L'homme a besoin de fermeté, et le degré de sa fermeté indique la trempe de son caractère. Virré- solu, qui ne sait pas ce qu'il veut, V inconstant , qui ne veut plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, ont été comparés à la girouette, qui tourne à tout vent. D'un autre côté, la persévérance dans une résolu- tion doit avoir des bornes; dès que l'on s'aperçoit qu'on fait fausse route , il faut savoir revenir sur ses pas : Yopinidtreté n'est que l'énergie de la sot- tise (1).

(1) Sur 100 individus affectés d'idiotie , le docteur Belhomme a constaté que 57 étaient remarquables par leur enlétement. ( Essai sur l'IdtotU; Paris, 1843, in-8".)

22 DIVISION DES PASSIONS.

Justice. C'est à ce besoin conservateur de l'or- dre social que se rattache plus particulièrement la conscience, sorte de sens raoral , juge intérieur qui nous fait connaître si nos actions sont bonnes ou mauvaises, comme le plaisir et la douleur nous si- gnalent ce qui nous convient ou ce qui nous nuit.

L'esprit de justice, poussé à l'excès, nous rend timorés ou par trop sévères ; son absence fait mettre au même niveau le bien et le mal, et contribue sur- tout à augmenter le nombre des criminels qui por- tent atteinte aux personnes et aux propriétés, de- puis le braconnier jusqu'au conquérant, depuis les simples filous jusqu'aux usurpateurs, ces grands voleurs de couronnes et d'empires.

Bonté. Il est un sentiment qui nous fait com- patir aux malheurs d'autrui , et qui nous porte aus- sitôt à les soulager : c'est la bonté, puissant auxi- liaire de la charité chrétienne, et de la philanthropie ou bienfaisance administrative. Poussée trop loin , elle dégénère en bonhomie, en faiblesse même, et peut nous faire manquer au devoir sacré de la justice. Son absence constitue la sécheresse de cœur, Vé- goïsme et la méchanceté. « Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mil premièrement la bonté , comme le propre caractère de la nature divine. »

3. Besoins intellectuels.

Les besoins intellectuels qui se présentent d'a- bord à notre observation, sont : le besoin de connaître ou amour du vrai , t' amour du bon , l'amour du beau.

DIVISION UES PASSIONS. 23

Le vrai , selon la définition de Bossuet, est ce qui est. Le bon est le vrai passant à l acte : nulle action n'est bonne à nos yeux que parce qu'elle exprime primitivement , pour l'entendement , un rapport vvai^ qui crée pour la volonté l'obligation morale; et le beau , selon la définition de Platon , est l'éclat du vrai et du bon.

L'appétit de la science témoigne de notre anwur du vrai , comme les joies que nous trouvons dans l'accomplissement du devoir témoignent de notre amour du bon; enfin, le plaisir que nous prenons au récit des actions héroïques , à la contemplation des chefs-d'œuvre de l'art ou des beautés de la nature , témoigne de notre amour du beau , du besoin d'ad- miration que nous avons pour lui.

L espérance , qui agrandit la sphère des désirs de l'homme , doit être comptée aussi parmi les be- soins intellectuels. Dans les affaires de ce monde, l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne con- çoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise, ne médite aucune des grandes conceptions du génie. Celui qui en a trop se livre , au contraire, à de folles spéculations, aux jeux de hasard, ainsi qu'à tous les rêves de Y ambition. Entre ces deux écueils se tient la sagesse, qui, pour n'être pas trompée dans son attente, ne néglige aucun des éléments qui peuvent rendre les succès plus certains.

Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie pré- sente : il a besoin de croire à un monde meilleur, et il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.

Foij espérance, charité, trois besoins dont le chris- tianisme fait ses trois principales vertus!

24 DIVISION DES PASSIONS.

Le merveilleux est donc l'un des besoins intellec- tuels de l'homme : il lui a été donné avec cette im- mensité de désirs que toutes les magnificences de la terre ne sauraient combler. En vain voudrait-on nier ce penchant pour le surnaturel, il subsiste, parce qu'il est providentiel : les passions en abusent sans doute, mais la religion chrétienne l'ennoblit et le réalise en Dieu, qui seul est et le vrai, et le bien, et le beau.

De même que les besoins animaux et sociaux , les besoins intellectuels doivent être contenus dans de justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de la musique et de la peinture , celui des sciences phi- losophiques et mathématiques , lorsqu'ils sont pous- sés trop loin , font sans doute des hommes d'un talent supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évapo- rés , distraits , rêveurs , et , pour ainsi dire , sans au- cune valeur morale , parce que, absorbés continuel- lement par les conceptions de leur imagination , leurs inspirations artistiques , leurs inductions ou leurs interminables calculs, ils négligent leurs pro- pres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur fa- mille , et altèrent leur santé par un genre de vie aussi bizarre qu'irrégulier. \j ordre lui-même, lorsqu'il est excessif, dégénère en une monomanie qui simule parfois l'avarice ; je l'ai vu conduire au suicide. Si son absence décèle un homme incomplet, un brouillon , son excès devient chez certaines personnes un besoin tellement impérieux , que le moindre dé- rangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit pour les mettre hors d'elles-mêmes , et les porter aux

DIVISION DES PASSIONS. 25

actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce besoin qu'il faut rapporter la manie des collections, manie si répandue au temps de La Bruyère , et dont nous voyons encore des types curieux , dans le bihliomane dérobant l'elzévir qui lui manque, et dans Vamateur de papillons qui délaisse sa femme et ses enfants , pour aller au delà des mers chercher une espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne saurait supporter le vide affreux qui dépare un de ses tiroirs ou de ses cadres.

11 est un dernier besoin , émanant tout à la fois du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régula- riser tous les autres , et qui les rapporte à leur divin auteur : c'est le sentiment de vénération, qui se ma- nifeste par la foi pratique, dont l'absence totale constitue V indifférence ou V impiété , et dont l'abus ou l'excès peut conduire à l'idolâtrie et à la supersti- tion. Ajoutons que l'impiété, aussi bien que la su- perstition, est susceptible de s'exalter y\%(\yi'?i\x fana- tisme, et de se terminer par l'aliénation mentale.

Je terminerlai cet exposé de ma théorie par l'é- noncé des propositions suivantes , qui la résument :

1" Les besoins animaux peuvent se rapporter aux instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les be- soins intellectuels aux facultés de l'esprit.

2" A ces trois classes de besoins correspondent trois classes de passions et trois classes de devoirs : àe2> passions animales, des passions sociales, des pas- sions intellectuelles; des devoirs animaux, des devoirs sociaux, des devoirs intellectuels.

3" Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas toujours simples ; ils se compliquent même très-fré-

28 - blVISION DES PASSIONS.

quemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent en opposition entre eux : dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble, c'est-à-dire à celui dont l'objet est le plus important.

4" Tous nos besoins sont intrinsèquement bons; nos passions seules sont mauvaises : elles ne nuisent pas moins aux individus qu'aux nations , dont elles troublent et abrègent l'existence.

Pour que nos besoins restent bons , il faut qu'ils soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et dans les limites du devoir; autrement ils dégénèrent en passions , et nous conduisent à notre perte.

6** La limite qui sépare le besoin de la passion , le bien du mal , n'est qu'une simple ligne : cette ligne, c'est celle du devoir. A droite et à gauche sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur pente est agréable et presque insensible. Une fois tombé dans le précipice, le lâche y reste; l'homme de cœur se relève , et parvient à en sortir. En tom- bant, l'homme fait preuve de faiblesse; en se rele- vant de sa chute, il fait preuve de vertu.

Dr SIEGE DES PASSIONS.

27

CHAPITRE III.

Du Sié|jc des Passions.

Si les passions ont un siéf;e , il ne saurait élrc exclasiveaienl dans l'âme ou «laus le corps.

les passions ont-elles leur sié^je? Dans l'âme, répondent les psyehologistes; dans les organes, affir-- ment les partisans du matérialisme. Si , restreignant la question , on demande aux médecins quel est le siège orfçanique des passions , les uns soutiennent qu'il existe dans le nerf grand sympathique, les au- tres, dans le cerveau (1).

Ici , comme dans la plupart des questions scien- tifiques, on trouve deux écoles, ou, pour mieux dire, deux camps ennemis, plus disposés à une guerre d'extermination, toujours funeste, qu'à une

(1) 11 y a dans le corps humain deux espèces de nerfs : les uns proviennent du centre cérébro-spinal , et sont appelés par les phy- siologistes, nerfs de la vie animale, de la vie extérieure ou de re/u' tion ; les autres appartiennent à la vie organique, à la vie intérieure ou de nutrition, et constituent le système nerveux ganglionaire , sorte de cerveau abdominal , nommé aussi trisplanchnique ou grand sympathique, parce qu'il fait sympathiseï- entre eux tous les viscères, au moyen de nombreux filets de communication qu'il leur trans- met. Ce nerf se distribue principalement aux organes dont l'action n'est pas soumise à l'empire de la volonté , tels que le cœur, l'es- tomac , les intestins , le foie , etc. Il communique avec presque tous les nerfs du cerveau et avec tous ceux de la moelle épinière; sans lui , pas de nutrition ; sans le cerveau , pas de perceptions.

28 .DU SiÉCE DES PASSIONS.

réunion bienveillante qui les conduirait plus vite dans le sentier du vrai. Pour moi , qui ne me suis enrôlé sous aucun drapeau, j'ai rapproché, si- non les hommes, du moins leurs travaux, leurs écrits ; j'ai observé avec calme la lumière qui jaillis- sait du choc de leurs opinions , et , spectateur atten- tif, j'ai cru, dans cette question physiologique, aper- cevoir la vérité, qui échappait aux regards distraits des combattants. Je ne pense donc pas , avec Bichat et d'autres célèbres physiologistes, que toutes les passions soient uniquement du domaine de la vie intérieure , régie par le système nerveux ganglio- naire. Je ne crois pas non plus, avec Descartes, Gall , Spurzheim et Broussais , qu'elles aient exclu- sivement leur siège dans le cerveau. J^'observation , d'accord avec le raisonnement, m'a plutôt conduit à admettre que les passions, qui résident dans tout l'organisme , sont transmises du corps à l'àme, et de l'àme au corps , par l'intermédiaire des deux sys- tèmes nerveux qu'elles ébranlent simultanément , avec cette différence, que leur contre-coup, si je puis m'exprimer ainsi , va retentir de préférence , tantôt sur le centre cérébro-spinal (1), tantôt sur le centre nerveux ganglionaire.

(I) Quand on enlève , sur un animal , le cerveau proprement dit, on abolit l'intelligence ; quand on enlève le cervelet, on abolit les mouvements de locomotion; et quand on détruit la moelle allon- gée, on abolit la respiration et la vie. Ces expériences ont conduit M. Flourens à admettre que [^encéphale se compose de trois parties essentiellement distinctes : le cerveau, siéfje exclusif de l'intelli- gence; le cervelet, siège du principe qui règle l'équilibration ou la coordination des mouvements de locomotion ; enfin la moelle allon'm

DU SIKCE DES PASSIONS. 29

Cette proposition demande à être développée : l'or- ganisme n'est pas seulement l'ensemble des appareils qui composent le corps humain ; on doit entendre parce mot l'homme vivant, c'est-à-dire l'union mys- térieuse des organes avec l'archée directeur, le prin- cipe vital , disons mieux, avec l'âme, qui leur trans- met à la fois le sentiment et le mouvement par le moyen de cordons blanchâtres , de conducteurs mé- dullaires appelés nerfs, et les fait ainsi concourir à l'harmonie de toutes nos fonctions.

Ceci admis, comment comprendre qu'on veuille faire siéger exclusivement les passions , soit dans l'àme , soit dans le corps ? Ne sont-ils pas tous les deux dépendants l'un de l'autre dans nos besoins , dans nos désirs, et jusque dans la moindre de nos émotions? Est-ce que, par exemple , nous ne voyons pas tous les jours le caractère des personnes les plus douces devenir irascible sous l'influence de la faim ou de la maladie? Est-ce que la maladie et la faim ne sont pas à leur tour notablement modifiées par la puissance de la volonté, ou par la violence de cer- taines passions, comme on le remarque surtout dans l'avarice, l'ambition et l'amour?

L'homme , on ne saurait trop le répéter , est essentiellement un; sa vie, il est vrai, se manifeste par une infinie multiplicité d'actions, mais aucune de ses manifestations n'est purement physique , ni purement spirituelle.

Reste à prouver qu'aucun des deux systèmes

gée, siège du principe qui règle le mécanisme de la respiration, et, par suite , le mécanisme entier de la vie.

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30 DU SIÈGE DES PASSIONS,

nerveux n'est le siège exclusif des passions- Il est certain que, chez la Femme surtout, le plexus so- laire [\) ressent beaucoup plus que les nerfs de la vie de relation l'ébranlement morbide que les pas- sions occasionnent ; mais pourquoi prétendre que le cœur, ému primitivement par ce plexus, réagisse toujours sur le cerveau à l'aide du nerf de la hui- tième paire ou pneumogastrique? IVe peut-on pas dire aussi bien que les passions agissent d'abord sur le cerveau, qui ensuite les fait irradier sur le cœur, par le moyen des branches nerveuses dont nous ve- nons de parler?

Chacune de ces opinions peut sans doute être sou- tenue victorieusement dans un cas donné, mais non dans tous les cas. Il en est de même du siège patho- logique de la folie , de la mélancolie et de l'hypo- chondrie, qui n'est pas constamment dans le cer- veau ni dans les viscères, mais tantôt dans les viscères , tantôt dans le cerveau , comme ont pu s'en convaincre les praticiens qui ont fait un grand nom- bre d'ouvertures sans aucun esprit de système. Chez certains aliénés, en effet, on trouve, après la mort.

(1) L'anatomiste Willis a donné ce nom à un réseau nerveux , de forme rayonnante, qui est situé sur l'aorte et sur les piliers du diaphragme, et dont les branches s'étendent dans tout l'appareil intestinal. J'ai trouvé ce plexus excessivement développé chez pres- que tous les individus qui avaient éprouvé de violentes passions, et surtout des passions tristes. D'un autre côté, les personnes chez lesquelles le système nerveux ganglionaire offre le plus de déve- loppement sont, sans contredit, celles qui se montrent le plus im- pressionnables. Cette prédominance nerveuse est donc à la fois cause et effet ; c'est ainsi quelle prédispose à la peur, et que la peur l'augmente.

nu SIÈGE DES PASSIONS. 3^1

Une atrophie cérébrale qui coïncide pour l'ordinaire avec un épaississement remarquable des os du crâne. Chez beaucoup d'autres, on n'observe aucune trace de lésion dans l'encéphale, mais on rencontre des dégénérescences du foie ou de la rate , des tu- meurs squirrheuses à l'estomac , des ulcérations nombreuses dans les intestins , des varices au mé- sentère, enfin un développement anormal du plexus solaire et des plexus secondaires qui sont sous sa dépendance. Sur 742 femmes aliénées , Esquirol a constaté que 72 avaient perdu la raison à la suite de couches. La folie , dans ce cas , n'est point idio- pathique, mais bien certainement symptomatique, et presque toujours elle est due à une névrose utéro- cérébrale produite par la surexcitation du système nerveux utérin, laquelle va retentir avec trop de vio- lence sur l'encéphale. Et la preuve que le pomt de départ de la maladie est dans l'utérus, c'est que, de toutes les espèces d'aliénations mentales , celle-ci est sans contredit la plus facile à guérir, lorsqu'on a soin de diriger plus spécialement le traitement sur cet organe que sur le cerveau. On sait encore que les goûts bizarres, l'irascibilité de caractère , les peurs excessives et l'aliénation que l'on observe chez les femmes enceintes , disparaissent le plus souvent après l'accouchement. Or, les passions, ou besoins déréglés , n'étant , en dernier résultat , que de sim- ples degrés de folie , le raisonnement seul eût faire pressentir que leur siège pouvait également varier

Concluons donc : 1" que les passions sont répan- dues dans tout l'organisme ; 2" que leur siège phy-

32 DU SIÉCF, DF.S TASSIONS.

siquo réside dans les conducteurs de la sensibililé, par conséquent dans l'ensemble du système ner- veux , puisque l'arbre cérébro - spinal et le tris planchnique s'enlacent, s'anastomosent, sympathi- sent, à l'aide de nombreux filets qui en forment une sorte de chaîne électrique ; enfin , que la commotion produite par les passions va retentir de préférence sur les appareils prédominants , ou sur les organes qui se trouvent dans un état morbide. Le bon et modeste Andrieux me disait un jour : « J'ai traité dans ma vie un grand nombre de sujets en prose et en vers : eh bien ! les mieux écrits ont toujours été ceux que j'ai composés en travaillant d'ici (il me montrait son épigastre); tout ce qui ve- nait de la tête était peut-être plus correct, mais un peu trop froid. Pourriez-vous, monsieur le médecin, me donner la raison physiologique de cette diffé- rence?— C'est, lui répondis -je d'abord, que les grandes pensées viennent du cœur. Fort bien , re- prit-il vivement. Vauvenargues s'était sans doute rappelé le passage de Quintilien : Pectus est quod disertos facit. Mais pourquoi est-ce plutôt le cœur que le cerveau qui rend éloquent? Je ne crois pas, répliquai-je , que le cœur seul fasse l'homme élo- quent; aussi Quintilien ajoute-t-il : et vis mentis, que vous oubliez de citer, mon cher maître. Sans doute, aucun mouvement pathétique ne saurait être bien rendu sans que le cœur soit plus ou moins ému; mais d'où vient primitivement cette émotion? Du cerveau, siège de cette brillante faculté intellectuelle qui consiste à créer des images, qui vont aussitôt se reproduire sur les entrailles. Dans cette espèce

DU SIÈGE DES PASSIONS. 33

de courant électro-magnétique, l'organe central de la circulation , le cœur, réagit à son tour sur le cer- veau , et alors l'expression de la pensée jaillit plus facile, plus colorée, plus vraie, parce qu'elle est toute empreinte du sentiment, de la passion réelle ou factice sous l'influence de laquelle on écrit. Ainsi, matériellement parlant, quand on travaille du cer- veau, on est plus calme, plus clair, on raisonne; quand on travaille des entrailles, on est plus ému, plus passionné, on sent (1). Dans le premier cas, on amène la conviction dans les esprits; dans le second, on produit plutôt l'entraînement. Le bon écrivain, l'habile orateur, est celui qui sait à la fois convain- cre et entraîner : Pectiis est quod disertos facit, et vis mentis. En résumé : au cerveau l'intelligence, au cœur le sentiment; à tous deux la véritable et solide élo- quence. »

(1) Après un travail excessif, les mathématiciens ont ordinaire- ment la lêle chaude et pesante; les littérateurs éprouvent plutôt un spasme vers la région épigastrique , et ce spasme est d'autant plus prononcé, qu'ils ont mis plus de chaleur dans leur composi- tion. On a aussi remarqué que l'extase, et tous les cas d'exaltation intellectuelle caractérisés par «ne éloquence au-dessus des moyens habituels d'un individu, tiennent presque toujours à un spasme des organes génitaux, dont l'irritation influence vivement l'encé- phale. J'ai guéri, il y a quelques années, une catalepsie extatique qui dépendait de la même cause.

3i r\C.StS DES PASSIONS.

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CHAPITRE IV.

CAUSES DES PASSIONS.

Infliieuce des différents Ages, des Se.xes, des Climats, de la Température et des Saisons, delà Nourriture, de l'Hérédité etde rAllailenaeut, des Tempéraments ou Con- stitutions, — des Maladies, de la Menstruation et de la Grossesse, de la Position sociale et des Professions, de l'Éducation, de l'Habitude et de l'Exemple, du Grand monde, de la Solitude et de la Vie champêtre, die l'Irréligion , des Spectacles et des Romans, des diffé- rentes formes de Gouvernement, de l'Imagination.

C'est d'abord dans la constitution héréditaire de chaque individu, puis dans l'atmosphère phy- sique et morale dont il est environné, qu'il faut chercher les causes de ses passions.

Un volume entier ne suffirait pas pour traiter des causes nombreuses qui favorisent ou qui dé- terminent le développement des passions (1) : je me bornerai donc à jeter un simple coup d'oeil sur les principales. Celte étude, aussi curieuse que dé- licate, fera voir comment l'organisation et le carac- tère de l'homme sont modifiés par la double atmo- sphère physique et morale dont il est environné. Mais, avant d'entrer en matière, il est à propos de

(1) Les causes des passions sont, comme celles des maladies, prédisposantes ou déterminantes, avec changement de rôles, c'est- à-dire que les prédisposâmes peuvent devenir déterminâmes, et vice versa.

<;al;ses des passions. 35

faire remarquer que ces diverses causes n'a^jissent jamais d'une manière tout à fait isolée, et qu'ainsi il l'aut bien se garder d'attribuer exclusivement à chacune d'elles l'influence composée qu'a exercer leur résultante.

Injluence des différents Ages.

Le temps, qui change tout, chance aussi nos hunneurs ; Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs,

a dit Boileau, d'après Horace et la plupart des an- ciens moralistes. Quatre passions dominantes sem- blent, en effet, se partager la vie de l'homme : la gourmandise dans l'enfance, l'amour dans la jeunesse, l'ambition dans l'âge mûr, et l'avarice dans la vieil- lesse. Cherchons les raisons physiologiques de ces diverses prédispositions.

liC Créateur, dans sa prévoyance, a voulu que l'in- stinct de conservation veillât principalement à fa- voriser le développement physique de l'enfant nou- veau-né : aussi l'existence de cet être délicat n'est guère qu'une vie végétative partagée entre la nutri- tion et le sommeil. Chez lui, les digestions sont rapides, et les sécrétions abondantes : de le be- soin fréquent de réparer des forces si vite épuisées, de le retour fréquent de l'appétit : son estomac ne saurait donc rester inactif, et, pour peu qu'on le laisse pâtir, des cris d'impatience réclament impé- rieusement l'alimetit qui lui est nécessaire. Bientôt les objets environnants viennent éveiller la mobile attention de l'enfant : au milieu de ses impressions

3G CAUSES DES PASSIONS,

aussi rapides que tumultueuses , il étend ses petites mains, il veut tout saisir et tout porter à sa bouche, comme plus tard il voudra tout briser. Vers la fin de la première année, c'est encore le besoin d'a- limentation qui excite en lui les accès de jalousie auxquels il se li\Te plus fréquemment qu'on ne le pense; c'est surtout quand sa nourrice lui retire le sein pour le donner à un autre enfant, qu'on voit ses traits se contracter, et ses bras débiles cher- cher à écarter cet importun rival qui vient lui dis- puter la source il puise la vie. Cependant, de cinq à sept ans, la jalousie peut provenir autant du be- soin d'affection que de celui de nutrition, et, à cet âge , il n'est pas rare de voir cette passion marcher sourdement , et présenter, dès son début , un ca- ractère chronique : alors les petits malheureux qui en sont atteints deviennent tristes et moroses; leur appétit se perd ; ils recherchent les lieux retirés et obscurs ; ils fuient les jeux et les amusements de leur âge. En même temps la fraîcheur de leur teint dis- paraît; leur peau s'étiole; ils tombent dans le ma- rasme, et , comme nous le verrons ailleurs, une mort lente vient souvent terminer cette sombre mélan- colie , dont la cause a échappé à la sollicitude des parents eux-mêmes.

La colère et la peur, ressources des êtres faibles , s'observent aussi très-fréquemment cliez les enfants; mais, encore une fois, leur passion la plus forte est la gourmandise, mobile que, du reste, on emploie sans aucun discernement pour diriger leurs moin- dres actions.

A cette première période de la vie, prédomine

CAUbEti DtS TASSIONS. " 37

le système nerveux yanglionaire, succède l'adoles- cence, époque de transition qui nous conduit à la jeunesse. Cette saison de turgescence, pendant la- quelle toutes les fonctions s'accomplissent avec un surcroît d'activité, se signale habituellement par l'affluence des passions excentriques , et surtout de l'amour. Le jeune homme, en effet, s'enivre avec fureur de tous les plaisirs, comme s'il avait hâte d'en tarir la source ; rien ne semble impossible à son ar- deur, à sa témérité : les grandes entreprises flattent ses espérances ; son courage s'aiguise par les obsta clés, et, au milieu du péril, on le voit courir à la mort, qu'il affronte avec une fougueuse et insou- ciante intrépidité. Vaniteux et colère, il se révolte contre la censure ; la moindre offense est à ses yeux une insulte grave; sévère, mais seulement pour les défauts d'autrui, insolent avec ses antagonistes, plein surtout de son petit savoir, il tranche d'un ton affir- matif les questions les plus ardues. D'un autre côté, rempli de générosité et de désintéressement, rare- ment il consulte ses intérêts pécuniaires, rarement aussi il a recours à la ruse, et, s'il se porte à quelque acte que sa conscience condamne, il en éprouve bientôt un vif regret. Personne ne se montre plus sensible que lui au malheur de ses semblables : il embrasse la querelle de l'opprimé, et se révolte fa- cilement contre le pouvoir qu'il juge tyrannique; toutefois, grand partisan de l'égalité, il ne paraît guère aimer que l'égalité avec ses supérieurs. Mais, de tous ses besoins physiques et moraux, le plus actif, le plus impérieux est, sans contredit, l'amour, qui chez lui tend sans cesse à déborder, de même que

38 - CAUSES DES TASSIONS.

l'appareil sanguin qui prédomine dans sa volcanicjue organisation.

Lorsque la fougue de la jeunesse , en dépensant le trop plein de la vie , a ramené la sensibilité à de justes proportions , l'on voit ordinairement arriver la prudence , comme le calme après la tempête. A cette époque d'équilibre et de maturité , les trans- ports de l'amour sont remplacés par les déttces de l'amitié ; la folle prodigalité disparaît pour faire place au froid calcul : on n'obéit plus aux pre- mières impulsions de son cœur ; on réfléchit , on évite les fausses démarches , on mûrit ses desseins, on consulte avant tout son avantage et celui d'une famille qu'il faudra bientôt établir convenablement. C'est alors que l'homme devient ambitieux: il court après la fortune, les places, les honneurs, et, pour y arriver, il ne dédaigne plus d'employer la ruse et l'intrigue. Pendant l'âge mûr, ses habitude*» com- mencent aussi à devenir plus sédentaires ; il se dé- lasse des soucis de l'ambition par les plaisirs de la table ; placé enfin entre le jeune homme et le vieil- lard , il blâme les prodigalités de l'un , et mépjise la parcimonie de l'autre.

Cependant la froide vieillesse amène la détério- ration de nos organes par l'atrophie et la solidifi- cation de nos tissus. Dans cette triste saison , «tans cet hiver de la vie, les fonctions languissantes con- servent à peine les forces nécessaires pour s'exer- cer ; tous les rouages de la machine se détraquent successivement ; les sensations deviennent obtuses : l'ouïe, surtout, et la vue , éprouvent une perversion qui suffit pour rendre le vieillard morose et soupçon-

CAUSES DES PASSIONS. 39

neux. Par un effet encore à l'Instinct de conser- vation , l'infortuné, à mesure qu'il se sent dépérir, s'attache de plus en plus à la faible existence qui lui reste. Mais alors , comme les enfants et les ma- lades, 11 devient égoïste; il concentre en lui presque toutes ses affections. Ce n'est pas qu'il soit tout à fait indifférent aux malheurs d'autrui ; mais , par un prompt et involontaire retour sur lui-même , il les regarde comme une portion de ceux qui l'atten- dent encore , ou bien il s'empresse de les mettre en comparaison avec les siens , qu'il trouve beaucoup plus insupportables. Enfin, triste, souffrant, inquiet de son avenir, dominé principalement par la cir- conspection, il épargne, il amasse, souvent même aux dépens de ses premiers besoins, pour un temps éloigné qu'il ne verra probablement pas (1).

(( ) A l'appui de ces considérations {jénérales, voici quelques do- cuments statistiques relatifs au nombre et à la nature des crimes produits par les dillérents âges.

Sur 7,462 accusés, traduits pendant l'année 1841 devant nos cours d'assises, 50 étaient âgés de plus de soixante et dix ans; 183, de soixante à soixante et dix ; 401 , de cinquante à soixante ; 1,142, de quarante à cinquante; 1,863, de trente à quarante; 1,265, de vingt-cinq à trente; 1,195, de vingt et un à vingt-cinq; 1,294, de seize à vingt et un ans; 69 enfin n'avaient pas encore atteint leur seizième année : 5 de ces derniers comptaient de dix à douze ans ; 13, de douze à quatorze ; 17 étaient dans leur quinzième , et 34 dans leur seizième année.

49 des accusés âgés de moins de seize ans étaient poursuivis pour des vols qualifiés ; 10, pour des incendies ; les 10 autres, pour des crimes contre les personnes.

Sur un nombre moyen de 100 hommes accusés, 19 étaient âgés de moins de vingt et un ans; sur 100 femmes, 15 seulement n'a- vaient pas atteint cet àjje. Le nombre proportionnel des accusé»

40 CAUSEb DES PASSIONS.

Injluence des Sexes.

Quoique l'homme et la femme diffèrent autant au moral qu'au physique , cette différence n'est guère sensible pendant les dix premières années

âgés de plus de cinquante ans est le même pour les deux sexes. H est de 8 sur 100 pour les hommes comme pour les femmes.

La proportion des accusés âgés de moins de vingt et un ans est de 18 sur 100, pour tous les accusés indistinctement ; cette propor- tion est de 20 sur 100 pour les accusés de crimes contre les proprié- tés considérés isolément ; pour les accusés de crimes contre les personnes, elle n'est que de 15 sur 100.

Un fait digne de remarque, c'est que les crimes contre les per- sonnes sont proportionnellement plus fréquents parmi les accusés d'un âge avancé que parmi les jeunes gens; ainsi, sur 100 accusés âgés de plus de cinquante ans, 39 étaient poursuivis pour des crimes contre les personnes, et 61 pour des crimes contre les pro- priétés. Sur 100 accusés âgés de moins de vingt et un ans, on compte 26 accusés de crimes contre les personnes et 74 accusés de crimes contre les propriétés.

C'est parmi les accusés de faux témoignage , de viol et d'attentat à la pudeur sur des enfants, qu'il existe , proportion gardée, le plus grand nombre d'accusés d'un âge avancé.

La proportion des accusés mineurs de vingt et un ans, qui est de 18 sur 100 pour tout le royaume, s'élève à 32 sur 100 dans le Loiret , à 0,28 dans les départements de la Seine et du Var, à 0,27 dans celui de Vaucluse , à 0,26 dans la Haute-Garonne et dans 111e- et-Vilaine, à 0,25 dans la Marne.

C'est aussi dans ces départements que le nombre proportionnel des accusés âgés de plus de cinquante ans est le moins élevé. Ce nombre, qui est de 8 sur 100, pour tout le royaume, n'est que de 0,04 dans les départements de la Seine, d'IUe et-Vilaine, de la Haute-Garonne et de la Marne.

Sur les 2,814 suicides constatés pendant cette même année, 148 suicidés étaient mineurs de vingt et un ans , 1 92 avaient de soixante et dix à quatre-vingts ans , et 49 étaient octogénaires. Parmi les mi-

CAUSES DES PASSIONS. 41

de la vie. Tous deux éprouvent alors les mêmes besoins , partagent la même ardeur pour les jeux de leur âge ; tous deux ont encore la même mol- lesse de tissus, la même souplesse de membres, la même allure, le même timbre de voix. Si pourtant on les observe avec attention , on trouve le petit garçon plus vif, plus turbulent, plus destructeur, plus entier dans ses volontés ; la petite fille plus douce , plus timide , et déjà plus coquette. Le pre- mier, sollicité en quelque sorte par l'instinct du com- bat, marche avec plus d'assurance, brandissant fie-, rement son sabre, ou faisant résonner son tambour ; la dernière , comme si elle éprouvait un avant-goût de l'amour maternel , prélude aux douces fonc- tions qu'elle est destinée à remplir , en habillant avec art sa poupée chérie , objet de ses plus tendres soins. On dirait que , dès cet âge , se partageant l'empire du monde , l'homme se réserve la force et la gloire , et laisse à la femme la faiblesse et

l'amour.

A l'époque de la puberté , qui est partout plus précoce chez la femme que chez l'homme , celui-ci se fait bientôt distinguer par une structure carrée , des muscles saillants et vigoureux, une peau rude et velue , une voix grave et forte. La femme , au contraire , cet être délicat , conserve toujours quel- que chose de la constitution propre aux enfants: ses membres perdent peu de leur mollesse primi-

neurs, on trouve 1 enfant de neuf ans, 1 de dix , 7 de treize, 6 de quatorze, et 6 de quinze.

( Voir le Compte général de l'administration de la justice criminelle en France pendant l'année 1841. )

4i CAUSES DES PASSIONS.

tive; sa peau reste lisse et transparente; un tissu cel- lulaire abondant vient arrondir plus gracieusement ses formes ; un sang riche circule plus activement en elle ; ses nerfs sont plus gros, mais moins fermes que ceux de l'homme ; son système locomoteur est aussi moins développé, son appareil digestif moins volumineux et moins irritable. Cette différence dans la constitution répond exactement à celle que l'on trouve dans les attributs moraux des deux sexes ; ainsi , généralement parlant, l'homme résiste mieux à la fatigue; la femme supporte mieux la douleur. IS'était-il pas juste que , née pour souffrir davan- tage, elle s'accoutumât plus facilement à la souf- france ? Les petites peines , les contrariétés même l'irritent , il est vrai; mais les grands chagrins la trouvent presque toujours plus énergique que l'homme. Les passions , portées à l'extrême , sont encore plus délirantes chez la femme que chez l'homme, parce que l'homme vit davantage sous l'in- fluence de son cerveau , et par conséquent de sa volonté ; la femme , sous l'influence du système ner- veux ganglionaire , c'est-à-dire sous la prédomi- nance du sentiment, qui ne raisonne pas. D'un autre côté , l'homme est intrépide , libéral , persévérant ; la femme, craintive, économe, capricieuse. Con- fiant dans sa force , l'homme est franc , impérieux et violent; la femme est artificieuse, parce qu'elle sent sa faiblesse; curieuse, parce qu'elle craint tou- jours ; coquette, parce qu'elle a aussi besoin de sub- juguer : elle attaque avec ses charmes, elle se dé- fend avec ses pleurs. La passion dominante dans l'homme , c'est l'ambition ; dans la femme , c'egt

CAUSES DES PASSIONS. 43

l'amoiir. Ce dernier sentiment , chez l'homme , dé- pend surtout du besoin des sens ; chez hi femme , il tient plutôt à un besoin du cœur. Quand les sens parlent trop en elle, on la voit aimer avec fureur; mais , par cela môme , sa passion a peu de durée : l'amour maternel seul est inépuisable et ne vieillit jamais. Le besoin d'aliment est bien moins impé- rieux chez elle que dans l'autre sexe ; la sensibi- lité, qui prédomine dans son appareil digestif, fait qu'elle s'accommodemieux d'une nourriture vé(ifétale, tandis que l'homme préfère une nourriture animale, qui le rend plus robuste et en même temps plus farouche. La femme prend une moins grande quan- tité d'aliments , et digère plus vite : aussi ses repas n'ôtent rien à l'activité de son corps ni à celle de son esprit. La vue de nouveaux mets surexcite l'ap- pétit déjà satisfait de l'homme ; la femme cesse de manger dès que la satiété commence à se faire sentir : c'est même un bonheur pour elle de ne pas satisfaire entièrement sa faim, pour mieux subvenir à celle de son mari et de ses enfants. L'homme éprouve davantage le besoin des liqueurs spiri- tueuses , pour ranimer ses forces épuisées par la fatigue ; la femme , par sa constitution et par la nature de ses travaux, est moins portée vers ces sti- mulants : on la voit cependant en faire abus par habitude , et alors , comme dans ses autres écarts , elle ne tarde pas à perdre tous les caractères de son sexe. C'est assurément un spectacle bien rebu- tant que celui de l'homme plongé dans l'ivresse ; dans cet état, la femme est un objet plus hideux encore, et qui inspire le plus profond dégoût. Enfin,

44 CAUSES DES TASSIONS.

c'est sans doute à son système nerveux, plus sen- sible que consistant , que la femme est redevable de cette finesse de tact , de cette pénétration d'esprit qui lui fait rapidement saisir une infinité de nuances qui échappent à l'homme ; mais cette exquise per- ception , s'attachant surtout aux dernières sensa- tions , lui fait facilement oublier les premières , et l'empêche de saisir les rapports et l'ensemble : aussi , plus capable de sentir que déraisonner, elle excelle dans les ouvrages dominent la grâce et le sentiment ; rarement elle s'élève aux conceptions du génie. Au dernier âge de la vie , le caractère de l'homme et de la femme se rapprochent comme celui du vieillard et de l'enfant. Il reste bien encore à celle qui fut belle quelque ombre de coquetterie; mais elle reporte ordinairement son besoin d'affec- tion sur le Dieu d'amour et de miséricorde qui ne la délaissera jamais (1).

(1) Les penchants criminels, ainsi que le remarque M. Guerry, sont développés plus de bonne heure chez l'homme que chez la femme. Comparativeraenl, ils acquièrent chez le premier une plus jjrande énergie entre seize et vingt et un ans. D'un autre côté, ils s'affaiblissent aussi plus rapidement que chez la femme, particuliè- rement après trente cinq ans. Sur 1,000 crimes commis par l'homme, on en compte au-dessous de seize ans, 19 ; de seize à vingt et un ans, 169 ; de vingt et un à vingt-cinq ans, 162. Sur un pareil nombre de crimes commis par les femmes, il ne s'en trouve, pour les mêmes âges, que 14, 135 et 158. Mais depuis vingt-cinq ans, et surtout depuis trente jusqu'à cinquante, l'excédant devient plus élevé pour la femme. Sur 1,000 crimes, on en compte alors successivement pour elle , 185 , lîS , 117, 84 , 66; tandis que pour l'homme , il ne s'en trouve plus que 182, 144,91, 76 et 59. Après cinquante ans, les rapports ne diffèrent presque plus chez les deux sexes, jusqu'à la lin de la vie : c'est-à-dire que, dans un même nombre d'années,

CAUSES DES PASSIONS. 45

Influence des Climats ^ de la Température et des Saisons.

L'influence du climat sur le caractère et les paS' sions des hommes est un fait qu'on ne peut révo-

les hommes el les femmes commettent une fraction pareille du nombre total des crimes dont ils se rendent coupables pendant la durée entière de leur existence. (Voyez Essai sur la statistique mo- rale de la France.)

D'après le Compte général de l'administration de la justice crimi- nelle en France pendant l'année 1841, les 7,462 accusés traduits de- vant la cour d'assises se divisent en 6,185 hommes et 1 ,277 femmes. Ces dernières forment les 17 centièmes, à peu près le sixième, du nombre total. Cette proportion était la même en 18-iO, après avoir été de 18 sur 100 en 1838 et en 1839. Si l'on comparele nombre des accusés de chaque sexe à la fraction correspondante de la popula- tion, on trouve un accusé sur 2,732 pour les hommes, et une accu- sée sur 13,572 pour les femmes.

345 femmes (0,27) étaient poursuivies pour des crimes contre les personnes , et 932 (0,73' pour des crimes contre les propriétés. Ces proportions sont de 0,33 et de 0,67 à l'éf^ard des hommes. En 1810, elles éuient de 0,26 et de 0,74 pour les hommes ; elles étaient les mêmes qu'en 1841 pour les femmes. Celles-ci sont donc restées étrangères à l'accroissement qui s'est manifesté pendant cette der- nière année dans le nombre des crimes contre les personnes.

Parmi les crimes contre les personnes, il en est qui sont commis presque exclusivement par les femmes; ce sont : l'infanticide, l'a- vorlement, la suppression ou supposition de part. Si du nombre total des accusés d'attentats contre les personnes on retranchait ceux qui ont été jugés pour ces trois espèces de crimes, les femmes seraient parmi les autres accusés, réduits par à 2,149, dans la proportion de 6 sur 100 seulement.

Parmi les crimes contre les propriétés , ceux que les femmes commettent le plus souvent, comparativement aux hommes, sont: les vols domestiques, l'extorsion de titres ou de signatures, l'in- cendie.

Cette même année, il y avait 675 femmes parmi les suicidés ; c'est près du quart, 0,24 du nombre total 2,814.

46 CAUSES DES PASSlOt^S,

quer en doute , et dont l'observation remonte à la plus haute antiquité. Hippocrate, Platon, Aristote, Cicéron , etc. , ont reconnu et proclamé que le cli- mat contribue puissamment à déterminer la consti- tution physique et morale des différents peuples (1); Varron cite même un ouvrage d'Eratosthènes, dans lequel ce savant cherchait à prouver que le carac- tère des hommes, et la forme de leur gouvernement, sont subordonnés à leur distance respective du so- leil ; enfin Montesquieu , parmi les modernes , s'est complu à rajeunir ce système , dont l'auteur du Contrat social le regardait à tort comme l'inven- teur.

Toutefois, cette influence du climat n'est pas tel- lement puissante, qu'on ne parvienne à la corriger par les autres modificateurs de l'organisme , no- tamment par l'éducation. Il ne faut pas non plus perdre de vue que ce sont moins les différentes la- titudes que la température habituelle des lieux qui doivent constituer les climats : c'est ainsi qu'on voit certains habitants des plaines d'un pays froid ressembler aux montagnards d'un pays chaud , et réciproquement. Quoi qu'il en soit , on classe ordi- nairement les peuples qui habitent notre globe en peuples des pays chauds ^ des pays froids, et des pays tempérés : chacune de ces divisions renferme 60 degrés. « Suyvant ce partage gênerai du monde , dit le vieux moraliste Charron , aussi sont differens les naturels des hommes en toutes choses , corps ,

(1) Voyez la note A, à la fin du volume.

CAUSES DES PASSIONS. 4"7

esprit , religion , mœurs ; coinine se peust voir en ceste petite table ; car les

Septentrionaux

« Sont hauts et grands, pituiteux, sanguins, blancs et blonds, sociables, la voix forte, le cuir mol et velu, grands mangeurs et beuveurs, et puissans;

«Grossiers, lourds, stupides, sots, faciles, légers, inconstans; peu religieux et devotieux;

«Guerriers, vaillans, pénibles, chastes, exempts de jalousie, cruels et inhumains.

Moyens

« Sont médiocres et tempérés en toutes ces choses , comme neutres, ou bien participans un peu de toutes ces deux extrémités, et tenant plus de la région de laquelle ils sont plus voysins.

Méridionaux

« Sont petits, melancholiques, froids et secs, noirs, solitaires; la voix gresle, le cuir dur avec un peu de poil et crespus, abtinens, faibles;

« Ingénieux, sages, prudens, fins, opiniastres;

« Superstitieux , contemplatifs ;

«INon guerriers, et lasches , paillards, jaloux^ cruels et inhumains. ;♦

« Par tout ce discours (tiré en grande partie de la République de Bodin, liv. V, ch. 1) il se voyt qu'en gênerai ceux de septentrion sont plus advantagés au corps, et ont la force pour leur part; et ceux du midy en l'esprit, et ont pour eux la finesse; ceux

48 CAUSES DES TASSIONS.

du milieu ont de tout, et sont tempérés en tout.» {^De la Sagesse, liv. I , eh. 44.)

La nature, qui, dans ses œuvres, ne procède que par des nuances infinies, n'est pas toujours d'accord avec les faits tranchés que nous offre cette division , fondée sur l'influence d'un seul de ses nombreux agents ; mais il suffit ici que les résultats généraux soient exacts.

L'air, l'eau et les localités, doivent aussi être pris en considération dans l'appréciation de l'action du climat. « L'air d'Athènes, dit Cicéron , est vif, et c'est pour cela que les Athéniens sont vifs et spirituels; celui de Thèbes est épais, aussi les Thébains sont-ils lourds et puissants. » C'est pourquoi Platon remer- ciait les dieux de l'avoir fait naître Athénien et non Thébain. Plutarque remarque même que les habi- tants de la ville haute d'Athènes différaient beau- coup de ceux du Pirée. D'un autre côté, l'histoire est remplie de changements survenus dans les mœurs d'un même peuple, et souvent une génération diffère essentiellement de celle qui l'a précédée. Qui oserait attribuer ces révolutions à l'influence exclusive de la température et du climat?

Les médecins de toutes les époques ont également constaté l'action des saisons sur le développement de certaines affections périodiques : de là, la distinc- tion des maladies en vernales, estivales, automnales et hiémales. Les effets des saisons sur le caractère et les passions ne sont pas moins constants. Qui n'a remarqué combien est grande l'agitation des alié- nés au printemps et à l'automne? Quel praticien n'a pas observé combien les brusques changements de

CAUSES DES PASSIONS. '19

temps , et surtout les orages , influent sur le phy- sique et sur le moral des personnes qui vivent sous la prédominance du système nerveux? Qui ne sait, enfin, que les grandes chaleurs de juillet et d'août ont vu éclore nos plus grands événements politiques.

Les recherches statistiques faites depuis quelques années sur la criminalité, tendent à prouver qu'en France le plus grand nombre des attentats contre les personnes sont commis en été ; c'est en hiver qu'il y en a le moins; le printemps et l'automne offrent un chiffre à peu près égal. De tous ces crimes, l'at- tentat à la pudeur est celui sur lequel l'influence des saisons est le plus évidente : sur 100 crimes de cette nature, on en compte, pendant l'été 36, au prin- temps 25, en automne 21, et en hiver 18, moitié moins qu'en été. On verra plus loin , dans le chapi- tre consacré au suicide , quelle est l'influence de la température sur la fréquence de cet acte. Quant aux crimes contre les propriétés , ils se présentent pres- que en ordre inverse des crimes contre les per- sonnes , de sorte que souvent le minimum des uns coïncide avec le maximum des autres.

Influence de la Nourriture.

De tout temps , on s'est beaucoup occupé de l'in- fluence de la nourriture sur la santé; mais on n'a pas autant insisté sur les modifications notables qu'apportent les divers aliments dans le développe- ment des caractères et des passions. Il est cepen- dant bien prouvé qu'un régime animal exclusif, et

50 r.Ausr.s des I'Assions.

l'usage des boissons fermentées, rendent les pas- sions plus violentes; tandis qu'une diète végétale, lactée, et la privation de ces mêmes liqueurs, ne tardent pas à émousser leur aiguillon. C'est à cette observation, qui remonte à la plus haute antiquité, que sont dus les abstinences et les jeûnes prescrits par les diverses religions. En diminuant l'excitation des systèmes nerveux et sanguin , les législateurs ont eu un double but : d'abord de prévenir les ma- ladies auxquelles prédispose la continuité d'un même régime alimentaire, surtout quand il est trop stimii- lant; ensuite de rendre les hommes plus calmes, plus doux, plus sociables. C'est ainsi que la loi ju- daïque interdit l'usage du porc, la loi raahométane celui du vin, et que le christianisme, infiniment moins rigoureux que certaines religions de l'Inde, ordonne deux jours par semaine des aliments moins nutritifs, ainsi qu'une abstinence et un jeûne très- modérés , la veille des grandes fêtes , et pendant les quarante jours qui précèdent l'époque , sortant de son engourdissement , toute la nature se réveillé pour entrer en fermentation.

Lorsque nous nous occuperons du traitement des passions, nous verrons les résultats avantageux qu'on peut obtenir dans le plus grand nombre des cas, à l'aide d'une alimentation appropriée au physique comme au moral des individus. Quant à présent, nous ne craignons pas d'avancer que si la médecine peut modifier, changer même entièrement la consti- tution, par un régime longtemps continué, elle peut aussi, par le même moyen, corriger les plus mau- vaises dispositions, surtout lorsqu'on s'attache à les

CAUSES DES PASSIONS. 61

combattre de bonne liciire. Nous verrons aussi com- bien la sobii(''té, en cnlrcfcnant l'harmonie des or- j^anes, contribue au perfectionnement de l'intelli- |][enee , et que c'est à juste titre que cette vertu a toujours été considérée comme la source des autres, et comme le plus sur préservatif de la plupart des passions.

Influence de l'Hérédité et de l' yillaitement.

Les passions, les maladies et la mort, sont un triple héritage que les parents transmettent à leurs enfants avec la vie : aucun des fils d'Adam n'a encore manqué, aucun ne manquera jamais de le recueillir. Les enfants sont-ils donc prédisposés au même genre de passions que les auteurs de leurs jours .^ C'est une question que je ne balance pas à résoudre par l'af- firmative. Le raisonnement seul m'avait d'abord con- duit à cette conclusion; l'observation d'un grand nombre de faits n'a depuis laissé à cet égard aucun doute dans mon esprit. La colère, la peur, l'envie, la jalousie, le libertinage, la gourmandise et l'ivro- gnerie , sont les passions dont j'ai vu le plus fréquem- ment la transmission héréditaire, surtout quand le père et la mère en étaient atteints tous deux. Dans le cas les époux ont des penchants tout à fait différents, il arrive pour les caractères ce qui a souvent lieu pour les constitutions : les enfants n'ont presque aucune ressemblance avec leurs pa- rents. C'est ainsi que le fils de Cromwell était le faible et indolent Richard; celui de Charlemagne, Louis le Débonnaire; et qu'en général les fils de»

52 CAUSES DES PASSIONS.

hommes de génie ne dépassent guère les bornes de la médiocrité. Aussi , toutes les objections qu'on pourrait faire contre l'hérédité des penchants , des sentiments et des facultés, ne sauraient avoir de valeur qu'autant que l'on tiendrait compte des dis- positions du père et de la mère , ainsi que de l'édu- cation physique, morale et intellectuelle qui aura modifié l'enfant. Une dernière remarque, non moins importante, c'est que le caractère de l'être qui pro- crée se propage à des générations entières , et se manifeste souvent bien plus chez ses petits-fils que chez ses propres enfants; autrement dit : que les en- fants ont plus de ressemblance physique et morale avec leurs aïeux qu'avec leur père et leur mère.

L'influence de l'allaitement est aussi un fait qu'on ne saurait révoquer en doute. « Depuis longtemps, dit Sylvius, j'ai observé que les enfants sucent avec le lait leur tempérament aussi bien que leurs incli- nations , et qu'à ces deux égards , ils tiennent autant de leur nourrice que de leur mère. » Cette remarque, n'avait pas échappé aux anciens, si habiles obser- vateurs de la nature ; et c'est une considération assez puissante pour déterminer toutes les mères à nour- rir elles-mêmes , pourvu qu'elles ne soient affectées d'aucune maladie constitutionnelle (1), ni d'aucune

(t) Parmi ces maladies , celles qui sont le plus susceptibles d'être transmises par voie de génération ainsi que par l'allaitement sont les suivantes : la syphilis, les scrofules, les dartres, la plithisie pulmonaire, les affections organiques du cœur, la paralysie, l'é- pilepsie , la manie, la mélancolie-suicide, Ihypochondrie, l'hysté- rie, la migraine, la goutte, la gravelle, la pierre, enfin les dia- thèscs squirrheuse et carcinoaialeuse. Une mère atteinte de ces

CAUSES DES l'ASSIONS. 53

passion invétérée, doublement transmissibles avec leur lait.

Lorsque les parents se trouvent dans la triste né- cessité de confier leurs enfants aux soins d'une étran- gère, ils doivent donc ne pas la prendre au hasard , comme cela se fait journellement, mais la choisir d'après l'avis d'un médecin éclairé , qui examinera si sa constitution et son caractère peuvent neutra- liser ou du moins contre-balancer les prédisposi- tions fâcheuses qu'apporte le nourrisson.

L'on me saura gré, sans doute, de donner ici le tableau des qualités physiques et morales d'une bonne nourrice. Je l'emprunte en grande partie à l'utile et consciencieux ouvrage publié par le doc- teur Maigne (1), et j'y joins quelques observations que j'ai été à même de faire dans une longue pra- tique.

Pour qu'une nourrice soit bonne , il faut qu'elle réunisse les conditions suivantes :

Qu'elle soit jeune, c'est-à-dire âgée de vingt à vingt-cinq ans. Ne la prenez pas si elle en a plus de trente , à moins que sa figure , sa peau et ses seins n'aient conservé leur fraîcheur, et l'œil toute sa vivacité.

2" Qu'elle soit habituellement bien portante, et née de parents sains, conditions indispensables à cause des maladies contagieuses ou héréditaires qu'elle

maladies, et qui s'obstinerait à vouloir nourrir, ne ferait qu'empi- rer la constitution morbide de son enfant.

(1) Choix d'une nourrice; Paris, 1837, 1 vol. in-8°, deuxième édition.

64 CAUSES DtS PASSIONS.

peut transmettre à son nourrisson. (Voye? ci-dessus rénumération de ces maladies. )

Que les membres supérieurs et inférieurs soient bien dévelojypés , et la poitrine suffisamment large.

Des membres vigoureux annoncent de bons vis- cères. — Une taille moyenne est plus avantageuse qu'une petite, et surtout qu'une grande.

Que iei mamelles soient bien prononcées y et les bouts bien formés. Le volume du sein n'est pas tou- jours une garantie de l'abondance du lait : c'est à celui de la glande mammaire qu'il faut s'en rappor- ter pour cette estimation. Cette glande est beaucoup plus développée chez les brunes que chez les blon- des, et c'est pour cette raison que les premières sont généralement meilleures nourrices: leur lait est plus nutritif et plus abondant. Refusez la femme dont les seins porteraient des cicatrices qui indiqueraient que ces organes ont été le siège d'anciennes affec- tions. — Refusez également celle qui aurait un goitre.

Quant au mamelon , il doit avoir environ six lignes de longueur, et offrir la grosseur de l'extrémité du petit doigt : trop petit ou trop enfoncé, il ne peut pas être saisi par l'enfant, qu'on voit, dans ces cas, s'épuiser en vains efforts.

5" Ou elle ait de belles dents et l'haleine douce. De mauvaises dents altèrent la santé, par les dou- leurs souvent atroces qu'elles font éprouver ; elles ont encore l'inconvénient de rendre la mastication imparfaite, et, par suite, les digestions plus labo- rieuses ; enfin , les aliments s'imprègnent de l'odeur de la carie, toutes conditions défavorables pour la «écrétion d'un bon lait. La fétidité de l'haleine

CAUSES DES TASSIONS. 55

dépend fréquemment, ainsi que la carie, d'une affec- tion clironique de la poitrine ou des voies diges- tives. Dans le premier cas, l'enfant aspirerait sans cesse un air vicié qui pourrait lui devenir funeste; dans le second , comment une femme qui nécessai- rement digère mai aurait-elle assez de vitalité pour nourrir un autre être dont l'estomac est presque toujours en action?

6" Que son lait n'ait pas plus de quatre à cinq mois. Une nourrice accouchée le jour même de la nais- sance d'un nourrisson devrait, toutes choses égales d'ailleurs, obtenir la préférence. Ce cas étant assez rare, il faut choisir celle dont le lait est le plus jeune: un lait de six mois est déjà vieux ; car il en aura dix- huit quand l'enfant aura un an. C'est un préjugé de croire qu'un nouveau nourrisson renouvelle un lait de dix à douze mois : pour avoir un lait nouveau, il faut une nouvelle couche.

7" // est encore de la plus haute importance que l'ha- bitation de la nourrice soit saine, surtout bien aérée, et placée dans une bonne exposition. Un enfant est une plante délicate, qui s'étiole si on la prive d'air et de soleil.

8" Quant aux qualités morales de la nourrice, qui exercent une si grande influence sur la santé comme sur le caractère futur de l'enfant, on doit tenir avant tout à ce qu'elle ait des mœurs pures, qu'elle ne soit adonnée ni à la colère , ni aux boissons alcooliques, qui la provoquent. Outre que ces vices se transmet- tent avec le lait, je connais plusieurs exemples d'en- fants morts de convulsions pour avoir pris le sein de leurs nourrices quand elles étaient ivres, ou peu

50 CAUSES DES PASSIONS.

d'instants après qu'elles s'étaient livrées à un accès de colère (1). Il est encore nécessaire que la femme qui allaite soit heureuse dans son ménage, que son mari soit bien portant , et qu'elle-même ait habi- tuellement de la gaieté dans le caractère. Celle qui vivrait sous l'empire de la tristesse, de l'impatience, de la haine ou de la jalousie, ne saurait être une bonne nourrice (2), non plus que celle qui n'aime- rait pas son nourrisson.

On tiendra aussi à ce que la femme à laquelle on va confier l'existence d'un enfant ait beaucoup d'ordre et de propreté, qu'elle ait un peu d'aisance, une nourriture saine, et qu'elle ne soit pas obligée de se livrer habituellement à des travaux pénibles, qui finiraient par appauvrir son lait.

Il faut enfin que l'on puisse assez compter sur sa prudence et sa probité pour être certain qu'elle ne prêtera jamais son sein à un enfant étranger, et qu'elle préviendra les parents aussitôt qu'elle se croira enceinte, ou qu'elle verra ses menstrues venir fortement pendant qu'elle nourrit. Dans ces deux circonstances , surtout dans la première , le lait n'est plus assez abondant; et, s'il n'est pas devenu un poison , comme le croit le vulgaire , sa qualité n'en est pas moins détériorée. Il faut alors se hâter de faire choix d'une nouvelle nourrice , qui réunira le

(1) Dans l'espace de quatre années, une jeune femme perdit su- bitement ses deux enfants et un nourrisson , pour leur avoir donné le sein immédiatement après un violent emportement.

(2) Parmentier et Deyeux ont constaté qu'à la suite des affec- tions vives de l'âme, le sein n'élabore plus qu'un fluide séreux, fade et jaunâtre, au lieu d'un liquide blanc, doux et sucré.

CAUSES DES PASSIONS. 57

mieux les conditions sur lesquelles nous venons d'in- sister.

Je terminerai ces conseils en recommandant , avec mon savant confrère le docteur Donné (1) , de ne prendre une fille-mère que dans des cas tout à fait exceptionnels.

Influence des Tempéraments, ou plutôt des Constitu- tions (2).

Le chaud , le froid , le sec et l'humide , tels étaient les éléments que les anciens reconnaissaient comme principes constitutifs de nos corps. Ils admettaient aussi quatre humeurs principales correspondant à

(1) Conseils aux mères sur la manière d'éki'er les enjants nouveau- nés; Paris, 1842, 1 vol. in-18.

(2) C'est à tort que , dans le lanjrage médical , on emploie encore ie mot tempérament pour désigner la constitution d'un individu. En effet, lorsqu'on parle d'un tempérament nerveux ou sanguin, on veut désigner la prédominance du système nerveux ou du sys- tème sanguin sur les autres systèmes ; mais dès qu'il y a prédomi- nance , il n'y a plus tempérament, expression qui , à la lettre, signi- fie modération, mélange, équilibre, comme le mot intempérance désigne un excès quelconque. Il vaut donc mieux se servir du mot constitution, comme on le fait depuis quelques années. Pour plus d'exactitude encore, et pour éviter les méprises qui pourraient avoir lieu dans les observations ou dans les consultations médi- cales, on devrait dire: telle personne est douée d'une constitution

Jorte ou bien délicate , avec prédominance de l'appareil nerveux , di- gestif, ou locomoteur, suivant celui qui surabonde. Quant à lajorce de la constitution , je pense, avec M. le professeur Rostan , qu'elle consiste, non dans l'énergie des contractions musculaires, mais dans la faculté de résister aux causes des maladies et de destruc- tion : c'est la robustezza des Italiens; ce sera peut-être un jour la robusticité des Français.

^8 CAUSES UES PASSIONS.

ces éléments; c'étaient : le sang, qu'ils disaient être chaud et humide; la bile, chaude et sèche; ]a pituite, froide et humide; la mélancolie ou ntrabile , froide et sèche. De leur division des tempéraments en sanguin, bilieux , j:ituileux et mélancolique. Us dési- gnaient aussi sous le nom de tempérament tempéré, cet état idéal toutes les forces de l'économie hu- maine se balancent de manière à offrir l'image de l'équilibre parfait.

Aujourd'hui qu'on ne croit plus aux quatre élé- ments des anciens, ni à leurs quatre humeurs, on a cessé de limiter le nombre des tempéraments, et l'on reconnaît que la prédominance des principaux ap- pareils organiques caractérise seule les différentes constitutions. fScus ajouterons que si l'action de ces divers appareils est tellement prépondérante que le jeu des grandes fonctions se trouve notablement en- rayé, il n'y a plus alors constitution , mais véritable maladie. Hâtons-nous de passer en revue les princi- paux tempéraments, que nous désignerons désor- mais sous le nom de constitutions , et signalons les prédispositions morales qui coexistent avec chacun d'eux. Ces prédispositions, dont la connaissance est aiissi utile au magistrat, au prêtre et au législateur qu'au médecin , ne sauraient nous empêcher de flé- trir le crime et d'admirer la vertu ; mais elles devront nous faire adopter pour base de nos jugements cette maxime éminemment chrétienne: « Sévérité pour soi, indulgence pour autrui. »

CAUSES DES PASSIONS. 59

Constitution uii prédomine l'appareil digeslif (lempcramenl bilieux des anciens).

Que la prédominance de l'appareil dijjestif soit plus ou moins dépendante d'ime organisation parti- culière de rencépliale, toujours est-il , que les indi- vidus qui vivent sous cette piédominance présen- tent certaines dispositions morales et intellectuelles presque aussi constantes que les signes physiques qui les distinguent. Une taille médiocre, une atti- tude lière , une physionomie pleine d'expression , des yeux vifs et perçants, des sourcils épais , un teint basané, des cheveux plus ou moins noirs tombant avant l'âge, une peau chaude et velue, un pouls dur et fréquent, des veines sous-cutanées saillantes, des muscles prononcés et doués d'une grande puissance de conti^action : tels sont les caractères extérieurs de l'homme qui a la constitution dans laquelle pi^évaul l'appareil digestif.

Les nuances que présente son moral ne sont pas moins tranchées. L'ambition est sa passion domi- nante: on le voit, plein d'espérance et d'ardeur, ren- verser violemment les obstacles qui s'opposent à son élévation; ou bien, hypocrite profond, se glisser furtivement au pouvoir, et s'y maintenir avec adresse. Le désir de la gloire qui dévore son cœur se porte- t-il sur les conquêtes intellectuelles, son jugement rapide pénètre les profondeurs de la science ; son attention soutenue lui en fait découvrir les moindres rapports, et son ardente imagination le rend capa- ble de deviner la nature, ou de la peindre avec au- tant de chaleur que de vérité. Après l'ambition, la

60' -CAUSES DES TASSIONS.

passion à laquelle sont le plus enclins les individus de cette constitution, c'est sans contredit la colère, qui, chez eux, se termine ordinairement par la haine et la vengeance, comme on voit la violence de leur amour dégénérer en la plus terrible jalousie. La pré- dominance organique dont nous venons de voir l'influence morale est celle l'on rencontre le plus grand nombre de ces hommes éminemment sensi- bles, actifs et persévérants, qui ont remué le monde par leur génie, leurs vertus ou leurs crimes : tels étaient Alexandre, César, Brutus, Mahomet, Riche- lieu, Cromwell, Charles XII, Pierre le Grand et Napoléon.

Constitution prédominent les appareils de la circulation et de la respiration (tempérament sanguin).

Les formes extérieures n'étant que la saillie des organes intérieurs, un cœur volumineux et de vastes poumons s'annoncent par une poitrine large, bien développée, et médiocrement chargée d'embonpoint. Les individus qui vivent sous cette double et insé- parable prédominance ont, par la même raison, le teint vermeil , la physionomie animée, la respiration grande et facile , le pouls développé , vif et régulier; la peau blanche, halitueuse et parsemée de veines bleuâtres légèrement saillantes ; leur taille est avan- tageuse; leurs formes sont douces, quoique bien ex- primées; leurs chairs assez consistantes, et leurs cheveux blonds ou châtains.

Chez les gens dits bilieux , la susceptibilité ner- veuse est forte et durable; chez les sanguins, au contraire, elle est prompte et fugitive. Aussi, faci-

CAUSES DES PASSIONS. 61

lement affectés par les impressions que les objets extérieurs font sur eux, ils passent rapidement d'une idée à une autre; leur imagination est vive et bril- lante, mais leur esprit manque de force et de pro- fondeur. Doués d'une conception facile et d'une mé- moire plus prompte que fidèle , Us sont par cela même peu capables de longues méditations , et ne se font guère remarquer par une vaste érudition. Ils sont fougueux dans leurs goûts comme dans leurs plaisirs : l'amour, la table, le jeu, la chasse, le luxe, voilà leurs délices; mais, dans toutes leurs passions, on les voit apporter plus d'ardeur que de constance; les chagrins mêmes qu'ils ressentent le plus vivement ne laissent chez eux que des traces peu durables. Enfin, spirituels, enjoués, bons et affables, ils sont en ce monde les plus heureux des mortels, parce qu'ils en sont les plus insouciants, les plus volages et les plus aimables.

Conslitulion prédomine le système nerveux (tempérament nerveux).

Les individus de cette constitution ont en gêné rai le corps grêle et élancé , avec des membres près que atrophiés, sur lesquels les muscles apparaissent comme des cordes. Leur foie est pâle et peu volumi- neux, leur peau sèche et décolorée. Chez eux, le pouls, habituellement faible, concentré et filiforme, s'ac- célère à la plus légère émotion, ainsi qu'à la moin- dre variation atmosphérique; l'appétit est faible et capricieux, la digestion lente, pénible, souvent in- complète; les urines sont claires , pâles et fréquen-

é'i CAUSÉS DES PASSIONS.

tes; le sommeil est troublé par les rêves les plus chimériques.

La vivacité de lem^s sensations , la volubilité de leur langage, la rapidité de leurs gestes, la promp- titude, et surtout la variabilité de leurs détermina- tions, suffiraient pour les faire reconnaître. Peu aptes aux travaux qui exigent une certaine dépense de force musculaire, ils éprouvent une fatigue ex- cessive au moindre exercice; mais, par compensa- tion , le développement et l'activité de leur système nerveux coïncident avec beaucoup d'intelligence et une exquise sensibilité : on les voit réussir dans les beaux-arts et dans presque toutes les branches de la littérature.

Chez eux, l'amouj' est, avant tout, un besoin du cœur, qu'ils ressentent ardemment; l'affection, c'est leur vie; mais s'ils cessent d'aimer avec tendresse, ils haïssent bientôt avec fureur. Enfin , leur irrita- bilité, non moins vive au moral qu'au physique, est pour eux un triste apanage en ce monde, la somme des douleurs surpasse de beaucoup celle des plaisirs : aussi, impatients et jaloux, parce qu'ils sont faibles; tristes et difficiles, parce qu'ils souffrent; chan- gearits et fantasques, parce qu'ils cherchent toujours une position meilleure, ces êtres, plus à plaindre qu'à blâmer, sont rarement heureux, et font peser sur les autres l'inquiétude et le besoin d'émotions qui lés dévorent.

CAUSES DES PASSIONS.

Constitution prédomine l'appareil de la lucornoliun (tempéra- ment musculaire ou athlétique).

SI, par une éducation physique convenablement diri^jée, ou par des circonstances fortuites, les indi- vidus chez lesquels prédominent les appareils cir- culatoire et respiratoire se livrent à des travaux qui exercent beaucoup les organes du mouvement , un sang riche, incessamment projeté dans le système musculaire, en augmentera bientôt le volume et l'é- nergie. D'un autre côté, comme il faut des os solides pour former des points d'appui suffisants à des mus- cles vigoureux, et de forts ligaments pour unir de grosses articulations , les systèmes osseux et fibreux acquerront un développement proportionné. La con- stitution sanguine, ainsi modifiée, pourra se transfor- mer en prédominance musculaire ou athlétique. Cette prédominance, dont l'Hercuîe de Farnèse offre le type le plus parfait , se distingue par des caractères assez tranchés. La tète est proportionnément petite , et le front peu développé; le cou, au contraire, est volumineux et renfoncé , surtout en arrière; les épau- les , larges et arrondies, présentent des érainences et des dépressions; la poitrine est remarquable par son ampleur et le développement des pectoraux ; les muscles du dos et des lombes sont également très- prononcés , et laissent dans leur intervalle un vaste sillon au fond duquel on voit se dessiner la colonne épinière. Quant aux poignets, aux genoux et aux malléoles , l'on ne trouve que des ligaments et des tendons qui apparaissent en relief sous la peau, ces diverses parties semblent grêles relativement au

64 CAUSES DES PASSIONS.

reste des membres , sur lesquels les muscles forment des saillies considérables. Les individus ainsi con- stitués ne sont pas , en général , d'une haute stature ; leur tissu cellulaire est peu chargé de graisse; leur peau est dure et basanée.

Chez eux la sensibilité est presque nulle , l'intel- ligence obtuse ; la puissance de l'appareil loco- moteur, la force prodigieuse dont ils sont doués, semblent diminuer d'autant l'activité du système nerveux : aussi leur peu d'aptitude aux travaux in- tellectuels se lit-elle sur leur physionomie, habituel- lement impassible. Patients, débonnaires même, ils sont difficiles à émouvoir; mais rien ne saurait leur résister quand une fois ils sont sortis de leur calme habituel. On croit vulgairement qu'ils sont très- aptes aux plaisirs de l'amour; c'est une erreur à la- quelle la fabuleuse paternité d'Hercule a pu donner cours : les forts de la halle , dont la constitution se rapproche le plus de celle des athlètes, n'offrent rien de remarquable sous le rapport de cette apti- tude. Les organes digestifs, au contraire, jouissent chez ces hommes d'une grande énergie, et c'est parmi eux qu'on a de tout temps rencontré les plus grands mangeurs. Tels furent, dans l'antiquité, Mi- Ion de Crotone et Vitellius; tel était, de nos jours, le grenadier Tarare.

CoDSlitution dans laquelle prédomine Tappareil de la génération.

Cette constitution , qui , selon les phrénologistes", coïncide presque toujours avec un développement remarquable du cervelet , se rencontre surtout chez

CAUSES DES PASSIONS, G5

les sanguins et les sanguins-bilieux; on l'observe aussi plus fréquemment chez l'habitant des grandes villes que chez les gens de la campagne. Les indi- vidus qui l'ont reçue en partage ont, en général le corps maigre ; leurs membres sont peu volumi- neux, mais velus; leur barbe est noire et serrée, leur regard lascif, leur voix grave et sonore.

Les désirs erotiques qui les poursuivent pendant le sommeil comme pendant la veille ne tardent pas s'ils les satisfont, à devenir de plus en plus exigeants et à les précipiter dans tous les écarts du liberti- nage. Ils ne sauraient donc s'appliquer trop tôt à modérer l'ardeur d'un penchant dont les excès épuisent le corps, abrutissent l'intelligence, et font oublier tous les devoirs pour quelques instants de plaisir.

Constitution atonique avec prédominance du tissu cellulaire (lem- péranient pituiteux des anciens, tempérament lymphatique des modernes).

La prédominance du tissu cellulaire, jointe à l'inertie de tous les appareils dont nous venons d'é- tudier la sur-activité, forme une dernière consti- tution dont l'influence sur le moral est très-remar- quable.

Un embonpoint difforme, des chairs molles et bouffies, une peau lisse, décolorée, dépourvue de poils , des yeux ternes et sans expression , des lèvres volumineuses (la supérieure surtout), des cheveux plats, d'une couleur blonde ou cendrée, tels sont les signes extérieurs de la langueur des grandes fonc- tions. En effet , les personnes qui présentent ces ca-

G6 - CAUSES DES PASSIONS.

ractèces ont en même temps le pouU lent, mou, fa- cile à déprimer; la respiration gênée, la digestion paresseuse, les mouvements tardifs et pénibles, le sommeil long et profond.

Au moral, même inertie : sans mémoire, sans pé- nétration, quoique douées d'un certain jugement, elles ne montrent aucun goût pour les sciences et les arts , qui font le charme de la vie ; insensibles à l'aiguillon de l'amour comme à celui de la gloire, elles aiment à s'envelopper de leur paresse, et à res- ter solitaires dans un continuel repos; difficiles k mettre en colère, faciles à apaiser, oubliant aisé- ment les injures, douces et bonnes enfin, autant par coraplexion que par habitude , elles n'éprouvent ni l'extrême joie, ni l'extrême douleur, et restent étrangères aux grands vices ainsi qu'aux grandes vertus.

Constitutions mixtes.

Les différentes constitutions dont je viens d'énu- mérer les caractères physiques et les influences mo- rales , se rencontrent rarement dessinées d'une ma- nière aussi tranchée. Rien de plus commun que de les trouver combinées deux à deux, trois à trois, et formant ainsi les constitutions mixtes, connues na- guère sous les noms de tempéraments sanguin , bi- lieux, ou bilioso-sanguin , bllioso- nerveux, etc. Il faut encore remarquer que l'homme étant sans cesse modifié par tout ce qui l'environne, sa consti- tution non-seulement ne saurait longtemps rester la même, mais encore qu'elle peut subir une en- tière métamorphose. Ainsi, sans parler des change-

CAUSES DES PASSIONS, 67

ments notables apportés par les différents à^res , qu'un individu purement san^juin aille habiter les pays chauds, sa constitution deviendra plus ou moins bilioso-sanguine, et même quelquefois tout à fait bilieuse; qu'il séjourne, au contraire, quel- que temps dans un pays, ou seulement dans un local froid, humide et peu aéré, son corps, saturé des liquides ambiants, éprouvera une diminution marquée dans l'activité des principaux appareils, et finira même par s'étioler complètement, comme le végétal qui vit sous l'influence d'un air brumeux. Encore une fois, les constitutions simples, dont j'ai présenté les types dans le cours de cet article, sont très-rares, si on les compare aux constitutions mixtes que nous donne l'atmosphère physique et mo- rale dans laquelle nous vivons.

On conçoit, du reste, que dans ces diverses com- binaisons , le caractère des individus offrira des nuances qui varieront en raison de la nature des composants. Ainsi, qu'une constitution nerveuse bien prononcée se trouve associée à celle do- mine fortement l'appareil digestif, on verra le sys- tème ganglionaire, vrai cerveau abdominal, commu- niquer à l'intelligence et aux passions une vivacité, une énergie, une opiniâtreté empreinte d'une tris- tesse maladive, et, suivant les circonstances, qui ne font pas, mais qui développent les grands hom- mes, il naîtra de cette alliance des tyrans soupçon- neux et vindicatifs, ou des génies malheureux, pas- sionnés pour l'indépendance et la solitude, tels que le Tasse, Pascal, Young, Gilbert, Zimmermann , J.-J. Rousseau et lord Byron.

8 CAUSES DES PASSIONS.

Influence des Maladies.

L'influence des maladies sur le moral se lie tout naturellement à celle des constitutions , qui elles- mêmes sont déjà une prédisposition à des maladies en quelque sorte déterminées. L'on remarque , en effet , que les personnes qui vivent sous la prédo- minance de l'appareil digestif sont plus particuliè- rement atteintes de phlegmasie du tube intestinal et du foie (1) ; leurs maladies sont graves , accom- pagnées de délire , et ont une grande tendance à devenir chroniques. Les personnes sanguines éprou- vent plutôt des hémorrhagies , des inflammations suraiguës du cerveau et des organes thoraciques. L'hypertrophie du cœur est l'affection à laquelle elles sont le plus sujettes.

Les hommes d'une constitution athlétique sont prédisposés à tous les accidents de la pléthore , qui favorise la congestion des organes contenus dans les trois grandes cavités. La résolution de leurs ma- ladies est en général très-difficile ; ces colosses sont promptement abattus , et résistent beaucoup moins à un traitement débilitant que des êtres en appa- rence beaucoup plus faibles. Chez les individus appelés lymphatiques, les maladies revêtent un ca- ractère de langueur fort remarquable , et passent presque toutes à l'état chronique; les engorgements

(1) XJbifluxus, ibi stimulus est la réciproque de cet aphorisme non moins vrai , et d'une application si fréquente dans la pratique médicale : U/>i stimulus, lùi fluxus

CAUSES DES PASSIONS. 09

glanduleux sont surtout très-communs parmi eux. Enfin , la classe entière des névroses est le triste apanage des personnes chez lesquelles le système nerveux est trop développé et trop sensible : aussi , quand cette dernière constitution se trouve associée à celle domine l'appareil digestif, pour peu qu'un des viscères abdominaux soit affecté, elle dé- génère en ce qu'on appelait autrefois tempérament atrabilaire ou mélancolique , et que l'on regarde au- jourd'hui , avec raison , comme une maladie héré- ditaire ou acquise.

Nous avons assez étudié les nuances souvent im- perceptibles qui séparent la constitution de la ma- ladie ; voyons maintenant les diverses influences qu'exerce ce dernier état sur le caractère des indi- vidus.

Les modifications morales apportées par les ma- ladies diffèrent suivant que celles-ci sont aiguës ou chroniques. Au début des premières, souvent même quelques jours avant leur invasion, il n'est pas rare d'avoir déjà dans le caractère moins d'égalité et de douceur ; l'esprit est paresseux ; on éprouve une tristesse vague , de l'ennui , une sorte de découra- gement; on est incapable de se livrer au travail ni même à aucun jeu qui exige une attention soute- nue. Le mal est-il parvenu à son plus haut degré d'intensité, l'intelligence s'affaisse, les idées se trou- blent , on ne peut plus les comparer : c'est alors surtout que la souffrance rend triste , irascible et bourru ; quelquefois aussi les besoins dominants se taisent , et il en apparaît d'autres que le malade n'avait jamais éprouvés. Dans certains cas, les sens se

70 ' CAUSES DES PASSIONS.

dépravent , s'engourdissent , ou bien ils acquièrent une susceptiblité extraordinaire ; ainsi , tel aimait les odeurs , qui les repousse avec dégoût ; le gour- mand se condamne lui-même à une diète rigou- reuse; le musicien est agacé par les sons les plus purs de son instrument. Vers la fin des maladies aiguës, l'homme dissimulé trahit parfois son secret; celui qui affectait l'impiété souvent devient dévot ,. superstitieux même ; et l'avare , quelquefois , ose confier ses clefs. Aux approches de la mort , les sens, ainsi que les facultés intellectuelles , sont presque anéantis , et l'on ne sait trop ce qu'est devenu l'état moral du malade, dont il ne reste guère que la ma- chine- Un effet presque constant des maladies chroni- ques est de rendre le caractère inquiet, sombre, égoïste et irascible (1). Leur action sur l'intelligence m'a paru beaucoup plus lente, mais non moins mar- quée que celle des maladies aiguës. Quelques sujets, les nerveux-bilieux surtout, conservent encore dans leurs longues souffrances toute la verve de leur gé- nie ; seulement leur parole est plus acrimonieuse , et leurs productions sont empreintes d'une teinte plus mélancolique. Chez le plus grand nombre des malades , l'imagination devient lourde, et la mé- moire se perd , particulièrement dans certaines af- fections cérébrales.

Chez les hommes, les maladies des voies urinaires amènent presque toujours la misanthropie. Ceux

(1) On sait que Swift quitta la maison de Pope, disant qu'U était impossible à deux amis malades de xnvre ensemble.

CAUSES DES PASSIONS. 71

qui ont subi une amputation des organes génitaux portent, pour la plupart, une sorte de haine au chi- rurgien qui les a opérés , et plusieurs prennent la vie en aversion.

Les femmes hystériques sont généralement dis- posées à l'impatience et à l'amour. Parfois aussi , les ulcérations du col de l'utérus déterminent de violents désirs erotiques, à leur début et au moment de leur cicatrisation , tant il est vrai que le plaisir et la douleur se confondent.

Les paralytiques sont émus pour la moindre chose ; ils ont constamment la larme à l'œil.

Les individus atteints d'idiotie sont pour la plupart lascifs, colères, susceptibles, orgueilleux, entêtés et jaloux ; ils n'obéissent guère que par crainte, et l'on sait que les malfaiteurs , abusant de celte dernière disposition , se servent de leurs bras pour exécuter les plus grands crimes.

Les hydropiques, les rhumatisants et les goutteux sont presque tous inabordables : la plus petite contrariété, le plus léger mouvement imprimé à leur lit ou à leur fauteuil suffit pour déterminer chez eux un accès de colère.

Les individus affectés du prurigo et de quelques autres maladies cutanées montrent aussi, en gé- néral , une grande irascibilité de caractère.

Les personnes atteintes de phlegmasies, d'engor- gements ou de névroses des intestins et de leurs annexes, sont particulièrement en proie à un ennui profond, à une tristesse mélancolique, à des frayeurs continuelles, à la haine et à la vengeance. Elles exa- gèrent leurs douleurs , en parlent sans cesse , et en

72 CAUSES DES PASSIONS.

espèrent peu la guérison : j'en ai vu plusieurs qu'un sombre désespoir a poussées au suicide , termi- naison fréquente de la pellagre , dans laquelle les malades semblent choisir le genre de mort par sub- mersion.

Le phthisique , au contraire , n'éprouve guère qu'une inquiétude vague , bientôt dissipée par ses illusions , ses espérances et des projets d'autant plus chimériques qu'il est près du terme de son existence. D'un autre côté , exigeant dans le choix de ses aliments , il semble s'étudier à demander les plus chers , les plus rares , ceux surtout qu'on ne peut se procurer que dans une autre saison. Egale- ment inconstant dans ses goûts et dans ses affec- tions , il désire changer de lieux , de vêtements , de garde-malade , de médecin ; souvent , aussi , on le voit s'attacher à un étranger qu'il connaît à peine , et prendre en aversion ses parents ou les personnes qu'il a le plus de motifs de chérir. Dans les mala- dies graves du cœur et du péricarde , les malades sont continuellement agités par la peur de la mort ; quelques cancéreux la désirent (1) , tandis que le phthisique , soutenu par l'espérance , descend avec elle dans le tombeau.

Un désordre plus ou moins grand dans l'intelli- gence n'est que trop souvent le triste apanage de ces malades dont l'imagination est ardente et l'es- prit cultivé , tels que les poètes , les littérateurs et

(1 ) Le docteur Pinel-Grandchamp et moi , nous en avons vu plu- sieurs qui ne se sont fait opérer qu'avec l'espoir d'abréger leurs jours.

CAUSES DES PASSIONS. 73

les artistes. Un ancien disait : Niillam magnum inge- nhun sine mixtura dementiœ : c'est qu'en effet un grand génie est une prédisposition à la surexcitation du cerveau , et que , d'un autre côté , on ne devient guère un grand génie sans avoir eu longtemps une idée fixe.

Enfin , et par opposition , on voit quelquefois des femmes hystériques ou extatiques montrer pendant leurs accès un esprit, une élévation d'idées, une élo- quence infiniment au-dessus de leurs moyens habi- tuels ; mais ces illuminations soudaines et mala- dives (1) ne manquent pas de s'éteindre avec le retour de la santé. Cet état , que j'ai eu plusieurs fois occasion d'observer, dépend assez souvent d'un spasme des organes génitaux , dont l'irritation in- fluence vivement l'encéphale. H y a une douzaine d'années, un malade de l'Hôtel-Dleu , qui avait été mordu par vm chien enragé, présenta le plus curieux développement d'intelligence. Pendant ses accès d'hydrophobie , cet homme , appartenant à la der- nière classe du peuple, et dont les manières étaient des plus ignobles , se trouvait tout à coup métamor- phosé en un personnage héroïque, dont les chaleu- reuses improvisations joignaient la noblesse et la pureté du style à la justesse et à l'élégance des pen- sées. Par exemple, quand il décrivait l'Espagne, il s'était battu en 1 809 , vous auriez cru entendre Buffon , dans les pages il a déployé le plus d'é- loquence. Il mourut comme César, enveloppé dans une toge romaine qu'il s'était faite avec un drap.

(1) Voyez , à la fin du volume , la note B , sur l'extase.

74 CAUSES DES PASSIONS.

La cécité et la surdité , principalement quand elles sont de naissance , constituent deux graves in- firmités , dont l'influence sur le moral n'est pas moins évidente que sur le physique. Examinez, en efïet , ces jeunes aveugles , au front déjà sévère , à la physionomie muette et impassible : comme leurs gestes sont lents , rares et dépourvus de grâce ! comme ils se meuvent avec crainte et hésitation ! Leurs bras , continuellement tendus vers les obsta- cles qu'ils supposent devant eux, leur donnent une attitude gauche et incompatible avec la course. Au jeu , ainsi qu'à l'étude , il n'est pas rare de les sur- prendre dans l'immobilité la plus complète : on di- rait alors autant de marbres avec lesquels le ciseau du sculpteur aurait personnifié le Repos.

Voyez, au contraire, ces étonnants sourds-muets, dont les doigts parlants sont parvenus à rendre la pensée avec tant de justesse et de rapidité : quelle vivacité, à la fois, et quelle attention dans le regard ! quelle mobilité dans leurs traits , dans leur bouche surtout ! quelle pétulance dans leurs jeux et jusque dans leurs moindres mouvements! l'agitation semble être leur état habituel et normal: on dirait qu'ils ont horreur du repos.

Les différences que ces deux classes d'êtres pré- sentent dans le caractère ne méritent pas moins de fixer notre attention. Susceptibles, quoique Diderot ait prétendu le contraire , de sentiments de reli- gion , de pudeur et d'humanité, les aveugles sont, en outre, profondément reconnaissants; mais leurs émotions sont muettes, et ne se peignent guère que par une légère rougeur qu'on distingue à peine sur

CAUSES DP.S PASSIONS, 75

leur grave phygionomie. La gratitude beaucoup plu8 vive, mais plus fugace, des sourds-muets, se traduit à l'instant même sur leur visage expressif: c'est sur- tout chez eux que l'œil est le miroir de l'âme. Dans tous les deux, on remarque beaucoup de méfiance, une volonté opiniâtre, un grand fonds d'orgueil, et, par conséquent, une susceptibilité fort irritable; mais ces derniers mouvements passent vite chez l'a- veugle, dont le cœur connaît peu la haine et la ven- geance (1), tandis que le sourd-muet offensé con- serve longtemps rancune, lors même qu'il a donné un libre cours à sa colère.

Plus chastes , plus calmes , plus amis de la droi- ture et de l'équité , les premiers ont un respect in- violable pour la propriété d'autrui , et n'ont rien à démêler avec la justice des hommes ; il n'est mal- heureusement pas rare de voir les seconds, entraî- nés par leurs passions , se faire traduire devant les tribunaux : il semble que les uns vivent plus par l'intelligence , les autres plus par le sentiment.

Doués d'une excellente mémoire , d'un grand amour de l'ordre et d'une attention persévérante , facultés qui contribuent beaucoup à la supériorité de leur jugement , les aveugles , en général très-stu- dieux , montrent un goût bien prononcé pour l'ensei- gnement, dans lequel plusieurs d'entre eux se sont acquis une grande célébrité. Aussi peut on dire

(1) David Hume rapporte que l'improvisateur écossais Blacklock se vcnjTeait ordinairement d'une injuste attaque par une épigramme qu'il brûlait un instant après : le dépit inspirait le poëte , mais la bonté de l'aveugle brisait le trait qui aurait pu blesser son ennemi.

76 CAUSES DES PASSIONS.

que leur intelligence est de beaucoup supérieure à celle des sourds-muets (1), et même à celle de la plupart des autres hommes.

D'un autre côté, il est fort rare que les aveugles soient atteints de folie et d'idiotisme , tandis que cette dernière affection accompagne assez fréquem- ment la surdité. L'on cite enfin de nombreux exem- ples de longévité parmi les aveugles ; les sourds- muets, au contraire, ne parviennent guère à un âge avancé.

« On demande quelquefois, dit M. Dufau (2), quelle condition est à préférer, de celle du sourd-muet, ou de celle de l'aveugle-né ? La question serait bientôt décidée , si l'on s'en rapportait à ceux-là mêmes qui appartiennent à ces deux classes d'infortunés. La Providence est grande ; chacune d'elles , rési- gnée à son sort , et également incitée à en tirer le meilleur parti possible , ne voudrait pas l'échanger contre la condition correspondante ; je n'ai jamais rencontré d'aveugle - qui voulût renoncer à la parole pour recouvrer la vue , ni de sourd-muet de naissance qui consentît à perdre la vue pour recon - quérir la faculté de parler. Cela se conçoit aisément au surplus : ce serait pour chaque classe d'êtres changer le connu pour l'inconnu, et sacrifier un

(1) LesMassieu, les Clerc, les Berthier, les Lenoir, lesPlaniin, les Georges , les Bertrand , les Choniel , les de Schutz , et les Benja- min, sont des prodiges malheureusement trop rares,

(2) Essai sur l'état physique, moral et intellectuel des aveugles-nés, avec un nouveau plan pour l'amélioration de leur condition sociale; Paris, 1837, in-8°: excellent ouvrage, couronné par la Société de la morale chrétienne.

CAUSES DES PASSIONS. 77

avantage réel, dont on peut apprécier l'importance, pour obtenir une compensation dont on n'a pas clairement l'idée.

«M. Rodenbacli, examinant donc la question avec beaucoup d'impartialité, dans son intéressant Coup d'œil d'un aveugle sur les sourds- muels, se prononce en définitive pour ses confrères d'infortune; il ré- sume, pour étayer son avis, les traits principaux du caractère moral des aveugles , et les oppose à ceux que présente à l'observation la condition des sourds- iTiuets : «Les aveugles, dit-il, sont habituellement gais, tandis qu'en général les sourds-muets sont tristes : donc, la part des premiers, dans ce qu'on peut appeler ici-bas le bonheur, est plus considéra- ble ; donc, leur condition doit être préférée. »

«A cette opinion d'un aveugle-né distingué, j'ai voulu opposer celle d'un sourd-muet distingué aussi, et j'ai prié M. Berthier, ancien élève, et aujourd'hui professeur de l'Institut de Paris, de me faire con- naître ce qu'il pense à ce sujet. Voici sa réponse; je cite textuellement :

«Il n'est pas un seul parlant, que je sache, qui n'aimât mieux être sourd-muet qu'aveugle. Effecti- vement, comment se défendre d'un saisissement douloureux, en jetant un coup d'œil sur l'extérieur de l'aveugle? Le sourire a beau voltiger sur ses lè- vres, l'incarnat briller sur ses joues, le sentiment vient s'ensevelir dans le silence de cette figure. Tout en lui offre la triste image du tombeau; son existence est enveloppée de ténèbres éternelles; pas un rayon de lumière ne saurait percer ses paupières engour- dies. C'est une malheureuse victime que la mort ac-

78 CAUSES DES PASSIONS.

compagne au milieu des vivants, et même au milieu des plus vives clartés. Le sourd-muet, au contraire, jouit, comme tous les hommes, de l'éclat des cieux, des brillantes couleurs des fleurs, des richesses nou- velles de la campagne, de ce qui fait enfin le charme le plus attrayant de la nature et de la vie. Chez lui, on voit la pensée comme dans une glace transpa- rente. Sa figure n'est pas seulement parlante; elle porte le sceau de la dignité humaine. Son attitude est celle de Tindépendance; ses yeux, c'est le senti- ment dans toute sa délicatesse , dans toute son éner- gie , avec plus de vivacité même que chez l'homme qui parle; c'est enfin l'àme à découvert, à nu : car nous ne savons pas, nous, l'art de farder et de dis- simuler; nous avons beau nous instruire, la nature première garde plus chez nous son empreinte que chez les parlants. Quel œil sera jamais assez péné- trant pour découvrir chez nous, au premier aspect, l'infirmité qui nous afflige?

«A l'aveugle, il faudra toujours pour conducteur un enfant ou un chien, et pour appui un bâton; le sourd-muet n'a besoin ni d'un guide, ni d'un soutien : il peut se suffire à lui-même, et poursuivre sa route, sans un indispensable ami , avec lequel Dieu sait s'il sympathisera. Si l'aveugle domine le voyant, que deviendra celui-ci ? un esclave; si c'est le contraire, plaignons le pauvre aveugle : il peut , au premier moment de contrariété, être abandonné seul sur le bord de tous les précipices. Le sourd-muet circule tout seul dans nos rues, sur nos places, dans nos promenades; il voyage tout seul par terre, par mer. Son œil est bon; car on comprend que, dès qu'un

CAUSES DES PASSIONS. 79

sens manque, les autres acquièrent aussitôt plus d'énergie, plus d'activité. Cet œil est sans cesse aux aguets; il épie le moinde danger, il est à la fois par- tout. La fréquentation des lieux publics est devenue pour lui une habitude sans péril : d'ailleurs l'ébran- lement du sol annonce au sourd-muet qu'une voi- ture approche, et il n'y a pas d'exemple qu'un seul ait été écrasé.

uSi, dans un concert harmonieux, le sourd-muet n'est pas aussi heureux que l'aveugle, il l'est mille fois plus sur la scène du monde. ISature! quelle plume peut réussir à te décrire dans toute ta beau- té , dans toute ta poésie ! L'aveugle-né ne pourra ja- mais avoir la moindre idée de cette harmonie , qu'au- cune langue, pas même celle du geste, ne peut peindre, de cette harmonie aussi supérieure à celle de la musique que l'œuvre de l'homme est inférieure à l'œuvre de Dieu.

« S'agit-il d'envisager la question sous les rapports sociaux , et de déterminer lequel , du sourd-muet ou de l'aveugle, peut le plus utilement servir sa patrie? Si le sourd-muet ne peut pas, comme M. Rodenbach, siéger dans les chambres de son pays, il peut du moins l'éclairer de ses conseils, et lui transmettre des réflexions écrites, dont l'absence de la vue n'en- chaîne pas l'essor rapide.

« Lorsque l'ennemi est aux portes, le sourd-muet peut tirer son coup de fusil comme s'il parlait. De- mandez-en autant à l'aveugle ! IN'est-il pas à craindre qu'il tire sur les siens?

«Le sourd-muet peut sauver la vie à son sem- blable qui se noie, ou qui se voit menacé d'ua

80 - CAUSES DES PASSIONS.

incendie. Demandez-en autant à l'aveugle, qui ne voit ni la rivière qui coule , ni la maison qui brûle !

« Veut-on savoir lequel possède le plus de moyens d'étendre ses connaissances? Si l'aveugle a sur le sourd-muet l'avantage d'accroître le domaine de ses idées par l'ouïe, qui l'initie à toutes les pensées humaines, le sourd-muet n'a-t-il pas presque exclusi- vement pour lui les livres, les manuscrits, les mé- dailles, les tableaux, ces vastes archives des connais- sances accumulées par les siècles? Les arts libéraux, l'histoire naturelle, l'anatomie, la chimie, sont in- terdits à l'aveugle; il n'est pas une seule science, un seul art , la musique exceptée , que le sourd-muet ne puisse acquérir. »

«Ce morceau, ajoute M. Dufau, non moins pi- quant par sa forme que par la source dont il émane, nous met sur la voie de la vérité. Il en est de cette question comme de beaucoup d'autres : on la ré- sout en la considérant sous les points de vue dis- tincts et tranchés qu'elle présente. Disons-le donc : sous le rapport de la formation de la raison , du développement de l'intelligence, rien ne remplace le langage; mais, pour les relations sociales, pour les nécessités de la vie positive , rien non plus ne saurait remplacer la vue. Les philosophes ont dès longtemps aperçu cette liaison , cette sorte de dé- pendance mutuelle entre la pensée et la parole. L'une , en effet , suscite et seconde l'autre : on parle parce qu'on pense, et on pense parce qu'on parle. Ceci devient plus frappant encore lorsque l'on com- pare les deux conditions anormales dont il s'agit. Pourvu de la parole, c'est-à-dire du moyen de com-

CAUSES DES PASSIONS. 81

muniquer ses idées, le plus simple et le plus fécond , le mieux adapté à l'exercice et au développement des facultés intellectuelles, l'aveugle me paraît être in- contestablement plus rapproché de nous, plus rat- taché à l'espèce entière, dont il a l'attribut distinctif et essentiel. En ce sens, il vaudrait donc mieux être aveugle. Mais , dans cette société il est moins isolé , avec laquelle il peut mieux s'identifier que le sourd-muet, il jouit à un degré bien inférieur de l'activité de son être; il y est un membre infiniment moins utile à lui et aux autres , et c'est un immense désavantage. Si donc il est préférable d'être aveugle comme homme, il est préférable d'être sourd-muet comme citoyen. »

On me pardonnera sans doute de m'être long- temps arrêté sur deux classes d'êtres si dignes de notre étude et de notre intérêt. Dans l'antiquité païenne , des législateurs sans entrailles retran- chaient du corps social tout membre infirme, tout enfant incapable de combattre un jour pour la pa- trie. Dans la société chrétienne, tous les hommes sont frères, et l'infortune doit être à la charge du bonheur, les plus malheureux sont ceux qui ont droit à un plus grand amour, à une plus grande charité. Lycurgue eût envoyé mourir au Taygète les infortunés dont nous venons de nous occuper; un roi et un prêtre français ont conçu la noble pensée de les recueillir, de les adopter, et dorénavant ces individus, jadis si misérables, et privés de toute cul turc intellectuelle, pourront, quand les gouverne- ments le jugeront convenable (1), reconquérir leur

(1) On compte en France seulement environ vingt mille aveugles

G

82 r.AUSF.S HLS PASSIONS.

dignité morale en participant aux progrès comme aux avantages de la civilisation.

Influence de la Menstiualion et de la Grossesse.

A l'instant l'utérus s'éveille pour entrer en exer- cice, il se produit une réaction sympathique sur tout l'organisme de la femme : sa santé , ses maladies, son caractère , sont dès lors sous la dépendance plus ou moins grande de ce viscère. La première ap- parition des menstrues, et leur cessation complète, sont, sans contredit, les moments cette influence est le plus marquée ; puis, entre ces deux époques , on observe dans l'activité de l'utérus des redouble- ments et des intermittences qui coïncident avec les modifications physiques et morales que cet organe imprime à l'économie.

Si la puberté favorise le développement des af- fections héréditaires , si une menstruation difficile détermine quelquefois la danse de Saint-Guy, l'hys- térie , la catalepsie, et autres névroses, on voit éga- lement ces maladies, et une foule d'autres plus ou moins rebelles, disparaître à cetteépoque, et des intel- ligences, jusque-là bornées, se développer convena- blement dès que cette nouvelle fonction est établie avec régularité. Toutefois, à sa première apparition, on remarque que les jeunes filles deviennent tristes, nonchalantes, apathiques; qu'elles s'abandonnent à de douces rêveries , ou qu'elles versent parfois des

nés et autant de sourds-muets. Sur ce nombre, à peine un ving- tième reçoit-il le bienfait de l'instruction primaire.

CMSKS DF.S CASSIONS. 83

Inrnies involonlairos ([iii calment momcnlnnément leur malaise cl leur inclancolie. Quchjucs jjarçons délicats et impressionnaliles se trouvent, au moment de la puberté, dans un état analogue, que les pa- rents et les maîtres éclairés doivent prendre en considération. Les premières années qui suivent cette période importante de la vie voient aussi éclore des talents extraordinaires chez les jeunes gens des deux sexes ; mais, lïeurs trop précoces, aux- quelles ne succèdent que des fruits avortés , ces pe- tits prodiges ne dépassent presque jamais les bornes de la médiocrité. Cabanis en a fait la remarque , et j'ai été à même de l'observer, cette exaltation, ainsi que cette chute climatérique de la sensibilité, est beaucoup plus fréquente chez les filles que chez les garçons.

A chacune de leurs époques menstruelles , les femmes sont plus ou moins sujettes aux spasmes (1), à la tristesse , à l'ennui , à la paresse , à la colère ; un rien les affecte vivement : aussi les personnes qui les entourent sont-elles obligées de garder avec elles les plus grands ménagements, si elles veulent éviter les accidents funestes que produisent, surtout alors , de vives affections morales, il est certain aussi qu'avant et après ces retours périodiques,

(1) Les spasmes et les convulsions dépendent d'une prédomi- nance anormale des nerfs sur les muscles. La perversion des mou- vemenls involontaires mérite plus parliculièrement le nom de spasme ; et l'on devrait réserver celui de convulsion à la perversion des mouvements qui ont pour agents les muscles locomoteurs, c'est-à-dire ceux qui sont soumis à l'empire de la volonté. Dans les spasmes, c'est le système ganglionaire qui prédomine; dans les convulsions, c'est le centre nerveux cérébro-spinaL

84 CAUSES DES PASSIONS,

elles sont plus disposées à l'acte générateur , et qu'elles procréent plus facilement.

Pendant la grossesse, la plupart des femmes se montrent excessivement impressionnables , irasci- bles et peureuses. L'utérus développe encore sym- pathiquement chez elles des goûts bizarres , des en- vies (1), et une grande propension pour les liqueurs fortes, dont elles font quelquefois un abus effrayant. Elles éprouvent aussi un affaiblissement plus ou moins grand de l'intelligence : leur jugement est moins sûr , leur imagination plus mobile , leur vo- lonté plus changeante , plus capricieuse ; on a vu enfin , chez quelques-unes , se développer un pen- chant momentané à la jalousie, à la haine, au sui- cide et au meurtre ; dans ces cas , heureusement fort rares , elles sont dans un véritable état de vé- sanie, quelquefois accompagné d'aberration plus ou moins extraordinaire des sens. Comment alors ces infortunées seraient-elles responsables de leurs actes devant la justice humaine ? A Dieu seul appartient le droit de les juger.

Lorsque les fonctions de l'utérus ont entièrement cessé, lorsque la femme n'est plus apte à devenir mère , elle subit une dernière modification qui la

(1) On désigne par ce mot les désirs qu'ont certaines femmes, pendant les premiers mois de la gestation, pour des substances sou- vent non employées comme aliments, telles que la craie, Je char- bon, le vieux cuir, etc. Celte dépravation de l'appétit, décrite par les auteurs sous les noms de pica et de ntalacia, s'observe plus par- ticulièrement chez les filles chlorotiques. On appelle encore em-ies certaines taches ou marques que les enfants apportent en naissant , et que le vulgaire attribue à des désirs non satisfaits ou à des frayeurs éprouvées par les mères pendant le cours de la grossesse.

CAUSES DES PASSIONS. 85

rapproche de l'orfjanisation et du caractère de l'homme. Sa voix prend alors plus de force et un timbre pkis mâle ; le duvet de la jeunesse , qu'on distinguait à peine sur son visage , acquiert peu à peu une longueur et une consistance qui ne con- viennent qu'à celui de l'autre sexe ; sa sensibilité n'est plus aussi exquise ; ses goûts ne sont plus aussi délicats; dépouillée enfin de cette fleur de beauté qui lui attirait les hommages des hommes , elle donne une nouvelle direction à ses idées , et va chercher un amour plus pur et moins passager dans la re- ligion , elle trouve d'abondantes consolations et de sublimes espérances.

Influence de la Position sociale et des Professions.

En considérant l'ensemble de la société , on re- marque bientôt un certain nombre de groupes, dont les allures, les goiits, les penchants sont tout à fait différents , ou du moins ont un cachet particulier qui empêche de les confondre. Si, poussant plus loin l'observation, on veut esquisser d'un seul trait la physionomie morale de chacun de ces groupes , en n'ayant égard qu'à la passion dominante qu'ils présentent tous, on sera conduit à tracer la classifi- cation suivante, qui a pour base l'orgueil, sur lequel repose en grande partie notre édifice social :

Les nobles orgueil du sang.

Les puissants.. . orgueil du pouvoir.

Les riches orgueil de la forUine,

Les bourgeois .. orgueil industriel.

Les pauvres.. . . orgueil humilié.

Je me borne à présenter cette nouvelle distri-

86 CAUStS DES PASSIONS.

bution de la société , laissant à nos moralistes le soin de détailler les traits distinctifs de chacun des groupes.

Des glands seigneurs el des gens en place.

« Grand seiççneur est un mot dont la réalité n'est plus que dans l'histoire. Un grand seigneur était un homme sujet par sa naissance , grand par lui- même , soumis aux lois , mais assez puissant pour n'obéir que librement, ce qui en faisait souvent un rebelle contre le souverain , et un tyran pour les autres sujets : il n'y en a plus.

«Si l'on s'avisait aujourd'hui de faire la liste de ceux à qui l'on donne , ou qui s'attribuent le titre de seigneur, on ne serait pas embarrassé de savoir par qui la commencer, mais il serait impossible de marquer précisément elle doit finir. On arrive- rait jusqu'à la bourgeoisie , sans avoir distingué une nuance de séparation. Tout ce qui va à Ver- sailles croit aller à la cour et en être.

«La plupart de ceux qui passent pour des sei- gneurs ne le sont que dans l'opinion du peuple , qui les voit sans les approcher. Frappé de leur éclat extérieur, il les admire de loin, sans savoir qu'il n'a rien à en espérer et qu'il nen a guère plus à craindre Le peuple ignore que pour être ses maîtres par acci- dent, ils sont obligés d'être ailleurs comme il est lui-même à leur égard.

«Plus élevés que puissants, un faste ruineux et presque nécessaire les met continuellement dans le besoin des grâces , et hors d'état de soulager un honnête homme quand ils en auraient la volonté ;

CAUSES DES PASSIONS. 87

il faudrait , pour cela , qu'ils donnassent des bornes au luxe ; et le luxe n'en admet d'aulres que Tim- puissance de croître ; il n'y a que les besoins qui se restrei{jnent pour fournir au superflu.

«Ceux qui sont dépositaires de l'autorité ne sont pas précisément ceux qu'on appelle des seijjneurs. Ceux-ci sont obligés d'avoir recours aux gens en place, et en ont souvent plus besoin que le peuple, qui, condamné à l'obscurité , n'a ni l'occasion ni la pré- tention d'espérer. Ce n'est pas qu'il n'y ait des sei- geurs qui ont du crédit ; mais ils ne le doivent qu'à la considération qu'ils se sont faite, à des ser- vices rendus , au besoin que l'Etat en a ou qu'il en espère. Mais les grands qui ne sont que grands , n'ayant ni pouvoir ni crédit direct , cherchent à y participer par le manège, la souplesse et l'intrigue, caractère delà faiblesse. Les dignités, enfin, n'at- tirent guère que des respects ; les places seules donnent le pouvoir. H y a très-loin du crédit du plus grand seigneur à celui du moindre ministre, souvent même d'un premier commis.» (DuCLOS, Considérations sur les Mœurs, chap. 6. )

Le riche.

«Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes , l'œil fixe et assuré , les épaules larges , l'estomac haut , la démarche ferme et délibérée : il parle avec confiance , il fait répéter celui qui l'en tretient , et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit ; il déploie un ample mouchoir, et se ïuouche avec grand bruit ; il crache fort loin , et il éternue fort liaut ; il dort le jour, il dort la nuit , et

88 ' CAUSES DES TASSIONS.

profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre ; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'arrête ; il continue de marcher, et l'on marche ; tous se règlent sur lui : il inter- rompt , il redresse ceux qui ont la parole ; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler ; on est de son avis , on croit les nou- velles qu'il débite. S'il s'assied , vous le voyez s'en- foncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil , abaisser son chapeau sur ses yeux, ou le relever ensuite et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué , grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politi- que , mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l'esprit : il est riche» (1). (La Bruyère. )

Le pauvre.

M Phédon a les yeux creux , le teint échauffé , le corps sec et le visage maigre ; il dort peu et d'un sommeil fort léger ; il est abstrait , rêveur , et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide ; il oublie de dire ce qu'il sait ou de parler d'événements qui lui sont connus, et , s'il le fait quelquefois , il s'en tire

(1) 11 est encore un défaut ou plutôt un vice que La Bruyère a omis de mentionner ici : je A^eux parler de régoïsme de l'opulence , de sa froideur pour les malheureux. On ne voit en effet que trop souvent la fortune et le rang tuer le cœur; ce n'est pas que dans cette position la sensibilité soit complètement éteinte , mais elle quitte ordinairement les entrailles, et n'est plus que dans le lan- gage.

CAUSES DES TASSIONS. 89

mal; il croit peser à ceux à qui il parle; il raconte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écou- ter, il ne fait point rire; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis : il court, il vole pour leur rendre de petits services; il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mysté- rieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide; il marche dou- cement et légèrement ; il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés , et il n'ose les lever sur ceux qui passent ; il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour dis- courir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit , et il se retire si on le re- garde, il n'occupe point de lieu , il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu ; il se replie et se renferme dans son manteau; il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde il ne trouve moyen de passer sans effort , et de se couler sans être aperçu ; si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège ; il parle bas dans la conversation , et il articule mal ; libre néan- moins sur les affaires publiques , chagrin contre le siècle , médiocrement prévenu des ministres et du ministère (1), il n'ouvre la bouche que pour répon-

(1) Pour compléter ce tableau, ajoutons-y quelques traits em- pruntés à un des plus ffrands peintres de mœurs de l'antiquité :

« Semper in civitate, quis opes nullae sunt , bonis invident, ma- «los extollunt; vetera odere, nova exoptant; odio suarum rerum « mutari omnia student; turba atque seditionibus sine cura aluntur, « quoniam ej^estas facile habetur sine damno. »

« Dans un Etat , ceux qui ne possèdent rien portent toujours en-

90 CAUSES DES PASSIONS.

dre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie; 11 n'en coûte à personne ni salut, ni com- pliment : il est pauvre. » [Le même.)

Les bourgeois de Paris comparés à leurs ancêtres.

t. Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si mollement, si commodément, ni si sûrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil , que le bourgeois sait, à Paris, se faire mener par toute la ville. Quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres ! Ils ne savaient point encore se pri- ver du nécessaire pour avoir le superflu , ni préférer le faste aux choses utiles: on ne les voyait point s'é- clairer avec des bougies , et se chauffer à un petit feu ; la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d'un mauvais dîner pour monter dans leur carrosse; ils se persuadaient que l'homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et, dans un temps humide , ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les carrefours que les chasseurs de traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée : on n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes

vie aux f^ens de bien , vantent les méchants, détestent l'ancien ordre de choses, en désirent un nouveau ; dans leur haine pour leur po- sition , ils s'efforcent de tout chanffer, et ne rêvent froidement f|ue troubles et séditions, parce que la pauvreté n'a rien à perdre. »

(S.vLLi,STE , Ccniitiotioii (le CuliUna, chap. 37.)

CAUSES DES PASSIONS. 9t

à une litière; il y avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à la eliauibre ou aux enquêtes , d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait de son pied au Capitole. I/étain, dans ce temps, bril- lait sui' les tables et sur les buffets , coiume le fer et le cuivre dans les foyers ; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes ; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères: ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le service de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiafemenl à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes ; leur dépense était proportionnée à leur recette ; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leur maison de la ville et de la campagne , tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. H y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins ap- pliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point : Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare ; ils en avaient moins que nous, et en avaient assez, plus riches par leur économie et par leur modestie que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin, on était alors pénétré de cette maxime , que ce qui est dans les

92 ' CAUSES DES PASSIONS.

grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation , folie, ineptie, dans le particulier.»

( Le même. )

Des Professions.

L'étude des professions n'est pas moins utile que celle des différentes positions sociales qui viennent d'être passées en revue; il est impossible, en effet, que nos occupations de chaque jour n'aient pas quelque influence sur notre caractère et sur nos dé- terminations morales.

Les pathologistes qui ont étudié l'influence des professions sur le développement de certaines ma- ladies , ont généralement adopté la classification suivante : 1 ° professions qui n'exercent que l'esprit , professions qui n'exercent que le corps, profes- sions qui exercent à la fois le corps et l'esprit. Je crois devoir préférer ici une autre division , moins simple il est vrai , mais qui montre peut-être mieux les hommes dans les diverses positions , dans les différentes occupations de la société. On y voit, en quelque sorte, chacun prendre l'allure , le ton , le langage, les manières et l'esprit de la classe à la- quelle il appartient. Ce sont les membres d'un tout qui représente l'état actuel de notre civilisation , et qui rappelle ce que l'ordre établi nous montre jour- nellement. Cette nouvelle classification me paraît surtout avoir l'avantage de rapprocher les individus dont les professions offrent entre elles quelque ana- logie. En voici le tableau synoptique.

CAUSES UF.S PASSIONS,

93

TABLEAU DES PROFESSIONS.

Hommes de l'àme . Hommes du corps.

Hommes de guerre

Hommes de lois

Hommes de lettres et de sciences.

Hommes cultivant les arts.

Hommes de commerce.

Hommes de labeur. . . Hommes de servitude

1 Prêtres. Médecins.

I Fantassins. Cavaliers. Marins.

Notaires. 1 Avoués, Magistrats. Avocats. Huissiers.

Philosophes. Historiens. Poètes. Prosateurs. 1 Naturalistes, Mathématiciens. V Professeurs, instituteurs.

Dessinateurs.

Peintres.

Sculpteurs.

Graveurs.

Architectes.

ftlusiciens.

Acteurs.

Maîtres d'écriture.

de danse,

d'escrime.

/ Banquiers. \ Afjents d'affaires. , < Négociants. ) Fabricants. \ Marchands.

Agriculteurs, Ouvriers divers.

Hommes d'administration, au des administrés

Homm. serviteurs et conseillers Hommes serviteurs et pères des

j Domestiques, ( Esclaves.

i Hauts fonctionnaires. Employés supérieurs. Employés subalternes,

des rois. 1 Ministres, peuples. 1 Souverains.

§4 CAUSES DES PASSIONS,

Je me bornerai ici à une simple cnumération des qualités et des défauts que l'on rencontre plus particulièrement dans les principales professions, en y ajoutant les avantages et les inconvénients les plus marqués que présente chacune d'elles.

Prêtres,

Qualités : Discrélion, chasteté, charité, instriiclion. Défauts : Ambiliou (1), jalousie, friandise. avantages : Sauté , lougévilé (2), peu de chajjrins de famille. Jncorn'énients : Isolement, tyrannie des personnes qui les servent, réactions politiques; catarrhe vésical.

Médecins.

Qualités : Humanité, désintéressement, courage (3), discré- tion, inslrucliou.

Défauts : Irréligion (4), envie et jalousie, gourmandise, in- continence.

^1) Vovez le discours de Massillon sur l'AmbUion des clercs, et celui sur l'Usage, des rn'enus ecclésifistujues. 11 est toutefois à remar- quer que ces <leux défauts sont infiniment moins fréquents de nos jours qu'à l'époque écrivait l'éloquent et sévère évèque de Clermont.

(2) Voyez la note C , à la fin du volume.

(3) J'entends parler ici du zèle et du sang-froid dont ils font preuve pendant les épidémies : quant au courage qu'ils devraient montrer dans leurs propres maladies, et surtout dans les opéra- tions auxquelles ils peuvent être exposés, c'est tout autre chose : en pénéral, fort mauvais malades, ils sont très-difficiles à soigner. Les étudiants en médecine et les jeunes médecins s'imaginent avoir toutes les maladies qui ont le moindre rapport avec la leur; ce qui, souvent, retarde leur guérison.

(4) Comme partout les extrêmes se rencontrent, on a remarqué que , si la profession de médecin comptait dans ses rangs beau- coup d'incrédules et même de matérialistes, elle avait aussi donné à l'Église un assez grand nombre de saints , et à la société une foule d'hommes non moins remarquables par leur piété que par leur sa- voir. Parmi ces derniers, il suffit de citer les noms des Fernel, des

CAUSES DES PASSIONS. 95

.-évanlai^es : Sanlc', eonsidéralioii, iiidépeiidauce politique.

Juconvénienls : lîsclava{>;e (le la jjrol'essioii , iii^^ralilude des malades et du }>ouveinemeut; latij^ue coutiiuielle , ma- ladies é pidémiques et coiilajjieuses.

MlLITAlKES.

Qualités : Couraji;e, loyauté, propreté, ordre.

Défauts: Libertiiiajfje, iulempéranoe, paresse (l), suscep- tihililé.

Avantages : Gloire, avancement rapide en temps de guerre.

Inconvénients : Servitude déjjuisée; affections rhumatis- males, blessures, mort prématurée.

Avocats.

Qualités : Loyauté, générosité (2), esprit d'ordre.

Défauts : Ambition, cupidité, jactance.

Avantages ■■ Publicité ou éclat du mérite, confraternité, au moins apparente.

Inconvénients : Loquacité souvent sans conviction; mala- dies du larynx et de la poitrine.

Gens de lettres.

Qualités : Humanité, générosité, affabilité.

Défauts : Orgueil, envie, médisance, vénalité, intempérance,

luxure. Avantages : Plaisirs de l'esprit, indépendance. Inconvénients : Critique; maladies aiguës et chroniques du

Camerariiis, des Bajjlivi , des Newton, des Leibnitz , des Baillou , des Boerhaave , des MorfTapfiii , des Haller, des Wiiislow, des Bayle , des Laennec, des de Jussieu. (Yoir note D, à la fin du volume.)

(1) En temps de paix surtout.

(2) Principalement pendant la jeunesse. On regrette que les notaires ne s'occupent plus uniquement d'affaires relatives à leur profession. Quant aux avoués, presque toujours placés entre leur devoir et leur intérêt, ils sont si généralement accusés d'impro- bité, que l'Eglise elle-même croit honorer saint Yves en assurant qu'il fui honnête dans sa charge de procureur.

9G - CAUSES DES PASSIONS.

cerveau et des viscères contenus dans l'abdomen, aujj- luentatioa de l'irritabilité naturelle de leur caractère (1).

Artistes.

Qualités: Humanité, générosité , reconnaissance.

Défauts : Envie, prodigalité, intempérance (2), vanité,

amour-propre démesuré, défaut d'ordre. Avantages : Célébrité acquise ou en espérance, /«cont-én/cnfj .• Critique ; irritabilité excessive, passions

amoureuses, affections du cerveau, fin souvent misérable.

Marchands.

Qualités : Assiduité au travail, exactitude, sobriété. Défauts : Mensonge continuel, dol, avarice. Avantages et inconvénients : V ariables suivant la loterie in- dustrielle à laquelle ils jouent.

Agriculteurs.

Qualités : Amour de la famille, travail, sobriété.

Défauts : Ruse et méfiance extrêmes, rusticité, que l'instruc- tion parviendra sans doute à corriger.

Avantages : Santé, gaieté, longévité.

Inconvénients : Injures du temps , sinistres ; affections rhu- matismales, lumbago surtout, et névralgie scialique.

Artisans, Ouvriers.

Qualités : A mour paternel, confraternité dans la même partie. Défauts : Paresse, ivrognerie, libertinage (3), colère, im- prévoyance.

(1 ) On a remarqué que c'est dans les professions lettrées que l'on rencontre proportionnellement le plus de suicides.

(2) L'ivrognerie surtout est le vice habituel des musiciens de bas étage.

(3) L'ivrognerie se rencontre bien plus fréquemment dans cer- taines classes d'ouvriers que dans d'autres : ainsi elle est très-com- mune chez les imprimeurs, les fondeurs, les forgerons, les chape- liers, les tonneliers, les charpentiers, les peintres en bâtiment, etc., tandis qu'elle est beaucoup plus rare chez les couvreurs elles ma- çons. Voyez l'article Ivrognerie.

Le libertinage est surtout très-commun chez les tailleurs , le

CAUSES DES PASSIONS. î>7

Avantages : Force physique, développement des sens exer- cés, gaieté.

Inconvénients ■• Mauvais exemple, manque d'ouvrage, vieil- lesse malheureuse ; prédisposition à certaines maladies, variables selon la nature de leurs travaux (1).

DOMESTrQUES.

Qualités : Quelquefois fidélité, attachement et économie quand ils ont de bons maîtres.

Défauts : Mensonge, dol, gourmandise, ingratitude.

Avantages : Insouciance du lendemain.

Inconvénients .'Dépendance, humiliations, doublement mal- heureux en cas de maladie (2).

Employés.

Qualités : Ordre, propreté, ponctualité. Défauts : Manque de politesse et d'égards envers les admi- nistrés qui les payent , jactance. Avantages : Avancement , pension de retraite. Inconvénients : Réforme, passe-droits

Souverains.

Qualités : Clémence, loyauté.

Défauts : Orgueil, ambition.

Avantages : Droit de grâce, honneurs publics, richesses à distribuer.

Inconvénients : Flatterie, révolutions, immense responsabi- lité.

Je terminerai cet article par quelques documents statistiques sur les professions.

cordonniers, les modistes, les couturières et les blanchisseuses; chez ces dernières l'immersion continuelle des mains dans l'eau, la position assise chez les autres, ne contribuent pas peu à la surexci- tation des organes génitaux. Voyez l'article Libertinage.

(1) Voyez la note E, à la fin du volume.

(2) Les uns par la crainte de perdre leur place , les autres par la contrariété de ne pouvoir pas continuer leur service.

7

98

flAtlSES DES PASSION.S.

TJBLEJU de 23,516 ind'nidus accuses de crimes, pendant les trois années 1839, 1840, 1811, classés d'après la nature de leurs professions.

PROFESSIONS DES ACCUSÉS.

1839.

1840.

1841.

I.

Bergers et aulres occupés du soin des troupeaux.

103

109

93

24

390

40 409

30 402

Cultivateurs, labour., jardiniers, etc., de leur Lien

du bien d'autrui

1,5.S6

1,701

1,317

126

197

179

.Journaliers, ou manœuvres s'occupant de tcav. div.

24.5

191

196

Domestiques attaches à une ferme ou exploitation.

II.

^ . l bois, charpcnliefs, menuisiers. . . Ouvriers en | ^^.^ ^^ ^^^^ j^ ^^^^^ ^^^-^^^

337

394

350

525

502

494

63

55

75 74

Serruriers

59

72

/ en fer et autres métaux

268

274

280

l en fil, laine, colon et soie . . .

566

604

487

, . . 1 en l)ierres : maçons, couvr., etc. Autres ouvriers / ' ■. i •' j , ,

\ en produits chiin. de toute esp.

308

326

278

3

16

5

en terre : tuiliers, potiers, etc.

38

33

55

\ vitriers , peintres

51

44

58

III.

74

88

79

63

79

64

Meuniers

121

145

146

IV.

17

14

21

178 266

151 258

173 233

Taill,, lapiss , et autres ouvr. travail!, sur les étof.

23

27

21

33

33

34

V.

Agents d'affaires et autres professions analogues.

50

41

39

Marcliands colporteurs

153

131

100

. , ,. 1 en gros, banquiers, etc. . Commerçants «^'a"^''* „,, j,;,aii

37

67

36

176

182

177

ntgocianis. . sa„s établis, fixe , maquignons, etc.

42

66

31

77

72

90

VI.

Commissionnaires, portefaix, porteurs d'eau, etc.

110

98

107

64

95

73

Voituriers et rouliers

168

137

119

VII.

Aubergistes, logeurs, hôteliers, limonadiers. . .

152

134

141

Domestiques attachés à la personne

A reparler, . . .

617

580

561 6,618

7,063

7,365

CALSKS DES PASSIONS.

99

PROFESSIONS DES ACCUSÉS. 1839. 1840. 1841.

Rcporl. . . VIII.

Accoucheuses

Artistes (peintres, musiciens, comédiens, etc.). .

riercs , écrivains, imprimeur»

Éludiiints.

Fonciionriaires publics, employés

Agents de la force publique, gardes forestier». .

Instituteurs, professeur»

Militaire» et anciens militaires

Propriétaires vi\ant de leur revenu, rentier». . . Notaires, avocats, avoués, médecins, homme» de lettres, prêtres, huissiers, commissaires-pris. IX.

Contrebandiers

Chiffonniers ,

Mendiants et vagabonds

Filles publiques

Sans moyens d'existence connus

TOTAUK. . . .

Total général. . . .

7,06.3

51

26 25

123 36

145

7,365

5

10

14

21

3

4

58

65

71

7

14

9

42

49

66

70

74

67

30

39

27

81

76

79

75

64

63

35

25 21

214 30

152

6,618

66

14 32

122 37

173

7,858 8,226 7,462 23,546

La première classe des professions, qui comprend les individus habiiuelleiiienl occupés aux travaux des champs, est toujours la j)lus nombreuse : elle forme plus <lu tiers du nombre total. La deuxième, celle des ouvriers chargés de mettre en œuvre les ma- tières preinièreà, le bois, la laine, le 1er, le coton, etc., renferme un peu moins du tiers du non)bre total. En troisième lifijne vient la neuvième classe, celle des f^ens sans aveu, vagabonds, mendiants. Le reste des accusés se partage chaque année d'une manière assez uniforme entre les autres clauses.

Sur les 23,54C accusés, 13,387 travaillaient pour le compte d'au- trui , 6,672 pour leur propre compte, et 3,487 vivaient dans l'oi- siveté.

En 1840, sur 100 accusés appartenant aux professions libérales (huitième classe\ 36 sur 100 (plus du tiers) étaient poursuivis pour des crimi's contre les personnes ; cette proportion es,t de 35 sur 100, pour les accusés de la première classe, ceux qui sont attachés à l'exploitation du sol; de 32 sur 100, pour les aubergistes, cabare- litTs, logeurs , etc.; de 23 sur 100, pour les artisans et ouvriers de louie espèce des deuxième, troisième et quatrième classes; de 20 sur 1(J0, pour les mariniers, voituriers, rouliers, etc.; de 15 sur 100 , pour les accusés de la neuvième classe ou les gens sans aveu ; de 13 sur 100, pour les accusés de la cinquième classe, marchands, commerçants, etc.; enfin de 12 sur lOJ, pour les domestiques at- tachés à la personne. Ces rapports ont peu varié en 1839 et en 1841.

Dans ce tableau, les femmes accusées qui n'avaient pas de pro- fessions ont été classées d'après celle de leurs maris.

00 CAUSES DES PASSIONS.

Tableau comparatif des suicides et des crimes en France, dans leurs rapports avec les professions.

Suicidés. Accusés.

Vidasse. Laboureurs, journaliers. . . . 30 sur 100. 36 sur 100.

classe. Artisans 1 1 20

classe. Boulang. , bouchers, charcul. 2 3

4" classe. Chapeliers, tailleurs, blanchiss. 6 5

5^ classe. Négociants 5 6

6*" classe. Voiluriers, hommes de peine. 2 4

7^ classe. Hôteliers , domestiques .... 7 9

8^ classe. Professions libérales 21 5

9*^ classe. Gens sans aveu 16 12

Dans le Rapport au Roi pour l'année 1 836, d'où j'ai extrait ce tableau , il est couslaté que la proportion des accusés de crimes contre les personnes était plus élevée dans la 1"^ et dans la S*" classe, c'est-à-dire parmi les hommes adonnés aux. travaux de la terre et parmi ceux qui ont embrassé des pro- fessions libérales. Par une coïncidence qui appelle la ré- flexion , c'est aussi dans ces deux classes que les suicides ont été le plus nombreux. Toutefois, pour porter ici un jugement rigoureux , il faudrait avoir le chiffre exact des individus qui composent chacune de ces neuf classes.

Quant à Y état civil des personnes, qui ne laisse pas que d'exercer aussi une notable influence sur le développement des passions, les documents statistiques démontrent que plus des trois cinquièmes des accusés et des suicides n'é- taient pas engagés dans les liens du mariage. Voici, du reste, ce qu'on lit dans le Rapport de 1840 : «Parmi les 8,226 ac- cusés, 4,665 (0,57) étaient célihataires; 3,159 ,0,39) étaient mariés; 356 (0,04) vivaient dans le veuvage. Parmi les accu- sés mariés, 2,599 (0,83) avaient des enfants; 560 (0,17) n'en avaient pas. Parmi les accusés vivant dans le veuvage, 275 (0,77) avaient des enfants, et 81 (0,23) n'en avaient pas. «Le nombre proportionnel des femmes était de 17 sur 100 parmi les accusés célibataires; de 0,15 parmi les accusés mariés; et de 0,38 parmi les accusés vivant dans le veuvage.

CAUSES DtS rASSIOiSS. 101

«Il a été conslalé pour 170 accusés qu'ils étaienl cuiauls naturels; pour 159, qu'ils appartenaient à des familles dont quelques membres avaient été précédemment l'objel de poursuites judiciaires; et pour 419 enfin, qu'ils vivaient dans le concubinaj^^e ou qu'ils étaienl d'une immoralité notoire.»

Ces rapports n'ont presque pas varié en 1841.

De l'Éducation, de l'Habitude et de l'Exemple.

Si les règles de l'hygiène, habilement appliquées à l'éducation physique des enfants, leur donnent une santé florissante et des membres agiles et vigou- reux, une cultui^e sagement progressive de leur es- prit ne contribuera pas moins à régulariser, à met- tre en harmonie leurs besoins animaux, moraux et intellectuels. En quoi doit consister cette triple édu- cation ? Dans un ensemble de bonnes habitudes , qui , contractées dès le premier âge , conserveront chez les enfants l'heureux naturel qu'ils tiennent de leurs parents, ou modifieront les tendances vicieuses qui leur auraient été ti^ansmises. Sans doute, on a eu rai- son d'appeler l'habitude une seconde nature ; mais , pour qu'elle puisse, dans certains cas, opérer une utile métamorphose, il faut, comme nous le verrons plus loin , qu'elle attaque le mal dès sa première ap- parition, ou bien ses efforts risqueront d'être in- fructueux, et sembleront justifier cet adage, aussi désolant qu'exagéré : «Chassez le naturel, il revient au galop. »

Oui, certainement, il reviendra le mauvais natu- rel, corroboré par la puissance de l'habitude; mais ce naturel, arrêté, modifié , entièrement changé,

toi CALSKS DÈS l'ASSlONS.

ne reviendra guère, surtout s'il eu est empêché par la vue continuelle du bon exemple que copiera l'enfant ainsi que l'homme, ce grand enfant si émi- nemment né imitateur. Je livre cet aperçu rapide aux dépositaires du pouvoir, qui ne paraissent pas attacher assez d'importance à l'éducation physique, morale et intellectuelle de la jeunesse, et qui s'ima- ginent avoir élevé un homme quand ils ont exercé deux ou trois de ses facultés au détriment des autres. Ainsi, V habitude, ce penchant contracté par la fréquente réitération des mêmes actes, et \ exemple, cette morale en action , dont les leçons parlent plus haut et plus éloquemment que tous les préceptes , voilà les deux mobiles que l'on devrait constam- ment employer dans l'éducation. Devant ra'arrêter fiur leur influence dans le chapitre consacré au traitement des passions, je me borne à signaler ici un fait grave, c'est que l'importance trop exclusive attachée de nos jours à l'instruction scientifique et littéraire ne forme guère que des hommes énervés et vicieux, c'est-à-dire de fort mauvais citoyens. Chose déplorable, en effet ! les relevés statistiques des hô- pitaux et des prisons d'Europe démontrent que les infirmités, l'aliénation mentale, le suicide, et les autres crimes, augmentent avec l'instruction et le prétendu progrès des lumières (t\ Les gouverne- ments obtiendraient , je pense , un résultat diamé- tralement opposé, s'ils s'attachaient à faire culti-

(1) Voyez ci-après, chapitre 11, le Tahleaii comparât! f des <:iimrs, de l'aliénalioH mentale et des suicides en France, depuis le 1^"" jan- vier 1827 jusqu'au I*"'' janvier 1842, et la note F, à la fio du volume.

CAOSES bES ^ASSIONS, 103

ver d'une manière harmonique tons les besoins, toutes les facultés de l'homme; si, tout en lui donnant des membres robustes, ils développaient ^i*aduel- lement ses sentiments avec son intelli^jence, en pre- nant pour point d'appui l'élément religieux, seule sanetion de la morale, et unique base d'une solide éducation.

Influence du Grand Monde, de la Solitude et de la Fie champêtre.

La fréquentation habituelle de la société rend , sans aucun doute, l'homme plus gai, plus poli, plus aimable; elle donne aussi à l'esprit et au corps plus de grâce et de souplesse; mais, malheureusement, ce qu'elle ajoute en surface et en éclat, elle le re- tire presque toujours en profondeur et en solidité. D'un autre côté, continuellement mise en jeu, et prodiguée au milieu d'une multitude de soins, de peines et de plaisirs, notre sensibilité s'éparpille, en quelque sorte, sur nos organes extérieurs, et finit par laisser nos entrailles fjoides et impassi- bles. C'est ainsi que, dans le grand monde, la com- passion et la bonté, si naturelles à l'homme, sem- blent avoir changé de place; on les trouve, en effet, bien plus dans le langage que dans le cœur.

Il en est de même pour les productions de l'esprit : l'écrivain peut bien acquérir dans la société la faci- lité et le brillant de l'expression, la grâce et l'élé- gance des tours; mais la justesse des aperçus, la profondeur des pensées et leur enchaînement , la cha- leur et la vie du discours, sont le produit habituel de la retraite et de la méditation, Aussi les grands écri'

104 CAUSES DES TASSIONS.

vains n'ont-ils guère enfanté leurs immortels chefs- d'œuvre que dans la paix de la solitude, si propice aux conceptions du génie.

Si de pieux anachorètes ont trouvé le calme de l'àme dans le silence du désert, souvent aussi la jalousie, l'envie et la vengeance y ont été nourrir leurs fureurs et aiguiser leurs poignards : c'est qu'en nous faisant sans cesse replier sur nous-mêmes, la solitude absolue renforce presque toujours notre caractère ; elle rend l'homme bon meilleur, et le méchant , plus farouche et plus dangereux. Il est constant, en outre, que la haine de la société, jointe à un goût extrême pour la solitude, favorise chez les mélancoliques le funeste penchant qui les en- traîne fréquemment au suicide.

Entre le silence du désert et le fracas du monde, s'offre à nous la vie champêtre, éminemment favo- rable au développement du corps et de l'esprit, à la sérénité de l'àme et à la durée de l'existence. Certes, si la plupart des mains occupées à écrire étaient employées aux nobles travaux de l'agricul- ture, vers laquelle notre intérêt devrait nous rame- ner davantage, les individus seraient bien plus heu- reux , la société beaucoup moins turbulente et moins malade.

Je ne parle pas ici de l'influence de l'isolement sur les détenus; je m'en occuperai dans le chapitre con- sacré au traitement pénal des passions.

Influence des Spectacles el des Romans.

La surexcitation du système nerveux , si générale depuis quelques années, doit en partie être attribuée

CAUSES DES PASSIONS. 105

aux émotions violentes que les femmes et les enfants vont chercher au théâtre. Ces émotions, qui de- viennent de véritables besoins , contribuent , plus qu'on ne le croit, à affaiblir les constitutions, en même temps qu'elles favorisent le développement des passions éi'otiques, développement déjà si pré- coce par suite de l'irritabilité morbide qui tour- mente notre société. D'un autre côté, la scène, primitivement instituée pour l'amusement et l'amé- lioration morale des masses , ne les amuse souvent que pour mieux les corrompre par les sales et igno- bles tableaux qu'elle se complaît à reproduire. Un fait physiologique qu'on perd beaucoup trop de vue , c'est que l'homme est essentiellement imi- tateur. Présentez lui des exemples moraux, donnez- lui des enseignements utiles, il s'en pénétrera, et sera disposé à les suivre. Mais si, par un déplorable abus du talent, vous lui dépeignez la vertu ridicule et le vice aimable, il sourira au vice, et ne tardera pas à délaisser la vertu. Il fut un temps le théâtre pouvait au moins servir à former le goût; aujour- d'hui la plupart des pièces ne sont propres qu'à per- dre et le goiît et les mœurs.

La lecture des romans n'exerce pas une influence moins triste sur le développement des passions, no- tamment sur celui de la paresse, de la peur, de l'a- mour, du libertinage, et du suicide, soit par imita- tion, soit par dégoût de la vie réelle. Pour une centaine de romans véritablement moraux, qu'on trouverait à grand'peine dans toute notre littérature , il en est des milliers qui ne peuvent que fausser l'esprit et pervertir le cœur.

106 ' CAUSES DES TASSIONS.

Influence des différentes formes de Gouvernement.

Les quatre principales formes de gouvernement sont le despotisme , la monarchie tempérée, le gou- vernement constitutionnel , et la république. Les leçons de Thistoire prouvent que chacune de ces formes favorise plus particulièrement le dévelop- pement de certaines passions : ainsi , le luxe , la mollesse, la paresse et le libertinage, sont les pas- sions dominantes des gouvernements despotiques. La monarchie tempérée semble maintenir l'orgueil, l'avarice et la luxure chez les classes nobles et pri- vilégiées. Le gouvernement constitutionnel , véri- table balance politique, tend à jeter la corruption dans tous les rangs de la société, à y faire «germer les passions turbulentes, égoïstes, ambitieuses, et à dé- considérer les divers pouvoirs, qui cherchent à se détruire, du moment l'équilibre cesse d'être main- tenu par la justice. Enfin , l'amour de l'indépendance et celui de la patrie, poussés jusqu'au fanatisme le plus sanguinaire, sont les deux principales passions propres au gouvernement républicain , qui suc- cède ordinairement aux monarchies affaiblies ou corrompues , et retourne presque toujours au des- potisme.

Quant aux révolutions qui sont amenées sur la scène politique par des minorités haineuses, har- dies et cupides , elles donnent lieu à d'atroces vengeances , à d'odieuses ingratitudes , à de lâches apostasies ; elles peuplent nos établissements con- sacrés aux aliénés d'ambitieux déçus, de raalheu-

CAUSES UtS l'AbSlONS. 107

relises victimes du chagrin ou de la peur; enfin, elles jettent pour longtemps dans les esprits une fièvre de changement et de révolte insupportable surtout aux nouveaux parvenus qui ont su se créer une position brillante et commode.

Injluence de V Irréligion.

Il est un lien indissoluble, une chaîne mysté- rieuse qui unit le ciel et la terre, une voix céleste qui nous appelle vers un monde meilleur, et lève ainsi toutes les contradictions qui sont en nous et hors de nous : j'ai nommé la religion , dont le sen- timent (1) a été profondément empreint dans le cœur de l'homme par la cause première de tout ce qui existe, c'est-à-dire par l'Etre infiniment puissant, intelligent, bon et juste, que nous ré- vérons comme notre créateur , notre législateur suprême, notre père, et notre juge. Qui pourrait nier l'influence salutaire des espérances et des craintes que fait naître la religion, besoin de l'esprit et du cœur , aussi indispensable aux individus qu'à la société !

L'irréligion, au contraire, enfant de l'orgueil, aussi incapable d'encourager l'homme au bien que de le détourner du mal , l'irréligion ne fait qu'at- tiser le feu des passions, ces véritables ennemies de notre liberté. Inhabile à expliquer les merveilles et l'harmonie du monde physique , elle ne montre ni remède ni terme au désordre du monde moral.

(1) Le sentiment religieux est en quelque sorte l'àme de la relj- pion ; le culte en est le corps.

108 CAUSES DES PASSIONS.

Aussi , ennemie des pauvres et des infortunés , dont elle rend l'existence plus triste encore; ennemie de la société, dont elle ébranle les bases, elle ne saurait produire aucun avantage réel, et sème partout elle passe la corruption et le désordre. D'où viennent, en effet , ces crimes monstrueux qui désolent , qui effrayent si souvent nos cités , si ce n'est de l'irréli- gion? N'est-ce pas elle encore qui produit ce sombre dégoût de la vie et ces transports passionnés qui poussent tant de malheureux au suicide ? Si nous consultons les annales de la criminalité , ces sta- tistiques effrayantes dressées par ordre des princi- paux gouvernements, nous voyons que l'instruction elle-même, loin d'arrêter les progrès du mal, semble plutôt le favoriser quand elle n'est pas appuyée sur l'élément religieux. 11 faut donc reconnaître que sans religion il n'y a point de vraie morale , et que la meilleure semence se change alors en ivraie. L'impiété est un vent brûlant qui dessèche le cœur de l'homme ; le christianisme est une rosée bienfai- sante qui le fertilise et l'agrandit (1).

(1) 11 est bien à regreUer que, dans les Comptes rendus de la justice criminelle, on n'ait pas encore songé à rechercher la propor- tion des incrédules, des indifférents et des hommes religieux tra- duits devant les tribunaux. En l'absence totale de documents offi- ciels surce point important, je me bornerai à donner ici les résultats de mon expérience particulière comme médecin légiste. D'après les faits nombreux dont j'ai été témoin, et les renseignements qui m'ont été communiqués soit parles familles, soit parle ministère public, je crois pouvoir avancer, sans crainte d'être démenti, que sur 1 00 individus accusés de crimes , 50 pouvaient être rangés parmi les indifférents en matière de religion , 40 parmi les incrédules et 10 parmi les croyants.

P'un autre côté, sur une centaine de suicides, je n'en ai constaté

CAUSES DF.S PASSIONS. ^*^^

Influence de l'Iniagi nation (l).

Je ne terminerai pas ce chapitre sans dire quel- ques mots sur une faculté merveilleuse, qui souvent donne des ailes au génie, mais qui , bien plus sou- vent encore , déchaîne les passions , et les exalte jusqu'au délire. L'imagination, en ePfet , dont je veux parler , ne se borne pas, comme la mémoire , à tenir registre des impressions reçues : elle les re- produit en les colorant , elle les combine à l'infini , et , pour peu que son développement soit hors de proportion avec celui des autres facultés intellectuel- les, elle nous trompe sur la valeur réelle des choses, fausse tout à fait notre jugement , jette notre es prit dans le vague , et, nous abusant par des craintes

que quatre commis par des personnes d'une piété reconnue : c'é- taient trois femmes mélancoliques, dont deux se sont précipitées dans un puits, et dont l'autre s'est asphyxiée par la vapeur de char- bon, après avoir placé un ffrand crucifix sur sa poitrine. Le qua- trième individu était le précepteur de l'inforluné Labédoyère, le vénérable abbé Viard , que je connaissais depuis longtemps, et dont la raison était complètement dérangée par l'âge et le chagrin.

Voir, dans le tome IX du Bulletin de V Académie royale de Bruxelles, la TVo^e de M. le chanoine de Ram sur l'utilité d'une statistique cri minelle dans ses rapports avec les principes religieux.

(t) Le mot imagination paraissant impliquer création , tandis que l'homme peut à peine saisir les phénomènes de la vie universelle, les phrénologistes ont cru devoir lui substituer celui A' idéalité. Selon eux, l'idéalité est celte faculté primitive qui, s'appliquant à tout, cherche constamment le type idéal de\outcs choses, c'est-à-dire le type artificiel qui réunit les qualités les plus frappantes de l'objet. Poussée à ses dernières conséquences, une telle tendance conduit l'homme à ne considérer le monde réel que comme une illusion, et à s'égarer dans l'immensité du vide. Voyez V Hygiène monde du doc- teur Casimir Broussais.

110 CAUSES DES TASSIONS.

OU des espérances clilmériques , nous pousse aux actes les plus déraisonnables : aussi un de nos vieux auteurs l'a-t-il surnommée la folle du logis.

C'est en grossissant , en dénaturant les objets , que l'imagination enfante ces terreurs paniques qui ont mis en fuite des armées nombreuses, ou qu'elle fait apparaître ces fantômes nocturnes , effroi des esprits faibles et crédules. Toutefois , si pendant la nuit elle augmente la peur et la crainte, elle ranime avec le jour le courage et l'espérance , qui les dissipent. Chez l'avare , l'imagination ne s'unit- elle pas à la circonspection qui le domine , pour lui montrer en perspective le monceau d'or qu'il possédera s'il a le triste courage de vivre long- temps de privations? IN'est-elle pas encore l'un des plus puissants auxiliaires de l'amour? n'est-ce pas elle qui lui met son bandeau?

L'imagination pouvant déterminer une foule de maladies , et même la mort , on conçoit combien le fœtus doit souffrir des écarts et des dérègle- ments de l'imagination de la mère, non par le trans- port et l'empreinte de quelque figure , mais bien par le trouble communiqué à la circulation et à la nutrition de deux individus vivant de la même vie. Je dois enfin rappeler ici que l'imagination , et les passions qu'elle excite , dérangent sur-le-champ la sécrétion du lait, et altèrent tellement la nature de ce fluide, qu'on a vu des enfants être frappés de mort subite en prenant le sein immédiatement après que leur nourrice venait d'éprouver une vive affec- tion morale.

SEMËIOLOGIE DRS PASS(ONS. 1 I 1

CHAPITRE V.

Séméiologie des Passions, ou Kxposé des Signes phvsio- gtionioiiiques et phrénolofjiques au moyeu desquels ou |)i°élead pouvoir les caractériser.

C'est une chose certaine, que le corps s'altère et se change quand l'âme s'éraeut , et que celle- ci ne fait presque pas d'action qu'elle ne lui en imprime les marques. De La Chambre, les Caracl. des Passions.

Deux systèmes , qui remontent à une très-liaute anticjuité, se présentent ici avec d'égales prétentions à signaler les penchants et les aptitudes des hommes. La physiognomonie et la phrénologie veulent toutes deux cjue notre extérieur ne soit c^ue la manifesta- tion de ce c|ui se passe habituellement au dedans de nous ; mais, ce principe admis , elles se séparent aussitôt , et procèdent d'une manière tout à fait opposée : la première , jugeant le plus souvent a posteriori , la seconde , a priori : l'une , reconnais- sant le caractère par la configuration des traits qu'il a déteriuinés ; l'autre , à la seule inspection des éminences cérébrales, traduites en relief sur le crâne, annonçant les instincts, les sentiments, les facultés qui prédominent , et qui n'attendent que l'occasion favorable pour s'exercer.

Essayons , dans une rapide analyse, de présenter les signes caractéristiques des passions, d'après ces deux sciences, ou plutôt ces deux systèmes.

tl2 SF.MKIOLOGIE DES PASSIONS.

Selon les physiognomonistcs, les diverses émotions de joie , de tristesse , de jalousie , de colère , etc. , se peignent aussitôt sur la figure , et impriment à nos traits certaines modifications qu'on retrouve absolument semblables chez tous les peuples. La même émotion se reproduit-elle fréquemment , les traces d'abord légères qu'elle laissait sur le visage deviennent chaque jour de plus en plus profondes, et finissent par lui communiquer une expression habituelle , connue sous le nom de physionomie , et qui n'est autre chose que le reflet du caractère , c'est-à-dire de l'état le plus ordinaire de l'âme.

Mais le visage n'est pas le seul livre dans lequel nous puissons étudier les passions humaines : la constitution , la forme de la tête , sa capacité , les habitudes extérieures , le geste surtout et le timbre de la voix , sont des indices précieux qui ne mé- ritent pas moins de fixer notre attention. Aussi n'est-ce sur aucun de ces signes , considérés isolé- ment , mais sur leur ensemble et sur leur accord , qu'on peut parvenir à asseoir un diagnostic cer- tain.

Constitutions. En traitant des causes des pas- sions , j'ai fait connaître les signes auxquels on peut distinguer les différentes constitutions, et l'in- fluence qu'elles exercent sur le caractère. Comme il serait superflu d'y revenir ici , je me hâte de passer en revue les diverses parties du corps, qui ont toutes leur signification.

Tête. Trop grosse et trop charnue , la tête an- nonce au physiognomoniste une intelligence lourde et paresseuse ; trop petite , ou mal conformée , elle

SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS. 113

est à ses yeux l'indice de la faiblesse et de l'ineptie.

Face. Un visage dont la hauteur excède la largeur d'environ un tiers dénote , en général , au- tant de noblesse de sentiments que de finesse d'es- prit ; trop allongé ou trop arrondi , il indique une certaine roideur de caractère et une âme peu éle- vée. On doit toutefois distinguer dans la face trois parties essentielles : la première , qui s'étend de la racine des cheveux aux sourcils , caractérise le degré des facultés intellectuelles ; la seconde , qui descend des sourcils au bas du nez , a plus de rap- port avec les sentiments moraux ; la troisième, qui comprend le reste du visage, est plus intimement liée aux besoins animaux, notamment à la gour- mandise et à la volupté. Du reste . quand on étudie une figure , il vaut beaucoup mieux la considérer de profil que de face , parce que le profil offre des traits plus prononcés , des lignes plus pures , et qu'en outre il se prête beaucoup moins à la dissi- mulation.

Coloration de la face dans les passions. La co- loration de la face offre, jusque dans ses diverses nuances , des signes auxquels nul physionomiste ne saurait se méprendre. C'est ainsi qu'on distingue facilement la rougeur de la colère de celle de la pudeur. La première , déterminée par la stase du sang , effet immédiat de la gêne de la respiration , présente une teinte sombre et livide ; tandis que la seconde , par suite de l'augmentation légère des mouvements du cœur, revêt une couleur brillante et vermeille. De même , on reconnaît la pâleur de la frayeur à une simple décoloration du visage , au

\\4 SÉMKIOLOCIE DES TASSIONS.

lieu qu'une teinte terne , cuivreuse ou plombée, an- nonce la présence de quelque passion sombre et farouche, telles que la jalousie, la haine ou l'envie.

Poussant plus loin les recherches sur la colora- tion considérée comme moyen diagnostique , de La Chambre a remarqué que la rougeur produite par la colère commence par les yeux , celle de l'a- mour, par le front, et celle de la honte, par les joues et les extrémités des oreilles.

Cheveux. La diversité du poil et du plumage des animaux prouve assez combien celle des che- veux doit être prise en considération chez l'homme. Leur élasticité , en effet, peut faire juger de celle du caractère: plats, souples et fins, ils annoncent en général un naturel faible et flexible ; rudes et crépus , un caractère sauvage , ou tout au moins difficile. La couleur des cheveux aide à déterminer la constitution des individus : on sait que les bilieux les ont ordinairement noirs, et les sanguins, blonds.

Des cheveux noirs , plats , épais et gros, dénotent peu d'esprit, mais de l'assiduité et l'amour de l'or- dre. Des cheveux noirs et minces , implantés sur une tête mi-chauve , dont le front est élevé et bien voûté , ont souvent fourni la preuve d'un jugement sain et net, mais d'un esprit dénué d'invention et de saillies. Les cheveux roux caractérisent , à ce qu'on assure , l'homme ou souverainement bon ou souverainement méchant. Dans les signalements de voleurs, les cheveux sont presque toujours marqués brun Joncé. Un contraste frappant entre la couleur de la chevelure et celle des sourcils inspire de la métiance à quelques observateurs.

Sli.MÉlOLOGIE DES PASSIONS. 115

Fionf. Considéré dans sa partie osseuse, le front est la mesure tles facultés intellectuelles, et particulièrement de la tom nui-e d'esprit, que ion trouve analogue chez les personnes qui ont cette partie conformée de la même manière. Est-il proé- minent, étroit ou trop allongé, il dénote un esprit faible et borné; perpendiculaire, il annonce du ju- gement et de la pénétration, mais vm cœur de glace; enfin, penché en arrière, il atteste de l'imagination, peu de jugement, et d'autant plus de fougue qu'il est plus déprimé.

Quant à la peau qui recouvre le front, sa teinte, sa tension, son relâchement, ses plis, font connaître les impressions auxquelles nous sommes habituelle- ment sujets. Par exemple, les fronts ridés en long, et surtout à la racine du nez, sont un signe de réflexion et de mélancolie. Les individus dont le pauscle occipito-frontal suit tous les mouvements des yeux et des sourcils ont, comme les singes, le caractère inquiet et égoïste.

Ainsi, en physiognomonie, la partie solide du front indique la mesure interne de nos facultés, et la partie mobile, l'usage que nous en faisons.

Sourcils. «Au-dessous du front, dit le philoso- phe Herder, commence sa belle frontière, le sourcil, arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de la discorde lorsqu'il exprime le courroux. » Les mouve- ments des sourcils sont, en effet, d'une expression bien significative pendant le jeu des diverses pas- sions, dont ils conservent les traces : c'est ainsi qu'ils s'élèvent dans la fureur, tandis qu'ils s'aT.t baissent dans la haine, la tristersc, le mépris, et

116 SÊMÉIOLOCIE DES TASSIONS.

pendant les médllatlons sombres , astucieuses. Si on les considère à l'état de repos, on ne trouvera guère, selon Lavater, de penseurs profonds, ni même d'hommes fermes et judicieux , avec des sourcils minces et très-élevés. Des sourcils doucement ar- qués s'accordent avec la modestie et la simplicité. Placés en ligne droite et horizontale, ils se rappor- tent à un caractère mâle et vigoureux. Lorsque leur forme est moitié horizontale , moitié courbée , la force de l'esprit se trouve réunie à une bonté ingé- nue. Enfin , des sourcils épais et qui ont l'air de s'enfler annoncent un individu qui s'est livré fré- quemment à la colère, comme leur mobilité et leur développement excessifs signalent un caractère sou- cieux, et même jaloux.

Yeux. Tandis que les autres traits du visage traduisent plus spécialement tel ou tel genre d'im- pressions, les yeux expriment la vie dans toutes ses nuances : aussi les a-t-on surnommés les fenêtres , le miroir de l'âme, ]sl face de la face. Leur grandeur annonce une mélancolie douce; leur petitesse, la vivacité, la colère même. Fendus en amande, ils dé- notent de la tendresse, tandis que leur rondeur est l'indice de la nonchalance et de la stupidité, surtout quand ils sont à demi recouverts par une paupière pesante. Quant à la couleur, les yeux bleus dénotent un caractère plus mou, plus efféminé que ne le font les bruns ou les noirs. Les yeux verdâtres sont sou- vent un signe de vivacité, d'emportement et de cou- rage. Lorsque la ligne circulaire de la paupière su- périeure décrit un plein cintre, c'est la marque d'un bon naturel. Enfin, les individus qui vous regardent

StMKIOI,OClE liES PASSIONS. fl7

en tenant les yeux à moitié fermés annoncent pres- que toujours plus de ruse et de finesse que de cou- rage et d'énergie.

Ne- confondez pas le regard perçant et le regard de feu : le premier, appelé aussi coup cl œil d'aigle, dénote la vivacité, l'ardeur, l'expansion : il traverse; le second, au contraire, indique la concentration : il ne perce pas, il attire : c'est un charme qui enivre et séduit , c'est le véritable regard magnétique. iNa- poléon les possédait tous les deux, et leur a du une grande partie de sa puissance morale.

Nez. Un nez qui se recourbe dès le haut de la racine annonce un caractère impérieux, ferme dans ses projets et ardent à les poursuivre : tels sont les nez aquilins, ainsi nommés parce qu'ils se rappro- chent de la forme du bec de l'aigle. Les nez presque perpendiculaires sont aussi regardés comme le signe d'une mâle constance.

Un nez dont le dos en ligne courbe présente une grande largeur est une forme excessivement rare, et qui annonce des facultés supérieures.

Un nez fort saillant, joint à une bouche avancée, décèle un grand parleur, un homme présomptueux, téméraire, étourdi, effronté.

Un nez court , avec un méplat au milieu , est l'indice d'une sensualité grossière et de penchants égoïstes.

Des narines petites sont le signe d'un esprit ti- mide, incapable de hasarder la moindre entreprise; lorsqu'elles sont dégagées et vibrantes, elles annon- cent un naturel voluptueux et violent, surtout si le bout est fortement retroussé.

118 S'EJltlOLOGlt; DES I'ASSIONS.

On sait que les anciens regardaient le nez comme le siège de la colère : ils l'appelaient aussi la partie la plus honnête du visage, parce que sa tuméfaction et sa rougeur trahissent habituellement les écarts de continence et de régime.

Bouche. Eloquente , même jusque dans le si- lence, la bouche est, après les yeux, la plus expres- sive de toutes les parties du visage.

Le caractère est en général d'une trempe analogue aux lèvres : ferme, mou ou mobile comme elles. Des lèvres grosses et bien proportionnées présagent de la bonté et de la franchise; charnues, elles indiquent un penchant prononcé à la sensualité et à la paresse; rognées, elles inclinent à l'avarice.

Une lèvre supérieure qui déborde un peu est la marque d'une bonté affectueuse; l'avancement de la lèvre inférieure correspond plutôt à une froide bonhomie.

Une lèvre inférieure qui se creuse au milieu dénote un esprit plein d'enjouement et de douce malice.

Une bouche resserrée , dont la fente court en ligne droite, et sur laquelle le bord des lèvres ne pa- raît pas , est l'indice du sang-froid et d'un esprit appliqué, ami de l'ordre, de l'exactitude et de la propreté. Si elle remonte en même temps vers les commissures, elle suppose un fond de prétention, de vanité, et de frivolité malicieuse.

Une bouche doucement fermée, et dont le dessin est correct , indique un esprit ferme , réfléchi et judicieux.

Une bouche toujours béante est le signe de la sottise.

SÉMÉIOI.OCIK DES PASSIONS. 119

Toutes les fois qu'à l'ouverture de la bouche les gencives supérieures paraissent en plein , comme chez les Anglais, on peut diagnostiquer beaucoup de flegme et de froideur dans le caractère.

Contre l'opinion des anciens, des dents petites et courtes sont, dans l'âge adulte, l'attribut d'une force extraordinaire, et souvent d'une grande pénétration d'esprit. Petites et rentrantes, elles dénotent de la finesse sans méchancelé, mais pourtant un caractère difficile et vindicatif. De longues dents sont un in- dice certain de faiblesse et de timidité. Celles qui, très-saillantes , semblent reposer sur la lèvre infé- rieure, annoncent peu d'énergie, peu d'esprit, mais un caractère caustique et toujours disposé à mordre.

Méfiez-vous des gens qui ont constamment le sou- rire sur les lèvres, aussi bien que de ceux qui ont la bouche de travers , et dont le rire a quelque chose de forcé : la grâce du sourire est la mesure de la bonté du cœur et de la noblesse des senti- ments.

Joues. Les joues sont, en quelque sorte, le fond du tableau, et la surface sur laquelle viennent se dessiner les autres traits de la physionomie. Les souffrances et le chagrin les creusent, mais les lais- sent dans le relâchement; la rudesse et la bêtise leur impriment des sillons grossiers; la tempérance et la culture de l'esprit les entrecoupent de traces lé- gères et agréablenier)t ondulées. Certains enfonce- ments triangulaires fortement dessinés sur les joues sont le signe infaillible de l'ambition, de la jalousie et de l'envie, surtout s'ils coïncident avec un teint jaune ou plombé.

120 SSjHÉIOLOGIE DES PASSIONS.

Des joues larges et pendantes dénotent la plu- part du temps des individus adonnés à la gour- mandise.

Oreilles. La petitesse des oreilles annonce de la vivacité et de l'esprit. Une oreille large et unie, sans aucune rondeur dans les contours, suppose, au con- traire, un cerveau excessivement faible. Quand l'en- semble de l'oreille est plat, mou et grossier, il exclut le génie. Enfin, des oreilles fermes et rapprochées de la tète indiquent aussi de l'esprit, et de plus l'a- mour de l'indépendance.

Menton. Un menton qui, dans le profil, se trouve en ligne avec la bouche , doit inspirer de la confiance , surtout s'il est garni d'une fossette gra- cieuse. Reculé, il annonce un caractère efféminé; saillant, il est la marque d'un esprit actif, ferme et délié. Lorsque son avancement est excessif, et qu'il forme ce qu'on appelle un menton de galoche, il est un signe de pusillanimité ou d'avarice.

Quant à la forme, considérée isolément, un men- ton plat annonce la froideur, un menton pointu la ruse, un menton carré la force et souvent la fougue du caractère.

Sous le rapport de la grosseur, un petit menton dénote la méchanceté , tandis qu'un menton mou , charnu et à plusieurs étages est la marque et l'effet de la sensualité.

Enfin , une forte rainure au milieu du menton signale un homme plein de résolution et de ju- gement.

Cou. Un cou bien proportionné est d'un au- gure favorable pour la solidité du caractère. Epais

ÊEMEIOLOGIE DES l'ASblONS. 121

c' court , il décèle la colère ; {jras , la sottise et la gourmandise; mince et allongé, la timidité et des facultés intellectuelles peu développées. La manière dont le cou supporte la tète ne donne pas des signes moins caractéristiques. La laisse-t-il tomber en avant, cela accuse peu d'énergie et d'amour-propre; s'il la relève et la porte en arrière, attendez-vous à autant de vanité que de jactance. On a remarqué que les personnes assidues aux pratiques religieuses tiennent en général la tête inclinée sur l'épaule.

Du dos et des épaules. Si, par l'effet du rachi- tisme, les épaules et la colonne vertébrale sont de travers et offrent une gibbosité, la complexion en souffre, il est vrai, mais on a observé que cette con- formation favorise la finesse et l'activité de l'esprit , disposé alors à l'exactitude, à l'ordre et à une certaine causticité. On sait que le mouvement d'élévation communiqué à une seule épaule sert ordinairement à exprimer le dédain.

Foix. Chaque homme a un timbre de voix qui lui est propre, comme il a une physionomie parti- culière. Or, le timbre n'est autre chose que la physio- nomie du son, c'est-à-dire la traduction de l'homme intérieur par le son de la voix. Chaque passion a également un son de voix qui la distingue. Ainsi, la colère s'annonce par une voix aigre , animée et fré- quemment entrecoupée; la crainte, par une voix soumise, incertaine, troublée; l'indignation, par une voix rude, terrible, impétueuse; la douleur, par une voix sourde, négligée, gémissante; l'amour, par une voix douce, tendre, entrecoupée de soupirs. Il y a , du reste , autant d'inflexions de voix qu'il y

122 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.

a de nuances de sentiments susceptibles de se com- bincF*; mais son timbre habituel est presque tou- jours en rapport avec le caractère de chaque in- dividu (1).

Le geste, la démarche, Vattitiide, sont le langage commun de toutes les nations : ils accompagnent le discours, et en renforcent l'expression; ils suppléent à ses imperfections, et en trahissent souvent l'im- posture. Les paroles peuvent être ambiguës, la pan- tomime de la nature ne Test jamais ; sans cela , comment les enfants et les animaux pourraient-ils la comprendre? Rien donc de plus significatif que le geste, surtout quand il est d'accord avec la voix. Aussi, naturel ou affecté, rapide ou lent, passionné ou froid, grave ou badin, aisé ou roide, monotone ou varié, noble ou bas, fier ou humble, hardi ou timide, décent ou impudique, caressant ou mena- çant, le geste est-il la traduction la plus fidèle de l'homme intérieur par l'homme extérieur. Sans doute, habiles à composer leur visage, certains êtres faux et artificieux peuvent quelquefois donner le change à ceux qui les écoutent; mais si on les étu- die dans une nombreuse société ils ne se croient pas observés, si même, dans le tête-à-tête, on suit avec attention les mouvements du pied, et surtout ceux de la main, il est bien difficile qu'ils ne finis- sent pas par dévoiler le fond de leur pensée.

On remarque chez beaucoup d'individus une dé- marche et des attitudes favorites contractées par la

(1) Voy. l'ouvrafje remarquable \nù\.\\\é : l' Ornleur, ou Cours de délit cl d'action oratoires, par A. de IJoosmalen ; Paris, 1841, in-8".

SKMKIOI.OGIK ItES PASSIONS. 123

force de l'habilude, et qui sont en quelque sorte l'ensciyne de leur profession. Ainsi, Ton reconnaît un marin à l'écartenient de ses jambes; un maître de danse, à la pointe des pieds qu'il porte délicate- ment en dehors; le cavalier, au contraire, a cette même pointe des pieds fortement déjetée en dedans, pendant que ses genoux cagneux heurtent l'un contre l'autre. De même, un horloger ne vous regarde guère sans fermer l'o'il auquel il fixe sa loupe quand il travaille. Dans la conversation , vous reconnaîtrez un caissier aux mouvements de ses doigts, qui sem- blent toujours compter des écus. Pour donner plus de force à ses paroles , le peintre dessine des con- tours dans l'air, tandis que le statuaire, pour se faire mieux comprendre, modèle encore sans s'en apercevoir.

On peut également deviner la profession d'une foule d'individus, à certaines exclamations, et sur- tout aux locutions techniques qui reviennent sans cesse dans leur conversation.

Main. Passons maintenant à l'étude de la main, qui est la langue usuelle du sourd-muet. Sa forme indique nos dispositions naturelles ; ses mouvements , les nombreux sentiments qui nous affectent.

Des doigts longs et bien effilés ne se rencontrent presque jamais avec un esprit grossier et porté à la luxure; des doigts courts et arrondis annoncent la pesanteur de l'esprit et la paresse. Une main pote- lée est un signe de sensibilité. Après l'intelligence, la main est l'attribut le plus caractéristique de l'homme. C'est à sa faculté d'opposer le pouce aux autres

124 îrÉMÉlOLOClE DES PASSIONS.

doigts que nous sommes redevables de tous les arts; sa grande mobilité la rend aussi l'interprète de nos pensées et de nos sentiments; il n'est aucun de ses mouvements qui ne parle : « Avec la main, dit Mon- taigne, nous requérons, nous promettons, appe- lons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons , doubtons , instruisons , commandons , imitons , en- courageons, jurons, tesmoignons, accusons, con- damnons, absolvons, injurions, mesprisons, des- fions, despitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions , mocquons , reconcilions , recomman- dons, exaltons, festoyons, rejouissons, complai- gnons , attristons , desconfortons , désespérons , es- tonnons , escrions , taisons , et quoy non ? d'une variation et multiplication , à l'envy de la langue. » {Essais, ]ï\. Il, ch. 12.)

De l' habillement et de la mode. La propreté et la négligence, la fatuité et la simplicité, le bon et le mauvais goût , la coquetterie et la décence , voilà autant de choses qu'on distingue à l'habillement seul. La couleur, la façon, l'assortiment des vête- ments , la manière de les porter, sont encore autant de signes caractéristiques. Par exemple , les indivi- dus qui adoptent des vêtements d'une couleur noire ou foncée, dont l'habit est étroit, exactement bou- tonné , et dont le chapeau est enfoncé sur les yeux , sont pour la plupart d'un caractère peu expansif ; tandis que des habits bien étoffés, presque toujours ouverts, et d'une couleur plus ou moins vive, an- noncent des hommes qui ont en général moin» d'or-

SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS. 125

dre et de persévérance, mais plus de franchise et d'amabilité que les premiers.

Le sage est aussi simple que propre dans son ex- térieur: il s'habille selon son rang, et ne se pare pas; il ne suit pas précisément la mode, mais il évite de trop la choquer. Les personnes qui la suivent d'une manière outrée sont , pour la plupart , des gens oi- sifs, superficiels, sans caractère et de mauvais goût ; l'homme qui affecte de se mettre d'une manière tout à fait opposée à la mode dénote un caractère opi- niâtre, caustique, et un esprit qui manque de tact. Quant au suprême bon ton , il est donné par Vin- dustrie à la fatuité qu'elle exploite.

