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(HENRI BEYLE)

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LIBRAIRIE MODERNE

MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT

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Journal de Stendhal, 1801-1814, publié par Casimir Stryienski et François de Nion. Un vol. ia-18. Paris, Charpentier, 1888.

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Lamiel

Journal de Stendhal, 1801-1814, publié par Casimir Stryienski et François de Nion. Un vol. in-18. Paris, Charpentier, 1888.

Lamiel

IL A ETË TIRE DE CET OUVRAGE

Douze exemplaires numérotés, sur papier de Hollande.

STENDHAL

(HENRI BEYLE)

La miel

ROMAX INÉDIT

P U L l E PAR

Casimir STRYIENSKI

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PARIS LIBRAIRIE MODERNE

MAISON QUAÎNTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT 1889

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PREFACE

Quand Beyle publia, en 1839, la Chartreuse de Parme, il annonça, comme étant sous presse, un roman en deux volumes intitulé : AmielK

Il travailla à cette œuvre, dans sa solitude de Givita-Vecchia, depuis le mois d'octobre 1839; la mort vint l'interrompre au moment il allait mettre la dernière main à cette histoire d'une jeune fille, proche parente de 31arianne et petite cousine de Julien Sorel.

1. Beyle changea plusieurs fois le titre de son roman; tout d'abord ce devait être : Un Village de Normandie (voir Appendice IX), puis Amiel, L'Amiel, et enfin il s'arrêta à Lamiel. Un instant il avait songé à un titre plus général : Les Français du roi Philippe, que, sui- vant sa naïve manie, il libelle ainsi : « Les Français du

k>)l(J <I>lXl-TT£ »

PRÉFACE.

C'est ce roman, resté ignoré pendant près de cinquante ans, que nous éditons aujourd'hui d'après le manuscrit autographe de la biblio- thèque de Grenoble.

Comment se fait-il que cette étude ait été, pour ainsi dire, mise au rebut par M. Colomb, l'exécuteur testamentaire de Beyle? Lamiel n'aurait pas, cependant, déparé la collection des Nouvelles inédites.

M. Colomb a-t-il pensé qu'une œuvre ina- chevée devait être à tout prix condamnée à l'oubli et ne pouvait être présentée au public ? Ce serait une bien méchante excuse. Nous aimons mieux nous dire que l'auteur de la Notice sur la vie et les ouvrages de Henri Beyle n'a pas lu attentivement les cahiers de Lamiel. Quoi qu'il en soit, avant même d'avoir décou- vert le plan-conclusion, à la simple lecture des

PRÉFACE. vil

débuts de l'iiéroïne a Garville, nous avons été séduit, et l'idée de publier ce roman « ina- chevé » s'est présentée à notre esprit.

Le cas psychologique, renouvelé de Mari- vau.Vj que Beyle étudie ici, n'est-il pas a lui seul tout le livre? N'est-ce pas assez de connaî- tre les influences qui font de Lamiel une fille pervertie, de la voir au château de Garville, choyée et gâtée par la duchesse de Miossens, d'entendre ses conversations avec le machiavé- lique Sansfin et avec le séduisant abbé Clément, pour comprendre cette curiosité de l'amour qui sera la passion dominante de cette fausse paysanne ? L'unité de ce caractère, dont toutes les manifestations tendent vers un même but, n'est-elle pas un élément suffisant d'intérêt ?

Et même, si certains lecteurs réclament un attrait de plus, ils ne seront pas déçus en lisant Lamiel; s'ils entrevoient un peu trop confusé- ment, d'une façon trop sommaire, la dernière période de sa vie, cette existence bizarre au milieu des émules de Mandrin et de Lacenaire,

vm PRÉFACE.

ils ne seront pas frustrés des incidents et des surprises qui leur sont chers.

Beyle, en effet, voulait, dans ce roman, se renouveler et sacrifier aux exigences de son public ; il désirait profiter des critiques qu'on lui avait adressées, ne se doutant pas que la Chartreuse et le Rouge et le Noir, quand la pé- riode d'initiation serait passée, devaient être enfin compris, tout comme les Troyens ou la Damnation de Faust de son compatriote Hector Berlioz.

Mais Beyle mettait une restriction à ce sacri- fice. 11 tenait à rester lui-même et, fort heureu- sement, à ne rien abandonner de ses principes littéraires. Les notes jetées éparses dans les cahiers de Lamiel nous renseignent à cet égard et nous permettent de deviner tout ce qui se passait dans l'esprit de l'auteur.

Au moment de quitter Givita-Vecchia pour

PRÉFACE. ix

retourner en France une dernière fois, il écrit : <( Ne pas m'occuper actuellement d'abréger ce qui est fait avant le 25 mai i8/|0; je l'abrégerai à Paris en publiant. Suivre les règles de la

MODE d'alors, toutefois EN l'aDAPTANT A MES

idées. Le grand objet actuel est le Rire. » Cette fois, il s'agissait non seulement d'intéresser les happy fewj il fallait amuser les autres et gagner le grand public. Dès le 6 octobre 1839, le roman était à peine commencé alors, Beyle, d'une large écriture, très lisible cette fois, rem- plit toute une page de son manuscrit en traçant ces quelques lignes, qui nous révèlent la trans- formation tentée par lui :

'i Autre plan que la Charl. :

(( Sujet plus intelligible ;

« 2" Esprit dans le style ;

« 3" Je fais connaître d'avance les person- nages. Ce roman n'aura pas la forme des Mé- moires, dont se plaignait M'"'' la duchesse de Vicence. »

\ PRÉFACE.

11 décide même d'aller plus loin encore :

(I Avis au jeune homme :

« Trop de profondeur dans la description d'un caractère empêche le Rire. Donc la plus grande partie de ce que j'ai écrit sur le docteur Sansfin restera dans les substructions de l'édi- fice. 19 février 1840. Oui, 19 février. »

Et c'est pourquoi le docteur bossu qui, un instant, devait être le véritable héros du livrée devient le bouffon du roman, un bouffon un peu macabre, il est vrai.

Plusieurs autres notes montrent encore cette préoccupation nouvelle et viennent compléter ce dossier curieux qui nous fait voir Beyle, comme dans son Journal^ tout à la fois acteur et analyste, critique et romancier, capable de se dédoubler à volonté. En face de la première page du manuscrit, le i" octobre 1839, vrai- semblablement avant même d'avoir écrit une

1. Voir Appendice I.

PRÉFACE. XI

ligne de son roman, il inscrit ces deux pré- ceptes :

<( Si le récit est trop chargé de philosophie, c'est la philosophie qui fait l'effet de la nou- veauté à l'esprit, et non le récit. »

« Sur chaque incident, se demander : faut-il raconter ceci philosophiquement ou le raconter narralivement, selon la doctrine de l'Arioste? d

Et, en ces quelques lignes, nous avons toute une théorie du roman, théorie dont l'application résume le talent de Beyle. C'est la philosophie -qui préoccupe l'auteur de la Chartreuse et de Rouge et Noir ;iiar\8i, il est nouveau, et c'est la combinaison intelligente de la philosophie et de la narration narrative qui apparaît dans Lamiel.

Puis, dans ces notes, nous trouvons encore ■des jugements qui, plus tard, devaient être for- mulés par les critiques les plus autorisés :

« Le penchant naturel de l'imagination de

XII PRÉFACE.

Dominique 1 est de voir^ d'inventer des détails caractéristiques. 19 février IS/iO. »

Qu'on se rappelle, entre autres pages, l'exé- cution de Ju'ien Sorel, racontée ou plutôt indi- quée en quelques notes brèves, sobres, énergi- ques, et qu'on lise dans Lamiel la scène de la veillée au château de Carville, et tous ces « dé- tails caractéristiques » si ingénieusement réunis pour nous faire connaître les travers et les bizar- reries du docteur bossu, on verra que l'auteur se jugeait fort bien.

On doit pardonner à Beyle s'il se regarde avec complaisance dans son miroir et s'il dit la vérité même quand elle est agréable à entendre; c'était, chez lui, moins une habitude de vanité qu'une puissance d'observation qui s'exerçait naturellement, avant tout, sur lui-même. 11 nous dit, le 8 mars ÏSM : « Mon talent, s'il y a talent, est celui d'improvisateur. J'oublie tout ce que j'écris, je pourrais faire quatre romans

1. Un des pseudonymes Beyle.

PRÉFACE. xiii

sur le même sujet et j'oublierais tout égale- ment. »

N'y a-t-il pas ici autre chose qu'un compli- ment? Cet aveu ne renfermet-il pas une criti- que? Beyle, pourtant, n'hésile pas à nous le faire avec autant de candeur vraie que lorsqu'il constate une de ses supériorités. Il s'observe lui-même très sincèrement, avec le môme aban- don, la même impartialité que quand il observe les autres. Ce talent d'improvisateur, il le re- grette, il sent bien que celte facilité de travail et ce manque de mémoire sont incompatibles, il devine que des fragments improvisés, puis oubliés, ne peuvent se réunir aisément pour former une œuvre de longue haleine, pour com- poser un roman ; et c'est de que vient ce tra- vail pénible et improbe, que donnaient à Beyle ses ouvrages ; nous savons enfin quelle est la cause de ces perpétuels recommencements, dont les appendices que nous publions à la fin de ce volume nous offrent un exemple tout à fait significatif.

PRÉFACK.

Aussi bien croyons-nous qu'un des princi- paux intérêts de cette publication sera de nous faire pénétrer dans les coulisses Beyle, romancier, se préparait à affronter le public et essayait ses gestes et ses attitudes avant d'entrer en scène. Cette genèse du roman est tout à fait caractéristique ; on n'a pas sou- vent l'occasion d'assister à ce travail d'incuba- tion et de voir de près ces remaniements multi- ples que subissent les œuvres littéraires ; nous avons les cartons du tableau et jusqu'aux moindres croquis nécessaires pour mener à bien une étude aussi délicate et aussi minu- tieuse que celle du cœur d'une jeune fille comme Lamiel.

Ces documents viendront s'ajouter aux notes intimes du Journal de Stendhal et compléteront les renseignements dont nous avions besoin pour mieux connaître les dessous de l'écrivain. Et, grâce aux cahiers de jeunesse qui nous

PRÉFACE. XV

montrent le progrès et la marche de cet « esprit supérieur* », on pourra voir combien de son moi Beyle faisait passer dans ses œuvres de fiction. On le retrouvera dans le docteur Sans- fin, cet ambitieux insatiable qui cherche à faire oublier sa bosse comme Beyle cherchait à mas- quer sa laideur; et dans le comte d'Aubigné- \erwinde, qui imite les belles manières des jeunes premiers du Théâtre-Français et joue si habilement la comédie de l'amour; dans ce faux gentilhomme, qui rappelle à s'y méprendre l'amant de la séduisante et astucieuse Louason. On se rendra compte, de plus, que ce Journal,, écrit de dix-huit à trente ans, devait être utile au futur romancier et graver non pas dans sa mémoire, mais dans son âme, toutes ces nuan- ces de sentiments et de sensations qui font de lui, sinon un écrivain -, tout au moins un pen-

1. Taine.

i. On verra que nous avons respecté le texte de Laniiel, bien que souvent la phrase soit par trop m- pruvisée.

b

XVI PRÉFACE.

seiir logique, précis, exact, habile à choisir le trait et à attaquer sa phrase en songeant à l'idée et non pas au mot.

Cette qualité si rare, on la trouve déjà dans le Journal; mais le public est distrait, si peu lecteur, qu'il cherche avant tout, même dans une œuvre intime, le côté roman ; il s'est laissé séduire par cette charmante histoire d'un jeune homme épris de sa première actrice et si agréa- blement berné par elle. Ce livre tout d'analyse, rempli de documents nombreux et divers, dont l'ensemble forme le plus sincère et le moins apprêté des portraits psychologiques, a, toute- fois, une portée qui n'a pas échappé à ceux pour lesquels la peine n'a pas été trop grande de chercher l'intérêt réel de ces notes éparses. D'aucuns, cependant, ont insisté, plus que de raison, sur le caractère de l'auteur.

Quand on veut connaître les hommes, doit-on s'attendre à faire des découvertes si édifiantes ?

PREFACE. XVII

et peut-on demander à un jeune homme qui écrit un journal pour lui-même, c'est son excuse, et qui nous raconte ses débuts dans la vie, il entre avec un tempérament fou- gueux, violent, irrité par une éducation ridi- cule, d'être un modèle de toutes les vertus?

Les portraits de nos musées sont-ils donc tous si beaux à voir ? Et cependant l'homme à la vernie de Domenico Ghirlandajo ne trouve-t-il pas des admirateurs aussi intelligents que la Mona Lisa de Léonard de Vinci ? Si l'on appré- cie le dessin exquis et l'expression divine de la Joconde, on ne doit pas pour cela être insensible à la vigueur de coloris et à la laideur si vivante du portrait du magistrat florentin.

Pourquoi ne devrions-nous trouver dans îa galerie litléraire de nos écrivains que des per- sonnages dits « sympathiques » ? Ne pouvons- nous pas, tout comme au Louvre, faire plusieurs parts, et accueillir tous les lettrés dont les œuvres s'imposent à l'attention et à l'étude? Il suffit d'avoir quelques idées un peu larges, on

XVIII PRÉFACE.

arrive alors à comprendre quel peut être le profit de cette grande et magnifique hospitalité que l'on doit à tous ceux qui nous révèlent un coin ignoré de l'art ou un problème psychologi- que nouveau.

Dans Beyle, on s'est refusé à voir le jeune homme énergique voulant, par le travail, arri- ver à dégager ce que son esprit et son intelli- gence renfermaient de force; on a surtout raillé ses faiblesses, ses travers, sa vanité, sans vouloir entendre que dans cette campagne qu'il livrait et dont toutes les péripéties se déroulent devant nos yeux, il devait essuyer quelques défaites. On s'est même étonné, un peu naïve- ment, que la Chartreuse de Parme et le Rouge et le Noir aient pu être écrits, plus tard, par ce jeune homme.

On n'a pas assez compris que l'on assistait à une initiation longue, laborieuse, dont le résul- tat devait être l'œuvre de la fin d'une vie dans laquelle, à tout instant, il y avait eu une enva- hissante — et peut-être desséchante préoc-

I

PRÉFACE. XIX

cupation littéraire. Beyle a constamment songé à donner une expression à toutes ses pensées : c'est son plus grand tort.

« Un roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons, c'est l'âme du lec- teur », nous dit Beyle dans un manuscrit non encore publié. Gela est vrai, surtout pour ses livres à lui ; ils réclament toujours cette collabo- ration tacite que certains trouvent pénible ; mais Lamiel, grâce à son histoire et à ses aven- tures, aura sans nul doute peu de peine à éveil- ler (( l'âme du lecteur ».

CaSIMIII StRYIExXSRI.

Bellerive, 10 septembre 1888.

AVANÏ-PROPOS

ART DE COMPOSER LES ROMANS

Je ne fais jjoint de plan. Quand cela m'est arrivé, J'ai été dégoûté du roman par le mèca- nisme que voici : je cherc/iais à me souvenir en écrivant le roman de choses auxquelles j'avais pensé en écrivant le plcm et, chez moi, le travail de la mémoire éteint l'imagination. Ma mémoire, fort mauvaise, est pleine de distractions.

La page que j'écris me donne l'idée de la sui- vante : ainsi fut faite la Char. ^. Je pensais à la mort de Sandrine, cela seul me fit entreprendre le roman. Je vis plus tard le joli de la difficulté à vaincre.

1. La Chartreuse de Parme.

XXII AVANT-PROPOS.

Les héros amoureux seulement au second volume ,•

Deux héroïnes.

Or^ ne faisant guère de pUm qu'en gros , f apaise mon feu sur les bêtises des expressions et des descriptions souvent inutiles, et qu'il faut effacer cpiand on arrive aux dernières scènes.

Ainsi, en novembre i8S9, j'ai apaisé mon feu à décrire Carville et le caractère de la duchesse (dans Lamiel).

Je ne vois d'autre moyen {le 25 mai i840) que d'indiquer seulement en abrégé :

l'exposition

et les descriptions,

car si je fais un plan, je suis dégoûté de l'ou- vrage (par la nécessité de faire agir la mémoire).

Stendhal.

CAvila-Vecchia, 25 mai iSiO.

LAMIEL

CHAPITRE PREMIER

CARVILLE

Je trouve que nous sommes injustes envers les paysages de cette belle Normandie, chacun de nous peut aller coucher ce soir. On vante la Suisse ; mais il faut acheter ses montagnes par trois jours d'ennui, les vexations des douanes et les passe- ports chargés de visas. Tandis que, à peine en ÎNormandie, le regard, fatigué des symétries de Paris et de ses murs blancs, est accueilli par un océan de verdure.

Les tristes plaines grises restent du côté de Paris, la route pénètre dans une suite de belles vallées et de hautes collines ; leurs sommets char- gés d'arbres se dessinent sur le ciel, non sans quel-

1

2 LAMIEL.

que hardiesse, et boi'neiit l'horizon de façon à donner quelque pâture à l'imagination, plaisir bien nouveau pour l'habitant de Paris.

S'avance-t-on plus avant, on entrevoit à droite, entre les arbres qui couvrent les campagnes, la mer, la mer sans laquelle aucun paysage ne peut se dire parfaitement beau.

Si l'œil, qu'éveille aux beautés des paysages le charme des lointains, cherche les détails, il voit que chaque massif forme comme un enclos en- touré de murs de terre; ces digues, établies régu- lièrement sur le bord de tous les champs, sont couronnées d'une foule de jeunes ormeaux.

La vue dont je viens de parler est précisément celle qu'en venant de Paris et en approchant de la mer on trouve à deux lieues de Garville. C'est un gros bourg s'est passé, il y a peu d'années, l'histoire de la duchesse de Miossens et du doc- teur Sansfin.

Du côté de Paris, le commencement du village, perdu au milieu des pommiers, gît au fond de la vallée ; mais à deux cents pas de ses dernières maisons, dont la vue s'étend du nord-ouest vers la mer et le mont Saint-Michel, on passe, sur un pont tout neuf, un joli ruisseau d'eau limpide qui

CARVILLE. 3

a l'esprit d'aller fort vite, car toutes choses ont de l'esprit en Normandie, et rien ne se lait sans son pourquoi, et souvent un pourquoi très fine- ment calculé. Ce n'est pas ce qui me plaît de Garville, et quand j'y allais passer le mois l'on trouve des perdreaux, je me souviens que j'aurais voulu ne pas savoir le français. Moi, fds de notaire peu riche, j'allais prendre quartier dans le château de M""^ d'Albret de Miossens, femme de l'ancien seigneur du pays, rentrée en France seu- lement en ISlZi. C'était un grand titre vers 1826. Le village de Carville s'étend au milieu des prairies, dans une vallée presque parallèle à la mer, que l'on aperçoit dès que l'on s'élève de quelques pieds. Cette vallée, fort agréable, est dominée par le château ; mais ce n'était que de jour que mon âme pouvait être sensible aux beautés tranquilles de ce paysage. La soirée, et une soirée qui commence à cinq heures avec la cloche du dîner, il fallait faire la cour à M™'- la duchesse de Miossens, et elle n'était pas femme à laisser pre- scrire ses droits. M'""^ de Miossens n'avait que trente ans et ne perdait jamais de vue son rang si fortement fait considérable ; et de plus, à Paris, elle était dévote, et le faubourg Saint-Germain la

4 LAMIEL.

plaçait volontiers à la tête des ventes et des quêtes. C'était, du reste, le seul hommage que ce fau- bourg consentît à lui rendre. Mariée à seize ans, à un vieillard qui devait la faire duchesse (le marquis d'Albret, ce vieillard, n'avait perdu son père que lorsque la duchesse de Miossens arrivait à sa vingt-huitième année), elle avait passer toute sa jeunesse à désirer les honneurs qu'une duchesse recevait encore dans le monde du temps de Charles X. La duchesse n'avait pas infiniment d'esprit.

Telle était la grande dame chez laquelle je pas- sais le mois de septembre, à la condition de m'oc- cuper, de cinq heures à minuit, des commérages et des petites aventures de Carville ; c'est un lieu que l'on ne trouvera pas sur la carte et dont je demande la permission de dire des horreurs, c'est- à-dire une partie de la vérité. Les finesses, les calculs sordides de ces Normands ne me délas- saient presque pas de la vie compliquée de Paris.

J'étais reçu chez M'^'^ de Miossens à titre de fils et petit-fils des bons MM. Lagier, de tout temps notaires de la famille d'Albret de Miossens, ou plutôt de la famille Miossens qui se prétendait d'Albret.

CARVILLE. 5

La chasse était superbe dans ce domaine et fort bien gardée; le mari de la maîtresse de la maison, pair de France, cordon-bleu et dévot, ne quittait jamais la cour de Charles X, et le fils unique, Fédor de Miossens, n'était qu'un écolier. Quant à moi, un beau coup de fusil me consolait de tout. Le soir, il fallait subir M. l'abbé Du Sail- lard, grand congrégationiste chargé de surveiller les curés du voisinage. Son caractère, profond comme Tacite, m'ennuyait ; ce n'était pas un ca- ractère auquel, alors, je voulusse prêter attention. M. Du Saillard fournissait des idées sur les évé- nements annoncés par la Quotidienne à sept ou huit hobereaux du voisinage.

De temps à autre arrivait dans le salon de M'"*" de Miossens un bossu bien plaisant; celui-là m'amusait davantage : il voulait avoir des bonnes fortunes, et quelquefois, dit-on, y réussissait.

Cet original s'appelait le docteur Sansfin, et pouvait avoir, en 1830, vingt-cinq ou vingt- six ans.

S'il n'avait pas voulu tenir à être un don Juan, ce médecin eût été passable ; fils unique d'un liche fermier des environs, Sansfin s'était fait médecin pour apprendre à se soigner; il s'était

6 LAMIi: L.

fait chasseur pour paraître toujours armé aux yeux des gens du village qui auraient été tentés de se moquer de lui ; il s'était confédéré avec le pro- fond abbé Du Saillard pour se donner un air de puissance dans le pays.

Le docteur n'eût pas fait de sottises et même eût pu passer pour homme d'esprit s'il eût été sans bosse ; mais ce malheur en faisait un être ridicule, car il voulait faire oublier sa bosse à force de démarches savantes.

Le docteur eût été moins ridicule, habillé, vêtu comme tout le monde; mais on savait qu'il faisait venir ses habits de Paris, et, par une prétention vraiment insupportable pour un bourg normand, il avait pris pour domestique un coiffeur de la capitale ; et il ne voulait pas qu'on se moquât de lui!

Le médecin était donc en possession d'une tête ornée d'une magnifique barbe noire beaucoup trop ample et disposée avec un art infini. La tête n'eût pas été mal, mais, comme dans la chanson de Déranger, un corps manquait à cette... De là, la prédilection de Sansfin pour le spectacle. Assis au premier rang d'une loge, il paraissait un homme comme un autre ; mais, quand il se levait ou laissait

CARVILLE. 7

voir un petit corps chétifvêtuà la dernière mode, l'effet était irrésistible.

Voyez donc cette grenouille! s'écriait quelque voix du parterre.

Quel mot pour un bonhomme à bonnes for- tunes !

Un soir, nous dessinions sur la cendre du foyer —voyez l'excès de notre désocrupation les lettres initiales des femmes qui nous avaient fait faire les sottises les plus humiliantes pour nos amours- propres ; je me souviens que c'est moi qui avais inventé cette preuve d'amour. Le vicomte de Sainte-Foi dessina M et B ; puis la duchesse, sans sortir de son ton de hauteur, exigea de lui tout ce qu'il lui serait possible de raconter sur ses folies de jeune homme faites pour M et pour B. Un vieux chevalier de Saint-Louis, M. de Malivert, écrivit A et E; puis, après avoir dit ce qu'il pou- vait dire, il remit les pincettes au docteur Sansfm; un sourire se dessina sur toutes les lèvres, mais le docteur écrivit fièrement D, C, J, F.

Quoi! vous êtes bien plus jeune que moi et vous avez quatre lettres écrites dans le cœur ? s'écria le chevalier Malivert, à qui son âge per- mettait de rire un peu.

8 LAMIEL.

Puisque M'"' la duchesse a exigé de notre obéissance le vœu d'être sincères, dit gravement le bossu, je dois mettre quatre lettres.

Depuis trois heures qu'on avait fini un dîner excellent et composé de primeurs apportées de Paris par les laquais de la duchesse, nous étions huit ou dix qui travaillions péniblement pour soutenir une conversation languissante ; la réponse du docteur mit la joie dans tous les yeux, on se serra autour du foyer.

Dès les premiers mots, les expressions cherchées du bossu firent rire, tant son sérieux était étrange. Pour comble de gaieté, les belles D, G et J, F l'avaient toutes aimées à la fureur.

]^|[me (Jq Miossens, mourant d'envie de rire, nous faisait signes sur signes pour que nous eussions à modérer notre gaîté.

Vous allez tuer la poule aux œufs d'or, disait- elle à M. de Sainte-Foi, placé à côté d'elle, et faites passer le mot d'ordre : Modérez-vous, mes- sieurs.

Le docteur était si attentif à ses idées que rien n'était capable de le réveiller. Je crois qu'il inven- tait les détails d'un roman par lui préparé à l'a- vance, et, en les racontant, il en jouissait. Ce qui

CARVILLE. 9

lui manquait, comme il le prouva de reste par la suite, lorsque la fortune vint frapper à sa porte, c'était une once de bon sens. Ce soir-là, le bon docteur nous disait, non seulement ses bonnes fortunes, mais encore le détail des sentiments et nuances de sentiments qui avaient dicté les actions des infortunées D, C et J, F, souvent négligées par leur vainqueur.

Le vicomte de Sainte-Foi eut beau appeler le docteur marquis de Caraccioli, en mémoire de cet ambassadeur des Deux-Siciles auquel Louis XM disait :

Vous faites l'amour à Paris, monsieur l'am- bassadeur?

Non, sire, je l'achète tout fait. Rien ne put réveiller le docteur.

M™® de Miossens, si l'on voulait oublier sa hauteur, avait des manières charmantes et était parfaitement heureuse quand on la faisait rire; elle jouissait de la gaîté des autres, mais, à la vérité, sa hauteur s'opposait à ce qu'elle se per- mît rien de ce qu'il faut pour faire uaître la gaîté.

Cette duchesse avait des manières admirables et d'une perfection si douce, que, quoique ce fût

10 LAMIEL,

la cliasse qui me ramenât deux ou trois fois l'an dans son château de Carville, pendant deux jours ses façons d'agii' me faisaient illusion et je lui croyais des idées ; elle n'avait pourtant que la perfection du jargon du monde. Ce qui m'amusait et m'ôtait la sottise de prendre cette maison au sérieux, c'est qu'on ne pouvait pas reprocher h cette duchesse d'avoir une seule idée juste; elle voyait toutes choses du point de vue d'une duchesse, et encore dont les aïeux ont été aux croisades.

La révolution de 1789 et Voltaire n'étaient pas des choses odieuses pour elle, c'étaient des choses non avenues. Cette absurdité allait jusqu'aux moindres détails, et cette manière, par exemple, d'appeler le maire de Carville M. l'échevin, con- solait de tout mes vingt-deux ans et m'empêchait de prendre au sérieux aucune des impertinences qui pullulaient au château et en chassaient tous les voisins. La duchesse ne pouvait réunir dix per- sonnes autour de sa table qu'en payant dix francs par tête à son cuisinier, outre des gages énormes et tous les comptes payés comme à un cuisinier ordinaire.

Au fond, M™MeMiossens s'ennuyait amèrement;

CARVILLE. 11

l'homme qu'elle détestait le plus, comme un infâme jacobin, était heureux à Paris et y régnait. Ce jacobin n'était autre que l'aimable acadé- micien généralement connu sous le nom de Louis XVIII.

Au milieu de cette vie de campagne elle s'était précipitée par dégoût pour Paris, la duchesse n'avait d'autre distraction que le récit des com- mérages du village de Carville, dont elle était fort exactement instruite par une de ses femmes de chambre, M"'' Pierrette, qui avait un amant au village. Ce qui m'amusait, c'est que les récits de Pierrette employaient les termes les plus clairs, souvent d'une énergie bien plaisante à les voir écoutés par une dame dont le langage était un modèle de délicatesse souvent exagérée.

Je m'ennuyais donc un peu au château de Carville, lorsqu'il nous arriva une mission dirigée par un homme d'une grande éloquence, M. l'abbé Le Cloud, qui, dès le premier jour, fit ma con- quête.

La mission fut une vraie borme fortune pour la duchesse qui, tous les soirs, avait un souper

12 LAMIEL.

de vingt personnes. A ces soupers, on parlait beaucoup de miracles. M"''' la comtesse de Sainte- Foi et vingt autres dames des environs, que cha- que soir l'on voyait au château, parlèrent de moi à M. l'abbé Le Gloud comme d'un homme dont on pourrait faire quelque chose. Je remarquai que ces dames fort nobles et pensant si bien ne croyaient guère aux miracles, mais les proté- geaient de toute leur influence. Je ne manquais pas un discours de M. l'abbé; bientôt ennuyé des mièvreries qu'il fallait dire aux gens du pays, il me montra de l'amitié; et, comme il était loin d'avoir la prudence de l'abbé Du Saillard, il me dit une fois :

Vous avez une belle voix, vous savez bien le latin, votre famille vous laissera deux mille écus tout au plus, soyez des nôtres.

Je réfléchis beaucoup à ce parti qui n'était pas mauvais. Si la mission eût duré un mois encore à Carville, je crois que je me serais enrôlé pour un an dans la troupe de l'abbé.

Je calculais que je ferais des économies pour revenir passer une bonne année à Paris, et, comme j'avais horreur du scandale, en revenant à Paris recommandé par l'abbé Le Cloud, j'eusse pu arra-

CARVILLE. J3

cher une place de sous-préfet, ce qui alors m'eût semblé une haute lortune. Si, par hasard, je trou- vais un plaisir vif à improviser en chaire comme M. l'abbé Le Cloud, je suivrais ce métier.

CHAPITRE 11

LA MISSION

Le dernier jour de la mission donnée à Garville, nobles ayant peur de 1793 et bourgeois enrichis visant au bon ton, remplissaient à l'envi la jolie petite église gothique du village; mais tous les fidèles n'avaient pas pu y trouver place : mille ou douze cents peut-être étaient restés dans le cime- tière qui l'entoure. Les portes de l'église avaient été enlevées par ordre de M. Du Saillard, et quelques éclats de voix du missionnaire, qui occupait la chaire, arrivaient de temps à autre jusqu'à cette foule impatiente et demi-silen- cieuse.

Deux de ces messieurs avaient déjà paru. Le jour commençait à baisser ; c'était un jour triste de la fin d'octobre. Un chcjL'ur de soixante jeunes filles bien pensantes, formées et exercées par M. l'abbé Le Cloud, chanta des antiennes choisies.

La nuit était tout à fait tombée quand elles

LA MISSION. 15

eurent fini. Alors M. l'abbé Le Gloud voulut bien remonter en chaire pour dire un mot d'exhortation. A ce préambule, la foule qui était dans le cime- tière se pressa contre la porte et les fenêtres basses de l'église, dont plus d'une vitre périt en ce moment. Il régoîiit dans cette foule un silence religieux ; chacun voulait entendre ce prédicateur si célèbre.

M. Le Gloud parlait ce soir-là comme un roman de M™® Radclifle; il donnail une affreuse descrip- tion de l'enfer. Ses phrases menaçantes retentis- saient le long des arcades gothiques et obscures, car on s'était bien gardé d'allumer les lampes. M. Hautemare, le bedeau, avait dit à demi-haut que ses subordonnés ne pourraient se frayer un chemin au milieu de cette foule pressée, tant chacun était jaloux de garder sa place.

Personne ne respirait. M. Le Gloud s'écriait que le démon est toujours présent partout, et même dans les lieux les plus saints ; il cherche à entraîner les fidèles avec lui dans son soufre brûlant.

Tout à coup M. Le Gloud s'interrompt, et s'écrie avec effroi et d'une voix de détresse :

L'enfer, mes frères!

16 LAMItL.

On ne saurait peindre l'effet de cette voix traînante et retentissante dans cette église presque tout à fait obscure et jonchée des fidèles faisant le signe de la croix! Moi-même j'étais touché. M. l'abbé Le Cloud regardait l'autel et semblait s'impatienter; il répéta d'une voix criarde :

L'enfer, mes frères !

Vingt pétards partirent jde derrière l'autel, une lumière rouge et infernale illumina tous ces visages pâles, et, certes, en ce moment, personne ne s'ennuyait. Plus de quarante femmes tombèrent sans dire mot sur leurs voisins, tant elles s'étaient profondément évanouies.

M™*^ Hautemare, femme du bedeau, fut au nombre des plus évanouies ; et comme elle pouvait aspirer au premier rang parmi les dévotes du village, tout le monde s'empressait autour d'elle. Vingt petits garçons coururent avertir M. le bedeau, mais il les renvoya avec humeur. Son devoir l'empêchait d'accourir : il était profondé- ment occupé à recueillir les moindres lambeaux de l'enveloppe des pétards, formée avec de la toile goudronnée et des ficelles.

Cette mission lui avait été donnée et plusieurs fois expliquée par le terrible M. Du Saillard, curé

LA MISSIOX. 17

du village, et Haiitemare n'avait garde d'y man- quer. Le curé était le principal auteur de sa petite fortune, et le bedeau frémissait rien qu'à lui voir froncer les sourcils.

M. Du Saillard, inspectant son peuple de la tribune de l'orgue, voyant que tout se passait bien et que le mot de pétard ne se trouvait dans aucune bouche, sortit dans le cimetière. A mes yeux, il était un peu jaloux de l'immense succès obtenu par l'abbé Le Cloud. Ce missionnaire n'avait pas l'art de punir et de récompenser à propos, et de gouverner toutes les volontés comme le curé ; mais, en revanche, il avait une facilité à parler dont celui-ci n'approcha jamais. Le curé ne s'avouait pas son infériorité. Voyant tant de monde réuni dans le cimetière, il ne put résister à la tentation de monter sur le piédestal de la croix et de parler, lui aussi, à ses ouailles. Ce qui me frappa dans son discours, c'est qu'il hésita à donner le nom de miracle à ce qui venait de se passer. C'est de ces choses, se disait-il, qu'on ne peut appeler franchement miracle que six mois après qu'elles ont eu lieu. Tout en parlant, il prêtait l'oreille pour voir s'il entendait prononcer le mot de pétards et de momeries indignes du

18 LAMIEL.

lieu saint. Son attention ainsi partagée ne contribua pas à augmenter le feu d'inspiration qui manquait naturellement à son discours. Le curé prit de l'humeur et se mit à signaler les impies; alors l'ardeur de la colère donna du feu à ses paroles. Ses yeux enflammés s'arrêtaient surtout sur trois personnes qui se trouvaient au cimetière, au milieu de bonnes femmes.

Le pauvre Pernin, figure poitrinaire, regardait le curé d'une façon gênante pour celui-ci. C'était un pauvre jeune homme pâle, qui avait été renvoyé d'un collège royal il était professeur de mathématiques, parce que l'aumônier de ce collège avait prétendu qu'un géomètre ne pouvait pas croire en Dieu. Retiré dans le village auprès d'une mère fort pauvre, il recevait quelques enfants auxquels il montrait les quatre règles, et quand il reconnaissait des dispositions à quelques marmots, il leur enseignait gratuitement la géo- métrie.

L'irritable curé frémit en rencontrant le regard bien autrement assuré du docteur Sansfin. En faisant acte d'une prudente opposition, le Sansfm obligeait le curé à des complaisances infmies. Le curé le trouvait beaucoup trop indépendant, et,

LA MISSION. 19

suivant moi, cherchait l'occasion de le faire comprendre dans quelques conspirations comme on en faisait tant alors. Le curé le croyait capable de* tout afin de faire oublier sa bosse aux jeunes filles qu'il avait l'impertinence de courtiser : « Un tel homme, disait le curé, est bien ca- pable de prononcer le mot impie de pétards, et, dans un moment tel que celui-ci, un pareil mot gâterait tout. Dans un mois, nous nous en mo- querons. »

La colère du curé fut portée au comble en rencontrant à six pas de lui le regard étonné, plus qu'ironique, d'un jeune écolier de Paris, le jeune Fédor, fils unique de M™* la duchesse de Miossens. « Ce petit vaurien, arrivé de la veille, se disait le curé, est élevé à Paris, et jamais nous ne verrons sortir rien de bon de cette capitale de l'ironie. Pourquoi cet enfant est-il ici? La place d'honneur que nous accordons à sa famille est toute voisine de l'autel ; il est capable d'avoir remarqué la traînée de poudre qui a mis le feu aux pétards, et, s'il dit un mot, ces stupides paysans, qui adorent sa famille, répéteront ce mot comme un oracle. »

Toutes ces réflexions finirent par embrouiller

20 LAMIEL.

tellement l'éloquence du curé, qu'il s'aperçut que les femmes quittaient en foule le cimetière, et il fut obligé de couper court à son homélie pour n'être pas abandonné.

Une heure après, je trouvai le terrible curé faisant une scène horrible à un jeune abbé nommé Lamalrette, précepteur deFédor, et lui demandant aigrement pourquoi, à l'église, il s'était séparé de son élève.

C'est bien plutôt lui, monsieur, qui s'est séparé de moi, répondit timidement le pauvre abbé; je le cherchais partout, et lui, qui me voyait apparemment, mettait tous ses soins à m' éviter.

L'abbé Du Saillard tança vertemementle pauvre jeune prêtre Lamalrette et finit par le menacer de la déplaisante colère de M"'" la duchesse.

Vous m'ôterez le pain, dit timidement le pauvre Lamalrette ; mais, en vérité, au milieu de vos réprimandes et de celles de M™" la duchesse, je ne sais à quel saint me vouer. Est-ce ma faute, à moi, si le petit comte, auquel son valetde chambre répète toute la journée qu'un jour il sera duc, avec une fortune immense, est un enfant espiègle qui met toute sa vanité à se moquer de moi ?

LA MISSION, 21

Cette réponse me plut, et j'allai la redire à la duchesse, que je fis rire.

J'aimerais quasi mieux me retirer chez mon père, portier de l'hôtel de Miossens à Paris, et borner mon ambition à solliciter sa survivance.

Cela n'est pas mal hardi et jacobin, s'écria Du Saillard, et qui vous dit qu'on vous l'accor- dera, cette survivance, si je fais nn rapport contre vous ?

Le duc m'honore de sa protection.

Le petit abbé avait les larmes aux yeux et il eut bien de la peine à cacher son émotion à son ter- rible confrère. Fédor était venu pour quinze jours respirer l'air pur du Calvados. Cet enfant, à qui on voulait donner de l'esprit, avait huit maîtres dont il recevait leçon chaque jour, et était d'une faible santé. Il n'en repartit pas moins pour Paris le surlendemain du miracle des pétards, et l'héritier maigre et chétif de tant de beaux domaines ne coucha que trois jours dans le magnifique château de ses aïeux. Du Saillard eut du mérite à cela, et nous en riions beaucoup, M. l'abbé Le Cloud et moi.

Du Saillard eut beaucoup de peine à faire condes- cendre la duchesse à ses volontés; il fut obligé

22 LAMIEL.

d'invoquer plusieurs fois l'intérêt général de l'église ; il la trouva toute en colère, elle avait été profondément efîrayée des pétards; elle avait cru à un commencement de révolte des jacobins unis aux bonapartistes. Mais en rentrant au château, elle eut un bien autre motif de colère. Dans le premier moment de terreur que les pétards lui avaient causé, elle avait dérangé un faux tour des- tiné à cacher quelques cheveux blancs, et, pen- dant une heure, elle avait été vue dans cet équi- page par tous les paysans du village et par ses propres domestiques que surtout elle voulait tromper.

Pourquoi ne pas me mettre dans la confi- dence? répétait-elle sans cesse à l'abbé Du Saillard. Est-ce que l'on doit faire quelque chose à mon insu dans mon village? est-ce que le clergé veut recommencer ses luttes insensées contre la noblesse?

Il y avait loin de ce degré d'exaspération à ren- voyer à Paris le pauvre Fédor, si pâle et si heu- reux de courir dans le parterre et de regarder la mer. Cependant, Du Saillard eut le dessus. L'en- fant partit tristement, et M. l'abbé Le Gloud me dit:

LA MISSION. 23

Ce Du Saillard ne sait pas parler, mais il sait administrer les petits et séduire les puissants; l'un de ces talents vaut bien l'autre.

Pendant que le départ de Fédor occupait le châ- teaU; M™*" Hautemare, la femme du bedeau, avait de graves discussions avec son mari et bientôt ces discussions, fidèlement rapportées à la du- chesse, l'amusèrent et lui firent oublier le départ de son fils.

M. Hautemare avait trois emplois, tous dépen- dants de l'église. II était bedeau, chantre, maître d'école et ces trois places réunies pouvaient rap- porter vingt écus par mois ; mais, dès la seconde année du règne de Louis XVIII à Paris, le curé et M™® la duchesse de Miossens lui avaient fait obte- nir l'autorisation de tenir une école pour les enfants des laboureurs bien pensants. Les Haute- mare avaient pu mettre de côté d'abord vingt francs, puis quarante francs par mois, puis soixante, et ils se faisaient riches. Le chantre Hautemare, tout bonhomme qu'il était , avait fait connaître à M'"'' de Miossens le nom d'un paysan malin et jacobin qui s'avisait de tuer tous les lièvres du pays ; or M'"^ la duchesse de Miossens croyait fer- mement que ces lièvres appartenaient à sa maison,

24 LAMIEL.

et elle regardait leur mort violente comme une injure personnelle.

Cette dénonciation avait fait la fortune du bedeau et de son école ; la duchesse avait voulu qu'il y eût une distribution de prix dans la grande salle du château, arrangée avec force tapisseries, et l'on avait aménagé des places de première et de seconde classe. L'homme d'affaires de la du- chesse invita pour les premières places les paysan- nes propriétaires, mères déjeunes écoliers, tandis que les paysannes simples fermières ne furent invitées qu'aux secondes. Il n'en fallut pas davan- tage pour porter à soixante le nombre des élèves du bedeau, qui jusque-là ne s'était élevé qu'à huit ou dix. La fortune des Hautemare s'était accrue en conséquence, et M"^'' Hautemare n'était pas tout à fait ridicule lorsque, après le souper, le soir des pétards, elle dit à son mari :

As-tu remarqué ce que M. l'abbé Le Cloud a dit à la fin de son i?iot df exhortatmi sur le devoir des gens riches? Ils doivent, selon leur pouvoir, donner une âme à Dieu; eh bien, ajou- tait M"''' Hautemare, ce mot ne me laisse pas tran- quille. Dieu ne nous a pas accordé d'enfants, nous faisons des économies considérables; après nous.

LA MISSION. 25

à qui cela reviendra-t-il? Gela sera-t-11 employé d'une façon édifiante? A qui la faute si cet argent tombe dans les mains de gens mal pensants, c'est- à-dire dans les mains de ton neveu, un impie qui, en 1815, a fait partie de ce régiment de brigands appelés cor pii francs, levés contre les Prussiens? On prétend même, mais je veux bien ne pas le croire, qu'il a tué un Prussien.

Non, non, cela n'est pas vrai, s'écria le bon Hautemare ; tuer un allié de notre roi Louis le Désiré! Mon neveu est un étourdi, il blasphème quelquefois, quand il a bu ; il manque la messe fort souvent, j'en conviens, mais il n'a pas tué un Prussien.

M""^ Hautemare laissa son mari parler une heure sur ce sujet sans lui faire la charité d'une idée. La conversation devint languissante; enfin elle ajouta :

Je ferais bien d'adopter une petite fille, toute petite, nous relèverons dans la crainte de Dieu; ce sera véritablement une âme que nous lui donnerons, et, dans nos vieux jours, elle nous soignera.

Le mari parut profondément ému de cette idée ; il s'agissait de déshériter son neveu, Guillaume

26 LAMIEL.

Haiitemare, portant son propre nom. Il se récria beaucoup, puis il ajouta d'une voix timide ;

Si au moins nous adoptions la petite Yvonne, c'était la fille cadette du neveu, le père aura peur et ne manquera plus la messe.

Celte enfant ne sera pas à nous. Au bout d'un an, si on voit que nous l'aimons, le jacobin nous menacera de la retirer; alors les rôles seront changés : ce sera ton neveu le jacobin, le volontaire de 1815, qui sera le maître. 11 faudra que nous fassions des sacrifices d'argent pour qu'on ne nous enlève pas la petite fille.

Le ménage normand fut tourmenté par ce projet durant six mois, et enfin, muni d'une lettre de recommandation de l'abbé Du Saillard, dans la- quelle on lui donnait le nom de Prévôt, le bon Hautemare, accompagné de sa femme, se présenta à l'hospice des enûints trouvés de Rouen, ils choisirent une petite fille de quatre ans, dûment vaccinée et déjà toute gentillette : c'était Lamiel.

Ils dirent bien, à leur retour à Garville, que la pe- tite Amable Miel était une de leurs nièces, née près d'Orléans, fille d'un cousin à eux, nommé Miel, charpentier de son état; les Normands du village ne furent pas dupes, et Sansfin, le médecin bossu,

LA MISSION. 27

dit que Lamiel était née de la peur que leur avait faite le diable, le jour des pétards.

Il y a des bonnes gens partout, même en ÎNor- mandie, ils y sont, à la vérité, beaucoup plus rares qu'ailleurs. Les bonnes gens de Carville furent indignés de voir déshériter d'une façon aussi barbare le neveu de Hautemare qui avait sept enfants , et ils appelaient Lamiel la fille du diable. M™^ Hautemare vint, les larmes aux yeux, demander au curé si ce nom ne leur porterait pas malheur ; le curé, furibond, lui dit que le doute qu'elle exprimait pourrait bien la conduire en enfer. Il ajouta qu'il prenait la petite Lamiel sous sa protection immédiate, et huit jours après la duchesse de Miossens et lui déclarèrent que Hau- temare aurait des élèves de deux classes. La du- chesse fit garnir de vieilles tapisseries trois bancs de l'école du bedeau. Les enfants assis sur ces bancs seraient élèves de première classe, et les enfants placés sur les bancs de bois seraient de seconde. Les élèves de première classe payeraient cinq francs au lieu de quatre qu'on avait payés jusqu'alors, et M^^^ Anselme, la première femme de chambre de la duchesse, confia à deux ou trois amies intimes que, lors de la distribution

28 LA MI EL.

des prix, le projet de madame était d'inviter aux premières places les mères des élèves de pre- mière classe, quand même elles ne seraient que de simples fermières. Six mois après, il fallut garnir de tapisseries presque tous les bancs de l'école.

Les Hautemare, devenant maintenant des gens riches, méritent que nous parlions un peu plus en détail de leur caractère. Le meilleur et le plus petitement dévot des hommes, Hautemare, con- sacrait toute son attention aux soins de l'église dont il était chargé. Si un vase de bois peint por- tant des fleurs artificielles n'était pas bien nettement placé en symétrie sur l'autel, il croyait que la messe ne valait rien, allait bien vite se confesser de ce gros péché au curé Du Saillard, et le lundi suivant, la nar- ration de cet accident fournissait à toute sa conver- sation avec la duchesse de Miossens. Ennuyée de Paris, elle n'était plus jolie femme, cette dame s'était à peu près fixée à Garville, elle avait presque pour toute société les femmes de chambre et le curé Du Saillard; celui-ci, s'ennuyant au- près d'elle et craignant de dire des choses im- prudentes, ne paraissait au château que des in- stants. Mais le dimanche, à la grand'messe , il

à

LA MISSION. 29

encensait de temps à autre W"^ de Miossens, et tous les lundis, Hautemare avait l'honneur de porter au château l'énorme morceau de pain bénit qui, la veille, avait été présenté au banc du seigneur, occupé par la duchesse. Cette dame tenait beau- coup à ce morceau de brioche, reste brillant, mais à peu près unique, des hommages que les Mios- sens recevaient depuis plus de quatre siècles dans l'église de leur village.

La duchesse recevait le bedeau d'une façon particulière; lorsqu'il venait apporter le morceau de pain bénit, le valet de chambre prenait son épée et ouvrait les deux battants de la porte du salon, car alors le bedeau était l'envoyé officiel du curé et remplissait ses devoirs envers la per- sonne exerçant les droits seigneuriaux. Avant de quitter le château, Hautemare descendait à l'office il trouvait une sorte de déjeuner-dîner pour lui préparé. Le bon maître d'école descendait au vil- lage, racontant à tous les paysans qu'il rencon- trait, et ensuite à sa femme et à sa nièce Lamiel, les détails des plats qu'il avait eus au déjeuner, puis tout ce que madame avait daigné lui dire. Le soir, à tête reposée, ces bonnes gens délibéraient sur la meilleure façon de distribuer les aumônes

30 LAMIEL.

dont la grande dame l'avait chargé. Cette con- fiance de la duchesse Jointe au crédit que vingt an- nées de soins et d'obéissance passive lui avaient donné sur le curé Du Saillard, personnage terrible dans ses colères, avait fait du bon maître d'école Ilautemare un personnage fort important, et le plus important peut-être dans le village de Garville. L'on pouvait même dire que sa réputation s'éten- dait dans tout l'arrondissement d'Avranches, oh il rendait beaucoup de services. M™® Hautemare, de son côté, fière envers les paysans et menant son mari, était, s'il se peut, plus petitement dévote ; elle ne parlait à Lamiel que de devoirs et de pé- chés.

Je m'ennuyais de si bon cœur à Garville quand je ne tuais pas les lièvres de la duchesse, que (les soirées) je donnais toute mon attention aux longs détails que je viens de raconter moi-même un peu longuement.

Si le lecteur le permet, je lui dirai la raison de mon bavardage; je m'occupais de ces détails avec cet aimable abbé Le Gloud, qu'une maladie de poi- trine, prise à force de crier avec enthousiasme dans les églises humides, retint plusieurs mois

LA MIS.SIOX. 31

au château de Garville, et j'écris ceci en 18Û0, vingt-deux ans après.

