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LA NOUVELLE

H Ê L O I S Er

o u LETTRES

DE DEUX AMANS Habitans

D'une petite Ville au pied des Alpes : REÇU EJLLJ ES ET PUBLIÉES

Par J. J. Rousseau.

Nouvelle Edition j revue , corrigée & augmentée

de Figures en taille douce j 6" d'une Table.

des Matières,

TOME IL

^3f^^<^

A NEUCHATEL,

Et Je trouve

A PARIS,

Cher DucHESNE, Libraire , rue Saint-Jacqaes ,

au Temple du Goûr.

M, DCC, LXÏF,

LETTRES

D E

EUX AMANS

H A B I T A N s D'UNE PETITE VILLE

x\a PIED DES Alpes,

LETTRE PREMIERE.

A JULIE (r).

J'Ai pris & quitté cent fois la plume ; j'héfite (dès le premier mot \ je ne fais

(i) Je n'ai guèrcs befoin , je crois, d'aver- tir que , dans cette féconde Partie & dans la fuivante, les deux amans féparcs ne font que déraifonner & battre la campagne j leurs pau- y^res têtes n'y font plus.

Tome II. A

2 Lj Nouvell e

quel ton je dois prendre, je ne fais par commejicer ; & c'eft à Julie que je veux écrire ! Ah ! malheureux ! que fuis- je devenu ? Il n'efl; donc plus ce tems oii mille fenrimens délicieux couloienc de ma plume comme un incarilTable torrent! Ces doux momens de confiance 5c d'é- panchement font paffés. Nous ne fouî- mes plus l'un à l'autre , nous ne fommes plus les mêmes, S<. je ne fais pins à qui j'écris ? Daignerez - vous recevoir mes lettres ? Vos yeux daigneront-ils les par- courir ? Les trouverez-vous affez réfer- vées , afifez circonfpedes ? Oferois-je y garder encore une ancienne familiarité ? Oferois-je y parler d'un amour éteint ou méprifé , & ne fuis-je pas plus re- culé que le premier jour je vous écrivis ? Quelle différence , ô ciel ! de ces jours (\ charmans S<. fi doux à mon effroyable mifere ! Hélas ! je commen- çais d'exifter , &: je fuis tombé dans l'a- iiéantiffemenf, l'efpoîi de vivre animoir mon cœur; je n'ai plus devant moi que l'imase de la mort , & trois ans d'intec-

H É L O 'i s E. 5

valle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ahl que ne les ai-je terminés^ avant de me furvivre à moi-même ! Que n'ai-je fuivi mes preflentimens après ces rapides inftans de délices, oùjene voyois plus rien dans la vie qui fût digne de la, prolonger ! Sans doute , il falloir la bor- ner à ces trois ans ou les oter de fa durée ; il valoir mieux ne jamais goûter la féli- tité, que la goûter & la perdre. Si ja- vois franchi ce fatal intervalle , j'avois évité ce premier regard qui me fit une autre âme , je jouirois de ma raifon \ je remplirois les devoirs d'un homme, «Sc fémerois peut-être de quelques vertus mon infipide carrière. Un moment d'er- reur a tout changé. Mon œil ôfa contem- pler ce qu'il ne falloir point voir. Cette vue a produit enfin fon effet inévitable. Après m'être égaré par degrés, je ne fuis plus qu'un furieux dont le fens eft alié- né, un lâche efclave fans force 8c fans courage , qui va traînant dans l'igno- minie fa chaîne & fon défefpoir. Vains rêves d'un efprit qui s'éeare !

Aij ^

4 La Noufelle

denrs faux & trompeurs , défavoués ^ l'înftant par le cœur qui les a formés ! c^v\Q. ferc d'imaoiner à des maux réels de chimériques remèdes qu'on rejerteroir, quand ils nous feroienc offerts ? Ah ! qui jamais connoîtra l'amour, t'aura vue , Sc pourra le croire , qu'il y- air quelque félicité pofîible que je vouluiTe acheter nn prix de mes premiers feux ? Non , non j que le ciel 8;arde fes bienfaits Ik. me laifle , avec ma mifere , le fouve- nir de mon bonheur paffé. J'aime mieux les plaifirs qui font dans ma mémoire èc les regrets qui déchirent mon âme , que d'être à jamais heureux fans ma Ju- lie. Viens , image adorée, remplir un cfsur qui ne vit que pour toi : fuis-moi dans mon exil , confole moi dans mes peines , ranime & foutiens mon efpé- rance éteinte. Toujours ce cœur infor- tuné fera ton fandbuaire inviolable, d'où le fort ni les hommes ne pourront jamais t'arracher. Si je fuis mort au bonheur, je ne le fuis point à l'amour qui m'en sre;3tl digne. Ce: amour eft invincible ^

H É L O ï s 5

comme le charme qui l'a fait naître. ÎI eft fondé fur la bafe inébranlabla du mérite & des vertus ^ il ne peur pé- rir dans une âme immortelle ; il n'^ plus befoin de l'appui de l'efpérance , ôc le paffé lui donne des forces pour un avenir éternel.

Mais toi, Julie, ô toi qui fus aiir.-.r une fois 1 comment ton tendre cœur a- t-il oublié de vivre ? Comment ce feu i^-; çré s'eft-il éteint dans ton âme pure ? Comment as-tu perdu le goût de C'.s plaifirs céleftes que toi feule étois capa- ble de fentir de de rendre ? Tu n;e chaiTes fans pitié j tu me bannis avec opprobre j tu me livres à mon défefpoir , & tu ne vois pas , dans l'erreur qui t'é- gare , qu'en me rendant miférable , tu t'ôtes le bonheur de tes jours. Ah ! Ju- lie ! crois-moi j tu chercheras vainemca: un autre cœur ami du tien. Mille t'a- doreront, fans doute j le mien feul te favoit aimer.

Réponds-moi maintenant , amrr.te abufée ou trompeufe j que font devenu:^

A iij

ê La Nou velle

ces projets formés avec tant de myftère ? font CQS vaines efpérances dont tu leurras Ci foiivent ma crédule fmiplicité ? e!t cette union fainte & defirée , doux objet de tant d'ardens foupirs , &: donc ta plume & ta bouche flattoient mes vœux ? Hcias ! fur la foi de tes jaromefTes, j'ofois afpirer à ce nom facré d'époux , & me croyois déjà le plus heureux des hommes. Dis , cruelle ! ne m'abufois-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive , & mon humiliation plus profon- da? Ai je attiré mes malheurs par ma faute? Ai-je manqué d'obéilTance , de docilité , de difcrction ? M'as-tu vu de- firer aflez foiblement pour mériter d'ê- tre éconduit , ou préférer mes fougueux defirs à tes volontés fuprêmes ? J'ai tout fait pour te plaire , & tu m'abandonnes ! Tu te chargeois de mon bonheur , & tu m'as perdu 1 Ingrate ! rends -moi compte du dépôt que je t'ai confié , lends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon cœur dans cette fuprc- >iîe félicité que tu m'as montrée, & que^

N É L O ï s E, f.

tu m'enlèves. Anges du ciel , j'enfle inéprifc votre Tort. J'enfle été le plus heureux des êtres.... Hélas ! je ne fuis plus rien , un inflant m'a tour ôcé. J'ai pafle fans intervalle du comble des plai- firs aux regrets éternels. Je touche en- core au bonheur qui m'échappe.... J'y touche encore, & le perds pour jamais!... Ah ! fi je le pouvois croire ! fi les reftes d'une efpérance vaine ne foutenoienr.... O rochers de Meillerie que mon œil égaré mefura tant de fois , que ne fervî- tes-vous mon défefpoir ! J'aurois moins regretté la vie , quand je n'en a vois pas fen ti le prix.

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T La Novr elle

LETTRE II.

»E M Y L o R. D Edouard

A C L A I R 1.

Ous arrivons à Befancon , & mon premier foin eft de vous donner des nouvelles de notre voyage. 11 s'eft fair , finon paifiblemenc, du moins fans acci- dent , & votre ami eft aufïî fain de corps qu'oo peut l'être avec un cœur aufli ma- lade. Il voudroit même affeder à l'ex- térieur une forte de tranquilité. Il a honte de fon état , & fe contraint beau- coup devant moi j mais tout décèle i^z fecrettes agitations j &, fi je feins de m'y tromper , c'eft pour le laifler aux prifes avec lui-même , & occuper ainfi une partie des forces de fon âme a réprimer l'effet de l'autre.

Il fut fort abattu la première journée : je la fis courte , voyant que la vitefle de notre marche irritoit fa douleur. Il ne me

H È L O ï s E. ^

parla point, ni moi à lui j les confoîations indifcrettes ne font qu'aigrir les vioiea- res afflictions. L'indifférence & la froi- deur crouventaifément des paroles j mais la triftefTe & le filence font alors le vrai langage de l'amitié. Je commençai d'ap- percevoir hier les premières étincelles da la fureur qui va fuccéder infailliblemen: à cette léthargie.: à la à,n\é.Q , à peine y avoit-il un quart-d'heure que nous étions arrivés , qu'il m'aborda d'unair d'impa- tience. Que tardons -nous à partir , ma dit-il avec un fouris amer ? pourquoi reftons-nous un moment fi. près d'elle ? ' Le foir il affeda de parler beaucoup , fans dire un mot de Julie. Il recommen- çoit des queftions auxquelles j'avois ré- pondu dix fois. Il voulut favoir fi nous étions déjà fur terre de France, &: pui^ il demanda fi nous arriverions bien tôt i Vevai. La première chofe qu'il fait à chaque ftation , c'eft de commencée quelque lettre qu'il déchire ou chifTotîns un moment après. J'ai fauve du feu deux ou trois de ces brouillons fur Ijjf-

A T

lo La Nou velle

quels V017S pourrez entrevoir l'état de fon âme. Je crois pourtant qu'il efl: par- venu à écrire une lettre entière.

L'emportement qu'annoncent ces pre- miers fymptômes eft facile à prévoir; mais je ne faurois dire quel en fera l'ef- fet & le terme ; car cela dépend d'une combinaifon du caractère de l'homme, du genre de fa pallîon , à^s circonftances qui peuvent naître , de mille chofes que nulle prudence humaine ne peut déter- miner. Pour moi , je puis répondre de fes fureurs , mais non pas de (on àéi^Ç- poir^ &, quoi qu'on fafle , tout hom- me efl: toujours maître de fa vie.

Je me flatte, cependant, qu'il refpec- tera fa perfonne Se mes foins ; & je compte moins pour cela fur le zèle de l'amitié qui n'y fera pas épargné , que i"ur le caradère de fa pallion & fur celui <^e fa maitreiïe. L'âme ne peut guères tî'occuper fortement &: long tems d'un objet, fans conrrader des difpofirions qui s'y rapportent. L'extrême douceur de Julie doit tempérer l'âcreré du feu

H É L O ï s E. ï I

qu'elle infpiré , & je ne lîoHte pas , non pins , que l'amour d'un homme aufîî vif ne lui donne à elle-même un peu plus d'a(5tivitc qu'elle n'en auroi: naturellement fans lui.

J'ôfe compter aufîî fur fon cœur j il eft fait pour combattre & vaincre. Un amour pareil au /îen n'eft pas tant une foibleiïe qu'une force mal employée. Une flamme ardente & malheureufe eft capable d'abforber pour un tems , pour toujours peut'être une partie de fes facul- tés ; mais elle eft elle-même une preuve de leur excellence , & du parti qu'il eu

pourroit tirer pour cultiver la fagefle ; car la fublime raifon ne ib foutient que par la même vigueur de l'âme qui fait les grandes paftions , &: l'on ne fert di- gnement la philofophie qu'avec le mê- me feu qu'on fent pour une m ai tréfile.

Soyez-en fûre , aimable Claire ; je ne

m'intérelTe pas moins que vous au fort de ce couple infortuné \ non par un fen- timenr decommifération qui peur n'cere qu'une foiblcfTe j mais par la confidcia-;

A vj

I i La Nouvelle

îion de la juftiee & de l'ordre, qui veu-" ienrque chacun foit placé de la manière la plus avarktageufe à lui-même & à la fociété. Ces deux belles âmes fortirent Tune pour l'autre des mains de laNaturej c'eft dans une douce union , c'eft dans le fein du bonheur que , libres de dé- ployer leurs forces & d'exercer leurs vertus , elles euîTent éclairé la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un infenfé préjugé vienne changer les direc- tions éternelles, & bouleverfer Pharmo- nie des êtres pen fans ? Pourquoi la vanité d'un père barbare cache t-elle ainfi la lumière fous le boifTeau , & fait-elle gé- mir dans les larmes des cœurs tendres S<: bienfaifans nés pour effuyer celles d'au- trui. Le lien conjugal n'eft-il pas le plus libre, ainfi que le plus facré des engage- mens ? Oui , toutes les loix qui le gênent font injuftes j tous \qs pères qui l'ôfent former ou rompre font des tyrans. Ce chafte nœud de la Nature n'eft fournis ni au pouvoir fouverain , ni à l'autoriré paternelle , mais à la feule autorité du

H È L S^ £, if

père commun qui fait commander aur cœurs , & qui , leur ordonnant de s'unir,. \gs peur contraindre à s'aimer (i).

Que fignifie ce facrifice des convenan- ces de la nature aux convenances de l'opinion ? La diverfité de fortune &: d'état s'éclipfe & fe confond dans le mariage , elle ne fait rien au bonheur j

(i) Il y a des pays ou cecce convenance des conditions & de la fortune eft tellement pré- férée à celle de la Nature & des coeurs , qu'il fuffit que la première ne s'y trouve pas pour empêcher ou rompre les plus heureux maria- ges , fans égard pour l'honneur perdu des in- fortunées ^ui font tous les jours viélimes de ces odieux préjugés. J'ai vu plaider au Par- lement de Paris une caufe célèbre , l'hon- neur du rang attaquoit infolemment & publi- quement l'honnêteté j ie devoir, la foi con- jugale, & l'indigne péi^ g^gna fon procès, ©fa déshériter fon fils pour n'avoir pas voulu être un malhonnête-homme. On ne fauroit dire à quel point, dans ce pays C\ galant, les femmes font tyrannifées par les loix. Faut-il s'étonner qu'elles s'en vengent fi^cruellcmenî j>ar leurs mœurs i

14 La Nouvelle

mais celle d'humeur & de caradère de- meure , & c'efl: par elle qu'on eft heu- reux ou malheureux. L'enfant qui n'a de règle que l'amour, choifît mal j le père qui n'a de règle que l'opinion, choi- fît plus mal encore. Qu'une fille man- que de raifon , d'expérience , pour Ju- ger de la fagefiTe &: des mœurs , un bon père y doit fuppléer fans doute. Son droit , fon devoir même eft de dire : ma fille, c'eft un honnète-homme, ou, c'eft un frippon j c'eft un homme de fens , ou , c'eft un fou. Voilà les conve- nances dont il doit connoître; le juge- ment de routes les autres appartient à la fille. En criant qu'on troubleroit ainfi l'ordre de la fociété , ces tyrans le trou- blent eux-mêmes. Que le rang fe règle par le mérite , & l'union des cœurs par leur choix \ voilà le véritable or- dre focial : ceux qui le règlent par la naiffànce ou par les richelfes , font les vrais perturbateurs de cet ordre ; ce font ceux-là qu'il faut décrier ou punir.- il eft donc de la juftiee univerfelle.

H É L O ï s E. 15

que CQS abus foienc redrefifés ; il efl cîu devoir de l'homme de s'oppofer à la violence , de concoiuir à l'ordre , & s'il m'étoir poflible d'unir ces deux amans en dépit d'un vieillard fans raifon , ne doutez pas que je n'achevafTe, en cela, l'ouvrage du ciel , fans m'embarralTer de l'approbation Aqs hommes.

Vous êtes plus heureufe ; aimable Claire \ vous avez un père qui ne pré- rend point favoir mieux que vous en quoi confifte votre bonheur. Ce n'eft , peut-être , ni par de grandes vues de fagelTe , ni par une tendreffe exceflive qu'il vous rend ainfi maitrefle de votre fort; mais qu'importe la caufe , fi l'ef- fet eft le même, & fi, dans la liberté qu'il vous laifie, l'indolence lui tient lieu de raifon ? Loin d'abufer de cette liberté , le choix que vous avez fait a vin^t ans auroit l'approbation du plus fage père.. Votre cœur, nbforbé par une amitié qui n'eut j'amais d'égale , a gardé peu de place au feu de l'amour. Vous lui fubflituez tout ce qui peut y fup-.

'i^ La Nouvelle

pléer dans le mariage : moins amante qu'amie, fi vous n'êtes la plus tendre époufe, vous ferez la plus vertueufe, & cette union qu'a formé la fageffe doit croître avec l'âge & durer autant qu'elle. L'impulfion du cœur eft plus aveugle , mais elle eft plus invincible : c'eft le moyen de fe perdre que de fe mettre dans la néceffité de lui réfifter. Heureux ceux que l'amour affbrtit com- me auroit fait la raifon, & qui n'ont point d'obflacles à vaincre & de pré] iigés à combattre ! Tels feroient nos deux amans, fans l'injufte réfiftance d'un père entêté. Tels , malgré lui , pourroient-iU être encore , fi l'un des deux étoit bien confeillé.

L'exemple de Julie 6c le vôtre mon» tient également que c'eft aux époux feuls à juger s'ils fe conviennent. Si l'a- mour ne règne pas , la raifon choifira feule j c'eft le cas oit vous êtes j fi l'a- mour règne , la Nature a àé]^ choiiî j c'eft celui de Julie. Telle eft la loi fa- crée de la Nature qu'il n'eft pas permis..

H È L o ï s s. tf

k l'homme d'enfreindre , qu'il n enfreint jamais impunément^ ^Èl^ue la confidé- ration des états 6c des rangs ne peut abroger qu'il n'en coûte des malheurs & àts crimes.

Quoique l'hiver s*avance & que j'aie à me rendre à Rome , je ne quitterai point l'ami que j'ai fous ma garde , que je ne voye fon âme dans un état de con- fiftance fur lequel je paiffe compter, C'eft un dépôt qui m'eft cher par fon prix , & parce que vous me l'avez confié. Si je ne puis faire qu'il foit heureux , je tâcherai au mo/ins de faire qu'il foit fage , & qu'il porte en homme les maux de r.Humanité. J!ai réfolu de pafler ici une quinzaine de jours avec lui, durant lefquels j'efpère que nous recevrons des nouvelles de Julie & des vôtres, & que vous m'aiderez toutes deux à mettre quelque appareil fur les blefTures de ce cœur malade , qui ne peut encore écouter la raifon que par l'organe du fentimenr. Je joins ici une lettre pour votre amie i »e la confiez , je vous prie , à aucun

La Nou V elle

commifïîonnaire. mais remettez-la vous- même. ^

FRAGMENS

Joints a la Lettre précédente,

I.

JrOuRQuoi n'ai-je pu vous voir avant mon départ? Vous avez craint que je n'expiraflTe en vous quittant? Cœur pi- toyable! raiTurez vous. Je me porte bien .... je ne fouffre pas. ... je vis en- core. ... je penfe à vous. ... je penfe

au tems oii je vous fus cher j'ai le

cœur un peu ferré la voiture m'é- tourdit. . . je ne pourrai long-tems vous écrire aujourd'hui. Demain , peut-être, aurai je plus de force... ou n'en aurai-je plus befoin. ...

I I.

m'entraînent ces chevaux avec fànt de vitefTe ? me conduit avec

H É L O ï s E. 10

fânt de zèle cet homme qui fe dit mon ami? Eft-ce loin de toi , Julie ? Eft-ce par ton ordre? Eft-ce en des lieux tu n'es pas ?. . . . Ah ! fille infenfée ! . . je mefure des yeux le chemin que jepar- cours fi rapidement. D'où viens- je ? vais-je ? & pourquoi tant de diligence ? Avez-vous eu peur, cruels! que je ne coure pas alG^ez toc à ma perte? O amitié! c amour ! cll-ce-là votre accord ? Sont- ce vos bienfaits ? . . . .

I I I.

As-tu bien confulré ton cœur, en chaflTant avec tant de violence ? As-tu pu, dis , Julie , as-tu pu renoncer pour

jamais Non , non , ce tendre cœur

m'aime ; je le fais bien. Malgré le fort , malgré lui-même , il m'aimera jufqu'au

tombeau Je le vois, tu t'es laiflc

fuggérer (i) quel repentir éternel

(i) La fuite montre que ces foupçons tom- boienc fur Mylord Edouard , & <^uc Claire les 3 pris pour ellc:

iii La Nou VELIÊ

tu te prépares ! . . . hélas ! il fera trop tard. . . . Quoi î ru pourrois oublier. . . .

quoi ! je c'aurois mal connue !

Ah ! fonge à toi > fonge à moi , fonge à. . . . Écoute , il en eft tems encore . . . Tu m'as chafTé avec barbarie. Je fuis plus Vite que le vent. . . Dis un mot , un feul mot , & je reviens plus prompt que l'é- clair. Dis un mot, & pour jamais nous fommes unis. Nous devons l'être j . . . nous le ferons... Ah! l'air emporte mes plaintes !....& cependant je fuis j je vais

vivre & mourir loin d'elle vivre

loin d'elle !

H È L O i s E, il3

f , I I I I

LETTRE III.

DE MyLORD ÉdOVARD a JULIi.

Votre coufiae vous dira des noiw velles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous écrit par cet ordinaire. Com- mencez par fatisfaire là-defflis votre em- preflemenr, pour lire enfuice pofément cette lettre^ car je vous préviens que fon fujet demande toute votre attention. Je connois les hommes : j'ai vécu beaucoup en peu d'années ^ j'ai acquis une grande expérience à mes dépens, ôc c'eft le chemin des partions qui m'a conduit» la philofophie. Mais de tout ce que j'ai obfervé J4jfqu'ici , je n'ai rien vu de fi extraordinaire que vous ôc votre amant. Ce n'eft pas que vous ayez ni l'un ni l'autre un caradère marqué, dont on puiflTe au premier coup-d'œil afllgner les différences , & il fe pour- roit bien que cet embarras de vous licRnir vous fît prendre pour d-es amcs

^1 La Nouvelle

communes par un obfervaceur fuperfi- tiel. Mais c'eft par cela même qui vous diftingue , qu'il eft pofîible de vous dif- tinguer, &: que les traits d'un modèle commun , dont quelqu'un manque tou- jours à chaque individu, brillent tous également dans les vôtres. Ainfi chaque épreuve d'une eftampe a fes défauts particuliers qui lui fervent de caractère, & s'il en vient une qui foi: parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coap-d'œil , il faut la confidérer long- tems pour la reconnoître. La première fois que je vis votre amant , je fus frappé d'un fentiment nouveau , qui n'a fait qu'augmenter de jour en jour, à mefure que la raifon l'a juftifié. A votre égard, ce fut toute autre chofe encore , & ce fentimtnt fut fi vif, que Je me trompai fur fa nature. Ce n'étoit pas tant la différence des fexesqui produifoir cette impreflion, qu'un caraélère encore plus marqué de perfedion que le cœur fent , même indépendamment de l'amour. Je vois bien ce que vous feriez fans votre

H É L O î s E, 23

ami j je ne vois pas de même ce qu'il feroit fans vous j beaucoup d'hommes peuvent lui rellembler , mais il n'y a qu'une Julie au monde. Après un tort que je ne me paiconnerai jamais, votre lettre vint m'éci^irer fur mes vrais (qw- timens. Je connus que je n'érois point jaloftx, ni par conféquent amoureux; je connus que vous étiez trop aimable pour moi ; il vous faut les prémices d'une âme , bc la mienne ne feroit pas digne de vous.

ï)ès ce moment je pris pour votre- bonheur mutuel un tendre intérêt qui ne s'éteindra point. Croyant lever routes les difficultés, je fis auprès de votre père une démarche indifctette , dont le mau- vais fuccès n'eft qu'une raifon de plus pour exciter mon zèle. Daignez m'é- . coûter j & je puis réparer encore tout le jnal que je vous ai fait.

Sondez -bien votre cœur, o Julie ! & voyez s'il vous efl: poffible d'étein- dre le feu dont il eft dévoré. Il fut

-14 ^^ KoUVEtlÉ

un tems, peut-être, vous pouviez en arrêter le progrès j mais fi Julie pure ^ chafte a pourtant fuccombc , com- ment fe relevera-t-elle après fa chute ? Comment réfiftera-t-elle à l'amour vain- queur, &:armé de la dangereufe image de tous les plaifirs palTés ? Jeune amante , ne vous en impofez plus, &: renoncez à la confiance qui^vous a féduite : vous êtes perdue , s'il faut combattre encore : vous ferez avilie & vaincue, & le £Qn- timent de votre honte étouffera par degrés toutes vos vertus. L'amour s'efl: infinué trop avant dans la fubftance de votre âme pour que vous puiffiez jamais l'en chaiïer; il en renforce & pénètre tous les traits comme une eau forte & corrofive \ vous n'en effacerez jamais la profonde imprefîion fans effacer à la fois tous les fentimens exquis que vous reçûtes de la Nature , & quand il ne vous refiera plus d'amour , il ne vous reftera plus rien d'eftimable. Qu'avez- Yous donc maintenant à faire , ne pou- van

H É L O ï s 15

vant plus changer l'état de votre cœur ? Une feule chofe , Julie ; c'eft de le ren- dre légitime. Je vais vous propofer pouf cela l'unique moyen qui nous refte ; profitez-en, tandis qu'il eft tems enco- re •, rendez à l'innocence & à la vertu cette fublime raifon dont le ciel vous fit dépofiraire , ou craignez d'avilir à jamais le plus précieux de fes dons.

J'ai dans le Duché d'Yorck une terre aiïez confidérable , qui fut long-tems le féjour de mes ancêtres. Le château eft ancien, mais bon & commode j les en- virons font folitaires , mais agréables S>C variés. La rivière d'Oufe , qui palTe au bout du parc , ofFr^ à la fois une perf- pedive charmante à la vue , S<. un dé- bouché facile aux denrées ; le produit de la terre fuffit pour l'honnête entre- tien du maître & peut doubler fous (ti yeux. L'odieux préjugé n'a point d'accès dans cette keureufe contrée. L'habitant paifible y conferve encore les mœurj fimples des premiers tems , & l'on y trouve une image du Valais décrit avec Tome II, B

2 6 La Nouv elle

à^s traits fi couchans par la plume cîe votre ami. Cette terre eil à vous , Ju- lie j fi vous daignez l'habiter avec lui j c'eft-là que vous pourrez accomplir en- femble tous les tendres fouhaits par huit la lettre dont je parle.

Venez , modèle unique èi^^ vrais amansj venez, couple aimable & fidèle prendre pofleflion d'un lieu fait pour fervir d'afyleà l'amour & à l'innocence. Venez-y ferrer , à la face du ciel & des hommes , le doux nœud qui vous unir. Venez honorer de l'exemple de vos ver- tus un pays elles feront adorées , & des gens fimples portés à les imiter. Puifliez-vous en ce lieu tranquile goû- ter à jamais, dans les fentimens qui vous unilTent, le bonheur des âmes pures; puifTe le ciel y bénir vos chaftes feux d'une famille qui vous reflemble ; puif- fiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillefle , &:les terminer en- iîh paifiblement dans les bras de vos enfans \ puifTent nos neveux , en par- courant avec un charme fecret ce mo-

H È L O ï s E. 17

nument de la félicité conjugale , dire un jour dans rattendnlfemenc de leur coeur : ce fut ici l'afyle de l'innocence ; ce fut ici la demeure des deux amans !

Votre fort eft entre vos mains, Julie j pefez attentivement la propofitioji que je vous fais , &c n'en examinez que le fond j car d'ailleurs , je me charge d'af- furer d'avance & irrévocablement votre ami de l'engagement que je prends j je me charge aufll de la fureté de votre départ, & de veiller avec lui à celle <le votre perfonne jufqu'à votre arrivée. vous pourrez aufîî-tôt vous marier publiquement far^s obftaclc j car parmi nous une fille nubile n'a nul befoin du confentement d'autrui pour difpofer d'elle-même. Nos fages loix n'abro- gent point ceWes de la Nature , & s'il réfulte de cet heureux accord quelques inconvéniens , ils font beaucoup moin- dres que ceux qu'il prévient. J'ai lailTé à Vevai mon valet-de-chambre , hom- me de confiance , brave , prudent , & d'une fidélité à toute épreuve. Vout

Bij

2^ La Nouvelle

pourrez aifément vous concerter avec lui de bouche ou par ccric , à l'aide de Regianino , fans que ce dernier fâche de quoi il s'agit. Quand il fera tems , nous partirons pour vous aller joindre , & vous ne quitterez la maifon pater- nelle que fous la conduite de votre époux.

Je vous laiffe a vos réflexions : mais ( je vous le répète ) craignez l'erreur des préjugés & la fédudion des fcrupules, qui mènent fouvent au vice par le che- min de l'honneur. Je prévois ce qui vous arrivera , fi vous rejettez mes offres. La tyrannie d'un père intraitable vous en- traînera dans l'abyme que vous ne con- noîtrez qu'après la chute. Votre extrê- me douceur dégénère quelquefois en timidité : vous ferez facrifiée à la chi- mère des conditions (i). Il faudra con-

(i) La chimère des conditions! C'efl un Pair d'Angleterre qui parle ainfi j & tout ceci - re feroit pas une fîtlion ! Leileur , qu'en dites- vous ?

H È LOIS Er Af

trader un engagement défavoué par cœur. L'approbation publique fera dé- mentie inceiTamment par le cri de la confcience : vous ferez honorée & mé- ptifablé. Il vaut mieux être oubliée Se vertueufe.

P. S. Dans le doute de votre réfo- Iiition , je vous écris à l'infu de notre ami , de peur qu'un refus de votre part ne vînt détruire en un inftant tout l'effet de mes foins.

fi iij

§o La Nouvelle

»^— ^M^l^—

LETTRE IV. TE Julie a Clair i.

Ma chère ! dans quel trouble ta m'as laififée hier au foir , & quelle nuit j'ai palTée en rêvant à cette fatale lettre î Non , jamais tentation plus dangereufe ne vint aflTaillir mon cœur j jamais je n'éprouvai de pareilles agitations , & jamais je n'apperçus moins le moyen de les appaifer. Autrefois une certaine lumière de fageiïe & de raifon diri- geoit ma volonté j dans toutes les occa* fions embarralTantes , je difcernois d'a- bord le par-ti le plus hojincte , & le pre- nois à l'inftant. Maintenant avilie & toujours vaincue , je ne fais que flotter encre des pallions contraires : mon foible cœur n'a plus que le choix de fes fau- tes , &: tel eft mon déplorable aveu- glement , que , fi je viens par hazard à prendre le meilleur parti , la vertu

H Ê L O ï s E. $1

ne m'aura point guidée , Se je n'en aurai pas moins de remords. Tu fais quel époux mon père me deftine ; ru fais quels liens l'amour m'a donnes. Veux-je être vertueufe : l'obéilTance & la foi m'impofent ^qs devoirs dppofés, Veux-je fuivre le penchant de mon cœur : qui préférer d'un amant ou d'un père ? Hélas ! en écoutant l'Amour ou la Nature , je ne puis éviter de mettre l'un ou l'autre au défefpoir j en me facrifiant au devoir, je ne puis éviter de commettre un crime ; ^, quelque parti que je prenne il faut que je meure à la fois malheu- reufe & coupable.

Ah ! chère & rendre amie , toi qui fus toujours mon unique reflource,!?^ qui m'as tant de fois fauvée de la mort & du dcfefpoir,confulèreaujourd'iuii l'hor- rible état de mon âme , 6: vois fi jamais tes fecourables foins me furent plus né- ceiïîiires ! Tu fais fi tes avis font écoutés tu fais fi tes conleils font fuivis ! lu viens de voir , au prix du bonheur de ma vie, fi je fais déférer aux leçons de l'a-

B iv

31 La Nouv elle

fiiitié ! Prends donc pitié de l'accable- ment où tu m'as réduite j achevé , puif- que tu as commencé \ fupplée à mon courage abattu, penfe pour celle qui ne penfe plus que par toi. Enfin , tu lis d-àns c# cœur qui t'aime j tu le connois mieux que moi. Apprends -moi donc ce que je veux , & choifis à ma place , quand je n'ai plus la force de vouloir, ni la raifon de choifir.

Relis la lettre de ce généreux An- glois ^ relis-la mille fois , mon ange. Ah ! lailTe-toi toucher au tableau char- mant du bonheur que l'amour , la paix , la vertu peuvent me promettre encore. Douce &: ravifTante union des âmes , délices inexprimables ;, même au fein des remords ; dieu ! que feriez-vous pour mon cœur au fein de la foi con- ■Jugale ? Quoi l le bonheur & l'innocence feroient encore en mon pouvoir ! Quoi ! je pourrois expirer d'amour & de joie entre un époux adoré , & les chers gages de fa tendrelTe! . .. «?c j'héfîre un feul moment , & je ne vole pas réparer ma

H È L ot s £.\ .53

faute dans les bras de celui qui me la fît commettre ! & je ne fuis pas déjà fem* me vertueufe & chafte mère de fa- mille ! . . . . O que les auteurs de mes Jours ne peuvent-ils me voir fortir de mon avilifTement 1 Que ne peuvent-ils être témoins de la manière dont je fau- rai remplir à mon tour les devoirs fa^ crés qu'ils ont remplis envers moi !. . . . Et les tiens, fille ingrate & dénaturée! qui les rerhplira pÀçs d'çux , tai^dis que tu les oublies ? Eft-ce en plongeant le poignard dans le fein d'une m^re , que tu te prépares à le devenir ? Celle qui déshonoré fa farnille apprendra-t-elleà fes enfans à l'honorera Digne ç>bjeî;dç l'aveugle tendrefle d'un père & d'une mère idolâtres , abandonne-les au re- gret de t'avoir fait naître j couvre leurs vieux jours de douleur & d'opprobre.... & jouis , fi tu peux, d'un bonheur ac- quis à ce prix.

Mon Dieu ! que d'horreurs m'envi- ronnent ! quitter furtivement fon pays j déshonorer fa famille, abandonner à la

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34 ^^ Nouvelle

fois père , mère , amis , parens & toi- ïnème ! &: toi, ma douce amie! &:coi, la bien-aimée de mon cœut 1 toi dont à pei* ne, des mon enfance, je puis refter éloi- gnée un feul jourj te fuir, te quitter, te perdre , ne te plus voir ! ah 1 non : i^ue jamais Que de tourmens dé- chirent ta malheureufe amie ! elle fent à la fois tous les maux dont elle a le choix , fans qu'aucun des biens qui lui rediront la confole. Hélas ! je m'égare. Tant de combats palfent ma force & troublent ma raifon \ je perds à la fois le courage & le fens. Je n'ai plus d'ef- poir qu'en toi feule. Ou choifis, ou laifle-moi mouriri-* - '-

H È L o ï s E. 35

LETTRE V.

RÉPONSE.

jl Es perplexités ne font que trop bien fondées, ma chère Julie j je les ai pré- vues Se n'ai pu les prévenir \ je les fens & ne les puis appaifer ; &: ce que je vois de pire dans ton état , c'eft que perfonne ne t'en peut tirer que toi- même. Quand il s'agit de prudence, l'a- mitié vient au fecours d'une âme agitée \ s'il faut choifir le bien ou le mal , la paflîon qui les méconnoît peut fe taire devant un confeil défintéredé. Mais ici quelque parti que ru prennes , la Nature l'autorife & le condamne , la raifon le blâme & l'approuve , le devoir fe taîc ou s'oppofe à lui même \ les fuites font également à craindre de part & d'au- tre j tune peux ni refterindécife, ni bien choifir ; tu n'as que des peines à compa- rer , & ton cœur feul en eft le juge. Pour moi, l'importance de la délibé-

B vj

3^ La Novvel^e

ration m'épouvante & fon effet m'at- trifte. Quelque fort que tu préfères , il fera toujours peu digne de toi , &: ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne , ni te conduire au vrai bon- heur , j e n'ai pas le courage de décider de ta deftinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie , & je fens bien , par ce qu'il me coûte , que ce fera le dernier j mais je te trahirois en voulant te gouverner dans un cas la raifon même s'impofe filence , 5c la feule règle à fuivre eft d'écouter ton propre penchant.

Ne fois pas injufte envers moi, ma douce amie, & ne me juge point avant le tems. Je fais qu'il eft àts amitiés circonfpedes qui , craignant de fe com- promettre , refufent des confeils dans les occafions difficiles , & dont la réferve augmente avec le péril des amis. Ah ! tu vas connoîcre fi ce cœur qui t'aime connoît ces timides précautions ! fouffre qu'au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un inftant des miaines. .

H É L o ï S e7 37

N'as-Ui jamais remarqué , mon ange , à quel point tout ce qui t'anproche s'attache à toi? Qu'un père & une mère chérifTent une fille unique , il n'y a pas, je le fais, de quoi s'en fort étonner j qu'un jeune homme ardent s'enflamme pour un objet aimable, cela n'eft pas plus extraordinaire j mais qu'à l'âge mûr un homme aufïî froid que M. de Wol- mar s'attendrifle en te voyant , pour la première fois de fa vie \ que toute une famille t'idolâtre unanimement j que tu fois chère à mon père , cet homme fi peu fenfîble , autant & plus, peut-être, que fes propres enfans; que les amis, les connoilTances , les domeftiques , les voifins & route une ville entière , t'ado- rent de concert & prennent à toi le plus tendre intérêt : voilà, ma chère, un concours moins vraifemblable, & qui n'auroit point lieu , s'il n'avoit en ta perfonne quelque caufe particulière. Sais-tu bien quelle eft cette caufe? Ce n'eft ni ta beauté, ni ton efprit, ni ta giâce, ni rien de tout ce qu'on entend

3? La Nour elle

par le don de plaire : mais c'eft cette âme tendre &: cette douceur d'attache- ment qui n'a point d'égale ; c'eft le don d'aimer , mon enfant, qui te fait aimer. On peut ré(îfter à tout, hors à la bien- veuillance^ il n'y a point de moyen plus sûr d'acquérir l'afFedtion des autres , que de leur donner la fienne. Mille femmes font plus belles que toi; plufieurs ont autant de grâces ; roi feule as , avec les grâces, je ne fai quoi de plus féduifant qui ne plaît pas feulement j mais qui touche, & qui fait voler tous les cœurs au-devant du tien. On fent que ce ten- dre cœur ne demande qu'à fe donner , & le doux fentiment qu'il cherche le va chercher à fon tour.

Tu vois, par exemple, avec furprife l'in- croyable affeârion.de Mylord Edouard pour ton ami \ tu vois fon zèle pour ton bonheur ; tu reçois avec admiration (ts offres généreufes ', tu les attribues à la feule vertu -, &vma Julie de s'attendrir ! Erreur, abus, charmante coufine ! A Dieu ne piaifeqae j'exténue les bienfaits

H EL 0 ï s E. 39

«le Mylord Edouard, & que je déprife fa grande âme. Mais crois- moi, ce zèlg tout pur qu'il eft, feroir moins ardent, fi, dans la même circonftance,il s'adrefloic à d'autres perfonnes. C'eft tonafcendanc invincible & celui de ton ami, qui, fans même qu'il s'en apperçoive , le détermi- nent avec tant de force, & lui font faire par attachement ce qu'il croit ne faire que par honnêteté.

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d'une certaine trempe ; elles trans- forment, pour ainlî dire, les autres en elles-mêmes ; elles ont une fphère d'ac- tivité dans laquelle rien ne leur réfifte : on ne peut les connoître fans les vouloir imiter , & , de leur fublime élévation , elles attirent à elles tout ce qui les envi* ronne. C'eft pour cela, ma chère, que ni toi ni ton ami ne connoîtrez peut- être jamais les hommes j car vous les verrez bien plus convne vous les ferez , que comme ils feront d'eux mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vi- vront avec vous ; ils vous fuiront oo

40 La Nour ELLE

'vous deviendront femblables , & tout ce que vous aurez vu n'aura peut-être xien de pareil dans le refte du monde. ' ' Venons maintenant à moi, coufine ; à moi qu'un même fang , un même '-âge, & fur-tout une parfaite confor- mité de goûts Se d'humeurs avec des tempéramens contraires , unit à toi dès l'enfance.

Congiunti eran gl' albergki ^ Idapiu congiunti i cori : Conforme trd L'etatc , Ma'lpenjîer piîi conforme.

Que penfes-tu qu'ait produit fur celle qui a pafle fa vie avec toi, cetteichar- mante influence qui fe fait feiîtir à- tout ce qui t'approche ? Crois-ru qu'il puifTe ne régner entre nous qu'une union com-r mune? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque joiic dans les tiens, en nous abordant ? Ne lis-r tu pas dans mon cœur attendri le plaifit de partager tes peines & de pleurer 5^vec toi ? Puis-je oublier que, dans les

H É L O ï s E. 41

premiers tranfports d'un amour naifTant, l'amitié ne te fut point importune ? & que les murmures de ton amant ne pu- rent t'engager a m'éloigner de toi , & à me dérober le fpedtacle de ta foiblefTe ? Ce moment fut critique , ma Jujie j je fais ce que vaut dans ton cœur modefte le facrifice d'une honte qui n'eft pas ré- ciproque. Jamais je n'eufife été ta confi- dente , fi j'eufle été ton amie à demi ; & nos âmes fe font trop bien fenties en s'uniflTant , pour que rien les puifTe dé- formais réparer.

Qu'eft-ce qui rend les amitiés fi tiè- des& fi peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui fauroient aimer? Ce font les intérêts de l'amour^ c'eft l'empire de la beauté j c'efl la jaloufie des conquêtes. Or , fi rien de tout cela nous eût pu divifer , cette divifion feroit déjà faite ^ mais quand mon cœur feroit moins inepte à l'amour , quand j'igno- rerois que vos feux font de nature à ne s'éteindre qu'avec la vie, ton amant eft mon ami, c'eft-à-dire , mon frère j ôc

4t La Nouvelle

qui vît jamais fînii- par l'amour une vé- ritable amitié ? Pour M. d'Orbe , afTu- rément il aura long-tems à fe louer de tesfentimens, avant que jefongeà m'en plaindre , & je ne fuis pas plus tentée de le reteiur par force , que toi de me l'arra- cher. Eh ! mon enfant ! plût au ciel qu'au prix de fon attachement je ^e p.uiïe guérir du tien j je le garde avec plaifi: , je le céderois avec joie.

A l'égard des prétentions fur la figure , l'en puis avoir tant qu'il me plaira, tu n'es pas fille à me les difputer , & je fuis bien fûie qu'il ne t'entrî^ de tes jours dans l'efprit de.favoir qui de nous deux eft la plus jolie. Je n'ai pas été rout-à-fait fi indifférente ; je fais li-deffus à quoi m'en tenir, fans en avoir le moindre chagrin. Il me femble même que j'en fuis plus fière que jaloufe \ car enfin les charmes de ton vifage n'étant pas ceux qu'il fau- droit au mien, ne m'ôtent rien de ce que j'ai , & je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces, ornée de tes talens j je me pare de coûtes

H É L o ï s E, 45

tes perfedions, & c'eft en toi que je place mon amour-propre mieux enten- du. Je n'aimerois pourtant guères à faire peur pour mon compte : mais je fuis aiïez jolie pour le befoin que j'ai de l'êtie. Tout le refl-e m'eft inutile , & je n'ai pas befoin d'erre humble pour te céder.

Tu t'impatientes de favoir à quoi j'en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le confeil que tu me demandes , je t'en ai dit la raifon : mais le parti que tuprendras pour toi, tu le prendras en mcme tems pour ton amie} 5^, quel quefoittondef- tin , je fuis déterminée à le partager. Si tu pars , je te fuis ; fi tu reftes , je refte \ j'en ai formé l'inébranlable réfolution , je le dois, rien ne m'en peut détourner. Ma fatale indulgence a caufé ta perte*, ton fort doit être le mien ; & , puifque nous fûmes inféparables dès l'enfance , ma Julie , il faut l'être jufqu'au tombeau.

Tu trouveras , je le prévois , beaucoup d'étourderiedansce projet^ mais au fond il efi: plus feufé qu'il ne femble , <Sc je n'ai

44 La NOU VELLE

pas les mêmes motifs d'irréfolution que toi. Premièrement, quant à'ma famille, (i je quitte un père facile, je quitte un père aflfez indifférent, qui laitTe faire à fes enfans tout ce qui leur plaît , plus par négligence que par tendrefle : car tu fais que les affaires de l'Europe l'occupent beaucoup plus que les fîennes , & que fa fille lui eft bien moins chère que la prag- matique. D'ailleurs, je ne fuis pas, com- me toi, fille unique, & avec les enfans qui Im refteront , à peine faura-t-il s'il lui en manque un.

J'abandonne i\n mariage prêt à con- clurre. Mamo maie j ma chère j c'efl à M. d'Orbe, s*il m'aime, a s'en confoler. Pour moi , quoique j'eftime fon carac- tère , q'ie je ne fois pas fans attachement pour fa perfonne , & que je regrette en liii un fort honnête-homme, il ne m'eft rien auprès de ma Julie. Dis-moi , mon enfant, l'âme a-t-elle un fexe? En vérité je ne le fens guères à la mienne. Je puis avoir des fantaifies, mais fort peu d'a- mour. Un mari peut m'ètre utile, mais

H É L o ï s E. 4J

il ne fera jamais pour moi qu'un mari j & de ceux-là, libre encore, & paflable comme je fuis, )Qn puis trouver un par tout le monde.

Prendsbiengarde,coufine, que, quoi- que je n'héfite point, ce n'eftpasàdire que tu ne doives point héfiter, ni que je veuille t'infinuer de prendre le parti que je prendrai, fi tu pars. La différence eft grande entre nous , & tes devoirs font beaucoup plus rigoureux que les miens. Tn fais encore qu'une afFedlion prefque unique remplit mon cœur, & abîorbefi bien tous les autres fentimens, qu'ils y font comme anéantis. Une invincible &: douce habitude m'attache à toi dès mon enfance : je n'aime parfaitement que toi feule , & fi j'ai quelque lien à rompre en te fuivant , je m'encouragerai par ton exemple. Je me dirai , j'imite Julie, & me croirai juftifiée.

4^- La Nov y elle

BILLET.

DE Julie a Claire.

Je t'entends , amie incomparable , & je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir , & ne ferai pas en tout indigne de toi.

LETTRE VL DH Julie a Mylord- Edouard.

Otre lettre , Mylord, me pénétre d'attendri (Te ment & d'admiration. L'ami que vous daignez protéger n'y fera pas moins fenfible, quand il faura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hélas! il n'y a que les infortunés qui lentent le prix des âmes bienfaifantes. Nous ne favons déjà qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre , & vos vernis héroïques nous toucheront toujours j mais elles ne nous furprendront plus î

H É L o ï s 47

Qu'il me feroit doux d'èrre heureufe fous les aufpices d'un ami fi généreux , te de tenir de fes bienfaits le bonheur que la fortune m'a refufé 1 Mais, Mylord, je le vois avec défefpoir, elle trompe vos bons deiïeins j mon fort cruel rem- porte fur votre zèle, & la douce image des biens que vous m'offrez ,ne fert qu'à m'en rendre la privation plus fenfible. Vous donnez une retraite agréable &c fuie à deux amans perfécutés •, vous y rendez leurs feux légitimes, leur union folemnelle, & je fais que fous votre gar- de j'échappeioisaifément aux pourfuites d'une famille irritée. C'eft beaucoup pour l'amour , eft-ce aflez pour la fé- licité? Non j fi vous voulez que je fois paifible & contente, donnez-moi quel- que afyle plus sûr encore , l'on puilTe échapper à la honte & au repentir. Vous allez au-devant de nos befoins , & , pax une génétofité fans exemple, vous vous privez, pour notre entretien, d'une partie ces biens deftinés au vôtre. Plus riche ,

4^ La No uvelle

plus honorée de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer près de vous , & vous daignerez me tenir lieu de père. Ah ! Mylord ! ferai-je digne d'en trouver un , après avoir abandonné celui que m'a donné la Nature ?

Voilà la fource des reproches d'une confcience épouvantée, & des murmures fecrets qui déchirent mon cœur. 11 ne s'agit pas de fa voir j'ai droit de dif- pofer de moi contre le gré des auteurs de mes jours , mais fi j'en puis difpofer fans les affliger mortellement, fi je puis les fuir fans les mettre au défefpoir. Hélas ! il vaudroit autant confulter Ç\ l'ai droit de leur ôter la vie. Depuis quand la vertu péfe-t-elle ainfi les droits du fang & de la nature ? Depuis quand un cœur fenfible marque-t-il avec tant de foin les bornes de la reconnoifiance ? N'eft-ce pas être déjà coupable que de vouloir aller jufqu'au point l'on commence à le devenir; & cherche- t-on fi fcrupuleufement le ternie de fes devoirs,

quand

H É L O ï s E. 49

«^uand on n'eft point tenré de le pafler ? Qui ? moi j'abandonnerois impitoyable- ment ceux par qui je refpire , ceux qui me confervent la vie qu'ils m'ont don- née, & me la rendent chère \ ceux qui n'ont d'autre efnoir , d'autre plaifir qu'en moi feule j un père prefque fexagcnai- re , une mère toujours languiflante ! Moi j leur unique enfant, je les laifferois fans afiiftance dans la folitude & les ennuis de la vieillefTe , quand il eft tems de leur rendre les tendres foins qu'ils m'ont prodigués î Je livrei'ois leurs der- niers jours à la honte, aux regrets, aux pleurs ! La terreur . le cri de ma conf- cience agitée me peindroient fans celTe mon père &: ma mèie expirant fans con- folation , &: maudilTant la fille ingrate qui les délaiife & les déshonore! Non, Mylord \ la vertu que j'abandonnai , m'abandonne â fon tour di ne dit plu« rien à mon cœur : mais cette idée hor- rible me parle à fa place*, elle mefuivroic pour mon tourment à chaque inftant de mes jours , Se me rendtoic miférabie aa Tome IL C

50 La Nouvelle

fein du bonheur. Enfin , fi tel eft mon deftin , qu'il faille livrer le refte de ma vie aux remords , celui-là feul eft trop aftreux pour le lupporrer \ j'aime mieux braver tous les aurres.

Je ne puis répondre à vos raifons , je l'avoue; je n'ai que trop de penchant i les trouver bomies ; mais , Mylord , vous n'êtes pas marié : ne fenrcz-vous point qu'il faut erre père , pour avoir droit de confeiller les enfans d'autrui ? Quant à moi , mon parti eft pris \ mes parens me rendront malheureufe , je le fais bien j mais il me fera moins cruel de gémir dans mon infortune, que d'a- voir caufé la leur , 5^ je ne déferrerai jamais la maifon paternelle. Va donc , douce chimère d'une âme fenfible, fé- licité fi charmante & defirée ; va te perdre dans la nuit des fonges , tu n'au- ras plus de réalité pour moi. Et vous , ami trop généreux , oubliez vos aima- bles projets, & qu'il n'en refte de trace qu'au fond d'un cœur trop reconnoif- (aiu pour en per fire le fouvenir. Si i'ex-

H É L O ï s E, 51

«ès de nos maux ne décourage point votre grande âme , fi vos généreufes bontés ne font point épuifées , il vous refte de quoi les exercer avec gloire, & celai que vous honorez du titre de votre ami, peut, par vos foins, mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l'état vous le voyez : fon égarement ne vient point de lâcheté , mais d'un génie ardent & fier qui fe roidit contre la fortune. Il y a fouvent plus de ftu- pidité que de courage daiis une conf- rance apparente j le vulgaire na connoît point de violences douleurs, &: les gran- des pallions ne germent guères chez les hommes foibles. Hélas î il a mis dans la fienne cette énergie de fentiment qui caraétérife les âmes nobles , &: c'eft ce qui fait aujourd'hui ma honte & mon défefpoir. Mylord, daignez le croire j s'il n'étoit qu'un homme ordinaire , Ju- lie n'eut point péri.

Non , non j cette affedion fecrette qui prévint en vous une eftime éclairée ne vous a poiiu trompé. Il eft digne

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5* La Nouvelle

de tout ce que vous avez fait pour lu^ fans le bien connoicre \ vous ferez plus encore, s'il efl: poflible , après l'avoic connu. Oui , foyez iow confolateur , fon protedeur , fon ami , fon père \ c*eft à la fois pour vous & pour lui que je vous en conjure ; il juftifiera votre confiance , il honorera vos bienfaits , il pratiquera vos leçons , il imitera vos vertus , il apprendra de vous la fagelTe. Ah , Mylord ! s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut être , que vouç i%\QZ fier un jour de votre ouvrage |

A

H É L s E, 53

LETTRE VIL

DE Julie.

XîtT toi aufîîj mon doux ami ! & toi a l'unique efpoir de mon cœur , tu viens le percer encore , quand il fe meurt de trifteffe ! j'étois préparée aux coups de la fortune , de longs prelFentimens me les avoient annoncés j je les aurois fup- portés avec patience : mais toi , pour qui je les fouffre! ah ! ceux qui me viennent de toi me font feuls inrupportables j & il m'eft affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devoir me les ren- dre chères. Que de douces confolations je m'étois promifes qui s'évanouiflenc avec ton courage ! Combien de fois je me flattai que ta force animeroit ma langueur , que ton mérite effaceroit ma faute, que tes vertus releveroient mon âme abattue! Combien de fois J'efTuyai mes larmes amères en me difant : je fouffre pour lui , mais il en efl digne j

C iij

54 La Nou vELiE

je fuis coupable , mais il eft vertueux 5 mille ennuis m'a/îiègenc, mais fa conf- iance me fourient, & je trouve an fond de (on cœur le déJommasement de rou- tts mes pertes ! vain efpoir que la pre- mière épreuve a détruit ! eft main- tenant cetam.our fublimequi fait élever tous les fentimens & faire éclater la veitu ? font CQS fieres maximes ? Qu'efi; devenue cette imitation des grands-hommes? eft ce philolophe que le malheur ne peut ébranler, & qui fuccombe au premier accident qui le fé- pare de fa maitreiTe ? Quel prétexte ex- cufera déformais ma honte à mes pro- pres yeux , quand je ne vois plus dans celui qui m'a féJuite qu'un homme fans courage, amolli par les plaifirs j qu'un cœur lâche , abattu par le prem.ier re- vers j qu'un infenfé, qui renonce à la rat» fon, fi- tôt qu'il a befoin d'elle ? o Dieu ! dans ce comble d'humiliation devois-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma foiblelTe ?

Regarde à quel point tu t'oublies î

H É L s Ë, 55

ton âme égarée & rempante s'abai(Te jufqn'à la cruauté ! tu m'ôfes Faire des reproches ! tu t'ôfes plaindre de moi !..., de ta Julie !... barbare!.... Comment tes remords n'ont-ils pas retenu ta main ? Comment les plus doux témoignages du plus tendre amour qui fut jamais , t'ont-ils laifTé le courage de m'outra2:er ? Ah î fi tu pouvois douter de mon cœur , que le tien feroit méprifablc !.... mais non , tu n'en doutes pas , tu n'en peux douter, j'en puis défier ta fureur j & dans cet inî^ant même je hais ton injuftice , tu vois trop bien la fource du premier mouvement de colère que j'éprouvai de ma vie.

Peux tu t'en prendre à moi , fi je me fuis perdue par une aveugle confiance , & fi mes deffeins n'ont point réufli ? Que tu rougirois de tes duretés , fi tu connoiiïbis quel efpoir m'avoit féduite, quels projets j'ôfai former pour ton bon- heur & le mien , & comment ils fe font évanouis avec toutes mes efpcrancesî Quelque jour , ]oÇq m'en flatter encore,

C iv

5<? La Nouvelle

tu pourras en favoir davantage , &: tes regrets me vengeront alors de tes re- proches. Tu fais la âKèiQ\\(Q de mon père j ni n'ignores pas les difcoars pu- blics j j en prévis les confcquences , je te les hs expofer , tu les fentis comme nous , & pour nous conferver l'un a l'autre, il fallut nous foumertre au fort qui nous féparoir.

Je t'ai àowc cnalTi , comme tu l'ôfes. «lire ? Mais pour qui l'ai-je fait, amant fans délicateflfe ? Ingrat ! c'eft pour ua cœur bien plus honnête qu'il ne croit l'être , & qui mourroit mille fois plu- tôt que de me voir avilir. Dis -moi > que devicndras-tu, quand Je ferai livrée à l'opprobre ? Efperes-tu pouvoir fup- porter le fncclacle de mon déshonneur? Viens , cruel ! fi tu le crois , viens rece- voir le facrlhce de ma réputation avec autant de courage que Je puis te l'offrir. Viens , ne crains pas d'être défavoué de celle à qui tu fus cher. Je fuis prête à déclarer à la face du ciel & dç% kommes, tout ce que nous avons ferLîi

H È L o ï s E. 57

Vmt pour l'autre j je fuis prête à te nom- mer hautement mon amant, à mourir dans ZQS bras d'amour &c de honte : l'aime mieux que le monde entier con- noiiïe ma tencIrelTe , que de t'en voir dou- ter un moment j & tes reproches me lonc plus amers que l'ignominie.

Finiflons pour jamais ces plaintes mu- tuelles, je t'en conjure j elles me fonc infupportables. O Dieu ! comment peut- on fe quereller , quand on s'aime , & perdre à fe tourmenter l'un l'autre des momens l'on a (1 grand befoin de confolation ? Non , mon ami , que ferc de feindre un mécontentement qui n'eft pas ? Plaignons-nous du fort & non de l'Amour. Jamais il ne forma d'union parfaire j jamais il n'en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confon- dues ne fauroient plus fe féparer , & nous ne pouvons plus vivre éloignés l'un de l'autre, que comme deux parties d'un même tour. Comment peux-tu donc ne fentir que tes peines? Comment ne fens* tu point celles de ton amie ? Comment

C V

5? La Nouvelle

n'enrends-cn point dans ron fein fes ten- dres gémi{remens?Combien ils font plus douloureux que tes cris emportés î Com- bien, fi tu parragcois mes maux, ils te feroicnr plus cruels que les tiens mêmes ! Tu trouves i-^.>n fort déplorable ! Con- fîdere celui de t.i Julie, & ne pleure que fur elle. Confidere dans nos communes infortunes l'état de mon fexe & du tien , & juge qui de nous eft le plus à plaindre^ Dans la force à^s pafTîons afFeder d'être infenfibîe^ en proie à mille peines, paroî- rre joy^eufe & contente ; avoir l'air fetein & l'âme acritée ; dire toujours autrement qu'on ne pen(Q\ dégnifer tout ce qu'on fent; erre fauffe par devoir, &■ mentir par modeftie : voilà l'état habituel de toute fille de mon âge. On pafTe ainfi Tes beaux Jours fous la tyrannie des bienféances qu'aggrave enfin celle des parens dans lin lien mal afiorti. Mais on gêne en vain nos inclinations j le cœur ne reçoit de loix que delui-mêmejil échappe à Tef- tlavage; il fe donne à fon gré. Sous un joug de fer que le ciel n'impofe pas , on

H È L O î s Ë. 0

ii*aflervit qu'un corps fans âme : la per- sonne & la foi reftenc féparémenc enga- gées, & l'on force au crime une malheu- reufe victime, en la forçant de manquer, de part ou d'autre , au devoir facré de la fidélité.... 11 en eft de plus fages-. . ah ' je le fais : elles n'ont point aimé. Qu'elles font heureufes!.. Elles réfiltent.. j'ai vou- lu réfifter... elles font plus vertueufes.... aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi , fans toi feul, je l'aurois toujours aimée» Il eft donc vrai que je ne l'aime pltis ?..« ru m'as perdue , & c'eft moi qui te con-* foie !. . . . mais moi , que vais-je deve- nir? . . . que les confolations de l'ami- tié font foibles manquent celles de l'amour! qui me confolera donc dans mes peines ? Quel fort affreux j'envifage, moi qui pour avoir vécu dans le crime ne vois plus qu'un nouveau crime dans des. nœuds abhorrés & peut-être inévitables! trouverai-je affez de larmes pour pleurer ma faute & mon amant , fi je cède? trouverai-je alTez de force pour réfifter dans l'abattement je

C Vj

^o La Nouvelle

fuis ? Je ciois àk.]i voir les fareiirs d'utî père irriié. Je crois déjà fentir le cri de la Nature émouvoir mes entrailles, ou TAmour gémi (Tant déchirer mon cœur» Privée de roi , je refte fans reiïburce , fans appui , fans efpoir \ le paffé m'avilit, le préfent m'afflige, l'avenir m'épouvante. J'ai cru toiu hiire pour notre bonheur, \t n'ai lien fait que nous rendre plus mi- sérables en nous préparant une féparatioii plus cruelle. Les vains plaifirs ne fonc plus, fes remords demeurent, t<. la honte q-ui m'humilieeftfansdédommagemenr^ C'eft à moi, c'eft à moi d'être foibie & malheureufe. Laiffe-moi pleurer & fonffrir j mes pleurs nepeuvenxnonplus tarir que mes fautes fe réparer, & le tems même, qui guérit tout, ne m'offre cjue de nouveaux fujets de larmes : mais roi qui n'as nulle violence à craindre , que la honte n'avilit point, que rien ne force à déguifsr balîement tes fenti- mens j toi qui ne fens que l'atteinte du malheur & jouis au moins de lo.^ pre- liiieres vertus , comment t'ôfes-ta dé-

H i L oïs E, Cl

graver au point de foupirer & gémiir comme une femme , & de t'emportes comme un furieux ? N'eft-ce pas aflTez du mépris que j'ai mérité pour toi, fans l'augmenter en te rendant méprifable toi-même , & fans m'accabler à la fois de mon opprobre & du tien? Rappelle donc ta fermeté , fâche fupporter l'infor- tune & fois homme. Sois encore, j'ôfe le dire, l'amanrque Julie a choifi. Ah \Ç\ je ne fuis plus digne d'animer ton cou- rage, fouviens-roi, du moins, de ce que je fus un Jour \ mérite que pour toi j'aie cefTé de l'être j ne me déshonore pas deux fois.