Ecriture . Il n'est pas jusqu'à l'écriture qui ne reflète aussi quelque chose du caractère indivi- duel (1), et même du caractère national. Une petite écriture serrée et rangée avec symétrie annonce une personne amie de l'ordre et de la régularité. Une écriture lâche et vacillante , comme celle de la plu- part des femmes, est chez l'homme un signe ordi- naire de la faiblesse de l'esprit. On a remarqué que les individus d'un caractère dur et peu liant ont , pour l'ordinaire, une belle écriture. Les poëtes et les auteurs écrivent rarement bien ; ils veulent, chose impossible, que la plume soit aussi rapide que la pensée, ce qui donne à leurs doigts une espèce de mouvement convulsif dont se ressent leur écriture. Au contraire, les professeurs de calligraphie , les commis subalternes, les gens qui sont obligés d'é- crire des choses dénuées d'intérêt, emploient tout le

(I) Voir ia note G, à la fin du volume.

iiQ SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.

temps nécessaire à tracer avec perfection des carac- tères dans lesquels ils s'admirent, comme les auteurs, dans la contemplation des beautés qui proviennent de leur esprit.

Tels sont les principaux signes extérieurs que les pliysiognomonistes croient propres à faire recon- naître les passions et les aptitudes des hommes ^1). Quant aux signes pathognomoniques des passions étudiées dans leurs moments de crise , on les trou- vera décrits aux articles consacrés à chacune d'elles, dans la seconde partie de cet ouvrage.

Vient maintenant la phrénologie, qui soutient que les sens ne sont que des appareils intermédiaires chargés de transmettre les impressions du monde extérieur au cerveau , et par lui à l'àme ; que le cer- veau n'est point un organe simple , mais une agré- gation d'organes différents, ayant des attributs com- muns , avec des qualités propres et spéciales ; que la pensée, ainsi que les passions, a son siège unique dans ce viscère, dont elle subit toutes les modifi- cations; enfin, qu'on peut y classer, y localiser les instincts, les sentiments et les facultés intellectuelles, puisque leur énergie respective comcide avec le dé- veloppement plus ou moins considérable de certai- nes circonvolutions de ce point central du système nerveux. Quant à l'activité des organes, et, par suite,

(1) J'ai lâché de donner ici une analyse fidèle du système de La- vater, que j'ai complété à i'aide des travaux modernes, notamment avec les deux chapitres que M. Delesire a consacres au geste et au caractère , dans ses ÉlitHes sur les Passions appViqiu'es aux beaux- arts. Voir, à la fin du volume, la note H, sur la Théorie des Ressemblances.

SEMÉIOLOCIK OES PASSIONS. 127

à lu munilestrilloii plus ou moins éiierpjique de nos besoins, elles sont sous la dépendance de la consti- tution et des influences extérieures, notamment de l'éducation religieuse, qui, dans le plus grand nom- bre des cas, parvient à leur Imprimer une direction utile à l'individu et à la société.

Le fondateur de la physiologie du cerveau, Gall , n'avait vérifié et admis que vingt-sept organes ou instruments de nos diverses facultés (^1). On en compte aujourd'hui trente-sept, d'après la nomenclature de ses deux disciples, Spurzheim et Dumontier.

De chaque côté de la base du cerveau se trouvent d'abord placés les penchants communs à tous les animaux, penchants qui sont la condition indispen- sable de l'existence des individus et de la conserva- tion des espèces. Dans la partie moyenne siègent les sentiments communs à l'homme et à certains ani- maux. A la partie antérieure ou frontale sont les facultés intellectuelles, qui placent l'homme à une distance si prodigieuse de tous les êtres organisés. Passons rapidement en revue chacun de ces signes phrénologlques, dont il faudra toujours étudier les

(1) Nome/icfr/fiire (/e Gnll : 1 Instinct de la génération ; 2 amoup de la progénitui^e; 3 attachenoent; 4 instinct de la défense de soi-même; 5 instinct carnassier; 6 ruse; 7 sentiment de la propriété; 8 orgueil ou sentiment de l'élévation; 9 vanité;

10 circonspection; 11 mémoire des choses, éducabilité; 12 sens des localités ; 13 mémoire des formes; 14 mémoire des mots; 1.5 mémoire des langues; 16 coloris; 17 mélo- die; — 18 mémoire des nombres; 19 construction, mécanique;

20 esprit comparatif; 2i esprit métaphysique; 22 esprit de saillies ; 23 talent poétique ; 24 bonté ; 25 imitation ; 26 vénération, théosophie; 27 fermeté. ( V^oir ci-dessus, p. 14 et 15, la division lopographique de Spurzheim.)

128 SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.

diverses combinaisons, afin de ne juger que d'après leur résultante.

A. Alimentivité. Postérieurement à la nomen- clature numérotée de Spurzheim , la faculté de s'a- limenter a été reconnue avoir son siège en avant et au-dessous du lobe moyen du cerveau. Ce siège cor- respond , sur le crâne, à la partie antérieure de l'os temporal , qui se trouve recouverte par le muscle du même nom. Le développement excessif de cet or- gane annonce une prédisposition à la gourmandise, à l'ivrognerie, à tous les abus des plaisirs de la table.

N. \J amour de la vie ou instinct de la conservation est situé à la partie inférieure du lobe moyen, au- dessous de la destructivité, à laquelle il semble ser- vir de contre-poids. On le voit sur le crâne, en avant et en haut de l'apophyse mastoïde, auprès de l'at- tache de l'oreille, qui le recouvre presque entière- ment. Son développement, joint à celui de la cir- conspection , dispose l'homme à la timidité, à la fuite du moindre danger; sa dépression, au contraire, avec forte saillie de la combativité , poussera le cou- rage jusqu'à l'extrême témérité. L'absence de cet organe coïncide-t-elle avec l'exagération de celui de la destructivité , on éprouvera une malheureuse pro- pension au suicide.

1. Amativité. Le cervelet, qui préside surtout à l'amour physique , occupe entièrement les fosses occipitales inférieures. Les individus chez lesquels il est très-développé ont la nuque forte , le cou ar- rondi et large derrière les oreilles. Ils sont infini- ment plus portés aux plaisirs vénériens que ceux qui présentent une organisation opposée.

SÉAIÉIOLOCIE DES PASSIONS. 129

2. flii/ogéni titre. L'organe de l'amour des en- fants , ou de la philogéniture, complément nécessaire du précédent, est situé de chaque côté de la ligne médiane, immédiatement au-dessus du cervelet. A l'extérieur il se traduit à la partie moyenne de l'oc- cipital, au-dessus de la protubérance de ce nom. Trop développé , il expose les parents à devenir le fléau de leurs enfants par l'excès même de leur ten- dresse. La philogéniture est ordinairement bien moins prononcée chez l'homme que chez la femme : le contraire a lieu pour l'amativité.

3. Hahitativité. Elle apparaît, sur le crâne, à l'angle postérieur et supérieur du pariétal , au-dessus de la suture de l'occipital. L'attachement aux lieux que l'on habite est-il excessif, il rend malheureux l'homme éloigné du sol natal , et le dispose à une maladie lente et cruelle , connue sous le nom de nostalgie ou mal du pays. Dans le cas contraire , l'individu , cosmopolite , abandonne et retrouve avec indifférence les lieux qui l'ont vu naître.

4. Vaffectionivité nous porte à aimer nos sem- blables, à nous rapprocher d'eux, à les secourir, à vivre doublement dans un ami. L'organe qui pré- side à cette faculté, que George Combe a proposé d'appeler adhésivité, est situé entre la philogéniture en bas , l'approbativité en haut , l'habitativité et la circonspection de chaque côté.

Le besoin d'attachement , qui précède et accom- pagne le besoin de reproduction , contribuera , s'il est convenablement développé , à conserver la fidé- lité conjugale. Sa prédominance pourra aussi déter- miner la nostalgie , qui ne dépend pas seulement de

9

130 SÉMÉlOi.OCIE DES FASSIONS.

l'amour des lieux témoins de notre enfance, mais encore du regret de nous voir séparés des êtres qui nous sont chers. Son absence complète est l'indice d'un caractère insociable et incapable de croire au dévouement de l'amitié.

5. Combativité. Située à l'angle postérieur et in- férieur des pariétaux, au-dessus et un peu en arrière de l'apophyse mastoïdè , à la hauteur du bord supé- rieur de l'oreille, la combativité est la faculté qui porte l'homme à repousser l'agression , à défendre sa vie , sa demeure, ses enfants. Son développement excessif, qui élargit la tête au-dessus de la nuque, annonce un esprit querelleur, aimant les rixes, la guerre , et pouvant pousser le courage jusqu'à la té- mérité. Sa dépression dénote les qualités contraires. M. Thoré a proposé de l'appeler rëactionivité , mot qui conviendrait mieux à sa destination primitive , qui est la conservation de l'individu par sa réaction personnelle.

6. Destnictivité. La propension à détruire se manifeste à la région temporale, au-dessus de l'o- reille, par une protubérance allongée presque hori- zontalement. Deux dégénérescences anormales de la destructivité sont le besoin du meurtre et le pen- chant au suicide.

7. Secrétivité. Cette faculté a pour but de don- ner à riiomme la discrétion et la réserve convenables au milieu de toutes les circonstances de la vie. Sa prédominance est l'indice d'un esprit porté à la dis- simulation , au mensonge, à l'astuce; son défaut de développement présage une franchise outrée et sou- vent préjudiciable.

SÉMÉIOLOGIE OF.S PASSIONS. 131

Placée paraHèlcmcnt au-dessus de la destructi- i'ité, elle se traduit , sur le crâne , à la partie supé- rieure des temporaux, près de leur jonction avec les paiiétaux.

8. \jacquisivité correspond à l'angle antérieur et inférieur du pariétal : c'est le penchant à acquérir et à conserver les choses nécessaires à la vie. Son excès peut conduire à l'avarice ou au vol, s'il n'est pas contre-balancé par le sentiment de la bienveil- lance ou celui de la justice.

9. Constriictii'ité. C'est l'aptitude aux construc- tions et à la mécanique. Elle se voit sur le crâne, en arrière de l'angle orbitaire externe, au-dessus de l'organe du calcul.

10. L'organe de V estime de soi, ou sentiment de notre valeur personnelle, est situé au sommet du crâne et un peu en arrière. Son absence complète indique et explique la nullité de certains hommes, qui, avec des moyens remarquables, n'ont rien pu réaliser de grand. Sa prédominance , qu'on rencontre rarement chez l'homme humble et modeste , est le signe ordinaire de la fierté, de l'orgueil, de l'am- bition.

11. ApYjrohativité. L'amour des louanges, ou vanité, se décèle, à l'extérieur du crâne, par deux proéminences en segments de sphère, placées de cha- que côté de l'estime de soi ou orgueil , et formant en quelque sorte la demi-couronne de l'ange déchu.

12. La circonspection se traduit, sur le crâne, au centre de chaque pariétal. Son développement nor- mal indique la prudence; son défaut, l'inconsé- quence, l'étourderie, l'insouciance; son excès, la

132 SÉMÉIOI.OCIE DES PASSIONS.

méfiance et une dangereuse indécision, qui nous laisse continuellement entre le désir d'agir et la crainte de mal faire. Dans cette dernière circon- stance, la tête est beaucoup élargie, et a une forme carrée.

13. Bienveillance. Au sommet de l'os frontal apparaît l'organe de la bienveillance , dont la saillie trop prononcée annonce la bonhomie et la fai- blesse, comme sa dépression indique la sécheresse du cœur, l'insensibilité, la méchanceté même. Con- venablement développée , la bienveillance nous dis- pose à souffrir des souffrances d'autrui , et à les sou- lager : c'est une bonté éclairée.

14. La vénération ou religiosité correspond à l'angle supérieur antérieur des pariétaux, auprès de leur articulation avec le frontal. Elle est limitée en avant par la bienveillance ; en arrière , par la fer- meté; et sur les côtés, par la merveillosité et l'es- pérance. L'élévation prononcée du vertex est donc le caractère commun à tous les hommes religieux.

15. L'organe de Ia fermeté ou persévérance est si- tué vers le sommet de la tête, en arrière de la véné- ration. Les individus qui l'ont déprimé sont incon- stants et dépourvus de caractère ; ceux, au contraire, qui l'ont fortement prononcé, sont tenaces dans leurs résolutions ; les choses difficiles ont pour eux de l'at- trait, et une fois qu'ils sont entrés dans une carrière, ils la parcourent malgré tous les obstacles.

1 6. Conscienciosité. Parallèlement à l'espérance, et derrière elle , à trois pouces et demi au-dessus du conduit auditif, on voit, sur chaque pariétal, l'or- gane de la conscienciosité, juge intime dont la voix

SEMtlOLOCIE DES TASSIONS. l^S"

mystérieuse crie du fond de l'organisation , et est pour chacun la règle de sa conduite.

17. Espérance. 18. Merveillosité. 10. Idéalité. U espérance se traduit, sur le crâne, vers l'angle supérieur antérieur du pariétal , entre la conscien- ciosité et la merveillosité. Trop développée, elle en- fante des projets gigantesques, des rêveries , des châteaux en Espagne. La merveillosité est le pen- chant aux choses appelées surnaturelles; c'est elle qui inspire les illuminés. Elle se montre vers le bord antérieur du pariétal, à sa jonction avec l'os fron- tal. — Uidéalité, imagination ou poésie, se dessine au-dessus des tempes, vers le bord latéral du fron- tal. Lorsqu'elle est très-prononcée , elle élargit donc considérablement le haut du front. Les individus doués de cette organisation sont des esprits géné- ralisateurs, cest-à-dire qui peuvent s'élever à un point de vue supérieur, d'où ils embrassent un ho- rizon qui leur laisse voir l'harmonie, le lien des perspectives. La poésie, dans son sens le plus étendu, étant le sentiment des harmonies entre toutes les choses de la nature, se confond avec \ idéalité ou imagination, qui ne crée rien, mais qui saisit plus ou moins les phénomènes de la vie universelle, et les reproduit par la pensée.

Combinées entre elles, \ idéalité, la merveillosité et V espérance, conduisent aux exaltations , et déter- minent quelquefois l'extase (1).

20. La gaieté ou esprit de saillies se traduit, sur le crâne, à la partie supérieure et latérale du front,

(1) Voyez, à la fin du volume, la note B sur l'Extase.

134 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.

en avant du muscle temporal. Les individus chez lesquels cet orjjane prédomine sont, la plupart du temps, des machines à traits, à épigrammes, à ca- lembours ; d'autres sont plus disposés à faire des satires ou des caricatures , ces grotesques censures dont le crayon des artistes français a toujours tracé les types les plus spirituels et les plus mordants.

21. Imitation. Le talent de l'imitation ou de la mimique se dessine au sommet du frontal, à la nais- sance des cheveux, qui le recouvrent presque entiè- rement. Ce talent naturel de traduire avec fidélité les sentiments et les idées par des gestes est néces- saire aux auteurs dramatiques, aux comédiens, aux orateurs. C'est encore lui qui inspire aux peintres et aux sculpteurs cette vérité de mouvement et d'at- titude qui contribue si puissamment à donner de l'expression à leurs ouvrages.

22. Individualité. C'est la faculté qui fait dis- tinguer un Individu d'un autre individu , un objet d'un autre objet. Ceux qui en sont dépourvus ne sont nullement propres à étudier les phénomènes isolés ; ceux, au contraire, chez qui elle est prononcée, ont de la disposition aux sciences de détail et d'obser- vation analytique. L'organe se traduit immédiate- ment au-dessus de la jonction de la racine du nez avec le front.

23. Configuration. 24. Etendue. 25. Pesan- teur. — 26. Coloris. Ces quatre organes appa- raissent successivement sur l'arcade orbilaire, de- puis son angle interne jusqu'à sa partie moyenne. La configuration, ou sens des formes , fait percevoir la figure des êtres et des objets extérieurs; c'est donc

SÉMÉIOLOCIE DES TASSIONS. 135

elle qui donne la mémoire des formes, et qui con- stitue principalement le talent du dessin et l'aptitude à saisir la ressemblance. Loi'sque cette faculté est très-développée , elle augmente l'écartemetit qui existe entre les yeux. Le sens de Vétendiie et ce- lui de la pesanteur font apprécier la superficie des objets et leur poids. Quant au sens du coloris , il fait percevoir et réflécîiit dans le cerveau l'impression transmise par le sens de la vue. L'appréciation des couleurs ne dépend donc pas uniquement de l'œil : on trouve, en effet, beaucoup de peintres qui sont de fort mauvais coloristes, avec une vue excellente.

27. Localité. C'est la mémoire des lieux, le sens de l'espace, la faculté de s'orienter, faculté na- turelle, dont l'existence est attestée par les migra- tions d'oiseaux qui traversent les mers. Les personnes qui l'ont très-développée sont , pour ainsi dire, nées astronomes; la grande propension qu'elles ont à changer de lieux leur donne le goût des voyages. Combiné avec le sens des couleurs, le sens de la lo- calité produit les peintres paysagistes. Elle corres- pond, sur l'os frontal, aux deux bosses inférieures qui surmontent l'angle interne de l'arc sourcilier.

28. Calcul. Le sens des nombres est une faculté fondamentale dont l'organe se montre à l'angle ex- terne de l'arcade orbitaire ; il est ordinairement moins prononcé chez la femme que chez l'homme ; les animaux paraissent en avoir quelque rudiment. Les personnes chez lesquelles le calcul est très- développé semblent voir les nombres comme s'ils étaient écrits sur une ardoise, ce qui leur permet de calculer de mémoire. Elles ont en général l'esprit

136 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.

droit, mais peu brillant; leur caractère est sombre ou distrait.

29. Vordre se traduit sur l'arc sourcilier, en de- dans du calcul. Son développement rend le sourcil proéminent en cet endroit, et dénote une personne qui aime que tous les objets qui l'entourent soient rangés avec symétrie. La dépression de cet organe annonce, au contraire, ces individus qui se com- plaisent à laisser tout pêle-mêle autour d'eux, et qui égarent sans cesse les objets à leur usage.

Appliqué aux productions intellectuelles, l'ordre est la méthode de l'esprit.

30. Éventualité. C'est la faculté de conserver le souvenir des faits et des événements ; c'est la mé- moire des choses. Elle se borne à recueillir les ma- tériaux que l'ordre dispose, que la comparaison et la causalité ']u^ent et systématisent. Chez les enfants, qui apprennent tant de choses du monde extérieur, l'éventualité est proportionnellement très-saillante sur le milieu du front , qu'elle fait bomber.

31. Temps. C'est à l'aide de cet organe, dé- couvert par Spurzheim , qu'on se rend compte du temps qui s'est écoulé , et qu'on apprécie sa succes- sion; il donne au poëte le rhythme, au musicien la mesure. On le voit au-dessous des bosses frontales et au-dessus du sourcil.

32. Tonalité. A côté et en dehors de l'organe du temps, apparaît celui de la tonalité. Toutes les fois qu'il est assez développé, les individus sont agréablement affectés par la mélodie et l'harmonie , et d'une manière désagréable par la discordance des tons. Sa prédominance annonce un penchant sou-

SÉMBIOLOGIE DES PASSIONS. 137

vent irrésistible pour l'art musical. « La musique et le chant, dit Gall, ne sont pas des inventions de l'homme; le Créateur les lui a révélés à l'aide d'une organisation particulière. »

33. Langage. C'est au sens du langage que l'on doit rapporter la mémoire des mots , y compris celle des noms propres. Les yeux creux et enfoncés sont un signe de l'absence de cette faculté, tandis que les yeux à fleur de tête annoncent des individus doués d'une élocution facile.

34. Comparaison. 35. Causalité. Ces deux facultés intellectuelles, dites réJlectÎK'es, constituent principalement ce que l'on appelle la raison. La pre- mière , sagacité comparative , juge les rapports des choses pour en connaître les ressemblances et les différences; la seconde ne se borne pas à les com- parer, elle va jusqu'à l'induction, qui, en présence des faits, considère l'un comme cause, l'autre comme effet.

L'organe de la comparaison est situé sur l'os fron- tal, entre la bienveillance en haut, et Y éventualité en bas. Son développement excessif annonce des hommes qui aiment les hiéroglyphes , les allégories, les apologues , et dont le langage est rempli de mé- taphores.

Placée au niveau et sur le côté de la circonspec- tion, la causalité, si elle est trop prédominante, peut devenir une source d'erreurs , en voyant sans cesse des effets et des causes il n'existe sou- vent que de simples coïncidences. Elle constitue alors l'esprit systématique et paradoxal.

Le défaut absolu de comparaison et de causalité

138 SÉilÉIOLOCIE DES PASSIONS,

produit une incapacité intellectuelle quj rapproche l'homme de la brute. Convenablement développées, ces deux facultés sont les puissants auxiliaires de la morale et de la religion, en faisant comparer avec justesse les bonnes et les mauvaises actions, en faisant remonter aux causes des unes et des autres, et surtout en manifestant l'éternelle sagesse de la cause première de toute la création.

Il résulte de ce court exposé, que p/tysiognomo- nie et la phréno/ogie ont également pour but la con^ naissance de l'homme moral; que toutes deux consi- dèrent l'homme extérieur comme le relief de l'homme intérieur; seulement, que la première s'attache plus particulièrement aux formes acquises des diverses parties du corps; la seconde, aux formes natives du crâne, ou plutôt de l'encéphale, dont elle fait dé- pendre notre constitution et notre caractère.

Aujourd'hui que ces deux systèmes comptent près-, que autant de prosélytes que de détracteurs (1), il

(1) Ce qu'il y a de surprenant, c'est que la plupart des indivi- dus qui se prononcent énerfjiquement pour ou contre ces deux systèmes ne se sont pas seulement donné la peine de les étudier, el encore moins de les approfondir. Quant à moi, je me trouve encore trop peu éclairé pour me permettre de les juf^er. Je crois cependant pouvoir dire, dès à présent, que la localisation des fa- cultés ne me semble ni impossible ni contraire à notre libre arbitre. Du reste, que cette localisation soit une vérité ou bien une chi- mère, nos prédispositions natives n'en restent pas moins ce qu'elles sont; seulement, dans le premier cas, le* parents et les maîtres auraient un moyen de plus pour les reconnaître et leur imprimer de bonne heure une direction harmonique, t. avaler, Gall , Spnrz- heim . n'ont certainement jamais voulu prêcher le matérialisme ni l'irrélifyion , et il serait par trop injuste de les rendre responsables du tort de ceux qui sont venus donner à la science une si fâcheuse

SÉMÉIOLOCIE DES TASSIONS, 139

me semble, qu'il serait aussi utile qu'intéressant de répéter en grand, c'est-à-dire sur des masses, les observations individuelles qu'ont pu faire Lavater, Gall, Spurzhcim, Broussais et M. Dumontier, ainsi que leurs prédécesseurs.

Une commission, composée d'adversaires, de par- tisans et de froids observateurs de ces deux systèmes, pourrait , à Paris mieux que partout ailleurs , en dé- montrer clairement l'exactitude ou la fausseté. Ainsi, la conformation cérébrale des trois cents élèves de l'Ecole polytechnique viendrait nécessairement con- firmer ou renverser la localisation de l'organe du calcul et de ses congénères; le Conservatoire de mu- sique fournirait le nombre comparatif des élèves et des professeurs qui ont les organes de la mesure et de l'harmonie considérables ou déprimés ; l'Ecole royale des beaux-arts, les ateliers particuliers de peinture et de sculpture , les écoles de dessin , comp- tent une foule de jeunes artistes dont les disposi- tions devraient correspondre à la prédominance ou à la dépression des organes du coloris, de l'éten- due, de la configuration ou de la constructivité ; en- fin , les membres les plus distingués de chacune des cinq classes de l'Institut devraient également pré- senter un développement cérébral en rapport avec la branche des connaissances humaines qu'ils ont spé-

direction. Voir les ouvrages de Gall et de Spurzheifti , ainsi que les divers écrits publiés contre leurs systèmes par MM. F^elut et Leuret. Voir surtout la Phrenoloi^ic morale de notre savant confrère le docteur Serrurier (Paris, 1810, in-8"), et V Examen de la Phréno- losie, publié en 1812 par M. Fiourens.

140 SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.

cialement cultivée , et dans laquelle ils ont pu dé- passer leurs collègues.

La localisation des sentiments serait tout aussi facile à vérifier que celle des facultés intellectuelles. Il suffirait pour cela de s'assurer, dans les pensions , dans les collèges et dans les séminaires, si le ca- ractère des élèves, que l'on peut observer chaque jour, est ou n'est pas en harmonie avec tel ou tel développement de la région supérieure du crâne.

Quant aux penchants inférieurs, les prisons de la capitale, et, au besoin, les bagnes, sont encore là, et permettent de répéter les observations contradic- toires des phrénologistes et de leurs adversaires.

Pendant le cours de leur inspection , les mêmes commissaires examineraient simultanément si les caractères physiognomoniques indiqués par Aris- tote, Galien, Albert le Grand , Lavater, sont vrais ou illusoires; si les deux systèmes dont nous parlons ne s'accordent que dans quelques points, ou bien s'ils sont intimement liés ; si l'un ne serait pas la conséquence de l'autre , et , dans ce cas , quel est celui auquel appartient la prééminence. Enfin , un examen comparatif de la physionomie, du geste, et de la conformation crânienne d'un grand nombre d'individus , fait à plusieurs années d'intervalle , dé- montrerait si les changements apportés par l'éduca- tion dans le caractère et l'intelligence ont amené au physique des modifications correspondantes. Ces recherches, qu'on ne s'y trompe pas, exigeraient de longues années d'études consciencieuses et parfois difficiles ; mais les données précieuses qu'elles four- niraient à la religion, à la médecine, à la jurispru-

SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS. 141

dence et aux beaux-arts; les améliorations subsé- quentes qu'elles pourraient apporter à notre société égoïste et corrompue , suffiraient , ce me semble , pour fixer l'attention des gouvernements , et les en- gager à faire entreprendre un travail dont je n'ai pu donner ici qu'une idée imparfaite.

142 MARCHE, COMPLICATION

CHAPITRE VI.

Marche , Complicalion et Terminaison des Passioos.

Les passions et les maladies sont des sœurs étroi- tement unies : elles naissent, marchent, et finis- sent de la iiiêuie manière.

Les passions ne se développent pas toujours avec violence et rapidité : aussi les Grecs exprimaient- ils par le mot irpoTuàGeia , mant-passion , Tétat moral dans lequel le désir sollicite doucement l'âme dont il cherche à se rendre maître. C'est le moment la raison peut et doit examiner attentivement si ce dé- sir est louable ou non , et s'il n'y a pas plus d'avan- tages à le chasser qu'à le satisfaire.

Quelque mouvement de vaine gloire, d'égoïsme ou de volupté, est-il parvenu à agiter notre àme, si elle s'y arrête avec complaisance, tout en le recon- naissant vicieux; si elle s'y abandonne avec réflexion et volonté, la passion , déjà formée, augmente subi- tement d'énergie, et ne tarde pas à nous pousser à des actes nuisibles et criminels.

Mais la passion devient plus insatiable, plus ty- rannique, à mesure qu'elle s'exerce: l'habitude, celte seconde nature, la convertit en un besoin im- périeux; et l'homme, véritable esclave, n'a plus alors pour guide qu'une raison faussée et corrompue, qui lui cache, ou parvient même à lui faire aimer sa dé- gradante servitude.

ET TERMINAISON DES PASSIONS, 143

Dans CCS trois périodes de développement, qui souvent se confondent, on peut remarquer que la voix des passions nous sollicite d'une manière dif- férente : dans la première, elles demandent ; dans la seconde, elles exigent; dans la troisième, elles contraignent.

En traitant de l'influence de l'âge, j'ai suffisam- ment indiqué dans quel ordre apparaissent les prin- cipales passions : je me bornerai donc à rappeler ici que celles qui dépendent des besoins animaux sont les premières à se manifester; viennent ensuite celles qui tiennent aux besoins moraux , puis enfin celles qui sont liées à nos besoins intellectuels.

Si maintenant on examine la marche des passions, en ayant égard et à leur violence, et au temps qui s'écoule entre leur naissance et leur terminaison , il est impossible de n'être pas frappé de l'analogie qu'elles ont avec les maladies qui affligent le corps. Comme ces dernières, en effet, elles se présentent à l'état aigu ou à l'état chronique ; comme ces der- nières, elles remontent fréquemment de l'état chro- nique à l'état aigu , ou bien disparaissent, tout en restant sujettes à une sorte de périodicité, sur la- quelle les médecins et les moralistes ne me semblent pas avoir assez arrêté leur attention ; comrn^ ces dernières, enfin, leur fougue et leur durée dépen- dent plus ou moins de l'âge, du sexe, de la consti- tution, du climat, de la nourriture, de l'hérédité, en un mot de la double atmosphère physique et morale dont nous sommes environnés. Ainsi, géné- ralement parlant, la colère est un délire aigu, et la liaine une affection chronique, dont la vengeance

144 MARCHE, COMl'I.ICATION

est la crise la plus ordinaire. Passions des êtres fai- bles, la jalousie et l'envie ont une marche primiti- vement chronique : ce sont deux fièvres consomp- tives qui rongent lentement les entrailles de leurs victimes. L'amour est une fièvre ardente qui a ses redoublements, ses transports, ses fureurs. L'am- bition est une fièvre tenace dont la marche insi- dieuse et les paroxysmes irréguliers donnent la mort au milieu de l'espérance. L'ivrognerie, enfin, le plus abrutissant de tous les vices, ressemble le plus sou- vent à ces fièvres nerveuses intermittentes, dont les retours périodiques constituent le principal carac- tère (1).

Les passions sont solidaires entre elles comme nos organes; aucune ne saurait être vivement mise en jeu sans que les autres ne soient aussitôt en éveil. Mais la passion dominante est alors une reine des- potique qui surexcite les facultés , les sentiments , les instincts favorables à ses désirs, et qui impose silence à ceux qui voudraient en entraver la satis- faction.

Je n'admets pas plus de passion simple que de maladie simple : quand un viscère est profondément altéré , tout l'organisme souffre avec lui ; quand une

(1) Ayant eu à soiffner un grand nombre d'individus adonnés à l'abus des boissons alcooliques ou de l'opium , j'ai presque constam- ment observé l'influence de la périodicité sur leur funeste pen- chant : les uns ne s'enivraient que le dimanche, d'autres le lundi, plusieurs toutes les quinzaines pendant trois jours de suite; quel- ques autres enfin tous les mois : cette dernière remarque m'a été fournie par des femmes dont la plupart avaient passé l'âge de re- tour.

ET TERMINAISON DES PASSIONS, 145

passion est enracinée dans le cœur de l'homme, le moral et le physique sont plus ou moins altérés ; dans ces deux cas, î'àme et le corps partagent l'état mor- bide, parce que, dans nous, tout est un. Les moralistes qui ont distribué les passions en simples et en com- posées, me paraissent donc avoir établi une division purement arbitraire. Toutes, d'ailleurs, présentent à l'analyse deux, trois , souvent même un plus grand nombre d'éléments moraux appréciables. L'ambi- tion, en effet, n'est qu'un mélange d'orgueil, d'opi- niâtreté et de folle espérance ; sans parler du besoin des sens , l'amour se compose souvent d'autant de vanité, d'égoïsme et d'imagination que d'affection réelle ; la jalousie et l'envie , tristes appréciatrices de leur propre faiblesse, ne sont qu'un composé de crainte, de haine et de douleur ; l'avarice , enfin , si mal comprise par La Bruyère et Rousseau (1), est- elle autre chose qu'un assemblage de froid égoïsme et de circonspection poussée à l'excès chez des êtres ordinairement affaiblis par l'âge ou les infirmités? Du reste , ces diverses complications, étudiées dans les deux sexes, présentent des différences notables sur lesquelles j'insisterai lorsque je traiterai de cha- que passion en particulier.

Si l'orgueil et la vanité accompagnent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe , il est des pas- sions qui cessent généralement à certaines époques de la vie , et font place à d'autres qui surgissent non moins tyranniques. Ainsi , la gourmandise et la pa- resse, si naturelles à l'enfance, sont d'ordinaire rem-

(1) Voyez ci-après l'arlicle Avarice.

10

146 -MARCHE, COMPI.ICATIOS

placées, chez Je jeune homme, par la prodigalité et les transports de Tamoiir. Quelques années plus tard, l'amour lui-même cède son règne à l'ambition; l'am- bition, à son tour, disparaît chez le vieillard; puis arrive l'avarice, qui ne finit qu'avec lui. Telles sont les terminaisons, ou plutôt les transformations suc- cessives que subissent les principales passions ob- servées dans le cercle de la vie humaine.

]\os passions, abandonnées à elles-mêmes, se ter- minent donc rarement par une véritable guérison : l'homme n'en est presque jamais exempt; il ne fait qu'en changer ; le plus souvent même il ne quitte un excès que pour tomber dans l'excès opposé, et laisse de côté la vertu , qui les sépare : le poltron devient téméraire, les prodigues deviennent avares, les amants finissent par se détester; tant il est vrai que les extrêmes se touchent !

Quant au pronostic que l'on peut porter sur la terminaison plus ou moins funeste des passions , une expérience de tous les jours nous démontre que les maladies, la folie , une mort prématurée; l'opprobre, la misère , les crimes , les châtiments des hommes , précurseurs ordinaires de la justice divine, sont la triste perspective des imprudents qui ne s'attachent pas de bonne heure à restreindre leurs besoins et à modérer la violence de leurs désirs.

Cet effrayant pronostic, que l'on peut porter sur les individus livrés à la fougue de leurs passions , s'applique aussi aux nations , ces grandes familles ayant chacune , à leur origine, les mêmes croyances, les mêmes intérêts, les mêmes mœurs. Dès que les liens qui faisaient leur force sont brisés, dès que

ET TLI'.MINAISON DES PASSIONS, 147

chaque individu, érijjcant en loi ses propres doc- trines, se l'ait nno relijjion de l'é^joisme, de l'in- tempérance, du luxe et de la cupidité, on peut in- failliblement annoncer leur dissolution prochaine ou leur retour à la barbarie ; à moins que la Providence, toujours bonne , lors même qu'elle châtie, n'envoie quelque fléau destructeur qui les force à se retrem- per dans des sentiments purs et généreux.

118 EFFETS DES PASSIONS

CHAPITRE VIL

Effets des passions sur l'organisme. Réaction de l'orga- nisme dans les passions. Leurs effets sur le corps so- cial et sur les croyances religieuses.

Les orages qui bouleversent les facultés morales détruisent les forces physiques , et toate passion vile est un poison brûlant.

J. Droz, Essai sur V Art d'être heureux.

En général , les passions modifient l'organisme de trois manières différentes , selon qu'elles l'affectent agréablement, péniblement, ou bien qu'après lui avoir fait éprouver de la douleur, elles le laissent réagir contre la cause de sa souffrance. Dans le pre- mier cas, elles poussent à l'extérieur du corps toutes les forces vitales; dans le second, elles les refoulent vers les viscères; dans le troisième, elles les ramè- nent violemment de l'intérieur à la périphérie. Les passions gaies sont donc éminemment excentriques ; elles dilatent , elles épanouissent les traits du visage , qu'elles colorent par l'afflux de la chaleur et du sang. Les passions tristes, au contraire, sont concentri- ques; elles contractent la figure, rendent les traits grippés, et diminuent sensiblement la chaleur de la peau, à laquelle elles impriment un ton pâle, jaune ou plombé. Les passions mixtes participent de ces deux effets , c'est-à-dire que , d'abord concentriques , elles deviennent d'autant plus excentri(jues que les

SUI\ l/ORGANlSME. 149

individus sont doués d'une plus grande puissance de réaction : telle est la colère chez les personnes ro- bustes et bilieuses.

Du reste, plus les passions sont mises en jeu, plus elles abrègent, par leur excessive consommation vitale, l'existence des individus, aussi bien que celle des peuples.

Seuls conducteurs dont Tâme se serve pour rece- voir et transmettre ses impressions, les nerfs sont ordinairement d'autant plus développés que les af- fections morales ont été plus vives, plus fréquentes , et la pensée plus active. Aussi, toutes choses égales d'ailleurs, trouve-ton le grandsympathiquebeaucoup plus fort chez la femme que chez l'homme, tandis que l'arbre cérébro-spinal prédomine chez celui-ci.

L'ébranlement imprimé à tout le système nerveux par nos diverses passions va-t-il indifféremment re- tentir sur telle ou telle partie du corps, ou bien fait- il ressentir son contre-coup à un organe plutôt qu'à un autre? C'est une question dont la solution m'a longtemps occupé , et qu'un grand nombre de faits pathologiques m'ont permis de résoudre de la ma- nière suivante :

Lorsqu'il y a dans l'économie un organe ma- lade, c'est toujours sur lui que la passion va retentir.

2" Existe-t-il harmonie complète entre toutes les fonctions, les passions gaies ébranlent de préfé- rence les organes thoraciques ; les passions tristes , les viscères abdominaux (1) ; et les passions mixtes, ces derniers d'abord , les premiers ensuite.

(1) Il est plus que probable que le sang éprouve aussi, par l'ef- fet des passions, des altérations dont la chimie parviendra peut--

150 EFFtts DEè i>ASSl0NS

3" Enfin , chez les individus dont le tempérament ou plutôt la constitution est fortement dessinée, les effets morbides varient selon les diverses prédomi- nances organiques, prédominances que j'ai montré être une véritable prédisposition à des maladies en quelque sorte déterminées. Que trois jeunes gens , par exemple, l'un sanguin , l'autre nerveux, et le der- nier bilieux, se livrent, dans les mêmes conditions, à un violent accès de colère, le premier aura très- probablement une congestion ou une hémorrhagie ; le second, un spasme accompagné de mouvements convulsifs ; et le troisième, un ictère ou un flux bi- lieux, précédé de coliques plus ou moins aiguës.

Telles sont les lois suivant lesquelles se commu- nique l'ébranlement des passions, lois que le simple bon sens eût pu établir a priori , et qui m'ont coûté plusieurs années d'études morales et de recherches pathologiques.

Les anciens ont sans doute parfaitement constaté l'influence du moral sur le physique ; mais ils se montrent beaucoup trop exclusifs , et prennent sou- vent l'effet pour la cause, quand ils prétendent que la joie provient de la rate; la colère, de la vésicule biliaire; l'amour, du foie; la jactance, des poumons; la sagesse, du cœur, etc. (1). A cette théorie, erro-

ètreà constater la nature. Quant à présent, je crois pouvoir avancer que les passions gaies ou excentriques communiquent à ce liquide les caractères physiques qu'il présente dans la plupart des inflam- mations suraiguës, tandis que les passions tristes ou concentriques lui donnent plutôt l'aspect qu'il offre dans les maladies aslhéni- ques, notamment dans le scorbut.

(I ) « Homines splene rident , felle irascuntur, jecore amant , pul- «mone jaciaHt, corde sapiunt, » etc.

SUR l/ORGANISME. 151

née sous plus d'un rapport, je crois pouvoir sub- stituer des observations consciencieuses et multi- pliées qui m'ont démontré, jusqu'à la dernière évidence, que chacun de ces viscères peut devenir malade sous l'influence de différentes passions; qu'il peut , à son tour, déterminer des passions diverses , et qu'enfin , dans les mêmes circonstances , les mê- mes passions produisent constamment les mêmes maladies. Les trois lois établies précédemment , jointes à celles-ci, qui n'en sont que la conséquence, m'ont souvent fait porter un diagnostic exact dans des cas de médecine pratique aussi curieux que dif- ficiles.

Cette étude, féconde en résultats, et jusqu'ici beaucoup trop négligée , de l'influence des passions sur les maladies, et des maladies sur les passions (1), peut facilement conduireà la solution des deux pro- blèmes suivants :

c( Un individu bien portant et d'une constitu- tion connue étant donné, s'il s'abandonne à telle ou telle passion, quel genre de maladie éprouvera- t-il ? Quels seront les organes affectés de préférence?

« 2" Un individu d'un caractère connu étant donné, indiquer, d'après les altérations survenues dans sa santé, quelle est la passion qui le domine actuelle- ment. »

11 m'est aussi arrivé, surtout dans les passions et les maladies passées à l'état chronique, de porter un pronostic dont le temps venait presque toujours confirmer la justesse.

(1 ) Voir, p. 8 et suiv., l'article consacré à celte dernière influence.

152 EFFETS DES TASSIONS

Les maladies produites par les passions sont , à elles seules, incomparablement plus fréquentes que celles qui proviennent de tous les autres modifica- teurs de l'économie. La moitié des phthisies, tant ac- quises qu'héréditaires, reconnaissent, en effet, pour cause l'amour ou le libertinage. La goutte et les phlegmasies aiguës du tube intestinal ne sont , la plupart du temps, que les tristes fruits de l'intem- pérance, de la gourmandise surtout. Les maladies chroniques de l'estomac, des intestins, du foie, du pancréas et de la rate, sont plutôt dues à l'ambition, à la jalousie , à l'envie , ou à de longs et profonds chagrins. Sur 100 tumeurs cancéreuses, 90 au moins doivent leur principe à des affections morales tristes. On a vu aussi ces mêmes affections produire subi- tement les dartres les plus rebelles , entre autres le lichen agrius. L'épilepsie^ la danse de Saint-Guy, les tremblements nerveux , les convulsions, provien- nent souvent d'une vive frayeur ou d'un violent ac- cès de colère. Lorsque la fièvre lente nerveuse et le marasme , auxquels succombent un si grand nombre d'enfants et d'adolescents , ne sont pas déterminés par la funeste habitude de l'onanisme , nous devons reporter nos soupçons sur la jalousie. La passion de l'étude , surexcitant sans cesse le cerveau , au détri- ment des autres organes , n'amène-t-elle pas encore, chez les personnes qui s'y abandonnent , la dys- pepsie, la gastralgie, l'insomnie, le flux hémorrhoï- dal, et cette susceptibilité nerveuse qui les rend si malheureuses , en même temps qu'elle fait le tour- ment des êtres qui les entourent ?

D'un autre côté, les trois quarts des morts subites

SUR l'organisme. 153

ne sont-elles pas occasionnées par l'ivrognerie , la gourmandise, le libertinage ou la colère?

Le suicide, ce fléau que l'on voit régner épidémi- quement aux époques de corruption et de perturba- tion sociales , n'est-il pas presque toujours la consé- quence de quelque passion fougueuse, ou d'un chagrin secret?

Enfin , sur 8,272 aliénés admis à Bicétre et à la Salpétrière dans le cours de neuf années, on trouve, d'après le Compte rendu de l'administration des hôpitaux , que la majeure partie de ces infortu- nés avaient aussi perdu la raison par suite de vio- lentes passions ou de chagrins trop vivement sentis (1).

C'est encore une loi de l'économie , que tout or- gane souffrant s'efforce de diminuer l'irritation ou la congestion qu'il éprouve, en la renvoyant vers les parties avec lesquelles il sympathise davantage. Dans les passions portées au plus haut degré, la réaction des viscères thoraciques et abdominaux a lieu surtout sur l'encéphale, qui, à son tour ébranlé par ce reflux morbide , trouble notablement la rai- son, et la rend le jouet des hallucinations les plus bizarres. Voyez cet enfant peureux, obligé de tra- verser de nuit une allée de son jardin : a-t-il en- tendu un léger bruit, c'est un voleur ou un assassin prêt à fondre sur lui. Déjà il l'aperçoit qui vient de son côté; en un instant il en voit deux, il en

(1) Les causes morales du suicide se présentent dans l'ordre sui- vant de fréquence : abus des liqueurs alcooliques , chagrins domes- tiques, inconduite et libertinage, revers dejortune, ambition, frayeur, amour contrarié.

154 EFFETS DES TASSIONS

voit quatre. Alors line sueur froide baigne son corps; ses genoux se dérobent sous lui; il veut crier, sa voix expire sur ses lèvres. Ces prétendus voleurs n'étaient cependant que des arbres agités par le vent, et auxquels l'imagination malade de l'enfant avait donné une forme mensongère. Voyez encore ce jeune homme en proie à im amour violent, et prêt à tout sacrifier pour la femme qu'il adore : quelque circonstance vient-elle éteindre l'ardeur in- sensée qui le dévorait, semblable à quelqu'un qui sort d'un songe, il est tout étonné d'apercevoir mille dé- fauts saillants chez celle qui, un instant auparavant, lui paraissait le type de toutes les perfections. Ainsi, soit que les passions réagissent sur le cerveau, soit qu'elles l'affectent primitivement , toujours est-il qu'elles amènent l'imagination et les sens à fausser momentanément la raison : aussi peut-on dire, en thèse générale, qu'elles ne diffèrent guère de la folie que par la durée.

Il est un dernier phénomène de réaction , digne de fixer toute l'attention du médecin : je veux par- ler de Vexcréti'on critique, qui a surtout lieu dans les passions provenant des besoins animaux. Ainsi, l'émission du fluide prostatique et de la liqueur sé- minale débarrassent l'organisme du spasme ou de l'agitation déterminée par de violents désirs eroti- ques. Les individus en proie à une vive frayeur suc- comberaient infaiUlblement, si le hérissement des cheveux, une sueur générale ou des excrétions al- vines ne venaient opérer chez eux une détente salu- taire. De même, le paresseux ne se débai'rasse guère de son engourdissement et de son ennui qu'à l'aide

SUR l'organisme. 153

de longs bàilleiuents, accorajiagnés de larmoiement et de pandiciilalions. Dans une jurande douleur en- core, celui qui peut verser des larmes en abondance finit par se sentir moins souffrant et moins malheu- reux. Enfin, si l'homme du monde exhale son res- sentiment par une épigramme, une médisance ou une perfidie, l'homme du peuple n'exhale-t-il pas sa colère par des crachats, des jurements, des cris, des injures, dos coups? Chez ces deux individus, le résultat physiologique est le même : seulement, ce- lui-ci a suivi l'impulsion de la nature, celui-là, l'u- sage de la société.

Du reste , on a vu les humeurs excrétées pendant la crise de certaines passions acquérir tout à coup des qualités anormales et même délétères : c'est ainsi que la peur a fait quelquefois blanchir subi- tement les cheveux, et que la salive d'individus en fureur a suffi plus d'une fois pour communiquer la rage.

Considérées chez les masses populaires, les passions se montrent encore plus délirantes et plus terribles. C'est surtout alors qu'éminemment con- tagieuses, elles gagnent de proche en proche jus- qu'aux simples spectateurs , et les entraînent sou- vent à des actes dont ils déplorent les suites quand ils sont revenus de leur funeste aveuglement.

Les tableaux suivants , résumés exacts de docu- ments officiels, feront connaître les motifs appa- rents des crimes d'empoisonnement, de meurtre, d'assassinat et d'incendie, classés par fréquence; ils montreront en outre l'action perturbatrice des pas- sions sur la société.

156 EFFETS DES PASSIONS

Sur 1 ,000 crimes de cette nature :

Haine et vengeance en ont produit 264

Dissensions domestiques, haine entre parents. . 143

Querelles au jeu ou dans les lieux publics. ... 1 13

Vol (pour l'exécuter ou en assurer l'impunité). 102

Querelles et rencontres fortuites 94

Discussions d'intérêts ou de voisinage 80

Adultère 64

Débauche, concubinage, séduction 63

Désir de recueillir une succession ou d'éteindre

une rente viagère 26

Désir de toucher une prime d'assurance sur la

vie ou les propriétés 25

Amour dédaigné ou contrarié , refus de mariage. 20

Jalousie 16

Total 1,000

Pour l'année 1839, sur 772 crimes d'empoison- nement , d'incendie , d'assassinat , de meurtre , et de coups et blessures suivis de mort , bien que portés sans intention de la donner, on trouve que :

La cupidité en a produit 113

L'adultère 43

Les dissensions domestiques 94

L'amour contrarié et la jalousie 20

Le concubinage et la débauche 38

La haine et la vengeance 243

Les rixes au jeu 88

Les rencontres et querelles fortuites. 31

Motifs divers 102

Total.... 772 Sur 813 crimes de raênae nature constatés pour

SUR I,'ORCANISME. 157

chacune des années 1840 et 1841 , on trouve que :

En 1840. En 1841.

La cupidité en a produit 144 154

L'adultère 44 47

Les disseusioDs domestiques 94 109

L'amour contrarié et la jalousie. .. . 13 8

Le concubinage et la débauche 46 50

La haine et la vengeance 246 234

Les rixes au jeu 83 60

Les rencontres et querelles fortuites. 29 45

Motifs divers U4 106

Totaux.... 813 813

8,014 individus accusés de crimes ont comparu, en 1838, devant nos cours d'assises. Sur ce nom- bre, 2,189 (27 sur 100) étaient poursuivis pour des crimes contre les personnes, et 5,825 (73 sur 100) pour des crimes contre les propriétés. Les tribunaux de police correctionnelle ont statué, cette même an- née, sur le sort de 192,254 prévenus. Enfin, les tri- bunaux de simple police ont rendu 154,088 juge- ments contre 202,814 inculpés. Ainsi, pour une seule année, on compte en France :

Accusés (de crimes) 8,014

Prévenus (de délits) 192,254

Inculpés (pour contravention). . . 202,814

Suicides 2,586

Morts subites par ivrognerie., ... 215

Duels suivis de mort 19

Potir compléter cet effrayant résumé des effets sociaux produits par les passions, il faut ajouter

1J4 tfirre »cs rà»»ioiii»

Sur ! ,(KK) crimet de cette nature

Haioe et Trogcance en om iirMutm ... Dwtgaiioo» domestique*, haine eiiUt* | Ourrelle* au jeu nu cUo» le* lieux pnl Vol 'pour frirrulrr OU '

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Pour complète cet effrayant rés»'»-

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158 EFFETS DES PASSIONS

le nombre des enfants naturels, qui s'élève à 70,089; il faudrait aussi donner le chiffre des vénériens (1) et celui des aliénés pour toute la France, mais il nous a été impossible de nous procurer ces rensei- gnements.

A Paris seulement, il a été admis, en 1838, à riiôpital militaire du Val-de-Grâce et à ses succur- sales , 849 vénériens.

Cette même année ,. les deux hospices de la Vieillesse ( Bicêtre et la Salpêtrière) ont reçu 1,252 aliénés.

Dans ces divers établissements , le chiffre des vénériens s'est élevé, en 1840, à 1,213, et celui des aliénés à 1,332.

Pour ce qui concerne les crimes commis en 1840, le nombre des affaires excède de 225 (4 pour 100) la moyenne des trois années antérieures, et celui des accusés s'est accru dans la même propor- tion. D'autre pari, les tribunaux de police correc- tionnelle on jugé en 1840, 152,892 affaires qui comprenaient 204,401 prévenus, chiffres qui of- frent une augmentation d'environ 10,000 affaires et 12,000 prévenus sur les trois années précédentes : ainsi , de tous côtés, il y a progrès vers le mal.

Un des plus pernicieux effets des passions dé- générées en habitude est d'étouffer le remords , ce cri accusateur de la conscience blessée. Quant à leur fatale influence sur la foi , il n'est aucun de nous qui

(1 ) Dans l'espace de vingt années (1814-1834) , ces seuls malades ont occasionné aux hôpitaux civils de Paris une dépense de 4,940,226 francs. (Voir l'article Libertinaçe.)

SUR l/ORGANISME. 159

n'ait observé sjii" sol ou sur les autres que le déve- loppement de quelque violent désir produit presque toujours l'affaiblissement de nos croyances et sur- tout la néglijjence des pratiques imposées par la religion. Du reste, c'est la plupart du temps l'or- gueil et non la conviction qui nous rend incré- dules. La religion est un frein qui nous gêne : nous nous en débarrassons pendant la fougue des pas- sions; nous le reprenons quand notre cœur est re- devenu calme.

160 TRAITEMENT DES PASSIONS.

CHAPITRE VIII.

TRAITEMENT DES PASSIONS.

Traitement médical. Traitement législatif. Traitement religieux.

( Necorporisquidem morbos veteres et diuauctos, «nisi per dura et aspera coerceas; corruptus « simul et corruptor, seger et flagrans animus « haud levioribus remediis restiuguendus est, «quani libidinibus ardescit. »

Tac.it., Annal., m, 54.

La médecine moderne ne me paraît pas attacher assez d'importance au traitement des maladies pro- duites ou entretenues par les passions. Le dirai-je? On voit tous les jours des praticiens distingués for- muler exclusivement des prescriptions pharmaceu- tiques dans des cas il faudrait , avant tout , s'oc- cuper du moral des individus. D'autres fois, faute de temps, de patience ou d'intérêt pour leur client, après avoir découvert la cause de sa souffrance, ils se contentent de dire : « C'est une affection morale qui le mine ; nous n'y pouvons rien ! » et ils ren- dent leurs visites moins fréquentes, lorsqu'ils de- vraient les multiplier, les prolonger par ces douces causeries qui font tant de bien à celui qui voit prendre part à sa douleur. TSon , sans doute , l'am- bitieux, le vindicatif, le jaloux, atteints d'hépa- tique chronique , ne guériront pas à l'aide de nos seuls médicaments ; mais si , par nos conseils ou

TRAITEMENT DES PASSIONS. 161

quelque adroit stratagème , nous parvenons seule- ment à affaiblir la passion qui les agite, nous ver- rons , dans un grand nombre de cas, survenir au physique une amélioration sensible. Cette amélio- ration , dont ils sentiront tout le prix , nous leur ferons craindre de la perdre s'ils reportaient trop leur pensée sur l'objet de leur passion : souvent alors ils sauront en faire le sacrifice au sentiment de leur propre conservation , et nous aurons ainsi opéré une double cure.

Le traitement médical des passions est , comme celui des maladies, préservatif ou curatif. Dans les deux cas , il exige l'emploi simultané des moyens physiques et moraux appropriés à l'excès que l'on veut prévenir ou faire cesser. En étudiant les pas- sions en particulier, j'aurai soin de m'étendre sur le traitement relatif à chacune d'elles ; aussi vais-je me borner à présenter ici une simple énumération des moyens que l'on peut employer avec le plus d'efficacité , et des circonstances qu'il faut prendre en considération.

^ge. Chaque âge a ses passions particulières, que l'on ne saurait combattre de trop bonne heure. Ce n'est pas lorsqu'elles se sont fortifiées par une longue habitude qu'il faut songer à les attaquer ; c'est aussitôt qu'elles apparaissent : alors on les maîtrise avec assez de facilité ; plus tard , le succès est douteux , souvent même impossible. Cette ob- servation , sur laquelle les anciens insistaient avec tant de raison , n'est pas moins vraie en médecine qu'en morale; on ne saurait donc trop écouter le

conseil d'Ovide :

11

162 TRAITEMENT DES l'AS.SIONS.

Principiis obsla ; sera medicina paralur Ouum mala per longas invaluere moras.

Sexe. Quand nous aurons à traiter une même passion chez les deux sexes , n'oublions pas de faire agir deux puissants auxiliaires : l'intérêt chez l'homme; chez la femme , le sentiment.

Engageons surtout les parents à ne pas laisser exalter les facultés aimantes de leurs jeunes filles, chacune d'elles ayant déjà naturellement un roman dans le cœur.

Constitution. Nous avons vu précédemment que notre constitution ne nous prédispose pas seule- ment à des maladies , mais aussi à des passions en quelque sorte déterminées: que les sanguins, par exemple , sont plus enclins à l'amour, les lympha- tiques à la paresse, les bilieux à la haine, à l'ambi- tion, à la jalousie. Mettant à profit cette remarque, le médecin cherchera donc à diminuer la prédo- minance fonctionnelle par un régime approprié , et, ramenant ainsi tous les organes à l'état le plus voi- sin de l'équilibre physique , il contribuera puis- samment à maintenir l'équilibre moral , qui n'est autre chose que la santé de l'âme , que la vertu.

Hérédité et Allaitement. L'expérience ayant démontré que les passions se transmettent par hérédité et même par le lait d'une nourrice, on fera connaître à la femme qui serait sujette à la colère, à la paresse ou à l'ivrognerie, la nécessité de se corriger promptement , si elle ne veut pas s'exposer à faire périr l'enfant qu'elle porte dans son sein , ou à lui communiquer ses vices. La plu-

TI?AirF.MF.NT DKS PASSIONS. 103

part du temps, cet avertissement suffira à l'amour maternel; dans le cas contraire, on devra confier le nouveau-né à une nourrice, dont les bonnes qua- lités puissent corriger les funestes penchants qu'il a reçus avec la vie.

/J liment s. Le régime alimentaire , si efficace pour modifier une prédominance organique trop prononcée , ne l'est pas moins pour combattre les passions excitées par cette même prédominance. Aussi, les individus lymphatiques et paresseux doi- vent-ils être soumis à une alimentation tonique , et même quelque peu excitante, tandis que les sanguins et les sanguins-bilieux , naturellement portés aux passions excentriques, telles que l'amour et la co- lère , verront la fougue de leur caractère se calmer sous l'influence d'une nourriture végétale, mucila- gineuse , peu réparatrice. Le vin pur, médicament précieux pour les premiers, serait pour les seconds un véritable poison, qui ne ferait qu'entretenir le feu trop actif qui circule dans leurs veines. Tissot cite l'observation d'un enfant que la moindre con- trariété faisait tomber dans un accès de fureur, et qu'on parvint à guérir par une alimentation légère et rafraîchissante. Le même auteur rapporte qu'un jeune homme, d'une bonne constitution et d'un ca- ractère aimable, mais enclin à la colère, s'étant li- vré aux plus violents emportements à la suite d'un repas excitant, en conçut une telle honte qu'il prit dès ce moment la résolution de ne vivre que de lait , de fécule , de fruits et d'eau pure : ce régime , qu'il observa jusqu'à la fin de sa longue carrière , lui procura un état de calme parfait. On sait , du reste,

164 TRAITEMENT DES PASSIONS.

que les brahmanes doivent la douceur qui les ca- ractérise à leur grande sobriété, et au régime végé- tal qu'ils s'imposent pendant toute leur vie.

Air, Habitation. La salubrité de l'air et le choix de la demeure ne sont pas choses indifférentes dans le traitement des passions. Assurément, on ne gué- rira pas un paresseux en le laissant au milieu d'une habitation marécageuse, ni un ambitieux si on ne le retire pas du tourbillon et de l'air vicié des gran- des villes. En général, l'air pur des champs, si sa- lutaire dans une foule de maladies, n'est pas moins favorable pour calmer les passions. « A la campagne, dit un de nojs écrivains , les ressentiments se cal- ment. l'ambition n'a plus d'aliment, et les événe- ments ne paraissent plus que les songes de l'histoire. »

Vêtements. Des tuniques d'une laine grossière, immédiatement appliquées sur la peau , exercent une friction continuelle qui finit par émousser sa sensi- bilité , et contribue ainsi à amortir le feu des pas- sions. Telle est la principale raison qui en a fait ordonner l'usage dans quelques communautés reli- gieuses.

D'un autre côté, gardons-nous d'inspirer aux en- fants une sotte vanité, en nous extasiant sans cesse sur leur beauté chaque fois qu'on leur donne un nouveau vêtement. Nos cris d'admiration les porte- raient infailliblement à croire qu'ils valent davan- tage parce qu'ils sont mieux habillés. En cela, nous commettons une double faute: d'abord, nous faus- sons leur jugement, puis nous leur faisons faire un apprentissage de coquetterie, qui, chez les jeunes filles surtout, peut avoir les suites les plus funestes.

lUAITEMENT UES PASSIONS. 165

Combien , en effet , n'en voit-on pas se jeter dans le libertinage, uniquement pour satisfaire leurs goûts de toilette ! Combien d'autres meurent à la fleur de l'âge, victimes d'une coupable vanité, qui les portait à se serrer outre mesure, par l'idée de rendre leur taille plus svelte et plus gracieuse ! La santé, comme la morale, veut des vêtements aisés, propres, décents ; mais voilà tout : le sage s'habille, le fat se pare-

Sommeil. Un sommeil trop prolongé ne fait qu'entretenir l'indolence et la fainéantise. En thèse générale , il ne doit pas aller au delà de neuf heures pour les adolescents, de sept ou huit au plus pour les jeunes gens et les adultes.

C'est avec raison que les médecins se sont élevés contre l'usage de coucher sur la plume. La chaleur excessive qu'elle concentre énerve l'àme et le corps, en même temps qu'elle prédispose à des habitudes vicieuses : on doit donc veiller à ce que les indivi- dus qui s'y livrent ne se servent que de matelas de crin ou d'une simple paillasse de maïs.

Education. Si l'on parvient à modifier, à chan- ger même le caractère d'une foule d'animaux, quels résultats moraux ne peut-on pas espérer quand on daignera se donner la même peine pour l'éducation de l'homme! Cette éducation, il faut l'avouer, n'a encore été essayée que d'une manière fort incom- plète, et, malgré l'immense avantage que nous donne le christianisme, nous sommes, sur plusieurs points, restés infiniment au-dessous des anciens. D'abord , nous nous occupons trop tôt de l'intelligence, et à peine du développement du corps ; chez nous , les exercices gymnastiques sont en général trop dédai-

166 TRAITEMENT DES PASSIONS.

gnés : et pourtant, combien est puissante leur in- fluence pour arrêter des désirs trop précoces ou en modérer la violence! D'un antre côté, par l'irrita- bilité excessive que l'instruction prématurée com- munique au système nerveux, les complexions vont s'affaiblissant de jour en jour (1), et, si l'on n'y re- médie, on ne trouvera bientôt plus assez de bras pour travailler. Je sais qu'en revanche on aura une armée de romanciers, de poètes et d'orateurs; mais je doute que de pareils soldats soient assez robustes pour fertiliser le sol de la patrie, ou le défendre longtemps, s'il était un jour menacé. On néglige trop aussi l'éducation morale et religieuse, bien autre- ment importante que l'éducation purement intellec- tuelle. Ce n'a jamais été faute d'esprit, mais faute de moralité que les nations ont péri : les bonnes mœurs sont l'àme des sociétés.

Etudiée sous ce point de vue, l'Europe présente aux observateurs des symptômes d'une prochaine et inévitable dissolution, si le christianisme ne vient opérer une nouvelle régénération sociale. Quels sont, en effet , les fruits que l'on recueille du mode actuel d'éducation ? Si nous jetons les regards sur la jeu- nesse qui s'élève autour de nous, que voyons-nous , depuis les écoles primaires jusqu'aux collèges? Des enfants auxquels des maîtres plus ou moins religieux

(1) Dans l'espace de vinjri-cinq années (18 16- 1840), sur 7,321,609 jeunes fjens appelés à se ranger sous nos drapeaux, 1,416,527 ont été réformés pour défaut de taille ou pour infirmités diverses; c'est presque le cinquième du nombre total. Voir les Comptes rendus annuels sur les opérations du recrutement, et la note 1, à la tin du volume.

TRAITEMENT DES PASSIONS. 167

donnent telles quelles des leçons de morale, que les parents commencent par gâter, et que fait bientôt oublier le monde, le vrai mérite est délaissé et le vice en lionneur, pourvu qu'il réussisse et qu'il brille. Que voyons-nous hors des classes? Ici une foule d'ouvriers turbulents et ambitieux, déjà cor- rompus par notre théâtre, et auxquels d'imprudents conseillers voudraient retirer jusqu'à l'idée de la Divinité, pour qu'ensuite ils ne respectassent aucune des puissances de la terre ; , de pauvres fdlcs que l'oisiveté , le goût de la toilette ou de dange- reuses lectures entraînent au libertinage ; dans un rang plus élevé, des jeunes gens ayant à la vérité quelque instruction académique , mais inhabiles à supporter la fatigue; sans conviction, sans croyance îiucune, si ce n'est en leur propre mérite ; tantôt parés comme des femmes, tantôt dans un négligé repous- sant, et donnant, jusque dans les rues, l'ignoble spec- tacle de leurs débauches, dont ils font gloire. Telle est la génération qui grandit, et qui , dans quelques années, sera en partie appelée à exercer des profes- sions honorables, à remplir des emplois dans l'Etat, peut-être même à confectionner des lois, et à don- ner des leçons de morale à la génération qui doit la suivre. Qui saurait prévoir l'avenir de notre société sous de pareils instituteurs ? Puissent nos gouver- nants s'apercevoir enfin du gouffre effrayant ouvert sous nos pas, et, par un sage système d'éducation publique, étayé de la moralité de leurs propres ac- tes, préparer la régénération sociale dont tous les bons esprits sentent l'indispensable nécessité! En attendant , tant qu'on se bornera à ne développer

168 TRAITEMENT DES PASSIONS.

qu'une partie du corps au détriment des autres ; tant qu'on exercera la mémoire et l'imagination sans former le jugement ; tant qu'on négligera de cultiver les sentiments éminemment conservateurs de justice, de bienveillance, de vénération; enfin, tant que l'éducation n'embrassera pas tout l'homme, c'est-à-dire chacun de ses besoins animaux, sociaux, intellectuels, et qu'elle n'aura pas pour base la re- ligion, seule sanction de la morale, on verra tou- jours, en dépit de la civilisation, les passions in- stinctives ou brutales dominer chez les masses, et une ambition égoïste régner parmi les esprits tur- bulents qui aspirent à les diriger.

Habitude. Pendant le traitement d'une pas- sion , méfions-nous toujours de la puissance, disons mieux, de la tyrannie de l'habitude. Cependant, gar- dons-nous bien de perdre courage si , malgré nos conseils et leurs propres efforts, les malades re- viennent de temps en temps à leurs penchants vi- cieux : pour le médecin moraliste, c'est déjà un grand pas vers la guérison que d'avoir pu détruire la pé- riodicité dans les accès de la passion, et c'est un premier succès , qui doit faire présager une cure radicale.

Cette cure obtenue, on voit, pendant les premiers mois, la plupart des individus devenir irritables et mélancoliques : c'est la voix expirante de l'ancien besoin qui cherche encore à se faire entendre, et qui doit nous porter à entourer de soins affectueux ces pauvres convalescents , jusqu'à ce qu'ils se sen- tent complètement heureux de leur guérison.

Il est des habitudes qu'il faut déraciner avec vio-

\

TRAITEMENT DES TASSIONS. 169

lence ; il en est d'autres qu'on ne peut maîtriser qu'à l'aide du temps et de la douceur. Dans le premier cas, je me suis toujours félicité d'avoir fait établir un exutoire , qui a le double avantage d'imprimer une nouvelle direction à la sensibilité, et de rem- placer l'excrétion habituelle que j'ai montré avoir lieu dans la plupart des passions.

Musique. La musique , si justement définie : une suite de sons qui s appellent , ne nous a pas été donnée uniquement pour charmer nos oreilles , mais aussi pour soulager nos douleurs et calmer nos passions. Les anciens connaissaient bien toute sa puissance, eux qui l'employaient si fréquemment pour combattre les affections nerveuses , et sur- tout les maladies produites ou entretenues par quel- que cause morale ; aussi l'avaient -ils surnommée incantatio morborum. D'où vient donc que nous faisons si peu usage d'un moyen curatif aussi sim- ple qu'agréable ? Nierions-nous , par hasard , les guérisons nombreuses rapportées par les auteurs les plus dignes de foi ? Je ne le pense pas. Serait-ce parce que nous ne pouvons pas expliquer d'une ma- nière satisfaisante son mode d'action sur l'orga- nisme ? Mais nous en sommes pour la plupart des médicaments que nous prescrivons tous les jours. Soyons de bonne foi : n'est-ce pas plutôt la crainte du ridicule , qui nous empêche d'avoir plus souvent recours à ce mode de traitement, trop peu apprécié en France, l'on ne s'arrête guère qu'à la surface des choses ? Il y aurait alors de notre part une fai- blesse bien coupable. Après tout , un seul malade guéri ou soulagé , un seul aliéné rendu à la raison ,

170 TP.AITEMENT DES PASSIONS.

un seul infortuné délivré d'une passion qjii le tyrannisait , nous dédommagera amplement des mauvaises plaisanteries de la sottise ou de l'i- gnorance.

« On ne saurait croire, dit le docteur Rocques, com- bien la musique est capable de modifier les affections dont la cause paraît résider spécialement dans l'ap- pareil nerveux. Elle soulage surtout cette espèce d'hypochondrie provoquée par les travaux excessifs de l'esprit, par les grandes agitations morales. Je me rappelle qu'un ministre fameux, qui avait pris une grande part à notre première révolution , et que Napoléon avait fait duc, était tombé, en 1815, dans une sorte de vésanie, accompagnée d'hallucinations qui montraient à son esprit épouvanté des spectres menaçants prêts à le saisir. Les accès de cette affec- tion mentale étaient suivis de palpitations , de mou- vements convulsifs des membres inférieurs , d'in- somnie et d'une profonde tristesse. Les sons de la harpe lui donnèrent d'abord un peu de calme , ra- menèrent peu à peu le sommeil, et dissipèrent en- tièrement les accès d'hypochondrie. C'est ainsi que la harpe de David apaisait la sombre mélancolie de Saùl.» Dans son bel établissement de Saint-Remy (Bouches-du-Rhône) , le docteur Mercurin ne traite guère ses aliénés que par la musique et la danse, et l'on assure qu'il en obtient les plus heureux résultats. Depuis trois ou quatre ans, ces deux moyens ne sont pas non plus employés sans quelques succès à Bi- cêtre et à la Salpètrière.

A la suite de vives affections morales, une jeune femme était plongée dans une profonde mélancolie

TRAITEMENT DES PASSIONS. ' 17t

qui minait sa constitution naturellement très-frêle. Atteinte en outre de fréquentes héraoptysies , elle tomba bientôt dans un marasme effrayant, accom- pagné de convulsions et de syncopes qui duraient des heures entières. Les symptômes les plus alar- mants faisaient présager sa fin prochaine , lorsque le professeur Alibert, son médecin, voulut voir si la musique, qu'elle aimait beaucoup, ne pourrait pas apporter quelque soulagement à ses horribles souf- frances. Il s'entend à cet effet avec le célèbre Béna- zet , qu'il enferme dans un cabinet attenant à la chambre à coucher. L'artiste commence par tirer de son instrument des accords doux et tristes, qu'il juge en harmonie avec les sentiments de la malade. Celle- ci les a entendus, les a compris au milieu même de son délire, qui, de moment en moment, se calme d'une manière visible aux sons mélodieux du magi- que violoncelle. Ravi de ce premier résultat, Alibert va trouver M. Bénazet, et lui demande des variations sur un air assez gai. Ce nouveau morceau, d'un mou- vement plus rapide, est encore mieux goûté par la moribonde, dont la tête marque la mesure avec la plus grande précision. Une demi-heure s'est écoulée depuis l'instant a commencé cette symphonie im- provisée en quelque sorte sur le bord d'une tombe : cependant la tête ne bat plus la mesure avec la même régularité; les traits deviennent moins mobiles; les yeux, auparavant entr'ouverts et convulsés, se fer- ment peu à peu ; puis un sommeil paisible , favorisé par les sons harmoniques les plus suaves, s'empare de la malade, qui, à son réveil , présente un mieux inespéré. Le même moyen est répété pendant deux

172 TRAITEMENT DES PASSIONS.

jours de suite avec le même succès , et , quelques se- maines après, cette jeune dame était en pleine con- valescence.

M. Bénazet , de qui je tiens ce fait intéressant , m'a également assuré qu'à la suite d'une fièvre ty- phoïde qu'il eut pendant sa jeunesse, il ne fut tiré d'une profonde léthargie qu'en entendant la marche des Tartares de Kreutzer, jouée dans la rue par un orgue de Barbarie. Son père , qui un moment aupa- ravant le croyait mort , fit tout à coup remarquer au médecin que les pieds du moribond semblaient suivre la mesure de l'air pour lequel il avait toujours montré une grande prédilection. Tous deux appe- lèrent aussitôt le joueur d'orgue, et lui prescrivirent de continuer l'air favori du jeune musicien, qui, marquant plus fortement la mesure , ne tarda pas à recouvrer connaissance. Quinze jours après , il était en pleine guérison.

Ces observations, auxquelles j'en pourrais ajouter beaucoup d'autres, prouvent suffisamment l'effica- cité de la musique , même dans les cas les plus dés- espérés. Si d'autres fois elle n'a pas amené des ré- sultats aussi heureux , c'est d'abord qu'il n'y a pas de remède universel et infaillible , puis , qu'il ne suffit pas de faire entendre des sons plus ou moins mélodieux ou harmonieux à celui qui souffre , mais qu'il faut que ces sons soient en rapport avec sa sen- sibilité, son goiit, la nature de sa maladie ou de sa passion. Je dirai plus, enfin, c'est que , dans quel- ques affections morales, et en particulier dans l'a- mour, la musique doit être prudemment interdite, parce qu'elle ne ferait qu'augmenter la violence d'un

TRAITEMENT DES PASSIONS. 173

sentiment auquel plus d'une fois elle a donné nais- sance.

Antagonisme des passions. Il est un art qui de- mande une grande réserve et une non moins grande habileté , c'est celui de calmer les passions en les opposant les unes aux autres. C'est ainsi qu'on est parvenu à guérir l'avarice par l'amour, l'amour par le dégoût ou le mépris , et qu'une profonde dou- leur, accompagnée de mélancolie suicide, s'est quel- quefois dissipée par l'espérance et les rêves de gloire qu'on avait su faire naître chez des esprits disposés à l'ambition. J'aurai occasion de revenir sur ce su- jet délicat dans la seconde partie de cet ouvrage , eu ra'occupant du traitement qui convient à chaque passion.

Aux conseils, aux moyens hygiéniques précédents, joignez les émissions sanguines, les évacuants, les exutoires, quelques antispasmodiques, et surtout les bains, éminemment propres à calmer l'irritabilité excessive du système nerveux, et vous aurez les prin- cipaux remèdes qu'emploie la médecine contre les passions, si nuisibles aux individus, dont elles trou- blent l'intelligence et détruisent complètement la santé.

En résumé , le traitement médical des passions consiste :

1" A bien étudier la prédominance organique et son influence sur le besoin surexcité ;

A neutraliser cette influence par tous les modi- ficateurs hygiéniques qui viennent d'être énumérés;

A éloigner les causes occasionnelles de la pas- sion ;

174 tRAlTEMKNT DES CASSIONS.

4" A imprimer aux idées une nouvelle direction , afin de répartir d'une manière convenable la sur- activité du besoin dominant ;

A rompre la périodicité de l'habitude que l'on remarque dans certaines passions, notamment dans celles qui dépendent des besoins animaux ;

6" Enfin , à s'efforcer de ramener à l'état normal les organes foyers de la passion, ou ceux sur les^^ quels la passion a retenti , et qui , à leur tour , ré- agiraient sur elle pour en augmenter l'intensité. Dans le plus grand nombre des cas , on atteindra ce but à l'aide des agents thérapeutiques ordinaires , pourvu qu'on les emploie de concert avec les moyens moraux les plus propres à agir sur l'esprit du ma- lade, afin de lui rendre le calme, sans lequel il n'y a ni santé ni vertu.

J'arrive maintenant au traitement pénal ou plutôt législatif.

frai le ment législatif.

Orif^ine et nécessité des lois. L'homme, ce com- posé de passions, est destiné à vivre en société; mais la société elle-même développe de nouvelles passions, que l'homme isolé ne connaîtrait pas, et qui tendent à troubler la tranquillité générale : de naît la nécessité des lois pour prévenir ou pour réprimer les suites funestes des passions.

Maintenir l'union entre tous les membres de la société , concilier l'intérêt des particuliers avec l'in- térêt général , tel est le but que doit se proposer tout législateur. De ce principe conservateur dérive

iraiteMent des passions. 175

la définition de la justice , qui est la base de» lois : La justice est une volonté ferme et constante de rendre à chacun ce qui lui appartient. D'après cette défini- tion , le léjjislateur admet que les membres de la société n'ont pas tous la volonté ferme et constante de rendre à chacun ce qui lui appartient; il recon- naît l'égoïsme des passions , et doit s'efforcer d'y mettre un frein.

Les hommes ont toujours eu les mêmes passions ; mais elles ont subi l'influence des climats, de la nourriture , des mœurs , des formes de gouverne- ment, etc. : d'où l'origine des diverses coutumes qui régissent certaines peuplades, et qui régissaient la France elle-même avant la révolution de 1789. Lors- que les peuples se sont trouvés réunis en grandes na- tions, soit par suite d'événements politiques, soit par communauté d'intérêts , soit enfin par la marche de la civilisation , qui tend à rapprocher tous les hommes , le besoin d'une législation commune s'est fait sentir, et alors le législateur est intervenu pour donner force de loi à ce que l'usage seul avait d'a- bord établi : d'où la division du droit en droit écrit et en droit non écrit (t).

Des rapports que les hommes ont les uns avec les autres naissent, avons-nous vu, des passions, sources de trouble pour la société; or, ces rapports

(1) Le droit en général peut élre défini ; l'ensembiedes préceptes servant à distinguer le juste et l'injuste; p'est la règle des actions des hommes par rapport aux hommes, comme la religion est la règle des actions des hommes par rapport à Dieu. Du mot latin y'ttJ, le droit , dérivent justitia , \a justice, la volonté d'observer le droit, etjurispiudentia, \ai jurisprudence, la cunaaissance acquise du droit.

!70 TRAITEMENT DES PASSIONS.

peuvent être de trois ordres : ceux qui existent de particulier à particulier et qui donnent nais- sance à l'envie, à la jalousie , à la haine , à la ven- geance , à l'avarice, à la passion du jeu et à tous les excès de l'amour, l/enserable des lois destinées à régler ces rapports constitue le droit civil , jus pri- vatani des Romains. Des rapports qui existent entre les gouvernements et les gouvernés naissent l'ambition , la passion de la liberté, le fanatisme po- litique. Les lois qui déterminent ces rapports sont relatives à la division des pouvoirs , à la forme de l'administration , à la police et à la sûreté des ci- toyens ; elles constituent le droit public ou politique : telle est la charte constitutionnelle des Français. S'' Enfin , les guerres, et toutes les atrocités que ces grandes vengeances entraînent après elles, attestent que les nations ont aussi leurs passions comme les simples particuliers : de encore les lois qui, sous le nom de droit des gens, servent à régler les rap- ports de nation à nation , et comprennent les trai- tés , les droits de la guerre et de la paix. Le droit •des gens prend le nom de droit naturel quand on l'oppose au droit civil , et qu'on désigne par , non |)as le droit entre nations , mais le droit commun tous les hommes.

Mais une loi ne saurait exister en l'absence d'une sanction, d'une peine; car l'injustice des hommes, qui a rendu les lois nécessaires, les porte égale- ment à les mépriser et à les enfreindre. Aussi, à côté des lois qui permettent ou qui défendent, les législateurs ont-ils établi des lois pénales pour rete- nir par l'intérêt pécuniaire , par la honte ou par

IRAITEMENT DES PASSIONS. 177

la crainte , les hoiniiics qui méconnaissent les sen- timents sociaux que Dieu a gravés dans notre âme.

Ce n'était pas encore assez : il fallait instituer des magistrats chargés d'appliquer la loi ; et , comme dans l'exercice de leurs fonctions ces magistrats pouvaient eux-mêmes se laisser diriger par des vues d'intérêt personnel , d'affection , de haine ou de ven- geance , on a créé la procédure, c'est-à-dire , d'après Pothier, «la forme suivant laquelle on doit intenter les demandes en justice , y défendre , instruire et juger, se pourvoir contre les jugements, et les faire exécuter.» Si la procédure a pour objet d'obtenir la répression d'un délit ou d'un crime , elle prend le nom de procédure criminelle ; lorsqu'elle règle simplement la manière d'instruire et de juger un différend, elle s'appelle proce^/wre civile.

Enfin, pour que l'erreur régnât le moins possible dans les décisions humaines, le législateur a formé des tribunaux chargés de reviser les jugements éma- nés d'un premier tribunal, inférieur en nombre et en lumières , institution qui constitue ce qu'on nomme les degrés de juridiction. Quant à la police, qui est établie pour maintenir l'ordre public , on la divise, en France, en police administrative et police judiciaire. La première, confiée aux autori- tés administratives (ministres, préfets, sous-préfets, maires et adjoints), a pour but de prévenir les dé- lits; la seconde, de les rechercher, d'en rassembler les preuves , et d'en livrer les auteurs aux tribunaux. Le procureur du roi exerce la police judiciaire sous les ordres du procureur général, et sous l'autorité des cours royales. 11 est suppléé dans cette fonction

12

178 IRAIIEMKM' DES PASSIONS.

par SCS substituts, et aidé par d'autres ot'Hciers de police judiciaire, tous placés sous sa surveillance. Ces auxiliaires sont les juges d'instruction, les juges de paix , les officiers de gendarmerie , les commis- saires généraux et particuliers de police, ainsi que lëë maires et adjoints. Toutefois, le procureur du roi eèt seulement chargé de la police judiciaire re- lative aux délits et aux crimes; les contraventions sont plus partitullêrement du ressort dies cortirilis- saires de police , des maires et adjoints , ainsi que dfes gardes champêtres et forestiers, en ce qui les concerne.

Division des crimes. A Rome, ainsi qu'à Atliè- liies, on divisa longtemps les crimes en cri ihes pu- blics et crimes privés. Les crimes publics étaient ceux qui intéressaient la société en général, et cha- cun avait le droit d'en accuser ; les crilnes privés intéressaient des particuliers, qui seuls pouvaient s'en plaindre : ces derniers étaient le vol, la rapiUe, le dommage, l'injure. Les crimes publics étaient subdivisés en ordinaires, ceux que la loi avait pré- vus, et dont le châtiment était déterminé; en ea;- traordinaires, ou non prévus par la loi, et dont le châtiment dépendait dU juge.

Montesquieu admet qUatre sortes de crimes, selon qu'ils portent atteinte à la religion, aux moeurs, à la tranquillité ou à la siireté des citoyens.

La nature, la société, la loi, sont, dit Pastorèt, les premiers objets du respect des honihies; les vio- ler, c'est être coupable : on peut donc, selon ce ju- risconsulte, définir le crime un outrage fait à la na- ture, a la soci-été à la loi POSITIVE ; car il est des

tRMtEMRNt DES PASSIONS. 1 tO

aolions que la loi periret , quoique la nature les désavoue , comme il est des actions réellement cri- minelles, quoique le léj^islateur ne les défende pas. A la première classe appartiennent tous les jjenres d'homicide, ainsi que les crimes envers les parents et l'autorité royale. La seconde renferme les délits, dont les uns sont regardés tels chez presque tous les peuples, comme l'adultère, tandis que les autres sont permis chez certaines nations (inceste, polyga- mie). La troisième classe comprend les actions qui ne sont opposées ni à la nature, ni au bonheur es- sentiel de la société , mais que la loi positive place au rang des délits, par une interdiction qui peut elle-même être un outrage fait à la loi naturelle : le monopole et l'esclavage sont de ce nombre. On voit qu'ici il n'est pas fait mention des crimes reli- gieux, parce que, ajoute Pastoret, « la loi doit pimir l'action , jamais l'opinion; celle-ci, connue de Dieu seul, ne devient soumise à la vengeance de la société qu'autant qu'elle trouble l'ordre public. » (Voyez Des Lois pénales.)

Selon la remarque judicieuse du même écrivain, la manière dont on divise les crimes n'est pas aussi indifférente qu'on pourrait le croire : elle est le fon- dement de la gravité du délit, et par conséquent de la peine. Il serait , en effet , d'une haute impor- tance de faire sortir la nature de la peine de la na- ture même du crime. Ainsi, l'on devrait punir par rhumiliation le délit fruit de l'orgueil; le délit fruit de la vanité , par le ridicule. C'est mal connaître le cœur humain que d'appliquer à ces vices des châ- timents corporels et pécuniaires; les derniers exal-

180 TRAITEMENT DES PASSIONS.

tcront même le sentiment qu'on voulait réprimer, et si le fanatisme se mêle à l'orgueil , il trouvera un nouvel aliment dans les peines corporelles. D'après ces principes, les crimes devraient, le plus or- dinairement, subir une peine pécuniaire chez un peuple négociant et ami de l'or; une peine infa- mante chez un peuple sensible à l'honneur; une peine corporelle chez un peuple mou et voluptueux. «C'est le triomphe de la liberté, dit Montesquieu, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du délit. »

Proportion entre les peines et les délits. La peine, pour être juste, doit être proportionnée à la faute. Ici les législateurs n'ont pas toujours évité le dou- ble écueil de sévir trop rigoureusement contre les délits faibles , et d'infliger aux grands crimes un châtiment trop léger et sans rapport avec le mal qu'ils occasionnent. Cependant , si l'on veut que la peine serve non-seulement à punir les crimes, mais encore à les prévenir en effrayant les coupables, il faut qu'elle soit en rapport avec \ influence du crime, avec la qualité du crime, avec ses circonstances, son issue; avec le degré d'intelligence du coupable, avec son âge et son sexe, avec l'opinion et les mœurs de la nation chez laquelle le crime a été commis. Il faut surtout considérer le caractère moral de l'acte, et ne s'arrêter que secondairement au dommage matériel causé soit à la société, soit aux individus; se rappeler que c'est l'agent et non l'acte en lui- même qu'il faut punir. C'est ainsi qu'on ne mettra pas sur la même ligne l'imprudence et la méchan- ceté, et qu'on ne punira jamais l'homme tout à fait

nuiTEMENr DES PASSIONS, (81

privé de sa raison , quel que soit le tort matériel qu'il ait pu causer. Quelques publicistes auraient aussi voulu que les peines fussent proportionnées à la fortune, à la position sociale des délinquants; mais cette appréciation, aussi juste qu'utile, entraî- nerait les plus graves incoiivénients, et introduirait dans le système pénal une variété de punitions qui ne manquerait pas de donner lieu à l'arbitraire. Du reste, on a sagement suppléé à l'impuissance était la loi de distinguer les nuances des crimes , en introduisant dans le code français le minimum et le maximum, assignés à la gradation des peines temporaires , ce qui laisse aux juges la latitude nécessaire pour appliquer la peine dans de justes proportions.

Le code pénal français distingue plusieurs degrés d'infraction à la loi , et leur donne les noms de con- travention, de délit et de crime.

Les contraventions sont des infractions à de sim- ples règlements de police , qui ne peuvent entraî- ner d'autre peine qu'une amende de 1 franc à 15 francs, et un emprisonnement d'un jour à cinq jours.

Les délits (1) sont des infractions qui, à raison de leur plus grande gravité, sont jugés par les tribu- naux de première instance, constitués en tribunaux de police correctionnelle. Les peines en matière cor- rectionnelle sont: 1" l'emprisonnement de correction à temps; 2" l'interdiction de certains droits civiques,

(\) C'est à tort que le code d'instruclion criminelte emploie sou- vent le mot délit pour désigner toute espèce d'infraction aux lois pénales, lorsque le code pénal attache à ce mot l'idée d'une infrac-? lion particulière.

182 TRAITEMENT DES CASSIONS.

civils ou de famille ; 3" l'amende ; la réparation d'honneur.

Le3 crimes sont les infractions que la loi punit d'une peine afflictive ou infamante; ils sont ju(|és par les cours d'assises, hormis ceux que la loi sou- met à des tribunaux spéciaux. Le code pénal dis- tingue ensuite les peines en celles qui sont à la fois afflictives et infamantes, et celles qui sont seule- ment infamantes. Il est du reste à remarquer que uotre Code ne se charge pas de définir ce qu'il en- tend par contravention, par délit, par crime. Il se contente de dire : toute infraction qui entraîne telle ou telle peine est une contravention , un délit ou un crime. Et en cela, on peut dire que notre loi, qui est essentiellement athée, se montre conséquente avec elle-même. Il faut avouer qu'il eût été difficile qu'une loi aussi positive que la loi française donnât du crime une définition précise et nullement arbi- traire. Le savant Merlin le définit «une action mé- chante qui blesse directement l'intérêt public ou les droits d'un citoyen , et que la loi punit de peines afflictives ou infamantes.» Or, on voit que ce juris- consulte, en essayant de donner du crime une dé- finition plus morale que ne fait la loi, se borne à le qualifier faction méchante, ce qui ne présente pas un sens assez déterminé. Les peines des crimes réputées afflictives et infamantes sont : 1" la mort; les travaux forcés à perpétuité ; 3" la déportation ; 4" les travaux forcés à temps; 5" la détention; 6** la réclusion. Les peines simplement infamantes con- sistent : dans le bannissement, dans la dégra- dation civique.

TRAITEMENT DES PASSIONS. 183

Le traitement législatif des passions offre bien quelques mesures de poliee propres à les prévenir; mais il consiste surtout à punir les excès qu'elles enfantent, dès le moment que ces excès deviennent nuisibles à la société: sous ce rapport, il est infini- ment plus répressif c\nc préventif . Les moyens ré- pressifs qu'emploie notre Code sont- ils toujours rationnels et vraiment caralifs? c'est ce que va nous montrer l'examen successif des différentes espèces de peines.

De l' Amende {i). C'est une peine pécuniaire im- posée par la justice aux divers genres d'infraction à la loi. \'ainende criminelle est une prestation pé- ouniaire au profit du trésor public ; elle entraîne toujours la contrainte par corps ; l'amende impovsée par les tribunaux civils n'est qu'une simple indem- nité en faveur du trésor , et n'est pas considérée comme une peine. Les amendes pour simples contraventions sont aujourd'hui de 1 franc à 15 francs au plus ; elles sont affectées aux communes. Pour les délits et les crimes , leur minimum et leur maxiiifmm sont déterminés par la disposition qui punit ; les plus faibles sont de 16 francs, et il en est dont le maximum est en quelque sorte indéfini. (Voyez, entre autres, l'article 164 du Code pénal.)

L'amende est un genre de peine qu'on retrouve infligée chez les peuples de l'ancienne Grèce. Elle

(t) Amende \\ev\X du latin menda, faute, d'où emendnre , corri- ger, réparer. XJamende honorable était une peine infanaanle, qui consistait à avouer publiquement son crime, et à en demander par- don à f^enouA et la corde au cou. Au fij^uré , c'est une réparation d'honneur.

184 TRAITEMENT DES PASSIONS.

rappelle la triste fin de Miltiade. L'envie de ses con- citoyens l'ayant injustement condamné au genre de mort des malfaiteurs , le magistrat fit commuer cette peine en une amende de 50 talents (1 50,000 fr.), et comme il n'était pas en état de la payer, le peuple athénien laissa le vainqueur de Marathon mourir dans les fers , des blessures qu'il avait reçues au service de l'Etat. Sous l'empire romain et pendant le règne de la féodalité, on ne vit que trop souvent se renouveler de semblables abus, dont notre légis- lation actuelle rend le retour impossible. INous fe- rons remarquer, en terminant , que l'application et l'emploi des amendes ont beaucoup plus d'impor- tance qu'on ne le croit généralement, et que, sous ce rapport, elles mériteraient peut-être de fixer da- vantage l'attention de ceux qui gouvernent.

De la Confiscation. La confiscation spéciale est la saisie des objets , produits ou instruments de l'infraction. Elle est, ainsi que l'amende, commune aux matières criminelles et correctionnelles. Quant à la confiscation générale des biens, prononcée pour quelques crimes par le code pénal de 1810, elle a été abolie par la charte de 1814 et par celle de 1830. L'abolition de cette dernière peine repose sur ce principe , que tout moyen de punir le crime est mauvais quand il porte sur un autre que sur le coupable. Dans un rapport fait au Corps législatif, l'orateur du gouvernement impérial se résumait ainsi, en proposant le rétablissement de la confis- cation générale : « Les crimes contre la sûreté de l'État et contre la personne du souverain ont des conséquences désastreuses ; les dommages que peut

TRAITEMENT DES PASSIONS. 185

occasionner la seule tentative de ces crimes sont incalculables. Ces crimes sont ordinairement sus- cités par l'ambition ; les ambitieux qui craindraient la mort seraient rarement des conspirateurs dange- reux : la peine capitale ne suffirait donc pas pour arrêter l'exécution de leurs desseins. L'ambitieux , poussé à de pareils attentats , ne pense pas seule- ment à son élévation personnelle; il croit travailler aussi pour sa postérité. En sondant le cœur humain, en développant la crainte de réduire des enfants à l'indigence , la confiscation générale sera souvent un moyen efficace pour le détourner de l'exécution de ses projets. Au surplus , la peine de la confiscation intéresse les familles elles-mêmes à surveiller les dé- marches de leur chef et à le retirer du précipice. »Ces motifs parurent suffisants à Napoléon pour rétablir cette peine, qu'avait abolie l'Assemblée nationale, et que les Bourbons abolirent de nouveau.

Réparation cl honneur. Cette peine ne peut pas être infligée pour les outrages qui concernent les particuliers, ni prononcée par les juges civils. Elle est relative aux outrages commis envers les fonc- tionnaires publics ou agents de la force publique , et doit être faite à l'audience ou par écrit. ( Code pénal, art. 222-227. )

De la Prison, et du Système pénitentiaire. On dé- signe sous le terme général de prison tout lieu l'on enferme soit des individus présumés auteurs d'une infraction aux lois , soit des individus recon- nus coupables, et condamnés par les tribunaux à la privation de la liberté. Dans l'état actuel de notre

180 TRAITESIENT DES PASSIONS.

lé^yislalion criminelle, il existe cinq classes de pri- sons : les maisons de police municipale , les maisons d'arrêt, les maisons de justice, les maisons centrales de correction, les maisons de détention ou de force, et, de plus, les bagnes. Quant aux prisonniers, on les divise en trois catégories : la première se com- pose des inculpés, c'est-à-dire de ceux qui sont dé- tenus par mesure de précaution pendant que le juge d'instruction informe sur leur position ; la seconde est celle des prévenus ou accusés, c'est-à-dire de ceux qui , en vertu d'une décision judiciaire, sont traduits devant les tribunaux de police correctionnelle ou devant les cours d'assises; la troisième, enfin , com- prend les condamnés , qui , suivant la nature de leurs peines, sont répartis dans les divers établissements désignés ci-dessus.

La détention consiste à être enfermé dans une des forteresses du royaume. Le condamné peut com- muniquer avec les personnes placées dans l'intérieur du lieu de la détention , ou avec celles du dehors ; cette peine ne peut durer moins de cinq ans, ni plus de vingt ans. [Code pénal ,^ art. 20.)

La réclusion consiste à être enfermé dans une maison de force, et employé à des travaux dont le produit pourra être en partie appliqué au profit du condamné {ibid. , 21). Cette prévoyante disposition excite le prisonnier au travail, par l'attrait de quel- que adoucissement à sa position présente, et par l'espoir de trouver à sa sortie un fonds de réserve qui lui sera précieux. La durée de la réclusion est de cinq à dix ans (^ibid.). On se rappelle que la

TRAITEMENT DES PASSIONS. 187

détention et la réclusion sont des peines afflictive» et infamantes, tandis que l'emprisonnement n'est qu'une simple peine correctionnelle.

C'est surtout de la bonne discipline des piisons que déj)end l'efficacité du système pénal, mais, mal- heureusement, ces établissements sont organisés d'une manière si incomplète que la plupart des in- dividus en sortent beaucoup plus pervers qu'ils n'y étaient entrés. Et comment pourrait -on s'étonner du nombre toujours croissant des récidives? D'a- bord, dans les maisons d'arrêt et de justice, il n'y a pas encore de travail établi ; en second lieu , le prévenu et le condamné, l'innocent et le coupable, se trouvent imprudemment confondus. Ainsi, tan- dis que l'oisiveté ouvre le cœur du prisonnier aux impressions du vice , une communication aussi dangereuse qu'immorale permet au criminel de ré- pandre ses odieux enseignements, et de former ces liaisons funestes qui, plus tard, mettent les libérés dans le cas de s'associer pour les plus grands for- faits. Dans les maisons de force, le travail se trouve, il est vrai, organisé; la discipline est aussi plus ré- gulière; mais le mélange des détenus de toute es- pèce existe avec les mêmes dangers; mais la cantine est encore pour satisfaire à tous les goûts , en fait de boissons et de comestibles, et, d'autre part, l'action morale du directeur se trouve à chaque in- stant paralysée par le contrôle obligé de l'entrepre- ueur, véritable sangsue des prisons, dont il a intérêt à exploiter les vices. Puisse une sage législation ap- porter bientôt une réforme complète à un état de choses aussi affligeant, et transformer réellement

188 TRAIIEMENT DES PASSIONS.

ces écoles du vice et du crime en asiles de correc- tion et de repentir !

Sous la dénomination générale de système péni- tentiaire, on désigne plus particulièrement deux modes spéciaux d'emprisonnement en usage aux Etats-Unis d'Amérique, et que l'on songe depuis quelques années à introduire en Europe, savoir: le travail solitaire et obligatoire dans la cellule ; 2" pendant le jour ^ le travail silencieux dans des ate- liers communs , avec réclusion dans la cellule durant la nuit. A ce dernier système , adopté à Auburn , on préfère généralement celui de Philadelphie, dans le- quel Visolement complet ne paraît pas exercer plus d'influence sur la mortalité , lorsqu'il estjoint au tra- vail ; l'on n'a pas besoin de recourir aux coups de fouet pour faire obtenir le silence , et les as- sociations et les complots sont tout à fait inconnus, la discipline n'ayant à s'exercer que sur des volon- tés individuelles. Sans doute, à Philadelphie, le détenu séquestré peut bien quelquefois ne pas vou- loir se livrer à un travail suivi ; mais alors, enfermé dans un cachot obscur, il n'a plus que le choix d'une oisiveté continuelle au sein des ténèbres, ou d'un travail non interrompu dans sa cellule , et il se hâte presque toujours de redemander le travail. Dans le cas contraire, l'enlèvement de son lit et la diminution de sa nourriture ne tardent pas à le ra- mener à la discipline , quelles que soient la violence et la ténacité de son caractère.

Dans un excellent Mémoire sur la Mortalité et la Folie dans le régime pénitentiaire , M. Moreau- Christophe a démontré, par la logique des faits,

TRAITEMENT DES PASSIONS. 189

que non-seulement le régime actuel de Philadelphie ne peut ni tuer ni rendre fou, mais encore que les détenus qui le subissent sont aussi bien portants que dans le meilleur pénitentiaire d'Amérique; aussi bien portants qu'à Berne , les prisonniers tra- vaillent en plein champ ; mieux portants qu'à Ge- nève, où l'on suit le régime d'Auburn ; mieux por- tants , surtout , qu'en France , les condamnés jouissent de tout l'air, de toutes les distractions , de tous les préaux, sans lesquels on prétend que les prisonniers ne peuvent vivre. L'Académie royale de médecine pense aussi que l'isolement cellu- laire est moins dangereux pour la raison que l'i- vrognerie , la débauche , et les écarts de régime auxquels se livrent les criminels lorsqu'ils sont li- bres , ou lorsqu'ils sont enfermés dans les prisons ordinaires.

En résumé , le système de Y isolement modifié paraît être jusqu'ici le seul qui remplisse toutes les condi- tions d'une pénalité complète: il donne satisfaction à la vindicte publique ; il intimide par l'exemple ; il empêche la contagion de s'étendre ; enfin , il favorise l'amendement pénitentiaire du condamné, en rendant son repentir possible par la sévérité même de la peine et par les bons conseils qu'il peut recevoir.

En punissant les coupables , le législateur n'a pas uniquement eu en vue d'intimider les citoyens vi- cieux; il a aussi compter sur la réforme morale des individus frappés par la loi. C'est ce à quoi l'on pourra parvenir, en multipliant dans les prisons cellulaires les visites du directeur, du médecin et

190 TRAITEME^T DES PASSIONS.

clf raiimônicr. L n moyen <|\ii n'exercerait pas ic intlueiu-e moins salutaire serait que les gouvei e- ments reconnussent l'existence d'une corpora m religieuse spécialement cliargée du soin de* prim- niers. Combien d'entre eux reviendraient à la ve d, si la loi , qui les isole de la société ils ont p le troidjlc, les environnait d'hoiimies honorais, occupés h leur faire reconr|uérir leur dignité iO- rale, en leui- inspirant l'amour du travail, e;?n pravant dans leur esprit des idées d'ordre et de e- lijjion , sans lescpielles la société ne saurait exis r! Travaux forces. La peine des fers, qui es- tait avant le nouveau Code, fut remplacée âr celle des travaux forcés. La peine des fers, lit le conseiller d'Ktat Treilliard , n'étant établie lo pour les hommes , avait mis ilans la néce.*^ d'introchiiie poui- li« trmmes la peine de la ^ clusion , tandis que celle des travaux forcés st applicablr aux deux sexes, en donnant à clui m rcHpèce de travail ipii peut lui convenir. Ainsi es femmes ne pi'uvent être enq)loyées à ces tra> jx quedauK des maisons «le force; les hommes peuMlf être employés à loiite espèce de travaux pénil s Pour combler la distance immense qui existe ei re imr peine lempoiaire et la mort , le léjjislatei a cru devoir élahiii- celle <les travaux forcés /7 ^^e/ éT- tiiili', pensant que, sans elle, toute proportion eire la peine et le crime serait ab.soluincnt ro»npue. C te dernière peine einpoile la mort civile. Huant ui condamné aux travaux fonés à temps, il est c rj- slitué en état d inlerdiclion léjjale; on lui nomif un tuteur et un subrojjé tuteur, comme à un in-r-

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190 TRAITEMENT DES FASSIONS.

de raumônier. Un moyen qui n'exercerait pas une influence moins salutaire serait que les gouverne- ments reconnussent l'existence d'une corporation religieuse spécialement chargée du soin des prison- niers. Combien d'entre eux reviendraient à la vertu, si la loi , qui les isole de la société ils ont porté le trouble , les environnait d'hommes honorables , occupés à leur faire reconquérir leur dignité mo- rale, en leur inspirant l'amour du travail, et en gravant dans leur esprit des idées d'ordre et de re- ligion , sans lesquelles la société ne saurait exister ! Trmaûx forcés. La peine des fers , qui exis- tait avant le nouveau Code, fut remplacée par celle des travaux forcés. La peine des fers , dit le conseiller d'Etat Treilhard, n'étant établie que pour les hommes , avait mis dans la nécessité d'introduire pour les femmes la peine de la ré- clusion , tandis que celle des travaux forcés est applicable aux deux sexes, en donnant à chacun l'espèce de travail qui peut lui convenir. Ainsi , les femmes ne peuvent être employées à ces travaux que dans des maisons de force; les hommes peuvent être employés à toute espèce de travaux pénibles. Pour combler la distance immense qui existe entre une peine temporaire et la mort , le législateur a cru devoir établir celle des travaux forcés à perpé- tuité, pensant que , sans elle, toute proportion entre la peine et le crime serait absolument rompue. Cette dernière peine emporte la mort civile. Quant au condamné aux travaux forcés à temps, il est con- stitué en état d'interdiction légale; on lui nomme un tuteur et un subrogé tuteur, comme à un inter-

TRAITEMENr DES PASSIONS, i^jl

dit civil ; il en est de même pour les condamnés à la détention ou à la réclusion.

On fait ordinairement précéder les travaux forcés et la réclusion par Vexposition , à moins que le cou- pable ne soit mineur de dix-huit ans ou septuagé- naire. Le juge peut dispenser de cette dernière peine les individus qui ne sont condamnés qu'aux travaux forcés à temps et à la réclusion , si ce n'est pas pour récidive ou pour faux , même en écriture privée.

Une ordonnance de 1828 avait fait établir dans les bagnes des catégories de moralités présumées ou reconnues; elle avait aussi prescrit la répartition des forçats d'après la durée de leur peine. Ces clas- sifications ayant été supprimées par l'ordonnance de 1836, les condamnés à temps et ceux qui le sont à perpétuité se trouvent aujourd'hui confondus en- semble.

Etayé de l'opinion de M. le baron Tupinier, et des observations judicieuses de M. le commissaire Reynaud, M. Lauvergne , dans son ouvrage sur tes Forçats, est arrivé à cette conclusion : « Que les ba- gnes peuvent être considérés comme une œuvre de charité fondée en faveur des voleurs et des assassins, et aussi contraire à l'amélioration morale des con- damnés que funeste aux intérêts de la société ; qu'il est donc urgent que les philosophes et les légistes s'occupent de les remplacer par des établissements réellement utiles , plus en rapport avec l'état de nos mœurs et de nos institutions. »

Déportation. Cette peine consiste à être trans- porté et à demeurer à perpétuité dans un lieu dé- terminé par le gouvernement, hors du territoire

192 TRAITEMENT DES PASSIONS.

continental du royaume; elle est particulicremenl réservée aux délits politiques. Le déporté qui serait rentré sur le territoire du royaume est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Par le fait même de la déportation, l'individu est frappé de mort civile; néanmoins , dans le but d'engager le condamné à mériter, par une conduite sage, de recouvrer la vie civile et d'acquérir l'état de colon , la loi a réservé au gouvernement la faculté de lui accorder l'exer- cice des droit» civils dans le lieu de la déportation. Les condanmés à la déportation et à la détention devaient d'abord être enfermés dans la maison du Mont-Saint-iMicliel, puis dans la citadelle de Dou- lens; maintenant , aux termes de l'article 17 du code pénal modifié L. septembre IS.X"), art. 2\ les dé- portés pourront être détenus dans une prison située dans une <'olonie française.

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192 'traitement des passions.

continental du royaume ; elle est particulièrement réservée aux délits politiques. Le déporté qui serait rentré sur le territoire du royaume est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Par le fait même de la déportation, l'individu est frappé de mort civile; néanmoins , dans le but d'engager le condamné à mériter, par une conduite sage, de recouvrer la vie civile et d'acquérir l'état de colon , la loi a réservé au gouvernement la faculté de lui accorder l'exer- cice des droits civils dans le lieu de la déportation. Les condamnés à la déportation et à la détention devaient d'abord être enfermés dans la maison du Mont-Saint-Michel, puis dans la citadelle de Dou- lens; maintenant, aux termes de l'article 17 du code pénal modifié (L. 6 septembre 1835, art. 2), les dé- portés pourront être détenus dans une prison située dans une colonie française.

Bannissement. Le bannissement consiste à être transporté par ordre du gouvernement hors du ter- ritoire du royaume. Sa durée est de cinq ans au moins ou de dix au plus. Nous rappellerons ici que la déportation est rangée par le Code au nombre des peines afflictives et infamantes, et le bannissement parmi les peines seulement infamantes. Cette peine n'est guère affectée qu'aux prévenus politiques et aux fonctionnaires coupables d'un crime compro- mettant la sûreté publique : par exemple , la déli- vrance de faux passe- ports. Le banni n'est pas privé de sa liberté comme le déporté, parce que, selon l'observation de l'orateur du gouvernement , on peut être un mauvais citoyen dans un pays, et ne l'être pas dans un autre. La présence du coupable

TRAlTtMENT DF,S PASSIONS. 1)3

d'un délit politique n'a pour l'ordinaire qu'un dan- ger local, et qui peut disparaître dans le gouverne- ment sous lequel le banni se fixe. La déportation correspond à l'exil perpétuel des anciens, et le ban- nissement à l'ostracisme.

La dégradation civique , encourue par le fait seul d'une condamnation à une peine afflictive et infa- mante, prive du droit de cité et de port d'armes, de celui d'être juré, témoin, tuteur, curateur, mem- bre d'un conseil de famille ou de la garde nationale, et employé dans l'instruction publique ; de celui de porter une décoration , de concourir aux élections municipales, et de servir dans les armées françaises. La dégradation civique emporte en outre la destitu- tion et l'exclusion de tous emplois ou offices publics. (Voyez Code pénal, art. 28 et 34.)

La dégradation peut, pour un Français, et doit, pour un étranger et pour un Français qui a perdu la qualité de citoyen , être accompagnée d'un cm- prisonnement. [Code pénal, art. 35.)

Surveillance de la haute police, privation des droits civiques, civils et de famille. Deux peines, d'in- stitution nouvelle , introduites dans le Code pénal , méritent de fixer l'attention à cause de l'influence qu'elles peuvent avoir : l'une est le renvoi sous la surveillance de la haute police; l'autre, l'interdic- tion des droits civiques, civils et de famille. En in- troduisant la première peine, le législateur a espéré comprimer les mauvaises passions de ces hommes qui, après avoir déjà subi des condamnations, ne rapportent dans la société qu'un surcroît de perver- sité et d'audace. Le renvoi sous la surveillance de la

13

f9< TRAirEMF.NT DES PASSIONS.

haute police est en effet un moyen puissant de pré- venir de nouveaux crimes. L'effet de ce renvoi est de donner au gouvernement, ainsi qu'à la partie in- téressée , le droit d'exiger, soit de l'individu placé dans cet état, après qu'il aura subi sa peine, soit de ses père et mère, tuteur ou curateur, une cau- tion solvable de bonne conduite. Faute de fourni,!* cette caution, le condamné reste à la disposition du gouvernement, qui a le droit d'ordonner son éloi- gnement de certains lieux, ou sa résidence continue dans un lieu déterminé de l'un des départements. La surveillance est temporaire ou perpétuelle.

Les droits cidques sont certains avantages dont les citoyens jouissent par rapport au gouvernement, et qui leur permettent de participer à la puissance publique , savoir : de voter dans les assemblées élec- torales, d'être admissibles à tous les emplois , etc.

Les droits civils sont d'autres avantages, dont les citoyens jouissent entre eux, et qui leur sont garan- tis par la loi civile. Les principaux sont le droit de puissance paternelle ou maritale, et tous les droits de famille, qui en sont une grande partie, tels que ceux d'être nommé tuteur, de succéder, de dispo- ser de ses biens, et d'en recevoir par donation entre vifs et par testament.

Sont punis de la privation entière ou partielle de ces droits , les individus qui ont abusé des plus belles fonctions du citoyen pour se rendre criminels, ou qui, par leur conduite indigne, ne méritent pas la confiance que suppose la jouissance des droits de citoyen. ( Voyez Code civil, art. 22-25 , et Code pé- nal, art. 42.) L'interdiction est temporaire.

l'P.MTr.MKNT bRS PASSIONS. J95

Peine de mort. L'aulciir du ct'li'l)rr Traité des Délits et des l'eines avait émis rar^iiment suivant : « Ou l'homme peut disposer de sa piopre vie (par le suicide) , ou bien il n'a pu donner à d'autres le droit qu'il n'avait pas lui-même. » iMeriin, après avoir ré- futé ce sophisme de Beccaria, pose en principe que le souverain Etre, en créant l'homme, a gravé dans son cœur le désir de se conserver, et lui a par con- séquent donné le droit de défendre les choses qu'il a acquises, sa liberté, à plus forte raison sa vie, et que, dès lors, il a le droit d'ôter la vie à son agres- seur, s'il ne peut conserver la sienne qu'à ce prix. Puis il nie, comme une proposition établie sans au- cune espèce de preuve , cette autre assertion du pu- bliciste italien : «Que l'expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n'a jamais empêché les scélérats déterminés de nuire à la société. » « Becca- ria , ajoute-t-il, au lieu d'avoir plaidé et gagné la cause de l'humanité, a plaidé la cause des scélérats; mais, heureusement, il l'a perdue.» L'abolition de cette peine, que nos mœurs réclament pour les dé- lits politiques, doit-elle s'étendre à tous les crimes? C'est une question qui divisera longtemps les publi- cisles. Quoi qu'il en soit , on remarque que, depuis quelques années, le jury, par un abus frappant des circonstances atténuantes , soustrait à la peine de mort des scélérats coupables de parricide avec des circonstances atroces , crime qui se multiplie cha- que année d'une manière effrayante ( 1 ) : c'est

(I) ^ oir les Comptes généraux de l'administradon de ht justice cri- minellp en France, de 1S25 à 1841.

lÔG TRAITEMENT DES PASSIONS.

manquer essentiellement à sa mission et à son de- voir. (Voir les termes remarquables de l'article 342 du Code cl instruction criminelle.)

Antérieurement à 1830, le parricide devait avoir le poing coupé avant d'être exécuté; cette mutila- tion est aujourd'hui supprimée : le parricide est seu- lement conduit à l'échafaud, en chemise , et la tète couverte d'un voile noir.

La condamnation à la peine de mort emporte la mort cii'ile, qui est encourue à compter du jour de l'exécution réelle ou par effigie , si la condamnation est contradictoire, et au bout de cinq ans après l'exécution par effigie, si elle est prononcée par con- tumace. (Voyez Code civil, art. 27-32.)

Modifications apportées aux peines par l'âge , le sexe on les excuses. Prenant en considération la jeunesse et la caducité, la loi apporte aux peines les modifications suivantes. Quand un coupable n'a pas seize ans accomplis, on examine s'il a commis le délit ou le crime avec ou sans discernement. Dans le premier cas , la peine du délit est réduite à la moi- tié de la peine d'un majeur, et celle du crime est commuée en une détention correctionnelle. Dans le second cas, le mineur est acquitté; mais il peut être ou remis à ses parents , ou bien détenu et élevé dans une maison de correction. ( Voyez Code pénal, art. 66-G9. ) Le coupable a-t-il atteint sa soixante et dixième année, au lieu des travaux forcés ou de la déportation , on le condamne à la réclusion ou à la détention, et il n'est jamais exposé. (Voyez Code pénal, art. 70, 72 et 22.)

Quant au sexe, si une femme est condamnée à

rrwiTKMUNT i)i;s passions, 197

la peine de mort, et qu'elle soit enceinte, elle ne la subit qu'après sa délivrance; si c'est aux travaux forcés, elle n'y est employée, comme nous l'avons vu précédemment, que dans une maison de force.

Aucune excuse ne saurait affranchir de la peine inflijjée pour une contravention , un délit ou un crime, si la loi ne le décide expres.sément , comme en cas de meurtre provoqué par des violences (rpaves envers les personnes , ou de meurtre commis par l'époux sur son épouse et sur le complice de celle- ci , surpris en flagrant délit d'adultère dans la mai- son conjugale. [Code pénal , art. 65; 321-326.) « Bien plus, dit M. Berriat-Saint-Prix, qui m'a souvent ici servi de guide, quoique le consentement soit en géné- ral nécessaire à la criminalité , le défaut d'intention n'excuse pas toujours. C'est ce qui a lieu lorsque le délit a été commis dans un état d'ivresse, ou lors- qu'il s'agit en général d'infraction à des lois de fi- nances, telles que celles des contributions indirectes ou droits réunis, et des douanes, ou aux lois sur les eaux et forêts. Enfin , il est un crime, le parricide , qui n'est jamais excusable. [Code pénal , art. 323.)

«Néanmoins , lorsqu'il y a des circonstances atté- nuantes, les cours d'assises doivent réduire ou abais- ser la peine d'un ou de deux degrés , et les tribunaux correctionnels peuvent, même en cas de récidive, ne prononcer qu'une amende ou un emprisonne- ment , et réduire l'amende au-dessous de 16 francs , et l'emprisonnement au-dessous de six jours, pourvu que ces peines ne soient pas inférieures à celles des contraventions. ( Voyez , pour les détails , Code pénal , art. 463.) La même règle s'applique aux

198 TRAITEMENT DES FASSIONS.

tribunaux de simple police. ( Code pénal , art. 483.) On voit, par ce qui précède, que l'excuse n'ôte pas la criminalité , qu'elle fait seulement atténuer la peine du délit. »

Je terminerai ce qui est relatif aux excuses par une simple réflexion sur l'article 64 du Code pénal , article fort moral, sans doute, mais beaucoup trop vague, et, par cela même, d'une application sou- vent difficile : « 11 n'y a, dit cet article, ni crime « ni délit lorsque le prévenu était en état de démence «au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint « par une force à laquelle il n'a pu résister. » De cet article, qui demande une rédaction plus explicite , on pourrait tirer la conséquence que l'on con- damne bien des innocents; car beaucoup de meur- triers, comme presque tous les suicides, ^ovA dans un état de démence ou plutôt d'aliénation men- tale (1) au temps de l'action, et alors ils y sont poussés y^ûT une force à laquelle ils n'ont pu résister: cette force est la violence, la tyrannie de la passion ,

(1) «Dans le lanjrage judiciaire, dit Marc, le mot démence est pris ordinairement dans une acception générale équivalant à celle Ae folie ou d'aliénation mentale. Dans le langago médical, au con- traire, il est consacré à désigner une des formes générales de celte dernière, et qu'il ne faut pas confondre avec toute autre lésion de l'entendement. Ainsi, l'expression ùi' démence, trop vague dans son acception légale, est beaucoup trop restreinte dans le sens médi- cal. » [De la Folie.) Quelques médecins-légistes admettent la mo- nomanie sans délire; la plupart la regardent comme un délire par- tiel ; le savant auteur de Y Essai sur la Thcoloi;ie morale , le P. de Breyne, prétend qu'il n'y a délire que lorsque le monomaniaque a consommé l'acte l'entraînait sans motif le penchant auquel il aurait pu jusque-là résister. Ici encore , je demanderai si l'on s'en- tend bien sur la signification du mol délire.

TRAITEMENT DES PASSIONS. 199

qui, arrivée à son plus haut degré, peut enlever le libre arbitre, et porter l'homme à commettre des actes dont il se repent aussitôt que la raison a re- pris son empire.

Un vœu que j'émettrai de nouveau en finissant, c'est que les gouvernements cessent de favoriser le développement des passions égoïstes et ambitieuses ; c'est qu'au lieu d'exercer sans cesse la mémoire et l'imagination , l'éducation publique s'attache de préférence à former le jugement des enfants, et à développer en eux les sentiments éminemment sociaux , de religion , de bienveillance, d'ordre et de justice, dont les gouvernants doivent les premiers donner l'exemple.

IXous avons vu que le système des peines éta- blies par les lois est absolument nécessaire à l'exis- tence du corps social ; mais quel est le fondement de la pénalité ? en vertu de quel droit la société croit-elle pouvoir sévir contre les membres q«i trou- blent sa tranquillité ? Ici , comme dans les princi- pales questions philosophiques , on trouve deux théories opposées, dont l'une, conséquence rigou- reuse du matérialisme, ne reconnaît d'autre mobile que Yintérêt général ; tandis que l'autre , rattachant la société à une origine, divine , substitue à la loi de l'intérêt l'idée plus noble et plus morale de la jus- tice. Le savant traducteur de Platon, M. Cousin, dans l'argument de Gorgias , expose une théorie mixte, qui me paraît admirablement concilier les deux précédentes. « La première loi de l'ordre est d'être fidèle à la vertu , et à cette partie de la veitu qui se rapporte à la société, savoir: la justice. Mais

200 TRAITEMENT DES PASSIONS.

si l'on y manque , la seconde loi de l'ordre est d'ex- pier sa faille, et on ne l'expie que par la punition. C'est un fait incontestable qu'à la suite de tout acte injuste l'homme pense, et v.e peut pas ne pas pen- ser qu'il a démérité, c'est-à-dire mérité une puni- tion. Dans l'intelligence, à l'idée d'injustice corres- pond celle de peine, et quand l'injustice a lieu dans la sphère sociale , la punition doit être infligée par la société. La société ne le peut que parce qu'elle le doit. Le droit , ici , n'a d'autre source que le devoir, le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sa- cré ; sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c'est-à-dire une atroce injustice, quand même elle tournerait au profit moral de celui qui la subit , et en un spectacle salutaire pour le peuple... La peine n'est donc pas juste parce qu'elle est utile préventivement ou correctivement ; mais elle est utile de l'une et de l'autre manière, parce qu'elle est juste. Cette théorie de la pénalité, en démon- trant la fausseté, le caractère incomplet et exclusif des deux théories qui partagent les publicistes , les achève , les explique , et leur donne à toutes deux un centre commun et une base légitime. » En pre- nant le devoir pour fondement de la pénalité, le lé- gislateur prouvera qu'il comprend toute la sainteté de sa mission ; toutefois , il ne devra pas perdre de vue qu'il n'a reçu de Dieu que le droit de faire res- pecter cette partie de la morale qui concerne les relations des hommes entre eux, et que les peines réservées aux infracteurs de la religion ne sont ni de son domaine ni de ce monde.

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202 TRAITEMENT DES PASSIONS.

Aux douze espèces de peines mentionnées dans le tableau précédent, ajoutons \ amende, la confisca- tion et le simple emprisonnement , dont nous avons déjà parlé ; la torture , que Louis XVI a supprimée en France ; fouet , la bastonnade, la mutilation , la potence, \e&fers, Y exil , toujours en vigueur chez quelques peuples de l'Europe; enfin, Y esclavage, la cangue , la roue , la claie , la castration , la marque sur le front , Y empalement , la suspension par les ais- selles, le chevalet, le supplice du feu , celui de la faim , celui de la croix , Y enterrement , et la dissec- tion du vivant , encore en usage chez quelques na- tions dites civilisées, et nous aurons réuni les prin- cipaux moyens employés par les législateurs pour arrêter les désordres sociaux que les passions en- traînent à leur suite (1).

Traitement religieux.

Nous venons de voir la législation et la médecine s'efforcer de prévenir les passions ou d'en réparer les tristes effets : Tune, en sévissant contre les dé- lits qui troublent l'ordre social ; l'autre, en donnant des conseils hygiéniques pour maintenir les besoins de l'homme dans de justes limites, et en s'appliquant à guérir les maladies , suite inévitable de tous les vices. La religion fait plus encore : dans sa conti- nuelle vigilance, elle embrasse toute l'humanité, éette grande famille qui a Dieu pour père , et la terre

(1) Voir, à la fin du volume, noie J , la comparaison de la cri- fuinalité en France et en Angleterre.

TRAITEMENT DES PASSIONS. 203

pour exil. A ses yeux , les hommes étant tous frères, elle leur témoigne la même tendresse , leur donne les mêmes lois , leur promet les mêmes biens. Mais , comme d'immortelles récompenses ne sauraient être données au juste danis un monde qui passe et qui le déchire en passant , c'est dans sa véritable patrie, c'est dans le sein de Dieu qu'il goûtera un bonheur dont ses passions vaincues ne viendront plus troubler l'éternelle extase.

Pour faire arriver ses enfants à ce céleste repos, que de soins , que de secours ne va pas leur pro- diguer cette mère spirituelle, dont l'affection sem- ble croître en raison de leur faiblesse! L'homme, eh effet, est à peine entré dans la vie qu'il devient l'objet de la sollicitude de la religion. Elle sait que tout fils de la femme naît impur, enclin au mal , et , dans son inquiète prévoyance, elle se hâte de lui administrer le baptême, bain salutaire qui purifie l'âme de toute souillure originelle. L'enfant a-t-il atteint l'âge s'acquiert la notion du bien et du mal, elle lui fait un devoir de la confession, second baptême qui rend à l'âme l'innocence et la vigueur qu'elle peut avoir perdues. Mais cette innocence, cette vigueur, comment les conserver pendant ce dangereux pèlerinage qu'on appelle la vie? Au prin- temps de ses jours, le chrétien s'unira pour la pre- mière fois à son Créateur, et il trouvera dans cette union mystérieuse la force dont il a besoin pour se maintenir dans le chemin de la vertu. Un autre sa- crement, en l'enflammant d'une nouvelle ardeur pour le bien, viendra encore raffermir ses pas; et, à l'aide de ces divins appuis, il pourra résister aux séduc-

204 TlUnEMENT DES PASSIONS.

lions qui Tenvironnent. Cependant les dangers se multiplient, la route devient de plus en plus diffi- cile, et le pauvre voyageur a déjà fait quelques chutes qui ont un peu ralenti son courage. La reli- gion l'abandonnera-t-elle dans sa détresse? Un com- mandement salutaire lui prescrit de recourir à ce tribunal secret, d'où le repentir rapporte toujours et le pardon qui console et le conseil qui éclaire. Quel moyen plus efficace, quel frein plus puissant, pour contenir la violence de nos passions, que l'obli- gation de rendre compte de toutes nos fautes à un ministre de Dieu , tenu par devoir de diriger les âmes avec la sévérité d'un juge, unie à la tendresse d'un père et au dévouement d'un fidèle ami! Com- bien cette sage institution ne détourne-t-elle pas de malheureux des voies du crime (1) pour les rendre au bonheur en les rendant à la vertu! «Aussi, dit l'illustre auteur du Génie du christianisme, tous les hommes, les philosophes même, quelles qu'aient été d'ailleurs leurs opinions, ont-ils regardé le sa- crement de pénitence comme l'une des plus fortes barrières contre le vice, et comme le chef-d'œuvre de la sagesse. Sans cette institution salutaire, le cou- pable tomberait dans le désespoir. Dans quel sein déchargcrait-il le poids de son cœur? Serait-ce dans celui d'un ami? Eh! qui peut compter sur l'amitié des hommes? Prendra-t-il les déserts pour confi- dents? Les déserts retentissent toujours, poui* le

(1) Si le secret de la confession permettait aux prêtres de faire connaître le nombre des forfaits dont ils empêchent journellement l'exécution, on verrait que ce nombre va infiniment au delà du chiffre effrayant que fournissent les statistiques de la criminalité.

TRAITEMENT DES PASSIONS. 205

crime, du bruit de ces trompettes que le parricide Néron croyait ouïr autour du tombeau de sa mère. Quand la nature et les hommes sont impitoyables, il est bien touchant de trouver un Dieu prêt à par- donner. Il n'appartenait qu'à la reli{^ion chrétienne d'avoir fait deux sœurs de l'innocence et du repen- tir. » Après mille traverses et mille chutes, l'homme est enfin parvenu au terme de sa course; le moment est arrivé il va rendre compte de ses actions à celui qui sonde tous les cœurs. Comment sera-t-il ja- mais assez pur pour se présenter devant le miroir de l'éternelle justice? La religion, qui bénit sa nais- sance , vient aussi à son lit de mort adoucir les souf- frances qu'il endure, et le fortifier pour le dernier combat. Les excès des passions ont-ils souillé son âme, elle n'exige de lui qu'un sincère repentir. Re- grette-t-il les affections permises et les douceurs pas° sagères qu'il laisse dans la vie, elle lui en demande le sacrifice, en expiation de ses fautes, et lui mon- tre, en échange, d'ineffables, d'éternelles douceurs. Mère souvent offensée , mais toujours compatis- sante, elle dit au criminel : Espère; au juste : Voilà le ciel !

Outre les sacrements qui purifient l'âme, en même temps qu'ils diminuent les souffrances du corps (1),

(1) C'est une chose étrange que si peu de médecins emploient la religion comme auxiliaire dans le traitement des maladies! Et ce- pendant , quand on connaît l'immense influence du moral sur le phy- sique , il est facile d'entrevoir de quelle ressource doit être cette vraie médecine de l'àme , principalement dans beaucoup d'affec- tions nerveuses qui résistent aux moyens thérapeutiques ordinaires.

Tissot soignait, à Lausanne, une jeune dame étrangère dont il

206 THAITF-MEM DES PASSIONS.

la reli^jion prescrit l'usage journalier de la prière, comme une armure invincible opposée aux attaques continuelles des passions. Je ne sache pas , en effet , de moyen plus propre à dissiper ces dangereux en- nemis de notre repos, que celte fréquente commu- nication de l'homme avec son Créateur.

«Quand vous avez prié, dit un de nos grands écrivains, ne sentez- vous pas votre cœur plus lé- ger, et votre âme plus contente?

« La prière rend l'affliction moins douloureuse et la joie plus pure; elle mêle à l'une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l'autre un parfum cé- leste.

« Que faites-vous sur la terre , et n'avez-vous rien à demander à celui qui vous y a mis?

« Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la têle baissée : il faut lever les yeux pour reconnaître sa route.

n'avait aucun espoir de conserver les jours. Instruite, par impru- dence, du danger de sa position , et vivement tourmentée du re- gret de quitter sit«*)i la vie , la malade se livra à toute l'agitation du plus violent désespoir. Le célèbre médecin jugea que cette nouvelle secousse allait encore abréger les derniers instants de cette femme ; et, selon l'usage, il avertit sa lamille qu'il fall.iit se hâter de lui faire administrer les secours de la religion. Un prêtre est appelé ; la mourante décliarge le poids de sa conscience dans le sein de ce mé- decin spirituel; elle reçoit avec attendrissement les paroles de clé- mence et de consolation qui sortent de sa bouche. Devenue plcis calme, elle ne s'occupe plus que de Dieu, de ses intérêts éternels, et reçoit les sacrements avec la plus grande édification. Le lende- main malin , la fièvre était baissée, et les symptômes les plus alar- mants entièrement dissipés firent bientôt place à ceux d'une par- faite guérison. Tissot , qui était protestant, aimait à répéter ce fait, dont les exemples ne sont pas rares, et s'écriait avec admiration : Quelle est donc la puissance de la confession chez les catholiques !

rRAITEMENT DES PASSIONS. 207

« Votre pairie, c'est le ciel ; et, quand vous re[jar- dez le ciel, est-ce qu'en vous il ne se remue rien? Est-ce que nul désir ne vous presse, ou ce désir est-il muet?

« Il passe quelquefois sur les campagnes un vcnl qui dessèche les plantes , et alors on voit leurs tiges flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur et relèvent leur tête languissante.

« II y a toujours des vents brûlants , qui passent sur l'âme de l'homme et la dessèchent ; la prière est la rosée qui la rafraîchit. »

Aux sacrements et à la prière, la religion joint encore le jeûne et l'abstinence, moyens hygiéniques propres à amortir la violence de nos passions; et, dans sa profonde sagesse, elle les prescrit plus longs et plus sévères, précisément à l'époque de l'année toute la nature est sur le point d'entrer en fer- mentation. La rigueur de la saison , la misère , une constitution affaiblie par l'âge, la maladie ou le travail, s'opposent-ils à ce que l'on suive le précepte, elle en dispense facilement; mais elle veut que cha- cun y supplée par une aumône proportionnée à sa fortune. C'est ainsi qu'en combattant deux vices , malheureusement si communs , l'intempérance et l'avarice, elle affaiblit l'impétuosité de la colère et les transports de l'amour, en même temps qu'elle verse le superflu du riche entre les mains du pauvre. Merveilleuse institution , qui fait expirer sur les lè- vres de l'indigent le blasphème contre la Providence, et change en bénédictions les fureurs que lui eût inspirées l'envie ! Les institutions humaines ont-elles

208 TPiAlTEMENT DES PASSIONS.

jamais fait preuve d'autant de sollicitude, de pru- dence et de charité !

Je me garderai toutefois de donner une préfé- rence exclusive à l'un des trois modes de traitement que nous venons d'examiner : j'ai souvent reconnu leur impuissance respective, tandis que j'ai fréquem- ment observé l'effet salutaire de leur concours. Pour- quoi donc ne pas toujours employer contre les pas- sions un ensemble de moyens qui présentent entreeux les plus grands rapports , et qui tendent au même but? La médecine, la législation et la religion, s'occu- pent en effet de l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, et toutes trois n'ont en vue que son bon- heur : seulement , l'une veut plutôt en faire un in- dividu robuste, l'autre un citoyen paisible, la der- nière un homme complètement vertueux. Toutes trois font encore observer leur code par les mêmes mo- tifs , l'intérêt et la crainte (1) : pour ceux qui le res- pectent, la santé, l'estime publique, la paix d'une bonne conscience, avant-goùt des joies célestes; pour ceux qui le violent, la maladie, les punitions des hommes, les châtiments de Dieu. Toutes trois , enfin, ont chacune leur ministre : le médecin, qui soulage; le magistrat, qui punit; le prêtre, qui par- donne.

(1) Le christianisme toutefois ne se contente pas de nous voir observer ses préceptes par la crainte seule des peines de l'autre vie : il exige que le mobile de toutes nos actions soit l'amour de Dieu , et du prochain en Dieu,

I)K I.A UKCIDIVE DANS I.A MALADIE, ETC. 209

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CHAPITRE IX.

De la Récidive dans la Maladie, dans le Crime et dans la Passion.

Les récidives et les rechutes seraient bien moins fréquentes, si l'on attaquait le mal dans sa cause, et si l'on ne croyait pas trop légère- ment à la guérison.

Le mot récidive , dérivé du verbe latin recidere , retomber, exprime généralement toute espèce de rechute dans le mal.

Les pathologlstes désignent par cette expression le retour d'une maladie dont on était entièrement guéri ; et ils emploient le nom de rechute lorsque ce retour a lieu pendant ou peu de temps après la convalescence. Ainsi , une personne guérie d'un éry- sipèle au printemps en est-elle affectée d'un second l'automne suivant , c'est une récidive; un individu convalescent d'une inflammation d'intestins vient-il, par un écart de régime, à faire reparaître sa ma- ladie , voilà une rechute , et l'on sait que la rechute est souvent pire que la maladie primitive.

Dans le langage des lois , on entend par récidive l'action de commettre un délit du même genre que celui pour lequel on a déjà été condamné.

Enfin , les théologiens emploient de préférence le terme de rechute pour indiquer l'acte de retomber soit dans la passion dominante, soit dans le péché en général.

14

2|() DE LA I.ÉCIOIVE DANS LA MALADIE,

Dans la maladie, dans la passion, aussi bien que dans le crime, les récidives et les rechutes peuvent être rapportées à Un petit nombre de causes, dont nous allons étudier l'influence, en commençant par le rôle qu'elles jouent en pathologie.

1" De la Récidiva dans la Maladie.

L'âge et le sexe ne laissent pas d'avoir une cer- taine influence sur le retour dans la maladie. Ainsi, l'enFance et la vieillesse sont bien plus prédisposées aux rechutes que la jeunesse et surtout que la viri- lité , époque le corps, parvenu à son développe- ment complet , a en même temps moins d'irrita- bilité et une plus grande énergie de réaction contre les causes qui tendent à déranger son harmonie. Douée d'une organisation plus délicate et d'une sensibilité plus vive que l'homme , la femme est par cela même plus exposée que lui à retomber dans les mêmes maladies ; cette triste prédisposition est en- core augmentée par les dérangements qui survien- nent dans les fonctions de l'utérus.

Les saisons, que nous avons vues favoriser le dé- veloppement de certaines maladies, exercent aussi une action prononcée sur les récidives , et principa- lement sur les récidives périodiques.

L'influence des climats sur la fréquence des re- chutes, quoique moindre que celle des saisons, ne saurait pour cela être regardée comme nulle. Quant à celle des localités et des habitations , elle a été constatée de temps immémorial par tous les obser- vateurs. 11 est certain, en effet, que les scrofules

DANS l.i: CIU.MK ET DANS |,A TASSîON. 211

KOîit [)i'cs([(!c toujours Cinis('os et cnlrotenuos par riiabitalion (11111 lieu bas, liumidc, privé d'air et de soleil. Les fièvres inlcrinittenles qui reparaissent yié- riodiquement dans quelques pays marécageux, soni subordonnées à la nature de ces lieux malsains par les miasmes qui s'en échappent. Ici , les causes pro- ductrices des maladies déterminent à la fois les re- chutes et les récidives. Il en est de même de tous les changements brusques de température , et parti- culièrement du froid humide, si funeste dans les af- fections rhumatismales, goutteuses et catarrhales.

Les professions ne sont pas non plus sans quel- que importance ici : l'on a remarqué que les ou- vriers qui travaillent le plomb sont atteints, à dif- férentes reprises, de coliques saturnines; et que les imprimeurs , les blanchisseuses , les ouvriers en soie, ont fréquemment des ulcères variqueux aux jambes.

Pour ce qui est de la position sociale, l'expérience démontre que les rechutes et les récidives sont bien moins fréquentes chez les riches que chez les pauvres.

J'ai signalé ailleurs la transmission héréditaire d'une foule de maladies , notamment de la syphilis, des scrofules, de la phthisie pulmonaire , de l'alié- nation mentale; eh bien, ces affections congéniales deviennent, pour les malheureux qui en sont atteints, une cause de rechutes et de récidives si fréquen- tes , que leur courte existence n'est guère qu'une suite de paroxysmes de la maladie continue qui les travaille.

La périodicité dans les maladies, et en particulier dans les affections nerveuses, est encore l'un de

212 DE LA nÉCIDlVE I)ANS LA MALADIE,

ces faits que l'on ne saurait révoquer en doute; de les récidives nombreuses observées journelle- ment dans les névralgies, l'épilepsie, l'aliénation mentale , les fièvres intermittentes , les diverses hé- morrhagles, les rhumatismes, la goutte, l'ophthal- mie, la leucorrhée, et plusieurs maladies de la peau. Chez beaucoup d'individus , les organes parenchy- mateux eux-mêmes ne sont pas à l'abri des récidives périodiques de l'inflammation. J'ai donné des soins à un ancien infirmier-major du Val-de-Gràce , qui, pendant dix ans, a éprouvé chaque hiver une ou deux fluxions de poitrine plus ou moins violentes.

Le croup, la coqueluche, la rougeole, la variole cou fluente, étaient autrefois regardés comme n'atta- quant pas une seconde fois les individus qui en avaient été fortement atteints; c'est une erreur dont bien des praticiens ont maintenant fait justice. Pour ma part, j'ai vu des croups, des coquekiches et des rougeoles, qui sont revenus périodiquement pendant plusieurs années consécutives ; et les registres de l'é- tat civil de Paris, depuis 1832 surtout, attestent que des individus ont succombé à la variole confluente après avoir longtemps A^écu défigurés par les cica- trices que cette éru])tion leur avait laissées dans leur enfance.

Pour abréger cette énumération , on peut dire que presque toutes les maladies sont sujettes à des re- tours, avec cette distinction , que les maiadies chro- niques sont plutôt suivies de rechutes, et les mala- dies aiguës, de ré'cidives.

Parmi les passions qui produisent le plus de re- chutes et de récidives, se trouvent en première ligne

DANS l.[: (lUMi; El DANS LA PASSION. 213

rintcinpcrance et le libertinage ; viennent ensuite la colère, l'annour, l'ambition , l'envie et la jalousie, la paresse, l'abus de l'étude et les violents chngi'ins. Ces derniers ont une telle influence sur la dégéné- rescence cancéreuse et sur le retour de cette altéra- tion pathologique, que je n'ai jamais vu une seule opération de cancer suivie de succès , toutes les fois que les malades sont restés sous l'impression d'une tristesse habituelle.

Je terminerai ces considérations par quelques do- cuments statistiques sur les récidives dans l'aliéna- tion mentale , qui est si souvent le triste fruit de nos passions. Pendant la seule année 1839, 44 récidi- ves (1) ont été constatées à l'hospice de Bicêtre, savoir :

Daus la manie 26

Dans la monomanie 8

Dans la mélancolie 6

Dans les hallucinations 1

Dans la démence 2

Dans l'imbécillité 1

Dans les 3 cas de démence et d'imbécillité, les in-

(1) « D'après Esqiiirol , sur 2,804 aliénées traitées à la Salpê- trière,292 avaient été admises pour un second ou un troisième accès : ce qui porte à un dixième environ le nombre des récidives. Cette pi^oporlion, qui, pour les femmes, à la Salpétrière, est de 1 sur 9,60, paraît être la même pour les hommes , à Bicêtre, puis- que, sur 4,827 aliénés reçus pendant une péfiode de dix années, MM. Aubanel et Thore ont compté 491 cas de récidives, c'est-à- dire 1 sur 9,83. A l'Hospice {rénéral de Tou,rs, celles-ti ont été au nombre de 11 sur les 101 admissions des années 1840 et 1841 : d'où il suit que pour le département d'Indre-et-Loire, le rapport des récidives au.v admissions est de 1 sur 9,18. » [Rapport statistique sur les Jliénés et les Enfants trouvés de l'Hospice général de Tours ; [par le docteur L.- J. Charcellay ; Tonrs et Paris, 1842, iû'4*'.-)

214 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,

dividiis indiqués comme guéris n'avaient probable- ment subi qu'une amélioration passagère. Sur ces 44 malades ,

16 avaient été admis en 1839

14 eu 1838

5 CD 1837

5 en 1836

1 en 1834

1 en 1833

1 en 1832

1 , en 1824

D'après ce dernier tableau , on peut conclure qu'il y a moins de chances de récidive dans la folie à mesure qu'on s'éloigne de l'époque d'un premier ac- cès. Résultat consolant qu'on retrouve pour la réci- dive dans la passion comme pour la récidive dans le crime. Ainsi , au physique comme au moral , on est d'autant plus ferme qu'il y a plus longtemps qu'on s'est relevé de sa chute.

2" De la Récidive dans le Crime.

Dans sa prudente sévérité, la loi veut que tout individu qui retombe dans im même délit soit puni plus rigoureusement que la première fois; car, se- lon les plus célèbres jurisconsultes, une récidive est pire qu'une première faiblesse, et il est juste que la peine s'accroisse avec la désobéissance (1), parce que le mépris de l'avertissement donné par la jus-

(1) Quelquefois la fréquence de la récidive tient à une véritable monomanie; ce n'est plus alors un coupable qu'il faut punir, mais un infortuné qu'il faut plaindre et traiter.

DANS LE CniME ET DANS LA PASSION. 2lS

lice révèle chez le récidiviste une plus {jrande per- versité. Aussi notre code pénal contient-il à cet éf^ard des dispositions formelles qu'il est bon de rappeler ici.

Art. 56. «Quiconque, ayant été condamné à une peine afflictive ou infamante, aura commis un se- cond crime emportant, comme peine principale, la dépji'adation civique, sera condamné à la peine du bannissement.

«Si le second crime emporte la peine du bannis- sement, il sera condamné à la peine de la détention,

« Si le second crime emporte la peine de la réclu- sion , il sera condamné à la peine des travaux forcés à temps.

« Si le second crime emporte la peine de la déten- tion, il sera condamné au maximum de la même peine , laquelle pourra être élevée jusqu'au double.

«Si le second crime emporte la peine des travaux forcés à temps, il sera condamné au mazimiun de la même peine, laquelle pourra être élevée jusqu'au double.

«Si le second crime emporte la peine de la dépor- tation, il sera condamné aux travaux forcés à per- pétuité.

« Quiconque ayant été condamné aux travaux for- cés à perpétuité, aura commis un second crime emportant la même peine, sera condamné à la peine de mort.

«Toutefois, l'individu condamné par un tribunal militaire ou maritime, ne sera, en cas de crime ou délit postérieur, passible des peines de la récidive, qu'autant que la première condamnation aurait été

216 Dr I.A RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,

prononcée pour des crimes ou délits punissables d'après les lois pénales ordinaires. y>

Art. 57. «Quiconque, ayant été condamné pour un crime , aura commis un délit de nature à être puni correctionnellement, sera condamné au maxi- mum de la peine portée par la loi , et cette peine pourra être élevée jusqu'au double. »

Art. 58. «Les coupables condamnés correction- nellement à un emprisonnement de plus d'une an- née , seront aussi , en cas de nouveau délit , condam- nés au maximum de la peine portée par la loi , et cette peine pourra être élevée jusqu'au double : ils seront de plus mis sous la surveillance spéciale du gouvernement pendant au moins cinq années , et dix au plus. »

Quant à la récidive de contravention, elle emporte toujours la peine d'emprisonnement pendant cinq jours, mais elle n'existe que lorsqu'il a été rendu contre le contrevenant, dans les douze mois précé- dents, un premier jugement pour contravention de police commise dans le ressort du même tribunal. ( Voyez Code pénal, art. 482 et 483. )

Telle est la rigueur des dispositions pénales contre les récidivistes, qu'en aucun cas on ne peut invoquer en leur faveur ni la prescription , ni la réhabilitation, et qu'à moins de circonstances atté- nuantes bien avérées , le maximum de la peine doit toujours leur être appliqué. La jurisprudence a même consacré un principe qui a été confirmé en 1818 par une ordonnance royale : c'est que les lettres de grâce accordées par le souverain pour un crime ne dis- pensent pas de l'aggravation qui est la conséquence

DANS LE CRIME ET DANS LA PASSION. 217

de la récidive, parce que les lettres de grâce relè- vent seulement de la peine, mais n'annulent pas la condamnation. Vamnistie seu\e éteint non -seule- ment la peine , mais l'action pénale , c'cst-k-dire le délit , qu'elle anéantit de manière qu'il ne peut plus être poursuivi (1).

Examinons maintenant l'influence qu'exercent sur les condamnés ces dispositions pénales de notre législation. Si nous ouvrons nos annales de la cri- minalité, nous voyons les différents ministres de la justice qui se sont succédé depuis 1825, formuler tous les mêmes plaintes , déplorer le nombre tou- jours croissant des récidives , dont le tableau sui- vant fera connaître le chiffre annuel.

TABLE JU des individus jugés depuis 1831 jusqu'en 1840, ci qui se trouvaient en état de récidive en matière criminelle ou en matière correctionnelle.

Récidive

Récidive

Total

Années.

en mat. crirn.

en mat. cor.

des récidives.

1831

1,296

4,960

6,2-56

1832

1,429

5,915

7,344

1833

1,318

7,132

8,450

1834

1,400

7,135

8,535

1835

1,486

7,741

9,227

1836

1,486

8,196

9,682

1837

1,732

8,944

10,676

1838

1,763

10,258

12,021

1839

1,749

10,661

12,410

1840

1,903

11,842

13,745

Ea dix années. .

. 15,562

82,784

98,346

Ainsi qu'on

le voit par

ce tableau

dressé d'après

(1) C'est qu'en effet un délit anéanti sans jugement ne saurait

!^18 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,

les documents officiels , le rapport des récidives criminelles aux récidives correctionnelles présente bien quelques variations d'une année à l'autre ;mais le chiffre des récidives prises en général augmente annuellement d'une manière effrayante : il a plus que doublé depuis dix ans.

On remarquera que ce tableau ne donne que le chiffre des récidivistes et non celui des récidives , qui est beaucoup plus élevé, certains individus ju- gés plusieurs fois pendant la même année n'y figu- rant que pour l'unité. C'est ainsi qu'en 1840, le nombre des récidivistes en matière correctionnelle a été de 1 1,842, tandis que celui des récidives s'est élevé à 1 4,077, puisque 1 ,855 de ces prévenus ont été jugés pendant cette même année, deux, trois, quatre et cinq fois , soit par le même tribunal , soit par des tribunaux différents.

C'est dans le département de la Seine que l'on trouve toujours le plus grand nombre de récidi- vistes jugés plusieurs fois dans le cours d'une an- née, et ce sont la plupart du temps les ruptures du ban de surveillance qui ont motivé ces nombreuses poursuites contre les mêmes individus.

être assimilé à une condamnation, qui est la base oblififée de la ré- cidive. Il est du reste bien entendu que la condamnation doit pro- venir d'un tribunal français et non étranger, pour qu'elle puisse agijraver la peine du nouveau délit. L'état de récidive ne saurait être non plus établi contre un prévenu lorsque la première con- damnation a été rendue par défaut ou par contumace, et que l'ar- rêt qui l'a prononcée peut encore être attaqué parles voies de droit. ( V^oir le D' cl ion nuire de Droit criminel , par Achille IMorin ; Paris, 1842, grand in-8''; et De la l\éci(U\e , par Bonneville, procureur du roi ; Paris, 1841 , in-8".)

DANS LE CRIME ET UANS l.A PASSION. 91ft

Le chiffre des délits étant beaucoup plus élevé que celui des crimes, il y a bien plus d'individus en état de récidive parmi les prévenus que parmi les accusés; mais, en comparant séparément tous les accusés et tous les prévenus en état de ré- cidive appartenant à chacune de ces classes, on trouve, pour les simples prévenus précédemment condamnés , une proportion bien plus faible que pour les accusés qui se trouvaient dans le même cas.

Le nombre des accusés en récidive est, par exem- ple , au total des accusés jugés en 1840, dans le rapport de 23 sur 100 ; tandis que celui des prévenus récidivistes , dont les antécédents ont pu être constatés , n'est que de 1 7 sur 1 00. Il y avait , cette même année, 172 femmes parmi les accusés récidivistes : ce nombre , rapproché du total des accusés, donne la proportion de 12 sur 100, bien inférieure à celle des hommes, qui s'élève à 25, c'est-à-dire à plus du double.

Les récidivistes sont toujours un peu moins nombreux parmi les libérés des bagnes que parmi ceux des maisons centrales; mais les premiers sont en général poursuivis pour des faits plus graves ; aussi le résultat des poursuites judiciaires est-il plus sévère à leur égard.

Il résulte encore des documents statistiques fournis par le gouvernement, que les récidives sont un peu moins fréquentes parmi les libérés qui ont subi de longues détentions que parmi les autres. Pour les forçats , les récidives sont aussi moins fré- quentes parmi les libérés qui avaient à leur sortie

220 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,

une masse qui excédait 100 francs, que parmi ceux qui, en quittant le bagne, ne possédaient pas cette somme. Quant aux détenus sortant des maisons cen- trales , l'élévation plus ou moins considérable de leur masse ne paraît pas avoir influé sur leur conduite après la sortie de prison ; et , chose déplo- rable ! les récidives sont un peu plus nombreuses parmi les libérés ayant un certain degré d'instruc- tion que parmi ceux qui ne savaient ni lire ni écrire.

Enfin , il a été constaté que c'est presque tou- jours dans les premiers mois de leur libération que la plupart des condamnés libérés des bagnes et des maisons centrales qui doivent reprendre leur vie criminelle, se rendent coupables de nouveaux crimes ou de nouveaux délits. Ils commencent par enfreindre leur ban de surveillance, et, après avoir été condamnés pour cette infraction à des peines de courte durée, ils sont poursuivis et jugés pour des vols ou autres crimes encore plus graves. On a remarqué que les maisons centrales de Poissy et de Melun, qui reçoivent leurs détenus de Paris, of- frent toujours un chiffre de récidivistes plus élevé que les autres prisons du royaume. Dans les trois bagnes de Brest, de Rochefort et de Toulon , ce sont les libérés de ce dernier bagne qui tombent le plus souvent en récidive ; mais il faut remarquer que de- puis 1828 jusqu'en 1837, ce bagne est resté affecté aux condamnés à des peines de courte durée; c'est- à-dire que sa population se composait principale- ment de condamnés pour vols, classe qui fournit toujours le plus grand nombre de récidivistes.

Sur les 1,903 récidivistes traduits en 1840 devant

DANS l.n CRIME ET DANS LA l'ASSlON. 22i

les cours d'assises du royaume, le vol avait mollvé les preruièrcs condamnations subies par 1,214 in- dividus. Le chlfFre de ceux qui avaient à répondre à de nouvelles accusations de vol était de 1,41 G, ce qui forme près des trois quarts du nombre total (74 sur 100).

C'est ici le lieu de reproduire quelques documents officiels sur le vol , qui est aujourd'hui l'une des plus grandes plaies de la société.

Les vols de toute espèce qui ont été déférés aux cours d'assises en 1840 se sont élevés à 6,008 (722 de plus qu'en 1839).

Sur ce nombre 6,008 , il y a eu 473 tentatives et 5,535 vols consommés. 1 ,849 de ces derniers avaient pour objet de l'argent monnayé, des effets de com- merce ou autres billets ; 401, de l'argenterie ou des bijoux; 490, des marchandises; 864, du linge ou des habillements ; 798, des effets mobiliers divers ; 199 , des comestibles ; 358, du blé ou de la farine ; 318, des animaux domestiques vivants; 258, enfin, tout ce que les voleurs avaient pu enlever sans dis- tinction.

Le ministère public n'a pu déterminer la valeur des objets soustraits que pour 4,959 vols ; et le pro- duit approximatif de ces vols a été de 1,180,336 francs. La répartition de ce produit total entre tous les vols qui ont concouru à le former, donne, pour chaque vol, une moyenne de 238 francs. On sait, du reste, que la valeur des objets volés est toujours prise en grande considération par le jury, et que sa sévérité suit la progression du préjudice causé.

Quant aux délits de vol simple , leur chiffre ,

222 DE LA r.ÉClDIVE DANS l.A MALADIE,

qui était en 1839 de 17,072. s'est aussi élevé en 1840 à 19,531. Ils ont surtout considérablement augmenté depuis quelques années: on en comptait, en effet, par année, moins de 10,000 de 1826 à 1830; 12,000, de 1831 à 1835; et leur moyenne annuelle a été de 16,905 pendant la période quinquennale de 1836 à 1840.

Les délits d'escroquerie et d'abus de confiance ont aussi été beaucoup plus nombreux. s'arrêtera cette effrayante progression?

Maintenant, quelles sont les causes qui portent tant d'individus, déjà frappés par la justice, à ren- trer dans la carrière du crime? Au nombre des prin- cipales , on doit placer:

1** l/abus des circonstances atténuantes et l'in- exacte constatation des récidives, qui, ne permet- tant pas de proportionner la peine au délit, énervent la répression , et encouragent au crime ;

2" Les vices de notre système pénitentiaire, qui rejette dans la société des condamnés pour la plu- part nullement corrigés , et même plus pervertis qu'avant leur châtiment;

3" Le manque de patronage et de surveillance de tous les libérés de justice , auxquels le séjour de la capitale (1^ devrait être interdit au m.oins pendant quelques années d'épreuve ;

Le manque d'ateliers spéciaux ils trouve- raient constamment de l'ouvrage , et d'une colonie dans laquelle ils pourraient devenir propriétaires ;

(1) M. Gisquet , clans ses Mémoires, porte à 10,C00 le nombre des voleurs qui l/ax aillent daus Paris; puis il ajoute : « Combien y en a-

D\NS I.E CRIME ET DANS LA PASSION. 223

Z)" La pi'lvalion de l'espoir d'une franche et entière réhabilitation , espoir qui suffirait pour ramener Un assez grand nombre de libérés dans la voie du bien ;

6" Enfin, l'irréligion y)rol'onde des récidivistes, et trop souvent l'immoralité de ceux-là mêmes qui , par leurs bons exemples, déviaient améliorer les masses et ramener les condamnés à la vertu.

Enumérer les causes qui favorisent le plus les ré- cidives, c'est en faire connaître le principal remède, qui consisterait à les éloigner toutes : suhiata causa , tollitur ejfectus. Il faudrait ensuite, dans un bon système pénitentiaire , chercher à guérir le con- damné de la passion dominante qui lui a fait com- mettre un nouveau crime ou un nouveau délit. La plupart des voleurs , en effet, ne dérobent pas pour le plaisir de dérober, ni les assassins pour le plaisir de tuer: c'est la paresse, l'ivrognerie, le liberti- nage, la colère, la cupidité, qui les poussent au vol ou au meurtre : ce sont donc ces vices qu'il faut

t il dans ces 10,000 qui prendraienl vcilre bourse sur un meuble, sur une banquette ou dans une loge de iheàlre? Il y en a 6,000.

Combien d'entre eux chercheraient à la prendre dans votre poche? Il y en a 3,000.

«Combien, sur ces 3,000 , eu compterait on qui, pour la voler, s'introduiraient en votre absence ou en crochetant vos portes dans votre maison? 2,000.

«Combien de ces derniers iraient jusqu'à s'introduire chez vous pendant ia nuit, avec escalade et effraction? De 1,000 à 1,200.

«Enfin, à combien peut-on évaluer ceux qui seraient d'avance décidés à vous assassiner avant que de consommer le vol ? Au moins 600. »

Comment des libérés privés de patronage ne retomberaient-ils pas dans la carrière du crime, au milieu d'une aussi affligeante population de malfaiteurs!

22 i DE" LA l\LCI[)IVE DANS l.A MALADIE,

déraciner, si l'on veut que ces malheureux ne con- tinuent pas à retomber dans les mêmes crimes (1). Ici s'arrête le rôle de législateur, et commence celui de médecin , dont les conseils pourront modi- fier une prédominance organique qui porte souvent au mal , et celui du prêtre , dont la charité la plus active est toujours réservée pour les plus grands coupables. ( Voir ci-dessus le Traitement médical, législatif et religieux des Passions. )

De la Récidive dans la Passion.

Ce qui favorise ici les rechutes , c'est le besoin immodéré d'émotions ou d'excitations , besoin qui devient d'autant plus impérieux que l'a passion a été plus souvent satisfaite. La fréquente réitération des mêmes actes ne tarde pas, en effet, à produire l'habitude , qui n'est autre chose que le dernier de- gré de la tyrannie du besoin , puisque alors la pas- sion se satisfait sans combat , presque sans remords, et, pour ainsi dire, machinalement. Cette loi phy- siologique et morale , dont la connaissance est si importante, ne justifie-t-elle pas ce que j'ai dit pré- cédemment : que dans leur premier degré les pas- sions demandent , qu'au second elles exigent , qu'au troisième elles contraignent?

Voulons-nous donc sérieusement notre bonheur et celui de nos semblables , appliquons-nous à con-

(1) C'est un fait digne de remarque que l'uniformité avec la- quelle les nièujes passions engendrent chaque année à peu près le même nombre de crimes. ( Voir les Comptes géuéraux de l'udminis- tiation de la justice criminelle en France.)

DANS l.E CRIME ET DANS LA PASSION, 225

naître la passion qui nous est habituelle : car c'est elle qui dirige presque toutes nos actions, et qui, par cela même, constitue notre caractère. Les au- tres passions sont en quelque sorte surajoutées ; la passion dominante, c'est notre propre fonds, c'est nous. Cette connaissance une fois acquise, travail- lons tous les jours à briser quelques anneaux de la chaîne qui nous retient esclaves. Nous ne tarderons pas à recouvrer notre liberté, si nous suivons à la fois les conseils de l'hygiène , qui nous rendront plus forts; ceux delà loi, qui nous rendront plus prudents; ceux de la religion, qui nous rendront meilleurs, et en même temps plus heureux.

Ce qui devra surtout nous engager à sortir de notre esclavage, c'est la fatale corrélation qui existe entre la passion , la maladie et le crime. Et d'abord, la récidive dans la passion n'amène que trop sou- vent la récidive dans la maladie. Voyez, par exem- ple, cet homme autrefois adonné à l'ivrognerie, et qui, par une seule année de tempérance, s'est dé- barrassé de vastes ulcères aux jambes ou de fré- quentes congestions vers le cerveau : revient-il à son funeste penchant, ses cicatrices ne manquent pas de se rouvrir, ou les accidents cérébraux de reparaître.

Voyez encore ce malheureux enfant sur la figure duquel des habitudes solitaires ont déjà imprimé leurs hideux stigmates : averti de sa fin prochaine, il a le courage de rompre avec le vice, et bientôt la fraîcheur de son teint reparaît , ses membres se développent, sa mémoire redevient plus facile, son caractère plus ouvert, plus gai, phis aimable. Mais

226 DE I.A RÉCIDIVE DANS L\ MM-ADIE,

si, entraîné par le mauvais exemple ou par toute autre cause, il retombe dans son ancien dérègle- ment, il perd bientôt tout ce qu'il avait gagné au physique comme au moral, et, squelette am- bulant, il ne tardera pas à être jeté dans la tombe qu'il s'est, en quelque sorte, creusée lui-même.

Santé, fortune, crédit, honneur, cet autre a tout englouti au jeu. Longtemps il se crut favorisé par le sort; ce n'était qu'un leurre : deux nuits ont suffi pour le ruiner complètement. Depuis un an il végétait dans la capitale, au milieu de cette tourbe de désœuvrés dont l'existence est un problème, lors- qu'un emploi assez lucratif vint le mettre à l'abri du besoin , et lui fournir le moyen de calmer l'agita- tion fiévreuse ainsi que les violentes palpitations qu'il éprouvait. Déjà ses membres affaiblis commen- çaient à reprendre leur ancienne vigueur, déjà la fraîcheur de son teint annonçait une amélioration notable dans sa constitution , lorsque , entraîné comme spectateur dans un tripot clandestin, la vue de l'or suffit pour rallumer en lui tout le feu de sa passion. Le lendemain il retourne au jeu, non plus comme spectateur, mais comme acteur, et, la chance lui ayant été favorable, il continue déjouer avec plus de fureur que jamais. Il y avait à peine un mois qu'il était revenu à ses anciennes habi- tudes , lorsqu'un matin on le trouva mort dans son lit, par suite de la rupture d'une tumeur ané- vrysmale de l'aorte : les émotions du jeu l'avaient tué.

La récidive dans la passion ne borne pas ses ra- vages à l'organisation, elle détruit le jugement, en

hANS I.F. CRlMn ET DANS LA PAS9I0N. 227

même temps qu'ell<» {jâfc le cœur. De toutes les fausses maximes que l'ou se fait en matière de cou- science; de les fautes, les injustices, les crimes que l'on Huit par commettre avec le sang- froid de riiabitude, ou même avec une impudente os- tentation.

Voulons-nous savoir comment la passion habituelle rassemble autour d'elle la plupart des vices, et les fait conspirer à tout ce qui peut servir à la satis- faire? Prenons dans la Bible un exemple connu de tout le monde , et qui montre parfaitement le rap- port des passions avec les maladies , les lois et la religion. A peine monté sur le trône, Saùl , prince jusqu'alors vertueux, se laisse prévenir d'une vio- lente jalousie contre David. Quels tristes fruits ne va pas produire ce germe délétère qu'il ne sut pas étouffer de bonne heure! Les éloges donnés au jeune berger commencent par lui porter ombrage ; dès ce moment il devient défiant et soupçonneux; il oublie le service signalé rendu au pays ainsi qu'à sa per- sonne, et le voilà tombé dans l'ingratitude. Bientôt ses regards attristés ne peuvent plus supporter la présence d'un sujet qu'il considère comme le rival de son autorité et de sa gloire; et, malgré la délica- tesse de David à ménager l'une et l'autre, le voici qui devient malade, sombre, mélancolique, furieux. Sa passion ne s'arrête pas encore : poussé sans cesse par l'enfer de sa jalousie, il veut du sang pour éteindre la soif de vengeance qui le dévore; dès lors la perte de David est jurée. En vain celui-ci parvient-il à calmer les accès frénétiques du prince, aux accords de sa lyre, non moins purs que le fond

228 DE LA r.KCIbIVE DANS LA MALADIE,

de son cœur; en vain continue- t-il à lui rendre d'im- portants services; en vain lui sauve-t-il de nouveau la vie : Saûl ne reconnaît par intervalle sa propre in- justice que pour redevenir plus jaloux et poursuivre sa victime avec plus d'acharnement encore. Saùl, re- marquons-le bien, n'était dépourvu ni de forces phy- siques, ni de courage, ni de mérite, ni même de piété; mais la passion dans laquelle il retombait toujours a suffi pour en faire successivement un homme lâche et ingrat, un roi injuste, superstitieux et parjure, un mélancolique furieux, un meurtrier, un suicide.

Puis-je ne pas signaler ici la triste fin de ces grands ambitieux, dont la vie politique n'est le plus souvent qu'une suite de rechutes dans la passion qui les dé- vore. Si je consulte le tableau qui indique la fin tra- gique d'une centaine seulement des plus célèbres d'entre eux , j'y vois que :

32 ont été assassinés. 14 exéculcs.

8 empoisonnés.

8 se sont suicidés.

7 ont été massacrés.

5 sont morts en exil.

4 morts en prison.

3 morts de faim,

3 ont été brûlés vifs.

3 noyés.

2 étranglés.

2 pendus.

1 est mort en cage.

1 a été enterré vivant.

(Voir, dans la seconde partie de cet ouvrage , l'ar- ticle Ambition.)

I)\NS LE CRIME ET DANS LA PASSION. 229

Ces exemples, que je pourrais multiplier à l'in- fini, suffiront sans doute pour appeler toute notre attention sur le danger de contracter des habitudes vicieuses ou criminelles, dont il est ensuite si diffi- cile de se corriger. Aussi, dès que nous avons eu le malheur de nous laisser terrasser une première fois par la passion, tâchons, athlètes courageux, de re- prendre à l'instant même une noble revanche, et de reconquérir promptement notre dignité morale. En agissant de la sorte, on a tout à gagner; car, en évitant la récidive dans la passion , on évite la ré- cidive dans la maladie, qui abrège l'existence, et la récidive dans le crime, qui la déshonore.

230 DES PASSIONS

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CHAPITRE X.

Des Passions considérées comme moyens de guérisoii dans les maladies.

Il «st des poisons qui, dans les luaiiis d'un habile médecin, se converlisseul journellement en re- mèdes efficaces.

Nous allons d'abord étudier les effets euratifs de certains sentiments qui agissent sur l'économie à la manière des passions ; nous nous occuperons en- suite des passions proprement dites, qui ne doivent être employées comme moyens thérapeutiques que dans des cas exceptionnels, et d'accord avec les principes sévères de la morale chrétienne.

De la Joie et du Rire. La joie, dit Mackensie, est le soutien de la santé et le contre-poison de la maladie. La gaieté, selon Hippocrate, est favorable dans toutes les affections. Galien assure avoir vu un grand nombre de malades qui furent redevables de leur guérison plutôt à leur humeur joviale qu'à l'usage des médicaments. Enfin , Ambroise Paré, Sanctorius , Pechlin , Tissot, et beaucoup d'autres observateurs, citent une foule de cures obtenues par l'effet de la joie , principalement dans les fièvres intermittentes, la jaunisse, le scorbut, les scrofules et la paralysie.

Le rire, quand il est l'expression de la joie, ne produit pas seulement une accélération notable

COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 23!

dans la circulation , il imprime aussi à certains muscles une secousse qui devient quelquefois cura- tive. Pechlln rapporte qu'un jeune lionmie, jjriève- ment blessé à la poitrine, était abandonné des mé- decins, qui le croyaient sur le point d'expirer. Ses camarades, qui le veillaient, s'amusèrent à noircir avec de la mouchure de chandelle le plus jeune d'entre eux qui s'était endormi au pied du lit. Le mourant , ayant ouvert les yeux, fut si frappé de ce grotesque spectacle, que, s'étant mis à rire , il sortit par sa plaie plus de deux livres de sang épanché , et qu'il se rétablit parfaitement.

Plus d'une fois aussi, le rire a déterminé la déli- vrance de femmes en couches dont les forces pa- raissaient tout à fait épuisées, et dont les douleurs avaient disparu.

Plusieurs vomiques , ou abcès dans le poumon , ont été ouvertes dans les bronches, et heureusement expulsées par l'effet du rire. Ce fut, comme on le sait, en lisant les Lettres des hommes obscurs , qu'Erasme rejeta la vomique qui le suffoquait, et que son rire excessif lui sauva la vie.

