LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE

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REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE

DE LITTERATURE ET DE CRITIQUE ^ n

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PARIS

35 & 37, RUE MADAME, 35 & 37 I9I4

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LES CAVES DU VATICAN

LIVRE PREMIER ANTHIME ARMAND-DUBOIS

Ptur ma part, mon choix est fait. Tsi opté pour tathéiime social. Cet athéisme. Je Tai exprimé depuis une quinzaine (tannées, dans une série d*ou*vraget.,, Georges Palante Chronique Philosophique du Mercure de France (Dec. 1912).

I

L'an 1890, sous le pontificat de Léon XIII, la renom- mée du docteur X, spécialiste pour maladies d'origine rhumatismale, appela à Rome Anthime Armand-Dubois, franc-maçon.

Eh quoi ? s'écriait Julius de Baraglioul son beau- frère, c'est votre corps que vous vous en allez soigner ! à Rome ! Puissiez-vous reconnaître là-bas combien votre âme est plus malade encore !

A quoi répondait Armand-Dubois sur un ton de com- misération renchérie :

Mon pauvre ami, regardez donc mes épaules.

Le débonnaire Baraglioul levait les jreux malgré lui

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vers les épaules de son beau-frère ; elles se trémoussaient, comme soulevées par un rire profond, irrépressible ; et c'était certes grand'pitié que de voir ce vaste corps à demi perclus occuper à cette parodie le reliquat de ses disponi- bilités musculaires. Allons ! décidément leurs positions étaient prises ; Téloquence de Baraglioul n'y pourrait rien changer. Le temps peut-être ? le secret conseil des saints lieux... D'un air immensément découragé Julius disait seulement :

Anthime, vous me faites beaucoup de peine (les épaules aussitôt s'arrêtaient de danser ; car Anthime aimait son beau-frère). Puissé-je, dans trois ans, à l'époque du jubilé lorsque je viendrai vous rejoindre, puissé-jc vous trouver amendé.

Du moins Véronique accompagnait-elle son époux dans des dispositions d'esprit bien différentes ; pieuse autant que sa sœur Marguerite et que Julius, ce long séjour à Rome répondait à l'un des chers entre ses vœux ; elle meublait de menues pratiques pieuses sa monotone vie déçue, et, bréhaigne, donnait à l'idéal les soins que ne réclamait d'elle aucun enfant. Hélas ! elle ne gardait pas grand espoir de ramener à Dieu son Anthime. Elle savait depuis longtemps de quel entêtement était capable ce large front barré, de quel déni. L'Abbé Fions l'avait avertie :

Les plus inébranlables résolutions, lui disait-il. Madame, ce sont les pires. N'espérez plus que d'un miracle.

Même, elle avait cessé de s'attrister. Dés les premiers jours de leur installation à Rome, chacun des deux époux, de son côté, avait réglé son existence retirée, Véronique

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dans les occupations du ménage et dans les dévotions, Anthime dans ses recherches scientifiques. Us vivaient ainsi Tun prés de l'autre, Tun contre Tautre, se suppor- unt en se tournant le dos. Grâce à quoi régnait entre eux une manière de concorde, planait sur eux une sorte de demi-félicité, chacun d'eux trouvant dans le support de l'autre l'emploi discret de sa vertu.

L'appartement qu'ils avaient loué par l'entremise d'une agence présentait, comme la plupart des logements ita- liens, joints à d'imprévus avantages, de remarquables inconvénients. Occupant tout le premier étage du palais Forgetti, via in Lucina, il jouissait d'une assez belle ter- rasse où tout aussitôt Véronique s'était mis en tête de cultiver des aspidistras, qui réussissent si mal dans les appartements de Paris ; mais, pour se rendre sur la ter- rasse, force était de traverser l'orangerie dont Anthime avait fait aussitôt son laboratoire, et dont il avait été convenu qu'il livrerait passage de telle heure à telle heure du jour.

Sans bruit Véronique poussait la porte, puis glissait furtivement, les yeux au sol, comme passse un convers devant des graffiti obscènes ; car elle dédaignait de voir, tout au fond de la pièce, débordant du fauteuil s'acco- tait une béquille, l'énorme dos d'Anthime se voûter au dessus d'en ne sait quelle maligne opération. Anthime de son côté affectait de ne la point entendre. Mais, sitôt qu'elle avait repassé, il se soulevait lourdement de son siège, se traînait vers la porte et, plein de hargne, les lèvres serrées, d'un coup d'index autoritaire, vlan ! pous- sait le loquet.

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C'était l'heure bientôt oii, par l'autre porte, Beppo le procureur entrait prendre les commissions.

Galopin de douze ans ou treize, en haillons, sans parents, sans gîte, Anthime l'avait remarqué peu de jours après son arrivée à Rome. Devant l'hôtel le couple était d'abord descendu via di Bocca di Leone, Beppo sollicitait l'attention du passant au moyen d'un criquet blotti sous une pincée d'herbe dans une petite nasse de jonc. Anthime avait donné six sous pour l'insecte, puis, avec le peu d'italien qu'il savait, tant bien que mal avait fait entendre à l'enfant que, dans l'appartement il devait emménager le lendemain, via in Lucina, il aurait bientôt besoin de quelques rats. Tout ce qui rampait, nageait, trottait ou volait servait à le documenter. Il tra- vaillait sur la chair vive.

Beppo, procureur né, aurait fourni l'aigle ou la louve du Capitole. Ce métier lui plaisait qui flattait son goût de maraude. On lui donnait dix sous par jour ; il aidait d'autre part au ménage. Véronique d'abord le regardait d'un mauvais œil ; mais du moment qu'elle le vit se signer en passant devant la Madone à l'angle nord de la maison, elle lui pardonna ses guenilles et lui permit de porter jusqu'à la cuisine l'eau, le charbon, le bois, les sar- ments ; il portait même le panier quand il accompagnait Véronique au marché le mardi et le vendredi, jours Caroline, la bonne qu'ils avaient amenée de Paris, était trop occupée par le ménage.

Beppo n'aimait pas Véronique ; mais il s'était épris du savant, qui bientôt, au lieu de descendre péniblement dans la cour prendre livraison des victimes, permit à

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l'enfant de monter au laboratoire. On y accédait directe- ment par la terrasse, qu'un escalier dérobé reliait à la cour. Dans sa revêche solitude le cœur d'Anthime battait un peu lorsqu'approchait le faible claquement des petits pieds nus sur les dalles. Il n'en laissait rien voir ; rien ne le dérangeait de son travail.

L'enfant ne frappait pas à la porte vitrée : il grattait ; et comme Anthime restait courbé devant sa table sans répondre, il avançait de quatre pas et jeuit de sa voix fraîche un " permesso ? " qui remplissait d'azur la pièce. A la voix on eût dit un ange ; c'était un aide-bourreau. Dans ce sac qu'il posait sur la table ^ supplice, quelle nouvelle victime apportait-il ? Souvent, trop absorbé, Anthime n'ouvrait pas le sac aussitôt ; il y jetait un rapide coup-d'œil ; du moment que la toile tremblait, c'était bien ; rat, souris, passereau, grenouille, tout était bon pour ce Moloch. Parfois Beppo n'apportait rien ; il entrait tout de même : il savait qu'Armand-Dubois l'at- tendait, fût-ce les mains vides ; et, tandis que l'enfant silencieux aux côtés du savant se penchait vers quelque abominable expérience, je voudrais pouvoir assurer que le savant ne goûtait pas un vaniteux plaisir de faux dieu à sentir le regard étonné du petit se poser tour à tour, plein d'épouvante sur l'animal, plein d'admiration sur lui-même.

En attendant de s'attaquer à l'homme, Anthime Armand-Dubois prétendait simplement réduire en " tro- pismes " toute l'activité des animaux qu'il observait. Tropismes ! Le mot n'était pas plus tôt inventé que déjà Ton ne comprenait plus rien d'autre ; toute une catégorie de psychologues ne consentit plus qu'aux tropismes, Tro-

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pismes ! Quelle lumière soudaine émanait de ces syllabes ! Evidemment l'organisme cédait aux mêmes incitations que Théliotrope lorsque la plante involontaire tourne sa fleur face au soleil (ce qui est aisément réductible à quel- ques simples lois de physique et de thermo-chimie). Le cosmos enfin se douait d'une bénignité rassurante. Dans les plus surprenants mouvements de l'être on pouvait uniment reconnaître une parfaite obéissance à l'agent.

Pour servir à ses fins, pour obtenir de l'animal maté l'aveu de sa simplicité, Anthime Armand-Dubois venait d'inventer un compliqué système de boîtes à couloirs, à trappes, à labyrinthes, à compartiments contenant les uns la nourriture, les autres rien, ou quelque poudre sternu- tatoire, à portes de couleurs ou de formes différentes : instruments diaboliques qui tôt après firent fureur en Allemagne et qui, sous le nom de Vexierkasien ^ servirent à la nouvelle école psycho-physiologique à faire un pas de plus dans l'incrédulité. Et pour agir distinctement sur l'un ou l'autre sens de l'animal, sur l'une ou l'autre partie du cerveau, il aveuglait ceux-ci, assourdissait ceux-là, les châtrait, les décortiquait, les écervelait, les dépouil- lait de tel ou tel organe que vous eussiez juré indispen- sable, dont l'animal, pour l'instruction d'Anthime, se passait.

Son Communiqué sur les " réflexes conditionnels " venait de révolutionner l'Université d'Upsal ; d'âpres discussions s'étaient élevées, auxquelles avaient pris part l'élite des savants étrangers. Dans l'esprit d'Anthime cependant s'ameutaient les questions nouvelles ; laissant donc ergoter ses collègues, il poussait ses investigations 'dans d'autres

* L'auteur n*invcntc pas.

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voies, prétendant forcer Dieu dans de plus secrets retran- chements.

Que toute activité entraînât une usure, il ne lui suffi- sait pas de l'admettre groiso modo^ ni que Tanimal, par le seul exercice de ses muscles ou de ses sens, dépensât. Après chaque dépense, il demandait : Combien ? Et le patient exténué cherchait-il à récupérer, Anthime, au lieu de le nourrir, le pesait. L'apport de nouveaux éléments eût compliqué par trop l'expérience que voici : six rats jeûnants et ligottés entraient quotidiennement en balance ; deux aveugles, deux borgnes, deux y voyant ; de ces derniers un petit moulin mécanique fatiguait sans cesse la vue. Après cinq jours déjeune, dans quels rapports étaient les pertes respectives ? Sur de petits tableaux ad hocy Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nou- veaux chiffres triomphaux.

II

Le jubilé était tout proche. Les Armand-Dubois atten- daient les Baraglioul d'un jour à l'autre. Le matin que parvint la dépêche annonçant leur arrivée pour le soir, Anthime sortit pour s'acheter une cravate.

Anthime sortait peu ; le moins souvent possible, se remuant malaisément ; Véronique faisait volontiers pour lui ses emplettes, ou amenait à lui les fournisseurs qui prenaient commande d'après modèle. Anthime ne se sou- ciait plus des modes ; mais, pour simple qu'il désirât sa cravate (modeste nœud de surah noir), encore la voulait-il choisir. Le plastron en satin carmélite qu'il avait acheté pour le voyage et mis durant son séjour à l'hôtel s'échap-

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pait constamment du gilet qu'il avait accoutumé de porter très ouvert ; Marguerite de Baraglioul trouverait certainement trop négligé le foulard crème qui l'avait remplacé, et que maintenait, monté sur épingle, un vieux gros camée sans valeur ; il avait eu bien tort de quitter les petits nœuds noirs tout faits qu'il portait à Paris communément, et surtout de n'en pas garder un pour modèle. Quelles formes allait-on lui proposer ? Il ne se déciderait pas avant d'avoir visité plusieurs chemisiers du Corso et de la via dei Condotti. Les coques, pour un homme de cinquante ans, étaient trop libres ; décidément c'était un nœud tout droit, d'un noir bien mat qui con- venait...

Le déjeuner n'était que pour une heure. Anthime rentra vers midi avec l'emplette, à temps pour peser ses animaux.

Ce n'était pas qu'il fût coquet, mais Anthime éprouva le besoin d'essayer sa cravate avant de se mettre au travail. Un débris de miroir gisait là, qui lui servait naguère à provoquer des tropismes ; il le posa de champ contre une cage et se pencha vers son propre reflet.

Anthime portait en brosse des cheveux encore épais, jadis roux, aujourd'hui de cet inconstant jaune grisâtre que prennent les vieux objets d'argent doré ; ses sourcils avançaient en broussaille au-dessus d'un regard plus gris, plus froid qu'un ciel d'hiver ; ses favoris, arrêtés haut et coupés court, avaient conservé le ton fauve de sa moustache bourrue. Il passa le revers de la main sur ses joues plates, sous son large menton carré :

Oui, oui, marmonna-t-il ; je me raserai tantôt.

Il sortit de l'enveloppe la cravate, la posa devant lui ;

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enleva l*épingle-camée, puis le foulard. Sa nuque était puissante, qu'encerclait un col demi-haut, échancré par devant et dont il rabattait les pointes. Ici, malgré tout mon désir de ne relater que l'essentiel, je ne puis passer sous silence la loupe d'Anthime Armand-Dubois. Car, tant que je n'aurai pas plus sûrement appris à démêler l'accidentel du nécessaire, qu'ex igerais-je de ma plume sinon exactitude et rigueur ? Qui pourrait affirmer en effet que cette loupe n'avait joué aucun rôle, qu'elle n'avait pesé d'aucun poids dans les décisions de ce qu'Anthime appelait sa libre pensée ? Plus volontiers il passait outre sa sciatique ; mais cette mesquinerie, il ne la pardonnait pas au bon Dieu.

Ça lui était venu il ne savait comment, peu de temps après son mariage ; et d'abord il n'y avait eu, au sud- ouest de son oreille gauche, le cuir devient chevelu, qu'un cicer sans autre importance ; longtemps, sous l'abondant cheveu qu'il ramenait en boucle par dessus, il put dissimuler l'excroissance ; Véronique elle-même ne l'avait pas encore remarquée, lorsque, dans une caresse nocturne sa main soudain la rencontrant :

Tiens ! qu'est-ce que tu as ? s'était-elle écriée.

Et comme si, démasquée, la grosseur n'avait plus à garder de retenue, elle prit en peu de mois les dimensions d'un œuf de perdrix, puis de pintade, puis de poule et s'en tint là, tandis que le cheveu plus rare se partageait à l'entour d'elle et l'exposait. A quarante-six ans Anthime Armand-Dubois n'avait plus à songer à plaire ; il coupa ras ses cheveux et adopta cette forme de faux -cols demi- hauts dans lesquels une sorte d'alvéole réservée cachait la loupe et la révélait à la fois. Suffit pour la loupe d'Anthime.

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Il passa la cravate autour de son cou. Au centre de la cravate, à travers un petit couloir de métal devait glisser le ruban d'attache, que s'apprêtait à coincer un bec en levier. Ingénieux appareil, mais qui n'attendait que la visite du ruban pour abandonner la cravate ; celle-ci retomba sur la table d'opération. Force était de recourir à Véronique ; elle accourut à l'appel.

Tiens : recouds-moi ça, dit Anthime.

Travail à la machine : ça ne vaut rien, murmura- t-elle.

Il est de fait que ça ne tient pas.

Véronique portait toujours, piquées à son caraco d'in- térieur, sous le sein gauche, deux aiguilles tout enfilées, l'une de blanc, l'autre de noir. Près de la porte-fenêtre, sans même s'asseoir, elle commença la réparation. Anthime cependant la regardait. C'était une assez forte femme ; aux traits marqués ; entêtée comme lui, mais accorte après tout, et la plupart du temps souriante, au point qu'un peu de moustache ne durcissait pas trop son visage.

Elle a du bon, pensait Anthime en la voyant tirer l'aiguille. J'aurais pu épouser une coquette qui m'eût trompé, une volage qui m'eût planté là, une bavarde qui m'eût rompu la tête, une bécasse qui m'eût fait sortir de mes gonds, une grinchue comme ma belle-sœur... Et sur un ton moins rogue que de coutume :

Merci, dit-il, comme Véronique, son travail achevé, repartait.

La cravate neuve à son cou, Anthime à présent est tout à ses pesées. Plus aucune voix ne s'élève, ni au dehors, ni dans son cœur. Il a déjà pesé les rats aveugles.

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Qu'est-ce à dire ? Les rats borgnes sont stationnaires. Il va peser le couple intact. Tout à coup un sursaut si brusque que la béquille roule à terre. Stupeur ! les rats intacts ...il les repêse à neuf ; mais non, il faut bien s'en convaincre : les rats intacts, depuis hier, ont augmenté ! Une lueur traverse son cerveau :

Véronique !

Avec un grand effort, ayant ramassé sa béquille, il se rue vers la porte :

Véronique !

Elle accourt de nouveau, obligeante. Alors lui, sur le pas de la porte, solennellement :

Qui est-ce qui a touché à mes rats ?

Pas de réponse. Il reprend lentement, détachant chaque mot, comme si Véronique avait cessé de comprendre facilement le français :

Pendant que j'étais sorti, quelqu'un leur a donné à manger. Est-ce vous ?

Alors elle, qui retrouve un peu de courage, se retourne vers lui presque agressive :

Tu les laissais mourir de faim, ces pauvres bêtes. Je n'ai pas dérangé ton expérience ; simplement je leur ai...

Mais il l'a saisie par la manche et, clopinant, la mène jusqu'à la table où, désignant les tableaux d'observations :

Vous voyez bien ces feuilles depuis quinze jours je consigne mes remarques sur ces bétes : ce sont celles mêmes qu'attend mon collègue Potier pour en donner lecture à l'Académie des Sciences en sa séance du 15 mai prochain. Ce quinze avril, jour nous sommes, à la suite de ces colonnes de chiffres, que puis-je écrire ? que dois-je écrire ?...

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Et comme elle ne souffle mot, du bout carré de son index, comme avec un style, grattant l'espace blanc du papier :

Ce jour-là, reprend-il. Madame Armand-Dubois, épouse de l'observateur, n'écoutant que son tendre cœur, commit la... qu'est-ce que vous voulez que je mette ? la maladresse ? l'imprudence ? la sottise ?...

Ecrivez plutôt : eut pitié de ces pauvres bêtes, victimes d'une curiosité saugrenue.

Il se redresse, très digne :

Si c'est ainsi que vous le prenez, vous comprendrez. Madame, que désormais je doive vous prier de passer par l'escalier de la cour pour aller soigner vos plantations.

Croyez-vous que j'entre jamais dans votre galetas pour mon plaisir ?

Epargnez-vous la peine d'y entrer il l'avenir. Puis, joignant à ces mots, l'éloquence du geste, il saisit

les feuilles d'observations et les déchire en petits mor- ceaux.

" Depuis quinze jours ", a-t-il dit : en vérité ses rats ne jeûnent que depuis. quatre. Et son irritation sans doute s'est exténuée dans cette exagération du grief ; car à table il peut montrer un front serein; même, il pousse la philosophie jusqu'à tendre à sa moitié une droite conci- liatrice. Car moins encore que Véronique, il se soucie de donner à ce ménage si bien pensant des Baraglioul le spectacle de dissensions dont ceux-ci ne manqueraient pas de faire les opinions d'Anthime responsables.

Vers cinq heures Véronique change son caraco d'inté- rieur contre une jaquette de drap noir et part à la

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rencontre de Julius et de Marguerite, qui doivent entrer en gare de Rome à six heures. Anthime va se raser ; il a bien voulu remplacer son foulard par un nœud droit : voici qui doit suffire ; il répugne il la cérémonie et prétend ne pas désavouer devant sa belle-sœur une veste d*alpaga, un gilet blanc chiné de bleu, un pantalon de coutil et de confortables pantoufles de cuir noir sans talon, qu'il garde même pour sortir, et qu'excuse sa claudication.

Il ramasse les feuilles déchirées, remet bout à bout les fragments, et recopie soigneusement tous les chifiires, en attendant les Baraglioul.

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La famille de Baraglioul (le^/se prononce en /mouillé, à l'italienne, comme dans Broglie (duc de) et dans miglion- nairijy est originaire de Parme. C'est un Baraglioli (Aies- sandro) qu'épousait en secondes noces Filippa Visconti, en 1 5 14, peu de mois après l'annexion du duché aux États de r£glise. Un autre Baraglioli (Alessandro également) se distingua à la bataille de Lépante et mourut assassiné en 1580, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses. Il serait aisé, mais sans grand intérêt, de suivre les destinées de la famille jusqu'en 1807, époque Parme fut réuni à la France et Robert de Baraglioul, grand-père de Julius vint s'installer à Pau. Juste-Agénor de Baraglioul, troisième fils du précédent (les deux premiers moururent en bas âge) reçut de Charles X en 1857 ^* couronne de comte en reconnaissance d'importants services rendus dans la diplomatie. Nous aurons à reparler bientôt de cette remarquable figure.

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Le troisième enfant de Juste-Agénor de Baraglioul, Julius, qui depuis son mariage vivait complètement rangé, avait eu quelques passions dans sa jeunesse. Mais du moins pouvait-il se rendre cette justice que son cœur n'avait jamais dérogé. La distinction foncière de sa nature et cette sorte d'élégance morale qui respirait dans ses moindres écrits avaient toujours empêché ses désirs sur la pente sa curiosité de romancier leur eût sans doute lâché bride. Son sang coulait sans turbulence, mais non pas sans chaleur, ainsi qu'en eussent pu témoigner plusieurs aristocratiques beautés... Et je n'en parlerais pas ici, si ses premiers romans ne l'avaient clairement laissé entendre ; à quoi ils durent en partie le grand succès mondain qu'ils remportèrent. La haute qualité du public susceptible de les admirer leur permit de paraître l'un dans le Corres- pondant, deux autres dans la Revue des Deux-Mondes, C'est ainsi que, comme malgré lui, encore jeune, il se trouva tout porté vers l'Académie : déjà semblaient l'y destiner sa belle allure, la grave onction de son regard, et la pâleur pensive de son front.

Anthime professait grand mépris pour les avantages du rang, de la fortune et de l'aspect, ce qui ne laissait pas de mortifier Julius ; mais il appréciait chez Julius certain bon naturel, et une grande maladresse dans la discussion, qui souvent laissait à la libre pensée l'avan- tage.

A six heures Anthime entend stopper devant la porte la voiture de ses hôtes. Il sort à leur rencontre sur le palier. Julius monte le premier. Avec son chapeau crons- tadt, son pardessus droit à revers de soie, on le dirait en

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tenue de visite, non de voyage, sans le châle écossais qu'il porte sur Pavant-bras ; la longueur du trajet ne Ta nulle- ment éprouvé. Marguerite de Baraglioul suit, au bras de sa sœur ; elle, très défaite au contraire, capote et chignon de travers, trébuchant aux marches, un quartier de visage caché par son mouchoir qu'elle tient en compresse... Comme elle approche d'Anthimc :

Marguerite a un charbon dans l'œil, glisse Véro- nique.

Julie, leur fille, gracieuse enfant de neuf ans, et Im bonne, qui ferment la marche, gardent un silence consterné.

Avec le caractère de Marguerite il ne s'agit pas de prendre la chose en riant : Anthime propose d'envoyer quérir un oculiste ; mais Marguerite connaît de réputation les médicastres italiens, et ne veut " pour rien au monde " en entendre parler ; elle souffle d'une voix mourante :

De l'eau fraîche. Un peu d'eau fraîche, simple- ment. Ah !

Ma chère sœur, eflfectivement, reprend Anthime, Peau fraîche pourra vous soulager un instant en décon- gestionnant votre œil ; mais elle n'enlèvera pas le mal.

Puis, se tournant vers Julius :

Avez-vous pu voir ce que c'était ?

Pas très bien. Dès que le train s'arrêtait et que je me proposais d'examiner, Marguerite commençait de s'énerver...

Mais ne dis donc pas cela, Julius ! Tu as été horri- blement maladroit. Pour me soulever la paupière, tu as commencé par me retourner tous les cils. . .

Voulez-vous que j'essaie à mon tour, dit Anthime : je serai peut-être plus habile.

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Un facchino montait les malles. Caroline alluma une lampe à réflecteur.

Voyons, mon ami, tu ne vas pas faire cette opéra- tion dans le passage, dit Véronique, et elle mène les Baraglioul à leur chambre.

L'appartement des Armand-Dubois se développait au- tour de la cour intérieure prenaient jour les fenêtres d'un couloir qui, partant du vestibule, rejoignait l'oran- gerie. Sur ce couloir ouvraient les portes de la salle à manger d'abord, puis du salon (énorme pièce d'angle, mal meublée, dont ne se servaient pas les Anthime), de deux chambres d'amis préparées, la première pour le couple Baraglioul, la seconde plus petite pour Julie, auprès de la dernière chambre, celle du couple Armand- Dubois. Toutes ces pièces d'autre part communiquaient entre elles intérieurement. La cuisine et deux chambres de bonnes donnaient sur l'autre côté du palier.

Je vous en prie, ne soyez pas tous autour de moi, gémit Marguerite ; Julius, occupe-toi donc des bagages.

Véronique a fait asseoir sa sœur dans un fauteuil et tient la lampe, tandis qu'Anthime s'attentionne :

Le fait est qu'il est enflammé. Si vous retiriez votre chapeau.

Mais Marguerite, craignant peut-être que sa coiflFure en désordre ne laisse paraître ses éléments d'emprunt, déclare qu'elle ne le retirera que plus tard ; un chapeau cabriolet à brides ne l'empêchera pas d'appuyer sa nuque au dossier.

Alors vous m'invitez à sortir la paille de votre oeil avant d'ôter la solive qui est dans le mien, dit

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Anthime avec une sorte de ricanement. Voilà qui me parait bien contraire aux préceptes évangéliques !

Ah ! je vous en prie ne me faites pas trop chère- ment payer vos soins.

Je ne dis plus rien... Avec le coin d'un mouchoir propre... je vois ce que c'est... n'ayez pas peur, cré-nom ! regardez au ciel !... la voici.

Et Anthime enlève à la pointe du mouchoir une escarbille imperceptible.

Merci ! merci. Laissez-moi maintenant ; j'ai une affreuse migraine.

Tandis que Marguerite repose, que Julius déballe avec la bonne et que Véronique surveille les préparatifs du repas, Anthime s'occupe de Julie qu'il a emmenée dans sa chambre. Il avait quitté sa nièce toute petite et reconnaît mal cette grande fillette au sourire dé]k grave- ment ingénu. Au bout d'un peu de temps, comme il la tient près de lui, causant des menues puérilités qu'il espérait pouvoir lui plaire, son regard s'accroche à une mince chaînette d'argent que l'enfant porte au cou et à laquelle il flaire que doivent être suspendues des médailles. D'un glissement indiscret de son gros index il ramène celles-ci sur le devant du corsage et, cachant sa maladive répugnance sous un masque d'étonne- ment :

Qu'est-ce que c'est que ces machinettes-là ?

Julie comprend fort bien que la question n'est pas sérieuse ; mais pourquoi s'ofïusquerait-elle ?

Comment, mon oncle ! vous n'avez jamais vu des médailles ?

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Ma foi non, ma petite, ment-il ; ça n'est pas joli- joli, mais je pense que cela sert à quelque chose.

Et comme la sereine piété ne répugne pas à quelque espièglerie innocente, l'enfant avise, contre la glace au- dessus de la cheminée, une photographie qui la représente et, la désignant du doigt :

Vous avez là, mon oncle, le portrait d'une petite fille qui n'est pas non plus joli-joli. A quoi donc peut-il vous servir ?

Surpris de trouver chez une cagotine un si malicieux esprit de repartie, et sans doute tant de bon sens, l'oncle Anthime est momentanément désarçonné. Avec une fillette de neuf ans, il ne peut pourtant pas engager une discus- sion métaphysique ! Il sourit. La petite aussitôt se saisis- sant de l'avantage et montrant les piécettes saintes :

Voici, dit-elle, celle de Sainte-Julie, ma patronne, et celle du Sacré-Cœur de Notre Seigneur Jésus.

Du bon Dieu, tu n'en as pas une ? interrompt absurdement Anthime.

L'enfant répond très naturellement :

Non ; du bon Dieu on n'en fait pas... Mais voici la plus jolie : c'est celle de Notre-Dame de Lourdes, que tai'a donnée la tante Fleurissoire ; elle l'a rapportée de Lourdes ; je l'ai mise à mon cou le jour petit père et maman m'ont offerte à la Sainte Vierge.

C'en est trop pour Anthime. Sans chercher à com- prendre un instant ce qu'évoquent d'ineflfablement gra- cieux ces images, le mois de mai, le blanc et bleu cortège des enfants, il cède à un maniaque besoin de blasphème :

Elle n'a donc pas voulu de toi, la bonne Sainte Vierge, que tu es encore avec nous ?

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La petite ne répond rien. Se rend-elle compte déjà qu*ii de certaines impertinences le plus sage est de ne rien répondre ? Au reste, qu'est-ce k dire ? après cette question saugrenue, ce n*est pas Julie, c'est le franc- maçon qui rougit, trouble léger, compagnon inavoué de l'indécence, confusion passagère que l'oncle cachera en déposant sur le firont candide de sa nièce un respec- tueux baiser réparateur.

Pourquoi faites-vous le méchant, l'oncle Anthime P La petite ne se méprend pas : au fond ce savant impie

est sensible.

Alors pourquoi cette résistance obstinée ? A ce moment Adèle ouvre la porte :

Madame réclame Mademoiselle.

Apparemment Marguerite de Baraglioul redoute l'in- fluence de son beau-frère et se soucie peu de laisser long- temps sa fille avec lui. C'est ce qu'il osera lui dire, k demi-voix, un peu plus tard, tandis que la famille se rend à table. Mais Marguerite lèvera sur Anthime un œil encore légèrement enflammé :

Peur de vous ? Mais, cher ami, Julie aurait con- verti douze de vos pareils avant que vos moqueries aient pu remporter le plus petit succès sur son âme. Non, non, nous sommes plus solides que cela, nous autres. Tout de même, songez que c'est une enfant. . . Elle sait tout ce qu'on peut attendre de blasphème d'une époque aussi corrompue et dans un pays aussi honteusement gouverné que le nôtre. Mais il est triste que les premiers motifs de scandale lui soient offerts par vous, son oncle, que nous voudrions lui apprendre à respecter.

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IV

Ces paroles si mesurées, si sages, sauront-elles calmer Anthime ?

Oui, pendant les deux premiers services (au reste le dîner, bon mais simple, n*a que trois plats) et tandis que la conversation familiale musardera le long de sujets non épineux. Par égard pour l'œil de Marguerite on parlera d'abord oculistique (les Baraglioul feignent de ne point voir que la loupe d'Anthime a grossi), puis de la cuisine italienne, par gentillesse pour Véronique, avec allusions à Texcellence de son dîner. Puis Anthime demandera des nouvelles des Fleurissoire que les Baraglioul ont été voir dernièrement à Pau, et de la comtesse de Saint-Prix, la sœur de Julius, qui villégiature dans les environs ; de Geneviève enfin, l'exquise fille aînée des Baraglioul, que ceux-ci auraient souhaité emmener avec eux à Rome, mais qui jamais n'avait consenti à s'élo'j-^*^r de l'Hôpital des Enfants Malades^ chaque matin, rue de Sèvres, elle va panser les plaies des petits malheureux. Puis Julius jettera sur le tapis la grave question de l'expropriation des biens d'Anthime : il s'agit de terrains qu'Anthime avait achetés en Egypte lors d'un premier voyage qu'il fit, jeune homme, dans ce pays ; mal situés, ces terrains n'avaient pas acquis jusqu'à présent grande valeur ; mais il était question, depuis peu, que la nouvelle ligne de chemin de fer du Caire à Héliopolis les traversât : certes la bourse des Armand-Dubois, qu'ont surmenée de hasar- deuses spéculations, a grand besoin de cette aubaine ; pourtant Julius, avant son départ, a pu parler à Maniton,

LES CAVES DU VATICAN 2^

Tingénieur-expert commis à l*étude de la ligne, et con- seille à son beau-frère de ne point trop dorer son espé- rance : il pourrait bien rester Gros-Jean. Mais ce qu*Anthime ne dit pas, c'est que l'afiBiire est entre les mains de la Loge, qui n*abandonne jamais les siens.

Anthime à présent parle à Julius de sa candidature à l'Académie, de ses chances : il en parle en souriant, parce qu'il n'y croit guère ; et Julius lui-même feint une indifférence tranquille et comme renoncée : à quoi bon raconter que sa sœur, la comtesse Guy de Saint-Prix tient le cardinal André dans sa manche, et, partant, les quinze immortels qui toujours votent avec lui. Anthime esquisse un compliment, très léger, sur le dernier roman de Baraglioul : UA'tr des Cimes, Le fait est qu'il a trouvé le livre exécrable ; et Julius, qui ne s'y méprend pas, se hâte de dire, pour mettre son amour-propre à couvert :

Je pensais bien qu'un tel livre ne pourrait pas vous plaire. ^

Anthime consentirait encore à excuser le livre, mais cette allusion à ses opinions le chatouille ; il proteste que celles-ci n'inclinent en rien les jugements qu'il porte sur les œuvres d'art en général, et sur les livres de son beau- frcre en particulier. Julius sourit avec une accommodante condescendance et, pour changer de sujet, demande à son beau-frère des nouvelles de sa sciatique, qu'il appelle par erreur : son lumbago. Ah ! pourquoi Julius ne s'est-il pas plutôt enquis de ses recherches scientifiques ? On aurait eu beau jeu de lui répondre. Son lumbago ! Pourquoi pas sa loupe, bientôt ? Mais ses recherches scientifiques, apparemment son beau-frère les ignore : il préfère les ignorer... Anthime, tout échauffé déjà et que précisément

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le " lumbago " fait souflfrir, ricane et répond hargneux :

Si je vais mieux ?... Ah ! ah ! ah ! vous en seriez bien fâché !

Julius s'étonne et prie son beau-frère de lui apprendre ce qui lui vaut le prêt d'aussi peu charitables sentiments.

Parbleu ! vous aussi vous savez appeler le médecin sitôt qu'un des vôtres est malade ; mais, quand votre malade guérit, la médecine n'y est plus pour rien : c'est à cause des prières que vous avez faites, pendant que le médecin vous soignait. Celui-là qui n'a point fait ses pâques, parbleu ! vous trouveriez bien impertinent qu'il guérît.

Plutôt que de prier, vous préférez rester malade ? dit d'un ton pénétré Marguerite.

De quoi vient-elle se mêler ? D'ordinaire elle ne prend jamais part aux conversations d'intérêt général et fait la supprimée dès que Julius ouvre la bouche. C'est entre hommes qu'ils causent ; foin des ménagements ! Il se tourne abruptement vers elle :

Ma charmante, sachez que si la guérison était là, là, vous m'entendez bien, et il désigne éperdûment la salière, tout près, mais que je dusse, pour avoir le droit de m'en saisir, implorer Monsieur le Principal (c'est ainsi qu'il s'amuse, dans ses jours d'humeur, à appeler l'Etre Suprême) ou le prier d'intervenir, de renverser pour moi l'ordre établi, l'ordre naturel des effets et des causes, l'ordre vénérable, eh bien ! je n'en voudrais pas, de sa guérison ; je lui dirais, au Principal : Fichez-moi la paix avec votre miracle : je n'en veux pas.

Il scande les mots, les syllabes ; il a haussé la voix au diapason de sa colère ^ il est affreux.

LES CAVES DU VATICAN l^

Vous n*en voudriez pas... pourquoi ? demanda Julius très calme.

Parce qu'alors cela me forcerait de croire à Celui qui n'existe pas.

Ce disant il donna du poing sur la table. Marguerite et Véronique, inquiètes, ont échangé un clin d'œil, puis toutes deux reporté les regards vers Julie.

Je crois qu'il est temps d'aller se coucher, ma fillette, dit la mère. Fais vite ; nous viendrons te dire adieu dans ton lit.

L'enfant, que les atroces propos et l'aspect démoniaque de son oncle épouvantent, s'enfuit.

Je veux, si je guéris, n'en être obligé qu'à moi- même. Suffit.

£h bien ! et le médecin alors ? hasarda Marguerite.

Je paie ses soins, et je suis quitte. Mais Julius, sur son registre le plus grave :

Tandis que de la reconnaissance envers Dieu vous lierait.

Oui, mon frère ; et voilà pourquoi je ne prie pas.

D'autres ont prié pour toi, mon ami.

C'est Véronique qui parle ; elle n'avait jusqu'à présent rien dit. Au son de cette douce voix trop connue, Anthime sursaute, perd toute retenue. Des propositions contradictoires se bousculent sur ses lèvres : D'abord on n'a pas le droit de prier pour quelqu'un contre son gré, de demander une faveur pour lui sans qu'il en sache ; c'est une trahison. Elle n'a rien obtenu ; tant mieux ! ça lui apprendra ce qu'elles valent, ses prières ! Il y a de quoi être fier !... Mais peut-être, après tout, qu'elle n'a pas prié suffisamment ?

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Soyez tranquille: je continue, reprend, aussi douce- ment que devant, Véronique. Puis toute souriante, et comme hors du vent de cette colère, elle raconte à Marguerite que, chaque soir et sans en manquer un, elle brûle, au nom d'Anthime, deux cierges, aux côtés de la Madone triviale, à l'angle nord de la maison, celle-là même devant qui Véronique avait jadis surpris Beppo se signant. L'enfant gîtait, nichait tout auprès, dans un renfoncement du mur, Véronique était sûre de le trouver à heure dite. Elle n'eût pu atteindre à la niche, placée hors de la portée des passants ; Beppo (c'était à présent un svelte adolescent de quinze ans), s'agrippant aux pierres et à un anneau de métal, posait les cierges tout flambants devant la sainte image... Et la conversa- tion insensiblement se détournait d'Anthime, se refermait par dessus lui, les deux sœurs à présent parlant de la piété populaire si touchante, par quoi la plus fruste statue est aussi la plus honorée... Anthime était tout submergé. Quoi ! ne suffisait-il pas que ce matin déjà, derrière son dos, Véronique eût nourri ses rats ï A présent elle brûle des cierges ! pour lui ! sa femme ! et compromet Beppo dans cette inepte simagrée. ..Ah ! nous allons bien voir!...

Le sang monte au cerveau d'Anthime ; il étouffe ; à ses tempes bat un tocsin. Dans un immense effort il se dresse en culbutant sa chaise ; il renverse sur sa serviette un verre d'eau ; il éponge son front... Va-t-il se trouver mal ? Véronique s'empresse ; il la repousse d'une main brutale, s'échappe vers la porte qu'il claque ; et déjà dans le corridor on entend sa marche inégale s'éloigner avec l'accompagnement de la béquille sourd et dopant.

Ce départ brusque laisse nos convives attristés et

LES CAVES DU VATICAN 2^

perplexes. Quelques instants ils demeurent silencieux.

Ma pauvre amie ! dit enfin Marguerite. Mais à cette occasion s'afiîrme une fois de plus la différence entre le caractère des deux sœurs. L'âme de Marguerite est taillée dans cette étoffe admirable dont Dieu fait proprement ses martyrs. Elle le sait et aspire à souffrir. La vie malheureusement ne lui accorde aucun dommage ; comblée de toutes parts, sa faculté de bon support en est réduite à chercher dans de menues vexations son emploi ; elle met à profit les moindres choses pour en tirer égratignurc ; elle s'accroche et se raccroche à tout. Certes elle sait s'arranger de manière k ce qu'on lui manque ; mais Julius semble travailler à désœuvrer toujours plus sa vertu ; comment s'étonner dès lors qu'elle se montre auprès de lui toujours insatisfaite et quintcuse. Avec un mari comme Anthime, quelle belle carrière ! Elle se pique à voir sa sœur savoir en profiter si peu ; Véronique en effet se dérobe aux griefs ; sur son indéfectible onction souriante tout glisse, sarcasme, moquerie et sans doute elle a pris son parti depuis longtemps de l'isolement de sa vie ; Anthime au demeu- rant n'est pas méchant pour elle, et peut bien dire ce qu'il veut ! Elle explique que s'il parle si fort, c'est qu'il est empêché de remuer ; il s'emporterait moins s'il était plus ingambe ; et comme Julius demande il peut être allé?

A son laboratoire, répond-elle; et à Marguerite qui demande si l'on ne ferait pas bien d'y passer voir car il pourrait être souffrant, 'après une telle colère ! elle assure qu'il vaut mieux le laisser se calmer tout seul et ne pas prêter trop d'attention à sa sortie.

Achevons de dîner tranquillement, conclut-elle.

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Non, ce n'est pas à son laboratoire que s'est arrêté Toncle Anthime.

Il a traversé rapidement cette officine achèvent de souffrir les six rats. Que ne s'attarde-t-il sur la terrasse qu'inonde une occidentale lueur ? Le séraphique éclaire- rement du soir, apaisant son âme rebelle, l'inclinerait peut-être... Mais non : il échappe au conseil. Par l'incom- mode escalier tournant, il a gagné la cour, qu'il traverse. Cette hâte infirme est tragique pour nous qui connaissons au prix de quel effort il achète chaque enjambée, au prix de quelle douleur chaque effort. Quand verrons-nous dépenser pour le bien une aussi sauvage énergie ? Parfois un gémissement échappe à ses lèvres tordues ; ses traits se convulsent. le mène sa rage impie ?

La Madone, qui, de ses mains offertes laissant couler la grâce et le reflet des célestes rayons sur le monde, veille sur la maison et peut-être intercède même pour le blasphémateur n'est pas une de ces statues modernes comme en fabrique de nos jours avec le carton-romain plastique de Blafaphas la maison d'art Fleurissoire- Lévichon. Image naïve, expression de l'adoration popu- laire, elle n'en sera que plus belle et plus éloquente à nos yeux. Eclairant la face exsangue, les rayonnantes mains, le manteau bleu, une lanterne, en face de la statue, mais assez loin en avant d'elle, pend à un toit de zinc qui déborde la niche et abrite à la fois les ex-votos accrochés aux côtés des murs. A portée de la main du passant, une petite porte de métal dont le

LES CAVES DU VATICAN 3I

bedeau de la paroisse a la clef, protège Penroulcment de la corde au bout de quoi la lanterne pend. En plus, deux cierges brûlent jour et nuit devant la sutue, qu'a portés tantôt Véronique. A la vue de ces cierges, qu'il sait brûler pour lui, le franc-maçon sent se ranimer sa fureur. Beppo qui, dans le retrait du mur il niche, achevait de croquer un croûton et quelques griffes de fenouil, est accouru à sa rencontre. Sans répondre k son accorte salutation, Anthime Ta saisi par IV-paule ; penché sur lui, que dit-il, qui fasse tressaillir l*enfant ? Non ! non ; le petit proteste. De la poche de son gilet, Anthime sort un billet de cinq lires ; Beppo s'indigne... Plus tard il volera peut-être ; il tuera même; qui sait de quelle éclaboussure sordide la misère tachera son front ? Mais lever la main contre la Vierge qui le protège, vers qui, chaque soir, avant de s'endormir il sou- pire, à qui chaque matin, au premier réveil, il sourit!... Anthime peut essayer de l'exhortation, de la corruption, du rudoiement, de la menace, il n'obtiendra de lui que refus.

Au demeurant ne nous y méprenons pas. Anthime n'en veut point précisément à la Vierge ; c'est spéciale- ment aux cierges de Véronique qu'il en a. Mais l'âme simple de Beppo ne consent pas à ces nuances ; et du reste, ces cierges, à présent consacrés, nul n'a le droit de les souffler...

Anthime que cette résistance exaspère a repoussé l'enfant. Il agira tout seul. Accoté contre la muraille, il empoigne sa béquille par le bas, prend un terrible élan en balançant le manche en arrière et, de toutes ses forces, il la lance contre le ciel. La canne carambole contre la paroi de la niche, retombe à terre avec fracas, entraînant

32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

il ne sait quel débris, quel plâtras. Il ramasse sa béquille et recule pour voir la niche... Par Tenfer ! les deux cierges brûlent toujours. Mais qu'est-ce à dire ? La statue, à la place de la main droite, ne présente plus qu'une tige de métal noir.

Il contemple un instant, dégrisé, le triste résultat de son geste : aboutir à ce dérisoire attentat... ah ! fi donc ! II cherche des yeux Beppo ; l'enfant a disparu. La nuit se clôt ; Anthime est seul ; il avise sur le pavé le débris que tout à l'heure avait décroché sa béquille, le recueille : c'est une petite main de stuc, qu'avec un haussement d'épaules il glisse dans la poche de son gilet.

La honte au front, la rage au cœur, l'iconoclaste à présent remonte à son laboratoire ; il voudrait travailler, mais cet effort abominable l'a brisé ; il n'a plus de cœur qu'à dormir. Certes il va se mettre au lit sans souhaiter bonsoir à personne... A l'instant d'entrer dans sa chambre, un bruit de voix pourtant l'arrête. La porte de la chambre voisine est ouverte ; dans l'ombre du couloir il se glisse...

Semblable à quelque angelot familier, la petite Julie, en chemise, est sur son lit agenouillée ; au chevet du lit, baignant dans la clarté de la lampe, Véronique et Marguerite à genoux toutes deux ; un peu reculé, debout au pied du lit, Julius, une main sur son cœur, l'autre couvrant ses yeux, dans une attitude à la fois dévote et virile : ils écoutent l'enfant prier. Un grand silence enve- loppe la scène et tel qu'il fait souvenir le savant, de certain soir tranquille et d'or, au bord du Nil, où, comme cette prière enfantine s'élève, s'élevait une fumée bleue, toute droite vers un ciel tout pur.

LES CAVES DU VATICAN 33

Sans doute la prière touche à sa fin ; Tenant, à présent, laissant les formules apprises, prie d'abondance, selon la dictée de son cœur ; elle prie pour les petits orphelins, pour les malades et pour les pauvres, pour sa sœur Geneviève, pour sa tante Véronique, pour son papa ; pour que Tœil de sa chère maman soit vite guéri... Cependant le cœur d'Anthime se contracte ; du pas de la porte, très haut, sur un ton qu'il voudrait ironique, on l'entend à l'autre bout de la pièce qui dit :

£t pour l'oncle, on ne lui demande rien, au bon Dieu ?

L'enfant alors, d'une voix extraordinairement assurée,re- prend, au grand étonncment de chacun :

Et je te prie également, mon Dieu, pour les péchés de l'oncle Anthime.

Ces mots atteignent l'athée en plein cœur.

VI

Cette nuit Anthime eut un songe. On frappait à la petite porte de sa chambre ; non point à la porte du couloir, ni à celle de la chambre voisine : on frappait à une autre porte, une porte dont, à l'état de veille, il ne s'était pas jusqu'alors avisé et qui donnait droit sur la rue. C'est ce qui fît qu'il eut peur et d'abord, pour toute réponse, se tint coi. Une demi-clarté lui permet- tait de distinguer les menus objets dans sa chambre, une douce et douteuse clarté pareille à celle qu'eût répandu une veilleuse ; pourtant aucune flamme ne veillait. Comme il cherchait à s'expliquer d'où provenait cette lumière, on heurta une seconde fois.

34 I-A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qu*est-ce que vous voulez ? cria-t-il d'une voix tremblante.

A la troisième fois une extraordinaire mollesse l'en- gourdit, une mollesse telle que tout sentiment de peur s'y fondit (ce qu'il appelait plus tard : une tendresse résignée), soudain il sentit à la fois qu'il était sans résis- tance et que la porte allait céder. Elle s'ouvrit sans bruit, et durant un instant il ne vit qu'une obscure embrasure, mais où, comme dans une niche, voici que la Sainte Vierge apparut. C'était une courte forme blanche, qu'il prit d'abord pour sa petite nièce Julie, telle qu'il venait de la laisser, les pieds nus dépassant un peu sa chemise ; mais, un instant après, il reconnut Celle qu'il avait offensée ; je veux dire qu'elle avait l'aspect de la statue du carrefour ; et même il distingua la blessure de l'avant-bras droit ; pourtant le pâle visage était plus beau, plus souriant encore que de coutume. Sans qu'il la vît précisément marcher, elle avança vers lui comme en glissant, et quand elle fut tout contre son chevet :

Crois-tu donc, toi qui m'as blessée, lui dit-elle, que j'aie besoin de ma main pour te guérir r et cepen- dant elle levait sur lui sa manche vide.

Il lui semblait à présent que cette étrange clarté émanait d'Elle. Mais quand la tige de métal entra tout- à-coup dans son flanc, une atroce douleur le perça et il s'éveilla dans le noir.

Anthime resta peut-être un quart d'heure avant de reprendre ses sens. Il sentait par tout le corps, une sorte de torpeur étrange, d'hébétude ; puis un fourmillement

LES CAVES DU VATICAN 35

presque agréable, de sorte que la douleur aiguC à son flanc, il doutait maintenant s'il l'avait vraiment éprouvée ; il ne comprenait plus commençait, s'arrêtait son rêve, ni si maintenant il veillait, ni s'il avait rêvé tout à l'heure. Il se palpa, se pinça, se vérifia, sortit un bras du lit et enfin gratta une allumette. Véronique à ses côtés dormait la face tournée vers le mur.

Alors, débordant les draps, et rejetant les couvertures, il se laissa glisser jusqu'à reposer la pointe des pieds nus sur ses pantoufles. La béquille était là, dressée contre la table de nuit ; sans la prendre, il se souleva sur les mains, repoussant le lit en arrière ; puis enfonça ses pieds dans le cuir ; puis se dressa tout droit sur ses jambes ; puis, incertain encore, un bras étendu en avant, l'autre en arrière, il fit un pas, deux pas le long du lit, trois pas, puis à travers la chambre... Sainte Vierge ! était-il... ? Sans bruit il enfila ses culottes, repassa son gilet, sa veste. . . Arrête, 6 ma plume imprudente ! palpite déjà l'aile d'une âme qui se délivre, qu'importe l'agitation malhabile d'un corps paralysé qui guérit ?

Lorsqu'un quart d'heure après, Véronique, avertie par je ne sais quel pressentiment, s'éveilla, elle s'inquiéta d'abord de ne plus sentir Anthime auprès d'elle ; elle s'inquiéta plus encore lorsqu'ayant gratté une allumette, elle aperçut au chevet du lit la béquille, compagne obligée de l'infirme. L'allumette acheva de se consumer entre ses doigts, car Anthime en sortant avait emporté la bougie ; Véronique, à tâtons, se vêtit sommairement, puis quittant la pièce à son tour, fut aussitôt guidée par le fil de lumière qui glissait sous la porte du galetas.

Anthime ! Es-tu là, mon ami ?

36 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pas de réponse. Cependant Véronique aux écoutes perce- vait un bruit singulier. Avec angoisse, alors elle poussa la, porte ; ce qu'elle vit la cloua sur le seuil :

Son Anthime était là, en face d'elle ; il n'était assis, ni debout ; le sommet de sa tête, à hauteur de la table, recevait en plein la lumière de la bougie qu'il avait posée sur le bord ; Anthime le savant, l'athée, celui dont le jarret perclus, non plus que la volonté insoumise, depuis des ans n'avait jamais fléchi (car il est à remarquer com- bien chez lui l'esprit allait de pair avec le corps), Anthime était agenouillé.

Il était à genoux, Anthime ; il tenait à deux mains un petit débris de stuc qu'il trempait de larmes, qu'il couvrait de frénétiques baisers. Il ne se dérangea pas d'abord, et Véronique, devant ce mystère, interdite, n'osant ni reculer ni entrer, déjà pensait à s'agenouiller elle-même, sur le seuil, bien en face de son mari, quand celui-ci se relevant sans effort, ô miracle ! marcha vers elle d'un pas sûr, et la saisissant à plein bras :

Désormais, lui dit-il en la pressant contre son cœur et le visage penché vers elle, désormais, mon amie, c'est avec moi que tu prieras.

VII

La conversion du franc-maçon ne pouvait demeurer longtemps secrète. Julius de Baraglioul n'attendit pas un jour pour en faire part au cardinal André, qui l'ébruita dans le parti conservateur et dans le haut clergé français j tandis que Véronique l'annonçait au père Anselme, de

LES CAVES DU VATICAN 37

sorte que la nouvelle en parvenait bientdt aux oreilles du Vatican.

Sans doute Armand-Dubois avait été Tobjet d'une faveur insigne. Que la Vierge lui fût réellement apparue, c'est ce qu'il était peut-être imprudent d'affirmer ; mais quand bien même il l'aurait vue seulement en rêve, sa guérison du moins éuit li^ indéniable, démontrable, mira- culeuse assurément.

Or, s'il suffisait peut-être ii Anthime d'être guéri, cela ne suffisait pas à l'Eglise, qui réclama une abjuration manifeste, prétendant l'entourer d'un insolite éclat.

£h quoi ! lui disait à quelques jours de le père Anselme, vous auriez, au cours de vos erreurs, propagé par tous les moyens l'hérésie, et vous vous déroberiez aujourd'hui à l'enseignement supérieur que le ciel entend tirer de vous-même? Combien d'âmes les fausses lueurs de votre vaine science n'ont-elles pas détournées de la lumière I II vous appartient de les rallier aujourd'hui, et vous hésiteriez à le faire ? Que dis-je : il vous appartient ? C'est votre strict devoir ; et je ne vous ferai point cette injure de supposer que vous ne le sentiez pas.

Non, Anthime ne se dérobait pas à ce devoir ; toutefois il ne laissait pas d'en redouter les conséquences. De gros intérêts qu'il avait en Egypte étaient, nous l'avons dit, entre les mains des francs-maçons. Que pouvait-il sans l'assistance de la Loge ? Et comment espérer qu'elle continuerait à soutenir celui qui précisément la reniait. Comme il avait attendu d'elle sa fortune, il se voyait à présent tout ruiné.

Il s'en ouvrit au père Anselme. Celui-ci, qui ne con- naissait pas le haut grade d'Anthime, s'en réjouit fort, en

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pensant que l'abjuration en serait d'autant plus remarquée. Deux jours après, le haut grade d'Anthime n'était plus un secret pour aucun des lecteurs de VObservatore ni de la Santa Croce.

Vous me perdez, disait Anthime.

Eh ! mon fils, au contraire, répondait le père Anselme ; nous vous apportons le salut. Quant à ce qui est des besoins matériels, n'en ayez cure : l'Eglise y sub- viendra. J'ai longuement entretenu de votre cas le cardinal Pazzi qui doit en référer à Rampolla ; vous dirai-je enfin que, déjà, votre abjuration n'est pas ignorée de notre Saint Père ; l'Eglise saura reconnaître ce que vous sacri- fiez pour elle et n'entend pas que vous soyez frustré. Au demeurant,ne pensez- vous pas que vous vous exagérez l'effi- cace (il souriait) des Francs-Maçons dans l'occurence ? Ce n'est pas que je ne sache qu'il faut trop souvent compter avec eux!... Enfin avez-vous fait l'estimation de ce que vous craignez que leur hostilité ne vous fasse perdre ? Dites-nous la somme, à peu près et... (il leva l'index de la main gauche à hauteur du ne3^ avec une bénignité malicieuse) et ne craignez rien.

Dix jours après les fêtes du Jubilé, l'abjuration d'An- thime se fit au Jésu, entourée d'une pompe excessive. Je n'ai pas à relater cette cérémonie dont s'occupèrent tous les journaux italiens de l'époque. Le père V. Socius du général des jésuites, prononça à cette occasion un de ses plus remarquables discours: Certainement l'âme du franc- maçon était tourmentée jusqu'à la folie, et l'excès même de sa haine était un présage d'amour. L'orateur sacré rappelait alors Saul de Tarse, découvrait entre le geste iconoclaste d'Anthime et la lapidation de Saint Etienne

LES CAVES DU VATICAN 39

de surprenantes analogies. Et pendant que l'éloquence du révérend père se gonflait et roulait à travers la nef comme roule dans une grotte sonore la houle épaisse des marées, Anthime songeait à la frêle voix de sa nièce, et dans le secret de son cœur remerciait Tenfant d'avoir appelé sur les péchés de l'oncle impie l'attention miséricor- dieuse de Celle qu'il voulait uniquement servir désormais.

A partir de ce jour, empli de préoccupations plus hautes, c'est à peine si Anthime s'aperçut du bruit qui se faisait autour de son nom. Julius de Baraglioul prenait soin d'en soufirir pour lui, et n'ouvrait pas les journaux sans battements de cœur. Au premier enthousiasme des feuilles orthodoxes répondaient à présent les huées des organes libéraux : à l'important article de VObservatorey " Une nouvelle victoire de l'Eglise ", faisait pendant la diatribe du Tempo Felice^ " Un imbécile de plus ". Enfin dans la Dépêche de Toulouse^ la chronique d'Anthime envoyée l'avant-veille de sa guérison, parut précédée d'une notice gouailleuse ; Julius répondit au nom de son beau- frère une lettre à la fois digne et sèche pour avertir la Dépêche qu'elle n'aurait plus désormais à compter ** le converti " parmi ses collaborateurs. La Zukunfi prit les devants et remercia poliment Anthime. Celui-ci acceptait les coups de ce visage serein qu'apprête l'âme vraiment dévote.

Heureusement le Correspondant va vous être ouvert; ça j'en réponds, disait Julius d'une voix sifflante.

Mais cher ami, que voulez-vous que j'y écrive ? objectait bénévolement Anthime ; rien de ce qui m'oc- cupait hier ne m'intéresse plus aujourd'hui.

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Puis le silence s'était fait. Julius avait rentrer à Paris.

Anthime cependant, pressé par le père Anselme avait docilement quitté Rome. Sa ruine matérielle avait vite suivi le retrait de l'appui des Loges ; et les visites aux- quelles Véronique, confiante dans l'appui de l'Eglise, le poussait, n'ayant pas eu d'autre résultat que de lasser et finalement d'indisposer le haut Clergé, amicalement il avait été conseillé d'aller attendre à Milan la compensa- tion naguère promise et les reliefs d'une faveur céleste éventée.

LES CAVES DU VATICAN 4I

LIVRE DEUXIÈME JULIUS DE BARAGLIOUL

** Puisqu'il ne faut jamais ôter le retour à personne. "

Rbtz VIII, p. 93.

I

Le 30 mars, à minuit, les Baraglioul rentrèrent à Paris et réintégrèrent leur appartement de la rue de Verncuil.

Tandis que Marguerite s'apprêtait pour la nuit, Julius, une petite lampe à la main et des pantoufles aux pieds, pénétra dans son cabinet de travail, qu'il ne retrouvait jamais sans plaisir. La décoration de la pièce était sobre ; quelques Lépine et un Boudin pendaient aux murs ; dans un coin sur un socle tournant, un marbre, le buste de sa femme par Chapu, faisait une tache un peu crue ; au milieu de la pièce, une table renaissance énorme où, depuis son départ, s'amoncelaient livres, brochures et pros- pectus, sur un plateau d'émail cloisonné quelques cartes de visite cornées et, à l'écart du reste, appuyée bien en évidence contre un bronze de Barye, une lettre Julius reconnut l'écriture de son vieux père. Il déchira tout aussitôt l'enveloppe et lut :

Mon cher filsy

Mes forces ont beaucoup diminué ces derniers jours. A de certains avertissements qui ne trompent paSy je comprends qu'il

4^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

est temps de plier bagage ; aussi bien nai-je plus grand profit à attendre d^une station plus prolongée.

ye sais que vous rentrez à Paris cette nuit et je compte que vous voudrez bien me rendre sans tarder un service : En vue de quelques dispositions dont je vous aviserai tôt ensuite^ i^ai besoin de savoir si un jeune homme, du nom de Lafiadio Wluiki (on prononce Louki, le W et Pi se fiant à peine sentir) habite encore au douze de P impasse Claude Bernard.

Je vous serais obligé de bien vouloir vous rendre à cette adresse et de demander à voir le susdit. [Vous trouverez facilement, romancier que vous êtes, un prétexte pour vous introduire). Il m'importe de connaître :

1^ ce que fiait le jeune homme,

2^ ce qu'il compte fiaire [a-t-il de ^ambition P de quel ordre f)

3** Enfin vous m'indiquerez quels vous paraissent être ses ressources, ses fiacultès, ses appétits, ses goûts...

Ne cherchez pas à me voir pour F instant; je suis d'humeur chagrine. Ces renseignements aussi bien pouvez-vous me les écrire en quelques mots. S'il me prend désir de causer, ou si je me sens près du grand départ, je vous fierai signe.

Je vous embrasse.

yuste-Agénor de BaragliouL

P. se. Ne laissez point paraître que vous venez de ma part ; le jeune homme m'ignore et doit continuer de m' ignorer.

Laficadio JVluiki a présentement dix-neufi ans. Sujet roumain. Orphelin.

y^ai parcouru votre dernier livre. Si aprls cela vous n'entrez pas à l'Académie, vous êtes impardonnable d'avoir écrit ces sornettes.

LES CAVES DU VATICAN 43

On ne pouvait le nier : le dernier livre de Julius avait mauvaise presse. Bien qu'il fût fatigué, le romancier par- courut les découpures des journaux Ton citait son nom sans bienveillance. Puis il ouvrit une fenêtre et respira Tair brumeux de la nuit. Les fenêtres du cabinet de Julius donnaient sur des jardins d'ambassade, bassins d'ombre lustrale les yeux et l'esprit se lavaient des vilenies du monde et de la rue. Il écouta quelques instants le chant pur d'un merle invisible... Puis rentra dans la chambre Marguerite reposait déjà.

Comme il redoutait l'insomnie il prit sur la commode un flacon de fleurs d'oranger dont il faisait fréquent usage. Soucieux des prévenances conjugales il avait pris cette précaution de poser en contrebas de la dormeuse la lampe à la mèche baissée ; mais un léger tintement du cristal, lorsqu'ayant bu il reposa le verre, atteignit au profond de son engourdissement Marguerite qui, poussant un gémissement animal, se tourna du côté du mur. Julius, heureux de la tenir pour éveillée, s'approcha d'elle et tout en se déshabillant :

Veux-tu savoir comment mon père parle de mon livre ?

Mon cher ami, ton pauvre père n'a aucun senti- ment littéraire, tu me l'as dit cent fois, murmura Marguerite qui ne demandait qu'à dormir. Mais Julius avait trop gros coeur :

Il dit que je suis inqualifiable d'avoir écrit ces sornettes. Il y eut un assez long silence Marguerite plongea,

perdant de vue toute littérature ; et déjà Julius prenait son parti d'être seul ; mais elle fit, par amour pour lui, un grand effort, et revenant à la surface :

44 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

J'espère que tu ne vas pas te faire du mauvais sang.

Je prends la chos'î très froidement, tu le vois bien, reprit aussitôt Julius. Mais ce n'est tout de même pas à mon père, je trouve, qu'il appartient de parler ainsi ; à mon père moins qu'à tout autre ; et précisément à propos de ce livre, qui n'est, à proprement parler, qu'un monument en son honneur.

N'était-ce pas, précisément, en effet, la carrière si représentative du vieux diplomate que Julius avait retracée dans ce livre ? En regard des turbulences romantiques, n'y avait-il pas magnifié la digne, calme, classique, à la fois politique et familiale existence de Juste-Agénor ?

Tu n'as heureusement pas écrit ce livre pour qu'il t'en sache gré.

Il me fait entendre que j'ai écrit VAir des cimes pour entrer à l'Académie.

Et quand cela serait ! Et quand tu entrerais à l'Académie pour avoir écrit un beau livre ! puis sur un ton de pitié : Enfin ! espérons que les journaux et les revues sauront l'instruire.

Julius éclata :

Les journaux ! parlons-en ! . . . les revues ! ! et furieusement, vers Marguerite, comme s'il y allait de sa faute, avec un rire amer : On m'éreinte de toutes parts.

Du coup Marguerite se réveilla complètement.

Tu as reçu beaucoup de critiques ? demanda-t-elie avec sollicitude.

Et des éloges, d'une émouvante hypocrisie.

Comme tu faisais bien de les mépriser, ces journa-

LES CAVES DU VATICAN 45

listes ! Mais souviens-toi de ce que t'a écrit avant-hier Monsieur de Vogue : " Une plume comme la vôtre défend la France comme une épée. "

" Une plume comme la vôtre, contre la barbarie qui nous menace, défend la France mieux qu'une épée ", rectifia Julius.

Et le cardinal André, en te promettant sa voix, t'a affirmé dernièrement encore que tu avais derrière toi toute l'Eglise.

Voilà qui me fait une belle jambe !

Mon ami !...

Nous venons de voir avec Anthime ce que valait la haute protection du clergé.

Julius, tu deviens amer. Tu m'as souvent dit que tu ne travaillais pas en vue de la récompense ; ni de l'approbation des autres, et que la tienne te suffisait ; tu as même écrit là-dessus de très belles pages.

Je sais, je sais, fit Julius impatienté.

Son tourment profond n'avait que faire de ces tisanes.

Il passa dans le cabinet de toilette.

Pourquoi se laissait-il aller devant sa femme à ce débordement pitoyable? Son souci, qui n'est point de la nature de ceux que les épouses savent dorloter et complaindre, par fierté, par vergogne, il devrait l'enfermer en son cœur. " Sornettes ! " Le mot, tandis qu'il se lavait les dents, battait ses tempes, bousculait ses plus nobles pensées. Et qu'importait son dernier livre ! Il oubliait la phrase de son père ; du moins il oubliait que cette phrase vînt de son père... Une interrogation affreuse, pour la première fois de sa vie, se soulevait en lui en lui qui n'avait jamais rencontré jusqu'alors qu'approbation et sou-

46 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rires un doute sur la sincérité de ces sourires, sur la valeur de cette approbation, sur la valeur de ses ouvrages, sur la réalité de sa pensée, sur l'authenticité de sa vie.

Il rentra dans la chambre, tenant distraitement d'une main le verre à dents, de l'autre la brosse ; il posa le verre, à demi plein d'une eau rose, sur la commode, la brosse dans le verre, et s'assit devant un petit bonheur-du- jour en érable Marguerite avait accoutumé d'écrire sa correspondance. Il saisit le porte-plume de son épouse ; sur un papier violâtre et délicatement parfumé commença :

Mon cher père^

Je trouve votre mot ce soir en rentrant. Dès demain je m^acquitterai de cette mission que vous me confiex et que j^ espère mener à votre satisfaction^ désireux de vous prouver ainsi mon dévouement.

Car Julius est une de ces nobles natures qui, sous le froissement, manifestent leur vraie grandeur. Puis rejetant le haut du corps en arrière, il demeura quelques instants, balançant sa phrase, la plume levée :

// m'est dur de voir suspecter précisément par vous un désintéressement qui... Non. Plutôt :

Pensez-vous que Rattache moins de prix à cette probité littéraire que...

La phrase ne venait pas. Julius était en costume de nuit ; il sentit qu'il allait prendre froid ; froissa le papier, reprit le verre à dents et l'alla reposer dans le cabinet de toilette, tandis qu'il jetait le papier froissé dans le seau.

Sur le point de monter dans le lit, il toucha l'épaule de sa femme.

LES CAVES DU VATICAN 47

Et toi, qu'est-ce que tu en penses, de mon livre ? Marguerite entr'ouvrit un œil morne. Julius dut répéter

sa question. Marguerite, se retournant à demi, le regarda. Les sourcils relevés sous un amas de rides, les lèvres contractées, Julius faisait pitié.

Mais qu'est-ce que tu as, mon ami ? Quoi ! tu crois donc vraiment que ton dernier livre est moins bon que les autres ?

Ce n'était pas une réponse, cela ; Marguerite se dérobait :

Je ne crois pas que les autres soient meilleurs que celui-ci ; na !

Oh ! alors !... Et Marguerite, devant cet excès, perdant cœur, et sentant ses tendres arguments inutiles, se retourna vers l'ombre et se rendormit.

II

Malgré certaine curiosité professionnelle et la flatteuse illusion que rien d'humain ne lui devait demeurer étranger, Julius était peu descendu jusqu'à présent hors des coutumes de sa classe et n'avait guère eu de rapports qu'avec des gens de son milieu. L'occasion, plutôt que le goût lui manquait. Sur le point de sortir pour cette visite, Julius se rendit compte qu'il n'avait point non plus tout à fait le costume qu'il y fallait. Son pardessus, son plastron, son chapeau cronstadt même présentaient je ne sais quoi de décent, de restreint et de distingué... Mais peut-être, après tout, valait-il mieux que sa mise n'invitât pas à trop brusque familiarité le jeune homme. C'est par le propos, pensait-il, qu'il sied de l'amener à confiance.

48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et, tout en se dirigeant vers l'impasse Claude Bernard, Julius imaginait avec quelles précautions, sous quel prétexte s'introduire et pousser son inquisition.

Que pouvait bien avoir affaire avec ce Lafcadio le comte Juste- Agénor de Baraglioul ? La question bourdon- nait autour de Julius, importune. Ce n'est pas maintenant qu'il venait d'achever d'écrire la vie de son père, qu'il allait se permettre des questions à son sujet. Il n'en voulait savoir que ce que son père voudrait lui dire. Ces dernières années le comte était devenu taciturne, mais il n'avait jamais été cachotier... Une averse surprit Julius tandis qu'il traversait le Luxembourg.

Impasse Claude Bernard, devant la porte du douze, un fiacre stationnait Julius, en passant, put distinguer, sous un trop grand chapeau, une dame à toilette un peu tapageuse.

Son coeur battit tandis qu'il jetait le nom de Lafcadio Wluiki au portier de la maison meublée ; il semblait au romancier qu'il s'enfonçait dans l'aventure ; mais, tandis qu'il montait l'escalier, la médiocrité du lieu, l'insigni- fiance du décor le rebuta ; sa curiosité qui ne trouvait s'alimenter fléchissait et cédait à la répugnance.

Au quatrième étage, le couloir sans tapis, qui ne recevait de jour que par la cage de l'escalier, à quelques pas du palier faisait coude ; de droite et de gauche des portes closes y donnaient ; celle du fond, entr'ouverte, laissait passer un mince rais de jour. Julius frappa ; en vain ; timidement poussa la porte un peu plus ; personne dans la chambre. Julius redescendit.

S'il n'est pas là, il ne tardera pas à rentrer, avait dit le portier.

LES CAVES DU VATICAN 49

La pluie tombait à flots. Dans le vestibule, en face de l'escalier, ouvrait un salon d'attente Julius allait pénétrer ; l'odeur poisseuse, l'aspect désespéré du lieu le recula jusqu'à penser qu'il eût aussi bien pu pousser la porte, là-haut, et de pied ferme attendre le jeune homme dans la chambre. Julius remonta.

Comme il tournait à nouveau le corridor, une femme sortit de la chambre voisine de celle du fond. Julius donna contre elle et s'excusa.

Vous désirez ?...

Monsieur Wluiki, c'est bien ici ?

Il est sorti.

Ah ! fit Julius, sur un ton de contrariété si vive que la femme lui demanda :

C'est pressé, ce que vous aviez à lui dire ? Julius, uniquement armé pour affronter l'inconnu

Lafcadio, restait décontenancé ; pourtant l'occasion était belle : cette femme, peut-être, en savait long sur le jeune homme ; s'il savait la faire parler...

C'est un renseignement que je voulais lui demander.

De la part de qui ?

Me croirait-elle de la police ? pensa Julius :

Je suis le comte Julius de Baraglioul, dit-il d'une voix un peu solennelle, en soulevant légèrement son chapeau.

Oh ! Monsieur le comte... Je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir... Dans ce couloir il fait si sombre ! Donnez-vous la peine d'entrer. (Elle poussa la porte du fond.) Lafcadio ne doit pas tarder à... Il a seulement été jusque chez le... Oh ! permettez !...

Et, comme Julius allait entrer, elle s'élança d'abord

4

50 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans la pièce, vers un pantalon de femme, indiscrètement étalé sur une chaise, que, ne parvenant pas à dissimuler, elle s'efforça du moins de réduire.

C'est dans un tel désordre, ici...

Laissez ! laissez ! Je suis habitué, disait complai- samment Julius.

Carola Venitequa était une jeune femme assez forte, ou mieux : un peu grasse, mais bien faite et saine d'aspect ; de traits communs mais non vulgaires, et passablement engageants ; au regard animal et doux ; à la voix bêlante. Comme elle était prête à sortir, un petit feutre mou la coiffait ; sur son corsage en forme de blouse, qu'un nœud marin coupait par le milieu, elle portait un col d'homme et des poignets blancs.

Il y a longtemps que vous connaissez Monsieur Wluiki ?

Je pourrais peut-être lui faire votre commission ? reprenait-elle sans répondre.

Voilà... J'aurais voulu savoir s'il est très occupé pour le moment !

Ça dépend des jours.

Parce que, s'il avait eu un peu de temps de libre, je pensais lui demander de... s'occuper pour moi d'un petit travail.

Dans quel genre ?

Eh bien ! précisément, voilà. .. j'aurais voulu d'abord connaître un peu le genre de ses occupations.

La question était sans astuce ; mais l'apparence de Carola n'invitait guère aux subtilités. Cependant le comte de Baraglioul avait recouvré son assurance ; il était assis à présent sur la chaise qu'avait débarrassée

LES CAVES DU VATICAN 5I

Carola, et celle-ci, près de lui, accotée contre la table, déjà commençait de parler, lorsqu'un grand bruit se fits dans le corridor : la porte s'ouvrit avec fracas et cette femme parut, que Julius avait aperçue dans la voiture.

J'en étais sûre, dit-elle ; quand je l'ai vu monter... Et Carola, tout aussitôt, s'écartant un peu de Julius :

Mais pas du tout, ma chère. . . nous causions. Mon amie Bertha Grand-Marnier ; Monsieur le comte... pardon ! voilà que j'ai oublié votre nom !

Peu importe, fit Julius, un peu contraint, en serrant la main gantée que Bertha lui tendait.

Présente-moi aussi, dit Carola. . .

Ecoute, ma petite : voilà une heure qu'on nous attend, reprit l'autre, après avoir présenté son amie. Si tu veux causer avec Monsieur, emmène-le : j'ai une voiture.

Mais ce n'est pas moi qu'il venait voir.

Alors viens ! Vous dînerez ce soir avec nous ?...

Je regrette beaucoup*

Excusez-moi, Monsieur, dit Carola rougissante, et pressée à présent d'emmener son amie. Lafcadio va rentrer d'un moment à l'autre.

Les deux femmes en sortant avaient laissé la porte ouverte ; sans tapis, le couloir était sonore ; le coude qu'il faisait empêchait qu'on ne vit venir ; mais on entendrait approcher.

Après tout, mieux que la femme encore, la chambre me renseignera, j'espère, se dit Julius. Tranquillement il commença d'examiner.

Presque rien dans cette banale chambre meublée ne se prêtait hélas ! à sa curiosité malexperte :

52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pas de bibliothèque, pas de cadres aux murs. Sur la cheminée, la Moll Flanders de Daniel Defoë, en anglais, dans une vile édition coupée seulement aux deux tiers, et les Novelle d'Anton-Francesco Grazzini, dit le Lasca, en Italien. Ces deux livres intriguèrent Julius. A côté d'eux, derrière un flacon d'alcool de menthe, une photo- graphie ne l'inquiéta pas moins : sur une plage de sable, une femme, non plus très jeune, mais étrangement belle, penchée au bras d'un homme de type anglais très accusé, élégant et svelte, en costume de sport ; à leurs pieds, assis sur une périssoire renversée, un robuste enfant d'une quinzaine d'années, aux épais cheveux clairs en désordre, l'air effronté, rieur, et complètement nu.

Julius prit la photographie et l'approcha du jour pour lire, au coin de droite, quelques mots pâlis : Duino ; juillet 1886, qui ne lui apprirent pas grand chose, bien qu'il se souvînt que Duino est une petite bourgade sur le littoral autrichien de l'Adriatique. Hochant la tête de haut en bas et les lèvres pincées, il reposa la photographie. Dans Tâtre froid de la cheminée se réfugiaient une boîte de farine d'avoine, un sac de lentilles et un sac de riz ; dressé contre le mur, un peu plus loin, un échiquier. Rien ne laissait entrevoir à Julius le genre d'études ou d'occupation aux- quelles ce jeune homme employait ses journées.

Lafcadio venait apparemment de déjeûner ; sur une table dans une petite casserole d'aluminium, au-dessus d'un réchaud à essence, trempait encore ce petit œuf creux en métal perforé dont se servent pour préparer leur thé les touristes soucieux du moindre bagage ; et des miettes autour d'une tasse salie. Julius s'approcha de la table ; la table avait un tiroir et le tiroir avait sa clef...

LES CAVES DU VATICAN 53

Je ne voudrais pas qu'on se méprît sur le caractère de Julius, à ce qui va suivre: Julius n*était rien moins qu'in- discret ; il respectait, de la vie de chacun, ce revêtement qu'il plaît à chacun de lui donner ; il tenait en grand respect les décences. Mais devant Tordre de son père il devait plier son humeur. Il attendit encore un instant, prêtant l'oreille, puis, n'entendant rien venir contre son gré, contre ses principes, mais avec le sentiment délicat du devoir il amena le tiroir de la table dont la clef n'était pas tournée.

Un carnet relié en cuir de Russie se trouvait ; que prit Julius et qu'il ouvrit. Il lut sur la première page ces mots, de la même écriture que ceux de la photographie :

A Cad'io^ pour qu'il y inscrive ses comptes. A mon loyal compagnon ; son vieux oncle,

Faby

et, presque sans intervalle, au dessous, d'une écriture un peu enfantine, sage, droite et régulière :

Dut no. Ce matin, lo juillet 86, lord Fabian est venu nous rejoindre ici. Il m apporte une périssoire^ une carabine et ce beau carnet.

Rien d'autre sur cette première page. Sur la troisième page, à la date du 29 août, on lisait : Rendu 4 brasses à Faby. Et le lendemain : Rendu 12 brasses...

Julius comprit qu'il n'y avait qu'un carnet d'entraîne- ment. La liste des jours, toutefois, s'interrompait bientôt, et, après une page blanche, on lisait :

20 septembre : Départ d* Alger pour PAurès.

54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Puis quelques indications de lieux et de dates ; et, enfin, cette dernière indication :

5 Octobre : Retour à El Kantara, 50 kiîom. on horse backy sans arrêt.

Julius tourna quelques feuillets blancs ; mais un peu plus loin le carnet semblait reprendre à neuf. En manière de nouveau titre, au chef d'une page était écrit en carac- tères plus grands et appliqués :

QUI INCOMINCIA IL LIBRO DELLA NOVA ESIGENTIA

E DELLA SUPPREMA VIRTU.

Puis au-dessous, en guise d'épigraphe :

" tanto quanto se ne tagïta " Boccacio.

Devant l'expression d'idées morales l'intérêt de Julius s'éveillait brusquement ; c'était gibier pour lui. Mais dès la page suivante il fut déçu : on retombait dans la comp- tabilité. Pourtant c'était une comptabilité d'un autre ordre. On lisait, sans plus d'indication de dates ni de lieux :

Four avoir gagné Protos aux échecs = i punta.

Pour avoir laissé voir que je parlais italien =: 3 punte.

Pour avoir répondu avant Protos = i p.

Pour avoir eu le dernier mot = i p.

Pour avoir pleuré en apprenant la mort de Faby = 4 p.

Julius, qui lisait hâtivement, prit " punta " pour une pièce de monnaie étrangère et ne vit dans ces comptes qu'un puéril et mesquin marchandage de mérites et de

LES CAVES DU VATICAN 55

rétributions. Puis, de nouveau, les comptes cessaient. Julius tournait encore la page, lisait :

Ce 4 avri/y conversation avec Protos :

" Comprends-tu ce quily a dans ces mots : passer OUTRE " ?

s'arrêtait l'écriture.

Julius haussa les épaules, serra les lèvres, hocha la tête et remit en place le cahier. Il tira sa montre, se leva, s'approcha de la fenêtre, regarda dehors ; la pluie avait cessé. Il se dirigea vers le coin de la chambre en entrant il avait posé son parapluie ; c'est à ce moment qu'il vit, accoté un peu en retrait, dans l'embrasure de la porte, un grand jeune homme blond qui l'observait en

souriant.

III

L'adolescent de la photographie avait à peine vieilli ; Juste- Agénor avait dit : dix-neuf ans ; on ne lui en eût pas donné plus de seize. Certainement Lafcadio venait à peine d'arriver ; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n'avait vu personne ; mais comment ne l'avait-il pas entendu approcher ? alors, instinctivement, regardant les pieds du jeune homme Julius vit qu'en guise de bottines il avait chaussé des caoutchoucs.

Lafcadio souriait d'un sourire qui n'avait rien d'hostile ; il semblait plutôt amusé, mais ironique ; il avait gardé sur la tête une casquette de voyage, mais, dés qu'il rencontra le regard de Julius, se découvrit et s'inclina cérémonieusement.

^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Monsieur Wluiki ? demanda Julius.

Le jeune homme s'inclina de nouveau sans répondre.

Pardonnez-moi de m'être installé dans votre chambre à vous attendre. A vrai dire, je n'aurais pas osé y entrer de moi-même et si Ton ne m'y avait introduit.

Julius parlait plus vite et plus haut que de coutume, pour se montrer qu'il n'était point gêné. Le front de Lafcadio se fronça presque insensiblement ; il alla vers le parapluie de Julius ; sans mot dire, le prit et le mit à ruis- seler dans le couloir ; puis, rentrant dans la chambre, fît signe à Julius de s'asseoir.

Sans doute vous étonnez-vous de me voir ? Lafcadio tira tranquillement une cigarette d'un étui

d'argent et l'alluma.

Je m'en vais vous expliquer en peu de mots les raisons qui m'amènent, et que vous allez comprendre très vite...

Plus il parlait, plus il sentait se volatiliser son assurance.

Voici... Mais permettez d'abord que je me nomme ; puis, comme gêné d'avoir à prononcer son nom, il tira de son gilet une carte et la tendit à Lafcadio, qui la posa, sans la regarder, sur la table.

Je suis... je viens d'achever un travail assez impor- tant ; c'est un petit travail que je n'ai pas le temps de mettre au net moi-même. Quelqu'un m'a parlé de vous comme ayant une excellente écriture, et j'ai pensé que, d'autre part (ici le regard de Julius circula éloquemment à travers le dénûment de la pièce) j'ai pensé que vous ne seriez peut-être pas fâché de...

Il n'y a personne à Paris, interrompit alors Lafcadio, personne qui ait pu vous parler de mon écriture. Il

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porta alors ses yeux sur le tiroir Julius avait, sans s'en douter, fait sauter un imperceptible sceau de cire molle, puis tournant violemment la clef dans la serrure et la mettant ensuite dans sa poche : personne qui ait le droit d*en parler, reprit-il en regardant Julius rougir. D*autre part (il parlait très lentement, comme bêtement, sans intonation aucune) je ne discerne pas encore nette- ment les raisons que peut avoir Monsieur... (il regarda la carte) que peut avoir de s'intéresser particulièrement k moi le comte Julius de Baraglioul. Cependant (et sa voix soudain, à l'instar de celle de Julius, se fît onctueuse et flexible) votre proposition mérite d'être prise en consi- dération par quelqu'un qui a besoin d'argent, ainsi que vous y avez été sensible. (II se leva.) Permettez-moi, Monsieur, de venir vous porter ma réponse demain matin.

L'invite à sortir était nette. Julius se sentait en trop mauvaise posture pour insister ; il prit son chapeau, hésita un instant :

J'aurais voulu causer avec vous davantage, dit-il gauchement. Permette2s-moi d'espérer que demain... Je vous attendrai dès dix heures.

Lafcadio s'inclina.

Sitôt que Julius eut tourné le couloir, Lafcadio repoussa la porte et tira le verrou. Il courut au tiroir, sortit son cahier, l'ouvrit à la dernière page indiscrète et, juste au point où, depuis bien des mois, il l'avait laissé, il écrivit au crayon, d'une grande écriture cabrée, très différente de la première :

Pour avoir laissé Olibrius fourrer son sale nez dans ce carnet = i punta.

58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il tira de sa poche un canif, dont une lame très effilée ne formait plus qu'une sorte de court poinçon, la flamba sur une allumette et, à travers la poche de sa culotte, d'un coup, se l'enfonça droit dans la cuisse. Il ne put réprimer une grimace. Mais cela ne lui suffit pas. Au-dessous de sa phrase, sans s'asseoir, penché sur la table, il récrivit :

Et pour lut avoir montré que je le savais : 2 punte.

Cette fois il hésita ; détacha sa culotte et la rabattit de côté. Il regarda sa cuisse oii la petite blessure qu'il venait de faire saignait : il examina d'anciennes cicatrices qui, tout autour, laissaient comme des traces de vaccin. Il flamba la lame à nouveau, puis, très vite, par deux fois, l'enfonça derechef dans sa chair.

Je ne prenais pas tant de précautions autrefois, se dit-il en allant au flacon d'alcool de menthe, dont il versa quelques gouttes sur les plaies.

Sa colère était un peu calmée, lorsque, en reposant le flacon, il remarqua que la photographie qui le représentait avec sa mère, n'était plus tout-à-fait à la même place. Alors il la saisit, la contempla une dernière fois avec une sorte de détresse, puis tandis qu'un flot de sang lui montait au visage, la déchira rageusement. Il voulut mettre le feu aux morceaux ; mais ceux-ci prenaient mal la flamme ; alors, débarrassant la cheminée des sacs qui l'encombraient, il posa dans le foyer, en guise de chenets ses deux seuls livres, dépeça, lacéra, chiffiDnna son carnet, jeta, par-dessus, son image et alluma le tout.

Le visage contre la flamme il se persuadait que, ces souvenirs, il les voyait brûler avec un contentement indicible ; mais quand il se releva, après que tout fut en

LES CAVES DU VATICAN 59

cendre, la tête lui tournait un peu. La chambre était pleine de fumée. Il alla à sa toilette et s'épongea le front.

A présent il considérait la petite carte de visite d'un œil plus clair.

Comte Julius de Baragiiou/y répétait-il. Dapprima importa sapere chi è.

Il arracha le foulard qu'il portait en guise de cravate et de col, défît à demi sa chemise et devant la fenêtre ouverte laissa l'air frais baigner ses flancs. Puis, soudain pressé de sortir, promptement chaussé, cravaté, coiffé d'un décent feutre gris apaisé et civilisé dans la mesure du possible, Lafcadio ferma derrière lui la porte de sa chambre et s'achemina vers la place Saint-Sulpice. Là, en face de la mairie, à la bibliothèque Cardinal, il trouverait sans doute les renseignements qu'il souhaitait.

IV

En passant sous l'Odéon, le roman de Julius, exposé, frappa ses regards ; c'était un livre à couverture jaune, dont l'aspect seul eût fait bailler Lafcadio tout autre jour. Il tâta son gousset et jeta un écu de cent sous sur le comptoir.

Quel beau feu pour ce soir ! pensa-t-il, en empor- tant livre et monnaie.

A la bibliothèque, un "dictionnaire des contemporains" retraçait en peu de mots la carrière amorphe de Julius, donnait les titres de ses ouvrages, les louait en termes convenus, propres à rebuter tout désir.

Pouah ! fît Lafcadio... Il allait refermer le dictionnaire,

6o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

quand trois mots de Tarticle précédent entrevus le firent sursauter. Quelques lignes au-dessus de :

Julius de Baraglioul [Fmte\ dans la biographie de Juste- Agénor^ Lafcadio lisait : " Consul à Bucharest en 1873 "• Qu'avaient ces simples mots à faire ainsi battre son cœur ? Lafcadio, à qui sa mère avait donné cinq oncles, n'avait jamais connu son père ; il acceptait de le tenir pour mort et s'était toujours abstenu de questionner à son sujet. Quant aux oncles (chacun de nationalité différente, et trois d'entre eux dans la diplomatie), il s'était assez vite avisé qu'ils n'avaient avec lui d'autre parenté que celle qu'il plaisait à la belle Wanda de leur prêter. Or Lafcadio venait de prendre dix-neuf ans. Il était à Bucharest en 1874, précisément à la fin de la seconde année le comte de Baraglioul y avait été retenu par ses fonctions. Mis en éveil par cette visite mystérieuse de Julius, comment n'aurait-il pas vu plus qu'une fortuite coïncidence ? Il fit un grand effort pour lire l'article Juite-Agênor ; mais les lignes tourbillonnaient devant ses yeux ; tout au moins comprit-il que le comte de Baraglioul, père de Julius, était un homme considérable.

Une joie insolente éclata dans son cœur, y entonnant un tel tapage qu'il pensa qu'on allait l'entendre au dehors. Mais non ! ce vêtement de chair était décidément solide, imperméable. Il considéra sournoisement ses voisins, habitués de la salle de lecture, tous absorbés dans leur travail stupide... Il calculait: " en 1821, le comte aurait 72 ans. Ma chi sa si vive ancora ?... " Il remit en place le dictionnaire et sortit.

L'azur se dégageait de quelques nuages légers que bousculait une brise assez vive. " Importa di domesticarc

LES CAVES DU VATICAN 6l

questo nuovo proposito ", se dit Lafcadio, qui prisait par-dessus tout la libre disposition de soi-même ; et, désespérant de mettre au pas cette turbulente pensée, il résolut de la bannir pour un moment de sa cervelle. B tira de sa poche le roman de Julius et fit un grand effort pour s'y distraire ; mais le livre était sans détour ni mystère et rien n'était moins propre à lui permettre de s'échapper.

C'est pourtant chez l'auteur de cela que demain je m'en vais jouer au secrétaire ! se répétait-il malgré lui.

Il acheta le journal à un kiosque, et entra dans le Luxembourg. Les bancs étaient trempés; il ouvrit le livre, s'assit dessus et déploya le journal pourlire les faits-divers. Tout de suite, comme s'il avait su devoir les trouver là, ses yeux tombèrent sur ces lignes :

La santé du comte Juste-Agénor de Barag/ioui, quiy comme ron sait y avait donné de graves inquiétudes ces derniers jourSy semble devoir se remettre ; son état reste néanmoins encore précaire et ne lui permet de recevoir que quelques intimes,

Lafcadio bondit de dessus le banc ; en un instant sa résolution fut prise. Oubliant le livre, il s'élança vers une papeterie de la rue Médicis il se souvenait d'avoir vu à la devanture promettre des cartes de visite à la minute^ à 2 francs le cent. Il souriait en marchant ; la hardiesse de son projet subit l'amusait, car il était en mal d'aventure.

Combien de temps pour me livrer un cent de cartes ? dem^nda-t-il au marchand.

Vous les aurez avant la nuit.

Je paie double si vous les livrez dès 2 heures.

Le marchand feignit de consulter son livre de com- mandes.

62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour vous obliger... oui, vous pourrez passer les prendre à 2 heures. A quel nom ?

Alors, sur la feuille que lui tendit l'homme, sans trembler, sans rougir, mais le cœur un peu sursautant, il signa

LAFCADIO DE BARAGLIOUL

Ce faquin ne me prend pas au sérieux, se dit-il en partant, piqué de ne recevoir pas un salut plus profond du fournisseur. Puis, comme il passait devant la glace d'une devanture : Il faut reconnaître que je n'ai guère l'air Baraglioul ! Nous tâcherons d'ici tantôt de nous faire plus ressemblant.

Il n'était pas midi. Lafcadio, qu'une exaltation fantasque emplissait, ne se sentait point d'appétit encore.

Marchons un peu, d'abord, ou je vais m'envoler, pensait-il. Et gardons le milieu de la chaussée; si je m'approche d'eux, ces passants vont s'apercevoir que je les dépasse énormément de la tête. Une supériorité de plus à cacher. On n'a jamais fini de parfaire un appren- tissage.

Il entra dans un bureau de poste.

Place Malesherbes... ce sera pour tantôt ! se dit-il en relevant l'adresse du comte Juste-Agénor dans un annuaire des téléphones. Mais qui m'empêche ce matin de pousser une reconnaissance jusqu'à la rue de Verneuil ? (c'était l'adresse inscrite sur la carte de Julius.)

Lafcadio connaissait ce quartier et l'aimait; quittant les rues trop fréquentées, il fit détour par la tranquille rue Vaneau sa plus jeune joie pourrait respirer mieux à l'aise. Comme il tournait la rue de Babylone il vit des

(

LES CAVES DU VATICAN 63

gens courir : prés de Timpasse Oudinot un attroupement se formait devant une maison à deux étages d*où sortait une assez maussade fumée. Il se força de ne point allon- ger le pas malgré qu'il Peut très élastique...

Lafcadio, mon ami, vous donnez dans un fait-divers et ma plume vous abandonne. N'attendez pas que je rapporte les propos interrompus d'une foule, les cris...

Pénétrant, traversant cette tourbe comme une anguille, Lafcadio parvint au premier rang. sanglotait une pauvresse agenouillée.

Mes enfants ! mes petits enfants! disait-elle.

Une jeune fille la soutenait, dont la mise simplement élégante dénonçait qu'elle n'était point sa parente ; très pâle, et si belle qu'aussitôt attiré par elle Lafcadio l'interrogea.

Non, Monsieur, je ne la connais pas. Tout ce que j'ai compris, c'est que ses deux petits enfants sont dans cette chambre au second, bientôt vont atteindre les flammes ; elles ont conquis l'escalier ; on a prévenu les pompiers, mais, le temps qu'il viennent, la fumée aura étouffé ces petits... Dites, Monsieur, ne serait-il pourtant pas possible d'atteindre au balcon par ce mur, et, voyez, en s'aidant de ce mince tuyau de descente ? C'est un chemin qu'ont déjà pris une fois des voleurs, disent ceux-ci ; mais ce que d'autres ont fait pour voler, aucun ici, pour sauver des enfants, n'ose le faire. En vain j'ai promis cette bourse. Ah ! que ne suis-je un homme I...

Lafcadio n'écouta pas plus long. Posant sa canne et son chapeau aux pieds de la jeune fille, il s'élança. Pour agripper le sommet du mur il n'eut recours à l'aide de personne ; une traction le rétablit ; à présent, tout debout

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il avançait sur cette crête, évitant les tessons qui la hérissaient par endroits.

Mais rébahissement de la foule redoubla lorsque, saisissant le conduit vertical, on le vit s'élever à la force des bras, prenant à peine appui, de-ci de-là, du bout des pieds aux pitons de support. Le voici qui touche au balcon, dont il empoigne d'une main la grille ; la foule admire et ne tremble plus, car vraiment son aisance est parfaite. D'un coup d'épaule, il a fait voler en éclats les carreaux ; il disparaît dans la pièce... Moment d'attente et d'angoisse indicible... Puis on le voit reparaître, tenant un marmot pleurant dans ses bras. D'un drap de lit qu'il a déchiré et dont il a noué bout à bout les deux lés, il a fait une sorte de corde ; il attache l'enfant, le descend jusqu'aux bras de sa mère éperdue. Le second a le même sort...

Quand Lafcadio descendit à son tour, la foule l'accla- mait comme un héros :

On me prend pour un clown, pensa-t-il, exaspéré de se sentir rougir, et repoussant l'ovation avec une mauvaise grâce brutale. Pourtant, lorsque la jeune fille auprès de laquelle il s'était de nouveau rapproché, lui tendit confusément, avec sa canne et son chapeau, cette bourse qu'elle avait promise, il la prit en souriant et, l'ayant vidée des soixante francs qu'elle contenait, tendit l'argent à la pauvre mère qui maintenant étouffait ses fils de baisers.

Me permettrez-vous de garder la bourse en souvenir de vous. Mademoiselle?

C'était une petite bourse brodée, qu'il baisa. Tous deux se regardèrent un instant. La jeune fille semblait

LES CAVES DU VATICAN 6$

émue, plus pâle encore et comme désireuse de parler. Mais brusquement s'échappa Lafcadio, fendant la foule à coups de canne, Tair si froncé qu'on s'arrêta presque aussitôt de l'acclamer et de le suivre.

Il regagna le Luxembourg, puis, après un sommaire repas au Gambrinus voisin de l'Odéon, remonta preste- ment dans sa chambre. Sous une latte du plancher, il dissimulait ses ressources ; trois pièces de 20 frs et une de dix sortirent de la cachette. Il calcula :

Cartes de visite : six francs.

Une paire de gants : cinq francs.

Une cravate : cinq francs (et qu'est-ce que je trouverai de propre pour ce prix-là?)

Une paire de chaussures : trente-cinq francs (je ne leur demanderai pas long usage).

Reste dix-neuf francs pour le fortuit.

(Par horreur du devoir Lafcadio payait toujours comp- tant.)

Il alla vers une armoire et sortit un complet de souple cheviotte, sombre, de coupe parfaite, point fatigué :

Le malheur c'est que j'ai grandi, depuis... se dit-il en se ressouvenant de la brillante époque, non lointaine, le marquis de Gesvres, son dernier oncle, l'emmenait tout fringant chez ses fournisseurs.

La malséance d'un vêtement était pour Lafcadio choquante autant que pour le calviniste un mensonge.

Au plus pressé d'abord. Mon oncle de Gesvres disait qu'on reconnaît l'homme aux chaussures.

Et par égard pour les souliers qu'il allait essayer, il commença par changer de chaussettes.

66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le comte Juste- Agénor de Baraglioul n'avait plus quitté depuis cinq ans son luxueux appartement de la place Malesherbes. C'est qu'il se préparait à mourir, errant pensivement dans ces salles encombrées de collec- tions, ou, plus souvent, confiné dans sa chambre et prêtant ses épaules et ses bras douloureux au bienfait des serviettes chaudes et des compresses sédatives. Un énorme foulard couleur madère enveloppait sa tête admirable en manière de turban, dont une extrémité restait flottante et rejoignait la dentelle de son col et l'épais gilet justaucorps de laine havane sur lequel sa barbe en cascade d'argent s'épandait. Ses pieds gantés de babouches en cuir blanc posaient sur un coussin d'eau chaude. Il plongeait tour à tour l'une et l'autre de ses mains exsangues dans un bain de sable brûlant, au-dessous duquel une lampe à alcool veillait. Un châle gris couvrait ses genoux. Certainement il ressemblait à Julius ; mais davantage encore à quelque portrait du Titien ; et Julius ne donnait de ses traits qu'une réplique affadie, comme il n'avait donné dans VJir des Cimes qu'une image édulcorée de sa vie, et réduite à l'insigni- fiance.

Juste-Agénor de Baraglioul buvait une tasse de tisane en écoutant une homélie du père Avril, son confesseur, qu'il avait pris l'habitude de consulter fréquemment ; à ce moment on frappa à la porte et le fidèle Hector, qui depuis vingt ans remplissait auprès de lui les fonctions de valet de pied, de garde-malade et au besoin de conseiller, apporta sur un plateau de laque une petite enveloppe fermée.

LES CAVES DU VATICAN 67

Ce Monsieur espère que Monsieur le comte voudra bien le recevoir.

Juste-Agénor posa sa tasse, déchira l'enveloppe et en tira la carte de Lafcadio. Il la froissa nerveusement dans sa main :

Dites que... puis, se maîtrisant : Un Monsieur ? tu veux dire : un jeune homme ? £nfîn quel genre de personne est-ce ?

Quelqu'un que Monsieur peut recevoir.

Mon cher abbé, dit le comte en se tournant vers le pcre Avril, excusez-moi s*il me faut vous prier d'arrêter notre entretien ; mais ne manquez pas de revenir demain ; sans doute aurai-je du nouveau à vous apprendre, et je pense que vous serez satisfait.

Il garda le front dans la main, tandis que le père Avril se retirait par la porte du salon ; puis, relevant enfin la tête :

Fais entrer.