En 1818, j'avais le bonheur d'avoir un de ces oncles d'Amérique si fréquents dans les vaude- villes. Celui-ci, nommé Des Perriers, passait pour un mauvais sujet dans la famille; je lui avais écrit deux ou trois fois pour lui envoyer de Paris des habits et des livres.

A l'époque M. l'abbé Le Gloud et moi riions de la gravité du bonhomme Hautemare et de la terreur que lui inspirait le curé Du Saiilard, mon oncle d'Amérique s'avisa de mourir et de me lais- ser une petite fortune à la Havane et un fort grand procès.

Voilà un état, me dit cet aimable abbé Le Cloud : vous allez être solliciteur et planteur.

Je gagnai mon procès en IS'Hi, et je menai la vie si céleste d'un riche planteur. Au bout de cinq ans, l'envie d'être riche à Paris me prit, la curiosité me porta à savoir des nouvelles de Gar- ville, de la duchesse, de son fils, des Hautemare. Toutes ces aventures ^ car il y en a eu, tournent

i . Ces aventures sont peu édifiantes, et cette nou- velle est un mauvais livre. (Note de Beyle.)

32 LAMIEL.

autour de la petite Lamiel, adoptée par les Haute- mare, et j'ai pris la fantaisie de les écrire afin de devenir homme de lettres.

Ainsi, ô lecteur bénévole, adieu, vous n'enten- drez plus parler de moi!

CHAPITRE III

LES LA^TANDIKRES

En sortant de Garville, du côté de la mer, on trouve à gauche la petite vallée au fond de la- quelle court le Houblon, ce ruisseau qui a l'esprit d'être joli. Deux grandes prairies fort en pente garnissent les deux côtés du ruisseau.

Sur la rive gauche, un beau chemin, récemment réparé par M'"*" de Miossens, étale fièrement ses bornes de pierre de taille, qui, sous un nom très impoli, sont destinées à empêcher les imprudents de choir dans le ruisseau rapide qui se trouve ici, en contre-bas de plus de dix pieds. Par le conseil du curé Du Saillard, la noble dame s'est rendue adjudicatrice des réparations à faire à ce chemin qui conduit au château, dépenses cotées à cent écus dans le budget de la commune. M™*" la du- chesse de Miossens adjudicatrice et recevant trois cents francs d'une commune! Quels mots ridicules,

3

34 LAMIEL.

en 1826, car c'est vers cette époque que com- mence notre histoire fort immorale.

A dix minutes du pont, sur le Houblon, une troisième prairie se présente en face et domine le confluent de la Décise et du Houblon. La Décise, qui descend fort rapidement, est côtoyée par un sentier formant beaucoup de zigzags sur la partie la plus élevée de cette troisième prairie. L'œil du voyageur aperçoit en s'élevantles dernières petites allées sablées d'un jardin anglais fort soigné et, par-dessus, les sommets de quelques arbrisseaux, destinés surtout à dérober la vue de la mer loin- taine aux fenêtres du rez-de-chaussée du châ- teau.

La vue des pierres noires et carrées d'une tour gothique fait un beau contraste de couleur. Cette tour, maintenant tout à fait en ruine, fut une noble contemporaine de Guillaume le Conquérant,

Tout à fait au bas de la troisième colline est un lavoir public, établi sur les bords de la Décise, sous un immense tilleul. Ce bassin, que M"'' la duchesse espère bien faire déguerpir, est formé par deux énormes troncs de chêne creusés au centre et quelques pierres plates placées de champ.

LES LAVANDIERES. 35

Une trentaine de femmes' lavaient du linge à ce bassin, le dernier jour du mois de septembre. Plusieurs de ces paysannes cossues de la riche Normandie ne travaillaient guère, et se trouvaient sous prétexte de surveiller leurs servantes qui lavaient, mais dans le fait pour prendre leur part à la conversation, ce jour-là fort animée. Plusieurs des laveuses étaient grandes, bien faites, construi- tes comme la Diane des Tuileries, et leurs figures, d'un bel ovale, eussent pu passer pour assez belles, si elles n'eussent été surmontées par l'infâme bonnet de coton dont la mèche, à cause de la position baissée des laveuses, pendait fort en avant sur le front.

1 ne voilà-t-il pas notre aimable docteur à cheval sur le fameux Mouton, s'écria l'une des laveuses.

Et ce pauvre Mouton a double charge : il faut qu'il porte M. le docteur et sa bosse, qui n'est pas mince, répondit la voisine.

Toutes levèrent la tète et cessèrent de tra- vailler.

1. Voir à la fin du volume le fac similé de cette page du manuscrit.

36 LAMIEL.

L'objet assez singulier qui attirait leurs regards, un fusil appuyé sur sa bosse, n'était autre que notre ami Sansfin.

Et, clans le fait, il eût été difficile que des jeunes filles le vissent passer sans rire.

Le bossu montrait beaucoup d'humeiu-, ce qui augmenta les rires.

11 descendait l'étroit sentier qui suit le cours de la Décise ; ce ruisseau formait une cascade, et le sentier, soutenu par un grand nombre de piquets fichés en terre , formait plusieurs zigzags. C'étaient ces zigzags que le malheureux docteur descendait sous le feu de trente voix glapis- santes.

Prenez garde à la bosse, docteur, elle peut tomber et rouler jusqu'en bas, et nous écraser, nous autres, pauvres laveuses !

Canaille! canaille infâme, s'écriait le doc- teur entre ses dents ! Infâme canaille que ce peuple! Et dire que je ne prends jamais un sou de tous ces coquins-là, quand la Providence me venge en leur envoyant quelque bonne ma- ladie !

Taisez-vous, les filles ! criait le docteur, en descendant les zigzags plus lentement qu'il n'au-

LES LAVANDIÈRES. 37

rait voulu. Quel redoublement d'allégresse parmi les laveuses si son cheval Mouton eût glissé !

Taisez-vous, les filles! Lavez votre linge!

Prenez garde, docteur, ne vous laissez pas tomber. Si xAIouton vous jette par terre, nous n'en ferons ni une ni deux, nous vous volons votre bosse.

Et moi, que pourrais-je vous voler? En tout cas, ce ne sera pas votre vertu ! Il y a de beaux jours qu'elle court les champs! Vous avez souvent des bosses, vous, mais ce n'est pas dans le dos^

[Survient M""® Hautemare].

Cette femme avait un air de pédanterie et con- duisait par la n/ain une petite fille de douze à quatorze ans, dont la vivacité paraissait très con- trariée d'être ainsi contenue.

Cette femme n'était rien moins que M^^ Haute- mare, femme du bedeau, chantre, maître d'école de Carville, et la petite fille, dont elle contrariait la vivacité, était sa nièce, Lamiel.

Or les laveuses étaient choquées de cet air de dame, que se donnait M""' Hautemare : conduire la petite fille par la main, au lieu de la laisser gam- bader comme toutes les petites filles du village!

1. Ici une petite lacune dans le manuscrit.

38 LAMIEL.

M""" Hautemare venait du château, par la belle route qui contournait la prairie placée sur la rive droite du Houblon.

Ah ! voilà madame Hautemare, s'écrièrent les lavandières.

Mais elles savaient que lu Hautemare leur répliquerait au long, tandis qu'en un quart de minute le docteur bossu pouvait s'éloigner d'elles; d'ailleurs, le docteur, à cause de sa calme pétu- lance, était plus amusant.

Son cheval Mouton, arrivé au bas des zigzags de la Décise, buvait dans ce ruisseau, un peu au-des- sus du lavoir.

Deux lavandières s'écriaient, s'adressant à M"'° Hautemare :

vHo ! ! la madame^ prenez garde de per- dre cette fille de votre frère, cette prétendue nièce.

Prends garde à ta perruque, petit bossu, ton coiffeur ne sait peut-être pas la faire !

Et vous... répondit le docteur; mais sa réplique fut d'une telle nature, qu'il n'est pas possible de l'écrire.

La dévote M"'° Hautemare, qui avait continué à suivre la roule, qui, descendant du château de Miossens, venait passer à côté du lavoir, se hâta

LES LAVANDIERES. 39

de rebrousser chemin avec sa nièce. Cette démar- che, accompagnée d'im grand air de dédain que se donna la femme du bedeau, fit éclater autour du bassin un éclat de rire unanime, universel.

Cet éclat de rire fut interrompu parle docteur, qui, forçant sa petite voix aiguë, s'écriait :

Taisez-vous, mesdames les coquines, ou bien je fais trotter mon cheval dans la boue qui vous entoure, et bientôt vos bonnets blancs et vos visages seront aussi propres que vos consciences, c'est-à-dire remplis d'une boue noire et fétide comme vos sales personnes.

Disant ces nobles paroles, le docteur était piqué au vif et rouge comme un coq. Chez cet homme, qui passait sa vie à rêver à sa conduite, la vanité produisait d'étranges folies ; il entrevoyait bien ses sottises, mais rarement avait-il la force d'y résis- ter. Par exemple, en ce moment, il n'avait qu'à ne rien dire, et tout le bavardage insolent des lavandières s'évaporait aux dépens de M''''^ Hau- temare ; mais dans ce moment, il voulait se venger.

bien ! reprit une laveuse, nous serons des filles peu sages et couvertes de boue par un mal- honnête; un peu d'eau et tout est dit. Mais avec

40 LAMIEL.

quelle eau pourra se frotter un bossu si dégoûtant que jamais il n'a pu avoir de maîtresse sans payer?

Ce mot était à peine prononcé que le docteur, furieux, lança son cheval au galop et, en passant dans le bourbier voisin du lavoir, couvrit de boue toutes les joues rouges, tous les bonnets blancs, et, ce qui était bien pis, tout le linge lavé posé sur des bancs de pierre.

A cette vue, les trente laveuses se mirent à hurler des injures toutes à la fois, et ce chœur vigoureux dura bien une minute.

Le docteur était ravi d'avoir couvert de boue ces insolentes. « Et elles ne pourront pas se plaindre », ajoutait-il avec un sourire diabolique.

Il se retourna vers les laveuses pour jouir de leur désarroi ; c'était le moment oîi toutes en- semble lui lançaient des injures atroces. Le doc- teur ne put résister à la tentation de repasser au trot dans le bourbier. Il lança son cheval. Une des filles, qui se trouva précisément sous le nez du cheval, eut une peur horrible et, à tout hasard, lança au cheval la petite pelle de bois avec la- quelle elle battait son linge. Cette pelle, lancée par la peur, s'éleva plus haut que les yeux du cheval et en passa à quelques pouces. Mouton eut

LES LAVANDIKUES. 41

peur et résista net au milieu de son Irot, faisant un petit saut en arrière.

Ce mouvement brusque et sec opéra la sépara- tion du docteur et de la selle; le docteur, qui se penchait en avant, tomba net dans le bourbier, la tête la première; la boue avait bien un demi-pied de profondeur, et le docteur n'eut d'autre mal que celui de la honte, mais cette honte fut entière.

Il était étendu aux pieds de la femme qui, dans l'angoisse d'un danger qui lui semblait extrême, avait lancé en avant sa petite pelle de bois.

Les femmes crurent que le docteur s'était cassé un bras au moins ; chacune prit la fuite pour n'être pas reconnue et nommée dans la plainte du docteur.

Celui-ci se releva, rapide comme l'éclair, et re- monta sur son cheval. Le voyant remonté avec tant de prestesse, les lavandières, arrêtées à vingt pas, se mirent à rire avec un naturel, un excès de bonheur qui portèrent au comble la rage du malencontreux médecin. Il saisit son fusil avec des projets tragiques. Mais, dans la chute, le fusil avait porté rudement par terre, les chiens [s'étaient] remplis de boue, et de plus avaient perdu leurs pieires. Les femmes ne savaient pas cet accident arrivé au fusil et, voyant le docteur les coucher en

42 LA MI EL.

joue, elles prirent de nouveau la fuite en jetant des cris aigus.

Le docteur, voyant son fusil hors d'état de le venger, donna d'effroyables coups d'éperon à son cheval, qui, en quelques secondes, arriva dans la cour de sa maison. Le docteur, jurant comme un possédé, se fit donner, sans descendre, un habit et un fusil, puis poussa son cheval ventre à terre sur la grande route d'Avranches qui passait sur le pont du Houblon dont nous avons déjà parlé.

Les femmes, après avoir lavé rapidement leurs bonnets blancs, s'occupaient de leur linge et en- levaient les taches de boue.

Pendant un gros quart d'heure, leur conversa- tion chercha sans le trouver un moyen de tirer vengeance du docteur ; elles avaient de l'humeur de ne pouvoir rien inventer, quand M*^^*^ Haute- mare vint à repasser, tenant sa nièce Lamiel par la main. A cette vue, tous les cris prirent une autre direction.

! ! la revoilà, cette pimbêche, avec sa belle nièce ! s'écria Pierrette.

Qu'appelles-tu nièce? dis plutôt avec la fille du diable!

Qu'appelles-lu fille du diable? dis donc une

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LES LAVANDIERES. 43

bâtarde qu'elle a eue en arrière de son mari et qu'elle a forcé ce gros butor à adopter, et cela pour lui faire déshériter son pauvre neveu, Guil- laume Hautemare.

! par pitié, voisine, ne dites donc rien de malhonnête! Ayez du moins quelque considé- ration pour cette jeunesse que je conduis avec moi.

Cette prière, prononcée d'un ton doctoral, fut suivie d'une douzaine de réponses qui parti- rent à la fois, mais que je ne saurais transcrire.

Regagne la maison en courant, Lamiel, s'é- cria M™*" Hautemare ; et la petite fille partit, en- chantée de pouvoir courir. La bonne femme se donna le plaisir d'adresser un sermon en trois points aux laveuses, lorsque elles, désolées de ne pouvoir ressaisir la parole, se mirent tout à coup à crier toutes à la fois pour tâcher de faire dé- guerpir M™"' Hautemare. Mais cette femme intré- pide avait à cœur leur conversion, et continua à prêcher plus de cinq minutes, avec l'accompagne- ment de trente femmes criant à tue-tête.

Au moyen de ces deux belles attaques sur des passants récalcitrants, les laveuses trouvèrent le

44 LAMIEL.

secret de ne point s'ennuyer de toute celte journée-là. De son côté, M""* Hautemare eut un long récit à faire à son mari le bedeau, et à toutes ses amies de Garville. Le moins diverLi fut le doc- teur, qui, au lieu de rentrer chez lui après avoir couvert de boue les laveuses, descendit au galop vers le pont du Houblon, sans songer que son fusil en bandoulière bondissait sur son dos de la façon la plus ridicule.

Grand Dieu ! se disait-il, il faut que je sois un grand sot d'aller me prendre de bec avec ces coquines-là! Il y a des jours je devrais me faire attacher au pied de mon lit par mon domes- tique.

Pour faire diversion à son humeur, le docteur chercha dans sa mémoire si, sur la grande route qu'il suivait toujours ventre à terre, il ne se trou- verait pas quelque malade assez bon pour croire que le docteur lui faisait une visite du soir.

Tout à coup, il trouva bien mieux qu'un malade. M. Du Saillard, le curé deCarville, était allé dîner, ce jour-là, au château de Saint-Prix, à trois lieues de son village. Ce curé était terrible dans ses haines et l'un des gros bonnets de la congrégation ; mais par compensation, et c'est ce qui sauve

LES LAVANDIÈRES. 45

la civilisation en France, il y a compensation dans tout, par compensation donc, le terrible Du Saillard n'aimait pas à se trouver seul sur la grande route, dans son petit cabriolet.

Ce fut donc avec un vif plaisir qu'il vit arriver Sansfin chez les Saint-Prix. Ces deux hommes au- raient pu se faire beaucoup de mal, et vivaient po- litiquement ensemble. C'était surtout auprès de la duchesse de Miossens que Du Saillard redoutait les anecdotes malignes que le docteur savait si bien dire.

Le docteur, à cheval, escorta le curé ; mais quand il se retrouva seul chez lui, il retrouva son noir chagrin et les souvenirs du lavoir. Un instant après, il lui arriva une consolation. On vint le cher- cher pour un beau jeune homme de cinq pieds six pouces qui venait, à peine âgé de vingt-cinq ans, d'avoir une belle et bonne attaque d'apo- plexie. Le docteur passa la nuit auprès de lui, et, tout en lui appliquant le traitement convenable, il eut le plaisir de voir cet être si beau mourir vers la pointe du jour.

Voilà un beau corps vacant, se disait-il ; pourquoi mon âme ne peut-elle pas y entrer?

Le docteur, fils unique d'un fermier enrichi par

46 LA MI EL.

les biens nationaux, s'était fait médecin pour savoir se soigner; il s'était fait chasseur habile pour pa- raître toujours aimé aux yeux des mauvais plai- dants. La récompense d'une activité souvent pé- nible pour sa faible santé était de voir mourir de beaux hommes et d'eiïrayer le petit nombre de jolies malades que le pays fournissait.

La petite nièce Lamiel était trop éveillée pour ne pas comprendre, lorsque sa tante, M.^" Haute- mare, la renvoya au village, qu'il y avait quelque chose de bien extraordinaire. La dévote M'"" Hau- temare ne lui laissait jamais faire vingt pas toute seule.

Sa première pensée, comme il était naturel, fut d'entendre ce que sa tante voulait lui cacher; il suffisait pour cela de faire un détour et de reve- nir se cacher dans la digue de terre couverte d'arbres qui dominait le lavoir public. Mais Lamiel pensa qu'elle allait entendre des injures et des gros mots, choses qu'elle avait en hor- reur.

Une idée bien plus séduisante lui apparut.

En courant bien fort, se dit-elle, je puis aller jusqu'au champ de la danse, je n'ai pu

LES LAVANDIÈRES. 47

entrer qu'une fois en ma vie, et être rentrée à la maison avant le retour de ma tante.

Carville ne consistait presque qu'en une rue fort large, avec une place au milieu. A l'extrémité opposée du pont sur le Houblon, c'est-à-dire du côté de Paris, se trouvait la jolie église gothique du pays ; au delà était le cimetière, puis au delà encore trois grands tilleuls sous lesquels on dansait le dimanche, au grand déplaisir du curé Du Sail- lard. On profanait, disait-il, la cendre des morts, et le prétexte était que les tilleuls n'étaient pas à plus de quarante pas du cimetière. La chaumière, que la commune passait à M. Hautemare comme maître d'école, donnait sur la rue, presque vis-à- vis le cimetière, et, de là, on pouvait apercevoir la promenade des tilleuls et entendre le violon de la danse.

Lamiel prit en courant un ancien chemin qui, du lavoir, conduisait à la route de Paris, en dehors de Carville.

Ce chemin la conduisait aux tilleuls, dont elle voyait de loin la cime touffue s'élever par-dessus les maisons, et cette vue lui faisait battre le cœur. Je vais les voir de près, se disait-elle, ces arbres si beaux !

48 LAMIEL.

Lamiel pensa que, si elle ne passait pas par le village, elle ne courrait pas le risque d'être dé- noncée à sa tante par certaines dévotes qui habi- taient à côté de la maisonnette du maître d'école.

Tout en courant le long de l'ancien chemin hors du village, Lamiel fit la fâcheuse rencontre de quatre ou cinq vieilles femmes du village, portant des paniers remplis de sabots.

Autrefois M'"*' Hautemare était aussi pauvre que ces femmes, et se livrait aux mêmes travaux pour gagner sa vie; la protection de M. le curé Du Saillard avait tout changé. Ces femmes, qui marchaient nu-pierls, portant leurs sabols sur la tête, s'aperçurent bientôt que Lamiel était vêtue avec beaucoup plus de soin qu'à l'ordinaire; ap- paremment sa tante Hautemare l'avait menée au château, chez M™*^ la duchesse.

Hé! hé! te voilà bien fière parce que tu viens du château! dit l'une.

Je ne sais ce qui me tient, s'écria une seconde; nous allons t'ôter tes beaux souliers. Pourquoi ne marcherais-tu pas nu-pieds comme nous?

Lamiel ne perdit point courage ; elle monta dans le champ qui dominait le chemin de plu-

I

LES LAVAADIÈKES. 49

sieurs pieds; de elle rendit injures pour injures à ses ennemies.

Vous voulez me voler mes beaux souliers parce que vous êtes cinq ; mais si vous me volez, le brigadier de gendarmerie, qui est ami de mon oncle, vous mettra en prison.

Yeux-tu bien te taire, petit serpent, fille du diable !

A ce mot, les cinq femmes se mirent à crier à tue- tête toutes ensemble : Fille du diable ! fille du diable !

Tant mieux, répondait Lamiel, si je suis fille du diable; je ne serai jamais laide et grognon comme vous ; le diable mon père saura me maintenir en gaîté.

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CHAPITRE IV

MANDRIN ET CARTOUCHE

A force d'économies, la tante et l'oncle de Lamiel étaient parvenus à réunir un capital rapportant dix-huit cents livres de rente. Ils étaient donc fort heureux, mais l'ennui tuait Lamiel, leur jolie nièce. Les esprits sont précoces en Normandie ; quoique à peine âgée de douze ans, elle était déjà suscep- tible d'ennui, et l'ennui, à cet âge, quand il ne tient pas à la souffrance physique, annonce la présence de l'âme. M""^ Hautemare trouvait du péché à la moindre distraction ; le dimanche, par exemple, non seulement il ne fallait pas aller voir la danse sous les grands tilleuls au bout du cimetière, mais même il ne fallait pas s'asseoir devant la porte de la chaumière que la commune passait au marguillier, car de on entendait le violon, et l'on pouvait aper- cevoir un coin de cette danse maudite qui rendait jaune le teint de M. le curé. Lamiel pleurait d'ennui ; pour la calmer, la bonne tante Hautemare lui donnait

MA.NDRI.N ET CARTOUCHE. ol

des confitures, et la petite, qui était friande, ne pou- vait la prendre en déplaisance. De son côté, le maître d'école Hautemare, fort scrupuleux sur ce devoir, la forçait à lire une heure le matin et une heure le soir. Silacommunemepaye, se disait-il, pour ensei- gner à lire à tous les enfants, à plus forte raison dois-je enseigner à lire à ma propre nièce, puisque, après Dieu, je suis la cause de sa venue en cette commune- Cette lecture continuelle était un des supplices de la petite fille ; mais quand le bon maître d'école la voyait pleurer, il lui donnait quelque monnaie pour la consoler. Malgré cet argent, bien vite échangé contre des petits bonshommes de pain d'épices, Lamiel abhorrait la lecture.

Un jour de dimanche, que l'on ne pouvait pas filer et que sa tante lui défendait de regarder par la porte ouverte, de peiu- qu'elle n'aperçût dans le lointain quelque coiffe sautant en cadence, Lamiel trouva sur l'étagère de livres VlJistoire des quatre fils Ayuwn. La gravure sur bois la charma, puis, pour la mieux comprendre, elle jeta les yeux, quoique avec dégoût, sur la première page du livre. Cette page l'amusa; elle oublia qu'il lui était défendu d'aller voir la danse;

52 LAMIEL.

bientôt elle ne put plus penser qu'aux quatre fils Aymon... Ce livre, confisqué par Hautemare à un écolier libertin, fit des ravages incroyables dans l'âme de la petite fille. Lamiel pensa à ces grands personnages et à leur cheval toute la soirée et puis toute la nuit. Quoique fort innocente, elle pensait que ce serait bien autre chose de se promener dans le cimetière, tout à côté de la danse, en donnant le bras à un des quatre fils Aymon, au lieu d'être retenue et empêchée de sauter par le bras tremblant de son vieil oncle. Elle lut presque tous les livres du maître d'école avec un plaisir fou, quoique n'y comprenant pas grand chose ; mais elle jouissait des imaginations qu'ils lui donnaient. Elle dévora par exemple, à cause des amours de Didon, une vieille traduction en vers de V Enéide de Virgile, vieux bouquin relié en parchemin et daté de l'an 1620. 11 suffisait d'un récit quelconque pour l'amuser. Quand elle eut parcouru et cherché à comprendre tous ceux des livres du maître d'école qui n'étaient pas en latin, elle porta les plus vieux et les plus laids chez l'épicier du village, qui lui donna en échange une demi-livre de raisins de Gorinthe et l'histoire du Grand Mandrin, puis celle de Monsieur Cartouche,

MANDRIN ET CARTOUCHE. 53

Nous avouerons avec peine que ces histoires ne sont point écrites dans cette tendance haute- ment morale et vertueuse que notre siècle moral place en toutes choses. On voit bien que l'Académie française et les prix Monthyon n'ont point encore passé par cette littérature-là ; aussi n'est-elle pas ennuyeuse. Bientôt Laraiel ne pensa plus qu'à M. Mandrin, à M. Cartouche et aux autres héros que ces petits livres-là apprenaient à connaître. Leur fin, qui arrivait toujours en lieu élevé et en présence de nombreux spectateurs, lui semblait noble ; le livre ne vantait-il pas leur courage et leur énergie ? Un soir, à souper, Lamiel eut l'imprudence de parler de ces grands hommes à son oncle; d'horreur, il fit le signe de la croix.

Apprenez, Lamiel, s'écria-t-il, qu'il n'y a de grands hommes que les saints.

Qui a pu vous donner ces idées terribles? s'écria M"'*" Hautemare.

Et, pendant tout le souper, le bonhomme et sa femme ne s'entretenaient en présence de leur nièce que de l'étrange discours qu'elle venait de leur tenir. A la prière que l'on fit en commun, après le souper, le maître d'école eut le soin d'ajouter un Pater pour demander au ciel qu'il

54 LAMIEL.

préservât sa nièce de penser à Mandrin et à Cartouche.

Lamiel était fort éveillée, pleine d'esprit et d'imagination ; elle fut profondément frappée de cette sorte de cérémonie expiatoire.

Mais pourquoi mon oncle ne veut-il pas que je les admire? se disait-elle dans son lit, ne pouvant dormir.

Puis, tout à coup, apparut cette idée bien cri- minelle :

Mais est-ce que mon oncle aurait donné dix écus comme M. Cartouche à cette pauvre veuve Renoart des environs de Valence à qui les gabelous venaient de saisir sa vache noire, et qui n'avait plus que treize sous pour vivre, elle et ses sept enfants?

Pendant un quart d'heure, Lamiel pleura de pitié, puis elle se dit :

Est-ce que, une fois sur l'échafaud, mon oncle aurait su supporter les coups de la masse de fer du bourreau qui brisait ses bras, sans sourciller le moins du monde comme M. Mandrin ? Mon oncle gémit à n'en plus finir quand son pied goutteux rencontre un caillou.

Cette nuit fit révolution dans l'esprit de la petite

r

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MANDRIN ET CARTOUCHE. 55

fille : le lendemain, elle apporta à l'épicier la vieille traduction de Virgile, qui avait des images; elle refusa des figues et des raisins de Corinthe, et reçut en échange une de ces belles histoires qu'on venait de lui défendre de lire.

Le lendemain était vendredi, et M"^'' Hautemare tomba dans un profond désespoir parce que le soir, en sortant de table, elle aperçut, en trouvant vide un certain pot de terre, qu'elle avait mis dans la soupe un reste du bouillon gras du jeudi.

Eh bien! qu'est-ce que ça fait? dit Lamiel étourdiment, nous avons mangé une meilleure soupe, et peut-être que ce reste de bouillon se serait gâté d'ici à dimanche.

On peut juger si, pour ces propos horribles, la jeune nièce fut grondée d'importance par l'oncle et par la tante ; celle-ci avait de l'humeur, et, ne sachant à qui s'en prendre, elle passa sa colère, comme on dit à Carville, sur sa jeune nièce. La petite avait déjà trop de bon sens pour se mettre en colère contre une si bonne tante qui lui donnait des confitures.

D'ailleurs, elle la voyait réellement au désespoir d'avoir mangé et fait manger ce reste de bouillon. Lamiel fit des réflexions profondes sur ce souper

o(> LAMIEL.

du vendredi. Elle y pensait encore un mois après, lorsqu'elle entendit la Merlin, cabaretière du voi- sinage, qui disait à une pratique :

C'est bon comme du bon pain, les Hautemare, mais c'est bcte !

Or, Lamiel avait la plus tendre estime pour la Merlin'; elle l'entendait rire et chanter toute la journée dans son cabaret et souvent même le ven- dredi.

C'est donc le mot de l'énigme, s'écria Lamiel comme frappée d'une lumière soudaine : mes parents sont bctes!

Pendant huit jours, elle ne prononça pas dix paroles; elle avait été tirée d'une bien grande inquiétude par l'explication de la cabaretière.

On ne me dit pas encore ces choses-là, pensa- t-elle, parce que je suis trop petite; c'est comme l'amour dont on me défend de parler sans vouloir jamais me dire ce que c'est.

Depuis cette grande aventure du propos de la vendeuse de cidre Merlin, tout ce qui était prêché par la tante Hautemare, c'est-à-dire tout ce qui était devoir réel ou de convention parmi les dévots du village, devint également ridicule aux yeux de Lamiel; elle répondait tout bas :

MANDRIN ET CARTOUCHE. 57

C'est bête I à tout ce que sa tante ou son oncle pouvait lui dire. ]Ne pas dire le chapelet le soir des bonnes fêtes ou ne pas jeûner un jour de quatre-temps, ou aller au bois faire l'amour, parurent à Lamiel des péchés d'égale importance.

CHAPITRE V

UNE LECTRICE

Lamiel grandit ainsi, elle avait quinze ans lors- que les yeux de la duchesse de Miossens s'entou- rèrent de quelques rides, (nous avons oublié de dire que, le vieux duc mort, son fils ne lui sur- vécut que de quelques mois), elle fut au déses- poir de cette découverte. Un courrier expédié en toute hâte à Paris lui ramena l'oculiste le plus célèbre, M. de la Piouze. Cet homme d'esprit fut fort embarrassé, lors de la consultation faite le matin au lit delà duchesse; il eut besoin de dé- biter une longue suite de phrases élégantes pour se donner le temps d'inventer un mot grec qui voulait dire affaiblissement causé par la vieillesse. Supposons que ce beau mot grec soit amor- phose; M. de la Rouze expliqua longuement à la duchesse que cette maladie, provenant d'un froid subit à la tête, attaquait de préférence les jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans. 11 prescrivit un

UNE LECTRICE. S9

régime sévère, remit à la duchesse deux boîtes de pilules de noms fort différents, mais formées également de mie de pain et de coloquinte, et conseilla surtout à sa malade de bien se garder de consulter des médecins ignorants, qui pou- vaient confondre cette maladie avec une autre exigeant un régime débilitant. Il lui prescrivit de ne pas lire pendant six mois, surtout le soir; il fallait donc prendre une lectrice. Mais le mé- decin fit si bien, que ce fut la duchesse qui pro- nonça la première le mot fatal de lectrice et un autre mot plus terrible encore : clc^ hoicttes. L'oculiste eut l'air de réfléchir profondément, et finit par décider que pendant la durée du traite- ment, qui pouvait prendre six ou liuit mois, il ne serait pas nuisible de ménager les yeux et de porter des lunettes qu'il se chargeait de choisir à Paris chez un opticien fort savant et que les jour- naux vantent deux fois la semaine.

La duchesse fut ravie de ce médecin char- mant, chevalier de tous les ordres d'Europe, et qui n'avait pas quarante ans, et il partit pour Paris fort bien payé. Mais la duchesse était fort embarrassée : trouver une lectrice à la cam- pagne? Cette sorte de femmes de chambre était

60 LAMIEL.

fort difficile à trouver, même en Normandie. Ce fut en vain que M"*' Anselme fit connaître dans le village le désir de M™® la duchesse. Le bonhomme Hautemare, le seul être masculin de tout le vil- lage qui méritât le titre de bonhonmie, songea d'abord à cette place de lectrice pour sa nièce Lamiel.

Mais, se dit-il, personne autre dans le village n'est capable de remplir cet emploi et la duchesse a tant d'esprit qu'il est impossible qu'elle n'arrive par à songer à Lamiel.

Toutefois, il y avait une objection majeure : une fille prise à l'hôpital était- elle digne de servir de lectrice à une dame d'une si grande noblesse ?

Hautemare et sa femme étaient depuis quinze jours plongés dans le tourment que donne un grand dessein en voie d'exécution, lorsque, un soir l'on annonçait les nouvelles les plus décisives sur ce qui se passait dans la Vendée, le piéton remit au château le numéro de la Quoti- dienne arrivant de Paris.

Ce fut en vain que M"® Anselme mit une double paire de lunettes; elle lisait avec une lenteur et une inintelligence qui désespéraient l'impatiente duchesse.

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U.NE LECTUICE. 61

M"" Â.nselme avait trop d'esprit pour bien lire. Elle voyait une corvée qui serait tombée sur elle sans augmenter ses gages d'un sou. Ce rai- sonnement semblait juste, et toutefois cette fille si habile, ]\P Anselme, se trompa. Que de fois, par la suite, elle maudit cette inspiration de la paresse !

La duchesse s'écria tout à coup pendant cette lecture abominable :

Lamiel ! qu'on mette les chevaux et qu'on aille chercher au village la petite Lamiel, la fdle d'Hautemare ; elle se fera accompagner par son oncle ou sa tante.

Lamiel parut deux heures après, avec ses habits des dimanches. Elle lut mal d'abord, mais avec des grâces charmantes qui firent oublier à la duchesse même l'intérêt des nouvelles de la Vendée. Ses jolis yeux si fins s'enflammaient de zèle en lisant les phrases d'enthousiasme de la Quotidienne.

Elle pense bien, se dit la duchesse.

Et lorsque, vers les onze heures, Lamiel et son oncle prirent congé de la grande dame, celle-ci avait la fantaisie bien décidée d'attacher Lamiel à son service.

62 L AMI EL.

Mais M™'' flautemare n'admettait pas l'idée que le soir, à neuf ou dix heures, Lamiel, grande fille de quinze ans, fort délurée, pût revenir du châ- teau à la maisonnette du maître d'école.

Ici eut lieu une négociation fort compliquée, qui dura plus de trois semaines. Ce délai fut suf- fisant pour porter à l'état de passion, chez la duchesse, l'idée , d'abord assez vague , d'avoir Lamiel au château pour lire la Qnolidicnnc.

Après des pourparlers infinis (qui pourraient avoir le mérite de peindre le génie normand dont nous voyons de si beaux exemples à Paris, mais au risque de paraître long au lecteur bénévole), il fut convenu que Lamiel coucherait dans la chambre de M"*" Anselme, et cette chambre avait l'honneur de toucher à celle delà duchesse. Cette dernière circonstance, qui rassurait pleinement le scrupule et surtout la vanité de M""^ Ilautemare, ne laissa pas de la choquer extrêmement dans un autre sens.

Quoi donc! disait-elle ù son mari, lorsque tout semblait conclu, les méchantes langues de Garville pourront dire que notre nièce est entrée en service? Cela ferait renaître les espérances de ton neveu le jacobin, qui a dit de nous tant d'horreurs.

UNE LECTRICE. 63

Ce scrupule fut sur le point de faire renoncer à l'affaire ; car la duchesse, de son côté, trouvait qu'entrer au château était un honneur insigne pour la nièce du maître d'école, et s'en expliqua dans ces termes avec M'"*^ Hautemare. Aussitôt la commère du village fit une profonde révérence à la grande dame et prit congé sans répondre.

Voilà bien la révolution ! s'écria la duchesse hors d'elle-même; c'est en vain que nous pensons l'éviter, la révolution nous assiège et se glisse même parmi les gens dont nous faisons la for- tune.

Cette réflexion la pénétra d'indignation, de douleur et de crainte. Dès le lendemain malin, après une nuit passée presque sans sommeil, la duchesse fit appeler le bonhomme Hautemare pour lui laver la tète ; mais elle fut bien autre- ment surprise quand le maître d'école, tout consterné et roulant son chapeau entre ses mains, tant il était effrayé du terrible message dont on l'avait chargé, lui annonça que, toute réflexion faite, Lamiel avait la poitrine trop délicate pour pouvoir accepter l'honneur que xM'"® la duchesse avait voulu lui faire.

La réponse à cette déclaration impertinente fut

64 LAMIEL.

empruntée à Bnjazet ; elle consista dans ce seul mot :

Sortez!

La duchesse avait voulu conduire cette affaire sans en parler au curé Du Saillard; la profondeur singulière qu'avait l'esprit de cet ecclésiastique habile lui avait donné l'impardonnable défaut de se laisser aller quelquefois à des réparties un peu brusques quand on lui opposait des objections par trop absurdes.

Voilà encore, se disait la duchesse, de ces choses qu'on n'eût point vues avant 89.

Elle évitait donc le plus qu'elle pouvait de par- ler au curé de choses sérieuses. Quelquefois même, M™*" de Miossens essayait d'engager Du Saillard à dîner et de ne lui dire que deux mots polis : l'un quand il entrait et l'autre à sa sortie. L'homme d'esprit s'amusait de ces prétentions et attendait patiemment que la duchesse eût besoin de lui. Dans la colère que lui donna le maître d'école, la grande dame fît appeler Du Saillard à l'instant et n'eut pas môme l'esprit de l'engager à dîner et de ne lui parler de Lamiel qu'à la fin du repas.

Du Saillard trouva l'affaire si mal engagée qu'il la jugea sans remède. Avant de parler de Lamiel,

UNE LECTF.ICE. 65

il eût fallu commencer par découvrir quelque abus dans l'école tenue par Hautemare. se trouvait la source de son bien-être et de son outrecuidance. On aurait menacé de fermer cette école, on l'eût même fermée au besoin. Alors Hautemare serait venu solliciter humblement l'admission de Lamiel au château. Le curé fit sentir à la duchesse, dans toute son amertume, la faute immense qui avait été commise en ne débutant pas par le consulter pour cette affaire; puis il la laissa, sans lui donner de conseil, dans le profond désespoir de sa vanité outragée par un manant.

La profondeur de son émotion ôtant à cette grande dame le peu de sens qu'elle avait pour conduire les affaires, elle ne sut pas même ména- ger à propos un reste de dignité, et j\P^ Anselme adressa à monsieur Hautemare une lettre officielle dans laquelle elle lui disait, au nom de madame, que mademoiselle Lamiel aurait l'honneur d'être employée auprès de M™*^ la duchesse en qualité de lectrice et ce, jusqu'à ce que l'on fît venir de Paris une personne />/?« savante. Tout le village fut scandalisé de ce mot : mademoiselle adjoint au nom de Lamiel.

Celle-ci n'avait point ignoré toutes les démar-

66 LAMIEL.

ches que son oncle faisait depuis trois semaines et désirait avec passion d'entrer au château. Elle avait entrevu les beaux meubles qui remplissaient les chambres, elle avait vu surtout une magni- fique bibliothèque et tous les volumes dorés sur tranches qui la composaient. Elle avait oublié de remarquer que ces volumes se trouvaient dans une armoire à glace, et que la duchesse, fort méfiante, en portait la petite clef toujours attachée à sa montre.

En arrivant, pour y demeurer, dans ce beau châ- teau qui avait un toit d'ardoises, profondément sé- rieux et ressemblant à un éteignoir, Lamiel éprou- va dans la poitrine une sensation si extraordinaire et si violente qu'elle fut obligée de s'arrêter sur les marches du perron. Son âme avait vingt ans et, pour dernier conseil, sa tante, qui l'avait accompagnée jusqu'à la porte, mais qui ne voulut pas entrer pour n'être pas obligée de remercier la duchesse, lui recommanda fort de ne jamais rire devant les femmes de chambre et de ne se prêter aucune sorte de plaisanterie. Autre- ment, ajouta M"'*^ Hautemare, elles te mépriseront comme une paysanne et l'accableront de petites insultes, si petites, qu'il te sera impossible de t'en

UNE LECTRICE. 67

plaindre à la duchesse, et pourtant si cruelles que, au bout de quelques mois, tu seras trop heu- reuse de quitter ce château.

Ces mots furent fatals pour Lamiel ; tout son bon- heur disparut à l'instant. Elle fut pénétrée d'un profond découragement en observant les physio- nomies de ces femmes qui entouraient la duchesse. x\près trois jours seulement, Lamiel était si mal- heureuse qu'elle en avait perdu l'appétit. La chambre elle couchait avait un beau tapis, mais il n'était pas permis de marcher vite sur ce tapis; c'eût été de mauvais ton et peu respectueux pour madame. Tout devait se faire lentement et d'une façon compassée dans ce magnifique château puisqu'il avait l'honneur d'être habité par une grande dame. La cour de la duchesse était plus particulièrement composée de huit femmes dont la plus jeune avait bien cinquante ans. Le valet de chambre, Poitevin, était bien plus âgé encore, ainsi que les trois laquais, qui, seuls, avaient le privilège d'entrer dans la longue suite des pièces qui occupaient le premier étage. Il y avait un magnifique jardin composé d'allées de tilleuls et de charmilles sévèrement taillés trois fois par an. Deux jardiniers soignaient un magnifique parierre

68 LA MI EL.

planté de fleurs et qui s'étendait sous les fenêtres du château.

Dès le second jour, il fut décidé que Lamiel ne pourrait se promener, même dans le parterre, que dans la compagnie d'une des femmes de madame, et ces demoiselles trouvaient toujours qu'il faisait trop humide, ou trop chaud, ou trop froid pour se promener. Quant à l'intérieur du château, ces demoiselles qui, presque toutes, prétendaient à la jeunesse, quoique dépassant de loin la cinquan- taine, avaient découvert que le grand jour était de mauvais ton, etc., etc.

Enfin, à peine un mois s'était écoulé, que Lamiel périssait d'ennui, et sa vie n'était pas trop égayée par le numéro de la fidèle Quotidienne, dont tous les soirs elle faisait la lecture à madame. Quelle différence avec la vie de Mandrin, à ses yeux le livre le plus amusant du monde! Elle avait oublié d'apporter ses livres et, lorsqu'elle allait en voiture passer de courts instants chez ses parents, elle n'était pas laissée seule un instant et ne pouvait aller à sa cachette.

Lamiel n'avait presque plus l'envie de se pro- mener; elle était si malheureuse, que sa petite vanité, quoique fort éveillée, ne s'apercevait pas

UNE LECTRICE. 69

même de son succès auprès de la duchesse : il était iuMiiense. Ce qui, surtout, faisait la conquête de la grande dame, c'est que Lamiel nacait point Vdir (Vune det7ioiseIle.

Il faut savoir que celui des désastreux effets de la révolution auquel M™^ de Miossens était le plus sensible, c'étaient ces airs de décence et de réserve que se donnent des filles de gens du peuple qui ont gagné quelque argent. Lamiel avait trop de vivacité et d'énergie pour marcher lentement et les yeux baissés, ou du moins ra- menés, pour ne laisser échapper qu'un regard insignifiant sur le magnifique tapis du salon de la duchesse. Les avis charitables des femmes de chambre l'avaient amenée à une singulière allure; elle marchait lentement, il est vrai, mais elle avait l'air d'une gazelle enchaînée ; mille petits mouvements pleins de vivacité trahissaient les habitudes campagnardes. Jamais elle n'avait pu prendre cette démarche de bonne compagnie qui doit avoir l'air du dernier efi'ort d'une nature qui ne demanderait qu'à ne point agir. Dès qu'elle n'était pas immédiatement surveillée par les re- gards sévères de quelques-unes des anciennes femmes de chambre, elle parcourait en sautant

70 LA MI EL.

la suite des pièces qu'il fallait traverser pour ar- river à celle se trouvait la duchesse. Avertie par les dénonciations de ses femmes, la grande dame fit placer une glace dans son salon pour apercevoir cette gaîté de son fauteuil. Quoique Lamiel fût la légèreté même, tout était si tran- quille dans ce vaste château, que l'ébranlement causé par ses sauts s'entendait de partout. Tout le monde en était scandalisé, et c'est ce qui acheva de décider la fortune de la jeune paysanne. Quand la duchesse fut bien siàre de n'avoir pas fait acqui- sition d'une petite fille se donnant des airs de de- moiselle, elle se livra avec folie au vif penchant qu'elle sentait pour Lamiel. Celle-ci ne compre- nait pas la moitié des mots qu'elle lisait dans la Quotidienne. La duchesse prétendit que pour bien lire il faut comprendre; elle partit de pour se donner le plaisir d'expliquer à Lamiel toutes les choses dont parle la Quotidienne. Ce ne fut pas une petite afiaire, et, sans que la duchesse l'eût prévu, ce soin d'instruire Lamiel devint pour elle, tous les soirs, la source d'une occupation fort attachante; par ce moyen, la lecture de la Quoti- dienne durait trois heures, au lieu d'une demi- heure. La grande dame expliquait à la jeune pay-

UNE LECTRICE. 71

sanne normande, fort intelligente, mais ignorante à plaisir, toutes les choses de la vie; et, enfin, ces commentaires sur le journal que le piéton appor- tait à huit heures remplissaient souvent la soirée jusqu'à minuit.

Comment, c'est minuit? s'écriait la duchesse avec gaîté; je me serais crue tout au plus à dix heures! Voilà encore une soirée bien passée!

La duchesse avait en horreur de se coucher de bonne heure. Souvent les commentaires suY\a.Quo- lidienue recommençaient le lendemain matin, et enfin, chose incroyable! la duchesse, qui répétait encoreassez souvent que c'étaient les Normands qui avaient perdu la France, déclara que le commen- taire sur la Quotidienne ne suiïisait pas à l'éduca- tion de la. 2jefi(e; c'est ainsi que Lamiel était ap- pelée au château. La petite, pour bien s'acquitter de ses fonctions de lectrice , devait comprendre même les anecdotes malignes sur les femmes des banquiers et autres dames libérales dont la Quo- tidienne enrichit ses feuilletons. La petite lut tout haut les Veillées du château de M'"® de Genlis, et ensuite les romans les plus moraux de cette célèbre comédienne. Plus tard, la duchesse trouva que Lamiel était digne de comprendre le Diction-

72 LAMIEL.

nuire des Étiquettes, l'ouvrage le plus profond du siècle. Tout ce qui tient à la différence, et surtout à la délimitation des rangs dans la société, avait un droit particulier à l'attention d'une femrrje qui, pendant toute sa jeunesse, avait été à la veille d'être duchesse. C'était par une fatalité singulière qu'elle n'était arrivée à ce rang suprême, idole des femmes du faubourg Saint-Germain, qu'à l'âge de quarante ans, lorsqu'elle ne tenait plus guère, disait-elle, à avoir un rang dans le monde. Le malheur, suite de cette longue attente, avait aigri un caractère naturellement faible et superstitieux, auquel tout manqua avec la fraîcheur de la jeu- nesse. Elle eût trouvé une consolation dans les soins passionnés de quelque homme pauvre attiré au château; mais un premier malheur de ce genre fui, traité avec tant d'horreur par le directeur de sa conscience, que la duchesse arriva sans pécher de nouveau aux portes de la vieillesse, et ce mal- heur de tous les instants acheva d'aigrir son ca- ractère. Il y avait des moments elle sentait le besoin de se fâcher. Lorsqu'elle arriva en Nor- mandie, la hauteur de cette marquise, qui préten- dait être traitée en duchesse, parut si singulière aux dames nobles des châteaux voisins, que bientôt

UNE LECTRICE. 73

le salon de Miossens fat déclaré souverainement ennuyeux. On n'y vint qu'à son corps défendant, et si l'on répondait encore aux invitations à dîner de la duchesse, c'était surtout à l'époque des pri- meurs. La duchesse avait conservé des habitudes d'une grande fortune l'habitude d'envoyer des courriers à Paris pour avoir les premierspetitspois, les premières asperges, etc., etc. Elle voyait fort bien ce que les beaux et nombreux châteaux du voisinage ne se donnaient guère la peine de lui cacher : on ne venait la voir que par considération pour les courriers revenant de Paris.

CHAPITRE VI

SANS F IN ET DU SA II, LARD

La prétendue faiblesse des yeux de la duchesse servait de prétexte à cette femme aimable pour ne jamais se séparer de Lamiel, qui avait pleine- ment succédé au crédit du chien Dash, mort peu auparavant.

Ce genre de vie eût été délicieux pour une pe- tite paysanne vulgaire, mais il y avait à peine un an qu'il durait, et toute la gaîté de la jeunesse avait disparu chez la jeune paysanne.

Plusieurs mois se passèrent ainsi ; enfin Lamiel tomba sérieusement malade. Le danger fut si grand, dès le début de la maladie, que la du- chesse se résigna à faire appeler le docteur Sansfin, qui, depuis plusieurs années, ne venait plus au château que le l*"" janvier. Du Saillard lui avait fait préférer le docteur Buirette, de Mortain, pe- tite ville à quelques lieues du château. Du Sail- lard avait peur qu'il ne s'emparât de l'esprit de la

SAN'SFIN ET DU SAILLARD. 75

duchesse et même qu'il ne guérît la prétendue maladie de ses yeux. La vanité sans bornes du médecin bossu jouit délicieusement de cet appel au château; cela seul manquait à sa gloire dans le pays. Il résolut de produire une impression profonde. Selon lui, la duchesse devait mourir d'ennui; en conséquence, pendant la première moitié de la visite, il fut d'une grossièreté par- faite; il adressait les mots les plus étranges à cette grande dame, dont il savait si bien que le langage était si mesuré et si élégant.

Puis il fut émerveillé de la maladie de la jeune fille.

Voici un cas bien rare en Normandie, se dit-il; c'est Y ennui ^ et l'ennui malgré le carrosse de la duchesse, l'excellent cuisinier, les primeurs, les beaux meubles du château, otc. Ceci devient curieux; donc ne pas me faire chasser : j'ai appli- qué le caustique grossier avec assez de force. D'ailleurs cette femme peut se trouver mal, s'éva- nouir, je m'ennuierais ici. Plus de mesure, mon- sieur le docteur! La chose la plus cruelle que je puisse inventer pour le service de cette grande dame qui me déteste en ce moment, c'est de ren- voyer la petite chez ses parents.

76 LAMIEL.

Sansfin revint tout à coup à ses façons ordi- naires; si elles n'étaient pas fort distinguées, elles annonçaient du moins un homme réfléchi, accablé de travail et n'ayant le temps ni d'adoucir le feu de ses pensées, ni de polir ses expres- sions.