Coringius, à ce que l'on assure, fut guéri d'une fièvre tierce rebelle par le vif plaisir qu'il eut de converser avec Meibomius.

On a, dit Tissot , plusieurs exemples d'enfants tristes, pâles et rachitiques, chez lesquels le rire, provoqué par le chatouillement, a élé suivi des plus heureux résultats. 11 est certain qu'à l'aide de ce moyen très-simple, et pour cela même beaucoup trop négligé, je suis parvenu à dissiper des engor- gements lymphatiques qui avaient résisté à une

232 DES TASSIONS

foules de remèdes internes et externes. II suffit de mettre les enfants sur un lit, quand leur estomac est libre, et, en badinant, de les chatouiller à nu, tant qu'ils paraissent s'en amuser. Ce petit jeu , répété le matin et le soir pendant quelques minutes, opère ordinairement, au bout de quinze à vingt jours, une amélioration sensible dans leur constitution : leur peau n'est plus aussi blafarde, leur visage surtout est plus coloré, leur physionomie plus gaie, plus animée : c'est que l'ébranlement général occasionné par le rire a en quelque sorte injecté la vie dans les vaisseaux capillaires qui en étaient privés.

Une joie trop subite et le rire immodéré pouvant néanmoins avoir les suites les plus funestes, notam- ment dans le traitement des maladies aiguës, des hernies, des fractures et des plaies en général, c'est à la prudence du médecin de n'employer ce mode d'excitation qu'avec mesure, et après s'être assuré qu'il ne peut produire aucune réaction défavorable.

De la Douleur, du Chagrin et de la Tristesse. Je ne pense pas que le chagrin et la tristesse aient ja- mais été rangés parmi les agents thérapeutiques. C'est qu'en effet, ces deux produits de la douleur morale (1) retardent presque toujours la guérison des maladies, lorsqu'elles n'en déterminent pas de nouvelles, ou qu'elles ne causent pas la mort dans un laps de temps plus ou moins long. Plus d'une fois, cependant , un chagrin violent et imprévu est parvenu à modifier avantageusement certaines con-

(1) f-e chagrin est la tlouleur morale à l'élat aifju ; la tristesse est lin fil >}jrin t'liroiii<|ue.

COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 233

stltutions lympliatiques , et à inspirer l'amour du travail à des individus restés jusque-là dans la plus complète oisiveté.

Quant à la douleur proprement dite , son utilité ne saurait être mise en doute dans le traitement des maladies aussi bien que dans celui des passions. Pour parler d'abord de la douleur physique, ne nous sert-elle pas journellement à réveiller les forces vi- tales des malades , alors qu'elles semblent tout à fait épuisées? Avec son aiguillon , n'appelons-nous pas à la surface du corps des inflammations qui ne se développeraient pas sans danger dans la profondeur des organes? Ici, elle parvient à fixer une irritation vague, l'affaiblit et la fait même disparaître; là, elle déplace une vicieuse concentration de la sensi- bilité, qu'elle ramène avec une sage économie sur tous les points de l'organisme; en un mot, employée par une main habile et prudente, la douleur phy- sique dissipe fréquemment les phénomènes morbides auxquels on l'oppose, de même que dans l'état phy- siologique elle concourt, avec le plaisir, à entretenir l'équilibre de toutes nos fonctions (I).

(!) Relativement à sa durée, la douleur est dihe fugace , persis- tante, intermittente, continue, rémittente. Eu égard à son siège, elle est superficielle ou profonde , costale, pulmonaire, abdominale , arti- culaire, etc. Quant à son intensité, on dit qu'elle est légère , l'iir, ou atroce. Enfin, d'après sa ressemblance avec les sensations que font éprouver certains corps, elle reçoit les noms de piquante, pulsadce, lancinante, cuisante, déchirante, mordicante , contondante, perlérébrante , elc. Chose remarquable, la plupart des épilhètes em- ployées pour exprimer les nuances nombreuses de la douleur phy- sique, s'appliquent aussi à la douleur morale. Pour continuer le rap- prochement, ajoutons que ces deux modes de sentir offrent la mèmç

^34 bCS PASSIONS

La douleur morale n'est pas moin» avant (use dans certaines circonstances: c'est ainsi qi w l'a vue {'iiérir radicalenn'nl le» alt'rctions catai i.iles le» plus rebelles, dissiper le mutisme, la pa lysie des membres et les atroces douleurs du rbum Impc ou de la froutte. On l'a vue aussi, opérant cb- i-er- tains individu» unr salutaire diversion . les r.« peler violeintnnit à eux-nj<^nie» , leur inofilrer le vr lable but de la vie, et le» faire rompre avec la passi i qui depuis lon(;temp» les tenait enchaîné». Ces elle, enfin, qui, sous le nom àvremonh, vient toun nter le creurrbi méeliant . et l'empécbe nouvent d («m- metfre de nouveaux crimes. Heureux alors I ■•)u- pable qui prête attention à ce cri sahitaire le la conscience ! tout n'est pas perdu pour lui : I dou- leur morale peut encore le ramener au bonbar en le r.uneiiant à la vertu par le rejientir.

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COMME MOYENS THERXPtlTiyLtS. 236

est touj irs en raison de l'idée de plaisir que l'ou attache son accomplissement. Son action excen- trique 8 l'économie participe des effets de l'amour, de l'ait» tion et de l'espérance, trois éléments dont il se ccipose. Les imajïcs aj;réables , l'oM-illation douce i salutaire (pie procure le désir quand il est pur el 1 .déré, contribuent puissamment à dissiper l'ennui à calmer la douleur et à abréjjer la durée

des ma dies.

L Curiositt' , vif désir de connaître , a sulH plus d'ic fois pour ranimer l'action du système nerveu liez des malades encore capables de quel- ques m.ivements,mais qui n'en faisaient pas, faute ,V !.. Ainsi, Andry rappoile. dans son Oifho- . ,,'en 1()»*2, six paralylicpies de l'Ilùpital

.M le Paris se levèrent el niMichèrenl , au

grand .onnement de loûl le inonde, curieux ipi'ds étaient le voir l'ambassadeur de Maroc, (pii était verni dus cet établissement.

Plusiirs observations prouvent aussi «pie I //- tentr d'n événement heureux a pu ranimei- les restes d'une \ «pii s'étei|;nail, et reculer de plusieurs se- maineh o moment de la mort. i\\w tout annonçait conn I mminenle.

J( <| mais des soins, il y a pins de vlii|;l ans, a une djiic devenue hydropique à la suite d'une at- fcctioi .rj;aniquedu ««lur. La maladie était arrivée niirr période; t«»ns les secours de l'art ne .,.., . 4iil même plus à procurer le nmlndre soii- iajMiiKl, et déjà une suffocation a«'compa{ïnée d'un r;e effrayant annonçait une fin lics-pr«»<baine. \a: pr. cHseur Halle et moi, réunis en ce moment

234 DES PASSIONS

La douleur morale n'est pas moins avantageuse dans certaines circonstances : c'est ainsi qu'on l'a vue guérir radicalement les affections catarrhales les plus rebelles, dissiper le mutisme, la paralysie des membres et les atroces douleurs du rhumatisme ou de la goutte. On l'a vue aussi, opérant chez cer- tains individus une salutaire diversion , les rappeler violemment à eux-mêmes, leur montrer le véritable but de la vie, et les faire rompre avec la passion qui depuis longtemps les tenait enchaînés. C'est elle , enfin, qui, sous le nom de remords, vient tourmenter le cœur du méchant , et l'empêche souvent de com- mettre de nouveaux crimes. Heureux alors le cou- pable qui prête attention à ce cri salutaire de la conscience ! tout n'est pas perdu pour lui : la dou- leur morale peut encore le ramener au bonheur en le ramenant à la vertu par le repentir.

Du Désir. Le désir, cet élan de l'âme inquiète vers un bien qui nous manque, est l'attribut fonda- mental, ou, si l'on aime mieux, l'avant-coureur de toutes les passions, qui, en dernière analyse, ne sont que des besoins déréglés. Il naît en effet de la stimu- lation primitive imprimée par le besoin à l'organe plus S|>écialement chargé de le satisfaire , et sa force

marrlie et. les mêmes terminaisons. Ainsi, vive et déchirante après une blessure on un cliafjrin , la douleur s'émousse insensiblement , et finit même, avec les années, par défrénérer en une triste et douce volupté. Tel est le cours le plus ordinaire de la nature; dans d'autres cas, la douleur tue subitement ses victimes, ou bien les conduit au tombeau après une ionf^ue et cruelle agonie. C'est à la plupart de ces infortunés que peuvent s'appliquer ces belles lignes du mo- raliste lîallanche : « Il est des blessures qui ne se cicatrisent jamais, il e&t des larmes qui sont toujours amères! »

COMME MOYENS THÉHAPEUTIQL'tS. 235

est toujours en raison de l'Idée de plaisir que l'on attache à son accomplissement. Son action excen- trique sur l'économie participe des effets de l'amour, de l'attention et de l'espérance, trois éléments dont il se compose. Les images agréables, l'oscillation douce et salutaire que procure le désir quand il est pur et modéré , contribuent puissamment à dissiper l'ennui , à calmer la douleur et à abréger la durée des maladies.

La Curiosité , vif désir de connaître , a suffi plus d'une fois pour ranimer l'action du système nerveux chez des malades encore capables de quel- ques mouvements , mais qui n'en faisaient pas, faute d'aiguillon. Ainsi, Andry rapporte, dans son Ortho- pédie, qu'en 1682, six paralytiques de l'Hôpital général de Paris se levèrent et marchèrent , au grand étonnement de tout le monde, curieux qu'ils étaient de voir l'ambassadeur de Maroc , qui était venu dans cet établissement.

Plusieurs observations prouvent aussi que Y/it- tente d'un événement heureux a pu ranimer les restes d'une vie qui s'éteignait, et reculer de plusieurs se- maines le moment de la mort, que tout annonçait comme imminente.

Je donnais des soins , il y a plus de vingt ans , à une dame devenue hydropique à la suite d'une af- fection organique du cœur. La maladie était arrivée à son dernier période; tous les secours de l'art ne parvenaient même plus à procurer le moindre sou- lagement , et déjà une suffocation accompagnée d'un râle effrayant annonçait une fin très-prochaine. Le professeur Halle et moi, réunis en ce moment

236 DES PASSIONS

en consultation , n'avions aucun doute à cet égard , lorsque la moribonde, rassemblant toutes ses forces, nous demanda, en nous regardant fixement, com- bien elle avait encore d'instants à vivre. (Madame B..., femme éminemment courageuse et chrétienne, avait mis ordre à ses affaires; mais une fille unique qu'elle chérisait, et qu'elle avait richement mariée, se trouvait grosse de près de neuf mois, et la pauvre mère attendait avec anxiété le moment de la dé- livrance). A cette demande imprévue, dont je devi- nai le motif, je répondis avec assurance : Madame, vous pouvez vivre encore au moins vingt à vingt- cinq jours; et mon savant confrère fit aussitôt un signe approbatif , ajoutant que la nature avait tant de ressources que ce terme pouvait même être de beaucoup dépassé. Ce terme me suffit, reprit la ma- lade en versant de déllcleiises larmes ; la crise que j'éprouvais tout à l'heure me faisait craindre de ne pas vivre assez pour voir mon petit-enfant; mainte- nant je suis tout à fait rassurée , et je vous remercie de mon bonheur. L'amélioration extraordinaire qui suivit notre consultation se soutint pendant plus d'un mois, et nous ne pûmes l'attribuer qu'à l'effet moral de l'attente d'un événement heureux.

Espérance. Qui ne connaît les salutaires effets de l'espérance dans les maladies! L'accélération lé- gère qu'elle imprime à la circulation et à l'innerva- tion produit à l'instant môme une douce expansion qui nous console et nous charme, en nous donnant déjà la conscience du retour prochain de nos forces. L'espérance de guérir est un premier pas vers la ganté, et celte espérance est d'autant plus grande

COMME MOYENS THERAPEUTIQUES. 237

chez les malades que le médecin leur inspire plus de confiance, et que lui-même paraît plus rassuré, plus satisfait. Aussi, voyons-nous tous les jours des affections graves et rebelles, qui doivent en grande partie leur terminaison heureuse à l'espoir qu'on a habilement fait naître. C'est surtout quand il s'agit de pratiquer une opération de haute chirurgie que l'homme de l'art doit préalablement rassurer l'esprit du malade, et le convaincre qu'il jouira sous peu d'un bien-être physique et moral qu'aucun autre moyen ne saurait lui procurer.

La Colère, passion violente, et l'un des plus puissants excitants de l'organisme, a été recom- mandée par Hippocrate et depuis par Bacon dans le traitement des maladies chroniques caractérisées par vme atonie générale. Mais l'ébranlement nerveux qu'elle produit est si violent, les suites en sont sou- vent si dangereuses, qu'il y a toujours de la témé- rité à tenter un pareil remède. Du reste, les prati- ciens les plus dignes de foi attestent que la fièvre intermittente, l'œdème, l'hydropisie, le rhuma- tisme, la goutte, la paralysie des membres, la surdité et même le mutisme de naissance , ont quel- quefois complètement disparu après un accès de colère.

«Nous avons connu, dit M. Virey, des hommes chez lesquels l'irascibilité était devenue comme un besoin. Ils cherchaient querelle à tout le monde, et principalement k ceux qu'ils qualifiaient d'amis ; car ils exigeaient plus d'attentions de leur part que de tout autre. Leur plus grand désappointement ve- nait lorsqu'on refusait de contester avec eux; et

238 DES t'ASSiONS

leurs domestiques mêmes n'ignoraient pas qu'ils seraient brusqués davantage s'ils ne prêtaient pas un léger aliment pour faire dégorger la mauvaise humeur habituelle de leurs maîtres. Il en est de ce genre d'émotion comme d'une pituite : ainsi , un homme lent à purger n'obtenait d'effet d'une mé- decine qu'après avoir été mis exprès en colère , par exemple en brisant maladroitement un vase. Il y a donc, pour certaines complexions de ce caractère, nécessité de décharger la bile , afin d'entretenir la santé. »

On ne peut non plus révoquer en doute que la Peur n'ait aussi fait disparaître un assez grand nombre d'affections, dont plusieurs même avaient été jugées incurables. Au rapport deMentz [rie Animi commotionibus), un homme qui avait l'épaule luxée depuis trois semaines fut guéri par une vive frayeur, ainsi qu'un autre individu qui portait une hernie depuis plusieurs années.

Pechlin cite l'observation d'une chute de l'utérus guérie par la peur qu'avait causée à la malade la vue d'un incendie. Un ami de ce médecin, affecté d'une fièvre tierce , ayant été assailli en mer d'une violente tempête , eut tellement peur de faire nau- frage que les accès ne revinrent plus.

L'épilepsie, si fréquemment produite par la peur, lui a plus d'une fois une guérison inespérée. Lieu- taud en rapporte plusieurs exemples intéressants.

Si les voies de douceur réussissent , en général , dans le traitement de l'aliénation mentale, il est certain qu'entre des mains habiles la méthode d'//?- timidation a été plus d'une fois couronnée de succès.

COMME MOYF.NS THKIIAPELTIQIIES. 239

Dans un liôpltal de llarieni , une maladie convul- sive s'étant répandue sur les jeunes gens des deux sexes, et les remèdes ordinaires ayant échoué, le célèbre Boerhaave, comme on le sait, fit mettre au milieu des salles un brasier l'on entretenait continuellement un fer rouge destiné à brûler au bras jusqu'à l'os le premier qui tomberait dans une attaque de cette nature. L'impression que fit sur tous les malades la frayeur d'un remède si vio- lent fut telle que, dès ce moment, ils se trouvè- rent tous complètement guéris. Sauvages rapporte une guérison à peu près semblable produite par la menace de coups de fouet qui devaient être appli- qués après chaque accès de convulsion.

Des observateurs également recommandables ci- tent un assez grand nombre de faits qui prouvent qu'une vive frayeur a sur-le-champ rendu la parole à des muets , et le libre usage des membres à des goutteux ainsi qu'à des paralytiques, pour la guérison desquels toutes les ressources de l'art avaient été in- fructueuses. On sait enfin que des individus mordus par des chiens enragés , ou seulement soupçonnés de l'être , ayant par surprise été précipités soit dans la rivière, soit dans la mer, ont du leur par- fait rétablissement à la frayeur qu'ils avaient eue de se noyer. Dans tous ces cas , la peur d'une mort imminente a suffi pour dissiper l'appréhension d'une mort plus éloignée ; c'est la crainte guérie par la peur.

A la révolution de juillet 1830, une foule d'indis- positions chroniques, des névralgies surtout et des névroses à l'état aigu disparurent tout à coup, parti-

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240 DES PASSIONS

culièreraent chez les femmes, par l'effet de la frayeur qu'elles éprouvèrent pendant les trois jours de com- bat ; et les praticiens de la capitale ont pu remar- quer comme moi que, pendant le semestre suivant , le nombre des malades fut beaucoup plus faible qu'à l'ordinaire.

\^ Amour, ce sentiment si énergique , cette pas- sion si dangereuse , a seul pu triompher du penchant opiniâtre de certains mélancoliques à se débarrasser de la vie. En voici un exemple rapporté par M. Falret dans son excellent traité De ï Hypochondrie et du Suicide.

«Mademoiselle C***, âgée de vingt-trois ans, d'un tempérament bilieux-sanguin, née de parents sains d'esprit et de corps , passa les premières années de sa vie à la campagne, dans la plus parfaite santé; la menstruation s'établit à treize ans, sans le moindre accident. A quatorze ans, elle s'éloigne, mais à re- gret, de son pays natal pour donner des soins à son éducation. Dès ce moment, elle conçoit un ennui inexprimable, un goût prononcé pour la solitude, bientôt un désir de mourir que rien ne peut dissi- per. Les plaisirs n'ont pour elle aucun attrait ; elle reste pendant des heures entières immobile , les yeux fixés sur la terre , la poitrine oppressée, et dans l'état d'une personne qui redoute un événement si- nistre. Dans la ferme résolution de se précipiter dans la rivière , elle recherche les lieux les plus écar- tés, afin que personne ne puisse venir à son secours; mais bientôt l'idée du crime qu'elle médite la fait renoncer à son projet.

« Après un an de séjour dans la capitale , elle alla

COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 241

chez ses parents, elle passa trois semaines sans ressentir le nooindre ennui de la vie. De retour à Paris , le penchant au suicide reparut avec plus de force. Mademoiselle C*** prend de l'oxyde de cui- vre; heureusement la dose est trop faible, et les vives coliques qu'elle éprouve sont dissipées par des médicaments appropriés. A seize ans, elle perd son père : sa douleur fut grande, mais la présence de sa mère mit un terme à ses maux. L'année suivante, sa mère ayant succombé, nouvelle tentative de sui- cide : elle en est empêchée. A dix-huit ans, la vie lui devient plus à charge que jamais : elle met un mou- choir autour de son cou, et le serre de toutes ses forces; elle perd seulement connaissance. Revenue à elle-même , elle verse un torrent de larmes , et prend la résolution d'abandonner son horrible pro- jet. La religion se présente à son esprit comme le seul remède à sa douleur. Cependant le désir de mourir ne s'efface point de sa mémoire ; les larmes baignent continuellement ses yeux. Voit-elle un ob- jet lugubre, propre à faire naître la pensée de la mort, elle se plaît à le contempler; elle se sent oppressée ; son cœur bat fortement ; elle éprouve une faiblesse et un frisson général ; elle est dans l'ivresse de la joie la plus vive en pensant qu'elle doit mourir.

« Ce que la religion n'avait pu faire, l'amour l'o- péra. En s'insinuant dans le cœur de cette infortu- née, ce sentiment l'anima d'une nouvelle existence, et lui fit trouver dans l'affection d'un époux et les caresses de ses enfants une douce compensation à l'amertume des premières années de sa jeunesse. »

16

2 12 hES PASSIONS

De la rassion dominante en général. Une re- marque qui a été faite par quelques observateurs, et dont j'ai été à même de confirmer la justesse» c'est que la vue, le bruit, le nom seul de l'objet de la passion dominante suffit quelquefois pour réveil- ler en nous le sentiment, lors même qu'il paraît tout à fait éteint.

Voulant calmer un riche avare atteint de frénésie, et qui avait peur de mourir de faim , Celse lui fait adroitement annoncer plusieurs fausses successions, et les vaines terreurs qui assiégeaient ce malade s'é- vanouissent aussitôt.

ftlorand cite dans ses Opuscules l'exemple d'un joueur qui ne sortit de la plus complète insensibilité que lorsqu'on lui eut crié aux oreilles : quinte, qua- torze et le point!

Plusieurs musiciens, passionnés pour leur art, ont été guéris de délire fébrile par une musique mé- lodieuse , exécutée près de leur chambre à coucher.

Une dame très-avare étant tombée en léthargie, on s'avisa de lui mettre dans la main quelques écus tout neufs; à peine les eut-elle sentis, qu'elle se mit à les palper, et commença à recouvrer connais- sance.

Un de mes clients , personnage très-opulent et non moins avare, sortit comme par enchantement d'un état comateux qui durait depuis vingt-quatre heures, dès qu'il entendit ouvrir son secrétaire, dans lequel ses enfants avaient besoin de prendre de l'argent pour subvenir aux dépenses de la maladie.

Le colonel M***, connu de tout Paris par sa pas- sion pour les médailles, était atteint d'une pleuro-

r.oMMi; MoVi.Ns riiKHAiM-OTiori-s. 2î.'î

pneumonie coni[)!i(j'>;éo d'une vioîenlc en('('|)lialite , avec coma profond. Depuis plusieurs heures il ne donnait presque aucun signe de vie, et tout sem- blait annoncer sa fin prochaine, lorsque, comme dernière ressource, j'imajjinai de dire à haute voix qu'on allait faire bientôt une vente magnifique de médailles. Ce dernier mot était à peine prononcé, que mon antiquaire remue les lèvres avec rapidité, s'efforça nt d'articuler son mot favori , médailles. Encouragé par ce premier succès, je répétai dis- tinctement la même phrase, et chaque fois l'on eût dit qu'une étincelle électrique venait peu à peu redonner le mouvement et la vie à ce corps au- paravant insensible. Enfin, grâce à mon artifice, le colonel, ayant entièrement recouvré ses idées, me demanda d'un air inquiet si je savais à quelle époque aurait lieu la vente. Dans quinze jours, ré- pondis-je avec assurance, et j'espère bien que vous pourrez y aller. Cette espérance abrégea de beau- coup la convalescence du malade, qui , ayant connu mon stratagème, se consola, et compléta sa guérison en visitant pour la millième fois les précieuses et innombrables pièces qui garnissent son cher mé- dailler (1).

(I) Quelques années après, je rencontrai le colonel, pâle, dé- fait et tout hors de lui : on venait de le voler; des malt''aiteurs s'é- taient introduits dans son cabinet,, et avaient enlevé un tiroir en- tier de médailles. Ce coup fut terrible pour lui; depuis cet le époque, sa santé ne s'est jamais entièrement remise. La seule chose qui l'aida à supporter la vie, après un tel malheur, c'est que les imbé- ciles de voleurs n'avaient pris que fies nieduilles d'or a-stz communes. Deux pouces plus bas, c'etit été les grands bionzes, les raies; il n'eût pas survécu à leur perte !

244 DES PASSIONS ET DE LA lOLIE.

CHAPITRE XL

Des Passions et de la Folle dans leurs rapports eutre elles et avec la Culpabilité.

Tournez les yeux sur vous-môme , et gardez-vous (le juger les actions des autres. En jugeant les autres, l'homnie se fatigue vainement; il se trompe le plus souvent , et commet beaucoup de fautes; mais en s'examinant et se jugeant lui- même, il travaille toujours avec fruit. L' Imitation.

La science psychologique ne saurait parvenir à donner une définition exacte de la folie. Dans cette impuissance, des esprits supérieurs ont du moins cherché à classer les nombreuses formes qu'elle re- •vêt, mais ils n'ont guère été plus heureux dans leurs efforts. Le caractère triste ou gai, doux ou violent de cette affection; sa marche, tantôt aiguë, tantôt chronique; sa durée instantanée, longue ou persis- tante; ses retours périodiques ou irréguliers; les dé- gradations instinctives, affectives et intellectuelles qu'elle présente, depuis la simple distraction jus- qu'à Y abrutissement complet , oii il n'y a plus signe de perception , tout s'oppose à l'étreinte d'un cadre nosologique et à la découverte d'une mesure, d'un critérium précisant le point finit la raison , et la folie commence.

Les anciens distinguaient la folie en manie et en mélancolie; ils entendaient par manie un délire gé- néral, et par mélancoJie un délire partiel.

DES P\SSIO^S ET DE I.A KOl.li;. 21.'»

Substituant l'expression générique <\' aliénation mentale à celle de folie, Pinel admit quatre espèces d'aberrations essentielles de l'entendement, savoir : 1" la manie, qu'il définit un délire général, avec agitation, irascibilité, penchant à la fjireur; 2" la mélancolie, délire exclusif, avec abattement, moro- sité, penchant au désespoir; 3** la démence, débilité particulière des actes de l'entendement et de la vo- lonté; 4" Y idiotisme, sorte de stupidité plus ou moins prononcée.

Spurzheim reconnaissait atissi quatre formes de folie : Yidiotisme, la démence, Yaliénation et 1'//- résistihilité.

Esquirol admettait encore quatre grandes divi- sions : la manie, délire général, et la monoma- nie (1), délire partiel ; il réservait le nom à' idiotie

(1) S'appuyant sur l'analyse même des observations des mono- manies rapportées par les auteurs et sur l'examen attentif des ma- lades dits monomanes. M, Falret prétend qu'il n'existe pas de mono- manie proprement dite, c'est-à-dire de délire sur un seul sujet ou borné à une seule série d'idées. Quoi qu'il en soit de cette opinion, qui, si elle était juste, ne serait pas sans influence sur la médecine légale, Marc reconnaît l'existence, {généralement admise, de la monomanie, et en distingue plusieurs variétés : la monomanie d'orgueil, d'ambition et des richesses; la monomanie hypochon- driaque; la manie homicide; 4" la monomanie suicide ; Yéro- tomanie ou monomanie erotique, et Yaidoiomanie ou fureur génitale ; 6" la monomanie religieuse et la démonomanie ; 7" la kleptomanie ou monomanie du vol; la pyromanie ou monomanie incendiaire; enfin, la monomanie transmise par imitation. Dès 1770, les monomaniaques trouvaient grâce devanl les tribunaux allemands, tandis que beaucoup plus tard ils étaient condamnés par les tri- bunaux français. Il règne encore chez quelques-uns de nos vieux magistrats un esprit religieux mal entendu, qui a singulièrement

246 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

à l'oblitération congéniale de l'intelligence, et celui de clémence à son oblitération accidentelle.

Hoffbauer ne divisa l'aliénation mentale qu'en deux grandes classes : l'une, sous l'expression géné- rale à'itnbécillité, consiste, selon lui, en un défaut de développement des facultés; l'autre, qu'il ap- pelle folie, aurait pour cause une lésion survenue après leur entier développement. A cette division , qui n'est pas rigoureusement juste, Marc préfère les distinctions établies par Pinel et son digne suc- cesseur Esquirol , comme s'accordant mieux avec la réalité, et étant le plus généralement adoptées en France.

On doit à M. Scipion Pinel le tableau suivant, qui forme une échelle ascendante de la folie aussi bien qu'une échelle descendante de la raison.

milité contre la réalité de la monomanie et des propensions irré- sistibles qui l'acconopagnent. L'un d'eux allait jusqu'à dire à Marc : «Si la naonomanie est une maladie, il faut, lorsqu'elle porte à des crimes capitaux , la guérir en place de Grève. »

L'auteur de Y Essai sur la Théologie morale , le docteur Debreyne, pense que « l'opinion d'un délire subit, d'une éclipse soudaine de la raison au moment de l'acte, est plus morale que l'hypothèse des métlecins légistes , qui prétendent que la njonomanie homicide, suicide, incendiaire, etc., peut conduire à la consommation de l'acte sans délire ou trouble intellectuel.» Le P. Debreyne croit aussi que le trouble subit et momentané de la raison est l'effet d'un penchant malheureux qu'on n'a pas suffisamment combattu , ou de la négligence qu'on a mise à éviter les occasions propres à le dé- velopper. Je partagerais l'opinion du savant trappiste si , au lieu de nier d'une manière absolue l'irrésistibiliié du penchant chez les monomaniaques, il se fût borné à dire que la plupart des mo- nomanies pourraient être victorieusement combattues, si on les att;ujuait d'une manière convejiable dès leur apparition.

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

TABLEAU analytique des infirmUcs intellectuelles.

247

RAISON.

9" DEGRÉ.

Volonté et cou- I 9^ de. I Colonie libre : •«présence science saines et en / '^l et «a force font tout 1 homme.

8* DEGRÉ.

DÉRAISONNEMENT. , , Lc déraisonncment comprend

Dii-agado ; ebri'e- I 8* deg. I toutes les altérations intellcc-

tas , quand elle ré- j j (ueile» ; mais il a peu de durée.

suite du vin.

7" DEGRE.

MANIE, FUREUR. / / Exaltation de toute l'iulclli-

/ 7e / gence ; volonté disparue; con-

Dellrium furens j / science exaltée ; erreurs de toa-

et dà-ai'ans. l l tes sen.salions.

6^ DEGRÉ.

Intelligence pénétrante : at-

, (ention trop fixée sur un sujet;

I ; '^^g- / volonté impuissante: conscience

partiel; / exagérée en mal; jugement faux :

(distorsio mentit). / / k-it^ n.nraip

^ - / / insensibilité uioraie.

Délire

3' DEGRÉ.

2^ DEGRÉ.

ler DEGRE.

5* DEGRÉ.

4^ DEGRÉ.

DEMENCE.

( Dementia. )

Volonté inerte 5^ def I désolée. Efforts

conscience

, .„ ^ .nutiles de

/mémoire, de jugement, d at- tention.

IMBECILLITE.

Mémoire, attention, jugc-

( ImbecUlUas. ^ / i'' de^ j »"■"' momentanés : paroles ra-

Dcbilité inlellec-'/ *'' / res ; affections douces, pcn-

tuelle. / / chants assez prononcés.

BETISE.

{Stultitca.)

, Perception et mémoire très- ffeg. I faibles : possibilité de parler, penchants violents.

2^ dee: I Sentiment des besoins phy- siques. Quelques perceptions.

\ 1

/ H O

ABRUTISSEMENT. /^^rj^^ / Nul Sentiment des besoins physiques. Nulle perception.

ABRUTISSEMENT.

248 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

« Si l'on compare entre eux ces différents degrés des altérations intellectuelles , on verra , ajoute M. Scipion Pinel , que leur distinction repose sur des signes bien sensibles. V idiotisme est une mala- die de naissance, caractérisée par la nullité morale et intellectuelle, mais présentant, dans cette dégra- dation, trois variétés fort distinctes : 1" \ abrutisse- ment, état de dernière abjection humaine, il n'y a ni sensations , ni sentiment des besoins physiques ; la stupidité, l'on trouve quelques perceptions, et au moins le sentiment des besoins physiques ; 3** la bêtise, se distinguant des deux états précédents par quelques fragments d'intelligence , et notam- ment par la possibilité de parler. Ces trois degrés forment V idiotisme, qui , bien que de naissance et incurable , est néanmoins susceptible de quelque amélioration , et presque d'éducabilité.

« \J imbécillité a un caractère tout inverse , c'est-à- dire qu'elle affecte des individus qui ont eu leur rai- son , et va toujours en s'aggravant.

« La démence diffère de l'état précédent par des efforts inutiles de mémoire et d'attention , et surtout par un trait unique, le sentiment, la conscience de cette impuissance et de sa propre dégradation. C'est un fait psychologique à graves conséquences.

M La monomanie, comme l'indique son nom , n'est quune folie partielle, un délire sur un seul objet.

« La manie, la fureur, est l'exaltation des princi- pales facultés intellectuelles , surtout de la mémoire et de la conscience. En éprouvant le sentiment in- time de leur exaltation , les maniaques en font une vanité de plus; mais , chez eux, pas de volonté ; elle

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 249

n'est qu'une explosion mobile et passagère , comme la rapidité des sensations.

« Entre ce délire complet et la raison , se place naturellement le délire de quelques moments , de quelques heures, le déraisonnement , dont l'ivresse, comme les violentes passions, présente tous les va- riables degrés : ira fnror hrevis.

« Vient enfin la raison, c'est-à-dire la volonté maî- trisant toutes les facultés, et même la conscience, qui , sans elle , se laisse aller aux plus étranges illusions. »

Ne distinguerait-on pas mieux les principaux de- grés d'exaltation et de dépression de l'intelligence, en prenant le calme pour base d'une nouvelle clas- sification? On aurait alors une sorte d'échelle ther- mométrique, qui s'appliquerait encore à la mesure de la passion , comme à celle de la maladie. Quel- ques mots suffiront pour faire comprendre ma pen- sée. Le calme, considéré sous le double point de vue physiologique et philosophique , est l'équilibre ré- sultant des forces physiques et morales de l'huma- nité : ce n'est pas l'immobilité complète, le repos absolu , l'inaction , mais un balancement doux et harmonique, qui contribue au bonheur de l'individu et à celui de la société : pour le corps , c'est la santé; pour l'âme, c'est la vertu; pour ce qu'on appelle esprit , c'est la raison. Au-dessus et au-dessous du calme commencent la maladie, la. passion et \sl folie. Le tableau qui suit traduira fidèlement mon idée, et me dispensera d'entrer dans des développements qui me conduiraient trop loin.

250

DES PASSIONS ET DE L\ FOLIE.

TABLEAU comparatif de la Maladie , de la Passion et de la Folie.

Échelle de la maladi».

Mort physique.

Frénésie.

Délire.

Fièvre.

Agitation.

Malaise.

Sasté.

Faiblesse.

Débilité.

Engourdissement.

Paralysie.

Léthargie.

Mort physique.

CALME

Érhellc de la passion.

Mort morale.

Frénésie.

Fureur.

Emportement.

Violence.

Impatience.

Vertu.

Tiédeur.

Froideur.

Indifférence.

Insensibilité.

Apathie.

Mort morale.

Echelle de la folie.

CALME

CALME

Mort intellect.

Frénésie.

Manie.

Monomanie.

Déraisonnement

Distractions.

Raison.

Absences.

Démence.

B<\tise.

Stupidité.

Abrutissement.

Mort intellect.

Aux extrémités de chaque échelle se trouve la mort, au milieu le calme, c'est-à-dire la plénitude de la vie physique, de la vie morale , de la vie intellec- tuelle. Tant que l'on reste dans le calme, on pos- sède santé, vertu, raison; perd-on le calme par excès ou par défaut d'activilé, on avance plus ou moins dans la maladie, la passion ou la folie.

Nous avons vu précédemment que les passions ne diffèrent guère de la folie que par la durée. Et, en effet, n'observe-t-on pas la plus grande analogie dans leurs causes, dans leurs symptômes , dans leur terminaison? ne jettent-elles pas également le trou- ble dans tout l'organisme? ne présentent elles pas

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 251

aussi une exaltation, une diminution, une abolition ou une perversion des facultés intellectuelles et af- fectives ?

En traitant des passions en particulier, j'aurai soin de signaler l'influence de chacune d'elles sur la production de la folie ; je vais donc me borner ici à indiquer quelques autres causes de cette triste et fréquente maladie.

XJhérédité y dont on ne saurait nier la puissance sur le développement des passions, joue un rôle en- core plus apparent dans l'aliénation mentale. De toutes les causes prédisposantes de cette affection , l'hérédité est sans contredit la plus fréquente, de même que les passions en sont la cause occasionnelle ou déterminante que l'on observe le plus habituelle- ment (1).

Suivant Esquirol, le sixième des fous le sont deve- nus par hérédité dans les classes pauvres , et la pro- portion est encore plus considérable chez les riches. D'après le dernier Compte rendu sur le service des aliénés traités à la Salpètrière et à Bicêtre, sur 8,272 individus , on n'en trouve que 736 dont la maladie soit attribuée à l'hérédité, ce qui formerait à peine le onzième des admissions ; mais il faut dire qu'on voit figurer le chiffre de 1,576 sous le titre de causes inconnues. Du reste , nous avons pu constater, avec

(1) Sur 81 aliénés des deii\ sexes observés par Esquirol, 53 avaient perdu la raison à la suite de vives affections morales. Un autre relevé fait a la Salpètrière, par le professeur Pinel, montre que, sur 61 1 femmes mélancoliques ou maniaques , 374 l'étaient de- venues par l'effet de diverses passions^. Enfin, dans l'excellent Rap- port de 31. Charcellay sur les aliénés de l'hospice général de Tours,

252 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

tous les observateurs , que les enfants conçus avant que les parents aient donné aucun signe de folie recueillent beaucoup plus rarement ce funeste héri- tage. Cette transmission est aussi moins fréquente chez les enfants issus de parents aliénés seulement du côté du père ou de la mère , que chez ceux dont le père et la mère seraient aliénés ou qui auraient des parents des deux lignées dans cet état.

Jge. Nous avons déjà vu chaque âge avoir en quelque sorte sa passion particulière ; chaque âge a également un genre de folie qui lui est propre. L'i- diotie, en effet, s'observe plus spécialement dans l'enfance, la mélancolie dans la jeunesse, la manie dans l'âge mûr, et la démence dans la vieillesse. Ainsi que Vorgueil et la vanité, les monomanies se rencontrent à tous les âges; on dirait la continuation de la passion dominante dans chacun d'eux.

Une analogie non moins remarquable , c'est que assez souvent l'aliénation mentale et les passions, qui en sont comme l'avapt-scène, se manifestent chez les enfants vers la même époque de la vie , et presque sous les mêmes formes que chez les auteurs de leurs jours. Nous pourrions étendre cette influence de l'âge à plusieurs lésions du système nerveux; mais nous nous bornerons à citer une famille de Paris dont tous les membres, depuis trois générations, sont atteints de surdité vers l'âge de quarante ans.

on trouve que sur 325 individus observés pendant les années 1839- 1841 , les causes physiques ont produit 139 fois l'aliénation men- tale, et les passions proprement dites, 186. Voir les savantes recherches de MM. Guisiain, Ferrus, Leuret, Calmeil, Falret, Fo- ville , Voisin , Parcliappe, Bouchet, Carrier, elC:

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 253

Sexe. Il résulte des relevés statistiques de France et d'Angleterre, que les femmes sont plus sujettes à la folie que les hommes (1) : cela paraît tenir à leur constitution nerveuse , à l'extrême susceptibilité qui accompagne les époques mens- truelles, la grossesse, les couches, l'allaitement, en- fin à leur position sociale, qui les expose à de fré- quents chagrins. L'époque de la cessation des menstrues paraît aussi avoir une influence assez marquée sur la prédisposition à la folie : on a en effet constaté que l'âge de trente à quarante ans est celui qui donne le plus d'aliénés chez les hommes , tandis que, pour les femmes, c'est celui de cin- quante à soixante. Du reste, l'influence due au ca- ractère moral de chacun des sexes, sur la folie, est absolument la même que sur les passions. Nous avons vu plus haut que la passion dominante est l'ambition chez l'homme, et l'amour chez la femme. Eh bien! après avoir visité, en Europe, les principaux établissements d'aliénés, Zimmerraann reconnut précisément que, dans le plus grand nom- bre des cas , les filles étaient devenues folles par amour, les femmes par jalousie, et que les hommes avaient perdu la tête par ambition.

Constitutions. De toutes les constitutions, celles que l'on appelait autrefois tempéraments bilieiix-ner-

(1) Pendant une période de seize années (1825-1840), il a été admis dans les deux hospices de Bicétre et de la Salpèlrière , 16,860 individus aliénés. Sur ce nombre on ne trouve que 7,213 hommes, tandis que l'on compte 9,647 femmes. Sur 597 individus, tant aliénés qu'épileptiques, admis à l'hospice général di' Tours de 1816-1812, on trouve 267 hommes ei :330 femmes.

254 DES PASSIONS ET DE LA FOUF..

veux etsangnfii-hih't'iijc paraissent les plus prédispo- sées à la folie comme aux grandes passions.

Saisojis. Les mois de juin, de juillet et d'août, époque des grandes chaleurs, sont ceux l'on trouve le plus d'aliénés et de crimes contre les personnes.

Professions. C'est en général parmi les profes- sions les plus pénibles et les moins lucratives que l'on rencontre le plus fréquemment l'aliénation men- tale (1 ), les crimes et les suicides. On voit aussi les mo- distes et les couturières figurer en grand nombre dans les relevés statistiques des suicides , de la cri- minalité et de la folie.

Instruction, éducation. L'absence complète d'in- struction concourt, avec une mauvaise éducation, à pousser l'homme au crime, et le crime alors ne le conduit que trop souvent à la folie. Sur 23,900 in- dividus accusés de crimes pendant l'espace de trois années, 13,407 ne savaient ni lire ni écrire; 7,040 le savaient imparfaitement ; 2,1 1 0 possédaient ce degré d'instruction assez pour en tirer parti; 737 avaient reçu une instruction supérieure. La proportion des accusés complètement illettrés était donc de 50 sur 100.

La proportion des illettrés est moins forte parmi les accusés de crimes contre les personnes, que parmi les accusés de crimes contre les propriétés.

(1j A l'appui de cette assertion, voir, outre les ouvrages déjà cités, la ISole sur la Statixtii/tie médicale de l'asile des aliénés du dé- partement de la Sarthe, par G.-F. Etoc-Demazy, et \ Essai historique, descriptif et statistique sur la maison d'aliénés de Clernwnt (Oise), par Eup-J. Woillez, médecin de cet établissement.

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 255

Civilisation. La fréquence de l'aliénation men- tale semble beaucoup moins en rapport avec les climats qu'avec le progrès de la civilisation. Les pays sauvages produisent peu d'aliénés; en Europe, les fous, et surtout les fous politiques, sont en grand nombre. Ce qfl'il y a de certain, c'est que depuis un demi-siècle le nombre des aliénés et des suicides s'est accru dans un proportion considérable, ainsi que celui des attentats contre les personnes et contre les propriétés.

TABLEAU comparatif des crimes j de V aliénation et du suicide en France, de X^ll à 1841.

Nombre Nombre Nombre

des crimes. des ali(*nés. des suirides,

1827 4,236 1,012 1,&42

1828 4,551 1,036 1,754

1829 4,475 1,003 1,904

1830 4,130 1,088 1,756

183! 4,098 1,246 2,084

1832 4,448 1,327 2,156

1833 4,105 1,221 1,973

1834 4,164 1,301 2,078

1835 4,407 1,360 2,305

1836 4,623 1,461 2,340

1837 5,117 1,400 2,443

1838 5,161 1,445 2,586

1839 5,063 1,419 2,747

1840 5,476 1,481 2,752

1811 5,016 1,469 2,814

Dans ce tableau, la colonne des crimes donne le nombre annuel des condamnations prononcées par le jury, et non pas celui des accusations, qui est beaucoup plus élevé : c'est ainsi qu'en 1840 les

25G DES PASSIONS ET DE L\ FOI.IE.

cours d'assises ont jugé contradictoirement 6,004 accusations, qui comprenaient 8,220 accusés (368 de plus qu'en 1839). Pendant cette mênie année 1840, les tribunaux de police correctionnelle ont jugé 152,892 délits et 204,401 prévenus, chiffres qui offrent une augmentation d'environ 10,000 dé- lits et 12,000 prévenus sur les trois années précé- dentes. La colonne des suicides offre, pour cha- que année, le chiffre des morts volontaires que le ministère public a pu constater; quant à celle des aliénés, elle ne présente que le relevé des admis- sions faites dans les hospices de Bicêtre et de la Salpêtrière , ainsi qu'à la maison royale de Cha- renton.

Cette effrayante progression dans le mal est en- core plus sensible en Angleterre, où, pour ne parler que des crimes et des délits , on trouve aujourd'hui 1 accusé sur 6 1 6 habitants, tandis qu'en France on ne compte que 1 accusé ou prévenu sur 1,337 habitants. Le tableau suivant, relevé exact des documents of- ficiels publiés par le gouvernement de la Grande- Bretagne, vient confirmer ce que j'avance, en faisant connaître le nombre annuel des individus accusés d'offenses criminelles et emprisonnés pour être ju- gés par le jury anglais, depuis 181 1 jusques et com- pris 1842. Sur les 533,146 individus accusés en Angleterre et dans le pays de Galles, pendant cette période de 32 ans, on compte 440,263 hommes et 92,883 femmes. Sur les 95,341 individus accusés à Londres et à Middlesex, on compte 72,523 hommes et 22.818 femmes.

DES PASSIONS ET DE I.A FOI.IE. 257

TJ BLE AU Statistique des individus accusés d'offenses crimi- nelles, en Angleterre, de 1811 ^l 1842.

Afrusfs Arrusés

pour

à Londres

toute l'Angleterre. et à Middlesex.

1811 5,337 1,482

1812 6,576 1,663

1813 7,164 1,707

1814 6,390 1,616

1815 7,818 2,005

1816 9,091 2,226

1817 13,932 2,686

1818 13,567 2,665

1819 14,254 2,691

1820 13,710 2,773

1821 13,115 2,480

1822 12,241 2,539

1823 12,263 2,503

1824 13,698 2,621

1825 14,437 2,902

1826 16,164 3,457

1827 17,924 3,381

1828 .... 16,564 3,516

1829.../ 18,675 3,567

1830 18,107 3,390

1831 19,647 3,514

1832 20,829 3,739

1833 20,072 3,692

1834 22,451 4,037

1835 20,731 3,442

1836 20,984 3,350

1837 23,612 3,273

1838 23,094 3,488

1839 24,443 3,649

1840 27,187 3,577

1841 27,760 3,586

1842. 31,309 4,094

Eq 32 années... 533,146 95,341

17

258 DES PASSIONS ET 1)F, l.\ FOLIE.

Voici maintenant le nombre approximatif des fous, en rapport avec la population des villes principales.

PopilUlioll.

Rapport.

Londres 1,400,000 7,000 1

Paris (1) 8U0,000 4.000

St-Pélersbourg 377,046 120

Naples 364,000 479

330,000 14

201,000 60

154,000 320

150,000 618

114,000 331

80,000 236

70,000 150

Le Caire. Madrid.. Rome .. . Milan. . . Tiiiin . . . Florence Dresde..

200

222

3,142

759

23,571

3,350

481

242

344

338

466

On voit, par ce relevé, que Londres et Paris,

(1) Il n'v a fTuère, annuellement, dans le département de la Seine, que 3,000 aliénés en traitement : en voici le mouvement officiel pour 1842.

ÉTADLISSEMENTS.

Population (les divers établisseni. au l'-'^janv

1S42

Mou Ent.èes

emcnt en

Sorties.

1842. Dtcbs.

Restant

au !'■'■ janv.

1843

Charenton

BicL-tre

.SalptHrière

Établissements prives. .

ToTA . .

430

660

1,328

476

143 549 662 375

104

284 389 295

57

188

230

74

412

737 1,371

482

2,894

1,729

1,072

549

3,002

Le relevé ci-dessous prouve que le nombre total des malades admis dans les hôpitaux et hospices de Paris s'accroît aussi d'an- née en année :

Malades reçus dans les hdpitaox . Inlïrmeg admis dans les hospices.

En 1841.

En 1842.

74,898

80,180

11,014

11,556

85,912

91,736

bfis PASSIONS i:i im: i.v ioi.if.. 250

siéj'os principaux de la ('ivlUsatiou, sont aussi les villes qui piéseiidnl le plus jjrantl nombre d'aliénés, comme elles présentent le plus de passions et de crimes.

Dans un mémoire Cort remarquable, intitulé : De l infhieiice de Ut ('iviUsaliou sur le développement de la Folie, le docteur Briei're de Boismonl arrive aux conclusions suivantes :

M t" L'aliénation est d'autant plus fréquente et ses formes plus diverses, que les peuples sont plus civi- lisés; tandis qu'elle devient d'autant plus rare qu'ils sont moins éclairés.

« 2" Chez les premiers, l'aliénation est surtout due à l'action des causes morales; chez les seconds, au contraire, les causes physiques ont une plus grande y)art au dérangement de l'espiit.

«3" Cette distinction doit être également établie dans les nations civilisées: ainsi, les classes in- struites sont surtout frappées par les causes mo- rales ; et les classes ignorantes, par les causes physiques.

«4" Chaque siècle, chaque pays voit éclore des folies déterminées par l'influence des idées domi- nantes, et qui portent ainsi le cachet de l'époque.

« 5" Chaque événement remarquable , chaque grande calamité publique augmente le nombre des fous.

« 6" Le rapport des aliénés à la population est d'au- tant plus considérable que les nations ont atteint un plus haut degré de civilisation : le chiffre de la po- pulation n'a point une influence immédiate sur le développement de la maladie, puisque de grandes

260 PES PASSIONS ET DE I.A FOLIE.

capitales, des nations très-peuplées, ne contiennent qu'un petit nombre de fous.

«7° L'augmentation des aliénés suit le dévelop- pement des facultés intellectuelles , des passions, de l'industrie, de la richesse, delà misère.

« 8" La folie étant étroitement liée à la civilisation, et déterminée en grande partie par les causes mo- rales, les moyens moraux, au premier rang des- quels il faut placer la sage direction des passions , doivent former la base principale, essentielle du trai- tement, surtout dans la convalescence ; son influence sera d'autant plus puissante que les malades seront plus instruits et les classes de la société plus éclai- rées. Mais, comme l'emploi de ces moyens exige une active surveillance , et ne peut être mis en œuvre que par un seul homme , il est évident que leur ac- tion ne peut s'exercer que sur quelques individus à la fois. Les résultats de ce traitement ne seront ap- préciables que dans les établissements bien tenus et peu nombreux» (1).

Ces conclusions , fruit d'une observation attentive pendant de longs voyages, ne prouvent nullement que M. Brierre de Boismont ait voulu faire le procès à la civilisation. Mieux que personne il en apprécie les nombreux avantages ; mais ce n'est pas une rai- .son pour qu'il n'en signale pas les inconvénients.

Religion. Dans les recherches qui ont pour but de constater l'aliénation mentale attribuée à des

(1) Notre savant confrère pense avec raison que la proportion des guérisons augmentera, lorsque les ressources des départements permettront de multiplier les asiles , et de ne plus entasser cinq ou six centsjaliénés sur un seul point,

DtS PASSIONS F,l 1)K I.A KOLIt. 26 J

conceptions reli{][icu8cs , le inédecln-lé{][i8te devra s'enquérir du culte dans lequel a été élevé ou que professe l'individu soumis à son examen. Presque toujours , en efFet , la monomanie ascétique em- prunte son caractère particulier à l'esprit de la re- ligion que l'on suit. C'est ainsi que l'islamisme pro- mettant à ses élus les plaisirs des sens, la folie religieuse des musulmans est habituellement eroti- que , tandis que celle des chrétiens roule sur un ordre d'idées plus pures et pkis sévères. Par la même raison , le délire du catholique et celui du protes- tant n'offrent pas le même caractère. « Chez le pre- mier, dit Marc , il y a ordinairement crainte de manquer son salut , syndérèse , appréhension des punitions célestes , terreur, désespoir ; chez le se- cond , mysticisme , prétention de comprendre et d'expliquer la partie symbolique de l'Ecriture sainte, orgueil , exaltation prophétique : en un mot, le ca- tholique devient fou parce qu'il se croit damné , le protestant parce qu'il se croit prophète; l'un se re- garde comme réprouvé, l'autre comme envoyé du Ciel. » Sur cinquante-deux aliénés contenus en avril 1841 dans l'établissement de M. Brierre de Bois- mont, il y en avait quatre atteints de démonomanie, et tous les quatre étaient catholiques ; un cinquième se croyait le Christ, et c'était un protestant. D'un autre côté, il faut reconnaître que l'affaiblissement de la foi n'a pas peu contribué au désordre social , à la multiplicité des crimes , ainsi qu'à la fréquence de l'aliénation mentale : c'est une conséquence inévi- table du débordement des passions, dont on a voulu rompre la plus forte digue.

262 DES PASSIONS tT DE LA FOLIE.

Un dernier trait de ressemblance entre la folie et les passions, considérées quant à leurs causes , c'est la facilité avec laquelle elles se transmettent toutes deux par la contagion de l'exemple, ou, si on l'aime mieux, par imitation. Il est tel établisse- ment d'aliénés dont trois directeurs , successivement devenus fous, sont allés prendre place auprès des malheureux naguère objets de leur surveillance. Qui ne sait aussi avec quelle rapidité l'ambition, l'envie , la peur, la colère , se communiquent chez les masses , et deviennent la source des plus grandes injustices et des plus affreux désordres?

Je ne poursuivrai pas davantage ces rapproche- ments entre les causes des passions et celles de la folie ; il me reste encore à montrer l'analogie que l'on trouve dans leurs symptômes , et à dire quel- ques mots sur la culpabilité.

Les questions médico-judiciaires relatives aux lé- sions de l'entendement peuvent toutes se réduire à celle-ci : « Dans un cas donné , les actes d'un indi- vidu doivent-ils ou ne doivent-ils pas être attribués à une raison saine?» C'est précisément à cette ques- tion si simple et si grave qu'il est souvent impos- sible de répondre d'une manière tout à fait satisfai- sante. Il faudrait pour cela savoir en quoi consiste une raison saine; la loi n'en dit rien, et les seuls juges reconnus compétents en cette matière, les mé- decins-légistes, ne sont pas d'accord entre eux. Pour moi, qui n'ai ni le temps ni la prétention de traiter à fond un pareil sujet , je me contenterai de rap- peler ici un fait d'une grande importance, c'est que, dans les passions violentes et invétérées, pendant leurs

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 263

paroxysmes surtout, la raison ne saurait être regar- dée comme saine ^ se trouvant alors plus ou moins fascinée par les hallucinations et les ///m^/o/î^ ( t ) que l'on rencontre dans les diverses formes de la folie. Mais, outre ces hallucinations et ces illusions per- fides , l'altération profonde des traits , l'agitation convulsive des membres, n'atteslent-elles pas, dans les passions excentriques surtout , un état plus ou moins délirant et qui peut aller jusqu'à la frénésie, siimniuni de la fureur et dernier terme de la folie? Voyez un homme tombé dans un violent accès de colère , et dites en quoi il diffère alors d'un aliéné affecté de manie furieuse. JN'ont-ils pas tous deux les cheveux hérissés, l'œil en feu, l'écume et l'injure à la bouche? N'êtes-vous pas effrayés de leurs gestes menaçants et de la violence des coups dont ils se frappent eux-mêmes à défaut d'adversaires? N'êtes- vous pas en même temps étonnés de l'exaltation de leurs idées, de la volubilité et de l'incohérence de leurs paroles? Avouez donc que la colère n'est guère qu'un accès de manie furieuse, comme la manie fu- rieuse n'est qu'une colère prolongée. Vous direz éga-

(1) Suivant Marc etEsquirol, les hallucinations consistent dans des sensations externes que les malades croient éprouver, bien qu'aucune cause extérieure n'agisse matériellement sur eux. Les illusions sont au contraire l'effet d'une action matérielle, mais que les sens perçoivent d'une manière fausse. Ainsi, celui qui croit en- tendre des voix parlant de lui , ou lui adressant la parole, bien que le plus profond silence règne autour de lui, est un halluciné. Celui auquel il semble à tort que les aliments qu'il prend ont une saveur métallique étrangère à leur nature est un illusionné. Or, les halluci- nations et les illusions peuvent produire un déirle passager, et, par suite, les actes les plus déraisonnables.

264 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

lement que la mélancolie suicide n'est autre chose qu'un désespoir chronique, de même que le suicide consommé pendant les paroxysmes des passions n'est le plus souvent qu'un délire aigu, qu'un acte de frénésie.

Une remarque faite depuis longtemps , et qui prouve encore l'analogie des passions et de la folie, c'est qu'en général , si les passions viennent à pro- duire un dérangement complet et persistant de la raison, ce dérangement conserve si bien le cachet de son origine qu'il semble n'être qu'une suite d'ac- cès de la passion primitive. C'est ainsi que la folie produite par la peur et la crainte est accompagnée de pantophobie ou terreur panique continuelle , et que quand la colère passe à l'état d'aliénation men- tale persistante, elle revêt de préférence le carac- tère de la iuanie avec fureur. De même, nous voyons l'ambition peupler les établissements consacrés aux aliénés, de millionnaires, de ministres, de princes, de rois, d'empereurs; tandis que l'orgueil et la va- nité produisent des fous philosophes, des fous poètes ou orateurs, qui, comme sur la scène du monde, s'imaginent encore captiver les esprits, et seuls avoir toujours raison. Celte remarque s'applique aussi aux effets de l'amour ; et si quelquefois on n'en reconnaît plus le caractère sensuel dans le genre de folie qui en est la suite , c'est que le besoin physique devait être dominé par quelque besoin af- fectif : de la monomanie ambitieuse, et la mélan- colie suicide, si fréquente à la suite des amours mal- heureux.

Ou'on n'aille pas conclure de ce qui précède que

I

DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 265

je regarde comme excusables tous les actes commis pendant l'effervescence des passions. Vouloir con- staniment assimiler ces dernières à l'aliénation men- tale, ce serait placer l'immoralité sur la même ligne que le malheur, ce serait offrir au crime l'encoura- gement de l'impunité. J'ai seulement voulu montrer que les passions suraiguës, c'est-à-dire qui éclatent tout à coup et avec violence, sont on ne peut plus voisines de la folie ; et que chez celles dont la mar- che est chronique, la culpabilité existe principale- ment pendant les deux premières périodes. Dans la troisième, en effet, la liberté morale, le libre ar- bitre n'est plus dans toute sa plénitude, parce qu'a- lors, par un funeste effet de l'habitude, la conscience est ordinairement muette, et le jugement plus ou moins faussé.

La liberté morale, considérée dans son applica- tion à la pénalité, est donc une question grave, dont la solution laissera toujours infiniment à désirer : car, si la liberté n'est que l'intelligence qui juge, qui délibère, qui choisit, il doit y avoir autant de degrés pour la liberté qu'il y en a pour l'intelli- gence. Depuis longtemps, des hommes aussi éclai- rés que consciencieux ont cherché à différencier les actes résultant d'une lésion de l'entendement, de ceuK qui proviennent du trouble des passions, et aucun d'eux n'est encore parvenu à fixer à cet égard des préceptes positifs et immuables; tout ce qu'ils ont pu faire, c'est de placer çà et quelques faibles jalons pour orienter ceux qui voudront s'engager dans la même route.

Je terminerai cette esquisse rapide par une con-

266 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.

cluslon que j'emprunte à M- Leiut : c'est que « la fo- lie n'est point une chose à part, que tous les fous ne sont pas sous la tutelle clés asiles qui leur sont consacrés, et que de la raison complète ou philo- sophique au délire véritablement maniaque, il y a d'innombrables degrés dont il serait avantageux à tout homme d'avoir au moins la connaissance gé- nérale, afin de ne pas mettre toujours la colère ou la vengeance à la place de cette pitié indul- gente dont peut-être il a eu quelquefois besoin, et qu'il pourra quelquefois encore avoir à réclamer pour lui-même. »

COUP d'oKII, rillLOSOI'HlQLE, ETC. 267

CHAPITRE XII.

Coii|> d'œil |)liiloso|>irK|ue sur les Besoins et les Passions des animaux, rapportés à la conservation de l'individu et à la repiodiiction de l'espèce.

F^es nnimaux ont un cœur et des passions; mais la sainte image de riionn(''tc et du beau n'entra jamais que dans le cœur de l'homme-

J.-J. Roi'SSEvu, Lettres à d' Alemhert sur les Spectacles.

§ 1. Inslinct de conseri'aîion; besoins et passions qui en dé- pendent : sentiment de la peur, besoin d'alimentation j vora- cité, colère, courage, penchant aie vol et à la destruction , ruse et circonspection, attachement et reconnaissance, amour- propre, amour des louanges.

Instinct de conservation. « Croissez et multi- pliez, » a dit la souveraine Sagesse; et tous les êtres animés ont obéi à cet ordre créateur. Par cette di- vine parole, ils ont reçu et ont pu transmettre à leurs descendants cette illumination mystérieuse qui leur fait fuir ce qui peut nuire à leur dévelop- pement, et rechercher ce qui lui est favorable : c'est ce que j'entends par instinct de consenation. Chez les animaux, comme chez l'homme, cet instinct se montre dès le premier moment de la naissance, peut-être même le précède-t-il. A quoi, en effet, attribuer les mouvements du fœtus dans le sein de la mère, si ce n'est au besoin de prendre une po- sition plus favorable? Je pense aussi, avec quelques

268 cour d'oeil thilosophioue

physiologistes, qu'on peut rapporter à cet instinct les vagissements des nouveau-nés; car il semble qu'ils accusent ainsi quelque souffrance , et qu'ils demandent d'une manière vague qu'on leur apporte du soulagement.

Chez certains animaux, la femelle, dans les mo- ments de danger , pousse un cri d'alarme qui est instinctivement compris par ses petits : c'est ainsi qu'on voit les jeunes poussins se réfugier précipi- tamment sous l'aile de la poule, et les petits de la sarigue se blottir dans la poche protectrice dont est munie leur mère.

La fuite irréfléchie du danger, ou la peur, dé- pend donc essentiellement de l'instinct de conser- vation ; et , par une prévision admirable de la Pro- vidence , il se trouve que les animaux les plus disposés à l'épouvante sont aussi le mieux confor- més pour la course : le lièvre, le cerf, le chevreuil, les gazelles, sont dans ce cas.

L'attachement à la vie est donc un sentiment profondément empreint dans le cœur de l'homme comme chez tous les animaux. Toutefois, on voit presque toujours ces derniers remplir jusqu'à la fin le rôle qui leur a été départi sur la scène du monde , tandis que le roi de la création, se livrant si fré- quemment au suicide, abandonne son poste tantôt comme un lâche déserteur, tantôt comme un furieux qui n'a plus même l'instinct ordinaire de la brute. Il y a nécessairement dans la nature humaine quel- que chose de faussé, de dégénéré, de corrompu!

Besoin d alimentalion , voracité. La vie ne pou- vant être entretenue que par la réparation des pertes

Si;U LES PASSIONS DES ANIMAUX. 2G9

continuelles qui résultent du jeu des orjjanes, le besoin de nourriture se trouve essentiellement lié à celui de conservation. Mais au milieu d'une foule de substances qui se présentent à la bouche des animaux, il en est dont la moindre quantité déter- minerait chez eux un empoisonnement bientôt suivi de mort : il fallait donc qu'ils eussent la faculté de distinguer celles qui sont vénéneuses, de celles qui sont propres à leur alimentation. Aussi leur odorat est-il tellement développé, qu'ils n'ont guère besoin de s'en référer au goût pour le choix de leur nour- riture : sous ce rapport, ils ont sur l'homme un immense avantage.

Comme chez ce dernier, l'instinct d'alimentation est excité en eux par la sensation de la faim. Ainsi, lorsque les petits des quadrupèdes cherchent avec avidité le mamelon de leur mère, ils ne font autre chose qu'obéir à cet instinct ; il en est de même de l'aiglon qui reçoit la proie sanglante qu'on lui apporte, et du petit poulet qui distingue et ramasse le grain qui lui convient. Pour le canard, qui, à peine sorti de sa coquille, se dirige rapide- ment vers l'eau, lors même qu'il a été couvé par vtne poule, il obéit simultanément à l'instinct des localités et à celui de l'alimentation, puisqu'il y rencontre un milieu et des aliments appropriés à sa nature- Chose remarquable , le cochon d'Inde ( mus por- celhis) fait et renouvelle la première dentition dans le sein même de sa mère. M. Emmanuel Rousseau en a vu quelquefois le petit, avant d'être compléte- ïuent expulsé de» organes sexuels, diriger la tête

270 OOUP D*0E11, Pim.OSOVHIQUE

vers des herbes ou des IVnils qui se tiouvaicilt a Isa proximité, et s'en repaître avidement; ce qui ne l'empêche pas de teter , comme les autres manmii- fères qui ne présentent pas cette singularité.

Une nourriture régulière et suffisante est bien certainement l'un des motifs pour lesquels les bêtes de somme nous vendent leurs services et leur li- berté. Trois chevaux de lanciers s'étaient échappés à travers une plaine immense, et déjà ils avaient franchi un espace de six cents pas, lorsque les offi- ciers auxquels ils appartenaient s'aperçurent de leur fuite : soudain, l'un d'eux, appelant un trompette qui n'était pas éloigné, lui commanda de sonner la botte. Aux premiers sons du clairon , les fougueux animaux ont reconnu l'air favori qui annonce leur repas, et tous les trois, faisant ensemble volte-face, reviennent paisiblement se remettre à leur râtelier.

Parmi les animaux, quelques-uns sont doués d'un appétit modéré, d'autres sont insatiables : le troglo- dyte, par exemple, mange toutes les cinq minutes. Mais , en fait de gloutonnerie, je ne sache pas qu'il existe d'oiseaux qui surpassent les faisans communs et les faisans argentés. Aussi , lorsque ces volatiles n'ont pas encore les plumes de la queue, ou bien qu'ils en sont privés par accident, les oiseliers ont- ils soin de ne pas les laisser plusieurs ensemble : sans cette précaution, le plus affamé d'entre eux ne tarde pas à plonger le bec dans l'anus de son voisin , et à en faire sortir les intestins, qu'il dévore sans lâchéi* prise, pendant qu'un troisième, profitant de cette préoccupation sanguinaire, se hâte de lui arracher les entrailles à lui-même, et de s'en repaître avec avidité.

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 27(

Chez les quadrupèdes carnassiers, l'instinct d'a- limentation se confond nécessairement avec celui de la destruction : c'est pourquoi ils ne sont jamais si farouches ni tant à redouter que lorsqu'ils sont pressés par la faim; ils ne mangent même pas sans une sorte de fureur la pâture qu'on leur jette dans les loges ils sont renfermés.

Quant aux poissons, poussés, la plupart, par une froide voracité, ils avalent indistinctement toute proie vivante, sans excepter leur espèce, ni même leurs petits.

Colère et Courage. Chez l'animal, aussi bien que chez l'homme, la colère n'est qu'une réaction plus ou moins violente et passagère contre ce qui nuit ou ce qui blesse ; tandis que le courage con- siste dans une hardiesse habituelle, qui contemple le danger sans effroi, sait l'affronter au besoin, et semble puiser de nouvelles forces dans les obsta- cles ou devant les ennemis qu'elle rencontre. Ces deux sentiments s'observent tantôt isolés, tantôt réunis, chez un grand nombre d'animaux, notamment chez le taureau, le chien, l'hermine, la piegrièche, le coq, le troglodyte, les abeilles et les fourmis : les phrénologisles les ont confondus sous le nom de combativité. Les troglodytes surtout paraissent nés pour les batailles : aussi , lorsqu'on veut conser- ver vivants quelques-uns de ces petits gladiateurs, il faut les tenir soigneusement séparés les uns des autres. Cette précaution est indispensable , car chez eux il n'existe même pas d'harmonie entre le mâle et la femelle. Du reste, cet irascible volatile ne manque jamais d'annoncer par un chant d'allé-

272 COUP d'0E!I. nilLOSOPlIIQUE

gresse la victoire qu'il a pu remporter dans les com- bats à mort qu'il livre aux oiseaux de son espèce. Quand les mœurs du troglodyte seront plus généra- lement connues, les Anglais, ce peuple cà'i lise qui élève encore des races de coqs pour les combats, lui donneront sans doute la préférence , parce que les chances des parieurs seraient alors beaucoup plus égales.

Si le courage est l'armure des êtres forts, la Peur est la ressource ordinaire des êtres faibles. Ne nous étonnons donc pas que la Providence, si soigneuse de conserver ses œuvres, ait inspiré la peur aux ani- maux en raison des dangers qui les menacent. Ad- mirons plutôt cette prévoyante sollicitude qui a pré- cisément donné l'agilité la plus grande à ceux d'entre eux qui sont le plus susceptibles d'éprouver ce sen- timent; en sorte qu'ils se trouvent à la fois organisés pour la peur et pour la fuite : témoin le daim , le cerf, le lièvre, etc. Quelque courageux, du reste, que soit un animal, il est des circonstances, des causes particulières, qui peuvent le faire sortir de son caractère habituel , et lui faire donner momen- tanément des signes de faiblesse : c'est ainsi que les cris aigus du porc et une musique retentissante ont suffi plus d'une fois pour effrayer des éléphants, et leur faire jeter le trouble dans les rangs de l'armée pour laquelle ils combattaient. A la bataille de Zama, par exemple, Scipion ayant fait donner à la fois de toutes les trompettes pour recevoir la charge des éléphants d'Annibal, ce bruit étonna tellement ces quadrupèdes, qu'il y en eut qui s'arrêtèrent tout court, et d'autres qui reculèrent d'épouvante sur la

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 273

cavalerie numide et y portèrent le désordre. Pareille chose eut lieu à la journée de Thapsus , les élé- phants de Juba , épouvantés du bruit des trompettes parti tout à coup de l'armée de César, tournèrent le dos et prirent la fuite (1).

Penchant au vol et à la destruction. Le désir de posséder est naturel à la plupart des animaux : c'est encore ici l'instinct de conservation qui les pousse à s'emparer de ce qui peut servir à les nourrir ou à les abriter. Quoique plusieurs d'entre eux paraissent avoir quelque idée de la propriété, ils sont tous nés , et restent presque tous voleurs de profession. On n'en connaît pas qui soient préci- sément avares ; mais il en est quelques-uns qui font des provisions, et qui les cachent pour s'en servir au besoin. De ce nombre sont, la fourmi, dont tout le monde connaît les mœurs; la piegrièche, qui en- file et conserve sur des épis les insectes dont elle fait sa nourriture; le geai, la corneille, qui emma- gasinent glands et châtaignes , pour les retrouver en temps opportun ; enfin le petit rat des champs et le rat fouisseur des Alsaciens, qui, par une sorte de prévision , pratiquent des galeries souterraines , et les remplissent de racines ou de grains, pour s'en sustenter pendant l'hiver.

Quant au penchant à la destruction , c'est une nécessité imposée à tout ce qui respire : sans des- truction , point d'alimentation , partant, point d'exis- tence. Que sont, en effet , nos repas, sinon des débris

(1) Voir l'intéressant ouvrafre intitulé : Histoire nnlitairedes Élé- phants, par le chevalier Armandi ; Paris, 1843, in-8°.

18

274 COUP d'okil riMLosoriiiQtJE

de végétaux et d'animaux? Le règne animal, sui*- tout, depuis le zoophyte jusqu'à l'homme, est -il autre chose qu'une réunion d'êtres affamés qui se détruisent à l'envi pour réparer leurs forces? Toute- fois, dans cette vaste scène de carnage qui compose le monde, l'herbivore ne broute que les plantes; le frugivore se contente de graines, de racines ou de fruits; le carnassier ne dévore guère que sa proie sanglante; l'homme seul détruit tout, engloutit tout : il est omnwore par excellence.

Non content de cela , l'homme abuse de sa supé- riorité sur les animaux, jusqu'à en faire les instru- tnents de sa cruauté. C'est ainsi que, profitant de l'aptitude des éléphants pour le carnage, les Indiens les emploient comme exécuteurs des hautes œuvres, et qu'ils les dressent à expédier les criminels, tantôt d'un seul coup , tantôt en leur brisant successive- ment les os , pour leur faire souffrir un supplice plus douloureux et plus prolongé.

Le penchant à la destruction, excité le plus sou- vent par le besoin de nourriture, cesse en général de se faire .sentir chez l'animal rassasié. Le tigre offre ici une exception heureusement assez rare : ce carnassier, même repu, tue encore (1); la vue du sang lui plaît; comme les Caligula et les Néron, ce monstre semble pour le meurtre.

Chose remarquable! les grands carnassiers, chaî- non nécessaire dans la série zoologique, se trouvent en très-petit nombre en comparaison des animaux

(1) On retrouve ce besoin inné de destruction chez le renard, la fouine, le putois, la bfliette et les animaux de cette dernière fa- Biille.

SUR I.KS tMSSlONS brs ANIMAUX. 275

utiles el rlomcsliqiio.s : oi:tre qn'iis se dolrnisent mutuellement, leurs petits servent de pâture à des êtres plus faibles, mnis doués de plus de ruse et d'a- gilité; en sorte que cet état de guerre permanente et universelle, loin d'être opposé au plan de la création , sert précisément à maintenir le nombre des espèces dans un parfait équilibre, et fournit une nouvelle preuve de la sagesse de son divin auteur.

lUise et circonspection. La ruSe, que Spurzheim a cru devoir appeler secréti\ùté , est, selon lui, «le penchant à être clandestin en pensées, en pro- jets , en actions. » Ce phrénologiste la considère comme une puissance de cohibition qui retient la manifestation des instincts. Toutefois, elle suggère aux animaux les moyens obliques de vaincre les difficultés plutôt qu'elle ne leur fait faire un raison- nement complet pour les vaincre. Sous ce rapport, elle diffère de la circonspection , faculté intellec- tuelle presque uniquement départie à l'homme, et dont le développement normal engendre chez lui la prudence.

C'est surtout pour se procurer des aliments et pour échapper à leurs ennemis qu'on Aoit les ani- maux mettre en usage des ruses innombrables. L'on connaît généralement celle des lièvres, des che- vreuils, des chats, des plongeurs, etc. La malice du singe et la finesse du renard sont devenues prover- biales; les artifices multipliés dont les insectes font un emploi journalier ne sont pas moins dignes de nos méditations. Certaines espèces de papillons se tiennent habituellement sur des arbres ou sur de»

26 COUP d'oeil l'IJlLOSOPHlQUE

murs qui ont un fond de couleur analogue à la leur, et se dérobent ainsi à la vue perçante de leurs en- nemis. Beaucoup de chenilles, dès qu'elles se voient découvertes par un oiseau , se laissent aussitôt tom- ber en fixant préalablement à une branche d'ar- bre une gouttelette d'un liquide visqueux dont elles sont pourvues; puis, rapprochant avec leurs pattes les fils déliés qui se sont formés en traversant plusieurs ouvertures, elles en font un petit câble assez fort pour se soutenir suspendues jusqu'à ce que le danger soit passé. Enfin, à l'instar du chin- che, plusieurs insectes coléoptères appartenant au genre brachine se débarrassent de l'ennemi qui les poursuit, en lui lançant un liquide infect et irritant, à l'aide d'un petit appareil de guerre dont ils sont pourvus : tels sont en Espagne le brachine tirailleur, et, à Paris, le brachine pétard.

Mais voici un insecte qui ne peut marcher qu'à reculons : comment atteindra-t-il sa proie? S'il ne peut pas la poursuivre , il sait l'attendre et la faire tomber dans un piège. Au milieu d'un sable très- mobile , ou dans une terre très-pulvérisée , le fourmi- lion creuse avec autant d'art que d'efforts une fosse conique, au fond de laquelle il se tient à l'affût. Quelque fourmi vient-elle à passer le long de ce pe- tit précipice dont les bords s'écroulent facilement, elle tombe au fond, et est à l'instant dévorée. Si c'est une mouche, l'habile mineur fait pleuvoir sur elle une grêle de sable, qui la précipite dans le profond entonnoir, elle trouve aussi la mort. Le fourmi- lion répare ensuite sa fosse , si elle est trop endom- magée, et se remet patiemment en embuscade.

SUU LES PASSIONS DES ANIMAUX. 277

Quant à la circonspection , les chasseurs et les na- turalistes ont depuis longtemps constaté que certains oiseaux qui vont par bandes, tels que les grues, les corbeaux et les canards sauvages, établissent des sentinelles, qui ne manquent pas de pousser un cri d'alarme à la vue du moindre danger. Ces actes , que l'on observe aussi chez le coq et l'oie domestique, ont paru à quelques physiologistes appartenir plu- tôt à la circonspection qu'à la ruse, c'est-à-dire dé- river bien plus des facultés intellectuelles que de l'instinct proprement dit.

Fort heureusement , chez les humains , la ruse et la circonspection ne se trouvent pas d'ordinaire réunies chez les mêmes individus : on rencontre plutôt la première chez les poltrons et les voleurs , la seconde dans les traîtres et les diplomates. J'ai connu un personnage qui les possédait toutes deux; je connais encore deux excellents pères de famille qui réunissent à un égal degré la sécrétante du re- nard , la prudence du serpent (1) , et la constructivité du castor.

Attachement et reconnaissance. Un grand nom- bre d'animaux se réunissent pour s'entr'aider ou pour se défendre. Dans cette espèce de rapproche- ment social , il en est qui s'entendent mieux , qui se conviennent mieux, et de ces véritables attache-

(1) «Je ne sais, disait saint François de Sales, ce que m'a fait cette pauvre vertu de prudence, j'ai de la peine à l'aimer, et si je l'aime, ce n'est que par nécessité, d'autant qu'elle est le sel et le flambeau de la vie. Au contraire, la beauté de la simplicité me ra- vit, et je donnerais volontiers cent serpents pour une colombe.»

^78 COLl' DOEIL rHlLOSOl'lliyiJE

ments que l'on observe entre des individus de même sexe.

L'état de domesticité on de captivité favorise sur- tout ces liaisons affectueuses. Deux chiens que l'on mène habituellement ensemble à la chasse ne tar- dent pas à s'accorder pour la poursuite du gibier, et finissent par contracter de l'attachement l'un pour l'autre. Deux chevaux, deux bœufs, ordinairement attelés à la même voiture ou à la même charrue , ont aussi donné des preuves d'une profonde tris- tesse lorsqu'ils venaient à être séparés. J'ai vu une vive affection régner entre un cheval et un chien , et, qui plus est, entre un chien et un chat. Chez ces der- niers, la vivacité du sentiment est même portée jus- qu'à la passion : chaque fois que l'un des deux est malade, l'autre refuse toute espèce de nourriture, et reste tristement couché auprès de son compagnon. A la ménagerie du Jardin du Roi , on a vu plusieurs fois la mort du lion ainsi que de la lionne suivre de près celle du chien qu'ils avaient eu pour compa- gnon de captivité. M. Machado possède dans sa belle volière plusieurs inséparables [psittaciis piilla- rius), dont les mâles ne se quittent jamais, tandis qu'ils paraissent tout à fait insensibles aux charmes de la femelle. Deux mâles de ces charmants oiseaux, que je suis souvent à même d'observer, m'ont pré- senté le tableau de l'affection la plus touchante. Entre ces vrais amis , tout est commun , tout est un. Jamais ils ne se quittent : ils s'exercent ensemble, se reposent ensemble, se font mutuellement la toi- lette, se prodiguent à chaque instant les plus inno centes caresses, se donnent alternativement la bec-

SUR LE» PASSIONS DES ANIMAUX. 279

quée, et, pour que le sommeil ne puisse pas dérober un seul moment à la vivacité de leur tendresse , ils se perchent toujours pressés l'un contre l'autre, «'en- veloppant, s'enlaçant si bien de leurs ailes, qu'ils dorment encore ensemble sous ce gracieux berceau construit par l'amitié.

Chez le plus grand nombre des animaux, c'est la crainte qui détermine l'obéissance; chez l'éléphant c'est la reconnaissance ou la sympathie. Une fois dompté, il ne devient pas seulement un serviteur docile , mais , en quelque sorte , un ami empressé : il s'attache affectueusement à son maître, et, pour le défendre, il ne craint pas d'exposer sa vie. Le singe, le chat, le cheval, l'àne, le bœuf, le perro- quet, l'hyène même et le tigre, s'attachent aussi à l'homme en raison des bons traitements qu'ils en reçoivent; mais aucun d'eux ne saurait être mis en comparaison avec le chien. Cet animal a en effet pour son maître une chaleur de sentiment qui tient tout à la fois de l'amitié, du respect et de la crainte. L'histoire est pour nous offrir une foule de traita qui attestent chez lui le plus grand dévouement comme la plus vive reconnaissance. Aussi est-il re- gardé, et avec juste raison, comme l'emblème de la constance en affection.

Par réciprocité, l'on voit un grand nombre de personnes s'attacher avec passion à des animaux domestiques, et les traiter en quelque sorte comme des enfants chéris. Cette faiblesse se rencontre par- ticulièrement chez les filles âgées et chez les vieux célibataires, qui cherchent à se consoler de leur iso- lement par une affection mutuelle qu'on ne trouve

280 COUP d'oeil PHlLOSOrHIQLE

pas toujours parmi ses semblables. D'ailleurs, l'af- fection que l'on porte aux animaux est souvent liée au souvenir de personnes que l'on regrette , ou à quelque grand service qu'ils ont pu rendre. Nous ne devons donc pas nous hâter de la blâmer , lors même qu'elle paraît un peu trop vive.

En 1837, une vieille dame russe, qui avait pris passage sur le bateau à vapeur le Czarewich, avait avec elle un petit chien fort laid , mais parfaitement dressé, auquel elle prodiguait les attentions les plus constantes, et dont elle faisait, pour ainsi dire, sa société intime. Il n'en fallut pas davantage pour ex- poser le pauvre animal aux mauvais tours des es- piègles du bord. Le mousse du capitaine , de com- plicité avec deux jeunes passagers, parvint à le soustraire à la vigilance de sa maîtresse, et, soit volontairement, soit par maladresse, les conjurés l'eurent bientôt fait tomber à l'eau. A cette vue , sans réfléchir, et comme une mère qui aperçoit son en- fant en danger, la dame russe se précipite au milieu des flots pour sauver son chien. Soutenue un instant par ses vêtements, elle parvint à saisir l'intelligent animal, qui nageait vers elle. Mais bientôt, empor- tée au fond de l'abîme, elle allait périr, lorsqu'un matelot hambourgeois, nommé Holpvett (Zacharie), se jeta à la mer, et parvint à la sauver. La scène qui suivit cette péripétie rapide fut à la fois touchante et risible : tantôt la dame remerciait Dieu et son li- bérateur, tantôt elle embrassait son chien, qu'elle n'avait pas lâché. Revenue de sa première émotion , elle fit au courageux matelot un présent magnifique, et lui assura une pension qui le mettra à l'abri du

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 281

besoin pour le reste de ses jours. « Je vous récom- pense, lui dit-elle, non pas tant pour m'avoir secou- rue que pour avoir sauvé mon chien, seul objet qui me rappelle en ce monde un époux fidèle et tendre- ment aimé. »

Tout le monde a présent à la mémoire l'attache- ment de Pellisson pour son araignée ; mais une his- toire non moins touchante et bien moins connue est celle de la souris du baron de Trenck. Ce célèbre prisonnier rapporte dans ses Mémoires qu'il l'avait tellement apprivoisée qu'elle venait manger jusque dans sa bouche. Une nuit, ce petit animal fit tant de bruit, que le major de la forteresse, appelé par les sentinelles, visita lui-même la serrure et les ver- roux de la prison pour s'assurer que le baron n'es- sayait pas de s'évader. Celui-ci déclara alors que tout ce tapage nocturne provenait uniquement de la sou- ris , qui , au lieu de dormir , s'était imaginé de de- mander ainsi la liberté de son instituteur. Confisquée par le major, et transférée dans la salle de l'officier de garde , la souris travailla toute la nuit à percer la porte de cette pièce, attendit avec patience l'heure du dîner, et rentra furtivement chez son maître der- rière les talons du geôlier. Quelles ne furent pas la surprise et la joie du prisonnier de Magdebourg, quand il aperçut cet affectueux animal grimpant après lui et lui faisant mille petites caresses! Cepen- dant, l'impitoyable major jugea à propos de s'em- parer de la souris et de la donner à sa femme, qui la mit dans une cage remplie d'une nourriture des mieux choisies. Soin inutile! la souris, inconsolable, demeura lapic dans un coin de la cage, et, deux

2tJ2 t-OLf u'oeiL PHILOSOPHIQLE

jours après, on la trouva morte au milieu des mets exquis qu'elle n'avait même pas j^oùté*.

Dans les nombreuse» visites «pu- j'ai faites pendant vinp,t-trois ans aux indi^jents du douzième arrondis- ment, j'ai maintes fois remarqué que les plus mal- heureux parUj»eaienl encore leur pain et leur foyer avec un cliien , dont les caresses aflmtueuses les payaient larjjement de retour ; et bien des i>ersonnes ont pu voir, eonune moi , ce véritable ami du pauvre et de l'aveujjle passer des journée* eulières sur la tombe délaissée de son maître. 11 y a quelques an- nées, un ancien iiéj;ociant, qui avait essuyé de jjrands revers de fortune, ma avoué, dans la mansarde il vivait seul avec son chien, que, sans la société et les caresses de ce fidèle animal, le désespoir l'eût probablement |>orlé à abréger ses jour».

Xu\ f.iil aushi la lemanjue curieuse que le plu» ^;iand nombre des eclibalaires dont j'ai consUlé le suicide n'avaient avec eux aucun animal domesluue qui fût pu les distraire ou les consoler. D un autre eûlé, tlans les mort» subite» survenues natui ellemenl (lie/ des personnes .pii vivaient »euUs, jai pUisieur» lois observr de» chien», et même des chats, <ou- chés irislemera sur le ca.Uivre de leur maître ou de I, or maîtresse , dont ils ne laissaient pas approcher naiis opp<»Her quchpie résistance. Knhn, il y a sept on huit ans, j al vn, dans la me Moulïelard , un cra- paud apprivoisé qui ne v<.nlait pas quitter le |;rabat sur lrquel|;lsail Ir corps d'un malheureux vieillard, ,lont il élai't «lepuls lonj;lenq)h Inulquc société.

^moiu inoi'ic ou istiiiu. ili MU, awour tUs /oiiwtifCi on /A- Inf/rohatio", - On se lronq)crail ipossièrc-

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SLH LE& PASOlU.Nâ UU ANIMAUX. 383

me ëi l'on croyait que ramoiu-proprc n'est l'apa- ua| que de l'espèce humaine. Ce sentiment, source d«- nHé[)eiKlance, de rorjjueil et de la vanité, se DiO re très-souvent clicz cerlaiuî» animaux, notaiii- Uie eliez le lion, réléphanl, le cheval, le mulet, k ' leri, le coq, le paon et le dlndoi\.

'•»yez, en effet, le cheval qui se sent tout à coup en bcrtc, comme il prend une atlilu<le superbe! COI ne il est Hcr de sa courte ludépendaiiee 1 Exa- mi i encore le même animal, monté alltrnatlvc- |D( par un rustre et par un homme distinjjué : dans le emier cas, il baisse hunddement la tète; dans le cond, il la relève avec un certain orjjiieil ; on dir t «|u"il copie ce peuple de valets (|ul s'estiment dressent d'autant plus qu'Us portent une |)lu)) ne Uvréc, ou qu ils scivent un ni.iitre plus puls- sai

in» ({uelques pays d«; montaj;iM-.> , le muleliir au, lenle 1 ardeur de ses animauv en leui- ombra- jç« t la tète d'un panache, et le leur retire pour les Imillier, quand ils m-, montrent Indociles ou pa- re> ux«

» éléphaDt« surUuit aiment beaucoup à être pa ■» ; pluH on les charjje d'ornemrnlh, piuh ils hunt Kei et joyeux : aiJ»Mi l'us^q^e di- ir^ ( iparavonner

•t >ulc-t-il à la plus haute antnpillè. A l'Ile de le an, ou ces aniiuaux sont euiplnyrs au Iranhpoil de ►urdh matériaux , il enl encore d usaj;»; d'attacher

h ouquet de palmier à la lète de «elui d'entre eux qu I montré le plus d'ardeoi au liaNail. l.a jtiurnée tciiinée, l'éléphanl qui a mérité cell»' dihtin<rtiou i»i t\ Hèreuicnt le pas sur ses compajjtioiis, et lors-

282 cour d'oeil philosophique

jours après , on la trouva morte au milieu des mets

exquis qu'elle n'avait même pas goûtés.

Dans les nombreuses visites que j'ai faites pendant vingt-trois ans aux indigents du douzième arrondis- ment, j'ai maintes fois remarqué que les plus mal- heureux partageaient encore leur pain et leur foyer avec un chien , dont les caresses affectueuses les payaient largement de retour ; et bien des personnes ont pu voir, comme moi , ce véritable ami du pauvre et de l'aveugle passer des journées entières sur la tombe délaissée de son maître. H y a quelques an- nées, un ancien négociant, qui avait essuyé de grands revers de fortune, m'a avoué, dans la mansarde il vivait seul avec son chien, que, sans la société et les caresses de ce fidèle animal , le désespoir l'eût probablement porté à abréger ses jours.

J'ai fait aussi la remarque curieuse que le plus grand nombre des célibataires dont j'ai constaté le suicide n'avaient avec eux aucun animal domestique qui eût pu les distraire ou les consoler. D'un autre côté, dans les morts subites survenues naturellement chez des personnes qui vivaient seules, j'ai plusieurs fois observé des chiens, et même des chats, cou- chés tristement sur le cadavre de leur maître ou de leur maîtresse , dont ils ne laissaient pas approcher sans opposer quelque résistance. Enfin, il y a sept ou huit ans, j'ai vu, dans la rue Mouffetard, un cra- paud apprivoisé qui ne voulait pas quitter le grabat sur lequel gisait le corps d'un malheureux vieillard, dont il était depuis longtemps l'unique société.

Jmoiir-projjre ou estime de soi, amour des louanges ou de l'approbation. On se tromperait grossière-

SUK LES PASSIONS UES ANIMAUX. 283

ment si l'on croyait que l'amour-propre n'est l'apa- iiajje que de l'espèce humaine. Ce sentiment, source de l'indépendance, de l'orgueil et de la vanité, se montre très-souvent chez certains animaux, notam- ment chez le lion, l'éléphant, le cheval, le mulet, le chien, le coq, le paon et le dindon.

Voyez, en effet, le cheval qui se sent tout à coup en liberté, comme il prend une attitude superbe! comme il est fier de sa courte indépendance ! Exa- minez encore le même animal, monté alternative- ment par un rustre et par un homme distingué : dans le premier cas, il baisse humblement la tête; dans le second, il la relève avec un certain orgueil; on dirait qu'il copie ce peuple de valets qui s'estiment et se redressent d'autant plus qu'ils ])ortent une plus riche livrée , ou qu'ils servent un maître plus puis- sant.

Dans quelques pays de montagnes, le muletier augmente l'ardeur de ses animaux en leur ombra- geant la tète d'un panache, et le leur retire pour les humilier, quand ils se montrent indociles ou pa- resseux.

Les éléphants surtout aiment beaucoup à être parés; plus on les charge d'ornements, plus ils sont fiers et joyeux : aussi l'usage de les caparaçonner remonte-t-il à la plus haute antiquité. A l'ile de Ceylan, ces animaux sont employés au transport de lourds matériaux , il est encore d'usage d'attacher un bouquet de palmier à la tête de celui d'entre eux qui a montré le plus d'ardeur au travail. La journée terminée, l'éléphant qui a mérité cette distinction prend fièrement le pas sur ses compagnons, et lors-

284 cour d'oeil philosophique

qu'un autre est à son tour devenu vainqueur, on voit Tex-lauréat lui céder humblement les honneurs de la préséance.

Chez les quadrupèdes, comme chez les oiseaux qui vont par bandes , celui qui est en avant porte constamment la tête plus haute que ceux qu'il con- duit.

Le coq et le troglodyte vaincus dans un combat se rapetissent, et se retirent pleins de confusion; tandis que les vainqueurs se redressent fièrement, malgré leur fatigue , et font retentir l'air de leurs chants de triomphe.

Qui n'a souvent admiré la démarche du paon , ce roi des basses-cours , lorsque , enorgueilli de sa beauté, il s'avance majestueusement environné de sa gloire? Qui n'a aussi souri de pitié en voyant le dindon se rengorger plein de lui-même , jusqu'à faire croire qu'il va crever, et le tout pour étaler les quelques méchantes plumes qui composent sa queue terne et écourtée ?

Plusieurs faits attestent que l'éléphant n'est pas non plus insensible aux louanges, et qu'au contraire, si l'on fait mine de l'injurier, sa vanité blessée en con- serve rancune , et sait tôt ou tard en tirer vengeance. On assure que le lion méprise un faible ennemi : ce qu'il y a de certain , c'est que , dans l'état de cap- tivité, on enferme impunément un jeune chien dans sa loge, et qu'il n'y souffrirait pas longtemps un léopard ou tout autre animal qu'il croirait digne de sa colère.

Enfin , il arrive d'ordinaire qu'un gros chien , attaqué par un roquet , loin de lui faire le moindre

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 285

mal , ne daigne seulement pas le regarder. J'ai vu beaucoup mieux que cela , et je crois pouvoir rap- porter ici une scène plaisante dont j'ai été témoin il y a quelques années. J'avais alors un assez vilain chien, très-hargneux, très-désobéissant, très-mal éduqué enfin , qui portait nom Médor. Ce petit ani- mal, soit méchanceté, soit jalousie, ne voyait pas plutôt entrer un chien dans la longue allée de ma cour, qu'il s'élançait sur lui avec la rapidité de l'é- clair, et le forçait à évacuer promptement la maison. Un jour, un énorme mâtin, qui s'était introduit dans la cour , la traversait paisiblement , lorsque Médor l'aperçut au travers des carreaux contre lesquels il faisait le guet. A cette vue, il fit tellement retentir l'appartement de ses cris, qu'il fallut de toute néces- sité lui ouvrir la porte. En un clin d'œil les deux étages de l'escalier sont descendus, et, l'oreille dres- sée , l'œil en feu, le poil hérissé, Médor se précipite sur le monstrueux animal , qui reste impassible à la même place. L'élan du roquet avait été si rapide qu'il passa involontairement entre les jambes du dogue, et qu'il alla rouler quelques pas plus loin sur le pavé. Exaspéré par sa chute, il revient encore plus furieux sur le bon et paisible animal, qui , d'un coup de patte, se contente de le jeter sur le dos à une distance de plusieurs pieds. Si le nouveau venu a le sentiment de sa force, Médor a celui de sa pro- priété, et il ne veut pas qu'un étranger s'introduise chez lui. Il revient donc encore à la charge ; mais , certain d'avoir trouvé plus fort que lui , il se borne à tourner autour de cet hôte importun , qu'il espère à la fin effrayer par ses aboiements. Celui-ci n'en a

286 COL'P D*0E1L iniii.o.soriUQLE

cure : et, profitant d'un moment le roquet s'ap- proche davantage, il lève tranquillement la cuisse, et lui lance un jet d'urine à travers les yeux. A cet affront inattendu, la fureur de Médor tombe à l'in- stant même : il baisse piteusement l'oreille, serre la queue entre les jambes, et revient sans bruit se glis- ser dans sa niche , qu'il ne voulut même pas quitter à l'heure du dîner. Mon chien était pourtant un gour- mand de premier ordre; mais, pour le moment, son amour-propre blessé le suffoquait au point de lui ôter tout à fait l'appétit. Deux heures après, le pauvre animal était encore inconsolable de sa més- aventure , lorsqu'un second chien , beaucoup moins fort que le premier, s'étant aussi introduit dans la cour, je m'avisai de crier: Médor, un chien! et en même temps j'ouvris la porte. Médor, en animal prudent , regarde d'abord par la fenêtre quel est l'ennemi qui se présente; puis, avec sa vitesse ordi- naire, il se précipite sur ce nouveau visiteur, qui se hâte de prendre la fuite. Il fallait voir alors l'orgueil- leuse satisfaction de mon Médor ! FI traversa la cour en caracolant avec grâce, et remonta bientôt me trouver avec un air de triomphe qui devint encore plus sensible par les éloges que je lui prodiguai. Cette fois l'heureux vainqueur consentit à dîner, et s'en acquitta à merveille.

§ 2, Instinct de reproduction; /lewins et passions qui en dépendent : amour physique, ajfe et ion, jalousie, amour des petits, amour des lieux, besoin et Jaculté de construire.

Voulant réparer les ravages de la mort par une perpétuelle transmission de la vie. Dieu, dans sa su-

SrjR 1.E8 PASSIONS DES ANIMAUX, 287

prôme sa^^csso. a fortement rléveloppé l'instinct de reproduction chez tous les animaux. C'est, en effet, sur la satisfaction de cet instinct que reposent la conservation des espèces et la constante harmonie de notre globe.

Chez l'homme civilisé, le besoin générateur est sans cesse surexcité par une nourriture trop abon- dante et aphrodisiaque; chez l'animal, il n'est vivement senti qu'à certaines époques de l'année : aussi est-ce à la passion de l'amour que nous de- vons attribuer le plus grand nombre des décep- tions et des malheurs qui viennent si souvent flétrir notre existence; tandis que l'animal , quand il n'est pas l'esclave de l'homme, est rarement contrarié dans la satisfaction du plus doux penchant que lui inspire la nature, et dont il ne se complaît pas à fausser le but.

La cause physique qui développe le besoin de procréation est une exubérance, une exaltation éner- gique des organes sexuels, laquelle tient le désir en éveil tant qu'elle n'est pas employée à sa destination spéciale. En faisant cesser par l'accouplement la congestion périodique établie dans ces organes, l'a- nimal contribue au bien-être de son individualité, en même temps qu'il concourt aveuglément à la conservation de sa race. Toutefois, l'amour de la progéniture agit déjà en lui d'une manière vague, puisque les femelles de beaucoup d'oiseaux, par exemple, ne consentent à l'accouplement que lors- qu'elles ont construit un nid pour abriter leurs œufs et loger la petite famille qui en doit éclore.

Dès que les femelles sont fécondées, l'exaltation

288 COUP d'of.ii, riiii.osoriiiouE

vitale se retire de la périphérie vers le centre tles organes génitaux; leurs chants ou leurs cris d'a- mour cessent tout à coup, et le besoin sexuel ne se fait plus sentir chez elles. La truie seule, à l'état de domesticité, fait exception à cette règle générale tout à fait conforme au vœu de la nature.

Quoique l'amour chez les animaux ne paraisse être qu'un besoin physique auquel ils s'abandon- nent sans en connaître l'origine ni le but, on ne saurait nier qu'il ne paraisse s'idéaliser chez quel- ques-uns d'entre eux , et cela d'une manière en gé- néral d'autant plus sensible qu'on remonte davan- tage l'échelle zoologique. Bien plus, il n'est pas rare de le rencontrer accompagné d'un tendre attache- ment, qui peut subsister en dehors de l'acte gé- nérateur : c'est ainsi qu'on voit le coq prodiguer à de vieilles poules les soins qu'une mère donne à ses poussins, et les continuer à ces derniers, lors même qu'il est devenu chapon.

Une union affectueuse, une sorte de mariage (1),

(1) Dans la monogamie, dont nous parlons ici, les animaux mon- trent une inclination constante l'un pour l'autre, et la femelle est protégée par le mâle : c'est parmi eux le mode d'union qui a le plus de rapport avec le mariage. La polygamie , qui est non moins fréquente, peut être po'ygf nique on polyand tique. Un seul mâle pour plusieurs femelles constitue \a polj-gynie, qui ne se rencontre guère que parmi les animaux qui vivent en troupe : ainsi, protecteur ja- loux, le cerf connaît ses femelles, et veille à ce qu'aucune ne s'é- carte du troupeau ; mais il ne convoite pas celles d'un autre. Chez les hommes, la polygamie n'existe guère que parmi les peuples barbares ou abrutis par le despotisme. La polyandrie , ou com- binaison dans laquelle une femelle a un grand nombre de mâles, ne se rencontre que chez les fourmis et les abeilles. Parmi ces der- nières, la reine seule s'accouple avec les cinq cents mâles que l'on

SUR l-ES PASSIONS DES ANIMAL'X. 2R9

qui souvent dure pendant toute la vie, a lieu chez les renards, les chevreuils, les aigles, les pies, les tourterelles, les pigeons, les moineaux, les hiron- delles et quelques espèces de perroquets. Le mâle et la femelle de la palamedea cormita ne se séparent jamais; après la mort de l'un, l'autre erre triste- ment dans le voisinage, et ne tarde pas à succom- ber. Bonnet élevait depuis plusieurs années une paire de ces charmants oiseaux connus en France sous le nom A' inséparables, et que les Anglais ap pellent oiseaux cl amour {love's birds); la femelle, affaiblie par l'âge et ne pouvant plus gagner son auge , le mâle lui apportait la becquée avec l'em- pressement le plus touchant. Lorsqu'elle fut dans l'impossibilité de se tenir perchée, il faisait des ef- forts incroyables pour la soutenir, et quand elle fut morte, il se mit à courir avec une extrême agi- tation, essaya à plusieurs reprises de lui donner à manger; puis, la voyant immobile, il s'arrêta pour la contempler, et se mit à pousser des cris plaintifs. Peu de temps après il succomba.

Considéré dans chacun des sexes, l'amour offre

compte ordinairement dans une ruche, tandis que les cinfj mille abeilles femelles, étrangères aux plaisirs de l'amour, profiiguent les soins de la maternité à la nombreuse progéniture de la favorite. Enfin, la pantogamie , le choix des individus n'entre pour rien , est la forme la plus matérielle et la plus basse de tous les rap- prochements sexuels On l'observe chez les poissons, les gre- nouilles, les chiens et les loups. L'homme qui s'abandonne à la débauche rétrograde donc vers la nature animale , et ce n'était pas sans raison que les Romains surnommaient liipn (louve) la femme qui faisait métier de sa personne. Voyez le savant Traité de Phy- siologie de Burdach.

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29U coLP d'oeil philosophique

des différences qui n'ont pas échappé à l'observa- tion des physiologistes : les mâles, par exemple, ont presque toujours des désirs plus précoces, plus violents, et à la fois plus durables; ils sont dis- posés à l'amour toutes les fois que les femelles en éprouvent le besoin, au lieu que celles-ci n'ont pas la même faculté. Certains animaux , les lièvres entre autres, tuent quelquefois leurs petits, afin de pou- voir plus tôt se rapprocher des femelles ; ces der- nières, dans quelques autres classes, sont même obligées de veiller à ce que leur progéniture ne de- vienne pas victime de la voracité des pères. Aussi est-il à remarquer que, pendant les soins de la ma- ternité, les femelles sont infiniment plus farouches et plus hardies que de coutume, tandis que les mâles sont plus furieux et plus redoutables à l'épo- que du rut. Les éléphants, par exemple, habituel- lement inoffensifs, se li^^'ent alors à des accès de fureur qui les poussent à la destruction : sortant tout à coup de leurs retraites, ils dévastent les ré- coltes, arrachent les arbres, renversent les chau- mières, courent sur les hommes qui ont le malheur de se trouver à leur portée, et en font un horrible carnage. Cela explique très-bien la tendance dif- férente des deux sexes : en amour, la femelle veut le but, la procréation; le mâle, le moyen, l'accou- plement : l'une cherche davantage à conserver l'es- pèce ; l'autre , à satisfaire ses désirs voluptueux. II s'ensuit que c'est presque toujours le mâle qui pro- voque à l'acte de la génération, et que c'est la fe- melle qui s'occupe plus particulièrement et avec le

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Jalousie. La nature prévoyante a voulu que les animaux adultes entrassent ordinairement en cha- leur avant les animaux plus jeunes, afin que ces derniers trouvassent moins de rivaux parmi ceux qui les surpassent en force. La jalousie, néanmoins, s'observe tous les jours chez ces étonnantes créa- tures, qui ont aussi leurs préférences et leurs ca- prices. Cette passion revêt alors un caractère diffé- rent de celui qu'on remarque chez l'homme. Chez celui-ci, c'est une crainte haineuse d'être dépouillé de l'objet de son affection : aussi voit-on souvent le jaloux dissimuler sa fureur pour mieux assouvir sa vengeance; la jalousie de l'animal est plus franche, plus soudaine, plus violente : elle le fait fondre sur son rival avec l'impétuosité de la foudre. « Chez rhomme, dit Buffon, cette passion suppose toujours quelque défiance de lui-même, quelque connaissance sourde de sa propre faiblesse; les animaux, au con- traire, paraissent d'autant plus jaloux qu'ils ont plus de force, d'ardeur et d'aptitude aux jouissances qu'ils attendent : notre jalousie dépend de nos idées , et la leur, du sentiment. » Quoi qu'il en soit, au temps des amours , on voit beaucoup d'oiseaux et de naammifères se livrer les combats les plus achar- nés pour la possession des femelles, et souvent les

(1) On sait, toutefois, que le pipa (espèce de crapaud^ recueille précieusement les œufs qu'a pondus la femelle, les place sur le do« de celle-ci, et les féconde seulement alors. On connaît aussi les soins que prend le crapaud acroitckeur des œufs qu" il a retirés lui- même du cloaque de sa femelle.

290 tOLP d'oeil PHIKOSOPHIQCE

des différences qui n'ont pas échappé à l'observa- lion des physiologistes : les mâles, par exemple, ont presque toujours des désirs plus précoces, plus violents, et à la fois plus durables; ils sont dis- posés à l'amour toutes les l'ois que les femelles en éprouvent le besoin, au lieu que celles-ci n'ont pas la même faculté. Certains animaux , les lièvres entre autres, tuent quelquefois leurs petits, afin de pou- voir plus tôt se rapprocher des femelles ; ces der- nières, dans quelques autres classes, sont même obligées de veiller à ce que leur progéniture ne de- vienne pas victime de la voracité des pères. Aussi est-il à remarquer que, pendant les soins de la ma- ternité, les femelles sont infiniment plus farouches et plus hardies que de coutume, tandis que les mâles sont plus furieux et plus redoutables à l'épo- que du rut. Les éléphants, par exemple, habituel- inoffensifs, se livrent alors à des accès de les poussent à la destruction : sortant de leurs retraites, ils dévastent les ré-

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Jalousie. La nature prévoyante a voulu que les animaux adultes entrassent ordinairement en cha- leur avant les animaux plus jeunes, afin que ces derniers trouvassent moins de rivaux parmi ceux qui les surpassent en force. La jalousie, néanmoins, s'observe tous les jours chez ces étonnantes créa- tures, qui ont aussi leurs préférences et leurs ca- prices. Cette passion revêt alors un caractère diffé- rent de celui qu'on remarque chez l'homme. Chez celui-ci, c'est une crainte haineuse d'être dépouillé de l'objet de son affection : aussi voit-on souvent le jaloux dissimuler sa fureur pour mieux assouvir sa vengeance; la jalousie de l'animal est pliis franche, plus soudaine, pkis violente : elle le fait fondre sur son rival avec l'impétuosité de la foudre. «Chez l'homme, dit Buffon, cette passion suppose toujours quelque défiance de lui-même, quelque connaissance .«ourde_4e sa propre faiblesse; les animaux, au con- •ent d'autant plus jaloux qu'ils ont plus 3ur et d'aptitude aux jouissances qu'ils '^iîîlousie dépend de nos idées, et Quoi qu'il en soit, au temps T^ 'coup d'oiseaux et de ibats les plus achar- '^s, et souvent les

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des différences qui n'ont pas échappé à l'observa- tion des physiologistes : les mâles, par exemple, ont presque toujours des désirs plus précoces, plus violents, et à la fois plus durables; ils sont dis- posés à l'amour toutes les fois que les femelles en éprouvent le besoin, au lieu que celles-ci n'ont pas la même faculté. Certains animaux, les lièvres entre autres, tuent quelquefois leurs pelits, afin de pou- voir plus tôt se rapprocher des femelles ; ces der- nières, dans quelques autres classes, sont même obligées de veiller à ce que leur progéniture ne de- vienne pas victime de la voracité des pères. Aussi est-il à remarquer que, pendant les soins de la ma- ternité, les femelles sont infiniment plus farouches et plus hardies que de coutume, tandis que les mâles sont plus furieux et plus redoutables à l'épo- que du rut. Les éléphants, par exemple, habituel- lement inoffensifs, se livrent alors à des accès de fureur qui les poussent à la destruction : sortant tout à coup de leurs retraites, ils dévastent les ré- coltes, arrachent les arbres, renversent les chau- mières, courent sur les hommes qui ont le malheur de se trouver à leur portée, et en font un horrible carnage. Cela explique très-bien la tendance dif- férente des deux sexes : en amour, la femelle veut le but, la procréation; le mâle, le moyen, l'accou- plement : l'une cherche davantage à conserver l'es- pèce ; l'autre , à satisfaire ses désirs voluptueux. Il s'ensuit que c'est presque toujours le mâle qui pro- voque à l'acte de la génération, et que c'est la fe- melle qui s'occupe plus particulièrement et avec le

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 291

plus d'affection du produit de cette importante fonc- tion (1).

Jalousie. La nature prévoyante a voulu que les animaux adultes entrassent ordinairement en cha- leur avant les animaux plus jeunes, afin que ces derniers trouvassent moins de rivaux parmi ceux qui les surpassent en force. La jalousie, néanmoins, s'observe tous les jours chez ces élonnantes créa- tures, qui ont aussi leurs préférences et leurs ca- prices. Cette passion revêt alors un caractère diffé- rent de celui qu'on remarque chez l'homme. Chez celui-ci, c'est une crainte haineuse d'être dépouillé de l'objet de son affection : aussi voit-on souvent le jaloux dissimuler sa fureur pour mieux assouvir sa vengeance; la jalousie de l'animal est phis franche, plus soudaine, plus violente : elle le fait fondre sur son rival avec l'impétuosité de la foudre. «Chez l'homme, dit Buffon, cette passion suppose toujours quelque défiance de lui-même, quelque connaissance sourde de sa propre faiblesse; les animaux, au con- traire, paraissent d'autant plus jaloux qu'ils ont plus de force , d'ardeur et d'aptitude aux jouissances qu'ils attendent : notre jalousie dépend de nos idées , et la leur, du sentiment. » Quoi qu'il en soit, au temps des amours , on voit beaucoup d'oiseaux et de mammifères se livrer les combats les plus achar- nés pour la possession des femelles, et souvent les

(1) On sait, toutefois, que le pipa (espèce de crapaud) recueille précieusement les œuts qu'a pondus la femelle , les place sur le dog de celle-ci, el les féconde seulement alors. On connaît aussi les soins que prend le crapaud accotickeur des œufs qu'il a retirés lui- même du cloaque de sa femelle.

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plus faibles y perdent la vie en même temps que la

victoire.

La jalousie que les animaux ressentent avec tant de violence pour leurs semblables , ils l'éprouvent aussi contre l'homme qui peut se dégrader jusqu'à vouloir se faire animal.

Du reste, ce sentiment, chez les animaux, n'est pas toujours excité par le besoin sexuel, il recon- naît aussi pour cause le besoin de nutrition et celui d'affection : le chien, le chat, le singe, le perro- quet, les pigeons, en fournissent à chaque instant la preuve, quand un importun vient partager leur repas ou les caresses de leur maître. Enfin , chez quelques animaux qui ont une sorte de domaine , dont ils ne souffrent pas que d'autres approchent , la jalousie peut encore provenir du sentiment qu'ils paraissent avoir de la propriété : le phoque, le cerf et le sanglier sont dans ce cas.

Les accès de jalousie sont surtout tellement pro- noncés chez les chevaux, qu'on a vu les accidents les plus graves survenir parce qu'on n'avait pas as- sez ménagé, chez eux, la susceptibilité de cette passion.

Une jument était habituée depuis cinq années à habiter seule une jolie écurie, elle était visitée, caressée et gâtée par toutes les personnes de la mai- son , notamment par son maître, mon ami, le doc- teur Pinel-Grandchamp. Dans les premiers jours de 1841, Cocotte était paisible dans son écurie, lors- qu'on amena une autre jument qui devait parta- ger avec elle sa proprette habitation. Elle n'a pas plutôt senti l'approche de cette étrangère qu'elle

SUU LES PASSIONS DES ANIMAUX. 293

parait inquiète, s'ajjite , baisse les oreilles, et se re- tourne en inclinant la tête vers la porte de l'écurie d'où elle n'avait pu rien voir. Deux ouvriers menui- siers y étaient occupés à terminer une séparation , lorsque la nouvelle jument fut imprudemment in- troduite. A sa vue , Cocotte entre dans un accès de jalousie dont rien ne saurait peindre la violence: elle mord les planches et les brise , se met à ruer sur tout ce qui l'entoure, fracasse l'échelle sur la- quelle était monté un des ouvriers; et, bien que maintenue à l'aide de deux longes par son maître , qu'elle affectionne vivement, elle ne cessa de ruer que lorsqu'il l'eut abattue en faisant fléchir une jambe de devant pendant que les deux de derrière étaient en l'air. On profita de cet instant pour faire sortir la malheureuse jument , qui avait reçu plu- sieurs ruades dans le poitrail et dans les flancs, sans opposer la moindre résistance dans une de- meure qui n'était pas la sienne. Elle était à peine emmenée que Cocotte s'approcha doucement de son maître, et se mit à lui lécher la figure et les mains avec une expression singulière de bonheur, de ten- dresse, comme si elle le remerciait de l'avoir dé- barrassée de cette rivale importune qui prétendait partager sa demeure et les caresses dont elle était journellement l'objet.

Amour des petits. Ce besoin instinctif com- mence à se laisser entrevoir, même chez les animaux qui ne sont pas obligés de surveiller le produit de la conception. C'est ainsi que les femelles d'un grand nombre d'insectes cherchent d'aboi'd un lieu con- venable pour y déposer leurs œufs, et ne les aban-

294 COUP d'oeil PHILOSOrHIQUE

donnent aux vicissitudes atmosphériques qu'après les avoir enduits d'un vernis conservateur ; d'autres déposent leurs larves dans des cellules qu'elles con- struisent , et les y enferment avec une provision d'a- liments suffisante jusqu'à leur accroissement com- plet (1).

Les soins de la progéniture paraissent être le principal lien qui réunit en société les abeilles ainsi que les fourmis, et l'on ne peut voir sans intérêt l'empressement de ces industrieux insectes lorsqu'ils portent la pâture à leurs petits. Il n'est pas jusqu'à la hideuse araignée qui ne soit digne de toute noire attention , lorsqu'elle renferme précieusement ses œufs dans le coffret de soie qu'elle a toujours avec elle, ou bien, qu'au moindre danger, elle emporte sa petite famille cramponnée à son corps.

Dans la plupart des mammifères, on ne saurait considérer sans une sorte d'attendrissement les soins affectueux dont les mères entourent leurs petits jus- qu'à ce qu'ils soient en état de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance. Chez quelques-uns, le mâle ne reste pas étranger à ces soins , qui du reste n'éga- lent jamais ceux des femelles, auxquelles le produit de la conception est plus spécialement confié. Parmi ceux qui vivent en quelque sorte dans l'état de ma- riage , comme le renard , l'attachement pour la pro- géniture est à peu près égal dans les deux sexes. Ainsi , lorsqu'on met un piège à l'ouverture du ter- rier du renard suisse, l'animal s'y laisse prendre

(1) Voir, dans la Ranie britannique (mars 1843) , l'intéressant ar- ticle intitulé ; De l'Jjfection des insectes pour kur progéniture.

SLR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 295

pour retourner auprès de ses petits, quoiqu'il con- naisse très-bien le danger; toutefois, c'est encore la femelle qui ordinairement se sacrifie la première pour sa jeune famille.

C'est surtout chez les oiseaux que l'amour semble prendre une teinte morale qui l'ennoblit. Leur union , en effet , n'est-elle pas chez la plupart une sorte d'alliance affectueuse contractée pour la pro- création et l'éducation de leurs petits ! Arrachées même à leurs habitudes naturelles, les femelles que nous tenons en cage s'épuisent en mouvements au temps de la pariade : elles ne cessent alors d'aller, de venir, pour assembler quelques plumes ou des brins de paille et de coton , avec lesquels elles es- sayent de construire leur nid , et tant qu'elles ne peuvent y parvenir, elles résistent opiniâtrement aux caresses du mâle; mais aussitôt qu'il est bâti, ou qu'on leur en a donné un , elles se livrent volon- tiers aux plaisirs de l'amour, comme si leur ten- dresse maternelle pressentait que les petits n'auront pas à souffrir dans ce lit moelleux qu'elles sauront échauffer de leur propre chaleur.

Chez la plupart des oiseaux à l'état de liberté, le mâle ne se contente pas d'aider la femelle à con- struire son nid ; il partage encore avec elles les soins de l'incubation. Chose admirable! oubliant tout à coup son naturel vif et volage , la mère reste pendant des semaines entières collée sur sa couvée. Pourvoyeur assidu , le père , de son côté , va et vient continuellement pour procurer des aliments à sa bien-aimée compagne; il lui apporte, il lui met dans le bec la nourriture toute préparée, et ne sus-

290 COLP d'oeII. PHILOSOPHigtE

pend filière ses rapides voyages que pour l'encou- rager par ses caresses et par ses chants. La nais- sance des y)etits est-elle venue resserrer les liens de ce couple fortuné, tous deux redoublent de courage avec les nouvelles fatigues qu'exige l'éducation de la faiiirlle, et ils ne cessent de l'environner des plus tendres soins qu'au moment elle est assez forte pour pouvoir se passer de leur amour. L'aigle, le vautour, et les autres tyrans de l'air, ont coutume de chasser plus tôt leur progéniture: c'est qu'appe- lés à vivre de rapine et de carnage, ils s'affame- raient mutuellement s'ils restaient trop longtemps dans la même localité. Les cigognes nous offrent peut-être le modèle le plus touchant de l'amour des oiseaux pour leurs petits : jamais le père et la mère ne s'éloignent ensemble de leur nid ; quand l'un est à la quête , l'autre fait soigneusement sentinelle. Lorsque les petits commencent à essayer leurs ailes, ces tendres parents les soutiennent avec les leurs, les exercent peu à peu à voler à une plus grande distance; ils les défendent avec intrépidité contre leurs ennemis, et, s'ils ne peuvent les sauver, ils périssent avec eux plutôt que de les abandonner.

Amour des lieux, besoin et faculté de construire. La plupart des animaux ne sont pas cosmopolites ; ils aiment le pays, les lieux, les objets inanimés aux- quels ils ont été habitués, et ils tombent souvent dans une sorte de nostalgie lorsqu'on les transporte dans de nouveaux climats , dans de nouvelles de- meures. Voyez le cerf que des chasseurs ont lancé loin de sa retraite : il y revient dès qu'il le peut d'une course rapide , et en la revoyant il verse des

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 297

larmes de joie. Poursuivi de nouveau , il s'en éloigne pour y revenir encore; et ce besoin irrésistible, que ses ennemis connaissent , est ordinairement la cause de sa perle. Voyez surtout ces légions d'oiseaux voyageurs, qui, aux approches de l'hiver, se ras- semblent à jour fixe , et s'en vont de compagnie chercher des climats plus doux que les nôtres : à peine le printemps est-il revenu qu'ils reprennent leur route, et, sans carte ni boussole, regagnent nos contrées pour y trouver et les lieux qui les ont vus naître , et la nourriture qui convient à leurs petits. L'instinct de conservation avait naguère pro- voqué leur départ (1); l'amour du pays et de la pro- géniture exige impérieusement leur retour.

Comme, chez les animaux, ce n'est pas l'intelli- gence proprement dite qui préside au choix de leur habitation , on est forcé d'admettre qu'il existe en eux une impulsion primitive et héréditaire qui les porte à se fixer dans les localités les plus favorables à leur existence et à celle de leurs petits. D'un autre côté, toute la terre devant être habitée, il a fallu que cette prédilection native variât à l'infini dans toute l'échelle znologlque. Ainsi , le chamois se plaît au milieu des rochers, le loup dans les forêts, le

(1) De jeunes oiseaux migrateurs , des cailles, par exemple, qui étaient élevées en cage depuis leur naissance, ont éprouvé régu- lièrement en septembre et en avril une inquiétude, une agitation extraordinaire qui s'emparait d'elles tous les soirs et durait toute la nuit. Pendant le jour elles paraissaient tristes, abattues et assou- pies. Ne peut-on pas aussi attribuer à leur instinct voyageur ces agitations périodiques, puisqu'elles se manifestaient précisément pendant les deux mois de passage ?

298 covv o'oEiL rHii.osopmQt;r.

iion dans les déscrls brûlants, la taupe sous la terre, le rossignol dans les bocages , l'alouette dans les champs, le corbeau dans les vieux monuments, le chardonneret dans les dunes sablonneuses, l'effraie dans les ruines solitaires , le moineau dans les trous des maisons, le chien enfin dans la demeure même de l'homme, dont il est le plus sûr et le plus fidèle gardien.

Outre l'instinct de choisir les climats et les loca- lités le mieux appropriées à leur nature, certains animaux possèdent le talent de disposer leur de- meure de la manière la plus commode ; il en est même qui naissent habiles architectes. II suffit, pour s'en convaincre, d'examiner l'habitation des cas- tors , le terrier du renard, du blaireau et du putois, la toile de l'araignée , les rayons de l'abeille et la co- que du ver à soie. La plupart des animaux herbi- vores ne construisent pas; quelques-uns se bor- nent à ramasser un peu de paille ou de feuilles pour se coucher et y déposer leurs petits. Quant aux oiseaux , ils se montrent presque tous excellents constructeurs. On croit généralement qu'ils ne bâ- tissent de nids que dans la saison des amours, et que chez eux chaque espèce fait toujours son nid de la même manière : c'est une double erreur, dont sont facilement revenues les personnes qui ont visité la jolie volière de M. Machado. Ses dioches du Sénégal mettent la plus grande variété dans leurs constructions, auxquelles ils travaillent toute l'an- née, ainsi que les abeilles; et l'on ne peut regarder sans un véritable étonnement la savante industrie de ces oiseaux , dont la demeure est formée de plu-

SUB LES PASSIONS DES ANIMAt X. 290

sieurs étages semblables à ceux de nos maisons. D'autres vont simplement construire leur nid dans quelque trou de muraille , sur le sommet d'un ar- bre, ou entre deux mottes de terre. Pour l'hiron- delle domestique , au lieu de revenir pondre dans le nid de l'année précédente, elle en construit or- dinairement un nouveau au-dessus de l'ancien ; l'on a compté jusqu'à quatre de ces nids bâtis d'année en année au-dessus l'un de l'autre. Tous les oiseaux ne sont pas ainsi architectes : les gallinacées , par exemple, ne construisent réellement pas, l'homme se charge de ce soin ; d'autres, tels que le hibou et la chouette noire, se servent de nids faits par d'autres oiseaux. Quant à la femelle du coucou , elle ne se contente pas de déposer furtivement son œuf dans un nid qu'elle n'a pas bâti ; elle ne s'en met nulle- ment en peine , et l'abandonne à une mère étran- gère , qui heureusement en aura autant de soin que de sa propre couvée.

A l'exemple du coucou, mais bien autrement dan- gereux, plusieurs insectes hyménoptères et diptères, le beau genre chrysis entre autres, cherchent à in- troduire leurs œufs dans les nids l'abeille a dé- posé les siens. Malheur à la mère forcée de quitter sa cellule pour aller à la provision ! le chrysis est là, qui épie son absence pour se glisser à sa place et y laisser un œuf, d'où sortira le futur assassin de la larve destinée à éclore près de lui.

Enfin , une mouche à quatre ailes , qui ne prend qu'un peu de miel pour nourriture , le redoutable ichneumon , darde habilement ses œufs dans le corps d'une foule d'in.scctes qui doivent servir vi-

300 COLI' d'oeil rniLOsoi'Uiyi;E

vants de berceau et de pâture à ses larves, jusqu'à

ce qu'elles aient atteint toute leur croissance.

Conclusion. Comment a-t-on pu assimiler à de simples machines ces admirables créatures, douées de mémoire, de mouvements spontanés et d'une sorte de langage (1); qui ressentent, comme nous, la douleur et le plaisir; qui, comme nous, mani- festent des sentiments de colère , d'amour, de jalou- sie, d'orgueil, de reconnaissance, etc.; dont les sens l'emportent en général sur les nôtres ; dont la merveilleuse industrie excite si vivement notre admiration, et dont plusieurs sont susceptibles de recevoir une certaine éducation qu'on a vue modi- fier prodigieusement leurs penchants primitifs, leur naturel héréditaire? Il a répugné un jour à l'orgueil humain d'admettre plus longtemps que les animaux pussent avoir une àme ^^2) : alors on a trouvé plus simple de les considérer comme de purs automates,

(1) Si les animaux sont privés du don de la parole, ils expri- ment les sensations et les sentiments divers qu'ils éprouvent par des sons si différents , par des gestes si naturels et si animés , qu'on ne saurait leur refuser une sorte de langage à l'aide duquel ils se comprennent. Celui du chien, si varié et si expressif, suffirait au besoin pour convaincre de cette vérité l'observateur le moins at- tentif.

(2) « Novit sapiens jumentorum suorum animas , » disait Salomon. [Prui'erb., xii, 10.) Saint Augustin reconnaît aussi que les animaux ont une âme, mais qu'ils sont incapables de distinguer le bien du mal. [Enarr., ii, in Ps. 29.^ Enfin , saint Grégoire le Grand admet trois sortes dames: celle de l'ange, qui n'est pas revêtue d'un corps; celle de l'homme, qui est unie à un corps auquel elle sur- vit; et celle des animaux , qui meurt avec leur corps. {Dial., iv, 3.) Voir, à la fin du volume, note J, l'opinion de Bérard sur cette question.

SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 301

dont le mécanisme invisible se brise avec les or- ganes auxquels il imprimait le mouvement et la vie. Pour moi, qui ne saurais partager une opinion si favorable au matérialisme, je ne me borne pas, avec quelques adversaires des cartésiens , à admettre que les animaux ont une âme sensitive ; je vais plus loin , et je suis porté à croire qu'il existe en eux une ombre d'intelligence en rapport avec leurs besoins, tous essentiellement terrestres. Maintenant, ce qui établit la prééminence intellectuelle de l'homme sur la brute, c'est que l'homme, ce favori de la création, possède seul une âme faite pour commander à ses organes ; c'est qu'il a reçu une capacité d'intelligence qui lui permet de rapprocher ses idées, de les com- parer entre elles, et d'en tirer des conséquences qui elles-mêmes peuvent servir de base à d'autres raisonnements capables de l'élever jusqu'à son divin auteur; c'est que seul il peut transmettre sa pen- sée, rendue en diverses langues par la parole, ou exprimée par des signes de convention ; c'est que ses besoins ne sont pas bornés à des satisfactions cor- porelles et terrestres , mais que ses désirs , inquiets et insatiables , se portent encore au delà de la tombe , il prévoit une récompense pour ses bonnes actions, un châtiment pour ses mauvaises ; c'est qu'enfin , placé entre ces deux alternatives d'es- poir et de crainte, il peut juger sainement du bien et du mal moral, et, par la décision de son libre arbitre , déterminer le mérite ou le démérite de ses actes. Encore une fois , n'accordons pas aux ani- maux la raison, dont nous faisons malheureusement un si triste usage , mais n'allons pas jusqu'à leur

302 ("OUI' D'(Jt:iL rHlLOSOI'IllyLE , ETC.

refuser un certain discernement. Nous avons sur eux assez de prérogatives pour ne devoir pas crain- dre d'admettre que Dieu a pu leur accorder une ombre de l'intelligence humaine, comme il a daigné communiquer à l'homme un rayon de sa suprême intelligence.

Je terminerai cet aperçu par une réflexion de Pascal, qui justifiera le soin que j'ai pris de mon- trer combien l'homme ressemble aux animaux, et combien il en diffère. « 11 est dangereux, dit ce mo- raliste, de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire trop voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre ; mais il est très-avan- tageux de lui représenter l'un et l'autre. »

I

SECONDE PARTIE.

DES PASSIONS EN PARTICULIER.

PASSIONS ANIMALES.

CHAPITRE PREMIER.

DE l'ivrognerie.

La vigue porte trois sortes de fruits : le plaisir, l'ivresse, et le repentir.

Anacoarsis.

Définition et sjnorifmie.

Une fausse délicatesse de langage a longtemps fait confondre l'ivresse et l'ivrognerie.

Vivresse (du grec uêfi; , du latin ebrietas) est l'état d'une personne ivre, c'est-à-dire dont le cerveau est affecté , et la raison plus ou moins troublée par les vapeurs d'une boisson spiritueuse , par une sub- stance narcotique , ou même par l'effet de toute pas- sion violente.

h' ivrognerie {ebriositas) est le penchant habituel à prendre immodérément des boissons spiritueuses.

L'ivresse n'est donc qu'un état maladif, au lieu

304 DE l'ivrognerie.

que l'ivrognerie est toujours un vice, un vice dé- goûtant et honteux , qui dégrade l'homme au point de Je faire descendre beaucoup plus bas que la brute.

D'après ce que nous venons de dire , l'homme ivre est, en général , celui qui a trop bu , et l'ivrogne, celui qui boit souvent et avec excès. Ainsi , ISoé était ivre lorsqu'on le vit nu dans sa tente , mais l'his- toire ne dit pas qu'il fût ivrogne; Alexandre le Grand était l'un et l'autre lorsqu'il tua Clitus, son meilleur ami , et quand il trouva la mort en vidant la coupe d'Hercule.

L'ivresse , dit Plutarque, loge avec elle la folie et la fureur.

Sénèque appelle l'ivrognerie n^e folie volonfa/'re ; les Indiens la regardent comme une espèce de rage, et, dans leur langue, le mot ratnjan, qui désigne un ivrogne, signifie également un enragé.

On dit vulgairement d'un buveur, qu'il est gai, lancé, en ribote , ivre, soûl, mort-ivre, selon que l'ivresse est à un degré plus ou moins avancé. En- fin, la vanité, que l'on rencontre jusque dans le débordement du vice , s'est amusée à créer des locutions particulières pour désigner l'intempé- rance dans les différentes classes de la société : c'est ainsi que les ouvriers disent qu'ils font la noce, les étudiants, des soûlographies , et les gens comme il faut , des orgies.

La vertu opposée à la gourmandise et à l'ivro- gnerie est la tempérance, qui consiste dans l'usage modéré des aliments et des boissons destinés à entretenir la vie. Cette vertu , qu'on nomme aussi

DE l'ivrognerie. 305

sobriété , est regardée par tous les moralistes comme la mère de la santé et de la sagesse : c'est le med- leur préservatif contre les maladies et les vices, dont elle étouffe le germe, tandis que l'intempé- rance en favorise toujours le funeste développe- ment. C'est à leur frugalité que les anciens Perses, les Lacédémoniens et les Romains furent longtemps redevables de leur activité, de leur vigueur et de leurs victoires : devenus intempérants, ils s'éner- vèrent, et furent esclaves. Cyrus, César, Mahomet, Napoléon , étaient aussi remarquables par leur sobriété que par la puissance qu'ils ont exercée sur les peuples. Soerate ne dut également qu'à cette vertu la santé robuste et l'égalité d'âme que ne lui avait pas départies la nature. Massinissa , le plus sobre de tous les rois , fut père à quatre-vingt-six ans , et à quatre-vingt-douze vainqueur des Cartha- ginois. Alexandre le Grand, au contraire, doué d'une excellente constitution , l'altéra bientôt par l'intempérance, et mourut à la fleur de l'âge, après avoir souillé sa gloire. « Il avait , dit Napoléon , débuté avec l'âme de Trajan ; il finit avec le cœur de Néron et les mœurs d'Héliogabale. »

Causes.

Influence de l'âge , du sexe et de la constitution. L'ivrognerie n'existe guère dans l'enfance ; on n'en rencontre malheureusement que trop d'exemples dans la jeunesse; mais les époques de la vie elle est le plus commune sont, sans contredit, l'âge mûr et la vieillesse. Des observations nombreuses

•20

306 1>E LIVF.OCNCRIE.

et les relevés statistiques prouvent que l'homme est plus souvent livré à cette passion que la femme. Cette conséquence, qu'on aurait pu établir «pnor/, découle naturellement des occupations sédentaires de la femme, et de la flétrissure que le monde fait peser sur celle qu'entache ce vice. On a aussi remar- qué que les individus sanguins et les bilieux y pa- raissent plus enclins que ceux qui sont doués d'une autre constitution.

Professions. Parmi les causes nombreuses de l'ivrognerie, les plus fréquentes sont bien certai- nement le défaut d'instruction ainsi que les profes- sions dures et pénibles : aussi voit-on ce vice ré- gner presque généralement dans la classe ouvrière. De toutes les professions , celle qui compte les plus grands ivrognes nous a paru être celle des garçons d'amphithéâtres d'anatomie. Il est rare, en effet, d'en rencontrer un seul qui ne s'abandonne à la plus repoussante crapule. Ce triste résultat provient-il de ce qu'il leur faut une certaine stimu- lation pour surmonter le dégoût qu'inspire la vue des cadavres, ou plutôt de ce qu'ils sont persua- dés que l'eau-de-vie est un préservatif contre les miasmes qui en émanent ? Après les garçons d'am- phithéâtres viennent les chiffonniers, les infirmiers civils, les tambours, les peintres en bâtiment, les brasseurs , les chapeliers , les cochers , les maqui- gnons, les forgerons, les fondeurs, les imprimeurs , les musiciens , les étudiants en médecine. Parmi les femmes, les prostituées , les chiffonnières , les blan- chisseuses et les gardes-malades occupent les pre- miers rangs.

i)F i.'ivnooNERir. 307

Le soldat el le marin , par leur genre do vie aven- tureuse , se trouvent aussi dans les circonstances les plus propres à développer l'ivrognerie. Le ma- rin, dont la vie se passe sur la mer, dans un iso- lement complet, exposé chaque jour au caprice des vents ou au feu de l'ennemi , n'a que les boissons spiritueuses pour s'étourdir sur les dangers qui *le menacent. Le soldat, de son côté, est-il en cam- pagne, pour exciter son courage et lui masquer le péril, on lui fait quelquefois distribuer du vin, de l'eau-de-vie , et, afin de rendre ces spiritueux encore plus actifs , on y ajoute , chez certains peu- ples, delà poudre à canon, du poivre, ou toute autre substance irritante (1). S'il est vainqueur, il ne croit pouvoir mieux célébrer sa victoire qu'avec force rasades; vaincu, c'est encore le vin qui lui fait oublier sa défaite. Mais, nonobstant ces causes, n'en est-il pas d'autres encore plus puissantes ? Le soldat n'est-il pas sans cesse exposé à toutes les in- tempéries de l'atmosphère, à la pluie, à un froid glacial, comme à l'ardeur d'un soleil brûlant, au dénûment le plus complet , aux privations de tout genre, comme à une extrême abondance; et, lors- que la fortune lui sourit, comment pourrait-il user avec modération des faveurs qu'elle lui prodigue? Son bonheur, alors, c'est le vin; avec le vin, il oublie ses rudes travaux, ses fatigues, ses dangers; le vin, en cet instant, est tout pour lui, et il

(1) Ce fut en (581 , clans la {juerre des Pays-Bas, que les Anglais employèrent pour la première fois l'eau cle-vie comme une sorte de cordial pour leurs soldats.

308 DE LIVROCxNEP.lE.

compte avec autant de bonheur et d'orgueil les bouteilles qu'il a bues, que les batailles qu'il a gagnées. Est-il , en temps de paix, relégué, séques- tré dans une caserne , sa vie, jusqu'alors si active, devient d'une monotonie fatigante ; dans son oi- siveté, les jours lui semblent des siècles, et c'est encore avec le vin qu'il en abrège la fastidieuse durée.

Oisi^'cté. Une vie sédentaire et inactive engen- dre sans doute moins d'ivrognes qu'une vie rude et pénible; cependant on rencontre encore un assez grand nombre d'hommes dont les deux moitiés de la vie se passent, comme le dirait La Fontaine, l'une à boire, et l'autre à ne rien faire.

Rci^ers de fortune. Le passage brusque d'une grande fortune à une misère plus ou moins com- plète développe aussi très-fréquemment la passion dont nous nous occupons. Pour faire diversion aux sombres idées qui l'assaillent, l'homme à qui la for- tune a cessé de sourire cherche au fond de la coupe l'oubli de ses maux; et parfois une douce léthargie lui fait retrouver l'espérance et rêver le bonheur. Mais , lorsque le sommeil a disparu , un réveil af- freux lui rappelle ses infortunes, et le souvenir en est d'autant plus déchirant qu'un instant il les avait oubliées : de , le fatal penchant à recourir sou- vent au breuvage qui peut endormir ses douleurs.

Influence des maladies. Certaines maladies, en viciant l'organe du goût, sont quelquefois la source de la funeste propension pour les spiritueux. De même, chez quelques femmes, dans les premiers mois de la gestation surtout; chez d'autres, lorsque

Di: i.'iviîocNciiin. 309

rutéfus cesse d'être le siège de la congestion men- suelle , soit accidentellement , soit par le retour d'âge, il est assez commun de voir le goût se dépra- ver, et, chose singulière, celles qui auparavant avaient en horreur les boissons alcooliques , s'y adonner avec une sorte de fureur.

De l'exemple et de l' hérédité. S'il est vrai de dire, dans beaucoup de cas, que de l'exemple nais- sent les vertus ou les vices , c'est ici que cette re- marque peut surtout trouver son application. Voyez, en effet, ces parents que dégrade la passion de l'ivro- gnerie : par une déplorable imprévoyance qu'on ne saurait trop flétrir, ils ne prennent pas même la peine de cacher à leurs enfants les honteux excès auxquels ils se livrent. Bien plus, arrivés à ce degré de l'ivresse le vin excite les désirs et fait succéder à une sage réserve l'indiscrétion et le bavardage, des mots obscènes viennent frapper de chastes oreil- les, qui conserveront à tout jamais ces paroles échap- pées k la passion : car, il ne faut pas l'oublier, l'enfant (cette cire qui reçoit si facilement l'empreinte du vice ) écoute avec une avide curiosité , et conserve dans son esprit les choses mêmes auxquelles on croit qu'il ne prête aucune attention. Voilà donc les mo- dèles qui doivent régler sa conduite ! voilà les le- çons qu'il en reçoit ! Et comment ne naîtraient pas chez lui , et l'ivrognerie , et les autres passions compagnes ordinaires de ce vice, pour le dévelop- pement duquel l'hérédité était déjà une cause pré- disposante?

Influence du. climat , de la température et de la civilisation. «L'ivrognerie, dit Montesquieu, se

alO L>E l/lVIlOGiNtlUE.

trouve établie par toute la terre, dans la propor- tion de la froideur et de l'humidité du climat. » Le climat et les saisons exercent sans doute sur ce vice une influence très-marquée, mais moindre peut-être que celle qu'on leur attribue généralement. Pour moi, je suis convaincu que le degré de civilisation et l'état moral des peuples influent plus sur le déve- loppement de l'ivrognerie que la nature du climat. Si, en effet, on étudie comparativement la fréquence de l'ivrognerie chez les différentes nations, on verra que les sauvages de l'Amérique, qui occupent des lieux fort différents sous le rapport du climat, poussent presque tous cette passion jusqu'à la fré- nésie; que, chez les Russes, dans les classes élevées, dont la civilisation a déjà poli les mœurs, elle de- vient de plus en plus rare; on constatera enfin que chaque jour elle diminue en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Irlande, et même en Angleterre.

Ceci posé, déterminons quelle est l'influence vé- ritable des climats. En général , ce sont les peuples du Nord qui supportent le mieux les excès de bois- son. On pourrait même dire que les habitants de ces contrées, pour résister au froicj , et pour sortir de l'espèce de torpeur qui en est la suite, ont be- soin d'une certaine quantité de liqueurs'spiritueuses ou fermentées. C'est ainsi qu'on voit le lumiss du Tartare, le braga et le quass des indigènes de la Sibérie, liqueurs qui, à faible dose, produiraient chez nous une ivresse complète , ne déterminer chez le Russe qu'une légère excitation , propre à augmenter sa vigueur et son courage. Par l'effet de

DE l'ivrognekie. 311

riiabitude, la dose nécessaire pour s'exciter modé- rément devient cliaque jour plus forte : aussi ces peuples, à un certain âge, absorbent-ils une ef- frayante quantité d'alcool. Cette habitude, qu'ils contractent de bonne heure, il faut savoir en tenir compte dans leurs maladies, et c'est pour n'avoir pas satisfait à cette indication, qu'en 1815 les mé- decins français perdirent la plupart des Russes qu'ils avaient à traiter, tandis que les médecins russes en sauvèrent un grand nombre.

De nos jours, l'ivrognerie est encore très-com- mune en Angleterre. Un observateur a calculé que , malgré les sociétés de tempérance, chaque samedi matin , de cinq à deux heures, il entre chez un cer- tain marchand d'eau-de-vie de Manchester au moins deux mille personnes, dont la plus grande partie se compose de femmes. Il a également constaté que les quatre principaux débitants d'esprit de grain à Londres reçoivent chaque semaine 142,458 hommes, 108,598 femmes, et 18,391 adolescents, chiffres qui présentent un total de 269,447 buveurs. Le nombre des marchands de liqueurs spiritueuses est vrai- ment prodigieux dans cette capitale; il excède de beaucoup celui des boulangers , des bouchers et des poissonniers réunis (1).

(1) On a calculé que l'ivrofçnerie tue en Angleterre 50,000 hom- mes annuellement. La moitié des aliénés, les deux tiers des pau- vres, et les trois quarts des t;riminels de ce pays, se trouvent parmi les gens adonnés à la boisson. Pendant les deux années 1839 et 1840, à Londres et à Middlesex, 37,774 individus ont été arrêtés en état d'ivresse sur la voie publique ; sur ce nombre on comptait 24,615 hommes et 13,159 femmes.

312 i>E l'ivhognerie.

L'ivrognerie est beaucoup moins commune en France qu'en Angleterre; elle l'est toutefois assei: pour être considérée comme l'une des principales causes des maux qui accablent la classe ouvrière ; c'est chez elle une véritable plaie dont il serait bien à souhaiter qu'on put la guérir (I). C'est surtout dans nos provinces du nord que l'habitude des liqueurs fortes est le plus répandue : il est certaines villes de ces contrées où, même dans la classe bour- geoise, un maître ou une maîtresse de maison croi- rait être fort incivile si elle n'offrait le petit verre aux étrangers ainsi qu'aux nombreux amis qui lui rendent visite.

«C'est une grave erreur, dit Marc, d'accuser les Allemands pris de boisson d'être plus querelleurs que les Français. Ils le sont autant les uns que les autres, boivent autant les uns que les autres, du moins les gens du peuple. S'il y avait quelque dif- férence à établir entre eux , ce serait celle-ci : géné- ralement le Français boit parce qu'il est content; l Allemand est content parce qu'il boit. »

Symptômes, marche, effets et terminaison.

Portrait de l'ivrogne. L'ivrogne est lourd et gauche , sa démarche pesante et gênée ; des végéta-

(1) Il est constaté depuis longtemps que les admissions dans nos hôpitaux sont bien plus nombreuses les lundis que les autres jours de la semaine; ce qui doit être attribué aux excès auxquels une grande partie de la classe ouvrière a l'habitude de se livrer le di- manche. Cette remarque n'a malheureusement été que trop confir- mée à Paris pendant toute la durée du choléra.

DE L'iVROCNtRIE. 313

lions s'élèvent ça et sur son visage hâlé et cui- vreux; son nez surtout apparaît rouge et bour- geonné; ses yeux sont ternes et languissants, son haleine fétide, ses lèvres boufKes, pendantes et agitées par un frémissement continu. La peau a perdu sa couleur; elle est devenue d'un jaune par- ticulier, elle est flasque et couverte de rides préma- turées. Les muscles, atrophiés, sont sans force; des tremblements auxquels il ne peut se soustraire, sur- tout le matin et le soir, rendent ses mouvements incertains. Chez lui, la mémoire est en partie dé- truite; le jugement, aboli; les perceptions, obscu- res et confuses : il ne peut rassembler deux idées. La tête, honteusement baissée vers la terre, semble dénoter l'abjection et l'abrutissement de l'ivrogne. Indifférent pour tout ce qui n'est pas boisson, il mange peu, néglige de se vêtir, ou bien se couvre de sales haillons, et c'est alors qu'on peut appliquer à cet état ignoble le mot énergique des Latins, crapula !

Symptômes de l'ivresse à ses dners degrés. Dans un festin , oji voit les premières rasades faire naître une douce chaleur; la physionomie se déride, les traits s'épanouissent, la joie, les bons mots, vien- nent égayer la conversation ; une excitation légère et pleine de délices s'empare des convives. Plus tard, en même temps que les libations se multi- plient et que les coupes se vident , l'imagination devient plus vive, plus pétulante : alors les ma- drigaux , les chansons qui célèbrent Bacchus et Vénus, les idées ingénieuses, les saillies spirituelles, se succèdent avec la rapidité de l'éclair; l'amant

3IJ DE L'iVHOCiNEBIE.

craintif trouve assez de hardiesse [)our hasarder d'amoureuses paroles , et la femme pudique les écoute avec moins de courroux; l'amitié s'établis- sant promptement entre gens inconnus que le plai- sir rassemble, on devient confiant, communicatif ; de toutes parts la vérité éclate, l'homme circonspect même laisse échapper son secret. Bientôt la sensi- bilité s'accroît encore : on offre volontiers ses soins, sa bourse à celui qui en a besoin. En ce moment, le chemin de la vie a perdu ses ronces et ses épi- nes : c'est une prairie émaillée des fleurs les plus variées, chacun ne voit, ne rêve que bonheur; c'est alors que le buveur se dit : Je suis le roi de la terre !

Mais, à mesure que les bouteilles se vident, une soif de plus en plus ardente gagne les convives; le choc des verres se fait avec bruit; le vin n'est plus dégusté , il est englouti sans que les gourmets en aient seulement distingué la saveur. Peu à peu les sens s'engourdissent, la tête s'appesantit, le visage devient rouge et enflammé ; les yeux , ternes et sans expression, restent à demi fermés; la langue s'épaissit, les mouvements des lèvres sont difficiles; on veut parler, on balbutie; tout le monde prend la parole à la fois ; les voix s'élèvent mêlées au tin- tement des verres; on crie, on hurle pour se faire entendre; on se querelle, et souvent des rixes san- glantes viennent couronner l'orgie. En même temps, toute retenue a disparu : tel était décent qui se montre effronté, libertin; le pusillanime devient insolent, l'homme paisible est saisi d'accès de fu- reur; les passions erotiques sont surexcitées, mais

OE LIVROGNEKIE. 316

avec impuissance de les satisfaire. Les objets appa- raissent doubles; on veut saisir ce qui est éloigné; le verre que l'on porte à la bouche glisse des mains, et se brise; veut-on se lever, la jambe est flageo- lante, on chancelle, on roule sous la table. Un sommeil de plomb , une torpeur générale s'empare alors de l'homme ivre ou plutôt ivre-mort : les ma- tières fécales et les urines s'échappent involontaire- ment, les vomissements surviennent, et quelque- fois c'est dans ces restes dégoûtants de l'orgie que l'on voit l'ivrogne cuver et digérer son vin !

Marche. Rarement l'ivrognerie existe à un haut degré dès le principe : ce n'est que peu à peu , et par l'effet de l'habitude, qu'elle atteint ses dernières limites. Chaque jour l'excitation passagère que dé- termine la boisson devient moindre, et cependant chaque jour l'estomac se fatigue, s'affaiblit : on éprouve des douleurs , des crampes d'estomac , un malaise général qui va en augmentant. Alors, pour rappeler une jouissance qui s'enfuit, et pour éloi- gner ses souffrances, le buveur augmente graduelle- ment les doses du fatal liquide. A une période plus avancée, le vin, l'alcool même à 36", ne sont plus capables d'exciter certains ivrognes ; on en a vu qui allaient jusqu'à avaler de l'eau de Cologne , de l'éther, de l'acide nitrique étendu; enfin, le goût se détériore tellement , et le besoin d'excita- tion devient si impérieux , qu'il en est qui se délec- tent en se gorgeant de bière, de cidre, de vinaigre ou d'hydromel corrompus. La progression inces- sante de l'ivrognerie provient donc de deux causes : la première, de la perte de sensibilité qu'occasionnent

3tCt OK i/ivnocNcniE.

les spiritueux; la seconde, de la souffrance qu'ils déterminent , et qu'on cherche à écarter ; c'est ce qui perpétue le proverbe cjui a bu boira.

L'ivrognerie est quelquefois continue ; mais le plus souvent elle n'est qu'intermittente. Il est, en effet, des individus qui ne s'enivrent qu'au prin- temps ou qu'en hiver; d'autres ne le font que cer- tains jours du mois ou de la semaine. C'est une re- marque dont j'ai profité pour le traitement de cette passion ; et j'ai pu , assez souvent , faire mentir le proverbe , en tenant beaucoup plus compte de cette intermittence qu'on ne l'a fait jusqu'ici.

Effets et terminaison. On a dit d'une manière absolue que dans les pays chauds l'ivresse fait tom- ber l'homme en frénésie, et que dans les pays froids elle le rend stupide. Je ne pense pas que cette dif- férence dépende entièrement du climat ; elle tient aussi à la constitution des individus, à la quantité de boisson prise, et surtout à sa nature. Un habile observateur anglais, M. Poynder, a effectivement signalé depuis longtemps les effets différents de la bière et de l'eau-de-vie. «La première, selon lui, rend d'abord lourd, puis hébété, puis enfin insensi- ble; l'homme devient plus ivre avec la bière qu'avec l'eau-de-vie; il se vautre davantage, il s'affaisse jus- qu'à rouler dans les rues; mais son abrutissement fait la sécurité des autres. » L'eau-de-vie concentre beau- coup plus son effet : elle ne rend pas aussi stupide; elle excite les passions, elle rend violent, agile, et plus capable d'exécuter les crimes; toutefois, prise en grande quantité, elle finit aussi par produire la stupeur : c'est un fait que j'ai observé longtemps chez

OE l/lVROCNEr.lE. 317

un chiffonnier, qui, après avoir englouti le matin un litre d'cau-de-vic, ronflait le reste du jour, couché entre deux bornes de la rue , la tète sur le pavé , et les membres allongés avec une sorte de roideur ca- davérique. Hogarth a aussi saisi d'une manière frap- pante la différence qui exisie entre l'ivresse produite par la bière et celle produite par l'eau-de-vie, dans les caricatures qu'il a publiées sous ce titre : Gin^ lane and aie alley. Son ivrogne de bière est gros, comme on représente John Bull, et l'ivrogne d'eau- de-vie maigre , désespéré, furieux. Quant à l'ivresse causée par le vin , elle est plus gaie et moins nui- sible, tant au buveur qu'à ceux qui l'entourent. Le célèbre Hoffmann croyait l'usage du vin indispen- sable pour la poésie : aussi cette liqueur, qui du reste contient toujours un quinzième au moins d'al- cool, a-t-elle été appelée le Pégase des poètes, tan- dis que la bière et le cidre ne paraissent pas avoir éveillé beaucoup de lyres.

Les effets de l'opium sont peut-être plus funestes que ceux qui résultent de l'abus des boissons alcoo- liques. Les traits languissants du fumeur d'opium , ses yeux hagards , son visage blême et ridé, son sou- rire stupide , son corps amaigri , son apathie léthar- gique, sont en effet quelque chose de plus horrible encore que l'abrutissement de l'ivrogne. Ajoutons que la passion de l'opium est infiniment plus tyran- nique que celle des boissons spiritueuses : l'habitude de cette substance une fois enracinée , il est presque impossible que la volonté soit assez puissante pour y faire renoncer. Peut-il en être autrement quand , toute résistance morale paralysée en quelque sorte

318 l'E I.'IVROCNF.BIE.

par un véritable idiotisme, le malheureux fumeur d'opium, vrai squelette ambulant, est tombé peu à peu dans un état de stupide indifférence pour les ali- ments, pour sa propre famille , pour tout enfin , ex- cepté pour la drogue vénéneuse qui est devenue son seul besoin , sa seule consolation , jusqu'à ce qu'elle l'ait conduit lentement au tombeau ?

Dans l'ivresse arrivée à un certain degré, la pas- sion dominante se montre ordinairement à décou- vert. Cette révélation du caractère s'observe aussi dans l'aliénation mentale et pendant le sommeil. Ces trois états offrent, sous ce rapport, une analogie frappante, et plus d'une fois la politique a su tirer un parti avantageux de leur indiscrétion.

Les passions dans lesquelles la circonspection joue un rôle important m'ont paru, en général, avoir une sorte d'antipathie pour l'ivresse. Ainsi l'avare, qui du reste ne vit que de privations, se garde bien de se mettre hors d'état de pouvoir sur- veiller son trésor. L'ambitieux, de son côté, qui se nourrit d'espérances, craindrait de dévoiler ses pro- jets s'il abusait du vin , « ce grand délieur de langue, qui , comme le dit Montaigne , fait débonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure : » In vino veritas est un proverbe aussi ancien que vrai.

Cette manifestation forcée du caractère, cette ré- vélation involontaire des pensées les plus cachées , qui paraît inexplicable au philosophe , ne l'est nul- lement pour le médecin physiologiste : c'est que, dans l'ivresse , les sensations n'étant plus en rapport avec les objets extérieurs, ni les idées avec les sen-

DF, l'ivrocneaie. 319

sations, la circonspection s'évanouit, et les détermi- nations sont commandées par la passion prédomi- nante: alors riiommede la société disparaît, l'homme de la nature se ffiontre , et son cœur est à nu.

Les maladies que l'ivrognerie fait naître varient selon qu'elle est plus ou moins ancienne ; selon les dispositions particulières des individus à contrac- ter telle ou telle affection ; selon l'espèce et la qua- lité des boissons ; enfin , selon la quantité qu'on en absorbe, et le climat dans lequel on se trouve placé. Ainsi, chez les uns l'estomac devient pares- seux, les digestions sont longues et pénibles; chez d'autres, il acquiert une susceptibilité telle qu'il ne peut conserver la moindre quantité d'aliments; chez ceux-ci il y a une simple dyspepsie; chez ceux-là des gastralgies, des gastrites; plus tard des squirrhes au pylore. En général , on peut dire avec Hippocrate qu'un grand buveur n'est pas en même temps un grand mangeur.

Au moral, les facultés intellectuelles se détério- rent, l'imagination devient obtuse, les idées se con- fondent, la mémoire s'abolit, enfin l'hébétude et l'abrutissement viennent terminer ces tristes pro- dromes. Une seule idée domine alors toutes les au- tres, préside à tous les actes : c'est le désir de boire, désir qui suggère encore les moyens de satisfaire ce besoin impérieux et d'en hâter le moment. Plus tard apparaissent des accès passagers d'épilepsie , qui dégénèrent bientôt en un tremblement général , en paralysie , en hypochondrie chez l'homme , en hystérie chez la femme, en manie et en démence chez tous les deux. Peu à peu la nutrition s'altère ,

320 BF- l.'lVROGNEr.lE.

et l'on volt survenir le marasme, l'anasarque et l'iiy- dropisie. Chez quelques individus qui font une g;randc consommation de bière, chez ceux dont la table est chargée chaque jour de mets succulents , on voit se développer une obésité dégoûtante, un embonpoint tel qu'il leur faudrait , comme on l'a dit trivialement , une brouette ils pussent mettre leur ventre. Les fonctions de la respiration, de la circulation et de la peau s'altèrent; le poumon, forcé d'élaborer des quantités énormes d'alcool, se fa- tigue et s'engorge : de les congestions, les pneu- monies, l'asthme et diverses hypertrophies. La peau, comme on le sait, est le siège d'une perspiration abondante que l'air froid auquel on s'expose sup- prime brusquement; ce qui peut déterminer une foule de maladies plus ou moins graves , la mort même : aussi , que de fols n'a-t-on pas vu des mal- heureux, surpris par le froid à la sortie d'une orgie, tomber sur la route pour ne plus se relever! La loi s'est-elle assez occupée des mesures à prendre pour prévenir de semblables accidents, en sévissant avec force contre les cabaretiers qui, dans un sordide intérêt, donnent à boire outre mesure à des êtres complètement dénués de raison?

Chez l'ivrogne il n'est pas rare de voir les mala- dies syphilitiques devenir incurables. Quel médecin n'a pas observé des chancres empirer sous l'influence d'une orgie, désorganiser une étendue énorme de té- guments, et produire ces ulcères vastes et ichoreux qui ont servi de texte aux effrayantes descriptions des auteurs?

Par suite de l'abus des spiritueux, les fonctions

Di: l'ivrognerie. 321

génératrices s'affaiblissent chaque jour; la femme devient sujette aux hémorrliajjies utérines; l'homme perd la faculté reproductive, ou donne le jour à des êtres faibles, chétifs, prédisposés à l'aliénation men- tale, et qui, pour comble de malheur, hériteront probablement d'un vice dont on ne craindra pas de leur montrer l'exemple.

Les éruptions, les ulcères de quelque nature qu'ils soient, les plaies faites accidentellement ou par le chirurgien, se détériorent chez les buveurs, et présentent une résistance opiniâtre à tous les moyens curatifs. Chaque jour nous voyons des cica- trices déjà avancées se rouvrir tout à coup sous Tin- fluence de l'ivresse, puis marcher de nouveau vers la guérison lorsque la cause a cessé d'agir. J'ai donné autrefois des soins à un ancien militaire affecté d'un ulcère variqueux occupant la malléole interne de la jambe gauche, qui avait été rebelle à tous les moyens employés par deux médecins de la capitale : il ne guérit qu'après que je fus parvenu à détour- ner le malade de l'ivrognerie , en le menaçant d'une amputation qu'il rendait volontairement inévitable. Mais lorsque, par suite d'une vieille habitude, il lui arrivait de faire le moindre excès de boisson, sa plaie se rouvrait presque aussitôt, et elle ne se cicatrisait que quand il rentrait dans les bornes de la tempérance.

Les viscères abdominaux éprouvent aussi de nom- breuses altérations. Les différentes sécrétions se font d'une manière anormale; les propriétés des sucs sé- crétés dégénèrent; le foie se convertit souvent en un tissu dur, boursouflé; il perd sa couleur, ses

21

322 l»K. I. IVtiol.NKKIE.

graiiulallons, e( passe à l'état qu'on a appelé grais- seux. Les intestins de l'ivrogne sont le siège de plilegmasies ordinairement chroniques, qui devien- nent quelquefois aiguës; leur propriété assimilalrice diminue, les ganglions du mésentère s'engorgent, la prédisposition aux hémorrhoïdes augmente ; les reins ne peuvent plus suffire à la sécrétion de l'u- rine, qui devient trouble, sédimenteuse, et se charge d'une grande quantité d'acide urique qui produit souvent des calculs des reins et de la vessie, ainsi que les atroces douleurs de la goutte.

Mais la compagne la plus terrible de l'ivrognerie, ou plutôt la terminaison ordinaire de ce vice dé- goûtant, c'est l'apoplexie. Plus d'une fois, on le sait, des festins ont été suspendus par un événement fu- neste; plus d'une fois des buveurs ont été terrifiés de voir un de leurs compagnons, frappé avec la ra- pidité de la foudre, tomber au milieu d'eux pour ne plus se relever (1). Si l'on ouvre le cadavre de ces malheureux, on trouve assez souvent l'estomac gorgé de liquides et d'aliments qui ont forcé le sang à refluer vers le cerveau, et ont ainsi déterminé la rupture des vaisseaux de cet organe.

D'ordinaire , la mort est moins prompte : plu- sieurs attaques ont vainement annoncé la fin pro-

(1) L'empereur Jovien el Septime-Sévère moururent ivres, à la suite d'un grand dîner. Audebert , roi d'Angleterre, eut le même sort; et, de nos jours, le sultan Mahmoud II dut sa fin prématu- rée à un delirium tremens , produit par l'abus effrayant qu'il faisait des liqueurs alcooliques. Voir le récit dramatique de la mort de ce prince dans l'ouvrage intitulé : Deux années de l'hisloire d'Orient (1839-1840), par MM. de Cardavène et K. Barrault: Paris, 1840, 2 vol. in-8"

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chaîne de l'ivrogne, et ce n'est {ruère qu'après avoir en plusieurs coups de sanjj qu'il succombe. Dans ce cas, la masse du sang, la proportion de fibrine qu'il contient, ont été augmentées, ainsi que la force d'impulsion du cœur, et la mort est, comme dans le cas d'apoplexie foudroyante, déterminée par la rup- ture des vaisseaux de l'encéphale.

Les effets sociaux de cette passion ne sont pas moins funestes.

Au rapport de M. Stone, qui, pendant plusieurs années, a dirigé l'hospice de Boston, c'est l'ivrogne- rie qui a amené dans cet établissement les sept hui- tièmes des pauvres.

M. Cole, juge de police d'Albany (New-York-, a attesté que, dans une seule année, 2,500 per- sonnes ont été traduites devant son tribimal , et que, sur 100 délits, 96 étaient le résultat de l'in- tempérance.

D'après Willan, c'est à l'excès des spiritueux con- sommés à Londres qu'il faut attribuer la moitié des morts subites qui surviennent à l'âge de vingt à vingt-cinq ans. Selon le même observateur, la moi- tié des aliénés, ses compatriotes, seraient également redevables de leur dégradation morale à l'ivrogne- rie. En France, ce vice étant beaucoup moins com- mun qu'en Angleterre, nos relevés statistiques of- frent un résultat différent. Ainsi, en lisant le Compte rendu de M. Desportes , sur le service des aliénés traités à la Salpêtrière et à Bicétre, de 1825 à 1833, on trouve que, sur 8,272 individus affectés d'alié- nation mentale, 414 seulement ont été réduits en cet état par suite d'abus de liqueurs alcooliques.

324 UE l'ivrognerie.

11 résulte du relevé des cas nombreux de médecine légale que j'ai été appelé à constater, de 1818 à 1838, dans le quartier de l'Observatoire, que le quart des morts subites, et le sixième des suicides, ont eu lieu pendant l'ivresse.

En 1832, j'ai été aussi à même d'observer, comme tous mes confrères, que le choléra, surtout à son début, faisait incomparablement plus de victimes chez les ivrognes que parmi les individus tempé- rants.

Voici le relevé des morts accidentelles constatées en France par le ministère public, du 1*"" janvier 1835 au 1*"^ janvier 1842, et celui des individus dont la fin subite n'a pu être attribuée qu'à l'ivro- gnerie.

Années Moi u accidentellej. Morts par ivrognerie.

1835 6,192 220

1836 6,529 256

1837 6,263 186

1838 5,892 215

1839 6,632 230

1840 6,805 242

1841 7,290 274

En 7 années... 45,609 1,622

Résumons les funestes effets de cette passion , en les considérant sous le triple rapport des maladies, de la religion et des lois.

.1° L'ivrognerie abrège la durée de la vie; elle augmente le nombre et l'intensité des maladies, souvent même elle en rend la guérison impossible.

Sous le point de vue religieux, on remarque

Dr l'ivrocnehif,. 32ô

qtren portant le désordre dans les or^jancs, l'ivro- ynerle le porte aussi dans l'àme ; qu'elle pousse l'homme au libertinage, à la colère, au meurtre, au suieide; qu'elle multiplie toutes les tentations au mal, y rend infiniment plus accessible; et qu'enfin, elle cause la perte d'une multitude d'àmes.

3" Sous les rapports légaux et sociaux, il est dé- montré, par une longue et triste expérience, que ce vice augmente prodigieusement le nombre des cri- mes; qu'il est une des principales sources du pau- périsme, qui entraîne avec lui un surcroît de charge pour les Etats. On doit aussi le signaler à l'atten- tion des gouvernements comme la cause la plus fréquente de ces terribles accidents que nous voyons chaque jour arriver à la chasse, dans les voitures publiques, sur les vaisseaux, à bord des bateaux à vapeur, sur les chemins de fer, dans les mines, etc. Enfin, combien de fois les administrations publi- ques, ou, pour mieux dire, les administrés, n'ont- ils pas ressenti les funestes conséquences de ce vice, qui a fait commettre des fautes graves, ir- réparables , à des hommes chargés de fonctions importantes? On rapporte à ce sujet qu'un des plus grands administrateurs que les États-Unis aient pro- duits , Thomas Jefferson , le troisième président du gouvernement fédéral , disait quelquefois à ses amis : « L'habitude des boissons spiritueuses , chez les hom- mes en place, a fait plus de mal au service public et m'a causé plus d'embarras qu'aucune autre circon- stance. Maintenant que je suis éclairé par l'expé- rience, si je recommençais mon administration, la première question que je ferais à l'égard de chaque

326 DE l'ivi'.ogner'.e.

candidat aux emplois publics serait celle-ci : Est-il

adonné à l'usage des boissons spiritueiises ? »

Une dernière remarque, une considération grave, qui doit trouver sa place ici , et qui mérite de fixer toute l'attention des législateurs, des jurés et des directeurs spirituels , c'est que si l'ivresse pousse souvent l'homme au crime sans la participation de sa volonté , il est une foule de scélérats qui , par un calcul infernal, se plongent sciemment dans l'ivresse, pour ne plus entendre le cri de leur conscience, et se donner l'affreux courage dont ils ont besoin. M. Poynder, dans les renseignements qu'il a four- nis au parlement d'Angleterre, déclare que beau- coup de criminels lui ont assuré qu'avant de se porter à des crimes d'une certaine atrocité, il leur fallait, de toute nécessité , avoir recours aux boissons spiri- tueuses , et qu'ils se gardaient bien d'oublier cette précaution.

De r li'resse considérée dans ses applications mé- dico-légales. — Si l'intention du législateur français eût été d'élever l'ivresse au rang des excuses , il l'eût bien certainement mentionnée ; et il ne l'a fait nulle part. D'un autre côté , l'article 64 du Code pénal dit formellement que « il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action.» Or, il n'est aucun médecin lé- giste qui puisse hésiter à ranger l'ivresse complète parmi les lésions de l'entendement. En effet, « comme la démence, dit Marc, elle est une affection du cer- veau, passagère, il est vrai; comme la démence elle modifie pathologiquement les conditions nor- males de l'intelligence, qu'elle exalte d'abord, puis

nr l'ivBOf.NP.RiK. 327

qu elle obsciircil , et quelle trouble ensuite complè- tement.

u Résulte-t-il de que, dans ses Investigations sur l'aliénation mentale transitoire produite par l'Ivresse, le médecin doive être en désaccord avec la loi ? Loin de moi cette pensée; le législateur ne pouvait agir autrement qu'il ne l'a fait. Nous l'avons vu plus haut, l'ivresse ne pouvait être explicitement considérée par lui comme cause d'atténuation , et encore moins d'ex- cuse; c'était moins l'effet que la cause qu'il avait à prévenir, et l'ivresse considérée en elle-même ne de- vait pas exclure l'imputabilité , puisque le pouvoir ou l'imprudence de s'enivrer ne l'exclut pas.

