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EXEMPLAIRE SUR PAPIER DE RIVES

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MAURICE BARRES

DE l'académie française

LANGUISSE

DE PASCAL

edition suivie

d'une Étude sur les deux maisons de pascal

a clermont-ferrand

AVEC DN PORTHAIT Di: B1.AISE PASCAL GRAVÉ SUR BOIS

PARIS

GEORGES CRÈS ET C''

LES VARIÉTÉS LITTÉRAIRES

116, BOULEVARD SAIM-GERMAIN, 116 MCMXVIII

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Mon cher Corpechot,

/'espère écrire un jour la Tenta- tion de Biaise Pascal et puis le Pauvre de M. Pascal, deux études qui, je crois, mériteront mieux votre attention que ne peut faire, aujour- d'hui, ce commentaire du Talis- man. Alais enfin, ce bref commen- taire, ce petit discours d'une heure, vous êtes venu V entendre et vous y

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avez distingué V accent d'un profond respect. Nous sommes d'accord, mon cher Corpechoty pour reconnaître, définir et servir les supériorités de la France. Laissez-moi inscrire ici votre nom comme un témoignage de cette entente d'idées qui fait notre amitié.

MAURICE BARRÉS.

L'ANGOISSE DE PASCAL

Cette conférence a été donnée le 3 et le 8 mars 1909, à V Uni- versité des Annales et répétée, peu après, dans la salle de la Société de Géographie, au pro- fit de la Ligue des Patriotes.

Messieurs,

IL y a certains auteurs, Corneille et Pascal, au premier rang, ([ue nous étudions non pas seulement })Our nous y plaire, mais pour deve- nir meilleurs. Cela tient à la i;ran-

1

deur de leur âme. Mais, précisément à cause de cette haute qualité, je suis inquiet, je crains de vous fournir une image de Pascal inférieure à celle que vous tireriez ^ous-même de sa lecture, je crains de diminuer la vertu de son œuvre par une interprétation médiocre. Aussi veux-je mettre, au début de cette leçon, une sorte d'acte de modestie, ne rien dire qu'en me déclarant tout prêt à me rectifier si l'on m'aide à mieux voir. Je suis tout prêt à m'excuser, si j'ai fait tort, pai' mes raisons, à ce grand homme, le plus vénérable assurément dans toute la suite des héros français. Je vou-

(Irais employer, au seuil de cette causerie, la formule religieuse :

« Que ce (jui n'est pas utile à la gloire de Pascal soit efï'acé, je le ré- tracte. »

D'abord, posons nettement que je ne cherche pas ici à vous donner une idée complète de Pascal. Je veux seulemenl vous indiquer ce ([ue, pour ma pari, je suis capable d'y prendre. Et, cela même, comment vous le communiquer ? 11 nous fau- drait un certain nombre de médita- tions en commun que vous prolonge-

riez chez vous. Il faudrait beaucoup de silence après mes commen- taires et laisser Pascal s'éveiller dans vos consciences. Ce n'est pas en trois (juarts d'heure qu'on peut donner rintellii^ence d'une œuvre qui est une conception globale de la vie. Mais peut-être qu'en trois quarts d'heure, on peut susciter, chez quel- ques auditeurs, le désir de Pascal, les orienter vers sahaute religion.

Il s'agit, messieurs, devons mettre sur le chemin de Pascal, de vous permettre, non pas de l'accompagner (grands dieux ! il ne s'agit pas de

cela), mais de le voir passer et de le suivre, tant bien que mai, du regard.

Je vais donc ramasser toutes mes remarques sur un même point, sur un texte très bref, mais le plus si- gui licatif, afin de vous amener aussi près que possiljle de cette grande âme. J'essaierai de vous conduire palpitent les minutes sublimes, et cette leçon va porter tout entière sur l'interprétation de quelques lignes seulement, à mon avis, les plus importantes pour l'illumination de Pascal.

Toutefois, avant d'en venir à ce

commentaire, apprenons un peu à connaître l'homme que, tout à l'heure, nous allons voir dans sa plus grande crise morale.

Il y a beaucoup d'endroits l'on peut aller songer à Pascal, l'idée que nous nous faisons de lui prend de la chair, redevient humaine, vivante.

« Qui veut comprendre le poète, dit Gœthe, doit aller dans le pays du poète. »

Vous éprouveriez ime grande émo-

lion si, après avoir lu, par exemple, le livre très sûr et très charmant d'André Hallays, vous vous prome- niez quelques heures, paisiblement, dans les fonds de Port-Royal. Mais c'est à Glermont que Ton peut le mieux se rendre compte des assises humaines de ce grand chrétien, dis- tinguer ce qu'il y a de commun entre lui et nous, voir sa part française, bourgeoise et provinciale.

Tous les ans, j'ai l'occasion de passer plusieurs semaines auprès de Glermont et de parcourir la terre natale de Pascal. J'ai vu et décrit les

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derniers vestiges de sa maison na- tale, au moment l'on achevait de la démolir. Régulièrement, chaque été. je visite le château de Bien- Assis, qui appartenait aux Périer, parents et amis de sa famille. Je vais saluer, dans la salle des Actes de l'Hôpital général, le portrait de sa sœur Gilberte, Madame Périer. Que ne puis-je, enfin, vous raconter la pro- menade que j'ai faite avec le savant M. Elie Jaloustre, dans la Limagne, au petit village de Gerzat, patrie de la mère de Pascal, née Bégon. Nous avons examiné le vieux domaine de Donas-Vignas, que possédaient les

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Bégoii, qui passa aux mains de la nièce de Pascal, Marguerite Périer, la miraculée, qui fut vendu par elle, en 1714. aux hospices de Clermont et qui leur appartient encore. Ah! combien j'aimerais vous mener sur tous les points de cet horizon Pascal se forma. Ces réalités pitto- resques nous aideraient, je crois à mieux fixer notre esprit sur cette bourgeoisie de Clermont, sur ces fa- milles Pascal et Périer, sur les senti- ments que Biaise Pascal a reçus de naissance. "S'oilà les lieux ce grand homme a hérité de sa religion et de son Credo ; c'est que lui et les

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siens, sur une longue durée, ont reçu l'empreinte ; c'est qu'avant l'âge de la réflexion critique, la foi se dé- posa pour toujours dans sa cons- cience. A Tombre de ces fortes églises bâties en lave, selon le style roman-auvergnat, qui est tout de sincérité et de force, ses parents ont, pour la vie, joint les mains de ce pe- tit enfant. Ici, bien des générations ont préparé patiemment le rêve in- térieur qu'il a exprimé d'un coup de génie : il a été la passion de celte pa- tience. On s'imagine respirer encore, à Glermont, cette atmosphère de grande dignité bourgeoise que l'on

respirait dans la maison de Pascal. Ce n'est pas une pure imagination. Écoutez plutôt ce petit billet que m'écrivait im vieux Clermontois :

«< (^uand j'étais jeune, me disait- il, les Péghoux, qui étaient les voi- sins des Pascal au temps de la nais- sance de Biaise, habitaient toujours leur vieille maison de famille. Je me rappelle qu'en 1852, il y avait une vieille demoiselle. Ma mère lui ren- dait souvent visite, et, quand j'étais sage, j'avais alors six ans, elle m'emmenait avec elle. Je garde une impression profonde du respect dont

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était entourée Mademoiselle Pé- ghoux. C'est ainsi que devait rece- voir son monde Mademoiselle Périer, qui a habité la maison de la rue des Gras et le château de Bien-Assis. »

Sur l'éducation que Pascal reçut dans cette maison de Glermont, nous avons le témoignage le plus pré- cieux : celui de sa sœur.

« Mon frère, dit Madame Périer, voulait savoir la raison de toutes choses, et, comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disait pas, ou qu'il disait celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont

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pi'opreinciiL que des défaites, cela ne le eonlenlait pas, car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux. Et on peut dire que toujours, et en toutes choses, la vé- rité a été le seul objet de son esprit. »

La principale maxime d'Etienne Pascal, dans cette éducation, était de tenir toujours le jeune Biaise au- dessus de son ouvrage, c'est-à-dire de ne le mettre à rien dont il ne pût entendre la raison. 11 s'appliquait à lui donner une véritable éducation du jugement. Ainsi, avant de lui apprendre les langues, il lui montrait

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comment on les avait réduites en grammaire, sous de certaines règles. Il en allait de même pour ce qui fait l'objet des sciences naturelles. Le résultat de cette éducation et du gé- nie qui était en Pascal fut que, dès son enfance, il ne pouvait se rendre qu'à ce qui lui paraissait vrai avec évidence. Quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même, et il s'attachait à cette recherche jusqu'à ce qu'il eût trou- vé une raison capable de le satis- faire.

Et, maintenant, comprenez, sur

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une anecdote, à quel degré Biaise Pascal en vint à pousser l'amour de la vérité :

« Un jour, MM. Arnauld, Nicole, de Sainte-Marthe et quelques autres, s'étaient assemblés chez M. Pascal pour y examiner une question reli- gieuse. Chacun expliqua son senti- timent et le soutint. Tous ceux qui étaient présents se rendirent au sen- timent de MM. Arnauld et Nicole. M. Pascal, qui aimait la vérité par- dessus toutes choses..., et qui avait parlé très vivement pour mieux faire sentir ce qu'il sentait lui-même, fut

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si pénétré de douleur qu'il se trouva mal et perdit la parole et la connais- sance... »

Après Glermont, il serait intéres- sant de le suivre à Rouen, lui et les siens vécurent dans la familiarité de Fauteur du Cid. On voit, en lisant les Pensées, que de beaux passages de Corneille revenaient aisément à l'esprit de Pascal. Lun et l'autre sont dans la lignée catholique et che- valeresque, dans la même tradition française. On aime à se figurer le jeune Biaise Pascal dans une sorte de veillée d'armes, recevant de

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Corneille rentraîncment héroïque de ràmc.

Au risque de trop simplifier, lais- sez-moi dire que Biaise Pascal esl l'élève de la grande bourgeoisie fran- çaise, mûrie dans les études juridi- ques et théologiques, et de la poésie cornélienne.