Non, mon refpectable ami, ce iî'eft point toi que je reconnois dans cette 1er- tre efféminée que je veux à jamais ou- blier, & que je riens déjà défavou^e par toi même. J'efpère , toute avilie , toute confufe que je fuis, j'ôfe efpérer que mon fou venir n'infpire point des ienti- mens bas , que mon image règne en- core avec plus de gloire dans un cœur que je pus enflammer , 6c que je n'aurai

6i La Nou vellë

point à me reprocher , avec ma foiblefle , la lâcheté de celui qui l'acaufée.

Heureux dans ta difgrace , tu trouves le plus précieux dédominagement qui foit connu éts âmes fenfibles. Le ciel, dans ton malheur , te donne un ami , & te laifle à douter fi ce qu'il te rend ne ▼aut pas mieux que ce qu'il t'ôte. Ad- mire & chéris cet homn^e trop généreux qui daigne , aux dépens de fon repos, prendre foin de tes jours & de ta raifon. Que tu ferois ému, fi tu favois tout ce qu'il a voulu faire pour toi! Mais que fert d'animer ta reconnoiirance en ai- grilTant tes douleurs ? Tu n'as pas be- foin de favoir à quel point il t'aime , pour connoître tout ce qu'il vaut \ Ôc ru ne peux l'eftimer comme il le mérite > ians l'aimer comme tu le dois.

^1%^

JI É L 0 ï s E. 6y

^ ' 7

LETTRE VllI.

DE Claire.

V Ou s avez plus d'amour que de dé- licateire, de favez mieux faire des facri- £ces que les faire valoir. Y penfez-vous d'écrire à Julie fur un ton de reproches dans rétar elle eft ? & parce que vous foufFrez , faut il vois en prendre à elle qui loufFre encore plus ? je vous l'ai dit mille fois , je ne vis de ma vie un amanc fi grondeur que vous j toujours pi et à difputer fur tout , Tamour n'eft ponr vous qu'un état de guerre, ou , fi quelque- fois vous êtes docile, c'efl pour vous plaindre enfuite de l'avoir éré. O que de pareils amans font à craindre 1 ôc que je m'eftime heureufe de n'en avoir ja- mais voulu que de ceux qu'on peut con- gédier quand on veut, fans qu'il erî coûte une larme à perfonne!

Croyez - moi , changez de langage avec Julie , fi vous voulez qu'elle vive 3

(^4 ^^ Nouvelle

c'en eft trop pour elle de fupporter a fois fa peine 8c vos mécontencemens. Ap- prenez une fois à ménager ce cœur trop fenlîble ; vous lui devez les plus tendres confoiations ; craignez d'augmenter vos maux a force de vous en plaindre , ou du moins ne vous en plaignez qu'à moi qui fuis l'unique auteur de votre éloigne- ment. Oui , mon ami , vous avez deviné jufte; je lui ai fuggéré le parti qu'exi- geoit Con honneur en péril , ou plutôt je l'ai forcée à le prendre en exagérant le danger j je vous ai déterminé vous-mê- me, & chacun a rempli fon devoir. J'ai plus fait encore j je l'ai détournée d'ac- cepter les offres de Mylord Edouard ^ je vous ai empêché d'être heureux : mais le bonheur de Julie m'efl; plus cher que îe vôtre; jefavois qu'elle ne pouvoit être heureufe après avoir livré fes parens à la honte & au défefpoir , & j'ai peine X comprendre , par rapport à vous même , quel bonheur vous pourriez gourer aux dépens du fien.

Quoi qu'il en foi t, voilà ma conduite

H É- L o s E, <^5

'& mes torts , & pairque vous vous p:.i- fez à quereller ceux qui vous aiment, voilà de quoi vous en prendre à moi feule \ (1 ce n'eft pas eefler d'ccte ingrat , c'eft au moins cefler d'être injufte. Pour moi, de quelque manière que vous en «fiez, je ferai toujours la même envers vous j vous me ferez cher tant que Julie vous aimera , & je dirois davantage s'il étoit poflible. Je ne me repens d'avoir ni favorlieni combattu votre amour. Le pur zèledel'amirié, qui m'a toujours gui- dée 5 me juftifie également dans ce que j'ai fait pour & contre vous, &: fi quel- qu.^f^is je m'intércffai pour vos feux, plus peut-être qu il ne fembloit me convenir , le témoignage de mon cœur fuffit à mon repos ; je ne rougirai jamais des fervices que j'ai pu rendre à mon amie, & ne me reproche que leur inutilité.

Je n'ai pas oublié ce que vous m'a- vez appris autrefois de la confiance du Sage dans les di fgraces, & je pourrois , ce me femble , vous en rappeler à propos (quelques maximes j mais l'exemple de

66 La Nouvelle

Julie m'apprend qu'une fille de mon âge eft pour un philofophe du vôtre un aufîi mauvais précepteur qu'un dangereux difcipJe , &■ il ne me conviendroit pas de donner des leçons à mon maître.

LETTRE IX.

DE Mylord Edouard a Juliî.

X'^Ous l'emportons, charmante Ju- lie j une erreur de notre ami l'a ramené à la raifon. La honte de s'être mis un mo- ment dans fon tort a di(îîpé toute fa fu- reur, & l'a rendu docile 5 que nous en fe- rons déformais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaifir que la faute qu'il fe reproche lui laiife plus de regret que de dépit, & je connois qu'il m'aime, en ce qu'il eft humble &' connus en ma préfen- ce , mais non pas embarralîé ni contraint. Il fent trop bien fon injuftice pour que je m'en fouvienne, &: des torts ainH re- connus font plus d'honneur a celui qui les répare qu'à celui qui les pardonne.

TI é L O 'i s E. 67

J'ai profité de cette révolution & l'effet qu'elle a produit pour prendre avec lui quelques arrangemens néceflai- res avant de nous féparer : car je na pu^s différer mon départ plus long-tems. Comme je compte revenir l'été pro- chain , nous fummes convenus qu'il iroit m'artendre à Paris, & qu'enfaite nou5 irions enfemble en Angleterre. Londres eft: le feul théâtre dicine des err.nds ta- lens, & leur carrière eft la plus étendue (i). Les Tiens font fupérieurs

(1 ) C'efl: avoir uns étrange prévention pour foiî pays ; car je n'entends pas dire qu'il y en ait au monde , généralement parlant , les étrangers foienc moins bien re.çus , & trou- vent plus d'obftacles à s'avancer ou'en Angle- terre. Par le goût de la Nation, ils n'y font favorifés en rien ; par la forme du gouverne- ment , ils n'y fauroicnt parvenir à rien. Mais convenons aurti que l'Anglois ne va guères de- mander aux autres rhofpitalité qu'il leur refu- fe chez lui. Dans quelle Cour, hors celle de Londres , voit-on remper lâchement ces fiers lufulaires ? Daus quel pays , hors le leur ,

€2 La Nouvelle'^

à bien àts égards , & je ne défefpere pas de lui vcir faire en peu de tems , à l'aide de quelques amis, un chemin digne de fon mérite. Je vous expliquerai mes vues plus en détail à mon paHage auprès de vous. En attendant, vous fentez qu'à force de fuccès on peut lever bien des difficultés , àc qu'il y a àts degrés de confidération qui peuvent compenfer la iiaidance , même dans l'efprit de votre père. C'eft, ce me femble, le feul ex- pédient qui refte à tenter pour votre bon- heur & le iien , puifque le fort bc les pré- jugés vous ont ôté tous les autres.

J'ai écrit à Regianino de venir me joindre en pofte pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je palTe encore avec notre ami. Sa trifteffe efl trop profonde pourlailTer place a beau-

•vont-ils chercher à s'enrichir ? Ils font durs , il eft vrai: cette dureté ne me déplaît pas, quand elle marche avec la juftice. Je trouve beau qu'ils ne foient qu'Anglois , puifqu'ils Bonc pas befoiii d être honames.

H È L O ï s E, ^^

coup d'entretien. La mufique remplira

les vuides du filence & le lainfera rêver ,

&: changera par degiés fa douleur en

mélancolie. J'attends cet état pour le

livrer à lui-même : je n'ôferois m'y Eer

auparavant. Pour Regianino , je vous le

rendrai en repafTant & ne le reprendrai

qu'à mon retour d'Italie , tems , fur

les progrès que vous avez déjà faits

routes deux , je juge qu'il ne vous fera

plus nécefTaire. Quant à préfent , fCire-

ment il vous eO: inutile, & je ne vous

prive de rien , en vous l'ôt^nt pour quel»

cjues jours.

A

4^ #âi ^v^ \ W ^'*

V

70 La NouvELiE

LETTRE X.

A Claire.

OuRQuoi faut-il que J'ouvre enjfîn les yeux fur moi? Que ne les ai-je fer- més pour toujours, plutôt que de voir l'aviliirement je fuis tombé j plutôt que de me trouver le dernier des hom- mes , après en avoir été le plus fortu- né ! Aimable & généreufe amie, qui fûtes Çi fouvent mon refuge , j'ôle en- core verfer ma honte & mes peines dans votre cœur compatifTant^j'ôfe en- core implorer vos confolations contre le fentiment de ma propre indignité ^ j'ôfe recourir à vous, quand je fuis aban- donné de moi-même. Ciel ! comment un homme aufli méprifable a-t-il pu ja- mais être aimé d'elle, ou comment un feu C\ divin n'a-t-il point épuré mon âme ? Qu'elle doit maintenant rougir de fon choix , celle que je ne fuis pas digne de nommer ! Qu'elle doit gémir

H É L O ï s E. 71

de voir profaner fon image dans un cœur rempanc & fi bas ! Qu'elle doit de dédain & de haîne à celui qui pue l'aimer & n'être qu'un lâche ! Connoif- fez routes mes erreurs, charmante cou- fîne (1) j connoiffèz mon crime &: mon repentir ^ foyez mon Juge & que je meure j ou foyez mon intercefleur, & que l'objet qui fait mon fort daigne en- core en erre l'arbitre.

Je ne vous parlerai point de l'effet que produifit fur moi cette féparation imprévue j je ne vous dirai rien de ma douleur ftupide & de mon infenfc dc- fefpoir : vous n'en jugerez^que trop par l'égarement inconcevable l'un & l'au- tre m'ont entraîné. Plus je fentois l'hor- reur de mon état, moins j'imaginois qu'il fût poffible de renoncer volontai- rement à Julie j & l'amertume de ce fentiment, jointe à l'étonnante gcnéio- » «

(i) A l'imitation de Julie, il l'appcloit ma coufins ; & à l'imicatioa de Julie , Claire l'ap- f cioic mon ami.

71 La No vv elle '

fîcé de Mylord Edouard , me fit naîrre des foiipçons que je ne me rappellerai jamais fans hoiieur , & que je ne puis oublier fans ingratitude envers l'ami qui me \^^ pardonne.

En rapprochant dans mon délire tou- tes les circonftances de mon départ , j'jr crus reconnoître un defTein prémédité, & j'ôfai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fuc-ii entré dans l'eTprit, que tout me ■fembla le confirmer. La converfation de Mylord avec le Baron d'Etange j le ton peu inHnuant que je l'accufois d'y avoir affedéj la querelle qui en dériva j la défenfede me voir j laréfolutionprife de me faire partir \ la diligence & le fecret des préparatifs j l'entretien qu'il eut avec moi la veille ; enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu'em- mené j tout me fembloit prouver de la parc de Mylord un projet formé de m'écarter de Julie j & le retour que je favois qu'il devoir faire auprès d'elle achevoic , félon moi, de me déceler le

bue

H È L o ï s E, 75

but defes foins. Je réfolus pourtant de m'éclaircir encore mieux avant d'écla- rer, & dans ce deflein je me bornai à examiner les chofes avec plus d'atten- tion. Mais tout redoubloit mes ridicules foupçons , & le zèle de l'Humanité ne lui infpiroit rien d'honnête en ma faveur, dont mon aveugle jaloufie ne tirât quel- que indice de trahifon. A Befançon , je fus qu'il avoit écrit à Julie fans me communiquer fa lettre, fans m'en parler. Je metinsalorsfufïîfamment convaincu, te je n'attendis que la réponfe , donc j'efpérois bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui l'éclairciOTementque e méditois.

Hier au foir,nous rentrâmes afl^z tard, & je fus qu'il y avoit un paquet venu de Suiiïe, dont il ne me parla point en nous féparant. Je lui laifTai le tems de l'ouvrir \ je l'entendis de ma chambre murmurer, en lifant , quelques mots. Je prêtai l'oreille attentivemest. Ah ! Julie ! difoit-il en phrafes interrompuees

I* ai voulu vous rendre heureufe

Tome II, O

74 ^^ No UV ELLE

rerpede vorre vertu mais je

plains votre erreur. ... A ces reots & d'autres femblables que je diftinguai parfaitement , je ne fus plus maître de moi; je pris mon épée fous mon brasj j'ouvris, ou plutôt j'enfoHçai la porte; j'entrai comme un furieux. Non, je ne fouillerai point ce papier ni vos regards êiQ^ injures que me didta la rage pour le porter àfe battre avec moi furie champ. O ma coufîne ! c'eft-là fur tout que je pus reconnoître l'empire de la véri- table fageffe , même fur les hommes les plus fenfîbles , quand ils veulent écou- ter fa voix. D'abord il ne put rien comprendre à mes difcours, & il les prit pour un vrai délire : mais la trahifon dont je l'accufois, les defîèins fecrets que je lui reprochois, cette lettre de Julie qu'il tenoit encore , & dont je lui parlûis fans cefTe , lui firent connoître enfin le fujet de ma fureur. Il fourit ; puis il me dit froidement : vous avez perdu la raifon , & je ne me bats point contre uti infenfé. Ouvrez les yeux»

Tciiiir.

/. U.sp.-r.tir ,.iJf-

'.yvr^s j: Xiiai? 2L ton Ibientutemi'l

H É L o ï s E, 75

aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d'un ton plus doux j eft-ce bien moi que vou» accufez de vous trahir ? Je fentis dans l'accent de ce difcours je ne fais quoi qui n'étoit pas d'un perfide \ le fon de fa voix me remua le cœur j je n'eus pas jeté les yeux fur les fiens, que tous mes foupçonsfedifïiperentj&: je commençai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s'apperçut à l'inftant de ce change- ment j il me tendit la main. Venez , me dit-il , fi votre retour n'eût précédé ma juflification , je ne vous aurois vu de ma vie. A préfenr que vous êtes raifonna- ble , lifez cette lettre , & connoifTez une fois vos amis. Je voulus refufer de la lire , mais l'afcendant que tant d'avan- tages lui donnoient fur moi le lui fît exiger d'un ton d'autorité , que , malgré mes ombrages dilîipés , mon deflr fe- cret n'appuyoit que trop.

Imaginez en quel état je me trouvai après cette ledure, qui m'apprit \qs bien- faits inouis de celui que j'ofois calomnier avant tant d'indignité. Je me précipitai

7^ La Nouvelle

à Çqs pieds , &: le cœur chargé d'acîmf- racion , de regret &de honre , je l.nrois ^QS genoux de roure ma force, fans pou- voir proférer un feul mot, II reçut mon repentir comme il avoir reçu mes outra- ges, & n'exigea de moi pour prix du par- don qu'il daigna m'accorder , que de ne m'oppofer jamais au bien qu'il voudroit me faire. Ah ! qu'il fafle déformais ce qu'il lui plaira ! fon âme fublime eft au- deflus de celle des hommes, & il n'eft pas plus permis de réfifter à {qs bienfaits qu'à ceux de la Divinité.

Enfuite il me remit les deux lettres qui s'adreiïbient à moi , lefquelles il n'a- voir pas voulu me donner avant d'avoir lu la fienne, & d'être inftruit de la ré- folution de votre confine. Je vis en les îlfant quelle amante & quelle amie le ciel m'a données j je vis combien il a raflfemblé de fentimens &: de vertus au- tour de moi pour rendre mes remords plus amers & ma balTeffe plus méprifa- ble. Dites j quelle eft donc cette mor- telle unique dont le moindre empire

Ë É L o ï s E. 77

cft dans fa beauté , & qui , femblable aux puiflances éternelles , le fait également adoiei- & par les biens & par les maux qu'elle fait ? Hélas ! elle m'a tout ravi , la cru-elle ! & je l'en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. 11 femble que tous les tourmensqu'ellemecaufefoientpoLir elle un nouveau mérite auprès de moi. Le facrilîce qu'elle vient de faire aux fentimens de la Nature me défoie âc m'enchante.; il augmente à mes yeux le prix de celui qu'elle a fait à l'Amour. Non , fon cœur ne fait rien refufer qui ne faffe valoir ce qu'il accorde.

Et vous , digne &: charmante coui- ne \ vous , unique & parfait modèle d'a- mitié, qu'on citera feule entre toutes les femmes , & que les cœurs qui ne ref- femblent pas au votre ofercnt traiter de chimère ; ah! ne me parlez plus de phi- lofophïe ! je mcprife ce trompeur étalage qui ne conllfte qu'en vains difcours; ce fantôme qui n'eft qu'une ombre qui nous excite à menacer de loin les payions Z\.

D iij

7^ La Nouvelle

nous laifle comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m'abandon- ner à mes é^aremens ; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus , mais qui les defîre plus ardemment & en a plus befoin que jamais \ daignez me rappeller à moi- même , & que votre douce voix fupplée en ce cœur malade à celle de la raifon. Non , je l'ôfe efpérer , je ne fuis point tombé dans un abailTement éternel. Je fens ranimer en moi ce feu pur & fain^ dont j'ai brûlé j l'exemple de tant de "vertus ne fera point perdu pour celui qui en fut l'objet , qui les aime , les admire , & veux les imiter fans celTe^ O chère amante dont je dois honorer le choix 1 ô mes amis dont je veux recou- vrer l'eftime! mon âme fe réveille & reprend dans les vôtres fa force & fa vie. Le chafce amour & l'amitié fubli- me me rendront le courage qu'un lâche défefpoir fut prêt à m'ôter : les purs (qu.- rimens de mon cœur me tiendront lieu de fageHe j je ferai par v-oas tout ce que j e

H É L o ï s E. 79

^ols être , & je vous forcerai d'oublier ma chute , fi je puis m'en relever un inf- tanr. Je ne fais ni ne veux favoir quel fort le ciel me réferve ; quel qu'il puilTe être , je veux me rendre digne de celui dont j'ai Joui. Cette immortelle image que je porte en moi me fervira d'égide , & rendra mon âme invulnérable aux coups de la fortune. N'ai - je pas aiTez vécu pour mon bonheur ? C'eft main- tenant pour fa gloire que je dois vivre. Ah ! que ne puis- je étonner le monde de mes vertus , afin qu'on pût dire un jour en les admirant : pouvoit-il moins faire ? il fut aimé de Julie.

p. S. Des nœuds abhorrés &: peut- être inévitables.] Que fignifient ces mots ? Ils font dans fa lettre. Clai- re , je m'attends à tout \ je fuis ré- figné , prêt à fupporter mon fort. Mais ces m.ots... jamais , quoi qu'il arrive , je ne partirai d'ici que je n'aye eu l'explication de ces mots- . \ï.

D iv

So La Nouvelle

LETTRE XI.

DE Julie.

J.L eft donc vrai que mon âme n'efc pas fermée au plaifîr , & qu'un fenti- ment de joie y peut pénétrer encore l Hélas ! je croyois depuis ton départ n'être plus fenfîble qu'à la douleur j je croyois ne favoir que foufFrir loin de toi , & je n'imaginois pas même des confolations à ton abfence. Ta charmante lettre à ma coufine efl: venue me défabufer \ je i'ai lue & baifée avec des larmes d'at- tendriffement j elle a répandu la fraî- cheur d'une douce rofée fur mon cœur féché d'ennui oc flétri de triftelTe , &: j'ai fenti par la férénité qui m'en eft: reftée , que tu n'as pas moins d'afcen- dant de loin que de près fur les affec- cions de ta Julie.

Mon ami , quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de (en* timent qui convient au courage d'ua

H È L o ï s E. 8l

homme ! Je c'en eftimerai davantage » & m'en mépriferai moins de n'avoir pas en tout avili la dignité d'un amour Kon- nête, ni corrompu deux coeurs à la fois. Je re dirai plus, à préfent que nous pou- Tons parler librement de nos affaires j ce qui aggravoit mon dcfefpoir éroit de voir que le tien nous ôroit la feule ref- fource qui pouvoir nous refter dans l'u- fage de tes talens. Tu connois mainte- nant le digne ami que le ciel t'a donné \ ce ne feroit pas trop de ta vie entière pour mériter fes bienfaits ; ce ne fera ja- mais alfez pour réparer l'otfenfe que tu viens de lui faire , & j'efpere que tu n'auras plus befnin d'autre leçon pour contenir ton imagination fougueufe. C'eft fous les aufpices de cet homme refpectable que tu vas entrer dans le monde j c'eft à l'appui de fon crédit , c'ell: guidé par fon expérience que tu vas ten- ter de venger le mériie oublié des ri- gueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferois pas pour toi j tâche au moins d'honorer ies bontés, en ne les rendant

D V

Si La Nou y elle

pas imiriles. Vois quelle riante perfpec- tive s'offre encore à roi ; vois quel fuc- cès tu dois efpcrer dans une carrière tour concourt à favorifer ton zèle. Le ciel t'a prodigué (es dons j ton heureux naturel , cultivé par ton goût , t'a doué de tous les talens : à moins de vingt- quatre ans tu joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédommage plus tard du progrès des ans :

Fruto fertile in fa'lgiovenil flore.

L'étude n'a point émoulTé ta vivacité , ni appefanti ta perfonne : la fade galan- terie n'a point rétréci ton efprit, ni hé- bété ta raifon. L'ardent amour, en t'inf- pirant tous les fentimens fublimes dont il eft le père , t'a donné cette élévation d'idée & cette juftelfe de fens (i) qui en font inféparables. A fa douce cha- leur j'ai vu ton âme déployer fes bril-

(i) Jufteife de fens inféparable de l'amour? Bonne Julie j elle ne brille pas ici dans Je vôcre.

H É L o ï s E. S 3

îantes facultés , comme une fleur s'ou- vre aux rayons du foleil : ta as à la fois tout ce qui mène à la fortune & tout ce qui la fait méprifer. Il ne te maa- quoit , pour obtenir les honneurs du monde , que d'y daigner prétendre , ^ j'efpere qu'un objet plus cher à ton cœur te donnera pour eux le zèle dont ils ne font pas dignes.

O mon doux ami ! ta vas t'éloigner de moi !.... O mon bien-aimé ! tu vas fuir ta Julie !... 11 le faut ; il faut nous féparer, fi nous voulons nousrevoir heu- reux un jour , & l'effet des foins que tu vas prendre eft notre dernier efpoir. Puifle une (\ chère idée t'animer , te confoler durant cette amère Se longue réparation ! puifle-t-elle te donner cette ardeur qui furmonte les obftacles SZ dompte la fortune ! Hélas ! le monde & les affaires feront pour toi des diffrac- tions continuelles , &; feront une utile diverfion aux peines de l'abfence ! Mais je vais reflet abandonnée à moi feule ou livrée aux perfécutions : Se tout me for-

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§4 La Nouvelle

cera de te regretter fans celfe. Heureu» fe au moins fi de vaines ailarmes n'as- gravoient mes tourmens réels , & avec mes propres maux je ne fentois en- core en moi tous ceux auxquels tu vas t'expofer !

Je frémis, en fongeant aux dangers de mille efpèces que vont courir ta vie Si tes mœurs. Je prends en toi toute la con- fiance qu'un homme peut infpirer ; mais puifque le formons fépare, ah ! mon ami! pourquoi n'es-tu qu'un horhme ? Que- de confeils te feroient néceffaires dans ce monde inconnu tu vas t'en^ager ! Ce n'eft pas à moi , jeune, fans expé- rience , & qui ai moins d'étude & de réflexion que toi , qu'il appartient de te donner là-deiTus des avis ; c'eft un foin <^ne je îaifTe à Mylord Edouard. Je me borne à te recommander deux chofes , parcequ'ellestienneRtpîusaufentiment qu'à l'expérience, & que, fi je connois peu le monde , je crois bien connoître ron cœur; n'abandonne jamais la vertu 3 & n'oublie jam^ais ta Julie,

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Je ne te rappellerai point tous ces argumens'fubrils que tu m'as toi-même appris à méprifer. qui rempliffent tant de livres, &: n'ont jamais fait un honnête- homme. Ah, les triftesraifonneurs! quels doux ravi(remens leurs cœurs n'ont ja- mais fentis nidonnés! Laifle, mon ami, ces vains moraliftes , &: rentre an fond de ton âme j c'eft-là que tu trouveras toujours la fource de ce feu facré qui nous embrâfa tant de fois de l'amour des fublimes vertus ^ c'eftlà que tu verras ce (îmulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'un faint enrhoufiafme , & que nos paflions fouilT- lent fans cq^q., fans pouvoir jamais l'effa- cer (i). Souviens-toi des larmes déli- cieufes qui coulaient de nos yeux , des

(i) La véritable philofophre des amans eu: celle de Platon 3 durant le charme ils n'en ont jamais d'autre. Ua homme ému ne peut quit- ter ce philofophe j un ledteur froid ne peut te fouffrir.

t<j La Nouvelle

palpitations qui fufFoquoient nos cœurs agités, des tranfports qui nous éle voient au-delTus de nous mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcufable , & font l'honneur de l'Hu- manité. Veux-tu favoir laquelle efl vrai- ment defirable , de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur pré- fère quand fon choix eft impartial. Songe l'intérêt nous porte en lifant l'hiftoire. T'avifas-tu jamais de defirer les tréfors de Créfus , ni la gloire de Céfar , ni le pouvoir de Néron , ni les plaifirs d'Hélio- gabale ? Pourquoi , s'ils éroient heureux , tes defirs ne te mettoient-ils pas à leur place? C'eft qu'ils ne l'étoient point , & tu le fentois bien; c'eft qu'ils étoient vils 6c méprifables, de qu'un méchant heu- reux ne fait envie à perfonne. Quels hommes contemplois-tu donc avec le plus de plaifir ? Defquels adorois-tu les exemples ? Auxquels aurois-tu mieux aimé refTembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c'étoit

H È L o ï s E. Sy

l'Athénien buvant la ciguë , c'éroit Bru* tus mourant pour fon pays , c'étoit Régu- ] us au milieu des tourmens, c'étoit Caton déchirant fes entrailles, c'étoient tous CQS vertueux infortunés qui te faifoient envie, & tu fentois au fond de ton cœur la félicité réelle que couvroient leurs maux apparens. Ne crois pas que cefen- timent fût particulier à toi feul j il eft ce- lui de tous les hommes , & fouvent mê- me en dépit d'eux. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous en- chante malgré que nous en ayons j fî-tôc que la paflion nous permet de le voir, nous lui voulons reiTembler , & fi le plus méchant des hommes pouvoit-être un autre que lui-même, il voudroit être un homme de bien.

Pardonne- moi ces tranfports, mon aimable ami j tu fais qu'ils me viennent de toi, & c'eft à l'amour, dont je les tiens , à te les rendre. Je ne veux point t'en feigner ici tes propres maximes, mais t'en faire un moment l'application , pour voir ce qu'elles ont à ton ufage j

S5 La Nouvelle

car voici le teins de pratiquer tes pro- pres leçons , ëc de montrer comment on exécute ce que tu fais dire. S'il n'eft pas queftion d'être un Catonni un Rcgulus, chacun pourtant doit aimer fon pays, être intègre & courageux , tenir fa foi, mêm.e aux dépens de fa vie. Les vertus privées font fouvent d'autant plus fubli- mes qu'elles n'afpirent point à l'appro- bation d'autrui , mais feulement au bon témoignage de foi-mêmie, & la conf- cience du juftc lui tient lieu des louan- ges de l'univers. Tu fentiras donc que la grandeur de l'homme appartient à tous les étnts, & que nul ne peut être heureux, s'il ne jouit de fa propre efiime j car fi la véritable jouiffance de l'âme eft dans la contemplation du beau , commentle méchant peut-ill'aimerdans autrui , fans être forcé de fe haïr lui- même?

Je ne crains pas que les fens Si les plaifirs grodiers re corrompent. Ils font despîéges peu dangereux pour un cœu? fenfible j & il lui en faut de plus délicats ;

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H É L O ï s E. î^

hiaîs je crains les maximes & les leçons du monde j je crains cette force terrible que doit avoir l'exemple univerfel Se continuel du vice; je crains les fophifmes adroits dont il fe colore : je crains , enfin , que ton cœur même ne t'en impofe, 8c ne te rende moins difficile fur les moyens d'acquérir une confidération que tu fau" rois dédaigner, fi notre union n'en pou- voir être le fruit.

Je t'avertis, mon ami, de cqs dan- gers \ ta fagelfe fera le refte ; car c'eft beaucoup pour s'en garantir que d'avoir fu les prévoir. Je n'ajouterai qu'une réflexion qui l'emporte à mon avis fur la faulFeraifonduvice, fur les fières erreurs àQS infenfés , & qui doit fnffire pour diriger au bien la vie de l'homme fage. C'eftque la fource du bonheur n'eft route entière ni dans l'objet defiré , ni dans le cœur qui le pofTède , mais dans le rapport de l'un & de l'autre; &;que, comme tous les objets de nos defirs ne font pas pro- pres à produire la félicité, tous les états du cœur ne font pas propres à la fencir.

$0 La Nouvelle

Si l'âme la plus pure ne fuffic pas feule à fon propre bonheur , il eft plus fiir encore que toutes les délices de la terre ne fauroient faire celui d'un cœur dépra- vé : car il y a, des deux côtés , une pré- paration néceiïaire , un certain concours dont rcfulte ce précieux fentiment re- cherché de tout être fenfible , & toujours ignoré du faux fage qui s'arrête au plaifi^^ du moment , faute de connoître un bon- heur durable. Que ferviroit donc d'ac- * quérir un de cqs avantages aux dépens de l'autre, de gagner au-dehors pour perdre encore plus au-dedans, & de fe procurer les moyens d'être heureux en perdant l'art de les employer ? Ne vaut- il pas mieux encore , fi l'on ne peut avoir qu'un des deux, facnfier celui que le fort peut nous rendre à celui qu'on ne recouvre point, quand on l'a perdu ? Qui le doit mieux favoir que moi , qui n'ai fait qu'empoifonner les douceurs de ma vie , en penfant y mettre le comble ? . Laifle donc dire les méchans qui mon- trent leur fortune & cachent leur cœur.

H É L O ï s E. 91

&: fois fur que, s'il eft un feul exemple du bonheur fur la terre, il fe trouve dans un homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui eft bon & honnête 5 n'écoute que tes propres defirs \ ne fuis que tes inclina- tions naturelles j fonge fur-tout à nos premières amours. Tancquecesmomens purs & délicieux reviendront à ta mé- moire, il n'eft pas poflible que ru celTes d'aimer ce qui te les rendit fi doux , que le charme du beau moral s'efface dans ton âme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d'un bien doni on auroit perdu le goût ? Non , pour pouvoir pofféder ce qu'on aime , il fluic garder le même cœur qui l'a aimé.

Me voici à mon fécond point; car, comme tu vois , je n'ai pas oublié mon métier. Mon ami , l'on peut fans amour avoir les fentimens fublimes d'une âme forte : mais un amour tel que le nôtre l'anime & la foutient tant qu'il brûle ; fi-iôt qu'il s'éteint , elle tombe en ian-

92 La Nouvelle

gueur, & un cœur ufé n'eft plus propre à rien. Dis- moi , que ferioas-nous , nous n'aimions plus ? Eh ! ne vaudroit- il pas mieux cefiTer d'êcre , que d'exifter fans rien fentir ; & pourrois-tu te réfou- dre à traîner fur la terre l'ir'fipide vie d'un homme ordinaire, apiès avoir goû- té tous les tranfports qui peuvent ravir une âme humaine ? Tu vas habiter de grandes villes, ta figure & ton âge, encore plus que ton mérite , tendront mille embûches à ta fidélité. L'infinuanfe coquetterie afFeétera le langage de la ten- drelTe, & te plaira fans t'abufer j tunô chercheras point l'amour , mais les plai- firs : tu les goûteras féparés de lui & ne \t% pourras reçonnoître. Je ne fais fi tu retrouveras ailleurs le cœur de Julie, mais je te défie de jamais retrouver au- près d'une autre ce que tu fentis auprès d'elle. L'épuifement de ton âme t'an- noncera le fort que je t'ai prédit j la trif- tefle & l'ennui t'accableront au fein des amufemens frivoles. Lefouvenir denos premières amours te pourfuivra malgré

H È LO'l s E. <J'y

toî. Mon image cent fois plus belle que je ne fus jamais viendra tout- à-coup te fuirprendre. A i'inftant le voile du dégoût couvrira tous tes plaifirs , ôc mille regrets amers naîtront dans ton cœur. Mon bien-aimé, mon doux ami ! ûh ! fi jamais tu m'oublies. . . . Hélas î je ne ferai qu'en mourir ; mais toi tu vivras vil &: malheureux, & je mourrai trop vengée.

Ne l'oublie donc jamais cette Julie qui fut à toi , 6c dont le cœur ne fera point à d'autres. Je ne puis rien te dire de plus dans la dépendance le ciel m'a placée : mais après t'avoir recom- mandé la fidélité, il eft jufte de te laif- fer de la mienne le feul gage qui foie en mon pouvoir. J'ai confulté, non mes devoirs \ mon efprit égaré ne les con- iioîc plus : mais mon cœur , dernière lègle de qui n'en fauroit plus fuivre j & voici le réfultat de (qs infpirations. Je ne t'épouferai jamais fans le confen- tement de mon père \ mais je nen épou« f^ai jamais un autre fans ton confent^'

94 La Nouvelle

ment. Je t'en donne ma parole j elle me fera facrée , quoi «qu'il en arrive \ & il n'y a point de force humaine qui puilfe m'y faire manquer. Sois donc fans inquiétude fur ce que je puis de- venir en ton abfence. Va , mon aima- ble ami, chercher fous les aufpices du tendre Amour un fort digne de le cou- ronner. Ma deftinée eft dans tes mains , autant qu'il a dépendu de moi de l'y mettre , & jamais elle ne changera que de ton aveu.

Dilllgi; 11 il 11 11 Hllllll Sglllll'

H É L o ï s E, 95

LETTRE XII. A Julie.

Quai fiamma di glorla ^ d'onore , S carrer fento per tut te le vene , Aima grande t parlando con te !

Julie, laifTe-moi refpirer. Tu fais bouillonner mon fang; tu me fais cref- faillir, tu me fais palpiter. Ta lettre brûle comme ton cœur du faint amour de la vertu , & tu portes au fond du mien Ton ardeur célefte. Mais pourquoi tant d'exhortations il ne falloit que des ordres ? Crois que , je m'oublie au point d'avoir befoin de raifons pour bien faire j au moins ce n'eft pas de ta part 5 ta feule volonté me fuffit. Ignores-tu que je ferai toujours ce qu'il te plaira. Se que je ferai le mal même , avant de pouvoir te défobéir. Oui, j'aurois brûlé le Capitole fi tu me l'avois commandé, - parce que je t'aime plus que toutes cho-

$^ La Nouvelle

{es j mais fais-tu bien pourquoi je t'aimG ainfi ? Ah , fille incomparable ! c'eft parce que tu ne peux rien vouloir que d'honncte , &: que l'amour de la vertu rend plus invincible celui qae j'ai pour tes charmes.

Je pars , encouragé par l'engagement que tu viens de prendre , & dont tu pouvois t'épargner le détour j car pro- mettre de n'être à perfonne fans mon confenrement , n'eft ce pas promettre de n'être qu'à moi ? Pour moi , je le dis plus librement , & je t'en donne aujour- d'hui ma foi d'homme de bien qui ne fera point violée ; j'ignore dans la car- rière où je vais m'efîayer , pour te com- plaire , à quel fort la fortune m'appelle ; mais jamais les nœuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront à d'autre qu'a Julie d'Étange ; je ne vis, je n'exifte que pour elle , & mourrai libre ou fon époux. Adieu , l'heure prelTe &c je pars d l'inftant.

LETTRE

H È L O ï s E. 5)7

n

LETTRE XII L

A Julie.

ir

J'Arrivai hier aufoir à Paris, 5c celui

qui ne pouvoir vivre féparé de roi par

deux rues, en eft maintenanr à plus de

cent lieues. O Julie ! plains-moi , plair»

ton malheureux ami. Quand mon fan*

en ion^s ruifTeaux auroic tracé cerne

route immenfe , elle m'eût paru moins

longue , & je n'aurois pas fenti défaillir

mon âme avec plus de langueur. Ah ! fi

du moins je connoLfTois le moment qui

doit nous rejoindre ainfi que l'efpace qui

nous fépare , je compenferois l'cloigne-

ment des lieux par le progrès du i^ms ;

je comprerois, dans chaque jour ôté de

ma vie, les pas quim'auroient rapproché

de roi. Mais cette carrière de douleurs

ell couverte des ténèbres de l'avenir. Le

terme qui doit la borner fe dérobe à mes

foiblesyeux. O doute ! o fupplice ! mon

cœur inquiet te cherche 6c ne trouve

Tome II. E

La Nouvelle

rien. Le foleil fe lève, & ne me rend plus l'efpoir de te voir j il fe couche, &: je ne t'ai point vue j mes jours vuides de piaifii: & de joie s'écoulent dans une lon- gue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'efpérance éteinte; elle ne m'offre qu'une relfource incertaine & à^s con- folations fufpeéles. Chère & tendre amie de mon cœur , hélas ! à quels maux faut- il m'attendre , s'ils doivent égaler mon bonheur pafle ?

Que cette iriftelTt; ne t'allarme pas , je t'en conjure ; elle eft l'effet paffager de la folitude & des réflexions du voya- ge. Ne crains point le retour de mes pre- mières foiblefles; mon cœur éft dans ta main, ma Julie; ^Tjpuifque tu le foutiens, il ne fe laiflfera plus abattre. Une des con- folantes idées qui font le fruit de ta der- nière lettre, eft que je me trouve à pré- fent porté par une double force , &: quand l'amour auroit anéanti la mienne, je ne lailTerois pas d'y gagner encore \ "car le courage qui me vient de toi me foutieut beaucoup mieux que je n auroîs

H É L o ï s E. 99

pu me foutenir moi-même. Je fuis con- vaincu qu'il n'eft pas bon que l'homme foit feul. Les âmes humaines veulent erre accouplées pour valoir tout leur prix, cc la force unie des amis , comme celle des lames d'un aimant artificiel , eft incomparablement plus grande que la fomme de leurs forces particulières. Divine amitié ! c'eft-là -ton triomphé. Mais qu'eft-ceque îafeuleamitiéauprès de cette union parfaite qui joint à toute l'énergie de l'amiiié des liens cent fois plus facrés ? font-ils ces hommes groflîers qui ne prennnent les tranfports de l'amour que pour une fièvre des fens , pour undefirde la Nature avilie ? Qu'ils viennent, qu'ils obfervent, qu'ils fentent ce qui fe paffe au fond de mon cœur ; qu'ils voyent un anianc malheureux éloi- gné de ce qu'il aime , incertain de le revoir jamais , fans efpoir de recouvrer fa félicité perdue ; mais pourtant animé de ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux & qu'ont nourri tes fentimens fu- blimes, prêt â braver la fortune , à fouf-

ICO La Nour elle

fiir fes revers , à fe voir même privé ai toi , &: à faire , des vertus que tu lui as infpirées , le digne ornement de cQiie empreinte adorable qui ne s'effacera ja- mais de fon ame. Julie, eh! qu'aurois-je été fans toi ? La froide raifon m'eût écl ai- , peut-être 5 tiède admirateur du bien , je l'aurois du moins aimé dans autrui. Je ferai plus ; je faurai le pra-- tiquer avec zèle, 6c, pénétre de tes fa- ges leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus ; 6 quels hom- mes nou.-; ferions tous , fi le monde étoic plein de Julies & de cœurs qui les fuf- ienc aimer !

En méditant en route fur ta dernière lettre , j'ai réfoîu de ralTembler en un jrecueil toutes celles que tu m'as écrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait pas une que je ne fâche par coeur , & bien par cœur , tu peux m'en croire ; j'aime pourtant a les relire fans ceiïe , ne fût-ce que pour revoir les traits de çetce main chérie qui feule peut faits

H È L O ï S E. loi

*ïlon bonheur. Mais infenfiblemenr le papier s'ufe ; &, avant qu'elles foient dé- chirées je veux les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choifir ex-^' près pour cela. Il eft aflez gros : mais je fonge à l'avenir &: j'efpere ne pas mourir alTez jeune pour me borner à ce volume. Je deftinc les foirées à cette occupation charmante , & j'avancerai lentement pour la prolonger. Ce pré- cieux recueil ne me quittera de mes jours ; il fera mon manuel dans le monde oii je vais entrer ; il fera pour moi le contrepoifon des maximes qu'on y ref- pire j il n->e confoîera dans mes maux j il préviendra ou corrigera mes fautes j il m'inftruira durant ma jeuneffe , il m'édifiera dans tous les tems , & ce fe- ront, à mon avis , les premières lettres d'amour dont on aura tiré cet ufage.

Quanta la dernière que j'ai préfente- ment fous les yeux ; toute belle qu'elle meparoîtjj'y trouve pourtant un arti- cle à retrancher. Jugement déjà fort (étrange j mais ce qui doit l'être encore

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102 La Nouvelle

plus , c'eft que cet article eft précifé- ment celui qui te regarde , & je te re- proche d'avoir même fongé à l'écrire. Que me parles-tu de fidélité, de conf- iance ? Autrefois tu connoiffois mieux mon amour & ton pouvoir. Ah , Julie î infpires-ru des fentimenspériflablesj&:, quand je ne t'aurois rien promis, pour- rois-je celTer jamais d'être à toi ? Non , non ; c'eft du premier regard de tes yeux , du premier mot de ta bouche , du premier tranfport de mon cœur que s'alluma dans lui cette flamme éternelle q^ue rien ne peut plus éteindre. Ne t'eulTé-je vue que ce premier inftant, c'en écoit déjà fait , il étoit trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'ou- blierois maintenant? Maintenant qu'eni- vré de mon bonheur pairé,fon feul fou- venir fuffit pour me le rendre encore ? Maintenant qu'opprefîe du poids de tes -charmes, ie ne refpire qu'en eux ? Main^ tenant que ma première âme eft difpa- rue j &c que je fuis animé de celle que tu m'as donnée? Maintenant, ô Julie! que

H È L Ol s 105^

je me dépite contre moi , de t'exprimer " mal tour ce que je fens ? Ah ! que ' toutes les beautés de l'Univers tentent de me fédulre j en eft-il d'autres que la tienne à mes yeux ? Que tout confpire à l'arracher de mon cœur 5 qu'on le perce, qu'on le déchire, qu'on brife ce fidèle miroirde Julie j fa pure image ne ceflera de briller [ufauçs dajis le dernier frae- ment j rien n'eft capable de l'y détruire. Non , la fuprême puilTance elle-mcme ne fauroit aller jufques-là j elle peut anéantir mon âme j mais non pas faire qu'elle exiile 6^ celTe de t'adorer.

Mylord Edouard s'efl: chargé de re rendre compte à fon palTage de ce qui me regarde Se de fes projets en ma fa- veur : mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cette promeQe par rapport à Tes arrangemens préfens. Apprends qu'il ofe abufer du droit que lui donnent fur moi fes bienfaits , pour les étendre au-delà mcme de la bjenféance. Je me vois , par une penfion qu'il n'a pas tenu à lui de rendre irrévocable , en état de faire une

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*o4 La Nouvelle

figure fort aii-delTiis de ma nailTance ^ & c'eft peut-être ce que je ferai forcé de faire à Londres pour fuivre (qs vues. Pour ici , nulle affaire ne m'attache , je continuerai de vivre à ma manière, & ne ferai point tenté d'employer en vaines dépenfes l'excédent de mon en- tretien. Tu me l'as appris, ma Julie j les premiers befoins ou du moins les plus fenfi blés font ceux d'un cœur bienfai- fant, 6c tant que quelqu'un manque du néceffaire , quel honnête homme a da fupei'fiu ?

H È L O ï s E, 105

t— ^— ^— —— —— ^— '^—

LETTRE XIV.

A Julie.

(i) J'Entre avec une fecrette horreur dans ce vafte défert du monde. Ce ca-

(1) Sans prévenir le jugement du ledeur j & celui de Julie fur ces relacions ^ je crois pouvoir dire que^ fl j'allois à les faire & que je ne les filfc pas meilleures , je les ferois du moins fort différentes. J'ai été pluficurs fois fur le point de les ôter & d'en fubftituer de ma fa- ^on j enfin je les lailTe, & je me vante de ce courage. Je me dis qu'an jeune homme de vingt-quatre ans entrant dans le monde ne doit pas le voir comme le voit un homme de cin- quante _, à qui l'expérience n'a oue trop appris à le cohnoîue Je me dis encore que j fans y avoir fait un fort grand .ôle, je ne fuis pour» tant plasdans le cas d'en pouvoir parler avec im- partialité, Laiflbns donc ces lettres comme elles font. Qu: les lieux commrns ufés t client ; que les obfcrvations criviaks reftent ; c'tH: un petit mal que tout c^^Ia. Mais , il importe à Vim'x de la vérité , que , jufqu'à la fin de fa vie , fes paf- fions ne foaillcju point fcs écrits.

E V

io<> La Nouvelle

hos ne m'offre qu'une fol itude'atFreufé, règne un mcrne fiience. Mon âme à la prefiTe cherche à s'y répandre , & fe trouve par-rout relTerrée. Je ne fuis ja- mais moins feu! que quand je fuis feu! difoit un ancien j moi , je ne fuis feu! que dans la foule , je ne puis être ni à roi ni aux ancres. Mon cœur voudroit parler , il fenc qu'il n'eft point écouté :: il voudroit répondre^ on ne lui dit rien qui puiiTe aller jufqu'à lui. Je n'entends- point la langue du pays > & perfonne ict n'entend la mienne.

Ce n'eft pas qu'on ne me faffe beau- coup d'accueil , d'amitiés , de prévenan- ces, & que mille foins officieux n'y fem- blent voler au-devant de moi. Mais c'eft précifément de quoi je me plains. Le moyen d'ctre auflî-côt l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu ? L'honnête intérêt de l'Humanité, l'épanchement hmple & touchant d'une âme franche, ont un lan- gage bien différent des fauffes démonf- trations de la politeffe , & des dehors trompeurs que l'ufage du monde exige.

H È L 0 ? s £. 107

y ai grand*peur que celui qui, dès la pre- mière vue , me traite comme un ami de vingt ans , ne me traitât au bout de vingt ans comme un inconnu , fi j'avois quel- que important fervice à lui demander , & quand je vois des hommes fi diflipés prendre un intérêt fi tendre à tant de' gens, je préfumerois volontiers qu'ils n'en prennent à perfonne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela j car le François eft narurellement bon, ouvert, hofpitalier , bienfaifantj mais il y aaufii mille manières déparier qu'il ne faut pas prendre à la lettre j mille offres apparentes , qui ne font faites que pour être refufées ^ mille efpècesde piè- ges que la politefie tend à la bonne-foi ruftique. Je n'entendis jamais tant dire : comptez fur moi dans l'occafion j dif- pofez de mon crédit, de ma bourfe, de ma maifon, de mon équipage. Si tout cela étoit fincère & pris au mot , il n'y auroit pas de peupie moins attaché à la propriété , la con:munaurédes biens fe- roit ici ptefque établie y le plus riche

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loS La N ouvellë

ofFiant fans cefTe , & le plus pauvre ac-i ceptanc toujours, tour fe mettroit natu- relfement de niveau, & Sparte même eût eu des parcages moins égaux qu'ils ne feroient à Paris. Au lieu de cela , c'eft peur-Ctre la ville du monde les for- tunes font les plus inégales, 5^ oii ré- gnent à la fois la plus fomptueufe opu- lence & la plus déplorable mifere. 11 n'en faut pas davantage pour compren- dre ce que fignifie cqziq apparente commifération qui femble toujours al" 1er au-devant des befoins d'autrui , ^ eette facile tendreffe de cœur qui con- tracte en un moment des amitiés éter- nelles.

Au lieu de tous cqs fentimens fuf- peéts & de cette confiance trompeufe , veux-je chercher des lumières & de rinftruétion ? C'en eft ici l'aimable- fource, &" l'on eft d'abord enchanté du fa voir ^ de la raifon qu'on trouve dans les enrreriens, non feulement àQs favp.ns & des gens de lettres , mais des hommes de tous les états & même à^a

H É L 0 ï s E> ÏO^f

femmes : le ton de la converfation y eft coulant & naturel j il n'eft ni pe- fant ni frivole \ il eft favant fans pé- danterie, gai fans tumulte, poli fans afFeétion , galant fans fadeur , 1 adin fans équivoque. Ce ne font ni des dif- fertations ni des épigrammes j on y rai- fonne fans argumenter j on y plaifantc fans jeux de mors; on y aiTocie avec art l'efprit & la raifon, les maximes & les faillies , la fatyre aiguc , l'adroire flat- terie & la morale auftcre. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chofe à dire; on n'approfondir point les queftions , de peur d'ennuyer ; on les propofe comme en palT^uir, on les traite' avec rapidité , la précifion mène à l'é- légance \ chacun dit Ton avis &: l'appuie en peu de mots; nul n'attaqué avec chaleur celui d'autrui , nul ne défen(î opiniâtrement le fien ; on difcute pour s'éclairer , on s'arrcre av-iiu la dif- pute ; chacun s'inftruir , chacun s'a- mufe, tous s'en viMit contens , & le fage même peut rapporter de ces en-

ïio La Nouvelle

tretiens des fujets dignes d'être médi- tés en (îlence.

Mais au fond que penTes-tu qu'on ap- prenne dans ces converfations (i char- mantes? A juger fainement des chofes du monde, à bien ufer de la fociété, à connoîtie au moins les gens avec qui l'on vit? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la caufe du menfonge, à ébranler, à force de phi» lofophie, tous les principes de la vertH , à colorerde fophifmes fubtils Tes paffions & Çqs préjugés, & à donner à l'erreur un certain tour à la mode félon les ma- ximes du jour II n'eft point nécelTaire de connoître le caradere des gens , mais feulement leurs intérêts, pour deviner à- peu-près ce qu'ils diront de chaque cho- fe. Quand un homme parle, c'eft, pour ain(î dire , fon habit & non pas lui qui a un fentiment , & il en changera fans fa- çon tout audi fouvent que d'état. Don- nez-lui toiir-à tour une longue perruque, un habit d'ordonnance &: une croix pec- torale j vous l'entendrez fuccefllvement

H È L O ï s E. 1 1 ï

jTecher av-ec le même zèle les loîx, le defpotifme , 6c l'inquifirion. 11 y a une raifon commune pour la robe , une au- tre pour la finance, une autre pour l'é- pée. Chacun prouve très-bien que les deux autres font mauvaifes , confé- quence facile à tirer pour les nois (i), Aind nul ne die jamais ce qu'il penfe, mais ce qu'il lui convient de faire pen- fer à autrui, & le zèle apparent de la véiité n'eft jamais en eux que le mafque de l'intérêt.

(r) On doit pafler ce raifonnemcnt à un SuifTe qui voit fon pays fort bien gouverné ^ fans qu'aucune des trois profeiïions y foit établie. Quoi ! l'État peut-il fubfifter fans dc- fenfeurs ? Non : il faut des défenfeurs à l'État,; mais tous les Citoyens doivent être foldats par devoir , aucun par méiier. Les mêmes hommes chez les Romains & chez les Grecs cioient officiers au camp , Magiftrats à la ville , & jamais ces deux fonâ:ions ne furent mieux remplies que quand on ne connoiïïbitpas ces bifarres préjugés d'État <]ui les féparent 5i ies déshonorent.

ïii La Nouvelle

, Vous croiriez que les gens ifolés qi»t vivent dans l'indépendance ont au moins un efpric à eux , point du tout ; autres machiaes qui ne penfent point, & qu'on fait penfer par reflorrs. On n'a qu'à s'in- former de leurs fociétcs, de leurs co- teries , de leurs amis, des femmes qu'ils voient , des auteurs qu'ils connoiflent : là-deiTus on peut d'avance établir leur fentimenr futur fur un livre prêt à pa- loîrre & qu'ils n'ont point lu, fur une pièce prête à Jouer & qu'ils n'ont point vue , fur tel ou tel auteur qu'ils ne çonnoifTent point, fur tel ou tel fyftê- me dont ils n'ont aucune idée. Et com- me la pendule ne fe monte ordinaire- ment que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-là s'en vont chaque foie apprendre dan^ leurs fociérés ce qu'ils ponferont le lendemain.

Il y a amfî un petit nombre d'hom- mes & de femmes qui piMifenc pour tous les autres , & pour Icfquels tous les au- tres parlent & agiirenf, & , comme cha- cun fonge à fouintéiêt, perfomie au

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l)ien commun , &; que les intérêts par- ticuliers fonttoujoursoppofés entre eux, e'eft un choc perpétuel de brigues & de cabales, un flux & reflux de préjugés, d'opinions contraires, lesplus échauf- fés , animés par les autres, ne favent pref- que jamais de quoi il eft queftion. Cha- que coterie a (qs règles , fes jugemens , /es principes qui ne font point admis ailleurs.L'honnête-homme d'une maifon cft un frippon dans la maifon voifine. Le bon , le mauvais, le beau , lelaid,la'vé- riré, la vertu n'ont qu'une exiftence lo- cale &(Sc circonfcrite. Quiconque aime à fe répandre ôc fréquente pluiieurs fo- ciétés doit être plus flexible qu'Alcibia- de, changer de principes comme d'a.Tem- blées , modifier fon efprit , pour ainfî dire, d chaque pas, & mefurer (ds maxi- mes à la toife. Il faut qu'à chaque vilueil quitte en entrant fon âme, s'il en a une j qu'il en prenne une autre aux couleurs de la maifon , comme un laquais prend vm habit de livrée j qu'il la pofe de mè«

114 La N ou VELlË

me en fortant , & reprenne , s'il veut ,' la iîenne jufqu'à nouvel échange.

Il y a plusj c'eft que chacun fe met fans ct^Q en contradidion avec lui-mê- me , fans qu'on s'avife de le trouver man» vais. On a des principes pour laconver- fation & d'autres pour la pratique , leur oppofifion ne fcandalife petfonne , ôi l'on eft convenu qu'ils ne fe reiremble- roient point entre eux. On n'exige pas même d'un auteur, fur-tout d'un mo- ralifte, qu'il parle comme fes livres, ni qu'il agifle comme il parle. Ses écrits, ÏQS difcours, fa conduite font trois chofes toutes différentes, qu'il n'eil point obligé de concilier. En un mot , tout eft ab- furde & rien ne choque , parce qu'on y eft accoutumé, &: il y a même à cette inconféquence une forte de bon air donc bien des tiens fe font honneur. En effet , quoique tous prêchent avec zèle les ma- ximes de leur profeûion , tous fe piquent d'avoir le ton d'une autre. Le Robin prend l'air cavalier j le Financier fait le

H É L O ï s E, IT5

feigneur j TÉvêque a le propos galant; riiomme de Coiiu parle philofophie ; l'homme d'État de bel-cfprit j il n'y a pas jufqu'au fnnple artifan qui , ne pouvant prendre un autre ton que le fien , fe met en noir les dimanches pour avoir l'air d'un homme de Palais. Les militaires feuls, dédaignent tous les autres états, gardent fans façon le ton du leur & font infupportables de bonne-foi. Ce n'eft pas que M. de Murait n'eût raifon, quand il donnoit la préférence à leur fociété; mais ce qui éioit vrai de fon tems ne Teft plus aujourd'hui. Le progrès de la litté- rature a changé en mieux le ton général j- les militaires feuls n'en ont point voula changer j & le leur , qui étoit le meilleur auparavant , eft enfin devenu le pire ( 1 ).

(i) Ce jugement, vrai ou faux, ne peut s'entendre que des fubalternes , & de ceux qui ne vivent pas à Paris : car tout ce qu'il y a d'illiiftre dans le Royaume eft au fcrvice, & Ja- Cour même cfl; toute militaire. Mais il y a une

11^ La Nouv elle

Ainfî les hommes à qui l'on'parle n5 font point ceux avec qui l'on converfe ^ leurs fencimens ne partent point de leur cœur , leurs lumières ne font point dans leurefprit, leurs difcoursne reprélen- tent point leurs nenfées; on n'apperçoit d'eux que leur figure, & l'on eft dans une affemblée à-peu-près comme de- vant un tableau mouvant, le fpedla- teur paidble efi: le feul être par lui- mcme.

Telle eft l'idée que je me fuis formée de la grande fociété fur celle que j'ai vue ^ Paris. Cette idée eft peut-être plus re- lative à m.a {î:uarion particulière qu'au, véritable état des chofeSj&fe réformera fans doute , fur de nouvelles lumières. D'ailleurs , je ne fréquente que les fo- ciétés les amis de Mylord Edouard m'ont introduit 5 & je fuis convaincu

grande diiFérence , pour les manières que l'on contraâ:e , entre faire campagne en tems de guerre , & pafler fa vie dans des garnifons.

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iqii'il faut defcendre dans d'autres états pour connoître les véritables mœurs d'un pays j car celles des riches font prefque par-tout les mêmes. J^ tâcherai de m'éclaircir hiieux dans la fuite. £n attendant, juge fi j'ai raifon d'appeller cette fouie un défère , & de m'effrayçr .d'une folitude je ne trouve qu'une vaine apparence de fentirnens & de vérité, qui change à chaque inftant ^ fe détruit elle-même, je n'npperçois que larves & fantômes qui frappent l'œil un moment, &: difpaioiflent auflî- tôt qu'on les veut faiiir. Jiifqu'ici j'ai va ^beaucoup de mafques j quand verrai-je dçs vifages d'hommes ?

1 13 La No u y elle

LETTRE XV.

DE Julie.

V/Ur, mon ami, nou"; ferons unis mal- îrrc notre éloignenient; nous ferons heii- reux en dépit du fort. C'efl: l'union des cœurs qui fait leur véritable féliciré; leur attraction ne connoîc point la loi Aqs diftances, & les nôtres fe <ouche- roient aux deux bouts du monde. Je trouve, comme toi, que les amans ont mille moyens d'adoucir le fenriment de l'abfence , & de fe rapprocher en un moment. Quelquefois mcme on fe voit plus fouvent encore que quand on fe voyoit tous les jours; car fi tôt qu'un des deux eft feul , à l'inftant tous deux font enfemble. Si tu "cûres ce plaihr tous les foirs , Je le goûte cent fois le jour; je vis plus foliraire ; je fuis enviroiinée de tes veftiges, & je ne faurcis iàxei les yeux fur les objets qui

H k L o ï s E, 119

m'entourent, fans te voir tout autour de moi.

Q^uï cantb dolcemente , e qui s'ajjîfe : Qui rivolfe , e qui ritenne ilpajfo i Q^uï co' begli occhi mi trafifi il core : Qui dijfe una parola , e qui forrife.

Mais toi 5 fais tu t'arrèter à ces firuations paifibles? fais -tu goûter un amour tran- quille & tendre qui parle au cœur fans émouvoir les fens, & tes regrets font- ils aujourd'hui plus iages que tes defirs ne l'étoient autrefois ? Le ton de ta pre- mière lettre me fait trembler. Je redoute ces emportemens trompeurs , d'autant plus dangereux que l'imagination qui les excite n'a point de bornes , & je crains que tu n'outrages ta Julie à force de l'aimer. Ah! tu ne fens pas -, non , ton cceur peu délicat ne fent pas combien l'amour s'offenfe d'un vain hommage^ tu ne fonges ni que ta vie eft à moi , ni qu'on court fouvent à la morr, en croyanr fervir la Nature. Homme fenfuel , ne fau-

120 La Noui^ elle

ras-rii jamais aimer? R"appelIe-toi, rap* pelle-toi ce fenriment calme & doux que tii connus une fois 6^ que tu décri- vis d'un ton fi touchant t< fi tendre. S'il eft le plus délicieux qu'ait jamais favou- l'amour heureux , il efi le feul permis aux amans féparés^ & , quand on l'a pu goûter un moment, on nan doit plus regretter d'autres. Je me fouviensdes ré- flexions que nous ï-Aûions , en lifant toa ' Plutarque , fur un goût dépravé qui ou- trage la Nature. Quand cqs triftes plaifirs n'auroient que de n'être pas partagés , c'en feroit aiïez, difions-nous, pour les rendre infipides & raéprifables. Appli- quons la même idée aux erreurs d'une imagination trop aétive , elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux! de quoi jouis-tu , quand tu es feul à jouir ? Ces voluptés folitaires font des voluptés mortes. O amour ! lestiennes font vives, c'eft l'union des âmes qui les anime, & 'le plaifir qu'on donne à ce qu'on aime,\ fait valoir celui qu'il nous rend.