«Toutefois, le médecin chargé de statuer indirec- tement sur la moralité et la valeur des actions in- criminées ou entachées de nullité, en tant que les causes de ces actions peuvent se rattacher à l'état physique de l'agent ; le médecin , dis-je, chargé d'en- visager, non collectivement , ainsi que le législateur, mais individuellement, ainsi que l'avocat, le juré, et même, sous un certain point de vue, le magis- trat, les circonstances que présente l'espèce, devra donc, dans ses recherches, faire abstraction de la loi écrite, et puiser uniquement les motifs de ses conclusions excusantes , atténuantes ou non , dans les circonstances qui auront précédé , accompagné ou suivi l'ivresse.

a Ainsi l'ivresse ne pourra pas exclure la responsa- bilité , toutes les fois que, pendant son existence, l'esprit aura conservé la direction qui lui aura été donnée vers un crime prémédité. Encore , cette maxime ne peut-elle, selon moi, s'appliquer qu'au

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l'imprudence d s'enivrer ne l'exclut pas.

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328 UE l.'lVROG>EPvlE.

premier et tout au plus au second deyré de l'ivresse. » [De la Folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires.)

«Est-il des circonstances, dit M. Roesch, l'i- vrognerie doive fortifier les motifs d'atténuation et même d'excuse ? La question est grave ; mais il n'est pas impossible de la résoudre.

« Lorsque l'ivrognerie est le résultat d'une habi- tude vicieuse , et qu'on ne lui reconnaît pas pour origine une cause pathologique, on doit, dans le sens moral, la considérer comme un vice punissable, lorsqu'elle conduit à des actions illégales et qui ont évidemment pour motif un intérêt personnel pré- existant à l'ivresse. 11 n'en est pas ainsi lorsque l'i- vrognerie, qui mérite alors plus justement le nom de dipsomanie , est le résultat d'un état de maladie qui, par cela même, réclame de l'indulgence » (1).

A ces considérations , j'ajouterai que l'homme habituellement sobre, qui aurait été enivré par l'in-

(1) De l'jibus des boissons spi ri tueuses, conùderéfs sous le point de vue de la police médicale et\le la médecine légale, excellent mémoire inséré dans le tome XX des Annales d'Hygiène publique et de Méde- cine légale. On peut encore consulter sur cette question délicate, Rayer, Mémoire sur le Delirium tremens ; Paris, 1819, in-S" ; Lé- veillé, mémoire sur la Folie des ivrognes (Mémoires de l'Académie royale de médecine, t. I, p. 181; Paris, 1828); ^Esquirol, des Maladies mentales, considérées sous les rapports médical , hygiénique et médico-légal, t. II, p. 72; Yillermé, Annales d'Hygiène, t. XXI!, p. 98; Bruhl-Cramer, Sur la Manie des boissons Jortes et sur une Méthode rationnelle de les traiter; Berlin, 1819; Erdmann , An- nales de Henke , vol. supplém. VIII; enfin, M, Frégier, des Classes dangereuses de la population dans les grandes villes , t. M': Paris, 1840, 2 vol. in-8">

DE l'ivrognerie. 320

(jestlon malveillante d'alcool dans ses boissons, no saurait, en matière criminelle, être responsable des actes qu'il a pu commettre pendant l'ivresse.

Traitement.

Traitement de l'ivresse. L'ivresse est-elle légère , on fera prendre quelques tasses de thé ou de café , du sirop d'orgeat étendu d'eau , ou mieux encore dix à douze gouttes d'ammoniaque dans un demi-verre d'eau. S'il y a des nausées accompagnées de vertiges, on facilitera le vomissement en administrant de l'eau tiède , quelques grains d'ipécacuanha , ou encore en titillant la luette avec une longue plume dont on aura trempé les barbes dans de l'huile. On combattra ensuite la soif avec de la limonade, ou toute autre boisson acidulée, que l'on pourra rendre légèrement laxative en y ajoutant un peu de crème de tartre.

Existe-t-il brisement des membres, et forte con- gestion de l'encéphale, on pratiquera une ou deux saignées, suivant l'exigence ; on appliquera des sang- sues derrière les oreilles , aux tempes , à l'anus de préférence, s'il y a habituellement fluxion hémor- rhoïdaire. Dans les cas d'apoplexie, on promènera en outre des sinapismes à la partie interne des cuisses, on appliquera des vésicatoires, etc. En même temps, on tiendra la tête du malade élevée; on le placera dans un air pur et frais, en ayant toujours soin de débarrasser le cou de tout ce qui pourrait y gêner la circulation.

Dans l'ivresse furieuse et convulsive, après s'être rendu maître de l'individu, que l'on fera tenir au lit

330 l'K l'|VI\()GNF.K1L".

par des hommes calmes et vigoureux, on lui assu- jettira le tronc et les cuisses avec des draps passés en travers, et dont on fixera les bouts au milieu du lit; on lui liera les pieds, en se bornant à contenir les mains, et l'on s'efforcera de provoquer le vomis- sement, en le faisant boire à l'aide d'un vase qu'il ne puisse pas briser entre les dents. Mais on devra , dans cette sorte d'ivresse, s'abstenir d'administrer l'émétique, qui pourrait avoir de funestes résultats; on ne fera même usage de l'ipécacuanha que si l'eau tiède, les corps gras et l'oxyrael scillitique, avaient été donnés sans succès.

Dans l'ivresse causée par les opiacés , on aura re- cours à la saignée , aux boissons acidulées , aux éthers. On pratiquera des frictions sur diverses ré- gions du corps, avec des brosses ou des linges rudes; on prescrira des lavements irritants; enfin, on em- ploiera tous les moyens conseillés dans l'empoison- nement par les substances narcotiques.

Traitement de l ivrognerie ; moyens préventifs em- ployés par quelques législateurs. Chez les Juifs , qui étaient naturellement sobres, la loi est muette sur tout ce qui a rapport à l'ivrognerie ; de nos jours encore , ce peuple conserve une telle aversion pour ce vice , qu'on voit chez lui fort peu d'individus s'y abandonner.

Dracon, chez les Athéniens, punissait l'ivresse de mort; Lycurgue , à Sparte , faisait , à ce que l'on as- sure, enivrer des esclaves, pour inspirer à la jeu- nesse le dégoût du vin. Mais, voyant l'inutilité de son remède, il ordonna d'arracher toutes les vignes; sur quoi Plularque remaïque que « ce législateur eût

Uï. I.IVROGNERIE. 331

mieux fait de laisser ci-oître les vignes, mais d'en approcher les Aymphes, c'est-à-dire d'ordonner le mélange de l'eau avec le vin, et qu'ainsi il aurait contenu la fougue de Bacchus à l'aide d'une divinité . plus sage. »

Flttacus, roi de iVlitylène, avait rendu une loi qui infligeait une peine double à celui qui avait commis un crime pendant l'ivresse : la première était pour son crime; la seconde, pour s'être mis, par intem- pérance, dans le cas de le commettre.

Zaleucus , roi et législateur des Locriens , ne per- mettait l'usage du vin qu'aux infirmes, sur l'ordon- nance des médecins, et il le défendait à tous ses autres sujets, sous peine de mort.

Pythagore , comme on le sait, interdisait aussi l'usage du vin à ses disciples, assurant que cette boisson était l'ennemie de la sagesse, et amenait une disposition prochaine à la folie.

Une ancienne loi romaine prescrivait à tout ci- toyen de bonne famille de ne boire de vin qu'à trente ans, et encore avec modération. ( Plin., xiv, 13 et 14.) La même loi interdisait entièrement aux femmes l'usage de cette liqueur. Equatius Metellus tua sa femme pour l'avoir surprise buvant du vin au ton- neau , et il fut absous. Fabius Pictor fait aussi men- tion d'une dame de qualité que ses parents firent mourir de faim, parce qu'elle avait forcé le coffre dans lequel étaient les clefs de la cave. Mais, dans la suite, on se borna à priver de leur dot les femmes qui enfreignaient la loi, et, plus tard, on leur per- mit l'usage du vin fait avec des raisins secs. Enfin , vers la décadence de la république, l'abus de cette

332 DU 1,'|VP.0CNER1F..

liqueur devint fort commun, et même, s'il faut croire ce que dit Horace :

Narratur et prisci Catonis Sœpe mero caluisse virlus :

La vertu du vieux Caton, Chez les Romains tant prônée. Était parfois, nous dit-on, De falerne enluminée.

Chez les Arabes , qui ont perfectionné l'art de distiller, l'ivrognerie était tellement répandue que Mahomet crut devoir proscrire entièrement le vin. Par malheur, l'usage de l'opium , chez les Turcs, et Je bouang ou pust , que l'on prépare en Perse, ont bien aussi leurs funestes résultats , et , en définitive , les Mahométans n'ont pas beaucoup gagné à cette défense.

L'Espagne et le Portugal ont eu peu besoin de ces lois répressives dont sont remplis les codes du Nord.

Quant à la France , ses rois furent souvent dans la nécessité de mettre des entraves à son excessive consommation de vin, soit par des impôts propor- tionnés qui devaient en même temps servir à alléger les charges de l'État , soit par des voies de rigueur qui sont toujours tombées en désuétude. François l"^"^ publia, en 1-536, un édit très-sévère contre les ivro- gnes : les coupables étaient, la première fois, con- damnés à la prison, au pain et à l'eau; la deuxième, ils étaient fouettés; la troisième, ils recevaient ce châ- timent en public, et, en cas de récidive, ils étaient bannis , après avoir subi l'amputation des oreilles. Charles IX fit arracher les vignes. Louis XIV eut

DE l/lVROCNERir. 333

aussi recours à des voies rigoureuses pour réprimer les excès de boisson auxquels se livraient les sei- j^neurs de sa cour.

L'ivrognerie tient une telle place dans les habi- tudes anglaises; elle y est la source de tant de dés- ordres, que la loi ne pouvait manquer d'en faire un délit, qui est puni de 40 shellings d'amende ou de quelques jours de prison , au choix du magistrat. En France, le Code pénal ne mentionne même plus l'ivrognerie, qui, d'un autj-e côté, a le privilège d'être presque toujours considérée comme une cir- constance atténuante. Ce vice cependant nous paraît produire assez de ravages pour devoir attirer l'at- tention du gouvernement, et le déterminera pren- dre des mesures de police générale (1), et surtout de

(I) A Rome, tout individu rencontré ivre sur la voie publique est immédiatement mis en prison. C'est une mesure tort sage , qui diminue le nombre des ivrognes en même temps qu'elle pour- voit au maintien de l'ordre et à la sûreté des citoyens. En Angleterre, la police n'arrête pas dans les rues tous les individus qui donnent des signes d'ivresse; elle se borne à mettre sous les verroux ceux qui commettent quelque désordre ou qui paraissent tout à fait privés de l'usage de leur raison. A Londres et à Mid- dlessex, non compris la Cité, 12,388 ivrognes, dont 4,350 femmes, ont été arrêtés pendant la seule année 1842. Cette même année, 5,876 ivrognes ont été mis en prison à Liverpool. « Ces mesures pénales, dit un savant statisticien, conçues dans un but moral, ont porté toutefois de déplorables fruits. Dans une contrée aristo- cratique comme l'Angleterre , quand la loi ne fait pas acception de personnes, ce sont les magistrats qui introduisent les distinc- tions. Il arrive presque toujours, si l'homme que la police a trouvé ivre a de la fortune, qu'il en est quitte pour payer une faible amende; mais s'il est pauvre, il expie sa faute par la prison. Là, un ouvrier qui n'a que ce moment d'oubli à se reprocher se trouve le plus souvent confondu avec des malfaiteurs, et ce déplorable con-

;i:^)4 Dr. l.'lVROGNFP.IE.

police hygiénique. Ces dernières mesures devraient principalement porter sur l'altération et la sophisti- cation des vins, dont la classe ouvrière est plus par- ticulièrement victime.

Moyens curât ifs. Ces moyens peuvent se réduire à deux systèmes tout à fait opposés : l'un interdisant subitement l'usage des boissons spiritueuses, l'autre ne procédant à leur suppression que d'une manière lente et graduée. La première manière de faire, ap- pliquée en 1826 parla Société de tempérance améri- caine, sur un grand nombre d'individus, aurait eu, d'après le rapport de M. Baird, des résultats fort avantageux (1). Toutefois, dans beaucoup de cas,

tact devient pour lui ou un supplice qu'il n'avait pas mérité, ou une cause de dépravation. »

(t) Si l'influence exercée aux États-Unis et en Angleterre par les sociétés de tempérance est aussi grande que l'annonce M. Baird , on ne tardera pas à constater dans ces deux pays une diminution sensible du paupérisme , des maladies et des crimes , dus en grande partie à l'abus des liqueurs alcooliques.

Depuis longtemps, Tivrognerie des Irlandais passait pour incu- rable : c'était une maxime reçue qu'il faudrait que l'Irlandais chan- geât de nature pour renoncer au whiskey. « Deux Irlandai.s, disait- on , ne pouvaient pas se rencontrer sans s'enivrer d'abord et sans se battre ensuite. Pour un verre de whiskey, un Irlandais se char- geait de commettre un meurtre, et il remplissait sans hésiter cet abominable engagement. » Depuis quatre ans que le père Mathieu a commencé à parcourir l'Irlande en missionnaire, ce déplorable étal de choses est notablement changé. 11 est, en effet, constaté qu'en Irlande le débit du whiskey et le nombre des crimes ont di- minué dans une grande proportion. En 1840, ce pays avait con- sommé 8,311,634 gallons de whiskey; en 1841, la consommation s'est réduite de 2,400,000 gallons, et cette réduction s'est encore accrue en 1842. Quant au budget du crime, il suffit de dire que le nombre des meurtres a, d'une année à l'autre, diminué de moitié. Enfin, c'est le père ÎMathieu qui l'a dit devant un auditoire anglais :

DE I,"lVl'.OCNEBlF.. 33')

ce système n est pas praticable; car la suppression brusque d'une atfection chronique et l'ivrognerie en est une) peut déterminer d'autres maladies ex- cessivement graves. Une distinction pratique paraît ici nécessaire. Si, par suite d'affections morales ou de quelque dérangement physique, le goût des bois- sons enivrantes ne faisait que de se manifester, on devrait mettre tout çn œuvre pour en retrancher entièrement l'usage ; l'habitude n'étant pas encore enracinée, une suppression brusque n'offrirait alors aucun danger ; mais si la passion est ancienne , si elle est devenue une seconde nature , nous prendrons en considération qu'elle s'est développée graduelle- ment, qu'elle a passer par plusieurs périodes, et nous suivrons une marche qui n'occasionnera aucune secousse dangereuse à l'organisme. Par- tant donc de ce point de vue , nous diminuerons faiblement chaque jour la quantité de vin ou d'al- cool ; ensuite, à des intervalles assez rapprochés, nous substituerons à ces liqueurs spiritueuses d'au- tres boissons qui le sont moins. Enfin , lorsque la maladie décline , pour tromper l'œil et le goût , nous ferons prendre pour boisson ordinaire une décoction de queues de cerises fortement colorée , et aiguisée avec de l'eau de Seltz : cette pratique a réussi plusieurs fois. JNous conseillerons aux per- sonnes aisées, dont la vie est sédentaire, l'exercice, l'équitation , les voyages , les distractions de bon

«l'Irlande, ce pays pauvre, ne présente plus au même degré que Londres, cette capitale de la richesse, l'aspect d'un peuple en hail- lons. "Jusqu'ici, il faut l'avouer, le vénérable apôlre de la tempé- rance n"a pas opéré en Angleterre les mêmes prodiges qu'en Irlande.

330 1>E 1,'lvr.OGNEP.IE.

fjoùl. Chez quelques autres , nous tâcherons de dé- velopper, dans certaines limites, quelque besoin an- tagoniste ; à tous , nous recommanderons , de la manière la plus expresse, de fuir la société des buveurs; car on a souvent vu la résolution la plus ferme échouer par la funeste contagion de l'exemple. Pour rendre ces moyens plus efficaces, nous agirons en même temps sur le moral : nous effrayerons les uns par le tableau des crimes , de la misère et des infirmités que ce vice amène à sa suite ; aux autres, nous dépeindrons le dégoût et le mépris qu'il in- spire. Enfin , à un père ou à une mère qui a encore quelque affection pour sa famille, nous répéterons souvent qu'il n'est pas rare de voir tomber dans l'a- liénation mentale les enfants nés de parents adonnés à l'ivrognerie.

Quant au régime alimentaire, il devra consister en viandes légères et peu épicées , en fécules , et en légumes herbacés.

On a aussi employé avec avantage d'innocents ar- tifices pour guérir de l'ivrognerie, en provoquant le dégoût des liqueurs. C'est ainsi que M. Fournie!- en a tout à fait débarrassé deux femmes , en faisant mettre à leur insu du tartre stibié dans tous les spiritueux dont elles abusaient chaque jour. Dé- goûtées par les vomissements continuels que leur occasionnaient de tels breuvages , ces malheureuses ne tardèrent pas à renoncer à un plaisir devenu pour elles un véritable supplice.

DR l.'lVROGNElUi:. 337

Observations.

I. Ivroffnerie héréditaire observée chez deux enfants après la mort de leur jière.

Le nommé L., habitant une petite ville du dépar- tement de la JMeuse , était resté sobre jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, époque à laquelle il éprouva des pertes d'argent assez considérables. Il avait alors quatre enfants, avec lesquels il se plaisait à passer la plus grande partie de ses soirées. A dater du moment la fortune lui fut contraire, la société de sa femme et de ses enfants lui devint insuppor- table ; son caractère , jusqu'alors aimable et enjoué, parut sombre, taciturne, et bientôt on le vit se li- vrer avec fureur à la passion des liqueurs fortes. D'adroits fripons profitèrent de ses moments d'i- vresse pour lui faire souscrire des marchés oné- reux qui délabrèrent de plus en plus ses affaires. En vain on lui représenta la perte prochaine du peu qui lui restait , et la misère dans laquelle il allait plonger sa famille : aigri par ses nouvelles pertes, L. continua de boire, et finit par devenir un ivrogne achevé.

La troisième et la cinquième année qu'il s'était adonné aux boissons spiritueuses, il eut deux autres enfants du sexe masculin. Cette nouvelle charge n'arrêta pas son funeste penchant , et , à l'âge de cinquante-quatre ans, il était arrivé au point de boire chaque jour une bouteille d'eau-de-vie, outre plusieurs bouteilles de vin. Mais enfin , ce corps de fer se brisa; L. tomba dans une espèce d'hébé- tude, de démence, et un jour on le trouva mort

3.'Î8 DE 1,'lVfiOf.NERIE.

d'apoplexie dans une cabane de son jardin. L'au- topsie ne fut pas faite.

Les enfants de L. furent élevés par un oncle , devenu leur tuteur à la mort de son frère. On fut tout élonné, lorsqu'ils parvinrent à l'âge de raison, de trouver en eux des goûts tout à fait différents. IjCS trois filles et le garçon que L. avait eus avant de se livrer à l'ivrognerie étaient très-sobres ; les deux autres garçons, au contraire, l'un à l'âge de neuf ans, l'autre à sept ans, montraient un goût prononcé pour le vin. Le frère de L., que la pas- sion de ce dernier avait profondément affligé, em- ploya les précautions les plus sévères pour empê- cher ce fatal penchant de se développer : il leur interdit l'usage du vin, même à leurs repas; il leur défendit d'en accepter, quelque part qu'ils se trou- vassent , et , lorsqu'il venait à apprendre qu'ils en avaient bu , il les fustigeait de manière qu'ils con- servassent longtemps le souvenir de leur désobéis- sance. A l'aide de ces moyens, il parvint à arrêter quelque temps leur prédisposition héréditaire; mais à peine furent-ils en apprentissage, que toutes les précautions échouèrent : à l'âge de seize et de dix- huit ans, ils fréquentaient ensemble les tavernes, et plus d'une fois ils y passèrent la nuit sous les tables.

En 1828 , l'aîné se maria à une femme robuste et bien constituée, de laquelle il eut plusieurs enfants. Les premières années de son mariage, on remarqua en lui une moins grande tendance à boire. 11 exer- çait alors l'état de jardinier; mais il lui vint en 1830 la pensée de tenir un cabaret. A partir de ce mo-

1)1- l.'iVBOGNEl'.IK. 339

ment , sa passion pour le vin reparul avec son in- tensité première, et bientôt on disait qu'il consom- mait à liil seul plus que toutes ses pratiques réunies. Sa femme, sur ces entrefaites, ayant hérité d'une somme de dix mille francs, le contraignit à repren- dre le jardinage; mais celte sage mesure fut ineffi- cace. L. n'allait guère à ses travaux sans engloutir un demi-litre d'eau-de-vie et deux ou trois bouteilles de vin. Aussi, en 1832, il fut pris d'un tremblement général et d'une constriction spasmodique des mus- cles qui dura pendant trois jours. A dater de cette époque, ses lèvres et ses mains restèrent constam- ment tremblotantes, et il eut plusieurs atteintes d'hémiplégie. En 1835, un jour qu'il descendait à la cave, il fut saisi de vertiges, et tomba à la ren- verse ; on le saigna , et il recouvra la santé. Enfin , le 21 août 1837, il fut pris d'une hémorrhagie na- sale qui dura presque sans interruption pendant sept heures. En entrant dans la chambre il gi- sait, le médecin qu'on appela fut suffoqué par une odeur d'alcool, d'urine et de sang ; elle était tellement forte que le prêtre, qui ne vint qu'après qu'on eut ouvert la fenêtre, faillit aussi tomber en syncope. Le lit était imprégné d'urine ayant une odeur fortement alcoolique. On trouva dans une pièce voisine une cruche d'eau-de-vie pouvant contenir environ un litre , mais à peu près vide ; le malheureux venait encore de boire. L'hémorrhagie l'avait affaibli au point qu'il n'avait plus la force de se retourner dans son lit. La face était pâle , la peau froide , le pouls à peine sensible. Le médecin pratiqua tout de suite le tamponnement des fosses nasales, et conseilla de

340 I>E l.'iVHOGNERIE.

le transporter à l'iiôpital. A son entrée, on lui pres- crivit des sinaplsmes aux jannbes et des fomenta- tions émollientes sur le ventre. La percussion de la poitrine donnait de la nnatité à droite; en arrière et à la partie moyenne, l'auscultation faisait percevoir du râle crépitant. Le second jour, le tronc et les membres se couvrirent de larges ecchymoses viola- cées, laissant entre elles six à huit pouces d'inter- valle. Le troisième jour, le malade fut pris de délire, de soubresauts dans les tendons. La figure était hi- deuse à voir; les muscles se contractaient spasmo- diquement. Vers le soir, il éprouva un accès de fré- nésie pendant lequel il déchira avec les dents les rideaux de son lit , et se meurtrit les mains ainsi que la tête ; on lui mit alors la camisole de force. Le quatrième et le cinquième jour se passèrent de même. Le sixième, il tomba dans un état de pi-o- stration et d'adynamie complètes. Les yeux étaient constamment à demi fermés et larmoyants , le gauche plus fermé que le droit. Le membre su- périeur gauche perdit sa sensibilité, les urines et les selles devinrent involontaires , la respiration quelque peu stertoreuse; enfin, le quinzième jour il mourut (1).

(1) Ouverture cadavérique. En découvrant le corps quelques heures après la mort , on reconnaît une odeur d'alcool très-pronon- cée. Les ecchymoses persistent.

Ctdne. Le ventricule gauche du cerveau est pointillé de rou{;e : il contient une assez grande quantité de sérosité sanguinolente. Les méninges et le rachis ne présentent rien de remarquable.

Thorax. Le poumon droit est hépatisé au premier degré in- férieurement ; un peu au-dessus, il est au degré d'hépatisation grise, mais dans une petite étendue. Les deux poumons offrent de

Di: l,'lVliOC.NF.(UK. 3-H

Le plus jeune des fils de L., à i'â^je de vln^t et un ans, se fit remplaçant dans l'armée, moyen- nant 1,700 franes , et, au bout de quelques mois, il avait dissipé la totalité de cette somme dans les tavernes. Cité au ré{]^iment comme un intrépide buveur, il lui arriva maintes fois de parier qu'il avalerait un litre d'eau-de-vie sans désemparer, et il ne perdit jamais à ce jeu. Il apprit alors à faire des armes, passa bientôt maître, et se mit à rançonner les conscrits. Plus d'un coup de fleuret, plus d'une saignée, comme il le disait , furent la suite de ses excès, et malgré cela, sa dégoûtante crapule ne fit que s'accroître. Son temps fini, il revint, en 1832, dans ses foyers , l'ivrognerie lui fit contracter des dettes, qu'il solda en se vendant de nouveau. Deux ans après , dans un moment d'ivresse , il re- çut au bras gauche un coup de sabre qui le fit ré- former. Depuis lors, il végète dans les cabarets, il boit en une heure ce qu'il a gagné dans deux journées. II mange à peine; sa face est d'un rouge

larj^res plaques inélaniques envoyant de nombreuses ramifications dans le parenchyme , divisé en lobules Irès-inégaux. Les ganj^lions bronchiques ont la même teinte à un degré très-prononcé. Le cœur ne présente rien d'anormal, si ce n'est un caillot fibrineux très- adhérent à l'endocarde, et distendant le ventricule droit.

abdomen. La muqueuse stomacale est d'un rouge noirâtre , velouté; elle s'enlève au moindre frottement. A l'orifice pylorique elle laisse voir une injection assez viA'e ; les vaisseaux , distendus , sont rouges et la soulèvent. Les intestins offrent des traces d'en- térite aiguë dans quelques points , d'entérite chronique dans d'autres.

Les appareils biliaire et génito-urinaire ne présentent aucune lésion appréciable.

342 r>F. i.'ivuocNF.Kir.

f'uivreux; ses yeux semblent sortir de leur orbite; son nez est couvert d'éruptions; il est sujet à des attaques d'apoplexie qui Forcent à le saigner tous les quinze jours, et il annonce lui-même sa fin pro- chaine.

II. Ivresst' convulsive terminée par la mort. ( Médecine légale. ">

En 1810, un militaire adonné à l'ivrognerie fut chargé de conduire trois conscrits à Saint-Ger- main-en-Laye , et logea avec eux dans une chambre située au deuxième étage. La rampe qui régnait le long de l'escalier était composée de barreaux très- écartés. Deux des jeunes gens, rentrés de bonne heure, s'étaient couchés ensemble et dormaient pai- siblement , lorsque leur conducteur , tout à fait ivre, et pouvant à peine se soutenir, vint les réveil- ler, et voulut les forcer de lui céder le lit qu'ils occupaient. Impatientés, ils se levèrent, et le pous- sèrent hors de la chambre , qu'ils refermèrent en dedans. L'ivrogne fit d'abord beaucoup de tapage sur le carré, puis, plongé dans ime espèce de stupeur, il resta couché sur l'escalier. Le troisième conscrit, en rentrant, trouva cet homme sous ses pieds; il frappa à la porte de ses camarades, qui ne la lui ouvrirent qu'à la condition qu'il ne laisse- lait pas entrer leur conducteur Plusieurs fois, pen- dant la nuit, ils l'entendirent s'agiter violemment; mais comme il leur inspirait moins de pitié que d'horreur, par suite des mauvais traitements dont il les avait accablés depuis qu'ils étaient confiés à

OE l.'lVROCNEI\IF.. 313

sa jjarde , ils eurent Timprudence et le iDanque de charité de ne pas le secourir, l^e lendemain matin , on trouva ce malheureux au premier étajje. privé de vie , et couvert de plaies.

Soupçonnés d'être les auteurs de la mort de ce militaire, les trois jeunes gens furent incarcérés, et on fit procéder à la visite du cadavre par deux chirurgiens qui , après un examen superficiel , attri- buèrent la mort à une violence étrangère, à des coups qui auraient été portés.

Un praticien distingué de Versailles , à qui nous devons cette observation , le docteur Voisin , con- sulté par les magistrats, trouva le procès-verbal incomplet, et demanda que le cadavre, qui n'était enterré que depuis quelques jours, fût examiné de nouveau. En conséquence , l'exhumation fut ordon- née , et M. Voisin , en présence des raiagistrats et des chirurgiens qui avaient fait le premier procès-ver- bal, constata :

Que les blessures n'étaient pas essentiellement mortelles; que les veines de la dure-mère et celles qui rampent dans le tissu de la pie-mère étaient considérablement gorgées de sang, ainsi que le plexus choroïde; que les ventricules du cerveau contenaient une assez grande quantité de sérosité.

2' Que les lobes inférieurs du poumon étaient gorgés d'un sang fluide ; que l'estomac , qui n'avait pas été ouvert à la première inspection, était très- distendu par des gaz , et contenait environ une livre d'une liqueur mêlée de flocons noirâtres, et répan- dant encore l'odecu' de l'eau -de-vie. Les orifices cardiaque et pylorlque étaient phlogosés , et la

344 DE l'ivrognerie.

membrane muqueuse parsemée de taches rougeâ-

tres dans toute son étendue.

D'après l'examen de tous ces faits , M. le docteur Voisin , éclairé par le mémoire de M. Percy sur l'i- vresse convulsive , donna les conclusions suivantes :

« L'homme que nous avons visité a été dans un état d'ivresse simple qui est devenue convulsive , et il a pu se précipiter du second au premier étage dans le moment , en proie aux mouvements con- vulsifs, il se débattait et se roulait sur le carré : les lésions externes peuvent être le résultat de la chute, et la mort paraît plutôt due à l'effet de la douleur causée par l'inflammation de l'estomac, et à l'état apoplectique du cerveau , qu'aux bles- sures qu'a présentées le cadavre. »

Les trois jeunes gens furent arrachées à la mort par le rapport de cet habile praticien.

III. Ivrognerie terminée chez une femme sexagénaire par une combustion spontanée. (Médecine légale.)

On entend par combustion spontanée celle qui a lieu d'elle-même, c'est-à-dire à une température peu élevée, et sans l'aide d'un corps en ignition. Ce phénomène , que l'on a nié longtemps , par la seule raison qu'on ne le comprenait pas, est générale- ment admis aujourd'hui , grâce aux progrès des sciences physiques. Quant aux personnes qui con- serveraient encore quelques doutes sur son existence, elles les dissiperont certainement en lisant l'inté- ressante monographie de M. Lair, intitulée : Essai sur les Combustions humaines produites par un long

DE l'ivrognerie. 24'*

abus fies liqueurs spiritiiemes , ainsi que les savantes rcclierclies de M. Kopp sur ce sujet, considéré sous les rapports médico-légal et pathologique.

Une pratique de plus de vingt-cinq ans ne m'a fourni qu'une seule fois l'occasion d'observer ce phénomène, d'ailleurs assez rare chez le vivant (P, et qui se produit ordinairement pendant l'hiver, parce que l'air froid , mauvais conducteur de l'é- lectricité, favorise l'état idio-électrique du corps.

Au milieu de l'hiver de 1828, le commissaire de police de mon quartier m'invita à me rendre avec lui chez une femme d'environ soixante-cinq ans , que l'on n'avait pas vue sortir de chez elle depuis plusieurs jours. Introduits dans la seule pièce qu'elle occupait , nous fûmes d'abord suffoqués par une odeur fortement empyreumatique; les carreaux de la fenêtre avaient tous une couleur plus ou moins roussâtre, et étaient recouverts, ainsi que les murs, d'une eau grasse, ce qui interceptait notablement la clarté du jour. Déjà M. le commissaire se diri- geait vers le lit , dont les rideaux étaient fermés , lorsque je lui montrai une masse informe de ma- tière carbonisée , ayant à peu près la dimension d'im pain long de quatre livres : c'était le cadavre de la femme qu'il cherchait. La poitrine et l'abdo- men avaient disparu, et les extrémités, complète- ment carbonisées, étaient rapprochées de la tête, qui offrait encore quelques vestiges de sa forme ,

(1) Pendant l'année 183C, le ministère public a pu constater en France 5 combustions spontanées sur les 255 morts subites dues ;i l'ivrognerie.

34(j DE l.'iVr.OCNFniE

mais (jiii se réduisit en morceaux dès qu'on y >ou clia. Chose singulière ! le bonnet de mousseline dont elle était coiffée n'avait été brûlé que dans une cer- taine direction, le reste en était assez bien conservé; tous les meubles paraissaient intacts.

Au milieu de la chambre était une table de bois blanc, sur laquelle nous trouvâmes une petite cru- che à demi remplie d'eau-de-vie, dont cette malheu- reuse femme se gorgeait nuit et jour. Les personnes qui la fréquentaient déclarèrent qu'elle consommait journellement un litre de cette liqueur, non compris deux bouteilles de vin; du reste, elle se vantait elle- même de n'avoir pas bu une goutte d'eau depuis plusieurs années.

Je n'aperçus autour d'elle aucun corps combus- tible capable d'avoir communiqué le feu à ses vê- tements : la cheminée, malgré le froid, était her- métiquement fermée ; la chaufferette de tôle était vide, et reléguée à une place qui dénotait qu'elle n'en avait pas fait un usage récent. Je ne pouvais pas non plus soupçonner que la combustion eut été produite par la flamme d'une chandelle , l'accident ayant eu lieu pendant le milieu du jour, ainsi que l'attestaient des cris étouffés entendus par deux voisines , cris auxquels elles portèrent peu d'attention, parce que cette ivrognesse avait habitué les personnes de la maison à ses bachiques sabbats.

Je caractérisai donc le genre de mort de cette femme, de mort accidentelle , déterminée par une combustion spontanée, suite d'un long abus des li- (jueurs alcooliques.

DR l.'lVKOCNlKlK. 347

IV. Ivrognerie coinpléteinenl guérie par l'empire de \n volonté.

Quoique l'ivrognerie soit Tune des passions les plus difficiles à déraciner, il ne faut souvent qu'un mouvement généreux, inspiré par quelque circon- stance fortuite, pour en déterminer la guérison. Ce fut ainsi que le général Cambronne, qui, dans sa jeunesse, se livrait à cette passion funeste, parvint à la surmonter par un sentiment d'honneur, et par la seule puissance de sa volonté.

Il servait, en 1793, dans un régiment en garni- son à Nantes, lorsqu'un jour, s'étant enivré, et s'a- bandonnant à la violence naturelle de son carac- tère, il s'oublia jusqu'à frapper publiquement un de ses supérieurs, le menaçant en outre de recom- mencer à la première occasion. Les lois militaires sont précises en pareil cas : il fut traduit devant un conseil de guerre, et son arrêt de mort, pro- noncé.

Cependant le colonel, qui, dès cette époque, avait deviné que , sous une enveloppe un peu rude , Cambronne cachait de grandes qualités militaires , trouva moyen de faire suspendre l'exécution du ju- gement, et obtint d'un représentant du peuple, en mission à Nantes, la promesse formelle de la grâce du coupable, à la condition qu'il s'engagerait à ne plus s'enivrer.

L'ayant alors fait amener devant lui , il lui dit que , s'il promettait d'être plus sobre à l'avenir, on pour- rait peut-être faire commuer sa peine.

« Je ne le mérite pas , mon colonel , répondit Cam-

348 DE l'ivrognerie.

bronne; ce que j'ai fait est abominable : on m'a condamné à mort, il n'y a rien de plus juste ; et il faut que je meure.

« Je te répète que tu ne mourras pas, que tu

auras ta grâce , si tu me jures de ne plus te griser.

« Comment voulez-vous que je vous jure cela,

si je continue à boire du vin? J'aime mieux me

brouiller tout à fait avec lui.

« Te sens-tu capable d'une telle résolution ?

« Oui, puisque vous êtes capable d'une si gé- néreuse bonté. »

La chose étant ainsi convenue, Cambronne obtint sa grâce pleine et entière.

L'année suivante , le digne colonel quitta le ser- vice, et oublia le serment que lui avait fait Cam- bronne, qu'il ne revit que vingt-deux ans après , au mois d'avril 1815. A cette époque, l'intrépide géné- ral venait , comme on sait , d'accompagner ISapo- léon depuis Cannes jusqu'à Paris. Invité à dîner par son ancien colonel , qui avait appris son arrivée par les journaux, il se rend avec empressement à cette invitation. Après le potage, son hôte lui offre un verre de vin de Bordeaux qui avait vingt ans de bouteille.

«Ah! mon commandant, s'écrie le général, qui continuait à donner ce nom par amitié à son ancien chef, ce n'est pas bien ce que vous faites là...

c( Comment , ce n'est pas bien ! si j'en avais de meilleur, je vous l'offrirais.

^^ Du vin ! à moi ! Vous ne vous rappelez donc pas ce que je vous ai promis ?

« Non , en vérité. »

DE l.'lVROGNEf.lE. 340

Cambronne alors rappela à son libérateur l'en- jyagement qu'il avait pris à Nantes, en 1793. «De- puis ce jour, ajouta- t-il . je n'ai pas bu une j»outte de vin ; c'était bien la moindre chose que je pusse faire pour riiomme qui m'avait sauvé la vie. Si je n'avais pas tenu mon serment , je me serais cru indigne de ce que vous avez fait pour moi. »

V. Ivrofjiierie ratlicalement guérie par un senlimenl de bonle et de regret, soutenu par la religion.

M. de R***, l'un des pr^emiers magistrats d'une ville du département du Pas-de-Calais, était marié depuis un grand nombre d'années, lorsqu'il s'aperçut que sa femme , qui jusqu'alors s'était montrée d'une so- briété parfaite, prenait la funeste habitude des li- queurs spiritueuses. Quelques observations, faites avec beaucoup de délicatesse, ne la corrigèrent pas, seulement elles la rendirent beaucoup plus atten- tive à cacher son penchant. Mais la contrainte qu'elle s'imposait fit bientôt de ce penchant une passion très-vive, et madame de R***, ne pouvant toujours se procurer par elle-même les moyens de la satis- faire, finit par avoir recours à une de ses femmes , qui lui achetait secrètement de l'eau-de-vie.

Averti de ce désordre, et rougissant de honte pour celle qui portait son nom et qu'il aimait d'ailleurs tendrement, M. de R*** employa, sans aucun éclat, un moyen singulier pour la guérir : il fait venir chez lui une pipe d'eau-de-vie, et la place dans un caveau l'on pouvait aller sans être vu des do- mestiques de la maison; puis, montant chez sa

350 DK l'ivkocnkkie.

Femme, il lui dit avec gravité, en lui remettant la clet" du caveau : «Madame, j'ai fait une ample pro- vision de la liqueur que vous aimez , afin que désor- mais vous ne fussiez plus obligée d'en faire acheter clandestinement par votre femme de chambre. Lors- que cette provision sera épuisée, avertissez-moi. Que je sois du moins le seul confident d'une passion qui vous déshonore, et qui peut être du plus funeste exemple pour ceux qui vous servent... »

Ces mots, prononcés avec l'accent d'une profonde douleur, produisent sur madame de R**^* l'effet que son mari en attendait : anéantie , elle n'ose d'a- bord lever les yeux; mais bientôt, lui saisissant la main : « Pardon ! mille fois pardon ! s'écrie-t-elle, je vous ai affligé , je vous ai forcé de rougir de moi ; vous n'en rougirez plus , je vous l'atteste : à dater de ce jour, je renonce à l'odieux penchant qui fait ma honte ; pour m'en préserver, je n'aurai qu'à son- ger à la leçon que je viens de recevoir. »

Aidée de la religion , qu'elle avait jusque-là aban- donnée , madame de R*** a si rigoui'cusement tenu parole , qu'elle fut depuis citée comme un uiodèle de tempérance.

ut LA COI P.MANDI^K. ^')l

CHAPITRE I

DE LA GOURMANDISE.

Mille Fois nous avons répelé ce vieil adage : La table tue plus dp monde que la guerre. » De Maistke, Soirées de Saint-Pétersbourg.

Définilion el synonymie.

Les dictionnaires les plus estimés définissent la gourmandise : intempérance dans le manqer, amour raffiné et désordonné de la bonne chère , gloutonne- rie, défaut de celui qui maniée avidement et avec excès.

Mécontent de ces définitions, qui confondent la gourmandise sociale avec la gloutonnerie et la vora- cité , l'aimable et savant auteur de la Phy^sioloi^ie du goût (1) propose aux lexicographes de réserver le nom de gourmandise à une préférence passionnée, raisonnée el habituelle pour les objets qui flattent le

(l) Brillat-Savarin (Antlieline^ , conseiller à la Cour de cassaiion, à Bellay le l^"" avril 1755, mort à Paris le 2 février i82(i. Nos lecteurs apprendront sans doute avec intérêt que lauîeur d(? \di Physiologie (lu goût , ou Méditations de Goilronontie transccndantt , était naturellement sobre : les repas les plus simples suffisaient à son robuste appétit. Le spirituel auteur des charmants poèmes de la Gastronomie et de la Danse, Berchoux, avec qui j'ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois, poussait beaucoup plus loin la tempérance : il mangeait peu, ne buvait que de l'eau, et m'a assuré n'avoir ja- mais dansé.

3û2 HE I.A COLI'.MANDISE.

^oîif. « La gourmandise , ajoute-t-il, est ennemie de tout excès : ceux qui s'indigèrcnt ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. »

Sous quelque rapport qu'il envisage la gourman- dise, elle ne lui semble mériter qu'éloge et encoura- gement : sous le rapport physique , il la considère comme le résultat et la preuve de l'état sain des or- ganes destinés à la nutrition. Au moral, c'est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui , nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l'appétit, nous soutient par la saveur, et nous encourage par le plaisir.

« La gourmandise devient-elle gloutonnerie, vora- cité, crapule, alors, dit le professeur, elle perd son nom et ses avantages, échappe à nos attributions, et tombe dans celles du moraliste, qui la traitera par ses conseils, ou du médecin, qui la guérira par ses remèdes. » (Méditation XI.)

C'est précisément de cette gourmandise pervertie que nous voulons nous occuper, et comme médecin et comme moraliste. Du reste, connaissant maints gastronomes fort estimables sous tous les rapports, nous nous empressons de déclarer ici que nous res- pecterons toujours leur préférence raisonnée, tant qu'elle restera raisonnable.

Avant d'entrer en matière, arrêtons bien la signi- fication des différents synonymes que nous serons dans le cas d'employer : il n'y a en ce monde tant de confusion dans les choses que parce qu'on en laisse beaucoup dans les mots.

INous donnerons indifféremment l'épi thète de gourmets aux individus qui reconnaissent le terroir,

DE LA GOURMANDISE. 353

l'âge et le mérite d'un vin d'après sa saveur et son bouquet, comme à ceux dont le palais et l'odorat distinguent d'une manière sûre les diverses qualités des aliments solides. Un gourmet sera donc pour nous un expert en gastronomie. Quant au titre de gastronome, nous le réserverons à l'homme seul qui sait manger, et nous flétrirons de l'épithète de gour- mand celui qui dépasse les bornes de la tempérance.

Cela posé, le gourmand, le friand, le goinfre, le goulu et le glouton, constituent pour nous cinq es- pèces appartenant au genre GOURMANDISE. Le g-owr- w«Az<n^ proprement dit se livre immodérément, sou- vent même sans besoin , à son goût pour les bons morceaux : grande et bonne chère, telle est sa devise. Le friand n'est autre chose que le gourmand des pièces légères, des sucreries et du petit four : chère fine et délicate, voilà son lot. Doué d'un appétit brutal, le goinfre se gorge indistinctement de tous les mets; il mange à pleine bouche, il mange pour manger. Le goulu avale plutôt qu'il ne mange ; une bouchée n'attend pas l'autre ; il ne fait, comme on dit , que tordre et avaler. Plus vorace encore que le goulu, le glouton se jette sur le manger, qu'il dé- vore salement et avec bruit ; il engloutit tout.

Cette synonymie, quelque longue qu'elle paraisse, serait pourtant incomplète si nous la terminions ici. Les mots français ne suffisant pas pour ex- primer le monstrueux ingluvies de certains êtres qui néanmoins font partie de l'humanité, force a été de recourir à la langue grecque , qui nous a fourni anthropophage, omophage , et polyphage. Les délini lions vont encore devenir nécessaires; car

23

liai OE I.A (,OLR.M\M)!Sr..

un omophage n'est pas nécessairement un anthro- pophage, comme bien des personnes pourraient le croire. Définissons donc : l'antliropophage (d'àV ÔpcoTTo;, homme, et de i^ayw , je mange est un man- geur d'hommes; l'omophage (d'cb|Aoç, cru) est lun mangeur de chair crue; et le polyphage (de Tzokûç, nombreux) est un avale-tout. Ainsi, l'anthropophage vous mangerait un homme; l'omophage, au besoin, l'avalerait tout cru, et le polyphage, tout habillé. Généralement parlant, les Espagnols sont sobres,; les Français, gourmets; les Apglais, gourmands; les Italiens, friands; les Anglo-Américains, goinfres; les Russes, goulus; et les Cosaques, gloutons. Le grenadier Tarare était à la fois anthropophage, omophage et polyphage (1).

(1) Cet homme, l'un des plus grands mangeurs des temps mo- dernes, dévorait, dit-on, un quartier de bœuf en vingt-quatre heures. On !'a vu engloutir en quelques instants un dîner préparé pour quinze ouvriers allemands. Il avalait aussi des cailloux, des bouchons de liège, et en général tout ce qu"on lui présentait. Le serpent plaisait surtout au palais de Tarare , et , comme Jacques de Falaise, cet omophage l."s avalait plus aisément que des anguill.es. Semblable aux psylles de l'Orient et aux karkerlaus d',4mérique, il les maniait facilement , et mangeait en vie les plus grosses cou- leuvres sans en por<lre un morceau. Etant un jour à l'hôpital, il avait attrapé un gros chat, et se disposait à le manger pour faire Coultr quelques catapla.smes qu'il avait soustraits à la pharmacjp, lorsqu'on en avertit le docteur Lorentz , médecin en chef de l'ar- mée, Notre polvphage, tenant alors l'animal vivant par le cou et les pattes, lui déchira le ventre avec les dents, en suça le sang, et bientôt ne laissa plus que le s<jueleite. Une demi-heure après, il rejeta le poil, à la manière des carnassiers et des oiseaux de proie, en présence des officiers de santé qui assistaient à celte dégoû- tante curée.

Des infirmiers assurèrent lui avoir vu boire le sang des lualadfs

DK U OODAMANDISS. Si6

Horace appelle !a ^jourmandlse mgraùt ingtuvies; Caîliiuaqiie la iléHnit de la même manière, puis il ajoute cette réflexion, sur laquelle j'appellerai l'at- tention de mes plus jeunes lecteurs: «Tout ce que j'ai donné à mon ventre a disparu, mais j'ai con- servé la nourriture que j'ai donnée à mon esprit.»

Causes.

11 est des individus qui naissent gourmands , comme il en est qui viennent au monde sourds ou aveugles. Cette prédisposition originelle a reçu des phrénologistes le nom ^alimenth'itéy et, d'après leurs remarques, ce penchant se trouve traduit en bosse dans la fosse zygomatique toutes les fois qu'il est très-prononcé, et surtout quand il a été développé par un fréquent exercice des mâchoires. (Voyez plus haut, page 128.)

On a observé que les sanguins et les sanguins- bilieux sont plus portés à la gourmandise que les individus doués d'une autre constitution.

L'enfance et la vieillesse y sont aussi générale- ment plus disposées que les âges intermédiaires, et

qu'on veniiU de saigner; d'autres, l'avoir surpris dans la saile des morts, conientant son abominable voracité. Enfin, un jeune enfant ayant disparu tout à coup, rl'affreux soupçons s'élevèrent contre ce misérable, qu'on chassa de l'Iiôpilal, il n'était plus qu'un ob- jet '.l'horreur. Tarare mourut vers 1799, à peine âjié de vingt-six ans, ccmsumépar une diarrhée purulente et infecte qui aiinonçail la suppuration des viscères abdominaux , constatée par l'ouveriure du corps. Voir l'article Omophace du Diclionunitf des Sci'iices iné- dicuUs, improprement écrit Homoimiace.

356 DE LA GOURMANDISE.

les gens riches et oisifs beaucoup plus que les per- sonnes pauvres et occupées.

Sans aucune comparaison, les femmes sont bien moins gourmandes que les hommes ; mais, par com- pensation , elles sont infiniment plus friandes. On peut dire que l'homme se rapproche davantage des animaux carnassiers; la femme, des herbivores.

S'il est des gourmands par prédestination , il en est aussi par état. Brillât-Savarin, qu'on peut toujours citer en pareille matière, croit devoir en signaler quatre grandes classes : les financiers, les médecins, les gens de lettres et les dévots. D'après lui, les finan- ciers s'adonneraient à la gourmandise par ostenta- tion ; les médecins, par séduction ; les gens de lettres, par distraction; et les dévots, par compensation.

De toutes les classes de la société qui ont la bonne chère à discrétion , la plus réservée à table est sans contredit celle des cuisiniers. De cette remarque, Fourier a sérieusement tiré la conclusion suivante: c'est que le meilleur préservatif de la gloutonnerie serait, pour les enfants, un ordre de choses social ils deviendraient tous (1) cuisiniers et gourmands raffinés, autrement dit gastronomes.

(1) «Tous, en style de mouvement, signifie les y^, puisqu'il est connu que l'exception de '/g confirme la règle. »

«La cuisine, d'après les idées de Fourier, est partie intégrante des études agricoles, et pour faire de l'enfant un parfait agronome en gestion animale et végétale, il faut de très-bonne heure l'initier aux raffinements de cette cuisine, de cette gastronomie proscrite par les farouches amis des raves et des droits de l'homme. Ce se- rait peu, en effet, de savoir cuUii-er et conserver, si l'on ne savait vncoro riiixiiier. C'est une fixiciioii nin' !es iuoralistes veulent avilir,

1»E LA GOURMANDISE. 357

Comme la plupart des passions , la gourmandise est souvent héréditaire, et plusieurs observations que nous avons été à même de recueillir nous don- nent la preuve qu'une nourrice peut aussi la trans- mettre avec son lait.

Rien n'est encore plus fréquent que de voir ce vice se développer par la contagion de l'exemple ou par suite d'une mauvaise éducation.

Enfin, et ces cas ne sont pas rares, la gourman- dise, ainsi que ses différentes espèces, peut avoir pour cause une névrose accidentelle de l'estomac , produite, soit par une grossesse, soit par la pré- sence de vers, du taenia surtout, vulgairement ap- pelé ver solitaire. Elle peut encore être due à une névrose congéniale , tantôt simple , tantôt compli-

en prônant la femme de Phocion, qui accommodait les légumes à l'eau claire. Ne mériteraient-ils pas qu'on les condamnât à vivre pendant quarante jours de cette cuisine républicaine? Ils ne la vanteraient guère après ce carême philosophique. »

Fourier, du reste, résume ainsi ses idées sur tout ce qui a rap- port à la nutrition : 'I

«Le sens du goût, le plus impérieux de lor.s, est un char à quatre roues , qui sont :

1 La culture. 3 La cuisine.

2 La conserve. 4 La gastronoiuie. ^ La gastrosophie hygiénique.

C'est-à-dire que celle quadruple instruction achemine par degrés à la science par excellence, à la gastrosophie hygiénique , ou appli- cation de la gourmandise aux nombreux tempéraments que la mé- decine réduit à 4 , tandis qu'en cinquième puissance il y en aurait 810, autant que de caractères. La gamme en est énoncée, 1,257, sans indication de nombres.» Voyez, dans le Traité de l'Associa' tion domestique agricole, le chapitre consacré aux cuisiniers sériaires et à leur influence en éducation.

368 tft COURMANOISB.

(fuée , comme nous avons eu occasion de l'observer pçndanl dix ans chez nne malheureuse Femnae dont on trouvera phis loin l'hisftyrre (Voir, ci-après, la troisième observation.)

Caracfcre et symptômes, marche et terfnihais&h.

« Cliton , dit La Bruyère, n'a jamais eu toute îia vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir; il ne semble que pour la digestion ; il n'a de m'ême qu'un entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas il s'est trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets ; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre , le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table il ne soit point; il a surtout un palais sûr et qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'hor- rible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusqu'où il pouvait aller ; on ne re- verra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien : aussi est-il l'arbitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à jnanger le jour qu'il est mort; quelque part il

DE LA GOURMANDISE. 359^

éoh , il matïge ; et , s'il revient au monde , c'est pour manger. »

Rousseau a aussi examiné « ces gens qui donnaient de l'importance aux bons morceaux , qui songeaient en s'éveillant à ce qu'ils mangeraient dans la jour- née , et décrivaient un repas avec plus d'exactitude que n'en met Polybe à décrire un combat.» «J'ai trouvé, dit-il, que tous ces prétendus hommes n'é- taient que des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance. La gourmandise est le vice des cœurs qui n'ont pas d'éloffe ; l'âme d'un gourmand est toute dans son palais , il n'est fait que pour man- ger; dans sa stupide incapacité, il n'est à sa place qu'à table, il ne sait juger que des plats. Laissons- lui sans regret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là qu'un autre , autant pour nous que pour lui. » {Émite, liv. II.)

Les journalistes prétendent que sous notre gou- vernement constitutionnel la gourmandise est par- fois employée comme un puissant levier politique sur des enfants de quarante ans dont le cœur n'a pas d'étoffe, et auxquels ils donnent malicieusement le nom de ventrus. Si par malheur cette assertion était vraie , il faudrait s'écrier avec un de nos meilleurs poètes :

C'est donc par des dîners qu'on {gouverne l^s hommes !

Les gourmands sont généralement d'une taille moyenne ; ils ont le front étroit , les yeux vifs et brillants, le nez court, les joues pendantes , les dents fortes, grandes et larges, les lèvres développées, le

300 PE LA GOURMANDISE.

menton rond; leur visage est carré, ou au moins ar- rondi; leur ventre est proéminent.

A ces signes réunis , le disciple de Lavater distin- guera le gourmand au premier coup d'oeil; pour porter son diagnostic, le disciple de Gall ou plutôt de Spurzheim se contentera de palper l'organe de l'alimentivité.

Mais c'est surtout à table que l'observateur le moins clairvovant pourra reconnaître le goui'mand et ses diverses espèces, en tenant compte toutefois de la différence des masses alimentaires que récla- ment les puissances digestives de chacun. La table est en effet le champ de bataille de la gourmandise, le théâtre de ses exploits : c'est donc qu'il faut l'observer , et cela pendant toute la durée de l'ac- tion. Mais la voici commencée ; observons.

Le goinfre, le goulu et le glouton se décèlent en un instant ; ils nous dégoûtent : aussi nos regards , ne pouvant s'arrêter longtemps sur cette race car- nassière, vont se fixer de préférence sur le gourmand proprement dit.

Ce héros de la table est tout ramassé pour être plus près de son assiette; les bons et gros morceaux qu'il s'administre ne l'empêchent ni de parler ni de rire; ses deux mains travaillent à la fois; sa physio- nomie est toute jouissance : ses lèvres sont luisan- tes , sa langue promeneuse enivre son palais de dé- lices ; de temps en temps il allonge le cou, incline le nez à gauche , et rend ainsi ses arrêts approba- teurs. Mais hélas ! ici-bas tous nos plaisirs ont des bornes : notre gourmand a beaucoup et longtemps mangé; déjà sa mâchoire fatiguée n'a plus ce mou-

UE LA GOURMANDISE. 301

vement rapide et régulier qui annonçait une masti- cation à la fois agréable et facile; son estomac, mal- gré sa vigueur et sa capacité, semble faiblir et demander grâce. Soudain apparaît quelqu'un de ces mets [irritainenta i^ulœ) connus des adeptes sous le nom à' épi Olivettes ijçastrouonuqiies. L'homme sobre, dont l'appétit est satisfait , les regarde d'un œil froid; ses traits restent immobiles; mais, à cette vue, toutes les puissances dégustatrices du gour- mand sont ébranlées; l'eau lui vient à la bouche ; on aperçoit dans ses yeux l'éclair du désir et sur ses lèvres entr'ouvertes l'irradiation de l'extase; sa sen- sibilité gastrique, profondément surexcitée, lui fait oublier qu'il a diné, qu'il a bien et copieusement dîné... Il recommence. Pas n'est besoin de dire qu'il boit à l'avenant , et cela sans avoir l'air d'y toucher.

Jusqu'à présent tout va à merveille; mais il ne suffit pas d'ingérer, il faut digérer, et c'est ici que le rôle du gourmand commence à devenir fort triste. Consultons en effet parmi les gourmands de profession ceux-là même dont l'estomac est le plus robuste ; ils nous diront que le sentiment de pesan- teur et de malaise , que l'agitation et l'insomnie qu'ils éprouvent d'ordinaire à la suite de grands repas , compensent grandement le plaisir qu'ils ont pu goûter en se livrant à leur sensualité. Comment alors concevoir que ces gens-là ne se corrigent pas d'un tel défaut? C'est que chez eux l'instinct parle plus haut que la raison; autrement dit, c'est qu'ils tiennent plus de la brute que de l'homme.

Mais ces êtres coupables , qui dévorent en un seul repas la subsistance de plusieurs familles, en

3(52 DE LA GOURTrfANDlSt:.

8éront-ils qùîtfé'à pour un léf^jer malaise qn'u'rtè aib- stinence de quelques heures va dissiper? Non , certes; fés Stiites de ee viee sont aussi longues que cruelles : pour premier châtiment, leur got\t finit par se bla- ser sttr lès mets les plus délicats, sur ceux mêmes qui étaient l'objet de leur prédilection ; leur appé- tit se perd, et des infirmités sans nombre viennent venger sur eux la raison méconnue et la morale outragée.

On conçoit avec peine comment l'estomac peut contenir et digérer le poids énorme de comestibles dont on le charge, souvent même sans besoin ; mais on peut avancer que la moitié des maladies qui affligent l'espèce humaine reconnaît pour cause l'in- tempérance.

Cette cause sans cesse renaissante agit diPféremf- ment suivant la constitution des divers individus. Chez le plus grand nombre elle produit d'abord des digestions laborieuses, des gastralgies, des indiges- tions, et, après maintes récidives, des phlegmasies aiguës ou chroniques du tube digestif. Chez d'autres elle engendre une obésité disgracieuse, qui souvent les rend inhabiles à toute espèce d'exercices, et les prédispose aux congestions, à l'apoplexie, à l'hydro- pisie, aux ulcères des jambes, à la gravelle, et sur- tout à la goutte.

J'raitemenl.

lÏÏoyens répressifs employés par les tais et par la relii(/on. Les lois pénales des peuples modernes gardent le plus grand silence sur ce qui a rapport aux

DE LA GOCRMANDISE. 303

excès âe table; il n'en est pas de même du do^rme catholique, qui, dans sa prudente sévérité, a mis la gourmandise au nombre des péchés capitaux , des péchés mortels. On voit déjà ce vice sévèrement proscrit dans l'Evangile; les apôtres le signalent aussi comme la source ou le compagnon de l'impu- dicité; saint Paul, en particulier, le flétrit comme une honteuse idolâtrie, puisque en effet le gour- Inand semble n'avoir d'autre dieu que sow ventre. Les néo-platoniciens du III*^ et du IV siècle remi- rent en honneur les préceptes de Pythagore et des gtoïciens concernant la sobriété ; et , lorsqu'on lit traité de Porphyre sur t Jbstinehce de la chair des animaux, on est, dit Bergier, presque tenté de croire qu'il a été écrit par un solitaire de la Thébaïde ou par un religieux de la Trappe. Quant aux lois ecclésiastiques sur Xabstinence et le jeûne, elles ont été instituées dans un triple but d'économie rurale, d'hf^iène, cVeœpiation , et elles dénotent autant le «avoir et la prudence de ceux qui les ont faites , que l'ignorance ou la légèreté des prétendus esprits forts qui les critiquent.

Moyens hygiéniques et curatifs. Des exercices champêtres ou en plein air, la société déjeunes ca- marades sobres et actifs, l'eau pure pour boisson habituelle, des repas simples, communs même, mais assez fréquents et pris à des heures réglées, sont autant de moyens hygiéniques que l'on peut employer a^ec succès dans le traitement préserva- tif, ainsi que dans le traitement curatif de la gour- ftiandise chez les enfants.

Au lieu de cela, que fait-on généralement, sur-

364 LA GUUIVMANUISE.

tout dans la classe aisée de la société? On habitue les enfants à manger des friandises tant que dure la journée. Aux heures des repas, on les gorge d'une multitude de mets irritants; puis on surexcite leur cerveau en leur donnant du vin pur, des Tupieurs , du café. On blase ainsi de bonne heure leur palais; on leur crée un appétit et des goûts factices ; on leur fait une habitude de ces superfluités dange- reuses pour leur âge ; puis , quand on a fortement développé le penchant qu'ils ont naturellement pour la gourmandise , on se plaint des nombreuses in- dispositions qui les affectent , souvent même on croit devoir les punir d'un vice qu'on leur a fait contracter.

Mères de famille, accoutumez donc vos enfants à des aliments simples et communs; leur appétit naturel leur tiendra lieu de tout assaisonnement; laissez-les manger fréquemment , quatre ou cinq fois par jour, par exemple ; entremêlez leurs repas de jeux et d'exercices variés : vous pourrez alors compter qu'ils ne seront pas sujets aux indiges- tions, et qu'ils conserveront un estomac robuste. Mais si vous les laissez oisifs , ou si vous les affamez trop longtemps, ils trouveront moyen de tromper votre vigilance, et, pour se dédommager de leur mieux, ils mangeront jusqu'à regorger.

Rousseau prétend que le moyen le plus convena- ble pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. « Le mobile de la gourmandise, dit-il , est surtout préférable à celui de la vanité. Craindre que la gourmandise ne s'enracine dans un enfant capable de quelque chose est une précaution de

DE LA GOURMANDISE. 365

petit CvSprit. Dans l'enfance , on ne songe qu'à ce qu'on mange; dans l'adolescence, on n'y songe plus; tout nous est bon, et l'on a bien d'autres affaires. Je ne voudrais pourtant pas, ajoute-t-il, qu'on allât flaire un usage indiscret d'un ressort si bas, ni étayer d'un bon morceau l'honneur de faire une belle ac- tion. » [Emile, liv. II.)

Plus loin (liv. v), il modifie la proposition qu'il avait d'abord énoncée d'une manière générale et trop absolue : « Il n'en est pas, dit-il, des filles comme des garçons, qu'on peut, jusqu'à un certain point , gouverner par la gourmandise. Ce penchant n'est pas sans conséquence pour le sexe; il est trop dan- gereux de le lui laisser. »

Ce mobile, ainsi qu'on le voit, ne doit donc être employé que comme un remède dangereux , c'est-à- dire , habilement, rarement, et à faible dose.

Quant aux adultes qui sont enclins à ce vice, si la raison ne leur suffit pas pour prescrire des bornes à leur appétit ou à leur sensualité, les maladies qui marchent à sa suite leur donnent quelquefois de si dures leçons, qu'ils finissent par sacrifier leur pen- chant à la conservation de leur individu.

Toutefois , les adultes malades ou convalescents ne devant être considérés que comme de grands en- fants, il faut, autant que possible, s'abstenir de manger en leur présence. Chez les convalescents sur- tout, le désir de prendre des aliments est souvent en désaccord avec les forces de l'estomac; et lorsqu'on leur refuse un mets qui a excité leur convoitise , ils se livrent parfois à des accès de colère ou à un chagrin violent, qui va jusqu'à leur faire verser des

3C6 bB LA GOUhMANDIse.

larmes, état dont ils sont eux-mêmes les premiers à rire lorsque leur rétablissement est complet. Cg$ secousses pouvant néanmoins entraîner quelque ré- sultat fâcheux , on devra prendre toutes les précau- tions possibles pour les éviter.

La gourmandise, et la friandise surtout, maladies des gens riches, sont quelquefois promptement gué- ries par un violent revers de fortune. Souvent alors, par une sorte de compensation , on voit des palais naguère blasés, savourer les mets les plus grossiers, et des estomacs paresseux et débiles , devenir en peu de temps actifs et vigoureux : c'est ce que l'on pour- rait appeler une cure providentielle.

La gourmandise et la friandise sont le plus ordi- nairement des vices sociaux ou acquis ; la voracité et la gloutonnerie semblent tenir davantage à notre organisation primitive : aussi sont-elles beaucoup plus difficiles à guérir.

Lorsque la voracité ne dépend que d'une maladie ou d'un état accidentel , comme on l'observe chez quelques femmes enceintes, et chez certains indivi- dus tourmentés par la présence de vers dans le tube digestif, elle cesse la plupart du temps avec la cause qui l'avait produite : ainsi, dans le premier cas, les goûts bizarres disparaissent après l'accouchement; dans le second , la voracité cède à une sage admi- nistration des purgatifs et des vermifuges.

En définitive, il n'est guère possible de fixer \e poids des substances alimentaires qui, dans un temps donné, convient aux divers estomacs, tant il y a de différence dans leur capacité, dans leur énergie^ dans leur exigence. Tout ce que l'on a dit de plus

I)E LA f.OL'r.MANOISE. 367

vrai et de plus raisonnable à ce sujet est encore la maxirae triviale , mais pourtant très-morale et très- hygiénique de Beaumarchais : « II faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. »

Observations. I. Gourmandise terminée par une mon subite.

Jusqu'à Tàge de cinquante ans, M. de L... avait joui d'une très-bonne santé, qu'il devait autant à sa tempérance qu'à l'activité qu'il mettait dans son commerce. Sa fortune étant devenue tout à coup considérable, il se retira des affaires, et alla vivre paisiblement dans un petit hôtel, dont il venait de faire l'acquisition. Rien de plus pernicieux que de rompre brusquement d'anciennes habitudes. M. de L... en fit la triste, et stérile expérience. Le voici donc installé dans son hôtel, d'où il ne sortait pres- que jamais, n'ayant qu'une seule occupation, celle de songer aux grands repas qu'il avait la manie de donner trois ou quatre fois la semaine, et qu'il finit bientôt par donner tous les jours. Sa table, l'une des mieux servies de la capitale , devint dès lors le rendez- vous de tous ses amis, dont le nombre s'était accru avec sa fortune. Notre nouveau Lu- cullus faisait pai^faitement les honneurs de ses somptueux dîners , mais sans en perdre une bou- chée, et se gorgeant de tous les mets qui flattaient le plus sa naissante gourmandise. Cet excès de nour- riture, joint à un manque complet d'exercice, ne tarda pas à porter ses fruits : M. de L... engraissa

3fi8 DE l.A GOIRIMANDISE.

lelJement, qu'au bout de quinze mois son ventre était devenu effrayant par sa proéminente rotondité, et que ses jambes lui refusaient leur service. Un violent accès de goutte au pied gauche vient inuti- lement l'avertir que depuis longtemps il réparait beaucoup plus qu'il ne perdait : quarante sangsues enlèvent le gonflement avec la douleur, et notre gourmand de manger de plus belle.

Mais bientôt ce gastrolàtre, sourd aux avis de plu- sieurs médecins, commença à ne plus pouvoir digé- rer le poids énorme de comestibles dont il sur- chargeait son estomac. M. de L... éprouva d'abord de violentes gastralgies, puis survint une indiges- tion complète; une deuxième fut bientôt suivie d'une troisième; celle-ci de beaucoup d'autres. Enfin, à partir du mois de mars 1826 jusque vers la fin de juillet , sans presque en excepter un jour, ce malheu- reux, peu d'heures après son dîner, était obligé de se mettre sur un canapé, il restait to.ute la nuit à expier dans de longues angoisses les courts instants de jouissance qu'il avait pu goûter. Ce qu'il y avait de plus caractéristique chez lui, c'est que les souf- frances de la veille étaient complètement oubliées à la seule odeur du dîner qu'on lui préparait.

Un jour que notre gourmand avait prolongé son repas fort avant dans la soirée, il éprouva des dou- leurs plus violentes que de coutume , congédia ses convives, demanda sa tasse de thé, et se jeta sur son canapé, pour se livrer au sommeil. Nous ignorons s'il dormit beaucoup; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne se réveilla plus.

/lutopsie. A l'ouverture du corps , on trouva

f)i; i.A cori\!M\M)i.sE. 3(53

clans la cavité abdominale un assez grand épanehe- raent d'un liquide brunâtre , d'une odeur vineuse et nauséabonde; au milieu se remarquaient quelques aliments non digérés, auxquels l'estomac, perForé, avait livré passage. Les intestins étaient injectés dans presque toute leur étendue, épaissis dans plu- sieurs points, et considérablement amincis dans d'autres. La poitrine n'offrait rien de remarquable ; quant à la tête , elle n'a pas été ouverte.

U. Suite funeste de la gourmandise chez sept convalescents.

11 y a quelques années , entrèrent au Val-de- Grâce, dans le service de Broussais, sept soldats d'une constitution robuste, pour y être traités de la gastro-entérite. La plupart d'entre eux présentaient les symptômes les plus graves et les mieux caracté- risés : cependant , après un traitement antiphlo- gistique dirigé avec sagesse, et dont la moyenne fut environ de vingt joui^s , ils avaient été amenés à convalescence. La diète avait été absolue, les sai- gnées locales plusieurs fois répétées; depuis deux jours pour les uns, trois, quatre jours pour les au- tres, on avait prescrit le bouillon coupé, et tout faisait présager l'issue favorable de la maladie, lors- que, malheureusement pour eux , ils furent visités par des camarades , auxquels ils demandèrent avec instance des aliments. Ceux-ci, n'imaginant rien de plus propre à calmer cet appétit qu'une nourri- ture éminemment réparatrice, jetèrent par-dessus le mur du Val-de-Grâce des pâtés et du pain frais , que d'autres camarades officieux portèrent en toute

24

370 I>r, tA COURMANDlSK.

Iiàle aux convalescenls. Les pâtés et le pain furent bientôt engloutis par ces hommes , que stimulait une faim excessive, si peu en harmonie avec leurs forces. Une grande quantité d'aliments indigestes par eux- mêmes eût été infailliblement la source d'une indisposition grave pour ces infortunés, lors même qu'ils eussent joui d'une santé parfaite : quelles terribles conséquences ne devait-elle donc pas pro- duire sur des corps qu'une maladie longue avait débilités!

Le premier effet de leur imprudence fut, comme il arrive d'ordinaire, une sorte de bien-être géné- ral, une tendance irrésistible au sommeil, ou plu- tôt a une somnolence que vinrent bientôt troubler un sentiment d'angoisse inexprimable, et des dou- leurs dans l'estomac, douleurs si atroces, que les uns se toi'daient en tous sens , en proie à une suffocation imminente. Chez les autres, les vo- missements survinrent mêlés de stries de sang; chez d'autres se manifesta une véritable hémalémèse; chez tous, la face était fortement injectée, les lèvres et les ailes du nez violacées, la respiration haute et pénible, le pouls petit, serré, fréquent. Enfin, le jour même, pour quatre d'entre eux, le lende- main pour les trois autres, la mort termina cet état effrayant.

Frappé de ce malheui', dont il ne tarda pas à connaître la cause, Broûssais, d'accord avec l'ad- ministration , voulut en prévenir le retour. Il fit placer le long du mur donnant sur le Champ-des- Capucins une sentinelle chargée de veiller à ce que personne ne pût désormais faire passer de nourri-

t)i: LA goluMandisl. 371

tnrp aux malades; pircaiifion saj^o. .sans rloiitc, mais qui seule ne sul'fil pas. La faim, en effet, comme les autres besoins animaux, a ses retours périodi- ques; elle est aussi entièrement sous l'induenee de Ihabitude : alors elle se présente avec tant d'exi- (jence, que les mesures employées dans les hôpitaux, la surveillance la mieux exercée, se trouvent la plu- part du temps en défaut : il est des parents, des amis, d'une condescendance coupable, des infir- miers plus criminels encore, qui, par l'appât d'une sordide et honteuse récompense, sont la cause des rechutes mortelles qu'on observe journellement.

Nous le répétons, on ne saurait trop recommander aux personnes qui environnent un malade d'éviter de prendre leurs repas devant lui, car tout le monde sait que la vue seule des aliments peut réveiller l'ap- pétit endormi, et le rendre désordonné. Voici à ce sujet vme nouvelle observation, non moins curieuse que la première.

Après la triste expérience dont le célèbre méde- cin du Val-de-Gràce avait été témoin, il fut lui-même atteint d'une gastro-entérite grave, qui fut jugée au bout de quelques jours d'un traitement actif. La convalescence était franche, toute trace de phleg- masie avait disparu, lorsqu'on apporta un plat de lentilles pour le dîner de la garde qui le veillait. Qui le croirait! malgré la terrible épreuve qu'il avait vue dans son service, et qui, dans ses leçons, lui a sou- vent servi de texte sur le danger du passage brusque d'une alimentation légère à une alimentation ordi- naire, Broussais éloigne sa garde sous un prétexte frivole, se glisse aussitôt à bas de son lit, se traîne

372 DE l.A COinMANUlSE.

en se cramponnant aux objets qu'il peut saisir, s em- pare du plat de lentilles tant convoité, puis, comme un enfant gourmand, le dévore, et se remet au lit sans rien dire. Le lendemain , la maladie reparut plus violente que la première fois, et si Broussais échappa à la mort , il ne dut quelques années d'exis- tence qu'à la force de sa constitution , et aux soins idtérieurs dont on l'entoura pour prévenir une nou- velle rechute (1).

NI. Boulimie congéniale (faim canine de naissance) (2).

Lhermina (Anne-Denise) naquit à Noyon , le 23 fé- vrier 1786, de Charles-Antoine Lhermina. exerçant l'état de vannier, et de Marie-Antoinette Rousselle, son épouse légitime. J'insiste à dessein sur ces dé-

(1) Broussais mourut le 17 novembre 1838 , à la suite dune lon- (jue et douloureuse maladie du rectum,

(2) Les anciens appelaient boulimie { ^yj'/.'.u.o; , grande Jaim , jaiin de bœuf) une faim insatiable et si pressante, qu'elle produit la dé- faillance si elle n'est promptement satisfaite. Ils nommaient cyno- rexie {y.w6^t^ii , Ji'iim canine) l'appétit vorace, accompa^jné de vo- missements des aliments peu après leur ingestion. Knfin , ils don- naient le nom de lycorexie (X'j/.o'psç'.; , faim de loup) à l'augmentation morbide de l'appétit, avec des déjections alvines semblables à de la bouillie grisâtre, et accompagnées de vives tranchées. Les mo- dernes confondent ces trois affections sous le nom de boulimie. Au rapport de Brassavoie, la boulimie régna épidémiquement à Ferrare en 1538 ; à plusieurs époques, il s'est également manifesté, dans quelques points de l'Europe, des appétits extraordinaires, dont les liistoriens font mention.

Voici la liste des principaux ouvrages publiés sur cette maladie, que les nosologistes rangent pnrmi les névroses des organes di- gestifs :

Siliî-ockins (Luc), de Bidimo, in-4'^: .Ii»n.T , 1(36^.

I)K lA GOURMANDISE. 373

tails biographiques , qui m'ont élé donnés par la sœur aînée de Denise, parce que celte dernière dé- clara comme auteurs de ses jours des personnes pour qui la chasteté est particulièrement un devoir, et qu'elle ne craignit pas de donner de la publicité à ses odieuses calomnies. Mise en nourrice auprès de sa marraine, mademoiselle Legras, alors tou- rière de l'hôtel-Dieu de Noyon , Denise devint l'objet des soins de cette femme respectable, qui, pendant nos troubles politiques, la garda dans sa maison, elle tenait une école de petites filles. Dès les pre- miers moments de sa vie , Denise s'était fait remar- quer par sa voracité, épuisant ses nourrices, et man- geant plus que quatre enfants de son âge. Vers sa septième année, à la suite d'une violence exercée sur elle, eut lieu l'évacuation des menstrues, qui se pro- longea pendant plusieurs semaines, et avec cette fonction se développèrent bientôt tous les attributs de la puberté. Les années suivantes , elle fut affec- tée d'une teigne que l'on traita trois fois par la dou- loureuse méthode de la calotte.

Carstenius (Carol. Gotb.) , Disptitatio de biihino, in-4° ; Jena- , 1691.

Struvius (Joann. Christ.), Disputalio exhibens agrtiin LuUniicuui , in-4'^; Jenae, 1695.

Hennisch (Aug, Frid.), do Fume canina, ia-4": Wittemb., 1699.

Lefebvre (Philip.), de BuUnw, iQ-4°; Basileae , 1703.

Niefeld (Mart. Christ.), de Bulimia scii niniia cibuiuin apptttnlui, in-4''; Halce, 1747.

Walther (Aug. Frid.), Diss. de obcsis et voracibus , coi unique vitœ incoiniiiodis ne morbis; Lipsiœ, 1734. Cette dissertation se trouve dans le quatrième volume du Delectus cpusculorum medicoruni, col- lectus a Joanne Petro Frank, iii-12, p, 236; f^ipsiae, 1791.

374 DE LA GOUHMANDiSi::.

Cependant Denise touchait à sa dixième année, et sa gloutonnerie, qui augmentait avec l'âge, l'o- bligea deux fols de quitter sa marraine, souvent con- trainte de la punir, parce qu'elle mangeait le pain de tous les enfants de l'école. Errant alors de village en village, l'infortunée se nourrissait de légumes crus et de pain, qu'elle recevait de la charité publique. Revenue à Noyon pour la troisième fois, elle y tint avec quelque succès une petite école, montrant elle- même à lire aux enfants , et, pour unique payement, n'exigeant que du pain , dont elle consommait alors environ dix livres par jour. Mais, quittant bientôt une profession qui ne pouvait plus subvenir à son appétit, elle alla à Saint-Quentin rejoindre sa sœur aînée, qui la plaça en service chez un jardinier, elle faisait assez maigre chère, et ensuite chez un aubergiste , elle trouva enfin une ample nour- riture.

Une chute qu'elle fit l'ayant blessée au mamelon gauche, elle se rend à Paris pour y être traitée. Mais avant d'entrer h l'hôpital, elle est deux fois arrêtée, dérobant chez des boulangers plusieurs pains, qu'elle dévore à l'instant même. Conduite à Saint-Louis, elle est affectée, pendant sept mois, d'un écoule- ment sanguin . par l'endroit de sa blessure. Malgré cette hémorrhagie , que les soins de l'art ne peuvent tout à fait arrêter, les menstrues paraissent sou- vent et en abondance. Un vomissement de sang, auquel elle est sujette depuis quelques années, con- tinue d'avoir lieu périodiquement. ( Prescription : bains sulfureux, sudorifiques , pain et lait à discré- tion. Point de mieux.) Transférée à l'hôpital du

DE LA GOURMANDISE. 375

Midi , elle y subit sans aucun succès un traitement mercuriel. A sa sortie de cet établissement, elle offre ses services à plusieurs maîtres, qui se hâtent de la congédier aussitôt qu'ils s'aperçoivent de sa boulimie et des attaques d'épilepsie auxquelles elle est sujette depuis l'âge de sept ans, à la suite de la violence exercée sur elle par un individu qu'elle prétendit être son père. Abandonnée à son malheu- reux sort, elle erre dans Paris, vivant d'aumônes, et mangeant les rebuts d'aliments qu'elle trouve aux portes. Les secours qu'on lui donne ne pouvant suf- fire à calmer sa faim , elle entre dans une maison de prostitution, d'où elle est tirée par les soins d'une personne charitable, à la recommandation de la- quelle plusieurs médecins tentèrent, mais inutile- ment, une foule de moyens pour lui rendre la santé. A cette époque, Denise est placée à la Salpêtrière, dans la division des épileptiques, elle reçoit les soins de MM. Esquirol e|. Amussat. Sa faim habi- tuelle est alors satisfaite par huit à dix livres de pain; elle se promène ou tricote, s'inquiétant peu de sa position. Son sommeil est très-court: elle ne boit presque pas , si ce n'est pendant les accès d'é- pilepsie. Une éruption de petits boutons paraît à la tête pour peu que la malade laisse croître ses che- veux. Ses selles sont rares, et parfois sanguinolentes. Les vomissements de sang (hématémèse périodique) ont lieu deux ou trois fois par mois. Sa grande faim la prend à peu près aussi fiéquemment : elle mange alors, pendant la nuit , jusqu'à vingt-quatre livres de pain. Au commencement de l'accès, elle perd connaissance; dès qu'elle l'a recouvrée, elle se

376 DE LA GOURMANDISE.

jette sur son pain, et devient tellement furieuse, si on la contrarie dans ce besoin impérieux, qu'elle mord ses vêtements, ses mains même, et ne retrouve la raison qu'après avoir tout à feit apaisé sa faim. Dans ces moments, l'épigastre est le siège d'une douleur que la pression augmente : la malade sent aussi monter, dans le trajet de l'œsophage, un corps qu'elle compare à une large feuille d arbre. Il lui semble qu'elle est fortement serrée vers les mamelles; une sueur froide la mouille; elle fait des efforts pour rejeter le corps qui l'oppresse ; puis cette feuille descend dans l'estomac, et remonte bientôt plus ou moins haut ; enfin , des vomisse- ments d'un sang noir pris en caillots, nageant dans un sang plus clair, dépourvu d'aliments , soulagent cette malheureuse , et l'appétit reprend son cours habituel jusqu'à ce que les mêmes accidents viennent de nouveau se manifester. Ces accès la ramenèrent souvent à l'infirmerie , M. Rostan lui fit suivre plusieurs traitements antiphlogistiques. La glace qu'il lui administra à l'intérieur, au mois de juillet 1819, parut lui procurer quelque soulagement jus- qu'en janvier 1820.

Plusieurs mois après, la malade sortit de la Sal- pêtrière, et éprouva les mêmes crises jusqu'au mois de février 1823, époque à laquelle elle vint me con- sulter. Elle ressentait alors un prurit insupportable au nez, au nombril et à l'anus; elle avait la pupille très-dilatée ; le pouls était régulier, nullement fé- brile; la peau fraîche, la langue chargée, la bouche amèrc. Je lui demandai si elle avait quelquefois lendu des vers : sur sa réponse négative, je me bor-

I)E LA GOURMANDISE. 377

nai à lui conseiller deux onces d'huile de ricin , avec une once de sirop de limon. Le lendemain elle m'ap- porta plusieurs fragments de taenia, qu'elle avait rendus dans les selles, et m'annonça en même temps la cessation des symptômes qu'elle éprouvait depuis quelques jours. A dater de ce moment , la faim de Denise diminua d'une manière sensible ; elle ne consommait plus qu'environ cinq livres de pain et deux ou trois fortes soupes par jour. La grande faim qu'elle éprouvait périodiquement le 9 février, depuis cinq ans, avorta cette fois, et n'eut plus lieu qu'en 1828.

Denise avait donc, à ma connaissance, trois sor- tes de faim : sa faim , qui, de 1820 à 1822, était apaisée par douze livres d'aliments en vingt-quatre heures; ses faims , qui avaient lieu trois ou quatre fois par mois , plus souvent encore si elle était con- trariée, et pendant lesquelles elle mangeait de vingt à vingt-quatre livres de pain ; puis ^rt grande faim , qui eut lieu pendant cinq ans de suite, le 9 février, et une autre fois le vendredi saint, parce qu'elle avait pensé au jeûne : dans cette dernière, elle dévo- rait, en vingt-quatre heures, trente à trente-deux li- vres d'aliments, tant pain que soupe; mangeant, et vomissant tour à tour le sang , jusqu'à ce qu'elle tombât épuisée de fatigue. Se trouvant, le 9 février de je ne sais quelle année, dans la cuisine de ma- dame la marquise de La Tour-du-Pin, l'une de ses bienfaitrices , Denise fut prise de sa grande faim , et engloutit en quelques instants le potage destiné à vingt convives, plus douze livres de pain. Recon- duite à son domicile, elle continua de manger peu-

378 DE LA GOURMANDISE.

dant une partie de la nuit, et presque toute la jour- née du lendemain.

Comme je l'ai dit plus haut, depuis le mois de février 1823 l'appétit de Denise était considérable- ment diminué, ce qui doit être attribué en partie à l'expulsion du tœnia : je dis en partie, car, dès ce moment, la malheureuse fit un abus effrayant des liqueurs alcooliques. Visitant alors très-assidûment ses protecteurs, et se plaignant sans cesse de sa faim canine, qui, à son dire, la tourmentait plus que jamais, elle obtenait d'eux, de M. le duc d'Angou- lême surtout, des secours qui pendant cinq ans l'ai- dèrent à se plonger dans un état d'ivresse conti- nuelle. D'après les détails qui m'ont été donnés par des personnes dignes de foi, elle prenait toutes les deux heures un verre de vin ou d'eau-de-vie, pré- tendant que les liquides la soutenaient mieux que les solides. On conçoit facilement combien d'accidents furent produits par de pareils écarts de régime. Le plus fâcheux de tous fut la suppression des men- strues, qui eut lieu en 1826, et à laquelle il fallut souvent suppléer par des saignées locales et géné- rales, qui n'apportaient qu'un soulagement momen- tané. D'un autre côté, la malade, dont l'estomac était toujours surexcité par des boissons stimu- lantes, commença à avoir des goiits bizarres. Ainsi, de temps en temps, elle mangeait du mou cru, et se dciiraissait souvent les dents en allant à la Glacière brouter de l'herbe, qu'elle digérait ordinairement assez bien.

Le i*" juillet 1828, s'étant rendue à son pâturage favori, Denise cueillit un panier d'herbes et de bou*

DE 1.A GOURMANDISE. 379

tons cVor {raniincu/iis acr/'s), qu'elle man^^jea pour son souper. Elle fut tourmentée de coliques violentes, qu'elle essaya vainement, pendant la nuit, de calmer avec du vin chaud et de l'eau-de-vie. Le lendemain cependant, et les jours suivants, les douleurs dimi- nuèrent assez pour qu'elle pût sortir; mais, forcée bientôt de reprendre le lit, elle me fit appeler le 12 juillet dans la matinée.

Je trouvai la malade affectée d'ictère ; l'hypochon- dre droit était légèrement douloureux à la pression , le ventre ballonné, le pouls petit, misérable: il y avait en outre œdème des extrémités supérieures et inférieures, amaigrissement considérable du corps , inappétence. Je prescrivis une décoction de chien- dent nitrée , édulcorée avec du sirop de guimauve, des fomentations émollientes sur toute l'étendue du ventre, des lavements avec une décoction de pavots et de pariétaire, et la diète la plus sévère. Ce trai- tement, observé tant bien que mal pendant quel- ques jours, fut suivi d'un mieux sensible, dont la malheureuse profita pour se gorger de vin pur et d'eau-de-vie. Le 5 août, ayant bu près d'une bou- teille de cette dernière liqueur, elle parut éprouver momentanément un mieux marqué : l'œdème et le ballonnement du ventre disparurent; elle espérait, selon son énergique expression , se raccrocher à la vie; mais le délire survint bientôt, et la mort eut lieu vingt-quatre heures après.

Ouverture du corjjs. L'estomac était d'une pe- tite dimension ; sa membrane muqueuse présentait çà et là, ainsi que celle des intestins, quelques points enflammés. Nous n'y avons trouvé aucune espèce de

380 DE LA GOURMANDISE.

vers. Le foie, très-volumineux, présentait la dégéné- rescence jaune et grasse; la vessie et l'utérus étaient très-peu développés : Denise n'avait pas eu d'enfant. Les organes contenus dans la cavité tlioracique paraissaient dans l'état sain. La tête n'a pas été ouverte. Le crâne, que je conserve, présentait l'or- gane de l'alimentivité développé d'une manière ex- cessive, et les condyles de l'os maxillaire inférieur presque entièrement détruits, ce que l'on concevra facilement, en songeant que la mastication a été permanente pendant près de quarante-deux ans.

Pour compléter cette observation , je crois devoir ajouter sur cette femme extraordinaire quelques détails qui ne me semblent pas dépourvus d'intérêt.

Denise était d'une taille et d'un embonpoint mé- diocres; sa constitution était éminemment sanguine, quoique ses membres fussent d'un blanc pâle et d'une mollesse qui indiquaient l'excès du tissu cellu- laire plus que la force des muscles. Sa démarche, sa voix , ses gestes , tenaient plus de l'homme que de la femme. Ses yeux, petits et d'un bleu clair, avaient quelque chose de ceux de l'hyène.

Sa conversation, brusque, décousue, roulant presque toujours sur sa faim , n'était guère qu'un tissu de mensonges. Denise , en effet , comme nous l'avons vu, donna longtemps des détails aussi odieux que faux sur les auteurs de ses jours, sur ses dif- férentes professions , et sur la quantité d'aliments qu'elle prenait. Elle soutenait avoir mangé jusqu'à soixante-douze livres de pain en vingt-quatre heures, tandis que, d'après les renseignements les plus exacts, j'ai la conviction qu'elle n'a jamais pris plus de

DE (.A COLP.MANOISt. 381

trente-deux livres d'aliments, y compiis les soupes. Elle disait avoir l'iiabitude de boire tous les ma- tins un petit verre d'absinthe, tandis qu'elle se gor- geait continuellement de liqueurs fortes. Enfin, pour capter la bienveillance des personnes charitables qui la soutenaient depuis sa sortie de la Salpêtrière, ancienne maîtresse d'école , elle fit semblant d'ap- prendre à lire; élevée jusqu'à quinze ans par une religieuse, elle se laissa expliquer le catéchisme pen- dant plusieurs mois, et joua le rôle de première communiante.

Elle aimait assez les petits garçons, mais ne pou- vait souffrir la vue des petites filles, avec qui, m'a- t-elle dit souvent, elle aurait craint d'être renfermée.

Les fleurs avaient pour elle un attrait irrésistible; plusieurs fois elle suivit pendant des heures entières des personnes qui en portaient.

Active, obligeante, charitable, Denise donna quelquefois de l'argent aux pauvres ; mais du pain , jamais.

Chargée souvent par des personnes de ma connais- sance d'aller recevoir des sommes assez considéra- bles, et de faire en même temps quelques emplettes, Denise montra toujours la fidélité la plus scrupu- leuse dans ces diverses commissions. Sa probité n'é- tait pas ébranlée à la vue de l'or, mais elle défail- lait devant un morceau de pain. Un matin qu'elle traversait la rue des Postes , elle aperçut un maçon qui, occupé à satisfaire un besoin pressant, avait déposé son pain sur la borne près de laquelle il était accroupi. Denise avait de l'argent sur elle et du pain dans son panier; elle dérobe cependant le pain de ce

le-

382 1>E 1-^ COUBMAXDISË.

pauvre lioinnic. el se sauve à toutes jambes. Quel- ques jours après, elle vint me raconter son action, et me demanda si elle ne ferait pas bien d'envoyer cinq francs au maçon, dont elle connaissait la de- meure : j'approuvai fort son intention, et l'eni+a- geai à joindre un pain à son envoi, en remplace- ment de celui qu'elle avait pris. A ce mot, ses traits s'altèrent, se tuméfient, sa lèvre inférieure tremble de colère, son reîjard devient étincelant , une salive écuraeuse s'écoule de sa bouche: «Je lui enverrai dix francs , me dit-elle d'une voix émue , quinze francs , si vous le voulez ; niais il n'aura jainais de moi une bouchée de paiii ! »

Sa sensibilité , naturellement exaltée, l'était en- core plus depuis qu'elle s'était adonnée à l'ivrogne- rie : elle changea de logement parce qu'un chat avait j de dessus le toit, regardé une soupe qu'elle avait mis refroidir à sa fenêtre. Une autre fois, son po- tage s'étant en partie renversé dans le feu, pour nfe pas en perdre le reste, elle l'avala bouillant, ce qiil lui occasionna dans la journée cinq vomissements de sang.

Se trouvant un jour enfermée avec mademoiselle D*** dans bibliothèque de l'église Sainte-Geneviève, son premier soin est de regarder dans le paniei" qu'elle portait habituellement, et, n'y voyant qu'en- viron une livre de pain, la frayeur d'en manquer s'erhpare d'elle à tel point qu'elle tient les discours les plus étranges, ne sachant, disait-elle, à quelle extrémité la faim peut la conduire... Déjà elle com- mençait à grimper aux murs pour atteindre une fe- nêtre assez élevée , lorsqu'à son grand contentement ,

DE LA GOUUMANniSÉ. 3^3

et surtout à celu'. de la demoiselle D**", on vint leur ouvrir la porte.

Un autre jour que je lui pratiquais chez moi une saignée, un énorme morceau de pain, qu'elle tenait sous le bras , étant tombé dans la cuvette qui rece- vait le sang, elle l'en retire avec précipitation, et le dévore tout sanglant.

En résumé, l'on peut dire que cette femme a es- sentiellement vécu pour la digestion. Il est en effet difficile de trouver dans sa vie entière quelques in- stants qui ne soient pas consacrés à cette fonction^ Dans les premiers mois de sa naissance, elle épuise plusieurs nourrices; enfant, elle dévore le pain de ses camarades; adulte , elle mange jour et nuit; de- venue moins vorace, elle se plonge dans une ivresse perpétuelle ; frappée à mort, elle veut se raccrocher à la vie pour manger; enfin, quelques moments avant de mourir, ne pouvant plus manger de pain, parce que, disait-elle, le pain avait mal au cœur, elle force sa sœur à ^manger près d'elle, presque dans sa bouche , et meurt en disant : Puisque le bon Dieu ne veut plus que je mange, que j'aie du moins le plaisir de voir manger!

IV. Le gastronome théoricien , ou la manie de l'art culinaire.

Un cuisiniier éii traitement à l'hôpital Saint-Louis, vers la fin de 1829, disait emphatiquement à un artiste distingué (1) qui peignait son portrait : « Ac-

(1) M. Deiestre, auteur des Etudes des Passions appliquées aux beaux-arts.

384 liE I.A COUn.MANDISE.

tiicllcmcnt , monsieur, on fait la cuisine comme on jjâche le plâtre; cet art est retombé clans l'enfance. Pour moi, je ne regrette qu'une chose, c'est de ne pas pouvoir faire à ma patrie le cadeau de mes con- naissances avant de mourir. Oui, je l'aime, ma pa- trie; jugez-en, monsieur : j'avais jadis cent casse- roles à queue chez le prince de Condé, et je n'ai pas voulu éraigrer ! »

La rencontre de Montaigne avec le maître d'hôtel du cardinal Caraffe est aussi trop curieuse pour ne pas servir d'introduction à cet article, destiné à faire oublier les dégoûtantes peintures que nous a présentées l'observation précédente. « Il m'a faict , dit l'auteur des Essais, un discours de ceste science de gueule, avecques une gravité et une contenance magistrales , comme s'il m'eust parlé de quelque grand poinct de théologie. Il m'a déchiffré une dif- férence d'appétits , celui qu'on a à jeun , qu'on a aprez le second et tiers service; les moyens tantost de luy plaire simplement, tantost de l'esveiller et picquer ; la police des saulces... Aprez cela, il est entré sur l'ordre du service, plein de belles et im- portantes considérations, et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles, et celles mesme qu'on em- ployé à traicter du gouvernement d'un empire. »

Tel était le plaisant personnage dont je vais par- ler, avec cette différence que , n'exerçant pas la pro- fession de maître d'hôtel , il paraissait infiniment plus ridicule. C'était un certain M. de M***, contrô- leur des contributions directes à Pignerol , en 1810, homme bien et de beaucoup d'esprit, mais qui avait à un tel point la passion de l'art culinaire.

DE LA GOURMANDISE. 385

qu'il en faisait l'objet unique de ses pensées , et ne pouvait s'empêcher de montrer à tout propos l'en- thousiasme qu'il lui inspirait.

«On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur, » a dit l'auteur de la Physiologie du goût : M, de M*** était à la fois rôtisseur et cuisinier. Aussi , per- sonne ne s'entendait mieux que lui dans l'art de faire rôtir un filet de bœuf piqué avec des lanières d'anchois, mets pour lequel il avait inventé une sauce dont le secret eût fait la fortune de plus d'un cordon bleu.

Il n'était en France si petit endroit que ce nouvel Archestrate (1) n'eût visité, pour peu qu'il se re- commandât par la production ou la confection de quelque succulent comestible.

N'allez pas croire , cependant , que son érudition se bornât à une simple connaissance de la carie gas- tronomique de la France ; il avait aussi beaucoup étudié l'histoire sous un point de vue spécial, et il savait à ne jamais l'oublier tous les fruits que les Romains avaient recueillis de leurs victoires. 11 sa- vait que ces fameux conquérants , ou , si vous aimez mieux, ces grands voleurs de nations, avaient en-

(1) L'Athénien Archestrate , poëte grec d'une époque incertaine , voyagea pendant plusieurs années pour étudier la cuisine de diffé- rents peuples, et publia le premier poëme gastronomique dont il soit fait mention dans l'histoire. Quoique grand mangeur, il était tellement maigre que le vent , dit-on , l'emportait. Sa légèreté était passée en proverbe : Léger comme Archestrate. Les fragments qui nous restent de son poëme ont donné à Berchoux l'idée du sien : ils prouvent qu'Archestrate possé<lait à un égal degré l'art de cuire et l'art d'écrire.

25

38C P»E LA GOURMANDISE.

levé rabrlcot et le cantaloup aux Arméniens, la pèche et les noix aux Perses, les citrons aux Mèdes, et la cerise à Mlthridate; il avait encore retjenu qu^ les fif^ues avaient été cause indirecte de la descente de Xerxès en Grèce, ainsi que de la destruction de Cartilage; et qu'enfin, Viteilius avait eu le coi^- rage d'aller lui-même chercher la pislaclie en Syrie.

Désireux d'étendre la sphère de ses connaissan- ces, M. de M*** avait lu plusieurs traités de phy- siologie; il s'était longtemps arrêté sur le phéno- mène de la digestion, sur les causes qui peuvent la favoriser, et il faisait à ce sujet des remarques aussi judicieuses qu'originales. « Savez-vous , disait-il un jour, pourquoi les personnes d'un âge avancé sont généralement moroses, silencieuses et pessimistes, c'est qu'elles n'ont plus de dents. Les dents , ajou- tait-il avec chaleur, ne sont pas seulement l'orne- ment de la bouche, les auxiliaires d'une bonne prononciation; elles sont surtout les ciseaux, Ie§ tenailles, la meule, le pressoir de l'estomac. Don- nez-moi un bon dentier à un vieillard , et il rede- viendra causeur, et ses idées, plus libres, perdront la sombre tristesse que leur imprimait l'embarras de les émettre, joint à la difficulté de digérer. »

Une autre fois, il prétendait que la physiogno- monie avait grand tort de ne pas insister davantage sur l'inspection des dents, parce que cette inspec- tion pouvait fournir plusieurs données applicables à la politique. «S'agit-il, par exemple, d'élire un chef, s'il a de grandes incisives, rejetez-le: c'est un ron- geur du peuple. A-t-il de longues Janlalres, rejetez- le également, il le déchirerait. Le candidat que l'on

t)E LA GOURMANDISE. 387

porte h la dépiitation s'avai!Co-l-i! mnni de larjjes molaires, yarclez-voiis bien de lui doinier voire voix: c'est un i;rand nianueur*, et comme cette race d'hom- mes digère toujours, et que la digestion absorbe les facultés intellectuelles, il dormirait continuellement sur les bancs du centre, et ne se réveillerait que pour crier /a clôture ! afin de hâter l'heure de son dîiler. Puis, terminant avec plus de calme, donnez au contraire votre suffrage à un citoyen dont les dents sont petites et bien rangées : celui-là est un homme sobre, ami de l'ordre et de la justice; il ne vous grugera pas. »

L'histoire des voyages avait aussi été l'une des études favorites de M. de M***, et il conservait une estime toute particulière pour les savants naviga- teurs qui nous ont importé le thé du Japon, le café d'Ethiopie, la vanille du Mexique, la cannelle, de Ceylan, le girofle et la muscade des îles Moluques, le poivre de Java et de Sumatra, le piment des îles Caraïbes, et les câpres de Barbarie, Ainsi, par une étude simultanée des événements et des lieux qui en ont été le théâtre (choses qu'on ne devrait jamais séparer), sa mémoire facile lui rappelait ad libitum les faits les plus curieux de l'histoire, et les endroits les plus intéressants du globe.

Cet historiographe de la friandise se rendait fré- quemment à Turin , il était fort répandu , et ou résidait son directeur. Un matin qu'il s'y trou- vait encore , quoique son congé fût expiré de la veille, il entre, la figure toute bouleversée, dans le cabinet de son chef. Celui-ci croit qu'il vient pour s'excuser de n'être pas paiti, et lui fait quelques le-

388 Dr. l.A GOLRMANDISE.

proclies à ce sujet ; mais, loin de l'écouter, M. de M*** s écrie : « Il s'agit bien de cela, vraiment! Que viens- je de voir! C'est abominable! J'ai traversé votre cui- sine, c'est à faire pitié! J'ai vu des perdreaux, des poulets abîmés, massacrés. Et votre dinde truffée, quelle sotte tournure lui a-t-on donnée ! C'était, ma foi , bien la peine que Jacques Cœur importât les dindons, en 1450, pour les voir réduire en pareil état ! Décidément , votre cuisinier n'y entend rien ! Vous avez aujourd'hui le préfet à dîner avec plu- sieurs personnes de la maison du prince Borghèse ; votre repas sera détestable; il va vous déshonorer! »

Cette scène, faite avec le plus grand sérieux, pa- rut si plaisante au directeur que, loin de s'en fâ- cher, il demanda à M. de M*** s'il consentait à faire son dîner ce jour-là. Ce fut alors sur la figure de l'amateur un épanouissement de joie que rien ne saurait rendre. Il courut à la cuisine, s'empara des casseroles et des fourneaux, et l'on dit qu'il se sur- passa tellement, que les premiers cuisiniers du lieu ne purent s'empêcher d'envier la réputation qu'il se fit dans cette circonstance.

La vie culinaire de M. de M"** offre une foule de traits à peu près pareils. Il poussait si loin la manie gastronomique, qu'il engraissait de jeunes pigeons dans une marmite recouverte , afin que ces petits animaux, n'ayant jamais pris d'exercice, ni des ai- les , ni des pattes , eussent les chairs plus tendres , lorsqu'ils seraient appelés à l'honneur de paraître sur sa table.

Un jour, présentant quelqu'un à sa sœur, il ne lui apprit ni le nom, ni la qualité de l'individu,

DE l,A GOURMANDISE. 389

mais il lui dit : «Ma bonne amie, voilà monsieur que j'ai surpris il y a quelque temps à son dîner ; il avait sur sa table des perdreaux rôtis , piqués d'un côté , et non piqués de l'autre : cela est fort bien entendu, parce que chacun peut être servi se- lon son goût. »

L'historien de M. de M***, à qui nous emprun- tons une partie de ces détails, l'ayant revu à Paris après la chute de Napoléon , alla lui faire une vi- site , rue Neuve-des-Capucines , et le trouva dans une espèce de donjon , il se livrait avec une nou- velle ardeur à sa science favorite. Le logement était divisé en plusieurs pièces , dont la principale était consacrée à la cuisine , ou plutôt au laboratoire. C'est que le visiteur fut d'abord conduit. Il ra- conte qu'en entrant, sa vue fut frappée d'un grand vase placé sur une table , et à moitié rempli d'une liqueur jaunâtre, nageaient des oignons et des tronçons de carottes; au-dessus descendait du plan- cher un cerceau suspendu par une ficelle; autour du cerceau étaient attachés par le bec trois ou quatre oiseaux, qui trempaient à moitié dans la liqueur.

M Qu'est-ce que cela ? » demanda-t-il au moderne Apicius (1). «C'est, lui répondit très -sérieusement

(1) Nom de trois Romains célèbres dans les fastes de la gour- mandise. Le premier, contemporain de Sylla , chercha dans la bonne chère une compensation aux violentes commotions de la {juerre civile. Le dernier, qui vécut sous Trajan , trouva le secret de conserver les hullres dans leur fraîcheur. Quant au second, qui est sans contredit le plus célèbre, on lui attribue un traité fort an- cien , De Ol'soniis et conclimcnli.'i , sh'C de Jrle coqninaiia , I^ondres, 1705, in-iS", réimprimé à Amsterdam, 1709, in-12, avec le lilre De

390 DE LA GOURMANDISE.

ce dernier, le problème du vanneau que je crois avoir résolu, et c'est une question fort délicate. Le vanneau, voyez-vous, est un oiseau très-iin; mais il a offert jusqu'ici de grandes difficultés. Ou le train de derrière est trop avancé, ou le train de devant ne l'est pas assez. J'ai réfléchi là-dessus, moi, et j'ai pensé qu'en faisant prendre au vanneau un demi-bain dans une saumure conservatrice, cela donnerait le temps à l'air d'agir sur les ailes, en proportion convenable , et qu'ainsi il serait égale- ment bon dans son entier. Si vous voulez venir de- main dîner avec moi , nous verrons si je suis sur la voie. »

Une pareille invitation était trop séduisante pour n'être pas acceptée. «Et voilà pourquoi, ajoute le narrateur, je puis aujourd'hui proclamer, en toute justice, M. de M*** comme ayant résolu le problème du vanneau. »

Be culinaria, sous lequel il parut pour la première fois à Milan en 1498, in i". C'est de cet Apicius que Scnèque, Pline, Juvénal et Martial ont tant parlé. Sénèque, dont il était le contemporain, nous apprend qu'il tenait une école de bonne chère , et qu'il avait ainsi dépensé deux millions et <lemi. Obli<';é enfin de met ire un peu d'ordre dans ses afFaires, et voyant qu'il ne lui restait plus que deux cent cinquante mille livres, il s'empoisonna, dans la crainte que cette somme ne lui suffît pas pour vivre. Telle fut la fin qui couronna dififnemenl la vie d'un homme à jamais célèbre, pour avoir inventé des gâteaux qui portèrent son nom, et imajjiné un nombre immense de sauces, parmi lesquelles se trouvait peul-éire la saumure de 31. de !\I**'.

DE LA COLEKE.

3îjl

CHAPITRE m.

DE LA COLÈRE.

■jj\w j::j

Les corps infirmes et ulcérés sont blessés par le plus léger contact : aussi la colère n'est qu'un Tice de femmes et d'enfants. Mais les homme» eux-mêmes en sont susceptibles! c'est que le» hommes ont souvent le caractère des femmes et des enfaots.

SÉNÈQUE, De la Colère, liv. i, cli. 16.

Déjlnilioii et synonymie.

Le mot colère dérive du grec ^o^'i» bile, parce que les anciens attribuaient la colère à l'agitation de ce fluide." Cette passion était donc, selon leurs idées, une passion bilieuse; il n'y a même pas encore long- temps qu'on la définissait «l'agitation d'un sang bi- lieux qui se porte au cœur avec rapidité. »

Horace appelle la colère « une folie de courte du- rée, ira far or b revis. «

Trois siècles avant lui, Phllémon, poëte grec, avait dit dans une de ses comédies : « Nous sommes tous insensés lorsque nous sommes en colère. »

Selon Aristote, « la colère est le désir de rendre le mal qu'on nous a fait. »

Sénèque définit celte passion « une émotion vio- lente de l'âme, qui, volontairement et par choix, se porte à la vengeance. »

392 I>E LA COl.KKE.

«La cholere, dit Charron, est une folle passion qui nous pousse entièrement hors de nous , et qui , cherchant le moyen de repousser le mal qui nous menace ou qui nous a desja atteinct, faict bouillir le sang en nostre cœur, et levé en nostre esprit des furieuses vapeurs qui nous aveuglent et nous préci- pitent à tout ce qui peust contenter le désir que nous avons de nous venger. C'est une courte rage, un che- min à la manie. »

D'après de La Chambre, « la colère est une passion mixte, composée de la douleur que l'on souffre pour l'injure reçue, et de la hardiesse que l'on a pour la repousser. »

Je définis la colère : un besoin excessif de réac- tion , déterminé par une souffrance physique ou morale.

Cette passion, malheureusement si commune, et sujette à une sorte de périodicité, présente une foule de degrés, dont les principaux sont \ impatience, Y emportement , la violence, X^l fureur, la haine et la vengeance.

XJ impatience est une disposition habituelle à pren- dre de l'humeur à la plus légère contrariété. Elle se décèle par une vivacité inquiète et impérieuse, par des paroles vives et coupées , accompagnées de tré- pignements et d'une rapide contraction des muscles de la face. Au physique comme au moral , l'impa- tience est un signe de faiblesse. 11 s'est grossière- ment trompé celui qui a cru pouvoii' appeler la pa- tience la force des faibles : car il faut être bien fort pour être toujours modéré , toujours patient.

\j emportement est une propension à s'irriter au

DE LA COLÈKE. 393

moindre obstacle , et à se livrer par accès à de vio- lents éclats de voix, à des gestes menaçants, à des mouvements convulsifs accompagnés d'injures et de menaces.

La violence ne s'en tient pas aux menaces ; plus fougueuse que l'emportement , elle s'abandonne à des actes de brutalité envers ceux qui nous blessent ou qui nous contrarient.

La fureur est le summum de la colère. De toutes les réactions de l'àme qui ont pour but de nous porter au-devant du mal afin de le repousser, c'est sans contredit la plus impétueuse et la plus excen- trique. La violence peut encore calculer le danger , la résistance à vaincre; la fureur est tout à fait aveugle, elle ne sait que se précipiter sur son en- nemi, quelle que soit sa supériorité, ou revenir contre elle-même lorsqu'elle ne peut pas l'atteindre: la folie conduisit Ajax au suicide ; la fureur l'avait conduit à la folie.

La haine, qu'il ne faut pas confondre avec l'anti- pathie, est une colère prolongée, une colère chro- nique. Moins agitée en apparence que la colère, cette passion ne fermente pas avec moins de force, et celui qui l'éprouve ne tarde pas à ressentir tous les effets de la douleur morale.

La vengeance est en quelque sorte la crise de la haine. Funeste conseillère, elle ronge le cœur du malheureux dont elle s'est emparée , jusqu'à ce qu'il ait l'horrible jouissance de voir son ennemi succom- ber sous ses coups. Il n'est pas rare de rencontrer des hommes tellement dévorés de la soif de la ven- geance que, pour l'assouvir, ils bravent jusqu'à l'é-

4ii»

394 DE LA COLÈRE.

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cnafaud. Comme l'envieux, le vindicatif se reconnaît à son air sombre, à son teint livide, et souvent à la maigreur générale de son corps, lorsque sa passion tarde trop à se satisfaire.

, 11 est encore une espèce de petite vengeance, honteuse et pusillanime, que l'on observe plus par- ticulièrement chez les enfants, les femmes et les vieillards, c'est la bouderie, état de l'àme attristée par l'impuissance sentie de réagir contre une supé- riorité physique ou morale.

Une personne qui se serait quelquefois livrée à l'impatience, à l'emportement ou à la vengeance, ne doit pas pour cela être considérée comme impa- tiente, emportée ou vindicative : ces épithètes en- traînent avec elles l'idée de l'habitude de se livrer à ces funestes penchants. C'est une remarque que je fais seulement ici pour les étrangers.

Causes.

^ Causes prédisposantes. La constitution, le sexe, ràg'e, le climat, les professions, la santé ou la ma- ladie, exercent une influence notable sur le déve- loppement de la passion dont nous nous occupons. Voici ce qu'une longue série d'observations permet de donner de plus constant à cet égard.

Les sujets bilieux, bilioso-sanguins et nerveux, sont en général plus portés à la colère que les per- sonnes qui vivent sous la prédominance lympha- tique : aussi dit on vulgairement de ces dernières qu'elles sont d'une bnnne pâte.

La femme , douée d'un système nerveux plus im-

DE LA COLÈRE. 395

' . -,

pressionnable que celui de l'homme, est par cela même plus disposée que lui à contracter cette pas- sion , qui fatie si vite chez elle la fleui* de la beauté. Habituellement, la colère des femmes a plus vivacité que de force; mais, lorsqu'elle est poussée jusqu'à la fureur, dans la jalousie par exemple, «aucune, dit Montaigne, n'est si pleniere ni si ter- rible ; »

. . . yolamque furciis quid feiniiia pussil . ;■,

Eu égard aux âges, on a remarqué que les enfants sont naturellement impatients ou boudeurs, et les jeunes gens, emportés ou violents.

L'influence du climat et de la chaleur sur la co- 1ère ne saurait non plus être révoquée en doute ; qu'importe l'objection que Pierre le Grand a été violent et Titus pacifique ? Cette observation particu- lière ne peut pas infirmer l'observation générale, qui démontre que les habitants du Nord sont bien moins irascibles que ceux des pays méridionaux. Les froids secs, et surtout les grandes chaleurs, disposent aussi bien autrement à la colère que les temps doux et pluvieux. On sait que le duc de Guise, Charles 1" et Louis XVI , furent mis à mort pendant un froid ri- goureux, et que le soleil ardent de juillet et d'août a éclairé nos plus grands bouleversements politi- ques.

Quanta l'influence des professions, on a signalé que les soldats, les marins notamment, sont en gé- néral brusques, emportés ou violents, tandis que les littérateurs et les artistes sont plutôt impatients ou haineux.

396 DE lA COLKIU:

Ainsi, aucun âge, aucun lieu, aucune contrée, aucune profession , n'est tout à fait exempte de co- lère, la plus universelle, et certainement aussi la plus contagieuse de toutes les passions : la plupart, en effet, n'attaquent que les individus isolément; la colère se communique en un instant à tout un peuple.

La maladie, comme tout le monde a pu l'obser- ver, nous rend pour l'ordinaire moroses et irascibles; il en est de même du malheur, des veilles excessives, de la faim et de la soif. J'ai vu beaucoup d'indivi- dus, habituellement doux, devenir d'une violence extrême aussitôt qu'ils tombaient malades, et, plus d'une fois , l'altération de leur caractère m'a fait pronostiquer chez eux l'invasion prochaine d'une maladie, alors même que leurs fonctions organiques s'exerçaient encore avec régularité. On rencontre aussi des personnes souffrantes qui sont d'une hu- meur insupportable pendant tout le temps que dure leur digestion : de ce nombre était le maréchal Au- gereau , qui , pendant la première heure après son dîner, aurait volontiers tout exterminé, amis comme ennemis.

On a remarqué depuis longtemps que les animaux faibles et chétifs sont beaucoup plus enclins à la colère que les êtres robustes et fortement constitués. En cela l'on doit encore admirer la prévoyance du Créateur, qui leur a donné cette tendance comme une arme défensive , puisqu'elle produit subitement chez eux une exaltation vitale qui les empêche d'être sans cesse victimes du plus fort. 11 en est , du reste, de la faiblesse morale comme de la faiblesse phy-

Dt LA COLÉUK. 397

sique : les personnes d'un esprit étroit et sans in- struction sont généralement plus portées à la colère, leur volonté n'ayant pas toujours l'énergie néces- saire pour maîtriser les mouvements déréglés de cette passion. Cette remarque s'applique surtout aux idiots (1), dont les emportements vont souvent jus- qu'à la fureur. Enfin, de nombreuses observations, que j'ai été à même de faire, me donnent la convic- tion que la prédisposition à la colère peut être trans- mise par rbérédité et même par l'allaitement.

Causes déterminantes. Le sentiment de la jus- tice et celui de la pitié ont sans doute fait naître plus d'une fois la colère dans des âmes généreuses et sensibles ; mais les obstacles opposés à nos désirs, les blessures faites à notre amour-propre, à notre vanité, l'ivresse, et surtout l'instinct de conserva- tion, qui nous porte à repousser les dangers qui nous menacent , voilà les causes qui déterminent le plus ordinairement en nous cette terrible réaction de l'àme, dont nous allons étudier les symptômes et les effets.

Avant d'aller plus loin, je crois devoir signaler une dernière cause, sur laquelle la plupart des mo- ralistes ne se sont pas assez arrêtés , et qui cepen- dant produit de violents accès de colère dans le pre- mier âge de la vie : je veux parler de la faiblesse qu'ont la plupart des parents d'accorder à leurs en- fants tout ce qu'ils demandent avec des cris et des mouvements d'impatience. Une fois que l'enfant se

(1) Sur 100 individus affectés d'idiotie, le docteur Bel homme en a trouvé 86 colères

398 DE LA COI.ÈRE.

sera servi avec succès cle ce moyen pour obtenir ce qu'il désire , il continuera instinclivenient de l'employer; et, s'il y a souvent recours, comment plus tard pourra-t-on le corriger d'un vice dont l'ha- bitude aura fait une seconde nature, mais qu'une éducation commencée au berceau eût sans doute détruit , ou l^eaucoup modifié ? On ne saurait donc trop se mettre en garde contre ce despotisme de Iqi faiblesse.

Symptômes , effets et terminaison.

Les symptômes de la colère offrent chez les di- vers individus des différences notables, qui parais- sent dépendre en grande partie de la prédominance organique sous laquelle ils vivent.

Les observateurs ont distingué la colère rouge ou expanslve, et la colère pâle ou spasmodique : il en est une troisième espèce , qui participe des deux autres.

Les sujets robustes et sanguins ressentent-ils l'ai- puillon de la colère, le sang, refoulé d'abord vers le centre du corps, en est bientôt chassé et repoussé vers la périphérie: le cœur bat avec violence, respiration est accélérée, le visage et le cou se gon- flent, rougissent, les veines se dessinent sous la peau; les cheveux se hérissent, le regard s'anime, s'enflamme, et le globe de l'œil, injecté de sang, paraît sortir de son orbite (1). En même temps, les

(1) Si l'on ajoute à ce fait, que la rougeur produite par la colère couinience ordinairement par les yeux, on concevra mieux pour-

DK LA COLÈRE. 399

narines se dllafent, et les lèvres, tiraillées par le muscle labial , laissent apercevoir les dents; la voix est raiique , l'oreille devient sourde; la parole, presque toujours entrecoupée, est difficile ou exu- bérante; l'écnnie sort de la bouche avec l'injure, la menace, le blasphème ; enfin , les forces sont pro- digieusement développées, et la détente musculaire qui accompagne ce bouleversement de l'âme et du corps est violente, mais prompte; la passion a réagi: elle est satisfaite.

Chez les individus faibles , chez ceux qui vivent sous la prédominance du foie ou du système lym- phatique, le sang, également refoulé vers les vis- cères, semble y séjourner : les battements du cœur sont à peine sensibles ; le pouls est petit , serré et fréquent ; la respiration , difficile et suffocante; une sueur froide se répand sur tout le corps; le visage se décolore entièrement; les yeux sont fixes et les mâ- choires, serrées; un tremblement convulsif agite les membres. Ecrasés, pour ainsi dire, sous le poids de leur colère, ces malheureux quelquefois ne peuvent ni remuer ni articuler une parole; mais leur immo- bilité et leur silence sont bien plus à redouter que l'agitation, les cris et la violente des sanguins : la crise de cette rage impuissante n'est en effet que re- tardée. Chez quelques âmes nobles et généreuses, on la volt à la vérité se transformer en indignation et en mépris; mais, le plus fréquemment, la passion ,

quoi roi»htljalmie chronique est incurable chez les personnes qui se livrent à de fréquents emporiemenis, tandis qu'elle finit par dis- paraître chez celles qui ont le courage de dompter leur caractère.

400 DE LA COLÈRE.

qui n'a pas réagi, passe à l'état chronique, devient haine, et la haine, pour peu qu'elle soit surexcitée, se termine presque toujours par la vengeance (1).

La différence de physionomie que présente la co- lère, observée dans ces deux classes d'individus, tient à ce que , chez les premiers , la passion réagis- sant subitement se montre tout excentrique , tandis qu'elle reste concentrique chez les seconds , qui sont ordinairement privés d'une suffisante énergie de réaction.

La colère des bilieux-sanguins participe de ces deux états : concentrique dans le premier temps de l'accès, elle devient excentrique dans le second, elle met tout le corps en feu : c'est la poudre , dont l'explosion est d'autant plus terrible qu'elle a été plus comprimée , ou bien l'arc , dont les traits portent d'autant plus loin que la corde a été plus fortement tendue.

Enumérons maintenant les effets morbides que peut produire un pareil bouleversement de toute l'économie.

Immédiatement après un accès de colère, il n'est pas rare de voir survenir des déjections ou des vo- missements bilieux , quelquefois même l'ictère et l'hépatite, ainsi que des hernies plus ou moins volu- mineuses. L'influence de cette passion sur le foie est

(1) La vengeance esl comme endémique dans la Corse : ce dé- partement présente le nombre proportionnel le plus élevé decrimes contre les personnes, et c'est d'ordinaire la î;e«fl'e//« qui en esl la cause déterminante. Sur 116 accusés traduits en 1841 devant le jury de ce déparlement, 93 étaient poursuivis pour crimes contre les personnes, et 23, seulement, pour crimes contre les propriétés.

ftF. i,A roiiftE. 101

tellement grande que plusieurs nosologistes, pre- nant l'effet pour la cause, ont avancé que la colère avait constamment son origine dans cet organe.

L'influence de la colère sur le cerveau n'est ni moins forte ni moins dangereuse : la syncope , les convulsions, l'épilepsie, l'apoplexie, la paraly- sie, l'encéphalite et la manie furieuse, ne sont que trop souvent le résultat de cette funeste passion. Cette terminaison a surtout lieu chez les femmes irascibles, après une brusque suppression des men- strues , des lochies ou du lait.

Enfin, dans de violents accès de colère, on a vu plu- sieurs fois les artères et le cœur devenir anévrysmati- ques, se rompre, et déterminer subitement la mort ( 1 ) ainsi que l'avortement chez les femmes enceintes.

« Quel doit estre , dit Charron , Testât de l'es- prit au dedans , puisqu'il cause un tel desordre au dehors! La cholere du premier coup en chasse et bannist loing la raison et le jugement, afin que la place luy demeure toute entière; puis elle remplit tout de feu, de fumée, de ténèbres et de bruict. semblable à celuy qui mist le maistre hors la mai- son , puis y mist le feu , et se brusia vif dedans ; et comme un navire qui n'a ny gouvernail, ny patron , ny voiles , ny avirons , et qui court fortune à la mercy des vagues , vents et tempestes , au milieu de la mer courroucée.

(1) Sylla, \ alentinien , Nerva , Venceslas, Isabeâu de Bavière, moururent à la suite d'un accès de colère. De nos jours, le furi- bond Marat avait le pouls constamment fébrile , et Robespierre éprouvait des hémorrhagies nasales qui inondaient son lit presque toutes les nuits.

20

402 OE l.A Cni.FRE.

ft Ses effecU sont grands , souvent bien misérables et lamentables. Premièrement elle nous pousse à l'injustice, car elle se despite et s'esguise par oppo- sition juste, et par la cognolssance que l'on a de s'estre courroucé mal à propos. Elle s'esguise aussi par le silence et la froideur , par l'on pense estre dédaigné et soi et sa cholere; ce qui est propre aux femmes., lesquelles souvent se courroucent afin que l'on se contre-courrouce, et redoublent leur cholere jusqu'à la rage, quand elles voyent que l'on ne dai- gne nourrir leur courroux. Ainsi se montre bien la cholere estre beste sauvage , puisque ny par défense ou excuse, ny par non^defense et silence, elle ne se laisse gagner ny adoucir. Son injustice est au.ssi en ce qu'elle veust estre juge et partie, et s'en prend à tous ceux qui ne luy adhèrent. Secondement pour ce qu'elle est inconsidérée et esîourdie , elle nou.-^ jette et précipite en de grands maux, et souvent en ceux mesmes que nous fuyons ou procurons à au truy , ilat pœnas diini exii^it (T. Cette passion res- semble proprement aux grandes ruines , qui se rompent sur ce quoy elles tombent : elle désire si violemment le mal d'autruy, qu'elle ne prend pas garde à esviter le sien. Elle nous entrave et nous enlace, nous faict dire et faire des choses indignes, honteuses et messeantes. Finalement elle nous em-

(r « Pour se préserver de la colère, dit Sénèquo , à qui Charr<in emprunte ret»e ctialion , il faut souvent se représenter les maux cu'elle entraîne à sa suite, et songer v\\xtle se punit presque taii- iour.t fti voulant te venger. D'ailleurs, ajoute-l-il, avec nos égaux, Ja veni^eanoe est incertaine; avec nos supérieurs, c'est une folie : avec nos inférieurs, c'est une bassesse. <

I)i; I.A COI.KIIK. 4()S

j)orlc si onlrenienl, (jirelle nous lalct faire de» <;lioses seandalouses vl ineparaJjles , meurtres, enj- poisonnemenls, Irahisous, dont après s'ensuivent de jjrands repentirs : tesinoln Alexandre le Grand , après avoir tué Clytus, dont disoil Pytliagoras que la lin delà eholere estoit le commencement du repentir.»

Si nous envisajjeons la colère dans ses rapports avec la criminalité, nous trouvons que, sur 1,000 crimes d'empoisonnement, de meurtre, d'assassinat et d'incendie, 264 ont eu pour motifs la haine ou la vengeance; 143 les dissensions domestiques, les haines entre les parents; 113 les querelles au jeu ou dans les lieux publics; 94 enfin, les querelles et rencontres fortuites, résultat effrayant, et que l'on ne saurait trop mettre sous les yeux des per- sonnes qui ne s'attachent pas à modérer la violence de leur caractère.

Pendant la seule année 1838, les cours d'assises du royaume ont eu à juger 238 accusations de cri- mes ayant pour cause la colère, la haine, la ven- geance, savoir :

Empoisonnements 4

Incendies 61

Assassinats 104

Meurtres 41

Homicides involontaires ... 28

238

Les mêmes motifs ont déterminé 243 crimes en 183Î) , 246 en 1840, et 234 en 184t. Dans ces quaire nombres annuels ne sont pas compris les crimes résultant de rixes au cabaret et au jeu, ainsi que

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de rencontres et querelles l'ortnites, lesquels s'élè- vent, pour 1838, à 103, pour 1839, à 119, pour 1840, à 112, et pour 1841, à 105. Le Compte géné- ral de l'administration de la justice criminelle en France pendant cette dernière année signale aussi 6 suicides provoqués par un accès de colère, 3 chez l'homme, et 3 chez la femme (1).

« De toutes les passions innées , dit Marc à ce sujet, il n'en est pas dont les actes occupent plus souvent les tribunaux que ceux dont la colère est la source. En effet, aucune passion ne donne plus aisément lieu à une perturbation prompte de tout l'organisme, ne fait plus ressembler à un maniaque, que celui qui en est atteint à un haut degré : ira furor hrevis , a dit Horace , et cette maxime a traversé les siècles sans qu'on ait songé à la contester. En con-

(1) 11 est à regretter que nos Comptes annuels de l'administration de la justice militaire ne sijrnalent pas les motifs des délits commis dans l'armée : c'est une lacune qu'il serait bien important de rem- plir. En l'absence de documents positifs, je me bornerai à extraire du dernier Rapport au Roi les chiffres de certains délits dont la colère est, sans contredit, la cause la plus fréquente. F'endant la seule année 1839, \ insubordi nation , qui comprend depuis le refus formel d'obéissance jusqu'aux voies de fait envers les supérieurs , l'insubordination, dis-je, a amené devant les conseils de guerre 379 prévenus, sur lesquels 252 ont été condamnés. C'est à la fois 1 sur 12 du total des hommes mis en prévention comme du total des condamnés. Relativement « l'effectif de l'armée, c'est 1 pré- venu sur 833, et 1 condamné sur 1,252. Sur les 4,367 militaires mis en jugement pendant celte même année, on en trouve 17 ac- cusés de meurtre, 23 d'assassinat, 83 de coups et blessures vo- lontaires, 5 d'homicide ou de coups et blessures involontaires. (En 1839, l'armée française se composait de 317,578 hommes, y compris la garde municipale et les sapeurs-pompiers de la ville de Paris.)

I»E LA (Oi.tKE. 405

séquence, les actes produits par la colère sont le plus souvent accomplis avec absence de la liberté morale ; mais, pour bien juger la réalité de cette ab- sence, il faudra avoir égard k toutes les circonstan- ces qui auront précédé, accompagné et suivi la per- pétration de l'acte. Ainsi , il feudra s'enquérir de la constitution de celui qui l'a commis, afin de savoir s'il est naturellement enclin à la colère; il faudra examiner les motifs qui ont déterminé la passion , et si leur gravité est proportionnée au de- gré d'exaltation de celle-ci ; savoir si l'exécution de l'acte a suivi aussitôt le développement des sen- timents passionnés ; connaître quelle a été la situa- tion morale et physique de l'inculpé après l'acte ; enfin , saisir toutes les circonstances internes et externes capables de faire apprécier l'imputabilité. «Lorsque la haine est motivée, dit encore ce savant médecin-légiste , plus ses motifs sont plau- sibles , moins les actes criminels qu'occasionne cette passion permettent d'admettre ce degré de lésion de la volonté qui peut les rendre excusables. Ils se confondent alors avec les effets de la ven- geance , qui n'admet guère le bénéfice de l'excuse lorsqu'elle est provoquée par des passions acquises plutôt qu'innées. » ( De la Folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-Judiciaires. )

Traitement.

Moyens moraux. Nous avons vu précédemment que toute colère provient de faiblesse : fortifions donc d'abord notre corps et notre esprit, l'un par

406 DE L* COLÈRE.

l'exercice et la tempérance, l'autre par l'étude et la réflexion. Quand nous aurons acquis des membres robustes et un jugement sain , nous serons rarement dominés par cette fougueuse passion.

En second lieu , fermons avec soin toutes les avenues de notre cœur à la colère, en évitant les les occiisions qui peuvent l'exciter : ce n'est pas quand l'ennemi est entré dans la place qu'il faut songer à le repousser.

Toutefois , ces occasions se présentent-elles ino- pinément, et commençons-nous à ressentir les pre- miers aiguillons de la passion, tachons, si cela est possible, de changer une conversation devenue trop animée, ou, ce qui est encore plus prudent, retirons-nous prompfement à l'écart ; la solitude , le repos et la réflexion auront bientôt arrêté le cours de cette fièvre, qui eût pu dégénérer en véri- table frénésie.

Le remède le plus efficace contre la colère est le délai : défendons-nous donc de juger sur de simples soupçons, et de croire légèrement les rapports accusateurs : tant de gens mentent pour ti'omper, et tant d'autres parce qu'ils ont été trompés! Fai- sons-nous surtout une loi de ne jamais prendre de résolution pendant la passion : c'est une mauvaise conseillère, qui fausse également l'esprit et le cœur. Un sage avait engagé l'empereur Auguste, dès qu'il se sentirait impatient, à ne rien dire, à ne rien faire qu'il n'eût prononcé toutes les lettres de l'alphabet. Je demanderai beaucoup plus de temps pour la ré- flexion , et j'engagerai les personnes qui seraient irritées, même pour de justes motif», à ne prendre

UE LA COLKHE. 407

aucune détermination avant de ë'èlre livrées aux douceurs du sommeil. On dit avec raison que la unit jwrte conseil ; rien , en effet, ne redresse mieux le juj^ement que le repos , le silence et l'obscurité.

Défendons-nous enfin de tout sentiment de haine et de A'en^eanee, en considérant que l'offenseur est presque toujours plus véritablement à plaindre que l'offensé; et que d'ailleurs, haïr et méditer ven- geance, c'est s'avouer blessé, c'est vouloir perdre sa supériorité morale (1) : iMoïse et Lycurgue , David et César , n'auraient pas été aussi grands s'ils n'eus- sent su pardonner.

Soyons donc supérieurs aux injures et aux Outra- ges, en les dédaignant , ou, mieux encore , en les pardonnant, ainsi que nous le prescrit une religion toiile d'amour. C'est sans doute une belle victoire que de se vaincre soi-même; mais, pour que le triomphe soit complet, il faut encore s'efforcer de gagner le cœur de son ennemi par des bienfaits. Comment Lycurgue se vengea-t-il du méchant qui lui avait crevé un œil .' Il l'instruisit , et en fit un citoyen vertueux. Chrétiens, tâchons au moins d'imiter le législateur de Sparte!

De toutes les passions , la colèi'e est peut-être celle siu" laquelle une éducation habilement dirigée peut exercer la plus salutaire influence. Si l'on me demande à quelle époque de l'enfance il faut com- mencer cette éducation , je répondrai , dès le ber-

(1) «Ullio doloris confessio est... Non est majimis animus f|iieni « incurvât injuria ; ingcns animus el verus a'stimalor sui non vindi- cal injuriam, quia non seniii. » ^^Senec., tie Ira, lib. m, cap. 5.)

408 DE LA COLÈl'iE.

ceau, et iiiêine avant la naissance. Cette opinion, qui peut d'abord paraître paradoxale , cesse d'être considérée comme telle , quand on songe aux acci- dents nombreux survenus aux fœtus, par suite de l'influence physique et morale exercée par la mère sur l'enfant qu'elle porte. On ne voit aussi que trop souvent le lait des nourrices colères pro- duire d'atroces coliques ou de dangereux vomis- sements chez leurs nourrissons , auxquels elles transmettent ainsi l'impatience avec la douleur. Albinus rapporte qu'un enfant à la mamelle suc- comba pour avoir pris le sein de sa mère , qui venait de se mettre en colère: peu d'instants avant de mourir, il lui survint des hémorrhagies par les yeux, les oreilles, le nez, la bouche et l'anus. J'ai soigné une nourrice sujette à de violents empor- tements, à la suite desquels elle éprouvait des hé- morrhagies ou des attaques de nerfs épileptiformes : les trois enfants qu'elle avait allaités sont morts dans des convulsions , avant l'époque l'on aurait pu attribuer ces accidents à la dentition. Ces exem- ples, qui ne sont pas les seuls, peuvent utilement être cités aux femmes qui allaitent, et qui ont le malheur de s'abandonner à cette funeste passion. Si la leçon est perdue pour une nourrice à gages, elle ne le sera sans doute pas pour une bonne mère , et surtout pour une mère chrétienne.

Si, comme nous avons pu l'observer, la colère est héréditaire(l), si elle peut se transmettre avec le lait, elle peut aussi se communiquer par l'influence

^() Voyez ci-a]ircs In (|ualiicine obscrvuiiiii).

OE I.A COl.KIlK, 409

du mauvais exemple. L'instinct d'imitation est géné- ralement très-développé chez les enfants : ne con- tribuons donc pas à leur faire contracter un vice dont nous serions forcés de les corriger plus tard.

Pour les enfants déjà colères, les précepte** gé- néraux que l'on peut donner se réduisent aux sui- vants :

1" Ne leur jamais rien accorder de ce qu'ils de- mandent avec violence ou seulement avec bouderie;

2" Les reprendre avec douceur lorsqu'ils se sont livrés à quelque emportement, et les punir de sang- froid quand ils seront devenus calmes;

3" Leur montrer, suivant le conseil des sages, toute la difformité de cette passion , en les contraignant de se regarder dans un miroir pendant un accès ;

4" Exercer progressivement les plus impatients à des travaux, à des jeux qui demandent beaucoup d'adresse, de temps, d'ordre et de tranquillité;

5" Leur petite colère est-elle provoquée par la faim, qui est un véritable commencement d'irri- tation, si l'on ne peut, ou si l'on ne veut pas conten- ter à l'instant ce besoin , on l'apaisera pour le mo- ment en leur donnant à boire un peu d'eau pure ou sucrée. Ce conseil contre l'impatience des enfants convient aussi aux adultes dont l'estomac est déli- cat, et qui, sans cette précaution, ne se livreraient pas toujours impunément à leur appétit quand ils ont trop attendu pour le satisfaire.

Quant aux personnes emportées ou violentes, elles devront éviter, autant que possible, de surcharger leur esprit d'affaires, et de se livrer à des études trop sérieuses et trop longues; elles feront bien de

410 Uf l,.\ COLERE.

se lier d'amitié avec des hommes calmes, modéré», patients , et de fréquenter la société de femmes douces et spirituelles. Si celte fréquentation ne les corrige pas entièrement, elle tempérera au moins d'une manière sensible la fougue de leur caractère : il n'est pas jusqu'aux aliénés sur lesquels la douceur ne puisse avoir quelque empire.

Moyens ph] sn/ues. C'est surtout contre cette passion que les agents hygiéniques peuvent être employés avec le plus grand succès, soit comme moyens préservatifs, soit comme moyens curatifs.

Ainsi, la nourriture des individus colères, ou dis- posés à le devenir, devra en général être douce, végétale , lactée , entremêlée de viandes blanches et de substances grasses et acidulés. Ils devront aussi se priver de vin pur , de liqueurs, de café, de thé, et ne prendre pour boisson habituelle que de l'eau pure ou légèrement rougie. Il faudra toutefois bien se garder de faire boire de l'eau à la glace immé- diatement après un accès de colère : ce moyen , préconisé par l'ignorance, a causé plus d'une mort subite par suffocation.

La pêche, des exercices champêtres, et surtout l'habitation à la campagne, sont encore de puissants auxiliaires dans le traitement de la maladie qui nous occupe.

De nombreux exemples attestent l'influence d'une musique douce et gracieuse pour tempérer l'iras- cibilité de certains sujets.

Des bains de rivière en été , des bains tièdes pen- dant l'hiver, doivent aussi être conseillés; ils amè-

I)K I.A COli.UE. 4tl

neront presque toujours une amélioration sensible, tant au physique qu'au moral.

Des saijjnées jjénérales ou locales, seront enfin pratiquées avec avantaj^e dans les cas de pléthore ou de conj>cstioii iiinniiienle vers l'une des trois cavités splanch niques.

Obi:er<^ntious. I. Colère liabiluelle, j^uérie par la craini»* de la muri.

Vers la fin de l'hiver de 1821, M. D*** , l'un des premiers artistes de la capitale, arrive chez moi, la figure toute bouleversée, me suppliant de me rendre auprès de sa femme, qui venait de tomber dans un profond évanouissement. Nous montons aussitôt en voiture, et, quelques minutes après, nous étions chez la malade. Madame D*** , que je ne con- naissais que de nom , avait environ quarante-cinq ans; sa complexion était très-délicate, sa constitu- tion nerveuse, et son teint habituellement décoloré. Le pouls, à mon arrivée, donnait 140 pulsations par minute ; il était extrêmement faible et irrégulier, avec intermittence; les yeux étaient encore fermés, les lè- vres pâles et légèrement violacées; une sueur froide baignait tout le corps. Quelques cuillerées d'une potion antispasmodique que je préparai moi-même, et des frictions que je pratiquai sur les membres à l'aide d'une brosse, rendirent bientôt à madame D*** l'usage de ses sens. Son air embarrassé à ma vue, une glace fendue du haut en bas, et plusieurs éclats de vases de porcelaine, me donnèrent à penser que

412 DE l.A COLÈliE,

la femme de Socrate pouvait bien avoir son pendant à Paris. Ma conjecture ne tarda pas à se changer en certitude, lorsque je sentis le pouls retomber par degrés à 80 pulsations , les conjonctives restant en- core fortement injectées, et la lèvre inférieure agitée, par intervalles, d'un tremblement convulsif. Lors- qu'elle fut tout à fait revenue à elle-même, ses pre- mières paroles furent pour me demander si son mari ne m'avait pas dit la cause des accidents nerveux qu'elle venait d'éprouver. «Non, madame, lui ré- pondis-je; monsieur votre mari était tellement af- fecté de votre état, qu'il n'a pas articulé un mot pendant le court trajet que nous avons fait ensemble. Mais , du reste , il n'est pas difficile de reconnaître que vous devez à un violent accès de colère la lon- gue et douloureuse syncope que vous venez d'éprou- ver. — Docteur, je vous avouerai que j'ai surtout en ce moment une frayeur extrême de la mort. Cela ne m'étonne pas, madame, puisque vous avez une maladie organique du cœur qui inspire assez ordi- nairement cette crainte; mais ce qui me surprend, c'est que vous aggraviez encore cette affection en vous laissant aller à de pareils emportements. Pour peu que les accès en soient fréquents, vous prenez le moyen le plus propre a abréger vos jours. Mais serait-il possible que l'on mourût dans une syncope de la nature de celle que je viens d'avoir? Oui, madame; et les exemples n'en sont pas rares. Chez vous, par exemple, la mort aurait probablement lieu par une rupture du cœur. Mais enfin , elle n'arriverait sans doute pas subitement ; j'aurais au moins le temps de me reconnaître? Non, ma^

t)R I.A COLÈRE. 413

dame; la mort surviendrait en quelques secondes. » Madame D*** resta quelque temps pensive et comme stupéfaite. Puis , rompant tout à coup le silence : « Docteur , reprit-elle avec le plus grand calme, je vous remercie de m'avoir dit la vérité. Jusqu'ici mes principes religieux n'avaient pu seuls m'empêcher de me livrer de temps en temps à des transports de colère dont je gémissais ensuite; mais la crainte d'une mort subite me fait prendre une forte résolution de me maîtriser désormais; toute- fois, je compte sur vos bons conseils pour rendre ma tâche plus facile. »

Mon premier soin fut de changer complètement le régime de madame D***, Je proscrivis d'abord le bœuf rôti, le mouton, le gibier surtout, qu'elle aimait beaucoup , et fis remplacer ces aliments trop substantiels par des viandes blanches et des légumes herbacés. Je lui interdis aussi l'usage du vin pur, du café et des liqueurs; en même temps je lui conseillai de prendre pendant un an une tasse de lait d'ànesse pour son premier déjeunei*. Ces moyens, suivis avec la plus scrupuleuse exactitude, calmèrent de jour en jour le système nerveux de madame D*** ; mais la crainte de mourir subitement exerça sur son esprit une influence encore plus sa- lutaire. Aussi , après quinze mois d'une lutte , d'a- bord assez pénible, avec elle-même, cette dame parvint à se maîtriser tellement , que pendant plu- sieurs années qu'elle vécut encore, son mari eut la satisfaction de ne plus la voir se livrer au moindre emportement, même envers ses domestiques , dont la plus âgée, depuis longtemps à son service, la

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mettait à de rudes épreuves par son impertinence et son entêtement.

11. Colère impuissante lerminée subitement par une conffeslion pulmonaire et cérébrale, mortelle. ^Médecine léffale.)

Au mois d'août 1830, nous fûmes requis, le doc- teur Devilliers et moi, par le commissaire de police du quartier de l'Observatoire, à l'effet d'aller con- stater le genre de mort d'un ouvrier, d'une stature athlétique, qui avait succombé la veille, dans une lutte violente avec un jeune compagnon maçon.

Quatre témoins oculaires de ce triste événement le racontèrent à M. le commissaire dans les termes suivants: wHierausoir, nous étions, avec le petit Michel, assis autour de la table sur laquelle est le cadavre, nous amusant paisiblement à faire une partie de cartes , lorsque Bras-de-Fer arrive auprès de nous, et essaye à plusieurs reprises de brouiller notre jeu. JNous prenons d'abord la chose en plai- santant; à la fin, cependant, Michel l'invite sérieu- sement, quoique avec calme, à ne pas nous inter- rompre plus longtemps. A partir de ce moment, Bras-de-Fer ne cesse de tourmenter Michel; il l'in- sulte, il le pousse, et va même jusqu'à lui tirer les oreilles avec violence. Michel alors commence à se fâcher, et le prie instamment de finir ses méchance- tés, s'il ne veut qu'il l'y contraigne. A ces mots, Bras-de-Fer recommence de plus belle; il enlève Michel de dessus son banc, et, le tenant par les oreilles, le laisse retomber brusquement, puis, lui donne sur le nez de si rudes chiquenaudes, que le

DE LA roi.ÈUE. 415

san^ en jaillit avec lorce. Acetle vue, le pelitiMichel est hors de lui, il s'élance de sa place, s'écriant d'une voix terrible : « Tu es venu chercher ton maî- «tre! ^rand lâche! eh bien! tu vas le trouver. Roquet!» riposte Bras-de-Fer en souriant de pitié. Mais à l'instant il se sent enlacé par Michel, qui, lui tenant les bras fortement serrés contre les côtes, l'empêche ainsi de pouvoir les employer à sa dé- fense. Bras-de Fer s'épuise en efforts inutiles pour dégager ses bras ; son dépit se change alors en fureur; il grince des dents, il écume; et, abaissant sa tête sur celle de Michel, il lui mord les cheveux, qu'il arrache avec un lambeau de peau, a Scélérat! s'écrie Michel, dont le visage e?t baigné de sang, tu veux donc que je serre encore plus fort,» et ses bras d'Hercule redoublent leur étreinte. « Grâce ! » murmure alors Bras-de-Fer d'une voix étouffée. Dans un dernier effort, Michel enlève déterre son puissant adversaire, dont les yeux sont rouges de sang, et dont la langue est sortie de la bouche; il le tient pendant quelques secondes dans cet état, et le laisse retomber à terre dès qu'il ne sent plus aucune résistance. Bras-de-Fer était mort, »

C'était la première fois de sa vie que Michel se battait ; il ne connaissait pas ses forces , et pleura toute la nuit la mort de son adversaire.

Ouverture. A l'ouverture du corps nous trou- vâmes, le docteur Devilliers et moi, les poumons gorgés d'un sang noir, les méninges fortement in- jectées , et la substance cérébrale pointillée à plus d'un pouce de profondeur. D'après ces lésions pa- thologiques, et les signes commémoratifs que nous

416 I)F I.A COLÈr.E.

avons recueillis de la bouche des témoins de cette lutte , nous crûmes devoir déclarer , dans notre rap- port annexé au procès-verbal , que la mort subite était le résultat d'une violente congestion pulmo- naire et cérébrale, produite moins par la compres- sion exercée sur les côtes que par la colère impuis- sante à laquelle Bras-de-Fer s'était abandonné, colère qui, dans plusieurs cas, avait suffi pour amener cette funeste terminaison. Michel ne fut pas même arrêté.

111. Mélancolie avec fréquents accès de fureur, produile par une phlegmasie aiguë passée à l'étal chronique.

La jeune Caroline, douée d'une grande activité et d'une force athlétique , se faisait surtout remar- quer par la douceur, l'enjouement et l'égalité de son caractère. De quatorze à dix-neuf ans, les soins du ménage et les exercices champêtres étaient pour elle une occupation aussi agréable que salutaire. Elle s'amusait, en outre, à labourer la terre et à con- duire des chevaux, qu'elle montait non en amazone, mais en véritable écuyer; ou bien, piéton infati- gable, elle faisait dix à douze lieues dans sa jour- née , et le lendemain reprenait gaiement ses rudes travaux.

Par suite d'un changement survenu dans la for- tune de ses parents, Caroline fut forcée de quitter ce genre de vie , qui lui était si favorable , et , de dix-neuf à vingt-quatre ans, elle se livra avec assi- duité à la couture. Dès lors, ses membres, naguère si robustes, s'affaiblirent de jour en jour, et l'ap-

Dr, LA (.01 Kiu;. 417

pareil de l'innervation devenant bientôt prédomi- nant aux dépens du système musculaire, elle éprouva de la cardlalgie, des sueurs abondantes, de l'insom- nie, et un léger tremblement convulsif accompagné de courtes impatiences.

Mariée" à l'âge de vingt-cinq ans , elle ne tarda pas à devenir enceinte, et commença dès ce moment à prendre en aversion, par jalousie, une fille de cinq ou six ans que son mari avait eue d'un premier lit.

Au mois de mai 1836, madame M*** accoucha d'une fille. Le travail, pendant lequel une forte hé- morrhagie utérine se déclara , fut très-laborieux, et suivi d'une métro-péritonite si Intense, que la santé de cette dame n'était pas encore rétablie en février 1838, lorsqu'elle me fit appeler pour lui don- ner des soins.

A cette époque, la malade est encore pâle; ses traits sont tirés ( faciès utérin ) ; elle éprouve des douleurs continuelles à Tépigastre et à la région sacro-lombaire; les digestions sont laborieuses, les selles rares et pénibles, les menstrues peu abondan- tes, l'utérus est douloureux. D'un autre côté, cette personne, autre fols si enjouée et si douce, a le moral sensiblement influencé par l'état morbide des vis- cères abdominaux : une profonde tristesse la mine; elle est taciturne et sédentaire; elle fuit le grand jour, s'abstient même de regarder dans la rue , parce que la vue seule des passants augmente son dégoût de la vie; puis, tout à coup, sans aucun motif plau- sible , elle se livre à de violents accès de colère ou plutôt de fureur contre sa belle-fille , contre sa pro- pre enfant, âgée de deux ans, contre elle-même. Un

4(8 Dr. LA cni.ichE.

bonnet qu'on lui a apporté ne va-t-il pas à son gré, elle le met en pièces, trépigne dessus, ou bien , retirant brusquement ses souliers, elle les ploie en deux, et les mord convulsivement. Si sa belle-fille, témoin tremblant de ces emportements frénétiques, a le nialheur de faire le moindre mou- vement, elle lance sur elle un regard terrible, et serait tentée de la précipiter par la fenêtre, si la crainte des lois ne l'arrêtait; elle se borne alors ^ la fustiger rudement. Sur ces entrefaites, entend- elle sonner à la porte , elle s'arrête saisie d'effroi : « Petite, s'écrie-t-elle d'une voix étouffée, si c'est ton père, ne lui dis rien, ou bien...!» Pendant le long intervalle que met cette malheureuse femme pour aller ouvrir, elle compose son visage et son main- tien , mais son cœur bat longtemps avec violence, et elle éprouve au centre nerveux opisto-gastrique un spasme douloureux qui dure plus de douze heures, si des larmes abondantes ne viennent opérer une détente salutaire.

Tels sont les accès de colère auxquels la majadc est en proie, et pour la guérison desquels elle crut devoir recourir à mon expérience.

Diagnostic. Métro-entérite chronique avec né- vrose du grand sympathique. Mélancolie com- pliquée d'une légère jalousie et de fréquents accès de fureur.

Traitement. Grancjs lîains tjèdes, lavements émollients, injections narcotiques, larges cataplas- mes sur l'abdomen pendant la nuit, tisanes muci)a- gineuses édulcorées avec du sirop d'orgeat. Bouil- lon Froid , viandes blanches également froides.

hE I.A r.OI.F.RK. 4t9

Remplacer les cordons de taille, qui fatigueiU i'es- tomac, par des bretelles, qui ont l'avantage de mieux soutenir le jupon, et de ne pas comprimer les organes souffrants. Exercice modéré, un peu de distraction.

Au bout d'un mois, je pus déjà remarquer une légère amélioralion; je conseillai donc de continuer les nriêmes moyens, auxquels j'ajoutai des tablettes de magnésie et de bicarbonate de soude prises al- ternativement , ainsi que l'usage du pain de seigle à tous les repas.

Dix jours après cette seconde prescription, mieux beaucoup plus appréciable au physique comme an moral : la constipation habituelle a disparu, la ma- lade est moins triste, moins irascible; toutefois, la présence de sa belle-fille me semble l'importuner. D'après mon conseil , l'enfant est mise en pension. Un mois s'est à peine écoulé depuis cette séparation, que la santé de madame M*** a éprouvé une entière métamorphose : sa physionomie est plus ouverte, parfois même riante; elle est plus affectueuse pour sa jeune fille; enfin, pénétrée de honte et de regrets des mauvais traitements qu'elle a fait subir à l'en fant de son mari, elle va la visiter assez fréquem- ment, et la comble chaque fois de soins et de ca- resses. D'un autre côté, les digestions sont faciles; les évacuations alvines ont lieu tous les jours ; les menstrues viennent avec régularité et en assez grande abondance ; l'utérus n'est plus sensible , non plus que la région sacro-lombaire; enfin l'épigastre, au- trefois si douloureux, peut supporter une forte près sien verticale ; cependant, si on le comprime un peu

420 DE LA COl.ÙRF..

de gauche à droite , des pleurs involontaires s'é- chappent aussitôt.

i Si madame M*** était en position d'aller habiter la campagne, et d'y reprendre progressivement ses anciens exercices, j'ai la conviction que sa guérison physique et morale ne laisserait rien à désirer. Je ne suis même pas éloigné de croire que sa con- stitution primitive viendrait bientôt remplacer la prédominance nerveuse sous laquelle elle a tant souffert , dès le moment elle quitta les champs pour la ville, les chevaux et la bêche pour une chaise et une aiguille.

IV. Colère héréditaire terminée par un suicide.

Jacques-Alphonse B***, à Paris, dans le quar- tier des halles, devait la vie à des parents d'une constitution éminemment sanguine , et dont le ca- ractère était si violent, qu'il se passait peu de jours sans que l'un ou l'autre se livrât à des accès de colère souvent portés jusqu'à la fureur. Le père d'Alphonse , surtout , bien que possédant un ex- cellent cœur, ne savait mettre aucun frein à ses em- portements (1).

Héritier, ainsi que ses frères, de cette funeste

(1) Un jour qu'il était dans un de ces accès, sa fille, âgée de quatorze ans, ne répondant pas assez vile à une question peu im- portante qu'il luiadiessait, il la saisit avec violence, et allait la jeter sur des charbons ardents, lorsque, heureusement, sa lemme parvint à l'arracher de ses bras. Peu de minutes après, il versait des larmes de repentir, et comblait de témoignages d'affection celle qui avait failli être sa victime.

Sur cinq enfants qu'eut cet homme, quatre étaient excessive-

DE LA COLÈRE. 42)

disposition, que l'éducation ne vint pas modifier, Alplionse, dont nous nous occuperons uniquement ici, annonça, dès ses premières années, une vio- lence qui surpassait même celle de son père, et, comme il était d'une force athlétique qui le rendait redoutable, il devint, en grandissant, la terreur de tout le voisinage.

Ce jeune homme, néanmoins, n'était pas dépourvu de qualités attachantes : un extérieur agréable , une grande franchise de caractère , une bienveillance naturelle qui le disposait toujours à obliger, lui firent des amis, et il dut souvent à ces avantages personnels d'échapper aux dangers que lui suscitait son caractère violent.

Sa mère, restée veuve de bonne heure, était pour lui d'une faiblesse dont il abusa pour ne pas céder à ses ordres, lorsqu'elle voulut l'obliger à choisir une profession. Repoussant toutes celles qui lui étaient offertes, il se livra pendant quelque temps à une sorte de vagabondage, monta sur les tréteaux des saltimbanques, puis sur les théâtres des boule- vards, et finit par s'abandonner à tous les égare- ments de la jeunesse la plus fougueuse.

Une rixe violente qu'il provoqua , et dans laquelle il terrassa tous ceux qui voulaient s'opposer à sa fureur, lui valut plusieurs mois de prison , qui le firent un peu rentrer en lui-même. Rendu à la li- ment irascibles. La jeune fille dont je viens de parler possédait seule une fjrande éfralité de caractère, encore en élait-elle rede- vable à l'éducation chrétienne qu'elle reçut. Tant il est vrai que nous sommes autant le produit de notre atmosphère physique et morale que de notre constitution ptiniUivc.

422 PB l-^ COLÈl'.K.

bërfé, il s'engagea dans les carabiniers; mais, loin que la discipline mililaire modérât ses emporte- ments, elle parut les augmenter par les contrarié- tés fréquentes qu'elle lui dormait. Un jour, entre autres, qu'il était de garde, on lui commande d'aller en faction ; il résiste , s'exaspère peu à peu. Alors ses camarades l'entourent, et l'exhortent à obéir; ail lieu de lès écouter, il tombe sur eux, les culbute, les force de s'enfuir du corps de garde , et il les eût tous tués si les armes eussent été chargées. Il passa encore trois mois en prison pour cette nouvelle équi- pée, et ne diit qu'à la bonté de ses chefs de n'être jias traduit devant un conseil de guerre.

Outre ces scènes violentes, qui se répétaient sou- vent d'une manière plus oti moins grave, Alphonse se faisait un jeu du duel , et il déployait une telle dextérité dans le maniement des armes, qu'on le re- doutait généralement. Cependant , comme chez lui le repentir suivait toujours de près les accès de co- lère , et qu'il était d'un naturel généreux, on l'ai- mait, quelle que fût la crainte qu'il inspirât.

En 1832 (il servait alors dans le T' régiment d'artillerie à cheval ), un accident vint tout à coup le forcer de renoncer au genre de vie qui n'avait pas peu contribué à exalter ses passions. Un coup de pied de cheval qu'il reçut obligea les chirurgiens de l'hôpital du Gros-Caillou à lui faire l'amputation de la jambe droite; dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres de sa vie, l'amputé se livra à des mouvements si fi'énétiques , qu'il souffrit des maux inouïs , et qu'il rendit longtemps sa guérison incertaine.

DE Li COLEHE. 423

Retiré du service, et résolu de mener désormais une vie plus régulière, Alphonse se maria, et enire- pHt un commerce qui bientôt lui procura une hon- nête aisance. i>a femme qu'il avait choisie était jeune et très-agréable : il l'aimait beaucoup; mais son af- fection n'empêchait pas qu'il ne la rendît fort mal- heureuse par ses emportements réitérés. Il les poussa même si loin, que la santé de cette personne s'altéra d'une manière grave. Le docteur Roy, à qui je dois les détails de cette observation , ayant été appelé par Alphonse , reçut de lui l'aveu sincère de ses torts , et contribua par ses bons conseils à arrêter pendant quelque temps les accès de fureur dont l'épouse avait eu tant à souffrir. Souvent même le malheu- reux Alphonse versait des larmes en s'accusant d'a- voir causé le mauvais état de santé de sa femme; il parlait aussi avec une vive sollicitude du garçon dont elle l'avait rendu père , remarquait avec inquié- tude que le caractère de cet enfant, âgé seulement de trois ans, avait déjà quelque tendance à ressem- bler au sien , et il se promettait de le réprimer par tous les moyens qui seraient en son pouvoir. Ainsi , dans les moments de raison et de repentir, cet homme prenait avec lui-même les meilleures résolutions , et tout semblait alors faire espérer qu'il se corrigerait ; mais ces résolutions disparaissaient toujours à la moindre occasion de rechute.

Enfin, le 3 décembre 1838, il rentre le soir auprès de sa femme, après avoir bu dans la journée quel- ques verres d'eau-de-vie. Cette liqueur produisait ordinairement sur son cerveau une excitation dont il ne pouvait se rendre maître. Il n'était pas ivre ce-

424 DE LA COJ-KRE.

pendant, et paraissait même d'un calme parfait. Trouvant le feu presque éteint, il veut le rallu- mer; mais, pendant qu'il le souffle, le vent lui renvoie au visage quelques bouffées de fumée qui d'abord l'impatientent : il redouble d'efforts ; les bouffées se multiplient, et sa colère augmente. Ecar- tant alors d'un seul mouvement les deux valves du soufflet, il les jette au feu, passe un moment dans la pièce voisine, tandis que sa femme, saisie d'effroi, reste immobile dans l'attente de quelque nouvelle fureur. En effet , rentré dans la chambre le souf- flet brille au milieu du foyer, l'insensé, à la vue de cet objet, ne peut plus contenir sa rage : se ré- pandant contre lui-même en invectives, il renverse, il brise en éclats le couvert qui était dressé , et , dans sa frénésie, il saisit un large couteau qu'il se plonge dans l'abdomen...

Appelé sur-le-champ auprès de ce malheureux, le docteur Roy lui prodigua des soins empressés qui prolongèrent sa vie pendant quatre jours. Quelques minutes avant son agonie, Alphonse fit signe au médecin d'approcher, et lui dit: «Docteur, je suis un misérable. J'ai oublié que j'avais une femme , un enfant!!... Je paye aujourd'hui le fruit de mes em- portements ; mon ventre s'emplit (1),.. je suis perdu... Par pitié, veillez sur mon fils ; faites que son carac- tère ne ressemble pas au mien. » Peu de moments après, il expira. 11 était âgé de trente-trois ans.

(1) Il succomba à une inflammation du péritoine avec épanche- mont.

[)E LA COLERE. 425

V. Colère et repentir d'un septembriseur.

Vers le milieu de l'année 182G , je fus appelé chez un restaurateur sexagénaire, qui tenait le petit hô- tel de Dijon , au n" 215 de la rue Saint-Jacques. Ce malade, atteint d'une affection squirrheuse du foie, s'était en vain adressé aux premières notabilités de la médecine : son mal avait augmenté d'une ma- nière effrayante avec les années, et sous l'influence des violents accès de colère auxquels il se livrait presque tous les jours. Dès ma première visite , ju- geant ce vieillard à la veille de succomber , je me bornai à lui prescrire du petit-lait laudanisé, une potion calmante, et un emplâtre d'opium sur l'hy- pochondre droit. A l'aide de ces narcotiques, je parvins à calmer les douleurs atroces qu'il éprou- vait, et à lui procurer une des nuits les plus paisi- bles qu'il eût passées depuis longtemps. Le lende- main matin , dans l'ivresse de sa joie, il me serrait af- fectueusement la main, m'appelait déjà son sauveur, et me promettait de suivre de tout point le moin- dre de mes avis : je déclarai toutefois à la famille que le danger était des plus imminents, qu'il ne fallait en rien se fier au mieux momentané qu'éprou- vait le malade, mais en profiter pour lui faire mettre ordre à ses affaires. Vers six heures du soir, on re- vint me chercher en toute hâte, non pour le vieil- lard, mais pour sa femme, à qui il venait d'ouvrir le sein en lui brisant par colère une tasse de por- celaine sur la poitrine.

Après avoir arrêté l'hémorrhagic et pansé cette

426 DE I.A COLERE,

pauvre femme, je me disposais à sortir, lorsque le mari, à qui je n'avais pas adressé iiii mot, m'arrêta par le pan de mon habit, me disant d'un air piteux; « Eli quoi ! monsieur le docteur*, vous vous en allez sans daigner seulement me regarder? Pourquoi m'occuperais-je encore d'un malade que j'étais par- venu à soulager, et qui fait tout ce qu'il peut pour rendre mes soins inutiles? Au reste, monsieur, ajou- tai-je d'un ton sévère, j'ai appris que vous aviez grossièrement injurié vos deux premiers médecins, et cjue notre vénérable doyen , M. Portai , ne vous avait abandonné que parce que vous vous étiez oublié jusqu'à lever la main sur lui. A tous ces actes de violence , joignez la brutalité dont vous venez d'user envers votre femme, et jugez si je ne dois [ias hésiter à vous continuer mes soins. Vos reproches ne sont que trop justes, reprit le malade d'un accent pénétré; je suis surtout bien coupable d'avoir maltraité ma femme! mais aussi , monsieur, si vous saviez ce qu'elle exigeait de moi! Ne vou- lait-elle pas que je fisse appeler un prêtre, moi qui les ai toujours eus eu horreur! L'intention de votre femme n'avait rien que de louable : en vous proposant démettre en paix votre conscience, elle vous donnait une nouvelle preuve de son affection, et si cela était opposé à vos idées, vous deviez vous bot'ner à un simple refus, et non la frapper. Mais enfin, monsieur le docteur, vous qui êtes savant, que feriez -vous si vous étiez à ma place, et qu'on vous proposât une pareille chose ? iMol , je n'hésiterais pas à mettre en paix ma con- science , d'abord par conviction ; en second lieu ,

DE LA COLÈRE. '527

parce qtie le calme de l'àme contribué jiulssam- ment à allé(];cr nos souffrances, et njême à dissi- per ia maladie. C'est bien sinj^ulier, qu'aVant fait des études, vous ayez celte manière de voir! Au contraire, mes convictions religieuses sont en jTpande partie le fruit de mes études. Eh bien ! reprit alors le malade, qu'on fasse venir un prèfre; aussi bien, depuis longtemps, j'en ai lourd Sur la conscience!»

Heureuse de cette détermination inespérée, la pauvre femme envoie aussitôt chercher un des vicaires de la paroisse Saint-Jacques. A peine cet ecclésiastique est-il entré auprès du vieillard , que celui-ci lui dit d'une voix tremblante : « Tenez , mon- sieur, enlevez-moi ce coutelas que j'avais mis sous ition oreiller. Que vous êtes imprudent, mon ami! mais vous couriez risque de vous blesser! Eh! monsieur l'abVjé, je m'en étais armé pour vous le plonger dans le cœur si vous fussiez venu sans mon assentiment! Oui, ajoula-t-il devant tous les assistants , en septembre 93 , j'ai massacré dix- éept ecclésiastiques; et peu s'en est fallu que vous ne fussiez le dix-huitième! mais, rassurez- vous : Dieu a eu pitié de moi ; un rayon de sa grâce a suffi pour m'éclairer. » Le vicaire alors s'empara de l'énorme couteau, et s'enferma avec ce malheureux, qui lui donna la plus douce satisfaction qu'il ait peut-être jamais goûtée dans l'exercice de son mi- nistère. Déjà il se retirait, annonçant à la famille qu'il allait apporter au pénitent les derniers sacre- ments de l'Eglise, lorsque celui-ci s'écria d'une voix

428 DE LA COLÈRE.

étouffée par ses sanglots : « Revenez, monsieur l'ab- bé, revenez bientôt auprès de moi ; j'ai bien besoin de vos consolations; mais, je vous en conjure, n'approchez pas de mes lèvres le divin Rédempteur, dont tout à l'heure encore je blasphémais le nom; je suis trop indigne d'un tel bonheur! Dieu est rempli de miséricorde , lui dit le vicaire attendri ; on répare ses fautes quand on les pleure amère- ment, et votre repentir me paraît trop sincère pour que j'hésite à vous administrer les sacrements, que réclame à l'instant même votre triste position. Je les recevrai donc , monsieur l'abbé , puisque vous me l'ordonnez , reprit le nouveau centenier, mais seulement après avoir fait amende honorable devant ceux que j'ai autrefois scandalisés par mes forfaits.» Aussitôt il fait appeler deux voisins, ses anciens camarades , et leur demande pardon des affreux exemples qu'il leur a donnés à l'Abbaye et aux Carmes; puis il embrasse en pleurant sa femme, et reçoit à genoux le saint viatique avec la piété la plus édifiante. Son confesseur voulut alors qu'il se couchât ; mais il demeura en prière , appuyé sur le chevet de son lit. Pressé de nouveau de pren- dre la position qu'exigeait son état de faiblesse : «Je sens, dit-il, qu'il ne me reste que peu d'in- stants à vivre; je ne puis rien offrir à Dieu que mes prières et mes larmes ; laissez-moi du moins la con- solation de mourir à genoux : c'est faire bien peu pour expier tous mes crimes ! »

Vers minuit, il poussa un profond soupir, et s'endormit dans le Seigneur, toujours à genoux,

DE I.A COI.ÈHE. 420

et les lèvres appliquées sur un cruciHx qu'il n'avait pas cessé de baigner de ses pleurs (1).

