:C0

100

= CM

•CD

.-?.:

00

/ -K

%

^< t ¥ '

mcoc^

■é.-'*

%.,

r^Hui-'^-^

LIBE,.A.I^"2'

0llrg« 0f &tÏ0 M2XB2V

^

^)tfï^H--^'-^^^;ny-é^

"^

2

^;

^^J'

3 D 31 )

:i&.->"

OR»))

'^■^^^'j».

:-"^^S

^-^-î

Mi

^ -=^ )J

'^>f)

'.■^(f>.

^m

yva

m :> 3) ?fc

^^^s^.#^^î*X^

.fO\:

^:^z:^

'^Mwmm

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lamoraleanglaiseOOguya

BIBLIOTHEQUE

])E PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

LA

MOMLE ANGLAISE

(CONTEMPORAINE

MORALE DE L'UTILITÉ ET DE L'ÉVOLUTION

PAR

M CL^AU

OUVRAGE COURONNÉ PAR l"aCADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

PARIS

LIBRAIRIE GERMER BAiLLIÈRE ET C/

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 Au coin de la rue llaulcfeuillc

1879

LA

MORALE ANGLAISE

CONTEMPORAINE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

La morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines contempo- raines. Couronné par l'Académie des sciences morales et politiques, 1 vol. in-S" (Librairie Germer Baillière et Ci^). 6_;^fr. oO

Manuel d'Épictète {traduction nouvelle), suivi d'extraits des Entretiens d'Épictète et des Pensées de Marc-Aurèle, avec une Etude sur la philosophie d'Epictète.

Le même (édition grecque) avec notes et commentaires.

De piihus bonorum et malorûm (édition latine) avec notes et commen- taires.

Coulommiers. Imprimerie Paul BR0D.\RD.

LA

MORALE ANGLAISE

GONTEMPORALNE

MORALE DE L'UTILITÉ ET DE L'ÉVOLUTION

PAR y M GUYAU

OUMIAGE COURONNE PAR L ACADEMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

PARIS

LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET G'

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

Au coin de la rue Hanlefeaille.

1879

653851

/6 - 3- -^7

AYANT-PROPOS

Le travail que nous publions aujourd'hui faisait partie d'un mémoire écrit en 1873 et couronné l'année suivante par l'Académie des sciences morales et poli- tiques ^ On ne sera pas étonné que depuis cette époque (nous n'avions alors que dix-neuf ans) une évolution naturelle se soit produite dans notre esprit, et que nos idées se soient modifiées dans une certaine mesure. Nous avons cependant conservé, sauf dans un petit nombre de pages, le texte dn mémoire primitif que l'Académie avait honoré de son suffrage. Nous nous réservons de revenir plus tard, s'il y a lieu, sur cer- taines questions importantes.

Dans ce volume, nous avons essayé de faire mieux connaître et apprécier les doctrines anglaises sur la morale. Nous les avons d'abord exposées en toute con- science et le plus fidèlement qu'il nous a été possible; nous nous sommes fait pour un temps le disciple des Bentham , des Stuart Mill, des Spencer , et nous nous sommes efforcé de parler pour leur propre compte.

1. Le mémoire primitif avait pour sujet l'Histoire et la Critique de la morale utilitaire ; il allait d'Epicure jusqu'à récole anglaise contempo- raine. La première moitié de ce mémoire a déjà paru sous le titre de La morale d'Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporatnex. C'est la seconde moitié que nous publions en ce moment.

v\

VI AVANT-PROPOS

de les défendre au besoin contre certaines objections superficielles, de marquer enfui le développement gra- duel et révolution de leurs doctrines souvent si pro- fondes et si vraies. Plus tard, quand la critique suc- cède dans cet ouvrage à la simple exposition, nous avons naturellement recouvré notre indépendance : au lieu de parler pour ainsi dire par procuration, nous avons parler pour notre propre compte et chercher toutes les objections possibles. Selon nous, exposer et critiquer sont deux choses absolument différentes , . opposées même, et qu'il ne faut jamais mêler. Celui, qui critique une doctrine doit mettre autant d'ardeur à en marquer les points faibles que celui qui l'expose à en découvrir les qualités. Nous avons ainsi soumis en quelque sorte les doctrines anglaises à deux débats contradictoires. Mettant aux prises l'école anglaise et les écoles dérivées de Kant, qui semblent actuelle- ment dominantes en Fra^nce, nous avons fourni à l'une comme aux autres le plus d'arguments que nous avons pu : le lecteur pourra ainsi mieux juger entre elles. Chacune a d'ailleurs sa part de vérité.

Les systèmes anglais dont nous entreprenons ici fexposition, la critique et aussi la justification par- tielle, ont été longtemps accueilhs avec grande dé- fiance dans notre pays. Maintenant encore, malgré la réaction légitime qui se produit actuellement en leur faveur, beaucoup de gens tiennent ces doctrines pour suspectes, s'effrayent de leurs conséquences, et, comme ils les craignent, ils tâchent de les connaître le moins possible, de les réfuter avant même de les comprendre. Cette ignorance volontaire est fréquente : que de doc- trines on combat ainsi par l'inertie, en leur opposant quelques vieilles objections rebattues sans vouloir les approfondir en. conscience ! Quand il s'agit de morale

AVANT-PROPOS vu

OU de religion, la majorité des hommes est toujom^s portée à éviter la discussion, à se retrancher en soi, à laisser les doctrines adverses dans une ombre qui em- pêche l'esprit de les apercevoir et de les apprécier à leur juste valeur; en un mot, on préfère les juger de parti pris et les condamner sans les entendre, comme si ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce n'était pas de juger une doctrine qui n'est point la nôtre! On ne saurait assez se persuader combien une tête humaine est étroite, combien nous avons de peine à faire entrer en nous toute la pensée d' autrui et à regarder les choses du point de vue les autres . les regardent. Dans les pays de montagnes, ne suffit-il pas parfois d'une distance de quelques pas pour nous cacher une haute cime qu'un autre mieux placé découvre au loin? Les moralistes anglais, il faut pourtant le recon- naître, n'ont jamais eu l'intention de provoquer cette crainte et cette répugnance qu'ils causent encore main- tenant à beaucoup d'esprits. Ils se sont bornés à exposer simplement, presque naïvement leur pensée; ils sont généralement froids et semblent avoir l'hor- reur du « scandale », qui sourit assez aux écrivains allemands ou français. Aussi leurs idées ne se produi- sent-elles point bruyamment; d'autre part, elles ne se cachent point sous de mystérieuses formules et ne cherchent point la profondeur apparente dans l'obscu- rité. Les Anglais semblent un peu ignorer ces « coups de pistolet » dont parle M. Lewes et que savent si bien tirer les philosophes allemands contemporains. On a plaisir à les accompagner dans leur recherche de la vérité, tant ils accomplissent cette recherche avec conscience et scrupule; ils y apportent même cet es- prit de Tninutie propre aux Anglais et qui parfois em- pêche les vues d'ensemble, excepté chez les grands

Mil AVANT-PROPOS

esprits. Quand ils présentent un paradoxe, c'est le plus souvent d'une façon un peu oblique et comme à regret. 11 faut voir par exemple avec quelle prudence M. Darwin expose ses belles hypothèses ; en général même, il restreint chacune de ses moindres assertions par des formules dubitatives, tant il a peur d'affirmer comme vrai ce qui ne serait que probable. Stuart Mill en faisait autant. M, Spencer, lui, a moins de ces hésita- tions : il nous déclare qu'il a un système et nous le développe en entier; mais il ne s'attache nullement, au moins en morale et en religion, à agiter l'opinion publique par quelque paradoxe trop hardi ; il entre- prend de faire à chacun sa part, tout en faisant, bien entendu, la part la plus grosse à l'hérédité et à l'évo- lution. Outre la sincérité entière de la pensée, on trouve chez les philosophes anglais cette sincérité du langage qui est la simplicité ; il n'y a pas de place chez eux pour la rhétorique, pour les phrases redondantes, en un mot pour tous les artifices qui trompent le lecteur et jusqu'à Tauteur. On peut dire même qu'ils n'ont pas ce que nous appelons le style (c'est d'ailleurs chez eux un défaut plutôt qu'une qualité). En somme, malgré les préjugés dont ils sont l'objet, il semble a priori que leur doctrine doit avoir d'autant plus de valeur qu'ils la présentent toute nue pour ainsi dire et qu'ils ont con- vaincu beaucoup d'esprits sans jamais les entraîner. Ainsi donc, si les théories anglaises de l'utihté et surtout de l'évolution ont contredit l'opinion publique, il n'était pas possible de le faire avec plus de ménage- ments : il est difficile d'être plus doucement révolu- tionnaire. Au lieu d'attaquer de front les croyances communes, les penseurs anglais les minent par la base, lentement, sans beaucoup de bruit. On nous dira que c'est le plus sûr moyen pour qu'elles s'écroulent toutes

AVANT-PROPOS ix

à la fois. Aussi ne voulons-nous pas faire de la doctrine anglaise une doctrine bénévole et indifférente. Non, mais nous croyons qu'un système si sincère, qui s'ap- puie sur le seul raisonnement et prétend être fort comme la science, mérite l'examen le plus approfondi et le plus consciencieux; qu'on ne se borne donc pas, comme on le fait trop souvent, à le flétrir d'un mot hautain ou à l'écarter comme dangereux; il est digne d'être étudié sans prévention, d'être compris et res- pecté même lorsqu'il paraît porter atteinte à des idées qui noue sont chères. Le caractère le plus remar- quable de l'esprit philosophique et scientifique mo- derne, c'est de ne plus s'enfermer dans une doctrine, de s'ouvrir tout grand à toutes, sans crainte et sans hésitation, prêt à admettre la vérité nouvelle, prêt à recommencer tout son travail d'autrefois, à rompre avec son passé, plein de cette tranquillité que la nature apporte dans ses métamorphoses et qui ne compte pour rien les souffrances du ?7ioi, ses préjugés éva- nouis ou ses espérances brisées.

A ce large point de vue, doit se placer tout cher- cheur consciencieux de la vérité, y a-t-il encore des « doctrines dangereuses », suivant une expression sou- vent employée et qu'on n'a pas épargnée aux théories anglaises? Nous ne le croyons pas. Une théorie, un système i^aisonné ne peuvent être dangereux, car le danger serait dans la raison même, puisqu'ils ne tirent leur force que de la raison. On pourrait plutôt appliquer une telle épithète aux superstitions popu- laires, aux rehgions qui se prétendent révélées et qui, s' appuyant sur le miracle et le mystère, s'appuient sur l'irrationnel, sur 1' « absurde », comme l'avouent Tertullien et Pascal; ne tendent-elles pas ainsi à dé- truire en nous la raison pour s'y substituer? Tout

X AVANT-PROPOS

rlogyne est foncièrement immoral en lui-même, mais tout système qui n'est pas un dogme ne peut plus rien offrir de véritablement dangereux à Fesprit qui poursuit la vérité : car la diversité des systèmes est précisément le seul moyen de la découvrir. Chaque théorie, quel qu'en soit Tobjet, aura donc des droits égaux aux yeux du penseur : qu'il s'agisse de la morale et de ses fondements ou de toute autre science, peu importe. Tout doit être objet de libre spéculation et de libre examen pour l'homme , et ce sont les spéculations sur les choses les plus graves, comme la morale, qui doi- vent être le plus encouragées, dans quelque sens qu'elles se portent; au fond, et pour qui regarde l'avenir, elles sont les plus utiles de toutes, car si elles contiennent quelque part de vérité, cette vérité est de toutes la plus haute. Il faut donc mettre au grand jour même ces doctrines réputées dangereuses, sans rien en cacher, sans rien y changer; il faut reconnaître hardiment ce qu'elles peuvent avoir de beau et de ATai; il faut aussi relever non moins hardiment ce qu'elles peuvent avoir d'inexact et d'incomplet, d'au- tant plus que, entreprendre ainsi la critique sincère et sérieuse d'un système, c'est quelquefois finir par se convaincre mieux soi-même de sa vérité relative. Si une doctrine est séduisante, si elle vous tente, raison de plus pour ne pas se signer devant elle comme les moines du moyen âge, mais pour la regarder en face, en se disant que ce qu'on prend pour la ten- tation, c'est peut-être le salut. Assurément notre époque est un temps de trouble et d'inquiétude pour les esprits qui ne possèdent pas le calme un peu triste et la raison froide du savant ou- du philo- sophe : c'est précisément ce qui fait sa grandeur. Celui-là ne se sent jamais troublé ni inquiet, qui n'a

AVANT- PROPOS xi

jamais cherché la vérité ou qui croit à jamais l'avoir trouvée; mais le premier manque de cœur, et quant au second, ne manque-t-il pas de clairvoyance? Mieux vaut le trouble que Tindifférence ou la foi aveugle. Heureux donc les hardis novateurs, comme il en existe en Angleterre, qui peuvent répandre le trouble dans les esprits les plus tranquilles jusque-là, qui peuvent ébranler la masse encore tout engourdie de la majorité des hommes, provoquer partout les discussions, les débats, le doute provisoire , et faire s'entrechoquer les idées au sein de Thumanité, comme se heurtent les ondes lumineuses dans Téther ou les vagues dans l'océan. Cette tempête intérieure vaut mieux que le calme et la béatitude d'autrefois; nous croyons qu'il faut sans frémir l'appeler sur nous et sur les autres '.

1. Voici, dans le Rapport à l'Académie des sciences morales et politiques, les pages qui sont consacrées à l'appréciation de notre livre :

« Le mémoire inscrit sous le numéro 2 est un ouvrage de 1300 pages « in-quarto, qui promet par ses dimensions mêmes des recherches con- « sidérables, et qui tient encore au delà de ce qu'il promet.

« Le plan de rexposition historique se lie à une vue personnelle de i< l'auteur. Il distingue dans Thistoire de la morale utilitaire trois pé- « riodes : la première, cette morale se fonde sur l'intérêt particulier, « comme dans Epicure , dans Hobbes, et en France au xviii^ siècle; « la seconde, elle s'établit sur l'harmonie entre Tintérêt particulier « et rintérêt général (c'est la période de l'esprit utilitaire en Angle- « terre jusqu'à Bentham inclusivement); la troisième enfin, la période « tout à fait moderne, la morale utilitaire prétend ne plus pour- « suivre que Tintérêt général : c'est la phase marquée par les noms de « MM. Stuart Mill, Bain, Bailey, Darwin, Herbert Spencer. Il y a donc, « suivant ce point de vue ingénieux et profond, un véritable progrès, « une évolution continue dans Lécole utilitaire depuis Epicure jusqu'à « répoque contemporaine, son mouvement s'épuise et après laquelle « il n'y a plus pour elle ou bien qu'à se confondre avec la morale « rationnelle du devoir, dont elle semble parfois toucher les frontières, « ou bien à revenir en arrière jusqu'à son point de départ , pour « recommencer un cercle sans fin. Nous aurions sur plus d'un point « peut-être à contester la justesse et l'exactitude de ces divisions trop « nettement tranchées d'une morale qui, au fond , ne cesse pas de se «ressembler beaucoup à elle-même dans toutes ses métamorphoses. « Mais c'est assurément un bel essai de généralisation, une synthèse '( vraie au moins dans les grandes lignes et qui témoigne dès les pre- « mières pages d'un esprit de haute valeur.

« L'auteur excelle (ce n'est pas trop dire) dans rinterprétation et la

XII AVANT-PROPOS

« restitution des doctrines tant anciennes que modernes. Nous sommes « unanimes à signaler à l'Académie une étude singulièrement appro- « fondie sur Epicure, traité avec un soin tout particulier par l'auteur, « qui voit en lui l'utilitarisme à la fois naissant et presque achevé dès u sa naissance... » Ici, le savant rapporteur apprécie notre travail sur Epicure et les Epicuriens, qui a été déjà publié à part. « Nous avons cité « cet exemple pour donner l'idée de l'originalité décisive, je dirai presque <( impérieuse de l'auteur, qui ne s'arrête devant aucune tradition, devant u aucune autorité dans l'histoire de la philosophie et qui revendique « hautement le droit, bien justifié d'ailleurs, de reviser les sentences u portées avant lui. Dans cet ordre d'interprétations vraiment neuves « et personnelles, citons particulièrement le chapitre sur Benlham, « l'auteur rectifie habilement, non sans des raisons plausibles et fortes, « l'analyse et l'explication qui avaient été proposées par M. Jouffroy 0 de cette doctrine. Tout dans celte exposition des systèmes est telle- « ment complet, conçu dans de si larges proportions, que véritablement u on ne pourrait se plaindre que de l'excès et de la surabondance, non a dans les détails, qui tous ont leur prix, mais dans l'ensemble de <i cette vaste composition, l'on sent vaguement qu'il y aurait à re- u trancher quelque chose pour en faire une œuvre plus harmonieuse et « plus saisissante, sans qu'on puisse se décider à marquer la place Il le sacrifice devrait être accompli.

« La partie critique ne le cède en rien à la partie historique. La t. méthode de l'école inductive opposée à la méthode intuitive, la fin mo- « raie déterminée par les différents critériums de l'école utilitaire, les « questions de l'obligation et de la sanction, l'examen de la science « sociale, du droit et de la politique d'après les nouvelles doctrines, « enfin, ce qui est vraiment nouveau , le système de l'utilité et le sys- « tème tout récent de l'évolution comparés entre eux et ramenés l'un « à l'autre : voilà un ample programme, tracé et rempli de manière à a donner pleine satisfaction aux exprits les plus exigeants.

u Je ne ferai qu'une seule remarque sur la méthode dialectique de « l'auteur. Il est tellement pénétré de lexcellence de la vérité qu'il « porte presque trop loin les concessions à ses adversaires. Il est bon « d'être généreux ; il n'est pas même mauvais d'être convaincu de sa « force. Mais enfin, parfois, il y a comme une noble imprudence à trop « accorder d'avance aux doctrines fausses. C'est jouer un jeu dange- « reux que de donner une impression si vive et si engageante des sys- « lèmes que l'on doit combattre. Il semble que l'auteur ait voulu ne « rien épargner pour en augmenter la séduction logique et le prestige, « comme pour augmenter le mérite de les vaincre. N'est-il pas à craindre <( que le trouble de l'esprit du lecteur ne survive au péril entrevu, et « que la vérité démontrée ne vienne trop tard rassurer la pensée un « instant surprise et confondue?

« Mais, en compensation de ces légères critiques, il faut louer sans « restriction la science de l'auteur, puisée aux sources, sa fécondité » inépuisable d'argumentation, la variété de ses points de vue, les con- « clusions décisives, et par surcroît l'éloquence, celle qui résulte du << mouvement de la pensée et qui répand la lumière avec l'émotion par- « tout elle se porte. Quelques-uns des arguments trouvés par l'au- « leur, particulièrement contre l'école de l'évolution, resteront dans la « science et garderont le nom de l'auteur, réservé d'ailleurs, on peut « l'augurer à coup sûr, à d'autres succès et à un bel avenir d'écrivain " philosophe... " {Comptes roidics de l'Académie, t. Cil, p. 535.)

LA

MORALE ANGLAISE

CONTEMPORAINE

PREMIERE PARTIE

EXPOSITION DES DOCTRINES

CHAPITRE PREMIER

BENTHAM

PRINCIPES DE LA MORALE

Bentham et l'esprit anglais. Intluence de Bentham en Angleteiu^e

pendant la première partie de notre siècle. I. Comment Bentham découvrit la vraie formule de son système.

Son enthousiasme. Bentham comparé à Descartes par ses dis- ciples. — Un nouveau monde moral. Le plaisir et la peine, seuls mobiles de la pensée, de la volonté et des actions de l'homme. Ce principe de la morale utilitaire est-il susceptible de preuve ? Comment la recherche du plaisir, pour être conséquente, devient la recherche de l'utilité. Comment la doctrine utilitaire, chez Ben- tham, s'oppose elle-même à toutes les autres doctrines et prend une attitude agressive. V ipsédixitisme produisant, selon Ben- tham, Vascétisme et le principe d'antipathie et de sympathie. Sup- pression de la vertu, de l'obligation, du devoir. Méthode de Ben- tham. — Les qualités morales résolues en quantités et soumises au calcul. L'économie morale. Définition de la vertu. Progrès introduit sur ce point par Bentham dans la doctrine utiUtaire, telle que l'avaient laissée Helvétius et ses successeurs. Ce progrès im- plique-t-il inconséquence.

IL Le sacrifice qu'exige la vertu est-il provisoire ou définitif. Bentham et Epicure. Que la méchanceté est une faute de calcul.

Optimisme absolu. Critique du désintéressement et de l'abné- gation. — Les consommations improductives en morale. Que la morale utilitaire est une régularisation de l'égoïsme.

GUYAU. 1

2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

III. Passage tenté par Bentham de l'intérêt personnel à l'intérêt

social. Des prétendues contradictions chez les vrais penseurs, et en particulier chez Bentham. Comment l'égoïsme, pour se com- pléter, a parfois besoin de se sacrifier. L'égoïsme, base de la bienveillance universelle. Deux grands moyens d'unir les intérêts sans avoir recours, comme le voulait Helvétius, à la législation: la sanction sociale et la sympathie. Transformation rationnelle par laquelle cette formule : « mon plus grand bonheur, » devient: « le plus a grand bonheur du plus grand nombre, ou le maximum du bonheur « possible. » Que les animaux ont les mêmes titres que les hommes à la sympathie. Jusqu'à quel point les reproches d'inconséquence adressés à Bentham sont-ils fondés. Appréciation de Bentham par Jouffroy. Bentham a-t-il été généralement bien compris par les critiques.

Il n'y a sans cloute aucun pays oii l'on s'occupe plus en ce moment des questions morales qu'en Angleterre. Depuis un siècle, de l'autre côté de la Manche, une partie de la vie intellectuelle a été absorbée par la discussion des doctrines utilitaires de Bentham. En outre, de nos jours, l'application à la morale des théories de l'évolution et de la sélection a de nouveau ému les esprits et suscité un redoublement d'activité ; sur ce point, des aperçus profonds de M. Spen- cer et plusieurs chapitres de M. Darwin ont fait époque et marqué l'apparition d'une morale vraiment nouvelle. Ainsi l'esprit anglais, très-pratique en philosophie comme dans les sciences, déduit toujours rapidement les résultats posi- tifs de toute spéculation théorique : il se complaît dans la morale comme dans la mécanique appliquée ; il excelle à analyser les ressorts de la conduite comme à compter et à disposer les rouages" divers de ses admirables machines. Si l'on juge de l'influence que le peuple anglais peut exercer dans les sciences morales et sociales par celle qu'il a exercée dans les autres sciences appliquées, elle devra être considérable.

L'homme dans lequel l'esprit anglais s'est personnifié le mieux, avec ses qualités et ses défauts poussés à l'extrême, c'est peut-être Jérémie Bentham. à Londres en 1748, sa longue existence fut tournée tout entière du côté de la pratique ; il avait pris les intérêts de l'humanité aussi à cœur qu'un commerçant peut prendre ceux de la maison il a ses fonds engagés. Il avait l'œil sur toutes les na- tions du monde et leur envoyait tour à tour ses projets de réforme, faisant partout la guerre aux préjugés, aux vieilles coutumes , aux vieilles idées morales ou juridiques, et pro- clamant que l'intérêt personnel est à la fois le vrai principe

BENTHAM 3

de la morale et de la législation. Témoin et partisan de notre Révolution, il lui donna ses conseils, soumit à la Constituante une foule d'idées, souvent très-pratiques et très-justes, sur les impôts, les tribunaux, les prisons, les colonies ; d'ailleurs il ne voulait pas entendre parler des « droits de l'homme » et de tous les principes abstraits sur lesquels nos législateurs fondaient la constitution nouvelle. La Convention donna à Bentham le titre de citoyen français. Mais bientôt les événements se précipitèrent, et Bentham, se sentant impuissant en France, tourna ses efforts d'un autre côté : il s'occupa de la Pologne, de la Russie, des États-Unis, leur proposant un projet de codification et des réformes dans Tinstruction publique. Mais c'est surtout en Angleterre que son infatigable activité se dépense. il est, avec son disciple James Mill, à la tête du parti qu'on appelait alors le parti des « radicaux », et son in- fluence domine toute la première moitié de ce siècle. Un jour qu'il reçut la visite de Philarète Chastes, il dit à notre compatriote : « Je voudrais que chacune des années qui me « restent à vivre se passât à la fin de chacun des siècles qui « suivront ma mort: je serais témoin de l'influence qu'exer- ce ceront mes ouvrages. » Peut-être Bentham s'exagérait- il cette influence; cependant elle a été et elle est encore très-réelle, surtout en Angleterre. Son système moral s'est imposé à ceux de ses compatriotes qui avaient d'abord pour lui le plus de répugnance, comme Grote et Stuart-Mill; il compte encore de nos jours d'ardents défenseurs ; quant à son libéralisme, c'est lui qui a vaincu ou vaincra un jour. Il serait vraiment malheureux qu'un homme qui a travaillé toute sa vie pour être utile à l'humanité n'eût pas réussi à l'être dans une certaine mesure. Lorsque Bentham mourut en 1832 (après avoir vu notre révolution de Juillet et y avoir applaudi), il voulut encore qu'après sa mort son corps pût servii^ à quelque chose, et il recommanda qu'on le disséquât \

1 . Voici le curieux récit que Philarète Chasles nous a laissé de son entrevue avec Bentham :

a J'allai visiter, dit-il, ce La Fontaine des philosophes, véritable enfant pour les habitudes sociales. Il avait passé trente années dans une mai- son qui donne sur le parc de Westminster, et sa vie d'anachorète se consacrait à réduire la théorie des lois à un système mécanique, et rintelligence humaine à des fonctions machinales. Il sortait rarement et voyait peu de monde. Le petit nombre de personnes qui avaient leurs entrées chez lui n'étaient admises que l'une après l'autre, comme dans un confessionnal. Chef de secte, il n'aimait pas à causer devant témoins; grand parleur, il ne s'occupait que des faits.

« Quand nous lui rendîmes visite, il nous pria de faire avec lui quel-

4 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

On peut saisir maintenant, d'après cette esquisse, la vie et le caractère de Bentham : singulier mélange d'enthou- siasme et de calcul, de philanthropie et de sécheresse, de . charité et de dureté; il y manque l'onction, la grâce ai- mante, un je ne sais quoi enfin qui fait souvent défaut à nos voisins d'outre-mer. La secte des benthamistes est du même pays qui a produit dans la religion la secte des qua- kers. 11 y a un certain sentiment esthétique qui est insépa- rable pour nous du sentiment moral ou religieux, et qui peut s'en séparer pour l'esprit anglais. Nous retrouve- rons dans la doctrine de Bentham les mêmes traits qui nous frappent dans son caractère et dans sa vie.

I. Bentham raconte qu'il cherchait depuis longtemps un système de morale auquel il put s'attacher, lorsqu'un livre du docteur Priestley, à présent oublié, lui tomba par

ques tours de jardin : c'était un emploi habile et économique de ses heures, un moyen de soigner sa santé. Le vieillard, tout en se pro- menant dans ses allées, Tesprit agité de mille pensées, nous entretint avec chaleur des plans qu'il méditait et de l'avenir des peuples... Il ne marchait pas, il courait ; sa voix était perçante, et ses phrases étaient souvent interrompues... 11 s'arrêta devant deux cotonniers, arbres magnifiques placés à l'extrémité du jardin, et me fit lire ces mots : Dédié au prince des poêles. En effet, c'est dans une maison située dans ce lieu même que le grand Milton a longtemps vécu.

« Mon jeune ami, me dit-il, je songe à couper ces arbres et à trans- i> former en écoles chrestomalHiques la maison de Milton, le berceau n du Paradis perdu . Seriez-vous encore sensible aux délicatesses « idéales et poétiques que le monde vante? Tant pis pour vous! n

« Ainsi, pensais-je, le grand poëte respirait librement dans la soli- tude de son génie, une multitude bruyante se rassemblera tous les jours ; leurs querelles profaneront ce lieu sacré !

<< Bentham devina ma pensée et me dit : « Je ne méprise pas Milton, « mais il appartient au passé, et le passé ne sert à rien. »

a Après tout, Milton, qui a été maître d'école, ressemblait beaucoup à Bentham. Même physionomie sévère et douce; même expression d'au- torité puritaine ; même irritabilité de caractère, corrigée par Tliabitude et la raison ; même son de voix argentin ; même chevelure épaisse et négligée. Il ressemblait aussi un peu à Franklin, dont les traits expri- maient plus de fine malice, et à Charles Fox, dont il avait le regard perçant et l'inquiétude ardente; son œil vif étincelait pour ainsi dire dans le vide ; on devinait que son regard s'occupait de chiffres invi- sibles et de problèmes lointains.

" Des gouttes de pluie nous forcèrent à rentrer avec le philosophe. Il s'assit dans son fauteuil et se mit à préluder sur son piano, l'œil fixé sur une perspective de verdure, pour se préparer, nous disait-il, à un travail sur la réforme des prisons. Il s'occupait alors de régler son panopticon circulaire, espèce de ruche transparente chacun des ma- lades moraux avait sa loge à part : il devait se placer au milieu d'eux tous, examiner de ce point central les actes de chacun, sermonner sa confrérie, lui donner du travail, lui enlever tout moyeh de nuire, la nourrir, la vêiir et la chausser, puis, après l'avoir convaincue, moitié de force, moitié par ses arguments, que tout était pour son bien, il espérait lui ouvrir les portes et rendre à la société la troupe parfai- tement convertie. » (Philarète Chasles, Mémoires, p. 1&4.)

BENTHAM 5

hasard sous la main ; il y trouva pour la première fois cette formule écrite en italiques : Le plus grand bonheur du plus grandnomhre: « A cette vue, je m'écriai transporté de joie, « comme Archimède lorsqu'il découvrit le principe fonda- « mental de l'hydrostatique : Je l'ai trouvé, Eup^ixa ^ ! » Tout jeune encore, dès sa treizième année, il s'indignait en tra- duisant Cicéron et en y apprenant que la douleur n'est pas un mal. Pourtant^ utilitaire par nature, il n'avait pu trou- ver immédiatement une formule qui rendît bien toute sa pensée : le Kvre de Priestley la lui révéla ; depuis, il ne l'abandonna plus ^. Il y puise la confiance et l'enthousiasme, sinon le génie des grands novateurs. « Qu'ai-je à craindre ? « s'écrie-t-il. Je démontrerai avec tant d'évidence que l'ob- « jet, le motif, le but de mes investigations est l'augmen- te tation de la félicité générale, qu'il sera impossible à qui « que ce soit de faire croire le contraire. » Les disciples de Bentham comparent leur maître à Descartes. « Donnez-moi « la matière et le mouvement, disait Descartes, et je ferai le « monde; » mais Descartes ne parlait que du monde physi- que^ œuvre inerte et insensible ; en vain le mouvement em- portait ses tourbillons, Descartes ne pouvait introduire en eux le moindre plaisir, la moindre jouissance, et sa méca- nique ne faisait point la vie : il ne pouvait créer, artiste inférieur, qu'un monde inférieur. « Donnez-moi, peut dire « à son tour Bentham, donnez-moi les affections humaines, « la joie et la douleur, la peine et le plaisir, et je créerai « un monde moral. Je produirai non-seulement la justice, « mais encore la générosité, le patriotisme, la philanthropie « et toutes les vertus aimables ou sublimes dans leur pureté « et leur exaltation ^ »

On voit combien grande est l'ambition de Bentham et de ses disciples. Le but qu'ils se proposent est du reste le même que poursuit toute l'école anglaise contemporaine : c'est de construire le monde moral tout entier avec la sen- sation seule. Voici les principes que pose, au début de son principal ouvrage, le rénovateur de la morale anglaise : « La

i. Déontologie, I, 22 (trad. franc. j.

2. Sur la fin de sa vie seulement, il y substitua cette formule : Maxi- misation du bonheur, qui ne dit rien de plus, mais qui a le mérite de ne donner lieu à aucune équivoque. Outre Priestley, il faut compter, parmi les écrivains qui durent avoir une grande influence sur l'esprit de Bentham, Heivétius, qu'il avait lu dès l'âge de douze ans, Hartiey et Paley.

3. Déont., préf., p. 3. John Bowring, introd. au 2= vol. de la Déon- tologie, p. 17.

6 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

a nature a placé le genre humain sous l'empire de deux a souverains maîtres, la peine et le plaisir. Nous leur de- ce vons toutes nos idées ; nous leur rapportons tous nos ce jugements, toutes les déterminations de notre vie. Celui (t qui prétend se soustraire à leur assujettissement ne sait a ce qu'il dit... Ces sentiments éternels et irrésistibles doi- cc vent être la grande étude du moraliste et du législa- cc teur *. »

Ces principes de Bentham sont les mêmes que ceux d'Epi- cure, d'Helvétius et des autres moralistes utilitaires ; mais il y a cette différence que Bentham n'essaye même pas de les prouver. Il les pose comme évidents : selon lui, il suffît de les éclairer, de les expliquer pour les faire reconnaître ; quant à les démontrer, c'est chose impossible. La science de la morale, comme la plus certaine de toutes les sciences, la géométrie , doit s'appuyer sur un postulat. Le plaisir étant l'unique fin de la vie, il en sera l'unique règle ; étant le but de tous, il servira à mesurer la distance à laquelle chacun, dans chaque instant, se trouve de ce but. Or, en tant que le plaisir, et le plaisir à son maximum, devient la règle et la mesure des actions, il prend le nom dhitilité.

Bentham n"a du reste rien plus à cœur que de rendre précise et claire cette idée d'utilité qu'il donne pour base à la morale. Il ne veut pas qu'avec Hume on prenne le mot utile en un sens abstrait, et qu'on entende par une orga- nisation de moyens en vue d'une fin quelconque, qui ne serait pas nécessairement le plaisir. Beaucoup de person- nes, lors de la publication des Principes de la morale., com- mirent cette erreur, et lady Holland, dans la conversation, dit un jour à Bentham que sa doctrine de l'utilité mettait un veto sur le plaisir. Bentham s'indigne d'être ainsi inter- prété, « lui qui s'était imaginé que l'allié le plus précieux « et le plus influent que put trouver le plaisir, c'était le « principe de l'utilité ^ » L'utilité, à ses yeux, n'a aucune valeur propre : c'est une forme, un cadre, dont le contenu, qui -seul en fait le prix, n'est et ne peut être que le plaisir. Les moralistes, il est vrai, ce s'effarouchent et prennent la « fuite » dès qu'on prononce ce mot de plaisir ^ ; le plaisir est pourtant le seul bien, et Bentham s'écrie après Epicure

1. B Nature has placed mankind under Ihe governance of Iwo sove- « reign masters, jjai» awOi pleubure . -a {Inlroduction lo tlic princ. ofmor. and (egis., ch. I.) Cf. Dumont de Genève, Traité de législ. civ. et pân., I, 3, 4.

2. DéontoL, I, 378.

3. DéontoL, 1, 268.

BENTHAM 7

que, si le souverain bien des anciens pouvait exister, ce ne pourrait être que du plaisir élevé à son maximum ou, selon son expression barbare, maximisé '. La déontologie, cette nouvelle science que Bontbam pensait avoir créée, ne s'op- pose en aucun cas au plaisir : elle se borne à le régler, et elle ne le règle que pour l'agrandir.

a Par le principe de l'utilité, on entend ce principe qui « approuve ou désapprouve toute action d'après sa ten- « dance à augmenter ou à diminuer le bonbeur de la per- a so7me dont l'intérêt est en question, ou, en d'autres termes, « à promouvoir ce bonbeur ou à s'y opposer -. » L'idée d'utilité est donc inséparable de l'idée de plaisir et de bon- heur; une chose n'est pas vraiment utile, qui est utile à telle fin particulière, sans augmenter la somme générale de plaisir. Par exemple , une table n'est pas utile en tant qu'elle sert à y déposer des objets, mais en tant qu'elle sert au plaisir de celui qui les y dépose. La distinction de l'utile et de Fagréable est superficielle : l'agréable est utile par cela même, et ne peut être nuisible que s'il se détruit lui- même par ses conséquences et si, tout compté, il apporte plus de désagrément que d'agrément. Telle est , ce semble, la pensée de Bentham ; l'utilitaire enseigne « à « donner au plaisir une direction telle qu'il soit productif ce d'autres plaisirs, et à la peine une direction telle qu'elle « devienne, s'il est possible, une source de plaisir, ou du ce moins qu'elle soit rendue aussi légère, aussi supportable « et aussi transitoire que possible ^ »

Après avoir cherché à éclaircir, à « illustrer » le prin- cipe de l'utilité, faisons-le en quelque sorte ressortir par le contraste des idées opposées.

Bentham ne voit en face de sa doctrine qu'un antago- niste, un seul, mais qui se revêt de mille formes diverses : c'est ce ce principe absolu et magistral qui a pour devise :

1. Déontol., I. 51.

2. Introd. to the princ. of mor. and îegisl., ch. I, § 2 : « Ey the principle « of utility is meant that principle wiiich approves or disapproves of « every action whatsoever, according to the tendency whieh it appears « to hâve to augment or diminish the happiness of the party v;hose inte- « rest is in question -. or, -svhat is the same thing in other words, to pro- « mote or to oppose that happiness. » Remarquons que, dans la défini- tion même de son principe, Bentham évite soigneusement la con- fusion qu'on lui a reprochée entre l'utilité personnelle et l'utilité sociale (Jouffroy, Cours de dr. nat.). Si, plus tard, nous le verrons identifier ces deux utilités, ce sera en connaissance de cause, et non à son propre insu.

3. Déontol., II, 38. Cf. Dumont de Genève, I, p. 3; Principles of mor., I, III.

8 I.A MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« Ipse dixi: Je l'ai dit >. » A Vipsédixitisme se rattachent deux doctrines. La première est V ascétisme, contre lequel Bentham n'a pas de paroles assez virulentes. Le principe ascétique, comme celui de l'utilité, approuve ou désapprouve les actions d'après leur tendance à produire le bonheur ; seu- lement il procède inversement, approuve toute action qui tend à diminuer le bonheur, désapprouve toute action qui tend à l'augmenter ^ ; définition fort incomplète assuré- ment. Bentham s'est placé à un point de vue tout extérieur pour apprécier l'ascétique et le mystique ; il les juge d'après leurs actes, qui précisément n'ont pour eux aucune valeur, et il oublie l'intention, qui est tout à leurs yeux. Il y a sans doute contradiction entre les principes ascétiques et utili- taires ; mais la contradiction est plus intime que ne le croyait Bentham : l'utilitaire tend à faire prédominer l'ac- tion sur l'intention, le résultat et l'effet sur le principe et la cause ; l'ascétique tend à absorber l'action dans l'inten- tion, à supprimer l'effet au profit de la cause, à ne tenir compte que du vouloir et non du faire : voilà le point sur lequel s'opposent véritablement les deux doctrines et les deux règles pratiques.

La seconde doctrine adverse repose sur ce que Bentham appelle le principe de sympathie et dC antipathie. Ce principe consiste à approuver ou à blâmer par sentiment, sans ad- mettre aucune autre raison de ce jugement que le jugement même ^ : simple affaire « d'humeur, d'imagination et de « goût. » A ce principe Bentham rattache toute doctrine qui admet soit Inconscience, soit le sens moral, soit une loi natu- relle, un droit naturel, une obligation morale, etc. Tous les moralistes à priori rentrent ainsi, selon Bentham , dans le genre trop nombreux de ceux qui blâment ou approuvent sans raison, par une sympathie ou une antipathie instinc- tive. Cette sympathie et cette antipathie elles-mêmes se ramènent, en fin de compte, à une foule de mobiles inté- ressés que Bentham énumère et classe : on désapprouve par répugnance des sens , par orgueil blessé , etc. Sous l'apparent arbitraire des sentiments moraux, Bentham croit retrouver l'influence fatale de l'intérêt.

Et maintenant, quiconque, dans le jugement des actions,

1. néont., 1, 381.

2. Inlrod. to tlie principles, ch. II, ni. Dumont de Genève, Traité (le lè(jisl., I, II.

3. Introd. to the princ, ch. II, § xi et suiv. Dum. de Gen., I, m, sect. 1 et 2.

BENTHAM 9

fait appel à un autre critérium que le critérium utilitaire, quiconque dit : « Ceci est bien, » ou : « Ceci est mal, « « Ceci est juste, » ou : « Ceci est injuste, » sans prouver qu'il en résulte de la peine ou du plaisir ; quiconque enfin n'est pas entièrement et exclusivement utilitaire dans ses paroles, dans ses actions, dans ses jugements, celui-là rentre dans lune des deux catégories d'adversaires que nous venons de signaler; il est ou partisan du principe ascétique ou partisan du principe de sympathie et d'anti- pathie ; il ne peut prétendre en aucune manière au titre de déontologue.

Chez Bentham, la morale anglaise est arrivée à ce mo- ment décisif où, pour se poser, elle s'oppose à toutes les autres, trace nettement ses contours, ses limites, et dit : Qui les franchit ne m'est plus ami, mais ennemi : Qui non sub me., contra me i. Si vous repoussez la plus petite par- celle de plaisir (the least particle of pleasure), pro lanto vous êtes ascétique % et comme tel digne de toutes les in- vectives de Bentham. Heureusement Bentham « n'appellera M jamais la persécution au secours de son enseignement » ; il ne recourra jamais à la « punition » ^ : ce serait trop étrange, en effet, que l'apôtre du plaisir employât la douleur pour défendre sa doctrine; il se bornera aux voies persua- sives, tournant sans cesse ses regards vers le principe de l'utilité, « comme le tournesol vers le soleil ■'. « « J'ai « adopté pour guide, dit Bentham, le principe de l'utilité ; '( je le suivrai partout il me conduira. Point de préjugés « qui m'obligent à quitter ma voie '\ »

Cette voie dans laquelle Bentham s'engage en dépit de tous les <r préjugés », essayons d'en tracer le dessin.

Le premier obstacle que nous rencontrons et qu'il s'agit d'écarter, c'est ce fantôme que les morahstes appellent vertu. « La vertu est chef d'une famille nombreuse dont « les vertus sont les membres. Elle représente à l'imagi- « nation une mère que suit une nombreuse postérité... C'est « un être de raison , une entité fictive, née de l'imper- « fection du langage. » La vertu se rattache au principe d'antipathie et de sympathie; demandez à quelqu'un pour-

1. Déont., I, 393.

2. Irdrod. to the princ. of morals, II, iv. Ces affirmations extrêmes et caractéristiques ont été supprimées bien à tort par le traducteur Du- mont de Genève, I, ii.

3. Deont., I, 3ô.

4. DAunt., I, 28.

5. Déont., II, préf., p. 3.

10 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAL\E

quoi tel acte est vertueux, il vous répondra : Il l'est, parce que je pense qu'il l'est *. Quant à la prétendue obligation morale, c'est un terme vague, nuageux et vide, aussi long- temps que l'idée d'intérêt ne vient pas le préciser et le remplir. Des devoirs, « il est fort inutile d'en parler; le « mot même a quelque chose de désagréable et de répulsif. .- « Quand le moraliste parle de devoirs, chacun pense aux « intérêts ^ » Mais la conscience? demandera-t-on peut- être. « Chose fictive, » répond Bentham. La conscience, c'est l'opinion favorable ou défavorable qu'un homme conçoit de sa propre conduite, opinion qui n'a de valeur qu'autant qu'elle est conforme au principe utilitaire ^

Nous avons supprimé les vertus, les devoirs, robli- gation; ce n'est pas tout : il faut les remplacer, car nous ne pouvons nous en passer entièrement. Après avoir déblayé les débris de tous les autres systèmes, l'utilitaire, « cet architecte moral, » doit commencer la construction du nouvel édifice.

Descartes, quand il voulut faire pour toute la philosophie ce que Bentham entreprend pour la morale, commença par chercher et trouver une méthode. Bentham, lui aussi, a sa méthode propre, curieuse et originale : c'est la méthode arithmétique. L'intention, nous le savons, n'a pas pour lui de valeur intrinsèque; elle ne vaut que par l'action qu'elle produit ou peut produire. D'autre part, l'action ne vaut que par ses résultats pathologiques, par la peine ou la douleur qu'elle fait ressentir aux organes. Or, tout ce qui tombe dans le. domaine physique, chimique, physio- logique, peut ou pourra tôt ou tard s'exprimer en chiffres, être soumis à l'arithmétique et à l'algèljre. L'utilitarisme anglais est donc essentiellement , et c'est le mérite de Bentham de l'avoir compris , une application de l'ari- thmétique et de l'algèbre, une sorte d'économie morale; il doit supputer ce qui semble le plus étranger au nombre^ calculer ce qui semble le plus rebelle au calcul : la moralité. La première règle de la méthode cartésienne était la suivante : Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu'on ne la reconnaisse évidemment telle. Bentham, lui, prendra cette règle : Ne recevoir jamais aucune chose comme bonne qu'on ne la reconnaisse évidemnient la plus utile. La quatrième règle de Descartes aurait pu être

i. Dponlol., I, 167.

2. DéontoL, I, 16, 17.

3, Déontoi., I, 165.

BENTHAM H

acceptée par Bentham sans y rien changer : Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, qu'on soit assuré de ne rien omettre.

Voici, en termes précis, le problème qui se pose : nous avons un principe, une base, l'utilité; nous avons une méthode, la méthode arithmétique; sur cette base et par cette méthode, édifier la moralité.

Nous sommes d'abord en mesure, s'il faut en croire Bentham, de restituer aux hommes la vertu que nous leur avions enlevée. Dès lors qu'il y a des quantités dans le bien, la vertu représentera la quantité la plus grande : la vertu, « c'est ce qui maximise les plaisirs et minimise les « peines, c'est ce qui contribue le plus au bonheur \ » On a fait rentrer jusqu'à présent Véconomie dans les vertus; mais ce sont toutes les vertus qui, d'après Bentham, doivent rentrer dans l'économie : « L'homme vertueux amasse dans (S. l'avenir un trésor de félicité ; l'homme vicieux est un pro- « digue qui dépense sans calcul son revenu de bonheur. . . « La vertu est comme un économe prudent, qrii rentre dans a ses avances et cumule les intérêts. »

Toutefois^ l'économie et le calcul, s'ils sont l'œuvre de la froide raison, ne suffisent pas à constituer la vertu et la moralité. Ici, nous devons remarquer un progrès notable que Bentham fait accomplir à la morale utilitaire. La vertu, dit-il, n'est pas simplement un raisonnement, un calcul; il faut qu'au calcul s'ajoute Veffort, la lutte, le sacrifice d'un bien présent au bien à venir, en un mot une certaine dose d'abnégation temporaire, sinon définitive. Boire, manger, autant d'actes qui tendent à « maximiser » le bonheur et qui cependant ne sont point comptés au nombre des vertus; pourquoi? « Parce que dans leur exercice il n'y a « point d'abnégation, point de sacrifice d'un bien présent « à un bien. à venir... Pour appliquer aux habitudes ou aux « dispositions d'un homme l'appellation de vertu, il est « indispensable de supposer que ces habitudes sont accom- « pagnées (ou ont été jadis accompagnées) d'une certaine « somme de répugnance, et par conséquent d'abnégation -. » En joignant ainsi à l'idée de \^rtu celle d'effort, Bentham fait faire à l'utilitarisme un progrès évident que réclamait la logique même du système. iJésormais, nous ne serons plus exposés à confondre des actes qui, quoique utiles,

i. Déontol., I, 25; ib., 169, 17-2 ; II, 43. Cf. Dum. de Gen., I, p. 5. 2. Déontol., I, 385; 173, 176, 269.

12 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

exigent un très-minime effort, avec les actes vertueux; nous ne mettrons plus, comme les cyrénaïques, la force du corps, ou, comme "Volney, la propreté au rang des vertus cardinales; nous ne mêlerons plus les prescriptions de l'hygiène et celles de la déontologie. La vertu, en rede- venant une lutte, redevient un travail; or le travail est un déploiement de volonté, et la volonté se déploie le plus, agit et veut le plus, elle est le plus capable de mo- ralité.

Mais, dira-t-on peut-être, Bentham, en joignant à l'idée de vertu celle d'effort et de lutte , est infidèle au système utilitaire : il n'appelle plus vertueuse toute action utile, mais seulement l'action utile qui a exigé un effort; cependant l'effort, considéré en lui-même, n'a rien d'utile ni d'agréable; Bentham, en jugeant les actes vertueux, se sert donc d'un autre critérium que l'utilité; il abandonne ses principes et emprunte ceux de ses adversaires. Nullement, répon- drons-nous. Il est bien vrai qu'une action donnée, si on la prend à part et indépendamment de la volonté intelligente qui la produite, n'est point plus utile qu'une autre par la seule raison qu'elle a coûté plus d'effort. Mais on ne doit pas séparer ainsi les actions de la puissance intelligente qui les produit. Or, quel est l'homme le plus capable de recommencer, dans toutes les circonstances et malgré les tentations les plus vives, une action utile? est-ce celui qui a accompli une première fois cette action sans effort, par une simple disposition d'esprit et par une inclination mo- mentanée, ouest-ce celui qui l'a accompHe avec effort, avec lutte, avec abnégation"? En mécanique, on peut calculer la distance que parcourra une force, étant données son intensité et l'intensité des forces inférieures qui lui résistent. Il en est de même en morale. Si la vertu d'un homme est l'œuvre de ses efforts, cette vertu plus intense trouvera moins d'empêchements dans les accidents ordinaires de la vie; elle les franchira sans peine; elle résistera, inaltérable, aux épreuves; ce sera donc un capital plus sur. Le cuivre a toujours moins de valeur que l'or, parce que l'or est plus inaltérable. La vertu de l'homme courageux est comme une vertu d'or ; rien ne peut plus l'altérer, et l'eau régale >elle-même, qui décompose l'or, ne la terhirait pas. Cette vertu d'effort a donc plus de valeur ; elle durera plus long- temps et restera plus intacte : elle aura, si l'on regarde non- -seulement le présent et la réalité actuelle, mais le possible et l'avenir, plus de vraie utilité.

BENTHAM 13

En résumé, la vertu, d'après Bentham, est un sacrifice provisoire tendant au maximum de plaisir.

IL Une question se pose alors : Le plaisir présent dont la vertu m'ordonne le sacrifice, me le rendra-t-elle plus tard? et suis-je sur de retrouver un jour, grossi des intérêts, le capital dont je me dessaisis aujourd'hui?

La réponse de Bentham est curieuse : il nie que jamais, en aucun cas, le sacrifice accompli par la vertu puisse et doive être définitif. « Aujourd'hui, dit-il, l'homme vicieux semble avoir une balance de plaisir en sa faveur; le len- demain, le niveau sera rétabli, et le jour suivant on verra que la balance est en faveur de l'homme vertueux... La déontologie ne demande pas de sacrifice définitif. Elle propose à Thomme un surplus de jouissances. Il cherche le plaisir ; elle l'encourage dans cette recherche ; elle la reconnaît pour sage, honorable et vertueuse; mais elle le conjure de ne point se tromper dans ses calculs. Elle lui représente l'avenir... Elle demande si, pour la jouissance goûtée aujourd'hui , il ne faudra point payer un intérêt usuraire. Elle supplie que la même prudence de calcul qu'un homme sage apphque à ses affaires jour- nalières soit appliquée à la plus importante de toutes les- affaires, celle de la félicité et du malheur. » Et ailleurs : La tâche du moraliste éclairé est de démontrer qu'un acte immoral est un faux calcul de l'intérêt personnel, et que l'homme vicieux fait une estimation erronée des plaisirs et des peines * . » Bentham, sur ce point, s'accorde donc avec Epicure : a/topicTov Triî r.oov^ç :?■, apeTvi, disait ce dernier. D'ailleurs, Ben- tham ne pouvait faire autrement; l'utilitarisme, en effet, doit nécessairement se changer en une sorte d'optimisme. Xe savons-nous pas que l'homme, d'après les utihtaires, doit rechercher et recherche partout son plaisir, son intérêt ? Dès lors, de deux choses l'une : ou le plaisir et le devoir sont indissolubles : alors l'homme suivra le devoir pour suivre son intérêt; ou le plaisir et le devoir peuvent se séparer : dans ce cas, la ligne de conduite de l'homme sera infailli- blement dirigée du côté du plaisir, et toutes les paroles, toute l'éloquence des moralistes ne pourraient pas la faire dévier d'une quantité infinitésimale. Force est donc à l'uti- litaire, pour conserver la vertu et le devoir, de les identifier

1. DCont., II, 38, 191, 20.

14 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

absolument avec l'intérêt ; c'est ce qu'a vu nettement Ben- tham, et c'est sur quoi il insiste avec une véritable obstina- tion : « Il est fort inutile déparier des devoirs... L'intérêt est « uni au devoir dans toutes les choses de la vie; plus on exami- (f nera ce sujet, plus V homogénéité de l'intérêt et du devoir « paraîtra évidente... En saine morale^ le devoir d'un homme « ne saurait jamais consister h faire ce qu'il est de son intérêt « de ne pas faire...; par une juste estimation, il apercevra « la coïncidence de ses. intérêts et de ses devoirs... Toutes « les fois qu'il s'agit de morale , il est invariablement « d'usage de parler des devoirs de l'homme exclusivement. « Or, quoiqu'on ne puisse établir rigoureusement en prin- « cipe que ce qui n'est pas de l'intérêt évident d'un individu « ne constitue pas son devoir, cependant on peut affirmer « positivement qu'à moins de démontrer que telle action ou telle « ligne de conduite est dans V intérêt d'un homme ^ ce serait « peine perdue que d'essayer de lui prouver que cette action, « celte ligne de conduite sont dans son devoir... Il est certain « que tout homme agit eti vue de son propre intérêt; ce n'est « pas qu'il voie toujours son intérêt il est vérita- « blement... Chaque homme est à lui-même plus intime « et plus cher qu'il ne peut l'être à tout autre ; il faut, de « toute nécessité, qu'il soit lui-même le premier objet de sa « sollicitude ^ »

Aussi ne peut-on blâmer le méchant que comme on blâme un caissier inhabile. « Voilà un homme qui a mal « calculé, » disait Fontenelle en voyant emmener un scélé- rat ; ainsi parle Bentham. Le vice, n'étaient ses conséquences nuisibles , serait un bien : « La déontologie reconnaît que « l'ivrogne lui-même se propose un but convenable ; mais « elle est prête à lui prouver que ce but, l'ivrognerie ne le « lui fera pas atteindre ^ » Celui qui vole ou tue n'est pas plus coupable que celui qui s'enivre, si l'on fait abstraction des conséquences : àot/ci'a xa6' eaur/iv jcocxov, avait déjà dit Epicure. Bentham se plaît à renchérir sur ces paroles : '( D'après le principe de l'utilité, le plus abominable plaisir 'fque le plus vil des malfaiteurs ait jamais retiré de son « crime (the most abominable pleasure which the vilest of « malefactors ever reaped from bis crime) ne devrait pas « être réprouvé s'il demeurait seul ; le fait est qu'il ne '( demeure jamais seul , mais il est nécessairement suivi « d'une telle quantité de peine, ou, ce qui revient au même

1. Béoyit., I, 17,18, 19, 26.

2. Déont., I, 192.

BENTHAM 15

« (what cornes to the same thing), d'une telle chance d'une « certaine quantité de peine, » il est difficile, par paren- thèse, de comprendre comment cela peut revenir au même, '( que le plaisir en comparaison est comme rien ; et c'est « la vraie, la seule raison (the true and sole reason), mais « parfaitement suffisante, pour en faire un sujet de châ- « timent ^ »

Le sacrifice définitif, loin de constituer la vertu, constitue donc essentiellement le vice. Et Bentham, pour le prouver, invoque ici les règles de l'économie politique : « Le sacri- « fice de l'intérêt se présente, en abstraction, comme quel- ce que chose de grand et de vertueux , parce qu'il est « convenu que le plaisir qu'un homme rejette loin de lui est «nécessairement recueilli par un autre... Mais, dans « l'échange du bonheur comme de la richesse, la grande '( question est de faire que la production s'accroisse par la « circulation. Il n'est donc pas plus convenable, en écono- « mie morale, de faire du désintéressement une vertu, que « de faire en économie politique un mérite de la dépense. » Non-seulement Bentham rejette le sacrifice, mais il finit par s'en indigner, comme un économiste s'indigne des consom- mations improductives : <f Le désintéressement peut se trouver « dans les hommes légers et insouciants ; mais un homme « désintéressé avec réflexion, c'est ce qui, heureusement, est « rare. Montrez-moi l'homme qui rejette plus d'éléments de <: félicité qu'il n'en crée, et je vous montrerai un sot et un « prodigue. Montrez-moi l'homme qui se prive d'une plus « grande somme de bien qu'il n'en communique à autrui, « et je vous montrerai un homme qui ignore jusqu'aux pre- « miers éléments de l'arithmétique morale ^ »

Comme on voit, un sacrifice définitif est une prodigalité au même titre que le crime : l'homme désintéressé et le vicieux se touchent de bien près ; la seule différence, c'est que le vicieux sacrifie les autres à soi, et l'homme désin- téressé, soi aux autres. Le premier est bien plus logique que le second, et si, par une hypothèse difficile d'ailleurs à réali- ser, il résultait une somme de bonheur égale dans les deux cas, celui qui sacrifie les autres pourrait bien être plus digne d'approbation que celui qui, par étourderie et prodi- galité, se sacrifie lui-même. Abraham et Jephté doivent

1. Princ. of mor., II, IV. Passage supprimé par Dumont de Ge- nève.

2. Déont., h i99. Cf. Dum. de Gen., I, 29. Princ. of mor., ch. II,

§ XX.

16 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

plaire beaucoup plus aux partisans de l'utilité que les Dëcius et les Curtius Si le dévouement devenait trop fréquent, l'existence sociale serait menacée : « La continuation de « l'existence elle-même dépend du principe de la person- « nalité. Si Adam s'était plus soucié du bonheur d'Eve que « du sien propre, Satan eût pu s'épargner les frais d'une « tentation... La mort de tous deux eût mis une prompte « conclusion à l'histoire de l'homme '. «

D'ailleurs, ne nous y trompons pas, ceux qui sacrifient leur plaisir, leur intérêt, leur bonheur ne font point une réelle exception à l'universel mobile de l'utilité et ne peu- vent fournir une objection à ce principe. D'après Bentham, le sacrifice est un mal, et nul ne peut vouloir le mal pour le mal, mais en vue d'un plaisir; le sacrifice, en tant qu'il est désiré et voulu, représente donc un plaisir, et ceux qui se sacrifient cherchent encore, comme tous les hommes, le plaisir ; seulement, par une étrange bizarrerie, ils trouvent précisément ce plaisir à se dépouiller de tous les plaisirs ordinaires. Le sacrifice est encore un calcul , mais un « calcul erroné » ; c'est un acte de folle prodigalité , non de désintéressement véritable : « Lorsque l'homme fait le « sacrifice de son bonheur au bonheur des autres , ce ne « peut être que dans un intérêt d'économie ; car si, dema- « nière ou d'autre^ il ne-retirait plus de plaisir du sacrifice, " il ne le ferait pas, il ne pourrait pas le faire ^. »

En face de la doctrine qui, en prêchant le désintéresse- ment, prêche l'imprudence et la prodigalité, Bentham re- lève et défend l'intérêt bien entendu. Bien de plus carac- téristique que la page suivante : « La déontologie ne pro- « fesse aucun mépris pour cet égoïsme qu'invoque le vice « lui-même. Elle abandonne tous les points qui ne peuvent « pas être démontrés avantageux à l'individu. Elle consent « même à faire abstraction du code du législateur et des « dogmes du prêtre. ^> Ici, Bentham va bien plus loin qu'Helvétius, d'après lequel le législateur était seul capable d'accomplir la fusion entre la vertu sociale et l'intérêt ^ V Elle admet comme convenu qu'ils ne s'opposent point « à son influence ; que ni la législation ni la religion ne « sont hostiles à la morale , et elle veut que la morale ne « soit pas opposée au bonheur. » Par la seule force des

1. Décmtol., 1, 26.

2. D>'0)itoL, I, 231.

3. Voir, clans la Momlf' (l'Epiairc et ses raj/ports acec les doctrines contcm- pornines, le chapitre sur Helvétius.

BENTHAM 17

choses, le iDonheur accompagne donc la vertu, loin que le sacrifice du bonheur en soit la condition. C'est la doctrine optimiste que professèrent également dans Fantiquité , à des points de vue différents, Socrate et Epicure. Mais l'opti- misme de Bentham est encore plus convaincu : « Montrez « à la déontologie un seul cas elle ait agi contrairement à la « félicité humaine, et elle s'avouera confondue... Tout ce qu'elle « se propose, c'est de mettre un frein à la précipitation, « d'empêcher l'imprudence de prendre des mesures irré- « médiables et de faire un mauvais marché. Elle iia rien à « objecter aux plaisirs qui ne sont point associés à une portion « de peine plus qu'équivalente. En un mot , elle régularise «■ Végoisme '. »

Bentham vient enfin de trouver la vraie formule de sa morale : régulariser l'égoïsme ; c'est bien , en fin de compte, tout ce que peut nous promettre la doctrine ben- thamiste; mais que de choses inattendues nous allons trouver contenues dans cette formule !

III. En général, dans un système philosophique, il est aisé de découvrir un certain nombre de tendances qui en- traînent à la fois, mais avec une force inégale, la pensée du philosophe en divers sens. Ainsi, dès l'abord, deux ten- dances qui semblent contradictoires se montrent chez Ben- tham : d'un côté il se déclare partisan et défenseur de l'égoïsme; d'un autre côté il aspire, comme toute l'école anglaise contemporaine , aux sentiments sympathiques et sociaux ; de là, parfois, lorsque ces deux tendances se mon- trent simultanément, une apparence d'hésitation et de con- tradiction. Pour supprimer cette apparence, il nous suffit de ne montrer les deux tendances que successivement, de les subordonner l'une à l'autre , en s'élevant de l'une à l'autre, et d'introduire ainsi dans l'exposition de la doc- trine une gradation qui était dans l'esprit de Bentham, mais pas assez peut-être dans ses paroles. Fidèles à la méthode que nous avons exposée ailleurs % nous essayerons de montrer comment, lorsqu'on suit pas à pas la marche et l'évolution d'un système, on voit se dissiper telle contra- diction qu'on croyait apercevoir lorsqu'on n'en connaissait

1. Déont., I, p. 192, i93. « N'allez pas vous figurer que les hommes remueront le bout du doigt pour vous servir, s'ils n'ont aucun avantage à le faire : cela n"a jamais été, cela ne sera jamais. » {Déont., II, 158.)

2. Voir notre Morale d'Épicure, avant-propos.

GUYAU. 2

18 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

que les idées éparses, sans les relier fortement entre elles.

Benthani a fait l'apologie de l'égoïsme, au même titre que les économistes font l'apologie de l'épargne. Rien de plus conforme au principe de l'utilité. Mais l'économie po- litique est la première à proscrire l'épargne aveugle de l'avare : il en sera de môme pour l'économie morale, et Bentham blâme l'égoïste qui n'amasse le plaisir que pour soi. « Quelles déductions importantes tirerons-nous de nos « principes ? se demande Bentham. Sont - ils immoraux « dans leurs conséquences? Loin de là, répond-il; ils « sont au plus haxii])oini philanthropiques et bienfaisants^. » Le premier mouvement de quiconque lira ces lignes ne peut être qu'un mouvement de surprise. Pourtant^, quand on y réfléchit, ces déductions, que Bentham appelle juste- ment « importantes », peuvent se soutenir. En effet, l'é- goïsme bien entendu, c'est la recherche du bonheur; or Bentham regarde les jouissances de la sympathie et de l'aiïection comme inséparables de ce bonheur même : elles doivent donc être recherchées. Mais on ne peut obtenir l'affection d'autrui qu'eri témoignant à autrui de l'affection, et on ne peut témoigner de l'affection que par des actes entre dans une certaine portion le sacrifice de l'égoïsme : l'égoïsme, pour se conserver, est donc contraint, dans une certaine mesure, de se sacrifier. Raisonnement qui ne manque pas de force et qu'avaient déjà fait les Epicuriens antiques ^ « Comment, dit Bentham, un homme pourra- 1- « il être heureux, si ce n'est en obtenant l'affection de ceux « dont dépend son bonheur ? Et comment pourra-t-il obte- (i nir leur affection, si ce n'est en les convainquant qu'il « leur donne la sienne en retour? Et cette coiiviction, com- te ment la leur communiquer, si ce n'est en leur portant une « affection véritable ? Et si cette affection est vraie, la preuve « s'en trouvera dans ses actes et dans ses paroles. » Non- seulement donc l'égoïsme doit simuler l'affection ; mais, . comme l'affection la plus vraisemblable est encore gé- néralement la plus vraie, comme ce qu'on simule ne vaut jamais ce qu'on éprouve , l'égoïsme devra s'efforcer d'éprouver une véritable affection, ou tout au moins de se cacher à ses propres yeux comme., à ceux d'autrui. Pour tromper les autres, le mieux sera donc de se tromper soi-

1. Déont., I, p. 27. Cf. Principles of morals and legisL, ch. X : of human dispositions.

2. Voir notre Morale d'Epicure.

BENTHAM IJ

même. Bien plus, l'intérêt nous commande de faire les premiers pas vers autrui et les premiers sacrifices; il nous conseille de demander peu en échange , de consi- dérer nos sacrifices comme définitifs, quoique dans le fond nous ne les fassions que parce que nous les croyons pro- visoires : « Helvétius a dit que pour aimer les hommes « il faut peu en attendre. Soyons donc modérés dans nos « calculs, modérés dans nos exigences. La prudence veut « que nous n'élevions pas trop haut la mesure de nos espé- « Tances, car le désappointement diminuera nos jouissances « et nos bonnes dispositions envers autrui ; tandis que, « recevant de leur part des services inattendus qui nous « donnent le charme de la surprise, nous éprouvons un « plaisir plus vif et nous sentons se fortifier les liens qui « nous unissent aux autres hommes *. » On le voit, aU*- cun plaisir n'est négligé dans cette analyse , pas même l'agréable émotion de la « surprise » ; enfin, un principe ca- pital, sur lequel nous aurons plus tard à revenir, est mis en avant : c'est celui du désappointement et du non- désappoin- tement. Au nom de ces divers plaisirs , nous devons être bienveillants et sympathiques, désintéressés : bienveillants et sympathiques, pour qu'on le soit à notre égard ; désin- téressés, de peur que notre intérêt trompé ne nous inflige la peine du désappointement.

« L'effet général de la sympathie, ditDumont de Genève, «c est d'augmenter la sensibilité, soit pour les peines, soit « pour les plaisirs. Le moi acquiert plus d'étendue, il cesse « d'être solitaire, il devient collectif. On vit pour ainsi dire « à double dans soi et dans ceux qu'on aime, et même il « n'est pas impossible de s'aimer mieux dans les autres que « dans soi-même, d'être moins sensible aux événements « qui nous concernent par leur effet immédiat sur nous que

1. Déont., I, 27. Cf. Principles ofmor., ch.XIX; Dumont de Genève, I, 113 : « Il y a une liaison naturelle entre la prudence et la probité, « c'est-à-dire que notre intérêt bien entendu ne nous laisserait jamais « sans motif pour nous abstenir de nuire à nos semblables... Indépen- a damment de la religion et des lois, nous avons toujours quelques mo- a tifs naturels, c'est-à-dire tirés de notre propre intérêt, pour consulter a le bonheur d'autrui : la pure bienveillance; 2' les affections pri- 0 vées ; 3' le désir de la bonne réputation. Ceci est une espèce de calcul o et de commerce : payer pour avoir du crédit, être vrai pour obtenir « la confiance, servir pour être servi... Un homme d'esprit disait que, si « la probité n'existait pas, il faudrait l'inventer comme moyen de faire a fortune. » V Introduction aux principes et le Traité de législation sont donc entièrement d'accord sur ce point avec la Déontologie : si nous poursuivons l'intérêt d'autrui, c'est parce qu'il y a entre cet intérêt et le nôtre une liaison naturelle.

20 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« par leur impression sur ceux qui nous sont attachés... Les « sentiments reçus et rendus s'augmentent par cette com- « munication, comme des verres, disposés de manière à se « renvoyer les rayons de lumière, les rassemblent dans un « foyer commun et produisent un degré de chaleur beau- ce coup plus grand par leurs reflets réciproques ^ . »

La sympathie, qui n'est autre chose, en somme, que le plaisir du plaisir des autres, ne nous porte pas seulement vers les hommes les plus rapprochés de nous ; l'amour de soi, après s'être fait sympathique, se fait philanthropique : « L'amour de soi sert de base à la bienveillance univer- c( selle ; il n'en saurait servir à la malveillance universelle 2.. « Qu'est-ce d'ailleurs que cette philanthropie, cette bienveil- lance universelle , sinon une bienveillance plus vague, plus indéterminée? Et comment pourrions-nous préciser, déterminer, retenir dans des limites fixes des sentiments qui s'étendent et se dilatent aussi aisément que ceux de la bienveillance? La sympathie commence par embrasser cer- tains individus, puis une classe subordonnée d'individus, puis la nation entière [the ivhole nation)^ puis le genre hu- main en général (/iwmaîi kind in gênerai)^ et enfin la création sentante tout entière {the ivhole sensitive création) ^ La bien- veillance va du reste partout va l'intérêt ; or, il est impossible de maintenir l'intérêt dans une sphère bornée, comme la famille, la cité, l'État : la solidarité des hommes tend non-seulement à les unir plus fortement, mais à les unir plus fréquemment et plus universellement : « Les re- « lations sociales pénètrent toute la substance de la société. « Il n'est presque pas d'individu qui ne soit rattaché à la « société générale par quelque lien social plus ou moins « fort. Le cercle s'étend, l'intimité se fortifie à mesure que « la société s'éclaire. L'intérêt, d'abord renfermé dans la « famille, s'étend à la tribu, de la tribu à la province, de <( la province à la nation, de la nation au genre humain tout « entier. Et à mesure que les sciences politique et déonto- « logique seront mieux comprises , on verra augmenter la «dépendance de chacun de la bonne opinion de tous, et la '< sanction morale se fortifier de plus en plus. Ajoutons que « sa force sera de beaucoup accrue lorsqu'elle pourra faire

1. Dnmont de Genève, I, p. 66. Introcl. îo the pHnc, p. 25.

2. D<'ont., II. 49. Cf. II, 15S.

3. lutrod. to tft<; princ, VI, p. 21. Dumont de Genève atténue ici, comme il lui arrive souvent, la pensée de Benlham, et rapetisse son système : il s'arrête aux hommes. Benthara, lui, étend la sympathie partout s'étend la sensibilité. Cf. Dum. de Gen., I, p. 66.

BEMIIAM 21

" une appréciation plus exacte de sa propre puissance '. y « Plus on s éclaire, dit ailleurs Bentham, plus on con- « tracte un esprit de bienveillance générale, parce qu'on <f voit que les intérêts des hommes se rapprochent par plus « de points qu'ils ne se repoussent. Dans le commerce, les « peuples ignorants se sont traités comme des rivaux qui « ne pouvaient s'élever que sur les ruines les uns des « autres. L'ouvrage d'Adam Smith est un traité de hienveil- « lance universelle , parce qu'il fait voir que le commerce « est également avantageux pour les différentes nations ; « que les peuples sont associés et non pas rivaux dans la « grande entreprise sociale. » Bentham, à l'encontre d'Hel- vétius, assimile donc entièrement, en s'appuyant sur la science nouvelle créée par Adam Smith, l'amour de soi à la philanthropie universelle; il les assimile parce qu'il identifie l'intérêt privé et l'intérêt public, et le moyen terme de cette identification, c'est, outre le profit écono- mique, le plaisir de la sympathie, complété par la peine de la sanction.

Bentham, en effet, comme tous les utilitaires, attache la plus grande importance à la sanction. Helvétius avait surtout insisté sur la sanction légale; Bentham reconnaît plusieurs autres sanctions naturelles et non moins impor- tantes : sanction physique, sociale, populaire, enfin reli- gieuse ; et il se sépare positivement d'Helvétius. Pour montrer mieux l'influence de la sanction, il raconte l'his- toire de deux apprentis, Timothée et Walter, dont la con- duite différente vaut à l'un un bonheur sans mélange, à l'autre une misère sans remède -. On sait que ces sortes d'histoires forment chez nos voisins, dont l'esprit national est essentiellement utilitaire, le fond de la plupart des livres à l'usage des enfants. On inculque ainsi à l'enfant un optimisme exagéré, en lui faisant croire que la sanc- tion la plus terrible vient frapper immédiatement le cou- pable,.et on s'efforce de l'habituer à la vertu par la crainte du châtiment.

Pour bien saisir la doctrine utilitaire jusqu'au point nous sommes parvenus, résumons sous une forme systé- matique la manière dont Bentham explique les rapports des hommes entre eux. Chacun cherche son plus grand intérêt, chacun est égoïste : voilà le point de départ. Mais

1. Dêontoloriie, I, 203.

2. Béout., I. 145. Cf. Dum. de Gen., I, ch. vd.

2-2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

rintérêt de chacun est lié à l'intérêt de tous par deux prin- cipes, celui de la sanction et celui de la sympathie. La sanction fait subir à l'égoïsme une première transforma- tion ; mais c'est en quelque sorte malgré lui : elle le me- nace du châtiment. La sympathie produit, non pas seule- ment dans la ligne extérieure de conduite, mais au sein même de l'égoïsme, un changement plus important encore : elle l'attire par le plaisir. Je suis homme, et comme tel, selon Bentham, tout ce qui n'est pas moi m'est indifférent; mais, en premier heu, la crainte intervient et me dit : Si tu ne respectes pas le bien et la vie des autres, ils ne respecteront pas ton bien et ta vie : tu auras fait un mau- vais calcul. Je l'écoute, et je m'abstiens de tout ce qui peut m'attirer la peine de la sanction. Yoilà donc un premier pas de fait : c'est, pour ainsi dire, après ma ten- dance à tout envahir, un pas en arrière ; je reviens sur moi, je rentre dans les limites de mon domaine, je suis juste. Mais l'absence de crainte, quoique étant une excel- lente ^chose, ne me suffît pas, comme elle suffisait jadis aux Épicuriens, pour constituer le bonheur. Mon plaisir, en efï'et, n'est pas complet ; je suis à l'étroit dans mon moi ; mon bonheur, pour être intense, a besoin d'être large et de comprendre le bonheur des autres ; il y man- que la plus douce jouissance , celle de la sympathie : pour l'obtenir, je vais à autrui, je me fais bienveillant, bienfaisant, désintéressé même. La société est fondée. « La vertu sociale, dit Bentham, est le sacrifice qu'un « homme fait de son propre plaisir pour obtenir, en servant « l'intérêt d'autrui, une plus grande somme de plaisir pour « lui-même \ »

Gomme on voit, la doctrine de Bentham se montre déjà ingénieuse et même subtile : ce qui la caractérise, c'est cette identification perpétuelle et obstinée de l'intérêt public et de l'intérêt privé. Pourtant, nous n'avons pas encore déduit de cette identification la conséquence la plus remarquable.

Nous recherchons et devons rechercher notre bonheur : mais, puisque notre bonheur est toujours d'accord avec la justice, il ne portera tort en aucune façon au bonheur d'autrui ; notre plaisir n'exclura en aucune manière le plaisir d'autrui. Gela posé, fidèles à la méthode arithmé- tique de Bentham, considérons-nous comme chiffres dans

1. Déonwlor/ie, I, 173. Cf. Intr. to the principles, ch. XL

BENTHAM 23

la somme des êtres tendant au bonheur : il est évident que, notre bonheur s'accroissant d'une certaine quantité, la somme du bonheur total s'accroîtra de la même quan- tité. Première conséquence. En outre, comme notre bon- heur non-seulement n'est pas exclusif du bonheur d'autrui, mais l'embrasse et le contient , comme nous ne pouvons être complètement heureux que par l'affection des autres et que, pour obtenir l'affection des autres, nous devons commencer par rendre les autres heureux ; comme enfin notre chiffre de bonheur personnel ne s'accroît qu'à con- dition que le chiffre de bonheur s'accroisse tout autour de nous , il en résulte évidemment que , en augmentant notre bonheur propre , nous ne faisons pas une simple addition au bonheur universel, mais nous opérons une véritable multiplication de ce bonheur. Ainsi, en travail- lant à notre bonheur propre, nous avons travaillé au bon- heur de tous les êtres; en servant notre intérêt, nous avons servi autant qu'il était possible l'intérêt universel; nous avons cherché le plus grand bonheur du plus grand nombre {the greatest happiness of the greatest number) ; et inverse- ment, toutes les fois que nous augmentons le bonheur du plus grand nombre, nous augmentons notre propre bonheur.

Ainsi , par une transformation algébrique très-simple , nous pouvons réduire cette formule : mon bonheur, à cette autre : le plus grand bonheur du plus grand nombre, ou à cette autre encore, à laquelle Bentham s'est finale- ment arrêté : la maximisatiou du bonheur. On peut indiffé- remment énoncer l'une de ces trois formules : toutes trois représentent également le but que la morale anglaise pro- pose à tous les hommes.

Cette interprétation est confirmée par des textes précis. « L'intérêt de chaque homme, dit nettement Bentham, « doit, à ses yeux, passer avant tout autre ; et, en y regar- '( dant de près, il n'y a dans cet état de choses rien qui fasse « obstacle a la vertu et au bonheur : car comment obtiendra- « t-on le bonheur de tous dans la plus grande proportion pos- « sible,si ce n'esta la condition que chacun en obtiendra pour « lui-même la plus grande quantité possible? De quoi se com- « posera la somme du bonheur total , si ce n'est des unités « individuelles? » Et ailleurs : « La première loi de la nature, '( c'est de désirer notre propre bonheur. Les voix réunies « de la prudence et de la bienveillance se font entendre « et nous disent : Cherchez votre propre bonheur dans le

24 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« bonheur d'autrui. » « Si chaque homme, agissant avec « connaissance de cause dans son intérêt individuel, obte- « nait hi phis grande somme de bonheur possible, alors l'hu- '( manité arriverait à la suprême félicité, et le but de toute " morale, le bonheur universel, serait atteint \ « « En « écrivant cet ouvrage, ajoute Bentham, nous avons pour « objet le bonheur de l'humanité, ton bonheur, lecteur, et (' celui de tous les hommes -. «

Bentham ne pouvait s'arrêter aux hommes ; la sympa- thie, ce lien de l'individu et du genre, du particulier et de l'universel, ne s'y arrête pas, et la morale de Bentham devait embrasser tout ce qu'embrasse la sympathie : « Ce que nous nous proposons, c'est d'étendre le domaine du bonheur partout respire un être capable de le goûter ; et l'action d'une âme bienveillante n'est pas limitée à la race humaine, car, si les animaux que nous appelons infé- rieurs n'ont aucun titre à notre sympathie, sur quoi s'ap- puieraient donc les titres de notre propre espèce ? » En d'autres termes, si le plaisir que nous éprouvons à caresser les animaux n'était pas un mobile d'action suffisant, le plaisir que nous éprouvons à aimer les hommes en serait-il un ? Un homme sympathique envers les animaux sera plus disposé à la sympathie envers les hommes' et réciproque- ment. Bentham ajoute ces belles paroles : « La chaîne de « la vertu enserre la création sensible tout entière. Le bien- « être que nous pouvons départir aux animaux est intime- « ment lié à celui de la race humaine, et celui de la race « humaine est inséparable du nôtre ^. « Bentham, du reste,, ne plaçant point le principe de la morale dans la raison, était naturellement amené à ce résultat : « La question n'est pas : Les animaux peuvent-ils raisonner ? peuvent-ils- parler? mais : Peuvent-ils souffrir ^? »

En résumé , dans la partie théorique du système de Bentham que nous venons d'exposer, tout nous a paru se

•4. Dpont., I, 26, 25, 19.

2. Deont., I, p. 20. Cf. hitr. to the prhic, ch. XVIII.

3. D;ont., I, ih. A ce sujet, Bentham se demande s'il est conforme à son principe de tuer les animaux pour les manger. « Sans doute, ré- « pond-il. et en cela nous sommes justifiables; la somme de leurs « souffrances n'égale pas celle de nos jouissances :_le bien excède le a mal. » Mandeville, le contemporain de Bentham^ qui soutient que le meurtre des animaux est l'un des crimes nécessaires au maintien de la société, eût peut-être fait demander à Bentham, par le lion qu'il met en scène, de quel droit l'homme se ferait juge du plaisir goilté par les animaux.

4. Déont:, I, 22.

BENTHAM 25

déduire avec logique. Entre l'égoïsme et le désintéresse- ment, Bentham a cherché un point de contact, et il en a trouvé un. S'il a identifié entièrement l'intérêt individuel avec l'intérêt universel, c'est en parfaite connaissance de cause. S'il a dit, d'un côté, qu'on' devait prendre pour fin son bonheur, de l'autre, qu'on devait prendre pour fin le plus grand bonheur du plus grand nombre, c'est qu'il con- sidérait ces deux fins comme absolument identiques. Il peut avoir tort, comme Socrate avait tort, comme Epicure avait tort, en croyant à un optimisme absolu ; mais sa doc- trine est raisonnée et consciente d'elle-même; elle a déjà,, dans sa partie théorique, une évidente originalité, et c'est parfois cette originalité même qui l'a empêchée d'être bien comprise '.

A vrai dire, on s'est souvent représenté Bentham tout autre qu'il n'est ; tantôt on en a fait un philanthrope enthousiaste, se souciant peu de construire un système logique et bien déduit, pourvu qu'au bout de ce système il crût trouver le bonheur de l'humanité ; tantôt on n'a vu en lui que le légiste ; on a dit que la morale, dans sa doc- trine, était le secondaire, la législation le capital ; qu'il n'avait guère vu la morale qu'à travers les lois. Loin de là, ce sont les lois qu'il n'a vues qu'à travers sa morale.

1. a Jai besoin, messieurs, dit Jouffroy, d'attirer votre attention sur a une confusion, de choses et d'idées dans laquelle Tesprit très-peu phi- a losophique de Bentham s'est laissé tomber... Elle consiste à substituer a dans le système égoïste la règle de l'intérêt général à celle de l'in- « térêt individuel, comme si ces deux régies étaient identiques, comme Il si la première n'était que la traduction de la seconde. » (Jouffroy, Cours a de clr. nat., II, p. 19.} Mais, précisément, elle n'en est pour Ben- tham que la traduction et, comme nous l'avons montré, la transfor- mation algébrique. « Que Bentham, en opérant celte substitution, « 7i'e>i oit pas en conscience, c'est un point incontestable. En effet, pour a peu qu'il s'en fût aperçu, la différence qu'il y a, ne fût-ce que dans « les mots, entre la règle de l'intérêt personnel et celle de l'intérêt <i général, l'aurait frappé. » L'originalité de Bentham semble con- sister justement à nier cette différence, dont il s'est fort bien aperçu. a II se serait cru obligé de dire quelque chose pour rassurer ses a lecteurs et leur montrer Tidentité de ces deux règles... Mais il n'y a a pas trace d'un semblable souci dans tout le livre de Bentham. » Jouffroy ne parle ici que de V Introduction to the principles, se trou- vent d'ailleurs des traces fort visibles d'un semblable souci, par exemple dans le chapitre XIX; s'il eût connu la Déontologie, qui a paru deux ans avant la publication du Cours de droit naturel, il eût certainement retiré cette assertion, o Ne croyez pas, ajoute Jouffroy, que je fasse « tort à Bentham et interprète mal sa pensée. » Pourtant, s'il l'eût mieux saisie, il eût peut-être retiré plusieurs critiques qui portent à faux; il n'eût pas semblé croire, par exemple, que Bentham rejetait entièrement les sentiments sympathiques et le « mode de détermination passionné ». La Rochefoucauld même admettait, en xm certain sens, ce mode de détermination.

26 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Il est utilitaire par nature, par esprit, par nationalité, par système; il Test obstinément, il l'est sciemment; il sait qu'il aboutit à l'égoïsme, mais il croit de toutes ses forces cpie « l'amour de soi peut servir de base à la bienveil- lance universelle ». Non-seulement pour les autres, mais pour lui-même, il repousse le titre de désintéressé ; il pra- tique l'utilitarisme dans sa conduite, comme il le préco- nise dans ses écrits : c'est un penseur original, encore plus bizarre qu'original ; mais il a son mérite, comme le montre l'extrême influence qu'il a exercée sur la philoso- phie anglaise.

CHAPITRE II

BENTHAM {Suite.) l'arithmétique appliquée a la morale

I. Comment trouver uu critérium pratique, jugeant de la valeur immédiate des actions? La ij.£TpviTi>c-/i de Platon et d'Epicure ; son insuffisance. Les actions humaines sans tarif; variété de poids et de mesures. Calcul arithmétique de Bentham. Les sept pro- priétés des plaisirs et des peines. L'ivrognerie jugée par le calcul moral. Tahles et catalogues de Bentham. L'unité de poids et de mesures découverte. La morale utilitaire fondée en tant que science d'application. Tâche nouvelle du moraliste. Apaise- ment de toutes les controverses en morale.

IL Application du calcul moral à la conduite pratique. Deux grandes vertus : prudence et bienveillance. Laquelle est anté- rieure et supérieure, laquelle doit être sacrifiée en cas de contlit? A quelle condition le désintéressement peut-il se justifier? Nou- velles preuves de l'optimisme conscient de Bentham. Le moraliste utihtaire, exemple vivant de la vertu utilitake. Définition de la moralité.

Xous avons recherché, dans le chapitre précédent, la condition que devait remplir un acte quelconque, d'après Bentham, pour mériter le nom de moral et de vertueux : €et acte doit tendre au maximum du bonheur universel, et il doit y tendre en passant pour ainsi dire par le bon- heur individuel.

Maintenant, en pratique, à quels signes reconnaître cet acte? Le plus grand bonheur du plus grand nombre est une sorte de mesure idéale d'après laquelle on ne pourrait juger qu'une quantité d'actions très-restreinte, et à laquelle échappent la plupart des actions de la vie pratique..

28 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Platon, dans le Protagoras, et Epicvu'e parlent sans doute d'une sagesse pratique, cpfovrjai;, d'un art de mesurer, Guaijié- Tpr,ct;. Epicure même, s'attribuant cette sagesse et cet art, avait tracé à ses disciples une ligne de conduite : il leur avait indiqué dime manière générale les actions qu'ils devaient accomplir ou éviter. Mais, en premier lieu, cette ligne de conduite ne pouvait suffire à guider les hommes dans toutes les sinuosités de la vie. Kulle série de pré- ceptes, si développés et circonstanciés qu'ils soient, ne peut égaler la série des choses possibles. En second lieu, Bentham n'accorde point à la légère, même au moraliste, même au sage, la faculté d'apprécier la quantité de plaisir résultant, pour tout autre que lui, d'une action donnée. « Qu'est-ce que le plaisir? qu'est-ce que la peine? Tous les hommes s'en forment-ils la même idée? Loin de : le plaisir, c'est ce que le jugement d\m homme, aidé de sa mé- moire^ lui fait considérer comme tel. Nul homme ne peut reconnaître dans un autre le droit de décider pour lui ce qui est plaisir et de lui en assigner la quantité requise... Il faut laisser tout homme d'un âge mùr et d'un esprit sain juger et agir en cette matière par lui-même, et il y a folie et impertinence à vouloir diriger sa conduite dans un sens opposé à ce qu'il considère comme son intérêt '. » Ainsi, toute appréciation arbitraire des plaisirs d'autrui est nui- sible et blâmable, et toute règle de conduite fondée sur une telle appréciation est impossible -.

Yoici donc le problème, tel que Bentham le pose : trouver à l'usage de chaque individu un moyen scientifique de mesurer les plaisirs et de choisir en connaissance de cause, parmi les diverses actions possibles, celle qui contri- buera le plus à l'augmentation du bonheur individuel, et conséquemment du bonheur universel. En d'autres termes, chaque homme possède une certaine somme, une certaine richesse de bonheur, ,et il désire accroître cette richesse. Parmi les innombrables sortes de plaisirs dont l'ensemble

1. Déont., I, p. 39. Cf. p. 74.

2. Bentham, évidemment, ne veut pas déclarer à priori que les plai- sirs éprouvés par diverses personnes ne puissent se comparer et se mesurer en aucune manière ; dans ce cas, il se lierait lui-même les mains. Il défend, en premier lieu, toute intrusion despotique dans le domaine de la liberté individuelle; en second lieu, il repousse toute comparaison et toute mesure des plaisirs qui n'aurait pas un caractère de certitude scientifique, il pratique ici une sorte de doute méthodique et semble croire à ['absolue subjectivité des plaisirs; nous verrons plus tard qu'il admet dans tout plaisir éprouvé par un individu des éléments communs aux autres individus, des éléments objectifs.

BENTHAM 29

constitue la vraie richesse de l'homme, quels sont donc ceux qui sont préférables? n'y a-t-il pas, pour ainsi dire, des plaisirs d'or, de fer, de cuivre, de bois? comment mesurer leur densité, leur poids? comment s'assurer de leur valeur? « Avant Bentham, dit Dumont de Genève, il y avait comme une variété de poids et de mesures en morale".. Les actions humaines n'avaient point de tarif authentique et certain K »

Quelque variables que soient les plaisirs et les peines qui peuvent être pris par nous comme buts d'action, ils ne peuvent pourtant attirer notre volonté que par un certain nombre de caractères invariables. Si, par exemple, je me considère seul et abstraction faite des autres hommes, la valeur immédiate de tout plaisir et de toute peine dépendra pour moi de quatre conditions, ni plus ni moins : 1" son intensité [intensity) ; sa durée [duration) ; 3" sa certitude {certainty) ; 4" sa proximité {propinquitij) . Ce sont là, pour ainsi dire, les quatre formes dans lesquelles toutes les espèces de plaisirs et de peines sont forcées de venir se mouler pour parvenir à être pensées et voulues : quelque différents qu'ils soient sous les autres rapports, ils ont tous une certaine intensité et une certaine durée; ils sont plus ou moins en notre pouvoir, ils sont plus ou moins rappro- chés de nous.

Ce n'est pas tout. Nous avons considéré les peines et les plaisirs en eux-mêmes ; mais à chaque plaisir et à chaque peine est intimement lié un certain nombre de consé- quences que nous ne pouvons mettre hors de compte. Outre Vaction (the actj , voyons , suivant Bentham , la tendance (the tendency) de l'action.

Si un plaisir tend à produire des plaisirs, et une peine des peines, ce plaisir et cette peine seront féconds. Si un plaisir tend à produire des peines, et une peine des plaisirs, ce plaisir et cette peine seront impurs. Voilà donc deux nouveaux caractères dont il faut tenir compte : la fécondité et la pureté [fecundity and purity -).

1. Dumont de Genève, Disc, prélim., XX.

2. Bentham a soin de nous prévenir qu'il n'attache point à ces mots de pureté et d'impureté le sens que la « rhétorique » y attache fré- quemment; il les emploie dans le sens arithmétique ou mathématique. a La pureté est le profit, l'impureté la perte. Lorsque la pureté pré- « domine dans un plaisir, c'est comme si, dans un compte, la balance « était du côté du profit... L'idée première de la pureté est l'absence tt de toute autre substance que celle à laquelle on veut donner cet at- « tribut. » La farine est impure, mêlée de charbon ; le charbon e.st

eO LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Enfin les conséquences des plaisirs ne s'arrêtent pas toujours à l'individu : si nous voulons estimer un plaisir par rapport à une collection, il faut y ajouter un dernier caractère, V étendue [extent).

En somme, tous les plaisirs ont sept propriétés : qu'ils viennent de l'ouïe, de la vue ou de l'odorat, qu'ils viennent du corps ou de l'esprit, on pourra les comparer sous ces sept rapporLs. Voulez-vous apprécier la bonté d'une action par comparaison avec une autre, rien n'est plus facile, dit Bentliam. Vous êtes enclin, par exemple, à l'ivrognerie : Bentham ne s'attachera point à vous montrer dans l'ivro- gnerie une action honteuse, dégradante, mauvaise en elle- même; nullement; mais il s'engage à vous démontrer mathématiquement qu'elle vous sera nuisible. Sans doute, sous le rapport de l'intensité, de la proximité, de la certi- tude, elle ne laisse rien à désirer, quoique sur ce point une foule d'autres plaisirs puissent rivaliser avec elle. La durée est courte ; il y a un premier inconvénient. Pourtant, à ces quatre premiers points de vue, l'ivrognerie est avan- tageuse : c'est ce que Bentham appelle, dans le budget moral, la colonne des profits; mais voyons la colonne des pertes. En premier lieu, fécondité nulle. Quant à l'impu- reté, elle est extrême. En effet, « faisons entrer en ligne de compte : les indispositions et autres effets préjudiciables à la santé ; les peines contingentes à venir, résultat pro- bable des maladies et de l'affaiblissement de la constitution; la perte de temps et d'argent proportionnée à la valeur de ces deux choses ; la peine produite dans l'esprit de ceux qui vous sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un enfant; la défaveur attachée au vice de l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux d'autrui ; le risque d'un châtiment légal et la honte qui l'accompagne^ comme, par exemple, les lois punissant la manifestation publique de l'insanie temporaire produite par l'ivresse; 7" le risque- des châtiments attachés aux crimes qu'un homme ivre est exposé à commettre; le tourment produit par la crainte des peines d'une vie future *. »

Il est évident, conclut Bentham, que mathématiquement l'ivrognerie est une action mauvaise; la colonne des pertes probables l'emporte énormément sur celle des })rofits

impur, mêlé de farine, a La qualité d'être insalubre ou dégoûtant, soit « aux sens, soit à l'iaiagination, ajoute à l'intensité assignée à l'impu- « reté. * [Déont., I, 92.) 1. DéontoL, I, 190.

BENTHAM 31

assurés. L'ivrognerie, au point de vue commercial, serait une spéculation ruineuse ; on « achèterait trop cher » le plaisir qu'elle procure.

Qu'on applique le même calcul à toutes les actions, on les verra se ranger en deux grandes classes, se diviser en bonnes et en mauvaises, puis se subdiviser en meilleures et en pires sans que les sentiments arbitaires de sympathie et d'antipathie apportent jamais le trouble dans cette classi- fication réguhère. L'unité intérieure de poids et de mesure est découverte ; désormais chacun pourra peser dans une exacte balance ses plaisirs et ses peines, prendre les uns, rejeter les autres; cette sorte d'échange qui sans cesse a lieu au-dedans de nous, cette circulation intérieure de plaisirs et de peines, ne sera plus entravée par l'absence de commune mesure. La commune mesure, c'est ma con- science : je m'habitue à apprécier aussi exactement que possible l'intensité et la durée des plaisirs que je ressens; je fixe dans ma mémoire cette intensité et cette durée ; je m'efforce en outre de prévoir les conséquences ; j'interroge les statistiques, le calcul des probabihtés : cela fait , je range sous les sept catégories principales les iDrofîts et les pertes, j'étabhs une balance, et l'action est jugée; ou plutôt, non ; ce terme est impropre : l'action est évaluée. Le mal, c'est la dépense ; le bien, c'est la recette. « La morale devient une affaire d'arithmétiqpae i. »

a C'est une marche lente, dit Dumont de Genève, mais sûre : au lieu que ce qu'on appelle sentiment est un aperçu prompt, mais sujet à être fautif. Au reste, il ne s'agit pas de recommencer ce calcul à chaque occasion : quand on s'est familiarisé avec ses procédés, on compare la somme du bien et du mal avec tant de promptitude qu'on ne s'aperçoit pas de tous les degrés du raisonne- ment. On fait de Farithmétique sans le savoir. Cette mé- thode analytique redevient nécessaire lorsqu'il se présente quelque opération nouvelle et compliquée, ou lorsqu'il s'agit d'éclaircir un point contesté ^. »

1. Dumont de Genève, I, 58; Cf. Disc, prélim., XVIII; Bentham, Intmd. to the princ, IV, vi. Les règles de l'arithmétique morale de Bentham ont été mises en vers anglais peu après l'Introduction aux principes :

Intense, long, certain, speedy, fruitfuU, pure, Such marks in pleasures and in pains endure. Such pleasures seek, if private be thy end : If it be public, wide let them extend. Such pains avoid, whichever be thy view : If pains must corne, let them extend to few.

2. Dum. deGen., I, 59.

32 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Dans son Discours 'préliminaire^ Dumont de Genève compare l'arithmétique morale de Bentham « au syllogisme inventé par Aristote » ou au 7iovum organum de Bacon ; c'est, d'après lui, une sorte d' « instrument dans les sciences morales, un nouveau moyen de rapprocher et de comparer les idées, une nouvelle méthode de raisonnement. » Quoi qu'on pense de ces affirmations excessives, on ne saurait nier que Bentham, outre le perfectionnement apporté dans la partie théorique de l'utilitarisme, n'ait complètement renouvelé le critérium pratique de cette doctrine ; la mo- rale utilitaire, en tant que science d'application, est fondée.

Epicure, Hobbes, Helvétius avaient cherché à détruire la conscience morale; Bentham, en outre, cherche à la remplacer par une sorte de conscience économique. Lors- que les anciens et Epicure parlaient de mesurer ensemble les plaisirs, ils ressemblaient à quelqu'un qui parlerait de mesurer ensemble, sans la commune mesure du décimètre cube, les liquides et les solides : Bentham a eu le mérite de trouver cette commune mesure '.

Par il a changé la tâche du moraliste. Le moraliste ne prononcera plus les noms « repoussants » de devoir et d'obligation : (f sa tâche sera d'amener dans les régions de la peine et du plaisir toutes les actions humaines, afin de prononcer sur leur caractère de propriété et d'impropriété, de vice ou de vertu -, » Toutefois, nous le savons, le déon- tologue n'imposera point arbitrairement à autrui les ac- tions qu'il juge en son for intérieur les plus productives de plaisir : le plaisir de chacun, c'est surtout son bon

1. Il ne s'arrête point, du reste, après ce premier pas. Pour mieux évaluer et comparer les plaisirs et les peines, il faut connaître les principaux genres dans lesquels ils rentrent. Non-seulement tous les plaisirs, quels qu'ils soient, ont sept caractères communs, mais chaque plaisir partage un certain nombre de caractères avec d'autres plaisirs : et de même pour les peines. Bentham rangea toutes les peines et tous les plaisirs, tant physiques qu'intellectuels, dans treize classes prin- cipales. C'est ce qu'il appelle le tableau des motifs. [Intr. to the princ, ch. V; Dum. de Gen., I, p. 38; Dcont., I, p. 79.)

Ce qu'il avait fait pour les motifs, il le fit pour les mtérêts et pour les dési)'.s, qu'il en distingue, dans le Tableau des ressorts de l'action. Il avait, dans V Introduction aux jwincipes, énuméré les buts derniers des actions, les plaisirs ; dans le Tableau des ressorts de l'action, il énumère les formes si nombreuses dont l'imagination revêt ces plaisirs et sous lesquelles la volonté les désire. {Table of the springs of action, Works of Jeremy Bentham, part. I, p. 195.)

Nous retrouverons dautres classifications moins arides dans la poli- tique de Bentham. Tous ces tableaux et ces catalogues représentaient pour Bentham le travail préparatoire d'une science nouvelle, dont nous parlerons dans le chapitre suivant, la Patholoyie mentale.

2. Déont., I, p. 84.

BENTHAM 33

plaisir : « en matière de déontologie, l'homme est cons- tamment traduit à son propre trilDunal, rarement à celui d'autrui. >> Le dëontologue n'appréciera donc point, dans les actions, l'élément qui peut varier avec les individus, à savoir Vintensité : son domaine n'empiétera point sur celui de la liberté individuelle. Mais, s'il lui est impossible de mesurer l'intensité des plaisirs et des peines, il n'en est plus ainsi pour les six autres caractères de toute sensation ; le moraliste retrouve de ce côté ce qu'il perd de l'autre. En effet, il ne s'agit plus ici que d'examiner et de classer les plaisirs à un point de vue extérieur, par leurs consé- quences et leurs résultats. « Que devient alors la tâche du morahste? Il peut mettre sous les yeux de celui qui l'in- terroge un aperçu des probabilités de l'avenir, plus exact et plus complet qu'il ne se serait offert à ses regards au milieu des influences du moment. Le moraliste peut l'aider à faire des réflexions et à tirer des conclusions, à tenir compte du passé sous un point de vue plus large et à en déduire des calculs et des conjectures pour Favenir. Il peut lui indiquer des fins qui ne s'étaient pas présentées et les moyens de les accomplir. Il peut le mettre à même de choisir entre les plaisirs et les peines sagement balan- cés... Pour être véritablement utile, il faut qu'il aille à la découverte des conséquences qui doive^it résulter d'une action donnée ^. » C'est à accomplir cette tâche que Ben- tham a travaillé toute sa vie : « Il s'occupait continuel- lement à calculer le nombre des plaisirs, à peser leur valeur, à estimer leurs résultats ; et la grande affaire de sa vie était de procurer à chacun des membres de la famille humaine la plus grande quantité possible de féhcité, soit par l'allégement des soufî'rances, soit par l'accroissement des jouissances ^ »

Bentham, esprit très-classiflcateur et très-méthodique, espère que le déontologue, à force de calculs, d'expé- riences, de statistiques, arrivera à mettre en telle évidence les profits ou les pertes résultant des actions, que toutes les discussions, toutes les dissidences, toutes les contro- verses s'éteindront peu à peu. Mettez aux prises sur telle ou telle question deux partisans du sens moral : comment voulez-vous qu'ils se convainquent, puisqu'ils s'en réfèrent à leur sentiment et que leur sentiment est contraire ? La

1. Déontologie, I, 38.

2. John Bowring, Déo7it., I, 345.

GUYAU.

34 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

dispute ne finira que si le plus fort saisit l'autre et « le brûle tout vif ». Au contraire, dit Beniham, mettez en présence deux utilitaires : ou ils tomberont aisément d'accord, ou, s'ils ne sont pas d'accord, « ce sera au sujet de quelques faits, et il n'y a pas lieu de supposer aucun d'eux assez déraisonnable pour se fâcher sur une question de fait. « Remarque assez juste ; mais on pourrait de- mander à Bentliam : D'où vient cette chaleur soudaine dans les discussions sur les questions de droit? Cette indiffé- rence à l'égard du fait, ce réveil et cette vivacité dès qu'il s'agit de droit, ne tendraient-ils pas à montrer qu'il y a chez l'homme quelque chose de supérieur au simple calcul des faits, une préoccupation de l'idéal ?

Mettre en pratique, pour son propre compte, les pres- criptions du code moral, cela s'appelle prudence; les mettre en pratique pour le compte d'autrui, cela s'appelle bienveil- lance effective. Bentham n'admet que ces deux grandes vertus, auxquelles il ramène toutes les autres K

A propos de la bienveillance, il examine les cas cette vertu peut se trouver en désaccord avec la prudence personnelle : c'est la question du sacrifice qui se présente à un nouveau point de vue. Bentham n'hésite pas un instant : si lïntérêt personnel se trouve en hostilité avec les sympathies bienfaisantes, « il faut que ces dernières succombent; il n'y a pas de remède, elles sont les plus faibles. » 11 n'y a pas de remède, en effet , car il n'y a aucun moyen d'échapper à l'intérêt. « Heureusement que ces cas sont rares, » a soin d'ajouter Bentham ^. Les hommes sont dans' une dépendance mutuelle les uns des autres, dans une solidarité presque absolue, de telle sorte que toute haine et tout amour produisent presque néces- sairement une <f réaction » par laquelle la haine voit dis- paraître ses profits et l'amour voit combler ses pertes ^ L'homme est comme le marchand, qui, s'il vendait plus cher qu'il ne doit, réahserait de gros mais bien courts bénéfices. Ajoutons à cette dépendance qui attache les hommes entre eux, comme le marchand et l'acheteur, l'influence énorme de la « concurrence ». Il y a, dit Ben- tham, une concurrence dans le monde moral comme dans le monde économique : c'est la « concurrence universelle et constante pour obtenir le respect, l'estime et l'amour

i. Bpontoloqie, I, 89.

2. Déont., I, 219.

3. Béoni., II, 53.

BENTHAM 35

des autres. » La concurrence précipite la sanction et la rend plus grave. D'où il suit que presque toujours la pru- dence personnelle et la bienveillance s'accordent à com- mander les mêmes actions.

Mais, encore une fois, s'il arrive que l'action de la bien- veillance tende réellement à nous « appauvrir « , si elle nous ôte plus qu'elle ne nous donne, il faut l'appeler alors une « imprudence » , une « folie » , un « gaspillage de bonheur ' . » Pour qu'il y ait vertu, c'est-à-dire proût, il faut, dit Bentham, qu'il y ait égalité entre le plaisir sacrifié et le plaisir communiqué. Il faut que je vous transmette, sans en laisser en chemin un atome, tout le plaisir que j'aban- donne. Alors seulement le bonheur général n'y perd rien ; les plateaux de la balance sont en équihbre ; bien plus, le bon- heur général y gagne, car les plaisirs sympathiques ont bien- tôt fait pencher la balance du bon côté -, Le sacrifice doit être comme une somme de bonheur que je vous envoie et qui, durant le voyage, s'accroît des intérêts. Un exemple vivant du vrai sacrifice, la prudence personnelle et la bienveillance s'unissent et se compensent mutuellement, c'est le déontologue. D'une part, dans ses discours, dans ses écrits, dans tous ses efforts, qu'est-ce qui l'encourage, si ce n'est « la pensée que par là, peut-être, il produit plus de bonheur, et à moindres frais, qu'aucun autre moyen ne pourrait en produire ? Et en effet, ne contribue-t-il pas à agrandir le domaine du bonheur? » D'autre part, « que lui en coûte-t-il pour cela ? Le soin d'arranger et de com- biner quelques phrases. Ces vérités, qui ne lui ont coûté que la peine de faire entendre quelques paroles ou d'emprunter dans ce but la voix infatigable de la presse, n'auront-elles pas pour résultat certain d'étendre le domaine de la féli- cité?... » Plus Vindigence morale de l'humanité est grande, plus le don du moraliste a de valeur. Aussi, « quelle mission plus haute que la sienne ! En rendant aux autres d'inestimables services, il établit son droit irrésistible aux services des autres ; il exerce une puissance qui, elle-même, est un plaisir... En cela, point de sacrifice d'intérêt per- sonnel; c'est par ces moijens et par d'autres semblables que chacun peut seconder le progrès et accélérer le triomphe du bonheur universel ^ »

On voit combien la doctrine de Bentham est consciente

1. Déo}itolofjie, I, 229, 230, 231.

2. Déont.; i, 231. 232.

3. Déont., I, 234.

36 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d'elle-même, et combien elle est loin de cette confusion involontaire qu'on lui a tant reprochée entre l'intérêt personnel et l'intérêt général : de petits sacrifices pour entretenir la sympathie , et la sympathie pour sauver régoïsme, voilà tout Bentham. Il revient sans cesse sur cette pensée et la reproduit sous de nouvelles formes : « On a dit que la probité est le meilleur des calculs... Il y a un calcul qui vaut mieux encore : c'est celui de la bienveil- lance active... » La bienfaisance n'est autre chose qu'une semence en vue de la récolte. Au point de vue écono- mique, « tous les actes de bienfaisance vertueuse qu'un homme accomplit sont un véritable versement effectué par lui dans un fonds commun, une sorte de caisse d'épargne dépositaire du bon vouloir général ; c'est un capital social dont il sait que l'intérêt lui sera payé par ses semblables en services de tout genre, négatifs ou positifs '. »

Doué de l'esprit anglais, porté à compter et à évaluer toutes choses, revenant sans cesse à l'application, ne s'en éloignant jamais que pour y revenir plus sûrement ensuite, Bentham a enrichi l'utilitarisme d'un critérium plus ou moins bon, plus ou moins pratique, plus ou moins aisé à interpréter ; mais enfin il lui en a donné un : la mesure arithmétique. « Quand un homme joue aux boules, vous le voyez longtemps balancer en avant et en arrière la main qui tient la boule avant de la lancer. Que se passe-t-il pen- dant tout ce temps dans son esprit ? Il place les forces motrices de sa main dans une infinité de situations diffé- rentes ; il ajuste les fibres musculaires de son bras à leurs divers degrés de tension. Il passe en revue toutes ces com- binaisons, afin de trouver celle que lui fournit sa mémoire. Voilà donc une infinité de jugements prononcés dans l'espace de quelques minutes. » Ainsi doit faire l'homme vertueux de Bentham : il accomplit une action comme on lance une boule, et « quand le résultat final est bien cal- culé, il y a moralité ; quand le calcul est faux, il y a immo- ralité 2. »

1. DéoJiiolofjie, II, 310, 296.

2. Déont.,il,<èC). Cf. z/y/d., 38, 39.

CHAPITRE III

BENTHAM (Suite.) POLITIQUE UTILITAIRE

I. Principes de la législation utilitaire. Que la morale et la poli- tique ont un même but. Ce que Dumont appelle la logique de la législation. Suppression de la loi naturelle et du droit naturel. Le droit dérivé du délit. Principe important: Toute loi est mau- vaise en soi. Que la seule affaire du gouvernement est le choix des maux, Critique de la législation vulgaire et de la charité despo- tique.

II. Législation appliquée. Devise de Bentham : Observation. Insuffisance de l'arithmétique morale pour le législateur. Science nouvelle, que P»entham espère fonder : Pathologie mentale, ou science de la sensation. -^ L'utilitarisme et la médecine. Les vrais maî- tres de Bentham. Principes de pathologie, Proportionner la peine au degré de sensibilité du coupable. Enumération des circons- tances influant sur la sensibilité. Proportionner la peine au mal commis. Conséquences des actions. Catalogues de Bentham.

Le législateur et le chimiste.

III. Nécessité d'une seconde science pour la législation utilitaire. Dynamique mentale, d'après Bentham. Les sanctions, au point de vue de la législation. Doit-on sanctionner la prudence ? Doit- on sanctionner la bienveillance et dans quelle mesure ? Analyse des éléments du bonheur social : subsistance, abondance, égalité, sûreté. Que la liberté est secondaire. Principe de la sûreté générale. Des lois relatives à la subsistance. Des moyens de remédier à l'indigence. 2" Des lois relatives à Vabondance. Des lois relatives à la sûreté. Définition de la propriété. La propriété fondée par la loi. Qu'il n'existe pas de droit de propriété.

Que l'impôt n'est pas une atteinte k la propriété. Cas dans les- quels il est nécessaire d'établir des impôts. Justification de la propriété. Des lois relatives à l'égalité. Tnéorèmes de patho- logie. Tentative de conciliation entre l'égalité et la sûreté. Que toute la morale de Bentham se résume dans cette formule déduite de l'harmonie naturelle des intérêts : Cherche ton bonheur dans celui

38 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d' autrui; et toute sa politique dans cette autre formule, déduite aussi de l'harmonie des intérêts : Cherche le bonheur de tous dans le bonheur de chacun. - Union de la sympathie et de l'égoïsme. Originalité du système et de l'esprit de Bentham.

I. La politique, aux yeux de Bentham, a la même fin que la morale ; le « déontologue » et le législateur poursuivent un même but : élever le bonheur au maximum. Mais, si la fin est identique, les moyens sont différents. Tandis que le moraliste conseille, le législateur commande ; or, le com- mandement ne peut s'appliquer indistinctement à tout ce qui est objet de conseil. Par cela même que le législateur a des moyens plus efficaces que le moraliste à sa disposi- tion, il doit plus rarement mettre en œuvre ces moyens ; son pouvoir est plus grand, son domaine est plus res- treint : « Toutes les actions, soit publiques, soit privées, sont du ressort de la morale. Celle-ci est un guide qui peut mener l'individu, comme par la main, dans tous les détails de sa vie, dans toutes ses relations avec ses semblables. La législation ne le peut pas ; et, si elle le pouvait, elle ne devrait pas exercer une intervention continuelle et directe sur la conduite des hommes. La morale prescrit à chaque individu de faire tout ce qui est à l'avantage de la commu- nauté, y compris son avantage personnel ; mais il y a bien des actes utiles à la communauté que la législation ne doit pas commander... La législation, en un mot, a bien le même centre que la morale, mais elle n'a pas la même cir- conférence ^. »

Le principe de l'utilité étant posé comme centre de la législation, Bentham exclut soigneusement tout autre prin- cipe et trace les lignes de démarcation de son système poli- tique avec autant de netteté que celles de son système moral. C'est ce que Dumont de Genève appelle la logique de la législation ; cette logique consiste à rejeter « tout ce qui n'est pas raison » ; or n'est pas raison, d'après Ben- tham, tout ce qui n'est pas utihté. On sait que Bentham a écrit un long ouvrage sur les Sophismes politiques et les Sophisw.es anarchiques . Au nombre de ces derniers, il place la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Loi naturelle, droit naturel : deux espèces de fictions ou de métaphores... Le sens primitif du mot loi, c'est le sens vul- gaire, c'est la volonté d'un législateur. La loi de la nature

1. Dumont de Genève, I, 101. Intv. to llm prinr., ch. XIX.

BENTHAM 39

est une expression figurée; on se représente la nature comme un être, on lui attribue telle ou telle disposition, qu'on appelle flgurativement loi. Dans ce sens, toutes les inclinations générales des hommes, toutes celles qui pa- raissent exister indépendamment des soci tés humaines, et qui ont précéder l'étabhssement des lois politiques et civiles, sont appelées lois de la nature. Yoilà le vrai sens de ce mot \ » « Mais on ne Ventend pas ainsi, ajoute-t-il. Les auteurs ont pris ce mot comme s'il avait un sens propre, comme s'il y avait un code de lois naturelles ; ils en appellent à ces lois, ils les citent, ils les opposent litté- ralement aux lois des législateurs... Ce qu'il y a de naturel dans l'homme, ce sont des sentiments de peine ou de plaisir, des penchants ; mais appeler ces sentiments et ces penchants des lois, c'est introduire une idée fausse et dan- gereuse ; c'est mettre le langage en opposition avec lui- même : car il faut faire des lois précisément pour réprimer ces penchants. »

Le droit, à son tour, est créé par la loi ; la loi naturelle étant une métaphore, le droit naturel est « une métaphore qui dérive d'une autre. Ce qu'il y a de naturel dans l'homme, ce sont des moyens, des facultés ; mais appeler ces moyens, ces facultés, des droits natiirels, c'est encore mettre le lan- gage en opposition avec lui-même, car les droits sont éta- blis pour assurer l'exercice des moyens et des facultés. Le droit est la garantie, la faculté est la chose garantie. Gomment peut-on s'entendre avec un langage qui confond sous le même terme deux choses aussi distinctes? en serait la nomenclature des arts, si Ton donnait au métier qui sert à faire un ouvrage le même nom qu'à l'ouvrage même 2. »

Après la loi naturelle, c'est la loi rationnelle à laquelle s'attaque Bentham. « Raison fantastisqae n'est pas raison, dit-il. Rien de plus commun que de dire : La raison veut, la raison éternelle prescrit, etc. ; mais qu'est-ce que cette rai- son ? Si ce n'est pas la vue distincte d'un bien ou d'un mal, d'un plaisir ou d'une peine, c'est une fantaisie, un despo- tisme qui n'annonce que la persuasion intérieure de celui qui parle ^. » Puis vient le tour de ces rapports des choses dont, parle Montesquieu: « Je suis d'une indifférence

1. Dumont de Genève, Traité de légis., I. p. 143.

2. Dum. de Gen., I, p. 147.

3. Dum. de Gen.. I, p. 151.

40 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

absolue sur les rapports ; les plaisirs et les peiiies, voilà ce qui m'intéresse \ »

Une fois supprimés tout droit éternel, toute justice, toute loi, toute obligation antérieurs à la volonté du légis- lateur, il s'agit de leur trouver des équivalents. A la loi naturelle Bentham substitue la loi artificielle, œuvre du législateur ; au droit éternel, le droit « créé » par l'homme. Le législateur, dit-il, distribue parmi les membres de la communauté : les droits, 2" les obligations. Les droits sont des bénéfices pour qui en jouit ; les obligations -sont des charges onéreuses. Ces deux idées opposées s'appellent pourtant mutuellement : l'origine de tout droit est une obligation ou un devoir; l'origine de toute obligation ou devoir est un droit.

Et maintenant, quelle est l'idée « fondamentale « et première d'où sont dérivées et à laquelle peuvent se ramener celles de droit et d'obbgation? C'est l'idée de délit; un délit, c'est une action à laquelle s'attache une peine. « La loi civile n'est au fond que la loi pénale sous un autre aspect : on ne peut entendre l'une sans entendre l'autre. Car étabhr des droits, c'est accorder des permis- sions, c'est faire des défenses, c'est, en un mot, créer des délits. » Le législateur humain étant, en effet, le seul créateur du droit, et n'ayant à sa disposition qu'une auto- rité, ■ si c'en est une, celle de la force, il ne i)ourra appuyer le droit que sur la force, la loi que sur la peine, la faute que sur le délit. « Le droit civil n'est donc que le droit pénal considéré sous une autre face ^ »

« Droits, obligations^ délits^ conclut Bentham, ne sont que la loi civile et pénale considérée sous ditierents aspects; ils existent dès qu'elle existe ; ils naissent et meurent avec elle. Rien n'est plus simple, et les propositions mathé- matiques ne sont pas plus certaines... Ce sont les mots droit et obligation qui ont élevé des vapeurs épaisses par lesquelles la lumière a été interceptée. On n'a point connu leur origine ; on s'est perdu dans les nuages ; on a rai- sonné sur ces mots comme sur des êtres éternels qui ne naissaient point de la loi et qui au contraire lui donnaient naissance. On ne les a point considérés comme les produc- tions de la volonté du législateur, mais comme les produc- tions d'un droit chimérique. »

1 . Pnmonl de Genève, I, p. 122.

2. Dum. de Gen., Préf. des princ. du Code civ., t. I. p. 15G.

BENTHAM 4t

La loi est donc une prodiicticn comme toutes les autres, un moyen relatif comme tous les autres ; et la volonté qui la produit doit s'en servir pour le plus grand bonheur du plus grand nombre. Mais une difficulté se présente : nulle loi ne peut exister sans coercition, nulle coercition sans souffrance, et toute souffrance est un mal ; toute loi est donc, envisagée isolément, un mal '. D'une part, il est impossible de créer des droits sans créer des obligations et des délits, de défendre la liberté sans la restreindre ; d'autre part, « chaque restriction imposée à la liberté est sujette à être suivie d\m sentiment naturel de peine plus ou moins grand, indépendamment d'une variété infinie d'inconvénients et de souffrances qui peuvent résulter du mode particulier de cette restriction -. »

C'est une conséquence extrêmement curieuse et très- bien déduite par Bentham du principe utilitaire. Les utili- taires, en effet, ne voient dans la liberté que le côté exté- rieur : être libre, pour eux, c'est pouvoir; plus on peut, plus on est libre ; toute borne apportée au pouvoir est une entrave mise à la liberté ; et si la liberté est un bien, toute entrave est un mal, toute loi est un mal. « Cette proposi- tion, claire jusqu'à Vévidence, n'est point généralement reconnue : au contraire, les zélateurs de la liberté, plus ardents qu'éclairés, se font un devoir de conscience de la combattre... Ils parlent une langue qui n'est celle de personne. Yoici comment ils définissent la liberté : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à au- trui. » Bentham aurait dire, pour être exact : tout ce qui ne nuit pas à Végale liberté d'autrui. Quant à lui, il repousse cette définition, qui est celle de la Déclaration des droits de l'homme, et il croit avec Hobbes que la liberté s'étend partout s'étend le pouvoir matériel. « La liberté de faire du mal n'est-elle pas liberté? Si ce n'est pas liberté, qu'est-ce donc? et quel est le mot dont on peut se servir pour en parler ? Ne dit-on pas qu'il faut ôter la liberté aux fous et aux méchants, parce qu'ils en abu- sent ^? » Mais précisément, pourrait-on répondre, l'abus de la liberté, est-ce la vraie liberté? C'est encore, sans doute, de la liberté physique; mais, même à ce point de vue, c'est une fausse liberté, une hberté qui tend à se détruire elle-même, qui, en empiétant sur autrui, attire

1. Décmtoloqie. I. 377. Dumont de Genève. I. 108.

2. Dum. de Gen., I. 164.

3. Dutn. de Gen., 165, 166.

4-2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

autrui contre soi. Loin qu'une loi ne puisse protéger la liberté qu'en la restreignant, elle ne doit la protéger que pour lui enlever des restrictions, pour la dégager. La vraie^ loi même n'est point un mal ni une atteinte à la liberté ; c'est un agrandissement de la liberté.

Si contestable que soit la conséquence tirée par Benthani de la doctrine utilitaire, elle est très-exacte au point de vue de cette doctrine ; elle va épargner à Bentham les erreurs dans lesquelles étaient tombés, en politique, Hobbes et Helvétius.

En effet, si toute loi est un mal en elle-même, le législa- teur ne devra évidemment en imposer qu'avec la plus grande circonspection. « Aucune restriction ne doit être imposée, aucun pouvoir conféré, aucune loi coercitive sanctionnée, sans une raison suffisante et spécifique. Il y a toujours une raison contre toute loi coercitive, et une raison qui, au défaut de toute autre, serait suffisante par elle-même : c'est qu'elle porte atteinte à la liberté. Celui qui propose une loi coercitive doit être prêt à prouver non-seulement qu'il y a une raison spécifique en faveur de cette loi, mais encore que cette raison l'emporte sur la raison générale contre toute loi \ » Ce sont des con- seils pratiques fort justes et auxquels devraient se con- former plus souvent nos législateurs; Tesprit très-anglais de Bentham retrouve ici toute sa supériorité en passant de la théorie à l'application.

« Il en est, ajoute-t-il, du gouvernement comme de la médecine : sa seule affaire est le choix des maux. » Dans le choix des maux, le législateur doit avoir ce but toujours en vue : accomplir le plus de bien possible au moyen du moins de mal possible ; faire en sorte que la sanction soit : moins mauvaise que le mal auquel elle remédie; meilleure que toute autre sanction appropriée au même mal. « 11 y a deux choses à observer^ le mal du délit et le mal du remède. » L'obligation que tout droit conféré amène avec lui doit avoir moins d'inconvénients que le droit accordé n'a d'avantages; tout droit étant, au point de vue économique, une acquisition, et toute obhgation un sacrifice, « le gouvernement s'approche de la perfection à mesure que l'acquisition est plus grande et le sacrifice plus petit -. »

1. Dumont de Genève, 164, 165.

2. Dutn. de Gen., I, 167. Cf. Déont., I, p. 377.

BENTHAM 43

Les législateurs, conclut Bentham avec son bon sens, « ont en général beaucoup trop gouverné. Au lieu de se fier à la prudence des individus, ils les ont traités comme des enfants et des esclaves. Ils se sont livrés à la même pas- sion que les fondateurs des ordres religieux, qui, pour mieux signaler leur autorité et par petitesse d'esprit, ont tenu leurs sujets dans la plus abjecte dépendance et leur ont tracé jour à jour, moment à moment, leurs occupations, leurs aliments, leur lever, leur coucher et tous les détails de leur conduite. Il y a des codes célèbres l'on trouve une multitude d'entraves de cette espèce : ce sont des gênes inutiles sur le mariage, des peines contre le célibat, des règlements somptuaires... et mille puérilités semblables, qui ajoutent à tous les inconvénients d'une contrainte inutile celui d'abrutir une nation, en couvrant ces absur- dités d'un voile mystérieux pour en déguiser le ridicule. »

En général, Bentham échappe à cet écueil se sont heurtés bien des utilitaires , la charité despotique ; il ne veut point, comme tant d'autres, qu'on fasse le bonheur des peuples malgré eux. Précisément parce qu'il admet que la vertu est une chose relative et variable, il croit qu'elle ne peut pas s'imposer comme quelque chose d'absolu; la bienveillance, la charité, doivent se pher aux temps, aux individus, aux opinions, mais non les plier à elles : « Le despotisme n'est jamais plus funeste que lorsqu'il se produit sous le manteau de la bienveillance ; il n'est jamais plus dangereux que quand il agit dans la conviction qu'il représente la bienveillance '. «

En résumé, d'après Bentham, la loi civile est une puis- sance dont il ne faut user qu'avec une grande modération, une extrême circonspection : c'est un remède efficace, comme certains poisons, mais qu'il faut distribuer à très- petites doses, car il peut tuer le malade au lieu de le guérir.

IL Et maintenant, comment appliquer dans la pratique ces préceptes généraux? à quels pronostics le législateur, ce médecin moral, doit-il se lier pour apprécier le caractère plus ou moins pernicieux de la maladie, le caractère plus ou moins bienfaisant du remède? Pour le législateur qui, comme nos pères de la Révolution française , croit aux droits de l'homme, rien de plus simple; il lui suffit de

1. Déo?Holorjie,U,3i~ ,

44 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

raisonner; la grande difficulté, mais aussi la seule, c'est de raisonner juste; il procède par des déductions à priori. Ainsi ne fera pas le législateur utilitaire : Bacon, le grand réformateur de la philosophie , avait pris pour devise : Expérience; Bentham, le grand réformateur de la morale, prend et donne pour devise au législateur : Observation. Par l'ohservation, il espère « constater la quantité et la qualité des curatifs à appliquer aux maux que les actions de la classe malfaisante amènent à leur suite ; et tandis que la plume est occupée à tracer leurs qualités ou leurs formes respectives, il faut que la balance les pèse avec exactitude et fasse connaître leurs quantités respectives ^ » Bentham considère, on le voit, la qualité des curatifs et des maux comme une simple forme dont il est possible de dessiner les contours ; le fond des choses, c'est d'après lui la quantité, le nombre. Pour connaître cette quantité, le législateur doit, comme le simple moraliste, employer la balance arithmétique dont nous avons parlé plus haut ; il doit évaluer les plaisirs et les douleurs, les peines et les récompenses. Le calcul que le moraliste nous enseigne à faire chacun pour son propre compte , le législateur apprendra lui-même à le faire pour le compte de tous les autres hommes.

Ici se présente une nouvelle et grave difficulté. Ben- tham, nous le savons, se plaît à répéter que chacun est le meilleur juge de ses plaisirs ; qu'un autre individu ne peut , « sans impertinence , » se mettre à sa place et décider pour lui ce qui est peine, ce qui est plaisir ; mais pourtant il est de toute nécessité que le législateur se mette à la place des légifères. Loi suppose sanction ; sanc- tion suppose souffi'ance ou jouissance distribuée plus ou moins arbitrairement. Le législateur ne pourra-t-il donc -appuyer la loi que sur un terrain complètement mouvant et insondable? D'une part, il doit agir sur la sensibilité et en vue de la sensibilité ; d'autre part, s'il est vrai que cette sensibilité varie aussi complètement d'individu à individu, il lui sera impossible de la connaître et de l'apprécier.

Bentham ne se dissimule pas la difficulté; pour la résou- dre, il s'appuie sur une science nouvelle dont il espère jeter les fondements, la pathologie mentale. « Pathologie^ dit-il^ est un terme usité en médecine ; il' ne l'est pas dans

1. Déo7îtolofj>.e, p. 376. (John Bovring, Coup d'œil sur le princ. de la maximisai iofi du honlteiir.)

BENTHAM k:y

la morale, il est également nécessaire. J'appelle patho- logie rétude des sensations, des affections, des passions et de leurs effets sm' le bonheur... Il faudrait avoir un thermomètre moral qui rendît sensibles tous les degrés de bonheur ou de malheur. C'est un terme de perfection qu'il est impossible d'atteindre , mais qu'il est bon d'avoir devant les yeux... Les sensations des hommes sont assez régulières pour devenir l'objet d'une science et d'un art... La médecine a pour base des axiomes de pathologie phy- sique. La morale est la médecine de Tàme ; la législation en est la partie pratique : elle doit avoir pour base des axiomes de pathologie mentale '. » Résoudre la morale et la législation en une sorte de pathologie, voilà bien en effet la tendance qui devait entraîner tôt ou tard la doc- trine de Tutilité; l'utilitaire cherche la sensation de plaisir la plus durable : dès lors, ne pourrait-il analyser les élé- ments de la sensation , comme le chimiste les éléments qui composent un sel, puis reproduire artificiellement la sensation, étant donnés les éléments, comme le chimiste recompose le sel qu'il a décomposé? Les modernes psycho- logues anglais ont cherché à faire une sorte de chimie mentale ; plus curieuse encore serait une chimie morale, une médecine morale s'appuyant sur la physiologie, sur l'observation, sur le raisonnement.

« Les sens, voilà mes philosophes, » disait La Mettrie; et c'est ce que peut répéter Bentham. Mais toute philoso- phie fondée sur les sens tend à se transformer en une science physique et physiologique. Car, ou bien les sensa- tions sont le domaine du variable, du passager, de l'incon- naissable, et alors l'utilitarisme ne serait plus qu'une sorte d'utopie; ou bien elles sont soumises à certaines règles, elles sont dans des rapports fixes avec les nerfs, avec le cerveau, et d'une manière plus générale avec les tempé- raments, avec les habitudes naturelles et acquises ; dans ce cas, il serait sans doute possible d'établir : 1" une hygiène du bonheur, comme une hygiène de la santé ; 2" une nosologie et une thérapeutique du bonheur,, fondées elles-mêmes sur une physiologie et une pathologie du bon- heur,

La Mettrie^ l'un des plus bizarres représentants de l'uti- litarisme en France, était médecin, et il avait déjà eu ridée d'une sorte d'application grossière de la médecine

1. Dumont de Genève, I, p. 180.

46 I^A MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

à la recherche du bonheur. « Certains remèdes, comme l'opium, » disait-il, « font plus pour le bonheur que les pensées les plus graves, pour peu qu'elles ne soient pas dans le droit fd des sensations ; un seul grain de suc nar- cotique ajouté au sang nous communique plus de vraie jouissance que tous les traités de philosophie. » Bentham, s'il n'est pas médecin, a des préférences marquées pour la médecine. « J'étais frappé, écrit-il, en lisant quelques traités modernes de cette science, de la classification des maux et des remèdes. Ne pourrait-on pas transporter le même ordre dans la législation?... Ce que j'ai trouvé dans Trébonien, les Gocceji, les Blackstone, les Vattel, les Po- tier, les Domat, est bien peu de chose : Hume, Helvétius, Linnée, Bergman, CiUlen m'ont été bien plus utiles. »

Si l'arithmétique morale nous avait jusqu'à présent suffi, c'est que le moraliste, dont nous examinions la tâche, conseille et ne commande pas ; il donne aux hommes les chiffres du calcul : à chacun d'exécuter le calcul, comme il l'entend, sur les plaisirs que sa propre expérience lui a fait connaître. Ainsi n'agit pas le législateur ; il est dans la nécessité d'opérer lui-même le calcul, de l'opérer à la place de tous les individus; il faut donc qu'il représente par de nouveaux chiffres les différences qui se rencontrent d'individu à individu. L'arithmétique se change ainsi tout naturellement en pathologie.