Dis-moi,

H È L o ï s E. m

Dis-moi , je te prie , mou cher ami, en quelle langue ou plutôc en quel jar- gon eil la relation de ta dernière let- tre ? Ne feroit-ce point par hafard iiu bel-efprit ? Si tu as deflein de t'en feryif fouvent avec moi , tu devrois bien m'en envoyer le dictionnaire, Qu'eft-ce, je te prie, que le fentimenc de l'habit d'un homme ? Qu'une âme qu'on prend comme un habit de livrée ? Que des maximes qu'il faut mefurer a ia toife ? Que veux-tu qu'une pauvre SuilTelFe entende à cqs fublimes fisu- res ? Au-lieu de prendre, comme les autres , des âmes aux couleurs des mai- fons, ne voudrois-tu point déjà donner à ton efprit la teinte de celui du pays ? Prends garde , mon bon ami j j'ai peur qu'elle n'aille pas bien fur ce fond-là. A ton avis , les Trajlaù du Cavalier Marin dont tu t'es (i fouvent moqué , approcheront-ils jamais 'de ces méta- phores ? & fi l'on peut faire opiner l'habit d'un homme dans une lettre j, Tome iL F

îiz La Nouvelle

pourquoi ne feroit-on pas fuer le feit (i) dans un fonnet ?

Obferver en trois femaines toutes les fociétés d'une grande ville j afligner le caractère des propos qu'on y tient,ydif- tinguer exadement le vrai du faux , le réel de l'apparent , & ce qu'on y dit de ce qu'on y penfe ; voilà ce qu'on accufe les François de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu'un étranger ne doit point faire chez eux; car ils va- lent bien la peine d'être étudiés pofé-" ment. Je n'approuve pas non plus qu'on dife du mal du pays l'on vit 5c l'on eft bien traité ; j'aimerois mieux qu'on fe laifsât tromper par les apparences, que de moralifer aux dépens de {qs hôtes. Enfin , je tiens pour fufpeâ: tout obfer- vateur qui fe pique d'efprit : je crains; toujours que , fans y fonger , il ne facrifie la vérité des chofes à l'éclat des penfées.

(i) Sudate , o fochi , a preparar metalli^ Yers d'un Sonnet du Gavaliçr Marin,

H È L O ï s E, 115

6c ne faiïe jouer fa phrafe aux dépens de la juftice.

Tu ne l'ignores pas , mon ami j l'ef- prir , dit notre Murait , eft la manie des François ; je te trouve du penchant à la même manie , avec cette différence qu elle a chez eux de la grâce , & que de tous les peuples du monde c'eilànous qu'elle fied le moins. Il y a de la recher- che &: du jeu dans plufieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif 5»: de ces expreffions animées qu'infpire la force du fentiment; je parle de cette gentillelfe de ftyle qui , n'étant point naturelle , ne vient d'elle même à perfonne , & mar- que la prétention de celui qui sqw fert. Eh, Dieukles prétentions avec ce qu'on aime , n'eft-ce pas plutôt dans l'objet aimé qu'on les doit placer , & n'eft-on pas glorieux foi-même de tout le mérite qu'il a de plus que nous ? Non, h l'on ani- me les converfations indifférentes de quelques faillies qui paflent comme des traits , ce n'efl: point entre deux amans que ce langage eft de faifon , & le jargon

Fi;

Ï14 La Nouvelle

fleuri de la gaUnterie eft beaucoup plus . éloigné du fentimenr que le ton le plus fîmple qu'on puiffe prendre. J'en appelle àcoi-même. L'efprit eût-il jamais le tems de fe montrer dans nos tête-à-têtes , & Çi le charme d'un entrerien paflîonné l'é- çarte & l'empêche de paroître , com- ment des lettres que l'abfence remplit toujours d'un peu d'amertume & o\i le cœur parle avec plus d'attendriflTemenr , le pourroient-elles fupporter'? Quoique toute grande palîîon foit férieufe & que l'exceflive joie elle même arrache des plpurs plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que l'amour foie toujours trilte- mais je veux que fa gaieté foit fimple , fans ornement , fans art, nue cpmme lui ; en un mot , qu'elle brille de Ïqs propres grâces, & non de la parure du bel-efprir, JL'inféparable , dans la chambre de la- quelle je t'écris cette lettre , prétend que j'étois, en la cqmmençant, dans eetétac 4'enjouemeutque l'amour infpire ou to- lère; mais je ne fais ce qu'il eft devenu, A mefure fjue j'avancois , une certaine

H É L O L s E. 125

langueur s'emparoit de mon âme , & me îaiffbicà peine la force de t'écrire les in- jures que la mauvaife a voulu t'adrefler î car il efl bon de t'averrir que la critique de ta critique eft bien plus de fa façon que de la mienne j elle m'en a didlé fur-tout le premier article en riant comme une folle , & fans me permettre d'y rien changer. Elle dit que c'eft pour t'nppren- dre à manquer de refpeâ: au Marini qu'elle protège & que tu plaifahtes.

Mais fais-tu bien ce qui nous met tou- tes deux de fi bonne humeur ? C'eft fon prochain mariage. Le contrat fut pafTé hier au foir , &: le jour eft pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai , c'eft aflTurément le fîen \ on ne vit de la vie une fille fibouftonnementamoureufe.Ce bon M. d'Orbe, à qui de fon ctrié la tête en tourne , eft enchanté d"un accueil fi folâtre. Moins difficile que tu n'ctois autrefois , il fe prêteavecplaifirà la plai- fanterie, & prend pour un chef-d'œuvre de l'amour , l'art d'égayer fa maitrefte. Pour elle , on a beau la prêcher , lui rc-

F iij

11^ La Novv elle

préfenter la bienféance , lui dire que près du terme elle doit prendre un main- tien plus férieux , plus grave , & faire uti peu mieux les honneurs de l'état qu'elle eft prête à quitter. Elle traite tout cela de forces funagrées ^ elle fou- lient en face à M. d'Orbe que le jour de la cérémonie elle fera de la meilleu- re humeur du monde , & qu'on ne fau- roit aller trop gaiement à la noce. Mais la petite difiimulée ne dit pas tout j je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges ; ^ je parie bien que les pleurs de la nuit paient les ris de la journée. Elle va for- mer de nouvelles chaînes qui relâche- ront les doux liens de l'amitié j elle va commencer une manière de vivre diffé- rente de celle qui lui fut chère \ elle écoit contente & tranquile , elle va courir les hafards auxquels le meilleur mariage expofé \ & , quoi qu'elle en di- fe , comme une eau pure & calme com- mence à fe troubler aux approches de l'orale , fon cœur timide & chafte ne voit point fans quelque allarme lepro- chain changement de fon fort.

H È L O ÏS £. Î27

O mon ami , qu'ils fonc heureux ! Ils s^aimentj ils vont s'époufer , ils joui- ront de leur amour fans obftacles, /ans craintes, fans remords! Adieu, adieu, je «'en puis dire davantage.

P. *$". Nous n'avons vu Mylord Edouard qu'un moment , tant il étoit preffé de continuer fa route# Le cœur plein de ce que nous lui devons , je voulois lui montrer mes fentimens & les tiens ; mais j'en ai une efpece de honte. En vérité, c'eft faire injure à un hom- me comme lui de le remercier de

fïr

ti5 La Nouvelle

WmmcÊ^mmÊmmmmmmmmmmmtmmmmmÊmmmmmmmmÊm.

: X E T T R E X T I.

A Julie.

%£Ue les pafîîons impétueiifes rendent les hommes enfans ! Qu'un amour for- cené fe nourrit aifcment de chimères, & ou'ii ell aifé de donner le change à àQ.s defirs extrêmes par les plus frivoles ob- iers ! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes rranfports que m'auroit caufé ta pré- fence , &c dans l'emportement de ma joie , un vain papier me tenoit lieu de Epi. "{Jn àQS plus grands maux de l'ab- fence , &: le feul auquel la raifon peut rien, c'eft l'inquiétude fur l'état aâiuel de ce qu'on aime. Sa fanté, fa vie, fon repos , fon amour , tout échappe à qui craint de tout perdre j on n'eft pas plus fur du préfent que de l'avenir , & tous les accidens poflibles'fe réalifent fans cefTe dans Tefprit d'un amant qui les re- doute. Enfin je refpire, je vis , tu te por- tes bien , tu m'aimes , ou plutôt il y a

H È L O ï s E, 119

3ix jours que tout cela étoit vrai j mais qui me répondra d'aujourd'hui ? O ab- fence ! ô tourment ! ô bifarre & funefte état, l'on ne peut jouir que du mo- ment palTé, & le préfentn'eft point encore !

Quand tu ne m'aurois pas parlé de l'inféparable , j'aurois connu fa malice dans la critique de ma relation , &: fa rancune dans l'apologie du Marini 5 mais s'il m'étoit permis de faire la mienne , je ne refterois pas fans ré- plique.

Premièrement , ma coufine, (carc'efl: à elle qu'il faut répondre, ) quant au ll:y- le , j'ai pris celui de la chofej j'ai tâ- ché de vous donner à la fois l'idée & l'exemple du ton Aqs convcrfations à la mode j &", fuivant un ancien précep- te, je vous ai écrit à-peu-près comme ©n parle en certaines fociétés. D'ail- leurs , ce n'eft pas l'ufage des figures, mais leur choix , que je blâme dans le Cavalier Marin. Pour peu qu'on ait àt chaleur dans l'efprit , on a befoin de

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ijo- La Nouvelle

métaphores &: d'exprefîions figurées pour 'e faire entendre. Vos lettres mê- mes eo font pleines fans que vous y fongiez , & je foutiens qu'il n'7 a qu'un géomètre ÔJ un fot qui puiflent parler fans figures. En effet , un même juge- ment n'eft-il pas fufceptible décent de- grés de force ? Et comment déterminer celui de ces degrés qu'il doit avoir , finon par le tour qu'on lui donne? Mes proprés phrafes me font rire , je l'avoue , & je les trouve abfurdes , grâce au foin que vous avez pris de les ifoler j mais làiffez-les je les ai mifes , vous les trouverez claires & même énergiques. Si ces yeux éveillés , que vous favez fi bien faire parler , étoient féparés l'un de l'autre , & de votre vifage ; coufine, que penfez-vous qu'ils diroienc avec tout leur feu ? Ma foi , rien du tout \ pas même à M. d'Orbe. , ia première chofe qui fe préfente à obferver dans un pays ç>\\ l'on arrive , rt'eft-ce pas le ton général de la fociété ? Eh bien î c'eft aulîi la première obfer-

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Vâtion que j'ai faite dans celui - ci , & je vous ai parlé de ce qu'on dit à Paiis ÔC non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remar- qué du contrafte entre les difcours , les fentimens & les adions des honnêtes gens , c'eft que ce contrafte faute aux yeux au premier inftant. Quand je vois les mêmeshommeschangerdemaximes félon les coteries , moliniftes dans l'une, janféniftes dans l'autre , vils courtifans chez un Miniftre, frondeurs mutins chez un mécontent ; quand je vois un homme doré décrier le luxe , un financier les impôts j un prélat le dérèglement ; quand j'entends une femme de la cour parler de modeftie , un grand feigneur de vertu , un auteur de fîmplicité , un abbc de religion , & que ces abfurdi- tés ne choquent perfonne , ne dois -je pas conclurre à l'inftant qu'on nefe fou- cre pas plus ici d'entendre la vérité quer de la dire , & que , loin de vouloir per- fuader les autres quand on leur parle j on ne cherche pas même à leur fahre penfer qu'on croit ce qu'on leur dit ?

F y)

131 La Nouvelle

Mais c'eft affez plaifanter avec \s coufine. Je lailTe un ton qui nous efl: étranger à tous trois , & j'efpère que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la faryre que celui du bel-efprir. C'eft à roi , Julie , qu'il faut à préfent répondre ^ car je fais diftinguer la cri- tique badine des reproches férieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change fur mon objet. Ce ne font point, les Fran- çois que je me fuis propofé d'obferver : car fi le caraélère des nations ne peutfe déterminer que par leurs différences > comment moi , qui n'en connois encore aucune autre, entreprendrois-je de pein- dre celle-ci ? Je ne ferois pas , non plus, fi mal-adroit que de choilîr la capitale pour le lieu de mes obfervations. Je n'ignore pas que les capitales diffèrent moins entre elles que les peuples , &: que les caraéteres nationaux s'y effa- cent & confondent en grande partie > tant à caufe de l'influence commune ^€S cours qui fe refTemblent toutes j, que

H È L O 'l s E. T35

par l'effet commun d'une fociété nom- breufe & relferrée , qui eft le même à-peu-près fur tous les hommes , & l'emporte à la fin fur le caractère ori- ginel.

Si je voulois étudier un peuple , c'eft dans les provinces reculées , les ha- bitans ont encore leurs inclinations na- turelles , que j'irois les obferver. Je par- courrois lentement & avec foin plu- fieurs de ces provinces, les plus éloi- gnées les unes ^qs autres \ toutes les différences que j'obferverois entre elles me donneroient le génie particulier de chacune j tout ce qu'elles auroient de commun , Se que n'auroient pas les au- tres peuples j formeroit le génie natio- nal, & ce qui fe trouveroit par-rout, ap- partiendroiten général à l'homme, Mais je n'ai ni ce vafte projet, ni l'expérien- ce néceflaire pour le fuivre. Mon ob- jet eft de connoître l'homme, & ma méthode de l'étudier dans fes diverfes lelations. Je ne l'ai vu juiqa'ici qu'en petites fociétés , épars & prefque ifolç

154' -^^ Nouvelle

fnr la terre. Je vais maintenarït le con* fidérer entafle par multitudes dans les; mêmes lieux , & je commencerai à ju- ger par-là des vrais effets de la fociété y car s'il eft confiant qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle eft nom- breufe & rapprochée , mieux ils doivent valoir j & les mœurs, par exemple, fe- ront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais : que fi l'on trouvoit le contraire , il faudroit tirer une confé-. quence oppofée.

Cette méthode pourroit , j'en con- viens , me mener encore à la connoif- fance àQS peuples , mais par une voie longue & fi détournée , que je ne ferois peut-être de ma vie en état de pronon- cer fur aucun d'eux. Il faut que je com- mence par tout obferver dans le pre- mier où je me trouve j que j'afîîgne en- fuite les différences , à mefure que Je parcourrai les autres pays ; que je com- pare la France à chacun d'eux, comme on décrit l'olivier fur un faule, ou le pal- mier fur un fapin *, &: que j'attende à

H É L O ï s E, 155

Jnger du premier peuple obfervé, que j'aie obfervé tous les autres.

Veuilles donc , ma charmante ptê- cheufe, diftinguer ici robfervation phi- lofophique de la fatyre nationale. Ce ne font point les Parifiens que j'étudie, mais les habitans d'une grande ville, & je ne fais fi ce que j'en vois ne convient pas à Rome & à Londres tout auffi bien qu'à Paris. Les règles de la morale ne dépendent point des ufages des peuples ; ainfl, malgré les préjugés dominans, je fens fort bien ce qui efl: mal en foi 5, mais ce mal , j ignore s'il faut l'attribuer au François ou à l'homme , & s'il eft l'ouvraee de la coutume ou de la Na- ture. Le tableau de vice offenfe en tous lieux un œil impartial , 6c l'on n'efl: pas plus blâmable de le reprendre dans un pays il règne, quoiqu'on y foit , que de relever les défauts de l'Humanité, quoiqu'on vive avec les hommes. Ne fuis-je pas à préfent moi-même un ha- bitant de Paris ? Peut-être , fans le fa- voir, ai-je déjà contribué, pour ma part.

t3<5' La Nouvelle

audéfordre que j'y remarque*, peut-être un trop long fcjoury corromproit-il ma volonté mcine \ pciu-êrre au bout d'un an ne ferois-je plus qu'un bourgeois ^ il , pour erre digne de toi , je ne gar- dois l'âme d'un homme libre & les mœurs d'un citoyen. LaifTe-moi donc te peindre fans contrainte des objets aux- quels je rougiiTe de relTembler , & m'a- nimer au pur zèle de la vérité par le tableau de la flatterie & du menfonge.

Si j'étois le maître de mes occupations èc de mon fort, je faurois , n'en doute pas , choifir d'autres fujets de lettres , & tu n'étois pas mécontente de celles que je t'écrivois de Meillerie &: du Valais j jnais, chère amie, pour avoir la force de fupporter le fracas du monde je fuis contraint de vivre , il faut bien au moins que je me confole à te le dé- crire , & que l'idée de te préparer des relations m'excite à en chercher les fujets. Autrement le découragement va m'atteindre à chaque pas ; & il faudra que j'abandonne tout , fi tu ne veux rien

H È L oi s E. f 37

Voîi- avec moi. Penfe que , pour vivre d'une manière fi peu conforme à mon goût , je fais un effort qui n'eft pas in- digne de fa caufe j & , pour juger quels foins me peuvent mener à toi , fouffre que je te parle quelquefois des maxi- mes qu'il faut connoître 2c des obflacles qu'il faut fur monter.

Malgré ma lenteur , malgré mes dif- traftions inévitables, mon recueil étoit fini, quand ta lettre eft arrivée heureufe- ment pour le prolonger , &: j'admire , en le voyant fi court , combien de chofes ron cœur m'a fu dire en fi peu d'efpace. Non -, je foutiens qu'il n'y a point de ledture aufli délieieufe , même pour qui ne te connoîtroit pas , s'il avoir une âme femblable aux nôtres : mais comment ne te pas connoître en lifant tes lettres ? Comment prêter un ton fi touchant 6c des fentimeas fi tendres à une autre fi- gure que la tienne ? A chaque phrafe ne voit-on pas le doux regard de i&s yeux ? A chaque mot n'entend-on pas ta voix charmante ? Quelle autre que Julie a

138 La Nouvelle

jamais aimé , penfé , parlé , agi , écrit comme elle ? Ne fois donc pas fur- prife fi tes lettres qui te peignent fi bien font quelquefois fur ton idolâtre amant le même effet que ta préfence. En les relifant , je perds la raifon , ma tête s'égare dans un délire continuel , un feu dévorant me confume, mon fang s'allume Se pétille , une fureur me fait treflTaillir. Je crois te voir , te toucher , te prefiTer contre mon fein...... Objet adoré,

fille enchanterefie , fource de délice 62 de volupté , comment , en te voyant , ne pas voir les houris faites pour les bien- heureux ? Ah ! viens 1.... je la fens......

elle m'échappe , & je n'embraife qu'u- ne ombre Il eft vrai , chère amie,

tu es trop belle & tu fus trop tendre, pour mon foible cœur ; il ne peut ou- blier ni ta beauté ni tes careflTes : res charmes triomphent de l'abfence , ils me pourfuivenr par-tout , ils me font craindre la folitude , & c'eft le comble de ma mifere de n'ofer m'occuper tou- jours de toi.

H É L O l s E, 13^

Ils feront donc unis malgré les obfta» cles , ou plutôt ils le fonr au moment que j'écris. Aimables & dignes époux î Puifle le ciel les combler du bonheur que mérite leurfac^e & paifible amour, l'innocence de leurs moeurs, l'honnête- té de leurs âmes ! PuifiTe le ciel les com- bler du bonheur précieux dont il e(i Ci avare envers les cœnus faits pour le goûter ! Qu'ils feront heureux , s'il leur accorde , hélas ! tout ce qu'il nous ôte : mais pourtant ne fens-tu pas quelque forte de confolation dans nos maux ? Ne fens tu pas que l'excès de notre mi- fere n'eft point non plus fans dédom- magement , Se que , s'ils ont'^des plaifirs dont nous fommes privés , nous en avons auflS qu'ils ne peuvent connoîrre ? Oui, ma douce amie , malgré l'abfence , les privations , les allarmes ; malgré le dé- fefpoir même , les puilTans élancemens de deux cœurs l'un vers l'autre ont tou- jours une volupté fecrette ignorée des âmes tranquiles. C'efl: un des miracles 4e l'amour de nous faire trouver du

t4o La Nouvelle

plaifir à foufFrir \ de nous regarderions comme le pire des malheurs, un état d'indifférence 8c d'oubli qui nous ôte- roit tout le fentiment de nos peines. Plaignons donc notre fort , ô Julie I mais n'envions celui de perfonne. Il n'y a point , peut-être , à tout prendre, d'exiftence préférable à la nôrie j Se comme la Divinité tire tout Ton bon- heur d'elle-même, les cœurs qu'échauf- fe un feu célefle , trouvent dans leurs propres fentimens une forte de jouif- fance pure 8c délicieufe , indépendante de la fortune &c du refte de l'Univers.

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H É L o ï s E. I4t

LETTRE XVII. A Julie.

JIiNfin me voilà tout-à-fait dans le torrent. Mon recueil fini , j'ai commen- cé de fréquenter les fpedacles & de fou- peren ville. Je palfe ma journée entière dans le monde , je prOre mes oreilles & mes yeux à tout ce qui les frappe j &c , n'apperçevant rien qui te relTemblejje me recueille au milieu du bruit &c con* verfe en fecret avec toi. Ce n'eft pas que cette vie bruyante & tumultueufe n'ait auffi quelque forte d'attrait, S>C que la pfodigieufe diverfité d'objets n'offie de certains agrém.ens à de nouveaux dé- barquésj mais pour les fentir,il faut avoir le cœur vuide & l'efprit ftivole j l'amour & la raifon femblent s'unir pour m'en dégcùter. Com.me tout n'eft qu'une vai- ne apparence , & que tout change à chaque inftanc , je n'ai le tems d'être cpiu de rien, ni celui de rien examiner.

141 La Nou velle

Ainfî /ecommence à voir les difficul- tés de l'étude du monde , & je ne fais pas même quelle place il faut occuper pour le bien connoître. Le philofo^^iie en eft trop loinj l'homme du monde en eft trop près. L'un voie trop pour pouvoir réflé- chir ; l'autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philofophe , il le confidere à part ; &, n'en pouvant difcerner ni \qs liaifons ni les rapports avec d'autres objets qui font hors de fa portée , il ne [es voit jamais à fa place, & n'en fent ni la raifon , ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout, & n'a le tems de penfer à rien. La mobilité des objets ne lui permet que de les appercevoir , & non de les obferver j ils s'effacent mutuellement avec rapidité , &C il ne lui refte du truc que les imprefïions confiifes qui relfeni- hl;nt au calios.

On ne peut pas , non plus , voir & méditer alternativement , parce que le fpeftacle exige une continuité d'atten- tion , qui interrompt la réflexion. Ua

H É L 0 l s E. 145

homme qui voudroit divifer fon tems par intervalles entre le monde & la fo- litude , toujours agité dans fa retraite & toujours étranger dans le monde, ne feroit bien nulle part. Il n'y auroit d'au- tre moyen que de partager fa vie en- tière en deux gcands efpaces j l'un pour voir , l'autre pour réfiéchir : mais cela même eft prefqae impoflible ; car la raifon n'eft pas un meuble qu'on pofe & qu'on reprenne à fon gré , & quicon- que a pu vivre dix ans fans penfer , ne penfera de fa vie.

Je trouve aufli que c*eft une folie de Touloir étudier le monde en fiinple fpec- tateur. Celui qui ne prétend qu'obfer- ver, n'obferve rien , parce qu'étant inu- tile dans les affares & importun dans les plaifirs , il n'eft admis nulle part. On ne voir agir les autres qu'autant qu'on agit foi-mème : dans l'école du monde , comme dans celle de l'Amour, il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut apprendre.

T44 ^^ ^^ U V ELLE

Quel parri prendrai -je donc, mol étranger qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays > 5^ que la différence de re- ligion empccheroir feule d'y pouvoir af- pirer à rien ? Je fuis réduit à m'abaifTer pour m'inftruire, & , ne pouvant jamais être un homme utile , à tâcher de me rendre un homme amufant. Je m'e- xerce autant qu'il eft poflible à devenir poli fans faufleté , complaifant fans baiïeffe, & à prendre fi bien ce qu'il y a de bon dans la fociété , que j'y puifle être fouffert fans en adopter les vices, , Tout homme oifif qui veut voir le inonde, doit au moins en prendre les manières jufqu'à certain point y car de quel droit exigeroit-on d'être admis parmi les gens à qui l'on n'eft bon à rien , & a qui l'on n'auroit pas l'art de plaire ? Mais auffi quand il a trouve cet art, on ne lui en demande pas da vanrage , fur- tout s'il eft étranger. 1 peut fe difpenfer de prendre part au cabales , aux intrigues , aux démêlés j s\

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H é L o ï s E, i4f

fe comporte konnêcemenc envers cka- cun, s'il ne donne à certaines femmes ni exclufion ni préférence , s'il garde le fe- cret de chaque fociété il eft reçu , s'il n'étale point les ridicules d'une maifon •âans une autre, s'il évite les confidenceg^ s'il fe refufe aux tracafTeries , s'il garde par-tout une certaine dignité , il pour- ra voir paifiblement le monde, confer- ver fes mœurs, fa probité, fa franchifc même, pourvu qu'elle vienne d'un efprit de liberté Se non d'un efprit de parti. Voilà ce que j'ai tâché de faire par l'avis de quelques gens éclairés que j'ai choifis pour guides parmi les connoilTances que m'a donné Mylord Edouard. J'ai donc commencé d'ctre admis dans des fociétés moins nombreufes de plus choifies. Je ne m'étois trouvé jufqu'à préfent qu'à des dîners réglés l'on ne voit de femme que la maitrefle de la maifon , tous les défoeuvrésde Paris font reçus, pour peu qu'on les connoilTe , chacun paie comme il peut fon dîner en efprit ou en flatterie, 6c donc le ton bruyant Se con* Tûme II, G

•14^ La No ur elle

fus ne diffère pas beaucoup de celui dèiSI tables d'auberges.

Je fuis mainenant initié à des myftères ,plus fecrets. J'aflifte à des foupers priés ■où la porte eft fermée à tout furvenant , & l'on eft fur de ne trouver que des gens qui conviennent tous, finon les uns aux autres, au moins à ceux qui les re- -çoivent. C'eft-là que les femmes s'ob- fervenr moins, & qu'on peut commencer à les étudier j c'eft-14 que régnent plus paifiblement des propos plus fins 5c plus fatyriques-, c'eft-ià qu'au lieu des nou- velles publiques, des fpedacles, despro- moiions , des morts , des mariages donc on a parlé le matin , on palfe difcrette- ment en revue les anecdotes de Paris ^ qu'on dévoile tous lesévènemens fecrets de la chronique fcandaleufe, qu'on rend le bien & le mal également piaifans & ridicules , &: que , peignaut avec arc ÔC félon l'intérêt particulier les caraderes fies perfonnages , chaque interlocuteur^ fj^iis y penfer , peint encore 'beaucoup j>iieu3f le fien j c'efl - qu'un reile

H È L 0 L s E, Î47

cîrconfpedion fait inventer devant les laquais un certain langage entortillé, fous lequel , feignant de rendre la fatyre plus obfcure, on la rend Teulemenc plus amere j c'eft-là , en un mot , qu'on afiile avec foin le poignard , fous prétexte de faire moins de mal , mais en eft'ec pour l'enfoncer plus avant.

Cependant, à confîdérer ces propos fé- lon nos idées , on auroit tort de les ap- -peler fatyriques ; car ils font bien plus railleurs que mordans,& tombent moins fur vice que fur le ridicule. En géné- ral, la fatyre a peu de coms dans les gran- des villes , ce qui n'eft que mal eft d fîmpleque ee n'eil pas la peine d'en par- ler. Que refte-t-il à blâmer la vertu «'eft plus eftimée , &c de quoi mcdiroic- iOn, quand on ae trouve plus de mal i fÏQn ? A Paris, fxirrtour, l'on ne faific les chofes que par le coté plaifant, touc ce qui doir allumer la coler£ & l'indi- gnation eft toujours mal reçu , s'il n'eft rnis en cbanfon ou çn épigranmie. Les jolies fej^iQjçs u'aim£.nc|)oinr àfe fâcherj

Gij

14^ Novv elle

»u/n ne fe fâchent-elles de rien : elles ai- ment à rire j & comme il n'y a pas le mot pour rire au crime , les frippons font d'honnêtes gens comme tout le monde j mais malheur à qui prête le flanc au ri^ dicule, fa cauftique empreinte eft ineffa" çable ; il ne déchire pas feulement les mœurs, la vertu; il marque jufqu'au vi' ce mcme, il fait calomnier les méchans. Mai? revenons à nos foupers.

Ce qui m'a le plus frappé dans ces fociétés d'élite , c'eft de voir fîx per*- jTonnes choifies exprès pour s'entretenir n^réablemenr enfemble , & parmi lef- qiielles régnent mcme le plus fouvenc des liaifons fecrettes , ne pouvoir reflet une heure entre elles fix fans y faire intervenir la moitié de Paris , comme fi leurs cœurs n'avoient rien à fe dire , & qu'il n'y eut perfonne qui méritâc de les intérelfer.

Te fouvient-il , ma Julie, comment, en foupanr chez ta confine ou chez toi , jjous favions , en dépit de la contrainte 1^ du niylbre , faire tomber l'encretieiî

È L o i s E, f 49

fur des fujets qui euflent du rapport à nous 5 & comment, à chaque reflexion touchanre, à chaque illufion fubtile^ un regard plus vif qu'un éclair , un foupir plutôt deviné qu'apperçu , en portoit le doux fentiment d'un cœur à l'autre.

Si la converfation fe tourne par hafard fur les convives , c'eft communément dans un certain jargon de fociété dont il faut avoir la clef pour l'entendre. A l'aide de ce chiffre, on fe fait réciproquement & félon le goût du tçms mille mauvaifes plaifiuiteries , durant lefquelles le plus fot n'ell pas celui qui brille le moins , tandis qu'un tiers mal inftruitefl: réduit à l'ennui & au filence, ou à rire de ce qu'il n'entend point. VoiU, hors le tête- à-tète, qui m'eft & me fera toujours in- connu , tout ce qu'il y a de tendre 6: d'af- feétueux dans les liaifons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu'un homme de poids avance \\n propos grave ou agite une queftion férieufe , aulîi-tôt l'at- tention commune fe fixe à ce nouvel objet j hommes, femmes, vieillards, jeu-

G iij

i^o La Nouv elle

ï\QS gens , tout fe prête à le confîdéref par tontes fes faces , ^ l'on eft étonné dufens& de laraifonquiforrent comme a l'envi de toutes cts têtes folâtres (i). Un point de morale ne feroit pas mieux difcuté dan: une fociéré de philofophes que dans celle d'une jolie femme de Paris j les conchifions y feroient même fouvent moins fcveres j car le philofo- f he qui veut agir comme il parle , y regarde à deux fois ; mais ici , toute Ja morale eft un pift verbiage , on peut tcre auftere fans conféquence , & l'on

{i) Pourvu , toutefois j qu'une plairanterie imprévue ne vienne pas déranger cette gra- vité 5 car alors chacun renchérit j tout part à riuftant , & il n'y a plus moyen re- prendre le ion fcrieux. Je me rappelle un certain paquet de gimblcttes qui troubla Cx plaifamment une repréfentation de la foire. Les Aéleurs dérangés n'écoient que des ani- maux j mais que des chofes font gimblcttes pour beaucoup d'hommes J On fait qui Pon- teneile a voulu peindre daus l'hifloire des Ty- xinthicos.

H È L O ï s È. 151'

îfe feroit pas iaché, pour rabattre un peu lorgiieil phibfophique , de mettre la vertu fi haut que le fage même n'y pûc atteindre. Au refte , hommes &: fem- mes , tous , inftruits par l'expérience du monde , & fur-tout par leur confcience , fe réuniffent pour penfer de leur efpèce aufll mal qu'il eft pollible, toujours phi- lofophant triftement , toujours dégra- dant par vanité 1-a Nature humaine , tou- jours cherchant dans quelque vice la caufe de tout ce qui fe fait de bien , tou- jours d'après leur propre cœur médifanc du cœur de l'homme.

Malgré cette avili (Tante doâ:rine, un àQS fujets favoris de ces paifibies entre- tiens, c'eft le fenciment jmot par lequel il ne faut pas entendre un épanchement affectueux dans le fein de l'amour ou de l'amitié \ cela feroit d'une fadeur à mou- rir. C'eft lefentiment mis en grandes ma- ximes générales & quinteHencié par tout ce que la métaphyfique a de plus fubtil. Je puis dire n'avoir de ma vie ouï tant parler du fentimentj ni fi peu compris

G iv

15* ^^ NOV rELLE ce qu'on en difoit.Ce font des rafînemefis inconcevables. O Julie ! noseœurs grof- fîers n'ont jdmains rien fu de toutes ces telles maximes , & j'ai peur qu'il n'en foit du fenriment chez les gens du monde comme d'Homère chez les pédans , qui lui fotgent mille beautés chimériques, faute d'appercevoir les véritables. Ils dépenfent ainfi tout leur fentiment en cfprit , & il s'en exhale tant dans le dif- cours qu'il n'en refte plus pour la pra- lique. Heureufement , la bienféance y fuDpîce , & l'on fait par ufage à-peu près les mêmes chofes qu'on feroit par (tnCx- Bilité ; du moins tant qu'il n'en coûte que des formules, & quelques gènes pafTagè- res, qu'on s'impofe pour faire bien parler de foi : car, quand les facriiices vont juf- qu'à gêner trop long-tems ou à coûter trop cher , adieu le fentiment : la bien- féance n'en exige pas jufques-là. A cela près, on ne fauroit croire à quel point tout eft compaflfé , mefuré , pefc , dans ce qu'ils appellent des procédés j tout ce qui n'eft plus dans \qs fentimens, ils l'ont

H É L O ï s E, 155

^s en règle , ôc tout eft règle parmi eux. Ce peuple imitateur feioit plein d'originaux , qu'il feroit impoffible d'en rien favoir j car nul homme n'ôfe être lui-même. Il faut faire comme les autres ^ c'eft la première maxime de la fagelTe du pays. Cela fe fait ^ cela ne fe fait pas. Voilà la décifion fuprême.

Cette apparente régularité donne aux- ufages communs l'air du monde le plus comique , même dans les chofes les plus férieufes. On fait à point nomméquand il faut envoyer chercher des nouvelles, quand il faut fe faire écrire , c'eft-à- dire , faire une vifite qu'on ne fait pas ; quand il faut la faire foi-même j quand il eft permis d'être chez foi j quand on doit n'y pas être , quoiqu'on y foir j quelles offres l'un doit faire ; quelles offres l'autre doit rejeter \ quel degré de triftelfe on doit prendre à telle ou telle mort (i) , combien de tems on

Cl) S'affliger à la more de quelqu'un eft un fencimsnc d'humanité & un tcinoignagc

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154 L^ Nouvelle

doit pleurer d la campagne ; le jonr on l'on peut revenir fe confoler à la ville 5 l'heure & la minute Tafflidion per- met de donner le bal on d'aller au fpec- tacle. Tout le monde y fait à la fois la même chofe dans la même circonftan- ce : tout va par tems comme les mou- vemens d'un régiment en bataille : vous diriez que ce font autant de marionnet- tes clouées fur la même planche , ou tirées par le même fil.

Or , comme il n'eft pas po(ïîble que tous ces gens qui font exadtement la même chofe foienr exadtement afFe(ft:és de même ; il eft clair qu'i'I faut \q% pé- nétrer par d'autres moyens pour les con- noître j il eft clair que tout ce jargon

de bon naturel , mais non pas un devoir de vertu ; ce quelqu'un fi'u-il même notre Père. Quiconque , en pareil cas , n'a point d'afflic- tion dans le cœur , n'en doit point montrer au-dehors ; car il eft beaucoup plus cirentisl de fuir la faulTeté, que de s'aflervir au« biea- féances.

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ft*eft qu'un vain formulaire & ferc moins à juger des mœurs , que du ton qui rè- gne à Paris. On apprend ainfi les pro- pos qu'on y tient , mais rien de ce qui peut fervir à les apprécier. J'en dis au- tant de la plupart des écrits nouveaux ; j'en dis autant de la fcène même, qui, de- puis Molière, eft bien plus un lieu fe débitent de jolies converfations , que la repréfentarion de la vie civile. Il y a ici trois théâtres, fur deux defquels on rcpréfente des êtres chimériques : favoir , fur l'un des Arlequins ^ des Pan- talons , des Scaramouches \ fur l'autre desDieux, desDiables, des Sorciers. Suc le troifième on repréfente ces pièces im- mortelles dont la lîdiue nous faifoic tant de plaifir , & d'autres plus nou- velles qui paroifTent de tems en tems fur la fcène. Plu/îeurs de ces pièces font tragiques , mais peu touchantes , & (l l'on y trouve quelques fentimens natu- rels & quelque vrai rapport au cœur humain , elles n'offrent aucune fort©

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i5<^ La No uvellé

d'ijiftniclioii fur les mœurs paiticulieres dn peuple qu'ellesamufenr.

L'inftitution de la tragédie avoir chez; fes inventeurs un fondement de religion qui fuififoit pour l'autorifer. D'ailleurs, elle offroit aux Grecs un fpedlacle inf- trudlif & agréable dans les malheurs des Perfes leurs ennemis , dans les cri- mes &: les folies des Rois dont ce peu- ple s'étoit délivré. Qu'on repréfente à Bern, à Zurich , à la Haye l'ancienne tyrannie de la maifon d'Autriche , l'a' mour de la patrie & de la liberté nous rendra ces pièces intérelTantes j mais qu'on me dife de quel ufage font ici les tragédies de Corneille , & ce qu'im- porte au peuple de Paris Pompée ou Sertorius ? Les tragédies grecques rou- loient fur des évènemens réels ou ré- putés tels par les fpeétateurs , & fon- dés fur des traditions hiftoriques. Alais que fait une flamme héroïque & pure dans l'ame àcs Grands ? Ne diroit-on pa$ que \^s combats de l'amour & de

H È L Oi s E. I 5f

îa vertu leur donnent fouvenr de mau- vaifes nuits, & que le cœur a beau- coup à faire dans les mariages des Rois ? Juge de la vraifemblance & de l'uci- lité de tant de pièces , qui roulent toutes fur ce chimérique fujet l

Quant à la eomeciie , il efi: certain qu'elle doit repréfenter au naturel les mœurs du peuple pour lequel elle eft faite , afin qu'il s'y corrige de (qs vices & de (qs défauts , comme on ote devant un miroir les taches de Ton vifage. Té-» rence & Plaute fe trompèrent dans leur objet i mais avant eux Ariftophane Sc Ménandre avoient expofé aux Athé- niens les mœurs Athéniennes^ &depuis, le feul Molière peignit plus naïve- ment encore celles des François du /îé- cle dernier à leurs propres yeux. Le tableau a changé; mais il n'eft plus re- venu de peintre. Maintenant on copie au théâtre les converfaticns d'une cen- taine de maifon» de Paris. Hors cela , on n'y apprend rien des mœurs des Fran- çois. 11 y a dans cette grande ville cintj

155 ^^ NOU VELLE ou lix-cent-mille âmes dont il n'eft ja- mais queftion fur la fcène. Molière ôfa peindre des bourgeois & à^s arrifans aufîî bien que des Mirquis j Socrate fai- foit parler des cochers, menuifiers, cor- donniers, maçons. Mais les auteurs d'au- jourd'hui, qui font des gens d'un autre air , fe croiroient déshonorés , s'ils fa- voicnt ce qui fe paiïe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ou- vrier; il ne leur faut que des interlocu- teurs illuftres, & ils cherchent dans le ïang de leurs perfonnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie. Les fpediateurs eux-mêmes font devenus fi délicats, qu'ils craindroient de fe com- promettre à la comédie comme en vi- iîte, & ne daigneroient pas aller voir en repréfcntacion des gens de moindre condirion qu'eux. Ils font comme les feuls habitans de la terre \ tout le telle n'eft rien à leurs yeux. Avoir un car- ro(re,un fuifle , un maître-d'hôiel, c'eflr être comme tout le monde. Pour être pomme tout le monde , il faut êtr&

H É L O ï S £, 15^

tomme très-peu de gens. Ceux qui vont à pied ne fonr pas du monde; ce font des bourgeois , des hommes du peu- ple , des gens de l'autre monde, & Ton, diroit qu'un carrofle n'eft pas tant né- cefTaire pour fe conduire que pour exif- ter. Il y a comme cela une poignée d'impertinens qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers & ne valent guères la peine qu'on les compte, fi ce n'eft poui le mal qu'ils fonr. C'eftpour eux unique- ment que font faits lesfpedlacles. Ils s'y montrent à. la fois comme repréfentés au milieu du théâtre, & comme repré- fentans aux deux côtés ; ils fonr perfon* nages fur la fcène , 8c comédiens fur les baiics. C'eft ainfique la fphère du mon- de & des auteurs fe rétrécir; c'eft auifi que la fcène moderne ne quitte plus fon ennuyeufe dignité. On n'y fait plus montrer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'eft peuplée quedeComtes & de Chevaliers, & plus le peuple y eft miférable & gueux , plus le tableau du peuple y eft brillant &

1^0 La Nouvelle

magnifique. CeTa fait qu'en peignant ridicule des états qui fervent d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de l'éteindre , & que le peuple , toujours fînge 6c imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies , que pour \qs étudier & devenir encore plus fou qu'eux en les imitant. Voilà de quoi fut caufe A^oliere lui-même j il corrigea la cour en infedaut la ville, & fes ridi- cules Marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur fuccé^krent.

En général, il y a beaucoup de dif- cours & peu d'adion fur la fcène Fran- çoife j peut-être eft-ce qu'en effet le François parle encore plus qu'il n'a- git, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix à ce qu'on dit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un difoit en fortant d'une pièce de Denys le Tyran, je n'ai rien vu, mais }'ai entendu force pa- roles. Voilà ce qu'on peut dire en for- tant des pièces françoifes. Racine & Corneille, avec tout leur génie , ne font

H É L s F. itt

eux- mêmes que des parleurs, Se leur fuccelfeur eft le premier, qui, à l'imi- tâtion des Anglois , ait ofé mettre quel- quefois la fcène en repréfentation. Com- munément tout fe palTe en beaux dia- logues bien agencés , bien ronflûns, oii Ton voit d'abord que le premier foin de chaque interlocuteur eft toujours celui de briller. Prefque tout s'énonce en ma- ximes générales. Quelque agités qu'ils, puiflent être, ils fongent toujours plus au public qu'àeux mêmes: une fentence leur coûte moins qu'un fentiment, les pièces de Racine & de Molière (i) ex- ceptées : loje efl: prefque aufîl fcrupu- leufement banni de la fcène Françoife

(i) Il ne faut point afTocier en ceci Mo* liere à Racine j car le premier efi: , comme tous les autres , plein de maximes & de Cen-, tenccs , fur-tout dans Tes pièces en vers : mais chez Racine tout eft fentiment ; il a fu faire parler chacun pour foi 5 & c'cft en cela qu'il eft vraiment unique parmi les anciens drama» lic[ues de fa nation,

1^1 , La NovyËLLE

que des écrits de Port- Royal, & le5^ partions humaines, auffi modeftes que l'humanité chrétienne , n'y parlent ja- mais que pr on. Il y a encore une cer- taine dignité maniérée dans le gefte 5^ dans le propos, qui ne permet jamais â la paflîon de parler exadement fou langage , ni à l'auteur de revêtir fon perfonnage & de fe tranfporter au lieu de la fcène , mais le rient toujours en- chaîné fur le théâtre & fous les yeux des /peétateuts. Auffi les fituations les plus vives ne lui foiit-elles jamais oublier un bel arrangement de phrafes ni des attitudes élégantes j & , fi le défefpoir lui plonge un poignaîd dans le cœur, non content d'obferver la décence en tombant comme Polixene, il ne tombe point; la décence le maintient debout après fa mort, &: tous ceux qui vien- nent d'expirer s'en retournent l'inftant d'après fur leurs, jambes.

Tout cela vient de ce que le François Be cherche point fur la fcène le naturel. Se riliufion j & n'y veut que de refpiit

H É L o ï s E, I <Tf

Se dès penfées j il fait cas de l'agrément & non de l'imitation , & ne fe /ioucie pas d^être fédiiir,poutvu qu'on Tamufe. Per- fonne ne va au fpe<flacle pour le plaiflr. du fpedtaclc, mais pour voir l'afTembléd , pour en être vu , pour amaCTer de quoi fournir au caquet après la pièce , ôc l'on ne fonge à ce qu'on voit que pour fa- voir ce qu'on en dira. L'aâ:eur pour eux cft toujours l'adleur, jamais le perfon- nage qu'il repréfente. Cet homme qui parle en maître du monde n'efl: point Augufte , c'eft Baron j la veuve de Pom- pée eft Adrienne , Alzire eft Mademoi- felle Gauffin , & ce fier fauvac^e eft Grandval. LesComédiens, de leur coté négligent entièrement l'illufion , dont ils voient que perfonne ne fe foucie. l's placent les héros de l'antiquité entre fix rangs de jeunes Parifiens; ils calquent les modes françoifes fur l'habit romain; on y voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge , Caton poudié en hlanc, & Brutus en panier. Tout cela ne cho- que perfonne & nefaitrienaufaccèsdes

1^4 ^^ NovvEtlE

pièces; comme on ne voit que l'aéleur dans le perfonnage, on ne voit, non plus que l'auteur dans le drame *, & fi le coftume eft négligé, cela fe pardonne aifémenr ; car on fait bien que Corneille n'étoit pas tailleur , ni Crcbillon per- ruquier.

Ainfi , de quelque fens qu'on envi- sage les chofes , tout ceci n'eft que ba- bil , jargon , propos fans confcquence. Sur la fcène, comme dans le monde , on a beau écouter ce qui fe dit, on n'ap- prend rien de ce qui fe fait, Se qu'a-t- on befoin de l'apprendre ? Si-tqt qu'uii homme a parlé , s'informe-t-on de fa conduite? n'a-t il pas tout fait? n'eft-il pas jugé? L'honncte homme d'ici n'eft ooint celui qui fait de bonnes adions, mais celui qui dit de belles chofes; & un feul propos inconfidéré , lâché fans réflexion , peut faire à celui qui le lient nn tort irréparable que n'effaceroienc pas quarante ans d'intégrité. En un mot, bien que les oeuvres des hommes ne

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teuemblenc guère à leur cifcours , je vois qu'on ne les peint que par leurs difco;irs, fans égard à leurs œuvres j je vois auflî que, dans une grande ville, la fociété paroît plus douce, plus facile, plus sûre même que parmidesgens moins étudiés j mais les hommes y font-ils en effet plus humains, plus modelés, plus juftes ? Je n'en fais rien. Ce ne font ea- core-là que des apparences; &: , fous ces dehors fi ouverts & fi agréables , les cœurs font peut-être plus cachés , plus enfoncés en-dedansque les nôtres. Étran- ger, ifolé , fans affaire, fans liaifon , fans plaifirs , & ne voulant m'en rappor- ter qu'à moi, le moyen de pouvoir pro- noncer 1

Cependant je commence à fentir l'i- vrelfe cette vie as[itée & tumul-

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tueufe plonge ceux qui la mènent, & je tombe dans un étourdiffement fembla- ble à celui d'un homme aux yeux du- quel on fait pafTer rapidement une mul- ..titudç d'objets. Aucim de ceux qui me

1^6 La Nouvelle

frappent n'attache mon cœur, niaistou* enfemble en troublent ^L fuipcndent les afFedions , au point d'en oublierj quel- ques inftans, ce que je fuis & à qui je fuis. Chaquejourenfortant dechezmoi j'enferme mes fentimens fous la clef, pour en prendre d'autres qui fe prêtent aux frivoles objets qui m'attendent. In- fenfiblement je juge & raifonne comme rj'entends juger & raifonner tout le monde. Si quelquefois j'effaie de fe- couer les préjugés & devoir les chofes comme elles font, à l'inftant je fuis ëcrâfé d'un certain verbiage qui rellèm- ble beaucoup à du raifonnement. Ou me prouve avec évidence qu'il n'y a que le demi-philofophe qui regarde d la réalité des chofes j que le vrai fage ne les confidere que par les apparences j qu'il doit prendre les préjugés pour principe., les bienféances pour loix , & que la plus fublime fageife confiée à vivre comme les foux.

Forcé de changer ainfi l'ordre de mes

H È i o'{ s E, i€y

■^ifTtscfclons morales , forcé de donner un prix à des chimères &:d'impofer filence à la Nature & à la raifon , vois ainfi xiéfîgurer ce divin modèle que je porte au-dedans de moi , &c qui fervoit à la fois d'objet à mesdefirs& de règle à mes adions j je flotte de caprice en caprice; êc , mes goûrs étant fans cefl'e alTervis a l'opinion j je ne puis être fur unfeul jour de ce que j'aimerai le lendemain.

Confus, humilié, confterné, de fen- tir dégrader en moi lanature de l'hom-» me, Se de me voir ravalé fi bas¥de cette grandeur intérieure nos cœurs en- flammés s'élevoient réciproquement, je reviens le foir pénétré d'une fecrette , triitefTa , accablé d'un dégoût mortel , Sc le cœur vuide de gonflé comme un ballon rempli d'air, O amour ! ô purs fenti- mens que je tiens de lui!. . . avec quel charme je rentre en moi-mcme ! avec quel traiifport j'y retrouve encore mes prcmièies affed:ions & ma première di- gnité ! coinbie;i je m'applaudis d'y re-

têË I.A Nouvelle

voir briller dans tout fcn éclat l'imagÔ de Ja vertu , d'y contempler la tienne, ô Julie , aflîfe fur un trône de gloire & difîipant d'un fouftle tous ces preftiges ! Je fens refpirer mon âme oppreifée, je crois avoir recouvré mon exiftence &C ma vie, & je reprends avec mon amour tous les fentimens fub limes qui le reu-^ dent digne de fon objet;i

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LETTRE

H É L O ï s E. I ^9

LETTRE XVIIL p E Julie.

Je viens, mon bon ami , de jouir d'un des plus doux fpectacles qui puilfent ja- mais charmer mes yeux. La plus fage, la plus aimable des filles efl: enfin devenue Li plus digne & la meilleure des fem- mes. L'honnête-homme dont elle a com- blé les vœuXj plein d'eRlme & d'amour pour elle , ne rçfpire que pour la chérir , l'adorer, la rendre heureufe ; & je goûce le cKarme inexprimable d'être témoin du bonheur de mon amie, c'eft- a-dire, de le partager. Tu n'y feras pas moins fen- fible, j'en fuis bien fur, toi qu'elle aima toujours fi tendrement, toi qui lui fuf cher prefque dès fon enfance , 6c à qui tant de bienfaits l'ont rendre encore rjus chère. Oui , tous les fentimens qu'elle éprouve fe font fentir à nos jcceurs comme au fien. S'ils font des plaifirs pour elle , ils font pour nous Tome IL H

î 70 La No uv elle

des confol.irions \ de tel eft le prix de l'amitié qui nous joint, que la félicité d'un des trois fufiîc pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous diflimulons pas , pourtant, que cette amie incomparable va nous échapper en partie, La voilà dans ua liouvel ordre de chofes, la voilà fujette à de nouveaux engagemens , à de nou- veaux devoirs \ & fon cœur , qui n'ctoit qu'à nous , fe doit maintenant à d'autres affections auxquelles il faut que l'amitié çede le premier rang. Il y a plus , mon ami ; nous devons de notre part devenir plus fcrupuleux fur les témoignages de ion zele*, nous ne devons pas feulement çonfutter fon attachement pour nous , & le befoin que nous avons d'elle, mais ce qui convient à fon nouvel état , &: ce qui peut agréer ou déplaire à foi.i mari. Nous n'avons pas befoin de chercher ce qu'é- xigeroit en pareil cas la vertu j les iâix feules de l'amitié fuffifent. Celui qui, pour fon intérêt particulier , pourroit compromettre un ami, mériceroit-il J'en

H È L O ï s E, 171

avoir ? Quand elle écoit hlle , elle étoic libre , elle n'avoir à répondre de Tes dé- marches qu'à elle-même , & riionnècetc de fes inrenrions fufHfoicpour la juftifiei: à fes propres yeux. Elle nous regardoic comme deux époux deftinés l'un à l'au- tre, & fon cœur fenfible & pur alliant la plus chafte pudeur pour elle même à la plus tendre compaflîon pour fa coupable amie, elle couvroic ma faute fans la par- tager : mais à préfent tout eft: changé ; elle doit compte de fa conduite à un au- tre; elle n'a pas feulement engagé fa foi; elle a aliéné fa liberté. Dcpofitaire eu même.tems de l'honneur de deux per- fonnes , il ne lui fuffit pas d'être honnête, il faut encore qu'elle foit honorée \ il ne lui fuffit pas de ne tien faire que de bien, il faut encore qu'elle ne falTe rien qui ne foit approuvé. Une femme vertueufe ne doit pas feulement mériter l'eftime de fon mari , mais l'obtenir j s'il la blâme, elle eft blâmable j &■, fût-elle innocente, «lie a tort, fi-tôt qu'elle eft foupçonnée j

H i]

1-7^ Ia Nouvelle

car les apparences même font au notn^ bre de Tes devoirs.

Je ne vois pas clairement toutes ces raifons font bonnes , tu en feras le Juge j mais un certain fentiment intérieur m'a- vertit qu'il n'eft pas bien que ma cou- fme continue d'être ma confidente , ni qu'elle me le dife la première. Je me fuis fouvent trouvée en faute fur mes raifonnemens , jamais fur les mouve- mens fecrets qui me les infpirent, &: cela fait que j'ai plus de confiance à mon inftinâ: qu'à ma raifon.

Sur ce principe j'ai déjà pris un pré- texte pour retirer tes lettres , que la crainte d'une furprife me faifoit fenir chez elle. Elle me les a rendues avec un ferrement de cœur que le mien m'a fait ^ppercevoir , & qui m'a trop confirmé que j'avois fait ce qu'il falloit faire. Nous n'avons point eu d'explication , mais nos regards en teuoient lieu \ elle m'a em- traifée en pleurant \ hous fentions fans nous rien dire combien le tendre lan^se

îî È L O 'i s E. 1^3

3e ramitié a peu befoin du fecours des paroles.

A l'égard de l'adrefTe à fubftituer à la fîenne, j'avois fongé d'abord à celle de Fanchon Anet, & c'efl: bien la voie la plus fûre que nous pourrions choiflr j mais fi cette jeune femme eft dans un rang plus bas que ma coufine , eft ce une raifon d'avoir moins d'égard pour elle en ce qui concerne l'honnêtecé ? N'eft- il pas à craindre , au contraire, que des fencimens moins élevés ne lui rendent mon exemple plus dangereux ; que ce qui n'croit pour l'une que l'effort d'une amitié fublime , ne ioit pour l'autre un commencement de corruption \ & qu'en abufant de fa reconnoiffance , je ne force la vertu même à fervir d'inftrument au vice ? Ah ! n'elt-ce pas alfez pour moi d'être coupable fans medonnerdes com- plices , 6v fans aggraver mes fautes du poids de celles d'autrui ? N'y penfons point , mon ami : j'ai imaginé un autre expédient beaucoup moins fur, à la vé- tité , mais auffi moins répréhenfibie , en

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174 ^^ NOUV ELLE

ce qu*il ne compromet perfonne (5c ne nous donne aucun confiJenc j c'eft de m'écrire fous un nom en l'air , comme par exemple , M. du Bofquet , & de mettre une enveloppe adreflee à Regîa- ïiino que j'aurai foin de prévenir. Ainfi Regianino lui-même ne faura rien j il n'aura tout au plus que des foupçons qu'il n'oferoit vérifier j car Mylord Edouard , de qui dépend fa fortune , m'a répondu de lui. Tandis que notre cor- refpondance continuera par cette voie^ )e verrai fi l'on peut reprendre celle qui MOUS fervir dans le voyage du Valais , ou quelqu'autre qui foit permanente ô£ fCire.

Quand je ne connoîtrois pas l'état de . ton cœur , je m'appercevrois par l'hu- meur qui règne dans tes relations , que la vie que tu menés n'eft pas de ton goût. Les lettres de M. de Murait, dont on s'eft plaint en France, étoient moins féveres que les tiennes j comme un enfant qui fe dépite contre fes maîtres , tu te venges d'être obligé d'étudier le monde, fur les

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H É L O ï s 1. 175

premiers qui te l'apprennent. Ce qui me furprend lepluseftquelachofequi com- mence par te révolter eft celle qui pré- vient tous les étrangerSj favoir, l'accueil des François & le ton général de leur (o^ ciété , quoique de ton propre aveu tu doives perfonnellement t'en louer. Je n'ai pas oublié la diflindion de Paris eiî particulière d'une grande ville en gêné* rai j mais je vois qu'ignorant ce qui con- vient à l'un ou à l'autre, tu fais ta criti- que, à bon compte , avant de favoir Ci c'eft une médifance ou une obferva- lion. Quoi qu'il en foit, j'aime la na- tion françoife , & ce ;i'g[1: pas iiiV-bli- ger que d'en mal parler. Je dois aux bons livresqui nous viennent d'elle,laplupart des inftrudions que nous av©ns prifes enfemble. Si notre pays n'eft plus bar- bare , à qui en avons-nous l'obliga- tion ? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fénélon , éroient tous deux françois, Henri IV. le Roi que j'aime , le bon Roi , l'étoit. Si la France n'eft: pas le

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17^ I^^ Nouvelle

pays des hommes libres, elle efi: celui des hommes vrais , & cette liberté vaut Lien l'autre aux yeux du iage. Hofpi- taliers , protedleuis de l'étranger, les f rançois lui paflent mcme la vérité qui les blefle , &L l'on fe feroit lapider à Lon- dres , l'on y ofoic dire àQs Anglois la moitié du mal que les François lailTent dire d'eux à Paris. Mon père , qui a palIé fa vie en France, ne parle qu'avec tranf- port de ce bon de aimable peuple. S'il y a verfé fon fang au fervice du Prince , le Prince ne l'a point oublié dans fa retraite, & l'honore encore de (es bien- faits ; ainfi je me rec^arde comme inié- reiTce à la gloire d'un pays mon père a trouvé la Tienne. Mon ami , G chaque peuple aies bonnes Se fes mavaifes qua- lités , honore au moins la vérité qui ]oue,auffi bien que la vérité qui blâme.

Je te dirai plus ; pourquoi perdrois- lu en vifires oirives le tems qui te refte à paflTer aux lieux tu es ? Paris efl-il , moins que Londres, le théâtre des talens, & les étrangers y font -ils moins aifé-

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Iment leur chemin ? Crois-moi, tous les Anglois ne fonrpas des Lords Éciouards, ôc tous les François ne reflemblent pas a ces beaux difeurs qui te déplaifent il fort. Tente , eflaye , fais quelques épreu- ves, ne fut-ce que pour approfondir les mœurs. Se jugera l'œuvre ces gens qui parlent fi bien. Le père de ma confine ditque tu connois laconftitution de l'em- pire & les intérêts des Princes. Mylord Edouard trouve auffi que tu n'as pas mal étudié les principes de la politique & les divers fyftêmes de Goiivernemenr. J'ai dans la tête que le pays du monde le mérite eft le plus honoré , eft celui qui te convient le mieux , &c que tu n'as befoiii que d'être connu pour être employé. Quant à la religion , pourquoi la tienne te nuiroit-elle plus qu'à un autre? La laifon n'eft-ellepas le préfervatif de l'in- tolérance 6c du fanatifme? Eft-on plus ; bigot en France qu'en Allemagne ? ÔC qui t'empècheroit de pouvoir faire à Paris le même chemin que M. de S. Saphorina fait à Vienne? Si tuconfideres

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17^ La Nouvelle

le but, les plus prompts effais ne Aou vent-ils pas accélérer les fuccès? Si tu compares les moyens, n'eft-il pas plus honnête encore de s'avancer par fes ta- lens que par fes amis ? Si tu fonges..., ah ! cette mer ! . . . . un plus long tra- jet j'aimerois mieux l'Angleterre ,

fi Paris étoit au-delà.