Il prit l'air le plus lugubre :

Madame la duchesse, j'ai la douleur de de- voir préparer votre esprit à tout ce qu'il y a de plus triste; tout est fini pour cette aimable en- fant. Je ne vois qu'un moyen de retarder peut- être les progrès de l'effi-oyable maladie de poi- trine; il faut, ajouta-t-il en reprenant l'air dur, qu'elle aille occuper dans la chaumière des Hau- temare la petite chambre elle a vécu si long- temps.

L'on ne vous a pas appelé, monsieur, s'écria la duchesse avec colère, pour changer l'ordre de ma maison, mais pour tâcher, si vous le pouvez, de guérir l'indisposition de cette enfant.

Agréez l'hommage de mon profond respect, s'écria le docteur d'un air sardonique, et faites appeler M. le curé. Mon temps est réclamé par d'autres malades que leurs entours me permet- tront de «îuérir.

SANSFIN ET DU SAILLARD. 11

Le docteur sortit sans vouloir écouter M"« An- selme, que la duchesse envoya sur ses pas. Il ne se sentait pas d'aise d'infliger des malheurs à une si grande dame et qui avait une taille si belle !

Quelle grossièreté ! quel oubli de toutes les convenances! s'écria la duchesse outrée de colère. Gomme si l'on ne payait pas à ce grossier person- nage la seconde demi-heure qu'il eût pu consa- crer à la petite. Qu'on aille chercher Du Saillard.

Le curé parut à l'instant. Ses discours ne pou- vaient avoir la netteté de ceux de Sansfîn : sui- vant l'usage de sa profession, accoutumé à parler à des sots et devant garder toutes les avenues CD.ure la critique, la première réponse du curé Du Saillard dura bien cinq minutes. Cette pensée si verbeuse effrayerait le lecteur, mais elle plut à la duchesse, qui retrouvait le ton auquel elle était accoutumée. Le curé entra pleinement dans sa colère contre l'indigne procédé 6?^ cet homme que, partout ailleurs, il "appelait son respectable ami ; et, à la suite d'une visite qui ne dura pas moins de sept quarts d'heure, la duchesse fut décidée à envoyer un courrier chercher un médecin à Paris.

La grajîde objection contre cette mesure,

78 LA MI EL.

c'est que jamais, dans la maison de Miossens, l'on n'avait appelé un médecin de Paris pour les gens.

Je pourrais suggérer à M"^® ia duchesse l'idée bien simple de faire appeler ce médecin pour sa propre santé que, dans le fait, tous ces tracas nous donnent la douleur de voir fort al- térée.

Mes femmes verront bien, répondit la du- chesse d'un ton romain, que le médecin de Paris est appelé pour Lamiel et non pour moi.

Ce médecin, appelé par un courrier, après s'être fait attendre quarante-huit heures, daigna enfm paraître. Ce M. Duchâteau était une sorte de Lovelace de faubourg, encore jeune et fort élé- gant; il parlait beaucoup et avec esprit, mais avait quelque chose de si horriblement commun dans ses façons d'agir et dans le langage qu'il scandalisait même les femmes de chambre de la duchesse. Da reste, au miUeu de ses bavardages sans limites, les femmes de chambre elles-mêmes remarquèrent qu'il daigna consacrer à peine six minutes à examiner la maladie de Lamiel. Gomme on voulait lui raconter les symptômes, il déclara n'avoir nul besoin d'un tel récit, et prescrivit un traitement absolument insignifiant. Quand, au

SAN s FIN ET DL SAILLARD. 79

bout de trois jours, il repartit pour Paris, l'ab- sence de cet homme fut uu soulagement pour M'"" de Miossens. On appela le médecin de Mor- tain, qui était en correspondance avec une femme de chambre, et se prétendit malade pour ne pas paraître. On fit venir ensuite un médecin de Rouen, M. Dervillers qui, bien différent de son collègue de Paris, avait un aspect lugubre et ne disait mot. Il ne voulut pas s'expliquer avec la duchesse, mais dit au curé que la petite n'avait pas six mois à vivre. Ce mot était cruel pour la duchesse; il la privait de la seule distraction qu'elle eût au monde ; sa fantaisie pour Lamiel était dans toute sa force; elle fut au désespoir et répétait souvent qu'elle donnerait cent mille francs pour sauver Lamiel. Son cocher qui l'entendit lui dit avec la grosse franchise d'un Alsacien :

Eh bien ! que madame rappelle Sansfm.

Un jour, revenant tristement de !a messe dans son carrosse par la grand'rue de Garville. elle vit de loin le médecin bossu et, d'instinct, elle l'ap- pela. Il avait inventé une méchanceté à faire, ce qui le fit accourir au carrosse, de l'air le plus ou- vert. Il y monta, et, en arrivant auprès de la ma- lade, il déclara qu'elle était horriblement changée et

80 LAMIEL.

lui donna des remèdes qui devaient redoubler tous les accidents de la maladie. Cette ruse du coquin eut un succès qui le ravit. La duchesse elle-même devint malade, et comme, malgré une apparence d'égoïsme épouvantable mais qui ne tenait qu'à la hauteur, elle avait l'âme bonne au fond, elle se reprocha amèrement de n'avoir pas voulu per- mettre qu'on transportât Lamiel chez ses parents. Ce transport eut lieu et le médecin bossu se dit : « Je serai le remède. )>

Il entreprit d'amuser la femme malade et de lui peindre la vie en beau ; il employa vingt moyens ; par exemple, il prit un abonnement à la Gazelle des. Tribunaux^ et on la lisait à Lamiel tous les matins. Les crimes l'intéressaient, elle était sen- sible a la fermeté d'âme déployée par certains scélérats. En moins de quinze jours, l'extrême pâ- leur de Lamiel sembla diminuer. La duchesse le remarquait un jour.

Eh bien! madame, s'écria Sansfin avec hau- teur, est-ce qu'il convient d'appeler des méde- cins de Paris quand on a un docteur Sansfin dans le voisinage? Un curé peut avoir de l'esprit, mais quand cet esprit est troublé par l'envie, il res- semble comme deux gouttes d'eau à de la sottise.

SANSFI\ ET DU SAILLARD. SI

Sansfin voit ce qui est vrai partout, mais je dois avouer que les sciences que j'étudie pour essayer de ire perfectionner dans mon art me laissent si peu de temps à perdre, que je dis quelquefois la vérité eu termes trop clairs et trop précis, et, je le sais, les salons dorés frémissent d'entendre ce langage simple d'un homme vertueux qui n'a be- soin de faire la cour à personne. Par égoïsme, pour ne pas vous séparer d'une femme de chambre qui vous amuse, vous n'avez pas voulu d'abord que l'on transportât Lamiel chez ses parents et vous avez exposé sa vie. Ce n'est pas à moi à vous dire le jugement que la religion porte d'une telle action. Si M. le curé Du Saillard osait remplir ses devoirs auprès d'une femme de votre rang, sa sé- vérité serait peut-être encore plus offensante que la mienne; mais lui se moque de la perte de l'âme de ses malades. La mort de l'âme ne se voit pas comme celle du corps. Son métier est plus com- mode que le mien. Quant aux remèdes de votre sot de Paris et à ceux du docteur de Piouen, ils ont mis la petite aux portes du tombeau. Dé- mentez moi si j'ai tort, et, moi, j'ai tant d'huma- nité et tant d'amour pour mon état que si une de ces vieilles femmes imbéciles, dont vous avez

6

82 LAMIEL.

rempli votre château, eût voulu me le permettre, j'aurais pénétré en secret auprès de l'intéressante malade et j'aurais substitué aux poisons que lui administrait ce charlatan de Paris les remèdes vé- ritables ; mais je n'ai pu. Remarquez, madame, que je courais les risques d'un procès criminel pour sauver mie petite fille qui vous amuse. C'est ainsi, madame la duchesse, que la sottise, même dans le cas le plus indifférent en apparence, peut amener la mort. Pendant huit jours, je me suis arrangé pour avoir matin et soir des nouvelles de la petite. Elle était mourante et pouvait à chaque instant être saisie d'un vomissement de sang pen- dant lequel elle serait morte dans vos bras. S'il lui eût été donné, au moment suprême, de con- naître la vérité, elle eût pu vous dire : H'Madame « la duchesse^ vous me tuez; vous avez sacrifié u ma vie à votre répugnance pour le langage (( ferme et noble de la vérité ; la vérité vous a « choquée parce qu'elle se trouvait dans la bou- ;( che d'un pauvre médecin de campagne. »

La duchesse fut atterrée des paroles du doc- teur ; elle crut entendre un prophète ; elle avait si gauchement arrangé sa vie que, depuis longtemps, personne ne se donnait la peine d'être éloquent

SAXSFIN ET DU SAILLARD. 83

pour la désennuyer. Elle laissait aller sa vie comme du temps sa beauté et des mots char- mants peuplaient son salon.

L'e docteur augmenta à plaisir l'indisposition de la grande dame, il la rendit folle de douleur; il est vrai que tous les jours, pendant une heure, il la soumettait à l'horrible magnétisme de son élo- quence infernale. La duchesse fut si indisposée qu'elle n'eut plus la force de venir voir deux fois par jour Lamiel chez ses parents. Alors, par les soins du docteur qui voulait la guérir de sa lan- gueur, elle en vint à un tel point de folie qu'elle quitta le château pour venir passer publiquement plusieurs jours dans la chaumière voisine de celle des Hautemare, que le docteur fit évacuer et meu- bler en quelques heures. Ce qui augmentait le zèle de Sansfîn, c'est que le Du Saillard était furieux et employait tout son génie à chercher un moyen quelconque d'éloigner le médecin bossu. Le moyen de défense de celui-ci fut bien simple. Tout le monde à Carville avait peur du curé. Le doc- teur, après l'avoir répété sur tous les tons deux ou trois cents fois, fit comprendre à la duchesse et au village que le curé était jaloux de lui parce qu'il sauvait la vie à la petite Lamiel, pour laquelle

84 LAMIEL.

il avait voulu faire appeler un médecin de Paris. La chose, une fois bien expliquée, était si claire que tout le village saisit l'anecdote (langage de commis marchand), et la grande agitation du curé Du Saillard ne fat plus une énigme. Le docteur ne négligea rien pour faire comprendre la vérité aux curés du voisinage, lesquels furent charmés de pouvoir reprocher une faiblesse au terrible curé de Carville, chargé de les surveiller.

CHAPITRE VU

MALADIE DE LA.AIIEL

Le docteur se dit : il faut que j'entreprenne deux choses.

Me faire aimer de Lamiel, qui a dix-sept ans bientôt et sera cliarmante quand je l'aurai déniaisée.

Me rendre si nécessaire à cette grande dame qui a de beaux traits, et est encore fort bien, malgré ses cinquante-deux ans, afin qu'elle se résolve, après un combat de quelques mois ou d'un an, à épouser de la main gauche le médecin de campagne disgracié par la nature.

La duchesse le consultait sur tout, et, dans le fait, depuis qu'elle voyait Sansfin tous les jours, et plusieurs fois dans la journée, elle ne connais- sait presque plus l'ennui.

Au milieu de l'agitation dans laquelle le docteur maintenait son esprit, elle disait hautement à tout le monde que, depuis qu'elle habitait une chau- mière, elle avait connu le bonheur.

86 LAMIEL.

« Je serais parfaitement heureuse, ajoutait-elle, si j'étais rassurée sur la santé de Lamiel. »

Dans ces circonstances, Sansfin prétendit que l'apothicairô d'Avranches ne saurait jamais pré- parer certaines pilules nécessaires pour rendre quelques forces à la jeune malade. 11 alla passer plusieurs jours à Rouen; depuis quelques mois, il entretenait une correspondance assez suivie avec M. Gigard, grand vicaire de confiance de M. le cardinal archevêque. Arrivé à Rouen, il jugea nécessaire de faire la conquête complète du grand vicaire de l'archevêque, et se fit proposer par lui de faire entre ses mains une confession générale; enfin, il arriva à ce qui était l'objet réel de son voyage, il fut présenté à M. le cardinal , et se conduisit avec tant d'adresse, montra tant d'esprit et de modération, donna des éloges si perfides à M. le curé Du Saillard, qui n'avait pas été à Rouen depuis dix-huit mois, que, lorsqu'il quitta cette capitale, le cardinal eût plutôt écouté une dénonciation de lui contre Du Saillard, qu'une dénonciation du curé contre lui. Arrivé à ce point, ce médecin de la campagne vil arriver à lui la possibilité d'épouser une veuve de la première noblesse qui, légalement, avait plus de quatre-

xMALADIK DE LAMIEL. 87

vingt mille livres de rente et qui, dans le fait, ayant un seul fils, âgé de dix-sept ans, élève de l'École polytechnique, pouvait dépenser près de deux cent mille francs par an.

'( J'empoignerais l'esprit de ce fils, je m'en ferais adorer, se disait Sansfin, en se promenant solitairement sur la colline de Sainte-Catherine, qui domine Rouen ; et, dans tous les cas, en met- tant tout au pis, qui m'empêcherait de m'enfuir en Amérique avec une bourse de cent mille francs? Là, sous un nom supposé, M. Petit ou M. Pierre Durand, je recommencerais la carrière médicale, et, d'ailleurs, j'aurais si bien arrangé les affaires, en emportant mes cent ou deux cent mille francs, que la duchesse et son fils se couvriraient de ridicule s'ils s'avisaient de me poursuivre. »

Sansfin revint à Carville ; la guérison de Lamiel allant très vite, et pouvant donner à M™® de Miossens l'idée de retourner au château, Sansfin eut recours à des drogues qui augmentèrent les apparences de l'indisposhion de Lamiel.

Dans cet état de choses, Sansfin allait à lâchasse, dans la forêt d'imberville ; là, un jour, au lieu de chasser, il rêva profondément.

« Eh bien! soit, se dit-il, en s'asseyant sur les

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« J'empoignerais l'esprit de cifils, je m'en ferais adorer, se disait Sansfin, case promenant solitairement sur la colline de Salte-Caiherine, qui domine Rouen ; et, dans tous I cas, en met- tant tout au pis, qui m'empécherà de m'enfuir en Amérique avec une bourse de cet mille francs? Là, sous un nom supposé, M. Pel ou M. Pierre Durand, je recommencerais la canère médicale, et, d'ailleurs, j'aurais si bien arraçé les alTaires, en emportant mes cent ou deux cei mille francs, que la duchesse et son fils se ^ivriraient de ridicule s'ils s'avisaient de me pouiuivre. ^

Sansfin revint à Carville ; la gu^on de Lamicl allant très vite, et pouvant daner à M"^* de Miossens l'idée de retourner au câteau, Sansfin eut recours à des drogues qui aijraentèrent les apparences de l'mdispoâtion de Liiiel.

Dans cet état de choses, Sansfin Jait à la chasse, dans la forêt d'Imberville ; là, i jour, au lieu de chasser, il rêva profondéme:

« Eh bien! soit, se dit-il, eu - --;\;ini sur les

88 LAMIEL.

racines d'un hêtre qui sortaient de terre, me voilà l'époux de cette duchesse, je manipule à plaisir une fortune de plus de deux cent mille livres de rente ; eh bien ! je n'ai pas changé ma position, je n'ai fait que la dorer, je suis toujours un être subalterne, faisant la cour à des gens jjIus puissants que moi, et ayant toujours à combattre le mépris et, qui plus est, un mépris que je sens mérité par moi. Suivons le second projet : trans- planté en Amérique, je m'appelle, si je veux, M. de Surgeaire, j'ai deux cent mille francs dans mon portefeuille, qu'est-ce que tout ça? C'est un embellissement de ma position; j'ai le fardeau de ma friponnerie à ajouter au fardeau de ma bosse. Cette bosse me rend reconnaissabble partout et, vu l'infâme liberté de la presse qui règne en Amérique, qu'aurais-je à faire si, un beau matin, je lis toute mon histoire dans les journaux? Non, je suis las des impostures, il me faut à moi du légi- time et du réel; l'argent ne m'est bon que comme luxe; certainement, un beau carrosse empêcherait qu'on vît mon défaut naturel, mais quant à moi, pour vivre, je n'ai besoin que de dix mille francs. » Après quatre heures d'une agitation fébrile, le docteur sortit de la forêt d'Imberville, et rentra

31ALADIE DE LAMIEL. 89

dans Garville; bien décidé à ne faire de la duchesse qu'une amie intime, et point du tout une femme. Cette friponnerie de moins à faire le rendit tout heureux. Huit jours après, il se disait :

(( Grand Dieu, combien je me trompais en me donnant une nouvelle imposture à soutenir. Je serais bien plus heureux en développant mes qualités naturelles. Si la nature m'a donné une triste enveloppe, je sais manier la parole et me rendre maître de l'opinion des sots, et même, ajouta-t-il avec un soutire de satisfaction, de l'opinion des gens d'esprit, car enfin cette duchesse n'est point mal sous ce rapport, elle a un tact admirable pour le ridicule et les affectations, seu- lement, elle ne raisonne pas, ainsi que tous les gens de sa classe. Le raisonnement, n'admettant pas de plaisanterie, lui semble d'une tristesse horrible, et quand, par hasard, elle veut raisonner et arriver à une conclusion qui me déplaît, je puis toujours détruire tout raisonnement par un mot d'esprit piquant. Quant à moi, je sais travail- ler; pour devenir député, j'aurais à étudier quel- que peu d'économie politique et à lire les titres de quelques centaines d'ordonnances administra- tives; eh bien! qu'est-ce que cela au prix de

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«jolie, ee passerait pour une le; eh len! vous avez fait sa lit qu'il n'est aucun sacrifice avec jo pour se conserver le ^fter ses s-irées avec vous. Mais <t dangeîuse, vous devez vous plot le lus noir de la part des imbre ; l"' Anselme, surtout, sionomie seulement à entendre

Ibt de louai^e pour vous. M. l'abbé [l'habilud de réussir dans tout prend; s' se joint aux femmes

90 L AMI EL.

l'étude de trois ou quatre maladies? Lors de mes premiers essais à la tribune, ma bosse m'empê- chera d'être envié. A quoi bon courir en Améri- que? Mon pays m'offre la situation qui me convient ; il faut que M™^ de Miossens ait un salon considéré à Paris, et que ce salon réponde de moi à la bonne compagnie. Par monsieur le cardinal archevêque, je puis me faire agréer de la congrégation. Ces deux belles préparations achevées, la porte m'est ouverte, c'est à moi d'entrer, si j'ai assez de vigueur dans les Jambes. En attendant, il faut m'amuser; pendant que je vais suivre ce grand dessein, il faut me donner les prémices du cœur de cette jeune fille.

Pour parvenir à toutes ces belles choses, Sansfin fit durer pendant plusieurs mois la préten- due maladie de Lamiel ; comme l'origine du peu de réel qu'il y avait dans cette indisposition fort simple était l'ennui, Sansfin sacrifiait toute chose au désir d'amuser la malade ; mais il fut étonné de la clarté et de la vigueur de cet esprit si jeune : la tromper était fort difficile. Bientôt Lamiel fut convaincue que ce pauvre médecin d'une figure aussi burlesque était le seul ami qu'elle eût au monde. En peu de temps, par des plaisanteries

MALADIE DE LXMIEL. 01

bien calculées, Sansfin réussit à détruire toute l'afTection que le bon cœur de Lamiel avait pour sa tante et son oncle Hautemare.

Tout ce que vous croyez, tout ce qu'ils vous disent aujourd'hui et qui vous rend si charmante est gâté par un reflet de toutes les pauvretés que le bon Hautemare et sa femme vous ont données pour des vérités respectables. Ce que la nature vous a donné, c'est une grâce charmante et une sorte de gaîté qui se commu- nique, <à votre insu, aux personnes qui ont le bonheur de vous entendre. Voyez la duchesse, elle n'a pas le sens commun et pourtant, si elle était encore jolie, elle passerait pour une femme fort aimable; eh bien! vous avez fait sa conquête au point qu'il n'est aucun sacrifice qu'elle n'accepte avec joie pour se conserver le bonheur de passer ses soirées avec vous. Mais votre position est dangereuse, vous devez vous attendre au complot le plus noir de la part des femmes de chambre ; M"® Anselme, surtout, change de physionomie seulement à entendre un seul petit mot do louange pour vous. M. l'abbé Du Saillard a l'habitude de réussir dans tout ce qu'il entreprend; s'il se joint aux femmes

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92 LAMIEL.

de chambre, vous êtes perdue, car vous avez toutes les grâces possibles ; mais le bon sens manque encore à votre jeunesse, vous ne savez pas raisonner. De ce côté-là, je pourrais bien vous être de quelque utilité ; mais votre maladie va cesser au premier jour, alors je n'aurai plus de prétexte pour vous voir et vous pouvez tomber dans les plus grandes fautes. Si j'étais à votre place, j'aimerais bien faire l'acquisition du bon fic/is; c'est un travail d'un mois ou deux.

Pourquoi ne me pas dire cela en deux mots, pourquoi cette préface d'un quart d'heure ? Je suis inquiète depuis que vous parlez pour deviner à quoi vous voulez en venir.

Je veux, répondit Sansfm en riant, que vous consentiez à un meurtre horrible : tous les huit jours, je vous apporterai dans la poche de ma veste de chasse de Staub * un oiseau vivant ; je lui couperai la tête, vous verserez le sang sur une petite éponge que vous placerez dans votre bouche. Aurez-vous ce courage? pour moi, j'en doute.

1. Le tailleur ù la mode. (Note de B.) Ce laillrur est déjà cité dans le Rouge et le Noir.

MALADIE DE LAMIEL. 93

Après? dit Lamiel.

Après, reprit le docteur, dans les moments que vous passerez auprès de la duchesse, de temps à autre vous cracherez le sang. Votre poitriue étant attaquée à ce point, on n'aura plus d'objec- tion à tout ce que je voudrais faire faire pour vous amuser. Je vous l'ai déjà dit : votre maladie conduisait au marasme, rien n'est plus dangereux chez les fdles de votre âge ; mais au fond votre maladie n'était que de l'ennui.

Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m'ennuyer en m'enselgnant ce que vous appelez le bon sejis ?

Non, car ce que je vous demande c'est du travail, et, dès qu'on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue sur les plus beaux chênes?

Le lierre embrasse étroitement un coté du tronc et ensuite suit les principales branches.

Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne;

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mais, tandis que vous croissiez, les Hautemare vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s'attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous quittant, vous allez me voir descendre de cheval et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera la règle du lierre. Ecrivez ce mot sur la première page de vos heures, et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une des idées que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.

Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches, je dis un mensonge; ah! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez! Par bonheur, vous êtes amusant.

Le chef-d'œuvre du docteur avait été de donner ce ton aux conversations qu'il avait avec sa jolie malade ; il avait pensé que le ton sérieux qu'elle devait conserver avec la duchesse lui rendrait

MALADIK DE LAMIEL. 95

toujours infiniment plus agréables les moments qu'elle passait avec lui.

c( Et, se disait -il, si même quelque jour quelqu'un de ces infâmes jeunes gens que j'exècre, et auxquels la nature a donné un corps sans défaut, vient à parler d'amour à mon petit bijou, ce ton effrayera l'amant nigaud et j'aurai toutes facilités pour lui donner des ridicules. »

Quoique le sang du pauvre petit oiseau que le docteur apporta à sa malade lui inspirât d'abord beaucoup de répugnance, cependant il parsint à lui faire placer dans la bouche la petite éponge imprégnée de sang, et de plus, ce qui valait bien mieux, par le ton de voix qu'il aftecta, le docteur donna à Lamiel non pas la conviction, mais bien mieux la sensation qu'elle commettait un grand crime ; il lui fit répéter après lui des serments horribles par lesquels elle s'engageait à ne jamais révéler le conseil qu'il lui avait donné de prendre le sang d'un oiseau. La vue de la mort donnée à ce petit être fort gentil avait bouleversé profondément l'âme de la jeune fille; elle se cacha les yeux avec son mouchoir pour ne pas voir exécuter le crime; le docteur jouissait

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Bien entendu, d'abord, il ne it question que d'amour platonique ; c'était uneuse que Sansfm employait toujours, afin de détarner l'attention de la femme à séduire et de lui Àve oublier l'af- freux défaut de sa taille.

C'était ce malheur qui, dès la remière enfance, avait accoutumé le docteur à doner une extrême attention aux moindres détails, 'es l'âge de huit ans, sa vanité incroyable était oftnsée d'un demi- sourire qu'il voyait éclater de kutre côté de la rue, comme il passait.

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profondément en voyant les émotions si vives qu'il donnait à cet être si joli.

'( Elle sera à moi », se disait-il.

Toute son âme était remplie du bonheur d'avoir réduit la jeune fille à l'état de complice. Il l'eût engagée aux plus grands crimes qu'elle n'eût pas été davantage son complice. Le chemin était tracé dans cette âme si jeune, c'était le point essen- tiel. Un second avantage, non moins important, qu'il avait obtenu en appliquant la terreur, c'est que la jeune fille allait acquérir l'habitude de la discrétion.

Cette habitude fat facilitée par le succès éton- nant qu'eut la mort de l'oiseau. Dès que la duchesse fut convaincue que sa jeune favorite crachait quelquefois le sang, les fantaisies les plus folles de Lamiel devinrent des lois sacrées pour elle ; il n'était pas permis de toucher aux fantaisies de Lamiel. Pour compléter son empire, le docteur, qui avait une peur extrême du génie de Du Sail- lard, ne manqua pas d'être cruel envers la du- chesse.

Cette jeune poitrine, lui répétait-il souvent, a été enflammée pour longtemps, et, peut-être, complètement perdue par les excès de lecture aux-

MALADIE DE LAMIEL. 97

quels l'obligeait l'emploi que Lamiel avait l'hon- neur de remplir auprès de vous.

Il ne négligea rien pour donner de vifs remords à sa nouvelle amie. Ces remords, auxquels, tous les jours, la duchesse trouvait quelque objection, furent une nouvelle cause d'intimité entre le mé- decin de campagne et la grande dame. Celte inti- mité arriva à ce point que le docteur se dit :

(( Puisque je ne veux pas en faire ma femme, je puis lui parler d'amour. »

Bien entendu, d'abord, il ne fut question que d'amour platonique ; c'était une ruse que Sansfm employait toujours, afin de détourner l'attention de la femme à séduire et de lui faire oublier l'af- freux défaut de sa taille.

C'était ce malheur qui, dès la première enfance, avait accoutumé le docteur à donner une extrême attention aux moindres détails. Dès l'âge de huit ans, sa vanité incroyable était offensée d'un demi- sourire qu'il voyait éclater de l'autre côté de la rue, comme il passait.

Sous prétexte d'être très frileux, le docteur avait adopté l'usage de porter des manteaux ma- gnifiques et des fourrures de toute espèce ; il se figurait que le défaut de sa taille en était dissl-

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CHAPITRE VIII

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Il ('lait pj/enii à faire faire du mouvement ta la duchesse. en engageant Lamiel, ce qui, du reste, n'ava pas été diiïicile, à ne pas vouloir retourner au hàteau. La duchesse avait acheté un jardin qui tachait à la chaumière d'IIautemare et, sur l'enipcement de ce jardin, elle avait fait bàiir une tor carrée qui, à chaque étage, se composait dne chambre magnifique et d'un cabi- net. Ce qui rait décidé la duchesse à se passer ces fantaisie>coûteuses, c'était le désir de mon- trer aux boitants de Car\ille, trop infectés de jacobinisme, me véritable tour du moyen âge, ce laeraii pas de leur rappeler ce que ^liossens étaient à leur égard gée sur l'emplacement du '^■nr '1 demi

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Cela est à la fois utile et aréable, s'écria le marquis de Fernozière ; en cas c révolte des jaco- bins, on peut se réfugier das une tour de ce genre et y tenir fort bien huit u dix jours, jus- qu'à ce qu'on ait pu rassemble la gendarmerie des environs. Dans les temps pis tranquilles, la Lun si beau monument dcne à penser aux

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98 LAMIEL.

mulé, tandis que cette quantité d'étofies, placées sur ses épaules déjà trop proéminentes, ne faisait que rendre ses défauts plus sensibles; eh bien! dès les premières fraîcheurs de soirée, au mois de septembre, il apercevait avec reconnaissance, au bout de la place, le premier homme de la bonne société de Garville qui s'avisait d'arborer un man- teau. A l'instant, il courait chez lui et disait à toutes ses visites de soir :

J'ai pris un manteau, c'est M. un tel qui m'en a donné l'exemple. Rien n'est dangereux comme les premiers froids, ils peuvent répercuter sur la poitrine les humeurs que la transpiration insensible faisait disparaître et beaucoup de phti- sies n'ont pas eu d'autres causes.

Cette habitude du docteur le servait parfaite- ment auprès des femmes.

Son premier pas, c'était de les isoler sous pré- texte de ma'adie; par ce moyen simple, il les je- tait dans l'ennui; puis il les amusait par ses mille attentions, et quelquefois parvenait à faire oublier son étrange difformité. Pour mettre sa vanité à l'aise, il avait pris l'habitude salutaire de ne pas compter ses défaites, mais seulement ses succès.

« Fait comme je suis, s'était-il dit de bonne

MALADIE DE LA.MIEL. 99

heure, sur cent femmes que j'attaquerai, ie ne puis guère compter que sur deux succès. )>

Et il ne s'alî]igeait que lorsqu'il se trouvait au- dessous de ce taux.

CHAPITRE VIII

FÊTE DANS LA TOUR

11 était parvenu k faire faire du mouvement à la duchesse, en engageant Lamiel, ce qui, du reste, n'avait pas été difTicile, ne pas vouloir retourner au château. La duchesse avait acheté un jardin qui touchait à la chaumière d'IIautemare et, sur l'emplacement de ce jardin, elle avait fait bâtir une tour carrée qui, à chaque étage, se composait d'une chambre magnifique et d'un cabi- net. Ce qui avait décidé la duchesse à se passer ces fantaisies coûteuses, c'était le désir de mon- trer aux habitants de Carville, trop infectés de jacobinisme, une véritable tour du moyen âge, ce qui ne manquerait pas de leur rappeler ce que les seigneurs de Miossens étaient à leur égard autrefois. La tour, .élevée sur l'emplacement du jardin, était une copie exacte d'une tour à demi ruinée qui se trouvait dans le parc du château. Le docteur parvint à vaincre certaines objections

FÊTE DANS LA TOUR. 101

que ne manquait pas d'élever l'avarice de la du- chesse, en lui représentant que l'on pouvait se servir, pour la nouvelle tour, de pierres de taille carrées qui formaient l'ancienne. Puis, la tour élevée, il remarqua que les maçons de campagne n'avaient pas aligné parfaitement les pierres de de taille; alors on fit venir de Paris des ouvriers ciseleurs qui, en taillant ces pierres à une profon- deur de six pouces à quelques endroits, entourè- rent la tour d'ornements en ogives empruntés à l'architecture sarrasine dont l'on voit de si beaux restes en Espagne. A cette époque de la vie de la nouvelle tour, elle produisit un effet immense sur tous les châteaux du voisinage.

Cela est à la fois utile et agréable, s'écria le marquis de Fernozière; en cas de révolte des jaco- bins, on peut se réfugier dans une tour de ce genre et y tenir fort bien huit ou dix jours, jus- qu'à ce qu'on ait pu rassembler la gendarmerie des environs. Dans les temps plus tranquilles, la vue d'un si beau monument donne à penser aux manoirs du voisinage.

Le docteur s'arrangea de façon que, en moins de quinze jours, cette idée fut répétée vingtfois devant la duchesse. Elle fut au comble du bonheur. Le

102 LAMIEL.

manque de succès auprès des châteaux du voisi- nage était un des malheurs de sa vie, et l'ennui elle languissait avant la maladie de Lamiel ajou- tant une nouvelle pointe au chagrin plus ou moins réel dont elle croyait que sa vie était environnée, à chaque fois, quand, en se promenant, un de ces châteaux du voisinage venait à frapper sa vue, elle jetait un petit cri de profonde douleur. Le docteur n'avait pas manqué à se faire avouer la cause de ce petit cri ; il avait prétendu que ce cri pouvait annoncer une horrible maladie de poitrine. Il se figura plus d'un mois l'état de ravissement le succès de la tour avait jeté M""' de Miossens. La passion qui, dans le fait, lui donnait plus de peine à combattre chez elle, était l'avarice. Il voulut lui porter un grand coup et. tout bien préparé, il s'écria un jour de l'air de la plus profonde convic- tion :

Convenez, madame, d'une chose bien heu- reuse, cette tour vous coûte cinquante ou cin- quante-cinq mille francs tout au plus, eh bien ! elle vous donne pour plus de cent mille francs de bonheur. La vanité des petits hobereaux qui vous entourent a enfin plié bagage; ils rendent hom- mage au rang élevé la providence vous a

FÊTE DAXS LA TOUTx. 103

appelée. Daignez les inviter à un grand repas que vous leur donnerez pour inaugurer la tour d'Al- hret. (On avait donné ce nom à la tour en l'honneur du maréchal.)

Depuis plusieurs mois, le docteur travaillait à réconcilier la noblesse des environs avec l'humeur un peu singulière de la duchesse. II fit pénétrer cette idée dans tous les châteaux que cette pré- tendue hauteur, qui les avait choqués, n'était point de la hauteur véritable, mais simplement une mauvaise habitude de l'esprit contractée à Paris et dont, d'ailleurs, la duchesse commençait à sentir le ridicule.

La duchesse donna un repas splendide pour inaugurer la tour d'Albret. 11 y avait cinq étages, et le docteur voulut qu'il y eût cinq tables, une à chaque étage. On éleva une baraque en planches à dix pas de la tour pour servir de cuisine; on plaça des tables dans une prairie voisine furent invités tous les parents des élèves de Hautemare. La division singulière de la bonne compagnie en cinq tables produisit naturellement une extrême gaîté qui fut redoublée par le ton vraiment aima- ble avec lequel, pour la première fois de sa vie. la duchesse répondit aux compliments qu'on lui

104 LA MI EL.

adressa. Ce changement fut le chef-d'œuvre de Sansfin.

Il avait fait venir des musiciens qui se présen- tèrent par hasard à la nuit tombante, lorsque toutes les jeunes femmes des cinq tables commen- çaient à regretter qu'on n'eût pas eu l'idée de faire finir par un bal une journée aussi aimable. Sans- fins remonta en courant et annonça que M"'° la duchesse avait eu l'idée de faire arrêter une troupe de musiciens qui se rendaient à Bayeux.

Les arbres de la prairie se trouvèrent illuminés comme par hasard, et le bal commença pour les paysannes. Le salon le plus élevé de la tour, celui du cinquième étage, fut réservé aux dames pour les changements de toilette que rendait néces- saires ce bal improvisé. Pendant la demi-heure qu'elles consacrèrent à ce soin, le docteur Sans- fin expliquait aux gentilshommes du voisinage comment, sans qu'on eût songé à rien, la tour d'Albret se trouvait une forteresse fort difficile à prendre.

Vos ancêtres, messieurs, se connaissaient en choses de guerre, et, comme les maçons ont suivi exactement le plan de la vieille tour, sans songer qu'ils préparaient dos chaînes pour les gens de

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FÉÏE DANS LA TOUR. lOo

basse classe, ils ont fait une forteresse qui pourra servir de refuge à toutes les honnêtes gens, si jamais les jacobins se remettent à brûler les châ- teaux.

Celte idée consolante compléta le charme de cette journée. Les dames dansèrent de huit heures à minuit, et leurs maris, tout occupés de la tour, ne pensèrent que fort tard à faire replacer les chevaux à leurs voitures. Les paysans dansèrent jusqu'au jour. Le docteur était monté à cheval et avait fait arriver dans la prairie des barriques de bière et même de vin.

Cette journée changea de tout au tout la manière d'être de la duchesse avec ses voisins, et ce fut aussi l'époque elle oublia entièrement la ma- nière barbare dont la nature avait traité cet homme si aimable, le docteur Sansfm.

Lamiel vit toute la fête, enfermée dans la voi- ture de la duchesse que l'on avait fait avancer au milieu de la prairie et dont on avait levé les glaces. La duchesse vint voir plus de vingt fois si sa favorite n'était pas incommodée par l'humidité. Son avarice, passion dominante jusque-là, était tout à fait subjuguée.

Huit jours après cette fameuse fête à la tour

106 LAMIEL.

d'Albret qui restera longtemps célèbre dans l'ar- rondissement de Bayeux, l'on vit arriver à Carvilie une grande voiture de déménagement arrivant de Paris. Elle était remplie de manouvriers, de tapis- siers et d'étoffes de toute espèce, propres à meu- bler un château. Ils meublèrent à ravir les cinq chambres superposées l'une sur l'autre et qui for- maient la tour gothique. La duchesse, ayant chassé l'avarice, se trouvait le cœur vide et tombait dans l'amour des excès, et projetait déjà un second dîner.

La chambre du second étage, destinée à La- raiel, fut arrangée d'une façon ravissante et La- miel déclara au docteur qu'elle voulait l'habiter. En vain le docteur lui demanda à genoux de considérer que cette chambre, fort humide, ren- drait malade une personne forte comme une pay- sanne, tandis qu'elle avait déjà l'espèce de santé d'une femme du grand monde, Lamiel fut inflexi- ble. Le docteur se ravisa qu'il y avait déjà cinq mois que la vanité naissante de la jolie Normande apprenait toujours quelque chose du docteur ; toujours ce docteur avait raison, toujours l'esprit de Lamiel était dans une position inférieure à l'égard de celui du docteur. L'esprit prudent de

FKTE DANS LA TOUR. 107

celui-ci se livra à plusieurs expériences, mais enfin il s'assurait du vrai principe du caprice de cette enfant.

Déjà la vanité, déjcà l'orgueil de son sexe! s'écria-t-il. Il faut que je me hâte de céder, ou je place ici le germe d'une aversion qui peut s'é- tendre sur les belles années de cette charmante fille, quand arrivera l'époque sa conquête sera vraiment une chose agréable pour un pauvre homme disgracié tel que moi.

CHAPITRE IX

l'éducation de LAMIEL ET l'aIîBÉ CLÉMENT

A l'époque de la fête d'inauguration de la tour, le curé d'un petit village assez voisin du château de Miossens vint à mourir et, à la recommanda- tion de la duchesse, l'archevêque de Rouen donna cette petite cure à M. l'abbé Clément, neveu de M^^" Anselme, gouvernante du château, et toute- puissante avant l'arrivée de Lamiel. Ce jeune prêtre, fort pâle, fort pieux, fort instruit, était grand, mince et plus qu'à demi-poitrinaire, mais il avait un cruel défaut pour son état, et il sentait bien que, malgré lui et à son corps défendant, il avait beaucoup d'esprit; bientôt, malgré la bas- sesse de son origine et en vertu de son esprit qui, entre deux partis, lui faisait toujours choisir le meilleur, il devint le pei'sonnage essentiel du sa- lon de M'"° de Miossens. D'abord, on lui avait fait entendre sans trop de façon que, lorsqu'on l'avait fait curé à vingt-quatre ans d'une cure valant au

L'EDUCATION DE LAMIEL. 109

moins cent cinquante francs, l'on avait compté sur une assiduité sans bornes. La duchesse mena ce jeune curé dans la cliaumière habitée par Lamiel. 11 fut frappé de la grâce qu'il y avait dans la réu- nion d'un esprit vif, audacieux et de la plus grande portée, avec une ignorance à peu près complète de toutes les choses de la vie et une âme parfai- tement naïve. Par exemple, un soir que la du- chesse montait en voiture pour aller passer lo soirée dans la chaumière des Hautemare avec l'abbé Clément, on apporta de la diligence de Paris une caisse énorme que l'abbé eut la com- plaisance d'ouvrir. C'était un magnifique portrait, le cadre seul coûtait plusieurs milliers de francs. Ce portrait était celui de Fédor de Miossens, fils unique de la duchesse, portant l'uniforme de l'École polytechnique. La duchesse fit ouvrir le landau, malgré l'horreur qu'elle avait pour l'hu- midité du soir. Elle voulait montrer ce portrait à l'aimable Lamiel, et elle n'osait en quelque sorte se livrer à son ravissement avant d'avoir l'opinion de l'être aimable qui disposait de son cœur. Arri- vée dans la chambre de Lamiel, la duchesse se livra aux éloges les plus exagérés, mais son œil interrogeait sa favorite qui ne répondait guère.

110 LAMIEL.

Après mille façons de parler qui demandaient une réponse, la duchesse, impatiente, fut obligée de demander à Lamiel ce qu'il lui semblait de cette physionomie. Lamiel admirait les détails du cadre; à la demande de la duchesse, à peine con- sidéra-t-elle d'un œil distrait le personnage peint, puis dit simplement, et sans y entendre malice, que la physionomie de ce jeune soldat lui semblait insignifiante. Malgré les manières modestes et la retenue habituelle de l'abbé Clément, cette naï- veté fut trop imprévue pour le peu d'usage du monde qu'il avait pu acquérir, il éclata de rire, et la duchesse, pour ne pas se fâcher et surtout pour ne pas fâcher sa favorite, prit le parti de l'imiter. Cette naïveté charmante étonna et ravit le pauvre abbé Clément, déjà à demi étouffé par le ton de fausseté de tous les instants nécessaire dans cette petite tour. Sans s'en douter, le pauvre abbé de- vint amoureux de Lamiel.

C'était justement au moment Lamiel voulait absolument prendre possession de sa chambre dans la tour. Ln beau matin, elle changea tout à coup, et le docteur Sansfin fut bien étonné quand, venant faire sa première visite à huit heures du matin, les liautemare lui dirent qu'il y avait plus

LÉDICATIOX DE LAMIEL. 111

d'une grande heure que Lamiel s'était embarquée pour le château dans le coupé de madame.

Le retour de la favorite jeta la duchesse dans une joie d'enfant; pour êire juste, il faut dire qu'elle eût éprouvé le même ravissement pour toute démarche singulière faite par Lamiel. De- puis qu'elle s'occupait de quelque chose, elle n'était pas occupée continuellement à gémir sur les progrès du jacobinisme ; la duchesse avait recouvré une santé brillante et, ce qui était d'une bien haute conséquence à ses yeux, les premières rides qui avaient envahi son front disparaissaient, et son teint perdait tous les jours de cette nuance jaune qui accompagne les gémissements continus. Le soir, en entrant dans le salon, le docteur fut consterné; il entendit rire dès le second salon qui précédait celui se tenait la duchesse; c'était Lamiel qui prononçait l'anglais qu'on lui ensei- gnait depuis un quart d'heuie. La duchesse, qui avait passé vingt années de sa jeunesse en Angle- terre pendant l'émigration, se figurait parler an- glais; et l'idée était venue à l'abbé Clément, qui, à Boulogne-sur-Mer, parlait l'anglais comme le français, d'apprendre l'anglais à Lamiel, afin que lorsqu'elle reprendrait ses fonctions de lec-

IÎ2 LA MIEL.

trice, elle pût lire à la duchesse les romans de Walter Scott. Le docteur vit qu'il était perdu et, comme il avait pour principe qu'un bossu triste qui laisse voir sa tristesse est un homme à jamais perdu dans le salon il a commis cette impru- dence, il se hâta de sortir, et personne ne s'aper- çut de sa disparition. Le bon abbé Clément, bien loin de s'avouer le genre d'intérêt qu'il portait à Lamiel, pensait toujours à elle. Il supposait que, avec le temps et la protection si déclarée de la duchesse, elle ferait un mariage qui lui donnerait une place dans la bonne bourgeoisie. Il enseigna donc à Lamiel un peu de ce qu'elle ignorait et que pourtant il fallait savoir pour n'être pas ridi- cule dans la société. Un peu d'histoire, un peu de liltérature, etc., etc. Cet enseignement était bien différent de celui que donnait le docteur Sansfin. Il n'était point dur, tranchant, remontant aux principes des choses comme celui de Sansfin ; il était doux, insinuant, rempli de grâce; toujours une petite maxime arrivait précédée d'une jolie petite anecdote, dont elle était comme la consé- quence, et le jeune précepteur avait grand soin de laisser tirer cette conséquence à la jeune élève. Souvent celle-ci tombait dans une profonde rêve-

L'EDUCATION DE LAMIEL. 113

rie que l'abbé ne savait comment expliquer. C'était lorsqu'une chose enseignée par l'abbé semblait en contradiction avec une des terribles maximes du docteur. Par exemple, suivant celui-ci, le monde n'était qu'une mauvaise comédie, jouée sans grâce, par des coquines sans grâce, d'infâmes menteurs; par exemple, la duchesse ne pensait pas un mot de ce qu'elle disait et n'était atten- tive qu'àsemer des maximes utiles aux prétentions d'une duchesse; la bonne conduite d'une femme, par exemple, avait cela de dangereux que, forte de sa conscience et de la réalité de sa vertu, elle se permettait des imprudences dont un ennemi prudent pouvait profiter, tandis que la femme qui suivait tous ses caprices avait d'abord le plaisir de s'amuser, ce qui au monde est la seule chose réelle, disait le docteur.

Combien de jeunes filles ne meurent pas avant vingt-trois ans! disait-il à Lamiel, et alors à quoi bon toutes les gènes qu'elles se sont impo- sées depuis quinze ans, tous les plaisirs dont elles se sont privées pour gagner la bonne opinion de huit ou dix vieilles femmes formant la haute so- ciété du village? Plusieurs de ces vieilles femmes, qui, dans leur jeunesse, ont eu la facilité de

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mœurs d'usage en France avant le règne de Napo- léon, doivent bien se moquer au fond du cœur de la gêne atroce qu'elles imposent aux jeunes filles qui ont seize ans en 1829 ! Il y a donc dou- blement à gagner à écouter la voix de la nature et à suivre tous ses caprices; d'abord l'on se donne du plaisir, ce qui est le seul objet pour lequel la race humaine est placée ici-bas ; en second lieu, l'âme fortifiée par le plaisir, qui est son élément véritable, a le courage de n'admettre aucune des petites comédies nécessaires a une jeune fille pour gagner la bonne opinion des vieilles femmes en cré- dit dans le village ou dans le quartier qu'elles habi- tent. Le danger de la doctrine du plaisir c'est que le plaisir des hommes les porte à se vanter sans cesse des bontés que l'on peut avoir pour eux. Le remède est facile et amusant, il faut toujours mettre en désespoir l'homme qui a servi à vos plaisirs. Le docteur ajoutait une foule de détails : 11 ne faut jamais écrire, ou, si l'on a cette faiblesse, il ne faut jamais donner une seconde lettre sans se faire rendre la première. Il ne faut jamais témoigner de confiance à une femme, si l'on n'a en main le moyen de la punir de la moindre trahison. Jamais une femme ne peut res-

L'EDUCATION DE LAiMiEL. 115

sentii- d'amitié pour une autre femme du même âge qu'elle.

Tout ceci est bien minutieux, ajoutait le doc- teur, mais voyez sur quelles minuties, sur quels mensonges sont fondées les opinions qui sont prises comme des vérités de l'évangile par toutes les vieilles femmes de la ville'.

L'abbé était déjcà tellement amoureux, sans le savoir, que ces moments de distraction de Lamiel le plongeaient dans un chagrin mortel.

11 fit lire à sa jeune élève le traité d'éducation des filles du célèbre Fénelon, mais Lamiel avait déjà assez d'esprit pour trouver vagues et sans conclusion applicable toutes ces idées si douces, exprimées dans un style si pjli et si rempli d'at- tentions pour la vanité de l'esprit qui apprend.

( Par exemple, se disait Lamiel, voilà une glace que jamais le docteur n'a connue. Quelle dilférence de sa gaîté à celle de cet abbé Clément ! Le Sansûn n'est gai du fond du cœur que quand

\ . Pour délasser Lamiel de la sécheresse des pré- ceptes, le docteur lui avait prêté une Vie de M. de TaUeyrand, écrite par un homme d'un esprit fin, M. Eugène Guinot. 11 janvier 18/i0, amor \i\omo\. (Note de Beyle.)

116 LAMIEL.

il voit arriver quelque malheur au prochain. Le bon abbé, au contraire, est rempli de bonté pour tous les hommes. »

Mais en admirant et même en aimant un peu le jeune abbé, Lamiel avait pitié de lui quand elle le voyait compter sur la même bienveillance delà part des autres. Quant à elle, c'était déjà une pe- tite misanthrope. La vue du docteur avait servi de preuve aux explications qu'il lui donnait de toutes choses; elle croyait tous les hommes aussi mé- chants que lui. Un jour, pour s'amuser, Lamiel dit à l'abbé Clément que sa bonne tante Anselme avait dit de lui tout le mal possible à la duchesse. La tante était furieuse de l'amitié que son neveu prenait pour Lamiel, sa rivale en faveur auprès de la duchesse ; elle avait beaucoup compté sur l'abbé pour diminuer l'empire que cette petite paysanne avait usurpé sur la grande dame. En voyant la mine surprise et toute désorientée de l'abbé Clément en apprenant cette nouvelle, elle le trouva ridicule et le regarda longtemps entre les deux yeux. Elle acceptait cette observation comme vraie.

Il est bien autrement aimable que Sansfm, mais il est comme le portrait du fils de madame, il

L'ÉDUCATION DE LAMIEL. 117

a l'air un peu court, c'était un des mots de la duchesse. Laniiel, en vivant en bonne compagnie, acquérait rapidement l'art de peindre ses idées par des paroles, d'une façon exacte.

Lamiel plaisantait souvent avec l'abbé ; elle lui disait des injures, mais d'une façon si tendre qu'il se trouvait parfaitement heureux quand il était auprès d'elle. Lamiel aussi, quand elle l'écoutait, sentait se dissiper quelque retour d'ennui que lui donnait ces grandes chambres du château, si magnifiques, mais si tristes.