Cet homme, ainsi formé, était mal- heureux, vivait dans l'angoisse. Eh bien ! messieurs, qu'est-ce donc que la douleur de Pascal ?

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On a mêlé de raisons bien mé- diocres les explications qu'on nous fournissait sur l'angoisse de Pascal, angoisse poussée jusqu'à la dou- leur. On a dit que, durant sa « pé- riode mondaine » , il souffrait de la médiocrité de son nom et du manque de ses ressources, qui ne lui permet- taient pas de traiter en égal les jeunes grands seigneurs qu'il fréquentait. C'est prêter à Pascal des froissements d'honnête fonctionnaire en province. Pascal souffrir du manque d'argent, du manque d'égards ! Ces médio-

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crités peuvent-elles loucher une âme si forte! Elles valent pour expliquer un Julien Sorel. Mais quoi de com- mun, je vous prie, entre le person- nage de Stendhal, jeune bcte de proie, et Pascal, qui a la noblesse ardente des archanges ? Un Pascal se fait de l'univers une vue qui ne lui permet pas de connaître ces pointes et ces insolences de caste sur lesquelles un Julien Sorel ou bien en- core une jeune Madame Roland vont s'ulcérer. Il ne peut pas voir les dé- dains des gens du monde. Les na- tures vulgaires s'écartent instincti- vement de lui avant même qu'il ait

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On a mêlé de raisons bien mé- diocres les explications qu'on nous fournissait sur l'angoisse de Pascal, angoisse poussée jusqu'à la dou- leur. On a dit que, durant sa « pé- riode mondaine » , il souffrait de la médiocrité de son nom et du manque de ses ressources, qui ne lui permet- taient pas de traiter en égal les jeunes grands seigneurs qu'il fréquentait. C'est prêter à Pascal des froissements d'honnête fonctionnaire en province. Pascal souffrir du manque d'argent, du manque d'égards î Ces médio-

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crités peuvenl-elles loucher une âme si forte! Elles valent pour expliquer un Julien Sorel. Mais quoi de com- mun, je vous prie, entre le person- nage de Stendhal, jeune bête de proie, et Pascal, qui a la noblesse ardente des archanges ? Un Pascal se fait de l'univers luie vue qui ne lui permet pas de connaître ces pointes et ces insolences de caste sur lesquelles un Julien Sorel ou bien en- core une jeune Madame Roland vont s'ulcérer. Il ne peut pas voir les dé- dains des gens du monde. Les na- tures vulgaires s'écartent instincti- vement de lui avant même qu'il ait

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enregistré leur existence. Ce n'est pas donné à n'importe qui de prendre rano- dans la vie intérieure de Pas- cal. D'ailleurs qu'il pénètre, il est bientôt, d'une certaine manière, non pas l'égal, mais le plus noble. D'une noblesse qui ne se marque point par la place que l'on occupe à tal)le. Il se fait reconnaître comme une supério- rité dans l'ordre de l'esprit et du cœur ; il devient l'objet de l'attache- ment et du respect partout il y a de l'humanité.

Je sais bien que Gœthe (grand homme qui fut l'antithèse exacte de

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Pascal, cl celui qui sentirait ces deux êtres aurait senti loute l'humanilé supérieure), je sais bien que Gœthe nous montre un Werther attristé par la morgue des grands. Et l'on se rap- pelle que Napoléon, à Erfurt, lit re- proche au romancier d'avoii' donné à son personnage cette suscepLibililé mesquine. Mais Werther, au milieu de ses effusions poétiques, demeure un pied plat allemand. Sa sensibilité à la nature, si belle, si touchante, est d'un déprimé. ^^ crther n'est pas un héros...

Croire qu'un Pascal pouvait être

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humilié faute d'argent et faute de naissance, c'est méconnaître la puis- sance rayonnante, aussi bien que le ressort intérieur du héros.

Au reste, faites attention qu'un Pascal, s'il avait été froissé par l'ordre social de son temps, il l'aurait témoigné par de terribles coups. L'auteur des Provinciales eût tout pulvérisé.

La douleur de Pascal ne vient pas du dehors. Elle ne peut naître que de son génie. C'est une grande tragédie intérieure, qui n'emprunte

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aucuii ressort à la comcclie bour- geoise. Celte âme forte et frémis- sante, quand elle se dirige vers la solitude des sommets, ne fait qu'ac- complir sa destinée, obéir à sa loi.

Il faut d'abord considérer que Pas- cal a été torturé de douleurs physi- ques, malade depuis sa plus tendre enfance jusqu'à sa mort. C'était une maladie mobile : il se disait sujet au changement. A l'âge d'un an, il tomba en langueur et présenta des phobies. Il ne pouvait voir de l'eau sans se livrer à des emportements très grands. Il ne pouvait voir son père

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et sa mère l'un auprès de l'autre, sans crier et se débattre violemment. Il faillit mourir. Sa sœur nous dit qu'à partir de l'âge de dix-huit ans, il n'eut pas un jour sans souffrance. Il ne supportait de boire que du li- quide chaud, et goutte à goutte ; il ne cessait de ressentir de violentes douleurs de tête et d'entrailles. A vingt-quatre ans, il se trouva dans une espèce de paralysie depuis la ceinture jusqu'en bas ; il était réduit à marcher avec des potences ; ses membres inférieurs, ses pieds sur- tout, étaient toujours froids comme du marbre. On raconte, mais ce n'est

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pas certain, ([u'à partir de 1654, il croyait toujours avoir à sa gauche un abîme, et ([ue, pour se rassurer, il faisait mettre de ce côté une chaise. Après trente-cin([ ans, ses quatre der- nières années ne furent qu'une per- pétuelle langueur. Il soulfrait de telles douleurs qu'il ne pouvait ni converser, ni lire, ni travailler. Ce renouvellement de ses maux avait commencé par un mal de dents qui lui ôtait tout sommeil. 11 fut pris de dégoûts qui l'empêchèrent de se nourrir, et d'une douleur de tête qu'il disait extraordinaire. Des convul- sions le secouèrent et ne le (juittèrent

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plus jusqu'à sa mort, qui survint en sa trente-neuvième année.

Au milieu de ces soullrances pro- téiformes, Descartes eut la bonté de venir le voir pour le soigner. Des- cartes n'était pas médecin, mais il connaissait très bien la physiologie. Il conseilla le lit et des bouillons. C'est, aujourd'hui, le traitement clas- sique des neurasthéniques.

Ces infirmités ne sont rien auprès des sublimes tristesses dont Pascal était la proie. Son véritable mal, l'an- goisse de Pascal, c'est la rigueur et l'intensité de la pensée. Entre mille

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témoignages familiers aux lecteurs des Pensées, écoutons cette note que Port-Royal n'avait pas osé publier et que Faugère a mise au jour en 1844:

<< Le monde ordinaire, écrit Pas- cal, a le pouvoir de ne pas songer. Ne pensez pas au passage du Messie, disait le Juif à son fils. Ainsi font les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses religions et la vraie même, à l'égard de beaucoup de gens. Mais il y en a qui n'ont pas le pouvoir de s'empêcher ainsi de songer, et qui songent d'autant plus qu'on leur dé-

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fend. Ceux-là se défendent des fausses religions, et de la vraie même, s'ils ne trouvent des dis- cours (c'est-à-dire des raisonne- ments) solides. »

Pascal était de ceux qui ne peu- vent s'empêcher de songer. Il vou- lait que toutes les choses sur les- quelles son attention s'arrêtait lui devinssent intellioibles. Il avait be- soin de comprendre la cause de chaque phénomène particulier et la cause de toutes les causes, c'est-à- dire Dieu.

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Voilà un état d'esprit dont, vous et moi, messieurs, nous ne pouvons pas avoir im sentiment exact. Dans le cours ordinaire de la nature, l'ac- tion divine, la Cause se dérobe à nos regards. Vous et moi, nous en pre- nons notre parti. Mais non pas un Pascal. C'est que nous ne sommes pas des génies scientifiques. Et lui, ne l'oublions pas, il est avant tout l'homme qui a fait faire des progrès décisifs à la physique et aux mathé- matiques.

C'est un savant. Mais qui, des mé- ditations, passe tout droit au résul-

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tat pratique. Un songeur, mais qui, dans les songes, poursuit des instru- ments de vie. S'il voit son père acca- blé par des travaux de financier, il construit la machine k calculer ; s'il monte au puy de Dôme, il en rap- porte le baromètre ; s'il vient à Pa- ris, il invente l'omnibus, et, à la campagne, la brouette. Du jour qu'il entendra les querelles de ces Mes- sieurs de Port- Royal, il leur fournira cette arme : les Provinciales. Admi- rons ce génie à la César, ce clair et rapide conquérant. En voilà un à qui ça ne suffit pas de reconnaître la vé- rité, comme un astronome avec sa

lunette constate la marche des astres, ou comme un chimiste, dans sa cornue, distingue les éléments qui compose les corps. Pour lui, rien ne demeure un problème abstrait, et chacune de ses songeries tourne droit sur une réalité. Que sera-ce donc s'il aborde une méditation qui intéresse notre salut ? A la poursuite de la vé- rité suprême, c'est un ébranlement de tout son être.

L'angoisse de Pascal, ce n'est pas la peur de l'enfer, comme l'a cru Barbey d'Aurevilly ; ce n'est pas. non plus la mélancolie d'Hamlel

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devant la tête de mort, et ce n'est pas davantage le vertige d'un phi- losophe qui se jette, par désespoir, dans la solution chrétienne. Pascal c'est un esprit scientifique qui cher- che la vérité totale, la vérité qui discipline le monde de l'âme, comme elle gouverne les phénomènes phy- siques. Il voudrait recevoir de l'u- nivers une règle de vie, mais il constate l'impuissance de la science à nous livrer ce secret essentiel. Ce qui l'effraye, l'effroi de Pascal, c'est « le silence éternel de ces espaces infinis ».

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Pascal a fait la critique de nos fa- cultés. Il a reconnu leurs limites et notre impuissance. Cet éternel igno- rnbimus, qui fait, encore aujourd'hui, souffrir les hommes prédisposés à la grande curiosité, c'est proprement le mal de Pascal.