Lafcadio s'avança dans la pièce le front haut, avec une mâle assurance; arrivé devant le vieillard, il s'inclina gravement. Comme il s'était promis de ne parler point avant d'avoir pris temps de compter jusqu'à douze, ce fut le comte qui commença :

D'abord sachez, Monsieur, qu'il n'y a pas de Lafcadio de Baraglioul, dit-il en déchirant la carte; et veuillez avertir Monsieur Lafcadio Wluiki, puisqu'il est de vos amis, que s'il s'avise de jouer de ces cartons, s'il ne les déchire pas tous comme je fais celui-ci (il le réduisit en très petits morceaux qu'il jeta dans sa tasse vide), je le signale aussitôt à la police et le fais arrêter comme un

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vulgaire flibustier. Vous m'avez compris?... Maintenant venez au jour, que je vous regarde.

Lafcadio Wluiki vous obéira, Monsieur. (Sa voix très déférente tremblait un peu.) Pardonnez le moyen qu'il a pris pour s'introduire auprès de vous; dans son esprit il n'est entré aucune intention malhonnête. Il voudrait vous convaincre qu'il mérite... au moins votre estime.

Vous êtes bien bâti. Mais cet habit va mal, reprit le comte qui ne voulait avoir rien entendu.

Je ne m'étais donc pas mépris ? dit, en hasardant un sourire, Lafcadio qui se prêtait complaisamment à l'examen.

Dieu merci ! c'est à sa mère qu'il ressemble, mur- mura le vieux Baraglioul.

Lafcadio prit son temps, puis, à voix presque basse et regardant le comte fixement :

Si je ne laisse pas trop paraître, m'est-il tout à fait défendu de ressembler aussi à...

Je parlais du physique. Quand vous ne tiendriez pas de votre mère seulement, Dieu ne me laissera pas le temps de le reconnaître.

A ce moment le châle gris glissa de ses genoux à terre. Lafcadio s'élança, et, tandis qu'il était courbé, sentit la main du vieux peser doucement sur son épaule.

Lafcadio Wluiki, reprit Juste- Agénor quand il fut redressé, mes instants sont comptés ; je ne lutterai pas de finesse avec vous ; cela me fatiguerait. Je consens que vous ne soyez pas bête ; il me plaît que vous ne soyez pas laid. Ce que vous venez de risquer annonce un peu de braverie, qui ne vous messied pas ; j'ai d'abord cru à de

LES CAVES DU VATICAN 69

Timpudence, mais votre voix, votre maintien me rassurent. Pour le reste, j*avais demandé à mon fils Julius de m'en instruire ; mais je m'aperçois que cela ne m'intéresse pas beaucoup, et m'importe moins que de vous avoir vu. Maintenant, Lafcadio, écoutez-moi : Aucun acte civil, aucun papier ne témoigne de votre identité. J'ai pris soin de ne vous laisser les possibilités d'aucun recours. Non, ne protestez pas de vos sentiments, c'est inutile; ne m'interrompez pas. Votre silence jusqu'aujourd'hui m'est garant que votre mère avait su garder sa promesse de ne point vous parler de moi. C'est bien. Ainsi que j'en avais pris l'engagement vis-à-vis d'elle, vous connaîtrez l'effet de ma reconnaissance. Par l'entremise de Julius, mon fils, nonobstant les difficultés de la loi, je vous ferai tenir cette part d'héritage que j'ai dit à votre mère que je vous réserverais. C'est-à-dire que, sur mon autre enfant, la comtesse Guy de Saint-Prix, j'avantagerai mon fils Julius dans la mesure la loi m'y autorise, et précisément de la somme que je voudrais, à travers lui, vous laisser. Cela s'élèvera je pense à... mettons quarante mille livres de rente ; je dois voir mon notaire tantôt et j'examinerai ces chiffres avec lui... Asseyez-vous, si vous devez être mieux pour m'entendre. (Lafcadio venait de s'appuyer au bord de la table.) Julius peut s'opposer à tout cela ; il a la loi pour lui ; je compte sur son honnêteté pour n'en rien faire ; je compte sur la vôtre pour ne jamais troubler la famille de Julius, non plus que votre mère n'avait jamais troublé la mienne. Pour Julius et les siens, Lafcadio Wluiki seul existe. Je ne veux pas que vous portiez mon deuil. Mon enfant, la famille est une grande chose fermée ; vous ne serez jamais qu'un bâtard.

70 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Lafcadio ne s'était pas assis malgré l'invitation de son père qui l'avait surpris chancelant ; déjà maîtrisé le vertige, il s'appuyait au rebord de la table posaient la tasse et les réchauds ; il gardait une posture très déférente.

Dites-moi, maintenant : vous avez donc vu ce matin mon fils Julius ; il vous a dit...

Il n'a rien dit précisément ; j'ai deviné.

Le maladroit !... oh ! c'est de l'autre que je parle... Devez-vous le revoir ?

Il m'a prié d'entrer chez lui en qualité de secrétaire.

Vous avez accepté ?

Cela vous déplaît-il ?

... Non. Mais je crois qu'il vaut mieux que vous ne vous . . . reconnaissiez pas.

Je le pensais aussi. Mais, sans le reconnaître précisément, je voudrais le connaître un peu.

Vous n'avez pourtant pas l'intention, je suppose, de demeurer longtemps dans ces fonctions subalternes.

Le temps de me retourner, simplement.

Et après, qu'est-ce que vous comptez faire, main- tenant que vous voici fortuné ?

Ah ! Monsieur, hier j'avais à peine de quoi manger ; laissez-moi le temps de connaître ma faim.

A ce moment Hector frappa à la porte :

C'est Monsieur le vicomte qui demande à voir Monsieur. Dois-je faire entrer ?

Le front du vieux se rembrunit ; il garda le silence un instant, mais comme Lafcadio discrètement s'était levé et faisait mine de se retirer :

Restez ! cria Juste-Agénor avec une violence qui conquit le jeune homme ; puis, se tournant vers Hector :

LES CAVES DU VATICAN 7I

Ah ! tant pis ! Je lui avais pourtant bien recom- mandé de ne pas chercher à me voir... Dis-lui que je suis occupé, que... je lui écrirai.

Hector s'inclina et sortit.

Le vieux comte garda quelques instants les yeux clos ; il semblait dormir, mais à travers sa barbe on pouvait voir ses lèvres remuer. Enfin il releva ses paupières, tendit la main à Lafcadio, et d'une voix toute changée, adoucie et comme rompue :

Touchez là, mon enfant. Vous devez me laisser, maintenant.

Il me faut vous faire un aveu, dit Lafcadio en hésitant ; pour me présenter décemment devant vous, j'ai vidé mes dernières ressources. Si vous ne m'aidez pas, je ne sais trop comment je dînerai ce soir ; et pas du tout comment demain... à moins que Monsieur votre fils...

Prenez toujours ceci, dit le comte en sortant cinq cents francs d'un tiroir. Eh bien ! qu'attendez-vous ?

J'aurais voulu vous demander encore... si je ne puis espérer de vous revoir ?

Ma foi ! j'avoue que ça ne serait pas sans plaisir. Mais les révérendes personnes qui s'occupent de mon salut m'entretiennent dans une humeur à faire passer mon plaisir en second. Quant à ma bénédiction, je m'en vais vous la donner tout de suite et le vieux ouvrit ses bras pour l'accueillir. Mais Lafcadio, au lieu de se jeter dans les bras du comte, s'agenouilla pieusement devant lui, et, la tête dans ses genoux, sanglotant, tout tendresse aussitôt sous l'étreinte, sentit fondre son cœur aux résolutions farouches.

Mon enfant, mon enfant, balbutiait le vieux, je suis en retard avec vous.

72 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Quand Lafcadio se releva, son visage était plein de larmes.

Comme il allait partir et mettait dans sa poche les billets qu'il n'avait pas pris aussitôt, Lafcadio retrouva les cartes de visite et, les tendant au comte :

Tenez, voici tout le paquet.

J'ai confiance en vous ; vous le déchirerez vous- même. Adieu.

C'aurait fait le meilleur des oncles, pensait Lafcadio en regagnant le quartier latin ; et même avec quelque chose en plus, ajoutait-il avec un rien de mélancolie. Bah ! Il sortit le paquet de cartes, l'ouvrit en éventail et le déchira d'un coup sans effort.

Je n'ai jamais eu de confiance dans les égouts, murmura-t-il en jetant " Lafcadio " dans une bouche ; et il ne jeta que deux bouches plus loin " de Baraglioul ".

N'importe, Baraglioul ou Wluiki, occupons-nous à liquider notre passé.

Il connaissait, Boulevard Saint-Michel, un bijoutier devant lequel Carola le forçait de s'arrêter chaque jour. A l'insolente devanture elle avait distingué, l'avant-veille, une paire de boutons de manchettes singuliers. Ils présentaient reliés deux à deux par une agrafe d'or et taillés dans un quartz étrange, sorte d'agate embrouillardée, qui ne laissait rien voir au travers d'elle bien qu'elle parût transparente quatre têtes de chat encerclées. Comme Venitequa portait avec cette forme de corsage masculin qu'on appelle costume tailleur, ainsi que je l'ai déjà dit des manchettes, et comme elle avait le goût saugrenu, elle convoitait ces boutons.

LES CAVES DU VATICAN 73

Ils n'étaient point tant amusants que bizarres ; Lafcadio les trouvait affreux ; il se fût irrité de les voir sur sa maîtresse ; mais du moment qu'il la quittait. . . Entrant dans la boutique il paya cent vingt francs ces boutons.

Un bout de papier s'il vous plaît. Et sur la feuille que le marchand lui tendit, accoté contre le comptoir il écrivit :

A Carola Venitequay

Pour la remercier d^ avoir introduit r inconnu dam ma chambre^ et en la priant de ne plus y remettre les pieds.

Le papier plié, il le glissa dans la boîte le marchand empaqueta le bijou.

Ne précipitons rien, se dit-il, au moment de remettre la boîte au concierge. Passons encore la nuit sous ce toit, et contentons-nous pour ce soir de fermer notre porte à mademoiselle Carola.

(A suivre.) André Gide.

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LA JEUNESSE D'IBSEN

ANNÉES d'École

De la " maison Stockman " ^ s'étaient passées les premières années d'enfance de Henrik Ibsen, ses parents allèrent s'installer à une centaine de mètres plus loin de l'église, dans la maison de sa grand-mère Altenburg, qui était beaucoup plus

' Ces pages sont extraites de l'introduction biographique aux Œu'Vres Complètes d'Ibsen, dont la publication commencera bientôt aux Editions de la Nowvelle Renjue Française.

^ A. Skien. Elle était située au coin des rues actuelles du Prince et du Telemark. Ce n'est, d'ailleurs, pas que Henrik Ibsen est né, d'après une déclaration de Knud Ibsen à M. H. Houen, mais dans la maison du négociant Wamberg, au coin de la rue du Roi et de la ruelle du Lion (aujourd'hui place de la gare), ses parents, on ne sait pour quelle raison, étaient venus passagèrement habiter. Mais c'est bien à la maison Stockman, en face de l'ancienne église, que se rattachent les " souvenirs d'enfance. " La rue Henrik Ibsen unit " la place " (celle était l'église) et la " place de la de la gare ", qui est nouvelle. Prolongée le long du côté nord de la place nouvelle, la rue Henrik Ibsen y passerait devant l'emplace- ment de la maison Wamberg, et elle y passait lorsque le nom du poète lui fut donné. Le choix se trouvait donc justifié, mais le con- seil municipal et Ibsen lui-même ne s'en doutaient pas.

LA JEUNESSE D IBSEN 75

grande \ Elle comprenait " un bâtiment principal à deux étages, avec dix chambres et sept poêles, plus la cuisine ; un bâtiment annexe avec lavoir, âtre, four, et marmite encastrée dans le mur, bou- langerie, rouleau et chambre à provisions, plus un poêle ; en outre, un second bâtiment annexe, avec une chambre et un poêle, et un bûcher construit en charpente " ^ Et l'on voit que Knud Ibsen possédait, en outre, une distillerie, plusieurs maga- sins de marchandises sur le port {sœhoder)^ un ter- terrain, six vaches, quatre chevaux, quatre cochons.^ 11 dirigeait un commerce de boutique objets fabriqués et produits coloniaux, ce que l'on appe- lait " commerce paysan " et la boutique était tenue par son demi-frère Christopher Blom Paus. Bref c'était un homme actif, dont les opérations étaient fort étendues. Soit qu'il ait conduit ses affaires avec un certain désordre et vécu trop lar- gement pour ses moyens, soit qu'il ait trop aisé- ment signé des endossements, vers la fin de 1834 il ne put plus faire face à ses engagements, et, pendant neuf mois, du 12 novembre 1834 au 22 août 1835, le journal de Skien est rempli de

' Située au coin de la rue du Prince et de la ruelle de la Haie. Dans un tableau pour la taxe d'incendie, de 1817, elle était estimée 3000 speciedaler (env. 1 7000 fr.) tandis que la maison Stockman n'était comptée que 1860 spd. (10.500 fr.). Communiqué par M. J. A. Schneider.

' Ugebladfor Skien og Omegrij 1835, ^* 22.

Ibid., p

assim.

76 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'annonce des ventes aux enchères de ses biens. On y voit figurer non seulement Knud Ibsen, et sa belle mère, veuve Altenburg, mais aussi et des Plesner et des Paus. Il semble que toute la famille ait été plus ou moins atteinte. Toutefois Knud Ibsen fut seul ruiné. Il vendit ses meubles et jusqu'à ses montres. Il parvint sans doute à désin- téresser tous ses créanciers, car il lui fut possible d'acquérir, à cinq kilomètres au nord de la ville, une ferme dont le propriétaire venait de mourir. ^ La ferme de Nordre Venstœb, agréablement située sur un dos d'âne au centre d'une plaine bien cultivée, que bordent d'abruptes collines rocheuses couvertes de sapins, comprenait ^ une maison de quatre pièces, avec la cuisine et le four attenants, une petite étable, une chambre à provi- sions où l'on accédait par un pont, un jardin planté de pommiers et quelques champs. On a l'acqué- rir à bon compte, car elle avait été mise aux enchères après décès, et elle était fort délabrée. Elle pouvait comporter six à huit vaches. Le chan- gement d'existence était grand. Cependant Knud Ibsen ne semble pas y avoir perdu sa bonne humeur. Le travail de la ferme ne devait pas être bien

^ Henrik Jaeger dit à tort que la ferme de Venstœb fut tout ce qui fut conservé de la fortune des Ibsen. V. Ugeblad for Skien og Omegriy 1835, n* 20, la vente aux enchères de cette ferme est annoncée.

2 Elle a été détruite par un incendie en mai 1913.

LA JEUNESSE D IBSEN 77

absorbant. Il allait à la chasse avec des amis de Skien, son voisin Cudrio, propriétaire de Sœndre Venstœb, et parfois son autre voisin Lœvenskjold, le châtelain de Fossum. Même, des gens de Skien, qui avaient formé une société de tir, se réunis- saient, s'exerçaient, et tenaient la fête de leur concours annuel à Venstœb, évidemment moyen- nant une certaine contribution. " J'ai eu l'impres- sion, dit mon informateur, qu'en somme on avait mené là-haut une vie assez gaie " ^

Le jeune Henrik avait sept ans et demi lors- qu'on alla s'installer à Venstœb. On a beaucoup dit que le changement de fortune avait produit sur lui une impression profonde. Enfant précoce, d'une sensibilité vive, esprit réfléchi, on ne peut douter qu'il en a été frappé. Mais on a évidemment exa- géré le contraste entre les réceptions si fréquentes dans les deux maisons de Skien, et la misère de Venstœb. A en juger par l'ironie d'Ibsen au sujet du paysage de pure architecture qu'il avait sous les yeux dans sa première enfance, on croirait plutôt que l'habitation à la campagne a lui être d'abord assez agréable, et que c'est seulement plus tard qu'il a compris la signification et l'importance du changement survenu.

Peut-être cependant s'est-il senti plus seul à la campagne qu'à la ville, il avait déjà des cama- rades de son âge. Il avait, il est vrai, deux frères

1 Lettre de M. H. Houen.

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et une sœur : Johan Altenburg, en 1830, Hedvige, née en 1832, Nikolaï, qui était peu avant la déconfiture, et Knud Ibsen eut un cinquième enfant environ deux ans après, qui fut prénommé Ole Paus. Mais pour Henrik, l'aîné, ses frères et sœur n'étaient qu'une ressource médiocre, d'autant moins grande qu'il était fort avancé pour son âge, et montrait un caractère d'une exceptionnelle gravité. Il ne jouait pas comme les autres enfants, et, pour se protéger contre eux, se retirait dans un réduit, à côté de la cuisine, qu'il fermait au verrou, et cela, même en hiver, par des froids rigoureux. " Pour nous autres, dit sa sœur, il n'était pas, dans ce temps-là, un garçon agréable, et nous faisions toujours notre possible pour le déranger en jetant des pierres et des boules de neige contre son mur et sa porte ; nous voulions qu'il jouât avec nous, et quand nos attaques avaient lassé sa patience, il se précipitait dehors et nous poursuivait, mais comme il n'était habile à aucune espèce de sport, et que la violence était bien étran- gère à son caractère, ^ il n'en était rien de plus ; il réintégrait son réduit, dès qu'il avait réussi à nous éloigner suffisamment. " ^ Il était d'ailleurs gentil

1 Cependant, son plus jeune frère, interviewé par Erik Lie {Verdem Gang, 1906), se rappelle avoir reçu de lui une gifle, un jour que Henrik avait invité les paysans du voisinage à voir jouer la comédie à Venstœb.

' Presque tout ce qui concerne la vie de Henrik Ibsen à Venstœb

LA JEUNESSE d'iBSEN 79

avec ses frères, et ne les taquinait pas. Il s'abtenait de prendre part à leurs jeux et volontiers les critiquait ; on ne sentait, même quand il se moquait, aucune méchanceté dans ses paroles. ^

Dans son réduit, sa " salle d'études ", il lisait, ou regardait les images dans de vieux livres. C*est évidemment un souvenir de Venstoeb, cette réplique de Hedvig, qui Gregers, dans le Canard sauvage^ demande si elle lit les livres qu'elle trouve chez son père : " Oh oui, quand je peux, mais la plupart sont en anglais, et je ne les comprends pas. Alors je regarde les images. 11 y a un très gros livre, qui s'appelle Harrysons History of London ; il a cent ans, bien sûr ; et il y a dedans une telle masse d'images. En tête, est représentée la mort avec un sablier, et une jeune fille. Celle-là est vilaine, je trouve. Mais après, il y a toutes les autres images, avec des églises, des châteaux, des rues et de grands bateaux qui vont sur l'eau. " Et il s'amusait à dessiner lui-même des images au crayon, ou à les les peindre à l'aquarelle. Il lisait surtout les sagas des rois de Norvège, et la Bible, puis il peignait sur carton, en brillants costumes, les personnages dont il avait lu l'histoire, les découpait, et les fixait

reproduit Henrik Jaeger : Henrik Ibserty et literart li<vsbillede, 1828- 1888. Les citations d'une lettre de Madame Stousland lui sont empruntées.

1 Verdens Gang^ 19 mai 1903, article non signé, mais fait à l'aide de renseignements qui proviennent, paraît-il, de Madame Stousland.

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chacun sur un bloc de bois, pour les faire tenir debout, et les disposer en groupes variés. Il défen- dait rigoureusement que Ton touchât à la table oii ces poupées étaient posées. ^

Ou bien encore, il préparait des tours de magie. Sa sœur raconte : " On lui permit, plusieurs dimanches, de donner le soir une séance de magie dans une des chambres de la maison, et tous les voisins furent invités à y assister. Je le vois encore distinctement debout dans sa veste courte, derrière une grande caisse enveloppée et décorée pour la circonstance, et alors, il exécutait des tours qui, aux yeux des spectateurs étonnés, paraissaient de la sorcellerie. Personne ne savait, bien entendu, que dans la caisse était assis le frère cadet de Henrik, lequel s'était fait, d'avance, bien payer. Sinon, il avait menacé de faire du scandale, et comme c'était là, pour Henrik, ce qui pouvait arriver de plus effroyable, il promettait toujours de faire ce que son frère exigeait. "

L'unique amusement de plein air dont il se souciât était de bâtir, et il lui arrivait d'y mettre une ardeur extrême. " Je me rappelle, entre autres, écrit la sœur, une forteresse, véritable œuvre d'art, me semblait-il alors ; elle avait exigé un très long travail de lui et d'un frère plus jeune. Mais la fortification ne devait pas durer ; lorsqu'elle fut achevée, il lui donna Fassaut et la détruisit de » IbU.

LA JEUNESSE d'iBSEN 8i

fond en comble. " Cette forteresse fut construite en pierres, avec son frère Nikolaï, sur un tertre du voisinage. Henrik Jaeger suppose qu'il aura voulu ainsi reproduire quelque fait historique, pour mieux s'en rendre compte. C'est très vraisemblable. De bonne heure, il aima se rendre compte. Mais il n'a pas dit quelle était son idée, car sa pensée était solitaire.

Il parut sans doute trop ambitieux d'envoyer à r " école latine ", ou lycée de Skien l'enfant pauvre. Il suivit les cours d'une école privée à l'usage des classes moyennes, les mêmes matières étaient enseignées, sauf le latin. Il dut parcourir chaque jour à pied la distance qui séparait Venstœb de la ville : la vie était rude, en ce temps-là, et cela n'était pas exceptionnel. L'école était dirigée par deux licenciés en théologie, Johan Hansen et William Fredrik Stockfleth. Celui-ci vivait encore en 1892, lorsque J. B. Halvorsen rédigea l'article Ibsen de son dictionnaire des écrivains norvégiens, et il fut prié de résumer ses souvenirs. L'ancien maître se rappelait son élève comme un garçon tranquille, aux yeux singuliers, qui montrait un goût peu ordinaire pour le dessin, mais que rien, en dehors de cela, dans son allure et ses dispositions, ne faisait remarquer. ^ Le cours de religion, qui était donné par l'autre directeur, semble avoir été celui qui intéressait le plus Ibsen, et il complétait les leçons

^ J. B. Halvorsen, Norsk Forfatter-Leksikon, t. III, p. 3.

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par la lecture de la Bible. Un élève de la même école, qui est resté plusieurs années sur le même banc que lui, a conservé de son camarade un souvenir plus vivant que leur maître :

" Malgré bien des changements et des différences, il y a aussi bien des ressemblances il se retrouve, pareil à lui-même et reconnaissable, le gamin à l'esprit lucide, l'intelligence profonde, l'humeur un peu vive et irritable, l'âme fougueuse, la langue acérée, volontiers satirique, mais en même temps amical et bon camarade. A l'école, Ibsen avait déjà une curieuse disposition pour le dessin et la peinture. Bien des gens pensaient que dans cette voie il devait pouvoir devenir un artiste remarquable. Il y a sans doute encore des possesseurs de quelques uns de ces tableaux il peignait avec ses simples couleurs à l'eau les vues des environs de Skien, par exemple la forge de Fossum dans son cadre d'un romantisme pittoresque, que l'on apercevait de la maison ses parents habitaient alors. Je me rappelle très bien comme ces dessins resplendis- saient à nos yeux d'enfants. Je possédais moi-même un petit tableau qu'Ibsen m'avait donné, un pâtre assis au sommet d'un rocher ; c'était superbe. Ibsen était plus haut d'une tête que tous les gens. Il apprenait l'histoire avec ardeur. Dans sa façon de raconter des faits historiques, dans ses conver- sations sur les personnages historiques, il montrait

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une profondeur de conception et une chaleur qui devaient éveiller fortement l'attention. Il avait un goût particulier pour la vieille histoire classique. Le souvenir me revient du silence qui se fit dans la classe lorsqu'Ibsen lut son travail écrit, un rêve qu'il avait rédigé, et je me rappelle combien mon imagination d'enfant en fut saisie. Je n'ai, bien entendu, aucun moyen de reproduire exactement ou de contrôler ma mémoire dans les moindres détails, et l'on doit se rappeler que c'est un enfant qui a raconté cela, ou qui l'a rêvé ou vécu, comme on voudra. Les traits essentiels en étaient à peu près ceux-ci :

UN RÊVE

" Pendant une promenade " sur les hauts pla- teaux, " égarés et épuisés, nous fûmes surpris par l'obscurité de la nuit. Comme autrefois Jacob, nous nous couchâmes par terre, nos têtes sur des pierres. Mes camarades ne tardèrent pas à s'endormir, tandis que je n'y parvenais pas. Enfin la fatigue eut raison de moi ; alors, en rêve, un ange parut devant moi, et me dit : lève-toi, et suis-moi. Je demandai : veux-tu me conduire dans ces ténèbres ? Il répéta : Viens, je te ferai voir la vie humaine dans sa réalité et sa vérité. Et je le suivis avec crainte, et l'on s'enfonça comme par des degrés immenses, si bien que les montagnes

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au dessus de nous formèrent des voûtes colossales, et tout autour de nous s'étendait une énorme ville de morts, avec toutes les marques effrayantes de la mort et de la corruption : un monde entier enseveli, écroulé sous la puissance de la mort, une splendeur fanée, flétrie, éteinte. Au dessus de tout cela, une faible lumière crépusculaire, lugubre comme celle que les murs d'église et une croix de tombe peinte en blanc projettent sur le cimetière, éclairait les squelettes blafards, qui, en troupes infinies, rem- plissaient l'espace sombre. A ce spectacle une terreur glaciale m'envahit au côté de l'ange : " tu vois ici que tout est vanité. " Alors courut un frémissement, comme des premières, faibles menaces d'un orage commençant, c'était comme des milliers de soupirs gémissants, et cela monta jusqu'à des hurlements de tempête, au point que les morts s'agitèrent et levèrent les bras vers moi... je m'éveillai en criant tout humide de la rosée froide de la nuit.

*' Il m'a bien souvent semblé depuis que ce rêve renfermait comme une prédiction, un présage de toute la vie ultérieure d'Ibsen comme poète et écrivain, que ce qui avait été ressenti dans le rêve de l'enfant était la note dominante qui résonnait dans son œuvre poétique. ^

^ Ibsen, interrogé par Halvorsen, lui écrivit à ce sujet : " Ce devoir norvégien causa pendant quelque temps une tension dans mes rapports avec mon excellent maître Stockfleth. Stockfleth s'était, en

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"Il y avait parmi nos camarades un individu assez bizarre et comique, que Ton appelait, en général, " l'astronome. " C'était un garçon dégin- gandé, à la chevelure rouge-feu, telle que je n'en ai jamais vue de pareille à aucune autre personne. Sa figure, avec des yeux drôles clignotant d'un air bonhomme, était d'une couleur à peine moins rutilante que ses cheveux, elle était comme illuminée par eux, et il portait, pour satisfaire à l'harmonie, un vêtement brun-rouge, dont la partie supérieure, en forme d'habit, ne contribuait pas peu à renforcer l'effet comique produit par l'ensem- ble du personnage. Son surnom lui était venu de ce qu'il observait et considérait avec une véritable passion la lune et les étoiles dans une petite lunette qu'il possédait, et à laquelle il tenait, on peut le dire, comme à la prunelle de ses yeux. 11 n'était pas rare que l'on vît " l'astronome " assis dans un arbre ou sur une barrière de planches, regardant, du haut de cet observatoire, la lune à travers sa lunette, et, d'un air inimitablement comique, exprimant ce résultat de ses observa- tions :... " Je ne crois tout de même pas qu'elle soit habitée. " Il arriva ce qui arrive toujours dans une école : l'astronome, malgré toute sa bonhomie, eut quelques menues piques avec Ibsen,

effet, mis dans la tête que j'avais copié ce devoir dans quelque livre, et le dit en classe. Je repoussai son soupçon erroné avec une énergie qui ne lui plut pas. "

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et s'assayajCn collaboration avec un autre camarade, dans Tart de l'épigramme. Ibsen dévora TafFront avec un calme apparent, et ces rimailleurs croyaient déjà leur adversaire dûment châtié, quand un matin il se produisit ceci : nous venions de prendre place sur les bancs, mais la classe n*était pas encore commencée ; en face d'Ibsen était assis l'astronome dans sa rougeur coutumière, Fair satisfait ; soudain ses joues lumineuses prirent une couleur encore plus vive, et il se démena par dessus la table, avec la volonté manifeste d'user des argumenta ad hominem, La raison de sa fureur était un papier qu'Ibsen, de son côté, déployait devant lui, et qui semblait produire le même effet qu'un chiffon rouge devant certains animaux. C'était naturel : sur le papier était représenté le contemplateur d'étoiles dans tout l'éclat de sa couleur, sa lunette braquée sur une brillante demi-lune, et au dessous était écrite sa phrase scientifique : " Je ne crois pas qu'elle soit habitée! " ^

Le i" octobre 1843 eut bien dans l'église de Gjerpen, dont dépendait Venstœb, la confirmation d'Ibsen. ^ Il avait quinze ans et demi seulement, mais la famille n'était pas en situation de lui donner une instruction secondaire complète et de

J. B. Halvorsen, op. cit., t. III, p. 3-5. ' F. Ording, Oplysninger til Henrik Ibsens biograf, dans For kirke og kultur, 1 9 1 o.

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le garder longtemps à sa charge. A Texamen d'instruction religieuse, le jeune Henrik obtint la note très-bien^ qui n'était pas la meilleure note possible, mais la meilleure qui fut donnée. Knud Ibsen fut très fier de son fils, et d'autant plus vexé de voir qu'à la cérémonie, dans l'église, celui-ci n'avait été placé qu'au troisième rang, après le fils du bailli et un autre fils de propriétaire- cultivateur. L'usage était alors de faire au doyen qui présidait à la confirmation quelque cadeau, et Ton raconte que Knud Ibsen, pour se venger, prétendit que le bailli avait donné au doyen un rôti de veau. Peu de temps après, la famille revint s'installer à Skien, dans une maison qui existe encore, rue Snibetorp. Knud Ibsen avait obtenu un poste à la caisse d'épargne de Skien. On se mit à chercher un métier pour Henrik. Il put alors suivre plus assidûment les cours d'une école de dessin, école du soir qu'il avait peut-être déjà fréquentée lorsqu'il habitait Venstœb, et c'est sans doute à ce moment qu'il rencontra la paysagiste Mandt, qui vivait dans le Telemark et venait parfois à Skien. Attentif à profiter de toutes les occasions, Henrik se fit donner par lui quelques leçons de peinture à l'huile, ^ car il voulait devenir peintre. Il faisait surtout de l'aquarelle, et un assez grand paysage ^ peint en 1842, une vue de la ferme de Follestad

^ H. Ibsen: Bre<ve, II, p. i8i.

* Fait partie de la collection Rasmus Meyer, à Bergen.

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au pied de son coteau boisé, d'une minutie labo- rieuse et en couleurs trop crues, montre, malgré l'imperfection du résultat, une correction de dessin et une habileté qui surprennent de la part d'un enfant de quatorze ans, qui s'était formé pres- que entièrement seul. Mais, quand bien même ses parents eussent admis que ce goût pour la peinture était l'indication d'un talent véritable, cela ne lui aurait ouvert qu'une carrière très problématique, surtout dans la Norvège d'alors. Il n'aurait pu gagner sa vie, dans l'hypothèse la plus favorable, avant de longues années, et il fallait qu'il la gagnât tout de suite. Un pharmacien connu de la famille accepta de le prendre comme com- mis, et Ibsen s'embarqua, au commencement (?) de 1844, pour se rendre à Grimstad, et y rejoindre son poste à la pharmacie Reimann.

II

LA PHARMACIE REIMANN

De Skien à Grimstad on longe la côte en sui- vant le chenal naturel compris entre elle et un interminable chapelet d'îlots grands et petits, presque tous rochers complètement nus, gris, plus rarement jaunes, que séparent tantôt d'étroites passes, tantôt de larges ouvertures sur la mer. Parfois on aperçoit au delà une autre chaîne

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d'écueils plus arides encore, et si Ton passe quel- que détroit, on suit une large rue d'eau, bordée de deux rangées de pierres non construites, indé- finiment monochromes. Des bouées nombreuses, des pieux fixés sur les "hauts fonds que Teau recouvre à peine, indiquent les points dangereux de ces parages, ne peuvent naviguer que les pilotes, car, si la mer y est, en général, parfaite- ment calme, il arrive aussi qu'elle s'y agite, les brouillards sont fréquents et les récifs guettent. La côte elle-même n'est, en bien des endroits, qu'une suite plus continue de rochers pareils, seulement un peu plus hauts que les îles, et la route présente alors un spectacle d'affreuse désola- tion. Mais, plus souvent, le roc y est en partie couvert de sapins, et laisse deviner, par places, un paysage moins sévère.

Voici que la côte s'abaisse ; on pénètre dans un golfe à l'étroite ouverture, et l'on approche d'un village aux maisons de bois, avec une église au centre et un bouquet d'arbres derrière : c'est Grim- stad. Ibsen arriva vers la fin de l'hiver 1 843-1 844 en vue de ce trou perdu, il savait qu'il devait rester des années, et l'aperçut caché sous la neige. Un souvenir de famille, déjà, l'y rattachait : sur sa droite, avant d'entrer dans le petit fjord, il s'était fait montrer, sans doute, la pointe de Hesnaes, près de laquelle son grand-père, autrefois, avait sombré.

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Grimstad, si Taccès en est maussade, est du moins agréablement situé, joliment environné de bois de sapins, et le pays derrière, sans grands accidents de terrain, assez bien cultivé, coupé de bois et de lacs, est plutôt riant. Mais le village lui-même n'était guère engageant, avec ses maisons isolées ou par groupes, ses rues et ses espaces libres impraticables quand il y avait de la boue, et le bétail qui venait parfois jusque dans les rues. 11 comptait alors 850 habitants, presque uniquement occupés à construire des navires dans toutes les petites criques du voisinage, ou à naviguer. La marine marchande se développait rapidement, et la petite ville était prospère. On y menait une vie frugale, simple et tranquille. En hiver, dans les rues sans aucun éclairage, parcourues au milieu par le ruisseau, ^on pouvait voir, par bien des fenêtres dépourvues de stores, les familles assises autour d'une table brûlait une seule chandelle \ et cela, même dans la " grande rue ". Comme à Skien, un petit nombre de familles formaient une sorte d'aristocratie bourgeoise locale, orgueilleuse et peu accueillante aux nouveaux venus, même de position similaire. Les familles de capitaines-mar- chands se mariaient entre elles. Chacun devait se tenir décemment et à son rang. La crainte de l'opinion était paralysante et restreignait les actes et même les pensées de chacun. Bjœrnson a décrit

^ Chr. Due : Ertndringer fra Henrik Ibsens Ungdomsaar, p. 13.

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ce caractère des petites villes : " Ici, on est tran- quille — non par crainte de la police, car il n'y en a pas, mais par crainte de faire parler de soi, tout le monde étant connu. Si l'on va dans la rue, il faut saluer à chaque fenêtre, sans doute quelque vieille dame se tient assise, qui rend le salut. Il faut aussi saluer ceux que l'on rencontre, car tous ces gens paisibles pensent à ce qui est convenable en général, et à ce qui leur est en particulier. Quiconque dépasse la due mesure, selon son état ou sa position, perd son bon renom; car on ne connaît pas lui seulement, mais aussi son père et son grand-père, et l'on remonte jusqu'à celui, dans la famille, qui a manifesté des tendances malhonnêtes."^ Ceci n'est pas, sans doute, spécifiquement norvégien, mais il est peu de pays l'action de cette surveillance mutuelle ait été aussi forte. A Grimstad, où, de plus, la prospérité matérielle confinait les esprits dans les préoccupations d'intérêt, on aurait considéré comme une inconvenance qu'un jeune homme dans la situation d'Ibsen se permît d'avoir une opinion, par exemple, sur un sujet politique.

Or Ibsen, on a déjà vu ce trait observé par ses frères à Skien avait la terreur du scandale. Il était, par là, disposé à se soumettre à toutes les exigences formelles de la petite ville. Mais ces exigences étaient vraiment excessives. Il était

^ Bjœrnstjerne Bjœrnson -.Fort^gllinger, t. II, p, 124.

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jeune. Toutes les ardeurs qui bientôt allaient bouil- lonner en lui ne pourraient pas être indéfiniment comprimées. En attendant, il vécut d'abord sans attirer l'attention, et dut pour cela faire sur lui- même un effort. Il s'isolait déjà volontiers, à Venstœb, dans sa " salle d'études ". Dans la phar- macie, en dehors de son service, sa solitude devint habituelle et continue. " On ne le voyait jamais dehors, du moins pendant la journée ". ^

La boutique n'était pourtant pas un séjour agréable. Le pharmacien Reimann étant pauvre et chargé de famille, trois jeunes enfants avait loué dans un quartier misérable du village, une maison de deux étages : un rez-de-chaussée bas, dont on pouvait presque atteindre le plafond avec la main, et un premier plus bas encore. L'installa- tion était des plus primitives. L'apprenti couchait au premier, dans la même chambre que les trois enfants du pharmacien, et devait, pour aller se coucher, traverser la chambre des deux servantes. La pharmacie elle-même était une toute petite pièce mal soignée. Ce n'était d'ailleurs pas une sinécure que d'y servir les clients, car il n'y en avait pas d'autre sur la côte entre Kristiansand et Arendal, c'est-à-dire sur une longueur de 70 kilo- mètres, et l'on n'y vendait pas seulement des remèdes, mais aussi de l'alcool et des produits coloniaux. Le commis devait être fort occupé. De

^ Chr. Due, loc. cit.^ p. i8. *

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plus, pauvre et misérablement payé, mal habillé, étranger à Grimstad et sans relations avec la société de la ville, on conçoit qu'il était peu tenté de sortir. Il semble qu'il ait vécu en bons termes avec son patron, et comme celui-ci était membre de la société de lecture de la petite ville, fondée en 1835, ^^ ^^^ probable qu'il s'est ainsi procuré des livres, et qu'il a lu, en attendant les clients, l'histoire universelle de Becker (mentionnée au 4™* acte de Peer Gynt) et une bonne partie des vingt et un volumes de Holberg, qui fut toujours un de ses écrivains préférés, ainsi que des œuvres d'Ingemann, de la féministe suédoise Frederika Bremer et de madame Gyllembourg. Peut-être aussi a-t-il commencé dès lors à suivre la revue V Abeille. Il a eu également occasion, par cette voie, de lire des traductions de Walter Scott, de Dickens et d'Eugène Sue, et des œuvres isolées de Hauch, Chr. Winther, Henrik Herz, H. C. Andersen, Victor Hugo " l'histoire de Napo- léon " et Balzac {Scènes de la vie de province^ sous le titre : Les mystères des pro- vinces^ ^

Mais si sérieux qu'il fût, et avancé pour son

1 Tous ces ouvrages ont été acquis, au plus tard, en 1845 P^*" ^^ Société de lecture de Grimstad. V. Hans Eitrem : Henrik Ibsen Henrik Wergeland, dans Maal og Minne, 1910, pp. 37 sqq. L'auteur a bien voulu me communiquer quelques renseignements complé- mentaires sur le séjour d'Ibsen à Grimstad.

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âge, il ne pouvait, de seize à dix-neuf ans, s'absor- ber exclusivement dans ses fonctions de commis pharmacien et ses lectures. La société de Reimann ne pouvait lui suffire. Il lui fallait des amis, au moins des camarades. Tant qu'il fut chez Rei- mann, il n'en eut pas. Comme il fallait tout de même qu'il causât, qu'il rît, qu'il eût du mouve- ment autour de lui, il eut d'abord pour compagnon de jeux, semble-t-il, un être collectif: les gamins de Grimstad. Ils l'appelaient : " Le gars pharma- cien ", ou même : Henrik, et dès qu'il se mon- trait dehors, ils l'entouraient, garçons et filles, car il y avait toujours occasion de s'amuser avec lui. Et alors, c'étaient des plaisanteries sur les voisins. On cite ainsi un impromptu tous les prénoms d'une famille figurent à peu près comme ceci : " La table est servie, dit Sylvie ; ça n'est pas trop tôt, dit Margot, etc. " ^ Excité par les rires de ses auditeurs, il est clair qu'il ne se contentait pas toujours de jeux aussi innocents. Il satisfaisait ainsi aux besoins d'expansion de sa jeunesse d'une façon à la fois excitante et médiocre. Car la foule des gamins n'était que spectatrice, et il était seule- ment leur amuseur. Nulle camaraderie plus per- sonnelle n'est résultée de là, et il a vécu au moins pendant trois ans, de seize à dix-neuf, dans une affreuse solitude.

1 Bien entendu, ceci n'est pas une traduction. Eids'voldy 1900, 233.

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Il ne sortait presque pas. Naturellement timide, il n'adressait pas la parole aux personnes de son âge, ou plus âgées, et son air sévère et froid n'encourageait pas les autres à lui parler. " Une dame qui habitait alors à Grimstad a raconté qu'il circulait comme une énigme fermée à sept sceaux. Il causait une impression sombre, sérieuse, presque lugubre. Quelques amies de la dame se deman- daient ce qu'il pouvait y avoir en cet étrange individu, d'autres en avaient presque peur. " ^ Il n'était pas plus agréable avec les enfants, et les servait chichement, lorsqu'ils venaient acheter de la réglisse, si bien qu'avant d'entrer ils montaient à un arbre, d'où ils pouvaient voir qui était dans la boutique, et s'en allaient s'ils apercevaient Ibsen. ^ Un homme qui est venu fréquemment à Grimstad entre 1860 et 1869, résume ainsi les souvenirs qu'il a recueillis des gens de l'endroit : " Les jeunes femmes de Grimstad ne l'intéressaient pas le moins du monde, et il était pour elles une énigme vivante. Il ne se souciait de rien de ce qui occupe le jeune homme ordinaire dans sa situation. D'abord, il n'était pas du tout sociable. Il mépri- sait les bavardages insipides et les commérages du café ou du thé de l'après-midi ; il n'avait pas de goût pour le whist, le boston ni les grogs ; et

^ Henrik Jaeger : op. cit., p. 59.

' Erindringer af Johan Schulerud, dans Verdem Gang, 1 9 1 o, n<> 167.

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enfin, ce qui n'était pas le moins grave, il ne savait pas danser. Il écoutait sans le moindre sourire les plaisanteries et les anecdotes humoristiques des marins à leur retour. Un jeune apprenti pharma- cien à la chevelure en bataille et aux lèvres closes comme un étau, qui faisait des caricatures des citoyens notables et des épigrammes sur les gens qui avaient été aimables à son égard ne pouvait guère être apprécié des capitaines de mer de Grim- stad. " ^ Il faisait peut-être des caricatures à cette époque, mais il ne les montrait à personne, parce qu'il n'avait personne à qui les montrer, et ses épigrammes ne pouvaient être encore, à ce moment, que les plaisanteries auxquelles il se livrait devant son public de gamins. A part cela, qui est plutôt de ses dernières années de Grimstad, tout le reste de la description vise les premières années, et cessera d'être vrai ensuite. Mais c'est Jous cet aspect que son souvenir a été conservé à Grimstad du moins par tous ceux qui n'ont pas eu avec lui de rapports vraiment personnels.

Et il n'est pas étonnant que, dans les conditions misérables il vivait, accablé de sa solitude, et sentant contre lui une sorte de réprobation muette, il se soit raidi et ait pris une attitude de plus en plus hostile, en même temps que, dégoûté et ne voyant pas d'issue, il se laissait aller, et ne réagis-

1 Hjalmar Hjorth Boyesen : A commentary on the <works of Henrik Ihserty p. 16.

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sait plus que par un intime sentiment de mépris. Les vieux de Grimstad, interrogés plus tard, se le sont rappelés " petit et maigre, mais trapu, tout crasseux, avec une mèche de cheveux noirs pendant sur son front, et un regard incertain, fuyant... " ^ Un jour, pourtant, un jeune homme passe devant la pharmacie Reimann avec un ami qui lui demande s'il a vu Tapprenti pharmacien, qui est un singulier individu. Non, le jeune homme n'a pas vu le commis. Il entre, et trouve qu'Ibsen porte une belle barbe noire, qui donne à sa physionomie animée, engageante, une expression énergique, et en même temps harmonieuse. " Au- cune parole ne fut échangée, mais lorsque je reçus [ce que j'avais commandé], nos regards se rencon- trèrent, et je remarquai alors dans ses beaux yeux une lueur qui fit impression sur moi. Cette lueur était l'étincelle, etc. " ^ Les yeux d'Ibsen étaient en effet fort beaux, mais aux gens de Grimstad, sans doute, il n'osait plus guère les montrer...

P. G. La Chesnais.

Ci ï Eids'voldy 1900, 233. L'article n'est pas signé, mais évidem-

I' ment écrit par une personne qui a vécu à Grimstad.

I ^ Chr. Due, ioc. cit.j p. 20.

t' 7

k

POEMES

AVEC MOI-MÊME

Je me souviens d*un soir de mes vingt anSy Que J* ai passé tout seuly caché dans P herbe Au milieu d^ un grand pré d^'à fraîchissant Ou mille crapauds exhalaient leur chant.

Les maisons étaient loin^ la route aussi ; Il y avait seulement les campanules Et ce haut bouquet d^ arbres immobiles Et les grâces d^un jour lent à mourir ;

En allésy les gens : L'heure était venue la nature est enfin seule à seule ; Elle s appartient y frémit et se parle Et moi y étais comme un intrus.

Pétais plus seul et nu et plus riche^ Plus dépouillé de tout, hormis de moi Et plus recueilli sous ma propre voix Et plus ramassé dans ma songerie.

PoiMES

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J"* entrais dans ce temps m les souvenirs Commencent soudain

De meurtrir un peu le cœur qui les aime Et qui Us contemple et qui Us étreint Et craint de Us perdre,

J^ avais pu jusque regarder au plus loin D'un passé Uger et tout en lumih-e : Il était comme une alUe de jardin^ Celle du milieu^ qui est droite et nette ; Quand on est au bout et qu*on se retoumty Dans ses buis tailUs on la revoit toute.

Mais ce premier âge était révolu ; De l'ombre déjà gagnait mon enfance^ Allait-il maintenant falloir ni en aller Vite^ U cou tendu vers Vinconnu^ ^ans me retourner?

C'est pourquoi ce soir-lày caché dans P herbe J'écoutais en moi des voix anciennes Tandis que régnait U chant des crctpauds Qui se déployaity en ondes pures Loiny Jusqu'aux confins de la clarté.

C'est pourquoi sortirent de ma mémoire Et vinrent se bUttir à mes cotés Les adolescents que Je venais d'être Et tous Us enfants que j'avais été.

4

IC» LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vinrent un à un ; les plus grands d* abord. Je fus longtemps seul avec chacun d^eux A le regarder et a lui parler^ A chercher sa voix, à chercher ses yeux, A le retrouver en moi tout entier.

Ils vinrent tous jusqu'aux petits enfants

Dont les yeux tout neufs avaient reçu le monde

Et qu^ aujourd'hui, avide, j^ interroge ;

Pas encore un oubli, pas encore un absent.

Ils vinrent trh nombreux, croyais-je, à ces vingt ans.

Vingt ans si peu nombreux encore.

Hélas! chacun d^eux rapportait sa peine Dont je repleurais avec lui ; Et rapportait, comme une rose, l'heure heureuse Qui me faisait pleurer aussi.

Et cest mi-pleurant que je leur ai crié Comme en me donnant mission à moi-même : O soyez-moi tous gardés à jamais ! Si loin qu'il faille aller, je vous emmène !

Je ne veux pas laisser même le plus dormant Comme un mort, dans la nuit, en arrière ; Qu'il n'y ait pas de morts, ô mémoire. S'il reste un survivant !

POÈMES

lOI

Allons tous ensemble et jamais diminués Mais grossis de ceux qui passeront demain ; Et s*il advient que l*un s'arrête et nous quittey Je fais le serment de le ramener opiniâtrement.

Ainsi ce soir-là^ de mes vingt anSy

fat eu grande joie et la première angoisse^

Je fis h moi-même cette promesse^

A moi rassemblé^ total et vivant.

J* étais étendu sur le dos^ dans rherbey

Mes yeux étaient grands ouverts sur le ciel ;

Ayant capturé la première étoile

Enfouie au Zénithy

Ils la quittaient un peUy sans la perdre

Quand passait peureuse et papillotante

La chauve-souris.

Mais comme le jeu de mes doigts dans r herbe

Ce jeu de mes yeux était machinaly

Car ils regardaient ailleurSy des visages,,.

I02 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PAYSAGE

A Albert Doyen.

D^un cêté de la route^ il y avait un tertre^ Un tertre je grimpai me reposer un peu ; Sur son terreau moelleux r herbe était fine et droite. Ça et émergeaient des fronts de rochers bleus.

Devant moi et derri}re^ il y avait les vignes Les vignes et la route^ jusqu'aux bords du plateau; Et marquant Vhorizony une fl'èche d'' église ; AI ai s seule dans les vignes^ une petite maison.

Une petite maison bien solide et bien blanche^ Enclose d^un mur bas que parait à chaque angle Un arbre dru et rond posé comme un bouquet ; Ça faisait un îlot dans le peuple des '))ignes Et cependant^ là-bas^ sur la route^ on voyait V amorce du sentier qui devait y conduire.

Ah \ j"* aimais cet endroit et saluais a mi-voix

Avec de tendres mots tout ce qu'il contenait :

Fin clocher^ doux clocher^ vignes toutes ensemble !

Longs déploiements qui épousez le plateau souple^

Grand ciel vivant que regarde ma belle route

Et le sentier furtif entre deux rangs bien sages

Et la petite maison^ la ch'ère petite maison

Qui est comme au sein d^une vaste musique !

Et vous, braves brins d* herbe qui seuls pouvez m* entendre...

PO

EMES

103

Alors un des brins d^ herbe Se mit à me parler :

Tu dis que tu nous aimeSy Mais tu vas t'en aller...

Tu prétends que tu m^aimes. Dit la maison dans les vignes^ Eh bieny il y a si tu veux^ Place ici pour toute ta vie,

Eh bien^ il y a si tu veux^ Dit le clocher avec sa cloche^ De quoi partager tout ton cœur^ Entre le bourg et les vignobles.

De quoi dépenser tout ton cœur^ Dirent les vignes et le vent^

Tu le trouveras en marchant Iciy chaque jour, à l'aurore ;

Tu le trouveras rien qu'à suivre Le petit mur de la maison A l'heure ou le colimaçon Coule du cristal sur les pierres ; A l'heure le premier rayon Fait éclore deux papillons.

I04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A V heure ou la mince fumée Sort de ce toit-là et rejoint Dans le ciel troublé de rosée Les alouettes du matin,..

Ah! j^écoutaisy avide et triste Et Ramassais en grande hâte Pour remporter dans ma mémoire Tout ce que mes yeux pouvaient prendre.

C^ était un endroit que f aimais Comme f en avais tant aimés Depuis que j^ a liais y sur la terre ; Tant d^autresy déjà oubliés Que je ne reverrai jamais...

Quand je tressaillis dans un grand soupir^ ^

Quand je me levai enfin pour partir ^ C*est que le plateau était plein de nuit.

Il ny avait plus quune lueur trouble Qui marquait la ligne de Phorizon^ Il n'y avait plus quune petite lumière^ Qui marquait la place de la maison.

Charles Vildrac.

los

LE CINQUANTENAIRE

D'ALFRED de VIGNY

En 1898, Saint-Malo célébra par de larges fêtes le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand. C'est exac- tement la date qui, pour son jubilé, convient, bien mieux que le centenaire de la naissance, à un grand mort littéraire du XIX® siècle. Cinquante ans encore après sa mort, la loi laisse son œuvre végéter et fructifier entre les mains de ses héritiers. L'entrée définitive dans la postérité, dans la mémoire humaine, ce que le positivisme appelle le sacre- ment de l'incorporation, a lieu ces cinquante ans révolus. Le moment alors paraîtrait venu de célébrer cette incor- poration de la manière que Vigny lui-même, à ses rares heures illuminées, entrevoyait.

Regarde quelle joie ardente et sérieuse ! Une gloire de plus luit dans la nation. Le canon tout puissant et la cloche pieuse Font sur les toits tremblants bondir rémotion. Aux héros du savoir plus qua ceux des batailles On va faire aujourd'hui de grandes funérailles. Lis ce mot sur les murs : Commémoration !

Le canon et la cloche se sont tus, et la cinquantième année révolue n'a été une date que pour les éditeurs :

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depuis deux mois les collections à bon marché se hâtent de jeter au public, pour le plus bas prix, les œuvres du poète, et c'est tout. Vigny, poursuivi dans l'existence par des misères sournoises, n'eut jamais l'infortune décorative et somptueuse de Chateaubriand. Rongé, ses dernières années, par un cancer de l'estomac, il se comparait à Prométhée, mais le rocher manquait. Cette diminution, cette discrétion triste, nous les retrouvons dans ce cinquan- tenaire sans éclat, bien différent de ceux qui commémo- rèrent et Chateaubriand et Musset.

Si Vigny l'avait pu prévoir, il s'en serait amèrement affligé. Il aimait la gloire, dans toutes ses formes matérielles. Il souffrit beaucoup des mauvais numéros qui lui échurent souvent, des humiliations qu'il reçut, des bénéfices qu'il manqua. C'est de sa mauvaise étoile qu'il fit, avec la conscience d'une déchéance et d'un pis-aller, la lumière de sa vie intérieure, la lampe silencieuse de sa solitude. Il fut, comme Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, le héros de la sombre aventure que Stella a représentée sous les traits de Gilbert, de Chatterton, d'André Chénier. Et comme aux enfants qui méritent des louanges lorsqu'ils dorment bien, il faut peut-être savoir gré aux pompes officielles du goût très fin qu'elles marquèrent en ignorant ce cinquantenaire, en laissant Vigny à sa solitude et à la nôtre.

Durant ce stage de cinquante ans aux portes de la mémoire définitive, la lumière que rayonne Vigny est restée singulièrement stable. Quand la même date arrivera dans cinq ans pour Lamartine, dans vingt-deux ans pour Victor Hugo, quand elle est arrivée il y a quatre ans pour Alfred de Musset, la courbe de ces trois gloires a été et sera beaucoup plus accidentée, avec des cimes brusques et

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des vallées profondes. Aujourd'hui chacun des trois est aimé plus ou moins contre l'un des deux autres. Vigny n'a jamais été élevé assez haut pour qu'une chute nette et dramatique ait pu faire dans sa destinée grande figure de bataille perdue. Il n'a cessé de gagner, comme un vin riche, lentement, régulièrement. Lui-même, à la fin de V Esprit Pur, son testament poétique, avait pesé, évalué, avec une parfaite justesse sa fortune du lendemain.

Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées. Je reste, et je soutiens encor dans les hauteurs, Parmi les maîtres purs de nos savants musées U IDEAL du poète et des graves penseurs, réprouve sa durée en vingt ans de silence. Et toujours, d'âge en âge, encor je vois la France Applaudir à mes vers et leur jeter des fleurs.

Les capitales du quatrième vers sont de lui. Il y a dans V Esprit Pur un essai unique, un peu bizarre, pour mar- quer les mots essentiels et denses par la différence de la typographie. Vigny est le romantique dont la poésie présage le mieux la poésie mallarméenne : il est dés lors curieux que son dernier poème soit hanté par des préoc- cupations matérielles analogues à celles de Un coup de dés jamais n'abolira le Hasard. Et il a soin de nous souligner par la face et la fonction de sa poésie : tournée et concentrée vers l'idéal. C'est parfaitement juste. De sa faiblesse et sa force.

Si, laissant de côté, par abstraction, l'idéal de cette poésie, nous la regardons en tant que matière et réalité verbales, un point nous inquiète. Buffon nous dit que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité.

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(Et pourtant la postérité accueille la Critique de la Raison Purey abandonne V Histoire Naturelle !) Comment alors se fait-il qu'Alfred de Vigny ait passé si aisément, si noble- ment, à la postérité, qu'il s'y installe avec une telle décision, lui qui, de tous les grands romantiques, est celui pourtant qui pèche le plus par le style et la langue ?

On pourra broncher devant cette affirmation : il suffira de regarder de près une page des Destinées pour reconnaître qu'aucun de nos grands poètes n'est plus éloigné que Vigny de révéler un maître de la langue. J'imagine que les grammairiens doivent le trouver insupportable, et comprendre difficilement qu'on l'admire.

Plus on avance des premières poésies aux dernières, plus on trouve de quoi scandaliser ces puristes. Et c'est suivant la même ligne que la veine du poète se raréfie, que les vers, fluant d'abord avec abondance, ensuite paraissent de plus en plus péniblement distillés. La narration d^Eloa ou du Déluge est parfaitement aisée et gracieuse : comparez lui le récit rocailleux de la Sauvagey et, dans la Maison du Berger ou la Bouteille à la Mer^ à côté des plus splendides strophes, les vers durement noués, les paquets de platitudes et d'impropriétés, le bras de plâtre appliqué à un torse de marbre.

Des premières poésies aux dernières, le poète a aban- donné ses appuis pour marcher seul, et seul il s'est souvent trouvé trop faible. C'est une question délicate de savoir si ses poèmes grecs de jeunesse sont en efiPet, comme il l'a dit, antérieurs à la publication des poèmes d'André Chénier, ou s'il les a, quand il les publia, légèrement antidatés ainsi que Lamartine et Hugo l'ont fait si souvent. Toujours est-il que ces poèmes procèdent, par leur recherche d'élé-

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gance un peu molle et conventionnelle, du XVIII* siècle : cette versification et cette langue du XVIIP siècle avaient exactement, par leur vernis superficiel, de quoi donner l'illusion d'un tour de main expert et correct, de quoi soutenir, par des fonds substantiels, l'intermittence de lyrisme et de pureté poétique concentrés qui déjà donnait à l'art de Vigny sa figure particulière. Mais, de 1825 ^ 1830, devant l'éclat du romantisme militant et truculent, ce style se démode rapidement, on le voit s'écailler à vue d'oeil. C'est alors que Vigny, bien plus encore que Lamartine, laisse tomber de sa poésie toute cette con- tinuité, cette urbanité de langage correct, usuel, sans génie, qu'elle tient du siècle précédent. Il les laisse tom- ber sans pouvoir les remplacer, par autre chose que des idées poétiques plus hautes, des fulgurations poétiques plus intenses, mais plus irrégulières. Dès son début il avait eu la volonté et la prétention d'ouvrir des voies, d'être le premier dans les tentatives et les audaces auxquelles con- viait le bouillonnement romantique. Il était fier d'avoir, par Othello^ introduit le vers romantique à la Comédie- Française avant Hernani^ d'avoir, par Cinq-Mars^ précédé Notre-Dame de Paris dans l'imitation réussie de Walter Scott. Il revendique, avec raison d'ailleurs, pour Moïse et pour Eloa^ l'honneur d'avoir été les premiers poèmes à incarner une pensée philosoph ique dans un récit. Comme Chateaubriand qui écntlts Mémoires d'' Outre-Tombe en se préoccupant de Michelet, alors en pleine gloire, comme Victor Hugo qui songe dans la Légende des Siècles à ne pas se laisser dépasser par les Poimes antiques^ dans les Chansons des Rues et des Bois à suivre (comme un roi suit son héraut) les Emaux et Camées^ Alfred de Vigny mettait

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son amour-propre de poète à rester à Tavant-garde, à ne point paraître un attardé, à ne point se laisser dépasser par les jeunes audaces. C'est, je crois, une des raisons pour lesquelles il abandonna les qualités secondaires de tenue qui, transmises d'un style antérieur, lui paraissaient scolaires, et se lança, au détriment de ses mots et de sa syntaxe, vers des moyens d'expression plus romantiques et plus personnels. Comme il n'avait pas loin de la santé verbale d'un Hugo, il marcha avec peine, dans un chemin hérissé de difficultés et de pièges, il sentit la langue broncher et fondre sous son effort infructueux, il se décou- ragea, laissa échoués, dans son Journal^ sans moyen de les réaliser, ses beaux plans de poèmes. Il fut, au contraire du mot de Bonald, une intelligence et une âme poétiques trahies par leurs organes.

Il a exalté " le bonheur de l'inspiration, délire qui sur- passe de beaucoup le délire physique correspondant qui nous enivre entre les bras d'une femme ". Mais cette inspiration, chez lui, n'est pas création. Elle se dissipe stérilement. Il ne réussit jamais à donner, comme Lamar- tine et Victor Hugo, par le travail qui la suit, qui la matérialise et la fait descendre, l'illusion de sa présence, de son abondance, de sa flamme ; s'il en a éprouvé le bonheur, il ne l'a pas communiqué.

Le cas d'Alfred de Vigny est le même que celui de Baudelaire et de Mallarmé. Tous trois sont de grands poètes qui ne disposent pas d'une langue assez sûre, à qui manque la grammaire habituelle et spontanée de leur art, qui sont obligés à une lutte perpétuelle et ingrate ils s'épuisent. Et Baudelaire et Mallarmé, d'éducation roman- tique, n'avaient pu débuter par la continuité tempérée

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d'une Eloa. Remarquons que si la ressource habituelle et spontanée leur manque à tous trois, il n'en est pas de même de ce qui appartient à la conscience et à l'intelli- gence. Tous trois sont des poètes intelligents, des poètes qui pensent, et qui, beaucoup plus que les grands protago- nistes de génie derrière lesquels ils prennent place, sont doués d'esprit critique. Mais l'esprit critique et la puis- sance de construction artistique vont-ils ensemble ? Je crois bien qu'ils allaient ensemble chez les classiques, et je ne sais si le génie classique n'implique pas, nécessaire- ment, un élément proportionné d'esprit critique. Peut-être Racine, chez qui il y avait moins d'étoffe spontanée que de justesse et d'économie, de réflexion et d'art, et qui unissait à une sensibilité violente l'intelligence la plus saine et la plus mesurée, courait-il, sans y être tombé jamais, au même degré, un risque analogue à celui de Vigny, de Baudelaire et de Mallarmé. Il en était préservé par ce qui fait l'atmosphère même d'un siècle classique, par cet esprit de bienveillance mutuelle et de bonne domesticité, grâce auquel on peut " humblement sup- plier " sans déchoir, obtenir ce qui vous manque en imi- tant celui qui le possède, en gardant dans cette imitation sa liberté ; il pouvait prendre son bien il le trouvait, s'appuyer, son génie fléchissait et se taisait, sur le présent et sur le passé. Racine est loin, aussi, de posséder sa langue par le centre et par le sang, comme Corneille ou Victor Hugo, de la maintenir comme eux en état perpétuel de tension et de création vigoureuses et sans effort. (Et Victor Hugo lui-même l'avait fort bien remar- qué. Ses critiques de la langue racinienne, relatées d'après ses conversations par M. Paul Stapfer, sont parfois, seule-

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ment parfois, injustes, souvent très exactes. Des vers tels que

Me nourrissant de fiel^ de larmes abreuvée^ 'Je n osais dans mes pleurs me noyer à loisir.

ne sont pas des exceptions. . .) Mais si son style est construit un peu du dehors, du moins s'est-il mis franchement à cette besogne, et la probité laborieuse attachée à son génie est devenue la plus authentique plénitude du génie. (Cela, Henri Ghéon Ta indiqué, je crois, dans son Exemple de Racine.) Et Racine, quand il écrivait, se faisait petit enfant à l'école non seulement de la nature, mais de Vaugelas : il avait toujours proche de lui les Remarques sur la langue française. Un romantique, au contraire, entre les quatre murs de son cabinet, est pape. Mais ce que supporte allègrement un Hugo, fait ployer les épaules plus frêles d'un Vigny et d'un Baudelaire.

Devant cette infériorité, d'où vient alors la juste ferveur dont est restée entourée la poésie de Vigny ? De la qualité poétique de ses plus beaux vers, de ceci, que seul des grands romantiques, il fut le poète de la vie intérieure et de ceci encore que les formes les plus récentes de notre poésie l'eurent pour précurseur.

Aucun exemple ne ferait, mieux que le sien, compren- dre la différence de nature entre la parole et la poésie, et qu'un écrivain ordinaire peut être un grand poète. Je dis ordinaire, et non médiocre. En dehors de la poésie pure, il tient un bon rang, sans plus. Son théâtre n'existe guère, mais ses romans sont d'une technique, d'une construction parfaites : Cinq-Mars est bâti aussi savamment que Quentin Durward (ce n'est pas un mince éloge). Les

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épisodes de Servitude et grandeur militaires sont à peu près aux grandes nouvelles de Mérimée ce que sont les Pommes philosophiques aux morceaux de la Légende des Siècles ; ils ont plus de sens, de poids et de feu intérieur, moins de maîtrise et de liberté dans l'exécution. Ce qui manque toujours, c'est le net du style, ou la résignation aisée, légère, stendhalienne, à n'en avoir pas. Vigny a reçu tous les dons d'un écrivain complet, sauf la langue pour les accou- cher, le repos et le loisir pour les mettre en œuvre : il lui a manqué ce qui communique, se répand et circule. Mais la part qui lui demeure reste belle, unique, perle sans prix.

Poésie^ ô trésor ., perle de la pensée. . .

Des vers, des strophes, faits de substance immatérielle, qui gardent, dans la mémoire, une hauteur et une disper- sion d'étoiles, à la qualité suave desquelles les plus puissantes nappes de lyrisme romantique n'atteignent pas. Il semble qu'ils soient plus beaux de leur faiblesse, de leur isolement, et que sous une plus riche matière verbale ils ploieraient et se briseraient.

L'enthousiasme pur dans une voix suave,

le timbre pur de la poésie dans une voix dénuée de matière : le début et la fin de la Maison du Berger y la Colère de Samson, une partie de la Bouteille à la Mer, maintiennent dans les mémoires françaises deux à trois cents vers qui furent pour Vigny une raison suffisante de vivre.

Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles, uVIais ne saurait marcher sans guide et sans appui,.. Ton œil se ferme au jour des que le jour à lui...

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Comme à Baudelaire et à Mallarmé, la pâte oratoire lui manque, et c'est pourquoi il existe pour le souvenir qui conserve les vers plus que pour la lecture qui s'attache aux pages. Dans la poésie la plus raffinée singulier retour, contre le livre, de la poésie primitive, confiée à la mémoire et faite pour elle...

Cette poésie, sans diffusion oratoire, et faite de lueurs intérieures, a pour fin naturelle d'éclairer la vie intérieure. Seul des poètes romantiques, Vigny vécut pour cela. Il pouvait dire, au contraire de Théophile Gautier : Je suis un homme pour qui le monde intérieur existe. " Je crois, écrit-il, au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle contre la vie extérieure qui tarit et repousse. " C'est la raison principale sans doute, de la faveur persévérante qui s'est attachée à lui. Lamartine et Hugo ont porté non seulement pendant leur existence, mais après leur mort, la peine de leur dérive dans la vie extérieure. A l'amour et à l'improbation leur nom a désigné autre chose que leur poésie pure et seule, et cette poésie, aujourd'hui, n'est pas encore, pour le regard des hommes, nettoyée de cette gangue adventice. Le droit d'aînesse, que Vigny a gardé intact et qu'il porte fière- ment dans V Esprit Pur, ils l'ont vendu pour un plat de lentilles, qu'ils ne digérèrent jamais.

Mais si Vigny fut le poète de la vie intérieure, ce fut, nous dit-il, malgré lui. Il y fut poussé sans ménagement, et cloîtré par une rude destinée. " La sévérité froide et un peu sombre de mon caractère n'était pas native. Elle m'a été donnée par la vie. " Et il en voit l'origine dans " une sensibilité extrême refoulée dès l'enfance par les maîtres et à l'armée par les officiers supérieurs. " Cest

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ie propre de toute sensibilité extrême de se sentir refoulée, €t ce n'est point, d'ordinaire, auprès des professeurs et des colonels qu'elle saurait trouver, dans la vie, ses plus délicates satisfactions. Ce qu'il dit de cette sévérité, on le dirait aussi bien de toutes les parties élevées et solitaires <le son âme. La vie qui lui échut le cribla de désillusions ; mais toute autre destinée, sur sa nature, eût agi de même: il portait en lui l'esprit de désillusion, les exigences à l'égard de la vie, le refus de s'abaisser et de se mouvoir pour satisfaire ces exigences.

" Cinq-Mars^ Stello^ Servitude et Grandeur Militairey <lit-il, sont les chants d'un poème épique sur la désillu- sion. " L'esquisse, si l'on veut, d'un poème épique chu dans le roman, mais qui, marchant entre ces brancards, sent, au dessus de lui, les ailes captives et mutilées des Poésies, Les romans, comme les poèmes, figurent en fresques <lécoratives les mémoires stylisés d'une âme. Noble, soldat, poète, il a dit dans Cinq-Mars l'écrasement de la noblesse.

Entre les voix ingrates et les bourgeois jaloux^

dans Servitude l'écrasement du soldat sous l'obéissance passive, dans Stello l'écrasement du poète sous toutes les iîgures diverses et ennemies, mais également impitoyables €t pesantes, de l'Etat.

Il se tient ici, plus qu'aucun autre, dans le principe même et au foyer du romantisme ; il en demeure l'âme de feu, triste et fervente. Les grands romantiques, pour qui le monde extérieur existe, se répandent pleins de santé €t d'ardeur sur cet univers ; ils marchent, au nom de leur personne, au nom de la vie, vers la conquête de la nature par la description aussi bien que vers la conquête du pouvoir

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par rëloquence : mais ce que le romantisme, sur toute sa. ligne, et depuis Rousseau et Chateaubriand, se donne pour ennemi, c'est la vieille racine aryenne, le sm fonda- mental de durée, de stabilité, d'être, qu'il y a, comme une coulée métallique, dans la plénitude de ce mot : l'Etat. On sait que de ce point de vue, partiel et partial, mais vrai dans son principe l'école de M. Maurras voit, pour le juger, le romantisme ; elle identifie ainsi romantisme et révolution, le romantisme débordant, conquérant,, fondateur, restant le romantisme, comme l'Empire aux cent trente départements reste la Révolution. Or cet anta- gonisme du romantisme et de l'Etat, de la durée vivante d'une part et de la stabilité par l'institution d'autre part,^ il n'apparaît en nul endroit plus pur et plus clair que dans cette épopée romanesque en trois chants, ailée de poésie, dont parle Alfred de Vigny. La noblesse, ou le- pouvoir du sang, le soldat ou le pouvoir de l'épée, le poète- ou le pouvoir du génie, dès qu'ils ne sont pas encadrés,, maintenus par une contrainte extérieure dont l'habitude fait peu à peu une contrainte intérieure, un honneur,, débordent, troublent, usurpent, tyrannisent. Du même fonds que Chateaubriand, Vigny a dénoncé et détesté la monarchie administrative qui discipline la noblesse, l'Etat moderne qui ne laisse au soldat que le devoir d'obéir passivement, qui ne fait pas au génie poétique la place privilégiée dans|k société. L'Etat, sous ces trois formes, l'exigence de stabilité sociale contre laquelle sont con- struits les trois romans, c'est pour Vigny et pour le roman- tisme une nature inhumaine, dans la bouche de laquelle prendrait place exactement la magnifique prosopopée de la Manon du Berger :

LE CINQUANTENAIRE D ALFRED DE VIGNY II 7

Je suis r impassible théâtre

Que ne peut remuer le pied de ses acteurs.

Mes marches d''émeraude et mes parvis d'albâtre^

Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.

Je n'entends ni vos cris, ni vos soupirs ; à peine

Je sens passer sur moi la comédie humaine

Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

Je roule avec dédain sans voir et sans entendre

A coté des fourmis les populations.

Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre.

J"* ignore en les portant les noms des nations.

On me dit une mhe et je suis une tombe.

3\4on hiver prend vos morts comme son hécatombe.

tMon printemps ne sent pas vos adorations.

Lisez dans Victor Hugo Melancholia des Contemplations. Souvenez-vous des ^Misérables. Cette figure de la Nature est exactement jumelle de celle que les romantiques ont prêtée à la société, à TEtat. C'est contre elle qu'une poésie généreuse suscite l'émotion, l'indignation, le feu des libres ardeurs. Et la poésie de la {Maison du Berger, comme l'aiguille du manomètre, en indique nettement, sur toute la machine sociale et séculaire, les deux résultats : le primat de la sensibilité féminine, la religion de la souffrance humaine.

Il semble que Vigny ait voulu dans Eva faire vivre le cœur pur de toute beauté et de toute tendresse, de toute noblesse et de toute poésie. Partir, oublier

sur son épaule nue La lettre sociale écrite avec le fer y

ne connaître des choses qu'un lit silencieux pour des

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cheveux unis... Ce que la Maison du Berger est aux machines de vitesse, de bruit et de fumée qu'il faut aux marchands, ce que le culte de la poésie est aux tréteaux de la politique, un cœur féminin, tendre et souffrant. Test, pour Thomme, à tout le reste de la vie.

Religion de la souffrance. A tout ce qui s'appelle perma- nence, stabilité, fondées sur le sacrifice nécessaire, établies sur les fondations d'injustice dont ne se passe ni la nature ni la société, à ce qui est raison commune et loi permanente^ la poésie et l'amour disent également anathème.

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines J^aïme la majesté des souffrances humaines.,. Aimons ce que jamais on ne verra deux fois...

Dans cette maison roulante du berger tient toute l'âme du romantisme, mais d'un romantisme à l'état de reflux, qui renonce à se proclamer berger d'hommes, n'est plus que le berger d'un cœur fidèle, d'une heure qui passe, se retire du monde pour s'abîmer dans le déchirant, le pathétique et le musical. Point de maturité fine après lequel l'instinct romantique se défera dans l'exaspéré, le maladif et le bizarre, après lequel l'amour de ce que jamais on ne verra deux fois se tournera en recherche de l'unique et du paradoxal que l'on ne saurait imaginer deux fois. La Maison du Berger le poète s'est isolé, la voici prise dans le rythme du Voyage baude- lairien.

Et les moins sots, hardis amants de m démencey Fuyant le grand troupeau marqué par le destin^ Et se réfugiant dans F opium immense ^ Tel est du globe entier F éternel bulletin.

LE CINQUANTENAIRE D ALFRED DE VIGNY II 9

Et la voici ensuite qui laisse tomber de son seuil au mendiant de la route Y Aumône de Mallarmé.

Tire du métal cher quelque péché bizarre^ Et surtout ne va paSy drole^ acheter du pain !

Toute la pensée, toute la poésie de Vigny se développe sur un rythme à deux temps, dans un pessimisme auquel sa conscience de lui-même fournit un remède et un abri. Deux temps qui sont : une servitude, une grandeur. Servitude à l'égard de l'extérieur, grandeur à l'égard de soi-même : " J'élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'hon- neur, de la bonté, la miséricordieuse et universelle indul- gence qui remet toutes les fautes, et d'autant plus étendue que l'intelligence est plus grande. "

Ainsi s'élabore chez lui

U essence fine de la vie intérieure.

Mais elle ne se forme pas sans difficulté, sans résistance, et, par instants, dirait-on, sans mauvaise conscience. S'y complaire et la mettre trop haut eût gêné son pessimisme. Entré ou poussé dans la tour d'ivoire, il fallait bien qu'il y chantât, qu'il y embellît sa retraite ; mais du même fonds dont un poète exalte ce qu'il a et ce qu'il est, il met très haut ce qu'il n'est pas et qu'il n'a pas. Le Désir et la Possession sont le jour et la nuit alternés de l'inspi- ration poétique, comme de toute la vie humaine, bien qu'entre eux soit ménagée leur fusion dans les crépuscules délicats. Si l'on voulait, autrement que par cette alter- nance et ce rythme, découvrir aux Destinées une philo- sophie unique et stable, on se trouverait fort embarrassé.

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Car les contraires y voisinent étrangement, et, dirait-on, avec intention. Avec la tMaison du Berger y roulante et poétique, son rêve intérieur isole Thomme de tout contact grossier, contraste la maison du colon, dans le SauvagCy l'ennoblissement de la vie civilisée, de la loi, qui s'opposent et s'imposent à la vie spontanée et à la liberté sauvage. Les vers à Eva font à la femme la plus fervente apothéose, la Colère de Samson s'avance sur elle chargée des plus âpres fureurs et de malédictions. Le désespoir de la Mort du Loup et du Mont des Oliviers^ qu'en reste-t-il dans la Bouteille à la Mer ? " Avoir toujours présente à la pensée, écrivait-il dans Stello^ les images choisies entre mille de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier. " Et maintenant,

Oubliez les enfants par la mort arrêtés^ Oubliez Chatterton^ Gilbert et Malfilâtre. De F œuvre d^ avenir saintement idolâtre Enfin oubliez P homme en vous-même...

L'œuvre d'art, la bouteille à la mer, est devenue un absolu, qui se suffit, le même absolu qu'exalte V Esprit pur.

Ton règne est arrivé^ pur esprit^ roi du monde.

La vie intérieure et la vie extérieure ne font plus qu'un pur diamant, à la fois le plus dur des corps et, jusqu'à son cœur, le plus pénétré de lumière. Celui qui dressa dans Stello les cahiers colériques du poète contre la société, dans ses dernières paroles ne sait plus, ne voit plus que l'œuvre de poésie, quand, se dévoilant nue, elle a rejeté le poète lui-même, comme un vêtement inutile.

De la densité de ce frêle volume des Poésies, sa valeur

LE CINQUANTENAIRE D*ALFRED DE VIGNY 121

dramatique, sa concentration en profondeur, si différente de la riche expansion en gerbe d'un recueil lamartinien ou hugolien. Un homme s'avance entre les Destinées hostiles, invisibles, embusquées, il s'avance comme, dans Servitude^ les vieux bataillons de la garde royale entre les projectiles des fenêtres et les fusils des barricades. Il garde assez de mâle courage pour noter les coups de la lutte. A l'heure de la mort, quand la bataille est terminée, il se sait vaincu par les Destinées, par la Destinée d'une vie dévouée à la désillusion, par la Destinée d'une poésie dont la main nerveuse et fine, mais débile, laissait à chaque instant échapper ou trembler l'instrument de son métier. Mais vaincu il garde l'honneur ; autant de formes d'hon- neur l'entourent, que de formes de la défaite. On comprend la substance et le fil des Poésies lorsqu'on voit tout au long le symbole de la Vie et de la Mort du Poète dans la vie et la mort du capitaine Renaud. Là-dedans, 5ur les défaillances et les maladresses, tout est arrivé, tout est sérieux. Ce sont ces puissances de sérieux et de sincérité, cette présence calme et ces grandes ailes repliées de la Vie intérieure, qui pendant ces cinquante ans, ont comme Apollon auprès d'Hector, écarté d'Alfred de Vigny les oiseaux de proie, la décomposition, gardé son œuvre fraîche pour lui faire franchir la porte mi-séculaire des dernières funérailles.

Aussi est-il naturel que des quatre ou cinq grands poètes romantiques, il ait eu l'influence je ne dirai pas la plus éclatante, mais la plus persévérante et la plus pro- longée. J'ai rappeler plusieurs fois la chaîne Vigny- Baudelaire-Mallarmé. Elle me paraît certaine, et très logique. Elle fait, à l'écart des royaumes poétiques écla-

\

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tants, une ligne de poésie pure, de volonté très haute^ d'échec encouru, accepté, tourné en honneur. Baudelaire a dédié les Fleurs du Maly en une grandiloquente inscription, à Théophile Gautier. Plutôt n'eussent-elles pas appartenu convenablement à Vigny ? Et de l'auteur des Destinées ne reçoivent elles pas ces trois impulsions qu'elles transmettent à Mallarmé et à tout le symbolisme ? Ceci d'abord que l'œuvre du poète (l'œuvre des trois poètes) a pour centre et pour sujet non point tant la nature de l'homme que la nature du Poète.

Lorsque^ par un édiî des puissances suprêmes^ Le Po}te apparaît dans ce monde ennuyé^ Sa mère épouvantée et pleine de blaspJiemes Crispe les poings vers Dieu qui la prend en pitié.

La première pièce des Fleurs du Mal prend, avec un arrière-fonds de sourire et de parodie, le thème de la dernière pièce des Destinées (je ne fais pas, bien entendu,, de chronologie), la malédiction, la bénédiction du Poète. Rappelez-vous la plupart des thèmes des Fleurs du Mal^ et songez que Mallarmé n'a guère en dehors de quelques sonnets d'amour, traité que ce sujet poétique, le Poète et la poésie ; notez, enfin, Verlaine étant ici laissé de côté, le narcissisme des symbolistes. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, n'avaient ainsi abstrait le poète de l'homme n'avaient, à propos de leur propre existence que Dieu

3^it au centre de tout comme un écho sonore^

chanté autre chose que les grands partis généraux, les larges émotions de la nature humaine. Victor Hugo avait

LE CINQUANTENAIRE d'aLFRED DE VIGNY I23,

pu divaguer largement sur le rôle social et la fonction humaine du Poète, il ne l'avait point investi d'une sensi- bilité féminine, maladive et compliquée, ni mis devant un miroir cette nature privilégiée : les Mages touchent bien, la corde opposée à la Maison du Berger^ à V Albatros de Baudelaire, au Guignon de Mallarmé. Vigny a bâti la tour d'ivoire, avec un peu de l'âme encore (la Bouteille à la mer l'atteste) d'un bon architecte romantique : ceux qui viennent après, et qui ont passé par Gautier, par Fortunio^ par l'atelier des décorateurs, l'ornent de miroirs pervers, de " lits plein d'odeurs légères, de divans profonds comme des tombeaux. "

Ceci encore, (il ne s'agit pas d'influence, mais de communauté de génie) que les trois poètes, victimes d'un rêve trop haut, d'inquiétudes trop aiguës vers l'irréalisable n'ont laissé, dans le creux non rempli de nos mains,, qu'une œuvre raréfiée, mutilée, le mince volume

Calme bloc ici bas chu d^un désastre obscur^

qu'ils semblent élever, comme César, au dessus d'un nau- frage. Tous trois ont abondé en projets; nous connaissons leurs livres d'esquisses, leurs poèmes en prose, que non seulement la mauvaise fortune, mais une volonté débile, et surtout la Némesis, la stérilité naturelle chez le poète qui ne sait que lui, ont conservés dans les limbes.

Ceci enfin que cette chaîne aboutit à un symbolisme, que le symbolisme a son ancêtre romantique dans Vigny comme le Parnasse avait eu son ancêtre romantique dans^ Gautier. Poète de la vie intérieure, c'est aux choses aussi, c'est à ses sujets poétiques que le génie de Vigny confère cette existence intérieure qui fait de leur dehors le signe

124 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

symbolique d'une puissance humaine, d'une âme. Quand il revendiquait comme son titre le plus méritoire celui de précurseur il ne se trompait pas. Plus qu'aucun poète de «on temps il a mis autour du mot de poésie le plus délicat des sens et des résonnances qui lui donnent, pour une oreille d'aujourd'hui, son timbre indéfini.

Albert Thibaudet.

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CHRONIQUE DE CAERDAL

XXVI

HAMLET

I

LE PRINCE NOIR

Hamlet paraît. qu'il soit, il ny a que lui..

Il est vêtu de noir et de mélancolie. Le deuil qu'il porte n'est qu'une faible image de la désola- tion qui règne dans son âme. La mort d'un père très aimé l'a mis en confidence avec toute la mort.

Il arrive de voyage. Il est donc l'étranger chez lui, et l'ennemi peut être dans sa propre maison. 11 ne reconnaît plus rien. Sa mère est la veuve infidèle, qu'une seule saison a consolée ; et elle a sur ses joues de femme mûre le fard de la der- nière passion, la griffe sensuelle, les sceaux de volupté que les baisers d'un sale complice gravent dans la chair amollie de l'amoureuse, qui va sur ses cinquante ans. Cruelle ardeur de la maturité^, feux bas d'un foyer qui s'éteint, ces flammes rouges.

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donnent à un fils du dégoût pour le visage de sa mère. Et ce nouveau roi, l'amant du déclin, le vendangeur de la vigne qui coule, est bien le traître, le meurtrier, le boucher charnel qu'il faut à cette malheureuse : il est hypocrite et grossier, mielleux et résolu, prudent et sans scrupules ; il doit être bouffon au lit, habile au jeu du chien à ^eux dos, bon pour le frisson et bon pour le rire, consolation des avilis ; plein de santé, le sang rafraîchi par Fastuce, il enterrera la vieille, qui sent déjà le musc et la fourmi.

Et, d'abord, Hamlet ne dit pas un mot. Sa première parole est secrète : il se parle à lui-même entre les dents, avec une amère raillerie. On lui reproche son air lugubre. Ce fils ne jouit pas assez de son père mort et de sa mère rajeunie par le plaisir des nuits adultères. Pourquoi n'accepte-t-il pas la loi commune ? Or, Hamlet est tout entier : la loi commune lui fait horreur ; et tout €n lui repousse cette loi commune, qui est le niveau des lieux bas.

La mort le désarçonne à jamais. Il pense que la mort de ce qu'on aime est un meurtre. Ainsi, l'as- sassinat de son père est le symbole redoutable du crime que toute mort implique et du tort qu'elle nous fait.

Hamlet s'avance entre les deux nuits de l'espla- nade, où le fantôme sans repos va et vient dans la

CHRONIQUE DE CAERDAL 127

brume. Hôte souffrant des ténèbres et du silence, comme HamletTaccueille généreusement ! Comme il s'élance à sa rencontre avec courage ! Quelle rapidité, quelle audace est la sienne quand il affronte le spectre nocturne et sa propre pensée, lui qui, dans le jour, a l'allure distraite et les gestes incertains de la timidité !

D'ailleurs, Hamlet est l'ennemi, pour ceux mêmes qui le chérissent, parce qu'il est toujours ie prince ; parce que son inflexible noblesse le divise d'avec tout ce qui l'entoure ; parce qu'il est à jamais le maître donné par la nature à l'espèce des sujets, dans la famille comme dans le royaume, celui que tous refusent, à cause de sa grandeur foncière et de sa pureté. Hamlet est vrai comme la pensée qui se poursuit elle même. Tous ses propos sont réels, et viennent de la passion inté- rieure. Il parle pour être, et non pour tromper les autres ou se duper. Il s'acharne à posséder le vain objet de l'existence. Pour faire le fou, il n'a qu'à penser tout haut, parmi toute cette canaille d'huma- nité qui pense avec ses mains pour voler le bien d'autrui, avec ses pieds pour tenir les places, et pour l'emplir avec son ventre. .

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II

SECRETS

Les uns veulent qu'Hamlet soit tout mystère^ et les autres qu'il nen ait aucun. Tantôt on en fait un héros de la plus touchante simplicité ; tantôt on s'amuse à en faire une espèce de chiffre, les astrologues seuls trouvent un sens, se vantant d'en avoir reçu la grille d'Hermès Trismégiste en personne ; mais à l'ordinaire des astrologues, la grille de Paracelse est la prison des imposteurs Nostradamus l'enferme.

Comme toutes les créatures vraiment vivantes^ Hamlet est à la fois très simple et profondément complexe. Il faut rire des beaux esprits qui insinuent qu'on voit à présent dans Hamlet beaucoup plus que Shakspeare n'y a mis. Quoi de plus évident ? Shakspeare ne savait pas tout à fait ce qu'il voulait dire, quand il parlait la langue des idées les plus rares et des passions qui ne pardonnent pas ; tandis que Potachon de la Mirandole, journaliste é/e omni re scibiliy à la bonne heure : quand il écoute les débats d'Hamlet avec sa propre conscience, il y ajoute tout le génie de Poil de Carotte ; et voilà certes une cacade, dont Shakspeare ne se fût pas avisé sans lui. Comme il faut toujours un clown à Shakspeare, il est maintenant dans la salle.

CHRONIQUE DE CAERDAL I29

Toute grandeur d'art est simple en son effet, et complexe en sa nature. Le trait est direct, mais il ne vient pas de si près qu'on pense. Les moyens ne sont pas compliqués, et les causes le sont étrangement.

En art et dans la vie intérieure, la vraie force n'est qu'une apparence, si elle n'est pas profonde. L'âme est sise dans la profondeur. Elle s'y nourrit I non moins qu'elle s'y cache. Dans le sens de la I profondeur, pour une seule tige qui pousse sa flèche, cent racines s'enlacent, tracent des chemins sous la terre et puisent la sève en des lieux diffé- rents.

La plus simple vie est un prodige d'intrigue et de complication. Les grandes œuvres d'art tiennent de la nature par cette analogie encore. La fable d'Hamlet est sans détours et sans replis. Le trait principal de l'action n'a pas moins de force que de simplicité : un fils qui venge le meurtre de son père, et qui passe du soupçon à la certitude, puis à la vengeance. Mais ce qui serait fort simple dans un fils ordinaire cesse de l'être dans un caractère profond. L'Oreste antique est tout uni : deux sentiments le partagent, l'un même étant de l'action plutôt que du caractère, puisqu'enfin le destin arme le héros pour la vengeance et l'oblige à î l'accomplir malgré lui.

Il se trouve que le prince de Danemark est un poète, riche de toute la pensée humaine. Le fils

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d'Agamemnon ne serait, tout au plus, que le capi- taine de ses gardes. Il n'y saurait même pas prétendre : Hamlet n'a que faire de hallebardiers. Il est contraint d'agir, non par l'événement, mais par la conscience qu'il en a prise. Il y est conduit et plié par l'amour même : la loi ni la coutume n'y sont pour rien. Hamlet aimait et vénérait son père : Oreste n'a pas connu le sien. Toute sa complexion pensante, tout le sens intime qu'il a de la vie et du monde l'empêchent de passer à l'acte, l'entravent dans sa marche, lui retiennent le bras et lui lient les mains. Mais une volonté plus puis- sante le courbe et le domine : celle qui naît de la conscience contre la nature. Il ne prie pas ; on ne le surprend pas à genoux, dans le coin d'une église. Ha, ce n'est pas de croire à l'âme immor- telle, à l'enfer et au péché qu'Hamlet est chrétien : c'est qu'il a conscience.

Et tel est l'abîme entre notre univers et le petit monde antique. Qui réconciliera la nature avec notre conscience ?

Voilà donc celui qu'une fatalité double, celle des événements et celle de la pensée, précipite dans l'action. Quel supplice de comparer le tumulte de la vie à la méditation de la mort.

Hamlet n'est chrétien qu'à demi : car il n'a pas à demi le sentiment de la vanité universelle.

CHRONIQUE DE CAERDAL I3I

III

d'hamlet a prospéro

Hamlet est Shakspeare lui-même, si jamais héros d'un poème fut l'image du poète. Toutes les passions le hantent et lui sont familières ; mais en se livrant à la splendeur du chant, il est maître de l'orgue, et souvent il en joue, comme s'il offrait ce concert à un musicien invisible. L'esprit le plus vaste, l'imagination la plus belle font le plus grand cœur d'homme. Son analyse est une intuition des créatures. Sa première démarche est d'entrer au principe de tout objet vivant, et d'être au cœur de chaque vie, comme de la sienne. Il y va si profondément qu'il en a pris une vue désespérée et amoureuse. Du moins, je le sens ainsi. Il est aussi pessimiste qu'il est noble. Sa grâce est infinie dans la compassion spirituelle. Sa pitié, il me sem- ble, est une contemplation sous l'angle du destin.

Il est un peu replet. Il se fatigue vite. Il dort peu, à petits coups. Il sue d'abondance, et sent la feuille de sauge. Il a le poil chaud, et l'œil aigu du marin. Ses blanches maigres mains disent, avec concision, ce qu'exige d'intelligence l'extrême délicatesse.

Il se tait, et sourit. Il est prince comme le calme, et il a la puissance soudaine des tempêtes.

132 LA NOUVELLE RKVUE FRANÇAISE

Il aime la paix, et il comprend toutes les guerres. Toutes les folies de l'homme lui sont connues, et il en sait les excuses. Il n*est pas complice de ses plus violents dégoûts. Il n'y a rien de plus tendre que lui et de moins dupe.

Dur d'esprit à toutes les femmes, sauf aux jeunes filles et aux amantes ; et plein de douceur pour toutes, dans le train ordinaire des jours. Sa courtoisie est égale à son impatience. Il est cruel aux mères : car il leur pardonne et les juge. Son exquise gentillesse n'ôte rien à la rigueur de son jugement. La vie est l'unique objet qui vaille notre indulgence, et qu'elle lasse sans parvenir à la décourager. Il prend toujours parti pour cette folle reine, pour cette folle esclave.

Hamlet est le même homme que Prospéro, lequel a fui le monde et les villes. Mais peut être dans le pardon de Prospéro y a-t-il plus de dédain et de détachement que dans la douleur d'Hamlet et les tourments de sa conscience. Il faut croire encore à la vie pour la condamner. Qui pardonne à tout, de tout est bien dépris. Prospéro n'a plus qu'à mourir : Hamlet ne veut pas la mort : il la subit. Prospéro l'invente ; et pour mieux s'y coucher, pour en goûter plus solitairement le repos, il met les nuages de la fantaisie et les ailes du rêve entre le monde et lui. Les fureurs et l'amertume d'Hamlet sont encore un combat. Prospéro se fait un linceul de son divin sourire.

CHRONIQUE DE CAERDAL I33

Comme il meurt à trente ans, Hamlet annonce le silence. Prospéro s*y range et s*y réfugie. Plein de poèmes sublimes, il les garde pour lui seul : il choisit le thème de la mort, et consacre ses chants à l'adieu. Il prive les hommes de sa musique, pour les épargner peut être plus que pour leur nuire. Il se réserve la suprême harmonie du sou- rire et du pardon.

Non, la vie ne fait pas banqueroute à la grande âme. Ce n*est que la faillite du bonheur. Mais toutes les offenses du destin et la mort même, rien ne peut diminuer d'un atome l'ardeur de notre peine, et la beauté de notre douleur.

ÊTRE NOBLE

Les vertus de la plus haute noblesse lui sont naturelles. Quel homme a plus d'esprit ? Prospéro désespéré, Ariel nocturne, il est léger comme un rayon et sublime avec grâce.

Il ne peut souffrir la bassesse. De qu'il est si peu propre à la vie de famille. C'est l'abaisse- ment de sa mère qui l'anime à jamais contre elle.

La finesse délicate, la courtoisie, l'élégance de la parole, rien ne manque à ce prince. Il est d'une patience et d'une mesure, que l'outrage même ne lasse pas du premier coup. A Laôrtes brutal

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qui rinsulte de toutes les manières et qui lève la main, il oppose une douceur qui étonne. " Pour quelle raison en usez-vous ainsi avec moi, Mon- sieur ? Je vous ai toujours aimé. '* Et il va jusqu'à lui demander pardon. 11 est brave pourtant, comme Têtre sans reproche. Son dégoût de la mort ne fait pas qu'il tienne à la vie. " Je m'en soucie autant que d'une épingle ."

Le commun peuple l'aime ; et il est chéri de ses amis. Ce n'est pas sa faute, s'il ne lui en reste qu'un. Horatio est seul digne d'une telle amitié. Il n'est pas moins raffiné que son prince, et ses sentiments sont exquis. Certes, il règne entre ces deux amis la ravissante courtoisie qui est la pudeur du don le plus vrai et le plus tendre. Ce ton, d'une admirable élégance, est la musique de l'amitié. Une confiance fraternelle sans ombre de familiarité. Dans l'amitié véritable, il n'y a que des chevaliers : la moindre trahison est mortelle aux amis : elle commence pour eux à la première fourbe, et dès que l'un des deux n'a pas horreur de faire sa dupe de l'autre. Quand Hamlet ne sera plus, Horatio se rappellera son prince comme le plus beau luxe de sa vie.

suivre) André Suarês.

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NOTES

LA LITTÉRATURE

LA LITTÉRATURE, CRÉATION, SUCCÈS, DURÉE,

par F. Baîdensperger (Paris, 191 3).

Cet ouvrage groupe et classe à peu près toutes les notions générales que nous avons sur la littérature. Il est scientifique en ce sens qu'il s'attache uniquement au comment des phéno- mènes et ne s'égare pas dans la recherche inutile de leur pourquoi. L'auteur constate le fait littéraire et montre ce qu'il est et quelles lois semblent conditionner son développement. Les titres des différents chapitres indiquent suffisamment quelle est sa méthode : Effort vers V expression^ Exigences de la formule. C'est la partie la plus importante. On 7 voit le besoin d'ex- pression intégrale aux prises avec l'armée bien disciplinée des mots, des formules, des clichés. Et sous ces phénomènes ainsi décrits et classés empiriquement, on sent qu'il y a des lois qu'une critique plus haute, plus dégagée de l'impression et de la personnalité découvrira sans doute un jour. (Par exemple : comment et quand un mot, une expression, se vident-ils de leur contenu, etc.) C'est une science encore à ses débuts, tout à fait différente de la critique littéraire, et qui tient à la psychologie. L'auteur montre ensuite comment les notions directrices se transforment, et arrive ainsi au rôle des " inadaptés " dans la création de nouvelles formes littéraires. Il indique alors les deux modes de renouvellement du fonds verbal et idéal : le recours au passé national et l'appel à

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l'étranger. Ce sont des formules heureuses, dignes de rester, jusqu'à ce que de nouvelles précisions viennent les remplacer, dans le vocabulaire de la critique.

La seconde partie du livre de M. Baldensperger est con- sacrée aux rapports de la littérature avec la société. Il détruit d'abord, ou du moins réduit à de justes proportions, la doctrine de Taine, " la littérature, expression de la société ". Les chapitres consacrés au succès, à la " gloire ", à la formation des légendes, sont moins intéressants et semblent, du moins à des professionnels, presque inutiles. Mais il ne faut pas oublier que ce livre appartient à une collection de vulgarisation scienti- fique. L'auteur a raison d'insister sur la relativité du succès, sur le " jeu de probabilités " sur quoi est fondée " toute renommée durable. " Pourtant il y a un problème qu'il n'a pas abordé, et qui semble avoir sa place dans le chapitre du succès : c'est celui de la culture intellectuelle. Qui lit ? quelles classes sociales ont eu et ont actuellement le privilège de la culture littéraire ? Et c'est ici que la relativité générale de ces questions se limite un peu, et qu'on arrive à plus de précision. Il y a une courbe assez nette ; il y a une loi qui semble attacher aux classes diri- geantes, en tout temps, le privilège de la culture artistique. Par exemple, il existe actuellement une littérature populaire, c'est-à- dire que lit et goûte le peuple : mélodrame, feuilletons. Il faudrait étudier de près cette littérature ; mais, dès l'abord, elle paraît bien n'être qu'un sous-produit de la littérature des classes dirigeantes : elle est en retard, elle représente et s'obstine à représenter des états antérieurs de la littérature bourgeoise. Elle est conservatrice tandis que la littérature dirigeante est novatrice ; c'est son caractère éminent : même lorsqu'elle se croit, politiquement, réactionnaire, la littérature des classes dirigeantes est de tendances révolutionnaires. M. Baldensperger a touché cette question dans le chapitre de la transformation des notions directrices. Il ne semble pas avoir insisté assez, alors, sur la tradition, sur la nécessité, qui paraît absolue, de la

NOTES 137

tradition. Pas de littérature sans tradition. Rien de plus tradi- tionnaliste que la littérature, l'éloquence, le drame de la révolution française : ils sont même en retard, reprennent de trop haut ; et ce sont les émigrés qui, plus près de la tradition, eux-mêmes représentants de la tradition se trouvent être les vrais novateurs. Il est probable que, si la révolution qu'on annonce depuis si longtemps, réussissait, par exemple cette année, introduisant soudain dans la classe dirigeante une majorité toute nouvelle, nous verrions reparaître de vieilles formes littéraires aujourd'hui démodées ; les plus audacieux se montreraient disciples des écrivains de 1860- 1870 ; d'autres découvriraient le Parnasse et le naturalisme (les vers des demi- lettrés, primaires, noblesse provinciale, etc., sont des imitations inconscientes de Lamartine), ou bien même on verrait se réaliser le néo-classicisme, sage, médiocre, pré-romantique, à la Delille, que certains critiques de l'école monarchiste actuelle, semblent désirer. Et les nouveaux dirigeants seraient forcés, pour aller plus loin, pour s'exprimer à leur tour, de demander la tradition littéraire aux survivants de l'aristocratie qu'ils auraient vaincue. M. Baldensperger aurait pu insister davantage U-dessus ; il n'y a pas que le recours au passé ; il y a la tradition non pas au sens tout sentimental on l'entend parfois la tradition nécessaire, ininterrompue de génération à génération. Il y a continuité, c'est la grande loi, la loi de la vie même.