A propos de cette grande ville , ofe- rois-je relever une affectation que je re- marque dans tes lettres ? Toi qui me par- lois des Valaifannes avec tant de pîaifir, pourquoi ne me dis tu rien des Parifien- Jies ? Ces femmes galantes &: célèbres valent-elles moins la peine d'être dé- peintes que quelques montagnardes fim- ples ^ grofîieres ? Crains tu peut-être de me donner de l'inquiétude par le tableau àes plus féduifantes perfonnes de l'Uni- vers ? Défabufe-toi , mon ami \ ce que tu peux faire de pis pour mon repos eft de ne me point parler d'elles*, &, quoi que tu m'en puiffes dire , ton fileiice à leur égard m'eft beaucoup plus fufpeft ^ue tes éloges.

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Je ferois bien aife-aufli d'avoir un pe- tit mot fur l'Opéra de Paris dont on die ici des merveilles (i) ; car enfin la mu- fique peut ccre mauvaife , & le fpeétacle avoir (qs beautés j s'i 1 n'en a pas , c'eft un fujet pour ta médifance , & du moins ru n'offenferas perfonne.

Je ne fçais fi c'eft la peine de te dire qu'à l'occafion de la noce il m'eft encore venu , ces jours pafles , deux époufeurs comme par rendez-vous. L'un d'Yver- dun , gîranr , chaflant de château en château j l'autre dupays Allemand par le coche de Bern. Le premier eft une ma- nière de petit-maître , parlant alfez réfo- lument pour faire trouver Tes réparties fpirituelles à ceux qui rien, écoutent que le ton. L'autre eft un grand nigaud ti-

(i) J'aurois bien mauvaife opinion de ceux <]ui , connoiirant le caia<îlère &: la (îcuation de Julie, ne devineroient pas à l'inftanc que cette curiofîté ne vient point d'elle. On verra bien- tôt cjae fon Amant n'y a pas trompe. S'il l'eût ét(f ^ il ne l'auroit plus aimée.

H vj

iSo La Nouvelle

ir.îcie , non de cette aimable tlmiJité quî vient de la crainte de déplaire, mais de l'embarras d'un for qui ne fait que dire , ^ du mal-aife d'un Hbercin qui ne fe fent pas à fa place auprès d'une honncte fille. Sachant rrcs-pcfirivemcnr les inten* tions de mon père au fujet de ces deux Meflleurs , j'ufe avec plaifir de la liberté qu'il me lai (Te de les traitera ma fantaifie, Si Je ne crois pas que cette fantaifie laifle durer long-tems celle qui les amené. Je les hais d'ôfer attaquer un cœur tu règnes, fans armes pour te le difputer; s'ils en avoient , je les ha'irois davantage encore :maisoùlesprendroient-ils, eux, te d'autres, & tout l'univers ? Non, non y fois tranquile,monaimabîe ami. Quand je retrouverois un mérite égal au tierr> quand il fe préfenteroit un autre toi- même, encore le premier venu feroit-il le feul écouté. Ne t'inquiète donc point de ces deux efpeces dont je daigne à peine te parler. Quel plaifir j'aurois à leur mefurer deux dofes de dégoût Çi parfaitement égales, qu'ils priflTent la

H EL Ot &E.

f^roliition de partir eiifemble commcils font venus , & que je pufTe t'apprendreà la fois le départ de tous deux î

M. de Crouzas vient de nous donner une réfutation des épitres de Pope que j'ai Uie avec ennui. Je ne fais pas, aa vrai , lequel àes deux auteurs a raifon j mais je fais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne action , & qu'il n'y a rien de bon qu'on ne foit tenté de faire, en quittant celui de Pope. Je n'ai point , pour moi , d'au- tre manière de juger de mes lectures, que de fonder les difpofitions elles laifTent mon âme, & j'imagine à peine quelle forte de bonté peut avoir un li- vre qui ne porte point fes leûeurs aa bien (i).

Adieu, mon trop cherami; jene vou- drois pas finir fi-tôt j mais on m'attend y on m'appelle. Je te quitte à regret , car je fuis gaie , & j'aime à partager avec toi

( 1 ) Si le ledeur approuve cette règle , & qu'il s'en ferve pour juger ce recueil , l'éditeur n'ap- pellera pas de fon jugement.

tSi La Nouvelle

vc\QS plaifirs j ce qui les anime & les re-^ double eftque ma mère fe trouve mieux depuis quelques jours \ elle s'eft fentt alTez de force pour aflîfter au mariage, & fervir de mère à fa nièce , ou plutôt à fa féconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de moi , qui , méri- tant fi peu de la conferver , tremble tou- jours de la perdre. En vérité , elle fait les honneurs de la fête avec autant de grâce ^uedansfaplus.parfaite fantéj il femble même qu'un refte de langueur rende fa naïve politefie encore plus touchante. Non , jamais cette incomparable mère j-je fut fi bonne , fi charmante , fi digne J'être adorée. . . . Sais tu qu'elle a de- mandé plufieurs fois de tes nouvelles à M. d'Orbe ? Quoiqu'elle ne me parle point de toi , je n'ignore pas qu'elle t'aime , & que , (\ jamais elle étoit écou- tée, ton bonheur & le mien feroient fon premier ouvrage. Ah ! fi ton cœur fait être fenfible , qu'il a befoin de l'être , èc qu'il a de dettes à payer !

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LETTRE XIX.

A J. U L ï E.

J. Iens , ma Julie , gronds-moi , que- relle-moi, bacs-moi j je rouffrirai touc, mais je ii en coiuiiuierai pas moiri,-- a te dire ce que je penfe. Qui fera le dcpo- fîtaire de tous mes feinmiens , {\ ce n'efl toi qui les éclaires j t<. avec qui moa cœur fe permerrroir-il Je parler , fi tu refufois de lenrendre ? Quand je te rends compte de mes obfervations & de mes jugemens, c'ell pour que tu les cor- riges , non pour que tu les approuves \ & plus je puis commettre d'erreurs , plus je dois me prelfer de t'en inftruire. Si je blâme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m'en ex- cuferai point fur ce que je t'en parle en confidence j car je ne dis jamais rien d'un tiers, que je ne fois prêt à lui dire en face^ & dans tout ce que je t'écris des Parifiens , je ne fais que répéter ce

îS4 La Nouvelle

que je leur dis tous les jours à eux-mc-' mes. Ils ne m'en favenr point mauvais gré j ils conviennent de beaucoup de chofes. Ils fe plaignoienc de notre Mu- rait, je le crois bien ; on voit , on fent combien il les haie , jufques dans les éloges qu'il leur donne , & Je fuis bien trompé fi , même dans ma critique , on n'apperçoit le contraire. L'eftime & la reconnoiffance que m'infpirent leurs bontés ne font qu'augmenter ma fran- chife j elle peut n'ctre pas inutile à quel- ques-uns , &r , à la manière dont tous fupportent la vérité dans ma bouche , j'ôfe croire que nous fommes dignes, eux de l'entendre , & moi de la dire. C'eft en cela , ma Julie , que la vérité qui blâme eft plus honorable que la vé- rité qui loue ; car la louange ne fert qu'à corrompre ceux qui la goûtent , & les plus indignes en font toujours les plus affamés j mais la cenfure eft utile & le mérite feul fait la fupporter. Je te le dis du fond de mon coeur , j'honore le François comme le feul peuple qui aime

H E L s E, I§f

véritablement les hommes , &: qui foir bienfaifant par caradère ; mais c'eft pour Cela même que j'en fuis moins difpofc a lui accorder cette admirarion générale a, laquelle il prétend même pour les dé- fauts qu'il avoue. Si les François n'a- "Voient point de vertus , je n^n dirois rien ^ s'ils n'avoient point de vices , ils ne feroient pas hommes : ils ont trop de côtés louables pour être toujours loués.

Quant aux tentatives dont ru me par- les , elles me font impraticables, parce qu'il faudroit employer pour les faire des moyens. qui ne me conviennent pas & que tu m'as interdits coi- même. L'auftc- rité républicaine n'eft pas de mife en ce pays; il y faut des vertus plus flexibles , & qui fâchent mieux fe plier aux intérêts des amis ou des proredteurs. Le mérite eft honoré , j'en conviens ; mais ici \qs talens qui mènent à la réputation ne font point ceux qui mènent à la fortune : &: quand j'aurois le malheur ce polféder ces derniers , Julie fe rcfoudroit elle à deve- nir la femme d'un parvenu ? En Angle-

iS<^ Ï.A Nouvelle

terre c'eft toute autre chofe , & quoique les mœurs y vaillent peut-être encore moin qu'en France, cela n'empêche pas qu'on n'y puifTe parvenir par ^qs che- mins plus honnêtes , parce que le peu- ple ayant plus Je part auGouvernement , l'eftime publique y eft un plus grand moyen de crédit. Tu n'ignores pas que le projet de Mylord Edouard eft d'em- ployer cette voie en ma faveur , & le mien de juftifier fon zèle_. Le lieu de la terre je fuis le plus loin de toi eft celui je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O Julie ! s'il eft difficile d'obtenk ta main, il l'eft bien plus de la mériter j & voilà la noble tâche que l'amour m'impofe.

Tu m'ôtes d'une grande peine , en me donnant de meilleures nouvelles de ta mère. Je t'en voyois déjà fi inquiette avant mon départ, que je ne n'ofai te dire ce que j'en penfois \ mais je la trouvois maigrie , changée , &: je redoutois quel- que maladie dangereufe. Conferve-la |ïîoi , parce qu'elle m'eil chère , parcQ

H É L O 'l 5 E, \ly

que mon cœur l'honore, parce que ïts bontés font mon unique efpérance , & fur- roue parce qu'elle eft mère de ma Julie.

Je te dirai fui les deux époufeurs, que je n'aime point ce mot, même par plai- fanterie. Du refte le ton dont tu me par- les d'eux m'empêche de les craindre , & je ne hais plus ces infortunés, puifque tu croisleshaïr. Maisj'admire ta (implicite de penfer connoîcre la haîne. Ne vois- tu pas que c'eft l'amour dépité que tu prends pour elle ? Ainfi murmure la blanche colombe dont on pourfuit le bien-aimé. Va , Julie j va , fille incom- parable, quand tu pourras haïr quelque chofe , je pourrai cefiTer de t'aimer.

P. S. Que Je te plains d'être obfédée par ces deux importuns ! Pour l'amour de toi-même , hâte-loi de les renvoyer.

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"itt La N'our'ÈLL't

LETTRE XX. DE Julie.

IVIOn ami , j'ai remis à M. d'Orbe un paquet qu'il s'eft chargé de t'envoyer à l'adreife de M. Silveftre, chez qui tu pourras ie retirer j mais je t'avertis d'at- tendre, pour l'ouvrir , que tu fois feul Sc dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton ufage.

G'ei't une efpece d'amulette que les amans portent volontiers. La manière de s'en fervir eft bifarre : il faut la con- templer tous les matins un quart- d'heure jufqu'à ce qu'on fe fente pénétré d'un certain attendrifiemenr. Alors on l'ap- plique fur fcs yeux , fur fa bouche , & fur. fon cœur j cela fert , dit on , de préfer- vatif durant la journée contre le mau- vais air du pays galant. On attribue en- core à ces fortes de talifmans une vertu éleâ:rique très fmguliere, mais qui n'a- git qu'entre les amans fidèles, C'eft de

H È t o ï s E, iî^

ièommuniqaer à l'un l'impreflîon des baifers de l'antre à plus de cent lieues de là. Je ne garantis pas le fuccès de l'expérience ; je fais feulement qu'il ne tient qu'à toi de la faire.

Tranquilifc-toi fur les deux gaUns ou prétendans , ou comme tu voudras 3es appeller : car déformais le nom ne fait plus rien àiJa chofe. Ils font par- tis : qu'ils aillent en paix j depuis que je ne les vois plus , je ne les hais plus.

190 La Nouvelle LETTRE XXI.

A J U L I E.

M. U l'as voulu , Julie ; il faut donc te ies dépeindi-e , ces aimables Parifiea- nes. Orgueilleufe ! cet hommage man- quoit à tes charmes? Avec toute ta -feinte jaloufîe. , avec ta modeftie & ton amour , je vois plus de vanité que de crainte cachée fous cette curiofité. Quoi qu'il en ibit, je ferai vrai ; je puis l'être ; je le ferois de meilleur cœur , fi j'avois d'avantage à louer. Que ne font-elles cent fois plus char- mantes ? Que n'ont- elles affez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens ?

Tu te plaignois de mon fîlence ? Eh , mon Dieu! que t'aurois je dit? En li- fant cette lettre , tu fentiras pourquoi j'aimois à te parler àes V'alaifanes tes voifines j Se pourquoi je ne te parlois point des femmes de ce pays. C'eft quô

U t L S E. i^r

les unes me rappeloienr à toi fans cef- fe, & que les ancres,... lis, Se puis tu me jugeras. Au refte , peu de gens pen- fent comme moi des Dames Françoi- fes , a même je ne fuis fur leur compte tout-à-fait feu! de mon avis. C'eft fur quoi l'équité m'oblige à te prévenir , afin que tu fâches que je te les repré- fente , non peut-être comme elles font, mais comme je les vois. Malgré cela , fi je fuis injufte envers elles , tu ne manqueras pas de me cenfurer encore, & ru feras plus injufte que moi \ car tout le tort en eft à toi feule.

Commençons par l'extérieur. C'eft a quoi s'en tiennent [a plupart des ob- fervateurs. Si je les imitois en cela , les femmes de ce pays auroient trop à s en plnindrç^j elles ont un extérieur de ca- ractère aulTi-biêh que de vifnge , 5C comme l'un ne leur eft gueres plus fa- vorable que l'autre , on leur i:\\z tort eu ne les jugeanc que par-là. EU. s font tout au plus palfables de figure, & gé- néralement pluîôî ma! quebien j je lailTe

Y^i La Nou velle

à part les exceprions. Menues pliuôc que bien faites , elles n'ont pas la taille fine : aulîî s'attachent-elles volontiers aux modes qui la déguifent j en quoi , je trouve afifez fimples les femmes des au- tres pays , de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher des défauts qu'elles n'ont pas.

Leur démarche eft aifce & commune. Leur port n'a rie;i d'afFe6té,parce qu'el les jii'aiment point à fe gcncr ; mais elles crut naturellement une certaine dljin.' yoltura , qui n'efl: pas dépourvue de grâ- ces , & qu'elles fe piquesit fouvent de pouiïer jufqu'à l'étourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc , de font com- inunément un peu maigres \ ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. A l'égard de la gorge , c'eft l'autre ex- trémité des Valaifanes. Avecîdes corps fortement ferrés elles tâchent d'en im- pofer fur U confiftance j il y a d'autres moyens d'en impofer fur la couleur. Quoique je n'aye apperçu ces objets que 4e fo;:t loin , l'infpedion en eft fi libre

qu'il

H É L O ï s E. 195

l[u'il l'efte peu de chofes à deviner. Ces Dames paroKTent mal entendre en cela leurs intérêts; car, pour peu que le vî- fage foit agréable , l'imagination du fpeétateur les ferviroit aufurplus beau- coup mieux que fes yeux ; &:, fuivane le Philofophe Gafcon , la faim entière eft bien plus âpre que celle qu'on a dé- jà ralfanée , au moins par un fens.

Leurs traits font peu réguliers : mais Cx. elles ne font pas belles , elles ont de la phyfionomie qui fupplée à la beauté , & réclipfe quelque fois. Leurs yeux vifs &: brillans ne font pourtant ni pcnctrans ni doux? Quoiqu'elles prétendent les ani- mer à force de rouge, l'expreflion quel les leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colère que de celui de l'amour 5 naturellement ils n'ont que de la gaie- té , ou s'ils femblent quelquefois de- mander un fencimenc tendre , ils ne le promettent jamais (î).

(i) Parlons pour nous, mon cher Philofo- phe j pourquoi d'autres ne feroient-ils pas Tq!r& il I

î5?4 ^ ^ Nouvelle

Elles fe meftent ii bien , ou du moiiî| elles en ont tellement la réputation ^ qu'elles fervent en cela, comme en tour, de modèle au refte de l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goiîc un habillement plus bifarre. Elles font» de toutes les femmes, les moins aflervies d leurs propres modes. La mode domine les provinciales \ mais les parifiennes dominent la mode , 8c la favent plier chacitne à (on avantage. Les premières font comme des copiftes ignorans & ferviles qui copient jufqu'aux fautes d'orthographe \ les autres font des au- teurs qui copient en maîtres, &: favent rétablir les mauvaifes leçons.

Leur parure eft plus recherchée que niagnifique ; il y règne plus d'élégance que de richelTe. La rapidité des modes , qui vieillit tout d'une année à l'autre j !a propreté qui leur fart aimer à changer

plus heureux ? Il n'y a qu'une coquette qui promette î^ tout le monde ce qu'elle ns doittcuir qu'à un feul,

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(puventd'ajuftement les préfervçnt d'u- ne fompciiofiré ridicule j elles n'en dépen- fent pas moins , mais leur dépenfe eil mieux entendue : au lieu d'habirs râpés ScfLiperbes comme en Italie, on voit ici des habits plus fimples &: toujours frais* Les deux fexes ont à cet égard la même modération, la même délicateire, <?>: goût me fait grand plaifir : j'aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple , excepté le notre , les femmes fur tout portent moins de dorure. On voit les mêmes étoffes dans tous les états , & l'on auroit peine à dif- tinguer une duclîefle d'une bourgeoife, fi la première n'avoit l'art de trouver des diftinélions que l'autre n'ôfcroit imiter. Or ceci femble avoir fa diffi- culté j car, quelque mode qu'on prenne à la Cour , cette mode eft fuivie à l'inf- tant à la ville ; & il n'en efi: pas des bourgeoifes de Paris, comme des provin- ciales & des étrangères , qui ne font ja- mais qu'à la mode qui n'eft plus. Il n'ea eft pas encore comme dans \q% autres

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pays, où, les plus grsnds cranc aufli les plus riches, leurs femmes fediftinguent par un luxe que les autres ne peuvent éga» 1er. Si les femmes de la Cour prenoienc ici cette voie , elles feroient bien-tôt effacées par celles àQs Financiers.

Qaont-elles donc fait ? Elles ont choi- fi des moyens plus ims , plus adroits , & qui marquent plus de réflexion. Elles favent que des idées de pudeur & de mo- delHe font profondément gravées dans Tefpiit du peuple. C'eft-U ce qui leur a fuggéré des modes inévitables. Elles ont vu que le peuple avoit en horreur le rouge , qu'il s'oblline d nommer grof- ilèrement du fard \ elles fe font appli- qué quatre doigts , non de fard , mais de rouge j car , le mot changé , la chofe neft plus la même, Elles ont vu qu'une gorge découverte eft en fcandale au pu« blic : elles ont largement échancré leurs corps. Elles ont vu.... oh î bien des cho- fes , que ma Julie , toute demoifelie qu'elle eft , ne verra fûrement Jamais, jllçs ont mis dans i«urs manières le

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inême efprit qui dirige leur ajuftement. Cette pudeur charmante qui diftingue, honore ôc embellit ton fexe , leur a paru vile & roturière j elles ont animé leur gefte de leur propos d'une noble impu- dence,& il n'y a point d'honnête-homme à qui leur regard alTuré ne faflebaifTer les yeux. C'eft ainfi que, celTant d'être fem- mes, de peur d'être confondues avec les autres femmes, elles préfèrent leur rang à leur fexe , & imitent les filles de joie afin de n'être pas imitées.

J'ignore jufqu*où va cette imitation de leur part j mais je fais qu'elles n'ont pu tout -i- fait éviter celle qu'elles vou- Joient prévenir. Quant au rouge & aux corps échancrés, ils ont fait tout le pro- grès qu'ils pouvoient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoncer a leurs couleurs naturelles & aux charmes que pouvoir leur prêter Vamorofo pen- Jieràes amans, que de refter mifes com- me des bourgeoifes-, &, fi cet exemple n'a point gagné les moindres états , c'eft qu'une femme à pied dans un pareil équi-

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"page, n'eftpas trop en fureté contre les infuiresde lapopuiace.Cesinfultesfont le cri de la pudeur révoltée j & , dans cette occafîon , comme en beaucoup d'autres , la brutalité du peuple , plus honnête que la bienféance des gens po- lis , retient peut-être ici cent-mille fem- mes dans les bernes de la modeftie \ c'eft prccifémenr ce qu'ont prétendu les adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien foldatefque & au ton grenadier, il frappe moins, attendu <5u'ii eft plus univerfel , & il n'eft guères fenfible qu'aux nouveaux débarqués. De- puis le faiixbourg Saint-Germain Juf- qu'aux halles, il y a peu de femmes à Paris dont l'abord , le regard ne foient d'une hardieiïe à déconcerter quiconque n'a rien vu de femblable dans fon pays'; & de la furprife jettent ces nouvelles manières 5 naît cet air gauche qu'on re- proche aux étrangers. C'eft encore pis , {\ - tôt qu'elles ouvrent la bouche. Ce n'eft point la voix douce & mignarde de nos Vaudoifes. C'efl un certain accenc

âuf j înterrogatif, impérieux , moqueuif & plus fort que celui d'un homme. S'il refte dans leur ton quelque grâce de leur fexe >, leur manière intrépide & cu- rieufe de fixer \es gens achevé de l'é- clipfer. Il femble qu'elles fe plaifent à jouir de l'embarras qu'elles donnent à ceux qui les voient pour la première fois j mais il eft à croire que cet em- barras leur plairoit moins , fi elles en démêloient mieux la caufe»

Cependant, foit prévention de ma part en faveur de la beauté, foit inftinét, de lafienne, àfe faire valoir, les belles fem- mes me paroiiïent en général un peu plus modeftes , te je trouve plus de décence dans leur maintien. Cette réferve ne leur coûte guères j elles fentent bien leurs avantages \ elles favent qu'elles n'ont pas befoin d'agaceries pour nous attirer. Peut être aufïî que l'impudence cft plus fenfible & choquante, jointe à la laideur ; & il eft fur qu'on couvriroit plutôt de foufïleis que de baifers un laid

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ioo La Nouvelle

vifage effronté j au-lieii qu'avec la mô- deftie il peur exciter une tendre corn- palîion qui mène quelquefois à l'amour. Alais quoiqu'en général on remarque ici quelque chofe de plus doux dans le maintien des jolies perfonnes , il y a en- core tant de minauderies dans leurs ma- nières, & elles font toujours fi vifible- Bient occupées d'elles-mêmes , qu'on n'eil jamais expofé dans ce pays la tentation qu'avoir quelquefois M. de Murait auprès des Angloifes , de dire à une femme qu'elle eft belle pour avoir le plaifir de le lui apprendre.

La gaieté naturelle à la nation , ni le defir d'imiter les grands airs , ne font pas les feules caufes de cette liberté de propos &-de maintien qu'on remar- que ici dans les femmes. Elle paroît avoir une racine plus profonde dans les mœurs , par le mélange indifcret & continuel des deux fexes , qui fait contracter à chacun d'eux l'air , le lan- gage , ôc les manières de l'autre. Nos

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^uifTefles aiment aflez à fe raiïembler entre elles (i) ; elles y vivent dans une douce familiarité j Se , quoiqu'apparem- ment elles ne haïlTent pas le commerce des hommes, il efl: certain que la préfence de ceux-ci jette une efpece de contrainte dans cette petite gynccocratie. A Paris, c'eft tout le contraire , les femmes n'ai- ment à vivre qu'avec les hommes \ elles ne font à leur aife qu'avec eux. Dans chaque fociété la maitrelTe de la maifon eftprefque toujours feule au milieu d'un cercle d'hommes. On a peine a conce- voir d'où tant d'hommes peuvent fe ré- pandre par -tout j mais Paris eft plein d'aventuriers ôc de célibataires qui paf- fent leur vie à courir de maifon en mai- fon , & les hommes femblent , comme ks efpèces j fe multiplier par la circula-

(i) Tout cela eft fort changé par les cir- conftances : ces lettres ne femblent écrites <jae depuis quelques vingtaines d'années. Aux mœurs , au ftyle , on les croiroit de l'autre £ècle*

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201 La Nouvelle

tion. C'eft donc qu'une femme ap» prend à parler , agir & penfer comme eux ^ & eux comme elle. C'eft-là qu'uni- que objet de leurs petites galanteries, elle jouir paifiblement de ces infultans hom- mages auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne- foi. Qu'impor- te ? férieufement ou par plaifanterieon s'occupe d'elle , & c'eft tout ce qu'elle veut. Qu'une autre femme furvienne , à l'inftant le ton de cérémonie fuccède à la familiarité , les grands airs commen- cent , & l'attention des hommes fe par- tage 3 & l'on fe tient mutuellement dans une fecrette gêne dont on ne fort plus qu'en fe féparant.

Les femmes de Paris aiment à voir les fpeâ;acles , c'eft à dire , à y être vues j mais leur embarras, chaque fois qu'elles y veulent aller, eft de trouver une com- pagne j car l'ufage ne permet à aucune femme d'y aller feule en grande loge j . pas même avec un autre homme. On ne -fauroit dire combien, dans ce pays il fociable, ces parties font difficiles à for-

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Itflfôr; de dix qu'on en projette, il en manque neufj le defir d'aller au fpec- tacle les fait lier, l'ennui d'y aller en- femble les fait rompre. Je crois que les femmes pourroient abroger aifément cet ufage inepte; car eft la raifon de ne pouvoir fe montrer feule en public ? Mais c'eft peut-être ce défaut de raifon qui le conferve. 11 eft bon de tourner, autant qu'on peut , les bienféances fur des chofes oii il feroit inutile d'en man- quer. Que gagneroit une femme au droit d'aller fans compagne à l'opéra ? Ne vaut-il pas mieux réferver ce droit pcmr recevoir en particulier (es amis ?

Il eft fur que mille liai Ton s fecrettes doivent être k fruit de leur manière de vivre éparfes èc ifolées parmi tant d'hom- in-es. Toat le monde en convient aujour- d'hui , & l'expériencea détruit l'abfurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet ufage eft plus honnête , mais qu'il eft plus agréable, & c'eft ce que je ne •crois pas plus vrai j car quel amouf peut

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régner la pudeur eft en dérifiort, 5i quel charme peut avoir une vie privée à la fois d'amour & d'honnêteté ? Aufll, comme le grand fléau de tous ces gens 11 diflîpés eft l'ennui, les femmes fe fou- cient-elles moins d'être aimées qu'ama- fées; la galanterie &: les foins valent mieux que l'amour auprès d'elles j &, pourvu qu'on foit afîidu, peu leur im- porte qu'on foie paffionné. Les mots mê- me èi amour 8>c d'amans font bannis de l'intime fociété des deux (cxes & relé- gués avec ceux de chaîne ôc àQJîamme dans les romans qu'on ne lit plus.

Il femble que tout l'ordre des fenti- mens naturels foit ici renverfé. Le cœur n'y forme aucune chaîne^ il n'eft point permis aux iîlles d'en avoir un. Ce droit eft réfervé aux feules femmes mariées, & n'exclut du choix perfonne que leurs maris. 11 vaudroit mieux qu'une mère eût vingt amans, que fa fille un feul. L'adultère n'y révolte point, on n'y trouve rien de contraire à la bienféance j les romans lesplus décens , ceux que tout

te monde lit pour s'inftruire en font pleins , & le défordre n'eftplus blâma- ble, fi-tôr qu'il eft joint à l'infidélité. O Julie .' telle femme qui n'a pas craint de fouiller cent fois le lit conjugal, ôfe- roit d'une bouche impure accufer nos chaftes amours, & condamner l'union de deux cœurs finceres qui ne furent jamais manquer de foi! Ondiroitque le mariage n'eft pas à Paris de la mcme nature que par- tout ailleurs. C'eft un facrement, à ce qu'ils prétendent. Se ce facrement n'a pas la force des moindres contrats civils : il femble n'être que l'accord de deux perfonnes libres qui conviennent de demeurer enfemble , de porter le même nom, de reconnoître les mêmes enfans j mais qui n'ont au furplus aucune forte de droit l'une fur l'autre ; & un mari qui s'aviferoit de contrôler ici la mauvaife conduite de fa femme, nexci' teroit pas moins de murmure que celui quifouffriroit chez nous le défordre pu- blic de la fienne. Les femmes, de leur jcôté j n'ufent pas de rigueur envers ieurs|

âofi' La NovrELLE

Tnaris , & l'on ne voit pas encore qu'elles ÏGS FalTent punir d'imiter leurs infidé-- lités. Au refte , comment attendre , de part ou d'autre, un effet plus honnête d'un lien le cœur n'a point été confulté ? Qui n'époufe que la fortune ou l'état , ne doit rien à la perfonne.

L'amour même j l'amour a perdu fes droits, & n'eft pas moins dénaturé que le mariage. Si les époux font ici des gar- çons &:des filles qui demeurent enfem- ble pour vivre avec plus de liberté, les amans font des gens indifférens qui fe voient par amufement, par air , par ha- bitude, ou par le befoin du momenr„ Le cœur n'a que faire à cqs liaifons, on n'y confulté que la commodité & cer- taines convenances extérieures. C'eft, fi l'on veut , fe connoître , vivre enfem- ble , s'arranger, fe voir ; moins encore, s'il eft poflfible. Une liaifon de galante- rie dure un peu plus qu'une vifite ; c''eft nn recueil de jolis entretiens & de jolies lettres pleines de portraits, demaximes, iie philofophie & de bel efprit. A l'égard

n ELO 'là fi, l&f

«a phyfique , il n'exige pas tant de myf» tère j on a nès-fenfcment trouvé qu'il •failoit régler fur i'mftant des defiis la facilité de les fatisfaire : la première ve- nue , le premier venu , l'amant ou un autre , un homme eft toujours un hom- me , tous font prefque également bons, -& il y a du moins à cela de la confé- quence; car pourquoi feroit-on plus fidèle à l'amant qu'au mari ? Et puis, à certain âge, tous les hommes font à-peu- près le même homme , toutes les femmes la même femme j toutes ces poupées fortent de chez la même marchande de modes, & il n'y a guères d'autre choix à faire que ce qui tombe le plus com- modément fous la main.

Comme je ne fais rien de ceci par moi- même, on m'en a parlé fur un ton fi ex- traordinaire , qu'il ne m'a pas été poflible de bien entendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en ai conçu , c'eft que chez la plupart des femmes l'amant eft comme un des gens de la maifon : s'il ne fait pas fon devoir , on le congédie &c l'on ea

-aoS La Nouvelle

prend un autre \ s'il trouve mieux ail- leurs ou s'ennuie du rnctier , il quitte & Von en prend un autre. Il y a, dit- on , des femmes affez capricieufes pour ef- fayer même du maître de la maifon ; car enfin, c'eft encore une efpece d'homme. Cette fantaifie ne dure pas ; quand elle eftpaiïee , on le chafle & l'on en prend un autre \ ou , s'il s'obftine, on le garde & l'on en prend un autre.

Mais , difois-je à celui qui m'expli- quoic ces étranges ufages , comment une femme vit-elle enfuite avec tous ces autres-là, qui ont ainfi pris ou reçu leur congé ? Bon ! reprit-il , elle n'y vit point. On ne fe voit plus \ on ne fe connoît plus* Si jamais la fantaifie prenoit de renouer, on auroit une nouvelle connoilTance à faire, & ce feroit beaucoup qu'on fe fouvînt de s'être vus. Je vous entends , luidis-je ; mais j'ai beau réduire cqs exa- gérations , je ne conçois pas comment , après une union fi tendre, on peut fe -voir de fang-froid j comment le cœur ne palpite pas au nom de ce qu'on a

'H É L o *i s É. loe^

Une fois aimé j Gomment on ne trefTailUc pas à fa rencontre. Vous me faites rire, interrompit-il , avec vos treiïaillemens î Vous voudriez-donc que nos femmes ne fifTent autre cliofe que tomber en fyncope ?

Supprime une partie cîe ce tableau, trop chargé fans doute j place Julie à côté du refte , &: fouviens-toi de mon cœur; je n'ai rien de plus à te dire.

Il faut cependant l'avouer; plufieurs de ces impreflions défagrcables s'effacent par l'habitude. Si le mal fe préfente avant le bien, il ne l'empcche pas de fe mon- trer à fon tour j les charmes de l'efprit ôc du naturel font valoir ceux de la per- fonne. La première répugnance , vain- cue, devient bien-tôtun fentimentcon- rraire. C'eft l'autre point de vue du tableau, & lajuftice ne permet pas de ne l'expofer que par le côté défavan- tageux.

C'eft le premier inconvénient, des grandes villes que les hommes y devien- nent autres que ce qu'ils font, & que la

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fociéré leur donne , pour ainfi dire, tlff être différent du leur. Cela eft vrai, fur- tout à Paris , & fur tour a l'égard àes femmes , qui tirent des regards d'autrui la feule exiftence dont elles fe foucienr. En abordant une Dame dans une alTem- blée , au lieu d'une Parifienne que vous croyez voir , vous ne voyez qu'un fimu* lacre de la mode. Sa hauteur, fon am- pleur, fa démarche, fa taille , fa gorge, fes couleurs , Çon air, fon regard, i^s propos , fes manières; rien de tout cela n'eft à elle , & C\ vous la voyiez dans fon état naturel, vous ne pourriez la re- connoître. Or cet échange eft rarement ■favorable à celles qui le font, &: en géné- ral il n'y a guère à gagner à tout ce qu'on fubftitue à la nature : mais on ne l'efface jamais entièrement ; elle s'échappe tou- jours par quelque endroit, & c'eft dans une certaine adrelfe à Ife faifir que con- fifte l'art d'obferver. Cet art n'eft pas difficile vis-à-visdesfemmesdece pays; car comme elles ont plus de naturel -qu'elles ne croient en avoir, pour peu

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qu'on les fréquence aflidCiment , pour peu qu'on les dérache de cette éternelle rè- préfenrarion qui leur plaît fi fort, on les voit bien-tôt comme elles font j Se c'eft alors que toute l'aveifion qu'elles ont d'abord infpirée , fe change en eftime ôc en amitié.

Voila ce que j'eus occafion d'obferver la femaine dernière dans une partie de campagne quelques femmes nous avoient aiïez étourdimenr invités, moi Se quelques autres nouveaux débarqués, fans trop s'allurer que nous leai* conve- nions , ou peut-être pour avoir le plaific d'y rire de nous à leur aife. Cela ne man- qua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablèrent d'abord de traits plai- fans &c fins , qui , tombant toujours fans réjaillir, épuiferent bien-tôt leur car- quois. Alors elles s'exécutèrent de bonne glace , &c ne pouvant nous amener à leur ton , elles furent réduites à prendre le nôtre. Je ne fais Ci elles fe trouvèrent bien de cet échange, pour moi je m'en l^rouvaià merveille j je vis avec furprife

5i2 La NovvEiL^

que je m'éclaiiois plus avec elles, que ]i n'aurois fait avec beaucoup d'hommes. Leur efpri t ornoit fi bien le bon-fens , que je regrettois ce qu'elles en avoient mis à le défigurer, & je déplorois, en ju- geant mieux des femmes de ce pays , que tant d'aimables perfonnes ne man- quaflent deraifon , que parce qu'elles ne vouloient pas en avoir. Je vis auffi que les grâces familières & naturelles effa- çoient infenfiblement les airs apprêtés delà ville, car, fans y fonger jon prend des manières alîortiflantes aux chofes qu'on dit, & il n'y a pas moyen de mettre à des difconrsfenfés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuisqu'elles ne cherchoient plus tantàrêtre,&jefentisqu'ellesn'avoienc befoin , pour plaire, que de ne fe pas dé- guifer. J'ofai foupçonner fur ce fonde- ment, que Paris, ce prétendu fiége du ooût , eft peut-être le lieu du monde il y en a le moins, puifque tous les foins qu'on y prend pour plaire, défigurent la véritable beauté.

H È L O ï s È. 115

Nous refilâmes ainfi quatre ou cinq jours enfemble , conccns les uns des autres & de nous-mêmes. Au lieu de paiïer en revue Paris & fes folies , nous Toubliâmes. Tout notre foin fe bornoic à jouir entre nous d'une fociété agréable bc douce. Nous n'eûmes befoin ni de fatyres,ni de plaifanreries pour nous mettre de bonne humeur , & nos ris n'étoient pas de raillerie, mais de gaie-, te, comme ceux de ta coufine.

Une autre chofe acheva de me faire changer d'avis fur leur compte. Souvent au milieu de nos entretiens les plus ani- més , on venoit dire un mot à l'oreille de la maitrelTe de la maifon j elle fortoit , alloit s'enfermer pour écrire , & ne ren- ttoit de long-temps. 11 étoit aifé d'attri- buer ces éclipfes à quelque correfpon- dancede cœur, ou de celles qu'on ap- pelle ainfi. Une autre femme en gliiTa légèrement un mot qui fut alfez mal reçu j ce qui me fit juger que, fi l'ab- fcnte manquoit d'amans, elle avoir an pipins des amis. Cependant la curiofitc

214 ^^ Nouvelle

m'ayant donné quelque attention, quelle fut m'a fui'prife en apprenant que ces prétendus grifons de Paris , ctoient des payfansde laparoilTe, qui venoient dans leurs calamités implorer la orotettion de leur Dame ! L'un furchaigé de taille , à la décharge d'un plus riche j l'autre enrôlé dans la milice, fans égard pour fon âge & pour fts enfans (i) ; l'autre écrâfé d'un puiffant voifin , par un procès jnjuftej l'autre ruiné par la grêle, & donc on exi^eoit le bail à la rigueur : enfin tous avoienr quelque giace à demander> tous étoient patiemment écoutés j on n'en rebutoit aucun ; & le rems attri- bué aux billets doux , éroit employé à écrire en faveur de ces malheureux. Je ne faurois te dire avec quel étonnemeut I appris , Se le plalfir que prenoic une

(i) On a V'.i cela dans l'autre guerre; mais r,oa dans celle-ci , que je fâche. On épargne les hommes mariés , & l'on en fait siih ma-« rier beaucoup.

H É L O 'i s E, IX ^

femme jeune & difîipée à remplie ces aimables devoirs, & combien peu elley mettoit d'oftentation. Comment! difois-je tout attendri, quand ce feroic Julie , elle ne feroit pas autrement. Dh& cet inftant je ne l'ai plus regardée qu'a- vec refped , & tous fes défauts font effa- cés à mes yeux.

Si-rot que mes recherches fefonttour' jiées de ce côté, j'ai appris mille chofes à l'avantage de ces mcmes femmes que j'avois d'abord trouvé fi infuppoitables. Tous les étrangers conviennent unani- mement qu'en écartant les propos à U mode , il n'y a point de pays au monde les femmes foient plus éclairées, parlent en général plus fenfément , plus judicieufement , 6c fâchent donner au befoin de meilleurs confeils. Otor.s le jargon de la galanterie &: du bel-efprit , quel parti tirerons-nous de la converfa- tion d'une Efpagnole , d'une Italienne, d'une Allemande? Aucun j & tu fais, Julie, ce qu'il en eft: communément do

ii<> La Nouvelle

nos SuifTefles. Maisqii'onôfepaner poiii: peu galant & tirer les Françoifes de cette fortereffe, dont, à la vérité , elles n'ai- ment guère à foî:tir, o\\ trouve encore a qui parler en rafe campagne j & l'on croit combattre avec un homme , tant elle fait: s'armer de raifon & faire de nécelîicé vertu. Quant au bon caradtere, je ne ci- terai point le zèle avec lequel elles fer- vent leurs amis j car il peut régner en cela une certaine chaleur d'amour-propre qui foit de tous les pays : mais quoiqu'ordi- nairement elles n'aiment qu'elles-mê- mes , une longue habitude , quand elles ont affez de confiance pour l'acquérir, leur tient lieu d'un fentiment affez vif: celles qui peuvent fupporter un atta- chementdedix ans , le gardent ordinai- rement toute leur vie^ & elles aiment les vieux amis plus tendrement, plus sûre- ment au moins, que leurs jeunes amans. Une remarque affez commune , qui femble être à la charge des femmes , efl: qu'elles font tout en ce pays, & par con^

féqueac

H È L O ï s B. llj

fequent plus de mal que de bien ; mais ce qui les juftifie, eft qu'elles font le mal pouiïees par \qs hommes, & le bieu leur propre mouvement. Ceci ne contre- dit point ce que je difois ci-devaur,quc le cœur n'entre pour rien dans le com- merce des deux {e\Q% \ car la galanterie françoife a donné aux femmes un pou- voir univerfel qui n'a befoin d'aucun ten- dre fentiment pour fe foutenir. Tout dé- pend d'elles \ rien ne fe fait que par elles ou pour elles j l'Olympe & le ParnalTe, la gloire & la fortune font également fous leurs loix. Les livres n'ont de prix , les aoteurs n'ont d'eftime qu'autant qu'il plaît aux femmes de leur en accorder ; elles décident fouverainement à^s plus hautes connoiflances , ainfi que des plus agréables poésies : littérature, hiftoire, philofophie, politique mcme, on voit d'abord au ftyle de tous les livres qu'ils font écrits pour amufer de jolies fem- mes , & l'on vient de mettre la bibip en hiftoires galantes. Dans les affaires, filles ont, pour obtenir ce qu'elles de- Tome IL K

ii8 La Nouvelle

mandent, un afcendant naturel jufqueS fur leurs maris ; non parce qu'ils font leurs maris , mais parce qu'ils font hom- jnes , & qu'il eft convenu qu'un hom- me ne refufera rien à aucune femme , fût-ce même la fienne.

Au refte , cette autorité ne fuppofe ni attachement , ni eftime , mais feu- lement (ie la pciiteflTe & de l'ufage du monde ; car d'ailleurs , il n'eft pas moins elTentiei a la galanterie françoife de mé- prifer les femmes que de les fervir. Ce mépris eft une forte de titre qui leur en impofe; c'eft un témoignage qu'on avécu aflfez avec elles pour les connoî- tre. Quiconque les refpeéteroit , pafTe- roit à leurs yeux pour un novice , un paladin , un homme qui n'a connu les femmes que dans les romans. Elles fe jugent avec tant d'équité, que les honor rer feroit être indigne de leur plaire , & la première qualité de l'homme à bon- nes fortunes, eft d'être fouverainement impertinent.

Quoi qu'il en foit, elles ont beau (q

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piquer de méclianceté; elles font bonnes en dépit d'elles, & voici à quoi fiir-couc leur bonté de cœur eft utile. En tout pays les gens chargés de beaucoup d'af- faires font toujours repouflans 3c fans commifération , & Paris étant le centre des affaires du plus grand peuple de TEu- rope, ceux qui les font font aufii les plus -durs deshommes.C'eftdonc aux femmes qu'on s'adrelFe pour avoir des grâces ; elles font le fecours des malheureux , elles ne ferment point l'oreille à leurs plaintesj elles les écoutent, lesconfolent & les fervent. Au milieu de la vie fri- vole qu'elles mènent , elles favent déro- ber des momens à leurs plaifirs pour les donnera leur bon naturel, & fi quelques- unes font un infâme commerce des fer- vices qu'elles rendent, des milliers d'au- tres s'occupent tous les jours gratuite- ment à fecourir le pauvre de leur bourfe bc l'opprimé de leur crédit. Il eft vrai que leurs foins font fouvent indifcrets, S>c qu'elles nuifent fans fcrupule au pial- heureux qu elles ne connoiflent pas, pour

Kij

îio La Nouv elle

fervir le malheureux qu'elles connoif-»^' fent : mais comment connoître tout le monde dans un fi grand pays , & que peut faire de plus la bonté d'âme fé- pacie de la véritable vertu , dont le plus fublime effort n'eft pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire ? A cela près, il eft certain qu'elles ont du pen* chant au bien , & qu'elles en font beau- coup , qu'elles le font de bon cœur , quô ce font elles feules qui confervent dan? Paris le peu d'humanité qu'on y voit régner encore, & que, fans elles, on ver- roit les hommes avides & infatiablesj $'y dévorer comme des loups.

Voilà ce que je n'aurois point appris , Si je m'en étois tenu aux peintures des faifeurs de romans & de comédies , lef- quels voient plutôt dans les femmes des ridicules qu'ils partagent, que les bonnes qualités qu'ils n'ont pas j ou qui peignent des cKef-d'œuvres de vertu qu'elles fe difpenfent d'imiter en les traitant de chimères , au lieu de les encourager au bien en louant celui qu'elles fout réel-

Bel o'z s e: %zt

lemenr. Le romans font peut-être la dernière inftriidion qu'il refte à donner i un peuple aifez corrompu, pour que tout autre lui foit inutile j je voudrois qu'alors la compofirion de ces fortes de livres ne fût permife qu'à des gens hon- nêtes , mais fenfibles -, dont le cœur fe peignît dans leuts écrits j à des auteurs qui ne fuiïentpasaUrdefTusdesfoibleflcs de l'Humanité , qui ne montraflent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes , mais qui la leur fiflent aimer en la peignant d'abord moins auftere , & puis du fein du vice \qs y fulTent conduire infenfiblement.

Je t'en ai prévenue , je ne fuis en rien de l'opinion commune fur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve una- nimement l'abord le plus enchanteur , les grâces les plus féduifantes, la coquet- terie la plus rafinée , le fublime de la ga- lanterie , ôc l'art de plaire au fouverain degré. Moi , je trouve leur abord cho- quant, leur coquetterie repouflTantej leurs jnanieres fans modeftie. J'imagine que

K. iij

222 La Nou VEiLK

le cœur doit fe fermer à toutes leurs avances , & Vow ne me perfuadera jamais qu'elles puifTent un moment parler de l'amour , fans fe montrer également ih-^ capables d'en infpirer Se d'en relTentir. D'un autre côté , la renommée ap- prend à fe défier de leur caradere, elle les peint frivoles , rufées, artificieufes j étourdies , volages , parlant bien , mais ne penfant point, fentant encore moins & dépenfant ainlî tout leur mérite en vain babil. Tout cela me paroît à moi leur erre extérieur, comme leurs paniers &: leur rouge. Ce font des vices de parade qu'il faut avoir à Paris , & qui dans le fond couvrent en elles du fens , de la rai- fon , de l'humanité , du bon naturel ; elles font moins indifcrettes , moins tra- calfieres que chez nous , moins peut-être que par-tout ailleurs. Elles font plus fo- lidement inftruites , & leur inftrudlion profite mieux à leur jugement. En uii mot , elles me déplaifent par tout ce qui caradérife leur fexe qu'elles ont défiguré , je les eftime par des rapports

H É L s È, 213

avec le nôtre, qui nous font honneur, &: je trouve qu elles feroient cent foi? plutôt des hommes de mérite, que d'ai- mables femmes.

Conclufion: fi Julie n'eût point exif- \ fi mon cœur eût pu fouffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il éroit , je n'aurois jamais pris àParis ma femme , encore moins ma maitreiïe j mais je m'y ferois fait volontiers une amie , & ce tréfor m'eût confolé , peut- être , de n'y pas trouver les deux au- tres (1).

(i) Je me garderai de prononcer fur cette lettre; mais je doute cju'un jogenicnt qui don- ne libéralement à celles qu'il regarde des qua- lités qu'elles méprifent , & qui leur refufe les feules dont elles font cas ^ foit fort propre à cire bien reçu d'elles.

^lz . . s£^

K iv

an ^^ Nouvill:s

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LETTRE XXII.

A Julie,

Aj^Epuis ta lettre reçue , je fuis allé tous les jours chez M. Silveftre deman- <}er le petit paquet. 11 n'étoir toujours point venu ; Se dévoré d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage fept fois inutilement. Enfin, la huitième, j'ai reçu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains que, fans payer le port , fans m'en informer , fans rien dire à perfonne , je fuis fcrti comme un étourdi, & ne voyant que le moment de rentrer chez moi, j'en- filois avec tant de précipitation des rues que je ne connoifTois point , qu'au bout d'une demi -heure , cherchant la rue de Tournon je loge, je me fuis trouvé dans le marais à l'autre extrémité de Pa- lis. J'ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement j c'eft la première fois que cela m'eft arrivé le matin pour mes affaires j je ne m'en fers

Il È L O'i S E. li^

inême qu'à regret Taprès - midi poar quelques vifites j car j'ai deux jambes fort: bonnes , donc je ferois bien fâché qu'un peu plus d'aifance dans ma for- tune me fît négliger i'ufage.

J'étois fort em barraiïc dans mon fiacre avec mon paquet ; je ne voulois l'ouvrir que chez moi , c'étoit ton ordre. D'ail- leurs une forte de volupté qui me laiflTe oublier la commodité dans les chofes communes , me la fait rechercher avec foin dans les vrais plaifirs. Je n'y puis fouffrir aucune forte de diftradion , & |e veux avoir du tems & mes aifes pour favourer tout ce qui me vient de toi. Je tenois donc ce paquet avec une inquiette curiofité dont je n'étois pas le maître : je m'efforçois de palper au travers les en- veloppes ce qu'il pouvoir contenir , & l'on eût dit qu'il me brûloir les mains , à voir les mouvemens continuels qu'il fai- foit de l'une à l'autre. Ce n'eft pas qu'à fou volume, àfon poids, au ton de ta let- tre, je n'euiïe quelque foupçon de la vé- rité \ mais le moyen de concevoir com-.

K V

zi6 La Nouvelle

ment tu pouvois avoir trouvé Tartifte 5r roccafion? Voilà ce que je ne conçois pas encore j c'eft un miracle de l'amour j plus il pafTe ma raifon , plus il enchante mon cœur, & l'un des plaifirs qu'il me don- ne , eft celui de n'y rien comprendre.

J'arrive enfin , je vole j.je m'enferme dans ma chambre, je m'affieds hors d'ha- leine , je porte une main tremblante far Je cachet. O première intiuence du ta- lifman ! j'ai fenti palpiter mon cœur à chaque papier que j'ôrois , & je me fuis bien-tôt trouvé tellement oppretTé, que j'ai été forcé de refpirer un moment fur la dernière enveloppe... Julie!... O ma Julie !... le voileeft déchiré... je te vois..» je vois tes divins attraits ! ma bouche & mon cœur leur rendent le premier hom- mage , mes genoux fléchiflenr.... char- mes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux. Qu'il eft prompt , qu'il eft puiflant , le magique effet de CCS traits chéris ! Non , il ne faut point , comme tu prétends, un quart-d'heure pour le fenùr : une minute, un inftans.

H É L O ï s 217

îuffit pour arracher de mon feln mille ardens foupirs , & me rappeller avec ton image celle de mon bonheur palfé. Pour- quoi faut-il que la joie de pofTéder un fi. précieux tréfor foit mêlée d'une fi cruelle amertume ? Avec quelle violence il me rappelle des cems qui ne font plus! Je crois , en le voyant , te revoir encore j je crois me retrouver a ces momens déli- cieux donc le fouvenir fait maintenant le malheur de ma vie, & que le ciel m'a donnés & ravis dans fa colère ! Hc- las! un inftanr me défabufe j toute la douleur de l'abfence fe ranime & s'ai- grit en m'otant l'erreur qui l'a fufpen- due, de Je fuis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourmens que. pour lesleurrendre plus fenfibles. Dieux! quels torrens de flammes mes avides re- gards puifent dans cet objet fi inattendu ! ©comme il ranime au fond de mon cœur tous les mouvemens impétueux que ta, préfence y faifoit naître! ô Julie! s'il çtoit vrai qu'il pût tranfmettre à tes fens le délire de l'illufiondes miens!.... Mais

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22S La Nouvelle

pourquoi ne le feroit-il pas? Pourquoi Àçs impreflions que l'âme porte avec tant d'aâ:ivité n'iroient-elles pas auflî loin qu'elle ?Ah ! chère amante î que tu fois , quoi que tu fafles au moment j'écris cette lettre , au moment ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adreffe à ta perfonne, ne fens- ta pas ton charmant vifage inondé des pleurs de l'amour & de la trirtefle ? Ne lens-tu pas tes yeux , tes Joues , ta bou- che , ton fein , prefles , comprimes , ac- cablés de mes ardens baifers ? Ne te fens» tu pas embrâfer toute entière du feu de mes lèvres brûlantes?. . . . Ciel î Qu'en- tends-je ? quelqu'un vient . . Ah! fer- rons , cachons mon tréfor. . . . Un im- portun!.... Maudit foit le cruel qui "vient troubler des tranfports doux /... Puiffe-t-il ne jamais aimer. , . ou vivre loin de ce qu'il aime 1

H É L 0 ÏS E, Xl^

LETTRE XXII I.

DE l' Amant de Julis A Madame d'Orbe.

^'E s T à vous , charmante confine^ qu'il faut rendre coinpte de l'Opéra, car bien que vous ne m'en parliez point dans vos lettres, & que Julie vous air gar- dé le fecret , je vois d'où lui vient cette curiofité. J'y fus une fois pour contenter la mienne j j'y fuis retourné pour vous deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie , après cette lettre. J'y puis re- tourner encore, y bâiller , y fouffrir, y périr pour votre fervice j mais y relier, éveillé &c attentif, cela ne m'eft pas poffible.

Avant de vous dire ce que je penfe de ce fameux théâtre , que je vous rende compte de ce qu'on en dit ici j le juge- ment des connoiiïeurs pourra redrelTer le mien , fi je m'abufe.

L'opéra de Paris palTe a Paris pour le^

îjo Lj Nouvelle

fpedacle le plus pompeux, le plus vo« luptueux , le plus admirable qu'inventa jamais l'acthumain. C'efl:,clit-on,leplus fuperbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n'efl: pas fi libre à cha- cun que vous le penfez de dire fon avis fur ce grave fujet. Ici l'on peut difputer de tout, hors de la mufique & de l'opéra ; il y a du danger à manquer de diflimu- lation fur ce fsul point \ la mufique fran- çoife fe maintient par une inquifition très-févère, & la première chofe qu'on infinue par forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c'eft que tous les étrangers conviennent qu'il n'y a rien de (\ beau dans le refte du , monde, que l'opéra de Paris. En effet, la vérité eft que les plus difcrers s'en tai- fent 5 & n'ôfent en rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y re- préfente à grands frais , non-feulement toutes les merveilles de la Nature . mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes, que perfonne n'a jamais vuesj & fûrement Pope a voulu défigner ce bi-.

£Jélo7s£. 'ï^.

farre théâtre pnr celui il dit qu'on voit pêle-mêle des Dieux , des lutins, des monftres , des Rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigae, une bataille &c un bal. Cet afTemblage fi magnifique &ri bien ordonné, eft regardé comme s'il conte- noit en etfet toutes les chofes qu'il re- préfenre. En voyant paroître un tem- ple , on eft faifi d'un faint refpe(5t, & pour peu que la Déefle en foit jolie , le parterre eft à moitié payen. On n'efl; pas Il difficile ici qu'à la comédie françoife. Ces mêmes fpedateurs , qui ne peuvent revêtir un comédien de fon perfonnage, ne peuvent à l'opéra féparer un adeur du fien. Il femble que les efprits fe roi- diflent contre une illufion raifonnable, S)C ne s'y prêtent qu'autant qu'elle eft abfurde &: grofliere; ou peut-être que à.e^ Dieux leur coûtent moins à con- cevoir que des Héros. Jupiter étant d'une autre nature que nous , on en peut penferce qu'on veut j mais Caton étoic un homme , èc combien d'hommes on^

iji La Nouvelle

le droit de croire que Caton ait pit exifter ?

L'opéra n'eft donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour fedonneren fpedacle au public j ce font, il eft vrai , des gens que le public paie & qui redonnent en fpedtaclej mais tout cela change de nature, attendu que c'eft une académie royale de mufique, une cfpéce de cour fouveraine qui juge fans appel dans fa propre caufe , & ne fe pi- que pas autrement de juftice ni de fidé- lité (i). Voilà, coufîne, comment dans certains pays l'elTence Aqs chofes tient aux mots , Se comment àes noms hon- nêtes fulfifent pour honorer ce qui l'eft le moins.

Les membres de cette noble acadé- mie ne dérogent point. En revanchej, ils

(i) Dit en mots plus ouverts ^ cela n'en fe- roit que plus vrai j mais ici je fuis partie , & je dois me taire. Par-tout on l'on eft moins fournis aux loix qu'aux hommes, on doit fa- jroir endurer l'injufticç.

' H É L oTs E. s 53*

font excommuniés j ce qui eft précifé- ment le contraire de l'ufage des autres pays y mais peut-ître ayant eu le choix , aiment-ils mieux être nobles & damnés, que roturiers & bénis. J'ai vu far le théâ- tre un Chevalier moderne , auflî fier de fon métier qu'autrefois l'infortuné La- berius fut humilié du lien (i) , qjuoi-

(i) Forcé par le tyran de monter fur le théâcre , il déplora fon fort par des vers très» «ouchans , & très- capables d'allumer l'indi- gnation de tout honnête - homme conrre ce Céfar fi vanté. Après avoir, dit-il, vécu foi' xante ans avec honneur , j'ai qultcé ce malin mcn foyer , Chevalier Romain ; j'y rentrerai cefoir ^ vilHiJîrion Hélas ! j'ai trop vécu d'un jour. O fortune ! s'iifalLoit me déshonorer une fois , que ne m'y for f vis-tu^ quand lajeunejfe é" la vigueur me laijfoient au moins une figure agréa'ole : mais . maintenant quel trifte objet viens-je expofer aux rebuts du peuple Romain? Une voix éteinte , un corps infirme^ un cadavre , un fépulchre animé ^ qui n'a plus rien de moi que mon nom. te prolo- gue entier qu'il récita dans cette occai:on , l'in- juftice <\\\z liri fit Ccfar pi^ué de la nobk li-

^^4- ^^ Nouvelle

qu'il le fît par force & ne récitâr que Tes! propres ouvrages. Aufli l'ancien Labe- rius ne put-il reprendre fa place au cir- que parmi les Chevaliers Romains , tan- dis que le nouveau en trouve tous les jours une fur les bancs de la comédie françoife parmi la première noblefle du pays \ & jamais on n'entendit parler à Rome avec tant de refpedide la majefté du peuple Romain , qu'on parle à Paris de la majeflé de l'Opéra.

Voilà ce q{ie j'ai pu recueillir des dif- cours d'autrui fur ce brillant fpedacle j que je vous dife à préfent ce que j'y ai vu moi-même.

berté avec laquelle il vengeoit Ton honneur flétri, l'afFront qu'il reçut au cirque j la baf. feffe qu'eut Cicéron d'infulter à fon oppro- bre, la réponfe fine & piquante que lui fît Laberius i tout cela nous a été confervé par Aulu-gelle ; & c'eft, à mon gré, le morceau le plus curieux & le plus intérelTant de fon fade lecaeii.

Ê à L O 'i s E, 135'

Figutez-vons une gaîne large d'une quinzaine de pieds , & longue à propor- tion j cette gaîne eft le théâtre. Aux deux coiés on place par intervalles des feuilles de paravent, fur lefquelles font groflierement peints les objets que la fcène doit reprcfenter. Le fond eft un grand rideau peint de même , & prefque toujours percé ou déchiré, ce qui repré- fente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, félon la perfpedtive. Chaque perfonne qui paiïe derrière je théâtre & touche le rideau, produit en l'ébranlant une forte de tremblement de terre alfez plaifant à voir. Le ciel eft repréfenté par certaines guenilles bleuâ- tres, fufpendues à des bâtons ou à des cordes, comme l'étendage d'une blan- chi (feufe. Le foleil ,car on l'y voit quel- quefois , eft un flambeau dans une lan- terne. Les chars à^s Dietfx & des Déef- {cs faut comporés de quatre folives enca- drées & fufpendues à une grofte corde ^n forme d'efcarpolette j entre ces foli-

i3"5' La KourELLE

ves eft une planche en travers , fur la- quelle le Dieu s'alîîed, & fur le devant pend un morceau de groiïe toile bar- bouillée , qui ferc de nuage à ce magni- fique char. On voit vei's le bas de la machine rillumination de deux ou trois chandelles puantes 6i mal mouchées, qui , tandis que le perfonnage fe démène &c crie en branlant dans Ton efcarpolet- le , l'enfument tout à fon aife j encens digne de la Divinité.

Comme les chars font la partie la plus confidérable des machines de l'opéra j fur celle-là vous pouvez juger des au- tres. La mer agitée eft compofée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu'on enfile à des bro- ches parallèles, & qu'on fait tourner par des polilTons. Le tonnerre eft une lourde charrette qu'on promène fur le cintre , &C qui n'eft pas le moins touchant inf- trument de cette agréable mufique. Les éclairs fe font avec des pincées de poix- réfine qu'on projette fur un flambeau j la foudre eft un pétar-d au bout d'une fufée.

H È i o ï s 1, ^37

Le théâtre eft garni de petites trapes quarrées, qui, s'ouvrant au befoin, an- noncent que les démojis vont fortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs , on leur fubftitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs qui tranlenten l'air fufpendas à des cordes, jufqu'à ce qu'ils Te perdent majeftueu-» fement dans les guenilles dont j'ai par- lé. Mais ce qu'il y a de réellement tra- gique, c'efl: quand les cordes font mal conduites ou viennent à rompre j car alors les Efprits infernaux & les Dieux immortels tombent , s'eftropient , fe tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les mondres qui rendent certaines fcènes fort pathétiques, tels que des dra-» gons , des lézards , des tortues , àts crp-» codiles, de gros crapauds qui fe pro- mènent d'un air menaçant fur le thé^s rre , & font voir à l'opéra les tentations de Saint Antoine. Chacune de ces figu- res eft animée par ua loiirdeaii h"

23S La N'ouvellk

voyard , qui n'a pas l'efpric de faire la bère.