Pour en avoir l'idée, il faudrait participer de la puissance intellec- tuelle et sentimentale de ce grand homme, il faudrait être capable de se former des images, égales en force et en netteté à celles que son génie se formait du clair-obscur de l'univers et de la vie. Il fau- drait, comme lui, être, à la fois,

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l'émule de Descartes et l'ami de Cor- neille. Cependant, une âme moyenne, pourvu que la sensibilité chrétienne soit vivace en elle, peut s'émouvoir auprès de Pascal, car le tourment de ce grand homme a les accents catholiques. L'auteur des Pensées ne fait qu'animer, avec sa prodi- gieuse imagination, des idées reli- gieuses qui sont déposées au fond de chacun de nous. Quand nous croyons admirer son génie dans ce qu'il y a de plus personnel, nous admirons, en même temps, toute l'architecture chrétienne. S'il avait fallu que Pascal réinvenlât un sys-

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tcme de vie intérieure, comme, en- fant, il réin\ entait la i;éométrie d'Euclide, même avec son sens exceptionnel du divin, il ne serait pas allé très loin. Ce qui le porte, c'est tout le christianisme. Ce mys- térieux Pascal n'est un être d'ex- ception que par son intensité : c'est l'un de nous, mais sublime. C'est le héros catholique.

Ardente curiosité pour les pro- blèmes des mathématiques et de la nature, aspirations à la Corneille, toutes les puissances de la poésie et de la science, toutes les grandeurs de l'homme, voilà ce cpii se mêle en

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Pascal, mais tout cela dans un rythme catholique (1).

La Portia de Shakespeare parle, ({uelque part, d'une musique que tout homme porte en soi. « Malheur, dit- elle, à qui ne l'entend pas. » Pascal aspire à vivre selon ses voix. De là, cette exaltation perpétuelle de l'hon-

(1) 11 suit de que, pour comprendre Pascal, il faut s'adresser à des commentateurs chrétiens (de même, par exemple, que s'il s'agit de com- prendre les prophètes d'Israël, nul ne peut être écouté avec plus de profit qu'un James Darmes- teter). Le jour le catéchisme ne serait plus appris par cœur, l'intelligence de l'œuvre de Pascal baisserait. Des âmes la sensibilité chrétienne est éteinte, avec toutes les éruditions du monde, n'arriveront jamais au sentiment de Pascal.

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neur, delà fierté, du sacrilice. De là, cet idéal de renoncement à tout ce qui n'est pas le plus noble. 11 rejette tout ce qui diminue, abaisse l'ûme. lia un préjugé contre tout ce qui est facile, aisé, agréable. Il est le modèle achevé de ceux qui résistent à tous les assauts par lesquels la nature, avant de nous anéantir, essaye, chaque jour, de nous entamer. Il veut se contraindre soi-même, s'imposer aux choses, ré- sister à l'univers, ne pas se dissoudre, durer. « Je ne veux pas construire sur les fleuves », dit-il. Dans l'universel écoulement, il n'entrevoit de paix et de sécurité, de refuge qu'en Dieu.

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Poursuite angoissante de la vé- rité suprême ! Nous ne saurions en refaire, comme autant d'étapes, tous les raisonnements. Du moins sommes-nous capables de saisir l'état d'esprit de Pascal. Nous ne pouvons pas entendre la musique sublime qui emplissait cette âme, mais nous pouvons retrouver le thème, le livret de ce drame éternel aux couleurs chrétiennes.

Ce livret, sans simplifier outre

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mesure, il nous est permis de dire que c'est le Psaume 118, un long- psaume que Pascal méditait chaque jour et pour lequel, nous dit sa sœur Gilberte, il avait un amour sensible. Il y voyait tant de choses admirables, qu'il trouvait de la délectation à le réciter, et quand il s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait d'une telle manière qu'il paraissait hors de lui-même.

Gomme il sérail intéressant de suivre, strophe par strophe, ce che- min que parcourait quotidiennement la pensée de Pascal ! Ce Psaume

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118 Beati immaculati in via, (( Heureux ceux qui sont intègres dans leur ^'oie et qui marchent dans la loi de T Éternel » est, dans chacun de ses versets, une invitation pressante et répétée, la sollicitation d'une âme qui demande le chemin pour rejoindre Dieu. Il commence et finit en parlant des Voies du Sei- gneur, du Chemin de rÉternel. C'est cette idée indéfiniment reprise qui fait l'unité de ce psaume, le plus long de tous. David y répète, cent soixante-seize fois, la voie du Sei- gneur, la loi du Seigneur, son com- mandement, son décret, son en-

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seignemenl, sa science. A chaque instant, réapparaissent les mots :jus- tifîcatioiu se justifier , être justifié, être blanchi. Ce ne sont que reprises, métaphores orientales : une exubé- rante [profession de foi, un perpétuel jaillissement. On n'y trouve pasl'unité classique, mais l'unité tout de même, en ce qu'il est tout entier une adju- ration à bien vivre. Il s'accorde avec l'appel de Pascal dans son angoisse : « trouverai-je ma voie ? »

Cette préoccupation de trouver sa voie, qui relie le roi David à Biaise Pascal, n'est étrangère à aucun esprit supérieur. Elle prend, chez Pascal,

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une forme chrétienne et catholique ; mais voulez-vous me permettre de vous montrer, par une belle histoire, quelle forme elle peut prendre chez un Gœthe ?

Ce n'est pas m'écarter de mon su- jet, mais vous aider, je crois, à mieux apprécier, par un saisissant con- traste, le génie pascalien.

En 1822, il V avait, à Weimar, un jeune homme de dix-sept ans, qui é tait rempli d'admirat ion pour Gœthe . Il désirait vivement le voir. Il réus- sit à pénétrer dans im jardin qui do- minait celui de son grand homme, et de là, caché derrière un buisson, il

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suivait les mouvements du vieillard. On possède une lettre de ce jeune i^arçon.

«■ Dans toute la personne de Goe- the, dit-il, éclate sa grandeur. Sa démarche majestueuse, son front, la belle forme de sa tête, son œil de feu, tout cela rappelle Faust, Mar- guerite, Goetz, Iphigénie, le Tasse. Je n'ai jamais vu un homme si grand, si robuste, et si beau, à un âge si avancé. Je le vois, maintenant, tous les jours, dans son jardin, et j'éprouve autant de plaisir que d'autres en trou- veraient à considérer des bustes ou

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à étudier de beaux portraits et de belles gravures. Il marche, d'ordi- naire, à pas lents, ça et là, dans les allées du jardin, sans s'asseoir; mais souvent, debout devant quelque pro- duit du règne minéral, il se livre à des réflexions qui durent une demi- heure. Si je pouvais deviner sa pen- sée et son langage avec lui-même, dans de pareils moments î II joue avec les jolis enfants de son fds, après avoir quitté les fleurs et les plantes. Au fond, c'est mieux que si je l'avais approché et entretenu. Supposons qu'il s'engage dans une conversation véritable avec moi, que serait-ce pour

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lui \m garçon de dix-sept ans? Mais je me félicite beaucoup d'être au printemps, les boutons s'épanouis- sent, car j'épierai assidûment les conversations de Gœthe avec les fleurs et les oiseaux, et je vous écri- rai tout ce que j'en saurai, ou, du moins, tout ce que j'en pourrai de- viner. »

Nous ne savons pas si ce jeune en- thousiaste a deviné la conversation de Gœthe avec les plantes, les bêtes et les cailloux du jardin ; mais, cette conversation, nous la connaissons. En eiïet, un Anglais, de passage à

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Weimar, vers 1830, parlait au grand poète de l'émancipation des catholi- ques en Angleterre, et celui-ci lui déclara :

Ces questions religieuses ne m'intéressent pas.

L'Anglais, fort choqué, répliqua que toute vérité vient de Dieu et par la voie de l'Église. Goethe tenait, à ce moment, une fleur dans la main, et un papillon voltigeait dans la chamhre.

Sans doute, fit le vieillard, toute vérité vient de Dieu, mais l'Église

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n'a rien à y voir. Dieu nous parle par celle fleur, parce pai)illon, seulement ces gaillards-là ne rculendenl pas.

Vous le voyez, un Gœthe^un Pas- cal, tous en reviennenl au problème essenliel : par quelle voie trouver la vérité? Pour ini Gœlhe, un homme peut se perfectionner en jouissant de tout ce qu'il y a de noble dans la vie. Pour lui l-*ascal, non. Et, pourtant, son âme, a été tentée par son génie, qui lui montrait la volupté, la gloire et la curiosité scientifique plus belles, plus tentantes qu'aucun homme ne les a vues, car, u à mesure ([u'on a

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plus d'esprit, les passions sont plus grandes ». Il a été sollicité par tous les grands divertissements ; il a connu la grandeur de tout ce qu'il décidait de rejeter, la grandeur des plaisirs empestés, comme il appelle la gloire et les autres délices. Ah I qui pour- rait écrire la tentation de Pascal !

Il était tenté par l'amour, en tout cas, touché tendrement par ses sœurs, et il se reprochait les amitiés particulières. Il était tenté par l'am- bition. (( Une des choses, raconte Nicole, sur lesquelles feu M. Pascal avait plus de vues, était l'instruction d'un prince que l'on tâcherait d'éle-

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ver de la manière la plus propor- tionnée à l'état Dieu Tappcllc, et la plus propre pour le rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les dangers. On lui a sou- vent ouï dire qu'il n'y avait rien à quoi il désirât plus contribuer, s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait vo- lontiers sa vie pour une chose si im- portante. »

Quand je regarde ce liévreux Pascal aux prises avec ces grandes sollicita- tions, il me revient à l'esprit le beau mot si triste et si lier qui soulève, exalte l'àme, le mol qui fait toute l'oraison funèbre d'un héros du Nord

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^ oO ^

dans Shakespeare : « C'était un com- battant. »

Pascal est malheureux; mais, aux yeux d'un chrétien, la douleur est précieuse. A condition, toutefois, qu'un mouvement d'amour vienne détendre, amollir celui qui la subit. « Si l'amour ne se joint pas à la dou- leur, écrit l'abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, celle-ci nous entraîne dans les sombres demeures habite l'esprit du mal. » Chez celui qui esl atteint par la douleur, encore faut-il que les sources de la tendresse, de la bonté, de l'amour, viennent à s'ou- vrir. Et, pour vous rendre intelli-

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<^iblc celle sulilime psyclioloi^ie des chrélicns. \'oici un Irail (jue je me rappelle a\ oir lu clans la règle de saint Benoît. Ce grand homme, après avoir ordonné d'excommunier et de mettre à l'écart tels frères qui ont commis de graves fautes, ajoute ceci, c[ui est très touclianl : « L'abbé en- verra, comme sous-main, pour con- soler l'excommunié, des frères âgés et sages, qui, comme à la dérobée, réconforteront ce frère chancelant et l'engageront à faire une humble sa- tisfaction. Qu'ils le consolent surtout, de peur qu'il ne soit absorbé par l'excès de la tristesse. »

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Evidemment, cela ne s'applique pas tout droit à Pascal, mais je vous le raconte pour vous aider à com- prendre qu'il ne suffisait pas au per- fectionnement de ce grand homme qu'il souffrît ; il fallait encore que sa souffrance fût attendrie par l'amour.