Mais il y a encore ceci : le fait littéraire est bien moins fréquent que ne paraît le croire M. Baldensperger. Il considère deux sortes de littérature : la commerciale et la désintéressée. Mais il existe une littérature désintéressée qui est aussi nulle, aussi privée d'influence que la littérature commerciale. L'équi- libre entre l'expression et la formule ne se produit que rare- ment, et jamais par hasard : il y faut un génie. La phrase, qu'il cite, d'Edmond About : " Tout homme a dans sa vie la matière d'un bon roman " nous semble aujourd'hui l'opinion d'un illettré. S'il a la matière d'un bon roman, il a la matière

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de dix, de vingt bons romans. Il n'y a ni hiérarchie ni (surtout) vérité littéraires, il n^ a qu'un petit nombre de grands écri- vains. Et à ce petit nombre d'écrivains créateurs de formes nouvelles, correspond un public restreint. Que ce public se recrute dans la classe dirigeante, cela n'a rien de surprenant, étant donné le loisir de cette classe. Mais il ne coïncide pas exactement avec elle. De même qu'il arrive que, dans un village, c'est le châtelain qui est un primaire et l'instituteur qui est un lettré, de même il n'y a pas que des dirigeants dans cette aristocratie de la sensibilité esthétique. Mais dans l'état actuel de la société c'est d'abord sur les classes dirigeantes que se fait sentir l'influence des grands écrivains découverts et ensuite imposés par l'aristocratie. Aristocratie presque invisible, dis- persée, à l'écart du grand public, d'instinct s'éloignant de ceux à qui va la grande popularité soudaine, capable d'erreur elle aussi, mais surtout douée d'un esprit d'initiative, indépen- dant de toute culture, ou science, ou intérêt, ou idéal politique, qui lui fait découvrir, justement, les grands initiateurs. C'est elle qui devance le jugement de la postérité.

Il y a quelques erreurs matérielles dans le livre de M. Baldensperger, pourtant généralement bien renseigné, et dont les exemples sont choisis dans les cinq grandes littératures européennes, qu'il connaît bien. Voici une de ces erreurs : " Wells, qui fait figure de prophète chez nous, dans son pays passe pour un amuseur. " N'est-ce pas le contraire que l'auteur a voulu dire ? En tous cas, si H. G. Wells passe pour un amu- seur en Angleterre, ses romans ont pourtant une influence sociale considérable, ce ne peut être qu'auprès de ces illettrés pour lesquels le " genre " Roman est moins " sérieux " que le " genre " Histoire ou Biographie. (Par exemple V Education Sentimentale considérée comme un ouvrage frivole et une biogra- phie de Flaubert considérée comme un ouvrage sérieux !)

V. L.

NOTES 139

LE ROMAN

DU COTÉ DE CHEZ SWANN (A la recherche du Temps Perdu), par Marcel Proust (Grasset, 3 fr.50).

Voilà une œuvre de loisir, dans la plus pleine acception du terme. Je n'en tire pas argument contre elle. Sans doute le loisir est-il la condition essentielle de l'œuvre d'art ? 11 peut aussi la rendre vaine. Toute la question est de savoir, si l'excès de loisir n'a pas conduit Fauteur à passer ici la mesure et si quel- que plaisir que nous prenions à le suivre, nous pouvons le suivre toujours. On sent que M. Marcel Proust a devant lui tout le temps qu'il faut pour mûrir, combiner, réussir un ouvrage considérable. Tout le temps est à lui : il en profite à sa façon. Il le considère d'avance comme du temps perdu. Il ne saurait donc le mieux employer qu'à rassembler les souvenirs, encore vivants en lui, d'un temps déjà perdu aussi ! il nous l'avoue, et d'enregistrer une faillite dont il n'aura garde de se vanter, mais dont il tient loyalement à nous rendre compte. Sa vie passée n'est pas un drame et il n'en veut pas faire un drame. Il a vu bien des choses, lu bien des livres, il a fréquenté bien des gens. Le loisir même a entretenu ses sens et son esprit dans un état de réceptivité totale. N'ayant pas à juger, il n'a pas eu à refuser; il n'a refusé rien... Ainsi, la moindre image de rencontre, le moindre souffle printanier, comme le moindre passant de la rue, ont pris dans sa mémoire une place aussi grande et non moins privilégiée, que les plus rares aventures, que les plus déchiran- tes passions, que les êtres le plus attachés à sa vie. Loin de lui le dessein de choisir et de " préférer " dans tout cela ! Toutes choses sont égales. Toutes choses, à qui les sait bien observer, renferment un trésor de nuances que l'on n'est pas près d'épui- ser et peuvent mettre en jeu les plus subtiles facultés d'analyse

I40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que le ciel nous a départies. Après que le loisir de vivre à permis à M. Proust de prendre intérêt et plaisir à chaque moment de la vie, le loisir d'écrire va le mener à n'en tenir aucun pour négligeable, et à faire ce qui est proprement le contraire de l'œuvre d'art, c'est-à-dire l'inventaire de ses sensations, le recensement de ses connaissances et à dresser le tableau succes- sif, jamais " d'ensemble ", jamais entier, de la mobilité des paysages et des âmes. M. Marcel Proust au lieu de se résumer, de se contracter, s'abandonne. Il ne recherche pas la ligne de développement d'un caractère mais ses aspects contradictoires et divers. Il ne prend même pas la peine d'être logique et encore moins de " composer ". Cette satisfaction organique, que nous procure une œuvre dont nous embrassons d'un regard tous les membres, la forme, il nous la refuse obstinément. Le temps qu'un autre eût employé à faire du jour dans cette forêt, à y ménager des espaces, à y ouvrir des perspectives, il le donne à compter les arbres, les diverses sortes d'essences, les feuilles aux branches et les feuilles tombées. Et il décrira chaque feuille, comme différente des autres, nervure par nervure, et l'endroit, et l'envers. Voilà son amusement et sa coquetterie. Il écrit des " morceaux. " Il place son orgueil dans le " morceau ": que dis-je? dans la phrase. Et quand je dis morceau ou phrase, je dis mal. Nul n'est plus loin des formistes, de Gautier, de Flaubert, de Goncourt, de Renard, que M. Proust. Il ne cultive pas une esthétique le moins du monde parnassienne. Il ne caresse ni la période pleine et sonore, ni l'assemblage juste et poli des mots; il n'aiguise pas la phrase sèche, ni n'arrondit la phrase ronde... Dans l'affectation à laquelle va fatalement le conduire son repliement sur les détails infinitésimaux qu'a enregistrés sa mémoire, il manifeste sans relâche une extraordinaire sponta- néité. S'il doit faire le précieux, c'est la faute du sujet qu'il traite et de l'abondance d'objets qui lui sont toujours proposés : or la phrase n'est que pour en rassembler le plus grand nombre. Elle tend une sorte de filet, indéfiniment extensible.

NOTES 141

qui traîne sur le fond océanique du passé et en ramasse toute la flore et toute la faune à la fois. Elle n'est ni aigre, ni menue, ni volontairement contournée ou guindée : elle n*est rien en soi. Elle épouse le tout d'un moment, elle s'y modèle : loin de nous imposer un choix, l'auteur s'en remet à nous de choisir, étalant devant nous à mesure et confusément ce que chaque coup de filet ramène. Une citation au hasard. Il s'agit des verrières de l'église de Combray :

" Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours le soleil se montrait peu, de sorte que, fît-il gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans l'église ; l'un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut sous un dais architectural entre ciel et terre ; (et dans le j-eflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n'y a pas d'office, à l'un de ces rares moments ou l'église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air pres- que habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint d'un hôtel de style moyen-âge on voyait s'agenouiller un instant M™® Sazerat posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu'elle venait de prendre chez le pâtissier d'en face et qu'elle allait rapporter pour le déjeuner); dans une autre, une montagne de neige rose au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière, de son trouble grésil comme d'une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le rétable de l'autel de tons si frais qu'ils semblaient plutôt posés momentanément par une lueur du dehors prête à s'évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre ; et tous étaient si anciens qu'on voyait çà et leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu'à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre."

Voilà le feu d'artifice d'images et de notations que suscitera un

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vitrail et M. Proust ne nous fera pas même grâce de M""* Sazerat avec son paquet de gâteaux ; il suffit qu'il se souvienne de l'avoir vue à l'église une fois ! Qu'est donc M"® Sazerat ? Un comparse, dont à peine il reparlera. Mais M. Proust croirait mentir s'il nous celait sa présence fortuite. Qu'il s'agisse d'un vitrail, d'un paysage, d'une figure humaine, d'un cas de con- science, d'un fait-divers, il en va tout de même, et tout est expressément dit. Ce livre a la folie de la sincérité ; il a l'affec- tation et la préciosité de ce qui se veut trop sincère... Comment donc le juger ?

En vain chercherons-nous à relier ensemble les premiers rêves d'un enfant et cette aventure de M. Swann avec Odette de Crécy que M. Proust ne dut sans doute apprendre que longtemps après son enfance, mais qu'il intercale dans le récit sans raison palpable entre ses promenades d'été à Combray et ses jeux aux Champs-Elysées. Celui qui parle a tantôt sept ans, tantôt quinze ans et tantôt trente. Il mêle les événements et les âges. Sa logique n'est pas la nôtre, non ! Mais aussi bien son livre n'est pas un roman, ni un récit, ni même une con- fession. C'est une " somme ", la somme de faits et d'obser- vations, de sensations et de sentiments, la plus complexe que notre âge nous ait livrée. Son livre n'est pas de ceux qu'on juge du point de vue de l'œuvre d'art, sur l'harmonie de l'ensemble ou la beauté de l'épisode et de la phrase... Nous ne l'avons pas pris comme il fallait. Il ne convenait pas de mettre si peu de temps a le lire. Son livre est " temps perdu " : il se lit page à page, à temps perdu, comme on lit les Essais. Avec tous ses défauts, il nous apporte un vrai trésor de documents sur l'hyper- sensibilité moderne. On y trouve de la poésie et de la plus belle, de la psychologie et de la plus neuve, de l'ironie et de la plus originale, une peinture du " monde ", que nul n'avait faite avant M. Proust, et enfin le spectacle d'une nature infini- ment douée, qui veut donner ses preuves avant d'avoir trouvé et sans même chercher sa " forme ". Il faut y prendre, y goûter

NOTES 143

chaque chose pour ce qu'elle est, quand elle vient. Nous n'avons pas fini d'y puiser, je vous le jure. Surmontons notre agace- ment ; même ce qui nous agace ici est sincère. M. Proust raille quelque part ses parents d'oser prétendre " qu'on doit mettre devant les enfants et qu'ils font preuve de goût en admirant d'abord les œuvres que parvenus à la maturité on admire défi- nitivement." Il avoue humblement qu'il admirait dans son jeune âge " un paysage de Gleyre, ou quelque roman de Saintine ". Et il ajoute que " les mérites esthétiques " ne sont pas " des objets matériels qu'un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d'en mûrir lentement les équivalents dans son cœur. " Voilà qui suffirait à nous rassurer sur son esthétisme. Pour esthète qu'il soit, ce n'est pas un esthète de l'espèce commune et ce qu'il nous donne aujourd'hui, personne ne nous l'avait donné, ni la pénombre d'une chambre d'enfant précoce, ni les propos de ces étonnants Verdurin, qui sont les deux réussites extrêmes du livre.

H. G.

*

*

LES CHOSES VOIENT, par E^ouan/ Estaunié (Perrin 3 fr. 50)-

M. Estaunié n'est plus à découvrir. Il possède un assez bon nombre de lecteurs et la Revue des Deux mondes le recherche. Mais depuis quinze ans qu'il mérite et qu'il détient ce qu'on appelle " l'estime des lettrés ", il semble qu'on lui en veuille toujours de cette estime même qu'il n'avait pas sollicitée et que l'on prenne à tâche de l'étouffer dessous. " L'estime des lettrés ", voilà un mot terrible ! Il n'est pas moins réticent et restrictif qu'élogieux. Un mot qui décrie ce qu'il loue, qui récompense un effort patient, une probité d'art parfaite, mais sous-entend sournoisement que l'auteur ainsi " estimé " n'a rien qui ressem- ble au génie, ou du moins à " une nature " et ne saurait jamais

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prétendre à la véritable admiration. Ceux qu'on n'admire pas, on les estime et on les estime tout haut... oui ! comme on est heureux, en bon confrère, de les tellement estimer ! Dans un effort sans relâche et sans hâte, M. Estaunié à donné succes- sivement depuis le succès de son premier livre, le Ferment, V Epave et la Fie Secrète. II publie aujourd'hui les Choses voient. Il poursuit inlassablement son simple et sérieux labeur... N'im- porte ! Il reste l'homme de VEmpreinte et l'homme du succès d'estime... Car le prix de la Vie Heureuse qui couronna la Vie Secrète n'y change rien. Il est passé capitaine trop jeune, il ne sera pas colonel. D'oii vient cette rigueur injuste envers un si valeu- reux écrivain, tandis qu'on montre une complaisance honteuse à tant d'auteurs d'une incurable médiocrité ? Hélas ! M. Estaunié est seul. Il n'appartient à aucun groupe et il n'a soucit de plaire à aucun. Ni chef d'un clan, ni prophète d'une esthétique, il ne dépend de personne ni de rien ; pas même d'une formule personnelle : il n'en a point. Et si ses livres se ressemblent, c'est par la gravité de fond. Ils ne sont ni purement psychologiques, ni exclusivement sociaux, ni de moeurs, ni de caractère, mais de ceci et de cela... Jugez de l'embarras de leur public. M. Estaunié, nullement traditionnaliste, possède cepen- dant plus que quiconque " le sens provincial. " Il critiquera âprement l'éducation religieuse, mais il saura faire état de la tentation de croire, qui couve dans l'esprit le mieux libéré de la foi. On ne sait plus le placer. Il est hors cadres. Et cette franchise d'allures qui fait à nos yeux son mérite et son origina- lité est la raison de son demi-échec. On suspend l'examen : on relègue l'original au plus sombre recoin de sa bibliothèque ; on se promet d'y revenir à temps perdu et de réviser son procès... Et on n'y revient pas. Mais nous ? laisserons nous passer, avec les Choses voient^ la meilleure occasion d'admirer que M. Estaunié nous ait encore offerte ?

On pourrait croire que cette fois M. Estaunié a voulu se renouveler ou peut-être attirer sur lui l'attention, par le moyen

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d'un artifice littéraire. Ce n'est pas lui qui peint ses person- nages, ni ses personnages qui se confessent ; ce sont les meubles, témoins du drame, qui se le remémorent dans Tombre d'un grenier. Le jeu serait plaisant durant dix pages; le supporterait- on trois cents ? Non ! s'il n'était qu'un jeu. Mais, sous couleur d'originalité littéraire et en gardant le bénéfice d'une présenta- tion singulière, M. Estaunié s'est imposé une discipline de dramaturge, je dirai même de dramaturge classique. Comme un meuble n'est pas un objet voyageur, et que toute vie d'une maison ne se déroule pas dans la même pièce, pour donner quelque force et quelque cohésion au récit de l'horloge, à celui de la glace et à celui du secrétaire chacun d'eux aura son drame à conter le romancier a ramasser l'action et les caractères autour d'un nombre limité d'événements, en quelques scènes capitales qui seules se seront passées devant l'horloge, la glace ou le secrétaire, tout le reste restant complètement mys- térieux. Foin des raisons psychologiques que l'on trouve si aisément ! Il faut qu'elle soient remplacées par des gestes et par des dialogues véridiques ; les personnages sont vus par le dehors ; s'ils ne vivent pas, la vie des meubles seule nous reste et ce n'est pas assez. Heureusement nous avons mieux à faire que de féliciter M. Estaunié du tact, de l'esprit, de l'ingéniosité et de la poésie qu'il a mis dans la sauce de son roman, j'entends dans l'évocation des vieux meubles et même de la vieille demeure. Dans l'atmosphère que leurs murmures tissent, les drames qui se nouent, s'engendrent, se répètent, prennent une grandeur farouche que nous ne trouvons pas d'ordinaire dans le roman. Paroles d'amour, paroles de haine, paroles de traîtrise et même d'héroïsme, cette maison silencieuse ne retentit à cer- taines minutes que de paroles fortes, décisives et lourdes de sens. Derrière cette façade bourgeoise, on se tue avec un billet, on s'empoisonne avec une dénonciation anonyme comme aux plus romantiques époques de l'histoire et on tombe, le sang répandu dans la tête, assommé par les mots. Or, cela paraît légi-

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time et le romancier a prêté assez d'authentique passion à ses personnages, pour que rien de leur part ne nous puisse étonner. Je mesure la valeur profonde de M. E. Estaunié à cette force tragique. Je ne comparerai pas son livre au chef-d'œuvre atroce et inégalable d'Emily Brontë. Mais en lisant les Choses voient, j'ai pu y songer un instant et cela suffit. Certes, les trois récits n'ont pas tous l'accent aussi ferme, et je préfère de beau- coup le premier. Mais l'œuvre, dans l'ensemble, malgré quelques faiblesses, malgré quelque insistance poétique chez ces meubles un peu bavards, est de celles qui laissent une trace brûlante dans le cœur et dans l'esprit. On sait que les trois drames qui se succèdent dans le livre et qui mettent en jeu l'une après l'autre trois générations, ne se relient que par le lieu et par une sorte de ressemblance fatale entre les êtres et les événements. Mademoiselle Noémi épousera son maître Marcel Clérabault en se débarrassant par traîtrise de la jolie cousine Rose ; mais Marcel Clérabault l'épousera sciemment et il se vengera, quitte à périr de sa vengeance. Vingt ans plus tard, Noémi qui tient la maison, la perdra elle aussi ; elle devra donner sa fille, enceinte d'un autre homme, au fils du notaire Pichereau, un cousin de Marcel, que Line n'aime pas ; le notaire sait tout et paie volontiers "la maison " de cette infamie ; mais Noémi en meurt. Et lui enfin, tombera foudroyé, ce misérable Picherau, quand son fils, apprenant la chose, renoncera à la maison volée et partira avec le fils de sa femme morte, qu'il sait n'être pas son fils et qu'il aime comme son fils. Or, rien dans cette cascade d'illogiques événements, ne nous apparaît arbitraire. Un romancier qui crée virilement des êtres, n'a pas à tenir compte des exigences abstraites de l'esprit. Invention gratuite et vérité profonde, voilà les deux caractères essentiels, et nullement contradictoires du roman de M. Edouard Estaunié. Quand donc une voix autorisée s'élèvera-t-elle pour rendre à ce beau livre l'hommage qu'il mérite et renvoyer à d'autres œuvres ** l'estime ironique " de " ces messieurs " ?

H. G.

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NOTES 147

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JEAN BAROIS, par Roger Martin du Gard (Edition de la Nouvelle Revue française, 3 fr. 50),

" Comment voulez-vous qu'un volume comme celui-ci, long de cinq-cents pages, trouve place dans notre vie de Paris ? prendrais-je le temps de le lire ? " disait au sujet de Jean Barois Tun de nos plus intelligents, l'un de nos moins superficiels cri- tiques. Ce n'est en effet pas un livre qu'on épuise comme on avale une huître, d'une haleine et sans interrompre la conver- sation ; on n'en atteint pas le bout durant un trajet en métro. Mais si " notre vie de Paris " ne sait que faire de Jean Barois^ il peut lui, en retour, fort bien se passer d'elle. Il ne fait pas appel à cette fièvre factice qui nous permet de trouver de l'agrément à tant de pauvres écrits sur lesquels elle nous em- pêche de nous appesantir. Les lâches et les agités reculeront devant la grosseur du volume ; mais ceux qui l'auront ouvert ne le quitteront qu'à la dernière page.

C'est l'histoire d'une vie, ou plutôt c'est l'histoire d'une pensée non pas analyse d'une pensée philosophique, mais drame d'une pensée toute mêlée aux événements. C'est encore, mais presque involontairement je veux dire : sans que l'in- tention paraisse l'histoire du mouvement des idées en France pendant vingt ans. Mais en regard du pathétique et de la par- ticularité de ce récit qu'aucune arrière-pensée théorique ne rient gauchir, toutes ces formules sont pauvres et sèches. C'est de la vie d'abord, de la vie individuelle, localisée ; c'est d'abord un drame de conscience, puis un drame de famille, et si l'action déborde le cadre elle était d'abord enfermée, c'est par l'effet de sa force même et de son abondance.

Le récit commence dans la chambre d'un enfant malade et je dis le récit, à défaut d'un mot plus exact, car ce livre qui suit une ligne si rigoureuse, n'est qu'un enchaînement de

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scènes, le plus souvent courtes, le dialogue est à peine sur- chargé de plus de "jeux de scène" que n'en comporterait une pièce d'intentions un peu subtiles. C'est-à-dire qu'à la notation des gestes et des intonations se mêlent quelques analyses de pensées, telles que Bernard Shaw en illustre avec tant d'éclat les marges de ses comédies. Parfois, parmi ces scènes dialoguées, une lettre, un discours, un fragment d'article ; mais c'est tou- jours le même procédé d'exposition, le même jalonnement de points lumineux. Je comparerais volontiers ces intermittences de clarté aux jets d'un de ces puissants réflecteurs au moyen des- quels un navire de guerre surveille les mouvements d'une flotte ennemie : un coup qui balaie les ténèbres, relève la position de l'adversaire, s'éteint pour ne pas attirer inutilement l'atten- tion, puis lance un nouveau rayon qui tombe juste, constate une nouvelle position et s'éteint de nouveau. Le récit, disais-je donc, prend Jean Barois à l'âge de douze ans. C'est le fils d'un médecin de Paris, malingre enfant, élevé dans une petite ville de l'Oise, par sa grand'mère. Il est en convalescence d'une congestion pulmonaire survenue à la suite d'un pèlerinage à Lourdes. Son père qui a pu, pour venir jusqu'à lui, arracher à ses occupations quelques heures, l'emmène dans le jardin, lui parle comme à un homme. Il guérira, oui, mais seulement s'il le veut passionnément, s'il s'applique avec une ténacité enragée à remonter le courant, à repousser le mal. L'enfant électrisé, frémissant, se redresse. C'est le premier appel fait à sa volonté, sa première expérience morale. C'est ce jour-là que sa vie commence.

On le voit, si M. Martin du Gard se rapproche des roman- ciers anglais par sa préoccupation de ne pas borner son livre au seul récit d'une crise ou d'une aventure, mais de nous montrer une vie d'homme des racines au faîte, il se distingue de la plu- part d'entre eux par le souci de ne retenir que l'essentiel, d'éli- miner toutes les préparations inutiles et les transitions super- flues. Quelques courtes scènes suffisent à montrer le lycéen stu-

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dieux, auprès de sa petite cousine Cécile, ses premières inquié- tudes, puis celles de l'étudiant dont peu à peu la pensée secoue le joug de l'éducation catholique. Et la rigueur, l'honnêteté, la délicatesse avec lesquelles M. Martin du Gard suit les phases de ce douloureux affranchissement, nous attachent dès l'abord à son livre par un sentiment plus fort que la simple curiosité.

Alors que son esprit ne tient plus au passé que par des survivances plus fragiles qu'il ne croit, Jean Barois, pour réaliser un rêve d'enfant, épouse sa cousine Cécile. Sa pensée en marche se heurte à une croyance immobile : long et cruel conflit conjugal que l'auteur étudie avec une émotion et en même temps avec un tact et un respect qui soulèvent déjà le sujet par delà ses premières limites.

La seconde partie du livre commence avec l'affranchissement définitif de Jean Barois. Il s'est séparé de sa femme et se con- sacre tout entier à un programme d'action sociale et de propa- gande scientifique. L'histoire de l'individu s'élargit ici pour se mêler à celle de la grande crise qui pendant trois ans bouleversa la France. Le drame de l'Affaire Dreyfus a remué tant de pro- blèmes, il a forcé tant d'hommes à donner leur mesure, que tout naturellement, sans enflure ni efîort, le récit prend l'accent héroïque. Et avec le compte-rendu presque sténographique d'une des plus émouvantes séances du procès Zola, il atteint à une intensité, à une grandeur, qui conquerraient je pense, même l'enthousiasme d'un homme du camp adverse.

La troisième partie, c'est la rançon du courage, la fatigue grandissante de l'homme d'action, son découragement, son abdi- cation, ^ sa reprise par les vieilles affections, par les habitudes ancestrales, par Cécile, par la petite ville de l'Oise, par l'Eglise. L'impartialité de l'auteur est telle, que jusqu'au dernier moment l'on peut douter à qui vont sa sympathie et son approbation.

ï On a pu lire ici même (i" Oct. 191 3) le dernier entretien de Jean Barois avec Luce, son compagnon de lutte et son maître intel- lectuel.

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En pleine maturité, Jean Barois a écrit un testament : " Ce que f écris aujourd'hui y ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire a la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par Vàge ou la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que P attitude d'un vieillard, dont la vie tout entière a été employée au service d'une idée, et qui, dans V affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre et renie lamentablement son passé... Je ne crois pas a Vàme humaine, substantielle et immortelle... Je sais que ma personnalité n^est qu'une agglomération de particules matérielles dont la désagrégation entraînera la mort totale... etc. " Jean Barois mort, Cécile retrouve ce papier et le brûle. C'est tout. Cela suffit. Et cet effacement volontaire d'un auteur que Ton sent frémissant et passionné, est encore ce qu'il y a des plus attachant dans ce livre.

Je n'ai parlé que du personnage central, mais tous ceux qui l'entourent sont vivants, précis, soigneusement dessinés ou révé- lés en raccourci par quelques répliques. C'est tout un peuple que M. Martin du Gard a entrepris de mettre sur pied et il ne fléchit pas sous une telle entreprise. On sent en lui, à côté d'une attention délicate pour les conflits moraux et d'une sorte de pudeur quand il touche aux sentiments, une volonté tenace et le goût d'attaquer un grand sujet de front. Son souci de vérité est si grand qu'il n'épargne pas à son héros tels excès d'éloquence, tels menus traits de déformation professionnelle qui précisent les contours et les rendent plus particuliers. Il n'évite pas non plus de lui prêter telle façon de parler qui vieillira vite, telle théorie qui déjà semble dater un peu. Il y a telle conférence de Barois sur la libre pensée qui, je le crains, sera bien agaçante d'ici quelques années. On pouvait écrire un livre aussi vrai, mais ces éléments intellectuels, soumis à de promptes flétrissures, auraient été remplacés par des équiva- lents plus durablement humains. C'est le point vulnérable de Jean Barois. La forme me semble témoigner d'une grande

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sûreté. J'ai relu le livre pour prêter à l'écriture et à la facture du dialogue, une attention particulière. Au bout de dix pages j'étais tellement repris par le récit que j'en avais oublié toute préoccupation critique.

J.S.

LA MAISON BLANCHE, par Léon Werth (Fasquelle 3 fr. 50).

J'aime les articles de M. Léon Werth. Je leur trouve de la verve et de la générosité. Ils ne sont pas réactionnaires, ce qui est déjà une originalité. Ils sont vivants et passionnés, et on leur passe une véhémence de ton qui sent parfois le parti-pris. Parmi ceux qui ont paru dans les Cahiers d^ aujourd^ hui, il y en a qui font penser au courageux voyageur ouvrant, sous les regards furieux de la grosse dame et du rond-de-cuir à cache- nez, une glace de l'autobus empesté. On fait : " Enfin ! " J'aime beaucoup moins son livre, parce qu'une boutade qui est plaisante dans un article, cesse de l'être si, dans le tissu plus serré, plus durable d'un livre, il faut qu'on la prenne à la lettre. J'admets qu'un jour de mauvaise humeur, M. Léon Werth écrive : " Puis je fus journaliste pour de bon. J'interviewai des assassins, des victimes, des grues, des escrocs, ce qui m'était égal des acteurs et des hommes de lettres ce qui me répugnait. " Mais un livre n'a pas l'excuse de la mauvaise humeur ou alors c'est qu'il veut se donner pour improvisé ou encore que la mauvaise humeur est chronique. Dans ce premier tiers de la Maison Blanche, M. Werth parle de son enfance et de sa jeunesse, je suis gêné par de telles saillies. Il me semble que le recul des années prête plus de largeur à l'expérience et plus de gravité au ressentiment. Même dans le reste du livre M. Werth raconte ses souvenirs d'hôpital, et sa longue confrontation avec la douleur physique et la .mort.

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même dans cette oasis de blancheur et de méditation, il oublie trop rarement qu*il est polémiste. Dans sa préface, M. Octave Mirbeau le compare à un fauve aux yeux doux et féroces. " On serait intimidé parfois, dit-il, si, brusquement, on ne découvrait sur l'échiné cambrée ce petit frisson multiplié qui trahit sa sensibilité. Car il est tendre au repos, lorsqu'on ne le regarde pas en dessous pour lui oiFrir du sucre. " Mais précisément, moi qui ai les mains vides, je m'irrite quand il semble me soupçonner. Toutes les deux pages il est sur ses gardes. Il a pourtant des moments de repos véritable. Son style s'éclaire ; son observation se fait plus délicate. Charles-Louis Philippe eût aimé cet accent :

" Le mal est un moindre personnage en plein jour. C'est la nuit qu'il vous accule en un creux du lit et dit : " A nous deux. " Il est semblable à ces charretiers brutaux qui n'assom- ment de coups leurs bêtes, que s'ils sont sûrs de n'être pas vus... On décide de me faire une piqûre de morphine. La douleur disparaît en quelques minutes, laissant comme une empreinte d'elle-même. Elle ne s'en va pas comme quelqu'un qui prend la porte pour de bon, mais comme quelqu'un qui va se coucher dans la pièce à côté. Si elle reparaît atténuée, on dirait qu'elle a mis des pantoufles... La souffrance physique, si elle est suffisamment prolongée, puissante et variée, je ne parle pas d'une monotone rage de dents ou d'une colique poignante et convulsive la souffrance physique peut être un spectacle. Et non pas un spectacle factice qu'on se crée. On ne la regarde pas, à la façon dont les écrivains ont regardé leur âme, en clignant des yeux, comme pour distinguer un petit objet éloigné. Elle est un spectacle véritable, comme la mer en tempête ou comme un rapide qui passe devant nous quand nous rêvassons sur le banc d'une gare de village. "

Il y a dans la Maison Blanche plus d'une page de cette qualité.

J.S.

NOTES 153

LA VIE ET L'AMOUR, par Abel Bonnard (Fasquelle 3 fr. 50)-

Il est très vrai que les romanciers se peignent dans leurs œuvres plus qu'ils ne le pensent. Parlant de l'un de ses person- nages, vaguement écrivain, M. Abel Bonnard le définit ainsi : " Apte à tourner des phrases d'aspect littéraire sans avoir dans l'esprit de quoi les remplir. " Quel jugement s'appliquerait mieux à l'auteur de la Vie et V Amour ?

Mais M. Abel Bonnard semble vouloir effacer aussitôt la ressemblance qui s'impose, en poursuivant : " Il obtenait alors des triomphes scolaires que la vie avait mal continués. " Or, si l'on ne possède encore aucun renseignement sur les années d'études de M. Abel Bonnard, nul n'ignore qu'il remporta facilement le premier Prix National de Poésie, avec les fami- liers et que son second volume de vers les Royautés, fut couronné par l'Académie Française. Et il se pourrait bien que son roman lui valût un premier prix de psychologie et de morale.

M. Abel Bonnard écrit, en outre, d'un autre de ses person- nages " qu'il substituait à la réalité des fictions de mauvais romans ". Je ne vois pas qu'il ait lui-même fait autre chose dans son livre. L'action se passe dans " le monde ". Ses deux héros sont éminemment délicats et aristocratiques : André, jeune écrivain, auteur de trois romans " qui avaient réussi " ; Laure, jeune veuve de famille noble, mariée peu de temps à un indi- vidu assez grossier qui ne l'avait point éveillée à l'amour. Le père de Laure était " un homme d'une qualité rare " ; son frère est officier, une de ses tantes est veuve d'un banquier et en second lieu d'un ambassadeur, c'est-à-dire, un peu ambassa- drice elle-même, et deux autres tantes sont restées vieilles filles. On nous promène de Paris en Sicile, sur l'Etna, puis en Italie, sur la Côte d'Azur, à Trouville, etc. Au commencement du

II

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volume la scène de rupture entre les deux amants se place à Versailles. Nous assistons à cinq ou six dîners, à dix ou douze réceptions. On nous conduit au Bois, à l'Opéra, au musée du Louvre. On nous montre des ducs, des comtes qui ne savent que faire de l'existence, des grandes dames qui se conduisent mal, des parvenus. Et nous voyons aussi ** le monde " s'ouvrir devant un grand philosophe, un grand musicien, un ancien ministre, et même un jeune député socialiste déjà célèbre.

Ah ! je ne dis pas qu'aucun de ces traits ne puisse coïncider avec la réalité. Mais vraiment, il y en a trop que nous con- naissons déjà, et leur assemblage est criant de fausseté et de convention. Il avoue une impuissance fâcheuse à rien imaginer, ou bien, ce qui est plus grave, à rien voir de la vie. M. Abel Bonnard s'en est laissé conter par les romanciers qu'il a lus j'entends les mauvais romanciers. Il voit le monde à travers M. Paul Bourget et quelques autres avec une candeur de tout jeune homm.e.

Quant au sujet de son roman, je ne sais vraiment si l'on en doit parler. Laure et André, libres tous deux, amants depuis quelques mois, se quittent. C'est fait à la page 52 du livre. Que va-t-il arriver ? Ils se reprendront et s'épouseront, mais à la page 359 seulement, après avoir passé deux ans sans se ren- contrer, et à vouloir s'oublier. Pendant 300 pages nous sommes donc obligés de les suivre dans des aventures peu divertissantes, banales, qui n'ont aucun rapport avec l'action véritable du livre. Long, trop long, fastidieux remplissage et qui pourrait durer plus longtemps et être vingt fois plus copieux sans plus d'invraisemblance. Quelle nécessité y a-t-il de faire défiler devant nous tant de comparses si peu intéressants et que nous sommes fatigués d'avoir vus dans tant d'autres romans ? Tout le temps qu'il nous les présente, M. Abel Bonnard sort de son sujet. Ou bien si c'était dans son dessein de nous faire une vaste peinture du " monde ", le sujet, c'est-à-dire le cadre qu'il a choisi ne convenait en aucune façon.

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Je crois que M. Abel Bonnard à cédé à ce qu*on pourrait appeler un faux sujet, parce que trop de complaisance est demandée au lecteur pour en accepter le point de départ et le <léveloppement. Pourquoi Laure et André ne se sont-ils pas mariés d'abord ? Ils étaient libres tous deux. Elle, n'eût pas mieux demandé certes, et lui, n'a, de s'y être refusé, que des raisons assez vagues. Si je ne me trompe, il ne se pose même cette question qu'au moment de la rupture. Pourquoi pas avant ? La nécessité de ce livre paraît bien fragile. Et il semble se dérouler à rebours.

Mais le plus grave reproche que j'adresserai à M. Abel Bon- nard, c'est de disserter continuellement, à propos de tout, et de s'interposer sans cesse entre ses personnages et nous. Même dans les moments les plus pathétiques, il intervient malencontreuse- ment, et interrompt les scènes nous croyions enfin entendre parler ses héros comme de vraies créatures. Et il ne dédaigne point de moraliser. Si bien que nous en venons à souhaiter que quelque personnage se révolte à la fin contre l'auteur, et le renvoie du livre avec une belle impertinence.

Nous attendons le cri de la vie, l'expression directe et nue de l'amour, de la souffrance, et nous lisons de belles phrases faciles et un peu redondantes.

Quelle mauvaise littérature empoisonne le dénouement de ce roman, dénouement qui se prolonge inutilement pendant deux ou trois chapitres, sur les thèmes du plus absurde roman- tisme ! Il n'est point d'homme de goût qui ne sente la fausseté de ces pages envahies par la rhétorique.

Mais devons-nous jamais attendre de la sincérité de M. Abel Bonnard ? Il lui faudrait se défaire de tant d'affectation et de tant de facilité !

G. S.

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LE THEATRE

DE LA BIBLIOGRAPHIE DRAMATIQUE ET DE LA NÉCESSITÉ D'UNE BIBLIOTHÈQUE THÉÂTRALE.

Le Bulletin de la Société de VHistoire du Théâtre vient de publier le texte d'une conférence sur la Bibliographie Théâtrale par M. Auguste Rondel. M. Rondel aime le théâtre : il Faime dans son présent, dans la vie quotidienne et parfois éphémère de la scène, dans l'agitation vibrante des coulisses, dans le com- merce amical avec les artistes, ceux qui imaginent et ceux qui représentent. Il l'aime aussi dans son passé, lorsque le temps accentue certains éléments, en efface d'autres, jusqu'à ce qu'ils finissent par se ranger suivant un ordre de date, d'importance, d'influence, de résultat, qui en fait un organisme désormais immortel et qui est la littérature. C'est ainsi qu'il a été amené à consacrer ceux de ses loisirs que ne lui prennent point les répétitions et les représentations à composer sa bibliothèque théâtrale. Elle est célèbre et elle mérite de l'être. Depuis la collection de M. de Soleinne il n'a pas existé un pareil ensem- ble de tout ce qui intéresse le théâtre. Les bibliophiles qui lisent les noms que M. Rondel cite en passant dans sa confé- rence comprendront ce qu'il a fallu de soins et de sacrifices de toute sorte pour constituer une pareille collection. Ce qui doit les frapper davantage c'est que le propriétaire d'un pareil tré- sor connaît sa bibliothèque par cœur. Elle est pour lui comme un monde, le livre a fixé les générations d'auteurs et d'œuvres qui se sont disputé l'existence et le succès dans une sorte de vie éternellement présente ; et, bien qu'il ne veuille d'autre titre que celui de " collectionneur ", M. Rondel est peut-être, avec quelques conservateurs de bibliothèques publiques, l'homme qui connaît le mieux le sujet dont il s'occupe et un des rares

NOTES 157

collectionneurs qui ne se contentent pas d'avoir mais de savoir, qui possèdent leurs objets au lieu d'en être possédés. Sa collec- tion offre en effet un caractère singulier : à mesure qu'elle se formait, que les lacunes s'en comblaient, que les cadres pre- naient leurs lignes définitives, un plan naissait d'elle-même auquel elle dut se conformer, faisant ainsi la démonstration que tout ce qui a été créé par l'intelligence humaine doit revêtir pour la perfection un respect d'unité et de logique, et obéir à la relation de cause à effet qui est la modalité des événements comme celle de la pensée même.

En suivant les vicissitudes de cette littérature à la suite de M. Rondel on voit comment le théâtre, d'abord européen et latin jusqu'à la fin du XV® siècle commença presque partout, autour de 1500, à devenir national. C'est Boïardo en Italie, Rebhun, Hans Sachs et Ayrer en Allemagne, Rojas en Espagne et puis pendant tout le seizième une magnifique floraison italienne, allemande, espagnole, anglaise, française. Puis le dix-septième siècle français absorbe en quelque sorte, pour un temps, tout le génie humain, de même que Louis XIV rêvait de l'hégémonie universelle. Mais de nouveau au XVIIP chaque race reven- dique ses droits à la suprématie jusqu'au XIX^ chaque pays continue la lutte. C'est un singulier enseignement que ce recul dans le temps qui permet, comme du haut d'un promontoire, de suivre la course des vagues, leur succession, leur lutte et pourtant leur constante cohésion. Ce classement qui est celui que M. Rondel a trouvé pour sa bibliothèque reproduit la place même que les événements de l'histoire, que la course des civilisations assignent aux productions de la pensée. De quel enseignement n'est-ce point de voir que l'édition par Aide Manuce d'Aristophane et des tragiques grecs de 1498 31518 suffit à détrôner Plante, Térence et Sénèque, du privilège de modèles qu'ils ont eu pendant tout le moyen-âge, mais que ce fut dans chaque pays moins au profit des modèles grecs que des manifestations nationales : preuve sur ce terrain, comme sur

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tous les autres, que l'âme hellénique exalte les forces individuelles que la discipline romaine avait réussi si longtemps à uniformiser.

N'est-ce pas intéressant pour la compréhension de tout un genre, de surprendre, à côté de la source religieuse du théâtre par les mystères, de sa source savante par la Renaissance, l'origine aristocratique et royale de l'opéra, fête somptueuse et arbitraire l'on ne songe qu'à la pompe, au faste, à la beauté, à la manifestation de puissance et de richesse sans y réclamer la vraisemblance, la vérité, le but, l'utilité qui sont la condition du théâtre dialogué d'origine bourgeoise.

Les enseignements que l'on peut tirer de la bibliographie théâtrale ainsi comprise sont inépuisables ; mais ce n'est pas par vanité que M. Rondel en a parlé à propos de la collection pres- que complète qui est la sienne et du classement qu'il a réalisé et qui manifeste si bien les lois cachées mais agissantes de la vie littéraire. Semblable à ce grand bibliophile qui mettait sur les reliures de ses livres la délicate devise " Grollieri et ami- corum ", il souhaiterait que son travail servît à autre chose qu'à lui donner la joie de l'accomplir et qu'il fût, pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature, de quelque utilité. Mais il faudrait pour cela que son œuvre lui survécut et qu'elle évitât le sort funeste de toutes les collections, la dispersion. M. Rondel rappelle avec mélancolie le sort de la bibliothèque Soleinne, la seule collection théâtrale qui ait été aussi riche que la sienne. M. de Soleinne avait voulu la léguer à la Comédie Française, mais sur le faux bruit qu'elle avait vendu une partie de ses archives, il songe à la Bibliothèque Royale ; mais il veut garder à sa collection son ensemble et demande pour elle une sépara- tion complète de local, d'administration et de destinée. Il meurt brusquement avant d'avoir reçu une réponse et ses héri- tiers vendent aux enchères les 6000 numéros du merveilleux catalogue. On sent dans les regrets que lui inspire la mort de la bibliothèque Soleinne que M. Rondel voudrait éviter à la sienne un sort aussi lamentable. Avec une exquise modestie.

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dissimulant sous des considérations générales la beauté de son geste, il est prêt à réaliser l'idée généreuse de M. de Soleinnc. " Je vous ai dit qu'il n'existe ni bibliographie ni bibliothèque théâtrale absolue et complète. Je vous ai montré que toutes les collections isolément réunies par des amateurs, même celle réalisée par M. de Soleinne, se sont dissipées en poussière de livres, et enfin, je crois vous avoir prouvé de quel intérêt serait pour les travailleurs et les curieux une telle bibliothèque défi- nitive. Ne pourrait-elle être installée oificiellement par l'Etat, par la ville, ou par une académie, avec les ressources et le per- sonnel nécessaires ? Serait-il impossible de prélever sur le fonds immense des bibliothèques publiques, qui doit posséder épars en mille compartiments divers tout ce qui a été imprimé et qui reçoit annuellement tout ce qui s'imprime en matière théâtrale, de prélever sur ce fonds universel les éléments complets d'une bibliothèque théâtrale publique, distincte de toutes les autres matières, classée dans les grandes lignes suivant la formule Soleinne plus ou moins modifiée, renfermant la collection complète, au jour le jour, de tous les ouvrages sur le théâtre et de tous les auteurs dramatiques anciens et modernes, avec toutes les éditions différentes de leurs œuvres et de chacune de leurs pièces et tout ce qui a été écrit sur chacune d'elles avec tous les détails les plus infimes relatifs à leurs représentations ? A défaut d'une institution d'Etat, serait-il impossible d'affecter un vaste local du Palais- Royal à une bibliothèque théâtrale intégrale confiée à la Comédie-Française dont le riche fonds actuel constituerait la base et dont l'éminent bibliothécaire organi- serait le service ? Si cette institution existait, même avec des lacunes considérables, je ne doute pas que tous les collection- neurs isolés qui souffrent certainement à la pensée d'avoir consacré leur vie à une œuvre éphémère, ne soient heureux de combler après eux les lacunes dans la mesure de leurs richesses et de contribuer à rendre et à maintenir intact et complet le monument national de l'histoire du théâtre français. '^

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Il y aurait, à écouter le vœu de M. Rondel, en acceptant et logeant, sous Pégide de la Comédie-Française, la collection dont le legs lui est généreusement offert, un intérêt qu'un gouvernement éclairé devrait comprendre. Il ne s'agit point des livres eux-mêmes, on peut admettre que les bibliothèque» publiques possèdent à elles toutes une collection complète de tout ce qui intéresse le théâtre, il s'agit de ceux que la littéra- ture intéresse et qui s'intéressent à la littérature dramatique. La bibliographie est autre chose qu'un inventaire de la littéra- ture, elle est le témoignage de sa diversité et de sa continuité et, servant d'instrument de travail, elle s'élève à son tour à part et presque au dessus des ouvrages qu'elle mentionne et des auteurs qu'elle sauve de l'oubli. Or, il n'y a pas parmi les écrivains que des esprits qui, allant de l'avant, se détachent de ce qui les entoure avec une ardeur parfois téméraire et une confiance souvent exagérée en leurs seules ressources. Ceux-là peuvent ignorer ceux qui les ont précédés, bien qu'ils s'occupent un peu trop de ceux qui peuvent les suivre. Il y a aussi ceux qui, au lieu de s'accrocher à leurs rêves, aiment mieux s'appuyer sur des faits et qui se contentent de venir à leur rang, qui peut être le premier. Ces esprits, qui assurent à une littérature, à une race son unité, sa continuité, sont singulièrement mal partagés. De tout ce qui s'est passé, de tout ce qui s'est fait ou écrit, on ne sait presque rien. Presque rien n'est dépouillé dans les ves- tiges du passé, de manière que l'armature de l'histoire appa- raisse nettement. Les archives et les bibliothèques ne sont plus que des nécropoles les vivants n'osent pas s'aventurer. Que l'on ne dise pas que cela ne peut gêner que les érudits, dont c'est le métier. Cela gêne aussi l'esprit de tout un peuple, cela le maintient dans l'ignorance ou pis encore dans la demi-con- naissance, et à la longue cela paralyse ou déforme l'esprit lui- même. Il semble que, dans un pays qui saurait bien administrer son patrimoine d'intelligence, il n'est point d'homme ayant eu de l'influence sur ses contemporains par l'action ou par la pen-

NOTES I 6 I

sée qui ne doive avoir sa biographie asez précise et complète pour qu'elle serve d'enseignement ou d'exemple. Les éléments en existent bien dans les archives et les bibliothèques ; mais c'est dans ces labyrinthes qu'il est impossible de se guider : pour chercher il faut avoir trouvé, sinon l'on se confie au hasard, et l'on perd toujours à la recherche tant de temps, de sagacité, d'intelligence qu'on finit par perdre de vue la vérité que Ton cherche à tâtons et par s'éterniser dans la recherche même. Il en résulte les énormes volumes de biographie ou de critique à l'allemande l'on retrouve pêle-mêle les accidents de ce voyage, mais rien du but à atteindre et qui est resté invisible. Combien ne voit-on pas de travailleurs ou de curieux, que l'exigence d'un diplôme ou encore leur goût personnel ont poussés à vouloir comprendre clairement un écrivain, un homme, une époque, consacrer ou plutôt dépenser à la recherche maté- rielle des documents l'ardeur qu'ils auraient garder pour concevoir du sujet une idée originale ?

De quel bienfait ne serait-ce point pour la pensée humaine que d'avoir des arbres généalogiques, en quelque sorte, des œuvres de la pensée, de pouvoir se servir d'une bibliographie complète et bien faite du roman, de la poésie, du théâtre ? Or celle du théâtre existe et c'est le catalogue de M. Rondel. Mais que le vœu généreux que son auteur en forme ne se réalise point et ce travail de toute une vie, point de départ possible d'une infinité de travaux, sera perdu en quelques jours d'en- chères, et une des assises de la connaissance de notre littérature q[u'il aura patiemment édifiée, sera dispersée à jamais.

Théodore Lascaris.

L'IRRÉGULIÈRE, par Edmond Sée (Théâtre Réjane).

Le moindre ouvrage dramatique de M. Edmond Sée a droit à des égards tout spéciaux. On ne relève dans aucun cette

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recherche du succès qui gâte aujourd'hui trop de pièces. M. Sée se défend d'aller jamais au devant du public et des désirs que le public avoue. Cet auteur qui manie par goût une matière extrêmement frivole, il sait qu'il n'est pas de petits sujets et qu'un Marivaux, par exemple, arrive en se jouant à toucher jusqu'à l'âme cet auteur, dis-je, cultive une frivolité sentimentale qui n'est pas celle du grand nombre, et c'est au nom d'une "esthétique". Malgré des insuccès et des demi-succès, il s'entête à ne vouloir plaire qu'aux lettrés et il n'a qu'un souci : que son esthétique s'impose. Voilà qui est rare dans son milieu et nous serions d'accord avec lui contre tous les autres, si sa nouvelle pièce, Vlrrégulière, ne venait renforcer nos appréhensions vis-à-vis de sa conception de l'art dramatique. Nous ne voulons faire chorus, ni avec la critique, ni avec le public. Mais si V Irrégulière n'a pas obtenu tout le succès que lui eussent attirer tant de mérites littéraires, si un certain malaise a gêné chez les spectateurs l'expansion d'une émotion complète, les spectateurs ne sont pas tout-à-fait responsables de leur froideur et quant à moi, je ne saurais cacher que l'esthé- tique de M. Sée m'en paraît être la principale cause. Elle convenait à la Brebis, aux Miettes, à V Indiscret. Convenait-elle à V Irrégulière ? Il semble que M. Edmond Sée ait tout d'abord limité son sujet à l'étude d'un cas psychologique bien nettement circonscrit. Il s'agissait de peindre Marianne Labbé, la femme déclassée par une première faute, qui ne parviendra pas, en cessant d'être la maîtresse, à devenir l'épouse : elle le sent, elle en souffre sans oser le dire, et qu'elle s'y résigne ou non, elle n'y peut pour ainsi dire rien... Ainsi posé, on voit tout le parti qu'aurait pu tirer du sujet le psychologue délicat et précis de V Indiscret, tournant le caractère sous toutes ses faces, nous en découvrant successivement tous les aspects, selon ce procédé de pointillisme nous le savons passé maître. Notez qu'il a réussi à merveille dans cette tâche définie, que Marianne, à ne prendre qu'elle, est bien sa créature, qu'il ne lui manque rien \

I

NOTES 163,

pour vivre. Comment a-t-il noyé et dispersé tant d'observations justes et subtiles à travers les péripéties d'une interminable aventure ? Comment y voyons-nous des financiers, des journa- listes et tout un bataillon de gens du monde ? Comment la peinture d'une âme a-t-elle cédé le pas à la peinture d'une société ? Comment la tragi-comédie de caractère s'est-elle tout d'un coup muée en une grande pièce de mœurs? Voilà ce que je m'explique mal de la part d'un écrivain aussi conscient que M. Sée. Vlrrégulière est une grande pièce qui a toutes les qualités des " petites ", mais qui, pour cette raison qu'elle est grande, ne parvient pas à les valoir. On sait que l'ambition principale et justifiée de l'auteur des Miettes est de réaliser le miracle du " naturel ". Il chasse de la scène la littérature de " phrases ". Sachant ce que c'est que d'écrire, il rejette le dogme du " théâtre écrit ". Il veut que tous ses personnages, les plus raffinés et les plus complexes, n'empruntent à la langue française que les mots, que les tours de la conversation de chaque jour. Il n'admet pas qu'il y ait de grands mots pour les grandes choses, des mots subtils pour les choses subtiles, ni des mots cadencés pour les effusions musicales. Toute vérité dans le langage est, selon lui, une question de ton, de spontanéité d'accent et de justesse dans le choix des temps de repos néces- saires. A aucun prix de transposition extérieure ! il n'en veut point : son art est en dessous, qui combine les sentiments, pour leur permettre irrésistiblement de vivre, comme ils feraient chez des hommes réels. Une paroi de la chambre " se passe la chose " est enlevée soudain et la chose a lieu " comme dans la vie ", comme si nous n'étions pas là. Mais cette convention pri- mordiale du drame : qu'il se joue dans un lieu ouvert sur un côté, entraîne réciproquement une convention non moins essentielle : qu'il se jouera pour un public, en fonction du public, pour qui la paroi est tombée. C'est à cette convention seconde, et pourtant nécessaire, que M. Sée ne consent point. Le mot " passer la rampe " n'est pas, quoiqu'il pense, un mot qui

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'cache un préjugé ; il répond vraiment à un fait. Dans un ouvrage menu et circonscrit, le naturel tout nu est bien ^capable de passer la rampe. Dans un ouvrage de vaste dévelop- pement et à multiples épisodes, il crée entre les personnages principaux et les secondaires, entre les faits d'importance pro- fonde et les détails accessoires, une sorte d'égalité qui fond tout sur un plan dans une même grisaille. A ne jamais formuler son cas devant nous au prix d'un petit artifice littéraire, sous prétexte que formuler n'est pas vivre, un personnage comme celui de Marianne Labbé perd son prestige de protagoniste et trop d'éléments étrangers entrent en concurrence avec lui dans notre émotion. Il eût fallu ou l'isoler ou faire qu'il tranchât péremptoirement sur les autres. Ainsi nous est-il impossible de nous intéresser à lui autant qu'il le mériterait... Nous atten- dons impatiemment de le retrouver dans le livre ; il nous sera loisible alors de l'approcher, d'en être émus, de nous y plaire. Il est simple et mélancolique, il est vaillant et résigné. Nous le ■débarrasserons des intrus qui, durant sa vie sur la scène, s'obsti- naient à nous distraire de lui... Nous y reconnaîtrons le talent si particulier de M. Sée, qui sait tant dire en ne semblant presque Tien dire... Enfin nous tenterons de rétablir dans sa pureté primitive le drame de Vlrrégulière, tel qu'il était ou devait être, avant que M. Sée, auteur de trois pièces exquises, ne s'avisât d'en vouloir faire une " grande pièce "... Qu'il laisse donc cette ambition facile à ses heureux confrères du boulevard î

*

La société dramatique le Masque a donné avec succès, au Théâtre particulier de M. Mors, quelques représentations de ■Psyché, le poème dramatique de M. Gabriel Mourey, dont Jious avons parlé ici.

H. G.

NOTES 165

LES EXPOSITIONS

AU SALON D'AUTOMNE.

La peinture. Elle souffre d'une crise d^intelkctualite,. Trop de théories, d'analyse, de volonté. Pas assez de contact direct avec les choses : On a perdu le contact. On est gonflé de littérature, de philosophie mal digérées. L'artiste ne se cherche plus, il cherche quelque chose. Il se bat les flancs pour trouver autre chose. Il retourne contre la nature, les constructions, les signes, les pauvres complexités, les pauvres idées péniblement tirées d'elle, avec orgueil, par la malice et la manie des. penseurs.. Il fait de la nature une femme laide qui déchiffre une sonate.. Il substitue le sujet à l'objet. Et, dès qu'il a fait sa petite découverte, il déforme, il abrutit tout pour le faire entrer dans, le système qu'il y bâtit, comme la Chinoise abîme ses pieds dans ses brodequins. Tirage à quatre chevaux, coulage du plomb fondu dans la bouche par un coquemar, pour faire rendre gorge à la nature et lui faire avouer ** ses idées. " Vous mettez la nature à la question, à la question du jour : Le supplice idéographique. Vous avez l'air de penser qu'elle se contente d'effets faciles, et qu'il faut lui flanquer toutes sortes, de maladies pour l'empêcher d'être belle à trop bon compte. Vous faites de toute chose vivante un cadavre bien raide, et vous êtes obligés de lui briser bras et jambes pour le faire entrer dans votre boîte. Ça peut donner, d'ailleurs, des avortements,, des plasmatures et des faisandages assez savoureux...

Mais aucun de vous n'est peintre avant toute chose. Vous- braquez, pour comprendre le monde, le sens critique il n'a que faire. Ah ! l'on se prend à souhaiter le retour d'un grand impressionniste, un peu brute, un peu braconnier, mais qui connaisse bien l'affût, dont les sens soient en excellent état^

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'dont Toeil sache ruser avec les objets, les formes, les lumières, et qui sache recevoir de pied ferme la charge de la nature.. Vous autres, vous êtes des peintres de réunion publique ou de restaurant de tempérance, de réfectoire végétarien.. Vous êtes des demi-instruits, vous aviez " la tête trop faible pour l'instruc- tion. " Vous n'allez donc jamais à la campagne qu'avec vos idées de quartier, vos idées d'école, vos sages idées révolution- naires, qui ne sentent même pas le pétrole, mais la pipe morte, le sûr, la serviette humide et le vieux moutardier, •comme les salles de banquets littéraires...

Vous vous croyez révolutionnaires parce que vous commencez votre maison par le toit, sinon par l'intérieur, comme le per- sonnage de Hoffmann... Pas étonnant que ça donne les écrou- lements de moellons cubistes ! Ecoutez donc cette parole de Rosny : " Toute pensée large conçoit la beauté en organisation, et non en réforme. " Beaucoup d'entre vous, d'ailleurs, relèvent •du musée des horreurs de la publicité : car il faut aller vite, et faire son placard plus violent que les autres, en ces temps de mœurs électorales. L'homme qui ferait de son mieux son ouvrage, ce serait le candidat qui dirait : " Pas de gros mots ! Je suis honnête et indépendant. "

Mais quoi ! d'autres se traînent misérablement dans le pla- giat de l'impressionnisme ou des recherches synthétiques et décoratives d'autrefois...

Je sais bien que "j'en ai vu d'autres, " et qu'il ne faut pas s'émouvoir. Soyez déterministes, et ne vous frappez pas. Ce sont des additions, des expériences, qu'il faut étudier " comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec le regret que cette cornue ne soit pas aussi transparente, aussi maniable que celle des laboratoires. " Mais on se lasse de tout, même de comprendre. Et : je ne veux plus voir de monstres si ce ne sont pas de beaux monstres.

La peinture est, tout de m.ême, un art de communion, non de résorption..

NOTES 167

Cubisme. Vision géométrique du monde. Mouvement, en décomposant, des solides. Impressionnisme de la construction, par opposition avec l'impressionnisme de la décomposition de la lumière. Le cubiste sent tout de suite quels solides comporte une surface, et comment ils peuvent s'y inscrire.

Le Bonnard. Il est confus, cette année, il faut bien le dire.

Laprade. Des salissures de génie, dirait Laforgue.

Matisse. Cette dame a eu des malheurs. Elle a même été la maîtresse d'un grand peintre. Mais elle a conservé des restes d'élégance. Elle a été pianiste dans des casinos, et on a donné des soirées à son bénéfice. Elle a sollicité dans quelques antichambres. Maintenant, elle est à peu près tranquille. Elle va à la musique du kiosque. A la suite de l'ablation d'un cartilage, elle sent du nez.

Vallotton. Pourquoi dirait-on toujours que ses figures nues viennent de passer un poêle à la mine de plomb ?

Tvan da Siha-Bruhns. Eh bien, mais voilà une chose sans prétention, d'une couleur charmante et tendre. Des pingouins devant la marée haute, eifarés par une grosse cuiller d'eau qui arrive dans leur creux de sable..

A l'Ameublement. Ils font penser à un jardinier qui tirerait ses plantes pour hâter leur pousse. Il font tout ce qu'ils peuvent pour créer un style et n'arrivent pas à se dépêtrer du déjà vu. Depuis leurs premières tentatives, 1' " art nouveau " ne s'est guère renouvelé...

Vagues souvenirs des bas bleus de 1850.. Ces lampes opaques, ces coupes de jade, ces divans à niches capitonnés pris en alcôve dans la cloison semblent bien plutôt sortir des appar- tements de la princesse de Belgiojoso que des ateliers d'un décorateur moderne. Une tendance confuse au clinquant Second Empire. Du noir coupé d'argent et d'or dans un goût passable- ment funéraire. Tout ce raffinement naïf, poussé du col, nous ramène aux années d'avant la guerre. Et c'est assez troublant, par ces temps de retraites militaires. Mais si des requins tournent

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autour de Byzance, je demande qu*on leur jette d'abord ces meubles et ces pendules. Mêmes tendances dans la chambre à coucher de dame de M, Follot, le lit est vraiment trop étroit pour la gravure qui le domine... Je préfère, sans les aimer tout à fait, la salle à manger de M. Pichon et le petit salon de M. Jallot il y a plus de simplicité, un agréable sens du confort et de jolies couleurs.

Voici mieux encore: Un délicieux vestibule de M. Rob Mallet Stevens, avec son tapis à carreaux noirs et blancs rappelant les vieux dallages des hôtelleries de province. La note moderne y domine pourtant, grâce à cet escalier charmant, léger, de tonalités franches, et qui invite si fort à monter dans sa chambre.»

Mais toutes mes préférences vont à la salle à manger de Francis Jourdain. Il est un des rares qui comprennent le charme supérieur d'une parfaite simplicité. Cette pièce est tout à fait réussie. Mais je la vois surtout à la campagne, avec du soleil, de la chaleur, des fruits, des fleurs. On y rêve d'été, de pivoines dans des vases de cuivre, de chapeaux de paille jetés sur des chaises, d'abeilles bourdonnantes. Et qu'on est loin de Paris et de l'hiver...

Un beau dressoir, dans la salle à manger de Jaulmes, domi- née par une frise trop haute, trop chargée, trop lourde.

La chambre d'enfant de Hellé est très amusante, très gentille : C'est le grand jouet d'un petit enfant.

D'ailleurs, s'il me fallait choisir dans toute cette exposition d'ameublement, je prendrais peut-être un salon, une chambre, une salle à manger, mais à aucun prix je ne prendrais l'en- semble. On doit bientôt s'y faire l'effet de vivre dans une boîte de Nuremberg, et d'y devenir un de ces placides personnages de bois qui n'ont ni soucis, ni désirs, ni froid, ni faim, ni soif...

Léon-Paul Fargue.

NOTES 169

*

AU MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ, AUX GALE- RIES DRUET, BERNHEIM, MALPEL, etc.

L'ouverture récente du Musée Jacquemart-André est un événement trop exceptionnel pour que l'on ait scrupule à reconnaître qu'il prime aujourd'hui tous les autres. Ce n'est pas diminuer la valeur et l'importance des ouvrages nouveaux qui furent exposés ces derniers temps aux galeries Druet, Bernhcim, Ch, Malpel, etc. par MM. Déziré, Flandrin, Signac, etc., que de les sacrifier aux Rembrandt, aux Fragonard, aux Donatello et aux Carpaccio en possession desquels vient d'entrer l'Institut et dont s'est enrichi le trésor public de la France. M. Déziré a senti à neuf et rendu le grand style de la campagne romaine, fixé délicatement par Corot ; sa manière, toujours simple et sobre, s'est en quelque sorte élargie. Je trouve au contraire chez M. Flandrin, une recherche de liberté et de nuance qui ne nuit pas au style acquis ; à côté de ses frais paysages du Jura, j'aimerais qu'il nous donnât en plus grand nombre des pages aussi larges et aussi intimes que son récent Portrait de petite fille. Y -xwYiQx^à^ o^wQ. M. Denis, qui participait à l'exposition du " premier groupe " chez Druet, cultivât plus spécialement désormais sa manière forte, et qu'aux jeux irisés d'une fine lumière, il préférât souvent les fortes oppositions de valeurs qui faisaient la force et la poésie de ce tableau très remarqué, représentant deux jeunes filles, en robe sombre, lisant au bord d'une terrasse, sur un fond de mer, au soleil couchant. Enfin, quoique M. Signac ait depuis longtemps atteint à la maîtrise personnelle qu'il avait ambitionnée, je me plais à trouver des ressources neuves dans ses tableaux les plus récents... Mais les occasions ne nous manqueront pas de reparler de ces artistes ; ils seront longtemps d' " actualité ", tandis que les œuvres anciennes réunies au Musée André,

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rentreront vite dans le passé d*où elles sortent, et quand tout le monde les aura vues, il ne sera plus temps d'en parler, sous peine d'encourir l'anathème des " futuristes ". Je me hâte donc de présenter en quelques mots ces inappréciables trésors.

Le Musée Jacquemart-André n'est pas un musée de chefs- d'œuvre. S'il y a là, peut-être, le plus beau Pontormo qui soit, il n'y a, j'en suis sûr, ni le plus beau Van Dyck, ni le plus beau Fragonard, ni le plus beau Rembrandt... A coté de quelques pièces de premier ordre, on en trouve une multitude du second ; mais c'est cette multitude-là qui fait le prix et qui crée l'atmosphère du Musée. Rien de fâcheux, rien de médiocre ; à défaut de la beauté parfaite à laquelle n'atteignent que quelques grands artistes, le fécondant reflet qu'ils en projettent sur leur temps. Il m'importe peu que les deux Esclaves de Michel Ange et quelques bustes accomplis habitent les salles glacées de la Renaissance Italienne qui se trouvent au rez-de-chaussée du Louvre ; si elles ne m'en paraissent pas moins vides ! Eux- mêmes n'y prennent pas leur vivante valeur ; ils souffrent d'une sorte d'exil, et on les ramènerait volontiers à Florence. Dire quelle grandeur, quelle chaleur ils acquerraient soudain au premier étage du Musée André, parmi des œuvres qui ne les valent pas, mais qui sauraient bien leur répondre parce qu'elles les préparent, les expliquent et les supposent, c'est reconnaître l'extraordinaire miracle qu'un goût très sur y a réalisé. Dire que la collection du Boulevard Haussmann appelle à soi les chefs- d'œuvre du Louvre et qu'on trouve ici le " milieu " qu'on ne trouve pas là, c'est marquer de quel accroissement sin- gulier viennent de s'enrichir nos moyens de culture. Pour deux ou trois Donatello bien authentiques, voici une dizaine d'œuvres de l'atelier du maître, voici une vierge de Sienne en bois peint qui nous ramène aux origines, voici un groupe en terre émaillée du vieux Luca qui n'a pas d'analogue au Louvre, voici un " héros inconnu " de Desiderio da Settignano est toute la fine fierté du XV* siècle, voici quantité de morceaux non

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signés et d'attribution douteuse, qui n'ont pas pu être choisis de confiance, sur le nom, mais Tont été sur leur valeur réelle. De qui sont-ils ? cela ne me fait rien ; car ils sont dignes de leur siècle.

Et j'en dirais autant de la peinture, du mobilier, des objets d'art qui prolongent le long des murs le chant des bronzes et des marbres. Ici, un Tiepolo a plus de grâce qu'à Venise ; un Carpaccio n'y a pas moins d'esprit et le couleur ; l'atmos- phère fait même un sort à un Fiorenzo di Lorenzo, habile démarquage de Filippo Lippi et de Botticelli qu'on ne remar- querait pas à Pérouse. Il s'agit d'un parent un peu éloigné ; mais du moins d'un parent ; la Renaissance Florentine ne forme ici qu'une famille... Je ne puis pas énumérer et encore moins étudier ces trésors. Les ombres de Mantegna, de Signorelli ou de l'école de Venise, par tout ce qu'elles nous rappelent, viennent d'abord troubler le jugement et nous disposent mal à la critique. Aucune collection ne peut sonner plus juste. On y voit les époques s'harmoniser entre elles, ce très beau fragment grec aux petits bronzes païens de Ghiberti et de Pollajuolo, l'adorable yue de Venue de Guardi au Début du Modèle de Fragonard, ce manuscrit persan au tryptique en émail de Jean i^"" Penicaud de Limoges, ce masque égyptien au beau portrait de franciscain que l'on s'étonne un peu, bien que l'attribution en soit certaine, de voir signé de Murillo : Lancret à Tiepolo, Reynolds à Pontormo et Jean Bologne à Pigalle. Si on douta jamais que l'art, de la démarche la plu» personnelle de l'individu, est cependant un être social qui sait faire l'unité de son époque et l'unité des époques dans le temps, voici le lieu l'on s'en peut convaincre. Ce n'est pas un musée, mais une compagnie vivante de toiles, de meubles, de statues, de tapisseries et de menus objets, qui sont heureux de voisiner en dépit de nos fausses hiérarchies.

H. G.

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LETTRES ITALIENNES

LE TRAGIQUE QUOTIDIEN et LE PILOTE AVEUGLE (2°^« édition), UN HOMME FINI, par Giovanni Papini (Librairie de la Voce, Florence, 1913).

Tous ceux qui suivent de près la jeune littérature italienne connaissaient depuis quelques années ces " nouvelles ou élégies ou colloques ou fables philosophiques ou fantaisies lyriques " réunies sous le titre de Le Tragique Quotidien et de Le Pilote Aveugle par M. Papini. On en donne aujourd'hui une seconde édition. " Je suis persuadé qu'il y a beaucoup plus d'ima- gination et d'inspiration que dans beaucoup de poètes mes compatriotes ou mes contemporains. " Il faut souscrire pleine- ment à ce jugement de l'auteur. Il y a peu de livres de vers qui renferment autant de vie et de pensée, de fantaisie et de passion que ce recueil de proses. Je ne connais pas dans la production italienne contemporaine un livre plus digne d'être connu en France.

Monde falot de marionnettes tristes ou passionnées, Hamlets ou don Juans, Juifs errants ou Méphistos : au bout de la ficelle on sent le poète douloureux, le philosophe las des livres, le jeune homme avide de la vie ; et au fond de tout un " pauvre gosse qui joue dans sa chambrctte et dit pour se consoler : Dehors il fait trop froid et les routes sont pleines de loups ". Voici comment est le livre : " Pour pouvoir exprimer avec plus de passion et d'efficacité certaines de mes pensées, je me mis à user sans mesure des images... Je commençai à inventer des- colloques et des visions, et peu à peu j'y introduisis comme interlocuteurs des types créés par la poésie et par la tradition... Ainsi naquit autour de moi, sans le vouloir, tout un monde fantastique opposé au monde réel je pouvais me retirer pour

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pleurer et me souvenir... C'est alors que je connus le pâle démon de nos jours ; que j'écoutai les confessions du Gentil- homme malade et de la reine de Thulé... C'était un monde fermé l'ombre débordait la lumière... un monde habité par des jeunes gens pâles et sans illusions... un monde les actes étaient rares et les pensers tourbillonnants, et l'on ne distin- guait pas les limites de l'imaginaire et du vraisemblable, de la vie et de la mort. "

Ces lignes sont extraites du dernier livre de M. Papini : Un homme fini. C'est, nous dit-il, le plus important et le plus intense de toute son œuvre, le résumé véhément de dix années. Ce sont le mot est dangereux des "confessions". Il est permis de parler de soi et de soi seul en plusieurs cen- taines de pages de vers ; mais il est plus difficile de se faire pardonner cette outrecuidance en prose. Il faut pourtant accep- ter cet égotisme intransigeant et même agressif, car le moi qui remplit le livre est large et vibrant. Il faut accepter la pose, l'attitude, la " littérature " en un mot, (car il y en a, malgré la répugnance de l'auteur pour le mot et pour la chose), et la grandiloquence aussi, et la pointe d'emphase lyrique ; car l'en- semble du livre est une sorte de poème étrange, violent, âpre, ,; et plein d'un tourment généreux.

Il n'y a pas d'amour dans ce livre. " Les femmes ne m'ont pas corrompu ; mais elles ne m'ont pas purifié... L'histoire intime de mon âme n'a été ni enrichie ni appauvrie par leur présence. " Mais il y a tout un roman de la pensée, le plus poignant.

Cet enfant pâle, pensif et morose que l'on a surnommé le " vieux " a ignoré " les chaudes et blondes journées d'ivresse puérile. " Il les a connues plus tard " par les livres. " Les livre» lui ont donné ses plus belles joies et des rêves merveilleux : "Je me souviens avec nostalgie d'une sorte de Mille et Une Nuits de la Nature, un gros livre à la reliure verte effilochée... les poulpes géants aux yeux ronds et cruels affleuraient à la mer

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pour enlacer les grands voiliers du Pacifique ; un jeune homme haut, les cheveux sur les épaules, à genoux au sommet d'une montagne, allongeait sur un sombre ciel allemand sa silhouette colossale... Et parcourant les pages jaunies, tout à coup m'appa- raissaient ...des îles madréporiques posées sur la mer comme des bouées légères ; de sinistres comètes jaunissantes sur la terreur infinie du ciel noir d'encre et des squelettes fantastiques de reptiles colossaux. " A quinze ans c'est une fureur de papier et d'encre qui s'empare de lui ; il commence une encyclopédie." Mes menus plaisirs c'étaient le papier blanc et le papier imprimé. " Pour les livres il a des paroles d'amant et de frère : " A côté d'eux, qu'est-ce que la bibeloterie sentimentale des amours ter- minées ? Ce sont vraiment les reliques, les souvenirs de ma vie la plus belle, ces volumes économiques, mal imprimés et incor- rects, ces éditions stéréotypées à quelques sous l'exemplaire... Et je me rappelle même les lieux et les moments je m'imprégnai d'eux et je les sentis plus près de moi : Dante est lié dans ma mémoire aux aurores d'été passées sur un froid banc de pierre, là-haut, auprès du chuchotement d'une fontaine dans une vasque d'eau troublée ; ...Baudelaire, je l'ai compris dans les avenues les plus automnales et désertes des Cascines, quand l'Arno d'argent s'empourprait pour la fête du cou- chant... "

" Mes frères les morts ", dit-il ; il ajoute " les petits vivants". Le livre (qui est de l'homme même) est plein de mépris : " Michel-Ange vieux écrivait : il ne naît point de pensée en moi qui ne porte sculptée sur elle la mort. En moi il ne naissait point d'idée sur les choses qui n'eût la saveur amère du mépris. " Pauvre jeu que d'humilier son semblable. Mais est-ce bien un jeu ? Ne se cache-t-il pas là-dessous quelque féroce apostolat ? "Je ne sais être utile aux autres qu'en les tourmentant, les aimer qu'en les méprisant. " Amour profond, mais qui dès la première étreinte se transforme en dégoût : n'est-ce point aussi une forme de timidité, de faiblesse ?

NOTES 175

Il y a dans ce livre des pages que l'on déchirerait avec plaisir. On aurait toutes les bonnes raisons pour cela. Il y a par trop d'attitude, et du fatras. Mais il y en a de frémissantes de vie ; et d'autres poignantes de douloureuse sincérité. Je voudrais citer les pages batailleuses est racontée la fondation du Leonardo ' et certaines pages encore du Lentissimo de la fin.

Aussi riche qu'il soit de poésie et de passion, aussi tragique que soit le drame intime qu'il nous présente, V Homme fini ne doit être dans la pensée de son auteur qu'une conclusion et qu'un prélude. \J Homme fini nous annonce un homme nouveau. On a beaucoup attendu depuis le Tragique Quotidien. Espérons maintenant l'œuvre puissante, celle qui veut non seulement l'élan fougueux d'une heure, mais le dur, long et patient labeur de création.

L. C.

' Le Leonardo fondé à Florence par M. Papini en 1903, fut d'abord un journal paraissant tous les dix jours, puis une revue " d'idées ". La rédaction en était dans le vieux palais Davanzati, qui dominait alors les ruines du Marché Vieux. Elle était composée de jeunes gens enthousiastes, pour la plupart étudiants ou artistes. Après les discussions passionnées, le soir venu, on ferraillait dans le " cortile " sombre. Ce fut une sorte de " Sturm und Drangperiode ". Le Leonardo a tenté de secouer de sa torpeur la nation engourdie : " Depuis » 860, il n*y avait plus un sentiment, une pensée unique en Italie ". Il fit connaître nombre d'écrivains étrangers ou italiens. Le texte était illustré de bois de Ghiglia, de Costetti, de Karolis, et autres. Mais l'énergie diminua lentement. Au bout de cinq ans d'effort, Papini tua volontairement sa créature. M. Prezzolini, le fondateur de la Foce fut son frère d'armes durant toute la période héroïque du Leonardo.

LES REVUES

Revues Françaises :

Nous extrayons quelques citations, des Lettres inédites de Courbet a M. Alfred Bruyas, publiées par L'Olivier, revue de Nice (N° 8). Elles confirment l'opinion que nous nous faisions de ce grand caractère :

J'ai fait dans ma vie bien des portraits de moi, au fur et à mesure que je changeais de situation d'esprit, j'ai écrit ma vie en un mot. Le troisième avant-dernier était le portrait d'un homme râlant et mourant : l' avant-dernier était le portrait d'un homme dans l'idéal et l'amour absolu à la manière de Goethe, Georges Sand, etc., enfin est arrivé celui-ci ; il m'en reste un à faire, c'est l'homme assuré dans son principe, c'est l'homme libre. J'oubliais le portrait en photographie de l'histoire Sylvestre qui est conséquent avec le tableau des Baigneuses qui représente une phase curieuse dans ma vie, c'est l'ironie, c'est l'homme qui arrive contre vent et marée.

Oui, mon cher ami, j'espère dans ma vie réaliser un miracle unique, j'espère vivre de mon art pendant toute ma vie, sans m'ètre jamais éloigné d'une ligne de mes principes, sans jamais avoir menti un seul instant à ma conscience ; sans même avoir jamais fait de la peinture large comme la main pour faire plaisir à qui que ce soit ni pour être vendue. J'ai toujours dit à mes amis (qui s'épouvantaient de ma vaillance et qui craignaient pour moi-même) : Ne craignez rien, devrais-je parcourir le monde entier, je suis sûr de trouver des hommes qui me comprendront ; n'en trouverais-je que cinq ou six, ils me feront vivre, ils me trouveront. J'ai raison j'ai raison, je vous ai rencontré, c'était inévitable, car ce n'est pas nous qui nous sommes rencontrés, ce sont nos solutions.

LES REVUES 177

Voici comme il répond à M. de Nieuverkerke envoyé par le gouvernement pour " transiger ".

Je continuai en lui disant que j'étais seul juge de ma peinture que j'étais non seulement un peintre mais encore un homme, que j'avais fait de la peinture non pour faire de l'art pour l'art, mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle et que j'étais arrivé par l'étude de la tradition à m'en affranchir j que moi seul, de tous les artistes français mes contemporains, avais la puissance de rendre et traduire d'une façon originale et ma personnalité et ma société. Ce à quoi il me répondit : " M. Courbet, vous êtes bien fier ? Je m'étonne, lui dis-je, que vous vous en aperceviez seulement. Monsieur, je suis l'homme le plus fier et le plus orgueilleux de France. Cet homme, qui est le plus inepte que j'aie rencontré peut-être de ma vie, me regardait avec des yeux hébétés. Il était d'autant plus stupéfait, qu'il avait promettre à ses maîtres et aux dames de la cour qu'il allait leur faire voir comment on achetait un homme pour 20 ou 30 mille ?

D'une remarquable étude de M. Jacques Blanche intitulée Un bilan artistique de 1 9 1 3 et parue dans les numéros du 1 5 novembre et du i®"" décembre de la Revue de Paris :

Une voix qui peut-être éveillerait l'écho au bout du jardin, nous ambitionnons qu'elle s'enfle et résonne jusqu'aux confins du monde ; que toutes les nations nous entendent ; et notre voix se brise dans cet exercice d'histrions. Cette heure de notre histoire est pleine d'embûches. La France donne encore le ton ; de partout on conti- nue d'àfiluer vers Paris voir ce que nous produisons, ou pour nous demander d'approuver le bagage cosmopolite. Notre sort est de produire et de juger les autres, de consacrer les réputations étran- gères, de tout voir et de garder notre marque de fabrique, notre personnalité. La position devient périlleuse.

M. Serge de Diaghilew, un des hommes les plus intelligents que j'aie rencontrés, m'avouait son dépit, comme il croyait s'apercevoir d'une certaine résistance, pour ne pas dire mauvaise volonté, chez

178 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les Parisiens, qui, <1epuis dix ans bientôt, applaudissent à ses successifs apports d'art russe. Je lui demandai : " Pourquoi ne vous passez-vous pas de nos suffrages, au moins pour quelque temps, vous que l'on désire et appelle partout à la fois et qui vous plaignez d'une tendance réactionnaire en France ?" " C'est que me répondit-il nous ne travaillons que pour ^vous. Vous êtes trente personnes à Paris, les juges seuls capables de me délivrer un passeport. Tant que vous ne me l'avez pas donné, je suis inquiet. Un Gluck, un (Chopin, il y a longtemps de cela, sentirent pareillement. Wagner aussi, mais il ne vous pardonna jamais l'aventure de Tannhamer. " Les propos de M. de Diaghilew, je les rapporte parce qu'ils expriment le sentiment d'un étranger remarquable entre tant d'autres. Mais avons-nous donc l'unité de vue, la cohérence et la valeur qui justifieraient une telle confiance > La confondante indécence du public vis-à-vis du Sacre du Printemps^ première œuvre vraiment forte, décisive, de nos Russes, et ayant fait croire à leur décadence, semblerait le démentir, malgré son grand triomphe dans tous les milieux qui comptent.

Relevons dans la Critique Indépendante du 1 5 novembre ces quelques lignes :

De Berlin, cette information :

"Z.^ Prélude Solennel^ l'oeuvre nouvelle de Richard Strauss, qui sera exécutée lors de l'ouverture du Conzerthaus de Vienne, exige un ensemble très important. Ce sera bien la première fois qu'un si grand nombre d'instruments sera nécessaire pour l'exécution d'un concert. Il faut, en effet, pour exécuter le Prélude Solennel^ 20 premiers et 20 deuxièmes violons, 12 premiers et 12 deuxièmes altos (c'est un cas très rare), 10 premiers et 10 deuxièmes violoncelles, 12 contre- basses, 5 flûtes, 4 hautbois, 5 clarinettes, 5 bassons, 4 cors, 4 trompettes, 8 timbales, 2 grosses caisses, un orgue et 1 2 trompette» en dehors de l'orchestre.

" Mais ce qui est surtout intéressant dans l'énumération des divers instruments nécessaires à l'exécution de cette oeuvre, c'est

LES REVUES I79

remploi de Taérophon, nouvel instrument à vent, dont nous avons précédemment parlé, et qui permet au musicien de soutenir une note pour ainsi dire indéfiniment ; c'est le premier morceau écrit avec partie pour aérophon. "

Nous en rapprocherons cette déclaration de M. Claude Debussy (5. /. M. i«'" novembre) :

Epurons notre musique. Applîquojis-nous à la décongestionner, cherchons à obtenir une musique plus nue. Gardons-nous de laisser étouffer l'émotion sous l'amoncellement des motifs et des dessins superposés. Comment en rendrions-nous la fleur ou la force, en conservant la préoccupation de tant de détails d'écriture, en mainte- nant une impossible discipline dans la meute grouillante des petits thèmes qui se bousculent et se chevauchent pour mordre aux jambes le pauvre sentiment qui cherche bientôt son salut dans la fuite. En règle générale, toutes les fois qu'en art on pense à compliquer une forme ou un sentiment, c'est qu'on ne sait pas ce qu'on veut dire...

* *

Le numéro de novembre de la Phalange est tout à fait curieux et riche. Il contient une originale nouvelle de Valéry Larbaud : /a Grande Epoque, des vers de P. Castiaux et de Jean Royère, la louange d*Albert Thibaudet par Jean Florence, celle d'Henri Duvernois par Louis Thomas, enfin d'intelligentes remarques signées Claudien sur le pré-mallarmisme de la seconde églogue de Virgile. Claudien la rapproche non sans justesse de V Après-midi d^un Faune. Ici et là, il trouve la même nécessité " d'inclure en des images nettes, en des contours déterminés et complexes " certaine " violence sensuelle ". Et pour lui " FormosMm pastor " part avec le même élan contracté que " Ces nymphes, je les veux perpétuer... " De même

Mille meee siculis errant in montibus agna.

n'évoque-t-il pas invinciblement l'image du poète français ?

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... Quand sur Por glauque des lointaines Verdures, dédiant leur ombre a des fontaines Ondoie une blancheur animale au repos...

Dans la Revue Critique des Idées et des Livres, M. F. P. Alibert publie des pages un peu barrésistes, mais fermes et pures sur Arles. Le latinisme est sa sincérité.

Tout le secret d'Arles, c'est l'indifférence qu'elle met à ne point le celer. Elle ne s'offre ni ne se dissimule. Seulement, comme nous cherchons à tout des raisons spécieuses et cachées, nous ne pouvons croire qu'on prenne aussi peu de peine à se montrer tel qu'on est fait. Nous prêtons à la beauté toutes sortes d'intentions et de nuances, et aussi, pourquoi pas > une certaine coquetterie. Mais elle n'a qu'à paraître, et nous sentons très vivement qu'il n'y a pas de plus grand mystère que l'évidence toute pure. Cette vérité si simple, mais l'on n'arrive qu'après tant de détours, il faudrait être dépourvu de toute bonne volonté pour ne point l'entendre, chuchotée sur un ton unique, mais avec une ardeur et une naïveté d'expression inimitables, et transposée de l'abstrait au sensible, par l'évangélique peuple de pierre qui déborde du cloître et du portail de Saint-Trophime.

Dans la même revue, M. André du Fresnois, dont les parti- pris avoués, ne font que rarement tort à une sagacité véritable, a écrit sur le Phalène des pages qui vont trop fortement dans notre sens pour que nous n'en citions pas ici quelques lignes :

J'ai l'horreur du paradoxe, et l'esprit de contradiction n'est pas mon fait. Je n'essaierai donc pas de défendre contre l'opinion una- nime de la critique la dernière production de M. Henry Bataille, le Phalène. Aussi bien n'en ai-je aucune envie. Mais comment se dé- fendre d'un peu de mauvaise humeur, en voyant les pontifes de la critique découvrir aujourd'hui la fausseté et tous les vices du théâtre de cet auteur ? Une épingle suffirait à exterminer ce malheureux papillon, le clouant à son rang dans la collection, rayon de»

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monstres } pourquoi l'écraser aujourd'hui d'une pierre énorme ? Vraiment, vous aviez entendu la Vierge folle et lei Flamteaux sans deviner aboutiraient toutes ces belles choses ? Ah ! ça, pourquoi vous paie-t-on ?

Et plus loin :

Il y a une part de satire dans le Phaline. Le malheur, c'est que l'on ne saisit point pour quelles raisons l'auteur déprise certains personnages et chérit les autres, car tous sont des fantoches également divertissants. Un autre malheur, c'est que M. Henry Bataille n'a pas mis assez en valeur ce côté divertissant des personnages qu'il voulait moquer. Sa pièce manque d'esprit autant qu'il est possible. On n'imagine pas combien tout le monde, et d'abord l'auteur, se prend au sérieux dedans !

Au Salon d'Automne, M. Léon Werth a fait une conférence sur les Cahiers <f Aujourd'hui. Il a cherché à démontrer que c*est du côté de la littérature ouvrière, chez un Pierre Hamp par exemple, que Ton rencontre aujourd'hui le moins d'arrière- pensées de parti, le plus de désintéressement.

Huit jours plus tard M. François Porche a parlé des Cahiers de la Quinzaine, c'est-à-dire de Charles Péguy, avec une fermeté, un courage et une amitié émue qui font autant d'honneur à celui qui avait la parole qu'à celui dont il traçait le portrait.

Mémento :

La Plume (i^^ novembre) : " Enquête sur les romanciers ".

La Revue Bleue ( 1 5 novembre) : " Hamlet, d'après la copie d'un acteur " de Sir Herbert Tree.

La Revue de Paris (15 novembre) : Un nouveau roman de ]. H. Rosny aîné. " Maeterlinck et Verhaeren ", par M. Henri Davignon.

La Vie des Lettres : " Prière à Saint-Jérôme ", par Francis Jammes.

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Les Marches de PEst : " Le vieux sonneur ", par Georges Ducrocq.

Les Cahiers de la Quinzaine (23 novembre) : " Une philosophie pathétique ", par Julien Benda.

Les Bandeaux d^or (octobre) : Poèmes de Luc Durtain, G. Duhamel, P. Castiaux, P. J. Jouve.

V Effort Libre : " De la déclamation du vers français ", par André Spire.

La Renaissance Contemporaine : "La Mélodie et l'Art musical ", par M. Jean Huré.

Poème et Drame : " Trois poèmes simultanés ", de MM. Barzun, Divoire et Voirol.

L^ Occident (novembre) : " l'Héritage de la tragédie classique", par M. Henry Dérieux.

Le Mail (novembre) : " Le Père " de M. Georges Valois.

VArt et les Artistes : " Albert Marquct ", par M. Marcel Sembat.

Les Cahiers d^ Aujourd'hui : " Le Calvaire " de Ch. L. Philippe. " Lettres" de Jules Renard.

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Revues allemandes :

Dans la Zukunft du i*"" Novembre, un extrait de l'ouvrage que le peintre Erich Hancke consacre à Liebermann, l'un des premiers impressionnistes allemands, l'un de ceux aussi qui ont le plus profondément subi l'influence française. En quoi Liebermann se distingue-t-il des impressionnistes français ?

" Chez ceux-ci l'art vient d'ailleurs et il va ailleurs. Il con- siste non en juxtapositions, mais en relations, ce qui revient à continuer, avec plus de rigueur logique, une tradition ancienne. D'eux à Franz Hais il n'y a pas si loin... Eux aussi demeurent purement objectifs., et c'est la différence foncière qui les sépare des " Stimmungsmaler ", des peintres d'âme, qu'ils créent des

LES REVUES I83

formes déterminées et " expriment ", tandis que ces derniers ne veulent que laisser deviner, pressentir. C'est pourquoi ils ne dépassent point la vision objective, qu'ils se contentent de rendre parfaite. Les uns par l'analyse (Pissarro, Sisley, Monet), les autres, les plus grands, par la synthèse (Manet, Cézanne) atteignent à la forme, au sens le plus large du mot... Mais leurs tableaux n'ont pas de " Stimmung ", pas d'âme. Ils n'éveil- lent point ces sentiments infinis que suggère seule l'absence de forme, qui ne peuvent naître que d'une vision subjective et ne peuvent agir que par affinité... Tout autre Liebcrmann dont on a pu dire : " C'est ainsi qu'à notre époque on se représente la poésie de la nature. "

Revues Anglaises :

Poetry and Drama (Londres). N" de Juin : Poésies d'E. Verhaeren, Rabindranath Tagore, Harold Monro. Etudes sur : " Emile Verhaeren, " par Michael T. H. Sadler, " Thomas Hardy " par Edward Thomas, " John Donne " par Rupert Brooke. Chronique française de F. S. Flint.

The English Revietv (Londres). N" d'Octobre : suite des articles critiques d'Arnold Bennett. N" de Novembre : un poème de Maurice Hewlett ; " The district Visitor, " par Richard Middleton. de décembre : un poème de John Masefield, " The River " ; le commencement d'un impor- tant ouvrage de H. G. Wells: "The World set free ", " histoire de l'humanité " ; " The yellow ticket " de Frank Harris ; l'excellente revue des livres.

The New Witness (Londres). N" du 30 Octobre : articles de G. K. Chesterton et de Thomas Seccombe.

The Romariic Review (New- York). N<* de juillet-sep- tembre : " Richeut ", poème français du XII* siècle, avec introduction, notes et glossaire de Irrille C. Lecompte.

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The New Freewoman (Londres). du i**" décembre : Etude sur " Le théâtre du Vieux Colombier *', par F. S. Flint. Suite de la traduction des " Chevaux de Diomède " de Remy de Gourmont (par C. Sartoris). Revue des livres : W. C. Williams et Paul Castiaux. Poème, par Ezra Pound.

Poetry (Chicago). N'' d'Octobre : un poème de W. B. Yeats. Une chronique française de M. Ezra Pound, assez confuse. L'Auteur paraît croire qu'Arthur Rimbaud est un contemporain.

Revues Italiennes :

Ccenobium (Lugano) : " La crise de Lamennais ", par Gaston Riou.

Rassegna Contemporanea (Rome). du 25 novembre : " Il primo amore di Niccolo Tommaseo ", par Ludovico Oberziner.

La Voce (Florence). du 4 sept : " Dopo il Carducci", par Tommaso Parodi. N" du 11 sept. : " Il Centenario del Boccaccio, " par G. Papini. du 18 Sept.: Poésies de Paul Claudel et de Paul Fort. N" du 2 Oct. : " Tristan Corbière ", par G. Papini. N" du 23 Oct. : "La mia strada ", par G. Papini, et le bulletin bibliographique de La Voce, tou- jours bien fait. N^ du 13 novembre: " Intorno ail' idéalisme attuale", par Benedetto Croce. N'' du 4 décembre : "Perché mi odiano ", par G. Prezzolini.

* « Revues Espagnoles :

La Revista de America (Paris). N" de Sept. : supplément con- sacré à Charles-Louis Philippe, avec illustrations, traductions, etc. Un poème de J. S. Chocano. " Los poetas de America ", par Andrés Gonzalez Blanco. N<* de Dec. : Supplé- ment consacré entièrement à André Gide, avec portraits, biblio- graphie, étude de Raphaël Schvi^artz.

Le Gérant : André Ruyters. Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).

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UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES

yf André Ruytgrs

Montauban n*est pas un de ces endroits de la terre qu'on voudrait presser contre son cœur. Rien n'y charme ; rien n'invite à y prolonger la journée. Elle est sévère et triste, et pleine de vastes espaces silencieux. Dans tous les aspects de cette ville, quelque chose de dur se fait sentir. Un grand caractère d'histoire et de vertu lui compose une figure unique entre toutes : elle est sérieuse et passionnée.

Un immense horizon de plaine en fait lentement le tour. Je ne sais rien de plus plantureux, mais aussi de plus monotone que ce qu'on nomme la vallée de la Garonne, entre Toulouse et Montauban. Passé les coteaux de Castelnau, qui rompent un moment le ciel, et si joli- ment argentés et moirés, le paysage n'est plus qu'une étendue indéfinie de prairies et de vignes, que traverse un beau fleuve au cours paresseux, bordé d'un frémissement ininterrompu de peupliers. Rien n'est moins propre à exalter le coeur, et ne l'est sans doute davantage à déve- lopper cette finesse, ce goût de la nuance qui fleurissent dans tous les pays de cultures. C'est une Gascogne modé- rée et encore capable de réflexion.

Montauban n'est point en désaccord avec cette abon- dance tout intérieure. A première vue, elle ennuie. On

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traverse de grands faubourgs de maisons basses se succé- dant avec une régularité et une ressemblance implacables. Pour une bonne moitié, elles sont vides. On a l'im- pression d'entrer dans quelque ville abandonnée, après un siège, et le murmure de la vie s'est éteint pour toujours. Ce fut en effet le sort de celle-ci, et elle ne s'est jamais relevée de sa disgrâce. Mais ce n'est point par qu'il faut l'aborder. Il faut y venir du côté du fleuve qui la traverse ; elle dispense alors à celui qui la visite pour la première fois un ensemble unique de majesté et de grandeur.

Rien n'est si divers que ces rivières du pays de Lan- guedoc et de Gascogne. Chacune d'elles est expressive et parlante, chacune a son visage propre. Le Lot roule une onde, d'une seule coulée, dirait-on, tant elle est égale et compacte, et d'une couleur unie d'émeraude. L'Aude, moitié torrent, s'apaise à mesure qu'elle avance vers la mer, et, se composant alors, comme le Rhône, un cor- tège d'îles semées sur ses eaux, laisse vers soi pencher des arbres il semble que toute une éternité de feuillage est suspendue. L'Ariège n'est qu'un courant d'écume et de bruit rompu par endroits de belles épaisseurs liquides que les truites transpercent de flèches dorées. L'Adour, chan- geant comme une matinée d'avril, et les Gaves du Béarn, tour à tour emportés et traînants, ont l'accent du parler qui se chante là-bas. Sur toutes, la Garonne est souve- raine. Depuis Toulouse, elle roule tant d'églises et de palais que sa marche toujours plus ralentie emprunte à ce poids magnifique une manière vraiment royale. Je sais un endroit la courbe qu'elle décrit est faite pour trans- porter l'âme. Elle apparaît tout à coup comme poussée

UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES 187

par des milliers de lieues de force, de vitesse et d'eau, et, divisée par une grève de cailloux roulés où, quand elle est basse, des troupeaux de bœufs vont boire, elle laisse un de ses courants former une anse profonde vient trem- per un beau parc humide, échevelé et touffu, et se ren- verser dans l'autre un bois harmonieux qui a Tair peint par Puvis de Chavannes. Puis, elle se réunit de nouveau, étalée, pleine et glissante, et poursuit, entre ces colonnades de peupliers carolins aux larges feuilles, aux troncs sveltes et droits comme des stipes de jeunes palmiers, qui devien- nent tout violets et or, à l'automne.

Cependant, c'est peut-être au Tarn que je garde ma plus secrète prédilection, parce qu'il se fond pour moi désormais à de certaines journées la vie me fut légère, et le monde vraiment nouveau. Quand un orage l'a troublé, il devient d'un rouge sombre, comme le fleuve de Syrie nommé Adonis, qui se teignait de pourpre au prin- temps, pour commémorer la mort du jeune chasseur aimé d'Aphrodite. Mais le Tarn ne traîne pas dans ses ondes la mollesse orientale. Au contraire, il communique à ses rives un accent, une fierté et parfois une âpreté que je n'ai point ressentis ailleurs. Vers Gaillac, sur un parcours dont la longueur me parut toujours trop brève, il s'allonge puissamment entre des coteaux et des arbres dont les contours, les plans, la construction et le moelleux mon- trent une beauté toute classique. Le vert bronzé de ces feuillages qui ne déplacent que par grandes masses, les teintes fauves du fleuve, un ciel de septembre tout gonflé de nuages blancs, une ruine de briques rouges sur la pente, se composent naturellement à la manière de Corot, celui des paysages d'Italie.

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C'est le Tarn qui donne tout d'abord à Montauban figure d'humanité. Que cette ville serait maussade sans cette grandiose coulée de mouvement et d'espace du moins elle peut se réfléchir et trembler au hasard de l'eau. Ah ! ce n'est pas sur le pont de Montauban qu'on dut jamais danser. Il est bien trop construit pour la défense, et non pas pour qu'on y tourne en rond. Aussi, par contraste, quelle douceur y prennent les plus humbles choses, quand la nature s'y fait sentir toute nue ! Au fil du fleuve, une étroite bande de terre part d'une des piles du pont, et va se perdre un peu plus loin sous l'eau. Une rangée de saules y a poussé. Je les ai vus tantôt découverts jusqu'au pied, tantôt noyés à la hauteur des premières branches. Mais il ne cessent pas de résister et de croître, et semblent puiser dans leur vicissitude la raison de leur croissance et de leur durée. Ils sont la seule image de tendresse qui me soit restée de Montauban. Tout ce qui n'est que faiblesse doit ici plier, et, même ne rom- prait-il pas, se subordonner à des vertus si dures, que, plutôt que de condescendre à ce qui fait pour des natures plus humaines le prix et la douceur de la vie, elles vont jusqu'au-delà de la vertu. Entêtée de rigidité protestante et d'héroïsme à rebours, Montauban ne consent pas à se rendre. Puis, quand tout est vraiment perdu, lasse de se défendre, elle dédaigne désormais de vivre et de porter haut les restes de sa grandeur déchue. Et, dans Montau- ban, un Ingres voit le jour, qui pousse la rectitude de l'esprit et la passion de la logique jusqu'au point l'on en vient à préférer les formes de la raison à la raison elle-même.