« La peine et le plaisir sont produits dans l'esprit de l'homme par Faction de certaines causes (by the action of certain causes), » voilà le principe de la pathologie. ^ Mais la quantité de peine et de plaisir (the quantity of plea- sure and pain) n'est pas uniformément proportionnelle à la cause (runs not uniformly in proportion to the cause) '. » Voilà le fait, qui paraît d'abord en opposition avec la loi énoncée; pour ramener ce fait à la loi, pour expliquer la différence de la sensibilité^ il faut tenir compte des circons- tances qui influent sur la sensibilité (circumstances influen- cing sensibility). « Comme on ne peut calculer le mou- vement d'un vaisseau sans connaître les circonstances qui influent sur sa vitesse, telles que la force des vents, la résistance de l'eau, la coupe du bâtiment, le poids de sa charge, etc., de même on ne peut opérer avec sûreté (one canuot work with certainty) en matière 'de législation , sans considérer toutes les circonstances qui influent sur

1 . Introd. to the pruic, cli. VI. Dumont de Genève, I, p. 60.

BENTHAM 47

la sensibilité i. » Ainsi Bentham admet qu'il n'y a pas de différence plus notable et plus intime entre les diverses sensibilités qu'entre divers vaisseaux; toute sensation ren- ferme un élément objectif qu'il est possible de dégager en tenant compte des circonstances extérieures : c'est le postulatum de la nouvelle science.

Ces circonstances sont de deux sortes : il y en a du pre- mier et du second ordre. Dumont de Genève en compte quinze de premier ordre : avant tout, le tempérament, puis la santé, la force, la fermeté d'âme, les habitudes natu- relles ou acquises, le développement de l'intelligence, de la sympathie, etc. -. C'est en examinant soigneusement toute cette série de circonstances qu'on pourrait approcher le plus près du for intérieur, et deviner très-exactement les tendances utiles ou pernicieuses de chaque âme ainsi que les genres de sanction appropriés à ces tendances.

Par malheur, le législateur ne peut le faire : force nous est de passer des circonstances primaires, impossibles à observer dans tout leur détail, aux circonstances secon- daires, qui sont au nombre de neuf : le sexe, l'âge, le rang, l'éducation, les professions, le climat, la race, le gouvernement, la profession religieuse. Ces circonstances « évidentes et palpables » sont les seules que le législateur doive observer. « Le voilà donc soulagé de la partie la plus difficile. Il ne s'arrête pas aux qualités métaphysiques ou morales, il ne se prend qu'à des circonstances osten- sives. Il ordonne, par exemple, la modification de telle peine, non pas à cause de la plus grande sensibilité de l'individu, ou à raison de sa persévérance, de sa force d'âme, de ses lumières, etc., mais à raison du sexe ou de l'âge ^ » Sans doute il peut se tromper : telle femme, tel enfent, peut ne pas être plus sensible qu'un homme. Mais le législateur néglige les exceptions,- les détails : la pathologie, pour devenir pratique, doit perdre de son exactitude. Qu'elle n'en perde pourtant que le moins pos- sible. Bentham combat vigoureusement cet adage : Les mêmes peines pour les mêmes délits (The same punishments for the same offences) ; c'est la source de la plus mons- trueuse inégalité (most monstrous inequahty). Au con- traire, « lorsque le législateur étudie le cœur humain, lorsqu'il se prête aux différents degrés de sensibilité par

\.Intr.to i/if; pri/icch. yi,0/jserratloiis.— Dumont de Genève, I, p.77.

2. Dum. de Gen., I. 60. Introd. to t/ie princ, VI, vi, p. 22 et suiv.

3. Dum. de Gen., 1, 82. Introd. to tlœ princ, VI, Observations.

48 LA MOP.ALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

des exceptions, des limitations, des adoucissements, ces tempéraments du pouvoir nous charment comme une condescendance paternelle : c'est le fondement de cette approbation que nous donnons aux lois sous les termes vagues (under tlie vague ternis) d'humanité, d'équité, de convenance, de modération, de sagesse *. »

En modifiant la loi pénale, le législateur pourra désor- mais proportionner la sanction au degré de sensibilité des individus. Ce n'est pas tout ; il faut qu'il la proportionne au mal commis : il faut qu'il observe et compare à la fois le mal du déht et le mal de la loi. Pour cela il a sans doute l'arithmétique morale, instrument bien insuffi- sant, car, parmi les sept caractères de tout mal, celui que présente en premier lieu le mal social est Vétendue, et c'est l'étendue dont le législateur s'occupera presque seule. L'arithmétique morale a donc besoin d'être com- plétée, augmentée sur ce point : celui qui fait la loi doit connaître exactement et les conséquences sociales de l'ac- tion qu'il punit ou récompense, elles conséquences sociales de la loi qu'il porte ; celui qui a la société entre ses mains doit voir comment toutes choses se prolongent dans ce milieu, retentissent dans cet écho sans fin, se communi- quant de proche en proche et faisant naître tour à tour la discorde ou l'harmonie..

Par exemple, vous avez été volé : vous vous en affligez, premier mal ; vous avez des amis, une famille qui s'affli- gent avec vous, des créanciers, qui perdent ce que vous perdez : maux secondaires dérivés du vôtre. Ces deux lots de mal, le vôtre et celui de quiconque vous est attaché, forment le mal du jwemier ordre, c'est-à-dire « le mal qui tombe immédiatement sur tels ou tels individus assigna- bles. »

Ce n'est pas tout. La nouvelle de ce vol se répand de bouche en bouche. L'idée du danger se réveille, et par conséquent Valarme, nouveau mal. Non-seulement le dan- ger produit l'alarme, il se reproduit lui-même, il crée le danger : deuxième mal. En effet, toute mauvaise action prépare les voies à une autre mauvaise action : en suggérant l'idée de la commettre ; en augmentant la force de la tentation. Partout les vols sont fréquents et impunis, ils cessent même de causer de- la honte : les premiers Grecs n'en concevaient aucun scrupule ; les

1 . Dumont de Genève, I, 85. Intr. ta thc princ, ch. VI, Olserv., p. 35.

BEiNTHAM 49

A.rabes d'aujourcriuù s'en font gloire. Augmentation de Talarme, augmentation du danger, ces deux lots de mal rentrent dans ce que Bentham appelle le mal du second ordre, « le mal qui se répand sur la communauté entière, ou du moins sur un nombre indéfmi d'individus non assi- gnables. »

Enfin vient le mal du troisième ordre, qui ne suit pas tou- jours les deux autres , mais qu'ils tendent à produire. « Quand l'alarme arrive à un certain point, quand elle dure longtemps, son effet ne se borne pas aux facultés passives de riionmie ; il passe jusqu'à ses facultés actives , il les amortit. Quand les déprédations sont devenues habituelles, le laboureur découragé ne travaille plus que pour ne pas mourir de faim : l'industrie tombe avec l'espérance '... » En d'autres termes, l'intérêt étant le ressort de toutes les actions et la cause de tous les mouvements dans le monde moral, si on porte atteinte à cet intérêt, on entrave le mou- vement et la vie ; toute action mauvaise, c'est-à-dire con- traire aux intérêts, tend à faire retomber dans l'inertie et la mort ce monde qui, d'après Helvétius, n'en était sorti que par le désir.

Si, à la classification des circonstances influant sur la sensibilité et à celle des conséquences sociales de nos actions, nous ajoutons le tableau des plaisirs et des peines, ainsi que le tableau des ressorts de nos actions, nous au- rons à peu près sous les yeux la série d'observations et de recherches sur lesquelles Bentham espérait fonder une nouvelle science. « Ces analyses, dit Uumont de Genève, ces catalogues, ces classifications, sont autant de moyens d'opérer avec certitude, de ne rien omettre d'essentiel, de ne point s'écarter de ses propres principes par inadver- tance, et de réduire même des travaux difficiles à une espèce de mécanisme. C'est ainsi que, en parcourant le tableau des affinités chimiques, le physicien raffermit l'enchaînement de ses idées et gagne du temps par la promptitude de ses réminiscences ^ » Sans doute, Dumont de Genève exa- gère un peu la valeur pratique des catalogues de Bentham; toutes ces divisions et ces subdivisions, s'il est intéressant

1 . Dumont de Genève, I, ch. x. Intr. to tlic prlnc, XII. —Cf. ibUL, XVI, et Dum. de Gen., t. II.

2. Dum. de Gen., Disc. prélim.,p. 19. Bentham ne s'est pas con- tenté de poser les fondements de la nouvelle science; il a laissé des théorèmes de pathologie dont nous aurons à parler plus loin.

GL'YAU. i

50 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d'en prendre connaissance, il est fort difficile d'en tenir compte. Pourtant, en apercevant la nécessité de réformer les lois pénales et tout le système des sanctions, Benthama évidemment compris une vérité. Pour le moraliste à priori^ l'arithmétique morale de Bentham perd toute valeur : en effet, du moment qu'on ne reconnaît pas le plaisir comme le seul bien, il devient à peu près inutile de mesurer et de comparer les plaisirs. Au contraire, le législateur, même s'il n'accepte point comme principe de la loi Tutilité, mais le droit, n'en devra pas moins s'occuper des peines et des plaisirs comme moyens de faire respecter la loi ; le do- maine de la loi toucîie toujours, par le choix des sanctions, à celui de l'utihté. Aussi Bentham est-il précieux au légis- lateur, de quelque école qu'il soit. Celui même qui conteste que la oi soit fondée sur l'utilité reconnaît qu'il est bon et désirabe, dans le choix des peines, de mesurer la souf- france Infligée et de s'appliquer à n'en produire que le strict nélcessaire pour la défense de la société. La loi doit représeniter le droit; la sanction, la défense du droit; mais, quand il s'agit de prendre les moyens pratiques pour dé- fendre ce droit, de fixer une forme à la sanction, de la réaliser matériellement, c'est qu'on doit, ce semble, consulter les principes de pathologie posés par Bentham, considérer l'action et la peine en elles-mêmes et dans leur prolongement social, obéir à toutes les prescriptions utili- taires; ici, l'utilitarisme ne se recommande plus seulement à ses propres partisans , il se recommande à ceux qui admettent un principe supérieur de justice.

Au point nous l'avons amené, le législateur est comme le médecin qui ne connaîtrait dans l'homme que l'être passif, la machine animée avec toutes les variations qu'elle peut éprouver sous l'influence des causes internes et exter- nes. Il lui resterait à connaître les ressorts de la machine, « les principes actifs, les forces qui résident dans l'organi- sation, pour ne pas les contrarier, pour ralentir celles qui seraient nuisibles, pour exciter les autres. » C'est aussi ce qu'il nous reste à connaître. Outre la pathologie mentale, qui considère l'homme comme être passifs il nous faut étudier la dynamique mentale , c'est-à-dire la science des moyens d'agir sur les facultés actives de l'homme. « L'objet du législateur, dit Dumont de Genève après Helvétius, étant de déterminer la conduite des citoyens, il doit con- naître tous les ressorts de la volonté; il doit étudier la force simple et composée de tous les motifs; il doit savoir les

BENTHAM 51

régler, les combiner, les combattre, les exciter ou les ra- lentir à son gré. Ce sont les leviers, Iqh puissanœs dont il se sert pour l'exécution de ses desseins ^ »

Ces leviers ne peuvent être que les intérêts, et le législa- teur ne peut agir sur les intérêts que par les sanctions. Nous devrons donc étudier la sanction à un nouveau point de vue, non plus seulement dans son rapport avec la sen- sibilité, mais dans son rapport avec la volonté et l'intelli- gence.

II. Des quatre sanctions dont nous avons parlé plus haut, naturelle, populaire, légale, religieuse, le légis- lateur n'en a qu'une à sa disposition; encore est-elle fort insuffisante, et chacune des trois autres prise à part ne l'est pas moins. Il doit, pour ne pas épuiser leur force, n'en rejeter aucune, mais les diriger toutes vers le même but. « Ce sont des aimants dont on détruit la vertu en les pré- sentant les uns aux autres par leurs pôles contraires, tandis qu'on la décuple en les unissant par les pôles amis -. » Voilà donc une première limite à la puissance du législa- teur, et une limite inhérente à cette puissance même. Maintenant, à quels objets s'appliquera cette puissance? s'arrêtera-t-elle dans son extension au dehors ? Sachant le centre de la politique, qui est le principe de Futilité, essayons avec Bentham d'en tracer la circonférence et de marquer les limites doivent s'arrêter ses efforts. Jus- qu'où la dynamique mentale doit-elle pousser ce levier par lequel elle espère , comme Archimède, soulever le monde ?

La déontologie, nous le savons, admet deux grandes vertus : la prudence et la bienveillance, qui comprennent ce qu'on a coutume d'appeler les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui. Ces deux vertus sont en quelque sorte les ouvrières du bonheur universel. Le législateur s'en servira-t-il et essayera-t-il de les faire tra- vailler, produire, capitaliser sous sa direction?

Considérons d'abord la prudence. Mais, dit Bentham, la prudence se suffira presque toujours à elle-même. « Si un homme manque à ses propres intérêts, ce n'est pas sa vo- lonté qui est en défaut, c'est son intelligence... La crainte de se nuire est un motif réprimant assez fort. » On objec-

1. Dumont de Genève, Disc, prélim., p. 22.

2. Du m. de Gen., 1,54.

52 LA MORALE ANGLAISE COiNTEMPORAINE

tera les excès du jeu ou de l'intempérance. Mais Bentham, sa table des conséquences à la main, est prêt à vous prou- ver que le mal produit par l'intervention de la loi dans la conduite privée serait supérieur au mal de la faute '. La législation de l'utilité s'accorde donc avec celle de la jus- tice pour défendre la liberté des actes privés. Utilitaires et partisans du droit peuvent applaudir à cette règle géné- rale : « Laissez aux individus la plus grande latitude pos- sible dans tous les cas ils ne peuvent nuire qu'à eux- mêmes. Ne faites intervenir la puissance des lois que pour les empêcher de se nuire entre eux ^ »

Passons donc de la prudence à la bienveillance. On se souvient qu'il y a deux sortes de bienveillance, l'une néga- tive, qui correspond à la justice ;W\\iYQ positive, qui corres- pond à la charité. La justice sera évidemment protégée par la loi. Mais ici une objection se présente : ne savons- nous pas qu'il y a « une liaison naturelle entre la prudence et la justice, c'est-à-dire que notre intérêt personnel ne nous laisserait jamais sans motif pour nous abstenir de nuire à nos semblables? » Or, si l'intérêt nous commande la justice, nous no pouvons en aucune façon ne pas lui obéir ; la loi est donc inutile. Ce serait là, pour Bentham, une occasion de rejeter sa théorie telle que nous l'avons exposée et de donner raison à ceux qui lui prêtent une contradiction inconsciente; mais, au contraire, c'est le moment qu'il choisit pour l'affirmer. Cette liaison naturelle des intérêts existe, dit-il; « mais, pour qu'un individu sente cette liaison entre l'intérêt d'autrui et le sien, il faut un esprit éclairé et un cœur libre de passions. La plupart des hommes n'ayant ni assez de lumières, ni assez de sensibilité morale pour que leur probité se passe du secours des lois, le législateur doit suppléer à la faiblesse de cet intérêt naturel, en y ajoutant un intérêt artificiel [)lus sensible et plus constant. » Dans ce sens, on peut dire du gouvernement, non qu'il crée, mais " qu'il augmente et étend la connexion qui existe entre la prudence et la bien- veillance '\ »

L'un des points délicats de la politique utilitaire, c'est la bienveillance positive, ou charité. La loi doit-elle ordonner la charité, comme le voudront plus tard l'utilitaire Owen et tous les penseurs socialistes ? La loi doit-elle intervenir

1. Diimont de Genève, I, 110. rntr. to the pvlnc, ch. XIX, p. 142.

2. Dum. de Gen., I, p. 113. Introd. to thc princ, ch. XIX.

3. DéontoL, I, p. 201.

BENTHAM 53

non pas seulement pour empêcher le mal de l'injustice, mais pour distribuer les biens? Bentham admet avec raison que « la loi peut s"étendre assez loin pour des objets géné- raux, tels que le soin des pauvres, etc. ; » mais il ne fixe point les limites au delà desquelles elle ne devra pas s'éten- dre. L'utilité, dit-il, commande que, « dans le détail, « on s'en rapporte à la morale privée : c'est à la volonté libre de l'individu (dans le sens matériel du mot) que la bienfai- sance doit son énergie, « Cependant, ajoute-t-il aussitôt, au lieu d'avoir trop fait à cet égard, les législateurs n'ont pas fait assez : ils auraient ériger en délit le refus ou l'omission d'un service d'humanité^ lorsqu'il est facile à rendre, et qu'il résulte de ce refus quelque, malheur i... » On le voit, en ce qui concerne la part que l'État doit pren- dre aux actes de bienfaisance, la pensée de Bentham est encore assez vague ; nous la verrons tout à Theure se pré- ciser et s'éclaircir.

En somme, d'après Bentham, la loi doit rechercher le plus grand bonheur de tous les légifères ; et elle le recher- chera par deux moyens, en sanctionnant l'accomplissement de tous les devoirs de bienveillance négative ou de justice, et de quelques devoirs de bienveillance positive ou de charité.

Maintenant, quels sont les éléments mêmes dont se com- pose le plus grand bonheur? quels sont les biens qui, étant donnés . donnent le bien suprême ? Bentham découvre dans la fin principale du gouvernement^ le bonheur, quatre fins secondaires : subsistance, abondance, égalité, sûreté. Quant à la liberté, ce n'est pas la peine d'en parler ; non que Bentham la rejette, mais à ses yeux elle est contenue dans la sûreté.

Si jamais il y a contradiction entre les quatre buts de la loi, il ne faut pas hésiter : subsistance , sûreté , voilà le nécessaire; abondance, égalité, voilà le superflu, On a comparé souvent la vie à un banquet ; Bentham dirait volontiers que l'égalité, c'est le dessert; il faut toujours préférer au dessert, en cas de conflit, le substantiel, c'est- à-dire la sûreté. La sûreté même se divise en plusieurs branches, dont l'une doit céder à l'autre : « Par exemple, la liberté, qui est une branche, devra céder à une raison

l.Duinonl de Genève,!, 116 Introd. totheprijic.,XlX. Bentham veut, conformément à ses principes, que le législateur protège les a intérêts desanimaux inférieurs » : parla, il a cultivera le sentiment général de la bienveillance », sentiment si précieux, qui complète si bien l'égoïsme.

54 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

de sîirelé générale, puisqu'on ne peut faire des lois qu'aux dépens de la liberté ^ » Toujours la même conception ma- térielle de la liberté.

Passons en revue, avec Bentbam, les différentes sortes de lois.

Des lois relatives à la subsistance. Nous savons que l'Etat ne doit point intervenir dans le domaine de la pru- dence personnelle ; or qu'est-ce qui rentre mieux dans ce domaine que le soin de la subsistance ? Tout ce que la loi pourrait faire ici, ce serait de créer des motifs, c'est-à-dire des peines et des récompenses; mais le meilleur motif, c'est la crainte de la faim. « La force de la sanction physi- que étant suffisante, l'emploi de la sanction politique serait superflu. » La loi ne peut donc pourvoir qu'indirectement à la subsistance, en protégeant les travailleurs, en leur donnant la sûreté, qui se confond ici avec la liberté ^

Il est pourtant quelques cas sujets à contestation. Le plus important, c'est celui de Vindigence. L'indigence, dit Bentbam, n'est pas seulement un accident de la société; ne savons-nous pas qu'il y a deux grandes forces dans le monde moral, l'inertie et le désir? L'inertie tend sans cesse à ramener l'homme en arrière, à le faire descendre^, à le faire tomber, tandis que le désir le porte sans cesse en avant. Eh bien, l'indigence n'est autre chose que la repré- sentation sensilûle de l'inertie : « Cet aspect de la société est le plus triste de tous. On se représente ce long catalogue de maux, qui tous vont aboutir à l'indigence et par consé- quent à la mort sous ses formes les plus terribles. Yoilà le centre vers lequel l'inertie seule, cette force qui agit sans relâche, fait graviter le sort de chaque mortel. Il faut re- monter par un effort continuel pour n'être pas entraîné dans cet abîme, et l'on voit à ses côtés les plus diligents, les plus vertueux y glisser quelquefois par une pente fatale ^ »

Pour faire face à ces maux il y a d'abord deux moyens indépendants des lois, Vépargne et les contributions volon- taires. Mais la ressource de l'épargne est insuffisante : pour ceux qui ne gagnent pas de quoi subsister; 2" pour ceux qui ne gagnent que le strict nécessaire; 3" pour ceux qui gagnent plus que le nécessaire, vu l'imperfection naturelle

1. Dnmont de Genève, I, p. 172, 173.

2. Dum. de Gen., I, p. 175.

3. Dum. de Gen., I. 22ô. Cf. Benth., Esqumc d'un oiivrar/e en faveur (les pauvres, trad. Uuquesnoy.

BENTHAM 55

de la prudence humaine. Quant aux contributions volon- ia/re^, elles ont bien des imperfections : leur incertitude; l'inégalité du fardeau ; 3" les méprises de la distribu- tion.

Les moyens spontanés et individuels ne pouvant remé- dier à rindigence que d'une manière insuffisante, la loi doit intervenir. « On peut poser comme un principe gé- néral que le législateur doit établir une contribution régu- lière pour les besoins de Findigence : bien entendu, on ne regarde comme indio;ents que ceux qui manquent du né- cessaire ; mais il suit de cette définition que le titre de l'indigent comme indigent est plus fort que le titre de propriétaire d'un superflu comme propriétaire. Car la peine de la mort qui tomberait enfin sur l'indigent délaissé sera toujours un mal plus grave que la peine d'attente trompée qui tombe sur le riche, quand on lui enlève une portion bornée de son superflu. Quant à la mesure de la contribu- tion légale, elle ne doit pas outrepasser le strict néces- saire ^ » On ne peut mieux montrer et la nécessité des secours aux indigents et la limite qui les sépare d'une con- tribution arbitraire et despotique. Bentham trace ici plus nettement qu'il ne l'avait fait naguère la « circonférence » de la politique ; il répond par avance, au nom même de Futilité^ à l'utilitaire Owen.

Des lois relatives à Vahondance. Fera-t-on des lois pour prescrire aux individus de chercher, non la simple subsistance , mais l'abondance ? Evidemment non , répond Bentham. Comme la crainte de la peine produit le soin de la subsistance, l'attrait du plaisir produira le soin de l'abondance. « Les désirs s'étendent avec les moyens : rhorizon s'agrandit à mesure qu'on avance. » Bentham défend avec Adam Smith et les économistes l'abondance ou luxe. Le luxe est un surplus présent qui empêchera le hesoin dans l'avenir : sans ce qui est aujourd'hui le su- perflu, on n'aurait pas demain le nécessaire ^.

3" Des lois relatives à la sûreté. Non -seulement la sûreté est l'objet principal des lois, mais on peut dire encore qu'elle est leur ouvrage : sans lois, point de sûreté. « La loi seule a fait tout ce que les sentiments naturels n'auraient pas eu la force de faire. ->- La sûreté des biens, en effet, n'est pas naturelle. Locke avait fondé avec raison la

1. Dnmont de Genève, I. p. 232, 233. 5. Dum. de Gen.. I, ch, x, p. 176.

55 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPOKAINE

propriété sur le travail : est à moi ce que j'ai travaillé, ce que j'ai fait, ce à quoi j'ai imprimé la marque de ma per- sonnalité. Bentham repousse cette doctrine : « Avoir la chose entre les mains, dit-il, la garder, la fabriquer, la vendre, la dénaturer, l'employer, toutes ces circonstances physiques ne donnent pas l'idée de la propriété. Le rap- port qui constitue la propriété n'est pas matériel, mais métaphysique. » C'est ici qu'il fait intervenir le grand prin- cipe de l'attente, dont nous avons déjà parlé et qui rappelle la TTfoXyi'k; d'Epicure, ainsi que l'attente dont Hume et Stuart Mill font le principe de l'induction. « L'homme n'est pas, comme les animaux, borné au présent, soit pour soutinr, soit pour jouir, mais il est susceptible de peine et de plaisir par anticipation... Le pressentiment, qui a une influence si marquée sur le sort de l'homme, peut s'appeler attente, attente de l'avenir... C'est par elle que les instants successifs qui composent la durée de la vie ne sont pas comme des points isolés et indépendants, mais deviennent des parties continues d'un tout. L'attente est une chaîne qui unit notre existence présente à notre existence future et qui passe même au delà de nous jusqu'à la génération qui nous suit. La sensibilité de l'homme est prolongée dans tous les anneaux de cette chaîne. » Nous pouvons maintenant, à l'aide du principe d'attente, définir la sûreté : la sûreté, c'est Vattente entretenue, c'est le non- désappoin- tement. « Le principe de la sûreté prescrit que les événe- ments, autant qu'ils dépendent des lois, soient conformes aux attentes qu'elles ont fait naître. Toute atteinte portée à ce sentiment produit un mal spécial : la peine d'attente trompée, le désappointement ^ » La propriété, cette bran- che de la sûreté, « n'est qu'une base d'attente, l'attente de retirer certains avantages de la chose qu'on dit posséder en conséquence des rapports l'on est déjà placé vis-à-vis d'elle. »

Cette attente, qui constitue la propriété, est l'ouvrage de la loi. Sans doute, à l'origine, les hommes avaient une attente naturelle de jouir de certaines choses, attente faible et momentanée, qui « résultait de temps en temps de cir- constances purement physiques. » Dans l'état primitif, le propriétaire n'était attaché à la chose possédée que par un fil fragile ; à présent, c'est une indissoluble chaîne. « La propriété et la loi sont donc nées ensemble. Avant les lois,

1. Dumont de Genève, I, ch. vu, p. 192. 195.

BENTHAM 57

point de propriété. Otez les lois, toute propriété cesse '. » Mais on pourrait demander à Bentliam jusqu'à quel point le lien de la propriété est aussi solide qu'il le pré- tend, puisqu'il ne repose sur aucun droit, sur aucune obli- gation morale, mais sur un plaisir assez subtil et bizarre ; puisqu'enfm il suffît d'un simple décret du législateur pour le briser. « Si la perte de la propriété n'entraînait aucun désappointement, le sentiment d'aucune souffrance, il n'y aurait aucune nécessité de punir la violation de ce qu'on est convenu d'appeler le droit de pivpriété, »

Uuoique la loi doive veiller à la sûreté, il est cependant des cas elle doit la sacrifier, non pas à un intérêt supé- rieur, — car il n'y a rien qui lui soit supérieur, mais à. la sûreté même. Le sacrifice dont il s'agit n'est pas une atteinte proprement dite à la sûreté, c'est simplement une défalcation. « L'atteinte est un choc imprévu, un mal qu'on ne peut pas calculer; elle semble mettre tout le reste en péril, elle produit une alarme générale. Mais la défalcation est une déduction régulière, à laquelle on s'attend^ qui ne produit qu'un mal du premier ordre, mais point de danger, point d'alarme, point de découragement pour l'industrie 2. )> Voici les cas la défalcation d'une portion de la sûreté est nécessaire pour conserver la masse : besoins de l'Etat pour sa défense contre les ennemis extérieurs ; pour sa défense contre les ennemis intérieurs ou délinquants ; pour subvenir aux calamités physiques ; amendes ; expropriation. Le sixième cas est à noter : « limitation des droits de la propriété, ou de l'usage que chaque pro- priétaire fera de ses propres biens, pour l'empêcher de nuire soit aux autres, soit à lui-même ^. » Hors ces six cas, la loi doit à la propriété, comme au principal agent du bonheur des hommes, le plus inviolable respect.

Mais, dira-t-on, « peut-être les lois de la propriété sont bonnes pour ceux qui possèdent et oppressives pour ceux qui n'ont rien. Le pauvre est peut-être plus malheureux qu'il ne le serait sans elles. » Bentham a réponse à tout. « Les lois, dit-il, en créant la propriété, ont créé la richesse ;.

1. Dumont de Genève, I, ch. viii, p. 196.

2. John Bo-\vring, Caup d'œil sur la nuix. du honlieur. Déontoi, t. I, p. 377.

3. Dum. de Gen., I, p. 218, 221. Bentham donne comme exemple le bâton ou l'épée sur lesquels je n'ai droit qu'en tant que je ne m'en- sers pas pour frapper autrui. Mais, que je frappe autrui ou non, j'ai toujours droit sur le bâton qui m'appartient; seulement, je n'ai pas le droit de frapper autrui, et si Tunique moyen de m'en empêcher est de m'enlever ce bâton, on aura le droit de me l'enlever.

58 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mais, par rapport à la pauvreté, elle n'est pas l'ouvrage des lois, elle est Vétat primitif de V espèce humaine; l'homme qui ne subsiste que du jour au jour est précisément l'homme de la nature, le sauvage... Les lois, en créant la richesse, sont encore les bienfaitrices de ceux qui restent dans la pauvreté naturelle. Ils participent plus ou moins aux plaisirs, aux avantages et aux secours d'une société civi- lisée. » Réponse assez peu décisive et qui n'eût nul- lement convaincu Owen. La propriété individuelle, eût répliqué ce dernier, est sans doute un progrès, un mieux; il ne s'ensuit pas qu'elle soit le mieux. Le pro- blème est évidemment fort difFicile à trancher. Beccaria avait dit : « Le droit de propriété est un droit terrible et qui n'est peut-être pas nécessaire. » « Jouir prompte- ment, jouir sans peine, répond Bentham, voilà le désir universel des hommes. C'est ce désir qui est terrible, puis- qu'il armerait tous ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont quelque chose. Mais le droit qui restreint ce désir est le plus beau triomphe de l'humanité sur elle-même *. »

Des lois relatives à V égalité. Bentham prend ce mot comme celui de liberté, dans un sens tout matériel.. Il entend par une égalité, de bien. Rien de plus curieux, d'ailleurs, que les propositions de pathologie mentale par lesquelles il montre dans l'égalité des biens un but dési- rable et que doit poursuivre la dynamique. Nous cite- rons les cinq propositions principales :

A chaque portion de richesse (dans le sens large du mot) correspond une certaine chance de bonheur. En effet, s'il n'en était pas ainsi, on ne désirerait pas la richesse,

(Corollaire). De deux individus à fortunes inégales, celui qui a le plus de richesse a le plus de chances de bonheur. En effet, le désir d'accumuler n'a pas de terme connu ; il y correspond donc toujours un plaisir.

L'excédant en bonheur du plus riche ne sera pas aussi grand que son excédant en richesse. En effet, mettez d'une part mille paysans vivant dans l'aisance, de l'autre part un prince à lui seul aussi riche que tous ces paysans ; son bonheur ne sera évidemment pas, mille fois plus grand que le bonheur moyen d'un seul d'entre eux. Il ne sera guère et c'est encore beaucoup que cinq ou six fois plus grand.

4" (Corollaire). Plus est grande la disproportion entre les

1. Duinont de Genève, I, p. 200.

BENTHAM 59

deux masses de richesses, moins il est probable qu'il existe une disproportion également grande entre les masses cor- respondantes de bonheur \

(Corollaire). Plus la proportion actuelle approche de l'égalité, plus sera grande la masse totale de bonheur.

L'égalité est donc, mathématiquement parlant, un bien ; cela peut se démontrer par A-(-B. Mais d'autre part nous savons déjà qu'elle n'est et ne peut être qu'un bien secon- daire; si donc il arrive qu'elle s'oppose à la sûreté, il faut qu'elle lui soit sacrifiée. Or, que demande l'égalité, dans le sens économique Bentham prend ce mot, c'est-à-dire l'égalité des biens, non des droits ? Une nouvelle distribu- tion des biens. Mais on ne peut distribuer les biens sans porter atteinte à la sûreté : « Il ne faut donc pas hésiter un moment. C'est l'égalité qui doit céder... Si l'on bouleversait

1. L'égalité civile n'est, comme on voit, nullement déduite par Bentham ou ses partisans d"une égalité de droit entre les hommes et d'une éyale inviolabilité; elle est tirée simplement, par voie mathématique, des con- ditions du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Bentham a dit, il est vrai, que, dans le partage du bonheur, chaque homme doit être compté pour un et nul pour plus d'un. Mais ce n'est point pour Bentham un principe à priori; ce n'est qu'une conséquence plus ou moins légitime des prémisses posées, à savoir qu'il faut produire la plus grande somme possible de bonheur. Bentham ne prend pas davantage pour principe un certain « droit égal au bonheur » qui existerait chez tous les hommes, et M. Spencer, en lui attribuant ce cercle vicieux, s'est fait une idée inexacte des doctrines de Bentham.

M. Spencer imagine un dialogue entre un utilitaire et un partisan du sens moral. <( Vous pensez que l'objet de votre régie de vie devrait être « le plus grand bonheur du plus grand nombre? Telle est notre opi- « nion. Fort bien... Si vous êtes cent, et si nous sommes quatre- « vingt dix-neuf, votre bonheur doit être préféré au nôtre, supposé le « contlit de nos désirs et supposé VérjalUé parfaite des satisfactions indi- « viduelles qui, de chaque côté, se trouvent enjeu. Exactement, c'est (i bien ce qu'implique notre axiome. Comme vous décidez entre les « deux parties par la majorité numérique, vous admettez, il semble, que « l'on doit accorder au bonheur dun membre quelconque d'une partie « la même importance, la même valeur qu'au bonheur d'un membre « quelconque de l'autre partie. Par conséquent votre doctrine, réduite « à la plus simple forme, finit par devenir cette assertion que tous les u hommes ont des droits égaux au boiheur; ou, pour en venir à une « application personnelle, que vous avez le même droit au bonheur que « j'ai moi-même. Je n'en doute pas. Et qui vous a dit, je vous « prie, monsieur, que vous ayez le même droit au bonheur que moi? « Qui me l'a dit? Mais j'en suis sûr, je le sais, je le senS; je... Ce « n'est pas répondre. Donnez-moi votre autorité. Dites-moi' qui vous a <i appris cette vérité; comment vous y êtes arrivé; d'où vous l'avez u tirée. Sur quoi, après quelques paroles évasives, notre bentha- « miste est forcé de convenir qu'il n'a pas d'autre autorité que son « propre sentiment. » {Social statics, 33, 34). Sluart Mdl répond à M. Sp-ncer, et avec raison, que la théorie de l'utilité ne présuppose aucun droit égal au bonheur, mais seulement ce principe, admis au fond par M. Spencer lui-même : a Le bonheur est désirable partout il se trouve, et des quantités égales de bonheur sont également dési- rables. » {U4ilit., ch. V.)

60 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

la propriété dans l'intention directe d'établir l'égalité des for- tunes, le mal serait irréparable... Les perspectives de bien- veillance et de concorde, qui ont séduit des âmes ardentes, ne sont que des chimères de l'imagination. » Pour le prou- ver, Bentham s'appuie sur ce principe fondamental de sa doctrine, que l'homme recherche toujours son intérêt et ne recherche Tmlérèt d'autrui qu'en tant que lié naturellement avec le sien. Le communisme, en brisant ce lien naturel, anéantirait la bienveillance, loin de la développer. « serait, dans la division des travaux, le motif déterminant pour embrasser les plus pénibles? Qui se chargerait des fonc- tions grossières et rebutantes?... Combien de fraudes pour rejeter sur autrui le travail dont on voudrait s'exempter soi-même?... La moitié de la société ne suffirait pas pour régler l'autre \ » On voit que Bentham est loin de mettre en oubli, comme on l'a dit, le principe de l'égoïsme : le Bentham exclusivement philanthrope qu'on a parfois imaginé fût tombé d'accord avec Owen et ses adeptes; le Bentham l'éel s'en sépare nettement. La politique, comme la morale, n'est autre chose que « la régularisation de régoïsme. »

« Faut-il donc qu'entre ces deux rivales, la sûreté et ïéyalité, il y ait une opposition, une guerre éternelle? >' Sans doute la solution du problème, telle qu'elle a été donnée parles communistes, est inacceptable; mais Ben- tham espère découvrir une solution nouvelle. « Jusqu'à un certain point, dit-il avec raison, la sûreté et l'égalité des biens sont incompatibles ; mais avec un peu de patience et d'adresse, on peut les rapprocher par degrés. Le seul mé- diateur entre ces intérêts contraires , c'est le temps... Attendez Tépoque naturelle qui met fin aux espérances et aux craintes, l'époque de la mort. » C'est par des lois sur les successions qu'il pense produire une égalité progressive, .sans atteinte à la sûreté, sans désappointement : « Lorsque des biens sont devenus vacants par le décès des proprié- taires , la loi peut intervenir dans la distribution qui va s'opérer, soit en limitant à certains égards la faculté de tester afin de prévenir une trop grande accumulation de fortune dans les mains d'un seul; soit en faisant servir les successions à des vues d'égalité, dans le cas le défunt n'aurait laissé ni conjoints ni parents en ligne droite et n'aurait pas fait usage du pouvoir de tester. Il s'agit alors

1. Dumont de Genève, cli. M. p. 210.

BENTIIAM 61

de nouveaux acquéreurs dont les attentes ne sont pas formées, et l'égalité peut faire le bien de tous, sans tromper les espérances de personne. » Et il ajoute avec une grande vérité : « Chez une nation qui prospère par son agriculture, ses manufactures et son commerce, il y a un progrès con- tinuel vers l'égalité. Si les lois ne faisaient rien pour la combattre, si elles ne maintenaient pas de certains mono- poles, si elles ne gênaient pas l'industrie et les échanges, si elles ne permettaient pas les substitutions, on verrait sans effort, sans révolution, sans secousse, les grandes propriétés se subdiviser peu à peu, et un plus grand nom- bre d'hommes participer aux faveurs modérées de la for- tune.' Ce serait le résultat naturel des habitudes opposées qui se forment dans l'opulence et dans la pauvreté (d'une part la prodigalité, de l'autre l'épargne)... Ils ne sont pas bien loin ces siècles de la féodalité, le monde était divisé en deux classes, quelques grands propriétaires qui étaient tout, et une multitude de serfs qui n'étaient rien. Ces hau- teurs pyramidales se sont abaissées... On peut conclure que la sûreté^ en conservant son rang comme principe suprême, conduit indirectement à procurer V égalité^ tandis que celle-ci, prise pour base de l'arrangement social, dé- truirait la sûreté, en se détruisant elle-même ^ »

Plus loin, Bentham applique ces théories ingénieuses et très-pratiques à propos des successions, des indemnités, des satisfactions, de tous les cas enfin le législateur, sans porter tort à la sûreté, peut porter atteinte à l'inéga- lité. Par exemple, en s'appuyant sur les axiomes de patho- logie cités plus haut, « on pourra produire un art régulier t!t constant d'indemnités et de satisfactions. Les législateurs ont montré assez souvent une disposition à suivre les con- seils de l'égalité, sous le nom (['équité, auquel on donne l)lus de latitude qu'à celui de justice; » mais cette idée d'équité, de justice pratique, était vague et mal dévelop- pée; Bentham espère la fonder sur le calcul, la fortifier par les mathématiques, la rattacher comme branche à la science Générale de la dynamique morale.

En ce moment, nous embrassons à peu près tout le sys- tème de Bentham. Morale, législation, en d'autres ter- mes, arithmétique, pathologie et dynamique, toutes ces sciences nous apparaissent comme groupées autour d'un

1. Dumonl de Genève, I, p. 215.

62 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALNE

même centre, le plaisir à son maximum, qui se confond avec l'utile, qui se confond lui-même avec le bonheur. C'est le point de départ, c'est aussi le point d'arrivée. Pour la morale, tout se ramène au bonheur de l'individu; mais dans ce bonheur d'un être elle retrouve le bonheur de tous les autres êtres; dans le particulier elle retrouve l'universel ; dans l'individu elle retrouve le monde. La législation, elle, ne s'occupe que du bonheur de la société; elle s'efforce d'augmenter, de quintupler, de « maximiser » ce bonheur; mais, par une merveilleuse identité, elle élève par même au maximum le bonheur de l'individu; dans la somme elle retrouve les unités qui la composent ; dans la société elle retrouve chacun de ses membres. La morale dit à l'homme : Cherche ton bonheur; et elle ne tarde pas à transformer ce précepte dans le suivant : Cher- che ton bonheur dans le plus grand bonheur du plus grand nombre. La politique dit au législateur : Cherche le plus grand bonheur du plus grand nombre ; mais bientôt cette formule devient la suivante : Cherche le bonheur de cha- cun. C'est l'idée qui commence, achève, domine le système entier de Bentham : union déjà très-réelle et sans cesse progressive de tous les intérêts dans l'intérêt de tous. Par cette idée, Bentham a pu introduire dans sa morale l'apparence et les dehors du désintéressement ; par cette idée, il a pu introduire' dans sa politique l'apparence et les dehors du droit. Avec la sympathie, il a sauvé sa morale de l'égoïsme; avec Pégoïsme, il a sauvé sa politique de la bienveillance despotique et du communisme. Si l'on n'aper- çoit pas l'identité établie par Bentham entre l'égoïsme et la sympathie, il est impossible de rien comprendre à son sys- tème, qui devient un tissu de contradictions.

En somme, depuis Épicure, la théorie utihtaire n'avait pas trouvé un représentant tel que Bentham. Chez Hobbes et Helvétius, elle était mêlée à d'autres doctrines; elle n'avait pas le premier, le seul rôle; chez Bentham, elle est tout, et elle s'efforce de se suffire. Par cela même, elle s'efi'orce de se constituer, d'échapper à l'empirisme et au hasard; elle veut se faire pratique, et pour cela elle est contrainte de s'appuyer sur des théories plus précises, de faire appel à la science ; bien plus, de créer des sciences nouvelles. La morale utilitaire se pose nettçment, s'oppose à l'autre morale, apprend ce qui lui manque à elle-même, y supplée; dans la lutte qu'elle engage, elle prend cons- cience et de sa force et de sa faiblesse.

BENTHAM 63

Grâce à l'exactitude scientifique qui caractérise l'esprit de Bentliam, on ne trouve guère dans sa vaste construc- tion que des imperfections et des erreurs de détail. Il n"est pas exempt d'une certaine tendance à l'utopie; mais sou utopie n'est autre chose que la confiance de traiter scientifiquement et par des quantités ce qui s'en écarte le plus. Dans ces principes politiques que nous venons d'ex- poser, il applique à des problèmes extrêmement complexes un bon sens qu'on trouve rarement en défaut. C'est bien le type de l'utilitaire anglais, de l'économiste, classant tout, divisant tout, ne laissant rien dans le vague, ne rai- sonnant jamais sur une somme, sur un total, sans les véri- fier, les chifi'res sous les yeux. C'est par ces minutieuses recherches qu'il a pu, sans de trop dangereuses contradic- tions, assimiler la morale à l'économie morale, la politique à l'économie politique. Avec lui, le système utilitaire est arrive à la période la plus décisive de son développement : Bentham est le vrai fondateur de la morale anglaise con- temporaine.

CHAPITRE IV

OWEN, MACKINTOSH, JAMES MILL

1, Owen. L'optimisaie d'Oweii comparé à l'optimisme de Ben-

tham. Principes psycliologiques et métaphysiques des doctrines sociales d'Owen. Les « cinq faits fondamentaux ». Qu'il sufflt de supprimer les circonstances extérieures qui dépravent l'homme pour le rendre à jamais bon. La « seconde venue » de la vérité, d'après Q^-en. Le socialisme absolu d'Owen , découlant d'un absolu déterminisme, est-U la conséquence inévitable de la doctrine utili- taire "? Démenti pratique donné au système d'Owen. Réfuta- tion théorique des principes de ce système par Stuart Mill.

n. Mackintosh et James Mill.

En allant de Bentham à Stuart Mill, le plus important de ses disciples, nous ne pouvons passer sous silence un des esprits et un des caractères les plus originaux de ce siècle, dont les théories et les essais pratiques firent grand bruit en Angleterre, Richard Owen,

Comme Bentham, Owen appartient à l'école utilitaire ; l'objet de ses recherches, c'est le bonheur général ; il ne diffère de Bentham qu'au sujet des moyens par lesquels il veut qu'on le recherche et pense qu'on l'atteindra.

Utilitaire, il est aussi optimiste; seulement, son opti- misme n'est pas le même que celui de Bentham. Bentham voyait la société sous ses meilleurs côtés : il y considérait comme perpétuellement unis l'intérêt personnel et l'intérêt public; aussi, malgré sa ferme croyance à la nécessité des réformes, il repoussait tout bouleversement social comme un bouleversement du bonheur. Owen, lui, voit sous ses

OWEN 65

meilleurs côtés rindividu; il croit à la bonté de la nature humaine, qu'on pourrait tourner vers le bien sans qu'elle s'en détournât jamais ; plus il y croit,, mieux se montre à ses yeux l'état de dépravation elle se trouve présente- ment. Cette dépravation, ne pouvant être attribuée à Tindi- vidu, doit l'être au milieu social, et ce milieu, il faut le changer. De ses théories et ses essais communistes. A l'optimisme de Bentham en ce qui concerne les rapports des hommes entre eux correspondait un certain pessi- misme au sujet de la nature humaine; il croyait, en effet, que rhomme ne peut jamais être qu'égoïste et ne peut jamais obéir qu'à son intérêt. De même, à l'optimisme d'Owen en ce qui concerne la nature de l'homme corres- pond un pessimisme obstiné au sujet des rapports sociaux, tels qu'ils existent présentement.

Cette doctrine sociale d'Owen a son explication et soii fondement dans une doctrine psychologique. Owen est Tun des représentants modernes les plus intéressants du déterminisme absolu, de la nécessité irrésistible; ce déter- minisme lui semble évident, indéniable ; il l'énonce et en lire les conséquences dans son grand ouvrage : le Nouveau Monde moral, contenant le système rationnel de la société, fondé sur des faits démontrables qui font connaître la cons- titution et les lois de la nature humaine et de la société ^

Ces faits démontrables sont, dit-il, au nombre de cinq, et toute la science sociale est contenue dans cinq axiomes fondamentaux.

Premier fait fondamental : Le caractère humain est tout entier à une constitution originelle et à des circonstan- ces externes mutuellement réagissantes.

Second fait : L'homme est forcé 'par sa constitution origi- nelle à recevoir ses sentiments et ses convictions indépen- damment de sa volonté iindepently of his ivill).

Troisième fait : Les sentiments et les convictions, ensem- ble ou séparément, créent le motif d'action appelé volonté, qui stimule à l'acte et décide les actions.

Quatrième fait : La constitution originelle est toujours variable d'homme à homme^ et il n'y a pas d'art qui puisse rendre deux hommes identiques, de l'enfance à la ma- turité.

Cinquième fait : La constitution de tout enfant, hormis le cas d'une défectuosité organique, est capable d'être façonnée

i. Londres, 1836 et années suivantes.

r.uv.iu. ô

66 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

en être ires- supérieur ou en être très-inférieur {is capable of being formed into a very inferior or a very siiperior being), selon la nature des circonstances externes auxquelles on livre l'influence qu'on peut exercer sur cette constitution à partir de l'enfance K

Rien de mieux déduit. Principe psychologique : de^ter- minisme absolu et dépendance complète de l'homme vis-à- vis des circonstances extérieures. Conséquence pratique : obligation de modifier ces circonstances, de changer le milieu social, de rendre les hommes bons en les plaçant dans un milieu bon. Le législateur doit « déterminer les hommes par Faction du milieu aux affections bienveillantes et aux actes utiles à la communauté. » Quelque proportion d'éléments défavorables que la nature ait fait entrer dans la constitution d'un homme, il est possible, si l'on peut dis- poser des circonstances , de communiquer à cet homme un caractère de bonté moyenne 2,

Et, remarquons-le bien, une fois que le milieu social sera devenu bon, nous n'aurons plus rien à craindre : la bonté, l'utilité, une fois créée, se conservera éternellement. D'où pourrait venir la moindre tendance dépravée, la moindre perversion? Si, par hypothèse, on a supprimé toutes les circonstances extérieures qui apportaient le trouble dans les âmes, ces circonstances extérieures étant tout, l'har- monie sera éternelle. A l'homme d'Owen s'applique mieux qu'à l'homme réel cet apologue connu : « D'où te vient, morceau de terre, le parfum que tu répands? es -tu de l'ambre? Non; mais j'ai habité avec la rose. » Ainsi est l'homme, ce fils- de la terre ; il n'a nul parfum qui lui soit propre; au législateur de l'imprégner de bonté et d'amour; mais, une fois qu'il en sera pénétré, il les répan- dra tout autour de lui , il les communiquera aux autres hommes, qui les lui rendront à leur tour, et l'humanité sera à jamais remplie de bonheur. L'homme est ce qu'on le fait, il a ce qu'on lui donne: faites-le bon, supprimez ce qui le rendait mauvais, et il restera bon. - Ainsi le déterminisme psychologique d'Owen le conduit à une sorte de déterminisme social et de despotisme. Bentham rattachait fortement, d'une part la liberté et Téga- lité à la sûreté, d'autre part la sûreté à l'utilité; de il arrivait à la conception d'un état libre les hommes,

1. Owen, Nouveau Monde moral, 1" partie.

2. Owen, Nouv. Mofide mor., l'c partie (prop. 19).

OWEN 67

travaillant à leur bonheur personnel sans obstacles, pro- duiraient le plus grand bonheur général sans exception. Owen, lui, ne lie pas aussi fortement rjue Bentham le bon- heur individuel au bonheur universel; l'utilité générale, pour lui, n'est pas la liberté, c'est V utilisât ion, Vemploiement (employment) des individus en vue du bien universel. Les hommes entre ses mains deviennent des moyens : au lieu de les respecter, il les emploie; ce n'est pas une instruction pure et simple qu'il veut leur donner, c'est une éducation; il veut les former, les façonner (form), les entraîner (train). Il faut, dit-il, à l'aide d'une nouvelle organisation sociale, <( élever et employer rationnellement la race humaine '( depuis la naissance, durant tout le cours de la vie, jus- '< qu'à la mort, et effectuer immédiatement ce changement " en remplaçant toutes les circonstances humaines inférieures <c qui existent par des circonstances supérieures, autant que « l'humanité unie peut en créer maintenant... Faisons que « le capital, le talent et l'industrie delà population du globe -( soient employés avec énergie et sagesse pour introduire « des mesures efficaces etpropres à changer les circonstances ■< inférieures en circonstances supérieures, pour donner un « arrangement scientifique à la société, pour assurer la plus « grande somme de bonheur à tous, à travers les générations « successives. » On voit qu'Owen ajoute à la formule de Ben- tham une nouvelle idée : ce n'est pas seulement l'humanité présente, c'est l'humanité future au bonheur de laquelle nous devons travailler. Bentham avait étendu la sympathie à travers l'espace partout il existe des êtres sensibles; Owen la prolonge à travers le temps ; Bentham l'avait faite infinie, Owen la fait éternelle.

« Éducation, emploiement et circonstances supérieures, le '( tout mis en œuvre pour produire la charité, l'égalité » selon l'âge, et le bonheur universel depuis la naissance jus- " qu'à la mort : tel sera le système rationnel de la société ; " et c'est le remède unique qui puisse éloigner les causes « du mal et assurer l'obtention de tout ce qui est bon pour 'c l'homme '. » Dès les premiers temps historiques, une grande vérité est venue à la connaissance des hommes : c'est que, « pour rendre la population du globe sage, « bonne et heureuse, il doit y avoir une universelle cha- " rite et une universelle bonté. Les hommes doivent être " entraînés (trained) à s'aimer les uns les autres comme ils

1. Owen, Nouv, Monde mor., part., p. 69, sqq.

68 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« s'aiment eux-mêmes, et alors il y aura paix sur la terre « et bonne volonté entre les hommes, mais pas avant. » Toutefois cette vérité, si importante qu'elle soit, ne suffit pas encore ; la charité ne se conseille pas seulement ; elle s'organise et se nécessite. Le plan d'éducation, d'organisa- tion et à'emploiement que donne Owen, c'est, s'écrie-t-il, « la seconde venue de la vérité »; c'est la vérité pratique, la vérité qui ne cherche pas uniquement à être pensée, mais à être réalisée; qui ne se borne pas à montrer le but, mais montre la voie. Owen, comme Bentham, comme Epi- cure, se croit un libérateur de l'humanité, un nouveau Messie.

Le système d'Owen est-il absolument conforme aux prin- cipes utilitaires et peut-il s'en déduire rigoureusement ? Owen est-il plus conséquent avec les principes de Bentham que Bentham lui-même ? Jusqu'à présent, sans apprécier la valeur absolue des systèmes, nous nous sommes placé au point de vue même de la doctrine utilitaire pour exa- miner leur valeur logique, et pour montrer soit leur incon- séquence, soit leur rigueur : agissons-en de même à l'égard de ce qu'on pourrait appeler le déterminisme social d'0^\ en.

Cette doctrine a subi en premier lieu une réfutation, un démeiiii pratique. On sait, en effet, qu'Owen ne se contenta pas de préconiser son système dans ses écrits; il le mit en pratique, et d'abord avec succès. Dans la première période de sa vie, appelé à rétablir des manufactures tombées en décadence, il accomplit de véritables prodiges. Il remplaça les amendes qu'on infligeait aux ouvriers par des peines et des récompenses toutes morales, leur faisant porter une coiffure à quatre faces, dont chacune, peinte d'une certaine couleur, exprimait un certain degré du contentement du maître, suivant qu'elle était tournée du côté du front. Il les déshabitua, en leur faisant honte, de l'ivrognerie à laquelle ils s'adonnaient. On remarquera que, dans ces })remiers essais, Owen ne tentait rien de contraire aux principes de l'individualisme. Remplacer les sanctions physi- ques ou économiques par des peines morales, arracher des ouvriers aux mauvaises mœurs, à l'ivrognerie, dans tout cela^ nulle atteinte à la liberté personnelle, rien que ne devrait tenter tout patron, tout manufacturier. Aussi longtemps qu'Owen restreignit ses efforts au domaine de l'individualisme, il obtint les plus grands succès et recueillit les plus grands profits.

Mais ensuite, encouragé par ces premiers essais, il

OWEN 69

renonça même aux peines et aux récompenses morales ; il renonça à exciter l'émulation, la crainte du reproche, et voulut établir des maisons de société oîi le seul mobile des associés serait la bienveillance mutuelle : chacun devait y prendre pour fin non son intérêt propre, mais l'intérêt d'autrui. Ces sociétés, fondées tour à tour en Europe et en Amérique, réussissaient tant que le maître était pour en soutenir et en inspirer tous les membres de son ardente charité. Mais à peine s'éloignait-il que rétablissement, en proie à des sentiments de paresse et de jalousie, ne tardait pas à tomber. Une série de tentatives de ce genre, qui turent une série dïnsuccès, ruinèrent Owen, sans toutefois le convaincre : il resta jusqu'à la fin de sa longue vie attaché à ses cinq principes; seulement, au sujet des rapports sociaux tels qu'ils existent actuellement, son pes- simisme alla croissant toujours. Etant donné ce problème : nécessiter les hommes à être bons et heureux, il en croyait toujours la solution possible; s'il n'avait pu le résou- dre pratiquement, c'est qu'il n'avait pas eu entre les mains assez de nécessités, c'est qu'il n'avait pas pu supprimer toutes les circonstances inférieures, c'est qu'il n'avait pas assez isolé de la grande société corrompue ses petites sociétés idéales. Les milieux qu'il avait créés s'étaient laissé envahir et troubler par le milieu général : ce n'était point la faute des hommes, mais la faute des choses, la faute des circon- stances ; si la maladie était inguérissable, il ne fallait s'en prendre ni au malade ni au médecin, mais au mal.

Quoiqu'il en soit, les théories d'Owen ne furent pas seu- lement jugées par leur insuccès pratique; l'utilitarisme contemporain les rejette lui-même ouvertement par la bouche de Stuart Mill. Nous le savons en effet, le principe sur lequel repose tout le système d'Owen, c'est celui de la détermination absolue des actions ; le caractère de l'homme est formé, indépendamment de sa volonté (indepently of his ivill), non par lui, mais pour lui; notre caractère une fois formé, nous sommes impuissants à le changer. Dans les mains du législateur nous sommes donc, pour emprunter les paroles d'Helvétius, comme l'argile dans les mains du potier, et une fois façonnés par lui, nous nous trouvons aussi incapables de modifier la forme qu'il nous a imposée que l'argile de sortir du moule oii on l'a fait entrer. Stuart Mill, déterministe et utilitaire lui-même, n'en repousse pas moins avec vigueur une doctrine aussi absolue ; il montre qu'Owen et ses disciples, qui ont propagé avec le plus de

70 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

persévérance « la grande doctrine du déterminisme », sont aussi ceux qui l'ont « le plus défigurée ». « L'homme, dit- ce il, a jusqu'à un certain foint le pouvoir de modifier son « caractère. Que ce caractère ait été en dernière analyse « formé j90wr lui, n'empêche pas qu'il ne soit aussi en partie « formé par lui comme agent intermédiaire. Son caractère « est formé par les circonstances de son existence, y compris « son organisation particulière; mais son désir de le façonner « dans tel ou tel sens est aussi une de ces circonstances^ et non « la moins importante. Si ceux qui sont supposés avoir formé « notre caractère ont pu nous placer sous l'influence de cer- « taines circonstances, nous pouvons pareillement nous <( placer nous-mêmes sous l'influence d'autres circonstances. « Nous sommes exactement aussi capables de former notre « caractère, si nous le voulons [ifwe will), que les autres de le « former pour nous'. » En d'autres termes, l'extérieur agit sur notre caractère de deux façons à la fois, soit direc- tement, soit indirectement; il agit directement quand il nous impose certaines habitudes, certaines dispositions; il agit indirectement quand il nous donne la volonté^ c'est-à- dire le désir, de résister à ces habitudes et à ces dispositions. Nous sommes alors comme quelqu'un à qui l'on mettrait un fruit dans la main, tandis qu'on lui donnerait en même temps sur le bras un coup pour faire tomber le fruit. Le partisan d'Owen « est dans une position inexpugnable » quand il soutient « que la volonté de modifier notre carac- « tère est un résultat non de nos propres efforts, mais de « circonstances que nous ne pouvons empêcher ; » il se trompe quand il prétend que cette volonté, quelque déter- minée qu'elle soit, est impuissante à changer notre carac- tère. En dernière analyse, « notre caractère est formé par « nous aussi bien que pour nous; mais le désir d'essayer « de le former est formé pour nous ^ »

Ainsi Stuart Mill complète en le mitigeant le déter- minisme d'Owen, qui n'était pas très-éloigné du fatalisme oriental. Dès lors, la stérilité de son système social est aussi démontrée; les hommes ne sont pas seulement ce qu'on les fait, mais ce qu'ils veulent être et ce qu'ils se font eux-mêmes. Il faut laisser une place dans l'àme pour une volonté plus ou moins déterminée ; il faut laisser une place

1. stuart Mill, Lotjiqiœ, t. II, p. 423 (trad. Peisse).

2. Stuart Mill, Lo;/ir/ue, II, p. 424. Cf. la Philosophie de HamilUm. p. 557 (trad. de Gazelles).

MACKINTOSII, JAMES MILL 71

dans l'État pour une liberté renfermée dans des limites plus ou moins étendues. Jusqu'où peuvent, d'après la doc- trine utilitaire, s'étendre au juste ces limites ? C'est ce que nous examinerons plus tard. En ce moment, il reste évident que le déterminisme psychologique et social d'Owen est incomplet, parce qu'il est entier et exclusif, et que son système représente un moment intéressant , mais non définitif, dans le progrès de la pensée anglaise.

IL Tandis qu'Owen tentait d'appliquer pratiquement la doctrine utilitaire, les successeurs de Bentbam en éclair- cissaient les principes et cherchaient à les mettre à l'abri des objections.

Mackintosh, dans sa Dissertation sur les progrès de la 'philo- sophie morale^ répond à deux des principales difficultés soulevées par la doctrine de Bentbam. jSous ne pouvons pas toujours, dit-on, calculer en agissant les conséquences de nos déterminations. Non, réplique Mackintosh, mais il n'est pas nécessaire de faire ce calcul à chaque fois. C'est un fait d'expérience, dit-on encore, que nous pouvons agir sous Fempire de sentiments désintéressés. Oui; mais ces sentiments se ramènent par l'analyse à des sentiments intéressés. En chimie, un corps composé ne se résout-il pas dans une série de corps simples qui ne lui ressemblent nullement ^? Ainsi, avec Mackintosh, se font déjà pres- sentir les progrès considérables qu'accomplira bientôt la morale anglaise dans ses rapports avec la psychologie.

James Mill, lactif propagateur de la morale nouvelle, aboutit aux mêmes conclusions dans ses Fragments sur Mackintosh et son Analyse de Vesprit humain. Nous avons sans doute, dit-il, des sentiments qui tendent directement au bien des autres, mais ils n'en sont pas moins le dévelop- pement de sentiments qui ont leur racine dans le moi (rooted in self). Que ces sentiments puissent être détachés de leur racine primitive, c'est un phénomène bien connu de l'esprit ^ Mackintosh et James Mill se bornent d'ailleurs à appliquer ici en morale la naéthode de Hartley.

1. Dissert, on theprogr. of ethic philos . , p. 115.

2. Analysis of theliumai} Mind, p. 231. Fragm. on MackÏJitosh, p. 259 : « A Torigiiie, nous accomplissons les actes moraux d'après une autorité. « Nos parents nous disent que nous devons faire ceci, que nous ne de- « vons pas faire cela... De cette manière, les idées de louange et de

72 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Kous allons retrouver toutes les idées de Mackintosh et de James Mill développées, agrandies, modifiées et mises d'accord avec les progrès de la pensée dans l'ouvrage capital est résumée toute la morale de Fécole « associa- tionniste », VUtiliiarisme de John-Stuart Mill.

" blâme s'associent à certaines classes d'actes, et généralement

a ces associations exercent une influence prédominante pendant toute a la vie. Plus tard, nous trouvons que non-seulement nos parents agis- « sent de cette manière, mais tous les autres parents. C'est pourquoi «les associations sont inséparables, générales, et s'étendent à tout « (gênerai, and alUcomprehending). »

CHAPITRE Y

STUART MILL

PRINCIPES THÉORIQUES DE LA. MORALE

I. Que les principes d'une science sont ce qu'il y a de plus obscur dans toute science. Comment Stuart Mill fixe l'objet et les limites du débat entre les moralistes. Distinction de l'école inductive et de l'école intuitive. Principe sur lequel semble reposer la morale de Stuart Mill. Négation du libre arbitre; réduction de la volonté au désir, du désir au plaisir; l'égoïsme, point de départ de Stuart Mill comme de tous les utilitaires. Effort tenté par Stuart Mill pour faire sortir de l'égoïsme « l'altruisme », et de l'intérêt la cons- cience morale. Textes importants dans lesquels Stuart Mill tente la genèse de la conscience morale. Progrès qu'il fait accomplir sur ce point à la doctrine utilitaire. Essai pour réaliser dans la pensée même de Tbomme Tbarmonie des intérêts que Bentliam pré- tendait réalisée au dehors. Comment Stuart Mill rapproche les écoles inductive et intuitive; comment il laisse à l'homme une demi-conscience morale.

II. Comment, en s'appuyant sur cette conscience morale dont il a fait la genèse, Stuart Mill peut sans contradiction ordonner à l'in- dividu, qui ne cherche jamais que son plaisir, de rechercher le bonheur général. Le bonheur général , fin et critérium des actions. Stuart Mill rompant complètement avec Bentham et déclarant que le critérium de la morale utilitaire n'est pas le plus grand bonheur de l'agent moral. Le spectateur impartial d'Adam Smith. Essai pour justifier le principe du bonheur. Que ce principe n'est pas susceptible de preuves directes. Que la morale est un art, et comme telle exclut le raisonnement scientifique. Preuves indirectes données par Stuart Mill du principe du bonheur.

Le bonheur est l'un des buts de la vie humaine et doit être un des critères de la conduite.

1!L Le bonheur est-il le seul but, et doit-il être le seul critérium?

Outre le bonheur, les hommes ne désirent-ils pas la vertu ? -— Nouveau progrès que Stuart Mill fait accomplir à la doctrine utili- taire. — La vertu désirable pour elle-même. Genèse de l'idée

74 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

de Yoitii. L'avare et l'homme vertueux. Comment Stuart Mill croit retrouver, derrière le désir de la vertu, le désir du bonheur. Le bonheur universel, seule fin et seul critérium.

Chez tous les penseurs utilitaires qui ont précédé Stuart Mill, quelle que soit l'époque à laquelle ils sont apparus ou la nation à laquelle ils appartiennent, on trouve le plus entier, le plus parfait accord sur ce point : l'homme, et tout être sensible, ne peut et ne doit vouloir autre chose que son intérêt personnel. Epicure aussi bien qu'Helvétius, Helvétius aussi bien que Bentham, utibtaires grecs, anglais, français, tous répondent aux hommes qui leur demandent une "règle de conduite : « Suivez votre intérêt. »

Bentham, il est vrai, a apporté un grave changement dans la formule utiHtaire; il a pris pour fin et pour crité- rium de la morale le bonheur universel ; mais il n'a pu le prendre ainsi qu'en identifiant, par l'optimisme le plus conscient et le plus obstiné, le bonheur particulier de chaque homme et le bonheur universel de tous les hommes.

La principale originahté de Stuart Mill est d'avoir con- servé la formule de Bentham en rejetant son optimisme. Helvétius disait : Le bonheur personnel avant tout ; Ben- tham disait : Le bonheur général identifié avec le bonheur personnel; Stuart Mill dit : Le bonheur général. Par là, ce n'est plus une simple transformation qu'il fait subir à la doctrine utilitaire ; la forme qu'il lui imprime est non-seu- lement originale, mais dans une certaine opposition avec les formes qu'elle avait revêtues jusqu'alors; il constitue cette morale sur une autre base; il la pousse presque aussi loin qu'on peut espérer la pousser sans la voir se confondre avec la doctrine adverse.

L Il n'y a, dit Stuart xMill, dans toute science en général, rien de si obscur que les principes mêmes de cette science; l'algèbre, par exemple, ne tire point sa certitude de ses premiers éléments, qui, « tels que les exposent d'illustres « professeurs, sont aussi pleins de fictions que la juris- « prudence anglaise, et aussi pleins de mystères que la « théologie. » Les principes d'une science, en effet, « sont « les derniers résultats de l'analyse métaphysique appli- « quce aux notions élémentaires qui se rattachent le plus « intimement à cette science ; et ils sont pour elle non ce « que les fondements sont pour l'édifice, mais plutôt ce « que les racines sont pour l'arbre, car les racines peuvent

STUART MILL 75

« accomplir leur fonclion sans qu'il soit besoin de les « découvrir et de les exposer à la lumière *. »

Ce qui se produit dans les sciences se produit aussi dans ce que Stuart Mill appelle Vart de la morale et de la légis- lation. Non-seulement ici les principes sont incertains et obscurs, mais en outre cette incertitude a donné lieu, depuis deux mille ans, aux disputes les plus acharnées : « Depuis « deux mille ans, les philosophes se rangent sous les « mêmes bannières, et ni les penseurs ni l'humanité en « général ne semblent être plus près de s'entendre sur ce « sujet qu'au temps le jeune Socrate écoutait le vieux « Protagoras et opposait la théorie de l'utilitarisme à la « morale vulgaire du prétendu sophiste. »

Après avoir constaté le débat et en avoir expliqué les causes, Stuart Mill en fixe l'objet et les limites. C'est à lui, comme on sait, qu'appartient la distinction entre l'école inductive ou expérimentale et l'école intuitive ou rationnelle^ distinction déjà établie en fait par Helvétius et les utilitaires français-, mais non encore fixée dans les termes. Stuart Mill, il faut le reconnaître, comprend mieux ou plutôt moins mal que Bentham la doctrine de la morale a priori. 11 ne s'acharne plus contre l'ascétisme, qui n'avait peut-être guère existé que dans l'imagination de Bentham. Il avoue aussi que, pour les moralistes non utilitaires, les jugements moraux ne deviennent pas nécessairement une simple affaire de sympathie et d'antipathie; que tous n'admettent pas le bizarre sens^ tact ou goût moral de Shaftesbury et de Hume. « Notre faculté morale , dit-il, d'après ceux de ses inter- « prêtes qui méritent le nom de penseurs, ne nous fournit « que les principes de nos jugements moraux; elle fait « partie de notre raison^ et non de notre sensibilité; il faut « lui demander les doctrines abstraites de la morale, mais « il ne faut pas compter qu'elle nous serve à reconnaître la « morale sous sa forme concrète. L'école de morale intui- « tive, non moins que celle qu'on pourrait nommer l'école « inductive, insiste sur la nécessité de lois générales. Toutes « deux s'accordent à admettre que l'appréciation d'une « action isolée ne saurait résulter de la perception directe, « mais bien de l'application d'une loi générale à un cas « particulier. « Ainsi les deux écoles font de la morale une

1. Stuart Mill, Utilitarisme ou Théorie du. bonheur, ch. I. Nous nous servons, quand nous ne traduisons pas nous-mème, de la traduc- tion de M. de La Friche {Revue ?zûi/o?2a/e, août, septembre et octobre. is65 .

2. Voir, dans notre Morale d'Epicure, le chapitre sur Helvétius.

76 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

science ou un art, non une routine aveugle. Bien plus, les données de cette science, les lois morales, « sont aussi en « grande partie les mêmes » pour toutes deux. Le débat est donc exclusivement restreint aux principes et à la méthode : « Les deux écoles diffèrent d'opinion quant à « révidence des lois morales et à la source d'où elles tirent 'c leur autorité. D'après l'une de ces écoles, les principes « de la morale sont évidents a 'priori et doivent être « acceptés à la seule condition qu'on s'entende sur la valeur « des mots. D'après l'autre doctrine, le bien et le mal, le « vrai et le faux sont des questions d'observation et d'expé- « rience '. » Stuart Mill étend ainsi la portée du débat à la philosophie tout entière : ce n'est plus seulement le bien €t le mal dont il s'agit, c'est le vrai et le faux; c'est aussi sans doute le beau et le laid. Il faut choisir entre les deux grandes méthodes qui se partagent en ce moment la philo- sophie, entre l'expérience et la raison, entre la science et la conscience, entre le déterminisme et la volonté hbre.

Le principe premier sur lequel semble reposer le système moral que Stuart Mill, au nom de l'école inductive, oppose à l'école intuitive, c'est la négation de la liberté ^

1. Sluart Mill, Utilit., ch. I.

2. Hobbes, Helvélius, d'Holbach, Volney, Owen, tous les partisans modernes de la morale de rintérèt, ont été fatalistes. Stuart Mill. comme nous avons déjà pu le voir, essaye de perfectionner ici leur doctrine. Il reconnaît trois sortes de systèmes déterministes : d'abord le fatalisme pur des Orientaux, d'après lequel toutes nos actions sont prédéterminées du dehors, indépendamment de noire curactèn; et de notre loA^wife; puis le fatalisme madlfiê, celui' d'Owen par exemple, d'après lequel nos actions sont prédéterminées par notre caractère, et notre caractère par le de- hors, indépendamment de notre volonté. La troisième doctrine déter- ministe, qui est celle de Stuart .Mill, admet que nos actions sont déter- minées par notre curactère,^ mais que notre caractère peut être modifié par notre volonté, déterminée elle-même en dernière analyse par le dehors (voir Philosophie de Hamilton, ch. XXVI; Logique, liv. VI, ch. l; Utilit., ch. IV;. On voit le progrès qui fait remonter sans cesse le déter- minisme du dehors au dedans, qui le fait se rapprocher de plus en plus du for intérieur de l'homme. Dans le fatalisme pur, nous ne sommes rien; d'après Owen, nous sommes du moins pourvus d'un caractère formé pour nous, sinon par nous ; d'après Stuart Mill, nous devenons les agents intermédiaires de ce caractère. Mais sommes- nous seulement agents intermédiaires ou agents primitifs et Uhres? Voilà le dernier point qui sépare en psychologie l'école inductive de l'école intuitive, et qui va aussi les séparer en morale. Sluart .Aldl tranche nettement la question. « La volonté, dit-il, est entièrement a produite par le désir, si l'on comprend par ce terme l'influence repous- « santé de la douleur aussi bien que l'attrait du plaisir. » Le désir fatal est u la plante-mère » ; la volonté peut parfois en être détachée, comme un rejeton; mais dans ce cas, ce qui l'en a détachée, c'est tout simple- ment l'habitude; lorsqu'un ancien désir, fortifié par l'habilude, s'op-

STUART MILL 77

Le désir se confond avec le plaisir : « Désirer une chose « et la trouver agréable, avoir de l'aversion pour une chose « et la regarder comme pénible, dit Stuart Mill avec « Hobbes, sont des phénomènes complètement insépara- « blés, ou plutôt deux parties d'un même phénomène. » En conséquence, « il y a une impossibilité physique et méta- « physique à désirer quoi que ce soit autrement qu'en « proportion de Vidée agréable qu'on s'en fait \ » Et comme vouloir et désirer sont une même chose, je ne puis vouloir, désirer, ni poursuivre que ce qui m'est agréable, ce qui me cause, à moi et non à vous, une certaine somme de plaisir, une certaine quantité de bonheur. Le point de départ du système de Stuart Mill, comme de tout système utilitaire, est donc l'égoïsme ; c'est cette « racine » cachée qui seule supporte et nourrit la morale inductive.

Heureusement, dans le plaisir personnel lui-même et dans les désirs qui y correspondent Stuart Mill trouve, comme Bentham, un élément qui dépasse l'égoïsme : « c'est le désir d'être en harmonie avec nos semblables, qui est déjà un principe puissant dans la nature humaine. «

Nous touchons ici au point central du système de Stuart Mill; à partir de ce point nous allons le voir, par une insensible évolution, passer de l'égoïsme à l'altruisme le plus complet. Nous essayerons de marquer tous les degrés de cette évolution. Pour que la pensée de Stuart Mill ne nous échappe pas, nous serons forcés de la saisir sous la forme même, à la fois subtile et vague, qu'il a coutume de lui donner; nous plaçant comme toujours, dans cette expo- sition des systèmes, à un point de vue purement logique et historique, nous suivrons le cours des idées de notre auteur, montrant les progrès accomplis, marquant aussi les défauts particuliers de raisonnement et signalant les côtés faibles ou obscurs, sans entrer encore dans une discus- sion approfondie et vraiment morale.

« L'état de société est en même temps si naturel, si « nécessaire et si habituel à l'homme que, à moins de cir- « constances rares et d'un eJB'ort d'isolement volontaire, il ne « se considère jamais que comme un membre d'un corps,

pose à de nouveaux désirs, plus violents en apparence, voilà ce que nous appelons volonté. « La volonté est donc la fille du désir et n'échappe à son empire que pour passer sous celui de l'habitude. » [Ulilit., ch. IV, p. GO : « Will is the child of désire, and passes out of the dominion of its parent only to come under that of habiti. « 1. Utilit., ch. IV. Cf. ch. II. p. 9. '

78 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« et cette association s'affermit de plus en plus à mesure que « l'humanité s'éloigne de l'état d'indépendance sauvage. « Par conséquent, toute condition essentielle à un état de « société fait chaque jour p/w.9 inséparablement partie de la « conception qu'a chaque individu de l'état de choses aumi- « lieu duquel il est et qui est la destinée de l'homme'. » La psychologie anglaise, en se perfectionnant et en se développant, développe aussi et entraîne avec elle la morale. Stuart Mill introduit ici dans la question un prin- cipe nouveau : l'association des idées. L'homme, liant peu à peu la conception de sa destinée à celle d'un état social, linit par éprouver une sorte d'impossibihté intellectuelle de les séparer. La fable antique représentait les membres du corps humain voulant conquérir leur indépendance et sortir de l'état de sujétion mutuelle les place la nature; Stuart Mill nous montre au contraire les hommes eux- mêmes, ces êtres indépendants, ces individus autonomes, devenant peu à peu des membres du corps social, des parties d'un tout, des chiffres de la grande somme humaine, et le devenant à un tel point qu'ils ne peuvent plus eux- mêmes se concevoir autrement, qu'ils ne peuvent plus se séparer de la somme qu'ils composent, du tout ils s'absor- bent. D'une part, d'après Stuart Mill, tout sentiment qui ne se rattacherait pas en quelque façon à l'amour de soi est moralement impossible, puisque nous ne pouvons désirer et vouloir que ce qui nous est agréable ; d'autre part, l'amour d'un soi séparé et solitaire est intellectuelle- ment impossible, parce que nous ne pouvons nous con- sidérer nous-mêmes autrement que comme êtres sociaux. L'idée de société, à son tour, implique l'idée d'égalité; or, l'égalité comporte le respect mutuel des intérêt.s. « La société « entre égaux ne peut exister que si les intérêts de chacun « sont également respectés. Et puisque, dans tous les états « de société, chacun, à moins d'être un souverain absolu, « a des égaux, tout le monde est obligé de vivre dans ces « termes avec quelqu'un, et à toutes les époques on ne cesse «.de se rapprocher d'un état il sera impossible de vivre <f d'une façon permanente dans d'autres termes avec qui « que ce soit. » Stuart Mill fait ici intervenir une idée sur laquelle il aime à appuyer, celle du perfectionnement futur de la société; nous l'avons déjà vu parler de la destinée de l'homme; continuellement, dans son exposition et sa dé-

1. Sluart Mill, Utilit., ch. III.

STUART MILL 79

fense de l'utilitarisme, il passe du présent au futur, tra- verse à son gré les siècles, et nous montre un avenir qui n'est peut-être pas irréalisable, mais aussi n'est nulle- ment réalisé.

« Les gens (est-ce la totalité des hommes, ou la majorité, « ou simplement la minorité?), les gens en viennent ainsi à « ne pouvoir plus regarder comme possible pour eux un « état l'on ne tient aucun compte des intérêts d'autrui. Ils « sont dans la nécessité de se représenter à eux-mêmes « comme s'abstenant du moins des torts les plus grossiers, « et, quand ce ne serait que pour leur propre salut, comme « ne cessant de protester contre ces torts. » Ici reparaît la pure doctrine de Bentham. « Ils sont habitués, ajoute Stuart « Mill, à coopérer avec autrui. Tant qu'ils coopèrent, leurs '( buts sont identifiés à ceux des autres; il y a, du moins, un « sentiment temporaire que les intérêts des autres sont leurs « propres intérêts. « Quels sont ces autres, dont2:)arle Stuart Mill"? Ceux avec qui ils coopèrent, sans doute; ce ne sont donc pas tous les autres membres de l'humanité. Il n'y a donc pas nécessité pour l'homme de respecter les intérêts de l'homme, comme Stuart Mill semblait le dire plus haut; il y a nécessité pour tel homme de respecter les intérêts de tel ou tel homme, de tel ou tel coopérant, aussi long- temps que dure la coopération. Cette union des intérêts est très-restreinte ; elle est toute temporaire; restreint et tempo- raire est aussi le sentiment moral qui eu naît. « Grâce à " tout ce qui raffermit les liens sociaux, à tout ce qui favorise « un développement sain et vigoureux de la société, chaque « individu trouve un intérêt personnel plus grand à con- 'c sulter pratiquement le bien-être de ses semblables, et se cf sent, en outre, entraîné à identifier de plus en plus ses '( sentiments avec leur bonheur, ou du moins avec un '( degré toujours croissant de respect pratique pour leur '< bien. » Voilà encore Bentham qui reparaît, avec l'identité réelle et objective des intérêts : mais Stuart Mill y ajoute aussitôt l'identité intellectuelle et subjective produite par l'association des idées : « Comme par instinct, l'individu en « vient à avoir conscience de lui-même comme d'un être '( qui doit évidemment avoir des égards pour les autres. » On remarquera le vague extrême et des idées et des termes de Stuart Mill : rien de précis, rien de net dans cette pensée et dans ce style embarrassés et flottants. Quels sont ces égards dont il parle? jusqu'où peuvent-ils aller? à qui doivent-ils s'adresser? Quels sont ces autres

80 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

qu'il nomme? Comment du temporaire, nous étions ren- fermés tont à riieure, sommes-nous passés au définitif? comment sommes-nous allés du particulier à l'universel, de tels ou tels hommes aux hommes en général? « Le bien « d'autrui, continue Stuart Mill, devient pour Vindividu une « chose dont il est naturel et nécessaire qu'il s'occupe^ comme « de toute condition physicjue de notre existence. Or quelle « que soit la force du respect d'autrui chez un indiyidu, il u est poussé par les plus puissants motifs d'intérêt et de « sympathie à le déployer et à faire tout son possible pour « l'encourager chez les autres ; et, quand il ne le connaîtrait « jxis lui-même .1 il s'intéresse autant que qui que ce soit à ce « que d'autres V éprouvent. « Stuart Mill veut-il dire qu'un voleur par exemple est poussé par les plus puissants motifs d'intérêt et de sympathie à se faire gendarme et à arrêter les autres voleurs? ne serait-il pas plutôt porté à faire bande avec eux? Celui qui ne connaît point le respect des intérêts d'autrui inculquera-t-il bien ce respect à ceux qui l'entourent? A en croire Stuart Mill, « les moin- dres germes de ce sentiment sont recueilhs et cultivés par la contagion de la sympathie et les influences de l'éducation, et entourés, par l'action puissante des sanctions extérieures, d'un réseau complet d'associations d'idées qui le fortifient encore... Chaque pas dans le sens du progrès politique contribue à rendre cette façon de comprendre la vie humaine de plus en plus natu- relle, en faisant disparaître les causes d'opposition d'in- térêts et en nivelant ces inégalités de privilèges légaux entre individus ou entre classes, grâce auxquelles il est de grandes portions du genre humain dont il est encore possible de négliger le bonheur. Lorsque l'esprit humain est en progrès, on voit sans cesse se développer les influences qui tendent à créer chez chaque individu un sentiment de son unité avec tous les autres., sentiment qui, à l'état parfait., éloignerait de l'homme tonte pensée ou tout désir d'un condition personnelle heureuse dont ses semblables ne partageraient pas les avantages... Dans l'état comparativement peu avancé de civihsation nous vivons, un individu ne peut pas, à dire vrai, res- sentir cette complète sympathie avec ses semblables qui rendrait impossible toute réelle discordance dans la direc- tion générale de leurs conduites res|)cctives ; mais déjà l'individu chez qui le sentiment social est développé ne peut pas se résoudre à considérer le reste de ses semblables

STUART MILL 81

(Stuart Mill raisonne toujours comme s'il s'agissait de la totalité des hommes, du milliard humain qui peuple la terre) « comme des rivaux avec lesquels il est en lutte « pour ohtenir les moyens d'être heureux et qu'il doit « souhaiter de voir échouer dans leur entreprise afin qu'il « réussisse dans la sienne. » Un marchand ne souhaite-t-il donc pas de voir échouer ses concurrents? Il ne désire sans doute aucun mal à la totalité des hommes ni même à la totalité des marchands, et il ne les considère point comme ses rivaux ; mais c'est précisément parce qu'ils ne le sont point : du moment ils le deviendraient, sa sympathie instinctive et physique pour eux ne s'évanouirait-elle pas aussitôt ?

« Il est , continue Stuart Mill , indispensable à chaque « individu de croire que sa fin réelle et celle de ses sem- « blahles ne sont pas en conflit. » Il faudrait être en effet assez misanthrope pour croire que la fiji réelle et dernière, le bien véritable de chaque homme s'oppose à ceux des au- tres hommes ; mais, dans la pratique, s'agit-il de fin dernière, de bien véritable, de destinée suprême? « Ce sentiment (de « l'harmonie des fins), ajoute du reste Stuart Mill, est chez « la plupart des gens bien inférieur comme force à leurs « senti oients égoïstes, et souvent il fait complètement défaut. « Mais, pour ceux qui le possèdent, il a tous les caractères « d'un sentiment naturel K »

En résumé, d'après ces passages de Stuart Mill, trop négligés par la critique et qui jettent une grande clarté sur toute la suite de sa doctrine, l'homme se trouve dans une impossibilité physique et métaphysique de vouloir autre chose que son plaisir propre : c'est le point de départ , le même absolument que celui de Bentham , le même que celui de tout utilitaire conséquent, le même, dis-je, parce qu'il est le seul possible. En second lieu, le plus grand plaisir de chaque individu étant hé, la plupart du temps ^ dans la réalité à celui de la collection, chaque individu, en voulant son plus grand plaisir ou son utihté propre, veut par cela même, la plupart du temps, l'uti- lité générale. encore, Stuart Mill est d'accord avec Ben- tham ; seulement Bentham ne disait pas : L'accord des intérêts existe fréquemment, très-fréquemment, la plupart du temps, en général, etc. ; il disait : Cet accord existe partout et toujours. Stuart Mill s'écarte donc de son maître sur

i. Utilit, ch. III.

GUYAU. ' 6

82 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

cepoint; il reconnaît que l'union desintérêtsn'est pas parfaite dans la réalité, mais il supplée à cotte imperfection réelle d'une manière oriiiinale, 11 a recours à la théorie psycholo- gique de Fassociation des idées. Il n'est pas nécessaire, dit- il, pour que je veuille l'intérêt des autres, que cet intérêt soit continuellement associé au mien dans la réalité ; c'est assez qu'il le soit le plus souvent. Alors il s'y associera tout naturellement dans ma pensée, et cela suffit; même si nos intérêts se sé])arent au dehors, ils s'appelleront en moi : non- seulement je ne pourrai vouloir mon utilité privée sans Futilité publique, mais je ne pourrai même pas la concevoir sans elle. Cet optimisme absolu que Bentham mettait dans les choses, Stuart Mill le transporte ainsi dans l'esprit. Il renonce à joindre par un indissoluble lien les intérêts des hommes, mais il essaye de joindre et d'unir les idées de ces intérêts. Dans la complète fusion d'intérêts que tentait Bentham il y avait d'évidentes solutions de continuité ; Stuart Mill s'efforce de supprimer ces solutions, de combler tous les vides, de corriger toutes les imperfections de la réalité par la pensée et par l'association des idées. Ne voyant point réalisé objectivement le monde idéal que rêvait Ben- tham, il s'efforce de le réaliser subjectivement, de le cons- truire dans l'âme humaine; union, harmonie subjective des utilités, voilà l'idée nouvelle qu'il introduit dans le problème, le moyen nouveau par lequel il espère, de l'égoïsme dont il part avec Bentham, aboutir à un désinté- ressement bien plus absolu que le « placement de fonds « conseillé par son maître.

Par cette conception , Stuart Mill apporte un remar- quable changement dans l'utilitarisme ; si, jtar certains côtés, il enlève de la solidité au système de Bentham, sys- tème bien coordonné et tout d'une })ièce, il lui en donne définitivement plus qu'il ne lui en ôte : l'optimisme qu'on pourrait appeler subjectif, si discutable qu'il soit, est tou- jours moins insoutenable (|ue l'optimisme objectif do Bentham.

. Ce n'est pas tout : Stuart Mill, en perfectionnant l'utili- tarisme, le rapproche du système adverse; il fait subir à la morale anglaise, sur la question du désintéressement, la même évolution qu'il avait fait subir à la psychologie anglaise sur la (]uestion de la liberté morale. Nous remon- tons avec lui du debors au dedans, sans pénétrer toutefois jusqu'à l'essence intime de l'être. Chez Benlhauij l'union des intérêts qui produisait l'apparence du désintéressement

i

STUART MILL 83

était tout extérieure et étrangère à l'être : je voulais mon plaisir, et il se trouvait, par un concours de circonstances presque indépendant de ma volonté, (jue ce plaisir était en même temps le plaisir des autres. Aussi Bentham ne pou- vait-il expliquer la sympathie proprement dite ; tantôt il la ramenait à une simple concordance des plaisirs, oii les êtres qui les éprouvaient n'étaient presque pour rien : alors il paraissait pencher du côté de Hobbes et de Tégoïsme pur; tantôt il la représentait comme un sentiment sut geiieris, aussi agréable quïnexplicable et qu'il semblait admettre sans le comprendre. Stuart Mill, lui, en morale comme en psychologie, va du dehors au dedans : il associe les plaisirs au sein même de Tàme ; il n'admet pas seulement des actions ayant pour résultat le bonheur social, mais des intentions ayant pour fin ce bonheur et finissant même par le poursuivre indépendamment du bonheur personnel, « comme par instinct ». Nous devenons agents intermé- diaires du désintéressement, en même temps qu'agents intermédiaires de notre caractère. L'harmonie est en nous,. et non pas seulement en dehors de nous. Nous sommes bien loin encore du mérite et de la responsabilité ; mais il y a déjà intériorité. L'homme ne se borne pas à chercher, suivant la formule de Bentham, son bonheur dans le bon- heur d'autrui; il l'y trouve en fait et nécessairement, parce qu'il l'y a placé dans sa pensée et sa volonté.

Aussi, de même que Stuart Mill, en psychologie, finissait par admettre une quasidiberté morale, un pouvoir de modi- fier son caractère si le désir nous en vient, de même il reconnaît une semi-conscience morale, résultant de l'asso- ciation dans la pensée humaine du bonheur individuel et du bonheur général. C'est ce qu'il appelle la faculté mo- rale [moral faculty). Cette faculté, au lieu de produire le respect du bonheur d'autrui, est au contraire le produit de ce respect, comme ce respect est lui-même le produit de circonstances extérieures. Il y a un progrès notable sur Bentham, qui rejetait obstinément toute faculté morale, tout sentiment moral, et déclarait la conscience une « chose fictive » ; pour Stuart Mill, c'est une chose subjectivement réelle, une faculté naturelle, tout acquise qu'elle est.

Stuart Mill distingue, en effet, ce qui est naturel {naturaî)- de ce qui est inné {innate). Tout en rejetant pour son compte, comme nous venons de le voir, l'hypothèse de Vinnéité, il. ne la combat pas ouvertement; il la regarde seulement comme secondaire. « 11 n'est pas nécessaire, pour l'objet

84 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« que nous nous proposons, de décider si le sentiment du « devoir (feeling of duty) est inné ou acquis. » Stuart Mill va même bien loin sur ce point et, entraîné par un remar- quable esprit de conciliation, il ajoute : « S'il y a quelque <c chose d'inné dams la question (ïîlherehe any tbing innate in '( tbe matter), je ne vois pas pourquoi le sentiment qui est « inné ne serait pas la préoccupation (regard) des plaisirs « et des peines d'autrui. S'il est un principe de la morale « intuitivement obbgatoire (intuitively obligatory), je dirais « que ce doit être celui-là. S'il en était ainsi, la morale '( intuitive coïnciderait avec la morale utilitaire (if so , the « intuitive etbics would coïncide witb the utilitarian). )) Nous examinerons plus tard si cette coïncidence des deux morales avec ce seul point commun serait bien complète. Cet essai de conciliation n'en est pas moins digne d'être noté. Stuart Mill ne s'y arrête pas du reste et persiste à croire que le sentiment moral est naturel, sans être inné. « Parler, « raisonner, bâtir des villes, cultiver la terre est naturel à « l'homme, bien que ce soit des facultés acquises... De « même que ces facultés, la faculté morale, si elle n'est « pas une partie de notre nature, un 'produit naturel comme a ces facultés (a natural outgrowtti from it) , est capa- « ble, dans une mesure très-restreinte, de naître spontané- « ment; et, par la culture, elle peut atteindre un haut « degré de développeinent '. »

IL Nous sommes à présent munis d'une sorte de liberté et d'une sorte de conscience morale. Sur ce fondement ne pourrions-nous, avec Stuart Mill, appuyer en la fortifiant la morale inductive? Bentham, supprimant la conscience, man- quait trop d'un point d'appui dans l'homme même ; l'école inductive a désormais ce point d'appui; elle a trouvé dans l'homme une tendance vers le bonheur d'autrui qu'elle a pour simple tâche de diriger ; elle peut poser comme fm suprême de la conduite le principe d'utilité. « Les actions « sont bonnes en proportion de leur tendance à produire le « bonheur. Par bonheur, on entend le plaisir et l'absence « de peine; par malheur, la peine et l'absence de plaisir \ »

Le bonheur, c'est-à-dire mon bonheur, le vôtre, tous les bonheurs de tous les êtres associés dans ma pensée, étant la fin des actions, en fournit le critérium : « La cause fmale « par rapport à laquelle toutes les autres choses sont dési-

1. Vtilit.yCh.. III, p. 44, 45.

STUART MILL 85

« rables (que nous considérions notre bien ou celui d'autrui), « est une existence aussi exempte que possible de peine, « et, au double point de vue de la quantité et de la qualité, «aussi riche que possible en jouissances... Le critérium de « la moralité pourrait donc être défini les règles et pré- « ceptes dont l'observation assurerait autant que possible « à tout le genre humain une existence semblable à celle- « là, et qui l'assurerait non-seulement au genre humain, « mais aussi, autant que la nature des choses le permet, « à tous les êtres sentants '. »

Ces formules ne sont plus seulement, comme celle de Bentham, l'expression d'un rapprochement extérieur et plus ou moins fortuit des intérêts; elles sont, suivant un terme cher aux Anglais, comme le résidu des affections, des senti- ments et des tendances de Tàme humaine. Elles nous montrent ce que nous sommes déjà, ce que nous pensons, ce vers quoi nous tendons, pour nous montrer ce que nous devons penser et faire. La morale inductive ne prétend point nous imprimer elle-même un mouvement, mais plutôt accélérer, en le rendant conscient de lui-même, le mouvement à la fois naturel et acquis qui nous portait à rechercher le bonheur des autres êtres.

Grâce à l'habile position prise au sein même de l'âme humaine, la morale inductive montre avec Stuart Mill beaucoup plus de hardiesse dans la question du désin- téressement : on peut encore ici apprécier les progrès qu'elle a faits et la force nouvelle qu'elle a acquise. Jus- qu'à présent, nous le savons, il lui avait été impossible de dire à l'homme : « Désintéresse-toi, agis simplement en vue du bonheur général. » Bentham avait échangé, prêté, placé, transformé de mille manières l'intérêt, mais c'était toujours l'intérêt et non son contraire; il n'avait pu pro- duire qu'une image extérieure du désintéressement. iStaart Mill fait plus : il en produit en quelque sorte l'image inté- rieure, il en projette le reflet dans l'âme même par le mécanisme merveilleux de l'association : il na plus besoin d'expliquer, de justifier la recherche de l'intérêt général par l'intérêt réel de celui qui semble se sacrifier. 11 ne demande plus avec Bentham la suppression en nous du vrai désintéressement, il ne s'oppose pas directement à la tendance qui porte les hommes à faire abstraction de leur bonheur propre; mais il la régularise. Désintéresse-toi, dit-il,

1. Umt., ch. II, p. 17.

86 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

parce que c'est ta nature, et pour qu'il résulte de cette diminution de bonheur que tu t'imposes naturellement une augmentation générale du bonheur. La volonté, dans ce système, ne se donne pas elle-même sa loi comme dans celui de Kant, mais la règle qui lui est proposée n'est pas différente dans les termes mêmes de celle qu'elle se don- nerait si elle était « libre et autonome ». Le désintéresse- ment n'est plus une comédie; c'est une sérieuse association d'idées. Il y a progrès sur ce point dans la doctrine utilitaire. Aussi Stuart Mill proteste-t-il énergiquement contre ceux qui interpréteraient la règle et le critérium utilitaires dans un sens égoïste : il rompt d'une manière nette et décidée avec Helvétius et Bentham. « Le critérium de la morale utili- « taire, dit-il en propres termes, n'est pas le plus grand « bonheur de l'agent, mais la plus grande somme du bon- « heur général ^ » Et ailleurs : « Les adversaires de l'uti- « litarisme ont rarement eu la justice de reconnaître que « le bonheur qui forme le critérium de ce qui est bien dans « notre conduite n'est pas le bonheur propre de l'agent, « mais celui de tous les intéressés (of ail concerned). Lhiti- « litarisme exige (requires) que, placé entre son bien et celui « des autres (between bis own happiness and that of « others), V agent se montre aussi strictement impartial que « le serait un spectateur bienveillant et désintéressé (a disin- « terested and benevolent spectator) 2. » On reconnaît le spectateur impartial d'Adam Smith, avec lequel Stuart Mill et la nouvelle école utihtaire ont plus d'un point de ressemblance. Enfin, dans sa Logique, Stuart Mill, revenant sur cette question, fait avec chaleur une sorte de profession de foi : « Sans entreprendre ici de justifier mon opinion, « ni même de préciser le genre de justification dont elle « est susceptible, je déclare simplement ma conviction, que a le principe général auquel toutes les règles de la pratique « devraient être conformes, que le critérium par lequel elles « devraient être éprouvées (the test by ^Yich they should a be tried), est ce qui tend à procurer le bonheur du genre « humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles; en d'au- « très termes , que promouvoir le bonheur est le principe « général de la téléologie ou théorie des fins (promotion « of happiness is the ultimate principle of teleology) ^ »

\. « The utilitarian standard isnot the agent's own greatest happiness, ■but the greatest amount of happiness altogether. » {Utilitur. , p. 16, ch. II.)

2. Utilitar., ch. II, p. 24.

3. Lofjùjue, liv. VI, ch. xii.

STUART MILL 87

Étant posé le principe général de la morale, reste à le maintenir en face des autres principes qui lui disputent la prééminence; reste, en d'autres termes, à le prouver. Ben- tliam avait renoncé à démontrer ses principes, disant qu'il suffisait de les éclaircir^ de les dégager et en quelque sorte de les montrer. Stuart Mill traite plus sérieusement la ques- tion ; pourtant il déclare lui aussi que, s'il s'efforcera de faire valoir des preuves en faveur de l'utilitarisme, « ce mot « preuve ne devra pas être pris dans son acception habituelle «et vulgaire. » On ne peut, dit-il, que «faire valoir « certaines considérations capables de décider l'intelli- « gence à donner ou à refuser son assentiment; et cela vaut « tout à fait une preuve ^ »

La morale en effet, d'après Stuart Mill, n'est pas une science, mais un art. « Le mode impératif, dit-il, est la « caractéristique de l'art, considéré comme distinct de la « science. Tout ce qui s'exprime par des règles , des « préceptes, et non par des assertions sur des matières de « fait, est de Fart; et l'éthique ou la morale est proprement « une partie de l'art qui correspond aux sciences de la « nature humaine et de la société ^ » L'art se propose une fin à atteindre et la définit ; son rôle se borne à dire : Ceci est désirable; désirez ceci. La science au contraire, étant donnée la fin, la considère comme un effet à étudier; elle en détermine les causes, qui sont aussi des moyens; elle fait des théorèmes , auxquels l'art seul a le pouvoir de donner une valeur pratique en les convertissant en règles ou préceptes.

Ainsi, savoir si les fins elles-mêmes doivent ou non être poursuivies, ce n'est point objet de science; ce n'est donc point objet de preuve directe; les moyens seuls tombent dans le domaine de la science, les fins lui échappent. D'après Stuart Mill, « on ne saurait prouver qu'une chose « est excellente qu'en démontrant qu'elle sert de moyen « pour atteindre une autre chose qui est elle-même re- « connue excellente sans preuve. »

Pourtant, il y a nécessité absolue de justifier, directement ou indirectement, le principe qu'on veut assigner à la morale. Stuart Mill en essaye une justification inductive. Ce qui est visible, dit-il, c'est ce qu'on voit; de même, ce qui est désirable, c'est ce qu'on désire. Maintenant, chacun

1. Utilitar., ch. I, p. 9.

2. Logique, tr. Peisse, II. p. 549, sqq.

88 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

désire son propre bonheur ; donc le bonheur de chacun est désirable pour chacun, et le bonheur de tous est désirable pour tous ^

Le bonheur général est donc chose désirable; « c'est «m '< des buts de notre conduite, et par conséquent un des « critères de la morale ; » mais il reste à examiner si le bonheur est le seul but, l'unique critérium?

111. « Il est palpable^ dit Stuart Mill, que les gens dési- (( rent des choses qui, dans le langage ordinaire, sont tout « à fait distinctes du bonheur. » Yoilà un point qu'eût nié Bentham de toutes ses forces. « Ils souhaitent, par exem- « pie, la vertu et l'absence de vice non moins réellement « que le plaisir et l'absence de douleur. Le désir de la «vertu est un fait moins universel, mais aussi authentique « que le désir du bonheur. »

Ici , Stuart Mill sort complètement de la voie suivie jusque-là par les vieux utilitaires. Il va faire accomplir à Tutilitarisme, sur la question de la vertu, un changement très-analogue à ceux qu'il lui a déjà fait subir au sujet de la liberté et de la conscience. La vertu, le devoir, avaient répété cent fois Helvétius et Bentham, ne peuvent être Fobjet d'aucun désir; parlez aux hommes de vertu et de devoir, vous ne les attirerez pas mieux à vous que vous ne remueriez des pierres sans levier ; ce qui détruit chez l'homme l'inertie de la pierre, c'est le désir seul, et ce qui seul meut le désir, c'est le plaisir. Helvétius et Bentham posaient ainsi hardiment leur système en face de l'opinion vulgaire, se souciant peu des paradoxes et ne s'occupant que des intérêts. Chez Stuart Mill, les paradoxes sont bien plus rares : il ramène à lui l'opinion ; il se place dans la plupart des questions à un point de vue intermédiaire, s'ac- cordant avec ses adversaires sur presque tout ce qui con- cerne le mécanisme mental, apercevant les mêmes phéno- mènes qu'eux, mais les exphquant dans le fond fort diffé- remment. Déterministe, il admet une certaine liberté; moraliste inductif, une certaine conscience; moraliste utili- taire, une certaine vertu. Il pousse successivement son sys- tème dans presque toutes les directions tendent ceux de ses adversaires; mais il l'arrête assez à temps pour qu'il ne coïncide pas entièrement avec ces derniers.

1. Cette argumentation contient deux points faibles que nous relève- rons plus tard. Voir le l" livre de la Critique.

STUART MILL 8'.>

« La doctrine utilitaire maintient non-seulement qu'il « faut désirer la vertu, mais aussi qti'il faut la désirer avec «désintéressement, pour elle-même... comme une chose « désirable eu soi, alors même que, dans le cas particu- « lier en question, elle n'aurait pas ces autres conséquences « désirables qu'elle tend à produire et en considération « desquelles elle est tenue pour être la vertu. » Encore un nouveau pas de Stuart Mill vers la doctrine adverse : la vertu est désirable eii soi-même [in itself) comme un bien dernier et une fin. Ce ne sont plus seulement quelques con- séquences , c'est le fondement même de l'utilitarisme que remet ici en question le disciple des Epicure, des Hobbes, des Helvétius et des Bentham; mais il revient aus- sitôt à ses maîtres, ramenant par une sorte de détour der- rière la vertu même, fln en soi, le principe du bonheur. « Cette opinion, dit-il en effet, ne s'éloigne pas le moins du « monde du principe du bonheur. Les éléments qui com- a posent le bonheur sont très-variés et sont désirables (c chacun en lui-même, non pas seulement lorsqu'on les « considère comme faisant nombre... D'après la doctrine « utilitaire, la vertu n'est pas naturellement et originaire- « ment une partie du but; mais elle peut le devenir; pour ceux « qui l'aiment avec désintéressement, elle l'est devenue, « et ils la désirent et la chérissent non comme un moyen « pour arriver au bonheur, mais comme une portion de leur a bonheur. » Stuart Mill reproduit ainsi en les conciliant les théories d'Aristippe et d'Epicure : tout plaisir est à la fois fin en soi, comme le croyait Aristippe, et moyen du bon- heur total, comme le croyait Epicure \ Quant aux moyens qui, à l'origine, ne comportent aucun plaisir et ne sont conséquemment voulus que comme moyens, ils ne tardent pas à s'accompagner de plaisir : à ce titre, ils deviennent partie de la fin, ils deviennent fins eux-mêmes. Le but, qui était d'abord bien au delà d'eux, ils l'attirent à eux, le rap- prochent ou le remplacent. Les vertus ont emprunté peu à peu une partie de sa valeur au bonheur qu'elles produisent; elles se la sont appropriée et ne semblent maintenant la devoir qu'à elles-mêmes : ainsi la terre a pris et prend chaque jour au soleil un peu de la chaleur vitale et la garde même après qu'il a disparu.

« Pour éclaircir ceci, nous pourrons nous rappeler que « la vertu n'est pas la seule chose qui,... en s'qssociant à ce

1. Voir notre Morale d'Épicure, ch. IV.

90 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

1 dont elle est le moyen, peut devenir désirable en elle- tt même et le devenir avec la plus extrême intensité. Que « dire de l'amour de l'argent par exemple ? Il n'y a rien de « plus désirable originairement dans l'argent que dans le « premier tas de cailloux reluisants. Sa valeur est unique- ce ment celle des objetsqu'il peut payer ; elle ne consiste que « dans les désirs autres que lui-même qu'il peut satisfaire, tt Pourtant l'amour de l'argent est non-seulement un des a plus puissants mobiles d'action de la vie humaine, mais, « dans bien des cas, l'argent est souhaité non en vue du « but, mais comme partie du but. De moyen qu'il était pour « arriver au bonheur, il en est venu à être lui-même un a élément principal de l'idée que l'individu se fait du bon- ce heur. On peut en dire autant de la plupart des grands « buts de la vie humaine. Ils sont quelques-uns des élé- « ments dont le désir du bonheur se compose. Le bonheur « n'est point une idée abstraite, mais un tout concret; et a ce sont quelques-unes de ses parties. Le critérium « utilitaire sanctionne cela et l'approuve. La vie serait une « pauvre chose, bien mal pourvue de sources de bonheur, a s'il n'existait pas cette loi de la nature grâce à laquelle c( des choses originairement indifférentes, mais qui tendent ce à la satisfaction de nos désirs primitifs ou qui y sont au- c( trement associées, deviennent en elles-mêmes des sources ce de plaisir, plus précieuses que les plaisirs primitifs par ce leur stabilité, par Vespace de l'existence humaine qu'elles ce sont capables d'envelopper, et même par leur intensité. ce La vertu est un bien de ce genre. Originairement, il n'y ce avait d'autre raison de la désirer ou de la pratiquer que <c sa tendance à produire le plaisir et surtout à mettre à « l'abri de la douleur. Mais, gi-àce à cette association, la « vertu peut être regardée comme un bien en elle-même ce (a good in itself) et peut être aussi vivement souhaitée ce que tout autre bien '. »

Bentham avait comparé l'homme vertueux à l'économe ; Stuart Mill, reprenant une idée de Pcaley, le compare à l'avare. L'école anglaise, continuant et perfectionnant La Rochefoucauld, fait entrer comme lui ce les vices dans la ce composition des vertus, comme les poisons dans la com- « position des remèdes. » Rousseau disait, à propos d'Helvé- lius, ce que ce serait une trop abominable philosophie que 'c celle l'on serait embarrassé des actions vertueuses. »

1. Vti'.il.ar., ch. IV, p. 56.

STUART MILL 91

L'école anglaise n'en est plus embarrassée, elle s'en dé- barrasse : la passion qui a fait un Harpagon pourra bien faire un Régulus, D'ailleurs Stuarl Mill est bien loin de nier qu'il y ait une grande différence entre l'avarice et la vertu, différence non de fond, mais de forme, différence d'utilité. En effet, « Famour de l'argent, du pouvoir ou de « la gloire peut rendre, et souvent réussit à rendre l'indi- ce vidu nuisible aux autres membres de la société à laquelle ic il appartient, tandis que rien au monde ne le rend aussi « précieux pour ses semblables que la culture de l'amour « désintéressé de la vertu. Par conséquent , le critérium « utilitaire, tout en tolérant et en approuvant ces autres « désirs acquis aussi longtemps qu'ils sont utiles,, ordo7i?ie « et exige que la culture de Famour de la vertu soit poussée « aussi loin que possible, comme étant, entre toutes choses, « ce qui importe le plus au bonheur général. »

En résumé, « on ne désire rien que le bonheur, et toute « chose désirée autrement que comme un moijen pour arriver à « une fin au delà d'elle-même est souhaitée comme étant elle- « même une partie du bonheur^ cl n'est pas souhaitée en elle- « même avant qu'elle le soit devenue ^ » Pratiquer la vertu est devenu un plaisir; en être dépourvu est devenu une peine : voilà uniquement pourquoi on désire la vertu ou toute autre chose de ce genre. Aussi, comment Stuart Mill s'y prendra-t-il pour rendre quelqu'un vertueux ? « Le seul « moyen sera d'associer l'idée de bien faire au plaisir, « l'idée de mal faire à la douleur , en faisant ressortir , « pour l'imprimer à l'individu et le rappeler à son expé- « rience, le plaisir qu'entraîne naturellement l'une de ces « manières d'agir et la douleur qui accompagne l'autre. « Ainsi seulement il est possible de faire surgir cette vo- « lonté d'être vertueux qui, une fois confirmée, agit sans (( égard au plaisir ou à la douleur ^ »

Toute cette théorie de la vertu, qui sort, d'après Stuart Mill, à démontrer indirectement la hn et le critérium de la morale utilitaire, n'est autre chose qu'une nouvelle forme de la grande théorie de l'association. Ce que je désire, nous le savons, c'est toujours mon plaisir ; à ce plaisir s'associe le plaisir des autres : cette association des plaisirs produit la faculté morale ou conscience; de plus, au désir de mon bon-

1. '< Whatever is desired olherwise than as a mean to some end beyond itself, is desired as itself a part of happiness, and is not desired for itself untils it lias become so. »

2. Utilit., ch. IV, p. 60.

92 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

lieur s'associe le désir des moyens de ce bonheur, parmi lesquels se trouvent certains actes appelés vertueux : cette association des désirs produit le devoir. C'est toute la moralité, et ces deux associations rendent raison de tout ce qui se passe entre les hommes. Le centre de la morale, c'est toujours le moi^ l'égoïsme : de ce foyer rayonne tout le faisceau des sentiments moraux, qui viennent eux-mêmes se réfléchir dans un foyer secondaire , le plaisir du bon- heur général; ce foyer secondaire, il s'agirait de le rendre plus brillant que le foyer principal lui-même, et c'est la tâche du moraliste.

CHAPITRE YI

STUART MILL {Suite) CONCEPTION NOUVELLE DU BONHEUR ET DE l'IDÉAL HUMAIN

I. Dans quels éléments se résout l'idée de bonheur, fin et cin- térium des actions. Critique de Bentliam par Stuart Mill. In- troduction de l'idée nouvelle de qualité dans les plaisirs. Dis- tinction entre le contentement et le bonheur. L'idée de qualité dans les plaisirs ramenée au sentiment de dignité dans la personne. Point de jonction que Stuart Mill s'efforce de découvrir entre l'idéal individuel et l'idéal social dans la notion d'une « noblesse idéale de volonté ».

II. Comment apprécier la qualité des plaisirs. Solution que tente Stuart Mill. Difficultés pratiques. Réfutation de Stuart Mill par un utilitaire.

ni. La morale utilitaire peut-elle obliger l'agent moral. L'obli- gation et la sanction identifiées l'une avec l'autre. Consé- quence de cette identification. Comment l'obligation morale tend à disparaître par le progrès de la civilisation. La morale utilitaire peut-elle revendiquer les sanctions extérieures. Peut- elle revendiquer la sanction intérieure du remords. Nouveau pro- grès que Stuart Mill fait subir à l'utilitarisme. Stuart Mill se rap- prochant de la morale a priori. Qu'entend-il par la pure idée du devoir ? L'association des idées produisant la sanction morale comme elle a produit le sentiment moral. Responsabilité morale, (^.omment elle dérive du châtiment. Nouvel appel à la loi d'as- sociation.

IV. La question de l'obligation morale et du mérite moral repa- raissant sous une nouvelle forme. Comment, si l'on persuade à l'homme qu'il a pour fin le bonheur, l'obUgera-t-on à se contenter du peu de bonheur que la société lui laisse. Réponses successives de Stuart Mill. Stuart Mill s'efforçant, en dernière analyse, de s'élever au-dessus de sa propre doctrine. Comment produire le sacrifice et l'héroïsme. Nouvelles réponses de Stuart Mill. Comment

94 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Stuart Mill, en dernier ressort, invoque l'idéal et la société à venir, Retour aux conceptions d'Helvétius et de Bentliam. Que l'har- monie extérieure et matérielle des intérêts, produite par l'oi'gani- sation sociale et l'éducation, est le suprême moyen de faire naître la moralité chez les hommes. Forme caractéristique que prend chez Stuart Mill la doctrine utilitaire.

I. La notion du plus grand bonheur étant donnée comme fin suprême et exclusive, il est nécessaire d'en déter- miner le contenu. En quoi consiste au juste, d'après l'école inductive,le plus grand bonheur dont elle parle? Comment distinguer sûrement les actions bonnes des mauvaises, les actions qui servent au bonheur de celles qui nuisent? com- ment, en d'autres termes, changer le critérium encore vague et indéterminé dont nous nous sommes contentés dans la théorie en un critérium précis et pratique, nécessaire à l'ap- plication?

La notion de bonheur se résout à première vue en deux éléments principaux : la quantité et la qualité. Pour con- naître la valeur d'une action d'après le critérium utilitaire, il est évident qu'il faudrait connaître la quantité et la qua- lité des plaisirs qu'elle. fournit.

De ces deux éléments, le premier avait surtout frappé Bentham, et il avait essayé de l'évaluer par le calcul. Une sorte de « thermomètre moral » , voilà son idéal^ dont son « arithmétique morale » tend imparfaitement à rapprocher l'homme. La qualité n'est pour lui que la forme, le dessin des plaisirs ; la quantité en est le fond véritable. Théorie paradoxale, mais qui a le mérite d'être nette et franche. Stuart Mill, ici encore, va se rapprocher de la doctrine ordinaire et donner plus de valeur morale au système utilitaire, dùt-il lui faire perdre de sa logique.

a En général, dit-il, les écrivains utilitaires ont fait résider tt la supériorité des plaisirs de l'esprit sur ceux du corps « surtout en ce qu'ils sont plus durables, plus sûrs , plus « économiques, etc., etc. ; ils ont attribué « cette supério- « rite à des avantages extérieurs plutôt qu'à leur nature « intime. » Cette remarque est très-vraie pour Epicure,qui attribuait surtout la différence des plaisirs à la différence de leur durée ; mais, en ce qui concerne Bentham, elle ne porte plus aussi juste. Bentham, en effet, dans les sept éléments du calcul moral, faisait entrer Vintensité, et par il s'efforçait de pénétrer dans la nature intime des plaisirs. Seulement il soutenait que l'intensité dim plai-

STUART MILL 95

sir, comme l'intensité de toute force, peut se mesurer, se chiffrer, que c'est une quantité. Toute considération de qualité semblait ainsi à Bentham une inconséquence. La durée, la sûreté, etc., voilà l'extérieur d'un plaisir; Tin- tensité , voilà l'essence intime ; et c'est tout. Bentham n'a vu que cela, mais avait-il ])ien le droit de voir autre chose ?

Telle n'est pas l'opinion de Mill : « Les utilitaires, dit-il, a auraient pu avec tout autant de conséquence se placer sur « un autre terrain, qui est aussi le terrain le plus élevé. Il a est parfaitement compatible avec les principes de l'utilité « de reconnaître ce fait que certaines sortes de plaisir sont tt plus désirables et plus précieuses que d'autres. Il serait '( absurde, lorsqu'on toute autre occasion on tient compte de « la qualité aussi bien que de la quantité, que l'estimation « des plaisirs fût censée dépendre de la seule quantité ^ »

Que faut-il entendre au juste par cette qualité ajoutée fort ingénieusement au critérium utilitaire ? A cette question, Stuart Mill répond d'abord en invoquant un fait, ou ce qu'il croit être un fait : « Lorsque, de deux plaisirs, il en est un (c auquel tous ceux ou presque tous ceux qui ont l'expé- tt rience des deux donnent une préférence marquée , sans « y être poussés par aucun sentiment d'obligation morale a {irrespective of amj feeling of moral obligation prefer it), a celui-là est le plaisir le plus désirable. Si des personnes « en état de juiier avec compétence de ces deux plaisirs « placent l'un tellement au-dessus de l'autre, qu'elles le lui « préfèrent tout en le sachant accompagné d'une plus grande « somme de mécontentement^ et si elles ne veulent point l'échan- « ger contre nimporle quelle abondance de cet autre plaisir « dont leur nature est susceptible, nous sommes en droit « d'attribuer à la jouissance préférée une supériorité de « qualité qui l'emporte sur la quantité, au point de rendre « celle-ci comparativement peu importante. » Sans y être poussé par aucun sentiment d'obligation morale : voilà précisément le point en litige ; la question, traitée ici trop sommairement par Stuart Mill, est capitale et nous y revien- drons plus tard.

A la distinction de la qualité et de la quantité, de l'espèce et deVijitensité, répond une distinction non moins ingénieuse

1. '> It would be absurd that. while in estimating ail other things quality is considered as well as quantity. the estimation of pleasure schoud be suppoed le dépend on quanlity'alone. » {l'tilit., ch. II, p. 11).

96 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

entre le contentement (content), c'est-à-dire la satisfaction de certaines facultés, et le bonheur (happiness), qui consiste dans la satisfaction de toutes les facultés de l'être et , en cas de conflit, des facultés les plus hautes. Le contente- ment d'un animal inférieur est inférieur lui-même au bon- heur d'un animal plus élevé dans l'échelle des êtres, ce bonheur fùt-il accompagné d'une certaine dose de mécon- tentement. « Peu de créatures humaines consentiraient à « être changées en aucun des animaux inférieurs, moyen- ce nant qu'on leur promît la plus grande somme des plaisirs « de la brute : aucun être intelligent ne voudrait être un (c imbécile, aucun individu instruit un ignorant , aucune « personne ayant du cœur et de la conscience ne se déci- « derait à devenir égoïste et vile, quand bien même on leur « persuaderait que l'imbécile, l'ignorant ou le coquin sont « plus satisfaits de leur lot (is better satisfîed with his lot) ce qu'eux-mêmes ne le sont du leur. Ils ne changeraient 'c pas ce qu'ils ont de plus contre la complète satis- « faction de tous les désirs qui leur sont communs. » L'être inférieur a plus de chance de satisfaire entièrement ses facultés bornées ; l'être supérieur en a moins ; il ne doit donc s'attendre qu'à un bonheur imparfait, ce mais il ap- (c prendra, pour peu qu'elles soient supportables^ à supporter ce les imperfections de ce bonheur. Mieux vaut être un ce homme mécontent qu'un cochon satisfait; mieux vaut être ce un Socrate mécontent qu'un imbécile satisfait; si l'im- cc bécile et le cochon pensent différemment, c'est qu'ils ne ce connaissent que le côté de la question qui les regarde. » A vrai dire, Stuart Mill connaît-il lui-même parfaite- ment, comme il le prétend, les deux côtés de la question? En quoi consiste, en dernière analyse, cette qualité des plaisirs que Stuart Mill a posée jusqu'à présent comme un fait évident, sans en déduire les raisons ? ce Nous pouvons « donner telle explication qu'il nous plaira de la répugnance « qu'éprouve un être doué de facultés plus élevées à tomber ce dans ce qu'il sent être un degré d'existence moins élevé. ce Nous pouvons l'attribuer à Vorgueil... ; nous pouvons y ce voir l'amour de la liberté el de l'indépendance personnelle » (dans le sens physique du mot, sans doute), « auquel les ce stoïques faisaient appel comme étant le meilleur moyen ce de l'inculquer^ ou bien encore le goût çlu pouvoir ou ce celui des émotions, goûts qui tous deux, en effet, y con- « tribuent et en font réellement partie. » Ces explications sont-elles suffisantes "Pie sentiment même de l'indépendance

STUART MILL 97

avec le sens vague que Stuart Mill lui donne, rend-il la vivante précision du sentiment dont il s'agit ici ? Stuart Mill semble comprendre lui-même la nécessité de remonter plus haut et de s'élever d'une indépendance encore exté- rieure à l'indépendance intérieure , consciente du prix qu'elle vaut et que rien en dehors d'elle ne peut valoir. « Ce qui exprime le mieux, dit-il, cette répugnance « déchoir) , c'est un sentiment de dignité que possèdent « tous les êtres humains, sous une forme ou sous une a autre, et dont le développement est en quelque sorte « proportionné (mais sans exactitude aucune) à leurs facul- « tés les plus élevées. Pour ceux chez qui ce sentiment « de dignité est puissant, il forme une partie si essentielle « de leur bonheur, que rien de ce qui entre en lutte avec « lui ne saurait, si ce n'est momentanément, leur être objet « de désir ^. »

Dignité^ c'est-à-dire sentiment d'une valeur propre attachée à l'indépendance personnelle, nous avions depuis bien longtemps, avec les utilitaires, désappris ce mot. Epicure, pourtant, l'avait déjà prononcé : il avait parlé de la volonté maîtresse d'elle-même et naturellement digne de blâme ou de louange. C'est qu'Épicure admet- tait, sinon la liberté morale, du moins une liberté indif- férente, qui valait à ses yeux mieux que le destin. Mais, depuis ce grand promoteur, l'utilitarisme, exclusivement renfermé dans le domaine de la nécessité, semblait s'être interdit de considérer jamais dans les machines humaines autre chose que leur valeur extrinsèque, leur valeur d'uti- lité. Stuart Mill, ici comme partout ailleurs, va plus loin que ses devanciers : il attribue aux hommes et une cer- taine valeur intrinsèque et la conscience de cette valeur; il nous donne le mot de dignité, sinon la chose tout entière. Nous avions déjà reçu de lui le pouvoir de former nous-mêmes, jusqu'à un certain point, notre caractère ; la conscience de ce pouvoir devait naturellement produire un sentiment proportionnel de dignité. La dignité en effet est une sorte d'attribution à soi : autant je fais et veux, autant je suis indépendant et conscient de cette indépen- dance, autant je me sentirai digne. Le pouvoir sur son

\. « Its most appropriate appellation is a sensé of dignity, which ail

human beings possecs in one form or other and which îs so essen-

tial a part of the happiness of those in whom is strong, that wich con- flicts with it could not be, othervise than momentarilv, an objet of désire to them. » {Vtilit., II, 14)

ni

98 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

caractère, que Stuart Mill reconnaît chez l'homme, imprime aussitôt à ce caractère même la marque de la dignité; seu- lement, ce pouvoir n'étant que l'œuvre du désir, cette dignité elle-même semble quelque peu incomplète.

En définitive, étant donnée l'idée du bonheur, nous avons cherché à en préciser le contenu ; or ce qui constitue essen- tiellement, d'après Stuart Mill, le bonheur proprement dit, ce n'est pas la quantité, ce n'est pas même l'intensité, c'est la qualité et Tespèce des plaisirs. Nous sommes donc bien loin de Bentham, qui n'admettait pas de « plaisirs ignobles » , mais des plaisirs plus ou moins intenses et plus ou moins durables. La dignité, qu'on peut appeler aussi la noblesse de caractère (nol^leness of character) , devient la véritable fin de chaque être, le critérium vraiment pratique de chaque action : « J'admets pleinement cette vérité, que la culture « d'une noblesse idéale de volonté et de conduite est, pour «les êtres humains individuels, une fin à laquelle doit « céder en cas de conflit la recherche de leur propre bon- a heur ou de celui des autres (en tant qu'il est compris « dans le leur). Mais je soutiens que la question même de « savoir ce qui constitue cette élévation de caractère doit ft être décidée en se référant au bonheur comme prin- ce cipe régulateur (standard). Le caractère lui-même devrait « être pour l'individu une fin suprême simplement parce « que cette noblesse de caractère parfaite, ou approchant a de cet idéal chez un assez grand nombre de personnes, « contribuerait plus que toute autre chose à rendre la vie « humaine heureuse, heureuse à la fois, dans le sens « relativement humble du mot, par le plaisir et l'absence « de douleur, et, dans le sens plus élevé, par une vie qui tt ne serait plus ce qu'elle est maintenant, presque univer- « sellement puérile et insignifiante, mais telle que peuvent oc la désirer et la vouloir des êtres humains dont les facultés « sont développées à un degré supérieur*. » Cette page de la Logique, ins])irée elle-même par une grande noblesse de caractère, montre tout le chemin accompli par la doctrine utilitaire chez le plus illustre de ses représentants contem- porains. La distance qui sépare les écoles inductive et intuitive n'est plus évidenmient aussi infranchissable. Stuart Mill, après avoir passé, au moyen de l'association des idées, de l'égoïsme au désintéressement, après avoir absorbé l'individu dans la collection, le moi dans la so-

1. Loyu/ue, t. II, liv. VI, chap. 12 (trad. Peisse, p. 5G0).

lotjlque, t. II, liv. VI, chap. 12 (trad. Peisse, p.

STUART MILL

ciëté, fait un dernier pas : il revient de la collection à l'in- dividu , mais à l'individu déjà transformé même par ce reflet de désintéressement qu'il a projeté sur lui; il trouve alors en lui la fin suprême, à la fois extérieure et intérieure, le véritable point de jonction entre l'idéal du bonheur indi- viduel et celui du bonheur universel. Le mouvement de l'utilitarisme moderne tel qu'il est marqué chez Stuart Mill semble ainsi offrir trois moments distincts : l'égoïsme ou la recherche du plaisir individuel au point de départ, puis le désintéressement ou la recherche du plus grand bonheur général, puis enfin, comme condition de ce bonheur même, la dignité ou la recherche d'une « noblesse idéale de vo- Ion »,

II. Cette dignité, cette noblesse qui sert à diriger et à distinguer les actions, comment la discernerons-nous elle-même? à quoi reconnaîtrons-nous, d'une manière sûre et constante, la qualité des plaisirs et des peines ? Bentham avait, pour reconnaître leur quantité, le calcul moral; Stuart Mill, supprimant ce calcul, se trouve en face d'une sérieuse difficulté, et la manière dont il s'y dé- robe est vraiment bizarre. Il invoque une sorte de tribunal utilitaire. « Lorsque, dit-il, il s'agit de savoir lequel des a deux plaisirs est le meilleur à obtenir, ou lequel des deux « modes d'existence offre le plus de charme, mis à ce part ses attributs moraux et ses conséquences, le « jugement de ceux qui ont la connaissance des deux, a et^ s'il y a dissidence^ celui de la majorité d'entre eux, c doit être regardé comme définitif. » Regarder comme définitif un jugement prononcé par des hommes et il y a dissidence! C'est une sorte de subterfuge philo- sophique où Stuart Mill se trouve réduit après avoir « mis à part les attributs moraux du plaisir », et pour n'avoir voulu considérer dans le plaisir qu'une qualité abstraite et insaisissable.

Stuart Mill sent ce côté faible de son système, et, au lieu de le fortifier, il se borne à montrer qu'il existe chez tout système utilitaire et même dans celai de Bentham; en effet, en admettant que les plaisirs difi'èrent entre eux par la quantité seule, il faudra toujours dire qu'ils diffèrent des peines non-seulement par la quantité, mais aussi par le genre; la valeur respective des peines et des plaisirs ne peut donc, en aucune façon, se calculer arithmétiquement,.

100 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mais elle s'apprécie par le jugement individuel *. Ainsi Stuart -Nlill prête à l'école intuitive des arguments contre Bentham; mais il ne se demande pas si ces arguments ne se retournent point contre lui-même. En somme, l'utilita- risme exige de ses adeptes une certaine dose de « con- fiance » dans les décisions de la majorité : cette majorité elle-même a un certain droit au respect; la conscience morale que Stuart Mill nous attribue est si peu sûre d'elle- même, la dignité, la noblesse qu'il nous a conseillé de développer en nous est tellement conventionnelle, que nous sommes en dernière analyse forcés de nous en rap- porter à l'arbitrage du plus grand nombre, et que, dans la direction de nos affaires intérieures, nous abandonnons tout à fait les principes du self government -.

III. Nous tenons désormais le critérium de la morale inductive et les moyens de l'appliquer; nous sommes en mesure de discerner les actions bonnes des mauvaises, les plaisirs supérieurs des plaisirs inférieurs; nous savons tout ce qu'il faut savoir pour être un agent moral ; et mainte- nant, comment passer du domaine de la science dans celui de l'action? qu'est-ce qui nous oblige à accomplir ce que nous savons être bien, à éviter ce que nous savons être mal?

Pour Stuart Mill, ainsi que pour tout utilitaire, obliger, c'est sanctionner. « Je me sens obligé de faire une action » veut dire tout simplement : « Je me sens menacé si je ne

1. 0 Ni les peines ni les plaisirs ne sont homogènes, et la peine est a toujours génériquement dilîérente du plaisir. Comment décider si tel « plaisir particulier mérite d'être acheté au prix de telle peine parti- « culière, si ce n'est en se fiant aux sentiments et au jugement de « ceux qui ont l'expérience des deux? »

2. Les ulililaires eux-mêmes ont remarqué le défaut du système de Stuart Mill sur ce point capital, a Qui sera juge du plus ou moins de ■c bonheur que présentent l'état inférieur et l'état supérieur? Ce sont, dit ■( M. Mill, ceux qui sont parvenus au plus haut degré de développement, « parce que ceux-ci, connaissant les deux états, choisissent l'état supé-

. << rieur; ce que ne peuvent faire les autres, qui n'en connaissent qu'un. ■< Quelque ingénieuse que soit cette solution , il nous semble qu'elle <> laisse trop à l'arbitraire, car on pourra toujours contester à bon droit « que ceux qui sont arrivés à l'état supérieur co?inaisse?it l'état inférieur, '< par lequel les hasards de leur éducation les ont peut-être, et le plus « souvent, empêchés de passer. Quelle idée l'homme qui a été élevé et « qui a vécu dans la sobriété peut-il avoir dés jouissances de l'ivrogne?... « Il est évident qu'on ne peut, quoi qu'on fasse, comparer le bonheur " de l'un à celui de l'autre... » Ainsi s'exprime l'un des écrivams qui se sont montiés en France les plus favorables à Stuart Mill moraliste et économiste, M. Courcelle Seneuil {Journal des économistes, septembre 1864.)

STUART MILL 101

la fais pas, » menacé soit extérieurement, soit intérieu- rement, par la crainte ou par le remords. Ainsi la question de l'obligation morale revient, pour Stuart Mill, à la sui- vante : les trois grandes sortes de sanctions humaine, divine, intérieure accompagneront-elles, dans Thypo- thèse utilitaire, la violation de la loi morale?