Qui donc a ouvert les sources de la tendresse et de la vie du cœur chez Pascal ? Qui donc a consolé ce héros malheureux ? C'est ici qu'intervien- nent ses sœurs, Jacqueline, devenue en religion sœur sainte Euphémie, et Gilberte, devenue Madame Périer.

Cette Jacqueline, dans sa première jeunesse, était un type charmant de

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Précieuse. A Rouen, l'auteur du Cid s'élail amusé à lui enseigner l'art des vers. Au couvent, elle se consacra particulièrement aux petits enfants. Elle écrivit un petit livre tendre et réser\é, un Règlement pour les En- fants, (( d'après ce qui s'est pratiqué à Port-Royal-des-Ghamps pendant de longues années ».

Elle avait été poussée dans les ordres par Pascal, et, maintenant, elle s'employait à le ramener à la re- ligion stricte. Ce frère et cette sœur sont des jaloux sublimes. Il déplai- sait à Pascal que sa sœur s'enga- geât dans le mariage, c'est-à-dire, à

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son jugement, dans « la plus pénible et la plus basse des conditions du christianisme, condition vile et pré- judiciable, car les maris, quoique riches et sages, sont de vrais païens devant Dieu ». Quant à Jacqueline, elle voulait que Pascal eût pour prin- cipal et unique objet Tidéal dans le- quel elle-même s'emprisonnait. Pas- cal ne veut pas que Jacqueline appar- tienne au monde. 'Jacqueline ne veut pas c[ue son frère appartienne au monde.

Depuis une année que son angoisse avait pris cette intensité, Pascal allait fréquemment et de plus en plus vi-

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siter sa sœur au parloir du Port- Royal (le Paris, et celle-ci a raconté toute celte crise dans les termes mo- dérés et pleins qui sont le style et même la dignité de cette famille. Je veux vous rappeler cette lettre, pour ({uc l'état d'esprit de Pascal soit de- vant vous comme une chose sen- sible :

« Vers la fin de septembre dernier (1654), écrit Jacqueline à sa sœur Gilberte, il me vint voir ; et, à cette visite, il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié, en avouant qu'au milieu de ses occupations qui étaient

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grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché^ il était de telle sorte sollicité à quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amuse- ments du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience , qu'il se trouvait détaché de toutes choses à un point il ne Tavait ja- mais été ; mais que, d'ailleurs, il était dans un si grand abandonnement du côlé de DieUy qu'il n'éprouvait aucun attrait j mais qu'il sentait bien que c'était plus sa raison et son propre

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esprit ({uircxcilait à ce qu'il connais- sait de meilleur, ({ue non pas le mou- vement de celui de Dieu...

« Cette confession me surprit au- tant qu'elle me donna de joie. Dès lors, je conçus des espérances ([ue je n'avais jamais eues, et je crus vous en devoir mander quelque chose, afin de vous obliger à prier Dieu. Si je racontais toutes les autres visites aussi en particulier, il faudrait en faire un volume, car, depuis ce temps, elles furent si fréquentes et si lon- gues, que je pensais n'avoir plus d'autre ouvrage à faire. Je ne faisais que le suivre, sans user d'aucune

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sorte de persécution, et je le voyais, peu à peu, croître de telle sorte que je ne le connaissais plus (je crois ([ue vous en ferez autant que moi, si Dieu continue son ouvrage), particulière- ment en humilité, en soumission, en défiance, en mépris de soi-même et en désir d'être anéanti clans l'estime et la mémoire des hommes. Voilà ce qu'il est, à cette heure; il n'y a que Dieu qui sache ce qu'il sera un jour. »

Ainsi, les deux sœurs et le frère sont inspirés, tous les trois^ par le même esprit. Ils ont les mêmes traits

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sur le visage el les mêmes sentiments dans le cœur. Jacqueline et Gilberte ont participé, en l'adoucissant, au développement de cette longue crise d'angoisse (cpie j'ai essayé de rendre intelligible I, par Pascal s'ache- minait vers cette soirée fameuse, vers cette veille remplie de toutes les ardeurs mystiques il vit face à face la vérité sublime quil cher- chait.

De cette veille, à laquelle nous arrivons, de ce haut moment, il

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nous reste un documeni à la fois mystérieux et précis : c'est le papier^ je dirais le grimoire, dont vous avez une copie dans les mains.

Ce papier fut trouvé après la mort de Pascal dans des conditions sin- gulières, qui semblent appartenir au roman, et que je veux vous rappeler.

Peu de jours après la mort de M. Pascal, un domestique de la maison s'aperçut, par hasard, que, dans la doublure du pourpoint de cet illustre défunt, il y avait quelque chose qui paraissait plus épais que le reste . Ayant d écousu cet endroit, pour voir ce que c'était, il y trouva un

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petit parchemin plié et écrit tie la main de Pascal, et, dans ce parche- min un papier écrit de la même main : Tun élait une copie lidèle de Tautrc. Ces deux pièces lurent aussitôt mises entre les mains de Madame l^érier (la sœur de Pascal), qui les fît voir à plusieurs de ses amis particuliers. Tous convinrent qu'on ne pouvait pas douter que ce parchemin, écrit avec tant de soin, et avec des carac- tères si remarquables, ne fût une espèce de Mémorial, qu'il gardait très soigneusement, pour conserver le souvenir d'une chose qu'il voulait avoir toujours présente à ses yeux

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el à son esprit, puisque, depuis huit ans, il prenait soin de le coudre et le découdre, à mesure qu'il changeait d'habit. »

De ces deux originaux, celui sur parchemin a disparu ; l'autre, sur pa- pier, est à la Bibliothèque Nationale de Paris. Il forme la première page du manuscrit autographe des Pen- sées. C'est une feuille in-folio, l'écriture de Pascal est plus soignée, mieux lisible qu'à l'ordinaire. On y remarque encore la trace du pliage subi dans le pourpoint. Évidemment, s'il tenait ainsi cette feuille sur lui,

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c'esl ([u'il \'c)iilail avoir loujours à l'cspril le l'ail qu'elle lui rappelait. Il voulait garder toujours présents la sensation, l'état d'àme, le senti- ment qui avaient, décidément, trans- figuré sa vie. Ce papier, cousu dans son pourpoint, à la portée de sa main, c'est cpielque chose d'ana- logue au nœud que l'on fait à son mouchoir.

A l'examen, cet écrit est tout pa- reil aux autres papiers ([ue l'on a trou^ es dans le tiroir de Pascal, et (jui composent le manuscrit des Pen- sées. Vous savez que Pascal jetait sur

le papier des petites phrases coupées on de simples mots. Tel mot isolé lui rappelait un ordre entier d'idées. Eh bien ! les idées qu'il a jetées sur le papier que vous avez dans les doigts, les retrouverons-nous ?

Qu'expriment ces phrases brisées, ces tournures elliptiques, ces méta- phores bibliques, ces exclamations, ces invocations, ce mot Feu, qui les précède, ces croix latines?

Quelque temps après la mort de Madame Périer, vingt-cinq années environ après la mort de son frère, ses enfants, c'est-à-dire les neveux et

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nièces de Pascal, communiquèrent cette pièce à im carme déchaussé, (jui était un de leurs plus intimes amis, homme très éclairé. Ce religieux tira une copie de l'écrit de Pascal et en donna une explication de vingt et une pages in-folio... A ce commen- taire du carme, Marguerite Périer, la nièce de Pascal, joignit deux pages in-cpiarto, relatives seulement aux deux avant-dernières lignes du Mé- morial. « Soumission totale... » Ces commentaires sont perdus.

Nous allons essayer d'y suppléer.

En tête du papier, vous voyez une croix. D'après la copie de Tabbé Pé-

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rier, qui a été faite sur l'original dis- paru, cette croix était entourée de rayons de feu... Voilà déjà qui parle à l'imagination et qui nous invite à croire, ce que nous saurons plus loin, que la chambre méditait Pascal fut éclairée par une lumière divine.

Uan de grâce i654, lundi 23 no- vembre...

Il n'est pas indifférent que cette soirée soit du mois de novembre, si grave. Les mystiques attachent beau- coup d'importance aux dates, à mille nuances, aux influences de la nature.

67 "-^

... jour de saint Clénienl, Pape et niartyr, et autres au martyrologey veille de saint Chrysogone martyr et autres...

Dans le milieu de Pascal, on connaissait parfaitement la vie des saints. Sa sœur Jacqueline raconte dans le Règlement pour les Enfants qu'elle faisait lire, durant les repas, aux petites tilles de Port-Royal, le martyrologe du jour. Certainement qu'aux yeux de Pascal ce n'est pas un hasard que ce grand événementlui soi t arrivé en quelque sorte sous la pré- sidence de saint Clément, le second

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pape, et de saint Ghrysogone, un des premiers martyrs. Ces primitifs sont au sommet de la hiérarchie sacrée.

Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi. Feu...