Je ne voudrais point faire d'Ingres un type supérieur

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de réformé, ni découvrir, après coup, de sa ville natale à lui-même, une filiation trop directe et trop apprêtée. Cependant, il y a un protestantisme de l'art : c'est celui qui consiste non pas dans un retranchement systématique de tout ce qui est grâce et volupté, mais dans cette nudité magnifique qui tient à la folie du vrai. Je sais bien que cette folie est catholique aussi, et qu'elle est toute la substance, par exemple, d'un Bossuet. Mais elle s'accom- pagne, chez Ingres, d'une rigueur, d'un entêtement, et parfois d'une étroitesse qui le rattachent bien aux exemples de mœurs, de tenue et d'austérité il fut nourri, sinon dans sa famille, ce que j'ignore, du moins dans l'atmos- phère sensible de la ville il naquit. Après tout, on n'est jamais tout à fait un étranger chez soi. L'admirable, c'est que tout ce que la sensibilité d'Ingres contient de com- primé s'épanouit en raison, et par tourne à la volupté. Un portrait, un nu d'Ingres, nous comblent d'un bonheur exact et contenu. Sans doute l'âme en est absente. C'est qu'il ne la chercha jamais, et que, s'il l'y mit, ce fut toujours à son insu. Comme tous les classiques, il fut un grand réaliste. C'est pourquoi sans doute, en retour, il y a tant d'âme dans tout ce qui est sorti de son pinceau, l'âme pouvant être définie, l'expression d'une certaine matière conduite à son plus parfait degré de cohésion. Par il touche un peu à Gltick, cet autre grand entêté qui fond son pathétique musical sur les mouvements de la parole humaine ramenée par le chant à sa plus stricte force de vérité et de dignité.

Ainsi, pour Ingres, le dessin ne fut que la forme sen- sible serrée et scrutée jusqu'au point elle apparaît dans toute sa structure spécifique, que d'autres n'obtiennent.

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mais point à ce degré d'équilibre et de condensation, qu'à force de simplification et de dépouillement. C'est peut-être une erreur de croire que le seul dessin est idéaliste. La couleur, malgré tout son matérialisme, n'est que la vision du monde que chacun se fait avec ses yeux et avec son esprit : elle est toute subjective. Elle est, pour tout autre que celui à qui elle sert de langage propre, une grande maîtresse d'erreurs. La vertu d'un Ingres, c'est que la réalité se dépose en lui toute vive, et qu'il l'absorbe telle qu'il la reçoit. Seulement il a des organes et un cerveau tellement bien construits, qu'il l'exprime et la rend dégagée de toutes ses impuretés. Lui, un arrangeur ? allons donc. Il cède à son démon, voilà tout, lequel le contraint de sacrifier le détail pour atteindre l'essentiel qui n'est pas l'abstrait, mais l'être tout nu. Or, nul ne fut plus peintre d'accessoires que Dominique Ingres, ni plus méticuleux ouvrier d'histoire, d'architecture et d'ameublement. S'il le fallait cependant, j'irais le chercher jusque-là, et jusque dans ce souci, je dirais presque cette manie d'exactitude. J'y verrais une preuve de plus de l'amour tenace, absolu, et de la dévotion presque servile avec lesquels il s'incorpora, pendant plus de cinquante ans, le monde visible. Seulement, comme il l'appréhende avec des sens qui ne faiblissent jamais, on le traite de déformateur. Déformateur, j'y consens, mais dans l'esprit le plus droit. C'est donc réformateur qu'il faudrait dire. Mais il ne réforme que dans le sens de la plénitude et de la raison, et, loin d'en retrancher, il en remet.

Il convient d'aborder Montauban au gré de ces pensées, je n'ose dire de ces rêveries. En effet, qui pourrait y rêver ? Un air de majesté désabusée, et, partout appliquée, une

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grande austérité de conscience, voilà qui ne prédispose point trop aux songeries romanesques. C'est faire l'histoire de presque toutes les villes de France que de dire qu'elles furent des systèmes de défense. Se défendre, toujours combattre et se reprendre, laquelle n'a point subi ce sort commun ? Chacune d'elles constitue un répertoire de valeur et d'héroïsme complets. Mais ce n'est pas dans l'épanouissement de ces roides vertus que je les aime davantage. Car la force et la ruse sont éternelles, et revêtent toujours les mêmes apparences. ces dures guerrières de France me touchent vraiment, c'est quand elles cèdent, ou plutôt qu'elles se démettent. Elles nous montrent alors leur vrai visage et leur âme la plus pro- fonde, car elles ne plient que dans le sens de leur axe propre et de leur vertu constituante. C'est surtout dans la paix qu'elles dévoilent le mieux les vertus qu'elles firent fleurir pendant la guerre. Or, Montauban ne s'est jamais rendue. Dépeuplée, démantelée, réduite à la solitude et à l'inaction, jusque dans sa soumission forcée, elle a gardé ces manières distantes, renfermées et presque rébar- batives, cette rigueur et même ce rigorisme d'allures qui tiennent de la Réforme, et où, malgré tout, une grande âme peut respirer à l'aise.

La gravité et le sérieux de Montauban se font le mieux sentir dans ce qu'ils ont de tempéré, sous les arcades de la Place Nationale. Il faut s'y promener vers la fin du jour. Le matin, et jusqu'à midi, les marchandes d'herbes, les étalages composent à cette place une anima- tion non point méridionale, rien à Montauban n'étant du Midi, mais enfin qui ressemble à de la vie. A la tombée du soir, au contraire, quand tout y est silencieux, surtout

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par un beau couchant d'automne, elle prend un air digne et resserré qui sent tout-à-fait le grand siècle, dont elle est d'ailleurs par l'âge et par le style. Elle est alors très place Royale, avec on ne sait quoi de plus bourgeois qui tient sans doute à l'unique emploi de la brique appliquée à l'architecture du temps de Louis XIV. C'est un carré parfait de façades à pilastres plats, délimité de chaque côté par une rangée d'arceaux surbaissés l'on goûte une agréable fraîcheur. Même cette uniformité n'est point faite pour déplaire. Ce n'est pas un décor pour les comédies de Molière, mais peut-être pour celles de Corneille, romanesques, héroïques, empanachées et lourdes, qui semblent d'une Fronde un peu protestante. Après tout, si l'on voulait pousser la pointe à l'extrême, la Réforme fut-elle autre chose qu'une Fronde sérieuse, un peu trop sérieuse même ? Il me plaît pourtant qu'elle ait poussé le sérieux jusqu'à l'absurde, c'est-à-dire à ce point l'on ne considère plus que la passion toute nue, sans tenir compte des mouvements qui la font agir, ni des conséquences qu'elle entraîne.

Dans cette voie-là, j'irais jusqu'à aimer la cathédrale de Mon tau ban, non pas parce qu'elle renferme le Vœu de Louis XlIIy que je ne suis du reste pas allé voir, mais parce qu'elle me représente la conquête et Ja domi- nation de l'unité catholique sur les variations protestantes. Son appareil extérieur est glacé comme tout ce qui touche à la controverse, mais une certaine masse d'argu- ments pressés et condensés finit par produire de la chaleur. J'y respire un peu l'air de Saint-Sulpice, soit l'esprit de théologie et non de foi, toute une éducation dogmatique de la volonté, un dédain absolu de plaire, et

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un peu de la solidité morale et de la nudité massive d'un Bourdaloue. Qui ne sait, après tout, ce que dégagent de rajronnement intérieur et de flamme, dans leur resserre- ment, certaines sensibilités refoulées vers le dedans ? La cathédrale de Montauban me fait éprouver la même qualité de compression spirituelle. Elle me semble l'instru- ment parfait d'une dialectique triomphante, qui, parce qu'elle est sûre de son objet, dédaigne tout apparat, et tend à ne toucher les âmes que par le syllogisme.

C'est à des démonstrations du même ordre que Jean- Dominique Ingres se dévoua toute sa vie. Seulement, comme il était peintre, c'est par le sensible qu'il y atteignit et qu'il y réussit. Dédaigner tout apparat, c'est- à-dire tout arrangement, c'est-à-dire toute interprétation qui dépasse son objet : il faut toujours en revenir là, et c'est par qu'il fut à la fois le plus restrictif et le plus réaliste des peintres français, le plus volontaire et le plus épanoui. Sa forme est la plus enchaînée, la plus déductive, la plus logique qui soit au monde, et la plus naturelle. Il n'a pas voulu persuader les âmes ; il n'a voulu leur faire entendre que le langage de la logique. Mais la logique de la forme, quand elle est poussée à ce degré de rigueur et de profondeur, c'est la vie elle-même captée au point de départ de ses mouvements les plus subtils ; et, comme par surcroît, l'âme d'Ingres était orageuse, obstinée et violente, son art tout entier est un exemple continu de logique passionnée.

Il n'est, pour s'en convaincre, que d'aller faire une promenade, même courte, à ce qu'on nomme, à Montau- ban, le Musée Ingres, lequel contient plusieurs salles tapissées d'un nombre infini de dessins et croquis. Il y a

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aussi des copies de quelques unes des toiles d'Ingres, et le Jésus parmi les docteur Sy qu'il légua par testament à la Ville de Montauban. Il y a aussi le fameux violon, qui figure sous une vitrine entre des couronnes de papier doré poussiéreux et fané. Cela est assez ridicule, et les copies sont médiocres. Quant aux études et aux dessins, ils démontrent avec une surabondance peu commune, qu'il y a vraiment une forme du génie qui est une longue patience. Rien n'est indifférent ici, pas même le plus mauvais petit bout de papier la main d'un magnifique ouvrier a tracé des lignes dont le trait, fût-il sommaire, dénonce toujours une griffe de maître. Rien n'est récon- fortant non plus comme l'exemple de cette pensée, ou plutôt de cette volonté créatrice qui, infatigablement, se cherche, se trouve, se dépasse, revient sur soi, acharnée à se corriger, à s'épurer, à rencontrer la perfection. Telle étude, celle de la Source par exemple, recommencée vingt fois, et chaque fois plus poussée, toujours défaite et reconstruite, montre avec quelle ténacité l'artiste enten- dait surprendre et accomplir une forme définitive. Est-ce bien même de ténacité qu'il faut ici parler ? Nous nous abusons souvent, d'après les résultats, sur l'origine d'une œuvre d'art. Nous nous imaginons, ou bien qu'elle a jailli toute formée, comme Minerve armée du cerveau de Zeus ; ou bien encore qu'elle est le fruit d'une élabora- tion calculée, d'une maturation pleine de prudence et de réflexion. Il faut en rabattre. En réalité, rien encore n'est venu nous renseigner sur la conception et la gesta- tion des œuvres d'art. " Sera-t-il dieu, table, ou cuvette " ? Au fond, c'est toujours dans cette probabilité qu'est inclus le germe mystérieux d'où le chef-d'œuvre doit éclore.

UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES I95

Quand on a l'imagination naturellement noble, il sort tou- jours du bloc de marbre un dieu ; oui, mais lequel, c'est ce que Tartiste ne sait qu'après, et presque jamais avant. Voilà qui rabaisse singulièrement les prétentions de la volonté humaine et l'orgueil de ce que nous appelons nos préméditations, mais aussi nous découvre dans quelles sin- gulières profondeurs se joue ce beau drame instinctif qui s'appelle l'incubation du chef-d'œuvre. On vous dit : la raison intervient ensuite pour mettre au point ce que l'instinct a senti ; quelle erreur ! La raison ne serait-elle pas plutôt un instinct comme un autre, l'instinct de la noblesse et de la hiérarchie ?

Cette inépuisable germination de formes qu'est le Musée Ingres vous renseigne admirablement sur la part de hasard inhérente à toute création. Il y a, au commen- cement de chaque œuvre d'art, une profusion, une richesse immense de possibilités et de contraires, entre lesquels la raison, cet instinct supérieur, cet instinct plus fort que les autres, intervient tout à coup, et choisit. Oui, il y a une fatalité, une cristallisation de l'œuvre d'art, mais pas toujours dans le sens que l'on croit, et l'œuvre d'art aurait pu se produire dans une tout autre direction. Ce qui ne l'empêcherait pas d'ailleurs d'être aussi belle, aussi complète et parfaite, la fatalité d'une chose n'étant que l'un de ses possibles réalisé sous cer- taines conditions. Mais comme il est plus beau qu'il en soit ainsi, et que des chefs-d'œuvre qu'on nous montre lentement menés par l'intelligence et la volonté, ne nous présentent que le dénouement harmonieux et naturel d'une tragédie confuse et touffue qui se joue dans les régions les plus obscures et au centre le plus vital de l'instinct !

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Le Musée Ingres, ou, pour employer une formule connue, la naissance de la sensibilité ! Qu'elle est émou- vante, et presque embrasée, l'atmosphère de ces petites salles au plafond bas ! On y éprouve la même ivresse qu'au dépouillement et au contact des manuscrits et des brouil- lons d'un grand poète. Ivresse d'un ordre, si je puis dire, général, ivresse presque métaphysique, puisqu'elle est puisée aux sources mêmes, non pas de la sensibilité artiste d'Ingres, mais de toute génération esthétique. Car, chose étrange, ces dessins considérés en soi, n'émeuvent point. Leur perfection d'exactitude conclut à je ne sais quel matérialisme dont l'esprit est tout offusqué. On se repré- sente au contraire quelle exaltation de pensée, quelle flamme, quelle sublimation de matière proposerait à l'ima- gination et à l'âme une aussi abondante collection de dessins de Delacroix. Des deux, c'est lui, Delacroix, le grand maître de la couleur en mouvement, qui est l'idéa- liste. Et c'est Ingres qui est décrété d'idéalisme ! Quelle ironie, quelles infinies contradictions sont incluses dans toute définition ! Que de sens détournés, que d'expériences faussées n'y a-t-il pas à redresser de la sorte, à propos de tout grand artiste ! C'est que tout grand artiste contient en soi toute la nature, et chacun de nous n'exprime d'elle que ce qu'il peut, et par le côté qui s'adapte le mieux à ses propres capacités.

Ce petit bourgeois de Jean-Dominique Ingres, entêté, sectaire et sensuel, qui portait en lui tout un Olympe, tout un monde de force, d'orgueil et de volupté, je voudrais le saisir au moment que, désobstrué des traditions davidiennes, et n'ayant pas encore versé dans le culte aveugle et l'idolâtrie de Raphaël, il était tout à fait lui-

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même, c'est à dire subordonnant à sa passion dominante les influences diverses dont il était formé. C'est alors que son génie égoïste et concret se limite le mieux, avec des nuances, des touches de vulgarité qui ne sont point pour me déplaire, car elle dénoncent un sang vigoureux, un rude tempérament, une dure ascendance bourgeoise et même paysanne, qui affleurent et s'épanouissent derrière ces portraits, sous ces beaux nus rigoureux et pleins qui palpitent d'une si chaude expression. Décidément, cet Ingres, c'est un protestant qui se contredit, ou encore un païen malgré lui. Tant de restrictions, de prohibitions et de barrières, pour arriver à peindre de ces fleurs de vie l'éclat de la peau, des yeux et des lèvres, affirment une telle insolence, une telle sûreté de soi, qu'on en reste tout troublé, longtemps même après les avoir respirées ! David court bien plus ardemment à la recherche du style, et, quand il le trouve, c'est qu'il se guindé et se glace. Celui-ci le trouve tout naturellement, et surtout quand il ne le cherche pas. Si j'aime, en Ingres, par rétrospection, ce qu'il doit au David de la Famille du Conventionnel Gérard^ c'est quand il l'amalgame aux éléments propres que lui fournissait son génie, qui était d'aimer la vie par-dessus tout et de lui subordonner le dessin, alors qu'il croyait lui-même et que certains croient encore qu'il soumettait à une sorte de dessin idéal les mouvements et les ondulations de la vie. Ainsi, lui qui ne voulait être qu'un copiste, fut un grand styliste involontaire. Quand il se mit, de propos délibéré, à faire du style, il décalqua Raphaël, et finit par peindre le Martyre de Saint-Sym- phorien. Que j'aime cependant cette œuvre d'Ingres déjà vieillissant ! Elle n'a presque pas de sens propre ni de

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signification ; toute émotion, tout attendrissement en sont absents ; et elle est, par surcroît, mal composée. Mais c'est un répertoire inouï, un vocabulaire prodigieux de mouvements et de formes ; c'est la forme et le mou- vement peints pour eux-mêmes, pour leur éloquence particulière, indépendamment de l'objet qu'ils veulent rendre, et dans ce qu'ils ont, pourrais-je dire, de cosmique, et non plus de sensible ou de spirituel. On sent que l'artiste, n'ayant plus rien à nous confier ni à nous apprendre, se renferme et se complaît dans la beauté intrinsèque du langage il est passé maître, et qu'il le pousse au suprême degré de raffinement et de perfection. De telles œuvres sont des confidences que le peintre se fait, désormais à soi-même ; c'est pourquoi, si froides d'apparence, elles sont si enflammées.

Mais, à plusieurs années en arrière, presque au début d'une carrière si traversée, et, malgré tout, si triom- phale, c'est à la Thétis aux pieds de Jupiter^ à cette œuvre véritablement olympienne, que j'aime le plus à me reporter. Voilà comme Ingres repensait et recréait la fraîcheur et la poésie homériques. D'Homère, il ne retenait que la force et la grandeur, et aussi la volupté héroïque. Ce col renversé, et comme verticalement renflé, de la Thétis, le même que celui d'Angélique et de Paolo Malatesta, vous poursuit obstinément, et devient pour l'imagination un de ces traits de la beauté humaine telle- ment imprévus, hardis et accomplis à la fois, qu'ils semblent aller au-delà de l'humain. Ce tableau serait celui d'Ingres je me tiendrais le plus volontiers, comme au point idéal, à la fois intellectuel et plastique, d'où son génie s'est distribué en courbes savantes et passionnées.

UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES I99

Au fond, la sérénité d'Ingres, comme celle des Grecs, comme celle de Goethe, est fondée sur un monde de dureté, et peut-être de douleurs surmontées. Ce n'est point en s'abandonnant à la vie, qu'on l'embrasse tout entière, mais en la domptant tous les jours davantage. L'oeuvre d'Ingres est une affirmation constante, admirable, de la vie. Selon le mot de Nietzsche, elle dit oui ! à la vie, sans relâche.

A quelles reconstructions intérieures, sinon de cet ordre, se laisserait-on aller, en visitant le musée Ingres ? On y éprouve une sorte de vertige lucide à voir tant de perfection déjà réalisée. Même, à la longue, une si grande sûreté de soi finit par irriter. On souhaite une brisure de ces lignes imperturbables, une rupture de cet équilibre si juste qu'il en paraît aveugle, impersonnel et nécessaire comme la formule transcrite d'une loi physique. Ah, je sais bien je le trouverais, ce point précis et presque invisible la ligne d'Ingres dévie et devient plus émou- vante, ainsi que dans ces visages l'expression l'emporte sur le caractère et une certaine déformation se change en charme. Il suffit de les avoir vus, ne serait-ce qu'une fois, non loin l'un de l'autre pour en avoir l'impression profonde et la perception directe : la déviation d'Ingres, ne serait-ce point Manet ? Ils sont l'un et l'autre de même race et de même lignée. David, Ingres, Manet, l'admirable filiation française ! Il me semble voir en germe le Manet des portraits, si large, si sobre, si sûr, si classique en un mot, dans le Portrait de la belle Zélie. Et V Olympia^ que pourrait-elle donc être, sinon une réplique plus expressive de VOdalisque à V esclave ? Je sais bien que tout un monde de différences d'âme peut tenir dans

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un déplacement de lignes ou dans le sens qu'on assigne à la couleur. Et je ne dirai pas non plus que Manet tour à tour déhanche ou roidit la ligne d'Ingres, mais qu'il la rend peut-être plus humaine, et que sa vue des choses se meut sur des plans tout ensemble plus larges et plus heurtés, et avec un parti-pris, un excès, une volonté de simplicité à laquelle Dominique Ingres n'arrivait qu'à force de con- templation devant son objet et de fusion intime avec lui. Même, à de certains jours, c'est Manet qui m'apparatt le plus classique des deux.

Ces ressemblances, tout divergentes qu'elles soient, Ingres le premier en aurait repoussé la seule idée avec indignation. Ce qui nous fait pénétrer le plus avant dans l'intelligence et le caractère d'un grand artiste, c'est son inconscience de ses limites propres, et surtout de son influence, même involontaire, et de ses prolongements. Sans doute Ingres aurait-il assez vécu pour voir les pre- miers essais d'Edouard Manet ; mais s'il les eût regardés, probablement n'y eût-il rien compris. On dédaigne si facilement ce à quoi l'on s'estime étranger. Combien l'offense est-elle plus vive et pénétrante, lorsqu'on voit s'arracher de soi celui en qui on avait mis toutes ses complaisances et sur la tête de qui l'on a fondé la gloire de continuer son œuvre après soi. Dans ce Musée Ingres, qui répète sur tous les tons, avec une persévérance infati- gable qui finit par devenir accablante, un mode unique et suprême, la figure d'artiste à laquelle, au bout d'un instant, je songe, par la vertu d'un contraste invincible, et sans la moindre intention d'impiété pour la mémoire <i'Ingres, c'est celle de Théodore Chassériau.

La rupture avec Chassériau, ce fut, je pense, un des

UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES 20I

grands drames, sinon peut-être le Drame de la vie d*Ingres. Je ne crois pas que dans une complexion morale aussi vindicative, orgueilleuse, sensuelle et dure que la sienne Tamour ait tenu une grande place. Autrement dominante et ombrageuse, et tyrannique, y dut être l'amitié, surtout lorsque Tami était un disciple choisi et préféré entre tous. Aux yeux d'Ingres, chez qui l'idée préconçue qu'il se faisait de la probité esthétique primait tout et se confondait avec le respect qu'on lui devait à lui-même, il y avait une mission, un apostolat de l'art, auquel un peintre qu'il avait jugé digne de continuer sa tradition ne devait pas faillir. Aussi, quelle fureur, et, sans doute quel déchirement, lorsque Chassériau l'abandonne pour Delacroix ! On discerne mal, dans ces froissements tragiques, laquelle des deux sensi- bilités est le plus meurtrie, celle de l'homme ou celle de l'artiste. Elles sont si bien amalgamées qu'ils ne savent plus eux-mêmes. Chacune prête du sien à l'autre, et ces sortes de séparations n'en deviennent que plus poignantes. Il y a un pathétique de la raison ; celui-làj certes, Dominique Ingres l'a porté au plus haut degré, au comble. Mais le pathétique du cœur, chez Ingres, je me complais à croire qu'il s'était condensé tout entier autour de ce jeune homme timide et passionné qui donnait à son maître de si belles espérances de vigueur et de fermeté, et qui se laissa séduire et amollir par un rival détesté. L'admirable, c'est que la sérénité d'Ingres n'en ait pas été un seul moment troublée ; mais quels orages ne dut-il pas rouler dans son cœur î Cependant, c'est de ces dissentiments irréparables, de ces tragédies tumul- tueuses et secrètes qu'est faite l'éternelle substance de l'art. Que de richesses découlent pour nous du juste point de ces désunions intimes ! 2

202 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ce Chassériau de qui Ton a dit qu'il harmonise Ingres et Delacroix, et qui, en réalité, ne prit conseil que de soi-même, de ses passions, et de son âme étrange, sombre et riche à la fois, voilà vraiment celui qui humanise et qui déforme son maître, non pas dans le sens du métier,, mais au moral, avec des réflexions, et, tant il est musical déjà et ne s'adresse qu'à l'âme, des répercussions et des résonnances autrement intimes, subtiles et suaves que Manet. Je n'irai pas le chercher dans les divins fragments de la Cour des Comptes, si mélodieux pourtant, mais si pondérés et accomplis, et qui semblent d'un Puvis de Chavannes plus libre et plus moelleux. Je pense surtout à la Suzanne, à VEsther, à la Fénus Anadjornène, à ces merveilleuses tiges de vie et de beauté, élancées et fragiles, qui exagèrent encore l'allongement, le reploiement, et ce qu'il y a de sinueux et de serpentin dans certaines figures du maître de VOdalisque, de la Baigneuse et de la Source. Le voilà, celui qui rompt véritablement la ligne d'Ingres,, et non pas pour la distribuer sur de nouveaux plans de couleur, mais pour lui infuser plus de délicatesse, et par conséquent, hélas ! on ne sait quoi* d'un peu mol et lan- guide qui sent celui que la maladie a touché. Je ne puis jamais me rappeler le Tepidarium sans être ému, même à distance, par le sens exquis, à la fois décent et voluptueux, et déjà presque abandonné, de cette page incomparable, belle comme une sonate de Mozart, et aussi pleine de sublime facilité. On y entend percer, comme recueilli et résumé en pathétiques accents, le suprême adieu à la vie de tous ceux qu'un sort con- traire va trancher en pleine force de jeunesse et de génie. Quelle dignité, quelle mélancolie souriante et quelle réserve ! Que de tendre pudeur exhalée, et quel adorable

UNE VISITE A JEAN-DOMINIQUE INGRES 203

assentiment à toutes les puissances inconnues qui nous commandent ! Les deux figures centrales, celle qui, de- bout, se dénude jusqu'à ses flancs en forme de vase, et celle de qui l'on ne voit que le profil et les épaules, et ce dos si pur ! font appel à toutes les douceurs de la vie. Une autre, presque nue, alourdie de langueur, s'appuie toute à son bras replié ; en la voyant, on se dit : quoi ! si jeune, si belle, et déjà si profondément meurtrie ! Et ces deux jeunes femmes drapées jusqu'au col, qui vous regardent, ou plutôt regardent, sans vous voir, derrière vous, leur destin ; l'une, aux longs yeux obliques à demi-fermés, dont la distinction est faite d'ironie à fleur d'âme, parce qu'elle sait et qu'elle dédaigne ; l'autre, qui tient son menton dans sa main, plus pure, plus adorable, naïve et désenchantée, sérieuse et douce, et qui s'étonne à peine : ah ! comme leur confidence nous va jusqu'au fond du cœur ! Ce jeu de nuances morales, cette réverbération spiri- tuelle dans des formes qui, pour le modelé et le rythme, se rapprochent de l'antique, manqueront toujours à Ingres. Combien, par comparaison, sa volupté nous paraît brutale, et son Bain Turc, ce qu'il est en réalité, c'est-à-dire l'amas confus d'un bétail qui ne pense pas ! Certes, la première condition des œuvres d'art, c'est la santé, fût-elle obtenue au prix des plus terribles sacrifices. Je ne me dissimule pas non plus tout ce que l'œuvre de Chassériau contient, à l'état latent si l'on veut, de morbide, et c'est à la raison d'un Ingres que je donne, malgré tout, et par- dessus tout, raison. Mais la perfection ne nous touche vraiment de près qu'à l'endroit secret elle commence à se décomposer...

François-Paul Alibert.

204

LES NOCES D'ARGENT

Patria Redux

Maintenant que tout s^est accompli de ton destin et du mien ; maintenant que nos heures sont remplies de mal et de pire et de bien ;

maintenant que le soleil du zénith

s'' incline et te trouble la vue

a travers ta main qui l'abrite ;

je me tourne vers la-bas d'où, nous sommes venus.

y y vois est-ce un mirage ? Jleurir un printemps immortel : des heures neuves et sages y marchent par troupes jumelles ;

LES NOCES d'argent 205

fy vois^ comme un songe ^ la Vie se courber sur notre chemin et cueillir des ancolies pour le livre quelle tient dans la main ;

fy vois mon réve^ vermeil de toute r aurore des vingt ans^ se lever ^ comme un soleil^ dans le rire de ton printemps.,.

Mais toi^ vers la route obstinée,,

et la main,, maintenant,, sur les yeux^

tu ne veux pas te retourner,,.

206 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

* * *

Pourtant tout est la de nos âmes r espoir qui me fit téméraire ; r amour qui parmi les femmes te couronna de lumière ;

r erreur qui reste mon orgueil ; la joie qui me fit sans rival ; la force qui va foulant le deuil ; la gloire dont le rêve fait mal.

La-bas^ tout encore est pareil au rêve superbe et sacré qui te drapa du voile vermeil dont les dieux sont parés.

LES NOCES D ARGENT 2O7

* * *

Ah ! restons assis sur le seuil du jardin de la clarté ; le grand ange de deuil s'incline a nous écouter ;

n entendra-t-il que des plaintes f ri aurons-nous emporté au verger que de pâles Jleurs éteintes et des fruits desséchés ?

208 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

* * *

Ton rire défaille ; ton sourire

s* est posé comme un masque a tes lèvres ;

Je te parle, et ne sais que dire ;

ta main est chaude de fièvre ;

ton cœur a douté et s'étonne ; ton songe tressaille, en entrant dans r ombre embaumée de V automne : tu as froid au cœur, mon printemps !

Vais-je crier mon angoisse et me tordre mes mains et pleurer et dire aux jours qui décroissent que rété rna leurré f

Je suis fort : f ai vaincu, je veux vivre par delà les avrils et les mais nous sommes, ô ma vie, ce livre qui fleurit a jamais !

LES NOCES D ARGENT 209

*

Vas-tu vêtir de dureté^

0 douleur fidèle qui me restes^

mon orgueil indompté

qui retient son geste ?

Vas-tu calmer d'un rire impie mon remords pensif et grave ? et griser de quelque folie mes songes qui pleurent et savent !

et soujier à mes lèvres qui tremblent un blasphème de lâcheté? et crois-tu engourdir tout ensemble mon cœur et ma volonté !

2IO

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

*

* *

L,e seuil du palais de nos rêves jonne clair sous nos pas confondus : le chemin qui tournait s'y achevé oh tant d'autres se sont perdus

revoici le ciel ineffable 'et le rire des peupliers ; on a dressé la même table sous le charme familier !

un parfum de pain et de vin se mêle a V haleine des roses : que tout est clair et divin dans le geste d'accueil des choses !

LES NOCES d'argent 211

que la vie est paisible et puissante : le soir qui s'en vient est pareil à cette aube frémissante d'oîi surgit mon premier soleil !

cest le même soir d^ avril de r Eternelle Année : un oiseau prélude et trille,,, une étoile est née,,,

Francis Vielé-Griffin.

212

POEMES EN PROSE

à Conchita

Le vieil évêque sceptique et charmant, hérétique, spirituel et relaps, qui tout un long automne fut le voisin de notre solitude amoureuse, le vieil évêque est mort. Sur sa tombe. Madame, ne vien- drez-vous pas prier ?

*

Dans les peupliers jaunes dormait sa gentil- hommière, qu'il nommait sa Maison d'Eté. Six caisses de laurier-rose faisaient son allée seigneu- riale ; son parc était : une prairie pâle, où, pour vivre, il engraissait des oies, une rivière sans eau que bordaient des saules.

Parisienne curieuse et naïve, parfois vous lui disiez : "Pourquoi vous être fait prêtre ?" Alors,

POEMES EN PROSE 213

d'un geste de bénédiction il relevait sa dure mous- tache, et à travers ses lèvres édentées il sifflait :

" Vous ne m'accepteriez, Madame, qu'ortho- doxe dans le scepticisme, à défaut de religion constante. "

Et se tournant vers moi :

" Votre maîtresse aime l'amour, elle ne vous aime pas. Comment comprendrait-elle qu'on se sacrifie pour une manière individuelle de penser? "

* *

11 appelait son domestique en jaquette noire, qui, sur le perron ruiné, nous servait du malaga, et, traînant sur les marches disjointes sa robe de chambre violette, suivi de sa troupe de volailles, il passait sa bague à votre doigt, pour vous baiser la main, en nous disant adieu.

Puis, vous m'avez quitté, et notre évêque a vieilli. Souvent il me disait : " On ne revient volontiers qu'à ses erreurs ", comme pour me promettre votre retour. Son lit épiscopal en sapin doré, qui sur trois marches de velours se dresse, à nous deux il l'a légué.

* *

O maîtresse orthodoxe et charmante, croyante ?

214 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

spirituelle mais entêtée, sur la tombe du vieil évêque, pourquoi ne pas venir, relapse, vous endormir dans l'ancienne et douce hérésie ?

II

HYDROTHÉRAPIE

Matin glauque, morne, obscur. Du froid. Des hommes poussent de la boue avec des balais. De hautes maisons crépusculaires sont de la fumée géométrique.

Chez Beni-Barde. Du chaud, de lumineux globes d'église, un silence de tapis. Puis : une cabine lambrissée comme une sacristie. Devant un miroir de brume, je me déshabille. Du stilobate d'acajou sort un long phénomène, plat comme une raie, transparent comme une méduse et qui se met à flotter dans l'air à la manière d'un lent poisson d'aquarium. Il s'échappe ; je le suis, dou- cement enlevé, léger et sentant mon poids, jusqu'au plafond. Dans une pièce plus claire, l'eau tiède ruisselle. Vers des globules de soleil qui dans un angle pétillent, je nage. Un cristal épais m'arrête, je colle ma bouche. Derrière lui, je vois se continuer un océan immense et vert : quelques algues, un brouillard de clarté paisible, l'infini... Alors, d'un langoureux mouvement oblique des

POÈMES EN PROSE 215^

reins, je me tourne. Un autre verre me choque, me presse... Je suis pris. Je n*ai plus d'épaisseur. Translucide, gélatineux, j'absorbe de la lumière, je la rends : c'est de la lumière d'eau, de la lumière tiède, de la lumière lourde comme la masse d'un énorme Atlantique ; et sous son poids, définitive- ment, je m'abandonne; je me dissous dans les profondeurs du temps, dont toute 1' " Histoire "" est là-haut... à la surface.

III

PORTRAIT A L EAU-FORTE, AVEC REMARQUE

Comme je sortais du Maine-Boudeux, mon manoir limousin, j'ai revu le Grand- Arsène. Planté devant une paire de jeunes bœufs, il les injuriait de sa voix calme et dure, de sa voix d'acier. Sur la route de Mohon, dans l'Est, c'était nous autrefois qu'il injuriait ainsi, lorsqu'il était sergent; ses yeux étaient cruels ; on croyait toujours qu'il allait frapper ; cependant il restait raide et glacé^ sa violence s'empalait sur une volonté méprisante et nette.

Arsène, dresseur de bœufs, est étrangement bien mis. Le chapeau de forme haute et ronde^

2l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dont le feutre est mou et les bords petits. La chemise au col bas, strictement empesée. La blouse serrée par une ceinture à la taille. Le pantalon noué de courroies sous les genoux et retombant à la mexicaine. Il enfouit ses pieds nus dans la paille en auréole de deux sabots recourbés comme des pagodes chinoises. Il a des yeux bleus et petits dans une face jaune et longue. Sa lèvre est rasée. A son menton : quelques poils roux et rudes. Il possède une chose rare : des gestes élégants et naturels. Une telle aisance n'appartient qu'à cer- tains ouvriers et à de nobles sportsmen de l'Angle- terre. Mais Arsène peut-être descend d'un com- pagnon du Prince Noir, qui, dans la guerre de Cent ans, ravagea le Limousin.

*

* *

Il fut au service quinze années. Trois fois sous- officier, il redevint trois fois soldat. Il avait cepen- dant un art consommé d'être à l'écart de la disci- pline. Les réprimandes étaient reçues par lui dans un impassible garde-à-vous. Mais il était dédai-| gneux de patriotisme et d'enthousiasme. Silencieux, il se refusait à faire aux hommes la moindn théorie. Résistant, il n'enseignait que la résistance. Les jours glacés, il jouissait de la vie. Immobile^ devant sa section, il la sentait sous son dur regard s'immobiliser dans un froid mortel. Il ne préférait

PoiMES EN PROSE 217

à cette sensation nulle autre, pas même d'entendre le pas net et cadencé, qu'il obtenait parfait de toute une compagnie.

*

J'ai visité la chaumière d'Arsène. Crépie à la chaux, elle porte un stilobate de coaltar, comme une chambrée. Le lit est de fer comme à la caserne. Au-dessus, une glace entourée d'une guirlande de photographies, représentant des actrices d'il y a vingt ans : Lender montre son profil par-dessus son dos nu, Jane Hading a le regard rêveur, Cecy Loftus rit d'un rire gercé... Quant au reste, ce sont les meubles d'un paysan : armoire et lourde table de chêne luisant ; le bâton clouté pour les bœufs dans un coin. J'oubliais une grande affiche coloriée du Cirque Amato, représentant le clown Boby tout blanc, les joues blessées de rouge, les yeux morts, les dents serrées dans un rictus sarcastique. Chaque soir sur cette affiche Arsène dirige le réflecteur de sa lampe à pétrole. Dans son fauteuil de cretonne il se vautre, avec une élégance d'homme bien fait rompu par la fatigue. Il a pris auparavant dans son armoire une orange, et il l'écorce de ses doigts maigres sans la manger. L'odeur de l'orange évoque pour lui le Plaisir. Il revoit la Ville, sa lumière, son bruit, ses ivresses imprévues, sa distraction constante. Elle flamboie

3

2l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans le silence et Tobscurité de la morne campagne. Un cirque tournoie, comme un vertige, dans sa | tête... Dans un promenoir, bruissent des robes, éclatent des visages blancs et fardés... Sur un dres- | soir : des liqueurs d'or, des liqueurs vertes... Et puis, après des rues obliques et des trottoirs lui- sants, c'est une mystérieuse chambre algérienne, où, près du lit, se penche une glace, eau décevante | et peu nette, comme la Conscience...

O Rêve 1 Grotte enchantée ! Magique aquarium ! Obscur et fourmillant bazar ! Parade pailletée | d'une exotique baraque !

J'admire Arsène. Il possède trois remèdes à la Vie : une idée singulière de s'exprimer à soi par son habit ; une violence à demi-domptée qu'il satisfait sur des hommes ou des bœufs ; une odeur d'orange qui ressuscite un artificiel et citadin plaisir, mélangé de femmes, de spectacles et de boissons.

*

Après Arsène, lord Dereguliers est le seul homme que j'oserais vanter. Major dans la Haute-Egypte, il organisa un massacre, qu'il interrompit au lieu de le commander. Depuis longtemps il ne quitte plus Londres. Le tailleur, l'escrime et le bar se parta-

POEMES EN PROSE 219

gent son temps. " Uhomme plus que sage, disait-il, conserve trois passions : la Toilette, la Violence, et le Songe du Plaisir... Après quoi, qu'attcnd-il autre chose "qu'un cercueil confor- table, qu'un fashionable tombeau " ^ ?

Louis Demonts.

Termes trouvés ridicules par Senancour.

220

LES CAVES DU VATICAN '

LIVRE DEUXIÈME JULIUS DE BARAGLIOUL

(Suite)

VI

Julius de Baraglioul vivait sous le régime prolongé d'une morale provisoire, cette même morale à laquelle se soumettait Descartes en attendant d'avoir bien établi les règles d'après lesquelles vivre et dépenser désormais. Mais ni le tempérament de Julius ne parlait avec une telle intransigeance, ni sa pensée avec une telle autorité qu'il eût été jusqu'à présent beaucoup gêné de se régler aux convenances. Il n'exigeait, tout compte fait, que du con- fort, dont ses succès d'homme de lettres faisaient partie. Au décri de son dernier livre, pour la première fois il; ressentait de la piqûre.

Il n'avait pas été peu mortifié en se voyant refuser^ accès près de son père ; il l'eût été bien davantage s'il avaitj pu savoir qui venait de le devancer près du vieux. En s'ej retournant rue de Verneuil, il repoussait de plus en plus faiblement l'impertinente supposition qui déjà l'avait

^ Voir la Nouvelle Re^vue Française du i" Janvier 19 14.

LES CAVES DU VATICAN 221

importuné tandis qu'il se rendait chez Lafcadio. Lui aussi rapprochait faits et dates ; lui aussi se refusait désor- mais à ne voir qu'une simple coïncidence dans cette étrange conjonction. Au reste la jeune grâce de Lafcadio l'avait séduit, et bien qu'il se doutât que son père, en faveur de ce frère bâtard, l'allait frustrer d'une parcelle de patrimoine, il ne se sentait à son égard aucune malveil- lance ; même il l'attendait ce matin avec une assez tendre et prévenante curiosité.

Quant à Lafcadio, si ombrageux qu'il fût et réticent, cette rare occasion de parler le tentait ; et le plaisir d'incommoder un peu Julius. Car même avec Protos il n'avait jamais été bien avant dans la confidence. Quel chemin il avait fait, depuis ! Julius après tout ne lui déplaisait pas, si fantoche qu'il lui parût ; il était amusé de se savoir son frère.

Comme il s'acheminait vers la demeure de Julius ce matin, lendemain du jour qu'il avait reçu sa visite, il lui advint une assez bizarre aventure : Par amour du détour, poussé peut-être par son génie, aussi pour fatiguer certaine turbulence de son esprit et de sa chair, et désireux de se présenter maître de soi chez son frère, Lafcadio prenait par le plus long ; il avait suivi le boulevard des Invalides, était repassé près du théâtre de l'incendie, puis continuait par la rue de Bellechasse :

Trente-quatre rue de Verneuil, se répétait-il en marchant ; quatre et trois, sept : le chiffre est bon.

Il débouchait rue Saint-Dominique, à l'endroit cette rue coupe le boulevard Saint-Germain, lorsque, de l'autre côté du boulevard, il vit et crut aussitôt recon- naître cette jeune fille qui, depuis la veille, ne laissait pas

222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'occuper un peu sa pensée. Il pressa le pas aussitôt... C'était elle ! Il la rejoignit à l'extrémité de la courte rue de Villersexel, mais estimant qu'il serait peu Baraglioul de l'aborder, se contenta de lui sourire en s'inclinant un peu et soulevant discrètement son chapeau ; puis, passant rapidement, il trouva fort expédient de se jeter dans un bureau de tabac, tandis que la jeune fille, prenant de nouveau les devants, tournait dans la rue de l'Université.

Quand Lafcadio ressortit du bureau et entra dans la dite rue à son tour, il regarda de droite et de gauche : la jeune fille avait disparu. Lafcadio, mon ami, vous donnez dans le plus banal ; si vous devez tomber amou- reux, ne comptez pas sur ma plume pour peindre le désarroi de votre cœur... Mais non : il eût trouvé mal- séant de commencer une poursuite; aussi bien ne voulait-il pas se présenter en retard chez Julius, et le détour qu'il venait de faire ne lui laissait plus le temps de muser. La rue de Verneuil heureusement était proche, la maison qu'occupait Julius, au premier coin de rue. Lafcadio jeta le nom du comte au concierge et s'élança dans l'escalier.

Cependant Geneviève de Baraglioul, car c'était elle, la fille aînée du comte Julius, qui revenait de l'hôpital des Enfants Malades, elle allait tous les matins, bien plus troublée que Lafcadio par cette nouvelle rencontre, avait regagné en grande hâte la demeure paternelle ; entrée sous la porte cochère précisément à l'instant Lafcadio tournait la rue, elle atteignait le second étage lorsque des bonds pressés, derrière elle, la firent retour- ner ; quelqu'un montait plus vite qu'elle ; elle s'effaçait pour laisser passer, mais reconnaissant tout à coup Lafcadio qui s'arrêtait interdit, en face d'elle :

LES CAVES DU VATICAN 223

Est-il digne de vous, Monsieur, de me poursuivre ? dit-elle du ton le plus courroucé qu'elle put.

Hélas ! Mademoiselle qu'allez-vous penser de moi ? s'écria Lafcadio. Vous ne me croirez pas si je vous dis que je ne vous avais pas vue rentrer dans cette maison, je suis on ne peut plus surpris de vous retrouver. N'est-ce donc pas ici qu'habite le comte Julius de Bara- glioul ?

Quoi ! fît Geneviève en rougissant, vous seriez le nouveau secrétaire qu'attend mon père ? Monsieur Laf- cadio Wlou... votre nom propre est si bizarre que je ne sais comment le prononcer. Et comme Lafcadio, rougissant à son tour, s'inclinait : Puisque je vous retrouve ici. Monsieur, puis-je vous demander en grâce de ne point parler à mes parents de cette aventure d'hier, que je crois qu'ils ne goûteraient guère ; ni surtout de la bourse que je leur ai dit que j'avais perdue.

J'allais, Mademoiselle, vous supplier également de garder le silence sur le rôle absurde que vous m'avez vu jouer. Je suis comme vos parents : je ne le comprends guère, et je ne l'approuve pas du tout. Vous avez me prendre pour un terre-neuve. Je n'ai pas pu me retenir... Excusez-moi. J'ai à apprendre encore... Mais j'apprendrai, je vous assure... Voulez-vous me donner la main ?

Geneviève de Baraglioul, qui ne s'avouait pas à elle- même qu'elle trouvait Lafcadio très beau, n'avoua pas à Lafcadio que, loin de lui paraître ridicule, il avait pris pour elle figure de héros. Elle lui tendit une main qu'il porta fougueusement à ses lèvres ; alors, souriant simple- ment, elle le pria de redescendre quelques marches et d'attendre qu'elle fût rentrée et eût refermé la porte pour

224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sonner à son four, de sorte qu'on ne les vît point ensemble ; et surtout de ne point montrer, dans la suite, qu'ils s'étaient précédemment rencontrés.

Quelques minutes plus tard Lafcadio était introduit dans le cabinet de Julius.

L'accueil du romancier fut engageant; Julius ne savait pas s'y prendre; l'autre se défendit aussitôt :

Monsieur, je dois vous avertir d'abord : j'ai grande horreur de la reconnaissance ; autant que des dettes ; et quoique vous fassiez pour moi, vous ne pourrez m'amener à me sentir votre obligé.

Julius à son tour se rebiffa :

Je ne cherche pas à vous acheter. Monsieur Wluiki, commençait-il déjà de son haut,.. Mais tous deux voyant qu'ils allaient se couper les ponts, ils s'arrêtèrent net et, après un moment de silence :

Quel est donc ce travail que vous vouliez me con- fier ? commença Lafcadio d'un ton plus souple.

Julius se déroba, arguant que le texte n'en était pas encore au point ; il ne pouvait être mauvais d'ailleurs qu'ils fissent auparavant plus ample connaissance.

Avouez, Monsieur, reprit Lafcadio d'un ton enjoué, qu'hier vous ne m'avez pas attendu pour la faire, et que vous avez favorisé de vos regards certain carnet... ?

Julius perdit pied, et, quelque peu confusément :

J'avoue que je l'ai fait, dit-il ; puis dignement : je m'en excuse. Si la chose était à refaire, je ne la recommencerais pas.

Elle n'est plus à faire : j'ai brûlé le carnet. Les traits de Julius se désolèrent :

LES CAVES DU VATICAN 22 5

Vous êtes très fâché ?

Si j'étais encore fâché, je ne vous en parlerais pas. Excusez le ton que j'ai pris tout à l'heure en entrant, continua Lafcadio résolu à pousser sa pointe. Tout de même je voudrais bien savoir si vous avez également lu un bout de lettre qui se trouvait dans le carnet ?

Julius n'avait point lu le bout de lettre, pour la raison qu'il ne l'avait point trouvé ; mais il en profita pour pro- tester de sa discrétion. Lafcadio s'amusait de lui et s'amu- sait à le laisser paraître.

J'ai pris déjà quelque peu de revanche sur votre dernier livre, hier.

Il n'est guère fait pour vous intéresser, se hâta de dire Julius.

Oh ! je ne l'ai pas lu tout entier. Il faut que je vous avoue que je n'ai pas grand goût pour la lecture. En vérité je n'ai jamais pris de plaisir qu'à Robinson,.. Si, Aladdin encore... A vos yeux, me voici bien disqualifié.

Julius leva la main doucement :

Simplement je vous plains : vous vous privez de grandes joies.

J'en connais d'autres.

Qui ne sont peut-être pas d'aussi bonne qualité.

Soyez-en sûr ! Et Lafcadio riait avec passable- ment d'impertinence.

Ce dont vous souffrirez un jour, reprit Julius un peu chatouillé par la gouaille.

Quand il sera trop tard, acheva sentencieusement Lafcadio ; puis brusquement : Cela vous amuse beau- coup, d'écrire ?

Julius se redressa :

226 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je n'écris pas pour m'amuser, dit-il noblement. Les joies que je goûte en écrivant sont supérieures à celles que je pourrais trouver à vivre. Du reste l'un n'empêche pas l'autre...

Cela se dit. Puis, élevant brusquement le ton qu'il avait laissé retomber comme par négligence : Savez-vous ce qui me gâte l'écriture ? Ce sont les correc- tions, les ratures, les maquillages qu'on y fait.

Croyez-vous donc qu'on ne se corrige pas, dans la vie ? demanda Julius allumé.

Vous ne m'entendez pas : Dans la vie, on se corrige, à ce qu'on dit, on s'améliore ; on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est ce droit de retouche qui fait de l'écri- ture une chose si grise et si... (il n'acheva pas). Oui ; c'est ce qui me paraît si beau dans la vie ; c'est qu'il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue.

Y aurait-il à raturer dans votre vie ?

Non... pas encore trop... Et puisqu'on ne peut pas... Lafcadio se tut un instant, puis : C'est tout de même par désir de rature que j'ai jeté au feu mon carnet !... Trop tard, vous voyez bien... Mais avouez que vous n'y avez pas compris grand'chose ?

Non ; cela, Julius ne l'avouerait point.

Me permettez- vous quelques questions ? dit-il en guise de réponse.

Lafcadio se leva si brusquement que Julius crut qu'il voulait fuir ; mais il alla seulement vers la fenêtre et, soulevant le rideau d'étamine :

C'est à vous ce jardin ?

Non, fit Julius.

Monsieur, je n'ai laissé jusqu'à présent personne

LES CAVES DU VATICAN 227

lorgner si peu que ce soit dans ma vie, reprit Lafcadio sans se retourner. Puis revenant à Julius qui ne voyait déjà plus en lui qu'un gamin : Mais aujourd'hui c'est jour férié ; je m'en vais me donner vacances, pour une unique fois dans ma vie. Posez vos questions, je m'engage à répondre à toutes... Ah ! que je vous dise d'abord que j'ai flanqué à la porte la fille qui hier vous l'avait ouverte. Par convenance Julius prit un air consterné.

A cause de moi ! Croyez que...

Bah ! depuis quelque temps je cherchais comment m'en défaire.

Vous... viviez avec elle ? demanda gauchement Julius.

Oui ; par hygiène... Mais le moins possible ; et en souvenir d'un ami qui avait été son amant.

Monsieur Protos, peut-être ? hasarda Julius, bien décidé à ravaler ses indignations, ses dégoûts, ses réproba- tions et à ne laisser paraître de son étonnement, ce premier jour, que ce qu'il en faudrait pour animer un peu ses répliques.

Oui, Protos, répondit Lafcadio tout riant. Vous voudriez savoir qui est Protos ?

De connaître un peu vos amis m'apprendrait peut- être à vous connaître.

C'était un Italien, du nom de... ma foi, je ne sais plus, et peu importe ! Ses camarades, ses maîtres même ne l'appelèrent plus que par ce surnom, à partir du jour il décrocha brusquement la première place de thème grec.

Je ne me souviens pas d'avoir jamais été premier moi-même, dit Julius pour aider à la confidence ; mais

228 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

j'ai toujours aimé, moi aussi, me lier avec les premiers. Donc, Protos...

Oh ! c'était à la suite d'un pari qu'il avait fait. Auparavant il restait l'un des derniers de notre classe, bien qu'un des plus âgés ; tandis que j'étais l'un des plus jeunes ; mais ma foi je n'en travaillais pas mieux pour ça. Protos marquait un grand mépris pour ce que nous ensei- gnaient nos maîtres ; pourtant, après qu'un de nos forts- en-thèmes, qu'il détestait, lui eût dit un jour : il est commode de dédaigner ce dont on ne serait pas capable (ou je ne sais quoi dans ce goût), Protos se piqua, s'entêta quinze jours durant, fit si bien qu'à la composition qui suivit il passa par dessus la tête de l'autre ; premier î à la grande stupeur de nous tous. Je devrais dire : d'eux tous. Quant à moi je tenais Protos en considération trop haute pour que cela pût beaucoup m'étonner. Il m'avait dit : je leur montrerai que ça n'est pas si difficile ! Je l'avais cru.

Si je vous entends bien, Protos a eu sur vous de l'influence.

Peut-être. Il m'imposait. A vrai dire, je n'ai eu avec lui qu'une seule conversation intime ; mais elle fut pour moi si persuasive que, le lendemain, je m'enfuis de la pension je me blanchissais comme une salade sous une tuile, et je regagnai à pied Baden ma mère vivait alors en compagnie de mon oncle le marquis de Gesvres... Mais nous commençons par la fin. Je pressens que vous me questionneriez très mal. Tenez ! laissez-moi vous raconter ma vie, tout simplement. Vous apprendrez ainsi beaucoup plus que vous n'auriez su demander, et peut-être même souhaité d'apprendre... Non, merci, je

LES CAVES DU VATICAN 229

préfère les miennes, dit-il en sortant son étui et jetant la

cigarette que lui avait d'abord offerte Julius et qu'en discourant il avait laissé éteindre.

VII

Je suis à Bucharest, en 1874, commença-t-il avec lenteur, et, comme vous le savez, je crois, perdis mon père peu de mois après ma naissance. La première personne que je distinguai aux côtés de ma mère, c'est un Allemand, mon oncle, le baron Heldenbruck. Mais comme je le perdis à l'âge de douze ans je n'ai gardé de lui qu'un assez indistinct souvenir. C'était, paraît-il, un financier remarquable. Il m'enseigna sa langue, et le calcul par de si habiles détours que j'y pris aussitôt un amuse- ment extraordinaire. Il avait fait de moi ce qu'il appelait complaisamment son caissier, c'est-à-dire qu'il me confiait une fortune de menue monnaie et que partout je l'accompagnais j'étais chargé de la dépense. Quoi que ce fût qu'il achetât (et il achetait beaucoup) il prétendait que je susse faire l'addition, le temps de sortir argent ou billet de ma poche. Parfois il m'embarrassait de monnaies étran- gères et c'étaient des questions de change ; puis d'escompte, d'intérêt, de prêt ; enfin même de spéculation. A ce métier je devins promptement assez habile à faire des multiplications, et même des divisions de plusieurs chiffres, sans papier... Rassurez-vous (car il voyait les sourcils de Julius se froncer), cela ne m'a donné le goût ni de l'ar- gent, ni du calcul. Ainsi je ne tiens jamais de comptes, si cela vous amuse de le savoir. A vrai dire, cette première éducation est demeurée toute pratique et positive, et n'a

230 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

touché en moi aucun ressort... Puis Heldenbruck s'enten- dait merveilleusement à l'hygiène de l'enfance ; il per- suada ma mère de me laisser vivre tête et pieds nus, par quelque temps qu'il fît, au grand air le plus souvent possible ; il me plongeait lui-même dans l'eau froide, hiver comme été ; j'y prenais grand plaisir... Mais vous n'avez que faire de ces détails.

Si, si !

Puis ses affaires l'appelèrent en Amérique. Je ne l'ai plus revu.

" A Bucharest, les salons de ma mère s'ouvraient à la société la plus brillante, et, autant que j'en puis juger de souvenir, la plus mêlée ; mais dans l'intimité fréquen- taient surtout, alors, mon oncle le prince Wladimir Bielkowski et Ardengo Baldi que je ne sais pourquoi je n'appelai jamais mon oncle. Les intérêts de la Russie (j'allais dire de la Pologne) et de l'Italie les retinrent à Bucharest trois ou quatre ans. Chacun des deux m'apprit sa langue ; c'est-à-dire l'italien et le polonais, car pour le russe si je le lis et le comprends sans trop de peine, je ne l'ai jamais parlé couramment. A cause de la société que recevait ma mère, et oii j'étais choyé, il ne se passait point de jour que je n'eusse l'occasion d'exercer ainsi quatre ou cinq langues, qu'à l'âge de treize ans déjà j< parlais sans accent aucun, à peu près indifféremment mais le français pourtant de préférence, parce que c'était la langue de mon père et que ma mère avait tenu à c< que je l'apprisse d'abord.

" Bielkowski s'occupait beaucoup de moi, comme toi ceux qui voulaient plaire à ma mère ; c'est à moi qu'il semblait que l'on fît la cour ; mais ce qu'il en faisait, lui,

LES CAVES DU VATICAN 23 1

c'était je crois sans calcul, car il cédait toujours à sa pente, qu'il avait prompte et de plus d'un côté. Il s'occupait de moi, même en dehors de ce qu'en connaissait ma mère ; et je ne laissais pas d'être flatté de l'attachement particulier qu'il me montrait. Cet homme bizarre transforma du jour au lendemain notre existence un peu rassise en une sorte de fête éperdue. Non, il ne suffit pas de dire qu'il s'aban- donnait à sa pente : il s'y précipitait, s'y ruait ; il apportait à son plaisir une espèce de frénésie.

" Il nous emmena trois étés dans une villa, ou plutôt un château, sur le versant hongrois des Karpathes, près d'Eperjès nous allions fréquemment en voiture. Mais plus souvent encore nous montions à cheval ; et rien n'amusait plus ma mère que de parcourir à l'aventure la campagne et la forêt des environs, qui sont fort belles. Le poney que m'avait donné Wladimir fut pendant plus d'un an ce que j'aimai le plus au monde.

" Au second été, Ardengo Baldi vint nous rejoindre ; c'est alors qu'il m'apprit les échecs. Rompu par Helden- bruck aux calculs de tête, je pris assez vite l'habitude de jouer sans regarder l'échiquier.

" Baldi faisait avec Bielkowski bon ménage. Le soir, dans une tour solitaire, noyés dans le silence du parc et de la forêt, tous quatre nous prolongions assez tard les veillées à battre et rebattre les cartes ; car, bien que je ne fusse encore qu'un enfant j'avais treize ans Baldi m'avait, par horreur du " mort ", appris le whist et à tricher.

" Jongleur, escamoteur, prestidigitateur, acrobate ; les premiers temps que celui-ci vint chez nous, mon imagina- tion sortait à peine du long jeûne à quoi l'avait soumise

232 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Heldenbruck ; j'étais affamé de merveilles, crédule et de tendre curiosité. Plus tard Baldi m'instruisit de ses tours ; mais de pénétrer leur secret ne put effacer la première impression du mystère lorsque, le premier soir, je le vis tout tranquillement allumer à l'ongle de son petit doigt sa cigarette, puis, comme il venait de perdre au jeu, extraire de mon oreille et de mon nez autant de roubles qu'il fallut, ce qui me terrifia littéralement, mais amusa beaucoup la galerie, car il disait, toujours de ce même air tranquille : " Heureusement que cet enfant est une mine inépuisable ! "

" Les soirs qu'il se trouvait seul avec ma mère et moi, .jj il inventait toujours quelque jeu nouveau, quelque surprise ^ ou quelque farce ; il singeait tous nos familiers, grimaçait, se départait de toute ressemblance avec lui-même, imitait toutes les voix, les cris d'animaux, les bruits d'instruments, tirait de lui des sons bizarres, chantait en s'accompagnant sur la guzla, dansait, cabriolait, marchait sur les mains, bondissait par dessus tables ou chaises, et, déchaussé, jon- glait avec les pieds, à la manière japonaise, faisant pirouetter le paravent ou le guéridon du salon sur la pointe de son orteil ; il jonglait avec les mains mieux encore ; d'un papier chiffonné, déchiré, faisait éclore maints papillons blancs que je pourchassais de mon souffle et qu'il maintenait suspendu en l'air au-dessus des battements d'un éventail. Ainsi les objets près de lui perdaient poids et réalité, présence même, ou bien prc* naient une signification nouvelle, inattendue, baroque distante de toute utilité. " Il y a bien peu de choses ave^ quoi il ne soit pas amusant de jongler ", disait-il. Ave cela si drôle que je pâmais de rire et que ma mère s'écriail

LES CAVES DU VATICAN 233

Arrêtez-vous, Baldi ! Cadio ne pourra plus dormir. Et le fait est que mes nerfs étaient solides pour résister à de pareilles excitations.

"J'ai beaucoup profité de cet enseignement ; à Baldi même, sur plus d'un tour, au bout de quelques mois, j'aurais rendu des points, et même...

Je vois mon enfant que vous avez reçu une éduca- tion très soignée, interrompit à ce moment Julius.

Lafcadio se mit à rire, extrêmement amusé par l'air consterné du romancier.

Oh ! rien de tout cela ne pénétra bien avant ; n'ayez crainte ! Mais il était temps, n'est-ce pas, que l'oncle Faby arrivât. C'est lui qui vint près de ma mère lorsque Bielkow^ski et Baldi furent appelés à de nouveaux postes.

Faby ? c'est lui dont j'ai vu l'écriture sur la première page de votre carnet ?

Oui. Fabian Taylor, lord Gravensdale. Il nous emmena, ma mère et moi, dans une villa qu'il avait louée près de Duino sur l'Adriatique, je me suis beaucoup fortifié. La côte en cet endroit formait une presqu'île rocheuse que la propriété occupait toute. Là, sous les pins, parmi les roches, au fond des criques, ou dans la mer nageant et pagay^^nt, je vivais en sauvage tout le jour. C'est de cette époque que date la photographie que vous avez vue ; que j'ai brûlée aussi.

Il me semble, dit Julius, que, pour la circonstance, vous auriez bien pu vous présenter plus décemment.

Précisément je ne le pouvais pas, reprit en riant Lafcadio ; sous prétexte de me bronzer, Faby gardait sous clef tous mes costumes, mon linge même...

Et Madame votre mère, que disait-elle ?

4

234 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle s'en amusait beaucoup; elle disait que si nos invi- tés s'offusquaient, ils n'avaient qu'à partir ; mais cela n'empêchait de rester aucun de ceux que nous recevions.

Pendant tout ce temps-là, votre instruction, mon pauvre enfant !...

Oui, j'apprenais si facilement que ma mère jus- qu'alors l'avait un peu négligée ; j'avai^ seize ans bientôt ; ma mère sembla s'en apercevoir brusquement et, après un merveilleux voyage en Algérie que je fis avec l'oncle Fabj (ce fut je crois le meilleur temps de ma vie) je fus envoyé à Paris et confié à une espèce de geôlier imperméable, qui s'occupa de mes études.

Après cette excessive liberté, je comprends en effet que ce temps de contrainte ait pu vous paraître un peu dur.

Je ne l'aurais jamais supporté, sans Protos. Il vivait à la même pension que moi ; pour apprendre le français, disait-on ; mais il le parlait à merveille, et je n'ai jamais compris ce qu'il faisait ; non plus que ce que j'y faisais moi-même. Je languissais ; je n'avais pas précisément de l'amitié pour Protos, mais je me tournais vers lui comme s'il avait m'apporter la délivrance. Passablement plus âgé que moi, il paraissait encore plus que son âge, sans plus rien d'enfantin dans la démarche ni dans les goûts. Ses traits étaient extraordinairement expressifs, quand il voulait, et pouvaient exprimer n'importe quoi ; mais, au repos, il prenait l'air d'un imbécile. Un jour que je l'en plaisantais, il me répondit que, dans ce monde, il impor- tait de n'avoir jamais l'air de ce qu'on était.

" Il ne se tenait point pour satisfait tant qu'il ne paraissait que modeste ; il tenait à passer pour sot. Il s'amusait à

LES CAVES DU VATICAN 235

dire que ce qui perd les hommes c'est de préférer la parade à l'exercice et de ne pas savoir cacher leurs dons ; mais il ne disait cela qu'à moi seul. Il vivait à l'écart des autres ; et même de moi, le seul de la pension qu'il ne méprisât point. Dès que je l'amenais à parler, il devenait d'une éloquence extraordinaire ; mais, taciturne le plus souvent, il semblait ruminer alors de noirs projets, que j'aurais voulu connaître. Quand je lui demandais : qu'est-ce que vous faites ici ? (aucun de nous ne le tutoyait) il répondait : je prends mon élan. Il prétendait que dans la vie, l'on se tire des pas les plus difficiles en sachant se dire à propos : qu'à cela ne tienne. C'est ce que je me suis dit au point de m'évader.

" Parti avec dix-huit francs, j'ai gagné Baden à petites journées, mangeant je ne sais quoi, couchant n'importe où... J'étais un peu défait quand j'arrivai ; mais, somme toute, content de moi, car j'avais encore trois francs dans ma poche ; il est vrai qu'en route, j'en avais récolté cinq ou six. Je trouvai là-bas ma mère avec mon oncle de Gesvres, qui s'amusa beaucoup de ma fugue, et résolut de me ramener à Paris ; il ne se consolait pas, disait-il, que Paris m'eût laissé mauvais souvenir. Et le fait est que, lorsque j'y revins avec lui, Paris m'apparut sous un jour un peu meilleur.

" Le marquis de Gesvres aimait frénétiquement la dépense ; c'était un besoin continu, une fringale ; on eût dit qu'il me savait gré de l'aider à la satisfaire et de dou- bler du mien son appétit. Tout au contraire de Faby, lui, m'apprit le goût du costume ; je crois que je le portais assez bien ; avec lui j'étais à bonne école ; son élégance était parfaitement naturelle, comme une seconde sincérité.

236 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je m'entendis très bien avec lui. Ensemble nous passions des matinées chez les chemisiers, les bottiers, les tailleurs; il prêtait une attention particulière aux chaussures, par quoi se reconnaissent les gens, disait-il, aussi sûrement et plus secrètement que par le reste du vêtement et que par les traits du visage... Il m'apprit à dépenser sans tenir de comptes et sans m'inquiétcr par avance si j'aurais de quoi suffire à ma fantaisie, à mon désir ou à ma faim. Il émet- tait en principe qu'il faut toujours satisfaire celle-ci la dernière, car (je me souviens de ses paroles) désir ou fantaisie, disait-il, sont de sollicitation fugitive, tandis que la faim toujours se retrouve et n'est que plus impérieuse pour avoir attendu plus longtemps. Il m'apprit enfin à ne pas jouir d'une chose davantage, selon qu'elle coûtait plus cher, ni moins si, par chance, elle n'avait coûté rien du tout.

"J'en étais quand je perdis ma mère. Un télégramme me rappela brusquement à Bucharest ; je ne la pus revoir que morte ; j'appris là-bas que, depuis le départ du mar- quis, elle avait fait beaucoup de dettes, que sa fortune suffisait tout juste à payer, de sorte que je n'avais à espérer pas un copeck, pas un pfennig, pas un groschen. Aussitôt après la cérémonie funèbre, je regagnai Paris je pensais retrouver l'oncle de Gesvres ; mais il était parti brusque- ment pour la Russie, sans laisser d'adresse.

" Je n'ai point à vous dire toutes les réflexions que je fis. Parbleu j'avais certaines habiletés dans mon sac, moyen- nant quoi l'on se tire toujours d'affaire ; mais plus j'en aurais eu besoin, plus il me répugnait d'y recourir. Heureusement, certaine nuit que je battais le trottoir, un peu perplexe, j'y retrouvai cette Carola Venitequa que

LES CAVES DU VATICAN 237

VOUS avez vue, l'ex-maîtresse à Protos, qui m'hospitalisa décemment. A quelques jours de je fus averti qu'une maigre pension, assez mystérieusement, me serait versée tous les premiers du mois chez un notaire ; j'ai l'horreur des éclaircissements et touchai sans chercher plus avant. Puis vous êtes venu... Vous savez à présent à peu près tout ce qu'il me plaisait de vous dire.

Il est heureux, dit solennellement Julius, il est heureux, Lafcadio, qu'il vous revienne aujourd'hui quelque argent : sans métier, sans instruction, condamné à vivre d'expédients... tel que je vous connais à présent, vous étiez prêt à tout.

Prêt à rien, au contraire, reprit Lafcadio en regar- dant Julius gravement. Malgré tout ce que je vous ai dit, je vois que vous me connaissez mal encore. Rien ne m'empêche autant que le besoin ; je n'ai jamais recherché que ce qui ne peut pas me servir.

Les paradoxes, par exemple. Et vous croyez cela nourrissant ?

Cela dépend des estomacs. Il vous plaît d'appeler paradoxes ce qui rebute au vôtre... Pour moi je me laisse- rais mourir de faim devant ce ragoût de logique dont j'ai vu que vous alimentez vos personnages.

Permettez...

Du moins le héros de votre dernier livre (est-ce vrai que vous y avez peint votre père ?) le souci de le maintenir, partout, toujours, conséquent avec vous et avec soi-même, fidèle à ses devoirs, à ses principes, c'est-à-dire à vos théories... vous jugez ce que, moi précisément, j'en puis dire !... Monsieur de Baraglioul, acceptez ceci qui est vrai : je suis un être d'inconséquence. Et voyez combien

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je viens de parler ! moi qui, hier encore, me considérais comme le plus silencieux, le plus fermé, le plus retrait des êtres. Mais il était bon que nous fissions promptement connaissance; et qu'il n'y ait plus lieu d'y revenir. Demain, ce soir, je rentrerai dans mon secret.

Le romancier, que ces propos désarçonnaient fit effort pour se remettre en selle :

Persuadez-vous d'abord qu'il n'y a pas d'inconsé- quence, non plus en psychologie qu'en physique, com- mença-t-il. Vous êtes un être en formation et...

Des coups frappés à la porte l'interrompirent. Mais comme personne ne se montrait, ce fut Julius qui sortit. Par la porte qu'il laissait ouverte, un bruit de voix confus parvenait jusqu'à Lafcadio. Puis il y eut un grand silence. Lafcadio après dix minutes d'attente, déjà se disposait à partir, quand un domestique en livrée vint à lui :

Monsieur le comte fait dire à Monsieur le secré- taire qu'il ne le retient plus. Monsieur le comte a reçu à l'instant de mauvaises nouvelles de son père et s'excuse de ne pouvoir prendre congé de Monsieur.

Au ton dont tout cela était dit, Lafcadio se douta bien qu'on venait d'annoncer que le vieux comte était mort. Il maîtrisa son émotion.

Allons ! se disait-il en regagnant l'impasse Claude Bernard, le moment est venu. // is time to launch the shîp. D'où que vienne le vent désormais, celui qui soufflera sera le bon. Puisque je ne puis être tout près du vieux, apprêtons-nous à nous éloigner de lui davantage.

En passant devant la loge il remit au portier de l'hôtel la petite boîte qu'il portait sur lui depuis la veille.

Vous remettrez ce paquet à Mademoiselle Veni-

LES CAVES DU VATICAN 239

tequa, ce soir, quand elle rentrera, dit-il. Et veuillez préparer ma note.

Une heure après, sa malle faite, il envoyait chercher un fiacre. Il partit sans donner d'adresse. Celle de son notaire suffisait.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME AMÉDÉE FLEURISSOIRE

Pierre de Craon, Mais de quel roi parlez-vous, et de quel pape ? Car il y en a deux et l'on ne sait quel est le bon.

Paul Claudel. V Annonce faite à Marie.

I

La comtesse Guy de Saint-Prix, sœur puinée de JuHus, que la mort du comte Juste-Agénor avait brusquement appelée à Paris, n'était pas depuis longtemps de retour dans le coquet château de Pezac, à quatre kilomètres de Pau, que depuis son veuvage elle ne quittait guère, et moins encore depuis le mariage et l'établissement de ses enfants lorsqu'elle y reçut une visite singulière.

Elle rentrait d'une de ces matinales promenades qu'elle avait accoutumé de faire dans un léger dogcart conduit par elle-même ; on vint l'avertir qu'un capucin l'attendait depuis une heure dans le salon. L'inconnu se recommandait du cardinal André, ainsi que l'attestait la carte de celui-ci qu'on remit à la comtesse ; la carte était sous enveloppe ; on y lisait, au dessous du nom du cardinal, de sa fine et presque féminine écriture, ces mots :

Recommande à la toute spéciale attention de la comtesse de } Saint-Prix^ F abbé "J. P. SaltiSy chanoine de Virmontal.

LES CAVES DU VATICAN 24I

C'était tout ; et cela suffisait : la comtesse recevait volontiers les gens de robe ; de plus le cardinal André tenait l'âme de la comtesse en sa main. Elle ne fît qu'un bond jusqu'au salon et s'excusa de s'être fait attendre.

Le chanoine de Virmontal était bel homme ; sur son noble visage éclatait une mâle énergie qui jurait (si j'ose dire) étrangement avec l'hésitante précaution de ses gestes et de sa voix, comme étonnaient ses cheveux presque blancs, près de la carnation jeune et fraîche de son visage.

Malgré l'affabilité de la comtesse, la conversation s'engageait mal et traînait en phrases de convenances sur le deuil récent de la comtesse, la santé du cardinal André, le nouvel échec de Julius à l'Académie. Cependant la voix de l'abbé se faisait de plus en plus lente et sourde, et l'expression de son visage désolée. Il se levait enfin, mais au lieu de prendre congé :

J'aurais voulu. Madame la comtesse, et de la part du cardinal, vous entretenir d'un sujet grave. Mais la pièce est sonore ; le nombre des portes m'effraie ; je ■craindrais qu'on ne nous puisse entendre.

La comtesse adorait confidences et simagrées ; elle fit entrer le chanoine dans un boudoir étroit auquel on n'accédait que par le salon, ferma la porte :

Ici nous sommes à l'abri, dit-elle. Parlez sans crainte. Mais au lieu de parler, l'abbé qui, en face de la

comtesse avait pris place sur un pouf, tira un foulard de sa poche et y étouffa des sanglots convulsifs. Perplexe, la comtesse atteignit sur un petit guéridon près d'elle, un panier à ouvrage ; chercha dans le panier un flacon de sels, hésita à l'offrir à son hôte, et prit enfin le parti de le respirer elle-même.

242 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Excusez-moi, dit enfin Tabbé, sortant du foulard une face congestionnée. Je vous sais trop bonne catholique, Madame la comtesse, pour ne pas bientôt me comprendre et partager mon émotion.

La comtesse avait horreur des effusions ; elle réfugia sa bienséance derrière un face-à-main. L'abbé se ressaisit aussitôt, et rapprochant un peu son fauteuil :

Il m'a fallu, Madame la comtesse, la solennelle assurance du cardinal pour me décider à venir vous parler; oui, l'assurance qu'il m'a donnée que votre foi n'était point de ces fois mondaines, simple revêtement de l'indifférence...

Venons au fait. Monsieur l'abbé.

Le cardinal m'a donc assuré que je pouvais avoir en votre discrétion, une confiance parfaite ; une discrétion de confesseur, si j'ose ainsi dire...

Mais Monsieur l'abbé, pardonnez-moi : s'il s'agit d'un secret dont le cardinal soit averti, d'un secret d'une telle gravité, comment ne m'en a-t-il pas parlé lui-même.^

Le seul sourire de l'abbé eût déjà fait comprendre à la comtesse l'incongruité de sa question.

Une lettre ! Mais Madame, à la poste, de nos jours,. toutes les lettres des cardinaux sont ouvertes.

Il pouvait vous confier cette lettre.

Oui, Madame ; mais qui sait ce que peut devenir un papier? Nous sommes tellement surveillés. Il y a plus: le cardinal préfère ignorer ce que je m'apprête à vous dire^ n'y être pour rien... Ah ! Madame, au dernier moment mon courage m'abandonne et je ne sais si...

Monsieur l'abbé, vous ne me connaissez pas, et je ne puis donc m'offenser si votre confiance en moi n'est

LES CAVES DU VATICAN * 243*

pas plus grande, dit tout doucement la comtesse en détournant la tête et laissant retomber son face-à-main. J'ai pour les secrets que l'on me confie le plus grand respect. Dieu sait si j'ai jamais trahi le moindre. Mais jamais il ne m'est arrivé de solliciter une confidence... Elle^ fit un léger mouvement comme pour se lever, l'abbé étendit le bras vers elle.

Vous m'excuserez. Madame, en daignant considérer que vous êtes la première femme, la première j'ai dit, qui ait été jugée digne, par ceux qui m'ont confié l'effrayante mission de vous avertir, digne de recevoir et de conserver ce secret. Et je m'effraie, je l'avoue, à sentir cette révéla- tion bien pesante, bien encombrante, pour l'intelligence d'une femme.

On se fait de grandes illusions sur le peu de capacité de l'intelligence des femmes, dit presque sèche- ment la comtesse ; puis, les mains un peu soulevées, elle cacha sa curiosité sous un air absent, résigné et vaguement extatique qu'elle jugeait propre à accueillir une importante confidence de l'Eglise. L'abbé rapprocha de nouveau son fauteuil.

Mais le secret que l'abbé Salus s'apprêtait à confier à la comtesse m'apparaît encore aujourd'hui trop décon- certant, trop bizarre, pour que j'ose le rapporter ici sans, plus ample précaution :

Il y a le roman, et il y a l'histoire. D'avisés critiques, ont considéré le roman comme de l'histoire qui aurait pu être, l'histoire comme un roman qui avait eu lieu. Il faut bien reconnaître en effet que l'art du romancier souvent emporte la créance, comme l'événement parfois la défie^ Hélas ! certains sceptiques esprits nient le fait dès qu'il

244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE ^

tranche sur l'ordinaire. Ce n'est pas pour eux que j'écris.

Que le représentant de Dieu sur terre ait pu être enlevé du Saint Siège, et, par l'opération du Quirinal, volé en quelque sorte à la chrétienté entière c'est un problème très épineux que je n'ai point la témérité de soulever. Mais il est de fait historique que, vers la fin de l'année 1 893, le bruit en courut ; il est patent que nombre d'âmes dévotes s'en émurent. Quelques journaux en parlèrent craintivement ; on les fît taire. Une brochure sur ce sujet parut à Saint Malo ^ ; qu'on fît saisir. C'est que, non plus le parti franc-maçon ne tenait à ce que s'ébruitât le récit d'une si abominable forfaiture, que le parti catholique n'osait appuyer ou ne se résignait à couvrir les collectes extraordinaires qu'on entreprit aussitôt à ce sujet. Et sans doute nombre d'âmes pieuses se saignèrent (on estime à près d'un demi-million les sommes recueillies o\x dispersées à cette occasion), mais il restait douteux si tous ceux qui recevaient les fonds étaient de vrais dévots, ou parfois des escrocs peut-être. Toujours est-il qu'il fallait pour mener à bien cette quête, à défaut de religieuse conviction, une audace, une habileté, un tact, une élo- quence, une connaissance des êtres et des faits, une santé, que seuls pouvaient se piquer d'avoir quelques rares, tels que Protos, l'ex-copain de Lafcadio. J'avertis honnêtement mon lecteur : c'est lui qui se présente aujourd'hui sous l'aspect et le nom emprunté du chanoine de Virmontal.

^ Compte-rendu de la Déliojrance de Sa Sainteté Léon XIII empri- sonné dans les cachots du Vatican (Saint Malo, imprimerie Y. Billois, rue de rOrme 4, 1893.

LES CAVES DU VATICAN 2j^^

LsL comtesse, résolue à n'ouvrir plus les lèvres, à ne changer plus d'attitude, ni même d'expression avant complet épuisement du secret, écoutait imperturbablement le faux prêtre dont peu à peu l'assurance s'affermissait. Il s'était levé et marchait à grands pas. Pour meilleure pré- paration, il reprenait l'afFaire, sinon précisément à ses débuts (le conflit entre la Loge et l'Eglise, essentiel, n'avait-il pas toujours existé ?) du moins remontait-il à certains faits s'était déclaré l'hostilité flagrante. Il avait d'abord invité la comtesse à se souvenir des deux lettres- adressées par le pape, en décembre 92, l'une au peuple italien, l'autre plus spécialement aux évêques, prémunissant les catholiques contre les agissements des Francs-Maçons ; puis, comme la mémoire faisait défaut à la comtesse, il avait remonter plus en arrière, rappeler l'érection de la statue de Giordano Bruno, décidée, présidée par Crispi derrière qui jusqu'alors s'était dissimulée la Loge. Il avait dit Crispi outré de ce que le pape eût repoussé ses avan- ces, eût refusé de négocier avec lui (et par : négocier, ne fallait-il pas entendre : se soumettre !). Il avait retracé cette journée tragique : les camps prenant position ; les Franc-Maçons enfin levant le masque, et tandis que le corps-diplomatique-accrédité-prcs-du-Saint-Siège se ren- dait au Vatican, manifestant par cet acte, en même temps que son mépris pour Crispi, sa vénération pour notre Saint Père ulcéré la Loge, enseignes déployées, sur la place Campo dei Fiori se dressait la provocante idole,, acclamant l'illustre blasphémateur.

Au consistoire qui suivit bientôt après, le 30 juin 1889, continua-t-il (toujours debout, il s'appuyait à pré- sent sur le guéridon, les deux bras en avant, penché vers>

246 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la comtesse), Léon XIII laissa s'élever son indignation véhémente. Sa protestation fut entendue de la terre «ntière ; et toute la chrétienté trembla en l'entendant parler de quitter Rome ! Quitter Rome, j'ai dit !... Tout ceci, Madame la comtesse, vous le savez déjà, vous en avez souffert et vous en souvenez comme moi. Il reprit sa marche :

Enfin Crispi fut déchu du pouvoir. L'Eglise allait- «11e respirer ? En décembre 92 le pape écrivait donc ces deux lettres. Madame...

Il se rassit, approcha brusquement son fauteuil du canapé et saisissant le bras de la comtesse :

Un mois après le pape était emprisonné.

La comtesse s'obstinant à demeurer coite, le chanoine lâcha son bras, reprit sur un ton plus posé :

Je ne chercherai pas. Madame, à vous apitoyer sur les souffrances d'un captif; le cœur des femmes est tou- jours prompt à s'émouvoir au spectacle des infortunes. Je m'adresse à votre intelligence, comtesse, et vous invite à considérer le désarroi où, chrétiens, la disparition de notre chef spirituel nous a plongés.

Un léger pli se marqua sur le front pâle de la comtesse.

Plus de pape est affreux. Madame. Mais, qu'à cela ne tienne : un faux pape est plus affreux encore. Car pour dissimuler son crime, que dis-je ? pour inviter l'Eglise à se démanteler et à se livrer elle-même, la Loge a installé sur le trône pontifical, en place de Léon XIII, je ne sais» quel suppôt du Quirinal, quel mannequin à l'image de leur sainte victime, quel imposteur, auquel, par crainte de nuire au vrai, il nous faut feindre de nous soumettre,

LES CAVES DU VATICAN 247

devant lequel, enfin ô honte ! au jubilé s'est incliné la tout entière chrétienté.

A ces mots le mouchoir qu'il tordait dans ses mains se déchira.

Le premier acte du faux pape fut cette encyclique trop fameuse, l'encyclique à la France, dont le cœur de tout Français cligne de ce nom saigne encore. Oui, oui, je sais, Madame, combien votre grand cœur de comtesse a souffert d'entendre la sainte cause de l'Eglise renier la sainte cause de la royauté ; le Vatican, j'ai dit, applaudir à la République. Hélas ! rassurez- vous, Madame ! vous vous étonniez à bon droit. Rassurez-vous, Madame la comtesse ! mais songez à ce que le Saint Père captif a souffert, entendant ce suppôt imposteur le proclamer républicain !

Puis, se rejetant en arrière, avec un rire sanglotant.

Et qu'avez-vous pensé, comtesse de Saint-Prix, et qu'avez-vous pensé, comme corollaire à cette cruelle encyclique, de l'audience accordée par notre Saint Père au rédacteur du Petit Journal f Du Petit Journa/,M.Sida.mG la comtesse, ah ! fi donc ! Léon XIII au Petit Journal ! Vous sentez bien que c'est impossible. Votre noble cœur vous a déjà crié que c'est faux !

Mais, s'écria la comtesse, n'y pouvant plus tenir, c'est ce qu'il faut crier à toute la terre.

Non, Madame ! c'est ce qu'il faut taire ! tonitrua l'abbé, formidable ; c'est ce qu'il faut taire d'abord; c'est ce que nous devons taire pour agir.

Puis s'excusant, d'une voix subitement éplorée :

Vous voyez que je vous parle comme à un homme.

248 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous avez raison, Monsieur l*abbé. Agir, disiez- vous. Vite : qu'avez-vous résolu ?

Ah ! je savais trouver chez vous cette noble impa- tience virile, digne du sang des Baraglioul. Mais rien n'est plus à craindre, en l'occurrence, hélas ! qu'un zèle intem- pestif. De CCS abominables forfaits, si quelques élus aujour- d'hui sont avertis, il nous est indispensable, Madame, de compter sur leur discrétion parfaite, sur leur pleine et entière soumission à l'indication qui leur sera donnée, en temps opportun. Agir sans nous, c'est agir contre nous. Et, en plus de la désapprobation ecclésiastique qui pourra entraîner... qu'à cela ne tienne : l'excommunication, toute initiative individuelle se heurtera aux démentis caté- goriques et formels de notre parti. Il s'agit ici. Madame, d'une croisade ; oui, mais d'une croisade cachée. Excusez- moi d'insister sur ce point, mais je suis chargé tout spécia- lement de vous en avertir par le cardinal, qui veut tout ignorer de cette histoire et qui ne comprendra même pas ce dont il est question si on lui en parle. Le cardinal ne veut pas m'avoir vu ; et de même, plus tard, si les événements nous remettent en rapport, qu'il soit bien convenu que, vous et moi, nous ne nous sommes jamais parlé. Notre Saint Père saura bientôt reconnaître ses vrais serviteurs.

Un peu déçue la comtesse argua timidement :

Mais alors ?

On agit. Madame la Comtesse ; on agit, n'aycs crainte. Et je suis même autorisé à vous révéler une parti de notre plan de campagne.

Il se carra dans son fauteuil bien en face de la com- tesse ; celle-ci, maintenant, avait levé ses mains à soi^^

LES CAVES DU VATICAN 249

visage, et restait, le buste en avant, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes.

Il commença de raconter que le pape n'était pas enfer- mé dans le Vatican, mais vraisemblablement dans le Château Saint-Ange, qui, comme le savait certainement la comtesse, communiquait avec le Vatican par un corridor souterrain ; qu'il ne serait sans doute point trop malaisé de l'enlever de cette geôle, n'était la crainte quasi super- stitieuse que chacun des serviteurs gardait en face de la franc-maçonnerie, bien que de cœur avec l'Eglise. Et c'était là-dessus que comptait la Loge ; l'exemple du Saint Père séquestré maintenait les âmes dans la terreur. Aucun des serviteurs ne consentait à prêter son concours qu'après qu'on l'avait mis à même de s'en aller au loin vivre à l'abri des persécuteurs. D'importantes sommes avaient été consenties à cet usage par des personnes dévotes et de discrétion reconnue. Il ne restait plus à lever qu'un seul obstacle, mais qui réclamait plus que tous les autres réunis. Car cet obstacle était un prince, geôlier en chef de Léon XIII.

Vous souvient-il. Madame la comtesse, de quel mystère reste enveloppée la double mort de l'archiduc Rodolphe, prince héritier d'Autriche-Hongrie, et de sa jeune épouse, trouvée râlante à ses côtés Maria Wett- syera, la nièce de la princesse Grazioli, qu'il venait d'épouser... ? Suicide, a-t-on dit ! Le pistolet n'était que pour donner le change à l'opinion publique : la vérité c'est qu'ils étaient tous deux empoisonnés. Eperdûment amoureux, hélas ! de Maria Wettsyera, un cousin du grand-duc, son mari, grand-duc lui-même, n'avait point

s

250 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

supporté de la voir à un autre... Après cet abominable forfait, Jean-Salvador de Lorraine, fils de Marie-Antoi- nette grande duchesse de Toscane, quittait la cour de son parent, l'empereur François-Joseph. Se sachant découvert à Vienne, il allait se dénoncer au pape, l'implorer, le fléchir. Il obtint le pardon. Mais sous prétexte de péni- tence, Monaco le cardinal Monaco-la- Valette l'enferma dans le Château Saint-Ange il gémit depuis trois ans.

Le chanoine avait débité tout cela d'une voix à peu près égale ; il prit un temps, puis, avec un petit appel du pied :

C'est lui que Monaco a établi geôlier en chef de Léon XIIL

Eh ! quoi ! le cardinal ! s'écria la comtesse ; un cardinal peut-il donc être franc-maçon ?

Hélas 1 dit le chanoine pensivement, la Loge a fortement entamé l'Eglise. Vous pensez bien. Madame la comtesse, que si l'Eglise avait mieux su se défendre elle-même, rien de tout cela ne serait arrivé. La Loge n'a pu se saisir de la personne de notre Saint Père qu'avec la connivence de quelques compagnons très haut placés.

Mais c'est affreux !

Que vous dire de plus. Madame la comtesse ? Jean- Salvador croyait être prisonnier de l'Eglise, quand il l'était des franc-maçons. Il ne consent à travailler aujourd'hui à l'élargissement de notre Saint Père que si on lui permet du même coup de s'enfuir lui-même ; et il ne peut s'en- fuir que très loin, dans un pays d'où l'extradition n'est pas possible. Il exige deux cent mille francs.

A ces mots Valentine de Saint-Prix, qui depuis quel-

LES CAVES DU VATICAN 25 1

ques instants reculait et laissait retomber ses bras, rejetant la tête en arrière, poussa un faible gémissement et perdit connaissance. Le chanoine s'élança :

Rassurez-vous, Madame la comtesse il lui tapait dans les mains : Qu'à cela ne tienne ! il lui portait le flacon de sel au narines : Sur ces deux cent mille francs, nous en avons déjà cent quarante et comme la comtesse ouvrait un œil : La duchesse de Lectoure n'en a consenti que cinquante ; il en reste soixante à verser.

Vous les aurez, murmura presque indistinctement la comtesse.

Comtesse, l'Église ne doutait pas de vous.

Il se leva, très grave, presque solennel, prit un temps, puis :

Comtesse de Saint-Prix, dit-il, j'ai dans votre géné- reuse parole la confiance la plus entière ; mais songez aux difficultés sans nom qui vont accompagner, gêner, empê- cher peut-être la remise de cette somme ; somme, j'ai dit, que vous-même devrez oublier de m'avoir donnée, que moi-même je dois être prêt à nier d'avoir touchée, pour laquelle il ne me sera même point permis de vous faire tenir un reçu... Je ne puis guère prudemment la recevoir que de la main à la main, de votre main à la mienne. Nous sommes surveillés. Ma présence au château peut être commentée. Sommes-nous jamais sûrs du domestique ? Songez à l'élection du comte de Baraglioul ! Il ne faut point que je revienne ici.

Et comme après ces mots il restait là, planté sur le

parquet sans plus bouger ni parler, la comtesse comprit :

Mais Monsieur l'abbé, vous pensez bien pourtant

252 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que je n'ai pas sur moi cette somme énorme. Et même...

L'abbé s'impatientait légèrement ; elle n'osa donc pas ajouter qu'il lui faudrait sans doute quelque temps pour la réunir (car elle espérait bien n'avoir pas à débourser toute seule). Elle murmura :

Comment faire ?...

Puis comme le sourcil du chanoine menaçait de plus en plus :

J'ai bien là-haut quelques bijoux...

Ah ! fi Madame ! les bijoux sont des souvenirs. Me voyez- vous faisant métier de brocanteur ? Et pensez- vous que je veuille donner l'éveil en en cherchant le meilleur prix ? Je risquerais de compromettre du même coup et vous-même, et notre entreprise.

Sa voix grave, insensiblement, se faisait âpre et violente. Celle de la comtesse tremblait légèrement.

Attendez un instant. Monsieur le chanoine: je vais voir ce que j'ai dans mes tiroirs.

... Elle redescendit bientôt. Sa main crispée froissait des billets bleus.

Heureusement, je viens de toucher des fermages. Je puis vous remettre déjà six mille cinq cents francs.

Le chanoine eut un haussement d'épaules.

Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ? Et avec un mépris attristé, d'un geste noble, il écartait

de lui la comtesse :

Non Madame ; non ! je ne prendrai pas ces billets. Je ne les prendrai qu'avec les autres. Les gens intègres exigent l'intégralité. Quand pourrez-vous me remettre toute la somme ?

i

LES CAVES DU VATICAN 253

Combien de temps me laissez- vous?... Huit jours...? demanda la comtesse qui songeait à collecter.

Comtesse de Saint-Prix, TEglise se serait-elle mé- prise ? Huit jours ! Je ne dirai qu'un mot : Le pape attend.

Puis levant les bras au ciel :

Quoi ! vous avez l'insigne honneur de tenir entre vos mains sa délivrance, et vous tardez ! Craignez, Madame, craignez que le Seigneur, au jour de votre délivrance à vous, ne fasse également attendre et languir votre âme insuffisante, au seuil du Paradis 1

Il devenait menaçant, terrible ; puis brusquement porta à ses lèvres le crucifix d'un chapelet et s'absenta dans une rapide prière.

Mais le temps que j'écrive à Paris ? gémit la com- tesse éperdue.

Télégraphiez ! Que votre banquier verse les soixante mille francs au Crédit Foncier de Paris, qui télégraphiera au Crédit Foncier de Pau d'avoir à vous verser inconti- nent la somme. C'est enfantin.

J'ai de l'argent à Pau, en dépôt, hasarda-t-elle.

Chez un banquier ?

Au Crédit Foncier, précisément. Alors il s'indigna tout à fait.

Ah ! Madame, pourquoi vous faut-il ce détour pour me l'apprendre ? Est-ce l'empressement que vous marquez ? Que diriez-vous à présent si je repoussais votre concours ?...

Puis, marchant à travers la pièce, les mains croisées derrière le dos, et comme indisposé désormais contre tout ce qu'il pourrait entendre :

Il y a plus que de la tiédeur (et il faisait avec la

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langue de petits claquements propres à manifester son dégoût) et presque de la duplicité.

Monsieur Tabbé, je vous en supplie...

Durant quelques instants Tabbé continua sa marche, les sourcils bas, inflexible. Puis enfin :

Vous connaissez, je le sais, l'abbé Boudin, avec qui je déjeûne ce matin même (il tira sa montre) et que je vais mettre en retard. Ecrivez un chèque à son nom ; il touchera pour moi les soixante billets, qu'il pourra tout aussitôt me remettre. Quand vous le reverrez, dites-lui simplement que c'était " pour la chapelle expiatoire " ; c'est un homme discret, qui sait vivre et qui n'insistera pas. Eh bien ! qu'attendez-vous encore ?

La comtesse, prostrée sur le canapé, se souleva, se traîna vers un petit secrétaire qu'elle ouvrit, sortit un carnet oblong, vert-olive, dont elle couvrit une feuille de son écriture allongée.

Excusez-moi de vous avoir un peu brusquée tout à l'heure. Madame la comtesse, dit l'abbé d'une voix adou- cie et prenant le chèque qu'elle lui tendait. Mais d< tels intérêts sont en jeu 1

Puis glissant le chèque dans une poche intérieure :

Il serait impie de vous remercier, n'est-ce pas fut-ce au nom de Celui entre les mains de qui je ne sui qu'un instrument très indigne.

Il eut un bref sanglot qu'il étouflFa dans son foulard mais, se ressaisissant aussitôt, avec un coup de talon rétif* il murmura rapidement une phrase dans une langue étrangère.

Vous êtes italien ? demanda la comtesse.

Espagnol ! La sincérité de mes sentiments le trahit J

»

LES CAVES DU VATICAN 255

ï Pas votre accent. Vraiment vous parlez le français

avec une pureté...

Vous êtes trop aimable. Madame la comtesse, excusez-moi de vous quitter abruptement. Grâce à notre petite combinaison, je vais pouvoir gagner Narbonne ce soir même, Tarchevêque m'attend avec une grande impatience. Adieu !

Il avait pris les mains de la comtesse dans les siennes et la regardait fixement le buste reculé :

Adieu, comtesse de Saint-Prix puis un doigt sur ses lèvres : Et souvenez-vous qu'un mot de vous peut tout perdre.

Il n'était pas plutôt sorti que la comtesse courait à son cordon de sonnette.

Sidonie, dites à Pierre qu'il ait à tenir la calèche toute prête, sitôt après le déjeûner, pour aller en ville. Ah ! un instant encore... Que Germain enfourche sa bicyclette et porte immédiatement à Madame Fleurissoire le mot que je vais vous donner.

Et penchée sur le secrétaire qu'elle n'avait point refer- mé, elle écrivit :

Ma chère Arnica^

Je passerai vous voir tantôt. Attendez-moi vers deux heures, y^ai quelque chose de trh grave à vous dire. Arran- gez-vous de manière à ce que nous soyons seules.

Elle signa, cacheta, puis tendit l'enveloppe à Sidonie.

256 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

II

Madame Amédée Fleurissoirc, née Péterat, sœur cadette de Véronique Armand-Dubois, et de Marguerite de Baraglioul, répondait au nom baroque d'Arnica. Philibert Péterat, botaniste assez célèbre sous le second empire par ses malheurs conjugaux, avait, dès sa jeunesse, promis des noms de fleurs aux enfants qu'il pourrait avoir. Certains amis trouvèrent un peu particulier le nom de Véronique dont il baptisa le premier ; mais, lors- qu'au nom de Marguerite il entendit insinuer qu'il en rabattait, cédait à l'opinion, rejoignait le banal, il résolut, brusquement rebiffé, de gratifier son troisième produit d'un nom si délibérément botanique qu'il fermerait le bec à tous les médisants.

Peu après la naissance d'Arnica, Philibert, dont le caractère s'était aigri, se sépara d'avec sa femme, quitta la capitale et s'alla fixer à Pau. L'épouse s'attardait Paris l'hiver, mais aux premiers beaux jours regagnait^ Tarbes, sa ville natale, elle recevait ses deux aînées dans une vieille maison de famille.

Véronique et Marguerite mipartissaient l'année entre Tarbes et Pau. Quant à la petite Arnica, méconsidérée par ses sœurs et par sa mère, un peu niaise il est vrai, et plus touchante que jolie, elle demeurait, été comme hiver, près du père.

La plus grande joie de l'enfant était d'aller herboris dans la campagne ; mais souvent le maniaque, cédant à son humeur chagrine, la plantait là, partait tout seul pour une énorme randonnée, rentrait fourbu et, sitôt après le

LES CAVES DU VATICAN 257

repas, se fourrait au lit sans faire à sa fille Taumône d'un sourire ou d'un mot. Il jouait de la flûte à ses heures de poésie, rabâchant insatiablement les mêmes airs. Le reste du temps il dessinait de minutieux portraits de fleurs.

Une vieille bonne, surnommée Réséda, qui s'occupait de la cuisine et du ménage, avait la garde de l'enfant ; elle lui enseigna le peu qu'elle connaissait elle-même. A ce régime. Arnica savait à peine lire à dix ans. Le respect humain avertit enfin Philibert : Arnica entra en pension chez Madame Veuve Semène qui inculquait des rudi- ments à une douzaine de fillettes et à quelques très jeunes garçons.

Arnica Péterat, sans défiance et sans défense, n'avait jamais imaginé jusqu'à ce jour que son nom pût porter à rire. Elle eut, le jour de son entrée dans la pension, la brusque révélation de son ridicule ; le flot des moqueries la courba comme une algue lente ; elle rougit, pâlit, pleura ; et Madame Semène, en punissant d'un coup toute la classe pour tenue indécente, eut l'art maladroit de charger aussitôt d'animosité un esclafFement d'abord sans malveillance.

Longue, flasque, anémique, hébétée. Arnica restait les bras ballants au milieu de la petite classe, et quand Ma- dame Semène indiqua :

Sur le troisième banc de gauche. Mademoiselle Péterat, la classe repartit de plus belle en dépit des admonitions.

Pauvre Arnica ! la vie n'apparaissait déjà plus devant elle que comme une morne avenue bordée de quolibets et d'avanies. Madame Semène, heureusement, ne resta pas

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insensible à sa détresse, et bientôt la petite put trouver dans le giron de la veuve un abri.

Volontiers Arnica s'attardait à la pension après les classes plutôt que de ne point trouver son père au foyer ; Madame Semène avait une fille, de sept ans plus âgée qu'Arnica, un peu bossue, mais obligeante ; dans l'espoir de lui décrocher un mari. Madame Semène recevait le dimanche soir, et même organisait deux fois l'an de petites matinées dominicales, avec récitations et sauterie ; y venaient, par reconnaissance quelques unes de ses anciennes élèves escortées de leurs parents, et par désœu- vrement, quelques adolescents dépourvus et sans avenir. Arnica fut de toutes ces réunions ; fleur sans éclat, discrète jusqu'à l'effacement, mais qui, pourtant, ne devait pas rester inaperçue.