A vrai dire, comme nous l'avons déjà vu, l'idéal de Stuart Mill, idéal vers lequel il croit que l'humanité va tendant sans cesse, c'est la suppression de Tobligation morale. Ne concevant pas avec Kant le caractère obliga- toire du bien comme son essence même, n'y voyant guère qu'un produit plus ou moins artificiel de la crainte, Stuart Mill aspire à ce que l'obligation s'efface et dispa- raisse : ridéal, à ses yeux, c'est qu'on ne fasse plus le bien par crainte, mais par nature, c'est que l'homme non- seulement réalise toujours le bien, mais ne conçoive même plus la possibilité du mal, désormais écarté de ses regards comme il l'est déjà le plus souvent de ses actes. Alors la tendance qui nous pousse vers autrui, devenue assez forte pour ne plus être contrariée ni infléchie par aucune autre tendance, agira sur nous d'autant plus irrésistiblement qu'elle agira plus insensiblement. Le bien des autres nous sera plus intérieur, plus vraiment nôtre que le nôtre même : comme le soleil donne de la chaleur, ou la neige du froid, par une émanation naturelle, ainsi nous donne- rons du bien. « Grâce aux progrès de l'éducation, le senti- « ment de solidarité avec nos semblables (ainsi qu'on ne tt saurait nier que le Christ l'a entendu) sera aussi profon- a dément enraciné dans notre caractère et, à notre propre « connaissance, aussi complètement devenu partie de notre tt nature que l'est l'horreur du crime chez la plupart des « jeunes gens bien élevés '. » On pourrait se demander, il est vrai, si ce sentiment d'une solidarité passive ressemble à la libre et active fraternité. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas encore arrivés à cet état idéal le senti- ment d'une obligation quelconque, c'est-à-dire d'une sanc- tion à redouter, devenu entièrement inutile, disparaîtrait entièrement. Mais il n'importe, selon Stuart Mill, car « le a principe d'utilité a déjà, ou du moins rien ne s'oppose à « ce qu'il ait toutes les sanctions qui appartiennent à n'im- tt porte quel autre système de morale. »

Stuart Mill mentionne d'abord les sanctions extérieures :

1. t7(7!7ar.,ch. III.

102 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

crainte des hommes, crainte de Dieu, et, inversement, désir d'obtenir la faveur des hommes ou de Dieu '. Les sanctions extérieures étaient, comme on sait, les seules qu'admissent Bentham et Helvétius : le remords et la satisfaction inté- rieure n'étaient pour eux que des illusions, utiles à la vérité, mais c'étaient des illusions. La Mettrie, lui, était allé plus loin et avait soutenu que le remords, n'ayant point la force de contenir la passion présente et vivante, ni le pouvoir de remédier aux actions passées, n'était qu'une gêne inutile, une sorte de toile d'araignée opposée en vain aux élans de l'âme, et qu'il fallait chasser de nous-mêmes cette cause de douleurs superflues ^

Stuart Mill se garde bien de tomber dans l'erreur leur fatalisme exclusif avait entraîné Helvétius et Bentham, encore moins dans les paradoxes de La Mettrie. Ici, comme ailleurs, il va du dehors au dedans : outre les sanctions extérieures, il admet une sanction intérieure; il place, comme les moralistes a 'priori^ la vraie source de l'obliga- tion au fond môme de l'àme, dans la conscience, ou du moins dans ce qu'il en présente comme l'équivalent. Pourquoi, en effet, ne pas faire rentrer le remords parmi les douleurs très-réelles, qu'il faut craindre et éviter? Non- seulement c'est une douleur, mais c'est une douleur fort vive, supérieure en quantité et surtout en qualité aux douleurs corporelles ; et de même pour la joie contraire. Aussi, d'après Stuart Mill, « la sanction interne du devoir (the internai sanction of duty) », quel que soit notre crité- rium, est toujours unique et la même : « c'est un sentiment « de notre âme, une douleur plus ou moins intense accom-

4. a II est certain que les hommes désirent le bonheur; et, quelque '( imparfaite que puisse être leur conduite personnelle, ils désirent a. et ils louent chez les autres toute manière d'agir qu'ils supposent « devoir servir leur propre félicité. En outre, si les hommes croient à « la bonté de Dieu, ainsi que la plupart prétendent le faire, ceux qui « pensent que favoriser le bonheur général est l'ewfw v. ou même seu- <( lement le rrlUh'uun du bien et du mal, doivent nécessairement croire « que c'est également ce que Dieu approuve. » Allusion probable à Paley, qui place l'essence du bien dans la volonté de Dieu et sa marque distinctive dans l'utilité générale. {Mor. and polit, phil., book I, ii.) « En conséquence, toute la force des récompenses et des punitions « extérieures, physiques ou morales..., ainsi que tout ce que les facultés « humaines admettent de dévouement désintéressé au Créateur ou à « ses créatures, viennent appuyer la morale utilitaire «n proportion de a ce que cette morale est reconnue, et cela d'autant plus puissamment « que l'action de l'éducation et de la culture générale tendra davantage « vers ce but. » (Ulilitar., ibid.)^

2. Voir, dans notre Morale d'Épicure, les pages consacrées à Helvé- tius et à La Mettrie.

STUART MILL 103

<( pagnant la violation du devoir et, chez les natures « morales bien dirigées, s'élevant, dans les cas les plus « graves, au point de les faire reculer devant cette viola- H ùon comme devant une impossibilité. » Stuart Mill n'expli- que pas comment la sensation d\me douleur peut devenir le sentiment d'une impossibilité. « Lorsque ce sentiment a est désintéressé (desinterested) , qu'il se lie à la pure idée « du devoir {the pure idea of dutij), et non à une de ses « formes particulières ou à de simples circonstances acces- « soires, il est V essence de la conscience {the essence of cons- a cience). » Stuart Mill, ici, paraît se rapprocher tout à coup d'une manière surprenante de la doctrine adverse. Le sen- timent d'obligation est, en effet, pour les moraHstes kan- tiens , Yesscfice de la conscience; il doit être entièrement désintéressé et ne se lier à rien qu'à la pure idée du devoir. Qu'est-ce qui retarde donc ici l'entier accord des deux morales? Depuis Bentham, dont la devise était : Qui non sub me, contra me, combien de pas a faits cette doctrine utili- taire qui, chez ses premiers représentants, n'en voulait faire aucun! Le dernier point de séparation, ici, c'est encore la liberté morale. Pour Stuart Mill, le remords reste tou- jours une douleur, une peine (a pain), un état passif de l'âme; pour les moralistes qui admettent la liberté, ce serait un état essentiellement actif, 'une révolte et, jusqu'à un certain point, une victoire de la volonté libre sur ce qui l'avait un instant abattue. Stuart Mill a parlé plus haut de la conscience, il parle ici de V essence de la conscience; mais cette conscience, c'est toujours pour lui de la nature^ de V instinct ; si je ne fais pas le mal, c'est par répugnance de ma nature, ma nature est bonne à ma place. Stuart Mill épure l'instinct, épure la passivité, il ne les supprime pas. Stuart Mill, d'ailleurs, revient bientôt à une conception plus vraiment utilitaire et applique son principe favori de l'association. « Dans ce phénomène complexe tel qu'il « existe réellement, le simple fait est en général tout revêtu « et incrusté d'associations collatérales provenant de la « sympathie, de l'amour et surtout de la crainte, de toutes « les formes du sentiment religieux, des souvenirs de notre (( enfance et de toute notre vie passée, de Vestime de nous- « mêmes (self-esteem), du désir d'obtenir celle des autres, et « parfois même de notre abaissement volontaire (self-aba- « sèment), » Stuart Mill se trouve ici en plein dans l'utilita- risme, tel du moins que la théorie de Hartley l'a transformé. «Je me figure , ajoute-t-il, que cette extrême complica-

104 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALNE

« tion est l'origine du caractère mystique qu'on est trop cr tenté d'attribuer à l'idée d'obligation morale... Ce senti- « ment doit sa force obligatoire à Fexistence d'une masse « de sentiments avec lesquels il faut rompre pour faire ce « qui est contraire à notre critérium du bien, et qui, si « nonobstant nous faisons infraction à ce critérium, se a représenteront probablement à nous sous forme de « remords. Quelque autre théorie que nous ayons sur la « nature ou l'origine de la conscience, ceci est ce qui la (( constitue essentiellement ^ »

Stuart Mill semble vouloir ainsi distinguer la nature de la conscience et sa manifestation, et il croit que les systèmes adverses peuvent s"accorder sur le second point. En fait, la conscience se manifeste chez nous par une certaine dou- leur qui se rattache à certaines associations d'idées ; là- dessus moralistes de la liberté et moralistes utilitaires s'en- tendront aisément. Maintenant, quelle est la cause de cette douleur? qu"y a-t-il au fond de ces associations? est-ce la liberté ou la passivité, le vouloir ou Finstinct? Cette ques-. tion reste en litige, mais elle importe peu, d'après Stuart Mill; ce qui importe, c'est la douleur du remords, d'où qu'elle vienne. « Sans doute la sanction du critérium utili- se taire n'aura aucune autorité efficace auprès de ceux qui (( n'éprouvent pas les sentiments auxquels elle fait appel; « mais ajoute-t-il sans s'apercevoir du cercle vicieux « ces personnes ne se montreraient pas plus soumises à « tout autre principe moral qu'à celui de la doctrine utili- « taire ; aucune morale n'a prise sur elles que par les sanc- « tions extérieures..»

Bentham et Helvétius rejetaient nettement l'idée de mé- rite. Trouvant la liberté chose absurde, ils trouvaient plus absurde encore le sentiment de responsabilité, d'attribution à soi qui l'accompagnerait. « C'est le principe d'antipathie, « disait Bentham, qui fait parler de délit comme méritant « une peine, c'est le principe correspondant de sympathie « qui fait parler de telle action comme méritant unerécom- « pense : ce mot mérite ne peut conduire qu'à des passions «et à des erreurs. On ne doit considérer que les e^ets bons « ou mauvais^. » Ainsi, la cause active et libre étant sup- primée, il ne reste que des effets détachés : la seule cause, en réalité, c'est la loi, qui, par la peine ou Je plaisir, pro-

1. VtUitar., ch. III, p. 40, 'il, 42.

2. Traité de. l(i(jislution civile, t. l.

STUART MILL 105

duit les effets qu'elle veut et comme elle le veut, qui se sert à son gré des individus, qui, selon les termes d'Owen, les entraîne et les emploie.

Mais Stuart Mill, comme toujours, va modifier la doc- trine utilitaire : nous sommes cause intermédiaire de nos actes^ nous aurons aussi une sorte de responsabilité inter- médiaire, produit de certaines associations. Cette idée de responsabilité, ainsi que celle d'obligation, se rattache à l'idée capitale de sanction. Pour Stuart Mill, la responsabi- lité, le démérite, proviennent de la peine ; l'idée est comme une prolongation du fait, loin que le fait soit une applica- tion de l'idée, (f Qu'entend-on par responsabilité morale? « Responsabilité signifie châtiment. Quand on dit que nous « avons le sentiment d"ètre moralement responsables de « nos actions, l'idée qui domine notre esprit, c'est l'idée « d'être punis à cause d'elles. Mais le sentiment de res- « ponsabilité est de deux espèces. Ou il peut signifier que, « si nous agissons d'une certaine manière, nous nous « attendons à subir un châtiment réel soit de la part de « nos semblables, soit de la part d'un pouvoir suprême, « ou bien il peut signifier que nous savons que nous « mériterons ce châtiment '. » II est bien entendu, d'ail- leurs, que cette idée de mérite n'a rien de moral et n'a point son fondement dans la liberté. En voici , d"après Stuart Mill, la genèse. Qu'on admette, dit-il, la nécessité ou la liberté , l'intuition ou l'expérience , il n'en reste pas moins vrai que « les hommes, à moins qu'ils n'atten- (s dent du mal un profit personnel, préfèrent naturellement a et habituellement ce qu'ils croient être le bien... Celui « qui cultive une disposition mauvaise met donc son « esprit hors de la sympathie de ses semblables... De plus, « il s'expose à tout ce que nous jugeons à propos de faire (i pour nous protéger contre lui.... Il vaut bien la peine « d'examiner si V expectative réelle de cette imputabilité n'est « pas pour beaucoup dans le sentiment interne de la res- te ponsabilité, sentiment qu'on trouve rarement bien vif « ou manque la menace de l'imputabilité, par exemple « chez les despotes de l'Orient ^ » Ainsi, obligation morale, responsabilité morale, autant de dérivés du châtiment, autant de branches diverses de la crainte.

Cependant, ajoute Stuart Mill, «je ne veux pas dire que le

1. Philos, de Hamilton (Irad. Gazelles, p. 557).

2. Philos: de Hamilton ttrad. Gazelles, p. 559).

106 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« sentiment de rimputabilité, même quand il se mesure (( exactement aux chances d'être appelé à rendre compte « de ses actes, » par exemple à recevoir des coups de bâton ou à être emprisonné, « ne soit qu'un calcul inté- « ressé, et qu'il ne soit rien de plus que l'attente ou la crainte « d\me punition extérieure. » Voici revenir, en effet, la théorie de l'association, qui s'associe elle-même, en quel- que sorte, à toute théorie anglaise; puis Téternel exemple de l'avare. « En acceptant ce principe d'association, « conclut Stuart Mill, il y a toute certitude que, lors même <( que le mal signifierait seulement le défendu, « ce que Stuart Mill, du reste, n'admet pas entièrement, « il se H développerait naturellement une détestation désintéressée <( du mal, qui, à cause de sa force ^ de sa promptitude et de « V instantanéité de son action, ne pourrait se distinguer « de nos instincts et de nos passions naturelles '. »

IV. La question de Tobligation morale semble abordée de bien plus près dans le passage suivant de ïUtilitai'isme. Stuart Mill s'y pose cette question : Si l'on enseigne, si l'on persuade aux êtres humains que le bonheur est l'uni- que fin de la vie, même en leur montrant que cette fin est rapprochée d'eux, rapprochée surtout des générations futures, comment pourront-ils, en attendant l'avenir, « se satisfaire de n'avoir qu'une aussi faible part de ce « bonheur? » L'utihtarisme, sous ce point de vue, suffît-il à la pensée, suffît-il au désir de l'homme?

La première réponse de Stuart Mill est échappatoire. « Presque toujours, dit-il, l'humanité s'est contentée de bien « moins de bonheur qu'elle n'en a dans le système utili- « taire. » Sans aucun doute; mais l'humanité, répondra- t-on, ne connaissait pas le système utilitaire : elle poursuivait ou croyait poursuivre autre chose que son seul bonheur. Stuart Mill analyse ensuite les conditions qu'exige le bon- heur : il en trouve d'abord deux principales : le calme et l'agitation ; or il n'existe assurément aucune impossibilité essentielle à ce que le genre humain les possède réunies. Mais de quoi devront se composer ce calme et ces émotions qui succéderont au calme? un condamné à mort, n'ayant plus rien à espérer, sera peut-être d'un calme parfait; un voleur traqué par la police jouira de toute l'agitation dési- rable : l'un et l'autre seront-ils heureux ?

D'ailleurs, Stuart Mill reconnaît qu'en fait il est « des

STUAKT MILL 107

« gens passablement heureux sous le rapport des condi- « tions extérieures de l'existence, et qui ne trouvent pas « dans la vie des jouissances capables de la leur rendre « précieuse. » Mais Stuart Mill a une réponse toute prête : « La cause en est généralement qu'ils ne tiennent qu'à eux- « mêmes ^ « Ainsi , l'égoïsme, c'est-à-dire la recherche du bonheur personnel, voilà le plus grand obstacle à ce bonheur même.

Cependant le désintéressement ne suffit pas encore à constituer le bonheur, il faut en outre que ce désintéresse- ment soit intelligent et éclairé -. Il faut, en effet, non-seu- lement qu'on se désintéresse, mais qu'on prenne intérêt à ce désintéressement même, et, pour le faire, il est nécessaire qu'on ait reçuen apanage une certaine somme de culture intel- lectuelle. Par malheur, quoiqu'il n'y ait pas une impossibilité absolue à ce que tous les hommes reçoivent cette somme de culture, en fait un petit nombre seulement la reçoit, et de plus le bonheur de ce petit nombre est encore terriblement entravé par les maux de l'humanité et les maux de la société. D'où Stuart Mill conclut que chacun doit travailler, en proportion de ses forces, à corriger et cl améliorer l'exis- tence humaine. Mais pourquoi le doit-il? en quel nom, à quel titre le lui conseille-t-on? C'est toujours la même difficulté qui reparaît.

La théorie du bonheur dénote chez Stuart Mill cette tendance originale, dont nous avons déjà parlé, à associer

1. « Pour ceux qui n'ont ni affections intimes, ni passion pour la chose a publique, les émotions de la vie sont fort amoindries et, en tout « cas, perdent de leur valeur à mesure que le temps approche la « mort met fin à tous les intérêts personnels ; mais ceux qui laissent a après eux les objets de leur affection », encore faut-il, alors, qu'ils meurent les premiers, o el surtout ceux qui, en outre, ont nourri un 0 sentiment de fraternelle sollicitude pour les intérêts collectifs du « genre humain, jouissent aussi vivement de la vie à la veille de la a mort que pendant la pleine vigueur de la jeunesse et de la santé. » {I/juI.;, bentham eût applaudi à cette tendance optimiste qui se réveille chez son disciple.

2. a Ce qui contribue le plus, après l'égoïsme, à rendre la vie peu a satisfaisante, est le manque de culture intellectuelle. Un esprit cultivé a trouve matière à un iiiti^rèt inépuisable dans tout ce qui l'environne. Dans « la nature des choses, il n'est absolument rien qui s'oppose à ce que tout o individu, dans un pays civilisé, ait en apanage la somme de culture « intellectuelle nécessaire pour lui faire prendre un intérêt intelligent à la « contemplation de ces objets. Et il n'y a pas davantage une nécessité a absolue à ce qu'aucun être humain soit un égoïste, n'ayant d'autres « sentiments ou préoccupations que ceux qui ont rapport a sa misérable « individualitr. r, Ici Bentham se fût indigné. Si l'mdividualité, eût-il dit, est misérable, qu'y a-t-il donc d'estimable dans la collection? « Mais un état de choses bien supérieur à celui-ci se rencontre assez « fréquemment, même de nos jours, pour être un gage certain de ce que

108 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

les intérêts de l'individu et de riiumanité non pas au dehors de l'âme, comme le faisait Benthani, mais dans l'âme même. Seulement, Stuart Mil! les avait associés jus- qu'alors dans l'intelligence ; il avait essayé de montrer que peu à peu nous arrivons à ne plus concevoir comme possible la violation du bonheur d'autrui, que nous nous trouvons ainsi nécessités intellectuellement et naturellement à -la vertu. Ce désintéressement intellectuel, auquel il semblait tout à l'heure s'être arrêté, il en sent ici l'insuffisance. La pensée seule n'est pas assez puissante pour opérer Tunion des intérêts et des bonheurs : nous concevrons toujours comme faible notre part de bonheur et comme 'possible l'acquisition d'une part supérieure. Stuart Mill cherche alors une autre force, qu'il substitue enfin à la force de l'intelligence : c'est celle de la volonté, ou du moins de l'activité. Associez dans votre volonté, semble-t-il dire, le bonheur d'autrui et le vôtre. En effet, il recom- mande de « corriger et d'améliorer » le sort de Thumanité; il prêche la lutte contre les maux du genre humain ; il montre les générations sur la brèche, s'efforçant, de toute leur volonté et de toutes leurs connaissances, de trans- former le monde : noble plaisir, s'écrie-t-il ! Dans cette énergie intelhgente, dans cette lutte généreuse, ne place- t-il point à son insu un je ne sais quoi d'autre que la simple jouissance?

« pourra devenir l'espèce humaine. Dans un monde oîi il y a tant qui o doive intéresser, tant dont on peut jouir, et tant aussi à corriger et à « améliorer, tout individu doué de cette modeste et indispensable somme « de bienfaits moraux et intellectuels est susceptible d'une existence «qu'on peut qvialifier d'enviable; et, à /)ioi}is que, par le fait de lois « mauvaises ou de son asservissement à la volonté d'autrui, il ne soit « privé de puiser aux sources de son bonheui' qui sont à sa portée, il « ne manquera pas de jouir de cette existence enviable, pourvu qu'il « échappe aux maux positifs de la vie, aux grandes causes de souf- « france physique et morale, telles qiie la pauvreté, la maladie et la « dureté de cœur, l'indignité ou la perte prématurée des objets de « son affection. Le point essentiel du problème consiste donc à lutter « contre ces calamités... Pourtant il n'est personne (dont l'opinion mé- « rite un moment d'attention) qui puisse douter que la plupart des « grands maux positifs de ce monde ne soient de leur nature suscep- « tibles d'elle évités, et que, les affaires humaines continuant à s'amé- « liorer. ces maux ne finissent par être renfermés dans d'étroites a limites. Bien que ceci ne s'accomplisse qu'avec une fâcheuse lenteur^ « bien qu'une longue suite de générations doivent périr sur la brèche « avant que la conquête s'achève et que ce monde devienne ce que, a la volonté et les connaissances aidant, il pourrait fa:cileinent devenir, a il n'en est pas moins vrai que tout esprit assez intelligent et assez « généreux pour prendre à ce mouvement une part, si petite et si o modeste qu'elle puisse être, trouvera dans la lutte même un noble « plaisir qu il n'échangerait contre aucune puissance égoïste, quelque « séduisante qu'elle puisse être. » {VtiUtarianism, ch. Il, p. 18, 19, 20.)

STUART MILL 109

Il y a quelque chose de plus important encore à expliquer pour Tutililarisme que le désintéressement, dans le sens va^ue Stuart Mill vient de le prendre : c'est le renon- cement véritable, le sacrifice proprement dit. Examinons la doctrine de Stuart Mlll sur ce point. « Le héros ou le a martyr, dit-il, doit volontairement se passer de bonheur « pour Vamour de quelque chose qu'il place au-dessus de son (( bonheur individuel. » Reste toujours à savoir au nom de quoi le héros et le martyr doivent se sacrifier. Suivons pas à pas Stuart Mill, et voyons les réponses successives qu'il va tenter à Téternelle question. « Ce quelque chose que le « héros place au-dessus de son bonheur individuel, qu'est- « ce, si ce n'est le bonheur ou quekjues éléments indis- « pensables au bonheur? » Sans doute; mais à quel bonheur? au sien? Toujours la même équivoque. « Il est « beau de savoir renoncer complètement à sa part ou même « à ses chances de bonheur; mais, après tout, ce sacrifice « doit être fait en vue d'une fin ; il n'est pas sa propre fin ; « et si l'on nous dit qu'il doit avoir pour but non le bon- ce heur, mais la vertu, qui vaut mieux que le bonheur, je « demanderai si le héros ou le martyr se sacrifierait s'il « n'espérait pas par épargner à d'autres de semblables « épreuves? » A ce compte, il n'y aurait pas eu de héros parmi les stoïciens, qui considéraient la vertu comme le seul bien et qui se seraient défendus de mourir pour autre chose que pour elle. « Rendons honneur à ceux qui peuvent « dédaigner pour eux-mêmes les jouissances personnelles « de la vie, lorsque par cette abnégation ils contribuent « noblement à augmenter la somme de bonheur général; « mais celui qui fait ce sacrifice ou qui prétend le faire « dans un autre but ne mérite pas plus d'être admiré que « Tascète debout sur sa colonne... Ce n'est que dans un « monde très-imparfaitement organisé que l'homme, pour « contribuer le mieux au bonheur des autres, doit faire un « sacrifice absolu du sien; pourtant, je reconnais volontiers « que, tant que le monde est dans cet état imparfait, il ne « saurait y avoir chez l'homme de plus grande vertu que « l'empressement à faire ce sacrifice. »

Mais enfm, ce n'est pas tout de reconnaître le sacrifice et d'en profiter; comment le commander?

C'est peut-être pour répondre à celte question que Stuart Mill entre dans des considérations d'une subtilité para- doxale, comme il Tavoue lui-même, sur l'esprit de sacrifice. « Vu l'état présent du monde, dit-il, il n'est pas de meilleur

110 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

a moyen, pour obtenir tout le bonheur qu'il est possible « d'attendre, que d'avoir la conscience de pouvoir s'en passer, « car rien, si ce n'est cette conscience, ne peut élever un « individu au-dessus des accidents de la vie, en lui faisant « sentir que ni le sort ni la fortune adverse ne pourront « l'abattre. Une fois pénétré de ce sentiment, il est affranchi « de toute inquiétude excessive au sujet des maux de l'exis- « tence, et il peut, comme bien des stoïques aux plus mau- « vais temps de l'empire romain, puiser tranquillement aux « sources de satisfaction qui sont à sa portée, sans plus se « soucier de leur durée incertaine que de leur inévitable fin. »

Mais Stuart Mill a en vain « affranchi » son sage idéal des peines de la vie ; cet affranchissement tout physique n'a nullement expliqué ni rendu désirable le sacrifice. Pour se dévouer, diront les partisans de la moralité, il faut faire plus que poser son indifférence en face de la fortune; il faudrait poser sa liberté, il faudrait s'affranchir non pas seulement des peines, mais aussi des plaisirs, il faudrait s'affranchir moralement. Je ne crains pas les peines que peut m'infliger le sort, fort bien; mais en quoi dois-je vouloir m'en infliger moi-même en faveur d'un bonheur qui n'est pas le mien? Ainsi, en face de cette question suprême : Suis-je ou ne suis-je pas obligé au sacrifice? Stuart Mill hésite; en vain il s'efforce d'attacher encore l'idée de bonheur au sacrifice du bonheur. Il lui est impos- sible d'échapper au problème : tantôt il l'élude, tantôt il l'effleure, jamais il ne le tranche. Depuis longtemps déjà, nous avançons et reculons avec lui, essayant d'échapper à la question et la retrouvant toujours devant nous.

Aussi n'est-ce pas sans un mouvement de surprise qu'on voit Stuart Mill conclure en ces termes, avec une singulière rapidité : « Que les utilitaires ne cessent jamais de réclamer « le mérite moral du dévouement comme leur appartenant « à un titre aussi légitime qu'aux stoïques et aux transcen- « dantalistes. » Mérite moral, voilà un mot nouveau. Rap- pelons-nous que mériter, d'après Stuart Mill lui-même ', ne peut signifier autre chose que craindre une punition ou espérer une récompense. « La morale utilitaire reconnaît, « en effet, dans les hommes la faculté de sacrifier leur plus « grand bien personnel au bien des autres. » Mais ce n'est pas une faculté que demanderont les partisans de la moralité : c'est un devoir. Il serait étrange que la morale utilitaire

1. Philos, de Uamilton, p. 557, 558, U>r. rit.

STUART MILL H!

refusât aux hommes la faculté de se sacrifier, puisqu'ils l'ont, quelle qu'en soit d'ailleurs l'explication finale. « Nous « trouvons, conclut Stuart Mill, dans l'inappréciable règle « de Jésus de Nazareth l'esprit tout entier (complète spirit) « de la morale utilitaire. Faire aux autres ainsi que vous « voudriez qu'il vous fût fait, et aimer votre prochain « comme vous-même, constitue l'idéale perfection de la « morale de l'utilité. » Soit; mais comment assurer à cette « perfection idéale » la prépondérance dans la conduite ? Stuart Mill, en dernier ressort, propose deux moyens : l'organisation sociale et l'éducation. « Afin de se rappro- « chérie plus possible de cet idéal, dit-il d'abord, Vutilité « exigerait (utility would enjoin)..., » encore une équi- voque : s'agit-il simplement de ce qui est utile en général, ou bien de ce qui est nécessaire pour donner une Amateur pratique à la morale de Vutilité? « l'utilité exigerait, en « premier lieu, que les lois et l'organisation sociale missent, « autant que possible, le bonheur ou, pour parler plus « pratiquement, l'intérêt de chaque individu en harmonie « avec l'intérêt de tous. » Enfin nous voici revenus, semble- t-il, après bien des détours, bien des ambiguïtés, à la théorie pure et simple d'Helvétius : la première chose à faire avant de répandre les doctrines utihtaires, c'est donc de mettre l'harmonie entre les intérêts, et entendons- nous bien une harmonie matérielle et objective. 11 faut organiser la société, puis organiser le système pénal, lui donner une puissance et une exactitude extrêmes, tout cela afin d'organiser l'égoïsme, ce qui est le plus sûr moyen de produire le désintéressement.

D'ailleurs, cette association objective des intérêts, que Stuart Mill finit par déclarer avec Helvétius Vutilité suprême, ou plutôt la nécessité suprême pour donner un caractère obligatoire à la morale de l'utilité, n'exclut pas l'associa- tion subjective de ces mêmes intérêts, produite par l'opinion et l'éducation. « L'utilité, dit-il, exigerait en second lieu « que l'éducation et l'opinion, qui exercent tant de pouvoir « sur le caractère des hommes, employassent leur puissance « à associer indissolublement dans l'esprit de chaque indi- ce vidu son bonheur au bien de tous (to establish in the « mind of every individual an indissoluble association bet- « Aveen bis own happiness and the good of the whole),.. » Stuart Mill ne dit ici ni plus ni moins qu 'Helvétius, et il le dit presque dans les mêmes termes; mais voici qui est plus original : <( et à l'associer surtout à ces manières d'agir,

112 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« négatives et positives, que prescrit le respect du bonheur <( universel. De cette façon, chaque individu aurait pour « premier mouvement et pour mobile ordinaire d'action le (( désir de promouvoir le bien général \ »

En d'autres termes, il faut faire pour l'utihtarisme comme pour les rehgions : associer les idées d'intérêt à certaines pratiques, de telle sorte que, l'intérêt attaché à ces pratiques disparaissant, les pratiques restent. Ainsi, lorsque le Dieu de certaines religions, grâce au temps et à la civilisation, ne répond plus à l'idée progressive que les hommes se font de la Divinité, ces religions, ne pouvant se soutenir par leur Dieu, se soutiennent encore par leurs rites et, impuis- santes à convaincre la raison, enchaînent encore l'habitude.

En résumé, l'utilitarisme semble, avec Stuart Mill, en- trer dans une période de transition : Stuart Mill lui-même ne dit-il pas que, si le système d'Epicure était imparfait, c'est qu'il y manquait un grand nombre d'éléments slolques et chrétieiis ; que, si le système de Bentham était impar- fait, c'est qu'il y manquait des considérations de qualité? Chez Bentham, la quantité, l'intensité, ainsi que les idées de calcul et d'arithmétique qu'elles amenaient avec elles, avaient surtout dominé : le nombre , en quelque sorte, étouffait l'idée du bien. Et Bentham n'était pas infidèle sur ce point à la tradition utilitaire ; loin de là, aucun utilitaire digne de ce nom n'a jamais fait appel à un autre critérium que la quantité pour apprécier les plaisirs. Stuart Mill croit le premier, à tort ou à raison^, avoir le droit de prononcer le mot de qualité. Ilfait plus, il parle de vertu, de, conscience^ de responsabilité^ àa mérite, ùq dignité, de noblesse, de volonté et de caractère. Tous ces mots que l'utilitarisme entendait résonner dans la bouche de ses adversaires, il se prend d'envie de les prononcer à son tour, sauf à en modifier plus ou moins le sens. Stuart Mill espère sortir du cercle où, selon lui, les moralistes inductifs se sont enfermés de leur plein gré. Reste à saivoir si, en sortant de ce cercle, il ne sort pas du système même qu'il veut perfectionner, et si pour l'élargir il ne le brise pas. Il associe d'abord et accorde les intérêts discordants dans l'intelligence, dans l'habitude, dans l'activité, dans la volonté même, mais dans une volonté esclave des motifs ; puis il finit par dé- clarer, avec HelvétiuSj que les intérêts s'associeront un jour

1. UtUit.^ p. 24, 25.

STUART mil 113

dans la réalité même, que « Futilité l'exige », que tel est l'idéal. Est-ce assez de cet idéal abstrait pour mouvoir l'agent moral dans un système utilitaire? Cet idéal même est-il le plus élevé qu'on puisse imaginer, et exercerait-il bien surl'àmequi le concevrait la puissance que lui attribue Stuart Mill ? L'idéal d'un bonheur personnel associé au bonheur universel semble avoir à peine suffi à Stuart Mill lui-même. On trouve à ce sujet dans son Autobiographie un intéressant passage il raconte la crise morale que tra- versa sa jeunesse. Ces pages émues et sincères méritent d'être reproduites , au moins en partie. « Depuis l'hiver « de 1821, dit-il, époque à laquelle j'avais lu pour la pre- « mière fois Bentham, j'avais un objectif, et ce qu'on peut « appeler un but dans la vie : je voulais travailler à réfor- « mer le monde. L'idée que je me faisais de mon propre « bonheur se confondait entièrement avec cet objet. Les « personnes dont je recherchais l'amitié étaient celles qui « pouvaient concourir avec moi à l'accomplissement de a cette entreprise. Je tâchais de cueillir sur la route le a plus de fleurs que je pouvais, mais la seule satisfaction « personnelle sérieuse et durable sur laquelle je comptais « pour mon bonheur était la confiance en cet objectif; je « me flattais de la certitude de jouir d'une vie heureuse si « je plaçais mon bonheur en quelque objet durable et « éloigné, vers lequel le progrès fût toujours possible, et « que je ne pusse épuiser en l'atteignant complètement. « Gela alla bien quelques années , pendant lesquelles la a vue du progrès qui s'opérait dans le monde, Fidée que « je prenais part moi-même à la lutte et que je contribuais tt pour ma part à le faire avancer, me semblait suffire pour « remphr une existence intéressante et animée. Mais vint a le jour cette confiance s'évanouit comme un rêve. a C'était dans l'automne de 1826 ; je me trouvais dans cet « état d'engourdissement nerveux que tout le monde est « susceptible de traverser , insensible à toute jouissance « comme à toute sensation agréable, dans un de ces ma- « laises tout ce qui plaît à d'autres moments devient tt insipide et indifférent. J'étais dans cet état d'esprit, quand a il m' arriva de me poser directement cette question : « Supposé que tous les objets que tu poursuis dans la vie « soient réalisés, que tous les changements dans les opi- « nions et les institutions pour lesquels tu consumes ton « existence puissent s'accomplir sur l'heure, en éprouveras- « tu une grande joie ? seras- tu bien heureux ? Non ! me

114 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

ce répondit nettement une voix intérieure que je ne pouvais « réprimer. Je me sentis défaillir ; tout ce qui me soutenait « dans la vie s'écroula. Tout mon bonheur, je devais le « tenir de la poursuite incessante de cette fin. Le charme K qui me fascinait était rompu ; insensible à la fin, pouvais- « je encore m'intéresser aux moyens? Il ne me restait plus «rien à quoi je pusse consacrer ma vie »

Ainsi se trouvait brusquement brisée cette association que Stuart Mill avait établie dans son esprit entre le bonheur universel et le sien propre. 11 y avait là, comme il le dit lui- même, un frappant exemple de l'action qu'exerce l'analyse sur les associations les plus fortes. Stuart Mill fut dès lors en proie à un découragement qui lui rendait la vie insuppor- table. « Il n'est pas possible, pensait-il, que j'y puisse ré- « sister plus d'un an. » Pourtant, avant que la moitié de ce temps fût écoulée , un premier « rayon de soleil » brilla dans ses ténèbres. L'enthousiasme pour les beautés de la musique, de cet art « qui fait monter encore le ton de nos sentiments les plus élevés « , apporta un premier soula- gement à sa mélancolie. Plus tard , une émotion non pas esthétique, mais toute morale, y mit fin. Il lisait les Mémoires de Marmontel et arriva à ce passage l'auteur raconte comment, au lit de son père mourant, il se sentit le désir et le courage de devenir le soutien de toute la famille : (c Une image vivante de cette scène, dit Stuart Mill, passa « devant mes yeux ; je fus ému jusqu'à pleurer; dès lors fut « allégé le poids qui m'accablait. «

Ainsi c'est Pimage d'un dévouement tout spontané, tout désintéressé et sans arrière-pensée personnelle, qui arracha Stuart Mill à ses idées pessimistes et lui dévoila le véritable idéal auquel il devait consacrer sa vie. Cet idéal ne consiste plus seulement à chercher son bonheur dans le bonheur d'autrui, dans le « plaisir de la sympathie » et toutes les jouissances qui en dérivent; il consiste à laisser précisé- ment de côté la recherche du bonheur personnel , à se vouer à quelque autre fin, à marcher vers un autre but : on trouvera le bonheur chemin faisant. Mais laissons parler Stuart Mill lui-même.

« Mes impressions de cette période laissèrent, dit-il, une « trace profonde sur mes opinions et sur mon caractère. « En premier lieu, je conçus sur la yie des, idées très-difie-

(i rentes de celles qui m'avaient guidé jusque-là Je

« n'avais jamais senti vaciller en moi la conviction que le « bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de

STUARTMILL 115

« conduite et le but de la vie. Mais je pensais maintenant « que le seul moyen de l'atteindre était de n'en pas faire le «. but direct de l'existence. Ceux-là seulement sont lieu- « reux , pensais-je , qui ont l'esprit tendu vers quelque « objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le « bonheur d'autrui, vers l'amélioration de la condition de «l'humanité, même vers quelque acte, quelque recherche « qu'ils poursuivent non comme un moyen, mais comme « une fin idéale. Aspirant ainsi à une autre chose, ils trou- « vent le bonheur chemin faisant. Les plaisirs de la vie « telle était la théorie à laquelle je m'arrêtais suffisent « pour en faire une chose agréable, quand on les cueille en v( passant sans en faire l'objet principal de l'existence. « Essayez d'en faire le but principal de la vie, et du coup « vous ne les trouverez plus suffisants. Ils ne supportent « pas un examen rigoureux. Demandez- vous si vous êtes « heureux, et vous cessez de l'être. Pour être heureux, il « n'est qu'un seul moyen, qui consiste à prendre pour but « de la vie non pas le bonheur, mais quelque fin étrangère « au bonheur. Que votre intelligence, votre analyse, votre « examen de conscience s'absorbe dans cette recherche, et « vous respirerez le bonheur avec l'air sans le remarquer, « sans y penser, sans demander à l'imagination de le figurer « par anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une « fatale manie de le mettre en question ' . »

Ce sont des observations psychologiques fort justes ; seulement, si le bonheur est le vrai but de l'existence, est- il bien possible, est-il même rationnel de l'oublier ainsi, de poursuivre une fin tout autre ? Pour atteindre un but, est- il sage de se diriger à Fopposé ? Bentham en tout cas l'eût nié énergiquement, et il eût blâmé sur ce point son disciple infidèle.

1. Stuart Mill, Mémov'ex, ch. V, trad. Gazelles.

CHAPITRE YII

STUART MILL (Suite).

POLITIQUE ET LÉGISLATION UTILITAIRES

1. Le bonheur, fin de la science sociale et de l'art social. La jus- tice d'après Stuart Mill. La justice est-elle un simple produit de la légalité et de l'utilité? Critique d'Helvétius et de Bentham. Recherches étymologiques. La justice dérivée de la loi et de la sanction. Essai pour introduire une distinction entre le coiive- nable, le moral et le juste.

IL Le sentiment de la justice se résolvant, en dernière analyse, dans le désir de punir. Le désir de punir se ramenant lui-même à l'intérêt personnel élargi par la sympathie et l'intelligence. Stuart Mill en opposition avec Bentham. Procédé régulier qu'emploie Stuart Mill dans les genèses empiriques qu'il tente. Analyse de l'idée de droit. Définition utilitaire du droit. Explication du caractèi'e absolu que nous attribuons au droit. Sanction sociale. Du droit de punir d'après Stuart Mill. Comment le simple sentiment de justice qui s'attache à une punition peut suffire à la législation sans considération immédiate d'utilité, La justice, plus sacrée que la politique. L'égalité déduite de la justice.

in. Point précis sur lequel, après toute cette théorie de la justice, l'utilitarisme se sépai'e encore de la morale a priori. Le senti- ment empirique de justice peut-il guider le législateur. Critique du sentiment de justice entreprise par Stuart Mill. Qu'en somme l'utilité seule peut fixer ce qui est juste.

IV. Que le législateur, dans la doctrine utilitaire, peut seul donner la force obligatoire aux règles morales. L'État utilitaire chargé de venir en aide au moraliste. Deux moyens principaux em- ployés par lui. Organisation sociale. Éducation. Rôle de Védu- cation dans la morale utilitaire. La science de la formation du caractère, ou cthologie. Idéal physique et économique, moral et religieux de la société, d'après Stuart Mill.

I. La science et l'art sociaux, par cela même qu'ils se rapportent à une fin, se rapportent au bonheur, qui est la fin

STUART MILL il 7

suprême : « promouvoir le bonheur, » nous le savons, est « le principe fondamental de la téléologie ».

La fin de Fart social ne pouvant être, pour Stuart Mill, que le bonheur universel, voyons les moyens d'y arriver ». Le principal sentiment dont se servira la science sociale pour maintenir et diriger la société, c'est celui de la jus- tice.

La justice, selon Bentham comme selon Helvétius, Hobbes et Épicure, n'était autre chose que la loi conforme à l'intérêt : l'idée et le sentiment de la justice étaient un produit simple de la légahté et de l'utilité, sans Tintro- duction d'aucun autre élément. Cette conception de la jus- tice a toujours donné prise aux adversaires de l'utilita- risme. « A toutes les époques de spéculation, dit Stuart « Mill, une des plus fortes objections à la doctrine de l'uti- (( lité a été tirée de l'idée de justice. Le sentiment puissant « et la perception claire en apparence que ce mot « rappelle avec une rapidité et une certitude ressemblant « à l'instinct ont paru à la majorité des penseurs provenir « d'une qualité inhérente aux choses^ et démontrer que le «juste doit exister dans la nature comme quelque chose « d'absolu , génériquement distinct de toutes les variétés « de l'expédient -. » Stuart Mill, remarquons-le, ne com- prend guère mieux que Bentham la théorie opposée à la sienne : les rfioralistes anglais ne semblent pas, en général, tenir assez compte de Kant dans l'histoire de la morale; d'après eux, tout moraliste qui n'est pas utilitaire en est nécessairement resté à l'antique conception de la cpucriç, d'une justice naturelle et en quelque soyIq physique, inhé- rente aux choses, aux objets, à la matière, au lieu d'être inhérente à la personne, au sujet, à la volonté autonome. Si Stuart Mill ne comprend pas très-bien la solution pro- posée par ses adversaires, il voit du moins la difflculté du problème mieux qu'aucun de ses prédécesseurs. L'idée de la justice, dit-il, s'est toujours présentée « comme la pierre d'achoppement de la morale utilitaire ». Sans doute, objectivement, la justice coïncide avec l'utilité ; mais « le (( sentiment subjectif et mental de la justice est différent « de celui qui s'attache d'ordinaire au simple expédient, et, « hors les cas extrêmes d'expédient, ses exigences sont de

1. Nous serons obligés de mêler en passant à notre exposition quel- ques critiques de détail, pour n'avoir plus à y revenir lorsque le débat sera enscagè sur le tond même.

2. Utilitar., ch. V.

118 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« beaucoup plus impérieuses ; on voit donc difficilement. « dans la justice une espèce particulière ou branche de « l'utilité générale, et on pense que, possédant une force « obligatoire supérieure , elle suppose aussi une origine «c entièrement différente. »

Les utilitaires ayant jusqu'alors mal résolu le problème, essayons avec Stuart Mill d'en poser de nouveau les termes.

Stuart Mill se livre d'abord à des recherches étymologi- ques qui n'apportent peut-être pas grande lumière dans la question \ De ce que justum vient dejussum, il en ressort simplement que l'idée de justice est contenue dans l'idée générale d'ordre, de commandement, d'obhgation; on n'en peut rien conclure de plus, et il reste toujours à savoir si ce commandement dans lequel nos pères enveloppaient la justice était conçu par eux comme intérieur ou extérieur, ou les deux à la fois ; comme venant de la conscience ou du législateur, ou plutôt de l'un et de l'autre. D'ailleurs, les étymologies mêmes qu'invoque Stuart Mill, ses adversaires les retourneront contre lui : par exem.\)le Justice, d'après lui, signifiait à Y origine judicatiire , Stxatov vient de ot'xyi; mais, pour avoir l'idée de procès oude judicature, il faut d'abord, ce semble, avoir l'idée de droit -.jugement suppose jws^tce. Ajoutons que recht, comme droit en français, est dérivé de rectum; il a donc son origine plutôt dans la géométrie que dans la jurisprudence ; la loi est déiinie par ce mot la recherche et l'établissement du droit, de la droite direction parmi les hommes : cette définition est-elle bien utilitaire^ y

(( Je ne pense pas, continue Stuart Mill, qu'il puisse y « avoir de doute que, dans la formation de la notion de « justice, l'idée mère, l'élément primitif, n'ait été la con- « formité à la loi, » Même dans la conduite journalière ne peut intervenir la loi, lorsque nous disons que quelqu'un se montre juste ou injuste, cela veut dire, d'après Stuart Mill, qu'il viole, sinon la loi, du moins ce qui devrait être la loi. « iXous regardons toujours comme un mal l'impunité

\ . o Justum, dit Stuart Mill, est une forme de jussum, ce qui a été «ordonné. Mxcttov vient directement de ^ix■o, un procès. Redit, d'où « sont venus rujht et ri/j/iicous, est synonyme de loi.- Les cours de jus- « tice, l'administration de la justice, sont les cours et l'administration « de la loi. La justice est le terme reconnu en français pour la judi- « cature. »

2. u L'élymologie, dit lui-même Stuart Mill, n'indique que fort incom- « plétemer:t la nature de l'idée que le mot exprime maintenant, mais elle M démontre aussi bien que pvssiù/e comment cette idée a pris naissance. »

STUART MILL 119

« qu'obtient l'injustice, et nous tâchons d'y porter remède « en exprimant fortement notre désapprobation et celle du « public K » Tout cela, pour le dire en passant, est bien subtil ; qu'importerait d'ailleurs que la notion de loi do- minât à un tel point celle de justice, dès que Stuart Mill introduit en elle la notion de ce qui devrait être, dès qu'il place , en un mot , dans la loi un élément supérieur à la loi même, irréductible à elle et qui, au fond, est peut-être l'idée propre de justice?

« Telle est, conclut Stuart Mill, l'histoire véritable, bien « quincomplète , de l'origine et du développement pro- « gressif de l'idée de la justice. » L'essence de la justice, c'est donc la loi ; mais Fessence de la loi est la sanction ; or, l'idée de sanction pénale n'entre pas seulement dans la conception de la justice; elle entre, d'après Stuart Mill, dans celle de la moralité en général. « Nous ne disons « qu'une chose est mal que lorsque nous entendons que a celui qui la fait devrait être puni d'une façon ou d'une « autre... Ceci paraît être le point exact se séparent la »< moralité et la simple convenance -. »

Ainsi, nous nous trouvons en présence d'une difficulté soudaine : nous avons cherché les éléments primitifs de l'idée de justice, mais ces éléments se trouvent être en même temps ceux de la moralité en général : comment donc rétablir la vieille distinction posée par tous les mora- listes entre la justice et la charité?

Cette distinction, d'après Stuart Mill, se ramène à la suivante : il y a des devoirs qui ont pour objet des indi- vidus spéciaux et auxquels correspondent des droits, c'est- à-dire, ne l'oubhons pas, des titres légaux; il y a d'autres devoirs qui n'ont plus pour objet des individus déterminés et auxquels ne correspondent pas de droits. En effet, « la <( justice est quelque chose que non-seulement il est bien « de faire et mal de ne pas faire, mais que tel ou tel individu (( peut exiger de nous comme étant son droit moral. Per- « sonne n'a un droit moral à notre générosité ou à notre « bienfaisance, parce que nous ne sommes pas moralement « tenus de pratiquer ces vertus à l'égard de tel ou tel indi- « vidu. » Ainsi, ce qui imprime un caractère distinctif à

1. Utilitar., ch. V.

2. Ou sait que Benlham n'admettait point cette différence établie par Stuart Mill entre la moralité et la convenance, le devoir et le conve- nable. Est moral, pour lui. tout ce qui est convenable, et la morale est essentiellement la science du convenable. Il ne prend pas en un autre sens le mot déontoloyie.

lîO LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

l'idée de justice, c'est l'idée de droit moral qu'elle con- tient, et cette idée se résout à son tour dans la « connais- « sance ou croyance qu'il existe un ou plusieurs individus « spéciaux à qui le mal a été fait *. » Tout mal est une chose inconvenable^ suivant l'expression de Bentliam, c'est- à-dire nuisible; un mal devient moral, si nous désirons le voir puni par la loi, ou autrement; un mal devient injuste^ s'il a eu pour objet des individus déterminés : telle est, ce semble, d'après Stuart Mill, la genèse de l'idée de justice. L'autorité et la vivacité des sentiments de justice vien- draient simplement de leur précision; est juste ce qui s'ap- plique à des individus donnés, est juste ce qui est déter- miné. Cependant, pourrait-on dire, ne nous sentons-nous pas obligés aussi bien par la charité que par la justice vis- à-vis d'un individu donné? En quoi cet homme, en tant qu'homme, n'a-t-il pas un certain droit moral, non exi- gible par la force, à ma bienveillance? Enfin, abstraction faite des individus, l'humanité prise en bloc n'a-t-elle point un droit plus incontestable encore à ma bienveillance ^ ?

IL Stuart Mill a jusqu'à présent invoqué, sans l'expli- quer, un sentiment qu'il semble considérer comme capital : le désir de punir. Ce sentiment, qui d'après lui est la base de

1. Utilitar., ch. V, p. 76. The knowledge or belief Ihat there is some definite individual or individuels to whoin harm has bepn done.

2. Stuart Mill essaye de répondre à cette dernière objection, a On a verra, dit-il, à propos de cette définition de la justice, comme à propos a de toutes les définitions correctes, que les cas qui semblent être en a opposition avec elle sont ceux qui la confirment le plus. Car si un « moraliste tente, comme quelques-uns l'ont fait, de prouver que les « hommes en général ont droit à tout le bien que nous pouvons leur u faire, quoiqu'un individu donné n'y puisse prétendre, il comprend par « le fait de celle thèse la générosité et la bienfaisance dans la catégorie » de la justice. Il est obligé de dire que nos plus grands efforts sont 0 dus à nos semblables, assimilant amsi nos services à une dette... ; et a c'est un cas de justice reconnu. Partout oîi il y a droit, c'est un cas « de justice, et non de la vertu qu'on nomme bienfaisance. « {UtUitar., ch. V, p. 75.) Cette réponse de Stuart Mill est vraiment singulière : on lui demande comment il distingue la cbarité de la justice, et il nous dit- que nous les confondons! Mais celle confusion dont nous lui fai- sons une objection était volontaire et consciente : c'est à lui de la faire cesser; il ne doit pas présupposer la distinction qu'il doit poser, ni recourir à l'idée même de justice dont il doit nous faire connaître la naissance et le développement, a On verra, conclut Stuart Mill, que qui- o conque ne place pas la distinction entre la justice «t la morale en « général nous venons de la placer, ne les distingue aucunement, « mais confond toute la morale avec la justice. » Précisément, il s'agit de savoir si la distinction de la justice et de la morale en général, oîi il la place, n'est pas illusoire, n'aboutit pas à cette conclusion qu'il reproche à ses adversaires, et qu'il se reprocherait peut-être à lui-même avec plus de raison.

STUARÏ MILL 1-21

toute moralité comme de toute justice, il va s'efforcer de l'interpréter empiriquement.

Le désir de punir, dans lequel se résout le sentiment de la justice , se décompose lui-même en deux éléments simples : le mouvement de défense personnelle et le senti- ment de la sympathie. Je désire repousser toute agression, punir tout agresseur , voilà le point de départ , qui est comme toujours le moi, Tintérêt égoïste. Mais la sympa- thie intervient : voyant un autre individu attaqué, je me mets à sa place, je désire pour lui et avec lui punir son agresseur; le sentiment de la justice, par opposition à celui de la simple convenance, est produit et sul3sistera désor- mais. Il a, comme tous les autres, son principe dans le moi; de il s'étend peu à peu, s'écartant de plus en plus de ce centre unique et paraissant en être entièrement dis- tinct, quoiqu'il y tienne toujours par sa racine cachée. Il est, en somme, « le produit spontané de deux sentiments « naturels au plus haut degré, et qui sont des instincts ou « qui y ressemblent i, »

En entrant dans le domaine de l'instinct, nous entrons aussi dans le domaine de l'animalité : rien ne sépare plus riiomme de la bête. C'est ce qu'a vu Stuart Mill : « Tous « les animaux cherchent à nuire à ceux qui leur ont nui, « ou qu'ils supposent sur le point de nuire à eux-mêmes « et à leurs petits. Sur ce point, les hommes ne diffèrent « des autres animaux que sous deux rapports : première- « ment, ils sont capables de sympathiser non-seulement « avec leur progéniture, ou, comme certains des animaux « plus nobles, avec quelque animal supérieur qui est bon « pour eux, mais avec tous les êtres humains et même « tous les êtres sensibles; deuxièmement, ils ont une intel- « ligence plus développée, qui laisse un champ plus vaste « à tous leurs sentiments, soit personnels, soit sympathi- « ques. » Par le fait de son intelligence supérieure, l'homme comprend la solidarité qui l'unit à ses semblables , et qui fait que tout ce qui les menace le menace; par le fait de sa faculté supérieure de sympathie, il s'attache à des collections (tribu, patrie, genre humain), non plus seule- ment à des individus, et tout acte nuisible à la collection, éveillant ses instincts sympathiques, le pousse à la résis- tance -.

1. Utilitar., ch. V, p. 77.

2. The superiority of intelligence, joined to the power of sympathising ■with human beings generally , enables him to attach himself to the

122 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

En résumé, « le sentiment de la justice est le désir <c animal de repousser ou de venger un mal ou tort fait à « nous ou à ceux avec lesquels nous sympathisons, » désir qui, chez Thomme, est agrandi « par cette capacité « pour une sympathie plus générale, et par celte conception « tout humaine d'un égoïsme intelligent. Le sentiment tire « sa moralité de ces derniers éléments; il tire des premiers « le caractère saisissant et l'énergie à s'affirmer qui lui « sont particuliers... En lui-même, il n'a rien de moral; « ce qui est moral, c'est sa subordination exclusive aux sym- « pathies sociales... Car le sentiment naturel nous ferait « ressentir sans discernement tout ce que l'on nous fait de « désagréable. » En efïet; mais êtes-vous sûr, deman- dera-t-on, que le même sentiment transformé vous fera jamais ressentir autre chose? « Corrigé par le sentiment « social, il n'agit que dans des directions conformes au bien « général : ainsi les personnes justes ressentent un mal fait « à la société, bien que ce ne soit pas un mal pour elles , et « elles ne ressentent pas un mal qui leur est personnel, « quelque pénible qu'if puisse être, à moins qu'il ne soit « de ceux que la société a, comme elles, intérêt à répri- <( mer. » Cette correction parvient donc à faire d'an sentiment donné le sentiment contraire : Stuart Mill change le mou- vement qui nous portait à nous défendre, à nous sauver même au prix de la vie des autres , en un mouvement qui nous porte à nous perdre, à nous sacrifier pour la vie et le bonheur des autres.

Dans la question de la justice comme dans beaucoup d'autres, Stuart Mill est en opposition avec Bentham. Il ne faut pas parler de justice , d'après Bentham ; le seul mot qui convienne dans la bouche du législateur, c'est le mot dhitilité ou de convenance. Il eût repoussé toute inter- vention, dans cette pure idée de convenance, du sentiment que Stuart Mill appelle le désir de punir^ et qu'il rangeait parmi les sentiments d'antipathie. « Antipathie et sym- pathie ne sont pas raison » ; le véritable utilitaire doit se débarrasser de ces sentiments, qui troublent la vue de l'uti- lité. — Stuart Mill, selon son habitude, au lieu de contester un fait reconnu, au lieu d'exclure et de combattre un sen- timent que tous attestent, s'efforce de lui faire une place dans son système. Il cherche alors, parmi les sentiments

collective idp.i of his tribe, his country, or mankind , in snch a manner Ihat any act hurtful to tliem rouses his instinct of sympatliy, and urges him to résistance (p. 77, ch. \j.

STUART MILL 123

considérés comme mauvais et égoïstes, celui qui se rappro- che le plus du sentiment pur et vertueux de la justice; il trouve la self-vengeance ; il fait aussitôt appel à la loi de l'association, au grand sentiment de la sympathie; il les ajoute comme éléments du problème, puis mêle le tout et produit un sentiment approchant de celui de la justice, que peut accepter la doctrine utilitaire sans se détruire elle- même.

C'est une remarque bien vieille que les vertus exagérées deviennent des vices; tAr.oÈv àyav , disaient les Grecs. Ainsi l'économie est une vertu; poussée à ses dernières limites, elle devient l'avarice; le désir de voir infliger une punition aux coupables est aussi un excellent sentiment; poussé trop loin, il devient la vendetta italienne. Stuart Mill, dans son analyse, accepte en partie cette antique doctrine, mais il la prend à rebours : au lieu de chercher dans la vertu exagérée la racine du vice, il cherche dans le vice la racine de la vertu; on faisait du vice l'excès de la vertu, il fait de la vertu Famoindrissement du vice.

De cette sorte, Stuart Mill arrive à compléter, sans abou- tir à des contradictions grossières, la doctrine de l'utilité. D'ailleurs, le sentiment de la justice, quoique différent par sa matière du sentiment de l'utilité, comme dirait Kant, s" y rattache toujours par sa /brme. Son contenu, sa matière, c'est le désir de vengeance; sa forme est l'utilité sociale. « Le mot de justice demeure Tappellation propre de certai- « nés utilités sociales; elles sont infiniment plus importan- « tes et, par conséquent, plus absolues et plus impératives « que ne le sont les autres, comme classe, bien qu'elles ne « le soient pas plus dans de certains cas isolés. Elles doi- « vent donc être, ainsi qu'elles le sont naturellement, « défendues par un sentiment non-seulement différent en <( i/iitensité, mais aussi en espèce, et qui se distingue du sen- « timent plus doux qui s'attache à la pure idée de favoriser « le bonheur ou le bien-être des hommes^ à la fois par la « nature mieux définie de ses préceptes et par le caractère « plus sévère de ses sanctions. »

L'idée de justice en général contient l'idée plus précise et plus énergique encore de droit. Stuart Mill a déjà pro- noncé plusieurs fois ce mot, en lui donnant le sens vague de titre personnel. Son analyse de l'idée du droit n'est pas moins curieuse que celle de l'idée de justice. « Avoir un « droit, dit-il d'accord ici avec Bentham, c'est avoir quelque « chose dont la société doit me garantir la possession

1-24 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

<( (someihing wliich society ought to défend me in tlie « possession of). Si après cela on me demande : Pour- « quoi la société le doit-elle? je ne puis donner d'autre « raison que Futilité générale. » Voilà le premier élément empirique de l'idée de droit, fourni par Bentham; Stuart Mill y ajoute aussitôt le sentiment de self-defense. « Si cette « expression ne semble pas mettre suffisamment en relief « la force (the strength) de cette obligation et n'explique (( pas l'énergie particulière de ce sentiment, c'est parce que, « dans la composition de ce sentiment, il entre non-seule- (( ment un élément raisonnable^ mais aussi un élément ani- « mal, la soif de la représaille. » Si cette soif, d'après Stuart Mill, est intense et impérieuse, c'est qu'il s'agit ici du pre- mier des intérêts, celui de la sécurité. « Notre notion du « droit que nous avons de nous attendre à ce que nos semblables (( se réunissent pour rendre si(re la base même de notre exis- u tence s'appuie sur des sentiments qui l'emportent par « l'intensité sur ceux qui se rattachent aux cas ordinaires « d'utilité , à tel point que la différence dans le degré <( (cela arrive souvent dans la psychologie) devient une (( véritable différence espèce. Le droit revêt ce caractère (( absolu, cQiinfini apparent, et cette incommensurabilité avec « toute autre considération , qui constituent la distinction « entre le sentiment du bien ou du mal et celui d'une « convenance ou d'une disconvenance ordinaire. » Pour adapter ces caractères à son système , Stuart Mill fait appel à l'idée de nécessité, si chère aux utilitaires : est absolue une relation nécessaire, est infinie une limite qu'on ne peut pas reculer, est incommensurable ce dont on a plus besoin que de tout le reste. « Les sentiments en jeu « sont si puissants, et nous comptons si positivement sur « un sentiment correspondant chez les autres (tout le <( monde étant également intéressé), que la simple possibi- « lité se change en obligation inévitable, et que ce qui est « reconnu indispensable (physiquement) devient une néces- « .site morale tout à fait analogue à la nécessité physique, et « qui souvent ne lui cède pas en puissance obligatoire '. » Cette nécessité morale, si grande qu'en soit la puissance, est pourtant forcée parfois de céder; aussi, pour augmenter cette puissance, il est besoin des sarictions. La sanction, entre les mains du législateur, était considérée par Helvé- tius et Bentham comme une sorte d'arme forgée, de moyen

1. l'iilitur., ch. V, p. 81.

STUART MILL 125

artificiel. Pour Stuart Mill, elle répond à un sentiment na- turel, elle trouve un support dans l'âme même. « Dès notre « première enfance, l'idée de la mauvaise action (c'est-à-dire « de l'action défendue, ou dommageable pour les autres) « et l'idée de punition se présentent ensemble à notre « esprit; et l'intensité des impressions fait que l'association (( qui les lie nous offre le plus haut degré d'intimité... Gela « suffit pleinement pour que les sentiments spontanés de « l'humanité considèrent le châtiment et le méchant comme « faits l'un pour l'autre, comme hés naturellement, indé- <( pendamment de toute conséquence \ »

Si le désir animal de punir explique le châtiment, l'utilité le justifie : le châtiment a deux fins qui, dans la théorie des utilitaires et des nécessitaires, « suffisent pour le jus- « tifier : le profit qu'en retire le coupable lui-même, et la « protection des autres hommes. »

Un adversaire de Stuart Mill lui avait opposé à ce sujet une objection assez spécieuse 2. Si le châtiment n'a qu'un but : faire détester le mal et aimer le bien, ce but pourrait être beaucoup mieux atteint par la récompense. Les récom- penses ont en outre l'avantage d'augmenter immédia tem^ent la somme de bonheur, tandis que les châtiments ne l'augmentent qu'à la longue. Ainsi, « plus je serai pervers, « plus je mériterai de récompenses. » Stuart Mill n'a pas de peine à montrer que, si l'on récompensait les coupables, tout le monde voudrait l'être : l'oljjection tombe ainsi toute seule. Bentham eût sans doute répondu de même, mais Stuart Mill va plus loin. « Supposons, ajoute-t-il, « qu'il n'en soit pas ainsi, et que la récompense soit un « moyen aussi efficace que la punition pour améliorer un <( caractère et protéger la société, la récompense se re- « commande-t-elle au même titre à notre sentiment de « mérite ? Je réponds non. La récompense choquerait le (( désir naturel, je dirais même animal, de représailles, « qui nous porte à faire du mal à qui nous en a fait. » Il faut donc punir pour cette seule raison de punir, et parce que la punition apparaît à l'esprit comme méritée. Le sen- timent du mérite et de la responsabilité , comme celui de la justice et du droit, subsiste ainsi indépendamment de l'utilité qui l'a produit ; il conserve une valeur intrin- sèque.

1. Philox. de Hamilt., p. 568. Utilifar., ch. V. ,

2. J/je éattle of the two philosophiez, by an Inquirer, p. 49.

126 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

En somme, ce n'est pas seulement l'utilité proprement dite, immédiate et directe, qui, d'après Stuart Mill, sert de base à la société. Il existe aussi un certain sentiment de justice qu'il faut s'appliquer à conserver et à développer par les sanctions, qu'il faut éviter de contrarier ou de vio- ler, qu'un utilitaire doit aussi bien respecter, en soi et dans les autres, que le ferait un moraliste à 'priori.

La politique, comme la morale, s'écarte beaucoup moins chez Stuart Mill du domaine intérieur que chez les autres utiUtaires : les sentiments reprennent une place plus im- portante, les intérêts extérieurs une place moindre. La loi ne peut plus faire à son gré et attacher arbitrairement à soi les sentiments d'antipathie ou de sympathie ; ce sont ces sentiments qui la font , la soutiennent , suffisent par- fois à la justifier indépendamment des considérations d'in- térêt immédiat. « Est-ce erreur chez les hommes de penser « que la justice est plus sacrée que la politique?... En « aucune façon. L'exposé que je viens de faire de la nature « et de l'origine de ce sentiment admet une réelle distinc- « tion; et aucun de ceux qui professent le plus profond « mépris pour les conséquences des actions regardées <( comme un élément de leur moralité (allusion à Kant) « n'attache plus dimportance à cette distinction que moi. « Tandis que j'attaque toute théorie qui érige un critérium « de la justice non fondé sur l'utilité, je tiens l'utilité qui « repose sur la justice pour être la principale part, et in- « comparablement la part la plus sacrée et la plus obliga- « toire de toute morale. »

La justice est donc le sentiment capital auquel on ne doit pas s'opposer, parce qu'il est très-puissant, et qu'on doit éviter d'oblitérer, parce qu'il est très-utile. Aux prin- cipes de justice se rattachent des corollaires qui doivent être l'objet du même respect. Stuart Mill déduit, par exemple, l'impartialité ou l'égalité du sentiment de la jus- tice : l'impartialité, dit-il, est un devoir, « lorsqu'aucun « devoir plus élevé ne s'y oppose. » Il la déduit encore, avec Bentham, du simple principe d'utilité. « Ce grand « devoir moral est compris dans le sens même du mot « utilité, ou principe du plus grand bonheur. Ce principe « n'est qu'une formule sans signification raisonnable, si le « bonheur d'une |)crsonne, en le supposant jégal en quan- (( tité, et en tenant compte de la qualité^ n'est pas censé valoir « exactement autant que celui d'une autre. » On [)Ourrait demander toutefois comment on peut tenir compte de la

STUART MILL 127

qualité, puisque la qualité, par hypothèse, est une chose non quantitative, conséquemment non mesurable. Bentham échappait à cette difficulté, puisqu'il supprimait toute con- sidération de qualité. « La formule de Bentham, conclut « néanmoins Stuart Mill, que chacun compte pour un et « personne pour plus d'un, pourrait être inscrite sous le « principe de l'utilité en guise de commentaire explicatif. « Le droit égal que, dans l'idée du morahste et du légis- « lateur , chacun a au bonheur, implique un droit égal à « tous les moyens d'arriver au bonheur '. »

III. Dans le domaine de la politique, l'utilitarisme ne diffère plus guère de la doctrine adverse que sur un point. Il admet comme elle un sentiment de justice ; il admet comme elle qu'il faut respecter ce sentiment; que, de plus, la matière, le contenu de ce sentiment, à savoir le désir de punir, est immuable. Seulement, d'après les utilitaires, la forme de ce sentiment, qui est l'utilité, varie, et, pour déter- miner cette forme, ce n'est plus au sentiment même qu'il faut s'adresser, c'est à l'utlUté. Il est juste que chacun reçoive ce qui lui est : voilà le principe de la justice; tout ce qui semblerait aller contre ce principe serait inévi- tablement de ma part l'objet de la plus vive répulsion. Mais comment connaître ce qui est dît à chacun ? Cela me sera impossible, d'après Stuart Mill, si je ne consulte pas Futi- lité : ce qui est à chacun, c'est ce qu'il est le plus utile de lui devoir. En d'autres termes, le principe de justice, qui n'est qu\m sentiment, existe indépendamment de ses applications; mais, pour déterminer ces applications, il faut s'en référer à autre chose que le principe même. Si je n'avais que le sentiment de la justice, sans la connaissance de l'utilité, je ne pourrais que répéter cette formule incom- plète : 11 est juste que chacun reçoive ce qu'il est le plus utile de lui devoir. Quant à savoir quelle action précise est juste ou injuste, je l'ignorerais absolument, aussi longtemps que j'ignorerais quelle action est utile ou nuisible.

Ainsi, d'après Stuart Mill, quoique le sentiment de la justice fournisse une clarté, une précision, une vigueur remarquables au sentiment d'utilité, cependant, par lui- même, il est absolument impuissant. Il n'a passa fin en soi, il n'a pas de critérium propre; c'est une force à laquelle l'utihté seule peut imprimer la bonne direction. Rien

1. Utilitar., ch. V.

128 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

de plus faillible que le prétendu instinct infaillible qui nous fait dire : Ceci est juste, cela injuste. Stuart Mill s'ap- puie ici sur Targument sceptique bien connu : il invoque les contradictions qui se produisent cbez les individus, chez les nations au sujet delà justice. Bien plus, « dans Fesprit d'un « même individu, la notion de justice ne se compose pas « d'une seule règle, d'un principe ou d'une maxime unique, « mais de plusieurs qui ne sont pas toujours d'accord dans « leurs injonctions ; pour choisir entre eux , l'homme est « guidé ou par un critérium étranger, ou par ses propres « prédilections personnelles \ « Notre auteur met en avant plusieurs questions qui, dit-il, sont insolubles si l'on s'en tient à la justice a priori sans consulter l'utilité : par exemple, de quel droit et pour quelle fin punit-on ? quelle proportion établir dans les châtiments? comment régler les salaires, les impôts? Ici se rencontrent dans les mêmes doutes les sceptiques et les utilitaires, les pyrrhoniens et les empiristes; ici, Montaigne et Pascal tombent d'accord avec Helvétius, Bentham et Stuart Mill.

En somme, Stuart Mill apporte dans la théorie utilitaire de la société d'importantes modifications ; mais ces modifi- cations concernent plutôt la base sur laquelle s'appuie la société que le but poursuivi par l'art social, et qui reste tou- jours l'utilité. Il introduit en quelque sorte sur la scène un sentiment nouveau négligé par Bentham, un reste des instincts animaux, avec lequel il espère justifier la sanction légale et expliquer d'une manière plus satisfaisante ce caractère « absolu » , « infini » , « incommensurable » et presque divin que revêt l'idée de droit. Cette théorie de la justice, destinée à rendre plus compréhensibles dans la doc- trine utilitaire les rapports des hommes entre eux, ajoute un nouveau ressort au mécanisme social. Toutefois, le sen- timent de la justice est aveugle ; il ne peut diriger la politi- que et la législation ; c'est aux politiques et aux législateurs de l'attacher à eux, autant que possible, et de le diriger vers la plus grande utilité. Je n'ai pas de droit, à proprement parler, mais le sentiment du droit ; c'est ce sentiment du droit, non mon droit, que le législateur doit respecter, et il ne doit le respecter qu'autant que ce sentiment se con- forme plus ou moins immédiatement à l'utilité sociale.

IV. Nous le savons, lorsque Stuart Mill, après avoir exposé toute la morale utilitaire, arrive à cette question :

1. Utilitar., ch. V.

STUART MILL 129

est le devoir, est l'obligation? il fait appel à la poli- tique i»our compléter sa morale. Le devoir ne peut se rem- placer que de deux manières, par l'intérêt ou par l'associa- tion des idées : il faut fondre dans la réalité l'intérêt privé et l'intérêt public, ou encore les associer dans l'âme si étroi- tement que nulle force ne puisse plus les séparer. Or, qui produira cette union objective ou cette association subjective des intérêts? Le moraliste à lui seul en est incapable ; il faut qu'il demande main-forte au législateur. Ainsi à la morale est étroitement liée la politique; l'indi- vidu, dans le système de Stuart Mill comme dans ceux de Hobbes et d'Helvétius, tient sa vertu de l'Etat. De vient sans doute que presque tous les utilitaires, et surtout ceux de l'école anglaise contemporaine, ont eu en même temps que leur doctrine morale un système politique ou social; ils n'ont guère pu s'en tenir à l'individu, sauf Epicure, qui précisément considérait cet individu comme doué d'un moi, d'une certaine liberté, d'une valeur intrinsèque '. La plupart ont eu besoin de compléter leur morale par autre chose, de porter leurs regards plus loin que l'individu, ce tout imparfait, ce membre qui ne peut jamais former un corps, et de reposer leurs yeux dans le spectacle d'un tout idéal.

Pour atteindre à cet idéal, il est, d'après Stuart Mill, deux grands moyens : modifier par la loi les rapports des hommes entre eux ; modifier, par l'éducation, les hommes eux-mêmes. En d'autres termes, l'Etat doit venir en aide à la morale : par l'organisation sociale^ par l'instruction individuelle.

L'organisation sociale la meilleure, d'après les moralistes ordinaires, c'est évidemment celle Injustice est le mieux respectée ; d'après Stuart Mill, ce sera celle le sentiment de la justice est le plus développé et s'applique aux utilités les plus grandes. Pour apprécier la valeur respective des diverses utilités et connaître la manière la plus utile d'or- ganiser l'Etat, c'est surtout à l'économie sociale qu'il faut s'adresser.

L'organisation sociale ne suffit cependant pas à produire cette harmonie des intérêts, « le chef-d'œuvre de la législation » d'après Helvétius. Ce n'est pas tout de perfec- tionner et de réformer les rapports des hommes entre eux, et de construire comme le moule delà société, il faut pétrir

4. Voir, dans notre Morale d'Èpicure, les chapitres consacrés à la théorie de la liberté et du dinamen.

GUYAU. 9

130 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

et préparer les individus eux-mêmes. Ces individus ne sont-ils pas l'argile que le législateur, ce « potier » dont parlait Helvétius, placera dans le moule idéal? C'est le rôle de Téducation. Nous le savons, pour Helvétius et Owen, l'éducation était tout; on pouvait faire les hommes, leur donner tel ou tel caractère, se substituer presque en- tièrement à leur individualité. Stuart Mill, sans tomber dans cet excès, ne s'accorde pas moins avec Owen pour admettre l'influence extrême de l'éducation.

Quelle est en effet la loi à laquelle nul être ne peut se dérober, qui explique tout en nous, nos idées, nos juge- ments, nos croyances, nos tendances, nos volitions, nos actes? Cette loi à laquelle revient sans cesse l'école anglaise contemporaine et qui domine tout le système utilitaire, c'est l'association des idées. L'association, cause de presque tout ce qui se passe en nous, devient un moyen à la portée de l'instituteur. Sentiment moral, sentiment du devoir, de la justice, amour de la vertu : autant de produits de l'associa- tion, autant de produits de Texpérience et de la routine naturelle, qui peuvent devenir aussi bien des œuvres de l'art. « La faculté morale, dit Stuart Mill, est susceptible, « si l'on fait suffisamment agir les sanctions extérieures et « la force des premières impressions, d'être développée « pour ainsi dire dans toute direction ^ »

Stuart Mill s'efforce de faire reposer Féducation sur des principes scientifiques. Il détermine l'objet et trace la méthode d'une science nouvelle, qu'il appelle la science de la formation du caractère ou éthologie. Cette science ne peut procéder par pure expérience, puisqu'il s'agit d'un caractère à venir; mais des lois générales fournies expéri- mentalement par la psychologie, l'éthologie devra tirer des conséquences de plus en plus complexes pour les appliquer aux individus. Une fois constituée, cette science (( supposerait un ensemble donné de circonstances et se « demanderait ensuite quelle sera, d'après les lois de l'es- « prit, l'influence de ces circonstances sur la formation du ' « caractère ; » ce serait « un système de corollaires de la « psychologie ». Par cette science, nous n'arriverions pas sans doute kprédire l'événement dans un cas donné, faute de connaître toutes les circonstances du cas; nous saurions du moins que telles causes tendent à produire tel effet, et cette connaissance pourrait suffire à nous guider dans la pratique.

1. UtUitar., ch III.

STUART MILL 131

La formation du caractère, étant ainsi l'objet d'une science, pourra devenir plus sûrement celui d'un art, l'art de l'éducation : « Quand l'éthologie sera ainsi préparée, «"l'éducation pratique se réduira à une simple transforma- « tion de ces principes en un systèiiie parallèle de préceptes, « et à l'appropriation de ces préceptes à la totalité des « circonstances individuelles existant dans chaque cas « particulier '. »

Et maintenant, avec une éducation toute-puissante éta- blie sur une base scientifique, avec une société organisée d'après l'idéal que nous montre l'économie sociale, notre progrès a-t-il des limites que nous ne puissions franchir ? Non -seulement tous les intérêts seront un, non-seule- ment ils ne seront plus bornés les uns par les autres, non-seulement nous ne trouverons point chez les autres hommes d'obstacles à notre propre bonheur; mais nous n'en trouverons même plus dans le monde extérieur. Nulle « soustraction » ne viendra plus restreindre la somme du bonheur particulier et général, qui ira sans cesse grandissant. Pauvreté, maladie, vicissitudes de la fortune, l'homme verra successivement disparaître toutes ces causes de malheur en même temps que de vice. D'une part, « la pauvreté, lors- « qu'en un sens quelconque elle implique la souffrance, « peut entièrement disparaître, grâce à la sagesse de la « société combinée avec le bon sens et la prévoyance des « individus. D'autre part, avec l'aide d'une bonne éduca- « tion morale et physique et d'une surveillance convenable « des influences pernicieuses, notre plus opiniâtre adver- « saire lui-même, la maladie, peut être indéfiniment réduite « dans ses proportions, tandis que les progrès de la science « nous promettent pour l'avenir des conquêtes encore plus « directes sur cette détestable ennemie... Quant aux vicis- « situdes de fortune et autres mécomptes qui tiennent à des « ciconstances purement sociales, ils sont le plus souvent « le résultat d'une grossière imprudence, de désirs mal « réglés ou' d'institutions d'une société mauvaise ou impar- « faite. Bref, toutes les principales causes de la soufïrance « humaine peuvent céder en grande partie, beaucoup peu- « vent céder presque complètement devant les soins et « les efforts des hommes-. »

Ce n'est pas tout : outre le progrès physique et écono-

1. Logif/ue, Il (trad. Peisse, p. 463).

2. Vtilitar., ch. II.

132 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

miqiie, nous avons à considérer le progrès moral et religieux : « Si nous supposons que ce sentiment d'unité (d'un individu « avec tous les autres) soit enseigné comme une religion, <( et que toute la force de l'éducation, des institutions et de « l'opinion soit dirigée, ainsi qu'elle l'a jadis été pour la « religion, de façon que chaque personne grandisse dès « l'enfance au milieu de la profession et de la pratique de « ce sentiment, je pense qu'aucun de ceux qui peuvent a réaliser cette conception ne doutera que la sanction « dernière de la morale du bonheur ne soit suffisante... Je « crois qu'il est possible de donner au service du genre « humain même sans le secours d'une croyance en une « Providence et le pouvoir psychologique et l'efficacité « sociale d'une rehgion, et cela en le faisant s'emparer de « la vie humaine et colorer toute pensée, tout sentiment et « toute action, de telle manière que le plus grand ascendant « exercé jamais par aucune religion n'en soit que le type et « l'avant-goùt * . »

Tel est l'idéal social que Stuart Mill présente aux adver- saires de l'utilitarisme. A l'en croire, « aucun de ceux (( qui peuvent réaliser cette conception ne doutera que la (( sanction dernière, ». c'est-à-dire, d'après la théorie de Stuart Mill, l'obligation suprême « de la morale du bonheur « ne soit suffisante »; mais comment peut-on réaliser cette conception idéale? En attendant l'harmonie future des inté- rêts et leur association future, pourquoi me sentirais-je pré- sentement obligé à-les mettre en harmonie par ma conduite, à les associer dans mon esprit? Et comment me conver- tirais-je à votre nouvelle religion avant même qu'existe son objet, le bonheur suprême? Autant de questions que Stuart Mill a laissées sans réponse.

1. Utilitar., ch. III.

CHAPITRE YllI

GROTE, BAIN, BAILEY, LEWES, SIDGWICK

I. G. Grote. Ses premières impressions sm' l'école de Bentham. Le traité do la Religion naturelle. Les croyances relig'ieuses jugées au point de vue non de leur vérité, mais de leur utilité.

ÏL M. Bain. Éléments nouveaux introduits par M. Bain dans la question de l'obligation morale et de la responsabilité. Con- science morale et imitation. Comment M. Bain explique le senti- ment du « devoii" dans l'abstrait ». Qu'est-ce que ce sentiment? Diversité et contradiction des jugements moraux, sur laquelle insiste M. Bain ; à quoi il réduit la conscience morale en dernière analyse. La collection des codes moraux de l'iiumauité. Comment M. Bain explique l'universalité des jugements moraux, elle existe.

IIL M. Bailev. Substitution du terme de bonheur à celui d'uti- lité. — Le sentiment de réciprocité et de sympathie constituant la conscience morale.

IV. M. Lewes. La vie morale, produit du milieu social. Dévelop- pement simultané de l'intelligence et des tendances « altruistes ».

V. M. SiDGwicK. Les méthodes en morale. Trois méthodes et trois systèmes : système égoïste, système intuitionniste, système utilitaire. Conclusions de M. Sidgwick sur les sanctions de l'uti- litarisme. — Nécessité de la sanction religieuse pour l'utilitarisme.

I. Parmi ceux qui subirent, comme Stuart Mill lui- même, l'influence si puissante de Bentham et de James Mill, nous citerons en premier lieu George Grote , lïUustre historien et philosophe. Grote n'avait pas vingt ans qu'il appartenait déjà à l'école de Bentham. Il connut d'abord Ricardo, qui était membre du Parlement, puis James Mill; voici comment il raconte lui-même son entrevue avec ce

134 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

dernier : «J'ai vu James Mill chez Ricardo, et j'espère, si (( je le fréquente, recueillir à la fois du plaisir et de l'instruc- « tion : c'est un penseur profond ; il me paraît en même « temps assez disposé à se répandre; enfin il est intelligible «et clair. Son esprit a, j'en conviens, ce cynisme et « cette dureté qui distinguent l'école de Bentliam '. Ce que (c surtout je n'aime pas en lui, c'est la complaisance avec « laquelle il insiste sur les imperfections des autres , « même des plus grands. Mais il est si rare de ren- « contrer sur son chemin un homme de cette profon- « deur que je m'empresserai de le cultiver ^ »

En 1876 ont paru les Fragments de Grote sur les sujets de morale. On y retrouve les idées essentielles de l'école benthamiste. Selon lui, la conscience morale est un produit de l'état social, un résultat complexe de la sanction attachée par la société à l'observance ou à la non-observance des prescriptions qu'elle nous impose \

Le livre le plus curieux de G. Grote, comme moraliste, est V Analyse de V influence de la religion naturelle sur le bonheur du genre humain^ d'après les papiers laissés par Bentham.

Le moraliste a besoin de savoir si la religion possède en réalité une influence bienfaisante ou malfaisante sur les esprits, si elle ne trouble pas notre bonheur au lieu de le favoriser, si elle n'entrave pas le progrès intellectuel et moral de l'individu, si enfin par son existence comme institution sociale elle ne compromet pas les intérêts de la civilisation. Telle est la question que Grote et Bentham examinent. Par religion naturelle^ ils entendent le fonds commun de toutes les religions, et partant la rehgion même en général.

« Parmi les livres que je lus dans le courant de cette « année (1822) et qui contribuèrent beaucoup à mon déve- « loppement, dit Stuart Mill dans ses Mémoires, je dois men- « tionner un ouvrage écrit d'après certains manuscrits de « Benlham, publié sous le nom de Philip Beauchamp et le

1. On sait que Stuart Mill se plaint de cette dureté dans son Auto-

bio(jrn\)'a >.e .

2. Voir The pnrsonal lifc of Geonjc Grote, par Mrs. Grote. London, 1873.

3. 11 ne taut pas confondre George Grote avec son' frère Jolin Grote, qui fut de son vivant professeur de pliilosophie morale à l'université de Cambriiige et qui a laissé, entre autres écrits, un Exameyi de la philo- sophie utilitdire et un Traité sur les idéaux moraux. John Grote est hostile à l'utilitarisme ; il oppose les idéaux de perfection que l'homme peut concevoir et doit réaliser au pur calcul du bonheur.

GROTE 135

<( titre d'Analyse de l'inflicence de la religion naturelle sur le (( bonheur temporel du genre humain. C'était un examen non « de la vérité, mais de l'utilité des croyances religieuses dans <( le sens le plus général, abstraction faite de toute révélation « spéciale, c'est-à-dire de larfuestion qui joue de notre temps « le plus grand rôle dans les discussions dont la religion « fait ro])jet. » Jusqu'ici on avait ignoré le nom du véritable auteur de YA^ialyse : Stuart Mill n'avait pas cru devoir le révéler dans ses Mémoires, C'est seulement à la fin de 1874 que M. Bain l'a dévoilé dans une préface aux opuscules inédits de George Grote K

Selon Grote et Bentham, la religion a l'influence la plus pernicieuse sur le bonheur du genre humain. Elle condamne une foule d'actions qui seraient utiles aux hommes ; elle commande une foule d'actions qui sont nuisibles. Le type qu'elle propose à leur imitation est une divinité incompré- hensible à la fois dans la fin qu'elle se propose et dans les moyens qu'elle emploie ; or, quel est le vrai nom d'une telle incompréhensibilité? C'est folie. Le fou est l'homme incom- préhensible dans son but et dans ses moyens tout à la fois, tandis que le génie est incompréhensible seulement dans les moyens qu'il emploie. En proposant ce Dieu terrible, capricieux, tyrannique, à l'adoration de tous, la religion pervertit l'humanité. En ouvrant la perspective d'une vie sans fin au delà de la tombe, elle introduit dans la morale un motif sans valeur et sans force probante, dont les résul- tats ne sont que des maux. « Ces motifs surhumains sont « inefficaces pour produire le bien temporel et efficaces <( pour produire le mal. » Les dommages causés à l'individu par la religion sont : les souffrances sans profit, les privations inutiles, les terreurs indéfinies, la censure

1. « Il ne faut pas oublier, dit M. Bain, quand on rappelle li^s œuvres littéraires de George Grote pendant cette période de dix ans (18201830), qu'il consacra beaucoup de temps à des manuscrits de Jérémie Ben- tham que le vénérable penseur avait confiés à son jeune disciple, pour qu'il leur donnât une forme lisible Apres avoir digéré et arrangé cette masse de matériaux, Grote publia, en '832, un petit volume in-8', sous le titre d'Anahjsis of the inftuence af the natural religion on the temporal happiness of mankind, hi/ PJtilip Beauchamp. « Le manuscrit fut remis à M. Place, qui le fit imprimer par Richard Carlil^ On choisit exprés Carlile, parce qu'il était alors en prison à Dorchester, et, par conséquent, à l'abri de nouvelles poursuites. A cette époque, les libraires de Londres redoutaient d'avoir affaire à des livres la religion était en question. Les papiers oritiinaux de la

: main de Bentham sont devenus la propriété de Mme G. Grote par la volonté <le l'auteur. Us existent encore, ainsi que la lettre de Ben-

i tham à Grote qui accompagnait renvoi du manuscrit, »

136 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

des plaisirs par des scrupules préalables et des remords subséquents. Les dommages causés non-seulement aux croyants, mais encore aux autres hommes, sont : 1" la créa- tion d'une antipathie factice ; la perversion de l'opinion populaire, la corruption du sentiment moral, la sanctifica- tion de l'antipathie, l'aversion du progrès ; l'incapacité des facultés intellectuelles pour les choses utiles en cette vie; la croyance injustifiable; la dépravation du carac- tère; 6° la création d'une classe irrémédiablement opposée aux intérêts de l'humanité. En effet, entre l'intérêt particu- lier d'une aristocratie au pouvoir et celui d'une classe sacerdotale, il semble qu'il y a une affinité et une con- cordance parfaite; chacune de ces classes fournit à l'autre l'instrument qui lui manque. « L'aristocratie, par exemple, « dispose d'une masse de force physique suffisante pour « écraser toute résistance partielle, et ne demande qu'à « être assurée contre une opposition générale et simul- « tanée de la part de la communauté. Pour s'en garantir, « elle est obligée de prendre fortement possession de l'opi- « nion pubUque, de la réduire à porter le joug, d'y im- « planter des sentiments qui neutralisent la haine de « l'esclavage et facilitent l'œuvre de spoliation. C'est un « but pour lequel la classe sacerdotale se trouve le mieux « faite et le plus heureusement taillée. Grâce à son influence « sur les sentiments moraux, elle place une soumission « aveugle au premier rang des devoirs de l'homme. Ses « meml3res prêchent le plus profond respect pour le pou- « voir temporel ; ils représentent les autorités actuelles « comme établies et consacrées par l'autocrate immatériel « d'en haut, et comme participant de sa divine majesté. Le « devoir des hommes envers le gouvernement temporel se ({ confond alors avec le devoir envers Dieu ; c'est une per- ce pétuelle prosternation de l'intelligence, aussi bien que « de la volonté. Outre cet abaissement positif des facultés « morales, destiné à assurer la non-résistance, les épou- « vantails surnaturels, la croyance exlra-expérimentale, que «le clergé est si habile à répandre, tout cela tend au même « résultat. Toutes ces causes produisent la méfiance , « l'alarme, l'insécurité qui dispose un homme à s'estimer a heureux d'un peu de jouissance, et en même temps elles « étouffent toutes les as[)ivations vers une amélioration à « venir et même toute idée que cette amélioration soit pos- ée sible *. »

1. Traduction CazelleS; p. 157.

BAIN 137

En somme, le traité de la Religion naturelle est inspiré par une idée vraiment originale : il n'a pas pour but, comme tant d'autres livres de ce genre, d'attaquer ou de défendre la religion en se plaçant sur son terrain propre; dans la sphère mystique elle se retranche, la religion peut sembler toujours inattaquable ; il transporte la ques- tion sur un autre terrain et fait la critique de la religion au point de vue moral, politique et économique : c'était une entreprise hardie, iDien digne de Bentham et de son disciple, bien conforme à cet esprit pratique que montra l'école anglaise dans toute la première moitié de ce siècle. Dans ce petit livre, qui ne fut peut-être pas remarqué comme il le méritait, l'attaque est souvent vigoureuse, et les coups portent juste.

II. Nous avons vu avec Stuart Mill l'école inductive s'arrêter hésitante devant le sentiment de l'obligation morale; elle ne peut s'en passer, elle ne peut le remplacer, et elle n'a pu encore bien l'expliquer.

M. Bain, un des représentants les plus distingués de cette école, introduit dans la question quelques éléments nou- veaux. Ce qui ressortait le mieux des explications embar- rassées de Stuart Mill, c'est que le sentiment de l'obligation morale, du moins dans ce qu'il a de vif et d'impératif, était une transformation plus ou moins lointaine de la crainte. M. Bain y voit quelque chose de plus : ce n'est pas seule- ment la crainte de l'autorité extérieure, c'est encore Yimi- tation de cette autorité. Nous tendons à nous mettre en harmonie avec le milieu, et en une sorte d'harmonie qui n'est pas extérieure et comme formelle, mais intime ; nous ne nous conformons pas seulement à ce milieu, nous le reproduisons en nous; au commandement du dehors ne répond pas seulement une obéissance passive^ mais une obéissance pour ainsi dire active, un commandement du dedans : telle est la genèse de la conscience. La conscience n'est donc nullement un attribut distinct ou une faculté distincte. « Cette partie de notre constitution est moulée « sur l'autorité extérieure comme sur son type (is moulded « uponexternal authority as its type)... Je maintiens que la « conscience est une imitation en nous du gouvernement hors « de nous (an imitation within ourselves of the government « wilhout us); même quand elle diffère dans ses prescrip- « lions de la moralité courante, le mode de son action est en- « core parallèle à l'archétype. J'admets volontiers » c'est

138 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

aussi la théorie de StuarL Mill « qu'il y a des impulsions « primitives de l'esprit qui nous disposent à l'accomplis- « sèment du devoir social, parmi lesquelles les principales « sont : la prudence ou intérêt propre, 2" la sympathie « qui nous pousse à une conduite désintéressée. Mais la a qualité particulière ou attribut que nous appelons con- « science est distincte de toutes ces inclinations et reproduit, « dans la maturité de l'esprit, un fac-similé du système de « gouvernement pratiqué autour de nous (a fac-similé of the « System of governmentas practised around us). La preuve « de cette observation est dans le développement de la con- « science depuis l'enfance '. »

Mais une « grande difficulté » se présente : l'individu ne se commande pas toujours ce que lui commande l'autorité extérieure; il est des cas lui-même, et en son propre nom, il se donne des ordres; il ne semble plus seu- lement répéter et imiter, mais commencer et créer; il ne conforme plus ses actes à un type objectif, mais pro- duit et tire de lui-même l'idéal moral. Gomment « expli- « quer les cas Findividu est une loi pour lui-même (is a « law to himselfj? » Il y a là, avoue M. Bain, une appa- rente contradiction, mais qui, d'après lui, « n'a rien de « bien formidable. Le sentiment formé d'abord, et cultivé « par les relations du commandement actuel et de l'obéis- « sance actuelle, peut à la fin s'établir sur un fondement <( indépendant (stand upon an independent foundation), « tout comme l'étudiant, instruit par la réception implicite « des notions scientifiques de ses professeurs, arrive peu « à peu à les croire ou à ne pas les croire sur l'évidence de « sa propre découverte ^ » Ainsi, obéir à sa seule conscience après avoir obéi jusqu'alors et à sa conscience et à l'auto- rité du dehors, c'est, d'après M. B.iin, faire comme l'artiste qui tend à l'originalité, qui commence par imiter, par copier même, mais finit par se suffire à lui seul et par ne compter que sur ses propres forces. L'homme moral est un disciple qui se sépare du maître, un écolier qui, après avoir répété des leçons, veut en faire à son tour. L'obligation morale n'est plus seulement, comme dans Stuart Mill, une crainte détachée de son objet, le châtiment, et devenue en quelque sorte neutre; c'est une autorité qui est devenue indépendante de son principe extérieur et qui semble libre.

1. Emotio7is and ivill, p. "283.

2. EmoL and mil, p. 288.

BAIN 139

Enfin, outre cette obligation que l'agent moral s'impose à lui-même, M. Bain aperçoit et croit pouvoir distinguer un sentiment qu'il appelle \e sentiment du devoir dans V abstrait (the sensé of duty in tlie abstract). « Un homme, dit-il, alors « qu'il accomplit toutes ses obligations reconnues, peut ne « pas avoir présents à l'esprit la crainte du châtiment, le res- « pect de l'autorité, l'atfection ou la sympathie,. . . son propre « avantage indirectement poursuivi, ses sentiments reli- « gieùx, ses inclinations individuelles, d'accord avec l'esprit « du précepte, la contagion de l'exemple ou tout autre « élément actif qui excite à l'action ou aiguillonne à l'abs- « tention. » Pour expliquer ce phénomène merveilleux, M. Bain emploie l'éternel exemple de l'avare, qui semble destiné h devenir le complément inséparable cle tout traité de morale « associationniste. » Il n'existe point un senti- ment primitif du devoir dans l'abstrait, pas plus qu'il n'existe un amour inné de l'or dans l'abstrait. C'est, en effet, « la puissance de l'association que de produire de « nouveaux centres de force détachés des particularités « qui, originairement, leur donnèrent une signification. « Ces nouvelles créations rassemblent parfois autour d'elles « un corps de sentiments plus puissant qu'il ne pourrait « être inspiré par aucune des réalités constituantes. Rien « de ce que l'avare pourrait acheter avec la monnaie « n'affecte son esprit aussi fortement que le système ari- « thmétique de ses gains. Il en est ainsi avec le sentiment (( habituel du devoir dans une certaine classe d'esprits, « et avec les grandes abstractions de la vérité, de la jus- « tice, de la pureté, et autres semblables (the great abstrac- « tiens of truth, justice, purity, and the like) i.On ne peut « prouver qu'elles soient des sentiments primordiaux. » Et M. Bain, à l'appui de cette thèse, invoque la rareté de ces sentiments ^

La conscience morale, tirant son principe de l'autorité extérieure, doit renfermer les éléments de diversité que celle-ci renferme; elle doit varier comme elle d'après les temps, les lieux, les circonstances. M. Bain insiste beau- coup, et plus que Stuart Mill, sur la diversité et la contra-

1. Emot. aiid iinll, p. 290.

2. « La rareté comparative de sentiments si élevés à l'égard de la « moralité abstraite, si Ion y réfléchit bien, prouvera, pour tout cher- « cheur sincère, qu'ils ne sont point fournis déjà dans le schème ori- « ginal de l'esprit, tandis que la possibilité d'expliquer leur développe- <i ment partout il se présente rend (oiti-phi/osophigiic de recourir à « une telle hypothèse, » {Emot. and will, p. 291.)

140 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

diction des jugements moraux, d'où il conclut la diversité des consciences morales. 11 distingue le sentiment moral, qui est universel, de la matière à laquelle il s'applique, qui varie suivant les individus. « Toute l'espèce humaine, « dit-il, est d'accord pour avoir le sentiment de la croyance, « quoiqu'elle ne soit pas d'accord sur les matières de la « croyance ou sur les causes qui la produisent. De même « pour la conscience; chaque homme peut avoir le senti- « ment de la conscience, c'est-à-dire lV approbation et de « désapprobation morale. Tous les hommes sont d'accord en « tant qu'ayant ces sentiments, bien qu'ils ne soient pas « d'accord sur les matières auxquelles ces sentiments s'ap- « pliquent ou sur les causes qui les produisent : Vaccord « ent7x eux est émotionnel (the agreement among them is « emotional)'. » Si une discussion s'élève entre deux indi- vidus, on ne peut décider en faisant appel à ce sentiment qui leur est commun : « Le sentiment de chacun est infail- « lible pour lui. Lorsqu'un aboHtionniste du Massachusetts u dénonce l'institution de l'esclavage et qu'un prêtre de « la Caroline la défend, tous les deux ont en commun le « même sentiment de justice ou d'injustice; mais le senti- « ment est excité par des objets totalement différents ^ » Le fait fondamental, qui se reproduit partout et chez tous, c'est le fait de l'approbation et de la désapprobation : faculté d'approuver ou de désapprouver, voilà à quoi semble se ré- duire , sous l'effort de l'analyse anglaise, la conscience morale. Mais comment connaître et déterminer les objets que la conscience des divers peuples approuve ou désapprouve ? Il n'y a qu'un moyen, d'après M. Bain : observer et classer. Montaigne engageait ses contemporains « à ramasser en un « registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincèrement « et curieusement, les opinions de l'ancienne philosophie sur «( notre êtreetnosmœurs,leurscontroverses, le crédit et suite « des divers parties. » « Le bel ouvrage et utile que ce « serait ^ ! » s'écriait-il. Ce que Montaigne conseillait de faire pour les controverses et les contradictions antiques, M. Bain le conseille pour les contradictions de tous les temps et de tous les pays qui peuvent exister entre les hommes et les systèmes. « Il faudrait, dit-il, composer et « soumettre à notre examen une complètje collection de « tous les codes moraux qui ont jamais existé. »

1. Emoi. a7}d v)ill, p. 260.

2. JfjirL, p. 268.

:j. Mont.., E.S.S., t. lU.

BAIN 141

En l'absence de cette collection, on peut dire, d'après lui, que le blâme ou la louange de tous les êtres humains s'atta- chent à deux grandes classes d'actions : à celles qui sont nécessaires au maintien de la sécurité publique; 2" à celles qui satisfont simplement un goût, un pur sen- timent.

Les actions de la première classe sont généralement uni- formes, parce qu'elles tendent à un but extérieur et inva- riable : « Il y a jusqu'à un certain point d'éternels et « immuables jugements moraux sur ces chefs : répudiation « du meurtre, de l'asservissement et de la rébellion ; mais « leur origine n'implique aucune faculté interne particu- « Hère : elle implique seulement une situation commune « à l'égard du dehors. Nous pourrions aussi bien soutenir « l'existence d'une universelle intuition inspirant l'unifor- « mité de structure dans les habitations humaines. »

L'universalité n'a donc ici d'autre raison, d'après M. Bain, que la nécessité. L'état social est nécessaire à Thomme ; certaines conditions élémentaires sont nécessaires au main- tien de l'état social; donc ces conditions seront universelle- ment observées. Ceux qui les ont enfreintes n'ont pas tardé à disparaître, laissant la place à des êtres plus moraux, ce qui veut dire plus intelhgents et sachant mieux se confor- mer au milieu : c'est la lutte pour la vie dont parle Darwin. « Sans doute, si la triste histoire de notre race avait été « conservée dans tous ses détails , nous aurions maint « exemple de tribus qui ont péri pour avoir été incapables « de concevoir un système social ou les restrictions qu'il « impose i. »

Les actes de la seconde classe, qui sont une affaire de pur sentiment, de caprice, sont essentiellement variables : par exemple, boire du vin en l'honneur de Bacchus, se cou- vrir le visage en public comme les musulmanes, etc. L'uni- « formité consiste seulement dans ce fait d'imposer quelque « chose qui n'est pas essentiel au maintien de la société. » Ces sortes d'actions ont d'ailleurs chez chaque peuple, ajoute M. Bain avec une exagération que démentiraient les utilitaires eux-mêmes, « la même autorité que n'importe « quelle obligation morale. »

L'idée importante que M. Bain semble avoir introduite dans le débat entre les écoles inductive et intuitive, c'est

i. Emot. and will, p. 269. Même idée exprimée par Lucrèce (voir notre Morale d'Épicure, p. 163).

142 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

l'idée d'autorité comme fondement de l'obligation morale. Il y revient sans cesse, et insiste beaucoup « sur ce moyen « essentiel pour nous fournir le sentiment d'obligation ». Faire de la conscience non pas seulement une crainte, mais une imitation, une reproduction de l'autorité exté- rieure, une répétition du dehors par le dedans, c'est sans doute une idée ingénieuse, qui explique mieux le phéno- mène psychologique de Venforcement des règles morales, et que nous aurons à examiner plus tard ; il y a certaine- ment dans la conscience des éléments d'autorité; M. Bain n'a pas examiné si la conscience les emprunte au dehors, ou si ce n'est pas elle qui les fournit et les projette du dedans.

m. Outre M. Bain, il faut mentionner, parmi les défen- seurs contemporains de la morale inductive en Angleterre, M. Samuel Bailey. Dans ses Lettres sur la philosophie de Vesprit humain^ il reproduit la théorie utilitaire sans y rien ajouter de vraiment original. Trouvant ambigu le terme d'utilité, il y substitue, comme l'avait fait Bentham sur la fin de sa vie, le terme de bonheur. L'unique critérium est donc, selon lui, la production du bonheur (the production of happiness). Nous approuvons, il est vrai, des actions justes par cela seul qu^elles sont justes; mais M. Bailey répond à cette objection, comme toute l'école utilitaire, que l'action juste et recommandable produit une espèce particulière déplaisir, et que cejjlaisir rentre dans le genre du bonheur; le critérium de la justice coïncide ainsi avec celui du bonheur(thè test of justice coïncides withthe hap- piness-test).

Quant à la faculté morale, M. Bailey nous répète qu'elle est un composé de sentiments, dont les principaux sont le sentiment de réciprocité et celui de sympathie. Il néglige le sentiment de ïautorite, ce que lui reproche M. Bain.

lY. M. Lewes, ce penseur fort original par d'autres côtés, ne nous semble pas non plus avoir apporté de chan- gement essentiel aux principes de la morale anglaise. Dans ses Problèmes de la vie et de Vesprit, il n'aborde d'ailleurs qu'en passant les questions morales, il montre toute rinfluence exercée sur l'individu par le 'milieu social. C'est le milieu social qui nous donne la pensée en nous donnant la parole ; il crée en même temps les tendances altruistes, qui constituent une si grande partie de notre être,

BAILEY, LEWES, SIDGWICK 143

et la meilleure : de une vie nouvelle, la vie moj:'ale pro- prement dite^ fondée tout entière sur la sympathie, et dans laquelle on sent et on agit pour autrui sans autre intérêt que la satisfaction de l'instinct social. « Nous connaissons « que notre faiblesse nous est commune avec tous les « hommes, et ainsi nous partageons les souffrances de « chacun. Nous sentons la nécessité de nous entr'aider, et « par nous sommes disposés à travailler pour les autres. « Les impulsions égoïstes nous portent vers les objets « seulement en tant qu'ils sont des moyens de satisfaire au « désir. Les impulsions altruistes, au contraire, ont plus « besoin de l'intelligence pour comprendre l'objet lui- « même dans toutes ses relations. D'où il suit qu'une im- « moralité profonde est une pure stupidité. »

Ainsi, selon M. Lewes, le développement de la science correspond au développement des sentiments sympathi- ques ; peut-être qu'au fond intelligence et moralité ne font qu'un; peut-être que savoir, c'est jusqu'à un certain point aimer. Il y a, croyons-nous, du vrai dans cette pensée ; toutefois ne faudrait-il point distinguer avec le vieux Socrate la science parfaite^ la science absolue, des sciences imparfaites, qui sont « ambiguës » et peuvent servira une double fin, au bien comme au mal ^ ? Une « immoralité pro- fonde » ne peut-elle pas s'accorder, comme on le voit assez souvent, avec un notable développement des facultés in- tellectuelles, au moins sur certains points ?

Y. L'ouvrage de M. Henry Sidgwick. les Méthodes en morale, est la dernière et la plus complète expression de l'utilitarisme. Cet ouvrage a soulevé d'intéressantes dis- cussions dans les Revues anglaises, principalement dans Mind, MM. Bain, Barratt, Bradley, Galderwood ont cri- tiqué M. Sidgwick, tantôt au nom des benthamistes, tantôt au nom des intuitionnistes.

Selon M. Sidgwick, les sciences pratiques, dont la morale fait partie, ont pour objet non ce qui est, mais ce qui doit être. Le postulat essentiel de l'éthique, c'est que, dans telles ou telles circonstances, quelque chose doit être fait. Seule- ment, que faut-il entendre par ce mot devoir? Rien de mys- tique ; c'est simplement le but le plus rationnel que les hommes puissent se proposer. Or les fins rationnelles que

1. "Voir sur ce point la Philosophie de Socrate, par A. Fouillée, con- clusion.

14 'i LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

l'homme peut pom'suivre se ramènent à trois : le bon- heur propre, principe de la morale égoïste ; le bonheur général, principe de la morale utilitaire; la perfection, en elle-même et pour elle-même, principe de la morale intuitive. D'où cette conclusion : il y a trois méthodes et trois systèmes en morale : Végoïsme^ Vinluitionnisme^ Vuti- litarisme.

La morale, suivant M. Sidgwick, n'implique pas néces- sairement le libre arbitre. Il suffit en efiet, pour la consti- tuer, que certaines fins soient conçues comme rationnelles et que certains actes puissent être désintéressés ; or, un être sans libre arbitre peut être raisonnable et concevoir des fins raisonnables; de plus, il peut, tout en restant sou- mis au déterminisme, accomplir certains actes désintéres- sés \ La morale est donc possible dans l'hypothèse du dé- terminisme. Une seule partie de ia morale, selon M. Sidg- wick , imphquerait le libre arbitre : la théorie de la justice, qui exige que chacun soit récompensé ou puni selon qu'il a mérité ou démérité , car le mérite et le démé- rite supposent le libre arbitre.

M. Sidgwick examine d'abord la méthode égoïste. Il re- jette le critérium de la quahté proposé par Stuart Mill, comme inconséquent et illusoire : dans le système égoïste, la qualité ne peut être une condition de choix qu'autant qu'elle se ramène à la quantité la plus grande possible de plaisir. Un principe domine la morale égoïste : c'est que tous les plaisirs sont mesurables entre eux et peuvent former une échelle, comme dans le thermomètre moral de Bentham. Or^ selon- M. Sidgwick, il est en fait impossible de construire cette échelle. M. Sidgwick le fait voir par une longue discussion du benthamisme il résume avec force tous les arguments accumulés par ses devanciers et y ajoute encore lui-même des arguments nouveaux. Sa con- clusion est que la méthode empirique de Bentham ne sau- rait aboutir à un calcul rigoureux et scientifique des plaisirs ou des peines'.

1. Nous examinerons plus tard si au contraire l'idée de désintéresse- ment vrai ne présuppose pas comme postulat l'idée d'une certaine liberté. Quoi qu'il en soit, M. Sidgwick se sépare nettement des utilitaires antérieurs, en admettant que l'a possibilité delà morale repose au moins en partie sur la possibilité du désintéressement.

2. Les arguments de M. Sidgwick ne sont pas toujours très-philoso- phiques : que penser du suivant, dirigé contre la morale égoïste? (( Pourquoi sacrifier un plaisir présent pour un plus grand dans l'avenir? <i Pourquoi me considérer moi-même comme intéressé dans mes senti- «. menls à venir plutôt que dan.s les sentiments des autres personnes ?

SIDGWICK i4ô

Après une critique souvent superficielle de la monde intuitive, dont les auteurs anglais ont généralement beau- coup de peine à comprendre les principes, M. Sidgwick passe à l'exposition de la morale utilitaire telle qu'il l'en- tend. Vutilitarisme n'est autre chose, selon lui, que la doctrine du bonheur universel [universalistic hedonism^). Il importe de ne pas le confondre avec la doctrine égoïste de Bentham, ni avec la doctrine psychologique sur « Y origine <( des sentiments moraux ». Ici se place une des opinions de M. Sidgwick qui nous semblent les moins soutenables: à l'en croire, peu importent les théories relatives à l'ori- gine et à la nature des sentiments moraux ; la morale proprement dite n'a pas à s'en préoccu])er. « L'utihtarisme, « comme doctrine de devoir et de vertu, n'est pas néces- « sairement lié avec la théorie que les sentiments moraux « sont dérivés, par association d'idées ou autrement, des « expériences de plaisirs non moraux ou de peines non « morales, résultant pour l'agent ou pour les autres des « différentes espèces de conduite. » M. Sidgwick fait ici allusion aux genèses de sentiments tracées par les Stuart Mill et les Bain , comme par les Darwin et les Spencer. « La question de l'aatorité d'un principe moral n'a rien « à voir avec une investigation de son origine. Ces sen- « timents moraux, de quelque façon qu'ils soient dérivés, « se trouvent dans notre conscience présente comme des « impulsions indépendantes , et réclament autorité sur « les désirs et aversions les plus primitifs, dont on pense « qu'ils sont dérivés... En un mot, ce qu'on appelle com- « munément la théorie utilitaire de l'origine des sentiments « moraux , soit dans la forme que lui a donnée la der- « nière école des psychologistes de l'association, soit dans « la forme plus rocente de la doctrine de l'évolution, est, « à parler strictement, compatible avec l'une quelconque « des trois méthodes de conduite. »

M. Sidgwick nous semble faire preuve ici d'un esprit peu philosophique, et la question qui lui paraît secondaire

'< Et cette question s'adresse spécialement aux psychologues de l'école <i empirique. . Si le inoi est purement un système de phénomènes cohé- '< rents, si le moi permanent et identique n'est pas un fait, mais une « fiction, pourquoi une partie de la série des sentiments dans lesquels « le moi se résout serait-elle intéressée par une autre partie de la même « série plus que par une autre série quelconque? » fP. 387.) C'est un mode d'argumentation qu'on pourrait presque qualifier d'enfantin.

1. P. 379. Nous nous servons de la seconde édition (London . Mac- millan, 1877).

GUYAU. i 0

146 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

est au contraire la principale. Si l'école de Tassociation ou celle de l'évolution me montre dans mes sentiments mo- raux de simples transformations de l'instinct, si elle dissè- que ma prétendue conscience morale et la ramène à des éléments purement physiques, si elle réduit en même temps V autorité des lois morales à la force de l'habitude, de l'hérédité, de l'instinct, comment soutenir que cette au- torité subsiste néanmoins pleine et entière, et que l'opi- nion qui ramène l'origine des sentiments moraux à une transformation de l'égoïsme est compatible avec la doc- trine intuitive comme avec la doctrine utilitaire, comme avec la doctrine égoïste? Aussi, parmi les critiques dont le hvre de M. Sidgwick a été l'objet dans le Minci, nous ne nous étonnons pas de trouver la suivante. La méthode de M. Sidgwick est purement et simplement la vieille méthode introspedive, subjective, celle des psychologues et des mo- ralistes qui ne prétendent qu'à observer leur conscience sans remonter aux causes. M. Sidgwick a voulu passer en revue tous les systèmes de morale, et il a précisément ou- blié le plus important , le système de l'évolution, celui pour qui la question d'origine et de développement est capitale. « En fait, dit M. Alfred Barratt, l'auteur de « Physical Ethics, M. Sidgwick part de l'hypothèse d'une \ « faculté morale dont il refuse de chercher l'origine sous a prétexte que cette recherche historique ne rentre pas dans « le cadre de la morale... La seule méthode scientifique « pour traiter de la morale est précisément cellequeM.Sidg- cc wick a négligée : la méthode physique, qui repose sur ce a principe que la fin de toute action est le plaisir de l'agent, « que, si l'agent est un organisme ou une société, ses actes « soutiennent deux espèces de rapports, interne, externe. « La moralité a donc deux aspects, qui peuvent être appelés : (' loi de la santé, loi de la conduite ^. »

Gomment déterminer le « bonheur universel », principe de la morale? Sur ce point, selon M. Sidgwick, on ne peut avoir recours, quant à présent, qu'à un hédonisme em- . pirique. On ne voit pas dès lors la supériorité de l'utilita- risme ainsi compris sur les autres morales. Mais ce qui trahit le plus l'embarras de l'auteur, c'est le chapitre final sur les sanctions do l'utihtarisme. Selon lui, ce sys- tème peut à la rigueur se concilier avec -l'intuitionisme, à la condition qu'on considère la perfection suprême, objet

1. Mind, avril 1877.

SIDGWICK liT

de l'intuition morale, comme identique au fond avec le bon- heur universel, identité qui n'est pas improbable, qui est même probable. « Mais pouvons-nous réconcilier de même « l'hédonisme égoïste avec l'hédonisme universel?... Quoi- (( que, dans un état tolérable de société, l'accomplissement « des devoirs envers les autres et l'exercice de la vertu a sociale semblent généralement coïncider avec le plus « grand bonheur possible de l'agent vertueux, cependant (( V universalité et la complète exactitude de cette coïncidence « sont tout au moins incapables de recevoir une preuve « expérimentale. Plus nous analysons avec soin les di- « verses sanctions, légale, sociale et intérieure, considi'- « rées comme opérant dans les conditions actuelles de la « vie humaine, plus il semble certain qu'elles ne peuvent « toujours être adéquates , de manière à produire cette « coïncidence. » On voit que M. Sidgwick ne tombe pas dans les erreurs étaient si souvent tombés Bentham et même Stuart Mill. Il ajoute : « L'effet naturel de cet argu- « ment- sur un utilitaire déjà convaincu est de le rendre « désireux de changer les conditions actuelles de la vie « humaine... Toutefois nous n'avons pas à considérer main- 0 tenant ce qu'un utilitaire conséquent s'efforcera de faire « pour l'avenir, mais ce qu'un égoïste conséquent a à faire « dans le présent. » La distinction est fort juste, et nous uvons été forcé de la faire nous-mème en commentant Stuart Mill. « Il y a, continue M. Sidgwick, des écrivains « de l'école utilitaire qui semblent affirmer ou supposer « que, en considérant l'importance supérieure de la sym- « pathie comme élément du bonheur humain, nous ver- « rons la coïncidence du bien de chacun avec le bien de « tous. Je fais spécialement allusion au traité de Mill sur « l'utilitarisme... Mais personne ne peut affirmer que la « sympathie soit actuellement assez développée chez le « plus grand nombre d'hommes pour produire ce résultat... « Aussi une autre section de l'école utilitaire a préféré ap- « puyer le devoir sur la sanction rehgieuse. De ce point de « vue, le code utilitaire est considéré comme la loi de « Dieu. » Selon M. Sidgwick, la sanction religieuse serait effectivement le seul moyen de réconcilier l'utilitarisme universel avec l'égoïsme. Pauvre ressource pour le sys- tème, il faut l'avouer. M. Sidgwick reconnaît d'ailleurs que « l'existence de la sanction religieuse ne peut être dé- « montrée par de simples arguments moraux. Nous pou- « vons seulement montrer que, sans quelque supposition

148 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« de ce genre, la science morale ne peut être construite. » Après avoir exposé les arguments en faveur d'une sanc- tion divine, M. Sidgwick conclut son livre en disant : « A « tout cela on a répondu très-logiquement que l'existence <( de ces désirs, quoique élevés, ne prouve pas Texistence « de leurs objets... Mais on peut ré[)liquer que nous n'au- « rions pas une conception complète de l'argument en « faveur d'une telle hypothèse, si nous nous la repré- « sentions simplement comme satisfaisant certains désirs. « Nous devons plutôt la regarder comme une hypothèse « logiquement nécessaire pour supprimer une contradic- « tion fondamentale dans une des principales sphères de la « pensée. Si nous trouvons que, dans les autres sphères « de notre savoir supposé, on accepte généralement pour « vraies des propositions qui ne semlDlent avoir d'autres fon- « déments (jue notre forte disposition à les accepter et leur « nécessité pour lier systématiquement nos croyances, il « sera ditiicile de rejeter en morale une supposition ayant un « fondement semblable, pour ouvrir la porte au scepticisme « universel '. »

Tel est le deus ex machina qu'invoque en dernière res- source l'utilitarisme de M. Sidgwick pour réconcilier Vhé- donisme universel avec Végoisme personnel, comme si, la moralité proprement -dite étant une fois supprimée, on pouvait comprendre la nécessité d'un dieu utilitaire^ uni- quement occupé à corriger dans une autre vie les sot- tises présentes du monde par lui fabriqué. La conception religieuse ordinaire, qui considère la vie actuelle comme une épreuve imposée à la hberté humaine, peut encore pro- poser une explication apparente des maux de cette vie en faisant de ces maux la condition du mérite moral : la peine et la souiïrancG ne sont plus alors qu'une sorte de mon- naie avec laquelle on achète la moralité suprême, seul bien véritable. La douleur prend un caractère prétendu provi- dentiel, et le croyant ne s'étonne plus de ce qu'elle est répandue si généreusement à la surface du globe. Mais un Dieu utilitaire ne serait-il pas une absurdité vivante? Les conclusions peu satisfaisantes auxquelles aboutit ainsi M. Sidgwick déparent son livre. C'est un grand et prolixe effort de subtilité anglaise dépensé pour un mince résultat. A moins qu'on ne veuille voir dans ce chapitre final une

1. p. 466-469. En quoi serait-ce ouvrir la porte au scepticisme uni- versel que de rejeter l'idée d'une providence distributrice, à laquelle une foule de penseurs et des peuples entiers n'ont pas ajouté foi ?

SIDGVVICK, MURFIIY 149

nouvelle preuve de l'existence de Dieu par sa nécessité pour les utilitaires; ce serait un nouveau genre de causes finales.

En somme, le livre de M. Sidgwick, avec ses subtilités, ses timidités et ses inconséquences partielles, marque assez bien le moment la doctrine purement utilitaire nous semble arrivée et la crise qu'elle traverse aujourd'hui. Elle a pris conscience des difficultés ; elle ne cherche plus à les cacher et ne sait guère comment en sortir. Elle abandonne de plus en plus le vieux principe de l'égoïsme sur lequel Bentham l'avait fondée, et elle ne se demande pas si elle ne perd point par toute raison d'être. En face d'elle, au contraire , se dresse une nouvelle école, qui a lardeur de la jeunesse et la foi saine que donne la science : c'est l'école de l'évolution, fondée tout récemment par MM. Spencer et Darwin. 11 nous reste à étudier ces deux grands penseurs et à voir comment ils rajeunissent, par des faits nouveaux et de nouvelles hypothèses, la morale utilitaire, qui a toujours voulu s'appuyer uniquement sur (les faits ^.

1. Citons encore auparavant un autre philosophe et psychologue, d'un esprit un peu trop éclectique , M. Murphy, qui a essayé de concilier la morale dérivée et la morale intuitive. M. Murphy reconnaît trois choses dans lesquelles consiste la moralité ou l'excellence morale : 1" préférer 11' futur au présent : c'est la prudence, ou d'une manière plus précise la venu utilitaire ; 1' préférer l'intérêt d'un autre au sien propre : c'est le désintéressement ou la vertu sympathique ; 3" préférer une fin plus élevée à une plus basse, par exemple l'accomplissement d'un devoir qui ne sera pas récompensé à un plaisir. « Je ne puis trouver, dit-il, aucun <i mot qui distingue proprement cette espèce de vertu des deux autres, <i excepté le m.ot de sainteté. » (Habit and Intelligence, ch. XXXFI, p. 63 )

« La prudence, ajoute M. Murphy, se développe quand la pensée et la « volonté ont obtenu l'ascendant sur la pure sensation et sur l'action u (|ui l'accompagne. Les vertus désintéressées ont leur racine dans ces ■c mslincts qui excitent tous les organismes sensibles ou même insen- <^ sdjles à accomplir les actions nécessaires pour la conservation de la >i lace. Mais comment avons-nous acquis l'idée de la sainteté, com- « ment avons-nous appris que certains plaisirs, indépendamment de leur (i nitensité, sont plus élevés que d'autres et plus dignes de recherche?... <i Comment avons-nous appris à concevoir Clés fins de devoir si hautes, u que même les plus hauts plaisirs présents ou futurs devraient être Il abaissés en comparaison ? Je crois que ce sens moral ou sentiment << du saint ne peut être rapporté à un principe appartenant à la matière, u a la vie ou à la sensation, et peut seulement être expliqué comme » un cas non de finielligence vitale, mais de l'intelligence spirituelle. i> M. Murphy fait ensuite la critique de la théorie de Stuart Mill : « M. Mil), (i dans son ouvrage sur l'utihlarianisme... maintient que le sens moral » est produit par association au moyen des sensations de plaisir ou de <c peine. U est pourtant obligé d'admettre, ou plutôt, devrais-je dire, il « place au frontispice de sa théorie que, outre leur différence en quan- u tué (ce qui, je suppose, signifie l iniensiié multipliée par la durée), <i les plaisirs ditTèreni encore l'un de laulre coinine plus élevés et plus u bas. Un peu u'un plaisir plus élevé vai,it une grande quantité U'un

150 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

» plaisir plus bas. Sans doute je suis d'accord avec lui sur ce dernier ■■ point : mais je pense que ce point détruit en entier la théorie, je « pense qu'il introduit un élément moral dans le sujet, sans dire d'où il << est dérivé, et qu'en conséquence il confesse virtuellement qu'il est « non dérivé (un-derived). >< (P. 64.)

Ainsi, M. Murphy, après avoir admis que la vie et l'intelligence dépas- sent la matière considérée comme simple mécanisme, élève au-dessus de la puissance vitale et de l'intelligence quelque chose de supérieur, la moralité: il tâche de rétablir ainsi ce troisième «degré» que la phi- losophie allemande avait déjà admis, la moralité supérieure à la logique de l'intelligence et au mécanisme de la nature.

« Quoique le sens moral, dit-il dans sa conclusion, se développe en " sortant de l'amour du plaisir et de la crainte de la peine, il contient '< cependant un élément qui dépasse tout à la fois la vie organique et « la sensation (transcends organic life and xensatio?}:. »

Sans le savoir peut-être, M. Murphy revient à Kant. Que serait cette sai7îteté, sinon le respect d'un principe qui serait sacré par lui-même et qui aurait en lui-même une valeur absolue, indépendamment de notre intérêt propre et de tous les autres intérêts? C'est la sainteté dont par- lait Kant et qu'il voulait élever au-dessus de la vertu même, comme étant l'achèvement de la vertu.

CHAPITRE IX

DARWIN

Efforts successifs tentés par les pai-tisans de la morale dérivée pour établir une genèse complète de la conscience. Que les ingrédients de la « chimie mentale » doivent être empruntés non-seulement au règne liumain ,• mais encore au règne animal. Le naturalisme venant compléter l'utilitarisme et lui donner plus de force en lui donnant plus de largeui*.

I. Par quelles évolutions l'instinct social des animaux tend à se transformer en sentiment moral. Traits de dévouement chez les animaux. L'apparence du dévouement chez les animaux, comme l'apparence du dévouement chez les hommes, ramenée à la recherche du plaisir.

IL L'instinct social, en se combinant avec la mémoire et la réflexion , produit le remords, ce qui caractérise l'être moral, ce qui sépare l'homme de l'animal. Le principe du plus grand bonheur, critérium des actions. Tous les phénomènes de la con- science humaine se produiraient-ils nécessairement chez tout être doué : d'un instinct moral, 2" de mémoire et de réflexion. Le devoir d'un cliien d'arrêt. Ce que serait notre moralité si nous nous trouvions dans les conditions de vie des abeiUes.

m. Lléments nouveaux ajoutés par M, Darwin à l'utilitarisme.

Analyser les sentiments moraux, en faire la « genèse », comme on dit en Angleterre, en tracer pour ainsi dire la ligne de descendance, c'est sans contredit l'une des tâches les plus importantes que l'école anglaise se soit proposées.

Les philosophes anglais avaient d'abord cherché l'origine du sentiment moral dans l'éducation : le sentiment moral, selon Stuart Mill.estle produit complexe d'habitudes incul- quées à l'enfant par ses parents, qui les ont reçues eux-

15-2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mêmes de leurs propres parents^ et ainsi de suite. Expli- cation encore bien insuffisante et dont Stuart Mill lui-même ne se contente pas. Outre cette partie du sentiment moral, qui est inculquée par réducation, Mill en distingua bientôt une autre qui est naturelle, quoique dans le fond elle soit acquise. La conscience n'est pas seulement une habitude, elle est devenue une sorte d'instinct ; ce n'est pas seulement un produit de l'éducation, c'est une partie de la nature; pour en saisir tous les éléments, il faut aller plus haut que l'individu : c'est un courant dont la source se perd dans la nuit des siècles, et qu'il faut remonter le plus loin possible pour en sentir le mieux possible la force et en mieux voir la direction. M. Bain fait plus : la conscience, étant une série d'instincts ou d'habitudes héréditaires, rentre dans les lois qui président à la formation des instincts; cette lutte qui s'engage entre les êtres au sujet des conditions physi- ques de la vie a aussi s'engager en tre les hommes au sujet des conditions morales de la vie; il s'est fait, ici comme partout, une sorte de triage; les plus forts, c'est-à-dire les plus moraux , ont seuls vaincu et ont seuls survécu. est le secret du perfectionnement moral de l'humanité. Ainsi l'histoire de la conscience humaine tend à se con- fondre avec l'histoire de l'homme lui-même. Mais, arrivée aux dernières limites du domaine humain, l'école inductive s'arrêtera-t-elle ? Puisque l'individu ne tient pas de lui-même sa moralité, puisque nous nous l'empruntons les uns aux autres à travers les siècles, pourquoi cette suite non inter- rompue d'emprunts, de dettes mutuelles, s'interromprait- elle brusquement? Pourquoi, grâce à cette loi même de Darwin que M. Bain a déjà invoquée, ne pourrions-nous chercher la dernière origine du sentiment moral, les derniers ingrédients de toute cette « chimie mentale », au delà du règne humain, jusque chez les animaux? La lutte pour la vie morale ne saurait être restreinte àPhomme, alors que la lutte pour la vie physique embrasse l'univers entier. Si l'homme est déjà en germe dans l'animal, ce qui semble constituer l'homme même, ce sentiment moral si délicat, si achevé, si fini en quelque sorte, et qui semble en même temps si infini et si absolu, doit y être aussi en germe. La psychologie et la morale inductives, qui reposent tout entières sur les faits, ne peuvent néghger cette multitude de faits nouveaux que leur présente le règne animal et au milieu desquels elles vont peut-être découvrir les senti- ments humains à leur naissance. Retrouver ainsi l'homme

DARWIN 153

dans l'animal, au moral comme au physique, tel est le but d'un ouvrage capital de M. Darwin, la Descendance de r homme.

I. En premier lieu, d'après M. Darwin, les animaux possèdent évidemment un instinct social^ acquis ou du moins développé par la sélection naturelle, qui sans cesse agit sur tous les êtres et les modifie de manière à augmenter leur résistance vitale. Les éléments les plus importants de cet instinct sont Vamour et la sympathie. A Forigine, et chez les animaux inférieurs, cet instinct se manifeste par une tendance à certains actes définis et invariables; il a une pré- cision mécanique. C'est le point de départ; mais, à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, il devient plus vague, il embrasse dans une sphère plus étendue des actes plus- nombreux et plus indéterminés : les animaux sociables se plaisent dans la compagnie de leurs pareils, s'avertissent mutuellement des dangers, se défendent et s'entr'aident de leur mieux.

Et maintenant, supposez que cet instinct social, d'abord automatique et précis chez les espèces inférieures, puis plus conscient, mais plus indéterminé, en vienne de nou- veau, tout en restant conscient et intelligent, à s'exprimer dans des actions distinctes et déterminées comme celles que nous accomplissons sous l'influence du devoir : vous aurez proprement lïnstinct ou le sens moral, vous aurez le germe des actions vertueuses. Cette sympathie d'abord toute fatale, puis plus raisonnée et en quelque sorte plus libre, M. Darwin se charge d'en trouver des exemples pro- bants chez les animaux supérieurs.

Observons les rapports des animaux de même espèce entre eux, par exemple des singes. « Brehm rencontra en Abyssinic « un grand troupeau de babouins qui traversaient une « vallée : une partie avait déjà remonté la montagne; les « autres étaient encore en bas. Ces derniers furent attaqués « par les chiens ; mais les vieux mâles dégringolèrent « aussitôt des rochers, les gueules ouvertes et avec un « grognement si féroce , que les chiens battirent précipi- « tamment en retraite ^ » M. Darwin aurait pu distinguer avec précision dans cet exemple le moment Tinstioct social donne naissance à un instinct vraiment moral et presque humain. Si le troupeau, au lieu d'être coupé en

1. Darwin, The descent of man, t. I, c. m.

154 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

deux parties, avait été réuni, il y aurait eu une sorte de défense générale et réciproque contre les ennemis com- muns : on eût \ai une manifestation de l'instinct social pur et simple, mêlé et confondu avec l'instinct individuel de conservation. Le troupeau étant séparé, l'intérêt des mem- bres du troupeau se sépare aussi et entre en conflit : le plus grand intérêt, pour ceux qui étaient déjà arrivés au sommet, c'eût été de fuir à toutes jambes. Il se posait donc devant eux une alternative qu'il fallait trancher par une action précise, consciente et, le mot ne serait pas exagéré d'après M. Darwin, coupable ou vertueuse. L'instinct social, mis en relief par son opposition avec l'instinct de conser- vation individuelle, devient proprement instinct moral. Nos babouins ont d'abord montré une sorte de patriotisme; ce n'est pas tout : « On excite de nouveau les chiens à « l'attaque; pendant ce temps^ tous les babouins avaient « gagné les hauteurs, à l'exception d'un jeune de six mois « environ, qui poussait des cris de détresse sur un bloc de « rocher il était entouré par la meute. C'est alors qu'on « vit un des mâles les plus forts redescendre de la montagne, « aller droit au jeune, le cajoler et l'emmener en triomphe, « les chiens étant trop surpris pour s'y opposer K » L'esprit de corps, qui dominait encore dans le premier exemple, s'efface ici tout à fait pour faire place, dans le dernier acte de ce petit drame animal, à un véritable esprit de dévoue- ment. M. Darwin cite d'autres exemples non moins curieux et dont nous pourrions faire une analyse semblable : un jeune singe cercopithèque est saisi par un aigle, mais il se retient à une branche, crie au secours : toute la bande s'élance avec un tapage infernal et se met à plumer le ravisseur, qui prend la fuite au plus vite. Lorsqu'un babouin en captivité est recherché pour un méfait qui mérite puni- tion, ses camarades s'efforcent de le protéger. On a trouvé un pélican vieux, complètement aveugle, gros et gras pourtant, qui avait être nourri longtemps par ses com- pagnons; de même pour des corbeaux; de même pour un coq domestique.