La duchesse s'était souvenue d'un livre anglais qu'elle avait adoré, quand elle habitait le village voisin du château de Hartwell, et l'abbé Clément expliquait à Lamiel les injures d'un nommé Burke contre la révolution française. Cet homme avait été gagné par une belle place de finances donnée à son fils. Dans le peu d'entrevues seul à seule que le docteur Sansfin obtenait encore de Lamiel, il lui fit comprendre tout le ridicule de l'adoration que la duchesse avait pour ce livre ; Sansfin nom- mait rarement l'abbé Clément, mais toutes ses épigrammes étaient dirigées de façon à retomber sur lui. Ou ce jeune prêtre était uu imbécile inca- pable de comprendre la politique qui avait dirigé

118 LAMIEL.

la Convention nationale, ou plutôt c'était un coquin comme les autres qui, lui aussi, voulait une belle place de finances ou l'équivalent.

Le lecteur pense peut-être que Lamiel va s'é- prendre d'amour pour l'aimable abbé Clément, mais le ciel lui avait donné une âme ferme, mo- queuse et peu susceptible d'un sentiment tendre. Toutes les fois qu'elle voyait l'abbé, les plaisan- teries de Sansfin lui revenaient à la pensée, et quand il raisonnait en faveur de la noblesse ou du clergé, elle lui disait toujours :

Soyez de bonne foi, monsieur l'abbé, quelle est la place de finances que vous voulez obtenir, que vous couchez en joue, à l'exemple de votre bon M. Burke ?

Mais si Lamiel était peu susceptible de senti- ment tendre, en revanche une conversation amu- sante avait pour elle un attrait tout-puissant, et la méchanceté trop découverte du docteur Sansfin heurtait un peu cette âme encore si jeune, et elle voulait la force incisive des idées du docteur, revêtue de la grâce parfaite que l'abbé savait don- ner à tout ce qu'il disait. Voici le portrait de Lamiel, que, à cette époque, l'abbé Clément envoyait à un ami intime laissé à Boulogne :

L'ÉDUCATION DE LAMIEL, 119

« Cette fille étonnante, dont vous me reprochez de parler trop souvent, n'est point encore une beauté; elle est un peu trop grande et trop mai- gre. Sa tète offre le germe de la perfection de la beauté normande, front superbe, élevé, auda- cieux; cheveux d'un blond cendré, un petit nez admirable et parfait. Quant aux yeux, ils sont bleus et pas assez grands; le menton est maigre, mais un peu trop long. La figure forme un ovale et l'on ne peut, il me semble, y blâmer que la bouche, qui a un peu le coin abaissé de la bouche d'un brochet. Mais la maîtresse de cette âme qui, quoique âgée de plus de quarante-cinq ans, a trouvé depuis peu un été de Saint-Martin, revient si souvent sur les défauts réels de la jeune fille, que j'y suis presque insensible. »

CHAPITRE X.

qu'est-ce que l'amour?

Lorsqu'il survenait une visite de quelque dame noble des environs, le jeune prêtre et la petite lectrice bourgeoise, et moins encore, n'étaient point jugés dignes d'entendre les secrets du parti nltni.

On préparait alors les ordonnances de Juillet, dont bien des châteaux de Normandie avaient le secret. Dans ce cas-là, les deux personnages, nos amis, allaient admirer les grâces d'un magnifique perroquet blanc, qu'une petite chaîne d'argent retenait sur son bâton, à l'extrémité du salon et près d'une fenêtre. On les voyait, mais ils étaient hors de la portée de la voix. Le pauvre abbé rou- gissait, mais bientôt la conversation de Lamiel était plus animée que jamais. En présence de madame, c'eût été manquer de respect que de parler de sujets qu'elle n'avait pas introduits elle- même. Se trouvant seule avec l'abbé, la jeune fille l'accablait de questions sur toutes choses, sur

QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 121

tout ce qui l'étonnait; elle était parfaitement heureuse, mais souvent elle embarrassait fort son interlocuteur. Par exemple, un jour elle lui dit :

II est un ennemi contre lequel tous les beaux livres que madame me fait lire pour mon éduca- tion tendent à me prévenir ; mais on ne me dit jamais clairement ce que c'est; eh bien! mon- sieur l'abbé, vous en qui j'ai tant de confiance, qu'est-ce que c'est que l'amour?

La conversation avait été jusque-là tellement sincère et naïve que le jeune prêtre, distrait par son amour, n'eut pas la présence d'esprit de ré- pondre qu'il ignorait ce que c'était que l'amour; il dit étourdiment :

C'est une amitié tendre et dévouée qui fait que l'on éprouve un suprême bonheur à passer sa vie avec l'objet aimé.

Mais dans tous les romans de M'"^ de Genlis que madame me fait lire, c'est toujours un homme que l'on voit amoureux d'une femme. Deux sœurs, par exemple, passent leur vie ensemble, elles ont l'une pour l'autre la plus tendre amitié, et pourtant on ne dit point qu'elles ont de Tamour.

C'est, répondit le jeune prêtre, que l'amour doit être sanctifié par le mariage, et celte passion

122 LAMIEL.

devient vite criminelle si elle n'est consacrée par un sacrement.

Ainsi, reprit Lamiel, avec une innocence parfaite, mais pourtant en sentant bien qu'elle allait embarrasser l'abbé Clément, ainsi, vous, monsieur le curé, vous ne pouvez pas sentir l'amour car vous ne pouvez pas vous marier.

Ce mot était lancé avec tant d'esprit et accom- pagné d'un regard si singulier que le pauvre prêtre resta immobile, les yeux démesurément ouverts et fixés sur Lamiel.

Sent-elle la force de ce qu'elle dit? se deman- dait-il à lui-même ; en ce cas, j'ai tort de paraître si souvent au château ; l'extrême confiance qu'elle a en moi est bien voisine de l'amour et semble y conduire.

Ces idées charmantes occupèrent bien pendant vingt secondes l'âme du jeune prêtre, puis il se dit avec horreur :

Grand Dieu, qu'est-ce que j'ai fait? iNon seu- lement je cède à une passion coupable pour moi- même, mais encore je m'expose à séduire une jeune fille dont la vertu m'est confiée par un en- gagement tacite, il est vrai, mais qui, par là, ne doit être que plus sacré pour moi.

OUEST-CE QUE I/AMOUR? 123

Ma fille!... lui dit-il du ton qu'il prenait en chaire et avec un éclat de voix tellement extraor- dinaire qu'il fit lever les yeux à la duchesse et aux deux dames qui lui parlaient à voix basse ; après ce mot, le jeune curé, comme hors de lui- même par l'effort qu'il venait de faire, se redressa de toute sa hauteur, ce qui étonna beaucoup Limiel et même l'amusa :

Je suis parvenue à le piquer d'honneur, se dit-elle, il faut qu'il y ait dans cette parole, V Amour ^ quelque chose de bien extraordinaire 1

Pendant qu'elle faisait cette réflexion rapide, l'abbé Clément reprenait courage.

Ma fille, lui dit-il en modérant sa voix, mon ministère me défend absolument de répondre aux questions que vous pouvez m' adresser sur l'amour. Tout ce que je puis vous en dire, c'est que cette sorte de fohe déshonore une femme si elle la laisse durer p'us de quarante jours (la même durée que le carême), sans la consacrer par le sacrement du mariage. Les hommes, au contraire, sont d'au- tant plus estimés dans le monde qu'ils ont désho- noré plus de jeunes filles ou de femmes. Ainsi, quand un jeune homme parle d'amour à une jeune fille, celle-ci cherche toujours le secret, et

124 LA MIEL.

le jeune homme, que, dans ce cas, on appelle un séducteur, tout en feignant de le chercher aussi, ne demande que d'être découvert. Il cherche à conserver sa maîtresse tout en faisant deviner au monde la victoire qu'il a remportée sur sa pru- dence. Ainsi, il est vrai de dire que le pire ennemi que puisse avoir une jeune fille, c'est le jeune homme qui lui parle d'amour. Toutefois, je ne dissimulerai pas la vérité. Pour se soustraire à l'état d'obéissance passive dans lequel une jeune fdle se trouve à l'égard de sa mère et pouvoir commander à son tour, il est naturel qu'une jeune lille cherche à se marier. Mais ce moment est bien dangereux. Une jeune fille peut perdre à jamais sa réputation. Il faut toujours qu'elle considère bien quels sont les intérêts de vanité du jeune homme qui lui fait la cour, car il n'y a parmi nous que deux façons de jouer un très beau rôle dans la société, il faut avoir montré de la bravoure à la guerre ou dans des duels engagés avec des jeunes gens considérés, ou bien il faut avoir séduit beaucoup de femmes remarquablement belles et riches.

Ici Lamiel était sur son terrain ; vingt fois, le docteur lui avait expliqué la conduite que doit

QU'tST-CE QUE LAMOUU? 125

tenir une jeune fille pour passer gaiement une jeunesse qui peut être interrompue par la mort, et toutefois ne pas perdre l'estime des vieilles femmes de l'endroit elle vit. Lamiel regardait le cui'é d'un aif malin, puis lui dit :

Mais qu'est-ce que c'est que séduire, monsieur le curé?

C'est, de la part d'un homme, parler trop souvent et avec intérêt à une jeune fille.

Mais par exemple, reprit Lamiel avec malice, est-ce que vous me séduisez?

^'on pas, grâce au ciel, reprit le jeune prêtre épouvanté ; et une extrême rougejir succédant à la pâleur mortelle qui, depuis quelques instants, s'était emparée de sa figure, il saisit la main de Lamiel avec vivacité, puis repoussa loin de lui la jeune fille avec un geste féroce qui parut bien singulier à celle-ci. L'abbé Clément, reprenant le ton dont il prêchait au prune, ajouta en parlant très haut :

Je ne saurais vous séduire, car je ne puis vous épouser; mais toute fille est déshonorée et probablement damnée, qui se laisse parler d'amour ou d'amitié, peu importe le mot, pendant plus de quarante jours et qui ne demande pas

120 LAMIEL.

à l'homme qui prétend l'aimer s'il a le projet de consacrer ses sentiments par le sacrement du mariage.

Mais si l'homme qui éprouve de l'amitié pour la jeune fille est déjà marié?

Alors, c'est l'afTreux péché d^ adultère qui fait la gloire suprême des jeunes gens et qui, en France, marque les rangs entre eux. Mais tandis que le jeune homme est glorifié, la malheureuse adultère est obligée de vivre seule à la campagne et le plus souvent dans la misère; lorsqu'elle entre clans un salon, toutes les femmes s'éloignent d elle avec affectation, et même celles qui sont aussi coupables qu'elle. Sa vie est abominable dans ce monde, et, son cœur se remplissant de haine etde méchanceté, elle est très probablement damnée dans l'autre; de sorte que sa vie est abominable sur la terre et, après sa mort, les tourments les plus affreux lui sont réservés.

Cette image païut toucher profondément la jeune fille, puis au bout d'un instant elle se dit :

Mais y a-t-il un enfer? y a-t-il un enfer éternel et Dieu serait-il bon s'il faisait un enfer éternel? car enlhi, au moment je suis née.

QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 1-27

Dieu savait bien que je vivrais par exemple cinquante années et qu'au bout de ce temps je serais damnée éternellement. INe valait-il pas mieux me faire mourir à l'instant? Quelle diffé- rence pour la profondeur et l'intérêt entre les raisonnements du docteur et ceux du curé ! Mais il faut répondre à celui-ci ou il va croire que je ne puis répondre. Elle ajouta d'un air fort ennuyé :

Je comprends très bien, il ne faut jamais parler tous les jours, et avec amitié surtout, ni à un homme marié, ni à un prêtre ; mais pourtant, si on se sent de l'amitié pour eux?

A ces mots, l'abbé Clément tira sa montre avec un mouvement convulsif.

J'ai un malade à voir, s'écria- t-il avec des jeux égarés. Adieu, mademoiselle. Et il prit la fuite, oubliant de prendre congé de la duchesse, qui fut extrêmement choquée du manque d'égards de CQjjelit jjresiolet.

Cet homme n'est-il pas à vous? lui dit la marquise de Pauville qui était assise à sa droite,

Ce n'est rien moins que le neveu de ma femme de chambre, reprit la duchesse en souriant de mépris.

128 LAAIIEL.

Petit prestolet! s'écria la baronne de Briiny assise à la gauche de la duchesse.

Ce mot de petit prestolet lancé avec tant de mépris à ce pauvre abbé Clément, qui avait des cheveux si jolis, arrangea ses affaires dans le cœur de Lamiel.

Au lieu de songer à la pauvreté de ses argu- ments comparée au raisonnement inébranlable comme le granit du docteur Sansfin, elle le vit jeune, plein de naïveté et obligé par sa pauvreté à répéter des raisonnements ridicules auxquels peut-être il ne croyait pas. « Est-ce que Burke, se disait-elle, croyait aux raisonnements absurdes qu'il lançait contre la France? Mais non, s'écria- t-elle, en s'interrompant elle-même, mon abbé est honnête homme. »

Puis elle resta extrêmement pensive, elle ne savait comment se prouver que l'abbé était hon- nête homme, et d'ailleurs, elle voyait fort bien que la conversation qu'elle venait d'avoir avec lui l'avait placée, à l'égard de cet homme aima- ble, dans une position vraiment extraordinaire. Au bout d'un quart d'heure, elle en fut charmée, car tout ce qui donnait une pâture à son esprit fai- sait son bonheur, et ici, il y avait à deviner ce qui

QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 129

avait pu troubler à ce point le jeune abbé. Lamiel ne l'avait jamais vu aussi joli.

« Quelle différence, se disait-elle, entre cette figure et celle d'un Sansfin! je lui demandais qu'est- ce que c'est l'amour; eh bien, sans le vouloir, il me l'a montré. Il faut que je me décide. A-t-il de l'amour pour moi ? Il me voit tous les jours et tou- jours avec la plus vive joie ; il me parle avec une amitié sincère et vive. Par exemple, j'en suis sûre, il aime bien mieux m'adresser la parole que par- ler à M™^ la duchesse, et cependant, elle sait tant de choses! Elle a des façons de parler si flatteuses pour la personne à laquelle elle adresse la pa- role ! Oui, mais Sansfm dit que la méchanceté qui est dans le cœur d'une femme paraît tou- jours dans ses traits, et la duchesse est mé- chante; l'autre jour, quand M""^ la comtesse de Sainte-Foi a versé, en retournant d'ici chez elle, M™*^ la duchesse en a été contente, et moi, j'avais les larmes aux yeux; je suis sûre de ce mauvais sentiment de la duchesse, car )F° Anselme l'a re- marqué ainsi que moi et en plaisantait avec sa camarade. Mais, en supposant que l'abbé Clément ait de l'amour pour moi, encore une fois, qu'est- ce que l'amour?

J30 LAMIEL.

Le lecteur trouvera peut-être cette question ridicule de la part d'une grande fille de seize ans, élevée au millieu des plaisanteries grossières des soirées de village; mais d'abord, Lamiel n'avait pas d'amies intimes parmi les filles de son âge, et en second lieu, elle s'était trouvée fort rarement à des soirées de ce genre. Les jeunes filles de son âge l'appelaient la savante et cherchaient à lui jouer des tours. Il se trouvait que la chaumière de M™® Hautemare était le centre de la société du village ; là, se réunissaient toutes les dévotes qui amenaient, le plus souvent qu'elles le pouvaient, leurs filles avec elles. M"''^ Hautemare était toute fière de se voir le centre d'une société, et, dans l'espoir d'y voir arriver les filles du village, elle exigeait que Lamiel ne sortît point. Le curé Du Saillard fut enchanté de voir naître une occasion de passer la soirée honnêtement. Ces curés de campagne se permettent d'étranges libertés. Du Saillard alla jusqu'à recommander, en chaire, les soirées de la femme du bedeau. Tout ceci se pas- sait avant que Lamiel eût été appelée au château; lorsque, sous prétexte de santé, le docteur Sansfin la fit revenir à la chaumière des Hautemare, elle avait bien plus d'idées et, à cette époque, la con-

I

QU'EST-CE QUE LAMOUR? 131

versation des vieilles dévotes méchantes ne lais- sait pas que d'être dangereuse pour une jeune fille de son âge, car, occupées à médire des jolies femmes du village, elles détaillaient, souvent d'une manière fort claire, leurs ci-imes et le divers degré de ces crimes. Les dévotes discutaient entre elles sur ce qu'il fallait croire des péchés des jeunes filles, et il y avait souvent des discussions d'une inconvenance extrême; mais la profonde ignorance de Lamiel réparait tout; ses pensées étaient tout occupées par des problèmes d'un ordre bien plus relevé, elle se sentait une incapacité complète pour cette hypocrisie de tous les instants sans laquelle il était impossible, suivant le docteur, d'arriver au moindre succès ; elle ne trouvait rien d'ennuyeux comme les soins d'un petit ménage pauvre, tels qu'elle les voyait pratiquer par sa tante Hautemare ; elle se sentait une répugnance extrême pour épouser un bon villageois de Car- ville; le but de tous ses désirs était d'aller h Rouen, lorsqu'elle serait privée de la protection de la duchesse, et là, de gagner sa vie en tenant les comptes dans une boutique. Elle n'avait aucune disposition à faire l'amour; ce qu'elle aimait par- dessus tout, c'était une conversation intéressante.

132 LAMIEL.

Une histoire de guerre, les liéros bravaient de grands dangers et accomplissaient des choses dif- ficiles, la faisait rêver pendant trois jours, tandis qu'elle ne donnait qu'une attention très passagère à un conte d'amour. Ce qui déconsidérait l'amour à ses yeux, c'est qu elle voyait les femmes les plus sottes du village s'y livrer à l'envi. Quand la du- chesse lui fit lire les romans hypocrites de M"'' de Genlis, ils ne parlèrent point à son cœur, elle trouvait ridicules et sottes les choses de bon goût pour lesquelles M""^ de Miossens faisait interrompre la lecture. Lamiel n'était attentive qu'aux obsta- cles que les héros rencontraient dans leurs amours. Allaient-ils rêver aux charmes de leurs belles au fond des forêts éclairées par le pâle rayon de la lune, elle pensait aux dangers qu'ils couraient d'être surpris par des voleurs armés de poignards, dont elle lisait les exploits détaillés, tous les jours, Û3ins,\à Quotidienne. Et encore, à vrai dire, c'était moins le danger qui l'occupait que le désagré- ment du moment de la surprise, quand, tout à coup, de derrière une haie, deux hommes, mal vêtus et grossiers, s'élançaient sur le héros.

Tout ce que nous venons de faire remarquer chez Lamiel serait, parfaitement impossible parmi

QU'EST-CE QUE I/AMOTR? 133

ces jeunes paysannes bien parées que l'on voit aller tous les dimanches h la danse do leur village.

Cette danse étant environnée de tous les côtés de couples se promenant sous les arbres en se te- nant tendrement par la main, Lamiel n'était pas sans avoir remarqué plusieurs de ces couples, et cette façon de se donner en spectacle lui avait semblé choquante; c'était tout ce qu'elle sa- vait de réservé sur l'amour lorsqu'elle revint à la chaumière. A cette époque, le bonhomme Haute- mare crut devoir lui expliquer plus nettement le danger. 11 lui parla souvent de l'énorme péché qu'il y avait à aller se promener au bois avec un jeune homme.

« Eh bien ! j'irai me promener au bois avec un jeune homme », se dit Lamiel.

Tel fut le résultat des longues réflexions qui suivirent sa conversation avec l'abbé Clément.

« Je veux savoir absolument, se dit-elle, ce que c'est que l'amour. Mon oncle dit que c'est un grand crime, mais qu'importent les idées d'un im- bécile tel que mon oncle? C'est comme le grand crime que trouvait ma tante Hautemare à mettre du bouillon gras dans la soupe du vendredi : Dieu en était profondément offensé; et je vois ici

134 LAMIEL.

M™*" la duchesse qui, pour avoir payé vingt francs, fait gras toute l'année, ainsi que sa maison et moi clans le nombre, et ce n'est plus un péché ! II faut convenir que tout ce que disent mes pauvres pa- rents Hautemare est cruellement bête. Quelle dif- férence avec les paroles du docteur! Ce pauvre jeune curé Clément n'a, pour tout payement au monde, que cent cinquante francs par an. Je vois bien que, depuis qu'il m'aime, M"'' Anselme ne lui fait plus de présents ; le jour de sa fête, elle ne lui a donné que six aunes de drap noir, et encore c'était un restant du grand deuil de M. le duc. Il re- çoit bien quelques cadeaux de madame et quelques pièces de gibier et des volailles des paysans, mais comme le sous-préfet, M. de Bermude_, peut-être est-il obligé de dire bien des choses pour n'être pas destitué. Que de longs discours en faveur des ministres nous débite ce pauvre M. de Bermude ; eh bien, crac! le voilà destitué pour n'avoir pas parlé aux élections comme le voulait son ministre. Quelle sottise ! quelle imprudence ! dit madame, c'étaient des bêtises qui n'avaient pas le sens com- mun; mais pour lui, ajoute -t-elle, elles avaient le sens de lui faire conserver sa place, et maintenant le Bermude va être réduit à végéter avec huit cents

QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 135

livres de rente. Voilà ce qui arrivera toujours à tous ces petits bourgeois qui veulent faire les Ro- mains. »

Ceci lança Lamiel dans une suite de pensées sublimes qui l'éloignaient de plus en plus de l'idée pratique de s'aller promener au bois et de choisir le jeune homme auquel elle demanderait ce que c'est que l'amour.

CHAPITRE XI

FEDOR

Le premier sentiment de Lamiel à la vue d'une vertu était de la croire une hypocrite.

Le monde, lui disait Sansfm, n'est point di- visé, comme le croit le nigaud, en riches et en pauvres, en hommes vertueux et en scélérats, mais tout simplement en dupes et en fripons; voilà la clef qui explique le xix*^ siècle depuis la chute de Napoléon; car, ajoutait Sansfin, la bra- voure personnelle, la fermeté de caractère n'offrent point prise à l'hypocrisie; comment un homme peut-il être hypocrite en se lançant contre le mur d'un cimetière de campagne bien crénelé et dé- fendu par deux cents hommes? A l'exception de ces faits, ma belle amie, ne croyez jamais un mot de toutes les vertus dont on vient vous battre les oreilles. Par exemple, votre duchesse parle sans cesse de bonté; c'est là, suivant elle, la vertu par

FÉDOR. 137

excellence; le vrai sens de ses actes d'admiration, c'est que, comme toutes les femmes de son rang, elle aime mieux avoir afiaire à des dupes qu'à des fripons, c'est le fm mot de ce prétendu usage du monde dont les femmes de son rang parlent sans cesse. Vous ne devez point croire ce que je vous dis. Appliquez moi la règle que je vous explique, qui sait si je n'ai point quelque intérêt à vous tromper? Je vous ai bien dit qu'environné d'êtres grossiers avec lesquels il faut toujours mentir pour n'être pas victime de la force brutale dont ils dis- posent, c'est une bonne fortune pour moi que de trouver un être rempli du génie naturel. Cultiver ce génie et oser dire la vérité est pour moi un plaisir charmant et qui me délasse de tout ce que je fais pendant la journée pour gagner de quoi vivre. Peut-être que tout ce que je vous dis est un mensonge. Ne m'en croyez donc point aveuglé- ment, mais observez si, par hasard, ce que je vous dis ne serait point une vérité. Ainsi, est-ce que je vous dis un mensonge, quand je vous fais remarquer un événement arrivé hier soir? La duchesse parle sans cesse de bonté, et hier soir et ce matin, elle a été toute joyeuse de l'accident arrivé à sa bonne amie, M"® la comtesse de Sainte-

138 LA MI EL.

Foi que ses chevaux ont jetée dans un fossé avant- hier soir, lorsqu'elle regagnait son château, à une lieue d'ici.

Sansfin disparut après ces mots. Telle était sa manière avec Lamiel ; il voulait surtout qu'elle se donnât la peine de réfléchir. Après le départ du docteur, Lamiel se dit :

Je ne puis voir la guerre, mais quant à la fermeté de caractère, je puis non seulement la voir chez les autres, mais je puis même espérer de la mettre en pratique moi-même.

Elle ne se trompait point, la nature lui avait donné l'àme qu'il faut pour mépriser la fai- blesse; toutefois, l'amour essayait ses premières attaques sur son cœur ; elle revint à penser à l'abbé Clément, et ce ne fut point la suite du rai- sonnement qui la fit songer à ce jeune homme aimable; il était fort pâle, l'habit noir qu'il avait fait avec les six aunes de drap, présent de M"^ Anselme, avait l'air de le rendre encore plus maigre et augmentait la tendre pitié qu'il inspi- rait à Lamiel. Quelle n'eût pas été sa joie de pou- voir discuter avec lui les principes sévères qu'elle devait k la haute sagesse du docteur!

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~- Mais peut-être, ajoutait-elle, tout ce que l'abbé Clément me dit contre l'amour, c'est parce que l'archevêque de Rouen le lui ordonne sous peine de perdre sa place. En ce cas, il fait très bien de parler ainsi, mais moi, je serais une sotte, dont il se moquerait au fond du cœur, si je croyais le plus petit mot de tout ce qu'il me dit; quand il me parle de littérature anglaise, c'est fort différent, ces choses-là n'intéressent pas son évêque qui, peut-être, ne sait pas l'anglais. On veut me trom- per sur tout ce qui a rapport à l'amour, et pour- tant il ne se passe pas de journées que je ne lise quelques pages relatives à cet amour. Les gens qui font l'amour sont-ils dans la classe des dupes ou des gens d'esprit?

Lamiel fit cette question à son oracle, mais le docteur Sansfîn avait trop d'esprit pour répondre nettement.

Rappelez-vous bien, ma belle amie, lui dit-il, que je refuse nettement de répondre à cette ques- tion. Seulement souvenez-vous qu'il y a un extrême danger pour vous à chercher de vous en éclaircir; c'est comme le secret terrible des Mille et une nuits, ces contes qui vous amusent tant : lorsque le héros veut s'en éclaircir, un énorme

140 LAMIEL.

oiseau paraît dans le ciel qui s'abat sur lui et lui arrache un œil.

Lamiel fut très piquée de cette fia de non-rece- voir.

On veut me tromper sur tout ce qui a rap- port à l'amour; donc il ne faut plus demander d'éclaircissements à personne et ne croire que ce que je verrai par moi-même.

L'annonce d'un danger extrême, que le prudent docteur avait fait entrer dans sa réponse, piqua le courage de Lamiel :

Voyons si je sentirais du danger, s'écria- t-elle; tout ce que je sais de pure pratique sur l'amour, c'est ce que mon oncle m'a bien voulu apprendre en me répétant qu'il ne faut pas aller au bois avec un jeune homme; eh bien! moi, j'irai au bois avec un jeune homme, et nous verrons. Et quant à mon petit abbé Clément, je veux redou- bler d'amiiié pour lui afin de le faire enrager. 11 était bien drôle hier au moment il a tiré sa montre d'un air en colère; si j'avais osé, je l'au- rais embrassé. Quelle mine aurait-il faite?

Lamiel en était au plus fort de sa curiosité sur l'amour, quand un jour, en entrant chez la du- chesse, elle vint à interrompre brusquement sa

FEDOR. 141

conversation avec M"*^ Anselme, c'est qu'il était question d'elle. La duchesse avait reçu un cour- rier de Paris dans la nuit, on était à la veille des ordonnances de Juillet, un ami intime lui donnait à cet égard des détails qui la faisaient trembler pour son fils; le camp de Saint-Omer allait mar- cher sur Paris pour mettre à la raison la grande conspiration des députés du côté gauche. Elle ren- voya le courrier en disant à son lils qu'elle se sen- tait affaiblir tous les jours et qu'elle lui demandait une preuve d'amitié qui serait peut-être la der- nière; c'était départir à l'instant même, deux heures après avoir reçu sa lettre, et de venir pas- ser huit jours à Carville.

Cette Ecole polytechnique fut une des erreurs du pauvre duc; elle a été républicaine même sous Napoléon; Dieu sait si messieurs de la gauche auront uégUgé de la fanatiser 1

Un duc de Miossens républicain! s'écria- t-elle avec dégoût, en vérité cela serait beau.

Mais il n'y avait pas deux heures que la du- chesse avait réexpédié son courrier dans le plus grand secret, que le docteur savait que le jeune duc allait venir au château. C'était un des événe- ments qu'il craignait le plus.

142 LAMIEL.

Ce jeune homme a une charmante figure, il porte un uniforme, cela seul suffirait pour rap- peler Napoléon aux yeux de Lamiel et pour m'en- lever ma charmante amie. J'ai déjà eu bien de la peine à la sauver de ce petit abbé Clément, dont la vertu timide travaillait pour moi. En vérité, je ne puis pas compter sur la même retenue de la part du jeune duc, lequel est mené par un valet de chambre fripon. Ce valet pourrait bien faire entendre le fin mot de tout ceci à ma pedte Lamiel, et alors je me serai donné la peine de faire une femme d'esprit pour que ses rendez-vous avec le jeune duc soient plus piquants.

Deux heures après, le vénérable Ilautemare parut au château avec son habit du dimanche. Son arrivée à huit heures du soir fit événement; la première cloche de la grande cour fut agitée du- rant plus d'un quart d'heure avant que Saint- Jean, le vieux valet de chambre chargé du dépar- lement des portes extérieures, voulût bien s'a- vouer qu'on sonnait. La duchesse alla se figurer que le son de cette cloche était funèbre.

Il est arrivé quelque chose à Paris, se dit- elle, quel parti aura pris mon fils? Grand Dieu! quel malheur que ce M. de Polignac soit arrivé au

FÉDOR. IW

ministère ! C'est le sort de nos pauvres Bourbons d'appeler toujours les imbéciles dans leur conseil. Ils avaient trouvé M. de Villèle; à la vérité, c'est un bourgeois, mais c'est une raison pour qu'il connaisse mieux les bourgeois qui attaquent la cour. L'École polytechnique aura été amenée aux Tuileries avec des canons, et ces pauvres enfants, séduits par quelques mots flatteurs du roi, vont défendre les Tuileries, comme autrefois les Suisses, au 10 août.

Dans son impatience, la duchesse sonna toutes ses femmes ; elle ouvrit sa fenêtre et se précipita à demi vêtue sur son grand balcon.

Allons, Saint-Jean, allons, vous déciderez- vous enfin à ouvrir?

Pardieu! madame, répondit le vieux valet de chambre, plein d'humeur, voici une belle heure pour ouvrir! Je ne veux pas qu'ils me mordent.

Vous avez donc peur d'être mordu par des gens qui assiègent ma porte, et quels sont-ils ces gens?

Voilà une belle idée, répondit le vieillard plein d'humeur, il s'agit de vos chiens qui sont à mes trousses; c'est une belle idée que d'avoir fait venir ces affreux bull-dogs anglais! C'est qu'une

144 LAMIEL,

fois qu'ils ont mordu, ces anglais-là ne lâchent jamais prise.

11 fallut plus d'un gros quart d'heure pour ré- veiller et pour habiller Lovel, domestique anglais, qui, seul, avait le crédit de se faire écouter par ses compatriotes, les bull-dogs. Pendant ce temps-là, les sonnées de la cloche redoublèrent. Hautemare, qui sonnait à la porte, supposait qu'on ne voulait pas lui ouvrir. Ces sons redoublés, les cris des chiens, les murmures de Saint-Jean, les jurements de Lovel, changèrent en une véritable attaque de nerfs l'extrême émotion de la duchesse. Ses femmes furent obligées de la mettre au lit et de lui faire respirer des sels.

Mon fils est mort! s'écria-t-elle; et à son re- tour à Paris, mon courrier aura trouvé la révolu- tion déjà en marche.

La duchesse était absorbée dans ses pensées, quand on lui annonça qu'il s'agissait tout simple- ment du bedeau du village qui avait l'imperti- nence de réveiller tout le château.

Je ne sais ce qui me tient, avait dit Saint- Jean en lui ouvrant, je puis dire un mot à l'An- glais et il le ferait dévorer par ses bêtes.

C'est ce que nous verrons, avait répondu le

FÉDOR. 145

maître d'école indigné, je ne marche jamais la nuit sans le sabre et le pistolet que monsieur le curé m'a donnés.

La duchesse entendit la fin de ce dialogue et elle était sur le point de s'évanouir de nouveau, de colère, quand Hautemare, fort en colère lui-même, parut enfin dans la chambre à coucher.

Madame, avec tout le respect que je vous dois, je tiens à vous redemander ma nièce Lamiel; .il n'est pas convenable qu'elle couche sous le même toit que monsieur votre fils, qui se ferait un jeu de déshonorer une famille respectable.

Gomment! monsieur le bedeau, la première parole que vous m'adressez après avoir mis sens dessus dessous tout le château, à une heure indue, ce n'est pas une excuse? Vous arrivez ici au mi- lieu de la nuit comme si vous entriez dans la place du village!

Madame la duchesse de Miossens, reprit le chantre d'un air fort peu respectueux, je vous demande excuse et je vous prie de me remettre à l'instant ma nièce Lamiel. M™^ Hautemare ne veut pas qu'elle voie monsieur votre fils.

Qu'est-ce que vous dites de mon fils? s'écria la duchesse éperdue.

10

146 LAMIEL.

Je dis qu'il arrivera ici peut-être demain matin et que nous ne voulons pas qu'il voie notre nièce.

Grand Dieu! pensa la duchesse, la conspira- tion de Paris a perverti jusqu'à ce village ; il ne faut pas que je me brouille avec cet insolent, il a du crédit sur la canaille ; ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'aller passer le reste de ma nuit dans ma tour. Rouen s'en va à feu et à sang comme Paris, je ne pourrai pas me sauver à Rouen, c'est au Havre qu'il faut chercher un asile. 11 y a beaucoup de marchands qui ont de grands maga- sins remplis de leurs marchandises, et quoique fort jacobins au fond, leur intérêt fera que, pen- dant quelques heures, ils s'opposeront au pillage. Ma cousine de La Rochefoucault fut assassinée au commencement de la révolution parce que le peuple reconnaissait déjà qu'on allait chercher les chevaux des postes. 11 faut séduire ce bonhomme Hautemare. Ces gens-là sont à genoux devant un louis d'or, et je lui en donnerai vingt-cinq, s'il le faut, pour qu'il m'ait des chevaux de poste.

La duchesse était restée en silence pendant qu'elle donnait audience à toutes ces idées. Haute- mare, fort en colère de toutes les interpellations

f?:dor. 147

dont il avait été l'objet de la part des domestiques, alla s'imaginer que ce silence était un refus.

Madame, dit-il insolemment à la duchesse, rendez-moi ma nièce, ne me forcez pas à venir la chercher, accompagné de tous mes sonneurs de cloche auxquels se joindraient au besoin tous les amis que j'ai dans le village.

Ce mot décida la duchesse ; elle lança un vilain regard plein de haine, puis elle lui dit d'un ton mielleux :

Mon cher monsieur Hautemare, combien vous me comprenez mal! Je veux vous rendre votre nièce. J'étais à penser que la fraîcheur de la nuit peut redoubler son mal de poitrine ; dites, je vous prie, qu'on mette les chevaux à la voi- ture. Priez M"^ Anselme d'aider Lamiel à s'ha- biller; moi-même je veux m'babiller.

Elle montrait la porte avec énergie à Hautemare qui faisait tout ce qu'il pouvait pour se maintenir en colère; il ne voulait pas absolument rentrer chez lui sans sa nièce ; il se figurait la scène af- freuse dont il serait l'objet de la part de M'^^ Hau- temare si elle le voyait arriver sans Lamiel.

H sortit enfin ; la duchesse se précipita contre la porte et mit trois verrous. Quand les verrous

148 LAMIEL.

furent retenus avec beaucoup de soin, la duchesse eut un instant de répit :

Voici le moment arrivé, se dit-elle; eh bien! mes diamants, mon or et le faux passeport que le bon docteur m'a procurés!

Elle était fort énergique dans ce moment, elle n'eut besoin de l'aide de personne pour ouvrir une petite trappe qui était maintenue fermée par un des pieds de son lit. Le tapis avait été ouvert en cet endroit, et ne tenait que par un point de cou- ture qu'elle arracha facilement. Une petite boîte fort commune contenait ses diamants; l'or l'embarras- sait davantage, elle en avait cinq ou six livres ; elle avait aussi des billets de banque qu'elle cacha dans son corset avec les diamants ; quant à l'or, elle le mit dans son manchon. Tout cela fut fait en cinq minutes. Elle courut à la chambre de Lamiel qu'elle trouva les larmes aux yeux. M"° Anselme lui avait adressé des reproches grossiers à propos de l'indiscrétion de son oncle qui venait réveiller le château à une heure si ridicule.

La vue des larmes de Lamiel fit oublier à la du- chesse toutes les craintes qu'elle avait eues pour elle-même; elle avait tant de courage en cet ins- tant qu'elle éclata de rire, de bon cœur, quand

FÉDOR. 149

Lamiel lui demanda en étaient les progrès de l'incendie. M^® Anselme n'ayant répondu à ses questions que par des injures, elle crut ferme- ment que le feu était au château.

C'est tout bonnement, lui dit la duchesse, que la révolution vient de recommencer au vil- lage; mais ne sois pas inquiète, ma petite, j'ai sur moi pour plus de huit mille francs de diamants; sur moi, j'ai aussi de l'or et des billets de banque. Nous allons nous sauver au Havre, de là, au pis aller, nous irons passer quinze jours en Angle- terre et, si je te vois avec moi, je serai aussi heu- reuse que dans ce château.

Malgré son attendrissement et l'amitié pas- sionnée qu'elle avait pour Lamiel, la duchesse pensa qu'il était d'une fine politique de ne pas lui dire un mot de son fils. Son intention véritable était de passer quelques heures dans sa tour, et là, d'attendre le moment Fédor arriverait à Carville. Dans tous les cas, si le peuple était trop furieux à Carville, elle battrait la grande route à deux ou trois lieues de distance et reviendrait à portée du village dans la nuit, pour prendre son fils. Lamiel était pénétrée d'admiration pour le courage parfait de la duchesse.

150 LAMIEL.

Ces grandes dames-là ont réellement une supériorité sur nous. Certainement je n'ai pas peur de traverser la grand' rue et la place de Car- ville je trouverai tous les jeunes gens du pays criant vive Napoléon ! ou vive la République ! S'ils veulent absolument briser la voiture de ma- dame, je lui donnerai le bras et nous sortirons fièrement du village. Il y a Yvon et Mathieu, les deux premiers sonneurs de cloches, qui, certaine- ment m'obéiront en tout, et Yvon est fort comme un hercule ; je n'ai donc pas peur, mais je suis sérieuse et attentive, et voilà madame qui trouve le temps de dire des choses charmantes et qui nous font rire.

La duchesse fut admirable de sang-froid. Elle remit mille francs, qu'elle avait en écus, à AP*^ An- selme et à Saint-Jean, en les priant de partager cette somme entre tous les domestiques. Elle exi- gea que personne ne la suivît. Elle répéta plusieurs fois, et avec affectation, qu'elle serait de retour le surlendemain. On avait mis les chevaux au landau qui avait des armes superbes; elle eut la bravoure de prendre le temps de les faire dételer et de les faire placer au coupé qui, étant sans armes, serait moins remarqué delà populace; enfin, ces dames

FEDOR. loi

montèrent en voiture avec le seul Hautemare qui, épuisé de l'effort qu'il avait fait de se maintenir en colère pendant une heure, de peur de la scène qui l'attendait à la maison s'il reparaissait sans sa nièce, avait les larmes aux yeux, de faiblesse, et ne savait plus ce qu'il disait.

En montant en voiture, la duchesse avait eu le temps de dire à Lamiel :

Ne disons rien de nos projets à cet homme, il est peut-être fanatisé par les jacobins.

Lamiel fut la première à dire, lorsqu'on fut à cinq cents pas hors du château :

Mais, madame, tout est bien tranquille. Bientôt on fut dans la grand'rue du village ; le

réverbère delà municipalité brûlait tranquillement et le seul bruit que ces dames entendirent fut le ronflement d'un homme qui dormait dans sa chambre, au premier étage, élevé de huit pieds au-dessus du sol. M""^" de Miossens partit d'un éclat de rire et se jeta dans les bras de Lamiel qui pleurait d'amitié et d'attendrissement. Pendant quelques minutes, M""^ de Miossens se livra à toute sa gaîté ; le Hautemare ouvrait de grands yeux.

Il faut éloigner les soupçons de cet homme, se dit la duchesse.

Ib2 LAMIEL.

Eh bien, mon cher Haiitemare, avez-vous été content du bon sang-froid avec lequel j'ai ra- mené votre nièce jusqu'au logis de sa chère tante? Vous avez les clefs de la tour, allez nous ouvrir la chambre du second étage et faites du feu, j'irai me recoucher, et si M"^^ Hautemare nous le per- met, dit-elle avec un ton d'ironie qui ne fut point aperçu par le maître d'école, je désirerais, pour n'avoir pas peur des esprits, que Lamiel vint oc- cuper le petit lit de fer.

Le lecteur a sans doute remarqué que la du- chesse eut la prudence de ne pas demander à Hautemare comment il savait que Fédor devait revenir à Carville.

Ceci tient à la propagande des jacobins, pensa-l-elle ; cet homme me répondrait par un mensonge, il vaut mieux ne pas le mettre sur ses gardes, je saurai tout par ma petite Lamiel.

Hautemare, une fois assuré que sa femme ne lui ferait pas de scène, eut bien honte de la façon grossière dont il avait parlé à la duchesse. Quant à sa femme, tout à fait calmée par l'extrême poli- tesse de la grande dame qui daignait elle-même reconduire sa nièce, elle n'eut pas de peine à per- mettre à celle-ci de remonter au plus vite auprès

FED OR. 153

de la duchesse, et elle s'habilla pour préparer du thé. Ces bonnes gens pensèrent qu'il était mieux de ne point faire de compliments à la grande dame; le mad monta le thé dans la chambre du second étage, demanda les ordres de madame et prit congé en faisant mille salutations bien nobles.

CHAPITRE XII

NOUVELLES DE PARIS

Ces dames rirent beaucoup de leur peur et s'en- dormirent tranquillement après avoir prêté l'oreille pendant une demi-heure au profond silence qui régnait dans le village. Le lendemain, la duchesse ne s'éveilla qu'à neuf heures et, un instant après, son fils Fédor était dans ses bras.

Ce jour-là était le 28 juillet 1830. Fédor, arri- vant à sept heures, n'avait pas voulu qu'on éveil- lât sa mère. Il était lort triste.

Si les troubles ont continué, se disait-il, mes camarades diront que je suis un déserteur; il faudrait, après avoir embrassé ma mère, obtenir d'elle que je pusse retourner à Paris.

Lamiel, en voyant ce jeune homme si inquiet, serré dans son uniforme, lui trouvait je ne sais quel aspect piètre qui excluait l'idée de force et même de courage. Fédor était gras et mince; il avait une charmante figure, mais l'extrême peur

NOUVELLES DE PARIS. 155

de passer pour un déserteur lui ôtait dans ce mo- ment toute expression décidée, et Lamiel le trouva fort ressemblant à son portrait.

C'est bien là, se disait-elle, cet être insigni- fiant dont le portrait dans la chambre de madame n'est regardé qu'à cause de la beauté du cadre.

-De son côté, dans le moment de tranquillité que lui laissait ses remords, Fédor se disait :

C'est donc cette petite paysanne qui, à force d'adresse normande et de complaisances bien calculées, a su gagner la faveur de ma mère et, qui plus est, la sait conserver.

Comme tout ce qui environnait Fédor, la cui- sine dans laquelle elle l'avait entrevu, l'oncle Hau- teinare et sa femme encore toute triste de s'être exposée à tarir la source des petits cadeaux dont la duchesse l'accablait, étaient choses trop con- nues et ennuyeuses pour Lamiel, toute son atten- tion revenait, malgré elle, à ce jeune militaire si mince, si pâle et qui avaitl'air tellement contrarié. Ainsi avait eu lieu cette entrevue dont l'image avait fait tant de peur au docteur Sansfin. A chaque instant, M'"° Hautemarre s'approchait de sa nièce et lui disait à voix basse :

Mais fais donc les honneurs de la maison ;

ISG LAMIEL.

toi qui as tant d'esprit, parle donc à ce jeune duc, ou bien il va croire que nous sommes de grossiers paysans.

Ces choses, et bien d'autres semblables, étaient dites à demi-voix, mais de façon à ce que Fédor les entendît fort bien. Lamiel tâchait en vain de faire comprendre à sa tante qu'il était beaucoup mieux de laisser toute sa liberté au jeune voyageur. Toutes les demandes empressées de M"'*" Haute- mare n'échappèrent point à Fédor et toute sa mauvaise humeur, qui était grande, se fixa sur M. et M'"^ Hautemare. Peu à peu, il voulut bien s'apercevoir que Lamiel avait des cheveux char- mants et qu'elle eût été fort jolie si l'air de la campagne n'avait un peu hâlé sa peau. Ensuite, il voulut bien découvrir qu'elle n'avait rien de l'air faux et des petites minauderies miei lieuses d'une petite intrigante de campagne. M""^ Haute- mare montait à la tour tous les quarts d'heure pour écouter à la porte de M'"^ la duchesse et voir si elle était éveillée. Pendant ces courses, Fédor restait seul avec Lamiel et l'instinct de la jeunesse l'emportant à la fin sur les soucis qui lui faisaient craindre la réputation de déserteur, il regardait Lamiel avec beaucoup d'attention, et elle, de son

NOUVELLES DE PARIS. 157

côté, lui parlait avec tout l'intérêt qu'inspire une vive curiosité, lorsque le docteur Sansfin entra dans la cuisine qui servait de scène à cette pre- mière entrevue. L'attitude du docteur était à peindre; il restait debout, dans l'attitude d'un homme qui va marcher, la bouche ouverte et les yeux extrêmement ouverts.

Il faut convenir, se dit Fédor, que voilà un bossu bien laid ; mais l'on dit que de ce vilain bossu et de cette petite fille si singulière dépend toute la volonté de ma mère. Tâchons de leur faire la cour, afin d'obtenir d'elle qu'elle veuille bien me laisser retourner à Paris.

Cette résolution bien prise, le jeune duc attaqua vivement la conversation avec le médecin de cam- pagne; il débuta par un récit exalté des premiers troubles qui, le 26, à midi, avaient éclaté dans le jardin du Palais-Royal, près le café Lemblin : deux élèves de l'École polytechnique, qui se trou- vaient dans ce café au moment on lisait tout haut les fameuses ordonnances, avaient couru à l'hcole polytechnique et avaient raconté fort exactement à leurs camarades rassemblés dans la cour tout ce dont ils avaient été témoins. Le docteur écoutait avec une émotion qui se peignait

158 LA MIEL.

avec énergie dans ses traits mobiles ; sans doute, il était charmé des accidents qui pouvaient arriver aux Bourbons. Les insolences des nobles et des prêtres étaient faites pour être senties vivement par un homme qui se croyait un dieu, par la nature. Son imagination s'étendait avec délices sur les humiliations qu'allait souffrir cette maison des Bourbons qui, depuis un siècle, protégeait les forts contre les faibles.

Ne sont-ce pas ces gens-là, se disait Sansfin, qui ont donné à jamais le nom de canaille à la classe dans laquelle je suis né? Pour eux, tout ce qui a de l'esprit est suspect; ainsi, si ce commen- cement d'insurrection a des suites un peu sérieuses, si ces Parisiens, si ridicules, ont le courage d'avoir du courage, le vieux Charles X pourrait être forcé d'abdiquer, et la classe de la canaille, à laquelle j'appartiens, fera un pas en avant. Nous devien- drons une bourgeoisie respectable et que la cour devra se donner la peine de séduire.

Puis, tout à coup, Sansfin vint à se souvenir de la belle position il s'était placé envers la con- grégation :

Je suis à la veille d'obtenir une place, se tlit-il, s'il me convient d'en demander une. Tous

NOUVELLES DE PARIS. 159

les châteaux des environs donneraient cinquante louis ou cent louis chacun, selon son degré d'ava- rice, pour que je fusse pendu haut et court; mais en attendant ce moment agréable, je me vois le seul agent par lequel ils puissent communiquer avec le peuple. Je joue sur leur terreur comme Lamiel joue sur son piano. Je les augmente et les calme presque à volonté. S'ils obtiennent une très grande victoire, les plus furibonds d'entre eux, ceux qui forment le casino, obtiendront des autres que je sois jeté en prison. Le vicomte de Saxile, jeune homme si bien fait et si fier de sa tournure de crocheteur, n'a-t-il pas dit devant moi à ses nobles associés du casino : « Il y a du jacobinisme à détailler avec tant de complaisance les moyens d'agir que possèdent les jacobins. » Ainsi, si la révolte de Paris, malgré la légèreté de ces pauvres badauds, a l'esprit de faire un mal réel aux Bour- bons, je perds ma fortune préparée par tant de soins depuis six ans avec tous les châteaux et les prêtres des environs, d'autres hommes puissants paraîtront dans le peuple, et mon esprit devra faire des miracles pour être associé au déploiement de la force brutale ; si le parti de la cour triomphe et fait fusiller une cinquantaine de députés libé-

160 LAMIEL.

raux, il faut que je me sauve au Havre et peut-être de en Angleterre, car aussitôt le vicomte de Saxile vient demander qu'on me jette en prison. Tout au moins on visitera mes papiers pour voir si je ne suis point d'accord avec les libéraux de Paris. Ce jeune imbécile veut retourner à son École poly- technique, il faut pousser la duchesse à consentir à ce retour, et moi je serai le modérateur du jeune homme, je l'accompagnerai à Paris, j'enverrai deux fois par jour des courriers à la duchesse et, au fond, j'essayerai de me faufiler avec le parti vainqueur. Ces Parisiens sont si bêtes que, natu- rellement, la cour s'en tirera avec des promesses; quand le peuple n'est plus en colère, il n'a rien ; et dans huit jours les Parisiens ne seront plus en colère. Dans ce cas, je gagne la faveur des chefs de la congrégation et je reviens à Garville comme un de leurs envoyés. C'est à moi alors à faire en- tendre à tous les imbéciles du parti que M. le vicomte de Saxile est un cerveau brûlé, capable de tout gâter. Par là, à tout le moins, je me sauve de la prison ce gredin-là voudrait me jeter. Il faut donc flatter ce petit imbécile de façon à ce qu'il m'accepte pour compagnon de voyage. Pendant toutes ces réflexions, Sansfin avait com-

NOUVELLES DE PARIS. IGl

mencé à flatter le jeune duc, en se faisant donner mille détails sur l'esprit qui animait l'École poly- technique et en portant aux nues Monge, La Grange et les autres grands hommes qui fondèrent cette École. Ces grands hommes étaient les dieux de Fédor, et livraient bataille dans son cœur à tous ses préjugés de naissance, soigneusement flattés par ses parents. Il était bien fier d'être duc, mais il pensait deux fois par jour à son titre, et, vingt fois la journée, il jouissait avec délices du bonheur de passer pour un des meilleurs élèves de l'École.