Lorsque, à quatorze ans. Arnica perdit son père. Ma- dame Semène recueillit l'orpheline, que ses sœurs, passablement plus âgées, ne vinrent plus voir que rare- ment. C'est au cours d'une de ces courtes visites, pourtant, que Marguerite rencontra pour la première fois celui qui^ deux ans plus tard, devait devenir son mari : Julius di Baraglioul, alors âgé de vingt-huit ans en villégiatura chez son grand-père Robert de Baraglioul qui, comme nous l'avons dit précédemment, était venu s'établir ai environs de Pau, peu après l'annexion du duché de Parm^ à la France.

Le brillant mariage de Marguerite (au demeurant c< demoiselles Péterat n'étaient pas absolument sans fortunej faisait, aux yeux éblouis d'Arnica, sa sœur encore ph distante ; elle se doutait que jamais, penché sur elle, ui^ comte, un Julius, ne viendrait respirer son parfum. ElU

LES CAVES DU VATICAN 259

enviait sa sœur enfin d'avoir pu s'évader de ce nom déso- bligeant : Péterat. Le nom de Marguerite était charmant. Qu'il sonnait bien avec de Baraglioul ! Hélas ! avec quel autre nom marié, celui à^ Arnica ne resterait-il pas ridicule ?

Rebutée par le positif, son âme inéclose et froissée essayait de la poésie. Elle portait, à seize ans, des deux côtés de son blême visage, ces tombantes boucles que l'on nommait des " repentirs ", et ses yeux bleus rêveurs s'étonnaient près de ses cheveux noirs. Sa voix sans timbre n'était point rude ; elle lisait des vers et s'évertuait à en écrire. Elle tenait pour poétique tout ce qui l'échappait de la vie.

Aux soirées de Madame Semène, deux jeunes gens fréquentaient, qu'une tendre amitié avait comme associés dès l'enfance ; l'un, déjeté sans être grand, non tant maigre qu'efflanqué, aux cheveux plus déteints que blonds, au nez fier, au regard timide : c'était Amédée Fleuris- soire. L'autre gras et courtaud, aux durs cheveux noirs plantés bas, portait, par étrange habitude, la tête constam- ment inclinée sur l'épaule gauche, la bouche ouverte et la main droite en avant tendue : j'ai dépeint Gaston Blafaphas. Le père d'Amédée était marbrier, entrepreneur de monuments funèbres et marchand de couronnes mor- tuaires ; Gaston était le fils d'un important pharmacien.

(Pour étrange que cela puisse paraître, ce nom de Blafaphas est très répandu dans les villages des contreforts pyrénéens ; encore qu'écrit parfois de manières assez différentes. C'est ainsi que, dans le seul bourg de Sta... l'appelait un examen, celui qui écrit ces lignes a pu voir un Blaphaphas notaire, un Blafafaz coiffeur, un Blaphaface charcutier, qui, interrogés, ne se reconnais-

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saient aucune origine commune et dont chacun considérait avec un certain mépris le nom au graphisme inélégant des deux autres. Mais ces remarques philologiques ne sauraient intéresser qu'une classe assez restreinte de lecteurs.)

Qu'eussent été Fleurissoire et Blafaphas l'un sans l'autre ? On a peine à l'imaginer. Dans les récréations du lycée, on les voyait toujours ensemble ; brimés sans cesse, se consolant, se prêtant patience, renfort. On les nommait les Blafafoires, Leur amitié semblait à chacun l'arche unique, l'oasis dans l'impitoyable désert de la vie. L'un ne goûtait pas une joie qu'il ne la voulût aussitôt partagée ; ou, pour mieux dire, rien n'était joie pour l'un que ce qu'il goûtait avec l'autre.

Médiocres élèves, malgré leur désarmante assiduité, et foncièrement réfractaires à toute espèce de culture, les Blafafoires seraient restés toujours les derniers de leur classe, sans l'assistance d'Eudoxe Lévichon qui, moyen- nant de petites redevances, leur corrigeait, leur faisait même leurs devoirs. Ce Lévichon était le fils cadet d'un des principaux bijoutiers de la ville. (Vingt ans auparavant, peu de temps après son mariage avec la fille unique du bijoutier Cohen, au moment où, par suite de la pros- périté de ses affaires, il quittait le bas quartier de la ville pour venir s'établir non loin du casino le bijoutier Albert Lévy avait jugé désirable de réunir et d'agglutiner les deux noms, comme il réunissait les deux maisons.)

Blafaphas était endurant, mais Fleurissoire de com- plexion délicate. Aux approches de la puberté le faciès de Gaston s'obombra, on eût dit que la sève allait empoiler tout son corps ; cependant l'épiderme plus susceptible

LES CAVES DU VATICAN 26 1

d'Amédée se rebiflfait, s'enflammait, boutonnait, comme si le poil eût fait des façons pour sortir. Blafaphas père conseilla des dépuratifs, et chaque lundi Gaston apportait dans sa serviette une fiole de sirop antiscorbutique qu'il remettait en cachette à son ami. Ils usèrent également de pommades.

Vers cette époque Amédée prit son premier rhume ; rhume qui malgré l'amène climat de Pau ne céda point de tout l'hiver, et laissa derrière lui une fâcheuse délica- tesse du côté des bronches. Ce fut pour Gaston l'occasion de nouveaux soins ; il comblait son ami de réglisse, de pâtes au jujube, au lichen et de pastilles pectorales à base d'eucalyptus que le père Blafaphas fabriquait lui-même, d'après la recette d'un vieux curé. Amédée, facilement catarrheux, dut se résigner à ne sortir jamais sans foulard.

Amédée n'avait d'autre ambition que de succéder à son père. Gaston cependant, malgré son apparence indo- lente, ne manquait pas d'initiative ; dès le lycée il s'ingé- niait à de menues inventions, à vrai dire plutôt récréatives : une trappe-à-mouches, un pèse-billes, un verrou de sûreté pour son pupitre, qui du reste ne contenait pas plus de secrets que son coeur. Si innocentes que fussent les premières applications de son industrie, elles devaient néanmoins l'amener à des recherches plus sérieuses, qui l'occupèrent dans la suite, et dont le premier résultat fut l'invention de cette " pipe fumivore hygiénique, pour fumeurs délicats de la poitrine et autres, " qui resta long- temps exposée à la devanture du pharmacien.

Amédée Fleurissoire et Gaston Blafaphas s'éprirent ensemble d'Arnica ; c'était fatal. Chose admirable, cette

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naissante passion, qu'aussitôt l'un à l'autre ils s'avouèrent, loin de les diviser, ne fît que resserrer leur couture. Et certes Arnica ne leur donna d'abord, à l'un non plus qu'à l'autre, de grands motifs de jalousie. Aucun d'eux du reste ne s'était déclaré ; et jamais Arnica n'eût été sup- poser leur flamme, malgré le tremblement de leur voix lorsque, à ces petites soirées du dimanche chez Madame Semène dont ils étaient les familiers, elle leur offrait le sirop, la verveine ou la camomille. Et tous deux, s'en retournant le soir, célébraient sa décence et sa grâce, s'inquiétaient de sa pâleur, s'enhardissaient...

Ils convinrent de se déclarer l'un et l'autre le même soir, ensemble, puis de s'abandonner à son choix. Arnica toute neuve devant l'amour, remercia le ciel dans la sur- prise et la simplicité de son cœur. Elle pria les deux soupirants de lui laisser le temps de réfléchir.

A vrai dire elle ne penchait non plus vers l'un que vers l'autre, et ne s'intéressait à eux que parce qu'eux s'intéressaient à elle, alors qu'elle avait résigné l'espoir d'intéresser jamais personne. Six semaines durant, perplexe de plus en plus, elle s'enivra doucement des hommages de ses prétendants parallèles. Et tandis que dans leurs promenades nocturnes, supputant mutuellement leurs progrès, les Blafafoires se racontaient longuement l'un à l'autre, sans détours, les moindres mots, les regards, les sourires dont elle les avait gratifiés. Arnica, retirée dans sa chambre, écrivait sur des bouts de papier qu'elle brûlait soigneusement ensuite à la flamme de sa bougie, et répé- tait inlassablement tour à tour : Arnica Blafaphas ?... Arnica Fleurissoire ? incapable de décider entre l'atrocité de ces deux noms.

LES CAVES DU VATICAN 263

Puis brusquement, certain jour de sauterie, elle avait choisi Fleurissoire ; Amédée ne venait-il pas de l'appeler Arnîca^ en accentuant la pénultième de son nom d'une manière qui lui parut italienne. (Inconsidérément du reste, et sans doute entraîné par le piano de Mademoiselle Semène qui rythmait l'atmosphère en ce moment) et ce nom d'Arnica, son propre nom, aussitôt lui était apparu riche d'une musique imprévue, capable lui aussi d'expri- mer poésie, amour... Ils étaient tous deux seuls dans un petit parloir à côté du salon, et si près l'un de l'autre que, lorsqu' Arnica défaillante laissa pencher sa tête lourde de reconnaissance, son front toucha l'épaule d' Amédée qui, très grave, prit alors la main d'Arnica et lui baisa le bout des doigts.

Quand, au retour, Amédée annonça son bonheur à son ami, Gaston, contre son habitude, ne dit rien et, quand ils passèrent devant une lanterne, il parut à Fleurissoire qu'il pleurait. Si grande que fût la naïveté d'Amédée, pouvait-il vraiment supposer que son ami partagerait jusqu'à ce dernier point son bonheur ? Tout déconte- nancé, tout penaud, il prit Blafaphas dans ses bras (la rue était déserte) et lui jura que, pour grand que fût son amour, son amitié l'emportait de beaucoup encore, qu'il n'entendait pas que, par son mariage, elle fût en rien diminuée et qu'enfin, plutôt que de sentir Blafaphas souffrant de quelque jalousie, il était prêt à lui promettre sur son honneur de ne jamais user de ses droits conju- gaux.

Ni Blafaphas, ni Fleurissoire n'était de tempérament bien fougueux ; pourtant Gaston, que sa virilité occupait un peu davantage, se tut et laissa promettre Amédée.

264 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Peu de temps après le mariage d'Amédée, Gaston qui, pour se consoler, s'était plongé dans le travail, découvrit le Carton Plastique. Cette invention, qui d'abord n'avait l'air de rien, eut pour premier résultat de revigorer l'amitié quelque peu retombée de Lévichon pour les Blafa- foires. Eudoxe Lévichon pressentit aussitôt le parti que la statuaire religieuse pourrait tirer de cette nouvelle matière, qu'il baptisa d'abord, avec un remarquable senti- ment des contingences : Car ton- Romain ^ La maison Blafaphas, Fleurissoire et Lévichon fut fondée.

L'affaire s'élançait avec un capital de soixante mille francs déclarés, sur lesquels les Blafafoires s'inscrivaient à eux deux modestement pour dix mille. Lévichon fournis- sait généreusement les cinquante autres, n'ayant point supporté que ses deux amis s'obérassent. Il est vrai que, sur ces cinquante mille francs, quarante étaient prêtés par Fleurissoire, prélevés sur la dot d'Arnica, remboursables en dix ans, avec un intérêt cumulatif de 4 ^ ^/^ ce qui était plus qu'Arnica n'avait jamais espéré, et ce qui met- tait la petite fortune d'Amédée à l'abri des grands risques que cette entreprise ne pouvait manquer de courir. Les Blafafoires, par contre, apportaient l'appui de leurs relations et de celles des Baraglioul, c'est-à-dire, après que le Carton-Romain eût fait ses preuves, la protection de quelques membres influents du clergé ; ceux-ci (en plus

* Le Carton-Romain- Plastique, annonçait le catalogue, d'invention relativement récente, de fabrication spéciale, dont la maison Blafa- phas, Fleurissoire et Lévichon garde le secret, remplace fort avan- tageusement le carton-pierre, le papier-stuc et autres compositions < analogues, dont l'usage n'a que trop bien établi toute la défectuosité. (Suivaient les descriptions des différents modèles.)

LES CAVES DU VATICAN 265

de quelques importantes commandes) persuadèrent maintes petites paroisses de s'adresser à la maison F. B. L. pour répondre aux besoins grandissants de la foi des fidèles, l'éducation artistique de plus en plus perfectionnée exigeant des œuvres plus exquises que celles dont la fruste foi des ancêtres s'était jusqu'à présent contentée. A cet effet quelques artistes, de mérite reconnu par l'Eglise, enrôlés dans l'œuvre du Carton-Romain, obtinrent de voir enfin leurs œuvres acceptées par le jury du Salon. Laissant à Pau les Blafafoires, Lévichon s'établit à Paris, où, comme il avait de l'entregent, la maison avait bientôt pris une extension considérable.

Que la comtesse Valentine de Saint-Prix cherchât, à travers Arnica, à intéresser la maison Blafaphas et O* à la secrète cause de la délivrance du pape, quoi de plus naturel ? et qu'elle eût confiance dans la grande piété des Fleurissoire pour rentrer dans une partie de son avance» Par malheur les Blafafoires, en raison de la minime somme engagée par eux au début de l'entreprise, ne touchaient que très peu : deux douzièmes sur les revenus avoués et absolument rien sur les autres. C'est ce que la comtesse ignorait. Arnica ayant, de même qu'Amédée, grande pudeur à l'endroit du porte-monnaie.

m

Chère Madame ! Qu'y a-t-il ? Votre lettre m'a bien fait peur.

La comtesse se laissa tomber dans le fauteuil qu'avan- çait vers elle Arnica.

Ah ! Madame Fleurissoire... tenez, laissez-moi vous

6

266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

appeler : chère amie... Cette peine, qui vous touche aussi, nous rapproche. Ah ! si vous saviez... !

Parlez ! parlez ! ne me laissez pas plus longtemps dans l'attente.

Mais ce que je viens d'apprendre, et que je vais vous dire, doit rester un secret entre nous.

Je n'ai jamais trahi la confiance de personne, dit dolemment Arnica, à qui personne encore n'avait jamais confié aucun secret.

Vous n'allez pas y croire.

Si ! si, gémissait Arnica.

Ah ! gémissait la comtesse. Tenez, serez-vous assez bonne pour me préparer une tasse de n'importe quoi... Je sens que je m'en vais.

Voulez-vous de la verveine ? du tilleul ? de la camo- mille ?

N'importe quoi... Du thé plutôt... Je refusais d*y croire d'abord.

Il y a de l'eau bouillante à la cuisine. Ce sera l'affaire d'un instant.

Et tandis qu'Arnica s'affairait, l'œil intéressé de comtesse expertisait le salon. Il y régnait une modestie! décourageante. Des chaises de reps vert, un fauteuil en] velours grenat, un autre en vulgaire tapisserie, dans lequel elle était assise ; une table, une console d'acajou ; devant! le foyer, un tapis en chenilles de laine; sur la cheminée,< des deux côtés d'une pendule en albâtre, sous globe, deux] grands vases d'albâtre ajouré, sous globes pareillement;] sur la table, un album de photographies de famille; sur la console, une image de Notre-Dame de Lourdes dans sa grotte, en Carton-Romain, modèle réduit tout décon-

I

LES CAVES DU VATICAN 267

seillait la comtesse, qui sentait le cœur lui manquer.

Après tout, c'étaient peut-être des faux pauvres, des avaricieux...

Arnica revenait avec la théière, le sucre et une tasse sur un plateau.

Je vous donne beaucoup de mal.

Oh ! je vous en prie !... Seulement je préfère que ce soit avant ; parce qu'après je n'aurais plus la force.

Eh bien ! voilà, commença Valentine après qu'Ar- nica se fut assise : Le pape...

Non ! Ne me dites pas ! ne me dites pas ! fit aussitôt Madame Fleurissoire, étendant la main devant elle ; puis poussant un faible cri elle retomba en arrière, les yeux clos.

Ma pauvre amie ! ma pauvre chère amie, disait la comtesse en lui tapotant le poignet. Je savais bien que ce secret serait au-dessus de vos forces.

Enfin Arnica ouvrit un œil et murmura tristement :

Il est mort ?

Alors Valentine, se penchant vers elle, lui glissa dans l'oreille :

Emprisonné.

La stupeur fit revenir à elle Madame Fleurissoire ; et Valentine commença son long récit, trébuchant sur les dates, s'embrouillant dans la chronologie ; mais le fait était là, certain, indiscutable : Notre Saint Père était tombé entre les mains des infidèles ; on organisait secrète- ment, pour le délivrer, une croisade ; et il fallait d'abord, pour mener à bien celle-ci, beaucoup d'argent.

Qu'est-ce que va dire Amédée ? gémissait Arnica consternée.

268 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il ne devait rentrer que le soir, parti en promenade avec son ami Blafaphas...

Surtout recommandez-lui bien le secret, répéta plusieurs fois Valentine, en prenant congé d*Arnica. Embrassons-nous, ma chère amie ; bon courage ! Arnica confuse, tendait à la comtesse son front moite. Demain je passerai savoir ce que vous pensez pouvoir faire. Consultez Monsieur Fleurissoire ; mais songez qu'il y va de l'Eglise !... Et c'est bien entendu : à votre mari seule- ment ! Vous me le promettez : pas un mot ; n'est-ce pas ? pas un mot.

La comtesse de Saint-Prix avait laissé Arnica dans un état de dépression très voisin de la défaillance. Lorsque Amédée rentra de promenade :

Mon ami, lui dit-elle aussitôt, je viens d'apprendre quelque chose d'excessivement triste. Le pauvre Saint Père est emprisonné.

Pas possible ! fît Amédée comme il aurait dit : Bah ! Alors Arnica, éclatant en sanglots :

Je savais bien, je savais bien que tu ne me croirais pas.

Mais voyons, voyons, ma chérie... reprenait Amédée en dépouillant le pardessus, sans lequel il ne sortait pas volontiers, par crainte des changements brusques de température. Songes-tu ! Tout le monde saurait cela, si on avait touché au Saint Père. Ça se lirait dans les journaux... Et qui est-ce qui aurait pu l'emprisonner ?

Valentine dit que c'est la Loge, Amédée regarda Arnica avec l'idée qu'elle était deveni

folle. II dit pourtant :

LES CAVES DU VATICAN 269

La Loge !... Quelle Loge ?

Mais comment veux-tu que je sache ? Valentine a promis de ne pas en parler.

Qui est-ce qui lui a raconté tout cela ?

Elle m'a défendu de le dire... Un chanoine, qui est venu de la part d*un cardinal, avec sa carte...

Arnica n'entendait rien aux affaires publiques et, de ce que lui avait raconté Madame de Saint-Prix, ne se faisait qu'une représentation confuse. Les mots captivité^ empri^ sonnement levaient devant ses yeux des images ténébreuses et semi-romantiques ; le mot croisade l'exaltait infiniment, et lorsque, enfin ébranlé, Amédée parla de partir, elle le vit soudain en cuirasse et en heaume, à cheval... Lui marchait à présent à grands pas à travers la pièce ; il disait :

D'abord, de l'argent, nous n'en avons pas... Et tu crois que cela me suffirait, d'en donner ! Tu crois, parce que je me serais privé de quelques billets, que je pourrais reposer tranquille ?... Mais, chère amie, si ce que tu me dis est vrai, c'est une chose épouvantable, et qui ne nous permet pas de nous reposer. Epouvantable, tu comprends.

Oui, je sens bien, épouvantable... Mais tout de même explique-moi un peu... pourquoi ?

Oh ! s'il faut à présent que je t'explique !... et Amédée, la sueur aux tempes, levait des bras découragés.

Non ! non, reprenait-il ; ce n'est pas de l'argent qu'il faut donner ici ; c'est soi-même. Je vais consulter Blafaphas ; nous verrons ce qu'il me dira.

Valentine de Saint-Prix m'a bien fait promettre de ne point parler de cela à personne, hasarda timidement Arnica.

270 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Blafaphas n'est pas quelqu'un ; et nous lui recom- manderons de garder cela pour lui seul, strictement.

Comment veux-tu partir sans qu'on le sache ?

On saura que je pars, mais on ne saura pas je vais. Puis, se tournant vers elle, sur un ton pathétique, il implorait : Arnica, ma chérie... laisse-moi y aller.

Elle sanglotait. A présent c'était elle qui réclamait l'appui de Blafaphas. Amédée l'allait quérir, quand, de lui-même, l'autre s'amena, frappant à la vitre du salon d'abord, selon son habitude.

Voilà bien la plus curieuse histoire que j'aie entendue de ma vie, s'écria-t-il dès qu'on l'eut mis au fait. Non ! mais en vérité, qui se serait attendu à rien de pareil ? Et brusquement, avant que Fleurissoire eût rien dit de ses intentions : Mon ami, nous n'avons qu'une chose à faire : Y partir.

Tu vois, dit Amédée, c'est sa première pensée.

Moi, malheureusement, je suis retenu par la santé de mon pauvre père, fut la seconde.

Après tout, il vaut mieux que je sois seul, reprit Amédée. A deux, nous nous ferions remarquer.

Vas-tu seulement savoir comment t'y prendre ? Alors Amédée levait le haut du corps et les sourcils,

avec l'air de dire : Je ferai de mon mieux, que veux-tu? Blafaphas continuait :

Vas- tu savoir à qui t'adresser ? aller ?... Au juste qu'est-ce que tu vas faire là-bas ?

D'abord reconnaître ce qui en est.

Car enfin, si rien de tout cela n'était vrai ?

Précisément, je ne peux pas rester dans le doute. Et Gaston s'écriait aussitôt :

LES CAVES DU VATICAN 27 1

Moi non plus.

Mon ami, réfléchis encore, essayait Arnica.

C'est tout réfléchi : Je pars secrètement, mais je pars.

Quand ? Tu n'as rien de prêt.

Dés ce soir. Que me faut-il tant ?

Mais tu n'as jamais voyagé. Tu ne vas pas savoir.

Tu verras cela, ma petite. Je vous raconterai mes aventures, disait-il avec un gentil petit ricanement qui lui secouait la pomme d'Adam.

Tu vas t'enrhumer, c'est certain.

Je mettrai ton foulard.

Il s'arrêtait dans sa marche, pour soulever du bout de l'index le menton d'Arnica, comme on fait aux poupons que l'on veut amener à sourire. Gaston gardait une atti- tude réservée. Amédée s'approcha de lui :

Je compte sur toi pour consulter l'indicateur. Tu me diras quand j'ai un bon train pour Marseille ; avec des troisièmes. Si, si, je tiens à prendre des troisièmes. Enfin prépare-moi un horaire détaillé, avec les endroits il faut que je change ; et les buffets ; jusqu'à la fron- tière ; après, je serai lancé, je me débrouillerai et Dieu me guidera jusqu'à Rome. Vous m'écrirez là-bas, poste restante.

L'importance de sa mission lui surchauffait périlleuse- ment la cervelle. Après que Gaston fut reparti il arpen- tait toujours la pièce ; il murmurait :

Qu'à moi soit réservé cela ! plein d'une admiration et d'une reconnaissance attendrie : il avait donc enfin sa raison d'être. Ah ! par pitié. Madame, ne le retenez pas ! Il est si peu d'êtres sur terre qui savent trouver leur emploi.

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Tout ce qu'obtint Arnica c'est qu'il passât encore cette nuit auprès d'elle, Gaston ayant d'ailleurs marqué sur l'horaire, qu'il apporta dans la soirée, le train de 8 heures du matin comme le plus pratique.

Ce matin-là, il pleuvait dru. Amédée ne consentit point à ce qu'Arnica ni Gaston l'accompagnât à la gare. Et personne n'eut un regard d'adieu pour le cocasse voyageur aux yeux d'alose, au col caché par un foulard grenat, qui tenait à la main droite une valise de toile grise sa carte de visite était clouée, à la main gauche un vieux riflard, sur le bras un châle à carreaux verts et bruns qu'emporta le train vers Marseille.

IV

Vers cette époque, un important congrès de sociologie rappelait à Rome le comte Julius de Baraglioul. Il n'était peut-être pas spécialement convoqué (ayant sur les ques- tions sociales plutôt des convictions que des compétences), mais il se réjouissait de cette occasion d'entrer en rapport avec quelques illustres sommités. Et comme Milan se trouvait tout naturellement sur sa route. Milan où, comme l'on sait, sur les conseils du père Anselme, les Armand-Dubois étaient allés demeurer, il en profiterait pour revoir un peu son beau-frère.

Le jour même que Fleurissoire quittait Pau, Julius sonnait à la porte d'Anthime.

On l'introduisit dans un misérable appartement de trois pièces si l'on peut compter pour une pièce l'obscure soupente Véronique faisait elle-même cuire

LES CAVES DU VATICAN 273

quelques légumes, ordinaire de leurs repas. Un hideux réflecteur de métal renvoyait blafard le jour étroit d'une courette ; Julius, gardant à la main son chapeau plutôt que de le poser sur la douteuse toile cirée qui recouvrait une table ovale, et restant debout par horreur de la molesquine, saisit le bras d'Anthime et s'écria :

Vous ne pouvez rester ici, mon pauvre ami.

De quoi me plaignez-vous ? dit Anthime. Au bruit des voix Véronique était accourue :

Croiriez-vous, mon cher Julius, qu'il ne trouve rien d'autre à dire, devant les passe-droits et les abus de confiance dont vous nous voyez victimes.

Qui vous a fait partir pour Milan ?

Le père Anselme ; de toute façon nous ne pouvions garder l'appartement in Lucina.

Qu'en avions-nous besoin ? dit Anthime.

n'est point la question. Le père Anselme vous promettait compensation. A-t-il connu votre misère ?

Il feint de l'ignorer, dit Véronique.

Il faut vous plaindre à l'Evêque de Tarbes.

C'est ce qu'Anthime a fait.

Qu'a-t-il dit ?

C'est un excellent homme ; il m'a vivement encou- igé dans ma foi.

Mais depuis que vous êtes ici, n'en avez-vous appelé personne ?

J'ai failli voir le cardinal Pazzi qui m'avait marqué l'attention, et à qui j'avais récemment écrit ; il a bien îé par Milan, mais il m'a fait dire par son valet...

Qu'une crise de goutte regrettait de le tenir à la lambre, interrompit Véronique.

274 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais c'est abominable ! Il faut en aviser Rampolla, s'écria Julius.

L'aviser de quoi, cher ami ? Il est de fait que je suis un peu dénué ; mais qu'avons-nous besoin davan- tage ? J'errais, du temps de ma prospérité ; j'étais pécheur ; j'étais malade. A présent, me voici guéri. Jadis vous aviez beau jeu de me plaindre. Vous le savez, pourtant : les faux biens détournent de Dieu.

Mais enfin ces faux-biens vous sont dus. Je consens que l'Eglise vous enseigne à les mépriser, mais non point qu'elle vous en frustre.

Voici parler, dit Véronique. Avec quel soulage- ment je vous écoute, Julius. Ses résignations, à lui, me font bouillir ; pas moyen de l'amener à se défendre ; il s'est laissé plumer comme un oison, disant merci à tous ceux qui voulaient bien prendre, et prenaient au nom du Seigneur.

Véronique, il m'est pénible de t'entendre parler ainsi ; tout ce qu'on fait au nom du Seigneur est bien fait.

Si vous trouvez plaisant d'être jobard.

Dans jobard il y a Job, mon ami. Alors Véronique, se tournant vers Julius :

Vous l'entendez ? Eh bien ! il est pareil à cela tous les jours ; il n'a plus en bouche que des capucinades ; et quand j'ai bien trimé, faisant marché, cuisine et ménage, Monsieur cite son Evangile, trouve que je m'agite pour bien des choses et me conseille de regarder les lys de champs.

Je t'aide de mon mieux, mon amie, reprit Anthime, d'une voix séraphique ; je t'ai maintes fois proposé, puis

LES CAVES DU VATICAN 275

que je suis ingambe à présent, d*aller au marché ou de faire le ménage à ta place.

Ce n'est point affaire aux pantalons. Contente- toi d'écrire tes homélies, et tâche seulement à te les faire payer un peu plus. Puis sur un ton toujours plus irrité, (elle naguère si souriante !) : Si ce n'est pas une honte ! quand on songe à ce qu'il gagnait à la Dépêche avec ses articles impies ! Et ces quelques rotins que lui verse aujourd'hui le Pèlerin pour ses prônes, il trouve encore moyen d'en laisser les trois quarts aux pauvres.

Alors c'est un saint tout à fait !.. s'écriait Julius consterné.

Ah ! ce qu'il m'agace avec sa sainteté !... Tenez : savez-vous ce que c'est que ça ? et elle allait dans un coin sombre de la pièce, quérir une cage à poulets : Ce sont deux rats, auxquels Monsieur le Savant a crevé les yeux, dans le temps.

Hélas ! Véronique, pourquoi revenez-vous là-des- sus ? Vous les nourrissiez bien, du temps que j'expérimen- tais sur eux ; et je vous le reprochais alors. . . Oui, Julius, du temps de mes forfaits, j'avais, par vaine curiosité scientifique, aveuglé ces pauvres animaux ; j'en ai charge à présent ; ce n'est que naturel.

Je voudrais bien que l'Eglise trouvât également naturel de faire pour vous ce que vous faites pour ces rats, après vous avoir aveuglé tout de même.

Aveuglé, dites-vous ! Est-ce vous qui parlez ainsi ? Illuminé, mon frère ; illuminé.

Je parle matériellement. L'état dans lequel on vous abandonne est pour moi chose inadmissible. L'Eglise a pris des engagements envers vous 5 il est de nécessité

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qu'elle les tienne ; pour son honneur, et pour notre foi» Puis se tournant vers Véronique : Si vous n'avez rien obtenu, adressez- vous plus haut encore, toujours plus haut. Que parlais-je de Rampolla ? C'est au pape lui-même à présent que je veux porter une supplique ; au pape qui n'ignore pas votre histoire. Un tel déni de justice mérite qu'il en soit instruit. Dès demain je retourne à Rome.

Vous nous resterez bien à dîner, hasarda craintive- ment Véronique.

Excusez-moi ; je n'ai pas l'estomac très solide (et Julius, dont les ongles étaient soignés, remarquait les gros doigts courts, carrés du bout, d'Anthime), à mon retour de Rome, je vous verrai plus longuement.

Il quitta les Armand-Dubois leur ayant souhaité bon espoir.

LES CAVES DU VATICAN 277

LIVRE QUATRIÈME LE MILLE-PATTES

" Et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. "

Pascal, 3421.

Amédée Fleurissoire avait quitté Pau avec cinq cents francs dans sa poche, qui certainement devaient suffire à son voyage, malgré les faux frais l'entraînerait sans doute la malignité de la Loge. Puis, si la somme ne suffisait pas, s'il se voyait contraint de prolonger davantage son séjour, il ferait appel à Blafaphas qui tenait à sa disposition une petite réserve.

Personne à Pau ne devant savoir il allait, il n'avait pris billet que pour Marseille. De Marseille à Rome le billet de troisième ne coûtait que trente-huit francs qua- rante et lui laissait la faculté de s'arrêter en cours de route ; ce dont il pensait profiter pour satisfaire, non point à la curiosité des lieux étranges qu'il n'avait jamais eue vive, mais à son besoin de sommeil qu'il avait extraordinaire- ment exigeant. C'est-à-dire qu'il redoutait par dessus tout l'insomnie ; et, comme il importait à l'Eglise qu'il arrivât à Rome bien gaillard, il ne regarderait pas à la remise de deux jours, à quelques frais d'hôtel en sus... Qu'était-ce que cela auprès d'une nuit en vsragon, blanche à n'en pas douter, et malsaine particulièrement à cause des exhalai-

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sons des autres voyageurs ; puis, si l'un d'eux, désireux de renouveler Pair, s'avisait d'ouvrir une fenêtre, alors c'était le rhume assuré... Il coucherait donc une première nuit à Marseille, une seconde à Gênes, dans quelqu'un de ces hôtels point fastueux mais confortables, comme on en trouve facilement dans le voisinage des gares ; et n'arriverait à Rome que le surlendemain soir.

Au demeurant il s'amusait de ce voyage, et de le faire seul, enfin ; à quarante-sept ans n'ayant encore jamais vécu que sous tutelle, escorté partout par sa femme ou par son ami Blafaphas. Calé dans son coin de wagon, il souriait avec un air de chèvre, du bout des dents, souhaitant bénigne aventure. Tout alla bien jusqu'à Marseille.

Le second jour il fit un faux départ. Tout absorbé dans la lecture du Baedeker de l'Italie Centrale qu'il venait d'acheter, il se trompa de train et fila droit sur Lyon, ne s'en aperçut qu'à Arles, au moment le train repartait, et dut poursuivre jusqu'à Tarascon ; il dut redéfaire la route ; puis prit un train du soir qui le porta jusqu'à Toulon, plutôt que de coucher une nouvelle nuit à Marseille oii les punaises l'avaient gêné.

La chambre n'avait pourtant pas mauvais aspect, qi donnait sur la Cannebière ; ni le lit, ma foi ! dans lequel il s'était étendu en confiance après avoir plié ses vêtements, fait ses comptes et ses prières. Il tombait de sommeil s'était endormi aussitôt.

Les punaises ont des mœurs particulières ; elles attei dent que la bougie soit soufflée, et, sitôt dans le noii, s'élancent. Elles ne se dirigent pas au hasard ; vont droit au cou, qu'elles prédilectionnent ; s'adressent parfois aux

-ri'

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LES CAVES DU VATICAN 279

poignets ; quelques rares préfèrent les chevilles. On ne sait trop pourquoi elles infusent sous la peau du dormeur une subtile huile urticante dont la virulence à la moindre friction s'exaspère...

La démangeaison qui réveilla Fleurissoire était si vive qu'il ralluma sa bougie et courut au miroir contempler, sous le maxillaire inférieur, une rougeur confuse semée d'indistincts petits points blancs ; mais la camoufle éclairait mal ; la glace était de tain sali, son regard brouillé de sommeil... Il se recoucha, frottant toujours ; éteignit de nouveau ; ralluma cinq minutes après, la cuisson devenant intolérable ; bondit à sa toilette, mouilla dans le broc son mouchoir et l'appliqua sur la zone enflammée ; celle-ci, toujours plus étendue, atteignait à présent la clavicule. Amédée crut qu'il tombait malade et pria ; puis éteignit encore. Le répit apporté par la fraîcheur de la compresse fut de trop courte durée pour laisser le patient se rendor- mir ; à présent se joignait à l'atrocité de l'urticaire la gêne d'un col de chemise trempé ; qu'il trempait aussi de ses larmes. Et tout à coup il sursauta d'horreur : des punaises ! ce sont des punaises !... Il s'étonna de n'y avoir pas pensé plus tôt ; mais il ne connaissait l'insecte que de nom, et comment aurait-il assimilé l'effet d'une morsure précise à cette brûlure indéfinie ? Il jaillit hors du lit ; pour la troisième fois ralluma la bougie.

Théorique et nerveux, il se faisait, comme beaucoup, sur les punaises des idées fausses, et, glacé de dégoût, commença par les chercher sur lui ; n'en vit mie ; pensa s'être trompé ; déjà se recroyait malade. Rien sur les draps non plus ; mais avant de se recoucher, l'idée lui vint pourtant de soulever son traversin. Il aperçut alors

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trois minuscules pastilles noirâtres, qui prestement se muchèrent dans un repli de drap. C'étaient elles !

Posant sa bougie sur le lit, il les traqua, ouvrit le pli, en surprit cinq, que, par dégoût, n'osant escarbouiller contre son ongle, il précipita dans son pot de chambre et compissa. Quelques instants il les regarda se débattre, content, féroce, et du coup se sentit un peu soulagé. Se recoucha ; souffla.

Les démangeaisons presque aussitôt redoublèrent ; de nouvelles, sur la nuque, à présent. Exaspéré il ralluma, se releva, enleva cette fois sa chemise pour en examiner le col à loisir. Enfin il distingua, au ras de la couture, courir d'imperceptibles points rouge-clair, qu'il écrasa contre la toile, ils firent une marque de sang ; sales bêtes, si petites, il avait peine à croire que ce fussent déjà des punaises ; mais, peu après, soulevant de nouveau son traversin, il en dénicha une énorme : leur mère assuré- ment ; alors encouragé, excité, amusé presque, il enleva le traversin, défit ses draps, et commença de fouiller avec méthode. A présent il se figurait partout en voir ; mais somme toute n'en prit que quatre ; se recoucha et put goûter une heure de calme.

Puis les brûlures recommencèrent. Il partit à la chas une fois encore ; puis enfin, excédé, se laissa faire et remarqua que la cuisson, s'il n'y touchait pas, se calmait somme toute assez vite. A l'aube les dernières, repues. Il laissèrent. Il dormait d'un sommeil profond quand U garçon vint le réveiller pour son train.

A Toulon ce furent les puces.

Sans doute les avait-il récoltées en wagon. Toute

LES CAVES DU VATICAN 28 1

nuit il se gratta, tourna et retourna sans dormir. Il les sentait qui lui couraient le long des jambes, lui chatouil- laient les reins, l'enfiévraient. Comme il était de peau délicate, d'exubérants boutons se soulevaient sous leurs morsures, qu'il enflammait en se grattant comme à plaisir. Il ralluma plusieurs fois sa bougie ; il se relevait, enlevait sa chemise, la remettait, sans avoir pu en tuer une ; à peine les apercevait-il un instant : elles échappaient à sa prise, et, même s'il parvenait à les saisir, lorsqu'il les croyait mortes, aplaties sous son doigt, elles se regonflaient à l'instant même, repartaient sitôt sauves et bondissaient comme devant. Il en venait à regretter les punaises. Il enrageait, et dans l'énervement de ce pourchas inutile acheva de gâcher son sommeil.

Et toute la journée du lendemain ses boutons de la nuit le démangèrent, tandis que des chatouillements neufs l'avertissaient qu'il était toujours fréquenté. L'excessive chaleur augmentait considérablement son malaise. Le wagon regorgeait d'ouvriers qui buvaient, fumaient, cra- chaient, rotaient, et mangeaient un cervelas d'une senteur tellement forte que Fleurissoire, à plus d'un coup, pensa vomir. Il n'osa cependant quitter ce compartiment qu'à la frontière, de crainte que les ouvriers, le voyant monter dans un autre, n'allassent supposer qu'ils le gênaient ; dans le compartiment ensuite il monta, une volumi- neuse nourrice changeait les couches de son poupon. Il tâcha néanmoins de dormir ; mais il était alors gêné par son chapeau. C'était un de ces chapeaux plats de paille blanche à ruban noir, de l'espèce de ceux qu'on appelle communément : canotiers. Quand Fleurissoire le laissait dans sa position ordinaire, le bord rigide écartait sa tête

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282 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de la cloison ; si, pour s'appuyer, il relevait un peu le chapeau, la cloison le précipitait en avant ; lorsqu'au contraire, il réprimait le chapeau en arrière, le bord se coinçait alors entre la cloison et sa nuque et le canotier au-dessus de son front se levait comme une soupape. Il prit le parti de l'enlever complètement et de se couvrir le chef de son foulard que, par crainte du jour, il laissait retomber devant les yeux. Du moins il s'était précautionné pour la nuit : il avait acheté à Toulon, le matin, une boîte de poudre insecticide et, dût-il payer cher, pensait-il, il n'hésiterait pas, ce soir-là, à descendre dans un des meilleurs hôtels ; car si cette nuit il ne dormait pas davantage, dans quel état de misère physiolo- gique arriverait-il à Rome ? à la merci du moindre franc- maçon.

Devant la gare de Gênes stationnaient les omnibus des principaux hôtels ; il alla droit à l'un des plus cossus, sans se laisser intimider par la morgue du laquais qui s'empara de sa piteuse valise ; mais Amédée ne s'en voulait point séparer ; il refusa de la laisser poser sur le dessus de la voiture, exigea qu'on la mît, là, près de lui, sur le coussin de la banquette. Dans le vestibule de l'hôtel le portier en parlant français le mit à l'aise ; alors il se lança et, non content de demander "une très bonne chambre", s'enquit des prix de celles qu'on lui proposait, résolu, au-dessous de douze francs, à ne rien trouver à sa convenance.

La chambre de dix-sept francs pour laquelle il se décida, après en avoir visité plusieurs, était vaste, propre, élégante sans excès ; le lit avançait dans la pièce, un lit de cuivre, net, assurément inhabité, à qui le pyrèthre eût fait injure. Dans une sorte d'armoire énorme, la toilette était dissi-

LES CAVES DU VATICAN 283

mulée. Deux larges fenêtres ouvraient sur un jardin ; Amédée, penché vers la nuit, contempla d'indistincts et sombres feuillages, longuement, laissant l'air tiède lente- ment calmer sa fièvre et le persuader au sommeil. Au-dessus du lit, un voile de tulle retombait en brouillard exactement de trois côtés ; de petits cordonnets, semblables aux ris d'une voile, le relevaient par devant dans une courbe gracieuse. Fleurissoire reconnut ce qu'on appelle : moustiquaire dont il avait toujours dédaigné d'user.

Après s'être lavé, il s'étendit avec délices dans les draps frais. Il laissait la fenêtre ouverte ; non toute grande assurément, par crainte du rhume et de l'ophtalmie, mais un des battants rabattu de manière à ce que ne lui par- vinssent pas directement les effluves ; fit ses comptes et ses prières, puis éteignit. (L'éclairage était électrique, qu'on arrêtait en chavirant la chevillette d'un interrupteur de courant.)

Fleurissoire allait s'endormir lorsqu'un mince chanton- nement vint lui remémorer cette précaution, qu'il n'avait point prise, de n'ouvrir la fenêtre qu'après avoir éteint ; car la lumière attire les moustiques. Il lui souvint aussi d'avoir lu quelque part des remercîments au bon Dieu pour avoir doué l'insecte volatile, d'une petite musique particulière, propre à avertir le dormeur à l'instant qu'il allait être piqué. Puis, il fit retomber tout autour de lui la mousseline infranchissable. " Combien cela ne vaut-il pas mieux, après tout, pensait-il en s'assoupissant, que ces petits cônes en feutre d'herbe sèche, que, sous le nom baroque de fidibus^ débite le père Blafaphas ; on les allume sur une soucoupe de métal ; ils se consument en répan-

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dant grande abondance de fumée narcotique ; mais devant que d'engourdir les moustiques, ils asphyxient à demi le dormeur. Fidibus ! quel drôle de nom ! Fidibus... " Il s'endormait déjà quand, soudain, à Taile gauche du nez, une vive piqûre. Il y porta la main ; et tandis qu'il palpait doucement le cuisant soulèvement de sa chair : piqûre au poignet. Puis, contre son oreille un zézaiement narquois... Horreur ! il avait enfermé l'ennemi dans la place ! Il atteignit la chevillette et rétablit le courant.

Oui ! le moustique était là, posé, tout en haut de la moustiquaire. Un peu presbyte, Amcdée le distinguait fort bien, fluet jusqu'à l'absurde, campé sur quatre pieds et portant rejetée en arrière la dernière paire de pattes, longue et comme bouclée ; l'insolent ! Amédée se dressa debout sur son lit. Mais comment écraser l'insecte contre un tissu fuyant, vaporeux ?... N'importe ! il donna du plat de la main, si fort, si vite, qu'il crut avoir crevé la moustiquaire. A coup sûr le moustique y était ; il chercha des yeux le cadavre ; ne vit rien ; mais sentit une nouvelle piqûre au jarret.

Alors, pour protéger du moins le plus possible de sa personne, il rentra dans son lit ; puis resta peut-être un quart d'heure, hébété, n'osant plus éteindre. Puis, tout de même rassuré, ne voyant ni n'entendant plus d'ennemi, éteignit. Et tout de suite la musique recommença.

Alors il ressortit un bras, gardant la main près visage, et, par instants, quand il en croyait sentir un, bien posé, sur son front ou sa joue, appliquait une vaste claque. Mais, sitôt après, il entendait de nouveau l'insec chanter.

Après quoi il eut l'idée de se couvrir la tête de son

LES CAVES DU VATICAN 285

foulard, ce qui gêna considérablement sa volupté respira- toire, et ne l'empêcha pas d'être piqué au menton.

Alors le moustique, repu sans doute, se tint coi ; du moins Amédée, vaincu par le sommeil, cessa-t-il de l'entendre ; il avait enlevé le foulard et dormait d'un sommeil enfiévré ; il se grattait tout en dormant. Le lendemain matin son nez,qu'il avait naturellement aquilin, ressemblait à un nez d'ivrogne ; le bouton du jarret bourgeonnait comme un clou et celui du menton avait pris un aspect volcanique qu'il recommanda à la sollicitude du barbier lorsqu'avant de quitter Gênes il se fit raser, pour arriver décent à Rome.

II

A Rome, comme il lanternait devant la gare, sa valise à la main, si fatigué, si désorienté, si perplexe qu'il ne se décidait à rien et ne se sentait plus de force que pour repousser les avances des portiers d'hôtels, Fleurissoire eut la fortune de rencontrer un facchino qui parlait français. Baptistin était un jeune natif de Marseille, presque glabre encore, à l'œil vif, qui, reconnaissant en Fleurissoire un pays, s'offrit à le guider et à lui porter sa valise.

Fleurissoire, durant la longueur du voyage avait potassé son Baedeker. Une sorte d'instinct, de pressentiment, d'avertissement intérieur, détourna presque aussitôt du Vatican sa pieuse sollicitude, pour la concentrer sur le Château Saint-Ange, l'ancien Mausolée d'Adrien, cette geôle célèbre qui, dans de secrets cachots, avait jadis abrité maints prisonniers illustres, et qu'un corridor souterrain relie, paraît-il, au Vatican.

286 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il contemplait le plan. " C'est qu'il faut trouver à se loger ", avait-il décidé, posant l'index sur le quai di Tordinona, en face du Château Saint-Ange. Et, par une conjoncture providentielle, c'est aussi que se proposait de l'entraîner Baptistin ; non sur le quai précisément, qui n'est à proprement parler qu'une chaussée, mais tout auprès : via dei Vecchierelli, c'est-à-dire : des petits vieil- lards, la troisième rue, en partant du ponte Umberto, qui vient buter sur le remblai ; il connaissait une maison tranquille (des fenêtres du troisième, en se penchant un peu, on aperçoit le Mausolée) des dames très complai- santes parlent toutes les langues, et une en particulier le français.

Si Monsieur est fatigué on peut prendre une voiture; c'est loin... Oui, l'air est plus frais ce soir ; il a plu ; un peu de marche après le long trajet fait du bien... Non, la valise n'est pas trop lourde ; je la porterai bien jusque là... Pour la première fois à Rome ! Monsieur vient de Toulouse peut-être ?... Non ; de Pau. J'aurais recon- naître l'accent.

Ainsi causant ils cheminaient. Ils prirent la via Vimi- nale ; puis la via Agostino Depretis, qui joint le Viminale au Pincio ; puis, par la via Nazionale, ils gagnèrent le Corso, qu'ils traversèrent ; à partir de quoi ils progressèrent à travers un labyrinthe de ruelles sans nom. La valise n'était pas si lourde qu'elle ne permît au facchino un pas très allongé que Fleurissoire n'emboîtait qu'à grand peine. Il trottinait aux côtés de Baptistin, recru de fatigue et fondu de chaleur.

Nous y voici, dit enfin Baptistin, alors que l'autre allait demander grâce.

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LES CAVES DU VATICAN 287

La rue, ou plutôt : la ruelle des Vecchierelli, était étroite et ténébreuse, au point que Fleurissoire hésitait à s'y engager. Baptistin cependant était entré dans la seconde maison de droite, dont la porte ouvrait à quelques mètres du coin du quai ; au même instant Fleurissoire vit un bersagli'ère en sortir ; l'uniforme élégant, qu'il avait déjà remarqué à la frontière, le rassura ; car il avait confiance dans l'armée. Il avança de quelques pas. Une dame parut sur le seuil, la patronne de l'auberge apparemment, qui lui sourit d'un air affable. Elle portait un tablier de satin noir, des bracelets, un ruban de taffetas céruléen autour du cou ; ses cheveux noir de jais, ramenés en édifice sur le sommet de la tête, pesaient sur un énorme peigne d'écaillé.

Ta valise est montée au troisième, dit-elle à Amédée, qui dans le tutoiement surprit une coutume italienne, ou la connaissance insuffisante du français.

Grazia ! répondit-il en souriant à son tour. Grazia ! C'était : merci^ le seul mot italien qu'il sut dire et qu'il jugeait poli de mettre au féminin quand il remerciait une dame.

Il monta, reprenant haleine et courage à chaque palier, car il était recru de fatigue et l'escalier sordide travaillait à le décourager. Les paliers se succédaient toutes les dix marches, l'escalier hésitant, biaisant, s'y reprenant à trois fois avant de parvenir à l'étage. Au plafond du premier palier, faisant face à l'entrée, une cage à serin était sus- pendue que l'on pouvait voir de la rue. Sur le second palier un chat rogneux avait traîné une peau de merluche qu'il s'apprêtait à déglutir. Sur le troisième palier donnaient les cabinets d'aisance, dont la porte grande ouverte laissait

288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

voir, à côté du siège, un vase haut de forme en terre jaune, du calice duquel sortait le manche d'un petit balai ; sur ce palier Amédée ne s'arrêta point.

Au premier étage, un quinquet à la gazoline fumait à côté d'une large porte vitrée sur laquelle, en caractères dépolis, le mot Salone était inscrit ; mais la pièce était sombre : à travers le verre, Amédée ne distinguait qu'à peine, sur le mur qui lui faisait face, une glace au cadre doré.

Il atteignait le septième palier, lorsqu'un nouveau militaire, un artilleur cette fois, sorti d'une des chambres du second, le heurta, descendant très vite, puis passa, bredouillant en riant quelque excuse italienne, après l'avoir remis en équilibre ; car Fleurissoire paraissait ivre et, de fatigue, ne tenait plus qu'à peine debout. Rassuré par le premier uniforme, il fut plutôt inquiété par le second.

Ces militaires vont faire bien du train, pensa-t-il. Heureusement que ma chambre est au troisième ; j'aime mieux les avoir au-dessous.

Il n'avait pas plus tôt dépassé le second étage qu'une femme en peignoir béant, aux cheveux défaits, accourue du fond du couloir, le héla.

Elle me prend pour quelqu'autre, se dit-il, et il se pressa de monter en détournant les yeux pour ne point la gêner d'avoir été surprise peu vêtue.

Au troisième étage il arriva tout essoufflé et retrouva Baptistin ; celui-ci parlait italien avec une femme d'âge indécis, qui lui rappela extraordinairement, mais en moins gras, la cuisinière des Blafaphas.

Votre valise est au n** seize, la troisième pori

LES CAVES DU VATICAN 289

Faites attention, en passant, au seau qui est dans le couloir. - Je l'ai mis dehors parce qu'il fuyait, expliqua la femme, en français.

La porte du seize était ouverte ; sur une table, une

bougie allumée éclairait la chambre et jetait un peu de

:larté dans le corridor où, devant la porte du quinze,

lutour d'un seau de toilette en métal, luisait sur le dallage

lune flaque, que Fleurissoire enjamba. Une odeur acre en

émanait. La valise était là, en évidence, sur une chaise.

[Sitôt dans l'atmosphère étouffée de la chambre, Amédée

:ntit la tête lui tourner, et, jetant sur le lit son parapluie,

)n châle et son chapeau, se laissa tomber dans un fauteuil.

Jon front ruisselait ; il crut qu'il allait se trouver mal.

C'est Madame Carola, qui parle le français, dit IBaptistin.

Tous deux étaient entrés dans la chambre.

Ouvrez un peu la fenêtre, soupira Fleurissoire, ^incapable de se lever.

Oh ! ce qu'il a chaud ! disait Madame Carola, en [épongeant le visage blême et suant avec un petit mouchoir [parfumé qu'elle sortit de son corsage.

On va le pousser près de la croisée. Et soulevant à eux deux le fauteuil dans lequel Amédée

|balancé, aux trois quarts évanoui, se laissait faire, ils le lirent à même de respirer, au lieu des relents du couloir,

les puanteurs variées de la rue. La fraîcheur cependant le mima. Fouillant dans son gousset il en sortit le tortillon le cinq lires qu'il avait préparé pour Baptistin :

Je vous remercie bien. A présent laissez-moi. Le facchino sortit.

Tu n'aurais pas lui donner tant, dit Carola.

290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Amédée acceptait le tutoiement pour une coutume italienne ; il ne songeait plus à présent qu'à se coucher ; mais Carola ne semblait point prête à partir ; alors, emporté par la politesse, il causa.

Vous parlez français aussi bien qu'une Française.

C'est pas étonnant ; je suis de Paris. Et vous.

Moi je suis du midi,

J'avais deviné ça. En vous voyant, je me disais : ce Monsieur doit être de la province. C'est la première fois que vous venez en Italie ?

La première.

Vous venez pour des affaires.

Oui.

C'est beau, Rome. Il y a beaucoup à voir.

Oui... Mais ce soir je suis un peu fatigué, hasardait-il ; et, comme pour s'excuser : Je voyage depuis trois jours.

C'est long pour venir ici.

Et je n'ai pas dormi depuis trois nuits.

A ces mots Madame Carola, avec cette subite familia- rité italienne qui ne laissait pas d'interloquer encore Fleu- rissoire, lui pinçant le menton :

Polisson ! fît-elle.

Ce geste ramena quelque peu de sang au visage d' Amé- dée qui, soucieux d'écarter aussitôt l'insinuation désobli- geante, parla puces, punaises, moustiques, longuement.

Ici tu n'auras rien de tout cela. Tu vois comme c'est propre.

Oui ; j'espère que je vais bien dormir.

Mais elle ne partait toujours pas. Il se souleva pénible- ment du fauteuil, porta la main aux premiers boutons de son gilet, en hasardant :

1

LES CAVES DU VATICAN 29 1

Je crois que je vais me coucher.

Madame Carola comprit la gêne de Fleurissoire :

Tu veux que je te laisse un peu, je vois, dit-elle avec tact.

Aussitôt qu'elle fut sortie, Fleurissoire donna un tour de clef à la porte, sortit sa chemise de nuit de sa valise et se mit au lit. Mais apparemment le pêne de la serrure ne mordait pas, car il n'avait pas encore soufflé sa bougie, que la tête de Carola reparut dans la porte entrebaillée, derrière le lit, tout près du lit, souriante...

Une heure plus tard, quand il se ressaisit, Carola gisait contre lui, couchée entre ses bras, toute nue.

Il dégagea de dessous elle son bras gauche qui s'aigris- sait, puis s'écarta. Elle dormait. Une faible lueur, montée de la ruelle, emplissait la chambre, et l'on n'entendait pas d'autre bruit que celui de la respiration égale de cette femme. Alors Amédée Fleurissoire, qui ressentait tout le long du corps et dans l'âme un alanguissement insolite, sortit d'entre les draps ses jambes maigres et, assis sur le bord du lit, il pleura.

Comme la sueur tantôt, les larmes à présent lavaient sa face et se mêlaient à la poussière du w^agon ; elles jaillissaient sans bruit, sans arrêt, à petit flot, du fond de lui, comme d'une source cachée. Il songeait à Arnica, à Blafaphas, hélas ! Ah ! s'ils l'avaient pu voir ! Jamais plus il n'oserait, à présent, reprendre sa place auprès d'eux... Puis il songeait à sa mission auguste, désormais compromise ; il gémissait à demi-voix :

C'en est fait ! Je ne suis plus digne... Ah ! c'en est fait ! C'en est bien fait !

292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'accent étrange de ses soupirs cependant avait réveillé Carola. A présent, à genoux au pied du lit, il martelait à petits coups de poings sa débile poitrine, et Carola stupéfaite l'entendait claquer des dents et, parmi ses sanglots, répéter :

Sauve qui peut ! L'Eglise croule... A la fin n'y tenant plus :

Mais qu'est-ce qui te prend, mon pauvre vieux ? Tu deviens fou ?

Il se tourna vers elle :

Je vous en prie. Madame Carola, laissez-moi... Il faut absolument que je reste seul. Je vous reverrai demain matin.

Puis, comme, somme toute, il n'en voulait qu'à lui, il l'embrassa doucement sur l'épaule :

Ah ! ce que nous avons fait là, vous ne savez pas combien c'est grave. Non, non ! Vous ne savez pas. Vous ne pourrez jamais savoir.

III

Sous le nom pompeux de Croisade pour la délivrance du^ Pape^ l'entreprise d'escroquerie étendait sur plus d'ui département français ses ramifications ténébreuses ; Protos le faux chanoine de Virmontal, n'en était pas le sei agent, non plus que la comtesse de Saint-Prix n'en étaij la seule victime. Et toutes les victimes ne présentaienj pas une égale complaisance, si bien encore tous les ageni eussent fait preuve d'une égale dextérité. Même Protos l'ancien ami de Lafcadio, après opération, devait garderl à carreau ; il vivait dans une continuelle appréhensionj

LES CAVES DU VATICAN 293

que le clergé, le vrai, ne devînt instruit de l'affaire, et dépensait à protéger ses derrières autant d'ingéniosité qu'à pousser de l'avant ; mais il était divers, et, de plus, admi- rablement secondé ; d'un bout à l'autre de la bande (elle avait nom le Mille-Pattes) régnaient une entente et une discipline merveilleuses.

Averti le même soir par Baptistin de l'arrivée de l'étranger et passablement alarmé d'apprendre que celui-ci venait de Pau, Protos, dès sept heures du matin, s'amena le lendemain chez Carola. Elle était encore couchée.

Les renseignements qu'il obtint d'elle, le confus récit qu'elle fit des événements de la nuit, de l'angoisse du " pèlerin " (c'est ainsi qu'elle surnommait Amédée), de ses (protestations, de ses larmes, ne pouvaient lui laisser de [Idoutes. Décidément la prédication de Pau portait fruit ; [iiiais non point précisément la sorte de fruits qu'eût pu [louhaiter Protos ; il fallait tenir l'œil ouvert sur ce fcroisé naïf qui, par ses maladresses, pourrait bien éventer [la mèche...

Allons ! laisse-moi passer, dit-il brusquement à Carola.

Cette phrase pouvait paraître bizarre, car Carola restait couchée ; mais le bizarre n'arrêtait point Protos. Il mit pn genou sur le lit ; passa l'autre par-dessus la femme, et [pirouetta si habilement que, repoussant un peu le lit, il se ^trouva d'un coup entre le lit et la muraille. Sans doute [Carola était-elle habituée à ce manège, car elle demanda "simplement :

Qu'est-ce que tu vas faire ?

Me mettre en curé, répondit Protos, non moins simplement.

294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tu ressors par ce côté ? Protos hésita un instant, puis :

Tu as raison ; c'est plus naturel.

Ainsi disant, il se baissa, fit jouer une porte secrète, dissimulée dans le revêtement du mur, et si basse que le lit la cachait complètement. Au moment qu'il passait sous la porte, Carola lui saisit l'épaule :

Ecoute, lui dit-elle avec une sorte de gravité : à celui-ci, je ne veux pas que tu fasses de mal.

Puisque j'te dis que j'me mets en curé !

Dès qu'il eut disparu, Carola se leva et commença de s'habiller.

Je ne sais trop que penser de Carola Venitequa. Ce cri qu'elle vient de pousser me laisse supposer que le cœur, chez elle, n'est pas encore trop profondément corrompu. Ainsi parfois, au sein même de l'abjection, tout à coup se découvrent d'étranges délicatesses senti- mentales, comme croît une fleur azurée au milieu d'un tas de fumier. Essentiellement soumise et dévouée, Carola, ainsi que tant d'autres femmes, avait besoin d'un direc- teur. Abandonnée de Lafcadio, elle s'était aussitôt lancée à la recherche de son premier amant, Protos, par défi, par dépit, pour se venger. Elle avait de nouveau connu de dures heures et Protos ne l'avait pas plus tôt retrou- vée qu'il en avait fait sa chose, de nouveau. Car Protos aimait dominer.

Un autre que Protos aurait pu relever, réhabiliter cet femme. Il eût fallu d'abord le vouloir. On eût dit, ai contraire, que Protos prenait à tâche de l'avilir. Nous avons vu les services honteux que ce bandit réclamait d'elle ; il semblait, à vrai dire, que ce fût sans trop de

LES CAVES DU VATICAN 295

reluctance que cette femme s'y pliait ; mais, une âme qui se révolte contre l'ignominie de son sort, souvent ses premiers sursauts demeurent inaperçus d'elle-même ; ce n'est qu'à la faveur de l'amour que le regimbement secret se révèle. Carola s'éprenait-elle d'Amédée ? Il serait téméraire de le prétendre; mais, au contact de cette pureté, sa corruption s'était émue ; et le cri que j'ai rapporté, indubitablement, avait jailli du cœur.

Protos rentra. Il n'avait pas changé de costume. Il tenait à la main un paquet de hardes qu'il posa sur une chaise.

Eh bien quoi ? dit-elle.

J'ai réfléchi. Il faut d'abord que je passe à la poste et que j'examine son courrier. Je ne me changerai qu'à midi. Passe-moi ton miroir.

Il s'approcha de la fenêtre, et, penché sur son reflet, ajusta une paire de moustaches châtaines, à peine un peu plus claires que ses cheveux, coupées au ras de la lèvre.

Appelle Baptistin.

Carola achevait de s'apprêter. Elle alla tirer, près de la porte, une ficelle.

Je t'ai déjà dit que je ne voulais plus te voir avec ces boutons de manchettes. Ça te fait remarquer.

Tu sais bien qui me les a donnés.

Précisément.

Tu serais jaloux, toi ?

Grosse bête !

A ce moment Baptistin frappa à la porte et entra.

Tiens ! tâche à te remonter d'un cran dans l'échelle, lui dit Protos, en montrant, sur la chaise, la veste, le col et la cravate qu'il avait rapportés d'outre-mur. Tu

296 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vas accompagner ton client à travers la ville. Je ne te le prendrai que vers le soir. D'ici ne le perds pas des yeux.

C'est à Saint-Louis-des- Français qu'alla se confesser Amédée, de préférence à Saint-Pierre dont l'énormité l'écrasait. Baptistin le guidait ; qui le mena ensuite à la poste. Comme il fallait s'y attendre, le Mille-Pattes y comptait des affidés. La petite carte de visite clouée sur le couvercle de la valise avait appris le nom de Fleuris- soire à Baptistin ; qui l'avait appris à Protos ; celui-ci n'avait eu aucun mal à se faire remettre par un employé complaisant une lettre d'Arnica, ni aucun scrupule à la lire.

C'est curieux ! s'écria Fleurissoire, lorsqu'une heure plus tard il vint à son tour réclamer son courrier c'est curieux ! on dirait que l'enveloppe a été ouverte.

Ici cela arrive souvent, dit flegmatiquement Baptistin.

Heureusement la prudente Arnica ne risquait que des allusions très discrètes. La lettre était du reste très courte ; elle recommandait simplement, sur les conseils de l'abbé Mure, d'aller voir à Naples le cardinal San-Felice S. B. " avant de rien essayer ". On ne pouvait souhaiter termes plus vagues et, partant, moins compromettants.

IV

Devant le Mausolée d'Adrien, qu'on appelle Châteat Saint-Ange, Fleurissoire éprouva une acre déconvenue. La masse énorme de l'édifice s'élevait au milieu d'une

i

LES CAVES DU VATICAN 297

cour intérieure, interdite au public, et dans laquelle seuls les voyageurs munis de cartes pouvaient entrer. Même il était spécifié qu'ils devaient être accompagnés d'un gardien...

Certes ces précautions excessives confirmaient les soupçons d'Amédée ; mais aussi bien lui permettaient-elles de mesurer Textravagante difficulté de l'entreprise. Sur le quai à peu prés désert à cette fin de jour, le long du mur extérieur qui défendait l'approche du château, Fleurissoire errait donc, enfin débarrassé de Baptistin. Devant le pont- levis de l'entrée, il passait, repassait, l'âme sombre et découragée, puis s'écartait jusqu'au bord du Tibre et tâchait, par dessus cette première enceinte, d'en aperce- voir un peu plus.

Il n'avait pas prêté jusqu'à présent attention à un prêtre (ils sont à Rome si nombreux !) assis non loin de sur un banc, en apparence plongé dans son bréviaire, mais qui depuis longtemps l'observait. Le digne ecclésiastique portait long un abondant cheveu d'argent, et son teint jeune et frais, indice d'une vie pure, contrastait avec cet apanage de la vieillesse. Rien qu'au visage on aurait reconnu le prêtre, et à je ne sais quoi de décent qui le caractérise : le prêtre français. Comme Fleurissoire, pour la troisième fois, allait passer devant le banc, brusquement l'abbé se leva, vint à lui et, d'une voix qui tenait du sanglot :

Quoi 1 je ne suis pas seul 1 Quoi ! vous aussi vous le cherchez !

Ainsi disant, il cacha son visage dans ses mains ses sanglots, trop longtemps contenus, éclatèrent. Puis, tout à coup, se ressaisissant :

8

298 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Imprudent ! imprudent ! cache tes larmes ! Etouffe tes soupirs !.. Et saisissant Amédée par le bras : Ne restons pas ici, Monsieur ; Ton nous observe. Déjà rémo- tion dont je n'ai pas pu me défendre est remarquée.

Amédée à présent emboîtait le pas, stupéfait.

Mais comment, put-il enfin trouver à dire mais comment avez-vous pu deviner pourquoi je suis ici?

Veuille le ciel n'avoir permis qu'à moi de le sur- prendre ! Mais votre inquiétude, mais les tristes regards avec lesquels vous inspectiez ces lieux pouvaient-ils échapper à celui qui depuis trois semaines les hante le jour et la nuit ? Hélas, Monsieur ! aussitôt que je vous ai vu, je ne sais quel pressentiment, quel avertissement d'en haut, m'a fait reconnaître pour sœur de la mienne votre... Attention ! quelqu'un vient. Pour l'amour du ciel, feignez une grande insouciance.

Un porteur de légumes avançait sur le quai en sens inverse. Aussitôt, comme semblant poursuivre une phrase, sans changer de ton, mais sur un temps plus animé :

Voilà pourquoi ces Virginias^ si appréciés de cer- tains fumeurs, ne s'allument jamais qu'à la flamme d'une bougie, après qu'on a retiré de leur intérieur cette fine paille qui a pour but de réserver à travers le cigare un petit conduit par puisse circuler la fumée. Un Virginia qui ne tire pas bien n'est bon qu'à jeter. J'ai vu des fumeurs délicats en allumer. Monsieur, jusqu'à six avant d'en trouver un à leur convenance...

Et dès que l'autre fut dépassé :

Avez-vous vu comme il nous regardait ? Il fallait à tout prix donner le change.

Quoi ! s'écria Fleurissoire ahuri, se pourrait-il qtie

LES CAVES DU VATICAN 299

ce vulgaire maraîcher soit un de ceux, lui aussi, dont nous devions nous défier ?

Monsieur, je ne le saurais affirmer ; mais je le suppose. Les alentours de ce château sont particulièrement surveillés ; des agents d'une police spéciale sans cesse y rôdent. Pour ne point éveiller les soupçons, ils se présen- tent sous les revêtements les plus divers. Ces gens sont si habiles, si habiles ! et nous si crédules, si naturellement confiants ! Mais si je vous disais. Monsieur, que j'ai failli tout compromettre en ne me défiant pas d'un facchino sans apparence, à qui j'ai simplement, le soir de mon arrivée, laissé porter mon modeste bagage, de la gare au logement je suis descendu ! Il parlait français, et bien que je parle l'italien couramment depuis mon enfance... vous auriez éprouvé sans doute vous-même cette émotion, contre laquelle je n'ai pas su me défendre, en entendant sur terre étrangère parler ma langue maternelle... Eh bien ! ce facchino...

Il en était ?

Il en était. J'ai pu, à peu prés, m'en convaincre. Heureusement, je n'avais que très peu parlé.

Vous me faites trembler, dit Fleurissoire ; moi aussi, le soir de mon arrivée, c'est-à-dire hier soir, je suis tombé entre les mains d'un guide à qui j'ai confié ma valise et qui parlait français.

Juste ciel ! fit le curé plein d'épouvante ; avait-il nom peut-être : Baptistin ?

Baptistin : c'est lui ! gémit Amédée qui sentit ses genoux fléchir.

Malheureux ! que lui avez- vous dit ? Le curé lui pressait le bras.

300 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISl

Rien dont il me souvienne.

Cherchez ! cherchez ! Rappelez-vous ; au nom du ciel !...

Non vraiment, balbutiait Amédée terrifié ; je crois pas lui avoir rien dit.

Qu'aurez-vous laissé voir ?

Non, rien, vraiment, je vous assure. Mais voi faites très bien de m'avertir.

Dans quel hôtel vous a-t-il emmené ?

Je ne suis pas à Thôtel ; j'ai pris chambre partiel lière.

Qu'à cela ne tienne. Enfin êtes-vous descendu

Dans une petite rue que certainement vous m pouvez pas connaître, bredouilla Fleurissoire extrêmement gêné. Peu importe : je n'y resterai pas.

Faites bien attention : si vous partez trop vite, voi aurez l'air de vous défier.

Oui, peut-être. Vous avez raison : il vaut miei que je n'en parte pas tout de suite.

Mais combien je remercie le ciel qui vous a faii arriver à Rome aujourd'hui ! Un jour plus tard et je vouè^ manquais ! Demain, pas plus tard que demain, je dois aller à Naples voir une sainte et importante personne qui^ en secret, s'occupe beaucoup de l'affaire.

Ne serait-ce pas le cardinal San-Felice ? demanda tout tremblant d'émotion Fleurissoire.

Le curé stupéfait fit deux pas en arrière :

Comment le savez-vous ? Puis, se rapprochant :

Mais pourquoi m'étonner ? Seul à Naples il est dans le

secret de ce qui nous occupe.

Vous... le connaissez bien ?

LES CAVES DU VATICAN 3OI

Si je le connais ! Hélas ! mon bon Monsieur, c'est à lui que je dois... Mais peu importe. Vous pensiez l'aller voir ?

Sans doute ; s'il le faut.

C'est l'homme le meilleur... D'un geste brusque, il s'essuya le coin de l'œil. Naturellement vous savez

Kl l'aller trouver ? N'importe qui pourra me renseigner, je suppose. Naples chacun le connaît. Certes ! Mais vous n'avez pas l'intention, il va sans re, de mettre tout Naples au courant de votre visite ? Il ne se peut faire du reste, que l'on vous ait instruit de sa participation dans... ce que nous savons, et peut-être confié pour lui quelque message, sans vous avoir enseigné du même coup la manière de l'aborder.

Excusez-moi, dit craintivement Fleurissoire, à qui Arnica n'avait transmis aucune indication de ce genre.

Quoi ! votre intention pouvait-elle être de l'aller trouver tout de ? même à l'archevêché peut-être ! l'abbé se mit à rire et de vous ouvrir à lui sans détour 1

Je vous avoue que...

Mais savez-vous bien. Monsieur, reprit l'autre d'un ton sévère, savez-vous bien que vous risquiez de le faire emprisonner à son tour.

Il marquait une contrariété si vive que Fleurissoire n'osait parler.

■— Une cause si rare confiée à de tels imprudents ! murmurait Protos, qui sortit de sa poche l'extrémité d'un rosaire, puis le rentra, puis se signa fébrilement ; puis, se retournant vers son compagnon :

f

302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais enfin, Monsieur, qui vous a prié de vous mêler de cette affaire ? De qui suivez-vous les instruc- tions ?

Pardonnez-moi, Monsieur Tabbé, dit confusément Fleurissoire, je n'ai reçu d'instruction de personne ; je suis une pauvre âme pleine d'angoisse et qui cherche de son côté.

Ces humbles paroles semblèrent désarmer le curé ; il tendit la main à Fleurissoire :

Je vous ai parlé durement... mais c'est que de tels dangers nous entourent. Puis, après une courte hésitation : Tenez ! Voulez-vous m'accompagner demain ? Nous irons voir ensemble mon ami... et levant les yeux au ciel : Oui, j'ose l'appeler : mon ami, reprit-il d'un ton pénétré. Arrêtons-nous un instant sur ce banc. Je vais écrire un mot que nous signerons tous les deux, par lequel nous le préviendrons de notre visite. Mis à la poste avant 6 heures (18 heures, comme ils disent ici) il le recevra demain matin et se tiendra prêt à nous accueillir vers midi; même, sans doute, pourrons-nous déjeûner avec lui.

Ils s'assirent. Protos sortit un carnet de sa poche et sur une feuille vierge commença, sous les yeux hagards d'Amédée :

Ma vieille...

Puis, regardant la stupeur de l'autre, il sourit très calme :

Alors c'est au cardinal que vous auriez écrit, si on vous avait laissé faire ?

Et sur un ton plus amical il voulut bien renseigner Amédée : Une fois par semaine le cardinal San-Felice quittait l'archevêché clandestinement, en costume de sim-

LES CAVES DU VATICAN 3O3

pic abbé, devenait le chapelain Bardolotti, se rendait sur les pentes du Vomero et, dans une modeste villa, recevait quelques rares intimes et les lettres secrètes que les initiés lui adressaient sous ce faux nom. Mais même sous ce déguisement vulgaire il ne se sentait pas à l'abri ; il n'était pas bien sûr que les lettres qui lui parvenaient par la poste ne fussent pas ouvertes, et suppliait que, dans la lettre, rien de significatif ne fût dit, que, dans le ton de la lettre, rien ne laissât pressentir son éminence, ne respirât, si peu que ce soit le respect.

A présent qu'il était de mèche, Amédée souriait à son tour.

Ma vieille... Voyons ! qu'est-ce qu'on va lui dire, à cette chère vieille ? plaisantait l'abbé, hésitant du bout du crayon : Ah ! : ye t'amène un vieux rigolo. (Si ! si ! laissez : je sais le ton qu'il y faut !) ^ors une bouteille ou deux de Falerne^ que demain nous viendrons siffler avec toi. On rira. Tenez : signez aussi.

Je ferais peut-être mieux de ne pas mettre mon vrai nom.

Vous, cela n'a pas d'importance, reprit Protos qui, à côté du nom d'Amédée Fleurissoire, écrivit : Cave.

Oh ! très habile !

Quoi ? cela vous étonne que je signe de ce nom-là : Cave ? Vous n'avez que celle du Vatican dans la tête. Apprenez ceci, mon bon Monsieur Fleurissoire, : Cave est un mot latin qui veut aussi dire : Prends Garde !

Le tout était dit sur un ton si supérieur et si bizarre que le pauvre Amédée sentit un frisson lui descendre le long du dos. Cela ne dura qu'un instant ; l'abbé Cave avait déjà repris son ton affable, et, tendant à Fleurissoire

304 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'enveloppe il venait d'inscrire l'adresse apocryphe du cardinal :

Voudrez-vous la mettre à la poste vous-même ; c'est plus prudent : les lettres des curés sont ouvertes. Et' maintenant, séparons-nous ; il ne faut pas qu'on nous voie] davantage ensemble. Convenons de nous retrouver demain! matin dans le train pour Naples de sept heures trenteJ Troisième classe, n'est-ce pas. Naturellement je ne serai] pas dans ce costume ; (y songez-vous !) Vous me retrou- verez en simple campagnard calabrais. (C'est à cause de mes cheveux que je voudrais bien n'être pas forcé de couper.) Adieu ! adieu !

Il s'éloignait en faisant, avec la main, de petits signes.

Que béni soit le ciel qui m'a fait rencontrer ce digne abbé ! murmurait en s'en retournant Fleurissoire. Qu'eussé-je fait sans lui ?

Et Protos, en s'en allant, murmurait :

On t'en donnera, du cardinal !... C'est que, tout seul, il était fichu d'aller trouver le vrai !

suivre) AndrI Gide.

305

CHRONIQUE DE CAERDAL

XXVI HAMLET

(Suite y

V

AVEC LE SPECTRE

Hamlet a voyagé dans les universités. 11 fait de l'escrime ; il est maître au jeu des armes ; pourtant il est sédentaire. Hamlet est homme d*étudc et de pensée. En cette qualité, il est un peu lent à Faction ; il a Thaleine courte ; et comme beau- coup de nerveux, sujet à l'insomnie, il a une ten- dance à Tasthme. Il n'a plus vingt ans, et souffre déjà de Temphysème.

11 n'est pas fou ; mais il le paraît. L'homme supé- rieur est toujours une sorte de fou pour la gent commune. Le poète est un malade pour le critique, ou un sot, ou un comédien. J'appelle critique l'homme de la rue, le docteur à un sou, qui juge

* Voir la Nouvelle Re<vue Française du i" Janvier.

306 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

impudemment les princes en Danemark, le digne organe du public et sa condigne conscience.

Plus il est prince, mieux il est homme. On voit bien qu'il est de Shakspeare : il a de qui tenir. La puissance d'aimer, en lui est pareille à l'océan : inépuisable, et la colère, l'indignation plutôt que la vengeance, se lève comme le vent. Il n'est pas jaloux d'Ophélie ; il la perd sans trop de peine : comme il l'aime pourtant ! Mais il fallait dépouiller la vie, et ce doux vêtement de fleurs, l'amour d'une fiancée, premier de tous les sacrifices que le devoir de mourir exige. " Et puis, quand la mort viendra, que restera-t-il ?'' disait notre Verlaine.

§

Le spectre est le corps visible du soupçon. Et parce qu'il soupçonne le crime de sa mère, Hamlet entre dans le soupçon que la vie entière est vaine et criminelle. Il n'a pas étudié pour rien la philo- sophie à Wittenberg. " C'est dans les yeux de ma pensée, Horatio, que je vois mon père. "

Egaré par le chagrin, il passe dès lors pour un malade qui délire. Toute passion délire, si l'on en croit le fretin de l'espèce et le sage billon. Quel égarement de s'oublier ! Hamlet, cependant, est la raison et la tristesse mêmes. Or selon moi, la tristesse mesure la portée de l'esprit. Son âme est calme, et elle aime le calme. Hamlet est pour

CHRONIQUE DE CAERDAL 3O7

la paix ; mais son destin l'appelle. O tourment des grands cœurs, pleins de lumière et de sérénité^ qu'un dieu jaloux condamne à monter dans l'orage, à faire voile dans la nuit, et à marcher dans la guerre.

Le sens exquis d'Hamlet se révèle dans la tristesse ; et la douceur de sa mélancholie fait paraître le fond de sa pensée. Il est communément au cimetière. Celui des pauvres morts l'offense moins que celui des pantins, qui font semblant de vivre. C'est son génie de tout confronter à la réalité de la mort, laquelle fait la somme.

Quand les comédiens viennent répéter la tragé- die avec lui, il prend leur parti contre lui-même. Ces fantômes là, soudain, lui semblent plus vrais qu'il ne peut se convaincre de l'être. Il juge leurs passions d'emprunt plus réelles que la sienne, et leurs pleurs fardés plus vrais que sa propre bles- sure : car ils sont plus aisément dans l'action ;. et par métier ils ne se refusent pas au geste.

Avec une acuité unique, Hamlet compare l'action intérieure de la pensée qui se connaît et s'interroge, à l'action simulée du mime qui joue la comédie. 11 s'en faut bien peu, qu'il ne veuille conclure à la réalité de celle-ci et à la folie de celle- là.

L'idéaliste est le maître du monde ; mais un maître paralytique, dès qu'il doute. Et il ne serait lui-même qu'à moitié, s'il ne doutait pas.

308 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Rien n'arrive dans sa vie, que sa pensée d'abord ne le lui annonce, et sans doute ne le prépare. Il «croit au pressentiment, comme à la logique interne de l'événement. Quand on en est là, il est temps de plier bagage.

Il porte l'homme mort sur ses épaules royales ; -et n'attendez pas qu'il en décharge le fardeau. Est ce son père qu'il a sur le dos ? ou lui-même ? ou le passé et tous les songes de la vie ? Avenir, le plus vain des miracles, désert nous ne som- mes même plus.

Quelle pitié il a de l'homme mort ! Par là, Hamlet est l'homme qui aime. Ce père meurtri le possède dans la terre. Il n'obéit plus qu'à lui. Mais quoi I ce mort est la conscience d'Hamlet. Et tel est le symbole de toute pensée, qui est par- venue à la véritable connaissance. Certes, nous :^ommes dans la mort, épouvantablement.

Les enfants crient dans la forêt. Les hommes, les pauvres hommes cherchent. Dans ces ténèbres, nous allons les yeux fermés, notre affaire est d'allumer les astres, pour avoir la lumière. Nous sommes aveugles moins le soleil intérieur, moins l'amour, moins l'art et la sainteté.

CHRONIQUE DE CAERDAL 309^

VI

IRONIE

Hamlet enfin est l'intellectuel accompli. Le profond idéaliste s'achève en se niant. Dans l'ac- complissement, il y a la fin. Ce qui est consommé se détruit. Hamlet doute de la vie et du monde. Il ne croit plus à la réalité de l'univers.

Cependant, il lui faut agir dans une cour, dans un siècle, au milieu de gens qui débordent de la foi la plus grossière. Les époques innocentes vivent, sans savoir qu'elles ont foi à la vie. C'est à Dieu qu'elles croient. Si créatures, que le Créateur leur est toujours sensible. Mais quand la chair n'a plus de foi qu'en elle même, et que l'esprit se sent matière, on peut dire qu'il y a. quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark. L'idéaliste y fait une étrange figure. Le Chevalier de la Triste Figure, n'est-ce pas le. nom de cet autre Hamlet, le sublime Don Quichotte, lequel est prince dans le royaume du rêve, un Hamlet racheté par le soleil, et mûri dans la bonté par la pure lumière ? Loué soit Don Quichotte, l'Hamlet des enfants, rédimé de la négation, dans un pays sans brume, par un> astre qu'on promène sur le ciel, d'est en ouest^ avec la main.

3IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est au Nord que Tesprit de l'homme se sépare totalement de la nature. Comme la pensée d'un certain rang est toujours idéaliste, la gran- deur de l'idéaliste consiste à ne point se satisfaire. Une sérénité, qui n'est pas le sourire dans les supplices, est de nul prix à mes yeux. Et je ne sais pas ce que peut être le calme, s'il n'est pas la couronne des orages. Hamlet n'est donc pas l'in- tellectuel à la façon des géomètres ; mais il l'est à la façon sanglante des poètes.

L'ordre d'Hamlet est celui du cœur, quand la pensée s'y élève. Et comme elle n'y peut respirer, elle délire.

Hamlet, je rencontre avec toi le fantôme blanc et sa triste lumière sur la terrasse de la médita- tion. Je le suis, je l'implore ; je le regarde, et je reconnais l'image de la pensée. Il parle, et j'entends la voix impérissable du souci. vas-tu ? vas- tu ? suis-je ? et d'où viens-tu ? Ce murmure est plus éternel que le ressac de la mer sur les sables dociles d'Elseneur.

L'image est aussi réelle que toute réalité. Elle peut être beaucoup plus réelle, dit Hamlet. Une pensée commande la vie de ce beau prince. Elle lui impose tout ce qu'il veut faire, et tout ce qu'il est. Et pourtant, tout au fond de soi-même, il n'y peut pas croire plus qu'au reste.

Est-il malade ? Soit, comme Shakspeare et Michel-Ange, ou Pascal et Dostoïevski. 11 est

CHRONIQUE DE CAERDAL 3II

malade en homme : malade dans la conscience. Il considère la vanité de tout dans sa propre mère. Il touche dans sa propre douleur le crime d'être soi, de croire, d'aimer, de tout ce qui fait qu'un homme n'est pas un minéral, ni un géomètre.

§

Hamlet ne fait donc pas le fou, sinon comme on se déguise en temps de carnaval : chacun sait alors que le masque est un masque.

Il n'a qu'à parler selon son idée intérieure, pour sembler déraisonnable à tout le monde. Car tous ne vivent, autour de lui, que pour satisfaire leurs appétits et leur amour propre. Plus il est vrai, plus ils sont vains.

Son doute est du fond, et de tout. Il tue Polonius, pour voir après tout s'il y a un rat dans cette bedaine de ministre. Il chasse Ophélie au couvent, pour faire le salut de la pauvrette. Il épouvante sa mère, pour lui bien montrer qu'elle a un fils.

D'ailleurs, il est d'une ironie continue et très amère. L'amertume, grand signe de maladie, selon ces bons Macrotons d'optimistes. Cher prince, nous sommes des malades, et même des neurasthéniques, comme disent ces messieurs. Pour leur répondre, nous sommes forcés d'aspirer de leur air, et ils ne veulent pas que nous ayons la bouche amère ?

312 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'ironie d'Hamlet est un acide puissant : il ne faut qu'une goutte pour précipiter tous les men- songes de l'opinion. Le fond de la vie, la question divine est toujours au premier plan de sa pensée et de ses jugements : voilà ce qui fait l'ironie des. paroles. Rien de plus fou pour le reste des hommes. Et parce qu'il le sait, quelle ironie dans celui qui parle ! Après un excès de tristesse, l'ironie est le retour des dieux sur eux mêmes. '' Que celui qui joue les rois soit le bienvenu ! '" Mais les dieux ont l'ironie tragique. Et l'ironie tragique est pleine de menaces.

VII

LE RESTE EST SILENCE

Ainsi, qu'il vienne d'Allemagne et de l'univer- sité, ou d'Angleterre, ou du cimetière et d< l'esplanade, Hamlet rentre toujours de voyage il sort de méditation, et il tombe parmi les hommes. Au milieu de ces comédiens, il a bien lieu de se plaire aux comédiens de profession ceux du moins jouent les rôles que leur ontj confiés les poètes ; et il peut y avoir de beaux! rôles.

Fortimbras, le bon capitaine qui résout tous le^ problèmes par le poing et l'épéc, ne conclut rienj

CHRONIQUE DE CAERDAL 313

quoiqu'il semble. Sa solution est pour le peuple, rien de plus. Les arbres et les pierres ont encore plus de bonheur, n'ayant pas besoin de conclure. L'homme doit payer plus cher son humanité. Hamlet est au sommet, et on exige de lui la plus lourde rançon. Le genre humain ne vit que pour un petit nombre d'êtres ; mais il y a mieux : il ne vit que dans un nombre d'êtres encore plus petit.

Hamlet est l'homme qui a pris conscience de soi même, et de tout son génie. Penser à ce point, c'est comme si l'on était le seul qui pense. La pensée est alors dans le cœur, et le plan d'une émotion infinie.

Il est en possession du monde. Et le monde ne lui est plus rien. Le spectre est qui commande d'en finir, et qui oblige.

Rien n'est que ce qui dure. Le fatal écoulement de toutes les apparences, voilà bien le mensonge et la séduction de ce qui ne dure pas. 11 ne règne plus seulement sur le Danemark, ce fils de roi. Tl est prince de la vie ; et il ne peut plus vivre.

Il est maître de l'univers ; mais il sait que l'univers est un néant. Il sait ! La pensée est sans pardon. La conquête suprême est la suprême défaite. Quand on a tout, on perd tout d'une fois. Hamlet est le dernier eflFort de la vie, que son néant étouflTe. Il faudra que l'homme en vienne là. Plus forte est la conscience du néant, et moins

9

314 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

elle veut être anéantie. Uâme de l'Occident refuse le sommeil sans rêves. La mort est partout, si un dieu ne crée pas la vie d'instant en instant, et ne la rallume pas sans cesse dans les cendres de soi- même.

André Suares.

315

NOTES

LOUIS NAZZI.

De tous ceux que groupe la Nouvelle Revue Française^ c'est Jacques Copeau qui depuis le plus longtemps connaissait Louis Nazzi et qui le connaissait le plus intimement. Aussi n'avait-il voulu céder à personne la tâche de retracer ici Tirnage qu'il conservait de cet ami, de dire l'affection qu'il lui avait portée, la confiance qu'il lui avait faite, quelles espérances la mort venait d'anéantir. Mais puisque, encore ce mois-ci, d'autres travaux l'accaparent, ne tardons plus à rappeler, fût-ce impar- faitement, quel loyal, quel fidèle et vaillant compagnon nous avons perdu.

Il y a bien des années, sous une couverture rouge, parut un mince fascicule de petit format. Sincérité par Louis Nazzi. C'était le premier numéro d'une revue qu'il comptait rédiger entièrement lui-même. Y eut-il un second numéro ? Il n'y en eut en tout cas pas plus de trois ; mais il n'en fallait pas davan- tage pour retenir l'attention de ceux qui avaient lu ces feuillets et pour gagner l'estime de quiconque avait l'oreille sensible à un certain accent de droiture. Le titre qu'avait choisi Louis Nazzi le définit lui-même. Si sincère que l'on fût à son égard, on se sentait toujours avec lui en reste de sincérité, tant ses scru- pules étaient exigeants et tant il percevait finement la moindre dissonance. " Ne vous étonnez pas, m'avait-on dit au moment je devais le rencontrer pour la première fois, ne vous étonnez pas si dans l'instant vous vous sentez parfaitement d'accord

3l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avec lui, il vous arrête brusquement par un " je ne suis pas de votre avis ", qui vient du besoin d'élucider toute ombre de malentendu, et de ne donner son adhésion qu'à ce qu'il a strictement délimité. " Ainsi s'explique la crainte qu'il mani- festait de se sentir enrôlé dans quelque groupe que ce fût et de se trouver engagé par delà son exacte opinion. De encore une sorte de détachement, de désintéressement qui l'empê- chèrent toujours de s'intéresser à fond dans une entreprise. Comme rien de neuf ou de généreux ne le laissait indifférent, il était de toutes les initiatives courageuses, mais sa collabora- tion gardait toujours quelque chose d'irrégulier et cela sans qu'il Y eût chez lui faute de persévérance ou de maîtrise de soi. , Il était petit, fluet, avec un visage extraordinairement 1 éveillé. Sa mobilité, son regard amusé, son sourire presque candide étaient d'un gamin ; mais brusquement son visage se chargeait d'une attention si soutenue, ses yeux interrogeaient avec tant d'acuité, qu'il se répandait sur cette figure d'enfant une autorité soudaine. Et c'était un curieux spectacle que de voir dans la rue ou dans un couloir de théâtre, quelque homme mûr se pencher sur lui, comme un ogre sur le Petit-Poucet, et l'écouter avec une sorte de déférence. Malgré son âge, malgré son petit bagage littéraire, il avait su se faire respecter de ses ennemis comme de ses amis, lui qui avait gagné la gageure de toucher au journalisme, d'en vivre, sans rien perdre de son intégrité. Celle-ci, on devinait qu'il lui avait fallu la défendre jalousement ; mais on était certain que rien ne pourrait l'enta- mer, même dans la mêlée et dans les passions de la lutte. Car ce scrupuleux était avant tout un combatif. Il haïssait l'injustice; mais quelque blessure que lui en causât la vue, jamais elle ne lui arracha de lamentations. Sociale ou littéraire, il n'y répon- dait que par la passion de la combattre. Tout ce qu'il écrivait en recevait le branle et l'accent. Que de courageuses campagnes il mena dans son feuilleton hebdomadaire ; comme on y sentait le souci de tendre la main à ceux que l'indifférence du public^

NOTES 317

et de la critique a mis sous le boisseau, ceux à qui l'on n'a is fait la part équitable ! Et quelle épreuve était pour lui Immobilité de la maladie, pour lui qui aimait les lieux mêmes la lutte se livre, la vie bat avec force, le contact des lommes, les réunions, la rue !

Ce fut un spectacle lamentable et beau que la lutte de ce corps débile contre son mal. Il se soignait avec le courage d'un homme qui ne se reconnaît pas le droit de déserter. Ce qu'il disputait à la mort c'étaient ses projets, les livres qu'il voulait écrire, les causes qui avaient besoin de lui. D'affreuses crises d'étouffement le terrassaient : il en restait haletant, rompu. Jamais de plaintes. Il m'écrivait il 7 a dix mois, de sa petite écriture ferme et consciencieuse qui ne trichait ni avec un accent ni avec une virgule : " Je dois partir bientôt pour la Suisse. J'espère vous revoir avant mon départ. J'ai été sérieusement malade, cet hiver, et je commence à peine à vivre sans trop de fatigue. Il me faut " refaire ma santé, " me dit-on. Au demeurant, je travaille peu, difficilement et mal ; je suis assez découragé. " Ce dernier mot fait mal ; comme il en dit long, dans son souci de ne rien exagérer : assex découragé!

La dernière visite que je lui fis, c'était dans la chambre qu'il habitait près des Buttes Chaumont, une chambre avenante, ornée de quelques belles photographies et toute tapissée de livres. Car si orienté qu'il fût par naissance, par sympathie ou raisonnement, vers tout ce qui est révolution et libre pensée, la notion d'art et de culture le dominait, pesait dans tous ses jugements. Bien qu'il eût encore, sortant d'une crise, le souffle court et qu'il lui fallût de temps en temps s'interrompre, il était joyeux ce jour- : les médecins s'étaient trompés ; les causes de son mal n'étaient pas celles qu'on avait cru ; on allait renoncer aux pénibles enveloppements froids ; avec son nouveau régime, tout de suite il irait mieux ! Comme il reprenait à la vie ; comme il s'informait de l'activité des uns et des autres ! Et tout de suite, il entrait dans le vif des problèmes qui l'intéressaient. Il me

/

31 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

reprochait certaines phrases qu'il trouvait injustes et qu'en son besoin de tout élucider, il avait gardées présentes, alors que moi-même je n'étais plus bien sûr de les avoir écrites. Ma visite avait semblé lui faire plaisir ; je me promis de retourner bientôt le voir. On s'imagine toujours qu'on a le temps...

Bien qu'il eût à peine collaboré à la Nouvelle Revue Française, il était de ceux sur qui l'on comptait. On disait: " Il y a Nazzi. " Nous lui avions demandé de se charger de la revue des revues, pensant qu'il y apporterait un esprit curieux, ouvert, libre d'œillères, un esprit sensible à ce qu'il y a d'humain dans les formules les plus contraires. Il écrivait ; " J'ai essayé déjà de ramasser quelques brindilles: ma glane est pauvre. Il faut chercher longtemps. " On ne put attendre. On espérait de lui des notes, peut-être un roman, " sitôt qu'il irait mieux"...

C'est un livre posthume que publiera de lui la Nouvelle Revue Française, quand les siens auront trié ses papiers et réuni l'essentiel de ce qu'il a écrit.

j. s.

NOTES 319

LA LITTERATURE

UN POÈTE ET LA POÉSIE PROVENÇALE. '

La critique française ignore trop la littérature provençale. Elle la répute sans doute étrangère, et il ne semble pas qu'aucun de nos critiques officiels ait beaucoup l'usage et la fréquentation d'une littérature autre que la sienne. A ce point de vue comme à bien d'autres, l'état misérable de la critique actuelle est assez récent. L'importance de Villemain et de Taine tient en partie à ce qu'ils ont ouvert leur critique sur les frontières, se sont préoccupés de littératures comparées. Au dessous de noms comme ceux-là, il y a des places plus modestes, éminemment utiles, qui furent longtemps occupées par un Montégut et un Scherer, et qui sont aujourd'hui vides. D'autre part ceux qui ont pour fonction d'étudier les littératures étrangères paraissent peu familiers avec leur littérature propre. Il y a une division du travail et une diminution de la culture générale qui étonne- raient si on ne les rattachait à un ensemble de causes assez claires et sur lesquelles ce n'est pas ici le lieu de revenir. Pour ce qui est de la littérature provençale, Gaston Paris est, je crois bien, le dernier qui l'ait incorporée, comme une de ses pièces néces- saires, à une large et vraie culture française. Son étude sur Mistral reste la seule approfondie et compétente dont le grand poète ait été chez nous l'objet. Je ne parle pas de M. Charles Maurras, à qui revenait ici, de droit, un rôle utile et beau. Ce qu'il pourrait écrire sur le génie et la poésie de la Provence, le livre majorai qu'il nous plaît d'imaginer, est sans doute différé jusqu'au rétablissement du roi.

' Jôusè d'Arbaud, Lou Lausié d'Arle. (Joseph d'Arbaud, Le Laurier d'Arles.) Edition du Feu.

320 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

On m'excusera de soulever de si gros poids à propos d*un brin de laurier, d'un mince volume de vers. Mais le plaisir que m'a fait Lou Lausté (TArle, venant quelques mois après Lu Oulivado de Mistral, n'est pas seulement celui des beaux vers, c'est aussi celui de la réflexion qu'il permet et des questions qu'il soulève. Je ne suis en aucune façon méridional d'origine, bien que le Père Xavier de Fourvières m'ait déclaré que les Provençaux, depuis le roi Boson, pouvaient " revendiquer " légitimement la Bourgogne et les Bourguignons. A quoi je répondais que si la Provence a gardé les papes soixante-dix ans, c'est que les cardinaux Pétrarque nous l'apprend appré- ciaient surtout dans Avignon la grande voie d'eau qui leur amenait tout droit les vins de Beaune, de sorte que nous tenions, au bout de la Saône et du Rhône, Avignon et le pape, son moutardier et sa mule, comme un hanneton au bout d'un fil, pas moins... Quoiqu'il en sort des disputes historiques alors soutenues parmi les platanes de Vaucluse et les bouteilles de clairette, des hasards m'ont fait habiter quatre ans la Provence, et ce me fut un devoir et un plaisir de participer à la lumière de sa langue et au suc de sa poésie. Un orchestre poétique français ne saurait aujourd'hui, pour être total, pas plus se passer de Mistral que de Victor Hugo. Et c'est pourquoi le sort précaire de la poésie provençale, les difficultés presque insurmontables qu'elle trouve à s'épanouir, à jeter d'elle tout son rayonnement de musique, m'émeuvent comme un destin passionnant et tragique.

Lou Lausté d'Arle s'ouvre par une préface de Mistral se trouvent ces lignes : " Oui, mon cher ami, ta poésie jeune et vivante, cela nous sort à peu près du provençal de for- tune — qui s'apprend dans les livres ! Et le souffle provençal qui gonfle de joie ces poèmes cueillis en Crau et à travers la Camargue, prouve une fois de plus que notre douce langue, pour être gracieuse et pure, doit être vécue et amoureusement vécue. Mais ils se font rares ceux qui peuvent sacrifier au culte

NOTES 321

pur de la Comtesse ! Bah ! il n*est après tout pas besoin d'être tant et trop nombreux... "

L'éloge est parfaitement juste ; ce laurier d'Arles jaillit en pleine terre, cette poésie naît du cœur même de la langue, elle ne fait qu'éveiller et suivre les musiques qui y dormaient. Mais avant de mettre les vers de M. d'Arbaud à leur place dans le courant provençal, il faut se demander pourquoi ils apparaissent à Mistral comme une exception, pourquoi ce courant, qui coule aujourd'hui au pied du grand chêne de Maillanne, s'est amenuisé, raréfié, enlisé dans les feuilles chues du vieil arbre.

L'apothéose que connaît depuis tant d'années le chef illustre de l'âme méridionale, l'empereur du soleil, et dans laquelle, sans prendre figure de prophète, il circule avec ce robuste et souriant bon sens qui est comme le frère de lait du génie, cette apothéose de Frédéric Mistral ne peut nous faire grande illusion sur l'avenir difficile de sa langue : " Toute la Grèce et toute Rome, continue Mistral après les lignes que j'ai citées, ne sont jamais représentées que par les œuvres et les chefs-d'œuvre de poésie et d'art, revivent la langue et le génie de la race, et tout le reste est effacé. " Ce n'est pas tout à fait exact. Aucune langue, ni le génie d'aucune race, ne sauraient être représentés durablement par les seules œuvres de la poésie et de l'art. Ils sont représentés par tout un ensemble de civilisation, de pensée, de littérature, par une somme d'humanité, que la poésie et l'art expriment en leur langage, couronnent de leur fleur, éclairent de leur flamme, mais ne sauraient remplacer. Une vraie culture nationale ne consiste pas plus en poésie seule qu'un bon repas ne consiste en grands vins. Pour que la langue et que le génie d'une race revivent dans un chef-d'œuvre de poésie il faut bien que cette langue, que ce génie, se soient manifestés ailleurs, qu'ils aient vécu avant de revivre. Autrement la poésie, demeure une merveille solitaire, fragile, sans action et qu'un jour personne n'entendra plus. C'est à la durée du droit romain qu'a participé Virgile. Je goûte dix fois plus de joie, je vis dix

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fois plus dans la phosphorescence et la plastique verbales, lorsque je relis Cakndal(\uç. lorsque je relis V Enéide. Mais si je suis obligé d'accorder à V Enéide infiniment plus de poids, c'est que V Enéide est le Cakndalàt Rome, qu'elle est assise sur un des grands massifs humains, tandis que Calendal c'est V Enéide de la Provence, une Enéide qui n'est fondée que sur le génie d'un poète. Et je dirais la même chose àHHermann et Dorothée et de Mireille... Et si l'on m'alléguait Dante et la Divine Comédie, je répondrais que leur cas répond en effet à celui de la poésie mistralienne et lui ressemble, comme les couleurs d'une belle aurore ressemblent à celles d'un magnifique crépuscule. Le génie créateur de l'un s'exerce sur la langue que l'on parle et que l'on va parler, le génie créateur de l'autre sur une langue que l'on déserte.