Nous sommes ici au centre du l)roblème. Le recueil d'Utrecht dit ({ue Dieu, comme gage de sa volonté et de ses desseins sur Pascal, lui en- voya une vision. Nul ne peut l'affir- mer. Ce qui se passa dans cette soirée mémorable est resté le secret de Pascal. A qui se serait-il confié ? A

l

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son directeur, peiil-èlre. Le recueil d'Utrecht, qui le suppose, n'en peut rien savoir. C'est une alîaire person- nelle entre Dieu et Pascal. Jeanne d'Arc, dans son procès, refuse de s'expliquer sur ses voix. Il faut donc que nous méditions sur ces deux lignes, sans plus.

Ceux qui se placent au point de vue physiologique appelleraient ces deux heures du 23 novembre une halluci- nation. Les croyants y verront une extase miraculeuse, un fait surnatu- rel. Ce débat ne nous arrêtera pas. Je crois qu'il serait puéril, sans vi- gueur et même sans franchise, de

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contester c[u'il y eut une vision. A d'autres de l'expliquer par des rai- sons naturelles ou surnaturelles. Le certain, c'est ([ue les idées encore mal saisissables, que Pascal portait en lui el qui le tourmentaient, ont pris un corps et la vision a éclaté.

Dans la vie spirituelle, ces mo- ments d'extrême abondance, de crise décisive sont connus. Descartes eut une sorte d'extase lumineuse, à la suite de laquelle il lit vœu d'un pèle- rinage à Notre-Dame-de-Lorette. Et pour passer à des êtres plus humbles ou bien à des états moins extrêmes, songez à la nuit de Jouffroy et à ce

que Secrctan raconte d'une abon- dance d'amour divin qui transfigura soudain sa croyance.

Ces hauts états ne sont que le déve- loppement du christianisme dans sa plénitude. Les Pères de l'Église ont minutieusement décrit cette union parfaite avec Dieu, qui est le der- nier mot de la contemplation. Ils en détaillent les caractères, et c'est toujours d'un enseignement accom- pagné de lumière qu'ils parlent, « Les paroles de la vision, écrit la grande prophétesse sainte Hildegar- de, ne ressemblent pas à ce que pro- fère la bouche des hommes ; elles

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sont comme une flamme brillante. » Nul doute qu'ici, avec Pascal, nous ne 'soyons montés sur le som- met de l'extase. Ici, Pascal se parle à lui-même. Il ne se met pas à notre portée, à la portée des esprits infé- rieurs. Il parle à son génie, à son âme ; il lui parle de ce qui lui est le plus important. Une telle page, cette vision lyrique, cette vision divine, la vision par excellence, il ne la destine à aucun correspondant. C'est son plus grand efTort d'approche devant Dieu.

Dieu d'Ahraham, Dieu d'Isaac,

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Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants...

Ce titre, donné à Celui qui lui appa- raît dans sa vision, est très clair pour qui vient d'assisler comme nous aux angoisses de Pascal. Celui qu'il salue, ce n'est pas le Dieu que l'on ne pourrait atteindre que par l'intel- ligence, et que celle-ci, d'ailleurs, est impuissante à saisir, mais c'est un Dieu qui a rempli l'âme et le cœur des justes. Cela revient à dire que l'on n'entre dans la vérité que par l'amour, par les mouvements du cœur.

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Le fait de cette soirée est que le cœur de Pascal a reconnu Dieu. La cause dernière, la vérité, est devenue sensible à Pascal.

Cette vision crée dans Pascal un état nouveau, qu'il exprime par une suite de mot elliptiques et redou- blés :

certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Ici, messieurs, j'ai une observation à vous faire. Le texte que vous avez dans les mains, c'est le texte auto- graphe de Pascal, conservé à la Bi- bliothèque Nationale en tête du ma-

nuscrit des Pensées. Je crois que c'est un papier écrit par Pascal dans la nuit il eut sa vision. Peu après il en lit une copie remarquable par le grossissement donné à certains mots pour en accuser la valeur. Ce second autographe, nous ne l'avons plus, mais nous en possédons une copie qu'en a faite le Père Guerrier. Eh bien ! à la ligne qui nous occupe, elle contient une variante importante. Au lieu de cerfilude, certitude, senti- liment, joie, paix, nous lisons certi- tude, joie, certitude, sentiment, vue, joie. Qu'est-ce à dire, messieurs? Pascal a voulu appuyer sur le sen-

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timent de joie qu'il éprouve par le redoublement du mot joie, et par le mot de vue, qu'il introduit dans son MémoriaL il a voulu préciser le ca- ractère sensible de la connaissance qu'il vient d'avoir de la Vérité.

Ces mots isolés sont le thème sur lequel l'âme de Pascal entonne un chant de triomphe, que^, jusqu'à sa mort, il poursuivra. Il est un victo- rieux^ celui que nous avons vu lutter si douloureusement. Il possède le bien-être, la joie et la paix, parce qu'il est devant le Dieu de Jésus - Christ. Il se sentait si loin, si aban- donné devant la cause des causes qui

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nous échappe élernellement ! 11 lui fallait un appui. La hauteur de son esprit et la délicatesse de son senti- ment exigeaient de Jésus-Christ, c'est-à-dire le médiateur entre Dieu et l'homme, celui qui réunit, réconci- lie en lui les deux natures. Un Dieu fait homme ! Quelle fraternité si le Christ dit :

Deiim meiim et Deum vestriim. (Mon Dieu est votre Dieu.)

Comme on comprend l'élan avec lequel Pascal lui répond :

Ton Dieu sera mon Dieu.

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Mais, pour bien entendre toute cette première partie du Mémorial, nous disposons d'une magnifique leçon que Pascal lui-même avait faite à sa sœur Gilbertc :

Pascal avait remarqué que les hommes étaient dans un aveuglement dont ils ne pouvaient sortir que par Jésus-Christ, hors duquel toute com- munication avec Dieu nous est ôtée, parce qu'il est écrit que personne ne connaît le Père que le Fils et celui à qui il plaît au Fils de le révéler. La divinité des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des

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vérités géométriques et de l'ordre des éléments. Elle ne consiste pas dans un Dieu qui exerce sa provi- dence sur la vie et sur les biens des hommes... Maisle Dieu d'Abraham et de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour et de consolation. C'est un Dieu qui emplit l'âme et le cœur de ceux qui le possèdent. C'est un Dieu qui leur fait sentir intérieu- rement leur misère et sa miséricorde infmie; qui s'unit au fond de leur âme ; qui les remplit d'humilité, de foi, de confiance et d'amour; ([ui les rend incapables d'autre fin que de lui-même. Le Dieu des chrétiens est

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un Dieu qui fait sentir à l'ame qu'il est son unique bien, que tout son repos est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer, et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l'empêchent de l'aimer de toutes ses forces...

Maintenant, Pascal va prendre des résolutions. Il fera mieux que de sur- monter les tentations. Désormais, ce

sera F

oubli du monde

et de tout, hoï^mis Dieu.

Lui qui a tant cherché sa voie, il sait maintenant, que Dieu

-&^ 81 ^

ne se trouve que par les voies enseiynées dans FEvângile.

Dieu ne se trouve pas par la mcditalion des preuves méta- physiques, non plus que par l'exa- men de l'univers. Il se trouve par la diminution des passions. En se tai- sant, celles-ci laissent parler l'àme, enfin libérée et d'esclave devenue une affranchie bondissant vers son Dieu.

Ici, Pascal s'interrompt pour faire

un retour sur l'humanité en général

et pour s'émerveiller de la grandeur

de Vâme humaine^ c'est-à-dire de la

c

-^ 82 -^

pensée. Rappelez-vous les phrases fameuses :

(( L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant... Quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien... Toute notre dignité con- siste donc en la pensée. C'est de qu'il faut nous relever et non de l'es- pace et de la durée que nous ne sau- rions remplir. Ce n'est point de l'es- pace que je dois chercher ma dignité,

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mais c'csl du rôglemenl de ma })cn- sée. Par l'espace, ^uIli^'ers me com- preml elm'cngloutil comme un point. Par la pensée, je le comprends... Bien plus, les hommes peiivenl domp- ter leurs passions. Quelle matière l'a pu faire ? »

Cette supériorité de l'Ame sur le monde, Pascal la trouve dans cette belle formule des Écritures : « Père juste, le monde ne Ca point connu, mais je t'ai connu. » D'où cette eliu- sion : Joie, joie, pleurs de joie! sorte de « magnificat» qu'il entame. Puis un retour, un remords : Je m'en suisse-

4- 84 -?-

paré. Dereliquerunt me fontein aquœ vivœ. J'étais une source tarie. Pareil malheur m'arrivera-t-il encore ?

« Mon Dieu, me qiiitterez-vous?))

Que je n'en sois pas séparé éternellement.

Sur ce mot, éternellement, il fait sa profession de foi. La vie éternelle, c'est la possession de la vérité, c'est la connaissance de la cause dernière, et celui qui sert d'intermédiaire entre cette cause et les hommes, c'est celui, ne nous lassons pas de le répéter, qui peut toucher le cœur : c'est Jésus-

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Chrisl. Avec quelle complaisance Pascal cite ces textes des Écritures, pleins d'une musique peut-être ou- bliée de nous, insaisissable pour nous, mais, pour lui, familière et qui multipliait la force de ses preuves :

« Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. »

Jésus-Christ.

Jésus-Christ.

Par trois fois il répète ce grand

nom. Il se plaît k ébranler sa propre

P sensibilité, à faire jaillir de son cœur

-^ 86 ^

les effusions, les tendresses, les vé- nérations, l'amour amassé en lui par des milliers de parents catholiques. On dit que, dans les réunions pu- bliques, au pays d'Angers, le mot Dieu ne peut être prononcé sans faire frémir l'auditoire, sans le sou- lever d'enthousiasme. Ces paysans se groupent au cri saisissant de : « Vive Dieu ! » C'est vive tout ce qu'il y a de sacré dans les profondeurs de chacun d'eux ; c'est le mot ils accumulent toutes les richesses mo- rales de leur race. Dans une émotion identique, Pascal dit et répète le nom de Jésus-Christ ; il y célèbre l'hu-

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manité dont il vient de dire la gran- deur, qui est la pensée et il y célèbre Dieu, l'auteur des vérités géomé- triques que sa curiosité scientifique a toujours poursuivies.