(1) Le lendemain malin , le visajre de ce vieillard n'avait pas seu- lement perdu la laideur repoussante qu'il oFfrail pendant la vie, il était devenu d'une beauté remarquable, et l'on y voyait briller un air de sérénité et de bonheur, cachet ordinaire d'une conscience pure ou réhabilitée par le repentir.

430 1>E I.A PELR.

CHAPITRE IV.

DE LA PEUR.

His maNamum est periculam qui niaxume

tinienl.

Sa.lllst., Catil.,c. 58.

Définition et synonymie.

La peur [paror), passion éminemment concen- trique et débilitante, peut être définie : un étal pé- nible de Tàme, avec trouble des sens, produit par la perception rapide d'un danjjer réel ou imaginaire. De toutes nos affections, c'est peut-être la plus con- tagieuse, et celle qu'on peut le moins dissimuler. On Ja voit souvent s'emparer de nous avant l'ap- proche du péril, et durer longtemps après qu'il est passé.

La fraytur , Vejfroi et la terreur , expriment par gradation trois états dans lesquels l'organisme éprouve encore une plus grande perturbation ; chez l'être habituellement peureux ce sont de véri- tables paroxysmes de la fièvre continue qui le tourmente.

Plus vive, mais plus passagère que la peur, la frayeur à<è fragor , grand bruit' naît d'un danger subit, imprévu, et qui nous est personnel; elle pro- vient des choses que nous entendons ; elle saisit.

X^ejfroi dure tant que le danger qui l'a causé est

Kf: i.A pkc;r. 431

présent; il naît des choses que nous voyons; il glace.

Occasionnée par ce que nous croyons être , plutôt que par ce qui est réellenaent, la terreur [terror) produit sur nous l'effet de la tète de Méduse : elle pétrifie.

La terreur peut être panique , l'effroi ne l'est jamais ; aussi les caucheoiars doivent-ils être consi- dérés comme des accès de terreur.

Il est une autre nuance de la peur je veux parler de V épouvante ,, qui nous pousse à fuir avec rapidité le danger auquel^ nous ne nous sentons pas la force de résister. C'est la seule réaction conservatrice c|e la peur livrée à elle-même, c'est-à-dire lorsque au- cune autre passion ne vient à son secours. On veut sans doute parler de l'épouvante quand on dit que la peur donne des ailes, car la frayeur, l'effroi et la terreur ne pourraient que les paralyser. Une remarque qui n'a pas échappe aux naturalistes, c'est que les animaux les plus susceptibles d'éprou- ver ce sentiment sont précisément ceux qui courent avec le plus de vitesse : dans sa prévoyante sollici- tude, la nature, ainsi que nous l'avons vu, les a organisés en même temps pour la peur et pour I3 fuite.

La crainte ( timor), que l'on a mal à propos con- fondue avec la peur, est ce sentiment d'inquiétude excité dans l'àme par l'idée d'un mal que l'on re- doute , et dont on s'exagère les conséquences. Sen- tinelle pusillanime, la crainte prévoit le danger, donne l'éveil à l'organisme, qu'elle stimule, mais elle n'ose pas avancer. Soldat inutile, la peur recujp à la vue de l'ennemi, ou tombe, et se laisse tuer

432 |>E I \ PELR.

sans presque opposer de résistance, l^a cralnle des lois, ainsi que nous l'avons vu précédemment, est un ressort indispensable au mécanisme social : car si les gens de bien observent les lois parce qu'il est juste de les observer, les méchants ne s'y soumettent que parce qu'il y aurait pour eux du danger à ne le pas faire. Du reste, si la crainte du maître est escla- vage , la crainte des lois est liberté.

Il y a encore une espèce de crainte religieuse con- nue sous le nom de scrupule : c'est la plupart du temps un mélange de faiblesse d'esprit , d'orgueil et d'opiniâtreté. Quant au respect humain, d'une mauvaise honte qui nous fait dissimuler notre foi , c'est un premier pas vers l'apostasie , et par consé- quent une lâcheté.

Puissants auxiliaires de la peste, des conquérants et autres fléaux, la crainte et la peur naissent sou- vent l'une de l'autre. Tantôt elles agissent isolément, tantôt elles se confondent, et produisent deux carac- tères généralement méprisés, le poltron et le lâche , parce qu'on ne saurait compter ni sur le secours de l'un , ni sur la résistance de l'autre. Toutefois , le poltron se bat bien lorsqu'il y est contraint, ou quand il est surexcité par la honte, l'orgueil ou la colère , tandis que dans les combats l'épée du lâche ne fit jamais grand mal. Il semble enfin que le carac- tère du poltron tienne plutôt à un excès de prudence, et celui du lâche à un manque de force ou d'énergie.

Gall fait dépendre la peur du défaut d'activité du courage, et Spiirzheim, d'une affection particu- lière, de la circonspection. Cette divergence d'opi-

m; LA PKUR. 433

nion ne vlent-cUe pas de ce que ces deux physiolo- gistes ont confondu la crainte et la peur?

Je ne terminerai pas ces considérations sans dire quelques mots sur une vertu dont l'étude , liée au sujet qui nous occupe, me paraît encore incomplète. Le courage, comme les autres sentiments, doit être envisagé sous le rapport physique et sous le rapport moral : partant, deux sortes de courage.

ha courage physique , qui consiste dans le mépris du péril, n'est pas, comme la peur, un sentiment naturel , mais un calme habituel contracté par nos organes : il se développe avec l'âge, par la répétition fréquente des mêmes luttes, se fortifie au milieu des alarmes, s'amollit au sein de la tranquillité. La santé, la température, les aliments^ la force musculaire, l'énergie de certaines passions, l'avan- tage du nombre et des lieux, la supériorité des armes, contribuent sans doute à le développer momenta- nément; mais l'habitude du bruit et du danger en est sans contredit la cause la plus directe et la plus puissante.

Le courage /;zorâr/ consiste dans l'empire de l'hom- me sur ses passions : il est le fruit d'une éducation intellectuelle qui lui a donné de la modération dans ses désirs, et l'habitude de mettre ses besoins en harmonie avec ses devoirs (1).

(1) «Toujours du courage! Sans celle condiiion il n'y a pas de venu. Courage pour vaincre ion égoïsme et devenir bienfaisant ; courage pour vaincre ta paresse et poursuivre toutes les études honorctbles ; courage pour défendre ta patrie et protéger ton semblable dans toutes les circonstances; courage pour résister nu mauvais exemple et à l'injuste dérision ; coiir.ige pour souffrir les

28

434 DE I.A PECR.

Ces deux courages ne procèdent pas nécessaire- ment l'un de l'autre , comme on serait porté à le croire; ils s'entr'aident, se fortifient, mais ne s'en- gendrent pas : leur réunion constitue le vrai cou- rage. Cette trempe vigoureuse du corps et de l'àme rend à la fois l'homme supérieur aux dangers qui l'environnent , comme aux passions qui l'assiègent.

S'il m'est permis de résumer ma pensée d'une manière plus physiologique , je dirai que le cou- rage physique provient des nerfs de la vie inté- rieure ; le courage moral , des nerfs de la vie de relation ; le vrai courage , de leur développement harmonique.

Causes.

Causes prédisposantes. La crainte est d'ordi- naire compagne de la faiblesse physique : aussi l'observe- t-on plus fréquemment chez la femme que chez l'homme, chez l'enfant et le vieillard que chez l'adulte. Par la même raison , les personnes débiles ou malades, notamment les paralytiques et les hy- pochondriaques, y sont beaucoup plus disposées que les individus robustes, ou que ceux dont les viscères sont dans un parfait état d'intégrité. On a aussi observé qu'aux époques des menstrues, pen-

maladies, Ips peines et les angoisses de lout genre, sans te lamen- ter lâchement ; courage pour aspirer à une perFection à laquelle on ne peut atteindre sur la terre , mais à laquelle néanmoins il faut aspirer, selon la sublime parole de l'Évangile, si nous ne voulons perdre toute noblesse d'âme. » (Silvio Pellico , f/es Dei'0<rs des hommes t chap. 31 ; traduction de mesdames Woillez et d'Hollosy.)

DE I.A PF.UR. 435

dant la grossesse et ralluilemcnt (I), les femmes sont bien plus sujettes à la peur que daus les autres moments de leur vie. La solitude, l'obseurité, le silence de la nuit, exercent encore une influence notable sur la passion ou la maladie dont nous nous occupons; il en est de même des fatigues excessives et de la privation prolongée des aliments. Une tem- pérature humide, un climat mou et relâchant, l'a- bus des purgatifs, des évacuations sanguines, des plaisirs de Tamour, des bains tièdes , un sommeil trop prolongé, la mollesse, la gourmandise, l'igno- rance , sont encore autant de causes débilitantes qui prédisposent les individus à la peur, et qui conduisent les peuples à l'esclavage.

Causes déterminantes. Un bruit violent et inat- tendu , une lumière soudaine et trop vive, l'as- pect, les cris d'une personne effrayée ou jouant l'effroi, les histoires de bandits et de revenants, des menaces aussi ridicules que dangereuses, telles sont les principales causes qui déterminent chez les enfants ces violents accès de peur, dont les ra- vages laissent apercevoir leurs traces jusque dans un âge avancé, quelquefois même pendant toute la vie.

Toute faiblesse inhérente à notre nature doit être franchement avouée par des hommes organisés pour en triompher. Ainsi la peur, quoique plus particulière à l'enfance, la peur, reconnaissons-le,

(1) Plusieurs fois des nourrices, placées dans des maisons opu- lentes, onl vu larir leur lait uniquement par la crainle qu'elles avaient de ne pas le conserver, et de perdre alors une position douce et lucrative.

436 "E LA PEun.

est de tous les âges; et l'homme le plus intrépide peut même avoir des moments son courage ha- bituel fait défaut. César, dont la valeur est passée en proverbe , ne voulait pas qu'on dît de lui « qu'il était brave, mais qu'il avait été brave tel jour. » Un de nos plus vaillants généraux , le maréchal de Luxembourg, dont la victoire suivit souvent les drapeaux , éprouvait de la fièvre et un relâchement de ventre tant que durait la mêlée : ce grand homme en faisait ingénument l'aveu, et disait que, «dans ces circonstances , il laissait faire à son corps ce qu'il voulait pour conserver tout son esprit à l'action. » Chez cet illustre capitaine il y avait à la fois peur et courage , faiblesse physique et force morale; mais la volonté triomphait des organes.

Le prince Murât, dont la seule présence jetait l'effroi dans les lignes ennemies, éprouva lui-même les effets de la peur pendant un de nos combats en Italie. Plusieurs années après , il fut atteint d'une maladie nerveuse particulière au climat de Madrid, et durant ses accès, qui se renouvelèrent à plusieurs semaines d'intervalle, il se croyait envi- ronné d'Espagnols qui le menaçaient, le poignard à la main ; alors il criait , il appelait ses gardes pour le défendre: c'était pitié de voir un guerrier si brave trembler devant un danger imaginaire !

Comme la plupart des passions , la peur est émi- nemment contagieuse, surtout quand elle agit sur les masses. Aussi l'histoire nous montre-t-elle des armées victorieuses , atteintes de terreur panique , réaliser en quelque sorte cette fiction des Grecs, qui avaient fait la Peur fille du dieu Mars.

DE LA PELIi. 437

Un général ne doit pas ignorer la possibilité de cette terreur, qui, du reste, sera fort rare, si ses trou- pes ne sont épuisées ni par une maladie épidémique, ni par des fatigues excessives , ni surtout par la pri- vation des aliments. C'est par application de cette dernière remarque qu'un général anglais, qui se connaissait en courage , disait fort judicieusement : « Hàtons-nous de faire battre nos soldats pendant qu'ils ont encore le morceau de bœuf dans l'estomac. »

Dans le temps le prince Eugène de Savoie fai- sait le plus grand mal à la France , un habile obser- vateur de la cour de Louis XIV s'écriait avec bien plus d'énergie que nous n'osons le répéter : « Oh ! que ne puis-je lui envoyer la diarrhée ! j'oi aurais bientôt fait le plus grand poltron de l'Europe. »

Symptômes, marche, effets et terminaison.

Nous avons vu, en commençant cet article, que la peur est une passion essentiellement concentrique et débilitante : pour nous en convaincre , observons le peureux dans un de ses violents accès. Comme son visage est pâle et défait ! comme ses traits sont tirés î Sa bouche reste béante et son regard effaré ; ses lèvres sont livides , ses narines immobiles. Dans leur rétraction , ses paupières chassent en avant le globe de l'œil par leur ouverture agrandie. Ses sour- cils , au lieu d'être agités , comme dans la crainte , demeurent élevés et fixes dans leur contraction. Quant au tronc, les muscles qui .s'y insèrent ont perdu toute leur puissance de réaction : aussi , les genoux tremblent, fléchissent, et les bras se rap- prochent de la ligne médiane. Par suite du retrait

43S ^E LA PEun.

du san^ vers le centre, un frisson glacial parcourt tout le corps; le cœur et le pouls battent Irréguliè- reuient ; la voix expire sur les lèvres, et souvent une longue syncope succède à celte violente concentra- tion qu'on a vue (juelquefois être suivie d'une mort subite, surtout dans la terreur, l'on observe de plus l'horripilation, c'est à-dire le redressement des poils et des cheveux, ainsi que la roideur muscu- laire , effets produits par la violence de la compres- sion générale.

Observons maintenant la peur chez un de ces mal- heureux enfants à qui l'on s'est fait un plaisir de raconter les histoires les plus terribles de bandits, d'opres ou de revenants. L'heure du sommeil est arrivée; on le met au lit; on le laisse seul, ayant grand soin de retirer la lumière. Un léger bruit se fait-il entendre , un meuble vient-il à craquer, à l'in- stant même sa jeune imagination, pleine d'assassins, de cercueils et de fantômes, lui retrace les tableaux les plus monstrueux et les plus effrayants : il s'en- fonce jusqu'aux pieds de son lit, et recouvre sa tête de son drap; en même temps il rapproche forte- ment les bras de la poitrine et les genoux du ventre; ce n'est plus qu'une boule; instinctivement, il se fait le plus petit possible pour présenter moins de surface à l'ennemi qu'il redoute. Dans cet état, le sang, brusquement refoulé de la périphérie au cen- tre, fait battre le cœur avec violence ; le pouls est fré- quent, souvent irrégulier, la respiration courte et pré- cipitée. L'enfant cherche à retenir son haleine, dans la crainte de se trahir; puis, les yeux ouverts et fascinés, l'oreille tendue , le corps immobile, il reste

DE LA PEUR. 439

l'esprit fixé sur l'objet de sa peur, jusqu'à ce qu'ayant épuisé toute sa puissance de contraction nauscu- laire, il tombe dans une sueur de faiblesse, et enfin dans un sommeil troublé par des rêves effrayants qui en diminuent l'action réparatrice.

C'est ordinairement à l'époque de la puberté que les garçons commencent à s'affranchir de la maladie de la peur; les jeunes filles, au contraire, y sont bien plus sujettes au moment de l'apparition des menstrues. Si cette faiblesse ne se dissipe pas après l'entier développement du corps, les indivi- dus qui en sont atteints restent pusillanimes toute leur vie.

La peur est fréquemment suivie de syncopes , de palpitations, de convulsions, de paralysie et d'épi- lepsie, surtout chez les enfants. Souvent aussi, les sphincters venant à se relâcher, on voit se manifes- ter des évacuations involontaires d'urine et de ma- tières fécales mal élaborées.

Chez les femmes, principalement chez celles qui sont douées d'une extrême susceptibilité ner- veuse, la peur détermine la suppression des men- strues, des lochies, du lait, ou bien elle produit des hémorrhagies utérines fort graves , et quelque- fois même l'avortement : les trois journées de Juillet ont offert plusieurs exemples de cette dernière ter- minaison.

On a vu de violentes frayeurs causer des phleg- raasies intenses, ainsi que l'aliénation mentale (I),

(1) Dans le deuxième CompU! n-ndu publié par iM. D( sporles , on trouve, sur 8.272 aliénés admis à Bicèirc et à la Sal|>èiiière, 1,576 individus cliez lesquels U^s ravises de la manie sjni restées ineon-

440 <)^ ^1^ PEUR.

la catalepsie, riiydropliobie , des apoplexies pulmo- naires et cérébrales, et chez des anévrysmatiques, déterminer une rupture du cœur ou d'une grosse artère , accident immédiatement suivi de la mort.

On a aussi observé que le scorbut étend ses rava- ges avec une effrayante rapidité, lorsque les marins ou les habitants d'une ville assiégée sont dominés par ce pénible sentiment.

Si, à l'époque désastreuse du choléra-morbus , bien des personnes qui avaient à un haut degré la peur du mal , en ont, comme on le dit, été quittes pour le mal de la peur, on ne saurait nier qu'un beaucoup plus grand nombre n'aient contracté la maladie , et n'y aient succombé sous l'influence de cette affection morale.

Souvent encore , la peur fait survenir des compli- cations chez des individus atteints de blessures , de tumeurs ou de maladies cutanées par elles-mêmes fort peu graves , et dont la guérison paraissait aussi assurée que prochaine.

Je dois cependant ajouter que les effets de la peur ne sont pas toujours aussi funestes , et qu'ils ont même été quelquefois avantageux dans la termi- naison de quelques maladies.

Enfin , porté à l'extrême , ce sentiment ne rend pas seulement l'homme égoïste , il peut encore le pousser à des actes injustes, atroces même, et ce- pendant dignes d'excuse, lorsqu'ils ne proviennent pas d'une intention criminelle , mais du besoin inné

nues ; mnis on a pu conslatei* que 124 personnes ont été placées tla:is ces élablisscments par suite de vives frayeurs.

DE LA PEUK. - 441

de la conservation : tel était le cas d'un journalier de la haute Silésie, qui, pendant une nuit, tua sa femme , la prenant pour un spectre contre lequel il se défendait.

Quant à la cr«m/e proprement dite, si elle est ha- bituelle à un individu, elle ne tarde pas à se compli- quer de tristesse , et l'anxiété qui en résulte dégénère souvent en une véritable mélancolie ou lypémanie. Il est à remarquer que cette forme de l'aliénation mentale revêt de préférence le caractère de la dé- monomanie , quand elle a pris sa source dans une crainte exagérée des jugements de Dieu.

Des observations authentiques prouvent que bien des personnes ont succombé par suite de la maladie qu'elles avaient longtemps appréhendée sans motifs plausibles, ou dont quelques bizarres pronostics avaient frappé leur craintive imagination.

Mais c'est surtout pendant les maladies épidémi- ques que la crainte précipite au tombeau de nom- breuses victimes (I), au lieu que le calme de l'âme et le courage semblent en quelque sorte conjurer le danger (2).

Du reste, tous les médecins ont pu constater que la crainte de la mort a fait succomber des malades qui se seraient sans aucun doute rétablis si l'on eût pu parvenir à la leur ôter.

(1) Voy. le mémoire de M. le docteur Grémilly, sur la Frayeur choléruiue; Paris, 1833, in-8°.

(2) Pendant toute la durée du choléra à Paris, sur 90 so'urs de bon secours , constamment occupées à soigner les malades, pas une seule n'a été atteinte de l'épidémie. Ici c'était le calme de l'àme uni au <lé^■(liu•menl de la chaiilé.

442 DE LA PEUR.

Pour les personnes scrupuleuses, changeant sans cesse de sentiment sur la plus légère apparence, se repaissant de réflexions extravagantes sur les moin- dres circonstances de leurs actions, montrant beau- coup trop d'attache à leur propre sens , n'agissant jamais sans une certaine inquiétude qui trouble l'at- tention et entrave la volonté, elles perdent les dou- ceurs de l'espérance, énervent leur âme, et altèrent leur santé par la tristesse qui les accompagne par- tout.

Les désordres intellectuels qui résultent de la peur et de la crainte ne sont pas seulement plus fréquents chez la femme que chez l'homrae , ils sont encore beaucoup plus graves chez elle : d'abord à cause de sa sensibilité plus exquise ; en second lieu , parce que la commotion qu'elle éprouve dans ces moments peut comcider avec les menstrues, les lochies, la sécrétion du lait, et les supprimer brusquement. J'ai observé, avec M. Marc, que la manie est la con- séquence la plus ordinaire de ces diverses suppres- sions; dans tout autre cas, la frayeur produirait plutôt la démence, quelquefois portée jusqu'à la stupidité. La mélancolie ou lyprmanie se rencontre alors plus rarement que les deux formes d'aliéna- tion mentale dont il vient d'être question. Au reste, toutes les trois, ainsi que la dénionomanie, sont ac- compagnées d'iudliicinations, d'illusions et de panto- j)Ju>bn', ou terreur panique, tant il est vrai que les passions se retrouvent jusque dans les dérangements intellectuels qu'elles produisent.

DE LA l'EUR. 443

Tntitemeiit.

Tout être qui entre dans la vie a le sentiment de sa faiblesse, et cherche instinctivement le contact de ceux qui lui ont transmis l'existence. Ce premier besoin passé, les enTants en éprouvent lonjTiemps un autre, celui de ne pas perdre de vue leurs pa- rents ou les personnes chargées de leur donner des soins et de leur porter les secom's qui leur sont à chaque instant si nécessaires. Sous ce rapport, la peur est, surtout dans le premier âge, un sentiment conservateur : elle est en quelque sorte le bouclier de l'enfance, comme le courage doit être le bouclier de l'homme devenu adulte.

Malheureusement, les parents ou les premiers gardiens des enfants, pour les maîtriser avec plus de facilité, les épouvantent beaucoup trop; ils finissent ainsi par faire dégénérer en véritable maladie un sentiment, nous le répétons, primitivement conser- vateur, et dont plus tard on préviendrait sans peine les effets dangereux en lui imprimant une sage di- rection.

La première chose à faire dans le traitement de la peur est donc de recommander aux parents, aux nourrices ou aux domestiques inexpérimentés, de ne jamais effrayer les enfants en les menaçant de la bête, ou de l'ogre qui va les dévorer; ils de- vront surtout s'abstenir de leur rapporter, avec un air effaré, des histoires de loups-garous, de sor- ciers, de revenants, récits dont la funeste influence est souvent encore augmentée par le lieu et l'heure

444 DE LA PEUR.

auxquels on a coutume de les faire. Plus tard , ils auront soin de ne pas laisser tomber entre leurs mains des ouvrages dont le merveilleux et le ter- rible ne serviraient qu'à ébranler leur frêle ima- gination , et à leur inspirer le dégoût des lectures utiles.

Si , malgré ces précautions, la peur vient parfois s'emparer d'un enfant, on tâchera d'éloigner adroi- tement les causes qui la lui ont inspirée; ou bien, sans avoir recours aux exhortations et aux répri- mandes , on affectera devant lui de s'exposer à un prétendu danger, que son penchant à l'imitation le portera bientôt à vouloir braver aussi. On devra surtout ne lui faire faire dans l'obscurité que dés commissions qui paraissent avoir un but nécessaire ou tout au moins utile: s'il pouvait croire qu'on veut seulement l'enhardir, cette idée suffirait pour aug- menter sa peur, et tout serait perdu.

Quant aux jeunes gens peureux, on leur donnera une nourriture forte, mais simple; on tâchera de leur faire fréquenter la société de camarades hardis et surtout calmes. Les voyages, la chasse, la nata- tion, en un mot, tous les exercices gymnastiques , en développant leurs membres, en augmentant leurs forces , développeront aussi leur énergie morale , qu'on stimulera en même temps par des lectures et des exemples appropriés , par une musique militaire ou par le spectacle de petites guerres.

De vieux officiers m'ont assuré que le cheval diminue tellement la peur, que maints fantassins reconnus pour les plus grands poltrons de leur régiment, étaient devenus d'une bravoure à toute

Di; LA PKun. 445

épreuve en passant dans la cavalerie : c'est une re- marque importante dont les gouvernements ne pa- raissent pas avoir tenu compte jusqu'à présent. Du reste, l'habitude, dont l'influence est si puissante pour émousser nos sensations et nos sentiments, riiabitude , cette seconde nature, a souvent pour effet de dissiper complètement la peur en nous fa- miliarisant avec le danger : aussi Jean Bart, et mille autres, qui tremblèrent de tous leurs membres à la première action ils se trouvèrent, sont-ils deve- nus par la suite des héros dont la bravoure est pas- sée en proverbe.

Pendant un accès de peur, on fera prendre avec succès de l'eau froide par cuillerées ; l'on prati- quera en même temps sur le visage et sur les mem- bres des frictions avec un mélange de parties égales d'eau-de-vie et de vinaigre.

Après l'accès on pourra, s'il n'y a pas de contre- indication , administrer un peu de vin généreux, ou mieux encore, une infusion de tilleul , de camomille et de feuilles d'oranger.

Les accidents consécutifs signalés plus haut se- ront combattus par des moyens appropriés.

La crainte pouvant entraver la marche des mala- dies et nuire au succès des opérations chirurgicales , le médecin ne devra négliger aucune précaution pour la bannir de l'esprit de ses malades : ainsi, il recommandera aux personnes qui les entourent de ne jamais parler des suites funestes d'une maladie qui pourrait avoir quelque rapport avec la leur ; il engagera ces mêmes personnes à avoir une conte- nance calme, et il affectera de son côté un air ras-

446 DE LA PE^B.

suré et riant, lors même que l'inquiétiide et la tris- tesse seraient dans son cœur.

Lorsque plusieurs praticiens se réunissent pour s'éclairer dans un cas grave, quelle que soit l'exiguïté du local, la consultation ne doit jamais avoir lieu en présence du malade; ils refuseront aussi, autant que possible, d'admettre à leur délibération des per- sonnes qui pourraient faire au malade un récit in- fidèle ou trop circonstancié de ce qu'elles auraient entendu , ou bien qui, malgré elles, pourraient l'ef- frayer par la tristesse qui resterait empreinte sur leur visage. Enfin, une opération grave est- elle devenue Indispensable , cette nécessité devra être annoncée au malade a^^ec les plus grands ménage- ments ; on s'efforcera de l'y disposer peu à peu , et même de l'amener à la désirer, en faisant naître dans son esprit l'espoir d'une guérison prompte et facile.

L'obéissance est le meilleur moyen qu'em- ploient les ecclésiastiques éclairés contre la crainte relipieiise poussée jusqu'au scrupule; ils ont, en effet, remporté une grande victoire quand il sont parvenus à convaincre le scrupuleux que l'homme obéissant triomphe de lui-même : aussi , après avoir écouté avec calme la série des craintes de leur péni- tent, agissent-ils prudemment en lui Imposant à ce sujet un silence continuel, jusqu'à ce qu'il soit ar- rivé à mépriser ses doutes ; lis font également bien de lui défendre les lectures ascétiques, la solitude, l'oisiveté et la fréquentation des personnes scrupu- leuses, qui ne pourraient qu'augmenter ses terreurs chimériques.

DE LA f'ELR. 44?

Observations. 1. Effets de la peur sur le système nerveux.

On rit souvent de la peur, et beaucoup de per- sonnes imprévoyantes se plaisent à l'exciter, surtout chez les enfants, soit par des contes ridicules, soit en faisant paraître devant eux des fijjures de spectres plus ou moins hideuses : l'exemple suivant prouve à quel point ce genre d'amusement peut èire dan- gereux.

Un jeune orphelin, âgé de huit ans, d'une excel- lente constitution et d'une grande intelligence, avait été recueilli , à la mort de ses parents, par un oncle maternel qui exerçait la profession de cultivateur au fond d'une province du Midi. Cet oncle, déjà chargé d'une nombreuse famille, joignait à une avarice sordide une extrême violence de caractère; aussi, le jeune infortuné, dont il avait été forcé de se faire l'appui , ne tarda pas à devenir l'objet de ses bruta- lités habituelles. D'un autre côté, constamment en butte aux mauvais tours que ses cousins se plaisaient à lui faire, le pauvre enfant passait des journées entières à gémir auprès du troupeau qu'on l'avait chargé de conduire au pâturage, et quand il ren- trait sous le toit inhospitalier qui lui servait d'abri, c'était pour sentir redoubler sa misère.

Un soir qu'il revenait au logis, «on oncle lui défendit d'approcher de la table le souper de la famille était servi , et , lui ayant jeté un morceau de pain, il lui ordonna d'aller se coucher. L'enfant obéit , et monta tristement l'échelle qui

448 OE i.A l'ELin.

conduisait à son grabat. Il était sans lumière, mais, la clarté de la lune éclairant ses pas, il aperçut une figure hideuse enveloppée d'un linceul. A cette vue, ses cheveux se hérissèrent, un cri plaintif s'échappa de sa poitrine , et il tomba lourdement sur le plan- cher, en proie à une horrible convulsion. Le bruit de sa chute attira bientôt ceux qui avaient préparé cette déplorable scène. Sans doute ils n'avaient pas prévu ses suites funestes, mais le mal n'en était pas moins accompli : quand le pauvre orphelin revint à lui , il était à la fois sourd et muet , et depuis il resta sujet à de fréquents accès d'épilepsie.

11. Effet subit de la peur sur les cheveux.

On sgit que, dans quelques parties de la Sardai- gne, la chasse des nids d'aigles et de vautours est l'une des principales ressources des paysans néces- siteux , et qu'ils s'y livrent avec autant d'audace que de persévérance.

En 1839, trois jeunes frères, qui exerçaient ce genre d'industrie, ayant aperçu dans les environs de San-Giovani de Domus-Novas un vaste nid d'ai- gle au fond d'un précipice, résolurent de s'en em- parer, et tirèrent au sort à qui irait le chercher. Le danger n'était pas seulement dans la possibilité d'une chute de plus de cent pieds, mais encore dans l'agression des oiseaux de proie que pouvait renfer- mer cet abîme.

Celui des trois frères que le sort avait désigné pour une si périlleuse entreprise était un beau jeune homme d'environ vingt-deux ans, d'une force athlé-

DE I.A PECR. Î49

tique, et ne reculant jamais devant les cllificultés. Ayant donc hardiment mesuré des yeux la profon- deur qu'il doit parcourir, il se ceint d'une corde à gros nœuds, que ses frères se chargent d'abaisser ou de hisser à volonté; puis, muni d'un sabre bien affilé, il descend dans le précipice, et arrive heureu- sement jusqu'à l'interstice qui recèle le nid objet de ses vœux. Ce nid contient quatre aiglons à plumage isabelle-clair : c'est un trésor pour le jeune monta- gnard, et son cœur palpite de joie à la vue d'un si riche butin. Mais le plus difficile n'est pas accompli, il faut remonter avec cette proie, et c'est surtout que se trouve le péril. Déjà la voix du jeune chas- seur a retenti joyeusement dans les cavités sonores du précipice; déjà la corde se meut dans un mou- vement ascensionnel , lorsque tout à coup il se voit assailli par deux aigles énormes, qu'il reconnaît à leur fureur et à leurs cris pour le pè?'e et la mère des petits dont il s'est emparé. Alors s'engage une lutte épouvantable : le sabre dont il se sert avec une grande dextérité suffit à peine pour le garantir de leurs coups; pour comble de maux, la corde qui le soutient au-dessus des profondeurs de l'abime est soudain ébranlée par un choc violent. Le malheu- reux lève les yeux, et s'aperçoit que dans ses évolu- tions multipliées le tranchant de son sabre a coupé une partie de cette corde: comprenant alors l'im- mensité de son danger, il demeure un instant im- mobile de frayeur, un frisson glacial parcourt tout son corps, et l'on conçoit à peine comment , en proie à une telle émotion , il eut la force de con- tinuer à se défendre. Cependant la corde monte

29

450 bE LA l'tLl'..

toujours, et des voix amies reneoiiragent ; mais il est hors d'état de leur répondre, et quand il atteint bord du précipice avec le nid d'aigle qu'il n'a pas abaîidoinnë, ses cheveux, auparavant d'un beau noir d'ébène, sont devenus si complète- ment blancs que ses IVères eux-mêmes ont peine à le reconnaître.

m. Peur héréditaire, suivie d'une diathèse scrofuleuse.

Charles C***, homme marié, d'une forte com- plexion , était devenu le jouet de son village , à cause de son extrême poltronnerie. Un jour, des voisins , ayant voulu connaître jusqu'où irait sa couardise, s'avisèrent de lui faire regarder une tète de iiiort renfermée dans un énorme potiron. A cette vue, ce malheureux ressentit un tel effroi qu'il fut pris à l'instant même d'un violent accès d'épliepsle, ma- ladie à laquelle il resta sujet depuis cette époque. Quelques années après, Charles eut deux filles qui héritèrent de ses frayeurs habituelles. En 1814, l'aï née, alors nourrice, fut tellement épouvantée à l'as- pect des Cosaques répandus dans, son village, que son lait se tarit tout à coup, et qu'elle mourut deux jours après avec tous les symptômes d'une double congestion pulmonaire et cérébrale.

L'enfant qu'elle nourrissait, nommée Virginie, hérita à son tour de cette affection morale de fa- mille : comme sa mère, elle avait la peau presque toujours froide , et les pieds constamment gla- cés; les menstrues, qui parurent chez elle vers la treizième année, furent presque toujours irrégu-

DE l,A PEUK. 451

lières, peu abondanles, el souvenl suppriinécs par les Frayeurs continuelles qu'elle éprouvait. Bien ique sa constitution fut forte et sanjTuine , Virginie ne tarda pas à être affectée d'engorgements glanduleux qui abcédèrent d'abord aux poignets, ensuite au cou. De dix-neuf à vingt-quatre ans, d'autres tu- meurs apparurent à l'aisselle et à l'aine gauches ; enfin, un trajet fistuleux, situé un peu au-dessus de l'aine droite, s'établit au milieu des téguments la- boures de cicatrices, et donnait écoulement à un pusc lair, brunâtre, exhalant parfois une odeur am- moniacale des plus prononcées.

Telle était la triste position de Virginie lorsqu'elle réclama haes conseils. I/ayant d'abord questionnée sur les causes qui avaient amené cette infirmité, elle m'avoua qu'il ne se passait guère de jour sans qu'elle éprouvât des accès de frayeur qui lui re- tournaient les entrailles, et la laissaient glacée même au milieu de la plus grande chaleur : le pas d'une personne qui montait son escalier, un coup de vent , un meuble qui craquait pendant la nuit , suf- fisait pour la jeter dans cet état. Lorsque je ve- nais la visiter, bien que je frappasse à sa porte avec la plus grande précaution, elle était saisie d'un (el émoi, que je devais attendre plusieurs minutes avant de pouvoir juger de l'état de son pouls. On conçoit combien des émotions si souvent répétées ont pu altérer sa complexion , et l'amener à i^ne diathèse scrofuleuse des plus caractérisées, quoique ses pa- rents fussent sains, qu'elle eût été élevée à la cam- pagne , el qu'elle eût toujours conservé une j)ureie de mœurs exemplaire.

452 i>E i.\ rPLi',.

Dès que j'eus reconnu chez cette malade l'exis- tence d'une fistule stercorale abdominale, je la sou- mis à un traitement approprié à sa position , je m'attachai surtout à remonter son moral, je l'accou- tumai peu à peu à l'idée d'une opération qui seule pouvait la débarrasser de sa désagréable affec- tion , et , lorsqu'elle fut entièrement décidée à la subir, je la mis entre les mains de mon habile confrère le docteur Pinel-Grandchamp. Virginie, soutenue par sa vive piété , supporta sans proférer de plaintes une opération aussi délicate que dou- loureuse. Enfin, une cicatrice de bonne nature, ob- tenue à l'aide de la suture entortillée, paraissait offrir les plus grandes chances de guérison, lors- qu'un violent orage ayant éclaté le quatrième jour de l'opération, je ne fus pas peu surpris de voir les téguments divisés aussi nettement qu'on aurait pu ■le faire avec un rasoir : la malade avait éprouvé une vive frayeur pendant un violent coup de tonnerre î Elle est entrée depuis à l'hôpital Cochin , dans le service de M. Michon, qui , plus tard , lui a fait ob- tenir son admission à la Salpêtrière, comme incu- rable.

IV. Fraveur suivie crhémiplégie et de la mort. ^Observation recueillie par feu le docteur Bourgeois. )

« C'est, comme on sait , un usage à peu près géné- ral en Allemagne, d'avoir, dans les cimetières et sous la garde du sacristain , des salles d'attente l'on dépose les morts, un cordon de sonnette dans la main , pendant les vingt-quatre heures qui précè- dent l'inhumation. 11 existait à Mayence , pendant

DE LA PEUr.. 453

l'occupation française, un de ces dépôts dans le- quel il advint qu'on plaça, disposé selon la coutume, un militaire mort hydropique. Quelques heures après, au milieu de la nuit, le gardien, qui était couché dans une pièce attenante, fut tout à coup réveillé par une violente secousse de la sonnette mortuaire; épouvanté , il s'était brusquement dressé sur son lit, lorsqu'un nouveau coup de sonnette re- tentit à ses oreilles. Atterré alors et saisi d'effroi , il veut se lever, s'enfuir : ses jambes fléchissent sous lui; appeler, et la voix lui manque; i! tombe enfin sans connaissance. Cependant, attirées par le bruit de l'étage supérieur, sa femme et sa famille appellent au plus tôt un médecin. A l'arrivée de celui-ci (M. le docteur Bécœur, aujourd'hui chirurgien en chef de l'école de cavalerie de Saumur), il avait repris ses sens, mais il avait perdu la faculté de se mouvoir et d'articuler aucun son : il était frappé d'hémiplé- gie. Les yeux égarés et fixés sur la porte d'entrée de la salle des morts, 11 indiquait celle-ci par un mou- vement de tète. On y pénétra , et on trouva que , comme il arrive assez souvent, l'hydropique s'était ce qu'on appelle vidé; l'affaissement survenu tout à coup avait entraîné , dans une double secousse , ses mains croisées sur le ventre, et à l'une desquelles était attaché le cordon de la fatale sonnette. Toutes ces circonstances rendaient, sans doute, suffisam- ment compte de ce qui venait de se passer : l'expli- cation en fut donnée au malade, qui la conçut et en fut complètement rassuré. Mais le coup porté était irréparable; la paralysie persistts , et la mort survint quelques semaines après. »

454 DE I.A PARUSSE.

CHAPITRE V.

DE LA PARESSE.

La pauvreté nt compagne de la paresse; l'aisance

est le t'ruil de Taclivité.

Proi'crb., \, i.

Définition et synonymie.

On donnait autrefois le nom de peu este k une paralysie légère, dans laquelle la privation du mou- vement ne se trouve pas accompagnée de celle du sentiment. Du mot grec Traosai; , relâchement, affai- blissement, nous avons formé notre substantif pa- resse, qui correspond à celui de pif^ritia des Latins.

La paresse peut être définie : un penchant habi- tuel à rester dans l'inaction et à s'y complaire. Se- lon Girard , « }a paresse est un vice moindre que la fainéant/se ; elle semble prendre sa source dans le tempérament , et la fainéantise, dans le caractère de l'àme. ) D'après le même grammairien , « la paresse s'applique à l'action de l'esprit comme à celle du corps; la fainéantise ne convient qu'à cette dernière sorte d'action. Le paresseux craint la peine et la fatigue : il est lent dans ses opérations, et fait traî- ner l'ouvrage. Le fainéant aime à être désœuvré, il hait l'occupation, et fuit le travail.»

La nonchalance, Y indolence et la fainéantise ne sont, selon moi , que trois espèces du genre PARESSE,

I)F, LA PABESSE. 455

dont l'habitude constitue le paresseiw. Par une dis- position souvent involontaire, le iionchaldiit ne se remue qu'avec mollesse et lenteur; V indolent n'aj^jit qu'avec indifférence, tandis que \e fainéant montre un éloignement prononcé pour le travail du corps aussi bien que pour celui de l'esprit; on l'a vu se consoler de sa fin prochaine par la seule idée que bientôt il n'aurait plus rien à faire.

On peut dire d'une manière générale qu'on est nonchalant par défaut de forces, indolent par dé- faut d'énergie, et fainéant par défaut de forces phy- siques et morales.

Le désœuvrement , état des gens qui n'ont i-ien à faire; Vinacfion, état des gens qui ne font rien, et Voisiveté, abus du loisir, état des gens qui consu- ment le temps dans des frivolités : voilà trois fléaux non moins dangereux pour les sociétés que la pa- resse elle-même, avec laquelle on les a quelquefois confondus.

«De tous nos défauts, dit La Rochefoucauld, ce- lui dont nous demeurons le plus aisément d'ac- cord (i), c'est la paresse : nous nous persuadons qu'elle tient à toutes les vertus paisibles, et que, sans détruire entièrement les autres, elle en sus- pend seulement les fonctions; mais, ajoute l'auteur des Maximes morales, si nous considérons attentive- ment son influence, nous verrons qu'en toute occa-

(1) «Comment! fort , jeune t-t i)ien |>orl;tn( comme vous èles, ne rouffissez-voiis point (!e ne pas jTnrrnpi' votre \ ie plus honnèle- ment, flisait un jour Sîiint-I. Miiheit ;; un meiidiani. - Ali! mon- sieur, lui répondit naïvemeiil eelni ci, si vous srivicz combici) je suis paresseux ! »

456 DE LA PAKESSë.

sion elle se rend maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs : c'est le rémora qui arrête les plus p^ros vaisseaux; c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils et les tempêtes. »

De toutes les passions, la paresse est peut-être celle que l'on rencontre le plus fréquemment. On ne saurait donc trop se préserver d'un penchant d'au- tant plus à craindre, que l'incurie, le repos et les douces rêveries qui l'accompagnent , sont Tune des situations les plus agréables que l'homme puisse ren- contrer sur la terre. 11 appartenait à la morale d'E- picure de prêcher la volupté de la paresse ; le chris- tianismel'a justement frappée de réprobation, comme l'ennemie de la société, la rouille de l'intelligence, et la source de tous les vices.

Causes.

La paresse est inhérente à l'enfance, dont les premières années sont et doivent être exclusive- ment consacrées à la nutrition , au sommeil et au jeu. Elle tient à la jouissance intime de se sentir exister doucement et sans efforts. C'est aussi la raison pour laquelle les vieillards y sont plus enclins que les adultes , dont le corps est beaucoup plus agile et l'esprit plus actif.

De toutes les constitutions , celle qui prédispose le plus à la paresse est sans contredit la constitution lymphatique, que nous avons vue caractérisée par l'atonie de tous les systèmes et par un manque plus ou -rioins complet d'énergie. Les personnes d'une obésité excessive, ou bien d'une taille très-élevée

DE I.A PARESSE. -jô?

avec des membres grêles , sont beaucoup plus apa- thiques que les individus petits et trapus.

Il ne me paraît guère possible de dire d'une ma- nière absolue dans quel sexe on rencontre le plus de paresseux: le genre de travail, l'éducation, la position sociale, rendent le résultat variable et l'ap- préciation par trop difficile. Je suis toutefois porté a croire que chez les pauvres les femmes sont en général plus laborieuses que les hommes, tandis que le contraire a lieu chez les riches. Quant à la classe moyenne de la société, elle m'a semblé pré- senter sous ce rapport un équilibre parfait.

Même difficulté se rencontre, s'il s'agit d'appré- cier l'influence des professions sur la paresse. Enfin , sans admettre, avec mon spirituel et savant confrère, le docteur Munaret , que le paysan ne connaît et ne commet que six péchés capitaux, j'avouerai que les habitants des villes sont beaucoup plus enclins au septième que les habitants des campagnes , chez les- quels le grand air rend le corps plus robuste , en même temps que l'habitude fait du travail un plaisir.

L'extrême froid et l'extrême chaleur nous plongent également dans un état d'engourdissement et de tor- peur, qui peut enrayer les rouages de l'organisation, et finir par amener la mort.

Sans être situées sous l'équateur ou au voisinage des pôles, bien des contrées ont une température qui favorise évidemment la nonchalance, l'indo- lence ou la fainéantise : la mollesse des Orientaux, l'inactivité des créoles, et le sacrosanlo far niente des Italiens, sont passés en proverjie.

468 Dt l.A l'AUESSE.

Une autre cause atmosphérique qui produit et entretient la paresse est l'habitation des pays maré- cageux, surtout quand elle se trouve jointe à une nourriture peu réparatrice.

Si un sommeil trop prolongé nous engourdit, un sommeil trop court nous jette aussi dans un état de nonchalance qui nous rend impropres à toute espèce de travail, jusqu'à ce qu'un repos suffisant soit venu nous redonner notre activité habituelle.

Tout le monde sait qu'un grand nombre de ma- ladies débutent par un malaise général, accompagné de bâillements, de pandiculations , et d'une lassi- tude qui ne permet pas de se livrer au moindre exercice. Les temps d'orage , la constitution médi- cale typhoïde, et certaines maladies chroniques, produisent le même effet. A l'époque de la puberté, les jeunes gens des deux sexes montrent aussi , pour la plupart, une tristesse et une apathie qui ne doi- vent être attribuées qu'au développement critique qui se fait en eux.

Parmi les causes nombreuses de la paresse, je signalerai encore l'influence des gouvernements des- potiques, du fatalisme et de l'esclavage, l'absence de civilisation , l'onanisme, la fréquentation d'indi- vidus oisifs, fîinéants ou débauchés, et, par-dessus toiit, le manque de religion, laquelle , sous peine de mort spirituelle, fait à l'homme une loi du travail, en lui apprenant que la vie n'est point un port, mais un passage, un exil, et qu'il est la seule créa- ture visiblement condamnée à manger son pain à la sueur de son fi-ont.

ut LA l'AKESSE. 450

Caractère du Pnressetix. Effets cl terminaison de la Paresse.

Comme les animaux tardi grades (1) qui portent son nom , le paresseux se décèle par son air morne , son rejjfard pesant, sa démarche nonchalante, et la lenteur habituelle de ses moindres mouvements; il sue d'être en repos. Le seul instant de la journée l'on surprenne en lui quelque agilité, c'est lors- qu'il s'agit de se mettre au lit : alors véritablement \\ se hâte; en un clin d'œil il est déshabillé, cou- ché, endormi. Son sommeil, du reste, est long et profond (2), .son réveil lent et difficile, sa toilette interminable, et pourtant dans un désordre qu'ac- compagne presque toujours un certain vernis de malpropreté. De tous les humains , c'est sans con- tredit celui qui savoure le mieux la perte du temps, et qui possède le moyen le plus certain de ruiner

(1) I.es Kirdi grades, ainsi appelés à cause de la lenteur de leur marche, forment un genre de mammifères désigné pour la même raison sous le nom de paressfux.

' (i)' Deux autres traits caractéristiques des paresseux , c'est qu'ils n'aiment ni les horloges, qui leur reprochent le temps perdu, ni le bruit des cloohi-s , qui les éveille. Aliberl en a connu un dont l'ami le plus intime était parvenu à un rang irès-étninent. «J'es- père, lui dit ce dernier, que, pendant que je suis en place, vous profiterez de mon crédit, et que vous me ferez connaître vos dé- sirs; je les seconderai de mon mieux.» Le paresseux demande quelques jours pour réfléchir. Au bout de ce temps, il prit un nouveau délai. Enfin , un soir que son puissant protecteur le pres- sait de s'expliquer; «Je vt)U(lr;iis , répondit il, que vous pussiez obtenir du roi qu'on supprimât ces cloches importunes qui sont si près de ma demeure, et qui m'empêchent de sommeiller. »

460 DE LA PAKESSE.

sa famille ou de la laisser dans la misère. C'est aussi un être énervé de corps et d'esprit , en général gourmand, joueur, débauché, égoïste, irrésolu, sans ordre, sans exactitude, sans parole, et aussi ennuyé qu'ennuyeux. En quelque genre que ce soit , vous ne le verrez guère qu'un homme nul, ou, tout au plus, médiocre, parce que , peu soucieux du pré- sent, et remettant tout au lendemain , il reste con- stamment avec l'envie de faire quelque chose.

L'obésité , que nous avons vue prédisposer à la paresse , est aussi l'une de ses conséquences le plus fréquemment observées. Viennent ensuite une gêne excessive de la respiration , l'engorgement des vis- cères abdominaux , un assoupissement continuel , l'hébétude, l'hydropisie , et l'apoplexie souvent fou- droyante. Voilà pour le paresseux, dont la vie est en outre beaucoup plus courte que celle des hommes actifs et laborieux. Quant à la société, elle n'a non plus rien de bon à attendre de lui : c'est un frelon dans une ruche. Citoyen inutile et souvent à charge , il mourrait , comme il a vécu , sans qu'on s'aperçût de son passage sur la terre, si ses vices ou l'ex- trême besoin ne lui donnaient parfois l'énergie et la triste célébrité du crime. Le jeu, le vol, le meur- tre, qu'il préfère au travail, ne le conduisent en ef- fet que trop souvent de la prison au bagne, et du bagne à l'échafaud.

Sur 76,613 accusés, jugés contradictoirement par les cours d'assises du royaume , dans l'espace de dix années, les Comptes rendus de la justice cri- minelle signalent 11,367 individus vivant dans l'oi- siveté, savoir :

DE LA PARESSE, ■^"'

En 1832 6Î0

1833 u 1,116

1834 1,18»

1835 1,178

1836 1,152

1837 1,399

1838 1,212

1839 1,110

1840 1,280

1841 1,097

Total 11,367

Alnsî , pendant une période de dix années, l'oisi- veté a poussé au crime environ le sixième du nombre total des accusés. C'est un résultat qui mérite de fixer toute l'attention des législateurs.

Yoici maintenant le relevé officiel des vaga- bonds (1) et des mendiants arrêtés en France pen- dant dix-sept années.

"TlT^Tloi entend par vagabonds ou gens sans aveu ceux qui n'ont ni domicile certain , ni moyens de subsistance , et q«. n'exer- cent habi.uellement ni métier, ni profession. « Le vagabond , se on M Frépier, est la personnification de toutes les classes de malfai- teurs. Dans son acception la plus restreinte, il re^M-ésente ces hommes qui, couverts des haillons de la misère, vivent dans une continuelle oisiveté, dépourvus de prévoyance autant que d'ene.^- pie, et plongés dans une espèce de torpeur qui leur ote jusqu a l'ombre du caractère viril. - Les jeunes vagabonds , c'est-a-dire les enfants de 7 à 16 ans qui mènent une vie errante et paresseuse, forment entre eux une espèce de corps dont les membt^es do.vent se soutenir mutuellement pour échapper aux recherches des parents et des maîtres d'apprentissage. Les moins pervertis ou les pUis ti- mides mendient; les autres commettent de petits vols; tous s adon- nent au jeu avec passion. Ennemis de tout travail utile et sérieux, ils ne se lassent pas de courir et déjouer; ils sillonnent Par.s^dans tous les sens ; tout ce qui frappe leur curiosité les attire : le bruit , le tumulte, la sédition. »

m

DE LA PAHESSE.

T^4BLEyiU (les indii'ii/us nrrél^s en France jour vagaboniloi^e et mendicité.

1825, 1 826 .

1827. 1828. 1829. 1830. 1831. 1832. 1833. 1834. 1835. 1836. 1837. 1838. 1.439. 1840. 18il.

Vagaboni's.

Mendiants.

2,251

252

2,801

285

2,756

620

2,i)35

967

2,858

1,770

3,202

1,190

3,603

1,805

3,594

2,217

2,!;9l

1,768

2,738

1,450

2,998

1,804

2,960

1,787

3,069

1,998

3,310

2,199

3.590

2,550

4,294

3,619

3,896

3,160

Eu 17 auDées 53,846 29,441

Dans un i\iéraolre, couronné en 1822 par l'Aca- démie de Chàlons- sur- Marne , sur V Emploi fh's loisirs du soldat en teini:s de paix, un de nos grands chirurgiens militaires reconnaît que la faiblesse et ramollissement produits par l'oisiveté et un trop long repos rendent presque toujours les troupes turbulentes et séditieuses. «En temps de paix, dit M. Bégin, l'oisiveté est le fléau le plus destructeur des armées. Le corps des soldats s'énerve trop sou- vent au sein des gaini.sons; leur courage s'amollit; ils de\'iennent moins capables de supporter les fati- gues de la guerre. C'est dans l'oisiveté que les sol-

DE LA PAfiKSSK. 463

dats contraclent les habiliulcs les plus funestes : abandonnés à la licence, leur santé se détruit; ne pouvant se livrer ensuite à des travaux (jui leur sont devenus étrangers, s'étant créé une foule de besoins nouveaux, on les volt trop souvent mécon- naître et braver les lois de la discipline , et , pour satisfaire leurs Fantaisies , ne respecter ni les pro- priétés, ni les personnes. Telles étaient ces troupes mercenaires avides d'argent et de pillage, qui rava- gèrent l'Italie du treizième au seizième siècle, et vendirent tour à tour, aux princes de cette malheu- reuse contrée, des secours toujours onéreux, et sou- vent inutiles. Telles étaient aussi ces bandes que Içs guerres intestines avaient fait naître dans notre belle France, et que Duguesclin se chargea de conduire en Espagne. L'oisiveté, que les plus grands capi- taines ont , dans tous les temps , considérée avec effroi, est d'autant plus dangereuse qu'elle s'empare de réunions d'hommes plus considérables. Il est d'observation que les militaires dont la vie, passée dans les camps, a toujours été occupée, sont, en général, lorsqu'ils rentrent dans leurs foyers, de meilleurs citoyens, des ouvriers plus actifs, plus laborieux, que ceux qui, constamment aux dépôts, se sont longtemps livrés aux désordres presque* in- séparables de l'oisiveté. Le travail est donc indis- pensable aux militaires; lui seul est profitable a eux-mêmes , à l'armée et à lEtat. »

L'instruction religieuse , l'instruction élémen- taire (1), la gymnastique , le chant , enfin quelques

(1) En 1811 , le nombre des mililaires français qui oni profité de

/jGi nr. l'A PAncssE,

travaux d'utllilé publique, tels sont les moyens que M. Bégln proclame avec raison , comme les plus propres à rendre les loisirs du soldat utiles à lui- même et au pays, dont il serait à la fois l'ornement et la gloire.

Traitement.

Le traitement de la paresse doit nécessairement varier avec les causes nombreuses qui la produisent ou qui l'entretiennent.

La paresse consiste-t-elle en une simple noncha- lance due à un état morbide accidentel, elle ne tar- dera pas à disparaître avec le retour des forces . que Ton pourra même augmenter par un régime convenable.

Dépend-elle d'une constitution lymphatique très- prononcée , on s'efforcera de modifier l'organisme par tous les stimulants propres à amener une con- stitution diamétralement opposée. Ainsi, on veillera à ce que le sommeil soit de courte durée; on dé- fendra l'usage habituel des légumes , des fruits et du laitage. L'on prescrira, au contraire, une alimen- tation légèrement aromatique , composée principa- lement de viandes rôties , auxquelles on joindra un peu de vin généreux. Des tisanes amères, le café ainsi que l'usage de la pipe, pourront aussi être con-

l'enseignement régimentaire était de 74,006, dont 56,510 ont suivi les cours du premier degré , et 1 7,496 ceux du second. 11 n'est pas question ici de l'enseignement religieux, les régiments, depuis 1830, étant privés, faute d'aumôniers, de toute instruction morale et chrétienne.

DF, \.K PARF.SSr. 46;'»

seillés avec avanlagc. L'Iiabitalion d'un pays sec et montagneux, des exercices champêtres augmentés progressivement , et faits en compagnie d'hommes actifs, des voyages à pied, la chasse (1), la musi- que militaire, la danse, la natation, les bains de mer, la gymnastique, des frictions, telle est la série des moyens hygiéniques les plus propres à procurer au corps , et , par suite , à l'esprit , le degré d'énergie nécessaire pour se livrer au travail.

A la privation de nourriture, aux coups et aux autres punitions que l'on inflige indistinctement aux écoliers ou aux jeunes ouvriers paresseux, je vou- drais voir substituer des moyens plus rationnels, plus doux, et souvent plus efficaces. Par exemple, avant de sévir contre un enfant qui montre du dé- goût pour le travail , assurez- vous au moins si ce que vous exigez de lui n'est pas au-dessus de son intelligence ou de ses forces. Attachez-vous ensuite à lui rendre le travail attrayant : pour cela, stimu- lez adroitement sa curiosité , son amour-propre , son intérêt, son affection pour ses parents; présen- tez-lui chaque nouvel objet d'étude moins comme un devoir que comme une récompense. Que le tra- vail surtout soit d'autant plus varié que les enfants sont plus jeunes ; qu'il soit suffisamment coupé par les heures de repas et de récréation. Ce n'est qu'après avoir essayé infructueusement tous ces

(1) On a remarqué que les chasseurs étaient en {jénéral des in- dividus courageux et actifs, tandis que les amateurs de pêche n la ligne comptaient dans leurs rangs un grand nombre d'hommes mous et paresseux. Voyez, à la fin du volume, la note L, sur la Chasse et la Pèche.

30

4GG DE LA PARKSSE.

remèdes, que vous serez en droit de recourir à des voies de rigueur proportionnées au mauvais vouloir de vos élèves.

Lorsquie la paresse tient chez les jeunes gens qu'à l'habitude de l'inaction ou à l'influence du mauvais exemple , on arrive à la guérir en leur faisant fréquenter des individus vifs et laborieux, en leur montrant des fainéants réduits à la misère, et, par opposition , de bons travailleurs parvenus à se créer une position honorable. Si tout cela ne suffit pas , on devra réduire le paresseux à ne trouver de moyens d'existence que dans son labeur. Du reste, on voit tous les jours des jeunes gens in- actifs ou désœuvrés, devant qui les parents avaient imprudemment fait l'énumération de leurs richesses, embrasser avec courage une profession aussitôt que des revers de fortune sont venus frapper leur fa- mille. J'ai vu une ruine adroitement simulée inspi- rer l'amour du travail à un excellent jeune homme qui, pendant longtemps, n'avait rien voulu faire, trop convaincu qu'il était de l'opulence de ses pa- rents. Enfin, de même que la nécessité , cette mère de l'industrie, la passion de l'amour, venant à éveil- ler l'ambition , a plus d'une fois donné de l'activité à des êtres nonchalants qui croupissaient danè la plus honteuse inaction*

Quant à la classe nombreuse des fainéants , des vagabonds et des mendiants valides, les gouverne- ments ne sauraient prendre des mesures répres- sives trop promptes pour en débarrasser la société , dont elle est l'une des plus grandes plaies. «Du mo- ment, dit iM. Frégier, que le pauvre livré à de mau»

DE LA PARESSE. 407

Valses passions cesse de travailler, il se pose comme ennemi de la société, parce qu'il en méconnaît la loi suprême, qui est le travail.»

11 y a longtemps que l'ordre social réclame tout à la fois une assistance plus efficace et mieux ad- ministrée de l'indigence, ainsi que l'extinction des abus de la mendicité. Jusqu'à présent cette impor- tante question , cette question vitale pour les gou- vernements, ne paraît pas avoir été sérieusement méditée. On s'est contenté de quelques essais mes- quins , on a pris des mesures partielles, faibles, souvent inhumaines: qu'en est-il résulté? Les nom- breuses charités, les vœux des honnêtes gens sont restés stériles, et les lois répressives du vagabon- dage et de la fainéantise ne peuvent être exécutées que d'une manière incomplète.

Pour ce qui regarde la France, tant que les com- mîmes seront dépourvues de ressources financières suffisantes pour subvenir aux charges que leur im- pose l'article relatif au domicile de secours, tant qu'elles ne pourront pas ouvrir d'ateliers de cha- rité, qui empêchent l'indigent de touiber dans !a dé- gradation du mendiant; enfin, tant que nous n'au- rons pas de vastes maisons de refuge, et une colonie spéciale pour y envoyer les mendiants valides en ré- cidive (1) , le décret encore en vigueur du 24 vendé-

(I) On devrait aussi sonfyjM- à élahlir en Fi-aïu-e dos tcilunics d'in- fIi}Tciils : l'un pourvoirait amplement à leur subsislaïue parle dé- fricliemi nt de terres incultes, qui deviendraient bieiii«'>t d'un rap- port considérable. Voyez la ]\\'le sur les co'onies (l'iu(i'ii;fnl.^ pubiite par Jj. l.éopold de Beilainj;, ; voyez aussi le Uappori ce "Si. Cuclmi sur Vexiitution de la ineu fil ri le ;¥ar\s^ 18::9,

4()8 l)K L*. PARE^Sf:.

miaire an 11 ne pourra recevoir qu'une très-faible partie de son exécution.

En attendant, les particuliers charitables et les administrations de bienfaisance doivent rivaliser de zèle et d'efforts pour soulager les vrais pauvres : je dis les vrais pauvres ; car, si la religion chrétienne nous prescrit d'aider nos frères malheureux , elle exige aussi que nos aumônes soient faites avec dis- cernement, afin que les secours dus à l'indigence n'aillent pas entretenir la paresse et favoriser le va- gabondage (1).

Exemples et observations. 1. La paresse et J'échafaud.

Parmi les exemples des tristes résultats que peut entraîner la paresse, il en est un qui mérite plus par-

(1) Parmi les travaux récents propres à éclairer l'importante question du paupérisme , dont le {gouvernement s'occupe en ce moment, nous citerons l'excellent ouvrage de I\I. de Gerando, in- titulé : De la Bienfaisance publique ; celui de M. Frégier : Des Classes tlanf;ereuses de la population dans les grandes villes; celui que vient de publier M. Bazelaire sous le titre suivant : Des Institutions de bienfaisance publique et d'instruction primaire à Rome; Paris, 1841 , in-8° (traduit de l'italien). Voyez encore Biche ou pauvre , par A. Cherbuliez ; De la Misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, par Euffène Buret ; Du Paupérisme anglais , par madame Mary Meynieu ; De la Misère, de ses causes, de ses effets , de ses re- mèdes, par d'Esterno; Paris, 1842, in-8"; les Comptes moraux et administratifs du bureau de bienfaisance du XII^ arrondissement, pour les exercices 1835 et 1836 , publiés par M. l'administrateur Rataud , et la Lettre circulaire de M. Ch. de Rémusat aux préfets du royaume, sur le Paupérisme et la Charité légale.

DE LA PARESSE. 409

ticulièrcment de fixer l'attention, je veux parler de celui que nous a légué le trop fameux Lacenaire.

Cet homme, qu'on s'est plu à représenter comme un inflexible logicien, qui, se croyant malheureuxpar la faute de ses semblables , se fit voleur et assassin par système et non par dégradation ; cet homme, qui se posa sur le banc des accusés comme sur un pié- destal, et qui eut le talent d'exciter les plus étranges sympathies par son charlatanisme, fut bien moins conduit au crime par les raisons qu'il allégua que par son excessive paresse. Chez lui , en effet , ce vice fut porté si loin , qu'il étouffa les plus heureuses dispositions, et qu'il devint la source d'où découlè- rent tous ses forfaits. On a dit à tort qu'il se montra dès sa jeunesse vif, ardent, hautain et frondeur. Un homme digne de foi , et plus que personne à portée de le connaître , puisqu'il fut son professeur, m'a assuré, au contraire, qu'il avait un naturel as- sez doux, et que la paresse était le seul trait sail- lant de son caractère. « Il la poussait , ra'a-t-il dit , jusqu'à ne pas vouloir se lever la nuit pour satis- faire ses besoins naturels; il dormait complaisam- ment au milieu de ses ordures, et ce n'était qu'à grand'peine, et après plusieurs avertissements, qu'il se décidait , longtemps après la cloche du réveil , à sortir de son lit ou plutôt de son fumier. Les puni- tions qu'on lui infligeait, le mépris que lui témoi- gnaient ses camarades , rien ne parvint à le corri- ger. Toute espèce de soins ou de travail était pour lui un supplice; et c'est uniquement à cette funeste disposition qu'il faut imputer les crimes dont il a eu Teffronterie de se targuer devant ses juges. »

■470 DE I.A l'AHE.SSE.

Venu à Paris sans moyens d'existence , et trop paresseux pour en chercher dans un travail hon- nête, Lacenaire se mêla parmi cette tourbe d'êtres sans aveu qui inondent les lieux publics, et qui l'as- socièrent à leur coupable industrie. Novice encore, 11 paya de la prison ses premiers essais ; et, dans ce lieu, qui n'est trop souvent qu'une école de perver- sité, il trouva des maîtres habiles qui achevèrent de l'Initier au crime. Il avait débuté par le métier de voleur, il finit par celui d'assassin; puis, quand sa tête, qu'il disait avoir livrée comme un enjeu, dut nayer tous ses forfaits, le masque dont il s'était orgueilleusement paré tomba tout à coup, et ne laissa voir qu'un lâche qui ne sut pas mourir.

II. Paresse corrigée.

Quand une sage direction n'est pas imprimée de bonne heure à la jeunesse, il est rare que son pen- chant naturel à l'oisiveté et à la dissipation n'entrave pas ses progrès ; et l'on ne peut guère attendre d'elle un grand zèle pour l'étude que quand le raisonne- ment vient l'éclairer, ou que les circonstances l'y contraignent.

Un jeune et riche Brésilien, amené à Paris à l'âge de douze ans , pour commencer son éducation jus- qu'alors fort négligée, fut placé dans une pension on eut pour lui toutes sortes de soins. Il était naturellement bon et intelligent, mais très-entêté, et surtout si paresseux, que, du moment on vou- lut l'astreindre au travail, il se révolta , et prit en aversion non-seulement ceux qui étaient chargés de

DE LA PARESSE. 471

rinstrulre , mais encore la plupart de ses cama- rades, qui le raillaient de son excessive indolence. En vain on employa tour à tour la douceur et la sévérité pour le faire changer de conduite ; à toutes les raisons qu'on lui alléguait, il répondait froide- ment : «Le travail me déplaît; d'ailleurs, je n'en ai pas besoin, mes parents ne sont-ils pas assez riches? Je n'ai que faire du grec et du latin pour vivre heureux. »

Deux ans se passèrent ainsi , et le jeune H. tomba dans un tel état de langueur et d'inertie, que son père me Ht prier de le prendre chez moi. Ce chan- gement dans son genre de vie , les distractions dont je l'entourai , et les marques d'intérêt qu'il reçut dans ma famille, ne tardèrent pas à dissiper la lan- gueur mélancolique qui avait déterminé ses parents à le mettre entre mes mains. Pendant quelque temps je n'exigeai même pas qu'il ouvrît un livre ; me bornant à lui prescrire tous les jours un exer- cice proportionné à ses forces, j'avais soin seule- ment, dans nos entretiens, de faire ressortir d'une manière indirecte les avantages de l'instruction , et peu à peu je réussis, sinon à lui donner un goût prononcé pour l'étude, du moins à déterminer en lui quelques efforts pour s'y livrer.

C'était déjà avoir beaucoup gagné, mais cela ne suffisait pas; il fallait stimuler sa jeune imagination par un moyen assez puissant pour achever de le faire sortir de l'apathie il était plongé. Une perte simulée dans la fortune de son père opéra tout à coup ce prodige. Dès qu'il cessa de se cioiie riche, il surmonta entièrement sa paresse, se mit à l'é-

472 1>E LA J'ARESSE.

tude avec ardeur, et répara si bien le temps perdu , qu'on put dès lors le citer comme un élève labo- rieux. 11 était sur le point de teiminer ses classes, lorsqu'un jour, causant avec moi de ses projets d'avenir, il me supplia de lui apprendre mon état. « Dans mon pays, me dit-il, les médecins font de l'or; en m'attachant à votre carrière , je suis sur de réparer la fortune de mes parents.» Je consentis, on le pense bien , à sa demande, qui prouvait à la fois sa parfaite guérison et la bonté de son cœur. Il commença donc l'étude de la médecine , et y fit des progrès rapides ; mais l'indiscrétion d'une personne de sa famille lui ayant appris que son père jouis- sait toujours de la même opulence , la science fut bientôt délaissée pour le plaisir. H. n'en a pas moins renoncé à son ancien penchant, et il est aujourd'hui un homme aussi actif que distingué par la variété de son instruction.

m. Paresse d'un ouvrier terminée par le suicide.

Si la paresse a de graves inconvénients chez les favoris de la fortune, ses effets sont bien autrement funestes chez les individus qui attendent leur sub- sistance de leur industrie ou du travail de leurs mains.

C*** était un excellent ouvrier mégissier, fort re- cherché à cause de son habileté , et qui gagnait faci- lement six francs par jour. Ce gain , s'il eût été ré- gulier, pouvait en peu d'années conduire C*** à une honnête aisance, car il était garçon et sans aucune charité; mais pour lui le travail était une sorte de

DE LA TAhESSE. 473

supplice qu'il n'endurait que pour se soustraire à la faim. Aussi, faisant deux parts de sa vie, il ne res- tait assidu à l'ouvrage que pendant trois jours de la semaine; et quand il avait recueilli le salaire de ces trois journées, il savourait pendant les quatre autres les délices de la plus complète oisiveté.

Au milieu de ces alternatives de peine et de plai- sir, C*** reçut, en 1838, un héritage de sept mille francs. Pour lui c'était une somme énorme, un tré- sor inépuisable; aussi fut-il tellement émerveillé à la vue du sac qui le contenait , qu'appelant ses com- pagnons, il s'écria dans un véritable délire : «Mes amis, vive la joie ! me voilà riche ; dorénavant je ne travaille plus , je le jure devant Dieu et devant les hommes ! et, pour commencer, c'est moi qui régale pendant huit jours de suite. » Aussitôt un fiacre est amené; C*** en fait les honneurs à ses compagnons : l'intérieur, l'impériale, le siège du cocher, tout est envahi. On part pour la barrière du Maine : c'est qu'est l'oubli de tous les maux. Le sac, le bienheu- reux sac est placé comme un phare au milieu de la table du festin , et sa vue ne fait qu'augmenter la soif et l'appétit des convives.

Pendant la huitaine que dura ce gala , une amie de C***, qui l'avait dédaigné autrefois à cause de sa paresse, accourt le féliciter de son bonheur, et con- sent à le partager. Tout va le mieux du monde pen- dant six mois; mais, au bout de ce temps, l'hé- ritage est à peu près englouti. Déjà Babet parle de la nécessité de retourner bientôt à l'ouvrage ; C*** se révolte : «IN'ai-je pas juré que je ne travail- rais de ma vie? Plutôt mourir que de manquer à ma

ilj DE LA l'ARESSE.

parole!» Cette dernière idée, que C*** caresse d'a- bord en riant, prend chaque jour plus de consis- tance dans son esprit; car, pour lui, la mort est préférable à l'oblijjation de travailler : aussi, avant que la somme soit tout à fait épuisée, il fait l'em- plette d'une paire de pistolets, dans lesquels il met une forte charge. Huit jours après, il ne restait plus que quelques sous dans le fond du sac. C*** prend cette monnaie, et regardant tristement Babet : « Viens, lui dit-il; nous pouvons encore boire un dernier ca- non ensemble, puis je me ferai sauter le caisson.» Babet le suit au cabaret voisin ; ils trinquent, rega- gnent ensuite leur domicile, et, cinq minutes après, le malheureux n'existait plus : il s'était fracassé la poitrine à côté de l'être infàme(l) qui n'avait fait au- cun effort pour le détourner de son affreux dessein.

(1; « Misérable que vcuis êtes! lui dil en ma présence i\I. le coQi- missaire de police Gourlet , vous n'avez donc pas essayé de lui re- tirer ses pistolets? Je n'v ai seulement pas pensé. étiez- \ ous pendant qu'il se disposait à se tuer? A côté de lui; je Fai- sais tranquilleiiitnt ma soupe; lui, il a dil : Une, dmx, trois, et le coup a parti; alors, moi, j'ai levé le nez, et j'ai dil : Est-il srriii 1 Ajoutez, reprit le maffistrat justement indi{yné . que vous ne vous êtes pas même déranjrée pour voir si ce malheureux res- piiaii encore, et que vous avez eu la barbarie de manj^er votre soupe pendant que le sanff coulait à flots dans la cl)ambre. Ce n'esi pas vrai, ça, que j'ai tout de suite mangé ma soupe : le heiine n'y clfiit pas rnciiif ! »

<_}uelle dégradation dans l'espèce humaine !

DE LA PARESSE. ^||

IV. Paresse périodiijnf che/ nnc Fciuiik^ hahiliu'llpment active «*l laborieuse.

La paresse dépend quelquefois d'un état nfiorbide jusqu'ici peu étudié, et cpii m'a paru (enii- à une af- fection su perHciel le du centre nerveuxcérébro-spinal.

J'ai vu en ce ^enie un exemple peu commun d'in- dolence et de fainéantise. Une femme, bien consti- tuée, était en service chez des personnes qui l'ai- maient beaucoup, parce qu'elle leur avait donné diverses marques de dévouement, et qu'elle était aussi intelligente que laborieuse. Pendant sept ans, son zèle et son activité ne s'étaient pas démentis un seul instant, lorsque tout à coup, sans nulle raison apparente, elle devint paresseuse à tel point que son service fut entièrement négligé, et qu'elle se laissa aller à la plus insigne malpropreté. Interrogée par ses maîtres sur la cause d'un changement si étrange , elle répondit en versant des pleurs : « Je ne puis faire autrement ; il y a en moi quelque chose qui m'empêche de travailler. Vous êtes donc ma- lade ? Mon Dieu non ; il me semble, au contraire, que je ne me suis jamais mieux portée ; et, lom que l'ouvrage m'ennuie, je donnerais tout au monde pour le faire; mais quand je vais pour m'y mettre, on dirait que mes bras s'y refusent. Vous souf- frez alors? Pas du tout; je n'ai mal nulle part. Auriez-vous quelque peine secrète qui vous jetterait dans cet abattement? Non; je n'ai réellement d'autre chagrin que celui de ne pouvoir faire mon service; et puisque je ne suis plus bonne à rien , je veux m'en aller: mon mari me nourrira.»

476 DE LA PARESSE.

Ayant, en effet, quitté sa place, elle alla dans le voisinage habiter un logement elle passait toutes ses journées dans le lit, ou dans la plus complète inaction. Au bout de six mois , elle sortit de cet état aussi subitement qu'elle y était tombée, et re- vint chez ses maîtres, qui, comme précédemment, n'eurent que des éloges à donner à sa conduite et àson activité. Un an après, étant retombée dans la même apathie, elle renonça pour toujours à servir, et se réunit à son mari, homme doux et laborieux, qui la laissa vivre dans le repos le plus absolu. Pendant cette seconde crise, elle éprouva vers le cervelet une douleur, tantôt légère, tantôt assez vive, et qui des- cendait jusqu'à la seconde ou troisième vertèbre lombaire; elle conservait la liberté entière de ses mouvements , mais sa volonté lui paraissait en quel- que sorte paralysée. Ce second engourdissement dura à peu près six mois, comme le premier; puis, pen- dant quelques années, madame G... reprit toutes ses habitudes de travail. Mais en 1827 survint une troi- sième crise, beaucoup plus longue et plus doulou- reuse que les deux autres. Appelé auprès d'elle à cette époque, j'ai souvent été témoin des combats que lui livraient tour à tour l'impérieuse loi du besoin et la singulière paresse qui la dominait. «Voyez, me di- sait-elle en pleurant, mon mari va rentrer, eh bien! le pauvre homme ne trouvera rien pour son dîner ; je ne peux pas me décider à allumer du feu. Tous nos vêtements sont en lambeaux, et je n'ai pas le courage de les raccommoder. Voilà six mois que je n'ai peigné mes enfants; depuis la même époque je n'ai pas même changé de chemise. Mon Dieu, que

DE I,\ PARESSE. 477

je suis donc malheureuse!» Et ses larmes redou- blaient.

La périodicité du mal , l'absence habituelle de fièvre, la douleur permanente que la malade éprou vait vers la nuque, me firent présumer que cet état pouvait dépendre d'une aflection peu profonde du cervelet et de la moelle épinièrc. En consé- quence, je promenai quelques vésicatoires volants le long de la colonne vertébrale ; j'y fis pratiquer des frictions, tantôt avec le liniment ammoniacal cam- phré , tantôt avec le baume nerval. Je conseillai encore, tous les deux jours, une douche ou un grand bain presque froid. Ces moyens, continués pendant deux mois, n'avaient réussi qu'à diminuer la douleur de la nuque ; lorsque la malade , ayant été magnétisée cinq ou six fois à grandes passes , éprouva tout à coup, je ne dirai pas une améliora- tion, mais une guérison complète. Reprenant aussitôt ses habitudes d'ordre et de propreté, elle se mit au travail avec d'autant plus de bonheur qu'elle l'ai- mait naturellement, et qu'elle n'avait pu s'y livrer depuis quinze mois.

478 bu LIBERTINAGE.

CHAPITRE Vï.

DU LIBERTINAGE (1).

Retloule la volupté : elle est mère de ta donleur, Thalès.

Déjiiiilion.

Le libertinage peut être défini : l'abus des organes génitaux dans leur exercice naturel, et la perversion de leur usage normal en un usage contre nature. Par abus, on doit entendre non-seulement les excès nuisibles à la santé, mais tout rapport sexuel etl dehors du mariage, ou qui , dans cet état , tendrait à éviter la propagation de l'espèce.

La perversion, dont les formes principales sont : \ onanisme, pédérastie ou sodomie, et la bestialité, ne saurait avoir un but capable de la justifier, l'acte étant de sa nature essentiellement vicieux.

hsi prostitution, proprement dite, se distingue dès autres espèces de débauches en cecpie, placée sous la surveillance immédiate de la police, la femme

(I) J'aurais désiré rejeif r à la fin de ce volume, el sous la Forme d'une simple noie, la pas.<ion du libertinage, dont la place natu- relle est à côté de l'article consacré à l'amour : il me semblait qu'il est de ces détails utiles mais repoussants, sur lesquels il faut passer avec rapidité, et qu'on doit, autant que possible, mettre à l'écart. Des personnes («raves, dont je respecte autant l'auiorilé que le ffoùl, ayant été d'un avis contraire au mien, je me suis décidé à terminer lea fjofsions amnuilf.s par le Lirertinage , et à commencer les passions sociales par l'article Amouh.

t)(l LIBERTINAGE. 479

qui s'y livre enlie dans une maison de tolérance tenue par une maîtresse , pour y exercer son état infâme, suivant des règlements qu'elle ne doit paè euFreindre.

A un étage un peu moins bas se rencontrent: la femme entrelemie , qui se vend ; la femme calante , qui se donne, et la ^risette, qui se passionne, se donne et se vend.

Puis vient le libertin, qui s'amuse un instant de ces malheureuses, et les quitte avec mépris quand sa passion brutale est satisfaite, ou que son caprice est passé.

Quant aux habitudes solitaires, dont Onan n'est pas l'inventeur, elles ont reçu tour à tour le nom (^ onanisme , de cheii\)manie , de masturbation , enfin celui de inastapration (^mamistiipratio) , auquel on aurait donner la préférence, parce qu'il dépeint ce vice et le flétrit tout à la fois.

Le monde commence à peine que Dieu est tenté de le détruire pour arrêter la corruption générale. Après le déluge , les hommes ne font que la répandre en se dispersant; le peuple choisi, lui-même, se livre sans frein au libertinage. En vain le feu du ciel descend sur Sodome et sur Gomorrhe ; en vain la colère du Seigneur éclate par de nouveaux châtiments: l'impudicité ne cesse pas ses ravages, et Moloch est toujours adoré. L'O- rient , devenu un foyer de corruption , infeste bientôt le reste du monde: Athènes, comme Babylone, élève des autels au phallus, à Priape ; Solon encourage la prostitution, qui, plus tard, est mise sous la pro- tection des dieux. La sodomie se répand dans

480 DL' i.ini:r.TiN,\r.F.

foute la Grèce; les écoles ries piiilosophes devien- nent des maisons de débauche, et les grands exem- ples d'amitié légués par le paganisme ne sont, pour la plupart, qu'une infâme turpitude voilée sous une sainte apparence. A Rome, les chefs de l'empire, rassasiés des plaisirs ordinaires, ont recours aux moyens les plus vils pour assouvir leur brutalité; le peuple imite leur exemple, et le monde ancien n'est plus qu'un temple de luxure. Avec de pareils éléments de dissolution, que serait devenu le genre humain, si le christianisme n'eût pas arrêté cet ef- froyable débordement , en commandant le respect et l'admiration par les prodiges de la chasteté (1) !

Causes chi libertinage en général. L'homme porte en lui-même la première cause de ses désor- dres : sa liberté, la force de son imagination, son impressionnabilité , en font un être éminem- ment enclin aux pensées charnelles , et le distin- guent des animaux, qui ne se livrent guère à des écarts contre nature que dans l'état de domesticité. Les causes du libertinage naissent, pour les sociétés.

(1) «Une science toute matérielle est venue dire aux hommes que celte chasteté volontaire était un crime contre la société, parce qu'elle ravissait trop de citoyens à l'Etat. En vain desvierffes innombrables, anj^es d'innocence et de bonté, avaient consolé les pauvres et formé l'enfance à la vie chrétienne ; en vain des légions d'apôtres vierges avaient donné aux peuples catholiques des senii- ments nouveaux de paix et de charité, et fait germer dans leur sein des vertus inconnues: une philosophie impure est venue pro- clamer qu'il fallait rompre pour des liens moins parfaits les liens sacrés, source de tant de bienfaits ; et, aujourd'hui, elle a dit à des êtres qu'elle a affranchis de toutes lois morales, enivrés de sensa- tions grossières , entassés dans un même lieu sans distinction de

DU LIBERTINAGE. 481

(les conditions ^rnéralos elles se trouvent, et de plus, pour les individus, des circonstances parti- culières qu'ils subissent ou qu'ils se créent. Parmi celles qui entretiennent l'irritabilité nerveuse, et plus particulièrement l'excitabilité des organes gé- nitaux, nous devons mentionner l'hérédité, les cli- mats chauds , une alimentation aphrodisiaque ou trop abondante, l'influence du printemps, l'époque de la puberté dans les deux sexes; chez la femme, l'âge de retour, la prédominance de l'appareil cé- rébro-génital ; chez les gens nerveux et chez les san- guins, l'excès d'activité circulatoire. Parmi les causes sociales, on doit signaler l'absence de religion, la contagion de l'exemple, l'oisiveté des masses, la fréquentation des spectacles et des bals, les mau- vaises lectures, la déconsidération des femmes, la polygamie , enfin le despotisme , qui corrompt à la fols le maître et l'esclave : le maître, par l'habitude d'une autorité sans réserve; l'esclave, par la dé- gradation dans laquelle il vit. Terminons cette énu- mératlon par le tableau suivant , qui ne sera pas sans intérêt pour les personnes qui s'occupent de l'influence des profession sur les mœurs.

sexe : Tu ne formeras point une famille. Elle le dit à ceux-là pré- cisément dont elle a rendu les passions plus précoces, et auxquels une union léfjitime serait plus nécessaire.

«Nous osons à peine vous sifjnaler une maxime plus perverse encore. D'autres sophistes ont compris l'impossibilité d'une sem- blable contrainte ; mais, en y renonçant, ils ont osé conseiller à des époux chrétiens de tromperie vœu de la nature, et de rejeter vers le néant des êtres que Dieu appelait à l'existence. Oue penser de ces impurs systèmes et de leur conlradiclion ? ( Ms' D. -A. ArFi\K, Instruction pastorale sur les rapports de la charité nvrc la foi ; Pa- ris, 1843, in-4".)

482

DU l.inERTINAGE.

T^BLEytU statistique des professions exercées par les iiuU- i'idiis qui se sont présentés aux coiisiillations de l'hôpital des Vtnériens pendant l'espace de trois années (1\

PROFESSIONS.

Armuriers

Bijoutiers

Boiuiol iers

Ij<iuciiers

Boulangers

Bourreliers

Boutoniiiers

Brociin leurs

Carriers

Cliaoeiifirs

(iliarcutiers

Cliarpenliers

Cliari-etiers

Cliarrons

Ciseleurs

Coci.C!S

(ioiiiiuissionnaircs

Cordiers

Cordonniers

( orroyeurs

(ioulelieis

Cou\reurs

Cuisiniers

Douiesiiques

l>oreurs

tbénislcs

Employés

Epiciers

Ferblanliers

Fondeurs

Forts de la halle

Fumistes

Gaîniers

Gantiers

Garçons marchands de vin

Garrons restaurateurs . .

Graveurs

Horlogers

Imprimeurs

^ reporter. . . .

15

112

85

5

141

8

4

30

12

82

17

78

9

28

13

26

8

17

474

102

2(5

9

32

80

12

66

14

14

63

21

4

11

4

11

11

16

10

9

45

PROFESSIONS.

Report Institutenrs. . . . Jardiniers ....

Laveticrs

Libraires

Limonadiers . . . Macliinislcs . . . Marons

1724

Manouvriers

Marbriers

Marchands

Marchands de vin . .

Maréchaux

Menuisiers

Militaires

Musiciens

Orfèvres

(Juvriers

Passementiers . . . .

Paveurs

Peintres en bâtiments

Perruquiers

Plaqueurs

Pompiers

l'orteurs d'eau . . . .

Kelieurs

Selliers

Serruriers

Ta blet iers

Taillandiers

Tailleurs

Tailleurs de pierre . .

Tisserands

Tonneliers ,

Tourneurs

\ anniers

Vernisseurs

Vinaigriers. . . . , . wVitriers

Total.

1724

6

16

5

21

29

9

1.35

41

12

14

16

184

16

5

4

43

21

12

85

29

4

6

23

4

35

136

29

9

356

44

94

15

50

5

9

5

22

.3301

(I) On n'a pi'ésfnté dans ce tabli^iu que les proFessions qui onl offert an inoitis qn^ilre ou cinq malades dans une année.

t)i' i-inenTiNACE. 4f>3

Causes (le la prostifntiou. La proslilulioti ii'osl onliiuilremenf qu'iin élut socondaire, (luViiibras- senl de mallieureusos filles, étourdies d'une pre- mière faute et rebutées alors par leurs parents, ou délaissées par leurs amants infidèles. Souvent aussi déjeunes personnes honnêtes, mais sans expérienee, sont entraînées par les infâmes démarches des maî- tresses de maisons tolérées, ou par celles de leurs commis , qui les exploitent comme une marchan- dise. Il faut aussi reconnaître qu'il existe certaines constitutions exceptionnelles capables de pousser les femmes aux derniers excès du déverfjondage.

Le tableau suivant, emprunté à M. Parent-Du- châtelet , présente le relevé des causes déterminantes de la prostilud'on sur 5,183 fdles:

Excès de misère, déiuimenl absolu par suite de

paresse ou par d'aulres motifs 1,441

Concubines délaissées , 1,125

Perle de parents, expulsion de !a maison pater- nelle, abandon complet 1,255

Amenées à Paris, et abandonnées par leurs amants,

militaires, étudiants ou commis 404

Domestiques séduites et cbassées par leurs maîtres. 289

Venues de province à Paris pour s'y cacher et y

trouver des ressources 280

Pour soutenu- des parents pauvres ou infirmés

(toutes nées à Paris) 37

Aînées de famille, pour soutenii- leuis frères et

sœurs, neveux et nièces (toutes nées à Paris). .. . 29

Femmes veuves, pour soutenir leur famille (toutes

liées à Paris) 23

ToiAi 5,IK3

484 DU i.inr.iniNAf.E.

Sur ce nombre, 1 ,988 sont nées à Paris, 1 ,389 dans les chefs- lieux de département, C52 dans les sous- préfectures, 936 dans les campagnes , enfin 218 dans les pays étrangers.

Ce même relevé donne 164 fois les deux sœurs inscrites sur les registres, 4 fois les trois sœurs , et

3 fois les quatre sœurs, 16 fois la mère et la fille,

4 fois la tante et la nièce, 22 fois les deux cousines germaines , en tout 436 personnes réunies par les liens de la parenté la plus proche.

Examinons maintenant les professions qu'exer- çaient les prostituées au moment de leur enregis t rement. Sur 3,120 individus, M. Parent a trouvé:

Couturières, lingères, modistes, et autres états

analogues 1 ,559

Marchandes de légumes, de fleurs et de fruits. . . 859

Tisseuses et états analogues 285

Chapelières et états analogues 283

Bijoutières et états analogues 98

Artistes 23

Établies en boutiques 7

Sages-femmes 3

Rentières 3

Total 3,120

« On voit par ce tableau, dit M. Parent, que la plu- part des prostituées sortent des ateliers, ces foyers de corruption , dont on doit déplorer les funestes effets, tout en admirant les produits qu'ils foiu^- nissent. »

Professions des parents. Il résulte des recher- ches faites à ce sujet que ce ne sont ni les classes

DU LICERTIiNA(.E. 485

ies plus intimes, ni les classes les plus élevées de la société, qui fournissent le plus de prostituées, mais celle des ouvriers travaillant en boutique, surtout des ouvriers à la journée, et n'ayant pas de demeure fixe.

^^<?. Sur 3,248 prostituées, 34 se sont fait inscrire de dix à quinze ans; 912 de quinze à vingt; 1,38G de vingt à vingt-cinq; 556 de vingt-cinq à trente ; 108 de trente à trente-cinq ; 88 de trente- cinq à quarante; 38 de quarante à quarante-cinq; 27 de quarante-cinq à cinquante; 5 de cinquante à cinquante-cinq; 3 de cinquante-cinq à soixante, et 1 de soixante à soixante-cinq.

Etat civil. Sur 1,183 filles nées à Paris, 2.37 étaient enfants naturelles; sur 3,667 nées dans les départements , 385 étaient enfants naturelles. Ces résultats concourent à prouver l'hérédité du liber- tinage ainsi que l'influence de l'abandon.

Instruction. Sur 4,470 filles nées à Paris et éle- vées dans cette ville, 2,332 ne savaient pas signer; 1,780 signaient fort mal; 110 avaient une belle écriture. On n'a pas pu constater la capacité de 248. Quant aux tilles venues des départements , la pro- portion de celles qui avaient quelque instruction à celles qui en étaient privées est à peu près la même. Je ferai remarquer à ce sujet que l'ignorance des prostituées élevées à la campagne s'est trouvée moindre que celle des prostituées élevées à Paris ou dans les villes.

accroissement des prostituées inscrites à Paris, de 1830 à 1843. Avant 1830, on comptait à Paris 2,800 filles publiques y exerçant leur métier, et dont

486 DU LlOEItriNACE.

a présence était constatée. Au 31 décembre 1831^ il y en avait 3,517, dont 931 de Paris, 2,170 des départements , 134 des pays étranj^crs, et 282 sans acte de naissance. Depuis 1832 jusqu'en 1841, leur nombre s'est élevé à 3,906; au 1*"^ janvier 1843, il était de 3,824(1).

Causes de la masturbation. Les causes inhérentes à l'espèce humalnfe sont l'éveil prématuré des orga- nes génitaux, leur aptitude à entrer en action à des époques indéterminées, et réglées plutôt par l'ima- gination que par les lois de l'organisme, la configu- ration des membres supérieurs , celle des organes sexuels, divers genres de dartres, certaines inflam- mations érysipélateuses , l'accumulation de la ma- tière sébacée, le phimosis, le paraphimosis , le dé- veloppement des ascarides dans le rectum , le satyriasis, la nymphomanie, l'irritation du cervelet et de la moelle épinière, l'idiotie, la phthisie pul- monaire, les mauvaises positions pendant la veille et le sommeil, les états qui exigent que l'on reste longtemps assis, l'usage du rouet, la flagellation et

(1) Par un avrèlé de M. \c préfet de police, en date du 28 août 1841, les filles et femmes qui déclaraient ne se faire inscrire parmi les prostituées que par excès de misère devaient être envoyées au couvent des Dames de Saint-Micliei, elles pouvaient vivre de leur travail. Celte amélioration, due au zèle de M. l'abbé An- jalvin , l'un des aumôniers de cet établissement trop peu connu, n'a pas pu avoir lonjftemps son exécution : elle était trop oné- reuse au couvent de Saint-Michel , qui est indépendant et n'a que des rapports libres avec les particuliers. Par les soins du même ecclésiastique, un établissement spécial va être formé pour don- nei- un ««sile et du pain aux filles qui en manquent, et les sous- traire ;iiiisi au dan(jcr de se [(crdre.

DU LIBERTINAGE. 487

la suspension par les mains chez certains sujets, radministralion des purijatiCs aloéliques, l'usage de substances aphrodisiaques , comme le poisson , les épices, les liqueurs alcooliques, et surtout la bière. Voilà pour les causes physiques; passons aux causes morales.

C'est quelquefois jusqu'au berceau de renTant qu'il faut remonter pour trouver la cause première de la masturbation. On a vu des nourrices assez libertines pour faire servir leurs nourrissons à la satisfaction de leurs infâmes désirs, et d'autres, plus stupidcs encore que coupables , excitei" les organes génitaux des petits malheureux qu'elles allaitent, dans l'unique intention d'apaiser leurs cris quand elles les laissent seuls; enfin , chose dé- plorable! des enfants ont été corrompus par ceux mêmes qui devaient être les gardiens de leur inno- cence. Si nous ajoutons les inconvénients de l'édu- cation publique, si favorable à la contagion du mauvais exemple , et l'absence de toute éducation religieuse, nous aurons l'éimi les causes nombreuses qui développent ou entretiennent Tun des plus grands fléaux de la société.

Caractère, effets et lerniinuison du libertinage.

Une démarche hardie, un regard lubrique, une bouche voluptueuse, un teint pâle ou couperosé, des manières et des paroles plus ou moins indé- centes, une haleine impure qui dégoûte et repousse, tout fait reconnaître à l'observateur le moins exercé l'individu livré aux excès de la débauche-.

488 DU LIBERTINAGE.

On n'est pas toujours libertin par nature; on le devient le plus souvent par imitation, par va- nité: c'est une mode que l'on suit de bonne heure, et que l'on quitte le plus tard possible. On com- mence par des folies de jeunesse, que le monde par- donne aisément ; mais peu à peu la passion prend racine, et les plus scandaleux désordres deviennent une habitude familière, un besoin impérieux. Alors, rien n'arrête: ni l'âge, ni les liens du sang, ni les engagements les plus sacrés, ni le déshonneur des familles, ni le tourment des victimes, ni la perte de la santé , ni la crainte de la mort , qui survient si souvent au milieu de la débauche.

Mobile, turbulente et bavarde par complexion, paresseuse par état , ivrognesse et menteuse par in- térêt, bienfaisante sans discernement , se vendant froidement à tous les instants, mais ne se donnant qu'au misérable que son cœur a choisi , et dont elle se montre excessivement jalouse ; orgueilleuse, en- vieuse, gourmande, voleuse, superstitieuse, colère, et surtout vindicative , telle est la femme dans les yeux et sur le front de laquelle on Ht : prostituée.

On se tromperait étrangement si l'on s'imaginait que \es/i//es de Joie sont toujours gaies et insou- ciantes, commes elles affectent de le paraître de- vant les mauvais sujets qu'elles recherchent. Loin de : bien convaincues de leur abjection , et re- doutant par-dessus tout d'être reconnues, ce n'est pas sans éprouver bien des moments de tristesse qu'elles portent le poids de leur ignominie , et il n'est pas rare de les surprendre plongées dans une sorte d'abattement qui j)eut les conduire au dés-

DU LIBERTINAGE. 489

espoir ou à la folie. Dans ces instants . et surtout au lit de la souffrance ou de la mort, la voix de la religion n'est pas sans retentissement au fond de leur àme. Alors le bon pasteur ne craint pas de consoler et de recueillir ces autres Madeleines , tristes objets du mépris du monde , mais purifiées par le repentir de tous les vices qui les souillaient.

L'expression languissante du visage et son al- longement, la pâleur des lèvres et des joues, la fixité du regard, le gonflement des paupières et leur li- vidité, l'inclinaison de la tête vers la terre , le déve- loppement excessif des organes génitaux , une crois- sance subite ou avortée , un appétit vorace , un amaigrissement rapide sans maladie apparente, une démarche mal assurée, la faiblesse des lombes, des sueurs nocturnes, une urine trouble ou sédimen- teuse , un frisson presque continuel , une voix rau- que , faible ou sourde , la manière de s'asseoir, la position des mains dans le lit ou pendant la veille , l'amour de l'isolement , la paresse , l'apathie pour le jeu , le peu d'élévation des sentiments, l'habitude du mensonge , l'affaiblissement de la mémoire et de l'intelligence porté jusqu'à l'hébétude : tels sont les divers signes dont l'ensemble ne saurait man- quer de faire reconnaître le masturbateur.

Les dangereux effets du libertinage tiennent moins à la déperdition de la liqueur séminale , qui n'a pas toujours lieu, qu'à l'énorme dépense de l'in- flux nerveux nécessaire pour entretenir l'éréthisme général, l'exaltation de la pensée, et pour produire la secousse épileptiforme qui accompagne tout acte des organes générateurs. Ces effets sont d'autant

499 ou LIBERTINAGE.

plus marqués, que le corps n'a pas atteint , ou qu'il a dépassé la période de la vie assijTiiée pour la pi-o- pajvation de l'espèce, et dont les limites varient, pour les hommes , entre vingt et soixante ans ; pour les femmes, entre dix-liuil et cinquante.

Ce serait une grave et bien funeste erreur que de regarder les premiers signes de la puberté comme la preuve de l'aptitude aux fonctions génératrices. A cette époque critique de développement , rien n'est plus dangereux que de troubler les efforts de l'organisme pour arriver à sa formation complète. La persistance des organes génitaux au dernier terme dp la vie n'est pas non plus un indice de la permanence de leurs fonctions , qui ne sont que transitoires; en abuser alors, en user même , serait avancer sa tin.

Les excès du libertinage sont plus nuisibles chez l'homme que chez la femme, à cause de la plus grande somme d'activité qu'il y déploie: après le re- pas surtout, ils troublent profondément l'économie, prédisposent à de graves altérations de l'estomac , et donnent souvent lieu à des apoplexies foudroyan- tes ; c'est surtout dans l'état de maladie ou de con- valescence qu'il est mortel de réveiller les désii-s sexuels, s'ils sont éteints, ou de leur obéir, s'ils per- sistent encore.

Le caractère distinctif des maladies qu'entraîne le libertinage, c'est la chronicité. Elles portent presque toutes le cachet d'une profonde altération des li- quides et des solides : telles sont les gastrites et les entérites anciennes ; la consomption dorsale, décrite par lîij)pocrate ; les tlivetses aUérations du

DU l.inEnTlNAGE. 411

cœur, si communes de nos jours; la phthisie pulmo- naire sous toutes ses foi'mes; la nombreuse série des aFl'eclions cérébrales, l'apoplexie, l'induration, le ramollissement, les abcès, la dé^jénérescence can- céreuse du cerveau; les fréquentes maladies qui at- taquent l'appareil génito-urinaii'C : chez la femme, la leucorrhée, la nymphomanie, la stérilité, des hé- morrha^^ies , le cancer de l'utérus, les ulcérations du col ; chez l'homme, le satyriasis et l'impuissance; chez tous les deux, l'incontinence d'urine, la cystite et la néphrite, ainsi que toutes les formes de la sy- philis, ce fléau destructeur de la polyandrie des prostituées; enfin, chez les êtres les plus dégradés, les fissures, les chutes et les cancers du rectum, les abcès à la marge de l'anus , la fistule et la cristalline. Le libertinage a sur le système nerveux et sur l'intelligence un retentissement facile à comprendre, si l'on songe à l'excitation permanente et aux pen- sées habituelles qui remplissent la vie du débauché : aussi , i'épilepsie , la chorée , les convulsions , les aberrations de l'ouïe et de la vue , la folie (1) , l'im- bécillité , la mélancolie suicide , en un mot la dé- gradation physique et morale la plus complète, de- viennent la plupart du temps son triste héritage. Sur 8,272 aliénés admis à Bicêtre et à la Salpétrière de 1825 à 1833 , 59 individus y ont été conduits

(1) « Les efl-ets du libertinaffe , dit le ilocU'ur Belhomme , ont un résultat plus gravi: chez l'homme que chez la femme : chez l'un , il y a épuisement spermalique ; chez l'autre, le système nei'\eux seul est ébranlé. Chez l'iiomme, la folie est plus souveni idiopalhic|ue, tandis que chez la femme elle est sympathique dans une multitude de eas, » litchcrchcs slalisliiidn sa/ /<s Jhtitcs.)

492 DU LIBERTINAGE.

par l'onanisme (hommes, 41; femmes, 18), 21C par inconduite et libertinage (hommes, 84 ; femmes, 132), et 51 à la suite de maladies syphilitiques (hom- mes, 27 ; femmes, 24), Des relevés faits avec le plus grand soin par Esquirol , il résulte que les prosti- tuées fournissent à la Salpètrière le vingtième du nombre des folles.

De 1804 à 1814, c'est-à-dire dans l'espace de dix années, 27,576 malades sont entrés à l'hôpital des Vénériens, dont, pour les adultes, 13,638 hommes, 12,163 femmes; et, pour les enfants, 794 garçons et 981 filles.

Les quatre dernières de ces dix années ont été de beaucoup plus considérables que toutes les au- tres. L'hôpital a eu 7,184 hommes , 5,773 femmes, 337 garçons, et 471 filles.

Le total des morts dans les dix années a été de 1,170. C'est presque 1 sur 24, si l'on ne veut faire aucune distinction , entre les âges surtout ; mais si Ton veut, comme on le doit , séparer les enfants des adultes, la proportion change d'une manière extra- ordinaire. Pour les enfants des deux sexes, elle est de 2 sur 5 environ ; pour les adultes, elle n'est pour les hommes que de 1 sur 56 à peu près, et pour les femmes de 1 sur 67 à peu près aussi.

Les tableaux suivants feront voir la marche du libertinage dans la ville de Paris depuis le commen- cement de l'Empire jusqu'en 1842 inclusivement. Ils sont extraits de documents officiels déjà publiés, et complétés par des renseignements inédits que je dois à la bienveillance de plusieurs employés de di- verses administrations.

ni! MBF.RTINAOE.

493

Rclci'é des vénériens admis dans les lidjulanx civils de Paris.

En 1804

2,212

1805

2,24G

1806

2,231

1807

2,200

1808

2,369

1809

2,549

1810

3,181

1811

3,563

1812

3,798

1813

2,954

1814

2,955

1815

2,881

1816

2,957

1817

2,834

1818

2,534

1819

2,354

1820

2,443

1821

2,406

1822

2,886

1823

2,759

J reporter 54,312

Report

51,312

Ku 1824

2,716

1825

2,869

1826

2,914

1827

3,019

1828

3,456

1829

3,343

1830

3,436

1831

3,708

1832

3,712

1833

3,350

1834

3,521

1835

3,720

183G

4,461

1837

5,258

1838

5,065

1839

5,460

1840

5,210

1841

5,214

1842

5,059

Total..

1 29,809

Relevé des consultations gratuites données A l'hôpital du 3Iidi , aux malades hommes , de 1829-1842.

Ea 1829

3,145

Report. . .

26,633

1830

4,074

En 1837

3,934

1831

3,402

1838

5,450

1832

2,606

1839

5,232

1833

2,250

1840

5,764

1834

3,244

1841

5,341

1835

3,074

1812

7,648

1836

4,838

Total. . .

60.002

A reporter.

26,633

494

nu Mr.KftTiNACi;.

liclcué (les vénériens traités à iliôjiilal militaire du ral-de- Crâce et à ses succursales , ilc 1815 ri 1812 (1).

En 1815 1816 1817 1818 1819 1820 1821 1822 1823 1824 1825 1826 1827 1828 I8'29

1,951 1,112 1,104 1,090 1,187 1,575 1,198 1,308 766 1,709 1,531 1,279 1,327 1,091 1,509

A reporter 19.917

Beport

19,917

Km 1830

1,219

1831

1,880

1832

2,481

1833

2.502

1 834

2,500

1835

1,719

1830

1,082

1837

834

1838

819

1839

1,086

1840

1,213

1841

2,632 (2

1842

2,798 ^

ToT.AL.

42,715

(1) Le professeur Desruelles, charfjé du service des vénériens au Val-de-Grâce , a traité audit hôpital et dans ses succursales, de- puis l'année 1825 jusqu'en 1841, 24,785 malades. Dans ses tra- vaux statistiques, dans son Trailé pratique, dans ses Lettres sur les maladies vénériennes et sur leur traitement , jM. Desruelles expose les expérimentations qu'il a faites et les réformes qu'il a opérées. A l'emploi exclusif dil mercure, il a substitué une mé- thode qui en règle l'usage, et indique les cas et les circonstances qui le réclament. Par là. M. De.sruelles est arrivé à réduire la dui'ée movenne du iraitémeni à 32 ou 33 jours à I fr. 25 ou 30 c), tandis qu'auparavant elle s'élevait de 48 à 50 jours (àl fr.60c.). La nouvelle doctrine que M. Desruelles a établie , d'après ses nombreuses observations et celles qu'il a reçues de France, d'Al- lemagne, de Suède, de Danemaik, et des Etats-Unis d'Amérique, renferme des a|)erçus neufs et ingénieux que nous ne voulons pas juger ici, njais qui nous paraissent dignes de fixer lallention des praticiens et du gouvernement français.

^2) C'est en 1841 qu'ont commencé les travaux des fortifications

DU LIBERTINACE. 4^5

De 1812 à 1832, il y a ou à Paris, d'après M. Pa- rent-Ducliàteict, 20,020 prostituées inTeetées de syphilis. Le nombre de ces lilles malades a été pro- portionnellement plus considérable de 1824 à 1832 que de I812à 1824, saul'Ies deux années d'invasion, 1814 et 1815.,

Le libertinage n'est pas seulement nuisible aux individus qui s'y livrent ; il exerce encore ses ravage* sur leur malheureuse postérité, qu'il décime ou qu'il énerve, en même temps qu'il absorbe une partie des revenus de l'Etat et des administrations de bienfai- sance. C'est ainsi que pendant l'espace de vingt années (de 1814-1834), les vénériens admis dans les hôpitaux de Paris figurent pour 3,576,122 journées de malades (1,430,769 pour les hommes, 1,798,554 pour les Femmes, 170,417 pour les garçons , 150,382 pour les Hlles ) , et ont occasionné une dépense de 4,940,220 fr. La durée moyenne du séjour de chaque malade a été de 57 jours 59, la dépense moyenne du traitement de 79 fr. 55 cent., ce qui met le prix moyen de la journée à 1 fr. 38,14. Dans ce relevé inédit, fait par ordre de l'administration des hôpi- taux, et dont je dois la communication à l'obli- geance de feu M. Cochin , ne se trouvent pas com- pris les vénériens traités pendant cette période dans les hôpitaux militaires de Paris. ( Voir le tableau précédent.)

de Paris, qui emploient un grand nombre de militaires auxquels il est alloué un supplément de solde. Il m'a paru nécessaire de rajipeler ce fait , qui peut servir à expliquer l'augiaentatioii considérable tles malades atteints de sypliilis et traités peiiàlaut les deux dernières années.

496 •JU l.ir.F.KTlNAGR.

Ce fut pour mettre un frein aux désordres des militaires , et pour indemniser le trésor des suites de leur inconduite, que, par arrêté du IC nivôse an IX, le premier consul décréta que les sous-offi- ciers et soldats atteints de maladies vénériennes ne jouiraient , après leur guérison , d'aucun rappel ni décompte, excepté celui du linge et de la chaussure, et que les officiers qui , se trouvant dans le même cas , auraient été traités aux frais de l'Etat, suppor- teraient une retenue égale aux cinq sixièmes de leur solde.

Il ne sera peut-être pas sans utilité de présenter ici le tableau des suites du libertinage , dans le royaume réputé le plus civilisé du globe. Pendant la seule année 1838 , par exemple , on a constaté en France :

Enfants naturels 70,089

Outrages publics à la pudeur 437

Viols et attentats à la pudeur sur des enfants. 242

Attentats aux mœurs 186

Expositions d'enfants 1 68

Viols commis sur des adultes 150

Infanticides (et tentatives d') 129

Meurtres, incendies, assassinats 60 (1)

Avortements (et tentatives d') 10 (2)

Bigamie 6

Tentative de castration 1

(1) Sur ce nombre, 31 crimes ont été la suite de Tadultère, et 38 celle du concubinage et de la débauche.

(2) Le nombre des avortements volontaires qui ne parviennent pas à la connaissance du ministère public est infiniment plus con- sidérable.

liL' Lir.EUTINAGK. 497

De 1839 k 1841 les Comptes de l'administration de la justice criminelle reproduisent les chiffres précédents avec une sorte de régularité.

Voici maintenant, sur un total de 23,21 5,233 nais- sances, le relevé officiel des enfants naturels depuis le l^janvier 1817 jusqu'au l*''^ janvier 1841.

Années. Garçons. Filles. Totaux.

1817 31,887 30,GC6 62,553

1818 30,216 28,335 58,551

1819 33,660 32,001 65,661

1820 33,915 32,434 66,349

1821 34,552 32,934 67,486

1822 35,820 33,928 68.748

1823 35,710 33,952 69,662

1824 36,280 34,894 70,174

1825 35,381 34,011 69,392

1826 37,061 35,410 72,471

1827 36,098 34,670 70,668

1828 35,924 34,780 69,704

1829 35,276 34,075 69,351

1830 35,229 34,018 69,247

1831 36,415 34,996 71,411

1832 34,422 33,255 67,677

1833 36,460 35,038 71,498

1834 37,760 35,799 73,559

1835 38,270 36,457 74,727

1836 37,436 36,066 73,502

1837 35,308 34,521 69,829

1838 35,350 34,7-39 70,089

1839 36,094 34,259 70,353

1840. 35,815 34,428 70,243

Ed 24 années... 850,339 815,666 1,666,005

Pendant cette période de vingt -quatre ans, la totalité des enfants nés en France s'est élevée à 11,962,811 garçons, et 11,252,522 filles.

32

498 DU I.IRKRTINACE.

Le rapport du premier nombre au second est à peu près celui de 17 à 16, c'est-à-dire que les nais- sances des garçons ont excédé d'un seizième celles des filles.

Les naissances des enfants naturels des deux sexes paraissent s'écarter du rapport de 17 à 16. Depuis 1817 jusqu'à 1840, ces naissances, dans toute la France, ont été de 850,339 garçons et 81.5,666 filles; le rapport du premier nombre au second diffère peu de celui de 24 à 23, ce qui sem- blerait indiquer que, dans cette classe d'enfants, les naissances des filles se rapprochent plus de celles des garçons que dans le cas de mariage.

Voici d'autres résultats statistiques, extraits des Comptes généraux de la justice criminelle en France, qui pr'ouveront d'une manière irrécusable l'influence du libertinage sur la criminalité.

Sur 8,276 femmes accusées de crimes depuis 1835 jusques et compris 1841, on a constaté que 24 sur 100 de ces malheureuses avaient eu des enfants na- turels, ou avaient vécu en concubinage avant leur mise en jugement devant les cours d'assises. En fai- sant entrer dans ce calcul les filles qui ont été pous- sées à l'infanticide par une première faute, on trouve que près du tiers des femmes accusées avaient en- freint les lois de la pudeur antérieurement aux poursuites judiciaires dont elles ont été l'objet.

De 1836-1840, sur 39,424 accusés, 911 étaient enfants naturels.

En 1841 , sur 7,432 accusés, on a constaté que 176 étaient enfants naturels, et que376 vivaient dans

Du LinEnTiNAGE. 499

le coucubîna^e, ou fpi'ils étaient d'une immoralité noioiro.

Quant aux célibataires, Icui" noniln-e propor- tionnel s'est niainleiui pendant l'espace de treize années (1829 à 1841 ), entre 55 et 00 sur 100 ac- cusés.

Je terminerai ces documents relatifs à l'inlluence du iibertinajre sur la criminalité, par quelques re- cherches statistiques faites récemment à la prison de Sainte-Pélagie. Pendant trois trimestres de suite, il a été constaté que , sur 100 individus enfermés dans cet établissement pour délits correctionnels, 79 vivaient en concubinage. On a aussi trouvé que, sur 100 commis de magasin emprisonnés pour abus de confiance, vol, escroquerie, etc., 75 devaient leur condamnation aux dépenses occasionnées par les femmes avec lesquelles ils vivaient dans le dés- ordre.

Traitement.

Le traitement préservatif du libertinage consiste- rait presque uniquement dans la soustraction pos- sible des causes physiques et morales que nous avons vues en favoriser le développement.

Pour prévenir l'habitude de la masturbation, qui conduit plus tard aux autres écarts de la débauche, les parents et les maîtres doivent exercer de bonne heure sur les enfants une surveillance continuelle, mais inaperçue. Cette surveillance se portera princi- palement sur ceux qui, pendant les récréations, s'iso- lent de leurs camarades, et recherchent les lieux solitaires.

500 Dl' LIBERTINAGE.

Quelques signes caractéristiques ont-ils fait chan- ger les soupçons en certitude , on en préviendra le médecin , qui , examinant les malades avec intérêt, leur fera connaître la cause de l'alté- ration survenue dans leur santé, et frappera leur imagination par la crainte des accidents les plus gra- ves , d'une opération douloureuse, de la mort même s'ils ne renoncent à leur penchant funeste. Après ces avertissements donnés d'un ton sévère, l'homme de l'art prescrira les moyens hygiéniques et théra- peutiques dont l'expérience a constaté l'efficacité. Il défendra, avant tout, l'usage du vin pur, du café et des liqueurs, le coucher sur le dos, la lecture des romans ainsi que la fréquentation des bals et des spectacles. Puis il conseillera des distractions douces et agréables, l'occupation continuelle de l'esprit, une alimentation légère et rafraîchissante, un lit dur, composé seulement d'un sommier ou d'une paillasse de maïs, des émulsions, du petlt-lalt, des bains de siège froids , matin et soir, des voyages à pied , la natation et d'autres exercices gyranastiques portés jusqu'à la fatigue, surtout avant le coucher. Ces der- niers moyens, en développant le système musculaire, contribueront, d'une part, à affaiblir la passion, et, de l'autre, à diminuer l'irritation du système nerveux, siège de la plupart des maladies qu'amè- nent l'onanisme et les autres formes de libertinage. Il est superflu de dire qu'il faudra alors redoubler de vigilance, et surprendre les enfants au moment ils s'y attendent le moins , par exemple , quand ils sont au lit, au bain, aux latrines, et surtout lors- qu'au milieu de leur travail , ils restent l'œil ha-

DU MRERTINACE. 501

gard, dans une immobilité presque convulsive. Dans les établissements publics, il est indispensable que les dortoirs soient éclairés pendant la nuit, que les lits soient suffisamment écartés , et qu'un veilleur se promène constamment, comme cela se pratique dans quelques collèges et dans la maison modèle de Saint- Nicolas , dirigée par M. de Bervenger.

Si la surveillance, les conseils et le régime ne parviennent pas à guérir les masturbateurs , si l'on a affaire à des enfants ou à des aliénés, il faut avoir recours aux ingénieux bandages de Lafont et de Valérius , qui mettent les individus dans l'impossi- bilité d'abuser d'eux-mêmes. Quand les parents sont hors d'état de se procurer ces moyens de con- trainte, malheureusement encore trop dispendieux, j'emploie avec succès une forte camisole de coutil , dont les manches réunies ne laissent pas d'issue aux mains , et sont d'ailleurs retenues à une hauteur convenable par un mouchoir noué derrière le cou. Je conseille en même temps l'application d'une éponge imbibée d'oxycrat, et un verre d'émulsion ou d'orgeat , matin et soir.

Souvent la passion , plus forte ou plus rusée, par- vient à échapper aux entraves qu'on lui oppose ; mais, contrairement à l'opinion générale, j'ai vu un assez grand nombre d'enfants et d'adultes des deux sexes tout à fait corrigés à l'aide de ce traite- ment continué pendant une année entière. Il faut dire que presque tous étaient en même temps di- rigés par d'habiles confesseurs, qui, saisissant les plus petites interruptions pour encourager leurs pénitents, redoublaient de conseils affectueux après

502 DU LIBERTINAGE.

chaque recluite , et se monli-aient aussi patients à attendre la guérison que l'habitude est longue à céder.

On ne saurait du reste trop prévenir les jeunes ecclésiastiques que les pensées, les désirs, et même les actes impudiques, ne dépendent pas toujours de la dépravation de l'esprit; qu'ils ont souvent lieu malgré les efforts de la volonté, comme cela se voit dans certaines irritations du cervelet et de la moelle épinière, ainsi que dans les affections dartreuses ou érysipélateUses des organes sexuels. C'est dans le but de guérir ou de prévenir ces dernières affections, assez communes chez les petites filles, que je con- seille aux maîtresses d'ouvroirs de faire travailler debout les enfants toutes les heures, seulement pen- dant quatre ou cinq minutes.

Le libertinage est-il provoqué par une irritation du cervelet, ce que l'on reconnaît à la pesanteur et à la chaleur permanentes de la région occipitale, on conseillera de porter les cheveux très-courts, de rester nuitet jourla tète nue, de se servir d'un oreiller de balies d'avoine. Si ces moyens sont insufOsants, on pourra prescrire des applications de glace à la nuque et une saignée du pied, bien préférable dans ce cas à celle du bras ou aux sangsues. On évitera surtout chez ces malades de panser les sétons ou les vésicatoires avec de la pommade aux cantha- rides, qui ne ferait qu'augmenter Téréthisme des organes génitaux.

Des frictions sèches ou narcotiques , pratiquées de c'ijaque côté de la colonne vertébrale, des affu- sions froides, la saignée générale ou locale, dissipe-

DO LIBERTINAGE. 503

ront aussi les désirs erotiques dépendant d'une irritation de la moelle épinière. Dans les deux cas, il faut, autant que possible , éviter de coucher sur le dos, et dans un lit trop moelleux, attendu que la concentration de la chaleur sur la région dorsale tiendrait les organes sexuels dans un état permanent d'excitation. Cette dernière recommandation s'a- dresse encore aux personnes qui éprouvent des pollu- tions nocturnes involontaires, et qui feront bien de ne se mettre au lit que quatre ou cinq heures après leur dernier repas.

On s'attachera à combattre par un traitement anti- phlogistique approprié la vaginite érysipélatense, si commune chez les ouvrières qui sont forcées de rester assises une grande partie de la journée.

Un régime suivi avec exactitude pendant plusieurs mois fera presque toujours disparaître l'inflamma- tion dartreuse qui affecte assez fréquemment les organes sexuels, et qui rend surtout tant de pauvres femmes bien plus malheureuses que coupables. On commencera par appliquer sur chaque bras un vé- sicatoire ammoniacal qu'on y laissera jusqu à for- mation de vésicule, puis on entretiendra la suppu- ration avec de l'écorce de garou. On donnera en même temps tous les jours un ou deux grands bains frais à l'eau de son ou d'épinards. On prescrira à l'intérieur une tisane de petit-lait et de réglisse , dans laquelle on ajoutera parties égales de suc de fumeterre. Des lavements composés de la même manière devront être conseillés de préférence aux injections, qui ne sont pas toujours sans inconvé-

501 ou LIBERTINAGE.

nient, de même que les bains de siège, pour peu qu'ils soient chauds.

Quant au satyriasis et à la nymphomanie, dépen- dant ou compliqués d'une affection syphilitique , ils exigent l'emploi des antiphlogistiques, associés aux antispasmodiques, et quelquefois aux mercu- riaux.

Tels sont les principaux moyens mis en usage par la médecine pour combattre les différentes formes du libertinage, soit qu'il dépende d'une dépravation volontaire, soit qu'il tienne à la prédominance cé- rébro-génitale, ou à un état maladif de l'organisme.

Si nous passons aux mesures préventives et ré- pressives employées par le législateur, nous trouvons bien quelques sages dispositions relatives aux filles isolées, aux maisons de tolérance, aux cabarets, aux bals, aux masques, aux théâtres, à l'imprimerie et à la gravure; mais elles sont si mal observées, que l'on peut les regarder en partie comme non avenues. D'un autre côté , en ne punissant le libertinage que lorsqu'il est patent, c'est-à-dire lorsqu'il blesse la morale publique, et constitue les délits prévus par les articles 330-340 du Code pénal (1), l'auto- rité se trouve sévir contre une passion dont elle a , en quelque sorte , favorisé le développement , en ne montrant pas assez de sévérité contre la funeste contagion de l'exemple.

(i) Voir le texte de ces articles à la fin du volume, note M.

UE 1,'amour. 505

PASSIONS SOCIALES.

CHAPITRE VU.

DE LAMOUR.

L'amour n'est pas une seule passion : il éveille el réunit toutes les autres.

Madame de Souza.

Défimlion el synonymie.

Dans son acception la plus étendue , l'annour est ce charme irrésistible qui attire tous les êtres, cette affinité secrète qui les unit, cette étincelle céleste qui les perpétue : en ce sens, tout est amour dans la création.

Considéré sous le rapport moral, c'est un pen- chant de l'àme vers le vrai , le beau, le bien.

Sous le point de vue religieux, Dieu est amour, et l'amour est toute sa loi. Ainsi , amour de Dieu, souverain bien et créateur de toutes choses; amour des hommes, ses plus nobles créatures, telle est, en résumé , la théorie chrétienne de l'amour.

De l'amour de Dieu, qui est l'amour dans toute sa plénitude , dérive la loi harmonique de l'amour des hommes, qui comprend successivement la fa-

fiOÔ DE l'amour.

mille, la patrie et Yhuinanitë, cette grande famille qui a Dieu pour père, et le monde pour patrie.

Je me borne à mentionner ici ces divers senti- ments , ainsi que l'égoïsme et l'amour-propre , l'un la plus exclusive, l'autre la plus vivace de nos af- fections, et je vais uniquement m'occuper de l'a- mour considéré dans les sexes.

« Il est difficile, assure La Rochefoucauld , de dé- finir l'amour : ce qu'on en peut dire, selon lui, est que dans l'âme c'est une passion de régner; dans les esprits, c'est une sympathie; et dans le corps, ce n'est qu'une envie cachée et délicate de posséder ce que l'on aime après beaucoup de mystères. » La Rochefoucauld confond ici la galanterie avec l'a- mour : le véritable amour ne songe guère à régner; il compose son bonheur du bonheur de l'objet aimé, et souvent même de sa propre soumission.

«Connaissez-vous, dit Bernis, ce feu qui prend toutes les formes que le souffle lui donne, qui s'ir- rite, qui s'affaiblit selon que l'impression de l'air est plus vive ou plus modérée? 11 se sépare, il se réu- nit, il s'abaisse, il s'élève; mais le souffle puissant qui le conduit ne l'agite que pour l'animei' et jamais pour l'éteindre : l'amour est ce souffle, et nos âmes sont ce feu. »

Cette définition est sans doute fort spirituelle, mais je crains qu'elle ne paraisse un peu longue et surtout beaucoup trop alambiquée.

Je crois devoir m'abstenir de citer celle de Cham- fort, qui m'a paru aussi précise qu'originale, mais un peu trop cynique.

Pour les physiologistes, l'amour est ce penchant

Dt l'amour. 507

itnpéricux qui entraîne les sexes l'un vers l'autre, et dont le but providentiel est la reproduction de Vci- pèce. Hâtons-nous d'ajouter que chez la brûle l'a- mour peut bien n'être qu'un besoin physi<jue, qu'une impétuosité passagère, mais que chez l'homme, et surtout chez l'homme civilisé, on ne saurait le con- sidérer séparé d'un besoin moral , d'un sentiment qui en augmente beaucoup le charme et la durée : ce sentiment est ^amitié, que j'appellerai volontiers la moitié de l'amour, mais sa moitié la plus pure,' la plus belle, la plus durable.

Aussi cette passion , que BufPon et d'autres écrivains ont par trop matérialisée, et que l'on riegarde généralement comme la plus simple de tou- tes , me paraît, au contraire, l'une des plus com- plexes, étudiée chez l'homme. En effet, que d'élé- ments divers n'y découvre-t-on pas! D'abord l'amour physique, ou besoin des sens, instinct propagateur excité par la beauté, et par la grâce, encore plus séduisante; puis le besoin d'affection, d'attache- ment , fondé davantage sur l'appréciation des qua- lités morales, des vertus; vient ensuite l'amour- propre, qui se glisse partout; souvent aussi un peu de coquetterie et de curiosité ; un peu de crainte, partant une pointe de jalousie; et, au milieu de tout cela, l'imagination, cette enchanteresse dont le prisme trompeur multiplie les qualités sédui- santes de l'objet aimé, et souvent en fait paraître une raison plus saine n'apercevrait que des défauts.

La plupart des moralistes semblent avoir pris à tâche de confondre la •^alanlerie avec l'amour; aussi

508 DE i/amour.

doit-on à celte confusion le désaccord qui règne dans ce qu'ils ont écrit sur la passion dont nous nous oc- cupons. Et cependant, quelle différence! Moins vive, moins sérieuse, mais plus clairvoyante et plus sensuelle que l'amour, la galanterie recherche plu- tôt la beauté physique que la beauté morale. L'a- mour nous attache uniquement, généreusement et sans réserve à l'objet de notre affection ; la galan- terie a, si je puis m'exprimer ainsi, le cœur banal , il entre chez elle quelque peu de friponnerie et beau- coup d'égoïsme. Rarement un véritable amour est suivi d'un second , plus rarement encore d'un troi- sième : le sentiment ne pourrait pas suffire à une pareille dépense. Chez beaucoup d'individus, les galanteries sont innombrables; souvent même elles ne sont qu'un passe - temps , qu'une habitude , qui dégénère en un honteux et avilissant liberti- nage.

L'amour improprement appelé p/atonique (1), c'est-à-dire dégagé de tout désir erotique , ne doit pas , si l'on veut s'entendre , conserver le nom

(1) Platon n'a jamais prétendu que l'amour dût être tout à fait idéal , purement métaphysique ; seulement il veut que l'homme de bien préfère les qualités de l'âme, source intarissable de plaisirs délicats, aux avantafjesdu corps, si pauvres, si monotones, si pas- sagers. «J'appelle homme vicieux, dit-il, cet amant populaire qui aime le corps plutôt que l'âme; car son amour ne saurait élre de durée, puisqu'il aime une chose qui ne dure point. Dès que la fleur de la beauté qu'il aimait est passée, vous le voyez qui s'envole ail- leurs, sans se souvenir de ses beaux discours et de toutes ses belles promesses. 11 n'en est pas ainsi de l'amant d'une belle âme : il reste fidèle toute la vie; car ce qu'il aime ne change point.» (Traduc- tion de M. Cousin.)

DE l'amouh. 509

d'amour : c'est de l'amitié, c'est même quelque- fois son extase. Ce sentiment peut, il est vrai, exister entre deux personnes d'un sexe différent; mais , pour être durable , il exige tout à la fois un grand calme dans les sens et une grande pureté dans le cœur. Sans cette double condition , il serait par trop dangereux d'avoir une amie qui réuni- rait les grâces de la jeunesse et les charmes de la beauté. Sans doute, chez l'adolescent, chez l'adulte non corrompu, le premier amour est d'abord entiè- rement idéal , et peut exister ainsi pendant quelque temps «ans qu'aucune idée sensuelle vienne en al- térer la pureté; mais, dans notre pauvre nature, le physique servant d'organe au moral , le sentiment se matérialise peu à peu , et bientôt y à l'exemple des âmes, les sens finissent par s'enflammer et se confondre.

Quant à la coquetterie , mal à propos aussi con- fondue avec la galanterie , c'est un mot d'ori- gine française , par lequel on désigne toute ruse ' d'amour ou de vanité cherchant à faire naître des désirs par une provocation indirecte et même par une fuite simulée : c'est , chez la femme , un travail perpétuel de l'art de plaire dont on trouve des ves- tiges jusque chez les femelles des animaux. « Dans leurs amours, dit Rousseau, je vois des caprices, des choix, des refus concertés, qui tiennent de bien près à la maxime d'irriter la passion par les obsta- cles. Deux jeunes pigeons, dans l'heureux temps de leurs premières amours, m'offrent un tableau bien différent de la sotte brutalité que leur prêtent nos prétendus sages. La blanche colombe va suivant pas

^10 DE LAMOUn.

à pas son bien-aimé, et prend chasse elle-même aussitôt qu'il se retourne. Reste-t-il clans l'inaclion, de légers coups de bec le réveillent; s'il se retire, on le poursuit; s'il se défend, un petit vol de six pas l'attire encore : l'innocence de la nature ménage les agaceries et la molle résistance avec un art qu'au- rait à peine la plus habile coquette. ÏNon, la folâtre Galatée ne faisait pas mieux, et Virgile eût pu tirer d'un colombier l'une de ses plus charmantes images. »

Causes.

La cause primordiale de l'amour est sans contre- dit dans l'instinct de reproduction , « instinct puis- sant, dit Alibert, que le Créateur a mis en nous pour perpétuer son ouvrage, nous chargeant de réparer les ravages de la mort par une continuelle transmission de la vie. » Chez l'homme, dans l'état complètement sauvage, cette passion est presque réduite à un be- soin physique; chez l'homme civilisé, il s'y joint, comme je l'ai déjà dit, un sentiment affectueux, qui ajoute à ses douceurs et en prolonge beaucoup la durée. Ce sentiment possède un tel attrait , qu'il peut exister longtemps , sinon sans désirs, du moins sans jouissances matérielles; il peut même vivre de privations, et ces privations ne font qu'alimenter son ardeur.

L'amour, ainsi que l'amitié, naît assez fréquem- ment par sympathie, mot fort bien trouvé pour ex- pliquer ce qu'on ne comprend pas. Un écrivain a dit que, dans ce cas, l'on ne faisait que chérir sa

DE l'aMOIR. 511

propre ressemblance (1). Cela ne me paraît pas exact : j'ai au contraire observé que la sympathie est presque toujours une afKnité, une harmonie secrète entre deux natures, entre deux caractères différents, qui, en s'unissant, se tempèrent et se complètent (2).

La beauté, la|gràce, les qualités morales, sont en- suite les premiers excitateurs de l'amour, passion que, dans l'état social, viennent augmenter et que souvent font naître les avantages de la fortune, de la gloire ou du rang. 11 faut aussi mentionner, comme causes auxiliaires, parfois assez puissantes, les piè- ges de la coquetterie, le prestige de la toilette, de la musique, de la danse, enfin, pour une classe d'êtres assez voisins de la brute, le plaisir de la ta- ble , et surtout les fumées du vin.

M II n'est pas rare , dit le célèbre physiologiste Burdach, qu'une sorte d'amour naisse encore d'une illusion de la vanité. L'homme, persuadé qu'une femme ne saurait lui résister, qu'elle admire ses qualités, et qu'elle brûle en secret pour lui, croit

(1) Quelques physiolojristes pensent qu'on peut, dans certains cas, attribuer la sympathie à une simple ressemblance, et même à la qualité de la transpiration.

(2) Une preuve que le cœur humain cherche dans l'amour un double accord par antaffonisme, c'est qu'en frénéral on voit les hommes petits aimer les grandes femmes, et celles-ci préférer les hommes d'une taille médiocre. Quant au moral, l'homme vif ou emporté se sent plus attiré par une femme dont la qualité domi- nante est la douceur, tandis que la femme douce choisit jiluiôt un mari dont le caractère annonce de la résolution et de la fermeté. J'ai fait aussi la même remarque sur le croisement des constitu- tions ou lempéraments.

512 DE l.'AMOin.

quelquefois son honneur intéressé à répondre au prétendu appel qu'on lui adresse, et trouve de la grandeur d'âme à faire le bonheur de celle qui lui semble languissante d'amour. De son côté, la femme est aussi très-disposée à voir une preuve d'amour dans la démonstration la plus insignifiante de l'homme, et, flattée de l'effet qu'a produit son ama- bilité , elle jette un regard de bienveillance sur ce- lui qui lui donne une si grande preuve de tact, »

La constitution , le sexe , l'âge , le climat , les pro- fessions et les habitudes, sont autant de causes pré- disposantes qui exercent aussi une influence notable sur le développement de cette passion.

Les sujets sanguins et les sanguins-bilieux y sont, sans contredit, plus enclins que les indi- vidus doués d'une autre constitution; viennent en- suite les personnes qui vivent sous la prédominance du système nerveux. Enfin, d'après les observations des phrénologistes , les individus qui ont un cerve- let volumineux seraient beaucoup plus portés à l'acte générateur que ceux chez lesquels cet organe pré- sente peu de développement.

Plus impressionnable et plus affectueuse que l'homme, la femme est, par cela même, plus véri- tablement amoureuse : en amour, l'homme se prête , la femme se donne. On demandait un jour à une femme d'esprit ce que c'était qu'aimer. «Pour l'homme , répondit-elle , c'est être inquiet ; pour la femme, c'est exister. » Aussi , le plus ordinairement, l'amour donne à la femme l'esprit qui lui manque, tandis qu'il fait perdre à l'homme celui qu'il a. Chez l'homme, il peut marcher de front avec une autre

DE 1,'AMOUn. 513

passion (1), chez la femme, il est presque toujours exclusif. Quoi qu'il en soit, on a remarqué que la coquetterie sauve assez souvent les femmes des grandes passions, et que le libertinage en garantit la plupart des hommes. On a aussi observé qu'en fait d'amour physique, la femme a plus de précocité, l'homme plus de longévité.

Dans l'importante affaire du mariage , dit encore Burdach , l'homme recherche plutôt la beauté phy- sique, la femme la beauté morale. L'amour de l'homme est, par cette raison, plus sensuel, plus jaloux, plus passager, tandis que celui de la femme est plus affectueux , plus confiant , plus fidèle. L'homme aime beaucoup plus avant le mariage, la femme après ; l'homme exige le premiea amour de sa compagne, elle veut son dernier.

De tous les âges, la jeunesse, ce printemps de la vie , est celui l'on goûte le mieux l'amour dans

(1) «Quand l'amour et l'ambition se montrent ensemble, dit Pascal , ces passions ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre. » Puis il ajoute : « Quand on aime une dame sans égalité de condition , l'ambition peut ac- compagner le commencement de l'amour; mais en peu de temps il devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compa- gnon; il veut être seul; il faut que toutes les passions ployent et lui obéissent... Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas d'avoir jamais eu une habitude opposée. » {Fragment inédit de Pascal, publié par M. Cousin dans la Revue des deux Mondes (septembre 1843). C'e.st dans ce fragment, intitulé : Discours sur les Passions de l'Amour, discours que Pascal a com- posé lorsqu'il était encore livré aux plaisirs du monde, qu'on trouve cette étrange exclamation : «e Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition ! Si j'avais à en choisir une, je prendrais celle-là. »

33

514 r)E i/AMOun.

la plénitude de ses illusions: quand nous éprouvons ce sentiment à une époque avancée de notre car- rière, il se montre moins ardent, mais beaucoup plus vivace: à vingt ans, on adore, à quarante, on aime. Du reste, il y a longtemps qu'on l'a dit, l'a- mour n'a point d'âge; il est toujours naissant; c'est pour cela que les poètes le représentent sous l'em- iDlème d'un enfant.

11 est des contrées l'amour semble régner de préférence; ce sont, en général , celles la nature est plus riche, plus belle, plus riante: un Portu- gais, un Italien , un Provençal, naissent amoureux, comme l'Asiatique polygame naît pour ainsi dire jaloux.

Les individus de toutes les classes et de toutes les professions sont sans doute susceptibles d'éprouver cette passion avec toutes ses douceurs, ses inquié- tudes , ses agitations, ses fureurs, mais les poètes et les artistes, dont les travaux demandent et accusent une imagination vive et brûlante, y sont sans compa- raison beaucoup plus enclins que les savants, et sur- tout que les raalhémaliciens. L'amour étant aussi la maladie habituelle des âmes délicates et oisives, il n'est pas étonnant de l'observer si fréquemment dans les palais des grands , séjour ordinaire du luxe, de la mollesse et de l'ennui.

Une chose digne de remarque dans cette pas- sion est la diversité des goùls qui l'engendrent chez l'homme. Celui-ci , avide de jouissances ma- térielles, recherche une femme qui compte le plai- sir pour tout ; celui - ne veut qu une nature inerte , pour se donner le plaisir de l'animer ;

DE i/amouu. 615

cet autre aime les contrastes, et se laisse sédviire par les caprices d'une corpiette, cpii ne l'acceple que comme une Fantaisie. Enfin, un seul charme, un simple ajjrénient suffit pour développer une violente passion, que n'eût pas fait naître la beauté réunie aux qualités du cœur et de l'esprit : aussi peut - on dire que c'est surtout en amour que l'homme se montre parfois l'être le plus bizarre et le plus inexplicable.

Caractère et symptômes , effets et terminaison.

Caradère et symptômes. L'amour ne présente pas un caractère aussi bien déterminé que les autres passions, et cela parce qu'il s'identifie davantage à l'esprit , aux travers, aux vertus ou aux vices de ceux qui le ressentent, ou pour qui on l'éprouve. Sombre et soupçonneux chez le jaloux, exigeant et tyrannique chez l'orgueilleux, tour à tour grossier, sensuel et froid chez l'égoïste, bizarre et inconstant chez l'homme qui ne recherche que la satisfaction des sens, il se montre timide , tendre et délicat, chez celui qui possède , ou du moins qui sait apprécier les qualités du cœur et de l'esprit ; et que de nuances encore dans ces variétés mêmes ! De toutes les passions, c'est donc sans contre- dit la plus difficile à décrire, parce qu'elle offre dans les individus autant de différence que l'on en remarque dans leurs traits, ou plutôt dans leurs physionomies.

Si chaque homme donne son propre caractère à l'amour, on observe encore que ce sentiment prc-

516 oc l'amoub.

sente chez les différents peuples, pris collective- ment , un caractère tout à fait tranché : ainsi , la passion de l'Africain est brûlante et cruelle, celle du Lapon froide et brutale ; chez le Français, peuple aussi aimable que léger, presque tout, naguère, se faisait par amour, ou pour l'amour, mais ce senti- ment durait peu.

Si l'on étudie l'amour dans les annales de notre histoire , on trouve qu'il reflète la physionomie morale des principales époques , auxquelles il im- prime lui-même une puissante modification. Rude et sensuel pendant les premiers siècles de la mo- narchie , il se montre en quelque sorte idéalisé sous le double règne de la beauté et de la chevalerie : c'était alors une sorte de religion qui mit un frein utile à l'impétuosité et à l'outrecuidance de ces preux, tant renommés par leur vie aventureuse. Turbulent et conspirateur sous la Fronde ; devenu plus sou- ple, plus intrigant, plus puissant sous Louis XIV, l'amour régna en despote dévergondé pendant la régence; il occupait toutes les têtes, il était par- tout, il était tout : c'était réellement une monomanie erotique unii'erselle. Mais bientôt la littérature, qui jusque-là n'avait guère attaqué que le ridicule, commença à vouloir s'emparer de la puissance , en s'occupant de hautes questions philosophiques et sociales. On vit alors l'amour , véritable Protée , s'envelopper du manteau de la philosophie, puis s'en débarrasser, pour se faire successivement pa- triote, soldat, banquier, industriel. Nous en sommes aujourd'hui... l'argent a remplacé l'amour.

Considérée spécialement chez les femmes , l'in-

DE l'amour. 517

fluencc du climat donne le résultai suivant, que j'emprunte à un habile observateur: « Les Espa- gnoles, les premières des femmes, aiment fidèle- ment; leur cœur est sincèrement attaché, mais elles portent un stylet sur le cœur. Les Italiennes sont lascives. Les Anglaises sont exaltées et mélancoli- ques, mais elles sont fades et guindées. Les Alle- mandes sont tendres et douces , mais fades et mo- notones. Les Françaises sont spirituelles, élégantes et voluptueuses ; mais elles mentent comme des dé- mons. » Une autre remarque du même écrivain , c'est que les femmes qui aiment à monter à cheval ont rarement beaucoup de tendresse : « Ce sont , pour la plupart, des Amazones, auxquelles il manque une mamelle. »

L'amour se développe pour l'ordinaire chez l'homme avec la puberté. Ce n'est d'abord qu'une agitation vague , un ennui , une tristesse de cœur, qui le porte à désirer un objet qu'il ignore, et qu'il cherche dans sa pensée comme à travers un nuage. Désireux de tout ce qu'il croit pouvoir jeter quelque lumière sur son état, il interroge ses souvenirs et tout ce qui l'entoure. Vient-il à être éclairé, il souffre plus encore , il désire avec plus d'ardeur, et la pre- mière femme qui paraît s'occuper de lui est celle à laquelle il s'abandonne, si rien ne vient à temps mo- dérer son transport.

A cette première passion , succède presque tou- jours un sentiment plus calme, et, par cela même, mieux raisonné. L'homme étant essentiellement pour la société, il lui faut une compagne, une amie, une autre lui-même, qui s'associe à son existence,

618 i>E l'amour.

qui partage ses joies et ses douleurs. S'il est hon- nête et délicat , il cherchera des sentiments analo- gues aux siens, et son amour contribuera à le rendre heureux. Mais si, égaré par ses sens, il se livre au seul attrait qui les aura frappés , ou à ces liaisons coupables que les lois et la religion flétrissent , il ne trouvera guère que d'amères déceptions , la ruine de sa santé, de sa fortune et de son hon- neur.

Tantôt l'amour s'empare brusquement des âmes et y brûle avec rapidité; tantôt il s'y insinue furti- vement, et se développe par degrés insensibles. En vain comptons -nous sur le calme de nos sens ou sur la retenue de notre imagination (1) : tyran as- tucieux , il se rit d'une confiance qui rend ses sur- prises plus faciles ; et souvent nous croyons encore nous appartenir, quand tout à coup nous aperce- vons les chaînes dont il a su nous enlacer depuis longtemps. On peut soupçonner, avec Joseph Frank, l'existence cachée de l'amour, si quelqu'un pro- nonce plus fréquemment, ou plus rarement que de coutume, le nom d'une personne d'un sexe différent, soit sans nécessité , soit à la place d'un autre ; si ce nom prononcé détermine une rougeur subite ou un ressei'iement de poitrine qui éclate par un soupir; si les mains, presque à l'insu de l'esprit, en tracent souvent les initiales sur le papier ou sur le sable ; si l'individu s'occupe davantage de sa toilette, et qu'à cet effet il choisisse certaines couleurs de préfé-

(!) Il est à remarquer que les amours les plus violents naissent en l'êiicral chez les individus dont les ma-uis sont les plus pures.

DE l'amour. 519

rence à d'autres ; si ses gestes habituels sont changés et remplacés par ceux de l'autre personne; si la même chose a lieu pour le choix des mots ; si cer- tains individus pour lesquels on était indifférent deviennent chers, et ceux qui étaient chers, indif- férents; si l'on s'acquitte mal ou nonchalamment de ses devoirs; si les animaux domestiques, naguère objet d'une tendre sollicitude, ne sont plus qu'un sujet d'ennui ; si , dans sa demeure , on fait des changements que ne réclame pas la commodi- té ; si, dans la promenade et dans les affaires, on n'observe plus les mêmes heures ou le même chemin ; si le caractère se modifie tellement, que de gai il devienne triste , ou que de triste il devienne gai; ai la physionomie, le regard surtout, sont en harmonie avec ce changement; si une même image s'offre toujours en songe ; si l'on éprouve des palpitations de cœur; si l'on verse des larmes invo- lontaires; enfin, et ce trait est surtout caractéristique, si on laisse apercevoir des mouvements de jalousie. Les signes d'un amour effréné sont, au physique: la maigreur, la pâleur, des yeux très - enfoncés sous les sourcils et habituellement fixes ou ha- gards; un pouls qui, pendant l'absence de l'objet aimé, est inégal, petit, faible, mais qui devient fort et tumultueux à la vue, à la voix, au souvenir même de cet objet; un mouvement désordonné du cœur, avec tendance aux diverses hémorrhagies, ou bien une angoisse permanente à la région épigas- trique, une vapeur brûlante qui part souvent de ce point, pour se répandre dans tous les membres;

520 DE l'amour.

enfin une petite fièvre, décrite par Lorry sous le nom de fièvre erotique. Au moral, on observe une grande mobilité dans le caractère , un goût pro- noncé pour la solitude et la rêverie, une insouciance profonde pour tout ce qui tient à la conservation du corps, la négligence des affaires les plus impor- tantes, le mépris des richesses, des honneurs, de l'opinion publique, l'extinction du respect envers les parents, ou des devoirs envers les enfants; enfin une perversion évidente du jugement, qui, sourd aux conseils et aux consolations de l'amitié, laisse ces infortunés obéir en esclaves à l'objet de leur passion , et s'exposer pour lui plaire à tous les pé- rils, soit qu'il exige d'eux un crime, une action hé- roïque , ou une simple bagatelle. Tous ces signes diagnostiques, recueillis en grande partie par Frank, avaient été décrits par les anciens , notamment par Théocrite, Anacréon , Plaute, Virgile, Catulle, Ti- bulle, et Ovide, dont les peintures sont parfois licen- cieuses jusqu'à l'obscénité.

Si l'amour exeice une grande influence sur la destinée de l'homme , il régit tout à fait celle de la femme. On connaît ce mot de madame de Staël : «L'amour est l'histoire de la vie des femmes, c'est un épisode dans celle des hommes. » Oui , pour la femme , aimer, être aimée , voilà le bonheur, le bien suprême. Otez l'amour, tout se décolore, tout s'at- triste autour d'elle ; c'est pour lui , c'est par lui qu'elle veut plaire : la beauté, l'esprit, les grâces, la jeunesse , n'ont de prix à ses yeux que parce qu'ils lui donnent le pouvoir de l'inspirer; mais malheur

DE l'amour. 521

à la femme qui perd ces avantages , et qui ne sait pas mettre sa raison à la place de son cœur, car alors la vie n'a plus pour elle que des amertumes.

Toutes les femmes , cependant , n'éprouvent pas le besoin d'aimer à un égal degré. Quelques-unes, aussi mobiles dans leurs sentiments que dans leurs idées , se livrent dès la jeunesse à la coquetterie , à de vains plaisirs, et vieillissent , presque à leur insu, au milieu d'un monde dont elles ont fait leur idole, et qui bientôt les délaisse. D'autres, bien plus estimables, ne comprennent l'amour que lorsqu'il peut s'accorder avec les principes d'hon- neur et de vertu dans lesquels elles ont été élevées ; aussi est-ce seulement parmi ces dernières qu'il faut chercher la fidélité conjugale et le véritable amour maternel.

Les femmes sont généralement moins portées que les hommes à l'acte de la reproduction ; chez beau- coup d'entre elles , cet acte , au bout de quelque temps d'union , est bien moins un besoin qu'un témoignage d'affection accordé à l'exigence d'une passion qu'elles ne sentent plus guère que par le cœur. C'est surtout chez la femme devenue mère que le besoin des sens se fait le moins éprouver, parce que ses facultés aimantes se sont multipliées, et que tout son être suffit à peine à l'effusion du nouveau sentiment qui le remplit. Voyez une jeune épouse sourire à l'auteur de ses joies maternelles : ce sou- rire est encore plein d'amour ; mais le désir en est banni, il ne peint guère que la volupté de l'âme. Il est aisé de voir que je n'entends parler ici que des femmes élevées dans la modestie imposée à leur

522 DE l'amour.

sexe. Quant à la femme livrée au libertinage, c'est, la plupart du temps, un assemblage hideux des vices qui déshonorent l'humanité.

Source des jouissances les plus délicieuses , ou des peines les plus déchirantes , l'amour, selon qu'il est heureux, contrarié ou jaloux , est la plus douce , la plus pénible ou la plus affreuse des passions : aussi les modifications profondes qu'il imprime à l'organisme offrent-elles, dans ces trois cas, les différences les plus tranchées.

\uimour heureux, en réalité ou en espérance (es- pérer, c'est jouir), répand dans tout notre être une chaleur douce et salutaire. A la vue, à la pensée de l'objet aimé, le cœur palpite, la circulation s'accé- lère, la respiration se développe, un léger incarnat se répand aussitôt sur le visage, et tous les traits s'animent d'une expression nouvelle: les yeux sont humides ou brillants, le regard est vif, doux ou langoureux. Sur les lèvres, légèrement tuméfiées, se peint le sourire du bonheur ; le timbre de la voix devient plus suave, le langage plus facile, plus animé, plus hyperbolique; ou bien , la voix ne pou- vaiit plus rendre le trop plein de la pensée, le bon- heur joint à l'admiration fait souvent naître Xex- tase , attention excessive, mais délicieuse, pendant laquelle l'àme reste en quelque sorte attachée à un cœur, qui est son univers, et dont tous les batte- ments lui appartiennent.

Vamour contrarié ne tarde pas à porter le trouble dans toute l'organisation : un frisson désagréable parcourt incessamment le corps, le pouls est petit et irrégulier, la respiration suspirieuse, la diges-

DE 1,'AMOun. 523

tion difficile , un poids permanent oppresse la ré- gion précordiale. La tristesse est habituellement empreinte sur le visage; le teint se décolore ; l'œil, ce miroir de l'âme, est fixe, terne et languissant. Dominé par une pensée exclusive, l'amant malheu- reux semble privé d'intelligence, ses sens mêmes lui deviennent pour ainsi dire inutiles : il entend sans comprendre, il regarde sans voir; il veut par- ler, ses idées se troublent, sa langue s'embarrasse , sa voix est faible et plaintive. Bientôt ses membres brisés deviennent incapables de supporter la moin- dre fatigue; il n'aime que l'inaction , ne se complaît que dans la solitude. Pour lui, les aliments n'ont plus de saveur, le sommeil a fui , ou , quand il vient parfois fermer sa paupière , c'est pour le tour- menter par les songes les plus pénibles. En même temps , une fièvre symptomatique du trouble des principales fonctions consume lentement cet infor- tuné, le réduit au dernier degré du marasme, et termine ses tourments avec son existence.

Heureux ou malheureux, l'amour se complique plus ou moins àe jalousie, sentiment exclusif, qui empoisonne trop souvent l'affection à laquelle il ne devrait servir que d'aliment.

Naturelle au cœur du sauvage, comme à celui de l'homme civilisé, la jalousie suit toutes les phases de l'amour, et, comme lui, se modifie suivant le ca- ractère des individus qui l'éprouvent. Chez les uns, ce n'est qu'un aiguillon qui les excite à redou- bler de soins et de tendresse pour captiver l'ob- jet aimé; chez d'autres, c'est une passion sombre et farouche, qui ôte à celui qui en est atteint jus-

524 DE l'amour.

qu'aux dernières lueurs de la raison ; enfin , chez une foule d'hommes infidèles , mais désespérés d'ê- tre délaissés par une femme qu'ils n'aiment pas , ce sentiment se réduit à l'amour-propre humilié.

Tour à tour tyran ou esclave , le jaloux s'emporte sans mesure, ou prie sans dignité ; les suppositions les plus bizarres agitent presque toujours son cer- veau malade ; aussi , pour lui , point de repos : les soupçons, les craintes le poursuivent jusque dans ses rêves. Il y a , dans ses gestes , dans son atti- tude , dans son regard surtout , quelque chose de sinistre qui inspire l'effroi, et qui détruit toute sympathie pour les souffrances qu'il endure. Avec le jaloux, point de justification possible : si un mouvement de pitié lui fait accorder quelque témoi- gnage d'affection pour celle qu'il accuse , ce témoi- gnage n'est à ses yeux qu'une dissimulation ha- bilement calculée ; alors ses soupçons redoublent , il injurie , il menace , ou bien si , cédant à un mo- ment de conviction et de repentir, il admet les preuves qu'on lui donne, il retombe presque aussi- tôt dans ses terreurs imaginaires , et redevient non moins injuste , non moins furieux qu'auparavant.

En général , le jaloux s'efforce de cacher à tous les regards les tourments qui l'agitent , il en rougit comme d'une honteuse faiblesse ; il n'est même pas rare de l'entendre parler avec mépris de ceux qui s'y abandonnent. Mais s'il s'impose cette réserve devant les étrangers, il s'en dédommage largement auprès de sa victime, surtout s'il a acquis sur elle des droits dont il puisse se prévaloir. C'est d'ordi- naire dans les violences sourdes et cachées de la ty-

BE L'AMOUn. 525

rannie domestique que les effets de cette passion sont les plus terribles ; car ici la lutte se passe entre la force et la faiblesse, et celle-ci n'a que ses larmes pour se défendre.

Mais qu'il est à plaindre aussi, celui dont l'âme est en proie à cette horrible passion ! dans sa dou- loureuse et continuelle anxiété , ce malheureux se consume pour apprendre ce qu'il tremble de con- naître, et veut cependant savoir ce qu'il aurait tant d'intérêt à ignorer. Vient-il à passer du doute à la certitude , le sentiment qui le dominait cesse quel- quefois tout à coup pour faire place au mépris ; mais le plus ordinairement il dégénère en haine, en fureur, ou bien se termine par la mélancolie, la folie, le suicide. Les craintes du jaloux sont -elles imaginaires, dénuées de toute espèce de fonde- ment, la passion présente alors moins de violence dans ses accès, mais la fréquence de ces accès suffit pour empoisonner tout bonheur domestique.

Les tempêtes que la jalousie soulève dans le creur des femmes ne sont pas moins à redouter. « Lorsque la ialousie, dit Montaigne, saisit ces pauvres âmes foibles et sans résistance, c'est pitié comme elle les tirasse et tyrannise cruellement. La vertu, la santé, le mérite, la réputation du mary, sont les boute- feux de leur rage : cette fiebvre laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs , et d'une femme ialouse, quelque chaste qu'elle soit et mesnagiere, il n'est action qui ne sente à l'aigre et à l'importun. » Quant aux différences que présente la jalousie dans les deux sexes , on a observé que cette passion est beaucoup plus fréquente, et en

526 DE l'amolu.

même temps plus grossière, chez l'homme que chez la femme. L'homme soupçonne plus facilement la femme coupable d'une infidélité matérielle, et re- doute par-dessus tout un affront qui , dans nos mœurs, le rend un objet de risée; la femme, au contraire, craint davantage la perte du cœur de ce- lui qu'elle aime, et, tant qu'elle croit posséder son affection , elle peut encore supporter le partage de ses caresses. Les annales des fureurs de la jalousie attestent que c'est presque toujours la femme qui expie les atteintes portées à la foi conjugale par elle et son complice. La femme, en effet, pardonne or- dinairement à l'homme les infidélités qu'elle décou- vre, et fait retomber son ressentiment sur ses ri- vales; l'homme pardonne plus volontiers à son rival, et reporte toute sa vengeance sur celle dont l'incon- duite le déshonore , et peut en outre introduire un étranger dans la famille.

Effets et terminaison. Lorsque l'amour, quelle que soit sa violence , n'a pour base que les attraits passagers de la jeunesse ou de la beauté, il est rare que la possession , et surtout que l'abus du plaisir, ne finisse pas par amener peu à peu l'indifférence , et même le dégoût. Aussi, est-ce en parlant des unions de cette nature, qu'on a dit avec raison que l'hymen est le tombeau de l'amour. Quant à la cause de ce changement, elle est assez facile à découvrir: c'est que l'amour est aveugle quand il arrive, et trop clairvoyant quand il s'enfuit (1).

(1) Voir, à la fin du volume, la note N, sur les demandes en sé- paration de corps.

DE l'amour. 527

La passion n'a t elle jamais élé satisfaite, l'ab- sence, une InHnnité survenue, l'inconstance natu- relle au cœur humain, ou bien d'amères déceptions, viennent souvent éteindre une flareime que n'entre- tenait pas un aliment assez pur. Dans le cas l'a- mour est porté à son plus haut degré d'intensité, et les malheureux qui sont atteints de cette fièvre dévorante ne conservent aucun espoir de bonheur, on en volt un grand nombre traîner péniblement une existence minée par la nostalgie, les affections chroniques du cœur et du poumon , ou bien abréper par le suicide une vie devenue insupportable , et quelquefois souillée par le meurtre.

Outre le désespoir et le délire aigu qu'on remar- que communément dans ces circonstances, la fou- gue de la passion fait naître des lésions intellec- tuelles plus permanentes, mieux caractérisées, et qui conservent, en général , le type de leur orjpine. C'est ainsi que la mélancolie suicide , et la /nono- manie ambitieuse surviennent aux amants chez les- quels l'affection, ou des idées de grandeur, l'em- portaient sur la sensualité, tandis que \a fureur gé- nitale persiste chez ceux qui n'étaient dominés que par le besoin physique. La jalousie vient-elle com- pliquer l'amour, la folie est pour l'ordinaire fu- rieuse, et se rapproche davantage de la manie, qui se termine elle-même par la démence, après avoir été accompagnée d'haducina/ions et (ïidusions plus ou moins bizarres.

A une époque avancée de la vie ( on peut ai- mer à tout âge), l'amour n'a pas habituellement d'aussi funestes terminaisons : c'est qu'alors il subit

r>28 nr. i.'amoip..

une entière métamorphose due à deux nouvelles pas- sions qui viennent surgir dans le cœur de l'homme , l'ambition dans l'âge mûr , et l'avarice dans la vieil- lesse.

Pour les femmes dont le cœur est en proie à un amour malheureux, on en voit un grand nom- bre trouver dans la religion une diversion, une consolation d'autant plus douce , qu'en aimant Dieu , elles aiment encore. On connaît ce mot de sainte Thérèse : « L'enfer est un lieu l'on n'aime plus. »

Si maintenant nous recherchons dans les sta- tistiques le nombre approximatif des attentats, des cas d'aliénations mentales, et des suicides détermi- nés par la passion de l'amour, nous trouvons que, sur un nombre de 1,000 crimes, 64 sont dus à l'adul- tère, 53 au concubinage ou à la séduction, 20 à des refus de mariage, et 16 à la jalousie.

Pendant la seule année 1840, les cours d'assises du royaume ont eu à juger cent trois affaires cri- minelles ayant pour cause les passions amoureuses, savoir :

Empoisonnements 23

Incendies 9

Assassinats .39

Meurtres 24

Homicides involontaires. . . 8

103

Sur ces 103 affaires criminelles, 44 étaient dues à l'adultère, 13 à l'amour contrarié, à la jalousie, 46 au concubinage ou à la débauche.

DE l'amour. 520

En 18^1, sur 105 affaires criminelles reconnais- sant pour causes les mêmes passions, -17 étaient dues à l'adultère, 8 à l'amour contrarié, à la jalou- sie , et 50 au concubinage ou à la débauche.

Sur 10,899 suicides constatés en France, du 1" janvier 1838 au 1*"^ janvier 1842, on trouve que les passions amoureuses ont amené 951 fois cette fin tragique.

Enfin , il résulte du dernier rapport publié en 1 835 par M, l'administrateur Desportes, que sur 8,272 aliénés admis tant à Bicêtre qu'à la Salpétrière , pendant l'espace de neuf années, 114 individus ont été conduits dans ces établissements par suite d'a- mour contrarié (1).

Les cas nombreux de médecine légale pour les- quels j'ai été appelé pendant plus de vingt ans m'ont offert, à peu de chose près, les mêmes résultats.

Selon M. Marc , «l'amour avec prédominance du sentiment moral peut, surtout quand il est récipro- que et malheureux, conduire aux actes les plus répréhensibles, mais dans lesquels une lésion con- sécutive de la volonté ne saurait être méconnue. Lorsqu'au contraire la passion n'est que matérielle, ni l'excuse, ni l'atténuation , ne sauraient être ad- mises, à moins, ajoute-t-il, que des circonstances spéciales ne démontrassent l'existence d'une maladie mentale ou d'une cause physique, par exemple d'une continence forcée, qui aurait influé désavantageu- sement sur la liberté morale. En conséquence, ajoute

(1) Sous le climat chaud de Naples, l'amour est noté pour un douzième parmi les cause» d'aliénation mentale.

3i

530 DE l'amolh.

ce savant médecin légiste, la série des dispositions pénales relatives au viol, aux attentats aux mœurs, à plus forte raison à des crimes plus atroces encore, sera généralement applicable ici.

« Dans la jalousie, dit encore M. Marc , l'excuse ou l'atténuation devient d'autant plus admissible, que ce sentiment s'exalte plus brusquement, et con- duit plus immédiatement à l'exécution d'actes con- traires à l'ordre social; car, dans ce cas , la volonté étant plus facilement subjuguée par la vivacité de la passion , elle ne peut plus lutter avec autant de force et de succès contre les déterminations pas- sionnées, que si un intervalle de temps plus consi- dérable eut permis à la réflexion de les combattre. » ( De la Folie dans ses rapports a^'ec les questions médico-judiciaires.)

Traitement.

Traitement préservatif. 11 est presque superflu de dire qu'il faut écarter tout ce qui pourrait hâter le développement d'un besoin que notre civilisation ne rend déjà que trop précoce. Ainsi , l'on sous- traira toute espèce de peintures lascives aux regards des adolescents; on évitera en leur présence les conversations trop libres et même ces demi -mots qui font tant travailler leur jeune imagination. On devra également s'abstenir de les conduire dans les bals ainsi qu'au théâtre , le danger est quelque- fois d'autant plus grand, que la passion y est repré- sentée plus délicate et plus pure. On leur interdira aussi la lecture des romans, qui offrent en général

DE L*AMOLn. f3l

le même dangct' que les spectaeles , et f|ui ont de plus le grave meonvénienl de les démonter de leurs éludes , que la eomparaison rend bientôt fasti- dieuses.

Ce ne sera toutefois que par l'éducation progres- sive et harmonique des penchants , des sentiments et des facultés intellectuelles, qu'on parviendra; dans le plus grand nombre des cas , à rendre les jeunes gens assez forts pour ne pas céder à cette pas- sion impérieuse, contre leur devoir et leur raison.

Traitement ciiratif. En cas d'impossibilité de mai'lage , on conseillera , ou plutôt on rendra né- cessaire une absence longtemps prolongée; un ami, un guide expérimenté, fera faire des voyages à pied, des exercices champêtres poussés jusqu'à la fatigue, afin d'obtenir un profond sommeil, si précieux dans cette circonstance. On entraînera le malade à la chasse; on lui fera fréquenter la société d'hommes vifs, spirituels et enjoués, ou, si son goût pour l'étude est prononcé, on l'engagera à se livrer à celle des mathématiques, de préférence à la littéra- ture et à la poésie, qui exaltent trop l'imagination. Comme dans le traitement préservatif, on éloignera de lui avec soin tous les stimulants directs de cette passion: les tableaux voluptueux, les récits, les lec- tures erotiques, la musique, la danse et principale- ment la valse. Surtout, point d'exhortations inutiles, encore moins, de ces reproches tardifs qui ne servi- raient qu'à exaspérer l'infortuné dont le cœur est blessé. Plaignez-le plutôt, pleurez avec lui, captivez sa confiance, gagnez du temps, occupez sans cesse son attention , puis enfin tâchez d'éveiller en lui

532 ^^ i.'amolr.

quelque sentiment antagoniste, artifice qu'on a vu souvent opérer une diversion favorable et même tout à fait curative.

Prescrivez en même temps des boissons acidu- lées, une alimentation légère, rafraîchissante, com- posée , en grande partie, de viandes blanches, de légumes aqueux et de fruits. Vous aurez soin de dé- fendre le vin , le café, les liqueurs, ainsi que toute espèce d'aromates , le poisson , les œufs , les gelées , le gibier, les champignons , et surtout les truffes, qui paraissent trop exciter les organes sexuels. Pour la même raison , en cas de maladie , vous éviterez d'employer les cantharides, l'aloès, le galbanum, et les médicaments connus sous le nom de stimulants diffasibles, le camphre excepté, parce qu'il donne une autre direction à la sensibilité. Enfin, en cas de pléthore , vous pourriez joindre à ce régime l'emploi de la saignée générale, ou des applications de sang- sues à la nuque , suivies d'affusions froides sur cette région.

Quant au traitement de la jalousie , il différera nécessairement, selon que ce mal aura son principe dans un travers de l'imagination, ou dans la lésion de quelque viscère. Dans le premier cas , on aura recours à tous les moyens moraux capables de cal- mer les tourments chimériques du malade, tels que les soins les plus assidus , les caresses les plus affec- tueuses, les distractions de tous genres prises dans sa seule compagnie. D'une autre part , comme la jalousie naît souvent d'une crainte excessive de notre infériorité, ou des blessures de notre amour-propre, OU enfin delà lutte de ces deux sentiments, on devra

DE l'amour. 533

s'efforcer de montrer au jaloux une préférence ex- clusive, et saisir adroitement toutes les occasions de faire valoir la moindre de ses qualités. J'ai aussi conseillé à une dame , pour guérir la jalousie de son mari, de feindre de son côté une jalousie plus violente. Ce moyen a parfaitement réussi ; mais il fallut que le rôle fût joué avec une grande finesse pendant plus d'une année. Du reste , comme la plu- part des passions, la jalousie s'use avec le temps, et l'on voit tous les jours des époux , autrefois ja- loux , tomber, après quelques années de mariage , dans un calme qui ne ressemble que trop à l'indif- férence.

Dans le cas la jalousie serait déterminée ou entretenue par quelque affection chronique , on prescrirait un traitement approprié à la nature de la maladie , sans toutefois négliger les moyens mo- raux précédemment recommandés.

Observations. I. Amour coiuballu terminé par la phthisie pulmonaire.

Mademoiselle Eugénie de B*** avait conçu, dès l'âge de dix-sept ans, un sentiment fort tendre pour le jeune Alfred M***, dont elle était aimée, et qu'une grande fortune, jointe à des talents et à des qualités personnelles très - remarquables , faisait accueillir dans le monde avec distinction.