C'est bien d'ailleurs ce qu'avaient compris Mistral et après lui l'élite du Félibrige. La poésie de Mistral ne forme qu'une part dans son œuvre de restauration et de création. Par son Trésor du Félibrige il constitua, au prix d'un immense labeur, les archives et la carrière de la langue. Parmi les sept de Fontségugne, il fut le seul à concevoir un provençalisme intégral, la possibilité d'une culture méridionale, d'un Midi amoureux de sa langue et s'appliquant à la relever. Il est aussi bien le centre et le père du félibrige tout poétique de la grande génération, celle des Roumanille et des Aubanel, que du félibrige décentralisateur qui prête l'oreille à l'appel de la Comtesse. C'est, pour lui, continuer Mireille et Calendal qu'aug- menter par son action les chances de survie de la langue en laquelle ses poèmes sont écrits et qui les porte comme la mei les vaisseaux. Et, à l'heure de jeunesse il écrivait, dans Comtesse, le poème allégorique de la vie nationale nouvelle,' peut-être croyait-il réalisables et permis ces beaux espoirs de la Provence intelligente. Mais n'est-ce point leur inévitable échec que symbolise dans le Poème du Rhône le bateau détruit de patron Apian, et, sur le noble fleuve, la fin du passé héroïque et légendaire ?

NOTES 323

Inévitable ? peut-être. On ne croit jamais tout à fait à ce qu'on redoute. La faillite complète d'un tel effort, d'un tel idéal, serait pour l'âme française une telle perte sèche, que l'on cherche malgré soi des raisons pour qu'elle ne soit pas nécessaire, et que l'on se demande s'il n'existait pas, s'il n'existe pas encore, des chemins par elle pouvait être évitée, ou retardée plus longtemps. La difficulté principale est évidemment celle-ci : les plus heureuses réussites ne sauraient maintenir le provençal que comme une demi-langue, chez un peuple bilingue. Je ne crois pas que le félibre le plus hardiment décentralisateur ait jamais rêvé pour le provençal une existence administrative, un droit à figurer sur le pied d'égalité avec le français dans les documents de la vie publique, à poser dans le Midi une question totale des langues, analogue à celle qui se pose en Belgique entre le français et le flamand. Ce ne serait pas seule- ment l'utopie politique la plus folle, ce serait l'illusion linguisti- que la plus naïve, puisque le provençal serait obligé d'emprunter au français tous les termes de cet ordre, et qu'un tel provençal ne ferait qu'un français grossièrement enluminé dans le genre du Sermon de Monsieur Sistre. Les mêmes impossibilités se retrouve- raient si l'on rêvait de faire du provençal une langue complète de prose, apte à l'histoire, à la philosophie, à la science : outre qu'il n'y aurait que des inconvénients à multiplier les langues scientifiques, déjà trop nombreuses, et qu'une langue à public restreint comme le hollandais, le danois ou le hongrois est, ici, condamnée à peu près à la stérilité. Un efibrt raisonnable et peut-être fructueux ne pouvait donc porter, je crois, que sur les trois points suivants : encourager les Méridionaux de toute classe à parler volontiers et fièrement leur langue ; faire fleurir dans la poésie, le théâtre, la nouvelle et le roman, le provençal écrit, c'est-à-dire le dialecte de Saint-Remy, souple- ment enrichi des termes locaux, tel que l'ont fixé le mouvement de Fontségugne et les chefs-d'œuvre de Mistral ; amener les dialectes, la langue d'oc parlée par la bonne compagnie,

324 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

se rapprocher du provençal écrit, comme les italiens instruits ont peu à peu parlé toscan. Je crois d'ailleurs que ce dernier point, très important en soi, a été laissé volontairement de côté, afin de ne pas creuser de fossé entre deux fractions, un peu rivales, du Félibrige : les provençalisants et les patoisants. Pour atteindre, dans une certaine mesure, ces trois buts, pour les poursuivre du moins avec quelques chances de succès, il n'y avait qu'un moyen, celui que dans toute l'Europe emploient les peuples qui veulent conserver un patrimoine spirituel héréditaire, foi ou langue : des écoles. Si le provençal est condamné à disparaître, c'est évidemment l'école primaire qui l'aura tué. Mais l'école aurait aussi bien été employée à le conserver. Jusqu'à présent du moins, il est permis en France à quiconque présente quelques garanties élémentaires de fonder une école. Quelle école a fondée le félibrige ? Les félibres sont unanimes à vanter une méthode, excellente paraît-il, due au frère Savinien pour faire servir le provençal à l'enseignement du français. Mais j'ai souvent entendu les petits Provençaux, élèves de la laïque ou des Frères, me dire qu'on les mettait au piquet quand ils parlaient " patois ", fût-ce en récréation. ^ Qu'a fait le félibrige pour appliquer, dans la mesure de ses moyens, la méthode du frère Savinien ? Rien. Mistral a fondé le Musée Arlaten de ses deniers, et, quand il reçut le prix Nobel, le maître en fit magnifiquement don à son œuvre, à la Provence. J'avoue que la visite de ces collections m'a médiocrement intéressé, non parce que je ne suis pas provençal un musée bourguignon me laisserait probablement aussi froid mais parce qu'un tel musée est un cimetière sans

^ Je parle de ce que j'ai pu voir. Le 1 6 janvier dernier, un député, M. Lefas, disait à la Chambre que " de nombreux instituteurs du midi ont revendiqué et obtenu le droit de parler la langue d'oc et le provençal à leurs élèves. " (Très bien ! très bien ! au centre et à droite.) Je n'ai aucun renseignement sur la question, et j'en recevrais très volontiers.

NOTES 325

échos, sans profondeur, sans beauté. En quoi le Musée Arlaten, fait pour les touristes, peut-il prolonger l'existence de la langue provençale ? En rien. Si je possédais des ors nom- breux, il ne serait pas impossible que je tinsse ce langage à quelque félibre : " Monsieur, voici deux-cent-mille francs. Et maintenant que vous êtes disposé à écouter bienveillamment mes bavardages, je vous dirai qu'il y a quelques années je visitais à Constantinoplc un établissement grec d'instruction secondaire des plus intéressants. Il s'appelle, je crois, lycée gréco-français. On y fabrique, comme ailleurs, des bacheliers, et il a cette originalité qu'il comporte deux enseignements accolés : le matin les classes y sont faites en grec, le soir en français, à moins que ce ne soit le contraire, et je crois que les résultats sont bons. Un Hellène apprend là, non une langue étrangère, mais, vu la place du français en Orient, ses deux langues nationales. Pourquoi n'essaieriez-yous pas, sur un type analogue, en Avignon, un collège franco-provençal, qui formerait sans doute des gens connaissant non seulement leur langue paternelle qui est le français, mais leur langue maternelle, le provençal ? Vous en banniriez bien entendu l'allemand et l'anglais, qui n'ont rien à faire sous le ciel d'Avignon, et ne permettriez l'entrée de cette école du soleil qu'à des langues latines et,

Unble escoulan dou grand Oumero,

à leur sœur aînée, le grec. Quoiqu'on y fasse, on n'en sortira pas plus ignorant qu'on ne l'est dans nos lycées depuis le phylloxéra de 1902. Et le résultat pour la Cause ? Pas grand peut-être, mais de poids : vous aurez jeté dans la circulation provençale quelques Provençaux qui, connaissant vraiment leur langue, ne la traitant plus comme un patois, seront disposés à l'écrire, vous lui aurez donné une chance de survie plus longue, vous aurez travaillé dans le vivant, dans des cerveaux et des cœurs d'homme, et non dans le mort comme en amassant des bois de lit et en étiquetant des fuseaux. "

32^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous pensez bien que je ne tiens guère à la lettre de ces imaginations ; mais je maintiens qu'une langue ne se défend que par Técole, et que le félibrige aurait se demander davantage ce qu'il y avait à faire de ce côté. Tout est parti, hélas ! en manifestations oratoires, et en tutupanpan, et tout fourmillait de politiciens, pas toujours du Midi : il y eut des temps la grosse question félibréenne était de savoir si Mariéton serait décoré cette année. La croisade pour la délivrance de la Comtesse parfois n'a pas mal ressemblé à l'expédition des Tarasconnais, dans Tartarin, pour la défense de l'abbaye de Panperigouste. N'est-ce point la Muse de l'abbé Favre et du Siège de Caderousse, de Roumanille et de l'incom- parable Campano Mountado, qu'il faudrait parfois réveiller pour la chanter r Si j'avais le temps de faire de l'anecdote, j'en dirais long.

Pourtant, quand la langue parlée aura cessé d'entretenir autour de la poésie provençale l'atmosphère que cette poésie respire, l'oxygène qu'elle rend par l'éclat de son visage, Mireille et Calendal mourront. En nous rappelant que la Grèce et Rome vivent par leur poésie, et que la Provence vivra pareillement. Mistral plaisante : le latin et le grec vivent, je l'ai dit, pour une humanité qu'ils nourrissent, le provençal ne vivra que pour des philologues. Dès maintenant, les seuls\ ouvrages généraux dans lesquels un Français puisse en com- mencer l'étude scientifique (Chrestomathie, grammaire histori-j que, édition de Mireio avec commentaire et glossaire provençal- français) sortent de la petite université poméranienne de^ Greifswald, et sont dus au professeur Koschwitz. ^ On peut imaginer, pour un avenir prochain, un pendant à la pièce dej Heine, un Apollon chez les Hyperboréens, Mireille et Calendû transportés dans le musée d'érudition poméranienne (ainsi quel

* Le libraire allemand qui a publié la Mireio de Koschwitz a| édité en cinq forts volumes, en français bien entendu, le théâtrc| d'Alexandre Hardy !

NOTES 327

les frontons du Parthénon au British Muséum), " conservés " par les successeurs du professeur Koschwitz.

Ce sera une façon de vivre encore ? Peut-être. Je crois avoir lu quelque part que les derniers mots, prononcés par une langue humaine, de je ne sais plus quel dialecte celtique de Galles ou de Cornouailles, le furent par un perroquet qui avait appartenu à une vieille paysanne et qui était devenu une curiosité philologique. Je suppose qu'après sa mort on a l'empailler pour quelque Musée Arlatan du lieu. Aujourd'hui le phonographe est pour multiplier et scientifiser ce perro- quet. Comme les paroles . gelées du Pantagruel, un provençal gelé se conservera sans doute indéfiniment dans les rouleaux, dans les " archives de la parole " à Greifswald. Un provençal gelé ! Magnifique ironie !

Carrejon pas nostis estello, Carrejon pas nosto souleu.

De tout cela je sais bien que la plupart des Français, et, parmi eux, la plupart des Méridionaux, font allègrement leur deuil. L'achèvement, la perfection de l'unité linguistique est considérée par beaucoup comme un progrès. Je suis persuadé au contraire que la disparition totale de la langue d'oc, ou du moins sa retraite dans les bibliothèques et les phonographes, serait un désastre pour la langue française elle-même.

A-t-on remarqué que le Midi n'a donné à la France, dans toute son histoire littéraire, pas un seul de ses grands poètes ? Au contraire un bon nombre de nos grands prosateurs, des originaux, des parfaits, sont du Midi ; un Montaigne, un Massillon, un Montesquieu, réalisent, à des titres différents, dans la prose de leur temps, le point d'exquise convenance. Certainement ce n'est pas un hasard ! La musique la plus secrète d'une langue, celle qui se traduit par la poésie, ne se révèle que par celui qui appartient à cette langue tout entier et qui plonge en elle chacune de ses plus profondes racines. La

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poésie d'oc, coupée et renversée par le tumulte du XIIP siècle, est demeurée, jusqu'au XIX« siècle, en sommeil. Roumanille et Mistral ont éveillé la Belle au bois dormant; Et durant tout ce temps, le Midi, qui n'a pas chanté dans sa langue, a mal chanté dans celle d'Outre-Loire, ou du moins n'y est pas parvenu à la pointe extrême de musique, La place, dans son âme, serait alors libre pour une poésie vraiment méridionale, pour la seconde figure de notre poésie nationale. Il est fort possible que la valeur poétique de nos mots français soit irrémédiablement usée : on en a souvent l'impression devant la poésie actuelle, qui se voit presque obligée de renoncer à la rime authentique, simplement parce que le registre des rimes françaises n'est point indéfini. Le surmenage de son instrument traditionnel l'oblige à chercher des voies rythmiques nouvelles. Or le provençal serait parfaitement capable de reprendre la suite de cet instru- ment traditionnel, et de lui faire parcourir une longue carrière. D'une part il possède toute la fraîcheur intacte de ses mots admirables, les mots les plus expressifs, les plus savoureux, les plus musicaux qui soient peut-être dans une langue latine. D'autre part n'oublions pas que le provençal n'est pas seulement une langue latine, mais une langue française, que sa poétique est strictement française, que ses mètres, ses strophes, sauf une exception géniale qui confirme la règle, sont les mètres et les strophes de la poésie française. Certes, le génie poétique de Mistral est aussi différent de celui de Ronsard que de celui de Dante. Mais, de même qu'ayant élevé à la dignité de provençal littéraire le dialecte de Saint-Remy, il peut être dit le Dante de la Provence, de même, comme trouveur et législateur de rythmes lyriques, je ne lui vois d'égal ni d'analogue que Ronsard. Je pense ici au Mistral des Isclo d'or, étonnant et hardi écrin de rythmes. Mais la strophe de Mireio et de Calendal (c'est elle l'exception dont je viens de parler) nous permet peut-être d'évoquer de façon plus frappante encore Ronsard. Elle consiste en deux octosyllabes sur rime féminine,

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un alexandrin sur rime masculine, trois octosyllabes sur rime féminine, et un dernier alexandrin qui rime avec l'autre, en tout sept vers. Inconnue en français, (on en trouverait pourtant, si mes souvenirs ne me trompent pas, dans Ronsard lui-même, un ou deux exemples approchés), elle est l'invention propre de Mistral. D'abord elle est, par son mouvement inépuisable, admirablement adaptée à un récit, elle donne la figure même du mouvement : voyez dans Calendal^ de Cassis à la Roche d'Aiglun, puis de la Roche d'Aiglun à Cassis, les deux courses du pêcheur à travers des pays que le poète énumère longue- ment, décrit successivement, énumération et description qui seraient fastidieuses, si le rythme de la strophe ne les prenait dans un mouvement si robuste, si véhément, que l'on a la sensation directe de tous ces villages qui passent, s'abattent sous le regard, que l'on tient, comme Calendal, la jambe tendue et rapide pour les traverser. Ensuite elle témoigne chez Mistral d'une intuition poétique tout à fait pareille à celle de Ronsard,, commandée par la même situation de la poésie et les mêmes, nécessités de son développement. Au temps de Ronsard l'alexandrin n'était guère susceptible encore que d'un traite- ment lyrique, soit sous formes de stances, c'est-à-dire de phrases rythmiques en alexandrins seuls (généralement des sonnets), soit sous forme de strophes, c'est-à-dire d'alexandrins mêlés à des vers d'autre mesure, invention personnelle de Ronsard. C'est plus d'un siècle après Ronsard, avec Corneille, qu'arrive à maturité l'alexandrin suivi, épique. Je crois qu'au temps de Mireille et peut-être aujourd'hui encore la situation de l'alexandrin provençal était exactement la même. Bien qu'il béné- ficie de toute l'expérience française, que souvent il reproduise de la façon la plus servile les coupes romantiques, il ne semble pas qu'il ait encore trouvé sa musique propre. La Reino Jano de Mistral, Lou Pan dou Pecat d'Aubanel peuvent offrir (le dernier surtout ou plutôt le dernier acte du dernier) un intérêt drama- tique, ils sont évidemment des erreurs poétiques. D'ailleurs il

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me paraît que ^alexandrin français, tel quel, se transporte mal dans une langue plus accentuée, abondante en diphtongues. Il y aurait là, peut-être, une mise au point métrique et ryth- mique qui appellerait un second Mistral : en tout cas le vers de la poésie dramatique (Aubanel copie le sien sur notre vers de théâtre, c*est-à-dire sur l'abomination de la désolation,) reste à trouver. Quant au vers blanc que Mistral, comme Milton, emploie pour une nouvelle forme de récit, celle du Poème du Rhône, il est d'une invention presque aussi juste, aussi saisissante que la strophe de Mireille. Si la poésie provençale a encore une carrière à parcourir, je crois qu'elle l'utilisera avec le plus grand profit.

Peut-être maintenant pressentira-t-on l'intérêt que l'exis- tence, le progrès, l'avenir de la poésie provençale peuvent apporter à ceux qu'intéresse vraiment, dans tout son fond et toutes ses formes, la poésie nationale. Ces précautions étaient utiles pour expliquer le grand intérêt que j'ai pris au Lausié £Arle, de M. Joseph d'Arbaud : " Cela nous sort de l'à-peu-près et du provençal de fortune celui qui s'ap- prend dans les livres. " Le poète est en effet un maître merveilleux des mots, des beaux mots de flamme et d'or qu'il élève, sur les ailes de ses fortes strophes, à même son solide ciel bleu. Ces poèmes sont faits pour être jetés à pleins poumons, dans la Crau de pierre et de soleil, au mistral et à l'espace. Mais à cette splendeur des mots, manque, la plupart du temps, un intérieur. La poésie provençale de M. d'Arbaud me paraît fort analogue à la poésie française du provençal Emmanuel Signoret. Même magnificence verbale, même estrambord poétique, et même déficience de matière. Comme Signoret, il chante merveilleusement, et il serait un grand poète, s'il savait quoi chanter : " Je suis toujours prêt, disait Signoret à André Gide, j'attends qu'on me commande quelque chose. " Il me rappelle aussi, et pour les mêmes raisons, les plus beaux vers de M. Joachim Gasquet, c'est-à-dire ceux qui

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datent d'assez longtemps. Je pense d'ailleurs que Signoret et Gasquet eussent été de plus grands et de plus fiers poètes dans leur langue natale qu'en français : j'en suis encore plus certain après la lecture du Lausié d^Arle.

Dans une poésie qui n'en est qu'à son premier demi-siècle, cette beauté des formes prend d'ailleurs une importance capi- tale, revêt par elle seule une valeur morale, en ce sens qu'elle apparaît chargée des destinées verbales de la race. Je ne regrette nullement de n'avoir pas à en louer, dans le Lamié d^Arle, une autre. Trois de ces formes présentent un intérêt très vivant.

D'abords les petites formes lyriques de la stance simple, à quatre octosyllabes. En provençal comme en français, elle est la plus naturelle, la plus facile. Mistral l'a généralement dédaignée, sauf dans son dernier recueil, lis Ouîivado, elle lui fournit, après quelques jolies pièces, l'exquise perle qui clôt le livre. Aubanel, qui n'a rien du tout d'un inventeur rythmique, l'em- ploie souvent dans ses délicates poésies intimes. Félix Gras l'a adaptée admirablement à la narration dans sa seule œuvre poétique qui puisse compter, le Romancero provençal. M.d'Arbaud en use comme tous ces poètes, ainsi que de sa variante (la même avec un dernier vers de quatre syllabes) en lui donnant moins de fluidité que de densité et d'éclat.

Ensuite la stance de quatre alexandrins. Celle-là la poésie provençale est bien loin de l'avoir réussie du premier coup. Mistral ne l'a presque jamais employée, dans sa défiance très perspicace de l'alexandrin suivi, même lyrique : Aubanel au contraire en use fréquemment, mais assez maladroitement, peu habile à la fondre d'un jet, à trouver les bases puissantes et simples de sa musique (tout au moins dans la Miougrano entreduberto ; car les Fiho d'* Avignoun, d'un intérêt poétique bien moindre, paraissent souvent d'un métier plus sûr). Celles de M. d'Arbaud sont fort belles; je n'en connais pas de pareilles en provençal ; mais ce sont elles qui me rappelaient tout à l'heure la poésie de Signoret.

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Dins lou jardin Jîouri de bouts nègre et de nertOy Sus /ou camin sablous que vtro vers la mar Te veguère. Bevïes H boufe d^ou vent-larg Et toun amo, jouvènto, éro unojlour duberto.

Te semblavo, toun cor, coume un grand bastimen Artneja per la vido et desplegant si vélo E toun raive arderous, vougant sous lis estello, Mourgavo H tempèsto e lou reboulimen.

Li vesies, eilalin, lis isclo lumenouso, Tant vis te auries vougo conquis ta toun trésor ! T^avien counta qt^a bas s'alargo lou grand port Ount vènon s*abriga li barco benurouso ;

Un port plen de cansoun, de lus, de reflamour Dins li niue souloumbroso o li rebat de Paubo, E lou vent boulegaire, en caressant ti raubo, De la mar f émis sento adusié la sentour. ^

Enfin la grande strophe lyrique de l'ode classique française, l'arc d'Ulysse de notre langue, celle que Banville considère avec raison comme la forme reine de notre poésie. La forme rare aussi : chez nous elle est comprise tout entière entre ces

1 "Dans le jardin fleuri de buis noir et de myrtes, sur le chemin sablonneux qui tourne vers la mer, je te vis. Tu buvais les souffles du vent large, et ton âme, jeune fille, était une fleur ouverte.

Ton cœur te semblait comme un grand vaisseau, gréé pour la vie et déployant ses voiles et ton rêve fougueux, voguant sous les étoiles défiait les tempêtes et le malheur.

Tu les voyais au loin, les îles lumineuses, (si vite tu aurais voulu conquérir ton trésor !) On t'avait dit que -bas s'élargit le grand port viennent s'abriter les barques bienheureuses ;

Un port plein de chansons, de lueurs, d'éclats, dans les nuits ténébreuses ou les reflets de l'aube et le vent agile en caressant ta robe, de la mer frémissante apportait la senteur.

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deux colonnes d'Hercule : VOde a Michel de VHospitaly de Ronsard, et les Mages des Contemplations. Entre ces deux colon- nes ? je devrais dire dans ces deux colonnes. Quand arec ces deux prodiges verbaux, on aura nommé V Eternité de la nature^ brièveté de P homme, de Lamartine, on sera au bout des chefs- d'œuvre. Ce poids n'est pas soulevé fréquemment dans le cours d'une langue. En provençal on n'y a touché que deux fois, et quel autre bras que celui de Mistral l'aurait osé ? Ce sont les deux odes des lies d^Or, V Hymne a la Race Latine et VEclabous- sure, et cette dernière, avec son passage robuste de l'invective la plus rustique au lyrisme le plus sublime, l'un naissant naturelle- ment de l'autre, avec la densité et l'éclat éblouissants de la langue, atteint la cime au delà de laquelle il n'y a absolument plus rien. L'honneur du Lausié d^Arle est d'avoir, au moins, une fois touché à l'arc du héros, de l'avoir tendu, et gagné la partie. Je sais maintenant par cœur les dernières strophes du livre, et quand je reprendrai, cet été, mon bâton du Vçntoux, des Aupiho et du Tanneron, je suis bien sûr de les jeter souvent dans le soleil, comme des nageuses à la mer.

Ma bello Raço seriouso, Qu*as coungreia, per m^abari, Inchaiènto e misteriousOy Un pople d^ome atravali, Vobre es enflour, veici moun amo Veici Vouro que, de mi ramo, Voudour s^escampo dins lou cèu, Dou Lausié creis la ligno duro E renadivo, sus Vauturo : Mounto la branco dis aucèu.

QiCenchau H tèms di languithri E la sournuro de lou mau-cor ? Au souffle viéu de la Vitori, Voulountous, ai dubert toun cor ;

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Laisso voula li bèlli rimo, Uno vertu sort de la primo, Vempèri greïo dins toun sang, Siesfortol E mangrat d^oumbro vano. Toute roso dis orto umano Flouris fougouso dins mi cant.

Tant de cop, courba sus ma sello, Jouvènt perdu long de la mar ; Ai escouta sout lis estello Lou pica de moun cor amar ; Tant de cop, enaussant moun aste. Ai courseja per li claus vaste La belle care que risié, E sounjave de tu, ma Race, E sounjave de moun Lausié. . . .

Vers tu, ma Race sérieuse,

Vène libre, amour ous e fort.

Apararas moun noum, piouse.

De Voublidançe e de la mort.

E quand, passa li jour de lagno,

Auras coucha la malamagno

E lis angeuisso e li trebaus.

En mountant au seum de la Glèri,

Ma Race, gardaras memori

Dôu Lausié d'Arle et de d'Arbaud. ^

* Ma belle Race grave, toi qui créas pour m'enfanter, non- chalante et mystérieuse, un peuple d'hommes travailleurs, l'œuvre est en fleur, voici mon âme, voici l'heure de mes rameaux l'odeur se répand dans le ciel, du Laurier croît la ligne dure

et renaissante, sur la cime, monte la branche des oiseaux. Qu'importe les temps de torpeur, de défaillance et de ténèbre ?

Au souflîe vif de la victoire, j'ai, volontaire, ouvert ton cœur ; laisse s'envoler les belles rimes, une vertu sort du

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Ce mètre et ce rythme de Tode, qui répondent en musi- que à de pures journées marines à de vieux Bourgognes, sont encore plus qu'en français, beaux, dans une langue sonore, accentuée, et sur laquelle n'a pas sévi le fléau de la nasalisation. Si les Provençaux voulaient, si l'apostolat mistralien portait tous les fruits d'or qu'il mérite, en quel magnifique ruisselle- ment de lumière cette langue se répandrait encore ! Avec sa fraîcheur spirituelle et patoise d'un côté, son éclat plastique et ensoleillé de l'autre, elle comporterait, je pense, pour ses deux extrêmes un Roumanille, celui d'hier, et un d'Annunzio de demain. Roumanille qui nous en donne la limpidité et la belle humeur, et ce d'Annunzio que j'imagine, en eque éclateraient jusqu'à l'exubérance et à l'excès, comme en un fils de Calendal et d'Esterelle, les promesses de moissons verbales et de lumière latine. De l'un à l'autre le massif solide, substan- tiel, équilibré, d'un beau groupe poétique, et le Père, comme l'Homère d'Ingres, entre Mireille et Calendal. Dans ce groupe le Laurier d'Arles tiendrait sa place, et la gerbe de feu lyrique qui l'achève et l'éclairé comme une nuit de Saint-Jean ne paraîtrait point jactance vaine.

Albert Thibaudet.

printemps, l'empire germe dans ton sang, tu es forte ! Et malgré de vaines ombres, toute rose de jardins humains fleurit vigoureuse dans mes chants.

Que de fois, penché sur ma selle, jeune homme perdu le long de la mer, j'ai écouté sous les étoiles le battement de mon cœur amer ; que de fois, la hampe haute, j'ai poursuivi, à travers les plaines désertes, la belle face qui riait dans le frisson des basses eaux, Et je songeais à toi, ma Race et je songeais à mon Laurier...

Vers toi, ma Race grave, je viens libre, amoureux et fort ; tu défendras mon nom, pieuse, de l'oubli et de la mort. Et quand, passés les jours de tristesse, tu auras chassé la discorde, et les souffrances et les tourments, en montant au sommet de la gloire, ma Race, tu garderas la mémoire du Laurier d'Arles et de d'Arbaud !

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QUELQUES JUIFS (Israël Zangwill, Otto Weininger, James Darmesteter), par André Spire (Mercure de France).

Nul lecteur n*ouvrira ce livre sans être saisi fortement pi les faits, par les idées qu'il apporte, et par la passion dont il animé.

Aux esprits soucieux avant tout de s'instruire, je conseil de ne pas suivre Tordre des pages, qui les placerait d'al devant le cas le plus complexe. Qu'ils commencent donc par le troisième essai : ils y verront comment des Juifs d'élite, en France, concevaient la question juive avant la crise antisémite. Reprenant après un demi-siècle les spéculations de Joseph Salvador, James Darmesteter, le " Docteur pacifique ", ne s'in- quiète pas du sort de sa race ; le judaïsme (comme à Renan) lui paraît être moins une race qu'une tradition. Cette tradition peut se fondre dans la tradition française, et, fécondée par elle, la féconder à son tour ; car ses deux seuls dogmes essentiels : Unité divine et Messianisme, sont identiques aux principes modernes de la science et du mouvement social : unité des forces, croyance au progrès. Mais à mesure que Darmesteter, par ses études historiques et par les douleurs de sa vie, est con- duit à reconnaître dans la religion une des forces vives de l'humanité, il en vient à croire, à proclamer très haut, que la mission du prophétisme est de réveiller le sens de l'idéal chez des peuples trop épris du bien-être temporel, et peut-être même de " rendre à l'Eglise le souffle de l'avenir, en lui rendant le sens des formules d'où elle est sortie ". Il publie Les Prophètes d"* Israël tn 1892, six ans après le début de la cam- pagne antijuive ; il meurt le 19 octobre 1894, quatre jours avant que la Libre Parole annonce l'arrestation du capitaine Dreyfus.

Avec cette âme ferme et douce, contraste l'âme ardente et tourmentée de l'étudiant Weininger. Celui-ci a grandi dans Vienne, au milieu d'un peuple hostile ; mais ce n'est pas par

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ambition ni crainte, c'est dans un délire d'idéologie, que ce Juif " renie son sang, souille son nid ". D'abord disciple d'Avenarius, il n'a pu se satisfaire d'une philosophie de l'expé- rience pure, qui lui présente, au lieu de choses, " des relations, des paquets de sensations, des rapports subjectifs ; rien d'objectif, rien de réel. " Il se rejette donc vers Kant, il part de la Criii- que de la Raison pratique pour poser et défendre des valeurs absolues ; mais il applique ses postulats à toute une masse de Sociologie, de Psychologie, de Biologie mal digérée. Une grande opposition domine, selon lui, tous les conflits humains : D'un côté l'homme, le Principe mâle, pensée claire, vouloir autonome ; de l'autre la femme, le Principe femelle, sensations confuses, instincts impulsifs : " L'idée lui est étrangère... Elle est amorale autant qu'alogique. Mais toute existence est morale et logique. Ainsi la femme n'a pas d'existence. " Or il y a des races féminines ; et la race juive est de celles-là. Le Juif n'a " aucune relation fondamentale avec la chose en soi " ; son esprit est multiplicité ; il ne croit pas à la volonté libre ; c'est lui, le Matérialiste, et le Communiste aussi. Dès lors, comment hésiter ? Il faut prendre parti " entre la femelle et le mâle, entre le business et la culture, entre l'ignorance des valeurs et l'affir- mation des valeurs, entre la vie terrestre et la plus haute vie, entre la négation et l'affirmation qui est pareille à Dieu... " Le jour même il passe sa thèse de docteur en philosophie, Weininger reçoit le baptême. Mais il retombe bientôt à la torture de sa pensée qu'exaspèrent les marches forcées, les jeûnes, le travail nocturne. La nature de sa dernière crise n'apparaît pas nettement : doute-t-il de son système, ou désespère-t-il de sa destinée ? A l'âge de 23 ans, dans la vieille maison mourut Beethoven, d'un coup de pistolet il arrête " les battements de ce cœur juif que le monde chrétien lui avait enseigné à haïr. " Vient enfin cet Israël Zangwill, dont les Cahiers de Péguy nous ont naguère fait connaître l'admirable Chad Gadya. en 1864, seize ans avant Weininger, il est plus moderne que

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lui ; il sait adapter au réel ses dons d'artiste et d'homme d'action. Cette culture anglaise qui l'a fait écrivain ne le détourne pas de ses frères lointains, arriérés, déshérités. Il parle, il écrit le yeddisch. Non seulement il a longuement fréquenté ces ghettos " de formation volontaire " qui vont sans cesse crois- sant dans l'Est de Londres et dans New-York ; il est remonté de plus aux sources de l'émigration, il a connu les juiveries d'Allemagne, de Pologne, de Bohême et de Galicie. Il sait traduire les vertus et les vices, les rêves, les superstitions, les ridicules et l'humour, tout le tragique et le comique du Ghetto. Il ne renierait pas ces phrases que Spire emprunte à VUriel d^Acosta de Gutzkow ! " Pourquoi Joseph, revoyant en Egypte les frères qui l'avaient vendu, laissa-t-il échapper des larmes ? Pourquoi, malgré l'horreur qu'il nous inspire, ce chaos de coutumes que nous traînons après nous de l'Orient nous relie- t-il encore comme si nous étions frères, ce que nous sommes bien moins souvent que nous ne paraissons ? " Entre temps, Zangwill pourra bien, à Rome, admirer l'adoration naïve des contadines et des facchini, sympathiser avec eux et se dire : " Je connais mieux mon Moyen-Age que le connaisseur protes- tant qui m'écrase sous le poids de sa culture, ou le pseudo-catho- :l lique en quête de sensations. " Sa vocation vraie le rappelle vers le peuple de Juda. Il connaît, il a dépeint l'horreur des pogromes russes ; il a vu, dans les pays d'Occident, affluer la | foule des fugitifs ; et, marqués comme ils sont du joug hérédi- taire, il sait bien qu'ils ne peuvent pulluler dans nos villes sans 1 y soulever bientôt de nouvelles hostilités. Il fiit donc sienne l'idée d'un Etat juif, lancée par le D"^ Herzl ; il débarrasse cette idée de toutes chimères mystiques : Peu lui importe que la Jérusalem nouvelle s'édifie en Palestine, en Amérique, ou sur les plateaux africains, pourvu que ses citoyens forment, selon le vers de Faust^ " un peuple libre sur un sol libre. "

Ainsi nous somme$ préparés à comprendre l'attitude et le dessein de l'auteur. En résumant d'abord son livre comme un

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récit impersonnel de biographie et d'histoire, à peine ai-je laissé deviner que l'abondance d'informations précises n'y apaise pas un moment les palpitations de la vie. Ni plaidoyer, ni réquisitoire ; protestation passionnée, dont le ton est posé dès la première page par cette citation du protestant Jurieu : " Faut-il qu'on fasse tant d'efforts pour nous arracher ce cœur français que Dieu et la naissance nous ont donné ? " Spire ne croit pas aux vertus de l'effacement et du silence : " Les Juifs français qui appartiennent à la bourgeoisie ont toujours pro- clamé que parler des Juifs c'était provoquer l'antisémitisme. L'antisémitisme est tout de même et les Juifs français ont été obligés de se défendre. " Il voit cet antisémitisme partout : " La théorie de l'assimilation a fait faillite. Nous sommes des hommes, et nous avons le droit d'avoir des travers et des défauts, aussi bien que des vertus. Nos vertus ne sont comptées qu'à chacun de nous. Nos vices sont imputés à toute la race. On nous reprochait jadis la crasse de nos pauvres. Maintenant c'est le bien-être de nos riches. " Manquant de sang-froid pour tenter une exacte estimation des forces hostiles, et pour mesurer la distance entre les doctrines et les actes, il attend les pires dangers ; il écrit : ** Ce n'est pas dans les pays libres que l'antisémitisme est le moins menaçant... Partout les Juifs ont tout à craindre de la minute qui vient ; partout ils doivent se tenir sur le pied de guerre. " Dès lors il ne peut lui suffire de mépriser les mépris, et de redire après Nietzsche: " Je voudrais qu'on commençât par s'estimer soi-même. Tout le reste découle de là. " Il veut décrire tout le reste ; et c'est que l'émotion fait trembler sa main.

J'ai relu quelques poèmes d'André Spire : Ces vers libres suivent bien les mouvements de l'âme ; la technique en est simple et sûre ; ce qui parfois brise le rythme, ce sont les sur- sauts, les brusques écarts d'une sensibilité inquiète et fiévreuse. Et pareillement ici, la même passion qui nous touche risque souvent d'irriter, par des expressions qui passent le but. Que

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penser de ces lignes sur les offices de la Semaine-Sainte : " Il est impossible qu*un chrétien sincère, après les avoir entendus, ne sorte pas de l'église fou de haine contre le J uif déicide. " Spire oublie à quel point la foi se plie aux temps et aux mœurs ; pourtant, comme Darmesteter, il a connaître en Lorraine plus d'un chrétien qui, sortant des offices, lui serrait la main sans arrière-pensée. Je n'aime pas non plus cette alternative dont l'un et l'autre terme sont mal posés : " Peut-être (Darmesteter) finirait-il par demander s'il ne serait pas plus digne, pour toute une jeunesse, de songer à redevenir des Juifs fiers, que de rester éternellement des citoyens contestés. " De quelle fierté s'agit- il ? Une fierté d'hommes libres en leur cœur, et dédaignant tout jugement qui leur reprocherait autre chose que leurs actes per- sonnels ? Ou bien la fierté des anciens fidèles " acceptant leur glorieuse solitude, et disant à tout le monde, non pas : Je suis pareil à toi, mais : Je suis l'élu, je suis votre lumière " ? S'i est vrai que la première n'impose pas silence aux contestations, faudra-t-il que la seconde aille jusqu'au reniement du nom de citoyens? Les visions de Spire lui cachent par moments le sens des réalités présentes : Il admet que son ami Sittenheim " se trouve, sans l'avoir désiré, l'ami de députés puissants et de ministres " ; et la Loi ne le rassure pas contre les attaques de partis vaincus ! Cette agitation pathétique témoigne simplement d'une crise intérieure, aujourd'hui surmontée. J'en vois la preuve dans un article de V Opinion Spire, avec une éloquence sobre et lucide, reprend les projets de Zangwill. En voici les dernières lignes : *' Les Juifs français veulent rester Français... Mais s'ils veulent pouvoir se fondre en paix dans le pays qui les a, le premier, libérés, il faut qu'il y ait quelque part dans un coin du monde une terre de refuge puissent vivre, d'une vie vraiment juive, les Juifs persécutés du reste de l'Europe, et qui, eux, ont la fierté de vouloir rester tout simplement des Juifs. " Cette thèse territorialiste a vraiment pour elle, à la fois, générosité, prudence et bon sens.

M. A.

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LE ROMAN

LE VIEUX GARAIN, par Gaston Roupnel (Fasquelle 3 fr. 50)-

Cette œuvre a ceci de particulier que M. Gaston Roupnel a été conduit par la logique de son tempérament à masquer ses intentions. Le portrait de ce Gilles Garain, grand dégustateur de vins et de filles, est rehaussé de teintes si vives qu'elles dérobent au lecteur la pensée qui court à travers le livre : ce désaccord explique que plus d'un ami de Nono ait été déçu par Garain.

L'économie de ce roman repose sur une disproportion volon- taire. Les aventures de Gilles Garain et de ses tristes compa- gnons occupent les deux tiers du livre ; mais si l'auteur relève d'un brutal éclat leurs gestes médiocres, c'est afin de rendre plus discrète l'ombre dont il enveloppe la douceur grave et résignée de Catherine, de Marie-Rose et de la Mailloche : trois jeunes filles destinées à exprimer " les sentiments limpides qui sont, dans l'âme des êtres, l'air et le ciel ". Pour vanter et magnifier ses contestables exploits, Gilles Garain déploie une verve inlassable dont la truculence s'étale avec une complaisance parfois inconsidérée (pp. 10, 101,204,205,221). Tout au contraire, dans les moments d'émotion, M. Gaston Roupnel choisit les expressions les plus neutres, les plus effacées : il met alors dans la bouche de Garain les phrases les plus sobres {la mort du père, la mort de Catherine, le mariage de Garain avec la Mailloche, le bonheur de Claude t, son départ, et sa mort).

Par ce procédé d'effet à rebours, l'auteur du Vieux Garain souligne ce qui nous paraît le plus contestable dans son œuvre, et cela, aux dépens de ce qui révèle en elle le sens de la vie profonde. Sans doute il croit mieux traduire ainsi la psycho-

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logie du caractère bourguignon, dont l'écorce d'indifférence joviale, malicieuse et brutale recouvre un fonds réel de sensi- bilité silencieuse. Surtout il reste fidèle à son sentiment per- sonnel de l'existence, à cette philosophie de la vie, dont la trame parfois disparaît sous la fantaisie de broderies aux voyantes couleurs.

Cette philosophie toute faite d'opposition, M. Gaston Roupnel l'avait déjà symbolisée dans le personnage de Nono ; dans le Vieux Garain, il donne à cette opposition une forme nouvelle, plus indirecte et moins apparente : il dissimule sous des teintes grises, voilées, les deux fragments du récit qui encadrent les expériences, vivement enluminées, de cette " fine gouape " : d'une part, la jeunesse de Gilles jusqu'à la mort de sa sœur Catherine ; de l'autre l'histoire de Marie- Rose et du mariage avec la Mailloche. M. Gaston Roupnel par trahit son secret penchant et le véritable objet auquel il souhaite atteindre : surprendre par delà les réalités immé- diates les secrets appels et les muettes réponses du cœur, donner une voix aux forces sourdes de la nature et aux senti- ments éternels qui dominent le monde. Ses créatures préférées sont les jeunes filles et les femmes, qui incarnent " les grandes amitiés de la vie " : en elles, l'auteur voit " ce quelque chose de grave que je devinais caché dans P ombre de Vètre ". Trois visages de femmes, par leur rayonnement, éclairent d'une lumière adoucie les tons violents qui attirent l'attention première du lecteur.

Alors que de toute sa violence, M. Gaston Roupnel, s'abandonne à son instinct, il peut donner l'impression d'être la victime, non d'une extrême impétuosité, mais d'une virtuo- sité indécente. Lorsqu'il dit : " J''ai repris fidèlement sans presque rien modifier les récits sans art que le vieil homme nC a faits ", on ne le croit pas et on lui reproche " la petite tenue bourgeoise " et le " faux-col " dont il les a affublés et dont imprudemment parle Garain ; et cet impulsif apparaît un habile homme.

NOTES 343

Méprise étrange : la verve de M. Roupnel n*a rien d'apprêté, elle est semblable à la végétation qui envahit le petit village de Saint-Philibert : " C'est une ruée de lierres, de ronces, de groseillers, de rejets sauvages... " Les épithètes se pressent, les comparaisons se multiplient, les esquisses pittoresques che- vauchent. Cette verve dont la fécondité est le fardeau s'épanche comme un flot qui sans cesse déborde ; aussi charrie-t-elle autant de cailloux et de galets que de pierres rares : les répéti- tions des mêmes qualificatifs, les associations d'idées et les oppositions de mots douteuses côtoyent des expressions si vraies qu'elles sont le cri même d'une âme simple. la plus experte des habiletés rencontrerait-elle des mots comme celui-ci Garain vient de perdre son père : " Je suis resté seul. . . Je ne faisais rien que de cracher sec. Les gens voyaient et s* écartaient^ disant : il faut laisser le chagrin se faire ? " Et ce n'est pas le plus souple métier qui dicterait à un écrivain les pages dé- pouillées de tout ornement sont dits le bonheur de Claudet, son départ, sa mort (p. 318 à 327).

De métier, point ou presque. De contrôle de soi encore moins. Cette spontanéité livrée à elle-même montre à quels excès peut conduire une fécondité qui s'abandonne. Si elle voulait se discipliner et si elle consentait à des sacrifices, cette force déchaînée multiplierait, en la concentrant, sa puissance : le trait s'émousse, l'expression perd son relief lorsque les empri- sonne la gangue d'un contexte surchargé d'idées et de mots. Pourquoi ce cortège de qualificatifs superflus autour d'une épithète heureuse, mais dont la vigueur ainsi dispersée s'énerve ? M. Gaston Roupnel sait peindre gens et paysages de Bourgogne : ses types sont de vrais vignerons de la Côte, des paysans du Pays-Bas ; leur langage a la saveur du terroir ; mais si par leurs figures et leurs gestes se définit leur indivi- dualité physique, leur psychologie se réduit à la brutalité de [uelques instincts élémentaires. Une âme de poète débordante le laisse point de loisir aux démarches de l'observateur ; le

344 L^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lyrisme de M. Roupnel s'impatiente et soudain vient bousculer ces marionnettes que le peintre tout à l'heure s'amusait à colorier et à mettre en mouvement. Voici qu'à ses person- nages l'auteur communique ses effusions lyriques et que son âme se répand par des paroles qui soulèvent au-dessus d'eux- mêmes ces simples : les souffles de la nature qui les entoure enflent leurs voix. Toutefois il n'en est pas toujours ainsi : le plus souvent quelques paroles ternes, une phrase, dont les mots sont empruntés au langage de besognes journalières, tra- duisent avec une exacte mesure l'émotion qui s'embarrasse, la résignation qui ne songe pas à s'exprimer.

Les paysages suggèrent à l'auteur du Vieux Garain sentiments et pensées : l'amour des champs et de la vie rurale, la compré- hension de la terre et des humbles sont la source directe de son inspiration, ils font l'unité profonde du Fieux Garain comme de Nom. Le réalisme apparent de ces deux romans est trompeur : il se réduit en somme à un souci de rendre le pittoresque extérieur et la divertissante ou sinistre fantaisie des figures et des gestes. Il est probable que le lyrisme de M. Roupnel s'épanouira un jour en des œuvres il régnera sans faux semblant de réalisme et sous le contrôle d'une volonté qui, par la rigueur de ses sacrifices, dégagera d'une richesse verbale^ singulière toute la force d'un flot que retient une digue.

E. D.

C'EST LA VIE (dans la Province d'Hier), par Jean Gau-i ment et Camille Ce (Ernest Figuière).

M. Gaument et M. Ce ne sont point de ceux qui découvrent! leur province juste au moment de la décrire : Enfants, ils ont| flâner par les petites villes de Normandie, hanter surtout less quartiers populaires du vieux et du nouveau Rouen : ce n'est- pas au hasard qu'ils logent rue Beauvoisine le cordonnier,

NOTES 345

Larcher, et font naître la petite Joliette dans Timpasse de la Cour d'Argent. La figure et l'âme des êtres humains s'accordent bien, dans leurs nouvelles, avec l'atmosphère des lieux qu'ils habitent. Mangeailles de bourgeois, beuveries d'ouvriers, ten- dresses et querelles de famille, grossièreté des parents riches, résignation animale des pauvres, inconscience de l'égoïsme et du dévouement ; tout cela, par des traits précis, se trouve situé dans un coin de province, sans qu'un abus de couleur locale ou de patois efface la vérité générale des caractères, des conditions et des mœurs.

J'aime à voir que les auteurs avouent leur culte pour Flau- bert. C'est à sa Correspondance qu'ils empruntent leurs épi- graphes : " Si tu étais ici, devant chaque maison je pourrais te raconter un chapitre de ma jeunesse... On ne gagne rien à faire des concessions, à s'émonder, à se dolcifier, à vouloir plaire en un mot... Je ne crois pas que le romancier doive exprimer son opinion sur les choses de ce monde. Il peut la communiquer, mais je n'aime pas à ce qu'il la dise... " Pour- tant ni la composition des récits ni le tour des phrases ne rappellent de façon directe Flaubert et Maupassant ; on devine qu'à ces influences se sont jointes sans disparate celles de Huys- mans et de Jules Renard ; et par le réalisme, plus familier et plus nerveux, se relève de quelque humour. Je goûte moins les pages de caricature et de satire un peu facile, telles que Juste Auber et V Affaire Guillonneau, les êtres sont pris par le dehors et vidés trop complaisamment de toute vie intérieure. Revanche de jeunes gens qu'irrite un médiocre entourage; mais Flaubert est pour leur dire : " Quant à de la sympathie, on n'en a jamais assez. "

M. A.

II

34^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE THEATRE

LE CHÈVREFEUILLE, par Gabriele Annunxio (Porte Saint-Martin).

Sachons gré à M. Gabriele d'Annunzio de renoncer momentanément au spectacle. Ne lui tenons pas rigueur d'une verbosité lyrique, que, du reste, nous admirons et dont il ne saurait se défaire sans abdiquer son être même. Le Chèvrefeuille vient à point, en somme, avec ses agaçants défauts, pour nous faire mesurer toute la distance, qui sépare pourtant le mauvais goût d'un vrai poète du mauvais goût tout court. Quand on le compare au Phalène, le Chèvrefeuille mérite considération. Et d'abord c'est un drame. Dépouillez-le des nuances fleuries qui l'enguirlandent, il ne se réduit pas au néant, il peut toucher, il peut charmer. Qu'il le doive autant à Eschyle, à Sophocle, à Shakespeare, à Ibsen et même à M. Maeterlinck, qu'à son auteur, voilà qui n'est pas pour surprendre. Mais l'auteur a. mis tout cela à son ton : Electre, Hamlet, les Revenants et le Petits drames pour marionnettes, et quand nous ne devrioi envisager son drame que comme un " monstre " de haut culture, il y a à l'envisager. Je ne ferai pas à nouveau le proci de ** l'esthétisme " cher à M. d'Annunzio. Un critique m' reproché quelque part d'être conduit à une sévérité de juge ment qu'il se trouve loin de partager, par " l'éternelle hain<l du génie latin ". Outre que je n'ai point cette haine, c'est contraire l'anti-latinisme de l'auteur du Chèvrefeuille dont lui fais grief. Ce latin s'est mis à l'école des romantiques septeni trionaux les plus diffus et les plus débordants. La langue qu' parle est belle, mais au lieu de l'employer à serrer de près h pensée, comme firent ses ancêtres tant italiens que latins, il la cultive pour elle-même ; il la distend, il la surmène ; il en!

NOTES 347

abuse au lieu simplement d'en user. Dès lors une pensée qui n'est pas foncièrement originale, se dissout, se disperse encore dans cet extraordinaire jeu de mots. Je réclame de lui, latin, une condensation rigoureuse, des raccourcis frappants, le dédain des surcharges et des ornements parasites. Que me donnc-t-il ? un entrelacs de folles arabesques, embrouillées comme les fils du chanvre d'une quenouille et qui cherchent à nous tromper sur l'authenticité du fond. Qu'on se plaise à ces tours de force, je l'accepte, mais qu'ont-ils de commun avec l'esprit latin ? Le propre du latinisme est de " mettre en forme ". La pensée d'Ibsen, de Dostoïevsky, Ibsen même et Dostoïevsky, ne Tont-ils dès avant " informée " avec une autre précision que M. d'Annunzio ? Le rôle du latinisme est-il de tisser autour de l'idée des brumes d'or plus difficiles à percer que ces fameuses brumes du Nord, certains nous reprochent encore de voir assez clair, malgré tout?... Voilà qui m'éloigne du Chèvrefeuille et de la louange réservée dont il eût été pour moi le prétexte. Le Chèvrefeuille vaut dix fois, vaut cent fois et le Martyre de Saint Sébastien et la Pisanelle. Ce n'est pas une toile décorative manquée. Il a une certaine force dramatique. On y voit pointer quelques caractères. Sont-cc vraiment des caractères ! Sans cesse le fantoche n'a-t-il point le pas sur la créature ? Peut-on épouser complètement et intime- ment la passion de cet Hamlet femelle, qui flaire le crime dont aurait été victime son père et s'emploie gauchement à le venger ? M. d'Annunzio, qui est un habile homme, n'a pas tant analysé que dissimulé la psychologie de son héroïne, Aude de Coldre. Elle tâtonne dans un tissu opaque de pressentiments, de souvenirs, d'échœ, et de musique. Elle n'aboutit jamais à des formules claires. Elle suscite de belles, violentes, parfois ridicules images, dont nous devons nous contenter. " Ses cheveux de furie se souviennent d'avoir été serpents. J'en voudrais de pareils, pour qu'on les charme ", dit un personnage accessoire. V^oilà l'analyse morale du caractère d'Aude: ses cheveux de furie se souviennent

348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISl

d*avoir été serpents. On me dira qu*il s'agit d'une tragédie^ d'une résurrection de l'obscure AvayKr] antique pesant sur des âmes modernes ; que pareille transposition ne pouvait s'opérer que par des moyens poétiques. Mais ceux-ci, débordent le cadre et le dessein ; mais ils ne suffisent pas à renouveler une matière en quelque sorte traditionnelle et que la lecture des chefs- d'œuvre nous a rendue absolument familière. M. d'Annunzio, en écrivant, table sur notre culture et voudrait aussi que nous l'oublions. Il souhaite à la fois qu'on apprécie son effort dramatique, par rapport aux modèles qu'il s'est choisi, et indépendamment d'eux. Comment donc faire ? En présence du Chèvrefeuille nous nous disons aux moments les plus pathé- tiques : voilà Eschyle, voilà Ibsen, voilà Shakespeare. Et nous. ne nous disons : voilà d'Annunzio, qu'à propos d'une belle phrase ou d'une image fastueuse. Nous lui faisons tort malgré nous de toute l'émotion sincère qu'il a mis, nous n'en doutons pas à revivre Hamlet ou Electre, et quand il nous émeut, nous- en remercions ses modèles. En fait, nous ne savons plus ce que nous écoutons. Que de talent, que de " nature " perdus dans cette pièce ! Jamais M. d'Annunzio, dans sa folie d'assi- milation n'atteindra-t-il à ce point suprême du goût, la matière de l'œuvre d'art, d'où quelle vienne, fût-ce de l'œuvre d'art déjà la plus parfaite, se trouve si complètement épurée^ qu'elle appartient en propre au dernier artisan? Peut-on lui demander à lui de refaire ce qu'a fait Racine ?

H. G.

L'INGÉNU, par Charles Méré et Régis Gignoux, d'après le conte de Voltaire (Théâtre Michel).

Les petits théâtres mondains ne nous ont pas accoutumés à cette sorte littéraire d'audace. Les audaces communes, ils les ont toutes, dans l'ordre du libertinage et de la gauloiserie. Pour moi.

NOTES 349

je n'y vois pas grand mal, quand ne s'y joint pas la sottisç : elles sont de tradition. Mais c'en est une que Ton n'attendait pas d'eux, que de nous faire entendre une langue fine et drue, claire et nette, la langue même de Voltaire (ou à la manière de celui- ci) et de nous présenter, en chair et en os, le Huron. MM. Régis Gignoux et Charles Méré sont de trop bons lettrés pour s'être autorisés du cadre et des nécessités scéniques, dans le dessein de corser l'action. D'autres, que je ne veux point nommer, on les connaît trop bien, n'y eussent pas manqué : quand " on fait du théâtre " , il n'est rien qu'on ne se permette. J'aime que tous les ressorts dramatiques de leur Ingénu, les auteurs les aient trouvés dans le conte même, que la valeur objective et partant «cénique du conte se soit comme imposée à eux et qu'ils n'aient entrepris une tâche si délicate, qu'assurés de l'appui constant que leur offraient l'esprit et la lettre du texte. Ils n'ont que déplacé quelques péripéties, que rassemblé quelques traits trop épars, et s'ils ont altéré le dénouement, n'importe ! il fallait éparg- ner aux spectateurs la mort de la pauvre Saint- Yves, à laquelle du reste. Voltaire, quoi qu'il en ait, n'arrive pas à compatir et qu'il n'a sans doute contée, que pour faire une concession à la mode. Même quand Voltaire pleure, il rit. S'il n'a pas l'œil sec, il n'est plus Voltaire. De sorte que le dénouement de MM. Gignoux et Méré, loin de nous gêner, nous soulage. Le vieux singe malin ne feindra plus, même un moment, d'être ce qu'il n'est pas et ne peut être. Ironie et grivoiserie, le voilà tout, lui et son monde, trop heureux de trouver dans les vices de celui-ci une double occasion d'écrire, en satisfaisant à la fois son goût de la satire et sa salacité. La radieuse lucidité de l'art qu'il tient en main et de la langue qu'il emploie, lui permet d'exercer sur son sujet une sorte de domination à la Goethe... il vaut mieux dire, à la française, car c'est en France, et seulement en France, que le parfait détachement de l'immoraliste fut de tous temps réalisé. Grâce à ce détachement, des récits comme V Ingénu et Candide regagnent une sorte de santé naïve, que Molière connut

350 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAII

et qu'on ne connaîtra plus guère ensuite, car le Huron vivant, l'homme de la nature, le soucieux Rousseau va venir tout gâter. Il n'empêchera pas Stendhal. Mais comme auprès de Voltaire, Anatole France est morose ! Il faut lui préférer M. Abel Hermant, qui connaît parfois cette santé-là... C'est la santé de l'art, en somme... MM. Régis Gignoux et Charles Méré n'ont eu garde, dans leur adaptation, d'atténuer les traits satire, ni de " gazer " aux endroits lestes. Ils ont, partout i] ont pu, transcrit les phrases mêmes de Voltaire et respecté 1< indications de gestes. Ils se sont ingéniés à raccorder si biei aux citations textuelles les mots de leur invention, que ce] forme un tout continu et indissoluble et par un miracle qu'on n'espérait pas si complet, ils ont du roman idéologiqui fait surgir de vrais personnages, des caractères et des types l'entremetteuse, le jésuite, le Huron. Ah ! celui-ci, c'est nature même et M. Harry Baur le joue excellemment. On nc; saurait trop féliciter les dramaturges de leur respect, de leurs intelligence, de leur adresse. Le piquant de l'affaire est que cette] pièce a paru au public la plus originale qu'on eût jouée depui) longtemps, la plus hardie qu'on eût jamais osé écrire. Ei chacun s'écriait : " Quel est donc ce nouvel auteur qui a o idées curieuses ? " Voilà comment, grâce à MM. Charles Mé] et Régis Gignoux, le beau monde est en train de faire connais sance avec les contes de Voltaire. Candide est dans tous li boudoirs.

H. G

NOTES 351

LES EXPOSITIONS

EXPOSITION CÉZANNE (Galerie Bernheim jeune).

Les années qui passent sur Tœuvre de Cézanne, loin de la compromettre, la consolident. Cela vieillit avec un bonheur incroyable. Nous ne nous étions pas trompés. Dès maintenant ces toiles ont leur place au Louvre. Cézanne est bien le plus grand peintre qui ait paru depuis Ingres.

Ceux qui répugnent à le reconnaître, c'est qu'à leurs juge- ments sur la peinture ils mêlent, sans s'en douter, des considérants littéraires. Pour qui sait être avant tout sensible au grand drame du métier, Cézanne est le héros. En effet il y a chez lui une rencontre subtile et parfaite, un équilibre et une équivalence naturels entre l'objet et les moyens d'expression. Rien, ni d'un côté, ni de l'autre, qui soit forcé, violenté, détourné, arraché de son siège. Tout ce qui est dans le spectacle passe dans le tableau sans avoir à subir ni déplacement ni défiguration ; aucune modification dans les rapports ; le paysage s'avance tout d'une pièce et aborde intact à la toile. Mais en même temps rien dans les éléments plastiques qui servent à le fixer, n'a besoin de se déguiser, de se contrefaire, de devenir truc ou pirouette. Ici, non plus que dans l'objet, aucune altération des rapports ; les tons gardent leur distribution spontanée, leurs positions respectives ; jamais de contrastes ; jamais les intermédiaires qui les séparent et les réunissent ne sont sautés : ils continuent de former une grande famille indépendante et disciplinée. Cézanne ne circule jamais à travers eux que selon les enchaînements de leur parenté. Peindre, pour lui, c'est amener leurs relations naturelles à correspondre aux relations naturelles des choses. Son génie et peut-être le génie est de ne rien maltraiter. Il attend, il épie, il profite. De lentes affinités opèrent peu à

35^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

peu des rapprochements ; des coïncidences mûrissent ; chaque élément du spectacle conquiert pour ainsi dire tout seul son équivalent plastique ; il l'appelle, il le mérite, il le détache et le recueille. Le peintre intervient de temps en temps pour fixer d'une touche ce qui est parvenu à son terme. Sa seule initiative, c'est la légère et toute-puissante pesée de son esprit, sur les deux règnes qu'il faut amener en regard, c'est cette mystérieuse et active patience qui gouverne leur combinaison. Je parlais jadis de l'impression de durée que donnent les toiles de Cézanne. C'est en effet que chacune implique tout ua passé, et qui la pousse vers l'avenir. La longueur de sa forma- tion se prolonge en elle au delà de son achèvement et tend à la perpétuer. On dirait qu'elle a pris l'habitude du temps.

J. R.

NOTES 353

LETTRES ANGLAISES

HERE ARE LADIES, par James Stephens (Edition Tauchnitz, l volume, 191 3).

Les généralisations faussent la critique et Pégarent ; et cepen- •dant c'est vers les généralisations que la critique tend arec passion. L'une après l'autre, les idées et les théories apparais- sent, sont discutées, adoptées ; et bientôt on s'aperçoit qu'elles •sont insuffisantes, ou bien tout à fait fausses. Et apparaît un nouveau critique, qui rassemble nos notions autour d'un nou- veau système. Taine était venu dire : Non, l'œuvre d'art n'est pas la création isolée d'une tête chaude ; c'est l'expression d'une société. Et voici que depuis quelques années, on s'aperçoit ^u'on a un peu trop négligé la "tête chaude **. Et cela signifie que la littérature n'a plus d'excuse : elle n'est pas même bonne à donner à l'historien une image de la société dans laquelle •elle s'est développée î

Il y a une autre théorie, celle qu'on peut inférer du reproche fait souvent au Romantisme de n'être pas adéquat à l'esprit du XIX® siècle ; le reproche fait à la poésie contemporaine d'être •étrangère à la pensée de notre époque. Mais d'abord ce reproche n'a pas même le petit mérite d'être nouveau : rien ne rappelle plus le sonnet fameux Campanella reproche aux poètes de son temps de ne pas chanter " délie grandi cose di dio ", que l'article <de Léon Werth contre Les Poètes. Et cela non plus n'a guère que la valeur que peut avoir un argument des humanistes contre les arcadiens, des socialistes contre les néo-catholiques. Ce Teproche peut-il s'adresser à la littérature contemporaine prise «n masse ? Peut-être. Mais à la littérature vraiment créatrice, en voie de développement ? C'est plus difficile à dire.

L'état de la production littéraire peut être schématisé par trois anneaux concentriques. A la périphérie la littérature

354 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

populaire, à évolution très lente, de Robert-Macaire à Tantômas. Là, la vie intellectuelle et sociale se fait à peine sentir.

Puis, plus près du centre, la littérature courante de la bour- geoisie, où les ouvrages *' bien pensants " remplacent, depuis une dizaine d'années, les ouvrages d'études sexuelles des natu- ralistes, des partisans du divorce, etc. Récemment, un libraire de la rive droite m'a dit : " Il n'y a plus que le patriotisme qui se vende, et les livres sur les provinces perdues, etc. " Ici, il y a un peu plus d'activité ; c'est une littérature qui subit les influences de la politique et de la philosophie, et désire avoir la science pour elle ; et il est certain que M. G. Leroux aura encore des lecteurs quand le " patriotisme " ne se vendra plus.

Plus près du centre, et au centre même, est une littérature beaucoup plus active encore, plus novatrice, même initiatrice^ indépendante du grand public et de ses goûts, plus préoccupée de la vérité, plus attentive, plus soucieuse de donner voix à tout ce qu'elle sent de profond, de sérieux et de viable dans la société qui l'entoure. Elle est accumulatrice d'énergies. D'elle partent des impulsions. Au lieu de subir des modes, elle en crée, elle les devance, elle s'annexe certaines régions de la vie. Elle n'est pas forcément une littérature " anti-patriotique ", mais à coup sûr, ce qu'elle produit, ce sont des livres sur les provinces gagnées. C'est la littérature qui compte, celle qui aura le dernier mot (si obscure, négligée ou méprisée qu'elle soit en ce moment) ; c'est celle que monnayera et qu'adapteri demain ou après-demain, pour le grand public, la littératui du second anneau. Son public, c'est l'heureux petit nombre A elle seule nous réserverons le nom de littérature. Et Léoi Werth peut, s'il veut, en médire : La Maison Blanche en est.

Cela constaté, nous ne som.mes guère plus avancés qu'avant Qu'est-ce que l'esprit d'une époque ? et l'esprit de ce temps-ci ; Si on essaye de le définir, et qu'ensuite on aille comparer cett< définition aux différentes productions littéraires d'aujourd'hui, on s'apercevra, si on est de bonne foi, que la définition est tro]

NOTES 35f

étroite. Si on n'est pas de bonne foi, on croira pouvoir imposer la définition trouvée, comme on impose un dogme, avec toutes les menaces d'exclusion et d'anathème dont usent les corps politiques, et rien n'est plus ennemi de l'art que cette tyrannie.

Nous sommes tout naturellement ramenés à ces questions- iorsque nous lisons les nouvelles que James Stephens vient de réunir en un volume sous le titre, assez mal choisi, de Foici des dames. (L'auteur a déjà publié deux volumes de prose : un beau roman, The CharwomaïC s daughter^ et un long récit, The crock ofgold, qui lui ont valu une certaine popularité hors d'Irlande, popularité qui a donné à ce troisième livre l'entrée de la collection Tauchnitz.) Le défaut très grave qui, pour nous du moins, gâtait The crock of gold, reparaît ici. Visiblement, l'auteur s'efforce d'être, dans ses livres, " adéquat à l'esprit de son temps ". Les ressemblances, du reste, entre The crock of gold et l'ensemble du présent recueil de nouvelles, sont très grandes. Mêmes artifices, mêmes dialogues, mêmes discours humoris- tiques. C'est presque le même livre, malgré toutes les différences de forme. Le premier était mythologique, rural et féerique ; le second transporte la même matière-première, et quelques-uns des mêmes personnages, plus près de nous, dans la vie domes- tique, dans les rues et les tavernes de Dublin, ou dans la banlieue de la capitale irlandaise, sous la merveilleuse colline de Howth, au nord de la baie aux contours délicats et gran- dioses, qui s'ouvre comme des yeux clairs. Même Hère are ladies a, sur The crock of gold, l'avantage de contenir quelques très courtes nouvelles qui sont excellentes. Par exemple la première des Three young wivesy pour laquelle je donnerais volontiers The crock of gold tout entier. Enfin, pour tout dire, nous retrou- vons dans ce livre les qualités du premier roman de James Stephens, et beaucoup de ce que nous aimons dans Dublin, entre S*' Stephens'Green et Phœnix Park. La tache, c'est ce besoin et cette manie, d'un écrivain, d'aller pari passu " avec

35^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

•son temps ". Ainsi, il est à la fois sur-chestertonien d'expression, et hédoniste le vieux néo-paganisme trop vu, et mal rajeuni par les déclamations sur " la Vie " et les pauvres audaces des problèmes sexuels. Il a aussi un peu du pessimisme sensuel de Thomas Hardy. Et en somme tout cela reste très loin des doctrines philosophiques qui l'influencent. C'est quelque chose de rapporté, des conclusions sans lien avec les prémisses; des théories que l'expérience n'a pas nourries... Et les rues de Dublin sont tellement plus intéressantes que cet "esprit du temps"... V. L.

NOTES 357

LETTRES ALLEMANDES

DAS HERMANN-BAHR-BUCH (Extraits de Hermana Bahr). (S. Fischer Verlag, Berlin, 191 3, 318 pp.)

En 1890 débarquait à Berlin un jeune Viennois "qui rapportait de Paris les dernières modes littéraires et les derniers parfums. " Le dandy auquel Heinrich Hart consacra dans ses. Mémoires littéraires un souvenir amusé s'appelait Hermann Bahr. Il s'est acquis dans la critique allemande une notoriété. On fête aujourd'hui son cinquantenaire, et l'éditeur berlinois S. Fischer dont l'intelligente activité a rendu tant de services à la littérature d'avant-garde, consacre à Bahr une sorte d'antho- logie tirée de ses nombreux volumes d'essais. On y trouve le reflet des préoccupations qui agitèrent l'Allemagne littéraire depuis tantôt vingt-cinq-ans.

Dans un premier séjour qu'il fit à Berlin de 1884 à 1887^ Bahr avait assisté, sans s'y mêler activement, à la révolution. littéraire qui aboutit au naturalisme. Quand il revint en 1890 la Freie Buhne était fondée. Avec Arno Nolz, Johannes SchlafF,. Gerhardt Hauptmann, le naturalisme triomphait : il s'agissait désormais de le " surmonter ". C'est à quoi s'appliqua Hermann Bahr dans les compte-rendus des lettres françaises qu'il publiait à la revue Freie BUhne (devenue aujourd'hui la Neue Rundschau). Il venait de découvrir Bourget dont il imitait les procédés d'analyse dans un roman prodigieusement cocasse Die gute Schule, " la bonne école ". Aux " états de choses " duf naturalisme il opposait les " états d'âme " les plus imprévus, les plus fous, d'un jeune artiste allemand qui cherchait sa révélation à Paris.

Bahr avait, pendant son séjour à l'exposition universelle, découvert non seulement Bourget, mais aussi Jules Lemaître et

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la critique impressionniste dont il est resté avec Alfred Kerr un des fidèles tenants. Baudelaire, Verlaine, Barbey d'Aurevilly, Villicrs de TIslc-Adam l'avaient touché, profondément. Les théories de René Ghil avec tout ce qu'elles rappellent de Tieck et de Hoffmann trouvaient en lui un adepte: l'audition colorée, la confusion de toutes les sensations, rien ne pouvait mieux satisfaire ses aspirations de romantique allemand pour qui l'univers n'est qu'une succession d'apparences, et presque d'hallucinations dont nous sommes les jouets, un flot perpétuel et trompeur d'impressions qui s'écoulent et se fondent les unes dans les autres, sans autre différenciation que celle que leur confèrent nos arbitraires catégories, sans autre unité profonde que celle de l'âme. Au moment même que la science prétendait réduire la vie à des phénomènes simples et l'asservir à des lois élémentaires, des physiciens comme Mach {Analyse der Empfin- dungen) abolissaient les frontières qui séparent la physique de la psychologie. Nous avons à jamais perdu notre moi. Il n'y a plus ni monde des objets, ni monde du sujet, ni non-moi. Il n'y a rien que des associations de couleurs, de sons, de températures, <le pressions, d'espace, de temps, auxquelles sont liés des états d'âme, des sentiments, des volitions : " Une couleur, dit Mach, relève de la physique quand nous examinons sa dépendance d'un foyer lumineux, ou d'autres couleurs, ou de l'espace. Si nous l'examinons dans sa dépendance de la rétine, c'est de la psychologie qu'elle relève ; elle devient impression. Il y a dans les deux cas différence non de matière, mais de point de vue. "

Les écrivains allemands qui après 1890 succédèrent aux naturalistes n'avaient point lu Mach on ne vint à lui que plus tard mais outre les Français que nous avons cités ils découvrirent Maeterlinck dont Bahr fut avec Harden un des principaux annonciateurs en Allemagne. Et en Maeterlinck ils se reconnurent : n'était-ce point Novalis qu'il leur rapportait ?

Alors commença cet étonnement heureux devant le mystère des choses, cette extase, dirai-je de poètes, ou d'acteurs qt

NOTES 359

jouaient parfois à s'y méprendre et avec un métier très sûr la naïveté, et avec plus de naturel, la décadence. Aglavaine et Sélysette battirent des mains aux bords de la Sprée et aux bords du Danube. Bahr eut bientôt la joie de découvrir à Vienne Hofmannsthal. Il s'était promis de " travailler à pétrir une humanité nouvelle " et en particulier d'éveiller de son sommeil voluptueux la capitale autrichienne ; il avait fondé une revue Die Zeit qui devait grouper ses compatriotes, leur permettre d'apporter la note viennoise dans le concert des " européens ". Or les jeunes ont répondu à son appel et l'on parle aujourd'hui d'une littérature viennoise, dont Hofmannsthal, Schnitzler, Bahr sont les choryphées.

F. B.

FRAU BEATE UND IHR SOHN (Frau Béate et son fils), par Arthur Schnitzler (S. Fischer Verlag, Berlin).

C'est un art agréable que celui qui nous vient de la capitale autrichienne. Théâtre, roman, nouvelle y portent la marque d'une civilisation extrême. Au rebours des Allemands qui ahan- nent en soulevant les blocs dont ils rêvent de bâtir on ne sait quel édifice cyclopéen, les auteurs viennois se jouent des difficultés techniques avec une grâce parfaite. Ce sont gens de bonne compagnie, toujours aimables et qui ne nous assomment point de leurs découvertes. Leurs héros savent causer, sourire, délasser un moment, et se faire oublier.

Aussi Paris, qui ignore Eulenberg, connaît-il Arthur Schnitzler. Sa dernière nouvelle, Frau Béate und ihr Sohn, eût pu être écrite en français et signée d'un de nos romanciers élé- gants. C'est du " naturalisme qui sent bon ", accommodé selon la bonne recette. Frau Béate est veuve, oisive, jeune. Elle traîne son ennui dans une villégiature à la mode, au bord du Léman, dans un monde cosmopolite les hasards du casino et des excursions rapprochent les héroïnes bourgeoises, les rastas

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et les aventurières. L'une de ces dernières a jeté son dévolu sur le fils de Frau Béate ; celle-ci fait auprès d'elle une humiliante démarche et lui arrache la promesse d' " épargner " le naïf étudiant. Rassurée en son cœur de mère, rendue au vide de tous les jours, Frau Béate, voluptueuse sans être sensuelle, sentimentale sans être amoureuse, gourmande seulement de sen- sations, se livre aux jeux du hasard ; tour à tour la sombre passion d'un homme mûr, les séductions d'un don Juan de plage, les naïfs hommages d'un camarade d'études de son fils, la sollicitent, l'effleurent, la chatouillent. C'est Chérubin qui l'emporte. Et quand elle s'est abandonnée, sans trop savoir pourquoi, une nuit plus tiède que les autres, elle trouve son fils aux bras de l'aventurière qui le lui a souillé, doublement, puisqu'elle révèle à Hugo le déshonneur maternel. Tous deux, mère et fils, qui s'accusent et se pardonnent, détachent un canot de la rive et glissent enlacés au fond du lac.

Cela se lit et vous attache, vous entraîne, tant l'art est habile. Mais on a comme une secrète honte de céder à ces séductions faciles, la honte de Frau Béate elle-même. Ces sensations que Schnitzler s'entend si bien à éveiller, ont-elles encore une valeur d'art ? Nous ne demandons pas certes à ne voir que des héros compliqués et neufs. Nous croyons d'autre part à la vérité de ces peintures d'une vie sentimentale qui se dégage à peine de l'animalité. Mais cette psychologie à hauteur d'appui est devenue par trop commode vraiment. Il est un réalisme qui ne nous touche plus désormais parce qu'il a donné tout ce qu'on en pouvait attendre. Et surtout nous regrettons qu'en France on s'attache à traduire et à répandre précisément cette littérature d'épigones : il nous suffit bien de Marcel Prévost et de tant d'autres plus viennois que les Viennois. Mais qui dans le public français aurait le courage de lire les vrais Allemands, avec leur rebutante profondeur : il y faut trop d'effort pour le lecteur ordinaire.

F. B.

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NOTULES

Même en l'absence d'engagements précis, le manque de temps excuse mal ce silence qui est l'impolitesse du critique. Notre Revue n'a pas trop de place pour ses Notes ; elle devra, pour mieux suivre le mouvement littéraire, y joindre quelques Notules. Mais il faut que ni les auteurs, ni les lecteurs ne s'y méprennent : le mérite et l'intérêt d'un ouvrage ne régleront pas l'étendue du commentaire ; les mots garderont leur valeur, l'éloge ou le blâme leur signification. On peut aimer et recommander un bon livre, sans qu'il suscite aucun besoin d'explications ou de discussion.

La Fille de l'Homme, par Maurice Quillot. Préface de Pierre Louys.

est le temps Maurice Quillot, sous les auspices de Barrés, décrivait dans V Entraîné le renouveau des jeux athléti- ques ? Depuis lors, ses dons ont mûri dans la solitude ; mais en cette Fille de V Homme, que Pierre Louys appelle ** un des plus beaux livres qu'on ait écrits de notre temps ", je retrouve le même charme de grâce et de fantaisie, la même spontanéité savante qui se plaît à effacer toutes traces de travail. Le sujet ? C'est, dans l'atmosphère du Berlin moderne, l'effort d'un génie qui travaille à créer facticement une femme parfaite, et veut la doter d'une âme aux dépens d'un être innocent ; puis, dans un vallon du Jura, voilé de brume et de forêts,

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c'est l'écroulement de ce rêve orgueilleux. Villiers, traitant ce sujet, tendrait, par la logique, à l'hallucination ; M. Quillot lui laisse toute l'étrangeté d'un rêve fluide et transparent.

Kaligouça le Cœur-Fidèle, par André Lichtenbergt (Calmann-Lévy) .

Le talent certain de M. Lichtenberger s'est essayé dani maintes voies. Après les Centaures et Gorri le Forban, qui méri^ taient meilleur accueil, il a recueilli l'héritage d'Edouarc Droz, cher à nos grand'mères ; il a mis beaucoup de sauce] autour des mots du petit Trott, que Jules Renard aurait servis^ tout crus (voir Bucoliques) ; les bonnes intentions de son pro- chain roman combleront les vœux d'Agathon. Mais un reflet' du XVIIP siècle s'est posé sur Kaligouça. Le récit est assez! alerte, les détails assez heureux pour qu'on s'étonne un peu] tard de voir un conte philosophique s'allonger en roman, finirl en tragédie.

Essais de critique littéraire et philosophiques, par Ren&i Gillouin (Bernard Grasset).

M. Gillouin, à qui nous devions déjà une étude sur la| Philosophie de M.Bergson, est un critique à lafois ferme et souple j il ne se pique point de " tout accepter pour tout comprendre "^ mais sait garder sa pensée d'un dogmatisme oppresseur. Il meut avec aisance des poètes aux philosophes. Son admiratioi pour Madame de Noailles et Maurice Barrés se tempère d< justes réserves, sans que celles-ci jamais prennent un air de chi- canes. Il nous donne le meilleur essai que nous ayons sur Charlc Démange. Enfin le bon sens concret, l'énergie saine de William] James ne lui dissimulent pas les défauts d'une dialectique peaj

NOTULES 363

serrée qui tend à " réduire la vérité scientifique au type de la vérité morale ". J'espère que M. Gillouin me donnera plus à disputer une autre fois.

*

Etudes et recherches, par Albert de Bersaucourt (Mercure de France).

Si nous manquons d'une doctrine, les doctrines ne nous manquent point. M. de Bersaucourt nous rappelle aux faits, à ces faits grands ou menus dont est tissée la trame de l'histoire littéraire. Il nous aide à comprendre la genèse des Contes cruels de Villiers ; il nous montre, par les yeux d'un pamphlétaire, l'Académie en 1844; il étudie les Ennemis de Voltaire, Lamartine et l'Académie, un Procès de Victor Hugo. Je me suis intéressé surtout au long essai, fort documenté, sur Balzac et sa Revue Parisienne, puis à l'analyse détaillée de la Bibliothèque d^un Homme de goût, abondante en anecdotes, et bien révélatrice du goût moyen vers la fin du XVIIP siècle.

Le trésor du tourisme, sous la direction de Chistian Beck : L'Italie septentrionale, vue par les grands écrivains et les voyageurs célèbres, préface par T. de Wyzezva (Mercure de France).

Pour qui n'a garde, en voyage, d'emporter sa bibliothèque, c'est plaisir de lire quand même Nietzsche à Gênes, Théophile Gautier à Vérone, Byron et Dickens à Ferrare, Musset, Henri de Régnier à Venise, Stendhal et le président de Brosses un peu partout. Les extraits prélevés par M. Beck sont variés et bien choisis ; les omissions ne doivent être imputées qu'au mauvais vouloir de quelques éditeurs.

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La sculpture vémitienne, par Pierre de Bouchaud (Bernard Grasset).

Si Rizzo, Sansovino, les Lombardi nous touchent moins que les sculpteurs de Florence, les tombeaux de TEglise Saints- Jean-et-Paul, des Frari, de San Salvatore, laissent pourtant un noble souvenir. M. de Bouchaud n'agrémente point de vaine littérature une tradition un peu sévère, mais la rend intelligible par un historique précis, orné de seize gravures.

* «

Les mœurs du temps, et z^ série, par Alfred Capus (Bernard Grasset).

Nul ne demande à M. Capus de croire que le Congrès de La Haye va donner la paix au monde, ou que nous devrons la justice sociale au génie d*un financier démagogue. Mais à Theure l'opinion, lassée de quelques excès, se porte avec force aux excès contraires, le rôle d'un vrai sage serait de l'arrêter en chemin, pour lui rappeler l'âme de vérité contenue dans les croyances d'hier. C'est une élégance d'esprit que M. Capus se refuse ; ce qu'il garde d'ironie ne sert qu'à mettre en valeur son adhésion aux bons principes. Il aura bien gagné l'Académie ! Qui sait ? peut-être dans dix ans nous faudra-t-il réfréner ses audaces, tirer sur les basques de son habit vert.

Maximes morales et immorales, par Etienne Rey (Bernard Grasset).

Quand nous lisons La Rochefoucauld, ou Vauvenargues, ou Joubert, une part de notre plaisir consiste à rattacher les pensées dispersées au caractère déjà connu de leur auteur. Nos

NOTULES 3^5

neveux ont chance de se mieux délecter aux maximes de M. Rey, quand nettement il aura dessiné sa figure par des œuvres et par des actes. En attendant, il se prive de l'avantage que lui assurerait l'adoption d'un seul point de vue, optimisme ou misanthropie. Il a des maximes pour tous les goûts, politiques et mondaines, douces et amères, anciennes et nouvelles, fines ou presque plates. Elles présentent les qualités indispensables à ce genre d'écrits : propriété des mots, brièveté du tour ; étant en général plus vraies que leur contraire, elles résistent assez bien au petit jeu du retournement. Les meilleures portent, comme il est naturel, sur le plaisir et l'amour. Voici le n<> 65 i :

"On va dans le monde, on y rencontre, parmi d'autre* personnes, une femme dont le visage ne vous est pas inconnu ; on s'approche d'elle, on la salue, on échange quelques paroles de politesse banale, et l'on est obligé de faire un effort pour se rappeler on l'a connue : dans son lit. **

J'allais le dire. N'est-il pas vrai ? ça vous arrive tous les jours.

Les petites choses qui font plaisir qui vexent FLATTENT, par Emtk Berr (Bernard Grasset).

QUI

Abandonnant à M. Rey toute la mécanique des grands sen- timents, M. Berr ne se réserve que la psychologie moléculaire, la micropsychologie. Il s'entend à distribuer les menus faits révélateurs, à ranger, parmi les petites choses qui font plaisir : " Echapper à l'œil d'une loueuse de chaises " ; parmi celles qui flattent : " Se trouver en tête d'une liste alphabétique. Indiquer son chemin à quelqu'un. Annoncer une mauvaise nouvelle. Avoir été un mauvais élève " ; parmi ceux qt^on a détestés pendant une minute ou deux : " L'ami qui vous a vu suivre une femme. "

366 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

* *

Au HASARD DE LA VIE, notcs et souvcnirs, par Edouard Lockroy (Bernard Grasset).

Les récents mémoires d'hommes politiques sont en général décevants ; dans les Souvenirs de M. de Freycinet, on regrette un excès de tenue : les convenances de parti et la décence académique y couvrent tout. Lockroy s'est mis plus à l'aise, en renonçant à faire l'histoire de son parti et de ses ministères ; n'ayant pas, comme Arthur Meyer, à ménager tout le monde, il décrit vraiment ce que ses yeux ont vu : Garibaldi en Sicile, Renan et l'armée française en Syrie, Metz au début de la guerre, Paris durant le Siège et la Commune, Victor Hugo à Hauteville-House. Il décrit d'un trait précis et discret, sans vaine philosophie. Son long séjour en Orient, les hauts et bas de sa fortune lui ont laissé un bon équilibre sceptique, et, comme il dit, " une prodigieuse indifférence pour les opinions des autres, qui prend parfois la forme extérieure du respect. " Voyez le portrait d'Abdul Hamid : " C'était un homme déjà âgé, qui se teignait les cheveux et la barbe, et ressemblait de façon surprenante à mon éminent ami Alfred Naquct. "

Ombres françaises et visions anglaises, par le Comte d^Haus- sonville (Bernard Grasset).

Vaut, évidemment, par des qualités d'un autre ordre, plus Vieille-France et plus protocolaires.

M. A.

KiNG Harald, poème par Luc Durtatn (Georges Crès).

M. Luc Durtain a débuté il y a quelques années par un livre rude et râpeux, mais plein de sève et de promesses, V Etape

NOTULES 367

Nécessaire. Depuis, il a publié un recueil de contes, Manuscrit trouvé dans une île, qui m'ont paru, sauf le premier, inexpéri- mentés et médiocres. Mais voici une plaquette de vers, King Harald, qui réalise de façon curieuse, un peu trouble et trou- blante encore, les espoirs de V Etape Nécessaire. Les meilleures pages de ce dernier livre étaient des notations de route. Il est probable que le genre porte bonheur à M. Durtain. King Harald est le nom d'un bateau de touristes qui, en Tété de 191 3, porta l'auteur sur la côte de Norvège, et les poèmes qui font le livre sont ceux des heures, de la lumière et de l'eau. Ceux qui demandent à la poésie une texture ordonnée et logique ne prendront à ces poèmes aucun intérêt. Ils rappellent en effet, par leur mouvement intérieur, les Illuminations de Rimbaud, et leurs laisses très sûrement rythmées, gardent, bien qu'en vers courts, l'empreinte de Claudel.

Ça et le linge blafard

Offre du détail net, mais superHu,

Et même

Les paroles, les porteuses de peine.

Sont enfin délivrées de sens par la nuit.

Ces vers résumeraient assez bien le livre, qu'il m'est difficile de goûter pleinement, mais qui doit plaire singulièrement à certaines sensibilités très affinées. Les impressions qu'il cristal- lise un peu brutalement, en un langage tendu, volontaire et sans concessions, sont de celles que l'on se souvient avoir éprouvées en des cas pareils, mais que les mots répugnent à construire. D'autres contournent insidieusement cette répu- gnance des mots, et je les préfère peut-être à M. Durtain qui l'affronte et la violente ; mais ce livre, qui est l'œuvre d'un poète rare, constitue encore, sans doute, une " étape nécessaire " vers une poésie qui certainement s'imposera de plus en plus à

t l'attention. A. T.

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La voie sacrée, par Juki Laroche (B. Grasset, 3 fr. 50).

Ce volume à la gloire de Rome et de l'Italie, est composé presque exclusivement de vers traditionnels ; mais çà et U quelques vers plus libres s'y insinuent, démontrant avec évi- dence combien Tarmature de l'alexandrin offre au poète un faible soutien, combien elle le stimule peu en regard de la nécessité de chercher par lui-même à faire chanter des vers de coupe moins prévue. Plus un sujet appartient depuis longtemps à la poésie, plus la logique voudrait que Ton évitât les formes il s'installe trop â Taise, les formes trop dociles qui ne nous causent plus de surprise et, partant, plus de plaisir. Les meil- leures pièces de ce recueil, les plus personnelles, sont consacrées à la beauté des fontaines de Rome ; la forme, plus souple, cherche à se rompre et à épouser le mouvement du poème :

Triton, tu donnes ton labeur

Pour que Veau s^ élève et se brise.

On passe, on s* amuse un peu de ta laideur.

On passe, et Pon t'oublie. En vain tu f épuises !

Mais sans regarder ce peuple quelconque,

Ingrat, moqueur, insouciant.

Tu le méprises

Et nargues le destin en soufflant dans ta conque

Veau qui joue au soleil et danse avec le vent.

Le Gérant : André Ruyters.

Imp. Sainte Catherine, Quai St- Pierre, 12, Bruges (Belgique).

3^9

LETTRES

(a louis fouassier)

Septembre 1908.

La théorie syndicaliste implique que dans

chaque syndicat il y a une minorité de " meneurs conscients ", en tout petit nombre, qui mènent et travaillent la masse des inconscients. Leur but est double : 11 s'agit de mettre la force que cette masse représente au service d'un certain idéal que nous définirons tout à Fheure. Il s'agit d'élever cette masse elle-même, ou du moins, à l'intérieur de cette masse, de discerner, pour les élever, les individus qui sont capables de l'être. Et cette éducation consiste à essayer de substituer, dans l'âme de chaque ouvrier, l'orgueil et le courage à l'humilité et à la résignation, de les habituer à ne pas attendre le relèvement de leur sort, l'enno- blissement de leur destinée de la charité des patrons, ni de la prévoyance de l'Etat, mais de leur opiniâtreté et de leur courage, de leur réforme in- térieure. (Je vais y revenir.) Il ne s'agit pas de se faire une conception idyllique du peuple. Ne

I

370 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pense pas à V " Exaltation ". Je désavoue la " bonté originelle ". D'ailleurs, en admettant que ces meneurs se trompent et qu'ils soient trop opti- mistes, ces meneurs, eux, ont été et restent des ouvriers. Et c'est eux qui m'intéressent, et c'est eux que j'appelle le Peuple. Tu me diras qu'ils l'exploitent, au bout du compte, le peuple tout comme les autres. Ce n'est pas vrai. C'est une nouvelle notion du chef. Ils restent du peuple. Ils vivent de la vie du peuple. Peut-être déchoiront- ils, peut-être finiront-ils par s'embourgeoiser. Pour l'instant ils sont du peuple, et ils pensent ce que je viens de dire. Il y a la même différence entre eux et les députés socialistes bourgeois qu'entre les généraux de l'Ancien Empire et les généraux de la Révolution. Tu me diras que les généraux de la Révolution sont devenus maréchaux d'Em- pire et que les meneurs ouvriers accepteront la pensée bourgeoise. D'abord ce n'est pas vrai de tous ces généraux : vois Hoche, Desaix, Hoche surtout qui est une figure admirable. Et tu comprendras ce que je veux dire. Et d'ailleurs on peut déchoir et avoir été grand. Lannes est devenu le duc de Montebello, mais Lannes est grand. Et pense au lieutenant-colonel Picquart, si l'on admet qu'en effet le général Picquart n'en ait plus l'âme. Ces meneurs ouvriers m'intéressent d'autant plus qu'ils sont plus jeunes. La vie, le travail, la misère useront beaucoup de ces meneurs. Mais au

LETTRES 371

départ quel bel enthousiasme neuf ! Quelle jeunesse, quelle certitude de ne jamais mourir 1

Tu me diras encore que ces gens-là sont peu nombreux. Tant mieux. Je ne m'intéresse pas à la " vie unanime ", moi ; mais je sais qu'un homme, un seul homme peut créer un idéal auquel beaucoup d'hommes se sacrifient. Je sais que Napoléon avait donné des raisons de vivre et de mourir à des milliers de soldats. Je sais qu'il a déchaîné toutes les puissances d'enthousiasme de millions d'hommes. Je crois qu'il y a en France, et en France seulement, déjeunes ouvriers napo- léoniens qui sauront créer quelque chose. Et ceux-là, je les admire et je les aime passionnément, d'avance. Je suis en face d'eux dans la même dis- position qu'Hugo en face de la légende napo- léonienne. (Je ne fais pas de parallèle, bien en- tendu.) Mais je crois que si l'âme des autres "a chanté dans les clairons d'airain ", je crois que l'âme de ces gens-là, un jour, chantera dans le feu des usines.

Tu le vois : jusqu'à présent c'est un socialisme purement esthétique, je l'avoue, absolument immo- ral. De ce point de vue, il m'est absolument indifférent que l'effort de ces gens-là réussisse ou échoue. Même, s'il échoue, ce n'en sera que plus beau. Rien n'est beau. Barres l'a bien vu, comme un héroïsme qui avorte. Et de ce point de vue je peux me réjouir de l'avortement de cet effort, de

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cet héroïsme. Car un tel avortement introduira dans la vie quelque chose qui ne peut que réjouir fort ceux qui cherchent quelque chose à admirer : une nouvelle source de tragique, un tragique neuf. Quoi de plus tragique, si ce jeune garçon dont je t'ai raconté l'histoire, et qui a refusé d'être insti- tuteur, regrette son dévouement, son sacrifice, si son héroïsme s'épuise, s'il cesse d'être un militant, s'il retombe à la résignation, à l'abrutissement, à l'alcool ! Ainsi, que cet effort réussisse ou échoue, voilà un aliment pour l'art, voilà une source, une matière à enthousiasme, mieux encore à amitié. Oui, si je pouvais suivre avec amitié le développement et les efforts d'un jeune meneur, et tout ce combat pathétique, quel intérêt dans la vie ! Je tiendrais mon rossignol, moi.

Mais d'autre part et voilà qui explique mon adhésion au socialisme unifié je souhaite que cet effort réussisse. J'y vois le salut pour la vie, pour la sensibilité, pour l'art. J'attends d'une révolution qu'elle crée des valeurs nouvelles, du peuple (ainsi défini) qu'il crée un art nouveau, j'attends d'une révolution conçue, dirigée par le syndicat un renouvellement de la vie, de la civili- sation, aussi profond, aussi fécond moins re- doutable — que le renouvellement catholique. Et je suis non seulement le développement et la propagande syndicale avec l'intérêt passionné que j'ai dit, mais encore je souhaite de tout mon cœur

LETTRES 373

son succès. Ainsi j'arrive à concilier l'art et la vie, mais à la condition que j'ai dite. Si la répartition nouvelle du travail que fera la cité socialiste n'avait pour effet que de diminuer un peu la misère matérielle des hommes, si elle n'introdui- sait pas dans la vie, avec un peu plus de justice réelle, un idéalisme neuf, un renouvellement de la production, un rajeunissement de l'art, si elle ne propageait pas dans le cœur des hommes un en- thousiasme aussi ardent que celui qui anima les chrétiens, les grenadiers de Napoléon et les révo- lutionnaires russes, je déplorerais la ruine de la civilisation bourgeoise, et je craindrais un retour

à la barbarie. C me dit : " 11 faut faire confiance

au Peuple. " Non. Je voudrais qu'il en fût ainsi ; mais quand je vois que ce qui prend sur le peuple, c'est l'antimilitarisme, c'est Hervé, alors j'ai peur, je m'épouvante... Si le peuple ne s'anime plus pour des choses comme l'Affaire, pour la révolte polonaise, pour les souffrances alsaciennes, pour la révolution russe : s'il s'en tient à un marxisme stérile, à un vilain matérialisme, alors je le méprise et j'en ai peur. S'il n'agit que dans l'appétit, dans l'envie et dans la haine, s'il ne res- pecte pas cet ensemble de sentiments de vénération quon appelle la France^ et si pour défendre cet ensemble-là, pour défendre les conditions favo- rables au maintien de cette réalité-là (passe-moi ce charabia) il n'est pas prêt à donner sa vie, si

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même il nen a pas conscience, alors tout est fini.j Et malheureusement tu vois que je ne suis pj d*un optimisme béat il est bien à craindre qu*3 en soit ainsi. Et alors, TefFort du peuple avortera^ parce que l'héroïsme vit dans le scrupule et le tremblement. La marque du héros c'est qu'il sait qu'il y a des choses qu'il faut vénérer, des choses qui importent plus encore que le succès même de son entreprise. Il y a quelque chose de plus im- portant encore que le succès de la classe ouvrière, c'est le maintien de la France. Et c'est pourquoi je hais Hervé.

Et notre rôle, à nous bourgeois, qui ne verrons pas la terre promise, et qui ne pouvons pas nous as- socier activement à l'eiFort héroïque du peuple, qui ne pouvons pas redevenir peuple, puisqu'il y a si longtemps que nous avons cessé de l'être mon devoir à moi, bourgeois juif (tu vois : je te dis tout), qui précisément parce que je suis probable- ment d'une hérédité française récente ai le senti- ment plus vif de ces choses-là, ai pour ces choses- un amour de parvenu, notre devoir, c'est en aidant le peuple, c'est en faisant place nette à la civilisation qu'il construira, de lui signaler ce qui doit échapper à la destruction, les valeurs qui^ doivent être respectées. Tout ce qui fait que Barrèi, est intraduisible^ voilà ce qui doit être maintenu] Relis la préface de 1' /^ppel au Soldat : " Gloir< odorante et que rien ne soutiendra plus. " El

I.

^■ettres 375

^Ken, ces mœurs, ces délicatesses, ce n'est pas quelque chose qu'on puisse préserver si on sup- prime les conditions qui les favorisent, les solidités qui les soutiennent. Et ce qui les soutient, ce n'est pas, comme l'a cru Barrés, la terre et les morts. (La terre et les morts ce n'est pas une réalité, ce n'est rien qu'une création lyrique.) C'est l'organisation nationale d'une part, et c'est d'autre part, la seule tradition qui ne puisse pas diviser les Français, la tradition révolutionnaire. Cela, je le sens, aurait besoin d'être précisé. Mais justement l'idée de patrie est quelque chose de mouvant, d'immatériel, quelque chose d'irréel et d'agissant pourtant, qu'on ne connaît que par ses manifes- tations : c'est-à-dire par l'art et par la politique ; qu'on ne connaît aussi, et trop tard, qu'aux temps de crise. Il y a des expériences. Lis les correspon- dances des gens qui avaient vingt ans, au plus, en 1870. On voit qu'il y a des douleurs réelles, un sentiment réel. Et relis Au service de V Allemagne^ qui tout de même est le plus beau livre de Barrés, je crois bien.

Tu vois, je suis d'une logique parfaite, je trouve (je me fais des compliments). Je n'ai rien renié ; mais il me semble que je vois plus clair en moi. Comme Jaurès qui, inlassablement, et malgré que chaque jour les événements lui donnent un dé- menti, répète qu'on a eu tort de tuer au Maroc, d'aller au Maroc, inlassablement il faut que

37^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nous, bourgeois désintéressés, " inutiles Cassan- dres ", nous répétions au peuple, dans la mesure de nos forces, sans espoir exagéré, simplement parce qu'il faut dire la vérité et qu'il faut faire son devoir, que pour faire la cité socialiste, il ne faut pas commencer par tuer la France parce que sans cela on n'aurait plus rien du tout, on s'épuiserait en luttes inutiles, et ce serait vraiment à croire à la théorie du " Recommencement " que je crois si fausse. Voilà pour l'action politique.

C'est tout ce qu'il y a de plus ingrat. Nous sommes des bourgeois-tampons ^ comme dit Rauh. On nous coupera le cou. Mais j'aime Chénier et Saint-Just. Pas d'optimisme, mais de l'élan ; pas de duperie, mais du désintéressement : voilà la bonne formule. Nous ne pouvons pas agir dans le syn- dicat : il faut que le syndicat agisse lui-même. Mais nous pouvons sympathiser avec le syndicat. Nous ne pouvons pas grand'chose dans le parti socialiste : mais nous pouvons y être une voix, nous pouvons y être une petite voix. Soumettons- nous aux conditions de l'action :

Il faut se séparer^ pour penser^ de la foule Et s y confondre pour agir^

dit Lamartine, mais il faut penser son action. Il faut répéter à tous ceux qu'on connaît, aux " cama- rades ", qu'il ne faut pas briser certaines choses. Et, comme dit Bergson, il faut vivre, mais être!

LETTRES 377

prudent parce que " la vie est souvent Thistoire d'un avortement '\ Je n'ai pas " confiance dans le Peuple ". Mais je cours le risque, je l'aime, et j'en ai peur.