Les traits cités jusqu'alors se sont passés entre animaux de même espèce, ou pour mieux dire de même commu- nauté : chez les animaux, c'est le « patriotisme de clocher » qui fait loi. Pourtant, les instincts sympathiques et moraux ne tardent pas à s'étendre au delà des bornes tracées par

1. Darwin, T/in dcsccni of man, t. I, cm.

DARWIN 155

les affinités d'origine. M. Darwin cite ces amitiés bizarres nées dans les ménageries, l'affection des animaux domes- tiques pour leurs maîtres, mais surtout un trait bien remar- quable d'un petit singe américain : « Il y a quelques années, « un gardien du jardin Zoologique me montra une blessure « profonde et à peine cicatrisée que lui avait faite un « babouin féroce pendant qu'il était à genoux sur le plancber « de la cage. Le petit singe, qui aimait beaucoup le gardien, « vivait dans le même compartiment et avait une peur bor- « rible du babouin; néanmoins, lorsqu'il vit son ami en « péril, il s'élança sur l'agresseur et le tourmenta si bien par « ses cris et par ses morsures, que Tbomme put s'écbapper, « non sans avoir couru de grands risques pour sa vie. »

IL Des faits de courage et de dévouement étant con- statés cbezles animaux comme cbez les bommes, M. Darwin explique les premiers comme Bentham et Stuart Mill expli- quent les seconds : par la rechercbe du plaisir ou la crainte de la peine '. En effet, la satisfaction d\ui instinct est un plaisir d'autant plus intense que l'instinct est plus fort ; or, en général, rinstinct social est énergique, car il est éminem- ment utile à la conservation de l'espèce, et comme tel, grâce à la loi de sélection, il tend nécessairement à se développer. Quel degré de volupté intérieure ne faut-il pas pour retenir sur ses œufs, et de longs jours, l'oiseau re- muant ! L'animal, entraîné par l'instinct, est donc en même temps entraîné par le plaisir.

Ce n'est pas tout. Il existe un élément que nous n'avons point encore introduit dans la question : c'est la mémoire et la réflexion. Supposez que les instincts sociaux ou mo- raux entrent en lutte avec quelque désir subit, violent, comme la faim, avec une passion, comme la baine : ils sont vaincus. Mais, une fois la faim assouvie ou la rancune satisfaite, le plaisir de cette satisfaction s'efface ; les ins- tincts sociaux restent, persistants et vivaces; ils ont pour eux tout le passé, toutes les tendances, toutes les habitudes accumulées lentement par l'hérédité ; ils n'ont contre eux qu'un moment de plaisir déjà disparu et lointain. Lors- qu'alors l'intelligence, ressaisissant par la réflexion l'acte

l. « Il est toutefois probable, dit-il, que dans beaucoup de cas les '< instincts se perpétuent par la seule force de l'hérédité, sans le siimu- « larit du plaisir ou de la peine. Un jeune cliien d'arrêt, flairant le gibier '< pour la première fois, semble ne pas pouvoir s'empéclier de tomber << en arrêt. » De même pour l'écureuil qui, dans sa cage, clierclie à enterrer les noisettes qu'il ne peut manger.

15'3 LA MORALE ANGLAISE COISTEMPOliAINE

accompli, le compare aux exigences de Finstinct social tou- jours vivace et pressant, elle ne peut pas ne pas jjrendre en horreur cet acte ; dans ces conditions, le souvenir de la défaite subie par l'instinct social prend nécessairement la forme du remords \ De même, la prévision d'une victoire remportée par cet instinct prend nécessairement la forme d'un devoir. « Le verbe impérieux devoir^ dit M. Darwin, « semble impliquer tout simplement la conscience d'un « instinct persistant, inné ou en partie acquis, lequel nous « sert de guide, bien que nous puissions lui désobéir. »

Et maintenant, n'avons-nous pas, à la suite de M. Dar- win, franchi la distance qui sépare l'animal de l'homme ? Pour produire, avec les éléments que nous fournissait le règne animal, la conscience morale proprement dite, il nous a suffi d'ajouter la réflexion, le retour sur soi, facultés que personne ne déniera à l'homme. M. Darwin a découvert chez les animaux une sorte de vertu spontanée, des ins- tincts moraux encore enveloppés dans la classe plus éten- due des instincts sociaux : à ces instincts ajoutez l'intelli- gence, vous aurez, d'après lui, le sentiment de Vobligation morale, du devoir, qui précède, suit, assiège en quelque sorte l'action. On pourrait, conformément à la pensée de M. Darwin, définir robligation morale la conscience d'une direction imprimée à notre volonté par toute la série d'ac- tivités antécédentes. Ce serait peut-être, entre les défî-

1. ■< Un des exemples les plus curieux que je connaisse d'un instinct en dominant un autre est celui de l'instinct d'émigration l'emportant sur l'instinct maternel. Le premier est étonnamment fort ; un oiseau captif, lors de la saison du départ se jette contre les barreaux de sa cage, jusqu'à se dépouiller la poitrine de ses plumes et à se mettre en sang. Il fait bondir les jeunes saumons liors de Teau douce, ils pourraient cependant continuer à vivre , et leur fait ainsi commettre un suicide sans intention Chacun connaît la force de l'instinct maternel, qui pousse des oiseaux fort timides à braver de grands dangers, bien qu'ils le fassent avec hésitation et contrairement aux inspirations de l'instinct de confcervation. Néanmoins l'instinct migrateur est si puis- sant, qu'on voit en automne des hirondelles et des martinets aban- donner fréquemment leurs jeunes et les laisser périr misérablement ■dans leurs nids... C'est un exemple d'un instinct temporaire, mais tres-énergiquement persistant dans le moment, qui l'emporte sur un autre instinct habituellement prépondérant sur tous les autres. Pendant que l'oiseau femelle nourrit ou couve ses petits, l'instinct maternel est probablement plus fort que celui de la migration ; mais c'est le plus tenace qui l'emporte, et enfui, dans un mornent ses petits ne sont pas sous ses yeux, elle prend son vol et les abandonne. Arrivé à la fin de son long voyage, l'instinct migrateur cessant d'agir, quel re- mords ne ressentirait pas l'oiseau si, doué d'une grande activité men- tale, il ne pouvait s empêcher de voir repasser constamment dans son esprit l'image de ses petits qu'il a laisses dans le nord périr dd faim et de froid? » {The desrctit of i)iun, Irad. iJurbier, p. 29.)

DARWIN 157

nitions essayées par l'école inductive, l'une des plus con- formes à notre sentiment intime.

Dans la nouvelle théorie, « ce qui caractérise un être « moral, c'est la faculté de comparer ses actions passées et fu « tures, ainsi que les motifs de ces actions, d'approuver les « unes et de réprouver les autres. » Jusqu'à présent, on avait considéré le rappel et la comparaison des actions comme une des opérations de la conscience ; d'après M. Darwin, cette opération est la conscience même.

« Au moment de Faction , l'homme est sans doute ca- « pable de suivre l'impulsion la plus puissante ; or, bien « que cette impulsion puisse le pousser aux actes les plus « nobles, elle le portera le plus ordinairement à satisfaire « ses propres désirs aux dépens de ses semblables. Mais « après cette satisfaction donnée à ses désirs, lorsqu'il com- «( parera ses impressions passées et affaiblies avec ses ins- (( tincts sociaux plus durables , le châtiment viendra. « L'homme se sent alors mécontent de lui-même et prend « la résolution, avec plus ou moins de vigueur, d'en agir <( autrement à l'avenir. C'est la conscience, qui regarde <( en arrière et juge les actions passées. »

« Un animal quelconque, dit encore M. Darwin, doué « d'instincts sociaux prononcés, acquerrait inévitablement « un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facul- « tés intellectuelles se seraient développées aussi com- « plètement ou presque aussi complètement que chez « l'homme '. »

Ce principe établi que la faculté de comparer ses actions passées et futures constitue l'être moral^ M. Darwin fixe d'une manière très-précise les points qui rapprochent et les points qui séparent Thomme de l'animal. Le sens moral, dit-il, résulte en premier lieu de la persistance et de la vivacité des instincts sociaux , ce qui rapproche l'homme des animaux inférieurs, et en second lieu de l'activité de ses facultés mentales et de la profonde impres- sion que lui laissent les événements passés, ce qui con- stitue un caractère spécial à l'homme. Son esprit est ainsi fait qu'il ne peut pas s'empêcher de regarder en arrière, de se représenter les impressions d'événements et d'actions qui appartiennent au passé ; il regarde aussi sans cesse en avant. Il s'ensuit que, si un désir passager, une émotion fugitive ont eu raison de ses instincts sociaux, il viendra

1. Darwin, The descent of man, c. m. Irad. Barbier, p. 77 et 99.

158 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

un moment il réfléchira et comparera l'impression affai- blie de ces impulsions passées avec l'instinct social qui n'a rien perdu de sa force ; il éprouvera dès lors ce méconten- tement qu'excite un instinct non satisfait, et il prendra la résolution d'en agir autrement à l'avenir : c'est la con- science. Ajoutons, comme autre principe de différence entre l'homme et l'animal, que les instincts sociaux pous- sent vaguement le premier à secourir ses semblables, mais ne déterminent plus d'avance les actions par lesquelles il les secourra. Ils lui montrent la fm, en laissant à sa vo- lonté le soin de déterminer les moyens. L'homme, en effet, pouvant par le langage * donner une forme précise à ses besoins ou à ses désirs, tout instinct spécial a cessé chez lui d'avoir sa raison d'être, et, grâce à la loi d'économie qu'emploie sans cesse la nature, a cessé d'exister. Enfin, la tendance innée qui porte l'animal à accomplir des actes utiles n'agit plus aussi directement sur l'homme; elle s'est transformée et remplacée elle-même : la sympa- thie, en nous rendant sensibles à l'éloge ou au blâme, en nous engageant à exprimer l'un ou l'autre, a créé en nous de nouveaux mobiles et comme des centres secondaires d'attraction.

En somme, d'après M. Darwin, prenez un animal quel- conque, douez-le d'instincts sociaux énergiques, dévelop- pez ses facultés intellectuelles jusqu'au point elles de- viendraient comparables aux facultés humaines : vous n'aurez besoin d'ajouter rien autre chose, cet être devien- dra un être moral, il acquerra un sens moral, une con- science. La réflexion, en effet, jointe au langage, se char- gera toute seule de changer peu à peu en sentiment moral ce qui n'était à l'origine qu'une impulsion instinctive. Bien

1. M. Darwin s'attache à montrer que le langage, qui constitue l'une des différences les plus grandes entre l'homme et l'animal, n'établit pas pour cela entre eux une limite infranchissable. Les animaux, jusqu'à un certain point, se parlent; le singe, lorsque l'homme lui parle, écoute et comprend en partie. Supposez qu'un singe, plus avisé que les autres, un singe de génie, ait imite un jour le cri d'une bête sauvage pour en signaler l'approche : voilà une des origines possibles du lai]gage. Peu à ^peu la voix se serait exercée, les organes vocaux se seraient déve- loppés ; ajoutez la transmission héréditaire, la sélection, et vous aurez le langage humain. La parole, nécessairement, réagit sur le cerveau, réagit sur la pensée, qui n'est qu'une sorte de langage intérieur. Si les sinïïes ne parlent pas, c'est que leur espèce a été frappée d'un arrêt de développement ; ils ressemblent à ces oiseaux qui ne chantent pas ; ils sont comme les corbeaux, qui, pourvus d'un appareil vocal semblable à celui du rossignol, ne savent que croasser. Cf. L'Expression des émo- tions chez ïhouune et les animaux.

DARWIN 159

plus, la tradition, devenue opinion publique de la commu- nauté, approuvera et consacrera sous le nom de morale certains actes et une certaine conduite tendant à « promou- voir » le bonheur général.

Seulement, il est un fait qu'il ne faut pas oublier et qui semble singulièrement fortitier la doctrine inductive. Le sens moral est modelé sur la nature particulière des in- stincts primitifs; aussi, variez ces instincts, vous modifierez la forme du sentiment moral. Il s'en faudrait de beaucoup que le sens moral acquis par un être différent de nous fût nécessairement identiijue au nôtre. En loi générale, d'après M. Darwin, « tout instinct qui est continuellement plus « fort qu'un autre ou plus persistant donne naissance à un « sentiment que nous exprimons en disant qu'il faut lui « obéir. » Ce n'est donc pas prendre le mot devoir au figuré que de dire : Un chien d'arrêt doit arrêter le gibier. « Un chien d'arrêt, s'il pouvait réfléchir sur sa conduite a passée, se dirait à lui-même : J'aurais arrêter ce lièvre « au lieu de me laisser aller à la tentation passagère de le a chasser, m « Supposons, dit ailleurs M. Darwin, pour « prendre un cas extrême, que les hommes se fussent pro- « duits dans les conditions de vie des abeilles : il n'est pas « douteux que nos femelles non mariées, à l'instar des « abeilles ouvrières , considéreraient comme un devoir « sacré de tuer leurs frères, et que les mères cherche- « raient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne « y trouvât à redire. »

Ainsi, d'après M. Darwin comme d'après M. Bain et l'école inductive, le sentiment moral est nécessaire , il est de la force des choses ; au contraire, les objets, la ma- tière de ce sentiment sont , par cette même force des choses, essentiellement variables. 11 n'existe nulle part une sorte de pundum saliens viendraient indivisiJ3le- ment s'unir le sentiment et sa matière, la volonté et son objet : l'un et l'autre restent distincts, leur soudure n'est jamais indestructible, leur union est toujours passagère. La volonté, produit complexe de Tinstinct, de l'intel- ligence et de la passion, n'a point de centre fixe auquel elle puisse s'attacher. Il existe un sentiment moral im- muable, il n'existe point une morale immuable.

Gomme confirmation de toute la doctrine, Darwin in- voque révolution des sentiments moraux. L'importance accordée à telle ou telle vertu est toujours proportionnelle à l'importance de cette vertu même comme condition

IGO LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d'existence pour le groupe social au sein duquel elle s'exerce. Les « vertus strictement sociales », indispensa- bles au maintien de toute société, même la plus élémen- taire, ont été seules estimées dans le principe. Les vertus individuelles et privées, comme la tempérance, la chas- teté, etc., ont au contraire été inconnues d'abord ou dédai- gnées. De plus, c'est dans le sein d'une même tribu, et non d'une tribu à une autre, que les hommes ont d'abord pratiqué les vertus sociales elles-mêmes. Aucune tribu ne pourrait subsister si l'assassinat, la trahison, le vol, etc., y étaient habituels; par conséquent, à l'origine, ces crimes sont « flétris d'une infamie éternelle dans les limites de « la tribu »; mais, au delà de ces limites, « ils n'excitent <( plus les mêmes sentiments. »

III. Après cette analyse originale de la conscience et des sentiments moraux, M. Darwin en vient à se demander quel est le principe qu'on doit assigner scientifiquement à la mo- rale : est-ce la recherche du bonheur personnel ou l'égoïsme ? est-ce la recherche du plus grand bonheur total, comme le veulent Bentham et Stuart Mill, mais nous venons de voir que notre moralité humaine a pour origine et pour racine l'instinct social des animaux; peut -on donc dire qu'en obéissant à ces instincts les animaux aient recherché avec réflexion, soit leur bonheur propre, soit celui de la commu- nauté? Non, assurément. Ces instmcts sont le produit néces- saire des conditions de vie ils se sont trouvés placés : c'est la lutte aveugle pour la vie plutôt que la recherche con- sciente du bonheur qui domine la nature entière, c'est elle aussi qui domine l'humanité. Si donc on veut nommer le vrai principe sur lequel repose la morale, il ne faut pas dire le bonheur personnel ou général; il faut chercher un mot plus vague, exprimant une chose moins subjective et moins humaine que le bonheur. M. Darwin propose le terme de bien général^ et il entend par la prospérité, la santé physique et morale de la communauté. « Le terme bien général, dit-il, « peut se définir ainsi : le moyen qui permet d'élever, dans «les conditions existantes, le plus grand nombre d'indivi- « dus en pleine santé, en pleine vigueur, doués de facultés <{ aussi parfaites que possible. » « Lorsqu'un homme, « ajoute Darwin, risque sa vie pour sauver celle d'un de « ses semblables, il semble plus juste de dire qu'il agit « pour le bien-être général que pour le bonheur de l'es- « pèce humaine. » Disons même que V espèce humaine, en

DARWIN ' 161

sa totalité, ne peut guère être jamais le vraibut, le vrai centre de nos actions; la morale naturelle, suivant la déflnition qui en a été donnée tout à l'heure, s'arrête aux limites de la communauté; « toutefois, dit M. Darwin, cette défini- « tion mériterait peut-être quelques réserves, à cause de la « morale politique. » On voit que, dans sa pensée, il existe une certaine opposition entre la morale naturelle et la mo- rale politique, entre l'instinct social etJa pensée humanitaire.

Le bien général objectif étant posé comme le vrai prin- cipe de la morale, le bonheur subjectif devient un centre secondaire d'action ; cependant il garde encore une no- « ble importance. « Le bien-être réel et le bonheur de « l'individu coïncident habituellement, dit M. Darwin, et « une tribu heureuse et contente prospérera mieux qu'une « autre qui ne le sera pas. Nous avons vu que, dans les « premières périodes de l'histoire de l'homme, les désirs « exprimés par la communauté ont naturellement in- « fluencer à un haut degré la conduite de chacun de ses a membres; tous recherchant le bonheur, le principe du « plus grand bonheur sera devenu un but et un guide secon- « daire fort important, les instincts sociaux, y compris la « sympathie, servant toujours d'impulsion première et de « priTicipal guide. » Ici M. Darwin revient, [)ar une sorte de détour, à F utilitarisme. On pourrait dire, en dévelop- pant sa pensée, que la lutte pour la vie, chez l'homme, se complique et devient aussi la lutte pour le bonheur. Dans cette lutte, il se produit encore une sorte de sélection natu- relle : la raison, se développant, voit mieux les moyens du bonheur; l'expérience, s'étendant, apprend à mieux se servir de ces moyens; on aperçoit de plus loin les rela- tions de cause à efifét, de moyen à fin, et on exige des vertus de plus en plus raffinées. De cette manière naît dans la société une sorte de concurrence pour la vertu , comme dans la nature une concurrence pour la vie; seulement, les forces mises enjeu sont ici des forces morales. L'organisme moral de chaque homme se perfectionne de génération en génération, comme se perfectionnait l'organisme physi- que de chaque animal, et l'humanité se rapproche sans cesse de cette fin, « le plus grand bonheur. »

On le voit, le désaccord entre M. Darwin et l'école utilitaire n'est pas aussi grand qu'on pourrait le croire. La fin dernière des actions est la même dans les deux doctrines, car le bonheur général a pour condition né- cessaire le bien-être général , la prospérité , la santé de

GUYAU. 1 l

162 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

tous les membres. Seulement , quand il s'agit de mou- voir l'homme vers ce but dernier de la morale, les uti- litaires invoquent l'égoïsme bien entendu , M. Darwin l'instinct social. « Ainsi , dit-il , se trouve écarté le re- « proche de placer dans le vil principe de l'égoïsme les (( fondements de ce que notre nature a de plus noble, à « moins cependant qu'on appelle égoïsme la satisfaction « que tout animal éprouve lorsqu'il obéit à ses propres « instincts et le mécontentement qu'il ressent lorsqu'il « en est empêché \ » Précisément, pourrait-on répondre, Végoïsme n'a jamais consisté en autre chose que dans la recherche de toute satisfaction personnelle, d'où qu'elle vienne. Lorsque Bentham appelait la morale la « régu- « larisation de l'égoïsme », il est bien certain qu'il com- prenait dans ce mot la satisfaction des penchants sympa- thiques comme de tous les autres penchants. De même Helvétius, lorsqu'il disait que l'homme compatissant est « forcé » par sa nature même à secourir autrui, et qu'en souffrant à la place des autres il ne fait que préférer la douleur la moins forte. De même encore Epicure, lorsqu'il conseillait au sage de mourir pour son ami, afin de s'épar- gner la souffrance de le perdre. Les utilitaires ont toujours pris le mot égoïsme dans ce sens large, et désigné par le moi tout entier avec tous ses instincts et ses penchants. Peut-être était-ce un abus, peut-être y a-t-il lieu de faire ici une distinction; mais en tout cas M, Darwin ne se sépare guère d'eux que sur cette question de mots. Sa doctrine complète admirablement la morale utilitaire, mais elle ne la contredit vraiment pas.

Si M. Darwin ne nous paraît point avoir apporté de grand changement dans le principe de la morale anglaise, son œuvre n'en a pas moins été considérable, La genèse empirique de la conscience morale n'avait jamais été faite d'une manière aussi remarquable. La théorie de la sélec- tion naturelle semble apporter ici une sérieuse confirma- tion à la morale inductive. Cette production de la con- science au moyen de Finstinct apparaît, dans la « chimie mentale », comme le signe d'un progrès semblable à celui qu'a récemment réahsé la chimie physique en construisant avec des corps inorganiques des corps organisés, en fai- sant des substances végétales avec des minéraux, en créant presque la plante avec la pierre.

1. Descent of man^ trad. franc,, p. 106.

CHAPITRE X

M, HERBERT SPENCER i

T. L'humauité enveloppée dans le système du monde. Réduc- tion du bonheur au désirable et du désii'able au nécessaire. Méthode morale d'après M. Spencer. L'utiUtai'isme vulgaire et l'ancienne astronomie.

II. But de la morale. Ce que M. Spencer entend par moralité relative et moralité absolue. Que la inoralité absolue est le terme de l'évolution humaine. Principe fondamental de la doctrine de l'évolution : permanence delà force; que ce principe dépasse l'expérience. Point sur lequel porte le dissentiment de Stuart Mill et de M. Spencer. La corrélation des forces et le rhythme dans le monde physique et dans le monde moral. Grand rhythme de l'évolution et de la dissolution.

III. La loi d'évolution et la tendance à l'individuation. La loi morale déduite de cette tendance. Ce que c'est que le « plus grand bonheur ». Tdéal de M. Spencer et idéal de Kant.

IV. L'évolution morale dans l'humanité ; est-elle nécessaire ou libre. Oscillations et rhythmes de cette évolution.

V. Évolution dans les sentiments moraux de Ihumanité. Trans- formation des sentiments égoïstes en sentiments altruistes. Que les sentiments altruistes sont essentiellement stables et universels. Genèse de la générosité, de la pitié; genèse originale du sentiment de la justice; terme auquel tend ce sentiment.

VI. L'évolution dans les idées et les principes moraux de l'huma- nité. — Ambiguïté du mot utile. Critique de l'utilitarisme vul- gaire, procédant par le calcul et l'expérimentation directe.

1. M. Spencer a précédé sur plus d'un point M. Darwin, L'illustre naturaliste renvoie lui-même, dans son chapitre sur la morale, à cflui qu'il appelle ^ noUe grand philosophe ». Si nous plaçons ici M. Spencer après M. Darwin, c'est que, quand les dates ne sont pas trop éloi- gnées, nous donnons la préférence à l'ordre logique sur l'ordre chro- nologique. Le système de M Spencer nous semble achever et couronner tous les autres systèmes conçus par la pensée anglaise.

164 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Théorie du sens moraL Organisme moral produit par l'expé- rience et transmis par l'iiùrédité. Comment M. Spencer remplace l'obligation et la sanction morale.

VIL Politique et législation. Progrès sur Bentham et Stuart Mill. Quelle est la vraie fonction du gouvernement. Quelle est la meilleure forme de gouvernement. Les deux forces du pro- grès social. Idéal du gouvernement.

VIII. Efforts de M. Spencer pour donner à riiomine l'individualité, la liberté et la moralité.

Nous avons vu, avec M. Darwin, l'école inductive placer dans le règne animal l'origine des sentiments moraux de riiomme. C'est hors de nous et derrière nous qu'elle cherche ce qui nous porte en avant ; c'est au passé le plus lointain et le plus effacé qu'elle emprunte ce sentiment de l'obligation si présent et si pressant. Pour nous donner notre conscience morale , elle invoqué et fait intervenir toutes les générations d'êtres qui nous ont précédés sur la terre.

Ce n'est pas encore assez : il semble que la force acquise par les générations terrestres ne suffise pas encore pour pousser l'homme dans la vraie direction : à ce monde ter- restre, que M. Darwin place derrière l'homme pour susciter en lui le sentiment moral, M. Herbert Spencer ajoute l'uni- vers entier. Délaissant l'analyse étroite et terre à terre de James Mill, de Stuart Mill lui-même et de M. Bain, il essaye d'envelopper dans une large synthèse les astres et les hommes, l'organisation du ciel et celle de la société, la nature et l'esprit, la science et l'art : système immense qui s'etforce d'être adéquat au monde visible; pourra-t-il aussi devenir adéquat au monde de la pensée ?

1. Depuis qu'Epicure s'était vu forcé, pour construire l'idéal de la sagesse et du bonheur, de construire l'univers entier et de placer en chaque atome une spontanéité inexplicable, mère de notre inexplicable liberté, nul pen- seur utilitaire n'avait tenté d'esquisser un système cosmo- gonique. 11 semble que la morale inductive, à son point d''arrivée et d'apogée comme à son point de départ, voit la nécessité, pour embrasser l'homme tout entier, d'embrasser l'univers et de se relier ainsi à la physique.

L'humanité, nous dit M. Spencer dans ?,eS' Essais\ n'est qu une partie d'un système plus vaste : elle manifeste pour

1. Voir les Essaie sur le progrès, si remarquablement Iraduils par M. Burdeau.

HERBERT SPENCER 165

sa part les lois qui régissent le monde ; elle en partage le sort. Ce progrès de l'humanité est une partie d\m dévelop- pement qui embrasse tous les êtres. La fin marquée à ce progrès, le bonheur, n'est qu'im cas particulier de la fin plus générale assignée au développement de l'ensemble ; et cet ensemble lui-même n'est qu'une partie d'un tout plus vaste, dont il manifeste les lois.

De une modification importante introduite par M. Spen- cer dans la méthode de l'école utilitaire. La morale ne doit pas se séparer de la cosmologie. L'utile n'est autre chose, en définitive, que le désirable; mais le désirable, à son tour, n'est autre chose que le nécessaire. Et par cette nécessité, n'entendez pas seulement ce qui nous est néces- saire, mais encore ce qui est nécessaire au point de vue de l'univers, ce qui dérive nécessairement de la nature des choses et des lois de la vie. Stuart Mill aboutissait à tout déduire d'un fait : le désir du bonheur; M. Spencer ramène ce fait à une nécessité. Il justifie la loi morale non par le fait de notre désir personnel, mais par la loi de la nécessité universelle.

« Le point sur lequel je me sépare de la doctrine de « l'utilité telle qu'elle est ordinairement comprise, écrit- « il à Stuart Mill , n'est pas le but à atteindre , mais la « méthode à suivre pour atteindre ce but. J'admels qu'il « faut envisager le bonheur comme la fin dernière; je « n'admets pas qu'il soit posé comme la fin p'oc/?ame. Après « avoir conclu que le bonheur est ce qu'il s'agit de réaliser, « la philosophie de l'utilité suppose que la morale n'a pas « d'autre affaire que de généraliser empiriquement les « résultats de la conduite, et de fournir pour la direction i< delaviesesgénérahsations empiriques et rien de plus. La (( thèse que je soutiens est que la morale proprement dite, la (( science de la droite conduite, a pour objet de déterminer « comment et pourquoi certains modes de conduite sont « funestes, certains autres modes avantageux. Ces bons et « mauvais résultats en peuvent être accidentels, mais doi- « vent être les conséquences nécessaires de la nature des choses, « et je conçois qu'il appartient à la science morale de déduire « des lois de la vie et des conditions de Vexistence quels sont les « actes qui tendent à produire le bonheur et quels sont ceux <( qui tendent à produire le malheur. Cela fait, ces déduc- « tiens doivent être reconnues comme lois de la conduite, « et l'on doit s'y conformer sans avoir égard à une évalua- it tion directe du bonheur et du malheur. » Par , il

166 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

semble que M. Spencer ne se contente pas de satisfaire le désir en proposant pour fin le plus grand bonheur, mais qu'il \/euille satisfaire aussi l'intelligence, en lui montrant comment et pourquoi tels et tels actes tendent au bonheur de l'humanité, comment et pourquoi ce bonheur même de l'humanité fait partie des nécessités de l'évolution uni- verselle. L'ancienne astronomie, dit M. Spencer, à force d'observations, avait fini par prédire certains phénomènes célestes ; l'astronomie moderne « consiste en déductions de « la loi de gravitation, déductions qui montrent que les « corps célestes occupent nécessairement inecessarily) cer- « taines places à certains temps... L'objection que j'ai à « faire à l'utilitarisme courant, c'est qu'il ne reconnaît « pas une forme de moralité plus développée et qu'il ne « voit pas qu'il est seulement au stage initial de la science « morale i. » La vraie morale devrait donc être déduite nécessairement d'une loi unique, et cette loi, pour M. Spencer, est la loi même de la vie, c'est-à-dire l'évolu- tion. Telle est la vraie méthode, la déduction l'emporte sur l'induction.

II. Le but que la morale poursuit est le bien ou, plus exactement, la moralité. Mais il faut distinguer , selon M., Spencer, la moralité absolue et la moralité relative. « Etant accordé que nous sommes intéressés au plus haut « chef à obtenir ce qui est relativement bon (relatively right), « il s'ensuit encore que nous devons considérer ce qui est « absolument bon {absolntely right). puisque la première cou- rt ception suppose la seconde ^. »

Par le mot absolu ainsi employé, M. Spencer n'entend pas un bien et un mal qui existeraient indépendamment de l'humanité et de ses relations. Par la moralité absolue, distinguée de la relative, il désigne le mode idéal de con- duite qui, sous les conditions dérivées de l'union sociale, doit être poursuivi pour assurer le plus grand bonheur de. chacun et de tous. Selon lui, les lois de la vie physio- logiquement considérée étant fixes, « quand un nombre « d'individus ont à vivre en une union sociale qui enve- « loppe nécessairement une fixité de conditions , il en « résulte certains principes fixes par lesquels la Hberté « de chacun doit être restreinte pour que la plus grande

1. Lettre à Stuart Mill, dans Bain, Mental and moral science.

2. Prison Elhics, 12.

HERBERT SPENCER 167

a somme de bonheur puisse être obtenue. » Ces principes fixes, essentiels à la société, constituent ce que M. Spencer appelle moralité absolue, et l'homme absolument moral est, dit-il, celui qui se conforme à ces principes non par une contrainte extérieure ni même par une contrainte sur soi, mais par une action entièrement spontanée.

L'absolu que poursuit la morale est donc ici simplement la limite à laquelle tend l'évolution de la vie.

En conséquence, pour déterminer en quoi consiste la moralité absolue, fin de la science morale, il faut déter- miner en quoi consiste cette évolution, dont la loi naturelle doit être finalement identique à ce que nous appelons la loi morale. C'est l'univers qui a produit l'humanité; c'est l'univers qui la façonne à son image ; c'est l'impression répétée des choses extérieures qui produit les états inté- rieurs : c'est aussi la loi des choses qui doit être la loi de la conduite. Nous devons donc aller du tout à la partie et de l'univers à l'homme, non-seulement en psychologie, mais encore en morale. Parla, M. Spencer revient à la pensée anti- que oîi se réconciliaient l'épicurisme et le stoïcisme : Vivre conformément à la nature. Et ce n'est pas seulement, comme les épicuriens le disaient, une utilité; c'est en- core, comme les stoïciens le soutenaient, une nécessité. La science moderne démontre que tout être qui veut vivre doit s'adapter au milieu, et qu'il s'y adaptera nécessai- rement : l'univers est le milieu auquel l'humanité s'adapte, et la morale n'est que la science des degrés successifs de cette adaptation.

Le principe fondamental, dans la doctrine de l'évolution, est la permanence de la force. En ce point coïncident la physique et la psychologie. La physique est tout entière suspendue, selon M, Spencer, à ce principe essentiel, sans lequel la mécanique ne pourrait se constituer. D'autre part, la permanence de la force est aussi le principe fonda- mental de la psychologie, car elle se réduit en dernière analyse à permanence de la conscience. « La persistance « de la conscience constitue l'expérience immédiate que nous « avons de la persistance de la force, et en même temps nous « impose la nécessité nous sommes de l'affirmer ^ » La conscience morale, pour M. Spencer, ne se distinguant pas de l'autre, on peut dire sans doute que la persistance de la force est le principe essentiel de la morale, comme il est

i. Pre)niert Principes, p. 204.

168 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

celui de la psychologie et de la physique. Spinoza déduisait également sa morale du principe que l'être tend à persé- vérer dans l'être.

« Ce principe de la persistance de la force est le fonde- « ment de tout système de science positive, » par consé- quent aussi de toute morale positive. « Son autorité s'élève « au-dessus de toute autre autorité , car non-seulement il « est donné dans la constitution de notre propre con- « science, mais il est impossible d'imaginer une conscience « constituée de façon à ne pas le donner... Le seul principe (( qui dépasse l'expérience, parce qu'il lui sert de base, « c'est donc la persistance de la force '. » Ainsi rentre dans la philosophie en général, et conséquemment dans la mo- rale, un élément a priori. C'est que M. .Spencer, voulant fonder toute science, y compris celle des mœurs, sur des lois nécessaires, se croit obligé de faire reposer cette nécessité sur un élément constitutif de notre nature; cet élément nous est connu par une sorte d'intuition; mais c'est une intuition de la conscience, ou, pour mieux dire, une réflexion de la conscience sur elle-même. A l'exemple de Kant, M. Spencer semble considérer Va priori comme ce qui dérive de la constitution même du sujet pensant, et c'est ce qui pro- duit le caractère de la nécessité. « Nous sommes obligés, « dit-il, de reconnaître le fait qu'il y a une vérité donnée « dans notre constitution mentale ^ » Cette vérité est l'expression de la pensée même telle qu'elle s'aperçoit dans la conscience : la pensée est donc a priori., et ce qui est une conrlition de la pensée est nécessaire a priori.

Stuart Mill , admettant la contingence universelle des lois de la nature, rejetait toute notion semblable de néces- sité et ramenait tout à des liaisons de fait. Aussi ne veut-il point suivre M. Spencer dans cette voie. A la lettre que M. Spencer lui avait écrite sur « l'utilitarisme », il répond qu'il admet volontiers que les lois de la morale doivent se déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence , mais il rejette l'ab verbe nécessairement. Les « généralisations empiriques » , que M. Spencer re- proche aux utilitaires, sont en effet insuffisantes, avoue Stuart Mill ; mais si la méthode déductive doit être em- ployée en morale, les principes dont elle part demeurent purement empiriques : ils expriment des faits et non des nécessités.

1. Premiers j.ruicipes, 204, 205. -2. Ibid., 204.

HERBERT SPENCER 169

Ce dissentiment de Stuart Mill et de M. Spencer a sa première origine, comme on le voit, dans la manière dif- férente dont les deux philosophes comprennent la persi- stance de la force : simple induction empirique selon Stuart Mill, déduction nécessaire de la conscience selon M. Spencer.

Au reste, ce principe est le seul élément a 'priori dont ait besoin la philosophie, soit dans sa partie cosmologique, soit dans sa partie morale. Les autres grandes lois de la nature et de l'humanité dériveront de cette loi fondamen- tale.

Si la force ne peut commencer ni cesser d'être, toute manifestation nouvelle d'une force doit être « interprétée « comme l'effet d'une force antécédente ». De dérive la transformation et la corrélation des forces, qui est vraie des forces sociales comme de toutes les autres. « Ce qui « démontre le mieux, dit M. Spencer, la corrélation des « forces sociales avec les forces physiques par l'intermé- " diaire des forces vitales, c'est la différence des quantités « d'activité que déploie la même société, selon que ses « membres disposent de quantités différentes de force « tirées du monde extérieur. Nous en voyons tous les ans « un exemple dans les bonnes et les mauvaises récoltes '. » Les forces sociales, étant une transformation des forces vi- tales, qui sont elles-mêmes une transformation des forces physiques, dérivent comme celles-ci du rayonnement so- laire. « La vie de la société repose sur les produits ani-- « maux et végétaux, et ces produits sur la chaleur et la « lumière du soleil'. » Les phénomènes sociaux, et par conséquent les phénomènes moraux qui en dérivent, sont de la chaleur transformée.

La nécessité pour une force de se transformer vient de l'existence des forces adverses. En présence de ces forces, la direction du mouvement suit toujours la voie de la plus faible résistance ; et c'est encore une loi de la société, comme c'est une loi de la nature. Les hommes ont peuplé les parties du globe qui leur offraient le moins d'obstacles. Les travaux de l'industrie et la distribution de ses produits parle commerce sont aussi une vérification de cette loi. La tendance au plus grand plaisir, qui est le fond des ten- dances morales, n'est aussi que la propension à suivre la hgne de la plus faible résistance.

\ . Premiers Principes, 274. 2. I/jcl., 2;«.

170 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Tout mouvement qui rencontre une résistance devient rhythmique, et cette loi du rhythme est encore applicable à la société. L'offre et la demande, la hausse et la baisse des prix, les naissances, les mariages, les morts, les mala- dies, les crimes, le paupérisme « présentent la mêlée des « mouvements rhythmiques qui s'opèrent au sein de la so- « ciété. » Si l'on notait toutes ces ondulations, nous aurions un dessin compliqué semblable à la houle de l'Océan i. Le monde entier n'est qu'un rhythme, comme l'avait com- pris déjà dans l'antiquité Heraclite. « Le monde, disait « ce dernier, est un feu divin qui s'allume et s'éteint en « mesure. » Sans doute c'est cette mesure suprême, c'est la loi suprême de ce rhythme que la moralité devra repro- duire.

Le rhythme fondamental qui se retrouve dans toutes les lois du monde physique et dans toutes les lois du monde moral, c'est ce que M. Spencer appelle l'évolution et la dissolution. est le dernier secret de la morale comme de la cosmologie. C'est l'évolution qui va nous expliquer les lois extérieures ou ol^jectives de la moralité et la mora- lité intérieure ou subjective.

in. La loi d'évolution est le passage de l'uniformité à une variété harmonieuse. Cette grande loi , M. Herbert Spencer l'avait appelée d'abord la loi du progrès; plus tard, ne trouvant pas ce mot assez général, le trouvant aussi, il faut bien le dire, trop moral, trop « téléologique », il lui sulistitua celui d'évolution.

Les combinaisons produites par la loi d'évolution offrent des caractères de plus en plus distincts et originaux ; cha- cune ressemble de moins en moins aux autres et tend à devenir une chose spéciale ou , selon la définition que Goleridge donne de la vie, à s'individuer. « Le change- « ment qu'on peut observer dans les affaires humaines, dit ••< M. Spencer, s'opère dans le sens d'un plus grand déve- « loppement de l'individualité; on peut dire que c'est une « tendance à l'individuation-. »

Par ce terme d'individus, M. Spencer n'entend pas les substances indivisibles de l'ancienne métaphysique , ni l'individualité libre des moralistes, mais des- combinaisons originales, offrant dans leur unité une multiplicité qui les

1. Premiers Principes, p. 288.

2. Social Statici, 497.

HERBERT SPENCER 171

spécifie en les opposant à tout le reste. « Plus l'organisme (( est inférieur , plus il est à la merci des circonstances ; « il est toujours exposé à périr par l'action des éléments, « faute de nourriture ou déti'uit par ses ennemis, et presque « toujours il périt. C'est qu'il manque du pouvoir de coa- « server son individualité. Il la perd soit en repassant à la « forme inorganique , soit en disparaissant absorbé dans « une autre individualité. Au contraire, chez les animaux « supérieurs qui possèdent la force, la sagacité, l'agilité, « il existe en outre un pouvoir de conserver la vie , « d'empêcher que l'individualité ne se dissolve aussi aisé- tt ment. Chez ces derniers, l'individuation est plus coni- « plète. »

Aristote avait considéré la complexité d'une organisation comme une raison de courte durée pour elle ; tout au con- traire, M. Spencer pose en principe» l'instabilité de Thomo- « gène » et « la stabilité de l'hétérogène », qui, par sa variété intime, fait mieux face à la variété des actions extérieures. « Dans l'homme , nous voyons la plus haute manifesta- « tion de cette tendance à l'individuation. Grâce à la com- « plexité de sa structure, il est l'être le plus éloigné du « monde inorganique, l'individualité est au minimum. « Son intelligence et son aptitude à se modifier d'après les « circonstances lui permettent de conserver la vie jusqu'à « la vieillesse, de compléter le cycle de son existence, « c'est-à-dire de combler la mesure de l'individualité qui « lui est départie. 11 a conscience de lui-même, il reconnaît « sa propre individualité. »

Puisque l'évolution cosmique, et en particulier l'évo- lution sociale, aboutit à la production des originaux, c'est- à-dire à l'individuation ou, pour employer les termes moins métaphysiques que M. Spencer a fini par préférer, à Y intégration ou à la spécification^ nous n'avons qu'à suivre le mouvement même de la nature pour déterminer le mou- vement normal de la moralité, ou ce qu'on appelle la loi morale. « Ce que nous appelons la loi morale^ la loi de la « liberté dans l'égalité, est la loi nous laquelle Vindividuation « devient parfaite. La faculté qui se développe encore au- « jourd'hui, et qui deviendra le caractère définitif ù.q l'hu- « manité, sera l'aptitude à reconnaître cette loi et à y obéir. « L'affirmation toujours plus intense des droits de l'individu « signifie une prétention toujours plus forte à faire respec- « ter les conditions externes indispensables au développement « de V individualité. Non-seulement on conçoit aujourd'Jiui

172 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

<i l'individualité, et l'on comprend par quels moyens on « peut la défendre, mais on sent qu'on peut prétendre à la « sphère d'action nécessaire au plein développement de « l'individualité, et on veut l'obtenir. Quand le change- « ment qui s'opère sous nos yeux sera achevé, quand « chaque homme unira dans son cœur à un amour actif « pour la liberté des sentiments actifs de sympathie pour « ses semblables, alors les limites à l'individualité qui sub- « sistent encore, entraves légales ou violences privées, « s'effaceront ; personne ne sera plus empêché de se déve- « lopper; car, tout en soutenant ses propres droits, chacun « respectera les droits des autres. La loi n'imposera plus « de restrictions ni de charges ; elles seraient à la fois inu- « tiles et impossibles. Alors, pour la première fois dans « l'histoire du monde, il y aura des êtres dont l'individua- « 11 pourra s'étendre dans toutes les directions. La mora- a litê^ Vindividuation parfaite et la vie parfaite seront en « même temps réalisées dans l'homme définitif \ »

Ainsi, ce maximum de bonheur dont parlent les disciples de Bentham, M. Spencer en donne une nouvelle formule. Le plus grand bonheur de l'homme est l'aptitude à satis- faire ses besoins de toute nature, c'est-à-dire qu'il est la liberté, la liberté réglée et limitée par Tégahlé, son corré- latif nécessaire dans l'état social ; c'est donc, d'une façon plus générale, l'adaptation complète de l'homme à la vie sociale. « Bon, parfait, complet, sont des mots qui signi- « fient une chose tout à fait adaptée à sa destination ; le « mot moral signifie la même propriété chez l'homme ; « avoir par soi-même la faculté de faire ce qui doit être fait, « c'est être organiquement moral, » c'est-à-dire avoir dans son organisme même les propriétés qui constituent la moralité « La perfection consiste dans la possession de « facultés exactement propres à remplir ces conditions : et « la loi morale est la formule de la ligne de conduite qui « peut les remplir -. »

On pourrait croire d'abord que la doctrine de M. Spencer aspire ici à se confondre avec celle do Kant. L'idéal de la société définitive, chacun sera pleinement libre dans son individualité, rappelle ce règne des fins chaque individu est considéré comme un être qui agit par ïui-même et qui doit être respecté pour lui-même, conséquemment comme une cause libre et comme une fm. La notion d'individu, et

1. Social Static-";, 497.

2. I/Afl, 277. .• .

HERBERT SPENCER ITJ

celle d'individuation qui en dérive, éveillent la notion d'un être qui agit par soi et pour soi. Mais en réalité M. Spencer s'arrête à des interprétations plus exclusivement physi- ques de la loi morale. Les idées d'activité individuelle et de finalité étaient encore trop sensibles dans sa Sta- tique sociale; ses ouvrages postérieurs remplacent « l'adap- « tation d'un être à sa destination » par la simple adaptation d'un être à son milieu. C'est la loi des causes purement mécaniques substituée à la loi des causes finales. Si l'idéal humain est la complète adaptation de l'individu à la société, c'est simplement parce que la société est le milieu rindividu peut vivre. Réciproquement , l'idéal social est la complète adaptation de la société à Tindividu , c'est-à-dire de tous les individus à chacun , comme de chacun à tous. C'est la même loi qui régit l'évolution de toutes les espèces : l'homme doit vivre dans la société comme l'oiseau vit dans Tair et le poisson dans l'eau. Il n"y a donc pas là, au fond, de finalité véritable; aussi n'y a-t-il point dans le mouvement de l'homme vers ce but une véritable liberté. Voyons en effet comment M. Spencer, après avoir montré quel est le but idéal de la moralité, comprend les moyens de l'atteindre.

L'évolution morale de l'humanité, selon lai, n'est qu'un progrès nécessaire. L'idéal moral et social tracé plus haut sera réalisé tôt ou tard ; mais il le sera nécessairement par la même loi qui rend nécessaire l'adaptation d'une espèce au milieu elle peut vivre. « Le progrès, dit M. Spencer, « n'est point un accident, mais une nécessité. Loin d'être « le produit de l'art , la civilisation est une phase de la « nature, comme le développement de l'embryon ou l'éclo- « sion d'une fleur. » De même, pourrait -on ajouter, la morale n'est qu'une phase nécessaire de la physique. « Les modifications que l'humanité a subies , dit encore « M. Spencer, et celles qu'elle subit de nos jours, résultent « de la loi fondamentale de la nature organique, et, pourvu « que la race humaine ne périsse point et que la constitu- « tion des choses reste la même, ces modifications doivent <( abouLir à la perfection. Il est sûr que ce que nous appe- « Ions le mal et l'immoralité doit disparaître; il est sur que « l'homme doit devenir parfait '. »

Ce qui fait la confiance de M. Spencer, c'est qu'il y a une loi qui n'est pas seulement vraie de l'espèce humaine,

1. Social Statics. 80.

174 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mais de toute la nature, et que la moralité qui doit assurer le bonheur n'est qu'un cas particulier de cette loi. Quelle est donc cette loi bienfaisante? C'est la tendance de tout rhythme à un équilibre final. Entre Findividu et le milieu social, il y a aujourd'hui une oscillation, résultant de l'absence d'équilibre. Tantôt l'individu emporte la balance ; tantôt c'est la société. Mais, de même que les plateaux agités finissent par se faire équilibre l'un à l'autre, de même l'individu et la société doivent aboutir à une mutuelle harmonie. Il y aura alors équilibre entre les conditions de la vie individuelle et les conditions de la vie sociale; l'indi- vidu sera tout ce qu'il faut qu'il soit pour le bonheur de la société, et d'autre part la société sera tout ce qu'il faut qu'elle soit pour le bonheur de l'individu. Cet équilibre final est le maximum de la perfection et le bonheur. Il est l'objet propre de la morale. La morale, en effet, est la science des moyens de réaliser cet équilibre idéal.

En attendant, nous sommes soumis nécessairement aux oscillations du rhythme : nous n'avançons que pour re- culer bientôt après. Mais la rétrogradation elle-même fait partie du progrès : elle en est un moment nécessaire, quoi- que transitoire. Nous marchons à notre état final à travers des fluctuations terribles, par des alternatives de révolutions et de réactions, de guerres et de paix, qui se succèdent d'après un rhythme de plus en plus lent. Les explosions révolutionnaires deviennent moins violentes, les répres- sions réactionnaires moins cruelles; « nous marchons donc « vers une époque de liberté et d'égalité où, les sentiments « des hommes étant adaptés aux conditions d'existence de <( notre espèce, leurs désirs obéiront spontanément à la « grande loi économique de l'offre et de la demande, qui prend alors le nom de justice. »

Qu'est-ce en définitive que cette justice finale, sinon l'expression dernière du principe premier que nous avions posé : la permanence de la force? C'est cette permanence qui s'exprime et s'annonce en quelque sorte par le mou- vement et ses rhythmes alternatifs ; c'est elle qui doit un jour se révéler clairement par l'équilibre et l'harmonie *.

lY. A l'évolution nécessaire de. l'humanité, consé- quence de l'évolution du monde, correspond dans l'indi-

1. Sur l'idée de justice et de droit dans M. Spencer, voir Vidée moderne du droit en Allei/iaf/nc, en Angleterre et en Frcmce, par M. Alfred Fouillée, livre deuxième.

HERBERT SPENCER 175

vidii révolution non moins fatale des sentiments et des idées. La moralité qui est dans les objets, et qui se confond avec la nature même des choses, se reproduit et s'exprime dans le sujet pensant, dans la conscience individuelle, petit monde que le grand façonne à son image. Passons avec M. Spencer de la loi morale, c'est-à-dire de l'objet que la moralité réalise, au sujet moral et à la moralité même.

La moralité ne peut être pour M. Spencer une faculté propre, pas plus que pour Stuart Mill; c'est un ensemble de sentiments et d'idées produits par des impressions accu- mulées, fixées et à la longue devenues héréditaires.

Il y a trois sortes de sentiments, qui correspondent aux trois phases de l'évolution. Ceux qui ont pour objet l'in- dividu sont les sentiments égoïstes ou plutôt égoïstiques legoïsiic sentiments)] ceux qui ont pour objet les autres êtres et la société sont les sentiments altruistes [altruistic senti- ments) ; enfin, entre ces deux extrêmes, il y a des sentiments mixtes qui expriment les degrés divers d'adaptation par lesquels l'individu et le milieu se mettent en harmonie ; M. Spencer les appelle sentiments égo- altruistes {ego-al- truistic sentiments) : tels sont l'amour de la louange, l'hon- neur, la crainte du blâme, etc., l'élément égoïste se mêle à l'élément altruiste. Ces sentiments intermédiaires ont un caractère de variabilité beaucoup plus grand que les senti- ments extrêmes , parce qu'ils expriment la variété même des progrès dans l'adaptation de l'individu à la société.

La plupart des critiques dirigées contre la théorie de l'évolution en morale et contre la manière dont elle expli- que les sentiments moraux proviennent, selon M. Spencer, de ce qu'on a confondu les sentiments altruistes, qui sont proprement moranx, avec les sentiments égo- altruistes. Ces derniers, « en différents temps et en différents lieux, sont « souvent tout à fait opposés. De on a argué que la genèse « des émotions, d'après la manière que nous avons décrite, « ne peut jamais aboutir à des sentiments stables et U7ii~ « versels, répondant au bien et au mal intrinsèques. » Or, ajoute M. Spencer, cette critique suppose que, « dans la « nature des choses, il n'y a rien qui rende une espèce de « conduite mieux adaptée qu'une autre à la vie sociale; « chaque chose serait ainsi indéterminée. Induire qu'aucun « sentiment stable n'a pu être engendré par le procès que « nous avons décrit, c'est prendre pour accordé qu'il n'y a « aucune condition stable pour le bien-être social. » Les formes temporaires de conduite dont les sociétés ont eu

176 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

besoin ont produit des idées et des sentiments temporaires de bien et de mal * ; mais toutes les idées de moralité et tous les sentiments moraux « doivent devenir uniformes et per- « manents par la raison que les conditions d'une vie sociale « complète sont uniformes et permanentes. »

Les sentiments de plus en plus stables qui trouvent leur satisfaction dans le bien-être de tous et qui, par conséquent, sont adaptés aux conditions fondamentales et immuables du bien-être social, sont les sentiments qu'on nomme altruistes, u Les sentiments altruistes sont toutes les excitations sym- « pathiques de sentiments égoïstes en eux-mêmes; et ils « varient dans leurs caractères selon les caractères des « sentiments égoïstes sympathiquement excités. » Le pre- « mier est la générosité pure; le second est la pilié. Tout « sentiment altruiste a besoin du sentiment égoïste corres- (( pondant comme facteur indispensable... Les gens d'une « bonne santé, après avoir été sérieusement malades, de- « viennent bien plus tendres pour ceux qui sont malades « qu'ils ne l'étaient auparavant. C'est qu'ils ont maintenant

1. « Évidemment, si les formes temporaires de conduite qui ont été nécessaires provoquent des idées temporaires de bien et de mal avec les sentiments correspondants, il faut inférer que les formes perma- nentes de conduite nécessaires provoqueront des idées permanentes de bien et de mal avec les sentiments correspondants; et alors, mettre en question la genèse de ces sentiments, c'est mettre en doute l'exis- tence de ces formes.

« Or, qu'il y ait de telles formes permanentes de conduite, personne ne pourra le nier en comparant les législations de toutes les races qui ont dépassé la vie purement déprédatoire (purely-predatory life). Cette variabilité de sentiment n'est que la conséquence de la transi- tion du type originel de société ^adapté aux activités destructives) au type civilisé de société (adapté aux activités pacifiques). Tout le long de ce progrès, il y a eu un compromis entre les nécessités en conflit et un compromis correspondant entre les sentiments en conflit. Perpétuellement, les conditions sont en partie changées, les habitudes correspondantes modifiées, et les sentiments réajustés. De toute cette inconstance. Mais autant les activités pacifiques deviennent fermement dominantes, et autant les conditions pour lesquelles les activités pacifiques doivent être déployées harmonieusement devien- nent impéralives, autant les idées correspondantes deviennent claires et les sentiments correspondants deviennent forts.» {Principles of psy- Jiolofjij, p. G07.) » Le ré(]ime industriel (qui est celui de notre époque) se dislingue du régime dr/ircdatoire (qui fut celui des premiers hommes) en ce que : la mutuelle dépendance devient grande et directe entre les membres . de la société, tandis que le mutuel antagonisme devient moindre et indi- : rect.... A mesure qu'une société avance en organisation, que la soli- i darité de ses parties s'accroît, et que le bien-être de chacun est ; mieux fondu avec le bien-être de tous, il en résulte que le progrès i des sentiments qui trouvent satisfaction dans le bien-être de tous se i confond avec le progrés même des sentiments ajustés à une condition i fondamentale et'immuable du bien-être social. '< {Principles of psycho- lo(j>j, p. 007,608.)

HERBERT SPENCER 177

« les sentiment égoïstes qui, étant sympathiquement excités, « produisent les sentiments altruistes appropriés. »

« Des formes plus simples de sentiment altruiste, pas- « sons maintenant à la forme la plus complexe : le sen- « timent de justice. » Selon M. Spencer, ce sentiment n'est autre que l'amour de la liberté personnelle, sympathi- quement excité par la vue de ce qui restreint la liberté d'autrui K La liberté personnelle est « ce sentiment qui se « complaît dans les conditions environnantes qui n'appor- « tent aucune restriction aux diverses sortes d'activité ; « c'est le sentiment qui est chagriné , même dans les « natures inférieures, par tout ce qui enchaîne les mem- « bres ou arrête la locomotion, et qui, dans les natures « supérieures, est chagriné par tout ce qui indirectement « empêche les modes d'activité (impedes the activities) et « même par tout ce qui menace de les empêcher. Ce sen- « liment^ qui sert primitivement à maintenir intacte la « sphère réclamée par Tindividu pour le légitime exercice « de ses pouvoirs et l'accomplissement de ses désirs, sert « secondairement , lorsqu'il est excité par sympathie , à « causer le respect pour les mêmes sphères chez les autres « individus; il sert aussi, par son excitation sympathique, « à provoquer la défense des autres lorsque leurs sphères « d'action sont envahies ^ » A proportion que le sentiment, sous sa forme égoïste, devient plus représentatif, au point d'être excité par les atteintes à la lilierté les plus indirectes et les plus éloignées, il devient simultanément, sous sa forme altruiste, « plus appréciateur de la liberté d'autrui, « plus respectueux des égales réclamations d'autrui, et « désireux de ne pas empiéter sur les droits égaux des « autres. » « Les sociétés passées et présentes fournissent « la preuve évidente de ces relations. A un des extrêmes, « nous avons cette vérité familière, que le type de nature V qui se soumet le plus facilement à Tesclavage est le type « de nature également prêt à jouer le rôle de tyran quand « l'occasion le sert; à l'autre extrême, nous avons le fait,

1. Principles of psychology, p. 614.

2. « Ce sentiment ne consiste évidemment pas en représentation des <i simples plaisirs ou peines expérimentés par d'autres ; mais il con- « siste en représentations de ces émotions que les autres sentent , « lorsque actuellement ou en perspective ils se voient accordé ou refusé « l'exercice de l'activité par laquelle les plaisirs doivent être atteints et « les peines évitées... Le sentiment ainsi représenté, ou sympathique- » ment excité, est celui qui, sous le chef des sentiments égoïstes, a « été décrit comme Yamour de la liberté personnelle (love of personal « freedom). »

GUYAU. 12

178 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« bien mis en lumière dans notre propre société, qu'avec « la tendance croissante à résister à l'agression se produit « une tendance décroissante à l'agression de la part de « ceux qui sont au pouvoir ^ »

La limite vers laquelle a^^ance le plus haut sentiment altruiste, celui de la justice, est suffisamment claire. Soq facteur égoïste trouve de plus en plus satisfaction dans des conditions environnantes qui apportent aux activités des restrictions de moins en moins grandes; son autre facteur, la sympathie, qui le rend altruiste, devient de plus en plus sensible et compréhensif. « 11 en résulte, dit M. Spencer^ (( que le progrès se fait vers un état dans lequel chaque « citoyen, sans tolérer aucune autre restriction à la liberté, « tolérera celle qu'impliquent les égales revendications de « ses concitoyens, ou plutôt il ne tolérera pas simplement « cette restriction, mais spontanément il la reconnaîtra et Vaf- « firmera; il sera sympathiquement anxieux pour la sphère u d'action légitime de chaque citoyen comme pour la sienne « propre, et il la défendra contre l'invasion d'autrui, tout « en empêchant aussi d'envahir la sienne. C'est manifes- « tement la condition de l'équilibre que les sentiments « égoïstes et les sentiments altruistes coopèrent à produire. »

Remarquez maintenant , ajoute M. Spencer , « quelle « erreur il y a à croire que l'évolution de l'esprit par les « effets des expériences accumulées et devenues hérédi- « taires ne peut avoir pour résultat des sentiments moraux « permanents et universels, avec leurs principes moraux « corrélatifs. Tandis que les sentiments égo-altruistes s'ajus- « tent aux modes variés de conduite requis par les circons- « tances sociales à chaque lieu et à chaque temps, les sen- « timents altruistes s'ajustent aux modes de conduite qui « sont bienfaisants d'une manière permanente, par la con- « formité qu'ils offrent avec les conditions nécessaires pour « le plus haut bonheur des individus dans l'état d'asso- « ciation. »

Pourquoi, se demande M. Spencer, voyons-nous encore un conflit entre les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes? C'est que « la vie déprédatoire », qui répond aux premiers, n'a pas encore entièrement fait place à « la vie « industrielle », qui répond aux seconds. A moitié sauvages et à moitié civilisés, nous sommes encore à moitié égoïstes et à moitié altruistes ^

1. Principles of psycholorjy, p. 616.

2. Ibid., 020, 021. M. Spencer, comme Buntham, fait du reste le

BERBERT SPENCER 179

Avec révolution des sentiments altruistes se produit une évolution des idées et principes qui y répondent. « Ici, dit « M. Spencer, nous pouvons observer la relation de ce point <( de vue avec les théories éthiques courantes, spécialement « la doctrine de l'utilité \.. Lorsque le mot utilité a été « éclaire! , débarrassé des associations trompeuses, et que

procès de l'altruisme pur et exclusif, du pur désintéressement, et en montre les inconvénients pratiques lorsqu'on le pousse à l'excès. Il y a, selon lui, deux morales ou, si l'on veut, deux religions, celle de l'égoïsme et celle de l'altruisme ; l'humanité primitive n'en avait qu'une, la pre- mière : l'humanité du lointain avenir n'en aura qu'une, la seconde. « Entre « le commencement et la fin, pendant toute l'évolution sociale, il faut « qu'il s'établisse entre elles une sorte de transaction. » (Introduction à la science sociale, trad. fr., p. 192.) <c L'altruisme a du bon et 1 égo'isme « aussi, et une transaction entre les deux principes est continuellement « nécessaire. ■» [IbicL, p. 199.) Si l'on veut pousser à l'extrême l'un ou l'autre de ces deux principes, il se détruit, u La doctrine du sacrifice, « par exemple, est insoutenable dans sa forme absolue. Le travail, les u entreprises, les inventions, les perfectionnements reposent sur ce prin- « cipe que, dans une société il y a beaucoup de besoins non satisfaits, « chacun songe à satisfaire ses propres besoins plutôt que ceux des « autres. La vie industrielle est basée là-dessus. « Si Pierre ne s'occu- pait pas de lui-même et n'avait souci que du bien-être de Paul, de .Jac- ques et de Jean, tandis que chacun de ceux-ci, sans faire attention à ses propres besoins, travaillerait à pourvoir aux besoins des autres, ce cir- cuit, outre qu'il serait fort pénible, ne donnerait qu'une médiocre satis- faction aux besoins de chacun, à moins que chacun n'eût la conscience de son voisin. « Le pur altruisme conduirait à une impasse aussi bien que le pur égo'isme. » Au delà de certaines limites, le sacrifice de soi- même est un" mal pour tout le monde, pour ceux en faveur desquels il s'accomplit aussi bien que pour ceux qui l'accomplissent. Pour que le renoncement soit pratiqué par un homme, il faut que règo'i'sme soit pra- tiqué par un autre. S'il est noble de procurer une jouissance à autrui, l'empressement à accepter cette jouissance est tout le contraire. « L'ab- « surdité de l'altruisme absolu devient manifeste si l'on réfléchit qu'il » n'est praticable sur une grande échelle que s'il se trouve dans la même « société une moitié égoïste à côté d'une moitié altruiste. Si chacun s'in- « téressait diiment aux autres, il n'y aurait personne pour accepter les « sacrifices que tous seraient prêts à faire. » Peut-être faut-il un cor- rectif que M. Spencer aurait apercevoir : il est bon que ralîrui>;me soit dans les intentions, mais qu'eu même temps chacun s'efTorce de rendre inutile pour soi-même tout sacrifice d'autrui. C'est ce qui se produit dans les familles bien unies, chaque membre sent qu'il peut compter au besoin sur le dévouement absolu des autres membres, et cependant prend à tâche de leur épargner tout dévouement de ce genre. M. Spencer conclut en disant : « L'altruisme pur dans une société impli- « que une nature humaine qui rend l'altruisme pur impossible, faute « de gens envers qui le pratiquer. » il/jid., p. 200 et suiv.)

1. « Ce mot d'utilité, convenablement comprehensif , a des inconvé- « nients et reçoit des explications qui égarent. Il suggère vivement la « pensée des usages, des moyens, des fins prochaines; il ne suggère que « faiblement l'idée des plaisirs, positifs ou négatifs, qui sont les fins «ultimes, et qui, dans les discussions éthiques, sont seuls cousi- «■ dérés. De plus, il impUque la reconnaissance consciente de moyens •<■ et de fins ; il implique le choix délibéré d'une voie pour gagner un « avantage ; il n'indique pas les cas nombreux dans lesquels les actions « sont déterminées et rendues habituelles par les expériences de résul- « tats agréables ou pénibles, sans aucune généraUsatioa consciente de « ces expériences. »

180 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« sa signification a été étendue d'uiie manière adéquate , ce nous voyons que la doctrine de Vutilité peut être mise « en harmonie avec la théorie de révolution des sentiments H moraux et idées morales, jtourvu qu'elle reconnaisse les « effets accumulés des expériences héréditaires ; et nous « voyons qu'alors la sympathie même, et les sentiments « résultant de la sympathie , peuvent être interprétés « comme produits par des expériences d'utilité. » Mais ces expériences ne sont pas nécessairement des calculs con- scients; elles sont devenues des instincts en apparence spon- tanés. De la croyance « au caractère sacré, spécial de « ces hauts principes, et le sens de la suprême autorité des « sentiments altruistes qui y répondent \ »

Cette suprême autorité n'est autre chose que la suprême nécessité de cet état d'équilil^re final vers lequel tendent tous les individus.

Est-ce une autorité vraiment impérative comme le dit M. Spencer, c'est-à-dire vraiment obligatoire? Non, si l'on attache un sens moral au mot d'obligation. L'autorité des grandes règles de justice n'est pas une contrainte morale, mais une contrainte physique provenant de l'habitude ; c'est une sorte de nécessité subjective résultant de notre consti- tution, qui elle-même résulte des impressions accumulées à travers les âges. Grâce à l'hérédité, cette tendance plus ou moins nécessitante vers les actions conformes au bonheur a pris la forme d'une intuition K

M. Spencer applique ainsi son explication générale des

1. a Pour faire comprendre pleinement le point de vue auquel je me place, écrit M. Spencer à Stuart Mill, il semble nécessaire d'ajouter qnaMX propositions fondamentales à.'ux\e science morale développée cor- respondent certaines intuitions morales fondamentales, qui se sont déve- loppées successivement et se développent encore dans la race et qui, bien qu'elles soient les résultats à'ejpériences d'utilité accumulées, gra- duellement passées à l'état organique et transmises héréditairement, sont arrivées à être entièrement indépendantes de l'expérience con- sciente.

(i De même que, selon moi, l'intuition de l'espace possédée par un indi- vidu vivant a été le fruit des expériences organisées et consolidées des individus qui l'ont précédé et qui lui ont légué leurs organisations nerveuses lentement développées ; de même que cette intuition, qui n'a besoin des expériences personnelles que pour se déterminer, est devenue en apparence indépendante de l'expérience ; de même je crois que les expériences d'utilité organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine ont produit des modifications nerveuses correspondantes, qui, par transmission et ( accumulation continue . sont devenues chez nous certaines facultés d'intuition morale, certaines émotions répondant à une conduite juste ou injuste, sans aucune base apparente dans les expériences d'uti- lité individuelle. >>

HERBERT SPENCER 181

idées innées à l'idée du bien moral; et il ajoute que ces idées se trouvent exactement conformes aux choses préci- sément parce qu'elles sont le résultat des choses. « De « même que l'intuition de l'espace répond aux démonstra- « tions exactes de la géométrie et que nous voyons ses « conclusions grossières interprétées et vérihées par la géo- « métrie, je tiens que V intuition morale répondra aux dé- « monstrations de la science morale et y trouvera l'interpré- «tation et la vérification de ses conclusions grossières'. » En d'autres termes, les nécessités de notre pensée, fa- çonnée par les choses, correspondent aux nécessités des choses elles-mêmes. Cette sorte de nécessité objective est un second équivalent de l'obligation morale que nous pro- pose M. Spencer.

La morale ainsi entendue a-t-elle une sanction ? Non, si l'on entend une sanction morale; oui, si l'on entend une sanction naturelle. Cette sanction n'est encore que la né- cessite même des lois naturelles qui amèneront tôt ou tard l'équilibre final de la société. Tout ce qui n'est pas dans le sens de ce progrès n'est qu'un moment transitoire ; tout ce qui est dans le sens de ce progrès prend un caractère de plus en plus définitif. Une nation est-elle incapable de se conformer aux conditions nécessaires de l'existence sociale, elle disparaît dans la lutte pour l'existence ; voilà ce qu'on pourrait appeler une sanction. Quant aux individus, la sanction est sans doute , pour M. Spencer comme pour M. Darwin, dans la peine causée par la contradiction entre l'acte nuisible ou personnel et les intuitions générales ou tendances durables (]ue l'hérédité a accumulées en nous.

C'est par ces nécessités intérieures et extérieures, qui prennent en nous la forme de Tintuition morale et du sens moral, que M. Spencer espère pouvoir remplacer tout à la fois le principe mystique de l'obligation morale et le prin- cipe trop ambigu de l'utilité, dont, selon lui, Bentham n'a nullement fourni la justificati&n.

Y. Dans la politique, la théorie de l'évolution aboutit chez M. Spencer à un libéralisme plus grand encore que chez Stuart Mill et chez Bentham.

Comme Bentham, M. Spencer croit que le gouvernement

1. Lettre à Stuart Mill, dans Bain, loc. cit.

182 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

est un mal nécessaire. Le gouvernement est l'ensemble des moyens de contrainte qui font échec aux penchants anti-sociaux. Ces moyens maintiennent l'équilibre entre les conditions de la vie sociale à un moment donné et les penchants traditionnels, vestiges d'un état social antérieur: le gouvernement est donc une fonction corrélative de l'im- moralité de la société. Le développement du sens moral, en- tendu à la manière que nous savons, amène graduellement la chute des institutions coercitives. Le respect de Vauto- rité décline à mesure que croît le respect des droits de V indi- vidu. Si ce respect était parfait, le gouvernement serait nul.

La seule utilité du gouvernement et sa vraie fonction, c'est la protection des gouvernés par la justice. Si le gou- vernement montre de l'incapacité dans cette fonction, cela tient surtout à ce qu'il y ajoute d'autres fonctions qui ne sont pas vraiment les siennes. La loi de la spécialisation des fonc- tions^ qui est une des lois de l'évolution universelle, veut que chaque tâche soit spécialisée pour être bien remplie. « En divers pays et en divers temps, l'Etat a rempli cent « fonctions diverses. Il n'y a peut-être pas deux gouverne- « ments qui se soient ressemblé par le nombre et la nature « des fonctions qu'ils se croyaient obligés de remplir; mais « une seule n'a jamais été négligée par aucun : la fonction « de protection; ce qui prouve que c'est la fonction essen- <( tielle. » On reconnaît ici une application de la méthode des résidus, chère aux Anglais. En conséquence, « le de- « voir de l'Etat est-de protéger, de maintenir les droits des « hommes, c'est-à-dire d'administrer la justice. »

Le gouvernement parlementaire est la forme transitoire de gouvernement qui se trouve actuellement la plus propre à remplir cette fonction. « Le gouvernement parlementaire « est bon plus que tous les autres pour l'œuvre qu'un « gouvernement doit faire ; il est mauvais plus que tous les » autres pour l'œuvre qu'un gouvernement ne doit pas « faire. » Cette forme de gouvernement offre d'ailleurs un caractère tout transitoire, car elle convient à une société les mœurs violentes et déj^rédatoires qui caractérisaient les âges passés n'ont pas encore fait place aux mœurs fon- dées sur la justice ; c'est la forme les deux forces du progrès social, l'esprit conservateur et l'esprit réformateur, peuvent le mieux s'affirmer. La force des sentiments con- servateurs et celle des sentiments réformateurs expriment, par leur lutte et par la résultante de leurs tendances, le degré de moralité d'une société. Le triomphe des premiers

HERBERT SPENCER 183

indique une prédominance des habitudes violentes; la vic- toire des seconds prouve que les habitudes morales du respect des droits ont acquis la prépondérance. Une société peut être jugée d'après la proportion entre la contrainte exercée sur les citoyens au nom de la loi humaine et l'obéissance volontaire à la loi morale : égalité dans la liberté. Quand la loi morale devient assez forte, la con- trainte doit disparaître ; alors tout gouvernement devient inutile et est même un mal; « les hommes ressentent « alors une telle aversion pour les entraves de l'autorité, « ils se montrent si jaloux de leurs droits, que tout gouver- « nement devient impossible. Admirable exemple de la « simplicité de la nature : le même sentiment qui nous « rend propres à la liberté nous rend libres ^ »

Le gouvernement final, répondant à l'équilibre final, qui achèvera l'évolution et consommera Vutilité ou le 'plus grand bonheur de tous, c'est, selon M. Spencer, une dé- mocratie finale la nation sera le vrai corps délibérant, faisant exécuter ses volontés par des délégués chargés de mandats impératifs, de telle sorte que chaque individu se gouverne réellement lui-même. « Nous marchons vers une « forme l'autorité sera réduite au minimum et la liberté « portée au maximum. La nature humaine sera si bien « façonnée par la discipline sociale, si propre à la vie en « société, qu'elle n'aura plus besoin de contrainte exté- « rieure et qu'elle se contraindra elle-même... La vie de « l'individu sera portée au plus haut degré de compatibilité « avec la vie sociale, et celle-ci n'aura pas d'autre but que « d'assurer contre toute atteinte la sphère de la vie indivi- « duelle. Au lieu d'une uniformité artificielle d'après un « moule officiel , l'humanité nous présentera, comme la « nature , une ressemblance générale variée par des diffé- « rences infinitésimales. »Tout ce qui est une entrave pour l'individu disparaîtra par le -progrès de cet équilibre. « De « siècle en siècle, on a aboli des lois tyranniques, etl'admi- « nistration de la justice n'en a pas été atteinte pour cela ; « au contraire, elle s'est épurée. Les croyances mortes et « enterrées n'ont pas emporté avec elles le fonds de mora- « lité qu'elles renfermaient ; ce fonds existe encore, mais « purifié des souillures de la superstition. » Ce fonds de moralité, pourrait-on ajouter, c'est l'avenir même que le présent porte déjà en soi.

1. Id., p. 467.

184 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Telle est^ en une rapide esquisse, la grande doctrine de M. Herbert Spencer. Cette doctrine, complétée par les ana- lyses de M. Darwin, nous paraît marquer en quelque sorte le point culminant de la morale anglaise contemporaine. Les systèmes de Bentham et de Stuart Mill tendent évi- demment à s'absorber dans le système plus vaste de M. Spencer, qui leur laisse une place en son sein et les complète sans les détruire. C'est donc à tort, selon nous, que les partisans de Tutilité et les partisans de l'évolution continuent à former en Angleterre deux camps distincts. Les points de désaccord entre eux sont plus apparents que réels et ne portent pas sur le fond des choses. Les vé- rités que contient la vieille doctrine utilitaire se fondront tout naturellement avec celles qu'apportent les systèmes nouveaux. Si la morale de l'évolution rencontre, comme nous le verrons plus tard, des difficultés sérieuses, il n'est pas une de ces difficultés qu'on ne puisse opposer avec plus de force encore à la morale de Futilité proprement dite. D'ailleurs les hypothèses de l'évolution et de la sélec- tion ont acquis depuis quelques années un tel degré de probabilité qu'on peut prévoir le moment elles seront universellement admises, comme l'est par exemple aujour- d'hui l'hypothèse newtonienne de la gravitation ; il faut compter avec de telles hypothèses comme avec des faits démontrés ou prochainement démontrables. Il devient alors aussi absurde de vouloir construire sans elles un sys- tème de morale, qu'il le serait de construire un système d'astronomie en supposant les astres immobiles ou la terre tournant autour du soleil. Aujourd'hui, les vrais représen- tants d'une morale rationnellement utilitaire ne sont plus les penseurs timides qui se font l'écho afîaibh des Bentham ou des Stuart Mill ; ce sont les Darwin, les Spencer et ceux qui n'hésitent pas à suivre ces maîtres dans la voie nou- velle qu'ils ont frayée.

DEUXIÈME PARTIE

CRITIQUE

LMRODlCTIOxN

Toute doctrine, œuvre sincère de la pensée humaine, doit renfermer une part de vérité. Critiquer, c'est sim- plement montrer que cette partie de la vérité n'est pas le tout ; la critique n'est que la limite imposée par la raison aux systèmes, qui sont eux-mêmes limités par les choses. En fixant ainsi le point s'est arrêté l'efiFort de l'intelligence, la critique fixe précisément le point que Tintelligence doit dépasser ; elle lui ouvre un nouvel espace par delà celui qu'elle avait déjà parcouru ; en un mot, elle agrandit Tliorizon intellectuel, qu'un système avait voulu ramener à ses proportions toujours trop étroites.

En abordant ici la critique sincère et patiente de la morale anglaise, nous ne voulons nullement entreprendre une réfutation ni démontrer la fausseté de la doctrine que nous soumettons à l'examen. Disons plus : cette doctrine nous paraît sur plusieurs points parfaitement irréfutable : elle repose sur les trois grandes lois physiques et psycholo- giques d'association, d'évolution et de sélection, que tout penseur sérieux est aujourd'hui plus ou moins forcé d'ad- mettre. Nous voulons si peu contester de tels principes, qu'au besoin nous les défendrions de toutes nos forces. Seulement, une fois admis tous les faits qu'invoque en sa faveur l'école anglaise, nous nous demandons si elle pourra fonder sur ces faits seuls une morale vraiment com- plète; ne fait-elle point même fausse route en le tentant?

180 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

La morale proprement dite n'a-t-elle pas, comme la mé- taphysique, son vrai principe clans cet « inconnaissable » qui est au fond de nous-mêmes comme au fond de tout? En un mot une morale rigoureusement et exclusivement scien- tifique, sans mélange d'hypothèses métaphysiques, est-elle possible dans l'état actuel de la science? Bentham, Stuart Mill , Herbert Spencer , tous les penseurs utilitaires ou évolutionnistes croient pouvoir traiter la morale simple- ment comme la biologie ou la physiologie, sans y faire in- tervenir aucune conception métaphysique, aucune opinion sur l'origine ou la fin des choses. Les moralistes français du wiii*" siècle avaient déjà parlé d'une « physique des mœurs » reposant sur des données aussi précises que l'autre physique et suffisante pour l'individu comme pour l'Etat ^ Ne serait-ce point une illusion qui renaît de siècle en siècle?

Il y a deux parties dans la morale, Tune psychologique et physiologique, l'autre vraiment pratique et proprement morale; la preniière étudie les ressorts habituels de la con- duite des hommes en général, l'autre s'adresse à chaque homme pour lui ordonner telle ou telle action; la première se contente d'analyser et d'exphquer, la seconde conseille ou commande ; l'une a pour domaine les faits, l'autre a son objectif au delà de tout fait présent ou passé, dans un avenir encore indéterminé. Or autre chose est d'analyser le passé, autre chose de produire l'avenir. La première partie de la morale peut se traiter scientifiquement; la seconde en certains points semble encore échapper plus ou moins aux sciences positives. Nous le répétons, l'ana- lyse des idées et des sentiments moraux a été faite admi- rablement par l'école anglaise : si ses « genèses » offrent encore de nombreuses lacunes et des inexactitudes, il est permis d'espérer que tôt ou tard ces lacunes seront comblées, ces inexactitudes effacées; mais les utilitaires et les évolutionnistes ne se heurteront-ils point toujours aux mêmes difficultés quand, passant de la théorie scien- tifique à la pratique morale, ils essayeront d'établir une règle d'action générale et de faire prédominer dans la con- duite tel sentiment ou tel instinct, par exemple l'instinct social, sur tel autre qui a scientifiquement la même va- leur, par exemple l'instinct de conservation ?

1. Voir, dans notre Morale d'Epicure, les chapitres consacrés au xviir siècle.

INTRODUCTION A LA CRITIQUE 187

M. Spencer, dans un de ses ouvrages , a comparé la morale à l'astronomie; mais ici, c'est l'astronome lui-même qui doit régler le mouvement des astres et leur marquer leur route ; de plus, ces astres sont des êtres conscients et intelligents qui n'obéissent pas à Faveugle : il faut leur démontrer que la voie indiquée est la meilleure non- seulement pour la société , mais pour eux-mêmes. A ce point de ^ale, une science positive de la morale, embras- sant l'avenir de l'humanité et de l'individu même, appa- raît comme infiniment plus compliquée que toute autre science et comme dépassant actuellement la portée de Tesprit humain. Elle rencontrerait même assurément, comme nous le verrons plus tard, un certain nombre de contradictions insolubles entre l'intérêt de l'individu et l'intérêt social ; or il suffit d'une seule contradiction de ce genre pour ruiner une morale qui ne parle qu'au nom des faits et pour apporter le désordre parmi les individus qu'elle voulait diriger de concert.

Comment donc traiter d'une façon purement scientifique des choses précisément la science positive n'a pour résultat que de mettre au grand jour les contradictions exis- tantes? Il y aurait une seconde Critique de la raison pratique à faire en se plaçant à un point de vue nouveau. Sans aboutir à aucune des conclusions dogmatiques de Kant et en adop- tant toutes les données des sciences contemporaines, on pourrait montrer que ces données sont pratiquement insuf- fisantes tant qu'il reste pour notre esprit un « inconnais- sable » quelconque, car cet inconnaissable a toujours une part dans nos décisions. On ne peut pas le bannir de nos actions tant qu'il est au fond de notre pensée ; c'est même lui qui permet à l'agent moral, en face des antinomies pratiques que lui présente la société actuelle, de passer outre et d'agir comme si elles n'existaient pas. Nous aurons plus tard l'occasion de le constater, dans le monde visible et tangible que la science étudie, le désintéres- sement, le dévouement sont injustifiables ; mais n'y a-t-il point un autre monde que celui-là ? La science a-t-elle dit encore le dernier mot des choses? Telle est l'interro- gation pleine d'anxiété sur laquelle nous paraît reposer presque toute la morale. C'est dire que la morale a préci- sément pour principe et pour objet l'au-delà de la science. Sur cet au-delà, deux hypothèses sont possibles. Peut-être, si nous connaissions le fond des choses, reconnaîtrions-nous que l'être le plus moral, le plus désintéressé, est aussi

188 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

celui qui a le mieux compris l'univers et la vraie exis- tence ; que ce qui s'appelle l'idéal est l'essentielle réalité, la force destinée au triomphe final, et que celui qui s'y attache s'attache à la seule chose solide, immuable, éter- nelle. Peut-être au contraire, si nous connaissions le fond des choses, la conduite qui nous paraît aujourd'hui la plus morale nous paraîtrait-elle absurde ; peut-être même, si la science arrive quelque jour à son achèvement et à sa perfection, son triomphe coïnciderait-il avec la suppres- sion de la morale telle qu'on l'entend aujourd'hui : à cette époque, on n'en aurait plus besoin et elle disparaî- trait après être devenue inutile. Selon cette seconde con- ception, la morale en ses plus admirables préceptes n'exis- terait aujourd'hui que pour suppléer la science, elle fait encore défaut. La morale serait un peu comme la poésie, qui tend à s'effacer devant la science : c'est un vrai poème à réaliser qu'une belle vie; les grandes actions, qui inspiraient jadis les épopées, sont des épopées elles- mêmes, et nul poème ne les vaut. Le moraliste , dans cette hypothèse , entraînerait les hommes en faisant se dresser devant eux l'austère figure du devoir, comme Tyrtée poussait en avant les combattants en invoquant les fan- tômes des dieux, de la gloire et de la patrie. Pour se dévouer quand le salut des autres l'exige , il faut se bercer soi-même de quelque grande idée, se chanter tout bas quelque chose : l'oreille pleine de musique et le cœur d'harmonie, on s'oublie alors, on oublie le monde réel, et ainsi peut s'accomplir en paix le sacrifice du devoir. Telles sont les deux hypothèses sur l'inconnu, l'une affir- mative, l'autre négative, en face desquelles nous laissera, après examen, cette morale anglaise qui avait d'abord es- péré se faire purement scientifique et positive. Le problème essentiel, le problème :mo)T/^, subsistera toujours.

Pour mener jusqu'au bout la critique de l'école anglaise que nous entreprenons en ce moment, nous aurons besoin d'une certaine persévérance. Cette école, qui s'appuie per- pétuellement sur les découvertes psychologiques ou phy- siologiques de notre siècle, a des ressources' qui semblent inépuisables. De plus, les penseurs anglais, par exemple Stuart Mill, ne reculent devant aucune subtilité, et il faut pouvoir les suivre dans tous les détours de leur argumen- tation. Si nous n'avions en face de nous que des Hobbes ou des Spinoza, si \'école anglaise et surtout l'école utilitaire

INTRODUCTION A LA CRITIQUE 181»

était représentée de notre temps par des génies aussi logi- ques, aussi rigoureux dans les paradoxes mêmes; si elle était seulement représentée par des hommes comme Helvétius ou La Mettrie, capables de ne reculer, avec la logique française, devant aucune conséquence de leurs doctrines, notre tâche serait à vrai dire bien allégée ; nous n'aurions qu'à suivre leur pensée en allant droit devant nous. Il n'en est pas ainsi pour certains représen- tants modernes de la « morale inductive » : l'esprit anglais, très-perçant, manque souvent de rigueur et de vigueur; la pensée anglaise , un peu tortueuse, oublie volontiers la voie droite, pour se jeter dans les chemins de traverse; se plaisant aux analyses de détail, elle perd de vue le tout, et si la finesse lui fait rarement défaut, la logique lui manque parfois.

On voit que nous ne nous dissimulons point les diffi- cultés de notre tâche. Du reste, il n'y a pas en philoso- phie de question facile. Lorsqu'on veut approfondir un problème, on le voit toujours, donnant naissance à d'au- tres problèmes, se prolonger ainsi à l'infini, et Tintelli- gence, à mesure qu'elle s'enfonce plus avant dans la réa- lité, sent la lumière se faire plus rare et lui échapper peu à peu : ainsi, sous la profondeur des flots de la mer, pâlit et se perd la lueur des astres en une longue et vague traînée lumineuse. Une chose doit nous encourager : si le problème moral compte parmi les plus obscurs^ c'est aussi celui qui intéresse le plus l'esprit humain; c'est celui qui se pose devant nous avec le plus de force : il est doux d'agiter de telles questions, même quand la solution sem- ble parfois se dérober à nos prises.

LIVRE PREMIER

DE LA MÉTHODE MORALE

CHAPITRE PREMIER

MÉTHODE INDUCTIVE ET MÉTHODE INTUITIVE

Opposition de la méthode inductive et de la méthode intuitive, cor- respondant à l'opposition de la morale naturaliste et de la morale rationaliste. Importance du problème.

1. Deux parties dans la méthode morale : partie supérieure, qui détermine le iwincipe de la moralité ; partie inférieure, qui déter- mine les applications de ce principe. Accord progressif de l'école inductive et de l'école intuitive pour la partie inférieure. Rôle croissant qu'elles attribuent l'une et l'autre à la déduction.

IL Désaccord final des deux méthodes dans la détermination du principe de la moralité. Comment la méthode inductive prend pour principe un fait découvert par induction, par exemple le désir du bonheur ou du bien-être. Comment la méthode a priori prend pour pj'incipe une idée, objet de l'intuition: le bien et le devoir.

III. Difficultés (jue rencontre Stuart Mill quand il veut établir par induction un principe de la moralité qui ne soit pas arbitraire. Passage non justifié de ce qui est désiré à ce qui est désirable. Méthode supérieure de M. Spencer. Vaste système d'induction embrassant le monde entier et dont il déduit ensuite la morale humaine. Que cette méthode est encore incomplète. Comment, au lieu de s'appuyer sur de simples faits observables, l'école induc- tive est toujours obligée de s'appuyer, comme l'école adverse, sur dos hypothèses métaphysiques. Une dernière remarque sur les deux méthodes.

L'opposition de la « morale inductive » et de la mo- « raie intuitive «, sur laquelle insiste si souvent l'école anglaise contemporaine, ne recouvre pas seulement une question de méthode qui intéresserait le logicien et le

DE LA METHODE MORALE 191

savant ; elle enveloppe deux conceptions contraires de l'ensemble des choses et de cette méthode générale que suit, pour ainsi dire, le progrès même de l'univers. L'an- tithèse de l'induction et de l'intuition ne se ramène-t-elle pas à Topposition du naturalisme et de l'idéalisme ? Selon le premier de ces systèmes, c'est la nature qui produit et règle l'esprit, s'élevant peu à peu, par une sorte de marche inductive, du fait sensible à la loi intelligible, de la matière à la pensée, et tirant ce qui doit être de ce qui est. Selon la seconde doctrine, au contraire, la nature visible n'est pas tout; au delà ou plutôt au fond de la nature même, il est quelque mystérieux principe qui explique et règle l'évolution universelle et doit être cherché le dernier mot du monde. Le monde cette doctrine raffîrme a un sens, un but ; on n'a pas tout dit quand on a dit : Cela est, car ce qui est se déduit sans doute de ce qui doit être ; la réalité aspire vers un idéal elle trouve sa vraie expli- cation.

Aussi, tandis que la morale inductive est essentiellement la morale naturaliste, tandis qu'elle prétend reposer seule- ment sur des faits et des lois physiques, la morale intuitive, au contraire, est la morale idéaliste, qui admet en elle des éléments supérieurs à toute loi purement physique et à tout fait sensible. Là, c'était le fait érigé en loi ; ici, c'est la loi conçue comme précédant le fait et s'imposant à lui; là, c'était le fatalisme des désirs poursuivant la plus grande somme de plaisirs ; ici, c'est l'idée et la volonté soumettant les désirs et les plaisirs à un but supérieur.

La lutte des deux méthodes et des deux doctrines auxquelles toutes les autres viennent se réduire semble toucher de nos jours au moment décisif et critique. Jamais la question n'a été mieux posée ; jamais les solutions n'ont été mieux déduites de part et d'autre. Dans ce problème de la méthode morale, c'est le positivisme et la métaphy- sique, c'est en quelque sorte la nature et l'idée qui sont aux prises.

Si les deux méthodes s'opposent ainsi par les principes dont elles partent et la fin à laquelle elles tendent, néan- moins, à un point de vue purement logique, leur dissem- blance est moins grande qu'on ne le croit généralement. Nous rechercherons d'abord les points sur lesquels elles s'accordent, afin de restreindre ainsi graduellement le débat. '

192 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

I. Il y a clans la méthode morale deux imrties dis- tinctes : l'une inférieure, où, les principes étant donnés, il s'agit d'en développer les conséquences ; l'autre supé- rieure, oîi il s'agit d'établir les principes eux-mêmes.

Les expressions de méthode inductive et de méthode intuitive, si chères aux philosophes contemporains de l'Angleterre, sont loin d'offrir toute la clarté désirable. Yeulent-ils dire que la morale doit procéder par induc- tion seulement dans l'établissement de ses principes, ou qu'elle doit procéder aussi par induction dans le dévelop- pement de toutes ses conséquences, de manière à ne pré- senter qu'une longue série d'inductions et de généralisa- tions empiriques? Le système utilitaire a d'abord essayé de se constituer sous cette seconde forme , comme une morale inductive tout ensemble dans son principe et dans ses conséquences ; mais nous allons voir les utihtaires réduire peu à peu cet amas d'inductions à une seule, fon- damentale, qui fournit leur principe. De son côté, la morale intuitive a commencé, elle aussi, par se prétendre intuitive tout à la fois dans son principe et dans ses con- séquences, de manière à offrir ainsi une longue série d'in- tuitions ; mais elle a fini elle-même par ramasser toutes ces intuitions en une seule, qui lui sert de principe. L'an- tithèse des deux doctrines, qui existait d'abord à la fois dans la partie supérieure et dans la partie secondaire de la morale, s'est donc concentrée sur la question des prin- cipes, et l'accord tend à s'établir pour le reste entre l'école inductive et l'école intuitive.

Voyons d'abord comment les deux méthodes adverses se sont réconciliées peu à peu dans la partie secondaire de la morale; nous pourrons mieux marquer ensuite le vrai point de divergence, conséquemment le vrai centre du problème, devra se trouver un jour la solution.

A l'époque de Bentham, la morale intuitive en Angle- terre était encore à la première période de son développe- ment : Shaftesbury, Hutcheson et Hume admettaient une sorte de « sens moral », de « goût moral », et procédaient moins par intuitions intellectuelles que par appels au sim- ple sentiment. La méthode morale, telle que Priée et l'i'-cole écossaise semblent l'avoir conçue, mériterait mieux ce nom iVinluitive. D'après cette école, notre raison aper- çoit, par des intuitions immédiates, la qualité bonne ou mauvaise des actions particulières. Je juge que ceci est mal, que ceci est bien, et chacun de ces jugements parti-

DE LA MÉTHODE MORALE 193

culiers, absolu en son genre , ne peut se rattacher à aucun jugement unique et supérieur. C'est là, si Ton veut, une morale rationaliste^ mais qui admet une série d'axiomes, de vérités et comme de moralités également premières ou irréductibles. Reid prend la peine de sup- puter ces axiomes et rapetisse encore singulièrement la pensée de Price. « Il n'en est pas, dit-il, d'un système de « morale comme d'un système de géométrie, chaque « proposition tire son évidence des propositions anté- « rieures... Un système de morale ressemble plutôt à un « système de botanique, collection de vérités qui ne s'en- « chaînent pas les unes aux autres et dans lesquelles « l'arrangement n'a pas pour but de produire l'évidence, « mais simplement de faciliter la conception et de secourir « la mémoire '. »

Ne trouvons-nous pas, dans cette méthode de l'école sentimentale et de l'école écossaise, une insuffisance qui devait provoquer une inévitable réaction?

Toute science véritable, intuitive ou inductive, tend à relier les choses entre elles et à établir entre les vérités des rapports de principe à conséquence. La botanique même, dont parle Keid, est loin d'être une simple et aride énumération : dans ce cas, ce serait un catalogue, non une véritable science. La botanique n'énumère pas seule- ment, elle classe, c'est-à-dire qu'elle ramène le particu- lier au général, l'individu à l'espèce. La botanique a fait plus encore avec Lamarck : elle s'est efforcée de réduire à l'unité toutes les espèces et tous les genres ; elle a tenté une synthèse embrassant tout le règne végétal et s'éten- dant jusqu'au règne animal. La morale dont parle Reid n'est donc pas même une botanique. Il manque à cette collection de jugements moraux et d'intuitions le prin- cipe d'unité qu'exige toute méthode scientifique ; nous n'avons ici que des principes de différence, des axiomes séparés, irréductibles, absolus; l'analyse n'est point com- plétée par la synthèse : rien d'un et de général, à quoi on

1. Reid, Ess., V, ch. i. C'est cette conception d'une morale pour ainsi dire axiomatique qui plus tard devait prévaloir en France chez Victor Cousin. « La morale, dit-il, a ses axiomes, comme les autres o sciences. Soit donnée l'idée de dépôt, je me demande si celle de « le garder fidèlement ne s'y attache pas tout aussi nécessairement « qu'à l'idée de triangle s'attache l'égalité de ses trois angles à deux « droits. B (Cousin, Cours de l'/iist. de pliil. mod., II, p. 296.) Plus récem- ment encore, on définira avec M. Jules Simon la méthode morale « l'art d'interroger la conscience morale et d'exprimer clairement les réponses de l'oracle » .

GUYAU 13

194 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

puisse ramener on dont on puisse tirer la série des pré- tendus axiomes. La morale devient une sorte de casuis- tique et de mnémotechnique , comme l'avoue Reid lui- même ; elle n'est plus la morale. On pourra Lien dire qu'elle a pour objet d'interpréter les oracles intérieurs ; mais l'interprétation des oracles , comme disait Socrate, regarde les devins plutôt que les philosophes.

Qu'on ne s'étonne donc pas de la réaction extrême qui se produisit, chez Bentham, contre la doctrine du sens moral ou celle des intuitions morales ainsi entendues.

A un système absolu et exclusif Bentham répondit par un système également absolu et exclusif. Sa méthode est purement expérimentale. Elle ne consiste qu'à observer les plaisirs ou les peines et à les comparer entre eux. Les instruments de cette méthode sont le calcul arithmé- tique, les tables et catalogues des plaisirs, dont Ben- tham faisait le pendant du tableau des affinités chimiques; un instrument idéal serait cette sorte de « thermomètre moral » à l'aide duquel la science des passions ou « patho- logie mentale « mesurerait la somme des plaisirs causée chez chacun par chaque objet. On ne fera pas à Ben- tham le reproche de poursuivre un idéal trop élevé, mais plutôt d'être trop terré à terre et de traiter le bonheur humain comme un sac d'écus. Pourtant il a le mérite d'avoir commencé à constituer la morale sur une base scientifique. Le principal défaut de la méthode benthamiste est d'être trop étroite : elle manque de portée, elle ignore les grandes généralisations. Elle n'observe les faits que pour les comparer entre eux et les évaluer; mais elle ne remonte point de ces faits aux lois qui les engendrent et les gouvernent.

Avec Stuart Mill, la méthode expérimentale cesse de s'en tenir à la simple comparaison des faits, à la simple évaluation des plaisirs et des peines. Elle n'observe pas seulement les phénomènes : elle essaye d'induire vérita- blement les lois et de s'élever du particuher au général; elle ramène les phénomènes moraux comme les phéno- mènes psychologiques à la loi de l'association.

Dès lors, au lieu de se borner à une série d'inductions purement empiriques, Stuart Mill reconnaît que la morale tend par son progrès, comme toutes les autres sciences, à devenir de plus en plus déductive. Le premier principe sera seul obtenu par induction, à savoir le désir universel du bonheur; mais, ce principe une fois établi, on en tirera

DE LA MÉTHODE MORALE 195

par déduction toutes les conséquences qu'il renferme, et la morale finira par former une chaîne de démonstra- tions supendue à un seul anneau. Elle sera une science inductive dans son principe et déductive dans ses appli- cations.

M. Spencer va plus loin encore : il veut que le premier principe d'où se déduit tout le reste ait un caractère de nécessité, qui se communiquera ensuite à toutes ses consé- quences, de telle sorte que l'arbitraire soit exclu du sys- tème entier de la morale. Pour cela, il rattache la science des mœurs à la science de l'univers, et le désir du bonheur chez l'homme à la loi suprême du monde : conservation de l'être. M. Herbert Spencer est une sorte de Spinoza positiviste, avec cette différence que, approfondissant davan- tage le principe de la persistance dans l'être, il en tire celui du progrès dans l'être : toute conservation est une évolution. C'est l'idée capitale qu'il ajoute aux idées de Spinoza, de d'Holbach et de Yolney \

De son côté, la méthode intuitive tend aussi à réduire la morale en un vaste système de déductions, et le principe suprême de ces déductions est analogue à celui de M. Spen- cer : l'ordre universel, qui renferme aussi le plus grand bonheur possible de Thumanité.

Il semble donc que les deux méthodes vont au-devant l'une de l'autre , que le désaccord tend à se concentrer sur un seul point ; mais ce point essentiel , c'est le genre de nécessité qui appartient au premier principe d'où se déduit la morale. Les uns y voient une simple nécessité de fait, par conséquent une nécessité physique ; les autres y voient une nécessité de droit et de devoir, une nécessité "^propre- ment morale.

En un mot, la méthode inductive tend à se changer en une méthode déductive qui tire d'un premier principe, seul obtenu par md!<dîon , toutes les conséquences qu'il renferme ; et cette méthode même se confond partiellement avec la méthode dite rationnelle, qui déduit d'un premier prin- cipe, seul obtenu par intuition, toutes les conséquences qu'il renferme ^ C'est donc à ce premier principe, vient se concentrer le débat, que nous devonsremonter; c'est vrai- ment que s'opposent l'école empirique et l'école intuitive.

1 . Sur d'Holbach et Volney, voir notre Morale d'Épicwe.

2. La morale a posteriori est une morale inductive-aéductive ; la morale a priori est une morale intuitive-déductive.

196 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

IL Pour que le premier principe des déductions morales ne nous fuie pas sans cesse, il faut un point fixe auquel nous puissions l'attacher et qui exclue tout arbitraire. Mais ce point fixe à son tour, qu'il importe de déter- miner avec une précision scientifique, peut être représenté de deux manières : il peut être un fait d'expérience ou une idée conçue par l'esprit comme supérieure à l'expé- rience.

Dans la première hypothèse, qui est celle de l'école an- glaise, la méthode morale suspendrait toutes ses déduc- tions à un fait donné empiriquement. Par exemple, le désir du bonheur est un fait. Ce fait étant posé, on en déduira les conditions, et on obtiendra ainsi une science du bonheur. On ne commencera pas par dire que le bonheur doit être désiré, ou qu'il est désirable, mais qu'en fait il est désiré. Ce premier désir une fois posé en principe, les moyens de le satisfaire deviendront désirables, et l'idée de nécessité s'introduira alors dans la science des mœurs, sans exprimer autre chose que ce qu'elle exprime dans tou- tes les autres sciences, à savoir la nécessité des moyens pour les fins et des causes pour les effets. Telle serait une morale vraiment positive, analogue aux autres sciences expérimentales, étudiant comme elles des relations cons- tantes et nécessaires, avec un fait d'expérience pour point de départ. La proposition fondamentale de la morale ne serait que la traduction de ce fait; elle n'exprimerait pas encore un devoir; elle n'exprimerait pas non plus un simple pouvoir; elle ne dirait pas : Tu dois vouloir ceci , par exemple la tempérance , ou : Tu peux vouloir ceci ; mais elle dirait : En fait, tu veux ceci, à savoir ton plus grand bonheur; or il faut des moyens pour l'obtenir, et la tem- pérance fait partie de ces moyens; donc, logiquement, tu dois vouloir la tempérance. Le mot doit ne signifierait que l'accord logique de la conséquence avec le principe.

L'autre morale, au contraire, ne relèverait pas simplement d'un fait réel, mais d'une idée qui n'est pas encore réelle et qui cependant doit être réalisée pour elle-même et non plus comme un moyen pour autre chose. En un mot, au lieu d'un devoir dérivé et simplement logique , comme lorsqu'on dit que pour se guérir de la fièvre on doit pren- dre de la quinine, on aurait un devoir primitif et absolu, un devoir moral , s'imposant à la volonté par lui-même et non en vertu d'un fait antérieur dont il serait la consé- quence.

DE LA MÉTHODE MORALE 197

La première méthode aboutit à une morale de fait, la seconde à une morale de devoir proprement dit.

Telle est en effet la forme dernière et exacte que le pro- blème tend à prendre pour les deux écoles. Staart Mill reconnaît qu'il faut rattacher toute la morale à un prin- cipe qui ne soit pas arbitraire, mais qui soit réellement « justifié ». Dans les arts purement physiques, comme l'art du maçon ou du médecin, cette nécessité se fait rare- ment sentir, parce qu'en général personne ne nie que la fin poursuivie ne soit désirable. Dans l'art moral, au contraire, on propose plusieurs fins à la fois ; il faut donc décider entre elles et ne pas « abandonner les fins que « doit poursuivre l'art de la vie ou de la société aux vagues « suggestions de l'entendement livré à lui-même, intel- « lectus sibi permissus '. » « Il doit exister, ajoute Stuart « Mill, quelque étalon, quelque modèle ou type universel « servant à déterminer le caractère bon ou mauvais , « d'une manière absolue ou relative, des fins ou objets de « désir. » Et il ne peut exister qu'un seul type de ce genre, car, « s'il y avait plusieurs principes supérieurs de con- te duite,la même conduite pourrait être justifiée par un de « ces principes et condamnée par un autre, et il faudrait « quelque principe plus général qui put servir d'arbitre « entre les autres ^ »

La question de la méthode morale étant ainsi élevée à la hauteur d'un problème toute la philosophie est engagée, voyons si la solution qu'en donne l'école de Stuart Mill est suffisante.

III. C'est par une induction que Stuart Mill espère justi- fier le principe suprême de la morale. « La seule preuve « qu'on puisse fournir qu'un objet est visible, c'est que « les gens le voient réellement. La seule preuve qu'un « son peut être entendu, c'est que les gens l'entendent; '( et ainsi de suite pour les autres sources de notre expé- « rience. De même, j'imagine que la seule preuve que quel- « que chose est désirable, c'est que les gens en réalité la « désirent... »

Ici se montre une première difficulté. Le mot visible et le mot désirable ont-ils un sens analogue ? Dire que le soleil est visible, c'est simplement dire qu'il peut être vu ; dire que

1. Utilitai',, ch. I.

2. Logique, II, 558, 559, trad . Peisse.

ic.s LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

le bonheur est désirable, ce n'est pas dire seulement qu'il peut être désiré, mais qu'il doit être désiré. Stuart Mill senj- ble confondre le sens des mots pouvoir et devoir. Ce n'est pas tout : la preuve qu'une chose est visible, selon lui, c'est qu'on la voit. Et en effet la preuve est ici valable ; mais pourquoi ? Parce que la conséquence ne dépasse pas le principe. On conclut du réel au possible, du fait au pouvoir, selon l'adage scolastique : Ab esse ad posse valet conse- quentia. De même, de ce que le bonheur est désiré , j'ai le droit de conclure qu'il peut être désiré; mais ce n'est point le principe dont la morale a besoin. Ai-je donc le droit, du fait que le bonheur est désiré, de conclure qu'il doit être désiré? Nullement, car la conséquence dépasserait ici le principe. Selon l'idéalisme, quand je vais du fait au pou- voir, je fais une simple analyse ou, comme dit Kant, un jugement analytique ; quand je vais du fait au devoir, je relie le fait à une idée qui le dépasse, je fais une synthèse ou un jugement synthétique. Dans le premier cas, je puis me contenter d'une induction expérimentale; dans le se- cond cas, j'ai besoin de trouver d'abord dans ma conscience l'idée du haut de laquelle je domine et juge le fait. Autre chose est une simple possibilité, autre chose est une nécessité. Stuart Mill aurait examiner ce point. Ne l'ayant pas fait, il n'a vraiment pas le droit de placer au début de sa morale autre chose qu'un simple fait : il peut dire que le bonheur est désiré et que les moyens du bonheur sont relativement désirables , mais il n'a pas ac- quis le droit de dire- que le bonheur est lui-même désirable ou doit être désiré. Aussi est-ce vainement qu'il ajoute : « On ne peut fournir aucune raison pour démontrer que te le bonheur général est désirable , si ce n'est que chacun, « en tant qu'il le croit à sa portée, désire son propre bon- tt heur. D'ailleurs, ceci étant un fait, il nous est démontré, « par toutes les preuves que nous puissions exiger, que le « bonheur est un bien, que le bonheur de chaque individu « est un bien pour cet individu, et qu'en conséquence le « bonheur général est un bien pour la réunion de tous les « individus. Le bonheur a prouvé son droit à être un des « buts de notre conduite et, par conséquent, à être un des « critériums de la morale. » Non, le bonheur* n'a pas encore prouvé par son droit à être un des buts de notre conduite ; il a simplement prouvé qu'en fait il peut être pris pour but, comme en fait la richesse, le pouvoir, la santé, le devoir même peuvent être pris pour buts.

DE LA MÉTHODE MORALE 199

Ajoutons que le bonheur, en supposant qu'il ait prouvé, par une induction tirée des faits, son droit à être un critérium moral, n'a pas par cela seul prouvé qu'il est le critérium unique. « Pour le faire, dit lui-même Stuart « Mill, il semblerait, d'après la même règle, nécessaire de « montrer non-seulement que les gens souhaitent le « bonheur, mais aussi qu'ils ne souhaitent jamais autre « chose. Or, il est palpable qu'ils désirent des choses qui, « dans le langage ordinaire, sont tout à fait distinctes du <c bonheur. Ils souhaitent, par exemple, la vertu et l'ab- « sence de vice non moins réellement que le plaisir et l'ab- « sence de douleur. Le désir de la vertu est un fait moins « universel , mais aussi authentique que le désir du bon- « heur. Et de les adversaires du critérium utilitaire se « croient le droit de conclure que les actions des hommes « ont d'autres fins que le bonheur, et que le bonheur n'est « point le critérium de l'approbation et de la désapproba- « tion. » Pour ramener toutes les fins poursuivies au bonheur, la doctrine utilitaire invoque alors une nouvelle induction par laquelle elle pose le second principe qui lui est nécessaire. Chacun désire le bonlieur : voilà la première induction. Chacun ne désire que le bonheur : voilà la seconde.

Toute la psychologie anglaise a pour but de montrer^ sous le désir apparent de fins autres que le bonheur , le désir réel du bonheur même. Mais ici encore, pourra-t-on dire, que prouve la méthode inductive ? Simplement la possi- bilité de désirer le bonheur en croyant désirer autre chose, la possibilité d'être égoïste en croyant être désinté- ressé ou en paraissant l'être. De à dire qu'en fait l'égoïsme est universel et que le désir de son propre bonheur est l'unique mobile des actions humaines, il y a une distance que la simple induction n'a pas franchie.

M. Spencer a senti l'insuffisance de la méthode induc- tive, telle que la pratiquaient les Stuart Mill et les Bain. Il a employé une méthode vraiment nouvelle et d'une har- diesse extraordinaire. Nous venons de le voir, une ou plu- sieurs inductions détachées ne peuvent fournir que des possibihtés et desprobabihtés ; elles ne peuvent pas attein- dre le fond des choses ; elles ne peuvent pas dire formelle- ment : Cela est, ou : Gela n'est pas. En donnant pour base à la^ morale des inductions trop étroites, les prédécesseurs de Spencer ne semblaient donc la fonder que sur de simples possibihtés, non sur des réahtés. C'est qu'ils avaient la vue

200 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

trop courte. Pour celui qui embrasse un horizon assez vaste, il y a un point le possible tend à se confondre avec le réel et l'induction fournit des probabilités si grandes qu'elles équivalent presque à des certitudes. En effet, sup- posez une série d'inductions capable de rendre compte de toute la chaîne des phénomènes ; supposez que ces induc- tions se complètent l'une par l'autre tout en se tenant l'une l'autre, et qu'elles forment ainsi un système ; supposez que rien ne les contredise, que tout s'y ramène au contraire, qu'elles puissent enfin expHquer le monde entier et nous expliquer nous-mêmes. L'induction, quand vous retendez ainsi à tout l'univers , ne donne-t-elle donc encore qu'une simple possibilité ou plutôt ne tend-elle pas à égaler la réalité même? Ne pourrait-on pas dire que ce qui sépare logiquement l'hypothèse de la réalité, c'est une simple af- faire d'extension, et qu'une hypothèse qui envelopperait l'univers entier comme en un immense réseau, sans laisser inexpliqué un seul phénomène, serait la plus sûre des vé- rités? Ainsi l'induction, à force d'universalité, finirait par devenir certitude; une. synthèse assez vaste finirait par atteindre le fond des choses. Cette synthèse universelle , tel est ridéal auquel aspire M. Spencer. Sa méthode con- siste à construire tout l'univers avant d'en déduire ce qu'est la moralité humaine. Il n'y a pas de lois pour l'homme seul, et sa conscience n'est en quelque sorte qu'un résidu de la conscience universelle. Désir invincible du bonheur ou du bien-être, obéissance spontanée aux ins- tincts héréditaires/ autant de choses qui ne sont plus de simples possibilités, mais des nécessités absolues; autant de choses qui se déduisent des lois mêmes de l'univers et finissent par se ramener à la tendance primitive de Fétre à persévérer dans Fétre.

On voit la grandeur de cette méthode nouvelle, qui ne traite plus l'homme que comme la partie d'un tout et cherche à embrasser le monde avant de revenir, par un long circuit, à l'humanité. Nous n'objecterons pas à M. Spencer que ses vastes hypothèses sont contestables. Pour notre compte, nous ne les contestons pas, au moins dans leur ensemble ; seulement est-il bien sûr qu'elles envelop- pent en effet tout l'univers, qu'elles nous rendent compte de tout , qu'il n'y ait rien au delà ? tenons-nous bien le monde dans le creux de notre main? M. Spencer admet un « inconnaissable », un je ne sais quoi qu'il s'empresse de reléguer hors de notre univers, bien loin et bien haut ;

DE LA MÉTHODE MORALE 201

mais l'inconnaissable est-il si loin de nous, ne croyons- nous pas parfois le rencontrer au fond même de notre pen- sée ? Peut-être ce grand inconnu agit-il sur nous , comme ces astres invisibles au télescope qui cependant manifes- tent leur présence en troublant le cours des astres visibles? Telle perturbation qui se produit dans les actions humai- nes, telle déviation qui les entraîne hors de la ligne des instincts et des intérêts, ne doit-elle point être attribuée à cette cause mystérieuse, idéal ou réalité, vérité ou chimère? En ce cas, on pourrait dire que la méthode de M. Spencer en morale ressemble parfois à celle d'un astronome qui ne s'occuperait que des astres visibles et négligerait entiè- rement l'étude indirecte de ceux que l'œil ne peut saisir à travers l'immense espace ?

Dans le simple parallèle que nous établissons ici entre les méthodes a yriori et a posteriori, nous n'avons point à dé- cider entre elles; seulement nous conclurons qu'en somme elles reposent toutes deux sur une conception métaphysique non susceptible de preuve : l'une affirme, l'autre nie ; mais la négation n'est-elle pas toujours une affirmation dégui- sée? Des deux adversaires, l'un croit voir quelque chose l'autre refuse de rien voir ; le premier est peut-être halluciné, le second est peut-être aveugle. Qu'y a-t-il au fond de la réalité ? est-ce un mécanisme chaque rouage ne vit que pour soi? est-ce nne vivante activité qui travaille pour quelque œuvre universelle ? le désintéressement n'est- il qu'à la surface, ou au contraire est-ce l'intérêt et l'égoïsme qui sont transitoires et accidentels ? Autant de questions qui ne sont que le même problème posé sous diverses for- mes et que chaque école résout à sa façon. En somme, pour l'école anglaise, toute action morale n'est qu'une sorte d'ac- tion réflexe, provoquée par le plaisir ou la peine, et ayant au dehors sa vraie cause; placer ainsi le mouvement rétlexe à l'origine de tous les mouvements et au cœur même de la vie, c'est une hypothèse attrayante pour le savant, vraie peut-être, mais encore une fois ce n'est qu'une hypothèse. La « physique des mœurs » enveloppe encore un postulat métaphysique.

Quoique les deux méthodes, en définitive, fassent ainsi l'une et l'autre appel à l'hypothèse métaphysique , nous devons pourtant marquer entre elles une distinction. La méthode intuitive fait tout dépendre d'un seul principe pri- mitif; que ce principe vienne à manquer, et tout s'écroule. C'est l'inconvénient des systèmes complètement a priori;

202 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

ils sont tout vrais ou tout faux : point de milieu. Plus ils sont logiques, moins ils sont solides, pour peu que l'hypo- thèse à laquelle ils se rattachent soit contestable. La mé- thode inductive n'a pas le même inconvénient : un système qui repose sur des faits n'est toujours qu'à moite ébranlé si plusieurs de ces faits viennent à lui manquer; il peut être incomplet^ mais non absurde; il contient un trésor d'obser- vations et d'expériences qui subsistent indépendamment du système on les a fait entrer : que de choses vraies les alchimistes du moyen âge ont découvertes en partant de principes faux ? Le système qu'on construit en accumulant les faits ressemble à ces vieux monuments des anciens âges, élevés pierre à pierre, et dont la base reste inébran- lable, quoiqu'il advienne aux dernières pierres du sommet; au contraire, le système qui s'appuie sur quelque intuition primitive est comme ces ponts suspendus que construit l'art moderne, oii tout vient se rattacher à un seul point, et qu'un seul défaut de construction peut jeter à bas. Mais d'autre part, si ce point central est inébranlable, s'il est éternel, alors tout ce qui s'y rattache participe à son éter- nité ; la série des postulats devient une série de réalités ; la logique du système, au lieu de lui nuire, fait que tout y respire une même vérité, que tout s'y lie depuis le principe jusqu'aux dernières conséquences, que tout y est harmo- nieux. Respondent omnibus omnia, disait Cicéron du système stoïcien. Le difficile est de trouver ce point inébranlable, et c'est probablement chose impossible.

LIVRE II

LA FIN MORALE

CHAPITRE PREMIER

LA QUANTITÉ DES PLAISIRS, CRITÉRIUM MORAL

MORALE ARITHMÉTIQUE DE BENTHAM

Les plaisirs, objets et fins du désir. Nécessité et importance, dans la doctrine utilitaire, d'un instrument de comparaison et de clioii entre les plaisirs, ou d'un critérium.

II. Arithmétique morale et critérium de la quantité. Les 'principes du calcul" m oral de Bentham sont-ils autre chose que des postulats. Les applications de ce calcul sont-elles possibles. Difficulté d'évaluer mathématiquement la valeur intrinsèque d'un plaisir et la valeur comparative de deux plaisirs de même espèce. Recherche d'une commune mesure entre les différents caractères du plaisir : intensité, durée, étendue, certitude, proximité, pureté, fécondité. Lois psychologiques et psychophysiques qui règlent les relations de ces divers caractères avec la vivacité du désir.

III. Difficulté d'évaluer la valeur comparative de deux plaisirs d'espèce différente. Peut-on mesurer et comparer mathémati- quement les plaisirs intellectuels, les plaisirs esthétiques, les plai- sirs moraux. Le nombre, en morale, est-il autre chose qu'une métaphore, au moins dans l'état actuel de la science.

I. La première formule de la fin morale selon l'école de Bentham : « Chercher le plaisir » , n'offre qu'une apparente unité et doit se traduire par la suivante : « Chercher les plaisirs ». Sous l'apparence d'un nombre singulier, nous trouvons un pluriel. Cette seconde formule, à son tour, nous réduit à l'embarras : les plaisirs ne pouvant être tous poursuivis à la fois, il faut choisir, et pour choisir il

204 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

faut comparer. Nous devons donc faire appel à un principe autre que les plaisirs eux-mêmes pour pouvoir préférer celui-ci ou celui-là. En d'autres termes, il nous faut, outre les fins proposées au désir et qui consistent dans les plai- sirs , un principe de comparaison et de choix, un crité- rium.

De cette recherche constante d'un critérium moral que nous avons remarquée chez les utilitaires anglais. Il semble à Bentham et à Stuart Mill que le sort de tout leur système est attaché à cette question. C'est qu'il y a une difficulté des plus sérieuses, et propre à l'utilitarisme. Dans cette morale, en effet, nous venons de voir que l'idée seule des fins, c'est-à-dire l'idée des plaisirs, ne peut se suffire à elle-même, puisqu'elle est multiple et diverse; voilà pourquoi les utilitaires sont forcés de chercher un cri- térium extérieur, une sorte d'instrument destiné à mesurer la valeur comparative de chaque plaisir. C'est ce que Ben- tham appelait, d'un terme expressif, le thermomètre moral.

Essayons, avec les utilitaires anglais, les diverses solu- tions possibles de cette difficulté inhérente à une doctrine pour laquelle il y a autant de fins possibles que de plai- sirs.

IL La première solution qui se présente, c'est d'em- prunter notre critérium au principe de la quantité.

Tout plaisir, dit Bentham, s'offre à l'esprit sous sept aspects : il est plus ou moins intense, durable, certain, rapproché, fécond,' pur, étendu. Pour apprécier la valeur finale de tous les plaisirs, il suffira de les comparer sous ces sept rapports, qui sont ious des rapports de quantité. Le plaisir le plus grand sera la fin préférable. L'unité finale proposée comme but à la conduite par le moraliste sera le maximum de plaisir. Vers cette fin unique se con- centrera la multiplicité des désirs : le nombre aura étabh dans le monde moral cet ordre et cette harmonie que Pythagore découvrait dans le monde physique.

La morale arithmétique de Bentham a une importance capitale, grâce à la popularité qu'elle a eue et qu'elle a encore en Angleterre. Sa simphcité apparente, sa rigueur logique et mathématique, son caractère pratique et positif lui attirent l'adhésion des esprits qui n'aiment pas les spéculations métaphysiques. L'utilitarisme, chez Bentham, s,'est façonné à la vie moderne, comme il s'était, chez Épicure, façonné à la vie antique : on ne peut guère se

LA FIN MORALE. QUANTITÉ DES PLAISIRS 205

figurer de notre temps un utilitaire sans reporter les yeux sur le type tracé par Beniham, type qui offre, entre autres mérites, celui de Vactnalité. Chez les Grecs, la vie de ceux qui se piquaient de philosophie était le plus souvent con- templative : débarrassé des menus tracas de l'existence, qui retombaient sur les esclaves, le citoyen était souvent contraint par la force même des choses à choisir entre ces deux alternatives : ne rien faire, ou penser. L'utilitarisme, introduit par Epicure dans ce milieu, s'y accommoda : l'idéal du sage tracé par Epicure n'était rien moins que pra- tique : du pain et de l'eau pour être heureux, c'est vraiment trop peu ; si, par certains côtés, l'épicurisme se rapproche davantage de la réalité, par d'autres il touche trop au stoï- cisme. Comme l'idéal de Bentham est bien plus approprié à notre vie moderne ! De notre temps, l'homme est forcé d'être pratique; or, être pratique, c'est d'abord savoir compter. Savoir compter, voilà donc quelle sera la science suprême. Mais, pour pouvoir compter, il faut réduire le plus possible toutes les choses de la vie en quantités : pourquoi ne pas y réduire le bonheur ? L'utilitarisme en quelque sorte mercantile de Bentham est ainsi très-con- forme à la direction moderne de la vie commune, qui est si souvent une vie mercantile, surtout en Angleterre. Il n'est pas de science plus répandue que l'arithmétique ; faire reposer un système sur cette science, c'était évidem- ment lui donner une base solide, c'était lui imprimer un caractère à la fois très-positif et très-attrayant.

De même que la morale de Bentham, en tant que popu- laire et pratique, mérite la plus grande attention,, elle la mérite encore au point de vue théorique. Le critérium de la quantité est peut-être, en dernière analyse, le seul dont puissent user les partisans du système égoïste : pour faire du bonheur personnel une fin, il faut en faire un compte, une somme. L'utilitarisme arithmétique apparaît ainsi, dans l'histoire de la morale égoïste, comme le seul qui se montre logique et conséquent d'un bout à l'autre. Nous devons donc soumettre à une étude presque minutieuse cette forme primitive de l'utilitarisme anglais, la déve- lopper jusqu'au bout, la perfectionner même, s'il est be- soin, avant de la rejeter.

Le plaisir, une fois soumis par Bentham au critérium de la quantité, peut-il nous suffire et possède-t-il les vrais ca- ractères de la fin suprême ?

206 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

En premier lieu, le critérium de la quantité n'est autre chose qu'un postulat des plus contestables. Il suppose en effet deux propositions qui ne sont ni évidentes ni démon- trées, l'une relative à la nature du plaisir, l'autre à sa va- leur finale : 1" La quantité régit tous les éléments du plai- sir. 2° La quantité fait toute la valeur du plaisir.

D'abord, Bentham ne s'est point donné la peine de dé- montrer que tous les éléments du plaisir tombent sous la loi du nombre. En second lieu, quand même tous les élé- ments du plaisir rentreraient sous les règles de la quantité, il n'en résulterait pas pour cela que la quantité seule fît la valeur du plaisir considéré comme fin. Est-il donc évident que la somme la plus ronde doive être ici la fin la plus haute et que le désir, en fait, soit nécessairement propor- tionnel au chiffre du plaisir, sans considération d'aucun autre élément ? Le caractère de finalité pourrait fort bien s'attacher à un plaisir sans s'attacher pour cela exclusive- ment à telle ou telle quantité de ce plaisir; et dans ce cas, alors même qu'on aurait calculé la quantité de plaisir, il n'en résulterait pas qu'on eût calculé la valeur de la fin.

On voit sur quelles présuppositions s'appuie le calcul moral de Bentham. Admettons cependant, par hypothèse, que le plaisir et le désir sont tout entiers réductibles à des rapports de quantité, et examinons la possibihté théorique ou pratique de calculer ces quantités. Faisons plus, et ten- tons nous-mêmes ce calcul, cette mesure des plaisirs, [AeTp-oTtxr', dont Platon parlait déjà dans le Protayoras.

Bentham nous a présenté son calcul comme une appli- cation très-facile et très-élémentaire de l'arithmétique à la morale, comme une sorte de comptabilité balançant les recettes et les dépenses. Or, de deux choses l'une : ou ce calcul est un procédé empirique et grossier dont les résul- tats, souvent inexacts, sont toujours variables et discuta- bles, — et alors il n'^ofire presque rien ni de nouveau ni d'utile; ou au contraire, comme l'ont affirmé à plusieurs reprises Bentham et Dumont de Genève, ce calcul a une véritable portée scientifique : il doit clore les interminables dissensions en morale et en politique; il doit fixer la valeur finale de toutes choses, et l'idéal du « déontologue », une fois en possession de ce calcul, c'est d'arriver à connaître le bien et le mal moral comme on constate, à l'aide du thermomètre, le froid et le chaud physiques. « Une fois, « dit Bentham, qu'on quitte le cercle du vague et du dog- « matisme, tout est harmonieux dans le code moral, qui

LA FIN MORALE. ~ QUANTITÉ DES PLAISIRS 207

« ne comprend qu'un très-petit nombre d'articles^ lesquels « sont applicables à tous les cas possibles et résolvent « toutes les questions discutables. » « Avant peu, l'obser- (c vation arrivera à condenser toute la substance de la mo- « raie en un petit nombre de règles, qui deviendront le « vade meciim de chaque homme et pourront être appli- « quées à tous les cas nécessaires. Un jour viendra que (( ces règles se liront sur la couverture des almanachs K »

Pourtant Bentham nous accordera d'abord qu'il n'est pas beaucoup plus facile d'évaluer mathématiquement les plus simples plaisirs que de prédire le temps, et il est bien plus difficile encore de les comparer entre eux, fussent-ils très-voisins, comme le plaisir de manger telle pomme et le plaisir d'en manger une autre. Que sera-ce lorsque ces plai- sirs, d'abord si rapprochés l'un de l'autre, s'écarteront et s'éloigneront indéfiniment ? Plus seront divers les termes de la comparaison, plus la comparaison, ce semble, sera difficile. Ainsi il deviendra plus difficile d'évaluer le plaisir de manger une pomme par rapport au plaisir de manger une pêciie. La difficulté augmentera s'il s'agit de comparer une corbeille pleine de pèches et un plat d'huîtres. Des plaisirs du goût, passez à des genres supérieurs de plaisir ; la difficulté augmente encore : en effet, plus les plaisirs sont élevés, plus ils sont amples, féconds, plus ils se ma- nifestent sous des formes diverses. Pour comparer entre eux mathématiquement les plaisirs de l'ouïe, il faudrait faire appel à l'acoustique, à la physiologie, à la pftycho- physique, à l'esthétique, autant de sciences à peine constituées. Comparer entre eux les plaisirs de la vie est une entreprise qui eût découragé la persévérance de Ben- tham lui-même^ car il faudrait alors recourir à presque toutes les sciences. Et quant à évaluer mathématiquement les plaisirs de l'intelligence ou du cœur, ce serait une tâche vraiment infinie et hors de la portée de l'homme.

En outre, une évaluation complète des plaisirs devrait les considérer sous les sept aspects dont parle Bentham : in- tensité, durée, etc. Mais il est évident que, parmi les plai- sirs mis en balance, l'infériorité ne se trouvera pas toute d'un côté ; par exemple, l'un des plaisirs ne sera pas à la fois moins intense, moins durable, moins rapproché, moins pur, etc. ; dans ce cas, l'hésitation entre ce plaisir et les autres ne se fût même pas produite, et toute opération

1. Bentham, Déontologie, II, 48. II, 2.

208 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

arithmétique eût été superflue. Il est probable que l'un des plaisirs se présentera comme plus rapproché, plus in- tense, mais aussi moins durable, moins pur, etc. Dès lors, deux hypothèses sont possibles : ou il n'y a pas de com- mune mesure entre la proximité d'une part et la pureté de l'autre, entre l'intensité et la durée, ou cette commune mesure existe. Examinons d'abord la première hypothèse. S'il n'y a pas de commune mesure entre les caractères des plaisirs, on pourra choisir, il est vrai, le plaisir rappro- ché ou le plaisir durable, le plaisir intense ou le plaisir pur ; mais ce sera seulement une affaire de préférence indivi- duelle, et non le calcul scientifique que promettait Bentham. On se rappelle comment ce dernier s'efforçait de prouver à l'ivrogne qu'en poursuivant son plaisir il poursuit un but fort louable, sans doute, mais se trompe sur les moyens ; que le paisir recherché par lui manque de durée, de pu- reté et d'étendue. Mettons-nous pour un instant à la place de l'ivrogne interpellé, et voyons si le raisonnement de Bentham est sans réplique. Essayons pour cela de com- parer, chiffres en main, le plaisir d'absorber une quantité de boisson donnée, deux litres par exemple, en un seul repas ou en quatre repas difierents. L'ivrogne a évidem- ment pour lui l'intensité du plaisir ; représentons cette intensité par 10. Voilà déjà l'arbitraire qui se montre sous l'apparence de la rigueur arithmétique, car il n'y a pas de raison précise pour choisir un chiffre plutôt qu'un autre. En revanche, la tempérance a en sa faveur la durée, qui est, si vous voulez^- quatre fois plus G,Tande; elle a aussi la pureté et rétendue, que nous pouvons, s'il nous plaît, repré- senter chacune par 10. Nous laissons de côté la certitude et la proximité, qui, par hypothèse, sont les mêmes pour les deux plaisirs. Disposons les chiffres en tableau, et mar- (juons les plaisirs du signe -\-, les peines du signe .

Intensité. Durée. Pureté 1. Conséquences. F'écondité.

sociales ou étendue.

Téuipérauce. +1 +■'* +1 +5 +10

fvroj^nerie.... +10+1—10 10 0

Ce calcul a-t-il beaucoup simplifié la question ? Intensité, durée, pureté, étendue, fécondité, autant d'aspects distincts

1. Est ;>?<?' un plaisir qui ne tend pas à produire de peines, fécond un plaisir qui tend à produire des plaisirs.

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS Î09

du plaisir : nous avons représenté chacun de ces aspects jnir des chiffres arbitraires ; mais maintenant une autre diffi- culté se présente : nous n'avons pas de commune mesure, nous ne pourrons mêler ensemble ces chiffres par aucune opération arithmétique, addition ou soustraction. Prise à part, la durée, la pureté, la fécondité, l'étendue des plaisirs de la tempérance, est équivalente ou inférieure à l'inten- sité du plaisir de l'ivrognerie. Prises en bloc, elles lui seraient supérieures ; mais, arithmétiquement parlant, nous ne pouvons les prendre en bloc avant de les avoir ré- duites à une même unité. Nous commettrions une méprise semblable à celle du banquier qui, ayant à faire le total de sommes exprimées en monnaie de différents pays, pour savoir laquelle est la plus forte, oublierait de les réduire à l'unité du franc.