Voilà , ma confine , en quoi con- /îfte, à peu-près, l'auguile appareil de l'opéra , autant que j'ai pu robferver du parterre à l'aide de ma lorgnette , car il ne faut pas vous imaginer que CQS m.oyens foient fort cachés & pro- duifent un effet irnoofant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai apperçu de moi même, &c ce que peiir apperce- voir comme moi tout fpeétateur non préoccupé. On aifùre pourtant qu'il y a une prodigieufe quantité de machines employées à faite mouvoir tout cela, on m'a offert plufieurs fois de me les montrer j mais je n'ai jamais été curieux de voir comment on faix de petites cho- {qs avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au fer- vice de l'opéra efl inconcevable. L'or- cheftre & les chœurs compofent enfem- ble près de cent perfonnes : il y a àes multitudes de danfeurs j tous les rôleç

H È L O ï S E, 239

font doubles & triples (i) , c'eft-à-dite, qu'il y a toujours un ou deux adteurs fubalternes, prêts à remplacer l'adeur principal, & payés pour ne rien faire, j'urqu'à ce qu'il lui plaife de ne rien faire à fon tour \ ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Après quelques re- préfentacions , les premiers adleurs , qui font d'importans perfonnages , n'hono- rent plus le public de leur préfence; ils abandonnent la place à leurs fubftituts , &c aux fubftituts de leurs fubftituts. On reçoit toujours le même argent à la por- te, mais on ne donne plus le mcme fpedacle. Chacun prend fon billet com- me à une loterie , fans favoir quel lot il aura ; & , quel qu'il foit , perfonne n'ô- feroit fe plaindre : car, afin que vous le fâchiez , les nobles membres de cQtiç

(l) On ne f.tit ce que c'eft que des doubles çn Italie j le public ne les foulïrircit pas : auffi ie fpeclacle eft-il à beaucoup meilleur marche j il en coucçroic trop pour être mal fervi.

t4.o La Nouvelle

académie ne doiveiir aucun refpeâ: aa public ; c'eft le public qui leur en doir. Je ije vous parlerai point de cette mu.fique; vous la connoilTez. Mais ce dont vous ne fauriez avoir d'idée, ce font les cris affreux, les lon^s musinfè'- mens dont retentit le théâtre durant la repréfentation. On voit les adrices, pref- -que en convulfion, arracher avec vio" lence ces glapifTemens de leurs pou^- mons, les poings fermés contre la poi- trine, la xtiQ en arrière , le vifage en- flammé, les vaiOTeaux gonflés, l'efto- mac pantelant; on ne fait lequel eft le plus défagréablement afFeéié de l'œil ou •de l'oreille; leurs efforts font autant fouffrir ceux qui les regardent , que leurs chants ceux qui les écoutent \ Se ce qu'il y a de plus inconcevable, eft que ces hûr^- lemens font prefque la feule chofe qu'ap- plaudiffent les fpedateurs. A leurs bat- temens de mains , on les prendroit pout des fourds charmés de faifir parci-par- quel(^ues foi;s perçans, $c qui veulent

engager

H È L O ï S E, 241

eJigagct lesadteursà les redoubler. Pour moi , je fuis perfuadé qu'on applaudit les cris d'usé adiice à l'opéra , comme les tours de force d'un bareleur à la foire j laficuationen eftdépiaifante& pé- nible \ on foufFre tandis qu'ils durent , mais on eft aife de les voir finie fans accident, qu'on en marque volontiers fa joie. Concevez que cette manière de chanter eft employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus ga- lant & de plus tendre. Imaginez les Mu- £qs^ les Grâces, les Amours, Vénus mê- me s'exprimant avec cette délicatefle , & jugez de l'effet '.Pour les diables, palTe encore : cette mufique a quelque chofe d'infernal qui ne leur mélied pas. Auflî les magies , les évocations , &; toutes les fêtes du fabat font- elles toujours ce qu'on admire le plus à l'opéra françois. A ces beaux fons , aufiî juftes qu'ils font doux , fe marient très-dignement ceux de l'orcheftre. figurez-vous un charivari fans fin d'inftrumens fans mc- Tomc //. L

24i La No uv elle

lodie , un ronron traînant & perpétuel de baiïes; chofe la plus lugubre, la plus afiTommanre que j'aye entendue de ma vie , &: que je n'ai jamais pu fupporter une demi-heure fans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une efpece de pfalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mefure. Mais quand par hafard il fe trouve quelque air UJî peu Taillant , c'eft un trépignement univerfel \ vous e])[endez tout le par- terre en mouvement fuivre à grand'- peine & à grand bruit un certain hom^ me de l'orcheftre (i). Charmés de feu- tir un moment cette cadence qu'ils Ç^n' tentfi peu , ils fe tourmentent l'oreille , la voix , les bras , les pieds & tout le corps, pour courir après la mefure (i)

(i) Le Bûcheron.

(i) Je trouve qu'on n'a pas mal compaii les airs légers de la mufique françoife à U çourfe d'une vache qui galoppe , ou d'une oic gr^ITe qui Viiut vôIer,

H É L O ï s E, 245

toujours prête à leur échapper- au -lieu que l'Allemand & l'Italien , qui en font inrimc ment affectes > la Tentent & la fui- vent fans aucun effort , & n'ont jamais befoin de la battre. Du moins Régianino m'a-t-il fouvent dit que à:{r[S les opéra d'Italie, elle eft fi fenfible & fi vive , on n'entend , on ne voir jam;ns dans l'or- cliefrre ni parmi les fpedlateurs le moin- dre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l'organe mufical j les voix y font rudes & fans douceur , les indexions âpres & fortes, les fons forcés & rraînans; nulis cadence , nul accent mélodieux dans les airsdu peuple: les inrtrumens militaires, les fifres de l'infanterie, les trompeties de la cavalerie , tous les cors , tous les haut-bois , les chanteurs des rues , les violons des guinguettes , tour cela eft d'un faux à choquer l'oreille !a moins délicate. Tous les talens ne lonx. pas donnés aux mêmes hommes , & en gé- néral le François paroît être de tous les peuples de l'Europe celui qui a le moins

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244 La Nouvelle

d'aptitudeà la mufique. My lord Édouarcî prétend que \es Anglois en onr aufli peu •, mais la différence eft que eeux-ci le favent & ne s'en foucienc guères; au- lieu que les François renonceroient à rnille juftes droits , 8c pafferoient con- damnation fur toute autre chofe , plu- tôt que de convenir qu'ils ne font pas les premiers muficiens du monde. Il y en a mcme qui regarderoient volontiers la mufique à Paris comme une affaire d'État; peut-être, parce que c'en fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre deTimothée : à cela vous (en- tez qu'on n'a rien à dire. Quoi qu'il en foit, l'opéra de Paris pourroît être une fort belle inftitucion politique, qu'il n'en plairoit pas davantage aux gens de goût. Revenons à ma defcription.

Les ballets , dont il me refte à vous parler, font la partie la plus brillante de cet opéra, &", confidérés fépaiémenr, ils font un fpedacle agréable , magnifique &: vraiment théâtral j mais ils fervent çptnme partie conftitutive de la pièce, 8c

H É L O ï s E, 245

fc*eft en cette qualité qu'il les faut con*- fidérer. Vous connoifTez les opéra de Quinault ; vous favez comment les di- vertifTemens y font employés \ c'efl; à- peu-prcs de même , ou encore pis , chez fes fuccelTeurs. Dans chaque adte l'adion eft ordinairement coupée au moment le plus intérelfant par une fête qu'on donne aux aéleurs afîis , 6: que le parterre voit debout. 11 arrive de-là que les perfon- «ages de la pièce font entièrement ou- bliés , ou bien que les fpeélateurs re- gardent les auteurs qui regardent autre chofe. La manière d'amener ces fêtes eft fimple. le Prince eft joyeux , on prend part à fa joie , & l'on danfe : s'il eft trifte, on veut l'égayer, & l'on danfe. J'ignore fi c'eft la mode à la Cour de donner le bal aux Rois, quand ils font de mauvaife humeur :ce que je fais par rap- porta ceux-ci, c'eft qu'on ne peut trop admirer leur conftance ftoïque à voir des gavottes ou écouter des chanfons , tan- dis qu'on décide quelquefois derrière le

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•24^ La Nouvelle

théâtre de leur couronne ou de lefît fort. Mais il y a bien d'autres fujets de dahfes ; les plus graves aétions de la vie fe font en danfanr. Les Prêtres dan- fentjles foldats danfent, les Dieux daii- fenr, les diables danfent, on danfe juf- ques dans les enterremens, & tout danfe à propos de tour.

La danfe eft donc le quatrième des beaux arts employés dans la conftitu- tion de la (chne lyrique : mais les trois autres concourent à l'imitation j & ce- lui-là, qu'imire-t-il ? Rien. 11 eft donc hors d'œuvre quand il n'efl employé que comme danfe j car que font des me- nuets , àts rigaudons , àe% chaconnes , dans une tragédie ? Je dis pKis , il n'y feroir pas moins déplacé , s'il imitoic queloue chofe, parce que, de toutes les unités , il n'y en a point de plus indif- penfabie , que celle du langage j & un opéra l'adtion fe pafferoit moitié en chnnt, moitié en danfe , feroit plus ri- dicule encore que celui l'on parleroic moitié francois , moitié italien.

H É L s É. 247

Non contens d'introduire la daiife comme partie efifentielle de la fcène ly- rique , ils i*e font même efforcés d'en faire quelquefois le fujet principal , & ils ont des opéra appelés ballets qui remplirent mal leur titre, que ladanfe n'y eft pas moins déplacée que dans tous les autres. La plupart de ces ballets for- ment autant de fujets féparés que d'ac- tes , & ces fujets font liés entre eux par de certaines relations métaphyfiques dont le fpeclateur ne fe douteroit ja- mais , fi l'auteur n'avoit foin de l'en aver- tir dans un prologue. Les faifons , les âges , les fens , les élémens j je de- mande quel rapport ont tous ces titres à la danfe , & ce qu'ils peuvent offrir en ce genre à l'imagination ? Quelques- uns même font purement allégoriques , comme le carnaval & la folie , & ce font les plus infupportables de tous ; parce qu'avec beaucoup d'efprit & finefle , ils n'ont ni fentimens , ni ta- bleaux , ni (îtuations 5 ni chaleur , ni

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248 La NouviiiE

intérêt , ni rien de ee qui peut donner prife à la mufique , flatter le cœur , 8i nourrir rillullon. Dans cqs prétendus ballets l'aiftion fepaiïe toujours en chant, la danfe interrompt toujours l'adtion , ou ne s'y trouve que paroccarion,& n'imite rien. Tout ce qui arrive ; c'eft que cQS fcallets ayant encore moins d'intérci que les tragédies , cette interruption y eft moins remarquée : s'ils étoient moins froids , on en Teroit plus choqué , mais un défaut couvre l'autre , & l'art des auteurs pour empêcher que la clanfe ne laflTe , eft de faire en forte que la pièce ennuie.

Ceci me mène infenfiblement à des recherches fur la véritable conftitution du drame lyrique , trop étendues pour entrer dans cette lettre, & qui me jette- roient loin de mon fujet j j'en ai fait une petite diifertation à part cjue vous trou- verez ci -jointe , & dont vous pourrez caufer avec Régianino. Il me refte à vous dire fur Topera françois que le plus

H È L O'i s E. 249

^fand défaut que j'y crois remarquer, ell xxn. faux goût de magnificence par le- quel on a voulu mettre en repréfenra- rion le merveilleux , qui , n'étant fait que pour être imaginé , eft aofli bien placé dans un poème épique , que ridi- culement fur un théâtre. J'aurois eu peine à croire , fi je ne l'avois vu , qu'il fe trouvât des artiftes alTsz imbéciles pour vouloir imiter le char du Soleil 3 ôc des fpedtateurs aflTez enfans pour al- ler voir cette imitation. La Bruyère ne concevoir pas comment un fpeétacle auffi fuperbe que l'opéra pouvoir l'en- nuyer à fi grands frais. Je le conçois bien, moi, qui ne fuispas un la Bruyère; & je foutiens que , pour tout homme qui n'eft pas dépourvu du goût des beaux arts j la mufique françoife , la danfe ôc le merveilleux mêles enfemble, feront toujours de Topera de Paris le plus en- nuyeux fpedtaclequipuiffeexifter.Après tout , peut-être n'en faut-il pas aux Fran- çois de plus parfaits , au moins quant

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250 La Nouvelle

a. l'exécution ; non qu'ils ne foient trèS en crac de connoître la bonne , mais parce qu'en ceci le mal les amufe plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'applaudir; le plaifir de la critique les dédommage de l'ennui du fpedtacle , Sc il leur eft plus agréable de s'en moquer quand ils n'y lont plus , que de s'y plaire tandis cju'ils y font.

LETTRE XXIV.

DE Julie.

Ui , oui , je le vois bien ; l'heureufe Julie t'eft toujours chère. Ce même feu qui brilloit jadis dans tes yeux , fe fait fentir dans ta dernière lettre ; j'y re-- trouve toute l'ardeur qui m'anime , &C la mienne s'en irrite encore. Oui, mon ami j le fort a beau nous féparer , pref- fons pos cœurs l'un contre l'autre, con- fervons par la communication leur cha'- leur naturelle contre le froid de l'abfence

H É L O'i s Ei 251

Se ûu défefpoir , & que tout ce qui de- vroit relâcher notre attachement, ne fer- ve qu'à le refferrer fans cefl'e.

Mais j'admire ma fimplicité ; depuis que j'ai reçu cette lettre , j'éprouve quel- que chofe des charmans effets dont elle parle , & ce badinage du talifman , quoi- qu'inventé par moi-même , ne laifTepas demeféduire & de me paroître une vé- rité. Cent fois le jour,quand je fuis feule, un treiraillement me faifit comme fi je te fentois près de moî. Je m'imagine que lu tiens mon portrait, & je fuis fi folle que je crois fentir l'imprefiîion des ca- refles que tn lui fiiis &: des baifers que lu lui donnes : ma bouche croit les re- cevoir , mon rendre cœur croit les goûter. O douces illufions! ô chimères ! dernières relTources des malheureux! ah ! s'il fe pfut , tenez-nous lieu réalité ! Vouf, êtes quelque chofc en- core à ceux r^jour qui le bonheur n'efl; plus rien.

Quant à la manière dont je m'y fuis ptife pour avoir ce portrait, c'eft bien

252 La Nouvelle

un foin de l'Amour; mais crois que, s'il étoit vrai qu'il fîecies miracles, ce n'eft pas celui-là qu'il auroit choifi. Voici le mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quel- que tems ici un peintre en miniature Tenant d'Italie ; il avoir des lettres de Mylord Edouard , qui peut-être en les lui donnant avoit en vue ce qui eft ar- rivé. M. d'Orbe voulut profiter de cette occafion pour avoir le portrait de ma coufme ; je voulus l'avoir auflî. Elle & ma mère voulurent avoir le mien , & à ma prière le peintre en fit fecrettement une féconde copie. Enfuite fans m'em- barraffer de copie ni d'original , je choiiis fubtilement le plus reiTemblant des trois pour te l'envoyer. C'efl une friponnerie dont je ne me fuis pas fait un grand fcru- pule y car un peu de reffemblance de plus ou de moins n'importe guères à ma mère & à ma coufine ; mais les hommages que tu rendrois à une autre figure que la mienne , feroient une efpèce d'infidélité (d'autant plus dangereufe, que mon por- trait feroit mieux que moi j & je ne veux

Heloise: Z5j(

)3ûînt , comme que ce foit , que tu prennes du goût pour des charmes que je n'ai pas. Au refte , il n'a pas dépendu de moi d'être un peu plus foigneufe- ment vêtue \ mais on ne m'a pas écou- tée , & mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu'il eft. Je te prie, au moins , de croire, qu'excepté la coëfFure , cet ajuftement n'a point été pris fur le mien , que le peintre a tout fait de fa grâce, ôc qu'il a orné ma perfonne des ouvrages de fon ima- gination.

A

k'y4 La Novv"ELti

LETTRE XXV.

A Julie.

J4.L faut, chère Julie, que Je te parle encore de ron portrait •, non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus fi fenfible ; mais au contraire avec le regret d'un homme abufé par un faux cfpoir, & que rien ne peut dédomma- ger de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grâce & de la beauté , même de la tienne; il eft affez relTemblant & peint par un habile homme \ mais pour en être content, il faudroit ne te pas con-= noître.

La première chofe que je lui reproche , efl: de te reflTembler Se de n'être pas toi \ d'avoir ta figure ôrd'être infeniîble. Vai- nement le peintre a cru rendre exadte- ment tes yeux &: tes traits ; il n'a point rendu ce doux fentimentqui les vivifie, & fans lequel, tout charmans qu'ils font , .ils ne feraient rien. C'eft dans ton cœur.

H È L O 'l s E. H^f

îVia Julie , qu'eft le Fard de ton vifage, celui-là ne s'imite point. Ceci tient, je l'avoue, à rinfuffifanGe de l'art, mais c'eft au moins la faute de l'artifte de n'avoir pas été exaét en tout ce qui dépendoic de lui. Par exemple , il a placé la ra- cine des cheveux trop loin des temples, ce qui donne au front un contour moins agréable & moins de finelTe au regard. Il a oublié les rameaux de pourpre que font en cet endroit deux ou trois petites veines fous la peau, à peu-près comme dans ces fleurs d'iris que nous confidérions un jour au jardin de Cla- rens. Le coloris des joues eft trop près des yeux , & ne fe fond pas délicieufe- ment en couleur de rofe vers le bas du vifage comme fur le modèle. On diroit que c'eft du rouge artificiel pla» que comme le carmin des femmes de ce pays. Ce défaut n'eft pas peu de chofe , car il te rend l'œil moins doux, & l'air plus hardi.

Mais, dis-moi, qii'a-t-il fait de ces nichées d'amours qui fe cachent aux deux

15^ La NouvEiiÉ

coins de ta bouche , & que dans mes joutrS fortunés j'ôfois réchauffer quelquefois de la mienne ? Il n'a point donné leur grâce à ces coins , il n'a pas mis à cette bouche ce tour agréable 6c férieux qui change tout-à-coup à ton moindre fourire , & porte au cœur je ne fais quel enchante- ment inconnu , je ne fais quel foudain raviffement que rien ne peut exprimer. Il eft vrai que ton portrait ne peut paflTer du férieux au fourire. Ah ! c'eft précifé- ment de quoi je me plains : pour pouvoir exprimer tous cqs charmes , il faudroit te peindre dans tous les inftans de ta vie.

Paffonsau peintre d'avoir omis quel- ques beautés \ mais en quoi il n'a pas fait moins de tort à ton vifage, c'eft d'avoir omis les défauts. 11 n'a point fait cette tache prefque imperceptible que tu as fous l'œil droit, ni celle qui eft au cou du coté gauche. Il n'a point mis.... o Dieux! cet homme étoit-il de bron- ze? Il a oublié la petite cica- trice qui t'eft reftée fous la lèvre. Il xû. fait les cheveux U les fouicils 4e

H È i o'i s r.' 157

la même couleur, ce qui n'efl; pas : les fourcils font plus châtains , & les che- veux plus cendrés.

Bionda tefta, occki aiari j e bruno cigîio,

11 a fait le bas du vifage exadtement ovale. 11 n'a pas remarqué cette légère fmuofitc qui , féparant le menton des joues , rend leur contour moins régu- lier & plus gracieux. Voilà les défauts les plus fenfibles, il en a omis beaucoup d'autres, & je lui en fais fout mauvais gré j car ce n'eft pas feulement de tes beautés que je fuis amoureux , mais de toi toute entière telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prête rien , moi je ne veux pas qu'il t'ôte rien j & mon cœur fe foucie auflî peu des attraits qlie tu n'as pas , qu'il eft jaloux de ce qui tient leur place.

Quant à l'ajurtement, je le paflerai d'autant moins, que, parée ou négligée, . je t'ai toujours vu mife avec beaucoup plus de goût que tu ne l'es dans ton por-

^5^ La N'ovvellé

traie. La coëffure eft trop chargée; Oïî me dira qu'il n'y a que des fleurs : bien ! ces lîeurs font de trop. Te fou- viens-tu de ce bal tu portois ton Jiabic à la valaifane, & ta coufiiie dit que je danfois en philofophe ? Tu n'avûis pour toute coëtFure qu'une lon- gue treiTe de tes cheveux roulée autour de ta tête , & rattachée avec une aiguille d'or, à la manière des villageoifes de Berne. Non , le foleil orné de tous Tes rayons n'a pas l'éclat dont tu frappois les yeux &: les cœurs \ ôc fùremenr qui- conque te vit ce jour-là ne t'oubliera de fa vie. C'efi: ainfi, ma Julie , que tu dois ctre coëfFée j c'eft l'or de tes che- veux qui doit parer ton vifage, ôc non cette rofe qui les cache , & que ton teint flétrit. Dis à la coufine, (carjereconnois fes foins & fon choix,) que ces fleurs dont elle a couvert & profané ta chevelure, ne font pas de meilleur goût que celles qu'elle recueille dans VAdone^ Ôc qu'on peut leur pafler de fuppléer à la beauté, mais non de la cacher.

H È L O î s E. 259

A l'égard du bufte, il efi: fingulier gu'un amaiic Ibic là-deffus plus févere cju'un père; mais en effet je ne t'y trouve pas vécue avec alfez de foin. Le portrait de Julie doit être modefte comme elle. Amour 1 CQS Iccrets n'apparriennenr qu'à roi. Tu dis que le peintre a tout tiré de fon imagination. Je le crois, je le crois ! Ah ! s'il eût apperçu le moindre de ces ^charmes voilés, fes yeux l'eulTent dé- voré , mais fa main n'eût point tenté de les peindre; pourquoi faut-il que fon art témérau-e ait tenté de les imaginer ? Ce n'eft pas feulement un défautdebien- féance , je fouriens que c'eft encore un défaut de goût. Oui , ton vifage eft trop charte pour fupporter le défordre de ton fein : on voir que l'un de ces deux objets doit empfcher l'autre de paroî- tre , il n'y a que le délire de l'amour qui puifle les accorder; &l quand fa main ardente ôfe dévoiler celui que la pudeur couvre , l'ivrelTe & le trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies , & non que tu l'expofcs.

'iSo La Nouvelle

Voilà la critique qu'une attention con^ tinuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu là-deflTus ledefTein de le réformer félon mes idées. Je lésai communiquées à un peintre habilej & fur ce^qu'iladéjà fait, j'efpere te voir bien-tôt plus fembla- ble à toi-même. De peur de gâter le portrait nous eflayons les changemens fur une copie que je lui en ai fait faire, 8c il ne les tranfporte fur l'original que quand nous fommes bien sûrs de leur effet. Quoique je defline affez médiocre- ment , cet artifte ne peut fe lalfer d'ad- mirer la fubtilité de mes obfervations 5 il ne comprend pas combien celui qui me les di£te eft un maître plus favant que lui. Je lui parois aulîî quelquefois fort bifarre j il dit que je fuis le premier amant qui s'avife de cacher des objets qu'on n'expofe jamais alfez aux yeux des autres j & quand je lui réponds que c'eft pour mieux te voir toute entière que je t'habille avec tant de foin , il me regarde comme un fou. Ah ! que ton portrait feroit bien plus touchant. Ci je

H É L O ï s E. 16 1

pouvois inventer des moyens d'y mon- trer ton âme avec ton vifage , & d'y peindre à la fois ta modeftie 6c tes at- traits ! Je te jure , ma Julie , qu'ils ga- gneront beaucoup à cette réforme. On n'y voit que ceux qu'avoit fuppofé le peintre, Se le fpeétateur ému les fuppo- fera tels qu'ils font. Je ne fais quel en- chantement fecret règne dans ta per- fonne j mais tout ce qui la touche fem- ble y participer j il ne faut qu'apperce- voir un coin de ta robe, pour adorer celle qui la porte. On fent , en regardant ton ajuftemenr, que c'eft par-tout le voile des grâces qui couvre la beauté j & le goût de ta modcfte parure femble an- noncer au ccpur tous les charmes qu elle recèle.

1(3 1 La N ou i^ elle

LETTRE XXVI. A Julie,

JUlie! ô Julie toi qu'un rems j'ofois appeler mienne , & dont je profane au- jourd'hui le nom ! la plume échappe à ma main tremblante; mes larmes inon- dent le papier ; j'ai peine à former les premiers traits d'une lettre qu'il ne fal- loir jamais écrire \ je ne puis ni me taire tii parler. Viens, honorable & chère image, viens épurer & raffermir un cœur avili par la honte & brifé par le repen- tir. Soutiens mon courage qui s'éteint; donne à mes remords la force d'avouer le crime involontaire que ton abfenee m'a lailTé commettre.

Que tu vas avoir de mépris pour un coupable, mais bien moins que je n'en ai moi-même! Quelque abjed: que j'aille être à tes yeux, je le fuis ccnx. fois plus aux miens propres j car en me voyant tel <jae je luis , ce qui m'humilie le plus

Tc-nic JT.

/î/.'.' Q.ô'z

lalioufe r;i les x-eiaoï'il a •veii.a-eiit J'amoiir mi iragco

H É L O ï s E.. 2^5

«ncore, c'eft de ce voir, de ce feniir au fond de mon cœur, dans un lieu défor- tnais fi peu digne de toi, & de fon- ger que le fouvenir des plus vrais plai- firs de l'Amour, n'a pu garantir mes fens d'un piège fans appas , &: d'un crime fans charmes.

Tel eft l'excès de ma confufion , qu'en jrecourant à ta clémence Je crains même de fouiller tes regards fur ces lignes par l'aveu de mon forfait. Pardonne , âmç pure & charte, un récit que j'épargnerois d ta modeftie, s'il étoit un moyen d'ex- pier mes égaremens; je fuis indigne de IQS bontés , je le fais j je fuis vil , bas, méprifable \ mais au moins je ne fe-<- rai ni faux ni tronipeur , & j'aime mieux que tu m'ôtes ton cœur & la vie, que de t'abufer un feul moment. De peur dêtre tenté de chercher des excufes qui ne me rendroient que plus criminel , je me bornerai à te faire un détail exadfc de ce qui m'eft arrivé. Il fera aufll fincere que mon regret j ç'eft eouc

1<34 ^^ NOU VELL'E

ce que je me permettrai de dire en ma

faveur.

J'avois fait connoiflance avec quel- ques officiers aux Gardes (Sv: autres jeunes gens de nos compatriotes , auxquels je trouvois un mérite naturel, que j'avois - regret de voir gâter par l'imitation de je ne fais quels faux airs qui ne font pas faits pour eux. Ils fe moquoient à leur tour de me voirconferver dans Paris la fim- plicitc des anciennes mœiirshelvétiques. Ils prirent mes maximes & mes manières pour des leçons indireâies dont ils furent choqués, & réfolurentdeme faire chan- ger de ton à quslque prix que ce iixt. Après plufieurs tentatives quineréufli- rent point, ils en firent une mieux con- certée qui n'eut que trop de fuccès. Hier matin, ils vinrent me propofer d'aller fouper chez la femme d'un colonel qu'ils - me nommèrent, & qui, fur le bruitde. ma fagefie, avoit, difoient-ils, envie de faire connoiflance avec moi. AlTez fot pour donner dans ce perfifïlage, je leur repré-

fentai

H È L O 1 s E, 2<?5

feiicai qu'il feroit mieux d'aller premiè- rement lui faire vifite : mais ils fe mo- quèrent de mon fcrupule , me difanc que la franchife Suiïïe ne comportoic pas tant de façons, &c que cqs manières cérémonieufes ne ferviroient qu'à lui donner mauvaife opinion de moi. A neuf heures nous nous rendîmes donc chez la clame. Elle vint nous recevoir fur l'efcalier \ ce que je n'avois encore obfervé nulle parc. En entrant , je vis a des bras de cheminée de vieilles bou- gies qu'on venoit d'allumer, & par- tout un certain air d'apprêt qui ne me plut point. La mairtefle de la maifoii me parut jolie , quoiqu'un peu palTce ; d'autres femmes à-peu-près du mcme âge &C d'une femblable figure étoienc avec elle; leur parure, aflez brillante, avoit plus d'éclat que de goût j mais j'ai déjà remarqué que c'efl: un point fur lequel on ne peut guères juger eu ce pnys de l'état d'une femme.

Les premiers complimens fe pafferenr à-peu-près comme par-tout j l'ufage du Tome II» M

i66 La No u vell e

monde apprend à les abréger , ou à les touiner vers l'enjouement , avant qu'ils ennuient. Il n'en fut: pas tout-à-fait de iTiême, fi-tôt que la converfation devint générale 5c férieufe. Je crus4:rouverà cqs dames un air contraint & gcné , comme il ce ton ne leur eût pas écé^familier , & pour la première fois , depuis que j'étois à Paris, je vis des femmes embarraflees à foutenir un entretien raifonnable.Pour trouver une matière aifée , elles fe jettè- rent fur leurs affaires de famille , & comme je n'en connoilTois pas une , cha- cune dit de la fienne ce qu'elle voulut. Jamais je n'avois tant ouï parler de M. le Colonel \ ce qui m'étonnoit dans un pays l'ufage efl: d'appeller les gens par leurs noms plus que par leurs titres , & ceux qui ont celui-là en portent ordi- nairement d'autres.

Cette fauiïe dignité fit bien-tôt oLice à des manières plus naturelles. On fe mit à caufer tout bas , de reprenant, fans y penfer , un ton de familiarité peu décen- te, on chuchetoitjOnfourioit en mère-

H É L o ï s E. i6j

gardant , tandis que la dame de la maifon me queftionnoit fur l'état de mon cœur d'un certain ton réfolu qui a'étoir guè- res propre à le gagner. On fcrvir , & la liberté de la table qui femble confon- dre tous les états, mais qui met chacun à fa place fans qu'il y fonge, acheva de m'apprendreen quel lieuj'étois. Ilctoic trop tard pour m'en dédire. Tirant donc ma fureté de ma répugnance , je confacrai cette foirée à ma fonction d'obfervateur , &c réfolus d'employer à connoîrre cet ordre de femmes la feule occafion que j'en aurois de ma vie. Je rirai peu de fruit de mes remarques ; elles avoient fi peu d'idée de leur état préfent, fi peu de prévoyance pour l'a- venir, &, hors du jargon de leur mé- tier,elîes étoient fi llupides à tous égards, que le mépris effaça bien- tôt la pitié que j'avois d'abord d'elles. En parlant du plaifir même, je vis qu'elles étoienf incapables d'en reffenrir. Elles me pa- rurent d'une violente avidité pour' totit ce qui pouvoir tenter leur avarice : l

M il

a^3 La Nouvelle

cela'prèsjje n'entendis foitir de leur bouche aucun mot qui partît du cœur. J'admirai comment d'honnêtes gens pouvoient fupporter une fociété fi dé- goûtante. C'eût été leur impofer une peine cruelle, à mon avis, que de les condamner au genre de vie qu'ils choi-s lîiToient eux-mêmes.

Cependant le fouper feprolongeoit6c devenoit bruyant. Au<léfaut de l'amour, le vin échaufFoit les convives. Les dif- cours n'étoient pas tendres, mais déshon-» lîêtes , ôç les femmes tâchoient d'excitef par le défordre de leur ajuftement, les de-» {\ïs qui l'auroient caufer. D'abord , tout cela ne fit fur moi qu'un effet con- traire , & tous leurs efforts pour me fé- duire ne fervirent qu'à me rebuter. Douce pudeur ! difois-Je en moi-même, fuprême volupté de l'Amour! que de charmes perd une femme , au moment qu'elle renonce à toi ! combien , fi elles connoilToient ton empire , elles met- troient de foins à te ccnferver, finon par hpiinêteté j du moins par coc^uetcerie

H É L 0 Y s E. 1(j9

Mais on ne joue point la pudeur. Il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle différence , pen- fois-je encore, de la grollière impudence de ces créatures ^ de leurs équivoques licencieufeSjà ces regards timides ^ paf* iionnés , à cqs propos pleins de modeftie, de grâce & de feiitiment, dont.... je n'ô-^ fois achever je rougifiTois de ces indi- gnes comparaifons.... je me reprochois comme autant de crimes les diarmans fouvenirs qui nie pourfuivoient malgré moi.... En quels lieux ôfois-je penfer ï celle.... Hélas ! ne pouvant* écarter de mon cœur une trop chère image , je m'efForçois de la voiler.

Le bruit , les propos que j'entendois ,' les objets qui frappoient mes yeux m'é- chauffèrent infenliblement ; mes deux voifines ne celToientde me faire des a^a-

o

ceries qui furent enfin poufiees trop loin pour me laifTer de fang-froid. Je fentis que ma tète s'embarrafioir', j'avois tou- jours bu mon vin fort trempé j j'y mis

plus d'eau encore , & enfin je m'avifai

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170 La Nouvelle

de la boire pure. Alors feulement je m'apperçus que cette eau prétendue étoit du vin blanc , & que j'avois été trompé tout le long du repas. Je ne fis point de plaintes , qui ne m'auroient attiré que des railleries : je celTai de-boire. Il n'é- toit plus tems j le mal étoit fait. L'ivrefle ne tarda pas à m'ôter le peu de con- lîoiflance qui me reftoir. Je fus furpris, en revenant à moi , de me trouver dans un cabinet reculé , entre les bras d'une de ces créatures, & j'eus au mèmeinf- tant le défefpoir de me fentir aufll cou- pable que Je pouvois l'être....

J'ai fini ce récit affreux : qu'il ne fouil- le plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont jattends mon jugement ! j'im- plore ta rigueur , je la mérite. Quel que foit mon châtiment , il me fera moins cruel que le fouyenir de mon crime.

H É L O t S E. 271

LETTRE XXVI I.

DE Julie.

Assurez-vous fur la crainte de m'avoir irricce ; votre lettre m'a donné plus de douleur que de colère. Ce n'eft pas moi , c'eft vous que vous avez of- fenfé par un dcfordre auquel le cœur n'eut point de part. Je n'eu fuis que plus affligée. J'aimerois mieux vous voir m'outrager que vous avilir , & le mal que vous vous faites eft le fcul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougifTez , vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l'êtes ; & fe ne vois guère en cette occafion que de l'imprudence à vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin & tient à une plus profonde racine que vous n'apper- cevez pas ,.^ qu'il faut que l'amicié vous découvre.

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ay* ^^ Nouvelle

Votre première erreur eft d'avoir .pris une mauvaife roure en entrant dans le monde \ plus vous avancez" , plus vous vous égarez , & Je vois en ftc- iniOTant que vous êtes perdu , fi vous ne revenez fur vos pas. Vous vous lailTez coiiduire infenhblement dans le piège que j'avois craint. Les groflières amor- ces du vice ne pouvoient d'abord vous fcduire 5 mais la mauvaife compagnie a commencé par abufer votre raifon pour corrompre votre vertu , & fait dé- jà fnr vos mœurs le premier elïài de fes maximes.

Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous ctes faites à Paris . il eft aifé de juger de ^os fociétés par vos lettres , & de ceux qui vous montrent les objets pa-r votre manière de les voir. Je ne vous ai point caché combien j'étois peu con- tente de vos relations \ vous ave? con- tinué fur le même ton , & mon déplaifir n'a. fait qu'augmenter. En vérité, i'ou

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|>rencîroit ces lettres pour les rarcafmes d'ua p»tit-maître (i) , plutôt que pour les relations d'un philofophe, 5c l'on a peine à les croire de la même main que celle que vous m'écriviez autrefois. Quoi ! vous penfez étudier les hommes dans les petites manières de quelques co- teries de prccieufes ou de gens défœu- vrés , 5c ce vernis extérieur & changeant, qui devoità peine frapper vos yeux j fait le fond de toutes vos remarques! Étoic- ce la peine de recueillir avec tant de foin des ufages 5c des bienféances qui lî'exi lieront plus dans dix ans d'ici , tan- dis que les relTorts éternels du cœur hu- main, le jeu fecret&durabledespaiîîons échappent à vos recherches ? Prenons votre lettre fur les femmes , qu'y tou-

(i) Douce Julie, à combien de titres vous allez vous faire lîffli-i! Eh quoi 1 vous n'avez, pas même le ton du jour î Vous ne favez pas qu'il y a de pelites-maicrejfes , mais qu'il n'y a plus dcpecits-maicres ? Bon Dieu : que favci- Yous donc î

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274 ^^ NOUV ELLE

verai-je qui puiflTe m'apprendre à les con- noitre ? Quelque defcripcioii de leur pa- rure , donc tout le monde eft inftruit j quelques obfervarions malignes fur leur manière de fe mettre & de fe prefenter , quelque idée du défordre d'un petit nom- bre , injuftement généralifé \ comme fi tous \e^ fentimens honnêtes croient éireints à Paris , &: que toutes ks femmes y allaflent. en carrofle 6c aux premières loges. M'avez-vous rien dit qui m'inf- rruife folidement de leurs goûts , de leurs maximes , de leur vrai carad:ère; & n'eft-il pas bien étrange qu'en parlant des femmes d'un pays , un homme fage ait oublié ce qui regarde les foins do-' meftiques & l'éducation des enfans (i) ?

(i) Et pourquoi ne l'auroit-il pas oublié ? Eft-ce que ces foins les regardent ? Eh : que dsviendroient le monde Se l'État ? Auteurs il- luftres , brillans Académiciens , que devien- dfiez-vous tous j fi les femmes alloient quit- tent le gouvernement de la littérature & des af- faires j pour prendre celui du ménage }

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La feule cliofe qui femble erre de vous dans rouce cette lettre, c'eft le plaifir avec lequel vous louez leur bon natu- rel &c qui fait honneur au votre. En- core n'avcz-vous fait en cela que ren- dre juftice au fexe en général j bc dan's quel pays du monde la douceur & la comniiféiation ne font-elles pas l'aima- ble part.-nge des femmes?

Quelle différence de tableau (1 vous m'eufliez peint ce que vous aviez vu plu- tôt que ce qu'on vous avoit dit , ou , du. moins, que vous n'eufliez confultc que des gens fenfés ! Faut-il que vous, qui avez tant pris de foin à ^onferver vo- tre jugement , allie? le perdre comme de propos délibéré dans le commerce*d'une Jeunefle inconfidérée, qui ne cherche dans la fociété des fages, qu'à les fe- duire &: non pas à les imiter. Vous re- gardez à de fauires convenances d'âge qui ne vous vont point, & vous ou- bliez celles de lumières & de raifon qui vous font eflTentielles. Malgré tout votre emportement, vous êtes le plus facile

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2?^ -^^ Nouvelle

des hommes; & , malgré la mariirité de votre efprir, vous vous laiflez tellement conduire par ceux avec qui vous vi- vez 5 que vous ne fauriez fréquenter des gens de votre âge fans en defcendre Se redevenir enfant. Ainfî vous vous dé- gradez, en penfant vous aifortir; & c'eft vous mettre au-deflous de vous-même, que ne pas choifir des amis plusifages que voiiy.

Je ne vous reproche-point d'avoir été conduit fans le favoir dans une maifon déshonncte; mais je vous reproche d'y avoir été conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connoîrre, ou du moins auxquels vousne deviez pas lailTei' diriger vos amufemens. Quant au projet de les ramener à vos principes , j'y trou- ve plus de zèle que de prudence : fi vous êtes trop férlcux pour erre leur cama- rade, vous êtes trop jeune pour être leur mentor; &vous ne devez vous mcler de réformer autrui, que quand vous n'aurez plus rien à faire en vous-mcme.

Une féconde faute, plus grave encore

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^beaucoup moins pardonnable, eft d'a- voir pu paiïer volontairement la foirce dans un lieu fi peu digne de vous , & de n'avoir pas fui dès le premier inftant vousavez connu dans quelle maifon vous étiez. Vos exGufes Udeilus font pitoya- bles. // étoit trop tard pour s'en dédire l Comme s'il y avait quelque efpece de bienféance en de pareils lieux, ou que la bienféance dût jamais l'emporter fur la vertu , & qu'il fût jamais trop tard pour s'empêcher de mal faire ? Quanta la fécurité que vous tiriez de votre ré- pugnance , je n'en dirai rien : l'événe- ment vous a montré combien elle étoic fondée. ParJez plus franchement à celle qui fait lire dans votre cœur; c'eft la honte qui vous retint. Vous craignîtes qu'on ne fe moquât de vous en fortanr : un moment de huée vous fit peur , & vous aimâtes mieux vous expofer au re- mords qu'à la raillerie. Savez- vous bien quelle maxime vous fuivîtes en cette oc« cafion ? Celle qui la première introduit

lyS La Nouvelle

le vice dans une âme bien née, étouffe la voix de la confcience par la clameur public]ue , 5c réprime l'audace de bien faire par la crainte du blâme. Tel vain- croit les tentations, qui luccombe aux mauvais exemples j tel rougit d'être mo- dèle , ôc devient effronté par honte j i^ cette mauvaife honte corrompt phis de cœurs honnêtes, que les mauvaifes in- clinations. Voilà fur-tout de quoi vous avez à préferver le vôtre; car, quoi que vous fafîiez , la crainte du tidiculp que vous méprifez vous domine pourtant malgré vous. Vous braveriez plurôtcent périls qu'une raillerie , & l'on ne vit ja- mais tant de timidité jointe à une âme auiîi intrépide.

Sans vous étaler contre ce défaut des préceptes de morale que vous favez mieux que moi, je me contenterai de vous propofer un moyen pour vous en garantir, plus facile & plus sûr, peut- être , que tous les raifonnemens de la philofophie. C'eft de faire dans votre

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efprit une légère rranfporuiron de tems, & d'anticiper fur l'avenir de quelques minutes. Si dans ce malheureux fouper vous vous fuffiez fortifié contre un inf- tant de moquerie de la part des con- vives , par l'idée de l'état où. votre, âme alloit être, fi -tôt que vous feriez dans la r-ue 5 Cl vous vous fuiïiez repréfenté le contentement intérieur d'échapper aux pièges du vice , l'avantage de prendre d'abord cette habitude de vaincre qui etx facilite le pouvoir , le plaifir que vous eût donné la confcienoe de votre vic- toire , celui de me la décrire, celui que j'en aurois reçu moi-même j eft-il croya-r ble que tout cela ne Teût pas emporté; fur une répugnance d'un inftant, à la- quelle vous n'eufliez jamais cédé, fivous en aviez envifagé les fuites ? Encore , qu'eft-ce que cette répugnance, qui met un prix aux railleries des gens dont l'ef» rime n'en peut avoir aucun ? Infaillible- ment c«tte réflexion vous eût fauve, pour un moment de mauvaife honte , une honte beaucoup plusjufte, plus durable.

'2§o La Nouvelle

les regrets , le danger j & , pour ne vons rien difîimuler , votre amie eût verfé quelques larmes de moins.

'Vous voulûtes, dites- vous, mettre à profit cette foirée pour votre fondion d obfervaieur ? Quel foin ! quel emploi ! que vos excufes me font rougir de vous ! Ne ferez-vous point aufli curieux d'ob- ferver un jour les voleurs dans leurs ca- vernes , & de voir comment ils s'y pren- nentpour dévalifer les palfans ? Ignorez- vous qu'il y a Aqs objets odieux , qu'il n'eft pa: même permis à l'homme d'hon- neur de les voir , & que l'indignation de la vertu ne peut Aipporter le fpeâ:acle du vice ? Le fage obferve le défordre public qu'il ne peut arrêter; il obferve & montre fur fon vifage attrifté la dou- leur qu'il lui.caufe j mais, quant aux dé- fordres particuliers , il s'y oppofe , 011 détourne les yeux, de peur qu'ils ne s'autorifenr de fa préfence. D'ailleurs, étoit-il befoin de voir de ppre-Ues fo- cictés pour juger de ce qui s'y paife & des difcours qu'on y tient ? Pour moi.

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fur leur feul objet plus que fur le peu que vous m'en avez dit , je devine aifé- ment tout le refte; & l'idée dos plaifirs qu'on y tiouve , me fait connoître aiTez Iqs gens qui les cherchent.

Je ne fais fi votre commode philofo- phie adopte déjà les maximes qu'on dit établies dans les grandes villes pour to- lérer de femblables lieux ; mais j'efpère, au moins, que vous n'êtes pas de ceux qui fe méprifent alTez pour s'en per- mettre l'ufage , fous prétexte de je ne fais quelle chimérique nécefii quin'eft connue que des gens de mauvaife vie j comme fi les deux ïeyies étoient fur ce point de nature différente , Se que, dans l'abfence ou le célibat, il hiliiit à l'hon- nètehomme des reflources dont l'hon- nête femme n a pas befoin ! Si cette er- reur ne vous mène pas chez des profti- tuées , j'ai bien peur qu'elle ne conti- nue à vous égarer vous même. Ah ! fi vous voulez être niéprifable , foyez-le au moins fans prétexte, & n'ajoutez point le menfonge à la crapule. Tous ces pré-

iSi La Nour*ELLE

tendus befoins n'ont point leur fouice dans la Nature, mais dans la volontaire dépravation des fens. Les illufions mê- mes de l'amour fe purifient dans un cœur chafte, Se ne corrompent qu'un cœur à.é]a. corrompu. Au contraire, la pureté fe foutient par elle-même j les defirs toiiiours réprimés s'accoutument à ne plus renaître , 8c les tentations ne fe niulciplient que par l'habitude d'y fuc- comber. L'amitié m'a fait furmonter deux fois ma répugnance à traiter un pa- reil fujet , celle-ci fera la dernière j-car à quel titre efpérerois-je obtenir de vous ce que vous aurez refufé à l'honnêteté , à l'amour, & à la raifon?

Je reviens au point important par le- quel j'ai commencé cette lettre. A vingt- on ans vous m'écriviez "du Valais des defcriptions graves & judicieufes , à vingt-cinq vous m'envoyez de Paris des colifichets de lettres, le fens & la raifon font par-tout facrifiés à un certain tour plaifant , fort éloigné de votre ca- radère. Je ne fais comment vous avez

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fait j mais depuis que vous vivez dans I9 féjour des talens , les vôtres paroiflent diminués j ^^ous aviez gagné chez les payfans , & vous perdez parmi les beaux-efprits. Ce n'efl: pas la faute du pays vous vivez , mais des con- noifTances que vous y avez faites 'y car il n'y a rien qui demande tant de choix , que le mélange de l'^xcelienc & du pire. Si vous voulez étudier le mon- de, fréquentez les gens fenfés qui le connoiffenc par une longue expérience & de paisibles obfervations j non de jeunes étourdis qui n'en voient que la fuperficie , &: des ridicules qu'ils font eux mêmes. Paris efl: plein de favans ac- coutumés à réfléchir, & à qui ce grand théâtre en offre tous les jours le fujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves & ftudieux vont cou- rant comme vous de maifon en mai- fon , de coterie en coterie , pour amufer les femmes & les jeunes gens, &: met- tre toute la philofophie en babil. Ils ont trop de dignité pour avilir ainfi leur

a!4 ^^ Nouvelle

état, proftituer leurs talens Se foutenir ; par leur exemple, des mœurs qu'ils de-» vroient corriger. Quand la plupart feroienc, fûrement plulleurs ne le font point, & c'eft ceux-là que vous devez rechercher.

N'eft-il pas fingulier encore que vous donniez vous-même dans le défaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques, que Paris ne foit plein pour vous que de gens de condition ; que ceux de votre état foient \qs feuls dont vous ne parliez point ^ comme fi les vains pré- jugés de la Noblefie ne vous coûtcient pas affez cher pour les haïr, & que vous crufliez vous" dégrader en fréquentant d'honnêtes bourgeois, qui font peut- être l'ordre le plus refpedabîe du pays vous êtes? Vous avez beau vous excufer fur les connoiffances de Mylord Edouard : avec cel les-là "vous en euffitz bien-tôt fait d'autres dans un ordre in- férieur. Tant de gens veulent monter, qu'il efi: toujours aifé de defcendre j &, de votre propre aveu , c'efl: le feul

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moyen de connoîrre les véritables mœurs d'un peuple, que d'étudier fa vie privée dans les états les plus nombreux j car s'arrêter aux gens qui repréfentent tou- jours , c'eft ne voir que des comédiens.

Je voudrois que votre curiofîté ailâc plus loin encore. Pourquoi dans une ville û riche le bas-peuple eft-il Ci mcprifable, tandis que la mifere extrême eft fi rare parmi nous l'on ne voit pointde mil- lionnaires ? Certe queftion , ce me fem- ble, efl bien digne de vos recherches; mais ce n'eft pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous atten- dre à la refondre. C'eft dans les appar- temens dorés qu'un écolier va prendre \qs airs du monde j mais le fage en af •» prend les myderes dans la chaumière du pauvre. C'eft-là qu'on voit fenfible- ment les obfcures manœuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardées au mi- lieu d'un cercle : c'eft- qu'on s'inftruic par quelles iniquités fecretresle puifTant 6i le riche arrachent un refte de pain noir à l'opprimé qu'ils feignent de plaia-

l'S"^ La Nou V elle

dre en public. Ah! fi j'en crois nosvieuji militaires, que de chofes vous appren- driez dans les greniers d'un cinquième étage, qu'on .'înfevelit fous un profend fecrec dans les hôtels du fauxbourg Saint-Germain! Se que tant de beaux parleurs feroient confus avec leurs fein- tes maximes d'humanité , fi tous les mal- heureux qu'ils ont faits fe préfentoient pour les démentir !

Je fais qu'on n'aime pas le fpeélacle de îamifere qu'on ne peut foulager, & que le riche même détourne les yeux du pau- vre qu'il refufe defecourir j maiscen'eft pas d'argent feulement qu'ont befoin les infortunés , & il n'y a que les parelTeux de bien faire qui ne fâchent faire du bien que la bourfe à la main. Les confo!a- tions , les confeils , les foins, les amis , la protection font autant de reflources que la commifération vous laifie au défaut des richefles , pour le foulage- ment de l'indigent. Souvent les oppri- més ne le font , que parce qu'ils man- quent d'organe pour faîreTentendre leurs

H É L o ï s E. iBj

plaintes. Il ne s'agit quelquefois que d'un mot qu'ils ne peuvent dire , d'une raifon qu'ils ne favent point expofer, de laporxe d'un Grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrépide appui de la vertu défintéreiTée fuffit pour lever une infi- nité d'obftacles ,' ôc l'éloquence d'un homme de bien pour effrayer la tyran- nie au milieu de touti^ fa pullfance.

Si vous voulez donc ccre homme en effet, apprenez i redefcendre. L'huma- nité coule comme une eau pure & fa- lutaire, & va fexiilifer les lieux bas; elle cherche toujours le niveau, elle lailTe à fec ces rochers arides qui menacent la campagne &c ne donnent qu'une ombrç nuifible ou dQs éclats pour écrâfetieur^ voifins.

Voilà , mon ami , comment on tire parti du préfent, en s'inftruifant pour l'a- venir, &: comment la bonté met d'a- vance à profit les leçons de la fageffe, afin que, quand les lumières acquifes nous refterbient inutiles , on n'ait pas

i^S La Nouvelle

pour cela perdu le tems employé à les ax:quérif. Qui^oit vivre parmi \qs gens en place , ne fauroic prendre trop de pré- fervatifs contre leurs maximes empoi- {onnées j &: il n'y a que l'exercice conti- nuel de la bienfaifance qui garantilTe les meilleurs cœuis de la contagion àQS ambitieux. ElTayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d'études; il eft plus di- gne de vous que ceux que vous avez embraCTés; &, comme i'efprir s'étrécit à mefiire que l'âme fe corrompt, vohs fentirez bien-tôt , au contraire , com- bien l'exercice des fublimes vertus éle- vé & nourrit le génie , combien un ten- dre intérêt aux malheurs d'autrui feit à mieux en trouver la fouice, &: à nous éloigner en tout fens des vices qui les ont produits.

Je vous devois toute la franchife de l'amitié dans lafituation critique vous me paroiflTez être ; de peur qu'un fécond pas vers le déf^rdre ne vous y plongeât enfin fans retour, avant que vous euiîiez

le

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le tems de vous reconnoître. Mainte- nant je ne puis vous cacher , mon ami , combien votre prompte & fincere cou- feflion m'a touchée : car je Tens com- bien vous a coûté la honte de cet aveu , S>c par conféquent combien celle de vo- tre faute vous pefoit fur le cœur. Une erreur involontaire fe pardonne Se s'ou- blie aifément. Quant à l'avenir , retenez bien cette maxime dont je ne me dé- partirai point : qui peut s'abufer deux fois en pareil cas > ne s'eft pas même abufé la première.

Adieu , mon ami ; veille avec foin fur ta fanté , je t'en conjure ; & foiige qu'il ne doit refter aucune trace d'un crime que j'ai pardonné.

P. S. Je viens de voir entre les mains de M. d'Orbe des copies de plu- fîeurs de vos lettres à Myîord Edouard , qui m'obligent d rétrac- ter une partie de mes cenfures fur les matières Se le ftyle de vos ob- Tpme II, N

25)0 La Nouvelle

fervations. Celles-ci traitent, j'en conviens , de fiijets importans , ôc me paroillent pleines de réflexions graves & judicieufes. Mais en re- vanche , il eft clair que vous nous dédaignez beaucoup , ma coufine & moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre eftime , en ne nous envoyant que des relations pro- pres à l'altérer , tandis que vous eft faites pour votre ami de beaucoup meilleures. C'eft, ce me femble, alfez mal honorer vos leçons, que de juger vos écolieres indignes d'admirer vos talens ; &r vous de- vriez feindre , au moins par va- nité , de nous croire capables de vous entendre. J'avoue que la politique n'eft guères du relTortdes femmes, & mon on- cle nous en a tant ennuyées que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'eft pas, non plus j à vous parler fran-

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chement,rétude à laquelle je don- nerois la préférence j fon utilité efi: trop loin de moi pour me toucher beaucoup, & (qs lumières font trop fublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligée d'aimer le gou- vernement fous lequel le ciel m'a fait naître , je me foucie peu de favoir s'il en eil de meilleurs. De quoi me ferviroit de les con- noître , avec (i peu de pouvoir pour les établir , & pourquoi contrifte- rois-je mon âme à confidérer de fi grands maux je ne peux rien , tant que ]qu. vois d'autres autour de moi qu'il m'eil permis de fou- lager ? Mais je vous aimej &: l'in- térêt que je ne prends pas aux hx^ jets , je le prends à l'auteur qui les traite. Je recueille avec une tendie admiration toutes les preuves de votre génie , &, fiere d'un mérite fi digne de mon cœur , je ne demande i l'amour qu'autant d'efprit qu'il ra'enfautpour fentir le vôtre. Ne N i\

i5?i La No vvelle

me refufez donc pas le plaifir de connoître & d'aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que , fi le ciel unilToit nos deftinées, vous ne jugeriez pas votre compa- gne digne de penfer avec vous ?

LETTRE XXVIII.

D E J U L I E.

A OuT eft perdu ! Tout eft découvert ! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu je les avois cachées. Elles y éroienc encore hier au foir. Elles n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma mère feule peut les avoir furprifes. Si mon père les voit, c'eft fait de ma vie! Eh! que ferviroit qu'il ne les vît pas , s'il faut renoncer...... Ah Dieu ! ma mère m'en- voie appeller. fuir ? Comment fou- tenir fes regards ? Que ne puis- je me ca- cher au fein de la terre !.... Tout mon corps tremble , & je fuis hors d'état de

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faire un pas.... la honte, l'humiliation, les cuifans reproches... j'ai tout mérité, je fupporterai tout. Mais la douleur , les larmes d'une mère éplorée!.... ô mon cœur, quels déchiremens !.... Elle m'attend j je ne puis tarder davantage...., elle voudra favoir... il faudra tout dire.., Régianino fera congédié. Ne m'écris plus jufqu'à nouvel avis..,, qui fait Ci jamais?... je pourrois.... quoi ! mentir!...

mentir à ma mère ! Ah ! s'il fuit

nous fauver par le menfonge , adieu , nous fommes perdus.

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i5)4 ^^ NouVEtLt

LETTRE XXIX.

DE Madame d'Orbe.

V^Ue de maux vous caufez à ceux qui "roas aiment ! que de pleurs vous avez ^éja fait couler dans une famille in- fortunée dont vous feul troublez le re- pos ! Craignez d'ajouter te deuil à nos larities .• craignez que la mort d'une mère affligée ne foit le dernier effet du poifon que vous verfez dans le cœur de fa fille , & qu'un amour défordonné ne devienne •enfin pour vous même la fource d'un lemords éternel. L'amitié m'a fait fup- porter vos erreurs, tant qu'une ombre d'efpoir pouvoir les nourrir j mais com- ment tolérer une vaine confiance que l'honneur & la raifon condamnent , 5c qui , ne pouvant plus caufer que des Mialheurs & des peines , ne mérite que le nom d'obftination ?

Vous favez de quelle manière le fecret de vos feux , dérobé fi long-tems aux

H É L 0 t s E, 1^^

foupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque fenfible que foit un tel coup à cette mère tendre de ver- tuenfe , moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à fon aveugle négligence ; elle déplore fa fatale illufion; fa plus cruelle peine eft d'avoir pu trop eftimer fa fille , ôz fa douleur eftpour Julie un châtiment cenc fois pire que fes reproches.

L'accablement de cette pauvre cou- fine ne fauroit s'imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son cœur femble étouffé par l'affliétion , &c l'excès des fentimens qui l'oppreffent lui donne un air de ftupidité plus effrayant que des cris aigus. Elle fe tient jour & nuit à ge- noux au chevet de fa mère , l'air morne, l'œil fixé en terre , gardant un profond filence j la fervant avec plus d'attention 8c de vivacité que jamais ; puis retom- bant à l'inftant dans un état d'anéantiffe- menr qui la feroir prendre pour une autre perfonne. Il eft très-clair que c'ett la maladie de la mère qui foutien t les for-

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15»^* La Nouvelle

ces de fa lîlle, 6c Çi l'ardeur de la fer- vir n'animoit fon zèle , (qs yeux éteints , fa pâleur, fon extrême abattement me feroient craindre qu'elle n'eût grand befoin pour elle-même de tous les foins qu'elle lui rend. Ala tante s'en apperçoic aufîi , & je vois , à l'inquiétude avec la- quelle elle me recommande en parti- culier la fanté de fa fîlle , combien le cœur combat, de part & d'autre contre la gêne qu'elles s'impofent, &: combien on doit vous haïr de troubler une union fi charmante.

Cette contrainte augmente encore par Je foin de la dérober aux yeux d'un père emporté , auquel une mère tremblante pour les jours de fa fille veut cacher ce dangereux fecret. On fe fait une loi de garder en fa préfence l'ancienne familia- rité j mais fi la tendrefiTe maternelle pro- fite avec plaifir de ce prétexte , une fille confufe n'ofe livrer fon cœur à des ca- reffes qu'elle croit feintes & qui lui font d'autant pi us cruel les qu'elles lui feroient ■douces, li elle ôfoit y. compter. En re-

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cevant celles de fon père , elle regarde fa mère d'un air fi tendre Se fi humilié, qu'on voitfian cœur lui dire par fes yeux : ah ! que ne fuis -je digne encore d'en recevoir autant de vous !

Madame d'Étange m'a prife plusieurs fois à part , & j'ai connu facilement, à la douceur de Ces réprimandes &: au ton dont elle m'a parlé de vous , que Julie a fait de grands efforts pour calmer en- vers nous fa trop jufte indignation , Se qu'elle n'a rien épargné pour nous juf- tifier l'un ôc l'autre à (qs dépens. Vos let- tres mêmes portent , avec le caradère d'un amour excefiîf , une forte d'excufî qui ne lui a pas échappé j elle vous re- proche moins l'abus de fa confiance qu'à elle-même fi fimplicité à vous l'accor- der. Elle vous elHme afiez pour croire qu'aucun autre homme à votre place n'eût mieux réfifté que vous j elle s'en prend de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit maintenant, dit-elie, ce que c'eft qu'une probité trop vantée qui n'empêche point un honnête-homine

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apS La Nou velle

amoureux de corrompre , s'il peut, une fille fage , & de déshonorer fans fcru- pule toute une famille pour fatîsfaire un moment de fureur. Mais que fert de revenir fur le pafTé ? Il s'agit de cacher fous un voile éternel cet odieux myftè- re \ d'en effacer , s'il fe peut , jufqu'au moindre veftige , & de féconder la bonté du Ciel qui n'en a point laiflTé de té- moignage fenfible. Le fecret eft concen- tré entre iîx perfonnes fûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé , les Jours d'une mère au défefpoir, l'honneur d'une maifon refpeétable , votre propre ver- tu, tout dépend de vous encore 'y tout vous prefcrit votre devoir j vous pouvez réparer le mal que vous avez fait ; vous pouvez vous rendre digne de Julie , & juftifier fa faute en renonçant à elle; & il votre cœur ne m'a point trompé , il n'y a plus que la grandeur d'un tel facrifice qui puiiïe répondre à celle de l'amour qui l'exige. Fondée fur l'eftime que j'eus toujours pour vos fentimens, & fur ce que la plus tendre union qui fut ja-

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tuais lui doit ajouter de force , j'ai pro- mis en votre nom tout ce que vous devez tenir ; ôfez me démentir fi j'ai trop pré- fumé de vous , ou foyez aujourd'hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre maitrefTe ou votre amour l'un à l'autre , Se vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire j elle avoit même commence. O Dieu ! que de coups de poignard vous euiïènt porté fes plaintes amères ! Que fes touchans reproches vous eufTent dé- chiré le cœur ! Que (es humbles prières vous eulTent pénétré de honte ! J'ai mis en pièces cette lettre accablante que vous n'eufliez jamais fapportée : je n'ai pu fouffrir ce comble d'horreur de voir une mère humiliée devant le féduéleur de fa fille : vous êtes digne au moins qu'on n'employé pas avec vous de pa- reils moyens , fafits pour fléchir des monftres 8c pour faire mourir de dou- leur un homme fenfible.