Tu vois : voilà l'art et la vie qui se rejoignent, et c'est l'essentiel. La morale de Rauh nous enjoint de nous intéresser " à ce qui commence, aux efforts obscurs des militants épars ". Voila pour la morale, pour la vie. Et quant à ce qui touche la pensée, l'art, la méthode de Bergson nous ordonne de sympathiser avec le mouvement, avec la vie. vois-tu le mouvement et la vie, si ce n'est ? Et je veux observer et m'instruire. Il faut avant tout, dit Bergson, " une longue cama- raderie avec le réel ". Mais il faut aussi l'élan. Je réponds au moins de l'élan. Et je vais me mettre en contact avec le réel.

Et que vois-tu d'autre part qui soit aussi inté- ressant .'' Dis-le moi. Mais dis donc. Nos réac- tions ? Ah, nous sommes bien fatigués, mon vieux. L'art de Barrés est un art suprême. Au plein sens du mot. Fleur fragile et magnifique qui pousse " sur un sol nourri de désastres ". Et ce que tu appelles la fatigue de Barrés, moi je l'appelle son désir de tenir le rossignol. Et le rossignol lui échappe éternellement. Le dicton du père de Roemerspacher, c'est : " Avant de monter en barque, il faut savoir est le poisson. " Avant de chasser le rossignol, il faut que l'oiseleur sache

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dans quelle forêt il se trouve. Barrés est parti sans savoir. Et il n'a pas trouvé le rossignol. Mais il y en a un : c'est le mien. Je te le donne.

Non, il n'a pas trouvé le rossignol. Et c'est ce qui fait le charme extrême de son œuvre. 11 a cherché des solidités, et pour s'y appuyer, il n'a pu que projeter hors de lui ses rêves. Il a appuyé son âme sur son âme. Car la Lorraine, c'est encore son âme. Il a créé la Lorraine : ce n'est pas elle qui l'a créé. De vient la beauté pathétique de Chant de Confiance. Les mauvaises circonstances ne lui laissent l'appui d'aucune réalité ; et l'auteur de Leurs Figures pour s'y appuyer, a besoin, le beau réaliste, d'une réalité réelle. Il n'en a pas. Il en crée. C'est la Tour de Pise qui veut se redresser. C'est un beau jardin suspendu.

Il en crée. Mais je le vois qui veut s'appuyer à ses peupliers irréels, qui veut se baigner dans sa Moselle imaginaire. Qu'il prenne garde de s'y noyer ! Et surtout qu'il n'y entraîne pas Philippe avec lui ! Le fait est qu'il s'y noie. Et c'est son excuse. La Lorraine peut bien lui donner une source de lyrisme ; c'est un " puits de rêverie ". Mais il lui demande " une règle de conduite, une politique ". Et alors il se crotte. Car une règle de conduite il faut la demander à une réalité : la Lorraine n'en est pas une, ne peut pas en être une. De vient que ce beau lotharingisme conduit notre homme au rationalisme. Un arbre se juge à

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ses fruits. La Lorraine est un arbre mort. Ce n'est rien. Le socialisme français est une réalité.

En m'appuyant sur lui, s'il n'arrête pas, je suis sûr d'être du côté de toutes les causes généreuses. Barres est du côté des ennemis de Zola. Il est du côté de la réaction, de la mort. Je l'excuse. Je le comprends maintenant. Je lui dirai ça : j'irai le revoir.

Mais vraiment l'œuvre de Barrés est une oeuvre suprême. Nous pouvons nous créer nous-mêmes. Mais nous ne pouvons pas nous créer un appui. Il faut nous appuyer à la réalité.

Viens avec moi, je t'assure. " Ce n'est pas un baume que je cherche, c'est le plus fort cordial. " Comme Barrés je suis las des "irritantes rêveries". Mais je sais mieux que lui y échapper. Je sais ce qui est réel. Je sais est le cordial. Regarde, écoute, lis : tu feras ce que je fais. Oh 1 je ne plaisante plus. Je suis si sérieux, si tu savais ! Je crois que tu m'as jugé. Oh ! je ne veux bien être, je ne suis peut-être qu' " un feu de joie sur un carrefour ". Sur un carrefour noir. Mais je veux choisir le carrefour le plus passant ! Que des gens y passent et se battent ! Que toutes les routes y aboutissent ! Mais surtout, je veux que de ce carrefour parte la route " qui va vers l'avenir ". "Un feu de joie sur un carrefour ".Je te remercie de cette définition. Tu vois comment je l'inter- prète.

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Je te demande pardon de tout ce lyrisme. Si je me relisais, je ne t'enverrais pas ma lettre. Mais je ne me relirai pas. J'aime tant de dire toutes ces choses. Remarque d'ailleurs que je ne suis pas du tout optimiste. C'est vrai que j'espère. Mais l'espé- rance n'est pas un sentiment facile. C'est une vertu. C'est même une vertu théologale.

Oui, l'essentiel est de brûler, et de se sentir brûler. Mais il ne faut pas tout de même brûler à vide. C'est notre dissentiment. 11 est passager, j'en suis sûr.

* *

Cazalot d'Oriule^ 13 septembre 1909.

... J'ai renoncé à Florence, car je préférais la soli- tude pour y dénombrer mes trésors. Et puis quand Alcibiade eut aperçu l'Etrangère de Mantinée, il ne quitta pas le Banquet pour aller admirer dans un pays étranger des statues de Phidias.

Je ne ferai pas une description du Béarn, car il est temps de renoncer à toute espèce de descrip- tion. Quand je t'aurai dit qu'au fond de ce langou- reux Béarn j'entends le son delà pluie sur les fou- gères ruisselantes, tu n'en seras pas plus avancé. Il est prodigieux qu'on puisse admirer autre chose dans un paysage que l'aisance des mouvements qu'y ont les hommes et les femmes, avec leurs

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magnifiques vêtements de toile souple. Je ne comprends plus la poésie à moins qu'elle ne soit, comme chez qui tu sais, une directe commu- nication avec les racines des arbres, et les endroits naît l'eau que comme " l'art d'évoquer les minutes heureuses ", tel que l'a pratiqué Baude- laire. J'aime aussi, et de plus en plus, les vers de Vigny qui planent gravement avant de se poser. Madame de Noailles dit : " C'est la Sagesse en deuil au haut du Sinaï. "

Vois-tu, mon vieux, ma grande détresse vient de ce que, intellectuellement doué uniquement pour la culture, l'histoire des idées, la sensibilité méta- physique, j'ai en moi des enthousiasmes d'éner- gumène, des caprices de page, et des gaietés d'enfant. Si bien qu'il y a un profond désaccord entre mes aptitudes et mes goûts. Et je ne pourrai faire quelque chose qu'en essayant, dans des livres, de marquer le caractère pathétique de ce désaccord ou alors en essayant de le faire disparaître. Mais dans quel sens ? Je t'ai déjà dit que je deviendrais un érudit avec une lampe et des pan- toufles, mais je danse en pantoufles, et j'éprouve continuellement le grand désir de renverser ma lampe. Tout cela n'est pas favorable à la produc- tion. Mais comme je veux produire, il faudra bien que j'y arrive. Et je dirais bien que s'il suffisait de travailler beaucoup pour cela, ça ne serait pas une

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affaire. Mais pas du tout. La culture et la sensibi- lité ne se réunissent pas du tout en moi. Ce que je fais pour la première ne libère pas la seconde. La première est trop compliquée, et la seconde est trop impulsive. J'oscille toujours entre la critique et la chanson (je dis la chanson la plus naïve, la chanson d'un enfant qui veut la lune). En sorte qu'avec tout ça, je n'avance guère. A mon âge, Hugo publiait les Odes et Ballades, Et le délicieux Musset, à vingt ans, avait donné ses plus belles choses ! Ah ! l'Enfant sublime est bien vieux et bien stérile ! Pourtant je ne désespère pas. Mais le feu de joie commence à brûler tristement sur la place qui n'est plus bien passante. Je veux éclairer les visages.

Il s'agirait aussi de donner à mes idées, à mes sentiments, une autre unité que celle d'une danse. Et ça n'est pas bien commode... Quand finirai-je r Enthousiasme ? Je me propose, quand j'aurai reçu de toi une lettre convenable, de dresser notre bilan. Mais je n'ai pas de goût pour le développe- ment... Je ne peux plus supporter que le rapide, le resserré. Je ne veux pas de vallées entre les mon- tagnes, pas de défilés entre les pierres brûlantes, pas de trio entre l'andante et l'allégro. Et peut- être ce que je prends pour de l'amour et de la flamme, ce goût de la brièveté, de l'éclat soutenu, n'est au fond qu'une grande impuissance.

Egaie-moi un peu. Au fond, je devrais être

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heureux. Mais on me l'a bien dit à Strasbourg : " L'enfant insouciant gaspille son bonheur. " Cela tient, je crois, à ce que, généralement, la vie vivante est la récompense de l'effort et de la tâche, et que moi j'ai eu toutes les jouissances avant d'avoir produit ce qui fait qu'on les mérite. Cette dispro- portion entre ce que je peux appeler ma renommée et mes mérites, ou, si tu veux (car tout de même jusqu'ici j'ai bien travaillé) entre mon âge et mes succès, je n'en prenais pas conscience avant ce bienfaisant échec. J'en ai pris maintenant une conscience qui m'est singulièrement amère. La vérité, c'est que le bonheur ne rassasie pas : il est de sa nature un écoulement. Nous retombons sur les vérités éternelles. Je ne suis heureux que dans la bataille, quand je suis pressé^ quand j'ai beaucoup à faire. Mais je voudrais que ma tâche ne fût pas scolaire. Au fond, quand on n'est pas Spinoza, à quoi bon travailler la philosophie } Je ne suis pas un penseur. Je suis un professeur. Il me faut une activité, des gens à convaincre, ou à séduire. Stendhal et Vigny étaient à seize ans lieutenants aux dragons rouges. Moi, j'aurai bien- tôt vingt-et-un ans, et je suis ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure. Oh, je pourrais très bien faire de la bonne critique. Je me donne deux ans pour faire la pige à Faguet. Mais ça me dé- goûte. J'étais fait pour ressentir le grand soulève- ment involontaire que je ne ressentirai jamais.

384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

26 octobre 1909.

... Je suis vaillant, je suis actif, et je suis triste. Je tiens ma vie entre mes mains, et je voudrais la retenir. Par suite d'un concours de circonstances que je t'expliquerai plus tard, j'ai des tentations que je te dirai. Sache seulement pour l'instant que j'en suis à choisir entre le gilet blanc de Prévost- Paradol et les lunettes bleues de Taine, entre la dispersion éclatante et la grave concentration. Tu me rendras cette justice que je ne suis pas ambi- tieux. Mais je ne voudrais pas être lâche. J'aurais voulu être agrégé cette année. J'aurais ainsi contre les tentations qui m'assaillent un humble et solide bouclier universitaire. J'aime passionnément la vie, l'on entend le bruit que font les jours en tombant sur les jours, l'on progresse en même temps que sa thèse, l'on s'augmente en même temps que sa bibliothèque, l'on boit le dimanche du Bordeaux avec ses collègues et leurs femmes, l'on s'achemine avec une pru- dence réservée, et en somme hautaine, vers h retraite, la croix et la soixantaine. J'aime la pau- vreté confortable de ce célibataire qu'est Chartier,, l'indépendance docile et pensive des fonctionnaires provinciaux, l'air emprunté qu'ils ont tous, qu'aun Monceaux quand il sera de l'Institut. J'aime enfii

LETTRES 385

tout ce que Rauh a aimé en dépit de lui-même, de ses yeux vivants dans son visage de cheik belliqueux et malade : la liberté de Tesprit, l'orgueil modeste, les désirs exigus, le feu, le bon fauteuil.

Mais j'aime aussi le clair berger aux yeux verts, le jeune roi David qui lançait sa pierre au front de Goliath, comme nous lançons notre désir à la tête du monde. J'aime l'héroïsme, la folie, les gestes éclatants, la danse, la beauté qui est vraiment une chose très belle, la guerre, l'audace, la vie pressée, le rire (ce triomphe), le déjeuner qu'on avale à la hâte, le taxi-auto dont on fait claquer la porte, l'amour des hommes et des femmes. " J'aime les vaniteux, dit Nietzsche, car ils jouent bien le jeu de la vie. " J'aime les gens qui brûlent et se brûlent, la prodigalité du cœur et de l'esprit, ce qui jaillit et n'aboutit pas, toute la dépense irré- fléchie d'eux-mêmes que font les gens vraiment vivants. Et je n'aime pas les compromis entre ces deux vies que je dis : il faut avoir un style.

Or j'ai à choisir, et plus tôt que je ne pense, et dans un moment oii je me sens actif, plein de beaux projets, d'idées, et permets-moi de te le dire de talent. Je ne crois plus à la liberté : car on ne choisit pas soi-même. Et tous les argu- ments qui invoquent le mouvement et le renou- vellement de la vie intérieure ne prouvent rien. Car on ne choisit pas soi-même ni la qualité de ce mouvement-là, ni ce bonheur ou cet ennui, ce

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bonheur ou cette lâcheté qui font le propre de chaque être. Je crois à la grâce de Dieu. On n'est pas libre, mais on est puni comme si on l'était. Et la décision que je prendrai maintenant, j'en porterai le poids toute ma vie. Si je me décide pour la vie n^ i quelle lâcheté, mais si je choisis la vie 2, quelle audace, quel trouble chaque jour, quelle lutte à chaque instant, quel regret d'abandonner la vie et les Yèntès faiseuses de calme !

Tu comprends bien, de Prévost-Paradol et de Taine, à qui va ma sympathie. J'ai horreur de Taine qui a l'esprit faux, l'intelligence étriquée, appliquée, vraiment normalienne. J'aime Prévost- Paradol, ses fièvres radieuses et vaines, son enthou- siasme irréfléchi, ses grandes tristesses, son im- puissance très distinguée, son courage final, sa vie inutile et sa mort vaillante. Quel passionné, quel amoureux ! L'autre a un tablier noir, une applica- tion de primaire : il est bien trop loin d( Shakespeare.

Mais aussi Prévost-Paradol est un raté. Il s'ea- gage dans un chemin, puis le rebrousse, revient son point de départ, s'épuise, se disperse, s'épar- pille. Ou bien il ne faut pas engager la batailh ou bien il faut être vainqueur. Quelle terribh hésitation quand on est belliqueux mais vit< découragé !

Donne-moi un conseil et pardonne-moi de n< pas te dire les choses plus clairement. D'ailleun

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remarque-le, ce qui ajoute à mon embarras, c*est que j'aime cette hésitation même. "Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé. '* J'oscille comme l'élan vital qui, d'après Bergson, à chaque instant doit bifurquer : et de cette oscil- lation je tire un plaisir, une joie, sans compter que cette méditation est après tout la seule attitude convenable à notre époque, étant donnés les boule- versements considérables qui peuvent être apportés dans l'économie de la société, le caractère provi- soire, précaire qu'ont de nos jours les aristocrates, l'instabilité politique, l'incertitude des destinées françaises.

Et je sais bien aussi que mon scrupule, mon hésitation, c'est ma vie, et c'est la vie, et que c'est à ces moments-là qu'on est le plus près du Divin !

Pourtant, non. Car, si Dieu est inquiet, il n'est pas incertain. Il faudrait en venir : une inquié- tude sans incertitude. Mais c'est le cercle carré.

Note que je ne fais pas d'inutile pathétique. '" Quelle puissante chose c'est que de vivre ! " Mais je suis à la croix des chemins.

Tiens, suppose que j'aie à choisir entre l'Uni- ^versité et la Direction du Temps (c'est une hypo- thèse ; pardonne-moi de ne pas te parler plus clairement) ou la Présidence du Conseil î L'Uni- ^versité ? Mais quels paradis perdus ! Le Journa- lisme ? Mais la vie morale ! J'ai les passions de David, mais la pureté d'Eliacin.

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Ah, si j'étais alsacien que ma vie serait tôtj fixée ! Heureux qui n'a pas à tirer de lui-même sa règle !

Mon Dieu, que mon âme est avide ! Je suisj un voyageur irritable 1... Entends l'appel de ton] ami. Au fond, tout ça c'est de l'exaltation à| vide ; mais c'est plus intéressant que X, et ça faitJ passer le temps.

* * *

Territety 31 août 19 10.

... Revenons à la religion. Je t'ai dit loyalement mes dispositions subjectives. Mais que ce soit toujours à partir de que la réflexion philoso-i phique se développe, c'est ce que Delbos lui-même: admet pour Kant lui-même. Voici maintenant 1( résultat de nos réflexions. J'avais au courant de plume posé à M... cette question : " Comment| admettre qu'une révélation soit faite à telle époque, et à tels individus ?" C'est ce que la raison ne peut comprendre. Dans le fait, le Moyen- Age tout entier a vécu sur ce problème-là. On ne savait pj fourrer Virgile ni les nègres. Note qu'il nei s'agit pas d'une révélation dans l'intemporel. Je comprends la dialectique de Hegel ; je n'admets] pas la dialectique de l'histoire, telle que l'entend; Bossuet. Je comprends la philosophie de la révéla-

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tion chez un Plotin ; je ne comprends pas que la révélation descende dans l'histoire. Très naïvement je supposais que M... allait prendre le problème tel que je le lui présentais, c'est-à-dire confronter le dogme catholique de la révélation avec sa raison, directement. Mais point : il faut en passer avec cet incorrigible idéaliste par une philosophie post- kantienne du Temps et de l'Individu qui fait évanouir le problème que je lui demandais de résoudre, et ne justifie plus le dogme catholique que par une série de calembours.

Note qu'il pouvait, s'il tenait à rester fidèle à la tradition philosophique, refuser de me répondre. C'est ce qu'aurait fait Lachelier, c'est ce que Lachelier a fait. Tandis que Boutroux voulait con- fronter directement Science et Religion, Lachelier pour que ça soit plus propre veut d'abord confronter Science et Philosophie, puis Philosophie et Religion. L'étude du sujet réfléchissant lui permet de concilier le mécanisme de la science avec une philosophie téléologique qui le conduit au seuil de la religion. Et puis, c'est tout. Il s'arrête là. Il ne peut franchir les bornes de la science qu'en même temps que celles de la raison. A-t-il intérêt à les franchir ? Oui, car l'affirmation d'un au-delà, nous serions appelés à participer à la vie de la pensée pure, à cette vie la pensée se donne à soi-même son contenu, au lieu que la sensibilité le lui fournisse, et se le donne par un Jïat produc-

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teur, au lieu qu'il s'oppose à elle comme la matière de la connaissance, ça intéresse beaucoup Lache- lier. Il veut bien faire cette affirmation. Mais à une condition : c'est qu'on comprenne bien de quelle nature cette affirmation doit être, et qu'on ne transforme pas, pour l'affirmer, cet au-delà en en- deçà^ qu'on ne prétende pas à en avoir une con- naissance, ni à en donner une démonstration, qu'on ne veuille pas avoir l'expérience de ce qui, par hypothèse, est au-delà de l'expérience. Bref, qu'on sache bien qu'il s'agit ici, non pas de connaître, mais de croire, qu'on est en dehors de l'intelligi- bilité, que la raison ne peut faire le saut, et que tout ce qu'on peut dire c'est qu'elle autorise la foi à faire ce saut. Il n'y a pas de philosophie de la religion : il y a une philosophie qui pour la reli- gion fait place nette.

Ça c'est propre : c'est bien encadré, ça a trois dimensions comme l'espace dans Euclide et l'Etre dans Psychologie et Métaphysique, Ça ne fait pas d'avances à l'Église ni au Gouvernement, parce qu'un philosophe doit avoir sa dignité. C'est solide et raisonnable, et très digne d'un vieux bon- homme très loyal et qui aime qu'on ne brouille pas tout sans réfléchir. " Messieurs, Monsieur X a deux défauts : il n'a pas de gilet, et il ne fait pas le mot à mot".

Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on ne com- prend pas tout de même comment cette foi rejoint

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le catholicisme. Platon pouvait aussi bien faire le saut que Lachelier. Comment admettre que le problème ne se pose plus de la même façon pour Lachelier et pour ce grand philosophe grec que Lachelier admire beaucoup. Comment admettre surtout que Platon puisse expier dans les Limbes le crime de n'être pas après Jésus ? Lachelier ne serait pas bien embarrassé de répondre que quand on est Inspecteur Général de l'Instruction publique en France, on suit la religion de la majo- rité des Français ; que c'est d'ailleurs une très belle religion ; qu'il n'y a pas lieu de discuter tout ça, mais qu'il vaut bien mieux croire aveuglément ; que ça ne doit pas plus gêner les jeunes agrégés que ça n'a gêné Malebranche qui avait bien du mérite ; que d'ailleurs Monsieur Victor Cousin, qui était un peu libertin, s'accommodait fort bien de cette religion-là ; que les préfets étaient bien plus polis pour les universitaires quand ils n'étaient ï pas anticléricaux ; que c'est agréable à voir les gens dans une église ; que l'Eglise a beaucoup fait pour le latin, et qu'il faut penser bien peu pour être tout de suite gêné par la religion, qui n'a jamais de contact avec la saine philosophie.

C'est vrai. Mais quand Lachelier est venu au monde, la religion était toute faite. On y entrait tout naturellement. On faisait sa première commu- nion avec ferveur. 11 y avait encore des chrétiens. Mais aujourd'hui, il y a une maladie sur les

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dogmes. La Révélation s'affaiblit : on en perd le souvenir. La Bonne Nouvelle est trop ancienne. Et ainsi, si Lachelier pouvait croire "aveuglément" (car il s'agit bien d'une foi aveugle) à la religion catholique, ce n'est plus vrai pour notre génération. Car la raison peut bien nous conduire à sauter aveuglément dans une foi d'ailleurs vivante ; mais, à moins de s'incliner non plus devant la religion, mais devant une tradition traditionalisme qu'il faut justifier, et que Lachelier ne serait pas du tout disposé à accepter elle ne peut s'employer à restaurer une foi qui meurt, et qui ne saurait, dans un système comme celui de Lachelier, tirer d'aucune justification philosophique un regain de vie et de fraîcheur.

P. S. Tu as vu la mort de William James. Ce n'est pas qu'il fût un grand philosophe, parce qu'il n'avait pas une tradition à quoi se référer, et qu'on n'est un vrai philosophe que sur la route royale. Il découvrait les idées comme Chactas la cour de Louis XIV, la civilisation. Mais s'il ne se rendait pas compte du poids qu'il avait à soulever, s'il manquait de garde-fou, il avait de belles qualités humaines : de l'entrain, de la cordialité. Il ressem- blait à Whitman.

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20 mars 1 9 1 1 .

... Quel sublime chef-d'œuvre que le Vieil Homme de Porto-Riche ! Et de lui je n'attendais pas quelque chose d'aussi grand, d'aussi neuf. Si sans doute nous retrouvons dans les scènes entre Thérèse et son mari la veine d' Amoureuse^ et si pour ma part je regrette que l'influence du théâtre moderne, du théâtre des boulevards ait forcé Porto-Riche à insister trop sur le décor^ sur les affaires de l'imprimerie, et sur le rôle bêtement spirituel de Chavassieux ; s'il a ce tort de donner seize ans à Augustin sur le conseil d'amis qui lui ont représenté qu'on ne peut faire jouer à Paris une pièce un garçon de vingt ans est encore vierge ; quelles beautés pour tout le reste, le divin langage, et quel pro- fond regard. Je ne sais rien dans le théâtre qui soit plus émouvant que certaines scènes entre Thérèse et Augustin, que la dernière scène entre Augustin et Madame Allain. Et les pures phrases, toutes vibrantes de larmes, comme les phrases du grand Chopin ! Et ce don, non pas seulement de savoir comme Ibsen, d'emblée, quand le rideau se lève, par quelques phrases significatives, manifester que les personnages ont commencé de vivre avant le lever du rideau, mais remonter jusqu'à la source

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des âmes, jusqu'au point leur nature détermine leur destinée ! Qu'une telle œuvre n'ait pas eu plus de succès, construite avec cet art, et lourde comme les pièces de Shakspeare, et aussi lyriques qu'elles, mais plus ordonnée sans doute et d'une courbe plus régulière, c'est la condamnation du goût parisien.

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Mon cher ami,

Non, je ne t'oublie pas, et j'ai la pudeur du souvenir. Mais le moyen d'aller te voir, et même le moyen de t'écrire ? Il faut que l'électricité ce soir, baissant quand monte l'eau du fleuve, me contraigne à me coucher tôt, à ne pas préparer des leçons inutiles, à ne pas corriger des devoirs, pour que je trouve le temps de t'envoyer ce mot. Dieu, que la vie est difficile. Et qu'il est vrai que c'est une attente. Mais tu sais bien les différences et que si Gide s'enchante dans cette attente, le petit coreligionnaire de Zangwill que je suis veut " prendre les choses avec les mains ". Insensé qui croyais, à défaut de ton amitié exilée, pouvoir me contenter d'être aimé des élèves ! Quelle chose difficile d'être aimé ! C'est vrai qu'ils me sourient. Je leur souris aussi. Mais crois-tu que je les comprenne, et qu'ils me comprennent } Je les surprends, je les amuse, parce que je suis

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maigre, et souvent attendri. Mais, sauf un ou deux dans chaque classe, je ne peux pas faire fonds sur eux. Plus je les cerne, plus ils me manquent. Ridicule T... qui croyait pouvoir souffrir de son métier, et y trouver le bonheur ! Si je ne me raidissais pas, ce serait au bout de peu de temps, le chloroforme, une défense contre la vie, une régularité, une chaîne, une limite à Tenthousiasme, enfin, bref, une occupation.

Au fond, ce n'est pas vrai, et je suis très heu- reux. J'ai demandé : " Qu'est-ce que comprendre .^" Il y a deux choses, m'a-t-on répondu ; on peut vous comprendre, vous, M'sieur, et comprendre ce que vous dites. Oui, on pourrait, Il est vrai que ce serait plus intéressant de me comprendre que de comprendre ce que je dis, et qui est du Durkheim, du Charles Gide, du Karl Marx, les meilleurs jours du Rauh, et parfois du Chartier (j'ai fait, tu le devines, une leçon sur la crue, une sur la comète). Mais j'ai peur, quand l'eau monte et qu'il fait froid et noir, qu'ils ne retiennent pas ce que je peux leur dire, et qu'ils ne comprennent pas non plus ce que je ne leur dis pas.

Ce sont les jours de pessimisme : les enfants courageux y sont sujets autant que d'autres. Puis vraiment, Paris est lugubre : et les maisons vont s'efFondrer. Je n'aime pas être rappelé ainsi brutalement au matérialisme historique. Heureuse-

39^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment, j'ai la ressource d'écouter les paroles des hommes sur la crue, et de voir autour de la Gare Saint-Lazare, une foule spirituelle et grave conte- nue par des petits soldats en " lourdes capotes ", qui, à dix heures, avidement, mangent leur mor- ceau de pain sec, en battant la semelle sur le pavé humide.

Images : tu as raison de les mépriser. C'est vrai qu'elles ne maillent pas, qu'elles ne font pas une chaîne qu'on peut tendre devant sa porte : qu'elles n'arrêtent pas la crue du monde qui noie notre passé. Si je regarde ma conscience, je vois qu'elle est pareille à ce pays inondé. Chaque année, sans m'augmenter, je change. Et chaque année la vie comme un fleuve vient détruire ce que j'ai bâti* Arrêter mon esprit et accroître ma sensibilité, ne pas toujours me laisser assaillir par les choses. Oui, c'est le problème. Si je forme un système, si je ferme ma porte, si je ne sors que le Dimanche, je manque tout ce que la semaine m'aurait apporté, qui m'attendait sans doute et que je n'aurai plus.

Voici du bavardage : ce que je voulais dire, c'est que j'irai te voir, et t'écrirai bientôt une lettre plus ferme. Je ne peux pas supporter que nous soyons séparés. J'ai besoin de te voir, besoin que tu me grondes, et je t'envoie, mon vieux, ma profonde amitié.

Henri Franck.

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POEMES

AU PASSANT D UN SOIR

Dites^ quel est le pas

Des mille pas qui vont et passent

Sur les grand' routes de l'espace^

Dites, quel est le pas

Qui doucement, un soir, devant ma porte basse

S'arrêtera ?

Elle est humble, ma porte. Et pau')>re, ma maison. Mais ces choses n importent.

Je regarde rentrer chez moi tout F horizon A chaque heure du jour, en ouvrant ma fenêtre ; Et la lumière et F ombre et le vent des saisons Sont la joie et la force et F élan de mon être.

Si je n ai plus en moi cette angoisse de Dieu Qui fit mourir les saints et les martyrs dans Rome, Mon cœur, qui na changé que de liens et de vœux Eprouve en lui F amour et F angoisse de F homme.

39^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dites^ quel est le pas

Des mille pas qui vont et passent

Sur les grand' routes de l'espace^

Dites^ quel est le pas

Qui doucement^ un soir, devant ma porte basse

S'arrêtera ?

Je saisirai les mains, dans mes deux mains tendues,

A cet homme qui s en viendra

Du bout du monde, avec son pas ;

Et devant F ombre et ses cent flammes suspendues

haut, au firmament.

Nous nous tairons longtemps

Laissant agir le bienveillant silence

Pour apaiser F émoi et la double cadence

De nos deux cœurs battants.

Alors, combien tous deux, nous serons émus d'être Ardents et fraternels l'un pour l'autre, soudain. Et combien nos deux cœurs seront fiers d'être humains Et clairs et confiants sans encor se connaître !

Nous nous confesserons avec le fou désir

De nous entendre arder et vivre, âme contre âme ;

On mêlera en chaque élan pardons et blâmes

Et nos yeux laisseront leurs pleurs sourdre ou jaillir.

POÈMES 399

Oh brusque et haute joie ! Oh rare et âpre ivresse ! Oh ! partage deforce^ et d'audace^ et d'émoi^ Oh ! regards descendus jusques au fond de soi Qui remontez chargés d'une immense tendresse Vous unirez si bien notre double ferveur D'hommes quiy tout à coup^ sont exaltés d' eux-mêmes Que vous soulèverez jusques au plan suprême Leur amour pathétique et leur total bonheur.

Et maintenant

Que nous voici à la fenêtre

Devant le firmament^

Ayant appris h nous connaître

Et nous aimant^

Nous regardons^ dites^ avec quelle attirance^

L univers qui nous parle à travers son silence.

Nous l'entendons aussi se confesser à nous Avec ses astres et ses forêts et ses montagnes Et sa brise qui va et vient par les campagnes Frôler en même temps et la rose et le houx.

Nous écoutons jaser la source h travers V herbe Et les souples rameaux chanter autour des flems ; Nous comprenons leur hymne et surprenons leur verbe Et notre amour s'emplit de nouvelles ardeurs.

400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Nous nous changeons F un Vautre^ h nous sentir ensemble Vivre et brûler d'un feu intensément humain Et dans notre être l 'avenir espère et tremble Nous ébauchons le cœur de V homme de demain.

Dites ^ quel est le pas

Des mille pas qui vont et passent^

Sur les grand' routes de l'espace^

Dites y quel est le pas

Qui doucement^ un soir^ devant ma Dorte

S'arrêtera ?

POÈMES 401

L ANCIENNE FOI

Si ton nom sonne creux dans ma ferme poitrine^ Si mon âme est un lieu de décombres rempli ma croyance ancienne est vouée à Voubli^ Seigneur^ je nai rien fait pour créer ma ruine.

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fai longtemps servi d^un cœur timide et doux Yiant vers ton silence et ma joie et ma crainte ; Et dans ma chair^ longtemps a perduré P empreinte Du rebord de la chaise Von prie a genoux.

Les soirs, quand ma ferveur s en allait h confesse. Mon être était si fort soulevé par sa foi Quà travers F infini, il dardait jusqu a toi Le haut brasier d^ amour dont brûlait sa jeunesse.

J'étais si simple et pur, si humble et clair. Seigneur ! Je faisais tant pour mériter un peu ta grâce. Et j'effaçais avec mes pleurs la moindre trace Que le mal aurait pu imprimer dans mon cœur.

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402 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je croyais que le ciel que F air et que la terre Jusqu'au fond de r abîme étaient pleins de mon Dieu^ Que les siècles marchaient a son geste de feu Et que son pas sonnait dans leur pas centenaire.

Tu dominais^ Seigneur^ sur F heure et sur F instant ; Dans chaque aurore neuve ^ on surprenait ta gloire ; Quoiqu'on m'eût dit^je ne voulais penser ni croire Que ta présence y un jour ^ me quitterait. Pourtant^

Que ne répondais-tu quand je cherchais la vie A la lueur brusque et rouge des jours nouveaux ; Ton ciel semblait éteint et F homme en ses travaux Erigeait contre toi sa force inassouvie.

Ma voix te suppliait quand même^ éperdument ; Mais j'appris quen nos temps de pensée errabonde^ Ta face n'était plus le visage du monde Et je fis mon péché de mon étonnement.

Je tourmentai mon cœur pour qu'il fût encor digne De t' émouvoir par sa souffrance et ses combats^ Je te F ouvris béant ^ mais tu n'y rentras pas Et tu laissas moisir le raisin sur la vigne.

POÈMES 403

Seigneur^ toi seul connais ce qui s'est fait en moi ; Et comme il a fallu que l'urgence de vivre Eperonnât mon être et V incitât h suivre Le montueux chemin qui m' éloignait de toi.

J'ignorais jusqu'alors et la force réelle Et r humaine grandeur et la pleine santé Et la secrète ardeur de la ténacité Et r orgueil qui s impose a la terre rebelle.

J'entendais retentir tous les bonds de F essor Avec leurs sabots clairs sur le seuil de mon âme Et je suivis leur course et leur galop de flamme Vers les hautes cités d'où s'exaltait l'effort.

La passion me vint et de l'homme et du monde ; Un rythme formidable en mon cerveau chantait. Doutes^ affres^ fureurs^ tout ce qui tourmentait Faisait l'œuvre de tous plus large et plus féconde.

Un peu de l' avenir reposant dans mes mains J'y imprimai le sceau de ma tendresse fiere ;

Lgi^'ombre m'était amie^ et douce la lumière ;

^m'étais ivre de me sentir un être humain,

w

404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et maintenant encor mes plus fermes pensées Pour y puiser F amour s'élèvent de mon cœur ; Car, bien que vous m'ayez abandonné^ Seigneur^ Ma ferveur d'autrefois ne s'est point apaisée,

Emile Verhaeren.

405

PAUL DEROULEDE '

C*est un lieu mal choisi pour parler de Paul Déroulède qu'une revue exclusivement littéraire et lui-même sans doute, s'y fût trouvé fort déplacé. Cet homme qui fut tout action, ne con- sidéra jamais la chose écrite comme un but, mais comme un moyen. Voilà qui suffirait, eût-il possédé du génie, pour le séparer de nous et de tous ceux qui comme nous considèrent que Tart a sa raison suffisante en lui-même, agit par son intrinsèque beauté et ne saurait que par surcroît semer dans les sociétés la bonne ou la mauvaise graine. Je conviens que le point de vue est étroit, mais seul il peut garantir l'art de l'avilissement fatal qu'en- traînent le monnayage des idées, la rhétorique prédicante et le désir d'un applaudissement de troupeau. 11 suffira, au reste, d'un homme de génie qui ait quelque chose d'urgent à dire et souhaite d'être entendu de tous, pour donner tort à nos doctrines et briser nos catégories. Mais son génie

' Paul Deroulide^ par Jérôme et Jean Tharaud (Emile-Paol, 2 h. 50),

406 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nous sera garant de son art et ce n'est pas quitter Tart que l'étendre... Puis, le génie a tous les droits. Paul Déroulède n'eut, lui, que du talent et même, un talent contesté.

J'avais cependant résolu, quitte à choquer les délicats et quitte à me scandaliser moi-même, de parler de Paul Déroulède écrivain. Car le fait est pour moi patent, Paul Déroulède, en s'en allant, laisse dans la poésie un poste vacant, une place vide, un emploi il me parait que personne n'est désigné aujourd'hui pour le remplacer. Cet emploi n'est pas méprisable, même au strict point de vue de l'art. N'oublions pas qu'en d'autres temps il a été tenu par des poètes authentiques, par de grands poètes à l'occasion. A ne considérer que le XIX* siècle par exemple, si le médiocre Béranger (qu'admirait Taine) fut le chantre national du libéralisme bonapartiste au lendemain de la grande épopée, c'est Hugo qui lui succéda et ses pièces de partisan point toutes, mais beaucoup ne comptent pas parmi les moins fortes ni les moins belles. Il semble hors de doute, hélas ! que le génie verbal a manqué à Paul Déroulède et c'est chez un poète chose grave... Mais lorsqu'il s'agit d'un Tyrtée, la valeur littéraire de l'œuvre ne compte pas tant que sa juste appropriation au but, aux sentiments qu'elle veut susciter, aux esprits qu'elle prétend entraîner et conduire. J'ai lu, comme tout le monde, les Chants du Soldat \

PAUL DÉROULÈDE 4O7

je ne les relis pas pour mon plaisir et, si j'avais besoin d'être convaincu, ce n'est peut-être pas à eux que j'irais demander de me convaincre. Mais s'adressent-ils à moi ? Sûrement non. Et point à vous. Pourtant je vous défie bien, dans la foule, si tant est que vos " principes " ne vous ferment pas le cœur à toute émotion d'ordre " patriotique " de résister à certains accents du Clairon. Vous me direz que ceux qui vibrent au Clairon^ vibreraient aussi bien à la Marseillaise, D'accord et je ne prétends rien de plus. Mais prenez garde que vous accordez là, à la poésie de Déroulède, le seul éloge qu'elle mérite, le seul, au reste, que je veuille lui décerner, et le plus haut, certainement, qu'elle ait jamais souhaité pour elle. Son art, c'est de frapper le but.

Un art qui n'est pas conçu pour le livre, pour l'oisiveté de l'esprit, pour le plaisir de l'analyse et de la méditation, voilà une chose à peine conce- vable ! Ce fut pourtant l'art des trouvères ; et que de corrections durent déjà subir, en passant de bouche en bouche, puis de copie en copie, ces lais et ces chansons des premiers âges, qui nous par- viennent encore si grossiers 1 Ces rudiments de l'art sont déjà en chemin vers l'art, et c'est un art que de se faire entendre, d'intéresser et d'émou- voir, fût-ce par les plus pauvres des moyens. La poésie populaire n'en comporte pas d'autres. Elle est, par nécessité, par essence, simple, unie et

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408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bornée, et banale et sommaire ; mais elle dit ce qu*elle dit et chez elle la manière ne compte point. Il vous semble peut-être que plus généraux, plus usagés, plus attendus seront les idées et les sentiments que le poète aura à mettre en œuvre et le plus clair de son royaume n*est-il pas la province des lieux-communs ? plus, il devra raffiner sur la forme...? Opinion de gens cultivés et de littérateurs î Nous n*en avons que faire ici. Il s*agit d'aller vite ; il s'agit d'aller droit ; et le peuple le veut ainsi, soit qu'on lui parle vengeance ou amour, soit internationale ou patrie ; il s'agit d'aller fort. Or, un lieu-commun ne garde sa force expansive, c'est-à-dire commune, qu'en gardant sa facilité et sa banalité. Défendre à un Déroulède d'être banal, d'être facile ? autant lui défendre d'être lui-même, c'est-à-dire le poète populaire du patriotisme français. Lui faire grief de son banal clairon ? Mais c'est avec un clairon qu'on claironne. Sa poésie, si poésie il y a, ne pèche point par insuffisance ; elle est toujours ce qu'elle veut être et à aucun moment ne veut être ce qu'elle n'est pas. Voilà du moins, une leçon que maints poètes raffinés auraient besoin de prendre d'elle.

On compte, j'en conviens, dans les chants de Paul Déroulède un très grand nombre de vers pauvres et prosaïques, mais on en trouve aussi et souvent, de forts, de pleins, à la Corneille et si la manière cornélienne dont j'admets que l'on

PAUL DÉROULEDE 4O9

se fatigue au théâtre, est quelque part justifiée, c*est bien dans une poésie d'action. Action et poésie sont ici solidaires. Privez Déroulède des moyens d'agir, son action se réfugiera dans ses poèmes. Chassez-le de la poésie, sa poésie se réfugiera dans ses actes, dans ses gestes et dans sa figure. N'eût-il que fourni le prétexte de la belle statue que viennent de dresser, à sa mémoire, Jean et Jérôme Tharaud, que cela suffirait pour en faire un poète au sens le plus large du terme : un représentant d'idéal.

Si le gouvernement connaissait son devoir, il confierait aux frères Tharaud le soin de fixer "pour les classes " la vie de nos hommes illustres. Ils possèdent, comme aucun écrivain de leur temps, les qualités expressément requises. Ce sont des esprits clairs et pondérés, qui ne s'embarrassent pas d'allusions, de sous-entendus, de nuances, qui aiment les faits pour les faits, pour leur évidence et leur beau dessin. Ils vont au plus court, au plus net, qui est pour eux l'essentiel. Leur création n'est pas lyrique, elle n'est pas non plus critique. Ils ne forcent pas le réel ; ils n'auraient garde de le dissocier. Ils savent qu'ils voient juste et enre- gistrent comme ils voient. Dans le récit, c'est un peu la manière de Stendhal, mais sans doute se trouveraient-ils perdus parmi les " attendus " du Stendhalisme ; ils n'en gardent que l'allant et que le ressort. Une vie comme celle de Déroulède,

4IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

toute projetée au dehors, toute continue et avec soi-même toute conséquente, capable de se ramas- ser en quelques actes historiques essentiels, bien mieux en une attitude, un geste, un seul geste, appelait de tels historiens. Un Barrés a trop de dessous et trop de musique ; à côté de ce Dérouléde au grand corps, juché sur sa borne, il paraîtra ou bien trop petit ou trop grand ; trop peu partisan, ou par trop esthète ; aussi bien, pour parler de son compagnon, étant juge et partie, il lui faudrait parler de soi. Une voix distante, franche et posée, une éloquence simple et droite qui ajoute peu au constat du " fait " et qui laisse le fait parler, une louange si digne qu'elle est à peine plus qu'une exacte peinture, voilà ce que méritait, à ce qu'il me semble, la figure de Dérouléde, voilà ce que je trouve dans le livre des frères Tharaud. J'y trouve aussi une œuvre d'art et j'ai l'impression / que sa réussite, ne tient pas moins à l'homme qu'au talent de ses historiens.

A la déclaration de guerre, Dérouléde n'est aucunement patriote. Il s'écriera depuis : " Dire qu'au moment cela se passait, cela ne m'inté- ressait pas ! " Pourtant, à la nouvelle du désastre de Wissembourg, quand Ferry lui jette, d'un air satisfait: " Les armées de l'Empereur sont battues! Et les armées de la France, que sont-elles ? riposte-t-il. " Il s'engage donc. " Le sac est lourd à porter, lui dit son chef. Moins lourd que la

PAUL DÉROULÈDE 4I I

honte, mon colonel. " 11 est fait prisonnier et incarcéré à Breslau ; il s'évade ; et de nouveau il marche au feu. " Monsieur Déroulède, lui dit plus tard ce même Jules Ferry, vous finirez par me faire croire que vous préférez l'Alsace-Lorraine à la France. Ne pensez-vous pas qu'il serait sage de sacrifier les provinces perdues et de prendre des compensations ailleurs ? C'est ça, réplique Déroulède ; j'ai perdu deux enfants et vous m'offrez vingt domestiques. " Gambetta arrive au pouvoir et Déroulède fonde la Ligue des Patriotes. "Je sais, disent les frères Tharaud, tout ce que les délicats ont reproché à cette ligue. Mais cette ligue, ce qu'elle défend par des moyens un peu rudes, c'est précisément ce qu'ils aiment. " Ici se place l'affreuse parole de Renan : " Jeune homme, la France se meurt, ne troublez pas son agonie ! " Puis Gambetta vient à mourir. Puis c'est l'affaire boulangiste, les trahisons, l'échec, le duel contre Clemenceau, le discrédit de l'apôtre et son exil volontaire : il écrit Hoche et Duguesclin^ de nobles et faibles pièces, puisque pour le moment il ne peut rien faire de mieux ; c'est une façon de servir... Il rentre en scène avec l'Affaire. Dans la cour de la caserne de Reuilly, le jour des obsèques du Président Félix Faure, au général Florentin qui déclare " qu'il n'est pas un général de I pronunciamento et qu'il ne voit pas que les pronun- ciamentos aient fait l'Espagne bien grande ",

412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Déroulède répond : " Laissons TEspagne, mon général, et les pronunciamentos. Mais qu*on mette la France debout, et vous verrez quelle taille elle a ! " Un mystérieux visiteur était venu lui dire la veille : " Que feriez-vous si demain le duc d'Orléans paraissait tout à coup au milieu de vos amis ? Est-ce un avis ou une invite ? Une question. Voilà ma réponse, dit Déroulède, je lui mettrais la main au collet. " C*est tout l'homme; il a son idéal précis et point un autre : relever la France par la République au prix du désespoir, de la défaite, il n'en changera pas, il n'en démordra pas. Il est jugé, condamné, exilé ; tel il est sorti, tel il rentrera ; mais les politiciens refusent ses services. Son action ne peut plus être qu'un geste protestataire, le geste du serment renouvelé sur les tombes de Champigny et à la Statue de Strasbourg. Il sait qu'il a le devoir de le faire, tout gratuit qu'il semble, et dût-on en sourire ; tant qu'un Déroulède proteste, c'est que la France n'abdique pas. 11 repousse les offres qui lui sont faites de la part de l'Académie : " Je ne suis rien, dit-il, qu'un sonneur de clairon. Je ne veux pas, je ne peux pas être autre chose... Peut-on monter sur une borne, quand on porte un habit vert } " Et il meurt simplement, dans la même pensée ; trop simplement, car c'est en vain qu'il aura commis l'imprudence de se faire traîner jusqu'à Champigny-la-Bataille, au jour anniversaire que

PAUL DéROULÈDE 4I3

Ton célèbre annuellement. Il parle, il jette le dernier cri d'espoir : " Vive, vive à jamais notre bien-aimée patrie la France ! " " Comment, écri- vent les Tharaud, exprimer Témotion qui réunis- sait tous les cœurs dans la même admiration angoissée, devant cet homme si pâle sous son bonnet de fourrure, si long, si maigre dans sa vaste pelisse et qui semblait jeter au vent ce qui lui restait de vie... On eût dit qu*il prolongeait volontairement cet effort surhumain, pour forcer la mort à le prendre comme il Tavait désiré. Oui ! Il aurait voulu mourir " pour le plaisir et pour l'exemple ". Un sonneur de clairon et un porte-drapeau ! en temps de paix cela peut sembler ridicule. Que risquait-il ? En repassant ainsi les événements principaux de sa vie, on s'aperçoit qu'il a tout risqué, presque tout perdu, et qu'il était capable, pour la beauté du geste^ de risquer sa vie, d'espérer la mort.

Voilà la légende de Déroulède ce que d'au- tres sont libres d'appeler sa comédie. Il n'était pas si simple que sa légende nous le montre. " Cet entraîneur de la rue, cet orateur de plein air, nous disent les Tharaud, c'est un merveilleux conteur ; cet expert en grands effets, c'est l'homme de la parfaite mesure, un Parisien de race plein de finesse et plein de grâce ; personne comme lui ne sait tourner un compliment à une femme et lui offrir une fleur. " Mais, en artiste de la scène et il

414 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jouait dans la vie même en dramaturge et, si vous voulez, en comédien, il était résolu aux simplifications les plus hardies. 11 retouchait volon- tairement son personnage, dans un dessein précis et pour un effet maximum. Qu'il sentît ou non en lui l'étoffe d'un héros, il faisait tout de même, comme si cela était. Il pouvait, à certaines heures, paraître un grand homme et l'être vraiment ; mais prétendait " pour la patrie " ne jamais cesser de le paraître. Il avait adopté une redingote flottante, à larges plis comme un drapeau : ce n'était pas par élégance.

Il disait aux Tharaud : " Je sais bien ce qu'on me reproche. On dit de moi : Déroulède, c'est un exalté ou un simple. Je ne suis ni l'un ni l'autre ; je ne suis ni fou, ni sot. Si ma carrière avec ses déceptions, ses échecs peut sembler déraisonnable, la faute n'en est pas à moi, ou plutôt la faute en est au caractère d'une existence qui a toujours été en mouvement. " " Plus on ira, ajoute-t-il, plus on saura que j'ai été à deux doigts de réussir. . . " Mais ceci, c'est l'histoire... et il faut savoir gré sur- tout aux Tharaud de nous avoir restitué avec elle, le poème, la légende, le drame volontaire dans lequel en vivant Déroulède s'est exprimé. Dans quelle vie, dites-moi, trouverons-nous cette conti- nuité d'héroïsme, de gestes hardis, et de " mots sublimes " ? Quelle " vie " aujourd'hui, sinon celle- ci, ne découragerait la plume d'un Plutarque ?

PAUL DilROULÈDE 4I5

Plus clairement on me démontrera que cette façade à l'antique cachait bon sens, mesure, conscience des réalités et certitude politique, que Déroulède a bien entendu "jouer " un rôle, construire" un personnage " autour de la passion centrale de sa vie et pour elle, plus j'admirerai en cet homme, en :et écrivain, le poète de l'action que même cer- tains des partisans de sa politique s'obstinent à iédaigner. " Ce n'est pas assez de ne pas parler le ce jeune homme, disait Leconte de Lisle quand )arurent les Chants du Soldat ; il faut encore en mal irler. " Sur quoi les Tharaud s'écrient : " Ah! parole sotte et méchante ! Mais pouvait-il com- ►rendre cette poésie guerrière, le poète des choses iccablées sous le ciel des Tropiques ? Ceux qui tiennent pour rien ces vertus françaises, l'émotion, Tesprit, l'enthousiasme, peuvent dédaigner ces ibles du patriotisme. Elles sont entrées dans le lomaine de notre littérature nationale. " Grâce au livre des frères Tharaud, la figure lyrique de ►éroulède les y suivra. D'autres étudieront son iction effective sur l'époque et sur le pays ; elle l'est pas à bout ; quoi qu'on en pense, on ne peut la nier... Mais ce symbole, quel artiste n'admirerait [u'un homme de ce temps ait eu assez de folie et le cœur pour le réaliser en lui-même }

Henri Ghéon.

4i6

JOURNEE DE TSOUSHIMA

" Avec l'aide du ciel, nous aTont combattu, les 27 et 28 mai... "

Togo.

I

Le détroit de Corée, dans la brume.

Le ciel obtus, la mer fatiguée, vont user un long jour vide. Les îles proches sont sans écho, et gardent secrète Todeur de leurs fleurs légères. Un oiseau noir aux pennes blanches file avec de longs cris.

Les vieux cuirassés venus de loin, se suivent noirs et tristes ; ceux que les vagues d'ici ne reconnaissent point. A travers trois océans, leurs coques ont ramassé des algues et des bêtes : le fond de la mer abrite des carènes semblables... Comme des athlètes hallucinés à la fin de leur course, ils entrent au cirque de brouillards, tout doit être consommé.

La grande flotte inutile va tenter ce passage incertain. Glissent les vaisseaux condamnés, qui ne savent d'où leur viendra la mort.

rOURNÉE DE TSOUSHIMA 4I7

L*honzon s'est peuplé de fumées ; vaincus et vainqueurs s'apprêtent au combat.

II

Blockhaus du M ikasa, blockhaus du SouvorofF...

Blockhaus du Mikasa, antre de joie sauvage : Togo, le faucon, Togo, Faraignée, frémit au bord de sa toile.

Son cœur est plein d'orgueil et de fidélité. Tout est certain. Un par un, les éclaireurs l'ont confirmé.

Derrière la fente cuirassée, son visage voudrait grimacer de fierté. Par convenance, il abaisse les paupières et parle à ses officiers d'un ton égal.

11 n'a pas de haine. Mais sa bouche tremble d'impatience.

Dans le réduit, on respire un air d'exaspération triomphale. Certains se tueraient d'enthousiasme, ,si l'Empire n'exigeait d'attendre encore...

Blockhaus du Souvorofl?", brille doucement [l'icône...

Tout va s'achever. L'amiral est paisible. Les [vaisseaux sont là. L'œuvre est faite.

Il n'est pas même occupé de bien mourir. Cela îe fera tout seul. De cela du moins il est sûr.

Les bâtiments de fer auront leur plus belle mort. Au lieu de vieillir en sinistres pontons, ils finiront dans le fracas, en rendant tonnerre pour

4

41 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tonnerre. Les marins blonds, par centaines, s'en- fonceront avec eux.

Puis, les tristes corps s'en iront sur Teau lasse, s'en iront aborder aux îles sèches et fleuries des pêcheurs les trouveront avec surprise. Les rites qu'on aura ne réjouiront pas leurs âmes sans abri. L'amiral songeant à ces choses, malgré lui, son cœur se remplit de pitié.

D'être l'un d'eux, il se console. 11 s'interroge, curieux de soi-même. Il pense à d'insignifiantes images, et suit sa pensée à la trace... S

Puis il se quitte pour donner jusqu'au bout ses ordres, pleins de clarté, d'héroïsme, et d'ineflicace...

III

L'heure du paroxysme.

L'air torride ondule au-dessus des blindages. L'ennemi reste au loin, et pointe juste. Dans lesj regards flambent d'inutiles résolutions.

A intervalles attendus, un 152 répète son couj de gueule, à côté d'une pièce pareille à lui, qui sei tait, refroidie, hébétée.

Du fer déchiqueté empêche de passer. Les angles du bordage sont poissés de sang et de chair. Des flaques sur le pont, entre les corps amoncelés, s'allongent en rigoles sombres, selon le roulis.

Chacun songe à sa besogne. Certains, sans ;

JOURNÉE DE TSOUSHIMA 4I9

emploi, suivent à la trace un rêve insignifiant. La mer n*est qu'une forge rouge autour d'eux.

Les yeux de Togo luisent noir, et son esprit lucide et fort s'applique aux détails du chef-d'œuvre.

L'amiral, le front sanglant, suit des yeux le combat et commande à voix basse.

IV

S'enfonce l'un d'eux.

Dans les chambres étanches, des hommes ne savent rien. L'idée tournoie entre eux, sur eux se pose : alors, pour savoir !

Mais le roulis a changé. On penche, et ne se relève plus.

La lumière pâlit. Glacés contre les murs, les hommes ont des regards nouveaux. La descente dure.

Les lampes vacillent. Un choc venu d'en bas. Sourd gémissement du fer disjoint. Un silence épais troublé de bourdonnements inhumains et de plaintes. Des yeux se lèvent vers l'étroit plafond

ou vers le ciel ^

Mais un panneau cède, et le flot pénètre joyeux

comme on reconquiert.

420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Sur les lames et par les sillons mouvants, un destroyer vole, crachant la fumée noire, et frôle des épaves et s'éloigne au travers de la brume et disparaît.

C'est lui qui porte un corps blessé, brisé, fendu, saignant de qui l'escadre attend les ordres...

Zinovei Petrovitch Rojestvensky, vos officiers sont penchés sur vous, et leur courage dépend de votre prochaine parole. Tant qu'un souffle de vie reste en vous, la Russie vous appelle : l'amiral.

Deux destroyers ont stoppé en mer, et des signaux glissent le long des mâts, alors que le " Bravy " s'éloigne en combattant. Deux des- troyers sont restés, et parlementent...

4

Ah, Zinovei Petrovitch, que votre fièvre à pré- sent vous entraîne... 11 faut l'écouter, ne point faire attention à ces hommes qui parlent, à ce qui se concerte sur le pont... Suivez plutôt votre fièvre.

Vous êtes victorieux. Les équipages défilent devant le Palais d'Hiver. La foule se presse aux rues ivres de musique. La Russie est grande.

Voici votre tour, Zinovei Petrovitch. On vous tend les bras du haut des marches... allez, amiral.

JOURNÉE DE TSOUSHIMA 421

qu'attendez-vous ? Votre talon glorieux vous fait mal et vous retarde.

Mais les hymnes s'élèvent. Le peuple chante et les cloches se répondent sur la ville.

L'heure du triomphe, Zinovei Petrovitch ! L'heure qui paie de tous les sacrifices ! Quelle joie dans votre cœur fidèle...

Dormez, dormez, n'écoutez pas le bruit que ►nt ces hommes sur le pont...

Pierre de Lanux.

1

422

AUTOUR DE PARSIFAL

L'autre jour, comme j'évoquais mes souvenirs du premier Parsifal appelant du haut de la colline de Bay- reuth, avec ses trompettes et ses cloches, les pèlerins du monde entier, je sais que j'ai surpris bien des jeunes lecteurs. Entre l'apparition du chef-d'œuvre et ce 1914 qui le devait séculariser, tant d'événements se passèrent, la littérature, l'art, la musique aussi, ont évolué de façon si curieuse, que les hommes de ma génération pouvaient se demander si, eux-mêmes, retrouveraient à Paris leurs impressions de jadis.

Comment, par quelles mystérieuses voies, se fait le définitif classement des chefs-d'œuvre ? C'est au bout d'un demi-siècle, au moins, qu'un ouvrage prend la place il demeurera dans l'avenir. Les bibliothèques sont pleines de chefs-d'œuvre reconnus ; il en est que peu de mains vont prendre sur les rayons ; certains, au contraire, auxquels on retournera toujours, portent en eux-mêmes une vertu qui les rend indispensables à l'humanité.

Nous ne savons encore si Parsifal aura, au regard de l'avenir, l'importance de Tristan ou de la Tétralogie. Parsifal est encore discuté, il a une double personnalité : l'une pour nous autres, qui assistâmes à sa naissance, en Allemagne, une autre pour les nouveau venus qui le reçoivent à Paris, dans sa tenue de voyageur. Ce n'est

AUTOUR DE PARSIFAL 423

pas sans trouble que, le trois janvier, nous pénétrions dans la salle de TOpéra, après une journée de courses et de visites, si peu semblable à ces après-midi de Bayreuth, un horaire de ville d'eau, le grand air, la promenade, l'exaltation spéciale à ces fêtes solennelles, faisaient de nous des êtres à part, affinaient notre sensibilité.

L'autre soir, pendant le premier quart d'heure, mal installé, distrait par mes voisins, je crus que je n'y tiendrais pas, je faillis sortir ; seul, je l'eusse fait, mais j'accompagnais des néophytes ; je patientai et tins bon. D'ailleurs cette gêne fut de courte durée. Bientôt, la salle disparut dans la ténèbre ; je fermai les yeux ; je fus ressaisi ; mes nerfs se tendirent. Je vous fais grâce du reste : à la fin de l'acte [qui me parut court), l'émotion me rendait presque apha- sique.

Un jeune homme, dans la loge, me dit :

Est-ce que vous connaissez bien le poème. Monsieur ? Qu'est-ce que tout cela ? Peut-être vaut-il mieux ne pas le savoir, la pièce chez Wagner est toujours idiote, mais la musique rachète tout.

Rachat, interrompit une femme savante, est bien le mot de la circonstance ; c'est le Drame du Rachat et de la Rédemption. Excusez-moi, car Rédemption rappelle tristement Gounod.

Pas pour moi, reprend le jeune homme, compo- siteur, m'assure-t-on, du plus grand avenir je n'ai jamais lu une note de Gounod.

L'entr'acte était long : plus d'une heure pour dîner au restaurant, dans le foyer, ou chez des amis du voisinage. Il faisait froid, je ne sus prendre mon parti, évitai tous ces repas par petites tables, la fête, le réveillon. J'abordai des

4^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

musiciens, j'étais décidé à faire parler des musiciens d'aujourd'hui, j'espérais presque qu'ils feraient : " Peuh ! peuh ! "

Quand on les interroge sur un ouvrage de musique, avez-vous remarqué qu'ils commencent toujours par donner leur avis sur l'interprétation, que c'est ainsi qu'ils entament le discours ? On se montrait généralement satisfait de l'orchestre, ravi par la voix des filles fleurs ; quant aux chanteurs, on se livre, à propos d'eux, à ces discussions, à ces comparaisons oiseuses qui, à Bayreuth, me chassaient du buffet, en compagnie d'Edouard Dujar- din. Nous montions, avec une provision de pain et de saucisses, vers la buvette, plus haut que le théâtre, écartée et solitaire sur la colline, entre des champs d'avoine et de blé. Nous nous essayions à parler un vague allemand, incorrect, mais souvent précieux, avec des moissonneurs en bras de chemise. De douces larmes ont coulé sur nos joues de pèlerins, là-bas ; mais il y a si longtemps de cela !

Les yeux sont restés secs, à l'Opéra, excepté, peut-être, ceux de quelques dames trop émotives, qui pleurent aux mariages et aux enterrements, quand l'orgue gronde. Il est vrai que dans l'Opéra, il y a, les soirs de Parsifal^ une église, des pompes religieuses ; et quelle église ! une sorte de San-Marco, une coupole byzantine, des voix d'enfants. Mais cela ne prouverait rien. La conjuration des poignards dans les Huguenots, fait encore bondir les cœurs sains. Une hymne protestante, criée par les pen- sionnaires de l'Ecole Anglaise, au fond de mon jardin, parfume mes soirs d'été, m'émeut parfois autant que le finale de la Neuvième Symphonie. A n'en pas douter, Wagner agit sur les nerfs, plus qu'aucun autre.

I

AUTOUR DE PARSIFAL 4^5

Nietzsche écrit : "Wagner est néfaste pour les femmes. Médicalement parlant, qu'est-ce qu'une wagnérienne ? Il me semble qu'un médecin ne saurait pas assez poser aux jeunes femmes ce cas de conscience : l'un ou l'autre. Mais elles ont déjà fait leur choix, on ne peut servir deux maîtres à la fois, quand ce maître est Wagner... " Et plus loin : "Ah ! le vieux minotaure ! combien nous a-t-il déjà coûté ! " Le minotaure nous a dévorés, il y a trente ans.

Si Bayreuth rime avec Etablissement d'hydrothérapie, selon la phrase de ce terrible Nietzsche, s'il fut " nuisible aux jeunes gens " que nous fûmes, je ne crois pas qu'au- jourd'hui il soit " néfaste " pour beaucoup de femmes. Quant aux jeunes gens, je voudrais les prendre, l'un après l'autre, leur poser un questionnaire, peut-être provo- quer un référendum, tout au moins faire une enquête. La Wahnfried n'est plus chaude du corps, maintenant décomposé, de Wagner. Des levrettes de M""* la Com- tesse de Chambrun, des voiles de gaze bleue de cette parisienne mélomane, qui louait le château " Fantaisie " à Bayreuth et s'y croyait Eisa et Kundry, il ne reste que le souvenir dans des mémoires d'ancêtres. Nous sommes à présent sur la place de l'Opéra, aboutissent plusieurs lignes du Métro, en face de l'Agence Cook et de la Compagnie Transatlantique, et pour mieux voir, nous pouvons acheter des lorgnettes aux Galeries Lafayette.

Que pensez-vous. Messieurs, de ce chef-d'œuvre qui nous a bouleversés, rendus stupides, mais touchants? Nous avons cru pouvoir résoudre, grâce à lui, " tous les pro- blèmes^ au nom du Pire, du Fils et du Saint-Maître. " (Nietzsche : Le cas Wagner.) Pour moi, je n'essaie plus de résoudre ces problèmes-là, ni par la musique, ni par la

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poésie de Richard Wagner ; ni vous non plus, je le suppose.

Je me suis promené dans les endroits il me serait loisible de rencontrer ces Messieurs qui donnent le ton. D'abord, ce fut un charmant dîner en cabinet particulier. J'étais à l'extrême de l'avant-garde. Des étrangers, de passage à Paris, étaient conviés, comme moi, par une aimable hôtesse dont le goût sûr, mais osé, oriente l'élite des artistes d'aujourd'hui. " Chère amie, et ce Parsifaly vous y étiez hier ? " Les hors-d'œuvre, le caviar gris, les salades savantes passaient devant nous ; je ne savais que choisir ; j'insistai : " Parsifaî^ ma chère, eh bien ? " Un geste familier, celui du barbier quand il vous tond la mâchoire, fut la première réponse à mon anxieuse enquête. Il paraît que mes amies ne trouvent plus Parsifal (je crois que je pourrais écrire : Wagner) dans la vie. On a du respect, oui, encore, ce respect qu'envie la jeunesse, dont l'âge mûr commence à trembler, que les vieux troqueraient contre n'importe quelle marque de tendresse. La conversation fuyait toujours vers d'autres lieux, vers Moscou où, racontait-on, les femmes artistes peignent, au travers de leur visage, des wagons et des locomotives, teignent leurs cheveux en vert. La Russie délire, elle va encore nous étonner ; c'est de la Russie que vient la lumière. J'étais bien de cet avis, l'an dernier, quand nous applaudissions le Sacre du Printemps, d'Igor Stravinski, avec la plupart des cadets de la musique, qui installèrent aussitôt, sur les bords de la Seine, avec la rage de l'en- thousiasme, les exercices rythmiques de la Demoiselle Elue. Nous sommes tout acquis à Stravinski ; naguère on l'eût appelé vi'agnérien, car Wagner englobait, incarnait

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tout, même un peu de ce que 'nous aimons en Stravinski. Mais Stravinski acheva d'anéantir en nous cette faculté d'écouter les œuvres longues, cette patience de paroissiens, sans quoi il est inutile de se rendre au concert, dans une salle d'opéra, dans tout endroit l'on s'assied dans une stalle, bien décidé à s'abstraire, à se fondre dans la musi- que, sans jamais tirer la montre hors du gousset, sans crainte de la migraine et de ces courses folles à quoi la pensée, est trop sujette.

La peur de s'ennuyer : il faut toujours en revenir là, c'est elle qui annihile notre jugement. Nous ne voulons pas qu'on nous attache, même avec des fils d'or. Donnez- moi la clef des champs, pour mon imagination, je ne veux pas me sentir emprisonné.

Or Wagner versa en nous, d'abord, un soporifique qui se muait, petit à petit, en un philtre de patience. Ce philtre n'agit plus sur les contemporains du jeune Igor Stravinski. Un des convives, ex-fervent de Bayreuth, m'expliqua :

Parsifal est une chose toujours admirable, un grand chef-d'œuvre, mais il est mal présenté, il faudrait le monter sur des principes tout nouveaux. Et puis, il y aurait deux heures de musique à couper.

Quoi ?

Mais, naturellement : le rôle de Gurnemanz en entier, d^ abord ; après, l'on verrait.

Bon vieux Gurnemanz, qui m'es encore si cher, avec ta magnifique innocence,avec la pruderie que tu enseignes aux petits écuyers, tes dévots, on donnera bientôt de grands coups de ciseaux dans tes monologues sublimes, dans le récit de la Lance, qui encore aujourd'hui, me transforme en

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Amfortas. Cher précepteur de mes vingt ans, on en veut à ta barbe blanche. D'ailleurs, l'un de ces messieurs du dîner revenait de Londres. Il se vanta d'un plaisir complet : il avait, dans le Music Hall du Coliseum, assisté à une représentation modèle de Parsifal. Tout y était joli, frais, charmant. Des tableaux cinématographiques s'étaient déroulés, pendant vingt minutes, tandis qu'un orchestre réduit comme instruments à cordes, mais avec combien plus de cuivres en revanche, donnait les meilleures pages de l'ouvrage.

Je suis encore malade de ce dîner. Il m'aide à mesurer le temps, qui me parut si court, si long hélas ! qui nous sépare du premier Parsifal de notre adolescence. Nous n'avions pas applaudi avec moins d'entêtement à ses longueurs, que maintenant aux brèves scènes du Sacre, et l'on nous annonce, du même Stravinski, un opéra en trois actes de dix minutes chacun, coupé à la taille de notre actuelle patience. Ceci est inquiétant.

Nietzsche, qu'il faut toujours citer à propos de Wagner, s'en donna à cœur joie, plutôt délira, dans ses folles amours contrariées, quand, à la fin de sa vie, tourna en haine l'amour dont il avait brûlé pour le " Sorcier " de Wahnfried. Nietzsche protestait contre ce qu'il y a de purement allemand dans Wagner, le premier peut-être des musiciens allemands qui travailla délibérément pour des allemands. Le slave Nietzsche, l'admirateur exclusif de Mozart, nous savons cela de lui, car il nous le dit et nous le répète à satiété, ses plus violents coups de boutoir, c'est pour Wagner qu'il les trouve.

" L'adhésion à Wagner se paye cher. "

" La musique devenue Circé. "

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Mais il écrit : " Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d'œuvre. Le Parsifal conservera éternellement son rang dans l'Art de la Séduction, comme le coup de génie de la séduction. J'admire cette œuvre, j'aimerais l'avoir faite moi-même ; faute de l'avoir faite, je la com- prends... Wagner n'a jamais mieux été inspiré qu'à la fin de sa vie. Le raffinement dans l'alliage de la beauté et de la mélodie atteint ici une telle perfection, qu'il projette en quelque sorte une ombre sur l'art antérieur de Wagner... "

Qu'on veuille bien m'excuser de me citer moi-même, comme un jeune français qui, il y a trente ans, en même temps que Nietzsche, lui, à la fin de sa vie, reçut le nouveau message. " Wagner était un Pape : il exerçait alors sur les hommes de toute culture, de toute civilisa- tion, un empire tyrannique, sans précédent, qui tenait de la magie. Le château de Klingsor ? Mais c'était le symbole de la forteresse enchantée nous enlaçaient de fleurs capiteuses les bras des Blumenmâdchen ; et moins forts de notre candeur que l'Innocent, nous n'avions pas encore repoussé les étreintes de l'Eternelle Kundry. Nous allions connaître les Rose-Croix et leurs touchants enfan- tillages. Nous étions en plein Naturalisme, nous les bacheliers d'hier ; les arts n'offraient guère, à côté d'un académisme falot, qu'une copie lourde de la Nature, les sujets vulgaires étaient de mode, nous avions à choisir entre les pesantes soupes de r Assommoir et le symbolisme trop ésotérique de Stéphane Mallarmé. "

Parsifal venait après la Tétralogie, dont il était le complément. Selon les règles du Drame antique, Nietz- sche eût voulu que cet épilogue de V Anneau du Niebelung en fût la critique.

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Mais si le Pur-Fol était encore un Siegfried, si nous retrouvions dans les poèmes et la musique de Pariifal^ maintes parentés avec les héros du B^ing^ si Wagner restait Wagner, le vieux Monsieur avait voulu, lui aussi, comme tous les grands musiciens, faire son œuvre religieuse. Je ne crois pas qu'il fût religieux, et s'il le devint, ce fut à cause de Parsîfal et par habitude de pensée prise en composant Parsifal.

Or, ce mysticisme, à l'heure présente, au moment l'on nous assure qu'il y a une recrudescence du sentiment religieux, il était intéressant de savoir comment il agirait sur les jeunes gens.

J'épargnerai au lecteur les détails de mon enquête. Elle se prolongea.

Je me rappelle l'affectation que mit X célèbre com- positeur, jeune encore aujourd'hui, (quand, désirant lire un peu de musique à quatre mains, je m'adressai à lui, sur la recommandation de Gabriel Fauré), je me rappelle son insistance à me faire promettre que nous négligerions Wagner et Beethoven. On était tout à Mozart, quand Pelléas et Mélhande^ qui venait de paraître, commençait de nous ramener par les souterrains à Gounod, par le transsibérien, vers V Art français. Nous fûmes fiers de notre école, avant que les russes, et Moussorgski surtout, ne nous devinssent trop familiers. Pendant une période d'où nous sortons à peine, Wagner fut négligé, par d'au- cuns même honni, et c'était une réaction si naturelle, si conforme aux exemples de l'histoire, que l'on ne s'en étonnait pas. Nous le connaissions trop, nous ne pouvions l'écouter, ni au théâtre, ni au concert.

" La musique de Wagner, si on lui retire la protection

AUTOUR DE PARSIFAL 43 1

du goût théâtral, un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise qui ait peut-être jamais été faite. " (Nietzsche.)

Or, que ressort-il, aujourd'hui, de mes entretiens avec nos compositeurs ? Tous sans exception aucune déclarent la partition de Parsifaly de la musique^ rien que de la musique. M. Ravel lui-même dit Wagner égal, sinon supérieur à Beethoven auquel on revient lentement.

J'avais cru comprendre qu'une scission s'était formée, qu'il y avait deux classes : ceux qui protestaient contre, ceux qui admettaient Parsifal. Eh ! bien, non : le respect est le même, d'un côté et de l'autre. Certain auteur triste, mais enragé et délibérément d'avant-garde ses propres yeux), s'est écrié, à l'Opéra, le soir de la répétition générale : " Nous sommes chez les Troglodytes ; ceci date d'avant le Déluge. " Mais un silence morne accueillit cette espièglerie d'organiste aveugle.

" Parlez-moi de Tristan et de Siegfried^ nous serons d'accord ; c'est la jeunesse, l'effervescence et la passion. Parsifal? ouvrage de vieillard, l'occupation d'un cente- naire, un herbier et une collection de minéraux pour M. Gustave Moreau. " Voilà donc ce que la brillante jeunesse a découvert ! Elle peut être fière de sa trouvaille : l'âge de Wagner, quand il écrivit sa dernière œuvre.

Pour un enfant, tous les adultes qui l'entourent sont des centenaires ; M. Debussy et M. Ravel ont des rides, qu'avant nous, les commençants, avec leur cruelle loupe, ont vues. Ne nous inquiétons pas de cela. Ce qui est solide, on le décrie pour la seule raison qu'il a duré, on le décrie, au moment même oiîi ce rebut va s'affirmer immortel.

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Pour nous autres, parsifalisants fidèles, nous ne savons si le poème n'eut pas, autant, je dirais : plus que la musique, le sortilège tout-puissant par quoi nous fûmes pris ; nous n'étions pas plus sots que ceux d'aujourd'hui et il me semble que nous étions moins régis par le caprice, moins tiraillés de droite et de gauche, somme toute, moins à la merci d'une saute de vent. Or, le poème, c'est lui-même qu'en 19 14, les français ^^ ont de la peine à avaler ". Du mobilier second empire, dit-on, du rococo, de la fausse onction, un mysticisme de théâtre, du clin- quant. On se méfie du clinquant, de ce qu'on appelle facilité, on célèbre la fin de l'impressionnisme dans le bouquet de feu d'artifice tiré par Stravinski. Que réclame- t-on ? De la solidité, de la construction. Mais il s'agirait de s'entendre sur ce en quoi consiste cette solidité. Vous déniez à un ouvrage le droit d'ennuyer un peu par sa longueur, mais vous le voulez solide. Qu'avez-vous à nous offrir de conforme à cet idéal ? Faites l'oeuvre-modèle, puis nous jugerons.

Parsifal^ donc, est d'un faux mysticisme ; vous nous parlez de Franck. Parsifal est interminable ; le Sacre du Printemps est trop court et trop étincelant ; vous voulez du solide, du sincère et vous citez Albéric Magnard, Bloch, l'auteur suisse du Macbeth de l'Opéra-Comique. Enfin, à bout d'expédients, vous prenez un air songeur et, A^atici- nant, vous vous écriez : La Vérité va venir d'Allemagne. Mais citez-nous des noms : Richard Strauss ne se contrôle pas ; entre lui et M. Rostand, vous hésiteriez. Ah ! cette facilité, cette tant honnie exubérance du don, du sang qui coule dans les veines, ce mauvais goût des Chateau- briand, des Hugo, des Rossini, des Wagner, des Verdi,

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AUTOUR DE PARSIFAL 433

des Paul Claudel ; mais ici, je m'arrête, car je pense au pâle jeune homme chargé de chaînes, qui s'assied sur son tabouret de chêne, dans sa mansarde éclairée par le nord ; celui-là, pourtant, a déposé à côté de lui un livre de Claudel. S'il regarde son mur, c'est pour y voir une photographie de Druet d'après une allégorie de^Maurice Denis, et lui, ce bon jeune homme austé^ s'ils se soumet au musicien de Parsifal tout de même trop incontestable il supplie : " Non, non, pas le poème !... " Le parfum des filles fleurs n'envahira pas sa cellule. Il attend, de l'Allemagne, la Délivrance, son Lohengrin tout casqué, mais sans le cygne, supplie-t-il, de grâce, sans le cygne ! Il préférerait Mahler. Celui-là, par sa pesanteur, nous entraîne au fond de l'eau.

Confusion, incertitude, vague de la pensée, orgueil et naïveté, voilà ce qu'un homme de ma génération constate, sans plus de tristesse qu'il n'en faut, s'il tâte le pouls de ses cadets. Sans tristesse, parce que l'annuel Charfreitags Zaûber est proche ; la sève sourd déjà et dans la vaste plaine qu'arrose la Seine, une activité passionnée nous est un gage d'un autre été, de nouvelles moissons.

Si l'enquête à laquelle je me suis livré pour la Nouvelle Revue Française ne nous indique pas une orientation bien nette des musiciens français, si la banalité de mon butin m'a un peu déconvenu, cette enquête m'a tout de même permis de rapprocher mes expériences, dans le domaine musical, de celles, quotidiennes, que je fais dans le mien, celui de la peinture.

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Quand on n'est plus tout jeune, mais point encore tout à fait vieux, en contact avec les générations mon- tantes, en sympathie avec elles, il vous est loisible de prendre une vue d'ensemble des esprits d'une époque. Comparant les uns avec les autres, les successifs dénis de justice, les procès à réviser, j'en arrive à cette conclusion, qu'aujourd'hui, il n'y a plus de positions nettes ; personne ne semble y voir clair, on se dispute sans savoir pourquoi ; nos admirations et nos dédains ne sont que des excuses que nous nous donnons à nous-mêmes. Les arguments des thuriféraires et des détracteurs sont si dénués de raison, qu'on devrait en rire, si, engagés dans la lutte, le senti- ment de notre conservation personnelle, ne nous forçait parfois à crier : Gare ! je suis là, très vivant ; vous me niez, mais j'existe, comme vous ; j'ai les mêmes droits que vous à la lumière du soleil.

Quels futiles prétextes pour se battre ! Moulins à vents, ô Don Quichottes ! portes ouvertes, entrée libre, vous criez très fort, pour faire peur à l'ennemi, sans réfléchir à ceci, que, demain, votre tâche du jour vous fera renier celle d'hier. La marche des opinions est aussi rapide que la formation et la désagrégation des écoles. Il n'y a, comme en politique, que questions de personnes, de circonstances ; alliances par intérêt et à base de haine ou de jalousie et cette crainte qu'on tient cachée au fond du cœur : S'ils aiment cette musique, cette peinture, ils n'aimeront pas la mienne.

Et c'est ainsi que vous en arrivez à juger les œuvres, sans que ce soit en fonction de l'Art. Les œuvres vous, servent de rempart, derrière quoi vous cacher, au moment l'obus éclatera ; mais, au fond, l'œuvre d'art nous est

AUTOUR DE PARSIFAL 435

indifférente, car nous n'avons plus le temps que de nous occuper de nous-mêmes ; nous nous intéressons à nous mêmes, uniquement, jalousement, passionnément. C'est un " sauve-qui-peut " général : que le monde s'anéantisse pourvu que ma maisonnette reste suspendue dans l'Espace, avec moi dedans !

Je ne sais comment les gens d'une même profession osent encore se regarder l'un l'autre sans rire. Ceux qui veulent, avec rage, parvenir, ont pour les arrivés d'hier le sentiment de l'Agent voyer pour la Villa pimpante que vient de se bâtir le Notaire. S'il pouvait au moins en critiquer l'architecture ! mais cela serait trop lui demander. Il fera la sienne d'un style plus nouveau ; et plus vite. Que l'effet en soit impressionnant ; il ne tient pas à la solidité des matériaux, quoiqu'il la réclame, par habitude d'esprit héritée.

L'impatience du producteur et du client est le signe de l'époque. Buffon écrit, je crois, que le Génie est le fruit d'une longue patience. Si Buffon dit vrai, chercherons- nous le Génie, dans la hâte que nous apportons créer ?

Des gamins courent par les rues, distribuant à tout

^citoyen qu'ils bousculent en passant, la Cote^ la liste des

\yaleurs en bourse, liste dressée par des banquiers sans

conscience. Et telle valeur est achetée tout de suite, de

préférence si elle est inconnue et promet de gros et rapides

bénéfices.

Celui qui modestement, honnêtement, fait, simplement, une œuvre d'art, on le débarque. Son honnêteté, qui pour- tant se cache, vous gêne. Vous lui reprochez de n'être pas sincère y quand vous ne lui reprochez pas d'être trop habile.

436 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Car aujourd'hui habileté a un sens nouveau et obscur, et le grand mot de sincérité, comme celui d'habileté, dont pas un de vous ne me donnera une définition acceptable^ est une arme à double tranchant. On l'emploie à propos de celui qui n'a pas le même goût que vous. Vous êtes misérables, parce que pressés, impatients, et la tête bour- donnante de notions confuses, vous donnez le pas à Vînouï sur VŒuvre d^Art. Le premier qui a osé des quintes successives défendues en ancienne orthographie musicale, est assurément un novateur. J'apprécie le tableau de la Grotte, dans le Pelléas de Debussy, qui est plein de ces quintes ; mais si nous parlons de musiciens français, je serais plus fier d'avoir imaginé le motif d'amour du Roméo de Berlioz. Un beau thème mélodique est tout de même ce qu'il y a de plus rare. Une singularité, une bizarrerie tonale, délicieuse de fraîcheur, à première audi- tion, pouvant être répétée, systématiquement, à l'infini, cessera bientôt d'être supportable. L'originalité d'une œuvre, si elle ne consiste qu'en cela, cette œuvre sera éphémère.

Mais vous ne demandez qu'à changer souvent de cuisine, parce que vos palais blasés s'habituent trop vite à la main du chef. Votre mémoire est si courte, que si, au bout de quelques années, on vous ramène ce cuisinier, vous ne le reconnaîtrez plus à ses plats. Ah ! direz-vous, voilà de la nouveauté...

M. Canudo écrit : " L'innovation contemporaine est dans la transposition de l'émotion artistique du plan sentie mal dans le plan cérébral " (Manifeste cérébriste. Février 1914, Figaro). " On veut des gammes nouvelles de formes et de couleurs, on veut la jouissance de la peinture

AUTOUR DE PARSIFAL 437

par la peinture, et non par l*idée littéraire ou sentimentale qu'elle doit illustrer. " ^

Bravo ! mais c'est ce qu'a soutenu, à propos d'oeuvres qui n'avaient rien de cérébriste ni de futuriste, tel d'entre nous dont rirait M. Canudo.

Comme il serait plus franc et plus loyal, de dire : Nous en avons assez, tout nous ennuie au bout d'un quart d'heure ; notre critérium, pour juger un ouvrage à son apparition, est notre surprise, notre étonnement. " Plus de sentiment ", ordonne M. Canudo ; mais prenez garde : hier encore, ou appelait sentiment ce que le manifeste dénomme aujourd'hui cérébralité.

Il faudrait mieux s'entendre, ou ne plus produire du tout ; or, c'est ce que nous sommes déterminés à ne pas

faire, les uns et les autres.

Jacques-E. Blanche.

' Après avoir écrit cet article, un nouveau Manifeste nous est parvenu, futuriste, celui-ci ! et qui nous exhorte à haïr Parsifal^ précisément pour les impatientes raisons que nous exposions plus haut.

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LES CAVES DU VATICAN '

LIVRE QUATRIÈME LE MILLE-PATTES

(Suitg)

Fleurissoire se plaignant d*unc grande fatigue, Carola cette nuit l'avait laissé dormir, malgré l'intérêt qu'elle lui portait, et la tendresse apitoyée dont aussitôt elle s'était éprise lorsqu'il lui eut avoué son peu d'expérience en matière d'amour ; dormir du moins autant que le lui permettait l'insupportable démangeaison, tout le long du i corps, d'une grande quantité de morsures, tant de puces que de moustiques ;

Tu as tort de gratter comme ça ! lui dit-elle le lendemain matin. Tu irrites. Oh ! ce qu'il est enflam- mé, celui-ci ! et elle touchait le bouton du menton. Puis, tandis qu'il s'apprêtait à partir : Tiens ! garde ça en souvenir de moi ; et elle ajustait aux manchettes duj pèlerin ces bijoux saugrenus que Protos se fâchait de voir^

Voir Nouvelle Re^ue Française du i" janvier et du i" février 1914.

I

LES CAVES DU VATICAN 439

sur elle. Amédée promit de revenir le soir même, ou au plus tard le lendemain.

Tu me jures de ne pas lui faire de mal, répétait Carola, un instant après, à Protos qui, tout costumé déjà, passait par la porte secrète ; et, comme il s'était mis en retard, ayant attendu pour paraître que Fleurissoire soit parti, il dut se faire conduire à la gare en voiture.

Sous son nouvel aspect, avec son sayon, ses braies brunes, ses sandales lacées par dessus ses bas bleus, son brûle-gueule, son chapeau roux à petits bords plats, il faut reconnaître qu'il avait Tair moins d'un curé que d'un parfait brigand des Abruzzes. Fleurissoire qui faisait les cent pas devant le train hésitait à le reconnaître lorsqu'il le vit venir, un doigt sur la lèvre comme Saint Pierre martyr, puis passer sans faire mine de le voir et disparaître dans un wagon en tête du train. Mais, au bout d'un instant, il reparut à la portière et, regardant dans la direction d'Amédée, fermant l'œil à demi, lui fît de la main, subrepticement, signe d'approcher ; et comme celui-ci s'apprêtait à monter :

Veuillez vous assurer s'il n'y a personne à côté, chuchota l'autre.

Personne ; et leur compartiment était à l'extrémité du wagon.

Je vous suivais de loin dans la rue, reprit Protos, mais je n'ai pas voulu vous aborder, de crainte que l'on ne nous surprît ensemble.

Comment se fait-il que je ne vous aie pas vu ? dit Fleurissoire. Je me suis retourné maintes fois, précisément pour m'assurer que je n'étais pas suivi. Votre conversation

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d'hier m'a plongé dans de telles alarmes ! Je vois des espions partout.

Il y paraît malheureusement beaucoup trop. Croyez- vous qu'il soit naturel de se retourner tous les vingt pas ?

Quoi ! vraiment, j'avais Tair... ?

Soupçonneux. Hélas ! disons le mot : soupçonneux. C'est Tair compromettant par excellence.

Et avec cela je n'ai même pas pu découvrir que vous me suiviez !... Par contre, depuis notre conversation, tous les passants que je rencontre, je leur trouve je ne sais quoi de louche dans l'allure. Je m'inquiète s'ils me regardent ; et ceux qui ne me regardent pas, on dirait qu'ils font semblant de ne pas me voir. Je ne m'étais point rendu compte jusqu'aujourd'hui combien la pré- sence des gens dans la rue est rarement justifiable. Il n'en est pas quatre sur douze dont l'occupation saute aux yeux. Ah ! l'on peut dire que vous m'avez fait réfléchir ! Vous savez : pour une âme naturellement crédule comme était la mienne, la défiance n'est pas facile ; c'est un appren- tissage...

Bah ! vous vous y ferez ; et vite ; vous verrez ; au bout de quelque temps, cela devient une habitude. Hélas ! j'ai la prendre... l'important c'est de garder l'air gai. Ah ! pour votre gouverne : quand vous craignez d'être suivi, ne vous retournez pas ; simplement laissez tomber à terre votre canne, ou votre parapluie, suivant le temps qu'il fait, ou votre mouchoir, et, tout en ramassant l'objet, la tête en bas, regardez entre les jambes, derrière vous, par un mouvement naturel. Je vous conseille de vous exercer. Mais dites-moi comment vous me trouvez dans ce costume ? J'ai peur que le curé n'y reparaisse par endroits.

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Rassurez- VOUS, dit candidement Fleurissoirc : per- sonne d'autre que moi, j*en suis sûr, ne reconnaîtrait qui vous êtes. Puis l'observant bienveillamment, et la tête un peu inclinée : Evidemment je retrouve à travers votre déguisement, en y regardant bien, je ne sais quoi d'ecclésiastique, et sous la jovialité de votre ton l'angoisse qui tous deux nous tourmente ; mais quel empire il faut que vous ayez sur vous, pour en laisser si peu paraître ! Quant à moi, j'ai fort à faire encore, je le vois bien ; vos conseils...

Quel curieux boutons de manchettes vous avez, interrompit ProtoS, amusé de reconnaître sur Fleurissoirc les boutons de Carola.

C'est un cadeau, dit l'autre en rougissant.

Il faisait une chaleur torride. Protos regardant à la portière :

Le Monte Cassino, dit-il. Vous distinguez là-haut le couvent célèbre ?

Oui ; je l'aperçois, dit Fleurissoirc d'un air distrait.

Vous n'êtes pas, je vois, très sensible aux paysages.

Mais si, mais si, protesta Fleurissoirc, je suis sen- sible ! Mais à quoi voulez-vous que je prenne intérêt tant que durera mon inquiétude ? C'est comme à Rome avec les monuments ; je n'ai rien vu ; je n'ai pu chercher à rien voir.

Comme je vous comprends ! dit Protos. Moi de même, je vous l'ai dit, depuis que je suis à Rome, j'ai passé tout mon temps entre le Vatican et le Château Saint-Ange.

C'est dommage. Mais vous, vous connaissiez Rome <léjà.

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Ainsi causaient nos voyageurs.

A Caserte ils descendirent, allant chacun de son côté manger un peu de charcuterie et boire.

De même à Naples, dit Protos, quand nous appro- cherons de sa villa, nous nous séparerons s'il vous plaît. Vous me suivrez de loin ; comme il me faudra quelque temps, surtout s'il n'est point seul, pour lui expliquer qui vous êtes et le but de votre visite, vous n'entrerez qu'un quart d'heure après moi.

J'en profiterai pour me faire raser. Je n'ai pu trouver le temps ce matin.

Un tram les mena piazza Dante.

A présent quittons-nous, dit Protos. La route est encore assez longue, mais il vaut mieux ainsi. Marchez à cinquante pas en arrière ; et ne me regardez pas tout le temps comme si vous aviez peur de me perdre ; et ne vous retournez pas non plus ; vous vous feriez suivre. Ayez l'air gai.

Il partit de l'avant. Les yeux demi-baisses suivait Fleurissoire. La rue étroite était en pente raide ; le soleil dardait ; on suait ; on était bousculé par une foule efifer- vescente qui braillait, gesticulait, chantait et ahurissait Fleurissoire. Devant un piano mécanique des enfants demi-nus dansaient. A deux sous le billet, une loterie spontanée s'organisait autour d'un gros dindon plumé qu'à bout de bras levait une espèce de saltimbanque ; pour plus de naturel, en passant Protos prenait un billet et disparaissait dans la foule ; empêché d'avancer, Fleurissoire un instant crut tout de bon l'avoir perdu ; puis le retrou- vait, passé l'encombrement, qui continuait à petits pas la montée, emportant sous son bras le dindon.

LES CAVES DU VATICAN 443

Les maisons enfin s'espaçaient, devenaient plus basses, et le peuple se raréfiait, Protos alentissait sa nnarche. Il s'arrêta devant l'échoppe d'un barbier et, retourné vers Fleurissoire, cligna de l'œil ; puis, à vingt pas plus loin, arrêté de nouveau devant une petite porte basse, sonna.

La devanture du barbier n'était pas particulièrement attrayante ; mais pour désigner cette boutique l'abbé Cave avait sans doute ses raisons ; Fleurissoire aurait dû, d'ail- leurs, retourner loin en arrière pour en trouver une autre et sans doute non plus engageante que celle-ci. La porte, à cause de l'excessive chaleur restait ouverte ; un rideau de grosse étamine retenait les mouches et laissait passer l'air ; on le soulevait pour entrer ; il entra.

Certes c'était un homme expert, ce barbier qui, pré- cautionneux, d'un coin de serviette, après avoir savonné le menton d'Amédée, écartait la mousse et remettait à jour le bouton rougeoyant que son client craintif lui signalait. O somnolence ! engourdissement chaleureux de cette petite échoppe tranquille ! Amédée, la tête en arrière, à demi-couché dans le fauteuil de cuir, s'aban- donnait. Ah ! pour un court instant tout au moins, oublier ! ne plus penser au pape, aux moustiques, à Carola ! Se croire à Pau, près d'Arnica ; se croire ailleurs; ne plus bien savoir l'on est... Il fermait les yeux, puis, les rentr'ouvant, distinguait comme dans un rêve, en face de lui, sur le mur, une femme aux cheveux défaits, issue de la mer napolitaine et rapportant du fond des flots, avec une voluptueuse sensation de fraîcheur, un étincelant flacon de lotion philocapillaire. Au-dessous de cette pan- carte, d'autres flacons, sur une plaque de marbre, étaient rangés auprès d'un bâton de cosmétique, d'une houppe à

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poudre de riz, d'un davier, d'un peigne, d'une lancette, d'un pot de pommade, d'un bocal naviguaient indolem- ment quelques sangsues, d'un second bocal qui renfermait le ruban d'un ver solitaire, d'un troisième enfin, sans couvercle, à demi plein d'une substance gélatineuse et sur le transparent cristal duquel une étiquette était collée où, écrit à la main en majuscules fantaisistes, on pouvait lire : Antiseptic.

A présent le barbier, pour mener à perfection son ouvrage étalait à nouveau sur le visage déjà rasé une mousse onctueuse et, du clair d'un second rasoir qu'il affilait au creux de sa main moite, raffinait. Amédée ne songeait plus qu'on l'attendait ; il ne songeait plus à partir, s'endormait... C'est alors qu'un Sicilien à voix forte entra dans la boutique, crevant cette tranquillité ; que le barbier, tout causant aussitôt, ne rasa plus que d'une main distraite et, d'un franc coup de lame, vlan ! écornifla le bouton.

Amédée fit un cri, voulut porter la main à l'écorchure perlait une goutte de sang :

Niente ! niente ! dit le barbier qui lui retint le bras, puis, d'abondance, prit au fond d'un tiroir une pincée d'ouate jaunie qu'il trempa dans I'Antiseptic et appliqua sur le bobo.

Sans plus s'inquiéter s'il faisait retourner les passants, courut Fleurissoire en redescendant vers la ville ? Au premier pharmacien qu'il rencontre le voici qui montre son mal. L'homme de l'art sourit, vieillard verdâtre, d'aspect malsain, qui cueille dans une boîte un petit rond de taffetas, passe dessus sa large langue et...

Jaillissant hors de la boutique, Fleurissoire cracha de

LES CAVES DU VATICAN 445

dégoût, arracha le taffetas gluant et, pressant entre deux doigts son bouton, le fit saigner le plus possible. Puis, avec son mouchoir imbibé de salive, de sa propre salive cette fois, frotta. Puis regardant sa montre il s*afFola, remonta la rue au pas de course et arriva devant la porte du cardinal, suant, soufflant, saignant, congestionné, avec un quart d'heure de retard.

VI

Protos le reçut un doigt sur les lèvres :

Nous ne sommes pas seuls, dit-il rapidement. Tant que les serviteurs seront là, rien qui puisse donner Téveil ; ils parlent tous français ; pas un mot, pas un geste qui puisse rien trahir ; n'allez pas lui bailler du cardinal, au moins : c'est Ciro Bardolotti, le chapelain, qui vous reçoit. Moi, je ne suis pas " l'abbé Cave " ; je suis " Cave " tout court. C'est compris ? Et brusquement changeant de ton, à voix très forte et lui claquant l'épaule: C'est lui, parbleu! C'est Amédée ! Eh bien ! mon colon, on peut dire que tu y as mis du temps, à ta barbe ! Encore quelques minutes, et, per Baccho, nous nous mettions à table sans toi. Le dindon qui tourne à la broche déjà roussit comme un soleil couchant. Puis tout bas : Ah ! cher Monsieur, qu'il m'est donc pénible de feindre ! J'ai le cœur torturé... Puis avec éclat : Que vois-je ? on t'a coupé ! Tu saignes ! Dorino ! cours à la grange ; rapporte une toile d'araignée : c'est souverain pour les blessures...

Ainsi boufFonnant, il poussait Fleurissoire au travers

44^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

du vestibule, vers un jardin intérieur formant terrasse où, sous la treille, un repas était préparé.

Mon chcrBardolotti,je vous présente Monsieur de la Flcurissoire, mon cousin, le luron dont je vous ai parlé.

Soyez le bienvenu, notre hôte, dit Bardolotti avec un grand geste, mais sans se lever du fauteuil dans lequel il était assis, puis, montrant ses pieds nus plongés dans un baquet d'eau claire :

Le pédiluve ouvre mon appétit et me tire le sang de la tête.

C'était un drôle de petit homme tout replet et dont le glabre visage n'accusait âge ni sexe. Il était vêtu d'alpaga ; rien dans son aspect ne dénonçait le haut dignitaire ; il fallait être bien perspicace, ou averti autant que l'était Flcurissoire, pour découvrir sous la jovialité de son air, une discrète onction cardinalice. Il s'appuyait de côté sur la table et s'éventait nonchalamment avec une sorte de chapeau pointu fait d'une feuille de journal.

Ah ! je suis très sensible !... Ah ! le plaisant jar- din !... balbutiait Fleurissoire également embarrassé pour parler et pour ne rien dire.

Assez trempé ! cria le cardinal. Ça ! qu'on m'enlève ce bol ! Assunta !

Une jeune servante accorte et rebondie s'empressa, prit le baquet et l'alla vider, contre une plate-bande ; ses tétons jaillis du corset frissonnaient sous sa chemisette ; elle riait et s'attardait près de Protos, et Fleurissoire était gêné par l'éclat de ses bras nus. Dorino posa des fîaschi ur la table. Le soleil batifolait à travers le pampre, chatouillant d'une lumière inégale les plats sur la table sans nappe.

LES CAVES DU VATICAN 447

Ici, pas de cérémonie, dit Bardolotti, et il se coiffa du journal, vous m'entendez à demi-mot, cher Monsieur.

Sur un ton autoritaire, scandant les syllabes et frappant du poing sur la table, Tabbé Cave à son tour reprit :

Ici, pas de cérémonie.

Fleurissoire eut un fin clin d'oeil. S'il l'entendait à demi-mot ! oui certes, et point n'était besoin de le redire ; mais en vain cherchait-il quelque phrase qui pût à la fois ne rien dire et tout signifier.

Parlez ! Parlez ! soufflait Protos. Faites des calem- bours : ils comprennent très bien le français.

Allons ! Asseyez-vous, dit Ciro. Mon cher Cave, éventrez-nous cette pastèque et taillez-y des croissants turcs. Etes-vous de ceux. Monsieur de la Fleurissoire, qui préfèrent les prétentieux melons du nord, les sucrins, les prescots, que sais-je, les cantaloups, à nos ruisselants melons d'Italie ?

Rien ne vaut celui-ci, j'en suis sûr ; mais permettez- moi de m'abstenir : j'ai le cœur un peu barbouillé, dit Amédée qui se gonflait de répugnance au souvenir du pharmacien.

Des figues alors tout au moins ! Dorino vient de les cueillir.

Excusez-moi : pas davantage.

Mauvais, cela ! Mauvais ! Faites des calembours, lui glissa Protos à l'oreille ; puis, à voix haute : Débar- bouillons ce petit cœur avec le vin, et préparons-le pour la dinde. Assunta, verse à notre aimable invité.

Amédée dut trinquer et boire plus qu'il n'avait

accoutumé. La chaleur et la fatigue aidant, il commença

[bientôt d'y voir trouble. Il plaisantait avec moins d'effort.

44^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISl

Protos le fît chanter ; sa voix était grêle, mais on s'extasia ; Assunta voulut l'embrasser. Cependant du fond de sa foi délabrée s'élevait une angoisse indéfinissable ; il riait pour ne pas pleurer. Il admirait cette aisance de Cave, ce naturel... Qui d'autre que Fleurissoire et que le cardinal eût jamais pu penser qu'il feignait ? Bardolotti, du reste, en force de dissimulation, en possession de soi ne le cédai en rien à l'abbé et riait, et applaudissait, et bousculait paillardement Dorino, lorsque Cave, tenant Assunta renversée dans ses bras, s'écrasait le museau contre elle ; et, comme alors Fleurissoire penché vers Cave, le cœur à demi crevé, murmurait : Comme vous devez souffrir ! Cave dans le dos d' Assunta lui prenait la main et la lui pressait sans rien dire, la face détournée et les regards levés au ciel.