Se rejettera-t-on donc sur la seconde hypothèse, et sou- tiendra-t-on qu'il est possible de ramener l'une à l'autre, par des opérations plus ou moins complexes, les diverses propriétés des plaisirs ? On peut concevoir, à la rigueur, que la durée se ramène à l'intensité; mais quelle sera la formule de cette réduction ? Y a-t-il même une parfaite équivalence entre un plaisir intense et un plaisir plus durable, sem- blable à un peu de couleur grise répandue sur un grand espace? L'intensité, à elle seule, comme le soutenait Aris- tippe, tient pour ainsi dire en échec tous les autres termes : durée, étendue, etc. ; elle est le vrai plaisir, le plaisir réel- lement senti, et, à ce point de vue, il y a de son côté une accumulation énorme de quantité, par conséquent de force attractive ; de l'autre côté, au contraire, il y a une quantité qui peut être mathématiquement égale ou même supérieure, mais qui est disséminée sur plusieurs points et partagée entre ces divers termes : durée, étendue, fécondité, pureté, etc. Soit, par exemple (puisque Bentham veut toujours des chif- fres), une intensité équivalente à 30 ; soit une pureté, une durée, une étendue^ une fécondité, dont la somme soit aussi équivalente à 30. Vous aurez d'un côté un objet de désir unique, immédiat, intense^ vers lequel vous pourrez en quelque sorte vous élancer d'un trait. Vous aurez d'au- tre part quatre ou cinq autres objets de désir, dont chacun, au heu d'être un, se subdivise en outre à l'infini (par exem- ple la fécondité , qui représente une succession de plaisirs le plus souvent indéterminés). Vous ne pourrez désirer ces objets divers que sous deux conditions : ou bien vous ne les concevrez et ne serez attiré par eux que successivement,

GUYAU. 14

210 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mais alors, chacun d'eux pris à part étant peu considérable, chacun de vos désirs successifs sera peu intense ; ou bien vous les envelopperez sous une même idée et dans un même désir mais alors, Fidée étant vague et indéterminée, le désir' sera hésitant et faible. Le désir perd donc de son éner<3-ie en se divisant au lieu de s'accumuler sur un point indivisible. Il en est sans doute de même du plaisir. Un nombre obtenu par addition ou par une opération quelcon- que ne vaut peut-être pas pour la jouissance un nombre obtenu immédiatement ; chaque chiffre, en entrant dans la somme, perd ici un peu de sa valeur propre, il serait plus désirable et en quelque sorte plus estimable s'il était seul, et à lui seul il formerait un chiffre élevé. La médiocrité, dans les plaisirs comme dans les hommes, irrite. Deux petits plaisirs n'en valent pas un seul mathématiquement égal à leur somme, comme deux poèmes médiocres ne valent pas un poème de génie. 11 vient même un moment, si la subdivision est poussée à l'excès, le plaisir est presque réduit à zéro, et avec lui le désir.

Les lois psychologiques qui semblent dominer ces rap- ports singuliers du plaisir intense au plaisir durable, lois que le verrait forcée d'observer et d'appliquer une science arithmétique des plaisirs, pourraient s'exprimer de la manière suivante. Le chiffre du désir est généra- lement proportionné au chiffre du plaisir. Encore y aurait-il lieu d'examiner ici s'il n'intervient pas une loi analogue à la loi psycho-pinjsique de Fechner : il doit y avoir cer- tains cas où, le plaisir étant déjà grand, l'addition d'un petit surplus de plaisir n'éveille nul désir. Une certaine inten- sité, une fois atteinte, est pour nous en quelque sorte la mes'ure de notre appétit intérieur, et nous ne désirons plus un surcroît qui deviendrait inappréciable pour la con- science. C'est donc toujours une certaine intensité déter- minée qui est l'élément important et comme constitutif du plaisir. La somme de deux plaisirs étant égale arith- métiquement, celle l'intensité du plaisir sera repré- sentée par un chiffre sensiblement plus élevé sera l'objet du plus fort désir. En général, la somme de deux plai- sirs étant égale arithmétiquement, celle entrera le moins de chitîres obtenus par addition et le plus de chiffres élevés sera l'objet du plus fort désir. Le principe d'où découlent ces lois serait le suivant : Plus un plaisir est un et indivisible, plus il est intense, i)lus il produit un \ vif désir.

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS 211

On voit combien il nous est déjà difficile , malgré nos efiorts, de trouver une coaimune mesure entre rintensité et la durée, qui paraissent changer non-seulement la quan- tité du plaisir, mais même son espèce. Que serait-ce si nous voulions ramener à lïntensité la certitude, la proximité, la pureté, la fécondité, l'étendue? Passe encore pour la pureté, qui n'est qu'un degré dans l'intensité même , et pour la fécondité, qui n'est qu'une multiplication du nombre des plaisirs. Pourtant, cette multiplication est déjà bien difficile à évaluer. L'étendue^ c'est-à-dire la série des conséquences sociales, est plus fuyante encore pour le calcul. Quant à la certitude et à la proximité, nous ne voyons aucune com- mune mesure arithmétique entre ces avantages et l'avan- tage de l'intensité. Il faudrait le génie d'un Pascal, et encore Pascal n'arriverait pas plus à persuader le volup- tueux par un tel calcul que par son fameux pari pour l'existence de Dieu. Il est donc probable que l'ivrogne dont parle Bentham se déclarerait peu convaincu par v le calcul moral», et opposerait toujours obstinément Pintensité de son plaisir à la durée, à la pureté, à l'étendue d\m plaisir plus tempéré. Dans le fond , aurait-il tout à fait tort ? Celui qui aurait le plus tort, ce semble, c'est Bentham, qui s'est contenté de poser dans l'abstrait les principes de son arithmétique morale, sans jamais opérer sous nos yeux la moindre addition ou soustraction réelle. Il n-à pas vu com- bien une analyse approfondie des plaisirs pourrait faire pencher dans un sens ou dans l'autre la balance trop va- riable du « déontologue ».

C'est que, dans Pâme humaine, le calculateur se trouve contraint d'opérer sur quelque chose qui dérange singulière- ment ses calculs et qu'il ne rencontrerait nulle part ail- leurs : la conscience qu'a l'être de lui-même. Dans le monde inconscient, une fois qu'on a calculé une quantité, on peut la laisser jusqu'à nouvel ordre, prendre une autre quan- tité, la calculer à part , puis multiplier ou diviser ces quan- tités les unes par les autres. Tous ces nombres resteront immobiles, tant que la main du calculateur ne les changera pas de place; les quantités morales, s'il en existe, ne se traitent point de cette manière : elles sont vivantes, cons- cientes, et la conscience qu'elles ont d'elles-mêmes suffit sans cesse à les modifier. Aussi le calculateur ne peut pas en perdre une seule de vue un seul instant. D'autre part, ces quantités, dès qu'on les mélange, en produisent de nouvelles, sur lesquelles on n'avait pas compté : au mo-

212 I A MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

ment vous venez d'achever votre opération, vous vous apercevez que vous n'avez pas posé tous les cliiffres ; vous avez oublié un plaisir , d'où est un désir qui a doublé le plaisir, etc. ; ou, au contraire, vous avez oublié un désir qui a créé un plaisir , etc. Par exemple , nous venons de comparer des plaisirs simples, celui du tempérant et celui de l'ivrogne; mais il faudrait encore mettre en ligne de compte la peine souvent intense qu'éprouve Tintempérant à cesser de boire. Tout plaisir préféré sciemment à un autre s'accompagne d'une idée pénible, celle du plaisir sa- crifié. Modérer un plaisir, c'est attiser le désir et exciter la peine. Le désir, à son tour, une fois multiplié, multiplie l'intensité du plaisir; le plaisir désiré, une fois multiplié, multiplie le désir. Ce sont des actions et réactions sans nom- bre. Comment épuiser l'infini d'une sensation qui en en- veloppe d'autres et, sous celles-là, d'autres encore? Le grand tort des utilitaires est d'avoir considéré chaque plai- sir comme détaché, chaque peine comme circonscrite; un plaisir ou une peine, à un moment donné, c'est la conscience entière.

Toutes les difficultés que nous avons déjà rencon- trées ne sont pour ainsi dire rien encore, en comparaison de celles que nous trouverons devant nous dès qu'il s'agira de calculer, et de comparer non plus deux plaisirs de même espèce, mais des plaisirs d'espèce entièrement différente. Comment comparer entre elles les espèces de plaisirs les plus diverses sans, tenir compte d'une chose qu'il semble difficile d'exprimer en chiffres et pourtant impossible de négliger, à savoir V espèce même?

En premier lieu, les plaisirs supérieurs de l'inteUigence ont-ils un rapport avec la quantité? Oui, dira-t-on, il y a des degrés dans le vrai, dans le beau et même dans le bien ; d'où il suit qu'il y a des degrés dans les plaisirs intellectuels, dans les plaisirs esthétiques, dans les plaisirs sociaux et moraux. Soit; mais toute gradation, en l'état actuel de la science, peut-elle s'exprimer dans le langage des quantités?

Procédons, comme nous l'avons fait jusqu'à présent, d'après la méthode d'observation que nous, avons provisoi- rement enjpruntée aux benlhamistes. Soit un plaisir intel- lectuel, par exemple celui de lire une belle pensée philo- sophique; soit un autre plaisir intellectuel, par exemple celui d6 lire la rigoureuse démonstration d'un théorème : peut-on établir entre ces deux plaisirs des rapports exacts

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS -213

de simple quantité? C'est au moins difficile. Si je connais- sais parfaitement l'état d'esprit d'un individu donné à un moment donné, je pourrais sans doute prévoir l'impres- sion que produiront sur lui une pensée philosophique et une démonstration mathématique. Mais pourrais-je calculer cet effet, le fixer dans dés chilïres , le signifier par l'ari- thmétique ? C'est une autre affaire. On peut admirer plus ou moins la pensée, plus ou moins le théorème; il y a place ici pour les comparatifs et les superlatifs ; y a-t-il place pour les nombres précis? Le « déontologue » est-il capable de chiffrer l'admiration et de traduire l'enthousiasme en quantités? Pour montrer qu'il en est capable, il n'a guère qu'un moyen : c'est de le faire, et nul ne l'a fait encore.

Les plaisirs esthétiques ne sont pas moins rebelles aux quantités. Il est vrai qu'on dit parfois : Je trouve telle statue cent fois plus belle que telle autre ; j'aime cent fois mieux tel tableau que tel autre ; simple manière de parler ; les nombres ne sont employés ici que pour rendre saisissante une supériorité ou une infériorité qui n'est pas uniquement numérique. Combien faut-il entendre d'opéras-comiques d'Adam pour avoir un plaisir équivalent à celui d'entendre une symphonie de Beethoven ? En s'élevant des choses moins belles aux choses plus belles jusqu'au degré su- prême du beau, on finit même par arriver à un point tout rapport de supériorité et d'infériorité semble finir et oii la quantité n'a plus même de raison d'être : le sublime. On ne dit guère : Ceci est plus ou moins sublime que cela. Bien plus : il y a des cas la beauté paraît exclure non-seu- lement la comparaison mathématique, mais même toute espèce de comparaison. Le duo de Valentine et de Raoul dans les Huguenots est d'une beauté achevée ; le duo de Fidès et du Prophète est aussi d'une beauté achevée; lequel est le plus beau? Cette question n'a guère de sens, quoiqu'il s'agisse d'un même auteur, chaque œuvre étant parfaite en son genre. Enfin, lorsqu'on arrive aux plaisirs sociaux et moraux , la quantité et les chiffres paraissent décidé- ment déplacés : il semble que nous ayons dépassé leur domaine. A coup sûr, si l'affection et la bonté sont en- core affaire de nombres, nous ne nous en apercevons point et ne le soupçonnons même pas. Pourtant les plai- sirs sociaux et moraux sont assurément loin d'être tous semblables, tous égaux. Au contraire, plus on monte vers les plaisirs supérieurs, plus il semble que ces plaisirs se différencient, plus on sent en eux d'(''lévat!on, ci plus on

■214 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

aperçoit entre eux de degrés. Seulement ces différences sont de moins en moins appréciables en quantités; ce sont parfois de ces infiniment petits qui n'échappent pas à la délicatesse de la conscience, mais que nul nombre ne peut saisir ni fixer ; d'autres fois , ce sont de ces infiniment grands devant lesquels semble s'effacer et s'anéantir toute quantité donnée. Comment faire, par exemple,, pour com- parer un plaisir esthétique ou moral à un plaisir matériel ? Gomment comparer une saveur et une affection, une odeur et une bonne action? Essayez d'exprimer chacun de ces plaisirs en chiffres, il y aura toujours en eux un je ne sais quoi qui restera inexprimable dans le langage des quan- tités. La vertu ne se confondra jamais avec le goût; vous ne pouvez aller de l'odorat à l'esprit sans franchir une dis- tance qui semble incommensurable. Le chiffre, qui efface toutes les différences et nivelle toutes les inégalités, semble ici impuissant. Certains plaisirs portent avec eux , en quelque sorte, des lettres de noblesse morale.

Et si les rapports des plaisirs entre eux nous embarras- sent ainsi, les rapports des plaisirs avec les peines nous embarrasseront plus encore. Comment évaluer, par exem- ple, la douleur de ressentir une colique comparativement au plaisir d'écouter un poème, ou encore l'amertume de la rhuJjarbe comparativement à la beauté d'un récit? Outre la différence générique qui sépare un plaisir d'un autre, outre la différence générique qui sépare les propriétés d'un plaisir (par exemple, l'intensité, l'étendue, etc.) des^propriétés d'un autre plaisir, il y a encore ici la différence générique qui sépare le plaisir de la peine. Comment exprimer une peine en arithmétique? par le signe ? On peut se servir, comme nous l'avons fait nous-mêmes, de l'algèbre, qui permet de calculer sur des quantités moindres que zéro. Mais la peine est-elle rien ou moins que ricn^? Peut-on se contenter ici de soustraire, ou ne faut-il pas plutôt addi- tionner? Une peine, une douleur n'est pas une simple négation ; c'est une chose extrêmement positive et, pour l'exprimer, il semble que des chiffres positifs seraient néces- saires. Lorsque je souffre, il n'y a pas seulement déficit de plaisirs dans mon budget intérieur: il y a un surplus incom- mode qui demande à être complé. Cela devient surtout évi- dent pour les peines morales : comment , par exemple, exprimer le remords en chiffres même négatifs ?

C'est surtout ici que se montre le côté failîle de la doc- trine de iJentham,. Ces limites qui séparent chaque genre

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS 215

de plaisir, Bentham, ne pouvant les supprimer ni les franchir, les déclarait indiflerentes. Or elles ne le sont pas, et ses disciples en conviennent aujourd'hui. Il n'est pas indifférent que mon plaisir vienne du corps ou de l'esprit; il n'est pas indifférent que ma douleur soit physique ou morale. Entre un plaisir et un autre plaisir, entre une peine et une autre peine, entre toutes les peines et tous les plaisirs s'introduit un élément nouveau dont la quantité prise comme unique critérium est impuissante à tenir compte. Stuart Mill lui-même, ce disciple convaincu de Bentham, le déclare hautement : « Ni les peines ni les plaisirs ne sont homo- « gènes, et la peine est toujours géuériquement différente « du plaisir ^ »

Dès ce moment, nous pouvons reprocher à Bentham, sans craindre pour nous-mêmes le reproche d'injustice, qu'il ne nous a pas tenu parole. Il nous avait promis une application de l'arithmétique à la morale qui aurait tout en- semble la facilité pratique et la rigueur scientifique. Rien de plus complexe au contraire que son système, rien qui exige un plus grand concours de sciences diverses, rien qui se heurte à de si nombreuses difficultés.

Les benthamistes ressemblent aux pythagoriciens, qui croyaient être exacts en disant que la justice est un nombre carré, queTamitié est une proportion, que le mariage est le nombre trois, que la vie animale est six, que la vie humaine est sept, que la vie divine est dix-. Que dirait-on, demande Hegel, d'un botaniste qui croirait définir le lis en disant qu'il est cinq, parce qu'il a cinq étamines ? Le système de Bentham est une utopie pythagoricienne; les nombres, que Bentham croit ici des expressions exactes, sont des méta- phores. Sans doute il y a de la quantité partout, mais la quantité n'est pas tout; avec des cadres de toutes les dimen- sions, on ne fait pas un tableau.

1. Stuart Mill, Utilif., ch. II, p. 16, sqq.

2. Arislole, Métaphtjsique, XIII, IV.

CHAPITRE II

LA QUANTITÉ, CRITÉRIUM MORAL

MORALE ARITHMÉTIQUE DE BENTHAM (Suite.)

I. La dynamique morale, des utilitaires. Sa possibilité et sa valeur. Les plaisirs ont-ils une commune mesure dans l'acti- vité du sujet sentant. 2" Sont-ils tous un rapport entre la force intérieure et les forces extérieures. Indépendance intime des plaisirs moraux par rapport aux objets extérieurs. Plaisirs intellectuels; la dynamique des idées est-elle possible. i" Les sensations elles-mêmes sont-elles soumises au calcul dynamique. Analyse psychologique de la sensation. Complexité infinie et variabilité de la sensation. Intluence de l'habitude, de l'hérédité, de la volonté sur la sensation, Influence exercée par l'idée même de notre puissance morale. Exaltation enthousiaste, et impassi- bilité stoïque.

II. La statistique morale des utilitaires. Nécessité de substituer au calcul rigoureux un calcul statistique des moyennes. 1" L'indi- vidu, dans les cas exceptionnels, peut-il agir d'après des moyennes générales. Ces moyennes sont-ellos certaines ou probables. Probabilisme et casuistique des benthamistes. Impossibilité d'une commune mesure entre le probable et le certain. 3" Comment les exceptions et les originalités individuelles, croissant avec le progrès même de la société, rendent, impraticable pour l'individu

.une statistique fondée sur des généralités. Loi posée par M. Spencer.

Nous nous sommes donné pour tâche de pousser dans toutes les directions, aussi loin qu'il est possible, la doc- trine de l'utilité professée par l'école anglaise contempo- raine. Aussi ne devons-nous pas nous arrêter trop vite devant les nombreux obstacles que nous rencontrons en suivant Bentham : avant do renoncer au critérium de la

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS 217

quantité, tentons nn dernier effort. Sans doute le simple calcul arithmétique est en morale beaucoup trop grossier ; .c'est une conception presque enfantine et dont Bentham lui-même avait senti l'insuffisance. Mais ne peut-on, diront les benthamistes, concevoir une science mathématique du plaisir et de la douleur, procédant par une série de théo- rèmes et étudiant les sensations agréables ou pénibles, comme Fechner a tenté d'étudier les sensations brutes de couleur ou de poids? Un plaisir ou une peine, quelles que soient leurs difiérences par ailleurs, n'existent cependant pour nous qu'en tant que nous les sentons ; ils ont donc toujours ce point commun, Maintenant, la sensation a sa cause immédiate dans un mouvement physiologique ; tout mouvement dans l'espace tombe sous des lois régulières, celles de la dynamique; toute loi régulière peut s'exprimer par une formule et se représenter par des nombres : toute sensation se représenlera donc aussi par des nombres, et la morale de Bentham pourra opérer sur ces nombres comme elle l'entendra. Quant aux différences de genre, d'espèce, d'origine entre les" plaisirs, nous persisterons à les négliger comme correspondant à la nature des objets seuls; pour le sujet sentant, il y a simplement des diffé- rences de degré dans la jouissance, et les différences de degré sont des différences d'intensité ou de force qui peu- vent être l'objet d'une « dynamique morale ».

Le partisan le plus illustre de la morale a priori semblerait ici servir la cause des utilitaires. Kant, par une singulière coïncidence, n'est pas loin de s'accorder sur ce point avec Bentham. « Que les représentations des objets, dit-il, soient « aussi hétérogènes qu'on le voudra, que ce soient des représen- « tations de l'entendement ou même de la raison, en opposi- « tion à celles des sens, le sentiment du plaisir... est tou- « jours de la même espèce; car non-seulement on ne peut le « connaître qu'empiriquement, mais il affecte une seule et « même force vitale (lebenskraft), qui se manifeste dans la « faculté de désirer, et, sous ce rapport, il ne peut se distin- « guer de tout autre principe de détermination que par le « degré K » Kant emploie pour désigner la faculté de sentir l'expression de force vitale; eh bien, diront les utilitaires, par- tout où il y a une force, on peut la calculer ; on peut aussi calculer les autres forces qui la contrarient ou la favorisent. Le plaisir ou la peine est la réaction de la force sentante à

1. Kant, nai!f. prat. (trad. Barni, p. 160).

21S LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

regard de la force sentie, réaction proportionnée à l'intensité de ces deux forces; lorsque cette réaction est favorable à la marche générale de l'activité, il y a plaisir; lorsque cette réaction lui est contraire, il y a peine. On pourrait arriver à marquer exactement le point une peine devient plaisir et un plaisir devient peine, comme on marque le point du thermomètre l'eau devient glace et celui elle devient vapeur. Le plaisir a lieu lorsque la force intérieure déborde pour ainsi dire sur les forces extérieures, lorsqu'elle ne sent dans tous ses points de contact avec le dehors qu'une très- faible résistance contrastant avec sa propre intensité ; au contraire, à mesure que les forces extérieures s'accroissent et refoulent la force vitale, celle-ci, comprimée, en travail et en tension, peine et souffre. La sensation est ainsi le rapport de l'activité avec les forces du dehors. On peut encore représenter l'activité par un arc, les forces du de- hors par la main qui le tend : la peine ou le plaisir, c'est la flèche lancée, qui, si l'arc se détend sans obstacle, sera em- portée à travers l'espace, et, s'il ne se détend qu'avec peine, tombera à terre i.

A cette sorte de défense de la morale mathématique, dans laquelle nous revenons des objets sensibles au sujet sentant, bien des objections sont possibles.

Tout d'abord, on peut nier la majeure du raisonnement ; il n'est peut-être pas vrai, comme Ivant semble trop aisé- ment l'accorder, que tout plaisir soit un rapport de la force intérieure avec les forces extérieures et par conséquent une sensation. Dans beaucoup de cas la force intérieure est solitaire, et c'est dans la seide conscience d'elle-même qu'elle croit trouver son plaisir ou sa peine. Rien d'étran- ger ne semble intervenir, rien au moins de physique et de calculable : point d'action d'une part, de passion de l'au- tre ; l'action est seule et semble échapper en elle-même à toute mesure précise. C'est ce qui arrive surtout dans les plaisirs moraux : lorsque j'éprouve une joie morale, je crois, à tort ou à raison, tirer de moi seul et ne devoir qu'à moi seul mon plaisir. Même en supposant que toutes les différences de genre se seraient évanouies par ailleurs, et que peines et plaisirs seraient tous ramenés à une même unité, il semble difficile d'empêcher qu'une dernière diffé-

1. Sur le plaisir et la douleur, voir 13ain, Emotions a7id vnll; Spencer, Pi'hicijjes de psi/c/tolof/ie ; Stuart Mil!, l'hilosophia (b; llcDiiillon; Léon Dumonl, T/iécrie srumti/if/ue de la sejisibililr; F. Bouilllier, Duplaish' et de la douleur; Alfred Fouillée, la Liberté et le déterminisme.

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS 219

rence ne subsiste entre la sensation, l'activité intérieure se trouve en présence des forces du dehors, et le pur sen- titnent, elle ne paraît se trouver en présence que d'elle- même. Autre est le plaisir que je subis, autre est celui que je fais ou crois faire : c'est une distinction d'essence et non-seulement de quantité.

Si nous passons des plaisirs moraux aux plaisirs intellec- tuels, nous pouvons à la rigueur, selon les récents travaux de la psychologie anglaise et allemande, considérer les idées comme des forces ; on ramènerait alors ces plaisirs à des rapports entre ces forces. Mais, en tout cas, ces forces ne sont plus calculables pour la science humaine : les idées ont échappé jusqu'ici, malgré les tentatives de Herbart, aux prises de la physiologie et de la physique.

Enfin, la sensation même plaisir ou peine physique est-elle accessible au calcul ? Comme elle est, mathéma- tiquement parlant, un rapport entre la force intérieure et les forces extérieures, il faudrait, pour la calculer, calculer toutes ces forces; est-ce possible? Un premier obstacle, c'est la complexité infinie de la sensation. Comme il y a dans le ciel des masses confuses d'étoiles que nous appe- lons nébuleuses, qui, si nous pouvions les voir de plus près, se résoudraient en étoiles distinctes, de même, si la vue de notre esprit était plus pénétrante, nous apercevrions dans les corps les différences de constitution d'où résultent pour nous les différentes sensations ; mais l'extrême ténuité et le nombre infini des modifications corporelles ne peu- vent tomber sous la conscience distincte : elles sont toutes enveloppées dans cette conscience confuse, dans cette sorte de nébuleuse que nous appelons la sensation de l'objet.

Un second obstacle, c'est la variabilité infinie de la sen- sation. Les circonstances extérieures sont comme le milieu la sensation se produit ; changez le milieu, la sensation change. Que serait la perception d'un plaisir sans toutes les petites perceptions qui l'accompagnent et qui, comme dit Leibnitz , « sont de plus grande efficace qu'on ne « pense? » Or, ces petites perceptions échappent à toute prévision arithmétique. Au moment j'éprouve tel plai- sir, je suis, comme dit le poëte comique, ce que je suis, et je ne suis pas ce que je serai demain ; aussi ne puis-je cal- culer avec exactitude ce que j'éprouverai demain, placé sous l'action des mêmes causes appréciables, mais non plus, pour ainsi dire, dans la même atmosphère morale.

220 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Outre les circonstances extérieures qui font varier Fac- tion du dehors sur nous, il y a dans notre activité même quelque chose qui produit avec le temps des changements plus considérables encore : la puissance de l'haljitude. Notre activité intime, modifiée par le plaisir ou la peine, tend à revenir dans sa direction primitive. Tandis que, par- tout ailleurs, l'habitude conserve et augmente, ici elle diminue et efface. Elle émousse peu à peu le plus vif plaisir, elle étouffe la plus grande douleur; elle tend, en général, à affaiblir toute émotion, toute passion. La science moderne, loin de confirmer les hypothèses de Bentham, semble montrer de plus en plus dans les sen- sations de peine et de plaisir des quantités extrême- ment variables, que les habitudes, surtout transmises par hérédité, quintuplent ou suppriment. La peine, par exem- ple , peut être transformée par l'habitude au point de devenir indifférente, puis agréable. Un proverbe dit qu'il faut faire de nécessité vertu; la nature, d'après les savants modernes , ferait souvent de nécessité plaisir. La force d'une habitude est proportionnelle à la nécessité qui l'a fait contracter, et le plaisir qui s'y joint peu à peu est pro- portionnel à cette force. De ce plaisir qui, sans doute, attache l'oiseau à son nid et le tient de longs jours immo- bile sur ses œufs, plaisir en apparence si contraire aux mœurs remuantes de l'oiseau et qui, s'il n'était transformé par l'habitude, serait la plus dure des peines. Le règne hu- main nous fournirait plus d'exemples encore que le monde des oiseaux ; sans l'halDitude, qu'est-ce qui pourrait retenir l'homme dans un salon , lui imposer certaines postures convenues, non moins gênantes peut-être que celles de l'oiseaa sur son nid, le soumettre aux règles les plus mi- nutieuses de l'étiquette, et lui faire joindre à tout cela un sentiment de plaisir particulier?

Ainsi non-seulement les circonstances extérieures font varier le plaisir et la peine , mais encore l'activité inté- rieure se refait sans cesse à elle-même de nouveaux plai- sirs ou de nouvelles peines, qu'on n'avait point mises en ligne de compte et qui viennent brusquement fausser les résultats attendus.

Enfin, s'il faut faire une grande i)art dans la sensation à l'activité intérieure, il n'en faut pas faire une moins grande à l'idée môme de cette activité et de son indépen- dance , car cette idée seule a une force capable de modifier les peines ou les plaisirs. Au sein de l'âme, comme un

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIKS 221

pliiiosoplie contemporain l'a montré*, l'idée de la liberté peut produire des effets analogues à ceux du libre arbitre lui-même et fournir une puissance morale indépendante des motifs et des mobiles; dans les rapports de l'âme avec le corps, ridée de la liberté ne pourrait-elle aussi créer une sorte de puissance pbysique indépendante des douleurs et des peines? Lorsque je réagis moralement contre une sen- sation physique, cette réaction morale se traduit elle-même par un déploiement d'énergie corporelle qui diminue la quantité de peine ou de plaisir. Un afîi^ancliissement phy- sique répond à l'affranchissement moral. Si je me persuade, à tort ou à raison, de ma liberté et de ma dignité, la dou- leur bravée par moi sera étouffée ; le plaisir, dédaigné par moi, ne sera plus senti. Ainsi l'organisme se mettra en harmonie avec la volonté qui le dirige, et le plaisir pas- sera, plus brusquement que jamais, d'une quantité à une autre, suivant que ma volonté aura passé d'une décision à une autre. Comment calculer cet élément nouveau du pro- blème?

L'influence de la volonté sur le plaisir est surtout évi- dente dans deux états psychiques : celui la volonté sort le plus d'elle-même, et celui elle se renferme le plus en elle-même : Texaltation de l'amour et l'impassibilité stoïque. Dans l'exaltation, toute douleur ou tout plaisir extérieurs non-seulement diminuent , mais disparaissent entièrement. Le martyre est une volupté : la volonté, s'y étant détachée de toute passion terrestre, s'est arrachée à toute douleur physique. Et ainsi du plus au moins : en général, plus j'aime et crois, moins je sens; l'élan que je m'imprime est trop fort pour qu'un obstacle extérieur puisse désormais l'entraver.

Gomme la volonté qui aime et se donne, la volonté qui se possède et se respecte est capable de modifier la douleur ou le plaisir. Il est une chose que les benthamistes eux- mêmes peuvent remarquer : c'est que braver la douleur, c'est déjà la vaincre, et que, moins on veut souffrir, moins on souffre. Au contraire, s'abandonner à la souffrance, c'est l'augmenter. Lorsque Posidonius disait : Douleur, tu n"es pas un mal ; lorsque Arria, après s'être frappée, s'écriait : JSon dolet, ils ne voulaient pas seulement nier que la dou- leur fût un mal moral, ils voulaient affirmer aussi sans doute que, pour qui sait la supporter, elle est à peine un

1. Voir M. Alfred Fouillée, la Liberté et le Déterminisme , partie.

■m Li^ MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mal physique. Plus ouest maître de son âme, en déflnitive, plus on est maître de son corps. Aussi Bentham a-t-il tort même au point de vue utilitaire, lorsqu'il raille les stoïciens : « Quand un homme éprouve une douleur dans « la tète ou dans Forteil, que lui servira de se dire à lui- « même ou de dire aux autres que la douleur n'est point « un mal ? Cela lui ôtera-t-il sa douleur? cela la diminuera- u t-il^? » Oui, cela la diminuera, et, ne fût-ce que dans ce but utilitaire, il est bon de se le redire. C'est du reste ce qu'avait compris Epicure, et l'on peut opposer sur ce point les doctrines du maître à celles de ses modernes disciples. Par la liberté intérieure, disait Epicure, l'homme a le pou- voir d'échapper aux souffrances les plus cruelles et comme de se retirer de la douleur ; aussi doit-il rester toujours imperturbable. Epicure ajoutait même, avec l'exagération des sectes antiques : Le sage est toujours sur de porter partout le bonheur, même au sein des supplices, même c( dans le taureau brûlant de Phalaris, car il porte partout avec lui sa libertés » L'utilitarisme, à son début, était très- voisin du stoïcisme; mais depuis, nous le voyons, il s'en est considérablement éloigné. Dans la question qui nous occupe, les stoïques n'ont pas absolumen t tort. Le mépris de la douleur rend jusqu'à un certain point la douleur méprisable ; la crainte de la douleur la rend à craindre.

Le domaine des plaisirs et des peines est donc encore mon domaine, et, si je n'y puis pas tout, j'y puis assez pour contrarier et rendre impossibles les calculs du « déon- tologue ». Quand vous croyez avoir fixé dans votre balance la quantité des peines et des plaisirs, ma volonté, en un instant, dérange l'équilibre. L'idée seule qu'elle pourrait, en voulant, faire varier la quantité des sensations, suffit donc à les faire varier. La volonté, ne pouvant devenir ab- solument inconsciente, ne peut devenir absolument fatale.

. IL Les partisans de Bentham essayeront peut-être une dernière réponse à cette série d'objections contre la possi- bilité théorique de leur calcul moral.

Sans doute, diront-ils, la science humaine doit renoncer jusqu'à nouvel ordre à pénétrer dans le d'étail de chaque plaisir, mais doit-elle pour cela renoncer à calculer, pour ainsi dire, les plaisirs en gros? Si un marchand en détail

1. Déo7iL, t. I, p. 358.

2. Voyez, dans notre Momie d'Epicwe, le chapitre sur les vertus et le courage. ■-

LA FIN MORALE. LA QUANTITE J>ES PLAISIRS 223

est contraint, par la nature même de son commerce, d'avoir Fœil sans cesse ouvert sur les plus petites pertes et les plus petits profits^ le négociant en gros, lui, s'oc- cupe peu de ces minuties; le moraliste sera comme lui : il fera des comptes larges et taxera chaque plaisir ou cha- que peine à une valeur approximative ; les erreurs de dé- tail ne pourront fausser les résultats généraux, pas plus que tel objet particulier vendu à perte par un bon négo- ciant ne pourra porter une véritable atteinte à la somme considérable de ses profits. La tâche du moraliste n'est donc pas aussi compliquée qu'on le croit : il s'agit simple- ment d'établir des moyennes. En moyenne, telle sensation, de tel degré, produira tel plaisir ou telle peine. L'exception confirme la règle, ou du moins peut rentrer dans une rè- gle. On établira en effet la moyenne des exceptions comme du reste, et tout ce qu'on ne peut prévoir ou calculer, on en renfermera du moins l'influence entre des bornes fixes.

En d'autres termes, l'arithmétique morale de Bentham, cette science qu'il nous présentait comme si minutieuse- ment exacte, ne pourrait-elle se changer en une statistique morale? Cette science nouvelle, au lieu de marquer pour chaque individu ce qui lui est à chaque moment le plus agréable, fixerait ce qui est généralement agréable à la généralité des individus.

Mais , demanderons-nous à Bentham , si le moraliste, dans ses théories, peut calculer en gros, l'agent moral peut-il donc agir en gros? Chaque acte est quelque chose de particulier, de distinct, de spécial; chaque agent, dans l'hypothèse même de Bentham, est une sorte de marchand en détail qui ne peut échanger son action contre le plaisir promis par vos théories sans connaître exactement la va- leur de ce plaisir à l'instant donné. On lui dit : En moyenne, telle action produit telle peine ou tel plaisir ; fort bien; mais, à lui seul, pourra-t-il toujours accomplir cette action assez de fois pour que cette moyenne de peine ou de plaisir se produise? Le joueur qui jouerait un million de fois verrait s'établir une moyenne et une compensation entre ses bénéfices et ses pertes; de même, si je risquais, pour ainsi dire, des milhons de fois l'enjeu d'une action quelconque, je serais sur de voir une moyenne s'établir et le hasard laisser place à la certitude : mais, dans les actions importantes, je ne pourrai agir que plusieurs fois ou même une seule fois de la même manière ; Socrate, par exemple, ne pouvait pas boire deux fois la ciguë. Telle chose, dites-

224 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

VOUS, procure le plaisir à la majorité des hommes ; mais que sais-je si je suis de la majorité ou de la minorité, et si cette chose ne me procurera pas précisément de la peine ? que sais-je si je ne suis pas une exception ? Les excep- tions, ajoutez-vous, rentrent dans notre calcul. Mais que m'importe, à moi exception, de figurer théoriquement dans votre calcul et de venir confirmer vos règles, si pendant ce temps je souffre au lieu de jouir? Faut-il donc que je me sacrifie dans la pratique à vos théories statistiques ?

Les règles obtenues par la statistique morale offrent donc un prem'ïer défaut : c'est d'être incertaines. La moyenne qu'établit le déontologue se traduit alors pour l'individu en une simple probal3ilité. Le calcul des plaisirs devient ainsi un calcul des probables , et la voie est ouverte à une sorte de probabilisme utilitaire qui ne vaudra peut- être guère mieux que l'autre. Seulement, ici, la seule chose qui soit certaine, qui soit placée tout à fait au-dessus de la probabilité et du doute, c'est le plaisir le plus immédiat et le plus intense, qui est aussi en général le moins durable et qui représente souvent le vice. De tous les autres côtés, on trouve l'incertain. L'utihtarisme ressemble alors à l'an- cienne casuistique retournée : toutes les actions tombaient sous la casuistique dévote et offraient matière à distinctions et à subtilités, excepté la vertu même, droite et franche ; de même, on pourrait dire peut-être que toutes les actions tombent sous la casuistique benthamiste et sont objet de doutes, d'incertitudes, d'hésitations, excepté beaucoup de mauvaises actions qui sont sûres et invariables.

Et maintenant, comment mettre sur le même rang les choses simplement possibles ou probables et les choses sûres ? Il est sûr que tel vice vous causera du plaisir ; il est possible, il est probable même que les conséquences de ce vice vous causeront de la peine : choisissez. Pour que je choisisse, commencez par établir une commune me- sure entre le réel et le possible. Bentham semble ne s'être même pas douté de cette différence qui existe entre le cer- tain et le probable, et qui est l'une des plus graves diffi- cultés de la doctrine utilitaire. « Il faut approuver ou « blâmer les actions, dit-il^ d'après leur tendance à aug- ft menler ou à diminuer le bonheur. » Mais parmi les ac- tions il y en a qui ne tendent pas seulement à l'augmenter, il y en a qui l'augmentent immédiatement et de la manière la plus sensible; ces actions, il est vrai., tendent parfois à le diminuer dans la suite. Mais, entre un effet immédiat et une

LA FIN MORALE. LA QUANTITE DES PLAISIRS 225

tendance lointaine, quelle est la commune mesure arith- métique? Le sophisme de Bentham apparaît très-nettement dans ces paroles : « Le plus abominable plaisir que le plus « vil des malfaiteurs ait jamais retiré de son crime ne de- « vrait pas être réprouvé s'il demeurait seul ; mais il est a nécessairement suivi d'une telle quantité de peine, ou, ce « qui revient au même, d'une telle chance d'une certaine « quantité de peine, que le plaisir en comparaison est « comme rien \ » Soutenir qu'une chance et une réalité reviennent au même, est-ce bien sérieux?

Il est d'ailleurs une chose que ne doivent pas oublier les benthamistes : c'est que le calcul des probabilités, pour être admis dans leur morale d'intérêt personnel, doit non-seule- ment fixer ce qui est probable en bloc pour tous les individus donnés, mais aussi ce qui est plus ou moins probable pour tel individu. Car la morale du plus grand intérêt ne com- mande pas au nom d'une loi universelle à laquelle l'indi- vidu, s'il le faut, serait tenu de se sacrifier; elle propose pour fin un maximum de plaisir qui n'a de valeur que si l'individu en jouit.

Voici, pour reprendre encore l'exemple de Bentham, un ivrogne obstiné : vous lui dites que ses plaisirs, d'après la statistique, sont impurs, c'est-à-dire suivis des peines les plus graves (indispositions, maladies présentes ou futures); pour toute réponse, il vous montre son corps robuste et vous décrit son état de santé : d'ici à un long temps, nulle maladie n'est pour lui probable. Tous lui répétez que ses plaisirs sont impurs, parce qu'ils sont accompagnés de perte d'argent et de temps ; il ouvre sa bourse bien garnie et vous prouve qu'il vit assez dans l'aisance pour n'avoir à épargner ni temps ni argent. Vous lui parlez des consé- quences sociales : peine produite dans l'esprit de ceux qui lui sont chers, il est seul au monde; mépris d'autrui, il a l'estime de tous ses camarades, et cela lui suffit ; risque d'un châtiment légal, il est dans un pays nulle loi ne réprime l'ivresse; risque de commettre des crimes dans l'ivresse, il a une ivresse très-douce; crainte des peines de l'autre vie, il n'y croit pas. Vous lui ob- jectez que ses plaisirs ne sont pas féconds. Il répond que peu importe, s'ils se suffisent à eux-mêmes; ce qui est incomplet a seul besoin d'être fécond. D'ailleurs, si ses plaisirs ne sont pas féconds , ils n'empêchent du moins

1. Benth., Introd. to the princ. of mor., II, iv, loc. cit.

GUYAU. 15

226 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

aucun autre plaisir : par cela même qu'il a une santé inébranlable, il garde une capacité entière pour tout plaisir du corps ou de l'esprit qu'il lui plairait de poursuivre. Quelle prise les benthamistes ont-ils donc sur cet homme?

Et qu'on ne reproche pas à notre ivrogne de faire de la ca- suistique, de ne point agir d'après des lois générales, mais d'après des cas particuliers. Qu'y a-t-il de plus particulier que le plaisir ? la part du casiis^ du hasard, et partant de l'inter- prétation individuelle, est-elle plus grande ? Donner pour fin le plaisir, c'est donner pour fin le particulier; vouloir en- suite qu'on poursuive le particuUer en se conformant à des lois générales^ ne serait-ce point un non-sens? Vouloir que je cherche mon plaisir seulement la majorité des hommes trouve le sien, c'est presque une contradiction. N'oubUons pas la définition que Bentham lui-même donne du plaisir : « Le plaisir, c'est ce que le jugement d'un a homme, aidé de sa mémoire, lui fait considérer comme a tel. » Ainsi la casuistique, c'est-à-dire la considération des cas particuliers, n'est pas seulement accidentelle dans le benthamisme ; elle est essentielle à la conception même de la fin morale, surtout dans la sphère individuelle nous sommes encore renfermés.

Au reste, une moyenne n'est une loi que pour les gens médiocres : si vous sortez de la médiocrité, vous échappez à la statistique ; si vous êtes assez vous-même, tout ce que sont ou font les autres vous devient indifierent. L'avenir du benthamisme repose, en quelque sorte, sur l'accrois- sement universel de la médiocrité : si tous les hommes étaient semblables, avaient mêmes organes, mêmes ten- dances, même intelligence, c'est alors que la statistique serait toute-puissante et que les résultats observés chez les uns pourraient être étendus à tous les autres : plus d'ex- ception, plus de singularité, plus d'individualité.

Par malheur, ou par bonheur, plus le genre humain fait de progrès, plus se produisent en lui de différences ; plus tes hommes sont civilisés, plus il sont divers. Et cette loi qui régit le monde humain régit l'univers entier : ne sont- ce pas les utilitaires et les positivistes eux-mêmes qui ont mis en lumière la grande loi d'évolution et de « dilîéren- ciation »? A l'origine, tout était semblable ; à la fin, tout sera divers : le progrès, sur la terre comme dans le ciel, chez l'homme comme chez la plante et l'animal, se mani- feste d'une manière sensible par une diversité croissante des choses. A mesure que les espèces se développent^ les

LA FIN MORALE. LA QUANTITÉ DES PLAISIRS 227

individualités s'accusent. L'homme, sorti d'un embryon presque « homogène, » arrive à posséder l'organisme le plus « hétérogène » que possède im être vivant : ainsi fera l'humanité même, selon la science moderne. Et mainte- nant, les disciples de Bentham semblent demander la fin de rhumanité à cette moyenne, à ce milieu homogène que l'humanité porte en elle, mais qu'elle tend sans cesse à dépasser elle-même ? La morale qu'on obtiendrait de cette manière serait la morale de la médiocrité. Pourtant, les utilitaires eux-mêmes font, avec Stuart Mill, l'éloge des êtres qui ont le sentiment de l'individuaUté, qui ne veulent pas faire comme tout le monde, penser comme tout le monde, sentir comme tout le monde ; qui veulent vivre à leur manière ; qui veulent être singuliers et même excen- triques \ N'oubhent-ils point que la singularité devient aisément un crime dans leur morale, et que l'originalité y est permise? Ne pas trouver son plaisir tout le monde le trouve, c'est déjà un grave indice, lorsque différer dans l'appréciation des plaisirs c'est différer dans le jugement du bien.

Dès à présent, remarquons-le, l'originalité, l'exception, est plus fréquente qu'on ne le croit. Seulement, peu de personnes sont originales sur tous les points ; ceux-là le sont par certains côtés, ceux-ci par d'autres. Si le nombre, des exceptions pour ainsi dire totales est assez petit, le nombre des exceptions partielles est énorme. A vrai dire même, tout le monde, par un certain côté, est exceptionnel. Qu'est-ce que Findividu, dans le fond, si ce n'est l'excep- tion par rapport au genre? Tout ce qui vit d'une vie propre est exceptionnel ; les moyennes sont des généralités abstrai- tes qui pourraient avoir de la valeur à un point de vue pu- rement social, mais qui ne peuvent servir à régler la vie individuelle d'une manière définitive, ni à déterminer dans cette sphère le maximum du plaisir. Il suffît donc que je ne sois point fait exactement comme les autres pour que la loi du plus grand plaisir puisse me commander ce qu'elle défend au reste des hommes. De une singulière différence entre les autres sciences et la science morale telle que l'entend Bentham. Les autres sciences constatent les exceptions ou les monstruosités et les souffrent : elles ne les provoquent pas et ne les commandent pas ; la science morale, chez les partisans de Bentham, en posant pour fin le plus grand plai-

1. Stuart Mill, Liberty, et Spencer, So«a^ Statics.

2-28 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

sir, pose et accepte par même toutes les contradictions et exceptions que l'idée de plaisir entraîne avec elle ; elle ne tolère donc pas seulement, dans certains cas, l'ivrognerie, elle la commande ; elle ne tolère pas seulement tel ou tel autre vice : du moment qu'il est démontré, dans un certain cas, avantageux à l'individu, elle le commande. Tout re- proche aux coupables habiles est interdit aux bentha- mistes : en quel nom leur en feraient-ils? Au nom de la loi des mœurs? Elle est pour eux et avec eux. Vous leur avez enseigné leur fin et ils la suivent : qu'avez-vous à dire ?

Accordons donc avec Bentham à celui qui trouve réelle- ment le plus grand plaisir dans l'abrutissement qu'il agit bien ; ayons même le courage de le louer, puisque nous n'avons pas le pouvoir de le blâmer.

On voit les difficultés qu'on peut élever contre l'utopie arithmétique de Bentham. Ce dernier a cru le calcul des plaisirs exact , il ne peut l'être ; certain , il ne l'est pas ; d'une portée universelle, il ne vaut pas pour tous les indi- vidus. Bentham reprochait à ses adversaires que leur prin- cipe, étant personnel, individuel, devait être despotique ou anarchique ; c'est une alternative à laquelle vous ne pouvez échapper, disait-il : il faut calculer, ou vous battre. Nous avons cherché à calculer, mais ce calcul môme reste plus que jamais personnel, individuel, variable; nous pressen- tons qu'il ne peut aboutir qu'à des conséquences despoti- ques ou anarchiques : les benthamistes seraient-ils donc, après avoir calculé , réduits eux-mêmes à se battre ? Ils seront du moins réduits à laisser le calcul,, à chercher un critérium plus sur et plus facile à manier que le nombre, une fm autre que le plaisir le plus grand on quantité : ils seront contraints, avec Stuart Mill, à perfectionner eux- mêmes leur système en essayant d'y introduire un élément supérieur.

CHAPITRE m

LA QUALITÉ DES PLAISIRS, CRITÉRIUM MORAL

MORALE SEMI -INTELLECTUELLE DE STUART MILL

Comment la morale du plaisii', chez Stuart Mill, s'élève vers la morale de l'intelligence. Stuart Mill a-t-il le droit d'invoquer une qualité intrinsèque des plaisirs détachée à la fois de toute idée de quantité et de toute idée de moralité ?

I. Examen du problème au point de vue de l'expérience. L"oh- servation constate-t-elle la qualité spécifique des plaisirs? 1" Dans les plaisirs moraux, peut-on abstraire la considération de moralité? Dans les plaisii's intellectuels, ne peut-on pas ramener la qualité soit à la quantité, soit à la moralité? L'intelligence, condition de la moralité même. 3- Les plaisirs esthétiques ne sont-ils pas égale- ment réductibles à des plaisirs moraux? Relation intime du beau et du bon. Compai'aison de la beauté supérieure et de la beauté inférieure. Du remords esthétique.

II. Examen du problème au point de vue de la raison. Les utilitaires peuvent-ils démontrer et expliquer rationnellement la qualité spécifique des plaish's .■' Explication proposée par Stuart Mill. Réduction de la qualité au sentiment de dignité. Défi- nition morale de la dignité. Définition utilitaire de la dignité. Son insuffisance. Effort pour perfectionner la théorie de Stuart Mill. La dignité vient-elle de la conscience que nous avons de notre intelligence? Critique de cette conception d'une dignité purement intellectuelle et logique. Est-il vrai que les plaisirs intellectuels et les plaisirs sensibles , une fois écartée toute idée de moralité, n'ont point de commune mesure? A quelle condition les plaisirs de l'intelligence acquièrent-ils une valem^ « infinie et al)Solue »? Impossibilité de s'en tenir à la position intermédiaire prise par Stuart Mill.

III. ImpossibUité pratique d'appliquer le critérium de la qualité. Recours de Stuart Mill à une sorte de tribunal ou concile utilitaire.

La qualité des plaisirs était un obstacle insurmontable à nos calculs ; faisons comme les habiles ingénieurs qui tour-

130 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

nent à leur profit les obstacles mêmes et savent se servir, pour faciliter leur œuvre, des difficultés qui l'entravaient d'abord. Ne pouvons-nous, sans sortir réellement du sys- tème de Bentham, appeler à notre aide et prendre pour cri- térium l'idée de qualité ?

I. Procédons d'abord par observation, avec Stuart Mill; nous raisonnerons ensuite. Peut-on découvrir des cas d'ex- périence où l'idée d'une certaine qualité des plaisirs appa- raisse à la fois, 1*^ comme détachée de toute idée de quantité, "20 comme détachée de toute idée de moralité ? Si c'est possible, et telle est l'opinion de Stuart Mill, il sera prouvé €n fait qu'il y a dans les plaisirs une qualité spéci- fique et que l'utilitarisme a le droit de prendre cette qualité comme critérium.

Voici d'abord les observations sur lesquelles Stuart Mill s'appuie. « Lorsque, de deux plaisirs, il en est un auquel « tous ceux ou presque tous ceux qui ont l'expérience des « deux donnent une préférence marquée, sans y être poussés « par aucun sentiment cTobligation morale, celui-là est le plai- « sir le plus désirable ; et, s'ils ne réchangeraient pas contre « n'importe quelle abondance de cet autre plaisir dont leur « nature est susceptible, nous sommes en droit de luiattri- (' huer une supériorité de qualité... Peu de créatures hu- « main es consentiraient à être changées en aucun des ani- '( maux inférieurs , moyennant qu'on leur promît la plus « grande somme des plaisirs de la brute ; aucun être intel- « ligent ne voudrait être un imbécile, aucun individu ins- « truit un ignorant; aucune personne ayant du cœur et de « la conscience ne se déciderait à devenir égoïste et vile; « quand bien même on leur persuaderait que l'imbécile, « l'ignorant ou le coquin sont plus satisfaits de leur sort « qu'eux-mêmes ne le sont du leur. Ils n'échangeraient pas « ce qu'ils ont de plus contre la complète satisfaction de « tous les désirs qui leur sont communs... Mieux vaut être « un homme mécontent qu'un cochon satisfait ; mieux vaut a être un Socrate mécontent qu'un imbécile satisfait. »

Sans doute il est vrai qu'en fait « aucune personne « ayant du cœur et de la conscience ne se décide à devenir « égoïste et vile » ; mais est-ce, comme le croit Stuart Mill, indépendamment de toute considération morale ? Lors- qu'on vous propose de devenir un « coquin », c'est-à-dire en définitive de sacrifier votre moralité, Stuart Mill est-il bien sur que vous n'éprouviez rien qui ressemble à un sen-

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS 231

timeni moral ? Ce serait contradictoire. Expérimentalement, il est impossible de découvrir un cas où, la question de mo- ralité étant posée, le « sentiment de l'obligation morale », quelle qu'en soit d'ailleurs l'origine, ne soit pas en môme temps éveillé. Par conséquent , il est impossible de cons- tater par l'observation dans les plaisirs, en tant qu'ils sont moraux, l'existence d'une certaine qualité « indépendante « de tout sentiment d'obligation morale » : cette qualité des plaisirs apparaît toujours à l'œil de l'observateur comme se confondant avec leur moralité.

En est-il de même dans les plaisirs intellectuels ? Pour- quoi les préfère-t-on généralement aux plaisirs des sens ? Ne peut-on expliquer cette préférence soit par une supé- riorité quantitative, soit par une supériorité morale, sans avoir besoin de cette supériorité spécifique et irréductible que suppose Stuart Mill?

« Aucun être intelligent ne voudrait être un imbécile. » D'accord : mais, si vous lui demandez pour quelles raisons il no le voudrait pas, êtes-vous sur qu'il invoquera votre qualité spécifique des plaisirs ? N'invoquera- t-il pas d'abord la quantité ? En fait, l'imbécile goûte des plaisirs non pas seulement inférieurs en qualité, mais aussi moins intenses, moins nombreux et moins durables que ceux de l'être intel- ligent. L'intelligence, en effet, jouit de la propriété non- seulement de créer des plaisirs qui lui sont propres, mais d'augmenter dans une proportion considérable tous les autres plaisirs. Tandis que les jouissances sensibles sont souvent exclusives des jouissances intellectuelles, les jouis- sances intellectuelles ne le sont point des jouissances sensi- bles et, loin de là, les aiguisent. Aussi, lorsqu'on est par- venu à un degré élevé de l'échelle des êtres, descendre volontairement vers les degrés inférieurs serait faire, au point de vue même de Bentham, un fort mauvais calcul. « Mieux vaut, dites-vous, être un homme mécontent qu'un « cochon satisfait. )) D'accord, et cela vaut mieux même sous le rapport de la quantité. Quoique les compagnons d'Ulysse mis à même, d'après la fable, de comparer en connaissance de cause les plaisirs du pourceau à ceux de l'homme, pré- férassent les premiers, un partisan de Bentham craindrait, tout comme les autres hommes, d'être métamorphosé en pourceau par la baguette de Gircé, la satisfaction de ce pour- ceau fùt-elle portée au ^naximum. 11 est en effet facile de prouver ici la supériorité quantitative des plaisirs humains.

032 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Tout d'abord, la sensibilité d'un porc est moins délicate et moins vive ; Yintensilé de ses plaisirs sera donc moins grande. L'intelligence del'animal, tout entièreenferméedans l'instant présent, ne peut ni se rappeler ni prévoir vérita- blement les plaisirs, qui deviennent une série de sensations agréables non reliées entre elles et n'ayant pour ainsi dire pas de vraie durée. Le défaut d'intensité et de durée, n'est- ce donc pas déjà beaucoup pour déprécier les plaisirs du pourceau et pour les placer au-dessous des plaisirs d'un homme? Par hypothèse, il est vrai, cet homme est mécon- tent. Mais le mécontement n'est pas chose grave ; de plus, il s'accompagne toujours d'une certaine somme de plaisirs, capables de l'emporter en quantité non-seulement sur ceux du cochon, mais sur ceux des êtres humains qui se rappro- chent de l'animal, comme l'imbécile, comme l'ignorant même.

Ainsi, Stuart Mill voit simplement une affaire de qualité, il y a sans doute aussi une affaire de quantité. Main- tenant les partisans de la morale idéahste ne pourront- ils pas soutenir que les plaisirs de l'intelligence offrent en outre un caractère de moralité proprement dite ?

Sans doute un être intelhgent n'est pas nécessairement un être moral ; mais, d'autre part, un être inintelligent est nécessairement privé de moralité. L'intelligence , si elle ne crée pas la moralité, comme le croyait Socrate, en est du moins l'indispensable condition. Aussi , vouloir être imbécile, vouloir même être ignorant, c'est d'une manière indirecte porter une atteinte profonde à la moralité ; au contraire, vouloir acquérir plus d'intelligence, c'est vou- loir acquérir plus de moyens d'être moral. Elargir ou rétrécir la sphère de la pensée, c'est toujours en défini- tive élargir ou rétrécir la sphère de la volonté. Plus je comprends de choses , plus je suis capable de choisir. Leibniz a dit : L'intelligence est l'âme de la liberté. En ce sens, les partisans de la morale idéaliste pourront affir- mer qu'il s'attache aux plaisirs de l'intelligence un vif <i sentiment d'obligation morale » : je me sens obligé à monter dans l'échelle des êtres, je me sens 'obligé au pro- grès : alors même quïl me serait indifférent, à tout autre point de vue, de rester à un degré de l'échelle ou à un autre, de comprendre un peu plus ou un peu moins, il ne saurait m'être indifférent d'être près ou loin de cet idéal moral placé au sommet de l'échelle, dont chaque degré franchi par mon intelligence rapproche ma volonté. Des-

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS 233

cendre, ce serait déchoir moralement; tomber dans l'in- bécillitë complète ou dans cette imbécillité partielle qu'on appelle Tignorance, ce serait une faute; se métamorphoser soi-même en pourceau, ce serait un suicide.

On le voit, ce n'est pas chose facile, quoique Stuart Mill semble le croire, de prendre en quelque sorte sur le fait cette qualité des plaisirs qui nous les ferait poursuivre, en premier lieu sans être poussés par aucune considération de quantité , en second lieu « sans être poussés par aucun « sentiment d'obligation morale ».

Il y a pourtant une classe particulière de plaisirs, oubliée par Stuart Mill , qui aurait pu lui fournir des faits en faveur de sa thèse : ce sont les plaisirs esthétiques. D'une part, en effet, comment réduire en quantités ces plaisirs si délicats et si supérieurs aux rapports grossiers des nom- bres? D'autre part, comment y voir quelque chose qui res- semble à la moralité et à l'obligation morale ? Resterait donc enfin cette qualité pure et simple dont parle Stuart Mill.

Pourtant^ si au premier abord les plaisirs esthétiques semblent dépouillés de tout caractère moral, n'est-ce point une illusion? Nous sommes en ce moment dans le domaine de la simple expérience ; nous discutons les faits, non les raisons des faits. Or, à ce point de vue encore extérieur, un sentiment moral ne se mèle-t-il pas toujours en fait, quelle qu'en soit la raison_, aux plaisirs esthétiques? L'existence de ce sentiment apparaît dans le contraste des plaisirs es- thétiques avec les plaisirs sensibles. Supposez que je sois contraint de choisir entre la lecture de beaux vers et une partie de chasse : je suis, par hypothèse, capable de sentir vivement la beauté des vers et capable aussi de goûter vivement le plaisir de la chasse. Il est très-possible, selon la remarque de Kant, que je préfère la partie de chasse : ce qui n'aurait pas lieu si, comme le croit Stuart Mill, il existait une qualité inhérente aux plaisirs supérieurs et qui les rendrait non-seulement plus estimables, mais aussi plus désirables. Après avoir sacrifié ainsi le plaisir esthétique, éprouverai-je simplement ce regret banal qu'on éprouve lorsque, forcé à choisir, on n'a pu prendre de deux choses qu'une? n'éprouverai-je pas une sorte de regret moral et comme un léger remords? n'aurai-je pas le sen- timent d'avoir délaissé un plaisir vraiment moral et d'avoir enfreint, pour ainsi dire, un devoir esthétique? Si le spec- tateur ou le lecteur se sentent moralement tenus de con-

234 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

naître et de contempjler la beauté produite par l'artiste, l'artiste lui-même se sent obligé à la produire, et à la pro- duire sous sa forme la plus parfaite. Le sentiment moral serait-il aussi étranger qu'on le croit à cette sorte de pos- session du véritable artiste par l'idéal? L'artiste et l'agent moral conçoivent et acceptent une loi supérieure qui leur commande, à l'un le beau, à l'autre le bien, et dont les ordres, à tort ou à raison, leur apparaissent comme impres- criptibles. Les belles œuvres toucbent ainsi de près aux belles actions. Et comme la loi morale ne souffre pas une demi-obéissance, comme elle ne se contente pas d'actions à moitié bonnes et veut les actes les meilleurs possibles accomplis avec la meilleure volonté possible, ainsi la loi qui simpose à l'esprit de l'artiste lui interdit la médio- crité, lui défend même de transiger avec elle, lui ordonne de produire les œuvres les plus parfaites sans regarder au travail et à l'effort.

C'est avec raison, ce semble, que Kant a rapproché le sentiment esthétique par excellence, l'admiration, du sen- timent moral par excellence, le respect. Qui admire, res- pecte : l'admiration apparaît ainsi comme revêtue d'un caractère vraiment moral. Il est moral d'admirer une belle action : c'est en quelque sorte y participer et s'approprier une partie du mérite qui s'y attache. Il est moral d'admirer une belle œuvre : c'est faire passer en soi la beauté que l'on contemple et devenir, comme disait Platon, semblable à l'objet de son amour. On se sent obligé soi-même à cher- cher le beau et, partout on le trouve, à lui rendre comme un hommage religieux. On s'adresse des reproches lors- qu'on n'a pas assez admiré.

Même dans les rapports des beautés inférieures aux beautés supérieures le sentiment moral a encore une place, comme si la supériorité morale s'attachait à la supériorité esthétique. Je ne pourrais préférer, par exemple, un vau- deville amusant à un opéra sublime , une collection de photographies intéressantes à un tableau de Raphaël,- sans éprouver une sorte de remords artistique.

En résumé, tout ce qui est beau semble revêtir un carac- tère moral : c'est un fîiit d'expérience. Qu'on explique ce fait comme on voudra, qu'on y voie même une sorte d'illu- sion intérieure : il n'en reste pas moins vrai que les domaines du beau et du bien, en supposant qu'ils ne se confondent pas, sont du moins assez voisins pour se tou- cher. Aussi Stuart Mill n'a t-il point le droit de dire : La

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS 235

beauté n'a aucun caractère moral et obligatoire ; elle ne vaut que par une certaine qualité des plaisirs qu'elle pro- duit. — Non, la beauté a pour nous une yaleur morale, valeur qui devient plus évidente à la réflexion intérieure. En définitive, si l'on peut nier que ce qui est beau soit tou- jours bon, on ne peut nier que ce qui est bon soit toujours beau ; bien plus : la bonté et la beauté, à leur degré suprême, s'identifient; si donc il est un point le beau et le bon coïncident absolument, et tant d'autres points ils se tou- chent, quoi d'étonnant à ce qu'ils ne puissent jamais offrir une entière divergence, à ce qu'on ne puisse jamais établir de distinction absolue entre les sentiments moraux et les sentiments esthétiques?

Pour que la théorie de Stuart Mill fût confirmée en fait, il faudrait trouver un cas où, d'une part, la quan- tité de deux plaisirs fût exactement la même (ce qu'il est impossible de connaître) , et d'autre part il ne s'attachât à aucun de ces plaisirs le moindre sentiment moral. Or non-seulement on ne peut décou^Tir un tel cas, mais encore le chercher c'est aller contre les lois de l'es- prit posées par l'empirisme lui-même. La grande loi qui, d'après la philosophie anglaise, domine tous les phéno- mènes de l'âme, n'est-ce pas la loi d'association? Or, puisque tout est lié , associé dans l'âme, puisque toutes les idées s'attirent et se confondent sans cesse, ne peut-on supposer, en vertu même des théories empiristes, qu'à toute idée de plaisir supérieur la simple habitude, à défaut d'autre chose, a lié une idée d'obligation morale qui, par son contact, la transforme et lui donne cette « qualité » que Stuart Mill prend pour une « supériorité intrinsèque » ? On pourrait ainsi invoquer contre les empiristes les lois mêmes qu'ils ont établies. Puisqu'ils sont forcés d'admettre dans l'homme, comme un fait indéniable , le sentiment et l'idée de la moralité, n'oublions pas que cette idée et ce sentiment jouissent comme tous les autres, d'après leur théorie même, de la propriété de s'unir et de s'associer à d'autres. D'une union de ce genre pourrait provenir le sentiment si clair de supériorité propre à certains plaisirs. En tout cas, ce que Stuart Mill place dans les plaisirs mêmes leur vient d'en haut ; la valeur qu'il leur attribue, ils l'empruntent à l'idée de moralité. Cette qualité dont il nous parle semble donc être surtout une supériorité morale, et ce qui est propre- ment moral est rejeté par un utilitarisme conséquent.

236 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Ainsi donc, tout ce qu'on ne peut, dans les plaisirs, expli- quer par la quantité^ il semble qu'on peut l'expliquer par la moralité; ce qu'on ne peut expliquer par la moralité, on l'explique suffisamment par la quantité. La notion vague et occulte de qualité se trouve ainsi exclue par la force même des choses : elle a le très-grand défaut d'être superflue. Toute explication dont on peut se passer est bien près d'être rejetée. La nature, d'après la science moderne, éco- nomise les forces et tend toujours à produire le plus grand résultat possible avec la plus petite dépense de force pos- sible; la pensée humaine, elle aussi, économise les idées; elle s'efforce d'arriver à la plus grande vérité possible en invoquant le moins de raisons possible : les raisons suf- fisantes sont toujours les vraies. La position que prend chez Stuart Mill la doctrine utilitaire est donc singulièrement embarrassée : placé entre Bentham et ses adversaires, vou- lant aller plus loin que le premier, n'osant aller si loin que les seconds, ne se contentant point de l'idée simple de quantité , ne voulant pas prononcer le nom de moralité, il est réduit à chercher une idée intermédiaire et vague, à construire un système moyen , timoré , provisoire , qui semble manquer à la- fois de cohésion et de largeur. Au point de vue de la pure expérience, nous n'avons trouvé aucun fait qui confirme ce système.

IL Passons du domaine des faits dans celui des rai- sons. L'utilitarisme n'a pu montrer a posteriori l'existence d'une qualité des plaisirs indépendante de la moralité; pourra-t-il démontrer a priori cette existence ?

Stuart Mill, après avoir cru constater cette qualité des plaisirs , cherche en ces termes à l'expliquer : « Ce qui « exprime le mieux, dit-il, la répugnance qu'éprouve un « être doué de facultés plus élevées à tomber dans ce qu'il « sent être un degré d'existence moins élevé , c'est un « sentiment de dignité que possèdent tous les êtres hu- « mains, sous une forme ou sous une autre... Pour ceux « chez (pii ce sentiment de dignité est puissant, il forme « une partie si essentielle de leur bonheur^ que rien de ce « qui entre en lutte avec lui ne saurait, si ce n'est momen- « tanément, leur être objet de désir K » Voilà la question

l. UtUit., ch. II. La doctrine de Stuart Mill est avec quelques réserves acceptée par M. Janet dans sa Morale, M. Janet admet le prin- cipe du bonlieur par une sorte d' « eudémonistne rationnel. » « L'erreur des utilitaires, dit-il, n'est pas d'avoir proposé le bonheur comme

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS 237

transportée au sein même de l'esprit et, sous la forme nouvelle qu'on lui donne, devenue plus pressante encore. Stuart Mill a-t-il le droit de mettre en avant la dignité hu- maine, ou, en d'autres termes, y a-t-il pour l'homme une dignité autre que la dignité morale?

Dignité est un mot vague, qu'il importe de rendre plus précis. Pour les moralistes de l'école de Kant , ce mot exprimerait la valeur absolue de la personne libre ; j'ai le sentiment de ma dignité .signifierait : Je sens que ma per- sonnalité est infiniment respectable à la fois pour les autres et pour moi-même; je sens que je porte en moi quelque chose qui a une valeur sans condition, et qui, par consé- quent, n'est plus un simple moyen, mais une fin précieuse en soi. Or, par essence, la doctrine utilitaire est la néga- tion même de tout bien absolu : il est donc impossible à Stuart Mill de donner au mot de dignité une telle signifi- cation, qui suppose que la personne humaine, au lieu d'être subordonnée à une fin extérieure, à une utilité, est une

fin des actions humaines, mais de s'être trompés sur la définition du bonheur. Le bonheur n'est pas, comme le prétend Bentham, la plus grande somme de plaisir possible : c'est le plus haut état d'excellence possible, d'où résulte le plaisir le plus excellent. La doctrine du bonheur fournit une règle qui ne se trouve pas dans la doctrine du plaisir, et l'on peut consentir à la première sans tomber dans la seconde. '> C'est à peine si quelques nuances séparent ici la pensée de Stuart Mill et celle du philosophe français, qui s'accordent tous deux à critiquer Bentham. Le principe de l'ejcecUence est bien l'analogue du principe de la qualité et de la dignité, proposé par Stuart Mill; mais de deux choses l'une : ou ce principe désigne une excellence morale , qui ne se me- sure pas au bonheur, et alors il s'absorbe dans la moralité ; ou il désigne une excellence purement intellectuelle ou sensible, et alors comment faire de cette excellence une fin obligatoire? Nous aurons ainsi, soit le bonheur au sens utilitaire, soit la moralité.

Les considérations suivantes de M. Janet ont une analogie frap- pante avec les pages de Stuart Mill que nous avons citées, et elles nous paraissent sujettes aux mêmes objections : « Qu'il y ait dans l'idée de bonheur, comme dans l'idée de bien, un élément essentiel et absolu qui ne se mesure pas par la sensibilité de chacun, (Stuart Mill rejetterait le mot aUolu), c'est ce qui résulte des jugements portés par les hommes en maintes circonstances. Soit par exemple un fou animé d'une fohe gaie et joyeuse, n'ayant pas conscience de sa maladie et se jugeant lui-même le plus heureux des hommes. En jugeons-nous comme lui? Le trouvons-nous véritablement heureux? Évidemment non ; car nous ne voudrions pas échanger notre sort contre le sien ; nul ne voudrait d'un tel bonheur ni pour lui-même, ni pour ses amis, ni pour ses proches; nous n'en voudrions pas lors même que nous serions assurés de perdre toute conscience de notre état actuel, et lors même que nous n'aurions pas conscience du passage d'un état à l'autre. » {Morale, p. 99.) N'y a-l-il rien de moral dans le sentiment qui nous empêcherait d'échanger ime vie mal- heureuse contre un bonheur de fou? Dés lors, n'y a-t-il point quelque cercle vicieux ? Il nous semble que ces positions mixtes, comme celle de Stuart Mill, sont bien difficiles à garder.

238 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

fin par elle-même et pour elle-même ou , comme disait Kant, une « fin en soi ».

Le mot de dignité s'emploie vulgairement dans un autre sens : au lieu de signifier la valeur de la personne en elle- même, il signifie la valeur d'une fin à laquelle elle sert, d'une fonction qu'elle exerce et d'un rang qui lui est assi- gné. C'est le sens en quelque sorte extérieur du mot de dionité, sens emorunté à des considérations de finalité externe ou d'utilité. C'est aussi le seul sens dans lequel ont droit de l'employer les utilitaires et, en général, tous ceux qui n'admettent pas la volonté raisonnable comme une fin précieuse par elle-même. Mais alors, à quoi recon- naître cette dignité de fonction et de rang? Ici encore, procédons par analogie. A quoi reconnaît-on qu'une fonc- tion publique a plus de dignité qu'une autre? Evidem- ment, au point de vue utilitaire, ce ne peut être que d'après ses avantages pour l'individu ou pour la société. La me- sure de la dignité ainsi entendue pour l'individu est l'uti- lité, et la mesure de l'utilité ne peut être que la quan- tité des plaisirs : voilà donc la prétendue dignité intrinsè- que ou qualité intrinsèque qui s'absorbe de nouveau dans la quantité de jouissance, et nous revenons au système de Bentliam que nous voulions dépasser.

Pour sortir de ce cercle vicieux et trouver à la dignité une raison intrinsèque, poussons la pensée de Stuart Mill plus loin, s'il est possible , qu'il ne l'a fait lui-même. Stuart Mill a reconnu qu'il faut cbercher au-dessus des plaisirs, non en eux-mêmes, la raison de leurs différences et la mesure de leur valeur. H y a dans nos plaisirs une qualité ; cette qualité provient du sentiment que nous avons de notre dignité ; ce sentiment, à son tour, d'où provient-il? Peut-être faut-il répondre : De la conscience que nous avons de notre intelligence. Telle semble être la seule expression logique et précise qu'on puisse donner à la pensée flottante de Stuart Mill.

Depuis longtemps, Epictète a comparé le monde à un immense tbéâtre oii chacun a sa place marquée d'avance et vient tour à tour contempler l'éternel spectacle; M. Re- nan nous parle aussi sans cesse des « contemplateurs de l'univers » : la valeur respective de chaque place résulte peut-être simplement de la vue dont on y jouit et de la lar- geur de l'horizon. Même dans nos théâtres, ne mesure-t- on pas le prix et en quelque sorte la dignité des places à la perspective dont .elles sont le centre ? Mais là, c'est une

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS 239

vue sensible, à laquelle reste encore attaché un plaisir trop sensible. La vue dont nous "parlons serait tout intellec- tuelle : embrasser le plus de choses possible par Tintelli- gence la plus ample possible, voilà ce qui constituerait la vraie dignité de chaque être. Vous comprenez moins de choses que moi, vous avez donc moins de dignité. Vous concevez avec moins de clarté Tordre universel; donc, dans cet ordre même, vous occupez une place moins éle- vée. En vain vous me vantez les plaisirs dont vous jouis- sez à une place inférieure : comprendre est supérieur à sentir, et vos plaisirs ne valent pas l'horizon intellectuel ouvert devant moi. En ce sens, ne doit-on pas dire que, la pensée ayant une dignité propre, un rang plus élevé que la sensibilité, les plaisirs qui en proviennent conservent cette dignité supérieure et ne peuvent être mis sur le même rang que les autres ?

Sous cette forme nouvelle que l'utilitarisme tend à re- vêtir avec Stuart Mill, il est impossible de ne pas remar- quer combien il se rapproche de la morale intellectualiste fondée sur le principe de l'ordre universel.

La seule différence qui sépare ici les utilitaires des mo- ralistes de l'ordre universel, c'est que ces derniers conçoi- vent l'intelligence comme obligeant l'individu à réaliser ce qu'il conçoit de plus élevé par cela seul qu'il le conçoit; mais, d'après les utilitaires, entre la conception et sa réali- sation s'introduirait un troisième terme : le plaisir. Je con- çois tel acte comme conforme au développement de mon intelligence ; or, ce qui développe mon intelligence aug- mente mon plaisir; j'accomplirai donc cet acte. Je suis homme; je ne consentirai jamais à être un pourceau, non parce que j'accorde à mon intelligence même une valeur absolue, mais parce que j'accorde au plaisir qui naît de cette intelligence une supériorité particulière.

Reste toujours à savoir si Stuart Mill a bien le droit d'in- voquer cette supériorité. L'élément qui échappe dans les plaisirs à la mesure arithmétique est-il, comme il semble le croire, un élément tout intellectuel? Diviser les plaisirs en deux catégories : plaisirs sensibles , plaisirs intellectuels, c'est, ce semble, les classer d'après un caractère extérieur, d'après leur origine. Tel plaisir vient du corps, tel autre de l'intelligence; cela suffit-il vraiment pour établir entre eux une dilîérence absolue? Quelle que soit l'origine des plaisirs, ils conservent toujours ceci de commun que ce sont des plaisirs et qu'ils affectent, suivant l'expression de Kant, la

240 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

même faculté de désirer. « On doit s'étonner, dit Kant, que « des esprits, d'ailleurs pénétrants, croient distinguer la (( faculté de désirer inférieure et la faculté de désirer sufé- « rieure par la différence d'origine des représentations liées « au sentiment du plaisir, suivant que ces représentations « viennent des sens ou de l'entendement... Gomme celui « qui dépense l'or ne s'inquiète pas de savoir si la matière « en a été extraite du sein de la terre ou trouvée dans le « sable des rivières, pourvu que l'or ait partout la même « valeur; de même celui qui ne songe qu'aux jouissances « de la vie ne cherche pas si ce sont des représentations « de l'entendement ou des représentations des sens qui « lui procurent ces jouissances, mais quel en est le nombre, « l'intensité et la durée *. »

Il ne sert donc à rien de montrer que Vorigine des plai- sirs diffère et qu'ils n'ont pas tous , en quelque sorte, le même acte de naissance ; il faudrait en outre montrer que leur nature ou leur essence diffère en raison môme de cette origine. Stuart Mill dira-t-il donc qu'un plaisir intellectuel ou esthétique, un plaisir de noble race, par cela seul qu'il est intellectuel ou esthétique, n'a absolument plus la même nature que tout autre. plaisir de moins haute lignée? S'il en était ainsi, on ne pourrait d'abord comparer, même approximativement, puis préférer un plaisir sensible à un plaisir intellectuel. Or les faits prouvent le contraire. Dans une foule de cas le plaisir intellectuel , que Stuart Mill prétendait incomparable et d'une qualité supérieure, est comparé à d'autres plaisirs et rejeté au-dessous d'eux. Par exemple , comme le remarque Kant , « le même homme « peut s'en aller au milieu d'un beau discours pour ne pas « arriver trop tard à un repas ; quitter une conversation « grave, dont il fait d'ailleurs grand cas, pour se placer à « une table de jeu ; même repousser un pauvre, auquel il « aime ordinairement à faire l'aumône, parce qu'en ce mo- « ment il a tout juste dans sa poche l'argent nécessaire pour « payer son entrée à la comédie. »

A quiconque prétendrait, avec Stuart Mill, trouver dans un plaisir intellectuel ou esthétique pur une nature parti- culière, une valeur propre et incommensurable, qu'il ap- pelle cette valeur du nom de qualité^ ou de dignité^ ou d'un autre nom, nous opposerons la loi suivante : A tout plaisir donné il est toujours possible de trouver, 1" une

1. Kant, Crit. de la raU. pr., p. IGl ; tr. Barni.

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIRS -241

compensation dans la masse des peines, un équivalent dans la masse des autres plaisirs. Considérez par exemple le plaisir si vif que Pythagore, dit-on, éprouva en décou- vrant la démonstration du théorème sur le cai-ré de l'hypo- ténuse : voilà une joie qui semblerait sans doute à Stuart Mill incommensurable. Eh bien, supposez que ce soit la seule joie éprouvée par Pythagore dans toute sa vie, et que le reste du temps notre philosophe soit affligé de tous les maux sensibles et de tontes les maladies : faites-en un autre Job plus malheureux encore, ^laintenant, en face de lui, imaginez un autre homme qui n'a ni trouvé ni cherché la démonstration d'aucun théorème, mais qui jouit à la fois de tous les biens et de tous les plaisirs sensibles. Si vous aviez à choisir, en vous plaçant au point de vue de la morale du bonheur, préféreriez-vous être Pythagore? Trouveriez-vous dans le simple plaisir de démontrer un théorème cette supériorité de qualité , de nature , qui , selon vos termes mêmes , « l'emporte sur la quantité « au point de rendre celle-ci comparativement peu impor- « tante? » Invoqueriez -vous la distinction subtile intro- duite par vous entre le contentement et le bonheur? Diriez- vous que Pythagore , au milieu de toutes les souffrances dont nous l'avons doté par hypothèse, est simplement mécontent , qu'il n'est nullement malheureux , qu'il jouit au contraire du bonheur, et que vous, au miheu de tous les plaisirs dont nous vous avons comblé, vous n'êtes pas heu- reux, mais simplement content ? Non, pour avoir le droit de faire de telles distinctions, il faudrait, comme Platon dans la République lorsqu'il compare le sort du juste mis en croix à celui de l'injuste comblé d'honneurs, invoquer un idéal indépendant du plaisir. Si vous n'attribuez point une dignité morale au sage Pythagore et si vous n'avez égard qu'à la portée logique de son intelligence, si vous ne faites point attention au rang qu'il occuperait parmi les êtres mo- raux, mais à celui qu'il occupe parmi les géomètres, vous refuserez énergiquement d'être Pythagore, et vous préfé- rerez le bonheur qui s'appuie sur des plaisirs sensibles très- réels à celui qui se fonde sur l'élégance d'une démonstra- tion.

Pour Stuart Mill et pour ces « esprits pénétrants » qui cherchent dans la qualité intellectuelle des plaisirs le crité- rium moral, le dilemme suivant se pose, et il leur est dif- ficile d'y échapper : Ou vous n'accordez à l'intelligence qu'une valeur purement sensible, et elle n'a de prix pour

OUYAU. 16

242 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

VOUS qu'en tant qu'elle est cause de plaisirs ; mais , comme nous l'avons vu, entre les plaisirs venant de Tintelligence et les plaisirs venant d'ailleurs il n'y a qu'une différence de degré, non de nature; et alors votre prétendue qualité des plaisirs se résout dans la quantité. Ou vous accordez à rintelligence , en tant que faculté distincte , une valeur intrinsèque , indépendante du plaisir procuré , et vous déclarez qu'on doit chercher le plaisir intellectuel, non comme plaisir , mais comme intellectuel. C'est la thèse soutenue par la morale idéaliste, mais vous, disciple de Bentham, vous ne pouvez la soutenir. D'après vous, on ne peut vouloir que ce qu'on désire, et on ne peut désirer que le plaisir ; conséquemment on ne peut vouloir dans rintelligence que le plaisir procuré par elle, et du mo- ment où ce plaisir sera inférieur à celui des sens, on ne le voudra plus. L'origine et la race n'établissent pas plus de ligne de ciémarcation fixe entre les plaisirs qu'entre les hommes. Sans doute entre sentir et penser, il y a une distance; mais, entre le plaisir de sentir et le plaisir de penser la distance qui existe se franchit assez facilement. Les différences génériques dans les causes qui produisent les plaisirs se traduisent, au sein des plaisirs produits, par de simples différences de valeur quantitative pour les ben- thamistes ou de valeur morale pour les idéahsies. Essayez de comparer l'intelligence et la sensibihté, vous trouverez deux facultés distinctes d'un genre différent; comparez les plaisirs nés de F Une avec les plaisirs nés de l'autre, vous n'aurez plus pour règle de vos préférences que la quantité avec Bentham, la moralité avec Kant. Et ne vous étonnez pas, lorsque vous amenez pour ainsi dire l'intelligence sur le terrain de la sensibilité, de la voir parfois tomber au rang inférieur. L'intelligence n'est peut-être pas faite pour donner du plaisir; en cherchant le vrai, elle ne trouve pas toujours l'agréable; en cherchant lagréable, elle ne trou- verait peut-être pas le vrai.

in. Même en permettant aux partisans de Stuart Mill d'invoquer comme critérium l'idée de qualité, ce qui est im- possible sans contradiction, ils ne pourront se servir de ce critérium sans se heurter à des difficultés insurmontables. L'inconséquence de la théorie va se projeter dans l'appli- cation et se changer en une impossibilité pratique.

Les plaisirs, en effet, étant conçus comme doués d'une certaine qualité occulte, distincte de leur quantité et de

LA FIN MORALE. LA QUALITÉ DES PLAISIPiS ^13

leur moralité, comment la constaterons-nous ? Si la qualité est le critérium de la valeur des plaisirs , quel sera le crité- rium de la qualité même ? Il ne faut plus songer au calcul. En désespoir de cause Stuart Mill, comme nous lavons vu dans notre Histoire de la morale anglaise contemporaine, s'adresse non pas à la raison, mais à une sorte de tribuna. humain composé de ceux qui ont à la fois l'expérience des plaisirs bas et des plaisirs élevés ; leur décision, dit-il, sera « sans appel ». Sont-ils donc infaillibles"? Stuart Mill ne le pense pas sans doute, car il admet que, en cas de dissi- dence, on s'en rapporte à la majorité des juges; or, é^i- demment, il y a dissidence il ne peut plus y avoir infaillibilité : si la minorité se trompe, qui nous dit qu'elle ne deviendra pas à un moment donné la majorité? « Lors- « qu'il s'agit de savoir lequel de deux plaisirs est le meil- « leur à obtenir, ou lequel de deux modes d'existence offre « le plus de charme, mis à part ses attributs moraux et « ses conséquences, le jugement de ceux que caracté- « rise la connaissance des deux, et, s^il y a dissidence^ celui « de la majorité d'entre eux, doit être regardé comme défi- unilifK » C'est un point singulièrement faible dans la doctrine de Stuart Mill : comment regarder comme défi- nitif un jugement limité à quelques hommes? comment regarder comme éternel ce qui n'est pas universel ? com- ment espérer que l'unanimité des hommes se confor- mera, en fait de plaisirs, à la décision d'une simple majo- rité ? Ce concile d'utilitaires ne peut remplacer la raison individuelle, puisqu'il ne parvient pas à l'exclure de son sein et qu'il se compose d'individus. Ainsi l'utilitarisme de Stuart Mill aboutit encore à cette '< division de juge- ments » qui avait si fort ému Bentham et qu'il avait à tout prix , mais sans succès . voulu supprimer. En quoi le code moral différera-t-il désormais du code civil ? L'un et l'autre seront établis par des individus, d'après leur expé- rience particulière, d'après leur fantaisie : pour nous di- riger, nous n'aurons même plus une règle d'arithmétique. L'empirisme de Stuart Mill semble ici trop impuissant.

En résumé, nous avons reconnu, à tous les points de vue , l'insuffisance du critérium moral que Stuart Mill s'efforce d'emjirunter à l'idée de qualité tout en voulant demeurer utilitaire.

1. Utilitar., ch. II, p. 16 (Joe. cit.,.

^44 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Au point de vue de rexpérience, on ne peut constater dans aucun plaisir l'existence d'une qualité indépendante à la fois de la « quantité » admise par les uns et de la « moralité » admise par les autres. Au point de vue de la raison, on ne peut expliquer cette qualité. Enfin, dans l'application pratique, on ne pourrait la discerner ni la préférer. Le critérium de Stuart Mill n'est ni évident, ni démontrable, ni applicable.

Nous avons donc le droit de conclure que Bentham avec l'idée de quantité, Stuart Mill avec l'idée de qualité, n'ont pu nous donner encore un critérium satisfaisant : nous n'avons point trouvé dans le plaisir ou le bonheur indivi- duel une fin certaine et immuable. Force nous est de cher- <'her ailleurs cette fin.

CHAPITRE IV

LE BONHEUR DE L'HUMANITÉ, CRITÉRIUM MORAL

MORALE SYMPATHIQUE DE STUART MILL

I. Évolution par laquelle la doctrine utilitaire passe de la forme' égoïste à la forme altruiste. Substitution du bonheur général au bonheur individuel comme critérium.

II. Le bonheur général est-il la fin la plus désirable pour l'individu? . Démonstration essayée par Stuart Mill. Postulat de la morale

utilitaire sous sa forme altruiste. m. - Le bonheur général étant admis comme fin, la détermination des moyens peut- elle fournir un critérium fixe et des lois univer- selles de conduite pour l'individu? La casuistique utilitaire. Relativité des règles d'utilité et d'habileté. Comment Stuart Mill^ rejetant toute règle absolue de conduite , érige la casuistique en système et aboutit à légitimer les exceptions aux lois morales. Comparaison de la casuistique utilitaire et de la casuistique dévote.

I. La doctrine utilitaire, dans tous les pays elle s'est successivement produite et développée , a commencé par être égoïste- Les premiers qui ont parlé de plaisir et d'uti- lité ont toujours entendu le plaisir de chacun, Futilité per- sonnelle. Mais ils n'ont pu s'en tenir là, par la raison qu'ils n'auraient pu en s'y tenant établir de véritables règles pratiques. Aussi, à peine fondée, la doctrine de Fégoïsme, par une sorte de nécessité naturelle, n'a pas tardé à parler de bonheur social, d'utilité générale, de désintéressement, comme s'il ne lui était possible de vivre qu'en se métamor- phosant elle-même.

On peut donner de ce fait historique plusieurs explica- tions : en premier lieu, l'ambiguïté des mots bonheur ,

Îi6 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALNE

utilité, qui ont deux sens et signifient tantôt 7non bonheur, mon utilité, tantôt le bonheur et l'utilité de tous. Mais cette explication , quoiqu'elle renferme beaucoup de vrai, est extérieure et superficielle. Si les utilitaires ont parfois con- fondu les deux sens du mot bonheur, c'est par une erreur passagère et involontaire. Ce n'est point sur une simple confusion de mots, comme Font cru Jouffroy et d'autres critiques, que peut reposer un système vraiment sincère et sérieux.

L'explication véritable est une explication logique. Le système utilitaire, sous sa forme première, la forme égoïste, ne suffît pas à l'intelligence. Nous en venons de faire, en quelque sorte, l'expérience. Nous nous sommes conscien- cieusement mis à la place de Bentham et de ses adeptes con- temporains en Angleterre; mais, en prenant pour fin l'in- térêt personnel, nous nous sommes vus bientôt dans une aussi complète impuissance qu'eux de fixer des lois morales certaines. La fin que nous avions prise, qui semblait au pre- mier abord si positive et si évidente, nous fuit sans cesse. Par la force même des choses, nous sommes ainsi contraints de chercher une fin plus digne de ce nom. Au lieu de borner le plaisir et l'utilité à l'individu, étendons-les donc à tous les individus : nous obtiendrons peut-être une fin qui, en apparence, sera voisine de la première et qui aura l'avantage d'être plus sûre et mieux déterminée. L'idée de bonheur, d'abord renfermée dans l'individu, tend ainsi, par un pro- grès logiquement nécessaire, à s'élargir, à devenir générale et même universelle, à embrasser la totahté des hommes et des êtres ; mon bonheur, que j'avais d'abord pris pour fin, tend à devenir le bonheur.

En déclarant que chaque être désire son bonheur, Stuart Mill ne faisait que généraliser un fait par une induction légitime; en ajoutant que ce bonheur désiré par l'individu était désimble pour l'individu, et en le posant comme la fin suprême de l'activité individuelle, il commettait une péti- tion de principe ; mais ici la difficulté est encore bien plus grande : comment démontrer que le bonheur général est le suprême désirable jxnir V individu? « On ne peut, nous a. « dit Stuart Mill , fournir aucune raison pour démontrer « que le bonheur général est désirable , si ce n'est que « chacun désire son propre bonheur. Ceci étant un fait, ({ il nous, est démontré, par toutes les preuves que nous a puissions exiger, que le bonheur est un bien, "que le « bonheur de chaque individu est un bien pour cet indi-

J

LA FIX MORALE. LE BONHEUR DE L'HUMANITÉ 247

« vidu, et qu'en conséquence le bonheur général est un « bien pour la réunion de tous les individus '. » Per- sonne, assurément, ne conteste que le bonheur de la col- lection ne soit un bien pour la collection. Mais qu'est-ce que Stuart Mill entend par la collection, par la somme des individus? Pour une collection en tant que telle, c'est-à- dire pour un nombre abstrait, il n'y a pas de bonheur; il ne pourrait y en avoir que pour les individus réels qui la com- posent. Stuart Mill soutiendra-t-il donc que le bonheur de la collection est nécessairement pour chaque individu un bien, et le bien suprême ou le suprême désirable ? Ce qui serait plutôt le bien de Pindividu, ce serait son bonheur à lui; avez- vous donc montré que le bonheur de l'individu et le bonheur de la collection sont inséparablement liés*? Ainsi, au premier paralogisme que nous avons dt^à relevé dans cette induction fondamentale s'en ajoute un second, encore plus grave, et Stuart Mill ne nous a nullement, jusqu'à nouvel ordre, prouvé « par toutes les preuves que nous puissions exiger, » que le bonheur de la société est la fin siqirème pour l'individu. Son raisonnement con- tenait déjà une première confusion, signalée plus haut, entre ce qui est désiré et ce qui est désirable : une chose ne doit pas nécessairement être désirée parce qu'elle a été, est ou sera désirée. A cette première confusion, Stuart Mill en ajoute maintenant une seconde entre le désir (jénéral du bonheur et le désir du bonheur général. De ce qu'un voleur désire son bonheur, et de ce qu'un gendarme désire le sien, il ne s'ensuit nullement que le premier désire et doive désirer le bonheur du second, ni que le second désire et doive désirer le bonheur dir premier.

Ainsi, au début de la morale sociale comme au début de la morale individuelle , la méthode inductive de Stuart Mill place un principe qui n'est ni un fait évident ni une nécessité évidente : que le bonheur général soit toujours désiré par l'individu, ce n'est point un fait évident; que le bonheur général soit toujours désirable pour l'individu, ce n'est point une nécessité évidente. La méthode qui se pré- tendait toute positive et expérimentale commence donc par un principe purement hypothétique, par un postulat des plus contestables; et ce postulat, en définitive, c'est préci- sément ce qui est en question. Tel est le cercle vicieux s'enferme dès le début la morale de Stuart Mill. Sous sa

1 . VtilUar., cil. W (loc, cit.).

248 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

forme égoïste, elle a commencé par une pétition de prin- cipe ; sous sa forme altruiste, elle commence encore par une pétition de [)rincipe.

II. Admettons cependant sans preuve cette fin proposée à l'individu, le bonheur général. Trouverons-nous au moins un critérium pour déterminer d'une manière sûre les moyens qui y conduisent. Il était difficile de calculer la plus grande somme possible de plaisir chez l'individu et de déterminer exactement les actions qui favorisent ou entra- vent en lui le développement du bonheur, mais il faut re- connaître que la difficulté n'est point aussi grande lorsqu'il s'agit du bonheur social : plus les masses de bonheur sur lesquelles une action influe sont considérables, plus il de- vient aisé de connaître l'effet que cette action tend à pro- duire. Le calcul, en effet, tombe sous la loi des grands nom- bres. L'ivrogne peut douter que, pour lui, les conséquences de son ivrognerie représentent un excédant de peine ou de })laisir ; mais , s'il prend pour but le bonheur social et suit des yeux les conséquences sociales de son acte, que Bentham nous montre se déroulant à travers la société en- tière, il ne pourra douter qu'elles ne représentent un excé- dant de peine pour riiumanité. C'est que, en tombant pour ainsi dire dans le milieu vaste et mouvant de la société, chaque action laisse après elle une ondulation d'autant plus large et visible que le miheu elle se produit est moins resserré.

Toutefois la morale utilitaire anglaise, ne pouvant établir les lois du bonheur social que sur les grands nombres., s'ap- puie en définitive sur de simples moyennes, sur des géné- ralités et des probabilités. Dès lors, peut-elle être sûre et positive? ne fait-elle pas entièrement défaut à ceux qui ont le malheur d'être des exceptions ou de se trouver dans des circonstances exceptionnelles? Projjoser à l'individu pour règles de conduite des généralités, n'est-ce point comme si l'on donnait pour modèles en littérature des lieux com- muns?

Voici donc la question qui se pose : Si la fin suprême est « le plus grand bonheur de tous », et que, dans une circonstance exceptionnelle, les moyens qui tendent géné- ralement à produire le plus grand bonheur de tous ne ten- dent point à le produire, l'agent ne devra-t-il pas se servir d'autres moyens plus efficaces? N'aboutirons -nous point ainsi à une casuistique qui exclut, toute règle fixe? Si

LA FIN MORALE. LE BONHEUR DE L'HUMANITE 249

nous voulons rester fidèles à la méthode de Stuart Mill, nous ne pouvons résoudre ce problème que par l'observation.

Parmi les genres de conduite qu' « exige » au plus haut point la morale de Stuart Mill sous sa forme altruiste, il semble qu'il, faut placer la probité la plus absolue. Pour réaliser sur la terre l'idéal du bonheur général, la première condition n'est -elle pas la confiance mutuelle entre les hommes? Les actes probes sont donc généralement l'un des moyens les plus nécessaires au bonheur de tous ; mais le sont-ils universellement et sans exception ? Non. On ne peut nier que, dans certaines circonstances, un acte improbe et injuste, si on le considère à part, ne soit utile non- seulement à un individu, mais à un peuple et à l'hu- manité d'alors. Défendrez-vous cet acte, dans ce cas parti- culier et spécial?

On s'efforcera probablement d'employer en faveur de la morale utilitaire, entendue à la manière de Stuart Mill, les arguments que Kant invoque en faveur de la morale a priori. L'action dont il s'agit, diront les partisans de Mill, n'est sans doute nuisible et mauvaise ni en elle-même ni dans ses conséquences extérieures ; mais ce qui est et demeure malgré tout mauvais et nuisible , c'est le prin- cipe qui l'a produite, à savoir qu'on peut faillir à la probité. Si vous, vous n'avez violé les lois de la probité qu'en con- naissance de cause, après vous être rendu compte de tous les risques que courait entre vos mains le bonheur social, d'autres iront plus à la légère ; si vous n'avez pas, même par mégarde, fait pencher un peu du côté de votre intérêt propre la balance des intérêts sociaux, d'autres le feront. Figurez-vous, comme lèvent Kant, un monde votre manière d'agir serait érigée en loi universelle, chacun croirait pouvoir, par des moyens qu'il choisirait lui-même, poursuivre le bonheur de l'humanité. N'en résulterait-il l)as un complet désordre? Chacun doit chercher le « plus grand bonheur de tous », sans doute; mais il ne doit pas se faire juge des moyens propres à le réaliser, sans quoi il s'opposerait à ce bonheur même en voulant le « promou- voir « à sa manière. Non-seulement la conception d'un tel monde serait bien loin de représenter notre idéal utilitaire; mais, comme l'a montré Kant, elle renfermerait en elle- même une véritable contradiction. Du moment on ne rendrait plus les dépôts, on n'en donnerait plus : l'action injuste s'annulerait aussi elle-même. Dans le fait, chaque injustice commise, semblât-elle au premier abord favoriser

■750 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

le bonheur général, tend en réalité à le détruire : si on la répète par la pensée un certain nombre de fois, on la verra produire la défiance et le malheur, et finalement se rendre elle-même impossible, se contredire , se nier elle-même. Ce n'est pas tout : chaque action que vous accomplissez, par cela seul que vous l'accomplissez, et surtout si elle réussit, tend à s'ériger d'elle-même en loi non - seulement pour tous les autres individus, mais pour vous-même. Vous avez une fois gardé un dépôt ; notre psychologie montre que vous en garderez volontiers une autre fois si l'occa- sion se présente ; vous commettrez même des fautes plus considérables. L'habitude et l'association des idées aidant, l'acte injuste vous deviendra plus facile ; vous en exami- nerez moins soigneusement toutes les conséquences , et vous deviendrez avec le temps , même au point de vue utilitaire , un coquin de la pire espèce. Le coquin n'est jamais, dans le fond, qu'un casuiste outré ; l'homme ne fait jamais le mal sans excuses, et il peut finir par le faire à force d'excuses. C'est pourquoi la morale utilitaire, comme toutes les autres morales, doit se garder de la casuistique. La casuistique n'est donc pas une conséquence naturelle et nécessaire de notre utilitarisme. Loin de là. Le meilleur moyen de contribuer au bonheur social, c'est d'obéir à des règles fixes et inflexibles, dussent ces règles, grâce à leur inflexibilité même, ne pas s'adapter parfaitement à tous les cas possibles.

Ainsi pourraient parler Stuart Mill et les défenseurs du « principe du plus grand bonheur social ». Mais ce qui serait valable dans la morale de Kant est-il A-alable dans celle de Stuart Mill?

En premier lieu, répondrons-nous, vous semblez croire que, dans le cas supposé, j'agis d'après une maxime tout à fait particulière et exceptionnelle, dont on ne sau- rait faire une loi universelle. Nullement; ce n'est pEis la maxime d'après laquelle j'agis qui est exceptionnelle, c'est le cas dans lequel j'agis. Quelle impossibilité voyez-vous à universaliser mon action, au nom de l'utilité, et à dire : Tout homme qui se tvouYertx exactement dans la situation je me trouve pourra et devra faire ce que je fais? Remar- quez bien ce mot : exactement. Il est clair qu'on ne peut don- ner pour loi universelle à tous les êtres de garder un dépôt dans n'importe quelles circonstances, ce qui serait nuisible à l'humanité; mais ne peut-on leur donner pour loi de garder un dépôt dans les circonstances précises je me

LA VIS MORALE. LE BONHEUR DE L'BUMAMTÉ "251

trouve et qui rendent l'acte utile à rhumanité? En fait d'utilité, tout dépend des circonstances. Mais cela dimi- nuera la confiance des liommes les uns dans les autres. Non, cela diminuera simplement la confiance des amis qui, par exemple, avant de partir en voyage, viendront confier un dépôt à leur ami. De même, si Ton donnait pour loi universelle aux pauvres de garder le porte- monnaie d'un homme riche qu'ils trouvent dans la rue ou dans un meuble acheté par eux, etc., cela ne pourrait diminuer la confiance que des personnes riches qui per- dent leur porte-monnaie ou vendent des meubles. Cet inconvénient ne serait-il pas compensé, dans tel ou tel cas spécial, par les avantages qui résulteraient d'une meil- leure distribution des richesses?

D'ailleurs, pourquoi parlez-vous d'universaliser? N'est-ce pas une idée en contradiction avec un système fondé sur les faits de l'expérience? Dans la réalité positive, aucun cas donné n'est jamais entièrement semblable à un autre et ne peut être conséquemment réglé par la même loi. Dans le cas j'agis, personne au monde, excepté moi, ne sait ce que je fais; donc personne n'en peut éprouver la moindre alarme ; placez n'importe qui dans cette situa- tion, il devra faire ce que je fais. Mais si vous changez la situation, si vous supposez que l'ami qui va me confier le dépôt prévoit que je le garderai , comment voulez-vous que, toutes les circonstances variant, la règle reste la même? Dans le premier cas, je devrai garder le dépôt; dans le second, je devrai le rendre; qu'est-ce que cela prouve, si ce n'est qu'une règle utilitaire, très-propre à un cas donné, ne s'applique pas aux cas contraires? « Erige ton action en loi universelle, » soit, mais en loi univer- selle pour toutes les actions accomplies dans les mêmes circonstances. L'utihté ne peut pas aller plus loin. Or, je le soutiens, mon action, érigée ainsi en loi, contribuerait au bonheur social, loin de l'entraver; je dois donc l'ac- complir.

En définitive, je dois selon vous faire telle action si, placé dans telles circonstances, je souhaite atteindre tel ou tel but : vos préceptes varieront donc suivant les circonstances; ils s'appliqueront à tous les individus placés dans les mêmes circonstances, nullement à tous les individus placés dans des circonstances différentes. Ou'on le remarque, la vertu utilitaire par excellence, l'habileté, consiste précisément à adapter ses actions aux circonstances, à saisir en toute

25Î LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE .

occasion les différences, les nuances, et, ces différences, ces nuances qui existent dans les choses, à les faire passer dans la conduite. Aussi, qu'un disciple de Mill ne me dise pas qu'en gardant le dépôt confié j'agis contrairement à riiabitude, à la coutume; que, cherchant une voie nouvelle, je risque de me tromper, de m'égarer, de causer le malheur public au lieu de contribuer au bonheur public. Toutes mes précautions sont prises, vous dis-je, je suis sur de réussir; je puis dormir plus tranquillement encore qu'Alexandre à la veille d'une bataille. Mais le mauvais exemple pour votre famille ? Excellent, au contraire. Du reste, si vous craignez le moindre inconvénient de ce côté, je garderai sur mon action, même envers les miens, le silence le plus absolu. Mais le mauvais exemple donné en quelque sorte à vous-même? l'habitude prise d'empiéter sur la propriété d'autrui, le respect perdu pour tout ce qui n"esl pas votre bien propre? A moi d'être assez habile pour que le succès ne me tourne pas la tète. Vous craignez encore ? Eh bien, je m'engage à ne manquer désormais en rien , et dans aucune circonstance , aux règles de ce qu'on appelle la probité. Que voulez-vous de plus? Entre vous et moi, il s'établit malgré vous-même une sorte de compromis que vous ne pouvez éviter. Dans cette sorte de comédie humaine dont l'issue sera, croyez-vous, le bonheur, je ne joue pas peut-être l'un des moindres rôles; seulement, une partie de ce rôle, je le joue en aparté; vous seul entendez ma pensée et voyez mes actions , que les autres personnages n'entendent ni ne voient, et c'est pourtant moi, quelquefois, qui mène tout le drame ; que pouvez-vous faire, sinon, quand je réussis, de m'applaudir?

Au reste, dans cette sorte de discussion à laquelle nous venons d'assister, le dépositaire infidèle aurait pour lui les textes les plus précis de Stuart Mill lui-même. Dans le dis- cours que nous venons de prêter à notre personnage, il n'est pas un mot qu'on ne puisse rigoureusement déduire des pages suivantes de la Logique.

« Dans toutes les branches des affaires pratiques, dit « SLuart Mill, il y a des cas les individus sont obligéïv « de conformer leurs actions à une règle préétablie, et 't d''autres une partie de leur tâche consiste à trouver et a à instituer la règle d'a}irès laquelle ils doivent diriger leur « conduite ». » Le premier cas, par exemple, est celui d'un

1. Stuart Mill, Lof/iqttfi, t. II; trad. Peissp, p. 550.

LA FIN MORALE. LE BONHEUR DE L'HUMANITÉ 253

juge, sous l'empire d'un code écrit : sa tâche consiste uni- quement à interpréter les articles de loi contenus dans ce code. Mais telle n'est pas évidemment la situation se trouve notre dépositaire; il n'a nul jugement à prononcer. « Supposons, par opposition à la situation du juge, « celle d'un Législateur. Comme le juge a des lois pour « se guider, de même le législateur a des règles et des <c maximes de politique ; mais ce serait une erreur mani- «. (este de supposer que le législateur est lié par ces maximes « comme le juge est lié par les lois, et qu'il n'a qu'à arguer « de ces maximes pour le cas particulier, comme le juge « argue des lois. Le législateur est obligé de prendre en '( considération \es> fondements de la maxime... Pour le juge, « la règle, une fois positivement reconnue, est définitive. « Mais le législateur, ou tout autre praticien, qui se « dirige par des i^ègles plutôt que par les raisons de ces règles, « comme les tacticiens allemands de l'ancienne école qui « furent battus par Napoléon, ou comme le médecin qui « aimerait mieux voir ses malades mourir selon les règles « que guérir contre ces règles, est à bon droit regardé « comme un véritable pédant et comme l'esclave de ses for- « mules. » Rien de plus net. « Ne vole pas », dites-vous; fort bien; mais ce serait une « erreur manifeste » de croire que « je sois par cette maxime »; j'eù dois seulement prendre les « fondements » en considération; quels sont-ils donc? L'utilité? Je m'en vais vous prouver qu'il est plus utile pour tous que je vole dans tel cas particulier. Lorsque vous, théoricien moraliste, vous avez calculé l'utilité qui existe à ne pas voler, vous avez nécessairement négli- ger certaines « conditions négatives », certaines « cir- « constances dont la présence empêche la production de '( l'etîet ». Or, si, « dans cet état imparfait de la théorie « scientifique , nous essayons d'établir une régie d'art, « notre opération est prématurée. Toutes les fois qu'une a cause neutralisante négligée par le théorème se présen- « tera, la règle sera en défaut; nous emploierons les moyens, « et la fin ne s'ensuivra pas; » par exemple, nous serons honnêtes, et nous ne contribuerons pas au bonheur de l'humanité le plus grand possible. « Aucun raisonnement « fondé sur la règle même » par exemple sur cette règle : Sois juste « ne nous aidera à sortir de la d.iffi- « culte. Nous n'avons d'autre ressource que de revenir sur < nos pas et de terminer l'opération scientifique qui aurait a précéder l'établissement de la règle. 11 nous faut

254 lA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« reprendre l'investigation, rechercher le reste des condi- « tiens dont dépend l'effet». » C'est ce que je fais, moi voleur; parmi les conditions neutralisantes qui empêchent mon vol de produire le mauvais effet habituel, je compte le secret dont je suis sur, l'égalité des biens que je réta- blis, etc. Toutes ces conditions dont je fais un calcul exact changent complètement l'effet de mon action, ôtent en conséquence tout fondement, toute raison utilitaire à la règle « Ne vole pas », et donnent un solide fondement et une raison des plus valables à la règle suivante que je m'empresse de me poser à moi-même : Vole. De par le système de Stuart Mill, je me vois donc « obligé » de voler. Stuart Mill, à son insu, va du reste me justifier aussitôt. Dans les arts manuels, dit-il, les règles peuvent être des guides sûrs pour ceux qui ne connaissent rien de plus que la règle ; mais « dans les affaires compliquées de la vie « et, à plus forte raison, dans celles des Etats et des socié- « tés, on ne peut se fier aux règles si Von ne remontepas « CONSTAMMENT ttiix loïs scicntifiques qui leur servent de « base 2. » N'est-ce pas la casuistique élevée à la hauteur d'un système?

Ainsi, éternelle variabilité de toutes les règles pratiques, telle est, d'après Stuart Mill lui-même, la conséquence nécessaire de sa doctrine. Intérêt privé, intérêt public, ni sur l'un ni sur l'autre de ces deux termes il n'a pu ap- puyer rien de fixe. Les lois de la conduite sont sans cesse à refaire pour chacun , et chacun doit les refaire quand il en a le temps ; travail de Pénélojje auquel s'épuisent les générations. La chaîne des syllogismes par laquelle on espère rattacher les expériences accomplies dans le passé aux expériences à venir et aller des unes aux autres, se Ijrise à tous moments. A chacun d'y ajouter l'anneau qu"il voudra et d'y suspendre en quelque sorte l'ac- tion qu'il lui plaira. " Fais ceci, dit Stuart Mil! à l'indi- vidu. — Mais encore une fois, avant d'agir, laissez-moi examiner les raisons d'utilité sur lesquelles s'appuie votre règle. Je ne veux nullement ressembler aux tacticiens alle- mands battus par Napoléon I", ou au médecin qui tue ses malades selon les règles. Chacun est ici-bas, en quelque sorte, le médecin du bonheur public et du sien propre. Vous me dites d'agir honnêtement, comme la médecine

1. Sluarl Mill, Logique, p. 552, t. II.

2. Stuart Mill, Logique, p. 5.53, t. II.

LA FIN MORALE. LE BONHEUR DE L'HUMANITÉ -255

(.lu moyen â^e commandait de purger et de saigner les malades; que savez-vous si quelques mauvaises actions, accom})agnées d'une bonne intention et administrées par [)elites doses à la société , ne produiraient pas d'aussi l)ons résultats que les poisons violents , Tarsenic ou la belladone, administrés si généreusement par les médecins de notre époque? Votre morale n'est qu'une médecine, comme l'avait compris Bentham, et vos lois ne sont au fond que des ordonnances. Vous proposez comme types certaines formules; à chacun de modifier ces formules sui- vant les besoins du moment, de faire passer le bonheur pubhc par tel traitement qu'il lui plaira, et d'expérimenter sur l'humanité in anima vili. Il y a, en morale comme en médecine , des tempéraments qu'il faut traiter à hautes doses, des exceptions pour lesquelles il faut violer toutes les prescriptions des formulaires. Qu'y voulez-vous faire? L'humanité sera transformée en un vaste hôpital, oîi cha- cun se verra chargé non-seulement de se soigner lui- même, mais de soigner du même coup tous les autres et de « promouvoir» la santé universelle. Une règle ne vaut jamais que pour la circonstance et le moment précis aux- (juels elle s'applique; comme il m'est impossible de pré- voir exactement dans quelles circonstances moi ou d'au- tres hommes nous nous trouverons placés demain ou plus tard, je dois me borner à répéter sans cesse ces paroles vraiment décourageantes de Stuart Mill : « Un praticien « sage ne considérera les règles de conduite que comme provi- « soires. Faites pour le plus grand nombre de cas et pour « ceux qui se présentent le plus ordinairement, elles indi- « quent de quelle manière il sera le moins dangereux d'agir, « toutes les fois qu'on n'aura pas le temps ou les moyens « d'analyser les circonstances réelles du cas ', » c'est-à- dire de faire de la casuistique.

IS'ous pouvons enfermer Stuart Mill dans le dilemme suivant : Ou bien vous établirez des règles générales, désignant les moyens qui, la plupart du tempj, servent à atteindre la fin désirable; mais alors vous vous trouverez en face d'une difficulté insurmontable et que vous-mêmes vous avez rendue plus saisissante : vous n'aurez pas de lois pour les exceptions. Ou bien vous vous efforcerez d'établir des règles universelles, englobant toutes les varia- tions possibles de circonstances et toutes les variétés pos-

1. Logique, t. II, p. 553.

256 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

sibles de conduite ; des règles qui déterminent l'univer- salité des moyens propres à atteindre, dans l'universalité des cas, la fin désirable. Mais, en premier lieu, établir de telles règles est impossible , de votre aveu même ; en second lieu , fussent-elles établies , elles justifieraient et conseilleraient dans certains cas certains actes tels que l'abus de confiance et le vol, que vous-même, jusqu'à présent du moins, vous n'avez pu vous résoudre à dé- clarer innocents.

En un mot, le bonbeur général étant pris comme fin, et la plus grande quantité de ce bonheur étant prise comme critérium, ou nous n'avons pas de lois pour les cas exceptionnels, ou nous avons des lois exceptionnelles elles- mêmes et se contredisant l'une l'autre : telle est l'alterna- tive.

Le système de Mill est essentiellement un système de casuistes. Utilité de la terre, utilité du ciel, c'est toujours de l'utilité ; le disciple de Stuart Mill prend pour tâche d'évaluer la première comme le directeur d'intention d'in- terpréter la seconde '. Ajoutons que, si les intentions of- frent déjà ample matière aux distinctions de toute espèce, que sera-ce lorsqu'il s'agira des actions mêmes et de leurs conséquences, c'est-à-dire^ au fond, de l'infini? car les con- séquences de chaque action, comme Bentham l'a montré lui-même^ se déroulent à l'infini.

1. Les probabilistes, du reste, ne s"en tinrent pas seulement à cette seconde sorte d'utilité. Escobar, Lessius et Reginaldus sont des prédé- cesseurs de certains partisans modernes d'un utilitarisme exclusif. '< Mais, ô mon Père, la vie est bien exposée si, pour de simples médi- « sances ou des gestes désobligeants, on peut tuer le monde en cons- « cience. Cela est vrai, me dit- il; mais, comme nos Pères sont fort « circonspects , ils ont trouvé à propos de défendre de mettre cette « doctrine en usage dans ces petites occasions... Et ce n'a pas été sans (( raison. La voici. Je la sais bien, lui dis-je : c'est parce que la loi de o Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le Père : » ils le trouvent permis en conscience et en ne regardant que la vérité. « Et pourquoi le défendent-ils donc? Écoutez-le, dit-il. C'est parce « qu'on dépeuplerait un État en moins de rien, si l'on en tuait tous les « médisants. Apprenez-le de notre Rpginaldus : a 11 faut toujours éviter '< le dommage de l'État dans la manière de se défendre. » Lessius se parle de même : « Il faut prendre garde que l'usage de celte maxime ne c soit nuisible à l'Eiat : ttmc eiiim 7ion est prr»nttP)i,(li(s. » Quoi! mon ■< Père, ce n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de reli- -> gion?... Quoi qu'il en soit, mon Père, il se conclut fort bien de vos « maximes qu'en dvitrmt les dommages de l'État (utilité sociale) on peut 'i tuer les médisants en sûreté de conscience, pourvu que ce soit en <( sûreté de sa personne (utilité individuelle). » [ProvincAales, 1. VII.)

CHAPITRE V

LES LOIS NÉCESSAIRES DE LA VIE, CRITÉRIUM MORAL MORALE NATURALISTE ET ALTRUISTE DE M. SPENCER

Les lois empiriques du plaisir subordonnées aux lois nécessaires de la vie : passage de Stuart Mill à M. Spencer.

Le bonheur social ramené à un équilibre mécanique, et le pro- grès social à un progrès mécanique. Nouveau critérium emprunté aux lois nécessaires de la mécanique : la déduction. Ce critérium est-il plus fixe que Tinduction empirique. Effort de M. Spencer pour éviter les exceptions et ramener la morale à des lois univer- selles. — Comment il refuse à l'individu le droit d'agir d'après une évaluation personnelle et directe du bonheur. Contradiction de cette doctrine avec la tendance au développement de Tindividua- lité, que M. Spencer considère comme l'essence du progrès même.

Nous avons va, dans Thistoire de l'école utilitaire, Epi- cure poser dès Forigine, comme fin dernière des êtres et objet de la morale, le bonheur. Mais le bonheur, objec- taient les stoïciens, n'est autre chose que la satisfaction des tendances naturelles, et la tendance même est antérieure à cette satisfaction, ise poursuivre que le plaisir, c'est donc s'attacher à l'effet sans remonter à la cause, objet de la morale; la véritable morale est la détermination de ce qui est conforme à la nature ; sa vraie méthode est la dé- duction : il faut déduire de la nature de chaque être les manières d'être, les mœurs que comporte cette nature.

Ainsi, tandis que les épicuriens invoquaient un fait, la recherche du plaisir, les stoïciens ramenaient ce fait à sa loi, la conservation de l'être. Le stoïcisme apportait ainsi comme un complément nécessaire à l'épicurisme.

GUVAU. 17

258 lA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Ce progrès qu'on voit se produire quand on passe de répicurisme au stoïcisme devait reparaître souvent dans riiistoire de la piiilosopliie. Après Hobbes, par exemple, qui avait renouvelé la doctrine d'Epicure, vint Spinoza, qui la compléta par la doctrine de Zenon. Le plaisir naît du désir; or le désir n'est autre chose que la tendance à per- sévérer dans son être. La persévérance dans l'être est donc le premier principe de la morale K

De même, au dix-huitième siècle, après qu'Helvétius eut répété Plobbes, Volney répéta Zenon et Spinoza 2 :

Enfin, de nos jours, au moment l'utilitarisme sem- ble être arrivé à son apogée chez Bentham et Stuart Mill, nous voyons sa méthode, d'abord exclusivement expéri- mentale et inductive, devenir de plus en plus déductive, remonter à des lois de plus en plus générales, enfin poser au sommet des choses ce principe suprême qui domine l'humanité comme la nature, et dont la morale a pour tâche unique de déduire des règles pratiques : conservation de l'être. M. Herbert Spencer est une sorte de Spinoza posi- tiviste, avec cette différence que, approfondissant davan- tage le principe de la persistance dans l'être, il en tire celui du progrès dans l'être : toute conservation est une évolu- tion, dit-il. C'est l'idée capitale qu'il ajoute aux doc- trines de Zenon, de Spinoza, de Volney ^

M. Spencer s'efforce d'enlever aux règles morales d'uti- lité leur caractère hypothétique et arbitraire en tirant son critérium non plus de généralisations empiriques, mais de déductions nécessaires. « La science de la droite conduite, « dit-il, a pour objet de déterminer comment et pourquoi « certains modes de conduite sont funestes ou avantageux.

1. Voir, dans notre Morale c/'Épicuye,]e chapitre consacré à Spinoza.

2. « Le bonheur est un état accidentel qui n'a lieu que dans le déve- « loppement des facultés de Ihoinme et du système social ; il n'est (t point le but immédiat et direct de la nature; c'est un objet de luxe

. « surajouté à l'objet nécessaire et fondamental de la conservation. »

3. Tandis que, en Angleterre, la méthode inductive se change en induclive-déduclive, et que l'objet de la morale devient, au lieu du bonheur, effet de la vie, la vie elle-même, un changement analogue se produit dans notre pays. L'un des rares représentants contemporains de l'utilitarisme en France, M. Courcelle-Seneuil, propose de substituer à la formule du » plus grand bonheur » ce qu'il' appelle la « formule de la vie ». « L'homme naissant pour vivre, dit-il, la vie est sa fin. « Par conséquent, ses actes peuvent être jugés bons ou mauvais selon « qu'ils tendent à la conservation et à l'accroissement de la vie, ou,. « au contraire, à la diminution et à la destruction de la vie dans « l'humanité. La vie dans l'humanité sera donc le critérium du bien et « du mal. » {De l'util. i:onsid. lomme prlnc. de la mor. : Juwmaldes écoîio- mistes, sept. 1864., M. Wiart combine également les doctrines de Jouffroy et celie des utilitaires (Principes de la morale considérée comme science].

LA VIN MORALE ET LES LOIS DE LA VIE 259

(( (les bons et mauvais résultats ne peuvent être accidentels, « mais doivent être les conséquences nécessaires de la nature « des choses; il appartient à la science morale de déduire « des lois de la- vie et des conditions de V existence quels sont « les actes qui tendent à produire le bonheur et quels sont « ceux qui tendent à produire le malheur. Gela fait, ces « déductions doivent être reconnues comme lois de la con- « duite, et l'on doit s'y conformer sans avoir égard à une « évalualion directe du bonheur et du malheur '. » Tel est en quelque sorte le programme de la morale utilitaire et évolutionniste, sous la forme plus parfaite que lui a donnée M. Spencer. La méthode par laquelle il s'efforce de résou- dre le problème est toute géométrique et mécanique, et la morale n'est pour lui qu'une branche de la mécanique universelle.

Plus une chose est nécessaire à la vie, plus sa présence est agréable et son absence douloureuse ; connaître le mécanisme des besoins , des nécessités intérieures , c'est donc connaître dans ses causes les plus immédiates le mé- canisme des plaisirs et des peines. Mais, en face des néces- sités intérieures de la vie, qui demandent à être obéies, se trouvent les nécessités extérieures, dont il faut également tenir compte. L'équilibre parfait entre ces nécessités inté- rieures et ces nécessités extérieures, tel est le bonheur suprême pour l'individu : je serai absolument heureux lorsque je ne posséderai rien que je ne désire et lorsque je ne désirerai rien que je ne possède.

Quant au bonheur social, il résultera de l'équilibre par- fait entre les désirs mutuels des hommes : lorsque je me serai par la sympathie identifié avec vous, à ce point que je considérerai comme une condition nécessaire pour ma propre existence de sauvegarder les conditions nécessaires à la vôtre , et lorsqu'il en sera ainsi de vous-même, alors nous serons parfaitement heureux. Tout ce que vous dési- rerez avoir, je désirerai vous le laisser; tout ce que je dési- rerai avoir, vous désirerez me le laisser.

Maintenant, le bonheur individuel et le bonheur général étant représentés mécaniquement par un double équilibre, l'un au sein de l'individu, Tautre au sein de la société, et cet équilibre devenant l'effet final que se propose la con- duite, il faut déterminer les causes capables de produire cet effet. On le fera en cherchant ce qui est nécessaire à la

1. Spencer, Lettre à Stuart Mill, loc. cit.

260 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

yie en général. Et comme les lois de la vie sont fixes, on pomTa en déduire des règles de conduite également fixes, universelles, ayant pour tous les hommes et pour tous les êtres la même valeur. Ainsi, au-dessus de ces moyens em- piriques et variables proposés jusqu'ici par l'utilitarisme, au-dessus de ces modes de conduite relatifs et contradic- toires, on arrivera, d'après M. Spencer, à proposer un mode de conduite idéal, qui n'offrira pas seulement une bonté relative, mais une bonté absolue. Par ce mot d'absolu, ne l'oublions pas, il faut entendre non l'absolu méta- physique, mais simplement le définitif pour nous, l'absolu pour nous et pour tous les êtres vivant sous les mêmes con- ditions que nous. Etant données les lois de la vie, telles que nous les connaissons, il y a des lois morales qui leur correspondent, s'étendent aussi loin qu'elles ou, suivant l'expression de Sophocle, « aussi loin que la voûte des cieux ». Par delà la voûte des deux que nous connais- sons, y a-t-il encore d'autres lois de la vie, et pourrait- on en déduire d'autres lois morales ? Nous n'en savons rien. Nous ne tenons pas encore avec M. Spencer un idéal com- plètement universel. Voilà du moins un grand pas de fait. Nous avons échappé à l'empirisme étroit; nous entrons dans un système plus large et qui aspire à envelopper, sinon le monde de la pensée, du moins le monde visible. Kant avait voulu établir une morale pour tous les êtres raisonnables; M. Spencer veut poser des principes de morale pour tous les êtres vivants. L'un s'appuie sur la nécessité de la raison, l'autre sur la nécessité de la vie. Ces deux conceptions ont leur valeur.

Considérons maintenant la doctrine de M. Spencer au point de vue spécial qui nous occupe : l'équilibre général, identique au bonheur général, étant jusqu'à nouvel ordre accepté comme fin , trouverons-nous un critérium suffi- sant pour discerner les actions bonnes des mauvaises?

JNotre critérium ne sera pas autre chose que le rapport de cause à effet établi par déduction. Le bonheur général, voilà l'effet à produire : ce qui tend à produire cet effet sera bon ; ce qui ne tend pas à le produire sera mauvais.

Mais les éléments de variabilité, qui semblent bannis de la fin, ne subsistent-ils pas encore dans les moyens ? N'est- il pas craindre que la difficulté déjà rencontrée plus haut ne se rencontre ici sous une nouvelle forme : étant donné l'équilibre final à établir, n'y a-t-il pas parfois cer-

LA FIN MORALE ET LES LOIS DE LA VIE 261

taines causes exceptionnelles , particulièrement efficaces pour contribuer à l'établissement de cet équilibre, mais dont l'emploi est contraire à la justice? En d'autres termes, ne verrons-nous pas se poser de nouveau la ter- rible question des exceptions, qui, dans la morale utilitaire, est une difficulté essentielle et inhérente au fond même de la théorie? Le critérium des lois nécessaires de la vie aura- t-il sur les gens exceptionnels ou les circonstances excep- tionnelles plus de prise que le critérium tiré des condi- tions empiriques du plaisir , et ne finira-t-on pas par reconnaître que, l'élément exceptionnel se retrouvant dans tous les actes particuliers, on ne peut établir au- cune unité fixe de mesure, aucun critérium universel?

Le principe que M. Herbert Spencer place au sommet de tout son système, et auquel il rattache Vévolulion, est le suivant : Toute cause produit plus d'un effet : un même rayon de lumière, traversant un milieu complexe, s'étale en une infinité de nuances. Parallèlement à ce principe, ne pourrait-on poser la loi suivante : Tout efiét, dans le monde sensible , peut être produit par plusieurs causes? Etant donné un gaz, l'hydrogène par exemple, il y a plusieurs manières de le fabriquer. Appliquons le principe à la morale. Il n'y a pas dans le monde entier, tel que nous le connaissons, d'effet plus complexe à pro- duire que cet équilibre final de toutes les activités hu- maines qui représente, d'après M. Spencer, le bonheur suprême. Donc, il n'y a pas dans le monde entier d'effet qu'on puisse produire par des causes plus nombreuses, par des procédés plus divers. Mais plus il y a de causes possibles, plus il y a de choix possibles entre ces causes. Chaque individu, dans ses efi'orts pour produire le bon- heur général, pourra donc suivre une foule de lignes de conduite diverses. Parmi ces voies, quelle est celle que M. Spencer lui conseille de suivre? La plus courte. Sans doute ; mais l'utilitarisme déductif, pas plus que l'uti- litarisme inductif, ne peut embrasser tous les moyens à la portée de chacun. L'induction et la déduction sont égale- ment impuissantes ici à fournir autre chose que des généra- lités ; alors, encore une fois, que ferez-vous des excep- tions et de ces éléments exceptionnels qu'on peut trouver dans toutes les actions individuelles et particulières ? Si je vous démontre de la manière la plus rigoureuse que, dans certains cas, le vol ou toute autre injustice est la voie la plus courte pour promouvoir le bonheur collectif, que me

262 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

répondrez-Yous ? Qu'en général elle n'est pas la voie la plus courte ? D'accord ; mais je suis une exception. Je vous prouverai par déduction que je dois voler, comme je vous Faurais prouvé par induction.

Si encore la marche de l'humanité vers le bonheur final était directe, si le progrès avait lieu sans retour en arrière, sans secousse et comme en ligne droite, on pourrait plus facilement déduire la lâche de chacun. Mais il n'en est pas ainsi. Dans Phumanité comme dans le monde entier, d'après M. Spencer, le mouvement du progrès est rhytijmi- que ; de vastes ondulations agitent sans cesse les Hots humains : nous ne marchons qu'en reculant pour avancer ensuite, et de perpétuelles lignes courbes remplacent la ligne droite idéale. Ce progrès rhythmique, qui ne nous porte en avant qu'à condition de nous ramener en arrière, l'individu ne peut-il parfois l'aider par des moyens qui, si on les employait toujours, seraient sans doute nuisibles, mais qui, dans certains cas exceptionnels, dans certaines périodes rhythmiques et .provisoires, seraient utiles? En ce sens, ne pourrait-on défendre, au point de vue utilitaire, une morale de coups d'Etat, de coups de force, comme on a défendu à ce même- point de vue la politique de coups d'Etat ? On pourrait le faire même avec plus d'apparence déraison; car l'injustice d'un particulier, lorsqu'elle reste secrète, n'a pas, utilitairement, les inconvénients d'une injustice politique offerte comme exemple et comme mo- dèle à tous. Les utilitaires doivent moins redouter le crime que le scandale.

En un mot, la justice que vous nous proposez est une sorte de justice mécanique et abstraite, résultant de l'équi- hbre des forces sociales ; mais, pour produire une telle justice, l'injustice peut servir, et servir parfois mieux que tout autre moyen. Cette injustice, toute mécanique elle- même, entrera comme composante dans l'ensemble des forces sociales; ce sera une oscillation répondant à une autre oscillation et la détruisant ; elle pourra produire au point de vue mécanique les plus beaux résultats; elle pourra donner lieu aux plus élégantes démonstrations ma- thématiques. Qu'avez- vous à lui reprocher? D'après votre critérium, elle aura tous les caractères de la justice; l'homme injuste, s'il réussit à servir l'humanité, ne méri- tera i)as plus d'être blâmiî qu'un acrobate adroit. Il sera en morale ce qu'est en mécanique un homme qui marche sur la tête ; qu'importe après tout à l'utilitaire comment

LA FIN MORALE ET LES LOIS DE LA VIE 2G3

marche cet homme, pourvu qu'il aille il doit aller et qu'il y niène les autres? Il n'aura paru violer un instant les lois de l'équilibre que pour y mieux obéir.

Mais, objecteront peut-être les partisans de M. Spencer, vous supposez que nous accordons à chaque individu le droit d'apprécier personnellement les moyens propres à réaliser dans le plus bref délai le bonheur social; nulle- ment. Il s'en sui^Tait une anarchie qui compromettrait à la fin le bonheur social lui-même que nous avons en vue. Les lois générales de conduite une fois posées, « on doit s'y conformer sans avoir égard à une évaluation directe du bonheur et du malheur. » Qui nous empêche, au nombre des lois morales, d'en mettre une interdisant toute dérogation à ces lois mêmes au nom d'une loi pré- tendue meilleure, et défendant toute appréciation person- nelle de l'utilité générale d'après des cas particuliers?

Mais de quel droit défendre ainsi à l'individu d'exa- miner de ses propres yeux la route qu'on veut lui faire suivre et de juger la valeur du critérium même qu'on veut lui imposer? Je veux servir le bonheur social à ma manière ; tant que vous ne m'avez pas prouvé que la vôtre est meilleure, qu'avez-vous à dire? C'est par l'expé- rience, d'après Stuart Mill, c'est par le raisonnement, d'après M. Spencer, qu'on arrive à déterminer les moyens de « promouvoir » le bonheur général; mais vous n'avez pas plus le monopole du raisonnement que de l'expérience. Pourquoi voudriez-vous imposer à une conscience les règles (pie vous avez déduites plutôt que celles que vous avez induites? Vous me parlez d'anarchie; je vous répondrai que le despotisme d'une règle morale inflexible ne vaudrait pas mieux; mais le despotisme est impossible dans le for intérieur de la conscience.

Sur ce point, ne peut-on opposer à M. Spencer lui-même l'une de ses plus chères théories? D'après M. Spencer, à mesure que les espèces progressent, une sphère d'action de plus en plus large est assignée à l'individu. « Le chan- « gement qu'on peut observer dans les affaires humaines, « nous a-t-il dit, s'opère dans le sens d'un plus complet « développement de l'individualité. » Eh bien, la tendance à l'individuation ne comprend-elle pas une tendance de plus en plus grande à la libre initiative et au libre examen? Imposer à la conscience de l'individu les théories géné- rales d'un corps de savants, représenter le problème moral comme un problème de mécanique, puis refuser toute

264 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

solution de ce problème différente de celle qu'on a donnée soi-même, n'est-ce pas restreindre la sphère de l'indivi- dualité? Si la morale est une science comme la mécanique ou l'astronomie, vous ne pouvez en fermer à personne le libre accès; seulement, alors, vous ne vous étonnerez pas de voir parfois démontrer de la manière la plus rigoureuse les théorèmes les plus inattendus, et force vous sera d'en accepter les conclusions dans les cas particuliers ils seront applicables. Enfin, comme il y a dans toute action une chose particulière, vous aurez une morale pour chaque action. Nous avons vu sur cette question la complète impuissance du système de Stuart Mill; vous n'êtes guère moins impuis- sant que lui. M. Spencer avait espéré, en attribuant dans la recherche du bonheur une moins grande part à l'expé- rience individuelle ou à la contingence des événements, une plus grande part à l'idée de nécessité, découvrir un critérium moral plus fixe : il ne semble pas y avoir réussi.