Si c'étoic le premier effort que l'Ar

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mour vous eût demandé , Je ponnoîî douter du fuccès & balancer fur l'eftime qui vous eft due : mais le facrifice que vous avez fait à l'honneur de Julie en quittant ce pays, m'eft garant de celui que vous allez faire à fon repos en rom" pant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu font toujours les plus pé- nibles, & vous ne perdrez point le prix d'un effort qui vous a tant coûté , en vous obftinant à foutenir une vaine corref- pondancedont les rifques font terribles pour votre amante , les dédommage- mens nuls pour tous les deux, & qui ne fait que prolonger fans fruit les tour- mens de l'un & de l'autre. N'en doutez plus, cette Julie qui vous fut fi chère, ne doit rien être à celui qu'elle a tant aimé; vous vous diflimulez en vain vos mal- heurs j vous la perdîtes au moment que vous vous féparâtes d'elle : ou plutôt le Ciel vous ravoitôtée,mèmeavantqu'el- lefedonnâtà vous; car fon père la promit dès fon retour, & vous favez trop que la parole de cet homme inflexible eft ir-

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révocable. De quelque manière que vous vous comportiez , l'invincible fore s'op- pofe à vos vœux , & vous ne la poflede- rez jamais. L'unique choix qui vous refte à faire efl: de la précipiter dans un abîme de malheurs & d'opprobres, ou d'hono- rer en elle ce que vous avez adoré , & de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la fagelTe, la paix, la fCireté du moins dont vos fatales liaifons la privent. . Que vous feriez attrifiié, que vous vous confumeriez en regrets , fi vous pouviez contempler l'étataétuel de cette malheureufe amie, & l'avili flfement oii la réduifent le remords & la honte ! Que fon luftre eft terni ! que {qs grâces font languiiïantes i^que tous (qs fentimensfi charmans & fi doux fe fondent trifte- mentdans le feul qui les abforbe! L'a- mitié même en eft attiédie ; à peine par* tage-t-elle encore le plaifir que je goûte à la voir, &c fon cœur malade ne fait plus rien fentir que l'amour & la dou- leur, liélas ! qu'eft devenu ce caractère aimant ^ ifsnfible, ce goût fi pur des

joi La Noufelle

chofes honnêtes, cet intérêt fi tendre aux peines Se aux plaifirs d'autrui? Elle cft encore , je l'avoue , douce , géné- reufe, compatiflante j l'aimable habi- tude de bien faire ne fauroit s'effacer en ellej mais ce n'eft plus qu'une ha- bitude aveugle, un goût fans réflexion. Elle fait toutes les mêmes chofes, mais elle ne les fait plus avec le même zèle; ces fentimens fublimes fe font affoiblis, cette flamme divine s'eft amortie , cet ange n'eft plus qu'une femme ordinaire. Ah ! quelle âme vous avez ôtée à la yertu!

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LETTRE XXX.

DE l' Amant deJulis A Madame d'Etange.

Énétré d'une douleur qui doic durer autant que moi , je me jette à vos pieds , Madame , non pour vous mar- quer un repentir qui ne dépend pas de jnon cœur, mais pour expier un crime involontaire, en renonçant à tout ce qui pouvoir faire la douceur de ma vie- Comme jamais fentimens humains n'ap- prochèrent de ceux que m'infpira votre adorable fille , il n'y eut jamais de facri- fîce égal à celui que je viens faire à I3 plus refpedlable des mères ^ mais Julie m'a trop appris comment il faut immo- ler le bonheur au devoir ; elle m'en a trop courageufement donné l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne fâche pa6 l'imiter. Si mon fang fuffifoit poui guérir vos peines, je le verferois en fi-

.304 La Nouvelle

lence & me plaindrois de ne vous don- ner qu'une foible preuve de mon zèle : mais brifer le plus doux , le plus pur, le plus facré lien qui jamais ait uni deux cœurs , ah ! c'eft un effort que l'univers entier ne m'eût pas fait faire , 6c qu'il n'apnartenoit qu'à vous d'obtenir.

Oui , je promets de vivre] loin d'elle aufîl long-tems que vous l'exigerez; je m'abftiendrai de la voir & de lui écrire ; ]Qi\ jure par vos jours précieux , fi né- ceflaires à la confervation des (îens. Je me foumets, non fans effroi , mais fans murmure, à tout ce que vous daignerez ordonner d'elle & de moi. Je dirai beau- coup plus encore; fon bonheur peut me confoler de ma mifere, & je mourrai content, fi vous lui donnez un époux di- gne d'elle. Ah ! qu'on le trouve ! & qu'il m'ôfe dire : je faurai mieux l'aimer que toi ! Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s'il n'a mon cœur, il n'aura rien pour Julie :fnais je n'ai que ce cœur honnête 5c tendre. Hélas ! je n'ai rien non plus. L'Amour, qui rappro-

H É L 0 ? s E, 30f

thetout, n'élève point la perfonnej il" n'élève que les fencimens. Ah ! fi j'eufle ôfé n'écourer que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eût prononcé le doux nom de mère.

Daignez vous confier à des fermens quine feront point vains , un homme qui n'eft point trompeur. Si je pus un jour abufer de votre eftime, je m'abufai le premfer moi-même. Mon cœur fans expérience ne connut le danger que quand il n'étoit plus tems de fuir, & n'avoispoint encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui- même, qu'elle m'a depuis fi bien enfei- gné. Bannifiez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à qui [on repos, fa félicité , fon honneur foient plus chers qu'à moi? Non, ma parole & mon cœur vous font garans de l'engagement que je prends au nom de mon illuftre ami comme au mien. Nulle indifcrétion ne fera commife , foycz-eu

30^ La Nouv elle

fur, & je rendrai le dernier foiipir fnii5 qu'on fâche quelle douleur termina mes jours. Calmez-donc celle qui vous con- fume , & dont la mienne s'aigrit encore : cfluyez des pleurs qui m'arrachent l'â- jne; rétablilTez votre fantéj rendez à la plus tendre fille qui fut jamais, le bon- heur auquel elle a renoncé pour vous ; fbyez vous même heureufe par elle , vivez enfin pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l'amonr, être mère de Julie eft encore un fort aflez beau pour fe féliciter de vivre!

H É L O'i s É. 307

■»■ Il . I I a

LETTRE XXXI.

l' Amant de Julie

A Madame d'Orbe,

En lui envoyant la lettre précédente*

Jl Ê N E z , cruelle , voilà ma réponfe. En la lifanc , fondez en larmes , vous connoilTez mon cœur,& il le vôtre eft fen- fîble encore \ mais fur-tout ne m'accablez plus de CQZIQ eftime impitoyable que vous me vendez fi cher 6c donc vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc ôfé les rompre , cts doux nœuds formés fous vos yeux prefque dès l'enfance , & que votre amitié fembloit partager avec tant de plaifir ? Je fuis donc aulîî malheureux que vous le voulez & que je puis l'être. Ah! connoilTez-vous tout le mal que vous faites ? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'âme j que ce que vous m'ô-

5o8 La Nouvelle

tez eft fans dédommagement, & qu'il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l'un pour l'autre ? Que me parlez-vous du bonheur de Julie ? En peut-il être fans le confentement du cœur ? Que me parlez-vous du dan- ger de fa merel Ah ! qu'eft-ce que la vie d'une mère, la mienne, la vôtre, la fienne même, qu'eft-ce que l'exif- tence du monde entier auprès du ^en- timent délicieux qui nous unifToit? In- fenfée & farouche vertu! j'obéis à ta •Toix fans mérite ; je t'abhorre, en faifant tout pour toi. Que font tes vaines con- folations contre \qs vives douleurs de l'âme? Va, trifte idole des malheu- reux", tu ne fais qu'augmenter leur mi- fere , en leur ôrant les reiïburces que la fortune leur laifle. J'obéirai pourtant j oui, cruelle, j'obéirai : je deviendrai, s'il fe peut, infenfible & féroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus en- tendre ni prononcer le nom de Julie

U t L Q ï S E. 309

ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rap- peler l'infupporrable fouvenir. Un dé- pic, une rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage : il m'en a trop coûté d'être fenlîble \ il vaut mieux re- noncer à l'humanité.

ma.iK.it.!Jij« iiuiiMW

LETTRE XXXII.

DE Madame d'Orbe A 1' Amant de JuiIie.

y Ous m'avez écrit une lettre défo- lantç^maisily a tant d'amour & de ver- tu dans votre conduite, qu'elle efface l'amertume de vos plaintes : vous ç.tQS trop généreux pour qu'on ait le courage de vous quereller. Quelqu'emportemeat qu'on laifle paroître , quand on fait ainfi s'immoler à ce qu'on aime , on mérite plus de louanges que de reproches , &: j malgré vos injures, vous ne me fûce«

3ÎO La Nouvelle

jamais fi cher que depuis que je connoî$ bien tour ce que vous valez.

Rendez grâce à cerre verru que vous croyez haïr, & qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n'y a pas jufqu'à ma tante que vous n'ayez féduite par un facrifice dont elle fent tout le prix. Elle n'a pu lire votre lettre fans at- tendrilTement j elle a même eu la foi- bleife de la laiiTer voir à fa fille , & l'ef- fort qu'a fait la pauvre Julie pour con* tenir , à cette ledure , (es foupirs &" fes pleurs, l'a fait tomber évanouie.

Cette tendre mère, que vos lettres avoient Aé]d. puifTamment émue, com- mence à connoître, par tout ce qu'elle voit , combien vos deux cœurs font hors de la règle commune , &: combien votre amour porte un caradtère naturel de fympathie , que le tems ni les efforts hu- mains ne fauroient effacer. Elle qui a fi grand befoin de confolarion , confole- roit volontiers fa fille. Ci la bienféance ne la retenoit, &: je la vois trop près

H È L O ï s E, 3 Ttl

•d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir été. Elle s'échappa hier jiifqu'à dire en fa pré- fence , un peu indifcrettement ( i ) , peut- crre : nh ! s'il ne dépendoit que de moi ...quoiqu'elle fe retînt & n'achevât pas , je vis, au baifer ardent que Julie imprimoit fur fa main , qu'elle ne l'avoic que trop entendue. Je fais même qu'elle a voulu plufieurs fois parler à fon in- flexible époux j mais , foit danger d'ex- pofer fa fille aux fureurs d'un père irri- té, foit crainte pour elle-même, fa timi- dité l'a toujours retenue, àc fon affoi- . blilTement, fes maux augmentent (\(tn' (iblement , que j'ai peur de la voir hors d'état d'exécuter fa réfolution avant qu'elle l'ait bien formée.

Quoi qu'il en foit , malgré les fautes dont vous êtes caufe , cette hoimêteté de

(i) Claire, êtes - vous ici moins indif- «rettc ? Eft - ce la dcinicie fois^que vous le ferez î

3iî La N ou velle

cœur qui fe fait fentir dans votre amouf imuiiel lui a donné une telle opinion de vous , qu'elle fe fie à la parole de tous deux fur l'interruption de votre corref- pondance, & qu'elle n'a pris aucune précaution pour veiller de plus près fur fa fille. EfFedivement, fi Julie ne ré- pondoit pas à fa confiance , elle ne feroit plus digne de fes foins j & il faudroic vous étouffer l'un & l'autre , fi vous étiez capables de tromper encore la meilleure des mères , & d'abufer de l'eflime qu'el le a pour vous.

Je ne cherche point à rallumer dans votre cœur une efpérance que je n'ai pas moi- même j mais je veux vous mon- trer, comme il eft vrai, que le parti le plus honnête eft a-ufii le plus fage , Se que , s'il peut refter quelque reflource à votre amour, elle eft dans le facrifice que l'honneur & la raifon vous impo- fent. Mère , pnrens , amis , tout eft jnaintenant pour vous, hors un père ^u'on gagnera par cette voie, ou que

rien

H È L O ï s E, 315

rien ne fauroit gagner. Quelque impré- cation qu'ait pu vous dicter un mo- ment de dérefpoir , voas nous avez prouvé cent fois qu'il n'eft point de route plus fûre pour aller au bonheur » que celle de la vertu. Si l'on y parvient , il eft plus pur, plus folide & plus doux par elle j on le manque , elle feule peut en dédommager. Reprenez donc cou- rage , foyez homme , & foyez encore vous-même. Si j'ai bien connu votre cœur, la manière la plus cruelle pour vous de perdre Julie feroit d'être indi- gne de l'obtenir.

'U.

Tome IL

314 L^ Nqu V elle LETTRE XXXIII,

DE JuL.IE A SON AmANT.

£<Lle n'eft plus. Mes yeux ont vu fer-? tner les fîens pour jamais j ma bouche a reçu fou dernier foupir : mon nom fut dernier mot qu'elle prononça ; foq dernier regard fut tourné fur moi. Non , ce n'étoit pas la vie qu'elle fembldit quit- ter ; j'avois rrop^peu fu la lui rendre chère. C'étQÏt à moi feule qu'elle s'ar- rachoit. Elle me voyoic fans guide & fans efpérance , accablée de mes mal- heurs tz de mes fautes : mourir ne fut rien pour elle , & fon cœur n'a gémi que d'abandonner fa iille dans cet état, Eli n'eut que trop de raifons. Qu'a- voit-elle à regretter fur la terie ? Qu'eft- ce qui pouvoir ici bas valoir à Çqs yeux le prix immortel de fa patience & de {qs vertus , qui l'attendoit dans le Ciel "i Que lui reftoit-il à faire au monde , (}}i9i2 d'^ pleurer mon opprobre ? Ame

H É L o ï s E. 3iJ

pure & chafte , digne époufe, & mère incomparable , m vis mainrenanc au fé- jour de la gloire & de la félicité tu vis ; ^ moi , livrée au repentir & au dcief" poir » privée à jamais de tes foins , de tes confeils , de tes douces carefles , je fuis morte au bonheur , à la paix , à l'innocence : je ne fens plus que ta perce ; je ne vois plus que ma honte \ ma vie n'eft plus que peine &c douleur. Ma mère , ma tendre mère , hélas ! je fuis tien plus morte que roi !

Mon Dieu ! quel cranfport égare une infortunée & lui fait oublier (es réfolu- tions ! viens-je verfer mes pleurs &C pouffer mes géminfemens ? C'eft le cruel qui les a canfés que j'en rends le dépofi- taire ! C'eft avec ceiui qui fnit les mal- heurs de ma vie , que j'ôfe les déplorer î Oui , oui , barbare , partagez les tour- mens que vous me faites fonffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le fein'maternel, gémi'lfez àss maux qui ma viennent de vous , & fentez avec moi i'iiûireui: d'un parricide qui fut votre

Oij

3 i(j La Nou velle

ouvrage. A quels yeux ôferois -je pa^ roître auffi méprifable que je le fuis ? Devant qui m'avilirois-je au gré de mes remords ? Quel autre que le complice de mon crime pourroit aifez les coU" noître ? C'eft mon plus infupportable fupplice de n'être accufée que par nion cœur 5 & de voir attribuer au bon na- turel les larmes impures qu'un cuifant repentir m'arrache. Je vis , je vis , en ^ frémiflTant, la douleur empoifonner, hâ- ter les derniers jours de ma trifte mère. En vain fa pitié pour moi l'empêcha d'en convenir j en vain elle afFeûoit d'attri- buer le progrès de fon mal à la caufe qui l'avoir produit j en vain ma cou- fine gagnée a tenu le même langage. Rien n'a pu tromper mon cœur déchiré de regrets ; &, pour mon tourment éter- nel, je garderai jufqu'au tombeau l'af- freufe idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le Ciel fufcita dans fa colère pour rendre malheureufe Si coupable ! pour la dernière fois recevez

H É L O t s Ec 31'^

dans votre fein Aqs larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus , comme autrefois , partager avec vous des peines qui dévoient nous être communes. C:; font les foupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C*en eft fait ; l'empire de l'Amour eft éteint dans uns âme livrée au feul défefpoir. Je con- facre le refte de mes jours à pleurer la meilleure des mères ^ je faurai lui fa- crifîer des fentimens qui lui ont coûté la vie j je ferois trop heureufe qu'il m'en coûtât affez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait foufFrir. Ah ! C\ ion efprit immortel pénètre au fond de mon cœur, il fait bien que la victime que je lui facrifîe n'eft pas towt-à-fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu néceffaire. S'il vouî refte quelque refpect pour la mémoiie d'un nœud fi cher & fi funefte, c'eft pat lui que je vous conjure de me fuir à ja- mais , de ne plus m'écrire , de ne plus aigrir mes remords , de me laîffer ou- blier, s'il fe peut , ce que nous fume» .

O .;j

3i8 La No uv elle

l'un à l'autre. ;Qtie mes yeux ne vgu* voyent plus j que je n'entende plus pro- noncer votre nom j que votre fouvenir ne vienne plus agiter mon cœur. YoÇq parler encore au nom d'un amour qui îie doit plus être ; à tant de fujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir foa d-ernier vœu mcprifé. Adieu donc pour

la dernière fois, unique & cher Ahl

fille infenfée !.... adieu pour jamais.

H È L O l s E, 319

LETTRE XXXI V.

De l'Amant de Julie

A Madame d'Orbe.

XIiNfin le voile eft déchiré \ cette longue illufion s'eft évanouie ; cet ef- poir fi doux s'eft éteint \ il ne me refte pour aliment d'une flamme éternelle qu'un fouvenir amer & délicieux qut foutient ma vie & nourrit mes tourmens du vain fentiment d'un bonheur qui n'eft plus.

Eft-il donc vrai que j'ai goûté la féli- cité fuprcme ? Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour ? Qui peutfentir ce que je foufFre, n'eft il pas pour tou- jours fouffrir ? Qui peut jouir des biens que j'ai perdus , peur-il les perdre & vi- vre encore , & 6.es fentimens fi contrai- res peuvent-ils germer dans un même cœur? Jours de plaifirs &:de gloire, non vous n'étiez pas d'un mortel ! vous étiez

O iv

Sio La Nouvelle

iiop beaux pour devoir être périffables. Une douce exrafe abforboit toute votre durée , & la rafiTembloir en un point comme celle de réternitc. Il n'y avoit pour moi ni paflé ni avenir, ^ je goûtois à la fois les délices de mille fiècles. Hé- las î vous avez difparu comme un éclair ! Cette éternité de bonheur ne fut qu'un inftantdemavie. Le temsa repris fa len- teur dans les momens de mon défefpoir, & l'ennui mefure par longues années le refte infortuné de mes jours.

Pour achever de me les rendre infup- portables , plus les afîliârions m'acca- blent , plus tout ce qui m'étoit cher fem- ble fe détacher de moi. Madame , il fe peut que vous m'aimiez encore j mais d'autres foins vous appellent , d'autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt font maintenant indifcrettes. Julie , Julie elle même fe décourage & m'abandon- ne. Les triftes remords ont chaifc l'a- mour. Tout eft changé pour moi \ mon cœur feul eft toujours le même, & mon fort en eft plus affreux.

H É L O L s E, ^zi

Mais qu'imporie ce que je fuis & ce que je dois être ? Julie foufFre , çft-il tetrïs de fonder à moi ? Ah ! ce font fes peines qui rendent les miennes plus amè- res. Oui , j'aimerois mieux qu'elle cefsât

de m'aimer & qu'elle fût heureufe

Ceffer de m'aimer! L'efpere-r-el-

le? Jamais , jamais. Elle a beau

me défendre de' la voir & de lui écrire. Ce n'eft pas le tourment qu'elle s'ôte; hélas ! c'eft le confolateur. La perte d'une tendre mère la doit -elle priver d'un plus tendre ami ? Croit -elle fou- lager fes maux , eu les multipliant ? O Amour ! eft-ce à ics dépens qu'on peu: venger la Nature ?

Non, non ^ c'eft en vain qu'elle pré» tend m'oublicr. Son tendre cœur pour- ra-t-il fe féparer du mien ? Ne la retiens- je pas en dépit d'elle ? Oublie-t-on des fentimens tels que nous les avons éprou- vés , & peut-on SQW fouvenir fans les éprouver encore? L'Amour vainqueur fitle malheiu- de fa vie ; l'Amour vain- cu ne la rc-ndra que plus à plaindïe. EUù

322 La Nouvelle

pafTera Tes jours dans la douleur , tour- mentée à la fois de vains regrets & de vains defirs , fans pouvoir jamais con- ïenter ni l'Amour ni la Vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plai- gnant (es erreurs , je me difpenfe de les refpecler. Après tant de facrihces, il eft trop tard , pour apprendre à défobéir. Puifqu'elle commande , il fuffi: : elle n'entendra plus parler de moi. Jugez fi mon fort eft affreux 1 Mon plus grand défefpoir n'eft pas de renoncer à elle. Ah l c'eft dans fon.cœur que font mes douleurs les plus vives , & je fuis plus malheureux de fon infortune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chofe, & qui feule , après moi , la favez dignement aimer-, Claire, aimable Claire , vous êtes l'unique bien qui lui refte. Il eft affez précieux pour lui ren- dre fupportable la perte de tous les au- tres. Dédommagez la des confolations qui lui font ôtées &c de celles qu'elle refufe \ qu'une fainte amitié fupplée à la fois auprès d'elle à la tendrelTe d'ufie

H É L O i s E. 325

terère, a celle d'un amant, aux char- mes de tous les fentimens qui dévoient la rendre heuréufe. Qu'elle le foit, s'il eft poflible , à quelque prix que ce puilTe être. Qu'elle recouvre la paix ôc le re- pos dont je l'ai privée j je fentirai moins les tourmens qu'elle m'alaifles. Puifque je ne fuis plus rien à mes propres yeux , puifque c'eft mon fort de pafler ma vie à mourir pour elle j qu'elle me regarde comme n'étant plus : j'y confens , fi cette idée la rend plus tranquile. Puifle-t-elle retrouver près de vous (es premières vertus, fon premier bonheur! PuilTe-t- clle être encore par vos foins tout ce qu'elle eût é'é fans moi.

Hélas ! elle étoit fille, &c n'a plus de mère! Voilà la perte qui ne fe. répare point, & dont on ne fe confole jamais, quand on n pu fe la reprocher. Sa conf- cience agitée lui redemande cette mère tendre Se chérie, &dans une douleur (1 cruelle l'horrible remords fe joint à fon afflidion. O Julie ! ce fentiment affreux devoit-il être connu de toi ? Vous qui

O vj

314 ^^ Nouvelle

fûtes témoin de la maladie & des der- niers momens de cette mère infortunée y je vous fupplie, je vous conjure , dites- moi ce que j'en dois croire» [Déchirez- moi le cœur,fi je fuis coupable. Si la douleur de nos fautes Ta fait defcendre au tombeau, nous fommes deux monftres indignes de vivre j c'eft un crime de (on- ger à des liens funeftes , c'en eft un de voir le jour. Non ( j'ôfe le croire ) un feu fi pur n'a point produit de fi noirs effets. L'Amour nous infpira des fenti- mens trop nobles, pour en tirer les for- faits des âmes dénaturées. Le Ciel , le Ciel feroit-il injufte ? & celle qui fut immoler fon bonheur aux auteurs de {qs jours, méritoit-elle de-leur coûter la vie ?

H É L O ï s ^, 525

LETTRE XXXV.

RÉPONSE,

^Omment pourroit-on vous aimer moins, en vous eftimant chaque jour da- vantage? Comment perdrois-je mes an- ciens fentimens pour vous , tandis que vous en méritez chaque jour de nou- veaux ? Non , mon cher 5c digne ami 5 tour ce que nous fûmes les uns aux au- tres dès notre première jeunefTe , nous le ferons le refte de nos jours j & fi notre mutuel attachement n'augmente plus, c'eftqu'il ne peutplusaugmenter. Toute la différence eft que je vous aimois com- me mon frère, & qu'à préfent, je vous aime comme mon enfant; car, quoique nous foyons toutes deux plus jeunes que vous , & même vos difciples , je vous re- garde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penfer, vous avez appris de nous à être fenfible j &, quoi qu'en dife

31^ La Nouvelle

votre philofophe Anglois, cette ét^uca- tion vaut bien l'autre j (\ c'eft la raifon qui fait l'homme, c'eft le feiitiment qui le conduit.

Savez-vous pourquoi je parois avoir changé de conduite envers vous ? Ce n'eft pas , croyez-moi , que mon cœur ne foit toujours le même j c'eft que votre état eft changé. Je favorifai vos feux, tant qu'il leur reftoit un rayon d'efpéran- ce. Depuis qu'en vous obftinant d'afpi- rer à Julie , vous ne pouvez plus que la rendre malheureufe , ce feroit vous nuire que de vous complaire. J'aime mieux vous favoir moins à plaindre, & vous rendre plus mécontent. Qumd le bon- heur commun devient impofîîble, cher- cher le fien dans celui de ce qu'on aime, n'eft- ce pas tout ce qui refte à faire à l'a- mour fans efpoir ?

Vous faites plus que fentircela, mon généreux ami \ vous l'exécutez dans le plus douloureux facri^ce qu'ait jamais fait un amant hièle. En renonçant a

lois s. 317

Julie, vous achetez fon repos aux dé- pens du vôrre, & c'eft à vous que vous renoncez pour elle.

J'ôfe à peine vous d^re les bifarres idées qui me viennent là-deflus j mais elles font confolantes, èc cela m'enhar- dit. Premièrement, je crois que le vé- ritable amour a cet avantage, aufli-bien que la vertu , qu'il dédommage de tout ce qu'on lui facrifie , & qu'on jouit en quelque forte àç.s privations qu'on s'impofe par le fentiment même de ce qu'il en coûte & du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Ju- lie a été aimée de vous comme elle méritoit de l'être, &: vous l'en aime- rez davantage, & vons en ferez plus heureux. Cet amour-propre exquis, qui fait pnyer toutes les vertus péni- bles , mêlera fon charme à celui de l'a- mour. Vous vous direz , je fais aimer, avec un plaifir plus durable & plus dé- licat que vous ^n'en goureriez à dire, je polTè !e ce que j'aime. Car celui-ci s'ufe à force d'en jouir j mais l'auue

32,^ La Nouvelle

demeure toujours , & vous en jouirez, encore , quand même vous n'aimeiiez plus.

Outre cela , s'il eft vrai , comme Julie & vous me l'avez tant dit , que l'Amour foit le plus délicieux fentiment qui puif- fe entrer dans le cœur humain , tout ce qui le prolonge & le fixe, même au prix de mille douleurs, eft encore un bien. Si l'Amour eft un defir qui s'irrite par les obftacles , comme vous le difiez encore, il n'eft pas bon qu'il foit content \ il vaut mieux qu'il dure & foit malheureux, que de s'éteindre au fein des plaifirs. Vos feux , je l'avoue , ont foutenu l'épreuve de la pofteflîîon , celle du tems, celle de l'abfence , & des peines de toute efpèce ; ils ont vaincu tous les obftacles hors le plus puifTant de tous, qui eft de n'en avoir plus à vaincre, &c de fe nourrir uni, quement d'eux-mêmes. L'univers n'a ja- mais vu de paftîon foiitenir cette épreu- ve : quel droit avez-vous d'efpérer que la vôtre l'eût foutenue ? Le tems eût joiiiE au dégoût d'une longue poireflion le pro-

H É L o ï s E, 3î<>

grès de l'âge & le déclin de la beauté j il femble fe fixer en votre faveur par vo- tre féparation ; vous ferez toujours l'un pour l'autreà la fleur des ans j vous vous verrez fans cefTe tels que vous vous vîtes en vous quittant \ & vos cœurs, unis juf- qu'au tombeau, prolongeront dans une illufion charmante votre jeunefle avec vos amours.

Si vous n'euflîez peint été heureux, une infurmontable inquiétude pourroit vous tourmenter*, votre cœur regretteroit en foupirant les biens dont il étoit digne j votre ardente imagination vous deman- deroit fans celTè ceux que vous n'auriez pas obtenus. Mais l'Amour n'a point de délices dont il ne vous ait comblé; &, pour parler comme vous , vous avez épuifé durant une année les plaifirs d'une vie entière. Souvenez- vous de cette lettre paffionnée, écrite le lendemain d'un rendez-vous téméraire. Je l'ai lue avec une émotion qui m'étoit incon- nue : on n'y voit pas l'état permanent d'une âme attendrie j mais le derniec

^^o La Nouvelle

délire d'un cœur brûlant d'amour, &: ivre de volupté. Vous jugeâtes vous - ftic- me qu'on n'éprouvoit point de pareils tranfporrs deux fois en la vie, & qu'il falloit mourir après les avoir fentis. Mon ami , ce fut-là le comble j &, quoi que la fortune & l'amour eulTent fait pour vous , vos feux & votre bonheur ne pouvoient plus que décliner. €et inftann fut auffi le commencement de vos dif- grâces, & votre amante vous fut ôtée au moment que vous n'aviez plus de (en- timens nouveaux à goûter auprès d'elle j comme le fort eût voulu garantir vo- tre cœur d'un épuifement inévitable, 6i vous lailTer , dans le fouvenir de vos plaifirs palTés , unplaifir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir en- core.

Confolez- vous donc de la perte d'un bien qui vous eût toujours échappé, & vous eûtravi de plus celui qui vous refte. Le bonheur & l'amour fe feroient éva- I30uis à la fois j vous avez au moins con- fervé le fentimentj on n'eft point fans

H È L o ï s E. ^3Ï

pîaifitSj quand on aime encore. L'image de l'amour éteint: effraye plus un cœur tendre que celle de l'amour malheureux, & ledéçoût de ce qu'on poUcde eft un état cent fois pire que le regrec de ce qu'on a perdu.

Si les reproches que ma défolée cou- fîne fe fait furla mort de fa mère étoient fondés, ce cruel fouvenir empoifonne- roit, je l'avone , celui de vos amours, &: une fi funefte idée devroit à jamais les éteindre \ mais n'en croyez pas à (qs douleurs , elles la trompent; ou plutôt, le chimérique motif dont elle aime à les aggraver, n'eft qu'un prétexte pour en juftifier l'excès. Cette âme tendre craint toujours de ne pas s'affliger alfez , & c'efl: une forte de plaifir pour elle d'ajou- ter au fentiment de (qs peines tour ce qui peut les aigrir. Elle s'en impofe , foyez-en fur \ elle n'eft pas fuicèie avec elle-même. Ah ! fi elle croyoit bien fii> cèrement avoir abrégé les jours de fa mè- re , fon cœur en pourroit-il fupporrer l'affreux remords ? Non , non , mon ami -,

331 La Nouv elle

elle ne la pleureroit pas, elle lauroit fui- vie. La maladie de Madame d'Érange eft bien connue j c'étoit une hydropifie de poitrine dont elle ne pouvoir revenir, ôc l'on déferpéroic de fa vie avant- même qu'elle eût découvert votre correfpon- dance. Ce fut un violent chagrin pour elle 5 mais que de plaifirs réparèrent le mal qu'il pouvoir lui faire? Qu'il fur con- folant pour cette tendre mère de voir , en gémilTant des fautes de fa fille , par com- bien-devertus elles étoient rachetées, & d'être forcée d'admirer fon âme, en pleu- rant fa foiblelfe ! Qu'il lui fut doux de fentir combien elle en étoit chérie! Quel zèle infatigable ! Quels foins continuels! Quelle a/îiduité fans relâche! Quel défef- poir de l'avoir affligée ! Que de regrets , que de larmes , que de touchantes caref- fes,quelleinépuifablefenfibiliré!C'éroit dans les yeux de la fille qu'on lifoit tout ce que foufFroit la mère ; c'étoit elle qui Ja fervoit les jours, qui la veilloit les nuits; c'étoit de fa main qu'elle recevoir tous les fecours : vous euiîîez cru voir

H È L o ï s E, 33 5

'Une autre Julie j fa délicacelTe naturelle avoit dJ/paru , elle étoit forte & robuf- te : les foins les plus pénibles ne lui coû- toient rien , & fon âme fembloit lui don- ner un nouveau corps. Elle faifoic tout, & paroifiToit ne rien faire; elle étoit par- tout, & ne bougeoir d'auprès d'elle. On la trouvoic fans cefle à genoux devant fon lit , la bouche collée fur fa main , gémid^nt ou de fa faute ou du mal de fa mère, & confondant c^s deux fenti- ïXiQns , pour s en affliger davantage.^ Je n'ai vu perfonne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante fans être ému jufqu'aux larmes du plus attendrif- fant de tous les fpe(5tacles. On voyoit Teffort que faifoient ces deux cœurs pour fe réunir plus étroitement au mo- ment d'une funefteféparation. On voyoit que le feul regret de fe quitter occupoit la mère & la fille, & que vivre ou mou- rir n'eût été rien pour elles , fi elles avoient pu. refter ou partir enfemble.

Bien loin d'adopter les noires idées de Julie, foyez fur cjue tout ce qu'on peut

534 ^^ NOUV ELLE efpérer des fecours humains & des con-î /blatiotis du coeur a concouru de fa parc a retarder le progrès de la maladie de /amèrCj^»: qu'infailliblement fa tendreC- fe &: (qs foins nous l'ont confervée plus long-tems que nous n'euflions pu faire fans elle. Ma tante elle-même m'a dit .cent fois que (q.s derniers jours étoienc les plus doux momens de fa vie , & que le bonheur de fa fille croit la feulg chofç qui manquoit au fien.

S'il faut attribuer fa perte au chagrin» ce chagrin vient de plus loin , & c'eft à fon époux feul qu'il faut s'en prendre, Lon^-temsinconrtant& volage, il prodi- gua les feux de faieuneffe à mille objet-s moins dignes de plaire que fa vertueufe compagne , &, quand l'âge le lui eut ra- mené, il conferva près d'elle cette ru- ât^Q inflexible dont les maris iniidèleô ont coutume d'aggraver leurs torts. Ma pauvre Coufine s'en eft.reflentie.Un vain entêtement de nobleOe, & cette roideuj: de cara(5tèue que rien n'amollir, ont fait yo^s malheu rs & les fieiis.Sa mère, f^ui ç\\i

H È L o ï s E. 335

toujours du penchant pour vous, & qui pénétra fou amour quand il étoit trop tard pour l'éteindre , porta long-tems en fecret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de fa hlle , ni l'obftination de Ion époux , & d'être la première caufe d'un mal qu'elle ne pouvoit plus guérir. Quand vos lettres furprifes lui eurent ap- pris jufqu'où vous aviez abuféde fa con- fiance , elle craignit de tout perdre en voulant tout fauver , &: d'expofer les jours de fa fille pour rétablir fon hon- neur. Elle fonda plusieurs fois fon mari fansfuccès. Elle voulut plufieurs fois ha? farder une confidence entière, & lui mon- trer toute l'étendue de fon devoir j la frayeur & fa timidité la retinrent tou« jours. Elle héfira , tant qu'elle put par- ler j lorfqu'elle le voulut , il n'étoit plus tems , les forces lui manquèrent-, el!e mourut avec le fatal fecret^ &: moi , q i connois l'humeur de cet homme fcvère, fans favoir :ufqu'où les fentimens de la Nature auroienc pu la tempésçr, je ref'^

3 3^ ^^ Nouvelle

pire, en voyant au moins les jours de Ju- lie en fureté.

Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai- Je ce que je penfe de iQS re- mords apparens ? L'amour eft plus ingé- nieux qu'elle. Pénétrée du regret de fa nîère,ellevoudroit vous oublier; &•, mal- gré qu'elle en ait , il trouble fa confcien- ce pour la forcer de penfer à vous \ il veut que fes pleurs aient du rapport à ce qu'elle aime. Elle n'ôferoit plus s'en oc- cuper direétement ; il la force de s ta occuper encore , au moins par fon repen- tir. Il l'abufe avec tant d'art qu'elle aime mieux fouffrir davantage , & que vous entriez dans le fujet de its peines. Votre cœur n'entend pas , peut-être , ces dé- tours du iîen ; mais ils n'en font pas moins naturels; car votre amour à tous deux, quoiqu'égal en force, n'eft pas femblableeneffet.Le vôtre eft bouillant & vif, le fien eft doux èc tendre : vos fentimens s'exhalent au-dehors avec vé- hémence , les fiens retournent fur elle- même ,

H É L s E, 337

même , Se pénétranc la fubftaiice de fou âme, l'alcèrent&Ia changent infenfible- ment. L'amour àn'me &: fourient votre cccur , il afFaiife & abbat le fien j tous les reflorts en font relâchés , fa force eft: nulle, fon courage ed: éteint, fa vertu n'eft plus rien. Tant d'héroïques facultés ne font pas anéanties, mais fufpendues : un moment de crife peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer fans retqui:.- Si elle fait encore un pas vers le découragement, elleeft perdue j mais cette âme excellente fe relève un inf-^- tant, elle fera plus grande , plus forte , plus vertueufe que jamais, & il ne feri plus queftionde rechute. Croyez-moi, mon aimable ami , dans cet état péril- leux fâchez refpeâ:er ce que vous aima-» tes. Tout ce qui lui vient de vous , fut- ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous obftinez aur- près d'elle , vous pourrez triompher ai- fément j mais vous croirez en vain pof- féder la même Julie j vous ne la rg- MQUverez plus,

33S La Nouv elle

- . r

LETTRE XXXV L

DE Mylord Edouard

A l' Amant de Julie.

I".

J 'A V o I s acquis 6.qs droits fur ton

cœur 5 tu m'étois néceflaire, j'érois prêt à t'aller joindre. Que t'importent mes droits , mes befoins , mon emprefTe- ment ? Je fuis oublié de toi j tu ne dai- gnes plus m'écrire. J'apprends ta vie folitaire 6c farouche , je pénètre tes def- feins fecrets. Tu t'ennuies de vivre.

Meurs donc, jeune infenfé; meurs, homme à la fois féroce & lâche : mais fâche, en mourant, que tu laifTes dans l'âme d'un honnête-homme à qui tu fus" cher , la douleur de n'avoir fervi qu'ua ingrat.

H É L O ï s E. 339

LETTRE XXXVI L

RÉPONSE.

Enez, Mylord ; je croyois ne pou- voir plus goûter de plaifirs fur la terre : mi%.s nous nous reverrons. Il n'eft pas vrai que vous puifliez me confondre avec les ingrats : votre cœur n'eft pas fait pour en trouver , ni le mien pour

être. I

BILLET.

DE Julie.

xL eft tems de renoncer aux erreurs de laljeunefTe & d'abandonner un trompeur efpoir. Je ne ferai jamais à vous. Ren- dez-moi donc ma liberté que je vous ai engagée , & dont mon père veut dif- pofer \ ou mettez le comble à mes mal- heurs, par un refus qui nous perdra tous deux fans vous être d'aucun ufage.

JuHE d'Étange. Pi]

540 La Nouv elle

LETTRE XXXVIII,

DU Baron d'Étange. Dans laquelle ètoit k précédent billets

»3>'Il peut refter dans l'âme d'un fubor- iienr quelque fenrimenr d'honneur & d'humanité, répondez à ce billet d'une malheureufe dont vous avez corrompu le cœur , & qui ne feroit plus , fi j'ôfois foupçonner qu'elle eût porté plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu que la même philofophiequi lui apprit à fe jeter à la tête du premier venu , lui apprenne encore à défobéir à fon père. Penfez-y cependant. J'aime à prendre en toutes occafions les voies de la douceur & de l'honnêteté , quand j'efpere qu'elles peuvent fuffire -, mais il ]Qn veux bien ufer avec vous , ne croyez pas que j'ignore comment fe venge l'honneur d'un Gentilhomme of-» fçnfé par un homme qui ne l'eft pas,

Ht L s £. 341

LETTRE X X X I X. «

RÉPONSE.

XLPargnez-vous, Monfieur, des me- naces vaines qui ne m'efFraienc point , & d'injuftes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux per- fonnes de même âge il n'y a d'autre fuborneur que l'amour , & qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un liomme que votre fille honora de fort eftime.

Quel facrifice ôfez-vous m'impofer, te à quel titre l'exigez-vous ? Eft-ce à l'auteur de tous mes maux qu'il faut im- moler mon dernier efpoir ? Je veux ref- peder le père de Julie j mais qu'il daigne être le mien , s'il faut que j'ap- preniife à lui obéir. Non, non, Mon- fîeur , quelque opinion que vous ayez de vos procédés, ils ne m'obligejir point i renoncer pour vous à Aqs droits

P iij

34^^ La NovveIlz

chers &: fi bien mérités de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que de la haine , 6c vous n'avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé j voilà mon confentement. Ah ! ■qu'elle foit toujours obéie ! Un autre la pofréderaj mais )tn. ferai plus digne d'elle.

Si votre fille eût ofé me confulter fur les bornes de votre autorité , ne doutez pas que je ne lui eufïe appris a léfifter à vos prétentions injuftes. Quel que foit l'empire dont vous abufez , mes droits font plus facrés que les vô- ites \ la chaîne qui nous lie eft la borne du pouvoir paternel , même devant les tribunaux humains, & quand vous ôfez réclamer la Nature , c'efl vous feul qui bravez fes loix.

N'allégudz pas , non plus , ctx. hon- neur fi bifarre & (\ délicat que vous parlez de venger j nul ne l'ofFenfe que vous-même. Refpedez le choix de Ju- lie 5 6c votce honneur eft en fureté j car

H È L o i s Ê, 145

Iflôtl' cœur vous honore malgré vos ou- trages ^ & malgré \es maximes gothi- ques , l'alliance d'un honnête-homme n'en déshonora Jamais un autre. Si ma préfomption vous ofFenfe , attaquez ttia vie , je ne la défendrai jamais contre vous \ au fur plus , je me foueie fort peu de favoir en quoi confifte l'hon- Heur d'un Gentilhomme j mais quant a celui d'un homme de bien, il m'appar- tient , je fais -le défendre , & le con- ferverai pur & fans tache jufqu'au der- nier foupir.

Allez , père barbare & peu digne d'un nom fi doux j méditez d'affreux parricides, tandis qu'une fille tendre & foumife immole (on bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites , & vous fentirez trop tard que votre haîne aveugle & dénaturée ne vous fut pas moins funefte qu'à moi. Je ferai mal- heureux , fans doute ; mais fi jamais l.a voix du fang s'élève au fond de votre

P iv

344 ^^ Nouvelle

tœur \ combien vous le ferez plus encore d'avoir facrifié à des chimères l'unique fruit de vos entrailles j unique au monde en beauté , en mérite , en vertus , Se pour qui le ciel , prodigue de fesdons, ji'oublia rien qu'un meilleur père.

BILLET,

Inclus dans la lettre précédente»

"v

Je rends à Julie d'Étange le droit de

difpofer d'elle-même , & de donner fa main fans confulter fon cœur.

S, G,

^L^^>f

îî È L o ï s E, 345

LETTRE XL.

DE Julie.

E voulois vous décrire la fcène qui vient de fe pafTer , & qui a produit le billet que vous avez recevoir ; mais mon père a pris Ces mefures fi juftes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le départ du courier. Sa lettre eft fans doute arrivée à tems à la pofte j il n'en peut être de même de celle-ci j votre réfolution fera prife & votre réponfe partie avant qu'elle vous parvienne J ainfi tout détail feroit déformais inu- tile. J'ai fait mon devoir \ yous ferez le ventre j mais le fort nous accable , l'honneur nous trahit j nous ferons fé- parés à jamais , &: , pour comble d'hor- reur, je vais pafler dans les.... Hélas ! l'ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à quoi fers-tu ? O providence!.... il faut gémir &: fe taire.

La plume échappe de ma main. J'é-

P y

34^ La Nouvelle

tois incommodée depuis quelques jouïs; rentretien de ce matin m'a prodigieufe-

ment agitée la tête & le cœur ma

font mal je me fens défaillir.... le

Ciel auroit-il pitié de mes peines?.... Je ne puis me foutenir.... je fuis forcée à me mettre au lit , &: me confole dans l'efpoir de n'en point relever. Adieu , mes uniques amours. Adieu , pour la dernière fois , cher & tendre ami de Julie. Ah ! fi je ne dois plus vivre pour toi 5 n'ai-je pas déjà cefle de vivre \

H È L o ï s E. 547

^mmmmmÊammmmÊtneamÊmmmmmÊmimomm^ÊmÊÊÊÊmÊtmmmmÊÊaÊmamÊm

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LETTRE XLI. Ds Julie a Madame d'Orbe.

ÂL eft donc vrai , chère &: cruelle amie , que tu me rappelles à la vie &C à mes douleurs 1 J'ai vu l'inftant heureux j'allois rejoindre la plus tendre des mères ^ tes foins inhumains m'ont en- chaînée pour la pleurer plus long-tems j &, quand le delîc de la fuivre m'arrache à la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me confolede vivre, c'eft par refpoir de n'avoir pas échappé toute entière à la mort. Ils ne font plus , ces agrémens de mon vifage que mon cœur a payés fi cher : la maladie dont je fors m'en a délivrée. Cette heureufe perce ralentira l'ardeur groflière d'un homme alTez dépourvu de délicatefle pourm'ô» fer époufer fans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il fe fou» ciera peu du refte. Sans manquer de pa- role à mon père , fans offenfej l'ami don:

P v]

34^ La Nov velle

il tient la vie, je faiiiai rebuter cet im- portun : ma bouche gardera le filence, mais mon afpeâ: parlera pour moi. Son dégoût me garantira de fa tyrannie , Se il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureufe.

Ah , chère coufine ! Tu connus un cœur plus conftant & plus tendre , qui ne fe fût pas aind rebuté. Son goût ne fe bornoic pas aux traits & à la figure; c'étoit moi qu'il aimoit, & non pas mon vifage : c'é- toit par tout notre être que nous étions unis l'un à l'autre, & tant que Julie eût été la même , la beauté pouvoit fuir , l'a- mour fût toujours demeuré. Cependant il a pu confentir... l'ingrat !... Il l'a dû, puifque j'ai pu l'exiger. Qui eft-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur cœur? Ai-je donc voulu re- tirer le mien ? . . . . L'ai - je fait ? . . . , O Dieu ! faut-il que tout me rappelle in- cefiTamment un tems qui n'eft plus, & des feux qui ne doivent plus être ! J'ai beau vouloir arracher de mon cœur cette image chérie \ je l'y fens trop fortement

jReloïsé: 34^

attachée \ Je le déchire fans le dégager, 5C mes efforts pour en effacer un doux fou- venir, ne font que l'y graver davantage- Oferai-je te dire un délire de ma fiè- vre, qui, loin de s'éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guéri- fon ? Oui, connois & plains l'égarement' d'efprit de ta malheureufe amie , ÔC rends grâce au ciel d'avoir préfervé ton cœur de l'horrible pafïion qui le donne. Dans un des momens j'étois le plus mal , je crus , durant l'ardeur du redou- blement, voir à côté de mon lit cet in-? fortuné \ non tel qu'il charmoit jadià mes regards durant le court bonheur de ma vie j mais pâle , défait , mal en or- dre, & le défefpoir dans \qs yeux. Il étoit à genoux ; il prit une de mes mains , & , fans fe dégoûter de l'état oii elle étoit , fans craindre la commu- nication d'un venin fl terrible, il la couvroit de baifers & de larmes. A fon> afped, j'éprouvai cette vive & délicieu- fe émotion que me donnoit quelquefois fa préfence inattendue. Je voulus m'é-

'550 La Nouvelle

lancer vers lui; on me recinr , ru l'arra-^ chas de ma préfence \ & ce qui me tou- cha le plus vivement , ce furent fes gémiflemens que je crus entendre à mefure qu'il s'éloignoir.

Je ne puis te repréfenter l'effet éton- nanr que ce rêve a produit fur moi. Ma fièvre a été longue Se violente; j'aiperda la connoifTanee durant plusieurs jours ; l'ai fouvenr rêvé à lui dans mes tranf- ports \ mais aucun de ces rêves n'a lai(îc dans mon imagination des impreffions auffi profondes que celle de ce dernier. Elle eft telle qu'il m'eft impoflîble de l'effacer de ma mémoire & de mes (ens. A chaque minute , à chaque inftant il jne femble de le voir dans la même at- titude ; fon air , fon habillement , fon gefle, fon trifle regard frappent encore mes yeux : je crois fentir {qs lèvres fe preiïer fur ma main ; je la fens mouiller de its larmes ; les fons de fa voix plain- tive me font treffaillir ; je le vois en- traîner loin de moi ; je fais effort pour le retenir encore : tout me retrace une

H à L o z5 t:. 35i

fcène imaginaire avec plus de force que \ts évènemens qui me font réelle-, ment arrivés.

J'ai long-rems héfité à te faire cette confidence; la honte m'empêche de te la faire de bouche \ mais mon agitation , loin de fe calmer, ne fait qu'augmenter de jouren jour, & je ne puis plus rcfifter au befoin de t'avouer ma folie. Ah! qu'elle s'empare de moi toute entière. Que ne puis-je achever de perdre aiail la raifon j puifque le peu qui m'en refte ne fert plus qu'à me tourmenter !

Je reviens à mon rêve. Ma coufine ^ laille-moi , fi tu veux , de mafimplicité ; mais il y a dans cette vifion je ne fais quoi de myftérieux qui la diftingue du délire ordinaire. Eft-ce un preflentiment de la mort du meilleur des hommes? Eft-ce on avertifTement qu'il n'eft déjà plus ? Le ciel daigne-t-il me gnider au moins une fois , & m'invite-t-il à fuivre celui qu'il me fit aimer ? Hélas ! l'ordre de mourir fera pour moi le premier de fes bienfaits.

35^ ^^ Nouvelle

J'ai beau me rappeller tous ces vaîns' difcours donc la philofophie amufe les gens qui ne fencenc rien j ils ne m'en im- pofenc plus , &: je Ç^ns que je les mépri- fe. On ne voit point les efprits, je le veux croire : mais deux âmes (i étroi- tement unies ne fauroient-elles avoir entre elles une communication immé- diate, indépendante du corps & des fens ? L'impreiîîori direéle que l'une re- çoit" de l'autre ne peut-elle pas la tranf- înettre au cerveau, & recevoir de lui, par contre-coup , \qs fenfations qu'elle lui a données ? . . . . Pauvre Julie , que d'extravagances! Que les pafîions nous rendent crédules j & qu'un cœur vive- ment touché fe décache avec peine des jerreurs mêmes qu'il apperçoit.

Tonte II

Pa.jc 3S3.

ï] uu icaîi'.iU'UTi <!'• 1 auiîG iir

H È L O 'i S E, 3 55

RSEa^macH

LETTRE XLIL

RÉPONSE.

A

Jl\ h ! fille trop malheureufe & trop fenfible j n'es- tu donc née que pour foufïrir ? Je voudrois en vain t'épargner des douleurs j tu fembles les chercher fans cqS^q , & ton afcendant eft plus fort que tous mes foins. A tant de vrais fu- jets de peine n'ajoute pas au moins des chimères) & puifque madifcrction t'eft plus nuifible qu'utile, fors d'une erreur qui te tourmente j peut-être la trille vé- rité te fera-r elle encore moins cruelle. Apprends-donc que ton rêve n'eft poiuc un rêve ; que ce n'eft point l'Ombre ds ton ami que tu as vûe,maisfaperfonne; & que cette touchante fcène inceiram- ment prcfente à ton imagination s'eft pafTée réellement dans ta chambre le fur- lendemain du jour tu fus le plus mal, La veille je t'avois quittée alTez tard , & M. d'Orbe 3 qui voulut me relever au-

J54 ^^ Nouvelle

près de toi cette nuit-là, étoic prêt à fortirj quand tout-à-coup nous vîmes entrer brufquement & fe précipiter à nos pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avoit pris la pofte à la réception de ta dernière lettre. Courant jour & nuit il fit la route en trois jours , & ne s'arrêta qu'à la dernière pofte en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue à ma honte , je fus moins prompte que M. d'Orbe à lui faut'er au cou : fans fa- voir encore la raifon de fon voyage , j'en prévoyois la conféquence. Tant de fou- venirs amers , ton danger , le (îen , le dé- fordreoùjele voyois, toutempoifonnoic une fi douce furprife , & j'étois trop faille pour lui faire beaucoup de carelîes. Je l'embrafTai pourtant avec un ferrement de cœur qu'il partageoir , & qui fe fit fentir réciproquement par de muettes étreintes , plus éloquentes que les cris & les pleurs. Son premier mot fut: Que fait- elle ? Ah ! que fait-elle ? Donnez-moi la rie ou la mort. Je compris alors qu'il étoit inftruit de ta maladie, & , croyant qu'il

H É L o ï s E, 3 5 y

Ji*en îgnoroit pas non plus l'efpèce, j'en parlai fans autre précaution que d'exté- nuer le danger. Si-tôt qu'il fut que c'é- toit la petite vérole , il fit un cri, & fe trouva mal. La fatigue & l'infomnie, jointes à l'inquiétude d'efpric , l'avoienc jeté dans un tel abattement , qu'on fut long-tems à le faire revenir. A peine pouvoir il parler j on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormitdouze heures de fuite, mais avec tant d'agita- tion, qu'un pareil fommeil devoir plus épuifer que réparer fes forces. Le lende- main , nouvel embarras j il vouloir te voir abfolument. Je lui oppofai le danger de te caufer une révolution; il offrit d'at- tendre qu'il n'y eût plus de rifque; mais fon féjour mcme en étoit un terrible j j'e^Tayai de le lui faire fentir. Il me coupa durement la parole. Gardez votre bar- bare éloquence , me dit-il , d'un ton d'in- dignation : c'eft trop l'exercera ma rui- ne. N'efpérez-pas me chaiïer encore, comme vous fîtes à mon exil. Je vien- drois cent fois du bouc du monde pour

'$fS La Nouvelle

la voir un feul inftant : mais je jure par l'auteur de mon erre , ajoûta-t-il impé- tueufement, que je ne partirai point d'ici fans l'avoir vue. Éprouvons une fois fi je vous rendrai pitoyable , ou fi vous me rendrez parjure.

Son parti étoit pris. M. d'Orbe fiit û'avis de chercher les moyens de le fa- tisfaircj pour le pouvoir renvoyer avant quefon retour fût découvert : car il n'é- roit connu dans la maifon qae du feul Hanz dont j'étois fûre , & nous l'avions appelé devant nos gens d'un autre nom que le fien (i). Je lui promis qu'il te verroit la nuit fuivante j à condition qu'il ne refteroit qu'un inftant, qu'il ne te parleroit point , & qu'il repartiroit le lendemain avant le jour. J'en exi- geai fa parole j alors je fus tranquile , je laiiïai mon mari avec lui , & je re- tournai près de toi.

( i) On voir dans la quatrième partie c]ue ce fiom fubflitué étoit celui de Saint-Preux,

H É i s E, 3 57

Je te trouvai fenfiblement mieux, l'éruption étoitachevée j le médecin me rendit le courage & i'efpoir. Je me con- certai d'avance avec Babi , & le redou- blement, quoique moindre, t'ayant en- core embarraffé la tête, je pris ce tçms pour écarter tout le monde & faire xlire à mon mari d'amener fon hôte , jugeant qu'avant la lin de l'accès tu ferois moins en état de le reconnoîire. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton défolé père qui chaque nuit s'obfti- noit à vouloir refter. Enfin , je lui dis en colère qu'il n'épargneroit la peine de perfonne, que j'étois également réfolue à veiller , & qu'il favoit bien , tout père qu'il étoit, que fa tendrefie n'étoic- pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret \ nous reftâmes feules. M. d'Orbe aniva fur les onze heures, & me dit qu'il avoit laiffé ton amant dans la ruej je l'allai chercher; je le pris par la main ; il trembloit comme la feuille. En palfant dans l'anti-cham-» î?re , U$ fofces lui manquèrent j il îef-»

55^ La Nouvelle

piroit avec peine , ôc fut contraint de s'afTeoir.

Alors démêlant quelques objets a la foible lueur d'une lumière éloignée : oui, dit-il avec un profond foupir , je recon- nois les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traverfés. ... à la même

Jieure avec le même myftère

j'étois tremblant comme aujourd'hui.... le cœur me palpitoit de même. .. ô té- méraire! j'étois mortel , & j'ôfois goû- ter... Que vais-je voir maintenant dans ce même afyle tout refpiroit la vo- lupté dont mon âme étoit enivrée , dans ce même objet qui faifoit & partageoit mes tranfports ? L'image du trépas, un appareil de douleur , la vertu malhei;- reufe, ôc la beauté mourante !

Chère coufine *, j'épargne à ton pau- vre cœur le détail de cette attendriiïante fcène. Il te vit & fe tut. Il l'avoit pro- mis ; mais quel filence ! Il fe jeta à genoux ", il baifoit les rideaux en fan- glotant y il élevoit les mains Se les yeux ; il poufToit de fourds gémilTemensj H

H É L o ï s E, 3 5^

avoit peine à contenir. :fe douleur & (es cris. Sans le voir, tu fortis machina- lement une de tes mains ; il s'en faifît avec une efpece de fureur ; les baifers de feu qu'il appliqi;oit„fur cette main malade t'éveillèrent mieux que le bruit & la voix de tout ce qui t'environnoit j je vis que tu l'avois reconnu j & , malgré fa réfiftance & (qs plaintes , ;e l'arra- chai de la chambre à l'inftant , efpérant éluder l'idée d'une fi courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant enfuite que tu ne m'en difois rien , je crus que ru l'avois oubliée j je défendis à Babi de t'en parler , & je fais qu'elle m'a tenu parole. Vaine prudence que l'amour a déconcertée, & qui n'a fait que laifler fermenter un fouvenir qu'il n'eft plus tems d'effacer !

Il partit comme il l'avoit promis , & je lui fis jurer qu'il ne s'arrêteroit pas au voifinage. Mais, ma chete , ce n'eft pas tout \ il faut achever de te dire ce qu'auf- Û-bien tunepourroi^ ignorer long-tems î

3^0 La Nouvelle

Mylord Edouard paffa deux jours après $ il fe preÏÏâpour l'atteindre; il le joignit à Dijon, & le trouva malade. L'infor- tuné avoir gagné la petite vérole. 11 m'avoit caché qu'il ne l'avoit point eue, & je te l'avois mené fans précaution. Ne pouvant guérir ton- rnal ,il le voulut par- tager. En me rappéllant la manière dont il baifoit ta main , je ne puis douter qu'il ne fe foit inoculé volontairement. On ne pouvoit être plus mal préparé ; mais c'étoit l'inoculation de l'amour , elle fut heureufe. Ce père de la vie l'a confer- vée au plus rendre amantqui fut jamais { il eft guéri , & , fuivant la dernière lettre de Mylord Edouard, ils doivent être aduellement repartis pour Paris.

Voilà , trop aimable coufine , de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'allar- moient fans fujet. Depuis long-tems tu as renoncé à la perfonne de ton ami, & fa vie eft en fureté. Ne fonge donc qu'a conferver la tienne, & à t'acquiter de jjponne grâce du facrifice que ton cœur a

promi|

H È L o ï s E. y6i

promis à l'amour paternel. CelTe enfin d'ctre le jouet: d'un vain efpoir , & de te repaître de chimères. Tu te prellcs beau- coup d'être fière de ta laideur ; fois plus humble , ciois-moi ; tu n'as encore que trop de fujetsde l'être. Tu as eiruyé une trop cruelle atteinte \ mais ton vifage a été épargné. Ce que tu prends pouL' des.cicatrices, ne font que des rougeurs qui feront bien-tôt effacées. Je fus plus; maltraitée que cela , Bc cependant tu vois que je ne fuis pas trop mal encore. Mon ange , tu refteras jolie en dépit de toi j & l'indifférent Wolmar , que trois ans d'abfence n'ont pu guérir d'un amour conçu dans huit jours , s'en gué- rira-t-il, en te voyant à tonte heure? O fi ta feule reffource eft de déplaire 3 que ton fort eft défefpéré i

Tome IL Q

i^i La Nouvelle

LETTRE XLIII.