Lorsque M""® Hautemare vint enfin annoncer qu'il faisait jour chez la duchesse, Fédor commençait à le regarder comme un homme de beaucoup d'es- prit, et Lamiel avait redoublé de considération pour le génie avec lequel Sansfin avait réussi à plaire au jeune duc. Le docteur avait réussi à lui dire pendant un instant, lorsque le jeune duc allait placer à la porte de la chambre occupée par sa mère un magnifique bouquet de fleurs rares apportées de Paris :

Ce qu'il y a de plus difficile au monde, c'est de plaire à quelqu'un que l'on méprise; je ne sais en vérité si je pourrai parvenir à trouver grâce auprès de ce petit ducaillon.

11

1G2 LA MI EL.

Fédor monta chez sa mère ; le docteur avait des visites à faire et d'ailleurs voulait se faire ra- conter par la duchesse tout ce que son fils allait lui dire. 11 y aurait naturellement un tête-à-téte pour ce récit, ce qui lui donnerait l'occasion de donner à la duchesse la volonté de l'envoyer à Paris avec son fils.

Mais quand le docteur revint une heure après, il trouva la duchesse dans les larmes et presque dans une attaque de nerfs. Elle ne voulait pas entendre parler du retour de son fils à Paris.

Ou cette révolte n'est rien chaque mot étant interrompu par une étreinte hystérique ou cette révolte n'est rien, et alors ton absence ne peut être remarquée, tu viens voir ta mère malade, rien de plus simple ; ou cette révolte va jusqu'au point d'attendre de pied ferme les trente mille hommes de Saint-Omer qui marchent sur Paris; en ce cas, je ne veux pas qu'un Miossens figure parmi les ennemis du roi ; ta carrière serait à jamais perdue ; or, dans les grandes occasions, je remplace ton père et je te donne l'ordre très formel de ne pas me quitter d'un pas.

Après avoir prononcé cette dernière phrase d'un air assez ferme, elle exigea que son fils.

NOUVELLES DE PARIS. 163

qui avait couru la poste toute la nuit, allât prendre deux heures de repos et se jeter sur son lit, au château.

Restée seule avec le docteur, elle lui dit : Nos pauvres Bourbons seront trahis comme à l'ordinaire. Vous verrez que les jacobins auront gagné les troupes du camp de Saint-Omer. Ils ont des machinations qui restent inexplicables, du moins pour moi. Par exemple, dites-moi, mon cher ami, comment, hier soir, à neuf heures, ce Hautemare savait que mon fils allait arriver de Paris? Je n'avais fait confidence à personne de la lettre pour Fédor, dont j'avais chargé le courrier du duc de R..., et mon fils vient de me montrer cette lettre ; pendant un quart d'heure nous en avons regardé le cachet, il était bien intact lorsque mon fils l'a rompu.

Le docteur mit un art savant à flatter tous les sentiments de la duchesse; il faisait son métier de médecin. Son but était de calmer l'irritation de ses nerfs, et il avait su par Fédor lui-même tout ce que celui-ci pouvait apprendre sur la ré- volte qui commençait à Paris. 11 trouva la du- chesse montée comme une tigresse; ce fut le terme dont il se servit en racontant la chose à Lamiel.

464 LAMIEL.

Mais i] était de l'intérêt du docteur de ne se trouver à Carville qu'au moment l'on y ap- prendrait le résultat définitif de la révolte de Juillet. La duchesse eut bientôt une idée : son fils avait les nerfs en très mauvais état, ce jeune homme travaillait trop, comme tous les élèves de l'École polytechnique; il fallait lui faire prendre des bains de mer pendant quinze jours, mais il ne fallait pas aller chercher la mer à Dieppe, ville séduite par l'amabilité de M'"*^ la duchesse de Berri et qui serait en butte aux soupçons des jacobins. 11 fallait tout bonnement aller chercher la mer au Havre : le commerce trem- blant pour ses magasins ne souffrirait pas le pil- lage en cette ville, si les jacobins avaient le des- sus ; et si la cour triomphait, ainsi que le docteur le trouvait fort probable, il serait impossible pour les méchants, hal)ltant les châteaux voisins, d'at- tacher du ridicule à ce petit voyage de la du- chesse. La maigreur et la pâleur de Fétlor mon- traient assez que sa sauté était attaquée par l'excès du travail ; la chaleur était excessive, et il avait obéi au conseil du docteur qui prescrivait les bains de mer. La duchesse n'avait pas voulu aller à Dieppe, parce qu'elle n'avait pas voulu

NOUVELLES DE PARIS. 165

attendre un costume de bal et des chapeaux qu'il lui fallait faire venir de Paris. Fédor avait tou- jours témoigné le désir non pas de faire un voyage en Angleterre, il n'en avait pas le temps, mais de passer trois jours en ce pays singulier. Eh bien ! du Havre on irait passer trois jours à Portsmoutli.

CHAPITRE XIII

DEPART

Tous ces arrangements reçurent un commen- cement d'exécution aussitôt après que le docteur en eut donné l'idée à la duchesse. Celle-ci y voyait un avantage immense : le Havre était beaucoup plus loin de Paris que Carville et, en second lieu, elle se flattait de n'être pas connue sur la route du Havre. La duchesse, réellement fort souffrante, ne quitta pas la tour, mais tous les arrangements de voiture furent faits au château, et à huit heures du soir, comme les chevaux de poste arrivaient à la tour, on vit arriver par la grande route de Paris une malle-poste pavoisée de drapeaux trico- lores.

Mon Dieu, que je vous sais bon gré d'avoir une entière confiance en vous, cher docteur! s'é- cria la duchesse en prenant place dans son landau avec son fils et le docteur.

La duchesse sut bon gré à celui-ci qui ne voulut

DEPART. 167

pcis absolument prendre la place du fond. Fédor, contrarié de cette politesse, opta, dès qu'on fut à une lieue du village, de prendre place à côté du cocher. Le docteur était ravi, il serait absent de Garville au moment le résultat définitif de la révolte de Paris y arriverait, et il avait empêché pour longtemps les conversations entre ce jeune duc si élégant et si doux et l'aimable Lamiel.

Sur leur route, les voyageurs ne trouvèrent que de la curiosité. Tout le monde leur demandait des nouvelles de Paris ; on répondait en deman- dant des nouvelles et l'on disait qu'on venait de partir d'une campagne voisine. En arrivant à la poste du Havre, la duchesse montra fièrement un passeport délivré à M""" Miaussante et à son fils. Elle avait forcé celui-ci à quitter son uniforme et le pauvre jeune homme en était au désespoir.

Ainsi quand on se bat, se disait-il, le duc de Miossens non seulement déserte, mais encore il quitte son uniforme !

A peine installés au Havre dans une maison par- ticulière de la connaissance du docteur, celui-ci procura une femme de chambre et deux domes- tiques qui ne savaient point du tout qui était M'"'' iMiaussante. Ce fut donc au Havre et dégagée

168 LAMIEL.

de toute inquiétude personnelle, que la clucliesse passa les premiers jours du désespoir causé par l'incroyable résultat de la révolution de Juillet. Quand elle sut que le roi était exilé en Angleterre, elle partit pour Portsmouth avec son fils. En re- venant (de la compagnie au bâtiment), le docteur acheta des rubans tricolores, qu'il mit à sa bou- tonnière, et partit pour Paris. 11 exagéra à ses amis delà congrégation les périls qu'il avait courus à Garville, et moins de huit jours après, un ordre de M. César Sansfm parut dans le Moniteur; il était nommé à une sous-préfecture dans la Vendée. Son but était seulement de marquer son adhésion au nouveau gouvernement. La congrégation le chargea de lettres de recommandation ; mais son métier de médecin lui valait sept à huit mille francs à Garville, et Sansfm avait horreur de paraître en uniforme, avec l'épée au côté.

A Garville, se disait-il, on est accoutumé à ma bosse, aux défauts de ma taille.

Huit jours après sa nomination, le docteur tomba malade et il vint en congé à Garville.

Lamiel était restée chez sa tante; trois jours après le départ de la duchesse, elle vit arriver quatre paquets énormes remplissant presque la

DEPART. 469

charrette couverte du château. C'était du linge et des robes de toute espèce dont la duchesse lui faisait cadeau. 11 y avait quelque chose de tendre dans cette attention. Le 27 juillet, avant son dé- part, la duchesse était allée passer une heure au château, elle avait fait faire ces paquets, et, se dé- liant beaucoup de la probité de toutes les per- sonnes si exemplaires qui l'entouraient, elle avait fait environner ces paquets de rubans de fil, et sous ses yeux, avait fait appliquer le cachet de ses armes aux différents endroits ces rubans se croisaient. Ce fut une précaution sage ; ces pa- quets avaient donné beaucoup d'humeur à M"" An- selme, et cet humeur devint de la colère quand elle vit que Lamiel, restée seule au village, ne daignait pas monter au château pour lui faire une visite.

La jeune fille n'y songeait guère, elle n'était occupée qu'à cacher la joie folle qui la dévorait ; chaque matin, à son réveil, elle éprouvait un nou- veau plaisir en s'apprenant à elle-même qu'elle n'était plus dans ce magnifique château tout le monde était vieux et où, sur vingt paroles qu'on prononçait, dix-huit étaient consacrées à blâmer; maintenant, sa seule affaire désagréable était d'é-

170 LAMIEL.

crire tous les jours une lettre à la duchesse ; pour peu qu'elle se livrât à ses pensées, ses lettres étaient moins bien formées, mais en vérité, elle n'avait pas la patience de recopier ses lettres; elle songeait un instant aux réprimandes polies dont cet oubli serait l'occasion, puis chassait bien vite toutes les pensées désagréables, et la crainte de ces réprimandes faisait comprendre le souvenir de cette duchesse si aimable pour elle avec celui de M."° Anselme et des auti-es ennuis du château. Au total, dix jours après être sortie de ce château, il n'avait laissé dans l'âme de Lamiel, pour tout souvenir, qu'un dégoût profond de trois choses, symboles pour elle de l'ennui le plus exécrable : la haute noblesse, la grande opulence et le dis- cours édifiant touchant la religion.

Rien ne lui semblait plus ridicule à la fois et plus odieux que la dignité affectée dans la dé- marche et la nécessité de parler de toutes choses, même des plus amusantes, avec une sorte de dé- dain mesuré et froid. Après s'être avoué ces sen- timents avec une sorte de regret, Lamiel remar- qua que la reconnaissance qu'elle devait sans contredit à la duchesse se trouvait balancer exac- tement la déplaisance que lui inspiraient ses fa-

DÉPART. 171

çons de grande dame, et elle l'oiiblait bien vite; même sans la nécessité d'écrire la lettre, elle l'eût oubliée tout à fait.

L'horreur pour tout ce qui pouvait lui rappeler le séjour de cet ennuyeux château était si grande qu'elle l'emporta sur la vanité si naturelle dans le cœur d'une fille de seize ans.

Le jour du départ de la duchesse, le docteur avait trouvé le moyen de lui dire :

Allez pleurer dans votre chambre le départ de votre protectrice, et ne vous laissez voir que demain matin.

Le lendemain, lorsqu'elle descendit pour em- brasser M™*" Hautemare, celle-ci fut bien surprise de lui voir tous les vêtements d'une paysanne et même le hideux bonnet de coton, par lequel sont déshonorées les jolies figures des paysannes des environs de Baveux.

CHAPITRE XIV

LES LECTURES DE LAMIEL

Ce trait de prétendue modestie lui valut les ap- plaudissements unanimes de tout village. Ce bonnet de coton si laid, sur cette tête qu'on avait vue parée de si jolis chapeaux, soulageait l'envie. Tout le monde sourit à Lamiel quand elle sortit dans le village, portant des sabots et une jupe de simple paysanne. Son oncle, ne la voyant pas re- venir du bout de la place, courut après elle.

vas-tu? lui cria-t-il d'un air alarmé.

Je vais courir, lui dit-elle en riant; j'étais en prison dans ce château.

Et en effet, elle prit sa course vers la cam- pagne.

Attends-moi seulement une heure, dès que ma classe sera finie, je t'accompagnerai.

Ah! pai'di!... s'écria Lamiel, c'était un de ces mots vulgaires qu'il lui était surtout défendu de prononcer au château; ah! pardi, je me

LES LECTURES DE LAMIEL. 173

défendrai bien contre les voleurs! Et elle se mit à courir en sabots pour couper court aux objec- tions.

Elle fit plus de deux lieues, s'arrêta avec toutes les anciennes amies qu'elle rencontra, et enfin ne rentra qu'à la nuit noire. Le maître d'école entre- prenait déjà une réprimande eu trois points sur l'inconvenance qu'il y avait, pour les filles de son âge, à courir la nuit, mais la parole lui fut enlevée par sa digne moitié qui avait besoin d'épancher l'étonnement, l'admiration et l'envie dont l'avaient rempli les linges et les robes de soie contenus dans les paquets apportés du château.

Est-il bien possible que tout cela soit à toi? s'écria-t-elle avec une admiration triste.

Après des détails sur chaque objet, qui parais- saient bien longs à Lamiel, M"^^ Hautemare essaya un air d'assurance que démentait le son de sa voix, et elle ajouta :

J'ai pris soin de ton enfance, et j'ai lieu d'espérer, ce me semble, que tu me laisseras bien porter, les jours de fêtes et les dimanches seule- ment, la plus mauvaise de tes robes ?

Lamiel resta stupéfaite, un tel langage eût été impossible au château; M"'' Anselme et les autres

174 LAMIEL.

femmes de la duchesse avaient bien des senti- ments bas, mais savaient les exprimer d'une tout autre façon. A la vue de ces robes, M^^*^ Anselme se fut jetée dans les bras de Laniiel, l'eût accablée de baisers et de félicitations, puis, lui aurait de- mandé en riant de lui prêter une de ses robes qu'elle lui aurait désignée par la couleur. Cette de- mande de robe consterna la jeune fille; des ré- flexions pénibles arrivaient en foule, elle n'avait donc pei'sonne à aimer, les gens qu'elle s'était figurés comme parfaits, du moins du côté du cœur, étaient aussi vils que les autres!

Je n'ai donc personne à aimer!

Pendant qu'elle se livrait à ces réflexions péni- bles, elle restait immobile, debout, et son air était sérieux. La tante Hautemare en conclut que la chère nièce hésitait à lui prêter une des robes qui se trouvaient dans les paquets, et alors, pour la décider, elle se mit à lui détailler tous les ser- vices qu'elle lui avait rendus avant son admission au château.

Car enfin, tu n'es pas notre nièce véritable, ajoutait-elle ; mon mari et moi, nous t'avons choisie à l'hôpital.

Le cœur de Lamiel était déchiré.

LES LECTURES DE LAMIEL. 17o

Eh bien, je vous donne quatre des plus belles robes, s'écria-t-elle avec humeur.

A choisir? répliqua la tante.

Eh! pardi, sans doute, s'écria Lamiel avec un air de désespoir et d'impatience qui fut remar- qué.

Elle était consternée du langage bas qu'elle avait désappris au château. Tout en convenant avec elle-même du peu d'esprit de l'oncle et de la tante, elle avait rêvé une famille à aimer. Dans son besoin de sentiment tendre, elle avait fait un mérite à sa tante du manque d'esprit,- elle se sentit toute bouleversée, puis^ tout à coup, elle fondit en larmes. Alors son oncle essaya de la consoler de l'énorme sacrifice des quatre robes qu'elle venait de faire. Il lui détailla tous les droits que sa tante avait à sa reconnaissance. La- miel, qui voulait se réserver au moins la faculté d'aimer son oncle, prit la fuite par un mouve- ment instinctif, et alla se promener dans le cime- tière.

Si j'avais ici le docteur, se dit-elle, il rirait de ma douleur et de mes folles espérances qui en sont la cause ; il ne me consolerait pas, mais il me dirait des choses vraies qui m'empêcheraient

17ti LAMIEL.

pour l'avenir de tomber dans une semblable erreur.

Tout ce qu'il y avait de joli et de tranquille dans la vile chaumière de son oncle disparut à ses yeux. On ne voulut pas même lui permettre d'occuper la chambre du second étage, dans la tour, sous prétexte qu'elle y serait seule et que les commères du village ne manqueraient pas de prétendre qu'elle pourrait ouvrir la porte, de nuit, à quelque galant. Cette idée fit horreur à Lamiel. Confinée dans son petit lit, de la salle à manger dont elle n'était séparée que par un paravent, Lamiel ne pouvait passe défendre d'entendre tous les propos qui se tenaient dans la maison. Le sen- timent de profond dégoût ne fit que croître et embellir les jours suivants. Outre le chagrin de ce qu'elle voyait» Lamiel était encore en colère contre elle-même.

Je me croyais sage, se dit-elle, parce que j'embarrasse quelquefois l'abbé Clément et même le terrible docteur Sansfin; c'est tout simplement que je sais dire quelques jolies paroles, mais, au fond, je ne suis qu'une petite fille bien ignorante. Voici huit jours entiers que je ne puis sortir d'un profond étonnement; je tenais pour indubitable

LES LECTUPxES DE LAMIEL. 177

que je trouverais dans la chaumière de mon oncle la liberté de remuer, et par conséquent, disais-je, je serai parfaitement heureuse. J'ai trouvé cette liberté dont l'absence m'était si cruelle au châ- teau, et pourtant une certaine chose, dont je n'eusse jamais soupçonné l'existence, vient m'ôter toute espèce de bonheur.

Deux jours après, Lamiel conclut de ses tristes sentiments, qui ne la quittaient pas un instant, qu'il fallait donc se méfier de l'espérance. Cette vérité fut sur le point de jeter Lamiel dans le dé- sespoir. Elle voyait tout en beau dans la vie, tout à coup ses rêves de plaisir recevaient le démenti le plus cruel. Son cœur n'était point tendre, mais son esprit était distingué. Pour cette àme l'a- mour n'avait point encore paru, une conversation amusante était le premier besoin; et tout à coup, au lieu des anecdotes du grand monde racontées longuement par la duchesse et d'une façon bien intelligible, au lieu des traits d'esprit charmants qui brillaient dans les commentaires de l'aimable abbé Clément, elle se trouvait condamnée tout le long du jour aux idées les plus vulgaires de la prudence normande, exprimées dans le style le plus énergique, c'est-à-dire le plus bas. Elle eut

178 LAMIEL.

un nouveau chagrin; elle alla voir l'abbé Clément à sa cure ; elle l'aperçut clans son verger, lisant son bréviaire, et, un instant après, une grosse ser- vante vint lui dire que M. le curé ne pouvait pas la recevoir; et cette grosse servante ajouta de l'air le plus moqueur :

Allez, allez, ma petite, allez prier dans l'é- glise, et sachez qu'on ne parle pas ainsi à M. le curé.

La sensibilité de Lamiel se révolta ; elle revint chez son oncle, fondant en larmes. Le lendemain, son parti était pris de n'être plus sensible au moindre accueil; elle frémissait auparavant à la seule idée d'aller voirM'^'' Anselme, dont elle s'at- tendait d'être reçue avec la moquerie la plus mé- chante. Maintenant qu'elle avait été mal reçue par l'abbé Clément qu'elle croyait son ami, que lui importait tout le reste !...

Quoique née en Normandie, Lamiel n'était guère habile dans l'art de défendre à sa figure d'expri- mer les sentiments qui l'agitaient. A vrai dire, elle n'avait point eu le temps d'acquérir de l'expé- rience; c'était un cœur et un esprit romanesques qui se figuraient les chances de bonheur qu'ils allaient trouver dans la vie ; c'était le revers de

LES LECTURES DE LAMIEL. 179

la médaille. Les conversations de la duchesse et de l'abbé Clément, la rude philosophie du docteur Sansfm avaient cultivé d'une façon brillante les germes d'esprit qu'elle avait reçus de la nature ; mais pendant qu'elle employait ainsi de longues soirées, elle n'avait aucune occasion de se sou- mettre aux impressions et aux petites mortifica- tions que donne le rude contact avec des égaux. Elle n'avait pour toute expérience que celle de l'impertinence d'une troupe de femmes de chambre envieuses; elle avait seize ans, et la moindre pe- tite fille du village en savait bien plus qu'elle sur les jeunes gens et sur l'amour. En dépit des poètes, ces choses-là n'ont rien d'élégant au vil- lage; tout y est grossier et fondé sur l'expérience la plus claire.

Lamiel arriva jusque dans la chambre de W" An- selme avec des yeux qui firent peur à celle-ci, tant ils étaient animés par le désespoir. Lamiel venait de traverser le salon si souvent l'abbé Clément lui avait adressé des paroles si gracieuses, et maintenant il refusait de la recevoir,

La vieille femme de chambre avait préparé une quantité d'impertinences polies qu'elle se propo- sait d'adresser à Lamiel à la première vue. Elle

180 LAMIEL.

ne pardonnait point à la jeune fille les sept robes de soie de la duchesse sur lesquelles elle avait compté.

Mais sa première idée en voyant Lamiel fut qu'elle, M""" Anselme, était séparée par neuf grands pieds du premier salon se trouvait peut-être un vieux valet de chambre sourd. Elle fut donc avec la jeune fille d'une politesse tellement miel- leuse que le cœur de celle-ci en fut révolté. La- miel lui dit brusquement :

Madame m'a ordonné de continuer mon édu- cation de lectrice, et je viens prendre des livres.

Prenez tout ce que vous voudrez, mademoi- selle; ne sait-on pas que tout ce qui est au châ- teau vous appartient?

Lamiel profita de la permission et emporta plus de vingt volumes; elle sortit de la bibliothèque, puis y rentra avec vivacité.

J'oubliais... dit-elle à M'^° Anselme qui sui- vait ses mouvements d'un œil jaloux.

Lamiel avait d'abord pris les romans de M""" de Genlis, la Bible, Éraste ou VAmi de la jeunesse , Sethos, les histoires d'Anquetil, et autres livres permis par la duchesse.

Je suis une sotte, se dit-elle. Je m'occupe

LES LECTURES DE LAMIEL. 181

du profond dégoût que me donnent les compli- ments mielleux de cette fille qui m'exècre; je néglige le précepte du docteur : juger toujours la situation et s'élever au-dessus du sentiment du moment. Je puis m'emparer de tous les livres dont madame me défendait la lecture avec tant de rigueur. Elle prit les romans de Voltaire, la correspondance de Grimni, G il Blas, etc.

M"" Anselme avait dit qu'elle prendrait la liste des ouvrages choisis ; mais pour éviter cette liste accusatrice, Lamiel eut l'esprit de s'adresser aux livres non reliés et destinés àêtrelus. M^"^ Anselme, voyant que les livres qu'elle emportait n'étaient point reliés, se contenta de les compter. En rap- portant ce fardeau à la maison, Lamiel était d'une tristesse profonde ; elle ne pouvait répondre à une question qu'elle se faisait, ce qui la mettait en colère contre elle-même :

Comment ! se disait-elle, je m'irrite de la grossièreté pleine de bienveillance que je trouve chez mon oncle, et je m'irrite encore de la poli- tesse trop mielleuse de cette mademoiselle An- selme, qui voudrait de tout son cœur me voir au fond du grand étang, comme disait le docteur Sansfm ; je suis donc à seize ans comme le doc-

182 L AMI EL.

teur Sansfin dit que sont les femmes de cinquante? Je m'irrite de tout et je suis en colère contre le genre humain.

L'exemplaire de Gil Blas que Lamiel avait pris au château avait des estampes ; c'est ce qui la détermina à ouvrir ce livre de préférence aux autres. Elle avait réussi à introduire tous ces volumes dans la tour sans être aperçue par son oncle, que la vue de tant de livres n'eût pas man- qué de mettre en colère; car, quoique maître d'é- cole, il répétait souvent :

« Ce sont les livres qui ont perdu la France. » C'était une des maximes du terrible Du Sail- lard, le curé de la paroisse. En cachant ces livres au rez-de-chaussée de la tour, Lamiel avait lu quelques pages de Gil Blas; elle y avait trouvé tant de plaisir qu'elle osa sortir de la maison par une fenêtre du derrière, sur les onze heures, quand elle vit sa tante et son oncle profondément endormis. Elle avait la clef de la tour, elle y entra, et lut jusqu'à quatre heures du matin. En revenant se coucher, elle était parfaitement heu- reuse ; elle n'était plus en colère contre elle-même. D'abord, l'esprit rempli des aventures racontées par Gil Blas, elle ne songeait plus guère aux sen-

LES LECTURES DE LAMIEL. 183

tiraents qu'elle se reprochait, et ensuite, ce qui valait bien mieux, elle avait puisé dans Gil Blas des sentiments d'indulgence pour elle et pour les autres ; elle ne trouvait plus si vils les sentiments inspirés à sa tante Hautemare par la vue des belles robes.

Pendant huit jours, Lamiel fut tout entière à la lecture.

CHAPITRE XV

L AMOUR AU lîOIS

Pendant les mois suivants, elle s'ennuyait toutes les fois qu'elle était dans la maison de son oncle; elle passait donc sa vie dans les champs. Elle reprit ses rêveries sur l'amour; mais ses pensées n'étaient point tendres, elles n'étaient que de curiosité.

Le langage dont sa tante se servait en tâchant de la prémunir contre les séductions des hommes devait à sa platitude un succès complet; le dé- goût qu'il lui donnait rejaillissait sur l'amour.

Sa tante lui disait un jour:

Comme on sait que les belles robes que je porte le dimanche à l'église viennent de toi, les jeunes gens supposeront peut-être, au reste avec raison, que M™*" la duchesse te fera un cadeau le jour de tes noces, et, dès qu'ils te verront seule, ils chercheront à te serrer dans leurs bras.

Ces derniers mots frappèrent la curiosité de Lamiel, et, au retour de sa promenade du soir, un

L'AMOUR AU BOIS. 185

jeune homme qui revenait d'une noce au village voisin, l'on avait bu beaucoup de cidre, se pré- valant d'une connaissance légère, l'aborda et fit le geste de ]a, serrer dans ses bras. Lamiel se laissa embrasser fort paisiblement par le jeune homme, qui déjà concevait de grandes espérances, quand Lamiel le repoussa avec force; et, coiume il reve- nait, elle le menaça du poing et se mit à courir. L'ivrogne ne put la suivre.

Quoi! n'est-ce que ça? se dit-elle. 11 a la peau douce, il n'a pas la bouche dure comme mon oncle, dont les baisers m'écorchent. Mais le lendemain sa curiosité reprit le raisonnement sur le peu de plaisir qu'il y a à être embrassée par un jeune homme. Il faut qu'il y ait plus que je n'ai senti; autrement les prêtres ne reviendraient pas si sou- vent à défendre ces péchés.

Le magister Hautemare avait une espèce de prévôt pour répéter les leçons, nommé Jean Ber- ville, grand nigaud de vingt ans, fort blond. Les enfants eux-mêmes se moquaient de sa petite tête ronde et finoise perchée au haut de ce grand corps. Jean Berville tremblait devant Lamiel. Un jour de fête, elle lui dit après dîner :

Les autres vont danser, sors tout seul, et va

186 LA Ml EL.

m'attendre à la croisée des chemins, à un quart de lieue du village, auprès delà grande croix ; j'irai te rejoindre dans un quart d'heure.

Jean Berville se mit en marche et s'assit au pied de la croix, sans se douter de rien.

Lamiel arriva.

Mène-moi 7ne promener au bois, lui dit-elle. Le curé défendait surtout aux jeunes filles d'aller

se promener au bois. Quand elle fut dans le bois et dans un lieu fort caché, entouré de grands arbres et derrière une sorte de haie, elle dit à Jean :

Embrasse-moi, serre-moi dans tes bras. Jean l'embrassa et devint fort rouge. Lamiel ne

savait que lui dire ; elle resta à penser un quart d'heure en silence, puis dit à Jean:

Allons-nous-en; toi, va-t'en jusqu'à Gharnay, à une lieue de là, et ne dis à personne que je t'ai mené au bois.

Jean, fort rouge, obéit; mais le lendemain, de retour à l'école, Jean la regardait beaucoup. Huit jours après, arriva le premier lundi du mois. Lamiel allait toujours se confesser ce jour-là. Elle raconta au saint prêtre sa promenade dans le bois; elle n'avait garde de rien lui cacher, dévorée qu'elle était par la curiosité.

L'AMOUR AU BOIS. 187

L'honnête curé lui fit une scène épouvantable, mais n'ajouta rien ou presque rien à ses connais- sances. Trois jours après, Jean Berville fut ren- voyé par Hautemare, qui se mit à épier sa nièce Laniiel. Un mot dit par M. Hautemare et surpris par Lamiel lui fit soupçonner qu'elle était pour quelque chose dans la disgrâce de Jean. Elle le chercha, le trouva huit jours après, qui condui- sait les charrettes d'un voisin, courut après et lui donna deux napoléons. Tout étonné, Jean regarda au loin, il n'y avait personne sur la grande route; il embrassa Lamiel et la blessaavecsa barbe; elle le repoussa vivement, mais cependant résolut de savoir à quoi s'en tenir sur l'amour.

Viens demain sur les six heures dans le bois nous avons été l'autre dimanche, je m'y ren- drai.

Jean se mit à se gratter l'oreille :

C'est que, lui dit-il après bien des ricane- ments et des mademoiselle est trop bonne, c'est que, dit enfin Jean Berville, mon travail ne sera pas achevé demain. C'est un marché qui doit me rapporter mieux de six francs par jour, et demain je ne ramènerai la charrette de Méry qu'à huit heures du soir.

188 LAMIEL.

Quand seras-tu libre?

Mardi. Mais non, il y aura peut-être encore quelque chose à faire, et on ne me mettra mon argent en main que quand tout sera parachevé. Mercredi sera le plus sûr pour ne pas nuire à mes petites affaires.

Très bien ; je te donnerai dix francs, viens dans les bois mercredi sans manquer, à six heures du soir.

Oh ! pour les dix francs, si mademoiselle le veut, j'irai bien demain mardi, à six heures pré- cises.

Eh bien, demain soir, dit Lamiel impatien- tée de l'avarice de l'animal.

Le lendemain, elle trouva Jean dans le bois ; il avait ses habits des dimanches.

Embrasse-moi, lui dit-elle.

Il l'embrassa. Lamiel remarqua que, suivant l'ordre qu'elle lui en avait donné, il venait de se faire faire la barbe; elle le lui dit.

Oh ! c'est trop juste, reprit-il vivement, ma- demoiselle est la maîtresse; elle paye bien et elle est si jolie!

Sans doute, je veux être ta maîtresse.

Ah! c'est différent, dit Jean d'un air affairé;

L'AMOUR AU BOIS. 189

et alors sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maîtresse.

Il n'y a rien autre? dit Lamiel.

Non pas, répondit Jean.

Âs-tu eu déjà beaucoup de maîtresses? J'en ai eu trois.

Et il n'y a rien autre ?

>'on pas que je sache ; mademoiselle veut- elle que je revienne?

Je te le dirai d'ici à un mois ; mais pas de bavardages, ne parle de moi à personne.

Oh ! pas si bête, s'écria Jean Berville. Son œil brilla pour la première fois.

Quoi ! l'amour ce n'est que ça? se disait Lamiel étonnée ; il vaut bien la peine de le tant défendre. Mais je trompe ce pauvre Jean : pour être à même de se retrouver ici, il refusera peut- être du bon ouvrage. Elle le rappela et lui donna encore cinq francs. Il lui fit des remerciements pas- sionnés.

Lamiel s'assit et le regarda s'en aller. Puis elle éclata de rire en se répétant :

Comment, ce fameux amour, ce n'est que ça !

CHAPITRE XVI

LE MAITRE DE DUVAL

Gomme elle s'en revenait pensive et moqueuse, elle aperçut un joli jeune homme fort bien mis qui s'avançait de son côté sur la grande route. Ce jeune homme, qui paraissait avoir la vue courte, arrêtait presque son cheval pour pouvoir regarder Lamiel plus à l'aise avec son lorgnon. Quand il ne fut plus qu'à trente pas, il fiL un mouvement de joie, appela son domestique, lui remit son cheval, et ce domestique s'éloigna au grand trot.

Le jeune Fédor de Miossens, car c'était lui, arrangea ses cheveux et s'avança vers Lamiel d'un air d'assurance.

Décidément, c'est à moi qu'il en veut, se dit celle-ci.

Quand il fut tout près d'elle :

Il est timide au fond et veut se donner l'air hardi.

Cette remarque, qui sauta aux yeux de notre

LE 31 AIT RE DE DCVAL. 191

héroïne, la rassura beaucoup ; en le voyant venir avec sa démarche à mouvements brusques et de haute fatuité, elle se disait :

Le chemin est bien solitaire.

Dès le lendemain de l'arrivée du jeune duc, Duval, son valet de chambre favori, lui avait appris qii' à cause de sa prochaine arrivée, on s'était cru obligé d'éloigner bien vite une jeune grisette de seize ans, charmante de tous points, favorite de sa mère, qui savait l'anglais, etc.

Tant pis! avait dit le jeune duc.

Comment, tant pis? reprit Duval de l'air d'assurance d'un homme qui mène son maître; c'est du bien que l'on vole à M. le duc, il se doit d'attaquer cette jeunesse; on donne à cela quelques livres et une belle chambre, dans le vil- lage, où monsieur le duc va le soir, chez elle, brider des cigares.

Ce serait presque aussi ennuyeux que chez ma mère, dit le duc en bâillant.

Duval, voyant que la description de ce bonheur faisait peu d'impression, ajouta :

Si quelqu'un des amis de monsieur le duc vient le voir à son château, monsieur le duc aura quelque chose à lui montrer, le soir.

102 LAMIEL.

Cette raison fit impression, et l'éloquence de Duval, quieut soin, matin et soir, de parler de Lamiel, prépara le jeune homme à se laisser con- duire, lui qui tremblait à l'idée de faire quelque démarche ridicule qui pourrait faire anecdote contre lui. Mais enfin l'ennui était excessif au château de Miossens; l'abbé Clément avait trop d'esprit pour hasarder des idées devant un jeune sot arrivant de Paris, et qui savait qu'il était neveu d'une femme de chambre de sa mère.

Fédor finit donc par se rendre, mais à contre- cœur, aux exhortations de son tyran Duval. Depuis trois ou quatre ans, il s'était réellement beaucoup occupé de géométrie et de chimie, et avait con- servé toutes les idées de seize ans sur le ton de facilité et d'aisance avec lequel un homme de naissance devait aborder une grise tte, même sût-elle l'anglais. C'étaient ces idées qui faisaient obstacle réel, et il n'osait les avouer à Duval. La parfaite effronterie de cet homme le choquait au fond ; il était timide devant le ridicule. Le jeune duc avait de la noblesse dans l'âme ; il était loin de voir que les cinq ou six louis à gagner sur l'ameu- blement du petit appartement à offrir à Lamiel étaient le seul mobile qui faisait agir son valet de

LE MAITRE DE DUVAL. 193

chambre. Plus Fédor était timide, plus la flatterie de Duval lui était agréable ; Duval ne pourrait le décider à agir qu'en poussant la forme de la flat- terie jusqu'à l'excès.

Par exemple, il le flatta horriblement le jour il le détermina à parler à Lamiel. Fédor se hâta de santer à bas de son cheval aussitôt qu'il l'aperçut, et s'approcha d'elle en faisant beaucoup de gestes.

Voici, mademoiselle, un étui de bois garni de pointes d'acier d'un effet charmant. Vous l'avez oublié en quittant le château de ma mère, qui vous aime beaucoup et m'a chargé de vous le rendre à la première fois que je vous rencontrerais. Savez- vous bien qu'il y a plus, d'un mois que je vous cherche? Quoique ne vous ayantjamaisvue, jevous ai reconnue d'abord à votre air distingué, etc.

Les yeux de Lamiel étaient superbes d'esprit et de clairvoyance, tandis que, renfermée dans une immobilité parfaite, elle observait du haut de son caractère ce jeune homme si élégant qui se fati- guait à faire de petits gestes saccadés, comme un jeune-premier de vaudeville.

Au fait, il ne dit rien de joli, pensait Lamiel ; il ne vaut guère mieux que cet imbécile de Jean Berville que je quitte. Quelle diiïérence avec

13

194 LA MI EL.

l'abbé Clément! Comme celui-ci eût été gentil en me rapportant mon étui !

Au. bout d'un quart d'heure qui parut bien long à la jeune fille, le duc trouva un compliment bien tourné et naturel. Lamiel sourit, et aussitôt Fédor devint charmant; le temps cessa de lui paraître horriblement long, ainsi qu'à Lamiel. Encouragé par ce petit succès qu'il sentit avec délices, le duc devint charmant, car il avait infiniment d'esprit; la nature avait seulement oublié de lui donner la force de vouloir. On avait tant et si souvent acca- blé de conseils ce pauvre jeune homme sur les mille gaucheries que l'on commet à seize ans quand on est obligé à parler dans un salon comme un homme du monde, que, au moindre mouvement à faire, au moindre mot à dire, il était stupéfié par le souvenir de trois ou quatre règles contradic- toires et auxquelles il ne fallait pas manquer. C'est le même embarras qui rend nos artistes si plats. Le mot agréable qu'il trouva en voulant séduire Lamiel lui donna de l'audace; il oublia les règles et il fut gentil. 11 était difficile d'être plus joli^

1. Beyle indique dans une note qu'il doit placer ici le portrait de Fédor. Voir, à l'Appendice IV, p. 322,

LE MAITRE DE DUVAL. 195

J'aurais bien dû, se dit Lamiel, renvoyer mon Jean, et apprendre de cet ètre-là ce que c'est que l'amour; mais peut-être bien qu'il ne le sait pas lui-même.

Mais bientôt, à force d'aisance, le duc arriva au point d'être ou de paraître trop à son aise.

Adieu, monsieur, lui dit à l'instant Lamiel ; je vous défends de me suivre.

Fédor resta debout sur la route comme changé en statue. Ce trait si imprévu fixa à jamais dans son cœur le souvenir de Lamiel.

Heureusement, en arrivant au château, il osa l'avouer à Daval.

11 faut laisser passer huit jours sans parler à cette mijaurée; du moins, ajouta Duval en voyant qu'il allait déplaire, c'est ce que ferait un jeune homme du commun ; mais les gens de votre naissance, monsieur le duc, consultent avant tout leur bon plaisir. L'héritier d'un des plus nobles titres de France et d'une des plus grandes for- tunes n'est point soumis aux règles ordinaires.

ce portrait dont le modèle est Martial Daru, bien connu des lecteurs du Journal de Slendhal.

196 LAMIEL.

Le jeune duc retint jusqu'à une heure du matin un homme qui parlait avec tant d'élégance.

Le lendemain il plut, ce qui désespéra Fédor; il passa son temps à rêver à Lamiel; il ne pouvait pas aller courir les grands chemins avec quelque espoir de la rencontrer. Il prit une voiture et passa deux fois devant la porte des Hautemare. Le second jour, il attendit l'heure de la promenade avec toute l'impatience d'un amoureux, et, dans le fait, cet amour, créé par Duval, l'avait déjà délivré d'une partie de son ennui. Duval lui avait fourni cinq ou six façons d'aborder la jeune fille. Fédor oublia tout en l'apercevant à une demi- lieue devant lui sur le même chemin il l'avait rencontrée la première fois. Il prit le galop, ren- voya son cheval quand il fut à cent pas d'elle ; il l'aborda tout tremblant et tellement ému qu'il lui dit ce qu'il pensait.

Vous m'avez renvoyé avant-hier, mademoi- selle, et vous m'avez mis au désespoir. Que faut-il faire pour n'être pas renvoyé maintenant?

Ne plus me parler comme à une femme de chambre de M™^ la duchesse ; je l'ai été à peu près, mais je ne le suis plus.

Vous avez été lectrice, mais jamais femme

LE MAITRE DE DU VAL 197

de chambre, et ma mère avait fait de vous, made- moiselle, son amie. Je voudrais aussi être votre ami, mais à une condition : ce sera vous qui jouerez le rôle de la duchesse. Yous serez vraiment maîtresse dans toute l'étendue du mot. Ce début plut à Lamiel ; son orgueil aimait la timidité du jeune duc, mais l'inconvénient de cette sensation, c'est qu'elle entraînait un alliage trop considérable de mépris.

Adieu, monsieur, lui dit-elle au bout d'un quart d'heure. Je ne veux pas vous voir demain. Et comme le duc hésitait à se retirer :

Si vous ne vous retirez pas à l'instant, je ne vous reverrai de huit jours, ajouta-t-elle d'un air impérieux.

Le duc prit la fuite. Cette fuite amusa infini- ment Lamiel ; elle avait ouï parler mille fois au château du respect avec lequel tout le monde traitait un fils unique, héritier d'un si grand nom; elle trouva plaisant de prendre le rôle contraire.

CHAPITRE XVII

LE PASSEPORT

La connaissance continua, mais sur ce ton ; La- miel était maîtresse non seulement absolue, mais capricieuse. Cependant, après quinze jours, elle multiplia les rendez-vous, parce qu'elle commen- çait à s'ennuyer les après-midi, quand elle n'avait pas un beau jeune homme à vexer. Lui était fou d'amour. Elle passait sa vie à inventer des tour- ments :

Mettez-vous en noir demain pour venir me voir.

J'obéirai ; mais pourquoi ce costume si triste ?

Un de mes cousins vient de mourir; il était marchand de fromage.

Elle fut amusée de l'eft'et que ce détail produi- sit sur le beau jeune homme.

Si jamais ceci se sait, se disait-il en rega-

LE PASSEPORT. 199

gnant tristement le château, je suis perdu de ridi- cule.

Il demanda à sa mère la permission de retour- ner à Paris. Probablement il n'eût pas eu le cou- rage d'y rester, mais il fut refusé.

Enfin, se disait-il le lendemain en allant au rendez-vous qui, ce jour-là, était dans une ca- bane des sabotiers d'un bois voisin, que l'on nie encore les progrès du jacobinisme : me voici por- tant le deuil d'un marchand de fromage!

Lamiel, le voyant bien exactement en deuil, lui dit :

Embrassez-moi.

Le pauvre enfant pleura de joie. Mais Lamiel n'éprouva d'autre bonheur que celui de comman- der. Elle lui permit de l'embrasser, parce que, ce jour-là, sa tante venait de lui faire une scène plus vive encore qu'à l'ordinaiie sur ses fréquents rendez-vous avec le jeune duc, qui faisaient l'en- tretien du village. C'était en vain que Lamiel changeait tous les jours le lieu de ses rendez-vous. Depuis trois jours, sa curiosité trouvait un plaisir infini à se faire raconter par Fédor les moindres détails de sa vie de Paris; c'est pour cela qu'elle n'écouta pas la voix de la prudence qui lui com-

200 LA MI EL.

mandait de l'éloigner d'un mot aussitôt qu'elle le verrait.

Le jour baissait rapidement. Lamiel et son ami quittaient le bois pour revenir au village. Le duc racontait avec un naturel charmant ei beaucoup d'esprit sa façon de remplir ses journées à Paris; Lamiel vit de loin son oncle Hautemare qui des- cendait d'une cariole louée, assez cher apparem- ment, pour l'épier. Cette vue l'impatienta.

Vous avez toujours ce valet de chambre fidèle que vous appelez Duval?

Sans doute, dit Fédor en riant.

Eh bien, envoyez-le à Paris chercher quel- que chose que vous aurez oublié.

Mais cela me dérange fort; que ferai-je sans cet homme ?

Vous pleurez comme un enfant qui a peur de sa bonne. Du reste, ne revenez me voir que quand Duval ne sera plus à Carville. Voici mon oncle qui court après moi et que je vou- drais pouvoir renvoyer comme je vous renvoie. Adieu.

Lamiel essuya une scène fort longue et fort désagréable de la part de son oncle. La scène re- commença quand elle rentra à la maison. La

LK PASSEPORT. 201

dame Hautemare avait la parole et la tint longue- ment. L'ennui paralysait tous les sentiments chez Lamiel ; elle se fût jetée dans la Seine sans ba- lancer pour sauver son oncle ou sa bonne tante qui seraient tombés dans les ilôts; mais quand, à cette jeune fille qui s'ennuyait tant avec eux, ils vinrent à parler de leurs cheveux blancs désho- norés par sa conduite, elle ne vit que l'ennui de leur conversation. Le bon vieillard Hautemare, ayant eu recours aux phrases du plus grand pa- thétique, lui demanda sa parole qu'elle ne sorti- rait pas le lendemain après dîner. Lamiel ne sut sérieusement comment la refuser, et sa religion à elle, c'était l'honneur : une fois sa parole donnée, elle ne pouvait y manquer. Son absence, dans tous les lieux ordinaires des rendez-vous, mit le duc au désespoir. Après toute une nuit d'incerti- tude, il avait sacrifié à sa maîtresse un homme qui était son maître. L'essentiel, aux yeux du jeune duc, était que Duval ne devinât pas sa disgrâce; en conséquence, il l'accabla de caresses, et le char- gea de lui rendre compte de la vie que menait le vicomte D**% son ami intime ; car le duc voulut bien confier à Duval qu'il était question pour lui d'obtenir la main de ^P Ballard, fille d'un riche

202 LAMIEL.

marchand de peaux, et que le vicomte, lui appre- nait la lettre d'un ami commun, passait pour cou- rir la même fortune.

On eût dit que, pendant cette semaine, les ca- taractes du ciel s'amassaient sur la Normandie; il plut à verse pendant trois jours, et l'ennui de ce temps, qui ne passait pas sans un accompagne- ment de réprimandes dans la maison Hautemare, étouffa tout à fait le peu de pitié pour l'isolement futur des deux vieillards qui avaient pénétré dans le cœur peu sensible de notre héroïne.

Le quatrième jour, il pleuvait encore, mais un peu moins, et Lamiel, en gros sabots et bonnet de coton sur la tête, et vêtue d'un morceau carré de toile cirée au milieu duquel il y avait un trou pour passer la tête, se rendit à tout hasard à la cabane des sabotiers, au milieu du bois de haute futaie. Au bout d'une heure, elle y vit arriver le duc, mouillé autant qu'on peut l'être; mais elle remarqua qu'il n'avait pris soin que de son che- val et non de lui-même. Ce cheval venait de faire trois ou quatre lieues fort vite dans les envi- rons.

Je viens de revoir tous nos autres rendez- vous, dit le duc, qui n'avait pas l'air très amou-

LE PASSEPOr.T. 203

reux et passionné. Éperrier n'en peut plus; vous n'avez pas d'idée des boues de ce pays,

Oh! que si! une paysanne comme moi con- naît bien ça... J'aime Epervier parce qu'il vous rend ridicule; dans ce moment, vous l'aimez cent fois plus que celle que vous appelez pompeuse- ment votre maîtresse. Gela ne me fait aucune peine, mais cela est ridicule pour vous.

Ce mot, qui semblait un mot de figure, était parfaitement vrai. Jadis Lamiel avait été au mo- ment d'aimer et de devenir amoureuse de l'abbé Clément. Quant au duc, elle le regardait par cu- riosité et pour son instruction.

Voilà donc, se disait-elle, ce que M™*" la du- chesse appelle un homme de bonne compagnie? Je crois que, s'il fallait choisir, j'aimerais encore mieux cet imbécile de Jean Berville qui m'aimait pour cinq francs. Voyons la mine qu'il va faire à mes propositions. Il n'a plus son Duval, dont l'adresse et l'effronterie ont réduit sa peine à un sacrifice d'argent. Comment diable ce beau garçon va-t-il s'y prendre? Peut-être qu'il ne s'y prendra pas du tout; il aura peur et me serrera dans ses bras comme un fusil de pacotille. Voyons.

Mon beau petit Fédor, ce pauvre Epervier

204 LAMIEL.

(cheval pur sang qui a disputé un prix aux courses de Chantilly, les paysans avaient l'esprit de vous faire payer un poulet deux louis) est bien mouillé et vous n'avez pas de couverture, il peut prendre froid ; je vous conseille de quitter votre habit et de le jeter sur son dos. Au lieu de parler avec moi, vous devriez promener Épcrvier dans le bois.

Fédor ne pouvait, répondre tant il était inquiet pour son cheval, tant Lamiel avait raison !

Ce n'est pas tout, continua-t-elle ; il va bien vous arriver une pire chose : le bonheur vous tombe sur le dos.

Comment? dit Fédor tout ahuri.

Je vais m'enfuir avec vous, et nous irons habiter ensemble le même appartement à Rouen, le même appartement, entendez-vous ?

Le duc restait immobile et glacé par l'étonne- ment; Lamiel frémit aussi, puis continua :

Comme l'amour pour une paysanne peut vous déshonorer, je cherche à toucher de mes mains cet amour prétendu, ou, pour mieux dire, je veux vous faire convenir que vous n'avez pas un cœur assez robuste pour sentir Y amour.

Il était si plaisant, que Lamiel lui dit pour la seconde fois depuis qu'ils se connaissaient ;

LE PASSEPORT. 205

Embrassez-moi, et avec transport; mais vous faites tomber mon bonnet de coton. (Il faut savoir que rien n'est plus hideux et plus ridicule que le bonnet de coton porté par les jeunes lemmes de Caen et de Baveux.)

Vous avez raison, dit le duc en riant.

11 lui ôta son bonnet, lui mit sa casquette de chasse et l'embrassa avec un transport qui eut pour Lamiel tout le charme de l'imprévu. Le sai- casme disparut de ses beaux yeux.