En résumé, dans ce premier essai d'une recherche entrer prise en commun avec les moralistes anglais, nous nous sommes efforcé de trouver : une fin que l'homme dût pour- suivre; 2° un critérium, une règle ou un ensemble de règles à l'aide desquelles il pût la poursuivre. En d'autres termes, nous nous sommes demandé d'abord quelle est la fin de l'homme, ensuite par quels moyens réguliers y parvenir.

Le bonheur de l'individu, puis le bonheur social réa- lisable par des moyens empiriques, puis le bonheur social réalisable par des moyens nécessaires , telles sont les fins que nous avons posées successivement avec Bentham, Stuart Mill et M. Spencer. Mais, ces fins étant acceptées (quoique d'ailleurs elles ne soient point prou- vées), nous n'avons pu trouver aucun critérium, aucune règle, aucune loi fixe et universelle.

LIVRE III

DE L^OBLIGATION MORALE

CHAPITRE PREMIER

L'IDENTITÉ NATURELLE DES INTÉRÊTS, PRINCIPE DE L'OBLIGATION, SELON BENTHAM

l'Économie politique, la police sociale et la sympathie

Nécessité de donner aux règles de la morale une puissance effective.

Comment ridée «d'obligation morale », incompatible avec la théorie utilitaire, est remplacée par celle d'un intérêt poussant l'in- dividu. — Si cet intérêt peut suffire dans la sphère individuelle, peut-il suffire dans la sphère sociale. Moyens successifs que cherche Bentham pour assurer la réalisation de sa règle morale.

I. L'identité des intérêts et l'économie politique. Est-il vrai, comme le croit Bentham, que les intérêts soient dès à présent iden- tiques? — Distinction de la solidarité et de l'identité. Que l'har- monie économique des intérêts est tout extérieure. Qu'elle n'est pas aussi constante que le prétendent les économistes. Les har- monies économiques et les contradictions économiques. L'écono- mie politique est-elle optimiste ou pessimiste ? L'intérêt seul peut-il produire l'union des intérêts ?

II. La crainte et la police sociale. Que la contrainte sociale- est et restera sans influence dans une foule de cas. Que, pour la rendre plus efficace, il faudrait la rendre despotique. Que les instruments et agents de la contrainte sociale peuvent se retourner contre la société même.

III. La sympathie et l'opinion publique. Comment Bentham croit qu'on ne peut faire souffrir les autres sans se faire souffrh- soi- même. La sympathie est-elle universelle, régulière et certaine?

Sanction de' l'opinion publique ; son affaiblissement nécessaire dans une société benthamistc. Sévérité mutuelle dans la forme ,.

266 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

indulgence mutuelle dans le fond. Comment un acte injuste peut être digne de sympathie pour un benlhamistc, s'il reste secret et s'il produit plus de mal que de bien.

Montrer aux hommes un idéal plus ou moins éloigné et leur fixer des lois abstraites de conduite, ce n'est pas assez faire; comment les amener à réaliser effectivement cet idéal, à s'incliner devant ces lois?

Les utilitaires n'ont j^as sur l'homme d'autre moyen d'action que le désir, et ils n'ont pas d'autre moyen d'exciter le désir que le plaisir. Le problème revient donc pour eux à celui-ci : Etant données les règles morales qui indiquent par quelles actions on peut produire ce qui est désirable, faire en sorte que ces actions elles-mêmes soient réellement désirées, d'une part en y attachant les plus grands plaisirs physiques ou intellectuels, d'autre part en attachant aux actions contraires les plus grandes peines physiques ou intellectuelles. Quant à une « obhga- tion morale «, à un « devoir » proprement dit, il n'y faut évidemment pas songer dans le système utilitaire. Si l'agent moral reste encore lié à la loi, c'est par un lien sensible, par le plaisir- ou par la peine; ce qui fait Vobli- gation, c'est la sanction. L'obligation, ainsi conçue, suf- fira-t-elle ? Avant d'examiner en elle-même l'idée de sanc- tion, voyons si elle peut remplacer l'idée d'obligation, si avec les peines et les récompenses ou, comme disait Saint-Lambert, avec « l'espoir des dragées et la crainte du fouet » , on peut se passer de tout autre mobile.

Occupons-nous d'abord des partisans de la morale égoïste . Hobbes, Helvétius,, Bentham, et de nos jours M. Barratt et plusieurs autres. Votre morale ne peut obliger, dit-on à Bentham. « Si cela est, tant pis » *, répond-il ; la vôtre oblige moins encore; l'égoïsme, voilà la seule loi et en même temps la seule puissance. efficace. La tâche du mo- raliste, c'est uniquement de « régulariser l'égoïsme », et pour que l'homme obéisse aux règles qu'on lui propose, le seul moyen est de le convaincre qu'elles n'ont qu'un but, l'accroissement de son plaisir.

En théorie, rien de plus simple ; je cherclie mon plaisir; vous m'indiquez la route, je la prends : tout est pour le mieux. Il faudra bien, il est vrai, compter avec certaines gens moroses, dignes disciples des stoïques ou des ascètes,

1. Déont., II, lG(.lQiin Bowring, Introd.).

i

L'OBLIGATION MORALE ET L'ÉCONOMIE POLITIQUE -267

qui_, précisément parce qu'on leur offre du plaisir, n'en voudront pas; mais ces gens-là sont si rares ! 11 faudra bien compter aussi avec les impatients, qui diront, malgré toute rarithmétique et tous les chiffres de Bentham : « Mon plus grand plaisir, c'est le plus proche » ; mais on finira peut-être par les convaincre. Enfin, il est clair que, si Bentham ne devait obliger chaque homme qu'à chercher et à trouver son bonheur personnel, ce serait une tâche peu difficile. Tout va donc bien aussi longtemps qu'on considère Tindi- vidu isolé poursuivant son plaisir isolé. Mais passons à la société ; replaçons l'homïne au milieu de l'organisme so- cial où s'exerce sa vie pratique. Tout va changer. Je cher- che mon intérêt, vous le vôtre ; nous ne pouvons et devons chercher ni l'un ni l'autre autre chose ; mais , si entre ces intérêts existe une opposition quelconque, voilà la lutte entre nous : comment conjurez-vous cette lutte né- cessaire ?

Placé dans cette situation critique , Bentham , nous l'avons vu, en sort par un hardi paradoxe : il nie l'oppo- sition des intérêts. En courant après mon intérêt bien entendu, je sers le vôtre ; tous les hommes, en cherchant leur utilité propre, se rendent mutuellement les plus grands services comme s'ils se voulaient mutuellement le plus grand bien, et dans le fond c'est à eux seuls qu'ils veulent du bien. L'organisme social n'en fonctionne pas moins comme d'habitude ; le désintéressement et la vertu sont des rouages inutiles, ou plutôt dangereux; on peut les rejeter sans y rien perdre, en y gagnant même *.

L'identité des intérêts, telle est la grande idée qui domine toute l'œuvre de Bentham. Pour prouver cette identité, Bentham^ nous l'avons vu, fait appel à l'économie politique, puis, elle ne suffit pas, à la police ;, puis enfin, l'économiste et le gendarme sont également impuissants, au plaisir de la sympathie.

L a L'ouvrage d'Adam Smith, s'écrie Bentham, est un traité de bienveillance universelle. » Depuis Bentham , l'économie politique n'a pas cessé d'être invoquée par les utilitaires de son école, comme démontrant l'essen- tielle harmonie qui règne entre les intérêts de tous les in- dividus et, entre ceux de toutes les nations. D'après Adam Smith, tous les intérêts sont solidaires: le malheur de

1. Voy. plus haut, 1'^ partie, ch. I et suivants.

^G8 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

run rejaillit sur l'autre, le bien-être de l'un s'étend et se communique à tous. Ce que l'un perd, les autres le per- dent aussi ; la vitre cassée est un dommage , non pas seulement pour le propriétaire , mais pour toute la so- ciété K Nous ne pouvons vivre que grâce à cette cohésion de tous les intérêts : pour fabriquer l'aiguille qui a cousu nos vêtements, il a fallu l'effort accumulé de milliers d'ouvriers et de machines ; l'iîomme le plus pauvre , sans qu'il s'en doute, a une multitude de serviteurs incon- nus et profite du travail de tous les hommes. Le moindre objet, le moindre instrument dont nous nous servons et dont nous ne pouvons nous passer, qu'est-ce autre chose que du travail accumulé, du travail latent, qui, redevenant fécond entre nos mains, produit sans cesse un nouveau travail? Comme notre vie intérieure n'est, selon la science moderne, qu'une partie de la chaleur solaire emmagasinée dans les aliments, toute notre vie extérieure n'est qu'une portion de l'activité et de la pensée humaines emmagasinée dans les objets utiles. :— En présence de ces consolantes harmonies que nous montre l'économie politiciue, com- ment, diront les utilitaires anglais, ne pas être convaincu que le travail de l'un, c'est du travail épargné à tous ; que la réussite du travail de l'un, c'est un succès pour tous; que la jouissance même des produits de ce travail s'étend à tous? Dès lors, les haines mutuelles, l'envie du pauvre pour le riche, les discordances et les conflits des intérêts, tout cela est le produit d'une vue incomplète des choses, tout cela est une apparence ou l'effet d'une apparence. Au fond, il y a unité entre les biens. Et si les intérêts sont unis, pourquoi les hommes se désuniraient-ils ? Personne n'a donc de juste raison pour se réjouir des peines d'autrui, encore moins pour causer à autrui la moindre peine ; loin de là, plus vous amasserez de jouissance et de bonheur autour devons, plus vous en amasserez sur vous-même. C'est ainsi que vous ne pouvez répandre la lumière et la chaleur sans en recevoir vous-même les rayons. De une paix i)arfaite entre les homme, bien plus, une fraternité dévouée. Instruisez les hommes, apprenez-leur la science économique, cette science plus morale que l'a morale même, et vous les obligerez par la plus irrésistible des obliga- tions, par leur intérêt, à être vertueux. Quiconque sera bien

1. Voir aussi Basliat, qui a écrit, comme chacun sait, im livre inti- tulé les Ilarrnonies économiques.

L'OBLIGATION MORALE ET L'ÉCONOMIE POLITIQUE 269

pénétré des vrais principes de l'économie sociale n'aura plus qu'un but : chercher^ comme disait Bentliam, son bonheur dans le bonheur des autres, et en quelque sorte sa fortune dans la fortune universelle. N'a-t-on pas dit que, si la probité n'existait pas, il faudrait Tinventer comme moyen de faire fortune ?

Ainsi parlent encore en Angleterre les disciples contem- porains de Bentham. L'économie sociale est en effet, du moins au premier abord, une science optimiste par excel- lence. Montrant dans la société un organisme dont aucun membre ne peut souffrir sans que les autres souffrent, elle produit, sur ceux qui seraient tentés de rompre à leur profit l'harmonie sociale, l'effet que produisit, dit-on, sur la plèbe romaine séparée du sénat la fable des membres et de l'estomac.

Pourtant, n'y a-t-il point une sorte d'illusion d'op- tique, que la réalité des faits ne tarde pas à dissiper? L'éco- nomie politique montre sans doute entre les intérêts humains une liaison indirecte et finale, mais non un lien direct et immédiat. Peut-être l'intérêt de mon voisin se rattache-t-il au mien ; mais par quelle longue et intermi- nable chaîne! Nous sommes placés l'un à côté de l'autre, et pourtant, dans le monde économique, que d'intermé- diaires entre nous ! Sans doute les causes qui agissent sur vous finissent par agir sur moi, mais elles n'y agissent qu'en passant à travers vous et une multitude d'autres hommes; de sorte que leur effet, neutralisé par mille causes occurrentes, est pour moi presque nul. Si je devais propor- tionner le plaisir que j'éprouve en voyant chaque individu heureux aux avantages économiques que je retire du bon- heur de cet individu, ce serait le plus souvent une sorte de plaisir infinitésimal et imperceptible.

En outre, la liaison des intérêts que nous montre l'éco- nomie sociale est tout extérieure, et elle est loin d'exclure une opposition intime. Les moralistes de l'Angleterre ne le remarquent pas assez , la dépendance des intérêts ne prouve nullement leur identité. De ce que deux choses sont dans un rapport de réciprocité , il ne s'ensuit nullement qu'on puisse les ramener à l'unité. Les bentha- mistes croient-ils, parce qu'ils auront montré que le capital est une source de travail et que l'intérêt du pauvre est ainsi dans un rapport général de réciprocité avec l'in- térêt du riche , avoir fait cesser toute opposition et tout conflit entre ces intérêts particuliers? Le pauvre, tant

270 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

qu'il reste pa,uvre, a besoin de la richesse d'autrui ; mais pense-t-on que pour cela il n'enviera pas toujours cette richesse ? Non, la pauweté reste toujours la pauvreté, et la richesse reste toujours la richesse, que l'on considère ou non leur influence l'une sur l'autre ; quels que soient les rapports extérieurs de ces deux termes, il reste entre eux, au fond, un rapport d'opposition, que la doctrine de l'in- térêt personnel est incapable à elle seule de changer en harmonie. L'économie politique n'étudie que ces rapports extérieurs des intérêts, qui ne changent rien à leur nature intime. Quand la mer est irritéC; une vague ne peut se sou- lever sans que d'autres s'abaissent, et le mouvement de chacune est lié au mouvement de toutes; est-ce une raison pour nier la force qui pousse chaque vague à se briser contre les vagues ennemies ? Toutes vos lois économiques n'empêcheront pas plus le conflit des intérêts et des désirs que la loi physique des niveaux ne fait cesser l'éter- nel combat des flots de la mer.

Qu'on ne nous réponde pas, avec Bentham, que les peu- ples et les hommes sont « associés et non rivaux, dans la grande entreprise sociale. » Ils sont associés sans doute ; mais, tant qu'un lien plus fort que l'intérêt ne les a pas unis, ils restent toujours rivaux. Les utilitaires, dès le temps d'Epicure, ont considéré la société humaine comme une vaste association d'intérêts, une sorte de compagnie d'as- surance mutuelle; mais, même dans une association parti- culière, où pourtan-t les profits et les pertes sont partagés entre tous, et chacun ne doit ni toucher un profit spé- cial ni échapper à une perte commune, s'imagine-t-on que l'accord provisoire des intérêts soit une réelle identité? Les intérêts des associés sont si peu identiques que, fort sou- vent, le caissier se sauve avec la caisse. Économiquement parlant, prouvez-lui qu'il a tort. Invoquez la dépendance mutuelle des intérêts ; dites-lui que, si au lieu de prendre la caisse de la société il avait travaillé à la remplir, il aurait servi ses intérêts propres. J'en suis convaincu, vous répondra-t-il ; mais, si la. police ne me découvre pas, j'aurai servi mes intérêts d'une manière encore plus simple en prenant le tout au lieu de la partie. Il y a sans doute une harmonie entre votre intérêt et le mien, entre votre richesse et la mienne; mais celte harmonie est bien plus évidente, à mon jtoint de vue du moins, lorsque je possède votre richesse. Autant je donne, autant, dites-vous, je reçois; ne suis-je pas sur de recevoir encore davantage

i;or.LlGATION MORALE ET L'ÉCONOMIE POLITIQUE 271

lorsque je prends votre part en même temps que la mienne? L'intérêt peut m'associer à vous ; mais m'identifîer à vous, faire de vous un autre moi-même, c'est impossible. L'har- monie fmale des intérêts et l'universelle amitié des hommes n'existeront que quand nous n'existerons plus l'un et l'autre; en attendant, nous sommes deux ennemis natu- rels qui vivons ensemble ; un accident nous avait unis, un accident nous sépare. Que l'économie sociale établisse maintenant entre nos deux intérêts toutes les relations imaginables, et qu'elle les montre à la fin en une dépen- dance mutuelle ; aujourd'hui c'est l'heure de la lutte, et je lutte.

Aussi, depuis, les utilitaires ont été forcés de renoncer à un optimisme excessif. Même dans les rapports extérieurs des intérêts, que seuls étudie l'économie sociale, cette science n'a pas tardé à découvrir, à côté de l'harmonie qu'elle avait d'abord uniquement aperçue , de secrètes oppositions , qu'ont formulées Malthus , Ricardo , Stuart Mill et chez nous Proudhon. Faites la part de ce que leurs théories contiennent d'exagéré , il restera vrai que, si les antinomies économiques doivent se changer progressive- ment en harmonies, ce changement n'est pas accompli encore, et que, si l'union des intérêts est Fidéal vers lequel tend la société, cet idéal dépasse de beaucoup la société réelle.

L'économie sociale, en tant qu'elle se borne à constater les faits sociaux et aussi longtemps qu'elle n'y trouve pas de remède, servirait plutôt à renverser Foptimisme utili- taire qu'à le fonder. Les contradictions pratiques qui exis- tent entre les intérêts ne sont pas sans doute de tout point insolubles ; mais elles ne sont pas résolues, et il est douteux qu'elles pussent jamais l'être, si l'on n'invoquait aucun principe supérieur à l'égoïsme. L'économie sociale est plutôt une science pessimiste qu'optimiste, elle décou- rage parfois plutôt qu'elle n'excite l'espérance : elle enferme le penseur dans des contradictions auxquelles il ne peut entièrement se dérober tant qu'il ne sort pas du monde des intérêts. Demandez à Schopenhauer et à Hartmann ce qu'ils pensent de vos harmonies économiques. La concur- rence des intérêts est la lutte pour la vie.

Que me répondra donc Bentham si j'invoque la loi de Malthus et si, m'appuyant sur cette loi, j'arrache aux autres par la force des armes la nourriture que les autres m'arra- chent par la force des choses? que me répondra-t-il si je

Î72 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

prends à mon voisin la terre qui, d'après llicardo, lui rap- portera toujours plus que la mienne, le travail du laboureur étant le même? L'économie sociale et la morale égoïste ne peuvent me réfuter. Je n'ai, par hypothèse, rien de plus que la brute, si ce n'est l'art de calculer; eh bien, le calcul me conseille de faire ce que la nature contraint la brute à faire. Si vous voulez m'empêcher d'être une bête féroce, commencez parm'enleverle caractère de la bestialité, élevez- moi au-dessus de l'égoïsme, tournez mes regards vers quel- que idéal supérieur ; mais vous ne réussirez pas à trouver ■dans mon égoïsme même un point de jonction durable avec le vôtre : mon intérêt et le vôtre ne cessent jamais de se repousser au fond, alors même qu'ils semblent s'attirer à la surface. Comme une molécule qui attire et repousse à la fois toutes les autres molécules , mon intérêt attire par le dehors et repousse par le dedans tous les autres intérêts.

Ainsi échoue l'optimisme social devant ce qu'on pour- rait appeler l'impénétrabilité des intérêts individuels.

11. 11 reste encore une ressource aux utilitaires : puisque les intérêts ne peuvent s'unir d'eux-mêmes et spontanément, unissons-les par la contrainte. Il y a un con- flit naturel entre les intérêts, et celui qui l'emporte dans la lutte, c'est le plus fort; mais la force appartient au nombre, et l'intérêt social, ayant pour lui le nombre, pourra con- traindre l'individu à le préférer. Ainsi sera accomplie l'union des intérêts, union forcée, il est vrai, mais qui n'en sera pas moins réelle. Nous ferons l'harmonie par la compression. Le gain sépare les hommes, au lieu de les joindre ; mais il reste la peur, dont nous pouvons essayer. La morale utilitaire tend ainsi logiquement, après s'être appuyée sur le calcul économique, à chercher un plus solide appui dans la contrainte physique. Sur ce point, La Met trie et Helvétius avaient devancé Bentham. « La poli- ce tique, disait La Mettrie, n'est pas si commode que maphi- « losophie ; prends-y garde; la justice est sa fille, lesgiJjets « et les bourreaux sont à ses ordres ; crains-les plus que ta « conscience et les dieux '. » « Toute l'étude des mora-

1. Les Pères Sanchez, Bauny et Escobar s'accordent entièrement avec La Mettrie. " Vous avez bien mis, dit Pascal, ceux qui suivent vos '< opinions probables en assurance à l'égard de Dieu et de la conscience : « car, à ce que vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant '■ un docteur grave. Vous les avez encore mis en assurance du côté <i des confesseurs : c?,r vous avez obligé les prêtres à les absoudre sur

L'OBLIGATION MORALE ET LA POLICE SOCIALE 273

« listes, répétait Helvétius, consiste à déterminer l'usage « qu'on doit faire des récompenses et des punitions, et les « secours que l'on en peut tirer pour lier l'intérêt personnel « à l'intérêt général. Cette union est le chef-d'œuvre que « doit se proposer la morale. »

Mais ce chef-d'œuvre, qui donnerait à chaque règle de la morale la force obligatoire d'un règlement de pohce, est-il réalisable ?

Présentement, il est bien loin d'être réahsé. Beaucoup de voleurs échappent à la pohce ; en commettant un vol ou un crime, on a toujours un certain nombre de chances de se soustraire à la peine ; bien plus, dans plusieurs cas, nous l'avons vu, ces chances l'emportent à tel point sur les chances contraires, qu'il serait impossible d'hésiter. Dans ces cas, qui empêchera l'homme de commettre la faute ? En attendant l'organisation future de la police que nous pro- mettent les utilitaires de cette école, ne faut-il pas compter avec son organisation actuelle ?

N'importe; bornons -nous à considérer la police idéale dont ils nous parlent, et cherchons seulement s'il est pos- sible de la réaliser dans l'avenir.

L'intérêt social, ayant pour lui le nombre, aura pour lui la force : c'est évident. Oui ; mais d'autre part l'intérêt individuel aura pour lui la ruse, et, quoique inférieur en force, il restera peut-être supérieur en souplesse et en agilité. L'individu en lutte contre la société ressemblera à ces nains que les fables antiques représentent combattant contre des géants : s'il ne peut pas la vaincre, il pourra souvent lui échapper. Elle est si grande et lui si petit, qu'elle ne sait parfois comment le saisir, et ses mille bras ne rencontrent que le vide. La lutte restera donc possible entre l'nidividu et la société, et l'issue en sera incertaine. La société a trop à défendre pour pou-

<i une opinion probable, à peine de péché mortel. Mais vous ne les « avez point mis en assurance du côté des juges ; de sorte qu'ils se « trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités : (( c'est un défaut capital que cela. Vous avez raison, dit le Père, <i vous me faites plaisir. Mais c'est que nous n'avons pas autant de « pouvoir sur les magistrats que sur les confesseurs... J'entends bien, « lui dis-je ; mais, si d'une part vous êtes les juges des confesseurs, « n'êtes-vous pas de l'autre les confesseurs des juges? Votre pouvoir « est de grande étendue : obligez-les d'absoudre les criminels qui ont <t une opinion probable, à peine d'être exclus des sacrements, atin « qu'il n'arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que « ceux que vous rendez innocents dans la théorie soient fouettés ou '< pendus dans la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des a disciples? Il y faudra songer, me dit le Père; ce n'est pas à « négliger.» {Provmciales, l.\l.)

CiUVAf. 18

274 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

voir parer tous les coups et punir toutes les blessures. Si perfectionné que soit le mécanisme de la défense, si rapide que f-oit l'alarme donnée et communiquée par l'électricité d'un bout à l'autre du corps social, on peut prévoir qu'il sera toujours matériellement possiijle au coupable de se dérober. Ajoutons que les moyens employés par la société pour se défendre peuvent être employés contre elle par le coupable même : ainsi le télégraphe, les chemins de fer^ la plupart des inventions, faites ou à faire, qui facilitent la poursuite, facilitent aussi la fuite. Enfin, quand même cette guerre de la force d'un seul contre la force de tous deviendrait de plus en plus difficile à soutenir, il serait peu probable que la force seule put jamais la terminer.

L'idéal de la police, ce serait qu'il y eut pour chaque indi- vidu un gendarme, ou, mieux encore, que tout le monde fût à la fois citoyen et gendarme, que l'homme à garder fût lui- même son propre gardien, que tous deux coexistassent dans le même être, que celui qui oblige fût celui-là même qui est obligé; alors seulement la loi aurait véritablement force de loi. Mais cette force qu'elle aurait acquise ne pourrait plus être évidemment une force physique; ce ne serait qu'une force agissant sur l'esprit par l'esprit même. Cette puissance morale, le bénthamisme ne peut y prétendre.

Le seul moyen pour lui de s'en rapprocher indéfiniment, c'est do multiplier indéfiniment les agents de la force physi- que, d'exercer sur chaque individu une surveillance de tout instant, et de chercher à rendre cette surveillance du dehors aussi continuelle que pourrait l'être une surveillance inté- rieure, exercée par l'individu sur lui-même. Mais augmenter la surveillance publique, c'est restreindre la hberté indivi- duelle. L'individu ne s'imposant pas la loi, il faut qu'on la lui impose. Comme il va le mène l'intérêt et que l'in- térêt le mène il ne doit pas aller, il faut bien qu'on lui mette aux pieds des chaînes. Le bénthamisme poussé jus- qu'au bout semble ainsi revenir vers le despotisme, préco- nisé jadis par Hobbes. Hobbes avait cru que le meilleur et le plus utile despote^ c'était un monarque; en cela il a pu se tromper ; en tout cas, la morale égoïste semble avoir besoin, pour se soutenir, de s'appuyer sur l'omnipotence de l'Etat.

Mais le despotisme a une limite qu'il ne peut dépasser et au delà de laquelle il se détruit lui-même. Si, par exemple, on augmentait indéfiniment le nombre des gendarmes, on le diminuerait en réalité ; ils deviendraient moins sûrs en devenant plus nombreux. Il faut bien songer que si tous les

L'OBLIGATION MORALE ET LA SYMPATHIE 275

hommes, par hypothèse, étaient également imbus de la morale égoïste, les gendarmes ne pourraient faire exception ; or, se confierait-on sûrement à un gendarme partisan de cette morale? C'est douteux. Le gendarme a un intérêt, comme le voleur, intérêt fort respectable ; du moment son intérêt serait de s'accorder avec les voleurs, qui nous empêcherait d'être volés ?

En résumé , pour obliger , les partisans du système égoïste sont réduits à contraindre. Mais, en premier lieu, cette contrainte est et restera toujours inefficace; en second lieu, toute tentative pour la rendre plus efficace la rendra despotique; en troisième lieu, ceux qui sont les instruments de cette contrainte, comme ceux qui en sont les objets, se déroberont sans cesse à la main qui voudra s'en servir et se retourneront contre elle. En d'autres termes, toute force physique est nécessairement impuissante, tyrannique, à double fin et à double effet. La vraie force, qui ne con- traint pas, mais persuade, et qui devient plus puissante au dedans de l'homme à mesure que l'homme devient plus libre au dehors, qui exclut et repousse ainsi toute tyrannie, qui ne sert jamais à deux fins, mais se confond avec la fin même à atteindre, c'est la pensée et la volonté.

III. Au-dessus des intérêts mercantiles, au-dessus même de la crainte ou de l'espoir attachés aux peines et aux récompenses purement matérielles, il y a un sentiment que nous avons néghgé et dont Fintroduction va modifier les données du problème : c'est le plaisir de la sympathie. Nous savons toute Fimportance que les écoles anglaises don- nent à ce sentiment, même l'école de l'égoïsme. Peut-être va-t-il nous servir de médiateur entre les intérêts opposés des hommes ; peut-être va-t-il rétablir l'harmonie troublée €t,en mettant notre plaisir d'accord avec le bonheur de tous, « renforcer », suivant l'expression anglaise, les actions qui servent ce bonheur.

La sympathie consiste à souffrir avec autrui, cuuLTr-aOôTv, à ressentir ce que ressent autrui, à se trouver sous l'action des mêmes causes, et pour ainsi dire à être unis dans la même passivité. Sans la sympathie, nous ne pourrions que retirer le plus grand plaisir d'une action nuisible à autrui, mais utile pour nous. Au contraire, avec la sympathie, la peine qu'en ressent autrui revient sur nous par réflexion. De une complexité inattendue des phénomènes moraux, complexité dont profite le système égoïste. Dans le domaine

276 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

des plaisirs grossiers, comme le plaisir de rassasier sa faim, nous trouvions un écart et une divergence considérables entre les intérêts des hommes; mais, à mesure que la sen- sibilité s'élève et se raffine, cet écart diminue : le plaisir de la sympathie relie ce que les plaisirs inférieurs séparaient. La sympathie, me plaçant sous l'action des mêmes causes qu'autrui,nie place en quelque sorte sous ma propre action : je souffre ce que j'inflige. De tous côtés, le milieu je vis réfléchit sur moi le plaisir ou la peine que je répands autour de moi , d'abord le milieu encore étroit de la famille, puis le milieu social. Reproches des miens, rupture de mes rela- tions sociales , impopularité , autant de transformations sympathiques de la peine matérielle que j'inflige à autrui; affection des miens, affection de mes ami^, réputation et respect, telles sont les transformations sympathiques du plaisir que je procure à autrui.

Tout égoïste que je sois, d'après Bentham, et précisément parce que je suis égoïste, je dois tenir compte des peines et des plaisirs sympathiques; or ces plaisirs et ces peines joueront exactement le même rôle que le sentiment de « l'obligation morale ». L'harmonie des sensibilités réta- blira l'harmonie des désirs et des activités. Aussi , avec cette idée de la sympathie, Bentham espère échapper à toutes les contradictions et résoudre toutes les difficultés. Gomme on éprouve ce qu'éprouve autrui, on ne voudra jamais faire éprouver de mal à personne. L'égoïsme deviendra par la force des choses bienveillant, bienfaisant, ou altriiiste, selon le terme emprunté à Comte par les ben- thamistes contemporains de l'Angleterre.

Examinons ce sentiment de la sympathie que Bentham nous offre comme le moyen d'assurer l'efficacité de sa morale. En premier lieu, il est des personnes peu ou- vertes à la sympathie, sur qui ce genre d'action aura consé- quemment fort peu de prise. Le sage se suffit à lui-même, disaient les stoïciens ; sans être sages, ou plutôt, peut-être, parce qu'ils ne le sont pas assez, beaucoup d'hommes se contentent d'un milieu sympathique très-restreint. Dans ce milieu, ils sont sans doute contraints à la bienveillance ; mais, hors de là, ils sont libres de chercher ils voudront leur bonliour : si leur caractère est ainsi fait, qu'avez-vous à dire? La sympathie n'oblige donc pas tout le monde; il faut compter, ici encore, avec les exceptions.

Ce n'est pas tout. Gomme la sanction sympathique ne vaut pas pour tous les individus, elle ne s'applique pas à

L'OBLIGATION MORALE ET LA SYMPATHIE 277

toutes les actions ; elle n'est pas plus régulière qu'univer- selle. Suivant que la victime sera plus ou moins sympa- thique à tous, le coupable deviendra plus ou moins antipa- thique à tous; on ne proportionnera donc point le blâme au crime. Le blâme sera-t-il même possible? Autant, dans le système égoïste, la sanction légale se trouve forti- fiée, autant la sanction de l'opinion est affaiblie. Lorsque tout le monde sera partisan de l'égoïsme, on se passera bien des choses les uns aux autres. Vous avez volé? Mais c'était dans une excellente intention : vous cherchiez votre intérêt, comme moi le mien. Nous n'avons rien à nous reprocher ; nous n'avons aucune raison d'antipathie. Ne croyez pas pourtant qu'à l'occasion j'hésiterais à vous dénoncer; nullement : si vous devenez jamais un danger pour moi-même, vous êtes perdu. Mais, autant je serai impi- toyable pour la forme, pour l'exemple , autant, dans le fond Je serai dépourvu de tout sentiment d'antipathie et de mésestime à votre égard, si du moins je reste conséquent avec moi-même, comme les Fontenelle, les Lamettrio et les Helvétius. Je vous condamnerai sans pitié aux yeux de tous; je vous absoudrai sans hésitation au fond du cœur. Si je suis logique et si je refuse de m'abandonner comme le vulgaire à des émotions irraisonnables, pourrai-je éprouver rien qui ressemble soit au mépris, soit à la haine, pour un être qui ne fait rien de pis que moi, surtout quand cet être n'a pas de vices trop laids, qu'il ne donne pas prise à une sorte de répugnance esthétique, qu'il est vicieux avec grâce et avec conscience? Et si je n'éprouve pas d'antipathie véri- table, comment pourrai-je en montrer? Si tous, coupables et innocents, juges et condamnés, nous avons assez de fran- chise, nous nous tendrons la main, et nous resterons dans l'intime persuasion que nous n'avons fait ni plus ni moins les uns que les autres.

Enfin il est des cas, fort nombreux, la sanction sym- pathique ferait totalement défaut, même elle tournerait au profit du coupable : c'est lorsque le délit commis reste ignoré. Ici, la faiblesse du système de Bentham est évidente. Isolez, cachez une action : vous rompez la série de ses con- séquences sociales; or ce sont ces conséquences seules qui peuvent, d'après Bentham, fournir à l'action une force obli- gatoire. Je commets un vol qui me donne la richesse, sans diminuer le bien-être de celui que j'ai volé, et même sans qu'il s'aperçoive d'avoir été volé. Si le vol demeure ignoré, toutes les conséquences du vol seront étouffées, par exemple

278 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALSE

l'antipathie publique pour le voleur ou le désappointement du volé; seules resteront les conséquences de la richesse acquise, au nombre desquelles est une augmentation de la sympathie générale pour moi. Comment Bentham prou- vera-t-il que je n'ai pas le phis grand intérêt à commettre ce vol, pourvu qu'il soit secret?

Mais, dit Bentham, « un homme éclairé sur son intérêt « ne se permettrait pas même un crime caché, par la crainte « de contracter une habitude honteuse qui le trahirait tôt « ou tard '. » Cette réponse n'est vraiment pas sérieuse. S'il fallait s'abstenir de tous les actes capables de faire « contracter des habitudes honteuses », il ne faudrait ni boire ni manger.

Le tort des benthamistes en général, c'est de ne pas assez comprendre, de ne pas assez posséder, pour ainsi dire, leur propre système : les Anglais, qui ont d'ordinaire un esprit si pratique, ont précisément négligé ici le côté pratique de la doctrine. Parlez-lem^ de la société : ils se la figurent sous la forme que lui a donnée la morale contraire à la leur; ils ne la voient qu'à travers les autres systèmes. Ils n'ont pas assez présent sous leurs yeux le type de l'utihtaire égoïste ; leur idéal social, c'est exactement Tidéal de l'autre morale, comme si deux doctrines si divergentes en théorie pouvaient entièrement s'unir en pratique. Dans la question qui nous occupe, Bentham prend, sans s'en apercevoir, à « l'ijtsedixi- tisme, » sa conception du criminel. Il se figure un homme entraîné par les passions les plus viles et les plus irrésisti- bles, devenues assez fortes pour dominer chez lui le senti- ment du devoir. Mais ce n'est pas le criminel be.nthamiste ; ce dernier n'a-t-il pas toujours à sa portée la « balance du déontologue », n'a-t-il pas le calcul et l'arithmétique mo- rale? Le criminel vulgaire est un homme qui s'abandonne aux passions, qui n'est plus maître de lui, qui n'est plus assez lui-même pour être moral. Tout différent apparaît l'autre criminel : s'il commet un attentat, c'est les chiffres en main et tout calcul fait; il reste toujours maître des pas- sions sur lesquelles il spécule. Pour conmicttre le mal, son compagnon a besoin d'être entraînépar la passion ; lui, il agit par raison et change, grâce à l'arithmétique de Bentham, le mal en bien : aussi, quoi qu'il fasse, comme il le fait en cons- cience, il peut le faire en connaissance de cause ; il peut sonder

1. Dumont de Genève, Trait;' de léf/isL, l. I. Cf. //;//■. i" the princ. of mm: and trrj.

L'OBLIGATION MORALE ET LA SYMPATHIE 279

sans crainte et froidement toutes les conséquences de Tac- lion qu'il risque. Les bentliamistes n'ont pas vu eux-mêmes ee type du méchant raisonnable qu'ils créaient. On ne fait jamais le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience, disait Pascal; on pourrait ajouter qu'on le fait plus pleinement encore quand on le fait par calcul, par science. Du reste, remarquons-le, le méchant en question n'a rien de repoussant : ce qui répugne esthé- tiquement dans la méchanceté vulgaire, c'est la brutalité ; mais ici la bête s'est faite raisonnable ; elle discutera avec vous, si vous voulez, et la logique des chiffres vous don- nera tort. Bien plus, elle sympathisera avec vous : une fois qu'elle n'aura plus iDesoin de votre argent ou de votre vie, elle aura besoin de vos bons services, de votre estime, de votre société au moins; elle sera polie, bienveillante, bien- faisante, désintéressée même à la manière que décrit Ben- tham ; elle aura toutes les qualités qu'exige la déontologie, et, à la surface, toutes celles d'un homme beau et bon,

xaXo/caYaôo;.

Mais, objectera Bentham, le crime, même caché, et pré- cisément parce qu'il est caché, offre toujours un grand incon- vénient : « Les secrets à dérober aux regards pénétrants des « hommes laissent dans le cœur un fond' d'inquiétude « qui corrompt tous les plaisirs. Tout ce qu'un homme « pourrait acquérir aux dépens de sa sécurité ne la vaudrait « pas, et, s'il est jaloux de l'estime des hommes, le meilleur « garant qu'il puisse en avoir, c'est la sienne propre *. » Yoilà donc Bentham rétablissant dans l'homme Yestime de soi, la conscience, pour en faire le garant de l'estime des hommes. Ma conscience est un préjugé; mais, ce préjugé étant d'accord avec les préjugés de tous, je m'y conformerai, et l'autorité de ma conscience intime sera ainsi empruntée au dehors, par une sorte de tour de passe-passe.

Sur ce point, la théorie de Bentham rappelle celle d'Epi- cure : l'injustice, disait Epicure, n'est point un mal en elle-même ; mais ce qui est un mal, c'est l'inquiétude et le trouble qui nécessairement l'accompagnent. Vous ne pouvez jamais être certain que vous échapperez au châtiment ; or l'incertitude, c'est le malheur. La seule chose certaine et sûre, ici-bas, c'est la justice; le seul homme qui soit éloigné de tout trouble, c'est le juste : ô oîxatoç à-xca/cToVaTo;.

Epicure et Bentham ont-ils raison? Le problème revient

1. Dum. de Gen., loc. cit.; Intr. to t/tc priiic, loc. cit.

280 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

au suivant : Un coupable peut-il jamais être certain qu'il échappera à la peine? La question ainsi posée est résolue. Dans certains cas, rares il est vrai, un voleur peut être abso- lument sur d'éviter toute espèce de sanction : par exemple, le dépositaire infidèle dont nous avons parlé plus haut, ou encore celui qui trouve de l'argent dans un meuble qu'il a acheté. Dans d'autres cas, il existe des ftrobabilités équiva- lant presque à la certitude : par exemple, lorsqu'un vol a été commis à l'insu de la personne même et sans aucune espèce d'indices ou de preuves, ou lorsque le voleur s'est sauvé sur un autre continent, etc. Et puis, enfin, s'il ne fallait jamais commettre, d'après Bentham, que des actes dont les conséquences fussent parfaitement certaines, il faudrait s'abstenir sans cesse ; chaque action est un enjeu que je risque; bien plus, s'abstenir, c'est encore risquer : comment donc faire ?

Ma's, dira Bentham, l'injustice est toujours un secret à garder, un secret pesant; on ne peut pas s'ouvrir, se confier entièrement à autrui. Qu'importe? Si ce que je fais est bien, et je vous le prouve, chiffres en main, pourquoi éprouverais-je de la peineàle cacher? Chacun, après tout, a son secret; un secret n'est lourd que lorsque c'est celui d'un acte mauvais. Point de méchante action, point de remords.

En définitive, considérons la vie d^un homme instruit, sympathique, honoré, bienfaisant, ayant en un mot toutes les qualités compatibles avec « l'égoïsme bien entendu ». Maintenant, que cette vie toute remplie des jouissances les plus délicates commence par la trouvaille d'une bourse de cinq cent mille francs; Bentham soutiendra-t-il que cela suffit pour en gâter tout le bonheur? La morale de l'intérêt égoïste repoussera-t-elle celui qui semble avoir si habilement servi tous ses intérêts? C'est impossible. Eh bien, allons plus loin : je trouve la bourse tombant de la poche de quel- qu'un; cela corrompra-t-il davantage mon bonheur? Allons plus loin encore: j'avance un peu la main, et je ramasse la bourse dans la poche même, le tout, bien entendu, sans témoins. Comment Bentham pourra-t-il me blâmer? Non, il ne faut pas invoquer l'idéal humain lorsqu'on le nie; il ne faut [)arler de rien qui ressemble au remords lorsqu'on sujtprime l'objet du remords ; le « secret à garder », l'inquiétude, ce ne sont pas des raisons. Lorsqu'un cri- minel aura la majorité des chances de son côté, toutes les paroles de Bentham seront impuissantes sur lui ; et lors même qu'il n'aurait pas les chances les plus nombreuses, s'il

L'OBLIGATION MORALE ET LA SYMPATHIE 281

espérait les y mettre à force d'habileté, les utilitaires égoïstes ne pourraient encore le blâmer. Les coups de génie de Napo- léon I" ne furent-ils pas fort souvent des imprudences?

Et si je meurs de faim, après tout? Je ne risque plus rien, quoi que je fasse : il ne peut m'arriver rien de pis que la mort. Gonséquemment, vous ne pouvez m'obliger à rien; je suis libre de toute entrave économique, physique, sympathique même; vous ne pouvez placer devant moi l'ombre d'un obstacle. Je suis comme poussé à bout, en- fermé dans cette suprême alternative : vivre ou mourir; au dernier effort que je tenterai pour vivre, vous n'avez, hors de moi, rien à m'opposer; et le seul obstacle que je puisse trouver, c'est en moi, c'est dans ma volonté que je le trouve. Trente personnes sont mortes de faim à Londres cette année, contre lesquelles la société était sans défense, parce qu'elle était sans prise. Si ces trente individus avaient connu le système de Bentham, ils auraient pu tout se per- mettre, puisqu'ils n'avaient plus rien à craindre ; pour eux, toute raison tirée d'un mobile sensible ou sympathique avait disparu, et il ne restait plus que l'amour d'un idéal supérieur à l'égoïsme, ou rien.

En résumé, pour unir l'intérêt personnel à l'intérêt gé- néral, nous avons tout tenté. Nous avons fait appel à l'éco- nomie politique : mais les intérêts économiques s'excluent et se contredisent ; nous avons fait appel à la justice humaine et à la force publique : la justice est boiteuse, et la force impuissante ; nous avons invoqué la sympathie qui tend à unir dans un plaisir supérieur les hommes que les plaisirs inférieurs séparent : la sympathie est faillible, elle s'adresse au coupable comme à l'innocent, on la tourne du côté qu'on veut ; c'est un de ces biens à double fin, ambigus et équivo- ques, dont parlaient Socrate et Platon; et puis, après tout, qu'importe à la plupart des hommes d'être un objet de sympathie? Qu'est-ce que la sympathie, cette affection vague, indéterminée, indécise, qui n'est ni purement mo- rale ni grossièrement matérielle, qui peut subsister avec le crime et faire défaut à la vertu? Les égoïsmes, qu'on les raf- fine ou qu'on les déguise, ne peuvent réellement s'unir tant qu'on demeure dans la sphère sensible.

Reste-t-il un autre moyen, pour obliger l'homme, que de lier son intérêt à l'intérêt d'autrui? Les successeurs de Bentham sont féconds en ressources ; peut-être leur subtilité leur fournira-t-elle un nouveau moyen de sauver leur doctrine.

CHAPITRE II

L'ASSOCIATION ARTIFICIELLE DES INTÉRÊTS DANS

LA PENSÉE, PRINCIPE DE L'OBLIGATION

D'APRÈS STUART MILL.

I. L'assocution des idées, principe de l'obligatiou. Comment les intérêts , naturellement séparés dans la réalité, peuvent être artificiellement réunis dans la pensée. Mécanisme intérieur sub- stitué au mécanisme extérieur. Lois psychologiques qui s'oppo- sent à cette psychologie des mœurs. Vae association d'idées purement machinale , en acquérant la conscience d'elle-même, ne se détruit-elle pas elle-même dans la pensée. 2" Ne se détruit-elle pas elle-même dans l'action.

II. L'association des sentiments, principe de l'obligation. Expli- cation psychologique du remords par les utilitaires. La cons- cience de soi ne détruira-t-elle pas l'association des sentiments, comme l'association des idées. Contradiction de Stuart Mill, qui soutient qu'on n'affaiblit pas le remords en lui enlevant tout objet.

III. La foi a l'idéal moilvl, nécessaire à l'obligation et détruite par Stuart Mill. Agir, c'est alfirmcr ou croire. Diverses sortes d'affirmation. Affirmation contenue dans l'acte de sacrifice. Que les {)artisans de Stuart Mill non-seulement ne peuvent obliger •au bien, mais obligeraient plutôt au mal. Retour au pur égoïsme. Insuffisance du système de Stuart Mill.

En fait, les intérêts des hommes sont séparés ; si donc vous ne vous appuyez que sur le fait, vous ne m'obligerez jamais à vouloir l'inlérùL d'auLrui.

Mais, outre le fait préseuL, il y a Vidée, qui dépasse le fait et devance l'avenir. Selon Stuart Mill et l'école « association- niste )),les idées des intérêts s associent plus aisément et

ASSOCIATION DES INTÉRÊTS DANS LA PENSÉE 283

d'une manière plus durable que les intérêts mômes; c'est dans riulelligence qu'il faut chercher le vrai fondement de l'obligation. Il nous suffît qu'il y ait dans la réahté une simple tendance à l'union des intérêts, il nous sufQt que la nature marche dans cette direction : l'intelligence, dépassant la nature, continuant le mouvement commencé, suivra la direction indiquée, et d'un élan parviendra à ce point en- core tout idéal coïncideront un jour le bien de chacun et le bien de tous. Votre intérêt, en fait, s'unit fort souvent au mien : c'est tout ce qu'il faut; lorsque j'aurai conçu un certain nombre de fois mon intérêt et le vôtre comme associés, ils finiront par s'associer indissolublement dans mon intelligence. Les liens qui attachent l'intérêt à l'in- térêt, le bonheur au bonheur, se fortifient par cela seul qu'on les pense.

En passant ainsi des intérêts extérieurs et en quelque sorte objectifs à leur représentation subjective dans l'esprit, nous voyons, d'après Stuart Mill, succéder à une union imparfaite une parfaite union, à un ordre incomplet une complète harmonie. Les hiatus sont comblés, les opposi- tions disparaissent. En vain un hasard imprévu séparait les intérêts dans la réalité ; les lois nécessaires de mon intel- ligence sauvegardent leur union dans ma pensée; elles me forcent à faire triompher l'idéal, comme elles me for- cent, lorsque je vois une ligne tortueuse tracée sur un tableau, à la comparer avec la ligne droite idéale et à la re- dresser par l'imagination. « La simple possibilité, dit Stuart Mill, se change en obligation inévitable, q{> ce qui est « indis- « pensable (physiquement) devient une nécessité conçue « comme morale, tout à fait analogue à la nécessité physi- « que et qui souvent ne lui cède pas en puissance obliga- « toire. » L'association des idées, voilà donc le vrai principe de l'obligation. Lorsque je veux sacrifier votre intérêt au mien, je me trouve en présence d'une sorte d'impossibilité intellectuelle, comme si je voulais dire que deux et deux font cinq; si deux et deux font quatre, n'est-ce pas, après tout, i)arce que l'idée de deux et deux s'est associée à l'idée de quatre? Une association d'idées, voilà aussi la cons- cience. La perfection, ce serait que cette association devînt assez forte non-seulement pour qu'on ne put la briser, mais pour qu'on n'y songeât même pas. Les hommes n'en sont point encore arrivés là. Déjà pourtant, lorsqu'ils es- sayent de la briser, ils rencontrent en eux-mêmes une résis- tance inattendue. (Ju'un coupable croie pouvoir rompre im-

1284 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

pimément cette association, elle ne tardera pas à se reformer malgré lui et à se représenter devant sa pensée.

I. Stuart Mill^ on le voit, a senti enfin son impuissance à obliger l'homme par le mécanisme extérieur des lois éco- nomiques et des sanctions sociales : au mécanisme des faits, il substitue celui des idées. Bentham et Helvétius fai- saient directement procéder l'obligation morale de la néces- sité physique; Stuart Mill la fait d'abord procéder de la nécessité psychologique et logique, pour la ramener par cet intermédiaire à la nécessité physique. L'intelligence lui sert ainsi de moyen terme pour réduire la moralité à la sensation.

Mais, lorsque nous voulons le suivre dans cette tâche qu'il s'est donnée, une grave difficulté se présente dès l'abord. 'Que, hors de nous, dans le monde extérieur, les intérêts se rapprochent ou s'éloignent, s'unissent ou se séparent, nous n'y sommes pour rien : pouvons- nous empêcher que la loi de Malthus règle les subsistances, ou celle de Ricardo la rente des terres? Nous trouvons ces lois toutes faites et toutes-puissantes, nous ne pouvons les changer ou nous y soustraire : elles agissent indépendamment de notre volonté, elles agissent sur nous sans nous.

Il n'en est plus de même des lois intellectuelles. Les lois de la pensée ne peuvent devenir les lois de l'action qu'en passant pour ainsi dire à travers le moi : elles agissent sur moi par moi. Or il y a ici un nouvel élément qu'il faut intro- duire : c'est la conscience que nous avons de nous-mêmes. Les intérêts, dites-vous, s'associent nécessairement dans l'intelligence, et cette association intellectuelle nous néces- site à les associer pratiquement ; nous nous obhgeons ainsi nous-mêmes et, sans l'intervention d'aucune force étran- gère, un rapport de nécessité s'établit au sein du moi entre ces deux termes : l'idée et l'action. Mais vous oubliez une .chose : c'est que ces deux termes sont conscients, et jouissent •du pouvoir, en se modifiant eux-mêmes, de modifier leurs rapports matériels.

Considérons d'abord l'intelligence à part. Persuadez à rintcUigence que la croyance à tout idéal -de perfection su- périeure est le résultat d'une simple association d'idées; cette persuasion même s'associera à l'association et tendra à la détruire. Me dire : « Telle croyance est une association mécanique d'idées », revient tout simplement à me dire : a Telle croyance est sans raison; lorsque vous croyez telle

ASSOCIATION DES INTERETS DANS LA PENSEE 285^

chose, vous vous laissez aller à Thabitude, vous commettez, comme dirait Epicure, une anticipation non vérifiée, vous sortez de la réalité ». Mais, moi qui suis un être raison- nable, comment voulez-vous que je continue de croire une chose que vous me déclarez en dernière analyse fausse et irraisonnable? Ce serait une contradiction. Du moment vous me montrez en moi la part de l'irraisonnable, ne voyez-vous pas que je la rejetterai de moi? De deux choses l'une : ou l'identité des intérêts existe en fait, et alors Tas- sociation des idées n'est que la reproduction des faits, vous retombez dans le système de Benthani; ou l'identité des intérêts n'existe pas en fait, et alors y croire serait com- mettre une induction erronée; or je ne le puis pas, logi- quement parlant : vous ne pouvez nécessiter ma raison à être déraisonnable. La nécessité subjective par laquelle vous vouliez me contraindre intérieurement au bien nui- sant se détruit donc elle-même. En thèse générale : toute nécessité qui est à la fois purement subjective et entière- ment consciente, s'annule.

De même que la conscience tend à dissoudre les associa- tions illégitimes d"idées, elle tend à en détruire Teffet pra- tique. Une association n'oblige à l'action qu'aussi longtemps qu'elle s'ignore : du moment elle devient consciente, elle devient impuissante. Comment voulez-vous, dans ce lien qui joint deux notions entre elles, trouver rien qui enchaîne la volonté autrement que par surprise? Il y a contradiction à supposer qu'une idée illusoire et toute subjective, que je connais certainement comme telle, fera cependant sortir de moi un acte réel et objectif. L'effica- cité pratique d'une idée croît ou décroît en raison de ma croyance à la réalité de son objet.

Stuart Mill nous montre la conscience comme revêtue et « incrustée » d'associations sans nombre, dont nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes : amour, sympathie, crainte, souvenirs d'enfance, estime de soi, etc. ; par là, il explique en quelque sorte la conscience par l'inconscient;. mais l'inconscient n'agit qu'à condition de rester incon- scient : du moment vous le dévoilez, vous l'amenez à la connaissance de lui-même, vous le détruisez.

Dans le système de Stuart Mill, nous ressemblons tous à des hommes enchaînés depuis si longtemps par mille liens invisibles, que Tidée de l'esclavage s'est comme associée à l'idée qu'ils se font de la vie : ôtez leurs chaînes, la persua- sion de leur impuissance leur fermera l'espace que la réalité

286 LA MORALE A>jGLAISE CONTEMPORAINE

leur ouvre; ils resteront liés parle seul souvenir de leurs liens et attachés par la seule association des idées. Seulement, allez vers ces hommes, persuadez-leur hien que toute en- trave extérieure est disparue; que c'est eux-mêmes, sans le savoir, qui s'enchaînent ; que, s'ils ne peuvent se mouvoir en tous sens, c'est eux-mêmes, sans le savoir, qui arrêtent leurs mouvements; que la plupart des obstacles aperçus par eux sont imaginaires; qu'en un mot ils sont le jouet d'une illusion. Du moment oîi ils seront entièrement per- suadés de ce que vous leur dites et un mobile quel- conque les poussera dans cette voie que vous leur déclarez libre, comment les arrêterez-vous? Le lien le plus solide, dit Stuart Mill, c'est le Ken que l'intelligence se tresse à elle-même; sans doute, mais si c'est celui qui m'enchaîne le mieux, c'est aussi celui que je puis le mieux faire tomber: j'en ai les deux bouts dans ma main.

La « physique des mœurs » doit sans doute étudier les lois de l'intelligence, comme la physique naturelle étudie les lois de la vision : elle doit se rendre compte des illusions intellectuelles, comme la physique se rend compte des illu- sions d'optique. Mais elle ne peut, pas plus que la physique, s'appuyer sur ces illusions pour commander des actes réels. Les sciences physiques commanderaient-elles, par exemple, au voyageur de se diriger dans le désert vers l'oasis qu'un mirage lui fait apparaître? Un tel commandement, fondé sur une illusion d'optique, se trouverait en contra- diction avec la réalité; de même pour les commandements de Stuart Mill, fondés, eux aussi, sur un mirage intellectuel et sur une apparente union des intérêts dans une société idéale.

On voit à quelle extrémité semble réduit Stuart Mill : il ne peut poser sa morale dans la théorie qu'à la condition delà détruire dans la pratique. On lui demande un équivalent de l'obligation; il en trouve un, mais ce singulier principe n'agit efficacement sur nous qu'à condition d'agir à notre insu. Aussi, quelque étrange que la chose paraisse, cet utihtaire est dans l'impossibilité de voir fonctionner régu- lièrement le mécanisme de l'obhgation qu'il nous dé- crit, si ce n'est chez ceux-là précisément qui ne sont point utilitaires. Plus vous croirez, en poursuivant le bien d'autrui, n'obéir qu'à une simple association d'idées, moins vous vous sentirez obligé de poursuivre le bien d'autrui^ à mesure qu'augmentera votre foi dans le sys- tème, à mesure diminuera votre foi dans le devoir qu'il

ASSOCIATION DES INTÉRÊTS DANS LA PENSÉE 287

VOUS impose. Tant que vous ne serez qu'à demi convaincu, tant que vous n'embrasserez pas avec assez de force toutes les conséquences de la doctrine, vous pourrez rester désin- téressé : à vrai dire, ce ne sera point par l'effet de votre système, mais bien par la faute de votre logique. Soyez plus « associationniste » que les associationnistes eux- mêmes ; affirmez mieux encore qu'eux l'illusion intérieure qui vous domine, et vous la dissiperez *.

II. A ce premier point de vue, l'utilitarisme tel que Stuart Mill Ta modifié semble insoutenable. Mais, dans cette recherche sur l'influence pratique de l'association des idées, nous n'avons pas encore tenu compte de la sensi- bihté. A la nécessité intellectuelle qui, d'après Stuart Mill, nous porte à identifier les intérêts, il faut ajouter la néces- sité sensible; une association d'idées, en effet, n'est jamais seule : il s'y attache un plaisir quand nous lui obéissons, une peine quand nous la violons.

La fin unique à laquelle, dès Torigine, se sont rapportées toutes nos actions, c'est, d'après Stuart Mill, le bonheur; seulement, peu à peu, les actions habituelles accomplies par nous, et qui n'étaient que des moyens en vue de cette fin, se sont associées à l'idée que nous nous faisions de la fin même; à cette association d'idées a correspondu une association de plaisirs : le plaisir enfin s'est déplacé, et au lieu de rester au delà de nos actions, comme un but exté- rieur à elles, il s'est confondu avec elles : ainsi est le plai- sir moral. « Ce serait une pauvre chose que la Yie, s'écrie Stuart Mill, et bien mal pourvue des sources de bonheur, si les moyens en vue de la fin désirable ne finissaient pas par s'associer à cette fin même, ne lui empruntaient pas de son caractère désirable, et ne devenaient pas eux-mêmes

1. « Hamilton, d dit avec quelque naïveté Stuart Mill, » reconnaît qu'une « des sources les plus abondantes d'erreurs, c'est qu'on prend à tort des « associations d'idées pour des connexions réelles. Si cette proposition '( est vraie, c'est surtout pour les associations oîi entrent nos émotions. « Quand nous éprouvons en présence d'un objet un sentiment vif, il « nous semble, à moins qu'il ne soit contredit par les sentiments vifs flt d'autres personnes, qu'il suffit à sa propre justification (traduisez : à sa justification morale); nous croyons qu'il n'y a pas à en chercher « la raison, pas plus que l'explication de la chaleur que le gingembre <i donne à la bouche : il faut presque être philosophe pour s'apercevoir 0 que nos sentiments ont besoin d'explication. >> Ils ont besoin d'expli- cation, d'accord; mais vous voulez les expliquer par des associations d'idées qu'il ne faut pas avoir le malheur de « prendre pour des con- nexions réelles » ! Ne voyez-vous pas qu'en les expliquant ainsi vous courez grand risque de les détruire?

588 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

agréables à son contact ». Aussi les associations d'idées ne produisent pas seulement une nécessité intellectuelle; lors- que nous reproduisons daus nos actes l'ordre de nos idées, lorsque nous associons en agissant les mêmes choses que nous associons en pensant, cette harmonie de l'intelhgence et de l'activité produit un plaisir, c'est-à-dire une nécessité sensible, qui est un principe d'obligation physique. Au con- traire, lorsque par une lutte intérieure notre volonté s'op- pose à notre intelligence, lorsque nous voulons rompre brus- quement l'association fortifiée par l'habitude, nous éprouvons une sorte de déchirement intérieur; et, si nous parvenons à rompre passagèrement l'association des deux idées, l'idée repoussée revient à la charge après l'action accomplie ; au dérangement de l'harmonie succède une sorte de protesta- tion intérieure : de vient ce qu'on nomme la douleur morale, le remords. Que l'association des idées soit toute subjective, qu'elle ne corresponde pas absolument à laréa- hté, il y a du moins, d'après Stuart Mill, une chose très- réelle : c'est le plaisir et surtout la douleur qui s'y attache. Dans cette douleur morale se trouverait le véritable principe de Tobligation utilitaire. « La sanction interne du devoir, « dit Siuart Mill, quel que soit noire critérium, esl toujours « unique et la même : c'est un sentiment de notre âme, une « douleur plus ou moins intense accompagnant la violation « du devoir et, chez les natures morales bien dirigées, « s'élevant, dans les cas les plus graves, au point de les « faire reculer devant cette violation comme devant une « impossibilité ». La grande difïîculté que rencontre, ici encore, le système de Stuart Mill, c'est la conscience de soi. Stuart Mill considère toujours l'homme du dehors et ne se met point, en quelque sorte, à sa place. Si l'homme est une machine, c'est du moins une machine qui a con- science d'elle-même et peut se modifier elle-même. Le re- mords, dites-vous, est une douleur résultant d'une associa- tion d'idées, une douleur résultant, ensomme, d'uneillusion. Mais, en premier lieu, votre système nous fait attribuer des causes physiques, déterminées et finies, à cette douleur que vous-mêmes déclariez revêtue d'un caractère d'infinité et d'incommcnsurabihté; vous nous faites connaître et énu- mérer ces causes, vous nous les faites en quelque sorte toucher du doigt : par cela seul, ne voyez-vous pas que vous dissipez déjà l'illusion? Ce que nous prenions pour l'absolu devient relatif; la souffrance morale, qui nous appa- raissait comme quelque chose de saint et de sacré, retombe

ASSOCIATION DES INTÉRÊTS DANS LA PENSÉE 289

au rang des phénomènes les plus vulgaires de rame. Il arrive alors à la douleur morale ce qui arrive à la douleur physique : une maladie inconnue n'est-elle pas plus ter- rible qu'une autre maladie, même plus dangereuse, mais connue? Expliquer un mal, c'est déjà le diminuer; et en effet, expliquer, c'est limiter, c'est restreindre entre des bornes précises : le mal qu'on connaît est réellement moins grand que celui qu'on ne connaît pas. De même pour le remords. Vous nous dites que, « chez les natures morales bien dirigées, la douleur du remords s'élève à ce point de <( les faire reculer devant la violation du devoir comme « devant une impossibilité; » si elles reculent ainsi, ne serait-ct! pas parce qu'elles croient avoir devant elles non point une douleur comme toutes les autres, mais une douleur produite par une idée sans analogue, et qui, à vrai dire, ne leur semble plus simplement une douleur passive ? Du moment vous résolvez dans des éléments finis ce quel- que chose d' « infini et d'absolu », vous faites disparaître le sentiment (T impossibilité, de nécessité morale. Je puis calculer mes remords et spéculer sur eux; l'obligation n'est plus qu'une question d'intensité; je puis, comme on dit vulgai- rement, marchander avec ma conscience.

Toute souffrance qui n'a pas une cause réelle dans le monde extérieur, ou qui n'a pas une raison inteUigible dans le monde intérieur, disparaît en prenant conscience d'elle- même : tel est, dans votre doctrine, le remords.

Pourquoi donc respecterais-je une simple association d'idées, si dans le moment présent elle ne me donne pas le plus grand plaisir? Et pourquoi éprouverais-je la moindre souffrance en la rompant, puisquejesais que je ne romps pas autre chose qu'une association, puisque je ne sépare que deux idées, puisque je ne dissipe qu'une illusion et ne com- bats qu'une chimère? Peut-être, si je m'oublie moi-même, si j'oublie que je suis partisan de votre système, si je me laisse aller à l'habitude, si je me laisse dominer par l'incon- scient, alors reparaîtra le vague souvenir d'un instinct re- poussé, le vague sentiment d'une tendance latente contra- riée : mais, tant que je me posséderai moi-même et que moi- même, par la conscience, je m'embrasserai tout entier, je ne ressentirai ni douleur, ni remords, ni rien de semblable.

Tsous pouvons maintenant apprécier à sa, juste valeur cette curieuse apologie qu'entreprend Stuart Mill dans son ouvrage sur V Utilitarisme: « Il y a, dit Stuart Mill, une ten- « dance à croire qu'une personne qui voit dans l'obligation

GL'YAU. 19

290 LA MOUALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« morale un fait transcendantal, une réalité objective appar- (( tenant au domaine des choses qui sont par elles-mêmes, s'y « soumettra plus volontiers que celle qui la croit pure- « ment subjective et qui croit qu'elle n'existe que dans la « conscience humaine. » Remarquons les termes défectueux dans lesquels Stuart Mill pose la question : par objectif il semble entendre err^cn'eîfr, tandis qu'ici objectif signifie reer. Notre moralité intérieure est-elle une réalité, ou bien une illusion et une sorte de fantasmagorie? Yoilà le problème. donc est soulevée cette question de transcendance et d'extériorité que Stuart Mil] veut y introduire ^ ? Qui nie que l'obligation morale « n'ait d'existence que dans la conscience humaine »? Ce qui est en question, parce que vous le niez, c'est l'existence de cette conscience elle-même. Sommes- nous des êtres moraux, ou ne sommes-nous qu'un tissu d'idées associées? Quant aux « choses qui sont par elles- mêmes », elles n'ont que faire ici; il ne s'agit pas de choses extérieures, ni de conceptions métaphysiques abstraites : ma moralité est-elle une vérité ou une chimère ? Encore une fois, voilà ce que je vous demande.

« Quelle que puisse être, répond Stuart Mill, l'opinion « d'un individu sur cette question d'ontologie^ la force qui « réellement le meut est son propre sentiment subjectif, à «< l'intensité duquel cette force est exactement proportion- « nelle. » C'est encore répondre par la question. Que le sentiment moral soit la force qui meut les hommes, nul ne le conteste; ce qu'on conteste à bon droit, c'est que l'opi- nion des hommes sur l'existence réelle ou imaginaire de la moralité ne modifie en rien leur sentiment moral. D'où vient le sentiment de l'obhgation? De la croyance à un principe d'obligation; pensez-vous donc, oui ou non, qu'en supprimant ce principe vous laisserez intact le senliment?

Pour éclaircirla question, Stuart Mill prend un exemple, la croyance en Dieu. « Chez personne, la croyance que le « devoir est une réalité objective n'est plus forte que l'idée « que Dieu en est une ^ Pourtant, la croyance en Dieu, à <t part l'attente des peines et des récompenses positives, « n'agit sur la conduite que par le sentiment religieux sub-

1. Si Kant a eu le tort de mêler au problème qui nous occupe une question de transcendance et d'immanence, de nouniéne et de phé- nomène, pourtant, d'après le sens même adopté par Kant, est objectif ce qui est simplement réel, est subjectif ce qui n'est pas réel.

2. Reniarquons en passant qu'on peut nier ce fait : les Chinois sont presque athées, et peu de peuples ont eu une foi plus vive dans la réalité de la « loi morale ».

ASSOCIATION DES INTÉRÊTS DANS LA PENSÉE 291

<■' jectif, et toujours en raison directe de ia force de ce sen- « timeut. » Qui en doute? Mais la croyance en Dieu dis- parue, le sentiment religieux subsiste-t-il donc? L'exemple est véritablement mal choisi. Si Dieu lui-même a besoin qu'on croie en lui pour qu'on le respecte, k plus forte raison ce dieu intérieur de dignité que chacun s'imagine porter en soi exige-t-il, pour commander à l'homme, que l'homme croie à sa réalité ^

III. On n'agit qu'en proportion de ce qu'on croit : agir, c'est affirmer; agir moralement, c'est affirmer la mo- ralité par son acte même; comment donc affirmer d'une part ce qu'on nie de l'autre? « Savoir, c'est faire, » disait Aristote ; on peut dire aussi que faire, c'est, sinon savoir, tout au moins croire. Peut-être y a-t-il une identité suprême entre ces deux choses : croyance et action. Le bien ne peut être fait qu'à condition d'être cru : il faut que la confiance

i. « Les moralistes transcendantalistes d, continue Sluart Mill dans son style un peu enchevêtré, « doivent naturellement penser que, si « un individu peut se dire : Ce qui me retient et ce qui se nomme ma « conscience est un sentiment qui n'existe qu'en mon àme, » ajoutez : et qui n"a son principe réel ni en mon àme ni hors de moi; « il pourra « peut-être en conclure que, lorsque ce sentiment cesse, l'obligation '< cesse. » En effet ; mais prenons garde : Stuart Mill intervertit l'ordre des termes; le sentiment de l'obligation ne cesse nullement tant que sub- siste le principe de l'obligation, et c'est le principe de l'obligation qui, en disparaissant, fait disparaître le sentiment. Ceci posé, voyons la suite du raisonnement. « Cet individu, dit Stuart Mill, tirera cette conclusion « que. si ce sentiment le gêne, il peut ne pas en tenir compte et tâcher « de s'en débarrasser. » Rien de plus juste; il tâchera de se débar- rasser de ce sentiment, non point seulement parce qu'il le gêne, mais parce qu'il n'a plus de raison d'être. « Mais ce danger, s'écrie Sluart Mill, ne se présente-t-il que dans la morale utilitaire? » 11 ne se présente que dans les doctrines, quelles qu'elles soient et fussent-elles vraies, qui suppriment le principe de l'obligation. « La croyance que l'obligation « morale existe en dehors de i'àme » (traduisez : a son princip- réel dans l'ànie même) « rend-elle donc le sentiment de cette obligation si «fort qu'on nii puisse s'en défaire? » Nous voilà passés à côté de la vraie question! Curieuse dialectique qui, traînante et tournoyante, après bien des circuits et au moment elle va atteindre la difficulté, l'évite au lieu de la résoudre, u Dois-je obéir à ma coyiscjence'} est, conclut Sluart Mill, une question que se posent tout aussi souvent des « gens qui n'ont jamais entendu parler du principe de l'utilité, que les « adhérents de cette doctrine. » {UtiUt., m, p. 45). Ce n'est pas cette question : Dois-je obéir à ma conscience, mais simplement celle-ci : Lui obéirai-je en fait? que se posent » ceux qui n'ont jamais entendu parler « du principe de l'utilité. » Quant aux adhérents de celte doctrine, la question qu'ils se posent est la suivante : Dois-je obéir à une cons- cience qui n'existe pasf dois-je obéir à un devoir qui, n'existe pas? Et si la première question admet parfois une réponse négative, la seconde n'en admet jamais de positive. Jamais, sachant sans réserves, ou croyant sans aucun doute que la moralité n'est pas, je ne pourrai me sentir obligé à la moralité.

292 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

au bien en aide l'accomplissement; il faut que le cœur meuve les membres, et on n'a la force de réaliser que ce qu'on affirme comme réel.

11 y a trois manières d'affirmer : en pensée, en paroles et en actes. N'affirmer que par des paroles est facile; la tra- duction de la pensée en mots ne coûte qu'un mouvement des lèvres; cette facilité à affirmer en paroles fait qu'il n'est pas rare de se contredire. Mais traduire la pensée en actes demande plus d'effort, et par cela même plus de réflexion : l'affirmation, ici, est souvent le sacrifice.

Comment donc accomplir un tel acte à la légère? Dans- cette aiïîrmation suprême, il est absolument impossible de se nier et de se contredire. Quand on croit et qu'on nie à la fois, c'est qu'on ne réunit pas ces deux actes de la pensée sous un même acte de la conscience, c'est qu'on ne pense pas assez sa propre pensée. Contradiction, c'est incon- science. Sur certains problèmes de la conduite se con- centre toujours la réflexion de la conscience, et sur ce point convergent les rayons de la lumière intérieure ; toute ombre, toute incertitude, toute illusion disparaît; il ne s'agit plus de se tromper soi-même ni de se mentir à soi-même; une alternative parfaitement claire et aljsolument inévitable se pose devant la volonté : réaliser ce qui doit être, ou sïncliner devant ce qui est. Pour résoudre cette alternative, pour travailler à la réalisation de l'idéal, il faut au moins un moment de confiance, si court et si fugitif qu'il soit; dans ce moment, éclairés par la conscience et devenus en quel- que sorte lumineux pour nous-mêmes, cbassant de nous toute illusion, toute contradiction et tout mensonge, nous affirmons à la fois par la pensée la plus réfléchie et par la volonté la plus ferme la valeur suprême de l'idéal. A cette grande affirmation toutes les parties de l'être concourent; il n'y a point d'un côté ma raison, de l'autre côté ma sen- sibilité sollicitée parde vaines associations d'idées; plus de division ni de désunion entre mes facultés : je me saisis moi-même tout entier par la conscience; je m'efforce de saisir aussi tout entière par la raison l'idée que je crois supérieure, et tout entier je me donne à elle.

Non-seulement le système de Stuart Mil! ne peut m'obli- ger, moi, être raisonnable, à me contredire et à mentir en affirmant dans mes actes la moralité que je nie dans ma pensée;, mais encore ce système, par une singulière consé- quence de ses principes, m'oblige en quelque sorte à l'immo-

ASSOCIATIOiN DES INTÉRÊTS DANS LA PENSÉE 293

xalité. Désintéresse-toi, me dit-on ; non-seulement je ré- ponds : Vous ne pouvez m'y obliger; mais encore : Je ne puis pas, je ne dois pas me désintéresser. Votre doctrine est incapable de me fournir un moyen terme entre le désintéressement et l'ëgoïsme : si elle ne peut commander l'un, il faut qu'elle commande l'autre. « Un ne veut que ce qu'on désire, et on ne désire que son plaisir, » n'est-ce pas le principe que nous avons vu posé par Stuart Mill comme par Bentham? et ne peut-on pas dire à ces philo- sophes ce que le vieux Parménide disait aux métaphysi- ciens : « Vous ne sortirez jamais de cette pensée. » Si donc le plaisir d'autrui, comme nous venons de le voir, ne se confond pas absolument avec mon plaisir, il est de toute nécessité que le plaisir d'autrui soit sacrifié : je ne puis pas, je ne dois pas sacrifier le mien. Autant vaudrait pro- poser à un paralytique de courir. Je suis en quelque sorte lié au désir, qui s'attache lui-même au plaisir; je ne vais que il me mène, et s'il ne peut me mener à autrui, malheur à autrui. Il y a donc des choses qu'un partisan de Bentham et de Mill non -seulement n'est pas obligé, mais est incapable de prendre pour fin, et de ce nombre est tout désintéressement, si un plaisir ou une douleur quelconque ne le commande ou ne le compense, ne le ramène à un intérêt.

Stuart Mill, après s'être efforcé de parvenir jusqu'à 1' « al- truisme » en s'appuyant sur le mécanisme de l'association, retombe donc soudain, une fois ce point d'appui enlevé, jusqu'à l'égoïsme le plus absolu. C'est une sorte de chute dans le vide. Ou une conscience illusoire, ou rien; pas de moyen terme : il peut agrandir sans cesse l'égoïsme, il n'en peut sortir ; avec Bentham, c'était l'égoïsme se comprenant et se calculant; avec Stuart Mill, c'est l'égoïsme inconscient et comme se faisant peur à lui-même. Mais ce dernier, pour peu que la clarté de la conscience intime intervienne, ne tarde pas à rentrer dans le premier et à s'y perdre.

En un mot, Stuart Mill cherche à nécessiter l'homme à la fois par le mécanisme intellectuel de l'association et par la douleur ou le plaisir sensible qui s'y attache. Mais ■cette nécessité intellectuelle et sensible disparaît dès que nous en prenons conscience. Bien plus, l'effort des associa- tionnistes pour rendre nécessaire la moralité non-seule- ment échoue, mais, en échouant, aboutit à rendre néces- saire l'immoralité même.

CHAPITRE m

L'IDENTIFICATION ARTIFICIELLE DES INTERETS PAR L'ORGANISATION SOCIALE

L EDUCATION ET LA RELIGION UTILITAIRES.

f /identification artificielle des intérêts par l'organisation sociale, principe ou équivalent de l'obligation selon Stuart Mill. Socia- lisme de Stuart Mill.

i. Comment Stuart Mill arrive à reconnaître la nécessité de refaire la société pour produire l'identité des intérêts. Objection préa- lable : Comment agir en attendant l'organisation idéale de la société? La morale peut-elle être provisoire. Comment l'idéal de Mill ne pourrait être réalisé que par des hommes qui ne seraient pas partisans de sou système.

II. L'organisation sociale, en la supposant réalisée, pourrait-elle produire l'union complète des intérêts, et conséquemment une sorte d'obligation physique. \^ La solidarité est-elle parfaite entre l'intérêt social et l'intérêt individuel. 'J.° Les intérêts indivi- duels seraient-ils parfaitement solidaires entre eux. 3*^ Les iné- galités sociales dispa.raîti'aient-elles et, avec ces inégalités, l'envie. De l'emploi de la force pour suppléer aux imperfections néces- saires de l'organisation sociale. Utopie sociale de Stuart Mill.

L'union des intérêts peut-elle résulter des intérêts inêmes. La moralité, bannie de l'individu, pourra-t-elle se retrouver dans la société et rentrer par cette voie dans l'individu même. Comment l'organisation sociale présuppose la moralisaiion des indi- vidus.

III. L'éducation utilitaire. Puissance illimitée que Stuart Mill attribue à l'éducation. L' « entraînement » d'Owen. l" Ré- duction de l'individu à une machine. Idée supérieure c[u'on peut se faire de V éducation. Cette machine fonctionnera-t-elle toujours au gré des utilitaires. Comparaison avec les pensées de Pascal sur la coutume. Aveux de Stuart Mill. .3" Effets de l'éducation utilitaire dans la société ; despotisme et altruisme.

L'ORGANISATION SOCIALE ir^

Comment l'idéal utilitaii'e et altruiste a été réalisé en Orient.

Chanté passive et machinale des houddhistes.

IV. La religion utilitaire. Comment Stuart Mill espère, de même qu'Helvétius, fonder une « religion de l'intérêt ». 1" Le senti- ment religieux peut-il se substituer au sentiment moral . 2" Les utilitaires pomTont-ils donner au sentiment religieux un objet sufllsant.

I. Stuart Mill, nous l'avons vu, est plus ou moins forcé de le reconnaître avec Bentham : le seul moyen d'as- socier d'une façon durable les intérêts dans la pensée, c'est qu'ils soient associés dans la réalité. Mais il ne peut se résoudre à admettre, comme Bentham, l'harmonie actuelle et naturelle des intérêts, il repousse l'optimisme exagéré de l'école économiste. C'est alors qu'il a recours à une res- source suprême ignorée de Bentham, déjà connue et mise en œuvre avec enthousiasme par Owen : V organisation so- ciale, ou l'identification des intérêts par des moyens artifi- ciels, telle que la poursuivent les écoles socialistes. « Afin <( de se rapprocher le plus possible de cet idéal, Futilité exige- « rait que les lois et Y organisation sociale missent, autant que « possible, le bonheur, ou, pour parler plus pratiquement, « rintérét de chacun en harmonie avec l'intérêt de tous '. »

Les intérêts des hommes ne sont pas en harmonie, disions- nous à Bentham et aux optimistes de l'école économique. Nous les y mettrons, nous, répond maintenant Stuart Mill avec tous les partisans anglais contemporains de l'école socialiste. La société humaine est imparfaite ; nous la refe- rons. Le mécanisme social fonctionne mal; nous en répa- rerons les rouages. Vous nous dites que l'opposition des intérêts qui existe en fait passera toujours malgré nous de la pratique dans la pensée et de la pensée dans l'action; attendez : nous ferons disparaître cette opposition naturelle des intérêts qui vous inquiète; leur harmonie, œuvre de l'art social, ne tardera point à passer du monde dans l'homme. Attendez : une noble tâche nous est réservée; c'est celle de réaliser le bonheur sur la terre, et non pas le bonheur d'un seid ni de quelques-uns, mais le bon- heur de tous les homm.es et de tous les êtres. Attendez; la science sociale n'est pas seulement une science qui constate et observe, elle n'est pas seulement une économie politique; c'est une science qui construit étirée, c'est une législation et une politique; sa plus belle fonction n'estpas

1. SUiart Mill, Vaiit., loc. cit.

296 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

de découvrir les lois qui règlent le monde économique, mais, ces lois découvertes, de s'en servir pour refaire ce monde, de répandre partout la richesse et le bonheur, et en même temps que la richesse, en même temps que le bonheur^ l'honnêteté qui en est inséparable. Sans doute nous ne possédons pas, dans le présent, des moyens abso- lument efficaces pour lier et obliger l'humanité à son devoir; mais la vieille morale a encore pour de longues années de vie : les préjugés ont de profondes racines, et on les ébranle plutôt qu'on ne les arrache. Jusqu'à ce que la société soit transformée, il n'y aura guère de bentha- mistes conséquents ou influents; et une fois qu'elle sera transformée, il pourra y en Mvoir sans danger. Si l'associa- tion des idées ne constitue pas en quelque sorte une obliga- tion définitive, elle en peut du moins constituer une provi- soire, et c'est tout ce qu'il nous faut en attendant l'organi- sation idéale de la société. Telle est la bienfaisance de la nature, qui est, elle aussi, utilitaire : elle ne fait disparaître l'erreur même que lorsque l'erreur a cessé d'être utile.

A vrai dire, répondrons-nous, les doctrines passent plus vite de la théorie à la pratique que ne semblent le croire les partisans de Bentham et de Mill. Vous posez cette ma- jeure : « Chacun^ au fond, ne suit et ne doit suivre que « son plaisir » ; ne vous étonnez pas si, sans attendre votre organisation idéale, je tire immédiatement cette conclusion : « Lorsque, en fait, mon plaisir s'oppose au (( vôtre, je dois sacrifier le vôtre ». Ce qui caractérise la morale anglaise contemporaine, c'est qu'elle déduit de son principe, dans l'idéal, des conséquences toutes contraires à celles qu'il comporte dans la réalité; soit; mais enfin som- mes-nous dans l'idéal ou (hins la réalité? En attendant Tidéal, oii chaque homme aurait la liberté de penser et d'écrire, Ilelvétius n'avait-il donc pas raison, au point de vue du pur intérêt, de renier publiquement devant la censure les principes qu'il affirmait plus que jamais en secret? La Metti'ie, courtisan de Frédéric le Grand, l'éalisait aussi sa propre doctrine. Enfin Volney, acceptant, après avoir fiétri le coup d'Etat de brumaire, une place au sénat impérial, n'était pas non plus infidèle aux principes de l'intérêt. Chez des hommes conséquents (et les Français, en géné- ral, le sont plus que les Anglais), les principes doivent porter leurs conséquences : or, du principe de l'égoïsme comment tirer autre chose que des conséquences égoïstes?

Non, on ne [)eut poser aux hommes des règles provi-

L'ORGANISATION SOCIALE 297

soires, comme celles que Descartes s'était prescrites en attendant qu'il eût trouvé sa méthode. Même en politique , le provisoire fatigue et irrite; en morale, il devient impos- sible. Nous attrilDuons à chacun de nos actes moraux un caractère définitif; je ne me désintéresse pas en attendant; je ne me sacrifie pas en attendant Torganisation sociale l'on ne se sacrifiera plus ; si, pour contribuer à cette organi- sation idéale, il est besoin d'un seul sacrifice véritable, nul partisan convaincu et conséquent de Bentham et même de Mill n'est capable d'accomplir ce sacrifice en connais- sance de cause, et la réahsation de l'idéal restera éternel- lement impossible, s'il n'est pour le réaliser que des êtres absolument esclaves de leurs désirs et de leurs intérêts.

Suivons pourtant jusqu'au bout Stnart Mill : sortons avec lui du présent, ne parlons que d'avenir et perdons- nous avec ce penseur dans des spéculations sur l'idéal.

Cette grande idée d'une organisation sociale, que les utili- taires anglais et français n'ont pas peu contribué à répan- dre % nous n'avons ici à l'examiner que d'un point de vue tout spécial et dans ses rapports avec l'obligation. Peut-on, en organisant la société, obhger en quelque sorte physiquement l'individu? Telle est la nouvelle forme d'un problème qui, jusqu'ici, se transforme sans cesse sans se résoudre, comme une équation qui se traduirait en d'autres équations sans parvenir à une solution définitive. 11 ne s'agit pas de savoir si l'organisation sociale est possible; ce qu'on demande, c'est s'il est possible que cette orga- nisation seule parvienne à unir complètement mon intérêt, d'abord avec celui de la société entière, puis avec celui de chaque individu. En un mot, organiser les intérêts, est-ce les identifier ?

II. L'école anglaise conçoit l'organisation sociale sur le modèle des organismes vivants les lois de la vie entraî- nent une si complète solidarité des parties. Or, de ce point de vue, chaque individu, chaque membre de la société peut être considéré sous deux aspects : soit comme un orga- nisme particulier, tout est disposé en vue d'une fin spé- ciale et personnelle, soit comme V organe d'un corps im- mense, le corps social, organe qui devrait être entièrement subordonné à la fin générale de ce corps. Mais, d'une part, chaque organisme tend à s'approprier toutes choses

1. Voir dans notre Morale d'Épicure le chapitre sur Helvétius.

298 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

autour de lui, à emprunter aux milieux environnants tout ce quils peuvent lui donner, à se nourrir en quelque sorte de toute la sève sans en rien laisser pour les autres orga- nismes. D'autre part, dans un organe véritable, rien ne doit être distrait et détourné de la fin poursuivie en com- mun ; l'organe est fait non pour lui-même, mais pour le corps qu'il sert. S'il est chargé de recueillir une part de la vie, ce n'est pas pour la retenir, mais pour la distribuer. De là, entre l'individu considéré comme organisme parti- culier et l'individu considéré comme simple organe du corps social, une sorte d'antinomie mécanique et physio- logique qui n'est que la reproduction sous une nouvelle forme de l'antinomie économique déjà constatée plus haut. Résoudre cette antinomie, tel serait l'objet de l'organisation sociale.

On peut dire d'abord que J 'organe le meilleur, le plus parfait, c'est celui qui, lui-même, est un organisme en petit : le membre le plus précieux, c'est celui qui, lui- même, est tout un corps; en ce sens, l'être qui sert le mieux la fin générale serait celui-là même qui sert le mieux sa fin spéciale. De un premier accord entre l'in- térêt de l'organisme social et l'intérêt de l'organisme indi- viduel. Le corps social aurait pour condition la santé de tous les individus; la société devrait chercher son bon- heur dans le bonheur propre de chacun et dans la condi- tion indispensable de ce bonheur, la liberté. Tandis que, dans un mécanisme brut, qui est un tout de fer et de matière, il faut serrer l'écrou autour de chaque rouage et ne permettre à aucun de s'écarter de la place qui lui est assi- gnée, au contraire, dans les mécanismes conscients les hommes sont les rouages, on peut avec avantage laisser à ces rouages pensants une liberté d'allures relativement étendue. Le meilleur moyen de subordonner un rouage conscient au mécanisme , c'est donc d'une part de le laisser le plus libre possible, d'autre part de lui fournir le plus généreu- sement possible ce (|u'il cherche avant tout et ce pour quoi sa liberté même n'est qu'un moyen : le plaisir. L'aisance, la facilité des mouvements, qui était dans les mécanismes inférieurs eux-mêmes une condition încUspénsaljle de l'élé- gance et de la beauté, devient ainsi, dans les organismes supérieurs, la condition indispensable de l'existence même.

Voici maintenant ce qu'on i)eul objectera cette conception. Il est bien vrai que la perfection du corps social exige do plus en plus qu'aucun membre ne soit sacrifié. La société

I

L'ORGANISATION SOCIALE 299

se voit de plus en [ilus forcée, pour que tous les individus travaillent efficacement à son bonheur, de travailler elle- Tnùme,en s'organisant mieux, au bonheur de tous les indi- vidus. Mais cette solidarité qui attache de plus en plus l'in- térêt de la société à celui de ses membres lie-t-elle avec la même force et dans la même proportion l'intérêt des mem- bres à celui de la société? En supposant qu'il soit de l'intérêt de la société, une fois réorganisée, d'avoir à son service les individus les plus libres et les plus heureux possibles, sera- ce toujours l'intérêt de ces individus de servir dans tous les cas la société? Ici va renaître, même dans la société idéale, l'antinomie que nous avions voulu écarter.

Quoi qu'en disent les partisans de Mill, il n'y a pas et il ne saurait y avoir des rapports organiques de réciprocité parfaits entre l'individu et la société. Le plus grand intérêt de l'Etat, accordons-le jusqu'à nouvel ordre, est l'intérêt des individus; mais le plus grand intérêt des individus n'est pas toujours celui de l'Etat. L'Etat, par exemple, est intéressé à posséder les meilleurs soldats, les mieux nour- ris, les mieux entretenus, peut-être même les plus heu- reux; mais dira-t-on cp^ie le plus grand intérêt des soldats, c'est toujours de rester soldats et d'agir en soldats, surtout le jour du péril? Evidemment l'individu a et aura toujours, dans certains cas, moins besoin de conserver l'ordre social que la société n'a besoin qu'il le conserve. La dépendance est plus étroite d'un côté que de l'autre. Plus un organe est parfait, mieux il éJjauche un organisme indépendant et, en conséquence, plus il peut se détacher aisément de l'organisme principal. Donc, plus un individu est néces- saire à la société, moins la société lui est parfois nécessaire à lui-même. Le prix de tous poar chacun semble ainsi décroître en certains cas, à mesure qu'augmente le prix de chacun pour tous.

La difficulté que rencontre le système utilitaire pourrait se formuler ainsi : Il n'y a qu'une fin désirable et préva- lente pour l'individu d'une part et pour la société de l'autre : c'est son bonheur propre ; or, pour obtenir le plus grand bonheur idéal de la société, le seul moyen dans l'avenir, sinon dans le présent, c'est d'obtenir le bonheur de chaque individu, tandis que, pour obtenir le plus grand bonheur de l'individu, le bonheur social n'est et ne sera jamais dans tous les cas le seul moyen.

C'est qu'en définitive il y a toujours une partie de moi- même qui reste en dehors de la société, à l'écart des évène-

^00 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

menlsbons ou mauvais qui l'atteigneut. Par ce côté, je puis toujours posséder uu Louheur relatif, alors même que la société je vis serait malheureuse, comme dans un port on reçoit affaiblies les secousses de l'Océan ; par ce côté aussi, je puis toujours être malheureux, aussi longtemps que la collection ne jouira pas d'un bonheur absolu et par- fait; c'est qu'on voit que mon individualité, en entrant dans la collection, ne s'y absorbe pourtant pas tout entière, qu'elle a sa vie à part, à demi sujette et à demi indépen- dante. Or, au besoin, qui empêchera l'individu de se réfu- gier et de se retrancher dans cette partie de lui-même nulle loi de Torganisme social ne pourra vous faire péné- trer?

Sans doute, grâce à une organisation meilleure, vous pouvez rendre les organes du corps social de plus en plus heureux, de plus en plus satisfaits de leur sort; mais comment voulez-vous que l'individu n'aspire pas toujours ù être quelque chose de plus qu'un organe? Yous pouvez rendre les fonctions de chaque organe de plus en plus faciles, de plus en plus avantageuses; mais empêcherez- vous jamais qu'il y ait, dans le corps social comme dans le corps humain, des fonctions plus basses et des fonctions plus hautes; or, celui qui accomplit la fonction basse dési- rera toujours accomplir la fonction haute.

Aussi, à l'antagonisme de la société, même idéale, avec l'individu, se joint l'antagonisme de chaque individu avec un autre individu quelconque. Ce (|ue vous possédez, ajouté à ce que je possède, formerait un tout dont ce que je ])0S- sède est la partie : ce tout, étant plus grand, est plus dési- rable que la partie. Qu'y pouvez-vous faire ? Ce que vous avez , ce que votre main tient, ma main ne le tient pas. Nous ne sommes point dans uu monde purement spirituel ni dans une cité céleste ; nous sommes dans le monde du la matière, le bien de chacun est linùté par celui des autres et toute limite appelle invasion. Ce n'est pas tout. Même dans la plus parfaite des organisa- tions sociales, les intérêts individuels demeureront encore enfermc'^s non-seidement entre des limiles,, mais entre des limites d'inégale étendue, et à la séjjaration des intérêts s'ajoutera toujours l'inégalité. Car enfin, malgré tous ses efforts, l'organisation sociale ne pourra espérer niveler toutes les inégalités sociales. Ici encore, il faut compter avec les lois de la physifjue; il faut se souvenir que dans le monde sensible rien n'est semblable, que chaque mole-

L'ORGANISATION SOCIALE 301

cule, chaque atome, chaque monade, de quelque nom qu'on rapi)elle, renferme, en même temps qu'un élément d'unité, un élément de diversité; que ces molécules, en s'assemblant , en s'organisant, restent diverses; que les organes qu'elles produisent restent eux-mêmes divers, accomplissant diverses fonctions, régies par diverses lois. Chaque organe, chaque fonction du corps social conserve et conservera toujours, quoi quïl advienne, ce cachet de diversité. Or, diversité, au point de vue sensible, c'est inégalité. N'avons-nous pas vu que les benthamistes consé- quents sont réduits à ne voir dans les choses rien que de la quantité et à bannir toute considération de qualité? Eh bien, dans le domaine de la quantité, une chose ne peut être diverse qu'à condition d'être inégale. Votre fonction dans la société n'est pas la même que la mienne; il y a donc de grandes chances pour qu'elle soit supérieure ou inférieure. Votre bonheur n'est pas tiré des mêmes objets, n'a pas les. mêmes conditions ni le même aspect que le mien ; il est Ijien difficile qu'il lui soit égal. Et du moment votre bonheur m'apparaîtra comme plus grand que le mien, je le désirerai, je désirerai être à votre place; et si je ne puis me mettre à votre place qu'en vous en chassant, pourquoi ne Tessayerais-je pas ? Gomment emprunter au monde des intérêts, principe même des inégalités, le moyen de les faire disparaître? On pourra les atténuer par des expé- dients, non les effacer. Or, si atténuée que soit une inéga- lité, elle choque toujours le sentiment et tente le désir.

Sans doute, objecteront les partisans de Stuart Mill, les limites plus ou moins inégales qui séparent les impénétrables intérêts ne disparaîtront pas entièrement dans notre société idéale, Non; mais, en premier lieu, tout le monde, du plus au moins, y sera heureux; ou, si vous voulez, personne n'y sera malheureux : c'est déjà beaucoup. Il y a en etiét une limite aux désirs de l'homme : si ce que je possède me suffisait parfaitement, je désirerais moins à coup sûr ce que vous possédez. Si mon bonheur peut se représenter par un chiffre très-élevé, le chiffre de votre bonheur, fùt-il supé- rieur, me paraîtra peu enviable : même en arithmétique, la différence constante de deux sommes devient relativement de moins en moins importante, à mesure que ces deux sommes deviennent plus grandes; l'agent moral, comme le calculateur, négligera donc do plus en plus la différence qui existe entre le bonheur de l'un et celui de l'autre ; l'orga- nisation sociale, par cela seul qu'elle aura augmenté le

302 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

bonheur, aura diminué l'envie. Elle ne l'aura pas fait disparaître, direz-vous. Sans doute; mais nous avons un autre remède : c'est la force publique. Dans une société abandonnée au jeu naturel des lois économiques, vous avez eu raison de le soutenir, la force publique est impuissante à étouffer l'opposition des intérêts; il y a un écart naturel trop considérable entre l'intérêt de l'un et l'intérêt de l'autre pour qu'on puisse les maintenir toujours rapprochés et unis. Mais, en réfutant les économistes, vous n'avez pas réfuté les socialistes. Lorsque, grâce à l'organisation sociale, les intérêts se toucheront presque, c'est alors que la force pourra avec succès acconq^lir la parfaite coïncidence que l'organisation sociale aura déjà préparée. Le misérable qui n'a rien à risquer n'a rien à craindre; au contraire, plus l'homme est heureux, plus il a à risquer, plus il a consé- quemment à craindre, plus il se conformera aux règles de morale qu'il verra protégées par la force et par l'opinion. Ainsi, à mesure que la sphère d'action et de bonheur réservée à chaque individu deviendra plus large, chaque individu sortira plus rarement de cette sphère pour envahir celle d'autrui; plus les mouvements de chacun seront libres, moins ils se contrarieront entre eux. La facilité physique que l'individu éprouvera à satisfaire ses besoins el ses intérêts rendra moralement difficile le désir d'empê- cher autrui d'agir de même. A mesure que croîtra le progrès, cette facilité d'une part, cette difficulté de l'autre iront aussi en croissant; les moralistes, passant comme les géomètres à la limile, peuvent donc prévoir un moment le bonheur sera si facile à obtenir pour soi, si difficile à enlever aux autres, que toute lutte entre les intérêts, devenue contraire aux intérêts eux-mêmes, disparaîtra à la fois par la force des choses et par la force sociale; les intérêts finiront alors par se confondre, la paix par régner, et les commandements de la loi morale par acquérir sur chacun une si grande puissance obligatoire que nul ne songera plus à les violer.

Ainsi peuvent parler les partisans de la réorganisation sociale, [)armi lesquels Stuart Mill se range lui-même dans son Aïitobiofjrap/iie i)Osthume. Mais cette sorte de passage à la limite (]ue les utilitaires veulent opérer, ont-ils le droit de l'opérer?

Les intérêts se rapprochent, d'accord; ils iront se rapprochant de i)lus en plus, je l'espère; la na- ture, cherchant sans cesse à se changer, à se corriger,

L'ORGANISATION SOCIALE 303

tendra par elle seule et sans rintervention visible cUaù- cim élément supra - physique à effacer les inégalités, les différences et les divisions qu'elle crée elle-même entre les êtres, je le crois. Mais tant que cette tendance ne se sera pas entièrement réalisée, tant que la nature en s'organisant selon vos vues ne se sera pas entièrement refaite, tant que vous ne Faurez pas refaite vous-mêmes en totalité, tant qu'il restera la moindre divergence entre les intérêts, je demeurerai encore en partie dégagé de l'obligation que vous voulez mïmposer et que vous ne pouvez rendre complète. Passer à la limite est pos- sible en géométrie : le géomètre opère sur des figures idéales, qu'il construit lui-même dans sa pensée; or, la voie de l'esprit est libre, la pensée peut marcher devant elle à perte de vue, et atteindre d'un bond cette limite devant laquelle s'arrête impuissante la réalité. Mais, en fait, un polygone réel, par exemple, ne sera jamais un cercle. De même, on peut affirmer que jamais mon intérêt ne sera le vôtre, ni votre intérêt le mien. La réahté sensible, pas plus que la réalité géométrique, n'arrivera jamais au point de coïncidence ; il faudra donc toujours, pour y arriver, un élan de la pensée et de la volonté que ne peut comporter votre système. Il faudra toujours que je conçoive, au-dessus de la société je vis, une société plus parfaite encore je pourrais vivre, au-dessus de l'organisation sociale qui m'entoure, une organisation plus admirable, ou plutôt quelque chose de supérieur à toute organisation purement matérielle, à tout ce qui essaye de rapprocher les intérêts du dehors et de modifier la nature par des moyens physiques au lieu de la transformer par l'intérieur.

Pour que je ne pusse rien envier aux autres, et pour que les autres ne pussent rien m'envier, il serait nécessaire que chaque individu jouît d'un bonheur absolu ; (\?Lns q,q cas seu- lement, il n'y aurait plus pour personne nul mobile qui le poussât à ronipre l'ordre pubhc. Chacun posséderait tout ce que les autres possèdent, les inégalités sociales dispa- raîtraient, le bonheur d'un seul serait absolument identique au bonheur de tous; ce serait un seul et même bonheur éprouvé par différentes personnes, par le portefaix et l'homme de lettres, par l'homme de lettres et le soldat. Ce serait la perfection réalisée sur la terre, et non pas cette perfection relative que nous montrent dans un lointain idéal Stuart Mill et M. Spencer, mais une perfection absolue. Chaque homme verrait comblés en lui non-seulement ses

30i LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

propres désirs, relatifs à la fonction particulière qu'il exerce dans la société, par exemple le désir qu'éprouve le porte- faix d'avoir de fortes épaules, mais encore tous les désirs qu'il pourrait former en voyant d'autres les former; de sorte que chaque être verrait satisfaits sans obstacles, en lui les plaisirs des autres, et dans les autres ses propres plai- sirs. L'absolu bonheur peut seul ne rien envier aux autres bonheurs ; l'absolue richesse peut seule ne rien emprunter aux autres richesses. Mais qui ne voit que, en perfec- tionnant les relations établies entre les hommes, on ne pourra qu'augmenter indéfiniment leur bien-être , sans jamais produire et réaliser ce bonheur absolu, ce souverain bien, que cherchait la philosophie antique et que l'école anglaise moderne est encore réduite à chercher ?

Et qu'on n'espère pas que, même sans atteindre jamais cet idéal, l'humanité s'en rapprochera cependant assez pour qu'on puisse, k un moment donné, ne plus tenir compte de la minime distance qui l'en séparera. L'agent moral hési- tera toujours avant de sacrifier une si petite quantité que ce soit de son intérêt, d'autant plus que cette quantité, petite relativement à la masse, peut être pour lui très- grande. Vous ne pouvez obliger l'homme à une fraction près. Tant que vous n'aurez pas changé assez radicalement l'ordre de l'univers pour que le bonheur d'autrui soit de- venu entièrement identique au mien, cette « pente vers soi », dont parle Pascal et à laquelle vous-mêmes vous m'engagez à céder, emportera vers moi seul et vers mon seul intérêt toutes mes actions et toutes mes pensées.

Ajoutons que l'espoir de réaliser, par la voie même de l'égoïsme, l'idéal d'une parfaite société altruiste, serait ayipliquée universellement « la règle d'or de Jésus de Naza- reth (golden rule) », semble une utopie.

Les relations extérieures des hommes sont le produit de leurs croyances intérieures; l'état menlal de la société est comme la projection au dehors de l'état mental des indi- vidus. Ce qu'on ôte à l'individu, on ne le retrouvera donc pas dans la société ; en A'ain vous réunirez tous ces hommes dont chacun pris à part ne possède que l'égoïsme, en vain vous organiserez leurs rapports, en vain vous les placerez vis-à-vis l'un de l'autre dans toutes les situations possibles; comment voulez-vous, en les assemblant et en les mêlant de toutes manières, produire ce qui n'existe en aucun d'eux ? 11 ne faut pas se contenter de dire, comme Stuart Mill :

L'EDUCATION UTILITAIRE 305

« Telle société, tels hommes; telle organisation sociale, « telle moralité » ; il n'y a qu'une moitié de la vérité. Ce sont surtout les hommes qui font la société ce qu'elle est; l'état social est, à chaque moment de l'histoire, l'exacte reproduction de l'état moral ; les rapports des hommes entre eux expriment rigoureusement les rapports des hom- mes avec la loi intérieure. Aussi ne peut-on séparer la réforme sociale de la réforme morale; on ne peut dire aux hommes d'agir comme s'ils avaient tels droits et tels de- voirs avant d.e leur avoir démontré qu'ils les possèdent. Loin que l'organisation sociale puisse nous donner le désintéressement, elle aurait besoin, pour réussir, d'être acceptée de tous, même de ceux à qui elle imposerait un .sacrifice provisoire, d'être voulue par tous au nom des droits qu'elle sauvegarderait; la vraie organisation sociale aurait besoin de correspondre à une moralisation sociale.

III. Stuart Mill lui-même semble avoir compris que « le sentiment de l'obligation morale », comme il s'exprime, ne pouvait naître tout entier de l'organisation sociale; aussi fait-il appel à une dernière ressource. Organiser la société ne suffit pas, mais ne pourrait-on pour ainsi dire orga- niser l'individu? On opérerait alors sur son caractère même, et non pas seulement sur ses rapports avec les autres hommes. Puisqu'on n'a pu emprunter à rien d'extérieur, à nulle relation sociale, à nul rapport d'intérêts, le sentiment de l'obhgation, on tenterait un dernier moyen, et on tâche- rait d'insinuer ce sentiment au fond même de l'âme par Véducalioii.

L'éducation, voilà en effet d'après Stuart Mill, comme d'après Helvétius, le salut de l'utilitarisme. Marquons net- tement cette position nouvelle qu'est forcée de prendre la doctrine anglaise, aux formes si multiples et si mobiles, sorte de Protée qui, malgré ses métamorphoses, s'est jusqu'ici embarrassé toujours dans les mêmes liens. Gomment ame- ner et obliger l'homme,, par l'intérêt même, au désintéres- sement?— Telle est réternelle question qui se pose tou- jours.

La première réponse a été celle-ci : Le principe de l'obligation est une association d'idées naturelle, qui unit dans l'intelligence l'intérêt personnel à l'intérêt géné- ral. — Mais cette association naturelle d'idées, ne se trou- vant pas finalement conforme aux faits, se dissout en prenant conscience d'elle-même.

GUYAU. 20

306 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

La ser-oncle réponse a été celle-ci : Puisque la réalité sépare les intérêts que rapproche l'association des idées, il faut transformer la réalité ; il faut, en organisant les intérêts, arriver à les identifier en fait, Mais nous avons reconnu que l'organisation sociale demeurait impuissante à opérer cette identification effective.

Alors l'école anglaise, forcée de repasser encore du domaine de la réalité dans celui de la pensée, tente une troisième réponse; elle a de nouveau recours à l'association des idées, mais, cette fois, à une association artificielle^ qui non-seulement ne correspond pas aux choses préexistantes, mais encore ne vient pas des choses, et qu'introduit en nous la main habile de l'instituteur, de Védiicateur. Après que l'organisation sociale aura complété la nature, l'édu- cation individuelle complétera à son tour l'organisation sociale ; elle agira directement sur l'homme même, au lieu d'agir sur les rapports des hom.mes entre eux. C'est une sorte de socialisme psychologique. Association naturelle des idées, organisation sociale, et enfin association artifi- cielle des idées : tels sont donc les trois degrés que parcourt nécessairement la pensée des partisans de Bentham ou de Mill, et au moyen desquels ils croient pouvoir remplacer l'obligation morale K Pour Stuart Mill comme pour Helvé- tius, l'éducation a ce double avantage qu'elle peut tout et qu'elle sert à tout ce qu'on veut. Au fieu de voir dans l'éducation un simple secours, une aide passagère prêtée aux facultés de l'individu, une sorte de surplus ajouté à l'être, ils y voient le fondamental et l'essentiel. Elever, ce n'est pas développer, c'est inculquer; ce n'est pas féconder des germes, c'est en semer. Celui qu'on veut instruire est une sorte de patient, dont l'inertie laisse plein et entier pouvoir à l'instituteur; il n'a que ce qu'il reçoit, et on ne lui donne que ce qu'on veut bien lui donner; on le façonne, sans qu'il puisse se changer lui-même; on le lance dans n'importe quelle direction, sans qu'il puisse s'imprimer à

1. « L'utilité exigerait (outre l'organisation sociale) que l'éducation et <c l'opinion, qui exercent tant de pouvoir sur le caractère des homme?, « employassent leur puissance à associer indissolutilement dans l'esprit de chaque individu son bonheur au bien de tous... De ceUe façon, non- « seulement personne ne jxaa-rait cùnccvoiv la possibilité d'un bonheur « personnel d'accord avec une conduite opposée au bien général, mais M aussi chaque individu aurait pour premier mouvement tt pour mobile « ordinaire d'action le désir de contribuer au bien de tous, et les « sentiments qui s'y raltiicheraient prendraient une large et importante « place dans les sentiments de tous les êtres humains. >- (Sluait Mill, Utilit., loc. cit.)

)

L'ÉDUCATION UTILITAIRE 307

lui-même un mouvement par sa seule et libre volonté. « La faculté morale, dit Stuart Mill, est susceptible, si « l'on fait sufBsamment agir les sanctions extérieures et « la force des premières impressions, d'être développée « pour ainsi dire dans toute direction : il n'est presque « rien de si absurde et de si nuisible qui ne puisse, grâce « à ces influences, acquérir sur Fâme humaine toute l'au- (( lorité de la conscience '. » Il n'y aura presque rien non plus de si difficile et de si contraire aux instincts égoïstes qui ne puisse, grâce aux mêmes influences, acquérir la même autorité. La conscience, n'étant qu'un écheveau d'associations, se fait ou se défait, se brouille ou se débrouille au gré du législateur : ce dernier, maître de l'éducation, tient donc pour ainsi dire tous les fils qui font mouvoir l'automate humain.

Mais, en premier lieu, on peut se demander si les parti- sans d'Helvétius, d'Owen et de Stuart Mill ont bien compris le véritable rôle de l'éducation. L'éducation, suivant l'éty- mologie même du mot, c'est l'art qui tire du fond de l'être tout ce qu'il renferme pour l'amener à la lumière et à la vie, qui en développe simultanément toutes les puissances qui aide son élan vers sa fln, et en un mot l'élève. Or, en ce sens, ce que l'éducation doit surtout s'appliquer à déve- lopper, c'est la personnalité, c'est le pouvoir de se saisir soi-même dans l'action et à travers la passion, c'est la con- science de soi. Si l'éducation a réellement pour but de mettre en œuvre toutes les facultés de l'être, le meilleur moyen qu'elle puisse employer, c'est de les amener toutes à la réflexion ; pour être tout entier soi-même, il faut en effet se voir et se savoir tout entier, il faut comprendre son prix et sa valeur, sentir sa dignité. Ainsi entendue, l'édu- cation n'est autre chose, au fond, que la mise en posses- sion de soi.

Ce noble rôle de l'éducation a trop échappé aux utilitaires. A leurs yeux l'éducation , au lieu d'avoir son but dans l'être même, a son but en dehors de lui; il s'agit pour eux de faire servir l'être à l'utilité générale et, selon l'expres- sion d'Owen, de Vemployer. Il faut donc que nulle force de l'individu ne soit perdue pour la société, que tout en lui soit tourné vers le dehors et approprié à une fin externe. Aussi, ce qu'on développera avant tout dans l'homme, ce seront les penchants, et en particulier les passions sociales

1. utiiit., ch. m.

308 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

ou altruistes. En tant qu'être conscient et raisonnable, rindividu reste indépendant, se conduit lui-même et va il veut, non pas toujours oùles utilitaires socialistes veulent qu'il aille; en tant qu'être sensible, au contraire, il reste le docile instrument de ceux qui ont su manier et façonner ses passions; il est bien plus facile d'employer artificielle- ment la sensibilité que la raison. C'est donc sur la sensi- bilité qu'on agira. Pour cela il n'y a qu'un moyen : on l'ha- bituera, on l'accoutumera dès l'enfance à toutes les actions comme à tous les rites prescrits par 1' « altruisme » : réducation sera une sorte d'initiation, destinée à précéder et à préparer une pratique aveugle et routinière. Ainsi, pour exciter les penchants sympathiques, on emploiera le mécanisme de l'habitude ; mais, par là, peu à peu on diminuera dans riiomme la part de la conscience et de la volonté raisonnable, en augmentant celle des tendances inconscientes et de la fatalité. Voulant faire de l'homme un moyen en vue du bonheur social, voulant le réduire au rang d'instrument, nos réformateurs ne tardent pas à s'aper- cevoir que l'instrument le meilleur, dans certains cas, c'est celui qui pense et veut le moins : ils s'efforcent donc, pour ainsi dire, de réformer la nature et de faire à l'homme le cœur plus gros que la tête. Le but final de l'éducation, pour eux, c'est d'apprendre à se laisser dominer par cer- taines fatalités sensibles , à suivre certains instincts altruistes; éducation, c'est, suivant l'expression même d'Owen, « entraînement », domination, nécessité. Elever de cette manière, en dernière analyse, ne serait-ce pas abaisser?

Il est curieux de voir « l'entraînement », tel que vou- drait le pratiquer l'école de Mill, déjà décrit et vanté par un penseur du xvii^ siècle chez qui se trouve le germe de bien des théories contemporaines, Pascal. Seulement, Pascal prend ce moyen de conversion pour ce qu'il est : il ne se fait point d'illusion ; s'il en prise l'utilité, il en mé- prise la bassesse, et, s'il en conseille l'emploi, c'est une oc- casion pour lui de confondre avec plus d'ironie la raison humaine, qu'il croit contrainte à employer un tel moyen. « Il ne faut pas se méconnaître, dit-il; nous sommes auto- « mate autant qu'esprit ; et de vient que l'instrument par « lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstra- « tion... La coutume fait nos preuves les plus fortes et les '; plus crues; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit « sans qu'il y pense... Quand on ne croit que par la force

L'EDUCATION UTILITAmE 309

« du la conviction, et que l'automate est incliné à croire « le contraire, ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire « nos deux pièces : l'esprit , par les raisons, qu'il suffit « d'avoir vues iine fois en sa vie ; et l'automate, par la cou- « tume , en ne lui permettant pas de s'incliner au con- « traire •. » Nous avons vu Stuart Mill conseiller « d'asso- « cier surtout par l'éducation le bonheur de chaque individu, « à ces manières d'agir que prescrit le respect du bonheur « universel. » C'est de même, mais avec plus de précision, que Pascal disait à l'incrédule : « Prenez de l'eau bénite, « faites dire des messes, etc. Naturellement cela vous fera ce croire et vous abêtira-. » Abêtir, dans le sens large Pascal prenait ce mot, c'est-à-dire réduire l'être humain au rôle d'instrument passif, « plier la machine » sans s'oc- cuper de la pensée, faire dominer les instincts sur la con- science et la volonté, en un mot réintégrer la bête dans l'homme, : tel est bien, au fond, le secret de l'éducation trop exclusivement et trop grossièrement utilitaire. S'abêtir ! direz-vous avec l'adversaire que Pascal prend à partie ; « mais c'est ce que je crains. Et pourquoi ? vous répondront avec Pascal les partisans de Bentham; « qu'avez-vous à perdre? » Il ne s'agit pas ici d'un vain idéalisme, mais de réel bonheur; s'il faut s'abêtir pour être heureux et faire des heureux, n'hésitez pas.

Toutefois, l'éducation ainsi entendue offre un premier inconvénient. Réduite au rôle de moyen, elle peut servir indifféremment à des fins bonnes ou mauvaises ; elle peut entraîner l'homme vers le bien ou le mal, l'utile ou le nui- sible. Or, il est une fin à laquelle cette sorte d'éducation tendra toujours par la force même des choses. S'appuyant dans l'âme sur la fatalité des penchants et de l'instinct au lieu de s'appuyer sur la raison, on peut dire qu'elle inau- gure et assoit une sorte de despotisme intérieur; de ce des- potisme intérieur sortira tout naturellement un despotisme extérieur : l'esprit, concevant la société comme il se con- çoit lui-même, éprouvera le besoin de personnifier dans des hommes les forces sous l'empire descj;uelles il se meut, et il demandera, au dehors comme au dedans, quelque chose qui soit capable de « plier la machine ». Aussi peut-on se demander si une telle éducation n'inclinerait pas à pro- duire et à servir toutes les tvrannies, si elle n'en serait pas

1. Pensées, art. X, 4.

2. Pensées, art. X, 1 .

310 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

à la fois la cause la plus irrésistible et l'instrument le plus sûr. rinclividualité disparaît, on ne tarde pas à voir apparaître la servitude, et rabaissement moral engendre l'abaissement politique, qui Texploite et Taccroît encore.

L'idéal que nous proj^ose ici la morale à la fois égoïste et altruiste a été déjà en partie réalisé, même par des mo- rales qui s'inspiraient d'un autre principe. Cette sympathie passive, cette vertu d'habitude et de rite, cet altruisme devenu un besoin, qu'est-ce autre chose que la vertu pré- chée et pratiquée par les bouddhistes dans certaines parties de l'Orient? La religion de Bouddha diffère peu sous ce rap- port de la morale du bonheur, et elle a produit les mêmes effets. Résignation, oubli de soi-même, douceur, charité passive : tel est bien l'idéal qu'on trouve réalisé dans ces villes de llndo-Chine un vol est une rareté et un crime un sujet d'étonnement. Mais cette résignation inerte, cet oubli de soi-même qui est en quelque sorte involontaire, cette douceur molle, cette charité machinale recouvrent un réel abêtissement, une servitude intellectuelle et politique sous la domination des préjugés et sous le gouvernement des prêtres. Le progrès de la pratique morale et en quelque sorte du rite moral cache une dégradation de la moralité même. Gomme on fabrique en Orient des « machines à prier », on fait de l'homme une machine à bien agir, et c'est l'éducation qui en fournit le grand rouage.

Est-il rien de plus dangereux, en général, qu'un système d'éducation nationale l'Etat façonnerait les individus non pour eux-mêmes, mais pour lui-même, non pour dé- velopper leur valeur, mais pour servir sa propre utilité, et qui se changerait aisément en un système d'exploitation? Est-il rien de plus dangereux, en outre, que de comprendre comme à rebours l'éducation et , au lieu de développer avant tout le sentiment de la personnalité pour ennoblir les penchants, de développer les penchants aux dépens de la personnalité? On peut dire qu'Helvétius, au moment même il s'élevait avec le plus de force contre le despotisme et la servitude, travaillait sans s'en douter à les ramener par son système d'éducation. On peut dire aussi que Stuart Mill, cet ami si sincère de la liberté civile et de l'individualisme, travaille fiourtant à faire disparaître la liberté et à elfacer l'individualité. C'est d'ailleurs ce que, lui-même, il semble reconnaître avec franchise. xVprès avoir exposé ce qu'il en- tend par l'idéal de la morale utilitaire, et après avoir parlé de lasùlidaritéqq'il voudrait voir étabhe entre les hommes,

L'ÉDUCATION UTILITAIRE 311

il ajoute : « Il faudrait craindre, non que cette solidarité « fût insuffisante, mais qu'elle devînt excessive, au point de « 7mire à la liberté et à l'individualité humaine '. »

Ce n'est pas le seul danger qu'offre l'éducation poussée à ce point; si on parvenait à l'éviter, il s'en présenterait un autre tout contraire et non moins grave.

Supposons que 1' « entraînement » dont parle Owen n'ait pas un plein succès^ que Tètre qui y est soumis ne devienne pas une simple machine gouvernée par l'habitude et par Tassociation des idées, qu'il garde encore sa personnalité et fasse un libre usage de sa raison, alors il faudra compter avec cette personnalité et cette raison ; l'association arti- ficielle, produite par l'éducation, rencontrera les mêmes obs- tacles et de plus grands encore que l'association naturelle, produite par la simple habitude.

En premier lieu, ce n'est pas chose facile de créer, chez un être conscient et raisonnable, une association artificielle entre la vertu et l'intérêt. On n'habitue pas à la vertu comme on habitue à une foule d actes insignifiants, par exemple à porter des gants ou des boucles d'oreilles. L'ef- fort que 1' « éducateur » déploie pour créer une association aussi importante, sïl vient à être connu, la détruit. L'idée d'artifice s'associe à l'association même et en neutralise l'efiét. L'homme n'est pas une cire molle qu'on façonne à son gré; car, s'il vient à se douter qu'on le traite comme une cire molle, il se durcira soudain contre l'empreinte dont on veut le marquer. Vous pouvez donc le convaincre par des raisons ou le dompter par la force, mais vous ne pouvez l'en- traîner par l'habitude à des actes pénibles qu'à la condition qu'il n'en sache rien; et cette condition n'est pas facile à remplir. Comme nous l'avons montré plus haut, une asso- ciation qui ne correspond pas entièrement à la réalité, qui n'est pas véridique et conséquemment rationnelle , une as- sociation qui n'est en quelque sorte qu'une mystification, perd toute autorité auprès d'un être raisonnable. Ce qui n'est pas rationnel, ce qui n'apparaît pas comme vrai ou comme bon, n'oblige plus. Pascal, plus pénétrant que les bentha- mistes, l'avait compris. « La coutume, disait-il avec les par- sans de l'association des idées et de l'éducation , fait toute équité; » mais il ajoutait que, si elle fait ainsi le juste et le en, c'est à cette condition qu'on ne sache pas qu'elle le it. « Le' peuple, disait-il, suit la coutume par cette seule

1. Utilit., ch. II.

3Vi LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

« raison qu'il la croit juste : sinon, il ne la suivrait pas, « quoiqu'elle fût coutume, car 07i ne veut être assujetti qu'à « la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passerait « pour tyrannie ; mais l'empire clé la raison et de la justice « n'est non plus tyrannique que celui de la délectation *. » C'est donc en vain qu'on voudrait saisir les hommes dès l'enfance et, selon les paroles de Calliclès, « les charmant « et les domptant comme de jeunes lions », s'efforcer, en associant et en combinant leurs idées, de produire en eux la vertu : l'association des idées, naturelle ou artificielle, œuvre de l'expérience ou œuvre de l'éducation, ne peut pas suffire à lier un être conscient ; elle ne pourrait agir que sur de pures machines, si les machines pouvaient avoir des idées; quant à Thomme, il ne veut être assujetti qu'à la (' raison ou à la justice ».

IV. Les partisans de Stuart Mill et d'Helvétius fe- ront une dernière fois appel à l'association des idées, à l'éducation, aux institutions, à l'opinion, et, en s'appuyant sur elles, on s'efforcera d'établir, d'enseigner, de répandre partout une « religion » de l'intérêt juibbc; afin de rendre plus sacré l'intérêt, on le déifiera; ce sera l'expédient suprême. La morale utilitaire sera transformée en religion. La foi, qui, dit-on, transporte les montagnes, pourra nous fournir le mobile tout-puissant dont nous avons besoin. « Je crois, » dit Stuart Mill reproduisant une pensée chère à Auguste Comte,' « je crois qu'il est possible de donner a au service du genre humain , même sans le secours « d'une croyance en une Providence , et le pouvoir « psychologique et l'efficacité morale d'une religion , et « cela en le faisant s'emparer de la vie humaine et colorer « toute pensée, tout sentiment et toute action, de telle ma- ft nière que le plus grand ascendant exercé jamais par « aucune religion n'en est que le type et l'avant-goùt ^ » . De nouvelles questions se posent alors. En j)remicr lieu, le sentiment religieux peut-il se substituer au sentiment moral et la foi religieuse à la foi morale? En second lieu, l'utilitarisme peut-il fournir à la foi et au sentiment reli- gieux un objet suffisant?

Ce qui frappe dès l'aljord, dira-t-on, dans le sentiment religieux, c'est son étroite ressemblance avec le sentiment

1. l'enaéex, VI, 40.

2. Utilit., ch. III.

LA RELIGION UTILITAIRE 31?

moral. L'un et l'autre offrent un caractère d'obligation pres- sante ; Tun et Tautre se résolvent dans deux éléments prin- cipaux, le respect et l'amour; ne pourrait-on donc les subs- tituer l'un à l'autre? Nullement. En effet, ils ne restent semblables qu'à condition de rester unis. Qu'on sépare le sentiment religieux du sentiment moral et qu'on nardel'un en rejetant l'autre, on verra bientôt le sentiment religieux s'altérer et se corrompre. Ce sentiment, ayant son origine et son objet dans quelque chose de supérieur à l'individu, tend, dès qu'il n'a plus pour complément ou correctif le sentiment de la dignité, à abaisser l'individu devant cet objet supérieur, aie rendre passif, inerte et faible. Le senti- ment religieux ne peut donc remplacer le sentiment moral absent.

Passons du sentiment religieux à l'objet même de ce sentiment. Que penser de la divinité nouvelle proposée à l'homme par les utilitaires? L'utilité n'est qu'un rapport logique de moyens à lin; le plaisir lui-même se réduit pour notre intelligence à un rapport entre nos nerfs et les mou- vements extérieurs. Dans ces rapports, la pensée ne peut trouver rien de religieux. Le bonheur que je prépare, le plai- sir que je fais naître, tous ces effets que je produis à l'aide de causes que je connais et que j'emploie, je n'en puis faire l'objet de ma religion. Si encore c'étaient des images, des symboles. Mais il n'y a en eux rien qui annonce ou rappelle quelque chose de supérieur, rien que je puisse adorer pour autre chose. Il faudrait, pour qu'ils m'apparussent comme divins et infinis, que ma pensée s'y épuisât sanspouvoir en sortir, comme semble s'y épuiser mon désir; mais ma pensée s'élève jjIus haut, et mes désirs mêmes se portent plus loin.

Jouissance, en définitive, n'est pas et ne peut devenir croyance ; de la sensation brutale ne peut sortir la foi à l'idée. L'humanité ne croit pas en ce qu'elle sent; son suprême idéal n'est pas la réalité dans ce qu'elle a de plus grossier, et sa dernière espérance n'est pas un plaisir.

Toute la difficulté que l'on éprouve à fonder une reli- gion du plaisir s'accroît et s'exagère encore lorsque, pour obéir à cette religion, il faut se désintéresser, se sacrifier. Comment le dieu des utilitaires produira-t-il ce miracle ? Vous voulez attacher ma religion et ma foi à un objet relatif, extérieur et inférieur. Mais , relatif pour relatif, mon bonheur ne vaut-il pas autant, ne vaut-il pas plus que le vôtre? Qu'y a-t-il de divin dans votre bonheur

314 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

que je ne retrouve mieux encore dans le mien? Ou'esL-ce que vos sensations ont de plus religieux que les miennes? Si le bonheur est un dieu, de quel droit voulez-vous que j'anéantisse le dieu en moi pour le faire triompher en vous? Chacun de nous sera un dieu pour soi. Le bonheur^ pris généralement, est une abstraction ; l'intérêt général est une abstraction : il y aura autant de dieux réels qu'il y a d'in- térêts et de bonheurs particuliers.

Et si vous objectez que, ce qu'il y a de divin et de reli- gieux dans le bonheur social, ce n'est pas ce bonheur seul, mais l'acte de sympathie et d'amour par lequel on se donne soi-même à ce bonheur, je demande ce qu'il y a de divin dans l'acte de désintéressement si ce n'est la bonne vo- lonté qu'on y met? Et si, comme- vous l'affirmez, ce désin- téressement se ramène en fin de compte à de l'intérêt égoïste , en même temps disparaît pour ainsi dire la reli- giosité de l'acte. Ainsi, voulant compléter votre morale par la religion, vous vous apercevez que votre religion nième aurait besoin d'être complétée par la morale.

Somme toute, c'est un pauvre dieu que l'égoisme , l'égoïsme du genre humain aussi bien que le mien : on n'ennoblit pas le plaisir pur et simple quand on se le figure répandu sur une plus grande quantité d'êtres ; ce qui seul pourrait Tennoblir, ce serait l'acte même de le répandre et de le donner, si cet acte révélait une spontanéité intime. Enfin, la vie humaine elle-même serait bien digne de pitié si la seule idée de .plaisir parvenait à « s'emparer d'elle et « à colorer toute pensée, tout sentiment et toute action ».

Ce n'est donc pas assez de vouloir susciter la croyance religieuse, il faut lui donner en nous-mêmes, non au-dessus de nous, un objet digne d'elle, et l'utilité ou le bonheur n'est pas cet objet. La vraie et immanente religion, supé- rieure à tous les cultes mystiques et transcendants, à toutes les théologies, ne saurait être qu'un agrandissement de la morale. On ne fait pas un dieu de ce dont on n'a pu faire pour la pensée un idéal et un objet de respect.

I

I

CHAPITRE lY

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL

PRINCIPES DE L OBLIGATION D APRES MM. DARWIN ET SPENCER

I. Le SENS iioRAL et l'hallucination. Retour de l'utilitarisme au « sens moral », résidant dans un véritable organe moral, produit par les traces que laissent dans l'organisme les habitudes héréditaires.

Théorie de Darwin et de Spencer. Réduction du sentiment moral à une hallucination ou obsession. Comment Darwin et Spencer entreprennent néanmoins de fortifier et de développer le sentiment moral pour en faire un moyen de contrainte intérieure et remplacer ainsi « l'obligation moi'ale « des kantiens. Etude psychologique et physiologique de l'intluence exercée par la cons- cience et par la volonté sur les hallucinations. 1" Hallucinations inconscientes. 2*^ Hallucinations conscientes. Dans quelle ca- tégorie rentrent les sentiments moraux, tels que le remords. La conscience de leur caractèx'e illusoire pourra-t-elle 1" les affaiblir, les détruire et nous guérir ainsi de la moralité.

II. L'iNSTLNCT MORAL et' SOU orgauc. La conscience ne pourrait- elle supprimer l'organe moral lui-même et l'instinct dont il est le siège. Théorie de Darwin sur les instincts. Comment l'intel- ligence, en aidant l'instinct, le détruit peu à peu et le remplace. Raisons de ce fait. Application à l'instinct moral. Effet de la réflexion sur cet instinct. Comment elle lui enlève sa nécessité.

Comment l'utilitaire conscient de son instinct moral pourra s'en débarrasser, laissant aux autres le soin de sauvegarder la société.

Confirmation de la théorie par les faits de l'histoire naturelle.

Les fourmis paresseuses. Observations recueillies dans les prisons.

La sociologie et la psychologie n'ont pu suiBre à l'école anglaise; elle ya faire appel dans ses infatigables évolutions à crautres sciences : la physiologie et Thistoire naturelle.

316 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALNE

C'est la doctrine du sens inoral qui, au premier abord, semble la plus opposée à la doctrine des penseurs anglais contemporains. Bentham s'acharnait contre la théorie de Shaftesbury et de Hume, comme si elle eût été avec la sienne en une irrémédiable contradiction. C'est pourtant vers cette doctrine du sens moral^ modifiée à l'aide des données de la science physiologique, que semblent incliner par la force des choses les plus récents représentants de l'école an- glaise.

Nous avons, selon M. Spencer, un instinct moral ac- quis par l'expérience, transformé par l'évolution et trans- mis par l'hérédité. Cet instinct est devenu un véritable sens moral. « De même que, selon moi, dit M. Spencer, « l'intuition de l'espace possédée par un individu vivant a « été le fruit des expériences organisées et consolidées des « individus qui l'ont précédé et qui lui ont légué leurs orga- a nisations nerveuses lentement développées, de même je « crois que les expériences d'utilité, organisées et conso- « lidécs à travers toutes les générations passées de la race « humaine, ont produit des modifications nerveuses corres- « pondantes qui, par transmission et accumulation conti- (( nues, sont devenues chez nous certaines facultés d'intui- « tion morale, certaines émotions répondant aune conduite « juste ou injuste, qui n'ont aucune base apparente dans les « expériences d'utihté individuelle '. »

1. Lettre à Stuart MilL, citée par M. Bain {Ment, and mor. science, p. 721). Et ailleurs : » Si, par les progrès de l'espèce et par l'expérience qu'ils « ont acquise des effets lie leur conduite, les hommes n'avaient peu à « peu formé des généralisations et des principes de morale; si ces prin- a cipes n'avaient été, de génération en génération, inculqués parles « parents à leurs enfants, proclamés par l'opinion publique, sanctifiés <i par la religion... ; si, sous 1 influence de ces moyens puissants, les (( huliltudes ne s'étaient modifiées, et si les sentiments qui y correspondent a n'étaient devenus instinctifs; en un mot, si nous n'étions pas devenus « des êtres or<jani(juc7nent moraux, il est certain que la suppression des « motifs énergiques et précis édictés parla croyance reçue serait suivie « de résultats désastreux. » {Premiers Principes, p. 12C.J

Ces pages de M. Spencer renferment l'idée maîtresse qui doit do- miner son nouvel ouvrage les I'rinri],cs de morale. Une théorie aussi ori- ginale a PU un grand retentissement en Angleterre, un moindre en France; elle a donné lieu des deux côtés de la Manche à de nombreuses objec- tions. Nous voudrions ici d'une part la défendre contre quelques-unes de ces objections trop superficielles, d'outre part indiquer ce qu'elle nous semble à nous-même avoir exagéré, et rechercher le vrai rôle que joue riiérédité dans la formation du caractère moral.