Alfred appartenait à la bonne bourgeoisie, Eu- génie à la noblesse, et il était sans exemple que dans sa famille on eût dérogé à la naissance pour

634 DE L AMOUR.

former une allianoe, quelque avantageuse qu'elle fût.

M. de B***, père d'Eugénie, homme d'un esprit médiocre, et déjà avancé en âge, avait là-dessus des idées fort arrêtées. Celles qu'il s'était formées en politique ne l'étaient pas moins, et se trouvaient çn opposition avec celles qu'Alfred annonçait franche- ment dans ses discours. Toutefois, cette divergence d'opinions n'empêchait pas que le jeune homme ne fût bien accueilli chez M. de B***, qui, en cela, sui- vait l'exemple de la société qu'il fréquentait. Son imprévoyance s'appuyait sur des préjugés nobi- liaires , et il ne songeait même pas qu'il put y avoir de l'inconvénient pour Eugénie dans la vue du jeune roturier; car, selon lui , une fille noble ne devait, ne pouvait s'attacher qu'à son égal, et tous les hom- mages qui lui arrivaient de plus bas étaient sans danger pour son repos.

Mais pendant que M. de B*** s'abandonnait à un aveuglement si déplorable, Eugénie et Alfred , tout en conservant une grande chasteté dans leur amour, ne s'en étaient pas moins promis d'être à jamais l'un à l'autre.

Plus expérimenté que son amie, It jeune M***, prévoyant une partie des difficultés qu'il aurait à vaincre pour l'obtenir, avait exigé d'elle un silence absolu sur leur liaison ; il s'était en même temps ménagé des moyens de correspondance pour le cas la maison de M. de B*** lui serait interdite. Usant par avance de ces moyens , les deux amants s'écrivaient chaque jour des lettres qui portaient au plus haut degré leur exaltation.

DE l'amour. 535

Eugénie , dans la candeur de son âme , trouvait qu'une telle situation était déjà le bonheur, et s'y abandonnait avec ivresse. Mais ce bonheur même renfermait pour elle une agitation permanente qui minait sa constitution naturellement faible. Sa peau sèche , sa respiration suspirieusç , ses joues tantôt pâles , tantôt fortement colorées , annonçaient que chez elle le sang se portait avec trop de violence vers le cœur ; et un œil exercé eiil facilement reconnu dans cette jeune fille une affection de poitrine à son début.

Cependant Alfred , pressé d'obtenir le consente- ment de M. de B***, s'était depuis quelque temps abstenu de manifester devant lui les opinions qui avaient pu lui déplaire , et , sans s'abaisser à une feinte coupable, il ne négligeait rien pour captiver son estime ainsi que son affection. 11 crut y avoir réussi; et, s'appuyant d'ailleurs sur les avantages de fortune qu'il pouvait offrir, il n'hésita plus à faire demander la main de celle qu'il aimait.

Ce fut alors seulement que les yeux de l'impru- dent vieillard se dessillèrent. Un coup de foudre l'eût moins frappé que l'aveu qu'on lui fit de l'amour de sa fille pour le jeune audacieux qui osait aspirer à son alliance... Appelée devant lui, Eugénie, loin de nier cet amour, déclara qu'Alfred M*** était le seul homme qu'elle voulut accepter pour époux; et, puisant dans ses sentiments l'énergie dont elle avait besoin pour contrarier la volonté d'un père qu'elle chérissait, elle osa le supplier de ne pas la réduire au désespoir en s'opposant à une union dont elle attendait tout son bonheur. Mais M. de B*** fut

536 DE i.'amour.

insensible à ses prières comme à ses larmes ; et , après lui avoir formellement déclaré qu'elle n'ob- tiendrait jamais son consentement, il l'éloigna d'Al- fred , et l'entoura d'une surveillance si rigoureuse , qu'elle fut souvent dans l'impossibilité de se livrer à sa correspondance secrète, qui n'avait pas encore été interrompue.

Observée nuit et jour par deux femmes qui ne la quittaient pas , l'infortunée se priva presque entiè- rement de sommeil pendant six mois , pour épier l'instant d'écrire quelques lignes à celui que tant de persécutions lui rendaient encore plus cher.

On conçoit qu'un pareil effort sur elle-mêm'e, joint au chagrin qui la dévorait, acheva de déve- lopper l'affreuse maladie dont les premiers symp- tômes s'étaient déjà manifestés. Un toux sèche et fréquente, la respiration difficile, la peau brûlante , le pouls accéléré, les pommettes presque toujours d'un rouge vif et plaqué , les yeux cernés , et l'amai- grissement de toute sa personne, annonçaient qu'elle était, sinon dans un état désespéré, du moins au second degré de la phthisie pulmonaire.

Son état frappa enfin son père , dont , au fond , elle était tendrement aimée. 11 fit appeler auprès d'elle un praticien habile, qui, ayant bientôt re- connu la maladie, ne tarda pas à en découvrir les causes, et indiqua, comme seule chance deguérison, le mariage de la jeune fille avec celui qu'elle aimait.

M. de B*** se révolta d'abord contre un tel moyen ; mais , son cœur de père parlant en ce moment plus haut encore que l'orgueil de la naissance , il entra

DE l'amour. 537

chez sa fille dans un état voisin du désespoir, et lui dit :

« Tu aimes donc assez ce misérable pour en mou- rir si je ne te le donne pas ? eh bien ! épouse-le , j'y consens. Ma vieillesse sera flétrie ; je descendrai au tombeau avec une tache au front , la seule qu'aura reçue notre famille... Je sens que j'en mourrai; mais du moins je t'aurai sauvée, et, après tout, je ne te sacrifierai que bien peu d'années d'une existence em- poisonnée par ton funeste amour.

M Assez ! mon père ; s'écrie la malheureuse Eu- génie, en joignant sur sa poitrine ses mains déchar- nées et brûlantes, assez! je vous en supplie ! Croyez- vous donc que je veuille d'un bonheur acheté au prix de la vie de mon père ? Non ! non ! reprenez votre consentement, je n'en userai pas, je vous l'atteste. A dater de cet instant, je vous promets même de sa- crifier le seul plaisir que je goûtais en ce monde, ma correspondance avec celui que j'aime. Ah ! croyez-en votre pauvre enfant, quoi qu'il puisse lui en coûter, elle fera tout pour effacer de votre sou- venir le chagrin involontaire qu'elle vous a causé. »

A ces mots M. de B*** prend sa fille dans ses bras, la remercie avec effusion de son noble sacrifice , et s'arrache ensuite d'auprès d'elle , pour aller rendre compte au médecin de la nouvelle résolution de la malade.

« Elle s'abuse , et vous aussi , monsieur, répond l'homme de l'art : l'amour n'est point une passion si facile à dominer que vous semblez le croire ; il faut du temps et une grande force morale pour le vaincre : or, cette force morale ne peul s'acqué-

538 DE l'amour.

^•ir q^u'avec un certain degré de forces physiques , qu'avec la santé, et mademoiselle votre fille est dans une condition qui laisse trop peu de ressort à l'àme pour espérer qu'elle puisse triompher de la cause de sa maladie. Il est du moins permis d'en es- sayer, » reprend M. de B***, que les paroles du docteur n'ont nullement satisfait; et, retournant auprès d'Eugénie, il se montre si heureux de sa ré- solution, il l'y encourage par des caresses, par des prévenances si empressées , que la généreuse fille , loin de chercher à détruire son illusion, feint de- vant lui un calme et un enjouement qui achèvent de la compléter.

Naturellement pieuse, Eugénie trouva dans ses sentiments religieux la force d'accomplir la promesse faite à son père : elle n'écrivit plus à Alfred ; mais , peu de mois après, on vit ce dernier pleurant sur une tombe : c'était celle de son amie.

11. Amour jaloux terminé par la mélancolie et le suicide.

On n'observe que trop souvent cette jalousie ty- rannique et forcenée qui éclate sans motif comme sans discernement, et qui, dans ses accès haineux, dirige ses fureurs contre l'objet qui !ui est le plus cher. Mais il est une autre sorte de jalousie, non moins insensée et non moins funeste , que l'on rencontre plus rarement : c'est celle qui, n'osant se montrer, se concentre dans le cœur de celui qui en est atteint, et le dévore sourdement sans qu'on puisse tenter au- cun moyen deguérison contre un mal dont on ignore la cause. Cette passion finit presque toujours par

DE 1,'amohr. 639

quelque catastrophe terrible; j'en rapporterai ici un exemple bien déplorable.

Le jeune comte de S..., appartenant à une famille dont presque tous les membres ont acquis des titres réels à la célébrité, était lui même, par ses qualités personnelles, hors de la ligne ordinaire, et il s'était déjà signalé par divers succès, lorsqu'il devint l'époux d'une femme charmante dont le calme et la douceur égalaient l'esprit et l'amabilité.

Malheureusement le cœur du jeune de S... était le foyer des sentiments les plus exaltés : bientôt il ne sut plus se contenter du bonheur qui lui était échu en partage; en l'analysant, il le trouva incomplet; il crut que sa jeune épouse, qu'il aimait éperdument, n'éprouvait pour lui qu'une affection commandée par le devoir, et cette pensée, que rien ne justifiait, le livra aux plus affreux tourments: c'était un ver rongeur qu'il portait au fond de son âme, sans avoir la force de l'en arracher.

Après quelques années d'une existence ainsi em- poisonnée , sa femme le rendit père de plusieurs enfants , et redoublait chaque jour envers lui de soins et de tendresse ; mais , à ses yeux , ce n'était pas de l'amour, de cet amour passionné dont il brûlait pour elle, et qu'elle pouvait peut-être ressentir pour un autre... Cette fatale idée le poursuivait comme un fantôme; il la retrouvait dans ses rêves, dans les joies de la paternité, et jusque dans les bras de celle qu'il adorait. Enfin, ne pouvant plus tenir à un pareil supplice, il prit le parti de fuir, sans cal- culer qu'il lui fallait en tnême temps abandonner

540 DE l'amour.

ses trois enfants et toute une famille dont il était

chéri.

S'étant engagé sous un faux nom , comme sim- ple hussard, dans un régiment qui partait pour l'Allemagne , il chercha la mort en désespéré sur les champs de bataille, et n'y trouva que la gloire. Parvenu au grade d'officier , et décoré de la croix des braves , il se lassa de succès continuels qu'il n'ambitionnait pas , et sentit le besoin de revoir une famille désolée qui l'occupait sans cesse, et qu'il avait délaissée depuis quatorze ans. Il savait que sa femme était restée en proie au plus profond chagrin : il lui écrivit donc pour lui témoigner ses regrets de l'avoir tant affligé. En lui avouant la cause de son abandon, il ajoutait que l'âge, la réflexion , les fatigues de la guerre, avaient rendu sa tète plus calme, et modéré la sensibilité de son cœur; qu'il saurait se contenter désormais d'un attachement raisonnable, et qu'enfin, dans peu de jours, il se réunirait à tous les objets de son af- fection pour ne plus les quitter.

Il revint en effet , et fut accueilli avec une joie égale à la douleur qu'avait causée son absence. Aucun soin ne fut épargné pour l'empêcher de re- tomber dans les accès de son humeur soupçonneuse; mais , loin d'en être guéri , ainsi que lui même sem- blait le croire, il avait à peine goûté le bonheur qui lui était rendu, qu'une sombre tristesse s'empara encore de lui , sans qu'il pût la surmonter : il dis- parut de nouveau, et cette fois ce fut pour tou- jours... L'infortuné s'était noyé !

DE 1,'amoup,. 54 i

m. Amour contrarié terminé chez une jeune fille par la folie et le parricide.

Pedro Domlnguez, vieillard de soixante-cinq ans; avait une fille nommée Maria de Los Dolores , et habitait seul avec elle une des petites cabanes si- tuées sur les montagnes de la Ségovie, tous deux s'occupaient à garder les troupeaux confiés à leurs soins. Heureux de leur mutuelle affection, rien jus- que-là n'avait troublé la paix de leur vie cham- pêtre. Mais Dolores, qui venait d'atteindre dix-huit ans, fut remarquée par un berger du voisinage, nommé Juan Diaz ; elle conçut pour lui un violent amour, que son père ne voulut point approuver, et dès cet instant \e calme dont ils avaient joui dis- parut pour toujours.

Vainement plusieurs amis du vieux berger se joi- gnirent à Juan et à Dolores pour obtenir son con- sentement à l'union désirée : soit qu'à raison de .son âge avancé il ne voulût pas se séparer de sa fille, soit par tout autre motif que l'on ignore, il persista dans son refus, et y mit même une aigreur qui acheva de désespérer les deux amants. Leur passion s'en irrita; bientôt elle ne connut plus de borne. Juan alors se présenta à Dominguez, et lui déclara que le mariage auquel il se refusait était désormais le seul moyen de réparer l'honneur de sa fille; mais, ayant été repoussé par l'obstiné vieillard , et moins dé- sireux peut-être d'obtenir un titre que la faiblesse de la jeune fille avait déprécié à ses yeux, il se lassa de prier, et vint déclarer à cette dernière que, puisque ses supplications auprès de son père avaient été

542 DK L* AMOUR.

inutiles, il ne voulait plus s'allier à un homme dont Ja bassesse se manifestait aussi hautement, et qu'il renonçait à elle pour toujours. En vain elle invoqua et son amour et ses serments, en vain elle le supplia de prendre pitié de sa jeunesse, le bizarre jeune homme, dont une sotte fierté avait tout à coup en- durci le cœur, fut sourd à ses prières , à ses larmes, et il la laissa livrée au plus sombre désespoir.

Depuis ce jour, Dolores ne laissa échapper au- cune plainte. JMorne et silencieuse, elle conduisait son troupeau dans les lieux les plus écartés , pour se dérober aux regards curieux de ses compaj^nes, et restait quelquefois assise des journées entières sur le penchant d'une colline, sans que rien pût la distraire de l'idée fixe qui semblait l'absorber. Bientôt, l'altération de ses traits, son œil farouche, sa voix sourde et saccadée, semblèrent annoncer chez elle le début d'une maladie mentale qui pou- vait avoir les plus funestes effets; mais, comme la malheureuse fille ne troublait le repos de personne, personne aussi ne songea qu'elle eut besoin de secours ; son père lui-même ne lui montra aucune pitié.

La maladie cependant fit des progrès rapides. Enfin , un soir que le vieux berger s'était endormi auprès du feu, il faisait griller un morceau de viande qui devait servir à son souper, Dolores ar- rive de la montagne avec son troupeau, qu'elle ren- ferme dans le bercail, et vient ensuite près du foyer, osa son père se livrait aux douceurs du sommeil... Un moment ses sombres regards s'arrêtent sur lui , puis, tout à coup, une pensée horrible, inouïe, tra-

DE l'amour. 543

verse son cerveau malade : elle sourit avec la féi'O- cité de l'hyène devant sa proie; puis, saisissant un des chenets, elle en assène plusieurs coups sur la tète du vieillard, qui tombe sans vie à ses pieds... S'em parant alors d'un couteau qui se trouve sous sa main parricide, elle le plonge tout entier dans le sein de sa victime , lui arrache le cœur, qu'elle place sur les charbons ardents , et se met à le dévorer en poussant d'horribles hurlements qui vont reten- tir jusqu'aux cabanes voisines. Les bergers accou- rent; mais ils restent immobiles, épouvantés, à la vue de cette scène d'horreur... « Approchez, appro- chez ! leur crie la furie , d'une voix éclatante : voyez, il m'a ravi Diaz, je l'ai tué; il a brisé mon cœur, voici le sien!» Et en même temps elle leur montre le reste de son affreux repas, et les invite à le par- tager, en répétant : « C'est son cœur ! c'est le cœur de mon père! »

Cet horrible événement eut lieu le 20 mars 1826. Dolores, dont on constata la folie, fut enfermée dans un établissement de Saragosse.

544 I>E 1. ORCUF.II,

CHAPITRE VIII.

DE l'orgueil et DE LA VANITÉ.

L'orgueil est si bien le principe du mal, qu'il se trouve mêlé aux diverses infirmités de l'âme : il brille dans le souris de l'envie , il éclate dans les débauches de la volupté, il compte l'or de l'avarice, il étincelle dans les yeux de la colère, et suit les grâces de la mollesse.

CnATEADBRUND , Génie du christianisme.

Vain veut dire vide; ainsi la vanité est si miséra- ble, qu'on ne peut guère lui dire pis que son nom : elle se donne elle-même pour ce qu'elle est.

Chamfort, Maximes et Pensées.

Définition et synonymie.

Sur les confins des besoins animaux et des be- soins intellectuels se rencontrent Vorgiieil et la vanité, perversion de deux besoins sociaux émi- nemment utiles , Y estime de soi et Vamour de l'ap- probation.

L'orgueil, en effet , consiste dans le sentiment exagéré de notre valeur personnelle, avec une forte tendance à nous préférer aux autres et à les dominer. C'est une maladie morale dont les principales espèces sont la présomption, la suffisance, la fierté, le dédain et Y arrogance.

La vanité ou besoin excessif de louanges n'est autre chose que Yamour-propre des moralistes et Yapprobativité des phrénologistes. Dans sa couver-

ET DE l.A VAMIÉ, 545

satlon , dans ses gestes, dans son habillement, le vaniteux n'a qu'un but, c'est de se faire admirer, de s'attirer des éloges. Le glorieux y \a prétentieux , le magnifique, le pelit-mallre, la coquette et \ç. fanfa- ron, sont tous gens de la même famille.

Ne confondons pas, comme on l'a fait longtemps, l'orgueil avec la vanité. Si ces deux sentiments mar- chent souvent de compagnie , souvent aussi ils se séparent, et peuvent subsister tout à fait indépen- dants. L'orgueil , je le répète, est une trop grande estime de soi , la vanité , un besoin immodéré de l'estime des autres. Plein de son mérite , l'orgueil- leux s'admire en lui-même, et le plus cuisant cha- grin qu'on puisse lui causer, c'est de lui montrer ses défauts. Le vaniteux , lui , ne se rengorge que s'il obtient des regards admirateurs , et il n'est jamais plus puni que lorsqu'on ne fait aucune attention aux avantages frivoles dont il se pare. Pendant un froid rigoureux, Diogène à demi nu tenait embrassée une statue de bronze. Un Lacédémonien lui de- manda s'il souffrait. c(?Son, répondit l'orgueilleux cynique. Quel mérite avez-vous donc?» répliqua le Lacédémonien. Un autre jour, ayant quitté son tonneau, ce Socrate en délire recevait sur la tête de l'eau qui tombait du haut d'une maison, et ne croyait pas devoir changer de place. Comme quelques-uns des assistants paraissaient le plaindre , Platon , qui passait par hasard, leur dit : « Voulez-vous que votre pitié soit utile à ce vaniteux, faites semblant de ne le pas voir. »

Définissons maintenant les caractères , plus ou moins ridicules, qui se rapportent à la vanité:

35

ô-ifi DE L'onCUEIL

Le ssivrieux est l'îiomme qui clierclie continuelle- luent à s'établir clans l'opinion des autres, et qui veut à tout prix paraître quelque chose.

Ce qui distingue le préteiUieuœ, c'est de vouloir occuper tout le monde de sa personne , et de viser sans cesse à l'effet pai' un étalage de sentiments, de pensées et de manières ridiculement étudiées.

Le magnifique n'étale la grandeur et la somptuo- sité que pour captiver l'étonnement et l'admiration de ceux qui l'entourent.

Le petit-maître est encore un vaniteux personnage , cherchant toujours à se faire remarquer par un air libre, vif, léger, et surtout par une extrême recherche dans sa parure.

Le pendant du petit-maître , c'est la coquette, si- rène perfide , qui ne songe qu'à captiver les sens , et qui travaille à convaincre en particulier plusieurs hommes de la vivacité d'un sentiment qu'elle n'é- prouve pour aucun.

Quant nu fanfaron, c'est un être souverainement ridicule , toujours porté à exagérer sa bravoure ou ses succès.

Passons aux nuances souvent insaisissables de l'orgueil :

La présomption est une disposition habituelle à se croire des vertus et des talents qu'on n'a pas. ÎSee du trop plein de l'estime de soi, elle se repaît sans cesse d'espérances chimériques, se croit capable de tout, maîtresse de tout, même des événements.

« Le sufisant, dit le profond auteur des Caractères, est celui en qui la pratique de certains détails que

ET DF. I.A VANITE. 547

l'on honore du nom à'affaiirs se trouve jointe à nne très-jjrande médiocrité d'esprit.»

« Un ^rain d'espjit et une once d'affaires plus qu'il n'en entre dans la composition du sulHsant l'ont Viinjwrlant. »

Fortement prévenu en sa faveur, Vcnantageux laisse sans cesse échapper la bonne opinion qu'il a de lui-même, et abuse presque toujours de la moindre déférence qu'on a pour lui.

La fierté est le sentiment de hauteur qui nous em- pêche de nous familiariser avec les personnes que nous croyons au-dessous de nous par la naissance, la fortune ou le talent.

Ainsi que l'homme fier, le dédaigneux ne se fami- liarise pas ; mais , chez lui , cela dépend autant d'une trop haute estime de son mérite que du peu de cas qu'il fait des autres.

V at rodant , enfin, se décèle par un air de morgue et de domination qui le rend insupportable à tout le monde.

Comparons ces trois derniers caractères: Ihomme fier ne daigne pas seulement vous regarder; le dé- daigneux promène sur ceux qui l'entourent un re- gard de mépris; l'arrogant leur lance un coup d'œil impérieux.» Voyez, dit Roubaud, cet homme devenu présomptueux et hautain par ses succès, comme il est arrogant! Voyez celui-ci , qui prend sa fortune pour son mérite, comme il est fier /Voyez cet autre, qui croirait n'être rien s'il vous comptait pour quel- que chose, comme il est dédaigneux ! Consolez- vous, mes amis, considérez-les tous, comme ils sont sots ! »

548 DE i.'or.r.L'Eii.

« Un sot, d'après La Bruyère, est celui qui n'a pas même ce qu'il faut d'esprit pour être un fat.

«Un y»; est celui que les sots croient un homme de mérite.

« \j impertinent estun fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte, rebute; l'impertinent rebute, aigrit, irrite, offense; il commence l'autre finit.

« hefat est entre l'impertinent et le sot : il est com- posé de l'un et de l'autre. »

L'orgueil et la vanité, dont nous venons de signaler les principales formes , sont si profondément enra- cinés dans le cœur de l'homme, qu'on les voit appa- raître dès son berceau, et lui sourire encore sur le bord de sa tombe. Tous les hommes ne sont pas gourmands, ivrognes, envieux, colères, tous sont orgueilleux, tous sont vaniteux: le sauvage, comme l'homme civilisé, le savant aussi bien que l'ignorant, le duc et pair, traîné dans un brillant équipage, comme le boueur, qui se complaît à lui barrer le chemin, ou comme le cocher de fiacre quand il pleut à verse et qu'il est chargé. Cette tache gé- nérale et héréditaire n'atteste-t-elle pas assez que l'orgueil est la racine de nos passions et la cause pre- mière de notre dégradation originelle?

« L'orgueil, dit Pascal, contre-pèse toutes nos mi- sères; car, ou il les cache, ou, s'il les découvre, il se glorifie de les connaître. Il nous tient d'une pos- session si naturelle, au milieu de nos misères et de nos erreurs , que nous perdons même la vie avec joie , pourvu qu'on en parle.» Ecoutons maintenant l'admirable développement de cette sentence du Psalmiste : Universa vanitas omnis homo vivens^ et

El UE LA VANIIE. 540

de cette «iiitre de l'Ecciésiaste : Vanilas vanitatiini , et omnia vanilas. « La vanité , dit encore Pascal , est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un croclieteur, se vante, et veut avoir ses admirateurs; et les philosophes mêmes en veu- lent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi, qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront l'auront aussi.» Que prétend donc ce sévère moraliste ? « Que l'homme s'estime son prix; qu'il s'aime, car il a en lui une nature capable de bien, mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont ; qu'il se méprise , parce que cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle... La nature de l'homme se considère en deux manières, l'une, selon sa fin , et alors il est grand et incompréhensible ; l'autre, selon l'habitude, et alors il est abject et vil... L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la na- ture, mais c'est un roseau pensant... C'est un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant du néant, d'où il est tiré, que de l'infini il est en- glouti. » (/'evi*^^*, \^^ part., art. 5.)

Causes.

Une mauvaise éducation, les honneurs, les ri- chesses , les grands talents , les demi-connaissances, l'adulation surtout : telles sont les causes qui déve-

&&0 DE l'oUGLEIL

loppent plus parliculièrement l'oigueil et la vanité.

On a remarqué que les sujets sanguins, les san- guins bilieux et les nerveux, sont plus enclins à ces vices que les autres individus.

Pour ce qui est de l'influence des sexes, il semble qu'en général les hommes sont plus portés à l'or- gueil, les femmes, à la vanité. «C'est la vanité , dit madame de Souza , qui , chez les Femmes , rend la jeunesse coupable et la vieillesse ridicule. »

S'il fallait croire La Rochefoucauld, l'orgueil se- rait égal chez tous les hommes , il n'y aurait de diffé- rence que dans les moyens et dans la manière de le mettre au jour. En observant l'influence des profes- sions sur le caractère, j'avais pourtant cru remarquer que les acteurs, les poètes, les artistes, les rois et les philosophes avaient une dose d'orgueil et de vanité beaucoup plus forte que le reste des mortels. Chez les anciens, les pharisiens, les stoïciens, et surtout les cyniques, m'avaient aussi paru plus entachés de ces deux passsions que les autres prétendus sages ; témoin Diogène et son maître en mendicité, à qui Socrate disait : « Ântislhène, j'aperçois ta vanité à ti'avers les trous de ton manteau.»

L'inHuence de la nationalité fait aussi que chaque peuple a toujours eu des prétentions particulières, dont le ridicule n'a pas échappé au savant et sati- rique auteur de Y Éloge de la Folie. Ainsi, selon lui, les Anglais se vantent d'être beaux hommes, bons musiciens, et magnifiques dans leurs festins; les Écossais sont fiei's de leur noblesse et de leur sub- tilité scolastique ; les Français se piquent de poli- tesse ; les Espagnols piétendent passer pour les plus

ET DE LA VANITE. 551

fyrand» (juerrlers du monde ; et les liabitants de Rome lèvent k la {^jrandeur des anciens Romains, croyant naïvement en tenir quelque chose. Ces tra- vers existent encore aujourd'liui, comme au temps d'Erasme, chez les Anglais; seulement ils sont de plus devenus très-iiers de leurs chevaux, qu'ils pré- fèrent souvent à leurs femmes. Quant aux Français, ils se sont dépouillés de cette fleur de politesse qui faisait leur parure, pour revêtir la l'udesse des An- glais, leurs ennemis, dont ils font j^loire de suivre la constitution, la politique et les modes.

S'occupant un jour de la différence caractéristi- que des Anglais et des Français , Aapoléon se résu- mait ainsi : « La première classe, chez les Anglais, a de l'orgueil; chez nous, elle a le malheur de n'a- voir que de la vanité. •>

Caractères de l'orgueil et de la vanité.

Qui pourrait dépeindre comme l'évêquc de Meaux le caractère de l'orgueil, ce besoin immodéré d'ex- celler au-dessus des autres, et de s'attribuer à soi- même sa propre excellence, cette passion souverai nement indépendante, qui s'élève sans cesse, qui attire tout à soi , qui veut tout pour soi , qui se glo- rifie de tout , même de la connaissance qu'elle peut avoir de sa misère et de son néant ?

«Pauvre et indigent au dedans, l'homme, dit Bos- suet, tâche de s'enrichir et de s'agrandir comme il peut; et, comme il ne lui est pas possible de licn ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle . il s'applique ce qu'il peut par les dehors ; il pense

552 DE l'ougueil

qu'il s'incorpore tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce qu'il j)agne ; il s'imagine croître lui-même avec son train qu'il augmente, avec ses appartements qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Aussi, avoir comme il marche, vous diriez que la terre ne le contient plus ; et sa fortune ren- ixîrmant en sol tant de fortunes particulières , il ne peut plus se compter pour un seul homme.

« L'orgueil monte toujours, dit le roi-prophète , et ne cesse jamais d'enchérir sur ce qu'il est. INabu- chodonosor ne se contente pas des honneurs de la royauté, il veut les honneurs divins (1). Mais comme sa personne ne peut soutenir un éclat si haut, qui est démenti trop visiblement par notre misérable mortalité , il érige sa magnifique statue , il éblouit les yeux par sa richesse , il étonne l'imagination par sa hauteur, il étourdit tous les sens par le bruit de la symphonie et par celui des acclamations qu'on fait autour d'elle: ainsi l'idole de ce prince, plus privilégiée que lui-même , reçoit des adulations que

(1) C'est une chose remarquable, dans l'antiquité, que cette tendance de ror(Tueil des rois à vouloir se déifier : Sapor se tait ap- peler Roi des rois, Frère du soleil et de la tune. Pour ne pas oublier qu'il n'est qu'un prince de !a terre, Philippe de Macédoine est oblipfé de se faire répéter lous les jours : Soin'iens-loi que tu es homme! A peine Alexandre a-t-il détruit l'empire des Perses, qu'il cemmence à rougir de sa royale naissance, et à vouloir qu'on l'a- dore comme fils de Jupiter. Domitien ne souffre pas qu'on lui élève au Capitole d'autres statues qu'en or et en argent; il ordonne même qu'on l'appelle désormais Seis^neur et Dieu. Naguère, un roi de France, Louis XIV, se laissa complaisaniment représenter sous l'image du soleil; faiblesse étrange, qui dut rendre encore plus éloijiH'nle 1.1 io'-oii tlonnéo par Massillon devant le cercueil du grand roi : Dieu ■■(iil est ^uiu-!, mes Jrè/cs .'

El" DE LA VANITÉ. 553

sa personne n'ose demander. Homme de vanité et d'ostenfatlon , voilà ta figure. C'est en vain que tu te repais des honneurs qui semblent te suivre, ce n'est pas toi qu'on adore , et ce n'est pas toi qu'on regarde , c'est cet éclat étranger qui fascine les yeux du monde, et on adore non pas ta personne, mais l'idole de ta fortune, qui paraît dans ce superbe appareil par lequel tu éblouis le vulgaire. » { Sermon pour le mardi de la deuxième semaine du Carême.)

C'esJ; encore à Bossuet que nous allons emprun- ter la peinture des travers de la vanité : a L'homme, petit en soi , et honteux de sa petitesse , travaille à s'accroître et se multiplier dans ses titres, dans ses possessions, dans ses vanités ; toutefois, qu'il se mul- tiplie tant qu'il lui plaira , il ne faut toujours pour l'abattre qu'une seule mort. Mais il n'y pense pas ; et, dans cet accroissement infini que notre vanité s'imagine , il ne s'avise jamais de se mesurer à son cercueil , qui seul néanmoins le mesure au juste.

« L'homme est vain de plus d'une sorte. Ceux-là pensent être les plus raisonnables, qui sont vains des dons de l'intelligence , les savants, les beaux es- prits. A la vérité , ils sont dignes d'être distingués des autres, et ils font un des plus beaux ornements du monde : mais qui les pourrait supporter lorsque, aussitôt qu'ils se sentent un peu de talent , ils fati- guent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs dits? Et parce qu'ils savent arranger des mots, me- surer un vers ou arrondir une période, ils pensent avoir droit de se faire écouter sans fin , et de dé- cider souverainement... Laissons ces beaux esprits dans leurs disputes de mots, dans leur commerce

5,64 DE l'orgueil

de louanges , qu'ils se vendent les uns aux autres à pareil prix, et dans leurs cabales tyranniques, qui veulent usurper l'empire de la réputation et des let- tres. Dois -je dissimuler leurs délicatesses et leurs jalousies ? Leurs ouvrages leur semblent sacrés ; y reprendre seulement un mot , c'est leur faire une blessure mortelle. C'est alors que la vanité, qui semble naturellement n'être qu'enjouée , devient cruelle et impitoyable; la satire sort bientôt des premières bornes , et , d'une guerre de mots , elle passe à des libelles diffamatoires, à des accusations outrageuses contre les mœurs et les personnes. , on ne regarde plus combien les traits sont enveni- més, pourvu qu'ils soient lancés avec art; ni com- bien les plaies sont mortelles à l'honneur, pourvu que les morsures soient ingénieuses ; tant il est vrai que la vanité corrompt tout , jusqu'aux exercices les plus innocents de l'esprit, et ne laisse rien d'en-, tier dans la vie humaine. » [Ibid.)

L'orgueilleux et le vaniteux se décèlent à cer- tains signes, à certaines habitudes, dont l'ensemble ne saurait tromper longtemps l'observateur le moins exercé. Entrent-ils dans un cercle, ils trouvent tou- jours moyen d'y occuper la place d'honneur, et ne tardent pas à s'emparer exclusivement de la conver- sation ; toutefois, le premier ressemble plutôt à un maître qui rend ses oracles, le second , à un flatteur occupé à gagner les suffrages de ceux qui l'entou- rent. L'un porte la tête iièrement redressée, sa bou- che pincée annonce le dédain , son regard assuré se fixe habituellement vers le ciel , enfin, son maintien et ses moindres gestes conservent toujours un air

Kl DE LA ViNlTÉ. 555

d'enipirc. L'autre a moins de roideur dans la dé- marche, et en même temps moins d'autorité dans la voix ; son i-egard a quelque eiiose de caressant ; SCS gestes sont plus gracieux, plus ari'ondis ; sa bouche , toujours pi-ète à s'ouvrir, est aussi beau- couj) moins dédaigneuse. .Marchent-ils tous deux, l'orgueilleux Foule l'ortement la terre, qu'il croit à peine digne de le porter ; le vaniteux s'avance avec plus de légèreté, il pose et n'appuie pas. Du reste, au physique comme au moral , deux signes sufH- sent pour les caractériser: l'orgueilleux .y e/ètd , le vaniteux s étale.

Effets , complication et terminaison.

L'adulation ou le mépris, la fausse modestie, l'opiniâtreté, l'endurcissement du cœur, l'hypocri- sie, les débordements du luxe, l'envie, la jalousie, la colère, la haine, la vengeance, le meurtre et le suicide , tels sont les tristes effets de l'orgueil et de la vanité chez les particuliers. Les guerres qui dé- ciment les peuples, et les révolutions qui troublent les sociétés, ne naissent, la plupart du temps, que de cette cause. Enfin, les sectes, les schismes et les hérésies qui déchirent l'Eglise, sont encore au- tant d'enfants de l'orgueil et de la vanité, autant de rejetons sortis de ces deux racines empoisonnées.

Ainsi que nous l'avons vu précédemment , l'or- gueil et la vanité peuvent marcher de front dès leiu' début; mais, le plus souvent, ces deux vices s'engendrent, se conoborent l'un l'autie , et, pour peu qu'ils se rencontrent avec un surcroit des-

556 DE l'orgueil

pérance et de fermeté , ils donnent bientôt nais- sance à \ ambition, passion bien plus redoutable que chacun des éléments qui la composent.

Le vaniteux a-t-il obtenu les applaudissements dont il est si avide , la tête lui tourne , et , dans son ivresse, il se croit un génie infiniment au- dessus de toutes les intelligences qui lui ont payé le tribut de leur admiration. Tout à l'heure il n'était que vaniteux; le voici , de plus, sous la domination de l'orgueil.

L'orgueilleux a-t-il fait passer dans l'esprit de la multitude la profonde conviction qu'il a de son mé- rite personnel , les éloges pleuvent aussitôt sur lui , c'est à qui lui prodiguera l'encens de la flatterie. Cet encens étranger, dont il avait su se passer, devient bientôt pour lui un besoin aussi indispensable que l'air qu'il respire; il ne peut plus vivre sans louan- ges ; il lui en faut à tout prix, même aux dépens de sa propre estime; et celui qui naguère se com- plaisait en lui-même est réduit à aller chercher les autres pour donner quelque aliment à son nou- veau besoin de vaine gloire : il n'avait qu'une pas- sion , qu'un seul maître , il en a deux.

Nous avons observé la vanité et l'orgueil heu- reux, c'est-à-dire satisfaits; étudions-les maintenant dans l'adversité. Après une critique ou une chute, l'amour-propre humilié se replie en quelque sorte sur lui-même, il se cache, tout honteux de sa dé- faite. Mais, dans ce moment, grandit l'estime de soi, qui s'empresse de lui apporter quelques paroles de consolation et d'encouragement : «Les sots ! lui dit- elle, qui n'ont pas su t'apprécier, qui n'ont pa§

ET DE LA VANITÉ. 557

senti tout ce qu'il y avait d'admirable, de sublime dans ton talent!» I^'amour-propre , se redressant alors avec une fierté dédaigneuse : «J'étais vraiment bien fou d'attacher tant d'importance à l'approba- tion des autres; désormais je veux me passer de leurs suffrages; j'admirerai tout seul les trésors de mon génie ! »

Pour l'orgueilleux forcé de descendre et de ra- battre quelque chose de la haute opinion qu'il avait de sa personne, il suffoquerait infailliblement si quelques louanges adroites ne venaient à propos dilater son cœur. C't'st ainsi que la vanité blessée se console par l'orgueil,*! que l'orgueil humilié cher- che un dédommagement dans la vanité.

Traitement.

Si les deux passions dont nous nous occupons sont si répandues et si difficiles à guérir, c'est en grande partie la faute de l'éducation vicieuse que nous donnons aux enfants. A peine, en effet, leur intelligence commence-t-elle à s'ouvrir , que nous leur apprenons à s'estimer et à se croire meilleurs par le seul motif qu'ils ont un nouvel habit, un beau vêtement, ou quelque ornement qui leur est tout à fait étranger. Plus tard, nous louons incon- sidérément devant eux leurs grâces, leur beauté, leur esprit; puis nous restons étonnés quand nous venons à découvrir qu ils n'ont que trop profité de nos leçons, et quelquefois même nous sommes as- sez injustes pour les punir sévèrement d'un travers que nous leur avons inculqué.

Au lieu de cette conduite inconséquenle , effor-

5f>8 HE LORGCEIL

çons-nous de donner de bonne heure aux enfants des habitudes d'oidre et de propreté, des goiVts sunpies et modestes ; loin de fausser leur jugement , rec- tifions-le dès qu'il est en défaut; surtout, ne les louons que très-rarement, et toujours à propos : la louange est un poison perfide quand elle est autre chose qu'un encouragement à mieux faire.

Voulons-nous qu'ils se fassent aimer par leur modestie, commençons par les prêcher d'exemple; soyons nous-mêmes modestes. Et , en vérité, de quoi avons-nous droit de nous enorgueillir ou de tirer vanité? De notre brillante santé? Mais une chute, un souffle , un rien peut l'abattre. De la beauté de nos formes ou de notre figure? Mais rappelons-nous que la beauté n'est qu'éphémère, qu'elle passe avec l'âge et sous l'influence de la maladie ou des cha- grins. Serait-ce de notre savoir que nous sommes si fiers? erreur non moins grande et non moins cou- pable : d'abord , ce prétendu savoir ne vient pas de nous, il nous a été communiqué; on l'a dit avec raison, science n'est que souvenance. Et puis, parmi cette foule ignorante, objet de nos dédains, combien d'hommes ne seraient-ils pas aujourd'hui aussi in- struits, plus instruits peut-être que nous s'ils avalent eu le bonheur de recevoir une instruction égale à la nôtre? Que sont d'ailleurs toutes les sciences hu- maines? un édifice sans fondements solides, une Babel édifiée sur le sable, et, pour tout dire, un amas d'incertitudes plus ou moins liées avec des faits dont on ignore souvent la cause, et dont quel- ques espriis méthodiques et hardis viennent de temps en temps changer la distribution , sans lui

ET DE l.\ VANITÉ. 559

donner une base plus stable que ne l'avaient fait leurs prédécesseurs.

l.c médecin moraliste ne conseillera pas seule- ment d'éloigner ou d'affaiblir les causes occasion- nelles de ces deux travers , il prescrira les moyens hygiéniques les plus propres à modifier les prédis- positions constitutionnelles qui les entretiennent. C'est ainsi qu'à l'aide de bains fréquents, d'une nour- riture légère et rafraîchissante, il parviendra à dimi- nuer la pléthore sanguine ainsi que la surexcitation du système nerveux , qui prédominent ordinaire- ment chez les individus bouffis d'orgueil , et chez les personnes infatué^ de vanité.

La législation ne s'occupe que d'une manière secondaire du traitement préservatif de l'orgueil et de la vanité; dans certains gouvernements aristo- cratiques, elle semble même avoir pris à tâche d'en favoriser le funeste développement. En France, les citoyens sont déclarés égaux devant la loi , les excès de ces deux passions ne sont passibles de peines qu'autant qu'ils ont amené une contravention, un délit, ou un crime.

La religion, au contraire, s'attache sans cesse à combattre ces deux mortels ennemis de l'homme. Pour arriver à les dompter, elle ne se contente pas de nous prescrire la modestie , vertu du dehors , vertu sociale qui s'attache seulement à ne blesser personne, elle va jusqu'à nous faiie un devoir de V humilité, y evi\x intérieure et surnaturelle, malheu- reusement trop peu pratiquée, et pourtant seule capable de contenir l'estime de soi et l'amour de l'ap- probation dans les bornes utiles au salut de notre

560 DE I.'OUCUEII-

âme, et à l'harmonie de la société : riiuinilité, c'était la vertu d'un Vincent de Paul, c'était aussi celle de Fénelon , vrais disciples d'un Dieu qui se fit le plus humble et le dernier de tous.

Exemples et observations . I. Vanité d'un grand seigneur.

On lit dans les Mémoires de madame Ducrest , sur l'impératrice Joséphine :

« Le duc de Lauraguais avait connu beaucoup mon père, qui nous raconta de singulières anecdotes sur ce grand seigneur, qui ne se plaisait qu'avec la plus mauvaise compagnie, et qui se vantait de ce goût.

«11 le rencontra un jour se désespérant, et s'é- criant qu'il était un homme perdu, déshonoré. Mais qu'avez-vous, monsieur le duc, que vous est- il arrivé? Une chose affreuse , horrible. Avez- vous perdu quelque forte somme au jeu? Bah î je suis habitué à cela. Bien pis, vous dis-je, un malheur épouvantable. Vous m'effrayez, je ne sais qu'imaginer, car les chagrins de cœur ne vous touchent guère. Oh , si ce n'était que la mort d'une maîtresse! mais, hélas! c'est plus fort que tout cela ! 11 y a vingt ans que je fais tout ce que je puis pour me ruiner; j'ai déclaré, il y a dix-huit mois, une petite banqueroute ybr^ honnête, fort rai- sonnable, dont tout Paris parlait; eh bien ! ne voilà- t-il pas que ce polisson de Guéméné s'avise d'en faire une de quatorze millions ! .le suis coulé bas ; je pas- serai inaperçu à présent, on ne parlera pas plus de moi que d'un bourgeois de la rue Gaint-Denis. Il faut convenir que je suis bien malheureux!»

ET DE LA VAiNlTÉ. 561

II. Orgueil d'un acteur célèbre.

«T***, rapporte encore madame Ducrest, a dîné ces jours derniers chez un banquier fort riche de Paris, et, comme de raison, il n'a été question que de lui , entretien qui lui plaît de préférence à tout autre, quoiqu'il ait assurément tout ce qu'il faut pour les soutenir tous avec avantage. 11 est , à part son jeu, fort remarquable par son instruction et ses connaissances des littératures étrangères ; mais son orgueil passe tout ce que je pouvais imaginer. En voici une preuve : -

« 11 nous racontait les circonstances de son pre- mier voyage en Belgique et de sa première entre- vue avec le roi Guillaume. « Je m'aperçus . nous dit-il, que Sa JMajesté était embarrassée avec moi, effrayée de ma réputalion; mais je mis tant de soin à lui parler avec bonhomie, qu'elle fut aussi à son aise qu'avec une personne ordinaire. » Si je ne les avals entendues , je croirais ces paroles inventées par quelque envieux ou quelque mauvais plaisant; elles sont si ridicules, qu'il est difficile de croire qu'elles aient pu être dites. Il est donc vrai qu'un orgueil excessif peut faire dire des sottises à un homme éminemment spirituel ! »

m. Vanité d'une jeune fille terminée par un suicide.

Emilie B***, d'une constitution tout à fait lym- phatique, fut atteinte, pendant son enfance, d'mie

36

t)6^ DE l/oRCUElL

espèce de teigne qui lui dénuda plusieurs points du cuir chevelu. A peine entrée dans sa quinzième année, elle fut lancée dans le grand monde, les passions naissantes trouvent sans cesse un nouvel aliment, alors qu'on devrait les diriger dans l'inté- rieur de la famille. Elle y entendit louer par-dessus tout les grâces, la beauté, et la toilette qui relève si bien pes dons de la nature. Elle-même n'était pas sans quelques agréments, et , pour les faire valoir, elle s'abandonna aux séduisantes préoccupations de la vanité : du reste, ce funeste penchant n'était que trop favorisé par les soins mal entendus d'une mère qui l'idolâtrait. Cependant les petits triomphes qu'Emilie obtient déjà dans le monde sont empoi- sonnés par le souvenir d'une infirmité qu'elle peut bien cacher aux autres, mais qui ne saurait s'arra- cher de sa pensée, et qui la tourmente, au milieu des plaisirs.

Elle n'avait guère que dix-huit ans quand la mort de sa mère la laissa abandonnée à elle-même et sans expérience. La lecture des romans devient dès ce moment son occupation habituelle , et dans ces livres, écrits pour la plupart avec une Imagination délirante, elle puise les meilleures raisons pour entretenir sa passion favorite. Après le besoin de plaire, celui d'aimer s'éveille bientôt dans le cœur de cette jeune fille, et devient pour elle une autre source de louiment. La pensée qu'il faudra faire un aveu humiliant à l'homme que son cœur a choisi la trouble au milieu des plus riantes Images du bonheur. Voulant toutefois tenter une dernière res-

i:i' \)E I.A VANITE. 5(53

source, elle se décide à faire un voyajje à Taiis. Arrivée cliez son irère, M. B"**, elle va consulter les médecins les plus dlslinjjués de la capitale, (jui em- ploient inutilement tous les moyens ima[jlnables. Privée, dès lors, de l'espoir de sa jjuérison , et plongée dans la plus sombre mélancolie, Emilie cherche tour à tour à vaincre son amour et sa vanité, mais elle ne Fait que les auguienter l'un et l'autre. Sur ces entre- faites, son Futur vient à Paris, et est reçu par M. B*** comme un ancien ami. Pendant le dîner, ce jeune homme adresse à cha&tm les compliments les plus gracieux, et, dans son ignorance, s'arrête com plaisam- ment sur la magnifique chevelure de madame B***. C'était briser le cœur de la pauvre Emilie, qui, ce- pendant, peut se maîtriser assez pour ne pas se trahir par une émotion indiscrète. Le lendemain, comme si elle avait tout oublié, elle descend auprès de sa belle- sœur, qui l'invite à Faire une promenade. Emilie accepte volontiers; elle aide madame B*** dans sa toilette, et, par un de ces bizarres et inex- plicables sentiments du cœur humain , elle veut tresser elle-même la chevelure de sa sœur, cette che- velure dont elle vante aussi la beauté, tout en par- lant de TinFériorité de la sienne avec im sang-Froid aFFecté. Mais bientôt, ne pouvant contenir ses larmes, elle s'échappe sous prétexte d'aller s'habiller. Uiie heure entière s'écoule sans qu'elle reparaisse; in- quiète, madame B*** monte chez sa belle -sœur, trouve le lit au milieu de la chambre tout en dé- sordre, avance quelques pas, et tombe évanouie sur le parquet: elle venait d'apercevoir, dans les plis des

ri (51 DF, i,'onr.ui;ii,

rideaux, la malheureuse Emilie pendue à la flèche

de son lit (1).

IV. Orffiieil et vanité d'un Anglais blessé clans ses chevaux.

Deux chevaux anglais emportaient à Longchamps lord G*** dans un brillant landau. Le meilleur et le plus fidèle des cochers, Georges, lier sur son siège, laissait loin derrière lui tous les autres équipages, et ce petit triomphe, milord place toute son ambition , le rend en ce moment le plus heureux des hommes. Tandis qu'il promène autour de lui ses regards satisfaits, il s'aperçoit qu'une mauvaise voi- ture de place ose le suivre à une distance peu respec- tueuse. Choqué de cette insolence, qui n'excite d'a- bord que sa pitié, lord G*** ordonne à Georges de le débarrasser de cette vue importune: Georges presse aussitôt ses chevaux, qui redoublent de vitesse; le fiacre accepte la lutte , et serre de près le superbe landau. Alors la colère de l'Anglais s'allume ; son mépris se change en une violente indignation ; il tire à grands coups le cordon , il s'agite , il tré- pigne, il vocifère. En vain Georges secoue les rênes, et presse ses chevaux de la voix et du fouet , leur ardeur épuisée ne sent plus cette main si sûre et toujours si bien obéie. Cependant le fiacre gagne de

(1) Vers 1824, un élève interne de l'Hôtel-Dieu s'ouvrit l'artère crurale, par désespoir de sa laideur. Ce fait a être consigné sur le cahier d'observations qu'il tenait dans le service du profes- seur Dupuytren.

ET UE LA VANITÉ, -'iCô

plus en plus du terrain : la tête de ses rosses est au niveau de la portière de milord , qu'elles semblent narguer; déjà les deux voitures sont de front, et bientôt l'impertinent sapin, devançant l'équipage du puissant gentilhomme, et le précède de quelques secondes à la barrière de l'Etoile. « A l'hôtel ! à l'hôtel ! » s'écrie lord G***, pâle de fureur; et Georges , qui a compris toute l'énormité de sa faute , s'en revient abattu moins par l'attente des reproches que par un véritable chagrin de voir son maître profondément blessé dans ce qu'il a de plus cher au monde.

De retour chez lui, lord G*** fait bientôt appeler Georges, qui arrive tout tremblant. Milord ne s'em- porte pas; mais, lançant à son vieux cocher un re- gard froidement dédaigneux: «Sortez, lui dit- il, sortez à l'instant même de ma maison, pour n'y ja- mais remettre le pied; vous êtes un misérable, qui venez de me déshonorer.» Atterré par ces paroles, Georges balbutie quelques excuses , allègue surtout que les chevaux ont été horriblement fatigués la veille, et qu'il a voulu les ménager. « J'avais dit: Crève les chevaux, reprend sévèrement lord G*** ; il fallait m'obéir, et non me déshonorer. Partez!» Le malheureux cocher se retire tout consterné dans sa chambre , milord ne tarde pas à lui envoyer ses gages avec quinze cents francs de gratification pour ses services d'autrefois.

Jusque-là le vieux serviteur n'avait pas cru l'arrêt sans appel : il comptait encore sur l'affection de son maître, qu'il pensait avoir acquise par vingt années d'une conduite irréprochable et par de fréquentes

victoires dans les courses royales ; mais à présent que tout espoir est détruit, il quille tristement l'hôtel, et va annoncer à sa femme la nouvelle de son malheur. A peine la disgrâce de Georges est-elle connue, qu'on lui fait proposer plusieurs places avantageuses; mais aucune de ces places ne saurait lui rendre son ancien maître ni ses pauvr^-s che- vaux; il les refuse toutes. D'ailleurs, le coup inat- tendu qu'il vient déprouver a trop fortement ébranlé sa santé pour qu'elle n'ait pas besoin de quelques soins. Cependant deux mois s'étaient écoulés, et Georges restait toujours triste et silencieux; il avait perdu l'appétit et le sommeil; il maigrissait à vue d'œil , enfin il tomba dangereusement malade. Quand ses économies furent à peu près épuisées, il an- nonça à sa femme qu'il était décidé à entrer à l'hô- pital de la Charité , et il y entra , en effet , quelques

jours après.

L'interne de la salle, dans les visites fréquentes qu'il faisait à ce nouveau malade , soupçonna qu'il était miné par une vive affection morale; et Georges, dont il gagna bientôt la confiance, lui raconta la cause de son désespoir et de ses souffrances. Touché de compassion, cet excellent jeune homme résolut de tenter une démarche auprès du vaniteux et sévère Anglais, espérant encore obtenir le pardon de son ancien serviteur, et peut-être lui conserver la vie. Il se présenta donc à l'hôtel de lord G***. Introduit dans son cabinet: «Milord, lui dit-il, j'ai pris la hberté de venir vous entretenir d'un malade auquel je porte un vif intérêt, et qui a été bien des années à votre service. Consumé par le chagrin d'avoir déplu à

KT DE \A VANITÉ. 507

votre sel(]fneurie, l'infortuné Georges se meurt à l'iiô- pital de la Cliarité. Geor{]^e.s à I'l»ùpllal ! inter- rompit brusquement l'orgueilleux Anglais; mais ce misérable veut donc toujours me déshonorer! Qu'il en sorte tout de suite ; je veux qu'il soit traité à mes Frais, et qu'on lui donne tout ce dont il a besoin.

La générosité de milord n'a rien qui m'étonne, répliqua l'interne; mais le pauvre Georges ne peut plus être transporté ; il ne demande qu'une seule chose pour mourir en paix , c'est que milord le voie une dernière fois, et qu'il vienne lui pardonner.

Moi , voir Georges et lui pardonner ! Mais, mon- sieur, vous ne savez -donc pas que c'est le dernier des misérables, qu'il m'a déshonoré en se laissant dépasser par lui fiacre ! » L'interne insista en vain ; il ne put obtenir d'autre réponse, et sortit indigné. Le vieux cocher s était bien attendu à ce triste lé- sultat; il savait jusqu'où peut aller la vanité d'un Anglais blessé dans ses chevaux, et avait même prié l'interne de lui épargner une nouvelle preuve du ressentiment de son maître.

Cependant milord envoyait tous les jours savoir des nouvelles de son ancien cocher , lui faisant offrir de l'argent et tout ce qui pouvait lui être né- cessaire; le moribond repoussait ces offres, répétant d'une voix presque éteinte: «Le pardon de milord pouvait seul me sauver la vie ! »

« Que fait Georges ? » demanda un matin lord G*** à son valet de chambre qui revenait de l'hôpilal plus triste que de coutume. « Georges n'est plus, répondit celui-ci : il est mort pendant la nuit. J'en suis vraiment bien fâché, reprit milord, avec son

gg3 I>E LOHCUEIL ET DE LA \ l i

flqîme impitoyable; c'était un 1 ive homme que j'aimais beaucoup autrefoi». >

Et lord G'" crut avoir satist? « sa conscience en envoyant de l'or h la veuve de ,:!ul .lui avait eu le malheur de »e laisser d»vai,ce >n un Hacre.

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Ambitio n ambitio, dvr'we du verbe «m-

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Romain», |)|>€laicnt, à propn'mciil parler,

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\ arrmm , « Troivur

f,68 DE l'orgueil et de la vanité.

flegme impitoyable; c'était un brave homme que

j'aimais beaucoup autrefois. >

Et lord G*** crut avoir satisfait à sa conscience en envoyant de l'or à la veuve de celui qui avait eu le malheur de se laisser devancer par un fiacre.

DE l'ambition. ^69

CHAPITRE IX.

DE L AMBITION.

Do toutes les passions huniaineg, la plus li<TC dans ses pensées et la plus euiporléc dans ses désirs, mais la plus souple dans sa conduite et la ()lus cachée dans ses desseins , c'est l'ambition. Saint Grégoire nous a représenté son vrai caractère, lorsqu'il a dit : «L'ambition est timide quand elle cherche , superbe et audacieuse lorsqu'elle ■• a trouvé. »

BOSSUET.

Définition et synonymie.

Ambition , en latin amhitio, dérive du verbe am- bire (1), qui signifie aller à l'entour, briguer. Les Romains, en effet, appelaient, à proprement parler, ambitiosi {circonvenants) ceux qui briguaient les charges , parce qu'ils allaient autour de l'assemblée pour mendier les suffrages.

L'ambition est un désir violent et continuel de s'élever au-dessus des autres, et même sur leurs ruines. C'est une soif immodérée de la gloire, de la domination, des grandeurs et des honneurs, enfin, des

richesses.

V ambition de la gloire est un désir ardent , gé- néreux quelquefois, mais presque toujours cruel-

(I) Jni , en ancifii latin, signiliiil circttm , à riTilour.

570 DE l'ambition.

lemenl déçu , de vivre entouré de l'admiration , de la reconnaissance des hommes , et de transmettre son nom à la postérité.

\S ambition de la domination et du poiii'oir veut, à tout prix, gouverner et étendre indéfiniment ses conquêtes; elle prétend que rien ne lui résiste; ses moindres volontés doivent être regardées comme des ordres sacrés. Cette ambition, jointe à celle de la gloire, fait la grandeur des Etats, ou consomme leur ruine. L'esprit de domination est beaucoup plus commun qu'on ne le pense ; il se glisse dans tous les rangs, dans toutes les conditions, et jusque dans les jeux des enfants.

Uambitio/i des grandeurs et des honneurs aspire sans cesse à obtenir des places , à monter à des di- gnités de plus en plus élevées; il lui faut des titres et des distinctions qui assurent la considération et les hommages de la multitude.

L'ambition des richesses ressemble à l'avarice par son ardeur et par les moyens odieux qu'elle emploie pour accroître sa fortune ; mais , loin de thésauriser, ainsi que cette dernière passion, qui, dans son dé- lire, regarde l'or et l'argent comme les seuls biens, elle ne les considère que comme des moyens de par- venir à son but.

Chez quelques individus on ne rencontre qu'une de ces espèces d'ambition : d'autres sont dévorés par toutes les quatre à la fois; c'est sur ces malheu- reux esclaves que cette passion exerce son empire de la manière la plus tyrannique.

Ne confondons pas l'ambition avec cette noble émulation «qui mène à la gloire par le devoir; la

DE l'ambition. 571

naissance nous l'inspire, et la religion l'autorise: c'est elle, dit Massillon, qui donne aux empires des citoyens illustres, des ministres sajjes et laborieux, de vaillants (généraux, des auteurs célèbres, des princes dijjnes des louanges de la postérité; au con- traire, la mollesse et l'oisiveté blessent également les règles de la piété et }es devoirs de la vie civile, et le citoyen inutile n'est pas moins proscrit par l'Evangile que par la société. »

Selon Duclos , « l'émulation et l'ambition diffèrent entre elles , en ce que la noble émulation consiste à se distinguer parmi ses égaux, et à chercher son bien-être; au lieu que l'ambition est un désir im- modéré de remplir des places supérieures à ses talents : celle-ci est crime , l'autre est vertu. »

Causes.

Les sujets doués d'une constitution bilieuse ou bi- lioso-sanguine, ainsi que les individus mélancoli- ques, sont, en général, prédisposés à l'ambition. Cette passion se remarque beaucoup plus fréquemment dans l'âge mûr que pendant la jeunesse ou la vieil- lesse ; les hommes en sont bien plus souvent atteints que les femmes.

De tous les sentiments moraux, l'orgueil, surtout quand il se rencontre avec une espérance excessive, est , sans contredit , celui qui favorise le plus le développement de cette soif d'honneurs , de pouvoir et de richesses , si commune et si ardente dans les gouvernements constitutionnels et républicains, tout le monde peut arriver au pouvoir.

572 DE l'ambition.

Nées de l'orgueil des classes moyennes ( orgueil qui s'est depuis communiqué aux rangs inférieurs) , ces deux formes de gouvernements ne semblent guère convenir au caractère français. Trop corrom- pus pour la république, nous sommes beaucoup trop turbulents et trop francs pour un ordre de choses équivoque. En travaillant à introduire parmi nous sa balance politique, la moderne Carthage espérait y répandre ses deux vices dominants, l'avarice et l'ambition : ses prévisions seront bientôt dépassées.

Caractère, marche et terminaison.

« L'ambition , dit Massillon , ce ver qui pique le cœur et ne le laisse jamais tranquille, cette passion qui est le grand ressort des intrigues et de toutes les agitations des cours , qui forme les révolutions des États, et qui donne tous les jours à l'univers de nouveaux spectacles, cette passion qui ose tout, et à laquelle rien ne coûte , est un vice encore plus pernicieux aux empires que la paresse même.

«Déjà il rend malheureux celui qui en est pos- sédé ! L'ambitieux ne jouit de rien : ni de sa gloire, il la trouve obscure; ni de ses places, il veut monter plus haut; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance ; ni des hommages qu'on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu'il est obligé de rendre lui-même; ni de sa faveur, elle devient amère dès qu'il faut la partager avec ses concurrents; ni de son repos, il est malheureux à mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille : c'est un Aman , l'objet souvent des désirs et de l'envie

DE l'ambition. £73

publique, et qu'un seul honneur refusé à son ex- cessive autorité rend insupportable à lui-même.

«L'ambition le rend donc malheureux, mais de plus, elle l'avilit et le dégrade. Que de bassesse pour parvenir! il faut paraître non pas tel qu'on est , mais tel qu'on nous souhaite : bassesse d'adula- tion, on encense et on adore l'idole qu'on méprise; bassesse de lâcheté, il faut savoir essuyer des dé- goûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces; bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi , et ne penser que d'après les autres; bassesse de dérèglement, devenir les com- plices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons , et entrer en part de leurs désordres pour participer plus sûrement à leurs grâces ; enfin bassesse même d'hypocrisie , emprun- ter quelquefois les apparences de la piété, jouer l'homme de bien pour parvenir , et faire servir à l'ambition la religion même qui la condamne. Ce n'est point une peinture imaginaire; ce sont les mœurs des cours, et l'histoire de la plupart de ceux qui y vivent.

« Qu'on nous dise, après cela, que c'est le vice des grandes âmes : c'est le caractère d'un cœur lâche et rampant , c'est le trait le plus marqué d'une âme vile. Le devoir tout seul peut nous mener à la gloire; celle qu'on doit aux intrigues de l'îirabition porte toujours avec elle un caractère de honte qui nous déshonore; elle ne promet les royaumes du monde et toute leur gloire qu'à ceux qui se prosternent devant l'iniquité , et qui se dégradent honteusement

Ô7l DE 1,' AMBITION.

eux-mêmes. On reproche toujours vos bassesses à votre élévation, vos places rappellent sans cesse les avilissements qui les ont méritées, et les titres de vos honneurs et de vos dignités deviennent eux- mêmes les traits publics de votre ignominie. Mais, dans l'esprit de l'ambitieux, le succès couvre la honte des moyens : il veut parvenir, et tout ce qui le mène est la seule gloire qu'il cherche ; il regarde ces vertus rqjnàines, qui ne veulent rien devoir qu'à la probité, à l'honneur et aux services, comme des vertus de roman et de théâtre, et croit que l'éléva- tion des sentiments pouvait faire autrefois les héros de la gloire, mais que c'est la bassesse et l'avilisse- ment qui fait aujourd'hui ceux de la fortune.

«Aussi l'injustice de cette passion en est un der- nier trait encore plus odieux que ses inquiétudes et sa honte. Oui, un ambitieux ne connaît de loi que celle qui le favorise; le crime qui l'élève est pour lui comme une vertu qui l'ennoblit. Ami infidèle, l'amitié n'est plus rien pour lui dès qu'elle intéresse sa fortune; mauvais citoyen, la vérité ne lui paraît estimable qu'autant qu'elle lui est utile; le mérite qui entre en concurrence avec lui est un ennemi auquel il ne pardonne point ; l'intérêt public cède toujours à son intérêt' propre; il éloigne des sujets capables, et se substitue à leur place; il sacrifie à ses jalousies le salut de l'Etat, et il verrait avec moins de regret les affaires publiques périr entre ses mains , que sauvées par les soins et par les lu- mières d'un autre. »

Avant d'examiner l'influence qu'exerce l'ambition

[)¥, 1,'AMIilTION. 575

sur nos orjjaiics, ajoutons quelques trails aux fidèles peintiu'es de 1 eié(;ant évèquc de Clermont.

l/anibllion s'allie rarement à la prudence : elle marche ordinairement, ou plutôt elle court en avant, sans ret^ardei- derrière elle. Cependant, chez quel- ques individus rusés ou pusillanimes , elle ne s'a- vance qu'en rampant, que par déloius; et, comme lenvle , qui entre pour quelque chose dans sa com- position , elle ne prend aucun repos qu'elle ne soit arrivée à son but. C'est une remarque faite depuis long-temps, les gi-andes places sont comme les lieux escarpés , 11 ne parvient que des aigles et des reptiles (1).

Semblable au malheureux affecté de monomanie, l'ambitieux ne paraît avoir de sens que pour l'objet de ses désirs : indifférent aux scènes les plus riantes de la nature, c'est à peine s'il s'aperçoit du renou- vellement des saisons: le printemps même n'a aucune grâce à ses yeux; les vins, les mets les plus exquis sont pour lui sans saveur comme sans attraits; son som- meil est court et troublé ; 11 prend ses repas à la hâte et d'un air rêveur : on dirait qu'il craint de dérober à sa passion les instants nécessaires pour réparer ses forces épuisées.

(1) Deux courtisans, rapporte Vernier, poursuivaient la même place : celui qui l'obtint par ses souplesses et ses basses intrigues dit à son concurrent qu'il n'avait pas fait un pas pour y arriver. «Je le crois bien, répliqua celui-ci; quand on rampe, on ne mar- che pas. »

Rariiprr, il est vrai, n'est pas marclin- ; mais enfin c'est avancer : c'est, du reste, le mode de progression naturel des reptiles, et il est bon de savoir que celte classe d'animaux est très-nombreuse.

671 ut 1.'»ÏI6ITI0S

eiix-ménie«. On reproche loup votre éK'Vcilion, vos place» ni| | avili^»eiiieiitii qui le» ont iik t von lioiiiu'urs el tie vo» tllj;ii mêmes le» traiu publies de m> dan» TcKpril de rumbilieux. honte de» moyens : il veut par\. iu- le mène e»t la seule jjloire «pit ' eiM* vertus romaines, cpii ne la probité, à riionueur et aux vertus de roman et de lli< tiun des sentiments pouvait i. de la jjinire, mais ipie l'vM li ' merii «pii l'iit aujourd'hui e«-i: •• \ussi l'injustice de cette | nier trait encore plus odieux j Ml honte. Oui. un umbit'

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576 DE l'ambition.

Enumérons maintenant les principaux rava- ges qu'exerce l'ambition sur l'économie animale. L'homme en proie à cette passion a bientôt le teint pâle; ses sourcils se rapprochent, ses yeux se reti- rent dans leurs orbites, son regard devient mobile et soucieux, ses pommettes saillantes, ses tempes se creusent , et ses cheveux tombent ou blanchis- sent avant le temps. Dévoré par une activité que ritîn ne lasse , l'ambitieux est presque toujours essoufflé , comme un homme qui gravirait une montagne ; loin de dilater doucement son cœur, l'espérance même lui fait éprouver des palpitations douloureuses et une cruelle insomnie ; aussi son pouls est-il habituellement fébrile , son haleine brû- lante, et ses digestions imparfaites.

D'après cela . faut-il s'étonner de voir celte pas- sion produire tant d'inflammations aiguës ou chro- niques des organes digestifs ? On a constaté que des cancers de l'estomac ou du foie terminaient sou- vent les jours de ceux dont l'existence avait été tourmentée par l'ambition. D'autres fois les am- bitieux meurent victimes de quelque commotion apoplectique, ou d'une affection organique du cœur.

Mais la terminaison la plus ordinaire de cette passion est la mélancolie , et surtout la monomanie ambitieuse. Les malheureux que des espérances déçues , qu'une ambition trompée ont privés de leur raison, et qui se croient devenus généraux, ministres, souverains, papes, et même Dieu, pullu- lent dans les établissements consacrés au traitement des aliénés.

oi; i/ambition. 577

Et cependant, malgré les terribles leçons de l'his- toire, malgré leur propre expérience, les hommes se laissent encore fasciner par ce besoin Factice, par cette soif immodérée de la gloire , du pouvoii-, des honneurs, des richesses. Aussi, à chaque violent bouleversement politique, est-on sûr de trouver les maisons d'aliénés encombrées. Cela s'était vu pen- dant la révolution de 1789, et nous avons tous été à même de nous en convaincre à la suite des événe- ments de 1830.

Dans le deuxième Compte rendu publié par M. Des= portes, on ne trouve, sur 8,272 aliénés, que 139 individus amenés à ce triste état par l'ambition ; mais, dans le nombre 1 50, qui indique les aliénés par suite de revers de fortune, combien n'y a-t-il pas d'ambitieux ruinés! enfin, reste le chiffre 157G pour les causes inconnues, l'ambition pouvait en- core jouer un grand rôle. Une remarque que j'ai été à même de faire dans les établissements de MM. Esquirol , Belliomme , Falret et Voisin , la pension est d'un prix élevé , c'est que le nombre des aliénés par ambition est proportionnellement beau- coup plus considérable que dans les établissements dépendant de l'administration des hôpitaux. Du reste, la monomanie ambitieuse et la lypémanie sont les deux formes d'aliénation mentale primitivement déterminées par la passion dont nous nous occu- pons; mais, comme je l'ai constaté, elles dégénèrent parfois en manie et en démence.

Quant à l'influence qu'exercent les passions am- bitieuses sur la criminalité, on trouve que, pendant la seule année 1840, nos cours d'assises ont eu à

37

r)78 DE l'ambition.

juger 144 affaires criminelles reconnaissant pour

cause la cupidité ; savoir :

lûcendies 64

Empoisoaneraeots 1 1

Assassinats 61

Meurtres 7

, Homicide involontaire 1

En 1841, le chiffre des affaires criminelles ayant aussi pour cause la cupidité s'est élevé à 154 (0,19 du nombre total des crimes).

Dans les 144 affaires de Tannée 1840, et les 154 de l'année 1841 , ne sont pas compris les crimes nombreux résultant de discussions d'intérêts entre parents, crimes que l'on trouve classés sous une autre catégorie dans les Comptes généraux de l' administra- tion de la justice criminelle en France.

Traitement.

Moyens hygiéniques. La vie champêtre, les pro- menades prolongées, la chasse surtout, si les forces du malade le permettent, peuvent être d'une grande utilité dans le traitement de la maladie qui nous occupe.

En général, l'alimentation devra être légère et ra- fraîchissante, puisque l'un des premiers effets de cette passion est d'altérer les digestions.

Il faudra tâcher de prolonger le^sommeil du ma- lade.

Les bains tlèdes et des frictions appropriées pourront aussi être prescrits avec avantage.

bK 1,'amdition. rû'.)

On devra surtout oonscillor des lectures variées,

intéressantes, et engajjoi' les nnalades à se livrer,

sans fatigue toutclbis, à la composition de quelque

ouvrage analogue à leurs connaissances.

Moyens moraux. Hâtez- vous de combattre cette passion dès sa naissance, si vous voulez le faire avec quelque snccrs. Pour cela, fatiguez l'ambitieux par des obstacles sans cesse renaissants ; humiliez à propos son orgueil; montrez-lui le néant des ob- jets qui le séduisent , et Tincertitude des récom- penses qu'il attend; aielîez ensuite habilement sous ses yeux des individus dont la position soit beau- coup moins heureuse que la sienne; éloignez-le des grandes villes, de la cour surtout et des parvenus; tachez qu'il se lie d'amitié avec des hommes con- tents de leur sort , portés à l'enjouement , à la bien- faisance, et ne voulant pas, par modestie ou par circonspection, s'élever à un état supérieur. Par leur fréquentation habituelle (l'exemple est si puissant sur l'homme), il finira par se convaincre que gloire et bonheur ne sauraient s'allier ici-bas, et que la plu- plart des ambitieux ne sont que de malheureux es- claves (1) qui ont péniblement gravi la route diffi- cile de la vie pour arriver à la mort avec plus de bruit , mais avec de plus grandes infortunes que les autres hommes.

Avez-vous à combattre l'ambition chez un indi- vidu placé pendant longtemps sur un grand théâ- tre : mineur adroit, attaquez la place avec les plus

(1) «L'esclave n'a qu'an maître; l'ambitieux en a autant qu'il v a do (Tons utiles à sa fortune. » (La IJruvère,)

580 DE i/AMnmoN,

grandes précautions. Portez d'abord l'activité de votre malade sur d'autres points, et tâchez de l'y fixer; créez-lui insensiblement une habitude d'émo- tions qui diffèrent de ses anciennes. Quand vous aurez opéré cette heureuse diversion , alors , seule- ment alors , vous pourrez commencer l'attaque avec ^succès. Si vous vouliez rétrécir trop vite le cercle de ses idées ordinaires , vous compromettriez in- failliblement son existence : l'ambitieux est comme un coureur de profession , que vous tueriez bientôt si vous le condamniez tout à coup à un repos ab- solu.

Vous pouvez enfin être appelé à donner des soins à un homme d'Etat dévoré d'ambition , et tout à coup disgracié , sans aucun titre honorifique , sans aucune récompense qui le dédommage de ses ser- vices, et qui puisse encore nourrir sa vanité. Ce cas, que le vulgaire appelle |une ambition rentrée, est l'un des plus graves que vous puissiez rencon- trer : il se termine souvent par une mort subite; d'autres fois , une fièvre consomptive s'empare de ces malheureuses victimes, et les conduit au tom- beau par une marche lente, mais douloureuse. Dans cette seconde terminaison , il ne reste guère au mé- decin moraliste que le rôle de consolateur. Heureux alors celui qui peut se dire : Je suis parvenu à adou- cir les derniers jours d'un infortuné! La religion est un puissant remède que j'ai vu plus d'une fois employer avec succès contre de pareilles blessures, «Dans le beau climat de la Grèce, dit l'éloquent Alibert, lorsque, autrefois , un infortuné se trouvait en proie à cette passion dévorante, les prêtres d'Es-

DE 1,'ambition. 581

culape lui prescrivaient d'aller visiter les ruines du mont Ossa. Son ardeur se calmait en contemplant les gouffres épouvantables furent précipités les Titans. Il écoutait le vain bruit des vagues du Pé- née, qui s'élancent avec fracas dans les airs, et viennent mourir au pied des rochers. 11 ne tardait pas à se convaincre qu'il faut remplir avec calme sa destinée, et que les jouissances inquiètes de la gloire sont loin de valoir le pur bonheur que goûte le sage dans une parfaite sécurité. »

Je ne puis terminer ce chapitre d'une manière plus instructive qu'en présentant une liste chrono- logique des principales victimes de l'ambition. Il me semble également qu'à une époque aussi tourmentée que la nôtre par une fièvre continuelle de révolte, et par une soif immodérée du pouvoir, des honneurs et des richesses, on ne saurait trop rappeler cette maxime d'un sage : « Pour vivre heureux, faisons le bien , mais vivons cachés. «

Tableau indiquant lajin tragique de quelques célèbres ambitieux.

Absalon, fils de David, mort vers l'an

1020 avant J. C , Tué.

Athalie, fille d'Achab , morte l'an 877

av. J. G Massacrée.

Aman, favori d'Assuérus, mort vers l'aa

540 av. J. C Pendu.

Pausaîjias, général lacédémonien, mort

l'an 477 av. J. C Mort de faim.

Thîmistocle, général athénien, mort l'an

464 av. J. C Suicide.

582 i>E l'ambition.

Alcihiade, général athénien, mort l'an

404 av. J. C assassiné,

Cyrus (le Jeune), frère d'Arlaxerce-Mné-

mon , mort l'an 401 av. J. C Tué.

Manlius ( Capilolinus ) , général romain ,

morL l'an 370 av. .1. C Précipilc.

PniLirrE , roi de Macédoine , moit l'an 336

av. J. C yissassiiié.

Alexandre (le Grand), moit l'an 321 av.

J. C I^r. ou poison (?).

MÉLÉAGREj'un des généraux d'Alexandre,

mort l'an 324 av. J. C assassiné.

Cratère, l'un des généraux d'Alexandre,

mort l'an 322 av. J. C Tué.

NÉOPTOLÈME, l'un des généraux d'Alexan- dre , mort l'an 322 av. J. C Tué.

Perdiccas, l'un des généraux d'Alexandre,

mort l'an 320 av. J. C Massacré.

Olympias, mère d'Alexandre, morte l'an

318 av. J. C Assassinée.

Antigone, l'un des généraux d'Alexandre

le Grand, mort l'an 301 av. J. C Tué.

Agaihocle, tyran de Sicile, mort l'an 287

av. .]. C Empoisonné.

Demetrius Poliorcetes, fils d'Antigone,

mort l'an 283 av. J. C Morl cncoptivilé.

Lysimaque, l'un des généraux d'Alexandre,

mort l'an 282 av. J. C Tué.

Seleucls, l'un des généraux d'Alexandre,

mort l'an 281 av. J. C Assassiné.

Pyrrhus, roi des Épirotes, mort au siège

d'Argos, l'an 272 av. J. G Tué.

Antiochus Théos, roi de Syrie, mort l'an

247 av. J. C Empoisonné.

Antiochcs (le Grand), roi de Syrie, mort

vers l'an 187 av. .J. C Massacré.

»

DE L'AMDmON. 583

Persée , roi de Macédoine, mort l'an 167

av. J. C Mort de faim.

Gracchus (Tiberius), Iribun du |)eiiple,

mort l'au 133 av. .1, C yissommé.

Gracchus (Caius), tril)nn du peuple, mort

l'au 121 av. .1. C Poignardé.

JuGL'RTHA, usurpateur du royaume de Nu-

midie, mort l'an 105 av. J. C Mort de faim.

Sertorils, général romain, mort l'an 73

av. J. C Assassiné.

SpARTAcrs, auteur de la révolte des gla- diateurs, mort l'an 71 av. J. C Tué.

MiTHRiDATE, roi de Pont, mort l'an fiS

av. J . C Suicide.

Catilina, cons|)irateur romain, mort l'an

62 av. J. C Tué.

Crassus, général romain, mort l'an 53

av. J. G Tué.

Clodius (Publius), tribun et prétendant

au consulat, mort l'an 52 av. .1. C Tué.

Pompée le Grand (Caa;us Pompeius), mort

l'an 48 av. J. C Assassiné.

Pharnace II, fils de Mithridate, mort l'an

47 av. J. C Tué.

César (Caius Julius), mort l'an 44 av.

J. C Assassiné.

Brutus (Marcus Junius), l'un des assas- sins de César, mort l'an 42 av. .1. C. . . . Suicide. Antoine (Marcus Antonius), l'un des

triumvirs, mort l'an 31 av. J. C Suicide.

Sé.ian, favori de Tibère, mort l'an 31 de

l'ère chrétienne Étranglé.

Calicula (Caius Caesar), empereur romain,

mort à 29 ans, l'an 41 Assassiné.

Agrippine, mère de Néron, morte l'an 59

de l'ère chréti ne Massacrée.

58 î DE l'ambition.

Néron, empereur romain, mort l'aa 68

de l'ère chrélieoQe Suicide.

Galba, empereur romain, mort l'an 69

de l'ère chrétienne Assassiné.

Othon, empereur romain, mort l'an 69

de l'ère chrétienne Suicide.

ViTELi,ius, empereur romain, mort l'an

69 de l'ère chrétienne Massacré.

Sabinus, Gaulois, mari d'Eponine, préten- dant à l'empire , mort l'an 78 Exécuté.

Pertinax, successeur de Commode, mort

l'an 193 Assassiné.

DiDius (.lulianus), empereur romain,

mort après 66 jours de rèfjne Exécuté.

Pescennius- Niger, proclamé empereur,

mort l'an 195 Assassiné.

Macrin, élu empereur en 217, mort en

218 Assassiné.

Maximin, assassin et successeur d'Alexan- dre Sévère, mort en 238 Assassiné.

Philippe, assassin et successeur de Gor- dien le Jeune, mort en 249 Assassiné.

RuFiN , ministre de Théodose et d'Arca-

dius , mort en 397 Massacré.

GiLDON, gouverneur d'Afrique, rebelle,

mort en 398 Suicide.

Eutrope, favori d'Arcadius, mort en

399 Décapité.

Gaïnas , commandant général de l'armée

romaine en Orient, mort en 400 Tué.

Stilicon, général romain , vainqueur d'A-

laric, mort en 408 Massacré.

BoNiFACE, général romain, rival d'Aetius,

mort en 439 Tué.

Aetius, général romain, vainqueur d'At- tila , mort en 454 Poignardé.

Dr. i AMiurioN.

585

ASPAR, patrice et général romaio, mort en

471 Assassiné.

Zenon, usurpateur de l'empire d'Orient,

mort en 491.. Enterré vif.

Odoacre, roi d'Italie, est vaiacu par Théo-

doric , et meurt eu 493 Massacré.

Chramme , fils naturel de Clolaire 1", mort

en 560 ^râlé vif.

Phocas, empereur d'Orient, mort en

610 Égorgé.

Brunehalt, reine d'Austrasie, morte en

613 Muliléc.

Mahomet, fondateur de l'islamisme, mort

l'an 632 Empoisonné.

Ebroïn, maire du palais sous Clotalre III

et Thierry III, mort en G81 Assassiné.

Irène, femme de Léon IV, empereur de

Constantinople, morte en 803 Morte en exil.

Crescentius, chef des révoltés romains,

mort en 898 Exécuté.

Nicéphore II (Phocas), empereur d'O- rient, mort en 969 Assassiné.

Jean Zimiscès, empereur d'Orient, mort en

973 Empoisonné.

Romain IV, surnommé Diogène , mort en

107 1 M. les yeux crev.

Arnaud de Brescia, chef des révoltés ro- mains, mort l'an 1155 Hràlé vif

Jean-sans-Terre, roi d'Angleterre, mort

en 1216 Empoisonné.

Mainfroy, tyran de Sicile, parricide et

fratricide, mort en 1266 Tué.

Marino Faliero, doge de Venise, mort en

1 338 Décapité.

Artevelde (J.), brasseur, célèbre factieux,

mort en 1 345 Assassiné.

686 DE l'ambitio?(.

Artevelde (P.), fils du précédent, mort à

Rosbach Tué.

RiENzi ou RrENzo, tribua de Rome, mort

en 1 354 assassiné.

Marcel (Etienne), prévôt des marcliauds,

mort en 1358 Assommé.

Pierre le Cruel, roi de Castille, mort eu

1 369 Assassiné.

Charles le Mauvais, roi de Navarre, mort

en 1387 Brûlé vif.

Bajazet, sultan des Turcs , mort en

1 402 Morl en caplivitc.

Orléans (Louis, duc d') fils de Charles P^

mort en 1407 Assassiné.

Armagnac (Beruard , comte d' ) , conné- table de France, mort en 1418 Massacré.

Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, assas- sin du précédent, mort en 1419 Assassiné.

Sforza Attendolo, grand connétable à la

cour de Naples, mort en 1424 Noyé,

Warwick (comte de), dit le Faiseur de

rois , mort en 1471 Tue.

Charles le Téméraire, duc de Bourgogne,

mort en 1477 Tué.

Richard III, roi d'Angleterre, mort en

1 485 Tué.

César Borgl\ (le cardinal), duc de Valen-

linois , mort en 1 507 Tué.

BoLRRON (le connétable de), morl en

1 527 Tué.

BoLEYN (Anna), reine d'Angleterre, morte

en ! 537 Décapitée.

ALMAono (Diego), rival de Pizarre, mort

en 1538 Étranglé.

Almagro (D.), fils du précédent, assassin

de Pizarre, mort eu 1 542 Étranglé.

DE l'ambition. 687

PiZAnnt (François), conqucraut du Pérou,

mon eu 1542 Assassiné.

FiESouE (.l.-L. Fieschi), comte de Lavajjne,

conspirateur, mort en 1517 Noyé.

GoNzAi.Ès PizAKUE, frère de Fran<^'ois Pi-

zarre, mort en 1548 Décapité.

Duui.EY (.l.),}5rand maréchal d'Angleterre,

mort eu 1553 Décapité.

Christiern h , roi de Danemark et con- quérant de la Suède, mort en 1559. , . Mortcncaplii'ité.

François de Lorraine, duc de Guise, mort

eu 15G3 Assassiné.

GiiSE (duc de), Henri de Lorraine, dit

le Balafré^ mort en 1 588 Assassiné.

BiRON (Charles de Gontaut, duc de),

mort en 1602 Décapite.

CoNCiNi, maréchal d'Auere, mort en

161 7 Assassiné.

DoRi (Léouore, dite Calij^aï) , femme du

précédent, morte eu 1617 Brûlée.

Walter Rakeich, célèbre aventurier an- glais , mort en 1618 Décapité.

BucKiNGHAM (George Villiers, duc de),

mort en 1628 Assassiné.

Montmorency (Henri II, duc de), mort

en 1632 Décapité.

Walstein, duc de Friedland, mort en

1634 Assassiné.

MÉDicis (Marie de), femme de Henri IV,

morte en 1642 Morte en exil.

Cinq-Mars (Henri Coiffier de Ruzé), fa- vori de Louis XIII, morte» 1642 Décapité.

Masaniello, pécheur napolitain, auteur

de la révolte de 16^, mort la même au. Assassiné.

Fouquet, surintendant des finances sous

Loui.s XIV, mort eu 1680 Mort en prison.

688 DE l'ambition.

Charles XII, roi de Suède, mort eo

1718 Tué.

Mentschicoff, prince et raiDistre de Rus- sie, mort en Sibérie en 1729 Mort en exil.

Nadir-Chah (Kouly-kan), roi de Perse,

mort en 1747 Assassiné.

Alberom (le cardinal), ministre du roi

d'Espagne , mort en 1 752 Mort en exil.

Neuhof (Théodore, baron de), aventu- rier, roi de Corse, mort en 1755 Mort en exil.

Mascarenhas (Joseph) , duc d'Aveiro, con- spirateur de Portugal , mort en 1 759. . . Décapité.

Lanskoï, général russe et favori de Cathe- rine II , mort en 1 770 Empoisonne.

Struensée, ministre de Danemark, mort

en 1 772 Décapité.

Pugatsgheff, Cosaque qui se faisait passer

pour Pierre llï , mort en 1775 Mort en cage.

Potemkin, premier ministre et favori de

l'impér. Catherine II, mort en 1791.. . . Empoisonné.

Gustave III (de Suède) périt de la main

d'Ankestrœm, en 1792 Assassiné.

RiGAs, chef de la première insurrection

grecque, mort en 1798 Noyé.

ToussAiNT-LouvERTURE, nègre de Saint- Domingue , mort en 1 803 Mort en prison.

Dessalines (Jacques l"""), empereur d'Haïti,

mort en 1806 Fusillé.

Mustapha- Bairakdar, pacha de Roust-

chouck, mort en 1808 Suicide.

Henri II (Christophe), roi d'Haïti, mort

en 1 820 Suicide.

Ali-Pacha de Tebelen, rebelle et tyran,

mort en 1822 Assassiné.

RiEGO, révolutionnaire espagnol , mort en

1823 Pendu.

DE l'ambition. r)89

Je n'ai pas cru devoir comprendre dans cette liste les ambitieux qui ont joué les principaux rôles sur la scène de la révolution française; je me con- tente de rappeler sommairement au lecteur la triste fin de la plupart des présidents de la Convention. Sur les 7G membres qui ont dirigé cette assemblée, on en trouve en effet :

Guillotinés 18

Suicides 3

Déportés 8

Incai'cérés 6

Mis hors la loi 22

Aliénés 4

61

Presque tous les secrétaires de la Convention ont eu une fin non moins déplorable.

Ô90 DE l'envie

CHAPITRE X.

DE l'envie et de LA JALOUSIE.

Dans la cliafne des sentiments moraux , l'envie est lice à la haine par des rapports manifestes; mais elle a une affiiiilc encore plus grande avec l'ambition.

Alibert, Physiologie des Passions.

Le mot envie, en latin invidia, dérive , selon les dictionnaires , des deux mots in et viclere, qui signi- fient voir dans, avoir les yeux sur. Ces mots ne signifieraient-ils pas plutôt ne pas voir, détourner la vue, voir d un mauvais œil? En effet, invisus désigne une personne qui nous est odieuse, que nous ne pouvons pas voir; et, d'un autre côté, l'envieux [invidus), loin d'arrêter les yeux sur l'ob- jet qui excite sa passion , les en détourne involon- tairement et avec horreur.

Les Latins ont confondu l'envie et la jalousie sous le nom d'invidia, les Grecs sous celui de

'C'fikOTUTîioC.

Les moralistes français se sont efforcés de dis- tinguer ces deux passions, qui se confondent assez fréquemment.

« L'envie , dit Charron , est sœur germaine de la hayne; c'est un regret du bien que les autres pos- sèdent, qui nous ronge fort le cœur, et tourne le bien d'autruy en nostre mal. Jalousie est passion presque toute semblable , et de nalure et d'effect ,

El DE LA JALOUSIE. 591

à l'envie, sinon ([ii'il semble que par l'envie nous ne considérons le bien qu'en ce qu'il est arrivé à un autre, et que nous le desirons pour nous; et la jalousie est de nostre propre bien, auquel nous crai- jjnons qu'un autre participe. » [De la Sagesse, liv. I , chap. 28 et 29.)

La jalousie, selon Descartes, «est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de conserver la possession de quelque bien. Ce qu'on nomme com- munément envie est un vice qui consiste en une perversité de nature, qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres hommes. »

La Rochefoucauld prétend que «la jalousie est, en quelque sorte, juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien, des autres. »

Le docteur Vitet, dans sa Médecine expectanle , définit l'envie «une disposition habituelle à voir avec peine les autres jouir des biens et des avan- tages qu'on ne possède pas soi-même, avec haine et désir continuel de les en voir privés et d'en jouir. » La jalousie, d'après le même auteur, « est une dispo- sition à vouloir posséder seul, accompagnée d'in- quiétude et d'aversion plus ou moins violente contre ceux qu'on soupçonne prétendre aux mêmes pos- sessions, avec efforts continuels pour les empêcher d'y parvenir. »

Pour résumer ces diverses définitions, je dirai qu'on est jaloux de son bien, et em'idiix de celui

592 DE l'envie

cVautnii; j'ajouterai que la jalousie tient ordinai- rement à quelque rivalité d'amitié ou d'amour, tandis que l'envie se rapporte plutôt au rang, aux honneurs, à la fortune, aux talents.

Gardons-nous de confondre l'émulation et l'envie. L'émulation, sentiment louable, s'exerce dans les cœurs généreux par de nobles efforts; l'envie, pas- sion vile, naît dans les âmes faibles et méchantes, et n'agit guère que par des voies nuisibles. L'homme excité par l'émulation sait admirer ses rivaux, et ne craint pas d'avouer ses espérances , parce qu'il ne veut arriver à la gloire que par le devoir ; lâche calomniateur du mérite et de la vertu , l'envieux est si méprisable , qu'il se cache à lui-même sa passion ; tout ce qui excite l'admiration des hommes le tour- mente et l'irrite; son indulgence et ses égards ne sont réservés qu'au vice ou à l'obscurité. Aussi les païens avaient-ils placé l'autel de l'émulation à côté de celui de la gloire ; tandis que l'envie leur parais- sait si hideuse, qu'ils en avaient fait une divinité infernale.

Comme la jalousie et l'envie vont très-souvent de compagnie, et que d'ailleurs leurs causes, leur mar- che, leur traitement, offrent la plus grande analo- gie, je crois devoir étudier simultanément ces deux passions , en ayant soin de faire remarquer ce qui appartient à l'une plutôt qu'à l'autre.

Causes.

Les causes de ces deux passions sont prédispo- santes ou déterminantes. Au nombre des causes

El DE I.A .lALOLSIE. 693

prédisposantes, il faut mettre en première li^ne les constitutions bilieuse , lymphatique , nerveuse , et surtout le tempérament mélancolique des anciens (1). L'enfance et la vieillesse sont, en général , plus por- tées à ces passions que l'âge adulte ; on les observe aussi plus fréquemment chez la femme que chez l'homme; enfin, les individus idiots, cacochymes, difformes, y sont beaucoup plus enclins que ceux qui sont robustes et doués d'une bonne complexion. Des soins, des caresses, des louanges, inégalement partagés , une préférence sensible donnée à un en- fant par des parents ou par des maîtres inexpéri- mentés , sont les causes qui déterminent ordinaire- ment la jalousie chez les jeunes sujets (2). Chez les adultes, l'égoïsme , l'orgueil, l'ambition , le séjour de la cour, la pauvreté, l'oisiveté , et toutes les pro- fessions ou positions rivales, n'engendrent que trop

(1) Les anciens, ainsi que nous l'avons vu précédemment , ne re- connaissaient que quatre humeurs, et, par suite, quatre tempé- raments : \e/ks^nia/iqiie ou pituiteux, le scuii^uin, le Liliettx, le inéUuicoliquc ou atrubilaire. Ce dernier, qui n'est qu'une exa- gération du précédent, doit être regardé comme une véritable ma- ladie des orpanes digestifs ; il peut être à la fois cause et effet des deux passions qui nous occupent.

(2) « La jalousie, dit Fénelon , est plus violente dans les enfants qu'on ne saurait se l'imaginer; on en voit quelquefois qui sèchent et qui dépérissent d'une langueur secrète , parce que d'autres sont plus aimés et plus caressés qu'eux. C'est une cruauté trop ordi- naire aux mères , que de leur faire souffrir ce tourment, » {^Educa- tion des filles, c 5.) Fénelon signale avec raison aux mères de fa- mille une passion dont les ravages sont si communs et si terribles ; mais l'expression de criiaiifé me parait beaucoup trop dure envers la plupart des mères, qui certes ne font pas sciemment souffrir à leurs enfants les tourments de la jalousie,

38

694 DE l'en VIE

SQiivcnt l'envie. Cette remarque n'a pas échappé à Fléchier, dans ses HéJIeaions sur les caractères des hommes : «Il en est, dit-il, des grands capitaines à l'égard de la gloiie, comme il en est des femmes bien faites à l'égard de la beauté. Deux belles femqies sont peu amies, et s'accordent peu sur leurs pré- tentions : ainsi deux capitaines ne sont jamais par- faitement contents l'un de l'autre ; et la raison , c'est qu'ils sont tous deux grands capitaines.» On con- naît cet ancien adage, le potier est envieux du potier; rpais c'est surtout parmi les professions qui dépen- dent le plus de la considération publique que l'on rencontre l'envie, par exemple, chez les littérateurs, les artistes i^l), les avocats et les médecins : Imndin medicorum pessima, est un vieil adage que les hommes de l'art ne s'attachent guère à démentir.

rSée de l'instinct de conservation , la jalousie exerce ses ravages sur des animaux comme sur des

(1 ) « Parmi les gens remarquables qui étaient reçus chez mes pa- rents, dit madame Ducrest dans ses Mémoires sur l'impératrice Jo- séphine, je vis souvent Dusseck et Cramer, fort liés, quoique ri- vaux ; ils s'écoutaient mutuellement avec plaisir, et se rendaient une justice dont voici «ne preuve. Dusseck arriva plus lard que de coutume; Cramer lui en demanda la raison. «C'est que je viens de « composer un nouveau rondeau : j'en étais assez content, et cepon- danl, après un travail dont le résultat était satisfaisant, j'ai tout t brûlé. Eh! pourquoi? Ah! pourquoi... pourquoi? il y avait » un passage diabolique, que j'ai étudié plusieurs heures sans pou- « voir le faire; j'ai pensé que tu le jouerais tout de suite, et j'ai «voulu éviter ce petit déboire à mon amour propre. » Ceci fut dit devant plus de irenle personnes. Je ne sais trop si l'on peut citer souvent une telle inipariialilé chez des personnes suivant la même carrière. C'est pour la singularité de ce fait, concernant deux ad- mirables talents, que j'ai voulu le consigner.

rr DE I.A .lAI.Ol .SIE. SOS

enfants iMicore à la nianicilc. On conçoit, en eTIVl , cju mi l'iilant de (jnelques mois puisse déjà se mon- trer jaloux d'un ^vcvc de lait (jiii vient lui disputer le premier bien de l'existence; et , d'un autre côté, combien de malheureux nourrissons ne voit-on pas dépérir entre les maiiis des meillein-es nourrices, qui, tout naturellement, ï)réFèrent l'enFant auquel elles ont donné le jour, à l'enfant de l'étrangère qui achète leur lait !

Plus tard, la jalousie , et surtout l'envie, n'ont plus pour cause principale l'instinct de conserva- tion : souvent alors l'orgueil et l'ambition viennent leur donner naissance. Examinons avec soin l'en- vieux , et nous verrons que sa passion n'est qu'une réaction tacite de son orgueil contre tout ce qui lui est supérieur, qu'un désir désordonné des avan- tages d'autrui , qu'une émulation dépravée, qu'une ambition impuissante.

Quant à la jalousie, je trouve, avec La Roche- foucauld , qu'elle décèle pour l'ordinaire plus d'a- mour-propre que d'amour.

Symptômes, mnrclw, complication et terminaison.

« L'envie, dit Vauvenargues, ne saurait se cacher : elle accuse et juge sans preuves, elle grossit les dé- fauts, elle a des qualifications énormes pour les moindres fautes; son langage est rempli de fiel, d'exagérations et d'injures; elle s'achaine avec opi- niâtreté et avec fureur contre le mérite éclatant elle est aveugle, emportée, insensée, brutale.»

Ajoutons quelques traits à ce caractère, dont

590 DE K'E^VIE

Vauvenargues ne donne qu'une esquisse imparfaite, et qui n'a guère de rapport qu'avec l'envie franche et brutale de l'homme du peuple. Dans la bonne compagnie, l'envieux joint presque toujours la pu- sillanimité à la bassesse ; son arme favorite est la calomnie , qui ne frappe que par derrière et dans l'obscurité. Au récit d'un événement malheureux ar- rivé à son rival , vous voyez un sourire infernal se promener sur ses lèvres amincies. Apprend-il , au contraire, la nouvelle d'un succès obtenu par ce rival , ou même par une personne qui lui est étran- gère , à l'instant ses traits se contractent, ses sour- cils se rapprochent , ses yeux s'enfoncent dans leurs orbites, sa figure, déjà tirée, semble se ra- bougrir : c'est qu'en effet , l'envieux maigrit du bonheur d'autrui. Enfin, entend-il lire quelque pro- duction d'un mérite remarquable, il se tait ; mais son silence vaut un éloge : l'envieux n'aime et ne loue guère que les morts (1). L'indifférent et l'ignorant peuvent aussi, en pareil cas, garder le silence; mais leur attitude est calme , tous leurs muscles sont dans le relâchement; tandis que l'envieux, en le sup- posant même très-habile à se contrefaire , se décèle presque toujours, à un observateur exercé, par un léger trépignement du pied, comme s'il voulait en quelque sorte se venger de son dépit sur le sol.

La jalousie et l'envie , passions composées, marchent habituellement avec l'intérêt, l'orgueil

(1) On se rappelle que le parcimonieux Euinène, à la fois en- vieux et jaloux d'Ephestion, contribua, avec autant d'empressement que de profusion, à ériger le tombeau du favori d'Alexandre.

ET DE LA JALOUSIE. 597

et l'ambition , que nous avons vu leur donner nais- sance, et avec la haine, qu'elles déterminent, quand on ne les arrête pas dans leur première période.

La tristesse, la taciturnité, la mobilité et le froncement habituel des sourcils, comcidant avec une pâleur plombée, sont les premiers symptômes de ces deux passions éminemment concentriques, c'est-à-dire qui refoulent le sang de la périphérie du corps vers les organes intérieurs, et qui rapprochent les muscles de la ligne moyenne. Si cette concentra- tion devient habituelle , en d'autres termes , si ces affections passent de l'état aigu à l'état chronique , le sang, continuellement refoulé vers le cœur et les gros vaisseaux, tend d'abord à dilater leurs canaux: de naissent cette oppression pénible , ces soupirs entrecoupés, ces palpitations violentes, et souvent des anévrysmes mortels. D'un autre côté, le foie, regorgeant d'un sang noir, sécrète la bile en plus grande quantité que dans l'état normal, et finit même par s'hypertrophier. En même temps , les digestions s'altèrent, les forces diminuent, la peau prend une teinte livide ou ictérique, la maigreur augmente de jour en jour (1), sous l'influence d'une fièvre lente.

(1) Ovide, en personnifiant l'envie, signale, avec précision et vé- rité , les principaux ravages exercés sur l'homme par cette misé- rable passion :

Pallor in ore seJei, macles in co'pore tolo; Nusquain recta actes ; livent rubigine dentés ^ Pectora felle virent; lingua est suffusa veneno ; Risus ahest , nisiquem visimovere dolores ; Nec fruitur somno, vigilanlibus excita curis. Sed videt ingrates, intabetcitf/ue videndo.

598 DE l'envie

fièvre symptomatlque de l'irritation des viscères , qui, d'organes tyrannisés, vont à leur tour devenir tyrans, et rendront avec intérêt à la passion le dé- veloppement morbide qu'ils ont reçu d'elle.

A une période plus avancée, l'irritation intesti- nale se transmet au cerveau , comme pour lui faire partager ses souffrances : de ces pensées sombres et tumultueuses, cet amour de la solitude et de l'obscurité, enfin ces insomnies cruelles qui achèvent de miner les forces des malades, et qui les condui- sent à une mélancolie consomptive, à l'hypochon- drie , à la folie, à la mort.

11 n'est pas rare non plus de voir ces affreuses pas- sions pousser au suicide ou au meurtre les malheu- reux qui en sont atteints. En visitant l'infirmerie de la maison de détention de Poissy, j'ai trouvé un en- fant de douze ans, qui, dans un violent accès de jalousie , avait étouffé sa jeune sœur, encore au ber- ceau, en lui enfonçant une chandelle dans le gosier,

Successus komt'nunt ; carpi'lqne et carpi/ur una , Suppliciumque suum est.

Voi.'i la Iraduclion de ces vers par M. de Ponj^erville , de l'Aca- démie française :

La pâleur sur le fioni , sur le corps la maigreur, L'Envie est un objet de mépris et triiorreur. Rien ne fixe le trait de son regard avide; Sur ses dents est empreinte une rouille livide. De fiel elle regorge ; un verdâtre venin S'épaissit sur sa langue, et colore son sein. Le ris la fuit, à moins que sa bouche cruelle A l'aspect d'un désastre un moment le rappelle. Ses tourments au sommeil interdisent l'accès ; Elle hait les heureux , sèche de leurs succès , Et, blessée elleiuCme en sa noire malice, (lomme le mal d'aulrui fait son propre supplice.

ET UE LA JALOUSIE. 599

et en lui remplissant la bouche et les fosses nasales de cendres chaudes. En 1839, un jeune homme de seize ans empoisonna, pour le même motif, sa petite sœur, âgée de cinq semaines; enfin, en 1840, 3 sui- cides ont encore eu pour motif la jalousie entre frère et sœur, et 2 une rivalité de métier. ( Voir les Comptes généraux de tadininist ration de la justice criminelle en France).

Il est une jalousie qui touche aussi de trop près aux intérêts de la société, pour que je n'en si- gnale pas les funestes effets : c'est celle qu'éprouve trop communément une épouse contre les enfants dont elle a accepté l'adoption à titre de belle- mère. Certes, il est des femmes qui savent remplir celte tâche difficile de la manière la plus louable ; mais, à côté de ces belles-mères si dignes de notre admiration , combien ne rencontrons-nous pas de marâtres, qui, trahissant tous les devoirs qu'elles se sont imposés, ne voient dans les enfants d'une premier lit que d'importuns étrangers nuisibles à leut* bonheur , nuisibles surtout aux enfants qui leur doivent la vie ! Et , qu'on ne s'y trompe pas , ce n'est pas toujours chez des cœurs dénués de veitu que naît cette jalousie: on a vu des femmes remplies de bonté et de douceur en être tout à coup atteintes ; car cette passion, souvent étrangère à toute basse cupidité, peut être produite par l'amour conjugal et l'amour maternel. Mais alois , moins coupable dans son principe, cessera-t elle pour cela d'être nuisible à l'infortuné qui en sera l'objet?

Une jeune fille se marie avec l'homme de son choix, et cet homme a déjà été l'époux d'une autre

600 DE l'envie

femme qui lui a laissé un gage de son amour. Mue par un sentiment généreux, la jeune fille promet non-seu- lement de se consacrer à celui qu'elle aime , mais encore elle promet un cœur de mère à l'innocente créature qu'il confie à ses soins; et, en effet, c'est pres- que de l'amour maternel qu'elle lui témoigne : à la voir presser cet enfant dans ses bras, on dirait qu'elle fait auprès de lui l'apprentissage d'une vraie mater- nité ; mais devient-elle mère à son tour, cette an- cienne affection est bientôt affaiblie par les nouvelles et profondes émotions que lui donne la nature. Con- sidérez-la alors au milieu des deux berceaux: ce n'est assurément pas sur l'enfant étranger que s'ar- rête son œil humide respire le bonheur ; ce n'est pas à lui que s'adresse ce doux, cet inexprimble sou- rire dans lequel tous les dévouements se peignent à la fois : non , non, c'est son enfant à elle qui les aura tous, l'autre déjà ne lui est plus rien ; le devoir, il est vrai , l'oblige envers lui ; elle lui doit les soins indispensables à son jeune âge : elle les lui donnera, ou les lui fera donner ; c'est tout ce qu'on peut exi- ger d'elle. Mais malheur à l'orphelin, si quelque pré- férence , imprudemment témoignée par l'époux , vient exciter dans le cœur de sa belle-mère une ja- lousie qu'elle n'a pas le courage de combattre! car alors tout sera fini pour lui sous le toit paternel ; il n'y connaîtra plus que l'injustice, les persécutions et le désespoir.

ET DE l,.\ JALOUSIE. 601

Traitement.

« La jalousie est le plus jjrand de tous les maux , et celui qui fait le moins de pitié aux personnes qui le causent», a dit La Rochefoucauld. On remar- que, en effet, que le jaloux et l'envieux ne sont guère plaints que de ceux qui ont éprouvé leurs horribles tourments, et qui ont eu le bonheur de s'en délivrer. Mais, pour le médecin , toute blessure physique ou morale est digne d'attention et de pi- tié; il n'en est aucune à [laquelle il doive refuser ses soins.

On conçoit sans peine que le traitement de ces affections différera selon qu'elles seront plus ou moins violentes, plus ou moins anciennes, plus ou moins compliquées. Il variera encore en raison du sexe et de l'âge des sujets qui en sont atteints , en raison des causes qui leur auront donné naissance, et surtout eu égard aux organes lésés.

Moyens physiques. Dans le plus grand nombre des cas, l'alimentation devra être douce, rafraîchis- sante et végétale. On conseillera l'eau pure pour bois- son habituelle; on pourra prescrire en même temps du petit-lait , des émulsions , et , en général , des ti- sanes mucilagineuses, qui seront prises froides.

L'exercice devra être modéré, et les occupations variées.

Des eaux minérales , appropriées à l'état des or- ganes malades, pourront être fort avantageuses, particulièrement si elles sont prises sur les lieux. Les saignées générales ou locales ne devront être

602 DE 1,'envie

pratiquées qu'avec la plus grande circonspection. 11 en sera de même des exutoircs. 11 faudra, en géné- ral, s'abstenir des purgatifs et de toutes les sub- stances stimulantes, qui pourraient exalter la sen- sibilité déjà trop active du système nerveux et des organes digestifs.

Moyens moraux. Si, par exemple, on traite un enfant atteint de jalousie, la première chose à faire sera d'éloigner de lui l'objet qui excite sa passion. Les parents devront pendant quelque temps lui prodiguer exclusivement leurs soins et leurs ca- resses. Ils éviteront surtout que le jeune malade s'aperçoive de leur intention; car rien n'est péné- trant comme le coup d'ceil des enfants : ils lisent plus facilement qu'on ne le pense sur le visage de ceux qui les entourent.

Avez -vous à combattre l'envie chez un jeune homme : appliquez-vous à modérer ses désirs, en lui ttîontrant que le bonheur ne se trouve que dans une honnête médiocrité; faites-lui voir le néant de la gloire, et tout ce qu'il en coûte pour y parvenir; habituez-le à regarder au-dessous de lui ; montrez- lus les envieux chargés du mépris et de l'animad- version publique. Si ces moyens ne suffisent pas, dévoilez-lui , sans aucun ménagement , les tourments physiques et moraux qu'il se prépare.

D\in autre côté, tâchez d'élever ses pensées en leur donnant une plus noble direction ; et si , à tout prix, il veut de la gloire, prenez-le par son faible, même par l'amour-propre; l'cprésentez-Iui combien il serait plus glorieux pour lui d'atteindre par des voies honorables au mérite qui lui porte ombrage,

ET DE LA JALOUSIE. 603

que de consumer son temps et sa santé en machina- tions odieuses et souvent stériles. En un mot, observez avec soin ses pcneliants, et s'il s'en trouve de loua blés, développez-les en les exerçant, puis faites-les ajjir comme antagonistes. Vous recommanderez en même temps aux personnes qui entourent le malade d'éviter de parler des individus qui lui sont odieux, et de tout ce qui pourrait réveiller chez lui l'idée du mal que vous voulez détruire.

Enfin , traitez-vous quelque haut personnage , quelque grand seigneur dévoré par l'envie : con- seillez-lui de fuir promptcment la cour des rois, cette passion semble faire sa résidence habituelle, et engagez-le à se livrer aux plaisirs de la campagne, aux charmes de l'étude, à la composition de quelques ouvrages analogues à son esprit ou à son goût.

J'ajouterai une réflexion sur la conduite que doi- vent tenir les époux unis en secondes noces, s'ils veulent se préserver mutuellement des tristes effets de la jalousie.

En pareil cas, la position des deux individus étant fausse à beaucoup d'égards, il faut, du côté de la femme, une grande droiture de cœur, de la bonté naturelle , surtout beaucoup d'empire sur elle- même , pour résister à ce penchant, qui se glisse dans son àme presque à son insu, et qu'elle doit bien se garder d'y laisser croître dès qu'elle l'y découvre. Du côté du mari , il faut une grande réserve en parlant de sa première union : l'éloge d'une autre femme est i-arement bien accueilli par celle qui l'écoute. Il faut donc à l'homme remarié et père un tact fin , une connaissance approfondie

604 r)E 1,'envie

du caractère de la nouvelle épouse , qu'il est inté- ressé à ménager , s'il ne veut exciter en elle un sentiment qui troublerait à jamais son repos. Si , malgré tous ces soins , elle vient à se laisser domi- ner par ce sentiment, c'est à lui d'user d'une sage fermeté pour en garantir l'être faible dont la na- ture l'a institué l'appui , en travaillant à détruire cette funeste passion par tous les moyens que la raison et l'affection peuvent lui suggérer : une méfiance outrée, la froideur, les reproches, ne feraient que l'alimenter et la rendre incurable. La femme peut bien errer quelques instants ; mais elle a dans le cœur d'immenses ressources : c'est qu'il faut s'adresser si l'on veut la guérir de quel- que maladie morale : le succès est rarement incer- tain quand le remède est bien choisi.

Observations.

I. Jalousie d'un enfant âgé de sept ans, suivie d'une guérison radicale et inespérée.

Le jeune Gustave G*** , doué d'une bonne com- plexion, avait joui jusqu'à sa septième année de la santé la plus parfaite, lorsque tout à coup sa physio- nomie s'altéra d'une manière sensible. Son teint , habituellement frais et vermeil, perdit chaque jour de son éclat ; ses yeux, naguère animés, devinrent ternes , sans expression , et semblaient se perdre dans leurs orbites ; son embonpoint diminuait de jour en jour , ainsi que son appétit , son sommeil et sa gaieté. .._ L'air soucieux de cet enfant, une ride perpendi-

ET DE LA JALOUSIE, fiOj

culaire que je remarquai entre ses sourcils, qui étaient assez développés et en désordre , me firent soupçonner qu'il était atteint de jalousie, et je crus devoir en avertir les parents , que je rencon- trais assez souvent chez un de mes malades. A peine eus-je prononcé le mot jalousie , que la mère de Gustave , femme assez spirituelle , mais encore plus légère , me répondit ironiquement que son fils n'avait aucun motif de jalousie , qu'elle ne pouvait attribuer son malaise qu'à l'ennui, et qu'en consé- quence elle allait l'envoyer dans une école, pour qu'il eût plus de distractions qu'à la maison pater- nelle, où il n'avait pas de camarades avec lesquels il pût jouer, son jeune frère étant encore à la mamelle.

Loin que la santé de Gustave éprouvât quelque amélioration de ce moyen , elle ne faisait que dé- périr de jour en jour. Ce pauvre enfant , après avoir passé plusieurs heures dans la salle d'étude , y restait encore pendant que ces camarades allaient s'ébattre dans un petit jardin attenant à la maison. Plusieurs fois son maitre le trouva assis dans une encoignure , la tête appuyée entre les mains , et le dos tourné à la lumière. L'ayant un jour pressé de questions pleines de bonté et d'intérêt sur sa tristesse habituelle : « Je suis bien malheureux ! dit «tout à coup l'enfant en laissant échapper des lar- « mes et de profonds soupirs ; oui , monsieur , j'ai ubien du chagrin. Si vous saviez! on ne m'aime (. plus à la maison ; on ne m'envoie à l'école que « pour tout donner à mon petit frère pendant que « je n'y suis pas. »

L'honnête instituteur fit à l'instant même recon-

606 DE 1,'knvie

cliiire Gustave à ses parents, en leur écrivant ce qui venait de se passer, et les engageant à ne plus ren- voyer cet enfant à l'école, si l'on ne voulait pas le voir périr victime de la maladie qui le dévorait.

Mon diagnostic ne se trouvant que trop confir- mé , M. et madame G*** s'empressèrent de m'écrire : ils me suppliaient de venir donner des soins à leur fils , dont j'avais si bien caractérisé la maladie dès son début, et ils me faisaient connaître les aveux que lui avait arrachés son maître d'école.

L'enfant, que je n'avais pas vu depuis près de deux mois, me parut horriblement changé. Son vi- sage était d'une pâleur livide , et son corps d'une maigreur extrême, à l'exception de l'hypochondre droit , le foie faisait une saillie considérable sous les dernières fausses côtes. La teinte de la peau était légèrement ictérique , la langue présentait de la rougeur sur les bords , et le pouls de la fré- quence; il y avait aussi constipation et soif in- tense. Je commençai par caresser l'enfant, et je défendis formellement qu'on le fit retourner de longtemps à l'école. Puis, remarquant qu'il fronçait les sourcils chaque fois que ses regards se portaient sur son petit frère, dans ce moment au sein de sa mère : «Madame, dis-je tout à coup à cette der- nière, voici un petit drôle qui se porte à merveille, et boit tout votre lait , qui serait si nécessaire au pauvre Gustave dont la santé est mauvaise. Votre petit a plus d'un an ; il faut le sevrer, et donner le sein quatre fois par jour à votre bon Gustave, que par ce moyen vous guérirez très-promptement. Plus souvent que maman voudrait me donner à teter

ET DE l.,\ .IM.OUSIE. (;07

à la place de inoi) fière ! elle l'aiine trop pour cela. Mon ami, repri([ua la mère avec bonté, je t'ai nourri deux njois de plus que ton frère; mais puis- que tu es malade , et que le médecin pense que mon lait t'est nécessaire, je vais le sevrer, et te ferai teter à sa place quand lu voudras, Tout de suite!» s'écria l'enfant, et il se jeta sur le sein de sa mère , il resta tant que la pauvre dame eut une goutte de lait.

Dès ce moment Gustave continua à prendre le sein quatre fois par jour, à la place de son jeune frère, qui fut envoyé en sevrage à la campagne ; son père et sa mère le comblèrent en outre de caresses, et au bout de trois semaines sa santé commençait déjà à revenir à vue d'œil. J'avais en même temps prescrit de légers potages au bouillon de poulet, de l'eau gommée pour tisane, des cataplasmes émollients sur riiypochondre droit, deux bains tièdes par semaine, et de courtes, mais fréquentes promenades en voiture.

Trois mois s'étaient à peine écoulés, que l'enfant était entièrement rétabli. L'année suivante , les parents, d'après mon conseil, firent revenir son frère de la campagne; ils évitèrent d'abord de le caresser devant lui , et affectaient même de le gronder bien fort lorsqu'il criait ou qu'il avait quel- que petit caprice. Bientôt Gustave, dont le cœur était naturellement bon , commença à demander grâce pour son petit frère. Satisfait de la victoire qu'il avait remportée, son jeune orgueil était en- core Hatté quand on accordait à- ses prières une

608 ' m: i; envie

faveur que l'on refusait aux pleurs du jeune enfant. Enfin , à l'aide de ces innocents artifices, continués adroitement pendant l'espace d'une année, Gustave finit par porter à son frère l'amitié la plus tendre, et qui depuis ne s'est pas démentie.

II. Jalousie maternelle, suivie de la mort.

De tous les sentiments qui animent le cœur d'une femme , il n'en est pas d'aussi profond , d'aussi constant , que celui qu'elle porte à l'enfant qui lui doit le jour. C'est dans ce sentiment surtout qu'elle fait une plus complète abnégation d'elle-même ; c'est qu'elle nous montre tous les trésors de ten- dresse dont la nature a rempli son âme, et que les actes de son dévouement et de son courage vont quelquefois jusqu'au sublime. Non, après la bonté de Dieu, il n'y a rien de si parfait que la bonté d'une mère; et, de toutes les affections louables, celle-ci est, sans contredit, la plus digne de notre admira- tion et de nos respects.

Cependant, quelque généreux que soit l'amour ma- ternel chez la plupart des femmes, il ne faut pas se le figurer exempt de toute exigence : ainsi que la pas- sion de l'amour, il a ses faiblesses, sa jalousie ; et comme, généralement, il donne bien plus qu'il ne reçoit, il peut conduire à la douleur, au désespoir, à la mort même, quand il ne se croit pas assez payé de retour. Voici un exemple remarquable de cette jalousie maternelle , beaucoup plus commune qu'on ne le pense.

i:t i»k i.v .iai.olsik. 009

Madame F***, femme d'un âge déjà avancé , et d'une santé très-faible, s'était consacrée tout entière à l'éducation d'une fille tendrement aimée , dont elle ne pouvait rester éloignée un seul instant sans éprouver un vide affreux. Cette vive affection , ce besoin continuel de voir son Emilie, la fit songer k lui choisir un mari qui consentît à ne pas les sé- parer. Ayant étudié, à ce sujet, les dispositions de sa fille, et s'étant assurée qu'elle partageait son vœu le plus cher, elle mit tous ses soins à trouver l'homme qui pouvait le mieux l'accomplir. La Providence la servit à souhait: un jeune homme, dont les vertus égalaient l'instruction , rechercha avec empresse- ment la main d'Emilie ; il réussit à lui plaire , et gagna en même temps la confiance et l'amitié de madame F***.

Trop timide pour oser demander à celle qu'il aimait l'aveu d'une préférence que, d'ailleurs, il croyait lire dans ses yeux, le jeune homme fut plus hardi auprès de la mère, et ce fut de sa bouclie qu'il reçut cet aveu si désiré. La noble franchise dont elle usa, la générosité, la sollicitude toute maternelle qu'elle apporta dans les arrangements dont ils eurent à traiter, inspira au jeune homme tant de reconnaissance et d'attachement , qu'il lui semblait que son bonheur serait moins complet, si elle ne devait pas toujours y présider.

A dater de ce moment, tout devint commun en- tre ces trois personnes. Heureuse de la confiance des deux amants, madame F*^* était comme Tinter» médiaire des sentiments qu'ils n'osaient encore se communiquer, et se plaisait à leur servir d'inter-

39

610 DE l'envie

prête. Oubliant, li îa vue doleirr înntuelle tendresse, les longues souffrances qui avaient abreuvé sa vie. et jusqu'aux tristes pensées inséparables de la vieil- lesse, elle souriait à l'avenir comme on y sourit dans l'âge des illusions ; elle se sentait revivre d'une existence nouvelle et toute pleine de charmes.

Bientôt elle mit le comble au bonheur de ses en- fants en les conduisant à l'autel ; et ce jour, à son aurore, lui parut le plus beau de sa vie. Mais le soir, quand il fallut livrer sa fille à une autorité nou- velle, son cœur se remplit d'amertume; les illusions disparurent pour faire place à mille.pensées qui ne s'étaient pas encore présentées à son esprit. Elle eut toutefois assez de force pour les renfermer en elle-même ; et , le lendemain , lorsque les jeunes époux vinrent se jeter dans ses bras, elle bannit de sa pensée les pénibles réflexions qui l'avaient as- saillie la veille.

Pendant plusieurs jours encore, la joie qu'elle vit régner autour d'elle la fit s'étourdir sur sa nou- velle situation ; car cette situation n'était plus celle qui la charmait naguère. Un changement immense, et qu'elle n'avait pas eu la sagesse de prévoir, ve- nait de s'opérer au milieu d'elle et de ses en- fants : hier encore ils l'accablaient de prévenan- ces , de tendres caresses , ils l'associaient à leurs pensées les plus intimes, et semblaient ne pou- voir être heureux sans elle ; aujourd'hui , loin de leur être encore nécessaiîc, on dirait que sa pré- sence leur impose une sorte de contrainte ; ils comp- tent, avec une impatience mal déguisée, les moments qu'ils lui donnent; ils n'ont plus de secrets à con-

ET t)F, L\ JALOUSIE. 611

fiera son amour; à part les affaires matérielles, ils ne trouvent plus rien à lui dire (|u;m(l ils sont seuls avec elle, et ils la laissent des journées en- tières livrée à ses tristes réflexions , sans qu'un té- moignage d'intérêt vienne la dédommager de ce soudain abandon.

On ne saurait se figurer ce qu'un pareil désen- chantement fit souffrir à la pauvre mère. Ayant peu étudié le cœur humain , elle avait cru que l'amour filial ne devait le céder à nul autre amour; aussi son cœur maternel ne s'étant préparé à aucune con- cession sous ce rapport , l'indifférence apparente d'Emilie fut pour elle la plus amère de tontes les dé- ceptions.

Bientôt , une sombre jalousie , dont elle ne fut pas maîtresse, l'anima contre son gendre, qu'intérieu- rement elle accusait de lui ravir l'affection de sa fille ; cependant, ne voulant pas troubler par ses re- proches une union qui était son ouvrage, elle ren- ferma tout ce qu'elle éprouvait, mais dès lors sa vie fut brisée.

Par malheur, les deux époux, trop occupés l'un de l'autre, ne la devinèrent pas: sous le charme des premiers épanchements de l'amour, ils s'y aban- donnaient avec ivresse, sans s'apercevoir du chan- gement de leur conduite envers leur mère, qu'ils aimaient d'ailleurs sincèrement. Lorsque enfin, de- venus un peu plus calmes, ils en reconnurent les funestes effets, ils mirent tous leurs soins à réparer une faute involontaire ; mais le mal était sans le- mède : la jalousie dont madame F*** était minée avait fait sur elle de profonds ravages. Une maladie

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du cœur et une hépatite aiguë étaiei joindre à une affection catarrhale de dont elle était atteinte depuis plusieu bientôt elle s'éleitjnit dan» le* bras il rée, en Ijénissaiit le ciel d'avoir achet de «a vie, les tardif» témoignage» di en recevait.

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m. Jalousie d'une belle-mère.

M. de S***, officier supérieur, veuf d'une personne charmante qu'il avait beaucoup aimée, et qui lui avait laissé un fils en bas âge , épousa en secondes noces une jeune Belge qui promit de servir de mère à l'enÊant auquel elle paraissait tendrement atta- chée. Cet enfant était resté en nourrice à une très- petite distance de la ville habitée par M. de S***. Chaque jour les deux époux se rendaient auprès de lui , et semblaient goûter une joie presque égale en voyant le développement de ses forces et de son intelligence. Néanmoins , sa grande res- semblance avec sa mère jetait souvent M. de S*"* dans une sorte de rêverie qui n'échappait pas à la jeune femme ; il poussait même quelquefois l'im- prudence jusqu'à lui faire l'éloge de celle qu'il avait perdue , et jusqu'à lui avouer les émotions pro- duites en lui à la vue de cet enfant, que sa mère eût contemplé avec tant de bonheur. Ces aveux , du reste , ne paraissaient pas déplaire à celle qui les écoutait; il lui arrivait même assez souvent de les provoquer, non que son âme fût assez élevée pour mettre du prix à cette marque de confiance, mais

Kl ItK l,A JALOliSIK. 613

parce que l'intérêt de son amour l'avertissait instinc- tivement que , dans certaines affections, il faut user pour détruire, et qu'elle espérait triompher des re- grets de son mari en lui laissant la liberté de les exprimer.

Cependant, c'était pour elle une horrible con- trainte qui nuisait sourdement, dans son esprit, à l'orphelin qu'elle avait adopté d'assez bonne foi. Déjà un observateur clairvoyant eût pu s'apercevoir que les caresses qu'elle lui donnait devant son mari étaient plutôt arrachées à sa position que dues à son cœur. Enfin elle devint mère. Ce fut alors que la jalousie dont elle était atteinte fit tout à coup les progrès les plus rapides. Etablissant de nombreuses comparaisons entre les témoignages de tendresse donnés aux deux enfants par M. de S***, elle crut que le fils de la première femme l'emportait sur le sien , et , dès ce moment , elle chercha tous les moyens de lui ravir une affection devenue pour elle insupportable. Malheureusement les circon- stances vinrent favoriser de si coupables pensées : un ordre de départ força M. de S*** à s'éloigner de sa famille. Il partit sans se douter de l'affreuse ja- lousie de sa femme , et lui laissa , avec une entière confiance, son fils aîné, alors âgé de trois ans, qu'il avait repris chez lui.

A peine le mari est -il éloigné, que la cruelle marâtre, fatiguée de se contraindre, se laisse aller à toute sa haine pour l'infortuné confié à ses soins. S'étudiant d'abord à détruire en lui les heureuses dispositions qui lui avaient gagné la tendresse de .son père; l'accablant sans cesse de punitions non

6H DE l'envie

méi'itées , «lie lui défend jusqu'aux pleurs que ses cruautés lui arrachent, et parvient ainsi à compri- mer dans sa jeune âme tout élan de sensibilité ; puis elle le relègue des journées entières dans une chambre isolée, elle le gorge de nourriture, mais elle le prive de toute espèce de jeux et de communication extérieure. Alors le pauvre petit, ne voyant, n'entendant plus rien de propre à déve- lopper ses facultés intellectuelles, perd bientôt avec sa gaieté les dernières lueurs de son intelligence. D'abord taciturne et maussade , il devient ensuite insensible, hébété , il n'éprouve plus que les besoins de la brute. Pour combler la mesure , sa cruelle ennemie, voulant le mettre dans l'impossibilité de se plaindre d'elle à son père , si ce dernier venait à le questionner, le força d'oublier le français, en ne lui parlant plus que flamand. L'enfant avait longtemps parlé cette langue chez sa nourrice; bientôt il n'en connut plus d'autre ; il arriva même à un tel degré d'idiotisme, qu'il finit par ne plus former que des sons inintelligibles.

Ce fut en cet état que le retrouva , au bout de deux années, une amie de son père. Elle avait vu naître cet enfant, et lui portait un vif intérêt. Ayant donc examiné de très-près la conduite de la belle- mère et pris quelques informations, elle fit, sans hésiter, part de ses soupçons à M. de S***. Celui-ci revint , et trouva son fils assez bien portant , parfai- tement vêtu surtout; mais quand il le vit sourd à sa voix, insensible à ses caresses; quand il vit son œil morne et éteint se promener avec indifférence sur tous les objets, un cri terrible sortit tout à coup

KT OE LA JALOUSIE. 615

de ses entrailles de père : la vérité venait de lui ap- paraître. Un moment il fixe ses rejjards enflammés sur la femme coupable qui lui présentait son autre fils , puis , la repoussant avec horreur, il saisit dans ses bras le pauvre idiot, et s'enfuit avec lui de la maison pour n'y plus rentrer.

Placé immédiatement cliez un médecin habile , l'enfant eut le bonheur de recouvrer son intelli- jjence , mais jamais il ne retrouva sa première gaieté : on eût dit que l'affreuse jalousie dont il avait failli être victime le poursuivait encore au milieu des beaux jours de sa jeunesse, et il se passa bien des années avant qu'il pût en surmonter la ter- rible impression.

IV. Jalousie compliquée d'envie, et terminée par une affection cancéreuse moilelle.

Une femme de la classe bourgeoise, possédant quelque fortune, était restée veuve avec deux pe- tites filles. L'aînée, nommée Rose, avait un carac- tère acariâtre et un physique tellement disgra- cieux, qu'il était difficile, en la voyant, de ré- primer un mouvement de répulsion. La jeune Elise, au contraire, était avenante, agréable, et d'un si bon naturel que chacun se plaisait à lui donner des témoignages de bienveillance, qui ne tardèrent pas à lui faire de son aînée une véritable ennemie. Cette inimitié, qui ne fit qu'accroître avec le temps, datait de la naissance d'Elise ; car Rose , dont le nom même semblait une inj-.ire, n'avait pu voir une autre enfant devenir avec elle l'objet des soins maternels.

GIG r)E i.'knvie

sans en éprouver une profonde jalousie. La préfé- rence que sa mère parut toujours lui accorder sur sa jeune sœur, quoiqu'elle la méritât si peu , ne put pas modifier ce sentiment invétéré, dont la petite Elise en grandissant eut à subir toutes les tristes conséquences. Chaque compliment , chaque marque d'amitié reçue par elle de la part des personnes étrangères , était pour son impitoyable sœur un mo- tif de la maltraiter. Un jour, entre autres, elle lui meurtrit le visage et l'accabla de coups, parce que quelqu'un, en passant, s'était récrié sur sa gentil- lesse. La mère, par une faiblesse impardonnable, souffrait les mauvais traitements de Rose envers sa sœur, et y ajoutait quelquefois les siens lorsque la la jeune victime osait venir se plaindre et réclamer son appui.

Cependant Elise, arrivée à l'âge de dix-huit ans, se maria , et échappa alors à l'autorité d'une mère injuste, ainsi qu'aux brutalités de sa sœur; mais si la jeune femme eut à se réjouir de son affranchis- sement, elle ne put échapper à son propre cœur, qui bientôt la ramena à toute la dépendance d'un amour filial profondément senti. Sa mère perdit la petite fortune qu'elle avait amassée, et dès lors la bonne Elise ne songea plus qu'à soulager par son travail la misère de celle qui lui avait donné le jour. Soins, prévenances, dévouement absolu, tout lui fut prodigué; et, chose admirable, tout fut prodi- gué aussi à la méchante sœur, sans que jamais un seul mot, ni même un regard sévère, vînt lui repro- cher ses torts. Lne conduite si généreuse, et qui

r.l' ItF, l,A .lAl.Ol'SIK. 617

dura un Irès-grand nombre d'années, était assuré- ment bien propre à désarmer la malheureuse ja- louse ; chaque jour cependant sa passion sembla puiser un nouvel aliment dans les bontés mêmes de celle qui en était l'objet : c'était pour elle un vrai sup- plice de la voir approcher de sa mère; elle exigeait que celle-ci ne payât jamais par une parole affec- tueuse ou par un sourire de bienveillance les soins journaliers de la piété filiale; et, quelle que fût à cet égard la condescendance de la trop faible mère, Rose tombait dans des accès de fureur, de déses- poir, quand le moindre signe venait contrarier ses coupables exigences.

Une lutte si longue et si continuelle finit par dé- terminer chez cette fille une tumeur cancéreuse au sein. Pendant plusieurs mois, son excellente sœur n'épargna rien pour soulager les souffrances qu'elle endurait ; mais , au milieu des plus cruelles an- goisses. Rose ne perdait pas de vue son idée domi- nante. Forcée, en 1838, de se rendre dans un hôpi- tal pour y subir l'opération , elle y souffrit moins encore de ses douleurs physiques que de la jalousie et de l'envie dont son âme était dévorée. Bientôt elle étendit ce double sentiment sur les malades, ses compagnes de salle: aux unes , elle enviait les témoignages d'intérêt qu'elles avaient obtenus, soit pendant la visite du médecin, soit pendant la dis- tribution que faisaient les sœurs hospitalières; aux autres, elle reprochait amèrement la bénignité de leur maladie, et presque toutes enfin devinrent pour elle les objets d'une inimitié si profonde, qu'elle prit

618 DE l'envie et de la jalousie.

l'hôpital en horreur, et voulut être ramenée dans sa famille, peu de temps après, sentant sa fin appro- cher, elle exigea de sa mère la promesse solennelle de ne jamais aller demeurer avec Elise.

Malgré toute l'habileté et toute la patience de M. Robert pendant l'ablation de la tumeur can- céreuse dont la malade était affectée, des ganglions qu'il avait été impossible d'enlever prirent bientôt, dans le creux de l'aisselle, un développement consi- dérable, engorgèrent le bras, et entraînèrent la mort de cette fille, qui succomba à l'âge de quarante et un ans , le 28 mars 1 838,

Si j'eusse connu davantage cette infortunée, et que je me fusse aperçu du mal moral dont elle était minée, je lui aurais conseillé de ne pas courir les chances d'une opération presque toujours suivie d'une récidive funeste, quand les humeurs sont depuis longtemps viciées par des affections tristes, notamment par la haine, le chagrin, la jalousie et l'envie.

DE l'avarice. 619

CHAPITRE XI.

DE L AVARICE.

Le plus riclie dus liomiiies , c'est réconouie ; le plus pauvre, c'est l'dvare.

CiuMFouT, Maximes et Pensées.

Déjinilion et synonymie.

L'avarice est un désir immodéré d'accumuler des richesses , même aux dépens de ses premiers besoins, désir accompagné d'une crainte vive et continuelle de se les voir enlever; c'est une soif insatiable de l'or, pour l'or lui-même , dans lequel l'avare met tout son bonheur.

Avarice, en latin avaritia, avarities, dérive, sui- vant quelques étymologistes , du verbe avère, qui signifie désirer ardemment ; selon d'autres, c'est une contraction des deux mots aviditas œris (^avœris), avidité, convoitise de l'argent.

«A proprement parler, dit Voltaire, l'avarice est le désir d'accumuler, soit en grains, soit en meu- bles, ou en fonds, ou en curiosités. Il y avait des avares avant qu'on eût inventé la monnaie. » On peut objecter à l'auteur du Dictionnaire philoso- phique, d'abord que les vrais avares se soucient fort peu de meubles et de curiosités; ensuite , que longtemps avant l'invention de la monnaie , qui est déjà très-ancienne, il y avait des valeurs représen-

620 l'K I.AVAKK K.

tatives , que les avares devaient convoiter. Pour nous, qui vivons à une époque l'on ne connaît que trop l'argent monnayé, nous ferons consister l'avarice dans la manie de thésauriser l'argent, et surtout l'or. Montesquieu nous donne la raison de cette préférence : « L'avarice , selon lui , garde l'or et l'argent, parce que, comme elle ne veut point consommer, elle aime des signes qui ne se détrui- sent point ; elle aime mieux garder l'or que l'argent, parce qu'elle craint toujours de perdre, et qu'elle peut mieux cacher ce qui est en plus petit volume. » [Esprit des Lois, liv. XXII , chap. 9.)

Saint Paul appelle l'avarice une idolâlrie, parce que , en effet , lavare se fait un dieu de son or et de son argent. Le satirique français ne traite pas cette passion avec moins de sévérité :

Un avare, idolâtre et fou de sou argent, Rencontiant la disette au sein de l'abondance, Appelle sa folie une rare prudence, Vx met toute sa gloire et son souverain bien A grossir un trésor qui ne lui sert de rien : Plus il le voit accru, moins il en sait l'usage. Sans mentir, l'avarice est une étrange rage !

(BoiLEAU, satire 4.)

Ne confondons pas l'intéressé, le parcimonieux, et l'avare, h'intéressé aime le gain , et ne fait rien gratuitement; le parcimonieux aime l'épargne, et s'abstient de ce qui est cher; Y avare aime la posses- sion , ne fait guère usage de ce qu'il a , et voudrait pouvoir se priver de tout ce qui coûte (1).

(1) Celui qui aime les richesses pour les dépenser n'est pas, à

i)i: l'avauice. 021

L'intéressé et le parcimonieux ne sont pas encore avares ; l'avare est nécessairement parcimonieux , et presque toujours intéressé.

Causes.

Les individus lymphatiques, mélancoliques et cacochymes, sont, en général, plus prédisposés à cette passion que ceux qui vivent sous la prédomi- nance sanguine ou bilieuse. L'avarice s'observe rarement dans la jeunesse, assez souvent dans la maturité de l'âge, très-fréquemment, et d'une ma- nière presque épidémique , dans la vieillesse : c'est la passion dominante des vieillards, comme l'amour est celle des jeunes gens, et l'ambition celle de l'àge mûr.

L'avarice est aussi quelquefois un vice de famille, transmis sinon avec le sang, du moins par l'exemple ou par une mauvaise éducation.

Nous rencontrons cette passion dans tous les rangs, dans toutes les conditions: les princes et les sujets, l'Ignorant et le savant, le pauvre et le riche, en sont également atteints ; mais plus sou- vent le riche que le pauvre.

Enfin, il n'est pas rare de la voir se développer sous l'influence d'une infirmité et même d'une ma- ladie aiguë. Le professeur Allbert a connu une dame, de haute condition, qui offrait un exemple curieux

proprement parler, avare. Voyez la dislinctiun établie à l'article Ambition. Voyez aussi, dans les Caractères de Théophraste, le cha- pitre 10, de l'Epargne sordide, et le chapitre 30, du Gain sordide.- quant au chapitre 22, de l'Ji'ance, il mérite à peine d'être lu.

622 IJE L*AVABICE.

d'avarice périodique. Cette dame, vaporeuse et mé- lancolique pendant six mois de Tannée, n'usait alors de ses revenus, qui étaient considérables, qu'avec une parcimonie sordide; mais elle se fai- sait aduiirer par une générosité sans borne aussitôt qu'elle était revenue à son état normal de santé.

Cherchons maintenant la source morale de l'ava- rice. «Ce n'est pas, dit La Bruyère, le besoin d'ar- gent où les vieillards peuvent appréhender de tom- ber un jour qui les rend avares , car il y en a de tels qui ont de si grands fonds qu'ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude ; et d'ailleurs comment pourraient-ils craindre de manquer dans leur cadu- cité des commodités de la vie, puisqu'ils s'en pri- vent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice(l)? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes richesses à leurs enfants, car il n'est pas naturel d'aimer quelque chose plus que soi- même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards , qui s'y aban- donnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare; l'on n'a aussi nul besoin de s'empresser

(1) Si les avares se privent des commodités de la vie, ce n'est précisément que dans l'espérance d'en jouir plus tard. Leur folie consiste donc h sacrifier le présent à un avenir souvent diimé- rique. Aussi l.a Rochefoucauld avait -il dit judicieusement de l'avarice : « Il n'y a point de passion qui s'éloigne plus souvent de son but , ni sur qui le présent ait tant de pouvoir au préjudice de l'avenir. >•

DE l'avarice. 623

ou de se donner le moindre mouvement pour épar- gner ses revenus; Il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est com- mode aux vieillards, à qui il faut une passion , parce qu'ils sont hommes. » ( Caractères, chap. 9.)

La profondeur et la sagacité habituelles de La Bruyère me paraissent ici complètement en défaut: il réfute m.al , ou, pour mieux dire, il ne réfute point, et ne conclut rien. Reconnaissons plu- tôt, avec Vauvenargues et d'autres moralistes, que l'avarice tire sa source d'un amour excessif de la vie, qui, croissant avec l'âge, et développant chez les vieillards des craintes exagérées pour leur avenir, les fait s'armer d'une prévoyance outrée, afin de se ménager des ressources dans les malheurs qui pourraient leur arriver.

L'apathie naturelle aux vieillards et aux infirmes entre sans doute pour beaucoup dans le développe- ment de l'avarice ; m^iis , à part l'instinct de conser- vation , auquel tout l'homme se rapporte , la vraie source morale de cette passion ne saurait se trouver ailleurs que dans une circonspection prédomi- nante (1).

(1) Rousseau n'élait pas avare dans la véritable acception du mol. \j'avfjrhe prpsqiifi sorlide dont il se f^ratifie n'était chez lui qu'une parcimonie momentanée, produite par un mélange bizarre de paresse, de méfiance et d'orgueil.

Du reste, une remarque que j'ai souvent faite en lisant Jean- Jacques, c'est le peu d'importance que ce grand écrivain semble attacher au vrai sens des mots. Etait-ce de sa part artifice de style? je ne le pense pas; je croirais plutôt que la passion sous l'influence de laquelle il écrivait exaltait beaucoup trop son imagination, et

624 riE i.'a\.\bice.

Caractère, symptômes, effets et terminaison.

« Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés, et plus mal nourris, qui essuient les rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de la société des hommes et passent leurs jours dans la solitude, qui souffrent du présent, du passé et de l'avenir, dont la vie est comme une pénitence continuelle , et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin le plus pénible : ce sont les avares. » ( La Bruyère , Caractères , chap. 11.)

« L'avare , dit Massillon , n'amasse que pour amas- ser ; ce n'est pas pour fournir à ses besoins, il se les refuse. Son argent lui est plus précieux que sa santé, que sa vie, que son salut, que lui-même. Toutes ses actions , toutes ses vues, toutes ses affec- tions, ne se rapportent qu'à cet indigne objet. Per- sonne ne s'y trompe , et il ne prend aucun soin de dérober aux yeux du public le misérable penchant dont il est possédé ; car tel est le caractère de cette honteuse passion, de se manifester de tous les côtés.

faussait ainsi son jugement. En voici un exemple qui se rattache précisément au sujet que nous traitons. Dans ses Considérations sur te gouvernement de Pologne, on trouve cette singulière phrase : « L'a- vare n'a point proprement de passion qui le domine; il n'aspire à l'argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir.» L'avare n'a pas de passion qui le domine! Mais n'est-i! pas violemment dominé par la passion qui le constitue avare, par l'avarice? et n'avons-nous pas vu que la passion dominante tient en quelque sorte toutes les autres passions sous ses ordres? C'est ainsi qu'emporté par la haine qu'il voue à l'argent, Rousseau va jusqu'à oublier que l'avarice est une passion.

nr i.'AVAiiirE. * G25

de ne faire au dehors aucune démarche qui ne soit marquée de ce maudit caractère, et de n'être un mystère que pour celui seul qui en est possédé. Toutes les autres passions sauvent du moins les apparences , on les caclie aux yeux du public ; une imprudence peut quelquefois les dévoiler, mais le coupable cherche, autant qu'il est en soi , les ténè- bres : mais, pour la passion de l'avarice, l'avare ne se la cache qu'à lui-même. Loin de prendre des précautions pour la dérober aux yeux du public , tout l'annonce en lui , tout la montre à découvert ; il la porte écrite dans son langage , dans ses ac- tions, dans toute sa conduite, et, pour ainsi dire, sur son front.

«L'âge et les réflexions guérissent d'ordinaire les autres passions, au lieu que l'avarice semble se rani- mer et reprendre de nouvelles forces dans la vieil- lesse. Plus on avance vers ce moment fatal tout cet amas sordide doit disparaître et nous être en- levé, plus on s'y attache; plus la mort approche, plus on couve des yeux son misérable trésor , plus on le regarde comme une précaution nécessaire pour un avenir chimérique. Ainsi l'âge rajeunit, pour ainsi dire , celte indigne passion. Les armées , la maladie, les réflexions , tout l'enfonce plus pro- fondément dans l'âme , et elle se nourrit ou s'en- flamme par les remèdes mêmes qui guérissent et éteignent toutes les autres. On a vu des hommes , dans une décrépitude à peine leur restait-il assez de force pour soutenir un cadavre tout prêt à tom- ber en pourriture, ne conserver, dans la défaillance totale des facultés de leur âme, un reste de sensi-

40

020 l»F, 1,'AVAmCE.

I>llilé , et, pour ainsi dire , de si^iie de vie, que pour cette indigne passion, elle seule se soutenir, se ranimer sur les débris de tout le reste, le dernier soupir être encore pour elle (1), les inquiétudes des derniers moments la regarder encore, et, par une punition terrible de Dieu , l'infortuné qui meurt jeter encore des regards mourants, qui vont s'é- teindre sur un argent que la mort lui arrache, mais dont elle n'a pu arracher l'amour de son cœur. » ( Discours synodaux. De la Compassion des pauvres. )

Voulez-vous reconnaître un avare, examinez-le surtout dans deux moments bien importants pour lui : quand il reçoit , et quand il donne. Lui fait-on un présent de quelque valeur, à l'instant sa main s'épanouit pour le recevoir, sa figure est radieuse, ses yeux sont humides de tendresse ; il est dans l'extase , et sa bouche entr'ouverte ne trouve pas d'expressions pour témoigner sa surprise et son bon- heur : il jouit.

Faut-il, au contraire, qu'il donne quelques pièces d'argent , la scène est bien différente : ses traits se rembrunissent et se contractent , son bras s'allonge avec lenteur pour compter chaque pièce , qu'il n'a- bandonne que difficilement , après l'avoir serrée comme pour la dernière fois entre le pouce et l'in- dex ; puis son regard inquiet suit tristement jusque dans votre poche l'argent qu'il a tirer de la sienne : il souffre.

De tous les vices qui dégradent le cœur de l'homme, l'avarice est sans contredit le plus misé-

(1) Voir ci-après la troisième observation.

i)i: i/avap.ice. 627

fable et le ])lu8 odieux. Les juitres passions pnivnit du moins se rencontrer avec (|nclqiics vertus, ou cire relevées par ((ucUjues bonnes qualités; l'avarice détruit toutes les vertus, ternit toutes les qualités, el peut enfanter tous les crimes. En effet , l'u- sure (1), l'inhumanité, l'ingratitude, le parjure, le vol, le meurtre, ne sont que trop souvent les fruits de ce vice monstrueux.

Ennemi de Dieu et de la société, l'avare , par ini juste retour, est lui-même son propre bourreau. Les privations de tous genres qu'il s'impose, les craintes continuelles auxquelles son esprit est en proie, les visions de son imagination malade, lui font éprouver de fréquentes et cruelles insomnies, qui bientôt amènent chez lui la pâleur de la face, l'amoindrissement des traits, et, plus tard, l'amai- grissement général du corps.

A une période encore plus avancée, on voit cette passion se terminer par la mélancolie, le marasme, la folie, et, dans certains cas, assez rares cepen- dant, par le suicide (2).

Traitement.

Nous avons vu que l'avarice tire sa source d une prédominance de circonspection qui croît avec l'âge : c'est donc cette circonspection que les pa- rents et les instituteurs devraient s'efforcer de mo- dérer , ou de diriger convenablement, lorsqu'ils la trouvent trop développée chez de jeunes sujets.

(1) Voyez la noie 0 , à la fin du volume,

(2) Voir la deuxiènn- observation.

628 DE l'avaî'.ice.

Loin de là, que fait souvent un père peu éclairé ou parcimonieux? Il enjoint à son enfant de con- server bien précieusement les pièces d'argent qu'on a pu lui donner. Pour plus de sûreté , il se charge lui-même du dépôt; puis, au bout de quelque temps , il persuade au marmot que ces pièces se sont multipliées , qu'elles ont fait des petits. Emer-^ veillé à la vue de cette prétendue reproduction , l'enfant demande et obtient la permission de l'o- pérer lui-même. Continue-t-il d'être trompé, ses désirs s'enflamment, et son petit trésor, toujours grossissant , devient pour lui l'objet d'une espèce de culte. Réjouis-toi, père imprudent; réjouis-toi. professeur de sagesse , ta tâche est accomplie : tu as formé un avare, qui attendra ta fin avec impa- tience pour jouir seul de ton or; ou presque toujours un prodigue , qui te payera de superbes fimérai lies , et dévorera le reste (1).

(1) J'ai vu plus d'une fois des parents inexpérimentés employer ce misérable strataj^ème pour inspirer, disaient-ils, le goût de l'économie à des enfants trop enclins à la dépense. Voilà comme on fausse le jugement , cette faculté si précieuse qui doit être plus lard la règle de toutes les actions de l'homme ! C'est sans doute pour un pareil élève que La Bruyère a écrit ces lignes : « L'avare dépense plus mort, en un seul jour, qu'il ne faisait vivant en dix an- nées; et son héritier, plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même en toute sa vie.

« Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères , et réci- proquement les pères à leurs enfants, sans le titre d'héritiers.

«Triste condition de l'homme, et qui dégoûte de la vie! Il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'agonie de nos proches : celui qui s'empêche de sou- haiter que son père y passe bientôt est homme de bien. » {Cnrac tères, chap. 6.)

i)K l'avahick. 029

«Ce que l'on prodigue, on Tôle à son héritier; ce que l'on épargne sordidement, on se l'ôle à soi- même : le milieu est justice pour soi et pour les autres. » Le milieu que recommande La Bruyère est une sage économie, dans laquelle on peut encore faire rentrer ceux qui ne sont que sur les limites de la parcimonie. Quant à l'avarice bien caractérisée , elle est presque toujours incurable. Il est donc essentiel de combattre cette passion avant qu'elle ait pris sur ses esclaves un empire absolu.

Un des meilleurs moyens est la société habituelle et intime d'individus enjoués et désintéressés , se procurant sans prodigalité les plaisirs et les com- modités de la vie , ou bien encore celle d'hommes sensibles, charitables, occupés à secourir les mal- heureux, à visiter les malades et les prisonniers. |^

Pour corriger l'avarice naissante , on a aussi con- seillé de lui présenter souvent le tableau des pro- babilités de la vie humaine.}

Le ridicule et la peur pourront encore être em- ployés avec succès, suivant le caractère de l'individu sur lequel vous voudrez agir. Ainsi vous mettrez sous les yeux de l'un les scènes plaisantes et ridi- cules dont les avares ont tant de fois été le sujet , et pour cela il suffira de les renvoyer à Plante et à Molière. A un autre , vous raconterez adroitement les vols et les assassinats qui se commettent chez les avares, le crime compte toujours avoir meilleure capture que chez les personnes qui sa- vent faire usage de leur bien. A celui-là, vous pré- senterez la triste et inévitable destinée qui attend les avares; la misère au milieu de leur stérile abon^

630 DE l'avarice.

dance; leurs noms couverts de haine et de mépris; leur mort provoquée par tous les vœux, et dont eux-mêmes semblent se charger de hâter le moment. A celui-ci, enfin, sur lequel les sentiments reli- gieux ont encore conservé quelque empire, vous rappellerez les annihèmes lancés contre les avares par une religion dont tous les enseignements se ré- sument dans la charité.

Observations. 1. Mort subiie d'une avare.

Pendant le rigoureux hiver de 1829-1830, je Fus appelé par le commissaire de police du quartier de l'Observatoire, pour aller visiter une mendiante de profession, morte subitement dans son domi- cile, rue Saint-Dominique-d'Enfer , n" 3.

Entrés dans une vaste mansarde d'une malpro- preté repoussante, nous arrêtâmes quelques ins- tants notre vue sur deux énormes chats couchés sur le lit, et sur un épagneul qui , placé comme en sen- tinelle sur le cadavre de sa maîtresse , s'élançait avec fureur pour mordre les personnes qui vou- laient s'en approcher.

Après qu'on se fut débarrassé, non sans peine , de ces animaux , je procédai à l'examen du cadavre. C'était celui d'une femme âgée d'environ soixante- cinq ans. L'habitude du corps, qui était d'une mai- greur extrême, et couvert de vermine, n'offrait aucune trace de violence étrangère; je ne remarquai non plus aucun symptôme d'hémorrhagie cérébrale ni pulmonaire. Les fonctions digestives s'exerçant

DE l'avarice. 631

habituellement chez cette femme d'une manière régulière, et son régime alimentaire étant d'ailleurs fort exigu , je ne pouvais guère attribuer la mort à une indigestion. Mais le vent glacial que nous sen- tîmes souffler à travers les fenêtres mal jointes et dégarnies de mastic me lit piésumer que cette malheureuse était morte de froid.

Ma conjecture se changea en certitude après une plus ample inspection du domicile. Cette femme n'avait, en effet, sur elle qu'une mince couverture de laine criblée de trous : sa cheminée , herméti- quement fermée, et, du reste, tout à fait dégarnie de cendres, annonçait que depuis le connnencement de l'hiver elle n'avait pas encore usé de combustible ; et cependant la moitié de sa vaste mansarde était remplie de bois, symétriquement arrangé jusqu'au plafond, et dont sans doute elle s'était promis de brûler quelques morceaux, si le temps continuait d'être aussi rigoureux.

J'attribuai donc la cause de la mort au froid ex- cessif, dont cette femme , sans son avarice , eût cer- tes pu se préserver avec l'énorme provision de bois dont l'avait gratifiée la charité publique.

Quelques jours après, j'appris par la voie des journaux que le juge de paix avait trouvé plus de 10,000 francs en or enfouis dans la paillasse de cette misérable.

II. Suit'ide d'une avare. [2\ février 1836.)

Au n" 281 de la rue Saint-Jacques vivait, depuis plus de cinquante ans , dans une mansarde au cin- quième étage, une vieille femme du nom de Tillard.

632 ^^ l'avaiuce.

Tout chez elle annonçait une profonde misère; elle se nourrissait mal , et était encore plus mal vêtue. Pour éviter les dépenses que, disait-elle, sa posi- tion ne lui permettait pas de faire, elle allait se chauffer chez ses voisins , qui , par un sentiment de commisération , l'accueillaient à leur foyer , sur- montant, par égard pour ses quatre-vingt-huit ans, le dégoût que leur inspiraient les haillons dont elle était couverte.

La femme Tillard était très-méfiante : jamais elle ne recevait personne chez elle ; elle donnait ses au- diences aux visiteurs sur le carré de son logement , après les avoir fait longtemps attendre ; car elle ne pouvait sortir de son réduit avant d'avoir ouvert trois serrures , et tiré les deux verroux qui garnis- saient sa porte à l'intérieur.

Depuis dix jours , cette femme n'ayant pas été vue dans la maison comme k l'ordinaire, les voisins en informèrent M. Gourlet, commissaire de police du quartier de l'Observatoire, qui aussitôt se transporta avec moi sur les lieux. La porte à peine ouverte , nous aperçûmes le cadavre de cette malheureuse, qui s'était asphyxiée volontairement. Déjà l'on avait jeté dans un coin de la chambre les vêtements infects qui la couvraient , et l'un de ces haillons était livré aux flammes , quand une femme donna le conseil de visiter les autres, soupçonnant qu'il pouvait y avoir quelques papiers secrets , soit dans les poches, soit entre l'étoffe et la doublure.

Ce conseil fut très-profitable aux héritiers de la défunte; car ontrouva renfermés dans une boîte de

DE LAVAUICE. 633

carlon seize billets de banque de mille francs, et dix autres mille francs de valeurs sur la banque de France.

III. Mon d'un avare paralytique et aveugle.

Le vénérable abbé Desjardins , ancien vicaire gé- néral du diocèse de Paris, fut appelé un jour, pen- dant qu'il était curé des Missions étrangères , chez un pauvre vieillard aveugle , qu'on lui dit être gra- vement malade, et qui demandait avec instance à le voir. Empressé de se rendre au désir qu'on lui expri- mait, M. Desjardins court chez le mourant , et cher- che à lui offrir les consolations de son ministère; mais celui auquel il s'adresse ne semble l'écouter qu'avec distraction , et l'interrompt bientôt pour lui demander s'il est le curé des Missions étran- gères.

«Sans doute, lui répond M. Desjardins; n'est-ce pas moi que vous avez fait appeler? Oh! oui, car vous êtes le seul homme en qui je puisse avoir confiance. Ainsi vous êtes bien M. Desjardins? Je vous l'atteste. Sommes-nous seuls? Voyez, re- gardez si personne ne peut nous voir ou nous en- tendre. — JXous sommes seuls, absolument seuls. Soyez tranquille, mon ami, la porte est fermée: vous pouvez parler sans crainte. »

Ici le malade paraît se recueillir, puis il s'efforce de se soulever.

«Restez, restez couché, reprend M. Desjardins, je vous entendrai parfaitement.» Pendant ce temps, le vieillard a tiré une clef de dessous son chevet.

634 DE l'avarice.

« La voilà... dit-il d'un air mystérieux. Mais vous êtes bien M. Desjardins, n'est-ce pas, le curé des Mis- sions étrangères? Je vous l'ai déjà affirmé; com- ment pouvez-vous en douter encore? Eh bien! avec cette clef, ouvrez, je vous prie, le coffre qui est , au pied de mon lit. Tout au fond , vous trou- verez un sac que vous m'apporterez; mais allez très- doucement , de peur qu'on ne vous entende. »

Le curé suit les instructions qui lui sont données, et à la vue du sac , à son poids énorme , il se ré- jouit en songeant que la misère de ses pauvres va être soulagée ; car il ne doute pas que le moribond ne leur destine quelque partie du trésor qu'il lui remet. Assis sur son grabat, le vieillard n'a pas plutôt tou- ché le bienheureux sac, qu'il est saisi d'un trans- port de joie impossible à décrire.

«Enfin, je le tiens donc! dit-il d'une voix étouf- fée, et en le pressant sur sa poitrine; mon Dieu, qu'il y a longtemps que je n'ai eu un tel bonheur ! Ah ! du moins, je l'aurai goûté encore une fois avant de mourir! » Alors, déliant les cordons du sac, il plonge sa main au milieu de l'or qui s'y trouve contenu ; avec ses doigts desséchés, il palpe, il caresse, il compte son métal chéri, et retombe tout à coup sans mouvement : la joie l'avait tué.

DE LA PASSION DU JEU. 635

CHAPITRE XII.

DE LA l'ASSlON DU JEU.

Le jeu est un gouffre qui n'a ni fond ni rivage.

TnoMAS.

Sa définition, son ancienneté, son universalité, ses progrès en France.

La passion du jeu est un besoin habituel de livrer son bien aux chances du hasard , ou à des combi- naisons incertaines, dans lesquelles l'habileté a plus ou moins de part. C'est le plus souvent une lutte l'homme ne voit dans son seinblable qu'une proie dont il faut qu'il s'empare pour n'en être pas lui- même dévoré, il se réjouit en proportion du mal qu'il fait, et le revers enfante presque toujours la haine, sans que le succès amène l'aFfection.

La soif de l'or, l'espoir outré d'un gain facile, l'oisiveté, et la recherche d'émotions variées, tels sont les éléments que l'analyse découvre dans cette maladie morale, l'une des plus contagieuses et des plus funestes. Ce n'est pas que par lui-même le jeu ne soit un passe-temps aussi innocent qu'agréable , quand on s'y livre avec modération et dans le seul but de donner quelque délassement à l'esprit ; mais, du moment l'on s'y sent porté avec trop d'ardeur, on doit prudemment y renoncer; sinon, l'habitude

636 l>E I.A l'ASblON DU JEU.

en fait bientôt un besoin aussi impérieux que cou- pable.

II y a des jeux de pur hasard, il y en a d'autres le hasard est joint à l'habileté; il y en a aussi que l'on considère comme dépendant uniquement de l'esprit ou de l'adresse; le hasard , toutefois, entre encore pour quelque chose dans ces derniers, en ce que souvent on ne connaît pas la force de son ad- versaire, qu'il peut survenir des coups qu'on ne sau- rait prévoir, et qu'enfin l'esprit comme le corps ne se trouvent pas toujours bien disposés. Quoi qu'il en soit , il est à remarquer que la plupart des joueurs se livrent de préférence aux jeux dans les- quels leur talent ne leur donne aucune supériorité: un gain certain et journalier a moins d'a^ttrait pour eux que la chance d'une grande fortune dont le sort peut un jour les favoriser; c'est sans doute parce que, dans les jeux de hasard, tous les coups sont décisifs , l'âme est tenue continuelle- ment dans une sorte d'exaltation extatique , sans qu'elle contribue à son plaisir par une contention dont la paresse aime à se dispenser.

Dans cet article, consacré à la passion des jeux de hasard, je crois devoir simplement mentionner la Bourse, loterie politique tout aussi immorale que l'ancienne loterie royale de France; le commerce, loterie industrielle (i), qui, chez les païens, avait

(1) D'après le relevé des cahiers d'enrejpstrement, les faillites déclarées au tribunal de commerce de la Seine, depuis le l*"" jan- vier 1840 jusqu'au 31 décembre de la même année, sont au nom- bre de 826, i-eprésentanl en résullal un passil" de 49,595,980 fr. 15 C; el un actif de 32,8{î(),073 fr. 93 c; mais on sait que ce der-

nE I.A PASSION Dr IRl". 037

pour patron le dieu des voleurs ; enfin la f^ueirc , cette loterie san^jlante, qu'un de nos écrivains a appelée un jeu de héros.

La manie du jeu remonte à la plus haute anti- quité , et Ton en trouve des traces chez tous les peu- ples. Les Juifs, il est vrai, paraissent en avoir été exempts avant leur dispersion ; mais elle les gagna dès qu'ils eurent fréquenté les Grecs, qui jouaient déjà avant le siège de Troie (1), et les Romains, qui devinrent joueurs longtemps avant la destruction de leur république. En vain les lois romaines fendirent de jouer au delà d'une certaine somme ; en vain Juvénal s'attacha à flétrir ces hommes qui apportaient au jeu des cassettes pleines d'or pour les risquer en un seul coup de dés, la passion des jeux de hasard fit de tels progrès à Rome, que, vers

nier chiffre, en pareille circonstance, n'est qu'idéal. Du reste, le nombre des faillites déclarées en France de 1817 à 1826 était, an- née moyenne, de 1,237; et il s'est élevé en 1840 à 2.018. Celte der- nière année, le dividende moyen de toutes les faillites prises en- semble a été de 25 pour 100.

La plus avantageuse des sonsciiptions avec primes n'était , en définitive, qu'une loterie déguisée, à laquelle les joueurs exposaient l'excédant de la valeur de l'ouvrage mis en souscription. Les em- prunts avec primes , contractés par divers gouvernements, ne sont également autre chose qu'une loterie , ou les porteurs d'obligations jouent la portion d'intérêts qu'ils ne reçoivent pas. Heureux si le vent des révolutions ne leur enlève pas intérêts et capital !

(1) Les Lacédémoniens seuls bannirent pendant longtemps le jeu de leur république. On rapporte que Chilon , ayant été envoyé pour conclure un traité d'alliance avec les Corinthiens, fut telle- ment indigné de trouver les magistrats, les femmes et les géné- raux occupés au jeu, qu'il s'en retourna sur-le-champ , en leur di- sant que Lacédémone, qui venait de fonder Byzance, ne voulait pas ternir sa gloire en s'alliant avec un peuple de joueurs.

6â8 DE LA PASSION DU JEU.

le temps Constantin abandonna celte ville pour n'y plus revenir, tout le monde, et jusqu'à la popu- lace, s'y livrait avec fureur : en détruisant Corin- the , les Romains ne s'enrichirent guère que de ses vices.

Suivant le témoignage de Tacite, les Germains furent aussi en proie à ce funeste penchant, et le poussèrent même jusqu'à un tel excès, qu'après avoir tout perdu au jeu de dés, ils se jouaient eux- mêmes en un seul coup. Alors le vaincu , quoique plus jeune et plus fort que son adversaire, se met- tait à sa merci, et se laissait garrotter et vendre aux étrangers. Le préjugé qui regarde les dettes du jeu comme les plus sacrées de toutes, comme des dettes d'honneur, nous est probablement venu de l'exacti- tude rigoureuse des Germains à remplir ces sortes d'engagements.

Les Huns allaient plus loin encore : saint Ambroise rapporte qu'après avoir mis au jeu ce qu'ils avaient de plus cher, leurs armes, ils y exposaient leur vie, et se donnaient quelquefois la mort malgré le ga- gnant. Des excès à peu près analogues se sont re- nouvelés dans les temps modernes. A iNaples , et dans plusieurs autres villes de l'Italie, des hommes du peuple jouaient leur liberté pour un certain temps. On assure qu'un Vénitien joua sa femme; un Chinois, sa femme et ses enfants. A Moscou , à Pé- tersbourg , on joue non-seulement son or, ses meu- bles, ses terres, mais encore ceux qui les cultivent, en sorte que des familles entières passent successi- vement à plusieurs maîtres en un seul jour.

On ferait, du reste, im livre fort curieux, si l'on

DE LA PASSION DU .IRU. (539

voulait rassembler tous les traits de folie que cette passion a produits parmi les lioiiiines. C'est une maladie universelle, dont la perpétuité ne peut se révoquer en doute. Quels que soient le culte et les lois qui régissent les diverses nations, quel que soit le climat qu'elles habitent , il se trouve parmi elles des joueurs effrénés ; on en rencontre même chez presque tous les peuples sauvages, qui , au dire des voyageurs, poussent plus loin que nous encore la passion des jeux de hasard. Cette passion, cepen- dant, ne s'exerçant chez eux qu'en proportion de leurs moyens et de leurs rapports, ne peut avoir ni la même influence, ni les mêmes résultats que chez les hommes civilisés. L'appât du gain peut bien les pousser, comme ceux-ci , à risquer tout ce qu'ils possèdent , dans l'espoir d'obtenir un surcroît de richesses, et ils y apportent sans doute la même avi- dité ; mais l'enjeu se bornant d'ordinaire à la peau d'un animal , ou à quelque autre objet de peu de valeur, leurs pertes sont presque toujours répara- bles, et ils échappent ainsi aux funestes consé- quences que ce vice amène parmi nous.