Situ étais toujours comme ça, je t'aimerais. Si le marché que je vous propose vous convient, vous vous procurerez un passeport pour moi, car je crains les gendarmes. (Ce sentiment este jnnne inné dans les pays qui ont eu des Chouans vers J795.) Vous prendrez de l'argent, vous deman- derez permission à M™" la duchesse, vous louerez un appartement bien jolià Rouen, et nous vivrons ensemble, qui sait? dix jours au moins, jusqu'à ce que vous me sembliez ennuyeux.

Le jeune duc était transporté de la plus vive joie; il voulut l'embrasser de nouveau.

?son pas, lui dit-elle, vous ne m'embrasserez jamais que quand je vous l'ordonnerai. Mes pa- rents m'ennuient avec des sermons infinis, et

206 LAMIEL.

c'est pour me moquer d'eux que je me donne à vous. Je ne vous aime pas; vous n'avez pas l'air vrai et naturel; vous avez toujours l'air de jouer une comédie. Connaissez-vous l'abbé Clément, ce pauvre jeune homme qui n'a qu'un seul habit noir et bien râpé?

Et que voulez-vous faire de ce pauvre Clé- ment? dit le duc en riant avec hauteur.

Celui-là a l'air de penser ce qu'il dit et au moment il le dit. S'il était riche et qu'il eût un Épervier, c'est à lui que je m'adresserais.

Mais vous me faites une déclaration de haine et non d'amour.

Eh bien, n'allons point à Rouen; ne faites rien de ce que je vous ordonne. Moi, je ne mens jamais ; jamais je n'exagère.

Mon amour est si ardent qu'il finira par échauffer cette statue si belle, lui dit Fédor avec un sourire. La grande difficulté, c'est le passe- port!... Ah! que n'ai-je Duval !

J'ai voulu voir ce que vous seriez sans Duval.

Quoi! vous seriez machiavélique à ce point? Peu à peu, Fédor comprenait son bonheur ; il

insista même beaucoup pour que Lamiel se per-

LE PASSEPORT. 207

suadât un instant qu'elle était déjà arrivée à Rouen ; mais il ne parvint qu'à se faire renvoyer une demi-heure avant le coucher du soleil. Puis elle le rappela; le bois était si rempli d'eau qu'elle voulut monter en croupe jusqu'à la grande route. La sentir si près de lui fut trop fort pour la rai- son de Fédor ; il était ivre d'amour et tremblait au point de pouvoir à peine tenir la bride de son cheval .

Eh bien, retourne-toi, lui dit Lamiel, et em- brasse-moi tant que tu voudras.

Ivre de bonheur, Fédor eut un éclair de carac- tère : il alla directement chercher un garde-chasse dans ses forêts, qui habitait à plus de deux lieues, ancien soldat ; il lui donna quelques napoléons et lui demanda un passeport de feaime.

Lairel réfléchit beaucoup ; cet homme avait beaucoup de caractère, de force de volonté et peu d'esprit; il n'inventait pas. Le duc fut obligé, pour la première fois de sa vie, de penser et d'in- venter. II eut bientôt trouvé un moyen.

Vous avez une nièce, demandez un passe- port pour elle ; elle a fait un héritage à Forges, plus loin que Rouen ; mais elle doit parler à un procureur de Rouen et ensuite à un parent co-

208 LAMIEL.

héritier qui habite Dieppe. Peut-être devra-t-elle aller à Paris. Donc, mon cher Lairel, passeport pour Rouen, Dieppe et Paris. Vous me remettez le pas- seport ; trois jours après, vous déclarez au maire qu'elle a égaré le passeport, qu'elle se dégoûte de ce voyage, car un passeport perdu est un mauvais présage, et qu'elle reste. Je vous ferai écrire de Rouen une lettre qui parlera de l'héri- tage et dira qu'il n'est plus besoin du voyage.

Je vais faire tout ça de point en point, dit Lairel; mais l'honneur! Le nom de ma pauvre nièce va être porté par quelque demoiselle que M. le duc fait venir de Paris.

Vous avez peut-être raison, mais changez un peu l'orthographe du nom de votre nièce. Gom- ment s'appelle-t-elle?

Jeanne Verta Laviele, âgée de dix-neuf ans- Le duc arracha une page du registre du garde- chasse et écrivit : Leviail Jeanne-Gerta,

Tâchez d'avoir un passeport sous ce nom-là.

Il n'est que neuf heures, le maire est au ca- baret; je vais lui tirer cette carotte. S'il ne va pas consulter le curé, la bête est à nous.

Le même soir, à onze heures trois quarts, le garde-chasse vint au château, malgré un temps

LE PASSEPORT. 209

horrible, et remit au jeune duc un passeport avec un nom ainsi écrit : Gemme Gcrtait Leviail. C'est moi qui ai écrit : j'aurais écrit tout ce que j'aurais voulu.

Le duc lui donna pour étrenne autant de napo- léons que Lairel espérait de francs.

A huit heures, il alla passer devant la porte de llautemare et se mit près de la portière, le pas- seport à la main; Lamiel le remarqua fort bien.

11 n'est pourtant pas nigaud, se dit-elle; mais peut-être que Daval est de retour au châ- teau! Puis, bien contre son attente, elle eut pitié des deux pauvres vieillards qu'elle allait aban- donner. Elle leur écrivit une fort longue lettre, assez bien faite. Elle commençait par faire don à sa tante de toutes ses belles robes, puis elle promit qu'elle reviendrait dans deux mois et sans avoir manqué à ses devoirs. Enfin, elle conseillait à ses excellents parents de dire qu'elle était partie de leur consentement pour aller soigner une vieille tante malade, près d'Orléans, dans leur pays.

14

CHAPITRE XVIII

LE VERT DE HOUX

Le lendemain, les prairies étaient noyées d'eau, mais il faisait un temps superbe. A trois heures, Lamiel se trouva vers un pont, à trente pas de la grande route. Fédor n'avait nulle idée d'en venir ce jour-là au grand pas de l'enlèvement.

J'ai été si triste et si touchée en quittant la maison et ces pauvres vieillards si ennuyeux, dit- elle à Fédor, que je ne veux pas y rentrer.

Le jeune duc n'était déjà plus l'homme de la veille ; il fut étonné et embarrassé de la déclara- tion. Mais Lamiel lui ayant expliqué que, munie de son passeport, elle allait louer un cheval et se rendre à B***, elle l'attendrait un jour ou deux, le duc reprit ses esprits, et Lamiel vit sa joie. Elle lui demanda s'il avait reçu des gilets de Paris. La veille, il l'avait longtemps entretenue d'un as- sortiment délicieux de gilets de chasse que son tailleur allait lui expédier; il y en avait un surtout,

LE VERT DE HOUX. 211

rayé gris sur gris, qui faisait un effet charmant, avec cela, veste de chasse à la mode cette année-là.

Quand le jeune duc eut parlé longuement du gilet rayé gris sur gris, Lamiel se dit :

Au fait, il aime que je lui raconte tous les détails de ma vie à la maison, lui aussi me parle de ce qui l'intéresse.

Cette sage réflexion arrêta son mépris.

Eh bien, je vais partir peur B*** toute seule; venez demain à B"*", à moins que l'aiïiiii'e du gilet à la mode ne vous retienne au château.

Que vous êtes cruelle! Vous abusez de l'es- prit étonnant que le ciel vous a donné ! N'êtes- vous pas mon premier amour?

11 parlait avec grâce et jamais ne manquait d'i- dées, de jolies petites idées bien élégantes, bien obligeantes. Lamiel lui rendait justice de ce côté, mais le souvenir du gilet gris sur gris gâtait tout.

11 vaut mieux pour les intérêts de votre pru- dence que je parte seule. Dans le cas mes pau- vres parents auraient la faiblesse de prendre con- seil du procureur Bonel, notre voisin, ils ne pourront vous accuser de rapt. Et, dans le fait, je

212 LfiMIEL.

puis vous jurer que vous m'enlevez fort peu. Par prudence, passez demain en voiture devant leur porte et faites-vous voir dans le village.

Lamiel et son ami se promenaient dans la forêt; elle était remplie de flaques d'eau de trois oji quatre pouces de profondeur, et qui forçaient les piétons à beaucoup de détours. Lamiel, songeant à ses parents, était triste et pensive. Elle inter- rompit un assez long silence pour dire au duc, avec uu air de profonde conviction :

Auriez-vous bien le courage de me prendre en croupe et de me conduire jusqu'aux environs de Bayeux, de l'autre côté de la forêt? J'y pourrai prendre, au passage, la voiture de Vire, et au cas peu probable de poursuite, personne ne pensera que j'ai traversé la forêt dans l'état elle est.

Fédor baissait la tête, n'écoutait point la fin de ce discours. Le mot cruel: auriez-vous bien le cou- rage? avait réveillé en lui le chevalier français.

Vous êtes cruellement désobligeante, dit-il à Lamiel, et il faut que je sois bien fou pour vous aimer.

Eh bien, ne m'aimez pas; on dit que l'a- mour inspire le dévouement, et je me trompe

ort, ou votre cœur n'est destiné à s'occuper se-

LE VEUT DE HOUX. 213

rieusement que des charmants gilets que votre tailleur vous expédie de Paris.

Fédor fit tout ce qu'il put en ce moment pour ne pas l'aimer, mais il sentit que ne plus la voir était un effort au-dessus de ses forces ; il ne vivait chaque jour que pendant l'heure qu'il passait avec elle. 11 lui dit des choses charmantes avec assez de feu et surtout avec une grâce à laquelle Lamiel commençait à devenir fort sensible.

La paix faite, il la mit à cheval, et non sans certains détails charmants pour un amoureux; il était impossible de trouver une fille plus jolie, plus fraîche, et surtout plus piquante que Lamiel ne l'était en cet instant; seulement, elle man- quait un peu d'embonpoint.

C'est un des désavantages de l'extrême jeu- nesse, se dit le duc.

Comme il poussait l'art de monter à cheval jus- qu'à la voltige, il y sauta après elle, et plusieurs fois dans la profondeur du bois, il obtint la per- mission de l'embrasser.

Lamiel arriva de bonne heure à ^ : mais,

le lendemain, elle attendit et Fédor ne parut point.

1. En blanc dans 1»^ manuscrit.

214 LAMIEL.

Je suis bien dupe de l'attendre; il n'aura peut-être pas pu expédier ses malles pour Rouen. Mais qu'ai-je besoin de cette jolie poupée? îN'ai-je pas trois napoléons? C'est plus qu'il n'en faut pour gagner Rouen. Lamiel prit hardiment la dili- gence du soir; elle la trouva occupée par quatre commis voyageurs ; elle fut révoltée du ton de ces messieurs. Quelle différence avec celui du duc ! Bientôt elle eut grand peur; un instant après, elle eut besoin de saisir ses ciseaux.

Messieurs, leur dit-elle, je prendrai peut- être un amant un jour, mais ce ne sera pas l'un de vous, vous êtes trop laids. Ces mains qui essayent de serrer les miennes sont des mains de maréchal-ferrant, et, si vous ne les retirez à l'instant, je vais les écorcher avec mes ciseaux; ce qu'elle fit, au grand étonnement des commis voyageui's.

Il faut dire à leur justification : qu'elle était trop jolie pour voyager seule, et, en second lieu, tout était honnête en elle, excepté son regard. Ce regard avait tant d'esprit que, aux yeux de gens grossiers et peu clairvoyants en fait de nuances, il pouvait paraître provocateur. Lauiiel arriva à

LE VERT DE II 0 L" X. 215

neuf heures du soir à ' .En entrant

dans la salle à manger de l'auberge, elle trouva douze commis voyageurs à table.

Elle devint l'objet de l'attention générale et bientôt des compliments de tous. Elle avait re- marqué que, en diligence, ses épigrammes, allant jusqu'à l'injure, avaient produit plus d'effet que la pointe de ses ciseaux. L'un de ces commis qui étaient h table se mit à la poursuivre de ses com- pliments d'une façon réellement incommode; il prétendait la connaître : il se mit à raconter ses bonnes fortunes.

11 paraît, monsieur, lui dit-elle, que vous êtes accoutumé à vaincre à la première vue?

11 est vrai, lui dit le voyageur, que les belles de Normandie ne me font pas languir.

Eh bien, sans doute, vous êtes aussi aimable aujourd'hui qu'à l'ordinaire ; voici bien une heure que vous me faites la cour, je suis Normande et je m'en flatte, et d'où vient cependant que vous me semblez ridicule et ennuyeux?

L'éclat de rire fut universel. Le Lovelace jetasa chaise avec fureur et quitta la salle à manger.

1. En Ijlanc dans le manuscrit.

216 LAMIEL.

Lamiel avait distingué un jeune homme fort laid et qui avait l'air timide, elle lui adressa la parole avec grâce ; à peine put-il répondre ; il de- vint fort rouge. En quelques minutes, Lamiel s'en fit un protecteur. Il lui conseilla à mi-voix de de- mander du thé à la maîtresse du logis et de la prier de lui faire compagnie.

~ Vous lâcherez vos trente-cinq sous, lui dit-il, et à ce prix vous aurez sa protection pour la nuit.

Lamiel suivit ce conseil, et invita à prendre du thé le jeune homme timide, qui se trouva être un apothicaire.

N'est-ce pas, dit-il à la maîtresse du l<5gis, après avoir vanté son thé, que mademoiselle est trop jolie pour voyager seule? Ses yeux ont trop d'esprit, il lui faudrait prendre l'air stupid.e ; mais comme une pareille mctamorphose lui est impossible, je vais lui donner une recette.

Le mot métamorphose, prononcé avec emphase, avait fait la conquête de la maîtresse du logis. L'apothicaire continua avec une emphase crois- sante :

Les pharmaciens font piler les feuilles de houx, vous savez, mesdames, ces feuilles qui ont des piquants au bord et qui sont d'un si beau vert?

LE VERT DE IIOUX. 217

Auriez-vous de la répugnance, dit-il en s'adres- sant plus particulièrement à Lamiel, à mettre une de ces feuilles pilées sur une de vos joues. La proposition produisit un éclat de rire.

Et pourquoi cette opération? dit Lamiel.

Tant que vous n'aurez pas lavé cette joue, vous serez laide, et pour peu que vous cachiez cette joue avec votre mouchoir, je vous jure qu'aucun de ces hâbleurs de commis voyageurs ne vous ennuira de ses propos galants.

On rit de la proposition jusqu'à plus de onze heures.

La pharmacie va fermer, dit la maîtresse de l'auberge.

On envoya chercher un peu de vert de vessie, le pharmacien frotta le morceau de vert avec son doigt, s'approcha du miroir, s'embarbouilla une joue, puis regarda ces dames : il était horrible.

Eh bien, mademoiselle, dit-il à Lamiel, votre coquetterie va se trouver aux prises avec l'amour de la tranquillité; demain matin, avant de monter en diligence, il est en votre pouvoir d'être presque aussi laide que moi.

Lamiel rit beaucoup de la recette, mais, avant de s'endormir, pensa plus d'une heure à Fédor.

218 LAMIEL.

Quelle dUTérence! se disait-elle; cet apothi- caire est raisonnable et a quelque chose à dire, mais le sot perce à l'instant. Quel ton emphatique il a pris quand il a vu le succès de sa recette ! Ces gens de savoir ne me donnent d'autre envie que celle de me taire. J'ai toujours envie de parler quand je suis avec mon petit duc, mais je lui dis trop de choses désagréables.

Le lendeuiain, le duc n'arriva point, et cette ab- sence, qui lui donnait l'air d'avoir du caractère, fit ses aflaires auprès de Lamiel.

Je l'ai trop tourmenté à propos de son gilet; il se venge, tant mieux, je ne l'en croyais pas ca- pable.

Les commis étaient encore en majorité dans la maison. Lamiel donna un coup d'œil à la sa'le à manger et monta chez elle se mettre une légère couche de couleur verte sur la joue. L'effet fut admirable; dix fois pendant le dîner, la maîtresse de l'auberge vint la voir, et elle éclatait de rire en voyant l'air morose des commis lorsqu'ils regar- daient Lamiel. Le mari, qui présidait à la table d'hôte, voulut savoir la cause de toute cette gaîté, et bientôt la partagea. Il accablait d'attentions la pauvre fille qui avait une dartre sur la joue, et il

LE VERT DE HOUX. 219

mourait de rire toutes les fois qu'elle lui adressait la parole.

Au milieu du diner, le duc arriva, et sa niino fut charmante lorsqu'il reconnut Lamiel. Le pauvre jeune homme ne put manger tant il était con- sterné de la dartre apparente qui avait donné une couleur abominable à une des joues de son amie.

Lamiel mourait d'envie de lui parler.

Est-ce que je l'aimerais, par hasard? Est-ce ça, la partie morale de l'amour?

Elle n'avait pas l'habitude de résister à ses fan- taisies; elle se leva de table avant le dessert, et, peu après, le duc se leva aussi. Mais comment trouver la chambre de son amie, comment la demander? Il tutoya un garçon, qui lui dit hardi- ment :

est-ce que j'ai gardé les cochons avec vous, pour me tutoyer?

Le duc n'avait jamais voyagé sans Duval. Il donna vingt sous à un autre garçon, qui le con- duisit à la porte de Lamiel, qui, pour la première fois de sa vie, l'attendait avec impatience.

Eh! venez donc, mon bel ami, m'aimez-vous malgré ce malheur? lui dit-elle en lui présentant sa joue malade à baiser.

220 LA MI ET.

Le duc fut héroïque ; il donna un baiser, mais il ne savait pas trop que dire.

Je vous rends votre lil^erté, lui dit Lamiel ; retournez chez vous, vous n'aimez pas les filles qui ont des joues en dartres.

Parbleu si! dit le duc avec une résolution héroïque; vous vous êtes compromise à mon occa- sion, et jamais je ne vous abandonnerai.

Bien vrai, dit Lamiel, eh bien! baisez en- core... Je vous avouerai que c'est une dartre qui reparaît tous les deux ou trois mois, au prin- temps surtout. Ltes-vous tenté de baiser cette joue?

C'était la première fois que le duc la sentait ré- pondre à ses caresses.

J'ai conquis votre amour, lui dit-il en lem- brassant avec transport. Miis ce mal, ajouta-t-il avec étonnement, n'ôte rien à la fraîcheur el au velouté de votre peau.

Lamiel avait mouillé son mouchoir; elle le pressa sur la joue malade et se jeta dans les bras du duc. S'il n'eût pas été si heureux et si timide, il obtenait tout ce qu'il désirait avec tant d'ar- deur; mais, lorsqu'il osa, il était trop tard d'une minute.

LE VERT DE IlOUX. 221

A Rouen, lui dit Lamiel, et pas avant.

Elle se mit à lui faire des plaisanteries sur son retard, qui l'aurait livrée en proie au\ commis voyageurs, sans la ressource du jeune apothi- caire.

Le jeune duc raconta l'extrême embarras il était tombé; il avait fait la gaucherie de mentir avec détails. Il avait parlé à sa mère d'une partie au Havre pour voir la mer, convenue avec des amis de Paris qifil lui (irait )wminés : le marquis un tel, le vicomte un tel. La duchesse les connais- sait tous, et aussitôt avait voulu être de la partie. Ce n'était que le second jour que Fédor avait in- venté de dire que le vicomte était en mauvaise compagnie : une demoiselle qui faisait preuve de beaucoup de talent aux Variétés... Aussitôt la du- chesse lui avait fermé la bouche :

Allez tout seul, ou plutôt n'allez pas...

Et il avait fallu dépenser une demi-journée à obtenir la permission. Il finit par dire :

Quand je n'ai pas Duval, je ne sais rien faire.

Et moi, je ne veux plus de Duval. je ne veux pas d'un roi fainéant; je veux vous voir agir par vous-même.

222 LAMIEL.

En ce cas, je décide, lui dit le duc en lui baisant la main, que nous arriverons le plus vite possible à Rouen.

On fit demander des chevaux, elles deux amants arrivèrent à Rouen le lendemain, à cinq heures du matin.

CHAPITRE XIX

LAMIEL ET M^^® VOLNYS

Quinze jours se passèrent, le duc était parfaite- ment heureux. Son bonheur redoublait chaque jour, mais Lamiel commençait à s'ennuyer. Le duc, qui s'était lait appeler à l'hôtel d'Angleterre M. Miossens tout court, la comblait de cadeaux; mais Lamiel. au bout de huit jours, se fit acheter des habits qui annonçaient une fille de bourgeois de campagne, et fit embellir les robes et les cha- peaux fort chers qui annonçaient une dame de Paris.

Je n'aime pas à être regardée dans la rue, je me souviens toujours des commis voyageurs. Je suis sûre que je ne sais pas marcher comme une dame de Paris.

Son défaut, comme femme aimable, était de s'occuper trop peu de son amant, de lui parler trop rarement. Elle en fit un maître de littérature;

224 LAMIEL.

elle se fit lire par lui et expliquer la comédie que l'on jouait le soir au spectacle.

Elle vit M"'' Yolnys qui donnait une représenta- tion à Rouen et allait au Havre.

Voilà la femme qui me mettra à même de porter vos beaux chapeaux sans avoir l'air de les avoir volés. Partons pour le Havre et j'étudierai à loisir M"" Yolnys.

Mais ma mère a menacé d'y venir de son côté et si elle nous voit, grand Dieu ?

Alors courons, alors partons à l'instant, et l'on partit.

L'astuce de Lamiel faisait des pas de géant; ar- rivant au Havre, elle eut l'esprit de trouver des inconvénients à tous les appartements que les premiers garçons des hôtels venaient proposer à la portière du coupé, jusqu'cà ce que :

« M"'' Yolnys, première actrice du Gymnase, vient de descendre chez nous. »

Pendant huit jours Lamiel, placée à la première loge sur le théâtre, ne perdit pas un mouvement de M"*^ Yolnys, elle passait des heures à sa porte entr' ouverte sur l'escaUer de l'hôtel de l'Amirauté pour voir comment M"® Yolnys descendait l'esca- lier.

LAMIEL ET M""- VOLNYS. 225

La duchesse de Miossens vint au Havre et Fédor tremblait comme la feuille. Un jour, donnant le bras à Lamiel qui, à la vérité, avait un grand cha- peau, il vit sa mère venir à lui dans la rue de Paris (rue à la mode du Havre). Lamiel crut qu'il tombait de peur, elle exigea qu'il passerait bra- vement à côté de sa mère : mais le soir, après le spectacle, Lamiel lui accorda départir pour Rouen. Le pauvre Fédor, à l'insu de Lamiel, était allé voir sa mère et lui demander pardon de n'avoir osé la saluer, à cause de la personne à laquelle il donnait le bras. Il fut reçu par sa mère avec une sévérité horrible. La duchesse finit par le chasser de sa présence, lui reprochant l'insolence qu'il avait eue de se présenter sans en faire demander la per- mission.

Lamiel était tellement changée, que la duchesse, qui la vit fort bien, ne la reconnut pas malgi'é sa taille superbe et difficile à oublier.

Lamiel avait des grâces maintenant et avait perdu sa tournure de jeune biche prête à prendre sa course.

Deux fois elle avait écrit à ses parents des lettres que le duc fit jeter à la poste à Orléans et qui pouvaient confirmer la fable sur un héritage qu'elle

15

226 LAMIEL.

leur avait conseillé de mettre en avant dans le vil- lage, le lendemain de son départ.

Lamiel passa un mois à Rouen ; elle était en- nuyée à fond, le duc était arrivé à avoir pour elle une passion véritable, il ne l'en ennuyait queplus. Lamiel ne lisait dans son cœur que l'ennui qui l'assommait.

Quoiqu'elle se fit faire la lecture plus de quatre heures chaque jour par ce pauvre Fédor qui en avait la poitrine fatiguée, Lamiel n'en était pas encore arrivée à ce point de deviner les causes de son ennui. Deux ou trois fois, dans son étourderie, elle se surprit sur le point de consul- ter le duc sur les causes de son mortel ennui ; elle s'arrêta à propos.

Dans ses bizarreries, Lamiel avait recours à toutes sortes d'inventions pour ne pas s'ennuyer ; un jour, elle se fit enseigner la géométrie par le duc. Ce trait redoubla l'amour de celui-ci. Dans tout ce qui ne tenait pas aux droits imperceptibles de la noblesse et au parti qu'elle pouvait tirer des prêtres, l'étude de la géométrie avait appris à ce jeune élève de l'École polytechnique à ne pas trop se payer des mots. Sans distinguer tout ce qu'il devait à la géométrie, Fédor l'aimait de passion ;

LA MIEL ET M"' VOLNYS. -221

il fut ravi de la facilité avec laquelle Lamiel en comprenait les éléments.

Grâce à ses études et à ses réflexions de tous les instants, Lamiel était bien différente de la jeune fille qui, six semaines auparavant, avait quitté le village. Elle commençaità pouvoir donner un nom aux pensées qui l'agitaient. Elle se disait :

Une fille qui s'enfuit de chez ses paients se conduit mal, cela est si vrai qu'elle doit toujours cacher ce qu'elle fait, et pourquoi se conduit-on mal ? pour s'amuser; et moi, je meurs d'ennui. Je suis obligée de me raisonner pour trouver quel- que chose d'aimable dans ma vie. J'ai le spectacle le soir et l'usage d'une vohure quand il pleut, et encore il faut toujours se promener dans cette allée de grands arbres le long de la Seine que je sais par cœur; le duc dit qu'il est ignoble de se promener à travers champs.

De qui aurions-noas l'air? me dit-il.

Nous aurions l'air de gens qui s'amusent. Et il me dit même avec l'air pressé de me con- trarier, que ce que je dis a quelque chose de bien commun et de mauvais ton.

Il m'ennuyait déjà assez, huit jours seulement après que Jean Berville m'eut appris, pour mon

228 LAMIEL.

argent, à savoir ce que c'est que l'amour, mais deux mois de tète-à-tête, grand Dieu! et dans ce Rouen si enfumé encore, je ne connais per- sonne!

Une idée illumina Lamiel ! a Quand je le re- trouvai après avoir été exposée aux politesses de ces bêtes brutes de commis voyageurs faisant les Lovelace, il me parut aimable; il faut le chasser pour trois jours.

« Mon ami, lui dit-elle, allez passer trois ou quatre jours avec M'"® la duchesse ; je lui dois beau- coup de reconnaissance et si jamais elle apprend que c'est à moi qu'elle a l'obligation de la vie dé- sordonnée que vous menez à Rouen, elle pourrait me croire ingrate et j'en serais au désespoir. »

Cette idée d'ingratitude choqua Fédor et lui parut de mauvais ton; elle suppose une sorte d'é- galité, et sans y avoir jamais réfléchi, avec la rai- son que lui avait faite la géométrie, il lui semblait que la nièce d'un chantre de campagne devait toutes sortes d'égards a une dame du rang de sa mère, quand bien même celle-ci n'aurait jamais de bontés pour elle, et qu'il y avait du ridicule à aller chercher le mot de reconnaissance. De plus il n'avait nulle envie d'aller s'exposer à des ser-

LAMIEL ET Mi"= VOLXYS. 229

mons éternels, maisLamiel en ayant répété l'ordre, il fallait bien partir.

Lamiel fut gaie jusqu'cà la folie en se trouvant seule et débarrassée des éternels propos aimables et complimenteurs du jeune duc. Elle commença par acheter une paire de sabots, et prit sous le bras la femme de charge de la maîtresse d'hôtel.

Courons les champs, ma chère Marthe, lui dit-elle, fuyons cet éternel boulevard de Rouen que le ciel confonde.

Marthe, la voyant s'égarer à travers champs, suivant de petits sentiers, et quelquefois ne suivant pas desentiers du tout et s'arrêtant pour jouir de son bonheur, lui dit :

Il ne \ient pas ?

Qui donc?

Mais apparemment cet amoureux que vous cherchez.

Dieu me délivre des amoureux î j'aime mieux ma liberté que tout. Mais est-ce que vous n'avez pas eu d'amoureux?

Si fait, répondit Marthe à voix basse.

Et qu'en dites-vous?

Que c'est une chose délicieuse.

Eh bien ! rien n'est plus ennuyeux pour moi.

230 LA MI EL.

Tout le monde me vante cet amour comme le plus grand des bonheurs; dans toutes les comédies, on ne voit que des gens qui parlent de leur amour; dans les tragédies, ils se tuent pour l'amour; moi, je voudrais que mon amoureux fût mon esclave, je le renverrais au bout d'un quart d'heure.

Marthe restait pétrifiée d'étonnement.

Et vous, mademoiselle, qui avez un amou- reux si joli ! Quelqu'un disait, l'autre jour, à madame qu'il vous connaissait bien, que M. Mios- sens vous avait enlevée à un autre amoureux qui vous donnait mille francs par mois.

Je parie, dit Lamiel, que ce quelqu'un était commis voyageur.

Eh bien! oui, dit Marthe en ouvrant de grands yeux.

Lamiel éclata de rire.

Et ne faisait-il pas entendre, ce voyageur-là, qu'il avait eu l'honneur de mes bonnes grâces?

Hélas! oui, dit Marthe en baissant les yeux.

Lamiel se laissa aller à s'appuyer contre un arbre voisin et rit à en perdre la respiration. En rentrant dans Rouen, elle fut reconnue par

LA.MIEL ET M"'' VOL.XYS. 231

les jeunes gens qui la voyaient tous les soirs au spectacle; et Marthe reçut deux petits billets écrits rapidement au crayon, qu'on lui mit dans les mains avec une pièce de monnaie. Elle voulut les donner à Lamiel.

Non, gardez-les, dit celle-ci, vous les remet- trez à M. Miossens à son retour, et lui aussi vous les paiera.

A l'heure du spectacle, Lamiel regretta un ins- tant le duc; puis elle s'écria :

Ma foi non, toute réflexion faite, j'aime mieux manquer le spectacle que le voir arriver avec son bouquet obligé.

Puis elle courut chez la maîtresse de l'hôtel.

Voulez-vous, madame, que je loue une loge et m'accompagner au spectacle?

L'hôtesse refusa d'abord, puis accepta et envoya chercher un coiffeur.

Eh bien ! moi, j'ai l'esprit de contradiction, se dit Lamiel ; elle avait encore son morceau de vert de houx et se verdit la joue gauche.

Mais la loge était à gauche sur le théâtre ; elle fixa tous les regards du public élégant, et trois billets, d'une longueur formidable, écrits cette fois avec de l'encre, furent apportés à l'hôtel vers les

232 LAMIEL.

minuit. Elle les parcourut avec un empressement qui se changea bien vite en dégoût.

Gela n'est pas grossier comme les commis voyageurs, mais c'est bien plat.

Lamiel était parfaitement heureuse et avait presque tout à fait oublié le duc, lorsqu'il reparut au bout de deux jours.

Déjà! se dit-elle.

Elle le trouva absolument fou d'amour, et, qui plus est, passant son temps à lui prouver, par de beaux raisonnements, qu'il était fou d'amour.

C'est-à-dire, se disait la jeune paysanne nor- mande, que vous allez être encore plus ennuyeux que de coutume.

En effet, cet essai de liberté de deux jours avait rendu Lamiel tout à fait rebelle à l'ennui.

Le lendemain matin, pendant qu'après leur lever il recommençait à lui baiser les mains :

Cet être-là est embarrassé de tout ce qui lui ai'rive ; dès qu'il faut payer de sa personne, c'est un homme en deux volumes : il lui faut un Duval.

Lamiel l'envoya faire des commissions, payer les dépenses de l'hôtel. Par son ordre, on appela des ouvriers qui firent des caisses furent em-

LAMIEL ET M"^ VOLNYS. 233

ballées toutes les jolies choses que le duc lui avait données. Elle fit les malles du duc et les siennes, puis le voyant, de la fenêtre, revenir à l'hôtel vers les quatre heures, elle descendit à sa ren- contre et l'engagea à la mener diner à..., village sur la Seine.

Revenant de..., on alla directement au spec- tacle; huit heures sonnées, elle dit au duc :

Gardez la loge et attendez-moi, je prends la voiture et ne serai qu'un moment, regardez votre montre.

Elle courut à l'hôtel, fit .embarquer les malles du duc adressées à Cherbourg; la diligence qui les emporta partit à huit heures et demie. Elle fit porter ses malles à elle à la diligence de Paris. Fédor avait trois mille cent francs; elle plaça mille cinq cent cinquante francs dans les malles adressées à Cherbourg, et mille cinq cent cin- quante francs dans sa malle à elle. En jouant avec lui, elle lui avait volé sa bour.se.

CHAPITRE XX

PARIS

Il serait difficile de peindre les transports de bonheur qu'elle sentit au moment sa diligence partit pour Paris. Blottie dans un coin, la joue bien verte, elle riait et sautait de joie en se figurant l'embarras du duc revenant à l'hôtel et ne trou- vant plus ni maîtresse, ni argent, ni effets. Lamiel craignit un peu, pendant les premières heures, de voir arriver Fédor galopant sur un cheval de poste. Elle avait trouvé une ressource contre cet accident, qui était de feindre de ne le pas con- naître. Du reste, elle avait eu soin de laisser de- viner à l'hôtel qu'elle partait par la diHgence de Bayeux, et, en effet, ce fut sur cette route que le pauvre Fédor la poursuivit.

Cette nuit de voyage, fuyant un amour si ai- mable et si poli, fut, à tout prendre, le moiuent le plus heureux que Lamiel eût trouvé dans sa vie. Elle avait un peu de peur des voleurs de Paris;

PARIS. 235

en descendant de la diligence, elle eut l'idée ma- lencontreuse de vouloir faire croire qu'elle con- naissait Paris et demanda un grand hôtel dont elle prétendit avoir oublié le nom. 11 résulta de qu'elle fut placée à l'hôtel de X..., rue de Rivoli, dans un appartement au quatrième, coûtant cinq cents francs par mois.

Un peu étonnée de la quantité de domestiques et du luxe de cette maison, elle se fit annoncer chez la maîtresse du logis et lui demanda, avec l'air du mystère et en la priant de lui garder le secret, l'adresse d'un bon médecin. C'était une des anec- dotes à elle racontées par le duc, qui lui don- nait l'idée de cette finesse.

Le lendemain, nouvelle visite à la maîtresse du logis.

Madame, lui dit-elle, je ne suis jamais venue à Paris. Ce que je redoute surtout, n'ayant pas de femme de chambre, c'est d'être suivie; je vou- drais être vêtue comme une petite bourgeoise, seriez-vous assez obligeante pour venir acheter avec moi un costume complet de cette classe?

La maîtresse du logis admira cette jeune fille revêtue des vêtements les plus chers, qui voulait se transformer en petite bourgeoise. Une circon-

236 LAMIEL.

stance redoubla l'étonnement de M™^ Le Grand, la maîtresse de l'iiôtel : Lamiel avait chaud, en en- trant dans le boudoir de M'"'' Le Grand, elle prit son mouchoir et enleva presque toute la couleur qui déparaît sa joue. La curiosité de M^^ Le Grand la rendit fort attentive ; elle commença par étudier le passeport de la jeune fille et la traita avec tant de bonté que, dès le lendemain, Lamiel lui avoua que, impatientée par les atten- tions des voyageurs et surtout de l'espèce commis voyageur, elle avait profité de l'avis à elle donné par un autre voyageur, apothicaire de son mé- tier, en se peigpant la joue avec du vert de houx.

Deux jours après, l'hôtel était dans l'admira- tion de cette grande fille, aux mouvements un peu désordonnés, il est vrai, mais si bien faite et qui employait un genre de fard si singulier. M''"' Le Grand lui rendit le service de faire jeter à la poste, à Saint-Quentin, une lettre adressée à M. de Miossens, à X.. , et ainsi conçue :

;( Cher ami, ou plutôt Monsieur le duc,

(c J'ai admiré en vous des manières parfaites; vos bontés sans fin m'ôtent presque le courage de

PARIS. 237

VOUS dire un mot qu'à coup sûr vous ne permet- triez pas, et qui me semble cruel mais néces- saire à votre bonheur et à votre tranquillité. Vous êtes parfait, mais vos attentions m'ennuient. J'ai- merais mieux, ce me semble, un simple paysan qui ne serait pas éternellement occupé à me dire des choses délicates et à me plaire. Il me semble que j'aimerais un homme d'humeur franche et surtout pas si poli. J'ai laissé vos malles et mille cinq cent cinquante francs à Cherbourg, en passant. »

II n'en fallut pas davantage pour que Fédor se précipitât sur la route de Cherbourg, courant à franc étrier pour avoir l'occasion d'examiner toutes les figures sur le grand chemin. Malgré la lettre de Lamiel, il n'abandonna point la folie de la chercher qui l'occupait depuis sa fuite. A Rouen, se trouvant sans argent, sans maîtresse et sans linge, il eut presque l'idée de se brûler la cer- velle. Jamais homme ne s'était trouvé aussi em- barrassé. Toutes les prévisions de Lamiel s'accom- plirent.

Pour Lamiel, elle eût tout à fait oublié le jeune duc qui avait eu l'art d'étouiïer l'amour dans les

238 LAMIEL,

douceurs, s'il ne hii eût servi de point de com- paraison pour juger les autres hommes.

Lamiel avait tant de naturel dans les manières et tant d'étouiderie dans les façons que M™^ Le Grand s'attacha à elle jusqu'au point d'en faire sa société; bientôt elle trouva son boudoir ennuyeux quand elle n'y voyait pas la jeune fille. Son mari avait beau la sermonner sur l'imprudence d'ad- mettre une inconnue à une telle intimité, M'^^'^Le- grand n'avait pas de réponse, mais son amitié redoublait pour notre héroïne. Plusieurs jeunes gens, faisant de la dépense, logeaient dans cet hôtel; ils firent la cour à M""^ Le Grand qui ne fut point fâchée de leur présence dans son boudoir. Elle remarqua avec plaisir et fit remarquer à son mari qu'il suffisait de leur présence pour fermer la bouche à la jeune inconnue qui certes ne cher- chait pas à se produire.

L'unique passion de Lamiel était alors la curio- sité ; jamais il ne fut d'être plus questionneur; c'était peut-être ce qui avait fondé la source de l'amitié de M'"*' Le Grand qui avait le plaisir de répondre et d'expliquer toutes choses. Mais La- miel comprenait déjà qu'il faut être craintive et jamais elle ne sortait le soir. Elle souffrait de ne

PARIS. 239

pas aller au spectacle, mais le souvenir des commis voyageurs la rendait prudente.

Lamiel vit la nécessité de raconter son histoire à M™*" Legrand, mais pour cela il fallait la compo- ser; elle se méfiait de son étourderie; elle était hors d'état de mentir parce qu'elle oubliait ses mensonges. Elle écrivit son histoire, et, pour pou- voir la laisser dans sa commode, elle donna à cette histoire la forme d'une lettre justificative adressée à un oncle, M. de Bonia.

Elle dit donc à M°^® Legrand qu'elle était la seconde jeune fille d'un sous-préfet qu'elle ne pou- vait nommer. Ce sous-préfet, fou d'ambition, n'était pas sans espérance d'être compris dans la première fournée des préfets et n'avait rien à refuser à un veuf à son aise, affilié à la congrégation, et qui lui promettait vingt et une voix de légitimistes ralliés. Mais ce M. de Tourte mettait pour condition à ses vingt et une voix qu'il épouserait Lamiel; or elle avait en horreur sa mine jaune et bassement dévote.

C'est tout simple, dit M'"'^ Le Grand, ma pauvre Lamiel a distingué un beau jeune homme qui, en fait de fortune, n'a que des espérances.

Eh bien ! non, s'écria Lamiel, je m'ennuierais

240 LAMIEL.

moins et saurais que faire de ma vie. L'amour, qui paraît faire le souverain bonlieur de tout le monde, me paraît une chose fort insipide et, si j'ose trop dire, fort ennuyeuse.

Ce qui veut dire peut-être que vous avez été aimée par un ennuyeux.

(( Je me compromets, se dit Lamiel, il faut revenir à la vérité. »

Non, ajoula-t-elle de l'air le plus simple qu'elle put, on m'a fait la cour ; mon premier amoureux s'appelait Berville et n'aimait que l'ar- gent. L'autre, appelé le duc, était fort prodigue, mais le plus beau jour de ma vie a été celui oii je l'ai mis dans l'impossibilité de me voir. Un oncle m'avait laissé mille cinq cent cinquante francs ; on devait le lendemain les porter au notaire pour les placer. J'ai demandé à voir de près ces beaux napoléons d'or et le billet de mille francs ; il était huit heures du soir, mon père est sorti pour aller préparer son élection, moi, je me suis sauvée par le jardin de la sous-préfecture avec les trois malles qui venaient d'apporter de Paris une partie de ma corbeille de mariage, car M. de Ton rie est aussi généreux que laid, c'est beaucoup dire, et mon père lui remboursera le prix de ces robes qui me

PARIS. 241

plaisent. L'élection de notre airondissement ter- minée, et la fournée de préfets annoncée dans le Moniteur, mon père sera si joyeux, s'il est préfet, qu'il me pardonnera facilement. La chose sera beaucoup plus difticile s'il reste sous-préfet. Ce M. de Tourte est tout-puissant sur l'opinion dans notre arrondissement, son père est grand vicaire. Le lendemain soir, Lamiel, obligée de répéter son histoire au bon M. Le Grand, relut la lettre de son oncle. Elle avait oublié d'expliquer le pas- seport, elle dit :

Un sous-préfet, gouvernant à six lieues de chez nous et auquel M. de Tourte a fait refuser ma main, me promit un passeport par le moyen d'un de ses parents, maire à vingt-cinq lieues de chez lui, du côté de Rennes.

Cette histoire attendrit M. Le Grand jusqu'aux larmes et fournit pendant huit jours à la conver- sation du soir. Dès le second jour. M™*" Le Grand avait dit à sa protégée qu'elle l'aimait comme sa fille.

Tu as mille cinq cent cinquante fiancs pour tout bien, et tu prends un appartement de cinq cents francs ; je vais t'en donner un de cent cin- quante où tu seras aussi convenablement, mais je

16

242 LAMIEL.

veux absolument te voir avec tes belles robes, et je te mènerai mardi chez M. Servières, tu verras de jeunes cavaliers qui ont dix mille écus de rente et tu feras des conquêtes, ma petite Lamiel, tu feras des conquêtes qui vaudront mieux que ton vilain M. de Tourte, avec ses vingt et une voix de légitimistes ralliés dans sa poche.

Eh bien! ma chère amie, reprit Lamiel, permettez-moi de prendre un maître de danse, je sens que je ne marche pas, que je n'entre pas dans un salon comme une autre : permettez-moi de vous mener quelquefois au Théâtre-Français.

CHAPITRE XXI

LE COMTE d'aUBIGNÉ-NERWINDE

Un soir, elle était encore chez M""® Le Grand à minuit, et, pour s'amuser, avait entrepris de plaire à son gros mari ; elle étudiait chez cet homme l'absence complète d'imagination, lors- qu'on entendit un grand bruit dans la rue et bientôt à la porte de l'hôtel. C'était un des jeunes habitants de la maison que l'on rapportait ivre- mort.

Ah! c'est encore le comte d'Aubigné-Xer- winde, s'écria j\I™® Le Grand.

C'était ce qu'on appelle à Paris un fort aimable jeune homme qui s'occupait gaîment à manger une fortune de quatre-vingt mille livres de rente que lui avait laissée le brave général d'Aubigné, si célèbre dans les guerres de Napoléon. Depuis trois ans seulement, il avait hérité et se trouvait déjà réduit à l'hôtel garni. Il avait été obligé de vendre sa maison.

244 LAMIEL.

Ce soir-là, l'ivresse de d'Aubigné consistait à parler constamment et à ne pas vouloir monter chez lui.

A quoi bon monter deux étages puisque demain il faudra les descendre?

Jamais M""' Le Grand, qui avait entrepris de le faire monter chez lui, n'en put tirer d'autre ré- ponse. Les deux domestiques qui l'avaient amené sortirent; il menaçait de donner des coups de poing à l'anglaise à ceux de la maison dont il était énervé et qui demandèrent la permission à ma- dame de ne pas se mêler de cet être désagréable. Le comte saisit ce mot au vol.

Ah ! non certes, ce n'est pas un être désa- gréable; je remarque fort bien qu'elle se tait dès que j'entre chez M™*" Le Grand, mais n'importe, il y a quelque chose de singulier, d'original chez cette jeune fille. Et moi, je veux la former. Avec ses grandes enjambées, elle me fera rougir quand je lui donnerai le bras; elle ne sait pas porter un châle; mais je lui plairai ou je mourrai à la peine. J'ai plu à tant d'autreSj mais, oui, c'est cela, celle-ci n'est pas comme une autre, et l'on me dit de monter, je ne veux pas être comme un autre. Tous les autres montent, et moi je ne monterai

LE COMTE D'AUBIGNÉ-NEflWIXDE. 245

pas, et n'ai-je pas raison, madame Le Grand, à quoi bon monter pour être obligé de descendre demain matin?

Ce bavardage dura une grande heure. M""*" Le Grand était fort embarrassée ; elle avait été femme de chambre dans une bonne maison et avait un [tel] fond de politesse, surtout envers un jeune homme qui se ruinait en personne comme il faut, que, pour rien au monde, elle n'aurait violenté le comte. Il fallait cependant aller au lit, et elle son- geait à faire réveiller l'homme de peine de la maison et les aide-cuisiniers, lorsque le comte se mit à expliquer pour la deuxième fois son projet sur Lamiel.

Alors M™*" Le Grand appela la jeune fille qui avait pris la fuite en entendant répéter son nom, et la pria d'ordonner au comte d'Aubigné de re- monter chez lui.

Mais, ma chère madame, songez que demain ce monsieur le comte s'autorisera de ce mot pour m'adresser la parole.

Demain il ne se souviendra de rien et viendra me demander pardon. Je le connais, ce n'est pas la première fois qu'il rentre dans cet état. II fau- dra que je l'engage bien poliment à choisir un

246 LAMIEL.

Autre hôtel. II est haut comme les nues, il tutoie les domestiques et c'est pour cela qu'ils ne veulent pas le porter dans son appartement.

Il s'enivre donc bien souvent? dit Lamiel.

Tous les jours, je crois ; sa vie est un tissu de folies; il tient à passer, pour le jeune homme le plus fou de tous ceux qui brillent dans les loges de l'Opéra. Dernièrement, il n'était pas aussi complet que ce soir, est-ce qu'il ne s'avisa pas de rouer à coups de canne le cocher qui le rame- nait?

« Ah! ce n'est pas une poupée jolie comme mon duc. » L'idée de le voir rosser le cocher qui le ramena plut beaucoup à Lamiel, et, M™*' Le Grand renouvelant ses instances, elle s'avança sur l'esca- lier et dit résolument :

M. le comte d'Aubigné, remontez à l'instant au numéro 12.

. D'Aubigné cessa de parler, la regarda fixement, puis dit :

Voilà parler; tous les autres me disent : montez chez vous ; cette sage personne, toute neuve, arrivant de province, croit que j'ai oublié le numéro de mon logement, elle me dit : montez au numéro 12. Eh bien ! voilà ce que j'appelle une

LE COMTE DAUBIGNÉ-NERWINDE. 2i7

politesse parfaite... Et pourra-t-on dire de d'Aii- bigné qu'il résista aux ordres d'une jolie femme... et qui encore, pour le quart d'heure, n'a point d'amant? Jamais! Mademoiselle Lamiel, je vous obéis, et je remonte au numéro 12... Pas le nu- méro 11, ni le numéro 13 (fi donc, le 13 est de mauvais augure), je remonte précisément au numéro 12.

Il prit sa bougie que M™® Le Grand lui présentait et remonta résolument au numéro 12, en répétant vingt fois qu'il ne refuserait rien à une demoi- selle qui, pour le quart d'heure, n'avait pas d'amant.

Le lendemain, revêtu d'une robe de chambre magnifique, et étalé dans son fauteuil à la Vol- taire :

Eh bien ! coquin, dit le comte d'Aubigné au premier domestique de l'hôtel qui rentra chez lui, raconte-moi ce que j'ai fait hier quand je suis rentré, un peu égayé.

Je vous l'ai déjà dit, reprit ce domestique avec le ton grossier de la colère d'un domestique, je ne vous répondrai pas quand vous me parlerez ainsi.

Le comte lui jeta un écu de cinq francs; le

248 LAMIEL.

domestique le ramassa et leva le bras comme pour le lancer à la tête du comte.

Eh bien! dit le comte en riant avec affecta- tion en se rappelant Firmin, des Français (rôle de Moncade).

Je ne sais ce qui me lient de vous le lancer à la figure, dit le domestique pâlissant; mais j'ai peur de casser les porcelaines de madame.

Le domestique se retourna vers la fenêtre ou- verte, la regarda un instant, puis lança l'écu qui, traversant toute la rue de Rivoli, alla rebondir contre la grille de la terrasse des Feuillants, vingt polissons se le disputèrent. Ce spectacle calma apparemment le domestique qui dit au comte avec toute la supériorité de la raison et de la force physique :

Si vous vouliez garder vos manières inso- lentes, il fallait vous arranger pour conserver vos pauvres domestiques qui les souffraient; il fallait ne pas vous ruiner, ne pas vous mettre au point de craindre le séjour de Clichy. Mais la peur de Clichy vous a réduit à faire une vente simulée à Madame des fauteuils et des glaces dont vous avez encombré cet appartement. Quand on veut être grand seigneur et insolent, il faut d'abord

LE COMTE D'AUBIGNÉ-NERWINDK. 249

n'être pas pauvre. Que dirait votre père, le brave général d'Aubigné, s'il vous voyait réduit à ne pas oser sortir avant le coucher du soleil?

Eh bien! mon cher Georges, puisque vous n'avez pas voulu d'un premier écu, en voici un second pour payer vos bons avis.

Georges prit l'écu; il eût souffert des coups de pied de la part du général de l'Empire, tant la mémoire de Napoléon est sacrée parmi le peuple qui n'a gardé aucun souvenir de la république, car en l'absence du souverain, il n'y a point de grandeur pour lui.