On a objecté à M. Spencer que jamais les o expériences d'utilité » personnelle ne pourront fournir rien qui ressemble à un sentiment im- personnel, comme le sentiment de la justice, de l'amour d'aulrui, etc. Celte objection roule sur une confusion dans les termes mêmes. Lorsque M. Spencer parle des « expériences ù'uiitité organisées à travers les

I

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 317

Pour Stuart Mill, c'était tel individu donné qui, en asso- ciant ses propres idées de telle manière, se nécessitait à telle ou telle action. Doctrine insuffisante pour produire une nécessité durable; car, ce que je fais moi-même, je puis le défaire; ce que j'associe moi-même, je puis le séparer. M. Spencer va plus loin. D'après lui, la douleur ou le plaisir, qui s'associent à tel ou tel acte, ne viennent pas de nous seulement ; plus haute et plus lointaine est leur origine : ceux-là mêmes qui nous ont engendrés, les ont engendrés en nous. En effet, la loi de l'association n'a-t-elle pas agi sur ceux qui nous ont précédés non moins que sur nous ?

générations humaines », il s'agit évidemment de l'utilité ijénêrale comme de l'utilité personnelle. Les « expériences » et les a généralisations n de nos ancêtres portaient non moins sur l'intérêt de leur famille ou de leur tribu que sur leur intérêt propre. Dès l'origine de l'humanité se sont formés quelques sentiments altruistes, et c"est pour cela que nous retrouvons ces sentiments grossis à l'infini dans la société aciuelle. Il ne faut pas (comme semble par exemple le faire M. Husson [Mucmillan Magazine, 1869] ' prêter à M. Spencer la pure doctrine de Bentham.

Des objections d'un autre ordre à la théorie de M. Spencer ne nous semblent pas non plus porter juste. Dans cette théorie, dit M. DaiAvin (dont l'opinion diffère d'ailleurs assez peu de celle de M. Spencer) une foule de coutumes invétérées devraient devenir héréditaires , par exemple l'habitude des femmes musulmanes de sortir voilées, ou en- core rhorreur des juifs et des musulmans pour les viandes impures. On peut répondre que ces coutumes bizarres et souvent contre nature (car les femmes ont toujours aimé à montrer leur visage, et la viande de porc n'est pas moins appétissante que les autres , ces coutumes, dis-je , ne peuvent pas laisser de traces bien profondes dans l'esprit, et ces traces, si ell^s existaient, s'effaceraient rapidement dans un autre milieu. Entre les diverses tendances que nous lègue rhérédité, il se produit une lutte pour la vie. analogue à celle que M. Darwin constate dans tout l'univers. Les plus fortes, et principalement celles qui sont pour ainsi dire dans le sens du développ'^ment vital, sont les seules à l'emporter. Il est peu probable, par exemple, qu'une Chinoise trans- portée en naissant dans nos pays éprouve jamais le besoin qu'on lui fasse aux pieds une opération douloureuse. Toutes ces coutumes ne vivent que par le milieu et l'éducation : ôtez-les de leur milieu, le tlot de la vie les emporte.

Pour nous, ce qui nous semble sujet à contestation dans la théorie de M. Spencer, c'est la manière dont il se représente le rôle de l'héré- dité dans la formation du caractère moral. Que l'hérédité agisse avec force sur notre caractère, c'est évident; mais comment s'exerce cette action? est-elle aussi tranchée, aussi exclusive que paraît le croire M. Spencer? Il semble, à l'entendre, qu'elle peut toute seule, abstraction faite du milieu et de l'éducation, nous donner les principes de notre moralité. Quand il nous parle de » certaines facultés d'intuition morale », il a tort, selon nous, d'emprunter à la doctrine de 1 intuitionisme mys- tique un langage vicieux. Veut-il dire que l'hérédité fournit à l'homme l'intuition immédiate du bien et du mal, la détermination fixe des actes moraux et immoraux? S'il en était ainsi, M. Spencer en reviendrait à ce qu'il y de plus insoutenable dans la vieille doctrine du a sens moral », à savoir que nous apercevons par une sorte de vue intérieure le bien et le mal, comme nous distinguons par les yeux le noir du blanc. L in- néilé des idées morales ne nous semble pouvoir être acceptée en aucune manière, même si on la ramène à l'hérédité. Peut-être d'ailleurs n'est-ce

318 LA AiORALE ANGLAISE CO NTEMPÛRALNE

n'a-t-elle pas réglé les rapports de leurs idées entre elles, de leurs désirs entre eux? Ces associations, peu à peu, ont pris corps ; l'esprit a imprimé aux organes un pli qu'ils ont gardé et transmis jusqu'à nous. C'est ce que M. Spencer appelle « l'organisation des expériences » ou leur trans- formation en une structure organique. Aussi trouvons- nous toutes faites dans notre cerveau, comme une série de lois établies d'avance par les générations antérieures, ces associations qui doivent dominer nos actes et devenir maî- tresses de notre vie. Gomme nous ne les avons point créées, nous ne pouvons les détruire; comme nous ne les avons

pas la vraie pensée de M. Spi^ncer. Néanmoins, il faut le dire, on est porté de nos jours à admettre la toute-puissance de l'hérédité comme on admettait au siècle dernier la toute-puis^ance de l'éducation : en morale, en politique, ou l'invoque à tout propos; c'est sur l'hérédité qu'où s'appuie pour justifier les i'iées aristocratiques, le droit des races et toutes les théories que le langage commun désigne sous le nom He a réactionnaires ». M. Spencer lui-même, sans tomber dans ces excès ni en politique ni en morale, prend cependant plaisir à opposer l'héré- dité à l'éducation, et restreint énormément en faveur de la première le pouvoir de la seconde. Selon lui, la foi aux effets de l'enseignement intellectuel est « une des superstitions de notre époque s, et d'autre part l'enseignement moral à lui seul n'est pas moins inefficace; la force la plus puissante est l'habitude transformée par l'hérédité.

Ne pourrait-on dire que les moralistes anglais contemporains jugent un peu trop de l'homrne par l'animal, chez qui les habitudes héréditaires offrent quelque chose de si net et de si automatique? Telle action est prescrite à l'animal par l'instinct d'une manière aussi précise que dans les dix commandements de Dieu : il l'accomplit rigoureusement , scru- puleusement, à moins quun autre instinct, non moins précis lui-même dans ses commandements, ne se mette à la traverse. Nos chiens de chasse apportent en naissant un savoir acquis; les chiens d'Amérique, importés d'Europe il y a des siècles, ont appris à leurs dépens la tac- tique à employer pour chasser les pécaris; ils n'ont plus besoin qu'on la leur apprenne et triomphent dans la lutte un chien récem- ment venu d'Europe se fait déchirer tout d'abord : c'est l'avantage des bêtes, de n'avoir point à rapprendre certaines choses ; c'est comme si nos enfants savaient lire en naissant.

Quand de l'animal on passe à Thomme, on trouve bien des diffé- rences. Là, de nouveaux éléments doivent entrer en ligne de compte. Sans parler ici de ia volonté riiorale admise par les uns, rejetée par les au- tres, notre sensibilité et notre intelligence, si prodigieuses a côté de celles des animaux, suffisent à tout modifier. Grâce à elles, l'influenc-^ du lïiilieu physique et moral s'accroît considérablement (flans le milieu moral rentre l'éducation) ; nous sommes ouverts à un nombre indéfini d'impressions qu'ignorent les animaux ; dans ce milieu hétérogène et résistant, l'hérédité morale se transmet évidemment avec plus de diffi- culté. En outre, chez l'homme, lintelligencç intervient, réduit en sys- tème et ramène à des principes abstraits les in.'-tincls moraux les plus concrets ; or, si l'on on vient à croire qu^on obéit à une raison quand on obéit à un instinct héréditaire, l'instinct lui-même, devenant inutile, tendra à s'effacer pour faire place au raisonnement. Enfin , dans la so- ciété humaine, les relations des êtres se compliquent de plus en plus; doîi il s'ensuit que les vertus morales se compliquent dans la même proporlion ; or l'hérédité, toute-puissante quand il sagit de faire accom- plir à l'animal un jî^cte déterminé, perd la plus grande partie de sa

L'ORGANISMi: MORAL ET LINSTINCT MORAL 310

point mises en nous, nous ne pouvons les en arrarher : elles ont des racines d'autant plus inébranlables qu'elles s'enfoncent plus avant dans le passé. A vrai dire, ce n'est pas moi-même qui m'oblige ou, plus exactement, qui me nécessite, et ma volonté seule n'aurait point ce pouvoir; la nécessité morale n'est que la manifestation en moi d'une puissance qui m'est antérieure et supérieure, la puissance du passé ; ce sont ceux qui m'ont précédé, mes pères et mes aïeux, qui en quelque sorte m'obligent à travers le temps; moi-même, à mon tour, j'obligerai les générations futures. Les êtres se poussent mutuellement au bien de tous ;

force qvand il s'agit de transmettre à l'homme des vertus aussi abs- traites en elles-mêmes et aussi variées dans leurs effets que le sont par exemple la justice, la tempérance, etc.

On a souvent invoqué, pour montrer la force irrésistible de l'hérédité morale, l'exemple de certaines passions, de certains vices héréditaires ; un dipsomane peut eng>-ndrer toule une famille de dipsomaues ; de même pour la manie de l'assassinat, du viol ou du vol (V. M. Pùbot, l'Héréflité). >;ai? précisément ce sont autant d'actes déterminés et toujours les mêmes, analogues à ceux que l'hérédité fait accomplir aux animaux. Il ne faut pas confondre ici l'hérédité des instincts immoraux et dépravés avec celle des instincts moraux, ni conclure par analogie des uns aux autres. Les premiers sont tout simplement des penchants animaux éclatant tout à coup chez l'homme ; de leur violence parfois irrésistible; au fond, ils sont le symptôme d'un état anormal du cerveau, d'un manque d'équilibre dans l'organisme-, ils ne sont pas très-fréquents ; ce sont des exceptions, des maladies mentales. Au contraire, la moralité consiste dans l'harmonie et l'équi- libre de toutes les tendances inférieures ; elle est l'affranchissement des instincts animaux et même en général de toute passion violente. Aussi croyons- nous que l'hérélité doit prendre en face d'elle une nouvelle forme , et qu'ici elle se manifeste rarement par des ten- dances très-déterminées. Un fiévreux a l'instinct de boire, instinct bien net et déterminé, tandis qu'un homme plein de santé n'a pas linstinct de dépenser sa force en soulevant tel ou tel fardeau plutôt que tel autre.

La moralité est la santé morale ; nou.s la croyons parfaitement trans- missible comme elle; mais nous croyons qu'en général, et dans la moyenne des cas, la moralité héréditaire ne nous porte pas plus que la santé physique à tels ou tels actes, qu'elle nous fournit bien peu de ces « intuitions mystérieuses » dont parle M. Spencer, bien peu de ces jugements a priori sur le juste et l'injuste. Cliez l'homme, l'hérédité transmet plutôt les linéaments vagues, les germes indistincts d'une faculté nouvelle que cette faculté même ; elle n'agit pas dans le détail; elle agit bien plutôt en gros, sur l'ensemble du caractère. Nous n'h .ri- tons pas, comme on pourrait le croire en lisant M. Spencer, dun code tout tait, nous fixant d'avance notre conduite; mais nous héritons d'un certain nombre de sentiments avec lesquels, sous l'influence du milieu et de l'éducation, nous faisons nous-mêmes ce code moral.

Il se produit pour le caractère la même chose que pour l'intelli- gence. Aucun de nous ne naît avec les théorèmes An géométrie tout démontrés dans la tête ; aucun de nous ne porte inscrits dans le cer- veau, comme dans un phonographe, un certain nombre dairs de mu- sique : et cependant il est des personnes ayant de très-fortes disposi- tions naturelles pour la géométrie ou la musique. De même en ce qui concerne la morale : certains enfants naissent sans doute avec des dis-

320 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

chaque mouvement que je fais vers la fin commune y entraîne ceux qui me suivront. Le passé meut et dirige le .présent; le présent meut et dirige l'avenir.

Loin donc que le sentiment de l'obligation puisse se ramener à la conscience d'une prétendue liberté morale, il semble qu'on pourrait ainsi le définir, d'après la pensée de M. Spencer : la conscience du déterminisme réciproque par lequel nos ancêtres nous nécessitent au bien social et par lequel nous nécessitons au bien nos descendants,

La théorie de M. Spencer, si perfectionnée qu'elle soit, peut-elle ici nous suffire ?

Les « modifications nerveuses » dont parle M. Spencer,

positions vagues pour la pitié et les vertus affectives, pour le cou- rage et les vertus personnelles; mais ce sont des tendances géné- rales, des capacités, nullement des préceptes particuliers; de plus, ces tendances dans la plupart des cas se développent lentement, et au milieu de ce développement laborieux un rien peut les arrêter. D'une part, manque telle ou telle capacité héréditaire, 1' u éducateur» est réduit à l'impuissance; d'autre part, cette capacité existe, on peut l'obli- térer et la supprimer assez facilement. Elevez une jeune Canaque comme une jeune fille européenne ; il est évidemment impossible que vous arri- viez à lui communiquer la délicatesse de sentiments et l'élévation d'idées que vous communiquerez à l'autre : ceci montre bien l'impuissance se trouvent l'éducation et le milieu à suppléer tout d'un coup à l'hé- rédité; moralement, un sauvage éprouve autant de difficulté à rivaliser avec un Européen qu'il en aurait physiquement à devancer une locomo- tive. Mais renversons les termes : supposons un de nos hommes les plus célèbres par son humanité ou sa charité transporté en naissant chez les anthropophages d'Afrique ou d'Océanie: le bon abbé de Saint- Pierre, par exemple, l'auteur du projet de paix perpétuelle, ne tardera pas à trouver que la guerre a cette utilité incontestable de procurer une nourriture bien plus succulente et plus abondante que d'habitude. ■Saint Vincent de Paul, habitué dès sa naissance à voir abandonner les malades avec une sorte de terreur superstitieuse, quelquefois à les voir étrangler pour en finir plus vite, ne songera jamais à fonder un ordre de sœurs garde-malades (l'un des rares ordres religieux qui aient eu quel- que utilité). De même, 3Iozart ou Maydn, nés chez les llurons ou même chez un peuple dune civilisation déjà avancée, comme les Chinois, joueront peut-être merveilleusement du tam-tam; mais ils ne s'élève- ront guère plus haut. Il faut au génie intellectuel, comme à ce génie moral qii'on appelle la bonté, des instruments pour s'exercer et se déve- lopper; il faut qu'il soit aidé, provoqué; il a besoin dune certaine atmo- sphère où il puisse vivre; il faut qu'ii puisse tout ensemble se com- prendre et être compris. De vient que, même au sein de notre civi- lisation, et sans que nous nous en doutions, de hautes intelligences et de nobles caractères se trouvent chaque jour arrêtés dans leur dévelop- pement, étouffés par le milieu ils vivent ; les uns- sont empêchés de jsensor, les autres d'agir. La Fontaine, notre grand poète, s'est ignoré lui-même jusqu'à quarante ans ; combien facilement il eût pu s'ignorer toute sa vie! Sans cesse l'hérédité a besoin de l'occasion, de la fortune, celte déesse que les anciens adoraient ; elle a besoin de lart et de la science, qui. par l'éducation, la règlent ou l'effacent à leur gré; en un mot, elle est impuissante à diriger en tel ou tel sens précis la vie et les actions humaines ; c'est une force souvent aveugle, qui, combinée

L'ORGA.MSME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 321

en se répétant à travers les âges, ont façonné le cerveau et y ont produit peuàpeuun véritable « organe moral », invi- sible et pourtant analogue aux organes des sens. Quand ce sens moral, résultant de la structure héréditaire du cerveau est choqué ou satisfait, il donne naissance à des douleurs et à des plaisirs très-réels, qu'on pourrait appeler les sensa- tions morales plutôt que les sentiments moraux. Un acte de violence, par exemple, qui blesse l'organe moral, pro- duit la peine; un acte de sympathie produit le plaisir. Mais, quelque réels que soient ces plaisirs ou ces douleurs, ils n"ont pourtant dans le monde extérieur aucun objet réel ; ils n'ont^ dit lui-même M. Spencer, « aucune base appa- rente dans les expériences d'utilité individuelle. » Lamora-

avec d'autres forces, peut produire un effet tout contraire à celui qu'on attendait d'elle.

Même chez l'animal, on est trop porté de nos jours à exagérer le rôle de l'instinct ; on fait tout faire à l'hérédité. L'art a toujours sa part dans les actes de l'animal comme dans ceux de l'homme. L'oiseau qui con- struit n'est plus seulement un être poussé par l'instinct, c'est un véritable architecte; il déploie, comme Tobserve M. Russel Wallace, des facultés mentales de même ordre que celles du sauvage construisant sa hutte. Il sait profiter de toutes les circonstances extérieures, accommoder le nid an milieu. Pour prendre un exemple entre cent, le xantoriu.^ varias des États-Unis fait un nid presque plat lorsqu'il peut ra>;seoir sur des branches raides ; mais, lorsque ce sont les branches flexibles d'un saule pleureur, qui vacillent sous le vent, il donne beaucoup plus de profon- deur à son nid, pour ne pas que les petits en tombent. L'animal imite et raisonne d'une façon plus ou moins rudimentaire : imitation et sponta- néité, tout lart n'est-il pas en germe? Les oiseaux élevés en cage ne savent plus faire un nid, ou du moins ils le font maladroitement, gros- sièrement : c'est que l'éducation leur manque ; ils n'ont pas été à l'école. Comment réaliser ce nid qu'ils n'ont jamais vu, ce nid sauvage trem- blant au bout d'une branche? Cela prouve bien que l'instinct n'est pas tout chez eux. De même, on a cru longtemps que le chant des oiseaux était inné, et qu'un beau jour, quand ils ouvraient le bec, il en sortait tout naturellement une mélodie : c'est une erreur. L'hérédité, ici en- core, a besoin d'être complétée par l'éducation, et elle peut être absolu- ment effacée par elle. Les linottes de Barrington , élevées avec des alouettes, adoptèrent entièrement le chant de ces maîtres; ainsi natu- ralisées alouettes, elles firent bande à part au milieu même des linottes ; probablement que les alouettes ne les reconnaissaient guère non plus pour leurs pareilles, si bien qu'elles avaient perdu leur nationalité. L'homme est un peu comme ces linottes à tête folle qui oublient si vite leur chant national. On fait ce qu'on veut de l enfant, comme de l'oi- sillon ; on lui fait parler telle ou telle langue morale, comme on fait repruduire tel ou tel chant au rossignol domestique. Sa conscience s'éveille ou s'obscurcit selon la volonté de l'instituteur, selon les cir- constances et le milieu.

En somme, la moralité dont parle M. Spencer, et qu'il croit gravée par Ihérédité au fond même de notre organisme, nous parait ressem- bler beaucoup à ces caractères préférés des savants du moy-'u âge et qui restaient à peu prés illisibles pour ceux qui n'en avaient pas trouvé la clef. Nous avons beaucoup de choses écrites d'avance dans notre cer- veau; mais il faut apprendre à les déchiffrer : c'est le milieu, c'est l'éducation, ce sont les circonstances et les hasards de toute sorte qui

32-2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

tité n'est qu'une idée, une forme de la structure intellec- tuelle, un cadre de l'intelligence ou, pour mieux dire, du cerveau. Nous trouvons en nous toute faite cette idée, qui nous excite à agir, comme l'oiseau trouve en lui toute faite l'imnge du nid qui, obsédant son imagination, l'excite à fabriquer un nid réel. L'image du nid est une sorte dlial- lucination naturelle, selon la remarque de Cuvier : hallu- cination bienfaisante, folie pleine de sagesse, qui fait que les actes nécessaires à la conservation de l'espèce devien- nent nécessaires à l'individu même, sous la forme d'un besoin inné ou d'un instinct impérieux. Au fond, le sens moral n'est pas autre chose : le type d'une société idéale est inné à notre cerveau comme le type du nid à celui de l'oiseau; seulement, c'est une idée plus abstraite et plus dégagée de formes matérielles , parce qu'elle exprime et résume les relations sociales, qui sont bien plus complexes que les relations des divers matériaux du nid. Aussi l'idée de sociabilité, ou, si l'on veut, de moralité, ne prend- elle pas dans notre cerveau la forme d'une image précise ou d'une hallucination matérielle, comme si nous aperce- vions par l'imagination une société visible. C'est plutôt une idée fixe qu'une image fixe , comme la pensée qui obsède un esprit malade et le pousse incessamment à une action. Il n'en est pas moins vrai que cette idée fixe , cette obsession est essentiellement une hallucination, mais moins concrète et^ pour ainsi dire mentale au lieu d'être physique. Le mental étant d'ailleurs identique au physique, la moralité n'est qu'une transformation suprême de ces hallucinations normales qui se trouvent chez l'homme le

nous l'apprennent ; si nous ne les rléchiffrons pas assez vite, d'autres caraclèfe-s s'inscrivent aussitôt par-dessus les premiers comme dans les pHlimpsesles ; des lignes nouvelles s'entrecroisent .'•■ur les anciennes lignes, les recouvrent et peu à peu les voilent aux regards. Aussi, en nous-mêmes, que de choses à jamais effacées, que de tendances au- jourd'iiui bien endormies et qui ne s éveilleioiil pas!

Nous pensons, en exprimant ces idér^s et » n nous efforçant de pré- ciser le lôli de l'hérédité dfins la formanou du caractère moral, ne faire que ccimmenler et interpréter dans un bon sens M. Spencer lui-même. S'il en eiuit autrement, nous croyons que sa théorie tomberait sous beaucoup d'objecuons auxquelles, ainsi ii.terpréiée, elle nous semble échapper. SeU)n nous la mordlitf oyiianiqiie de M. Spencer peut être admise l'ur tous les philosophes, mais, encore une lois, il faut plutôt entendre par la une ceriaine malléabdilé du cerveau qu'une organisa- tion déjà complète. L'hérédité ne nous doime pas de formule nette de la moralité, pas d' o intuition u véritable; quand elle paile en nous, c'est plutôt par demandes que par réponses; elle pose dans l'homme civilisé le prolilèuie moral que n'entrevoii même pas le sauvaye : mais la ré- ponse à cette interrogation ne vient gnèie d'elle-même, (.'lie est fournie surtout par le milieu intellectuel <!l moral 1 homme se trouve placé.

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 323

plus sain et qui sont une condition de la santé même.

Ainsi, selon le naturalisme de MM. Darwin et Spencer, lorsque nous invoquons un prétendu principe de moralité d'après lequel nous nous jugeons et au nom duquel nous nous obligeons nous-mêmes, nous sommes des hallucinés, qui prennent leurs idées fixes pour des réalités. La seule différence entre l'halluciné et l'être moral, c'est que le pre- mier n'est utile à personne (encore faudrait-il excepter Jeanne Darc, par exemple}, tandis que, sans l'être moral, la société ne saurait subsister. On a dit de la sensation en général qu'elle était une hallucination vraie; on pourrait dire de la sensation morale, et de l'obligation subjective qu'elle produit, que c'est une hallucination utile.

L'homme, par la raison, peut ainsi se rendre compte du mécanisme de ses idées morales ou de ses hallucinations morales, et les naturalistes anglais se donnent précisément pour tâche d'aider l'homme à comprendre ce mécanisme. Reste à savoir si, quand il l'aura compris, il le laissera fonctionner comme auparavant. Examinons l'influence de la raison et de la volonté sur l'hallucination, état de l'âme essentiellement irraisonnable et involontaire ; et pour cela faisons appel à la physiologie , que l'école, anglaise ne sépare jamais de la psychologie.

On peut distinguer deux degrés dans l'hallucination : l'hallucination inconsciente et l'hallucination consciente. La première est la pire : l'homme s'y trouve tellement dominé par les représentations de sa sensibilité, qu'il n'a même pas la force de réagir contre elles par son intelli- gence, de les comprendre tout en les souffrant et d'en re- connaître le vide. L'hallucination ou obsession consciente, au contraire, est toujours moins grave; elle n'est le plus souvent que passagère et marque le début ou la fin de la maladie. Aussi les médecins s'efforcent-ils, pour guérir les idées fixes ou les images fixes, de les faire passer de l'état inconscient à l'état conscient, persuadés que ce serait un grand pas de fait vers la guérison ; ils tâchent , suivant une expression vulgaire, mais exacte, de raisonner leurs malades, c'est-à-dire, au fond, de les faire raisonner, c'est- à-dire encore d'effacer par l'intervention de la raison les sensations ou associations d'idées sans objet , et consé- quemment irrationnelles, qui tourmentent leur pensée. Ceux qui étaient pour ainsi dire possédés, selon l'expres- sion du moyen âge, deviennent simplement obsédés ; puis ils se délivrent de cette obsession même. Qu'est-ce que

324 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

l'inspiration artistique, sinon une jDOSsession ou obsession dominée par la conscience et la raison, obéissant à la volonté, et ne se faisant pas illusion à elle-même sur le caiactère purement idéal de son objet? La moralité n'est aussi qu'une inspiration artistique, mais qui croit que son objet est réel, et qui se rapproche par de la possession ou de l'obses- sion véritable. Les martyrs et les bienfaiteurs de l'huma- nité étaient possédés par le bon génie au lieu d'être pos- sédés par le mauvais; et ce bon génie, c'était celui même de l'humanité, présent à leur cerveau sous la forme d'un organisme héréditaire.

Les êtres moraux, ces hallucinés bienfaisants, ces fous sublimes et plus sages que les sages, rentrent donc dans les hallucinés de la première catégorie, les hallucinés inconscients. Gomme l'illuminé croit à l'existence réelle de ses inspirations d'en haut ou de sa puissance surnaturelle, ainsi nous croyons à l'existence d'un pouvoir mystique el vraiment surnaturel inhérent à notre être, sous le nom de liberté. Nous nous imaginons sentir se mouvoir en nous une volonté indépendante et responsable, créatrice de notre moralité, un moi différent des phénomènes de conscience, un moi transcendant et nouménal. Cette sorte d'illusion de la conscience est elle-même tout à fait inconsciente, elle s'ignore ; vous la révélez à elle-même. Mais par là, si du moins nous acceptons votre système et dans la proportion nous l'accepterons, n'allez-vous point considérablement affaiblir la vivacité de nos sensations morales? C'est déjà beaucoup de savoir que le reaiords, par exemple, ne corres- pond dans notre âme à rien de réel, que c'est un simple dérangement dans notre « organisation nerveuse », qu'au fond il n'est pas absolument rationnel. L'hallucination morale est utile à la société, dites-vous, elle est même vraie en tant que représentant la société future ; fort bien, m.ais elle peut m 'être nuisible à moi-même, et elle est fausse en tant que ne représentant pas la société oii je vis. Dès que je saurai ce secret, je mettrai à profit ma science. L'hallu- ciné qui sait que ce qu'il voit ou entend n'existe pas, voit et entend réellement moins; l'être moral, persuadé que la moralité n'existe pas, ('prouvera réellement moins do peine à violer cette moraUté.

Ce n'est pas tout. L'halluciné conscient cherche à sa maladie des remèdes; à défaut de remèdes, des palliatifs, comme le bruit, la distraction. Il mesure le mal, l'attend. se précautionne. D'autre part, il peut comparer le mal d'une

LORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 3-25

hallucination pénible à tel autre mal ou à tel autre plaisir, et préférer Tun ou l'autre; par exemple, il peut préférer rester seul dans une chambre obscure, ce qui suscitera une crise, si par il est assuré d'obtenir un plaisir consi- dérable. De même pour Tètre moral. Du moment il ne s'agit plus que d'une évaluation de douleur ou de plaisir, il faut faire la part de la préférence individuelle. Ainsi un double inconvénient se présente : si le sentiment de l'obli- gation n'est autre chose qu'une idée fixe et une obsession morale , en rendant cette obsession consciente, vous lui ôtez d'abord sa force irrésistible, puis vous lui permettez le choix entre elle et un autre plaisir ; vous enlevez donc au remords de son intensité et de son efficacité.

N'importe, direz- vous ; l'organisme moral subsistera toujours en vous et dans la masse des hommes , parce qu'il n'est pas une simple association d'idées dissoluble, mais une structure cérébrale impossible à détruire. On modifie aisément ses idées, mais non pas son cerveau.

En êtes-vous bien sûr? La conscience ne pourrait-elle modifier, neutraliser les hallucinations morales, et, si le remords est réellement un trouble organique, apaiser ce trouble, amener en quelque sorte la guérison radicale?

Si j'entends des sons ou si je vois des formes sans réalité, je ne puis m'empècher entièrement et immédiatement de voir ces formes et d'entendre ces sons. Je puis réagir, je puis provoquer moi-même ma guérison, mais il m'est difficile avec mes seules forces de la produire. C'est que rextériorité de ces hallucinations me met vis-à-vis d'elles dans une impuissance relative. En sera-t-il de même quand les hallucinations ont leur origine dans les organes les plus voisins du centre intérieur, qui, au lieu de me com- muniquer des impressions venues du dehors, me com- muniquent à moi-même mes propres impressions et me servent ainsi d'intermédiaires de moi à moi? Lorsque l'hal- lucination perd la forme d'une image sensible et matérielle pour prendre celle d'une idée, lorsque ainsi elle remonte du dehors au dedans, ne rentre-t-elle pas peu à peu sous la puissance de la volonté?

L'hallucination, dans ce cas, devient plus proprement obsession, et c'est ce qui a lieu pour le remords. Le remords n'est évidemment pas une hallucination revêtue de forme ou de couleur. Certaines idées, par exemple celle de la moralité violée, me poursuivent, je ne puis m'en débar- rasser; de une sorte de lutte et de défaite qui semble.

32G LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d'après MM. Darwin et Spencer, constituer tout le remords. L'agent moral n'est pas affecté d'une autre manière que le mélancolique ou l'hypocondriaque, qui sont obsédés d'idées sombres, mais non de visions véritables. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas un organe extérieur et en partie indépendant qui produit directement la dou- leur par des sensations déterminées : l'organe lésé tient de très- près au centre intime et est dans un rapport de dépen- dance étroite avec la volonté.

C'est ce que paraît montrer l'expérience. Persuadez à un mélancolique, si c'est possible, que toutes ses idé.:>s, ses craintes, ses rêvasseries, sont pures chimères; faites en sorte qu'il prenne la parfaite conscience de ses illusions; rétablissez, en face des représentations fatales qui l'obsè- dent, le sentiment vif de son indépendance individuelle. Aussi longtemps qu'il gardera entière sa conscience et maintiendra entier le sentiment de son indépendance, il possédera assez de force pour chasser toute espèce d'hal- lucination et pour neutraliser ainsi le trouble de ses or- ganes 1.

Si une conception fausse nous cause de la peine, c'est que, par cela même que nous la concevons, elle tend à

1. C'est ce que nous avons pu constater nous-même sur diverses personnes. Notez bien qu'il est très-difficile de convaincre entièrement de telles personnes et de leur donner la parfaite conscii^nce de leurs illusions; notez en outre que, sous l'influence d'obsessions très-fortes, elles ne tardent pas à perdre cette conviction et cette conscience. Néanmoins, il est permis de le croire, si elles parvenaient à acquérir et a garder toujours intacte, même pendant les crises qu'elles iriiver- sent. la conscience de la fausseté de leurs représentai ions et de la réalité de leur pouvoir sur elles-mêmes, 1" toute douleur disuaraitrait et il s'accomplirait une sorte de neutralisation de la maladie, 2" la maladie elle-même disparaîtrait à la longue et l'organe lésé rentrerait dans son état normal.

En effet, qu'on analyse les cas d'obsession intellectuelle dont nous parions. .\n début, supposons la conscience entière et pail'ailement nette; ces idées tristes si parfaitement connues des mélancoliques se présentent : en quoi causeraient-elles une grande peine à celui ipii au- rait la parfaite conscience de leur fausseté? Elles ne lui caus^r;iient pas beaucoup plus de douleur que n'en cause à un homme sain la concep- tion d une montagne d'or ou d'un cheval ailé. Ce qui lui inflige de la peine, c'est que ces idées, s'emparant de son esprit. ob>cnrcis.sent peu a peu la conscience qu'il a de leur fausselé; elles lui apparaissent malgré lui comme vraies au moment même il les déclare laus.ses, et elles s'a'firment en lui au moment il les nie. Sa douleur s'accrrjît à mesure qu'il sent lui échapper sa conscience et sa volonté ; la luile use ses forces, et finalement il retombe passif et inerte, en proie à lomes les chimères qu'il n'a pu écarter, parce qu'il n'a pas eu encore une con- science assez claire et assez invincible de leur fausseté. Mais, dans cette lutte comme dans la défaite finale, l'augmentation de la peine semble avoir toujours été proportionnée à la diminution de la conscience.

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 327

altérer la conscience que nous avons de sa fausseté. A vrai dire, nous souffrons en proportion de ce que nous croyons : les hallucinations qu'on rejette avec une incrédulité entière restent indifférentes, celles dont on ne fait plus que douter inquiètent, celles qu'on croit à demi sont fatigantes, celles qu'on affirme deviennent douloureuses.

On voit combien est considérable ce qu'on pourrait ap- peler le pouvoir neutralisant de la pensée et de la con- science sur les souffrances organiques, lorsque ces souf- frances proviennent d'organes intérieurs et voisins du centre. Au bout d'un certain temps, l'influence de la con- science, si elle s'établit bien, ira jusqu'à faire disparaître la cause même de la souffrance et à amener la guérison de l'organe malade.

Appliquons au remords ces observations physiologiques. J'ai accompli un acte que je crois immoral; par là, d'après M. Spencer, j'ai blessé mon organisation nerveuse. Le dé- rangement organique amène un dérangement dans le cours habituel de mes pensées : comme le mélancolique se voit poursuivi par des craintes illusoires, je me vois poursuivi par l'idée toute subjective de la moralité, et je subis les effets du mécanisme déjà décrit par Spinoza, qui considérait le remords comme un trouble maladif K Je m'imagine que l'action accomphe par moi dépendait de ma volonté, que j'aurais agir autrement et que j'ai mérité une peine. J'en- tre alors dans une période de crise, toutes ces tendances altruistes, accumulées en moi par les années et correspon- dant à des organes invisibles et à des nerfs intérieurs, après avoir été un instant dominées par les tendances égoïstes, se réveillent, prennent la "forme d'idées morales, d'idées transcendantes, et viennent m'assaillir comme la troupe des Erynnies antiques. Les associations d'idées que j'avais voulu dissoudre se reforment et me poursuivent ; je ne puis m'en débarrasser : c'est que, à vrai dire, ce ne sont pas seulement des associations, comme semblait le croire Stuart Mill, mais qu'elles correspondent bien réellement à des organes inté- rieurs, et que ces fantômes au fond sont de chair et de nerfs.

Maintenant supposons que , au moment des plus pres- santes obsessions, je m'adresse non pas seulement, comme

t. Spinoza voulait supprimer le remords, car « celui qui se repent est d'Alix lois misérable >• ; l école anglaise conlemporaiofl veut au con- traire le cous-rver el l'uliliser. en le reudanl de plus eu plus irrésistible dans lindividu au profit de la société.

328 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Oreste, au dieu du jour, à Apollon impuissant, mais à ce dieu de lumière que je porte en moi, et qu'à tout instant je puis invoquer, l'intelligence; supposons que je par- vienne à susciter, au milieu de ces fantômes métaphysi- ques qui me tourmentent, la conscience de moi-même et de mon organisation physique ; que je reprenne posses- sion de moi et que, en présence de tous ces « êtres de rai- son », avec la certitude la plus complète et la foi la plus inébranlable, je déclare qu'ils ne sont qu'illusions, idées vaines et chimères, qu'il n'y a pas de moralité proprement dite, mais des désirs, des craintes, des peines, des jouis- sances et du bonheur : la lumière étant ainsi faite dans ma conscience, la douleur morale, en même temps que les visions qui la causent, ne disparaîtra t-elle pas aussitôt, et le trouble apporté dans mon « organisme moral » ne sera-t-il pas soudain apaisé, jusqu'à ce que, par des apai- sements successifs , je rétabhsse complètement en moi l'ordre physique compromis ?

La dernière ressource du système, c'est que je ne puisse me convaincre assez moi-même que ma moralité est une pure illusion ; mais si je ne puis m'en convaincre, c'est tout simplement que je ne suis pas encore assez convaincu de ce système. Si mes organes moraux se troublent et si j'en ressens de la douleur, c'est que je ne crois point assez que ce sont de simples organes. J'ai beau faire, je ne puism'em- pêcher de croire que je suis un être moral et que, par mon action, je me suis mis en opposition avec un idéal supérieur. L'idée de ma dignité perdue m'obsède. Mais pourquoi? Parce que je ne me donne pas tout entier à votre théorie; je réserve malgré moi une part de ma croyance primitive, et je doute encore un peu de votre système. Un doute de moins, un remords de moins. L'utilitarisme ainsi compris, en se faisant une plus grande jilace dans mon âme, en chassera ce par quoi il espère me contraindre à le suivre.

En résumé, on pourrait poser à M. Spencer et à ses par- tisans les questions suivantes. Pourquoi accomplir tel acte que me conseille votre morale et que je sais pertinemment contraire à mon intérêt personnel?— Si vous ne l'accom- plissez pas, vous éprouverez une douleur intérieure. Pourquoi l'éprouverais-je si je ne fais rien de moralement mal^ absolument parlant? Parce que vous dérangerez l'organisntion nerveuse que vous ont h'guée vos ancêtres, (3t qu(; les organes h'sés vous causeroiït nécessairement

L'ORGANISME MOl'.AL ET L'INSTINCT MORAL 329

une douleur par rintermëdiaire d'idées et d'images désa- gréables. — Mais ces idées et ces images, qui ne corres- pondent à rien de réel, n'ont rien qui les sépare de cer- taines hallucinations vulgaires; elles tombent sous les mêmes lois; comme elles, il me suffira de la parfaite cons- cience que ce sont de simples illusions pour les dissiper; or, cette parfaite conscience, ne Tacquerrai-je pas du mo- ment où je serai en quelque sorte parfaitement convaincu de votre système? Ne serai-je pas alors parfaitement affran- chi de tout ce qui ressemble à une douleur, à une con- trainte, à une obligation intérieure, de quelque nom que vous vouliez rappeler?

II. Nous avons vu que la lumière de la conscience peut neutraliser les effets de l'instinct moral ; mais ce n'est pas assez encore : ne pourra-t-elle supprimer cet instinct, supprimer et oblitérer l'organisme moral lui-même, ou, comme dit M. Spencer, la « moralité organique »? S'il en était ainsi, la conscience individuelle aurait défait tout ce que l'hérédité a fait, Thérédité dont on veut nous rendre esclaves pour faire de nous des êtres sociaux et moraux.

C'est une conséquence qui semble résulter de la théorie même de M. Darwin sur les instincts ou habitudes hérédi- taires, dont la moralité n'est qu'une espèce originale.

Chez les animaux inférieurs, c'est-à-dire chez nos an- cêtres les plus éloignés, l'instinct porte Têtre à des actes déterminés et invariables : il fait faire à l'oiseau son nid, au castor sa cabane. La sphère se meut l'instinct est donc d'abord très-étroite ; mais en revanche il s'y meut sans obstacle, il y accomplit son œuvre avec une régula- rité parfaite, il y est tout-puissant. Au contraire, à mesure qu'on monte dans l'échelle des êtres , à mesure que la sphère se meut l'instinct semble s'élargir , à mesure qu'il semble embrasser un plus grand nombre d'actions, il embrasse par cela même des actions moins déterminées ; étant plus large, il est })lus facultatif, c'est-à-dire qu'au fond il est moins impérieux et plus faible.

De ce fait, reconnu par Darwin, ne pourrait-on donner l'explication suivante? Chez les êtres inférieurs, l'instinct est presque mécanique et tout à fait inconscient du but qu'il poursuit; il s'ignore lui-même. De. vient qu'il embrasse si peu d'actions, mais qu'il les embrasse si for- tement. Au contraire, chez les êtres supérieurs, l'intelli- gence peu à peu se fait jour; elle voit le but que poursuit

330 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Finstinct et , comme au but s'attache généralement le plaisir, elle le poursuit, elle-même et aide l'instinct. Seule- ment, et c'est un merveilleux artifice de la nature pour susciter le règne de l'intelligence, à mesure que l'intelli- gence aide l'instinct, elle le détruit; en effet, du moment où, ce qu'on faisait par instinct, on le fait par intelligence, l'instinct tend à disparaître : à quoi servirait il ? Les « modi- fications nerveuses » qui correspondent à chaque instinct tendent ainsi à s'effacer ; tout organe que la nature peut épargner, elle le supprime. Comme la queue ou la crinière des animaux disparaissent chez l'homme, remplacées par d'autres organes , ainsi disparaissent tous les instincts par- ticuliers et tous les organes particuliers qui leur coi'respon- dent, remplacés par l'organe universel de la pensée. La nature aveugle avait besoin de marcher pas à pas, guidée par l'instinct : ouvrez-lui les yeux, elle rejettera ce guide inutile et s'élancera librement devant elle.

Aussi chez l'homme, semble venir s'achever la na- ture, viennent expirer tous les instincts animaux, effacés et complétés à la fois par l'intelligence, ouvrière d'autant plus infatigable qu'elle est plus hbre d'impulsions particulières et que nul instinct, nul instrument extérieur, ne s'impose à elle. L'homme fait tout ce que font les animaux, et davan- tage; seulement il le fait en sachant ce qu'il fait et pour- quoi il le fait; cette seule conscience de ses actes semble le délivrer de tous les instincts qui le pousseraient néces- sairement à accomplir ces mêmes actes : l'oiseau chante nécessairement, parce qu'il ne chante pas avec conscience et raison; l'homme chante librement, parce qu'il sait qu'il chante et pourquoi il chante : la conscience lui a donné la liberté d'actioi>.

Pourtant, chez l'homme même, s'il en faut croire MM. Dar- win et Spencer, un dernier instinct est resté encore incons- cient : c'est l'instinct moral. Tandis que les autres ont dis- paru, laissant place à la pensée libre, dans la sphère de la moralité au contraire l'insLinct subsiste encore, d'autant plus vivace qu'il est plus inconscient , et d'autant plus inconscient que , au moment il nous pousse , nous croyons marcher librement, au momertt rious lui obéis- sons, nous croyons n'obéir qu'à notre volonté : instinct qui non-seulement se cache et nous échappe, mais se déguise et nous trompe.

Dès lors, pour l'effacer, nous aurions d'après ce qui vient d'être dit un movefi efficace : il sufflrail de le rendre cons-

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCï MORAL 331

cient. Eh bien, c'est ce dont se charge la théorie même de MM, Danvin et Spencer; elle persuadera tous ceux qui voudront bien l'accepter qu'ils n'agissent, en faisant le bien, que par la vertu de leur instinct moral et de leur « organisme moral ». Voyons ce qui arrivera alors, en procédant par observation et induction.

La mère qui allaite son enfant ne le fait pas par instinct, comme chez les animaux; elle le fait par raisonnement, en poursuivant un but réfléchi , la santé de l'enfant ; de vient que, si elle croit mieux atteindre ce but en ne l'allai- tant pas, en le confiant par exemple à une femme étran- gère dont le lait est meilleur, elle n'en éprouve pas de remords. L'homme qui bâtit sa cabane ne le fait pas par instinct, comme le castor, mais en poursuivant un but réflé- chi; aussi, s'il croit mieux atteindi'e ce but en faisant bâtir sa cabane par des maçons, il n'en éprouve nul remords. Nous pourrions citer une multitude d'exemples de ce genre. Au contraire, la femelle qui allaite, Tanimal qui bâtit, s'ils n'obéissaient pas à Tinstinct qui le leur commande, éprou- veraient, d'après M. Darwin, de véritables remords, causés par la persistance et la résistance de l'instinct violé.

Maintenant, selon MM. Darwin et Spencer, ce n'est qu'un instinct semblable aux deux précédents qui porte l'homme à ne pas voler, à ne pas tuer, etc., et qui, s'il est violé, se représente sous forme de remords. Mais la réflexion de la conscience , une fois suscitée par le système même de M. Spencer, agira à l'égard de l'instinct qui porte l'homme à ne pas tuer, comme à l'égard de celui qui porte la mère à nourrir son enfant ou l'homme à bâtir sa hutte : elle demandera en quelque sorte à cet instinct d'où il vient et il va, quel est son principe et sa fin : approuve-t-elle cette fin, elle .suivra l'instinct; sinon, non. et sans aucun remords.

Bâtir n'est pas moins utile à l'homme qu'au castor ; seu- lement, tandis que tous les castors bâtissent eux-mêmes leurs maisons, la plupart des bommes les font bâtir. Eh bien, beaucoup de gens trouveront fort commode, au moins pour eux-mêmes, si la moralité n'est autre chose qu'un instinct, d'agir envers elle comme envers l'instinct de bâtir ; ils laisseront à d'autres le soin de mettre à couvert la vie sociale et leur vie propre par la moralité; ils rejetteront sur les bras des autres le travail qu'exige cette fonction so- ciale : la vertu. Désintéressez-vous à ma place, dirai-je aux gens de bonnevolonté. ou plutôt, si l'on peut ainsi parler, aux

33-2 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

gens de bon désir ! Si je ne le dis pas, je le penserai, (juc ceux chez qui l'instinct moral est resté tout-puissant, faute de devenir réfléchi, pourvoient à la vie sociale; moi, j'en proflterai, et je m'occuperai exclusivement, comme la loi même de l'être le commande, de ma vie individuelle.

Pour emprunter un exemple à l'histoire naturelle elle- même, sur laquelle s'appuie M, Darwin, ne voit-on pas des fourmis paresseuses qui, dégoûtées du travail de la vie active, enlèvent les larves de fourmis plus petites, les élè- vent^ les plient à la servitude et, désormais oisives, perdent à ce point leurs instincts primitifs qu'elles mourraient de faim si elles étaient abandonnées à elles-mêmes ? Oui em- pêchera l'être moral d'agir d'une manière analogue, de se débarrasser de cet instinct par lequel vous espérez le rete- nir? Vous-mêmes vous l'y aidez, vous-mêmes vous l'en dé- barrassez.

En fiiitil y a, dès ce moment, des gens chez qui l'instinct moral dont parlent MM. Darwin et Spencer s'amoindrit con- sidérablement, parfois même semble disparaître. Il serait intéressant d'examiner si cet obscurcissement de la mora- hté, qui d'ailleurs n'est jamais définitif, n'est pas préci- sément à des doctrines et à des raisonnements analogues.

D'après les rapports et les observations recueillis sur les condamnés et sur les prisons, on pourrait classer en deux catégories la population des coupables. Les uns, dominés par la passion, ravalés au-dessous de l'homme, sont comme des représentants .de l'âge brutal égarés dans le règne humain. Si l'instinct moral semble avoir péri en eux, c'est qu'il a été étouffé par d'autres instincts : dans cette lutte d'instincts animaux, rien d'intéressant pour nous. Mais il n'en est pas ainsi des vrais coupables : nous voulons parler des coupables intelligents, qui savent ce qu'ils font, (|ui ont reçu une certaine instruction , (]ui sont capables de réflexion , qui enfin ne représentent pas seulement l'homme physiquement abruti, mais moralement dégradé. Ceux-là ne sont autre chose que des sceptiques qui prati- quent. La moralité est pour eux une chimère, le bien et le mal un préjugé; chacun suit son intérêt, et eux ils le cherchent ils le trouvent; tous les hommes sont ('goïstes, autrement qu'eux, mais non moins qu'eux : ainsi pour- rait-on formuler la pensée générale qui se dégage de leurs actes et de lears paroles , et cette pensée , en dernière analyse ,. constitue le fond primitif et essentiel de toute doctrine exclusivement utilitaire. De là, sans doute, cette

L'ORGANISME MORAL ET L'INSTINCT MORAL 33;î

ironie qu'on s'élonne de rencontrer chez certains coupa- ])les, cette raillerie amère à regard du Lien idéal ; de vient même ce cynisme qui parfois touche au stoïcisme ; cette persévérance dans le vice, qui implique parfois cou- rage et apparaît ainsi comme l'image lointaine de la per- sévérance dcins le bien ; en un mot, cette affirmation su- prême, dans la souffrance et la mort, que tout est négation et néant.

A vrai dire , l'utilitarisme exclusif et radical , avec sa conséquence et son principe naturels , le scepticisme , n'est pas une doctrine aussi étrangère qu'on pourrait le croire au domaine de la pratique ; il a déjà eu , sans le savoir, bien des sectaires : c'est d'après ses principes es- sentiels que beaucoup de gens sont parvenus à éteindre en eux, à force de la nier, la moralité. Ce n'est point une injure faire à ses partisans , qui sont de nobles intelli- gences ; mais, s'il est vrai que chaque système de l'esprit humain exprime un des côtés de l'homme, ils avoueront eux-mêmes que le système purement utilitaire, malgré la part de vérité qu'il contient , n'exprimant point cepen- dant le côté idéal et la partie de nous-mêmes qui aspire au supérieur et au divin, ne semble pas répondre à ce qu'il y a en nous de plus élevé, de plus beau et de meilleur.

LIVRE IV

DE LA SANCTION MORALE

CHAPITRE PREMIER

RESPON.SABILITÉ MORALE

I. Genèse empirique du sentiment de la responsabilité. Carac- tère commun des genèses entreprises par l'école anglaise contem- poraine. — Le sentiment de responsabilité et la crainte de la dépense.

Confusion que relèverait un partisan de Kant dans la genèse de Stuart Mill. Quelle est la différence qui existe entre la vertu et des pièces d'or. Qu'il est un sentiment dont l'école anglaise n'a pas encore entrepris de faire la genèse et qui domine tous les au- tres sentiments moraux. Stuart Mill a-t-il même le droit d'em- ployer le mot de châtiment et de récompense. Défaut commun aux genèses de Stuart Mill. Comment .M. Bain essaye de réparer ce défaut. Introduction de Tidée d'activité. La responsaliiiité et l'imitation d'après M. Bain. Ce qui distingue l'imitation mo- rale de toutes les autres imitations; comment se montre en elle la part de la création. En dernière analyse, le sentiment de respon- sabilité ressemble-t-il à l'imitation. Comment l'agent moral imi- terait l'autorité qui le châtie. L'autorité extérieure est-elle l'ori- ginal ou la copie. Impuissance dernière à faire provenir d'une souffrance ou d'une jouissance extérieure le sentiment intime de la responsabilité.

IL Que les utilitaires, alors même qu'ils parviendraient à expli-

.([uer par l'association des idées le sentiment de la responsabilité,

l'effaceraient par cela même. Qu'il ne faut pas seulement à

l'homme une responsabilité illusoire, mais une responsabilité léelle.

Peut-on se croire réellement responsable si l'on ne se croit [tas la cause réelle de ses actes. Ce qui constitue la l'csponsabilité.

III. Essai de l'école positiviste et utilitaire pour fbnder une respon- sabilité et une sanction sans aucune liberté. .Justice mathéma- tique fondée, d'après M. Liltré, sur cette formule : A = A. Est-il vrai que les hommes soient égaux en fait et connus par nous comme égaux. Logiquement, l'égalité est-elle meilleure que l'inégalité. Aveux Stuart Mill.

IV. Comment Spinoza on Helvétius eussent répondu ù cette ques-

DE LA SANCTION MORALE 335

lion : Y a-t-il une sanction iibsolue ? Ilépitution des utilitaires modernes. Tentative des utilitaires pour placer l'idée de sanction dans la sphère de l'inconnaissable et au nombre des choses dont on ne peut rien savoir et tout croire. Que la croyance ne peut contredue la raison. Diverses hypothèses métaphysiques sur la sanction absolue, conformes à la doctrine utilitaire. Y a-t-il,, dans la doctrine utilitaire, une raison pour qu'il existe une harmonie naturelle entre le bien-faire et le bonheur. Dernière ressource : conception d'un Dieu « altruiste », distribuant indistinctement le bonheur a tous. Insuffisance de cette conception.

L'agent moral peut-il posséder, clans la morale anglaise contempornine, ce que le vulgaire appelle le sentiment de la responsabilité morale ? En d'autres termes, si je suis un être nécessairement poussé par les désirs et les inté- rêts, puis-je néanmoins avoir la conscience, après l'accom- plissement de certains actes , que j'ai moralement mérité (OU démérité ?

Stuart Mill l'affirme avec les utilitaires modernes, et il entreprend de faire la genèse empirique du sentiment de la responsabilité.

I. Gomme toujours, Stuart Mill fait appel à l'associa- tion des idées. Le sentiment de la responsabilité morale, au lieu de venir du plus profond de nous-mêmes , est comme t>.us les autres emprunté au dehors. En général, tout Teffort de lanalyse actuelle en Angleterre tend à faire des sentiments une sorte d'emprunt fatal au monde exté- rieur. Dans les systèmes idéalistes, c'est la volonté, la pen- sée humaine qui impose aux objets leur signification mo- rale ; c'est elle qui, par exemple, semble dire à la peine : Sois ma peine, sois la réparation extérieure de mon démé- rite intérieur ; c'est elle qui semble dire à la joie : Sois ma joie, ma récompense, sois le complément naturel de mon mérite intérieur; c'est enfin la pensée, la volonté humaine qui donne un sens au monde visible et en fait le symbole de l'idéale moralité. Au contraire, d'après l'école expéri- mentale et utilitaire, c'est le monde sensible qui crée en nous tous nos sentiments et toutes nos pensées, qui donne un sens à nos associations d'idées, qui provoque et ex}th({ue tout en nous, et si nous voulons nous rendre raison de nous-mêmes, c'est hors de nous, c'est dans le monde exté- rieur qu'il faut chercher cette raison. Qu'esi-ce donc qui correspond au dehors de nous à la responsabilité inté- rieure ":* Le châtiment. Voilà le principe qu'invoqueront les utilitaires anglais.

330 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAmK

a Responsabilité , dit Stuart Mill , signifie châtiment. » Nous faisons tel acte, nous sommes punis ; nous le faisons lie nouveau, nouveau châtiment; le châtiment, consé- quence nuisible de l'acte, finit alors par se lier à l'acte lui- même dans notre pensée, comme il s'y lie dans la réalité : cet acte « s'engage dans des associations qui le rendent « pénible en soi ». Le lien réel qui attache le châtiment à l'acte vient-il à se briser, le lien intellectuel subsistera néanmoins ; nous redouterons les conséquences d'un acte « lors même que , dans un cas particulier , il n'y aurait « aucune conséquence pénible à redouter. » Celui qui a eu de la peine à économiser pour devenir riche ne prend-il pas la dépense en aversion, même lorsque sa richesse n'en a plus rien à craindre? « Il se développe ainsi une détestation <( désintéressée du mal... Une association inséparable s'est « créée entre les idées de mal et de punition, directement « et sans l'intervention d'une autre idée. Gela suffit plei- « nement pour que les sentiments spontanés de l'humanité « considèrent le châtiment et le méchant comme faits Vxm « pour Vautre., comme liés naturellement, indépendamment «( de toute conséquence ^ . »

Curieuse genèse du. sentiment de la responsabihté. Stuart Mill y assimile, sans justifier suffisamment cette confusion volontaire, deux sentiments bien dissemblables jiour la plupart des moralistes : Vaversion sensible pour les consé- quences d'un acte, et la responsabilité morale de soi envers soi, produite par Y-intention qui a dicté l'acte. Que j'éprouve, par exemple, de l'aversion pour la dépense, je considère toujours soit l'argent que je donne et que je regrette, soit les suites de la dépense que je redoute involontairement, jamais l'intention même de dépenser. Je hais les consé- quences de la dépense, je ne me hais pas moi-même pour dépenser; je crains la dépense, je ne crains pas de démé- riter en dépensant. Si vous le niez, c'est peut-être que, sans le sa\oir, vous attachez à lidée même de dépense ou d'épargne quelque idée morale, par exemple lorsque vous amassez un patrimoine pour vos enfants ou simplement m\ capital pour vos vieux jours.

L'exemjjle de l'avare fournit à l'école anglaise contem- poraine, comme nous l'avons vu dans notre histoire, un de ses arguments les plus chers ; on le cite à propos de tout. Si l'homme aime la vertu d'un amour désintéressé,

1. Vhil. (If Ilam., Ir. Cazelle?, p. 559, 5G8.

RESPOrSSABILITK MORALE 337

c'est comme l'avare aime un monceau de pièces d'or ; si l'homme croit au devoir, à la justice, à la pureté, c'est comme Tavare respecte et adore ses richesses ; si l'homme enfin attend un châtiment, c'est comme l'avare s'imagine qu'une dépense va le ruiner. Dans tout cela, un kantien verra toujours la même confusion entre l'acte, ou plutôt l'iniention qui a dicté l'acte, et les conséquences de cet acte. Lorsque j'aime un tas d'or, j'aime quelque chose d'ex- térieur à moi; lorsque j'aime la vertu, je n'aime pas seu- lement les conséquences extérieures de l'acte vertueux , mais bien l'acte lui-même, l'intention vertueuse : essayer de montrer empiriquement comment mon amour de la vertu est remonté des conséquences de l'acte à l'inten- tion qui l'a produit , voilà ce qu'il faudrait faire ; mais l'exemple de l'avare ne prouve pas assez à cet égard. La vertu et la moralité ne ressemblent guère à une pièce de monnaie ni à rien de tel; elles n'ont aucune forme exté- rieure, elles ne sont point toutes faites hors de moi; c'est moi qui les fais ou crois les faire, c'est moi qui leur impose une forme, c'est moi qui prétends les marquer à l'eifigie de ma volonté; et si je les trouve belles, si je les aime, si je les juge méritantes, c'est moi, au fond, c'est ma volonté, c'est ma moralité que j'aime en elles et qui mérite en elles.

Etablissez tous les liens d'association possibles entre une pièce d'or, entre une chose quelconque et le plaisir ou la peine sensible qu'elle me procure ; fondez en quelque sorte l'idée de ce à quoi l'or est utile avec l'idée même de l'or; éloignez, rapprochez, mêlez de toutes manières deux idées extérieures à moi, soit celles de la richesse et de ses conséquences, soit celles de toute action en général et de ses conséquences : vous n'aurez pas encore obtenu Vinten- tion intérieure et morale qui constitue pour le plus grand nombre des morahstes la vertu de l'action, vous n'aurez pas obtenu Yobligation intérieure et morale qui constitue à leurs yeux le devoir, vous n'aurez pas obtenu le mérite ou le démérite moral qui constitue la responsabilité. 11 y a donc une chose dont l'école anglaise n'a pas assez fait la genèse : c'est V intention bonne. Nous éprouvons, en fait, un sentiment qui semble dépasser votre système : c'est le sentiment de la bonne intention, de la bonne volonté. Ce sentiment peut être le produit d'une illusion, mais enfin il existe ; il constitue le fond de notre idée de vertu, de mérite ; repoussez-le, soit ; mais expliquez-le.

338 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

Au reste, nous pourrions nous-méme pousser plus loin l'analyse psycholoj^ique commencée par Stuart Mill.

Si nous supposons l'avarice arrivée à un véritable degré de manie et d'obsession perpétuelle, nous pourrons sup- poser aussi que l'avare se reproche jusiju'à l'intention même de la dépense, qu'il ait des remords, qu'il ait enfin le sentiment d'une sorte de démérite quand il a dépensé et de mérite quand il a gardé son argent. Ici l'avarice devient une monomanie s'emparant de l'âme entière. L'école an- glaise suppose que la vertu acquiert une force encore plus grande, appuyée qu'elle est sur toutes les sanctions sociales. Ainsi comprise, cette hypothèse peut encore se défendre psychologiquement : comment prouver que la vertu n'est pas une sorte de manie? Seulement ce qu'on peut soutenir, c'est que cette manie n''a rien d'obligatoire ni au fond de méritoire , et qu'il n'est peut-être pas prudent de nous donner la conscience de sa véritable origine.

L'analyse de la responsabilité, dans Stuart Mill, n'est point portée jusqu'à cette extrémité psychologique que nous venons d'indiquer; aussi semble-t-elle par trop insuf- fisante. — « Responsabilité, a dit Stuart Mill, signifie chà- « timeut. » Mais on pourrait lui refuser le droit de pronon- cer ce mot de châtiment qui, en son sens propre, implique précisément l'idée de responsabilité qu'on veut lui faire expliquer. Sans responsabilité, point de châtiment propre- ment dit, mais des conséquences pénibles^ des associations pénibles. A tel acte est attachée telle souffrance, et je crains cette souffrance : voilà la responsabilité; au fond, cette res- ponsabilité n'est autre chose qu'une crainte plus ou moins raisonnée et une attente plus ou moins justifiée ; le mérite, comme le dit Stuart Mill lui-même, est l'« aversion » pour un acte, la « détestation » d'un acte. Détester ou craindre, est-ce donc mériter ? Stuart Mill ne l'a pas assez prouvé. Il semble que le vrai mérite, s'il existe, n'est pas simplement .de la prudence, et le démérite du courage.

Il y a un défaut commun à tous les essais de genèse entrepris par Stuart Mill : c'est de trop ramener les senti- ments moraux à des affections passives ;' il ne voit point assez en eux et en nous la part d'activité intérieure qu'à tort ou à raison nous nous attribuons; responsabihté, en somrtie , c'est pour lui passivité. Au lieu de ce sentiment si vivant, si personnel, il ne montre à l'homme qu'un com- posé plus ou moins complexe de craintes et de désirs, de

RESPONSABILITÉ MORALE 339

peines et de plaisirs. S'attribuer à soi-même un acte, se juger soi-même dans cet acte, avoir la conscience inté- rieure (vraie ou illusoire) de mériter et de démériter, tout cela pour lui est encore souffrir et pâtir. Il n'explique pas assez le sentiment de notre activité personnelle au moins apparente.

Les plus récents représentants de l'Ecole anglaise sem- blent avoir senti ce défaut et l'avoir voulu réparer. Ils ten- dent, avec M. Bain, à rétablir dans les phénomènes du corps et de l'esprit la part d\me certaine activité, d'une certaine énergie individuelle , trop oubliée par leurs prédécesseurs. Cette idée d'activité, M. Bain l'introduit dans le débat qui nous occupe, et il modifie ainsi d'un façon originale la ge- nèse du sentiment de responsabilité proposée par Stuart Mill. L'autorité extérieure me commande tel acte; non- seulement mon activité intérieure obéit à ce commande- ment, mais encore elle s'efforce de l'imiter, de le repro- duire, de prolonger en elle-même l'autorité qui existe au dehors d'elle : « la conscience est une imitation en nous du « gouvernement hors de nous. » D'abord rigoureusement fidèle , cette imitation ne tarde pas à devenir plus libre ; non-seulement nous nous donnons et nous nous imposons à nous-mêmes les ordres qui nous sont donnés, mais en- core nous en venons à modifier peu à peu ces ordres, jus- qu'à paraître parfois tirer de nous-mêmes notre propre loi. « Ainsi l'étudiant arrive à croire ou à ne pas croire ses pro- « fesseurs sur l'évidence de sa propre découverte i. »

D'après cette théorie l'autorité extérieure, avec ses peines et ses récompenses, ne serait pour ainsi dire que le pro- fesseur de notre responsabilité : elle ne la produirait pas directement et passivement, elle agirait sur nous indirecte- ment et comme à travers notre activité : ainsi le modèle *€ngendre l'imitation de l'artiste.

Tel est l'efibrt de M. Bain pour introduire une sorte d'acti- vité dans la théorie utilitaire et nécessitaire. Malgré la part de vérité que contiennent ces analyses, les moralistes de l'école kantienne ne se tiendront assurément point pour satisfaits. Ils demanderont à M. Bain ce qu'il entend au juste par cette « imitation du gouvernement hors de nous » qui mettrait en nous la conscience et la responsabilité. Imiter, diront-ils, c'est encore refaire et, en une certaine mesure, créer : il n'existe point dans l'art, il n'existe point

1. Emot. and will, p. 288. Voir plus haut le chapitre sur M. Bain.

3'iO LA MOKALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

dans la vie de reproduction pure et simple; reproduction, c'est toujours, jusqu'à un certain point, production. Si la conscience et le mérite sont des imitations, elles ne sem- blent pas identiques à ces imitations vulgaires auxquelles on voudrait les assimiler. Ce sont des imitations vivantes et , sous ce rapport , plus admirables que leur modèle même : toutes ces forces extérieures et diverses, dont la multitude m'entoure et m'entrave, se sont d'après M. Baio organisées au dedans de moi, soumises à mon unité inté- rie'ure , identifiées avec ma vie personnelle : au moindre appel parti du fond de mon être, elles se lèvent, obsta- cles dressés contre moi-même , et je vois apparaître, vi- vantes en moi, les peines mêmes ou les récompenses qui au dehors me menaçaient ou m'attiraient. Organiser ainsi ce qui est en désordre, ramener à l'unité ce qui est divers, donner la vie à ce qui n'était qu'un mécanisme, est-ce imitation pure? Tandis qu'imiter c'est le plus sou- vent effacer, ternir, enlever l'unité et la force , au con- traire c'est la donner. Si le sentiment moral imite la sensa- tion de peine ou de plaisir, c'est en lui communiquant un je ne sais quoi qu'elle ne possédait pas ; si la conscience et la responsabilité imitent le châtiment, c'est en le transfor- mant. Mais alors on peut se demander d'où vient cet élé- ment nouveau dont l'introduction ôte aux sentiments de l'âme l'aspect d'une simple reproduction, La conscience et la responsabilité, qu'on les appelle du nom d'imitation ou de tout autre, n'en paraissent pas moins des œuvres origi- nales; elles semblent porter la marque d'une sorte de génie créateur; et génie, ici, n'est-ce point moralité? M. Bain n'a ])as donné sur ces points des explications suffisantes et il doit avouer tout au moins que le champ reste encore ouvert aux deux hypothèses opposées.

Les moralistes a priori pourront lui faire encore une se- conde objection. Non-seulement la conscience est plus ■qu'une simple imitation, mais, même au point de vue em- pirique, elle apparaît comme toute différente. On me com- mande tel acte, je me le commande : « imitation », dites- vous. Mais y a-t-il là, en définitive, aucun des caractères de l'imitation ? L'acte que j'accomplis, loin d*être la reproduc- tion du vôtre, ne semble pas du même genrô. Est-ce que, lorsqu'on me frappe, je me frappe moi-même par imitation? Je vois quelqu'un frapper; je l'imite, soit, mais en frappant autrui. A vrai dire, ce n'est pas l'acte même de me frapper que j'imite ; derrière ce fait je cherche la volonté qui l'exé-

RESPONSABILITÉ MORALE 341

cute, rinlention de frapper; cest cette intention que je pour- rais imiter, et je ne pourrai l'imiter qu'en frappant autrui ; quant à me frapper moi-même, nul instinct ne m'y porte, tous mes instincts m'en empêchent. Ainsi pour la con- science et la responsabilité : vous me châtiez, c'est-à-dire que vous faites suivre tel acte d'une certaine peine ; la seule imitation possible de ce châtiment sera pour moi de vous le faire subir. Yous me commandez tel acte, je vous le commanderai, voilà tout. Ma conduite sera alors un « fac simile » de la vôtre, et vous n'y pourrez trouver rien à blâmer.

Par cela même que M. Bain essaie d'introduire dans la genèse de la conscience et de la responsabilité l'idée d'imitation, il y introduit une certaine notion d'activité; or l'activité n'est pas un instrument docile entre les mains des psychologues anglais. A peine entrée comme élément constitutif dans la conscience, elle tend à s'y faire la plus large place. On veut lui donner un rôle secondaire , la réduire au rang d'imitatrice et de sujette; mais ici, loin d'être une aide, elle est plutôt une difficulté de plus, et l'idée d'imitation semble se retourner contre ceux qui vou- laient s'en servir. Imitation de l'autorité extérieure , en effet, c'est résistance contre cette autorité même; imiter la force physique, c'est la combattre et la vaincre. L'arbre n'imite pas le vent lorsqu'il plie, et céder n'est pas imiter; il l'imite bien plutôt lorsque , rassemblant toute sa vi- gueur, il lutte contre la force des vents. De même l'homme vraiment imitateur n'est pas celui qui se courbe devant le châtiment ; c'est celui qui le brave. A vrai dire, « l'auto- rité extérieure » à laquelle M. Bain voulait emprunter la conscience et le mérite n'existe qu'à condition que je l'ac- cepte et que, par là, je la crée. Yous pouvez avoir assez de force pour me châtier ; mais votre force est impuissante à me faire accepter ce châtiment. Ce n'est pas ma conscience (jui semble un emprunt à Tautorité extérieure, comme le veut M. Bain ; c'est cette autorité qui précisément semble im emprunt à ma conscience. Si l'enfant se sent coupable après avoir accompli tel acte défendu par ses parents, ce n'est pas que leur autorité lui ait fait une conscience ; c'est qu'il a fait et établi dans sa raison cette autorité même, c'est qu'il s'est commandé lui-même d'obéir à ses parents. Alors les ordres qu'on lui donne no sont que la traduction et l'imitation de l'ordre qu'il s'est donné d'obéir. Sa conscience et sa responsabilité sont donc en

342 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

quelque sorte le modèle, loin d'être la copie ; c'est d'après elles seules qu'il façonne ses actions; c'est le type su- prême sur lequel il modèlera sa vie entière. « L'autorité extérieure » est le « fac-similé » imparfait de notre propre autorité.

Telle est l'interprétation que les moralistes a 'priori pour- ront donner des faits invoqués par M. Bain. Les etforts de la psychologie aussi bien que de la morale anglaise semblent ainsi échouer devant cette difficulté suprême : faire accepter le châtiment. L'échafaud ne sera jamais le crime. La victime ne deviendra jamais à ses propres yeux le coupable. Il faut que, moi aussi, je me châtie moi-même pour que le châti- ment soit efficace; mais pour cela il faut que, avant toute idée de peine physique , de souffrance physique , avant toute idée venant du dehors, avant tout désir ou toute crainte sensible, j'aie au fond de moi-même la notion d'un idéal intérieur et d'une beauté morale. D'une peine mfligée, il n''est pas si facile de faire sortir l'idée d'une peine méritée. Du monde extérieur, des objets sensibles, vous pouvez tirer toutes les souffrances et toutes les voluptés que vous vou- drez ; vous pouvez me combler de ces voluitt(''S et m'acca- bler de ces souffrances : ferez-vous que je croie les mériter';^ Le mérite ne s'emprunte pas à la récompense et ne se détache pas d'elle ; il se l'attache. Pour que je ne repousse pas la peine il faut que j'aille au-devant. Cette merveille de l'acceptation du châtiment dépasse l'imitation ou la résignation passiv-e : elle suppose une certaine part de la pensée et de la volonté personnelles, que Stuart Mill et M. Bain n'ont point assez reconnue. Sans doute le senti- ment vulgaire du libre arbitre que nous associons à l'idéal suivi ou méconnu par nous peut être illusoire; mais, s'il n'y ajtas dans notre volonté toute l'indépendance que nous croyons y voir, il y a du moins dans la pensée du mérite et (le la beauté morale une conception supérieure, un idéal irréductible à la simple imitation.

II. On le voit, le sentiment de la responsabilité, que nous possédons en fait, n'a pas encore été sufllsannnenL expliqué par Técole anglaise. Du reste, elle n'a j)as dit sur ce point son dernier mot, et on pourrait trouver un jeu de mécanisme intellectuel plus propre que 1' « association des idées » et « l'imitation i> à rendre compte de cette illu- sion naturelle, si c'en est une. Mais, quand même on aurait expliqué en psychologie le sentiment de la responsabilité

RESPONSABILITÉ MORALE 343

(ce qu'après tout nous croyons possible), il reste toujours à savoir si l'école anglaise pourrait l'invoquer en morale et y trouver un point d'appui.

La doctrine anglaise, ne justifiant le sentiment de res- ponsabilité que par une association, rend nécessairement consciente cette association ; elle la détruit donc^ suivant la loi que nous avons établie plus haut. La genèse empirique du sentiment de responsabilité, une fois bien connue de tous, suffirait ainsi à supprimer plus ou moins chez tous ce sentiment même. C'est un nouvel exemple de cette in- fluence dissolvante exercée par la doctrine anglaise sur les notions mêmes qu'elle assemble et associe. Je crois être responsable, soit; mais le suis-je réellement? Si votre théorie m'apprend qu'en réalité je ne le suis pas, je ne croirai plus l'être. Vérité bien simple, bien naïve même, et pourtant vérité trop méconnue par les utilitaires dans toutes les parties de leur système.

Laissons donc les sentiments, les associations d'idées, les apparences subjectives, et demandons-nous ce que de- vient, dans la théorie anglaise, la réalité objective de la responsabilité.

Pour traiter cette question morale, il nous faut écarter toute question de faits extérieurs, de lois, de coutumes, de croyance; il faut nous placer ainsi jusqu'à nouvel ordre au-flessus de la société, et négliger le problème de l'impu- tabilité sociale. Alors même que je serais seul au monde, qu'il n'y aurait ni êtres semblables à moi ni être supé- rieur à moi, aurais-je encore le droit de me dire, après avoir accompli un acte conforme ou non à ma dignité per- sonnelle : Je suis responsable de cet acte à mes yeux ; j'ai mérité ou démérité devant moi-même en l'accomplis- sant?

La question étant ainsi posée et dégagée de toute cause d'erreur, de tout prétexte à ces faux fuyants dont la dialec- tique anglaise est si riche, il n'y a pour elle qu'une réponse à faire : Non.

Interrogez les partisans de Kant, ils vous répondront : On n'est véellemeni responsable que si l'on est réellement cause; je ne mérite ou je ne démérite que pour ce que j'ai fait moi-même, non pour ce que les désirs et les intérêts ont fait en moi. Et si les intérêts sont tout, ma responsabilité n'est rien. Etre responsable, ce serait embrasser par la conscience toute la série d'actes qu'on aurait fait sortir de soi et les ramener de nouveau à soi; ce serait dire : Ce

344 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

sont îïies actes, bons ou mauvais, je les accepte comme miens; après avoir voulu les faire, je veux encore les avoir faits; je veux me reconnaître en eux. Et tout ce qui, en eux, n'est pas moi, je le rejette, j'en rejette la responsa- bilité et j'en renvoie à d'autres le mérite ou le démérite. Or, pour être ainsi vraiment cause de ses actes, il fau- drait être libre. La nécessité universelle et absolue est essentiellement ce qui réduit toutes choses au rang d'effet, ce qui interdit à toute chose et à tout être de s'ailribuer rien absolument et de répondre de rien. La liberté, au con- traire, pourrait seule arrêter devant le moi toute la série de causes et d'effets extérieurs à lui, de motifs et de mobiles qui allaient déterminer son action sans qu'il agît lui-même; elle lui permettrait de produire réellement un acte qu'il pourrait appeler sien, de tirer enfin de lui-même quelque chose qu'on ne put trouver hors de lui. « Dignité de la causalité », comme disait Pascal, ou, mieux encore, « di- gnité de la liberté morale », telle semble donc être la défi- nition de la responsabilité qui répond le mieux à l'idée que nous nous en faisons. A ce point de vue, mériter, ce serait être digne de soi, ce serait en quelque sorte mériter de soi. Indépendamment .de ces plaisirs et de ces peines aux- (juelles les utilitaires empruntent le sentiment du mérite et du démérite, nous croyons posséder un mérite intrinsèque, parfaitement dégagé de toute conséquence sensible; nous croyons mériter parce que nous voulons^ non parce que nous souffrons. Le mérite, la responsabilité serait ainsi un rapport de moi à moi, de ma liberté à ma liberté ; et aucun rapport de moi aux choses ou des choses entre elles, aucune fatalité d'intérêts, aucune fatalité de sensations ne peut la produire ou la remplacer. Si 1' « imitation » ne suffit pas ;i expliquer le sentiment du mérite et de la responsabilité, c'est qu'au fond le mérite doit être une sorte de création. L'être méritant et responsable est, dans le grand sens du mot, un poète; chacune de ses actions, il la fait véritable- ment, il la crée; sans sa volonté, cette action ne pourrait être : la nature seule serait impuissante à la produire, comme elle est impuissante à produire certaines œuvres de l'art. En vain toutes les forces de la nature viendraient mouvoir et essayeraient de guider l'esprit de riiomme, elles ne pourraient faire réaliser à l'être moral la bonté idéale et absolue dont il a tout au moins l'idée ; cette bonté n'a besoin , pour être réalisée, que d'être voulue librement, elle prend vie en (\\n la veut : oui, mais il faut la vouloir

RESPONSABILITE MORALE 345

et, pour la vouloir, il laut être capable d'autre chose que de tlésirer fatalement le plaisir.

Voilà la seule responsabilité qui ne serait pas une chi- mère, et qui existerait indépendamment de la peine ou de la récompense extérieure; la vraie responsabilité serait la liberté même se ressaisissant dans son passé et ramenant à soi comme à un centre unique toutes les actions qui ont rayonné d'elle. Le vrai mérite serait une forme supérieure que crée et se donne à elle-même la liberté.

Tel est l'idéal que Fécole de Kant oppose aux mora- listes anglais. Ceux-ci peuvent trouver cette idée plus mys- tique que scientifique ; nous comprenons qu'ils la rejettent comme irréalisable, seulement ils ne devraient pas garder le mot de responsabilité en abandonnant la chose. Le mé- rite réel, la responsabilité réelle, l'école anglaise sent bien qu'elle ne peut y atteindre, et pourtant elle n'ose y re- noncer tout à fait : elle invoque, comme toujours, une res- ponsabilité illusoire, un mérite illusoire, reposant sur une association d'idées subjective et sur une fausse croyance. Aussi Stuart Mill finit-il par reconnaître que la responsabi- lité utilitaire est toute physique, nullement morale, c'est- à-dire qu'au fond il n'y a pas de responsabilité réelle. « De « quelque nom qu'on appelle cette croyance la responsa- « bilitéj, elle ne repose pas sur une théorie quelconque de « la spontanéité de la volition. Le châtiment du péché , « dans un autre monde, est un article de foi absolu pour « les Turcs fatalistes et pour les chrétiens déclarés , qui « non-seulement sont nécessitaires , mais croient que la « majorité des hommes sont prédestinés par Dieu, de toute « éternité, au péché et au châtiment de leur péché. Ce n'est « donc pas la croyance à notre imputabilité future qui ré- « clame ou présuppose l'hypothèse du libre arbitre; c'est la « croyance que nous sommes moralement obligés à rendre « compte ; que nous sommes imputables a juste titre '. »

S'il n'y a pas de réelle responsabilité, Stuart Mill aurait le dire sans chercher, selon son habitude, de porte échappatoire ; il ne faut pas ici parler de croyance ni d'association, il ne faut pas appeler à son aide les préjugés mêmes qu'on veut détruire, il ne faut pas se déguiser à soi-même la vérité simple et franche.

Sur la question de la sanction, nous n'aurions trouvé nulle hésitation de ce genre chez Spinoza, Helvétius ou

1. Pftihs, lie Harii., p. 558.

346 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

d'Holbach. Ils eussent compris et ouvertement accepté l'impossibilité de fonder une sanction véritable, une res- ponsabilité réelle. La nature, nous auraient-ils dit, n'a pas besoin d'être corrigée par votre sanction morale ; au fond, ce qui est est bien, par cela seul qu'il est. Tel homme injuste est heureux : qu'importe? Défendez-vous contre lui si vous pouvez. Son injustice même est l'effet des lois éternelles de la nature. Injustice humaine, c'est, dans la nature, harmonie et justice.

Ni Stuart Mill ni ses successeurs ne semblent avoir cette résignation. Ils hésitent, ils semblent chercher des arrange- ments et des biais; en fin de compte, c'est toujours à l'im- putabilité sociale qu'ils en reviennent pour rétabhr l'har- monie de la justice et du bonheur : je ne suis pour eux qu'un être social, une sorte de machine sociale bonne à « promouvoir » le bonheur général, qu'on fait fonctionner dans ce but et qu'on use. Passons donc enfin avec eux du point de vue moral au point de vue social.

il

CHAPITRE II

RESPONSABILITE SOCIALE

Comment les rapports sociaux entre des êtres moralement irrespon- sables peuvent engendrer, d'après les utilitaires, une responsabilité relative : la responsabilité sociale.

I. Première fin qui, d'après Stuart Mill, justifie le châtiment légal : le profit du coupable. Théorie de Platon reproduite par les uti- litaires. — Le coupable jugeant avec la balance de Bentham le profit qu'il doit retu-er du châtiment. Le châtiment donnanl à l'homme, d'après les utiUtaires , l'amour du bien, la liberté, la perfection. Que la seule perfection de Ihomme, pour tout utili- taire conséquent et exclusif, c'est de suivre son intérêt. Diffi- culté de légitimer la sanction par le profit qu'en retire l'individu.

IL Seconde fin qui justifie la sanction : l'intérêt social. La sanction ainsi conçue est-elle efficace. Serait-il plus efficace, au point de vue de l'intérêt social, de punh' des fous ou des innocents que des coupables. se trouve, dans cette question, la vraie difficulté. La question de l'efficacité se confondant avec celle de la légitimité. L'utilitaire et le fataliste peuvent -ils trouver juste la punition que leur inflige la société. Réponse de Stuart Mill. Le « fatalisme modifié » de Stuart Mill peut-il donner à l'homme le sentiment que la punition est juste. Discussion avec Stuart Mill. Que la crainte d'une peine injuste n'est pas un mo- bile d'action sulfisant. Quels sont les vrais mobiles d'action. Le principe que Stuart Mill donne pour fondement à la justice, œil pour œil, dent pom- dent, invoqué par le coupable même contre la société.

Que la sanction vraiment efficace est la sanction vraiment légitime. Comment, dans la morale idéaliste, c'est le coupable qui se [)unit lui-même. Que la vraie sanction, s'il y en a une, est celle qu'on accepte; et que celle qu'on accepte le mieux est celle qu'on s'in- flige soi-même, De la sanction idéale dans la société.

La doctrine anglaise contemporaine n "admet pas de sanction véritablement morale ; mais ne pourra-t-elle avoir une sanction légale et sociale ? Tel individu donné est

348 LA ]\10RALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

irresponsable ; tous les autres individus soot irresponsables aussi ; mais les rapports sociaux de toutes ces irresponsa- bilités ne pourraient-ils produire une responsabilité rela- tive, un mérite ou un démérite relatifs, suffisants toutefois pour justifier et légitimer les peines sociales ?

Être responsable, d'après l'étymologie du mot ', c'est se porter garant de soi-même , c'est présenter son corps comme caution de sa volonté. De volonté libre, il n'y en a point ; mais le corps, sa caution, subsiste. La cause première et vraiment efficace de toutes nos actions est insaisissable ; mais la cause prochaine et occasionnelle de ces actions, le corps, peut être saisie et frappée. La sanction de nos pères coupait la langue qui avait blasphémé ou la main qui s'était ensanglantée ; pourtant ni la main ni la langue n'étaient les vrais coupables. Ainsi fera la sanction utilitaire ; seulement , au lieu d'agir sur une partie de l'homme, elle frappera l'homme tout entier. De une imputabilité purement physique et mécanique, de même que le dérangement d'une montre est imputable à telle roue ou à tel ressort : pour rétablir l'équilibre, on agira sur la partie dérangée , qui deviendra alors le vrai point d'ap- plication de la force sociale ou, en langage vulgaire, la volonté responsable devanl la société.

Ainsi entendue, la sanction légale reste assurément i)os- sible dans le système utilitaire ; reste à savoir si elle offre les deux caractères essentiels de toute bonne sanction : la légitimité et Feificacité. Le débat va recommencer ici plus vif que jamais entre les empiristes et les rationalistes ; écoutons successivement ces parties adverses, sans nous dissimuler qu'il y a de grandes difficultés de part et d'autre, et pour signaler tout au moins aux utilitaires les desiderata de leur système.

I, Une première fin, d'après Stuart WiW^ justifie l'em- ploi du châtiment par la société : , c'est « le profit qu'en retire le coupable lui-même ». Mais cette première jus- tification est évidemment insuffisante. Si, pour légitimer la douleur qu'on me cause en me punissant, il suffisait que j'en retirasse du profit, pourquoi cola ne suffirait-il pas aussi pour légitimer la douleur que j'ai causée aux autres? La vraie question est celle-ci : en me punissant sans que je sois réellement responsa])ie , m'apparaîtrez-vous comme

i. Re-spondeo, ijavantlr de son <:i'iU'\

RESPONSABILITÉ SOCIALE 340

réellement injuste, et ma raison repoussera-t-elle votre sanction alors même que je serais forcé de la subir? Nullement , dit Stuart Mill. « Punir l'homme pour son « propre bien , pourvu que celui qui inflige la peine ait c un titre à se faire juge , n'est pas plus injuste que de « lui faire prendre un remède *. » C'est la théorie de Platon : le mal est une maladie, le législateur un médecin, la peine un remède. « Faire du bien à une personne , « continue Stuart Mill, ce ne peut être lui faire du tort. » Mais quel est ce prétendu bien, ce prétendu prolit ? Si je suis utilitaire , n'attendez pas que je me contente de mots vagues ; muni de la balance plus ou moins exacte de Bentham , me voilà prêt à supputer et à comparer la peine que vous m'imposez, dix ans de prison par exemple, et le profit que vous m'annoncez. « En contre-balançant, « dit Stuart Mill, l'influence des tentations présentes ou des « mauvaises habitudes acquises, la peine rétabhra dans « Tesprit cette prépondérance normale de l'amour du bien (t que beaucoup de moralistes et de théologiens regardent (' comme la vraie définition de la liberté -. » La « pré- pondérance normale de l'amour du bien », voilà donc le profit que vous me promettiez ! Et qui vous assure que cette prépondérance soit quelque chose de normal ? Et qu'appe- lez-vous Yamour du bien? Qu'est-ce que le bien? L'utile, direz-vous. Et qu'est-ce que l'utile? Ce qui produit le plaisir. Et qu'est-ce que le plaisir ? D'après vous-même, je n'en connais et n'en puis désirer d'autre, au fond, que le mien. Vous trouvez pourtant mauvais que je désire mon plaisir, et vous voulez me punir, et vous me parlez d'un autre bien ! Il faut aimer le bien, dites-vous ; mais je l'aime autant, plus que vous peut-être; je l'aime d'un amour plus sincère, plus fidèle, d'un amour si fidèle que, malgré vos efforts, vous ne pourrez faire prendre le cliange à cet amour et lui faire embrasser l'ombre au lieu de la réalité. J'aime le bien, vous dis-je; seulement, c'est mon bien. Que faites -vous plus que moi? Vous ajoutez à votre amour une erreur, voilà tout ; vous n'êtes pas bon, vous êtes dupe, et je ne veux pas être dupe : voilà la différence entre nous. Du reste, il est possible que votre bien , à vous , s'accorde avec le bien d'autrui ; le mien s'y oppose et me contraint à léser autrui : c'est un

1. stuart Mill, Phil. de Ham., p. 568.

2. Philos, de Ham., p. 563.

350 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

mal pour autrui, mais ce n'est pas un mal pour moi, et je n'ai nul besoin que le mal très-réel de la sanction vienne dissiper ce mal imaginaire.

Platon, que vous invoquez, avait peut-être le droit de me trouver « malade », lui qui me comparait avec l'homme idéal, avec l'exemplaire accompli de la bonté et de la sa- gesse, et qui ainsi, rapprochant l'homme et son idée, voyait par l'un s'écartait de l'autre. Mais vous, 'étranger à tout idéalisme, à quel indice reconnaissez-vous que je suis ma- lade? Quelle est ma maladie, si ce n'est la vôtre, si ce n'est celle de tous ces êtres dont vous m'entourez et qui, comme moi, restent éternellement impuissants à faire sortir de leur volonté la moindre parcelle de désintéressement véri- table? De cette maladie votre sanction ne peut me guérir. Yous me parlez de liberté, de « liberté complète, réelle. » Quoi donc? ne sommes-nous pas tous aussi esclaves, esclaves des motifs, des mobiles, des désirs, des intérêts, de l'inévi- table égoïsme? Esclavage pour esclavage, j'aime mieux le mien ; il est plus franc. J'ai même des maîtres de moins que vous, à savoir vos illusions, vos préjugés, votre fausse moralité; je suis libre de tout cela, moi; j'agis par raison réfléchie, vous par sympathie instinctive et par altruisme aveugle. Vous parlez de « perfection humaine î>, et quel €st donc le type parfait de l'homme exclusivement uti- litaire ? M. Bain un utilitaire se moque des mora- listes a priori qui veulent régler la conduite et le caractère des hommes sur un « étalon unique », « comme les Anglais règlent leurs montres sur l'observatoire de Greenwich » ; mais n'est-ce pas que vous en revenez vous-même ? Ne parlons donc pas de la « perfection humaine », parlons de ma perfection ; or ma perfection, c'est de suivre mon véritable intérêt, vous ne pouvez pas le contester. Ne m'arrachez donc pas la seule perfection compatible avec votre système. Dans votre théorie, nul être agissant d'après des motifs rationnels n'est mauvais en soi et pour soi, nous ne pouvons être mauvais que par rapport à autrui : il est donc absolument impossible de légitimer la sanction si l'on ne considère que l'individu : renoncez à me punir, si vous ne voulez me punir que pour mon bien.

Telle est la série de difficultés que soulève sur ce point la doctrine de l'école anglaise et à laquelle, il faut le dire, elle n'a pas fait jusqu'ici de réponse assez complète. En résumé, parce que je vous cause des souffrances, vous ne pouvez

RESPONSABILITE SOCIALE 351

me déclarer malade et souffrant moi-même. Je suis une cause de mal pour vous, soit; mais vous ne pouvez faire de moi un prétexte à remède et à guérison. Traitez-moi par le fer et par le feu ; mais n'invoquez pas ma santé, et n'es- sayez pas de me faire prendre le bourreau pour un médecin. Mon intérêt, dans votre doctrine, n'est et ne sera jamais le châtiment, et le châtiment n'a pas et n'aura jamais pour fin réelle mon intérêt.

IL Dans le problème de la sanction comme dans les autres, Stuart Mill et les utilitaires s'efforcent toujours de déguiser le plus possible la réelle séparation qui existe entre l'intérêt de l'individu et l'intérêt de la société. Pourquoi me mettez-vous à mort? Pour votre intérêt, nous ont répondu d'abord les utilitaires ; ils voudraient identifier, même dans le châtiment, même dans l'acte de répression violente et douloureuse exercée par la société contre l'individu , ces deux choses si distinctes : mon plaisir, votre plaisir. Mais si cette prétendue identité paraît inadmissible , comme elle nous a paru en effet , on fera alors appel à l'intérêt social, ce qui est, encore, la su- prême ressource des utilitaires.

L'intérêt général étant pris ainsi pour fin, on peut se demander d'abord si la sanction utilitaire, à ce nouveau point de vue, offrira les caractères de l'efficacité et de la légitimité. Examinons donc d'abord si une 'punition conçue comme ne répondant pas à une faute réellement volon- taire sera aussi efficace, chez l'individu puni et chez ceux qui le voient punir, qu'une punition conçue comme répon- dact à une faute volontaire.

Cette question de l'efficacité des sanctions sociales est l'une de celles qui ont soulevé, entre les partisans du fata- lisme et ceux de la liberté morale, le plus de discus- sions et de controverses. Les partisans de la hberté ne se sont pas défendus de certaines exagérations qui pou- vaient compromettre leur cause, et ils n'ont pas toujours placé la question sur son vrai terrain. On a répété souvent, depuis Aristote, que la menace des peines ou l'attente des ré- compenses ne sauraient être efficaces auprès d'un être poussé par la fatalité, pas plus qu'elles ne le sont auprès d'une machine? Cette objection roule sur la confusion du maté- riel et de l'intellectuel : l'homme, selon les déterministes, est une machine qui pense et qui a pour ressorts des idées ;

35Î LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

chaque idée, par cela seul qu'on la pense, devient une force * ; l'idée du châtiment futur est donc une force comme toutes les autres, non moins fatale, non moins puissante par cela même, et qui peut contrebalancer les autres mobiles dans l'esprit de l'homme. Dès lors, le châ- timent légal peut rester, dans la théorie anglaise, un moyen d'action efficace pour la société. Qu'on châtie un être nécessité par l'intérêt, comme l'est un animal, ou un être moralement libre , la souffrance subsiste toujours , et la crainte de la souffrance, et la fuite de cette souffrance.

Mais, objecte Victor Cousin, si l'on ne châtie le cri- minel que pour obtenir un effet utile à la société et pour détourner du crime, on obtiendra le même effet en châ- tiant l'innocent ; « car la peine, en frappant l'innocent, « produirait autant et plus de terreur et serait tout aussi « 'préventive ^ » C'est à peine si une aussi enfantine objec- tion a droit à une réponse. Prenons un exemple : on veut produire un grand effet préventif sur l'esprit des incen- diaires ; pour cela , on arrête ceux qui n'ont jamais in- cendié, et on les condamne : quel effet préventif cette con- damnation déraisonnable pourra- 1 -elle produire ? Pour prévenir le crime, il faut évidemment condamner le crime, et non son contraire ; il est donc absurde de dire : Nous voulons effrayer les coupables, frappons les innocents.

On a dit encore que la punition des fous, des imbéciles, des ignorants, de tous ceux qui agissent sans connaissance de cause, n'aurait pas moins d'effet préventif que la puni- tion de ceux qui savent ce qu'ils font. Mais, répond avec raison Stuart Mill , « tout l'effet préventif que la vue du « supplice peut produire sur l'esprit de gens obéissant à " des motifs vient de ce qu'on envoie au supplice des gens « ayant obéi à des motifs ^ )'

Toutes ces objections secondaires étant écartées, abor- dons ce qui nous semble, pour les utilitaires, la vraie difficulté.

Si la crainte du châtiment est une force dont peut se servir la société utilitaire, cette force est aussi exposée, comme toutes les autres, à être combattue et neutralisée par d'autres forces. Or, au nombre de ces forces qui combat- lent l'efficacité du châtiment, ne trouvons-nous pas l'idée même qui fait le fond du système utilitaire contemporain,

1. Voir M. Alfred Fouillée, La liljpvté pt le déterminisme. 1. Cousin, Arfinin, du (iorf)ias. y. l'hil. de Haut., p. 365.

RESPONSABILITÉ SOCIALE 353

ridée de la nécessité universelle et de Tirresponsabilité personnelle ? A'ous me punissez ; mais trouverai-je juste cette punition si réellement je ne la mérite pas et si mon action a été nécessitée par le désir de mon intérêt ? Et si je ne trouve pas juste cette punition, si d'autre part ceux qui sont disposés à m'imiter ne la trouvent pas juste, l'injustice de votre sanction, en diminuant son autorité, ne lui enlèvera-t-elle pas de son efficacité ?

On ne saurait séparer, dans la peine, l'efficacité com- plète de la légitimité complète, et les deux questions finissent par se confondre. Stuart Mill a prévu l'objection et en a compris l'importance : « On dit que le nécessitaire « doit sentir de l'injustice aux punitions qu'on lui inflioe « pour ses mauvaises actions; cela me paraît une chimère. « Ce serait vrai, sïl ne pouvait réellement pas s'empêcher « dagir comme il l'a fait, c'est-à-dire si l'action qu'il a faite « ne dépendait pas de sa volonté. » Mais précisément le néces- sitaire dont parle Stuart Mill répondra à la société cour- roucée qu'il ne pouvait s'empêcher d"agir comme il l'a fait. N'oubliez pas la définition que vous-même avez donnée de l'homme : un agent intermédiaire entre les désirs et les actions K L'homme est donc, d'après vous, comme le fléau de la balance s'agitent les mobiles. Mettez parmi ces mobiles la crainte du châtiment, toutes les craintes et tous les désirs possibles; croyez-vous que vous produirez jamais l'indépendance de la volonté, et que le fléau ne s'inclinera pas toujours vers le poids le plus fort? Stuart Mill et les nécessitaires modernes ont pu, suivant leurs expressions mêmes, modifier le fatalisme; mais le fatalisme modifié est toujours du fatalisme, et l'irresponsabilité modifiée est toujours en soi de l'irresponsabilité. D'après Stuart Mill, nous avons le pouvoir de changer notre caractère, nous avons le pouvoir de faire ou de ne pas faire telle action, nous avons tous les pouvoirs, mais c'est à une condition : si nous Je voulons ; et nous ne voulons qu'à une condition : si nous le désirons; et nous ne désirons telle chose qu'à une condi- tion : c'est d'avoir désiré telle autre chose, qui nous a fait désirer la première, et ainsi de suite à l'infini; de sorte que, pour trouver ce grand pouvoir que Stuart Mill nous laisse, il faut le chercher de désir en désir, de sensation en sensation : il nous fuit d'une fuite éternelle. Pourquoi ne pas dire aussi que le paralytique a le pouvoir de courir

1. Logique, t. II, p. 423.

ÛUYAU. >3

354 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

à condition qu'il meuve ses jambes, et de mouvoir ses jambes à condition que ses nerfs fonctionnent, et de faire fonctionner ses nerfs à condition de n'être pas paralytique?

La conscience de l'absolue nécessité qui régit nos actes intéressés nous empêchera doncd'accepter la sanction sociale comme une justice, et nous n'y verrons qu'une lutte de rintérèt contre l'intérêt. Il est vrai que Stuart Mili, sous le rapport de la responsabilité sociale, distingue les actes pro- duits par une nécessité simplement intellectuelle et les actes produits par une contrainte physique : responsables des premiers, nous ne le sommes pas des seconds. Ainsi, lorsque vous m'avez contraint par la force ouverte à faire une action défendue, on ne peut me punir sans que je sente l'injustice de la peine ; mais si vous placez la force qui me pousse dans mon cerveau, si vous me la cachez ainsi à moi-même, que vous lui donniez le nom de désir ou d'intérêt, cela suffit pour que tout change, pour que l'injustice du châtiment devienne à mes yeux justice, et la contrainte liberté.

Stuart Mill lui-même avoue qu'on doit se sentir irres- ponsable envers la société lorsqu'on « subit l'empire d'un « motif si violent qu'aucune crainte de châtiment ne peut « avoir d'effet ». Et il ajoute : « Si l'on peut constater ces « raisons impérieuses, elles constituent des causes d^immu- (( 7iité. Mais, si le criminel était dans un état la crainte « du châtiment pouvait agir sur lui, il n'y a pas d'objection « métaphysique qui puisse lui faire trouver son châtiment « injuste. » Donc, suivant que la crainte du châtiment a été ou non présente à mon esprit, mon acte a été libre ou non : une crainte de plus, une fataHté de plus, et voilà la liberté, la responsabilité. Le motif qui m'a poussé a-t-il agi avec violence, je trouverai ma punition injuste ; a-t-il agi avec la même sûreté, mais avec plus de douceur, je pourrai la trouver juste. Que ma balance se soit penchée brusquement du côté du plus fort motif, je suis sauvé; qu'elle se soit penchée un peu i)lus lentement, me voilà perdu. En outre, selon cette théorie, il suffirait de ne plus craindre le châtiment social pour ne plus le mériter, et d'avoir le plus haut degré de brutalité dans la passion pour avoir a l'immunité » devant les tribunaux. « Lecrimi- '( nel, conclut Stuart Mill, ne croira pas que son acte ne lui « soit pas imputable parce qu'il a été le résultat de motifs « agissant sur une certaine disposition mentale. » Quoi donc? Une certaine disposition mentale, œuvre de la fatalité,

RESPONSABILITÉ SOCIALE 355

et des motifs également amenés par la fatalité, voilà en der- nière analyse tout l'homme, et riiorame se croirait réelle- ment responsable ! Non ; c'est ma disposition mentale qui est responsable à ma place ; punissez mes motifs, si vous pouvez ; cherchez plus haut que moi la cause dernière de mon acte ; cherchez plus haut que moi cette responsabilité que je passe à mes désirs et qu'ils se passent l'un à l'autre. Quant à moi, simple intermédiaire, je suis le théâtre se déroule le drame; et, si le drame se termine par le châtiment, de quel droit faut-il que ce châtiment me frappe?

Ainsi, dans la doctrine utilitaire, le châtiment légal, ne pouvant m'apparaître comme juste en soi, perd son efificacité la plus précieuse, celle qui consiste à produire un effet dans La raison même et dans la volonté de l'homme. « Quim- « porte ? dira-t-on ; vous ne cessez pas de craindre le châti- « ment, et cela nous suffit. » Si je ne cesse pas de le craindre, je cesse de le respecter, je fais tous mes efforts pour l'éluder et pour le fuir, non pour éviter et fuir Faction à laquelle il s'attache; direz-vous donc fjru'il a toujours la même efficacité"? Lorsque le châtiment m'atteint malgré moi, je le subis physiquement ; mais je le repousse morale- ment : il m'irrite et m'exaspère. L'esclave le plus frappé est le plus indocile : il faut être libre et maître de soi pour être puni avec proffi. La crainte de la peine n'est pas par elle seule un mobile suffisant lorsque cette peine est imposée du de- hors, imposée par la force ou la nécessité, et que par con- séquent elle reste elle-même tout extérieure. Les vrais mobiles ne sont pas ceux qu'on m'impose, mais ceux que je veux ou accepte ; le mouvement durable et le plus irrésis- tible, c'est celui que je m'imprime à moi-même le plus invinciblement : je vais plus loin et plus longtemps quand je vais je veux.

Dans la doctrine utilitaire, au contraire, le coupable reste en face de la sanction comme une force en face d'une autre force : cette sanction, au lieu d'être la réparation de son acte et l'apaisement de la lutte qu'il avait engagée contre la société, semble plutôt le prélude et le début d'une lutte nouvelle; c'est une défaite qui appelle une revanche. Dans la chaleur de ce combat, on sent moins la blessure de la peine et, le coup qui vous est porté, on désire le porter à son tour, en vertu même de cet instinct d'imita- tion que M. Bain invoque. Œil pour œil, dent pour dent, tel est d'après Stuart Mill le principe dernier de la jus- tice utilitaire; mais si tel en est le principe, telle en semble

350 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

être aussi la conséquence et l'effet final; pourquoi le cou- pable utilitaire ne dirait-il pas, lui aussi, à ceux qui l'ont puni : « ÛEil pour œil, dent pour dent » ? pourquoi n'in- voquerait-il pas contre l'intérêt public la grande loi de repré- sailles que l'intérêt public invoque contre son intérêt privé? En somme, la sanction sociale, comme toutes les au- tres, reste et restera toujours, d'un point de vue absolu, injuste à l'égard d'un être irresponsable que l'intérêt en- traîne ; de cette injustice essentielle naît naturellement dans la pratique une inefficacité relative. Les utilitaires, en châ- tiant, ont pour but l'intérêt de la société; mais cette fin même, que seule ils poursuivent, ils ne l'atteindront pas aussi sûrement que s'ils ne la poursuivaient pas seule.

Pour que la sanction ait une efficacité entière, il faut que ma volonté l'ait acceptée par avance ; il faut aussi qu'elle l'accepte sur le moment même. On se fait souvent de la sanction une idée très-inexacte : on se la figure comme une réaction violente venue du dehors et frappant malgré lui le coupable; sanction, ce serait alors tout simplement contrainte physique. On confond ainsi la force matérielle, qui n'est que l'instrument, avec la volonté morale qui s'en sert. A vrai dire, une sanction n'est telle que si elle est parfaitement efficace, que si elle est présentement consentie et voulue par le coupable; la vraie sanction apparaît ainsi comme l'opposé même de la contrainte extérieure. C'est moi, en réalité, qui me contrains par la sanction ; ce n'est pas vous qui me contraignez. Si le coupable demande à celui qui le châtie : « Pourquoi me frappez-vous ? » il n'y a qu'une réponse qui puisse entièrement le satisfaire : Parce que vous l'avez voulu, et que vous devez le vouloir encore. D'après la loi athénienne, chaque coupable devait lui- même proposer la peine qu'il jugeait proportionnée à sa faute : c'est la sanction idéale, dont la société réelle ira se rapprochant de plus en plus. La sanction n'existe que le coupable l'accepte, bien plus la veut, la fixe et l'exerce lui-même. Je ne puis être puni , dans toute la force de ce mot, que si c'est moi qui me punis.

Ainsi conçue, la punition, en devenant parfaitement juste à mes yeux, devient aussi parfaitement eificace. La volonté peut seule être frappée sans se révolter, parce que seule elle peut se frapper elle-même. Au contraire, après avoir désiré un plaisir conformément à la doctrine utilitaire, il m'est impossible, en vertu de la même doctrine, de désirer la douleur qui en est la peine et la conséquence, car,

RESPONSABILITÉ SOCIALE 357

selon cette théorie, toute peine est un mal : la sanction ne sera donc jamais acceptée par le désir. Seule la volonté, après avoir voulu un acte, pourrait accepter et vouloir encore la peine qui le suit. Non seulement alors elle n'avouerait pas que cette douleur est un mal, mais elle soutiendrait avec raison que cette douleur est un bien.

Du châtiment et de la peine l'école anglaise espère tirer la volonté même de ce châtiment et de cette peine ; ne pourrait-on dire au contraire, pour clore cette discussion, que la volonté seule serait capable de faire la punition ou la peine véritable, c'est-à-dire la peine morale du remords, d'autant plus cruelle que c'est nous qui nous l'infligeons, d'autant plus puissante qu'au lieu de lutter contre elle nous la suscitons contre nous ? Par même, au point de vue de la sensibilité, la peine la plus complète, c'est la peine la plus volontaire. Le châtiment le plus digne de ce nom est celui que je n'ai pas souffert en bête brute, mais ^n être raisonnable, communiquant par ma raison et ma volonté à ce signe matériel de mon démérite une valeur morale qu'il ne possède pas. La société ne peut s'arroger le droit d'appliquer le principe d'expiation, d'autant plus que la véritable expiation vient de l'individu même, mais elle doit, en se défendant par la justice légale, faire appel à cette justice intérieure de la conscience que le coupable exerce sur soi. Ce qui ferait la vraie efficacité de la sanc- tion légale, ce serait sa légitimité morale reconnue par celui même qui en est l'objet. Tel est l'idéal, sinon la réa- lité, et l'école anglaise a tort de soutenir que la sanction proposée par elle répond à cet idéal. Qu'elle nie l'exis- tence réelle de la liberté, par conséquent la possibilité d'atteindre à cette sanction parfaite et parfaitement légi- time, soit; mais il faut poser les questions avec franchise et les résoudre avec logique.

CONCLUSION

ET CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

1. Rôle de la morale ctilitaibe dans l'histoire de la morale. Ses points faibles. Sa force en face de la morale intuitioniste ou mystique, encore en faveur chez tant d'esprits en .Vngleterre . Sa

. foi'ce en face de toute morale tondant à chercher au dehors le bien, à faire provenir d'autre chose que de notre volonté raisonnable la règle de nos actions. (Comment , à son insu même, la morale utilitaire et positive a contribué à épurer l'idéal moral en le forçant à se séparer de tout élément étranger. Services importants rendus par les utilitaires à la science. Etat actnel de la question mo- rale. — Quel est le seul système qui puisse encore subsister en face de la morale évolutioniste et peut-être se concilier avec cette mo- rale entendue en son sens le plus élevé. La morale de la volonté et de la liberté. Critique de la liberté nouménale de Kant, et en général de la conception de la liberté comme cause. Système plus récent se représentant la liberté comme une fin, comme un idéal à réaliser, et qui se l'éalise en se concevant lui-même. Comment cette morale idéaliste est la seule qui puisse encore con- server quelque force en face du naturalisme anglais. n. L'ÉVOLUTION ES MORALE. Bapports (le l'utilitarisme et de Vévohi- tionisme. Comment la doctrine de l'utilité tend à se confondre ' avec la doctrine de l'évolution. Utilité universelle et relativité universelle. Les utilitaires et les sceptiques. t" L'évolution dans les espèces animales , premier argument contre les partisans de la moralité humaine. La morale , du moins la morale idéaliste, est-elle indépendante de Thistoire naturelle. Hypothèse à laquelle on peut avoir recours si l'on admet la conception de Darwin. Le germe de la moralité placé jusque dans le monde animal. L'idéal moral et la natux'e. L'évolution dans l'espèce humaine.

Arguments des sceptiques et d^es utilitaires. MM. Bain et Darwin. Confusion sur laquelle semble reposer le débat relatif à l'uBiversalilé de la morale. Essai pour concilier dans rame idée supérieure les partisans de l'universalité des jugements moraux avec les partisans de la relativité et de l'évolution. Tous les faits avancés par les utilitaires et les sceptiques prouvent-ils quoique chose conti'e la volonté morale, qui pourrait rester même ?ous les actions les plus diverses. Point important accordé par M. Bain.

Le « chœur » univei'sel des hommes. Sous qiel nouvel aspect on peut concevoir l'évolution dans les idées morales.

360 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

III. Les transformations de l'ctilitarisme. Comment les utili- taires se sont efforcés de faire rentrer dans leurs systèmes l'idée morale, plus ou moins déguisée. Dernières formes du système utilitaire. La qualité des actions introduite par Suart Mill. Comment M. Sidgwick rejette cette considération de qualité et parle cependant encore de devoir et d'obligation. L'idée de devoir peut- elle se ramener, comme le veut l'école anglaise, à une simple in- duction fondée sur des faits.

IV. L'amour de l'humanité, mobile invoqué par la morale anglaise.

Substitution de la sympatliie fatale et do l'altruisme à la fraternité consciente et volontaire. Préoccupation pliilantbropique des utili- taires en général, et surtout de l'école anglaise contemporaine.

Vraie nature de la philanthropie dans la société utilitaire. Inconséquence des utilitaires anglais ; rigueur logique des utilitaires français, leurs prédécesseurs. Deux degrés dans l'amour d'au- trui : sympathie et amour proprement dit ou bienveillance. l- Va- leur du principe de la sympathie emprunté par les utilitaires anglais à Adam Smith. Fausse sympathie et vraie sympathie. La volonté n'a-t-elle aucune part dans cette dernière. Les utilitaires anglais peuvent-ils réaliser leur idéal de sympathie universelle. Retour sur les lois psychologiques qui peuvent mettre la pratique uti- litaire en contradiction avec la théorie. Effet de la réflexion sur la sympathie instinctive et passive. Valeur du principe de l'amour d'autrui ou cdtniisme, emprunté par les utilitaires aux positivistes.

Bentham et son opinion sur le désintéressement. Le désin- téressement condamné au point de vue économique comme une prodigalité. Comment Stuart Mill, à son tour, cherche des excuses au dévouement. Réponse à Stuart Mill. --• Question for- mulée par le précurseur de l'école anglaise, Helvétius : Est-il vrai qu'il suffirait de supprimer l'amour entre les hommes pour sup- primer la haine entre les hommes. Portrait de l'utilitaire con- séquent. — La société future telle que la conçoit M. Spencer. Sur quel autre type on pourrait imaginer la société idéale. Comment le débat sur la vraie nature de l'amour d'autrui se transforme et finit par porter sur cette question métaphysique : « Uuelle est la tendance fondamentale de l'être? est-ce l'amour exclusif de soi ou au

contraire une tendance à s'élargir soi-même, à s'ouvnr aux autres? »

Que La Rochefoucauld, penseur plus profond qu'on ne le croii d'habitude, a posé les principes de la doctrine anglaise. Réponse h La Rochefoucauld : évolution de l'amour de soi sous l'influence d'un idéal supérieur coexistant en nous avec cet amour même. Comment on pourrait faire la contre-partie des Maximes de La Rochefoucauld. Qu'on peut imaginer le germe d'une volonté dé- sintéressée même au fond de l'apparent égoïsme.

V. L'amour de la vérité dans la morale utilitaire. Doctrine de M. Spencer. Aimer la véinté , n'est-ce point dépasser un utili- tarisme exclusif. A quoi se réduit la vérité pour l'empirisme anglais. A quoi se i-éduit l'amour de la vérité pour l'utilitarisme.

Le désintéressement est-il nécessaire au pen'seur pour trouver la vérité. Le génie et l'enthousiasme. 2" Le désintéressement est-ii nécessaire au penseur pour répandre la vérité qu'il a décou- verte. — Belles pages de M. Spencer sur l'amour de la vérité. Ce qu'on pourrait lui répondre. Contraste des paroles de l'uti- litaire français La Mettrie avec les paroles de M. Spencer.

VI. L'amour de la nature et de l'idéal naturel dans l'école uti-

CONCLUSION 361

LiTAiRE. Caractères qui distinguent le naturalisme contemporain de celui de Spinoza. Evolution de l'être et persistance de l'être. Rétablissement d'un certain idéal dans la nature même. M. Spencer. —Valeur de l'idéal utilitaire.— 1" Est-il certain ou incertain. 2" Est-il personnel, ou nous est-il étrang-er. Est-il réalisable. Est-il durable. 3" Si cet idéal était réalisé , la moralité proprement dite sei-ait-elle pour cela réalisée.

VII. Le SCEPKCrSME moral chez les UXILtlAIRES EXCLUSIFS. N'y

a-t-il point deux espèces de doute , l'un portant sur l'intelligence, l'autre sur la volonté. Ce que vaut la recherche du plaisir. C'^ que vaut la recherche de la douleur. L'optimisme utilitaire et le pessimisme utilitaire. Opposition des Anglais et des Alle- mands sur ce point. Si la nature ne peut produire d'autre bien que le plaisir, la nature ne travaille-t-elle pas en vain. Que le pessimisme de Schopenhauer et de Hartmann peut être considéré comme un utilitarisme retourné.

VIII. Rang DE la doctrine utilitaire parmi les doctrines moil^les. Que la valeur des doctrines morales est proportionnelle au degré de puissance morale qu'elles confèrent.

Résumé. Etïorts accumulés par la série des utilitaires pour nous amener à un acte de vrai désintéressement. Comment ils finis- sent par demander à la nature entière de nous faire accomplir cet acte. Réponse aux vers du poète, cités par M. Spencer, sur l'art et la nature. Existe-t-il un art qui ajoute à la nature et puisse la rendre meilleure.

ROLE DE LA MORALE UTILITAIRE DANS L HISTOIRE. LA MORALE DE LA VOLONTÉ.

A quel résultat arrivons-nous après cette longue cri- tique de tous les systèmes utilitaires fondés sur la recherche du plaisir, du bonheur, du bien-être, ou simplement des conditions normales de la vie? Il semble que nous puis- sions formuler la conclusion suivante : c'est qu'il est impos- sible de fonder sur de simples faits, à l'aide d'inductions purement scientifiques et sans hypothèses métaphysiques, une morale dans l'acception stricte l'on prend ce mot d'habitude. Pour l'être qui raisonne et ne veut pas se laisser mener en aveugle par des instincts, « la morale induc- tive » n'a pas de critérium sur, pas d'obligation véritable, pas de sanction infaillible ; elle a une foule de lacunes qu'on n'est pas habitué à rencontrer dans la morale ordinaire. Elle nous éclaire sur trop de choses pour qu'elle puisse garder le silence sur des questions se peut taire, à la rigueur, la morale vulgaire. Elle n'a pas, pour maintenir et dompter l'agent moral, de discipline assez forte, assez in-

362 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

flexible. Sa règle se plie, sinon en tous sens, du moins en beaucoup de sens et n'est vraiment pas une règle.

Pourtant, si, avec tous les faits qu'ils invoquent, les par- tisans de la méthode inductive ne peuvent ^'Cnir à bout de leur entreprise, s'ils ne peuvent fonder une morale cer- taine qui différerait seulement par son critérium nouveau -de la morale ordinaire, s'ensuit-il qu'il faille négliger ces faits amassés par eux, ces observations patientes, ces con- structions, ces genèses de sentiments, parfois peut-être inexactes, toujours ingénieuses et le plus souvent vraisem- blables, enfin ces vastes hypothèses qui, comme celles de MM. Darwin et Spencer, embrassent tout l'univers? Nous ne le croyons pas, et nous nous écartons beaucoup ainsi de la plupart des défenseurs de la morale reçue. Il est vrai qu'on peut encore nier tous ces faits et rejeter toutes ces hypo- thèses ; ces grands systèmes n'ont pas actuellement de preu- ves palpables, indéniables. De même que, parmi les natu- ralistes, il en est encore quelques-uns qui font de l'homme un être à part dans la création et continuent de nier toute parenté de l'homme avec l'animal, de même un moraliste peut persister à voir dans le sens moral de l'homme quel- que chose d'absolument étranger à tous les êtres vivants, une exception et, pour tout dire, une sorte de monstruosité dans la nature. C'est ainsi que l'entend l'école intuitioniste proprement dite, qui subsiste encore en Angleterre. On peut croire avec elle que l'homme seul a la vision profonde et divine de la vérité morale; que, sans subir l'influence des instincts, de l'hérédité, de Téducation, du milieu, il juge cha- que action immédiatement et sans appel, et n'agit qu'après avoir jugé. On peut donc ne sentir en rien ses convictions mystiques ébranlées par la science moderne : il suffit pour cela de concevoir Thorame comme un être qui n'a aucune solidarité avec la nature et qui tient de Dieu tout ce qu'il est. Ici^ la morale intuitive et mystique touche à la religion, et il y a des esprits qui espèrent encore concilier la reli- gion, et même telle ou telle religion, avec la science. On a concihé tant bien que mal avec la Bible les découvertes de Copernic et môme celles de nos géologues modernes; qui sait si, un jour, quelqu'un ne sera pas asse^ habile pour y retrouver les hypothèses de Darwin et de Lamarck ? Il y a un certain symbolisme qui peut entreprendre de concilier avec la vérité les absurdités les plus manifestes. Quand il s'agit derehgion, il n'est pas de souplesse, d'habileté ou d'inconséquence dont l'esprit humain ne soit capaJjlc; de

CONCLUSION 363

même quand il s'agit de morale. Pour une pensée inconsé- quente ou superficielle il y a toujours moyen de sauver ses croyances religieuses ou ses préjugés moraux et sociaux ; ils surnageront toujours , quoi qu'on fasse. Ces associations dïdées, surtout à un certain âge, sont devenues tellement tenaces qu'il semble que, si elles se dissolvaient, notre être et notre vie s'en iraient avec elles.

Cependant, si les religions ou les croyances mystiques subsistent encore et subsisteront bien longtemps à côté de la science, si elles doivent paraître longtemps encore à beau- coup de gens le vrai fondement de la morale, il n'en est pas moins vrai qu'il se produit perpétuellement un recul des re- ligions devant la science. Toute religion déterminée voit ses contours et ses limites, si larges autrefois, se rétrécir et s'ef- facer. Il en est de même de toute morale intuiiionislc. Les diverses religions et les systèmes moraux qui s'y sul)or- donnent sont en effet fondés ^ur le principe d'Âristote : àvayxr, azryxi. il ne faut pas aller plus loin, il faut tenir quel- que chose de fixe, il faut trouver une borne immuable qui arrête la pensée et devant laquelle elle s'incline au lieu de chercher à passer outre. Mais la science, elle, ne s'arrête pas, ne s'incline pas; elle ne connaît pas la pudeur et le respect. Sans doute elle a peut-être des limites; mais ces hmites, on ne peut pas les lui fixer d'avance. Il reste toujours un grand mystère, il en restera toujours un sans doute; mais on ne sait pas oîi il commence, et toutes les fois qu'on a voulu dire : « Il commence ici ou là, » on s'est trompé, et la pensée a renversé les bornes qu'on voulait lui opposer. Aussi, toutes les fois que la religion ou la morale mystique pré- tend élever au-dessus de nous et du monde un absolu im- muable, la science a le droit de mettre en doute cette affirma- tion, jusqu'au jour elle pourra, preuves en main, montrer la relativité de cet absolu. La foi de l'homme en un absolu métaphysique, en un inconnaissable qui est l'origine de toutes choses ou la fin de toutes choses, demeure hors d'at- teinte tant qu'elle reste indéterminée; mais, du moment oii elle prend une forme et un corps, du moment elle érige en dogme ou en précepte moral telle conception plus ou moins étroite et provisoire de la vie, du moment entin elle tombe du domaine métaphysique dans le domaine de la réalité et de la pratique, la science reprend ,en face d'elle toute sa force.

Le caractère de toute morale mystique, soit qu'elle invo- ({ue une prétendue révélation, soit qu'elle s'appuie sur Lin-

■m LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

tuition, c'est qu'elle place le bien au dehors de nous, c'est qu'elle en fait une réalité extérieure ayant telle ou telle forme déterminée et nous imposant souvent par la force telle conduite invariable. A cette sorte de réalisme moral qui projette le bien au dehors, en fait un objet, un fétiche, et, comme les peuples primitifs, n'adore que ce qu'il s'ima- gine voir ou toucher du doigt, la morale utilitaire a eu rai- son d'opposer dès son origine les conclusions de la science positive; elle a eu raison de renverser cette idole d'un bien extrinsèque qui ne serait ni la bonté intérieure d'un être vraiment moral ni le plaisir d'un être sensible.

Ajoutons que non-seulement les mystiques, mais un grand nombre d'autres morahstes ont toujours tendu à placer le bien au dehors de nous, l'ont mêlé d'éléments étrangers, en ont fait un rapport entre les choses au lieu d'en faire un rapport entre Jes personnes. Epurer ridéal de la moralité, le forcer par une sorte de violence à se séparer de tout élément étranger et parasite, tel semble avoir été le rôle de la doctrine utilitaire dans l'histoire. Elle a habitué l'esprit humain à ne plus se contenter, en morale, de notions vagues et incomplètes, et l'a mis dans cette alternative d'élever de plus en plus haut son idéal ou de le sacrifier. Qu'est-ce, demande dès l'antiquité Epicure, que ce bien neutre, cette chose « souverainement bonne » dont vous parlez ? Quoi que je cherche hors de moi, je ne puis trouver de bon que ce qui me cause du plaisir. Qu'est-ce que le bonheur qu'on veut opposer au plaisir? dit encore Epicure. C'est simplement le plaisir pro- longé. Si donc vous ne cherchez que votre bonheur, vous ne cherchez que votre plaisir et votre intérêt. Vous invo- quez l'ordre naturel, la loi naturelle, s'écrie Bentham. Mais s'il est des lois naturelles, des rapports naturels entre les choses, ces lois et ces rapports doivent avoir un but, une fin, une raison qui les rende désirables ; autre chose est l'objet de l'intelligence, le vrai, autre chose est la fin du désir, le bien. Quelle peut être cette fin ? Vous n'en trou- verez pas, dans la nature entière, d'autre que le plaisir.

Ainsi, peu à peu, toutes les idées secondaires que la pensée humaine avait associées à l'idée de moralité s'en détachent. Les utilitaires, en montrant ce que n'est point l'idéal moral, nous font mieux entrevoir ce qu'il devrait être. Chaque préjugé dont ils le dégagent, chafpuî fausse conception phdosophique ou religieuse qu'ils en écartent, n'est-ce point en définitive comme une beauté nouvelle

CONCLUSION 365

qu'ils y ajoutent ? Une foule d'idées provisoires et incom- plètes ont pris racine et vie sur Tidëal moral. On voudrait faire adorer à l'humanité cette moralité parasite; mais, quand les efforts de la science et de la critique ont enlevé à la vraie moralité tout ce qui n'était pas elle, nous la voyons se dresser seule au plus haut point de notre pensée, d'autant plus grande qu'elle est plus austère et qu'elle semble plus éloignée de la réahté présente. C'était chez nos ancêtres encore barbares un objet de culte et comme de respect usurpé que cette plante parasite qui naît sur les rameaux du chêne, se nourrit du surplus de sa sève, vit de sa vie, et parfois, grandissant, va jusqu'à cacher sous ses ornements le tronc qui la soutient. C'était fête pour eux que de cueillir et d'arracher à l'arbre le gui auquel ils attribuaient toutes les vertus bienfaisantes. Mais, une fois débarrassé de ce parasite, que les hommes adoraient follement à ses pieds, l'arbre sacré ne s'en dressai'ô que plus grand dans sa soHtude et plus beau dans sa nudité.

Le tort des utilitaires, en général, c'est d'avoir peu com- pris et peu tâché de comprendre le système adverse dans son sens le meilleur, de s'être enfermés dans leur pensée propre sans pénétrer la pensée d'autrui. Bentham et Stuart Mill croient, lorsque leurs adversaires parlent de moralité, qu'ils veulent tous parler d'une moralité transcendante, métaphysique^ « nouménale y>. Ce reproche atteindrait tout au plus Kant (plus ou moins bien interprété) , ainsi que les intuitionistes et les mystiques , encore nombreux en Angleterre. C'est surtout le fantôme de l'intuitionisme que les utilitaires semblent avoir devant les yeux ; ils repro- chent à cette doctrine, non sans raison, de se payer de mots. Mais enfin tous les adversaires de la morale utili- taire ne sont pas partisans de l'intuitionisme ; on peut même considérer comme achevée la réfutation de ce sys- tème. Il n'en est pas ainsi d'une autre morale qui sub- siste encore en face de Tutilitarisme et dont l'école an- glaise, à vrai dire, n'a point fait une suffisante réfutation. Pour préciser l'état actuel de la question et en quelque sorte les positions des parties adverses, examinons rapi- dement le système qui dispute encore aux utilitaires le terrain que les intuitionistes n'ont point su défendre.

Selon nous, s'il est une morale propre à séduire les esprits « amoureux de l'idéal » , s'il en est une qui parle d'assez haut à l'homme pour le subjuguer, s'il en est une

36G LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

enfin qui forme un système bien lié, un tout homogène, c'est celle qui a tenté de se fonder sur la liberté morale se commandant à elle-même et trouvant en soi sa force et sa fin ; en un mot, c'est la morale qu'entrevirent beaucoup trop vaguement Zenon et Epictète, et dont Kant jeta les premiers fondements. Mais Kant, ce penseur tout ensemble si moderne et si scolastique, mêla à son système des idées métaphysiques très-contestables; la philosophie contem- poraine reprend ce système et, en l'interprétant dans son sens le plus profond, elle s'efforce à la fois de le simplifier et de l'agrandir. Cette morale de la volonté autonome, ainsi perfectionnée, séduit en France beaucoup d'esprits et gagne chaque jour du terrain. Disons un mot de ses qualités ; nous parlerons plus tard de ses défauts.

Dans la morale de la liberté, tout peut se déduire d'un principe unique : la liberté même dont nous portons en nous le germe, qu'il nous faut respecter partout, en tout^ dans les moindres actions, dans la vie et dans la mort. Cette liberté domine et pénètre en quelque sorte le monde entier ; bien plus, elle l'explique : elle est la fin suprême. On voit quelle unité règne dans la doctrine ; c'est pour elle un avantage in- contestahle, une condition de force et de durée : ne disait- on pas déjà du stoïcisme antique qu'il était le mieux lié, le plus harmonieux de tous les systèmes? Il est vrai, d'autre part, que cette unité obtenue par l'emploi de la déduction a aussi son danger : tout se suspendant à un seul principe, si ce principe manque , tout vient à manquer i. 11 suffît pour renverser les grandes constructions métaphysiques et morales, de les attaquer par leur point central, qui est sou- vent une hypothèse gratuite. Le point central, ici, c'est lïdée d'une liberté autonome; de nos jours, surtout en France, on comprend de plus en plus que c'est la ques- tion essentielle dont tout dépend , et c'est vers le pro- blème de la Hberté que se portent les efforts des princi- paux esprits ^

Les utilitaires objecteront peut-être qu'il s'agit ici de « métaphysique » plutôt que de morale pratique ; ce serait une erreur. Métaphysique et morale se confondent dans ce problème, qui nous touche de plus près que tout autre. Quoi qu'en dise Stuart Mill, il n'est plus ici question de transcendance ; il s'agit de nous-mêmes, de ce que nous

1. \'oir plus haut le chapitre sur la Méthode.

2. Voir M. Fouillée, La Hherté et le déterminisme.

CONCLUSION 3G7

sommes, de ce que nous pouvons être et de ce que nous devons être. De la force incontestable des partisans de la liberté, soit réelle, soit idéale ou virtuelle : ceux-ci se présentent comme nos propres défenseurs et les protec- teurs de notre moi contre l'envahissement de la nature et de son déterminisme impersonnel. Porter en soi-même, de quelque manière que ce soit, la raison et la fin de ses actes, se dire qu'on peut se reposer en soi, s'y arrêter sans promener éternellement sa pensée de l'acte produit au désir purement fatal qui l'a produit, de ce désir à un autre désir et ainsi à Tinfini, tel est le pouvoir, sublime s"il est réel, que l'homme a toujours cru posséder, et dont il ne se laissera pas dépouiller sans une résistance désespérée. A tort ou à raison, nous voudrions pouvoir nous attribuer quelque chose. Laissez-moi_, disent les partisans de la liberté, laissez-moi une action, si petite et misérable qu'elle soit, dont je puisse faire remonter à moi l'origine ; et quand le labeur de ma vie entière n'aurait abouti qu'à remuer un fétu dans Tunivers, qu'au moins je l'aie remué d'une main libre. Le problème pourrait se traduire encore sous cette forme : <( Suis-je, moi, ou ne suis-je pas? » La question de ma moralité, en définitive, c'est la question de mon existence même. Il s'agit de savoir si j'existe réellement ou si mes sensations seules existent; si je puis quelque chose, si je fais quelque chose, si je veux quelque chose ; ou si toute ma personne, toutes mes actions, toutes mes volontés ne sont qu'un emprunt passager à la nature éternelle. Etre moral, ce sérail pouvoir dire, en présence des actions d'une vie tout entière : « Ce sont mes actes, c'est ma vie », comme la source peut dire à tout ce qui est sorti d'elle : u Vous êtes m£s flots ». Mais il ne faut pas que les désirs ou les intérêts puissent nous réclamer tous nos actes sans exception, nous les reprendre et se les approprier, comme le nuage pourrait réclamer et reprendre une à une à la source toutes les gouttes d'eau qu elle a données, et comme l'Océan à son tour pourrait les reprendre au nuage. Il faut que tout ce qui sort de nous n'y soit point tombé d'ailleurs, que notre pureté ne soit point empruntée et que, après nous être crus la cause initiale de tant d'actions, nous ne nous apercevions pas que nous ne sommes nous-mêmes, par tous les côtés de notre être, qu'un simple effet intermédiaire dans l'évolution sans commencement et sans fin.

On voit comment les partisans de la volonté autonome

368 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

formulent le problème moral, et ce qu'ils demandent pour fonder la morale même. Mais contre l'idée de liberté qu'ils invoquent, idée si souvent mal comprise et mal définie, que d'objections se dressent! Contentons-nous de mar- quer en quelques mots le point le débat nous semble arrivé de nos jours.