C'est surtout quand il prend sa source dans les sommités sociales, qu'il devient plus profond et plus général. L'amour des jeux de hasard ne se manifesta d'abord en France que parmi la no- blesse; longtemps le peuple ne connut d'autres amusements que l'arc , l'arbalète, le palet, la boule et les quilles. Le jeu de cartes , qui devint en usage à la cour sous Charles VI (1), se répandit dans la

(t) Plusieurs historiens ont prétendu que les cartes à jouer fu-^

6-10 nr i.A r\ssioN bv .lEr.

suite parmi les classes inférieures. Ainsi, ce (ut du palais des rois et des salons des grands que descendit ce goût qui depuis infesta Paris et les provinces. A diverses époques, avant François T', des ordonnances émanées de la cour interdirent au peuple les Jeux de hasard; mais, l'essor étant donné, la contagion finit par se répandre. Sous Henri 11, François 11, Charles IX et Henri 111 , les joueurs ne furent presque pas inquiétés; ils eurent une entière liberté sous Henri IV. On n'avait pas encorejoué en France avec autant d'acharnement qu'à la cour de ce prince: de toutes parts des académies de jeu se formèrent , les dupes s'y précipitèrent en foule; l'usure, cette plaie des familles , osa se montrer dane toute sa turpitude; les procès se multiplièrent, et le mal devint général. 11 fut réprimé sous Louis Xlll. Ce prince, qui eut une véritable passion pour le jeu d'échecs, se montra l'ennemi juré des jeux de hasard, et les interdit sévèrement. Le cardinal

rent inventées pour amuser la mélancolie de ce prince . 31M. Bois- sonade el Eloy Johanneau sont d'un avis contraire. Selon eux, les cartes étaient connues sous Charles V . On les trouve en Espagne vers 1330, et, d'après le Dictionnaire de V Académie de Mndrid, leur inventeur se nommait iSicolas Pépin. «Ce qu'il y a de certain, disent les auteurs du Dictionnaire des Origines, c'est que, si les cartes étaient connues sous Charles V, elles ne devaient pas être communes, à cause de la dépense qu'occasionnait alors leur pein- ture, puisque l'art de graver sur hois était encore ignoré à cette époque; l'on sait d'ailleurs que la chambre des comptes passa une somme considérable pour le jeu de caries qui fut apporté en France pour amuser Charles VI , alors en démence. » Ces cartes, dans leur origine, avaient, dit-on, sept à huit pouces de longueur. Ce fut sous le règne de Charles VII qu'un peintre français, nommé Jac- quemin Gringonneur, en inventa de particulières à la France.

DE L\ PASSION DU JEU. 0^ t

Mazarin en rétablit l'usage à la cour de Louis XIV, d'où cette épidémie se répandit une seconde fois sur tous les points de la France , et s'y naturalisa si bien, que depuis elle ne cessa plus d'y faire ses ravages, selon qu'elle fut plus ou moins favo- risée par les circonstances. Chose scandaleuse ! pendant le XVIP et le XVlll^ siècle, c'était un état que d'être joueur, et ce titre tenait lieu de naissance, de fortune et de probité. Ou voyait alors assis in- distinctement à la même table, et soupant ensemble, le prince et l'aventurier, la duchesse et la courti- sane , l'honnête homme et le fripon ; à cette époque, le jeu seul avait le privilège de niveler toutes les conditions.

Ce fut surtout lorsque les jeux domestiques eu- rent enfanté les jeux d'État, que la plaie devint plus sensible dans tous les rangs de la société. Sous pré- texte de réprimer la passion du jeu , on établit en France, à l'exemple de l'étranger, des loteries pu- bliques où le pauvre artisan put aller chaque jour engloutir le fruit de ses labeurs. Déjà l'un de ces établissements avait été projeté sous François V' ; mais alors le peuple n'était pas assez joueur pour se laisser prendre à ce dangereux appât : il en fit le premier essai sous Louis XIV , et s'y abandonna avec une telle fureur sous Louis XV, qu'il ne fut plus possible d'arrêter les effets de ce fléau , qui s'est perpétué jusqu'à nos jours (1).

(1) La loterie royale de France, qui succéda, en 1770, à toutes celles qui pullulèrent sous le règne de Louis XV, lui supprimée en 1703 lU'tablie en 1797, elle a existé sans interruplion jusqu'en

41

642 - DE LA l'ASSION DU JEU.

Causes.

Si la passion du jeu s'est manifestée dans l'en- fance des peuples comme dans leur vieillesse; si elle a persisté malgré les nombreux exemples des maux qu'elle entraîne , malgré les législateurs, qui, à certaines époques, cherchèrent à la détruire (1); si elle est surtout aussi répandue qu'on le dit chez les sauvages , il faut en conclure qu'elle est malheu- reusement naturelle à l'homme ; mais il ne s'ensuit pas qu'elle doive exercer le même empire chez tous les individus , ni même que le plus grand nombre ne puisse s'y soustraire.

Chez l'homme civilisé, les causes de ce penchant sont si multipliées , qu'il serait difficile de les énu- mérer toutes. 11 prend communément sa source dans diverses autres passions dont il reçoit l'impul- sion , et la leur rend à son tour. Ainsi , la paresse , la curiosité, le luxe, la vanité, l'ambition, la soif des richesses jointe à une espérance immodérée de les obtenir , le besoin d'émotions dans des cœurs

1836, époque de sa nouvelle suppression. D'après le Rapport de la Cour des comptes, on estime que les mises, durant cet espace de temps, c'est-à-dire pendant trente-huit années, se sont élevées à près de deux milliards, et les lots gagnants à quatorze cents mil- lions de francs environ. En déduisant les remises aux receveurs, les frais administratifs, et la perte sur 1814, le bénéfice net pour le gouvernement s'est élevé à trois cent quatre-vingt-cinq millions (dix millions environ par année).

(1) Les jeux de hasard sont expressément défendus par la loi de Mahomet. Au Japon , un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort.

DE l,\ PASSION DU JEU. 643

vides ou déjà l)lasés, telles sont les causes les pins ordinaires de son développement. S'il prend sou- vent sa source dans le désœuvrement de l'opulence, il nait aussi de la mivSère et des chajjrins , de la fré- quentation des chevaliers d'industrie, du mauvais exemple, de l'occasion enfin ; et si, par malheur, le succès vient lui sourire dès son début, alors il n'a pluà de frein ; l'habitude le rend presque incu- rable, parce qu'il devient une source perpétuelle d'illusions et de vicissitudes qui l'animent tour à tour, sans jamais l'assouvir (1).

Mais, comme je l'ai déjà dit, une des plus grandes causes de ce funeste besoin , ce qui contribue sur- tout à l'étendre dans une nation , c'est lorsque les gouvernants viennent à le fomenter par leur propre exemple, ou qu'ils tentent la cupidité des hommes , en leur offrant des chances de richesses qui n'ont trop souvent d'autre résultat que leur ruine. Qui ne sait les maux causés en France par le système de Law ? Ce célèbre aventurier ouvrit un goufFre la moitié de la nation s'empressa de verser son argent; et six cent mille familles, qui avaient pris du papier sur la foi du gouvernement, furent à peu près ruinées de fond en comble. L'éta- blissement de la loterie , ainsi que nous l'avons vu plus haut, n'eut pas des résultats moins funestes;

(1) «Le jeu nous plait, dit Montesquieu, parce qu'il atiache no- ire avarice, c'est-à-dire l'espérance d'avoir plus; il flatte noire vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne, et de l'attention que les autres ont sur notre bonheur; il satisfait notre curiosité on nous procurant un spectacle; enfin , il nous donne les différents plaisirs de la surprise. » [Essai sur le Goût.)

644 DE LA PASSION DU JEU.

car c'est principalement le peuple qui se laisse prendre à ce leurre dangereux. ÎS'a-t-on pas vu des femmes, surtout celles des classes inférieures , ven- dre jusqu'à leurs derniers effets, et même ceux de leurs enfants , pour satisfaire cette misérable pas- sion , qui semblait étouffer en elles les plus doux sentiments de la nature?

Quoique l'amour des jeux de hasard ait tou- jours été commun aux deux sexes , il ne se répan- dit en France, parmi les femmes, que longtemps après l'invention des cartes ; et si beaucoup se dé- gradèrent alors en poussant jusqu'à la fureur le goût de cette espèce de jeu , on peut remarquer que le nombre en fut toujours infiniment plus petit que celui des hommes; ce ne fut que parmi les femmes opulentes ou de mœurs dissolues qu'il do- mina (1). Celles de la classe bourgeoise ne jouent guère que par imitation , et l'économie forcée qui préside à leurs jeux en exclut ordinairement la pas- sion , et par conséquent le danger. Quant aux fem- mes du peuple, les dés et les cartes ont presque toujours été sans attrait pour elle : les joueuses donnaient la préférence à la loterie.

Aujourd'hui que cet établissement ainsi que les maisons de jeu sont supprimés, et que les préoccupations politiques absorbent nos pensées

(1) «Les femmes, dit encore l'auteur des Lettres persanes, ne s'y

livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion

plus chère; mais à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour

le jeu semble rajettnir, et colle passion remplit tout le vide des

I autres »

niv LA PASSION DU .lEU. 646

avec la plupart de nos {joûts , celui du jeu est beaucoup moins répandu en France ; aussi les joueurs de profession de l'un et de l'autre sexe y sont infiniment plus rares.

Les climats ne semblent pas exercer une in- fluence spéciale sur le développement de cette fa- tale passion ; toutefois , un ancien joueur, devenu depuis sa guérison l'un des premiers employés de la ferme des jeux de Paris, m'a assuré que, d'après les observations qu'il avait été à même de faire pendant douze ans, on pouvait classer les joueurs passionnés dans l'ordre suivant : Chinois, Anglais et Anglo-Américains, Italiens, Espagnols, Russes, Alle- mands, Polonais, Belges et Hollandais, enfin les Fran- çais, les moins acharnés de tous. Il est à remarquer que les deux tiers des sommes englouties dans les maisons de jeu ouvertes à Paris (1) provenaient des

(1) Depuis le l*"" janvier 1838, les sept maisons de jeu autorisées à Paris ont été fermées, au grand désespoir des joueurs et des employés de la ferme, envers lesquels, soit dit en passant, on au- rait dû être moins injuste. Ces maisons, placées sous la surveil- lance de l'autorité municipale, étaient Frascali, le Salon, Marivaux , et les numéros 9, 113, 129 et 154 au Palais-Royal. Les jeux les plus en vof^ue étaient le trente et un ou rouge et noir, la roulette , le krnps et le kreps , jeux de dés favoris des Anglais. Le grand nombre d'ouvriers qui accouraient au numéro 113, l'on faisait jouer petit jeu pour mieux les allécher, et ces malheureux perdaient néanmoins en quelques instants le gain de leur quinzaine, fut l'une des principales causes de la suppression de la ferme-régie, qui avait été conservée, disait-on, comme un mal nécessaire , sous le consulat, l'Empire et la restauration. Cette suppression éminem- ment morale, quoi qu'on en dise, a enlevé au gouvernement un revenu annuel de 5,500,000 francs, que la ville de Paris était tenue de verser au trésor pour la concession des jeux , et à celle-ci une

016 l^E LA l'ASSION OU JEU.

étrangers , qui ne manquaient pas de nous payer le tribut de leur séjour au milieu de nous.

Quant à la position sociale et aux diverses profes- sions, le même observateur a vu jouer des individus de toutes les conditions et de tous les états. Cepen- dant les joueurs les plus ardents, et comparative- ment les plus nombreux, lui ont paru être : 1" les gens riches et sans profession ; les individus pauvres et sans profession ; 3" les banquiers et les négociants ; les médecins ; 5" les étudiants des di- verses facultés ; 6" les ouvriers de toutes classes.

Caractère et portrait du joueur,

Stoïque en apparence, mais toujours plein d'il- lusions, le vrai joueur, malgré les sentiments qui l'agitent , supporte ordinairement sans changer d'attitude ni de visage toutes les chances de la fortune qu'il se plaît à braver. Prodigue du temps, insouciant et tout à la fois inquiet de l'avenir,

somme approximative de 1,500,000 francs, provenant de ce qui lui était abandonné sur le prix fixe des baux (le premier a été de 6,526,600 francs ; le second , de 6,055,100 francs), et de ce qui lui revenait pour sa part des trois quarts dans les bénéfices annuels du fermier. Ainsi , depuis la concession des jeux faite à la ville de Paris par ordonnance de Louis XVIIl, en date du 5 août 1818, les deux baux, qui ont compris une série de dix-neuf années, ont rapporté au gouvernement 104,500,000 francs, et à la ville de Paris 30,000,000 au moins. En doublant la première somme pour une vingtaine d'années antérieures aux baux donnés par la ville, et dont le chiffre n'est pas connu exactement, on arrive à une somme de plus de 200,000,000, que les sept maisons de jeu ont fait entrer dans les caisses de l'État,

DE LA PASSION 1>U JEU. 647

incapable de réflexion parce qu'il se ferait peur à lui-même, il fuit la solitude comme son ennemie mortelle; mais ce n'est pas au sein des plaisirs or- dinaires qu'il va chercher des distractions : celles- ci lui paraîtraient insipides; il lui faut une agitation fiévreuse et continue, qu'il ne trouve qu'en face des monceaux d'or offerts h sa cupidité : c'est son bon- heur, son idole ; c'est que l'attendent toutes les vicissitudes qu'il veut savourer, et que , successi- vement dépouillé ou comblé par la fortune , il va chaque jour porter à cette idole un nouvel encens et de nouvelles espérances.

Voyez ce maniaque assis immobile à une table de jeu dans laquelle on dirait que ses membres vont s'incruster (t): son teint est pâle, son regard fixe et impatient ; une triste sévérité règne sur ses traits; vous le prendriez pour un des juges infernaux ; sa bouche , habituellement muette, ne fait entendre à de longs intervalles que quelques mots mal arti- culés. Par moment il fait rouler ses yeux d'une ma- nière étrange; sa physionomie prend alors quelque chose de terrible : le dépit , la fureur, une joie ma- ligne mêlée d'inquiétude , viennent s'y peindre tour à tour ; mais, comme s'il avait honte de laisser en- trevoir les sentiments qu'il éprouve, il reprend bien-

(1) L'immobilité et la roideur presque tétanique qu'on observe chez la plupart des joueurs proviennent de l'impatience concentrée qui les dévore. C'est qu'en effet les décisions du jeu, quelque promptes qu'elles soient, leur paraissent d'une lenteur insuppor- table. Le temps qui leur semble le plus lon^r est bien certainement celui fjui s'écoule entre le tomber et le relever d'une carte ou d'un dé. (Voir le traité de la Passion du jnt , par Dusaulx.)

618 DE LA l'ASSION DU JEU.

tôt son apparente impassibilité. Cependant, depuis plus de douze heures il a alternativement gagné et perdu ce qui suffirait pour le bonheur de vingt fa- milles; vous le croyez sans doute saturé des émo- tions dont il se nourrit? Loin de : ces chances tour à tour favorables et contraires, la fièvre qu'elles ont allumée dons son sang et dans son cerveau , l'heure avancée de la nuit, l'heure surtout, l'heure maudite fixéepour la fermeture, tout ne sert qu'à exci- ter davantage la passion qui le dévore et qui tient ses autres besoins comme suspendus. En ce moment plus que jamais son cœur, son esprit, ses sens, tout son être est au jeu ; la maison ébranlée menacerait ruine , la foudre tomberait à ses pieds, sans le dis- traire : le bruit de l'or peut seul l'émouvoir. Et ce- pendant , bien différent de l'avare , dont il a toute la cupidité , le joueur ne thésaurise jamais ; il ne s'anime à la vue de ce métal que parce qu'il le re- garde comme un moyen de contenter sa passion ; dès qu'il l'a en sa possession , il l'expose de nou- veau aux mêmes chances ; car ces dons du ha- sard ne sauraient ni lui profiter, ni le satisfaire ; ils ne sont pour lui que l'emblème des maux qu'il vient chercher et braver. Jouer est son but , son élément , sa vie ; il ne voit rien au delà. Que lui im- portent sa ruine, son honneur, ses devoirs les plus sacrés, pourvu qu'il joue ? Qu'il lui reste seulement un écu pour tenter la fortune , il ne perd rien de son audace : l'or étalé devant ses yeux lui dit en- core d'espérer.

Il serait aussi long que difficile de peindre to;;îcs les nuances de celte déplorable manie. Sa

DK LA PASSION DU JEU. 619

physionomie morale varie selon les différentes es- pèces de joueurs ; et, d'un autre côté, les sensations contraires qui les agitent, se détruisant récipro- quement , ne présentent que des traits confus et presque insaisissables. Ainsi, il y a desî joueurs au- dacieux pour qui la perte aiguillonne le désir; il y en a Aq pusillanimes, qui tremblent même lors- qu'ils sont en veine; de superstitieux , qui, vou- lant se délivrer de leurs perplexités, s'attachent à des chimères, tels que les songes, les pressenti- ments, les jours malencontreux, les mauvaises pla- ces, les voisins de sinistre augure , etc. etc. ; il y en a aussi de systématiques, qui ne s'adonnent au jeu que par spéculation; il y a de beaux joueurs, qui s'exécutent promptement et de bonne grâce ; des joueurs Jastueux, qui sacrifient l'avidité à l'orgueil; il y a, dit-on , des joueurs bienfaisants, qui n'envisa- gent le gain que comme un moyen de faire des lar- gesses (si ce dernier caractère existe, il doit être fort rare) ; enfin , on voit des individus qui mènent de front la passion du jeu avec celle du vin et des femmes; c'est surtout alors un abîme sans fond, viennent bientôt s'engloutir les fortunes les plus considérables. La réunion de ces trois vices ne larde pas non plus à abrutir l'esprit , à pervertir entière- ment le cœur, et à produire dans la santé les alté- rations les plus graves. Cette dernière classe forme celle des joueurs débauchés, qui n'est pas la moins nombreuse : elle pullule dans nos grandes cités; c'est elle qui peuple les prisons et les bagnes, parce que les désordres auxquels elle se livre la conduisent presque toujours au crime.

650 DE LA TASSION DU JEU.

Marche de la passion du jeu; ses effets , sa terminaison.

Ce n'est pas toujours dès son début que cette passion ôte à l'homme la réflexion. Souvent poussé au jeu par un accident fortuit, par un sentiment de vanité qui lui fait craindre d'être taxé de pauvreté ou d'avarice, par le désœuvrement, par une lâche com- plaisance, ou enfin par un simple mouvement de curiosité, celui qui n'a pas encore éprouvé cette dé- plorable frénésie en est d'abord épouvanté. Il frémit en voyant l'abîme ouvert sous ses pas, et se sent dis- posé à fuir; mais s'il ne suit pas à l'instant même cette heureuse inspiration , peu à peu le métal étin- celant lui fascine les yeux , bientôt il ne voit plus qu'à travers le prisme d'une espérance cupide , sa raison l'abandonne, et il finit par céder au mouve- ment irrésistible qui l'entraîne à sa perte. Combien arrivèrent au jeu comme simples spectateurs, qui en sortirent joueurs effrénés ! « De deux regardeurs, dit un vieux proverbe, il y en a toujours un qui devient joueur. » J\'est-ce pas ainsi que Courville , joueur trop fameux sous le règne de Louis XIV, fut saisi tout à coup, à l'âge de quarante ans, de ce vertige, qui le rendit ensuite le fléau de ses con- temporains !

Quiconque ne sait pas résister aux premières amorces de ce dangereux passe-temps attise donc un feu que peut-être il ne pourra plus éteindre. Beaucoup d'individus n'y consacrent d'abord que de courts instants ; mais bientôt ils y donnent des heures, puis des jours, puis des nuits entières, et

UE LA l'ASSlON DU JEU. G5i

deviennent insensiblement joueurs passionnés. Alors la corruption de ceux avec lesquels ils se rassem- blent ne tarde pas à les gagner; car les joueurs de profession ne se rapprochent guère que pour trafi- quer de leurs vices, et l'homme qui se hasarde dans leur compagnie est bien près de leur ressembler: aussi madame Deshoulières a-t-elledit, avec autant de vérité que de grâce :

Le désir de gagfner, qui nuit et jour occupe,

Est un dangereux aiguillon : Souvent, quoique resjirit, quoique le cœur soit bon,

On commence par être dupe,

On finit par être fripon.

L'infamie n'est pas la seule terminaison de cette passion funeste; on la voit encore très-communément finir par la misère et la mélancolie, quelquefois par la folie, le meurtre et le suicide (1). M. B. Levrault a remarqué que les joueurs étaient fort sujets aux engorgements des viscères abdominaux, ainsi qu'aux affections anévrysmales du cœur ou de la crosse de l'aorte.

Du reste, le jeu, si nuisible aux individus, ne l'est pas moins à la société entière, en opérant un déplacement improductif de capitaux, et en contri-

(1) On connaît cette inscription faite pour une maison de jeu

Ici deux portes à cet antre : L'une s'ouvre à l'espoir, l'autre au crime, à la mort; C'est par la première qu'on entre, Et par la seconde qu'on sort.

652 DE LA PASSION DU JEU.

buant à entretenir l'oisiveté , si justement appelée la mère de tous les vices.

«La condition des joueurs, dit M. Frégier , est sujette à tant de vicissitudes et à tant d'égarements, qu'il n'est pas étonnant que la société, et que l'au- torité publique préposée à sa garde , les considèrent comme des hommes dangereux. Le jeu est l'une des passions auxquelles la classe vicieuse se livre avec le plus d'ardeur. Les individus de cette classe qui sont dominés par l'amour du jeu deviennent, tôt ou tard, l'eFfroi de tous les gens de bien ; car ceux-ci travaillent pour économiser leur superflu , tandis que les premiers ne travaillent que pour assouvir leur passion.

«Parmi les joueurs de profession, il en est qui ne sont préoccupés que du besoin de jouer (je parle des joueurs de bas étage , ou de ceux qui appar- tiennent à la classe lettrée, mais nécessiteuse). On dirait que l'activité de ce besoin absorbe en eux tous les autres besoins, même les plus impérieux; ils retranchent, le plus qu'il est possible , sur leur nourriture, sur leurs vêtements, sur leur cou- cher, afin de fournir à leur terrible passion; ils fréquentent les mauvais garnis, ils emploient la plus forte partie du produit de leur travail à tenter les hasards du tapis vert, et ils dépensent à regret une pièce de deux sous pour reposer leur tête sur de la paille pourrie ou sur des chiffons souillés de fange. Telle est pourtant leur destinée de chaque jour, destinée qui les ravale au niveau des vagabonds et des voleurs, familiers des mêmes repaires.

DE I.A PASSION nu lEU. 653

«Cette communauté criiabitation , ces rapports avec le rebut de la société, secondent puissamment les pernicieuses influences de la passion qui les subjugue. Privés souvent de leur dernier écu par les coups du sort, et sollicités par la passion , cause de leur infortune, ils se jettent dans la carrière du crime, à la suite des voleurs qui habitent avec eux sous le même toit , ou qui éprouvent comme eux les tourments de l'amour du jeu. Cette extrémité est , à la longue, le partage de la plupart des joueurs. Aussi les préposés de la police sont-ils tous enclins à mal augurer de cette classe d'hommes, dont ils ne parlent qu'avec une profonde commisération , et comme de gens voués au crime.

« Le jeu est l'une des passions les plus tenaces chez les malfaiteurs. Ces hommes, qui vivent de si peu lorsqu'ils ne trouvent pas l'occasion de dépouiller les honnêtes gens, sont emportés par la fureur de dépenser, lorsque quelque rapine inattendue les a mis en possession d'une somme un peu élevée. Pour- suivis sans cesse par la crainte d'être découverts et arrêtés par la police, ils se hâtent de jouir. Les émotions brûlantes du jeu sont une de leurs plus chères délices ; la débauche et la gloutonnerie vien- nent ensuite. Voilà pourquoi la police , malgré toute sa diligence et tous ses efforts, ne parvient que très- rarement à saisir intact le fruit de leurs méfaits. Cette cruelle passion du jeu les obsède jusque dans les prisons , et les entraîne quelquefois à des excès qui tiennent de la démence. On cite des prisonniers qui , après avoir perdu en un instant le produit d'une semaine de travail, n'ont pas craint, pour

654 DE LA PASSION DU JEU.

assouvir leur passion , de jouer par avance le pain qui devait les nourrir pendant un mois, deux mois, et même trois mois; et, ce qu'il y a de plus sur- prenant , il s'est rencontré des hommes assez féroces pour guetter, pendant la distribution des vivres, ceux dont ils avaient ainsi gagné la nourriture, et ne les quitter qu'après leur avoir arraché le morceau de pain dont ils ne pouvaient se passer sans souffrir. J'ajouterai un dernier trait qui montrera jusqu'à quel point le délire de l'amour du jeu peut aveugler un être raisonnable. Les médecins de la maison cen- trale du mont Saint-Michel ont observé un con- damné qui jouait avec une telle ardeur, qu'à l'in- firmerie, tout malade qu'il était, il livrait aux chances du jeu la ration de bouillon ou de vin qui lui eût été si nécessaire pour rétablir ses forces épuisées. Ce malheureux est mort d'inanition. » [Des Classes dan- gereuses de la population.)

On dit communément : Qui a joué jouera; et , en effet , il est rare de voir les joueurs se corriger. Le temps, qui use quelques-unes de nos passions, donne à celle-ci une ardeur qu'elle n'a pas toujours à son début ; ainsi , le vieillard qui en a contracté une longue habitude s'y livre avec plus d'acharne- ment encore que le jeune homme. Ce dernier peut en être distrait par quelque autre penchant, ou même par un sentiment d'honneur ; il n'y a guère , pour le vieux joueur, de guérison possible que dans la religion; elle seule, en ouvrant son cœur à d'im- mortelles espérances, peut le consoler de la perte des illusions qu'il poursuivait.

D'après les Comptes rendus de la justice crimi-

DE U PASSION nu lEU. 655

nelleen France, la passion du jeu a poussé au sui- cide 81 individus dans l'espace de six années:

En 1836 19

1837 21

1838 10

1839 6

1840 12

1841 13

81

Sur 1,000 crimes, on a constaté que les que- relles au jeu en avaient fait commettre 113.

Il m'a été impossible de connaître , même pour Paris , le chiffre des joueurs admis dans les établis- sements consacrés au traitement des aliénés ; mais il est permis de croire qu'ils y figurent en assez grand nombre.

D'après les tableaux officiels des délits jugés par les tribunaux , on trouve qu'en l'espace de treize années, la passion du jeu a produit en France 1,545 affaires correctionnelles, qui ont amené la suppres- sion de 286 loteries clandestines et la fermeture de 1 ,259 maisons de jeu de hasard tenues sans autori- sation (1); savoir :

(1) La ferme-régie était une transaction financière avec la pas- sion du jeu; mais, comme on l'a dit avec raison , détruire la ferme n'est pas détruire la passion. Il faut donc que le gouvernement sé- visse avec la plus grande rigueur contre les maisons de jeu clan- destines ouvertes dans les grandes villes , et les malheureux joueurs trouvent d'autant moins de sécurité, qu'il y a absence complète de surveillance et de contrôle.

656 DE l.\ PASSION DU JEU.

1829. 1830. 1831. 1832. 1833. 1834. 1835. 1836. 1837. 1838. 1839. 1840. 1841.

Loteries clandestines.

Maisons de jeu non autorisées.

16

32

27

58

27

42

61

84

29

116

7

78

11

100

28

143

16

123

14

127

21

120

16

125

13

111

Totaux 286 1,259

JNe sont pas compris dans ce tableau les jeux de loterie ou de hasard sur la voie publique , pour la répression desquels 399 inculpés ont été condamnés à l'amende, et 18 à l'emprisonnement, pendant la seule année 1840.

Traitement.

Les vices n'ayant d'attrait que parce qu'on les regarde comme une source de plaisir, il faut, lors- qu'on veut tenter la guérison d'un joueur, com- mencer par le détromper. Sans doute , l'entreprise est difficile ; mais si une longue habitude n'a pas encore dégradé son àme, si l'on parvient à réveiller en lui un véritable sentiment d'honneur , et à lui faire reconnaître les écueils dont il est environné, tout n'est pas perdu. L'esprit humain peut beau-

DR l-A PASSION Di; JRU. 657

coup lorsqu'il est suflisaiiiment éclairé , et pour lui c'est déjà un commencement de triomphe que de désirer la victoire. Quelles que soient, néanmoins, les bonnes dispositions de l'homme qui consent à renoncer au jeu, il faut bien se garder de l'aban- donner à lui-même, car sa guérison complète sera longtemps douteuse. Quand on est parvenu à la lui faire désirer, Il faut l'obliger à rompre brusquement tous ses rapports avec ceux dont l'exemple pourrait encore l'égarer. Les fatigues du corps, la fuite des grandes villes, les voyages, la vie et les exercices champêtres , quelque entre- prise laborieuse et tout à la fols agréable, l'étude des beaux-arts, des sciences, la société de gens instruits et enjoués aimant l'ordre et l'économie, enfin l'amour de la religion , qui toujours conduit l'homme aux affections les plus nobles et les plus conformes à son bien-être , tels sont les moyens les plus efficaces que l'on puisse employer pour dé- truire ce mal dévorant. Il s'agit Ici d'une passion vile, opposez-lui des sentiments généreux; donnez au joueur la vertu pour égide; conduisez-le au bien par un chemin semé de fleurs, bientôt il ne voudra plus le quitter : car un premier acte honnête en produit toujours d'autres; bientôt aussi l'estime publique , qui sera sa récompense , vous répondra de la solidité de sa guérison.

6r)8 DU SUICIDE.

CHAPITRE XIII.

DU SUICIDE.

Les suicides sont toujours communs cliez les peuples corrompus.

Chateadbriasd, Génie du christianisme.

Définition.

Le suicide (1), ce triple attentat envers Dieu , envers la société , et envers soi-même , peut être considéré, en général, comme le dé/ire de l'amour de soi ; délire qui fait oublier les devoirs les plus sa- crés , et jusqu'au sentiment de sa propre conserva- tion , pour se soustraire à des souffrances physiques ou morales que l'on n'a pas le courage de supporter.

De toutes les actions criminelles que les passions ou les misères humaines enfantent , il n'en est guère qui nous affectent plus péniblement et qui nous inspirent une indignation plus profonde que cet acte , parce qu'il bouleverse nos idées les plus naturelles , et noiis montre à quel degré d'égare- ment l'homme peut être poussé quand il s'est rendu sourd à la voix de sa raison , comme à celle de sa conscience. Si néanmoins, maîtrisant les premières

(1) Ce terme, qui n'existait dans aucune langue, fut créé dans le siècle dernier par l'abbé Desfontaines. Auparavant nous n'en avions pas qui exprimât l'homicide de soi-même. Le mol latin sui- cidiuni est également d'invention moderne.

uu SUICIDE. G59

impressions que fait naître le suicide, nous exami- nons la variété des causes qui peuvent le produire, nous reconnaîtrons que tantôt c'est un ct-ime qu'il faut détester, tantôt une maladie qu'il eût fallu guérir, tantôt un mouvement d'exaltation qu'il faut plaindre ; et nous serons forcés d'avouer que s'il mérite souvent notre réprobation , souvent aussi il réclame notre pitié et notre indulgence.

Si le suicide impliquait toujours crime, cette dé- nomination pourrait-elle convenir au genre de mort de ces pauvres idolâtres qui , privés encore des lumières du christianisme , vont s'offrir en sacri- fice pour obéir à des usages, à des préjugés plus forts chez eux que l'instinct de la conservation ? à ces malheureux Indiens, par exemple, qui^ chaque année, courent se précipiter sous le char de leur idole , afin d'y trouver une mort qu'ils croient glo- rieuse et digne de récompense? Assurément il ne peut y avoir suicide , du moins dans toute l'acception donnée communément à ce mot ; car ce n'est ni le dégoût de la vie, ni le mépris des lois divines et humaines , qui les font agir : c'est à Dieu seul qu'appartient le droit de les juger.

Flétrirons-nous aussi du nom de suicides les Codrus, les Curtius, les Winckelried , lesd'Assas, les Blsson , et tant d'autres héros que nous offrent les annales de la gloire? Non, certes : leur mort fut commandée par un dévouement sublime pour leur patrie, et mérite toute notre admiration. Celle de Caton ne saurait être jugée ainsi : elle ne sauva pas son pays , elle ne sauva que lui seul de la clémence de César ; et si la secte stoïcienne érigea en vertu

cet acte de désespoir, c'est qu'alors la religion chrétienne n'était pas encore venue détruire les vains sophisœes de Fesprit humain : quand son flambeau apparut sur la terre, la main du suicide fut désarmée, ou du moins on ne vit plus en lui qu'un être incomplet , un déserteur de la vie . un soldat abandonnant le champ de bataille avant d'a- voir courageusement combattu.

Quelques écrivains modernes préconisèrent de nouveau le meurtre de soi-même: ils allèrent jusqu'à dire que l'Ecriture sainte justifie cet acte aussi anti- rdigieui qu'anti-social : citant la mort de Samson . ils la mirent, sans hésiter, au rang des suicides. Mais, en voulant partager le sort des Philistins. Samson se dévoua comme le firent depuis les héros dont nous venons de parler ; ceux-ci furent les no- bles martvrs du patricrtiiaie, il fut de plus, lui, martyr de la foi de ses père*. Sa mort, celle d Eléazar dans I histoire des Machabées . celle de cette via*ge courageuse 1 se précipitant du haut d'un toit pour échapper à rinfànae traitement que lui réser- vaient ses bourreaux, celle enfin de tant d'autres victimes des persécutions de 1 idolâtrie, ne sauraient être considérées coname des actes volontaires, pro- duits par le dégoût de la vie . comme Thomicide de soi-même : celui-là seul en est coupable, qui, au mépris de tous ses devoirs, agit librement avec l'intention de se détruire, et non celui qui, en £ûsaat «ne belle action, trouve la mort sur «on chemîii.

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060 DU SUICIDE.

cet acte de désespoir, c'est qu'alors la religion chrétienne n'était pas encore venue détruire les vains sophismes de l'esprit humain : quand son flambeau apparut sur la terre , la main du suicide fut désarmée , ou du moins on ne vit plus en lui qu'un être incomplet, un déserteur de la vie, un soldat abandonnant le champ de bataille avant d'a- voir courageusement combattu.

Quelques écrivains modernes préconisèrent de nouveau le meurtre de soi-même ; ils allèrent jusqu'à dire que l'Ecriture sainte justifie cet acte aussi anti- religieux qu'anti-social : citant la mort de Samson , ils la mirent , sans hésiter , au rang des suicides. Mais, en voulant partager le sort des Philistins, Samson se dévoua comme le firent depuis les héros dont nous venons de parler ; ceux-ci furent les no- bles martyrs du patriotisme, il fut de plus, lui, martyr de la foi de ses pères. Sa mort, celle d'Eléazar dans l'histoire des Machabées , celle de cette vierge courageuse (1) se précipitant du haut d'un toit pour échapper à l'infâme traitement que lui réser- vaient ses bourreaux, celle enfin de tant d'autres victimes des persécutions de l'idolâtrie, ne sauraient être considérées comme des actes volontaires, pro- duits par le dégoût de la vie , comme l'homicide de soi-même : celui-là seul en est coupable, qui, au mépris de tous ses devoirs, agit librement avec l'intention de se détruire , et non celui qui , en faisant une belle action, trouve la mort sur son chemin.

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DU SUICIDE. 6G1

Causes.

Les plus judicieux auteurs qui ont écrit sur le suicide n'ont pas liésité à reconnaître que TafTaiblis- sement des croyances religieuses est la cause la plus immédiate des morts volontaires que nous voyons se multiplier chaque jour d'une manière si elfrayante dans tous les rangs de la société (1). Les déclara- tions mêmes des malheureux qui s'abandonnent à ce délire appuieraient seules cette opinion , si le plus simple examen ne venait suffisamment la justifier. L'homme qui croit à une autre vie, l'homme qui admet un Dieu pour témoin de ses peines secrètes , ne se tue pas : il sait qu'il commettrait un crime ; d'ailleurs, les sublimes espérances qui l'animent lui donnent la force de supporter le fardeau de la vie , quelque lourd qu'il lui paraisse. Celui, au contraire, qui ne croit à rien , et dont la raison est égarée par les passions ou de funestes maximes, celui-là se révolte contre les premières atteintes du malheur et de la souffrance. De au découragement, de à la pensée d'attenter à ses jours, il n'y a qu'un pas ; et ce pas, il le fait bientôt, s'il en a le triste courage. « Quand la morale publique , quand les menaces de la religion , n'opposent plus de frein aux passions, dit Esquirol , le suicide doit être regardé comme

(1) De 1827 à 1830, il y a eu à Paris un suicide sur 3,000 habi- tants, et de 1830 à 1835, un sur 2,094 : celle désolanle progres- sion , qui continue encore, se retrouve en province et à l'éuanjrer. (Voir les documents statistiques sur le suicide, pa{j. 691 et suiv.)

C62 DU SUICIDE.

un port assuré contre les douleurs morales et con- tre les douleurs physiques. »

Si, en effet, nous jetons nos regards sur la grande scène du monde, nous voyons de toutes parts la vertu débordée par mille passions violentes , qui , échappant au joug imposé par les préceptes reli- gieux , vont se livrer aux plus coupables excès, sans que rien puisse les arrêter au bord de l'abîme qui leur est ouvert. Nous y voyons le mérite , la droi- ture, la modestie, luttant contre la bassesse, la dis- simulation et l'orgueil ; des amours frénétiques, des cupidités rivales, des trahisons, des vengeances, des fraudes ; la soif du gain qui pousse le joueur à sa ruine, des espérances déçues, des renversements de fortune , des peines , des misères sans consola- tions, des crimes sans repentir, l'homicide de soi- même, enfin , comme remède à tant de maux.

Les secousses politiques , les gouvernements constitutionnels et républicains , plus favorables que le despotisme au développement des passions ambitieuses; l'esprit militaire , qui apprend à envi- sager la mort sans effroi; les progrès de la civili- sation, qui multiplie les besoins et les rend plus impérieux, peuvent aussi exercer une grande in- fluence sur la fréquence du suicide. Mais les livres, qui en font l'apologie, les théâtres, qui le met- tent si souvent en scène , les journaux , qui ne manquent jamais d'en retracer la triste réalité, sont des causes bien plus directes de cette contagion. Madame de Staël , dans sa jeunesse , flatta aussi ce malheureux penchant ; mais plus tard , reconnais- sant son erreur , elle avoua que la lecture du

UU SUICIDE. 663

Werther de Goethe avait produit plu8 de suicides en Allemafjnc que toutes les femmes de cette contrée. C'est qu'en effet le charme danjjereux répandu dans cette production , en dépouillant le meurtre de soi- même de presque toute son horreur, peut produire les impressions les plus funestes sur une ima^jina- tion tant soit peu exaltée , et la conduire au crime qu'elle s'est accoutumée, dans ce drame, à consi- dérer comme un acte de vertu. «C'est ainsi, dit l'éloquent docteur Pariset , que le mal moral s'in- troduit dans les âmes : il y entre par des paroles ou des images ; il s'y grave par des maximes , des exemples , des apologies. Bientôt il est partout. Suivez la marche du crime : avant de paraître devant les tribunaux, il passe par les livres et les théâtres; puis , du sein des tribunaux, des milliers de voix en font pénétrer les peintures jusque dans le sein des familles, et les impressions qu'il y porte se mêlent , pour les corrompre , aux saintes habi- tudes des premières années. » Il en est de même pour le suicide : le premier acte de cette nature est publié, il trouve des apologistes, c'est un exemple qui en provoque un second , un troisième , ainsi de suite; bientôt c'est une épidémie , tant est grand le penchant de l'homme à l'imitation !

Parmi les causes du suicide , on signale encore : l'onanisme, l'abus des plaisirs, l'excès des boissons alcooliques, la passion du jeu, la colère, l'ambition, l'envie, la jalousie, l'oisiveté, l'ennui, la solitude, la nostalgie, les chagrins domestiques, le goût ex- cessif de la musique, qui exalte la sensibilité; la

661 ' DU SUICIDE.

terreur, le remords, le désespoir (1), la misère, le déshonneur, et surtout l'hérédité: un grand nombre d'observations prouvent, en effet, que le penchant au suicide peut se transmettre : on a vu des familles entières en être atteintes , et y céder quelquefois irrésistiblement (2).

On a encore observé que les saisons avaient une grande influence sur cette funeste disposition , mais on a trop insisté peut-être sur celle du climat : aussi a-t-on taxé d'exagération l'opinion de Montesquieu, qui pi'étend que la fréquence du suicide chez les Anglais doit être attribuée à l'atmosphère dans la- quelle ils vivent. Sans doute, on ne peut nier qu'un ciel nébuleux et sombre ne dispose aux idées mé- lancoliques , ordinaires avant-coureurs du dégoût de la vie, mais on verra que sous le ciel de la Russie, bien moins agréable que celui de l'Angleterre , les cas de suicides se reproduisent assez rarement ; on en voit aussi très-peu chez les Hollandais, pla- cés à peu près dans les mêmes conditions phy- siques que les Anglais. Ce dernier peuple, d'ailleurs, n'était nullement enclin au suicide quand les Ro- mains envahirent la Grande-Bretagne, tandis que cet acte de délire était alors beaucoup plus fréquent en Italie qu'il ne l'est aujourd'hui (3). Les climats

(1) On sait que le remords et le désespoir ont conduit au suicide le premier meurtrier dont l'histoire fait mention.

(2) 11 résulte des observations multipliées d'Esquirol, que les prédispositions héréditaires de la folie transmises par les mères sont d'un tiers plus nombreuses que celles qui proviennent des pères. On a fait la même remarque pour la mélancolie-suicide,

(3) Parmi les Etats dv l'Europe, la France est le pays i! se

DU SUICIDE. 6G5

sont restés les mêmes , mais les changements qui se se sont opérés dans l'organisation sociale des deux nations ont nécessairement en amener de très- grands dans leurs mœurs, leurs usages, leurs pen- chants; et c'est surtout qu'il faut chercher la cause des différences qui nous frappent en elles aujourd'hui par rapport au suicide.

Quant aux saisons, il est certain qu'elles exercent une action marquée sur les individus qui éprouvent le dégoût de la vie : le printemps et l'été paraissent être celles l'on voit le plus d'aliénations men- tales , et en même temps le plus de suicides. MM. Fodéré et Douglas ont observé qu'ils étaient plus fréquents à Marseille lorsque le thermomètre marquait 22 degrés au-dessus de zéro. Cheyne rapporte qu'en Angleterre l'automne et les vents d'ouest sont féconds en suicides ; le professeur Osiander, dans le nord de l'Allemagne, partage cette opinion ; Cabanis et Esquirol ont aussi ob- servé que le passage d'un été sec à une automne humide est plus favorable au développement des affections abdominales , dont le suicide dépend assez souvent.

Toute souffrance physique excessive, quand elle se prolonge, peut, comme la douleur morale, por- ter celui qui en est atteint au désir de se donner la mort. Ainsi beaucoup de maladies peuvent pro-

commet actuellemenl le plus de suicides; viennent ensuite l'Angle- terre , la Prvisse, l'Autriche, l'Italie, puis l'Espagne et la Russie. (Voir, à la fin de cet article, les documents statistiques sur le suicide )

666 DU SUICIDE.

duire le suicide, si elles ne sont pas surveillées (1). De ce nombre on signale principalement la lèpre, le scorbut , dans certains pays , et la pellagre, clans les campagnes du 3Illanais. On a vu encore des personnes atteintes de névralgies, de goutte, de rhumatismes aigus, d'affections cancéreuses et d'hy- pochondrie , chercher à se détruire pour mettre fin à leurs maux. Servius, le grammairien , s'em- poisonne parce qu'il ne peut guérir de la goutte ; Cornélius Ru fus , ami de Pline le Jeune, se laisse mourir de faim pour la même cause; et Silius Itahcus termine aussi ses jours par une abstinence volontaire, parce qu'un abcès incurable lui fait prendre la vie en aversion. Tout dépend de l'orga- nisation, du degré de sensibilité, d'énergie et de courage de celui qui souffre moralement ou physi- quement. S'il est des hommes que nul événement, nulle douleur ne saurait abattre, il en est un bien plus grand nombre qui s'irritent, qui se désespè- rent au milieu des souffrances, et cette sorte d'exal- tation peut aisément les conduire à la pensée d'a- bréger leurs jours.

L'état morbide improprement appelé tempéra- ment mélancolique est une grande prédisposition au suicide. La constitution sanguine peut aussi , mais d'une manière différente, porter à cet acte meur- trier. Dans le premier cas, c'est presque toujours un profond ennui , un dégoût de toutes choses, qui inspire peu à peu à l'individu ainsi organisé l'idée

(1) Sur 133 cas, recueillis par M. Prévost, de Genève, 24 recon- naissent pour cause l'aliénation menialc, et 34 diverses naaladies.

\)V SUICIDE, 667

de mettre Hn à son existence ; dans le second , cette pensée ne se manifeste et ne se réalise qu'à la suite d'une vive contrariété , d'un violent chagrin , d'un événement quelconque, parce que celui qui en est atteint, toujours prompt à s'irriter, se grossit ses maux , et devient homicide de lui-même dans un accès de colère ou de désespoir, sans prendre le temps de réfléchir au crime qu'il va commettre.

On n'est pas également porté au suicide à tous les âges. L'enfance, étrangère à la plupart des pas- sions qui agitent l'âge viril , ne ressent guère for- tement que la gourmandise , l'envie et la jalou- sie ; ces penchants peuvent néanmoins lui inspirer une résolution désespérée : on a vu des enfants re- fuser toute espèce de nourriture , parce qu'ils se croyaient délaissés , ou seulement moins aimés que d'autres. Le non-succès des études, une mauvaise éducation, de dangereux exemples, peuvent aussi déterminer chez quelques adolescents la mort vo- lontaire : heureusement ces cas sont assez rares. Le passage de l'adolescence à la puberté, qui amène le vague des passions, produit quelquefois aussi ce que madame de Staël appelle /a douleur de la vie; mais on ne voit guère cette douleur aller jusqu'au suicide, à moins qu'une circonstance im- prévue ne vienne le déterminer. C'est, en général, pendant la jeunesse et l'âge miir (de 20 à 45 ans)(l), que l'homme se laisse entraîner davantage à cette

(1) Les recherches les plus récentes constatent néannooins qu'il y a maintenant à Paris beaucoup plus de suicides avant lâge de vingt ans, et de quarante à soixante, qu'on n'en voyait autrefois.

668 DU SUICIDE.

fatale extrémité , parce qu'alors , en butte aux pas- sions erotiques ou ambitieuses qui agitent tour à tour l'espèce humaine, il cherche dans la tombe un abri contre les déceptions de son cœur, ou contre les revers inopinés qui viennent l'atteindre. La vieillesse est moins sujette à ces actes de désespoir. En général, plus l'homme approche de sa fin, plus il se rattache au bien qui va lui échapper ; cepen- dant , quand les passions survivent aux facultés qui d'abord les ont mises en jeu , elles peuvent inspirer à un vieillard le dégoût de la vie , et lui donner en même temps l'énergie momentanée dont il a besoin pour se débarrasser du fardeau qui l'obsède. La douleur , la misère , l'abandon , peuvent produire sur lui le même effet , et amener le même ré- sultat (1). Les exemples en sont devenus fort communs de nos jours. Ils étaient, du reste, très- fréquents autrefois chez certains peuples. Les Abys- siniens se tuaient quand ils arrivaient à la vieillesse; les habitants de Coulis , ville de la Grèce, se don- naient aussi la mort pour se dérober au poids des ans ; et l'on sait que la secte des brahmanes, comme autrefois celle des stoïciens et des épicuriens, au- torise l'homme à se détruire dès qu'il est fatigué de la vie (2).

(1) On sait que le père du célèbre Barthez se laissa mourir de faim, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, par suite du profond cha- grin que lui causa la mort de sa femme.

(2) Les livres sacrés des Hindous, ce peuple qui a des mœurs si douces et tant d'horreur pour le sang, établissent cependant plu- sieurs manières violentes de quitter la vie : elles consistent h se laisser nnourir de faiqî, à se brûler dans du fumier de vache, à

nu SUICIDE. C60

Quant à l'influence des sexes par rapport au sui- cide, quoiqu'on ait observé que le penchant à l'imi- tation est en général plus prononcé encore chez les femmes que chez les hommes, les relevés statis- tiques des divers pays prouvent qu'elles se livrent moins fréquemment que ces derniers à cet acte fré- nétique (1). Leur constitution physique, beaucoup plus faible que celle de l'homme, leur timidité na- turelle, les habitudes de modération et de douceur que leur fait ordinairement contracter le genre d'é- ducation qu'elles reçoivent, peuvent expliquer cette différence. 11 faut, pour qu'elles renoncent à ces habitudes , qui leur prêtent un charme si séduisant , que les passions soient mises en jeu chez elles d'une manière violente. L'amour, qui exerce dans leur cœur une si grande puissance, et qui devient sou- vent la principale affaire de leur vie , les rivalités , l'abandon , le déshonneur, auxquels les expose cette passion tyrannique, peuvent les porter au dernier degré de la douleur et du désespoir, et c'est le plus communément ce qui les conduit à se donner la mort. Suivant la remarque d'Hippocrate, les jeunes filles non menstruées, et les jeunes femmes qui le sont mal , tombent quelquefois dans une langueur capable de les disposer au suicide. On a observé aussi que l'âge critique amène assez souvent chez

s'ensevelir dans la neige sur les 'montagnes du Thibet, à se lais- ser dévorer par un crocodile, à se couper le cou sur les bords du Gange, enfin à se noyer.

(I) La fréquence du suicide chez la femme est à celle observée chez l'homme environ comme 1 est à 3.

670 DU SUICIDE.

ies femmes l'ennui de la vie et le désir de la ter- miner ; mais lorsque cette disposition a lieu , il faut peut-être moins l'attribuer aux incommodités qu'elles éprouvent à cette époque, qu'à la perte des illusions dont elles se nourrissaient , et auxquelles il leur est si pénible de renoncer, quand elles n'ont pas su se créer d'avance des jouissances indépen- dantes de la jeunesse et de la beauté.

11 est assez fréquent, surtout parmi les aliénées et les épileptiques, de rencontrer des femmes, qui pen- dant le flux menstruel , cherchent tous les moyens imaginables pour se détruire, et qui perdent de vue cette idée pendant le reste du mois. Quelques fem- mes sont tourmentées du même désir pendant la grossesse.

Il résulte enfin, du relevé des morts subites que j'ai été à portée de constater depuis vingt-cinq ans, que la propension au suicide est beaucoup plus grande dans le célibat que dans le mariage : c'est que les liens de ce dernier état attachent plus fortement à la vie, bien qu'ils la rendent souvent plus agitée et plus pénible.

La profession qui présente le moins de suicides est, d'après M. Prévost, de Genève, celle des culti- vateurs , tandis que les classes lettrées en offrent le plus grand nombre. Chos*e déplorable! il résulte également d'un tableau dressé par M. Balbi , que, dans tous les pays civilisés du globe , les suicides sont plus fréquents l'instruction est le plus ré- pandue.

«On se tue fort peu aux galères, dit M. Lauver- gne, et des relevés suivis annuellement sur le nombre

DU SUlCIt)E. 67i

des morts volontaires ne portent guère que 1 suicide par -année chez les forçats. Ces hommes, sans crain- dre la mort, n'osent se la donner; ils préféreraient la recevoir d'autrui. »

Les suicides sont également assez rares chez les prostituées: les relevés statisticpies de la justice cri- minelle en France n'en signalent que 5 ou 6 par an.

Parmi les causes de suicide que nous venons d'é- numérer, les unes sont subordonnées à la volonté de l'homme, les autres en sont plus ou moins indé- pendantes : le prêtre, le magistrat et le médecin sont donc obligés d'en avoir une connaissance com- plète et précise, puisqu'ils peuvent être appelés à apprécier la culpabilité de cette déplorable aber- ration.

Marche et caractères principaux du suicide.

Le suicide n'étant qu'un phénomène consécutif d'une foule de causes différentes , et sa marche ne présentant aucune régularité, nous ne le suivrons pas dans toutes ses phases ; nous nous bornerons à en étudier quelques-unes, et à indiquer les deux caractères principaux qu'il revêt , selon qu'il se mon- tre accidentel ou médité^ à Yétat aigu ou à Vétat chronique. Dans le premier cas , il est presque tou- jours l'effet de quelque revers ou de quelque passion violente, et son exécution est aussi rapide qu'irré- fléchie; mais si cette exécution est incomplète, il est rare qu'elle se renouvelle, parce que la tentative infructueuse amène la réflexion , et sert quelquefois de crise à l'affection morale qui l'a déterminée. Ce-

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072 DU SUICIDE.

pendant, on a vu aussi en pareilles circonstances le penchant au suicide se reproduire pour des causes assez légères, et passer même à l'état chronique, si des soins éclairés ne viennent arrêter ses progrès. Il est aussi des cas la marche du suicide aigu est plus lente, surtout quand les causes déterminantes agissent sur des sujets lymphatiques ou affaiblis : les résolutions désespérées sont en général moins promptes chez ces derniers que chez les sanguins; mais pour avoir d'aÎDord grondé sourdement , l'orage n'éclate pas moins ensuite, et ses résultats n'en sont pas moins funestes.

Bien différent du suicide aigu, le suicide chro- nique paraît avoir tous les caractères d'un acte ré- fléchi, et c'est aussi celui qui semble impliquer le plus de criminalité. Sa marche, plus lente, présente du moins cet avantage, que l'œil attentif de l'obser- vateur peut la saisir et l'entraver, si même il ne par- vient à l'arrêter tout à fait. Les individus affectés de cette sorte de délire sont pour l'ordinaire taci- turnes, moroses, défiants, et si complètement ren- fermés en eux-mêmes, que tous les objets extérieurs ne servent qu'à accroître leur tourment et la mé- lancolie qui les dévore. Aussi faut-il beaucoup de persévérance, et surtout les plus grandes précau- tions , pour essayer de les dérober à cet état d'irri- tation qui trouble insensiblement leurs fonctions organiques, et ne leur laisse d'intelligence que pour suivre l'idée fixe qui les préoccupe. Mais , dans cet état même, on remarque bien des nuances. Il en existe deux surtout, ordinairement assez distinctes pour qu'un praticien éclairé ne puisse les méconnaître.

DU SUICIDE. 673

1/iinc se trouve dans la haine de la vie, c'est-k-dlre dans une surexcitation de la sensibilité, qui pousse sans cesse l'homme à se débarrasser d'un fardeau que les passions ou toute autre cause lui ont rendu insupportable, mais dont il ne paraît pas toujours souffrir extérieurement. L'autre est seulement \en- nui, le dégoût, la douleur de la vie : les mêmes mo- tifs ont pu la produire, mais elle ne se manifeste guère que par une sorte d'atonie, d'abattement mo- ral , qui peut bien faire naître la pensée du meurtre de soi-même, sans laisser toujours l'espèce de cou- rage nécessaire pour l'exécuter. Ce dernier état se fait remarquer quelquefois chez les aveugles-nés, que l'on voit dépérir sans qu'ils montrent le dé- sir d'abréger leurs jours: on ne connaît pas d'exem- ple de mort volontaire parmi eux. Quant aux in- dividus affligés de l'aveuglement de l'esprit, la dou- leur chronique de la vie se complique souvent de haine, et celle-ci donne malheureusement à l'autre l'énergie dont elle manquait pour saisir l'arme du suicide.

Le spleen, dont l'ennui fait le principal caractère, a quelque analogie avec cette dernière variété : c'est la maladie des peuples civilisés et opulents. On s'ac- corde cependant à dire qu'elle est assez rare, même chez les Anglais , qui passent pour les mortels les plus ennuyés du monde. Si , en effet, l'influence du climat , et la satiété des jouissances que procurent les richesses, sont pour quelque chose dans la fré- quence du suicide parmi eux, n'ont-ils pas comme nous une foule d'autres causes qui peuvent y con- tribuer? Nous avons déjà vu que ce délire élait à

•Î3

674 DU SUICIDE.

peu près Ignoré en Angleterre avant qu'elle ne tom- bât au pouvoir des Romains : ce fut seulement vers le milieu du XVI*^ siècle qu'il commença à s'y répandre. Les commotions politiques , le développement de la civilisation, les violentes disputes religieuses qui soulevèrent les passions dans ce pays, et plus parti- culièrement encore les pernicieuses maximes qu'y répandirent plus tard les Doune, les Blount, les Gildon, etc.; enfin, les exemples éclatants qu'y sus- citèrent les opinions erronées de ces écrivains^ don- nèrent un tel essor au suicide, que cette contrée en devint pour ainsi dire comnae le sol natal. C'est donc à ces différentes causes, et non à la maladie du spleen uniquement , qu'il faut attribuer la plupart des morts volontaires chez les Anglais : du reste, nous les avons si bien imités sous ce rapport, qu'il semble ue leur déplorable manie soit venue s'implanter irmi nous.

Cette triboCsse habituelle, cette sombre rêve- rie, connue aussi sous le nom de mélancolie, est devenue l'un des caractères distinctifs de notre époque. Par cela même que les extrêmes se tou- chent, on l'observe assez communément chez les vi- ifeiirs , chez ces jeunes hommes qui, s'étant préci- pités dans tous les excès du plaisir, ont vidé en un instant la coupe de la volupté; comme ils en ont éprouvé toute l'ivresse , ils n'en ressentent plus que le déboire. La mélancolie est encore le lot de ces êtres incompris , qui consument leur vie à la recherche d'un type idéal de perfection , fruit de leurs dangereuses lectures. Toujours en de- hors de la vie réelle , leur esprit se jette dans un

ou SUICIDE, 675

vaille indéfinissable, qui, il Faut le dire, n'esl pas d'abord sans (juelquc charme. Mais, désabusés bien- tôt par l'expérience, ces insensés finissent pardon- ner la teinte de leur esprit à tout ce qui les entoure. L'existence ne leur apparaissant plus que triste et décolorée, leurs pensées se portent toutes vers la tombe; la tombe est le sujet continuel de leurs in- spirations ou de leurs vœux, et souvent une dou- leur égoïste les y précipite avant qu'ils n'aient songé à remplir aucun des devoirs imposés à l'humanité D'autres, enfin, et c'est le plus grand nombre, abattus par la perte d'un être chéri, par un revers de fortune ou par des illusions déçues , se livrent immodérément à une douleur sans consolation , parce qu'elle est sans espérance. Prenant dès lors la vie en aversion , ils s'arrogent le droit de la quit- ter violemment, sans songer qu'elle appartenait à Dieu , à la société , à leur famille. Ces fins tra- giques, consignées par milliers dans nos annales criminelles, deviendraient fort rares, si une édu- cation moins efféminée et plus chrétienne appre- nait de bonne heure aux enfants à lutter contre l'adversité , en leur faisant faire en quelque sorte l'apprentissage du malheur. Devenus hommes, ils se trouveraient prémunis contre les accidents insépa- rables delà vie, et, appuyés sur la religion, ils graviraient avec courage le sentier escarpé qui con- duit vers cette véritable patrie, il n'y a plus ni combats ni épreuves.

Les tristes phénomènes de morts volontaires, qui se reproduisent si fréquemment dans les mêmes saisons, quelquefois dans un même pays , dans une

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même ville , dans une même classe d'hommes , et par des moyens presque identiques, ne permettent pas de révoc{iier en doute l'influence que nous avons vu exercer par l'atmosphère et par l'imitation sur les individus qui ont quelque prédisposition au sui- cide. Ces funestes épidémies sévissent d'ordinaire sur les deux sexes, quelquefois sur un seul. On con- naît l'exemple des filles de Milet , cité par Plutar- que : l'une d'elles se pendit; aussitôt une foule d'au- tres se donnèrent la mort par le même moyen , et il fallut, pour arrêter les progrès effrayants d'une telle frénésie, que le sénat ordonnât que les cadavres des suicides seraient exposés nus sur la place publique. Primerose rapporte qu'on vit, autre- fois, un très-grand nombre de femmes lyonnaises se précipiter à l'envi dans le Rhône ; et un ancien historien de la ville de Marseille parle d'une épidé- mie de suicides qui ne sévit que sur les jeunes filles de cette cité. M. Desloges, médecin à Saint-Maurice, dans le Valais, a observé une maladie de ce genre, en 1813, au village de Saint-Pierre-Monjau ; une femme s'étant pendue, presque toutes les autres eurent de violentes tentations de suivre son exemple. Montaigne parle d'une épidémie de suicides qui eut lieu dans le Milanais, à l'époque des guerres qui déso- lèrent cette contrée, mais dont l'influence ne s'exerça que sur les hommes : « Mon père , dit-il , vist tenir compte de bien vingt-cinq maistres de maison qui s'estoient défaits eux-mesmes en une semaine. » On pourrait citer un grand nombre de ces épidémies, agissant sur l'un et l'autre sexe. En 1806, pendant les mois de juin et de juillet, on compta à Rouen

i)U SUICIDE. 677

plus de soixante suicides; les mois dejuillct et d'août de la même année en offrirent plus de trois cents à Copenhague, la température avait été la même qu'à Rouen. On en vit aussi beaucoup à Paris au printemps de 1811 ; et le docteur Recli , de Mont- pellier, a observé qu'il y en avait eu un bien plus grand nombre dans cette dernière ville, en 1820, que pendant l'espace des vingt années précédentes. On a encore remarqué qu'en 1793 , la ville de Ver- sailles avait présenté seule l'horrible spectacle de treize cents morts volontaires : la terreur dont les esprits étaient alors frappés eut sans doute une très-grande part à la multiplicité de ces actes de désespoir. Enfin , le séjour de nos troupes en Algérie a mis à même de constater que le vent brûlant du désert produit quelquefois de véritables épidémies de délires et de suicides , en déterminant une vive congestion vers le cerveau.

Le suicide réciproque ou mutuel , que de mons- trueuses fictions nous représen tent souvent au théâtre et dans les livres comme un acte sublime, est l'une des variétés de ce délire qui entraîne les plus fu- nestes conséquences, non pas seulement parce qu'elle comporte un double crime , mais parce qu'elle est du plus dangereux exemple pour les imaginations ardentes et romanesques, toujours prêtes à imiter ce qui a l'apparence de l'héroïsme. En général , c'est l'exaltation de l'amour qui conduit à cet acte frénétique ; mais bien souvent aussi cette passion y mettrait obstacle , si l'amour-propre, cet autre mo- bile de tant d'actions insensées, ne venait à son aide pour lui faire consommer son épouvantable sacrifice.

678 DU SLMCIDE.

Ce genre de suicide semble presque toujours revêtir le caractère aigu ; s'il en était autrement , il est pro- bable qu'il ne s'accomplirait pas.

Une autre variété, non moins déplorable , et qui appartient plus spécialement à l'état chronique, est le penchant à l'homicide lié à l'acte du suicide. On a vu des malheureux décidés à se donner la mort , préluder à ce crime par le meurtre de quelque autre victime. C'est quelquefois sur un inconnu , sur un être inoffensif, qu'ils assouvissent leur fureur , sans pouvoir en assigner d'autre cause que l'incom- préhensible besoin de destruction (1). Il en est d'au- tres qui. redoutant pour les objets de leurs plus chères affections les douleurs vraies ou imaginaires dont ils s'abreuvent , veulent les y soustraire en leur ôtant la vie avant de s'en débarrasser eux- mêmes. Oui le croirait? l'amour des pères et des mères pour leurs enfants , ce sentiment si pro- fond que Dieu plaça dans le cœur de tous les êtres , et que la brute elle-même suit avec un si doux in- stinct, cet amour, dis-je, a quelquefois armé la main de l'homme insensé contre l'innocente créa- ture qui lui devait le jour. Heureusement ces sortes de crimes sont fort rares.

Les individus qui veulent se détruire sont-ils portés à choisir le genre de mort vers lequel semble- raient devoir les entraîner leur constitution ou leurs

(1) C'est ainsi que le lâche et cruel Asiatique cherche quelque- fois à se donner rénergie momentanée dcmt il a besoin pour se dé- truire, en se procurant, par le moyen de lopium, une ivresse furieuse, pendant laquelle il prélude à sa mort en poignardapt t,ous ceux qui l'approchent.

DU suiclut;.

souffrances? c'est ce que l'exp** ence n'a s encore démontré. Seulement , on a remarqué que beaucoup d'individus affectés de la pellagre mettent ftn à leurs jours en se jetant dans un puits ou dans la rivière; il est encore certain qu'en général les hommes se servent plutôt d'armes à feu et les femmes de poison , et que, pour exécuter son funeste dessein , chacun emploie l'instrument qui lui est le plus familier. Ainsi , selon Esquirol, les militaires et les chasseurs se brûlent la cervelle ; les perruquiers se coupent la gorge avec le rasoir; les cordonniers s'ouvrent le ventre avec le trancliet, les graveurs avec le burin; les blan- chisseuses s'empoisonnent avec la potasse et le bleu de Prusse , ou s'asphyxient avec le charbon. Plus de la moitié des suicides que j'ai constatés ont eu lieu par ce dernier moyen , tant chez les hommes que chez les femmes de tous les rangs et de toutes les professions. Cela n'infirme nullement la remar- que de mon savant et modeste maître.

Le suicide est-il un acte de courage, ou un acte de lâcheté ? Cette question a souvent été agitée sans être résolue , parce que chacun la considère selon l'acception qu'il donne au mot courage. Nul doute qu'il ne faille une certaine dose d'énergie pour se détruire ; mais cette énergie ne paraît te- nir qu'aune exaltation momentanée, à une surex- citation du cerveau , produite par tel ou tel événe- ment , telle ou telle circonstance , et ne peut , par conséquent, constituer le vrai courage, qui, tou- jours maître de lui, rend l'âme supérieure à la souf- france comme à l'adversité : «C'est, dit Montaigne, le roole de la couardise, non de la vertu, de s'aller

680 DU SUICIDE.

tapir dans un creux, soubs une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune; la vertu ne rompt son chemin ny son train , pour orage qu'il fasse. !) On parle beaucoup des individus qui se tuent sans efforts et de sang-froid ; mais a-t-on été à portée de bien examiner ce qui s'est auparavant passé dans leur esprit, les irrésolutions, les terreurs mêmes qu'ils ont eues à subir, les combats qu'ils se sont livrés intérieurement avant que d'en venir à cette extrémité ? Partout , et particulièrement dans l'acte du suicide , l'amour-propre joue un des pre- miers rôles. Guidé par ce sentiment , l'homme veut être admiré jusque dans la mort , et il affecte , en se la donnant , une force de caractère que le moindre incident viendrait détruire, si l'on pouvait la mettre à l'épreuve. Combien de meurtriers d'eux-mêmes vivraient encore , si quelque main amie était venue les arrêter au bord de l'abîme ! Plusieurs , il est vrai , après avoir échoué dans leur coupable tenta- tive, essayent de la renouveler; mais un bien plus grand nombre frémissent à la seule pensée de l'acte qu'ils ont voulu commettre , et courent au-devant de toutes les précautions qui peuvent les préserver d'un nouvel accès de délire. Il se trouve cependant, parmi ceux qui attentent à leurs jours , des hommes dont la force morale et le courage habituel ne sau- raient être révoqués en doute , et c'est ce qui a pu donner à l'acte du suicide une certaine appa- rence d'héroïsme; mais, à côté de ces exemples, il en existe une foule d'autres qui prouvent que la faiblesse et la pusillanimité , surmontées par le désespoir , savent aussi affronter la mort : un lâche,

DU SUICIDE. 681

une femme timide , se tuent comme l'homme de cœur habitué à braver tous les {genres de périls. Que faut-il en conclure ? que faut-il répondre à cette question : « Le suicide est-il un acte de cou- rage ou de lâcheté? » Je répondrai que l'homme qui se débarrasse volontairement du fardeau de la vie montre quelquefois une certaine énergie physique, mais qu'il fait toujours preuve d'une lâcheté mo- rale : il manque, en effet, de patience; et la patience, c'est le courage qui sait souffrir et attendre (1).

Traitement.

Le suicide étant un acte consécutif du délire des passions ou d'un état morbide , c'est dans la con- naissance des causes tendant à le produire que le

(1) « J'ai toujours eu pour maxime, disait Napoléon, qu'un homme montre plus de vrai courage en supportant les calamités et en ré- sistant aux malheurs qui lui arrivent, qu'en se débarrassant de lui- même. Le suicide est l'acte d'un joueur qui a tout perdu ou d'un prodigue ruiné, et n'est qu'un manque de courage, au lieu d'en être une preuve. »

Deux grenadiers de la garde s'étant donné la mort, le premier consul fit mettre à l'ordre du jour (22 floréal an X ) : « Le grenadier Gaubain s'est suicidé par des raisons d'amour: c'était d'ailleurs un très-bon sujet. C'est le second événement qui arrive au corps de- puis un mois. Le premier consul ordonne qu'il soit mis à l'ordre de la garde :

« Qu'un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie « des passions; qu'il y a autant de vrai courage à souffrir avec con- « stance les peines de l'âme , qu'à rester fixe sous la mitraille d'une «batterie.

« S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y sous- « traire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir c vaincu. »

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rqédecin éclairé doit chercher les moyens curalifs les plus efficaces, et non dans un système de trai- tement qui ne saurait s'appliquera tous les cas (1). Je me bornerai donc ici à indiquer les moyens généraux les plus propres à arrêter les progrès effrayants de cette plaie de la société.

On a souvent agité la question de savoir si les lois civiles doivent sévir contre cet acte meurtrier. Les législations de quelques peuples anciens infli- geaient des peines infamantes à ceux qui s'en étaient rendus coupables : ainsi les lois d'Athènes ordon- naient que la main du suicide fût coupée , et brûlée séparément du corps; à Thèbes, son cadavre était ignominieusement jeté dans les flammes ; une loi de Tarquin l'Ancien le privait de sépulture; et les lois romaines , favorables au suicide quand c'était le dégoût de la vie ou un événement fâcheux qui le produisait, sévissaient avec rigueur contre le

(t) De tous les systèmes, le plus préconisé, par exemple, contre la mélancolie suicide, est celui d'Avenbrugf^er, récemjnent modi- fié par plusieurs praticiens. Il consiste : 1" à contenir le malade quand il est dangereux de le laisser libre; à lui faire boire une livre d'eau froide toutes les heures; et, s'il reste pensif ou taci- turne, à arroser son front, ses tempes et ses yeux avec le même liquide, jusqu'à ce qu'il devienne plus gai, plus communicatif (on enveloppe en même temps les pieds de flanelle chaude , pour qu'ils ne se refroidissent pas) ; à appliquer un large vésicatoire, un cautère ou un séton sur celui des hypochondres dont la cha- leur est d'habitude plus forte. Ce traitement exclusif n'a guère réus.sir que lorsque la maladie avait son siège primitif dans l'abdomen. Dans les cas, bien plus fréquents, le cerveau est primitivement affecté, il faut joindre à la méthode révulsive d'au- tres moyens thérapeutiques et moraux qui agissent d'une manière plus directe sur cet organe.

DU SUICIDE. 08

criminel ayant attenté à ses jours pour se soustraire à une peine infamante; elles flétrissaient aussi la mémoire des hommes de guerre qui se tuaient volontairement.

Les législations modernes ont également sévi d'une manière plus ou moins rigoureuse contre cet acte. En Angleterre, les corps des suicides étaient autrefois privés de sépulture , et leurs biens confis- qués au profit de la couronne. Cette loi , modifiée ensuite en ce qui concerne l'abandon des cadavres , fut longtemps maintenue par rapport k la confisca- tion ; mais les nombreuses exceptions qu'elle ren- fermait permirent de l'éluder en bien des cas, et elle tomba en désuétude.

Les peines portées contre le suicide par l'ancienne législation française ne furent pas moins sévères. Dans le Xlir siècle, les biens de l'homme coupa- ble de cet attentat étaient confisqués, et son cada- vre, après avoir été traîné sur une claie , était pendu et privé de la sépulture. On fit plus tard diverses modifications à cette loi : lorsqu'elle fut abrogée par le Code pénal, en 1791 , elle n'avait plus d'ac- tion que contre ceux qui s'ôtaient la vie de sang- frjoid et avec un entier usage de la raison ^ et par (a crainte du supplice.

De telles lois ne sauraient exister à l'époque nous vivons ; elles paraîtraient aussi injustes que barbares, et l'indignation publique s'opposerait à leur exécution. Beccaria , dans son Traité des Délits et des Peines , réprouve ces lois. Selon lui , « le suicide est un délit auquel il semble qu'on ne peut décerner un châtiment proprement dit , puisque ce

684 DU SUICIDE.

châtiment ne saurait tomber que sur rinnocence ou sur un cadavre insensible. » Cependant plusieurs savants praticiens croient que le suicide est beau- coup plus fréquent depuis l'abrogation des lois répressives, et demandent, dans l'intérêt de la so- ciété, non des lois pénales, mais des lois commi- natoires , contre cet acte criminel. D'autres , au contraire, combattant cette opinion, pensent que l'effrayant accroissement du suicide ne peut être attribué à l'abrogation des anciennes lois (1) , mais bien aux orages politiques si communs en France depuis cinquante ans , et qui y ont soulevé tant de passions propres à faire naître le dégoût de la vie , et les résolutions désespérées qui en sont la suite. Aucune de ces lois, d'ailleurs, ne semble pouvoir être en harmonie avec notre législation actuelle : elles ne feraient que révolter l'opinion publique, et seraient impuissantes contre le suicide, parce que celui que ne peuvent arrêter ni l'horreur de la mort , ni les liens les plus chers de la nature , ni enfin les craintes d'une éternité malheureuse , ne saurait être retenu par des lois qui n'atteindraient que son cadavre. Mais, dira-t-on , s'il méprisait ces lois pour lui-même, il les redouterait du moins pour sa famille, sur laquelle rejaillirait l'ignominie de la peine infligée. Cette idée pourrait, en effet, dans quelques cas , désarmer la main du suicide ;

(1) Les lois canoniques refusent toujours les honneurs de la sépulture ecclésiastique, c'est-à-dire l'entrée et les prières de l'E- glise, aux corps des individus qui se sont détruits, à moins qu'ils n'aient donné des signes d'aliénation mentale ou quelque marque de repentir.

DU SJMCIDE. 685

mais elle serait sans action sur la grande majorité des individus que des passions désordonnées ou l'ennui de la vie portent à se détruire; et leurs familles , déjà sous le poids d'un événement si dé- sastreux, seraient encore victimes de l'injustice d'une punition qui ne frapperait qu'elles.

M. Falret , dans son excellent Traité de l'Hypo- ckondrie et du Suicide, fait en outre, à ce sujet, une observation très-judicieuse : «On peut aujour- d'hui , dit-il , jusqu'à un certain point, cacher aux enfants qu'il y a eu un suicide dans une famille ; mais si vous lui donnez plus d'éclat par l'exécution d'une loi rigoureuse, les enfants en auront inévita- blement connaissance , et cette affreuse nouvelle ne pourra qu'augmenter en eux une fâcheuse prédis- position. Ce mot , ajoute-t-il , me fait naître une réflexion qui me paraît bien forte en faveur de mon opinion. Quoi ! l'on convient que le suicide est la folie la plus héréditaire, et l'on invoque toute la sévérité des lois pour le punir ! On veut donc que la société s'empresse de marquer la victime dans le sein même de sa mère? Cet acharnement sur un cadavre a d'ailleurs l'odieux de la férocité. 11 ne faut pas repaître les yeux du peuple de ces scènes sanglantes ; car la douceur est le plus beau type de l'humanité , et le législateur doit s'efforcer de tout son pouvoir de l'empreindre sur les mœurs nationales. »

Ce n'est donc pas par des lois répressives qu'il faut combattre ce funeste penchant, puisqu'elles seraient aussi dangereuses qu'injustes. Ne sait-on pas , d'ailleurs, que, dans les pays elles ont été le

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plus rigoureuses, tel qu'en France , et surtout en Angleterre , elles sont restées impuissantes et ont fini par tomber en désuétude ?

ISous l'avons vu , c'est surtout quand l'homme méconnaît les droits de son Créateur, quand il s'obstine à ne voir que le néant au delà de son existence, qu'il ose porter sur lui-même une main homicide. Rouvrez son àrae aux grandes vérités du christianisme, montrez-lui ses devoirs comme homme et comme citoyen, bientôt il comprendra que sa vie n'est qu'un dépôt , dont il ne peut disposer sans se rendre coupable envers Dieu, envers la so- ciété, et envers lui-même. Mais c'est dans le cœur de la jeunesse qu'on doit faire germer les préceptes de religion et de morale capables de mettre l'homme en garde contre ses passions : tout est perdu si l'on attend qu'elles exercent sur lui leur empire. Combien de malheureux parents n'auraient pas à déplorer la mort volontaire d'un fils tendrement aimé , s'ils avaient su de bonne heure le prémunir par leurs avis , surtout par de bons exemples , contre les dangereuses maximes de l'incrédulité , et contre les séductions de tous genres qui sont venues l'assaillir à son entrée dans le monde !

Si les parents , pour se dérober à une si grande infortune, sont intéressés à inculquer à leurs enfants des pensées religieuses , s'ils doivent leur inspirer l'amour de la vertu, de l'ordre , du travail , arrêter en eux les progrès d'un froid égoïsme ou d'une folle ambition , agrandir leur âme par des idées nobles, généreuses, et les attacher à la vie par des liens de famille qui contribuent à leur bonheur, c'est

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aussi un devoir pour les gouvernements , s'ils veu- lent arrêter l'eflrayante projjression du suicide, de veiller avec soin sur l'éducation de la jeunesse et sur la morale publique; de travailler au bien-être du pays par de sages invStitutions, de multiplier les ressources de l'industrie, d'encourager le mérite, de réprimer le désordre , et d'offrir au malheur et à la souffrance des secours qui les sauvent du déses- poir. Il conviendrait aussi, je pense, dans l'intérêt de la société , que le pouvoir récompensât particu- lièrement les ouvrages de morale les plus propres à combattre les funestes maximes excitant aux morts volontaires, et qu'il s'efforçât en même temps d'arrê- ter la publicité de ces actes de délire, propagés en- suite par le penchant à l'imitation.

Nous ajouterons à ces considérations générales ^Ue, la disposition au suicide étant souvent héré- ditaire , on doit prudemment éviter , quand il s'agit de former une alliance, d'entrer dans une famille dont quelques membres auraient été atteints de ce genre de folie. Cependant, lorsqu'une telle décou- verte arrive trop tard , lorsqu'on craint qu'un enfant apporte en naissant cette prédisposition , il faut se hâter de la prévenir , et non désespérer d'en triom- pher. Les maladies héréditaires, ainsi que l'a ob- servé Hippocrate, peuvent être prévenues en chan- geant la constitution de ceux sur lesquels elles agissent. C'est d'abord par le choix des aliments et par l'éducation physique qu'il faut travailler à cette régénération. Si l'hérédité qu'on redoute pour un en- fant lui advient par sa mère, il est important que cette mère renonce à l'allaiter , et que la nourrice qu'on

688 DU SLICIDE.

lui donnera réunisse toutes les qualités physiques et morales qui peuvent le mieux modifier cette pré- disposition fâcheuse. Quelle que soit, du reste, la bonté de ce choix si important, la survei llance assidue d'un médecin expérimenté est encore indispensable, puisque c'est principalement de l'application bien entendue des moyens hygiéniques que dépend le succès de la cure que l'on veut opérer. Le grand air, une habitation saine et agréable, des figures riantes, des exercices gymnastiques, des promenades des jeux variés la gaieté préside , la société de compagnons enjoués , sont autant de circonstances qui doivent concourir à cette cure. Il est essentiel aussi, pour l'enfant que l'on veut préserver d'un malheureux penchant héréditaire, de l'accoutumer de bonne heure à se maîtriser lui-même. Pour cela, il faut gagner sa confiance , régler ses idées et tous les mouvements de son cœur , ne pas souffrir que ses facultés intellectuelles se développent aux dé- pens de ses facultés physiques , éloigner de lui toute lecture et tout contact propres à exalter ses pas- sions, l'habituer à supporter sans impatience les maux ou les contrariétés que l'on ne peut lui éviter ; enfin lui apprendre à accomplir strictement tous les devoirs que la religion , la nature et la société lui imposent. Quand on l'aura amené à ces heureux résultats , l'hérédité aura perdu sur lui sa funeste influence.

Une partie des moyens hygiéniques dont je viens de parler, par rapport aux enfants , peut s'appliquer aux adultes atteints de la disposition au suicide. Ainsi, un air salubre , la distraction et l'exercice,

on SUICIDE. 680

sont des moyens puissants pour la connbattre. Un travail manuel et journalier, les jeux qui forcent les membres à de grands mouvements , des pro- menades , tantôt à pied , tantôt à cheval ou en voiture , quelquefois dans des chemins difficiles et raboteux , les voyages sur terre , pendant lesquels on peut faire naître une foule de petits incidents qui distraient forcément le malade de son idée fixe, peuvent être encore d'une grande utilité, surtout si les personnes chargées de veiller sur lui sont ca- pables d'occuper agréablement son imagination par leur enjouement et la variété de leur conversa- tion. Le docteur Falret conseille , pour que ces voyages aient un effet salutaire, de leur supposer un but autre que celui de la santé ; je suis de cet avis, surtout si le prétexte choisi est bien approprié au caractère de l'individu que l'on veut guérir. C'est, pendant la route, en ranimant ses goûts, ses affections, en réveillant dans son cœur des senti- ments de générosité, de dévouement ou de bienfai- sance, que Ton parviendra plus sûrement à le rat- tacher à la vie, et à lui inspirer de nobles résolu- tions. Une série de lectures appropriées , la com- position de quelque ouvrage intéressant , peuvent , dans certains cas, amener les plus heureux résultats; car, outre que le travail intellectuel dissipe l'en- nui , qui se mêle aux peines de l'âme comme aux souffrances du corps , il promet à l'imagination un avenir heureux, dont elle a toujours besoin de se bercer.

Quoique les passions soient les causes les plus fréquentes du suicide , on les a cependant em-

44

090 BU SUICIDE.

ployée« quelquefois avec succès comme moyens curatifs ; l'amour surtout peut devenir un puissant auxiliaire; si, dans beaucoup de cas, il provoque une funeste exaltation de l'esprit , il peut aussi , dans quelques autres, y rétablir l'équilibre : tout dépend de sa nature et de l'objet qui l'inspire. (Voir l'observation rapportée page 240.) On a observé , notamment en Angleterre, que le plus grand noiK^r bre de ceux qui se détruiraient par ennui de la vie étaient célibataires. Cette remarque doit être prise en considération par le médecin moraliste.

On a également observé qu'une émotion vive, une violente secousse, produite par un bonheur ou même par un malheur inattendu, pouvait amener une heureuse réaction dans l'organisme des per- sonnes atteintes de la mélancolie suicide, et les ré- concilier avec la vie. Mais si divers exemples prou- vent que ces réactions ont été utiles dans certains cas, elles ne doivent toutefois être provoquées que sous la conduite d'un praticien éclairé; sinon on courrait risque d'échouer et même de hâter l'ac- complissement des projets meurtriers que l'on veut prévenir.

Souvent il est indispensable d'éloigner de leur famille ou de leur entourage habituel les indi- vidus affectés de ce délire , parce que la surveil- lance continuelle qu'exige leur état nécessite une foule de moyens et de précautions qui ne se trou- vent guère réunis que dans les établissements des- tinés aux maladies mentales.

11 est avant tout nécessaire que les personnes char- gées du traitement du malade lui montrent de l'in-

DU Si;if:l[)E. 091

térct , de l'estime; qu'elles aient pour lui des égards soutenus, et cherchent adroitement à rani- mer en lui les illusions et les espérances dont il ai- mait à se nourrir, et sans lesquelles la vie ne lui semble plus qu'un fardeau insupportable. Une fois maître de sa confiance , il sera facile de verser sur les plaies de son cœur le baume salutaire de la religion ; mais, lors même qu'on est parvenu, avec ce puissant secours, à rendre à l'infortuné l'entier usage de sa raison , il faut bien se garder de l'aban- donner à ses propres forces : l'éloignement des causes qui ont déterminé la maladie, la continua- tion du traitement moral et thérapeutique , une sol- licitude et une surveillance inaperçues, mais de tous les instants, sont des conditions nécessaires pour prévenir les rechutes malheureusement trèsr communes dans ces sortes d'affections.

Documents statistiques sur le Suicide.

Ayant eu occasion , dans le cours de cette patho- logie morale, de citer plusieurs observations de suicides produits par diverses passions, il m'a paru plus utile de présenter ici quelques documents sta- tistiques à l'appui de ce que je viens d'avancer.

D'après M. Moreau de Jonnès, «voici le tableau des suicides constatés à Londres pendant un siècle et demi. Comme il indique leur nombre par périodes décennales, il suffira de retrancher le dernier chif- fre, pour avoir Tannée moyenne :

692 BU si'iciDE.

De 1690 à 1699 236

De 1700 à 1709 278

De 1710 à 1719 301

De 1720 à 1729 478

De 1730 à 1739 501

De 1740 à 1749 422

De 1750 à 1759 363

De 1760 à 1769 351

De 1770 à 1779 339

De 1780 à 1789 224

De 1790 à 1799 274

De 1800 à 1809 347

De 1810 à 1819 362

De 1820 à 1829 381

«Le maximum des suicides a eu Heu de 1720 à 1740, sous les règnes des deux premiers George. Il y en avait 1, année commune, sur 11,000 habitants, tandis que, de 1810 à 1830, il n'y en a eu que 1 sur 22,000 , ou un seul au lieu de deux , eu égard à la population. C'est l'inverse de ce qu'on croit généra- lement. Toutefois, de 1830 à 1834, le nombre des suicides a été de 57, année moyenne, ce qui sup- pose que la période décennale s'élèvera à 484 , ou une centaine de plus que pendant la période pré- cédente. D'après les recherches de Hoggs sur West- minster, cette place de Londres a beaucoup moins de suicides : on n'en a compté, de 1811 à 1821, que 1 sur 172,000 habitants; et de 1821 à 1831, 1 sur 190,000 : il y a 3 suicides parmi les hommes pour 1 parmi les femmes.

«Les mois de juin et de juillet sont l'époque du plus grand nombre, et les mois d'août et de no- vembre, celle il y en a le moins.

DU SUICIDE. Gy3

Nombre cl proporlion des suicides dans les principales capitales de l'Europe.

Villej. Ann^'fs. Nombinf. Piopoilion.

Berlin 1822 360 1 sur 750

Copenhague 1806 100 1 sur 1,000

Naples 1828 330 1 sur 1,100

Hambourg 1822 59 1 sur 1,800

Berlin 1808 60 1 sur 2,300

Paris 1836 341 Isur 2,700

Milan 1827 37 1 sur 3,200

Berlin 1 797 35 1 sur 4,500

Vienne 1829 45 Isur 6,400

Prague 1820 6 Isur 16,000

Pétersbourg 1831 22 1 sur 21,000

Londres 1834 42 1 sur 21,000

Naples 1826 13 Isur 27,000

Palerme 1831 2 1 sur 173,000

« On voit que les habitants de Londres sont beau- coup moins enclins au suicide que ceux de la plupart des villes de l'Europe, à commencer par Berlin et Paris, et y compris la population de Delhi, l'an- cienne capitale de l'empire raogol , il y eut , en 1833, 65 suicides , ou 1 sur 3,100 habitants : ainsi , l'opinion que le climat de l'Angleterre prédispose au suicide est tout à fait erronée (1). » [Statistique de la Grande-Bretagne et de l'Irlande , par Alex. Moreau de Jonnès.)

(1) Celte proposition n'est-elle pas un peu absolue? La diffé- rence que l'on trouve en plus dans le nombre des suicides commis en France ne dépendrait-elle pas en partie de l'exactitude plus ri- goureuse apportée, par le ministère public français, dans la re- cherche des morts volontaires?

694 1)11 sciciuE.

Tableau des suicides portés à connaissance du tnlhiàlêrc pu- blic de France pendant l'éspdce de 15 années.

Années. A Paris. En l'iancc.

1827 2^1 1,542

1828 275) 1,754

1829 307 1,904

1830 269 1,756

1831 359 2,084

1832 36S( 2,156

1833 325 1,973

1834 360 2,078

1835 393 2,305

1836 415 2,340

1837 433 2,443

1838 483 2,586

1839 486 2,747

1840 511 2,752

1841 501 2,814

Totaux 5,751 33,234

Dans l'espace de 15 années, on compte donc en France 33,234 suicides; ce qui donne une moyenne annuelle de 2,215.

Depuis 1835, époque à laquelle on a commencé à classer les suicides par sexe, jusqu'en 1841, on compte 13,484 victimes parmi les hommes , et 4,501 parmi les femmes. La proportion de ces dernières aux hommes est donc , pour les sept années , de 33 sur 100; c'est à peu près le tiers du nombre total.

Les suicides qui appartiennent au département de la Seine forment près du cinquième du nombre to- tal. Ainsi, Paris, centre univeisel delà littérature, des sciences, des arts , du bon goût et de la civilisa-

DU SUICIDE. (J95

tion; Paris, source des jouissances de toute nature , est par cela même en Europe, et peut-être dans le monde entier, la ville les imaginations ardentes ^'ëgaf érit plus souvent, et trouvent les plus cruelles déceptions au milieu des espératices qui les ravissent. Faut-il donc s'étonner si tant d'hommes, si tant de jeunes gens livrés à eux-mêmes , y viennent finir par Un suicide une vie que tourmentent d'insatiables désirs de volupté, de gloire, ou de richesses (1)?

Voici maintenant le tableau des 2,814 suicides constatés en 1841 par le ministère public. Les fem-; mes qui n'avaient pas de professions y ont été clas- sées d'après celles de leurs maris.

(J) « Ce serait faire à la capitale de la France une trop belle part dans les progrès de la civilisation moderne, que de croire qu'elle âh à cet égard atteint les bornes du possible, surtout quand on la compare à d'autres capitales; et, bien qu'elle ait éprouvé de grandes et utiles améliorations, personne ne doutera que les habitudes, les ijiœùrs, l'existence d'une grande partie de sa population , n'en ap- pellent enèore d'importantes.

"Au-dessous de la classe utile et laborieuse, il en existe dîins Paris une autre partout reconnaissable à son déniiment absolu, à sa dégradation protonde. Placée dans l'échelle sociale au degré plus bas, cette classe incessamment créée dans nos villes popu-îj lëuses et manufacturières par les r&vers de l'industrie, les fautes de l'imprévoyance, les désordres de l'inconduite, cette classe n'est riulle part plus nombreuse qu'à Paris, elle s'augmente encore de la foule de gens sans aveu qu'y attire sans cesse l'appât d'un {^ain quelconque. Sans domicile fixe, sans travail assuré, celte classe, qui n'a rien de propre que sa misère et ses vices, après avoir erré le jour sut la voie publique, se retire pendant la nuit dans les maisons garnies des différents quartiers de la capitale <• qui semblent avoir été de tout temps destinées à la recevoir. »■ {Rnp/jorl sur la marche et les ej/lts du choléra-iuorbns dans Paris et le dffjarteinent de la Seine.)

690

DU SUICIDE.

TABLEAU officiel des 2,814 suicides dont la mort a été con- statée en France pendant l'année 1841.

PROFESSIONS DES SUICIDES.

I.

Bergers

Bûcherons, charbonniers

Cultivateurs, laboureurs, journaliers.

II.

Ouvriers

en bois

en cuirs, peaux, etc

en fers, métaux, etc

I en fil, laine, soie, etc

' en pierres : maçons, couvreurs , autres de divers genres. . .

III.

Boulangers, pâtissiers. Bouchers, charcutiers. Meuniers .... . .

IV.

Chapeliers

Cordonniers

Perruquiers, barbiers

Tailleurs, tapissiers, couturières. Blanchisseurs . . .

Marchands en détail, établis. . . .

colporteurs. .

en gros, banquiers, etc.

Commis marchands

VI.

Commissionnaires, portefaix, porteurs d'eau.

Mariniers, bateliers

Voituriers, rouliers

VII.

Aubergistes, hôteliers, limonadiers Domestiques attachés & la per.sonne

A reporter.

20

4

694

90 25

80 76 48 19

56 19 19 21

1,483

1 1

179

9

1

9

23

40 14

12 2 1

4

420

I»U SUICIOE.

097

[PROFESSIONS DES SUICIDES.

Report. . .

VIII.

Artistes

Clercs, écrivains

Étudiants

Fonctionnaires et agents de la force publique . . .

Instituteurs , professeurs

Militaires et anciens militaires

Avocats, médecins, et autres professions libérales. Propriétaires, rentiers vivant de leur revenu . . .

IX.

Mendiants, vagabonds

Sans profession

Profession inconnue

TOTACX ....

1,483

8

15

7

88

12

154

18

150

10

72

122

2,139

420

4 1

1

110 95

675

Le nombre des suicides s'accroît chaque année; il s'est élevé, en 1841, à 2,814; c'est 62 de plus qu'en 1840. Le département de la Seine en compte seul 501, du cinquième au sixième du nombre to- tal; ensuite viennent les départements se trouvent de {grandes villes , et surtout ceux qui avoisinent Paris. 11 n'y en a pas eu un seul en Corse, l'assassinat et le meurtre sont si fréquents. «La Corse, dit le Rapport au Roi de 1841, est toujours celui des dépar- tements où le nombre proportionnel des accusés de crimes contre les personnes est le plus élevé , comme la Seine est celui l'on re- marque toujours le plus grand nombre d'accusés de crimes contre les propriétés. »

On voit figurer 675 femmes parmi les suicides : c'est près du quart du nombre total.

Chaque époque de la vie, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse , a payé son tribut à cette maladie : en 1839 on comptait 2 enfants de huit à neuf ans; 2 de onze; t de douze; 2 de treize; 3 de qua- torze; 9 de quinze; 147 individus âgés de seize à vingt et un ; 335 sexagénaires, 189 septuagénaires, 41 octogénaires. En 1841 on compte 148 suicides mineurs de vingt et un ans; 192 personnes avaient de soixante et dix à quatre-vingts ans, et 49 étaient oc- togénaires. Parmi les mineurs, on a signalé 1 enfant de neuf ans, 1 de dix , 7 de treize , 6 de quatorze . et 6 de quinze.

698

DU SUICIDE.

Motifs présumés des 2,814 suicides constatés en 1841,

MOTIFS PRESUMES

DES SUICIDES.

miseRê et revers de fortune.

Misère

Affaires erabarrasséesj dettes

Perte au jeu

d'emploi

de procès

Autres pertes

Crainte de la misère

Revers de fortune

Regret d'avoir disposé de sa fortune

Espoir d'une donation, non réalisé

AFFECTIONS DE FAMILLE.

Pour ne plus être à la charge de leurs enfants. Douleur de la perte de conjoints, d'enfants.

de leur ingratit et incond. . .

du départ d'enfants

de la perte d'un frère

Chagrin de vivre éloigné de sa famille . . . .

d'enf. maltr. ou grondes par les par.

de savoir sou père malheureux . . .

Discussions d'intérêt entre parents

Chagrins domest. non autrement spécifiés . .

AUOUR, JALOUSIE, DEBAUCHE, ISCONDUITE.

Amour contrarié

Jalousie entre époux, entre amants

Grossesse hors mariage

Dégoût du mariage

Honte d'une mauvaise action ; remords. . . .

Paresse

IncoLiduite; débauche

Ivresse (accès d')

Ivrognerie habituelle (abrutissement) . . . .

CONTRARIÉTÉS DIVERSES.

Dégoût de sa ]>osilioii sociale , . . . .

Désir de se soustraire à des poursuites judic. à l'exécution d'un jugement

^J reporter. ...

NOMBRE DES SUICIDES.

TOTAL.

-r- il""!

HOMÛEà.

fbîImes.

103

31

145

10

13

»

12

1

6

«

20

S

7

2

22

5

3

1

4

1

17

11

2

1

2

11

1

5

173

85 12

1,003

58

31

89

15

9

24

j,

17

17

1

2

3

15

6

21

5

»

5

82

10

92

48

8

56

115

14

129

2 21

283

134

155 13 13

6 25

9 27

4

5

2

34

14

3

1

4

18

1

6

249

9

106

12

1,286

DU SUICIDE.

699

MOTIFS PRÉSUMÉS

DES SUICIDES.

Report

Pour se soustr. à des poars. discipl. (milit.)

à la loi du recrutciueiit

à des souFfrances physiques . . . . .

Dôgoùt de la vie

Mélancolie, hypochondrie

Dégoût du service inilitairc

Discussions avec des maîtres

Chagrin de quitter un maître

Vocation religieuse contrariée

Maladies cérébrales.

Aliénation mentale

Monomanie

Idiotisme, imbécillité, faiblesse d''esprit .

Fièvre cérébrale ^accès de)

Colère (accès de

Terreurs religieuses

Suicides après assassinats, meurtres, etc. Motifs inconnus

NOMBRE DES SUICIDES.

irojniEs. revues, totil,

1,003

13

1

192

78

50

17

6

2

283

66 15 11

349

180

529

30

20

50

26

16

42

28

10

38

8

3

6

i

»

4

21

1

22

316

63

379

<,286

13

1

258

93

61

17

12

2

1

Totaux 2,139 675 2,814

Comme on a pu le voir dans le tableau précédent, on trouve parmi les suicides des gens de toutes les professions, de toutes les conditions sociales, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevées; les habitants des campagnes n'attentent pas moins à leurs jours que les habitants des villes.

Les moyens le plus souvent employés pour se détruire sont la submersion, la strangulation : 969 individus se sont noyés, 909 se ^ont pendus ou étranglés, 192 se sont asphyxiés par le charbon ; ce dernier genre de mort est surtout employé par les habitants de Paris, o\i 154 suicides ont eu lieu par ce moyen.

Les motifs présumés du suicide ont été très-multipliés , mais à peu près les mêmes que les années précédentes. La misère , les em- barras de fortune, les chagrins domestiques, l'abrutissement pro- duit par l'ivrognerie et l'inconduile , le désir de mettre un tertne à des souffrances physiques, Taliénalion mentale, telles sont les causes le plus fréquemment signalées.

Le nombre des suicides a continué de varier suivant les saisons ; ils ont été plus nombreux en été et au printemps qu'en automne, et surtout qu'en hiver.

700

DU SUICIDE.

TABLEAU comparatif des suicides et des crimes commis en 1841, classés par départements.

COURS

Agen . .

Aix. . .

Amiehs

Atîgers . Bàstia .

BESàXÇON

Bordeaux Bourges Caes . .

COLMAR .

Duos . . Douai. . Grenoble

LlDOGES.

Lyon . .

DEPARTEMENTS.

Gers

Lot

Lot-et-Garonne. . . Basses-Alpes. . . , Bouches-du-Rhdne ,

Var

Aisne ,

Oise

Somme

Maine-et-Loire. .

Mayenne ,

Sarthe ,

Corse

Doubs

Jara

Hautc-Saôoe. . . .

Charente

. Dordogne

Gironde

Cher

. Indre

Nièvre

Î Calvados .... Manche .... Orne

I Bas-Rhin. . . .

j Haut-Rhin . . .

C4te-dOr . . .

Haute-Marne. .

Sa*)ne-et-Loire .

J Nord

( Pas-de-Calais. . I Hautes-Alpes. . ' DrAme

I Isère

j Corrèze

; Creuse

j Haute-Vienne .

!Ain Loire Rl:dne

.// reporter.

nombre

DES SUICIDES.

311,147

287,739 347,073 156,055 375,003 328,010 542,213 398,868 559,680 488,472 361,392 470,535 221,463 275,997 316,734 347,627 367,893 490,263 568,034 273,645 253,076 305,346 496,198 597,334 442,072 560,113 464,466 393,316 257,567 551,543 1 085,298 685,021 132,584 311,498 588,660 306,480 278,029 292,848 355,694 434,085 500,831

16,779,902

15 I9 42 36 62 66 72 30 16 25 8 13 14 39 24 30 14 13 16 21 25 15 36 35

31 19 39 107 56

8 31 29

9 12 16 17

8 37

1,117

NOMBRE

DES CRIMES.

12

6 11

9

13 11

8 5 2 6 3 4

15

14

3

6

7

13

17

6

14

11

66

4

6

15

29

12

5

4

11

12

8

7

6

12

7

431

DU SUICIDE.

701

nombre

NOMBRE

COURS

DÉPARTEMENTS.

POI'UL.VTION.

DES

DES

ROYALES.

SUICIDES.

CRIMES.

Report . . .

10,779,902

1,117

431

Metz

Ardennes

319,167

24

1

Moselle

421,258

26

5

Montpellier . .

Aude

284,285 375,083 367,343

9

3

15

6

16

6

Aveyron

Hérault

Pyrénées-Orientales .

173,592

7

4

[ Meurthc

444,603

33

2

Nancy

Meuse

326,372

32

4

Vosges

419,992

28

7

Ardèche

364,416

15

13

Gard

376,062

19

14

NtMES

Lozère

140,788

3

3

Vaucluse.

251,080

24

5

Indre-et-Loire ....

306,366

44

5

Orléans

Loir-et-Cher

249,462

23

6

Loiret

318,452

51

7

1

258,180 286,368

33 29

4 14

Eure-et-Loir

Marne

356,632

66

10

Pahis

1,194,603 333,260

501 58

30 16

.Seine-et-Marne. . . .

j

Seine-et-Oise

470,948

116

5

Yonne

362,961

45

3

Landes

288,077

14

9

PaO '

Basses-Pyréndes . . .

451,683

14

5

Hautes-PvTcnées . . .

244,196

7

9

j

Charente-Inférieure .

460,245

42

8

POITÎERS . . , ,

Deux -Sèvres ..... Vendée

310,203 356,453

20 11

3 6

Vienne

294,250

25

4

Cdtes-du-Nord ....

607,572

33

8

Finistère

576,068

33

9

Rennes

Ille-et-Vilaiue. . . .

549,417

12

13

Loire-Inférieure . . .

486,806

25

11

Morbihan

446,331

33

17

RiOM

Allier

311,361

9

4

Cantal

257,423

10

7

Haute-Loire

298,137

8

3

1

Puy-de-Dôme ....

587,566

9

20

Rouen

Eure

425,780

50

6

Seine-Inférieure . , .

737,501

105

16

Ariége. . . . , ...

265,607

I

13

Toulouse .

Haute-Garonne. . . . Tarn

468,071 351,656 239,297

5

9

15

7

14

4

Tarn-et-Garoune. , .

Totaux . .

3i194,875

2,814

813

702 ou SUICIDE.

Pour les observations de suicides , voir celles qui se trouvent aux articles Amolr, Avarice, Ambi- tion, Colère, Jalousie, Paresse, Vanité, etc.

Outre les ouvrages déjà cités dans cet article, j^ dois encore mentionner : les Entretiens sur le Siiir cide , par M. l'abbé Guillon ; De la Manie du Suicide et de l Esprit de révolte, par J. Tissot, de Dijon ; enfirj la traduction de \ Histoire critique et jdiilosophique du Suicide , du P. Appiano Buonafede , par MM. Ar- mellino et Guëriu.

DU DUEL. 703

CHAPITRE XIV.

DU DUEL.

SI le duel n'est le plus ordinairement que le résul- tat de la colère, de la vengeance, ou d'un funeste préjugé , souvent aussi il est l'effet d'une passion sanguinaire , qui montre à quel degré de férocité l'homme peut être conduit quand il qe met aucun frein à ses penchants.

A beaucoup d'égards, le duel peut être rapproclié du suicide, surtout sous ce rapport, que tous deux semblent se jouer des lois divines et humaines. Mais l'homme résolu à s'ôter la vie ne saurait , si coupable qu'il soit, l'être autant que le duelliste, qui, se sentant le plus fort ouïe plus adroit, pro- voque sa victime , et l'égorgé sans pitié , en se glo- rifiant de son crime.

Tuer est , pour cette espèce d'hommes , un be- soin, une habitude; on en a vu se désespérer quand ils avaient passé une semaine sans aller sur le terrain. J'en ai connu un qui se battait souvent trois fois d^ns la même journée : lorsqu'il n'avait pas d'injure à venger pour son propre compte , il se faisait Je champion de ses amis, souvent même de personnes avec lesquelles il n'avait jamais eu aucune liaison. Blessé plusieurs fois , il s'affligeait de ses souffrances uniquement parce qu'elles l'em-» péchaient d'assouvir sa rage ; mais , à peine guéri , il parcourait les lieux publics , la tête haute, la me-

70î DU DLEI,.

nace sur les lèvres , et le regard étincelant comme celui d'un animal féroce qui cherche sa proie. Avait-il trouvé la sienne , il ne la quittait plus , entrait en fureur quand on voulait la lui arracher ; et souvent, au lieu d'une affaire , il s'en faisait trois ou quatre. Du reste , il regardait ces jours-là comme les plus beaux de sa vie. Ce spadassin, cité longtemps comme l'une des meilleures pointes , eut le sort réservé à la' plupart de ses pareils : il fut tué à Dieppe par un jeune marin qui, de sa vie, n'avait manié un fleuret.

Cette espèce d'hommes , fort commune autrefois , l'est beaucoup moins de nos jours; l'opinion en a fait justice. Moins éclairée anciennement , cette reine capricieuse du monde commandait le duel au nom de l'honneur, elle le condamne aujourd'hui au nom de l'humanité ; et nos lois , d'accord avec elle, le poursuivent avec rigueur, en l'assimilant à l'homicide volontaire. Espérons que leur double influence achèvera de triompher d'une féroce cou- tume que nous ont léguée les siècles d'ignorance et de barbarie , et qui blesse à la fois la nature, l'ordre public , la morale et la religion.

« Le duel , dit un savant jurisconsulte , est con- traire au droit naturel , puisque tous les animaux sont organisés de manière à conserver leur vie, et que l'instinct les porte tous à veiller à leur sûreté individuelle.

«Il est contraire à l'ordre social , puisque, dans tout Etat civilisé , chacun se doit à la défense com- mune , que la vie de chacun appartient au prince et à la patrie, que nu! ne peut disposer de sa per-

DU DUEL. 705

sonne, ni même s'exposer aux dangers d'un combat à mort, sans nécessité et sans avantage pour son pays.

«Il G%i contraire à la religion , puisqu'elle défend à l'homme d'offenser, de blesser , de tuer son sem- blable ; qu'elle lui ordonne même de pardonner les injures.

«11 est contraire à la raison, puisque l'offensé, sous le prétexte d'obtenir une juste réparation d'une injure, est souvent blessé ou tué, et que son ad- versaire victorieux ajoute , pour toute satisfaction , un meurtre à un outrage et un crime à un délit.

« Il est même contraire aux lois de l'honneur ; car si l'honneur prescrit à celui qui est outragé de de- mander à l'auteur de cet outrage une juste satisfac- tion , il lui défend aussi , pour atteindre ce but , d'employer une voie que condamnent tout à la fois le droit naturel, la loi civile, la morale et la reli- gion. » (Loyseau , Mémoire sur le Duel.)

Dans un discours sur les moyens les plus effi- caces d'extirper le duel en France, M. le baron de Saint-Victor avait proposé, en 1820 : 1" d'interdire la profession de l'escrime quant à l'éducation ci- vile ; de la modifier quant à l'éducation militaire, et d'empêcher , par une discipline sévère , que cet art ne fut dirigé contre des Français ; de chan- ger la dénomination de point d'honneur en celle de point d'insulte; 3" d'amener tous les militaires et fonctionnaires de l'Etat à prêter serment d'honneur qu'ils n'y auront jamais recours ; d'attacher du déshonneur à se battre; 5" d'exclure des emplois et des réunions particulières ceux qui se parjureront ;

706 DU DUEL.

C" d'assimiler les délits qu'ils commettraient en duel à ceux que punissent les lois civiles criminelles ; 7*^ enfin d'intliger irrévocablement la peine de mort à ceux qui l'auraient donnée , au mépris des lois , de leur serment et de l'honnenr.

Tableau statistique des Duels portés à la connaissance du ministère public en. France ^ pendant l'espace de 8 années (1827-1834).

Années. Suivis de mort. Non suivis de mort.

1827 19 51

1828 29 57

1829 13 40

1830 20 21

1831 25 36

1832 28 39

1833 32 58

1834 23 29

Totaux 189 331

A partir de 1835, les Comptes généraux de la justice criminelle n'ont plus donné le chiffre exact des duels, qui, du reste, sont maintenant classés parmi les assassinats 1).

(1) Le Compte général Ae 1841 oe signale que 6 affaire» de duels, comprenant 20 accusés.

DE I.A NOSTAl.CIE. 707

CHAPITRE XV.

DE LA NOSTALf^lE.

^_.,^^._

C'est ce désespoir

Oai' n'ont pu dans l'exil sentir ni concevoir Tous l'es licuieux bannis, do qui l'iiunieur légère A fait des étrangers sur la Icrrc étrangère; (l'est ce dégoût d'un sol que voudraient Fuir nos pas, C'est ce vague besoin des lieux l'on n'est pas, (le souvenir qui tue ; oui , Cette fièvre lente Oui fait rêver le ciel de la patrie absente ; C'est ce mal du pays dont on ne j)eut guciir, Dont tous les jours on lueurt sans jamais en mourir. C. Delavigne, Marino Faliero.

Définition el synonymie.

Je ne terminerai pas l'étncle des passions sociales sans dire cjuelques mots d'une affection morale vulgairement connue sous le nom de maladie du pays , et c{ue les médecins ont appelé nostalgie (1), à cause de la tristesse profonde qui en constitue le principal caractère.

La nostalgie , en effet , est un désir mélancolique et impérieux de revoir les lieux s'est passée notre enfance , et habitent les objets de notre ten- dresse. Certains auteurs ont avancé à tort qu'elle était uniquement produite par la différence de l'air atmosphérique et du climat, car elle dispa- raît quelc|uefois , chez les militaires qui en sont at- teints , par le seul espoir d'un congé.

(1) De vc'aro;, retour, et de àx-jc? , ennui , triste ss".

708 DE I \ NOST.M.r.lE.

Quoique cette passion s'observe plus particuliè- rement dans la jeunesse , elle est assez commune chez les enfants que les nourrices ramènent à la maison paternelle, ainsi que chez le vieillard dont un brusque changement de pays vient rompre les longues et douces habitudes.

On la rencontre beaucoup plus souvent chez les bilieux que chez les sanguins, et parmi les hommes que parmi les femmes ; ce qui tient à la position sociale de ces dernières, et peut-être aussi à la plus grande mobilité de leur caractère.

Les soldats (les fantassins surtout et les marins), les domestiques et les esclaves, en sont atteints bien plus fréquemment que les individus exerçant quel- que autre profession que ce soit.

Enfin, on a remarqué que plus les pays sont âpres et sauvages , plus leur image obsède la pensée de celui qui s'en trouve éloigné , et s'y retrace sans cesse sous l'aspect le plus enchanteur. Toutefois, de nombreuses observations attestent que les Bas- Bretons et les Normands qui viennent à Paris pour la première fois sont très-sujets à la nostalgie, tandis qu'elle semble épargner les habitants de la Savoie et de l'Auvergne.

Ce n'est cependant pas toujours l'éloignement du sol natal qui cause celte affection : des adolescents et des jeunes gens sont devenus nostalgiques sans quitter leur pays, mais seulement pour avoir quitté la maison paternelle , des soins affectueux leur étaient par trop prodigués.

D'après ces considérations, ne devrait-on pas admettre trois espèces de nostalgie, qui, la plupart

DK I,A NOSIAIXIK. 709

du temps, se confondent , il est vrai , mais qui peu- vent aussi se développer isolément? Pour parler le langage des plirénologistes, la première dépendrait de Vliabitati\'ité ; la seconde, de Xaffectionivité ; et la dernière, de l'empire de l'habitude : ce serait la nostalgie par habilndivité.

Symptômes, marche et terminaison.

L'individu qui devient nostalgique commence par prendre en aversion sa position présente ainsi que les usages des lieux il se trouve. Incapable de supporter la moindre contrariété, il fuit toute espèce de réunion , et recherche la solitude , il peut donner uniibre cours à ses pensées rêveuses, d'abord remplies d'une douce mélancolie. Peu à peu la nature habituelle de ses idées s'assombrit : il devient inquiet, insouciant, taciturne; il ne sort guère de l'apathie dans laquelle il est plongé que lorsqu'il croit trouver quelque rapport avec les lieux ou les êtres chéris , uniques objets de ses re- grets et de ses vœux. A-t-il perdu l'espérance de les revoir, on aperçoit bientôt en lui tous les ravages de la souffrance morale : son regard est sombre , égaré; ses paupières, rouges et tuméfiées, laissent parfois échapper des larmes involontaires ; son teint s'étiole , son appétit se perd ; sa respiration est courte, fréquente, entrecoupée de profonds soupirs; il éprouve des lassitudes, des faiblesses spontanées, des douleurs de tête, des palpitations, puis une mai- greur générale, accompagnée d'un affaiblissement notable des sens et des facultés intellectuelles.

Enfin les symptômes s'aggravent : la fièvre, qui

710 DE LA NOSTALGIE.

n'était d'abord que fLip,ace et irrégulière, devient continue, avec redoublement vers le soir; il y a délire et insomnie; la peau reste constamment sèche et brûlante; les tempes et les orbites se creu- sent; un marasme effrayant arrive à la suite de la diarrhée colliquative , et ce n'est souvent qu'au moment de rendre le dernier soupir que l'infor- tuné, retenu jusqu'alors par une fausse honte, dé- voile la cause secrète du mal qui le dévorait.

Dans le plus grand nombre des cas, la nostalgie a une marche lente et insensible ; d'autres fois elle se développe tout à coup, au son d'un air national, à la vue d'un compatriote , au reçu d'une lettre de famille, ou bien par l'effet de la tristesse, compagne inséparable de toute maladie grave.

On a vu cette affection régner épidémiquement dans les armées (1), et compliquer le scorbut, la dysenterie , la peste, le typhus , dont elle rendait la terminaison encore plus meurtrière ; très-rarement elle porte au suicide les infortunés dont elle em- poisonne l'existence. On compte toutefois en France, pendant la seule année 1840, vingt-quatre suicides qui peuvent avoir été déterminés par la nostalgie; savoir :

Désir de se soustraire à la loi du recruteraeut. 5

Dégoût du service militaire 13

Chagria de quitter la France 1

de quitter un maître, une maison. . . 5

24

(l) La nostalgie a surtout sévi d'une manière épidémique sur l'armt!*^ du Rhin , au cominencernool de l'an 11 : sur collo «les Alpes, pendant lt'8 premiers uiois de l'un Vlll ; et sur la grande aiuiwe

OE LA NOSIALGIK. 711

A l'ouverture des individus morts de nostalgie, Broussais a presque toujours remarqué diverses lé- sions du canal digestif, ou des épanchements séreux dans les ventricules du cerveau. Souvent aussi les méninges sont opaques, rouges et épaissies, sur- tout vers la partie antérieure des hémisphères céré- braux.

Traitement.

La nostalgie simple réclame plutôt un traitement moral que pharmaceutique ; aussi, la première chose à faire dans cette affection est de rendre à ses foyers le malheureux tourmenté par le besoin de les revoir. Combien de nostalgiques , réduits au der- nier degré de marasme, n'ont-ils pas recouvré leurs forces aux portes de l'hôpital ou de la ville qu'ils quittaient ! Un éloignement trop considérable ou la rigueur de la saison sont-ils un obstacle à leur départ immédiat : on dissipera leur abattement en nourrissant en eux l'espérance d'un prochain dé- part ; on soutiendra en même temps leurs forces par un régime approprié, auquel on pourra joindre d'agréables distractions. Du reste, comme je l'ai dit plus haut, on a vu souvent, dans les hôpitaux, la seule promesse d'un congé amener la convales- cence chez des soldats qui , rentrés au régiment , ne songeaient plus qu'à la gloire, et ne voulaient pas profiter de la faveur qu'on leur avait accordée.

réunie à Mayeiice en 1813. En 1811, on a aussi observé, au camp de Lunéville , plusieur» cas de cette terrible affection , dont les re- vers, le froid extrême, iea jurandes fatifjues et la misère, favorisent la transmission contagieuse, Voir le mémoire de notre savant con- frère le docteur Gucrboia sur U Isostalgie,

712 lit LA .NOSTALGIL.

Quant à la nostalgie des enfants séparés de leur nourrice, elle n'est pas ordinairement de longue durée. Des distractions multipliées , et des caresses accompagnées de quelques friandises , suffisent , chez le plus grand nombre, pour leur faire oublier celle qui, depuis leur naissance, leur a prodigué les plus tendres soins; il est toutefois des enfants chez qui la mémoire du cœur n'est pas aussi fugace; il faut les réunir à l'objet de leur affection, si l'on veut prévenir ou arrêter leur rapide dépérissement.

Une passion diamétralement opposée à la nos- talgie, passion qui produit cependant les mêmes ef- fets et trouve aussi sa guérison dans l'accomplisse- ment de ses désirs, c'est V amour des voyages, le besoin de changer de lieu. Cette passion , que déterminent souvent une ardente curiosité, la soif de l'indépen- dance ou l'espoir d'une félicité imaginaire, s'ob- serve chez les jeunes garçons à peine sortis de la puberté. On en a vu tellement dominés par le désir de voyager, que , s'ils n'obtenaient la permission de partir, ils tombaient dans une profonde tristesse , perdaient tout à fait l'appétit , et ne tardaient pas à être minés par la fièvre hectique. Leurs vœux, au contraire, étaient-ils exaucés, ils revenaient comme par enchantement des portes du tombeau. Je connais trois exemples de cette manie des voya- ges, survenue immédiatement après la lecture du Bobinson Crusoé. On a aussi observé de vieux marins qui, pendant un séjour prolongé à terre, étaient plongés dans une mélancolie dont ils ne sortaient que lorsque leur vaisseau avait quitté le port.

UE LA NOSTALGIE. 713

Exemples et observations. 1. Nostalgie par affection , observée chez un enfant de deux ans.

Eugène L***, natif de Paris, fut envoyé en nour- rice dans les environs d'Amiens , et ramené dans sa famille vers l'âge de deux ans. La force de ses mem- bres , la fermeté de ses chairs , la coloration de son teint , la vivacité et la gaieté de son caractère, tout en lui annonçait un enfant d'une vigoureuse com- plexion , ainsi que les bons soins dont il avait été l'objet. Pendant les quinze jours que sa nourrice resta auprès de lui , Eugène continua à jouir de la santé la plus florissante ; mais à peine cette femme fut-elle partie, qu'il devint pâle, triste, morose; il se montrait insensible aux caresses de ses parents, et refusait tous les mets qui le flattaient le plus quelques jours auparavant.

Frappés de ce brusque changement , le père et la mère d'Eugène firent appeler le docteur Hippolyte Petit , qui , reconnaissant aussitôt les premiers symp- tômes de la nostalgie, recommanda de fréquentes promenades et toutes les distractions enfantines dont abonde la capitale. Ces moyens , pour l'ordi- naire efficaces en pareil cas, échouèrent complète- ment ici ; et le petit malheureux, dont le dépérisse- ment allait toujours croissant , restait des heures entières tristement immobile, les yeux tournés vers la porte par laquelle était partie celle qui lui avait servi de mère. Appelé de nouveau par la fa- mille, l'habile praticien déclara que l'unique moyen de sauver les jours de cet enfant était de faire re-

714 UE LA NOSTALGIE.

venir immédiatement la nourrice , qui le remmè- nerait ensuite avec elle. A son arrivée, Eugène poussa des cris de joie ; la mélancolie empreinte sur son vi- sage fit place aussitôt à l'irradiation de l'extase , et , pour me servir des expressions de son père, dès ce moment il commença à revivre. Remmené la semaine suivante en Picardie, il y resta environ un an , jouis- sant de la meilleure santé. Lors de son second re- tour à Paris , le docteur Petit fit éloigner la nour- rice, d'abord quelques heures, puis une journée entière, puis une semaine, jusqu'à ce que l'enfant fût habitué à se passer d'elle. Cette tactique fut cou- ronnée d'un plein succès.

II. Nostalgie produite par le regret de quitter une habitation.

Depuis un grand nombre d'années vivait , dans la rue de la Harpe, un de ces hommes aux habi- tudes casanières, dont l'unique délassement consis- tait à aller quelquefois visiter le marché aux Fleurs, et qui revoyait avec un plaisir toujours nouveau son petit logis , régnaient partout l'ordre et la propreté. Un jour qu'il se hâtait de rentrer chez lui , son propriétaire l'accosta dans l'escalier, et lui annonça que, la maison devant être démolie pour cause d'alignement, il eût à se pourvoir ailleurs d'un logement pour le prochain trimestre. A cette nouvelle , le pauvre locataire resta pétrifié de sur- prise et de chagrin. Rentré dans son appartement , il prit aussitôt le lit , qu'il garda plusieurs mois , en proie à une profonde tristesse, accompagnée de fièvre hectique. En vain son propriétaire cherchait

UE l.\ NOSTALGIE. 7|5

à le consoler , eu lui piouicttaiit un logement plus commode flans la nouvelle maison qui allait être élevée sur remplacement de l'ancienne : « Ce ne sera plus mon logement, répondait-il avec amer- tume, lui que j'aimais tant, que javais embelli de mes mains, où, depuis trente ans, j'avais toutes mes habitudes, et je m'étais bercé de l'espoir de finir ma vie ! »

La veille du jour fixé pour la démolition , on vint l'avertir qu'il fallait, de toute nécessité , rendre les clefs le lendemain à midi, au plus tard : «Je ne les rendrai pas, répondit-il froidement; si je sors d'ici, ce ne sera que les pieds devant. » Deux jours après, le commissaire est requis pour faire ouvrir la porte de l'obstiné locataire, et il ne trouva plus que le cadavre du malheureux , qui s'était asphyxié par désespoir de quitter sa trop chère habitation.

'16 MANIE Dt l'étude.

PASSIONS INTELLECTUELLES.

CHAPITRE XVL

MANIE DE l'Étude.

L'étude , cet aliment de l'esprit , exige de notre part une grande sobriété, si nous ne voulons pas qu'elle se transforme en un véritable poison , dont l'action délétère n'est pas moins funeste pour le moral que pour le physique.

C'est sans doute après avoir observé les ravages produits par l'abus de l'étude, que le philosophe de Genève a laissé échapper de sa plume cette bi- zarre et fausse assertion : « L'homme qui pense est un animal dépravé. » 11 eût été dans le vrai , s'il se fût borné à dire : L'homme qui pense trop déprave ou plutôt altère sa constitution. Et, en effet, les personnes dont le cerveau est sans cesse surex- cité par les travaux intellectuels ne tardent pas à avoir l'air rêveur, hébété , stupide même. Unique- ment occupées de l'objet de leurs recherches , elles semblent avoir perdu l'usage de leurs sens ; elles sont distraites, irritables, fantasques; et, dans le commerce habituel de la vie , elles se montrent aussi ennuyées qu'ennuyeuses.

Mais l'abus de l'étude ne gâte pas seulement le caractère , il jette aussi le trouble dans tout l'orga-

M\NiE on l'etide. 717

nismc. Les |)lillosoi)lics , les savants, les gens de lettres , qui ne quittent pas leurs livres, ne sont-ils pas particulièrement exposés aux gastrites , aux en- térites, aux hémorrhoïdes, aux tumeurs cancéreuses du tube intestinal , ainsi qu'aux maladies chroni- ques des voies urinaires ? INe voit-on pas aussi leur teint s'étioler, leurs cheveux blanchir avant l'âge, et leurs articulations devenir le siège de fluxions rhumatismales ou goutteuses , produites par le manque d'exercice musculaire ? Enfin , l'ébranle- ment communiqué à tout le système nerveux par les veilles prolongées n'a-t-il pas maintes fois pro- duit la cécité, la perte de la mémoire, l'épllepsie, la catalepsie, la folie, ou une mort subite et pré- maturée (1)? Parmi les nombreux exemples de ce besoin intellectuel satisfait outre mesure, je citerai de préférence celui de Mentelli , homme trop peu

(1) Sans doute l'excès dans les Iravauv intellectuels n'amène pas toujours d'aussi funestes terminaisons; mais alors il a lieu le plus souvent chez des individus dont la profession, exerçant à la fois le corps et le l'esprit , rétablit l'équilibre que la passion de l'élude tend continuellement à détruire. C'est ainsi qu'Hippocrate et Ga- lien vécurent, dit-on, au delà d'un siècle; c'est ainsi que Ruysch prolonjjea sa carrière jusqu'à sa quatre-vingt-treizième année, Winslow jusqu'à sa quatre-vingt-onzième, et Morgagni jusqu'à sa quatre-vingt-neuvième. Sanchez Ribeiro vécut aussi quatre-vingt- quatre ans, Hoffmann quatre-vingt-deux; Fracastor, Hygmore, Boerhaave, Van Swieten , Pringle , Albinus, Barthez , dépassèrent soixante et dix ans; enfin Malpighi, Meïbomius, Sydenham , Hun- ier, Berlin et Haller, vécurent au delà de soixante ans. On sait, au contraire ,qu'à la suite de veilles prolongées et de méditations ha- bituelles sur un même sujet , Euler, Leibnitz, Kant, Platner, Linné, et beaucoup d'aulres, ont fini par tomber dans la démence.

718 MAN'iE DE l'Étude.

connu , et dont la passion ne dépassa guère la manie

la plus calme et la plus innocente.

Ce savant Hongrois, qu'une mort accidentelle (1) enleva en 1836, fut sans contredit le type le plus complet de la passion de l'étude, et l'un des hommes les plus extraordinaires dont l'histoire littéraire fasse mention.

Privé de fortune , mais riche d'un immense sa- voir , qu'il devait bien plus à lui-même qu'à son éducation, il quitta sa terre natale pour parcourir à pied toutes les contrées de l'Europe, l'Angleterre exceptée , séjourna quelque temps à Lyon ( vers 1 804), et de se rendit à Paris, l'accueillit l'excel- lent abbé Devillers. Ayant été placé comme maître d'étude dans l'établissement de M. Liautard, il quitta bientôt cet emploi qui absorbait tout son temps, et entra au collège Henri IV en qualité de surveil- lant de nuit, espérant pouvoir travailler paisible- ment pendant le sommeil des élèves. Déjà très-pro- fond dans les sciences exactes et la statistique , possédant également bien le latin, le grec ancien et moderne, le hongrois, le slavon, l'arabe, le sanscrit, le persan , le chinois, l'allemand , litalien , l'anglais, le français , comprenant en outre la plupart des autres langues connues, Mentelli pouvait préten- dre à une chaire de professeur , et les amis qu'il

(1) Le 22 décpmbre 1836, étant allé chercher sa provision d'eau à la rivière, comme il en avait l'habitude, le pied lui glissa, il tomba dans l'eau, qui était excessivement haute, et s'y noya, il avait alors soixante ans. Son corps ne fut retrouvé que trois mois après, sous un bateau.

MANIE DE I.'f.TUDE. 719

s'était déjà faits par son mérite et son urbanité l'eussent sans aucun doute secondé pour arriver à ce but; mais, ennemi de toute dépendance, et tou- jours plus avide de connaître à mesure qu'il avan- çait dans les profondeurs de la science, cet homme singulier résolut de tout sacrifier à son unique passion. Secouant donc le joug que la nécessité lui avait d'abord imposé, et renonçant à toute espèce d'emploi , il se retira dans une vieille masure qu'on lui abandonna gratuitement au fond d'un jardin , et y vécut dès lors selon ses goûts. Ce réduit, que notre savant préférait aux palais les plus magnifi- ques, était construit en planches mal jointes, et n'avait guère que sept pieds carrés. L'ameublement se composait d'une petite table supportant une ardoise , d'un vieux fauteuil encombré de livres de toutes dimensions, d'une cruche, d'un pot de fer- blanc, d'un morceau d'étain grossièrement recourbé, servant de lampe et suspendu par un fil d'archal au-dessus de la table , enfin d'une grande boite il couchait, et qui lui servait, pendant son travail, à mettre ses pieds , enveloppés d'une mauvaise couverture de laine. Ne quittant ce lieu de délices qu'une fois la semaine , pour aller donner une leçon dont le produit servait à sa subsistance, Mentelli se mit à étudier régulièrement vingt heures par jour, sans que sa santé en parût altérée. Le jour réservé à la leçon l'était aussi à l'achat des provi- sions de la semaine. Elles se composaient de pom- mes de terre , qu'il faisait cuire au-dessus de sa lampe, de pain de munition , d'huile à brûler, dont ses longues veilles lui i'aisaient faire une grande

720 MANii' i)K i.'ktudf.,

consommation, et d'une, cruche d'eau qu'il allait toujours chercher lui-même. En hiver, il couchait dans sa boîte , et en été dans son grand fauteuil , que lui avait donné le cardinal Fesch. Heureux d'avoir ainsi réduit ses besoins à ce qu'il appelait le strict nécessaire, Mentelli n'eût pas retranché un moment de plus à ses études , quand on lui eût offert tout l'or du Pérou , car il trouvait qu'il n'a- vait pas encore assez de temps à leur consacrer.

Vers 1814, n'ayant plus aucune leçon à donner, le savant Hongrois fut contraint de chercher d'autres moyens d'existence. S'étant présenté à Picpus , dans l'établissement dirigé par M. l'abbé Coudrin , il s'adressa, couvert de haillons, à un jeune profes- seur, et lui demanda de lui faire obtenir un petit emploi dans la maison : « Peu , très-peu de nourri- ture me suffira, dit-il; je me contenterai , pour lo- gement, du moindre réduit; je ne veux point d'ar- gent. Accordez-moi ce que je vous demande, et je vous promets de faire tous mes efforts pour me ren- dre utile. Savez-vous quelque chose? pourriez- vous donner des leçons de latin ? Oui , monsieur. Pourriez-vous expliquer quelques morceaux de Virgile? Oui, monsieur.» On lui présente l'au- teur, il ne l'ouvre pas; et il en explique un passage avec une telle perfection , que le jeune homme croit qu'il a particulièrement étudié ce morceau. Mentelli lui dit, avec une tranquillité pleine de modestie : «Je puis, si vous le désirez, vous répéter l'auteur tout entier. Savez-vous le grec? Un peu, mon- sieur. »0n lui présente Homère, et il le traduit, sans livre, avec la même facilité, la même élégance qu'il

MANIF, PE I.'kTI DE. 721

avait montrées en traduisant Virjjile. L'abbé Coii- drin, auquel il fut présenté, l'admit avec bienveil- lance, et, après avoir pris tous les renseijjnements nécessaires sur sa moralité, ne tarda pas à lui confier la chaire de philosophie ; mais les leçons du nouveau professeur parurent si abstraites aux élèves, qu'il fallut y renoncer : on lui donna alors la classe de mathématiques.

Logé au fond du jardin , dans un pavillon en dé- labre, ^lentelli, qui avait lui-même choisi ce lieu comme étant le plus retiré, n'y voulut d'autres meu- bles que les siens ; il y joignit seulement le luxe d'une botte de foin , qu'il mit dans sa boîte pour entrete- nir la chaleur de ses pieds et lui servir d'oreiller au besoin. C'est dans ce pavillon que ses élèves venaient prendre leurs leçons. L'un d'eux, apercevant un jour une punaise sur la main du savant, la lui fit remar- quer, et l'engagea à la tuer. « Pourquoi? lui dit Men- telli , en repoussant doucement l'insecte dans sa manche; avons-nous donc le droit de tuer une créa- ture de la Divinité? Ce petit animal est admirable dans son espèce; ni vous ni moi n'en pourrions faire autant; laissons-le vivre. »

Lorsque les armées coalisées campaient devant Paris, des boulets vinrent tomber jusque dansle jar- din où était le savant : on courut l'avertir du dan- ger auquel il s'exposait en restant dans ce lieu. Il était paisiblement assis devant sa table, occupé k résoudre un problème: fâché sans doute d'être inter- rompu , il leva la tête , et dit à celui qui voulait l'arracher au péril : « Qu'ont de commun ces boulets et moi ? laissez-les tomber . et surtout laissez-moi

4(5

722 MANIE DE l'Étude.

en repos. » Le supérieur du séminaire avait re- commandé que cet homme singulier fut traité avec toutes sortes d'égards ; il avait aussi exigé qu'il mangeât de deux plats, et biit chaque jour un peu de vin. Mentelli , se soumit d'abord à cet ordre, tout en usant sobrement de la nourriture qu'on lui portait ; mais cette sobriété même lui pa- rut bientôt un excès condamnable ; ne pouvant d'ail- leurs supporter l'espèce de dépendance à laquelle il se croyait assujetti, il prit le parti de quitter cette maison , chacun se plaisait à lui témoigner la plus grande estime, et s'en éloigna au bout d'une année de séjour.

Étant allé établir son domicile à l'Arsenal, il avait obtenu la concession d'un misérable réduit, converti en cave depuis sa mort , il retrouva , dans cette espèce de cloaque, toutes les jouissances dont il était avide , c'est-à-dire une solitude absolue , sa cruche d'eau, son pain de munition, ses pommes de terre, et, par-dessus tout, l'heureuse liberté de se livrer sans interruption à l'étude, seule passion qui le tourmentât. Un jour de la semaine fut, comme par le passé, consacré à donner une leçon de ma- thématiques , de grec , ou d'arabe : c'était un jour de retranché à ses livres, qu'il appelait toujours ses bons, ses chers amis ; mais, la nécessité lui en faisant une loi, il ne s'en plaignait pas, et il prolongeait même cette leçon pendant plusieurs heures , si tel était le bon plaisir de l'élève.

Sa dépense, à part l'achat des livres , montait, sans nulle variation, à sept sous par jour, dont trois pour la nourriture, et quatre pour l'éclairage. Quant

MANIE DE i/eTLDE. 723

à la dépense du blancliissago , il la supprima to- taleiuciil, en renonçant à porter du linyc. Jamais il ne se chaulïait , quelle que fût la rigueur de la saison; et il fallait que son vêtement, toujours composé d'une houppelande, ou d'une capote de soldat, achetée, comme le pain de munition, à la caserne, tombât tout à fait en lambeaux, pour qu'il se décidât à le remplacer. Un pantalon de toile ou de nankin, une casquette de peau, d'énormes sabots, formaient le complément du costume.

Ses amis (car Mentelli s'en était l^it beaucoup parmi les hommes les plus distingués de la capi- tale, et même à l'étranger), ses amis, dis-je, voulu- rent un jour apporter quelques modifications à sa toilette, et lui envoyèrent une grande quantité d'ha- billements : il s'en para une ou deux fois ; mais son amour pour les livres le poussa bientôt à vendre cette garde-robe, afin de se piocurer des ouvrages qu'il désirait ardemment. Revêtant donc sa vieille houppelande, il enferme le tout dans une malle, la met sur son dos , et la porte chez un fripier , qui , comparant la pauvreté des vêtements du vendeur avec l'excellente conservation de ceux qu'il lui pré- sente , le prend pour un voleur, et le fait arrêter. Renfermé avec des vagabonds dans la salle com- mune de la police, notre savant passa une semaine entière sans songera se faire réclamer par ses amis, et, rendu à la liberté, il avoua que «si on lui eût donné une prison particulière, ainsi que des livre» pour continuer ses études , il n'eût rien fait pour quitter un séjour on lui fournissait du pain et de l'eau à discrétion. »

724 MANIE DE LtnOE.

Mentelli , qui avait beaucoup voyagé dans sa jeu- nesse pour compléter son instruction , regrettait souvent de n'avoir pas visité l'Angleterre; il forma même un instant le projet d'aller y faire une excur- sion. Quoiqu'il n'ignorât pas que tout est fort cher dans cette contrée , il dit un jour à un Anglais qu'il espérait bien la visiter dans toutes ses parties , et en être quitte pour cent cinquante francs. L'Anglais de se récrier, l'assurant que la chose était impos- sible. «J'ai dépensé trois fois moins, toute propor- tion gardée, dans mes voyages à travers le conti- nent, répliqua Mentelli; je fais entrer dans mon calcul la cherté de vos denrées. 11 me suffira de manger du pain , de boire de l'eau , et de coucher la nuit à l'ombre de quelques taillis dans la campa- gne, ou sous le porche de quelque église , dans les villes et les villages. Hélas ! mon cher monsieur , le plus grand crime en Angleterre est d'avoir peu d'argent : être pauvre, c'est être coupable; et nos lois, qui protègent le citoyen, ne savent défendre que sa propriété. Si vous dormez à l'ombre d'un arbre, on vous traitera comme un vagabond ou comme un bra- connier, et l'on vous mettra en prison... Croyez- moi, si vous allez en Angleterre, portez-y de quoi échapper aux inconvénients de la pauvreté, sans quoi vous pourriez regretter amèrement votre im- prudence. » Cet avis judicieux fit renoncer le phi- losophe hongrois à son projet, et ses livres l'eurent bientôt consolé de ce petit désappointement.

Malgré une passion si exclusive pour l'étude , il s'en fallait bien que Mentelli fût insociable : il aimait ses semblables, et se communiquait a eux avec plai-

MANIE DE l/ÉTllDE. 725

sir. surtout le jour qu'il était forcé de retrancher à ses occupations fovorites. Habile dialecticien , il se plaisait quelquefois à soutenir les opinions les plus paradoxales; mais comme c'était un jeu de son es- prit, il revenait promptement à la vérité , et on ne pouvait alors s'empêcher d'admirer sa rare sagacité, ainsi que la variété de ses connaissances. Ses ma- nières avaient de la douceur, de la séduction même, et son caractère était d'une égalité si parfaite , que ses amis les plus intimes n'y ont jamais remarqué la moindre altération. Sa longue barbe, sa phy- sionomie à la fois grave et spirituelle, rappelaient à l'imagination ces beaux portraits le Titien a représenté quelques-uns de ses contemporains.

Mentelli avait une prédilection particulière pour l'enfance. Quelle que fut la rigoureuse économie qu'il s'imposât dans ses dépenses personnelles , jamais il ne manquait , le jour qu'il faisait ses pro- visions de la semaine , d'acheter des noix ou des gâteaux pour avoir le plaisir de les distribuer aux petits enfants qu'il rencontrait; et il n'était pas rare, ce jour-là, de le voir figurer au milieu d'un groupe de marmots attirés par ses largesses et son enjouement. 11 aimait aussi beaucoup les souris, et en avait apprivoisé plusieurs, qui jouissaient du privilège de venir manger son pain de munition jusque sur sa table.

Le seul défaut qu'on pût reprocher au bon Hon- grois était une excessive malpropreté , non sans quelque danger pour ceux qui l'approchaient de trop près. Cette malpropreté , jointe à l'odeur in- supportable qu'exhalaient ses vêtements , lui fit sou^

726 MAME DE l'étude.

vent perdre ses leçons , et il était réduit alors à servir de modèle dans les ateliers de peinture; mais ces inconvénients ne parvinrent jamais à le rendre plus soigneux de sa personne : sa passion absorbait toute autre idée. Durant le choléra , il fallut em- ployer la force armée pour le contraindre à inter- rompre ses études, afin <|ue, pendant ce temps, on pût nettoyer son réduit infect.

Ce défaut essentiel n'éloigna cependant pas de Mentelli les véritables appréciateurs de son mérite. Plusieurs membres de l'Institut étaient ses amis in- times : ils se promenaient avec lui, et l'invitaient à leurs réunions comme à leur table. Très-rarement il acceptait ces dernières invitations : un repas ex- traordinaire troublait sa santé ; un seul verre de vin lui donnait la fièvre ; il ne voulait pas d'ailleurs rompre son habitude de sobriété , sur laquelle , di- sait-il , reposait son indépendance.

Du reste, l'affectation de la singularité n'entra pour rien dans le choix de cette vie austère, dont il ne s'est jamais lassé , et qui surpasse tout ce qu'on connaît de celle de quelques philosophes anciens. Pour lui, l'amour de la science fut le seul bien dé- sirable : il y sacrifia toutes les jouissances que pri- sent les autres hommes; mais personne ne lui voua un culte plus dénué de vanité ou d'ambition. H est à remarquer que, pendant plus de trente années qu'on le vit, à Paris, mener une existence en appa- rence si misérable, on ne l'entendit pas une seule fois former une plainte sur sa situation ; qu'il ne souffrit, ou du moins ne parut jamais souffrir d'au- cune incommodité physique ; et qu'enfin il ne perdit

MANIE DE i/ÉTUDF;. ^27

rien de cette lucidîté d'esprit, de ce calme parfait, qui annonçaient en lui à la fois l'homme supérieur et le véritable philosophe.

On ne peut toutefois s'empêcher de regretter qu'un homme de cette trempe ait consacré tant d'années à l'étude , sans songer à enrichir la science des trésors qu'il avait amassés : on n'a de lui aucun ouvrage, ni même la moindre trace de ses longues recherches , et , sous ce rapport , il faut avouer que sa passion fut éminemment égoïste.

728 MANIE UE LA MUSIQUE.

CHAPITRE XVII.

MANIE DE LA MUSIQUE.

I

On a dit et répété que la musique pouvait bien constituer un goût vif et prononcé chez beaucoup d'individus , mais qu'elle ne saurait jamais aller jusqu'à la passion : c'est une erreur dont l'observa- tion la moins attentive suffira pour faire justice. Pour ma part , j'ai déjà rencontré plusieurs mélo- manes, véritablement dignes de ce nom , qui ne voyaient et ne rêvaient que musique , qui se sont ruinés pour la musique, et qui, au moment de mourir, ne regrettaient autre chose qu'une œuvre musicale qui allait rester inachevée. Tel fut , entre autres, le célèbre Choron (1), dont j'ai été long- temps le médecin et l'ami.

(1) Choron (Alexandre-Etienne), à Caen le 21 octobre 1771, mort à Paris le 28 juin 1833. Cet homme extraordinaire, qui n'a pas encore été remplacé, et qui ne le sera peut-être pas de long- temps , fut successivement l'un des premiers sujets de l'Ecole po- lytechnique, suppléant de Monge à l'Ecole normale, professeur d'hébreu au Collège de France, instituteur primaire, membre cor- respondant de l'Institut, maître de chapelle , directeur de l'Opéra, puis enfin fondateur et directeur de l'École royale de musique re- ligieuse et classique, d'où sont sortis tant d'élèves renommés : Monpou, Dietsch , ?sicou-Choron , Scudo , Jansenne, Molinier, Guerrier, Saint-Germain, de Lagatine, Wartel , Valiquet, Marié, le célèbre Duprez , à qui il disait souvent : «Tu seras un jour le premier chanîeur de France, si tu ne vas pas èw/V/c/- à lOpéra ; »

MANIE DE LA MUSIQUE. 729

Doué d'une constitution bilioso-nerveuse, Choron augmenta son irritabilité naturelle en s'occupant de musique pendant plus des trois quarts de sa vie : aussi n'était-il jamais en repos. Son intelligence bouillonnait sans cesse; sa langue se refusait, en quelque sorte , à rendre le trop plein de sa pensée , et le mouvement perpétuel se trouvait dans ses doigts , et encore plus dans ses yeux , venaient se peindre les moindres sensations.

Nuit et jour une idée, une seule idée fermentait dans cette tête d'artiste : c'était d'arrêter le débor- dement de la musique de brouhaha et de fioriture.

enfin, la jeune Rachel, qu'il prédisait ne devoir jamais faire autre chose qu'une actrice.

Voici son épitaphe, composée par lui-même sur son lit de morl; il me la remit en me disant : « Avant-hier, j'ai fait mon testament; hier, j'ai reçu les sacrements; aujourd'hui , j'ai composé mon épi- taphe. La voici ; je vous la remets, et la recommande à votre bien- veillance, s'il y a lieu. Je l'ai faite, parce que j'ai pour principe qu'il vaut mieux faire ses affaires que de les laisser faire aux autres. Du reste, je défie qui que ce soit d'y trouver un mot qui blesse la vérité. »

Alexander Stephanus

CHORON,

E Valeslo oriundus,

Natus Cadomi, die xxi octobres 1771,

Lîtterîs, bonis artibus ac scienfiis accurate et féliciter studiit ,

Sed musicam sacrant et didaclicam

Prœsertim excoluit ,

Religioni alque publicœ utilitati

Prœcipue consulens.

Bonis et bono lotus intentas et fai'ens,

Se ipsum ac sua prorsus abnegavit.

Quant multa ad nimium arlis damnum imperfecta relinquens,

f'ariis publicis muneribus functus,

Obiit , die. . .

ORATE l'RO EO.

730 MANIE DE LA MUSIQUE.

pour la ramener à son élément primitif, qui est la simplicité, la vérité, la nature. Pour parvenir à ce but, il sacrifia tout, son temps, sa fortune, sa santé, et jusqu'au bien-être de sa famille.

C'était surtout à sa classe de trois heures que Choron laissait échapper tout son génie, et qu'il mettait à découvert l'originalité de son caractère, avec toute la vivacité de la passion qui le dominait. Ecoutons un de ses plus assidus et de ses plus judi- cieux admirateurs: «Quiconque, dit M. Laurentie, n'a pas vu Choron à sa classe de trois heures, ne sait rien de ce professeur extraordinaire. Le voilà , un diapason à la main , dans sa chaire, en présence de cent élèves : il frappe le la , il prend le ton , il donne le signal, tout le monde part. Cela va bien î point du tout : Choron trépigne, il frappe du pied et de la main, il ébranle sa chaire, il cherche de son œil en feu un malheureux élève qui braillait à tue-tête , croyant faire mieux qu'un autre. Il décou- vre le coupable, il le nomme, il lui jette au nez sa petite calotte rouge, avec des injures et des quoli- bets; puis il finit par cette effroyable réprimande, dite avec une voix désespérante et courroucée : Tu chantes comme au Conservatoire ! On eût dit un coup de tonnerre tombé sur la salle; mais, le rire se mêlant à la stupeur, ce ne fut pas longtemps sé- rieux. Un moment après, Choron ramassait sa ca- lotte , et caressait le pauvre enfant.

« Encore le la. Mais cette fois Choron fait un pré- liminaire sur le morceau qu'on va dire ; il expose la pensée du maître. Cette pensée, il l'a cherchée, il l'a devinée, il la lient: rien n'est plus clair.

MANIE DE LA MLSIOUK. 731

« Encore le In et le ton. On part de nouveau. Cela va bien cette fois; Choron crie de toutes ses forces : Bien ! bien ! bien! Vous croyez que le morceau est emporté. Mais voici son regard qui s'allume : Ce n'est pas ça ! Je me suis trompé , s'écrie-t-il. Silence dans toute la salle à cette parole du maître.

«Alors il reprend le morceau, il médite une mi- nute : Je m^ étais trompé , répète-t-il. Voici la pen- sée qu'il faut rendre ! et il dit cette pensée : il la dit avec entraînement, avec conviction, avec éloquence. Quelquefois la parole lui manque ; alors il chante; sa voix est brisée, mais elle est saisissante. A son chant d'une mesure, il fait succéder une leçon de philosophie, une vue morale, un trait d'esprit, une épigramme, un éclat de rire, un cri de douleur, une observation d'artiste, une pointe de musicien , et cela tout à la fois : vous n'avez pas le temps de respirer !

« Allons, messieurs , le Ja. Silence ! » Choron redit la pensée principale. C'est bien elle; la voilà! En- core le /«. Y êtes-vous? Choron reprend ses médi- tations de philosophe, de poëte, d'artiste, de maî- tre d'école: c'est un mélange de gravité et de bouf- fonnerie , devant lequel on se tient immobile de surprise. On ne sait s'il faut rire , on ne sait s'il faut admirer; mais cela est nouveau, cela est étrange, cela est saisissant : c'est un spectacle.

« Toujours le la. On part enfin. Voici la pensée qui se déroule ; voici le flot qui marche ; voici l'œuvre qui se développe; voici le génie trouvé, exposé, établi dans toutes ses magnificences. Suivez l'œil de Choron, si vous pouvez; suivez ses émotions; sui-

732 MANIE DE LA MUSIQUE.

vez la mobilité de son visage, de ses traits, de tout son être : il pleure , il rit , 11 chante , il crie , il saute, il frappe des mains, il applaudit, il s'applaudit, il se loue , il loue tout le monde , l'auteur, les maî- tres, les enfants : le morceau est trouvé ! »

A cette classe de trois heures, si fidèlement dé- crite qu'on croirait y assister encore, Choron ou- bliait ses ennuis et ses chagrins. Il venait de per- dre en huit jours deux jeunes enfants , des suites de la rougeole : la douleur était peinte sur ses traits; il se pressait la poitrine, il se frappait le front, assurant à M. Martin de Noirlieu qu'il ne se consolerait jamais de cet affreux malheur. Tout à coup il entend sonner trois heures. « Trois heu- res ! s'écrie- 1- il avec sa vivacité ordinaire; c'est l'heure de ma classe; il y a temps pour fout. nPu\s, frappant son diapason, il l'approche de son oreille, et se dirige vers la classe en répétant /a la la la ! Ce fut une de ses meilleures et de ses plus brillantes leçons !

L'estime de Choron pour les grandes célébrités en tous genres ne se mesurait guère que sur leur talent musical, ou sur ce qu'ils avaient pu faire pour l'art qu'il idolâtrait. «Savez-vous, me demandait-il un jour, quel est, de tous les Pères de l'Eglise, ce- lui que j'aime le plus? Saint Augustin, lui répon- dis-je. iSon , reprit-il vivement : c'est saint Jean de Damas, parce que c'est lui qui a donné la meil- leure, ou plutôt la seule définition de la musique. Retenez bien ce que dit saint Jean de Damas : « La musique est une suite de sons qui s'appellent... » Qui s'appellent, !"épétait-il laissant la main sur son

MANIE DE I.A ML'SIQUE. 733

front : c'est sublime ! rien que pour cela, il méritait d'être canonisé ! »

Son admiration pour les grandes œuvres du XVI® et du XVii" siècle le rendait souvent beaucoup trop sévère pour les compositions contemporaines. Quel- qu'un lui demandant un jour son opinion sur l'o- péra de Zémire et Azor, de Grétry, il répond avec une grimace ironique : «Opéra à la glace, musique de vinaigre 1 »

Les premiers artistes de la capitale , réunis un soir à l'hôtel de ville, y exécutaient avec une rare per- fection différents morceaux de nos plus habiles com- positeurs. Tout le monde applaudit, tout le monde félicite le préfet sur le choix des morceaux et sur le fini de l'exécution ; Choron seul reste impassible. Le préfet s'approche alors de lui , et cherche à lui arracher quelques mots d'éloge : « C'est la soupe et le bouilli , répond son ancien camarade ; il n'y a rien à dire. » Une autre fois il faisait répéter devant M. de Quélen un Kyrie de sa composition , quand, pour une légère faute, il s'écria d'une voix de tonnerre : « Silence ! Voilà un Kyrie eleison qui ne vaut pas le diable 1^^ Et M. l'archevêque de rire malgré lui.

Je le rencontrai un jour comme il sortait de l'é- glise Sainte-Geneviève. Le salut en musique qu'il venait d'entendre l'avait tellement agacé , qu'il ne répondit à mon bonjour que par ces mots : Les monstres ! les monstres ! ils m ont déchiré les en- trailles ! et il continua sa route en se bouchant les oreilles comme s'il entendait encore les chants qui avaient produit sur lui une impression si désagréable.

734 MAME DE LA MUSIQUE.

Dans une autre circonstance, le directeur des jeunes aveugles avait conduit ses élèves dans la même église pour y exécuter aussi un salut en mu- sique , et Choron y assistait. Interrogé, en sortant, par un amateur, sur les morceaux qu'il venait d'en- tendre , il- répond en faisant une horrible grimace : Musique d'aveugles, bonne pour des sourds !

On l'a vu plus d'une fois entrer dans de véritables accès de fureur contre l'abbé ISicole, dont l'admi- nistration parcimonieuse et tracassière ne lui per- mettait pas de faire exécuter à la Sorbonne tous les chefs-d'œuvre d'iomelli, d'Allegri et de Pales- trina.

11 éprouvait aussi une violente indignation quand il songeait que le maudit serpent avait trouvé moyen de se glisser dans l'église sous la forme d'un instru- ment.

Le Conservatoire n'aimait pas Choron, et Choron, comme nous l'avons vu, n'aimait pas le Conserva- toire: c'est, je crois, à sa haine pour cet établis- sement qu il faut attribuer en partie l'injuste, mais profond mépris qu'il avait pour la musique instru- mentale. « Comment se fait-il , lui demandait un jour M. Laurentie , qu'avec votre amour pour la musique, vous n'ayez pas dressé vos doigts à quelque instru- ment , au piano surtout , ne fût-ce que pour lui faire rendre vos pensées ou celles des autres? Il y a des gens qui sont chargés de cela,» lui ré- pondit-il avec tout ce qu'il put trouver de voix iro- nique et de rire méprisant.

Si Choron dédaignait les instruments, une belle voix l'enivrait, le mettait hors de lui, surtout si elle

MANIE DE l,A MUSIQUE. 735

réunissait le sentiment et la justesse. Au milieu de l'hiver, pendant une nuit rigoureuse, il entend dans la rue une belle voix de femme: vite il se jette h bas du lit, et, enveloppé d'une simple redingote, il se met à courir après l'inconnue. Au bout de quel- ques minutes , il revient transi de froid et encore plus désolé : c'était une fille de mauvaise vie , qui donnait le bras à deux militaires complètement ivres. «Quel malheur! me dit-il le lendemain ; j'en aurais fait l'un de mes plus brillants sujets : mais je n'y veux plus penser, cela me fait trop de mal. »

il revenait tout joyeux d'un de ses voyages en Picardie : « J'y avais été , disait-il, pour trouver une basse-taille , et j'en ramène un ténor. C'est égal , je suis sur qu'il fera honneur à la maison. C'est sans doute un pensionnaire payant, lui dit l'économe; quel sera le prix de la pension ? Ame vile et vé- nale ! répond Choron indigné, je vous parle d'un ténor, et vous allez me parler d'argent ! »

Une autre fois, ses élèves exécutaient le bel ora- torio de Schneider, ie Jugement dernier, sous la di- rection de INicou-Choron , son gendre ; et il était dans son lit, déjà gravement malade par suite d'une atteinte de choléra. Je connaissais l'artiste : crai- gnant qu'il ne voulût juger de quelle manière ce morceau allait être rendu, je lui avais fait sentir combien il serait dangereux, dans sa position, d'où vrir la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la salle de concert. Il approuva ma sollicitude, me prit affectueusement la main , et me promit de faire son sacrifice. La première partie de l'oratorio, exé- cutée avec une rare perfection , ayant excité les ap-

736 MANIE m: l..\ MUSIQUE.

plaudissements de toute l'assemblée, je m'échappe un instant pour aller consoler le pauvre malade, en lui portant la nouvelle de ce nouveau succès. Qui est-ce que je trouve dans la cour, à neuf heures et demie du soir, et par un vent très-âpre? mon Choron, nu-jambes, et roulé dans une couverture de laine, qui s'était blotti derrière la porte de la salle pour entendre et juger par lui-même , au risque d'être surpris dans un pareil accoutrement.

En 1833, dénué de toute ressource, muni simple- ment d'une petite collection de musique d'église, Choron s'était mis à parcourir la France, et, seul, à improviser dans plusieurs cathédrales des masses chantantes auxquelles il communiquait son âme et sa vie (1). En vain , à son retour à Paris, nous le con- jurâmes , le docteur Paulin et moi , de prendre le repos qu'exigeait sa santé délabrée après de telles fatigues. Loin de nous écouter, il ne songea plus, il ne s'occupa plus qu'à organiser des chœurs d'en- fants d'ouvriers, et il parvint en quelques semaines à faire exécuter, par six cents jeunes voix, des sa- luts en musique dans les églises de Notre-Dame et

(1) On se rappelle que Choron avait aussi commencé à introduire le chant dans l'armée. H espérait pouvoir donner, dans le Champ de Mars, un concert composé de dix mille voix choisies parmi les meilleurs chanteurs de nos régiments. Quelle n'eût pas été sa joie, son délire, s'il eût pu réaliser son gigantesque projet ! Combien il eût aussi encouragé les efforts d'un jeune professeur de chant de Bicètre (M. Florimond Ronger), qui, sous la savante direction du docteur l.euret, était parvenu à faire reparaître la vie intellec- tuelle sur la figure des aliénés chanteurs, et à calmer leurs nom- breux compagnons d'infortune, qui les écoutaient avec autant de plaisir que de surprise !

MANIE DE l,A MUSIQUE. 737

dcSalnt-Sulpicc. Un Ici excès de travail devait néces- sairement Knir par briser l'organisation la plus ro- buste : il tomba mortellement malade. Eh bien , au milieu des atroces douleurs d'une entérite et d'une pleurésie aiguës, l'étonnant mélomane regrettait de n'avoir pas assez popularisé le chant en France. Il me disait aussi , la veille de sa mort : « En raisonnant mon affaire, je suis parvenu à mettre ma respi- ration en harmonie avec ma douleur de côté ; j'ai même coordonné le rhythnie de ma respiration avec mes quintes de toux.» Puis, tout à coup, s'adres- sant de nouveau à moi : « Savez-vous ce que c'est que Palestrina ? C'est , lui répondis-je , l'un des plus grands maîtres de l'école italienne dans le genre sévère ou idéal. C'est bien autre chose , reprit-il avec feu. Rappelez-vous ce que je vais vous dire, et faites -le connaître; c'est neuf. Figurez- vous un immense océan , dont les flots roulent avec calme et majesté : c'est la musique antique. D'un autre côté, voyez cet océan, dont les vagues fu- rieuses s'élèvent jusqu'au ciel, puis tout d'un coup s'enfoncent dans l'abîme... c'est la musique mo- derne. Eh bien ! Palestrina, c'est le point de jonc- tion, le confluent de ces deux océans; Palestrina, c'est le Racine, c'est le Raphaël, c'est le Jésus-Christ de la musique ! »

47

7,38 MANIE DE I, ORDRE.

CHAPITRE XVIIÏ.

IMANIE DE LORDRE.

L'amour de la régularité, l'ordre lui-même, cette qualité si précieuse, ne se transforme que trop sou- vent en une véritable passion, dont le moindre in- convénient est de rendre ridicule et insupportable celui qui en est l'esclave : tant il est vrai que les meilleures facultés deviennent une source de maux quand la sagesse ne sait pas en diriger l'emploi.

M. I/**, d'une constitution bilioso-lympliatique, d'un caractère paisible, et d'un esprit assez orné, m'a paru l'un des types de l'ordre poussé jusqu'à la manie la plus originale et la plus innocente. Toutes les actions de ce singulier personnage étaient telle- ment pesées , mesurées , calculées ; elles se répé- taient chaque jour d'une manière si uniforme et si régulière, qu'on l'avait surnommé X homme à la minute.

Pendant cinquante années de sa vie, hiver comme été, indisposé ou bien portant, M. L*** se leva con- stamment à six heures, heure militaire; à six heures et demie, il entrait dans son cabinet, y épilait son visage, pour se dispenser de se raser, et se lavait ensuite à pleine eau. Cette eau lui servait d'abord au même usage pendant huit jours; les huit jours suivants, elle était réservée pour ses mains; en troi- sième lieu , elle était employée à arroser les fleurs. M. L*** tenait particulièrement à cette habitude;

MANIE DE l'ordre. 739

jamais sa femme ne put parvenir à la lui faire quitter. D'après les mêmes principes d'ordre et d'é- conomie, il ne changeait de chemise que le diman- che, de mouchoir que tous les quinze jours, et de cravate qu'au premier de l'an.

La toilette terminée, on faisait la prière en com- mun , puis on prenait le café , après quoi M. L*** se rendait à son crachoir. Là, sans aucune nécessité, il attendait une heure entière qu'une expectoration bienfaisante vînt débarrasser ses bronches des muco- sités dont elles devaient être tapissées. L'expectoration désirée finissait par arriver d'une manière plus ou moins naturel le : alors, seulement alors, notre homme rentrait joyeux dans son cabinet , pendant près de trois heures il s'occupait de ranger ses papiers, ses meubles et ses livres. Un peu avant onze heures, il sortait pour aller à l'église, en revenait k midi moins un quart, et se mettait k lire jusqu'k deux heures moins dix. Ces dix minutes qui précédaient le dîner étaient exclusivement consacrées k lui faire place. Pendant le repas, toujours compo.sé d'un potage et de deux plats posés avec symétrie, M. L*** tirait de sa poche un petit morceau de papier des- tiné k préserver la nappe des taches qu'aurait pu y faire la fourchette. Après quelques jours de ser- vice , ce papier était précieusement mis de côté pour un autre usage. A la sortie de table, quelque temps qu'il fît, promenade au Luxembourg, et jamais qu'au Luxembourg , allée des Veuves ; rentrée au domicile vers quatre heures et demie, toujours par le même chemin; puis, lecture à haute voix jusqu'au souper, fût-on enrhumé, n'importe, c'é-

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tait la règle. 11 n'est jamais arrivé à M. L*** de se mettre au lit passé neuf heures ; il était si convaincu qu'à pareille heure tout le monde de- vait être couché , que plusieurs fois on dansa chez lui jusqu'à minuit, sans qu'il conçût le moindre soupçon de cette infraction aux règles de l'hygiène dans son petit gouvernement. Il s'en fallait de beau- coup que les fonctions digestives de l'homme à la minute fussent aussi régulières que ses idées ou que sa montre marine; assez souvent il était obligé de se lever la nuit , et c'est alors qu'il retrouvait sur sa table les flexibles porte-fourchettes rigoureuse- ment classés d'après leur ordre chronologique.

La maladie et la mort de sa femme , qu'il aimait beaucoup , ne changèrent pas un iota à la symétrie de son existence. « Tout cela , disait-il , devait arri- ver, puisque ma pauvre femme était fort âgée, et qu'il est ordinaire que la maladie précède la mort. » Du reste, il lui prodigua les soins les plus assidus, avec sa ponctualité habituelle, mais sans faire pa- raître le moindre chagrin. Pendant la dernière nuit, il était auprès de sa chère malade, qu'il jugeait per- due, lorsque, la pendule ayant sonné neuf heures , il alla vite se coucher dans la même alcôve, après avoir autorisé le domestique à l'appeler dès que l'agonie commencerait. Eveillé vers onze heures, il se leva, s'habilla, se peigna, s'approcha ensuite du lit de sa bonne amie , l'engagea à faire à Dieu le sacri- fice de sa vie , puis lui récita à haute voix les prières des agonisants. La malade avait à peine rendu le dernier soupir, qu'il s'était remis dans son lit, toujours dans la même alcôve: il ne farda pas à s'y

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endormir, et ronfla paisiblement juvsqu'au lende- main matin , heure ordinaire. L'enterrement réglé par ses soins d'une manière convenable, M. L*** re- prit et continua pendant plusieurs années son uni- forme et glaciale existence. Tombé malade à son tour, il vit avec calme la mort arriver, demanda et reçut les sacrements les premiers jours de la ma- ladie, fit ensuite toutes les dispositions nécessaires pour ses funérailles, et finit d'une manière aussi mé- thodique qu'il avait vécu , à neuf heures précises du soir : c'était encore dans l'ordre.

Nous venons de voir l'abus d'une excellente qua- lité, la passion de l'ordre portée simplement jus- qu'au ridicule (1). Voici un exemple de ce travers chez un homme qui n'avait pas la religion pour contre-poids , et dont la fin a été des plus tragiques. Le 21 mai 1830, vers neuf heures et demie du soir, je fus appelé par M. Mesnard , alors commissaire de police du quartier de l'Observatoire, pour aller

(1) Le savant et modeste auteur de XHisloiie des Hébreux, M. Rabelleau , a connu à Orléans un individu qui se levait réguliè- rement à quatre heures et demie du matin , et se promenait dans son jardin jusque après cinq heures , malgré la rigueur de la tem- pérature ou de la saison. Comme il avait établi en principe de faire tout juste une lieue pour sa promenade, il inscrivait sur un mur avec de la craie chaque tour de jardin qu'il venait de faire, et ne s'arrêtait que lorsque le nombre des tours équivalait à la dis- tance qu'il s'était imposé de parcourir. Alors il sen retournait coucher jusqu'à huit heures. Pendant plus de trente ans, malgré le mauvais état de sa santé, cet individu ne manqua pas de faire chaque jour sa promenade accoutumée, tenant sa lanterne d'une main quand il faisait nuit, et son parapluie de l'autre lorsque I3 pluie tombait à verse.

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visiter avec lui le corps du sieur M***, contrôleur de bijoux à la Monnaie , qui venait de se tuer dans son domicile. Introduits dans une pièce spacieuse et peu éclairée, nous ne pouvions faire un pas sans rencontrer sons nos pieds une mare de sang ou des débris de substance cérébrale , nous aperçii- mes un homme en chemise, renversé sur une chaise, ayant les bras pendants, et la main droite encore armée d'un pistolet , que retenaient les doigts forte- ment contractés par le froid de la mort. Une ber- gère , dont le coussin encore chaud n'était pas tout à fait revenu sur lui-même, indiquait que ce mal- heureux venait de s'y asseoir. Quant à la figure de l'individu , il était impossible de rien voir de plus hideux : elle n'était plus, en effet , représentée que par la mâchoire inférieure et le menton ; la mâchoire supérieure, les joues, le nez et le front, fortement rejetés en arrière, n'étaient retenus que par une languette du cuir chevelu qui recouvre l'os occi- pital ; les pariétaux étaient renversés de chaque côté (1\ Les cris déchirants que poussait d'une chambre voisine une pauvre paralytique, femme du défunt, une bière entr'ouverte à quelques pas du cadavre , les débris ensanglantés dont les meubles et le plancher étaient couverts , la faible lueur que répandait autour de nous une seule lumière , tout contribuait à augmenter l'horreur de ce tableau, qui ne s'effacera jamais de mon souvenir.

(1) Cette véritable désarticulation a quelquefois lieu quand le canon de l'arme à feu est appliqué sur la voûte palatine , la bouche étant complètement fermée.

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Voici les renseignements que nous avons recueillis sur les causes de cet affreux suicide : le sieur M***, âge d'environ soixante ans, et d'une constitu- tion bilioso-nerveuse, était habituellement morose, irascible, fantasque, toujours inquiet de l'avenir, quoique sa position fût des plus aisées. Passable- ment vaniteux et menteur , il répétait à tout venant, surtout depuis qu'il était décoré, que sa main gau- che avait été mutilée, au siège de Saragosse, par un éclat d'obus; par malheur, quelques personnes, qui le connaissaient depuis son enfance, lui rappe- laient avec malice que les quatre doigts qui lui manquaient avaient été dévorés par un cochon. Mais le trait le plus saillant de son caractère , celui qui lui donnait sa physionomie , était un amour ou plutôt une passion d'ordre et de propreté qu'il poussait jusqu'à la folie : un livre, une chaise, une plume dérangée de sa place ou placée de travers , suffisait pour produire chez lui un violent empor- tement, ou pour le jeter dans une sombre tristesse voisine du désespoir.