Puis, de nouveau, un remords et une crainte :

Je m en suis séparé, je l'ai fui, re- noncé, crucifié. Que je n'en sois ja- mais séparé.

Gomment le garder ? Sachons qu'il ne se conserve que par les voies en- seignées dans r Évangile, par le re- noncement absolu qui, cette fois, ne

4- 88 ^

lui coûtera plus d'elîort, car il pro- clame : Renonciation totale et douce. Cette renonciation sera facilitée par le directeur que Pascal choisira. Gela, c'est le suprême effort pour dompter son amour de soi-même, pour dompter un reste d'indépen- dance caché dans le fond de son cœur. Soumission totale à Jésus- Christ et à mon directeur. Qu'im- porte, d'ailleurs, un peu de tribula- tion, quelques épreuves. Ne sera-t-il pas éternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre. Et il conclut en reprenant une phrase du Psaume 118 : Non obliviscar sermones tuos.

^ 89 ^

(Je n'oublierai pas tes enseigne- ments. M 77?e aï.

Enfin, il dessine, au bas de son Mémorial ^ cette même croix flam- boyante qu'il avait mise en tête, et qui a présider à ces deux heures d'illumination.

Messieurs,

Je crois que notre interprétation ne prête pas à la critique. Ce papier, c'est, évidemment, l'attestation de la lumière que Pascal a reçue, le mémorial de la réponse accordée à

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son cri crangoisse, le bulletin de sa victoire sur les ténèbres, son action de grâce et son acte de ferme propos. Messieurs, cette soirée du 23 no- vembre, c'est le plus haut sommet de la vie de Pascal, et d'où l'on em- brasse toutes les époques de sa vie. Jetons de là, avant de terminer cet entretien, un regard sur la suite delà vie de ce héros, il n'est pas de notre programme de le suivre.

Un mois après cette grande scène, sa sœur Jacqueline écrivait à Ma- dame Gilberte Périer : « Quoiqu'il se trouve plus mal qu'il n'ait fait depuis

I

-^ 91 ^

longtemps..., je remarque en lai une humilité et une soumission, même en- vers moi, qui me surprennent. Enfin, je n'ai plus rien à vous dire, sinon qu'il paraît clairement que ce n'est plus son esprit naturel qui agit en lui. » Dans le môme moment, Pas- cal quittait son cachet habituel, pour en prendre un qui représentait un ciel enfermé dans une couronne d'épines avec cette devise : Scio cui credidi. (Je sais en qui j'ai cru). Phrase d'immense importance. Ai-jc bien lu? Il semble déclarer que, main- tenant, il possède la connaissance complète ; qu'il sait, alors qu'au-

^ 92 ^ paravant il ne faisait que croire.

Dorénavant, sa vision va com- mander sa vie. Il ne cessera pas de la méditer en esprit et d'y conformer sa conduite. Ces messieurs de Port- Royal, à qui il ne veut rien refuser^ pourront bien remployer dans leurs querelles. Pour les servir il écrira^ sur les notes qu'ils lui fourniront, les Provinciales : mais que lui font pro- fondément ces polémiques ? Il repense toujours le papier cousu dans son pourpoint, mémorial du soir oiu dans un mouvement d'une inten- sité surhumaine, il a découvert que

^ 93 -^ le cœur est supérieiu' à la raison.

En écrivant ses Pensées, il écrira l'histoire de sa conversion, l'histoire des angoisses par lesquelles il est parvenu au repos et au bien-être de l'àme. Une fera plus que commenter indéfiniment son illumination de no- vembre 1654.

Dans les (jualre dernières années de sa vie, comme la maladie l'empê- chait de travailler, il avait un alma- nach qui l'instruisait des églises il y avait des cérémonies particu- lières, des reliques exposées ou quel-

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que solennité, et il s'y rendait. Il y méditait indéfiniment (et sans en épuiser le sens) tous les sentiments qui Tavaicnt assailli dans sa vision. Une âme religieuse dispose de deux sortes de prières. Elle peut répéter les prières liturgiques dont les formes ont été fixées par l'Eglise. Elle peut aussi laisser un filtre cours aux pen- sées de l'esprit et aux effusions du cœur. Dans les églises, il suivait les plus humbles offices, Pascal lisait son Psaume 118 et puis il songeait. Mais, maintenant, celui que nous avons vu songer avec angoisse songe avec amour. Et le recueil de ses son-

I

-^ 95 =^

geries, nous le possédons : c'est le recueil de la Bibliothèque Nationale, que nous appelons les 7^e/ïsee.s\ Livre sublime l'esprit des cloîtres réap- paraît ai)rcsuu inlcr^'alle de plusieurs siècles.

En suivant, à travers les paroisses et selon les indications de son alma- nach, tous les exercices de dévotion, Pascal refaisait les gestes automa- ti(pies pour mieux laisser les rêves remontera lasurface de sa conscience. Il s'enivrait dans cet abîme de mono- tonie. C'est ici qu'il faudrait com- menter son sublime (( abêtissez- vous », puissante idée exprimée par

^ 96 ^

un trait d'humour et d'exagération pittoresque.

Puis, il rentrait chez lui, pour soi- gner le pauvre qu'il y avait installé. On a raison de l'en admirer ; mais, dans les soins qu'il lui donnait, il a montré moins d'héroïsme que le jour où, pour devenir le frère de cet humble, il s'est éloigné du Dieu des philosophes et des savants.

LES DEUX MAISONS DE PASCAL

A

CLERMONT-FERRAND

Les deux chapitres qui suivent ont paru dans /'Écho de Paris, l'un le li et l'autre le 18 septembre 1900. Ils portaient alors pour titre: I. Peul-on conserver la maison de Pascal ? II. Faut-il sauver la maison de Pascal? Le second chapitre a, déplus, été reproduit, en grande partie, dans Vouvrage suivant : Auvergne et Limousin, par Ad. van Bever, Paris, Devambez, s. d. [1912],

LA MAISON NATALE

DE LA

RUE DES GRAS

JE viens (le jeler à Clcrmonl-Fei- rand, sur la maison naquit Biaise Pascal, un des derniers coups d'œil qu'elle recevra. Parfaitemenl.

On va la démolir. Déjà lou( im cor[)s

^ 100 ^

de bâtiment n'a plus de toit; les pau- vres chambres les Pascal mirent une si noble atmosphère d'ordre, de discipline, bayent nues et souillées de cette abjection particulière aux appartements éventrés. Et malgré les appels d'un distingué journaliste local, M. Dumont (dans V Avenir du Puy-de-Dôme), à qui M. André Hal- lays fait écho, les Clermontois qui côtoient cette vénérable condamnée, ne se soucient, semble-t-il, que d'éviter les matériaux descellés par des ouvriers gais et actifs.

Ce serait agréable qu'un architecte en vacances s'amusât, passant par

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Glermont, à nous restilucr eu Ijrcf croquis la première honuêteté de cette bâtisse que le simple passant ne parvient pas à se représenter sur la triste mine qu'elle présente. Prenons du moins une photographie in-exire- mis. Peut-être voudrez-vouslai'lisser dans votre bibliothèque sur le rayon « Pascal ».

Telle que je l'ai vue ces derniers jours, la maison natale de Pascal est un vaste quadrilatère à quatre étages, triste et malpropre. De ses trois faces libres, l'une s'étend sur une bonne voie, la rue des Gras ; la deuxième est séparée delà cathédrale

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])ar un élroit couloir et se continue sur une place nommée « la place der- rière Glermont » ; enfin la troisième borde la rue des Gbaussetiers, mes- quine et resserrée. Elle abrite dans ses porches une dizaine de boutiques, les unes modernes, les autres infini- ment vieillottes. Elle est irrégulière, bizarre, tourmentée ; ses murs font des coudes, et des escaliers extérieurs la flanquent. Mais sa principale sin- gularité, c'est un passage qui la troue, coulent deux filets d'eau mal- propre, où s'embranchent de nom- breux escaliers, tous divers, tous sor- dides, et qui débouche sur une

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terrasse, formant une cour intérieure. Cette cour-terrasse, grâce h la pente du terrain qui supporte tout l'im- meuble, se trouve au premier étage ; on en descend par un escalier en plein air, devant la cathédrale, ou bien, franchissant un nouveau porche, enfilant unnouveau boyau, on gagne, sur la rue des Gras, un balcon qui, le le long de la maison Pascal, au-dessus des boutiques, s'en va desservir une maison voisine.

Est-ce pour mon plaisir, pour le vôtre, que j'essaie de mener à bien cette description Gautier et Hugo se seraient soûlés de pittoresque ?

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C'est qu'il faut cataloguer de notre mieux une" relique qui va dispa- raître.

Cet immense capliarnaûm, l'on trouve même une chapelle, appar- tient à plusieurs propriétaires, qui Font distribué en une infinité de lo- gements plus que modestes. Eux- mêmes, ils ont fui. Comme je deman- dais, pour une raison qu'on trouvera plus loin, à une des mercières logées dans la maison Pascal, si M. Peghoux habite la maison voisine.

Non, monsieur, me répondit - elle de son air le plus entendu, et en personne qui connaît les rangs so-

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ciaux; il n'y a point ici de logement pour M. Doininic[ue Peghoux.

Ces bâtiments si méprisés, sacri- fiés, faisaient au seizième siècle, ils furent construits, un noble hôtel. On le nomma hôtel Langhac. Et cjuand le père du grand Pascall'acheta en 1614, c'était l'hôtel de Vernines. Déjà la propriété en était fractionnée, et Etienne Pascal n'acheta que deux corps de logis sur quatre qui font l'ensemble.

Dans lequel de ces deux corps naquit Biaise Pascal? C'est un pro- blème et d'autant plus intéressant qu'à l'heure vous me lisez il ne

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subsistera plus sans doute qu'un de ces deux bâtiments habitèrent les Pascal; on démolit l'un et l'autre est marqué pour être jeté bas, dans l'en- semble du projet voté par le conseil municipal de Glermont.

Un mouvement de l'opinion pourra- t-il mettre le holà ? Il y a quelques années, on a déjà rasé un des angles de cette maison, par elle s'accotait à la cathédrale : et c'est ainsi que fut créé le passage, le couloir, qu'il s'agit d'agrandir par une nouvelle démolition partielle.