Il y a d'abord une question qui dans Tétat actuel de la science nous paraît vidée : c'est celle de la liberté d'indiffé- rence. Dans un livre connu ' , on a démontré qu'elle se ramenait en tous les cas à un déterminisme visible ou caché. Seulement, comment concevoir une liberté qui ne soit pas plus ou moins une indifférence à l'égard des motifs? Voilà la difficulté. Aussi, de nos jours, la liberté semble-t-elle reculer de phénomène en phénomène pour se réfugier finalement dans la sphère lointaine et douteuse du (( noumène », elle échappe aux prises du raisonne- ment. Le déterminisme au contraire avance, gagne sans cesse du terrain. Là, comme ailleurs, comment ar- rêter la science ? Et la science est le déterminisme même. On a commencé par placer la liberté derrière chaque action ; maintenant, on la place de préférence derrière toute une série d'actions. La hberté, disent Kant et Scho- penhauer, fait le caractère d'un homme, et son caractère produit ses actions ; mais la science contemporaine, en étudiant les divers facteurs du caractère, finit par tout ramener à l'hérédité, à l'éducation et à l'influence des mi- lieux. C'est en grande partie de nos pères que nous tenons notre caractère ; dira-t-on donc que nos aïeux étaient libres et que nous ne le sommes plus? Le déterminisme remonte de nos jours au plus profond de nous-mêmes, jusque par derrière notre volonté initiale et notre caractère primitif. C'est en vain , semble-t-il, que Kant a essayé de faire vivre à côté l'un de l'autre, et dans le mêrne être , le déterminisme et la liberté , le noumène et le phénomène ; on ne peut guère faire sa part au détermi- nisme. Le noumène de Kant n'a-t-il pas plus ou moins d'analogie avec ce principe vital auquel tenait tant autrefois l'école de Montpellier, et dont la médecine moderne se passe fort bien aujourd'hui? Quand on peut tout expliquer sans une hypothèse, on n'a point besoin de cette hypothèse et on peut sans danger on faire l'économie. Ajoutons que la liberté entendue à la façon de Kant peut difficilement fonder

1. M, Fouillée, La liberté et le déiermi7iisme, 2' partie, cli. I.

CONCLUSION 369

une morale. La liberté absolue de Kant, qui agit en dehors du temps, ne peut produire dans le temps telle ou telle action que par une série de moyens termes; or ces moyens termes constituent toujours vis-à-vis de l'action donnée'une détermination. Ils suppriment la liberté à la fin de la série tout en paraissant la laisser au commencement; ils m'ôtent la liberté d'action proprement dite. Que m'importe que je sois déterminé par une liberté absolue ou par toute autre chose, du moment je suis déterminé? Le moi nouménal ne peut pas fonder la liberté du moi phénoménal ; or c'est cette liberté qui m'importe, et c'est la seule dont j'aurais besoin pour établir une morale.

Les défenseurs habituels de la liberté paraissent donc aboutir à ce dilemme : ou bien on conçoit la liberté morale comme une liberté d'indifférence et d'indétermination, choi- sissant telle action sans motifs ou contre les motifs, et alors on n'a en face de soi qu'une véritable chimère ; ou bien on la conçoit à la façon de Kant, comme une sorte de liberté métaphysique, de liberté éternelle ; et alors ce n'est plus vraiment ma liberté à moi, la seule dont j'aie besoin.

Peut-être les difficultés que nous rencontrons ici et qui semblent donner gain de cause au déterminisme utiUtaire viennent-elles de ce que jusqu'à présent nous nous sommes placés au point de vue de la causalité : nous avons en effet considéré la liberté morale en tant que cause absolue des actions.

Or on peut, avec le philosophe français contemporain qui aie plus étudié la question de la liberté etdudéterminisme, changer de point de vue et entrer de la catégorie de la cau- salité dans celle de la finalité. Puisque la liberté n'est pas le principe initial, qu'elle soit la fin, le type d'action, l'idéal dont nous nous rapprochons ; qu'elle agisse sur l'être non pas en le poussant dans telle ou telle direction, mais en l'attirant avec toute la force qu'exerce l'idée sur l'être qui la conçoit. On voit l'évolution que subit la doctrine de la li- berté aussi réduite à « Viciée de la liberté. » Il ne s'agit plus de chercher une liberté qui précède la détermination, mais à laquelle aboutisse la détermination même. Ainsi entendue, la liberté serait non pas une indépendance absolue de l'être, chose chimérique, mais son indépendance par rap- port aux tendances inférieures; et comme les tendances inférieures jie constituent pas la vraie essence des êtres, que pour trouver cette vraie nature il faut au contraire analyser leurs tendances les plus élevées, on en viendrait

370 LA MORALE ANGLALSE CONTEMPORAINE

ainsi à faire consister la liberté idéale dans le fond même de chaque être dégagé de toide entrave. Liberté signi- fierait tout ensemble achèvement et dégagement de soi, marche sans obstacles dans la direction normale de la volonté Mieste à savoir quelle sera cette direction normale.

Ce qui détermine pour un individu ou pour une espèce la direction vers laquelle doit tendre sa volonté, ce sont simplement les conditions d'existence se trouvent placés cet individu ou cette espèce. Si la liberté idéale consiste dans le dégagement de la nature propre à chaque être, il ne faut pas oublier que, suivant la science moderne, c'est le milieu qui façonne cette nature ; de diverses formules possibles de la nature des êtres. L'idéal varierait ainsi avec les espèces, peut-être même avec les individus; en somme, il ne serait pas autre chose pour chaque être que l'appro- priation parfaite à son milieu , fin toute relative et vers laquelle nous porte la nécessité même. La doctrine de la liberté idéale, si on l'entendait de cette manière, se confondrait avec la morale de l'évolution, et donnerait lieu à toutes les objections que nous avons acbessées à celle-ci ; mais il est un sens plus profond et plus exact dans lequel on peut encore prendre cette doctrine, un nouveau point de vue d'où nous devons l'examiner.

La « morale de l'idéal » peut soutenir et soutient en effet qu'd existe un idéal de liberté commun à tous les êtres, quels qu'ils soient, et indépendant des conditions diverses ils se trouvent placés. A l'évolution extérieure, dont les formes sont si variables, ne correspondrait-il pas une ten- dance, une aspiration intérieure, éternellement la même et travaillant tous les êtres? Tous n'auraient-ils pas ainsi un même but, une même fin ? N'y aurait-il pas en eux une connexion de tendances et d'efforts, analogue à la con- nexion anatomique signalée par Geoffroy Saint-Iiilaire dans les organismes? Ce but poursuivi par tous les êtres qui composent l'univers, ce serait par exemple le dévelop- pement de toutes les puissances contenues en chacun d"eux, et comme conséquence l'union de tous avec tous, la concorde, l'harmonie, ou encore, pour employer le mot le plus compréhensif possible, l'universelle liberté. S'il exis- tait ainsi une fin identique et éternelle poursuivie par tous les êtres, il s'ensuivrait aussi qu'il y a, au sein des êtres,

1. Voir, outre l'ouvrage cité sur la Liberté et le Détermiiiisme , l'œuvre plus récente du même philosophe sur l'Idée moderne du droit en Alle- magne^ en Angleterre et en France, livre IV. .

CONCLUSION 371

unité. Si dous pouvions pénétrer au fond des choses, qui sait si nous ne serions pas étonnés de n'y plus découvrir la même diversité, les mêmes oppositions qu'au dehors? La liberté, fin universelle, redeviendrait ainsi cause uni- verselle ; elle serait tout ensemble, en un sens supérieur, le principe et le terme de l'action. A ce large point de vue, en etiét, causalité et finalité ne font plus qu^m, et comme la morale repose sur ces deux idées, la morale ne se trou- verait-elle pas fondée par même? Elle prendrait pour but de réaliser l'idéal absolu de liberté, d'union et d'harmonie que tous les êtres portent en eux , parfois à leur insu . et qui constitue pour chacun la perfection finale à la- quelle il aspire d'une façon consciente ou inconsciente. Par se trouveraient ramenés l'un à l'autre le bien na- turel et le bien moral, qu'on a distingués jusqu'à présent et qui ne sont qu'un dans le fond des choses : car le fond des choses, le fond de la réalité, c'est précisément l'idéal se voulant lui-même. Et par aussi se trouverait repro- duite en son sens le plus haut la morale dite morale de la ■perfection, qui consiste à faire pour l'être un devoir d'at- teindre à son plus haut degré de développement : car se développer, aspirer à la perfection, qui est la suprême liberté, c'est essentiellement vivre. La vie, la moralité se trouveraient ainsi embrassées dans une synthèse hardie.

Telle est la doctrine la plus récente et, semble-t-il. la plus complète, que l'on puisse opposer encore à l'utilitarisme, tandis que les autres formes de la morale nous parais- sent difficiles à maintenir, principalement Tintuitionisme, et même l'impératif catégorique de Kant. avec son carac- tère abstrait et formel. M. Spencer, M. Bain, M. Sidgwick et les autres utilitaires anglais contemporains n'ont pas encore montré les côtés faibles de cette morale à la fois idéaliste et naturaliste. Ce n'est pas que tout, dans cette doctrine de la liberté conçue comme idée, nous semble bien établi, et peut-être, pour notre propre compte, aurons- nous un jour plus d'une objection à soulever ; mais nous pouvons constater qu'actuellement la morale de l'évolution et celle de la liberté idéale demeurent à peu près seules en présence : la seconde d'ailleurs, aux yeux de ceux qui l'admettent, n'est pas exclusive de la première et peut lui emprunter bien des théories; elle s'efforce seulement, au- dessus du naturalisme, de maintenir une place à l'idéal; elle représente cet idéal comme capable de se réaliser lui-

372 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

même en se concevant et de transformer ainsi à son image, par une évolution progressive, l'humanité et peut- être même la nature. « Console-toi^ disait à Tliomme le Dieu de « Pascal, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas ce trouvé. » L'homme ne chercherait pas la moralité, la liberté, s'il ne l'avait trouvée ; il ne la demanderait pas s'il ne la possédait en aucune manière; il ne serait pas inquiet d'elle si elle n'était pas près de lui, en lui, comme une idée efficace et un désir fécond qui peu à peu arrive à la réalité en arrivant à la pleine conscience de soi.

L'utilitarisme anglais a conservé encore trop ou trop peu de l'ancienne morale : trop peu, s'il y a quelque chose à garder des notions de liberté, de libre désintéressement, de libre moralité ; trop, si ces notions sont absolument vides de tout contenu. C'est à cette seconde hypothèse que tend la doctrine de l'utilité; mais elle ne s'est encore montrée ni assez radicale à son propre point de vue, ni assez conséquente; elle n'a pas encore soutenu une assez franche et assez complète négation de la moralité telle qu'on l'entend ordinairement, ainsi que de la liberté. Il faudrait attaquer celle-ci non-seulement comme fait, mais même comme pure idée, et porter l'effort de la critique jusque sur les notions -mêmes, en essayant de montrer qu'elles sont vides de sens, ou absolument inconcevables^ ou toutes négatives. On aboutirait ainsi à la négation de toute moralité proprement dite, à un réalisme excluant tout mé- lange d'ifléalisme, à un rejet définitif de toute morale au profit de l'histoire naturelle. Si le naturalisme anglais, encore' timide dans ses hardiesses mêmes, ne va pas jusque-là, il retombe sous les objections que nous lui avons adressées.

II

l'évolution en morale.

Une des grandes forces des utilitaires et des évolutio- nistes, c'est qu'ils invoquent en leur faveur le mouvement et la variabilité qui se produisent dans façon même dont l'homme conçoit l'idéal moral.

La notion de mouvement, (pii a déjà envahi les sciences jihysiqucs, tend en efiét à envahir la morale même : au lieu d'un immuable idéal, l'école anglaise nous a montré sans.

CONCLUSION 373

cesse la mouvante réalité. « La doctrine utilitaire se con- fond , dit M. Spencer, avec la doctrine de l'évolution. » Rien de plus juste, et nous l'avons répété nous-même à plusieurs reprises. L'utile, en effet, n'est autre chose qu'un bien relatif aux personnes et aux milieux de toute sorte les personnes se meuvent, milieu physique et miheu social ; l'utile peut même être défini une relation tendant à pro- duire l'équihbre de l'individu et du miheu. Utilité est donc synonyme de relativité. Le relatif, à son tour, est nécessai- rement variable, mobile et particulier; la moralité n'a donc rien de fixe : ce qui est moral ici est immoral ailleurs; un méridien décide de la vérité, comme disait Pascal après les sceptiques, et le juste change de qualité en changeant de climat, parce que le juste se ramène tout entier à des inté- rêts qui sont eux-mêmes changeants. On pourrait dire que l'utilitarisme est l'application du scepticisme moral, et que le scepticisme moral est le principe théorique de l'utilita- risme. Aussi les sceptiques anglais et français ont-ils été en même temps des utilitaires. Seulement, tandis que le vieux scepticisme se bornait à opposer l'une à l'autre les diverses conceptions de la moralité pour les détruire l'une par l'autre, les utilitaires, (par exemple M. Bain et surtout MM. Darwin et Spencer), après avoir nié la prétendue mo- ralité absolue, soumettent les diverses conceptions que l'hu- manité s'est faites de l'utilité relative à une loi réguhère de développement , qui est l'évolution. Constater la varia- bilité des idées et des mœurs, la résoudre en une évolution des idées et des mœurs, ensuite s'appuyer sur cette évolu- tion même pour en tirer la négation de l'idéal moral absolu au profit de l'intérêt, telle est la marche suivie tout ensem- ble par les sceptiques, les utilitaires et les évolutionistes.

La théorie de la variation et de l'évolution en morale, sous sa forme moderne, se rehe à la grande théorie de la variation et de l'évolution dans les espèces animales : c'est qu'elle cherche son premier argument. La lutte pour la vie, qui n'est que la lutte des intérêts, explique tout dans le monde animal ; or le monde humain dérive du monde ani- mal; cette loi doit donc tout expliquer aussi dans le monde humain, et la jirétendue moralité n'est que la réduction progressive des intérêts à l'harmonie par le triomphe con- tinu, chez l'animal et chez l'homme, des formés supérieures d'intérêt sur les formes inférieures. La morale absolue et immuable se réduit ainsi, dans ses humbles origines, à un

374 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

chapitre de Thisloire naturelle sur la variation des espèces.

Ce premier argument en faveur du pur utilitarisme a-t-il toute la valeur que l'école anglaise lui attribue ?

Les adversaires de l'utilitarisme ont été eux-mêmes trop portés à faire dépendre des questions d'histoire naturelle l'existence d'un idéal moral. Que les théories de Darwin soient admises ou rejetées, et nous les admettons pour notre part, est-ce donc une question de vie et de mort pour la moralité telle que se la représente l'idéalisme? S'il en était ainsi, les moralistes devraient se taire, abandon- nant aux naturalistes et aux savants le soin de trancher les questions ; le cœur attendrait pour battre la découverte de quelque ossement ou l'achèvement d'une statistique. N'y a-t-il pas déjà quelque chose d'immoral, au point de vue même de l'école traditionnelle, à croire que la mora- lité peut absolument dépendre des questions d'origine physique et d'espèce naturelle? Si les « spiritualistes » croyaient mieux à leur « bien moral », ils se garderaient de le lier à des choses dont on peut douter; avant de s'enquérir des origines de l'homme, ils épureraient l'idée qu'on doit se faire de la moralité humaine et la sépare- raient de tout ce qui lui est étranger pour l'arracher du domaine de l'histoire iiaturelle : ce qui est inférieur à la moralité ne peut pas l'atteindre. La vraie question, en effet, n'est pas de savoir comment a été produite l'espèce humaine. La chose qu'il importe de connaître, c'est ce qu'est l'homme, et surtout ce qu'il doit être. Nous, mora- listes, nous n'avons pas besoin de nous enquérir d'où vien- nent les hommes : cherchons^ avant tout, ils vont;, occupons-nous moins de leur passé que de leur avenir \ De même, l'unité ou la pluralité des couples primitifs d'où les hoQimes sont autrefois sortis n'intéresse point la mora- lité présente ni la moralité à venir autant que le supposent nos spiritualistes timôr.'s. Alors même que les hommes ne seraient point frères par la naissance, ils pourraient tou- jours le devenir par le respect et par l'amour.

Si on arrive à démontrer , comme cela est à peu près certain, que l'homme descend des animaux, il ne s'en- suivra pas qu'il soit à jamais livré an fatalisme de l'in-

1. N'est-il pas étrange, par exemple, de voir un homme tel que M. Virchow avancer, dans sa réci-nte controverse avec Ilœckel, qu'on ne pourrait enseigner la doctrine de Darwin dans les écoles, que ce serait irnuioral '' Comme s'il était plus moral de croire l'homme formé d'un peu de boue par le sou'flé du créateur, que de le supposer descendu de telle ou telle race animale !

I

COlNCLUSION 375

térêt; car on pourra encore supposer que le germe de la liberté et de la moralité existe jusque dans les animaux, comme il existe chez les sauvages les plus voisins de la brute, comme il existait chez nos pères, les hommes pri- mitifs. L'homme des âges tertiaire et quaternaire était pro- bablement plus près de l'animal que le dernier des sauvages d'à présent ; sa morale devait ressembler fort à celle que pratique le loup ou le renard. Alors régnait cet état de guerre que les savants modernes ont si bien décrit : tous les êtres luttaient pour la vie, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, repoussant et repoussés tour à tour, se dévelop- pant pour être ensuite comprimés ; la vie partout heurtait la vie et ne s'épanouissait qu'en faisant autour d'elle la mort. L'homme était évidemment englobé dans ce sys- tème de forces ; rouage du mécanisme universel, il obéis- sait, lui aussi, à la grande loi de la nature : combattre pour l'existence, et il y obéissait sans scrupule, mar- chant sans regarder ce qu'il écrasait sous ses pas. Alors, point de société régulière, mais des familles isolées ou des bandes. Pourtant, dans cette sorte de chaos qui devait produire le monde humain, on eût pu déjà découvrir les éléments de l'idéal suprême que nous nous proposons sous le nom de moralité; bien plus, on peut penser que cette humanité des premiers âges était elle-même emportée sans trop en avoir conscience vers le même idéal que nous, qu'elle le réalisait déjà partiellement dans quelques-unes de ses actions, qu'enfin, placée bien loin derrière nous sur la route, elle avait pourtant les yeux fixés sur le même but et marchait vers lui. Maintenant, si l'on ne veut pas mettre un abîme entre le reste des êtres et l'humanité, si l'on ne veut pas faire de celle-ci comme un petit monde sans entrée et sans issue, si Ton veut expliquer rationnel- lement l'origine de l'homme et relier la race humaine aux autres races vivantes, pourquoi ne pas relier aussi à l'es- prit humain cet esprit encore ignorant de lui-même qui « agite intérieurement la nature » ? pourquoi fermer la nature à toute volonté du mieux, à toute moralité ? pour- quoi défendre aux autres êtres, si infimes qu'ils soient, d'avoir quelque ouverture sur l'idéal ? S'ils portent déjà en eux par avance la grande humanité dont ils sont les ancê- tres, ils doivent en avoir aussi à quelque degré les aspira- tions et leS'désirs. Ainsi dorment dans le noir charbon la lumière et la chaleur du soleil jusqu'au jour où, ramené à la surface de la terre, il se transformera, il nous donnera

376 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

sa chaleur et sa lumière, il communiquera le mouvement et comme la vie à tous nos mécanismes. Peut-être aussi, au fond de la nature, dort-il je ne sais quel esprit de mora- lité; peut-être la nature même n'est-elle qu'un grand et vague effort, une sorte de pénible enfantement, pénible et pourtant plein d'espérance. Ce qui sortira de tout ce travail intérieur, elle ne le sait pas au juste ; l'homme l'entrevoit, et nomme cet idéal du nom de moralité. Mais, pour que notre idéal ne soit pas un rêve et une chimère, il faut qu'il ait ses racines dans la profondeur de la nature ; il faut qu'il y soit plus ou moins présent partout, qu'il l'échauffé et la vivifie tout entière. La chimie des corps admet ce qu'elle appelle la chaleur latente ; pourquoi la chimie mentale n'admettrait-elle rien de semblable ? L'humanité actuelle existe à l'état latent dans le inonde animal, comme l'huma- nité future existe en nous à l'état latent. Tout dans la nature se tient et se contient mutuellement. Qui sait si, pour que l'homme puisse faire un pas vers son idéal moral, il ne faut pas que le monde entier marche et se meuve avec lui ? La loi de sélection naturelle, si brutale au premier abord, sert pourtant elle-même à la réalisation graduelle de cet idéal ici-bas. D'après la loi qui domine toute la nature animale, c'est' le plus fort qui se fait une place, s'ouvre une voie et, par là, ouvre la voie même la nature doit m.archer ; c'est du côté de la plus grande force que la nature se dirige sans cesse. Mais la force, autrefois, avait réellement pour elle les meilleures raisons : être fort, n'est-ce pas être, au point de vue de l'espèce, au point de vue de la nature, le meilleur ? Je dirai plus : la force ne s'exerce pas sans un certain déploiement d'énergie et d'audace; les plus forts, ce sont en général les plus cou- rageux. Aussi la force est-elle, en moyenne fia nature n'agit jamais que sur des moyennes) , supérieure morale- ment à la faiblesse et constitue-t-elle parfois une sorte de droit au triomphe. La sélection par la force fut ainsi la condition du progrès, et c'est elle qui en marqua la direc- tion. Mais on peut prévoir un avenir où, ce que fit la force^ la volonté vraiment morale le fera. encore, la sélection s'exercera, mais d'une tout autre manière. La lutte pour le bien et pour la justice, la lutte pour la vie morale remplacera ou du moins corrigera la lutte violente pour la vie matérielle : triomphera celui qui aura placé le plus haut son idéal et déployé le plus de volonté pour l'atteindre. De cette sorte de sélection morale naîtra et sur-

CONCr.USION 377

gira sans cesse une humanité meilleure. Seulement les moins bons, au lieu d'y être anéantis, comme le sont clans la nature les plus faibles, seront relevés, moralises, et alors, loin d'être un obstacle à l'évolution, ils lui deviendront une aide : chacun, selon ses forces morales, travaillera à élever sans cesse au-dessus de soi Fidéal même de la moralité.

Aux arguments tirés de l'évolution des espèces animales sous la loi de la force et de l'intérêt, l'école anglaise en ajoute d'autres, tirés de l'évolution de l'espèce humaine sous ces mêmes lois.

Nous l'avons \ai, selon cette école il n'y a rien ou presque rien d'universel et d'immuable dans les idées morales : tout en elles est changement et mouvement, et le seul principe qui préside à leur mouvement, le seul qui parvienne quel- quefois à les fixer et à les immobiliser, c'est l'intérêt. Tel peuple trouve pieux de tuer et de manger son père ; tel autre trouve juste de voler, d'assassiner ; tel autre trouve logique d'abandonner les malades ou encore de hâter leur mort, etc. Lorsqu'on aura fait une collection et un catalogue complet de toutes ces opinions multiples, alors seulement, d'après M. Bain, on pomTa connaître les points très-rares sur lesquels a lieu Taccord universel; mais on peut dire d'avance que l'accord des jugements sur ces points sera produit par l'accord même des intérêts. En somme, la loi morale, dans le sens étendu que nous donnons à ce mot, n'est ni immuable ni universelle ; Tintérèt seul est univer- sel, mais non immuable; et c'est lui qui, par ses évolutions successives, explique et ramène peu à peu à l'unité la variété infinie des idées et des sentiments moraux. Ainsi peuvent se résumer les objections accumulées depuis Pyrrhon, Epicure, Garnéade, Sextus Empiricus, Montaigne, Mandeville, Helvétius, Diderot, jusqu'à MM. Bain, Darwin, Spencer et aux savants modernes.

A vrai dire, dans cette question qui depuis des siècles a soulevé tant de discussions, il y a plus d'un malentendu. Les partisans de la moralité pourraient reprocher à leurs adversaires d'avoir trop confondu les notions morales et les sentiments moraux avec la volonté morale, et d'avoir admis sans preuve suffisante que la contradiction des notions et des sentiments atteignait la volonté morale elle-même. Peu importent en définitive , pourrait dire un idéaliste, toutes les formes diverses que revêtent les idées morales et les mœurs, si sous ces formes multiples on

378 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

retrouve la même volonté du bien. Tels peuples volent, assassinent, etc. : voilà la moralité de l'homme perdue ! Pourquoi ? Ces peuples commettent-ils le vol et l'assassinat en croyant commettre des actes bons ? ont-ils bonne inten- tion?— Oui, dites-vous. C'est contestable, mais accor- dons-le. Il en résulterait simplement que ces peuples veu- lent le bien, mais qu'ils traduisent cette volonté d'une autre manière que nous. Sou tenez- vous au contraire qu'en volant, en tuant, ils ont la vague conscience de mal faire? Alors, par cette conscience même, ils affirment l'idéal moral qu'ils violent, et leur immorabté est une preuve de la moralité. Les idées morales des peuples, d'après Biicbner, « diffèrent comme la nuit et le jour'. » Soit, mais ce sont toujours des idées morales, c'est- à-dire des conceptions dim certain idéal de Fliomme et de l'humanité. M. 13ain prétend que, chez les Grecs, la cou- tume de boire du vin en l'honneur de Bacchus, ou, chez les musulmanes, la coutume de sortir voilées, a « la même autorité que n'importe quelle obhgation morale - », par exemple l'obligation de ne pas tuer. C'est bien dou- teux. Mais, après tout, si par hypothèse les musulmanes déployaient le même mérite à sortir voilées qu'à accomplir n'importe quel autre acte moral^ elles affirmeraient pour leur part, avec non moins d'énergie que les Européennes, l'universelle conception d'une moralité. M. Darv^àn sou- tient à son tour, non sans vraisemblance, que, « si les « hommes s'étaient produits dans les conditions de vie des « abeilles, ce serait un devoir sacré pour nos femelles non « mariées de tuer leurs frères , à l'instar des abeilles «ouvrières, et pour les mères de détruire leurs filles « fécondes ^. » Mais si, effectivement, c'était pour elles un devoir sacré et conscient, que faut-il davantage à ceux qui soutiennent l'universalité d'une conception quel- conque de la moralité idéale ?

Ainsi pourraient répondre les idéalistes aux utilitaires. Ce- qui domine tout ce débat des empiristes et de leurs adversaires, c'est l'éternelle confusion de l'action, signe de la volonté, qui peut varier comme tout signe, avec la volonté intérieure, qui peut rester la même sous les signes les plus divers. Les mœurs se contredisent, elles sont dans un perpétuel changement et dans une perpétuelle évolu-

1. Science et Nature, I, p. i99.

2. Bain, Emot. and will, toc. cit.

3. Darwin, Descenda7ice de l'homme, toc. cit.

CONCLUSION 379

tion ; reste à savoir si la moralité même se contredit et change. Celui qui marche sur la tète obéit encore aux lois du mouvement ; celui qui accomplit avec bonne inten tion les actes les plus bizarres obéit encore à ce qu'il croit moral, beau et bon. La conception que je me fais du bien exté- rieur peut varier ; celle que je me fais de la bonne volonté est fixe. Que la volonté humaine se manifeste de telle ou telle manière, c'est une question qui ne regarde pas notre moralité même ; l'important est qu'elle se manifeste. Que je veuille, que je veuille moralement, que les autres hommes soient aussi capables de vouloir moralement, cela suffirait à la rigueur, ou du moins le reste est secondaire.

La vraie méthode de l'école utilitaire ne devrait pas être seulement de montrer des contradictions dans telles idées et tels sentiments moraux des peuples ; elle devrait décou- ATir un peuple qui n'eût certainement pas la moindre idée d'une moralité quelconque et ne sût en aucune ma- nière ce que c'est que bien et mal, bonne ou mauvaise volonté, mais simplement ce que c'est que l'utile ou le nui- sible. Or il sera bien difficile de découvrir un tel peuple. Les voyageurs rencontrent sans doute des tribus qui n'ont nulle idée de la pudeur, d'autres qui n'ont nulle idée du vol, etc. De tous ces faits plus ou moins contestables un moraliste anglais fait une liste : ici, dit-il, l'idée de la pudeur n'existe pas; là, l'idée du vol, etc. ; donc l'idée de la moralité n'existe pas dans l'homme. Mais cela revient à dire : Tel homme manque du bras gauche, tel autre du bras droit ; donc tous les hommes sont sans bras. Pour prouver que l'homme n'est pas nécessairement et univer- sellement un être moral, il faudrait, avons-nous dit, trouver une collection d'hommes, ou au moins un homme qui fût complètement étranger à toute idée de bien moral. Or, sans aller plus loin, on ne trouvera pas seulement un homme à qui soit étrangère l'idée de courage et qui n'ap- plaudisse à un acte de bravoure ou de dévouement.

M. Bain, du reste, semble trancher la question en recon- naissant que, chez tous les hommes, il existe un même sentiment moral, c'est-à-dire une faculté d'approuver et de désapprouver ; c'est seulement, d'après lui^ dans les « ma- tières » auxquelles s'apphqiie ce sentiment , dans les actions qu'on approuve ou désapprouve, que. se produit la diversité et se manifeste l'évolution. Mais, existe un sentiment moral, il peut exister une volonté morale. « L'accord entre les hommes est émotionnel, » dit M. Bain.

380 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

A ce qu'on appelle l'émotion morale ne pomTait-il cor- respondre une certaine conception d'un idéal moral encore trop indéterminé, et en même temps la volonté de réaliser cet idéal? L'accord entre les hommes serait alors finale- ment un accord de volonté, un accord de moralité.

M. Bain compare l'humanité à un chœur immense la voix de chaque chanteur, quoiqu'elle se fonde avec toutes les autres, reste pourtant un effet distinct produit par sa propre volition. De même qu'il n'existe point « de voix ahstraite universelle » ou « de chœur abstrait » à part des choristes, ainsi il n'existe point une sorte de conscience humaine dominant toutes les consciences individuelles et les réglant. Il n'y a rien dans la conscience d'universel. Mais, pour- rait-on répondre, de même que, dans ce chœur dont vous parlez, il y a une chose commune à tous les chanteurs, quelle que soit la diversité des notes qu'ils émettent, à savoir la volonté de chanter et de s'unir dans une même harmonie, ainsi n'y a-t-il pas chez tous les hommes, à certains instants, quelle que soit la diversité des mœurs et des manières d'agir, une chose commune, constante, la volonté de bien agir ? Ne serait-ce pas cette volonté du beau et du bon qui, dominant toutes les consciences individuelles, les ramènerait à l'harmonie et ferait un immense concert de ce qui, au premier abord, semblait une immense discordance?

S'il en est ainsi, tous les peuples, de quelque manière qu'ils conçoivent le bien, veulent le bien et se proposent un idéal. Mais, en admettant qu'ils veuillent et aiment tous le bien, il ne s'ensuit pas qu'ils le veuillent également : il est des degrés dans cet universel amour. Or, qui dit degré dit aussi mouvement pour s'élever du degré inférieur au degré supérieur. Ainsi reparaît transformée, au sein même de la volonté, cette grande idée de mouvement vers le mieux, de progrès, d'évolution, que les utiHtaires exclusifs ne veulent introduire et faire agir qu'au sein des intérêts et du monde sensible. Ce serait fausser l'idée de lamorahtéque de la représenter comme immobile, incapable de progrès, étrangère à l'évolution qui agite et travaille sans cesse la na- ture. C'est ce que les « spiritualistes » oubhent trop. Ils ont le tort de s'en tenir aux vieilles thèses sur Vimmuable morale.

Si la contradiction des mœurs et des notions morales ne provient pas nécessairement d'une complète aijsence de moralité, il faut accorder du moins qu'elle provient d'une imperfection de cette morahté. Je ne veux pas assez le bien, pourrait-on dire, lorsque je veux comme bonnes des choses

CONCLUSION 38 1

qui ne sont pas le bien et le beau; je ne veux pas assez le bien si je le conçois sous des formes contradictoires. Ma volonté, dans ce cas, n'est pas assez forte pour guider mon intelligence , pour briser les associations d'idées, les cou- tumes et les babitudes qui entravent son action; qu'elle se fortifie, cp'elle se développe, et elle les brisera. M. Bain dit qu'un défenseur de l'esclavage a le même sentiment et le même amour de la justice qu'un aboli tionniste peut avoir. Non, un défenseur del'esclavage, tout en étant parfaitement sincère, ne possédera pourtant pas encore un amour suffisaut de la justice, parce qu'il ne l'aura pas assez cbercbée pour la trouver. Un sauvage qui, d'après un exemple de Montaigne et d'Helvétius, tuera et mangera son frère avec la meilleure intention du monde, n'aimera pourtant pas assez son frère. C'est ne pas avoir assez bonne intention que de manifester cette intention par des actes imparfaits qui la contredisent. En résumé, quelque système qu'on ado^ite sur l'essence de la moralité, on peut accorder que, plus l'humanité pro- gressera, plus ses mœurs se mettront en harmonie, mieux seront ramenées à l'unité ses idées morales. De là, dans ces idées mêmes, une évolution qui, aux yeux des idéalistes, non-seulement ne prouve pas l'absence de la vraie mora- lité;, mais au contraire semble plutôt montrer sa présence et son action incessantes. Cette évolution, au lieu d'être sim- plement le produit des forces physiques et des rapports économiques entre les intérêts, serait alors le produit et la manifestation de la volonté. Tous les êtres humains tendent au fond, les uns comme les autres, vers le bien; mais cette volonté, encore faible et imparfaite, s'est d'abord signifiée en des actes qui la traduisaient imparfaitement; à mesure que la volonté morale se fortifie chez tous, les actions qui l'expriment et les idées qui s'y rattachent deviennent plus parfaites, et cette perfection croissante les rapproche sans cesse de l'unité, terme de leur évolution. L'idéal serait que, par les actes les plus divers et cependant les plus harmo- nieux, se manifestât dans le monde la même bonne volonté.

III

LES TRANSFORMATIONS DE l'UTILITARISME.

Tout en prétendant rejeter les idées morales pro- prement dites, les utilitaires ont fait effort pour faire ren-

382 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

trer sous une autre forme, dans leur système, ces idées qu'ils en avaient d'abord exclues. On dirait qu'ils se sont tous sentis à l'étroit dans le cercle ils s'étaient enfermés. De sans doute, dans l'histoire de la morale utilitaire, cette tendance que nous avons vue travailler tous les sys- tèmes et qui semble attirer et soulever vers un idéal sujpé- rieur le monde pesant de l'égoïsme, entraîné en bas par ces poids de plomb dont parle Platon '.

« Tout est intérêt, » dit Epicure; et il ajoute : « Il faut dans certains cas mourir pour ses amis. » Il est donc, pour l'égoïste, des temps de se sacriQer, comme il est, d'après Pascal, des temps de niaiser! Ce n'est pas assez dire.- Le désintéressement, ajoutent les épicuriens romains, n'est pas momentané : entre de vrais amis, le désintéressement est perpétuel; point d'interruption, point d'exception : s'aimer véritablement, c'est sortir de l'intérêt pour n'y plus rentrer,

« Tout est intérêt, » répètent (avec amertume cette fois) Hobbes, La Rochefoucauld, Helvétius; mais Helvétius n'en soutient pas moins qu'il poursuit pour son compte le bon- heur de l'humanité. Le bonheur de l'humanité avant le nôtre ! se plaisent à redire Dalembert, d'Holbach, Saint- Lambert; et de nouveau reparaît dans la doctrine de l'in- térêt l'idée de désintéressement. En vain l'intelligence abstraite essaye d'exclure de ses systèmes l'idéal moral : il brise la trame logique du raisonnement et se replace lui- même au milieu du système bouleversé.

C'est alors que, par une tentative hardie, Bentham et ses successeurs s'efforcent d'unir ou plutôt de juxtaposer ces deux idées contraires : intérêt, désintéressement, et de faire sortir l'altruisme de l'égoïsme. Il semble que, dans Pécole anglaise moderne, ces deux tendances qui poussaient le système utilitaire, l'une en bas, l'autre en haut, cherchent à se contrebalancer et à se faire équilibre.

L'utilitarisme de Stuart Mill nous a paru se rapprocher plus que tout autre de l'idée de moralité. En effet, la conception qui semble le dominer tout entier, c'est celle de la qualité des plaisirs. Non-seulement certains plaisirs seraient plus intenses ou plus durables, mais ils seraient aussi plus nobles, plus dignes. On ne pourrait les mettre sur le niême plan que les autres, comme voulait Bentham, les évaluer tous parles mômes chiffres et les introduire dans les mêmes calcids; on ne pourrait comparer une saveur à une vertu. L'école de

1, Voir, outre la première partie de ce volum«, notre Moi aie d'Epicure.

CONCLUSION 383

Stuart Mill renonce même entièrement à calculer la vertu et à supputer le désintéressement; elle repousse, non pas seulement avec des chiffres, mais avec de l'indignation et du mépris, ces « plaisirs ignobles «dont Beutham faisait au besoin l'apologie : tout entière à la contemplation de l'idéal à venir, tout entière à la réalisation de cet idéal parmi les hommes, elle laisse à peu près de côté Vr^oov}] tyjç trap/.oç et Vifiovri T^ç YX(7Tpoç, dont le vieil Epicure avait fait le point de départ de son système. C'était presque donner gain de cause aux adversaires de l'utilitarisme, car nous avons montré que ceux-ci peuvent répondre : Il n'est point d'autre dignité que la dignité morale, point d'autre noblesse que la noblesse morale. Les plaisirs n'ont pas d'autre qualité que celle qu'ils empruntent à leur relation plus ou moins directe avec la volonté morale : les plaisirs intellectuels sont déjà moraux, les plaisirs esthétiques sont moraux; le vrai n'est que l'expression abstraite du bien, le beau n'est que la splendeur visible du bien; la qualité, en dernière analyse, pour n'être pas une qualité occulte et mystérieuse^ se réduit à la moralité. Ce qu'il y a de meilleur dans le monde des plaisirs et des peines, c'est, semble-t-il, le reflet du monde idéal qui y pénètre; ce qu'il y a de meilleur dans le plaisir même, c'est ce qui n'est déjà plus le plaisir.

Plus conséquents sont les benthamistes et les partisans de l'évolution, qui excluent soit de « l'hédonisme indivi- duel )) soit de « l'hédonisme universel » toute considéra- tion de ce genre, et qui ne parlent que du bien-être, de l'hygiène physique ou mentale, de l'appropriation au milieu et aux conditions les plus favorables d'existence. Plus conséquents aussi sont les derniers utilitaires qui, avec M. Sidgwick, rejettent la distinction de Mill entre la qualité et la quantité, et adoptent comme critérium la plus grande somme de plaisirs pour le genre humain. Mais les utilitaires de cette école devraient renoncer plus franche- ment à fonder une morale proprement dite : telle est au contraire leur ambition la plus chère. M. Sidgwick parle encore de devoir, d'obligation, de moralité. Il oublie que l'empirisme utilitaire, n'admettant que des faits ou des successions de faits, ne peut que répéter sans cesse à l'homme cette formule : Telle chose a été, donc telle chose sera; tu as accompli nécessairement tels actes, donc tu accompliras nécessairement tels autres actes. Entre la nécessité du passé et la nécessité de l'avenir, trouver place pour une « obligation » quelconque ou

384 LA 3I0RALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

pour un équivalent quelconque de l'obligation ? Celui que les utilitaires proposent, nous le savons, c'est l'intérêt. Tout irait bien en effet si l'intérêt, valable pour.l'un^ était aussi valable pour l'autre ; mais, malgré les paradoxes de Bentbam sur l'immédiate identité des intérêts, nous avons vu que cette identité est seulement finale. En attendant, c'est d'un certain désintéressement, déguisé sous le nom d'altruisme, que les utilitaires ont besoin pour mouvoir le ressort de notre mécanisme intérieur. Mais, leur avons-nous demandé, comment aller de l'intérêt au désintéressement, et même des désintéressements passés aux désintéressements futurs? Il est des hommes qui se sont désintéressés, qui se sont dévoués, soit; cela a été, cela est encore, je l'accorde; mais de quel droit cela sera-t-il, du moins en moi? Observez, analysez, comptez tous les phénomènes qui se passent et se sont passés dans chaque être humain; tenez, comme dit M. Bain, un registre de toutes mes sensations et émo- tions, cherchez de mes sentiments les genèses les plus ingénieuses : à la rigueur, je puis vous concéder ce que vous voudrez dans le domaine des faits, mais de ces faits accumidés vous ne parviendrez pas à tirer la moindre puissance qui leur soit supérieure. Comment d'une action observée faire une action prescrite? comment faire sortir d'une expérience un devoir ou l'équivalent d'un devoir? Pour l'école inductive, le devoir ne peut jamais être qu'une induction, et la plus importante de toutes. Or, d'après la théorie empiriste, l'induction n'est qu'une anticipation instinctive, ce qu'Epicure nommait TîpoXr/j/iç, ce que nous nommons un préjugé au sens propre du mot, ce que les Anglais appellent une attente. Le devoir, c'est donc l'attente du plus grand plaisir. « Je dois faire ceci », « le soleil doit se lever » : entre ces deux inductions, l'une qui nous fait pré- juger des phénomènes extérieurs, l'autre qui nous fait pré- juger des phénomènes intérieurs, nulle différence; toutes deux, en dernière analyse, se ramènent à cette habitude héréditaire par laquelle MM. Darwin et Spencer rendent compte de l'instinct. Mais si l'instinct peut expliquer, dans le monde physique, l'attente machinale d'un phéno- mène après un autre phénomène semblable, peut-il suffire à expliquer et à produire en nous le devoir? C'est, dites- vous, une anticipation instinctive qui me fait croire que le soleil va de nouveau se lever sur l'horizon : soit ; l'instinct ici peut remplacer la raison par l'attente; il n'y apas d'efforl à faire; je reste [)assif, immobile, et j'attends le soleil. Je

CONCLUSION 385

pourrais même fermer les yeux, le soleil n'en viendrait pas moins frapper mes paupières et me contraindre presque à les ouvrir. Tout change quand il s'agit non plus de la lumière extérieure, mais de la lumière intérieure. Là, il ne suffit plus d attendre, il faudrait pouvoir prendre lïnitia- tive ; sans vous, sans moi, sans nos efforts, la moralité dont vous parlez se lèvera-t-elle sur le monde? N'est-ce point moi qui la porte, la soutiens, la soulève au-dessus de la nature visible et au-dessus de moi-même; et si ma volonté, si la vôtre, si toutes les autres volontés venaient àfailjlir, le monde idéal, le monde moral, ne retomberait-il point dans la nuit?

IV

l'a:\IOUR de l'hu:^IANITÉ dans la morale UTILITAmE

Le grand mobile auquel nous avons vu les utilitaires faire appel pour mettre la volonté en mouvement, et qu'ils substituent à ïobligation ou au devoir des anciens moralistes, c'est l'amour de l'humanité, la sympathie uni- verselle, Faltruisme. Dès l'antiquité, Epicure nous offre l'exemple de ce qu'on pourrait appeler l'égoïsme philan- thropique * ; cette alliance des principes intéressés et des conclusions humanitaires se retrouve dans l'école fran- çaise du xviii^ siècle et dans l'école anglaise contempo- raine. Les utilitaires français ont clairement aperçu la néga- tion du véritable amour cVautrui qu'impliquait l'absorption de la volonté dans le désir fatal.

« On n'aime que pour soi, » dit Helvétius ; l'amitié entre les hommes est un besoin réciproque. Tout gravite sur soi, répète d'Holbach; la vie entière n'est qu'une gravitation de soi sur soi ^ L'école anglaise semble avoir accepté, elle aussi, l'égoïsme comme l'explication suprême et dernière de tous les phénomènes mentaux. « L'amour de soi est le pourquoi de toutes les passions ^, » dit M. Bain, et M. Spen- cer ne le désavouerait pas. Seulement, cet égoïsme , les philosophes anglais l'ont pour ainsi dire relégué dans la sphère de l'inconscient, et ils en ont fait sortir, par une

1. Voir notre Morale d'Epicure, livre III.

2. IfjicL. liv. IV.

3. Voy. M. Bain, Emoi, and v:ill, c. XII.

r.TYAf. 25

386 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORALNE

évolution inattendue , l'altruisme conscient. Nous nous aimons nous-mêmes , voilà le principe ; puis nous nous attachons dans les autres à ce qui nous ressemble, et nous nous cherchons nous-mêmes dans autrui : alors naît, selon M. Bain, une sorte d'amour qui se ramène à une ressemblance mutuelle, à une analogie mutuelle ; ce qui se passe dans Tun se comilumii;{ue à l'autre par des raisons toutes physiques, et à vrai dire l'amour d'autrui est un phénomène de contagion nerveuse. C'est celle contagion bienfaisante que les utilitaires veulent étendre à l'huma- nité pour y faire régner la philanthropie. Dans les autres, vous n'aimez que vous, disent-ils aux hommes ; cependant aimez les autres plus que vous. Dans les autres , vous n'aimez que votre ressemblance ; pour cette image affaiblie de vous-mêmes , sacrifiez-vous , et détruisez au besoin l'original afin de conserver la copie.

Sous ce rapport, l'école utilitaire anglaise n"a pas la logique de l'école utilitaire française : ce qu'elle rejette en théorie, elle n'ose pas y renoncer en pratique. Excluant de l'homme l'amour volontaire et désintéressé d'autrui, elle voudrait, par. des moyens détournés, en replacer au moins l'apparence dans la société et reprendre ainsi d'une main ce qu'elle repousse de l'autre. Mais, avec la sympathie et les instincts altruistes, réussira-t-elle à rapprocher et à unir les hommes? Sympathiser, c'est-à-dire, suivant l'étymo- logie même du mot, pâtir ensemble, souffrir ensemble, être courbés ensemble sous la même nécessité, subir l'action réflexe des mêmes émotions, cela suiîira-t-il à l'homme, ou sa conscience ne trouve-t-elle pas en elle-même un idéal supérieur, et sa volonté ne réclame-t-elle pas davantage?

La conception utilitaire de la sympathie se trouve plei- nement réalisée dans le monde matériel et mécanique. Peut-être l'homme seul peut-il aimer ; mais tout, semble- t-il, peut sympathiser. Depuis longtemps, Adam Smith et Hume ont comparé la loi naturelle qui unit les honimes à . cette loi physique qui fait que des cordes également tendues, sous la vibration qu'on leur imprime, se mettent d'elles-mêmes à l'unisson. Mais, remarquons-le, pour- quoi disons-nous que ces cordes sympathisent ? Si nous connaissions parfaitement Tensemblê de causes mécani- ques qui président à leurs mouvements, cette idée ne nous viendrait pas même à l'esprit. Disons-nous de deux hor- loges que nous montons à la fois qu'elles sympathisent? Non, parce que dans ce cas la cause du phénomène nous

CONCLUSION 387

est connue : c'est nous-mêmes. Au contraire , ce qui porte d'abord à croire qu'il y a sympathie entre les cordes d'un instrument, c'est que nous ne voyons pas les mouve- ments se transmettre fatalement de l'une à l'autre; nous douons de vie chaque corde ; il nous semble que, spontané- ment, elles-mêmes se sont mises d'accord. Ainsi, pour intro- duire la sympathie dans les mécanismes du monde exté- rieur, il semble que, par une sorte de subterfuge mental, nous en enlevions d'abord la nécessité.

Du monde extérieur, remontons à l'intérieur. Pouvons- nous concevoir la sympathie de l'homme pour l'homme comme un simple accord des nerfs, une alliance des tem- péraments, un battement symétrique des cœurs? Ne nous représentons-nous pas le mouvement de sympathie qui nous porte vers autrui comme parti de nous-mêmes, comme tout spontané ? C'est un fait psychologique que ne nieront pas, sans doute, les empiristes et les utilitaires et que Spinoza lui-même a reconnu '. En d'autres termes, pour prendre pleine et entière conscience d'une vraie sympathie, il faut perdre, ne fût-ce qu'un instant, cette conscience de la fatalité que doit posséder tout fatahste convaincu ; pour que mes nerfs eux-mêmes accomplissent sans trouble et jusqu'au bout toutes leurs vibrations sym- pathiques, il faut que j'attribue ma sympathie à autre chose qu'à des nerfs, il faut qu'à tort ou à raison je l'at- tribue à ma volonté. Illusion ! direz-vous ; effet d'un sentiment subjectif, dont nous sommes tout prêts à vous faire la genèse. Soit ; voici alors la question que nous pouvons vous répéter : Persuadez-vous bien à vous-mêmes que c'est une simple illusion . persuadez-vous bien de votre système ; en prenant conscience de cette illu- sion, vous la dissiperez; en la dissipant, ne dissiperez- vous pas la sympathie même ?

Nous avons déjà vu se montrer à diverses reprises cette divergence qui semble exister entre la théorie et la pra- tique des vrais utilitaires : plus vous croirez à l'utilitarisme en l'approfondissant dans toutes ses conséquences, moins vous serez capable, semble- t-il, de faire ce que conseillent de faire ses théoriciens. Ici, la contradiction est plus évi- dente et plus importante encore : la théorie exige une sympathie constante avec les autres hommes; mais vous ne pouvez sympathiser avec autrui, d'une manière durable,

i . Voir La Morale d'Epicure et ses rapports avec les doctrines contempo- raines, liv. IV.

388 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

qu'en oubliant votre système sur la sympathie ; or oublier, ici, dans une certaine mesure n'est-ce pas nier?

A ce point de vue, le moindre mouvement de vraie sympathie est un élan vers un idéal supérieur au système purement utilitaire. Au moment la sympathie me pousse à accomplir un acte de désintéressement, par exemple secourir un homme en danger, que je me répète à moi- même : « La sympathie n'est qu'une contagion nerveuse ; » cette idée, agissant comme toutes les idées sur les nerfs mêmes, la contrebalancera et tendra à la faire disparaître. La sympathie du cœur, si elle n'est qu'un instinct, est du moins un instinct trop délicat pour pouvoir m'entraîner si je n'oublie pas qu'elle m'entraîne. Nous nous retrou- vons ainsi en présence des lois psychologiques que nous avons dégagées de l'analyse des faits et que nous avons opposées aux « genèses » de sentiments tracées d'une manière trop exclusive par l'école anglaisCc

En premier lieu, tout instinct, en devenant conscient, tend à se détruire : la sympathie purement instinctive se réprimera donc en se connaissant elle-même.

En second lieu, toute association d'idées, en devenant consciente, tend à se dissoudre, surtout lorsqu'en défini- tive elle se réduit à une erreur ; or la sympathie est une erreur par laquelle je m'imagine souffrir à votre place : sur la foi d'une ressemblance trompeuse, je vous prends pour moi. Un oiseau, dit la fable, apercevant dans un tableau un oiseau tout semblable à lui, merveilleusement reproduit par le peintre, courut becqueter la toile inerte ; ainsi fais-je en allant à vous parce que vous me ressem- blez, en vous prenant pour un autre moi-même, alors que vous en êtes seulement la lointaine image. La réflexion et la conscience, en écartant l'illusion, éloigneront la sym- pathie.

En troisième heu, toute passivité, en se pensant elle- même, tend à disparaître sous l'action de la pensée. Penser que toute notre sympathie se réduit à « être passifs ensemble » , c'est donc tendre, par cela même, à la faire cesser. Aussi, sympathiser véritablement, ce serait sans doute s'élever au-dessus de cette sympathie apparente que les utilitaires connaissent seule ; ce ne 'serait pas seu- lement pâtir ensemble, mais vouloir ensemble et, à l'occasion, vouloir pâtir, vouloir souffrir; ce serait mettre d'abord en commun les volontés, afin de mettre en commun les sensibilités. La vraie sympathie, loin d'être

CONCLUSION 389

cette négation de l'amour cVautrui qu'entendent les utili- taires, serait la première forme de l'amour.

Si le sentiment encore vague de la sympathie est déjà difiicile à conserver pour la psychologie et la morale an- glaises, à plus forte raison l'amour dont nous croyons être capable pour les autres hommes. Le type de la vertu, pour l'utilitaire exclusif, c'est l'économie, c'est l'épargne, c'est la richesse qui s'amasse et se conserve. Mais la richesse qui n'amasse que pour répandre, l'économie qui se fait prodigue, et l'épargne qui se fait généreuse, seraient la négation même de la vertu benthamiste. Que pourrais- je donc donner, dans cette doctrine, sans une arrière- pensée, et pour ainsi dire sans un arrière-désir? Je me trouve dans la pire des misères, la misère morale : ce dont je suis pauvre, c'est de bonne intention, c'est de bonne volonté. Ce que je crois vous donner, moi, un désir le donne à ma place ; ce que je crois vous donner, un intérêt vous le prête ou vous le vend : rien de gratuit. En allant vers vous, c'est encore, sans le savoir, à moi que je reviens. Quand je me sacrifierais pour vous, quand je mourrais pour vous, ce serait, comme 4'a dit Bentham, par un intérêt déguisé, et ce don suprême de la vie ne serait encore qu'un emprunt risqué.

Aussi avons-nous vu Bentham amené par la logique à condamner le désintéressement. Ceux qui, en morale, font du désintéressement une vertu, nous a-t-il dit, res- semblent à ceux qui, en économie politique, feraient un mérite de la dépense. Ainsi, par une sorte de ren- versement des vieilles idées morales, c'est le désintéres- sement et le dévouement qui deviennent presque des vices,, c'est l'intérêt qui devient la vertu. Stuart Mill lui- même est forcé de chercher des excuses au désintéresse- ment, et il trouve ces excuses, on s'en souvient, dans l'utilité du dévouement pour ceux qui en profitent. Ajou- tons donc ce trait nouveau à l'esquisse de la philanthropie idéale telle que l'école anglaise la propose. Sa véritable définition, au point de vue économique, est un commerce rien ne se donne pour rien.

Stuart Mill, il est vrai, ne veut pas accepter franchement cette conséquence : il veut, par le mécanisme de l'habitude, de Féducation, de rassociation des idées, faire de l'altruisme une seconde nature, et mettre au cœur des hommes un désir invincible de donner, aûn que le résultat soit [)Our

390 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

riiumanité entière de recevoir davantage. « Ce que je soii- « tiens, dit Stuart Mill, c'est qu'un être humain qui a pour « ses semblables un amour désintéressé et constant « (traduisez, d'après les règles de la langue utilitaire : dont tous les intérêts et les désirs se trouvent instinctivement d'accord avec ceux de ses semblables), « qui recherche (nécessaire- « ment) tout ce qui tend à leur faire du bien, qui nourrit « (nécessairement) une haine vigoureuse contre tout ce « qui leur fait du mal, est naturellement, nécessairement et « raisonnablement un objet d'amour, d'admiration et de « sympathie, digne que l'humanité l'entoure de son affection « et le récompense par son admiration *. » Non, si cet homme dont vous me parlez ne m'a réellement aimé, ni moi, ni personne ; s'il n'a rempli près de moi et des hom- mes que le rôle d'une machine utile ; si, en réalité, je ne lui dois rien à lui, mais seulement à la nécessité qui l'a poussé, alors je ne puis pas proprement l'aimer. L'amour d'autrui, s'il était possible en sa pureté, dépasserait par son essence même la notion de l'utile : cet homme m'est utile, il n'est que cela, donc il est pour moi un moyen, une chose; il me sert, donc je m'en sers : c'est un instrument bien- faisant que la nécessité m'a remis entre les mains. Cet homme, je pourrai le flatter, comme je flatte un animal dont je veux les services; mais le « respecter » , pourquoi? Quel droit a-t-il à mon respect? S'il s'attache à moi, c'est une preuve qu'il ne se suffît pas à lui-même, qu'il n'a pas sa fin en lui-même, qu'il a besoin de moi, qu'il m'est peut- être inférieur : les services .qu'il me rend appelleraient plutôt sur lui mon dédain que mon amour. Si la recon- naissance est possible dans un système exclusivement utiU- taire, c'est lui qui devrait être reconnaissant et non pas moi.

En somme, dans la doctrine anglaise, l'amour de l'huma- nité ne se réduit-il point à un mensonge mutuel? Je me mens à moi-même en croyant que je vous aime, alors que je ne fais que désirer ; je vous mens en vous le disant ; vous me mentez en me disant la même chose^, et je me trompe moi-même en vous croyant. Pour échapper à ce men- songe, Helvétius supprimait tout simplement l'amour d'au- trui. N'était-il pas plus conséquent que 'certains « al- truistes » contemporains?

C'est à cette suppression pure et simple que l'utilitarisme reviendra sans doute toutes les fois qu'il sera bien conscient

\. l'/iU. de Ham., p. 550.

CONCLUSION 391

de lui-même. A moins donc de réussir à organiser dans la société une tromperie générale, l'école anglaise elle-même devra se contenter de la philanthropie d'Helvétius : agir comme si Ton aimait les hommes, précisément parce qu'on ne les aime pas. Helvétius prétendait, de cette absence même d'amour dans la société, déduire l'absence de haine et de malveillance. Mais il est difficile de croire qu'il suffira à la société de perdre ainsi l'illusion de l'amour pour se délivrer des haines et des discordes. Le résultat véritable des théories trop purement utihtaires ne serait-il pas juste l'opposé du paradoxe d'Helvétius ? Le jour les hommes sauront qu'ils ne s'aiment plus, n'agiront-ils pas comme s'ils se haïssaient?

Pourquoi, me disent les philosophes anglais, dans notre société réorganisée, n'iriez-vous pas volontiers vers autrui? pourquoi vous retireriez-vous d'autrui ? Parce que c'est autrui et que c'est moi, vous répondrai-je, en retournant la parole de Montaigne. Les raisons senties mêmes pour haïr que pour aimer, et Helvétius a été plus profond qu'il ne le croyait lui-même en rapprochant la haine et l'amour. Vous avez une quahté : c'est une raison de vous aimer ; mais cette qualité, je ne l'ai pas : c'est donc aussi une raison de vous haïr. Tout ce qui en vous peut exciter mon admiration peut aussi exciter mon envie, et c'est pour cela que sans cesse l'humanité se partage en admirateurs et en envieux. Toute belle qualité chez autrui est une alternative qui se pose devant la volonté humaine : ou bien vouloir que cette qualité reste à celui qui la possède, ou bien vouloir qu'elle lui soit enlevée. L'homme se trouve ainsi forcé d'opter sans cesse entre la haine ou l'amour, entre la paix ou la guerre.

Sans doute, nous l'accordons, un utilitaire convaincu préférera le plus souvent la paix, avec un semblant d'amour. Nous sommes loin de vouloir pousser les choses à l'extrême et de soutenir par exemple qu'un utilitaire ne trouvera aucun plaisir dans la société d'autrui, la conversation, les réunions qn commun, le bon accord avec ses voisins, etc. Xous ne faisons point de lui une sorte de sauvage fuyant les hommes ; nous le croyons au contraire capable d'éprouver tous les plaisirs sociaux, quoiqu'il sache que ces plaisirs se ramènent dans leur principe au développement du moi, à son épanouissement. Utihtaires ou non, nous obéissons volontiers à nos habitudes primitives et à nos instincts, même lorsque nous en sommes les maîtres et que nous sen- tons pouvoir les dominer d'un moment à l'autre. Il y a

392 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

un laisser-aller plein de charme. Mais, pour nous réveiller, il suffit d'un conflit entre ces instincts, par exemple entre l'instinct de sociabilité et celui de conservation; aussitôt la raison se relève, intervient, pèse et juge. Or, chez l'utilitaire exclusif, comment ne déciderait-elle pas toujours en faveur de l'instinct de conservation, dont la force se trouvera ainsi sans cesse accrue aux dépens de son rival? L'égoïsme rai- sonné est-il donc d'ailleurs une chose si rare dans la société actuelle pour qu'on refuse d'y croire dans une société utilitaire? Nous voyons tous les jours des types d'égoïstes qui n'ont rien de repoussant, qui savent être aimables , être aimés , aimer même dans une certaine mesure, c'est-à-dire recueillir tous les profits de l'amour sans en courir les risques. Non-seulement certains indi- vidus, mais presque toutes les nations prises en corps ne sont autre chose que de grands égoïstes ; c'est que Tutilité règle la plupart du temps leurs rapports. Certes les peuples ne sont pas moins accessibles que les individus aux idées élevées d'humanité et de philanthropie; mais ils trouvent qu'en cas de conflit le patriotisme doit dominer. En atten- dant, les peuples sefoutTun à l'autre, par l'intermédiaire de leurs représentants, toutes les politesses imaginables ; ils se donnent toutes les marques possibles de bienveil- lance. La Russie et l'Angleterre, par exemple, protestent sans cesse de leur bonne amitié, tout en se tenant prêtes à la lutte ; elles sont amies en effet, à leurs intérêts près. Telle sera, semble-t-il, l'amitié des vrais utilitaires. Chaque individu n'a-t-il pas lui aussi son patriotisme, qui en vaut bien un autre, le patriotisme du moi^ le respect sacré de ses propres intérêts ? Sous l'amour mutuel, on trouvera donc toujours de la diplomatie : ce sera une paix armée.

La diplomatie, c'est-à-dire la ruse appuyée sur la force,

tel est le grand art de l'homme primitif. En général, un sauvage intelligent est un excellent diplomate ; avec un peu plus de raffinement dans les idées, il pourrait tenir une fort bonne place dans un congrès européen, ou dans une société d'utilitaires radicaux. C'est que, au fond, le moi faisant effort pour se conserver, et rusant, et épuisant toutes les ressources possibles, tel est l'état primitif, l'état naturel par excellence. Rien de plus contraire à la nature

telle du moins que nous la voyons par le dehors que l'amour franc et dévoué, l'oubli voulu de soi, le sacri- fice : tout cela semble au-dessus d'elle, lui échappe pour ainsi dire. L'instinct conserve l'être, l'habitude conserve

CONCLUSION c95

Tètre, toutes les tendances naturelles conservent l'être : l'évolution conserve et augmente l'être, ou du moins varie les formes. Qui donc le sacrifiera, au besoin, pour quelque idéal supérieur? Nulle habitude, nulle tendance cons- ciente d'elle-même, nulle évolution ne semble pouvoir le faire, car elle se contredirait. Moi seul, si j'étais plus que tendance, habitude, instinct ou évolution fatale, je pourrais le faire, parce que je le voudrais librement ; ainsi revient tou- jours la même question de la liberté morale, conçue comme complétant et corrigeant la nature même dont elle est sortie.

11 est vrai que, dans la société future dont nous parle M. Spencer, les sphères d'activité se feront si parfaitement équilibre, que chacun agira pour le bien d'autrui comme pour le sien; bien plus, il le fera spontanément et voudra le bien d'autrui comme le sien . Mais cet avenir élevé est- il bien réalisable par la voie de la nécessité physique, qui est seule ouverte aux utilitaires ? Est-il réalisable tant que la conscience et l'intelligence subsisteront dans Thomme, prêtes à s'opposer aux instincts ? La nécessité extérieure de la nature peut rapprocher nos sphères d'action ; elle peut me pousser vers vous, elle peut vous pousser vers moi et nous serrer l'un contre l'autre; cette nécessité intérieure que les utilitaires appellent sympathie ou altruisme peut faire davantage :par elle, nos mécanismes entrent en équilibre et en harmonie. Est-ce la fraternité de la bienveillance ? Non, car ni l'un ni l'autre nous n'avons voulu, et ni l'un ni Tautre nous ne nous sommes voulus. Notre place dans l'univers était réglée d'avance; en gravitant l'un autour de l'autre, nous n'avons pas cessé un seul instant d'exécuter l'éternelle « gravitation de soi sur soi »; nos mouvements l'un vers l'autre faisaient d'avance partie de l'universelle harmonie^ et nous nous sentons malgré nous emportés dans le rhythme monotone auquel obéissent à jamais les mon- des. Avons-nous fait l'un vers l'autre un pas qui ne fût compté d'avance, qui ne fût nécessaire, qui ne se ramenât aux lois de l'instinct ou l'intérêt? Pourquoi donc, encore une fois, aurions-nous l'un à l'égard de l'autre cette grati- tude qu'implique Tamour ?

Sans doute, dans la société idéale que nous nous proposons pour but et à laquelle travaille peut-être vague- ment la nature entière, l'amour des autres acquerrait en nous une fixité, une éternité qui, pour un specta- teur du dehors, pourrait faire croire à l'action d'une puis- sance nécessaire. Comment voir de loin si c'est bien le

394 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

lierre lui-même qui s'est attaché profondément à l'arbre et s'y retient de ses propres racines, ou s'il y est suspendu par des liens étrangers ? De même, plus l'amour unit les hommes, plus on peut croire que le déterminisme les en- chaîne. Mais cette apparente nécessité de l'amour véritable ne vient-elle pas de ce qu'il constituerait précisément la plénitude de la liberté? Dans l'amour désintéressé d'autrui, il semble que l'esprit peut s'élever assez haut pour s'af- franchir des tendances inférieures , pour enlever ainsi toute prise à un grand nombre de motifs et de mobiles, et pour devenir incapable de haine ou de bassesse non par impuissance et par nécessité , mais par une sorte de victoire et par un dégagement de sa i)rimitive nature *. Dans la société idéale, nous pourrions tous compter les uns sur les autres, chacun serait également sûr et de soi-même et d'autrui ; l'amour serait alors si spontané et si rapide en ses mouvements qu'il ne laisserait plus place à nul sentiment d'envie ou de haine et s'éten- drait à la société entière , pénétrant jusqu'au fond tous les cœurs; mais serait-ce donc pure fatahté, comme M. Spencer le croit? N'est-ce pas plutôt à ce moment que la volonté redevient maîtresse de soi? Parce qu'on ne la voit })lus s'attarder dans la lutte et l'effort , est-ce une raison pour ne plus croire à son libre élan ? L'aile qui bat le plus vite semble rester immobile.

On voit, dans la question de l'amour, quel est le pour et le contre, et sur quels points précis porte l'opposition de la morale purement naturaliste et de la morale idéaliste. Cette dernière doctrine est tout au moins la plus attrayante, et l'on aime à s'enchanter soi-même de ce sublime idéal de liberté et de désintéressement ; on voudrait de toutes les forces de sa raison se prouver à soi-même et prouver aux autres qu'il est possible. Mais il reste une dernière ressource au naturalisme ; c'est de répondre : Votre idéal serait fort beau sans doute; par malheur, il est irréali- sable , non -seulement parce qu'il est trop au-dessus de notre nature actuelle, mais parce qu'il est en pleine con- tradiction avec elle. La tendance essentielle et fondamen- tale des êtres est l'amour de soi. C'est la base solide de tout notre être moral. Cet amour de soi, nous le diversi-

1. Voir M. Fouillée, /.« llherU' et le détcrudnismp, et L'idée mode>-ne du droit.

CONCLUSION 395

fions de mille manières, nous le transformons complète- ment sous l'action lente de révolution; mais il reste tou- jours au fond de nous, caché comme les racines de l'arbre, et pourtant nous nourrissant tous de sa sève. Vous voulez l'arracher entièrement, l'enlever du monde moral, et vous ne vous apercevez pas que le monde moral tout entier s'écroulerait et se dissoudrait sans lui.

Ici, la question morale se transforme et devient une ques- tion vraiment métaphysique, portant sur le fond même de l'être et sur sa tendance primitive. Malgré les affir- mations des utilitaires et des évolutionistes de l'école an- glaise, est-il donc certain que le fond des choses soit un égoïsme tantôt conscient, tantôt inconscient; ou bien ne peut -on se représenter l'univers sur un autre type et d'après une conception plus large? Nous entrons d'ail- leurs ici dans cette sphère de l'inconnaissable qu'admet M. Spencer et les diverses hypothèses ne peuvent se vérifier ou se démontrer; mais il en est au moins de plus belles que les autres; il en est qui nous semblent mieux rendre compte de toutes les puissances que nous sentons ou croyons sentir en nous; mirage ou vérité, elles nous attirent à elles par une séduction invincible. Nous croyons en notre liberté réelle ou virtuelle, en notre désintéres- sement ; nous avons foi en notre être moral ; nous avons foi en nous : toutes ces croyances sont assurément mêlées d'illusions, de confusions, de faussetés ; et cependant n'y a-t-il rien au fond et ne peut-on tirer de notre conscience, qui nous trompe si souvent, comme un résidu de vérité? 11 ne s'agit pas ici de se sauver dans le « noumène », comme fait Kant ; il faudrait trouver quelque tendance immanente à l'être même. Cette tendance fondamentale ne serait-elle pas, comme nous l'avons déjà dit, la ten- dance à l'élargissement de soi, à la liberté, mieux encore à la délivrance de tout penchant inférieur, et par à l'union avec les autres, à la sympathie, à l'amour?

Le penseur qui a donné à l'école anglaise ses plus purs principes et lui a tracé ses premières genèses, c'est assuré- ment La Rochefoucauld, théoricien beaucoup plus profond qu'on ne le croit d'habitude; c'est en lui que nous trouvons l'expression la plus saisissante de cette doctrine moitié psychologique et moitié métaphysique qui explique tout mouvement et tout développement de l'être par le seul amour de soi. « Tout vient se perdre, dit-il, dans l'amour « de soi comme les fleuves dans la mer, » et l'école an-

396 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

glaise accepterait maintenant encore cette parole comme résumant bien l'histoire de l'humanité , comme rendant compte de son évolution tout entière. Nous sommes loin de nier la part imrnense de « l'amour-propre » dans la réalité actuelle, ni les « découvertes » faites par La Rochefoucauld et par l'école anglaise dans le monde de l'in- térêt mal exploré jusqu'alors. Cet « océan » mobile de l'amour-propre dont parle La llochefoucauld, nous le por- tons tous en nous : que d'actions , même chez les plus vertueux , n'en sont encore que les mouvements ! que d'amitiés l'on s'aime soi - même ! que de désintéresse- ments intéressés par quelque endroit ! Et cette force irré- sistible de l'intérêt, que nous retrouvons sans cesse agis- sante en nous, elle y agit le plus souvent (comme l'a bien vu encore La Rochefoucauld) sans que nous nous en dou- tions : « l'intérêt nous conduit quand nous croyons nous tt conduire. » Mais que faut-il conclure de tout cela? Que l'intérêt ou l'amour de soi constitue notre essence, et l'utile notre unique fm? On peut aussi bien conclure que, nous sommes intéressés, nous ne sommes pas encore assez nous-mêmes. Nous tenons encore à l'animal par une dernière attache. Le règne de l'intérêt, c'est le règne de l'animalité^ des tendances nécessaires et bestiales : quoi d'étonnant à ce que la « bête » vive dans celui qui n'est point encore « l'ange » ? En lisant La Rochefoucauld, c'est bien nous-mêmes que nous découvrons dans ce miroir auquel La Fontaine comparait son livre ; mais c'est surtout notre passé, un peu notre présent; ce n'est peut-être pas notre avenir. Les Maximes^ que Rousseau appelait un triste livre, sont vraies, du moins jusqu'à un certain point, comme nous rappelant et évoquant pour ainsi dire toute une période d'existence dans laquelle le passé de l'huma- nité est renfermé en grande partie et à laquelle nous échappons chaque jour; elles sont vraies, dis-je; espé- rons qu'elles le seront de moins en moins. Sans doute nous avons souvent une pensée intéressée de derrière la tête, que nous ne sommes pas parvenus à chasser, ou, si la pensée a été chassée, il reste un instinct vivace, une série de tendances inférieures qui nous entraînent parfois en bas, quand nous voudrions aller toujours en haut. Mais d'abord ces tendances et ces instincts de la nature ani- male, nous nous efforçons tout au moins de les voiler et de les cacher : La Rochefoucauld Ta bien reconnu avant l'école anglaise , et c'est ce qu'il appelle l'hypocrisie ;

CONCLUSION 397

Hobbes , son contemporain , n'avait conçu qu'une sorte d'intérêt, l'intérêt en armes et en forces, marchant ouver- tement à ses fins ; La Rochefoucauld en conçoit une autre espèce , dans laquelle la première tend à se fondre et à disparaître, l'intérêt tortueux, rusé, habile plutôt que fort, avant tout hypocrite. Telle est la première métamor- phose de l'intérêt. Mais cette seconde espèce d'intérêt n'est-elle pas déjà supérieure à la première, comme la doctrine de La Rochefoucauld est supérieure à celle de Hobbes? Si l'intérêt a honte, c'est peut-être qu'il se sent en présence de quelque chose de supérieur, c'est qu'il se voit en face de Fidéal conçu par notre pensée ; l'animal tend alors à fuir devant Thomme : on peut dire dans ce sens que l'hypocrisie est un commencement de vertu et de respect d'autrui \ En outre, dans l'hypocrisie, il y a encore ce progrès que, si l'intérêt est conscient de lui-même et se voit lui-même, du moins les autres ne le voient plus; dès lors les actions d'autrui, en nous appa- raissant comme désintéressées , nous offrent un type vi- sible de conduite qui nous inspire le désir de le réaliser. Enfin, à force d'être oublié, Tintérêt finit par s'oublier lui- même. La Rochefoucauld a encore très-bien saisi ce mo- ment de l'histoire humaine l'homme ne calcule plus et où, s'il est encore intéressé, il l'est à son propre insu. ^'ouvelle métamorphose de l'amour de soi, dit-il ; nouvelle évolution, diront les utilitaires contemporains. Mais, répondrons-nous , est-il bien sur qu'il n'y ait qu'une simple métamorphose, une simple évolution? ou bien, dès le début, avec l'amour exclusif de soi ne coexistait-il pas chez l'homme une tendance opposée, et n'est-ce pas le triomphe de cette tendance qui produit l'effacement gra- duel de l'intérêt ? Plus la conception de l'idéal moral de- vient en nous claire et lumineuse , plus s'obscurcissent tous les types d'action inférieurs : une sorte d'aurore se fait alors en nous ; faut-il donc nier le soleil précisément lorsque toutes les autres lumières pâlissent et s'éteignent devant la sienne ?

On le voit, la doctrine de La Rochefoucauld et des utili- taires anglais peut être presque entièrement acceptée, à condition seulement d'être complétée. Elle n'exprime réel- lement qu'un des moments et un des facteurs de l'évolu-

1. La Rochefoucauld a dit lui-même : o L'hypocrisie est un hommage rendu par le vice à la vertu. »

398 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

tion psychologique; il reste toujours à savoir quels en sont le principe et le terme. Nous sommes mus par l'inté'rêt, dit La Rochefoucauld. Sans doute, lui répondrons-nous, au moins dans un très-grand nomhre de cas. Toutes nos vertus, vues par une certaine face, peuvent être des moyens de l'intérêt. Sans doute, encore. Agrandissez tant que vous pourrez la part de l'intérêt ; montrez-nous en nous- mêmes, par une sorte de fantasmagorie, l'égoïsme naturel maître et seigneur, dominant toutes nos actions passées : toujours est-il que vous nous le montrerez, que nous ne le savions pas, que nous croyions le contraire, que nous croyions être épris seulement de la beauté du devoir; nous avions un idéal, et plus nous allions vers cet idéal, plus nous effacions en nous l'égoïsme. Ne pouvons-nous pas prévoir, ou tout au moins concevoir un moment le dé- sintéressement deviendrait à son tour maître de notre âme? Oui, nous portons encore dans les plus profondes et les plus basses parties de notre être le monde de l'intérêt, avec ses « abîmes » , ses « ténèbres » , ses sinuosités et ses détours; mais, par la pensée concevant l'idéal, nous avons déjà la tête dans un autre monde, dont la lumière emplit nos yeux. Oui, l'intérêt et l'amour de soi ne nous sont pas encore devenus entièrement étrangers : s'ils nous l'étaient , nous ne comprendrions rien à votre livre des Maximes ; nous ne vous admirons que parce que, en nous peignant l'égoïsme, vous nous avez représenté en défi- nitive une partie de nous-mêmes, et une partie à laquelle nous devons nous-mêmes échapper par l'énergie de notre vouloir. A force de cacher aux autres nos instincts égoïstes, nous les avions cachés à nos propres yeux ; nous ne les reconnaissions plus, vous nous les révélez; par là, vous nous êtes utile. Nous choisirons en plus grande connais- sance de cause entre l'amour de soi et l'amour d'autrui.

On pourrait faire la contre-partie des Maximes de La Ro- chefoucauld ou des genèses de l'école anglaise et montrer partout la volonté de désintéressement à côté de la volonté égoïste. Ce nouvel aspect des actions humaines, joint à celui que l'école anglaise nous montre, servirait à mieux faire voir la vraie nature de l'évolution psychologique et morale. Bien plus : on pourrait peut-être montrer le germe de la volonté désintéressée au fond même de la volonté égoïste. L'intérêt ne serait pas autre chose que le premier degré, la période d'enveloppement d'une volonté qui, de sa nature même, et lorsqu'elle s'est enfin débarrassée de

CONCLUSION 399

ses entraves, s'ouvre à autrui, ne demandant qu'à aimer. L'égoïsme le plus grossier contient peut-être encore de la moralité à l'état latent. On peut, sans aucune contradic- tion, faire rentrer l'intérêt et l'égoïsme, comme de simples moments, dans l'évolution de la volonté désintéressée; on peut dire, en retournant la parole de La Rochefoucauld, que l'amour de soi se perd dans l'amour d'autrui, et même qu'au fond il en vient indirectement, comme les fleuves viennent de l'Océan même dans lequel ils vont ensuite se jeter et disparaître.

V

l'amour de la vérité dans la .morale UTILITAmE

Aimer véritablement les autres hommes, c'est dépasser l'utihtarisme exclusif; aimer et poursuivre, par-delà soi- même et les autres, la vérité, n'est-ce pas encore s'élever au-dessus de cette doctrine trop étroite ?

La vérité, pour les empiristes anglais, se réduit entière- ment à une association d'idées persistante ; l'idée, à son tour, trouve son origine dans la sensation. Comprendre, au fond, c'est donc sentir, et la vérité n'est qu'un abstrait de la sensation. Comme la vérité dérive ainsi tout entière des sens, l'intelligence qui la cherche ne peut être mue elle- même qu'au moyen des sens, par le désir et le plaisir. Aussi le rapport moral de la vérité et de l'intelligence, comme celui du bien et de la volonté, ne sera au fond qu'un plaisir délicat. La vérité n'a, subjectivement, rien de plus (jue la sensation et ne vaut comme elle que par la satisfaction qu'elle me procure. Chercher la vérité, c'est chercher la jouissance intellectuelle qu'on éprouve à la posséder, c'est chercher aussi la jouissance sensible qui découle pour nous de cette possession, comme les hon- neurs, la gloire, la puissance, etc. L'intelligence , cette faculté qui semblait essentiellement désintéressée, rentre comme toutes choses sous les lois de l'intérêt.

Mais, pourront demander les adversaires de l'empirisme anglais, chercher ainsi la vérité, comme on cherche un objet agréable, ne serait-ce pas s'exposer à ne la trouver jamais? Peut-être, pour prendre tout son essor, l'intelli- gence a besoin, comme la volonté, de se rendre imperson- nelle; peut-être, sortant du moi étroit, elle a besoin de se

400 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

faire large et libre, comme la vérité qu'elle veut em- brasser. Pour trouver le vrai, ne faut-il pas que le penseur oublie l'agréable, oublie l'intérêt, s'oublie lui-même? et ne pourrait-on dire que la ve'rité intellectuelle, comme la bonté morale, doit être faite de désintéressement ?

Si nous cberchons la vérité^ en effet, si nous la trou- vons, c'est que nous l'aimons ; et si nous pouvons l'aimer, c'est que nous la croyons identique au bien même. Il esl bon, il est moral d'être dans le vrai; il est bon, il est moral que la pensée s'accorde avec elle-même, ne s'annule pas par des contradictions, ne se rabaisse pas par des erreurs. Chercher la vérité, à ce point" de vue, apparaît comme une dignité, comme un mérite; et c'est en la cherchant de cette façon qu'on peut la trouver tout entière. Au contraire, pourrait -on atteindre l'idéal qu'on ne ferait que désirer d'un désir égoïste? et si le seul intérêt nous portait vers le vrai, pourrions-nous y parvenir? Le génie, a dit un homme de génie, c'est de la persévérance. Mais persé- vérance , c'est volonté, c'est courage moral. Pour décou- vrir les vérités les plus humbles , il a fallu souvent une volonté prête à tous les sacrifices , prête à donner sans mesure pour obtenir ce qui est sans prix. Il est peu de vérités acquises qui n'aient coûté un sacrifice ; il en est, surtout dans le domaine moral et social, qui ont demandé des dévouements sans nombre et ont été payées avec le sang.

Si génie , c'est persévérance , c'est aussi et par-dessus tout enthousiasme. Le penseur , comme le poète et l'ar- tiste, a une divinité en lui : ce dieu qui paraît alors lui être présent, ne serait-ce pas sa volonté à lui-même, sa volonté désintéressée et éprise de l'idée? Oui sans doute, dans ces moments il semble qu'un dieu se fait jour en nous, c'est notre volonté qui se fait maîtresse; qui, après un lent travail, parvient à briser toute la chaîne habituelle et vulgaire de nos pensées, toutes nos associations d'idées, tout ce qui, d'après les empiristes exclusifs, constitue le fond même de l'esprit, et, par-dessus toutes ces anticipa- tions instinctives, ces « attentes « machinales et ces pré- jugés, fait apparaître enfin la vérité. L'enthousiasme, cette chose divine, semble donc avant tout volonté et abnéga- tion. Il faut que disparaisse de moi toute -préoccupation d'intérêt exclusif, toute considération étrangère à la vérité poursuivie. Il faut que je me possède tout entier moi- même, pour me donner tout entier. Il faut que je puisse me dire en allant vers la vérité : Quoi que je trouve au

CONCLUSION 401

bout de la voie ou je m'engage, quand cela serait contraire à toutes mes prévisions et à tous mes désirs, à tout ce que je croyais et à tout ce qu'on croit autour de moi ; quand ce serait contraire à tout ce que j'ai dit moi-même ; quand cela déferait toutes mes associations d"idées , dérangerait toutes les combinaisons, tout le système que mon intelli- gence avait échafaudé jusque-là , quand cela anéantirait enfin tout le travail de ma vie passée, si c'est la vérité, quelque pénible qu'elle soit, je veux la trouver, je veux y croire, parce que la vérité est digne d'amour et que je l'aime.

S'entbousiasmer de vérité, cela exige et dans la vérité et dans l'homme même quelque chose de supérieur à ce que semble y laisser l'utilitarisme anglais. Quelle dignité la pensée et son objet ont-ils dans ce système? Sauf le plaisir qui s'attache à la possession du vrai et que Stuart Mill voudrait en vain rendre d'une « qualité » supérieure à celle des autres plaisirs, la vérité réduite à elle seule ne vaut ni plus ni moins pour moi que l'erreur : rien ne m'attire en elle, rien hors d'elle ne me repousse. Rabaissée au rang d'instrument, la vérité ne mérite plus que je la cherche pour elle-même et n'est plus digne de mon enthousiasme. Et moi-même, d'ailleurs, serais-je digne de la trouver? Un homme a-t-il jamais éprouvé de l'enthousiasme en cher- chant avec réflexion et conscience la satisfaction d'un simple plaisir, et pourrai-je en éprouver davantage en cher- chant la vérité? La pensée ne reste entière, semble-t-il^ que si elle croit en elle-même et en sa dignité. Au contraire, croire que la pensée ne vaut que par le plaisir qu'elle donne, c'est, en lui enlevant sa valeur, lui enlever sa puissance. Si je ne pense que pour sentir , je penserai moins; si je ne cherche la vérité que pour en jouir, je ne la trouverai pas.

La tâche du penseur est double : une fois la vérité dé- couverte, il faut qu'il la communique et la répande. encore, n'est-il jamais besoin de désintéressement?

Le plus grand représentant actuel de l'école anglaise, M. Herbert Spencer, a écrit une admirable page sur ce dé- sintéressement avec lequel le penseur doit répandre la vérité. « Que si quelqu'un, dit-il, hésite à proclamer ce « qu'il croit être la vérité suprême^ par peur qu'elle ne soit « trop avancée pour son temps, il trouvera des raisons de « se rassurer en envisageant ses actes à un point de vue « impersonnel... Son opinion est une unité de force qui, « avec d'autres unités du même ordre, constitue la puis-

GUYAU. 26

402 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

a sance générale qui opère les changements sociaux... Elle « produira l'effet qu'elle pourra. Ce n'est pas pour rien qu'il « a en lui de la sympathie pour certains principes et de la « répugnance pour d'autres. Avec toutes ses facultés, ses « aspirations, ses croyances, il n'est pas un accident, il est a le produit du temps. Qu'il se rappelle que, s'il est iîls du « passé, il est i)ère de l'avenir; que ses pensées sont ses « enfants, et qu'il ne doit pas les laisser périr dans l'aban- « don... L'homme sage ne regarde pas la foi qu'il porte en « lui comme un accident sans importance. Il manifeste « sans crainte la vérité suprême qu'il aperçoit. Il sait « qu'alors, quoi qu'il advienne, il joue son vrai rôle dans « le monde; il sait que, s'il opère le changement voulu, « c'est bien ; s'il échoue , c'est bien encore , mais sans- ce doute moins bien K »

L'idée qui semble dominer ces belles pages, c'est le res- pect de la pensée humaine, sous toutes ses formes et dans toutes ses œuvres; ce que je pense doit m'être, en quelque sorte, sacré à moi-même. Pourtant, ce respect de la pensée, au lieu d'être inspiré ici par la dignité même de la pensée, semble plutôt inspiré par son utilité ; ce que je vénère en elle, ce n'est pas elle-même, c'est la série infinie de ses conséquences, c'est aussi la série infinie de ses causes; afin de comprendre ce qu'elle vaut , il est nécessaire que je sorte de moi pour considérer le cours des choses, il est nécessaire que je plonge dans le passé et l'avenir. Ma pensée, enfin, lorsqu'elle dérange l'équilibre des opinions reçues par une nouveauté dangereuse, a besoin d'une jus- tification, et la vérité, lorsqu'elle vient troubler le monde qui marchait et vivait sans elle, semble avoir besoin d'une excuse.

Mais si cette excuse peut valoir pour le monde, si réel- lement la vérité est plus utile au monde que l'erreur et, pour cette raison . ne doit jamais être cachée, la môme raison vaudra-t-elle pour moi et m'inspirera-t-elle un res- pect inviolable du vrai ? Répandre la vérité, être parfois persécuté pour elle, souffrir pour une chose qui ne vaut qu'en tant qu'elle donne du plaisir, ne serait-ce pas me mettre en contradiction avec les principes mêmes qui doi- vent guider ma conduite ? Nous le savons déjà, avec quel- que ardeur que l'école anglaise commande à ses adeptes le désintéressement et l'altruisme, elle ne peut le commander

1. Premiers Principes, p. 132.

CONCLUSION 403

jamais qu'en vertu de tendances primitivement intéres- sées. — Or quel intérêt ai-je à répandre une vérité qui me causera de la douleur? Trouvez-moi, dans votre système, une raison, une seule, pour m'empècher de mettre, selon une parole familière et profonde, la vérité intellectuelle, qui ne se mesure pas et ne se compte pas, sous le boisseau qui sert à mesurer ma subsistance matérielle.

Yous me dites que « la foi que je porte en moi n'est pas un accident, mais le produit du temps » ; vous me pres- crivez (( déjouer mon vrai rôle dans le monde «. Mais, si ce rôle est un rôle de sacrifice et de malbeur, c'est en vain que, pour me le faire accepter, vous invoquerez ce passé dont je suis le fils, ce temps dont je suis le produit fatal. Que m'importe un passé je n'ai pas été? Que m'importe l'avenir je ne serai pas? Mes pensées sont mes enfants, dites-vous, et je ne dois pas les laisser périr dans l'abandon. Eh quoi ? mes pensées ne sont-elles pas nées au hasard d'une simple association d'idées? Enfants de la fatalité, je ne les ai point suscitées en moi par mon vouloir, je ne les ai point faites et créées. Elles me sont nui- sibles, je les anéantis : qu'y voyez-vous de mal ?

Chercherez-vous à vous appuyer sur l'instinctive sympa- thie que je possède à l'égard de certains principes, sur la répugnance que j'éprouve à l'égard d'autres principes? Gomme cette vérité semble tomber bas, pour laquelle je ne posséderais que de la sympathie! D ailleurs cette sympathie fatale pour la vérité, en devenant consciente d'elle-même, perdrait toute sa force, et l'homme se retrouverait de nou- veau en présence de son intérêt personnel, qui lui com- mande de garder pour lui le vrai, si le vrai est périlleux à faire entendre.

Pour comprendre le progrès moral qui s'est produit depuis un siècle dans le système de l'utilité, parfois peut- être aux dépens de la logique, il faut comparer aux paroles élevées de M. Spencer ce passage si net et si positif de La Mettrie : « La vertu et la vérité sont des êtres qui ne valent « qu'autant qu'ils servent à celui qui les possède... Mais, « faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les « sociétés et les sciences en souffriront! Soit; mais, si je « ne les prive pas de ces avantages, moi j'en souffrirai. Or « est-ce pour autrui ou pour moi que la raison m'ordonne « d'être heureux '? »' C'est là, il faut en convenir, un

1. Disc. SU7' le bonheur, p. 218.

404 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

raisonnement difficile à réfuter, et je ne sais si les utili- taires anglais peuvent rien répondre à cette inexorable lo- gique.

Pour expliquer le désintéressement et le commander soit au penseur, soit à l'agent moral, ce n'est pas, comme le veut M. Spencer, au point de vue de la nature imper- sonnelle qu'il faut se placer. L'être qui ne se concevra que comme une simple « unité de force dans la nature » ne parviendra point à découvrir dans cette conscience de sa force mécanique la force morale du désintéressement : nous retrouvons encore ici l'impuissance des sciences naturelles à constituer une morale sous l'intervention d'aucune hy- pothèse métaphysique. De toutes les idées de force , de temps, de nécessité, qu'on les combine et qu'on les presse de toutes manières, on ne fera pas sortir ce commande- ment simple et catégorique : Aime la vérité et sacrifie- toi pour elle. La force impersonnelle de la nature doit ici céder la place à la volonté personnelle.

VI

l'amour de la nature et de L'mÉAL NATUREL DANS

l'École UTiLiTAmE.

On le voit, pour les derniers représentants de la doc- trine utilitaire comme pour d'Holbach et Spinoza, l'amour de l'humanité et l'amour de la vérité se confondent avec l'amour de la nature, en qui l'humanité vit, en qui la vérité existe. Toutefois , le naturalisme utilitaire , par un point capital, est en progrès sur le naturalisme ancien, tel que Spinoza l'avait conçu. Tout ce qui est, disait Spinoza, est bon et est le meilleur possible. Il n'y a pas de mieux ou de pire dans la nature ; il n'y a pas d'idéal dominant la nature et à l'aide duquel nous pourrions la juger : le parfait, c'est le réel. Tel n'est pas le langage du naturahsme utilitaire. Il admet une sorte d'idéal proposé aux efforts de l'homme, et dont nous devons maintenant rechercher la valeur finale.

Cet idéal qui domine la nature actuelle, ce n'est autre chose que la nature à venir, la nature à un autre degré de son éternelle et fatale évolution. Spinoza avait vu surtout l'immutabilité de la substance persévérant dans l'être; mais, pour le naturalisme anglais, outre la persis- tance de la force, il y a progrès dans l'organisation des

CONCLUSION 405

forces. La nature se refait, se travaille, et cela d'ailleurs par une nécessité purement mécanique ; chaque moment de ce travail est par rapport au moment précédent une sorte de progrès^ il constitue par rapport à lui une sorte d'idéal : pour connaître cet idéal et contribuer sciemment à sa réalisation, il n'est pas besoin de s'élever au-dessus de la nature même ; il suftit seulement de suivre des yeux la direction dans laquelle elle se trouve poussée et de mar- quer le point elle arrivera nécessairement.

Ainsi le naturalisme, qui était en quelque sorte réaliste avec Spinoza, et qui n'admettait pas que l'art de la nature pût rien faire d'inachevé et d'imparfait, se transforme par l'introduction de la grande idée d'évolution. Avec Helvé- tius, Bentham et Stuart Mill , M. Spencer conçoit, comme nous l'avons vu, une perfection morale et sociale. Ne pou- vant se contenter de l'homme imparfait qu'il a sous les yeux, et ne pouvant d'autre part lui attribuer le moyen de se perfectionner librement lui-même , la volonté , il fait appel à la toute-puissante nature, afin qu'elle s'achève elle- même en lui. « Il est sur, dit-il, que l'homme doit devenir parfait. » Cette perfection sera identique au plus grand bonheur ; c'est à elle que nous devons travailler de toutes nos forces; c'est l'idéal que nous devons réaliser, idéal purement naturel, et pourtant idéal. On peut considérer le système de M. Spencer comme l'effort suprême de l'utilita- risme allié au naturalisme pour satisfaire cette tendance invincible de l'homme à dépasser le fait actuel, l'incom- plète réalité.

Remarquons pourtant, en premier lieu, que l'idéal utili- taire n'est nullement certain, comme M. Spencer semblait d'abord le croire dans sa Statique sociale. Sa réalisation est tout entière suspendue aux mouvements de notre planète : que l'évolution de notre système solaire soit terminée avant l'évolution de l'humanité, que la matière terrestre vienne à se disperser, et notre idéal en voie de réalisation va se trouver brusquement interrompu, notre perfection à peine ébauchée va être anéantie. L'idéal utilitaire est incer- tain ; il n'est pas non plus durable. Supposons les mouve- ments des sphères combinés de telle sorte que l'homme

plie à la fois dans l'homme, dans la société et dans tout le système solaire ; il existera encore tout autour de ce système

406 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

des forces disponibles, non intégrées, non organisées, et du reste de l'univers elles accourront pour assiéger et dis- soudre notre œuvre, comme les flots mouvants de la mer minent le rocher sur lequel l'homme a élevé ses cons- tructions immobiles. Cette perfection morale et sociale, que soutenait le système solaire^ sera donc avec lui anéan- tie ; car, ne le savons-nous pas? nos pensées et nos vo- lontés ne sont qu'un peu de force et de chaleur organi- sées; et comme toute chaleur terrestre vient du soleil, notre moralité n'est en dernière analyse que le faisceau de quelques rayons solaires emmagasinés dans notre cer- veau. Un jour, pourtant, le soleil s'éteindra; qae deviendra alors notre moralité? Toutes ces forces qui avaient cons- titué nos pensées et nos volontés repasseront à Tétat de nébuleuse; puis, lentement, la nature recommencera son œuvre ; après la dissolution nouvelle, reviendra une évo- lution qui, au lieu d'envelopper notre seul système solaire, enveloppera d'autres mondes; et ainsi de suite, pendant l'éternité'. Ce qu'une onde du rhythme universel a apporté avec elle, elle le remporte. La nature, et c'est ce qu'il y a en elle de désespérant, ne finit jamais ses œuvres; elle recommence toujours les mêmes choses et revient conti- nuellement sur soi-même, sans qu'on puisse trouver en elle rien de définitif. Pourtant, ce dont aurait besoin avant tout un idéal , du moins un idéal moral , un idéal pour lequel on sacrifie son égoisme, n'est-ce pas d'être définitif? La volonté, elle, peut recommencer toujours ses sacri- fices, comme la nature recommence ses mondes; elle ne peut se donner tout entière à une perfection dont la durée est mesurée d'avance.

Ce n'est pas tout. En quoi cet idéal que nous montre dans J'avenir M. Spencer est-il vraiment notre idéal, à nous, hommes d'aujourd'hui? Qu'a-t-il même de commun avec nous ? L'homme deviendra parfait, dites-vous ; cet homme abstrait n'est pas nous. Lorsque la force qui nous constitue se sera dispersée, d'autres forces s'organiseront, formeront d'autres hommes ; ces autres hommes seront heureux, pleins de sympathie l'un pour l'autre : que nous importe? Votre morale altruiste vaudra pour eux, non pour nous. A ces hommes vous pourrez commander le

1. o Quand l'intégration, partout en progrès dans toute l'étendue de notre t^ystème solaire, aura atteint son plus haut degré, il restera encore à effectuer l'intégration immensément plus grande de notre sys- tème solaire avec d'autres systèmes. » {Prem. Prihc, 275).

CONCLUSION 407

désintéressement , ou plutôL vous n'aurez même plus besoin de le commander : chez ces êtres parfaits, le désin- téressement de l'un trouvera un écho et une réponse chez tous les autres, il ne fera qu'un avec Fintérêt même ; soit. Mais moi, être imparfait et placé au milieu d'êtres impar- faits , comment commencerais-je la série des sacrifices sans savoir qui la poursuivra, sans savoir qui me répondra? C'est utilitairement impossible. Une volonté affranchie des intérêts pourrait seule prendre cette grave initiafive du désintéressement : faire le bien sans savoir si personne le fera autour d'elle, commencer l'œuvre de bonté et de jus- tice sans savoir qui la continuera, appeler au bien par son exemple sans savoir qui lui répondra et si sa voix ne se perdra pas dans le vide. Tout en niant la possibilité d'un acte qui ne soit pas utilitaire, vous voulez me présenter comme type de ma conduite un idéal à venir ; mais il est aussi impossible de régler ma conduite d'après l'avenir que d'après le passé , d'après votre Eden utilitaire que d'après l'Eden des religions. Les animaux du paradis ter- restre avaient en quelque sorte, au point de vue utilitaire, une morale bien supérieure à la nôtre, puisqu'ils ne se mangeaient point entre eux et vivaient en paix; dès lors, il serait aussi logique de proposer leur conduite comme règle morale et obligatoire de la nôtre que celle des hommes à venir. Je vous demande ce qu'il faut faire, et vous me répondez : Fais ce que feront dans l'avenir les êtres humains ; imite les hommes à venir. Pourquoi les imi- terais-je? Que m'importe l'avenir? que m'importe le passé ? Pourquoi conformerai s-je ma conduite à celle d'autres êtres, ayant d'autres intérêts, au lieu de la régler sur mes seuls intérêts à moi ? L'idéal des moralistes qui ne mesu- rent pas tout à Futile, c'est moi-même, mais meilleur que je ne suis; c'est moi-même accomphssant sans défaillance tous les actes conformes à ma vraie nature d'homme. Au lieu de cet idéal personnel, dont la condition et la racine sont en moi, qui est déjà à demi réel par cela seul que je le pense, qui se réalisera en moi par cela seul que je le voudrai, au lieu de cet idéal présent et vivant, les utili- taires nous offrent un idéal impersonnel, qui au fond n'est autre que celui du monde sensible tout entier : idéal soumis à la loi du temps, qu'il faut presque une éternité pour produire, et que la moindre déviation apportée dans le mouvement d'une planète suffirait à rendre impossible. Cet idéal, à vrai dire, m'est étranger. Je puis si peu pour

408 LA MORALE ANGLAISE CONTE^IPORAINE

réaliser cet ordre universel, que réalise avec moi et que réaliserait sans moi l'universalité des choses ! Le premier agrégat venu de forces matérielles a peut-être autant et plus d'influence que moi sur ce bonheur et sur cette pré- tendue moralité des hommes à venir. Et si, encore une fois, le soleil dépense sa chaleur quelques millions de siècles trop tôt, avant l'équilibre parfait des hommes et de la nature, tous les efïbrLs pour réaliser l'idéal seront donc perdus? L'action en vue de l'idéal, dans ce commerce de bonheur qui constitue la vie utilitaire, n'est rien moins qu'une spéculation hasardeuse.

Le seul idéal vraiment certain, invariable, qui ne pour- rait me tromper ni me fuir, serait celui que je porterais en moi et dont la réalisation dépendrait de moi, rien que de moi ; le véritable idéal, ce serait la libre et bonne volonté. Celui-là, selon la morale idéaliste, je n'ai point à attendre qu'il se réalise par la nécessité des choses ; je n'ai point à attendre qu'il naisse du lent travail de la nature et de l'accumulation des siècles; que je veuille, et il sera. En outre, il y a dans la volonté quelque chose de définitif. En elle-même et en son principe, elle exclut ce perpé- tuel recommencement de la nature qui défait sans cesse ce qu'elle fait, dissout ce qu'elle organise, détruit ce qu'elle crée. La volonté bonne reste, si elle veut, toujours bonne. La nature, d'après Heraclite et les naturahstes modernes,, est comme un feu qui s'allume et s'éteint en mesure ; mais la volonté vraiment bonne ne consent point à ces in- termittences, qui seraient des défaillances ; lorsqu'on elle s'allume l'amour du bien, feu éternel, feu éternellement pur, il brille sans s'obscurcir, il éclaire sans s'épuiser, il s'étend sans s'altérer. .

Sans doute, dans l'amour moral du bien, de l'idéal su- prême, il y a place encore pour le progrès, comme la nature, la volonté, lors même qu'elle possède le bien, aspire sans cesse au mieux et veut la perfection. Aussi l'idéal moral n'est-il pas ce repos final que nous promettent les utili- taires; c'est encore l'action, c'est encore le progrès, mais ce progrès est assez volontaire et assez dégagé des obsta- cles sensibles pour être continu. Je ne dois pas devenir meilleur selon un rhythme, je ne dois pas vouloir « en mesure ». Le vrai progrès moral n'admet pas de retour en arrière, ni, comme disait Pascal, « d'allées et de venues ».

est le véritable idéal, non pas celui du système solaire, celui de la terre, celui de la collection des machineS'

CONXLUSION 409

humaines, mais le mien; et, par cela même, c'est aussi le véritable idéal de tous les autres individus, de l'humanité entière, du monde entier. En effet, Funiversalité qui semble appartenir à l'idéal d'une collection ou, comme dit M, Spen- cer, d'un agrégat, n'est qu'une apparence : cet idéal exprime simplement un rapport extérieur entre les êtres, qui ne pénètre point au fond même de leur volonté indviduelle et qui peut rencontrer dans cette volonté une résistance sourde. L'idéal vraiment universel serait celui que se pro- poseraient à eux-mêmes avec réflexion des individus libres ; c'est la volonté personnelle qui seule peut donner la complète universalité,

Fùt-il réalisable, fùt-il durable, l'équilibre final entre les désirs et les moyens de chaque individu, comme entre les désirs réciproques de tous les individus, qui constituera d'après vous le bonheur, ne constituera du moins jamais le plus haut idéal moral. Equilibre n'est pas dignité inté- rieure, ni amour mutuel. Le plateau de la balance qui fait équilibre à l'autre plateau n'est qu'un symbole grossier de la justice; ce n'est même pas un symbole de la frater- nité.

L'altruisme, vous placez la moralité, n'est et ne sera jamais qu'un égoïsme dérivé, un égoïsme qui s'ignore, se déguise, se trompe, mais qui ne peut jamais se sup- primer. Cette « charité » que je tiendrais des mouvements fatals du monde, ne produirait tous ses effets qu'à con- dition d'ignorer elle-même son principe nécessaire et de se croire libre. Il faudra donc, nous l'avons déjà vu, que dans FÉlat idéal les utilitaires oublient leur propre doc- trine pour jouer parfaitement le personnage d'êtres désin- téressés et aimants, comme ces acteurs qui, entrant pro- fondément dans leur rôle, finissent par éprouver eux-mêmes ce qu'ils simulent. Mais est-ce cette tromperie universelle qui est le terme du progrès, ou n'est-ce pas plutôt l'uni- verselle sincérité ? Vous qui parliez tout à l'heure avec tant de noblesse de la vérité, donnez-vous pour but à l'évolution de l'humanité le mensonge? Non, le véritable idéal, qu'il soit ou non réalisable, ne saurait être une appa- rence de devoir, une apparence de droit et de justice, une apparence de charité, une apparence de bonté.

410 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

VII

LE SCEPTICISME ET LE PESSBOSME UTILITAIRES.

Les sceptiques anciens comparaient leur pensée tra- vaillée par le cloute à la flamme qui non-seulement consume les objets, mais se consume, s'anéantit elle-même. Et en effet, douter entièrement de soi, ne serait-ce pas, autant qu'il est possible à l'homme, se consumer, s'anéantir?

Mais les sceptiques doutèrent surtout de leurs sens et de leur intelligence ; le doute sur la moralité n'était dans leur système que la conséquence, non le principe. Or ce scepticisme tout intellectuel ne manque pas d'une certaine grandeur. La pensée s'affirme encore en se niant, elle montre sa force lorsqu'elle la tourne contre elle-même, elle a encore de la dignité lorsqu'elle se méprise. On peut croire que les sens se trompent : mes sens, ce n'est jias moi. On peut douter que l'intelligence atteigne le vrai : ce qui est vrai, en effet, m'apparaît encore comme différent de ma personnalité ; en doutant du vrai, je ne douterai pas absolument de moi. Mais douter de sa volonté même en lui refusant toute initiative, toute force propre, nier qu'on puisse faire jamais vers le bien un mouvement qui ne soit fatal de tout point, qu'on puisse faire jamais un pas vers au- trui sans être par un égoïsme conscient ou inconscient ; se mettre ainsi dans l'impuissance logique de dire en face de l'injustice, « je ne veux pas », en face de la justice, « je veux, et je voudrai toujours » : ce serait se supprimer véri- tablement soi-même, s'atteindre à la fois dans son essence et dans sa dignité. Non-seulement l'homme ne serait qu'un dérivé fatal des sensations et des émotions, mais encore ce sont ces sensations et ces émotions qui constitueraient son but, sa fin, son achèvement. L'homme, qui se croit capable de réaliser un idéal supérieur, ne pourrait et ne devrait demander, soit aux sens soit à l'intelligence, que le plaisir ou , ce qui n'est autre chose qu'un plaisir prolongé , le bonheur sans moralité vraie. N'est-ce point prendre pour fin ce qui est inférieur à soi? « Il n'est pas honteux à « l'homme, dit Pascal, de succomber sous la douleur, et il (( lui est honteux de succomber sous le [jlaisir. Ce qui ne « vient pas de ce que la douleur nous vient d'ailleurs, et que « nous recherchons le plaisir ; car on peut rechercher la

CONCLUSION 4 1 1

« douleur et y succomber à dessein, sans ce genre de bas- a. sesse. D'où vient donc qu'il est glorieux à la raison de « succomber sous l'effort de la douleur, et qu'il lui est hon- « teux de succomber sous l'effort du plaisir? C'est que ce « n'est pas la douleur qui nous tente et nous attire : c'est « nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons fi la faire dominer sur nous : de sorte que nous sommes « maîtres de la chose, et en cela c'est l'homme qui suc- ce combe à soi-même ; mais, dans le plaisir, c'est l'homme qui « succombe au plaisir. Ûr il n'y a que la maîtrise et l'empire « qui fait la gloire, et que la servitude qui fait la honte. »

Ainsi, en face du système qui subordonne Thomme au plaisir, se relève cet autre système, tant combattu par Ben- tham, qui fait accepter à l'homme la douleur, qui la lui fait au besoin rechercher en vue de l'idéal à atteindre. C'est que, comme Ta compris Pascal, ce que ridéalisme sloïque cherche dans la douleur, ce n'est pas la douleur même, ce n'est pas quelque chose d'extérieur et d'inférieur ; la dou- leur pour lui n'est qu'un moyen, non une fin : ce qu'il poursuit en elle, c'est Taffranchissement de sa volonté. De vient sans doute que la douleur est parfois utile au relè- vement de l'àme; que souffrir, souvent, c'est renaître à soi, rentrer en possession de soi. C'est que souffrir est une occasion de vouloir, et que la souffrance abat ou relève, mais n'abaisse pas. Dans la souffrance, en effet, se séparent et s'opposent ces deux parties de nous-mêmes : instinct et volonté. La nature nous porte à nous éloigner de la souf- france ; si donc nous allons à elle, ce n'est pas par nature et instinct, et c'est précisément pour cela qu'il est grand d'aller à elle , tandis qu'il est petit d'aller au plaisir. Je désire le plaisir, je puis vouloir la douleur; chercher la dou- leur, c'est donc élever sa volonté au-dessus de la douleur; chercher le plaisir, c'est mettre sa volonté au-dessous du plaisir.

Il faut s'estimer soi-même à un haut prix pour produire des actes dignes de soi. Ne doutons donc pas que nous puis- sions vouloir et aimer, que nous puissions tirer de nous- mêmes un acte supérieur à Tintérét, que nous puissions être en quelque sorte créateurs. Que le poète ne doute pas de son enthousiasme et de son génie , de peur de faire disparaître Tenthousiasme et d'éteindre le génie; que l'être moral, ce poète au grand sens du mot, ne doute pas de sa force de volonté et de sa moralité, de peur de rendre effectivement sa volonté esclave et de diminuer sa

412 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

moralité. Si, en effet, l'homme a cette suprême puissance de clouter de soi , c'est peut-être pour avoir le suprême mérite de s'affirmer.

Si riiomme était incapable de poursuivre et d'atteindre jamais d'autre bien que le plaisir, serait-ce, en certaines circonstances, la peine de vivre?

A vrai dire, si dans l'univers il n'y avait pour tout bien que le plaisir, que de mal il y aurait ! Comme Toptimisme des utilitaires se change aisément en pessimisme! Cette complexité infinie de lois, toutes ces évolutions, ces disso- lutions, ces ondulations et ces rhythmes immenses, pour produire quelques sensations ou émotions; ce grand tra- vail de la vie, cette masse d'efforts accumulés par tous les êtres, pour obtenir un peu de plaisir : c'est dispropor- tionné. Le moindre instant de jouissance^ dont je fais si peu de cas, a peut-être coûté à la nature entière des siècles d'efforts : les valait -il? et si la nature n'a travaillé que pour cela, n'a-t-elle pas travaillé en vain?

L'humanité elle-même-, d'autre part, ne travaille-t-elle pas en vain, et la force qu'elle dépense n'est-elle pas en disproportion avec la fin qu'elle poursuit, si cette fin est uniquement le plaisir? Le plaisir ne suffit guère à justifier la perpétuelle tension de la nature ; il ne suffit pas davantage à justifier le labeur de l'humanité. Ce qui soutient l'huma- nité dans ses efforts incessants, c'est qu'elle s'imagine travailler pour quelque chose d'éternel; ce qui la soutient dans la peine, c'est qu'elle s'imagine travailler pour autre chose que de la jouissance : elle croit à la volonté désinté- ressée, à la volonté aimante. Vous supprimez la réalité du désintéressement et de l'amour ; par là, n'allez-vous pas enlever à l'homme ce qui, en faisant sa grandeur, faisait son courage?

L'effet décourageant de la doctrine fataliste et utilitaire, répond Stuart Mill, « ne peut être senti que est le désir « de faire ce que cette doctrine déclare impossible ^ » Mais ce que l'humanité désire avant tout, n'est-ce pas de faire le bien, dans toute la force du terme, c'est-à-dire d'accomplir non pas seulement des actes dont les conséquences soient agréables , mais des actes de bonne intention , de bonne volonté? Or c'est précisément ce que la doctrine fataliste et exclusivement utilitaire déclare impossible. L'honmie

1. Logique, t. II, 424.

CONCLUSION 413

s'épuiserait donc dans une impuissance éternelle à réaliser même partiellement son idéal suprême.

De ces prémisses mêmes d'où est sorti l'utilitarisme, fatalité universelle et égoïsme universel, est née récem- ment en Allemagne la doctrine de découragement qui a pris le nom de « philosophie du désespoir ». D'après les dis- ciples de Schopenhauer et de Hartmann, comme d'après les utilitaires, le seul bien positif, c"est le plaisir ; seulement la somme de peine l'emporte et l'emportera toujours dans Tuni- vers sur la somme de plaisir, et conséquemment le mal l'em- porte à jamais sur le bien. Aussi le bonheur est-il une illu- sion, et le rechercher est une erreur. Dans les temps anciens, riiumanité rêvait le bonheur sur la terre pour l'individu : illusion ; au moyen âge, elle rêva le bonheur dans le ciel : illusion. Maintenant elle rêve le bonheur non pas pour tel individu, non pas tout de suite, mais pour l'es- pèce humaine et dans un temps indéterminé : c'est le rêve même desutihtaires, troisième et dernier» stade d'illu- sion », après lequel l'humanité, revenue de toutes ces chi- mères, comprendra enfin que la vie entière est une vaste illusion; que \ïwe, c'est se tromper, se leurrer soi-même; cp.ie la nature, en créant la vie, crée le malheur; qu'il faut corriger la nature et, par un beau désespoir, anéantir en soi la vie, pour faire rentrer la nature même dans le repos de l'inconscient.

Cette sorte d'utilitarisme retourné n'aurait-il pas un peu raison contre l'utilitarisme même? Supprimez de la vie humaine cette grande idée de désintéressement qui la domine, la vie n'apparaîtra-t-elle pas comme une recherche vaine, un effort sans but , une impuissance qui s'ignore? En de certaines heures, la vie serait insupportable à celui qui aurait conviction pleine et entière qu'il ne peut rien vouloir avec désintéressement et, en conséquence, qu'il ne peut rien aimer. On ne tarderait pas à être persuadé du néant de l'existence, si l'on se persuadait complètement du néant de la volonté et du néant de l'affection. En vain vous essayerez de remplacer par l'espoir du plaisir ce désespoir de ne pas vouloir et de ne pas aimer, je dédaignerai d'autant plus le plaisir que je le connaîtrai davantage et que je le prendrai pour fin avec plus de conscience. Le plaisir ne suffit pas pour donner un sens à la vie. Peut- être , en définitive, la vie n'est-elle pas faite pour être remplie par la jouissance. Nous ne sommes pas simple- ment des machines à sentir, bonnes en proportion qu'elles

414 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

sentent bien ; jouir perpétuellement, ce ne serait pas en- core avoir accompli tout son rôle dans la vie. C'est une tâche que de vivre, c'est un labeur; se figurer la vie comme simplement agréable , c'est la rabaisser. Il faut sans doute espérer que peu à peu le travail de la vie de- viendra de moins en moins forcé par le besoin, que nous serons de moins en moins nécessités à la peine ; mais, pré- cisément pour cela , nous voudrons avec d'autant plus d'énergie peiner et travailler en vue d'un idéal supérieur. Ayant moins besoin du travail, nous n'en comprendrons que mieux la dignité; nous comprendrons mieux que l'énergie morale, que la volonté n'est pas un moyen de la vie, mais en est le but; qu'il faut vivre pour vouloir et agir ; que l'existence , comme l'avaient compris les stoï- ciens, est faite de tension, d'effort, non pas seulement d'effort pour soi, mais avant tout d'effort pour les autres, et par de désintéressement.

YIII

RANG DE LA DOCTRINE UTILITAmE PARMI LES DOCTRINES MORALES.

Le but dernier de toute morale, ce doit être de com- muniquer à ceux qui l'acceptent la puissance pratique la plus étendue et la volonté la plus forte, ou, selon une expres- sion à la fois familière et profonde, de les moraliser. Les systèmes moraux, en effet, ne s'adressent pas seulement à la pensée logique : avant tout, ils s'adressent la volonté, car c'est elle qu'ils prétendent diriger ; aussi la volonté elle-même pourrait les apprécier d'après le degré de puis- sance qu'ils lui confèrent. Suis-je capable, dans votre système moral, de telle grande action? Si je n'en suis pas capable, votre système, qui restreint ma sphère d'activité, est lui-même borné et restreint: il n'embrasse pas, comme il le devrait, le domaine infini de la volonté.

A l'aide de ce critérium nouveau, on pourrait juger de haut tous les systèmes de morale et les considérer comme les efforts successifs de la pensée humaine pour fortifier et affranchir la volonté ; ils apparaîtraient tous comme en émulation et en lutte pour savoir quel est celui qui gran- dira le plus l'être moral. Même dans ces sciences physi-

CONCLUSION 4i:>

ques et mécaniques auxquelles l'école anglaise voudrait plus ou moins ramener la morale, les inventions les plus parfaites ne sont-elles pas celles qui placent entre nos mains la force physique la plus invincible ? Ainsi la doctrine la meilleure et la plus vraie sera celle qui donne à l'être le plus de force morale. Il n'est guère admissible, en effet, que l'idée à laquelle j'emprunte le plus de puissance et d'où je tire le plus d'actes bons ne contienne pas la plus haute vérité.

Or, nous le savons, le système du plaisir ou du bonheur, quels qu'en soient d'ailleurs les mérites et les côtés vrais, tend par essence à fortifier en nous la part des instincts et de la nature fatale , pour supprimer celle de la volonté. Cette tendance essentielle, déjà inhérente au principe du système , nous l'avons retrouvée dans toutes ses consé- quences. L'homme que conçoivent les utilitaires et pour qui le mal suprême serait la douleur, nous l'avons mis en présence d'autrui : il ne peut aimer, si ce n'est par instinct; il ne peut se dévouer si ce n'est par erreur; il ne peut être moral, si ce n'est par le dehors. Ni l'idéal à réaliser, ni la vérité à trouver et à répandre ne peuvent réellement le faire sortir de son intérêt : tout avenir de moralité véritable semble lui être fermé à jamais.

Aussi, nous l'avons vu, lorsque dans cette partie infé- rieure de l'homme, domaine des habitudes inconscientes et des instincts fatals , l'utilitarisme exclusif cherche un principe d'obligation ou plutôt de contrainte pour nous faire accomplir le bien et le beau , un intérêt qui nous amène à nous désintéresser, un égoïsme qui nous amène à l'altruisme; lorsqu'il cherche dans le fond le plus hum- ble de notre être la force qui doit nous faire monter plus haut que nous-mêmes , il demeure impuissant , et avec Hobbes , Helvétius , d'Holbach , comme aA'^ec Bentham , Stuart Mill, MM. Bain, Darwin et Spencer, il semble tourner dans un cercle qu'il n'a pu encore ni éviter, ni briser, ni franchir. En vain , pour pousser l'être moral comme par derrière vers le bien, MM. Darwin et Spencer font appel à toute la série des êtres qui l'ont précédé et aux habitudes instinctives qui sont l'héritage accumulé des gé- nérations. Ils parlent à l'individu au nom des espèces et des genres ; ils s'efforcent de régler les actions de l'homme par les mêmes lois fatales qui règlent les mouvements de la nature visible. Mais l'homme est peut-être plus difficile à conduire que les forces de la nature ; on maîtrise et on

416 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

dirige plus facilement celles-ci que les mouvements de la volonté. Peut-être la pensée humaine pourrait-elle parvenir à repenser tout l'univers, à deviner tous les rouages du grand mécanisme; peut-être même, un jour, si la matière du monde était donnée à l'homme, l'homme serait devenu capable, en lui imposant les lois découvertes par sa science, d'ordonner cette matière et de créer un nouveau monde, non moins harmonieux que l'ancien, les sphères , sans s'entrechoquer jamais , reprendraient leurs mouvements , recommenceraient la symphonie de l'univers. Mais, même alors, ne serait-ce point en vain que l'homme, par des moyens purement physiques, espé- rerait introduire l'harmonie dans le monde humain, gou- verner les volontés , empêcher qu'elles ne s'entre-cho- quent et ne se brisent? Là, tout le génie de la nature, surpris et compris par l'homme, échouerait. Quelle que soit la force que vous invoquerez, de si loin que vous tiriez ces instincts moraux que tous les êtres se passent l'un à l'autre à travers les siècles, il existera toujours en moi, semble-t-il, une force capable d'annuler cette force, une in- telligence capable d'effacer ces instincts. Tout ce faisceau d'habitudes héréditaires et inconscientes que vous réunis- siez en moi, je puis, par une série d"efforts, bien plus, par la seule pensée, le disperser. Il me suffit de bien connaître votre prétendue nécessité pour m'y soustraire. Contre moi risque donc d'échouer le pouvoir de tous les êtres, et seul, n'ayant que ma volonté et ma conscience pour surmonter toutes les tendances inconscientes accumulées en moi, je demeure encore indépendant et capable d'agir dans tel ou tel sens, prêt enfin à me débarrasser de la « moralité or- ganique » dont vous vouliez m'imposer le joug. Ma con- science me suffit pour tenir en échec tout ce monde incon- scient que vous évoquez contre moi.

La vraie moralité ne doit pas être en moi la trace du passé, mais la divination de l'avenir; me désintéresser n'est pas une habitude que je reçois, mais une seconde nature que je dois me donner ; pour être obligé efficacement au sacrifice de moi-même, il faut que je m'oblige moi-même et que moi-même je me sacrifie. Par là, dans la mesure de mes forces, je travaille à la réalisation d'un, état supérieur pour l'humanité et pour le monde. N'y aurait-il pas quel- que chose de vrai dans la vieille conception de l'Hercule antique, ce fils des hommes qui aide la nature, travaillant en quelque sorte avec elle, s'efforce de la délivrer des

CONCLUSION U7

monstruosités qu'elle avait enfantées au hasard, et enfin, au-dessus de notre terre couverte encore de tant d'horreurs, élève et soutient le ciel étincelant ?

M. Spencer cite, en les interprétant dans le sens de sa pensée, ces vers sublimes le poète s'efforce de montrer qu'il n'y a point d'art supérieur à la nature et que la nature elle-même, par le développement de sa vie, suffit à réahser graduellement l'idéal :

Il n'y a pas de moyen de rendre la nature meilleure ;

Jlais la nature elle-même fait ce moyen : au-dessus de cet art

Qui, croyez-vous, ajoute à la nature,' est un art

Que crée elle-même la nature.

Il y a, pourrait-on répondre, un moyen de rendre la nature meilleure : c'est de vouloir qu'elle soit meilleure. Par cette seule volonté du bien idéal, le bien commencera déjà à se réaliser. S'il n'est pas de moyen extérieur pour rendre meilleur le monde, si nul démiurge travaillant par le dehors et modelant les surfaces des choses ne pourrait v parvenir, il existe, nous le répétons, un moyen suprême, qui est de vouloir. A vrai dire, je porte en moi la nature : ne suis-je pas l'être qu'elle s'est plu à parfaire et dans le- quel elle a comme personnifié toutes ses tendances et ses aspirations? Chie cet être, de sa propre volonté et sans se décourager jamais, élève au-dessus de lui un idéal supérieur et tente de le réaliser : de l'élan qu'il s'impri- mera, il soulèvera la nature ; en se rendant meilleur, il l'aura rendue meilleure.

Si, selon la parole antique, c'est un art, et le plus beau de tous, que la vertu et la beauté morale, on peut vrai- ment dire de cet art qu'il ajoute à la nature : la volonté, inépuisable source , introduit à chaque instant dans le monde quelque chose de nouveau. Tandis que l'art infé- rieur y met des formes nouvelles, l'art supérieur et moral, la bonté, y ajoute sans cesse des pensées, des volontés nouvelles, et par là, providence humaine, il refait et crée sans cesse une plus parfaite nature.

FIN

GUYAU. ?7

TABLE DES MTIÈRES

Avant-Propos v

PREMIÈRE PARTIE

EXPOSITION DES DOCTRINES

Chapitre premier. Bentham. Principes de la morale 1

Chapitre II. Bentham (suite). L'aritlimétique appliquée à

la morale = 27

Chapitre III. Bentham (suite). Politique utilitaire 37

Chapitre IV. Owen, Mackintosh, James Mill 64

Chapitre V. Stuart Mill. Principes théoriques de la

morale 73

Chapitre VI. Stuart Mill (suite). Conception nouvelle du

bonheur et de l'idéal humain * 93

Chapitre VIL Stuart Mill (suite). Politique et législation

utilitaires 116

Chapitre VIII. Grote, Bain, Bailey, Lewes, Sidgwick. 133

Chapitre IX. Darwin 151

Chapitre X. Herbert Spencer 163

DEUXIÈME PARTIE

CRITIQUE

Introduction 185

LIVRE PREMIER de la méthode morale Chapitre premier. Méthode inductive et méthode intui-

tive.

190

420 TABLE DES MATIERES

LIVRE II

LA FIN MORALK

Chapitre premier. La quantité des plaisirs, critérium

MORAL. Morale arithmétique de Bentham. 208

Chapitre IL— La quantité des plaisirs, critêriuih moral.

Morale arithmétique de Bentham {suite) , 216

Chapitre III. La qualité des plaisirs, critérium moral.

Morale semi-intellectuelle de Sluart Mill 229

Chapitre IV. Le bonheur de l'humanité, critérium moral.

Morale sympathique de Stuarl Mill 245

Chapitre V. Les lois nécessaires de la vie, critérium

MORAL. Morale naturaliste et altruiste de M. Spencer 257

LIVRE III

DE l'obligation MORALE

Chapitre premier. L'identité naturelle des intérêts, principe de l'orligation selon Bentham. L'économie poli- tique, la police sociale et la sympathie 265

Chapitre II. L'association artificielle des intérêts dans la pensée, principe de l'obligation d'après Stuart Mill.. 282

Chapitre III. L'identification artificielle des intérêts

PAR l'organisation SOCIALE SELON StUART MiLL ET LES SOCIA

listes utilitaires. L'éducation et la religion utilitaires 294

Chapitre IV. L'organisme mobal et l'instinct moral, prin- cipes DE l'obligation D'APRÈS MM. DARWIN ET SpENCER 315

LIVRE IV

DE LA SANCTION MORALE

Chapitre premier. Responsabilité morale 334

Chapitre II. Responsabilité sociale 347

* CONCLUSION

ET considérations GÉNÉRALES 359

FIN DE LA TABLE DES MATIP:RES

Coulommiers. Typ. Paul BRODARD.

BIBLIOTHÈOUÈ DE PHILOSOriIIE CONTEMPORAINE

Volumes ia-18 à 2 fr. 50 c. Cartonnés, 3 fr.

H. Taine.

LePositivisine anglais, SluartMill2'éd.l vol. L'Idéalisme angl.iis, Carlyle. 1 vol.

Philosophie de l'art. 2e édil. 1 vol.

Philosophie de l'art eu Italie. 2e édit.l vol. De l'Idéal dans l'art. ï« éd. 1 vol.

Pliilosophie de l'art dan-^les Pays-Bas. 1 vol. Philosophie de l'art en Grèce. l vol.

Paul Janet. Le Matérialisme contemporain. 2e éd. 1 vul. La Crise philosophique. i vol.

Le Cerveau et la Pensée. 1 vol.

Philosophie de la Uévol. Française. 1 vol. Saint-Simon et le Saint-Simonisme. 1 v<jl. Spinoza: Dieu,rhonjmi^ella béatitude. 1 v.l.

'^ Odysse Barrot. Lettres sur laphilosoiihie de l'histoire. 1 vol.

Alaux. Philosophie de M. Cousin. " 1 vol.

Ad. Franck. Philosophie du droit pénal. i \ol

Philosophie du droit ecclé:iiastique. i vol. Philosophie mystique au xviH^ siècle, i vcl.

£. Saisset. L'âme et la vie. 1 voi.

Critique et histoire de la philosoj'hie. 1 vol.

Charles Lôvèque. Le Spiritualisme dans l'art. 1 vol.

La Science de l'invisible. 1 ^o\.

Auguste Laugel. Les Problèmes do lu nature. 1 vol.

Les Problèmes de la vie. 1 \ol.

Les Problèmes de l'àme. 1 vol.

La Voi.\, l'Oreille et la Musique. 1 vul. L'Optique et les Arts. 1 v ■!.

Challemel-Lacour La philosophie individualiste. t vul.

Charles de Rémusat. Philosophie religieuse. 1 vol.

Albeit Lemoiue. Le Vitalisme et l'Animisme de Stahl. 1 vol. De la Physionomie et de la Parole. 1 vol. L'Habitude et l'Instinct. - 1 voi.

Milsand. L'Esthétique anglaise. John Ruskia. 1 vol.

A. Véra. Essais de philosophie hégélienne. 1

Beausslre. Antécédents de l'Iicgéliaulsmc dans la

1

losophie française

Bost. Le Protestantisme libéral. 1

Francisque Bouillier. De la Conscience. 1

Ed. Auber. Pliilosophie de la Médecine. 1

LeblaU. Matérialisme et spirjtualismos 1

Ad. Garnier. De la morale dans l'aiiiiquité. 1

Schoibel . Philosophie de la raiso:. pure. 1

Tlssandler. Des Sciences occultc.'ici du spiritisme. 1

J. Moleschott. La CirculatioQ de hi vie. 2

L. Biichner. Science et iiaturo. 2

vol.

phi- vol.

vol.

vol.

vol.

vol. vol. vol. vol,

Ath. Coquerel fils.

Transformations du christianisme. 1 vol. La Conscience et la Foi. l vol.

Histoire du Credo. 1 vol.

Jules LevaHois, Déisme et Christianisme. 1 vol.

Camille Selden. La Musique en Allemagne. I vol.

Fontanès. Le Christianisme moderne, Lessing. 1 vol.

Saigey. La Physique moderne. i vol.

Mariano . La Philosophie contemp. en Italie. , 1 </o\.

E. Faivre. De la variabilité des espèces. I vol.

, J. Stuart Miîl. Auguste Comte et le Positivisins. 1 vol.

Ernest Eersot. Libre philosoiihie. l vol.

Albert Réville. Ledogme de ladivinité di; J .-G. 2e éd. i vol.

W. de Fonvielle. L'Astronomie moderne. 1 vol.

C. Coignet. La morale indé|iendauie. 1 vol.

E. Boutmy. Philosophiede l'ar.:;hitectureen Grèce. 1 yol.

E. Vacherot. La Science et la Conscience. 1 vol.

' Em. de Laveleye. Des Formes de gouveruenient. t vol.

Herbert Spencer. Classification des sciences. t vol.

Max MuUer. La science do la Religion, 1 vol.

Ph. Gauckler. Le Beau et son histoire. vol.

L.-A. Dumont. HaecLel et la théorie de l'évolution I vol.

Bertauld. L'ordre social et l'ordre moral. 1 vol.

Philosophie socif.lc. 1 vol.

Th. Ribot. La philosophie de Schop';nhauer. 1 vol.

A. Herzen. Physiologie de la volonté. 1 vol.

Bentham et Grote. La religion naturelle. 1 vol.

Hartmann (E. de) La Religion de l'Avenir. 2<-' édit. i vol. Le Darwmisme. 2e édit. 1 vol.

Lotze ;H.) Psychologie-physiologique. 1 vol.

Schopenbauer. Essai sur le libre arbitre. 1 vol.

Liatd. Lug.'jiens anglais contemporains. 1 vol.

Marioin . Locke,d'aprèsdcsdocunieiilsuûuvcau.\. i vol.

O. Schmidt. Lcssclences natiiri'lles II l'Inconscient, i vol.

Hseckel. Les preuves du transiVuraisme. 1 vol.

Pi y Margall. Les uatioi'alité!*'" i vol.

CouLOMMiEBS. Typographie I'a'jl BHODAUD.

sC(6 - y ^

iC es

c

C''^

iC

^r

(f

c

^^

(li

^_c

é

^

4L

s^-'

\^

(s"

(C

^■/

'^.f

c^

m :

/C<^

^^ ^

^^^

: . /: />^l n

?^r

û-irW^M

<.c?

C-cc

^v^i^cr

( c ce

■^11^

^^%^^^

^.

^^^"^

- - " (

c ce

H

to

vO

•H

td

?H O

a,

1 -p s o o

•H

ci c!

O

•H .0 U U

cd o s 3

University of Toronto Library

tO CQ O O ^ & H -H JS •H X) -Cl -P o

Oh W O

DO NOT

REMOVE

THE

CARD

FROM

THIS

POCKET

Acme Library Card Pocket LOWE-MARTIN CO. LIMITED

'tS>^>

2>3

è^ Ï5^^

53^

ijf- ' 0 '

■^^

w-mm

i^' ^'y