Comme chez l'individu qui a fait le sujet de l'ob- servation précédente, les moindres actions de M. M*** se répétaient tous les jours avec une exactitude mathématique. S'il n'avait pas de montre marine , il en possédait une de Bréguet, et il ne bougeait pas sans la consulter. A l'aide de ce précieux régu- lateur , il se levait constamment à cinq heures pré- cises, faisait sa toilette, déjeunait, époussetait, essuyait et rangeait jusqu'à neuf heures moins cinq minutes : à neuf heures , il partait invariablement pour son bureau, et n'en revenait jamais ni après

744 MANIE DE l'ordre.

ni avant quatre' heures trente minutes. On l'a vu , par de fortes pluies ou par un froid excessif, atten- dre à sa porte cochère que la demie fût sonnée , avant de vouloir rentrer chez lui. Par suite de cette rage de régularité , il se précipitait dans son lit au premier coup de dix heures , qu'il attendait fort patiemment en chemise , lors même qu'il gelait et que son feu était éteint.

L'avarice proprement dite n'entra jamais pour rien dans le genre de vie bizarre de M. M***; l'ordre et la propreté étaient les seuls mobiles de toute sa conduite. Son bûcher, bien garni, et sa cave tou- jours remplie d'excellent vin, étaient rangés avec non moins de symétrie que sa bibliothèque , et il savait en user d'une manière convenable. Méthodique jusque dans les moindres choses, il ne pouvait man- quer de l'être dans sa toilette ; aussi, depuis trente- cinq ans, il changeait régulièrement de linge tous les lundis; le jour de la Toussaint, il quittait les vê- tements d'été, et endossait ceux d'automne jusqu'à Noël; le 20 mars, quelque temps qu'il fît, il en prenait de plus légers jusqu'au 22 juin, époque à laquelle il revenait à ceux d'été. Du reste, il ne met- tait qu'un seul bouton de son habit, afin de ne pas faner les autres boutonnières, qu'il laissait toujours sans être décousues. D'un naturel peureux, il s'en- fermait chez lui comme dans une citadelle , à l'aide de forts verrous et d'une barre de sûreté, qu'il avait eu la précaution de faire confectionner à Versailles. Le docteur Focillon, son médecin, et deux anciens amis exceptés, les visiteurs étaient reçus sur le carré de l'escalier d'abord parce qiion ne connaît pas les

MANIE DE l'ordre. 745

gens, puis parce qu'en les laissant entrer, leurs pas auraient sali le parquet; en troisième lieu, c'est que, pour les faire asseoir, il aurait fallu détruire l'arrangement symétrique des chaises dans lequel il se complaisait. Le garçon restaurateur, qui appor- tait tous les jours le dîner à cinq heures, n'était également reçu qu'en dehors de l'antichambre ; la barre de sûreté , mise au troisième cran , lui laissait tout juste l'ouverture suffisante pour passer les plats du jour, et emporter la vaisselle de la veille ainsi que le prix du repas , enveloppé avec soin dans la carte du lendemain.

M. M*** ne s'inquiétait pas seulement de l'ordre qui devait régner dans son ménage; les affaires po- litiques l'occupaient aussi, et dès 1828 il entre- voyait pour un temps peu éloigné un de ces grands désordres sociaux, vulgairement appelés révolutions. Témoin forcé du grand bouleversement de 89, il n'é- tait pas d'avis d'en traverser un second , et il pensa que le meilleur moyen de ne plus rien voir hors de sa place était de fermer pour jamais les yeux à la lumière. Il se rendit, en conséquence, sur le pont de Sèvres, d'où il se précipita dans la rivière, après avoir écrit son nom sur un morceau de papier qu'il avait eu soin d'enfermer dans du taffetas gommé , et de mettre dans une des poches latérales de son pantalon. Retiré de l'eau , au bout de quelques in- stants, par des bateliers qui le rappelèrent à la vie, il se fit conduire chez un de ses amis , afin de ne pas chagriner sa femme, qui, à cette époque, était déjà infirme; et surtout dans la crainte d'une desti- tution, si l'autorité venait à connaître la tentative

746 MANIE DB l'ordre.

qu'il avait faite de se détruire. Quelque temps après cet événement, M. M*** acheta au cimetière du Père-Lachaise un terrain à perpétuité ; commanda , pour sa femme et pour lui, un mausolée entouréd'une grille de fer ; et, quand il fut terminé, il y fit graver l'épitaphe, sauf les dates des décès. Un jour qu'il y était allé faire sa promenade favorite, il trouva sur la pierre tumulaire une inscription qui le tour- nait en ridicule : s'imaginant aussitôt que son fils en était l'auteur, il se hâte de rentrer chez lui, et en- voie à un de ses amis une paire de pistolets d'ar- çon , avec le portrait de ce fils , qu'il ne veut plus voir. Le lendemain , il se rend chez cet ami et lui redemande ce qu'il lui avait donné, alléguant que la place vide de ce tableau lui choquait horriblement la vue, et que les pistolets pourraient lui être fort utiles dans le cas l'on s'introduirait dans sa mai- son pour le voler. Redevenu possesseur de ces objets, il retourne chez lui , charge ses pistolets , se désha- bille , et apprête la bière qu'il s'était fabriquée lui- même, en fort bois de chêne , garnie de deux mains en fer, pour en faciliter le transport. Sur cette bière, que nous trouvâmes placée à six pieds environ de son cadavre , et Ife couvercle levé pour le recevoir, était posé son testament, dans lequel il enjoignait: qu'on n'allumât pas de cierges après sa mort; que son corps fût conduit directement au Père- Lachaise , sans être présenté à l'église ; 3" une der- nière recommandation était qu'un de ses amis ache- tât tous les ans pour trente-six sous d'huile , afin de conserver et d'entretenir propre la grille de son tombeau.

MANie DR l'ordre. 747

Quant à la bergère, trouvée encore chaude, il ne l'avait probablement quittée que parce qu'il vit moins d'inconvénient à «alir une chaise de paille qu'un meuble de velours. Ainsi, chez ce malheureux, qui, du reste, était atteint d'une hépatite chroni- que , la passion de l'ordre avait survécu au désordre même des idées.

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748 MANiE DES COLLECTIONS.

CHAPITRE XIX.

MANIE DES COLLECTIONS.

Après la manie de l'ordre vient naturellement celle des collections , qui , dans son début, n'est au- tre que la passion du classement appliquée aux objets d'une vive prédilection.

Laissant donc de côté les collectionneurs brocan- teurs, qui ne sont que des industriels, et les collec- tionneurs-fashionables, qui ne sont rien, nous ne nous occuperons ici que des véritables collection- neurs, c'est-à-dire de ces idolâtres de bonne foi qui ne font des collections que par amour de la collection.

Tout le monde a présentes à la mémoire les pages inimitables dans lesquelles l'auteur des Caractères dépeint avec une vérité si moqueuse tous ces travers de l'esprit humain. C'est toujours le sourire sur les lèvres qu'on se rappelle les ridicules amateurs de reliures, d'estampes, de médailles, d'insectes, de prunes ; enfin l'homme-tulipe , qui prend racine en contemplant la solitaire, objet de son admiration et de son culte. Cette fureur de collection existe en- core comme au temps de La Bruyère; elle n'a guère fait que changer de physionomie. Aous avons au- jourd'hui des antiquaires dont les familles manquent des objets de première nécessité, des amateurs d'au- tographes qui n'ont pas de pain, et des personnes criblées de dettes, qui meurent en laissant de ma- gnifiques galeries de tableaux. Nous connaissons tel

MANIE DF.S COLLECTIONS. 719

individu, peu aisé, qui a une nombreuse collec- tion de chevaux, et tel petit rentier (|ui ne possède encore que quatre-vingts violons; enfin, parmi nos graves confrères , je pourrais citer plus d'un hor- ticulteur que Flore dispute à Esculape , et dont le nom glorieux ira sans doute à la postérité avec une nouvelle variété de roses ou de dahlias.

Je n'ai pas l'intention de décrire et d'analyser ici chacune de ces monomanies ; il suffira d'en men- tionner encore quelcjues-unes.

Un amateur de ma connaissance a le plus profond mépris pour les coquillages, les émaux, ou les ca- mées; mais il possède la série complète de tous les boutons civils et militaires qui ont paré les habits français depuis 89 jusc[u'à 1843.

Un autre a une prédilection pour les cheveux en général, et plus particulièrement encore pour les cheveux roux : il vous en montrera de nombreux échantillons revêtus de leur authenticjue.

Un troisième n'a d'entrailles que pour le vieux Sèvres, pour la pâte tendre. Lui parlez-vous de toute autre chose que de ses porcelaines, il ne vous com- prend pas, il ne vous entend pas. Mais n'approchez pas trop de son riche buffet, il serait capable de vous tuer sur place si vous aviez le malheur de cas- ser une seule de ses soucoupes. Cet homme, c{ui fait partie de la société , et qui a une âme à sauver , ignore si nos départements ont été ravagés par les inondations ; mais il saura à l'avance si l'on vend à la Bourse une moitié de service de table en pâte ten- dre, et il ne rougira pas d'en faire l'acquisition au prix de 30,000 francs.

750 MANIE DES COLLECTIONS.

Certain antiquaire n'a de goût que pour les taba- tières : il en possède la plus nombreuse et la plus riqlie collection qui soit au monde , et il se vante orgueilleusement de pouvoir montrer aux curieux six Blarembergs de plus que n'en a jamais eu le feu roi d'Angleterre George IV, grand amateur de ta- batières et de Blarembergs.

Un autre fou a dépensé trente années de sa vie à se former une collection de bouchons de liège plus ou moins historiques ou anecdotiques.

Qui le croirait? un amateur de momies est mort martyr de son idée fixe pour les embaumements égyptiens : il a été frappé au cœur en découvrant que sa princesse pharaonienne n'était qu'un homme, et, à sa demande expresse, il a été enterré dans la caisse avait si longtemps reposé la plus belle de ses momies.

Enfin, voici un officier de marine en retraite, épris d'une singulière affection pour les boutons militaires et les haricots. 11 a nombre de tiroirs remplis de graines de ce légume; ces tiroirs sont divisés par compartiments , et ceux-ci subdivisés en une multitude de petites cases. x\ droite sont les haricots rouges, à gauche les blancs, ici les gris, les mélangés, les irisés, les tigrés ; ailleurs les ronds, les ovalaires, les losangiques, les microscopiques, enfin les haricots monstres. Vingt fois le jour, cet homme, d'ailleurs instruit et d'un caractère grave, va ouvrir chacun de ses tiroirs, puis les refermer, pour savourer le plaisir de les ouvrir encore. Enten- dez-le bien, écoutez-le sérieusement, si vous le pou- vez, il vous fera l'aveu que ses anciennes fatigues

MANIE DES COLLECTIONS. 751

sont oubliées, que Ions ses chagrins ne sont plus rien, quand il jouit du bonheur de contempler se» liaricots !

Un jour c|ue notre amateur était livré à cette con- templation , son autre passion vint surgir en lui bien autrement vive et désordonnée: son visage s'a- nime, son regard étincelle : il a vu briller quelc|ue chose sur le pantalon d'un homme mal vêtu, qui passe en ce moment sous ses fenêtres. Il ne se trompe pas; c'est un bouton d'uniforme, un bouton qu'il n'a pas dans sa riche collection. Vite, il descend l'escalier, se précipite sur cet individu: «Combien veux-tu pour ton bouton? Mais je ne vends pas mon bouton! Tu me le vendras, je le veux, j'en ai besoin; tiens, voici cinq francs. Gardez vos cinq francs, je vous le répète, je ne veux pas vendre mon bouton. Ah! tu me résistes Et , au même instant, il renverse violemment à terre l'obstiné pas- sant, lui arrache, avec un morceau du pantalon, le bouton convoité, puis se sauve à toutes jambes.

Qu'on aille maintenant regarder ces goûts dés- ordonnés comme innocents et de peu d'impor- tance ! Ce sont de véritables passions , qui ne diffè- rent des autres que par la futilité de leur objet, et dont les suites sont souvent tout aussi déplorables pour l'individu que pour sa famille et pour la société.

De la Bibliomanie. Gardons-nous de confondre avec les bibliomanes ces hommes doués d'esprit et de goût qui n'ont des livres cjue pour s'instruire, que pour se délasser, et cju'on a décorés du nom de bibliophiles. «Du sublime au ridicule, dit un spi- rituel amateur de livres, il n'y a qu'un pas, du bi-

752 MANIE DES COLLECTIONS.

bliopliile au bibliomane, il n'y a qu'une crise. » Le bibliophile devient souvent bibliomane quand son esprit décroît, ou quand sa fortune augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés; mais le premier est bien plus com- mun que l'autre. « Le bibliophile , ajoute M. Charles ÎNodier, sait choisir les livres; le bibliomane les en- tasse : le bibliophile joint le livre au livre , après l'avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et de son intelligence; le bibliomane entasse les li- vres les uns sur les autres, sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure; il ne choisit pas, il achète. L'inno- cente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane , une maladie aiguë poussée jusqu'au délire. Parvenue à ce degré fatal , elle n'a plus rien d'intelligent , et se confond avec les manies. » S'il m'était permis d'ajouter un dernier trait pour résu- mer ce judicieux parallèle, je dirais que le biblio- phile possède des livres, et que le bibliomane en est possédé.

Parmi toutes les manies de collections, celle des livres m'a paru tout à la fois la plus répandue, la plus séduisante , et la plus lentement ruineuse. Je me bornerai à en citer un exemple. C'est celui d'un coUectionnejir pur sang, et parfait homme de bien; homme rare dans son espèce , qui n'aurait pas même soustrait un Elzévir à dix -huit lignes de marge, qui poussait la délicatesse jusqu'à rendre fidèlement les moindres livres qu'on lui prêtait, et à qui il n'est jamais entré dans l'esprit de dépareil-

MANIE ORft COI.I.rCTlONS. 753

1er un Ijoii ouvrage , dans l'espoir de l'acheter un jour à vil prix.

M. Boulard , homme de goût et littérateur in- struit , avait acquis une grande fortune dans le notariat, qu'il exerça à Paris pendant de longues années et de la manière la plus honorable. Bien dif- férent des notaires de notre époque, M. Boulard n'était pas un homme du monde ; c'était l'homme de son étude , le guide, l'ami de ses clients ; et il ne se décida à quitter sa charge que lorsqu'il put la transmettre à un fils qui héritait de son intelli- gence , de son zèle et de ses vertus.

Jusqu'alors M. Boulard avait cru devoir faire le sacrifice du goût prononcé qu'il avait pour les li- vres; mais dès qu'il se vit maître de sa personne et de son temps, il ne songea plus qu'à se former une collection d'ouvrages rares et curieux.

Le voici donc à l'œuvre, passant une partie du jour chez les libraires, et l'autre chez les bou- quinistes , feuilletant , flairant , mesurant et ache- tant toujours les éditions rares, les bonnes éditions, les seules se trouve la faute , la bienheureuse faute, étoile polaire des vrais amateurs. Les anciens de la librairie assurent ne l'avoir jamais vu rentrer chez lui sans qu'il rapportât sous le bras plusieurs volumes. Du reste, ses nombreux achats étaient tou- jours payés comptant ; aussi , au bout de quelques années, était-il considéré dans tout Paris comme la seconde providence des bouquinistes. A ce train , les rayons qui tapissaient son appartement furent bientôt remplis, et il fallut de toute nécessité son- ger à préparer de la place pour les acquisitions

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751 . MAN'IE DES COLLECTIONS.

futures. En femme prudente et économe , madame Boulard avait maintes fois conseillé à son mari de se mettre à lire avant de continuer d'acheter; mais ce conseil , tout au plus bon pour un bibliophile , n'était nullement du goût de notre bibliomane. Les nouveaux volumes , qui depuis quelque temps arri- vaient par masses , par toises carrées , furent donc mis en pile devant la bibliothèque, désormais ina- bordable, et jusque dans la chambre à coucher, convertie un beau jour en quatre grandes rues, toutes garnies de rayons.

Cependant M. Boulard devenait moins aimable et plus mystérieux. Le matin, il commençait ses excur- sions beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire, à une heure les libraires n'ont pas encore ouvert , ni les bouquinistes étalé; il lui arrivait assez sou- vent de ne pas venir déjeuner; il ne rentrait plus diner que fort tard ; un jour même, il ne rentra ni dîner ni coucher. En vain madame Boulard, alar- mée , presse son mari de questions sur cette con- duite scandaleuse : il s'obstine à garder le silence, ou ne fait que des réponses évasives. Dès ce mo- ment, on suit tous les pas, on épie toutes les actions de ce mari dérangé , et l'on ne tarde pas à appren- dre que depuis quelque temps il passe des jour- nées entières dans une de ses maisons dont il avait successivement congédié tous les locataires , et qu'il venait de métamorphoser en une vaste bibliothè- que. Quant à la nuit que l'époux avait oublié de passer sous le toit conjugal , c'était précisément celle pendant laquelle il rangea trois voitures de livres, dont il n'avait pas osé avouer avoir fait par

MANIE DES COLLECTIONS. 756

hasard l'acquisition. On s'explique alors, on pleure de part et d'autre, et l'on linit par signer la paix; mais à quelle condition ! Notre bibliomane s'est en- gagé sur sa parole d'honneur, sur sa foi d'ancien notaire, à commencer tout de suite son catalo- gue , et à ne plus acheter un seul volume sans l'au- torisation expresse de madame.

Fidèle à ses promesses, l'honnête, le vénérable M. Boulard se met à l'ouvrage ; il sort encore assez fréquemment, il est vrai, mais ce n'est plus que pour visiter ses anciennes galeries, et jamais pour acheter. Quelques mois après cette courageuse ré- solution , sa santé commença à décliner ; il perdit peu à peu l'appétit et les forces, il commença à maigrir; son caractère, autrefois aimable et enjoué, devint tout à fait sombre et mélancolique; enfin, rainé par une fièvre nerveuse, il fut réduit à ne plus pouvoir quitter le lit. Alors seulement le médecin qui lui donnait des soins soupçonna que cette fièvre consomptive pourrait bien provenir d'une espèce de nostalgie, de l'ennui qu'éprouvait le malade de ne plus acheter de livres; et, de concert avec ma- dame Boulard, il s'avisa du stratagème suivant : un brocanteur vient étaler dans la rue quelques cen- taines de volumes devant la fenêtre du bibliomane; puis, à un signal convenu, il se met à vendre ses livres à la criée, attirant les passants par les éclats de sa voix forte et sonore. « Qu'y a-t-il là? » demande M. Boulard à sa femme. « Rien , mon ami ; c'est un revendeur qui cherche à se défaire de quelques vieux livres. » ici un profond soupir s'échappe de la poitrine du malade: (Si je pouvais au moins aller

75f» MANIF. I)l-S COLLECTIONS.

les voir! il me semble que le grand air me ferait du bien. Si tu veux t'habiller et prendre mon bras , nous essayerons de descendre; et, ma foi! pour aujourd'hui , je te permets d'acheter les volumes qui te conviendront. » Ces derniers mots sont à peine prononcés, que le malade saute à bas du lit; en un instant il est habillé, et, malgré son état de fai- blesse, il descend assez facilement l'escalier. Arrivé auprès du bouquiniste, il quitte le bras de sa femme , et la force à remonter chez elle. Alors, l'œil humide de joie, un genou en terre, il parcourt avec rapidité tous les ouvrages , il les ouvre , les referme, les ouvre encore, pour les palper plus longtemps. La plupart sont bons, quelques-uns même sont assez rares : les- quels doit-il acheter? Dans l'embarras du choix, il les achète tous. Le lendemain matin , notre biblio- mane était sensiblement mieux; il avait passé une nuit excellente; un air de sérénité brillait sur cha- cun de ses traits; la guérison ne se fit pas attendre.

Grâce à de semblables permissions, qu'il fallut renouveler plus d'une fois , M. Boulard parvint à une longue carrière. On le voyait encore, à soixante- quinze ans, cheminer sur les quais, enveloppé d'une immense redingote bleue, ses vastes poches de derrière chargées de deux in-4", et celles de devant d'une dizaine d'in-18 ou d'in-12 : c'était alors une vraie tour ambulante; mais il trouvait son fardeau agréable , et pour tout l'or du monde il n'eût pas consenti à en être soulagé.

Hélas! tout finit ici-bas. Le 6 mai 1825, le bon M. Boulard eut le regret de quitter la vie sans pou-

MANIE DES COLLECTIONS. 757

voir emporter ses six cent mille volumes (1); deux mois après, on les vendait à vil prix. Encore quel- ques années d'existence , et , malgré son immense fortune, notre bibliomane serait très-probablement mort dans un état voisin de la misère.

Cette observation, qui m'a paru intéressante sous le rapport médical, ne l'est pas moins au point de vue religieux. Au moment de la vente de M. Boulard , on pénétra , non sans difficulté , dans une pièce dont la porte était barricadée, et que l'on trouva remplie des ouvrages les plus immoraux et les plus obscènes. L'homme religieux ne les avait achetés que pour les livrer aux flammes : sa passion dominante lui en fit retarder indéfiniment le trop pénible auto- da-fé.

(t) Après la vente de M. Boulard , les étalafristes de Paris furent tellement encombrés , que pendant plusieurs années les livres d'oc- casion ne se vendaient plus que la moitié de leur valeur habituelle

758 . DU FANATISME ARTISTIQUE,

CHAPITRE XX.

DU FANATISME ARTISTIQUE, POLITIQUE ET RELIGIEUX.

Le mot fanatisme n'exprime pas seulement l'exal- tation des opinions politiques et des croyances religieuses , il s'applique aussi à une admiration excessive pour les sciences , et surtout pour les beaux-arts. C'est ce qui m'a déterminé à le placer à la suite des manies, avec lesquelles il se confond.

On a d'abord appelé fanatiques les prétendus devins de l'antiquité, parce qu'ils rendaient leurs oracles dans les temples des dieux nommés fana. Depuis, confondant la religion avec l'abus qu'on en a fait, certains incrédules ont appelé fanatisme toute espèce de zèle pour la religion , et lui ont at- tribué une foule de maux qui n'étaient dus qu'aux plus viles passions : c'est une erreur, quand ce n'est pas une perfidie. Au reste, l'impiété et l'hérésie n'ont que trop souvent prouvé qu'elles ont aussi leur fana- tisme. « Luther, dit Bergier, n'avait pas été tourmenté lorsqu'il alluma le feu dans toute l'Allemagne; les ana- baptistes ne l'étaient pas lorsqu'ils mirent en pratique les maximes de Luther; les zuingliens ne l'étaient point en Suisse lorsqu'ils firent main-basse sur les ca- tholiques ; personne n'avait été persécuté en France lorsque les émissaires de Luther et de Calvin y vinrent briser les images, afficher des placards séditieux aux portes du Louvre, prêcher conti'e le pape et cou-

l'Ol.rnOUE ET RELfGIElX. 759

tre la messe dans les places publiques, etc. etc. Ce sont ces excès mêmes qui attirèrent les édits que l'on porta contre eux. Ils ne devinrent donc pas fa- natiques parce qu'ils étaient persécutés , mais ils furent poursuivis parce qu'ils étaient fanatiques. »

Le fanatisme est-il bien une passion ? se demande Marc ; ne serait-il pas plutôt une conception dé- lirante? et alors n'exclurait-il pas toujours la liberté morale? L'opinion de ce médecin légiste paraît tout à fait fixée relativement au fanatisme relijjieux : aussi il n'hésite pas à le considérer comme d'autant plus excusable , que les actes qu'il détermine seront plus déraisonnables, plus atroces, et que les exécu- teurs de ces actes seront plus superstitieux et plus ignorants.

Quant au fanatisme politique, l'opinion de Marc ne paraît pas aussi bien arrêtée: «Ses actes, dit-il, devront être appréciés avec plus de réserve; car, bien souvent, loin d'être le résultat d'une conception délirante impliquant la lésion consécutive de la vo- lonté, il n'a du fanatisme que le nom, et doit être considéré comme le produit de l'orgueil , de l'ambi- tion , et même de la cupidité : il y a donc alors per- versité plutôt que désordre mental. » Dans ces cas mêmes, je réclamerais encore toute l'indulgence des juges en faveur des accusés politiques, si ces pas- sions motrices avaient été poussées jusqu'au voisi- nage du délire , jusqu'à l'aveuglement , et surtout si les individus appelés à comparaître devant les cours souveraines y avaient été conduits par la funeste contagion de l'exemple. Il a existé, du reste, dans tous les temps de véritables fous politiques, auxquels

760 DU FANATISME AHTISTIQUE,

l'imputabillté ne saurait être appliquée, et notre dernière révolution en a beaucoup augmenté le nombre. Je ferai suivre ces courtes réflexions de trois observations appartenant à chacune des espèces de fanatisme que j'ai admises.

Un peintre célèbre composait un Christ à l'ago- nie; le modèle posait admirablement; toutefois, sa figure ne parvenait pas à rendre les dernières an- goisses de la douleur qui va s'ételgnant avec la vie. Que fait le peintre? il saisit un poignard, en frappe son modèle, et le fixe mourant sur la croix : voilà le fanatisme artistique.

Parmi les nombreux exemples de folle produite par le fanatisme politique, je me bornerai à citer celui de la trop fameuse Thérolgne de Mérlcourt, surnommée la belle Liégeoise (1).

Cette courtisane, née dans le pays de Luxembourg, débuta sur notre scène révolutionnaire en se livrant aux divers chefs du parti populaire, qu'elle servit utilement dans la plupart des mouvements insur- rectionnels. Elle contribua surtout, en 1789, à cor- rompre le régiment de Flandre en conduisant dans les rangs des filles de mauvaise vie, et en faisant aux soldats de larges distributions d'argent.

Après une mission à Liège, elle devait soulever le peuple, et une courte captivité dans une forte- resse de Vienne, Thérolgne fut mise en liberté par l'empereur Léopold, et s'empressa de revenir à Pa- ris dans le mois de décembre 1791. A cette époque.

fl) ,!(> reproduis ici, on {grande partie, rintércssante observation nubîin! par Es(jiiirul uans son oiivr;i[îs' sur k's Ma'ailics mentales.

POLITIQUE El' UEUGIFUX. 761

elle se Ht remarquer sur les terrasses des Tuileries et dans les tribunes, haranguant audacieusement le peuple , pour le ramener au modéranlisme et à la constitution. Mais bientôt les jacobins s'étant em- parés d'elle, on la vit paraître un bonnet rouge sur la tête , un sabre au côté , une pique à la main , commandant une armée de femmes; et tout semble prouver qu'elle ne resta pas étrangère aux massa- cres de septembre 1792. On rapporte qu'elle se ren- dit alors dans la cour de l'Abbaye, le sabre nu, et qu'elle y trancha la tête à un malheureux que l'on conduisait au tribunal de cette prison : c'était un de ses anciens amants.

Après l'établissement du Directoire et la dissolution des sociétés populaires, Théroigne perdit tout à fait la raison , et fut provisoirement conduite dans une maison de santé du faubourg Saint- Marcel. On trouva, dans les papiers de Saint-Just, une lettre d'elle, à la date du 26 juillet 1794, dans laquelle se montraient déjà les signes d'une tête égarée.

Après sept années de séjour aux Petites-Maisons, Théroigne fut transférée à la Salpêtrière, en septem- bre 1807 ; elle pouvait alors être âgée de quarante- sept ans. A son arrivée dans cet hospice, elle était fort agitée, injuriant, menaçant tout le monde, ne parlant que de liberté, de comités de salut pu- blic, accusant tous ceux qui l'approchaient d'être des modérés, des royalistes, etc. En 1808, un grand personnage, qui avait figuré comme chef de parti, étant venu visiter la Salpêtrière, Théroigne le re- connut, et l'accabia d'injures, lui reprochant d'a- voir abandonné le ]^?^x\\ populaire, et de n'être qu'un

762 m FANATISME ARTISTIQIB,

modéré , dont un arrêté du comité de sa fut public devrait bientôt faire justice. Enfin, en 1810, elle de- vint plus calme, mais elle tomba dans un état de démence qui laissait encore voir les traces de ses premières idées dominantes. A celte époque, elle ne veut supporter aucun vêtement , pas même de che- mise. Tous les jours , matin et soir, elle inonde son lit, ou plutôt la paille de son lit, avec plusieurs seaux d'eau, et se couche recouverte d'un simple drap en été, et d'une seule couverture en hiver. Lorsqu'il gèle , et qu'elle ne peut avoir de l'eau en abondance, elle brise la glace, et prend l'eau qui est au-dessous pour se mouiller le corps, et parti- culièrement les pieds.

Quoique dans une cellule petite, sombre, humide, et sans meubles, elle se trouve très-bien; elle pré- tend être occupée d'affaires de la plus haute impor- tance; elle sourit aux personnes qui l'abordent, quelquefois leur dit brusquement : Je ne vous connais pas. 11 est rare qu'elle réponde juste aux questions qu'on lui adresse ; elle dit souvent : Je ne sais pas, j'ai oublié; si l'on insiste, elle s'impatiente, et articule des phrases entrecoupées des mots for- faits, liberté, comités révolutionnaires, etc. ; elle en veut toujours aux enragés de modérés.

Théroigne ne quitte presque pas sa cellule; si elle en sort, elle ramasse toutes les bribes qu'elle ren- contre sur le pavé, puis les porte à sa bouche; on l'a surprise dévorant de la paille, de la plume, des feuilles desséchées, et des morceaux de viande im- prégnés de boue. Enfin , elle boit l'eau des ruis-

POLITIQUE ET RELIGIEUX. 7fi3

seaux pendant qu'on nettoie les cours , et préfère celte boisson à toute autre (1).

Du reste, quoique cette femme n'ait jamais donné aucun signe d'hystérie, tout sentiment de pudeur semblait éteint en elle, et l'on a vu que son carac- tère avait survécu à la perte de sa raison : le liber- tinage h. conduisit au fanatisme politique; ce fa- natisme la conduisit successivement à la lypémanie et à la démence.

(t) Maljrré ce régime, que cette malheureuse continua pendant près de dix années, elle fut toujours parfaitement menstruée, et ne se piaifçnit jamais d'aucune souffrance, jusqu'à sa mort, arrivée le 9 juin 1817, à la suite d'une éruption {générale de boutons qui ne purent pas se développer au milieu d'un lit sans cesse inondé d'eau froide.

Ouverture du rorps, faite par M. Amussat et par moi , en présence de MM. Ësquirol et Rostan :

Dure-mère adhérente au crâne; crâne épais postérieurement; ligne médiane très-déjelée. Cerveau très-mou, décoloré; mem- brane qui revêt les ventricules épaissie; la substance cérébrale subjacente présente, dans l'épaisseur d'une ligne, un aspect vi- treux et d'un blanc grisâtre. Plexus choroïdes décolorés, of- frant de petits kystes séreux. Glande pituitaire contenant un fluide brunâtre.

Sérosité dans les deux plèvres ainsi que dans le péricarde. Cœur flasque.

Estomac distendu par un fluide verdâtre. Foie pelit, ver- dâtre ; son tissu mou, sa tunique propre se détachant avec la plus grande facilité; vésicule biliaire distendue par de la bile noire, épaisse, grenue. Rate molle, verdâtre comme le foie. Vessie très-contractée sur elle-même, offrant des parois fort denses. Enveloppe des ovaires épaisse, et même cartilagineuse en plusieurs points.

ChezThéroigne, le colon transverse avait changé de direction, et était descendu jusque derrière le pubis, ce qu'Esquirol a observé chez plusieurs mélancoliques, Le grand sympathique était ex- cessivement développé.

764 DU FANATISME ARTISTIQUE,

Fanatisme religieux. Le jeune P***, â[j[é de vin^jt ans, d'une constitution sanguine et d'un caractère ardent , se livra pendant une année entière à la lecture exclusive d'ouvrages ascétiques. Dès ce mo- naent, sa piété, naguère douce et éclairée, ne con- sista plus qu'en une suite de pratiques religieuses pour lesquelles il montrait une ardeur, ou plutôt une passion souvent poussée jusqu'au fanatisme. Les dimanches et fêtes, il ne consentait qu'avec peine à quitter sa paroisse pour prendre ses repas ; et les jours ordinaires, il y passait, matin et soir des heures entières, agenouillé, et la face contre terre, dans l'immobilité la plus complète: c'était, dans toute la force de l'expression , un véritable pilier d'église. En vain sa mère, dont sa fainéan- tise augmentait la gène , en vain son confes.seur et quelques amis, s'efforçaient de le ramener à des idées plus sages , lui répétant qu'il fallait de la me- sure jusque dans les meilleures choses, et que, d'ailleurs , le travail était pour l'homme un devoir non moins sacré que la prière ; il restait sourd à tous ces conseils, et ne voyait , dans les personnes qui les lui donnaient, que des esprits étroits, ou des âmes peu avancées dans la voie de la perfection.

Sous l'influence de ces idées , fomentées par l'or- gueil , P*** fait emplette d'une statue de la Vierge , d'une quantité considérable de cierges, et d'un mau- vais couteau, vulgairement nommé eustache. Une grande partie des journées est employée à aigui- ser ce couteau, et tous les soirs, avant de se cou- cher, il dresse une espèce d'aulol, y place la sta- tue entre deux cierges, puis, la main levée vers le

roi.iTionF. F,T RF.i.ioirux. 765

ciel , il fait le serment de percer le cœur de Tim- pie qui oserait éteindre ces lumières consacrées à Marie. Au milieu d'une nuit, sa mère s'aperçoit que la flamme des cierges agite la frange des rideaux du lit il était couché; elle l'appelle plusieurs fois à haute voix, l'avertit du danger qu'il court; mais il reste immobile et sans répondre un mot. Ne doutant pas qu'il ne soit profondément endormi, la pauvre femme se lève , s'avance sur la pointe du pied , souffle les cierges, et se hâte de regagner son lit. Elle a à peine fait deux pas, que son fils se précipite sur elle avec fureur, lui fait, à coups d'eustache, cinq blessures assez graves, et retourne se mettre au lit. Le lendemain matin , sa longue prière termi- née, il se met à repasser son couteau sur un pavé, puis le soir, avant de se coucher, il allume de nou- veau les cierges en répétant le serment qu'il n'a- vait que trop fidèlement tenu.

Cet insensé fut radicalement guéri à la suite de quelques essais magnétiques faits à la demande de plusieurs ecclésiastiques de la capitale (1).

(1) Si l'espace me l'avait permis, j'aurais ajouté à ces observa- tions quelques détails peu connus sur une de mes clientes dont le nom a malheureusement trop retenti, il y a quelques années, dans nos tribunaux : je veux parler de Julie F. , dite la femme libre des saints-simoniens, laquelle réunissait au plus haut degré les fana- tismes artistique , politique et religieux. Cette infortunée, qui ne rêvait qu'innovations, industrie et gloire, se voyant abandonnée de presque tous ses amis, est allée mourir dans un de nos hôpi- taux, où l'estimable auteur de Foi, Espérance et Charilé, M. l'abbé Le Guillou, adoucit l'amertume de ses derniers moments par les secours de la religion.

RÉSUMÉ

(i)«

Harmouie de la Médecine, de la Législaiioa et de la Reli- gion. — Nécesaité de leur concours dans le traitement des Passions.

Notions préliminaires.

1. L'homme , ce chef-d'œuvre de la création , est composé d'im corps et d'une âme, unis de telle sorte que de leur réaction réciproque et harmonique dé- pend le parfait accomplissement de ses destinées.

2. Comment s'opère cette union de la matière et de l'esprit? Mystère aussi impénétrable que les gran- des lois de la nature : le suprême Architecte s'en est réservé le secret !

3. Qu'est-ce que la nature, le temps, l'éternité, la vie, la mort ? La nature ou univers est l'ensemble des êtres que Dieu a semés dans le temps et dans l'espace. Le temps est la durée de la nature: l'éter- nité est la durée de Dieu. Par rapport aux destinées de l'homme, la vie, c'est l'union de l'âme et du corps ; la mort, c'est leur séparation ; l'éternité, leur réunion.

4. Dès l'enfance l'homme est enclin au mal ; ses sens l'entrainent vers la terre , vers des plaisirs ma-

(1) Les propositions que renferme ce résumé ne sont qu'un ex- trait presque textuel des principales idées émises dans le cours de celle ffit/iologie morale. Je les reproduis ici dans un ordre métho- dique, pour que le lecteur puisse saisir plus facilement l'ensemble et le but de mon travail.

RÉSUMÉ. 767

téricls, par conséquent finis et passagers; son âme, au contraire, l'élève et le fait aspirer au souverain bien, qui peut seul satisfaire rimmensité de ses désirs.

5. Ce désaccord est-il l'ouvrage de Dieu, ou n'an- nonce-t-il pas plutôt un renversement manifeste du plan primitif de la création ? L'homme n'est donc pas , en général, une inleUigence servie par des organes, mais une intelligence déchue, luttant ici-bas contre des organes.

t>. Cette lutte presque continuelle entre les orga- nes et l'intelligence, entre la chair et l'esprit , c'est l'épreuve qu'on appelle la vie.

7. Pour soutenir ce combat dont la pnlme est aux deux, l'homme possède la sensibilité, l'intelligence et la liberté , facultés précieuses qui l'avertissent de ses besoins , lui en font calculer l'importance et re- courir aux moyens qui doivent les contenir ou les satisfaire.

8. Ainsi, l'homme est conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un qui le sollicite et le pousse, l'autre qui l'éclairé et le retient.

9. L'enfant et l'animal obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ; l'homme complet ne le satisfait qu'après avoir jugé sil peut et s'il doit le satisfaire. Du reste, le plaisir et la joie, la douleur et la tristesse, viennent bientôt lui apprendre si la satisfaction est permise ou illicite , suffisante ou dé- passée : la douleur l'avertit du mal physique , le re- mords , du mal moral ; la douleur, en effet , est le cri plaintif des organes malades, comme le remords est le cri accusateur de la conscience blessée.

768 RKSIMÉ.

10. Tous les besoins de l'homme ont rapport à la conservation et au développement de son corps, de ses relations avec ses semblables et de son intelli- gence; partant, trois sortes de besoins : des besoins animaux, des besoins sociaux, des besoins intellec- tuels.

1 1 . Les besoins animaux nous sont communs avec la brute; ils apparaissent les premiers, et prédomi- nent pendant l'enfance de l'homme comme pendant celle des peuples. Les besoins sociaux, plus particu- lièrement développés chez l'homme que chez les animaux, se montrent en second lieu. Viennent en- suite les besoins intellectuels ou supérieurs, qui sont l'apanage de l'homme, seule créature capable de connaître Dieu, de l'aimer et de le conquérir.

12. Tous nos besoins sont intrinsèquement bons, par cela même que Dieu nous les a donnés; mais, pour qu'ils restent tels , il faut qu'ils soient satisfaits d'une manière harmonique et dans la limite du de- voir ; sans quoi , ils dégénèrent en passions.

1 3. Les passions , toutes essentiellement mauvai- ses, ne sont autre chose que des besoins déréglés , non moins nuisibles à l'individu qu'à la société, et qui renversent l'hiérarchie divine établie entre l'âme et le corps.

14. Dans l'ordre providentiel, l'âme est faite pour commander, le corps pour obéir ; par l'effet de la passion , l'âme détrônée n'est plus que l'esclave de son propre esclave.

15. Le besoin séparé du devoir conduit au mal ; il y a donc nécessité pour l'homme de faire accor-

RÉSUMÉ. 769

der ses besoins avec ses devoirs, lesquels sont, comme eux, animaux, sociaux et intellectuels.

16. JNos devoirs, ainsi que nos besoins, ne sont pas toujours simples ; ils se compliquent même très- fréquemment; souvent aussi il arrive qu'ils se trou- vent en opposition : dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble, en écoutant la voix de la conscience, juge inné du bien et du mal.

17. La limite qui sépare le besoin de la passion, le bien du mal , n'est qu'une simple ligne ; cette ligne, c'est celle du devoir. Malheur à celui qui la franchit , car l'abîme vers lequel il marche est d'autant plus dangereux que sa pente est d'abord agréable et presque insensible.

1 8. L'hygiène , code physiologique ; la législation , code social ; la religion, code spirituel , code divin : tels sont les trois guides qui apprendront à l'homme à régulariser ses triples besoins, comme être animé, comme être sociable, comme être intelligent : celui- seul est maitre de lui-même, dont les besoins obéissent à la raison, et la raison à Dieu.

19. Sans doute, il y aura toujours des passions sur la terre , de même qu'il y aura toujours des ma- ladies : il est donc de notre intérêt autant que de notre devoir de nous maintenir dans l'atmosphère physique et morale la plus propre à arrêter leur funeste contagion.

20. Que dirait-on d'un médecin qui soignerait avec zèle les serviteurs d'une maison , et qui , par in- différence, en laisserait mourir le maître? Tels sont ceux qui ne se préoccupent que des infirmités des

49

770 nÉsuMÉ.

oi'giiiics, et n'accordent aucune attention aux ma- ladies de l'àme.

21. La mort de l'àme est causée par les actes de nos passions , par le péché.

22. Mais l'àme est immortelle ! Aussi emploie-t-on seulement cette expression de mort pour signifier que, par l'effet de la passion, l'àme a perdu son em- pire, sa dignité, sa beauté : son empire sur l'indi- vidu, sa dignité aux yeux des hommes, sa beauté aux yeux de Dieu, l^e vice, en effet, c'est la défaite de l'àme et l'esclavage ; la vertu ^ c'est sa victoire et la vraie liberté.

Classification des Passions.

23. Ainsi que les besoins et les devoirs, les pas- sions peuvent être divisées en passions animales, en passions sociales, en passions intellectuelles. Les pas- sions animales, bornées dans leurs désirs, et, comme les besoins dont elles émanent , sujettes à une sorte de périodicité, comprennent Vivrognetie , la gour- mandise, la colère, la peur, la paresse et le liberti- nage. Parmi les passions sociales , dont les désirs sont presque toujours continus et insatiables, on peut ranger Y amour, V orgueil etXdi vanité, V ambition. Yen- vie et \iA jalousie, Y avarice, la passion du Jeu. Parmi les passions intellectuelles viennent se classer les manies de Yétude, de la musique, de Yordre, des collections, ainsi que les fanatismes artistique, politique et reli- gieux.

On a prétendu admettre des passions permises et des passions défendues; on a aussi qualifié certai- nes passions, grandes , nobles, généreuses : c'est une

RÉSUMÉ. TJl

erreur. D'abord, le mal ne peut jamais ûire permis ; puis, a propremeiil parler, il n'y a pas de petite pas- sion : le désir de l'objet le plus insi^jniKanl peut fjrandir et s'exalter au point d'altérer la santé et de troubler la raison , en même temps qu'il dégradera l'càme en la séparant du souverain bien.

Siéjje (les Passions,

24. les passions ont-elles leur siège? L'obser- vation, d'accord avec le raisonnement, conduit à admettre que les passions, qui résident dans tout l'organisme, sont transmises du corps à l'àme et de l'âme au corps par l'intermédiaire de nos deux sys- tèmes nerveux, qu'elles ébranlent simultanément, avec cette diFférence que leur contre-coup va reten- tir de préférence tantôt sur le centre cérébro-spinal, tantôt sur le centre nerveux ganglionaire.

Causes des Passions.

25. Pour prévenir les passions ou en arrêter l'eF- fervescence, il faut, avant tout, connaîtreles causes qui les produisent et les circonstances qui en favo- risent le développement. Ainsi, on doit étudier l'in- fluence qu'exercent sur elles les différents âges, les sexes, les climats, la température et les saisons, la nourriture, l'hérédité et l'allaitement, les tempéra- ments ou constitutions, les maladies, la menstrua- tion et la grossesse, la position sociale et les pro- fessions, l'éducation, l'habitude et l'exemple , le grand monde, la solitude et la vie champêtre, les

772 KF.SUMÉ.

spectacles et les romans, l'irréligion, les différentes formes de gouvernement , enfin l'imagination.

26. Parmi ces causes, les unes sont soumises à l'empire de la volonté , nous devons les détruire ; les autres ont une existence indépendante de notre vo- lonté : nous devons nous appliquer à modifier leur action.

27. Ces causes, dont la connaissance est aussi utile au magistrat, au prêtre et au législateur qu'au médecin, ne sauraient, de quelque nature qu'elles soient, nous empêcher de flétrir le vice et d'admi- rer la vertu ; elles doivent seulement nous faire adopter pour base de nos jugements cette maxime toute chrétienne: Sévérité pour soi, indulgence pour autrui.

Marche, Pronostic et Terminaison des Passions.

28. L'observation découvre un parallélisme par- fait entre les passions et les maladies ; elles naissent, marchent et finissent de la même manière; leurs symptômes offrent également la plus grande ana- logie.

29. Quant au pronostic que l'on peut porter sur la terminaison plus ou moins funeste des passions, une expérience de tous les jours nous démontre que les maladies , la folie , une mort prématurée , l'op- probre, la misère, les crimes, le châtiment des hommes, précurseur ordinaire de la justice divine, sont la triste perspective des imprudents qui ne s'at- tachent pas de bonne heure k modérer la violence de leurs désirs.

30. Cet effrayant pronostic sur les individus livrés

RESUME. 773

à la fougue de leurs passions, s'applnjuc aussi aux nations corrompues. Dès que ces jjiandes {'amillcs ont brisé les liens qui faisaient leur foice, alors que chaque individu, érigeant en loi ses propres doc- trines, se fiïit une religion de l'égoïsme, de l'intem- pérance, du luxe et de la cupidité, on peut infail- liblement annoncer leur dissolution prochaine ou leur retour à la barbarie; à moins que la Providence, toujours bonne, lors même qu'elle châtie, n'envoie quelque fléau destructeur qui les force à se retrem- per dans des sentiments purs et généreux.

Effets des Passions sur l'organisme, sur le corps social et sur les croyances relipfieuses.

31. Plus les passions sont mises en jeu , plus elles abrègent l'existence des individus aussi bien que celle des peuples.

32. Les nerfs sont ordinairement d'autant plus développés que les affections morales ont été plus vives , plus fréquentes , et la pensée plus active. Aussi, toutes choses égales d'ailleurs, trouve-t-on le grand sympathique beaucoup plus fort chez la femme que chez l'homme, tandis que l'arbre cé- rébro-spinal prédomine chez celui-ci.

33. L'ébranlement imprimé à tout le système ner- veux par les diverses passions va-t-il indifférem- ment retentir sur telle ou telle partie du corps , ou bien fait-il ressentir son contre-coup à un organe plutôt qu'à un autre? Les faits pathologiques con- duisent à admettre les trois lois suivantes :

1" Quand il y a dans l'économie un organe ma'

774 RÉSUMÉ.

lade, c'est toujours sur lui que la passion va re- tentir.

2" *Existe-t-il harmonie complète entre toutes les fonctions, les passions gaies ébranlent de préférence les organes thoraciques; les passions tristes, les viscères abdominaux; et les passions mixtes, ces derniers d'abord, les premiers ensuite.

3" Enfin , chez les individus dont la constitution est fortement dessinée , les effets morbides varient selon les diverses prédominances, qui, du reste, sont une véritable disposition à des maladies en quelque ,sort€ déterminées.

34. L'étude, féconde en résultats, et jusqu'ici beaucoup trop négligée, de l'influence des passions sur les maladies et des maladies sur les passions, peut facilement conduire à la solution des deux problèmes suivants :

V «Un individu bien portant et d'une constitu- tion connue étant donné, s'il s'abandonne à telle ou telle passion , quel genre de maladie éprouvera- t-il , quels seront les organes principalement af- fectés ? »

2" «Un individu d'un caractère connu étant don- né , indiquer, d'après les altérations survenues dans sa santé, quelle est la passion qui le domine ac- tuellement. »

35. C'est encore une loi de l'économie que tout organe souffrant s'efforce de diminuer l'irritation ou la congestion qu'il éprouve, en la renvoyant vers les parties avec lesquelles il sympathise davantage. Dans les passions portées au plus haut degré, la réaction des viscères thoraciques et abdominaux a

RÉSUMÉ. 775

surtout lieu vers l'encéphale, qui, à son tour, ébranlé par ce reflux morbide, trouble sensiblement la rai- son, et la rend le jouet des hallucinations les plus bizarres.

3C. Un phénomène de réaction , digne de fixer l'attention des médecins, c'est Vexcrétion crïtù/ue, qui a lieu surtout dans les passions provenant des besoins animaux.

37. Les humeurs excrétées pendant la crise de certaines passions peuvent acquérir tout à coup des qualités anormales et même délétères.

38. Les maladies produites par les passions sont à elles seules incomparablement plus fréquentes que celles qui proviennent de tous les autres modifica- teurs de l'organisme.

39. Les trois quarts des morts subites sont occa- sionnées par l'ivrognerie , la gourmandise , le liber- tinage et la colère.

40. La majeure partie des individus admis dans les établissements d'aliénés y sont conduits par de violentes passions, ou à la suite de chagrins trop vivement sentis.

41. Le suicide, ce fléau qu'on voit régner d'une manière épidémique aux époques de corruption et de perturbation sociales, est d'ordinaire la conséquence de passions fougueuses ou de peines excessives.

42. L'affaiblissement des principes religieux est presque toujours la conséquence et l'indice de quel- que honteuse passion.

43. Les passions se montrent encore plus déli- rantes et plus terribles chez les masses que chez les individus. C'est surtout alors qu'éminemment conta-

776 RESUME.

gieuses, elles gagnent de proche en proche jusqu'aux simples spectateurs , et les entraînent souvent à des actes qu'ils déplorent dès qu'ils sont revenus de leur funeste aveuglement.

44, Les tableaux statistiques de la justice crimi- nelle montrent à la fois l'action perturbatrice des passions sur la société, l'inefficacité des lois en vi- gueur, et la nécessité d'une éducation chrétienne et complète, appliquée au développement harmonique de l'homme physique, de l'homme moral, de l'homme intellectuel.

Traitement médical, législatif et religieux des Passions.

Traitement médical. A5. Le traitement médical des passions est, comme celui des maladies, préser- vatif ou curatif. Dans les deux cas, il exige l'emploi simultané des moyens physiques et moraux le mieux appropriés à l'excès que l'on veut prévenir ou faire cesser.

46. Beaucoup de maladies réputées incurables arrivent à parfaite guérison quand on s'attache à détruire la cause morale qui les entretient.

47. Ce n'est pas lorsque les passions se sont for- tifiées par une longue habitude qu'il faut songer à les attaquer ; c'est aussitôt qu'elles apparaissent : alors on les maîtrise avec facilité ; plus tard le suc- cès est douteux , quelquefois même impossible.

48. Le traitement médical des passions consiste principalement :

A bien étudier la prédominance organique et son influence sur le besoin surexcité,

RÉSUMÉ. 777

2" A neutraliser cette influence par tous les mo- dificateurs hygiéniques.

3" A éloigner les causes occasionnelles de la pas- sion.

4" A imprimer aux idées une nouvelle direction , afin de répartir d'une manière égale la suractivité du besoin dominant.

A rompre la périodicité de l'habitude, pério- dicité que l'on remarque dans certaines passions, notamment dans celles qui dépendent des besoins animaux.

6** Enfin , à s'efforcer de ramener à l'état normal les organes foyers de la passion , ou bien sur lesquels la passion a retenti , et qui , à leur tour , réagiraient sur elle pour en augmenter l'intensité. Dans le plus grand nombre des cas, on atteindra ce but à l'aide des agents thérapeutiques ordinaires , pourvu qu'on les emploie de concert avec les moyens moraux les plus propres à agir sur l'esprit du malade, afin de lui rendre le calme, sans lequel il n'y a ni santé ni vertu.

49. Le calme n'est pas l'immobilité complète , le repos absolu , l'inaction ; mais un balancement doux et harmonique qui contribue au bonheur de l'indi- vidu ainsi qu'à celui delà société: pour le corps, c'est la santé; pour l'âme; c'est la verlii ; pour ce qu'on appelle esprit, c'est la raison. Au-dessus et au- dessous du calme commencent la maladie , la pas- sion et la folie.

50. Les passions peuvent être considérées comme le prélude de la folie : outre qu'elles présentent les mêmes symptômes , elles ont avec elle une ana- logie bien remarquable, c'est que, en général , si elles

778 RÉSUMÉ.

viennent à produire un déranjjemcnt complet de la raison, ce dérangement conserve tellement le cachet de son origine, qu'il semble n'être qu'une suite d'ac- cès de la passion primitive.

51. Les passions sur-aiguës, c'est-à-dire qui écla- tent tout à coup et avec violence, sont on ne peut plus voisines de la folie. Chez celles dont la marche est chronique, l'imputabilité existe principalement pendant leurs deux premières périodes. Dans la troi- sième, en effet, la liberté morale, le libre arbitre n'est plus dans toute sa plénitude , parce qu'alors, pBr un funeste effet de l'habitude , la conscience est ordinairement muette, et le jugement plus ou moins faussé.

52. Les passions surgissent d'autant plus tyran- niques, que les déterminations de la volonté sont moins calmes et moins puissantes; on ne saurait donc trop s'attacher à ne plus autant développer l'i- magination au préjudice du jugement, faculté si précieuse et de nos jours malheureusement si rare : puisque l'imagination est la folle du lofais, le juge- ment devrait toujours en être le mentor.

53. Les passions doivent-elles être employées comme moyens thérapeutiques? en d'autres termes, est-il permis de développer une passion pour guérir une maladie ou une autre passion préexistante? JNul doute que certains sentiments, qui agissent à la manière des passions, ne puissent être mis en jeu pour la guérison de l'âme ou du corps; mais les passions proprement dites ne doivent être employées à cet usage que dans des cas exceptionnels, et que

RÉSUMÉ. 'Î79

d'accord avec les principes sévères de la morale chi'élieiine.

Traitement législatif. 54. L'homme , ce com- posé de passions, est destiné à vivre en société; mais la société elle-même développe de nouvelles passions que l'homme isolé ne connaîtrait pas, et qui tendent à troubler la tranquillité générale : de là, la nécessité de lois répressives.

55. Le traitement législatif des passions offre bien quelques mesures de police propres à les répri- mer; mais il consiste surtout à punir les excès qu'elles enfantent, dès le moment que ces excès deviennent nuisibles à la société.

56. L'amende, la confiscation, la réparation d'honneur, la dégradation civique, la surveillance de la haute police, la privation des droits civils , ci- viques et de famille , l'emprisonnement , la réclusion , les travaux forcés, l'exposition , le bannissement, la déportation, enfin, la condamnation à mort ; telles sont les peines que prononce la législation française contre les infractions, les délits et les crimes qui troublent l'ordre social.

57. En ajoutant à ces peines la torture , que Louis XVI a supprimée en France, le fouet, la bas- tonnade, la mutilation, la potence, les fers, l'exil, toujours en vigueur chez quelques peuples de l'Eu- rope; puis l'esclavage, la cangue, la roue, la claie, la castration , la marque sur le front, l'empalement, la suspension par les aisselles, le chevalet, le sup- plice du feu, celui de la faim, celui de la croix, l'enterrement et la dissection du vivant, encore en usage chez quelques nations dites civilisées , on

780 RÉSUMÉ.

aur.1 réuni les principaux moyens employés par les législateurs pour arrêter les désordres sociaux que les passions entraînent à leur suite. ; Traitement religieux. 58. Nous venons de voir la législation et la médecine s'efforcer de prévenir les passions , ou d'en réparer les tristes effets , l'une en sévissant contre les délits qui troublent l'ordre social, l'autre en donnant des conseils hygiéniques pour maintenir les besoins de l'homme dans de justes limites, et en s'appliquant à guérir les maladies, sui- tes inévitables de tous les vices : la religion fait plus encore.

59. Dans sa continuelle vigilance, elle embrasse toute l'humanité, cette grande famille qui a Dieu pour père, et la terre pour exil. A ses yeux, les hommes étant tous Frères, elle leur témoigne la même tendresse , leur donne les mêmes lois , leur promet les mêmes biens. Mais comme , dans un monde qui passe, le juste ne saurait trouver de ré- compenses proportionnées à ses sacrifices , c'est dans le sein de Dieu qu'il goûtera un bonheur dont ses passions vaincues ne viendront plus troubler l'éternelle extase.

' 60. Le christianisme ne se contente pas de nous voir observer ses préceptes par la crainte seule des peines de l'autre vie ; il exige que le mobile de toutes nos actions soit l'amour de Dieu , et du pro- chain en Dieu : loi d'amour, dont l'accomplissement ennoblit le cœur, éclaire l'intelligence, et rend l'homme véritablement libre , en régularisant tous ses^besoins.

0 RÉSUMÉ. 7S1

61. Outre les sacrements, qui purifient l'âme, en même temps qu'ils diminuent les souflranccs du corps, la religion prescrit l'usage journalier de la prière comme un rempart puissant contre les atta- ques continuelles des passions. Il n'est pas, en effet, de moyen plus propre à dissiper ces dangereux en- nemis de notre repos , que cette fréquente commu- nication de l'homme avec son Créateur.

62. Aux sacrements et à la prière, la religion joint encore le jeûne et l'abstinence, moyens hygié- niques propres à amortir la violence des passions ; et, dans sa profonde sagesse, elle les prescrit plus

longs et plus sévères, précisément à l'époque de l'année toute la nature est sur le point d'entrer en fermentation. La rigueur de la saison ; la misère; une constitution affaiblie par l'âge, la maladie, ou le travail, s'opposent-elles à ce que l'on suive le précepte, elle en dispense facilement; mais elle veut que chacun y supplée par une aumône proportion- née à sa fortune. C'est ainsi qu'en combattant deux vices, malheureusement si communs, l'intempérance et l'avarice, elle affaiblit les transports de l'amour et l'impétuosité de la colère, en même temps qu'elle verse le superflu du riche entre les mains du pau- vre : admirable institution , qui fait expirer sur les lèvres de l'indigent le blasphème contre la Provi- dence , et change en bénédictions les fureurs que lui eût inspirées l'envie ! les institutions humaines ont- elles jamais fait preuve d'autant de sollicitude, de prudence et de charité?

63. Les trois modes de traitement que nous ve-

782 RÉSUMÉ.

lions d'apprécier n'échouent qiie.f rop souvent qtiand on les emploie isolés, tandis qu'on a fréquemment observé l'effet salutaire de leur concours. Pourquoi donc ne pas toujours combattre les passions avec un ensemble de moyens qui ont entre eux les plus grands rapports , et qui tendent au même but ? La médecine, la législation et la religion s'occupent, en effet, de l'homme, depuis son berceau jusqu'à sa tombe, et toutes trois n'ont en vue que son bon- heur; seulement, l'une veut plutôt en faire un indi- vidu robuste ; l'autre, un citoyen paisible ; la dernière, un homme éminemment vertueux. Toutes trois font encore observer leur code par les mêmes motifs, l'intérêt et la crainte : pour ceux qui le respectent, la santé, l'estime publique , la paix d'une bonne conscience, avant-goût des joies célestes; pour ceux qui le violent, la maladie, les punitions des hommes, les châtiments de Dieu; toutes trois, enfin , ont chacune leur ministre: le médecin , qui soulage , le magistrat , qui punit , le prêtre , qui pardonne.

De la Récidive dans la Maladie , dans le Crime et dans la Passion,

64. Malgré l'augmentation de la peine prononcée contre les récidivistes, le chiffî^e annuel des réci- dives en matière criminelle et en matière correc- tionnelle a plus que doublé depuis dix ans.

65. Quelles sont les causes qui portent tant d'in- dividus, déjà frappés par la justice, à rentrer dans la carrière du crime ? Les principales sont ;

L'abus des circonstances atténuantes, ainsi

uÉsijMÉ. 783

que l'inexacte constatalion des récidives, qui, ne permettant pas de proportionner la peine au délit, énerve la répression , et encourage au crime.

2" Les vices de notre système pénitentiaire, qui rejette dans la société des condamnés pour la plu- part niîliement corrigés , et même plus pervertis qu'avant leur châtiment.

3" manque de patronage et de surveillance de tous les libérés de justice, auxquels le séjour de la capitale devrait être interdit, au moins pendant quelques années d'épreuves, à cause du grand nom- bre de malfaiteurs qu'elle renferme, et des anciens camarades de détention qu'ils peuvent y retrouver.

4" Le manque d'ateliers spéciaux, ils trouve- raient constamment de l'ouvrage, et d'une colonie dans laquelle ils pourraient devenir propriétaires.

5" La privation de l'espoir d'une franche et entière réhabilitation , espoir qui suffirait pour ramener beaucoup de libérés dans la voie du bien.

6" Enfin l'irréligion profonde des récidivistes , et trop souvent l'immoralité de ceux-là mêmes qui , par leurs bons exemples, devraient améliorer les masses , et ramener les condamnés à la vertu.

66. Enumérer les causes qui favorisent le pluô les récidives, c'est en faire connaître le principal remède, lequel consisterait à les éloigner toutes. Il faudrait ensuite , dans un bon système péniten- tiaire , chercher à guérir le condamné de la pas- sion dominante qui lui a fait commettre un nouveau crime ou un nouveau délit. La plupart des voleurs, en effet, ne volent pas pour le plaisir de voler, ni

781 nicsTMÉ.

les assassins, pour le plaisir de tuer: la paresse, l'ivrognerie, le libertinage, la colère, la cupidité, les- poussent seuls au vol ou au meurtre : ce sont donc ces vices qu'il faut déraciner, si l'on veut que ces malheureux ne continuent pas à retomber dans les mêmes crimes.

67. En punissant les coupables, le législateur n'a pas eu seulement en vue d'intimider les citoyens vicieux: il a compter aussi sur la réforme morale des individus atteints par la loi. C'est ce à quoi l'on pourrait parvenir si les gouvernements voulaient reconnaître l'existence d'une corporation religieuse spécialement chargée du soin des prisonniers. Com- bien d'entre eux , en effet , reviendraient à la vertu , si la loi qui les frappe les environnait en même temps d'hommes honorables, occupés de leur faire reconquérir leur dignité morale , en leur inspirant l'amour du travail, et en gravant dans leur esprit des idées d'ordre et de religion , sans lesquelles la société ne saurait subsister!

68. Quelque pervers que soit le criminel , il est bien rare qu'on ne puisse faire vibrer dans son cœur une fibre capable de le ramener au bien.

69. Ce qui favorise les rechutes dans la passion, c'est le besoin immodéré d'émotions ou d'excita- tion , besoin qui devient d'autant plus impérieux , que la passion a été plus souvent satisfaite ; car la fréquente réitération des mêmes actes ne tarde pas à produire l'habitude, qui n'est autre chose que le dernier degré de la tyrannie du besoin, puis- qu'alors la passion se satisfait sans combat, presque sans remords, et, pour ainsi dire, machinalement.

RKSIIMK. 786

Cette loi pliysiolopjiquc cl morale, dont la connais- sance est si importante, ne prouve-t-elle pas que, dans leur premier degré, les passions demandent ; qu'au second, eWcs exigent; qu'au troisième, elle» contraignent.

70. Ce qui doit surtout nous engager à sortir de notre esclavage , c'est la fatale corrélation qui existe entre la passion, la maladie, et le crime. Et, en effet, la récidive dans la passion amène très-sou- vent la récidive dans la maladie, et presque tou- jours la récidive dans le crime.

71. Voulons-nous sérieusement notre bonheur et celui de nos semblables, appliquons-nous à con- naître la passion qui nous est habituelle; car c'est elle qui dirige presque toutes nos actions, et qui, par cela même, constitue notre caractère. Les autres passions ne sont guère qu'accessoires : la passion dominante, c'est notre propre fonds, c'est nous. Cette connaissance une fois acquise , travaillons tous les jours à briser quelques anneaux de la chaîne qui nous retient esclaves. Si , en tombant , l'homme fait preuve de faiblesse, en se relevant de sa chute, il fait preuve de vertu.

72. Aux yeux de la religion , la vertu est le triom- phe de la volonté sur nos mauvaises inclinations ; c'est aussi la santé de l'âme , conservée par l'inno- cence, ou recouvrée par le repentir.

73. Quelque fréquentes qu'aient été nos rechutes, nous ne tarderons pas à nous réhabiliter, à recon- quérir notre dignité d'homme, si nous suivons à la fois les conseils de l'hygiène, qui nous rendront plus forts ; ceux de la loi, qui nous rendront plus justes;

50

786 nÉsuMÉ.

ceux delà religion, qui nous rendront naeilleurs, et

en même temps plus heureux.

74. La vie est un chemin escarpé, que borde chaque côté un précipice souvent caché par des' fieurs : le médecin , le prêtre et le magistrat de- vraient toujours s'y rencontrer, pour tendre une main secourable aux imprudents qui S'approchent trop près des bords.

NOTES.

Note A , page 46.

Influence des Climats et des Lieux sur la constitution physique et morale des peuples.

« L'Asie, selon Hippocrate, diffère de l'Europe par la nature de toutes choses , et par celle des productions de la terre, et par celle des hommes. Tout vient beau- coup plus beau et plus grand en Asie qu'en Europe : le climat y est plus tempéré , les mœurs des habitants y sont plus douces et plus faciles. La cause de ces avan- tages, c'est le tempérament exact des saisons, etc..

«II en est de même pour le sol comme pour les hommes : les saisons éprouvent des vicissitudes fré- quentes et considérables, le sol est frès-sauvage et très- inégal : on y trouve des montagnes la plupart boisées, des plaines, des prairies; les saisons sont régulières, le sol est très-uniforme. Le même rapport s'observe chez les hommes pour qui veut y faire attention. 11 y a des naturels analogues à des pays montueux, couverts de bois et humides ; d'autres à des terres sèches et légères; ceux-ci (ressemblent) à des sols marécageux et couverts de prairies ; ceux-là à des plaines nues et arides; car les saisons, qui modifient la nature de la forme, diffèrent d'elles-mêmes, et plus elles en diffèrent, plus il y a de modification dans l'apparence extérieure. « ( Des Eaux , des Airs, et des Lieux. Traduction du docteur C. Daremberg.)

788 ' NOTES.

« Ces quelques pages, dit le jeune et savant traducteur d'Hippocrate, placent le prince de la médecine au pre- mier rang parmi les philosophes; elles renferment, comme en un germe fécond, toutes les idées de l'anti- quité et des temps modernes sur la philosophie de l'his- toire; elles ont été résumées en quelques lignes par Platon et par Aristote; elles ont inspiré à Galien son admirable traité : Que le Caractère de l'homme est lié à sa constiliUion ; et, dans des temps plus rapprochés de nous , elles ont fourni à Bodin, à Montesquieu et à Herder, le fond même de leurs systèmes politiques et historiques.

«Je rapporte ici les passages de Platon et d'Aristote : ils complètent, avec ce qu'Hippocrate a enseigné, les données de la philosophie antique sur ces hautes ques- tions :

a Vous ne devez pas ignorer, dit Platon , pour ce qui «regarde les lieux , qu'ils semblent différer les uns des «autres pour rendre les hommes meilleurs ou pires, et «qu'il ne faut pas que les lois soient en opposition avec «eux. (Parmi les hommes) les uns sont bizarres et em- « portés, à cause de la diversité des vents et de Téléva- « tion de la température, les autres à cause des eaux, «les autres, enfin, à cause de la nourriture que la terre «leur fournit, et qui n'influepas seulement sur le corps « pour le rendre meilleur ou pire , mais qui n'a pas moins «de puissance sur l'âme pour produire tous ces effets.» Ce texte n'est pas le seul Platon ait tenu compte des influences extérieures sur le caractère des hommes. Galien en a rassemblé un certain nombre empruntés surtout au Timée, et au second livre des Lois.

« Voici maintenant le passage d'Aristote ; il semble, plus évidemment encore que celui de Platon , résumer la théorie hippocralique :

« Les peuples qui habitent les climats froids , les peu- « pies d'Europe , sont, en général, pleins décourage;

NOTES. 789

«mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et «en industrie ; et s'ils conservent leur liberté, ils sont «politiquement inclisciplinables , et n'ont jamais pu con- « quérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples «ont plus d'intelli^jence , d'aptitude pour les arts, mais «ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d'un «esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographi- «quement est intermédiaire, réunit toutes les qualités «des deux autres... Dans le sein même de la Grèce, les «divers peuples présentent entre eux des dissemblances «analogues à celles dont nous venons de parler: ici, «c'est une seule qualité qui prédomine, elles s'harmo- onisent toutes dans un heureux mélange.» (C. Darem- berg, Introduction du Traité des Eaux, des Jirs et des Lieux.)

Note B, pages 73 et 133.

Sur l'Extase.

Les médecins donnent le nom ({'extase à une affec- tion du cerveau, dans laquelle l'exaltation de certaines idées absorbe à nn tel point l'attention, que les sensa- tions sont momentanément suspendues, les mouvements volontaires arrêlés , et l'action vitale même souvent ralentie. On la distingue de la catalepsie en ce que , dans cette maladie , il y a suspension complète des facultés intellectuelles avec aptitude du corps à conser- ver les positions qu'on lui fait prendre. Il est à remar- quer que le délire et les hallucinations qui accompa- gnent quelquefois l'extase offrent pour l'ordinaire un caractère religieux , et s'observent chez des personnes d'une haute piété.

Les théologiens , de leur côté , considèrent quelque- fois l'extase comme un état surnaturel dans lequel

790 NOTES.

rame est si absorbée clans la contemplation des per- fections divines, et si éprise de leur beauté, qu'elle ne sent et n'aperçoit plus ce qui se passe au dedans ni au dehors du corps.

Le savant Émery confond l'extase et le ravissement dans une même définition; mais M. Boucher dit que, dans ce dernier état, l'opération divine est encore plus forte que dans le premier , puisqu'on y a vu quelque- fois le corps s'élever de terre, et demeurer ainsi élevé pendant quelque temps. Puis il ajoute que «le Seigneur, par l'extase, donne une idée de la contemplation à la- quelle l'âme sera élevée dans le ciel , et que , par le ra- vissement, il donne une idée de l'agilité dont les corps seront doués dans le séjour de la gloire.» Ceci posé, comment distinguer l'extase médicale de l'extase théolo- gique, ou, si on l'aime mieux, à quels signes recon- naîtra-t-on qu'une extase est simplement une maladie ou bien une faveur céleste? Voici, d'après le grand travail de Benoît XIV sur la Canonisation des saints, les marques certaines auxquelles on pourra reconnaître le doigt de Dieu. «L'extase n'est pas un état maladif, mais un état surnaturel et une faveur divine, lorsqu'une personne la craint et s'en défie; lorsqu'elle tâche de s'y soustraire ou d'en dirainui r la fréquence; lorsqu'elle se dérobe aux regards de peur qu'on ne la surprenne dans cet état, ou qu'elle éprouve de la confusion si on l'y surprend ; quand elle y entre au milieu d'une oraison, ou à la suite d'une communion faite avec ferveur; quand elle s'y comporte selon les règles de la plus parfaite modestie , et que son extérieur n'offre qu'un spectacle édifiant; quand elle en sort avec la paix dans l'âme et la sérénité sur le front ; lorsque ensuite elle s'affermit dans l'humi- lité, la mortification et la fidélité à ses devoirs; lors- qu'elle ne perd pas entièrement le souvenir de ce qui s'est passé en elle; lorsque son corps acquiert de la

NOTES. 791

vigueur après l'opération, quoiqu'il ait eu de la fatigue pendant l'opération même; lorsque enfin cette personne soumet tout ce qu'elle a éprouvé aux lumières de ses guides spirituels , et qu'elle est disposée à le désavouer s'il le jugent à propos. »

Tels sont les signes dont l'Eglise exige la réunion pour admettre qu'une extase est une faveur du ciel; lorsqu'ils ne se rencontrent pas tous, elle crçit prudemment de- voir s'abstenir de se prononcer.

Note G, page 94. Longévité des Prêtres et des Religieux.

Du l*"" janvier 1823 au 31 décembre 1842, on a con- staté le décès de 767 ecclésiastiques appartenant au dio- cèse de Paris , ou y résidant momentanément.

751 ecclésiastiques décédés pendant cette période de vingt années, dont on a^u connaître l'âge, ont vécu ensemble quarante-sept mille cinq cent quatre- vingt-seize ans, ce qui porte la moyenne de leur vie à soixante-trois ans passés. Sur ces 751 individus, 106 ont vécu au delà de soixante ans; 271 au delà de soixante et dix ans; 177 ont dépassé quatre-vingts ans; enfin 17 ont vécu plus de quatre-vingt-dix ans. Dans quelle autre profession trouverait-on une pareille longévité!

Sur 302 religieuses carmélites mortes à Paris, rue d'Enfer, en la maison mère, dont je suis le médecin, 69 ont vécu au delà de soixante ans; 59 au delà de soixante et dix; 23 au delà de quatre-vingts. Ainsi , mal- gré les austérités de cet ordre, la moyenne de la vie en communauté de ces 302 religieuses a été de trente-deux ans huit mois, et celle de leur vie entière de cinquante- sept ans quatre mois.

Les trappistes et les chartreux prolongent aussi fort

792 ^OTES.

loin leur carrière : à l'abri des passions qui auraient pu les agiter dans le monde, la plupart de ces religieux ne meurent pas, à proprement parkr, de maladie; ils s'étei- gnent paisiblement : leur fin a pour eux la douceur de la retraite.

Note D , page 94.

Sur les Médecins.

On a remarqué (ai-je dit précédemment, que si la profes- sion de médecin comptait dans ses rangs beaucoup d'in- crédules et même de matérialistes, elle avait aussi donné à rÉglise un grand nombre de saints , et à la société une foule dhommes non moins remarquables par leur piété que par leur savoir. J'ai cité, pag. 94, quelques-uns de ces grands talents qui ont honoré notre carrière ; voici maintenant un extrait curieux du Catalogue des méde- cins qui ont mérité, par leurs vertus, d'être mis au nom- bre des saints : cette liste est tirée de leur Histoire , pu- bliée en 1643 par G. Duval, professeur et doyen de la Faculté de médecine de Paris :

Saint Luc, d'Antioche en Syrie, médecin de profession, excellent peintre, disciple des apôtres, et l'un des quatre évangélistes; saints Côme et Damien,' martyrs; saint Pantaléon, de Nicomède, martyr; saint Antiochus, de Sébaste , martyr; saint Samson , prêtre, médecin des pauvres; saint Otriculanus, martyr; saint Ursicin, de Ligurie, martyr; saint Alexandre, martyr; saint Cyrus , d'Alexandrie, médecin chez les Égyptiens, et martyr; saint Césaire, médecin et sénateur de Byzance, frère de saint Grégoire de Nazianzc; saint Denis, diacre; saint Codratus , de Gorinthe , martyr ; saint Papilius , diacre et martyr; saint Juvénal , évêque ; saint Jean Damascène, médecin et grand docteur de l'Eglise; saint Diomède de Tarse, médecin en Cilicie; saint Léontius et saint Carpe-

NOTES. 793

phorus, médecins arabes, et martyrs; saint Gennadius, médecin grec; saint Eusèbe, médecin grec, devenu sou- verain pontife, prédicateur des hérétiques, et martyr ; saint Zenobius, d'Egée, d'abord médecin, puis évêque, martyr; saint Oreste, martyr intrépide de laCappadoce; saint Emilien, médecin et martyr en Afrique; saint An- tiochus, chevalier romain et savant médecin , martyr. Je terminerai ici cette longue énumération, que je pourrais étendre, en y joignant les bienheureux médecins japo- nais, tels que le vieillard Paul, Louis Almeida, et autres non encore canonisés.

Note E, page 97.

Sur les Maladies propres à certaines classes d'ouvriers.

Les ouvriers sont particulièrement exposés à des ma- ladies provenant des matières qu'ils travaillent, du mi- lieu dans lequel ils vivent, des efforts souvent excessifs qu'ils font, enfin de la position vicieuse ou trop pro- longée qu'ils sont obligés de prendre.

Ainsi, les doreurs sur métaux par l'ancien procédé l'aide du mercure) sont pour la plupart affectés de trem- blements nerveux accompagnés d'une certaine morosité.

Les lapidaires, les fondeurs en caractères, les peintres en bâtiment, lesouvriers surtout qui préparentle blanc de céruse, sont atteints journellement de coliques saturnines.

Les meuniers, les charbonniers, les carriers, les ma- çons, les ouvriers employés dans les manufactures de laine ou de coton , sont , plus que d'autres , sujets à la phlhisie pulmonaire.

La pustule maligne attaque principalement les indi- vidus qui soignent le bétail, manient les peaux, lavent les laines ou les travaillent encore fraîches, tels que les ber- gers, les laboureurs, les maréchaux, les tanneurs, les bouchers, les brossiers, etc.

794 NOTES.

Il est rare de rencontrer des blanchisseuses et des ou- vriers imprinaeurs d'un âge avancé sans que leurs jambes soient labourées d'ulcères variqueux, ou tout au moins couturées de varices.

Les cordonniers, qui appuient constamment la forme contre la ré|jion de l'estomac, éprouvent pour la plupart des gastralgies, que nous voyons souvent dégénérer en gastrites chroniques.

Je ne connais pas un seul vieux jardinier qui , dans le cours de sa vie, n'ait été atteint d'un rhumatisme plus ou moins aigu, et plus particulièrement du lumbago.

Quant aux vidangeurs, que l'on croirait exposés à des émanations délétères, ils ont en général une bonne santé, et ne sont guère sujets qu'à la maladie dyeux connue sous le nom de mitte.

Consultez, du reste, les nombreux et utiles travaux de M. le docteur Villermé, de l'Académie des sciences morales et politiques.

Note F, page 102. Sur la Criminalité dans ses rapports avec l'instruction.

11 résulte des recherches consciencieuses faites sur cette matière par MM. Guerry, Dangeville , Morogue et Michel , que l'ignorance n'est pas une source de crimi- nalité aussi grande qu'on le croit généralement. La logi- que des chiffres officiels a même conduit ce dernier statisticien à admettre :

« 1" Qu'à mesure que rinslruction s'est propagée d'an- née en année , le nombre des crimes et des délits s'est accru dans une proportion analogue.

« Que, dans le nombre de ces délils ou de ces crimes, la classe des accusés sachant lire et écrire entre pour un cinquième de plus que la classe des accusés complète-

NOTES. 795

ment illettrés , et (jne la classe des accusés ayant reçu une haute instruction y entre pour deux tiers de plus, toute proportion gardée entre les chiffres respectifs de la population de chacune de ces classes. «En d'autres ternies, quand

SOr'OOO individus de la classe totalement illettrée four- nissent 5 accusés.

25,000 individus de la classe sachant lire et écrire en

donnent plus de 6

25,000 individus de la classe ayant reçu une instruc- tion supérieure en donnent plus de 15

«3° Que le degré de perversité dans le crime, et les chances d'échapper aux poursuites de la justice et à la vindicte des lois sont en proportion directe avec le degré d'instruction.

«4** Que les départements oii l'instruction est le plus répandue sont ceux qui présentent le plus de crimes , c'est-à-dire que la moralité s'y trouve en degré inverse de l'instruction.

«5° Que les récidives sont plus fréquentes parmi les accusés ayant reçu l'instruction que parmi ceux qui ne savent ni lire ni écrire. »

«Il est, ajoute M. Michel, une réflexion que nos lec- teurs auront déjà faite avant nous : c'est qu'il est une foule de délits, secrets ou patents, qui violent la probité et la morale , et qui échappent toutefois à la vindicte des tribunaux. A chaque instant, la loi reste impuissante et muette en présence d'actions que l'opinion publique ré- prouve; et devant cette opinion même, combien d'actes, auxquels se prête ou s'accommode rhonneur du monde, qui seraient justement flétris au tribunal de la conscience et de la justice rigoureuse! Si le scandale de fortunes frauduleusement acquises ; le scandale d'atubitions satis- faites au prix de serments trahis , deprincipesreni.es.

796 NOTES.

de pactes honteux ; le scandale de passions assouvies aux dépens de rhonneur et du repos de malheureuses victimes séduites, et sacrifiées ensuite avec une cynique impudence; si ces scandales s'étalent au grand jour et font murmurer contre la patience de la justice divine, est-ce la classe pauvre et ignorante qui les donne? Est- ce elle qui trouve dans les avantages de sa position, dans Tascendant même d'une instruction plus développée, l'habileté nécessaire pour éluder la loi, ou la puissance pour s'y soustraire? De telle sorte que si l'opinion impie , que l'instruction pervertit les hommes, était admise, un sentiment de justice et de générosité porterait encore à désirer que cette instruction s'étendît et se propageât, non plus, il est vrai, pour améliorer le peuple, mais afin que, dans cette mêlée générale de tous les intérêts et de toutes les passions égoïstes, la lutte du moins devînt loyale, et que tous les combattants pussent s'y assaillir et s'y défendre à armes égales. »

Note G, page 125. Sur l'Écriture.

L'inspection de l'écriture peut-elle donner une con- naissance exacte du caractère des individus? Je ne le pense pas : elle pourra peut-être arriver à faire découvrir quelques traits généraux de la constitution morale, mais elle ne saurait jamais rendre les nuances varia- bles et multipliées du caractère. J'avouerai, toutefois, qu'ayant eu occasion de mettre sous les yeux de M. l'abbé Flandrin plusieurs autographes d'individus appartenant à diverses classes de la société, six fois sur six, j'ai été surpris de la fidélité des portraits qu'il traçait après quelques minutes d'observation. Voulant tenter une der- nière épreiive , je lui présentai quelques lignes en le

NOTES. 797

priant de me dire ce qu'il pensait du caractère de la per- sonne qui les avait tracées. Voici la réponse qu'il me donna sur-le-cliamp : «J'hésite à me prononcer sur le sexe. Si c'est un homme, il a l'exquise sensibilité de la femme; si c'est une Femme, elle a l'énergie et la fermeté d'un homme.» Puis, examinant avec plus d'attention, il ajouta : «Je suis maintenant certain que c'est un homme qui a écrit ces lignes. C'est un homme d'une noble et belle imagination , mais d'un cœur plus généreux et plus noble encore. La sensibilité est dominante chez lui, et l'exaltation de son dévouement irait jusqu'au sa- crifice de la vie, si l'occasion s'en présentait. Cette belle âme ne sait pas haïr, elle est trop noble et trop fière pour se venger. Aux ingratitudes, aux injustices de la vie, elle n'a répondu que par le pardon et l'amour. Cet homme a être le plus tendre des fils, le plus dévoué des amis, le plus généreux des citoyens. 11 eût fait un vaillant capi- taine; plus brave, toutefois, que prudent. Si les circon- stances dans lesquelles il a été placé lui ont permis de développer ses facultés intellectuelles, il doit être un grand poète; le poëte de l'amour, des nobles affections, et de la grandeur d'âme. Il n'est pas possible qu'il ne soit pas chrétien s'il a pu connaître le christianisme. Son défaut dominant c'est l'absence de l'esprit d'ordre et de calcul. Il eût fait un triste négociant, il n'était pas pour les affaires; or, cette disposition, quand elle est portée à l'excès, peut constituer un véritable défaut. C'est le seul qu'une observation attentive puisse me permettre de signaler dans ce beau caractère, qui peut bien avoir eu les faiblesses de ses vertus, mais qui ne peut avoir été l'esclave d'aucun vice. » Or, celui que M. Flandrin venait de juger ainsi sur son écriture, c'était le vertueux auteur de Françoise de Bimini, de Mes prisons, et des Devoirs des hommes , c'était Silvio Pellico.

798 NOTES.

Note H, page 126. Sur la Théorie des Ressemblances.

Selon Porta, les analogies de formes entre Thomme et les animaux annoncent des penchants semblables. M. Machado a borné ses observations aux animaux, et il prétend que chez tous ceux qui offrent des ressemblances de formes , de robes et de couleurs , on peut compter sur des conformités de caractère.

Voici les principaux rapprochements que présente ce naturaliste dans sa Théorie des ressemblances, rapproche- ments qui sont souvent rendus on ne peut plus sensibles par les planches coloriées qui ornent son ouvrage.

Le cheval de chasse et le lévrier ont tous deux les mêmes formes, et tous deux excellent à la course.

Le cheval et le bœuf de trait offrent aussi une grande analogie de formes ; ils sont également lents, également vigoureux , également impropres à la course.

Le phoque a beaucoup de ressemblance avec le chien basset à jambes torses, et, comme lui, il aboie; comme lui , il reste attaché après laccouplement. D'un autre côté, il a rintelligence du chien, et montre le même at- tachement pour son maître.

La tête du lion a la physionomie du chat d'Angora et celle du chien-lion; aussi ce redoutable quadrupède sapprivoise comme le chien, et si on lui jette un lapin vivant pour pâture, il commence par jouer avec cet ani- mal comme le chat joue avec la souris, puis il finit par le tuer d'un coup de griffe, et le dévore.

L'hvène , que Ion a dépeinte à tort comme le plus fé- roce des animaux, a dans la tète des points de ressem- blance avec le chien-loup; c'est pour cela qu'elle aime mieux son maître que le lion, qui tient plus du chat.

NOTES, 799

Le saïmiri ou sapajou orangé a les yeux do la chouetle- hulotte, et, comme elle, il fuit la lumière; il a le mu- seau du cliien carlin, et il aboie comme le chien.

Le roitelet a le regard perçant de la souris ; sa robe offre les mêmes couleurs que celle de ce petit rongeur; Eh bien! le roitelet grimpe le long des rideaux, le long des murs, et il se cache dans les trous comme les souris; il se blottit aussi de préférence au milieu des feuilles mortes, surtout parmi celles du chêne , qui ont la cou- leur de sa robe.

Chez la chouette-hulotte et le phalène Agrippine du Brésil, il y a identité de robe et de couleurs, partant, si- militude de mœurs. Ainsi que tous les animaux qui sont habillés de couleurs sombres, ils ont de Taversion pour la lumière; comme le chat, ils se reposent pendant le jour, et attendent la nuit pour commencer leurs chasses; tous deux se nourrissent d'insectes, tous deux emploient les mêmes ruses pour les saisir.

Le moqueur roux de l'Amérique septentrionale, le premier chanteur de Tunivers , a sa robe composée de celles du rossignol et de la pie : il a en effet le gosier harmonieux du chantre de nos forêts, et il est moqueur à cause de la couleur blanche qui lui est commune avec la pie.

Le troupiale, charmant oiseau de la Louisiane, a sa robe noire , orangée et blanche : il est docile comme le sansonnet , auquel il ressemble pour la forme de la tête; il chante comme le merle, est voleur comme la pie.

Le torcal, la vipère, le phalène Agrippine du Brésil, la bécasse et le roitelet, ont tous la même robe, et on peut dire de tous qu'il n'y a pas d'harmonie dans leurs familles.

Evitez l'odeur de la fritillaire à damier, ainsi que le venin de TAngaha de Madagascar: la plante et le reptile ont les mêmes couleurs.

800 NOTES.

Enfin , les pattes de la torliie ayant de l'analogio avec celles de réléphant, il résulte chez ces deux animaux une manche senoblable. D'un autre côté, si la forme massive de la tortue s'éloigne de celle d'un grimpeur, elle a la té(e du lézard; c'est pourquoi il faut de toute nécessité qu'elle grimpe, malgré la fréquence de ses chutes.

Ces diverses analogies ont paru suffisantes à M. Ma- chado pour se croire fondé à émettre les opinions sui- vantes , qui résument toute sa théorie , quelque peu paradoxale : « 1^ 11 ne faut pas toujours s'attacher aux classements des familles établis par le scalpel. 2" Quel- que sorte d'animal que ce soit qui porte la ressemblance d'un autre animal, il lui est semblable ou en approche en mœurs et naturel. 3" Les éléments viables de la ma- tière passent successivement d'un animal à un autre; ainsi , la métempsycose y si décriée de nos jours, est l'une des plus grandes lois de la nature. »

Note I, page 166. Sur r Jff ai bassement des complexions.

A l'appui de ce que j'ai avancé, sur l'affaiblissement des complexions , j'ajouterai un fait qui m'a été certifié par des personnes compétentes et dignes de foi. En 1839, le ministre de la guerre ayant eu besoin de 900 hommes robustes, de la taille de 1 m. 70o mil., des or- dres furent donnés aux chefs de corps d'envoyer les noms des soldats qui remplissaient les conditions de- mandées ; mais le défaut de taille et la faiblesse de complexion ne permirent pas de remplir les vœux du ministre.

Voici maintenant le relevé officiel des jeunes gens qui ont été appelés de 1816 à 1840 pour contribuer à la for-

NOTES. 801

mation de l'armée française, ainsi que celui des indi- vidus exemptés.

Anii^-rs. Clnsscs. Exemptés.

1816 280,296 30,099

1817 298,202 32,052

1818 309,194 38,324

1819 307,708 43,427

1820 288,828 40,912

1821 279,229 44,995

1822 274,740 43,997

1823 266,534 44,660

1824 275,964 61,747

1825 296,566 63,379

1826 283,376 67,513

1827 283,822 66,562

1828 282,985 66,946

1829 294,975 64,447

1830 294,593 54,779

1831 295,978 63,466

1832 277,477 58,870

1833 285,805 63,253

1834 326,298 62,782

1835 309,376 63,449

1836 309,510 68,631

1837 294,621 68,708

1838 288,666 6.5,083

1839 315,373 70,515

1840 301,487 67,931

En 25 années 7,321,609 1,416,527

Sur ce dernier nombre, 13,865 ont été exemptés pour défaut de taille , et 54,066 pour infirmités diverses , parmi lesquelles on compte 18,395 complexions faibles.

Il résulte de ce document statistique que , dans l'es- pace de 25 années, sur 7,321,609 jeunes gens appelés à se ranger sous nos drapeaux , 1,416,527 , c'est-à-dire

51

802 NOTES.

près d'un cinquième, ont été déclarés impropres au ser- vice. En comparant les deux termes extrêmes , 1816 et 1840, on voit que le chiffre des exemptés a plus que doublé pendant Tintervalle, quoique la taille exigée autrefois (4 pieds 10 pouces, ou 1 mètre 57 centimètres) ait été, en 1832, réduite à 1 mètre 56 centimètres, réduc- tion qui a eu pour résultat de diminuer de près d'un quart le nombre des exemptés pour défaut de taille. Du reste , pour expliquer cette détérioration croissante dans la constitution physique de notre population virile , il est juste de tenir compte des guerres de l'Empire, qui ont amené une foule de mariages précoces dont les produits ont être inférieurs en stature et en force. ( Voir le Traité de Statistique de P. H. Dufau; Paris, 1840, in-8".)

NOTE J, page 202.

Criminalité comparée de la France, de l' Angleterre et de quelques autres Etats européens.

« En comparant les rapports des crimes à la population moyenne dans le Royaume-Uni et en France, pendant les mêmes années à une époque récente, on est conduit , dit M. Moreau de Jonnès , aux différences suivantes :

«Le meurtre est au moins quatre fois plus fréquent dans les îles Britanniques qu'en France, même lorsque ce dernier pays est en état de révolution;

«L'assassinat est au moins moitié plus fréquent;

« Le viol est six à sept fois aussi multiplié;

« L'incendie est un peu plus rare ;

«Les vols constatés devant les cours d'assises et la po- lice correctionnelle sont quatre fois aussi communs , quand on considère leur nombre d'une manière absolue; et ils sont au moins quintuples, comparés à la popula- tion des deux pays.

NOTES. 803

" l.o. lablonii suivant iiuliquc le nom!>re absolu c\ pro- porlioiîiiel (.les acciisalions tle crimes et délits dans les principaux États de l'Europe.»

Berne (Suisse) 1822

Pays-lîas 1827

1826

France 1830 1835

Friboiirff (Suisse). . . . 1826

Canton de Vaud .... 1818 1828

Suède 1823

Norvéfje 1826

Bavière 1828

Danemark 1828

Ecosse 1831 1835

Bade 1827

An{Tleterre 1831 1835

Prov. Rhénanes^^Prusse). 1817

Saxe 1817

Irlande 1831 18.35

Prusse 1818 1827

Wurtemberg 1827

Nombre moyen d'ftceu salions

a

Proportion la iiiipulaiion.

28

sur

12,500

1,264

sur

5,000

1,309

sur

4,4^0

7,317

sur

4,500

33

sur

2,200

79

sur

2,151

1,600

sur

1,500

sur

1 ,403

3,200

sur

1 ,250

1,961

sur

1,000

2,778

sur

880

1,431

sur

700

21,013

sur

680

sur

543

sur

506

18,530

sur

460

23,170

sur

448

3,331

sur

440

Je ferai suivre ce travail de quelques réflexions pu- bliées récemment par un savant statisticien , qui se trouve en désaccord avec M. Moreau de Jonnès.

«La population de l'Angleterre était en 1840, ainsi que l'a constaté le recensement de 1841, de 15,906,829 habitants, La France renfermait, à la même époque, 34,194,875 habitants, suivant le recensement de 1841 , qui a plutôt dissimulé qu'exagéi é l'étendue de la popu- lation. Ainsi, pour l'année 1810, l'Angleterre compte 1 accusé de crimes contre les personnes sur 8,456 habi- tants; et la France 1 accusé ou prévenu sur 6,376. L'a- vantage relatif est de 25 0/0 en faveur de nos voisins. La disproportion augmente si l'on ne compare les deux

804 M»ri;s.

pays que sous le rapport des {grands crimes, lels que le meurtre, Tassassinal, le parricide, l'infanticide et l'em- poisoniiement. Les excès de ce genre sont deux fois plus communs en France qu'en Angleterre. Cela ne signifie pas que la race anglaise ait des penchants moins brutaux que la nôtre : cela veut dire seulement qu'elle a d'autres procédés dans ses jours de violence, et qu'elle fait un plus fréquent usage de ses poings que des armes à feu ou du couteau. La brutalité des penchants se révèle prin- cipalement de l'autre côté du détroit dans les choses qui touchent à la pudeur.

«Si nous passons aux crimes et délits commis en 1840 contre les propriétés, nous trouvons qu'en Angleterre les 23,959 accusés de crimes ou délits contre les pro- priétés représentent 1 accusé sur 664 habitants; tandis que les 20,205 accusés ou prévenus des mêmes faits en France donnent 1 prévenu sur 1,692 habitants. Il se commet donc en Angleterre environ trois fois plus de crimes contre les propriétés qu'en France, sans parler de ceux que la justice ne saisit pas. La France regagne donc dans ces délits l'avantage qu'elle perd dans ceux qui intéressent les personnes.

«Si l'on réunit les deux grandes branches de la crimi- nalité, on trouvera en Angleterre 1 accusé sur 616 ha- bitants, et en France 1 accusé ou prévenu sur 1,337 ha- bitants. 11 se commet donc 100 délits chez nos voisins pendant qu'il s'en commet 46 chez nous. Un pareil ré- sultat peut se passer de commentaires; et les misères de notre état social sont assez profondes pour que nous ne tirions pas vanité d'avoir des voisins encore plus mi- sérables que nous. »

Il ne se commet pas proportionnellement autant de délits dans le reste de l'Angleterre qu'à Londres, et Paris garde sur le reste de la France le même genre de supé- riorité. La métropole de l'Angleterre, moins la Cité,

NOTES. 805

rsnferme le dixième de la population du royaume, et elle prend part à la masse des délits jufjés par les cours de d'assises dans la proportion de 15 sur 100. l-a métropole de la France compte un accusé sur 1,245 habitants, tan- dis que la proportion générale de la France est de 1 sur 4,077.

Note K, page 300. Sur l'Âme des bêles,

«L'animal sent, dit Bérard : il réunit ses sensations dans le même sentiment de la conscience; il a un moi , il a donc un principe d'unité et de sentiment , une espèce d'âme. C'est à tort qu'on a rapporté à l'organisation les phénomènes de ce genre présentés par l'animal, parce que iidentité des phénomènes suppose l'identité des causes, et que nous n'avons d'autre moyen pour accor- der une âme aux autres hommes que cette même voie d'analyse par laquelle nous voyons en eux des caractères semblables à ceux qui nous spécifient.

« L'âme des animaux est-elle de même nature que celle de l'homme? C'est toujours par la comparaison des ré- sultats que nous pouvons établir la nature des causes : c'est par eux que nous pouvons déterminer, mesurer ces natures que nous ignorons en elles-mêmes. Or, d'après les données de l'observation , quel espace immense ne sépare pas l'animal le plus parfait de l'homme le plus stupide, pourvu qu'il ne soit pas dans l'idiotisme ! Dans l'animal , point de liberté, ni même de volonté, à propre- ment parler: il est soumis aux besoins, aux inspirations, aux idées de l'instinct; il réagit peu sur les impressions que la sensibilité met à sa disposition.

« On prétend que cette grande différence vient du volume du cerveau ou de toute autre circonstance de l'organisation ; mais on a pris ici l'effet pour la cause ,

806 NOTES.

une coïncidence d'harmonie préétablie pour la cause première. L'animal n'a pas des organes si parfaits et des instruments si multipliés que l'homme , [)ar la raison que ragent a moins à faire.

« L'homme a une vie toute morale, tandis que l'animal a une vie toute physique. La vie physique est le but , la fin de l'existence d<? tous les animaux; pour l'homme, elle n'est qu'un moyen, qu'un instrument. » (Fr. BÉRAllD, Doctrine des Rapports du Physique et du Moral. )

Note L, page 465.

.Sur la Chasse et la Pêche.

La chasse est un exercice sanguinaire, commandé pri- mitivement par l'instinct de conservation; le progrès de la civilisation l'a converti en plaisir, et l'habitude le fait quelquefois dégénérer en une passion aussi violente que dangereuse. Ne voit-on pas, en effet, assez fréquemment, des hommes vifs , emportés par l'ardeur de la chasse , passer des journées entières loin de leurs familles qu'ils délaissent; bravant, au péril de leur vie, les intempé- ries des saisons , oubliant le boire, le manger, ainsi que tous les devoirs que leur impose leur profession ? N'en voit-on pas encore s'enorgueillir de leur adresse ou de leur bonheur, et compter sérieusement comme un des beaux jours de leur vie celui ils ont rapporté le plus grand nombre de pièces? Enfin, combien n'en trouve-t-on pasque cette passion a rendus menteurs, brusques, inhu- mains, et qui, devenus braconniers de profession , ont abattu plus d'un garde champêtre qui conti'ariait leurs excursions nocturnes ? Du reste, la chasse a été de tout temps l'apprentissage de la guerre; lâchasse est effective- ment la guerre aux animaux, de même que la guerre est la chasse aux hommes : \v. plus ancien de tous les con- quérants , Ntmrod , fut un chasseur.

^OTES. 807

On a vu Tauiour do la pèclic déjjénércr aussi, chez certains individus, d'ordinaire lents et peu laborieux, en une passion, fort paisible sans doute, mais qui ne laisse pas que d'être nuisible et blâmable comme tout ce qui est immodéré. Un supérieur des Missions étrangères m'a dit avoir connu un vénérable curé de campa^jne qui s'était tellement livré à son penchant pour la joèche à la ligne, qu'il y consacrait tous les instants de loisir que lui lais- sait son ministère. Devenu plus adroit par l'exercice, il devint en même temps plus passionné par l'habitude. Passant alors des journées entières au bord de l'eau , il commença par oublier d'aller prendre ses repas , il finit par oublier de réciter ses offices, et même de célébrer la messe le dimanche. Interdit par son évéque, il rentra en lui-même, brisa toutes ses lignes, et renonça pour toujours à un amusement dont l'abus l'avait rendu si coupable. Plusieurs mois écoulés, le prélat, instruit de son repentir, le fait appeler, le réprimande, lui rend ses pouvoirs , et le congédie , en lui disant avec un sourire plein de malice et de bonté : AUez, mais ne péchez plus /

Note M, page 504. Articles du Code pénal français, concernant le libertinage.

Article 330. Toute personne qui aura commis un ou-' trage public à la pudeur sera punie d'un emprisonnement de trois mois à un an , et d'une amende de seize francs à deux cents francs.

Art. 331. Tout attentat à la pudeur, consommé ou tenté sans violence sur la personne d'un enfant de l'un ou de l'autre sexe âgé de moins de onze ans, sera puni de la réclusion.

Art. 332. Quiconque aura commis le cinme de viol sera puni des travaux forcés à temps. Si le crime a été

808 NOTES.

commis sur la personne d'un enfant au-dessous de Tâge de quinze ans accomplis, le coupable subira le maximum de la peine des travaux forcés à temps. Quiconque aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de la réclusion. Si le crime a été com- mis sur k personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis , le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.

Art. 333. Si les coupables sont les ascendants de la personne sur laquelle a été commis l'attentat, s'ils sont de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou serviteurs à gages des personnes ci-dessus désignées , s'ils sont fonctionnaires ou ministres d'un culte, ou si le coupable, quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plu- sieurs personnes, la peine sera celle des travaux forcés à temps, dans le cas prévu par l'article 331, et des tra- vaux forcés à perpétuité, dans les cas prévus par l'ar- ticle précédent.

Art. 334. Quiconque aura attenté aux mœurs, en ex- citant, favorisant ou facilitant habituellement la dé- bauche ou la corruption de l'un ou de l'autre sexe au- dessous de l'âge de vingt et un ans, sera puni d'un emprisonnement de six mois à deux ans, et d'une amende de cinquante francs à cinq cents francs. Si la prostitu- tion ou la corruption a été excitée, favorisée ou facilitée par leurs pères, mères, tuteurs, ou autres personnes chargées de leur surveillance , la peine sera de deux ans à cinq ans d'emprisonnement, et de trois cents francs à mille francs d'amende.

Art. 335. Les coupables du délit mentionné au précé- dent article seront interdits de toute tutelle et curatelle, et de toute participation aux conseils de famille , savoir : les individus auxquels s'applique le premier paragraphe

NOTES. 809

de tet article, pendant deux ans au moins, et cinq ans au plus; et ceux dont il est parlé au second paragraphe, pendant dix ans au moins, et vingt ans au plus. Si le délit a été commis par le père ou la mère, le coupable sera de plus privé des droits et avantages à lui accordés sur la personne et les biens de Tenfant par le Gode civil, liv. 1 , tit. 9 , De la Puissance paternelle. Dans tous les cas, les coupables pourront de plus être mis, par l'arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police , en observant, pour la durée delà surveillance, cequi vient d'être établi pour la durée de l'interdiction mentionnée au présent article.

Art. 336. L'adultère de la femme ne pourra être dé- noncé que par le mari; cette faculté même cessera, s'il est dans le cas prévu par l'article 339.

Art. 337. La femme convaincue d'adultère subira la peine de l'emprisonnement pendant trois mois au moins, et deux ans au plus. Le mari restera le maître d'arrê- ter l'effet de celte condamnation, en consentant à re- prendre sa femme.

Art, 338. Le complice de la femme adultère sera puni de l'emprisonnement pendant le même espace de temps, et, en outre, d'une amende de cent francs à deux mille francs. Les seules preuves qui pourront être admises contre le prévenu de complicité seront , outre le flagrant délit, celles résultant de lettres, ou autres pièces écrites par le prévenu.

Art. 339. Le mari qui aura entretenu une concubine dans la maison conjugale, et qui aura été convaincu sur la plainte de la femme, sera puni d'une amende de cent francs à deux mille francs.

Art. 340. Quiconque, étant engagé dans les liens du mariage, en aura contracté un autre avant la dissolu- tion du précédent, sera puni de la peine des travaux forcés à temps. L'officier public qui aura prêté sou

810 NOTES.

ministère à ce mariage, connaissant l'existence du pré- cédent-, sera condamné à la même peine.

Pour compléter les dispositions législatives qui se rapportent aux attentats contre les mœurs , je citerai encore les articles 324 et 325 du Code pénal , me bor- nant à renvoyer aux articles du Code civil relatifs aux enfants naturels. (Voir Code civil, llv. i, tit. 7, De la Paternité et de la Filiation, et liv. m, tit. 1, chap. 4, Des Successions irrégulières.)

Art. 324 du Code pén. Dans le cas d'adultère prévu par l'article 336, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant il les surprend en flagrant délit dans la maison conju- gale, est excusable.

Ar(. 325. Le crime de castration, s'il a été immé- diatement provoqué par un outrage à la pudeur, sera considéré comme meurtre ou blessures excusables.

Dans l'impossibilité absolue de détruire la prosti- tution, les gouvernements ont été réduits à la tolérer comme mesure sanitaire et sociale; la police administra- tive s'est même vue contrainte de la prendre en quelque sorte sous sa protection , pour pouvoir en réprimer les écarts trop scandaleux, et prévenir l'infection syphili- tique des masses.

Quant aux pédérastes ou sodomites, le Lévitique et la loi romaine Quuin y/rles condamnaient au feu. Plus tard , en Hollande et dans d'autres Etats , on les noyait enfermés dans un sac. Avant la promulgation du Code Napoléon, on se conformait en France à la loi Quuni vir, et les coupables étaient brûlés en place de Grève. Aujourd'hui, la loi se borne à une peine correctionnelle, que ces mi-' sérables parviennent souvent à éviter; sans toutefois pouvoir échapper au mépris public, qui reste toujours pour les flétrir.

I

NOTES. 811

Note N , page 526.

Documenls officiels sur les Demandes en séparation de corps, intentées pendant cinq ans devant les tribunaux français (1837-1841).

Pendant les années 1837, 1838 et 1839, le nombre des demandes en séparation de corps a été de 2,222, formées ainsi : 113 par le mari , 2,109 parla femme. Sur les 1 13 du mari , 73 avaient pour cause l'adultère de la femme, 4 sa condamnation à une peine afflictive et in- famante, 36 des sévices et injures graves. Des 2,109 formées par la femme, 95 avaient pour cause Tadultère du mari , 45 sa condamnation à une peine afflictive et infamante , î ,969 des sévices et injures graves.

601 demandes en séparation de corps ont été formées par des propriétaires, des rentiers, ou des individus appartenant aux professions libérales : c'est 31 pour 100 du nombre total. 354 (0,19) l'ont été par des commer- çants, 468 (0,24), par des cultivateurs ou des raanou- vriers de la campagne, 490 (0,26) par d'autres ouvriers de toute espèce. La profession de 309 demandeurs est restée inconnue.

Sur les 2,222 demandes en séparation, 1,618 ont été accueillies, 174 ont été rejetées , 430 avaient été retirées avant jugement.

En 1840, 940 demandes en séparation de corps ont occupé les tribunaux, c'est 168 de plus qu'en 1839.

Les tribunaux, en 1841, ontété appelés à statuer sur 987 demandes de même nature. Sur ce nombre , qui dépasse de 47 celui de l'année précédente, 928 demandes étaient intentées par les femmes, et 59 par les maris. Il y a eu des demandes reconventionnelles dans 33 affaires : 29 ont été formées par des maris, et 4 par des femmes.

812 NOTES.

Les 59 actions intentées par les maris étaient basées : 49, sur radullère de réponse; 8 , sur des sévices ou in- jures graves; et 2, sur la condamnation de l'épouse à une peine infamante. Les 928 demandes formées au nom de la femme étaient fondées : 55, sur l'adultère du mari et l'entretien de la concubine dans le domicile conjugal; 880, sur des excès , sévices ou injures graves; 26 enfin, sur la condamnation du défendeur à une peine infa- mante.

17 mariages avaient duré moins d'un an; 192, d'un à cinq ans; 200, de cinq à dix ans, 282 , de dix à vingt ans; 175, plus de vingt ans. La durée des 121 autres n'a pas pu être indiquée.

La situation de famille a été constatée dans 863 af- faires : 350 unions avaient été stériles; il était des enfants de 513.

186 demandes ont été retirées du rôle avant le juge- ment définitif ; 8 , par suite du décès des demandeurs ou défendeurs; quelques-unes, faute de ressources suffisantes pour les poursuivre; les autres, par suite de transactions ou de réconciliation entre les époux. Les tribunaux n'ont donc statué que sur 801 ; ils en ont ac- cueilli 693 , et rejeté 108.

Les 987 demandes en séparation se répartissent fort inégalement entre les départements. On en compte une seule dans la Corse, l'Aude, la Lozère, les Hautes- Pvrénées , lAriége ; 2 dans le Cher, l'Indre , la Creuse, les Landes, le Cantal, la Haute-Loire. Il y en a eu 123 dans le département de la Seine; 34 dans la Seine-Infé- rieure ; 33 dans le Calvados et le Nord ; 32 dans l'Eure; 26 dans la Manche; et de 20 à 25 dans la Sarthe, la Gironde, le Pas-de-Calais, le Rhône, la Meuse, Seine- et-Marne, Seine-et-Oise , l'Yonne, les Côtes-du-Nord. (Voir les Comptes généraux de l'adininislration de la JuS' tice civile et commerciale en France.)

NOTES. 813

Tandis que nos tribunaux accueillent annuellement 600 demandes en séparation , la Société charitable de Saint-François-Régis s'occupe à légitinnr les unions dés- avouées par la morale. Depuis 1826, époque de sa fon- dation , jusqu'au 1^' janvier 1813 , cette Société a reçu 9,877 ménages illicitement formés, et a ainsi cherché à ramener à la religion et aux bonnes mœurs 19,754 in- dividus. On ne croit pas s'écarter de la vérité, en éva- luant à 8,000 le nombre des enfants naturels qui, pendant ce même espace de temps, ont reçu le bienfait de la légi- timation. Pour la seule année 1842, on compte 1,182 mariages inscrits, 872 mariages justifiés, et 724 enfants légitimés.

Note 0, page 627. Sur l'Usure.

L'usure est moins fréquente chez les avares qu'on ne le croit généralement. Cette ignoble convention entre le besoin et la cupidité s'observe bien plus souvent chez les individus tourmentés ^ixvV ambition des richesses , mais qui ne thésaurisent pas.

Dans l'état actuel de notre législation , on entend par le mot usureXont intérêt qui s'élève au-dessus de 6 pour 100, si l'emprunteur est négociant, et de 5 s'il ne l'est pas. Contre l'opinion de l'immense majorité des juris- consultes et des théologiens, quelques savants écono- mistes prétendent que le prêt à intérêt est aussi moral que nécessaire ; qu'aucune loi ne peut ni ne doit le régler; et que , pour combattre l'usure d'une manière directe et efficace, il faut établir des banques publiques.

Quoi qu'il en soit, le droit de commission permettant d'éluder la loi , on ne donne plus guère le nom d'usuriers qu'aux préteurs à la petite semaine, aux prêteurs sur

814 NOIES.

gage, enfin à ces hommes infâmes, qui, spéculant sur les dérèglements de la jeunesse, lui fournissent, à des intérêts exorbitants , les moyens de faire face à ses folles dépenses. C'est aujourd'hui- sur ces trois classes d'individus, et principalement sur la dernière, que tombe toute la sévériié des lois qui subsistent contre l'usure.

JNOTE COMPLÉMENTAIRE.

Population des États de l'Europe.

Ayant eu occasion de donner, dans le cours de cet ouvrage, quelques documents statistiques relatifs aux crimes et aux suicides observés dans divers Etats de l'Europe, à différentes époques, j'ai pensé qu'il était né- cessaire de reproduire ici, comme point de comparaison, le travail suivant, que j'emprunte encore à M. Moreaude Jonnès.

« Les nécessités financières firent rechercher avec plus de soins, vers 1788, quel nombre d'habitants avait cha- que État; et, sans nous flatter d'avoir atteint à une exac- titude rigoureuse, nous croyons que le tableau suivant, dressé d'après les meille-.ires autorités de chaque pays, indique assez bien la population de l'Europe telle qu'elle était il y a cinquante ans.

POPULATION DES ÉTATS DE l'euROPE EN 1788.

Numéros Nombre Rapport partiel

d'ordrf. d'habitants. au total.

14. Suède et Finlande 2,560,000 Un 58«

15. Danemark et Norvège 1,490,000 Un lOC^

2. Empire russe 24,000,000 Un

11. Pologne 2,S00,C00 Un 53"

5. Grande-Bretagne et Irlande . . . 12,000.000 Un 13«

12. Hollande 1,800,000 Un 55^

1. France 24,800,000 Un

7. Allemagne 9,000,000 Un 16«

NOTES. 815

0. PiHissf 0,100,000 Un 23''

à. Aiiliiche, avec les Pays-Bas. . . 19,611,000 Un 7*^

13. Suisse 1,800,000 Un 55«

G. Espairne 10,.'"»00,000 Un 14«

10. PorUi{Tal 2,800,000 Un 53"

4. Italie 10,000,000 Un 9"

8. Turquie et Grèce 9,000,000 Un 16«

Total. . . . 144,561,000 habitants.

«Le tableau qui suit montre l'Kurope telle que Ton faite les événements qui ont rempli l'espace d'un demi- siècle, et changé le territoire ainsi que la population de chaque Etat. Les chiffres dont ii est formé appartien- nent tous, la Turquie exceptée, à des dénombrements officiels et pleinement dignes de foi.

POPULATION DES ÉTATS DE l'eUROPE EN 1838.

Numéros Nombre Rapport partiel

d'ordre. d'habitants. au total,

10. Suède et Norvège 4,438,000 Un 57^

IG. États danois 1,263,000 Un 200^

1. Empire russe (1) 60,347,000 Un 4"

12. Royaume de Pologne 4,268,000 Un 57^

4. Grande-Bretagne et Irlande (1). 25,797,000 Un 10«

14. Hollande 2,680,000 Un 94«

11. Belgique 4,283,000 Un 57"

3. France (1) 33,735,000 Un

7. Allemagne proprement dite. . . 14,866,000 Un 18«

8. Prusse 14,094,030 Un 25^

2.. Empire d'Autriche 34,217,000 Un

15. Suisse 2,195,000 Un 94«

6. Espagne ?'V^?'"Î". . 15,464,000 Un 18^

13. Portugal 3,388,000 Un 73^

5. Italie 21,976,000 Un 12^

17. Grèce 811,000 Un 310^

9. Turquie, par induction (1) . . . 9,800,000 Un 25^

Total. . . . 253,622,000 habitants.

(1) Non compris le territoire hors d'Europe.

816 NOTES.

«Il est inléressant de constater positivement combien d'habitants ont acquis, en 50 ans, les principales puis- sances de l'Europe, soit par l'accroissement naturel de la population, soit par l'accession de territoires nou- veaux, conquis ou réunis à quelque titre que ce soit.

ACCROISSEMENT DE LA POPULATION DES PRINCIPAUX ÉTATS

DE l'europe, de 1788 A 1838. 1. Far accroissement naturel, conquêtes et acquisitions.

Habitants. Proportion.

Russie et Pologne 40,615,000 160 pour 100

Prusse 7,694,000 120

Autriche, sans l'Italie 14,606,000 75

Suède et Norvège 1,878,000 74

Accroissement total. . . . 64,793,000 123 pour 103 II. Par accroissement naturel seulement.

Habitants. Proportion.

Grande-Bretagne et Irlande. . . 13,797,000 115 pour 100

Allemagne proprement dite. . . 5,866,000 65

3" Hollande 880,000 50

Espagne 4,964,000 47

5" Italie 5,976,000 37

France 8,935,000 36

7" Suisse 395,000 22

Portugal 588,000 21

Turquie d'Europe 800,000 9

Accroissement total. . . . 42,201,000 48 pour 100

III. Par démembrement d'autres États.

Habitants.

Belgique 4,283,000

2" Grèce, avec ses îles 811,000

Total. . . . 6,094,000

«Les États danois sont en perte de 227,000 habitants, et le royaume de Pologne a cessé d'exister.

(( Ces trois tableaux abondent en résultats importants :

NOTES. 8W

011 résumant les masses de chiffres (ju'ils fournissent, on arrive aux résultats suivants :

«Les populations tle l'Europe réunies s'élevaient, en 1788, à 144,561,000 individus. Cinquante ans après, elles en comptaient, en 1838, 253,622,000; elles ont donc gagné 109 millions d'hommes en l'espace d'un demi-siècle, ou plus de 7 5 pour 100.

«En conservant cette rapidité d'accroissement , elles doubleront avant 1855.

«Trois puissances : la Russie, la Prusse et la Grande- Bretagne ont dépassé considérablement ce terme moyen général de 75 pour 100. Deux autres : l'Autriche et la Suède l'ont atteint sans aller au delà. Huit sont demeu- rées au-dessous, plus ou moins. L'accroissement de la France ne s'est pas élevé à la moitié du terme moyen et général de l'Europe; il est inférieur à celui de tous les autres pays, excepté trois : la Suisse, le Portugal et la Turquie.

«Les pays dont la population s'est augmentée par le double effet de laccroissement naturel et des conquêtes, ont gagné au total , entre eux quatre , 64,793,000 habi- tants , ou 123 pour 100.

«Les pays dont la population ne s'est agrandie que par l'accroissement naturel uniquement, n'ont acquis entre eux neuf que 42,201,000 habitants dans le même espace de temps, ou seulement 48 pour 100. Comparés aux pays de la première catégorie, leur accroissement n'a été que comme 2 à 5.

«Ainsi, la population, en masse, des quatre puis- sances du Nord a doublé, et beaucoup au delà, en 50 ans, tandis que celle des Etats de l'Occident et du Midi pris ensemble n'a pas atteint , pendant cette période , la moi- tié de son doublement.

« Ces chiffres sont prophétiques ; ils enseignent que maintenant , comme au commencement du moyen âge ,

52

818 NOTES.

il s'amasse, an nord et à l'orient de rKnrope, des popu- lalioiis colossales qui s'accroisselit immensément par leur progre fécondité , et puis encore par la guerre , en incorporant dans leurs rangs les peuples qu'elles subju- guent. L'Occident , menacé par leur agrandissement , n'a point sur elles l'avantage que la civilisation donnait jadis à l'Empire romain contre les invasions des barba- res, et il n'a pas, comme lui , cette unité politique dont la puissance était si formidable , et dont la durée fut si longue. »

Je terminerai ces documents en reproduisant ici les diverses opérations de recensement exécutées en France de 1700 à 1841.

Années des recensements. Population de la France.

1700 19,669,320

1784 24,800,000

1801 27,349,000

1806 29,107,425

1811 29,092,734

1821 30,461,875

1826 31,858,937

1831 32,569,223

1836 33,540,910

1841 34,194,875

(Voir, ci-dessus, pages 700 et 701., la population de chacun des 86 départements de la France.)

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TABLE ALPIIABÉTÏOIE

DKS MATIÈRES CONTENUES DANS CET OUVRAGE.

Abstinence , moyen hygiénique , pages 207, K63.

AcquUwUé (Organe de V), 131.

Jfl'ectionnivilé (Organe de r\ 129.

Affections confondues avec les pas- sion.s, 2 et suiv.; 6, 7.

Affre (MgrJ , cité , 4S0, 481.

Age mûr. Son caractère, 38.

Ages, f.eur iiifliience sur le dévelop- pement des passions, 35 et suiv.;

sur leur Iraiteiiient, 161 ; sur la folie, 252 ; sur l'ivrognerie, 305;

sur la gourmandise, 305; sur la coltre, 397, 3'J8; sur la peur, 434.

Agriculteurs. Leurs qualités, leurs

défauts, leurs avantages et leurs

inconvénients, 96. Air. Son influence dans le traitement

des passions, 164. Albikds, cité, 408. ÀLiaiiRT. Sa division des passions,

13, 14; cité, 171 , 510,580,581. Aliénation mentale. Voyez Fulie. Alimpnticité (Organe de l'j, 128,

355. Aliments. Voyez Nourriture. Allaitement. Son influence sur le

développement des passions, 51 et

suiv.; sur leur traitement, 102,

163. Allemands. Pris de boisson , pas plus

querelleurs que les Français, 312;

ils aiment le jeu, 645. AmalU'ité ^Organe de 1'), 128.

Ambitieux. Moyens législatifs de pression contre les —, 185.

Ambition, passion composée, 145; dé- finition et .synonymie, 569,570; ses causes, 571, 572; caractère, marche et terminaison de l'ambition , 572 et suiv.; ses ravages, 576 et suiv. Statistique de l'auibitinn dans ses rapports avec la folie, 577; —avec lacriminalité, 577, 578. Traitement, 578 et suiv. Tableau indiquant la fin tragique de quelques célcbres ambitieux , .581 et suiv.; résumé de ce tableau , 228.

Ame. Théorie des ancien.^ sur 1' - , 10 et 1 1 ; sur rame des bêles , cOO, 805, SOf>.

Amende (De 1'), 183, 181

Amende honorable. Ce que c'est, 183

Amour. Illusions qu'il produit, 154; définition ef synonymie , 505 et suiv.; causes, 510 et suiv.; carac- tère, 515 et suiv. ; symptômes, 518 et suiv. Effets que produise;' t sur l'organisme l'amour heureux, 522;

l'amour contrarié, 522. 523; l'amour jaloux, 523 et suiv. Ter- minaison de l'amour, 526 et suiv.; statistique de l'amour dans ses rap- ports avec la criminalité, 528, a29;

avec le suicide, 529. —avec la fo- lie, 529, 530 Dans quel cas l'amour exclut l'imputabilité , ibid.; son traitement , 530 et suiv. 01).ser- vations : Amour coii:baiiu terminé par la phihisie pulmonaire, 533 et suiv.; amour jaloux lernvné par la

820 TADl.F, Ai.rii

luélanculieet le suicide, 538 et suiv.; jimoiîi- conlraiié terminé par la fo- lie et le meurtre, 541 et suiv.

Jnw'ti' </« ^" vie (Organe de 1'), 128.

Amour au vrai, 22;— du bon, ibid.;

du beau, ibid. Amour-propre, 12, 20, 506, 677;

chez les animaux, 282 et suiv.

Amphithéâtres (Garçons d'). Ordi- nairement ivrognes, 306.

Amussat, cité, 375, 763 et à la note.

Andriecx, cité , 32.

Anglais. Leur penchant pour l'ivro- gnerie , 31 1 ; leur orgueil, 550 ;

orgueil et vanité d'un Anglais blessé dans ses chevaux, 564 et suiv.; leur gourmandise, 354;

leur penchant au jeu , 615. Angle- A méricains . Leur gourman- dise , 354; leur penchant au jeu, 645.

Animaux. Coup d'œil philosophique sur leurs passions , 267-302.

Anthropophage. Sa définition, 354.

Apicids. Kote sur les trois gaslro- noraes de ce nom, 389, 390.

Appétits, 10 et suiv.

Approbalif^'ité (Organe de 1'', 131.

Archestrate. JNote sur ce gastro- nome, 385.

Aristote. Comment il divise les pas- sions, 10; cité, 46,391.

AR!UA?iDi (Le chevalier) , cité, 273.

Arrogance. Sa définition, 547.

Artisans. Voyez Ouvriers.

Artistes. Leurs qualités, leurs dé- fauts, leurs avantages, leurs incon- vénients , 96; impatients ou hai- neux , 395 ; plus portés à l'amour que les raaihématiciens , 514; en- clins à l'orgueil et à la vanité, 550;

à l'envie, 594. Attachement et reconnaissance chez

les animaux, 277 et suiv. Attente. Ses effets, 235, 236. Attitude. Signes qu'elle fournit, 122,

123.

ADEIK^E.

AiBANEL, cité, 213, à la note.

AuGL'STiN (Saint), cité, 9, 11.

Aiantageux (L'). Sa définition, 547.

Avares guéris par l'espoir d'une suc- cession, 212; par le contact de l'argent, etc., ibid.

Avarice. Passion composée, 145; .sa définition et sa synonymie , 619 et suiv.; causes , 621 et suiv.; carac- tère , symptômes , effets et termi- naison , 624 et suiv. ; traitement , 627 et suiv.; observations : mort subite d'un avare, 630, 631 ; suicide d'une avare, 631 et suiv.; mort d'un avare paralytique et aveugle, 633, 634.

Aveugles. Leur caractère, leurs pas- sions, 74 et suiv. ; leur nombre en France, 81.

Avocats. Qualités, défauts, avan- tages et inconvénients de leur pro- fession, 95.

B

Bacon, cité, 9.

Baird , cité, 334.

Balbi, cité, 670.

Bannissement (Du), 192, 193.

Barrault (E.), mentionné , 322.

BAZEtAiRE, cité, 468.

Beau (Le\ Sa définition, 23.

Beccaria, cité, 195, 685.

Belhomue (Le docteur), cité, 21, 397, 491, aux notes.

BELtAirvG ;Léopold de) , cité, 467, à la noie.

Belles-mères. Leur jalousie, 599, 600.

Bénazet, cité, 171, 172.

Berard , de Montpellier, cité à la fin du volume.

Bergier, cité, 2, 363.

Bernis, cité, 506.

Berriat-Saint-Prix, cité, 197.

Bervenger (L'abbé de;. Son établis- sement de Saint-Nicolas, 501. Besoin, 5 et 6; théorie des besoins,

lADt.E: Ml

17 el siiiv.; dassificalion des be- soins en animaux, sociaux et in- tellectuels, lU et sniv.

Bibliomnne. Son parallèle avec le bibliophile, 751, 752.

Bibliomanie (De la), 751 et suiv.

BicHAT, cité, 9, 28.

Bienueillance (Oryane de la; , 132.

Blanchisseuses. Portées au liberti- nage, 97, et à l'ivrognerie, 306.

Boom , cité, 47.

BoiLEAC , cité, 35, 620.

BoissoNADE, cité, 6Î0, à la note.

Bon (Le). Sa définition , 23.

Boi-v.-\F.vii,LE, cité, 218, à la note.

BossPET, cité, 3,11, 551 et suiv.

Bouche. Signes qu'elle fournit, 118, 119.

BoDCHET, mentionné, 252, à la note.

Bouderie. ISa détinition , 394.

BouLARD , le biblioraane, 753 et suiv.

Boulimie. Sa définition , 372, à la note ; ouvrages sur cette maladie , ibid. et suiv.

Bourgeois de Paris. Leurcaraclère, 90 et suiv.

Brasseurs (Garçons). Portés à l'ivro- gnerie, 306.

Brierre de Boismont, cité, 259, 260.

Brillât-Savarin, cité, 351 et suiv.

Brocssais Casimir, adopte la théorie des besoins de l'auteur, 1 7 ; cité , 1 09.

Brocssais (J.-F.-V.) , cité, viii, 28, 139, 369 et suiv., 711.

Brchl-Cramer, mentionné, 328.

BcFFON , cité, 9 et 507.

BcRDACH , cité , 289 , à la note, 51 1 et suiv.

Bdret (Eugène) , cité, 468, à la note.

G

Calcul (Organe du), 135, 136. Callimaqxje , cité, 355. Calme (Théorie du , 249, 250. Calmeh , mentionné , 252, à la note. Campagne. Ses avantages dans le traiteiucQt des passions, 164.

MABETIgUC. 821

Caroavène (De), meniionné, 322.

Carrifk , mentionné, 2.52, à la note.

Cartes. Note sur leur invention, 639, 640.

Causalité 'Organe de la;, 137, 138.

Causes des passions, prédisposantes ou déterminantes, 34.

Célibat. Son influence sur la crimi- nalité, 499; sur le suicide, 070 et 690.

Celse, cité, 212.

Cerceau ;Du . 28, à la note.

Cervelet. Sa fonction , 28.

Chagrin. Sa définition, 232. Voyez Nostalgie.

Chaleurs (Grandes). Prédisposent à la colère, 395.

Chapeliers (Ouvriers). Enclins à l'i- vrognerie, 96, à la note , et .306.

Charcill.ay fLe docteur), cité, 213, 251, aux noies.

Charpentiers (Ouvriers). Enclins à l'ivrognerie, 96, à la note.

Charron , cité , 46 et suiv. , 392 , 401 et suiv.

Chasse (Passion de la), 806.

Chasseurs. En général actifs et cou- rageux, 465.

Chatevubri.vnd, cité, 204, 205, 658.

Chatouillement. Ses effets, 231.

Cherbcliez, cité , 468, à la note.

Cheveux. Signes qu'ils fournissent, 114.

Chiffonniers. Poités à l'ivrognerie , 306 ; ainsi que leurs épouses, ibid.

Chinois. Adonnés au jeu, 045.

Choron. Sa passion pour la musique, 728 et suiv.

Christianisme. Son influence salu- taire, 107, 108, 202 et suiv.

Cicéron, cité, 46, 48.

Circonspection (Organe de la), 131, 132. De la chez les animaux. 275 et suiv.

Circonstances atténuantes (Des\ 193 et suiv.

Civilisation. Son iutluence sur la fi>

822 TABLE ALPHABETIQUE

lie, 255 et suiv.; sur l'ivrognerie, 309 (t suiv.; sur l'amour, 51b. Climats. Leur influence sur le déve- loppement des passions, 45 et suiv-;

-sur l'ivrognerie, 309 et suiv.;

sur la colère, 395; sur la penr, 435 ; sur l'amour, 514.

Cochers. Poriés à ri\rognerie, 309.

CocHm , cité, 467 à la note.

CotK , cité, 323.

Colère. Définition et synonymie , 391 et suiv.; ses causes, 39i et suiv.; symptômes, effets et terminaison, 398 et suiv.; son traitement, 405 et suiv. Observations : Coleie habi- tuelle guérie par la crainte de la mort, 411 et suiv.; colère impuis- sante terminée par une mort .subite, 414 et suiv. ; mélancolie furieuse produite par une phlegmasie, 416 et suiv.; colère héréditaire termi- née par un suicide, 420 et suiv.; colère et repentir , 425 et suiv. Statistique de la colère , 403 , 404 ; ses rapporis avec la médecine lé- gale, 40 i, 405. De la colère chez les animaux , 271 et suiv. ; remède dangereux, 237.

Collections vMauie des^ , 25 ; 748 et suiv.

^y/om ^Organe du), 134, 135.

Combativité ^Organe de la^, 130.

GouBE ^George) , cité, 129.

Combustion spontanée (Observa- tion de; , 34i et suiv.

Comparaison (organe de la), 137, 138.

Confession. Son influence sur la di- minution des crimes, 204 et suiv.

Complexions. S'affaiblissent, 168, 800 et suiv.

Configuration (Organe de la) , 134 .

Confiscation (De la , 181, 185.

Conscienciosité (Organe de la) sui- vant, les phiénologisics, 132, lo3.

Consiiia'iuns. Leur influence sur le développement des passions, 57 et

suiv.; sur leur traitement, 162; sont des prédispositions ù des maladies déterminées, 68, 69, 150, et à la Folte, 253, 254.

Construcliviié (Organe de la;, 131. Besoin de construire chez les ani- maux, 296 et suiv.

Consullations. Précautions à pren- dre dans les , 446.

Contravention. Ce que c'est, 181.

Coni'ulsiuns. Ce que c'est, 83.

Coquette. Sa définition , 546.

Coquetterie. Sa définition , 509. On en trouve des vestiges chez les ani- maux, 509, 510.

Cordonniers. Enclins au libertinage,

96, 97. CoRiNGiis. Guéri par la joie, 231. Cosaques. Sont gloutons, 354. Cou. Signes qu il fournit, 120, 121. Courage chez les animaux, 271, 272.

Courage physique , 433 ; moral ,

433, 434. Cocsi?i, cité , 199, Couturières. Portées au libertinage,

97, 484. Crainte. Guérie par la peur, 239 ; sa

définition ,431, 432.

Crime. Sa définition , 182; division des crimes, 178 et suiv.; propor- tion entre les peines ei les crimes, 180 et suiv.; tableau statistique des crimes en France, 255; des indi- vidus accu.sés d'offenses criminelles en Angleterre, 257.

Criminalité comparée (Note sur la). 802 et suiv. ; dans ses rapports avec l'instruction , 794 et suiv.

Cuisine. Manie de l'art culinaire , 383 et suiv.

Culpahllité ,De la) , 262 et suiv.

D

Dar^mbikg, traducteur ù'Hippocrale,

cité, 7S7 et suiv. D;-BKEï?iE ^Le l'ère de), cité, 24G. Dédain. Sa définition , 547.

Dégradation civique ( De la ) , 193.

Delestrk. Sa division des passions , 14; cilé, 126, à la note.

Délils. Ce que c'est, 181, 182.

Démarche. Signes qu'elle fournit, 122.

Denise Lhermiiva. Grande mangeuse, 372 et .suiv.

DéporlaUon (De laj , 191 , 192.

Descartes , cité , 3, 28.

Désir. Avant-coureur des passions, 234 ; ses effets, 235.

Déiœui'rement. Sa définition, 455.

Despoktes , cité, 323, 439,529.

Desrijelles ( Le docteur), cité, 494 , à la note.

Destruction. Penchant à la chez l'enfant, 41 ; chez les animaux, 273 et suiv.

Desirnctii'ité (Organe de la) , 130.

Détention (De la) , 186.

Devilliers (lie docteur), cité, 415.

Devoirs animaux, sociaux et intellec- tuels, 25, 26.

Dévots. Gourmands par compensa- tion , 356.

Deyeux , cilé, 56, à la note.

Domestiques. Leurs qualités, leurs défauts, leurs avantages, leurs in- convénients, 97.

DoNsÉ (l,e docteur), cité, 57.

Dos. Signes qu'il fournit, 121.

Z?Off/eM/-. Ses effets, 3, 19, 232; son uti- lité dans le traitement des maladies et dans celui des passions, 233, 234. Voir Nostalgie.

Droit [Le). Sa définition, 175; sa di- vision en droit écrit et droit non écrit, ibid.

Droits civiques , civils et de famille

(Privation des}, 293, 295. Droz (J.), cilé à l'épigi-aphe du vo- lume, et p. 148. DccLos, cité, 86, 87. DiiCREST (Madame), citée, 560, 561. Duel (Du), 703 et suiv. Documenls slalisliques sur le , 706.

TABLE ALPHABETIQUE.

DiiFAU, cilé, 7Cet 8UIV. DuuobTiER, cité, 127. DusAULX, cité, 647.

823

E

Economistes. Comment ils divisent les pa.ssions, 13.

Écossais Sont fiers de leur noblesse, 550.

Écriture. Signes qu'elle fournit, 125, 126,796 et suiv.

Éducation. Sou influence sur le dé- veloppement des passions , 101 et suiv.; sur leur traitement, 165 et suiv.; sur la folie , 254. Voir In- struclion.

Effroi. Sa définition, 430, 431.

Égoïsmc. Ses effets, 88, noie.

Émotions. Définition de ce mot , 6.

Employés. Leurs qualités, leurs dé- fauts, leurs avantages, leurs incon- vénients, 97.

Emportement. Sa définition, 392, 393.

Enfance. Son caractère, 35 et suiv.

Enfants. Leur gourmandise, 36 et suiv. ; moyen de les guérir de la co- lère, 407 et suiv. De la peur chez les ,153, 154, 438,439,444.

Enfants naturels. Leur penchant au libertinage, 51, 485. Tableau sta- tistique des naissances illégitimes, 497.

Ennui. Voyez Nostalgie.

Enseignement réginientaire , 463, 46Î.

Envie. Définition et synonymie , 590 et suiv.; causes , 592 et suiv.; sym- ptômes, marche, complication, ler- miriaison, 595 et suiv.; traitement, 601. Observations, 604.

Envies. Ce que c'est, 8i.

Épaules. Signes qu'elles fournissent ,

121. Épicuriens. Comment ils définissent les passions, 10.

821 TABLE ALPHABÉTIQUE

Époiuante. Sa définilion, 43t. ÉR\.sME. Sauvé par un rire excessif, 231; ri(é, 551.

ÉRATOSTHÈNF.S , Cité , 46.

Erdmann , mentionné, 328.

Espagnols. Leur sobriété; 351; se croient les plus fjrands guerriers du monde, 550, 551.

Espérance. Ses effets salutaires , 236, 237 ; organe de 1'—, 133.

EsQUiROi,, cité, 31, 213, 245, 251, 679.

EsTKKNO, mentionné, 468.

Estime de soi (Organe de 1'}, 131. Exemples de l'estime de soi chez les animaux , 282 et suiv.

État civil. Son influence sur la cri- minalité, 100; sur le libertinage, 485 ; sur le suicide, 670, 695.

Étendue (Organe de l'), 134, 135.

Etoc-Dbmazy, mentionné, 254 , à la note.

Étude. Ses avantages et ses incon- vénients, 716, 717. Mentelli ou la passion de l'étude, 717 et suiv.

Éventualité (Organe de Y] , 136.

Excrétion critique, ayant lieu dans certaines passions, 154, 155.

Exemple. Son influence, 102, 309.

Extase (Note sur I'), 789 et suiv.

Face. Signes qu'elle fournit, 113, 114.

Faillites (Note sur les) , 636, 637.

Fainéant. Sa définition, 454, 455.

Falret, cité, 240, 245, 685,689.

Fanatisme. Ce que c'est, 758; ses rapports avec la médecine légale, 7.59. Du fanatisme artistique, 760; politique , ibid. et suiv. : re- ligieux, 764 et suiv.

Fanfaron. Sa définilion, 546.

Fat. Sa définition, 5i8.

FÉNELON , cité, 593.

Ferme-régie. Sa suppression , 645 , 655, aux notes.

Fermeté (Organe de la) , 132.

Ff.rrus , mentionné, 252, à la noie.

Fierté. Sa définition, 547.

Financiers. Gourmands par ostenta- tion , 356.

Floureivs, cité, 28, 139, aux notes.

FociLtom, mentionné, 744.

Folie. Sa définition, 244; sa division, ibid. et suiv. Échelles de la folie, 247 et 250. Statistique de la —, 153, 158, 255, 258; ses rapports avec les passions, 244-266.

Fondeurs (Ouvriers). Enclins à l'i- vrognerie, 96, 306.

Forgerons (Ouvriers;. Enclins à l'i- vrognerie, 9G, 306.

FouRiER (Charles). Sa division des passions, 15, 16 ; cité , 356, 357.

Foviij.E, mentionné, 252, à la note.

Français. Sont gourmets, 354 ; quand ils devinrent joueurs, 644; leur va- nité, 551.

François de Saies (Saint), cité, 277, à la note.

Frayeur. Sa définition , 430.

Frégier, cité, 461,466, 652 et suiv. et suiv.

Frénésie. Summumûe la fureur, 250 et 263.

Friand. Sa définition, 353.

Front. Signes qu'il fournit , 115. Fureur. Sa définition, 393; ses rap- ports avec la folie , 263, 264.

Gaieté ou esprit de saillies (Or- gane delà), 133, 134.

Galien, cité, 2, 140.

Gaij., cité, 3; sa' division des pas- sions, 14,28,127.

Gardes-malades , portées à l'ivro- gnerie, 306.

Gerando (Le baron de) , cité , 468, à la note.

Gestes. Signes qu'ils fournissent, 122.

Girard (L'abbé), cité, 454.

TAni.F, AI.IMl

Glorieux (Le). Sa définilion , 546.

Glouton. Sa définiiioii , 353.

Goinfre. Sa définiiion , 353.

Goulu. Sa définition, 353.

Gourmand. Sa définition, 353; son caractère, 358 et suiv.

Gourmandise (De la). Définition et .synonymie , 351 et suiv. ; ses caii- .ses, 355 et sniv.; symptômes, mar- che et terminaison, 358 et suiv.; son traitement , 362 et suiv. Ob- servations : Gourmandise terminée par une mort subite, 367 et suiv.; suites funestes de la gourmandise chez sept convalescents, 369 et suiv. ; boulimie congéniale , 372 et suiv. _ Le gastronome théoricien , ou la manie de l'art culinaire , 383 et suiv.

Gourmet. Sa définition , 353.

Goui'ernemenls. Influence de leurs formes sur les passions, 106, 107.

GRÊiMiLLY (Le docteur) , cité, 441.

Grossesse. Sou influence sur les passions , M et suiv.

GuERBois (Le docteur), cité, 710.

GoERRY, cité, 41, 45.

GDist\iN , mentionné, 252, à la note.

H

Habillement. Signes qu'il fournit, 124, 125. Voyez Vêtements.

Habitation. Son influence dans le traitement des passions, 164.

Habitat ii'ité (Organe de l') , 129. De 1»_ chez les animaux , 296 et suiv.;

chez l'homme. Voir Nostalgie. Habitude. Son influence sur le déve- loppement des passions, 101, (02;

sur leur traitement . 168, 169. Haine. Sa définition, 393. Hallucinations (Des) , 263. Hei.vétius, cité, 12.

Herder, cité, 115. Hérédité. Son influence .sur le déve- loppement des passions, 51, 52 ;

AllKIIOUE. ^25

sur leur traitement, 162, 163; sur la folie, 251, 252;- sur l'i- vrognerie, 309 ; - sur la gourman- dise, 357 ; sur la colère , 397. Son traitement, 687, 688.

HippocRATE , cité, 46, 787, 788.

HoFFBAWER, cité , 246.

Homicide. Lié au suicide, 678. Voyez la Statistique de la criminalité.

Homme. Sa nature , divisée en rai- sonnable et irraisoimable , 9.

Horace, cité, 332, 355, 391.

I

Idéalité (Organe de 1') , 133. Illusions. En quoi elles diffèrent des hallucinations, 263; leurs effets ,

ibid.

Imagination. Ce que c'est, 109; son influence sur les passions, 109, 110.

Imitation (Organe de 1') , 134.

Impatience. Sa définition , 392.

Impertinent (L'). Sa définition, 548.

Important (L'). Sa définition , 547.'

Imprimeurs (Ouvriers). Enclins à l'ivrognerie , 96, 306.

Inaction. Sa définition, 455.

Indicidualité (Organe de 1'), 134.

Indolent. Sa définiiion , 455.

Infirmiers. Portés à l'ivrognerie, 306.

Instinct, expression des désirs maté- riels, 15; de la conservation chez les animaux , 267 et suiv. ; de reproduction , 286 et suiv.

Instruction. Son influence sur la fo- lie, 254; sur la criminalité, 254, 255, 794;— sur la prostitution, 485.

Intelligence. Effets de la peur sur l'-,442.

Irréligion. Son influence , 107, 108. Isolement modifié ( Système de V ),

189. Italiens. Sont friands, 351; joueurs,

645. Ivresse. En quoi diffère de l'ivrogne- rie, 303, 304; ses symptômes , 313

826

TABLE ALPHABETIQUE.

et suiv.; son traitement', 329, 330.

Ivrogne. Son portrait , 312, 313.

Ivrognerie. Définition et synonymie. 303 et suiv.; ses causes, 305 el suiv.; ses sympiômes , 312 et .suiv.; sa marche, 31.5, 316; ses effels el sa lenniuaison , 31G et suiv.; ses rap- ports avec la médecine légale , 326 et suiv.; son traitement, 329 et suiv. Observations : Ivrognerie hérédi- taire chez deux enfants, 337 et suiv.; ivresse convulsive terminée par la mort, 342 et suiv. ; ivrosiierie ter- minée par une combustion sponta- née, 344 et suiv.; ivrognerie guérie par l'empire de la volonté , 347 et suiv. ; ivrognerie guérie par la honte, le regret et la religion, 349 et suiv. Ouvrages sur 1'—, 328.

.1

Jalousie. Passion irès-commune chez les enfants, 36; déflniiion et syno- nymie de la jalousie, 590 et suiv. ; .ses causes , 592 et suiv.; symptô- mes , marche, complication et ter- min.iison , 595 et suiv.; trailement, 601 et suiv. Ob.servations : Ja- lousie chez un enfant, 60î et suiv.; jalousie maternelle suivie de mort , 6C8 el suiv; jalousie d'une belle- mère, G 12 et suiv. ; jalousie et envie lei-minées par une affection cancé- retse mortelle, 615 el suiv. Quand !a ja'ousie exclut l'inipulabiliié , 529, 530. De la jalousie chez les ani- maux , 291 et suiv.

Jefferson , cité, 32.5.

Jeu. Sa définition, son ancienneté, son universalité , ses progrès en France, 635 et suiv.; causes, 642 et suiv. ; caractère du joueur , 646 et suiv.; marche, e.fets et terminaison, 650 et .suiv. : statistique di jeu, 654 fctsuiv.; son traitement, 650, 657.

Jeùne^ moyen hygiénique , 207, 363.

Jeunesse. Son caractère, 36 et suiv.

JoHANNEAii (Eioy) , cîté, 640.

Joie. Sis effets , 230 et suiv.

Joues. Signes qu'elles fournissent, 119.

Juifs. Devinrent joueurs en fréquen- tant les Grecs , 637.

Juslice. Sa définition, 174, 175.

La. Bruyère, ciié , 87 el suiv.; 258, 546 et suiv.

Lacaze, cité, 9.

Lacenaire. Sa paresse, 469, 470.

La Chambre (De), cité , 12, 1 1 1, 392.

Lâche. Sa définition , 432.

Lait. Influence des passions sur sa qualité , 52, 55.

Langage (Organe du) , 137.

La Rochefoucauld, cité, 12, 455, 550,-591,595.

Laurentie , cité, 730 et suiv.

Lauvergne, cité, 191,670,671.

Lavater, cité, 130, 140; analyse de son .système, 111-126.

Lelut, cité, 139, 266.

Lettres (Gens de). Leurs qualités, leurs défauts, leurs avantages, leurs inconvénients, 95, 96; gour- mands par distraction , 356 ; im- patients ou haineux, .395.

Leuret, cité, 139, 252, 736.

Léveillé, mentionné, 328.

LÉvis (De) , cité , 6.

Levraud (lîei.'jamin), cité, 651.

Liberl.inoge. Sa définition, 478. His- torique du —, 479, 4S0 ; ses causes, 480 et suiv.; ses effets, 489 et suiv.; son traitement, 499 et suiv. Tableau stati.stique du liberiinaise en France, 496; s;,ii influence nir la crimina- lité , 498. Lois relaiives au liberti- nage , 807 et suiv.

LiEiTAUD, cité , 238.

Localilé (Organe de la) , 135.

Lois. Leur origine, 171; leur néces- sité, ibiil. et suiv.

TAULK ALI'llABHllyUE.

827

Loterie (Note sur la), 612. LovsËAU , cilé, 70Î, 705.

M

Ma<;hado, cilé, 278, 298. Analyse de sa théorie des ressemblances, 798 et suiv.

Mageisoif. Sa division des passions, 14.

Magnifique (Le). Sa définiiiori, ôiG.

Maigre (le doctiur,, cilé, ;')'■}.

Main. Signes qu'elle fournit, 123, 124.

Mal du pays. Voyez Nostalgie.

Maladie. Sou inOueuce sur le déve- loppement des passions, 68 et suiv.; sur l'iviognerie. 308, 3U9; siir la colère, 33î; sur la peur, 396. Énuinéralion des maladies hérédi- taires, 52, à la noie.

Maquignons. Portés à l'ivrognerie, 306.

Marc, cité, 14, 198, 245, 261, 263, 312, 326, 404, 442, 529, 530.

Marchands. Leurs qualités, leurs dé- fauts, leurs avantages et leurs in- convénients, 96.

Marins. Pourquoi disposés à l'ivro- gnerie , 307 ;— généralement brus- ques , .395.

Massillok, cité, 572 et suiv

Masturbation. Ses causes, 486, 487; ses symptômes , 489 ; son traile- menl, 499 et suiv.

Médailles (Passion des), 242, 243.

Médecins. Comment ils divisent les passions, 13. Qualités, défauls , avantages et inconvénients de leur profession , 94 , 792 , 793. gour- mands par séduction , 356.

Mélancolie. Voyez Nostalgie.

Menstruation. Son influence sur les passions, 82 et suiv.; sur la peur, 434. Effets de la peur sur la , 439 Effets de la colère sur la— ,401.

RJe^iTell!. Sa passion pour l'étude,

[= 717 et suiv.

;V<v//c»«. Signes qu'il fournit, 120.

Mi;kci'ri:v, cilé, 170.

Méridionaux. liCUi" caraclère, 47.

Merlin, cilé, 182, 195.

Mcncilleux (Le). L'un des besoins inlellectucls de l'homme, lA-

Merveillosilc (Organe de la) , 133.

Mey>ieu Madame Mary, , citée, 4(J8.

Michel, cité, 794 et suiv.

Militaires. Leurs qualilcs , leurs dé- fauls, le.irs avant iges, leiu-s incon- vénients , 95. Pourquoi disposés à l'ivrognerie, 307.

iVo^/e (De la; , 124, 125.

Modistes. Portées au libertinage.. £6, 484.

Moelle allongée. Sa fonciion, 28, 29.

Monde. Influence du grand sur les passions, 103, 104.

Mo^TAioE, cité, 7, 124, 395.

MoNTESQDiEC, Cité, 46, 178, 180, 309, 310.

MoREAU- Christophe, cilé, 188, 189.

MoREAU DE Jois.>Ès, cité, 691 et suiv.; 802, 814 et suiv.

MoRiN (Achille) , cité, 218, à la note.

Mort (De la peine de) , 195, 196.

Mo:vARET (Le docteur) , cité, 457.

Musiciens de bas étage. Portés à l'i- vrognerie, 306.

Musique. Son influence dans le trai- tement des passions, 170 et suiv. Manie de la niusuiue, 728 et suiv.

N

Napoléon, cilé, 305, 551, 681, à la noie.

Nerfs, 27 et suiv.

Nez. Signes qu'il fournit, 117, 118.

Noblesse, 85.

KoDiER (Charles) , cité , 752.

Nonchalant. Sa définition, 455.

Nostalgie. Définition, 707; cau.ses, 708; caractère, marche et termi- naison , 709 et suiv. ; iraiteinent , 711, 712. Observations : Nostalgie chez un enfant de deux ans, 713,

828

TADl.n ALPHABETIOLE.

711; nostalgie par habiiati vile, 714. Nottrrices-. Çualités qu'elles doivent

avoir, 53 et suiv. Nourriture. Son influence sur les

passions, 49 et suiv.; sur leur

iraitement, 163, 164.

O

Oisiveté. Sa définition , 455 ; son in- fluence sur l'ivrognerie, 308; .sur

; la gourmandise , 356; statistique des individus vivant dans l'oisiveté, 460, 461.

Oinophage. Sa définition , 354.

Onanisme. Voyez Masturbation

Opium. Ses effets, 317.

Oreilles. Signes qu'elles fournissent , 120.

Oz-f/re (Organe de 1'), 136. Manie de l'ordre , 738 et suiv.

Organisme. Ce que c'est, 29 , 30; sa réaction dans les passions, 154, 156.

Orgueil. [)éfini'ion et synonymie , 544 et suiv.; causes, 549 et suiv.; caractère , 551 et suiv.; effets, coiii- plicalion et terminaison de l'or- gueil, 555 et suiv.; traitement, 557 et suiv. Exemples ei observations : Orgueil d'un acteur célèbre , 561 ; orgueil et vanité d"un Anglais blessé dans ses chevaux , 564 et suiv.

Ouvertures de corps, 30, 340, 343, 355, 3t)8, 379, 405, 424, 763.

Ouvriers. Leurs qualités, leurs dé- fauts, leurs avantages leurs incon- vénients , 96; leurs maladies, 793,

794. Ovide, cilé, 161, 162,597,598.

iP Parchappk , mentionné, 2ô2, à la

note. Parewt-Duch.vteiet, ci é, 483, '•84. Paresse. Définition et synonymie,

454 et suiv.; causes, 4ô6 et suiv.;

ses effets, sa terminaison, 459, 460;

sa stalisliqiie, 460, 461 ; son traite-

ment, 464 et suiv. Exemples et ob- servations : La paresse et l'écha- faud, 468 et suiv.; paresse corrigée, 470 suiv. ; pares.se terminée par un suicide, 472 et suiv. ; paresse pé- riodique, 475 et suiv.

Paresseux, Son caractère, 459, 460.

Paris. Ville dangereuse pour les ima- ginations ardentes, 694. G95.

Pariset, cilé, 663.

Parmeivtier, cité, 56, à la noie.

Pascal, cité, ix, 302, 513, 548, 549.

Passions. Étymologie et définition de ce mot, 1-8. Division des passions selon les médecins et selon les mo- ralistes. 9-26; leur siège. 27-33; leurs cause.s,34-l 10. Exposé de leurs signes physiognomoniques et phré- nologiqiies, 111-141; leur marche, leur complication, leur terminaison, 142-147; leurs effets sur l'organis- me, 148-155 ; sur le corps social, 155-158; sur les croyances reli- gieuses, 158, 159. Leur traitement médical, 160-174;- législatif, 174- 202 ; religieux , 202-208. Consi- dérées comme moyens de guériron dans les maladies, 230-213. Des pas- sions et de la folie dans leurs rap- ports entre elles et avec la culpabi- lité, 241-266. Des pa.ssions chez les animaux , 287-302. Toutes rap- portées à l'amour , 11,12; divisées en animales, sociales et intellec- tuelles, 25. Les Grecs admettaient Vacant -passion, 142. Sont soli- daires entre elles, 114. Effets de la passion dominante, 144, 145; abrègent l'existence des individus et celle des peuples , 149 ; leur anta- gonisme, 173. Voir chaque passion en particulier.

Pastoret, cilé, 178, 179.

Paui. (Saint), cité, 9.

Paupérisme. Ouvrages sur le , 468, à la noie.

Pauvre (Le^. Sou caractère, 88 et suiv.

TABLE Al.PH

Paysans, lifuis qualités et leurs dc- t'auls, ".57. Voyez ./griciU leurs.

Pi'rhc (Passion de la) , 807.

Péchés, 13.

Fechlin , cité , 238.

Peines. Proporiionnées aux délits, 180. Leur divisiou, 182 et suiv. ; leur éiiuiiiéraiioii , 201, 202.

Peintres en bâiiment. Disposés 5 l'ivrognerie, 96, 306.

Pellico (Silvio) , cité, 433, 434, 793.

Pénitentiaire { Système ) , 1S5 et suiv.

Perceptions , 6.

Périodicité dans les passions, 143, 144, 316.

Pesanteur (Organe de la) , I3î, 135.

Petit (Hippolyte), cité, 713.

Petil-inaîlre (Le). Sa définition, 546.

Peuples septentrionaux , moyens et méridionaux^ 47, 48.

Peur. Illusions qu'elle produit, 153, 154. Remède utile dans quelques cas, 238 et suiv. Définition et synony- mie, 430 et suiv.; causes, 434 et suiv.; symptômes, marche, effets et terminaisjn , 437 et suiv. ; traite- ment, 443 et suiv. 01).serva! ions : Effets de la peur sur le .système ner- veux, 447, 448; effets subits de la peur sur les cheveux, 448 et suiv.; diathèse scrofuleuse produite par une peur héréditaire, 450 et suiv.; frayeur suivie d'hémiplégie et de la mort , 452, 453.

Philogéniture (Organe de la), 129. Amour des petits chez les animaux, 293 et suiv.

Phrénologie (Exposé de la), 126 et suiv.

Physiognomonie ( Exposé de la) , 112 et suiv.

PiNEL, cité, 245, 251, à la note.

PiNEt-GRANDCHAMP, cité, 72, 452.

PiNEL (.'îcipion) , cité, 14, 246 et suiv.

Plaisir. Ses effets, 3, 148.

Platon, cité, 9, 46, 48.

ABKTIQUE. 829

pLUTARyi'E, cité, 48, 304.

Police. Sa division en adininisiralive et judiciaire, 177. Surveillance de la haute police, 193, 194.

Poltron. Sa définition , 432.

Polypliage. Sa définition , 35L

Po^cERViLtE (De), traducteur de Lucrèce et des Amours mytholo- giques. Cité , 598.

Population de l'Europe, 814 et suiv.;

de la France, 818.

Position sociale. Son influence sur les passions, 85 et suiv.

PoTiiiER, cité, 177.

PoYNDER, cité, 326.

Présomption. Sa définition, 546.

Prétentieux (Le). Sa définition, 546.

Prêtres. Qualités, défauts, avantages et inconvénients de leur profession, 96; leur longévité, 791 , 792.

Prévost, de Genève, cité, 666, 670.

Prière. Son influence dans le traite- ment des passions, 206, 207.

Prison (De la) , 185 et suiv.

Procédure. Ce que c'est , 177.

Professions. Leur influence sur le développement des pas.sions, 85, 92 et suiv ; sur la folie , 25 i ; sur l'ivrognerie, 306 et suiv. Tableau statistique des professions dans leurs rapports avec la criminalité, 98;

avec la syphilis, 482; avec la prostitution , 384, 485 ; avec le jeu, 646.

Prostituées. Ce qui les distingue, 478, 479. Accroissement des prosti- tuées, 485, 486 ; leur caractère, 187; leurs maladies , leur triste fin , 490 et suiv.

Prostitution. Ses causes , 483 et suiv.; son influence sur la folie, 490.

Protestants (Caractère de la folie chez les), 261.

Puberté. Voir Ages.

Psychologistes. Comment ils divi- sent les passions, 12, 13.

PïTHACORE, cité, 9.

830

TABLE ALPHABETIQUE.

0

OrÉtEN (Mgr de), cité, viii , 733. (JuiNTitJçn , cité , 32.

R

Rabeheau, mentionné, 641.

Ram (Le chanoine de) , cité, 109.

Ratakd, cité, 468, à la noie.

Rayer, nienlioiiné, 328.

Rechute. En quoi elle diffère des ré- cidive*!, 2G9.

Récidive (Delà) dans la maladie, "210 et suiv.; dans le crime, 2l4 et suiv.; dans la passion, 224 et suiv.

Récidivistes (Statistique des) , 217 et suiv.

Réclusion (De la), 186 et suiv.

Religion. Son influence salutaire, 107. Son influence sur la folie, 260, 261. Utilité d'une statistique criminelle dans ses rapports avec la religion, 108,109.

Rémosat (Charles de) , cité, 468.

Réparation d'honneur (De la), 185.

Respect humain. Ce que c'est, 432.

Ressemblances (Théorie des), 798.

RiîYNAUD (Le commis.saire), cité, 191.

Riche (Caractère du, 87, 88.

Rire. Ses effets, 230 et suiv.

RoDE?iBACH, cité, 77.

RocQUES,cité, 170.

RoEscu , cité, 328.

Romans. Leur influence sur les pas- sions, 105.

Ronger (Florimond), cilé, 736.

RoosMALEN (A. de), cité, 122.

RosTAN , mentionné, 376.

RorssEAC (Le docteur Emmanuel) , cité , 269.

Rousseau (J.-J.), cité, 5, 7, 267, 359, 354, 355.

Roy (Le docteur), cité, 423.

Rase chez les animaux, 275 et suiv.

Russes. Sont goulus, 354 ; adonnés au jeu, 645.

Saisons. Leur influence sur Icis pas- sions, 48, 49; sur la folie, 254.

SALLUSTE,cilé, 89, 90, 430.

Sang. Son altération par l'effet des passions, 149, 150.

Sai'l. Sa jalousie, 227, 228.

Sauvages, cilé, 239.

Scrupules. Sa définition, 432; ses effets, 442; se guérit par l'obéis- sance , 446.

Sécréiifité (Organe de la\ 130, 131, 275.

Seigneur (Grand). Son caractère, 86, 87. Vanité d'un 560.

Senault, cilé, 11.

SÉNÈQUE, cité, 304, 391, 402.

Sensations. Définition de ce mot , 6.

Sentiments . Définiti(m de ce mot, 6.

Séparation de corps (Statistique des demandes en), 81 1 et suiv.

Septentrionaux. Leur caractère, 42.

S!;rruriek (Le docleur), cilé, 139.

Sexes. Leur influence sur le dévelop- pement des passions, , 45; sur leur traitement, 162; sur la folie, 253; sur la gourmaiidi.ve, 356; sur la colère, 395,395; sur la peur, 434 ; siir l'or- gueil el la vanilé , 550.

Soldats. Pourquoi disposés à l'ivro- gnerie, 307, 308.

Solitude. Son influence sur les pas- sions, 103, 104.

Sommeil. Son influence sur le Iraite- meiit des passions, 165.

Sot. Sa définition, 548.

Sourcil. Signes qu'il fournit, 115, 116.

Sourds-muets. Leur caractère , leurs passions, 74 et suiv.

Souverains. Leurs qualités, leurs dé- fauts, leurs avantages, leurs incoil- vénienls, 97.

SouzA (Madame de), citée, 565, 550.

Spasmes. Ce que c'est , 83.

T.vni.E AI.PHAnETlQUE,

831

Spectacles. Leur influence sur les passions , 101 , 105.

Spuuzuki:»!, cité, 3, 1 1 , 2S, 138, 13y, 2i5, 275.

Stakl (Madame de), citée, 520, 622.

Statistique des femmes en couches aliénées , 31 ; des différents il,n;es sur la criiniiialilé, 39, 40; des sexes sur la criminalité, 4î, 45; de la températuresur la criminalité.

lions citées aux articles Ambition, Amour, yicarice. Colère, Jalou- sie, Nostalgie, Paresse, faiiité. SïLViiTs, cité, 52.

Tailleurs. Enclins au libertinage,

96 , 482. 7<7mfec»M/-.î. Portés 5 l'ivrognerie, 306.

48, 49; des professions sous le Tarare. Note .sur ce grand mangeur,

rapport de la criniinaliië , 98 et suiv.; de l'irréligion, 108, 109;

de l'aliénation mentale produite parles passions, 153, 255, 256, 258 el suiv.; des passions consi- dérées comme motifs de crimes , 156, 157 ; de maladies , 152 ; des condamnai ions prononcées par les cours d'assises del825à 1841, p. 201.

des crimes, de l'aliénation men- tale et du suicide, 255, 2.56 ; de la fo- lie dans ses rapports avec la popula- tion, 238; mouvement annuel des aliénés dans le département de la Seine, ibid. Statistique des effets de l'ivrognerie, 323, 324; de la colère dans ses rapports avec la cri- minaliié, 403, 404; de la paresse, 460, 461 ; de la peur dans ses rap- ports avec la folie, 439, 4i0 ; des •vénériens, 158, 482, 492 et suiv. ;

du jeu , 655, 656 ; du suicide, 691 et suiv.; du duel , 706.

Stone, cité, 323.

Stoïciens. Comment ils divisent les passions, 10.

Suffisant {Le). Sa définition, 547, 548.

Suicide. Définition , 658 et suiv. ; causes, 661 et suiv.; marche el ca- ractères principaux du suicide, 671 et suiv.; son traitement, 681 et .suiv. Observation d'une mélancolie sui- cide guérie par l'amour, 240,241. Documents statistiques sur le sui- cide , 691 et suiv. Voir les observa-

354, 355. Tempérament. Ce qu'il faut entendre

par ce mot , 57. Voy. Constitution. Température. Son influence sur les

pa.ssions , 45 et suiv. Tacite , cité, 160. Tempérance. Sa définition, 8; ses

effets , 304. ^-ociétés de , 334. Temps 'Organe du;, 136. Terreur. Sa définition, 430. Tète. Signes qu'elle fournit, 112, 113. Théophraste, cité, 621. Thérèse (Sainte, , citée , 526. Théroigne deMéricourt. Son fana-

ti.sme politique, 760 et suiv. Thomas , cité , 635. Thomas d'.Aouin (Saint). Comment

il divise les passions, 10. Thore , cité , 213 , à la note. Thoré, cité, 130. TissoT, cité, 205,206,231. Tonalité (Organe de la), 136. rortne/ier*. Enclins à l'ivrognerie, 96. Traitement médical des passions,

160-174; traitement législatif,

174-202; traitement religieux,

202- 20S. Trai'aux forcés (Des), 190, 191.

TRElLHARD,cilé, 190.

Tristesse. Sa définition , 232 ; ses ef- fets ,148, 674. Voyez Nostalgie. TcpiNiER (Le baron) , cité , 191.

U

Usure (Note sur 1') , 813, 814.

X

832

T'agabonds. Leur définilion léj^ale,

461. Statistique des —, 461, 402. Vanité. Définition et synonymie, 544 et suiv. ; causes , 549 et suiv. ; caractère, 551 et suiv.; effets, com- plication et terminaison de la va- uité, 555 et suiv.; traitement, 557 et suiv. Exemples et observations : Vanité d'un yrand seigneur, 560 ; vanité d'une jeune fille terminée par un suicide , 561 et suiv. Voyez Orgueil.

Varron, cité, 46.

Vauvenargdes, cilé , 32, 595.

Vénération ou religiosité (Organe de la), selon les phi énologistes, 132.

Vénériens. Tableaux staii.siiques des , 493, 494. Charge pesante pour l'État, 495.

Vengeance. Sa définition , 393 ; est comme endémique dans la Corse, 400.

Vermier, cité, 575, à la note.

Vertu. Sa définition , 7 et 8.

Vêlements. Leur influence dans le traitement des passions, 1 64. Voyez Habillement.

Vices. Leur définition, 7.

Vies animale et organique de Bi- cbat, 9.

Vie champêtre . Son influence sur les passions, 104.

Vieillesse. Son caractère, 38, 39.

ViLiERMÉ , mentionné , 328 et 794.

Violence. Sa définition, 393.

ViRkï, cité, 237.

TAP.I.i: AI.PnABi;TIQLE.

Viscères. Loin' infliioncp sui- ies pas- sions . 32, 33. ViTET, cité, 591. Voisin, cité, 343, 344. Voisin (Félix) , mentionné, 252 , à la

note. Voix. Signes qu'elle fournit, 121,

122. Vol. ( Statistique du ) , 221 et suiv.

Penchant au vol chez les animaux ,

273. Voleurs. Leur nomlire à Paris , 222,

223. Voracité chez les animaux , 268 et

suiv. Voyages (Passion des) , 712. Vrai (Le). Sa définition, 23.

W

Werther, de Goethe. Ce que ce livre dangereux a produit de suicides, 663.

WiLtAN , cité , 323.

WiiLis , cité , 30.

WoitLEz (Le docteur) , mentionné , 254 , à la note.

Yeux. Signes qu'ils fournissent, IIG, 117.

Zenon, cité, % ZiuaiERiUANN, cité, 253.

FIN DE LA TABLE.

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