Le comte fut ravi de la façon dont avait tourné son insolence. C'était un être qui s'ennuyait aus- sitôt qu'il n'avait pas quelque chose à faire; son cœur ne lui fournissait absolument rien.

Maintenant, il faut songer à M""^ Le Grand; vais-je traiter l'ancienne, la vénérable femme de chambre, avec une haute fatuité, avec la hauteur qui convient à ma fortune passée, ou faut-il jouer le bonhomme? Eh parbleu! le bonhomme! s'écria le comte, j'avais oublié net la grande demoiselle Lamiel qu'il faut avoir. Qu'est-ce que cette fille-là? A-t-elle déjà été à quelqu'un, ou n'est-ce pas une provinciale qui fuit la colère de sa famille? Si

250 LAMIEL.

elle est tout à fait bête, mon ivresse d'hier l'a choquée. Donc bonhomie et gaîté; la Le Grand me fera un sermon, mais je saurai quelque chose sur la Lamiel.

Le comte, dont les idées s'éclaircissaient peu à peu, descendit avec sa magnifique robe de chambre.

Ma chère madame Le Grand, ma bonne amie, il s'agirait de me faire du thé un peu vite et de me raconter un peu ce que j'ai pu faire et dire hier soir en rentrant. Ah! Mademoiselle Lamiel! dit-il en faisant mine de l'apercevoir et la saluant avec un profond respect, je donnerais deux billets de mille pour que, hier soir, vous fussiez montée chez vous avant onze heures. Nous nous sommes mis à table à huit heures, je me souviens que j'ai entendu sonner dix heures aux pendules, mais après, mon âme est un désert, je n'y vois rien.

Mon Dieu, monsieur le comte, je suis au désespoir de devoir vous adresser des choses dé- sagréables. Aucun des domestiques ne veut plus vous remonter chez vous; vous les avez choqués et je ne puis pas renvoyer des sujets passables parce qu'ils ne veulent pas se prêter à un genre

LE COMTE D'AUBIGNÈ-NERWINDE. 251

de service pour lequel ils ne se sont pas engagés. M. Legrand se réunit à moi pour vous engager à chercher un appartement. Quel est l'étranger qui ne prendra pas une mauvaise opinion de mon hôtel en entendant une scène comme celle d'hier soir? vous parliez constamment et de choses peu con- venables.

D'amour, je parie! Rien ne m'intéresse dans la vie, ni les chevaux, ni le jeu, je suis bien diffé- rent des autres jeunes gens ; si je n'ai pas un cœur tendre avec lequel je puisse vivre dans une parfaite intimité, je m'ennuie; chaque jour me paraît un siècle et alors, pour me distraire, je me laisse inviter à dîner, et comme rien ne rem- plit mon cœur. . .

Ah ! scélérat, s'écria M"'- Le Grand quittant son air sérieux, c'est parce qu'il y a ici, pour vous écouter, d'autres oreilles que les miennes, que vous avez parlé de sentiment. Osez-vous bien dire que vous aimez autre chose qu'un beau cheval ou un habit bien fait et d'une couleur nouvelle qui vous donne bon air, le matin, en vous promenant au bois de Boulogne, ou le soir, dans votre loge, à l'Opéra, ou dans les coulisses ?

Vous me dites, mon excellente hôtesse, de

252 LAMIEL.

prendre un appartement et des gens à moi. Croyez- vous donc que c'est pour son plaisir qu'un d'Au- bigné-Nerwinde habite une auberge, quoique fort honnêtement tenue et le modèle de tous les lieux de ce genre? mais vous oubliez que pour le mo- ment je suis ruiné. Sais-je seulement si dans deux mois je serais à même de louer deux pauvres chambres? Mais par bonheur, le ciel m'a conservé le caractère de mes aïeux. Ma cousine, M'"" de Maintenon, est née en prison, a épousé un farceur ignoble, un Scarron, et n'en est pas moins morte la femme du plus grand roi qui soit monté sur le trône de France. Eh bien ! il y a des jours ma prison m'ennuie, car de bonne foi, un hôtel, si bien tenu qu'il soit, des domestiques qui refusent de m'obéir, n'est-ce pas une prison pour moi? Et pouvez-vous me reprocher de me laisser aller à un moment d'ivresse qui me permet d'oublier tous mes malheurs? Je ne suis que trop sérieux dans ce moment de pauvreté, j'ai le malheur d'être amoureux à la folie, et, je me connais, l'amour n'est point une plaisanterie surannée, c'est une passion excitable (sic), terrible ; c'est l'amour des chevaliers du moyen âge qui porte aux grandes actions.

LE COMTE D'ALBIGNÉ-iNERWJNDE. '253

Lamiel rougit profondément, le comte le vit. « Ce corps si beau est à moi, se dit-il ; quel eflfet elle fera à l'Opéra, si je puis Thabiller con- venablement ! Attention, d'Aubigné, c'est une jeune gazelle que tu veux mettre en cage, il ne faut pas qu'elle saute par dessus les barrières. Soyons pru- dent. »

Le comte paraissait un brillant jeune homme et bien amusant aux yeux de Lamiel; pourtant il ne disait pas un mot qui ne fût appris par cœur, mais il n'en faisait que plus d'impression; tous ses mouvements d'éloquence étaient calculés d'a- vance et arrangés de façon à frapper par de bril- lants contrastes, de beaux passages de la plus charmante insouciance aux idées imprévues les plus attendrissantes. Il voyait l'effet qu'il produi- sait sur cette jeune fille qui ne disait mot, assise dans un coin du boudoir, mais changeait de cou- leur aux endroits les plus marquants de Y exposé de la situation du comte. Les reproches et les conseils de W"" Le Grand lui donnaient l'occasion la plus naturelle de parler de lui et il en usait largement; il voyait aussi qu'il intéressait vive- ment M""" Le Grand, ancienne femme de chambre de bonne maison (de M°''' la comtesse de Damas)

254 LAMIEL.

et accoutumée à respecter et admirer les jeunes gens riches qui se conduisaient et agissaient avec le monde et avec la fortune comme M. d'Aubigné- Nerwinde.

CHAPITRE XXII

LE COUP DE PISTOLET

D'Aubigné était une copie de ces jeunes grands seigneurs dont les derniers sont morts de vieil- lesse sous Charles X, vieillards bien bardés de prétentions et débitant des maximes cruelles que, par bonheur, ils n'avaient pas la force d'appli- quer. D'Aubigné n'était pas un jeune seigneur insouciant et gai, mais il était, d'après un grand seigneur aimable, un jeune homme insouciant et gai. Lamiel n'avait pas assez d'usage pour faire cette différence ; elle avait beaucoup d'esprit parce qu'elle avait une grande âme, mais ce n'é- tait pas un esprit de comparaison et d'étude; et elle était bien loin de pouvoir juger elle-même et les autres.

Assise dans un coin et plongée dans un silence plein d'agitation, elle comparaît sans cesse d'Au- bigné au duc de Miossens et se montrait bien in- juste pour ce pauvre jeune homme; c'étaient sur-

256 LAMIEL.

tout le naturel, le manque absolu d'imagination, la façon simple de dire les choses les plus déci- sives et, pour tout dire en un mot, son ton parfait qui lui faisait tort aux yeux de sa ci-devant maî- tresse. Elle donnait les noms de timidité et de prudence extrême aux façons vraiment simples et naturelles de cet aimable jeune homme, tandis que l'enluminure du comte lui semblait peindre le caractère le plus énergique; elle le voyait se lançant, avec une hardiesse vraiment chevale- resque, dans l'imprévu des événements.

Dès le lendemain, le comte, qui l'épiait derrière sa porte entrouverte, hasarda de lui parler comme elle montait chez elle. Elle répondit à ce qu'il disait avec une raison froide, mais ne parut point choquée de sa démarche. Lamiel portait le natu^ rel de son caractère écrit sur son front.

u Elle est à moi, se dit le comte, mais comment l'habiller? Cela n'a aucun fond de garde-robe. Dieu sait ce qu'il y a dans ces deux grandes malles que j'ai vu monter chez elle! Je ne lui fais pas la cour pour avoir du plaisir obscurément dans un hôtel, comme un étudiant en droit. Je ne vais pas user mes forces obscurément. Si je la désire, c'est pour montrer mon luxe; c'est pour la montrer à

LE COUP DE PISTOLET. 257

l'Opéra et au bois de Boulogne, c'est parce qu'il s'agit d'une primeur, c'est parce que j'aurai a conter son histoire je mettrai du piquant. H me faut au moins quatre mille francs pour qu'elle soit digne de paraître à mon bras. Non, mademoi- selle, votre vertu paraît empressée de faire faux- bond, mais vous n'aurez ce plaisir que lorsque, moi, j'aurai réuni quatre mille francs. Il faut que les cadeaux arrivent, comme la foudre, le lende- main de votre défaite, et que vous, la première, croyiez avoir affaire a un jeune seigneur opulent et jetant l'argent par la fenêtre, ce que j'étais il y a deux ans.

Pendant que d'Aubigné se livrait à ces raisonne- ments prudents (la prudence était son fort) Lamiel avait un vif plaisir et le croyait le plus fou et K; plus naturel des jeunes gens.

u Celui-ci n'est point un petit Caton ennuyeux et toujours le même, comme le duc. »

Le comte étudiait toutes ses rentrées à l'hôtel; il était bien sur que Lamiel se trouvait dans le boudoir de M""® Le Grand, au rez de-chaussée, qui avait une belle fenêtre sous les arcades de Rivoli et un vasistas sur l'escalier. A vingt pas de l'hôtel.

258 L AMI EL.

il prenait une démarche évaporée. Mais sa pru- dence fut contrariée par les événements.

11 avait réuni à peu près cent louis pour l'équi- pement de sa future maîtresse et il s'occupait déjà du choix du nom sous lequel il la ferait débuter au bois de Boulogne, L'admirable fraîcheur, le ve- louté du teint de Lamiel l'avaient décidé à la faire débuter au grand jour du bois de Boulogne plutôt qu'à la lueur des quinquets de l'Opéra ; il espé- rait trouver encore un crédit de cent louis ou mille écus chez les marchands, quand arriva l'é- poque des courses de Chantilly. Par malheur, il n'y .songea que huit jours avant.

« Je n'ai plus le temps d'être malade, se dit-il, avec humeur et se frappant le front. D'Eberley et Montandon ont gaspillé cette ressource. »

Il tomba dans une ^ et dit à Lamiel

d'un air profond :

Je vous adore et vous me mettez au déses- poir.

Le matin même du jour il dit ce mot, M'"'Le Grand faisait remarquer sa profonde tristesse. Ce mot manqua absolument son effet; il était entaché

1. En blanc, dans le manuscrit.

LE COUP DE PISTOLET. 259

d'ennui. Le duc, qui l'avait tant ennuyée, le lui avait dit vingt fois mieux. Si elle eût eu à celte époque le talent de lire dans son propre cœur, elle eût dit au comte :

Vous me plaisez, mais à condition de ne me jamais parler le langage de la passion.

Le comte était bourrelé par l'idée de Chantilly et encore fort indécis lorsque, le soir, on cita au cercle des Jockeys, un de ses amis, un jeune homme qui faisait le plongeon à l'approche de Chantilly en se prétendant malade.

« Qui trop embrasse, mal étreint, se dit-il. Au diable cette petite provinciale! Je suis perdu, avec ce qu'on dit de mes affaires, si, avec ma passion pour les chevaux, on ne me voit pas à Chantilly. »

La veille du grand jour, il dit à Lamiel :

Je vais essayer de me casser le cou, puisque votre cruauté rend ma vie si insupportable.

Ce mot scandalisa Lamiel.

« Mais prend-il que je sois cruelle? se dit- elle en riant; m*a-t-il jamais mise à même de lui refuser quelque chose de sérieux? »

Le fait est que la société de toutes les femmes ennuyait le comte; Lamiel, étant encore tout à fait une femme honnête, l'ennuyait encore bien

•2G0 LAMIEL.

plus; il faisait donc la cour à notre héroïne en lui disant des mots ; de la vie, il n'avait passé cinq minutes avec elle, en tête-à-tête ; son art était de faire croire à Lamiel qu'il mourait d'envie de lui parler et que la cruauté d'elle, Lamiel, lui enle- vait la possibilité de ce bonheur.

Lamiel, fort indifférente à ce qu'on appelle l'a- mour et ses plaisirs, se disait :

« Si je me lie au comte, il me mènera au spec- tacle. Mes mille cinq cent cinquante francs sont déjà fort ébréchés, mais le comte ne pourra me donner de l'argent, il n'en a pas. »

Il ne se fait aucun changement dans ma fa- mille, disait-elle à M""" Le Grand; les élections sont retardées; M. de Tourte est sans doute plus puis- sant que jamais ; ce M. X... Ubéral, ce rédacteur du Commerce, qui loge au sixième, dit que la congrégation va revenir. Que faut-il faire pour gagner ma vie? Je n'ai plus que huit cents francs.

Lamiel était abonnée à deux cabinets littéraires et passait sa vie à lire. Elle n'osait presque plus se promener ou aller en omnibus toute seule. Les taches vertes sur la joue gauche ne produisaient plus un effet certain. Elle était si bien faite, son œil avait tant d'esprit, que, presque chaque jour,

LE COUP DE PISTOLET. 261

elle avait à repousser des avances souvent gros- sières. Elle ne se permettait de parler qu'à M" - Le Grand et à M. X*"*, son maître à danser, bon jeune homme, honnête et borné, qui n'avait pas manqué de prendre de l'amour pour son écolière, et au- quel M™*" Le Grand avait confié le père sous-préfet, M. de Tourte et le reste de l'histoire. Tout cet ensemble de vie n'était pas amusant; l'impossibi- lité de la promenade nuisit à la santé de Lamiel et son ennui était complété par le ftianque de spectacle. La fatuité de dAubigné était sur le point de triompher, s'il eût donné à Lamiel plus d'occasions de parler à cœur ouvert ; elle avait si peu de vanité, qu'elle se fût ouverte à lui, au pre- mier moment d'impatience dans lequel il l'eût surprise.

Ce fut dans ces circonstances que Chantilly se présenta. Le comte y alla et perdit dix-sept mille francs en paris. Il acheva de se ruiner, il épuisa tout le crédit qu'on lui accordait encore et paya noblement cette somme avant la fm de la semaine. Le comte d'Aubignè-Nerwinde était au fond très prudent et sage jusqu'à l'avarice.

J'ai déjà trois ou quatre jugements qui peu- vent me conduire à Clichy, je me dois à moi-

202 LAMIEL.

même d'avoir cette petite provinciale ; ce devoir rempli, il s'agit de disparaître en giuind. J'irai passer mon temps à Versailles, je suis connu des pauvres diables qui vont bâiller dans celte triste ville avec les Anglais ruinés. Grand Dieu ! quelles soirées je passerai!

Lamiel s'ennuyait à mourir, il ne fallut au comte que deux jours de soins.

Vous me conduisez au spectacle ce soir? lui dit Lamiel.'

Ce soir, si mes ailaires sont finies, je compte me brûler la cervelle.

Lamiel jeta un cri et le comte fut heureux de l'effet qu'il produisait.

Vous aurez ma dernière pensée^ belle La- miel, vous aurez été mon dernier bonheur. Si, il y a huit jours, vous eussiez été moins cruelle pour moi, je ne serais pas allé aux courses de Chan- tilly, j'y ai perdu dix-sept mille francs; j'ai payé, comme l'honneur le voulait, en épuisant toutes mes ressources et il ne me reste pas un billet de mille. Mais le comte d'Aubigné-Nerwinde, le fils d'un héros connu de toute la France, ne doit point se laisser voir dans une position inférieure. J'ai bien une espèce de sœur fort riche, mon aînée de

LE COUP DE PISTOLET. 263

vingt ans, nicais c'est une tète étroite, peu digne de comprendre une vie dirigée par l'amour et le hasard. De plus, elle a épousé un Miossens et moi je ne suis qu'un d'Aubigné-Nerwinde.

Un Miossens, parent du duc?

Son grand oncle, mais d'où savez-vous ce nom ?

Lamiel rougit.

M. de Tourte, mon prétendu, parlait sans cesse de Miossens ; l'homme d'affaires de cette famille lui fournissait quatre voix.

Lamiel savait déjà un peu mentir, mais elle ap- puyait encore trop, elle ne jetait pas les men- songes comme choses sans conséquence, elle avait encore bien à acquérir. Ce qui la faisait mentir, c'était une maxime que M'"® Le Grand lui répétait souvent depuis qu'elle lui parlait à cœur ouvert: « Sois riche, si tu peux ; sage, si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. »

L'intimité avec le comte dura une demi-journée ; le soir, Lamiel lui trouvait déjà une sécheresse de cœur qui lui coupait la parole. Ses paroles avaient une grande dignité, mais cette dignité lui coûtait bien des efforts, et Lamiel voyait ces efforts, et elle n'eût pas su dire d'où venait son ennui : seu-

264 LAMIEL.

lement, c'était l'opposé de ce jeune étourdi sans réflexion qu'elle s'était figuré et qu'elle aimait d'amour, comme le contraire du jeune duc. L'idée du coup de pistolet, car elle croyait tout ce qui était extraordinaire, chassa bien vite l'ennui. Elle regardait d'Aubigné :

Cette belle figure, si froide et si noble, c'est donc celle d'un homme qui va se tuer dans quel- ques heures! il agit avec un sang-froid parfait.

Le comte faisait des malles et semblait absorbé par le soin de ne pas gâter ses effets; fier de son habileté à faire des malles, il était bien commis voyageur dans ce moment ; mais Lamiel ne voyait rien, son âme était tout émue parce coup de pis- tolet si prochain. Il adressait ces malles à sa sœur. Il les accompagna à la diligence de Périgueux, et, du bureau des diligences, les fit transporter à Versailles par un fourgon de louage. Le lendemain matin, M"'*" Le Grand reçut la lettre d'usage^ :

Quand vous hrez ces mots de, etc. Lamiel baissa la tête à cette lecture et bientôt

fut étouffée par des sanglots. M. Le Grand s'écria :

Voilà cependant seize cent soixante-sept flancs que nous perdons, et il se remit à faire la

LE COUP DE PISTOLET. 265

note réelle du comte ; il voulait connaître sa perte réelle., la note à payer était de seize cent soi- xante-sept francs, la note réelle ne s'élevait qu'à neuf cents francs.

L'année passée, notre perte a été de quatre pour cent de nos recettes brutes; cette année, elle sera de six pour cent, car je ne parle pas de la valeur des fauteuils du pauvre comte et de ses porcelaines, peut-être en aura-t-il disposé par tes- tament.

Toute cette discussion plongea Lamiel dans un noir profond. Certes, elle n'avait pas d'amour pour le comte, le sentiment qui lui navrait le cœur n'était que delà simple humanité.

CHAPITRE XXIII

LV. CHAPELIER DE PÉRIGUEUX

A Versailles, au milieu d'une société dévote et gémissant de tout, le comte mourait d'ennui ,• mais il était prudent avant tout et un trait de sa rare prudence corrigea la fortune. Pour être bien reçu malgré sa pauvreté qui commençait à percer, il avait pris le parti de faire la cour à une mar- quise âgée, M'"® de Sassenage, l'un des plus so- lides soutiens de la congrégation en ce pays-là. Son caractère dur, sa vanité âpre donnèrent de l'occupation à la marquise. Elle connut moins l'ennui; pour l'enchaîner et l'obliger à la courti- ser, cette marquise inventa de l'engager à prendre le parti de l'Église. Le comte, qui savait exploiter son nom avec une rare habileté, lui dit grave- ment :

En ce cas, les Nerwinde sont éteints, je ^uis le dernier du nom et je dois, à la gloire de n on père et au souvenir que la France conserve à ce

LE CHAPELIER DE PÉRIGLEUX. '267

héros, ami de Jourdau, de consulter ma sœur sur cette démarche importante.

La marquise de Sassenage crut devoir faire por- ter cette parole à la baronne, toujours malade et à laquelle une haute dévotion avait ouvert les sa- lons de l'ancienne noblesse de Périgueux, par le directeur de sa conscience. Ce directeur se trouva malade aussi, et ce fut M"'' l'évêque de X"'* lui- même qui alla parler à cette dévote importante et riche. Il était lui-même d'une famille apparte- nant à la bonne noblesse du Béarn; il comptait parmi ses aïeux un cordon rouge sous Louis XV. Par hasard il l'attendrit sur la chute de la noblesse, et cet attendrissement fut pour la baronne la flat- terie la plus agréable possible. Elle était donc de la vraie noblesse aux yeux de cet homme de bonne famille.

Deux jours après, la baronne fit un nouveau testament; elle donnait tout son bien à ce frère Ephraim, comte de Nerwinde, qu'elle avait tant maudit. Ce don pouvait s'élever à près à'iui mil- lion, mais elle y mettait une condition ; elle vou- lait qu'il se mariât avant l'âge de quarante ans. Quelques jours après, la pitié pour le titre de son jeune frère faisant des ravages dans cette imagi-

268 LAMIEL.

nation mobile, la baronne envoya à son frère, avec qui elle était à couteaux tirés depuis deux ans, une lettre de change de six mille francs. Elle lui annonçait une pension annuelle de pareille somme et lui faisait entendre qu'il serait son héritier.

Le comte reçut cette lettre à quatre heures, au moment d'aller dîner chez la marquise de Sasse- nage, on l'attendait. 11 ne donna pas deux secondes au plaisir ou à la surprise. Les cœurs dominés par la vanité ont une peur instinctive des émolionS; c'est la grande route pour arriver au ridicule.

Comment puls-je faire de ceci, se dit-il, une anecdote piquante et qui me fasse honneur au Cercle?

11 partit pour Paris, monta en courant à la chambre de Lamiel et, sans daigner répondre au cri de joie de la bonne M™*^ Le Grand, il ouvrit la porte de Lamiel avec fracas, et se jetant à ses ge- noux :

Je vous dois la vie, cria-t-il à Lamiel; la passion que j'ai pour vous m'a fait tirer en l'air le pistolet que je venais d'armer. Une fois de sang-froid et songeant à vos charmes divins, j'ai fait savoir l'état de ma fortune à ma sœur. Le

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 269

sang des Nerwinde ne pouvait se démentir; elle m'a envoyé un paquet de lettres de change et vous avez encore le temps de vous habiller avant l'Opéra.

L'idée de l'Opéra et d'y être dans une heure fit bien vite oublier à notre héroïne l'idée triste du comte d'Aubigné-Nerwinde tué par un coup de pistolet. Ils entrèrent chez divers marchands la jeune provinciale changea de robe, de chapeau, de châle. En allant à l'Opéra, le comte lui dit :

Votre père sous-préfet me fait peur ; s'il réussit dans son élection, on ne lui refusera pas un ordre pour enlever une fdle rebelle,' et que deviendrait mon amour ? ajouta-t-il d'un air froid.

Lamiel le regarda et sourit :

Appelez-vous M™^ de Saint-Serve. Je choisis ■ce nom parce que je suis possesseur d'un fort beau passeport à l'étranger sous ce nom de Saint- Serve.

Mais j'hérite des belles actions de cette ma- . dame, et quelles actions !

C'était une jeune fille moins jolie que vous, mais qui avait aussi un père dangereux ; elle par- tait, nous trouvâmes plus sage de la faire porter

270 L AMI EL.

sur le passeport de son amant comme sa femme. Cela fait titre à l'étranger.

La résurrection du comte fit événement à rOpéra, et il fut au comble du bonheur. W" de Saint-Serve eut tout le succès possible.

Le lendemain, Nenvinde se cacha, et ses amis traitèrent avec ses créanciers. Tous ceux de ces gens-là qui ne fréquentaient pas le foyer de l'Opéra le croyaient mort.

Au sortir de l'Opéra, le comte avait conduit Laraiel dans un petit appartement de la rue Neuve- des-Mathurins.

Si vous m'en croyez, avait-il dit à Lamiel ravie de l'Opéra, vous ne reverrez plus M""' Le Grand; elle pourrait dire que M'"' de Saint-Serve est de la connaissance de M"'' Lamiel. Écrivez-moi sur un bout de papier ce que vous pouvez lui devoir et demain un inconnu ira la payer et lui faire vos compliments.

Dans cette soirée, de sept heures à minuit, Ner- winde, criblé de dettes, ayant à redouter pour le lendemain l'effet de quatre jugements qui l'envoyaient à la prison de Clichy, n'ayant au monde pour tout bien qu'une traite de six mille francs (|u'il ne montra à personne, acheta tout ce

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 271

qui compose la toilette de femme la plus bril- lante et les marchandes le remercièrent, et, en achetant dans leur boutique, il avait l'air de leur faire une faveur.

C'était le triomphe de ce caractère froid, contenu, calculant toujours et ne craignant au monde que la douleur physique pour sa chère personne ou les désarrois de vanité. Ce caractère timide et froid avait été formé par une époque de vanité et d'ennui : avant 1789, il eût paru souve- rainement ennuyeux ; on eût trouvé dans les comé- dies ce caractère d'un Gascon froid et important.

Les femmes de nos jours n'ayant plus voix au chapitre, Nerwinde, peu fait pour leur plaire, devait le brillant de sa réputation à deux duels et surtout à un œil petit et morne et dont l'audace paraissait inébranlable. Ses traits, un peu kal- mouks, mais nobles, n'échappaient à l'air com- mun que par leur froideur, leur amabilité profonde et leur apparence imprégnée de tristesse ou plutôt de douleur physique. Naturellement rebelles à l'expression, ils ne disaient jamais que ce qu'il voulait leur faire dire ; ils cachaient admirablement et complètement les aigreurs fréquentes d'une âme glacée, mais égoïste avec passion ; la moin-

272 L AMI KL.

dre perspective de soiiffiance pour sa chère per- sonne accablait le comte jusqu'à lui faire répandre des larmes. M. de Menton avait dit de lui :

C'est un joueur d'échecs cauteleux que la bêtise du public prend pour un poète.

Le comte d'Aubigné-Nerwinde, par son sérieux prudent, morne et toujours occupé du public, avec la physionomie d'un loup caché le long d'un grand chemin et attendant le passage d'un mouton, était surtout bien à sa place devant une société de vingt personnes. Il parlait avec des efforts et des anxiétés pour atteindre à l'élégance qui faisaient mal aux personnes d'un goût déli- cat; mais il avait la passion de parler et de racon- ter, et, assez grossier de sa nature, il ne sentait pas les chutes.

Cette passion de parler, de raconter, d'avoir raison sur tout, le mettait au supplice si quelqu'un racontait la moindre chose devant lui. Il avait certaines objections aigres à faire à tout ce qu'on disait qui empêchaient la moindre conversation de marcher en sa présence. La vie intime avec lui était un supplice. Sa mine souffrante, ou du moins morne et facilement offensante, empêchait les sailUes et toutes les sensations agréables, les

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 273

saillies qui font l'agrément de la conversation française et qui ont toujours besoin d'un certain degré de confiance dans les auditeurs, avec l'amour propre desquels elles jouent le plus souvent.

Quelque philosophie indulgente et désir de bien vivre ensemble qu'eût l'interlocuteur, ses contradictions continuelles mettaient obstacle même à la conversation sur les choses les plus simples.

Lamiel était bien loin de pouvoir se rendre compte de toutes ces choses. Bonne, simple, enjouée, heureuse, sans malice au fond du cœur, elle ne pouvait deviner d'où lui venait le désagré- ment de sa vie. Elle était ravie du rôle que le comte lui faisait jouer dans le monde et de la hau- teur à laquelle il l'avait placée. Elle n'eut pas eu autant d'esprit, de brillant et de linesse dans la conversation si l'on ne l'eût pas écoutée avec une religieuse attention. Sans attention préalable, il faut frapper fort, comme les réparties d'un vaude- ville.

Et à qui dois-je cette bienveillance antici- pée, même de la part des gens assistant pour la première fois à nos dhiers? Uniquement à la con- sidération que le comte s'est acquise. Mais appa-

18

274 LAMIEL.

reinment que les soins qu'il se donne pour cela le fatiguent : de son humeur dans le tête-à-tête : eh bien! abrégeons les tête-à-tête. En rentrant à la maison, tout mon contentement disparaît; dès qu'il est seul avec moi, il devient âpre, presque insultant, lui qui se montre dans le monde d'une politesse si cérémonieuse; il semble que je lui fasse un tort en lui adressant la parole, même pour lui demander son avis.

Toutes ces réflexions, plutôt senties qu'expli- quées avec netteté, arri>yèrent en foule à Lamiel, comme elle regardait ses cheveux dans le miroir pour mettre ses papillotes.

11 n'y a qu'un moment, en ôtant mon cha- peau, j'avais le rire sur les lèvres, se dit-elle, et maintenant, j'ai l'air morne, j'ai besoin de faire effort sur moi-même pour n'être pas en colère. Grand Dieu ! il en est ainsi tous les soirs ! Appa- remment, cet homme si imposant est fatigué des efforts qu'il fait pour maintenir son empire dans le monde, et quand il est fatigué, il a de l'humeur.

Elle courut à sa chambre et s'enferma à clef.

Il n'y avait alors que huit jours seulement depuis la première soirée à l'Opéra. Lamiel avait

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 275

ce courage sans effort des caractères parfaitement naturels.

Qu'est-ce que cela signifie? s'écria le comte d'un air morne, en entendant le bruit de la porte fermée.

Pour s'amuser, Lamiel imita le ton câpre et gros- sier de son noble amant :

Cela signifie, lui cria-t-elle à travers la porte, que je suis lasse de votre noble présence.

Eh bien! ma foi, tant mieux, se dit Ner- uinde, qu'ai-je besoin de m'énerver avec une créature dont tout le monde voit bien que je dis- pose? L'essentiel, c'est que, par sa figure et l'es- prit que je lui souille, elle me fasse honneur dans le monde. Je vais bien la punir, cette petite mijau- rée : j'attendrai qu'elle m'appelle dans sa chambre, et surtout jamais elle ne me verra piqué de son étrange folie.

On demandera peut-être quelle était la base morale de ce caractère étrange du comte. Les prétentions, les fatales prétentions, une des causes principales de la tristesse du xix® siècle. Nerwinde mourait de peur de n'être pas pris pour un comle véritable.

Le malheur d'un caractère si ferme en appa-

'216 LAMIEL.

rence, c'était d'abord d'être faible jusqu'à la pusillanimité ; la plaisanterie la plus simple et la moins fréquente, et que le défaut d'esprit con- damnait à mourir en naissant, lui donnait de l'humeur pour huit jours. En second lieu, M. d'Au- bigné-Nerwinde oubliait complètement son glo- rieux père, connu de la France et de l'Europe entière, le général Boucaud, comte de Nerwinde, et sans cesse il pensait à son grand-père Boucaud, petit chapelier de Périgueux.

Youdra-t-on croire cet excès d'orgueil, de sus- ceptibilité et de faiblesse? La moindre plaisanterie sur le commerce, bien plus, le propos d'un homme qui disait devant lui : « Je viens d'acheter un cha- peau », le faisait regarder entre les deux yeux l'homme qui prenait la liberté de dire une chose aussi étrange, et le mettait hors de lui pour toute une journée. Le problème, qui se posait alois, était celui-ci :

Dois-je laisser passer ce trait piquant, ou bien dois-je me fâcher?

Dès l'âge de seize ans, Nerwinde était bourrelé par ce mot : Un petit chapelier établi dans un des faubourgs de Périgueux. Quelle apparence que l'on pût prendre pour un comte véritable le

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 277

petit-lils du chapelier Boiicaud? Si l'on parlait de Boucaud devant lui, il rougissait, de cette phy- sionomie immobile; il fallait bien cacher cette inquiétude qui venait l'agiter à chaque instant, de cette habileté suprême au pistolet.

La maîtresse qui lui eût convenu, qui eût fait \a tranquillité et bientôt le bonheur de sa vie, eût été une femme de haute naissance qui lui eût répété dix fois par jour :

Oui, mon noble Ephraïm, vous êtes un comte véritable, vous avez tout d'un homme de haute na'ssance, même les petites fautes de prononcia- tion. On disait pi qiieii à Versailles, et vous dites piq/icu. Vous avez même les petits ridicules des contemporains de xM. de Talleyrand.

Le comte de Nerwinde eût être l'aide de camp du prince, dont les droits ne sont pas bien reconnus certains. L'étiquette était son fort, l'élé- ment de son bonheur, et il était l'un des complices dune société l'on voulait s'ennoblir par l'orgie, par le scandale, par des propos singuliers, par la prétention de plaisanter sur tout et même sur les choses prétendues respectables. Quelle existence pour le petit-fils d'un chapelier !

CHAPITRE XXIV

LIT A PA R T

Parmi toutes ses joyeuses compagnes de plaisir, Lamiel distingua Caillot, une jeune actrice des Variétés, de tant d'esprit, d'un esprit si impie!

Dans un pique-nique à Meudon, elle s'enfonça dans les bois avec elle, et, à la suite d'une longue conversation Lamiel fat fort sérieuse. Caillot lui apprit non pas à avoir de l'esprit, mais à tirer encore un meilleur parti des idées agréables et neuves qui lui venaient à l'esprit d'une façon si imprévue, même pour elle.

Quelquefois, vous êtes inintelligible, lui dit Caillot, expliquez davantage et en plus de mots ce que vous voulez dire, et que ces mots ne soient pas du patois normand.

Lamiel se confondait en remeixîments sincè- rement admiratifs. Caillot était une de ses pas- sions.

Vous vaudrez cent fois mieux que moi, ré--

LIT A PART. 279

pondait Caillot aux compliments sincères de Lamiel ; vous n'avez qu'un écueil à fuir : éblouie par les transports de gaîté que j'ai fait naître quelquefois, ne cherchez pas à m'imiter. Si le cœur vous en dit, osez être le contraire de ce que vous me voyez.

Le comte s'apercevait avec lin intime et pro- fond orgueil que, depuis l'apparition de M"'^ de Saint-Serve, il était plus recherché. L'autorité dont il jouissait parmi les hommes de plaisir avait fait des pas de géant.

Par hasard, il faisait chaud cet été là, et les plaisirs champêtres étaient à la mode. Le froid et la pluie des années précédentes leur donnaient un vernis de nouveauté. Les plus riches parmi les compagnons de plaisir du comte donnaient des dîners à M'"'' de Saint-Serve.

Souvent aussi, pour s'affranchir de l'espèce de gêne qu'impose la vue d'un maître de maison, on faisait des pique-niques à Maisons, à Meudon, à Poissy et jusqu'à la Roche-Guyon. Mais le goût décidé de Lamiel imposait la loi de sui\re les premières représentations. Elle voulait appli- quer les principes de son maître de littéra- ture. Elle avait une lé^rion de maîtres et tra-

280 LAMIEL.

vaillait comme un écolier. Elle apprenait même les mathématiques. Après les parties de campagne, on arrivait au spectacle à neuf heures, et l'entrée de Lamiel produisait tout l'effet désirable. Mais le comte la grondait chaque fois de l'affectation qu'elle mettait à ne pas faire de bruit en entrant dans sa loge.

Youlez-vous donc avoir l'air éternellement d'une femme de chambre qui profite de la loge et de la toilette de sa maîtresse?

Les grâces charmantes qui faisaient de Lamiel un être si nouveau pour Paris en 183., et qui, en un instant, la mettaient à la première place dans lous les salons de femmes faciles, elle débutait, n'avaient aucun mérite aux yeux du comte, même lui déplaisaient. Ces grâces, si piquantes, devaient tout leur empire : à la nouveauté; à leur naturel exquis et précisément à ce qui montrait à chaque instant que Lamiel ne devait pas ce qu'elle était seulement à un salon du grand monde. Elle comprenait les grâces de la bonne société, elle avait même appris à leur être exclusivement fidèle, mais aussi elle avait compris que les grâces outrées, telles qu'elles s'étaient formées sous les règnes de Charles X et de Louis XVIII, étaient

LIT A PART. 281

d'un ennui complet. Elle avait toujours présent à l'esprit le salon de la duchesse de Miossens elle s'était ennuyée jusqu'au point d'en tomber ma- lade. C'était à cet ennui d'autrefois qu'elle devait d'être si séduisante aujourd'hui. Son caractère vif et presque méridional eût bien toujours rendu difficiles pour el!e les mouvements contenus et ralentis qui, de nos jours, font la base delà vie de salon au faubourg Saint-Germain, mais on voyait c'airement, à travers son naturel le plus déver- gondé, qu'elle savait^ qu'elle eût su au besoin se montrer parfaitement convenable, être de bon ton, et la franchise de ses façons avait presque l'air d'être un trait de bonté qui vous appelait auprès d'elle aux honneurs et au sans-façon de l'intimité. Or, la peur de n'être pas assez considéré, qui faisait le supplice du comte, le rendait première- ment insensible à ce genre de grâces. On sentait surtout le charme des façons de Lamiel dans les parties de plaisir à la campagne qui formaient maintenant son occupation tous les jours de sa vie, mais ces messieurs les hommes de plaisir, peu philosophes, minces observateurs de leur métier, ne les devinaient point, et elles étaient pour eux plus charmantes.

282 LAMIEL.

Un jour Lairduel, un des farceurs de la troupe, ravi par les grâces de Lamiel, s'écria dans son enthousiasme :

Elle est de si bonne compagnie!

Elle est bien mieux que cela, dit le vieux baron de Prévan, qui était le dictateur de tous ces JQunes gens, c'est une fdle d'esprit qui s'en- nuie du ton de la bonne compagnie. Avec son air doux et gai, elle est l'audace même; elle a le cou- rage, plus humain que féminin, de braver votre mépris, et c'est pourquoi elle est inimitable. Regardez-la bien, messieurs, si jamais un caprice vous l'enlève, jamais vous n'en verrez une sem- blable.

Une autre singularité maintenait Lamiel à une hauteur incalculable. Au milieu des dîners dégé- nérant de plus en plus en orgie, on voyait une femme d'une ligure charmante et n'ayant évidem- ment aucun goût pour le plaisir qui est censé faire le lien de ce genre de société. Il était évident que le libertinage, ou ce qu'on appelle le plaisir dans ce monde-là et même ailleurs, n'avait aucun charme pour elle. Chose incroyable, elle n'était point haïe des dames; sans doute, ses succès si extraordinaires choquaient, mais : le plaiair

LIT A PART. 2i?3

n'était rien pour elle; '2° elle avait avec ses bonnes amies un ton de politesse fine et gaie qui les sub- juguait. Jamais d'ailleurs, avec tout son esprit, avec cette manière de rire de tout qui choquait tellement le comte, ayant une beauté si Jt-iuie ets^'i irrésistible, elle n'appelait l'attention d'une ma- nière vive et imprévue sur les côtés désavantageux de la beauté ou du caractère de ces dames.

L'épigramme était chose absolument inconnue dans sa bouche; jamais on ne l'avait vue lançant un mot méchant sur les antécédents, souvent fort scabreux, de ses nouvelles amies. Rien de plus simple.- Lamiel n'était rien moins que sûre que ces dames eussent eu tort de se conduire ainsi. Elle étudiait, elle doutait, elle ne savait à quel parti s'arrêter sur toutes choses; la curiosité était toujours son unique et dévorante passion.

La vie que lui faisait mener l'orgueil du comte d'Aubigné-^s'erwinde n'avait qu'un avantage à ses yeux :

Elle voyait par les propos du monde que cette vie était généralement enviée;

Cette façon de vivre était agréable physique- ment; les excellents dîners, les carrosses rapides et bien doux, les loges bien réchaulTées, riches, ten-

28 i LA Ml EL

dues d'étoffes dans toute leur fraîcheur et garnies de coussins à la dernière mode, avaient un mé- rite qu'il n'était pas possible de nier. L'absence de toutes ces choses brillantes eût choqué Lamiel, peut-être eût fait son malheur (ce n'est pas mon avis toutefois) ; mais leur présence ne formait point pour elle un bonheur suffisant.

L'ancien problème qui l'agitait (le villai^e des Hautemare) vivait encore dans toute son énergie au fond de son cœur : a L'amour dont tous ces jeunes gens parlent existe-t-il, en effet, pour eux, comme en .sa qualité du roi des plaisirs, et suis-je insensible à l'amour? »

Eh bien! messieurs, dit un jour le comte à ses amis qui admiraient sou bonheur, je ne me laisse point charmer par ce qui vous éblouit; que ce soit un avantage ou un malheur du caractère ferme que le ciel m'a donné, je ne suis point dupe de cette M'"'' de Saint-Serve, de cette beauté rare que vous me gâiez comme à plaisir avec tous vos compliments. J'ai les moyens assurés de rabattre sa fierté; tel que vous me voyez, depuis deux mois, c'est-à-dire depuis la première semaine qui a suivi mon retour à Paris, nous faisons lit à par^

LIT A PART. 285

Ce mot de vanité changea tout parmi les amis du comte. Ces messieurs voyaient Lamiel s'enivrer avec tant de bonheur des plaisirs de la société, goûter avec tant de vivacité les parties de plaisir, qu'ils la croyaient la plus heureuse des femmes. Fidèles aux idées vulgaires et à la mode parmi eux qui faisaient du plaisir un des éléments né- cessaires du bonheur, le parfait contentement ne pouvait se concilier avec Ut à pari. Ces messieurs prirent de l'espoir, lirent] des projets. Six semai- nes après l'imprudent aveu du comte, tous ses amis avaient tenté fortune auprès de Lamiel, et tous avaient été refusés avec modestie et sans aucune prétention à la vertu féminine :

Un jour, peut-être, mais maintenant, non! Mais un soir, en descendant dans la forêt de Saint-Germain pour aller prendre le bateau à vapeur au port de Maisons, Lamiel vit les yeux de Caillot humides de bonheur, et, dans ce mo- ment, elle trouvait la gaîté de la société un peu affectée : on se chatouillait pour se faire rire; il lui semblait que depuis un quart d'heure, on manquait d'esprit. Elle se décida en un instant.

Quel est celui de tous ces messieurs qui a

286 LAMIEL.

le plus d'esprit, votre amant excepté, bien entendu? dit-elle à Caillot.

C'est Larduel.

Quel est le consolateur queje devrais choisir pour faire le plus de peine possible au comte, dont la fatuité est exécrable, ce soir?

C'est le marquis de la Yernaye.

Quoi, cet homme si froid?

Parlez-lui un instant, vous verrez s'il est froid pour vous, il vous adore; là, vraiment, c'est du grand amour sérieux, pathétique, ennuyeux.

Vous vous êtes bien ennuyé, ce soir, dit Lamiel en souriant et se rapprochant de la Yer- naye.

Au premier abord, il avait quelque chose de froid et de contenu qui rappela à Lamiel l'ennui que lui donnait le duc de Miossens. Il lui adressait des compliments si jolis et si composés qu'elle regarda était Larduel ; il se trouvait à plus de cent pas d'elle, engagé dans une conversation avec M"e Duverny, de l'Opéra, qui avait voulu monter à âne pour descendre au bateau.

Voilà qui est heureux pour vous, dit-elle à la Vernaye.

Qu'est-ce qui est heureux pour moi?

LIT A PART. 287

Que je ne sois pas dans la disposition de me moquer de vos compliments en traits de M""- de Sévigné. Soyez donc bon enfant et simple, con- solez-moi de la majesté de mon seigneur et maître, le comte d'Aubigné-Nerwinde, si vous voulez méri- ter que j'aie un caprice pour vous.

Ce mot fit oublier à laVernaye toute sa réserve de compliments de bonne compagnie; il oublia sa mémoire et se trouvant riche de son propre fonds, il dit ce qu'il pensait au moment même, sans s'inquiéter beaucoup de l'incorrection des phrases qui pouvaient lui échapper en improvisant.

Cette première infidélité ne donna ni le bonheur ni presque du plaisir à Lamiel. Dès que la Yer- naye était de sang-froid, il revenait à l'éloquence à la Sévigné ; comme disait Lamiel, au : j'ai mal à voire poitrine.

Savez-vous ce qui vous nuit beaucoup? dit- elle au marquis. Deux choses :

Voici cent vingt ans à peu près que l'on s'est avisé d'imprimer les lettres de M'*^'' de Sévigné;

Votre blanchisseuse met trop d'empois à vos jabots, et cela donne de la raideur à vos grâces. Soyez donc un peu plus échappé de collège.

Le marquis allait revenir la voir le matin pour

'288 LA MI EL.

la troisième fois, revenant au galop du bois de Boulogne il avait laissé le comte, lorsqu'elle entendit rentrer dans la cour la voiture de d'Aubi- gné ; elle descendit précipitamment.

vile! vite! dit-elle au cocher en mon- tant d'un saut et sans attendre le bras du laquais, sauvez-vous; je ne veux pas être chez moi pour un ami à qui j'ai donné rendez-vous.

va madame?

A la barrière d'Enfer.

CHAPITRE XXV

L ABBE CLEMENT

En descendant la rue de Bourgogne, au bout du pont Louis XVI, elle vit un jeune homme couvert décrotte. Son cœur battit avec violence. 11 était bien loin d'avoir un jabot trop empesé une cravate noire, réduite à Téiat de corde, ne cachant pas une chemise de grosse toile et qui n'était pas fraîche du matin ; c'était le pauvre abbé Clément.

Lamiel fait arrêter, le laquais descend et se fait attendre au moins deux secondes, à soigner ses beaux bas blancs bien tirés.

! venez donc, lui dit avec impatience La- miel, qui ne se fâchait jamais avec les gens. Dites à ce monsieur vêtu en noir, qu'une dame veut lui parler, priez-le de monter.

Le laquais était si bien vêtu et l'abbé (élément si simple, qu'il s'épuisait à saluer le laquais; quoi que put lui dire celui-ci, l'abbé répondait par ces mots :

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L'ABBÉ CLÉMNT

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290 LAMIEL.

Mais, monsieur, qu'y a-t-il pour votre ser- vice? Enfin, il vit Lamiel et comment vêtue! Il rougit jusqu'au blanc des yeux et le laquais lui répétait pour la troisième fois que madame dési- rait lui pai-ler, le pauvre abbé hésitait encore à s'asseoir. Une voiture, qui passa au grand trot entre la voiture de Lamiel et le trottoir, fut sur le point de l'écraser.

Le laquais le prit sous le bras et le poussa à côté de Lamiel, qui lui disait :

Mais montez donc. Avez-vous honte d'aller à côté de moi à cause de votre état, bien! allons dans un quartier désert. Au Luxembourg, cria- i-elle au cocher. Que je sais heureuse de vous re- voir! disait-elle à l'abbé.

Le pauvre abbo savait qu'il avait bien des re- proches à adresser à Lamiel, mais il était enivré du léger parfum répandu dans ses vêtements. 11 ne se connaissait pas en élégance, mais comme tous les cœurs nés pour les arts, il en avait l'in- stinct et ne pouvait se lasser de regarder la mise si simple, en apparence, de Lamiel.

Et quel charme dans les manières de cette jeune paysanne! quels regards doux et divins!

L'ABBÉ CLÉMENT. 291

Je suppose que ma toilette vous donne des scrupules, dit-elle à l'abbé.

Et comme la voiture entrait dans la rue du Dragon, Lamiel fit arrêter devant un magasin de modes. Elle acheta un chapeau fort simple ; en descendant à la porte du Luxembourg, vers la rue de TOdéon, elle laissa son chapeau dans la voiture et dit au cocher de retourner au logis.

Le bon abbé Clément, tout étonné de ce qui lui arrivait, commençait une phrase polie mais qui annonçait des reproches à faire.

Permettez, cher et aimable protecteur, que je vous raconte tout ce qui m'est arrivé depuis que madame a renvoyé sa pauvre lectrice. Oui, continua Lamiel en riant, je vais me confesser à vous; me promettez-vous le secret de la confes- sion? Rien à la duchesse, rien au duc?

Mais sans doute, dit l'abbé d'un air sage, mais profondément troublé.

En ce cas, je vais tout vous dire.

Et, en effet, à l'exception de l'aventure de Jean Berville et de l'amour qu'elle croyait sentir pour l'abbé en ce moment, elle lui dit tout, et comme dans son désir de faire bien comprendre les mo- tifs de ses actions, elle ajoutait tous les détails

292 LAMIEL.

caractéristiques, sa narration ne dura pas moins d'une heure et demie. L'abbé avait eu le temps de se remettre un peu. Il lui adressa des réflexions morales et prudentes ; mais il sentit bientôt qu'il admirait trop ses jolies mains, il sentait avec honte un brûlant désir de les presser dans les siennes et même de les approcher de ses lèvres. Il voulut se séparer de Lamiel ; il lui adressa sur ses égarements un discours sage, sévère et com- plet, il le termina par ces mots :

Je ne pourrais rester auprès de vous et vous revoir que si vous manifestiez le ferme propos de changer de conduite.

Lamiel désirait passionnément raisonner sur tout ce qui lui était arrivé, avec un ami si dévoué, dans les lumières duquel elle avait tant de con- fiance et à qui elle pouvait tout dire. Depuis son départ de Garville, elle n'avait pu être sincère avec personne. Elle exagéra un peu l'inquiétude curieuse qui l'agitait et prononça le mot de re- pentir.

Lorsqu'elle eut prononcé ce mot, l'abbé ne put charitablement lui refuser un second rendez-vous ; il sentait le danger, mais il se disait aussi :

Si quelqu'un au monde peut avoir quelque

LABBÉ CLÉMENT. 293

espérance de la ramener dans la bonne voie, c'est moi.

Le bon abbé faisait un grand sacrifice en accor- dant un second rendez-vous, car une terrible idée s'emparait malgré lui de son cœur.

Avec quelle facilité cette charmante fille ne se donne-i-ellepas, quand sa tète est convaincue ! Elle semble n'attacher que peu d'importance à ce qui est un si grand objet pour toutes les femmes qui font, par vice ou par avarice, tout ce qu'elle se permet par suite de la légèreté de son singu- lier caractère. Avec l'ouverture de cœur et avec l'affection qu'elle me montre, je n'aurais qu'à dire un mot.

Dans la soirée, cette idée parut si terrible à la vraie piété de l'abbé Clément, qu'il fat sur le point de partir à l'instant même 'pour la Nor- mandie. Il ne put fermer l'œil de la nuit. Le len- demain matin, ses agitations redoublèrent.