DE Julie,

^ 'En eft trop , c'en eft trop. Ami, tu as \raincu. Je ne fuis point à l'épreuve de tant d'amour ; ma réfiftance eft épui- fee. J'ai fait ufage de toutes mes for- ces j ma confcience m'en rend le con- iolant témoignage. Que le ciel ne me cemande point compte de plus qu'il ne n)'a donné. Ce trifte cœur que tu ache- tas tant de fois , & qui coûta fi cher au tien ,\ t'appartient fans réferve j il fut a toi du premier moment mes yeux te Airent j il te reftera jufqu'A mon der- nier foupir. Tu Tas trop bien mérité pour le perdre , & je fuis lafTe de fer- vir , aux dépens de la juftice , une chi- mérique vertu.

Oui, tendre & généreux amant, ta Julie fera toujours tienne , elle t'aimera toujours ; il le faut, je le veux, je le dois.

H É L O i s E, 3<^^

Je te rends l'empire que l'amour t'a don- né j il ne re fei*a plus ôté. C'eil en vain (ju'une voix menfongère murmure au fond de mon âme \ elle ne m'abufera plus. Que font les vains devoirs qu'elle m'oppofe contre ceux d'aimer- à jamais ce que le ciel m'a fait aimer ? Le plus facré de tous n'eftil pas envers toi ? N'eft ce pas à toi feul que j'ai tout pro- mis ? Le premier vœu de mon cœur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais j & ton inviolable fidélité n'eft-elle pas un nou- veau lien pour la mienne ? Ah ! dans le tranfport d'amour qui me rend à toi , mon feul regret eft d'avoir combatta des fentimens fi chers S:i fi légitimes. Nature , b douce Nature ! reprends donc tes droits ! j'abjute \qs barbares vertus qui t'anéantiirent. Les penchans que tu m'as donnés feront-ils plus trompeurs qu'une raifon qui m'égara tant de fois ?

Refpede ces tendres penchans , mon aimable ami \ tu leur dois trop pour les iiaïr j mais fouffres-en le cher & doux

Q ij

3^4 L^ Nouvelle

partage \ foufFre que les droits du fang & de l'amitié ne foient pas éteints par ceux de l'amour. Ne penfe point q,ue, pourtefuivre,j'abandonnejamaisIamai. fon paternelle. N'efpere point que je me refufe aux liens que m'impofe une auto- rité facrée. La cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a rrop appris à craindre d'afiliger l'autre. Non , celle dont il attend déformais toute fa con- folation , ne contriftera point fon âme accablée d'ennuis : je n'aurai point don- né la mort à tout ce qui me donna lau vie. Non , non , je connois mon crime, êc ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu , tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne fuis point un monf- tre; je fuis foible &: non dénaturée. Mon parti eft pris , je ne veux défoler au- cun de ceux que j'aime. Qu'un père, efclave de fa parole , 6c jaloux d'un vain titre, difpofe de ma main qu'il a promife j que l'amour feul difpofe de mon cœur j que mes pleurs ne c^G^Qnt

U È L O ï s E\ 3(j5

i3e couler dans le fein d'une tendre amie ; que je fois vile & malheureufe ; mais que tout ce qui m'eft cher foir heureux & content, s'il eft polTible. Formez cous trois ma feule exiftence , & que votre bonheur me fafiTe oublier ma mifere & mon défefpoir.

LETTRE XLIV.

RÉPONSE.

Ous renaifTons , ma Julie \ tous les vrais ientime.ns de nos âmes reprennent leur cours. La Nature nous a confervé l'être, & l'amour nous rend à la vie. En doutois-tu ? L'ôfas-tu croire, de pouvoir m'ôter ton cœur ? Va , je le connois mieux que toi , ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les fens joints par une exiftence commune qu'ils ne peu- vent perdre qu'à la mort. Dépend-il de nous de les féparer , ni même de le vou- loir ? Tiennent-ils l'un à l'autre par des nœuds que les hommes aient formés, 6c

}ë6 La Nou velle

■qu'ils pniiTent rompre? Non , non , Ju- lie, fi le fort cruel nous refufe le doux r.©m d'époux , rien ne peut nous ôter celui d'amans fidèles j il fera la confola- tion de nos triftes jours , & nous rem- porterons au rombeau.

Ainfi nous recommençons de vivre pour recommencer de foufFrir , & le (en- timent de notre exiftence n'eft pour nous qu'un fenriment de douleur. Infortunés î Que fommes-nous devenus ? Comment ^vons-nous cefie d'être ce que nous fû- mes ? eft cet enchantement de bon- heur fuprême ? font cqs ravifTemens exquis dont les vertus animoient nos feux? Il ne refte de nous que notre amour j l'amour feul refte , & Çqs char- jaies fe font éclipfés. Fille trop foumife, amante fans courage \ tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas! un cœur moins pur t'auroic bien moins égaré î Oui , c'eft l'honnêteté du tien qui nous perdj les fenrimens droits qui leremplif- fent en ont chafie la faCTelTe. Tu as vou- lu concilier la cendrefle filiale avec l'in-

H É L o ï s E, 3 ^7

domptable amour ; en te livrant à la fois à tous tes penchans, tu les confonds ail lieu de les accorder, ^deviens coupable à force de vertus. O Julie ! quel e(l ton inconcevable empire ! Par quel étrange pouvoir tu fafcines maraifon ! Même en me faifant rougir de nos feux , tu te fais encore eftimer par tes fautes j tu me for- ces de t'admirer , en partageant tes re- mords.... Des remords!.... étoit-ceà toi d'en fentir?... toi que j'aimai... toi que je ne puis celTer d'adorer... le crime pour- roit-il approcher de ton cœur ? Cruelle î en me le rendant , ce cœur qui m'appar- tient, rends-le moi tel qu'il me fut donné. Que m'as-tu dit ?... qu'ôfes-tu me faire entendre ?... toi , pafler dans \qs bras d'un autre !... un autre te ponTc- der !... N'être plus à moi !... ou oour comble d'horreur n'être pas à moi feul ! Moi ! j'éprouverois cet affreux fuppli- ce !.... je te verrois furvivre à toi-mê- me!... Non. J'aime mieux te perdre que te partager.... Que le Ciel ne me ^onna-t-ilun courage digne des rran^

^Q iv

3^S La Nouvelle

ports qui m'agitenc 1 . .. Avant que ta main fe Kit avilie dans ce nœud funefte abborré par l'amour & réprouvé par l'honneur 5 j'irois de la mienne replon- ger un poignard dans le fein : j'épuife- lois ton chafte cœur d'un fang que n'au- roir point fouillé l'infidélité. A ce pur Jfang je mclerois celui qui brûle dans mes veines d'un feu que riennepeur éteindrej je tomberois dans tes bras^ je rendrois fur tes lèvres mon dernier foupir... je rece- vrois le tien... Julie expirante ! . . . ces yeux fi doux éteints par les horreurs de la mort !,.. ce fein , ce trône de l'amour , déchiré par ma main , verfant à gros bouil- lons le fang & la vie !.. Non j vis & fouf- fre j porte la peine de ma lâcheté. Non \ je voudroisquetune fulTes plus : mais je ne pais t'aimer aflcz pour te poignarder. O fi tu connoilTois l'état de ce cœur ferré de détrefle ! jamais il ne brûla d'un feu fi facré. Jamais ton innocence & ta vertu ne lui furentfi cheres.Je fuis amant, je fais aimer , je le fens : mais je ne fuis c|[u un homme , ^ il efl au-delTus de la

U È L o s Ë. 3^9

Torce humaine de renoncer à la fuprème félicité. Une nuit , une feule nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux fouvenir, & je fuis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon cœur , & va couvrir de fon ombre le refte de ma vie. Ah Julie ! objet adoré ! s'il faut être à jamais miférable, encore une heure de bonheur , & des regrets éternels.

Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi vou- drions-nous ctre plus fages nous feuls que tout le refte des hommes , & fuivre avec une {implicite d'enfans de chimiéri- ques vertus dont tout le monde parle & (que perfonnene pratique ? Quoi ! ferons- nous meilleurs moraliftes que ces foules de favans dont Londres & Paris font peu- plés , qui tous fe raillent de la fidélité conjugale,& regardent Tadultèrecomme un jeu ! Les exemples n'en (om point fcandaleux^iln'eft pas même permis d'y trouver à redire , 8c tous les honnètes- gens fe riroient ici de celui qui , par ref- pedpour le mariage, réiifteroit au pea-

Or

'3 yo L A No U V ELLE

chant de Ton cœur. En effet, difent-ils, lin tort qui n'eft que dans l'opinion, n'eft- il pas nul, quand il eft fecret? Quel mai reçoit un mari d'une infidélité qu'il ignore ? De quelle complaifance une femme ne rachete-t-elle pas (ts fautes (i) ? Quelle douceur n'emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir Tes foupçons ? Privé d'nn bien imaginaire , il vit réel- lement plus heureux , 6c ce prétendu crime dont on fait tant de bruit , n'eft qu'un lien de plus dans la fociété.

A Dieu ne plaife , o chère amie de mon cœur ! que je veuille raiïurer le tien par ces hanteufes maximes. Je les ab-

(i) Et le bon SiirTe avoic-il vu cela ? li y a long-tems que les femmes galantes l'ont pris fur un plus hast ton. Elles commencent par établir fièrement leurs amans dans la mai- fon j & , fi Ton daigne y foufFrir le mari , c'eft autant qu'il fe comporte envers eux avec le refped qu'il leur doit. Une femme qui fe ca- cheroit d'un mauvais commerce , feroit croire qu'elle en a honte & feroit déshonorée ; pas «ne honiiête femme ne voudroit la voie.

H É L O ï s E, 37Ï

horre fans favoir les combattre , & ma confcieiice y répond mieux que ma rai- fon. Non que Je me fafTe fort d'un cou- rage que je hais, ni que je vouluffe d'une vertu fi coûteufe : mais je me crois moins coupable, en me reprochant mes fautes qu'en m'efforçant de les juftifier, & je regarde comme le comble du crime d'en vouloir ôter les remords.

Je ne fais ce que j'écris j je me fens" l'âme dans un état affreux, pire que celui même j'étois avant d'avoir reçu ta lettre. L'efpoir que tu me rends eft trifte & fombre; il éteint cette lueur fi pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s'en ternifient Se ne deviennent que plus touchans; je te vois tendre & malheu- reufe; mon cœur efl: inondé àes pleurs qui coulent de tes yeux , & je me repro- che avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu'aux dépens du tien.

Je fens pourtant qu'une ardeur fecretre m'anime encore &: me rend le courage que veulent m'oter les remords. Chère amie , ah î fais-tu de combien de pertes

^ Q vj

37^ La Nouv elle

un amour pareil au mien peut te dédom- mager? Sais-tu jufqiLà quel point un amant qui ne refpire que pour toi peut te faire aimer la vie ? Coucois-tu bien cjuec'eft pour roi feule que je veux vivre, agir, penfer , fentir déformais? Non, fourcedélicieufedemonêtre, je n'aurai plus d'âme que ton âme, je ne ferai pluï rien qu'une partie de toi-même, & tu trouveras au fond de mon cœur une fi douce exiftence ,que tu nefentiras point ce que la tienne aura perdu de ïqs char- mes. Hé bien ! nous ferons coupables, mais nous ne ferons point méchansj nous ferons coupables , mais nous aimerons toujours la vertu; loin d'ôfer excufer nos fautes, nous en gémirons j nous les pleu- rerons enfemble \ nous les rachèterons , s'il eftpofllble, à force d'être bienfaifans & bons. Julie ! o Julie ! queferois-tu? que peux -tu faire? tu ne peux échapper à mon cœvir j n'a-t-il pas époufé le tien ? Ce.: vr;ns projets de fortune qui m'ont fi g.oflîèrementabuféfontoubliés depuis long-tems. Je vais m'occuper unique-

H È LO •/ S e: ijy

iiient des foins que je dois à Mylord Edouard j il veut m'enriaîner en An- gleterre j il prétend que je puis l'y fer- vir. bien ! je l'y fuivrai. Mais je me déroberai tous les ans ', je me rendrai fe- crettement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue ; j'aurai du moins baifé tes pas ; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir , en m'éloignant de celle que j'aime, je compterai, pour me confoler, les pas qui doivent m'en rapprocher. Ces fréquens voyages don- neront le change à ton malheureux amant; il croira déjà jouu- de ta vue, en partant pour t'aller voir : le fouvenir de {es tranfports l'enchantera durant fou retour; malgré le fort cruel, fes trifles ans ne feront pas tout-à-fait perdus; il n'y en aura point qui ne foienc mar- qués par des pLiifirs, & les courts mo- mens qu'il palTera près de toi , fe mul" tipli'-ront fur fa vie entière.

374 L^ NOU VELLE

LETTRE XLV.

BE Madame d'Orbe

A l' Amant de Julie.

Otre amante n'eft plus, mais j'ai retrouvé mon amie , & vous en avez ac- quis une dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu, Julie eft mariée, & digne de rendre heu- reux l'honncte-homme qui vient d'unir fon fort au fîen. Après tant d'impruden- ces , rendez grâce au ciel qui vous a fau- ves tous deux, elle de l'ignominie, & vous du regret de l'avoir déshonorée. Refpedbez fon nouvel état ; ne lui écrivez point, elle vous en prie. Attendez qu'el- le vous écrive \ e'eft ce qu'elle fera dans peu. Voici le tems je vais connoître il vous méritez l'eftime que j'eus pour vous , & fl votre cœur eft feniible à une amitié pure & fans intérêt.

H È L oY s É, 375^

LETTRE XLVI. DE Julie a son Ami.

Ous êtes depuis fi long-tems le dé- pofiraire de tous les fecrets de mon cœur, qu'il ne fauroit plus perdre une fi douce habitude. Dans la plus importante occa- fion de ma vie , il peut s'épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami j recueillez dans votre fein les longs difi:ours de l'amitié \ fi quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui écoute.

Liée au fort d'un époux, ou plutôt aux volontés d'un père, par une chaîne indifloluble, j'entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu'à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux fur celle que je quitte \ il ne nous fera pas pénible de rappeller un tems fi cher. Peut-être y trouverai je des leçons pour bien ufer de celui qui me refte; peut- être y trouverez-vous des lumières

"57^ ^^ Nouvelle

pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d 'obfcur à vos yeux. Au moins, en confîdérant ce que nous fûmes l'un à l'autre, nos cœurs n'en fentiront que mieux ce qu'ils fe doivent jufqu'à la fin de nos jours.

Il y a fix ans a-peu-près que je vous vis pour la première fois. Vou^ étiez jeune , bien fait, aimable j d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux & mieux faits que vous j aucun ne m'a donné la moiridre émotion , Sc mon cœur fut à vous dès la première vue (i). Je crus voir fur votre "vifage les traits de l'âme qu'il falloit à la mienne. Il me fembla que mes fens ne fervoient que d'organe à des fenti- mens plus nobles, & j'aimai dans vous,

( I ) M. Ricli.ndfon fe moque beaucoup de ces attachemens nés de la première vue, 5c fondés fur des conformités inJéiîuiffablcs. C'eft fort bien fait de s'en moquer : mais ^ comme il n'en cxifte pourtant que trop de cette efpèce ^ au-Iieu de s'amufer à les nier , ne fcroit-on pas mieux de nous apprendre à les TTîklïicre î

H È L O ï s E, 377.

inoins ce que j'y voyois , que ce que je croyois fentir en moi-même. Il n'y a pas deux mois que je penfois encore ne rh'ê- tre pas trompée j l'aveugle Amour, me difois je, avoir raifon ; nous étions faits l'un pour l'autre j je ferois à lui , fi l'ordre humain n'tût: troublé les rapports de la nature, & s'il étoit permis à quelqu'un d'être heureux , nous aurions l'être enfemble.

Mes fentimens nous furent com.muns ; ils m'auroient abufée , fi je les eulfe éprouvés feule. L'amour que j'ai connu ne peut naître que d'une convenance réciproque d< d'un accord des âmes. On n'aime point, ion n'eft. aiméj du moins, on n'aime pas long-tems. Ces^^afîions fans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne font fondées que fur les fens j fi quelques unes pénètrent jufqu'à l'âme, c'eft par des rapports faux dont on efl: bien-tôt détrompé. L'amour {qw- fuel ne peut fe palTer de la poiTcflîon , & s'éteint par elle. Le véritable amour aie peut fe palTer du cœur, 6c dure au-

57^ ^^ Nouvelle

tant que les rapports qui l'ont fait naî- tre (i). Tel fut le nôtre en commen- çant j tel il fera, j'efpère, jufqu'à la fin de nos jours , quand nous l'aurons mieux ordonné. Je vis, je fentis que j'étois aimée & que je devois l'être. La bouche étoit muette \ le regard étoit contraint \ mais le cœur fe faifoit enten- dre. Nous éprouvâmes bien-tôt entre nous ce je ne fais quoi, qui rend le filence éloquent, qui fait parler des yeux baiiïes , qui donne unetimidité témérai- re , qui montre les defirs par la crainte, te dit tout ce qu'il n'ôfe exprimer.

Je fentis mon cœur , & me jugeai perdue à votre premier mot. J'apperçus lagênside votre réferve j j'approuvai ce refped:, je vous en aimai davantage j je cherchois à vous dédommager d'un fi- lence pénible & néceflaire , fans qu'il en coûtât à mon innocence; je forçai mon naturel ; j'imitai ma Coufme, je devins

m II

(i) Quand ces rapports font chimériques, ils durent autant que rillufîon qui nous les fait imaginer.

H È L o ï s E. 379

badine &: folâtre comme elle , pour pré- venir des explications trop graves, &C faire pafler mille tendres careiïes à la fa- veur de ce feint enjouement. Je voulois vous rendre il doux votre écat préfent, que la crainte d'en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réulîit mal j on ne fort point de fon naturel impuné- mencilnfenfée que j'étois! j'accéléraima perte, au- lieu de la prévenir, j'employai du poifon pour palliatif j & ce qui dévoie vous faire taire, fut précifément ce qui vous fit parler. J'eus beau, par une froi- deur afFedtée , vous tenir éloigné dans le tête-à-tête j cette contrainte même me trahit. Vous écrivîtes : au-lieu de jetter au feu votre première lettre, ou de la porter à ma mère , j'ôfai l'ouvrir. Ce tut- mon crime, &: tout le refte fur forcé. Je voulus m'empêcher de répondre à ces lettres funeftes que je ne pouvois m'em- pêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma fanté. Je vis l'abîme j'allois me précipiter. J'eus horreur de moi même, ;3cne pus me réfoudre à vous lailferpar-

3§o La Nou velle

tir. Je tombai dans une forte de défef- poir^ j'aiirois mieux aimé que vous ne fuffiez plus,que de n'êcre point à moi:j'eil vinsjurqu'àfouhaiter votre mortjjufqu'à vous la demander. Le ciel a vu mon cœurj cet effort doit racheter quelques fautes. Vous voyant prêt à m'obéir , il fallut parler. J'avois reçu de la Chaillot des le- çons qui ne me firent que mieux œnnoî- tre les dangers de cet aveu. L'Amour, qui me rairachoit, m'apprit à en éluder l'ef- fet, Vous fûtes mon dernierrefuge \ j'eus afifez de confiance en vous pour vous ar- mer contre ma foiblelTe : Je vous crus di- gne de me fauver de moi-mcme , & je vous rendis juftice. En vous voyant ref- peéter un dépôt fi cher, je connus que ma paflion ne m'aveugloit point fur les vertus qu'elle me faifoit trouver en vous. Je m'y livrois avec d'autant plus de fécu- riué, qu'il me fembla que nos cœurs fe fuffifoient l'un à l'autre. Sûre de ne trou- ver au fond du mien que des fentimens honnêtes , je goûcois fans précaution les chArn^es d'une douce familiarité. Hélas !

H É L O' ï s E, 3 ? !

je ne voyois pas que le mal s'invétéiroic par ma négligence, & que l'habitude -éroir plus dangereufe que l'amour. Tou- chée de votre retenue , je crus pouvoir ^ns lifque modérer la mienne : dans l'in- nocence de mes defirs je penfois encoa- rager en vous la vertu même , par les ten- dres careiïes de l'amitié. J'appris dans le bofquet de Clarens que j'avois trop compté fur moi , de qu'il ne faut rien accorder aux feus, quand on veut leur re- fufer quelque chofe. Un inftant , un feul inftant embrâfa les miens d'un feu que rien ne put éteindre \ ôc G. ma vo- lonté réfiftoit encore, dès -lors moij cœur fut corrompu.

Vous partagiez mon égarement; votre lettre me fit trembler. Le péril étoic double ; pour me garantir de vous Se de moi , il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante ; ei\ fuyant, vous achevâtes de vaincre; &:, il- tôt que je ne vous vis plus, ma langueur m'ôta le peu de force qui me reftoit pour vous réfifter,

Jvlûnpere, en quittant le fervice,avoîc_

3S2 La Nouvelle

amené ehez lui M. de Wolmar \ k vie qu'il lui devoir , & une liaifon de vingt ans, lui rendoient cet ami fi cher qu'il n@ pouvoit fe réparer de lui. M. de Wolmar avançoit en âge,&:, quoique riche de (fe grande naiffance , il ne trouvoit point de femme qui lui convînt. Mon père lui avoit parlé de fa fille en homme qui fou- haitoit de fe faire un gendre de i^ow ami ^ il fut queftion de la voir , & c'eft dans ce deflein qu'ils firent le voyage enfemble. Mon deftin voulut que je plulTe à M. de Wolmar qui n'avoir jamais rien aimé. Ils fe donnèrent fecrettement leur pa- role ; &, M. de Wolmar ayant beaucoup d'affaires à régler dans une cour du Nord étoient fa famille & fa fortune , il en demanda le tems , &: partit fur cqi enga- gement mutuel. Après fon départ, mon père nous déclara à ma mère & à moi qu'il me l'avoit deftiné pour époux , &: m'ordonna d'un ton qui ne lailToit point de réplique à ma timidité , de me difpo- fer à recevoir fa main. Ma mère, qui a'avoit que trop remarqué le penchant

H È L Ol s E, 383

de mon cœur, & qui fe fentoit pour vous une inclination naturelle , elTaya plu- fieurs fois d'ébranler cette réfolution \ fans ôfer vous propofer , elle parloir de manière â donner à mon père de la con- sidération pour vous , & le defir de vous connoître j mais la qualité qui vous manquoir, le rendit infenfible à toutes celles que vous poflediez j & s'il conve- noic que la naiflance ne les pouvoir remplacer, il prétendoir qu'elle feule pouvoir les faire valoir.

L'impoflibilité d'être heureufe irrita des feux qu'elle eût éteindre. Une flat- teufe illufion me foutenoit dans mes pei- nes j je perdis avec elle la force de les fupporter. Tant qu'il me i\xx. refté quel- que efpoir d'ctre à vous, peut-être au- rois je triomphé de moi ; il m'en eût moins coûté de voas réfifter toute ma vie, que de renoncer à vous pour ja- mais j & la feule idée d'un combat éter" nel m'ôta le courage de vaincre.

La triftelTe &: l'amour confumoient fnon cgeur j je tombai dans un abatte-

jS4 La Nou ville

tiiem dont mes lettres fe feiitirenr. Celle que vous m'écrivîtes de Meilicrie y mit le comble j à mes propres douleurs fe joignit le fentiment de votre dérerpoir. Hélas! c'ertroujours l'âme la plus toible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'ôfiez propoler mit le comble à mes perplexités. L'mtortune de mes jours étoic alFurée : l'mévitable choix qui me reltoit à faire, étoit d'y joindre celle de mes parens ou la vôtre. Je ne pus fupporter cette horrible al- ternative j \qs forces de la nature ont un terme j tant d'agitations épuiferent les miennes. Je fouhaitai d'être déli- vrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de moi j mais la cruelle morp m'épar- gna pour me perdre. Je vous vis , je h\% guérie , & je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avois Jamais efperé Vy trouver. Je fentois que mon cœur étoic £iitpour la vertu, & qu'il ne pouvoitctre heureux fans elle; je fuccombai par foi- blelfe^ & non par erreutj je n'eus pas mê- me

H É L 0 Vs ^4 385

fliel'excufe de l'aveuglement. II ne me reftoit aucun efpoir , je ne pouvois plus qu'être infortunée. L'innocence &: l'a- mour m'étoient également néceflaires j ne pouvant les confer ver enfemble, &, voyant votre égarement , je ne c onfaltaî que vous dans mon choix , & me pec- àu pour vous fauver.

Mais il n'eft pas fi facile qu'on penfe de renoncer à la vertu. Elle tourmente long-tems ceux qui l'abandonnent^ & (qs charmes , qui font les délices des âmes pures , font le premier fupplice du mé- chant , qui les aime encore & n'en fau- roit plus jouir. Coupable & non dépra- vée,'je ne pus échapper aux remords qui m'attendoient; l'honnêteté me fut chè- re , même après l'avoir perdue ; ma lionte , pour être fecrette , ne m'en fut pas moins amère, & quand tout l'uni- vers en eût été témoin , je ne l'aurois pas mieux fenrie. Je me confolois dans ma douleur comme un blefle qui craint la gangrené , & en qui le fentiment de fbn mal foutient l'efpoir d'en guérir. Tome //. ï^

3S(j La N ou r elle

Cependant cet écat d'opprobre m'étoît odieux. A force de vouloir étouffer le reproche fans renoncei' au crime, il m'ar- riva ce qui arrive à coure âme honnête qui s'égare èc qui fe ptaîcdans fon égare- ment. Une illuiion nouvelle vint adou- cir l'amertume du repentir ; j'efpérai ti- rer de ma faute un moyen de la réparer, & J'ôfai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le premier fruic de notre amour devroit ferrer ce doux lien. Je le demandois au ciel comme le gage de mon retour à la vertu , & de notre bonheur commun. Je le defirois comme un autre à ma place auroit pu le craindre : le tendre amour, tempé- rant par fon preftige le murmure de la confcience, me confoloit de ma foi- blelfe par l'effet que j'en attendois , & faifoit d'une fi chère attente le charme S>c l'efpoir de ma vie.

Si-tôt que j'aurois porté des marques fenfibles de mon écat , j'avois réfola d'en faire , en préfence de toute ma fîiaiille , une décUxacion publique a

H É L 0 ï s E. 387

M. Perret (i). Je fuis timide» il eft vrai j je fentois tout ce qu'il m'en de- voit coûter : mais l'honneur même ani- moit mon courage , & j'aimois mieux fupporter une fois la confufion que j'a- vois méritée, que de nourrir une honre éternelle au fond de mon cœur. Je fa- vois que mon père me donneroir la mort ou mon amant \ cette alternative n'avoir rien d'ttlrayanc pour moi ; &c , de manière ou d'autre , j'envifageois dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel étoit , mon bon ami , le myftere que je voulus vous dérober , & que vous cherchiez à pénétrer avec unelicurieufe inquiétude. Mille raifons me forçoienc ^ cette réferve avec un homme aulîi emporté que vous j fans compter qu'il ne falloic pas armer d'un nouveau pré- texte votre indifcrette importunité. Il étoit à propos fur -tout de vous éloi-

(i) Pafteur du lieu,

R ij

388 La Nouv elle

gner durant une fi périlleufe fcène \ $Z je favois bien que vous n'auriez jamais çonfenti à m'abandonner dans un dan-» ger pareil , s'il vous eût écé connu.

Hélas ! je fus encore abufée par une fi douce efpérance ! Le ciel rejetta des projets conçus dans le crime \ je ne inéritois pas l'Iionneur d'être mère j mon attente refta toujours vaine , 6c il me fut refufé d'expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le dé- fefpoir que ]en conçus , l'imprudent rendez-vous qui metroit votre vie en danger , fut une témérité que mon fol amour me voiloit d'une fi douce ex-^ çufe : je m'en prenois à moi du mau- vais fuccès de mes vœux , & mon cœur , abufé par fes defirs, ne voyoit dans l'ar- deur de les contenter que le foin de \qs rendre un jour légitimes.

Je les crus un inftant accomplis ; cette erreur fut la fource du plus cui^ fant de mes regrets \ & l'amour , exau- cé par la nature , n'en fut que plus oruellement trahi paç la deftinée, Vous

H È L O ï s E. 3S9

avez Tu (i) quel accident détruifir, avec le germe que je portois dans mon fein , le dernier fondement de mes efpéran- ces. Ce malheur m'arriva précifément dans le tems de notre féparation ; com- me Cl le ciel eût voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avois mérités , & couper à la fois tous les liens qui pouvoient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes er- reurs ainfi que de mes plaifirs j je re- connus, mais trop tard, les chimère? qui m'avoient abufée. Je me vis aulTi mépiifable que je Fctois devenue , &: aufîi malheureufe que je devois tou- jours l'être avec un amour fans inno- cence 6<: des defirs fans efpoir , qu'il m'étoit impoflîble d'éteindre. Tour- mentée de mille vains regrets , je re- nonçai à des réflexions aufîi douloureu- {qs qu'inutiles \ je ne valois plus la peine que je fongeafle à moi-même ,

(i) Ceci fuppofe d'autres lettres que nous n'avons pas»

R iij

390 La Nouvelle

je confacrai ma vie à m'occnper de vous. Je n'avois plus d'honneur que le votre , plus d'efpcrance qu'en votre bonheur^ & les fentimens qui me venoient de vous écoient \qs feuls dont je crufTe pouvoir être encore émue.

L'amour ne m'aveugloit poinf fur vos défauts, mais il me les rendoit chers j ^ telle étoir fon illufion que je vous aurois moins aimé, fi vous aviez été plus parfait. Je connoiflois votre cœur, vos emporremens j je favois qu'avec plus <îe courage que moi vous aviez moins c!e patience , & que \qs maux dont mon ame étoic accablée mettroient la vôtre au défefpoir. C'eft par cette raifon que je vous cachai toujours avec foin les cngagemens de mon père j & , à notre ieparation , voulant profiter du zcle de iMilord Edouard pour votre fortune. Se vous en infpirer un pareil à vous-mê- me , je vous flattai d'un efpoir que je n'avois pas. Je fis plus; connoifiant le danger qui nous menaçoit , je pris la feule précaution qui pouvoit nous ea

■1 ^M É L Ozs e7 59 î

garantir j & vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu'il m'ctoit pofîible, je tâchai d'inlpirer à vous de la conhance, à moi de la fermeté , par une promelTe que je n'ôfaire enfreindte &: qui pût vous ttânquiîifer. C'étbit un devoir puérile, j'ên-cônviens \ & cependant je ne m'en ferois jamais départie. La vertu <êft fi néceH'airea nos cic^urs, que, quand i6t\ a lime fois aifiirtdônbcla véritable , on s'en fait enfuite'uneà fa- mode , & l'on y tient plus fortement , peut-être parce qu'elle eft de notre choix. Je ne vous dirai point combien j'é- prouvai d'agitations depuis votre éloi- gnement.La pire de toutes, étoit la crain- te d'être oubliée. Le féjour vous étiez me faifoit trembler \ votre manière d'y vivre augmentoit mon effroi j je croyois déjà vous voir avilir jufqu'à n'être plus qu'un homme d bennes fortunes. Cette ignominie m'étoitplus cruelle que tous mes maux; j'aurois mieux aimé vous fa- voir malheureux que m.éprilable ; après 'tant de. peines auxquelles j'étois accou-

R iv

59 î ^-^ N.o.u veTle

fumce, votre déshonneur ëtok la feule que je ne pou vois fiipporter. ; Je fu5 raifuiée fur des craintes que letoftde vos lettres coinmencoit à con^ firmer^ & je le fus pa^ un moyen qiri eik^pti .niettré)le eoiftjjble.jînx aii-^smes d'une' autre. Je J?arje' ^Air:4éfordre. vous vous îaifsates entraîner, «Se dont lepran-vpt.^;: libçe aveu .fut' de toutes les preUyeîS de vofre frtyjjchife, celle qui in'a le plus:.tou.ciiée.rje3you«.connpif^ fois trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu devoir vous ^coûter , quand même j'aurois "cciré. d^.v^ou^ être chère j je vis que J'afppuçij -v^jnqiie^ir de la honte ;, avoit pxifeiil vous i'arra£jher^_,Je jugeai qu'un cœur fi fincere é.tôit incapable d'une infidélité cachée j je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confefier &, me rappellant vos anr ciens engagemens , je me guéris pour jamais de la jaloufie.

Mon ami , je n'en fus pas plus heu- reufe \ pour un tourment de moins , fins celle il en reo^iiroitpùU.e autre^^,& ]QnQ

H È L o i s E. 3 93

connus jamais mieux combien il eft in- fenfé de chercher dans l'égarement de fon cœur un repos qu'on ne trouve que dans la fageflTe. Depuis long-tems je pleurois en fecret la meilleure des mères qu'une langueur mortelle con'fumoit in- fenfiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m'avoit forcée à me confier, me trahit & lui découvrit nos amours & mes fautes. A peine eus-je retiré vos let- tres de chez ma coufine , qu'elles furent furprifes. Le témoignage ctoit convain- cant j la trifteffe acheva d'ôter à ma mère le peu de forces que fon mal lui avoir laiflees. Je faillis expirer de regrec à fes pieds. Loin de m'expofer à la more que je méritois , elle voila ma honte, & fe contenta d'en gémir : vous-même, qui l'aviez fi cruellement abufée , ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l'effet que produifit votre lettre fur fon cœur tendre Se compatiffant. Hélas î elle defiroit votre bonheur & le mien» Elle tenta plus d'une f»is... que fert de rappeler une efpérance à jamais éreiiuel

R V

394 ^^ Nouvelle

Le ciel en avoitaurrementordonné. Elle finit Tes tiiftes jours dans la douleui' de n'avoir pu Héchir un époux févère, &de laifTer une tille (i peu digne d'elle.

Accablée d'une fi cruelle perte , mon âme n'eut plus de force que pour la (qh- tir; la voix de la nature gémiffante étouffa \qs murmures de l'amour. Je pris dans une efpece d'horreur la caufe de tant de maux j je voulus étouffer enfin' i'odieufe " pafîion qui me les avoic attirés , & re- noncer à vous pour jamais. Il le falloir, fans doute \ n'avois-je pas affez de quoi pleurer le refte de ma vie, fans chercher inceflammentde nouveaux fujets de lar- mes ? Tout fembloit favorifer ma réfo- lution. Si la trifteffe attendrir l'âme, une profonde afïlidion l'endurcit. Le fouve- nir de ma mère mourante effaçoit le v6- trej nous étions éloigncsj l'efpoir m'avoic abandonnée; jamais mon incomparable amie ne fut fi fublime, ni fi digne d'occu- per feule tout mon cœur. Sa vertu , fa raifon , fon amitié , fes tendres carefTes fembioient l'avoir purifié j je vous crus

H È L o ï s E. 395

oublié , Je me crus guérie. Il étoit trop tardj ce que j'avois pris pour la froideur d'un amour éteint , n'écoit que l'abatte- ment du dérefpoir.

Comme un malade qui cq^q de foufFrir en tombant en fciblelfe fe ranime à de plus vives douleurs, je fentis bien-rôt re- naître toutes les miennes, quand mon pè- re m'eut annoncé le prochain retour de M. de \!^olmar. Ce fut alors que l'invin- cible amour me rendit des forces que je croyois n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie, j'ôfai réfifter en face à mon père. Je lui proteftai nettement que jamais M. de Wolmar ne me feroit rien j que j'étois déterminée à mourir fille; qu'il étoit maître de ma vie, mais non pas de r:\o\\ cœiir , & que rien ne me fe- roit changer de volonté. Je ne vous par- lerai ni de fa colèce, ni <\qs traitemens que j'eus foufFrir. Je fus inébranlable: ma timidité furmontéem'avoit portée â l'autre extrémité, & fi j'avois le ton

moins imnérieux que mon père, jel'a- vois tout aufli réfolu.

R vj

35)^ La Nouvelle

Il vie que j'avois pris moii-parti, Zk qu'il ne gagiieroit rien fur moi par au- torité. Uaiijftaiit je me crus délivrée de . ïq^ perfécutions. Mais que devins-je , quand touc-à-coiip je vis à m.es pieds le plus févere des pères attendri & fondant en larmes ? Sans me permettre de me le- ver, il me ferroit ïf^ genoux j &, fixant fes yeux mouillés fur les miens, il me dit d'une voix touchante qu€ ['entends en- core au-dedans de moi : Ma fille ! refpec- te les cheveux bLincs de ton malheureux père^ ne le fais pas defcendre avec dou- leur au tombeau, comme celle qui te porta dans fonfein. Ah! veux-tu donner la mort à toute ta famille ?-

Concevez mon faififiemenr. Cette at- titude, ce ton , ce gefte, ce difcours, cette afiFreufe idée mebouleverferentau point que je me lai(Tai aller demi-morts entre fes bras , & ce ne fut qu'après bieia des fanglots dont j'érois opprelTée , que j.e pus lui répondred'une voix altérée £c foible : ô mon père ! j'avois ïk^s armes contre vos menaces, je n'en ai point coii-

Te me II

/•jjt Spff

JLa ton-ePatermetic

H É L O 'i s E. },$^

tre vos pleurs. Ceft vous qui ferez mou- rir votre fille. Nous étions rous deux tellement agité?,' que nous ne pûmes de long-tems nous re- mettre. Cependant , en repafiTant en moî-~ même fes derniers mots , je conçus qu'îl ctoit plus inftruit que je n'avois cru y & réfolue de me prévaloircontre lui de fes propres connoilîànces , je me préparois à. Jui faire, au péril de ma vie, un aveu trop long-tems différé, qnand,m'arrètantavec vivacité , comme s'il eût pi;évu & craiiit ce que j'allois lui dire , il me parla ainlî»

« Je fais quelle fanraifie indigne d'uiïe » fille bien née vous nourriflez au fond « de votre cœur. Il eft tems de facrifiei' « au devoir & à l'honnêteté une palîîon » honteufe qui vous déshonore & qire » vous ne fatisferez jamais qu'aux déperrs » de ma vie. Écoutez une fois ce qu« » l'honneur d'un père & le vôtre exigent » de vous , & jugez-vous vous-même.

" M. de Wolmar eft un homme d'une » grande naiflfànce , diftingué par toutes les q_iulicés qui peuvent la fourenir^

^9? ^A NOU rËLLË

n qui jouit de la confidérarion publique

« & qui la mérite. Je lui dois la vie;

» vous favez les engagemens que )'ai pris

>} avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre

» encore, c'eft qu'étant allé dans fon pays

» pour mettre ordre à fcs affaires , il s'eft

» trouvé enveloppé dans la dernière ré-

» volution, qu'il y a perdu fes biens,

» qu'il n'a lui-même échappé à l'exil en

» Sibérie que par un bonheur fingulier,

tt 8c qu'il revient avec le trifte débris de

*> fa fortune , fur la parole de fon ami qui

n'en manqua jamais à perfonne. PreiÇ-

»> crivez-moi maintenant la réception

»> qu'il faut lui faire à fon retour. Lui

»> dirai-je : Monfieur, je vous promis ma

» fille, tandis que vous étiez riche : mais

âj à préfent que vous n'avez plus rien je

s> me rétrade, & ma fille ne veut point

»>de vous? Si ce n'efr pas ainfi que j'é-

» nonce mon refus , c'eft ainfi qu'on l'in-

»» terprétera : vos amours allégués feront

jj pris pour un prétexte , ou ne feront

Ȕ pour moi qu'un pfFront de plus, & nous

** pafTerons , vous pour une fille peidue ^

Hit 0 î s i. 35>f

M moi pour un malhonnèt--homme qui »» facrifie Ton devoir & fa ïoi à un vil in- »» térêc , & joins l'ing'atitude à l'infidé- »» lité. Ma fille, il eft trop tard pour finit »> dans l'opprobre une vie fans tache, & M foixaute ans d'honneur ne s'abandon- « nencpas en un quarc-d'heure.

» Voyez donc, continua-c il , com- ii bien tout ce que vous pouvez me dire s> eft à préfent hors de propos. Voyez » des préférences que la pudeur défa- w voue & quelque feu palfager de jeu- »ï neffe peuvent Jamais être misenbabn- » ce avec le devoir d'une fille & l'hon- neur compromis d'un père. S'il n'ctoic î> queftion pour l'un ^qs deux que d'im- j> moler fon bonheur à l'autre, ma teu' »j dreiïe vous difputeroit im fi doux fa- >> crifice j mais , mon enfant , l'honneur M a parlé , &: dans le fang dont tu fors , M c'eft toujours lui qui décide.

Je ne manquois pas de bonn'^ réponfe à ce difcours ^ mais Ics préjugés de mon père lui donnent des pri ncipes fi difrérens des miens , que des raifons qui me fem-

400 La Nouvelle

bloient fans réplique, ne l'auroient pas même ébranlé. D'ailleurs, ne fachaiiC ni d'où lui venoient les lumières qu'il pa- roilToic avoir acquifes fur ma conduite , ni^jufqu'où elles pouvoient aller j crai- gnant , à (on afFedtation de m'interrom- prCj qu'il n'eût: déjà pris fon parti fur ce que j'avois à lui direj &, plus que tout cela , retenue par une honte que ^e n'ai jamais pu vaincre, j'aimai mieux employer une excufe qui me parut plus fûre j parce qu'elle étoit plus félon fa ma- nière de penfer. Je lui déclarai fans dé- tour l'engagement que j'avois pris avec vous; je protellai que je ne vous man- querois point de parole , & que , quoi qu'il pût arriver , je ne me marierois ja- mais fans votre confentement.

En eftet , je m'apperçus avec joie que mon fcrupule ne lui déplaifoit pas j il me fit de vifs reproches fur ma pro- melTe, mais il n'y objeda rien; tant urï Gentilhomme plein d'honneur a nata- rellement une haute idée de la foi des en- gagemens , & regarde la parole comme

H É l 0 'i s E. 40*

tlhe chofe toujours facrée ! Au-lieu donc de s'amufer à difpurer fur la nullité de cette promefTe, dont je ne ferois jamais convenue , il m'obligea d'écrire un billet auquel il joignit une lettre qu'il fit partir fur le champ. Avec quelle agi- tation n'attendis-je point votre réponfeî combien je fis de vœux pour vous trouver moins de délicatefle que vous ne deviez €ri avoir! Mais je vous connoifibis trop pour douter de votre obéiflance , & je favois que, plus le facrifice exigé vous feroit pénible, plus vous feriez prompt a vous rimpofer. La réponfe vint •, elle me fut cachée durant ma maladie ; après mon rétablilTement mes craintes furent confirmées , &: il ne me refta plus d'ex- cufes. Au moins mon père me déclara qu'il n'en recevroitplus, ôcavecTafcen- <lanr que le terrible mot qu'il m'avoit die lui donnoit fur mes volontés, il me fit ■jurer que je ne dirois rien à M. de Wol- mar qui pût le détourner de m'époufer: car , ajoura-t-il , cela lui paroîtroit un Jeu concerté entre nous 3 & > à quelque prix.

4oi La Nowelle

que ce foie, il faut que ce mariage s'a- cheve ou que je meure de douleur.

Vous le (avez , muii ami j ma fanté, Ç\ robufte contre la fatigue & les in- jures de l'air, ne peutréfiAer aux intem- péries des paflions, d<. c'eft dans mon trop fenfible cœur qu'eft la fource de .tous les maux Se de mon corps 6c de mon âme. Soit que de longs chagrins eulTenc corrompu mon fang ^ foit que lail^Tature eût pris ce tems pour l'épurer d|un 1er vain funeile, je me fentis fort incom- inodée à la fin de cet entretien. En for- çant de la chambre de mon 'J)ère, j.e m^efforçai pour vous écrire un mot, &c me trouvai fi mal, qu'en me met- tant au lit , j'efpérai ne m'en plus re- lever. Tout le refle vous eft trop con- iiu^ mon imprudence attira la votre. Vous vîntes, je vous vis , & crus n'a*- voir fait qu'un de ces rêves qui vous of- froient fouvent à moi durant mon dé- lire. Mais quandj'appris que vous étiez venu, que je vous avois vu réellement, & que, voulant partager le mal dont vous.

H É L o ï s E. 40 3

îie pouviez me guérir, vous l'aviez pris a deffein \ je ne pus fupporter cette der- nière épreuve j & , voyant un fi tendre amour furvivre à l'eTpérance , le mien que j'avois pris tant de peine à contenir ne connut plus de frein, 6c fe ranima bien-tôt avec plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il falloir aimer malgré moi j je fentis qu'il falloir être coupable; que je ne pouvois rcfifter ni à mon père ni à mon amant, &" que je n'accorderois ja- mais les droits de l'amour & du fang qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainfi tous mes bons fentimens achevèrent de s'é- teindre; toutes mes facultés s'altérèrent; le crime perdit (on horreur à mes yeux ; je me feinis toute autre au-dedans de moi; enfin, les tranfports effrénés d'une paflion rendue furieufe parles obftacles, me jetèrent dans le plus affreux déÇe{- poir qui puifle accabler une âme ; j'ôfai défefpérerde la vertu. Votre lettre, plus propre à réveiller les remords qu'à les prévenir , acheva de m'égarer. Mon cœur étoit fi corrompu , que ma raifon

404 La Nouvelle

ne pirt réfifteraux difcours de vos phî- lofophes. Des horreurs dont l'idée n'a- voir jamais fouillé mon efprit, ôferenc s'y préfenter. La volonté les combat- toit eriCore : mais l'imagination s'accou- tum.oit à les voir j &, fi je ne portois pas d'avance le crime au fond de mon cœur, je n'y portois plus ces réfolutions gêné- reufes qui feules peuvent lui réfifter.

J'ai peine à pourfuivre. Arrêtons un moment. Rappellez-vous ces tems de bonheur & d'innocence ce feu fi vif & fi doux dont nous étions animés épu- roit tous nos fentimens , fa fainte ar- deur (î) nous rendoit la pudeur plus chère & l'honnêteté plus aimable, les dcfirs mêmes ne fembloient naître que pour nous donner l'honneur de les vaincre &: d'en être plus dignes l'un de l'autre. Reîifez nos premières lettres j

(O Sainte ardeur! Julie, ah! Julie! quel mot pour une femme auiîi bien guérie que vous croyci l'être !

H È L o ï s E. 40 5^

fongez à ces momens fi courts Se trop peu goûtés l'amour fe paroit à nos yeux de tous les charmes de la vertu, Se nous nous aimions trop pour former entre nous des liens défavoués par elle. Qu'étions nous , &■ quefommes-nous devenus ? Deux tendres amans paflferenc enfemble une année entière dans le plus rigoureux filence, leurs foupirsn'ôfoient s'exhaler , mais leurs cœurs s'enten- doient •, ils croyoient louflrir, &c ils étoient heureux. A force de s'entendre, ils fe parlèrent j mais contens de favoir triompher d'eux-mèmes,&de s'en rendre mutuellement l'honorable témoignage, ils paflerent une autre année dans «ne réferve non moins févere j ils fe difoienc leurs peines &c ils étoient heureux. Ces longs combats furent mal foutenus j un inftant de foiblefle les égara j ils s'ou- blièrent dans les plaifirs j mais s'ils cef- fèrent d'être chartes, au moins il ; étoient fidèles j au moins le Ciel & la Nature aurorifoient les nœuds qu'ils avoient formés j au moins la vertu leur étoit cout;

4o<j La Nouvelle

jours chère j ils l'aimoienc encore & la favoient encore honorer j ils s'étoient moins corrompus qu'avilis. Moins di- gnes d'être heureux, ils i'étoienr pour- tant encore.

Que font maintenant ces amans fi tendres , qui briiloienc d'une flamme fl pure , qui fentoient fi bien le prix de i'honBeceté ? Qui l'apprendra fans gé- mir fur eux ? Les voilà livrés au crime. L'idée même de fouiller le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur. ... ils mé- ditent des adultères ! Quoi! font-ils bien les mêmes? Leurs âmes n'ont-elles point changé ?Comm en r cette ravifTanteimage que le méchant n'apperçut jamais, peut" elle s'effacer des cœurs elle a brillé ? Comment l'attrait de la vertu ne dégoû- te-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois connue ? Combien de fîè- cles ont pu produire ce changement étrange? Quelle longueur de tems put détruire un charmant fouvenir, & faire perdre le vrai fentiment du bonheur a <^ui l'a pu favourer une fois ? Ah ! fi le

H É L O ï s E. 407

premier dé/ordre efl: pénible & lenr, que tous les autres font prompts & hiciles! Preftige des pafiîons ! tu fafcines ainfi la rai Ton , tu trompes lafagefîe &: changes la Nature avant qu'on s'en apperçoive^ On s'égare un feul moment de la vie; onfe détourne d'un feul pas de la droite route : au(fi tôt une pente inévitable nous entraîne & nous perd j on tombe enfin dans le gouffre, & l'on fe réveille épouvanté de fe trouver couvert de crimes , avec un cœur pour la ver- tu. Mon bon ami, laifTons retomber ce voile. Avons-nous befoin de voir le précipice affreux qu'il nous cache pour éviter d'en approcher ? Je reprends mon récit.

M. de Wolmar arriva, &: ne fe rebuta pas du changement de mon vifage. Mon père ne me laiffa pas refpirer. Le deuil de ma mère alloir finir , & ma douleur étoit à l'épreuve du rems. Je ne pouvois alléguer ni l'un ni l'autre pour éluder ma protncfTe ; il fallut l'accomplir. Le

^

4oS La Nov V evle

jour qui devoir m'ôter pour jamais a vous & à moi , me parut le dernier de ma vie. J'aurois vu les apprêts de ma fépulture avec moins d'eftroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchois du moment fatal , moins je pouvois dé- raciner de mon cœur mes premières afFedions j elles s'irritoient par mes ef- foits pour les éteindre. Enfin , je me laiïai de combattre inutilement. Dans l'inftant même j'étois prête à jurer à un autre une éternelle fidélité , mon cœur vous juroir encore un amour éter- nel , & je fus menée au temple comme une viétime impure qui fouille le fa- crifice l'on va l'immoler.

Arrivéeàl'Églifej je fentis, en entrant, uneforte d'émotion que je n'avois jamais éprouvée. Je ne fais quelle terreur vint faifir mon âme dans ce lieu fimple& au- gufte , tout rempli de la majefté de celui qu'on y fert. Une frayeur foudaine me fit frilfonnerj tremblante & prête à tom- ber en défaillance , j'eus peine à me

traîner

H É L O ï s E, 409

traîner JLifqu'âu pied de la chaire. Loiîi de me uemetcre , je feiicis mon troubla augmenter durant la cérémonie j & s';l me laiiToitappercevoir les objets, c'éroit pour en être épouvantée. Le Jour fom- i>re de l'édifice , le profond Hlence des fpe<fbafeurs , leur maintien modefte & recueilli , le cortège de tous mes pa- ïens, rimpofant afpe6t de mon vénéré père , tout donnoit à ce qui s'alloit pal- fer un air de foiemnité qui m'excitoit à l'attention & au rerpeci, ^ qui m'eût fait frémir à la feule idée d'un parjure. Je crus voir l'organe de la providence, & entendre la voix de Dieu dans le mi- iiiftre prononçant gravement la fain:e liturgie. La pureté , la dignité , la, fainteté du mariage fi vivement expo- fées dans les paroles de l'Ecriture ^ (q% chaftes èc fublimes devoirs fi impor- tant au bonheur , à l'crcîre , à la paix à la durée du genre humain , fi doux à lemplir pour eux-mêmes; tout cela me fit une teille imprefllon , que je crus fentir intérieurement une 1 évolution Tome IL S

41 o La No u F elle

fabi:e. Une puiffance inconnue fem- bla corriger toiic-à-coup le défordre de mes aiFed;ions & les rétablir félon la loi du devoir & de la Nature. L'œil éternel qui voit tour, difois-je en moi- même , lit maintenant au fond de mon cœur j il compare ma volonté cachée d la réponfe de ma bouche \ le ciel & la terre font témoins de rengagement facré que je prends j ils le feront en- core de ma fidélité à l'obferver. Quel droit peut refpecter parmi les hom- mes quiconque ôfe violer le premier de tous ?

Un coup d'oeil jeté par hafard fur M. & Madame d'Orbe , que je vis à côté l'un de l'autre , & fixant fur moi des yeux attendris, m'émut plus puif- famment encore que n'avoient fait tous les autres objets. Aimable & vertueux couple , pour moins connoître l'amour en êtes-vous moins unis ? Le devoir &: l'honnêteté vous lient ; tendres amis , époux fidèles , fans brûler de ce feu dévorant qui confume l'âme , vous vous

H É L O ï s E, 41 I

aimez d'un fentiment pur & doux qui la nourrit , que la fageffe autorife Se que la raifon dirige j vous n'en êtes que plus folidement heureux. Ah ! puiflTé- je dans un lien pareil recouvrer la mê- me innocence & jouir du même bon- heur ! Si je ne l'ai pas mérité comme vous , je m'en rendrai digne à votre exemple. Ces fenrimens réveillèrent mon efpérance 5c mon courage. J'en- vifageai le faim nœud que j'allois for- mer comme un nouvel état qui devoir purifier mon âme & la rendre à tous Çqs devoirs. Quand lePafteur me demanda fi je prometrois obciflance Se fidélité parfaite à celui que j'acceptois pour époux j ma bouche & mon cœur le pro- mirent. Je le tiendrai jufqu'à la mort.

De retour au logis , je foupirois après une heure de folitude & de recueille- ment. Je l'obtins , non fans peine , Se quelque emprefiement que j'euiTe d'en profiter , je ne m'examinai d'abord qu'avec répugnance , craignant de n'a- voir éprouvé qu'une fermentation pafla-

s i/

4tî La Nouvelle

gère en changeant de condition , & àt me retrouver aufîl peu digne époiife que j'avois été fille peu fage. L'épreuve étoit fûre , mais dangereufe \ je comment çai par fonger à vous. Je me rendois Je témoignage que nul tendre fouvenir n'avoir profané l'engagement folemnel que je venois de prendre. Je ne pou- vois concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m'avoit pu laifTer (i long-tems en paix avec tant de {\\]Q.i% de me la rappeller : je me ferois défiée de l'indifférence & de l'oubli, comme d'un état trompeur qui m'écoit trop peu na- turel pour être durable. Cette illufion n'était puère à craindre : je fenris que je vous aimois autant & plus , peut- être , que je n'avois jamais fait \ mais je le fentis fans rougir. Je vis que je n'a- yois pas befoin pour penfer à vous, d'ou- blier que j'étois la femme d'un autre. En me difant combien vous m'étiez cher, mon cœur étoic ému , mais ma confcien- ce & mes fens étoient tranquiles \ & je connus, dès ce moment, quej'étois réel-

H É L O ï s £, . 4Î3

lement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme ! Quel fentimenc de paix effacé depuis (1 long- tems vint ranimer ce coeur flétri par l'ignominie , & répandue dans tout mon être une férénité nouvelle ! Je crus me fenrir renaîtrejje crus recommencer une autre vie. Douce & confolanre vertu , je la recommence pour toi ^ c'eft toi qui me la rendras chère ^ c'eft à roi que ;e la veux confacrer. Ah ! j'ai trop ap- pris ce qu'il en coûte à te perdre, pour l'abandonner une féconde fois.

Dans le raviiïement d'un chanprement

o

a grand , fi prompt , inefpéré , j'ôfai conhdérer l'état oii j'crois la veille; je frémis de l'indigne ahaifTenienr m'a- voit réduit l'oubli de moi-mcme , & de tous les dangers que j'avois courus depuis mon premier égarement. Quelle heureufe révolution me venoit de mon- trer l'horreur du crime qui m'avoir ten- tée , ^ réveilloit en moi le goût de la fageiTe ? Par quel rare bonheur avois- je été plus fideile à l'amour qu'à Thon-

S iij

'414 J-A Nouvelle

neur qui me fut fi cher ? Par quelle fa- veur du fort votre inconftance ou la mienne ne m'avoit-elle point livrée à de nouvelles inclinations ? Comment euflTé-je oppofé à un autre amant une réfiftance que le premier avoit déjà vaincue , & une honte accoutumée à céder aux defirs ? Aurois-je plus ref- peété les droits d'un amour éteint que je n'avois refpeâié ceux de la vertu , jouiffant encore de tout leur empire ? Quelle fureté avois-je eue de n'aimer que vous feul au monde , fi ce n'eft un fentiment intérieur que croient avoir tous les amans qui fe jurent une conf- rance éternelle , & fe parjurent inno- cemment , toutes les fois qu'il plaît an ciel de changer leur cœur ? Chaque dé- faite eût ainfi préparé la fuivante \ l'ha- bitude du vice en eût effacé l'horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l'infamie fans trouver de prife pour m'ar- rêter, d'une amante abufée , je devenois une fille perdue, l'opprobre de mon fexe, &;le défefpoir de ma famille. Qui m'a

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garantie d'un efFet-d naturel de ma pre- mière faute ? Qui m'a retenue après le premiex pas ? Qui m'a confervc ma ré- putation & l'eftime de ceux qui me font chers ? Qui m'a mife fous la fau- ve-garde d'un époux vertueux , fage , ai- mable par fon caractère , 6<: même par fa perfonne , 6c Templi pour moi d'un refpeét & d'un attachement fi peu méri- tés ? Qui me permet, enfin , d'afpirer encore au titre d'honnête femme, & me rend le courage d'en ctre di^ne ? Je le vois , je le fens j la main fecourable qui m'a conduite à travers les ténèbres eft celle qui levé d mes yeux le voile de l'erreur , & me rend à moi malgré moi- même. La voix fecrette qui ne ceffoit de murmurer au fond de mon cœur , s'élève & tonne avec plus de force au moment j'étois prête à périr. L'auteur de toute vérité -n'a point fouffert que je fortifie de fa préfence , coupable d'un vil parjure ; & , prévenant mon crime par mes remords , il m'a montré l'abî- me oùj'allois me précipiter. Providence

S iv

4^^ La Nouvelle

éternelle, qui fais remper l'i nfeûe & ïovsr Jer lescieux, tu veilles fur la moindre de les œuvres : tu me rappelles au bien que lu m'as fait aimer ; daigne accepter d'un cœur épuré par tes foinSjl'hommage que loi feul rends digne de t'être offert.

A rinftanr, pénétrée d'un vif fenti- ment du danger dont j'écois délivrée, & <ie l'état d'honneur & de fureté je me lentois rétablie, je me profternai coiî- tre terre, j'élevai vers le ciel mes mains iuppliantes , j'invoquai l'Être dont il eft le tr6ne,&qui foutient ou détruit, quand il lui plaît, par nos propres forces la li- berié qu'il nous donne. Je veux , lui dis- je , le bien que tu veux , & dont toi feul es la fource. Je veux aimer l'époux que lu m'as donné. Je veux être fidelle , parce tjue c'efl- le premier devoir qui lie la fa- mille & toute la fociété. Je veux être chafte, parce que c'eft la première vercu: qui nourrit toutes les autres. Je veux tour ce qui fe rapporte à l'ordre de la nature OU2 tu as établi , & aux régies de la rai- f^>«i que je liens de toi. Je remecs moja

H É L 0 'l s E. 41 7

cœur fous ta garde & mes defirs en ta main. Rends toutes mes adlions con- formes à ma volonté confiante qui ed la tienne, Se ne permets plus que l'er- reur d'un moment l'emporte fur le choix de toute ma vie.