Depuis longtemps, d'ailleurs, tout a été bouleversé, escaliers, fenêtres,

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cloisons, dans celle grande carcasse déshonorée, seuls les murs de la cour intérieure m'ont paru garder quelque caractère architectural du seizième siècle. Et pour vous dire franc, la piété ne sait trop se prendre dans cette masure qui pue les misères à la Balzac plus qu'elle n'em- baume les fortes vertus de l'incompa- rable famille Pascal.

Si j'y trouvai quekiue plaisir, ce fut à retrouver le soutènement du balcon, dans la rue des Gras, et ce dernier pilier de droite (en regardant la maison) à propos duquel Etienne Pascal soutint un procès, en 1614,

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quand il imagina de transformer ses écuries du rez-de-chaussée en bou- tiques qui durèrent jusqu'à cette se- maine. Il y a bien deux cents per- sonnes, parmi lesquelles je me range sans honte, qui peuvent amuser leur imagination avec ces vestiges : mais à chaque heure, dans ce quartier très fréquenté de Glermont, deux cents passants trouvent trop étroit le cou- loir de deux mètres à peine, s'étrangle soudain ^la rue, entre le perron de la cathédrale et la maison de Pascal. Et que leur chante notre piété littéraire ?

Les Parisiens qui détruisent féro-

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oement tous les vestiges historiques, au point que Paris, toutes propor- tions gardées, est peut-être la ville de France la plus vide de souvenirs, vont parler du vandalisme provin- cial. Eh ! grand Dieu ! n'allez pas croire que les Glermontois, d'une façon générale, coupent aisément leurs traditions. Je n'ai pas vu sans une espèce d'émotion intellectuelle que, dans la rue des Gras, la maison qui touche au corps de logis d'Etienne Pascal appartient aujourd'hui encore à la famille ([ui l'habitait lors de la naissance de Biaise Pascal. Oui, cette contestation sur le pilier, dont nous

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parlons plus haut, Etienne Pascal Teut avec son voisin, Robert Pé- ghoux, en 1614. et aujourd'hui en- core cette maison appartient à M. Dominique Peghoux, descendant de l'adversaire de Pascal. On voudrait croire que cette famille honorée par une telle querelle, a conservé des traditions sur l'enfant prodige, sur l'admirable père, sur Jacqueline, sur Marguerite. Ils ne sont pas rares, me dit-on, les Clermontois aussi profon- dément enracinés, et Ton me cite une maison, celle-là même occu- pée par V Avenir du Puy-de-Dôme. qui depuis le quatorzième siècle.

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est restée dans la même famille. Est-ce donc alors qu'attaches à leur ville, les Clermontois se désin- téressent de sa gloire ? Non pas ! toujours ils servirent de leur mieux les intérêts de Pascal. C'est un bi- bliothécaire de la ville de Glermont, M. Gonod, qui accompagna, guida parfois M. Faugère, dans sa pour- suite en Auvergne des manuscrits de Pascal. C'est une communication d'iui Clermontois, M. Bellaigue de Bughas, à l'Académie de Clermont, qui a déterminé en 1880 cette mai- son oii est Pascal ; ses recherches me guident et je l'en remercie bien

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sincèremenl . Mais on ne peut pas raisonnablement demander au suf- frage universel, dont le conseil muni- cipal de Clermont est l'instrument, de se placer au point de vue sont tout naturellement des lettrés.

L'Auvergne a donné Pascal à la littérature française et à la religion. S'il appartient à la nation entière, les philosophes, les artistes et le clergé sont plus immédiatement chargés de servir son œuvre et sa mémoire. Or, voici j'en veux venir^ c'est l'im- prévoyance de son monde, de ses serviteurs responsables, qui a com- promis pour Pascal les choses d'une

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façon irrémédiable comme nous les voyons.

Ne vous en prenez pas an charre- tier qui veut conduire ses chevaux de la rue des Gras à la « place der- rière Glermont », ni à la mère de fa- mille qui redoute son gamin écrasé par une automobile soudainement surgie. Ces gens-là ont raison, après tout! Ils font de leur cervelle, de leur petite influence, un emploi selon leur qualité. Mais sachez ceci :

Vers 1886, sur la sollicitation du clergé, le ministre a attribué une somme de 30.000 francs à la cons- truction d'un perron, en avant de la

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cathédrale, sur la rue des Gras. C'était réduire le passage de telle manière que la démolition de la mai- son de Pascal devait en résulter un jour ou l'autre .

Je propose une solution, qui me semble seule pratique. Qu'il faille approuver ou blâmer les préoccupa- tions utilitaires d'un conseil muni- cipal, c'est un problème, mais nous sommes dans l'ordre des faits et je vous assure que, tôt ou tard, les élus de Clermont, quand ils reviendraient cette fois sur leur vote, seront mis en demeure d'élargir le passage, et par conséquent de jeter bas toute la mai-

son de Pascal, l^oiir conserver le corj3S de logis qui est encore intact, un seul moyen : que la cathédrale re- nonce à son perron.

Pascal a fait d'autres sacrifices à la religion, le clergé peut bien sacri- fier à Pascal une commodité dont on se passa jusqu'en 1886. (Retenez ce dernier point, ce perron est une re- touche toute moderne.)

Je prie André Hallays de me croire sur parole ou plutôt de se renseigner, d'examiner les lieux, telle est la solu- tion — qui va peut-être mécontenter d'abord les avocats de Pascal. Mais quoi ! je le répète, c'est à ceux qui

L

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jouissent du génie de ce grand homme de payer leur dette, et nous sommes sans doute quelques amis de Pascal et des cathédrales, qui trouverions fort noble cette amputation d'un membre architectural qui ne com- promettra pas Torganisme de l'édi- fice — par pitié envers le haut et rare génie dea Pensées.

Au reste, j'y veux revenir, et, après avoir dit comment on peut, selon moi, sauver la « Maison de Pascal », je voudrais examiner s'il faut la sau- ver. Gela me permettra de décrire une seconde maison de Clermont, bien mieux parlante, plus poétique, et

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qui intéresse de 1res près Pascal. Il me semble (jue ces menus ren- seignements méritent qu'on les glisse dans le commentaire abondant, et jamais trop abondant, que la pensée française a donné sur le plus sublime de nos chefs intellectuels.

II

LE CHATEAU DE BIEN-ASSIS

Nous nous a Hachons aux lieux vécut le génie, autant qu'ils le formèrent et nous aident à le com- prendre. Lan dernier à pareille époque, dans un entr'acte de la tra- gédie nationale, j'allais de Rennes à

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Gombourg vécut le jeune René de Chateaubriand, et, parcourant la fa- meuse Tour du Chat, les rives de l'étang et ce ([ui fut une lande semée de pierres druidiques, je retrouvais des traits nombreux qui furent trans- portés par le père de René et de Vel- léda dans la physionomie littéraire de la France.

Sources modestes de lueurs ma- gnifiques, comment supporterions- nous que, sous d'ignobles fascines, on vous fît disparaître ! Dans la cam- pagne imaginaire la gratitude d'un romantique se plairait à grouper l'École de Brienne Pour ma pen-

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sée, disait Bonaparte, Brienne est ma patrie ; c'est que j'ai ressenti les premières impressions de l'homme »), lesGliarmettesde Rousseau, le Saint- Point de Lamartine, le Gombourg de Chateaubriand, on voudrait aussi qu'un point du paysage évoquât la figure passionnée de Pascal. Mais qu'est-ce, dans la vie de l'auteur des Pensées, que cette maison de la rue des Gras, à Glermont ?

Il en partit à l'âge de sept ans pour n'y plus revenir. Peut-on du moins l'appeler sa maison de famille? Bien qu'il n'y ait été, dans un âge si tendre, qu'un petit animal, un véri-

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table légume, à demi insensible, elle nous serait sacrée, certes, si elle avait abrité le développement de la famille Pascal, de cet arbre majestueux, la plus puissante végétation de cette Auvergne l'un des plus beaux arbres de France, le noyer, étage et noue ses branches...

Hélas ! la maison de Glermont ne l)cut pas être dite la maison des Pas- cal. Ces grands bourgeois ne font qu'un moment dans ses fortunes suc- cessives. Pas plus qu'ils ne la bâti- rent, ils ne la marquèrent de leurs mœurs. Elle avait déjà une centaine d'années, quand Etienne Pascal en

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acheta deux corps de logis, en 1(514 ; il les revendit en 1633. Et, s'il est vrai que Biaise Pascal naquit rue des Gras, à Glermont, et qu'à trois ans, il y perdit sa mère, c'est à Paris, rue Tixeranderie, sur la paroisse de Saint- Jean-de-Grève, sa famille vint s'installer dès 1631, que s'éveilla son 2fénie.

Et puis, pour tout dire, Pascal n'est point de ceux qui reçoivent leur génie du dehors ou qui le transpor- tent sur les choses. Il renferme en lui-même toutes ses puissances ; il les lire de sa méditation, il les attribue à l'influence directe de l'Etre Infini, et

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pour cnlrcr en coininunication avec l'auteur des Pensées, il n'y a pas de Clermont ([ui nous aide : il faut que nous nous fassions l'homme de son livre.

Pourtant, si vous lenez à situer dans un décor matériel la pensée de ce grand homme, et s'il vous faul une autre atmosphère ({ue celle (jui, se levant de son œuvre même, emplit votre cabinet, à deux pas de Paris, vous trouverez le vallon de Port-Royal-des-Champs, et, sur la berge droite de la Seine, à cin- quante mètres au-dessous du pont de Neuilly, le point oii Pascal,

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en carrosse , faillit être précipité.

Lieu sacré, celui-là, qui haussa la plus admirable folie à ses accents désespérés! Il vaudrait alors même que l'humanité demanderait à d'autres doctrines qu'au catholicisme un point de vue pour élever la nature humaine et une force pour se soulever, au moins de désir, hors des intelhgences obtuses et courtes, contentes d'être, satisfaitesdu monde et de la destinée.