Mais peut-être, se disait-il, Lamiel est sur le point de revenir à des sentiments honnêtes. Si je parviens à la persuader, les actions suivront rapi- dement la conviction de l'esprit... Si je m'éloigne, l'occasion est h jamais perdue, je me reprocherai éternellement la perte d'une âme si belle et si

294 LA MI EL.

noble, malgré ses souillures. Sa tête l'a égarée, mais le cœur est pur.

Dans son trouble intérieur, l'honnête jeune homme alla consulter M. l'abbé Germar, son directeur, qui, touché de sa vertu, ne balança pas; il lui ordonna de rester à Paris et d'entre- prendre la conversion de Lamiel.

Le rendez-vous avait été indiqué par Lamiel dans une petite auberge de Yillejuif où, un jour, un malaise soudain avait forcé Lamiel à chercher un refuge ; l'air honnête de la maîtresse de maison l'avait frappée. L'abbé la trouva établie dans une chambre du second étage; tout le reste de la maison était occupé. Il recula de surprise en la voyant; le chapeau commun qu'elle avait acheté la veille, rue du Dragon, était couvert d'un voile noir très épais* et quand Lamiel le leva, l'abbé aperçut une figure étrange. Lamiel, qui com- mençait à savoir lire dans les cœurs, croyait avoir deviné la raison qui, la veille, faisait hésiter l'abbé à lui accorder un second rendez- vous, et elle s'était rendue laide à l'aide du vert de houx.

Elle dit en riant à l'abbé :

"Vous sembliez croire hier que la coquet-

L'ABBÉ CLÉMENT. 295

teiie était la source principale de ma mauvaise conduite ; voyez comme je suis coquette.

Elle continua d'un air plus sérieux.

Je n'ai pas cru faire mal en me donnant à des jeunes gens pour lesquels je n'avais aucun goût. Je désire savoir si l'amour est possible pour moi. Ne suis-je pas maîtresse de moi? à qui est-ce que j'ai fait tort? A quelle promesse est-ce que je manque?

Une fois entrée dans les pourquoi, Lamiel lit bientôt courir à l'abbé Clément des dangers bien différents de ceux qu'il appréhendait la veille. Elle était d'une impiété effroyable. La profonde curiosité qui, à vrai dire, était sa seule passion, aidée par la sorte d'éducation impromptue qu'elle cherchait ii se donner depuis les premiers jours qu'elle avait habité Rouen avec le jeune duc, lui fit proférer des choses horribles aux yeux du jeune théologien, et à plusieurs desquelles il fut hors d'état de répondre d'une façon satisfaisante.

Lamiel, le voyant embarrassé, fut bien lom de profiter grossièrement de sa victoire malgré elle ; elle se figura la conduite cruelle que le comte eût adoptée casa place; elle eut la joie de se sentir supérieure.

236 LAMIEL.

Mais ne dirait-on pas, mon ami, à me voir vous entretenir depuis une heure de choses sim- plement curieuses, que j'ai le plus mauvais cœur du monde et que j'ai oublié tout à fait mes pre- miers bienfaiteurs ? Que deviennent mon excel- lent oncle et ma tante Hautemare? Me maudis- sent-ils?

L'abbé, fort soulagé par ce letour aux choses de la terre, lui expliqua dans les plus grands dé- tails que les Hautemare s'étaient conduits avec toute la sagesse normande. Ils avaient adopté avec prudence la fable que Lamiel leur avait fournie ; tout le monde à Carville la croyait occupée dans un village des environs d'Orléans à faire la cour à une grande tante fort âgée et à se ménager une place dans son testament. Tout le village s'était occupé d'un bon de cent francs sur la poste que les Haute- mare avaient touché et que le duc avait eu l'idée de leur envoyer d'Orléans comme faisant partie d'un cadeau fait à Lamiel par sa vieille tante.

Il est vrai, dit Lamiel en rêvant, le duc était parfaitement bon comme M""' la duchesse; seule- ment, il était bien ennuyeux.

Elle apprit avec un vif étonnement que le duc s'était échauffé la tête en se croyant profondément

L'ABBÉ CLÉMENT. 29Ï

amoureux d'elle. Il l'avait cherchée clans toute la Normandie et la Bretagne, trompé par la lettre que Lamiel avait datée de ^ .

Maintenant le duc résiste à sa mère, la pas- sion qu'il prétend avoir lui donne du carac- tère. Lamiel éclata de rire comme une simple paysanne.

Le duc avec du caractère! s'écria-t-elle. Ah ! que je voudrais le voir!

Ne cherchez pas à lo voir, s'écria l'abbé, se méprenant sur le sentiment qui anhiinit la jeune fille ; voudriez-vous augmenter les chagrins de madame? Je sais par ma tante que ce qu'elle ap- pelle la désobéissance de son fils la met au déses- poir. Elle veut le marier et elle s'aperçoit que, à peine marié, il lui échappera.

Les questions de Lamiel sur ce qui se passait au pays furent sans borne. Elle était déjà assez avan- cée dans la vie pour trouver du charme à revenir aux souvenirs innocents de son village. Elle apprit que Sansfin était à Paris ; il avait eu l'audace de se mettre à demi sur les rangs pour la place de député de l'arrondissement dont -

1. En blanc dans le manuscrit. 2 En blanc dans le manuscrit.

298 L AMI EL.

faisait partie ; cette prétention avait été accueillie avec un éclat de rire si général que le petit bossu n'avait pu se résoudre à continuer d'habiter le pays. Il paraissait certain qu'un jour, dans le bois, aveuglé par la colère, il avait mis en joue M. Fron- tin, l'adjoint du maire, qui l'avait plaisanté sur cette idée de se faire député avec sa tournure.

Les nombreuses conversations que Lamiel ob- tint de l'abbé Clément hâtèrent infiniment les progrès de son esprit. Elle avait dit à l'abbé plu- sieurs choses fort éloignées de la croyance de celui-ci, il n'avait pu les réfuter d'une manière saiisfaisante du moins pour Lamiel; elle en con- clut, non par amour-propre mais plutôt par estime pour le caractère et la bonne foi de l'abbé, que ces idées étaient vraies.

L'abbé lui avait dit :

On ne connaît un homme qu'en le voyant tous les jours et longtemps.

Lamiel, dès le soir même, disgracia le marquis de la Yernaye, et fit des yeux charmants à D'**.

Je vous prends, lui dit-elle, afin de me mo- quer ouvertement du comte et afin de lui voir dé- velopper son caractère. Je veux lui faire savourer les douceurs du cocuage, mais je ne vous vends

L'ABBÉ CLÉMENT. 'J99

point chat en poche; le rôle que. je vous destine peut avoir des dangers et vous ne recevrez votre récompense qu'à la première folie jalouse qui échappera à mon seigneur et maître.

Elle s'était adressée à un homme hardi. Le len- demain, il y avait un dîner dans les bois de Ver- rières, et D*** fît des choses incroyables de folie pour montrer son amour pour Lamiel. Le comte vit tout, son caractère sombre s'exagéra tout; ce fut l'excès de sa co'ère qui l'empêcha de s'y laisser aller.

Quelle gloire pour cette petite Normande ! Quelle preuve d'infériorité de ma part si j'avais un duel pour elle !

D*** était fou d'amour depuis que les yeux de Lamiel montraient de l'amour pour lui. Il alla consulter Montrer qui lui demanda le secret, puis lui dit, piqué de quelques réponses peu polies de d'Aubigné-iNerwinde :

Gourez les chapeliers de Paris, vous trouve- rez bien quelqu'un qui vient de s'établir; faites prendre chez lui un exemplaire de la circulaire que l'on écrit en pareil cas, mettez en bas l'adresse de M. Boucaud de Nerwinde à Périgueux, et en- voyez cette circulaire à votre rival.

300 LAMIEL.

Monti'or apprit à D'** que le père du comte avait été chapelier.

Pour jouir de la mine furibonde du comte, D*** fit remettre cette circulaire au comte, au mi- lieu d'un dîner. Le comte pâlit extrêmement, puis dit, après quelques minutes :

Je lïie trouve mal, j'ai besoin de prendre l'air.

Il sortit et ne reparut plus de la soirée.

CHAPITRE XXYI

CONCLUSION

Plan

Sous le règne de d'Aubigné-lNerwinde, elle devient libertine pour chercher le plaisir et pour se dépiquer, lorsqu'elle s'aperçoit que le comte joue toujours la comédie. Par vanité, naissante chez elle, elle veut se venger de la profonde indif- férence du comte.

Sachant qu'il va à un dîaer de la Tour de Nesles, se trouve toute la bonne compagnie de l'Opéra, ces demoiselles, etc., et qu'après les avoir recon- duites chez elles, on va au b. . . .1, elle prend un masque de velours noir comme on en portait au xvii*^ siècle et va se mêler aux filles de joie. Arrive le comte (on étend des matelas à terre), ces messieurs sont assis tout autour, ils blaguent; d'Aubigné se met à parler d'elle, elle se démasque ;

302 LAMIEL.

le comte, si audacieux en apparence, si fier de sa supériorité en tout, reste s/upéfcif-

II y a ici une lacune dans la narration '. D'après le plan qui suit, on voit que Lamiel, sans doute dégoûtée de la société des d'Aubigné-Nerwinde, et peut-être poussée par la curiosilë, a voulu connaître de près les héros voleurs et assassins dont les histoires l'avaient tant captivée autrefois à Carville. (C. S.)

Plan (suite)

Valbayre rouvre la porte un instant après que l'amant de Lamiel vient de sortir; elle se cache pour lui faire une plaisanterie et voir ce qu'il vient faire ; elle voit Yalbayre qui jette un coup d'oeil et se met sans délai à ouvrir un secrétaire. Lamiel se

1. Voir Appendice II, Caractère de Lamiel, p. 316.

CO.XCLUSIOX. 303

présente à lui, il saute sur elle avec un couteau ouvert à la main, et la prend par les cheveux pour lui percer la poitrine ; dans l'effort fait, le mouchoir de Lamiel se dérange, il lui voit le sein.

Ma foi, c'est dommage, s'écrie-t-il. Il lui baise le sein, puis lâche les cheveux.

Dénonce-moi, et fais-moi prendre, si tu veux, lui dit-il.

11 la séduit ainsi. Yoilà du caractère I elle ne se dit pas cela, elle le voit et en subit les consé- quences.

Qui êtes-vous?

Je fais la guerre à la société qui me fait la guerre. Je lis Corneille et Molière. J'ai trop d'édu- cation pour travailler de mes mains et gagner trois francs pour dix heures de travail.

Quoique traqué par toutes les polices, et avec acharnement personnel, à cause des plaisanteries qu'il leur adresse, Valbayre la mène fièrement au spectacle; cette audace la rend folle d'amour.

Est-il donc possible que cet amour si vanté soit si insignifiant pour moi? se dit Lamiel.

Enfin, elle connaît Imnour. Elle prend la fuite, vit avec Valbayre et l'aide dans un crime.

Valbayre est emprisonné, elle court des dangers.

304 LA MIEL.

La bonne M™® Le Grand la cache dans une pension de jeunes demoiselles elle entre comme sous- maîtresse; elle y trouve Sansfm aide-médecin. 11 veut se donner un titre auprès du duc de Mios- sens qui songe à Lamiel, parce qu'il est piqué de sa disparition (mais il est incapable d'amour et de passion). Sansfm lui dit qu'il croit avoir des données pour retrouver Lamiel, il s'agirait de dépenser cinquante louis; il en soutire cent au duc. Le duc la revoit, elle s'ennuyait à la pension, elle accepte de se remettre avec lui, mais elle est toujours éperdument amoureuse de Valbayre. Les grâces apprises et la bonne éducation du duc luttent contre l'énergie et le génie inventeur de Valbayre. Horrible misère de celui-ci contras- tant avec l'immense fortune du duc. A cette épo- que, Lamiel a assez de connaissance du monde pour juger bien des choses de la vie, aidée surtout de la fidèle amitié de M"''' Le Grand. Lamiel est sombre, leducla trouve de beaucoup meilleur ton. Il est grandement question de marier le duc; grandes indécisions de celui-ci (Martial) ^ Il fait attendre pour la signature du contrat.

1. Maniai Daru, voir note p. I9li.

CONCLUSION. 305

Sansfin dit à Lamiel : Vous êtes une nigaude, le duc est tellement indécis que vous auriez pu empêcher ce mariage et l'épouser.

Moi, être infidèle à Valbayre ! s'écrie Lamiel.

Lamiel a la fantaisie de voir la duchesse de Mios- sens dans son intérieur; profond ennui de cette maison qui plaît à Lamiel, qui est sombre.

La duchesse va tellement découverte au bal, par esprit de contradiction contre la marquise, qu'elle prend une maladie de poitrine.

C'est une personne confisquée, lui dit Sans- fm; si vous êtes sage et suivez mes conseils à la lettre, vous lui succéderez.

On ne met pas en doute le consentement du duc, Lamiel lui est devenue nécessaire. La- miel pourrait avoir beaucoup d'argent et être utile à Valbayre.

Sansfin arrange la reconnaissance de Lamiel par un vieux libertin de l'école de Laclos, sans principes et sans un sou, M. le mar^iuis d' Or- pierre, dans la haute Provence, vers Forçai quier.

Valbayre paraît devant la Cour d'assises; il pou- vait être condamné à mort, il n'est condamné qu'aux galères perpétuelles.

20

306 LAMIEL.

Valbayre fait ordonner à Lamiel par un forçat libéré d'aider une troupe de voleurs, ses amis, à voler le duc. On e?père cinquante mille francs de cette adaire. Horribles combats. Lamiel résiste.

La duchesse meurt; Sansfm marie le duc avec Lamiel et reçoit une grosse somme d'argent.

Le duc et la duchesse vont à Forcalquier. Le marquis d'Orpierre a reconnu une fille naturelle inconnue à tous ses amis. Le duc. et la duchesse vont à Toulon, elle voit \'albayre enchaîné. Trois jours après, la duchesse quitte son mari, en em- portant tout ce qu'il lui a donné,

Valbayre achète fort cher des papiers d'un gen- tilhomme allemand (il est de Strasbourg et parle allemand), il revient à Paris, assassine au hasard (comme Lacenaire), est condamné.

Lamiel incendie le palais de justice pour venger "Valbayre ; on trouve des ossements à demi calci- nés dans les débris de l'incendie, ce sont ceux de Lamiel.

APPEx\DICES

APPENDICE I

LE PREMIER CHAPITRE DE LAMIEL

Les manuscrits de Beyle sont presque illisibles : on sent que la plume court sur le papier presque aussi rapide que la pensée; son talent d'improvisateur est indiscutable, aussi écri- vait-il très facilement, avec un plaisir non dissimulé*. Il ne lui en coûtait rien de refaire plusieurs fois un travail. Pour Lamiel, il a repris trois fois son commencement avant de s'arrêter au chapitre qui figure en tète du roman.

On verra que Beyle a, tour à tour, songé à mettre au premier plan plusieurs des personnages de Lamiel; il hésita longtemps et se décida définitivement à nous inti'oduire. tout d'abord, à Carville, chez la duchesse de Miossens, afin de nous faire con- naître le milieu dans lequel allait s'éveiller l'esprit de son héroïne.

CHAPITRE PREMIER

A l'époque commence cette histoire, c'est-à-dire vers la fin de 183., dans un petit village de Normandie

1. Voir Journal de Stendhal, avant-propos, p. v.

310 LAMIEL.

que nous appellerons Carville, pour ne déplaire à per- sonne, vivait Lamiel; c'était bien la jeune ûlle la plus éveillée et la plus gentille de tout le Cotentin. Une coupe de visage singulière, une bouche fraîchement souriante, une jolie taille, des yeux bleus d'une vivacité moyenne et que l'on ne pouvait oublier mettaient ses dix-sept ans en grand honneur auprès des jeunes gens de Carville et des villages voisins ; mais, en revanche, toutes les jeunes filles avaient pour elle une haine par- ticulière.

Une fois, bien avant qu'il fût question de Lamiel dans le village, il y avait mission à Carville. On était alors en pleine Restauration, les miracles éclataient de toutes parts et les châteaux des environs de Carville, peuplés de gens à quatre-vingt mille livres de rente, ne croyaient guère aux miracles, mais les protégeaient de toute leur influence.

Le dernier jour de la mission ', etc.

Civita-Vecchia, 1'''' octobre 1833.

Le jeune descendant de la longue race de notaires dont le récit précède- remarqua la visite de l'année suivante que le grand vicaire Du Saillard, dont les gourmands, qui venaient dîner chez la duchesse de Miossens, admiraient la profondeur digne de Tacite,

1. Voir la suite, p. 14.

2. C'est le récit qui compose les deux premiers chapitres du roman définitif.

APPENDICES. 311

était devenu profondément jaloux de Sansfin. Il faut entendre ce moi dans le sens le plus honnête et tel qu'il peut convenir à la personne la plus vertueuse... Sortie et imprudence de Sansfin devant les amis de la duchesse '.

Civita-Vecchia, 9 mars 18 il.

Vers les dernières années du règne de Charles X, c'est-à-dire en 1828 ou 1829, le docteur Sansfin était un pauvre diable de médecin normand, lequel ne pos- sédait pour tout bien qu'un méchant cheval pour faire son service, deux chiens, et un fusil, car il prétendait être grand chasseur. Pour comble de misère, il était bossu et très honteux de sa bosse, car, outre que le ciel lui avait donné de la vanité pour dix Champenois, il se croyait appelé à être homme à bonnes fortunes. Sansfin exerçait toutes ses prétentions dans un bourg de Normandie assez voisin d'Avranches, nous l'appel- lerons Carville afin d'en pouvoir médire en toute tran- quillité, et sans nous exposer aux réclamations pathé- tiques de quelque bourgeois qui viendrait nous parler de l'honneur de son père, le tout dans l'espérance de voir son nom imprimé dans quelque journal. Ce village de Carville était couronné par un beau château à demi gothique bâti par les Anglais, on avait de la vue de la mer située à une lieue, et, du côté de terre, une suite de collines couvertes d'arbres. Dans ce château passait

1. Cet épisode ne figure pas dans le roman.

312 LA Ml EL.

dix mois oie l'année une grande dame de Paris, M"'^ la duchesse de Miossens; elle n'avait guère plus de trente ans; ses traits avaient de la noblesse, elle pouvait même passer pour belle. Sa fortune était fort consi- dérable, au surplus elle en était maîtresse absolue. Cette duchesse tenait surtout ;i jouer dans le monde un rôle convenable, elle remplissait donc tous ses de- voirs avec scrupule; mais je puis ajouter un fait bien singulier ; jamais, un seul instant dans la vie, elle n'avait cessé d'être sage. On pouvait lui reprocher d'être fière, i! faut convenir qu'on l'eût été à moins. Pour la punir de sa fierté, je ferai remarquer qu'elle n'était point aimée de la noblesse des environs. Il faut re- marquer que, dans cette partie de la Normandie, on rencontre toutes les trois lieues un château de trente mille livres de rentes.

(Suivent des détails sur le mari de la duches.se, les llautemare, Lamiel '),

Civita-Vecchia, 17 mars 18 il.

D

(CIIAPITRK DKFIMTIF)

Quelle injustice pour les paysages de Normandie, etc. J'arrive chez la duchesse, moi, petit-neveu des no- taires delà famille, etc. Puis, l'exposition faite, je dis :

1. Ce premier chapitre se compose de six feuilles; dès la quatrième page, Beyie n'écrit plus, il jette sur le papier des notes absolument indéchiffrables.

APPE-XDICES. 313

je ne parierai plus de moi, ou j'abandonne le moi. Tout ce qui suit n'est plus que la narration d'un simple conteur ordinaire.

Introduction originale et qui porterait les petits dé- tails. C'est par cet artifice que W. S. [Walter Scott] n'effraye pas les hommes communs.

Chapitre II. La culbute de Sansfin devant les la- vandières, et marchons ' !

1. Cette note-résumé indique bien le choix que Bej le fit entre ses divers premiers chapitres.

APPENDICE II

CARACTÈRE DE LA MIEL*

Nous avons réuni, dans les Appendices II, tll, IV et V, plu- sieurs notes et fragments relatifs aux caractères des principaux personnages de Lamiel.

Le dégoût profond pour la pusillanimité fait le ca- ractère d'Amie) -.

Amiel, grande, bien faite, un peu maigre avec de belles couleurs, fort jolie, bien vêtue comme une riche bourgeoise de campagne, marchait trop vite dans les rues, enjambait les ruisseaux, sautait sur les trottoirs. Le secret de tant d'inconvenances, c'est qu'elle songeait trop au lieu elle allait et elle avait envie d"'ar- river, et pas assez aux gens qui pouvaient la regarder. Elle portait autant de passion dans l'achat d'une com- mode de noyer pour mettre ses robes à couvert de la poussière, dans sa petite chambre, que dans l'affaire qui aurait pu avoir une influence sur sa vie entière, autant de passion, et peut-être davantage. Car c'était

1. Ce fragment est d'autant plus intéressant qu'il forme une sorte de lien entre le roman resté inachevé et le plan-conclu- sion.

2. Voir notre préface, page v, note 1.

APPENDICES. 315

toujours par fantaisie, par caprice, et jamais par raison, qu'elle faisait attention aux choses et qu'elle y atta- chait du prix.

Sa vie désordonnée se passait à marcher rapidement à un but qu'elle brûlait d'atteindre ou à se délecter dans une orgie. Alors même elle employait son imagi- nation brûlante k pousser l'orgie à des excès in- croyables et toujours dangereux, car, pour elle, il n'y avait pas de danger, il n'y avait pas de plaisir, et c'est ce qui la préserva dans le cours de sa vie non pas des sociétés criminelles, mais des sociétés abjectes: elle effrayait les ùmes privées de courage.

Du reste, sa hardiesse dans l'orgie avait deux carac- tères ditférents : la société avait-elle peu d'argent, il fallait faire avec ce peu d'argent tout ce qui était hu- mainement possible, tout ce qui serait drôle à raconter huit jours après, et vous remarquerez que les petites escroqueries commises à droite et à gauche sur les benêts, que leur mauvaise étoile jetait dans le voisinage de l'orgie, n'en gâtaient pas le récit; au contraire elles l'embellissaient; la société avait-elle beaucoup d'ar- gent, c'était alors qu'il fallait faire des choses vraiment mémorables et dignes dans les âges futurs de figurer dans l'histoire de quelque nouveau Mandrin.

Comme on voit, s'amuser était chose étrangère au caractère d'Amiel, elle était trop passionnée pour cela; passer doucement et agréablement le temps était chose presque impossible pour ce caractère, elle ne pouvait s'amuser dans le sens vulgaire du mot que lorsqu'elle était malade.

Par une suite naturelle, bizarre, de l'admiration qu'elle avait eue pour M. Mandrin, il lui semblait petit

316 LAMIEL.

et ridicule d'amuser les gens par son esprit. Elle eût pu de cette façon briller autant que bien d'autres, mais ce genre de succès lui semblait fait uniquement pour des êtres faibles; suivant elle, une âme de quelque va- leur devait agir et non parler.

Si elle se servait de son esprit, c'était assez rarement et uniquement pour se moquer, et même avec quelque dureté, de ce qui était établi dans le monde comme vertu; elle se souvenait de tous les sermons qui autre- fois l'avaient ennuyée chez les Hautemare. Un paysan normand est vertueux, disait-elle, parce qu'il assiste à complie», et non pas parce qu'il ne vole point les pommes du voisin.

Les père et mère d'Amiel sont morts depuis long- temps; son oncle Hautemare, le bedeau, décide qu'elle ira au pays pour cette succession, mais comme depuis la répression des Chouans et la fusillade de Charctte, il a une peur horrible du gouvernement, il fait prendre un passeport bien en règle pour L'A miel [sic).

L'Amiel a deux, trois, quatre amants successifs; revue des principaux caractères de jeunes gens de l'époque. Intérêt comme dans les contes; chaque amour dure trois mois, puis regret pendant six mois, puis un autre amour.

Le but de Sansfin est de lier L'Amiel avec le duc, être aussi faible qu'il est aimable, et plus tard de porter celui-ci à épouser L'Amiel, au moins de la main gauche.

L'Amiel, parfaitement indifférente à la richesse, se

APPENDICES. 317

rit des projets de Sansfin et peut-être les lui eût laissé amener à bien, mais elle voit Pintard ', la valeur éner- gique, riiomme qui tue.L'Amiel agit ainsi par véritable amour ou simplement par l'effet d'un caprice violent réveillé par l'énergie véritable qu'elle découvre dans Pintard. Ce qui lui plaît dans cet homme fort laid, c'est qu'il ne s'efface pas dans les moments de repos, sûr qu'il est de se trouver au moment de l'action; cette particularité est un des traits les plus frappants du ca- ractère de L'A miel.

Sansfin se dit : L'Amiel une fois femme du duc, je possède un centre d'action à moi, un salon que l'on peut avouer et même un salon noble. Avec mon esprit, c'est la chose qui me manque. Comme Archimèie, une fois ayant ce point d'appui, je puis soulever le monde ; en peu d'années je puis me faire un grand homme comme M. V. Hugo, connu du gros marchand de Nantes. Je me sens le génie de remuer ces Français; une fois revêtu de grandes dignités, leur vanité, satis- faite d avoir des rapports avec moi, n'aperçoit plus ma bosse.

PORTRAIT DE LAMIEL

Elle est un peu trop grande et trop maigre; je l'ai vue de la Bastille à la porte Saint-Denis et dans le ba- teau à vapeur de Honfleur au Havre; sa tête est la per- fection de la beauté normande: front superbe et élevé, cheveux d'un blond cendré, un petit nez admirable et

1. Dans le roman, nous ne voyons que Valbayre.

318 LAMIEL.

parfait, yeux bleus pas assez grands, menton maigre, mais un peu trop long ; la figure forme un ovale par- fait, et Ton ne peut y blâmer que la bouche qui a un peu la forme et les coins baissés de la bouche d'un brochet '.

1. Cf., p. 119.

APPENDICE III

> 0 T E s SUR LE CARACTÈRE DU DOCTEUR SAXSFKX

Caraclère de Sansfm. S... était un de ces bossus d'esprit étonnants parleurs sottises incroyables. Il sai- sissait avec rapidité l'événement présent, mais il était incapable de réfléchir à quelque chose de grand d'une façon suivie. Autrement plus de rire '.

Sansfin prend peu à peu l'idée de séduire la duchesse ; pendant ce temps Lamiel se forme, puis maladie de La- miel; le docteur veut prendre ce pucelage.

Moi, disgracié de la nature, s'écrie-t-il, quel triomphe!

Dominique^ aura-t-il assez d'esprit pour avilir comme il faut Sansfin?

1. On a vu que Beyle voulait écrire, cette fois, un roman gai.

2. Voir Préface, page xii.

320 LAMIEL.

Comme Dq. n'a que la bravoure et la vertu (être utile à son propre péril) *

ainsi je ne laisserai à Sansfin que le talent

de M. Prévôt ^

Comme de la moindre nuance de style dépend le comique, faire un plan serait oiseux; il faut faire ceci, petit morceau par petit morceau; à chaque instant, Dominique peut se laisser aller au talent de peindre (avec grâce même, je l'admets) des sentiments ou des paysages; mais faire cela, c'est se tromper soi-même, c'est être aussi bête qu'un Allemand; le rire n'est pas né.

Sansfin a le talent de Prévôt pour tout avantage; l'horreur de rouler sa bosse le porte à agir.

11 débute par la chute aux yeux des lavandières, puis son tempérament de satyre, son tempérament fu- rieux le porte à tenter d'avoir Lamiel.

II corrompt Lamiel, qui se fait avoir pour un écu (je suis fùché que, depuis que cette idée est écrite, Léo * de M. de la Touche m'ait volé cette idée; ce n'est pas ma faute, il me restera peut-être le coloris normand du fin paysan qui gagne cet écu ; je n'ai vu de Léo que l'extrait malveillant par M. de Balzac).

La vanité, la seule passion de Sansfin, la vanité irri- table et irritée le porte à montrer à Lamiel qu'il peut séduire la duchesse (modèle : la piccola Maja).

Sansfin met Lamiel aux écoutes, la duchesse l'accable d'outrages.

Ce n'est pas arranger ces outrages qui m'embarrasse,

1. En blaac dans le manuscrit.

%, Médecin genevois, ami de Beyle.

o. Léo, roman de H. de La Touche, l'éditeur de Chcnier, 18i0.

APPENDICES. 321

c'est de savoir s'ils produisent un effet suffisamment comique.

Sansfin doit être attrapé en tout et ne se décourager jamais. (Modèles : Pot de vin blanc et princesse Altima Az.) Il devient le sénateur comte Malin.

Modèle for me (pour moi), le sieur Cl. de Riz, qui di- sait de M-n^^ N... '.

Sansfin est chirurgien à Langanerie; esprit très vif mais sans nulle profondeur, il ne devine rien par ima- gination, mais sent avec finesse et analyse tout ce qui existe et tout ce qu'il éprouve ainsi qu'un homme couché dans un mauvais lit d'auberge en sent tous les noyaux de pêches.

La haine de Sansfin fait souffrir sa vanité.

La vanité fait souffrir la haine.

1. La phrase est restée en blanc.

21

APPENDICE IV

PORTRAIT DE FEDOR DE MIOSSEXS

Le duc de Miossens, charmant de tous points, mais sans caractère, attaque d'abord L'Amiel comme facile.

C'est un grand jeune homme fort mince et qui a les mouvements les plus nobles, un peu lents.

Il a le cou long, la tête petite, le front très noble, un petit nez pointu, fort spirituel, une bouche bien dessinée, mais impassible, les lèvres fort minces, le menton un peu trop grand. Ses cheveux sont du plus beau blond, mais sa petite moustache est jaune ainsi que ses favoris qu'il porte peu étendus et qui ne. sont pas assez fournis. Au total, c'est une tête parfaitement noble et belle, dans un salon du faubourg Saint-Ger- main; toute sa personne est d'une grande distinction. Il est grand et un peu trop maigre. Sa manière de se vêtir a l'air fort simple, ce n'est qu'en voyant l'air commun des jeunes gens qui l'entourent que l'on s'aperçoit qu'il est inimitable. Il parle volontiers de ses chiens qu'il adore, et de ses chevaux; mais en cela il n'est nullement affecté; tout simplement il parle de ce qui l'occupe.

APPENDICES. 323

II s'ennuie dès qu'il est seul, mais ce qui rend sa vie assez difficile c'est qu'il ne peut souffrir la conver- sation des gens communs; il a également en horreur Ja conversation qu'il prévoit d'avance.

APPENDICE V

CARACTÈRE DE LA DUCHESSE DE MIOSSENS.

Malgré ses quarante-cinq ans, la duchesse de Miossens avait la figure la plus noble; elle ressemblait tout à fait à ce portrait de M""^ du Deffand que les libraires mettent en tête de la correspondance d'Horace Wal- pole ; elle avait passé sa vie à attendre la mort d'un beau-père de quatre-vingts ans pour changer son titre de marquise contre celui de duchesse. Simple mar- quise, mais fort noble à la vérité, et fille d'un cordon bleu, elle exigea de la société du faubourg Saint-Ger- main, telle qu'elle était vers 1820, les égards que, dans ce monde-là, on accordait alors à une duchesse.

Comme elle n'avait pas eu une beauté supérieure à toutes les beautés, ni une fortune à la Rothschild, ni un esprit à la Staël, le faubourg de 1820 ne voulait pas lui accorder les égards payés à une duchesse.

APPENDICE VI

LE P I É T 0 A

Voici un épisode resté inachevé; le piéton dont il est ques- tion est une sorte de doublure de Jean Berville, le héros du chapitre intitulé : l'Amour au bois.

Il y avait à Carville un petit jeune homme de dix-huit ans, que sa physionomie doublement normande, tant il était attentif à ses intérêts, avait fait choisir pour pié- ton du village. Il allait tous les soirs, à neuf heures, chercher les lettres adressées aux gens du pays, à la ville voisine, distante d'une lieue, les déposait le courrier de Paris. Avant minuit^ elles étaient toutes distribuées, jamais il n'y avait d'erreur ; mais avec les demi-sous que le piéton se faisait payer, en trompant des paysans normands, il était parvenu à se donner la toilette d'un monsieur. Il était fort bien venu des de- moiselles du pays. On le citait de tous côtés pour sa discrétion à toute épreuve. Pendant longtemps, jamais il n'avait été connu que telle demoiselle recevait des lettres par la poste; c'était un moyen fort commode d'entretenir une correspondance entre deux jeunes gens de Carville. Le piéton déposait les lettres à la poste de la ville voisine et les rapportait à Carville, à sa course

326 LAMIEL.

du lendemain. Une fois cependant, le piéton put être soupçonné d'avoir manqué à sa discrétion, vertu qui lui était si nécessaire; il se trouva que le docteur Sansfin et lui faisaient la cour à la fille du boulanger, l'une des plus jolies du pays et des plus riches. Le bruit se répandit que le docteur, monté sur son bon cheval aveugle, ayant fait rencontre du piéton, lui avait dis- tribué quelques coups de cravache. Bientôt il fut connu que la belle boulangère, malgré les quatre mille livres de rente que l'opinion publique accordait à son père, s'était décidée en faveur du médecin bossu qui, à la vérité, s'était fait précéder par le don de six napoléons d'or.

C'était ce piéton, fort bien vêtu et renommé à la fois pour son extrême discrétion et pour sa passion en- core plus grande pour l'argent, qu'avait choisi La- miel lorsque sa curiosité avait voulu se former une idée nette de ce que les jeunes filles du pays appelaient l'amour.

Elle raconta à son ami Sansfin l'extrême hauteur, allant presque jusqu'au ton de l'insulte, qui avait pré- sidé aux négociations qu'elle avait entretenues à ce sujet avec le piéton. Elle lui avait remis un beau napo- léon d'or sous la condition que jamais il ne prononce- rait son nom; que, sous quelque prétexte que ce fût, jamais il ne lui adresserait la parole. En revanche, si elle était parfaitement contente de la parfaite indiffé- rence même de son regard, elle laisserait tomber à ses pieds, le 1'^'' janvier de chaque année, la somme de cinq francs.

Comment réussir à peindre la rage profonde qui agi- tait Sansfin pendant que Lamiel lui donnait tous ces

APPENDICES. 327

détails avec une froideur parfaite et comme cherchant à se faire louer des précautions inventées par sa pru- dence? II était donc un être tellement sans consé- quence, tellement étranger à toute idée d'amour et même de sensualité que l'on pût sans honte se vanter devant lui de tels détails !

Le docteur fit à Lamiel une scène furibonde, mais qu'il eut cependant l'esprit d'abréger. En sortant delà chambre de Lamiel, le hasard voulut qu'il rencontrât dans le couloir intérieur, qui conduisait au salon la duchesse recevait en ce moment la visite de plusieurs dames du voisinage, le fatal piéton, qui venait d'être le héros des confidences si cruelles de Lamiel. Espérant remettre en mains propres à la duchesse et, peut-être, encore devant des dames, le piéton avait consacré une heure à une toilette qui dépassait de bien loin les soins de la propreté la plus parfaite. S'il eût pu dé- guiser l'âpreté doublement normande de son œil de renard, il eût pu passer pour un jeune homme de dix- huit ans appartenant à la société de Paris.

Que faites-vous dans ce couloir qui n'est destiné qu'aux femmes de M"® la duchesse et les valets de chambre eux-mêmes n'osent jamais se montrer ?

Je n'ai pas d'avis à recevoir de vous, ces choses- ne regardent pas un vilain bossu.

Sur la réponse du docteur qui fut outrageante, le piéton saisit la chemise de toile de Hollande de Sansfin, étalée avec une coquetterie parfaite sur sa poitrine, et mit son ennemi hors d'état de paraître devant des dames Sansfin, qui était fort, répondit par un coup de poing fort bien appliqué; le piéton, persistant dans son plan d'attaque, saisit à deux mains la chemise du doc-

328 LAMIEL.

teur, de façon à la déchirer entièrement et à mettre en évidence le gilet de flanelle qui seul défendait sa poi- trine. Après avoir mis son ennemi dans cet état, le pié- ton fit beaucoup de bruit, espérant attirer l'attention de la duchesse qu'il savait d'un caractère fort craintif et qui, peut-être, ouvrirait sa porte.

Les espérances du jeune Normand furent surpassées : la duchesse 'parut sur la porte du salon, précédée de deux jeunes femmes qui se trouvaient avec elles, et suivie du curé, pâle comme son linge, et songeant à la fois aux attentats de la révolution et à sa qualité d'homme qui l'aurait obligé à précéder les deux jeunes femmes qui avaient pris sur elles les dangers de cette sortie.

Voici une lettre, dit le piéton de l'air le plus timide, que M. le docteur voulait m'enlever K..

1. Le manuscrit s'arrête là.

APPENDICE Yll

COCP DE POIGNARD DONNÉ PAR UN B03SC

Cet épisode, daté du 15 mars 1842, est le dernier fragment de Lamiel que Bejle écrivit ; huit jours après, il mourait à Paris.

Il avait sans doute l'intention de remanier son roman encore une fois et de développer les relations de son héroïne avec le docteur Sansfîn; on sait que Beyle n'était jamais satisfait de ce qu'il avait composé. La Chartreuse de Parme fut, dit-on, retranscrite ou dictée plus de seize fois, et, malgré cela, l'au- teur aurait voulu en donner une édition revue et corrigée, comme en fait foi un exemplaire annoté, aujourd'hui en posses- sion d'un heureux bibliophile dauphinois.

Un jour celle-ci ' dit à Sansfia :

J'ai donné quarante francs au jeune tapissier Fabien, lequel m'a délivrée de mes doutes sures qu'on appelle le p.

Fureur et désapppointement de Sansfin. Il sort de la chambrette de Lamiel. Dans un couloir qui conduisait au salon la duchesse tenait sa cour, environnée de quatre ou cinq dames du voisinage qui étaient venues lui faire une visite du matin, Sansfin rencontre Fabien, qui allait être présenté ce matin-là à ces dames. Il était

J. Lamiel.

330 LAMIEL.

vêtu avec une extrême recherche et parut à Sansfin plus fat encore qu'à l'ordinaire. Le médecin bossu fut surtout choqué d'une chemise admirablement repassée par une des femmes de chambre qui faisait la cour au jeune Fabien.

A ce moment, celui-ci eut la malheureuse idée d'a- dresser au médecin une plaisanterie d'assez mauvais goût, dont le but secret était de lui faire comprendre l'aventure si extraordinaire qui venait de changer sa position auprès de la belle Lamiel. Cette plaisanterie fut trop bien comprise par le médecin, qui se sentit porter un coup au cœur; à l'instant, il saisit un poi- gnard qu'il avait placé dans la poche de côté de son habit, pour le cas non arrivé jusqu'ici il se verrait victime de quelque plaisanterie outrageante sur son imperfection physique. Une réflexion rapide comme l'éclair vint malheureusement rappeler au médecin que son cheval, poussé convenablement, pouvait faire quatre lieues à l'heure et le mettre rapidement à l'abri des poursuites du brigadier et des deux gendarmes en sta- tion à Carville. A peine donc la mauvaise plaisanterie de Fabien était-elle prononcée que Sansfin lui répondit par un coup de poignard lancé au beau milieu de cette chemise si bien repassée et si coquettement étalée. Mais le jeune Fabien avait eu le temps d'avoir peur au vu du brillant de la lame du couteau-poignard, il fit un léger mouvement de côté qui lui sauva la vie. La jeune femme de chambre avait repassé la chemise avec un tel luxe d'empois, que la pointe .du poignard lancée sur la poitrine en fut comme arrêtée; elle ne pénétra qu'en glissant de droite à gauche sous la peau au-dessus des côtes, ce qui n'empêcha pas le jeune tapissier de se

APPENDICES. 331

croire mort. 11 voulut pénétrer en criant dans le salon se trouvait la duchesse.

Ce n'est rien, c'est une plaisanterie, demain il n'y paraîtra plus.

Mais en prononrant ces paroles avec assez de pré- sence d'esprit, Sansfin retenait le jeune tapissier par sa belle cravate qu'il chiffonnait impitoj'ablement; ce mal- heur n'échappa point au jeune Fabien.

Quelle figure vais-je faire devant ces belles dames qui nem'ont jamais vu ! se dit-il, j'aurai l'air d'un ouvrier saligot. Cette idée le rendit furieux, il éleva la voix : Vous m'avez causé une incapacité de travail de plus de quarante jours et mon père, qui a de bonnes protections à Paris, saura bien vous la faire paj'er cher. D'ailleurs M"'® la duchesse, à laquelle je vais montrer le signe de votre violence, ne souffrira point qu'on assassine ainsi ses ouvriers.

Pendant qu'on lui adressait ces paroles, Sansfin réfléchissait que si ce charmant jeune homme, avec sa chemise sanglante, paraissait devant les dames réunies dans le salon voisin, il était perdu dans le pays.

Je tuerai plutôt tout à fait cet amant de Lamiel ; si le bonheur veut que je ne sois surpris par aucun domes- tique, je cacherai le cadavre dans la garde-robe voisine dont je prendrai la clef, et ce soir, aidé par Lamiel elle-même, je ferai disparaître le corps du beau Pari- sien. Un homme comme moi est capable de se tirer d'une situation bien pire.

Une idée bien digne de la Normandie se présenta au médecin bossu : en supposant que tout réussisse à souhait, cette étourderie peut coûter cent louis, fai-

332 LAMIEL.

sons les accepter à ce petit animal qui m'embarrassera bien plus mort que vivant.

Si tu veux me suivre hors du château et ne rien dire à personne, je te fais une pension de trois cents francs par an. Tu meurs de faim avec ton père avare et qui n'a pas soixante ans, il peut te faire attendre quinze ou vingt ans l'héritage de sa boutique, tandis que tu auras un bien-être assuré avec cette pension de trois cents francs que je vais à l'instant t'assurer par un bon acte passé devant notaire et en présence de quatre témoins.

Fabien, outré de l'état dans lequel il sentait mettre sa cravate, fit un puissant effort pour s'échapper. Sans- fin tordit la cravate de façon à l'étouffer.

Je vais te donner un coup de poignard dans l'œil, tu es borgne à tout jamais et, qui plus est, mort; ac- cepte la pension de trois cents francs. Et il tordit la cravate de plus belle.

Fabien, réellement étouffé, cria à voix basse :

J'accepte la pension.

Sansfin lui mit la main sur la bouche et l'entraîna rapidement par un escalier dérobé qui, en deux minu- tes, les conduisit hors du château.

APPENDICE VIII

CRITIQUE DE «LAJIIEL» PAR BEYLE

Cette critique est une sorte de sommaire raisonné de la pre- mière partie du roman ; c'est au moment Bejie avait repris son travail, en mars 1842, qu'il écrivit ces quelques pages.

Il y a quatre choses à prendre dans le manuscrit de Lamiel :

Le commencement et quelques phrases sur les paysages de Normandie, plus la description de Car- ville.

Les premiers traits du caractère ridicule du bossu Sansfin ; sa folle vanité qui a à son service un esprit infini; mais, en revanche, le moindre mécompte lui perce le cœur; il ne peut être consolé que lorsqu'une nouvelle action vient placer ses souvenirs entre le cha- grin de sa défaite et le moment présent. Il descend à cheval par le sentier en zig zag qui aboutit au tronc de noyer creusé qui sert de bassin aux blanchisseuses. Leurs plaisanteries, criées à haute voix, percent le cœur de Sansfin et commencent à dessiner son carac- tère ridicule dans l'esprit du lecteur.

La maladie de Lamiel l'introduit au château de Carville; il y est d'abord tout intimidé devant la haute

334 LA MI EL.

noblesse qui le fréquente et qui traite ce médecin gro- tesque avec toute la hauteur du hobereau normand. Eraoustillée par ces signes de mépris, la vanité de Sans- fin se démène dans tous les sens et parvient enfin à saisir la place de remèdeà Tennuiqui faitlesupplice delà duchesse. Cette place est restée vacante depuis la maladie de Lamiel. Après cette première victoire, la vanité de Sansfin prend des ailes ; il songe à la fois à prendre le p. de Lamiel et à se faire épouser par la duchesse.

W Sansfin est exalté par ces idées hardies, la vie commence pour lui ; il parvient à oublier l'état d'hu- miliation profonde et de timidité que son imagination admirable avait tiré jusque-là de sa pauvreté et de son imperfection physique.

L'esprit de Lamiel, éclairé par les réflexions profon- des et cependant parfaitement claires que Sansfin con- sacrait à son éducation, lui faisait faire des progrès immenses. Sansfin lui disait la vérité sur tout.

Ce n'est qu'à force d'esprit, si la nature lui en a donné le germe, que cette jeune fille peut s'apercevoir un jour que, malgré mon imperfection physique, je vaux mieux que la plupart des hommes.

Cette éducation, donnée avec passion et par un homme qui disait la vérité sur tout et en se servant des termes les plus clairs, fut aidée par les dix-sept ans de Lamiel...

APPENDICE IX

CHRONOLOGIE ET l'ERSONXAGES

Afin de donner au complet le dossier de Lainiel, nous ajou- tons à nos appendices ces deux fragments ; on verra que Beyle, le premier peut-fttre, imagina de faire une sorte de biographie de ses personnages.

CHRONOLOGIE

La scène des pétards a lieu en 1817 ; ce jour-là, Lamiel, née en 1813, a quatre ans; Fédor, en 1809, a huit ans.,

Quand Fédor aime Lamiel, il a dix-neuf ans au plus, Lamiel quinze ans, donc 1828.

M™ de Miossens, née en 1778, accouche à Londres, en 1810, de Fédor. Elle rentre à Paris en 181Z|. Lamiel, née en 18 l/i, a quatre ans de moins que Fédor, et quatre ans quand M. et M""' Hautemare, sous le nom de M. et M°>^ Prévost, la choisissent à l'hôpital de Rouen.

Le docteur Sansfin, en 1790, a vingt-huit ans à l'é-

336 L AMI EL.

poquede la mission de 1818, quand il écrit trois initiales sur la cendre du foyer du salon de M'"^ de Miossens.

6 mars 1841.

UN VILLAGE DE K OR 11 AN DIE ^

PERSONNAGES

LAMIEL, n ans.

HAUTEMARE, maître d'école, et sa femme.

La duchesse DE MIOSSENS, 48 ans.

SANSFIN (le D'), médecin bossu, .30 ans.

FÉDOR DE MIOSSENS, 18 ans, fils de la duchesse.

L'abbé CLÉMENT, 27 ans.

DU SAILLARD, curé, 49 ans.

LES MISSIONNAIRES.

Madame LE GRAND, tenant l'hôtel de ..., rue de Rivoli.

Le Comte DE NERWINDE ou NERWIN-.

Mademoiselle ANSELME, femme de chambre.

personnages

Lamiel.

Sansfin, horriblement bossu, beaux yeux; bien établir qu'il n'y a nulle profondeur ; beaucoup d'esprit spontané et vanité incroyable qui lui font faire des folies.

1. C'était le titre primitif de Lamiel.

2. Le comte d'Aubigné-Nerwinde. Beyle nous dit, dans une note, que le caractère de ce personnage illustre cette maxime : « La moindre différence sociale engendre une somme d'affecta- tion considérable. »

APPENDICES. 337

Pierre Valbayre, voleur, joli homme blond, amour- passion pour Lamiel ; du reste, pas d'énergie pour les grands crimes.

Marc Pintard', voleur et assassin, homme énergique, horriblement couturé de petite vérole, fort laid, cheveux noirs et crépus, mais homme hardi.

Le dcc de Miossens, fils unique de la duchesse, jeune homme charmant, parfait, toutes les qualités, d'un esprit doux, délicieux, admirable; mais, du reste, manquant absolument de caractère ^mo- dèle Belisle) -.

1. Ce personnage ne figure pas dans le roman.

2. Belisle est connu de? lecteurs du Journal. Ailleurs Tîeyie dit que le « modèle « du duc de Miossens est Maniai Duru. Voir page 30 i.

APPENDICE X

PLAN DE CAR VILLE

Voici peut-être le plus curieux document graphique que l'on puisse offrir aux Stendhallensj ils auront un spécimen de cette « élégante et illisible écriture » (suivant les expressions de Vic- tor Jacquemont) et ce plan imaginaire qui prouve avec quel scrupule l'auteur de Lamiel cherchait la réalité.

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TABLE DES MATIERES

Préface v

Avant-Propos xxi

Chapitre I. Carville 1

II. La Mission 14

III. Les Lavandières. 33

~ IV. Mandrin et Cartouche . . .50

V. Une Lectrice 58

VI. Sansfin et du Saillard- ... 75

VII. Maladie de Lamiel 85

VIIL Fête dans la Toor 100

IX. L'Éducation de Lamiel ei

l'Abbé Clément ....... 108

X. Qu'est-ce que l'Amour')» . . 120

XL FÉDOR 136

XII. Nouvelles de Paris 154

XIII. Départ 166

XIV. Les Lectures de Lamiel . . . 172

XV. L'Amour ah Bois 184

XVI. Le Maître deDu VAL 190

XVII. Le Passeport 198

XVIII. Le Vert de IIoux 210

XIX. Lamiel et M^'* Volnys .... 223

XX. Paris 234

XXI. Le Comte d'.\ubigné-Nerwinde 243

XXII. Le Coup de Pistolet 255

342 TABLE DES MATIÈRES.

Chapitre XXIII. Le Chapelier de Périgueux. . 266

XXIV. Lit a part 278

XXV. L'Abbé Clément . 289

XXVI. Conclusion 30l

Appendice I. Le premier Chapitre de La- miel 309

II. Caractère de Lamiel 314

III. Notes sur le Caractère du

Docteur Sansfin 319

IV. Portrait de Fédou de Mios-

sens 322

V. Caractère de la Duchesse de

Miossens 324

VI. Le Piéton 325

VIL Coup de poignard donné par

uNBossu 329

VIII. Critique de Lamiel 333

IX. Chronologie des Personnages 335

X. Plan de Car ville 338

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Beyle, Marie Henri Lamiel

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