Après cette courre prière , la première que j'eufle faite avec un vrai zcle , je me fentis tellement afFerm ie dans mes réfo- lutions', ilme parut fi facile & fi deux de les fuivre, que je vis clairement je de- vois chercher déformais la force donc j'avoisbefoin pour rcfifterà mon propre cœur. Se que je ne pouvois trouver en inoi-même. Je tirai de cette feule décou- verte une confiance nouvelle , ôc je dé- plorai le trifte aveuglement qui me l'^i- voit fait manquer f\ long-tems. Je n'a- vois jamais été rout-à fait fans religion > mais peut-être vaudroit-il mieux n'en point avoir du tout , que d'en avoir une extérieure Se maniérée, qui, fans toucher Je cœur , ralTure la confcience ; de fe bor- ner à des formules , & de croire exade- ment en Dieu à certaines he ures pour n'y

S V

4i8 La Nouf elle

plus penfer le refte du tems. Scrupuîeu- fement attachée au culte public , je n'en favois rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me fentois bien née & me livrois à mes penchans ; j'aimois à réfléchir, &C me fiûis à ma raifon *, ne pouvant accor- der l'efprit de l'Évangile avec celui du monde, ni la foi avecles œuvres, j'avois pris un milieu qui contentoit ma vaine fageiïe j j'avois des maximes pour croire & d'autres pour agir j j'oubliois dans un lieu ce que j'avois penfé dans l'au- tre; j'ctois dévote à l'Eglife & philofo- phe au logis. Hélas ! je n'érois rien nul- le parc, mes prières, n'étoienc que des mots , mes raifonnemens des fophifmes, & je fuivois pour route lumière la faufle lueur des feux errans qui me guidoient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce prin- cipe intérieur qui m'avoir manqué juf- qu'ici m'a donné de mépris pour ceux qui m'ont fi mal conduite. Quelle étoit, je vous prie, leur raifon première, 5: fur quelle bafe écoient-ils fondés ? Un heu^

H É L 0 L s E, 419

reux inftin(5t me porte au bien ; une vio- lente palîion s'élève, elle a racine dans lemêraeinftincbrque ferai-je pour la dé- truire ? De la conlidération de l'ordreje tire la beauté de la vertu , d.c fa bonté de l'utilité commune \ mais que fait tout celacontre mon intérêt particulier, Scie- quel au fond m'importe le plus , de mon bonheur aux dépens du refte dçs hom- meS, ou du bonheur des autres aux dé- pens du mien? Si la crainte de la honte ou du châtiment m'empcche de mal faire pour mon profit , je n'ai qu'à m.al faire en lecret, la vertu n'a plus rien à médire, &fijefuisfurprifeen faute ,oti punira comme àSparte non le délit, mais la mal-adreiïe. Enfin que le caradère &c l'amour du beau foit empreint par la na- ture au fond de mon âme, j'aurai ma règle auflî long-tems qu'il ne fera point défiguré; mais commen: m'aiïiirer de conferver toujours dans fa pureté cette eiïîgie intérleurequin'a point parmi les êtres fenfibles de modèle auquel on puilFe la comparer ? Ne fait-on pas que les af-

Svj

4ZO La Nouvelle

fe£î:ions défordonnées corrompent îe Jtii- gemenr ainfî que la volonté, & que la confcience s'altère & fe modifia infenil- blemenr dans chaque fiècle,. dans chaque peuple, dans chaque ind4 vida félon l'in- conftance & la variété des préjuges }

Adorez l'Etre Éternet, lïio^ digne &r iage ami j d'unfouffle vous détruirez ces^ fantômes de raifon, qui n'ont qu'une vai- ne apparence & fuientcommeuneombre devant l'immuable vérité. Rien n'exifte que par celuiqui eft. C'eft lui qui donne un but à la juftice , une bafe à la vertu ,. un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c'eft lui qui ne cefle décrier aux coupables que leurscrimesfecretsontété vus, & qui fait dire au jufte oublié , tes vertus ont un témoin \ c'eft lui , c'eft fa fubftance inaltérable cjui eft le vrai mo- dèle des perfeélions dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos paf- fions ont beau la défigurer ; tous fes traies liés à l'effence infinie fe repréfentent tou- jours à la raifon & lui fervent à rétablir ce que l'impofture & l'erreur en ont alte-

H É L O'l s E, 41Ï

ré. Ces diftindions me femblent faci- les ; le fens commun fuffir pour les faire*. Tour ce qu'on ne peut féparer de l'idée de cecteeifenceeft Dieu, tout le relie eft ^ouvrage des hommes. C'eft à la con- templation de ce divin modèle que l'âme s'épure Se s'élève , qu'elle apprend à mé- prifer fes inclinations balfes & à fur- monter (qs vils penchans. Un cœur pé- nétré de fublimes vérités fe refufe aux petites paflîons des hommes ^ cette gran- deur infinie le dégoûte de leur orgueil j le charme de la méditation l'arrache aux defirs terreftres j & quand l'Être immen- fe dont il s'occupe n'exifteroit pas, il fe- roir encore bon qu'il s'en occupât fans cefTe pour être plusmaître de lui-même, plus fort, plus heureux & plus fage.

Cherchez-vous un exemple feiifible des vains fophifmes d'une raifon qui ne s'ap- puie que fur elle-même : confîdérons de fane- froid les difcours de vos philofo- phes , dignes apologiftes du crim^ qui ne féduidient jamais que des cœurs àé]3L corrompus. Ne diroit-on pas (ju'en s'aç-

4ii La Nouvelle

raquant diredlement au plus faint Srail plus folemnel des eiigagemens, ces dan- gereux raifonneurs ont réfolu d'anéan- tir d'un feul coup toute la fociété humai- ne , qui n'eft fondée que fur la fin des* conventions ? Mais voyez , je vous prie , comment ils difculpent un adultère fe- cret ! C'eft , difenn-ils, qu'il n'en réfulte aucun mal , pas même pour l'époux qui l'ignore. Comme s'ils pouvoient être fûrs qu'il l'ignorera toujours j comme s'il fuffifoit , pour autorifer le parjure & l'infidélité , qu'ils ne nuififient pas à au- trui j comme fi ce n'écoi t pas alTez pour abhorrer le crime , du mal qu'il fait à ceux qui le commettent. Quoi donc l ce n'eft pas un mal de manquer de foi , d'anéantir autant qu'il eft en foi la force du ferment & des contrats les plus invio- lables ! Ce n'eft pas un mal de fe forcer foi-même à devenir fourbe & menteur! Ce n'eft pas un mal de former des liens qui *us font défirer le mai & la mort d'autrui ; In mort de celui- mêfne qu'on doit le plus aimer, 6w avec qui l'on a

H É L s e: 415

juré de vivre î Ce n'eft pas un mal qu'un état dont mille autres crimes font tou- jours le fruit ! Un bien qui produireic tant de maux , feroit par celafeul un mal lui-même.

L'un des deux penferoit-il être inno- cent, parce qu'il efl; libre peut-être de fon côté , & ne manque de foi à perfon- ne ? Il fe trompe groflièrement. Ce n'eft pas feulement l'intérêt des époux, mais la caufe commune de tous les hommes que la pureté du mariage ne foit point altérée. Chaque fois que deux époux s'u- niiïent par un nœud folemnel, il inter- vient un engafrement tacite de tout le genre humain de refpeder ce lien fa- cré , d'honorer en eux l'union conju- gale ; &c c'eft, ce me femble , une rai- fon très-forte contre les mariages clan- deftins , qui , n'offrant nul figne de cette union, expofent des coeurs innocens à brûler d'une flamme adultère. Le public eft en quelque forte garant d'une con- vention paiTée en fa préfence , ôc l'on peut dire que l'honneur d'une femme

4^4 ^^ NOUVELIÊ

pudique eft fous la protedion fpéciale de tous les gens de bien. Ainfi quicon- que ôfe la corrompre pèche , première- ment parce qu'il la fait pécher , & qu'on partage toujours les crimes qu'on fait commettre*, il pèche encore diredement Jui-même , parce qu'il viole la foi publi- que & facrée du mariage , fans lequel rien ne peut fubfîfter dans l'ordre légi- time des chofes humaines.

Le crime eft fecret , difentils, S<. il n'en réfulte aucun mal pour perfonne. Si ces philofophes croient l'exiftence de Dieu & l'immortalité de l'âme, peuvent- ils appeller un crime fecret celui qui a pour témoin le premier offenfé & le feul vrai juge ? Étrange fecret que celui qu'on dérobe à tous les yeux hors ceux à qui Ton a le plus d'intérêt à le cacher! Quand même ils ne reconnoîtroienr pas la pré- fence de la divinité , comment ôfent-ils foutenir qu'ils ne font de mal à perfon- ne ? Comment prouvent-ils qu'il eft in- différent à un père d'avoir des héritiers c[ui ne foient pas de fon fang ) d'ccre

H É L O i s E, J^i^

chargé, peut-être, de plus d'enfans qu'il n'en auroit eus , & forcé de partager fes biens aux gages de (on déshonneur fans fentir pour eux des entrailles de père ? Suppofons ces raifonneu.rs matérialises, on n'en eft que mieux fondé à leur op- pofer la douce voix de la nature , qui réclame au fond de tons les cœurs con- tre une orgueilleufe philofophie , & qu'on n'attaqua jamais par de bonnes raifons. En effet, ïî le corps feul produit la penfée, & que le fentimenr dépende uniquement 6.QS organes , deux Êtres formés d'un même fang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie , un attachement plus fort Tun pour l'autre , & fe reffembler d'âme comme de vifage ; ce qui eft une grande raifon de s'aimer ?

N'eft-ce donc faire aucun mal , à vo- tre avis, que d'anéantir ou troubler par un fang étranger cette union naturelle, & d'altérer dans fon principe l'affeârion mutuelle qui doit lier entre eux tous les membresd'une famille ?Ya-t-iIaumoii»

4i6 La Nouvelle

de un honnête- homme qui nQux. h orreur de changer YQi\^z.vït d'un autre en nourri- ce ? & le crime eft-il moindre de le chanc^er dans le fein de la mère?

Si je conhdere mon fex« en particu- lier , que de maux j'apperçois dans ce défordre qu'ils prétendent ne faire aucun mal ! Ne fût-ce que l'avilifTement d'une femme coupable à qui la perte de l'hon- neur ôre bien-tot toutes les autres ver- tus : que d'indices trop fûrs pour un ten- dre époux d'a^ie intelligence qu'ils pen- fent juftifier par le fecret ! Ne fût-ce que de n'être plus aimé de fa femme : que fera-t-elle avec fes foins artificieux que mieux prouver fon indifférence ? Eft ce l'œil de l'amour qu' on abufe par de fein- tes carefiTes ? & quel fupplice auprès d'un objet chéri , de fenrir que la main nous embrafTe Se que le cœur nous repoulTe ? Je veux que la fortune féconde une pru- dence qu'elle a il fouvent trompée; je, compte un moment pour rien la réméri- té de confier fa prétendue innocence Se le repos d'autrui à des précautions que le

H È LOI s E. 417

ciel fe plaît à confondre : que de fauf- fecés , que de menfonges , que de fourbe- ries pour couvrir un mauvais commer- ce, pour tromper un mari, pour cor- rompre des domeftiques , pour en im- pofer au public ! Quel fcandale pour des complices! quel exemple pour des enfans ! Que devient leur éducation parmi tant de foins pour fatisfaire im- punément de coupables feux ? Que de- vient la paix de la maifon &c l'union des chefs ? Quoi ! dans tout cela l'époux n'eft point Icfé ? Mais qui le dédom- magera donc d'un cœur qui lui écoitdu? Qui pourra lui rendre une femme efti- mable? Qui lui donnera le repos & la fCireté ? Qui le guérira de fes juftesfoup- çons ? Qui fera confier un père au Çen- timent de la nature , en embraflant fon propre enfant ?

A l'égard des liaifons prétendues que l'adultère & l'infidélité peuvent former entre les familles , c'eft moins une rai- fon férieufe qu'une plaifanterie abfurde ôc brutale qui ne mérite pour toute ré-^

4i8 La Nouvelle

ponfe que le mépris & l'indignation^ Les trahirons, les querelles, les coin- bars , les meurtres , les empoifonne- mens dont ce défordre a couvert la terre dans tous les rems , montrent aflez ce qu'on doit attendre pour le repos & l'u- nion Aqs hommes, d'un attachement formé par le crime. S'il réfulte quelque forte de fociété de ce vil & méprifable commerce, elle efl: femblable à celle des brigands qu'il fiut détruire 5c anéantir pour afTurer les fociétés légi- times.

J'ai tâché de fufpendre l'indignation que m'infpirent ces maximes pour les difcuter paifiblement avec vous. Plus je les trouve infenfées , moins je dois dé- dnigner de les réfuter pour me faire honre à moi même de \es avoir peut- être écoutées avec trop peu d'éloigne- ment. Vous voyez combien elles fup- portent mal l'examen de la faine rai- fon mais chercher la faine raifon , Énon dans celui qui en efl: la fource ; & que penfer de ceux qui confacrent â

H É L O ï s E. 4z^

perdre les hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider ? Dé- fions-nous d'une philofophie en paro- les \ défions-nous d'une faufie vertu qui fappe routes les vertus , &l s'applique à juftifier tous les vices pour s'autorifer à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui eft: bien , eft de le cher- cher fincèrement, ^ l'on ne peut long- tems le chercher ainfi fans remonter a l'auteur de tout bien. C'eft ce qu'il me femble avoir fait, depuis que je m'oc- cupe à reétifier mes fentimcns 5c ma rat- ion j c'eft ce que vous ferez mieux que moi,quand vous voudrez fuivre la même route. Il m'eft confolant de fonger que vou_s avez fouvent nourri mon efprit de grandes idées de la religion. j oc vous, dont le cœur n'eut rien de caché pour niçvi , ne m'en euiîicz pas ainfi parlé , û vous aviez eu d'autres fentimens. Il me ferable mêm.e que cqs converlations a- voient pour nous des charmes. La pré- fence de l'Etre fuprcme ne nous fjt ja- mais importune^ elle nous donnoir plus

'430 La N ouvelle

d'efpoii" que d'épouvante j elle n'effraya jamais que l'âme du méchant*, nous ai- mions à l'avoir pour témoin de nos en- tretiens , à nous élever conjointement jufqu'à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous di- rons, en déplorant nos foiblelfes : au moins il voit le fond de nos cœurs j & nous en étions plus tranquiles.

Si cette fécurité nous égara , c'eft au principe fur lequel elle étoit fondée à nous ramener, N'eft-il pas bien in- digne d'un homme, de ne pouvoir ja- mais s'accorder avec lui-même j d'avoir une règle pour Îqs aélions, une autre pour fes fentimens j de penfer comme s'il étoit fans corps," d'agir comme s'il étoit fans âme, & de ne jamais appro- prier à foi tout entier, rien de ce qu'il fait en toute fa vie? Pour moi, je trouve qu'on eft bien fort avec nos anciennes maximes , quand on ne les borne pas à de vaines fpéculations. La foibleife eft de l'homme , & le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera fans doutej mais

H È L O ï s E, 431

le crime eft du méchant , &; ne refte|:a point impuni devant l'auteur de toute juftice. Un incrédule , d'ailleurs heureu- fement , fe livre aux vertus qu'il ai- me ; il fait le bien par goût , & non par choix. Si tous ^qs defirs font droits , il les fuit fans contrainte j il les fuivroit de même, s'ils ne l'étoient pas j car pour- quoi fe gêneroit-il ? Mais celui qui re- connoît ôc fert le père commun des hommes , fe croit une plus haute defli- nation j l'ardeur delà remplir animefon zèlej &, fuivantune règle plus fûre que fes penchans , il fait faire le bien qui lui coûte, & facrifier les defirs de fon cœur à la loi du devoir. Tel eft, mon ami, le facrifice héroïque auquel nous fom« mes tous deux appelés. L'amour qui nous unilToit eût fait le charme de no- tre vie. Il furvéquit à l'efpérancej il brava le rems & l'éloignement \ il fup- porta toutes les épreuves. Un fentiment fi parfait ne devoit point périr de lui- même j il étoit digne de n'être immolé qu'à la vertu.

43* L^ Nouvelle

Je vous diiai plus. Tout efl: changé entre nous \ il f-Aur néceirairement que votre cœur chani^e. Julie de Wolmar n'eft plus votre ancieime Julie, la révo- lution de vos fenrimens pour elle eft iné- vitable , & i! ne vous refte que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou 2. la vertu. J'ai dans lajnémoire un paflage d'un auteur que vous ne récu- ferez pas. L'amour, dit-il , efl: privé de i) fon plus grand charme, quand l'honnê- « teté l'abandonne. Pour en fentir tout M le prix, il faut que le cœur s'y com- S3 plaife , &: qu'il nous élève , en élevant M l'objet aimé. Otez l'idée de laperfec- s> cion, vous ôtez l'enthouiiafme ; ôtez wl'eftime, ô<: l'amour neft plus rien. •> Comment une femme honorera-t-elle »» un homme qu'elle doit mépriferPCom- v> ment pourra-t-il honorer kii-même M celle qui n'a pas craint de s'abandon- » neràunvil corrupteur? Ainfi bien- tôt i> ilsfe mépriferont mutuellement. L'a- »> mour, ce fenri ment célefte, ne fera plus i> pour eux qu'un honteux commerce. Ils

u auront

H È L o ï S E. 43 3

» auront perdu l'honneur & n'auront 3j pointtrouvé la félicité (i) ». Voilà no- tre leçon , mon ami , c'eft vous qui l'a- vez didée. Jamais nos cœurs s'aimerent- ils plus délicieufemenr, & jamais l'hon- nêteté leur fut-elle aufli chère que dans les tems heureux cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous me- neroient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux tranf- ports qui ravilTent l'âme. L'horreur du vice, qui nous eft h naturelle à tous deux , s'étendroit bien-tôt fur le com- plice de nos fautes j nous nous haïrions pour nous être trop aimés , & l'amour s'éteindroit dans les remords. Ne vaut- il pas mieux épurer un fentiment fi cher pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas mieux en conferver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence ? N'eft-ce pas conferver tout ce qu'il eut de plus

(i) Voyez la première partie , lettre XXIV, Tome II. T

454 ^^ Nouvelle

charmant ? Oui , mon bon & cligne ami , pour nous aimer toujours , il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le refte , ^ foyez l'amant de mon âme. Cette idée eft fi douce qu'elle confole de tout.

Voilà le fidèle tableau de ma vie, 5c l'hiftoire naïve de tout ce qui s'eft paflé dans mon cœur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le fentiment qui m'at- tache à vous eft fi tendre & Çi vif en- core , qu'une autre en feroit peut-être allarmée; pour moi j'en connus un trop différent pour me défier de celui-ci. Je fens qu'il a changé de nature ; & , du moins en cela , mes fautes paffées fondent ma fécurité préfente. Je fais que l'exade bienféance &: la vertu de parade exigeroient davantage encore &: ne feroient pas contentes que vous ne fufliez tout à-fait oublié. Je crois avoir une règle plus fûre, & je m'y tiens. J'é- coute en fecret ma confcience \ elle ne me reproche rien , 6c jamais elle ne

H È L o ï s E. 43 5

ttompe une âme qui la confulte (încè- remenr. Si cela ne fufïîc pas pour me juftifierdans le monde, cela fuffit pour ma propre tranquillité. Comment s'eft fait cet heureux changement ? Je l'i- gnore. Ce que je fais, c'eft que je l'ai vivement defiré. Dieu feul a fait le refte. Je penferois qu'une âme une fois corrompue l'eft pour toujours , & ne revient plus au bien d'elle-même j à moins que quelque révolution fubite , quelque brufque changement de fortune & de fituation ne change tout-à-coup {es rapports , & par un violent ébran- lement ne l'aide à retrouver une bonne afliette. Toutes fes habitudes étant rom- pues & toutes îes pallions modifiées , dans ce bouleverfemenr général on re- prend quelquefois fon caractère primi7 tif , & l'on devient comme un nouvel être forti récemment des mains de la Nature. Alors le fouvenir de fa pré- cédente balfelTe peut fervir de préfer- vatif contre une rechute. Hier on étoit

Tij

43^ La Nou V elle

abje6t & foiblej aujourd'hui on eft fort &c magnanime. En fe contemplanc de près dans deux écacs ^i difterens , on fenc mieux le prix de celui l'on eft remonté , &c l'on en devient plus at- tentifs s'y foutenir. Mon marias e m'a fait éprouver quelque chofe de fem- blable à ce que je tâche de vous expli- quer. Ce lien fi redouté me délivre d'u- ne fervitude beaucoup plus redoutable, &: mon époux m'en devient plus cher pour m'avoir rendue à moi-même.

Nous étions trop unis vous & moi , paur qu'en changeant d'efpece notre union fe détruife. Si vous perdez une tendre amante , vous gagnez une fîdelle amie ', & quoi que nous en ayons pu dire durant "nos illufions , je doute que ce changement vous foit défavantageux. Tirez-en le même parti que moi , je vous en conjure , pour devenir meil- leur & plus fage , & pour épurer , par des mœurs chrétiennes , les leçons de la philofophie. Je ne ferai jamais heu-

H É L o ï s E. 457

reiife que vous ne foyez heureux aulîî , & je fens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheut fans la vertu. Si vous m'aimez véritablement, donnez- moi la douce confolation de voir que nos cœurs ne s'accordent pas moins dans leur re- tour au bien qu'il s'accordèrent dans-leur égarement.

Je ne crois pas avoir befoin d'apolo- gie pour cette longue lettre. vSi vous m'étiez moins cher, elle feroir plus cour- te. Avant de la finir, il me refte une grâce à vous demander. Un cruel far- deau me pèfe fur le cœur. Ma conduite paiïee ell ignorée de Al. de Wolmar j mais une fincérité fans réferve fait par- tie de la fidélité que je lui dois. J'au- rois déjà cent fois tout avoué , vous feul m'avez retenue. Quoique je connoiffe la fageiïe S^ la modération de M. de Wolmar , c'eft toujours vous compro- mettre que de vous nommer, & je n'ai point voulu le faire fans votre confen- temenr. Seroit-ce vous déplaire que de

Tiij

43^ La Nouvelle

vous le demander, 6c aurois-je trop pré- fumé de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir ? Songez , je vous fupplie que cette réferve ne fauroit être inno- cente, qu'elle m'eft chaque jour plus crueUe , & que jufqu'à la réception de votre réponfe je n'aurai pas un inftanc de tranquillité.

H É L o ï s E. 439 LETTRE XLVII.

RÉPONSE.

^T vous ne feriez plus ma Julie ? Ah î ne dites pas cela , digne & refpeétable femme. Vous l'êtes plus que jamais.Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l'univers. Vous êtes celle que j'ado- rai en commençant d'être fenfible à la véritable beautés Vous êtes celle que je ne ceiTerai d'adorer , même après ma mort, s'il refte encore en mon âme quel- que fouvenir des attraits vraiment cé- leftes qui l'enchantèrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramené à toute votre vertu , ne vous rend que plus femblable à vous-même. Non, non» quelque fupplice que j'éprouve à le fen- tir& le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu'au moment que vous re- noncez à moi. Hélas 1 c'eft en vous per- dant que je vous ai retrouvée. Mais moi

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440 La Noufelle

donc le cœur frémit au feul projet de vous imiter , moi tourmenté d'une paf- fîon criminelle que je ne puis ni fup- porter ni vaincre , fuis-je celui que je penfois être ? Étois-je digne de vous plaire ? Quel droit avois-je de vous im- portuner de mes plaintes & de mon défefpoir ? C'étoit bien à moi d'ôfer fou- pirer pour vous ! Eh ! qu'étois-je pour vous aimer ?

Infenfé ! comme je n'éprouvois pas afTez d'humiliations fans en rechercher de nouvelles ! Pourquoi compter des différences que l'amour fit difparcître ? 11 m'éîevoit , il m'égaloit à vous r fa flamme me foutenoit j nos cœurs s'é- toient confondus , tous leurs fentimens nous écoient communs , & les miens par- tageoient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans route ma baf- fefle ! Doux efpoir qui nourriffois mon âme & m'abufas fi long-tems , te voilà donc éteint fans retour ! Elle ne fera point à moi ! Je la perds pour toujours î

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Elle fait: le bonheur d'un autre î. .. . ô rage ! o tourment de l'enfer ! .... Infi- delle ! ah ! devois-tu jamais... Pardon, pardon , Madame , ayez pitié de mes fu- reurs. O Dieu ! vous l'avez trop bien dit, elle n'eft: plus.... elle n'eft plus cette tendre Julie à qui je pouvois montrer tous les mouvemens de mon cœur. Quoi! je me trouvois malheureux , 6c je pou- vois me plaindre !.... elle pouvoir m'é- couter. J'étois malheureux !... que fuis- je donc aujourd'hui ?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en eft fait , il faut renoncer l'un à l'autre j il faut nous quitter. La vertu même en a didé l'arrcr j votre main l'a pu tracer. Oublions-nous.... oubliez- moi , du moins. Je l'ai réfolu , je le jure , je ne vous parlerai plus de moi.

Oferaije vous parler de vous encore ; te conferver le feul intérêt qui me refte au monde ; celui de votre bonheur ? En m'expofant l'état de vorre âme, vous ne m'avez rien dit de votre fort. Ah ! pour

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44i ^^ Nouvelle

prix d'un facrifice qui doit être fenti de vous , daignez me tirer de ce doute in- fupportable. Julie , êtes-vous heureu- fe ? Si vous l'êtes, donnez- moi dans mon défefpoir la feule confolation dont je fois fufceptible j fi vous ne l'êtes pas , par pitié daignez me le dire , j'en ferai moins long-tems malheureux^

Plus je réfléchis fur l'aveu que vous méditez , moins j'y puis confentir *, & le même motif qui m'ôta toujours le cou- rage de vous faire un refus , me doit ren- dre inexorable fur celui-ci. Le fujet eft de la dernière importance , Se je vous ex- horte à bien pefer mes raifons. Première* ment , il me femble que votre extrême délicatelfe vous Jette à cet égard dans l'erreur, & je ne vois point fur quel fon- dement la plus auftere vertu pourroit exiger une pareille confeffion. Nul enga- gement au monde ne peut avoir un effet rétroadtif. On ne fauroit s'obliger pour le pafTé , ni promettre ce qu'on n'a plus le pouvoir de tenir j pourquoi devroit-

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on compte à celui à qui l'on s'engage de l'ufage antérieur qu'on a fait de fa liber- té &: d'une fidélité qu'on ne lui a point promife? Ne vous y trompez pas, Julie, ce n'eft pas à votre époux, c'eft à votre ami que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de votre père, le ciel Se la Nature nous avoient unis l'un à l'autre. Vous avez fait, en formant d'autres nœuds un crime que l'amour, ni l'iioa- neur peut-être , ne pardonnent point , & c'eft à moi feul de réclamer le bien que M. de Wolmar m'a ravi.

S'il eft des cas le devoir puilTè exiger un pareil aveu , c'eft quand le danger d'une rechute oblige une femme prudente à prendre des précautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus éclairé que vous ne penfez fur vos vrais fentimens. En la lifant, j'ai fenti dans mon propre cœur combien le votre eût abhorré de près, même au fein de l'a- mour , un engagement criminel donc l'éloignement nous ôtoit l'horreur,

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444 ^^ Nouvelle

Dès-là que le devoir & l'honnêteté n'exigent pas cette confidence , la fagefle ^laraifon la défendent j carc'eftrifquer ians néceflicé ce qu'il y a de plus pré- cieux dans le mariage , l'attachement d'un époux, la mutuelle confiance, la paix de la maifon. Avez-vous afTez ré- fléchi fur une pareille démarche ? Con- noifTez-vous alTez votre mari pour être fûre de l'effet qu'elle produira fur lui ? Savez-vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'en faudroit pas davantage pour concevoir une jaloufie effrénée , un mépris invincible , &: peut- être attenter aux jours d'une femme ? 11 faut pour ce délicat examen avoir égard aux tems, aux lieux, aux caradères. Dans le pays je fuis , de pareilles confidences font fans aucun danger , ^ ceux qui traitent fi légèrement la foi conjugale , ne font pas gens à faire une fi grande affaire des fautes qui précédè- rent l'engagement. Sans parler des rai- fons qui rendent Quelquefois ces aveus

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îndifpenfables , & qui n'ont pas eu lieu pour vous, je connois des femmes afTez médiocrement eftimables , qui fe font fait à peu de rifque un mérite de cette fincérité , peut-être pour obtenir à ce prix une confiance dont elles pulfenc abufer au befoin. Mais dans des lieux la fainteté du mariage eft plus ref- pedtée , dans des lieux ce lien facré forme une union folide , & les maris ont un véritable attachement pour leurs femmes , ils leur demandent un compte plus févère d'elles-mêmes j ils veulent que leurs cœurs n'aient connu que pour eux un fentiment rendre; ufurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qu'el- les foient à eux feuls avant de leur ap- partenir , & ne pardonnent pas plus l'abus de la liberté qu'une infidélité réelle.

Croyez-moi, verrueufe Julie, défiez- vous d'un zèle fans fruit & fans néceiîité. Gardez un fecret dangereux que rien ne vous oblige à révéler , dont la com- munication peut vous perdre & n'eft

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d'aucun ufage à votre époux. S'il eft digne de cet aveu , fon âme en fera con- triftce , 5c vous l'aurez affligée fans rai- fon. S'il n'en eft pas digne , pourquoi voulez-vous donner un prétexte à fes torts envers vous? Que favez-vous il votre vertu, qui vous a foutenue contre les attaques de votre cœur , vous fou- tiendroit encore contre des chagrins domeftiques toujours renaiflans? N'em- pirez-point volontairement vos maux , de peur qu'ils ne deviennent plus forts que votre courage , &; que vous ne re- tombiez à force de fcrupules dans un état pire que celui dont vous avez eu peine à fortir. La fageflTe eft la bafe de toute vertu; confultez la , je vous en conjure , dans la plus importante occa- sion de votre vie \ d>c d cq fatal fecret vous pèfe fi cruellement, attendez du moins, pour vous en décharger, que le tems, les années, vous donnent une connoidance plus parfaite de votre époux , & ajoutent dans fon cœur a l'effet de votre beauté, l'effet plus fur

H È L o ï s E. 447 encore des charmes de votre caradtère, & la douce habitude de les fentir. Enfin , quand ces raifons routes folides qu'elles font, ne vous perfuaderoienc pas 5 ne fermez point l'oreille à la voix qui vous les expofe. O Julie! écoutez un homme capable de quelque vertu, & qui mérite au moins de vous quelque facrifice par celui qu'il vous fait aujour- d'hui !

Il faut finir cette Lettre. Je ne pour- rois , je le fens , m'empêcher d'y repren- dre un ton que vous ne devez plus en- tendre. Julie, il faut vous quitter ! Q. jeune encore, il faut àè]\ renoncer au bonheur ! O rems qui ne dois plus reve- nir l tems paiïe pour toujours, fource de regrets éternels! plaifirs , tranfports, douces exrafes, momens délicieux, ra- vifiemens célefles ! mes amours, mes uniques amours , honneur 6c charme de ma vie! adieu pour jamais.

44^ La Nouvelle

LETTRE XLVIII.

DE Julie.

V,Ous me demandez je fais heureu- fe. Cette queftion me touche, & en la faifant vous m'aidez à y répondre ; car, bien loin de chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je ne faurois être heureufe vous celîiez de m'aimer : mais je le fuis à tous égards , & rien ne manque à mon bonheur que le vôtre. Si j'ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de ^^(^''olmar, je l'ai fait par ménagement pour vous. Je connoif- fois trop votre fenfibilité pour ne pas craindre d'aigrir vos peines j mais votre inquiétude fur mon fort m'obligeant a vous parler de celui dont il dépend , je ne puis woi\s en parler que d'une ma- nière di^ne de lui, comme il convient à fon époufe & à une amie de la vérité. M. de Wolmar a près de cinquante

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anSj fa vie unie, réglée , &c le calme des paffions lui ont con(evyé une conf- tirution Ci faine & un air fi frais , qu'il paroîc à peine en avoir quarante, & il n'a rien d'un âge avancé que l'expé- rience ôc la fageffe. Sa phyfionomie efl: noble & prévenante, (on abord fimple ôc ouvert, fes manières font plus hon- nêtes qu'empreffées y il parle peu &c d'un grand fens , mais fans affecter ni précifion ni fentences. Il efl: le même pour tout le monde, ne cherche &: ne fuit perfonne , 6c n'a jamais d'autre préférence que celle de la raifon.

Malgré fa froideur naturelle , (on cœur fécondant hs intentions de mon ' père, crut fentir que je lui convenois, ôc pour la première fois de fa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s'eft h bien réglé fur les bien- féances , de s'efl: maintenu dans une telle égalité, qu'il n'a pas eu befoin de chan- ger de ton en changeant d'état, & que , fans blefTer la gravité conjugale , il con-

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ferve avec moi depuis fon mariage les mêmes manières qu'il avoir auparavant. Je ne l'ai jamais vu ni gai ni trille, mais toujours content j jamais il ne me parle de lui , rarement de moi : il ne me cherche pas, mais il n'eft pas fâché que je le cherche , &c me quitte peu volontiers. Il ne rit point 5 il eft fcrieux fans donner envie de l'être j au conrrai- re , fon abord ferein femble m'inviter à l'enjouement : &c comme les plailîrs que je goûte font les feuls auxquels il paroît fenfible, une des attentions que je lui dois eft de chercher à m'amufer. En un mot, il veut que je fois heureufe, il ne me le dit pas , mais je le vois j &C vouloir le bonheur de fa femme n'eft- ce pas l'avoir obtenu ?

Avec quelque foin que j'aie pu l'ob- ferver, je nai fu lui trouver de paffion d'aucune efpece que celle qu'il a pour moi. Encore cette paflîon eft-elle fi égale ôc fi tempérée, qu'on diroit qu'il n'aime qu'autantqu'il veut aimer, & qu'il ne le

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veut qu'autant que la raifon le permet. Il eft réellemen t ce que My lord Edouard croit être j en quoi je le trouve bien fu- périeur à tous nos autres gens à fenti- inent que nous admirons tant nous- mêmes j car le cœur nous trompe en mille manières, & n'agit que par un principe toujours fufpeél j mais la rai- fon n'a d'autre fin que ce qui eft hien^ Çqs règles font fûtes, claires, faciles dans la conduite de la vie , & jamais elle ne s'égare que dans d'inutiles fpéculations qui ne font pas faites pour elle.

Le plus grand goût de M. de Wol- mar eft d'obferver. Il aime à juger des caradères des hommes & des adions qu'il voit faire. Il en juge avec une pro- fonde fageiïe & la plus parfaite impar- tialité. Si un ennemi lui faifoit du mal, il en difcuteroit les motifs 6c les moyens auffi paifiblement que s'il s'agiffoit d'une chofe indifférente. Je ne fais comment il a entendu parler de vous : mais il m'en a parlé plufieurs fois lui-même avec

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beaucoup ci'eftime, &: je le connois in- capable de ciéguifement. J'ai cru re- marquer quelquefois qu'il m'obfervoic durant ces entretiens , mais il y a grande apparence que cette prétendue remar- que n'eft que le fecret reproche d'une confcience allarmée. Quoi qu'il en foie , j'ai fait en cela mon devoir-, la crainte ni la honte ne m'ont point infpiré de réferve injuftej &c je vous ai rendu juf- tice auprès de lui , comme je la lui rends auprès de vous.

J'ôubliois de vous parler de nos reve- nus & de leur adminiftration. Le débris des biens de M. de Wolmar joint à celui de mon père qui ne s'eftréfervé qu'une pendon, lui fait une fortune honnête &: modérée , dont il ufe noblement & fage- ment, en maintenant chez lui. non l'in- commode ^ vain appareil du luxe , mais l'abondance, les véritables commodités de la vie (i) , & le néceffaire chez les

(i) Il n'y a pas d'aflociatioii plus commune que celle du fafte & de la i"éûnc. On prend

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voifins indigens. L'ordre qu'il a mis dans fa maifon eft: l'image de celai qui régne au fond de fon âme , &c femble imiter.

fur la Nature, fur les vrais plaifirs , fur le befoin même, tout ce qu'on donne à l'opi- nion. Tel homme orne fon palais aux dépens de fa cuifinej tel autre aime mieux une belle vaifTelle qu'un bon dîner 3 tel autre fait un repas d appareil, & meurt de faim tout le rcfte de l'année. Quand je vois un buffet de vermeil j je m'attends à du vin qui m'em- poifonne. Combien de fois dans des maifons de campagne en refpirant le frais au matin, J'afpedl d'un beau jardin vous tente ! On fc lève de bonne heure, on fe promené^ on gagne de l'appétit , on veut déjeûner. L'Of- ficier efi: forci , ou les provilîons manquent , ou Madame n'a pas donné fes ordres , ou l'on nous fait ennuyer d'attendre. Quelquefois on vous prévient , on vient magnifique- ment vous offrir de tout, à condition que vous n'accepterez rien. Il faut refter à jeun jufqu'à trois heures, ou déjeuner avec des tu- lipes. Je me fouviens de m'ècre promené dans un très-beau parc dont oa difoit que la mai- treflc airaoit beaucoup le cafïé & n'en pre-

454 ^^ Nour ELLE dans un petit ménage, l'ordre établi dans le gouvernement du monde. On n'y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que d'avantage &. n'eftTup- portable qu'à celui qui l'impofe, ni cette confusion mal entendue qui , pour trop avoir, ôte l'ufage de tout. On y recon- noîc toujours la main du maître Se l'on ne la fent jamais ^ il a bien ordonné le premier arrangement qu'à préfent tout va tout feul , & qu'on jouit à la fois de la règle ôc de la liberté.

Voilà, mon bon ami, une idée abré- gée, mais fidelle du caradere de M. de Wolmar, autantque je l'ai pu connoîcre depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour , tel il me paroît le dernier fans aucune altération j ce qui

noit jamais, attendu qu'il coûtoit quatre fols la talTe j mais elle donnoit de grand cœur mille écus à fon jardinier. Je crois que j'ai- rnerois mieux avoir des charmilles moins bien taillées , & prendre du cafFé plus fouvent.

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me fait efpérer que je l'ai bien vu , &; qu'il ne me refte plus rien à découvrir; car je n'imagine pas qu'il pût fe mon- tre autrement fans y perdre.

Sur ce tableau vous pouvez d'avance vous répondre à vous-même , & il faa- droit me méprifer beaucoup pour ne pas me croire heureufe avec tant de fiijets de l'être (i). Ce qui m'a long-tems abufée, & qui peut-être vous abufe encore , c'eft la penfée que l'amour eft néceflaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c'eft une erreur*, l'honnêteté , la vertu, de certaines convenances, moins de con- ditions & d'âges que de caractères & d'humeurs, fufïifent entre deux époux ; ce qui n'empêche point qu'il ne réfulte de cette union un attachement très- tendre, qui , pour n'être pas précifé-

(i) Apparemment qu'elle n'avoit pas dé- couvert encore le fatal fecretqui la tourmenta fi fort dans la fuhe, ou qu'elle ne voulut pas alors le confier à fon ami.

45^ ^^ NOU FELLE

ment de l'amour , n'en eft pas moins doux 5 & n'en eft que plus durable. L'amour eft accompagné d'une inquié- tude continuelle de jaloufie ou de pri- vation 5 peu convenable au mariage , qui eft un état de jouiftance & de paix. On ne s'époufe point pour penfer uni- quement l'un à l'autre , mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile , gouverner prudemment fa maifon , bien élever {qs enfans. Les amans ne voient jamais qu'eux , ne s'occupent inceffamment que d'eux , & la feule chofe qu'ils fâchent faire eft de s'aimer. Ce n'eft pas aftez pour des époux qui ont tant d'autres foins à remplir. 11 n'y a point de paffion qui nous fafle une fi forte illufion que l'amour. On prend fa violence pour un fîgne de durée j le cœur, furchargé d'un fentiment fi doux , l'étend , pour ainfi dire , fur l'avenir, & , tant que cet amour dure, on croit qu'il ne finira point. Mais, au contraire , c'eft fon ardeur même qui le confume j il s'ufe avec la jeunefte , il

s'efface

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s'efîace avec la beauté , il s'éteint fous les glaces de l'âge, &, depuis que le monde exifte, on n'a jamais vu deux amans en cheveux blancs foupireu l'un pour l'autre. On doit donc compter qu'on celfera de s'adorer rôt ou tard j alors , l'idole qu'on fervoit détruite , on Te voit réciproque- ment tel qu'on eft. On cherche avec éconnemenr l'objet qu'on aima \ ne le trouvant plus , on fe dépite contre celui qui relte , & fouvent l'imagination le défigure autant qu'elle l'avoir paré. 11 y a peu de gens> dit la Rochefoucaulc , qui ne foient honteux de s'être aimés , quand ils ne s'aiment plus (i). Coin- bien alors il eft a craindre que l'ennui ne fuccède à des. fentimens trop vifs ; que leur déclin , fans s'arrêter à l'indif f érence , ne pafTe j ufqu'au dégoût j qu'on

(i) Je ferois bien furpris que Julie eue lu & cité la Rochefoucaulc en toute autre occa- fion. Jamais Ton trifte livre ne fera goûté des bonnes gens.

Tome IL V

4^^ La Nouvelle

ne fe trouve eviÇin tout- à- fait raflal'iés l'un de l'autre j &que, pour s'être tiop aimés amans , on n'en vienne à fe haïr époux ! JMon cher ami , vous m'avez toujours paru bien aimable , beaucoup trop pour mon innocence & pour mon repos j mais je ne vous ai jamais vu qu'amoureux : que fais -je ce que vous feriez devenu cefianc de l'être ? L'amour éteint vous eût toujours kifTé la vertu, je l'avoue j mais en eft-ce afifez pour être heureitx dans un lien que le cœur doit ferrer , & combien d'hommes ver- tueux ne laifTent pas d'être des maris infupportables ? Sur tout cela. Vous en pouvez dire autant de moi. Pour M. de Wolmar, nulle illufion ne nous prévient l'un pour l'autre; nous nous voyons tels que nous fommes; le fentiment qui nous joint n'ell point l'a- veugle tranfport des cœurs palîionnés , mais l'immuable Se confiant attache- pient de deux perfonnes honnêtes &c raifonnables , qui , deftinées à palTer

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enfemble le refte de leurs jours , font contentes de leur fort & tâchent de fe le rendre doux l'une à l'aurre. Il fem- ble que , quand on nous eût formés ex- près pour nous unir , on n'auroit pu réuflîr mieux. S'il avoit le cœur au(ÏÏ tendre que moi, il feroit impoflible que tant de fenfibilité de part & d'autre ne fe heurtât quelquefois , & qu'il n'en réfultât des querelles. Si j'étois auflî tranquile que lui , trop de froideur ré- gneroit entre nous , & rendroit la fo- dété moins agréable ôc moins douce. S'il ne m'aimoit point , nous vivrions mal enfemble j s'il m'eût trop aimée , il m'eût été importun. Chacun des deux 'eft précifément ce qu'il faut à l'autre ; il m'éclaire , & je l'anime ^ nous en va- lons mieux réunis , & il me femble que nous foyons deftinés à ne faire entre nous qu'une feule âme , dont il eft l'en- tendement & moi la volonté. Il n'y a pas jufqu'à fon âge un peu avancé qui ne tourne au commun avantage : car

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4^0 La Nou V elle

avec Li palîîon dont j'ccois tourmentée, il eft certain que, s'il eue été plus jeu- ne , je l'aurois époufé avec plus de pei- ne encore, ^ cet excès de répugnance eût peut-être empêché l'heureufe revo- lurion qui s'eft faite en moi.

Mon ami , le ciel éclaire la bonne in- tention des pères, & récompenfe la do- cilité des enfans. A Dieu ne plaife que je veuille infulter à vos déplailirs. Le feul defir de vous raiTuseï pleinement far mon fore , me fait ajouter ce que je vaisvousdire.Quand, avec les fentimens que j'eus ci-devant pour vous , & les cennoiiïances que jai à préfent , je fe- tois libre encore, cc maitrelfe de me choifir un mari , je prends à témoin de ma imcérité ce Dieu qui daigne m'é- elairer U qui lit au fond de mon cœur, ce n'eft pas vous que je choilîrois-c'eft M. de Wolmar. .■

Il importe peut-être à votre entière guérifon que j'achève de vous dire ce qui me refte fur le cœur. M. de Wol-

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mar eft plus âgé que moi. Si , pour me punir de mes fautes, le ciel ïTj'ôtoit le digne époux qye j'ai fi peu mériré , ma ferme réfolurion eft de n'en prendre ja- mais un autre. S'il n'a pas eu le bon- heur de rrouver une fille chafte , il laif- fera du moii^s utie chafte veuve. Vous me connoiîîèz trop bien pour croire t^u'après vous avoir fait cetre déclara- tion ,■ je fois fêmiiiie à m'en rctradet jamais.

Ce que j'ai dit pour lever vos dou- tes , peut fervir encore à réfoadre en partie vos objections contre l'aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il eft trop fage pour me punir d'une démar- clie humiliante que le repentir fèul peut m'arracher , & je ne fuis pas plus inca- pable d'ufer de la rufe àes Dames dont vous parlez , qu'il l'eft de n/en foup- ^onner. Quant à la raifon fur laquelle vous prétendez que cet aveu n'eft pas néceffaire , elle eft certainement un fo- phifme : car, quoiqu'on ne foie tenue à

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4^i La Nouvelle

rien envers un époux qu'on n'a pas en- core , cela n'autorife point à fe donner à lui pour autre chofe que ce qu'on eft" Je l'avois fenti , même avant de me ma- rier j & le ferment extorqué par mon père m'empccha de faire à cet égard mon devoir , je n'en fus que plus cou- pable , puifque c'eft un crime de faire im ferment injufte , uti fécond de le te- nir. Mais j'avois une autre raifon que mon cœur n'ôfoit s'avouer , & qui me lendoic beaucoup plus coupable encore. Grâce au ciel, elle ne fubfifte plus.

Une confidération plus légitime & d'un plus grand poids , eft le danger de troubler inutilement le repos d'un hon- nête-homme qui tire (on bonheur de l'eftime qu'il a pour fa femme. 11 eft fur qu'il ne dépend plus de lui de rompre le jiceud qui nous unit', ni de moi d'en avoir été plus digne. Ainfi je rifque , par une confidence indifcrette , de l'af- fliger à pure perte , (^ns tirer d'autre avantage de mafincérité , que de déchar-

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ger mon cœur d'un fecret fiinefte qui me pèfe cruellemenr. J'en ferai plus tranquile, je le fens, après le lui avoir déclaré j mais lui, peut-être le fera-c-il moins , & ce feroic bien mal réparer mes torts que de préférer mon repos au fien.

Que ferai-je donc dans le doute, je fuis ? En attendant que le ciel m'é- claire mieux fur mes devoirs ,, je fuir vrai le confeil de votre amitié j je gar-f derai le filence \ je tairai mes faiites à mon époux , & je tâcherai de les effa- cer par uns conduite qui puilTe un jou4: en mériter le pardon.

Pour commencer une réforme auili nécelTliire , trouvez bon , mon ami , que nous ceflions déformais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avoir reh çu ma confeflîon , il décideroit jufqu'i quel point nous pouvons nourrir les fentimens de l'amitié qui nous lie, <5v; nous en donner les innocens témoif^na- ges \ mais puifque je n'ôfe le confultei

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4^4 ^^ Nou y ELLE

là-defTus , j'ai trop appris à mes dépens combien nous peuvent égarer les habi- tudes les plus légitimes en apparence. Ueft rems de devenir fa^e. Malgré la fécurité de mon cœur , je ne veux plus être juge en ma propre cauTe , ni me livrer écanc femme à la même préfomp- îion qui me perdit étant fille. Voici la dernière lettre que vous recevrez de moi. Je vous fupplie auiîi de ne plus m'écrire. Cependant , comme i'e ne cef- ferai jamais de prendre à vous le plus tendre intéiêr, & que ce fentiment eft auflî pur que le jour qui m'éclaire, je ferai bien-aiie de favoir quelquefois de vos nouvelles , & de vous voir parvenir au bonheur que vous méritez. Vous pourrez de tems à autre écrire à Madame d'Orbe à^ns les occafions vous au- rez quelque événement intéredant à nous apprendre. J'efpère que l'honnê- teté de votre âme fe peindra toujours dans vos lettres. D'ailleurs , ma coufine eft vertueufe & fage , pour ne me coiiî-

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iniiniquer que ce qu'il rne conviendra de voir, & pour fupprimer certe corref- poncîance , fi vous étiez capable d'en abufer.

Adieu , mon cher & bon ami j fi je croyois que la fortune pût vous rendre heureux , je vous dirois : courez à la fortune j mais peut-être avez- vous rai- fon de la dédaigner , avec tant de né- fors pour vous palier d'elle. J'aime mieux vous dire : courez à la félicité , c'eft la fortune du fage ; nous avons toujours fenti qu'il ny en nvoit point fans la vertu \ mais prenez garde que ce mot de vertu trop abftrait n'ait plus d'éclat que de folidité , ne foit un nom de parade qui fert plus à éblouir les autres qu'à nous contenter nous-mêmes. Je frémis i quand je fonge que àes gens qui portoient l'adultère au fond de leuis cœurs, ofoient parler de vertu. Savez- vous bien ce que fignifioit pour nous un terme h refpe6table & fi profané , tandis cjue nous étions engpgés dans u:i

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^66 La Nouvelle

commerce criminel ? C'écoitcet amôut forcené donc nous étions embrâfés l'un & l'autre qui déguifoit (qs tranfporrs fous ce faint enthoufîafme , pour nous les rendre encore plus chers , 6c nous abufer plus long-tems. Nous étions faits, ]'o(q le croire , pour fuivre 6^ chérir la véritable vertu ; mais nous nous trom- pions en la cherchant, &: ne fuivions qu'un vain fantôme. Il eft tems que rillufion ceffe j il eft tems de revenir d'un trop long égarement. Mon ami , ce retour ne vous fera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-même ; vous l'avez pu négliger , mais vous ne l'avez jamais rebuté. Votre âme eft faine , elle s'attache à tout ce qui eft bien , & fi quelquefois il lui échappe , c'eft qu'elle n'a pas ufé de toute la force pour s'y tenir. Rentrez au fond de votre conf- cience , & cherchez fi vous n'y retrou- veriez point quelque principe oublié qui ferviroit à mieux ordonner toutes vos actions , à les lier plus folidemeut

H É L O ï s E. 46)7,

entre elles, & avec un objet commun. Ce n'eft pas aflTez , croyez-moi , que u vertu foit la bâfe de votre conduire, fi vous n'établilTez cette bâfe mcme fur un fondement inébranlable. Souvenez- vous de ces Indiens qui font -porter le monde fur un grand éléphant , & puis l'éléphant fur une tortue; &. quand oi\ leur demande fur quci porte la tortue, ils ne favenc plus que dire.

Je vous conjure de faire quelqu'ac^- tention aux difcours de votre amie , & de choilir. pour aller au bonheur, une route plus fûre que celle qui nous a lohs-tems égarés. Je ne ceflerai de de- mander au ciel pour vous & pour mot cette félicité pure , & ne ferai contente qu'après l'avoir obtenue pour tous les deux. Ah ! fi jamais nos cœurs fe rap- pellent malgré nous les erreurs de notre jeunelTe , faifons au moins que le retour quelles auront produit en autorife le fouvenir, &que nous puiflions dire avec cet Ancien : hélas ! nous péiifiions , fi nous n'euflions péri.

y vj

4<îS La Nouvelle ^ &c.

Ici finilfenr les fermons de la prè- cheiife. Elle aura déformais aîTez à taire à fe prêcher elle-mcme. Adieu , mon aimable ami , adieu pour toujours ^ ainfi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais croyez que le cœur de Julie ne fait point oublier ce qui lui fut cher... mon Dieu! que fais-je ? . . . Vous le verrez trop a l'état de ce papier? Ah ! n'eft-il pas per- mis de s'attendrir 3 en difant à fon ami le dernier adieu ?

Fin du fécond Volume^

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TABLE

DES LETTRES ET MATIERES

Contenues dans ce Volume.

JL^Ettre PREMIERE^ à Julie.

Reproches que lui fait /on Amant en proie aux peines de l'abfence. Page I

Lettre IL de Mylovd Edouard à Claire. // l'informe du trouble de l'Amant de Julie , fr promet de ne point le quitter qu'il ne le voye dans un état fur lequel il puijfe compter, 8

Fragmens joints à la lettre précédente.

L'Amant de Julie fe plaint que l'amour & l'ami- tié le féparent de tout ce qu'il aime. Il foup~ fonne qu'on lui a confeillé de l'éloigner, i ^

LETTRlII.de Mylord Edouard à Julie.

// lui propofe de pajfer en Angleterre avec fon Amant pour l'époufer ^ & leur offre une terre qu'il a dans Le Duché d'YorcU^ il

470 Table.

Lettre IV. de Julie à Claire.

Perplexités de Julie incertaine fi die acceptera , ou non , la proposition de Mylord Edouard ,• elle demande confeil àfon amie. 30

Lettre V. Rcponfe. Claire témoigne a Julie le plus inviolable atta- chement ^ & l'ajfûre quelle la fuivra par-tout^ fans lui confeillcr néanmoins d' abandonner la mai f on paternelle. 2^

Billet de Julie à Claire. Julie remercie fa coufine du confeil quelle a cru entrevoir dans la lettre précédente. 46

Lettre VL de Julie à Mylord Edouard.

Refus de la proportion qu'il lui a faite. Ibid. Lettre VIL de Julie.

Elle relevé le courage abattu defon Amant ^f^ lui peint vivement l'injujlice de fes reproches. Sa crainte de contracter des nœuds abhorrés , & peut-être inévitables. 53

Lettre VIII. de Claire.

Elle reproche à l'Amant de Julie fon ton gron- deur & fes mccomentemens , 6" lui avoue qu'elle a engagé fa coufine a L^ éloigner , & à refufer les effres de Mylord Edouard» 64

Table; 471

Lettre IX. de Mylord Edouard à Julie.

L' Amant de Julie plus raifonnable. Départ de Mylord EdouardpourRome. Il doit afonre- tour reprendre fan ami a Paris , l' emmener en Angleterre , &• dans quelles vues. 66

Lettre X. à Claire. Soupçons de l'Amant de Julie contre Mylord Edouard. Suites. Eclaircijfement. Son repen- tir. Son inquiétude caufée par quelques mots d'une lettre de Julie. 70

'Lettre XL de Julie. Elle exhorte fon Amant a faire ufage de /es ta~ lens dans la carrière qu'il va courir ^ a n'aban- donner jamais la vertu & a n'oublier jamais Jon Amante ; elle ajoute quelle ne l'époufera. point fans le confentement du Baron d'Etan- ge , mais qu'elle ne fera point a un autre fans le

fien. 80

Lettre XÎL à Julie.

Son Amant lui annonce fon départ. 5^

L E T t R E XIIL à Julie.

Arrivée de fon Amant a Paris. Il* lui jure une

confiance éternelle ^ & l'informe de la généro-

fté de Mylord Edouard a fon égard. ^y

Lettre XIV. à Julie. «-^^

Entrée de fon Amant dans le monde. Fuuffes ami'

liés. Idée du ton des ccnverfaiions a la mode,

Contrafie entre Us difcours & les uclions, loj

472. Table.

Lettre XV. de Julie.

Critique de la lettre précédente. Prochain ma- riage de Claire. i i ^

Lettre XVL à Julie.

Son Amant répond a la critique de fa dernière lettre. Oii , 6' comment il faut étudier un peu- ple. Le Jentiment de fcs peines , confolatiok dans l'abfence, lio

Lettre XVIL à Julie. Son Amant toat-a-fait dans le torrent du monde. Difficultés de l'étude du monde. Soupers priés. Vifites. SpeBacles. I41

Lettre XVIIL de Julie.

Elle informe fon Amant du mariage de Claire i prend avec lui des mefures pour continuer leur eorrefpondance par une autre voie que celle de fa coufine ifait l'éloge des Franfois , fe plaint de ce qu'il ne lui dit rien des Parijiennes y in- vite fon ami a faire ufage de fes talens a Ta- ris y lui annonce l'arrivée de deux époufeurs , 6" la meilleure fanté de Madame d'Etange.

l6c)

Lettre XîX. à Julie.

Motifs de la franchife de fon Amant vis -a- vis des Parifens. Par quelle raifon il préfère V Angleterre a. la France pour y faire valoir fes talens, 18 5.

Table. 473

Lettre XX. de Julie. Elle envoie fort portrait afon Amant , & lui an- nonce le départ des deux époufeurs. 1 88

Lettre XXL à Julie. Son Amant lui fait le portrait des Parijîennes.

150 Lettre XXÎL à Julie.

Tranfports de l'Amant de Julie h la vue du portrait de fa Maitrejfe. iii\.

Lettre XXIIL de T Amant de Julie

à Madame d'Crbe.

Defcription critique de l'Opéra de Paris, ilçj

Lettre XXIV. de Julie. Elle informe fon Amant de la manière dont elle s'y eft prife pour avoir le portrait qu'elle lui a envoyé. l^O

Lettre XXV. à Julie. Critique de fon portrait. Son Amant le fait ré- former, 254

Lettre XXVL à Julie.

Son Amant conduit fans le f avoir che^ desfem-- mes du monde. Suites. Aveu de fon crime. Ses regrets. 2^Z

Lettre XXVIL de Julie.

Elle reproche af&n Amant fes fociétés ^ famaw vdife honte ^ comme les premières caufes de fa

474 Table.

faute } lui confeillede remplir fa fonHion d'oh- fervateur parmi les bourgeois , 6* même le bas peuple ; fe plaint de la différence entre les re- lations frivoles qu'il lui envoie , 6" celles beau- coup meilleures quil adrejfe à M. d'Orbe. Ijl

Lettre XXVIII. de Julie.

Les lettres de fon Amant furprifes par fa mère,

291

Lettre XXIX. de Madame d'Orbe.

Elle annonce à l'Amant de Julie la maladie de Madame d'Etange _, l' accablement de fa fille , 6" l'engage a renoncer h Julie. 294

.Lettre XXX. de TAmant de Julie à Madame d'Etange.

Promejfe de rompre tout commerce avec Julie»

303

Lettre XXXI. de T Amant de Julie

à Madame d'Orbe _, en lui envoyant

la lettre précédente.

// lui reproche l' engagement qu'elle lui a fait prendre de renoncer à Julie. 307

Lettre XXXII. de Madame d'Orbe à l'Amant de Julie. Elle lui apprend l'ejfet de fa lettre fur le cœur de Madame d'Etange- 309

Table. 475

Lettre XXXIII. de Julie à Ton Amant.

Mort de Madame d'Étange. Défefpoir de Julie. Son trouble en difant adieu pour jamais h fan Amant. 314

Lettre XXXIV. de l'Amant de Julie à Madame d'Crbe.

Il lui témoigne combien jl rejfent vivement les peines de Julie , d' la recommande a fon ami' tié. Ses inquiétudes fur la véritable caufe de la mort de Madame d'Etange. 319

Lettre XXXV. Réponfe.

Madame d'Orbe félicite l'Amant de Julie dufa- erifice qu'il a fait ; cherche h le confoler de la perte de fon Amante , ô" dijfipe fes inquié" tudes fur la caufe de la mort de Madame d'Etange, 3 1$

Lettre XXXVL deMylord Edouard à TAmant de Julie.

// lui reproche de l'oublier ; le foupçonne de vouloir cejfer de vivre , 6' l'accufe d'ingrati" tude. 538

Lettre XXXVII. Réponfe.

L'Amant de Julie rajfùre My lord Edouard fur fes craintes. 359

47<^ Table.

Billet de Julie.

Elle demande a fort Amant de lui rendre fa. liberté. ibid.

Lettre XXXVIÎI. du Baron d'Étange, dans laquelle étoit le précédent billet.

Reproches & menaces à l'Amant de fa fille. 3 40

Lettre XXXIX. Réponfe. L'Amant de Julie brave les menaces du Baron d' Et ange 3 6" lui reproche fa barbarie. 341

Billet inclus dans la féconde lettre.

U Amant de Julie lui rend le droit de difpofer de fa main. 344

Lettre XL. de Julie.

Son difefpoir de fe voir fur le point d'être fepa- rée h jamais de fon Amant, Sa maladie, 34^

Lettre XLL de Julie à Madame d'Orbe.

Elle lui reproche les foins quelle a pris pour la rappelier a la vie. Prétendu rêve qxti lui fait craindre qaefon Amant ne f oit plus. 34-7

Lettre XLIL Réponfe.

Explication du ptétendu rêve de Julie. Arrivée fubite de fon Amant. Il s'inocule volontaire- ment en lui b-iifant la main. Son départ. U

Table. 477

tomie malade en chemin. Sa guérlfon. Sort retour a Paris avec Mylord Edouard. j y j

Lettre XLIII. de Julie. Nouveaux témoignages de tendrejfe pour fan Amant. Elle ejl cependant réfolue a obéir a fon père. ^6l

LettreXLIV. Réponfe.

Tranfports d'amour & de fureur de l'Amant de Julie. Maximes honteufes auffî-tôt i et raclées qu'avancées. Il Juivra Mylord Edouard en Angleterre , & projette de fe dérober tous Us ans t à)' defe rendre fecrettement près de fon Amante. ^6^

Lettre X L V. de Madame d'Orbe

à TAmant de Julie.

Elle lh.i apprend U ma,riagfi de Juin. 374

Let*tre XLVL de Julie à fon Ami.

MJcapitulation de leurs Amours. ViUs de Julie dans fes rendez-vous. Sa groffejfe. Ses efpé- rances évanouies. Comment fa mère fut infor- mée de tout. Elle pmtefie a fon père quelle n'époufera jamais M. de IVolmar. Quels moyens fon père emploie pour vaincre fa fer- meté. Elle fe laijfe mener à l'Eglife. Chan- gement total de fon cœur. Réfutation folide des fophifmis qui tendent à difculper l'adul-

478 Table.

tere. Elle engage celui qui fut fon Amant a s'en tenir y comme elle fait , aux fcntimens d'une aminé fidellc , & lui demande fon con- fentement -pour avouer a fon époux fa con- duite pnjfée. 37 J Lettre XLVIÏ. Réponfe. Sentimens d' admiration & de fureur che[ l'Ami de Julie. Il s'informe d'elle Jt elle eft heureu- fe, b la dijfuade de faire l'aveu qu'elle mi- dite. 439 Lettre XLVIII. de Julie.

Son bonjieur avec M. de Wolmar , dont elle dé' peint a fon Ami le caractère. Ce qui fufjit en- tre deux Epoux pour vivre heureux. Par quelle confidération elle ne fera pas l'aveu quelle méditoit. Elle rompt tout commerce

' avec fan Ami ; lui permet de lui donner de

fes nouvelles par Madame d'Oibe dans les oc-

caftons intérejfantes , & lui dit adieu pour

toujours, 448

Fin de la Table.

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