M. Boutmy vient de consacrer à Pascal une noble étude. Livre trop apaisé pourtant, qui supprime, atté- nue l'âpreté, et croyant épurer ce grand malade farouche, le réduit

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presque en galant homme. Il sup- prime, ne mentionne même pas r « accident du pont de Neuilly ». C'est indirectement, j'en conviens, cpie l'on connaîl la portée reconnue par Madame Périer à cet accident. Et pourtant, pour ma part, je continue d'admetlre sa grande importance. On sait par quels à-coups se dé- cidait Pascal; on ne peut pas nier ([u'un soir de novembre 1634 il soit tombé dans une sorte de ravissement, dans une magnifique hallucination. Sur un tel tempérament, la secousse du })onl de Xeuillydut être féconde. Ce n'est point d'une façon incidente

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que Ton peut aborder cette question, une des plus belles de la haute cul- ture, mais nous sommes autorisés à comprendre que, sous l'influence d'un choc, des parties de nous-mêmes entrent en activité, élaborent des images et des sentiments que nous ne savions pas abriter dans nos replis profonds.

Au reste, de quelque manière que l'esprit d'humihté, d'ascétisme et de solitude soit en Pascal, c'est à Port-Royal-des-Ghamps qu'il le sa- tisfit. A trois lieues de Versailles, dans ce vallon légèrement maréca- geux, où l'on distingue une sorte de

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dignité morale, des sites qui n'ont pas changé encadrèrent les impres- sions de Pascal, des impressions qu'ils n'avaient pas créées, certes, mais qu'ils surent ne point lroul)ler.

Il faut accepter la mort môme des choses. Par une jolie après-midi de septembre, j'ai profité de la maison de Pascal qu'on commençait à démo- lir. J'ai jeté mon cri d'alarme. Ayant satisfait à mon devoir de lettré, je n'avais plus qu'à goûter la volupté de A'oir ce t{ui va cesser. Plaisir appro- prié aux couleurs de l'automne !

Mais si quelqu'un par la suite, en se l)romenant à Clermont, veut rcvei-

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de Pascal, je lui signale des vestiges il prendra mieux son imagination qu'il n'eût fait rue des Gras.

Depuis la place d'Espagne, si l'on se tourne vers la campagne de Cler- mont, et si l'on parvient à orienter son regard entre des constructions toutes proches qui embarrassent le panorama, on distingue, à deux cents mètres en contre-bas, une vaste mai- son couverte de tuiles roses et fïan- c|uée de deux pavillons. C'est Bien- Assis, à demi ruiné et qu'on traite encore de château : c'est l'antique campagne de la famille Périer.

J'y suis allé par un soir charmant.

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Ces terrains, encore peu bâtis et qui furent le vaste parc du château, sont divisés entre des jardiniers, ama- teurs des plus beaux tournesols. Sous le soleil incliné, les têtes de ces plantes venaient par-dessus les pa- lissades, décorer la ruelle que je sui- vis jusqu'à une belle entrée en demi- lune, flanquée de deux pavillons bas, délabrés et désaffectés. Je fis vingt mètres dans cette avenue et, fran- chissant des restes de fossés, je pé- nétrai par un joli arceau dans une cour, sur le côté de la maison. Ses deux façades régnent sur des jardins su])siste une large fontaine en

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pierre, agréable d'abondance et de vétusté.

Je visitai le tout fort indiscrète- ment. Je vis dans la maison un esca- lier de style, avec des peintures dans le ciel, puis de l'intérieur, je passai de plain-pied sur une terrasse qu'en- serrent les deux ailes. Elle domine de huit marches les jardins et prend une belle vue sur Glermont qui, tout en face, s'étend et allonge sa cathédrale aur la colline.'

Ce fut assurément la plus aimable des propriétés, bien assise, comme son nom le dit, avec deux étages de sept fenêtres chacun dans le corps

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principal, et de trois fenêtres dans les ailes. Elles sont grillées au rez-de- chaussée. Quant au jardin, puisque c'est déjà la Limagne, vous pensez s'il dcA ait être bon fruitier.

Peut-être avez- vous eu l'occasion de visiter dans l'Ouest, près de Vi- tré, le château des Rochers, qui garde tout intact un des décors vécut Mme de Sévigné. Les choses aident à comprendre les esprits. Bien-Assis n'eut jamais ce grand caractère sei- gneurial, mais c'était, on s'en assure dès l'abord, bien mieux qu'une maison bourgeoise ; les Pascal, les Périer étaient de condition et d'état recom-

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mandables, plutôt que de qualité, et, faisaient partie du haut tiers-état. Florent Perier, fils du propriétaire de cette maison et mari de Gilberte Pas- cal, était conseiller en la cour des Aides, à Clermont, son beau-père, Etienne Pascal, le père de Biaise, avait été second président. On prend ici sur le vif les mœurs de ces ifamilles ([ui demeurent l'honneur de notre société française et d'incomparables modèles pour la modération, la di- gnité, l'autorité morale.

Tandis que je m'attardais dans cette maison et ces jardins, je déran- geai des jeunes filles qui jouaient au

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tonneau et qui voulurent bien ne pas s'étonner immodérément de mon inventaire. Elles faisaient figure utile dans le paysage. Je pensais que le petit Biaise, malgré son sérieux pré- coce, avait dû, par une même soirée d'automne, jouer à des jeux analo- gues, sur ce même terrain, devant ce même horizon, avec ses sœurs, Gil- berte, Jacqueline et avec les enfants Périer.

En vérité, peu importe qu'on jette bas la maison natale de la rue des Gras. Mille fois transformée, et déjà amputée, elle n'a rien à nous dire et n'intéresse que notre excusable féti-

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chisme. C'est chez les Périer, dans cette maison fatiguée, mais toujours pareille à elle-même, que l'imagina- tion, même la plus distraite, sentira l'enfance du génie dont la maturité demeure attachée au vallon intact de Port-Royal.

APPENDICE

MEMORIAL

DE

BLAISE PASCAL''

L'an de grâce 1654, luiidy 23 novembre, jour de St-Clcmenl pape et martir

et autres, au marlirologe, Veille de Sl-Chrysogone marlir et autres, Depuis environ dix heures et deniy du soir Jusques environ minuit et demy,

Feu. « Dieu d'Abraham, Dieu d'isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des scavans.

Certitude, Certitude, Sentiment, Joye, Paix Dieu de Jesus-Chrisl. Dcani nu'uni et Deuin vestrani. « Ton Dieu sera mon Dieu. » Oubly du monde et de tout, hormis Dieu.

U) Bibliothèque Nationale. Ms. Fr. 9202. Pensées de Pascal, fol. D. Une reproduction en fac-similé, de ce manuscrit, a été, publiée en 1905, par M. Léon Brunschvicg (Paris, Hachette in-folio.) Au verso du fol. D. de ce document, on lit ce qui suit: « Je soussigné, Prestre, chanoine de l'église de Clermont, cer- tifie que le papier de l'autre part collé sur cette feuille, est écrit de la main de M. Pascal, mon oncle, et fut trouvé après sa mort cousu dans son pourpoint, sous la doubleure avec une bande de parchemin étoient écrits les mesmes mots et en la mesme forme qu'ils sont icy copiez. « Fait à Paris, ce 25 sepf're mil sept cent onze. Perier. »

9*

^ 138 ^

Il ne se trouve que par les voyes enseignées dans

l'Evangile.

Grandeur de l'âme humaine. « Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ay

connu. » Joye, joye, joye, pleurs de joye. Je m'en suis séparé... Dereliquerunt me fontem aqiiœ vivœ. « Mon Dieu me quitterez-vous... » Que je n'en soyes pas séparé éternellement. « Cette est la vie éternelle, qu'ils te connoissent seul

vray Dieu, et celuy que tu as envoyé. J.-G. »

Jesus-Christ

Jesus-Ghrist

Je- m'en suis séparé, je t'ay fuy, renoncé, crucifié.

Que je n'en soyes jamais séparé...

Il ne se conserve que par les voyes enseignées dans

l'Evangile. Renonciation totale et douce.

[Soumission totale à Jesus-Christ et à mon directeur.] [Eternellement en joye pour un jour d'exercice sur la

terre.] [Non obliviscar sermones tuos. Amen.] (I).

(1) Les dernières lignes, placées entre crochets, ne figurept pas dans l'original. Elles nous ont été fournies par une copie insérée dans le même manuscrit des Pensées (fol. E.) et qui porte au début cette note marginale : « C'est icy la copie figurée d'un parchemin trouvé après la mort de M. Pascal, mon oncle, écrit de sa main, et cousu dans la doublure de son pourpoint. Perier, Prestre Chanoine, de lEglise Cathédrale de Glermont. » En regard de la dernière phrase, après ces mots : sermones tiios, l'abbé Perier a noté, en marge : « On n'a pu voir distinc- tement que certains mots de ces deux lignes. » ,

{Note des Editew-s.)

TABLE

TABLE

L A.Î(GOISSE DE PASCAI

LES DEUX MAISONS DE PASCAL , . .

I. LA MAISON NATALE DE LA RUE DBS GRAS.

II. LE CHÂTEAU DE BIEN-ASSIS

APPENDICE : MEMORIAL DE BLAISE PASCAL

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CE LIVRE, LE CINQUIEME DE LA COLLECTION DES « VARIÉTÉS LIT- TÉRAIRES », A ÉTÉ ÉTABLI PAR AD. VAN BEVER. TIRÉ A MILLE SIX CENT DIX EXEMPLAIRES, SOIT : 30 EX. SUR VIEUX JAPON IMPÉRIAL (DONT 8 HORS COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 1 à 22 ET DE 23 A 30; 30 EX. SUR CHINE (dont 2 HORS COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 31 A 58 ET DE 59 A 60 ; ET 1550 EX. SUR PAPIER VÉLIN DE RIVES, TEINTÉ (dONT 50 HORS

commerce), numérotés de 61 A 1560 et de 1561 A 1610, le présent ouvrage a été achevé

d'iMPRIAIER, ATOURS, PAR l'imprimerie ARRAULT, LE XXV janvier MCMX VIII. LES OR- NEMENTATIONS TYPOGRAPHIQUES ONT ÉTÉ DESSINÉES ET GRAVÉES SUR BOIS PAR PIERRE VIBERT.

4363

^> 1903

B27

L'angoisse de Pascal

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