Puis, brusquement dressé. Cave frappa dans ses mains :

Ça ! qu'on nous laisse seuls ! Non: vous desservirez plus tard. Allez-vous en. Via 1 Via !

Il s'assura que Dorino ni Assunta ne s'attardaient aux écoutes, et revint avec la mine subitement grave, allongée, tandis que le cardinal, en se passant la main sur le visage, en dépouilla d'un coup la profane et factice gaîté.

Vous voyez, Monsieur de la Fleurissoire, mon enfant, vous voyez à quoi nous en sommes réduits ! Ah ! cette comédie ! cette honteuse comédie.

Elle nous fait prendre en horreur, reprit Protos, jusqu'à la joie la plus honnête et jusqu'à la plus pure gaîté.

Dieu vous saura gré, pauvre cher abbé CavCg reprenait le cardinal en se tournant vers Protos, r Dien

tES CAVES DU VATICAN 449

VOUS récompensera de m'aider à vider cette coupe ; et, par symbole, il achevait d'un coup son verre à demi- plein, tandis que sur ses traits le dégoût le plus douloureux se peignait.

Quoi ! s'écriait Fleurissoire penché, se peut-il que même dans cette retraite et sous ce vêtement d'emprunt votre excellence doive...

Mon fils, appelez-moi Monsieur, simplement.

Excusez : entre nous. . .

Je tremble même seul.

Ne pouvez-vous choisir vos serviteurs ?

On les choisit pour moi ; et ces deux que vous avez vus...

Ah ! si je lui disais, interrompit Frotos, ils vont de ce pas rapporter nos moindres paroles !

Se peut-il qu'à l'archevêché...

Chut ! pas de ces grands mots ! Vous nous feriez pendre. N'oubliez pas que c'est au chapelain Ciro Bardolotti que vous parlez.

Je suis à leur merci, gémissait Ciro.

Et Protos, se penchant en avant sur la table croisaient ses coudes, tourné de trois quarts vers Ciro :

Si pourtant je lui disais qu'on ne vous laisse seul pas une heure de jour ou de nuit !

Oui, quelque déguisement que je revête, reprenait le faux cardinal, je ne suis jamais sûr de n'avoir pas quelque police secrète à mes trousses.

Quoi ! l'on sait qui vous êtes, ici ?

Vous ne l'entendez point, dit Protos. Entre le cardinal San-Felice et le modeste Bardolotti, vous restez, je le dis devant Dieu, un des seuls qui puissiez vous vanter

6

450 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'établir quelque ressemblance. Mais, comprendrez-vous ceci : leurs ennemis ne sont pas les mêmes ! et tandis que le cardinal, du fond de son archevêché, contre les franc- maçons doit se défendre, le chapelain Bardolotti se voit guetté par...

Les jésuites ! interrompit éperdument le chapelain.

C'est ce que je ne lui avais pas encore appris, ajoutait Protos.

Ah ! si nous avons les jésuites aussi contre nous, sanglota Fleurissoire. Mais qui l'eût supposé? Les jésuites! En êtes-vous sûr ?

Réfléchissez un peu ; cela vous paraîtra tout naturel. Comprenez que cette nouvelle politique du Saint Siège, toute de conciliation, d'accommodements, est bien faite pour leur plaire, et qu'ils trouvent leur compte dans les dernières encycliques. Et peut-être ils ne savent pas que le pape qui les promulgue n'est pas le vrai ; mais ils seraient désolés qu'il changeât.

Si je vous comprends bien, reprit Fleurissoire, les jésuites seraient alliés aux francs-maçons dans cette affaire.

prenez-vous cela ?

Mais ce que Monsieur Bardolotti me révèle à présent...

Ne lui faites pas dire d'absurdité.

Excusez-moi ; j'entends si peu la politique.

C'est pourquoi ne cherchez pas plus loin que ce qu'on vous en dit : Deux grands partis sont en présence: La Loge et la Compagnie de Jésus ; et comme nous, qui sommes du secret, ne pouvons sans nous découvrir réclamer appui de l'un ni de l'autre, nous les avons tous contre nous.

LES CAVES DU VATICAN 451

Hein ! qu'est-ce que vous pensez de ça ? demanda le cardinal.

Fleurissoire ne pensait plus rien ; il se sentait com- plètement abasourdi.

Tous contre soi ! reprit Protos, il en va toujours ainsi, quand on possède la vérité.

Ah ! que j'étais heureux quand je ne savais rien, gémit Fleurissoire. Hélas ! jamais plus, à présent, je ne pourrai ne pas savoir!...

Il ne vous dit pas tout encore, continua Protos en lui touchant doucement l'épaule. Préparez-vous au plus terrible... puis, se penchant, à voix basse : Malgré toutes les précautions, le secret a suinté ; quelques aigrefins en profitent qui, dans les départements pieux, vont quêtant de famille en famille et, toujours au nom de la Croisade, récoltent pour eux l'argent qui devrait nous revenir.

Mais c'est affreux !

Ajoutez à cela, dit Bardolotti, qu'ils jettent le discrédit et la suspicion sur nous-mêmes, et nous forcent à redoubler d'astuce et de circonspection.

Tenez ! lisez ceci, dit Protos en tendant à Fleurissoire un numéro de la Croix ; le journal est d'avant-hier. Ce simple entrefilet en dit long !

" Nous ne saurions trop mettre en garde^ lut Fleurissoire, les âmes dévotes^ contre les agissements de faux ecclésiastiques^ et particulier ement d'un pseudo-chanoine qui se prétend chargé de mission secrite et qui^ abusant de la crédulité^ arrive à soutirer de V argent pour une œuvre qui se baptise : CROI- SADE POUR LA DÉLIVRANCE DU PAPE, Le titre seul de cette œuvre en dénonce P absurdité. "

Fleurisoire sentait le sol mouvoir et céder sous ses pieds.

452 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A qui se fier, pourtant! Mais si je vous disais à mon tour, Messieurs, que c'est peut-être à cause de ce filou je veux dire : le faux chanoine que je suis présente- ment parmi vous !

L'abbé Cave regarda gravement le cardinal, puis, frappant du poing sur la table :

Eh bien ! je m'en doutais, s'écria-t-il.

Tout me porte à craindre à présent, continua Fleurissoire, que la personne par qui je suis au courant de l'affaire, n'ait été victime elle-même des agissements de ce bandit.

Cela ne m'étonnerait pas, dit Protos.

Vous voyez dès lors, reprit Bardolotti, combien notre position est difficile, entre ces aigrefins qui s'em- parent de notre rôle, et la police qui, voulant les saisir, risque de nous prendre pour eux.

C'est-à-dire, gémit Fleurissoire, qu'on ne sait plus se tenir ; je ne vois que danger partout.

Vous étonnerez-vous encore, après cela, des excès de notre prudence ? dit Bardolotti.

Et comprendrez-vous, continua Protos, que nous n'hésitions pas, par instants, à revêtir la livrée du péché et à feindre quelque complaisance en face des plus cou- pables joies !

Hélas ! balbutia Fleurissoire, vous du moins, vous vous en tenez à la feinte, et c'est pour cacher vos vertus que vous simulez le péché. Mais moi... Et comme les fumées du vin se mêlaient aux nuages de la tristesse et les rots de l'ivresse aux hoquets des sanglots, penché du côté de Protos, il commença par rendre son déjeûner, puis raconta confusément la soirée avec Carola et le deuil de

LES CAVES DU VATICAN 453

son pucelage. Bardolotti et l'abbé Cave avaient grand mal à ne pas s*esclafïer.

Enfin, mon fils, vous vous êtes confessé ? demanda le cardinal plein de sollicitude.

Le lendemain matin.

Le prêtre vous a donné l'absolution ?

Beaucoup trop facilement. C'est précisément ce qui me tourmente... Mais pouvais-je lui confier qu'il n'avait pas affaire à un pèlerin ordinaire ; révéler ce qui m'amenait dans ce pays ?... Non, non ! c'en est fait à présent ; cette mission de choix réclamait un serviteur sans tache. J'étais tout désigné. A présent, c'en est fait. J'ai déchu ! Et de nouveau le secouaient les sanglots, tandis que, se frappant la poitrine à petits coups, il répé- tait : Je ne suis plus digne ! Je ne suis plus digne !... puis reprenait dans une sorte de mélopée : Ah ! vous qui m'écoutez à présent et qui connaissez ma détresse, jugez-moi, condamnez-moi, punissez-moi... Dites-moi quelle extraordinaire pénitence me lavera de ce crime extraordinaire ? quel châtiment ?

Protos et Bardolotti se regardaient. Le dernier enfin, se levant, commença de tapoter Amédée sur l'épaule :

Voyons, voyons ! mon fils. Il ne faut pourtant pas se laisser aller comme ça. Eh bien, oui ! vous avez péché. Mais, que diable! on n'en a pas moins besoin devons. (Vous êtes tout sali ; tenez, prenez cette serviette ; frottez !) Toutefois, je comprends votre angoisse, et puisque vous en appelez à nous, nous voulons vous présenter le moyen de vous racheter. (Vous vous y prenez mal. Laissez-moi vous aider.)

Oh ! ne vous donnez pas la peine. Merci ! merci,

454 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

faisait Flcurissoire ; et Bardolotti, tout en le nettoyant, continuait :

Toutefois je comprends vos scrupules ; et, pour les respecter, je vous offrirai tout d'abord une petite besogne sans éclat, qui vous fournira l'occasion de vous relever et mettra votre dévouement à Tépreuve.

C'est tout ce que j'attends.

Voyons, cher abbé Cave, vous avez sur vous ce petit chèque ?

Protos sortit un papier de la poche intérieure de son sayon.

Circonvenus comme nous sommes, reprenait le cardinal, nous avons parfois quelque mal à toucher les espèces des offrandes que quelques bonnes âmes secrète- ment sollicitées nous envoient. Surveillés à la fois par les francs-maçons et par les jésuites, par la police et par les bandits, il ne convient pas qu'on nous voie présenter des chèques ou des mandats aux guichets des postes et des banques notre personne pourrait être reconnue. Les aigrefins dont vous parlait tantôt l'abbé Cave ont jeté sur les collectes un tel discrédit 1 (Protos cependant pianotait impatiemment sur la table.) Bref voici un modeste petit chèque de six mille francs que je vous prie, mon fils, de bien vouloir toucher à notre place ; il est tiré sur le Credito Commerciale de Rome par la duchesse de Ponte- Cavallo ; bien qu'adressé à l'archevêque, le nom du destinataire par prudence est laissé en blanc, de manière que le puisse toucher n'importe quel porteur ; vous le signerez sans scrupule de votre vrai nom, qui n'éveillera pas les soupçons. Veillez bien à ne pas vous le laisser voler, ni... Qu'avez-vous, mon cher abbé Cave ? Vous semblez nerveux.

LES CAVES DU VATICAN 455

Allez toujours.

Ni la somme, que vous me rapporterez dans... voyons, vous rentrez à Rome cette nuit ; vous pourrez reprendre demain soir le train rapide de six heures ; à dix heures vous arriverez à Naples de nouveau et me trouverez sur le quai de la gare à vous attendre. Après quoi nous verrons à vous occuper à quelque besogne plus relevée... Non, mon fils, ne baisez pas ma main ; vous voyez bien qu'elle est sans bague.

Il toucha le front d'Amédée à demi prosterné devant lui, et Protos qui le prenait par le bras le secouant doucement :

Allons ! buvez un coup avant de vous mettre en route. Je regrette bien de ne pouvoir vous raccompagner à Rome ; mais divers soins me retiennent ici ; et mieux vaut qu'on ne nous voie pas ensemble. Adieu. Embras- sons-nous, cher Fleurissoirc. Dieu vous garde ! et je le remercie de m'avoir mis à même de vous connaître.

Il raccompagna Fleurissoire jusqu'à la porte, et le quittant :

Ah ! Monsieur, disait-il encore, que pensez-vous du cardinal ? N'est-il pas pénible de voir ce qu'ont fait les persécutions, d'une si noble intelligence !

Puis revenant auprès du pseudo :

Abruti ! c'est malin ce que tu as inventé ! de faire endosser ton chèque par un maladroit qui n'a même pas de passeport et que je vais devoir tenir à l'oeil.

Mais Bardolotti, lourd de somnolence, laissait rouler sa tête sur la table en murmurant :

Il faut occuper les vieillards.

Protos alla dans une chambre de la villa dépouiller sa

45^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

perruque et son costume de paysan ; il reparut bientôt après, rajeuni de trente ans, sous les traits d'un employé de magasin ou de banque, de Taspect le plus subalterne. Il n'avait pas trop de temps pour attraper le train qu'il savait devoir emporter aussi Fleurissoire, et partit sans prendre congé de Bardolotti qui dormait.

VII

Fleurissoire regagna Rome et la via dei Vecchierelli le soir même. Il était extrêmement fatigué et obtint de Carola qu'elle le laissât dormir.

Le lendemain, dés l'éveil, son bouton, au palper, lui parut bizarre ; il l'examina dans une glace et constata qu'une squame jaunâtre en recouvrait l'écorniflure ; le tout avait méchant aspect. Comme à ce moment il entendit Carola circuler sur le palier, il l'appela et la pria d'examiner le mal. Elle approcha Fleurissoire de la fenêtre et affirma dès le premier coup d'oeil :

Ça n'est pas ce que tu crois.

A vrai dire Amédée ne songeait pas bien particulière- ment à cela^ mais l'effort de Carola pour le rassurer l'in- quiéta au contraire. Car enfin, du moment qu'elle affirmait que ce n'était pas cela^ c'était donc que c'aurait pu l'être. Après tout, était-elle bien sûre que ça ne l'était pas ? Et que ce fût cela^ lui le trouvait tout naturel ; car enfin il avait péché ; il méritait que ça le fût. Ça devait l'être. Un frisson lui coula le long du dos.

Comment t'es-tu fait ça ? demanda-t-elle.

Ah ! qu'importait la cause occasionnelle, coupure du rasoir ou salive du pharmacien : la cause profonde, celle

LES CAVES DU VATICAN 457

qui lui méritait ce châtiment, pouvait-il décemment la lui dire ? Et la comprendrait-elle ? Sans doute elle en rirait... Comme elle répétait sa question :

C'est un barbier, répondit-il.

Tu devrais mettre quelque chose dessus.

Cette sollicitude balaya ses derniers doutes ; ce qu'elle en avait dit d'abord n'était que pour le rassurer ; il se voyait déjà le visage et le corps mangés de pustules, objet d'horreur pour Arnica ; ses yeux s'emplirent de larmes.

Alors tu crois que...

Mais non, ma petite biche ; il ne faut pas te frapper comme ça ; tu as l'air d'une pompe funèbre. D'abord, si c'était ça, on n'en pourrait rien savoir encore.

Si î si... Ah ! c'est bien fait pour moi ! C'est bien fait ! reprenait-il.

Elle s'attendrit :

Et puis, ça n'est jamais comme ça que ça com- mence ; veux-tu que j'appelle la patronne, qui te le dira ?... Non ? Eh bien ! tu devrais sortir un peu pour te distraire ; et boire un coup de marsala. Elle garda le silence un instant. Enfin n'y tenant plus :

Ecoute, reprit-elle : j'ai à te parler de choses sérieuses : Tu n'as pas fait la rencontre, hier, d'une espèce de curé à cheveux blancs ?

Comment savait-elle cela ? Stupéfait Fleurissoire de- manda :

Pourquoi ?

Eh bien... elle hésita encore; le regarda, le vit si pâle, qu'elle continua, dans un élan : Eh bien ! défie-toi de lui. Crois-moi, ma pauvre poule, il va te plumer. Je ne devrais pas te dire ça, mais... défie-toi de lui.

I

45^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Amédée s'apprêtait à sortir, complètement bouleversé par ces derniers propos ; il était déjà dans l'escalier, elle le rappela :

Surtout, si tu le revois, ne lui dis pas que je t'ai parlé. Ce serait comme si tu me tuais.

La vie devenait décidément trop compliquée pour Amédée. Au surplus il se sentait les pieds gelés, le front brûlant, et les idées fort mal en place. Comment s'y reconnaître à présent, si l'abbé Cave lui-même n'était qu'un farceur ?... Alors, le cardinal aussi, peut-être ?... Mais ce chèque, pourtant ! Il sortit le papier de sa poche, le palpa, rassura sa réalité. Non ! non, ce n'était pas possible ! Carola se trompait. Et puis, que savait-elle des intérêts mystérieux qui forçaient ce pauvre Cave à jouer double jeu ? Sans doute fallait-il voir là, plutôt, quelque mesquine rancune de Baptistin, contre qui précisément le bon abbé l'avait mis en garde... N'importe ! il ouvrirait l'œil encore plus ; il se défierait désormais de Cave, comme il se défiait déjà de Baptistin ; et qui sait si, df Carola même... ?

Voilà bien, se disait-il, à la fois la conséquence la preuve de ce vice initial, de ce trébuchement du Saint Siège : tout le reste à la fois chavirait. A qui se fier, sinoi au pape ? et dès que cette pierre angulaire cédait, si laquelle posait l'Eglise, rien ne méritait plus d'être vrai|

Amédée marchait à petits pas pressés, dans la directioi de la poste ; car il espérait bien trourcr quelques nouvelle du pays, honnêtes, rasseoir enfin sa confiance fatigué* Le brouillard léger du matin et cette profuse lumière ci s'évaporait et s'irréalisait chaque objet favorisait encore

LES CAVES DU VATICAN 459

son vertige ; il avançait comme en un rêve, doutant de la solidité du sol, des murs, et de la sérieuse existence des passants qu'il croisait ; doutant surtout de sa présence à Rome... Il se pinçait alors pour s'arracher d'un mauvais rêve, se retrouver à Pau, dans son lit, près d'Arnica déjà levée, qui selon sa coutume, penchée vers lui, allait enfin lui demander : Avez-vous bien dormi, mon ami ?

A la poste l'employé le reconnut, et ne fit point diffi- culté pour lui remettre une nouvelle lettre de son épouse.

,., Je viens à^ apprendre par Valentine de Saint-Prixy

lui disait Arnica, que Julius lui aussi est à Rome^ appelé par

un congrh. Comme je me réjouis en songeant que tu vas pou-

voir le rencontrer ! Malheureusement Valentine na pas pu

me donner son adresse. Elle croit quil est descendu au Grand-

Hotely mais elle n'en est pas sûre. Elle sait seulement qu^il

doit être reçu au Vatican jeudi matin ; il a écrit à r avance

au cardinal Nazzi pour obtenir une audience. Il vient de

% Milan oii il a été voir Anthime qui est très malheureux

\parce quil n obtient pas ce que lui avait promis F Eglise apr^s

%5on procès ; alors Julius veut aller trouver notre Saint P}re

\pour lui demander justice ; car naturellement il ne sait rien

encore. Il te racontera sa visite et toi tu pourras r éclairer,

J^esp'ire que tu prends bien des précautions contre le mauvais air et que tu ne te fatigues pas trop. Gaston vient me voir 'tous les jours ; tu nous manques beaucoup. Comme je serai contente quand tu nous annonceras ton retour... Etc.

Et griffonnés en travers, au crayon, sur la quatrième page, ces quelques mots de Blafaphas :

Si tu vas à Naples, tu devrais t^informer comment ils font le trou dans le macaroni. Je suis sur le chemin d^une nouvelle découverte.

460 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Une claironnante joie envahit le cœur d'Amédée, mêlée d'une certaine gêne : Ce jeudi, jour de l'audience, c'était le jourd'hui-même. Il n'osait donner à blanchir et le linge allait lui manquer. Il le craignait du moins. Il avait remis ce matin son faux-col de la veille ; mais qui cessa tout aussitôt de lui paraître suffisamment propre quand il apprit qu'il pourrait rencontrer Julius. La joie qu'il eût eue de cette conjonction en fut contrariée. Repasser via dei Vecchierelli, il n'y fallait songer, s'il voulait surprendre son beau-frère à la sortie de l'audience ; et cela le troublait moins que de le relancer au Grand- Hôtel. Du moins prit-il soin de retourner ses manchettes ; quant au col, il le recouvrit de son foulard, ce qui présen- tait en outre cet avantage de cacher à peu prés son bouton.

Mais qu'importaient ces vétilles ? Le vrai c'est que Fleurissoire se sentait inefFablement tonifié par cette lettre, et que la perspective de reprendre contact avec un des siens, avec sa vie passée, brusquement remettait à leur place les monstres enfantés par son imagination de voya- geur. Carola, l'abbé Cave, le cardinal, tout cela flottait devant lui comme un rêve qu'interrompt tout à coup le chant du coq. Pourquoi donc avait-il quitté Pau ? Que signifiait cette fable absurde qui l'avait dérangé de son bonheur ? Parbleu ! il y avait un pape ; et dans quelques instants Julius allait pouvoir déclarer : je l'ai vu ! Un pape et cela suffisait. Dieu pouvait-il autoriser sa substitu- tion monstrueuse, à laquelle lui, Fleurissoire, n'aurait certes point cru, sans cet absurde orgueil d'avoir à jouer un rôle dans l'affaire.

Amédée marchait à petits pas pressés ; il avait peine

Wm

LES CAVES DU VATICAN 46 1

à se retenir de courir. Il reprenait enfin confiance, tandis que tout, autour de lui, reprenait poids rassurant, mesure, position naturelle et vraisemblante réalité. Il tenait son chapeau de paille à la main ; quand il arriva devant la basilique, fut pris d'une si noble ivresse qu'il commença par faire le tour de la fontaine de droite ; et, tandis qu'il passait sous le vent du jet d'eau, se laissant humecter le front, il souriait à Tarc-en-ciel.

Tout à coup, il stoppa. Là, près de lui, assis sur le soubassement du quatrième pilier de la colonnade, n'aper- eevait-il pas Julius ? Il hésitait à le reconnaître, tant, si sa mise était décente, sa tenue l'était peu : le comte de Baraglioul avait posé son cronstadt de paille noire à côté de lui, sur le bec en corbin de sa canne fichée entre deux pavés, et, tout insoucieux de la solennité du lieu, le pied droit sur le genou gauche, tel un prophète de la Sixtine, il maintenait sur son genou droit un cahier ; par instants, abattant tout à coup sur les feuilles un crayon haut-levé, il écrivait, attentif si uniquement à la dictée d'une inspi- ration si pressante qu'Amédée devant lui aurait pu faire la buciloque sans qu'il le vît. Tout en écrivant il parlait ; et si le froissement du jet d'eau couvrait le bruit de ses paroles, du moins distinguait-on ses lèvres s'agiter.

Amédée s'approcha, contournant discrètement le pilier. Comme il allait toucher l'autre à l'épaule :

Et dans ce cas, que nous importe ! déclama Julius, qui consigna ces mots, en fin de page, dans son carnet, puis remit son crayon dans sa poche, et, se levant brus- quement, donna du nez contre Amédée.

Par le Saint-Père, que faites-vous ici ? Amédée, tremblant d'émotion, bégayait et ne pouvait

462 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dire ; il pressait convulsivement une main de Julius dans les deux siennes. Julius cependant l'examinait :

Mon pauvre ami ; comme vous voilà fait !

La providence avait bien mal loti Julius : des deux beaux-frères qui lui restaient, l'un tournait au cagot ; l'autre était marmiteux. Depuis moins de trois ans qu'il n'avait revu Amédée, il le trouvait vieilli de plus de douze ; ses joues étaient rentrées, sa pomme d'Adam ressortie ; l'amaranthe de son foulard exagérait encore sa pâleur ; son menton tremblait ; ses yeux vairons roulaient d'une manière qui eût être pathétique et n'était que bouffonne ; il avait rapporté de son voyage de la veille un enrouement mystérieux, de sorte que semblaient venir de loin ses paroles. Tout occupé par sa pensée :

Alors, vous l'avez vu ? dit-il. Et tout occupé par la sienne :

Qui ? demanda Julius.

Ce qui ? retentit en Amédée comme un glas et comme un blasphème. Il précisa discrètement :

Je croyais que vous sortiez du Vatican ?

En effet. Excusez-moi : je rCj pensais plus... vous saviez ce qui m'arrive !

Ses yeux brillaient ; on eût cru qu'il allait jaillir ai lui-même, éclater, s'évaporer, se résoudre...

Oh ! s'il vous plaît, supplia Fleurissoire : vous direz cela ensuite ; parlez-moi d'abord de votre visite. J< suis si impatient de savoir...

Cela vous intéresse ?

Bientôt vous comprendrez combien. Parlez ! parles je vous en prie.

Eh bien ! voilà ! commença Julius, empoignant

LES CAVES DU VATICAN 463

un bras Fleurissoire et Tentraînant loin de Saint-Pierre ; Peut-être aurez-vous su dans quel dénuement sa con- version avait laissé notre Anthime : C'est en vain qu'il attend encore ce que lui promettait Téglise, en récom- pense de ce que lui ont ravi les francs-maçons. Anthime a été joué ; il faut le reconnaître... Mon cher ami, vous prendrez comme vous voudrez cette aventure : moi je la tiens pour une farce qualifiée ; mais sans laquelle je ne verrais peut-être pas aussi clair dans ce qui nous occupe aujourd'hui, et dont je suis pressé de vous entretenir. Voici : un être d'* inconséquence ! c'est beaucoup dire... et sans doute cette apparente inconséquence cache-t-elle une séquence plus subtile et cachée ; l'important c'est que ce qui le fasse agir, ce ne soit plus une simple raison d'intérêt, ou, comme vous dites ordinairement : qu'il n'obéisse plus à des motifs intéressés.

Je ne vous suis plus bien, dit Amédée.

C'est vrai, pardonnez-moi : je m'écartais de ma visite. J'avais donc résolu de prendre en main l'affaire d'Anthime... Ah ! mon ami, si vous aviez vu l'apparte- ment qu'il occupe à Milan ! Vous ne pouvez pas rester ici, lui ai-je dit tout de suite. Et quand je pense à cette malheureuse Véronique ! Mais lui tourne à l'ascète, au capucin ; il ne permet pas qu'on le plaigne ; ni surtout qu'on accuse le clergé ! Mon ami, lui ai-je dit encore : je consens que le haut clergé n'est pas coupable, mais alors c'est qu'il n'est pas averti. Permettez-moi d'aller l'instruire.

Je croyais que le cardinal Pazzi... glissa Fleuris- soire.

Oui. Ça n'avait pas réussi. Vous comprenez, ces

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hauts dignitaires, chacun a peur de se commettre. Il fallait pour se saisir de TafFaire quelqu'un qui ne fût pas de la partie ; moi par exemple. Car admirez la manière dont se font les découvertes ! et j'entends : les plus impor- tantes : on croirait à une illumination soudaine : au fond on n'arrêtait pas d'y penser. C'est ainsi que depuis long- temps, je m'inquiétais tout à la fois de l'excès de logique de mes personnages et de leur insuffisante détermination.

Je crains, dit doucement Amédée, que vous ne vous écartiez de nouveau.

Nullement, reprit Julius, c'est vous qui ne suivez pas ma pensée. Bref, c'est à notre Saint-Père lui-même que je résolus d'adresser la supplique ; et j'allai la lui porter ce matin.

Alors ? dites vite : vous L'avez vu ?

Mon cher Amédée, si vous m'interrompez tout le temps... Eh bien ! on n'imagine pas ce que c'est difficile de Le voir.

Parbleu ! fit Amédée.

Vous dites ?

Je parlerai tantôt.

D'abord j'ai complètement renoncer à lui faire tenir ma supplique. Je la gardais en main ; c'était un décent rouleau de papier ; mais, dès la seconde anti- chambre (ou la troisième ; je ne me souviens plus bien), un grand gaillard, costumé de noir et de rouge, me l'a poliment enlevée.

A petit bruit Amédée commençait à rire comme quel- qu'un de renseigné et qui sait qu'il y a de quoi.

Dans l'antichambre suivante on m'a débarrassé de mon chapeau, qu'on a posé sur une table. Dans la

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cinquième ou la sixième, j'attendis longtemps en compagnie de deux dames et de trois prélats, une sorte de chambellan est venu me chercher et m*a introduit dans la salle voisine où, sitôt en face du Saint-Père (il était, autant que j'ai pu m'en rendre compte, juché sur une sorte de trône que protégeait une sorte de baldaquin), il m'a invité à me prosterner, ce que j'ai fait ; de sorte que j'ai cessé de voir.

Vous n'êtes pourtant pas resté si longtemps incliné, et ni le front si bas que vous n'ayez...

Mon cher Amédée, vous en parlez à votre aise ; vous ne savez donc pas quels aveugles fait de nous le respect ? Et, outre que je n'osais pas relever la tête, une façon de majordome, avec une espèce de règle, chaque fois que je commençais à parler d'Anthime, me donnait sur la nuque des manières de petits coups, qui m'incli- naient à neuf.

Du moins Z«/, vous a-t-il parlé.

Oui, de mon livre, qu'il m'a avoué n'avoir pas lu.

Mon cher Julius, reprit Amédée après un moment de silence, ce que vous me dites est de la plus haute importance. Ainsi vous ne l'avez pas vu ; et de tout votre récit je retiens qu'il est étrangement malaisé de le voir. Ah ! tout ceci confirme hélas ! l'appréhension la plus cruelle. Julius, je dois vous le dire à présent... mais venez par ici : cette rue si fréquentée...

Il entraîna dans un vicolo presque désert Julius, amusé plutôt, qui se laissait faire :

Ce que je vais vous confier est si grave... Surtout n'en laissez rien voir au dehors. Ayons l'air de parler de matières indifférentes et préparez-vous à entendre quelque

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chose de terrible : Julius, mon ami, celui que vous avez vu ce matin...

Que je n'ai pas vu, voulez-vous dire.

Précisément... n'est pas le vrai.

Vous dites ?

Je dis que vous n'avez pas pu voir le pape, pour cette monstrueuse raison que... je le tiens de source clan- destine et certaine : le vrai pape est confisqué.

Cette étonnante révélation eut sur Julius l'effet le plus inattendu : Il quitta soudain le bras d'Amédée et trottant par devant, tout au travers du vicolo, il criait :

Ah ! non. Ah ! ça, par exemple, non, non, non ! Puis se rapprochant d'Amédée :

Comment ! J'arrive, et à grand peine, à me purger l'esprit de tout cela ; je me convaincs qu'il n'y a rien à attendre de là, rien à espérer, rien à admettre ; qu'An- thime a été joué, que tous nous sommes joués, que ce sont des pharmacies ! et qu'il ne reste plus qu'à en rire... Eh quoi ! je me libère ; et je n'en suis pas plutôt consolé que vous venez me dire : Halte ! Il y a male-donne : Recommencez ! Ah ! non, par exemple ! Ah ! ça : non jamais ! Je m'en tiens là. Si celui-là n'est pas le vrai : TANT PIS !

Fleurissoire était consterné.

Mais, disait-il, l'Eglise... et il déplorait que son enrouement ne lui permît pas d'éloquence. Mais, si l'Eglise elle-même est jouée ?

Julius se mit de biais devant lui, lui coupant à demi la route et, sur un ton persifleur et tranchant qu'il n'avait pas accoutumé :

Eh bien ! qu'est-ce-que-ce-la-vous-fait ?

LES CAVES DU VATICAN 467

Alors Fleurissoire eut un doute ; un doute neuf, informe, atroce et qui vaguement se fondait dans l'épais- seur de son malaise : Julius, Julius lui-même, ce Julius auquel il parlait, Julius à quoi se raccrochait son attente et sa bonne foi désolée, ce Julius non plus n'était pas le vrai Julius.

Quoi ! c'est vous qui parlez ainsi ! Vous sur qui je comptais ! Vous Julius ! Comte de Baraglioul, dont les écrits. . .

Ne me parlez pas de mes écrits, je vous en prie. Vrai ou faux, j'ai assez de ce que m'en a dit ce matin votre pape ? Et je compte bien, grâce à ma découverte, que les suivants seront meilleurs. Car il me tarde de vous parler de choses sérieuses. Vous déjeunez avec moi, n'est-ce pas ?

Volontiers ; mais je vous quitterai de bonne heure. On m'attend à Naples ce soir... oui, pour affaires dont je vous parlerai. Vous ne m'emmenez pas au Grand- Hôtel, j'espère.

Non ; nous irons au Colonna.

De son côté, Julius se souciait peu d'être vu au Grand- Hôtel en compagnie d'un tel débris que Fleurissoire ; et celui-ci, qui se sentait pâle et défait, souffrait déjà de la pleine lumière l'avait fait asseoir son beau-frère, à cette table de restaurant, bien en face de lui et sous son regard scrutateur. Si encore ce regard avait cherché le sien : mais non, il le sentait qui s'adressait, au ras du foulard amaranthe, à cet endroit affreux de son cou le bouton suspect bourgeonnait, et qu'il sentait à découvert. Et tandis que le garçon apportait les hors- d'œuvre :

468 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous devriez prendre des bains sulfureux, dit Baraglioul.

Ce n'est pas ce que vous croyez, protesta Fleuris- soire.

Tant mieux, reprit Baraglioul, qui du reste ne croyait rien ; je vous donnais ce conseil en passant. Puis, se campant en arrière, et sur un ton professoral :

Eh bien ! voici, cher Amédée : M'est avis que, depuis La Rochefoucauld, et à sa suite, nous nous sommes fourrés dedans ; que le profit n'est pas toujours ce qui mène l'homme ; qu'il y a des actions désintéressées...

Je l'espère bien, interrompit candidement Fleuris- soire.

Ne me comprenez pas si vite, je vous en prie. Par désintéressé^ j'entends : gratuit. Et que le mal, ce que l'on appelle : le mal, peut être aussi gratuit que le bien.

Mais, dans ce cas, pourquoi le faire ?

Précisément ! par luxe, par besoin de dépense, par jeu. Car je prétends que les âmes les plus désintéressées ne sont pas nécessairement les meilleures au sens catholique du mot ; au contraire, à ce point de vue catho- lique, l'âme la mieux dressée est celle qui tient le mieux SCS comptes.

Et qui se sent toujours en reste avec Dieu, ajouta benoîtement Fleurissoire qui tâchait de se maintenir à hauteur.

Julius était manifestement irrité par les interruptions de son beau-frère ; elles lui paraissaient saugrenues.

Certainement le mépris de ce qui peut servir, reprit-il, est signe d'une certaine aristocratie de l'âme... Donc échappée au catéchisme, à la complaisance, au

LES CAVES DU VATICAN 469

calcul, admettrons-nous une âme qui ne tienne plus de comptes du tout ?

Baraglioul attendait un assentiment ; mais :

Non ! non ! mille fois non : nous ne l'admettrons pas ! s'écria véhémentement Fleurissoire ; puis soudain effrayé par l'éclat de sa propre voix, il se pencha vers Baraglioul.

Parlons plus bas ; l'on nous écoute.

Bah ! Qui voulez-vous que ce que nous disons intéresse ?

Ah ! mon ami, je vois que vous ne savez pas com- ment ils sont dans ce pays. Pour moi. je commence à les connaître. Depuis quatre jours que je vis parmi eux, je ne sors pas des aventures ! et qui m'ont inculqué de vive force, je vous jure, une précaution que je n'avais pas naturelle. On est traqué.

Vous vous imaginez tout cela.

Je le voudrais, hélas ! et que tout cela n'existât que dans mon cerveau. Mais, que voulez-vous ? lorsque le faux prend la place du vrai, il faut bien que le vrai se dissimule. Chargé de la mission que je vous dirai tout à l'heure, entre la Loge et la Société de Jésus, c'en est fait de moi. Je suis suspect à tous ; tout m'est suspect. Mais si je vous avouais, mon ami, que tout à l'heure, et devant cette moquerie que vous opposiez à ma peine, j'ai pu douter si c'était au vrai Julius que je parlais, ou non plutôt à quelque contrefaçon de vous-même... Mais si je vous disais que, ce matin, avant de vous avoir rencontré, j'ai pu douter de ma propre réalité, douter d'être moi- même ici, à Rome, ou si plutôt je rêvais simplement d'y être et n'allais pas bientôt me réveiller à Pau, doucement

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couché près d'Arnica, au milieu de mon ordinaire.

Mon ami, vous aviez la fièvre.

Fleurissoire lui saisit la main, et d'une voix pathé- tique :

La fièvre ! vous l'avez dit : j'ai la fièvre. Une fièvre dont on ne guérit point, et dont on ne veut pas guérir. Une fièvre, je l'avoue, dont j'espérais que vous seriez saisi tout de même lorsque vous viendriez à con- naître ce que je vous ai révélé ; oui, que j'espérais vous communiquer, je l'avoue, afin qu'ensemble nous brûlions, mon frère... Mais non ! je le sens bien à présent, c'est solitaire que s'enfonce l'obscur sentier que je suis, que je dois suivre ; et même ce que vous m'avez dit m'y oblige... Eh quoi ! Julius, serait-il vrai ? Alors on ne LE voit pas ? On ne parvient pas à le voir ?...

Mon ami, reprit Julius, en se dégageant de l'étreinte de Fleurissoire qui s'exaltait, et lui posant à son tour une main sur le bras : Mon ami, je m'en vais vous avouer quelque chose que je n'osais vous dire tout à l'heure : Quand je me suis trouvé en présence du Saint- Père... eh bien ! j'ai été pris d'une distraction.

D'une distraction ! répéta Fleurissoire abasourdi.

Oui : brusquement je me suis surpris pensant à autre chose.

Dois-je croire à ce que vous dites ?

Car c'est précisément alors que j'ai eu ma révéla- tion. Mais, me disais-je, poursuivant ma première idée mais, à le supposer gratuit, l'acte mauvais, le crime, le voici tout inimputable ; et imprenable celui qui l'a commis.

Quoi ! vous y revenez, soupira désespérément Amédée.

LES CAVES DU VATICAN 47 1

Car le mobile, le motif du crime, c'est Tanse par saisir le criminel. Et si, comme le juge prétendra : h fecit eut prodest. . . vous avez fait votre droit, n'est-ce pas ?

Excusez-moi, dit Amédée dont la sueur emperlait le front.

Mais à ce moment, tout brusquement le dialogue se rompit : le chasseur du restaurant apportait sur une assiette une enveloppe le nom de Fleurissoire était inscrit. Celui-ci plein de stupeur ouvrit Tenveloppe, et, sur le billet qu'elle contenait, lut ces mots :

f^ous riavex pas une minute à perdre. Le train de Naples part à trois heures. Demandez à Monsieur de Baraglioul de vous accompagner au Crédit Industriel oîi il est connu et pourra témoigner de votre identité. Cave.

Eh bien ! que vous disais-je ? reprit Amédée à voix basse, plutôt soulagé par l'incident.

En effet, voici qui n'est pas ordinaire. Comment diable sait-on mon nom ? et que je suis en relation avec le Crédit Industriel.

Ces gens-là savent tout, je vous dis.

Le ton de ce billet ne me plaît pas. Celui qui l'écrivit aurait du moins pu s'excuser de nous interrompre.

A quoi bon ? Il sait bien que ma mission passe avant tout... C'est un chèque à toucher... Non ; impos- sible de vous en parler ici ; vous voyez bien qu'on nous surveille. Puis tirant sa montre : En effet, nous n'avons que le temps.

Il sonna le garçon.

Laissez ! laissez, dit Julius : c'est moi qui vous

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invite. Le Crédit n'est pas loin ; au besoin nous prendrons un fiacre. Ne vous affolez pas... Ah ! je voulais vous dire encore : si vous allez à Naples ce soir, disposez donc de ce billet circulaire. Il est à mon nom ; mais qu'importe. (Car Julius aimait d'obliger.) Je l'ai pris inconsidérément à Paris, pensant descendre plus au sud. Mais me voici retenu par un congrès. Combien de temps pensez-vous rester là-bas ?

Le moins possible. J'espère être de retour dès demain.

Je vous attendrai donc pour dîner.

Au Crédit Industriel, grâce à la présentation du comte de Baraglioul, on remit à Fleurissoire, sans difficultés, contre le chèque, six billets qu'il glissa dans la poche intérieure de son veston. Cependant il avait raconté, tant bien que mal, à son beau-frère, l'histoire du chèque, du cardinal et de l'abbé ; Baraglioul, qui l'accompagna jusqu'à la gare, ne l'écoutait que d'une oreille distraite.

Entre temps Fleurissoire entra chez un chemisier pour s'acheter un faux-col, mais qu'il ne mit pas aussitôt, par crainte de faire trop attendre Julius qui patientait devant la boutique.

Vous n'emportez pas de valise ? demanda celui-ci lorsque l'autre l'eut rejoint.

Certes Fleurissoire fût bien volontiers passé prendre son châle, ses affaires de toilette et de nuit ; mais avouer à Baraglioul la via dei Vecchierelli !...

Oh ! pour une nuit !... fît-il lestement. Du reste nous n'avons pas le temps de passer à mon hôtel.

Au fait, donc êtes-vous descendu ?

LES CAVES DU VATICAN 473

Derrière le Colisée, répondit l'autre à tout hasard. C'était comme s'il avait dit : Sous les ponts.

Julius, encore une fois le regarda :

Quel drôle d'homme vous faites !

Paraissait-il vraiment si bizarre ? Fleurissoire s'épongea le front. Ils firent quelques pas en silence, devant la gare, ils étaient arrivés :

Allons ! il faut nous séparer, dit Baraglioul, en lui tendant la main.

Vous ne... vous ne viendriez pas avec moi ? balbutia craintivement Fleurissoire. Je ne sais trop pourquoi, ça m'inquiète un peu de partir seul...

Vous êtes bien venu seul jusqu'à Rome. Que voulez-vous qu'il vous advienne ? Excusez-moi de vous quitter avant le quai, mais la vue d'un train qui s'en va me cause une tristesse inexprimable. Adieu ! Bon voyage; et demain rapportez-moi au Grand-Hôtel mon billet de retour pour Paris.

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LIVRE CINQUIÈME LAFCADIO

There is only one remedy ! One thing alone can cure us from being ourselves !...

Yes ; strictly speaking, the question is not how to get cured, but how to live.

Joseph Conrad. Lordjim^ p. 226.

I

Après que Lafcadio fut entré, par Tintermédiaire de Julius et l'assistance du notaire, en possession des quarante mille livres de rente que feu le comte Juste-Agénor de Baraglioul lui laissait, son grand souci fut de n'en laisser rien paraître.

Dans de la vaisselle d'or peut-être, s'était-il dit alors, mais tu mangeras des mêmes plats.

Il ne prenait pas garde à ceci, ou ne savait pas encore, que pour lui, désormais, le goût des mets allait changer. Ou du moins, comme il trouvait égal plaisir à lutter contre rappétit,à céder à lagourmandise,maintenant quene le pressait plus le besoin, sa résistance se relâchait. Parlons sans images : d'aristocratique nature, il n'avait permis à la nécessité de lui imposer aucun geste qu'il se fût permis à présent, par malice, par jeu, et par amusement de préférer à son intérêt son plaisir.

LES CAVES DU VATICAN 475

Se conformant aux volontés du comte, il n'avait donc pas pris le deuil. Une mortifiante déconvenue l'attendait chez les fournisseurs du marquis de Gesvres, son dernier oncle, lorsqu'il se présenta pour monter sa garde-robe. Comme il se recommandait de celui-ci, le tailleur sortit quelque factures que le marquis avait négligé de payer. Lafcadio répugnait aux filouteries ; il feignit aussitôt d'être venu précisément pour régler ces notes, et paya comptant les nouveaux vêtements. Même aventure chez le bottier. Quant au chemisier, Lafcadio jugea plus prudent de s'adresser à un nouveau.

L'oncle de Gesvres, si seulement je savais son adresse ! j'aurais plaisir à lui renvoyer acquittées ses factures, pensait Lafcadio. Cela me vaudrait son mépris ; mais je suis Baraglioul et désormais, coquin de marquis, je te débarque de mon cœur.

Rien ne le retenait à Paris, ni ailleurs ; traversant l'Italie à petites journées, il gagnait Brindisi d'où il pensait s'embarquer sur quelque Lloyd, pour Java.

Tout seul dans le wagon qui l'éloignait de Rome, il avait, malgré la chaleur, jeté en travers de ses genoux un moelleux plaid couleur de thé, sur lequel il se plaisait à contempler ses mains gantées couleur de cendre. A travers la souple et floconneuse étoffe de son complet il respirait le bien-être par tous ses pores ; le cou non serré dans un col presque haut mais peu empesé d'oii s'échappait, mince com.me un orvet, une cravate en foulard bronzé, sur la chemise à plis. Il se sentait bien dans sa peau, bien dans ses vêtements, bien dans ses bottes de souples mocassins taillés dans le même daim que ses gants ; dans cette prison molle, son pied se tendait, se cambrait, se sentait vivre.

47^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Son chapeau de castor, rabattu devant ses yeux, le séparait du paysage ; il fumait une pipette de genièvre et abandonnait ses pensées à leur mouvement naturel. Il pensait :

" La vieille, avec un petit nuage blanc au-dessus de sa tête et qui me le montrait en disant : la pluie, ça ne sera pas encore pour aujourd'hui !... cette vieille dont j'ai chargé le sac sur mes épaules (par fantaisie il avait fait à pied, en quatre jours, la traversée des Apennins entre Bologne et Florence, couchant à Covigliajo) et que j'ai embrassée au haut de la côte... ça faisait partie de ce que le curé de Covigliajo appelait : les bonnes actions. Je l'aurais tout aussi bien serrée à la gorge d'une main qui ne tremble pas quand j'ai senti cette sale peau ridée sous mon doigt... Ah ! comme elle caressait le col de ma veste, pour en enlever la poussière ! en disant : fîglio mio ! carino !... D'où me venait cette intense joie quand, après et encore en sueur, à l'ombre de ce grand châtaignier, et pourtant sans fumer, je me suis étendu sur la mousse ? Je me sentais d'étreinte assez large pour embrasser l'entière humanité ; ou l'étrangler peut-être... Que peu de chose la vie humaine ! Et que je risquerais la mienne agilement, si seulement s'offrait quelque belle prouesse un peu joliment téméraire à oser !... Je ne peux tout de même pas me faire alpiniste ou aviateur... Qu'est-ce que me conseillerait ce claquemuré de Julius ?... Fâcheux qu'il soit si empoté 1 ça m'aurait plu d'avoir un frère.

" Pauvre Julius ! Tant de gens qui écrivent et si peu de gens qui lisent ! C'est un fait : on lit de moins en moins... si j'en juge par moi, comme disait l'autre. Ça finira par une catastrophe ; quelque belle catastrophe, tout

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imprégnée d'horreur ! on foutra l'imprimé par dessus bord; et ce sera miracle si le meilleur ne rejoint pas au fond le pire.

" Mais la curiosité, c'est de savoir ce que la vieille aurait dit si j'avais commencé de serrer... On imagine ce qui arriverait si^ mais il reste toujours un petit laps par l'imprévu se fait jour. Rien ne se passe jamais tout à fait comme on aurait cru... C'est ce qui me porte à agir... On fait si peu !... " Que tout ce qui peut être soit ! " c'est comme ça que je m'explique la Création... Amoureux de ce qui pourrait être... Si j'étais l'Etat, je me ferais enfermer.

" Pas très étourdissante, la correspondance de ce M. Gaspard Flamand que j'ai été réclamer comme mienne, à la poste restante de Bologne. Rien qui valût la peine de lui être renvoyé.

" Dieu ! qu'on rencontre peu de gens dont on souhai- terait fouiller les valises !... Et pourtant qu'il en est peu dont on n'obtiendrait avec tel mot, tel geste, quelque bizarre réaction !. .. Belle collection de marionnettes ; mais les fils sont trop apparents, par ma foi ! On ne croise plus dans les rues que jean-foutres et paltoquets. Est-ce le fait d'un honnête homme, Lafcadio, je vous le demande, de prendre cette farce au sérieux ?... Allons ! plions bagage ; il est temps ! En fuite, et vers un nouveau monde ; quittons l'Europe en imprimant notre talon nu sur le sol!... S'il est encore à Bornéo, au profond des forêts, quelque anthropopithèque attardé, là-bas nous irons supputer les ressources d'une possible humanité 1...

" J'aurais voulu revoir Protos. Sans doute il a cinglé vers l'Amérique. Il n'estimait, prétendait-il, que les

I

47^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

barbares de Chicago... Pas assez voluptueux pour mon goût, ces loups : Je suis de nature féline. Passons.

" Le curé de Covigliajo, si débonnaire, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup Tenfant avec lequel il causait. Assurément il en avait la garde. Volontiers j'en aurais fait mon camarade ; non du curé, parbleu ! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi ! qui cherchaient aussi inquiètemcnt mon regard que mon regard cherchait le sien ; mais que je détournais aussitôt... Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui : quatorze à seize ans, pas plus... Qu'est-ce que j'étais à cet âge ? Un stripling plein de convoitise, que j'aimerais rencontrer aujourd'hui ; je crois que je me serais beaucoup plu... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi ; il a bien fait de s'en confesser à ma mère : après quoi son cœur s'est senti plus léger. Mais combien sa retenue m'agaçait !... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai confessé cela sous la tente, nous en avons bien ri ?... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui ; c'est fâcheux qu'il soit mort. Passons.

" Le vrai, c'est que j'espérais déplaire au curé. Je cherchais ce que je pourrais lui dire de désagréable : je n'ai rien su trouver que de charmant... Que j'ai de mal à ne paraître pas séduisant. Je ne peux pourtant pas passer au brou de noix mon visage, comme me le conseillait Carola ; ou me mettre à manger de l'ail... Ah ! ne pensons plus à cette pauvre fille ! Les plus médiocres de mes plaisirs, c'est à elle que je les dois... Oh !!! d'où sort cet étrange vieillard ? "

Par la porte à coulisse du couloir, Amédée Fleurissoirc venait d'entrer.

LES CAVES DU VATICAN 479

Fleurissoire avait voyagé seul dans son compartiment, jusqu'à la station de Frosinone. A cet arrêt du train, un Italien entre deux âges était monté dans le wagon, s'était assis non loin de lui et avait commencé à le dévisager d'un air sombre qui promptement invita Fleurissoire à déguerpir.

Dans le compartiment voisin, la jeune grâce de Lafcadio, tout au contraire, l'attira :

Ah ! l'aimable garçon ! presque un enfant encore, pensa-t-il. En vacances sans doute. Qu'il est bien mis! Son regard est candide. Quel repos ce sera de dépouiller ma défiance ! S'il savait le français je lui causerais volontiers...

Il s'assit en face de lui, dans un coin prés de la portière. Lafcadio releva le bord de son castor et com- mença de le considérer d'un oeil morne, indifférent en apparence.

Entre ce sale magot et moi, quoi de commun ? se disait-il. On dirait qu'il se croit malin. Qu'a-t-il à me sou- rire ainsi ? Pense-t-il que je vais l'embrasser ! Se peut-il qu'il y ait des femmes pour caresser encore les vieillards !... Il serait bien surpris sans doute d'apprendre que je sais lire écriture ou imprimé, couramment, à l'envers ou par transparence, au verso, dans les glaces ou sur les buvards; trois mois d'études et deux années d'apprentissage ; et cela pour l'amour de l'art. Cadio, mon petit, le problème se pose : faire accroc à cette destinée. Mais par où?... Tiens ! je vais lui offrir du cachou. Qu'il accepte ou non, nous verrons toujours bien dans quelle langue.

Grazio ! grazio ! dit Fleurissoire en refusant.

Rien à faire avec le tapir. Dormons ! reprend à

480 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

part soi Lafcadio, et rabattant son castor sur ses yeux, il tâche à faire un rêve d'un souvenir de sa jeunesse :

Il se revoit, du temps qu'on l'appelait Cadio, dans ce château perdu des Karpathes qu'ils occupèrent sa mère et lui, deux étés, en compagnie de Baldi l'Italien et du prince Wladimir Bielkowski. Sa chambre est à l'extrémité d'un couloir ; c'est la première année qu'il couche loin de sa mère... La poignée de cuivre de sa porte, en forme de tête de lion, est retenue par un gros clou... Ah ! que les souvenirs de ses sensations sont précis !... Une nuit il est tiré du plus profond de son sommeil et croit rêver encore en voyant au chevet de son lit l'oncle Wladimir, qui lui paraît plus gigantesque encore que de coutume, fait comme un cauchemar, drapé dans un vaste cafetan couleur rouille, la moustache retombée et coiffé d'un extravagant bonnet de nuit dressé comme un bonnet persan, qui l'allonge jusqu'à n'en plus finir. Il tient à la main une lanterne sourde qu'il pose sur la table, près du lit, à côté de la montre de Cadio et repoussant un peu un sac de billes. La première pensée de Cadio c'est que sa; mère est morte, ou malade ; il va questionner BielkowskiJ quand celui-ci pose un doigt sur ses lèvres et lui fait signe de se lever. En hâte l'enfant passe la robe de chambre qu'il revêt au sortir du bain, que son oncle a prise au dos] d'une chaise et lui tend ; tout cela, les sourcils roulés et d'un air à ne point plaisanter. Mais Cadio a si grande confiance en Wladi qu'il n'a pas peur un seul instant ; ilj enfile ses pantoufles et le suit, fort intrigué par ses manière et, comme toujours, en appétit d'amusement.

Ils sortent sur le couloir ; Wladimir avance gravement,! mystérieusement, portant loin devant lui la lanterne ; on

LES CAVES DU VATICAN 48 1

dirait qu'ils accomplissent un rite ou qu'ils suivent une procession ; Cadio chancelle un peu car il est encore ivre de rêves ; mais la curiosité bientôt a nettoyé son cerveau. Devant la porte de sa mère, tous deux s'arrêtent un instant, prêtant l'oreille : pas un bruit ; la maison dort. Arrivés sur le palier, ils entendent le ronflement d'un valet dont la chambre ouvre prés du grenier. Ils descen- dent. Wladi pose des pieds de coton sur les marches ; au moindre craquement il se retourne, d'un air si furieux que Cadio a peine à ne pas rire. Il indique une marche en particulier, faisant signe de la franchir, aussi sérieusement que s'il y eût eu péril. Cadio ne gâte point son plaisir à se demander si ces précautions sont nécessaires, non plus que rien de ce qu'ils font ; il se prête au jeu et, glissant le long de la rampe, franchit le degré... Il est si prodi- gieusement amusé par Wladi qu'il traverserait du feu pour le suivre.

Quand ils ont atteint le rez-de-chausée, sur l'avant- dernière marche tous deux s'asseoient pour souffler un instant ; Wladi hoche la tête et fait entendre un petit soupir du nez, comme pour dire : ah ! nous l'avons échappé belle. Ils repartent. Quelles précautions devant la porte du salon ! La lanterne, qu'à présent tient Cadio, éclaire la pièce si bizarrement que l'enfant la reconnaît à peine ; elle lui paraît démesurée ; un peu de lune glisse par l'entrebâillement d'un volet ; tout baigne dans une tranquillité surnaturelle ; on dirait un étang l'on va jeter clandestinement l'épervier ; et il reconnaît bien et à sa place chaque chose, mais, pour la première fois, il en comprend l'étrangeté.

Wladi s'approche du piano, l'cntr'ouvrc, caresse du bout

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482 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

du doigt quelques touches qui répondent très faiblement. Tout à coup le couvercle échappe et fait en retombant un boucan formidable ; (Lafcadio sursaute encore en y son- geant.) Wladi se précipite sur la lanterne qu'il aveugle, puis s'écroule dans un fauteuil ; Cadio glisse sous une table ; tous deux restent longtemps dans le noir, sans remuer, aux écoutes... mais rien ; rien n'a bougé dans la maison ; au loin, un chien jappe à la lune. Alors, douce- ment, lentement, Wladi redonne un peu de lumière.

Dans la salle à manger, de quel air il tourne la clef du buffet ! L'enfant sait bien que ce n'est qu'un jeu, mais l'oncle y semble pris lui-même. Il renifle comme pour flairer cela sent le meilleur ; s'empare d'une bouteille de Tokay ; en verse deux petits verres, tremper des biscuits ; il invite à trinquer, un doigt sur les lèvres ; le cristal sonne imperceptiblement... La collation nocturne terminée, Wladi s'occupe à tout remettre en ordre, il va rincer avec Cadio les verres dans le baquet de l'office, les essuie, rebouche la bouteille, referme la boîte aux biscuits, époussette méticuleusement les miettes, regarde une der- nière fois le tout bien à sa place dans l'armoire... Ni vu, ni connu.

Wladi raccompagne Cadio jusqu'à sa chambre et le quitte avec un profond salut. Cadio reprend son somme il l'avait laissé, et se demandera le lendemain s'il n'a pas rêvé tout cela.

Drôle de jeu pour un enfant ! Qu'eût pensé de cela Julius ?...

Lafcadio, bien que les yeux fermés, ne dort pas ; il ne parvient pas à dormir.

LES CAVES DU VATICAN 483

Le petit vieux, que je sens là, croit que je dors, pensait-il. Si j*entr'ouvrais les yeux, je le verrais qui me regarde. Protos prétendait qu'il est particulièrement diffi- cile de feindre de dormir tout en prêtant attention ; il se faisait fort de reconnaître le faux sommeil à ce léger petit tremblement des paupières... que je réprime en ce moment. Protos lui-même y serait pris...

Le soleil cependant s'était couché ; déjà s'atténuaient les reflets derniers de sa gloire, que Fleurissoire ému cou- templait. Tout à coup, au plafond voûté du wagon, l'électricité jaillit dans le lustre ; éclairage trop brutal, auprès de ce crépuscule attendri ; et, par crainte aussi •qu'il ne troublât le sommeil de son voisin, Fleurissoire tourna le commutateur : ce qui n'amena point l'obscurité complète, mais dériva le courant du lustre central au profit d'une lampe veilleuse azurée. Au gré de Fleurissoire cette ampoule bleue versait trop de lumière encore ; il donna un tour de plus à la clavette ; la veilleuse s'éteignit, mais s'allumèrent aussitôt deux appliques pariétales, plus désobligeantes que le lustre du milieu ; un tour encore, €t la veilleuse de nouveau : il s'y tint.

A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumière r pensait Lafcadio impatienté. Que fait-il à présent ? (Non ! je ne lèverai pas les paupières.) Il est debout... Serait-il attiré par ma valise ? Bravo ! Il constate qu'elle est ouverte. Pour -en perdre la clef aussitôt, c'était bien adroit d'y avoir fait mettre, à Milan, une serrure compliquée qu'on a crocheter à Bologne ! Un cadenas du moins se remplace... Dieu me damne : il enlève sa veste ? Ah ! tout de même regardons.

Sans attention pour la valise de Lafcadio, Fleurissoire,

484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

occupé à son nouveau faux-col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément ; mais le mada- polam empesé, dur comme du carton, résistait à tous ses efforts.

Il n*a pas l'air heureux, reprenait à part soi Laf- cadio. Il doit souffrir d'une fistule, ou de quelque affection cachée. L'aiderai-je ! Il n'y parviendra pas tout seul...

Si pourtant ! le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin il l'avait posé près de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et^ s'approchant de la portière, chercha, comme Narcisse sur l'onde, sur la vitre à distinguer du paysage son reflet.

Il n'y voit pas assez.

Lafcadio redonna de la lumière. Le train longeait alors un talus, qu'on voyait à travers la fenêtre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée ; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tout à tour selon chaque accident du terrain. On distinguait au milieu de l'un d'eux danser l'ombre falote de Fleurissoire ; les autres carrés étaient vides.

Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ?

La cravate était mise, un petit nœud marin tout fait ; à présent Fleurissoire avait repris une manchette et l'assu- jettissait au poignet droit ; et, ce faisant, il examinait,

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LES CAVES DU VATICAN 485

au-dessus de la place il était assis tout à l'heure, la photographie (une des quatre qui décoraient le comparti- ment) de quelque palais près de la mer.

Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n'importe qui peut, d'un compartiment voisin, remarquer qu'une portière s'ouvre, et voir l'ombre du chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule... Qu'il y a loin, entre l'imagi- nation et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoierait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt !... Entre l'imagination d'un fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivière...

Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate.

Là, sous ma main, cette double fermeture tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on n'eût cru. Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq; six; sept; huit; neuf... Dix, un feu!...

suivre) AndrÉ Gide.

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486

CHRONIQUE DE CAERDAL

ARDENTE SERENITE 1

LE PAYSAGE SUR LA HAUTEUR

Comme une flamme qui monte et qui brûle d'un aliment invisible, dans un air igné, il ny a plus de fumée : tout le bas nuage s'est dissipé, et semble rentré sous terre. Les cendres même ont disparu. Si les premiers tisons sont encore là, ils n'ont plus de noirceur ni de désordre : ils font sur le sol, et de toute la montagne, un bûcher de roses et de fraises dorées.

Or, haut, le feu pur, sans bruit, sans mouve- ment, est suspendu dans la solitude éclatante. Tels les astres dans l'espace. C'est une lumière qui a toute la chaleur du foyer, et qui n'en connaît plus les impuretés. La fleur est toujours pure. Cette clarté est la fleur du feu sur la cîme. Elle semble éternelle, et se sent l'être.

Ardente sérénité, qui n'as rien perdu des pas-

CHRONIQUE DE CAERDAL 487

sions, mais qui t'épanouis à la pointe de toutes, comme si toutes domptées elles n'étaient plus que les racines et la tige d'une passion unique, tu es le pèlerinage j'ai mené mon âme pèlerine.

C'en est fait de la joie puérile. Ce qui reste en nous de l'enfant est pour nous mêmes et quand nous sommes seuls.

Je ne vous ai pas promis le bonheur. Mais une tristesse qui sourit, et qui est supérieure à toute réalité charnelle, puisqu'elle est le rêve qui peut seul la créer.

doit être notre allégresse et notre allégeance. C'est qu'un monde pur, heureux de sa seule beauté, nous attend, qui est bien à nous, et qu'on ne peut nous disputer. Car il est fait de toutes nos peines et de toutes nos victoires, qui sont nos sacrifices.

Il nous faut toujours créer, pour être, et tou- jours en beauté. Et créer tout ce qui peut être nôtre. La beauté de notre rêve est toute notre vérité. Voilà l'Imitation du Père, qui nous est prescrite : celle s'élève si haut le divin Promé- thée. Il porte le feu ! c'est qu'il donne sa conscience à la nature.

Et, à la fin, dans ce rêve adorable et terrible, la puissance immortelle, qui fait l'ordre et le salut,

4^8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nous doit prendre à elle, pour nous payer céleste- ment d'avoir ajouté à la vie la douleur de la con- naissance et la force de la porter : car la douleur, la connaissance et la force sont amour.

*

Plus atroce est le temps nous sommes enchaînés, plus l'ardeur est nôtre de dominer sur lui, et de nous rendre libres. Mes peines, mes chères filles, nous sommes arrivés. Ici enfin que vous êtes belles !

Je veux donc aimer tout ce qui m'exerce ; et ce qui me force à le haïr, je veux du moins le pos- séder.

L'horreur que j'y découvre me doit être un aiguillon à sortir du tumulte et de la foule. Je ne vois plus d'autre crime que la confusion et le chaos.

Plus affreux est le temps, plus riche en outrages et en injures, plus je m'en console par le parti que j*ai pris de contempler ce qui m'offense, et d'ob- server tous les mouvements de cette guerre, fût ce même ma ruine. J'espère chaque jour davantage ne plus rien condamner, pas même les objets de mon dégoût ; mais je voudrais que ma lumière les brûle et qu'elle fût à eux mêmes un éclair qui les juge, sans qu'ils pussent se soustraire au jugement ni seulement s'en douter. Tels des sourds, qui

CHRONIQUE DE CAERDAL 489

après s*être plu de tout temps à des bruits infâmes, auraient soudain la révélation de la musique.

Ne plus rien condamner, par lumière et non par indifférence.

Les précipices le long du sentier dans la mon- tagne sont l'honneur de Tascension. Je me fais un honneur plus vif de mon honneur sans cesse menacé. Je veux me faire une félicité plus belle de tous les bonheurs qui me sont refusés.

Après tout, le siècle le plus fertile en batailles, en crimes, en sévices de toute sorte, est aussi le plus fécond en pensées. Plus riche est l'action en prodiges cruels et en faits monstrueux, plus l'esprit qui contemple y trouve son compte. tout est toujours en question, chaque heure est un combat; et pour l'âme ardente, chaque combat est une victoire secrète. Les jours sont venus, celui qui doit être un homme est seul contre tous. Etre vaincu selon le monde, c'est la moindre défaite. Et moins que rien peut être, tant je crois à un autre triomphe, moi qui à vingt ans étais ivre de conquête. Mais certes la gloire est froide, et chétif l'empire du monde, au prix du règne que je veux dire, et de l'ardente sérénité qui, sans plus y toucher, possède amoureusement tout ce qu'elle contemple.

490 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

II

POÈME

La pente de la montagne est l'inflexion d'un sublime désir.

Est ce que toutes les hauteurs ne sont pas les ombres d'un sentiment divin et d'une pensée sublime ? Que la hauteur vous soit à jamais sacrée.

Le ciel, en vérité, se penche sur le feu qui s'élève. Et le coeur d'un homme qui s'émeut, verse un chant, un humble chant qui cherche à s'égaler aux plus belles cîmes, non pas pour les balancer, mais pour en être digne, comme le très sage vieillard, assis dans son jardin au pied du Mont Ki-Tchang, peint sur son papier de Chine un petit poème à la louange du nuage qui se reflète dans le lac, et qui voile de cendres mauves les roseaux.

Pour la première fois aujourd'hui, par un doux temps pluvieux, comme il arrive presque toujours, sous les arbres humides, j'ai entendu le merle, à la chute du jour.

O douce voix. O âme tiède du printemps que nul ne voit encore, et que cette douce créature connaît déjà et qu'elle bénit.

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CHRONIQUE DE CAERDAL 49 1

Ce ne fut qu'une mélodie, à peine un instant Puis, trois notes seules, une, une, et une. Et il s'est ta.

O merle, ma chère âme. O flûte d'avril que février taille dans l'attente d'aimer et l'espérance de la joie.

Que ta voix est douce, fraîche, si pure et si neuve. Et comme elle sait tout, miraculeusement, du premier coup ! Son prime essai est un chant.

Le soupir d'un instant a-t-il donc tant de suavité ? L'amour soupire, et l'instant est suave.

O ma j'oie, ma Joie. C'est dans mon cœur triste que tu chantes, même si demain Je dois mourir. Le crépuscule vient, et dans mes yeux tant, tant de tièdes larmes !

III

ANTIENNE DU DIVIN VIEILLARD

1. Tel est Tamour, qu'il chante ^c/ieu et Je t'adore à toute chose qui passe : il la retient, en la pleurant. Et il la garde, en son sourire.

2. Tout est au cœur, et tout y retourne. Que tout vienne de lui, pour revenir à lui. Il faut avoir la force d'obéir à une loi si tendre.

3. Dans un geste, dans un mot, dans une fleur, qu'est ce même que le goût, sinon le sens du rhythme juste ? Ainsi le tact, la juste mesure, les convenances, l'esprit dans ce qu'il a de plus fin, comme la passion dans ce qu'elle a de sublime.

49^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

c*est le mouvement du cœur qui les donne et qui les divise.

Et toute beauté est soumise au rhythme de la source.

4. Je ne connais point d*autre intelligence que de rendre la beauté du monde, d'y prendre part avec amour, et d'y ajouter le don de soi. C'est alors que l'on crée, et qu'on est objet à soi même. Le profond amour a la véritable connaissance.

5. Ne marchandons rien ; mais tout, plutôt que nous même.

Je veux donner à tout son prix d'ineffable peine : ma peine est ma certitude, dit la pauvre Psyché.

Ainsi l'amour justifie sa très sage folie. Ainsi les larmes de la femme et son éternel reproche ; ainsi la douleur de l'homme qui fait couler ces pleurs, et ne peut pas s'en défendre, à moins de se nier.

6. Je parle toujours pour l'esprit et de l'esprit, même quand je suis dans la passion. Jamais Psyché ne me quitte.

Mais l'intelligence passionnée, qui est créatrice, est d'une tout autre sorte que la raison logique. Le monde de la connaissance n'est pas celui de la quantité.

7. O père, je ne crois plus à l'effort, et je suis las de me surpasser.

CHRONIQUE DE CAERDAL 493

Doute et nie, cher Agnel. Crois pourtant à ta peine.

Je ne crois plus à la liberté humaine.

Tu peux tout nier, mais non pas ton amour. Et si tu t'accordes à l'amour, comment te dérobe- rais tu à la peine ?

8. C'est le cœur qui fait croire. Lui seul a )euplé mes déserts. Il sème le rêve ; et pour lui, »'il n'est beau, le grain jamais ne lève.

en serait on, et que ferait on des hommes, n Ton ne s'en formait pas quelque belle idée ? Je le puis pardonner à ceux qui m'ôtent la beauté |ue je leur donne.

9. Le seul amour nous fait toucher la vie et la réalité du monde. Et l'amour est unique, sache le,

[en dépit de tous les blasphèmes. Il est un, et le lême, depuis le premier frémissement de l'onde jusqu'aux larmes du Dieu dans la compassion. Mais la conscience d'aimer n'est qu'en nous, à fin que le Dieu se trouve dans sa créature.

Et de là, mon enfant, la grandeur et le supplice de l'homme.

Je chante toujours l'amour, et dans tous ses supplices.

10. Agnel. Je chante, et ne m*apaise pas. J'aime en vain jusqu'à mes supplices : Je n'y

494 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

trouve pas le parfait adieu à moi même que je désire.

Ha ! comment sont ils faits ceux que la nature pacifie et console ?

11. Le païen n'est que la moitié d'un homme. La nature est toujours victime. Mortelle et con- damnée, à l'infini. Parce qu'elle paraît sans cons- cience, elle semble inexorable. Et de lui voir ce visage, c'est une douleur de plus pour le cœur qui la comprend.

Elle cherche une pensée qui l'aime. Car, dis moi, comment ne pas plaindre ce que l'on aime, €t doit aimer, et qui consent ?

12. O Agnel, trouver la paix dans la pleine habitude de la guerre, voire de la défaite, tel est le destin de la conscience. Non pas vaincre sa peine, mais l'achever et la gagner.

Quoi ? demander le remède à la nature ? Ap- prends plutôt à guérir la nature du mal qu'elle subit, et qu'elle ignore : connais le, toi qui as un cœur d'homme, et l'adopte tout entier.

Tu la délivreras ainsi, cette mère, et ton sourire alors sera l'aurore de ta propre délivrance.

13. Divin vieillard, tu es immortel. C'est pourquoi tu peux sourire.

CHRONIQUE DE CAERDAL 495

Ne le crois pas, mon fils. Le sourire est la fleur de l'adieu.

Mon immortalité est faite de mes morts succes- sives, de la beauté que j'y veux trouver, et de la conscience que j'en ai prise. Enfin, je n'en ai pas refusé une seule.

14. J'ai peur de souflTrir.

As tu peur d'être ?

15. Qui es tu, pour être ainsi au dessus même de ta profonde négation ?

Je suis la pensée brûlante qui monte de tous mes bûchers et des tisons qui raniment la forêt du sacrifice, sans mesure et sans fin, d'incendie en incendie.

L'épouvante des cendres me saisit.

Pour tout ce qui se consume, je n'ai plus une pensée. Je ne retiens de l'universel embrase- ment que la lumière. Et c'est pourtant en moi que toute cette vie se consume, avec tant et tant de peines.

La lumière n'est pas le bonheur. Penses-y.

16. Faut-il toujours brûler ?

Sans un objet de passion, la vie est le linceul pourri d'un songe.

17. Ha, toujours brûler ! Et que ferons nous.

49^ LA NOUVELLli REVUE FRANÇAISE

divin vieillard aux yeux solaires, nous autres qui sommes de bois vert, et qui voyons à peine la flamme que nous faisons ?

Rêve d'amour, non de fumée.

i8. Agnel, rien n'a d'horreur que la froideur muette.

Il ïiy a rien, il n'est pas d'ardeur. Rien, pas même les profondes ténèbres, qui sont tièdes, elles, comme le ventre de la femelle.

Le feu, c'est l'homme.

19. Agnel. Le feu dévore.

Heureux qui se laisse dévorer. Il faut voiler une affreuse agonie. Je fuis la détresse des glaces éternelles. Je hais la sérénité froide, cette plate étendue de l'esprit, non pas la voûte du ciel, mais une table de pierre. Je ne veux point connaître d'autre lumière, que la plus pure région du feu.

20. Séparons nous. Mon enfant, voici la route de l'esprit passionné. Marche et brûle. Il n'est vraie connaissance que de la vie, qu'il t'en sou- vienne.

Je demeure. Je trempe dans la lumière en pleurs.

Je regarde avec mélancholie le ciel délicieux qu'il fait aujourd'hui sur les pins et les yeuses. Il est pareil aux yeux que l'on adore.

CHRONIQUE DE CAERDAL 497

C'est le bleu de la vierge, la fleur de lin mys- tique, le feu voilé de sa propre ardeur, la douceur incarnée avec la lumière. Et toute la tristesse du monde est au fond.

Un regard n'est jamais assez tendre, s'il n'est un peu triste aussi.

Il me faut toujours du rêve ; et la prairie du purgatoire est le paysage de ma prédilection.

O mélancholie, accent pur de la profondeur la plus tendre ! Une ardente pensée fait sourire toute la douleur. Il est de ces sourires, l'on aimerait mourir : un sourire infini. Passer dans un sourire I

André Suarès.

498

NOTES

WOLF DOHRN.

Wolf Dohrn est mort ! Je relis, atterré, le télégramme que vient de m'adresser Salzmann et je ne puis croire encore à l'afFreusc nouvelle. L'idée de la mort et celle de ce jeune homme en pleine force, en pleine joie, en plein succès, sont si difficiles à associer ! Il était en Suisse, son pied a glissé et il est tombé d'un seul coup, comme une tour. Dans le chemin de neige qu'il suivait il n'y avait qu'une seule pierre et c'est sur elle qu'il s'est cassé la tête. C'est fini, je ne verrai plus sa loyale figure, ses bons yeux confiants, cette âme qui s'ouvrait jusqu'au fond, naïvement assurée d'elle-même, ce petit sourire vaillant qu'il avait au milieu des difficultés et des contradictions ; je ne serrerai plus sa grosse main d'homme d'armes. Adieu ! Gruss, Wolf!

C'était un de ces êtres puissants qui, quand ils croient à une chose juste et belle, n'y croient pas à moitié et chez qui l'idée n'est pas séparable de la réalisation, un de ces hommes en qui tout tient ensemble, l'intelligence, le cœur, l'argent, la volonté, l'estomac, et qui donnent de toute leur masse, non pas sans réflexion mais sans réserve, un remueur de foules, un bâtisseur de villes. Sur la colline au dessus de Dresde, au milieu des bois de pins, on voit celle qu'il a plantée, Hellerau, et au milieu d'elle ce grand édifice dont Jaques-Dalcroze et lui avaient rêvé de faire l'atelier de l'art futur, le laboratoire d'une humanité nouvelle. C'est l'autre jour nous avons salué son catafalque. Le reste, une poignée de cendres, ce que

NOTES 499

le Four Crématoire de Lausanne a fait de notre grand Wolf, est caché dans le caveau de famille au bord de la Baltique.

Et Dieu, Wolf, qu'en dis-tu maintenant, ce Dieu auquel tu ne croyais pas, comme d'autres y croient,lnaïvement et en toute simplicité ? Et cependant tu étais si loyal, si naturellement chré- tien de la tête aux pieds, que l'absence de foi chez toi ne semblait qu'une énorme distraction, une inconvenable étour- derie, comme d'un écolier qui a oublié la pièce principale de son équipement. Est-ce que Dieu sera sans pitié pour toi ? est-ce qu'il sera le seul à ne pas t'aimer ? Ah, ce ne serait pas la peine pour lui d'être le Père s'il n'ouvrait par les deux bras à ce gros garçon !

Paul Claudel.

500 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA LITTERATURE

LA BATAILLE RÉALISTE (1844-1857), par EmiU Bouvier (Fontemoing).

Reprochons d'abord à M. Emile Bouvier d'avoir mal choisi son titre, et d'avoir, en préférant à une étiquette exacte une enseigne sonore, induit les bibliographes en une mauvaise humeur justifiée. M. Lanson, qui a préfacé le livre, était pourtant indiqué pour sauver les intérêts de la corporation. L'ouvrage de M. Bouvier est une étude sur Champfleury, étude consciencieuse et intelligente qui rendra des services. On devrait, dans le catalogue par matières que possède toute bibliothèque convenable, la trouver du premier coup sous l'étiquette Champfleury. M. Bouvier, qui est élève de M. Lanson et pensionnaire de la Fondation Thiers, sait bien quels ennuis ce genre de titres peut causer au lecteur qui travaille. L'art d'écrire, étant l'art de se faire lire, doit se retrouver dans la netteté du titre.

Ce livre sur Champfleury met en lumière une figure moyenne d'homme de lettres qui ressemble assez aux héros de ses romans, si héros et roman ne sont pas des antiphrases quand on les applique à des œuvres aussi mornes que les Bourgeois de Molinchard. On aurait aimé que M. Bouvier poussât davantage ce portrait qui est le portrait-type d'un brave homme de jour- naliste, avant et après 1848, journaliste dans le roman, journaliste dans l'histoire, vivant dans la bohème tempérée et bourgeoise du métier, cherchant à s'instruire et à entasser des

NOTES 501

connaissances avec une certaine finesse matoise et courte de paysan, un type qui est encore très courant aujourd'hui. M. Bouvier nous parle de ses " théories ", de ses " idées " et même de Champfleury chef d'école. Ce sont de bien grands mots pour quelques truismes : Champfleury n'eut jamais de disciples. M. Bouvier dit très justement que ses romans, précé- dant de quelques années Madame Bovary, préparèrent à Flaubert, dans une certaine mesure, son public. Il nous apprend même que les Bourgeois de Molinchard tirèrent à cent mille exemplaires. Mais les cent mille lecteurs des Bourgeois sont exactement les mêmes que les lecteurs de Paul de Kock. Sur les écrivains eux- mêmes, Champfleury n'eut aucune espèce d'influence. Ni Flaubert, ni les Concourt, ni Zola n'ont eu le courage d'achever le premier livre qu'ils purent ouvrir de lui. Le travail de M. Bouvier rappelle donc les études de M. Daniel Mornet sur les précurseurs du romantisme au XVIIP siècle. Recherches sur les écrivains oubliés, mais à gros tirage, et qui ont agi sur un public d'illettrés. Le rapport entre cette littérature d'en bas et la littérature d'en haut doit amener en effet des découvertes intéressantes, et M. Lanson n'a pas tort de l'encourager dans sa bottega. C'est ainsi que probablement le public français a pu être apprivoisé vers Tolstoï et Dostoïewsky par la diffusion du Général Dourakine et des romans de madame Henry Gréville. Et le public de Wells existerait-il sans Jules Verne ?

Le livre de M. Bouvier est un mémoire de diplômes d'études présenté à la Sorbonne. Il faut le louer de ce que les défaut» nécessaires et normaux dans ces œuvres de début y sont réduits au minimum. Bien entendu ce qui est rebelle à la systéma- tisation se trouve systématisé à l'excès. Il y a un certain comique dans une phrase comme celle-ci ; " Nous avons vu que Gautier. Arsène Houssaye, Gérard de Nerval, bref, les survivants de l'ancienne bohème de la rue du Doyenné, furent les patrons 'de la seconde bohème, celle de la rue des Cannettes. " La bohème se classe-t-elle tant que cela en rue de Valois et rue

SOI LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'Enghien? Ailleurs, M. Bouvier accepte comme une vérité indiscutable que Balzac " manque de sens artistique, de génie poétique et de style ", de sorte que " toutes les parties ces dons auraient trouvé leur emploi sont mortes dans son œuvre : les passages réalistes seuls vivent. " C'est s'en tenir de façon un peu scolaire aux jugements de M. Faguet. Le style de Balzac est correct, sain, bien membre, il dit avec clarté ce qu'il veut dire. Si Balzac l'obtenait difficilement et avec sueurs, et peinait sur ses épreuves plus longtemps que M. Faguet sur les siennes, s'il était surtout, comme Flaubert, un écrivain de Tolonté, cela n'autorise nullement à lui refuser le style. Ses grandes œuvres vivent comme des créatures puissantes, com- plètes, organisées du haut en bas, et non comme des " passage* réalistes " séparés par des espaces morts.

A. T.

LE PÈRE, par Georges Falots (Nouvelle Librairie Natio- nale).

Un de ses livres précédents, VHomme qui vient^ avait été par M. Georges Valois désigné au lecteur comme une " philosophie de l'autorité. " Le Père pourrait prendre le même sous-titre. Catholique et monarchiste, M. Valois exprime avec une con- viction véhémente des idées qui ne sont pas neuves, et que, précisément pour cela, il juge être les vraies. Seulement elles sont groupées, hiérarchisées, d'un point de vue qui leur donne un aspect direct, inattendu, parfois saisissant : " Tout a été dit, et tout est à redire, dans le langage propre à chaque temps, écrit M. Valois. Car si les idées et les vérités éternelles demeu- rent dans la forme elles furent une première fois exprimées, elles n'ont plus de prise sur les sentiments.... Ainsi traduisant sans cesse les paroles que se transmettent les âges, nous répétons

I

NOTES 503

toujours ce qui a été dit par nos pères, mais dans le langage qu'entendent nos fils. "

Le point de vue auquel M. Valois ramène toute sa philoso- phie politique et religieuse est celui du père de famille. La philosophie de l'autorité se réalise, se personnalise ici en une philosophie de la paternité. L'homme, lorsqu'il devient père, lorsqu'il médite sur les sacrifices, les devoirs, les droits que lui apportent ou qu'implique cette fonction, lorsqu'il reflète dans son intelligence consciente les données nécessaires de cet état naturel, se place par même dans l'idée vivante et logique du roi et de Dieu. Ces deux idées ne se conçoivent pas sans la paternité, qui est leur principe, et d'autre part la paternité se disjoint, devient éphémère et insubstantielle si elle n'est pas encadrée, enracinée, justifiée, par ces deux ordres, matériel et spirituel, de l'Etat monarchique et de l'Eglise catholique.

Le traditionalisme monarchique actuel se réclame volontiers de Fustel de Coulanges et de manière parfois bien artificielle. Le Père paraît retrouver dans la cité antique ou aryenne les cendres de son foyer et les modeler en des essences métaphy- siques un peu vagues, les répandre en des effusions sentimen- tales où il leur reste de la chaleur. En effet tout traditionalisme a pour limite paradoxale et théorique le retour au foyer primitif, au foyer de la vieille famille aryenne, pris comme le fondement nécessaire et absolu de l'ordre social. M. Paul Bourget a écrit ce trop intelligent et trop artificieux roman de VEtape pour montrer que la famille et non l'individu constituant la cellule posée par la statique sociale, la dynamique sociale elle aussi a son principe dans cette même famille, en tant qu'elle se meut régu- lièrement et change continûment. Le Play a fondé sur les mêmes bases non seulement sa Réforme Sociale qui gravite autour des Autorités Sociales, des chefs de familles prospères, mais aussi sa science sociale, à monographies de familles. Telles étaient également les idées directrices de Bonald, de sa politique théo- logique et de sa théologie politique. Je veux par rappeler

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seulement que le livre de M. Valois se place très fidèlement dans l'ordre de l'école à laquelle il appartient et de la famille intellectuelle dont il se réclame.

L'originalité de M. Valois n'est donc pas dans le fond des idées. Elle est d'abord dans une candeur franche et savoureuse d'autodidacte qui aborde les nœuds gordiens non avec des doigts subtils et déliés, mais avec un bon eustache bien emmanché. Elle est ensuite dans un essai vigoureux pour trans- poser le ton du lyrisme romantique à la défense de l'ordre et de cela même que le romantisme a prétendu ruiner.

Précisément M. Maurras, dans un bel article qu'il écrivit, sur le Père, dans V Action FrançaisCy nous invite, à ce propos, à prendre garde, si nous sommes " historiens des idées et des moeurs, à un détail historique considérable ". Sans que nous prétendions à ce titre, nous devons toujours apporter notre attention l'appelle particulièrement M. Maurras. Quel est donc ce détail ?

" Voici, dit M. Maurras du Père, une forme littéraire qui, mêlant le lyrisme à la méditation, n'aura servi, durant plus d'un siècle et demi, qu'à propager des idées révolutionnaires.

" La voici aujourd'hui appliquée, tout au contraire, à réhabi- liter et à glorifier la propriété, la richesse, l'industrie, la noblesse et la religion. Les muses favorites de la révolte religieuse, de l'anarchie politique et du désordre littéraire proclament désor- mais la haute intelligibilité du monde, le bienfait de la cité, de ses mœurs, de ses lois, l'honneur de la mesure, de la modéra- tion et du goût. Je le répète, ce sont les Muses de Lamennais et de Quinet qui font des poèmes en prose à la victoire de toutes les formes de l'ordre sur le chaos intérieur ! Comme disent si volontiers nos amis Léonce Beaujeu et Jacques Bain- ville, il y a quelque chose de changé en ce pays-ci. L'imagina- tion et la sensibilité anarchiques reçoivent leur chaîne. Elles ne la briseront pas. "

Quelque chose de changé ? Oui, mais un peu comme à la

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dernière page de Port-Tarascon. On ne dit plus : Hier, aux Arènes, nous étions trente mille, au moins... On dit : Hier, aux Arènes, si nous étions une douzaine, c'est tout le bout du monde. " De l'exagération tout de même. " Les extrêmes sont les contraires d'un même genre, et M. Maurras ne saurait nous confirmer mieux que dans cette page ceci, qui éclatait à chaque page du Romantisme Français de M. Lasserre : que rien ne res- semble plus au romantisme que le contre-romantisme. Chanter ** l'honneur de la mesure, de la modération et du goût " sur un ton excessif, véhément, et que la Muse inventa pour être le langage de la révolte, de l'anarchie et du désordre, c'est rendre à la mesure, à la modération et au goût un hommage analogue à celui que Rollon rendit à Charles le Simple, lors- qu'obligé de baiser le pied de son suzerain il l'éleva à la hauteur de sa bouche et fit choir tout de son long l'auguste monarque. On ne saurait adopter les formes du romantisme sans vivre de son esprit, et il me paraît que M. Valois en vit terriblement. Toujours l'enfant dru et fort qui bat sa nourrice ! Son livre est d'ailleurs une œuvre très respectable, très noble, les gauche- ries de forme laissent entrevoir une pensée consciente en travail, ce qui ne déplaît pas. Par ses qualités comme par ses défauts il reste un témoin très caractéristique, très important, des idées de tout un groupe intellectuel, le plus vivant de ceux d'à présent, le plus vivant par son anti-romantisme, le plus vivant par son romantisme. A. T.

LES FÊTES DU MUSCLE, par Georges Rozet (Grasset 3 fr- 50)-

Voici un livre de critique sportive qui dépasse le cadre de cette revue et dont je ne parlerais certainement pas s'il n'avait pour auteur M. Georges Rozet, c'est-à-dire un lettré authen- tique, un scholar chargé de culture (il est ancien normalien et agrégé de l'université), dont on pourrait dire qu'il a troqué la

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toge professorale contre le péplum du collège d'athlètes.

M. Georges Rozet a apporté sur les " grounds " de football ou autour des " rings " les procédés d'histoire et de critique littéraire, le sens esthétique, les trésors d'érudition, d'idées générales et d'éloquence, qu'il doit, au moins en partie, à de pacifiques universitaires de la rue d'Ulm qui n'étaient rien moins sans doute que des " athlètes complets ". Maître de sa langue et de son style, il évoque en présence des performances modernes les performances antiques ; aux jeux olympiques de Stockholm il se souvient de l'ode de Pindare et des magnificences des stades grecs ; devant le coloured man Sam Langford il songe aux " frêles David de la Renaissance italienne ", et au Mars Borghèse devant les fusiliers marins du lieutenant Hébert. Mais la merveille c'est que les divers aspects de la vie sportive fassent si naturellement surgir sous la plume de M. Rozet telles considérations de philosophie bergsonienne, par exemple, ou de pragmatisme. Je me rappelle notamment une chronique de V Opinion, véritable petit chef-d'œuvre d'humour, ce norma- lien émancipé et râblé critiquait, du point de vue de l'athlétisme et, plus précisément, de l'entraînement d'un boxeur, les théories de spécialisation à outrance de M. Durkheim. Cela faisait son- ger à certaines pages des Philosophes Classiques de Taine. M. Rozet appelle quelque part M. Hamish Stuart " le Sarcey du rugby. " 11 est, lui, le Lemaître d'autres Contemporains.

L'auteur des Fêtes du Muscle (et de la Défense et Illustration de la race française^ se devait de consacrer une étude à la littérature sportive et à son avenir. C'est par elle que s'ouvre le volume. Je n'ai pas besoin de dire qu'elle est d'une indulgence touchante qui s'étend indistinctement, en dépit des différences d'écriture et de tempérament, à tous nos auteurs de " fabliaux " sportifs, les Henri de Régnier, les Abel Hermant, les Rosny, les Mirbeau, les Tristan Bernard, les Henri Kistemaeckers, les Robert Dieudonné, les Louis Hémon et autres collaborateurs de V Auto et de VAéro. J'avoue que je

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préfère pour ma part à tous ces spécimens de littérature plus ou moins humoristico-sportive certains Pickwick Papers qui devaient être à l'origine, on s'en souvient, une série d'aventures grotes- ques de chasse et de sport. (Et, à ce propos, quel livre dicterait à un moderne Dickens de Bayonne, Tarbes, Toulouse ou Bordeaux l'actuelle rugbymanie méridionale !) Mais M. Rozet estime que cette littérature ne constitue qu'une étape, et il appelle de tous ses vœux " quelque chose de plus original ". Il rêve, en bref, d'une littérature qui introniserait dans la poésie et le roman les sensations " musculo-dynamiques " comme jadis Baudelaire les sensations olfactives, une littérature qui se consacrerait ** à la description et à l'analyse minutieuses de la vie physique, de l'effort sportif et de toutes les sensations qui s'y rattachent, de tous les sentiments qu'ils font naître. " Soit. Attendons le Paul Bourget de la vie sportive. Mais ne croyez- vous pas, Georges Rozet, que la véritable littérature d'une race ou d'une génération musclée, c'est l'épopée grecque, c'est la Chanson de Roland, c'est de nos jours la littérature de Rudyard Kipling, hier celle de Walter Scott, de Mayne Reid, de Cooper, de notre vieux Dumas que je vois avec plaisir qu'un Henry de Bruchard, à la Revue Critique des Idées et des Livres, s'efforce de réhabiliter, une littérature o\x l'extraordinaire, l'aventureux, l'héroïque tiennent la première place, il y a essentiellement des événements, des obstacles vaincus ou tournés, des exploits, de beaux cris de guerre, de beaux coups de fusil et de beaux coups d'épée, sans préjudice de beaux coups de fourchette, et non des analyses, des dosages de sensations, de sentiments et d'émotions ? Au demeurant, il ne serait pas inintéressant qu'un Jean Richard Bloch, après nous avoir dit comment se fait une section d'infanterie nous révélât comment se fait une équipe de football, et je verrais sans déplaisir et même avec joie qu'un Pierre Hamp sportif traitât le même sujet à sa manière, la manière de Marée Fraîche, de Vin de Champagne, du Rail et de V Enquête.

C.V.

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*

* «

LES HEURES BÉNÉDICTINES, par Edouard Schneider (Stock, 3 fr. 50).

Ceci n'est ni un roman, ni un livre de critique, ni d'histoire. C'est presque un livre d'édification. Pourtant l'auteur n'y prêche pas. Il se contente d'exposer dans une langue pure, claire et mélodieuse, telle que la comportait son sujet, l'emploi d'une journée bénédictine. La peinture est sans nul doute exacte; mais par le fait seul qu'elle présente d'un coup l'existence de de tous les moines, c'est la vie bienheureuse et sans nuages d'un moine idéal que nous avons devant les yeux. C'est moins une peinture qu'une épure. J'eusse voulu que l'auteur pût nous montrer, se détachant sur cette vie uniforme, toutes les possibi- lités d'individualisation qui subsistent, à travers l'obéissance, malgré le vœu d'obéissance. Mais n'est-ce pas souhaiter un autre livre peut-être non moins édifiant pour être cependant plus particulier dont celui-ci serait en quelque sorte la préface.

Pourquoi M. Schneider ne se fait-il pas bénédictin ? C'est la question qu'involontairement l'on se pose, et d'autant plus impérieusement que rien n'indique, au cours du livre, la moindre velléité critique, non plus que l'affirmation d'une per- sonnalité qui puisse beaucoup souffrir et ait beaucoup à faire pour se soumettre et s'abdiquer.

A. G.

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LE ROMAN

SUEUR DE SANG, par Léon Bloy (Georges Crés, 3 fr. 50).

On réédite ce recueil de contes, paru il y a vingt ans, et inspiré à Léon Bloy par la guerre de 1870, qu'il fit comme mobile. Tous les amateurs de style savoureux tiennent en estime le grand pamphlétaire, et Je m'accuse, les diverses parties du Journal, V Exégèse des Lieux Communs sont pour eux livres de " haulte gresse " ! Ce torrent d'images bourbeuses, ce ruisseau éclatant à la porte d'un teinturier qui se fait des bras d'écorcheur, nous rendent aujourd'hui, bien vivant, en Léon Bloy, un Père Garasse ou un moine de la Ligue. Sueur de Sang n'est pas un de ses meilleurs livres. D'abord on éprouve un certain malaise devant l'horreur imaginaire de ses scènes de guerre : les massa- cres sadiques, les cruautés à l'orientale, et les viols sont fabri- qués avec un excès d'invention, un mépris des vraisemblances, qui ne sont pas du tout de mise dans un sujet et sur une époque pareils. Ensuite les qualités de conteur font quelque peu défaut à Léon Bloy, et ses récits paraissent généralement, dans leur robustesse, bien informes. On songe malgré soi à tels contes de Maupassant, et, plus encore, à l'admirable Foix du Passé, de Villiers de l'Isle-Adam... Mais sur cette rusticité maladroite, quelle puissance et quelle fureur d'empâtements ! Quelle verve d'un Rabelais qui serait poussé à l'horreur, et dont tout le jus de la vigne serait transformé, réellement, en sueur de sang ! L'assaut des Prussiens contre un lupanar l'on égorge et l'on saigne les leurs, le canon qu'il leur faut

5IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

amener contre la lourde porte de fer pour en avoir raison, cela reste inoubliable. Et tout Léon Bloy est dans le merveilleuse- ment ubuesque morceau qui s'appelle le Moi et qui place en cinq pages vertigineuses toute la guerre de 1870 sous l'invoca- tion de Cambronne, " cet Archi-Mot toujours surprenant que les Anges n'osent balbutier et qui paraît avoir cinq millions de lettres...

" J'ai su l'histoire d'un pauvre homme capturé par les dragons de Rheinhaben et qui, fou de la honte et du désespoir de n'avoir pu se faire tuer, crachait aux Allemands, le Mot unique et le recrachait sans cesse, en même temps que son écume, avec une si furieuse volonté de réprobation et d'outrage qu'on lui fit la grâce de le fusiller.

" Or c'était un professeur de rhétorique et même, je crois, un petit poète ! "

De Cambronne à Victor Hugo, de Victor Hugo à Léon Bloy, quelle trajectoire d'étoile filante peut décrire en beauté un seul mot, et décrié, de notre langue ! Les Lacédémoniens chassèrent un musicien coupable d'avoir ajouté une corde à la lyre traditionnelle, et Léon Bloy nous dirait peut-être que le pauvre Jarry, qui avait du génie, connut tous les malheurs, du jour il adjoignit au Mot, créé complet et parfait, la sonorité superflue et hagarde, Taérolithe, d'une sixième lettre !

A. T.

L'ENTRAVE, par Colette {Colette Willj). (Librairie des Lettres, 3 fr. 50.)

Renée Néré, l'ombrageuse vagabonde, se raconte à nous : elle nous dit à quels appels sa défiance de l'illusion sentimentale s'est abandonnée ; par quels chemins secrets, conduite à l'amour, elle s'est sentie peu à peu " envahie, ralentie, adoucie, changée..." Le don de s'émouvoir avec une intensité que le temps diminue

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à peine, donne un grand prix à ces confidences. De l'instant présent, rien ne distrait Renée ; elle sait en goûter intacte la saveur unique. Parce qu'elle est tout entière occupée par ses sensations, elle peut les faire prisonnières : leur flamme toujours présente éclaire et réchauffe la cendre des mots.

Chez cette lucide Renée, une intelligence, réfractaire à toute idée préconçue, hostile à toute discipline, s'allie à une sensibilité frémissante ; et, avec une sollicitude charmée, Renée se penche sur sa nature sensuelle et tendre, que la joie de la chair amuse, mais ne satisfait pas. Elle n'a qu'un principe : " Tâchons d'être sincère " et, comme elle distingue les tendances opposées qui se confrontent en elle, elle s'écrie : " Je veux bien dire la vérité, mais je la sens tout éparse en moi, comme une meule de foin qu'emporte la rivière. "

Il n'est rien dont l'âme de Renée soit plus proche ni qu'elle comprenne mieux que la nature: sa vie de citadine est un exil ; et c'est aux souvenirs de son enfance à la campagne qu'elle emprunte des images, lorsqu'elle veut exprimer ses sentiments en leur nuance personnelle : " Moi, moi, je suis comme la jument grise qu'avait mon père, un bon coup de mèche n'était pas pour lui faire peur, mais l'ombre du fouet sur la route l'affolait. " Sensible aux jeux de l'atmosphère qui transfigurent la nature, elle est curieuse aussi de ces paysages d'ombre et de lumière qui se peignent sur les physionomies. Lorsque Renée va s'éprendre de Jean, c'est tout d'abord l'expression de ses lèvres, en son visage masqué, qui surprend sa méfiante indif- férence : par des traits physiques exclusivement elle définit celui qu'elle voudrait pourtant nous faire croire un caractère, (pp. 72,74, 139.) Des hommes qui traversent ses émotions. Renée ne sait que les figures : leurs âmes lui sont étrangères, et de celles-ci, elle ne nous apprend que ce que veut bien en trahir ou en dérober le visage. Jean, dans V Entrave, comme Dufferein Chautel, dans la Vagabonde, vivent d'une vie empruntée ; ils ne nous intéressent qu'en raison de Renée et sont simples prétextes

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aux mouvements de sa sensibilité. On comprend la colère de Jean : " Tu as Tair curieuse seulement de ce que je te prends, et non de ce que je suis. " Au moment il serait le plus urgent d'être renseigné sur les raisons de ses actes, cet amant reste énigmatique. En vain Renée chcrche-t-elle à dissimuler ce vide ; elle a conscience de son impuissance à fixer une âme qui la fuit, elle exagère les épithètes et son style si mesuré se contraint à des expressions disproportionnées au personnage qui les suggère.

Ce que Renée ignore ou repousse éclaire autant sa person- nalité que ce qu'elle accueille. Presque toujours elle s'interdit d'imaginer elle ne voif pas. Si elle se livre si directement à nous, c'est qu'elle se connaît par le dedans et qu'elle saisit les autres par le dehors. Elle excelle à rendre le pittoresque des physionomies : telle silhouette, le confident Masseau, esquissée avec la plus divertissante fantaisie, présente plus de vérité que le portrait de Jean. Sans doute Renée déchiffre mal, sous leurs expressions incertaines, l'invisible psychologie des hommes; mais elle a le bon goût de ne se piquer d'aucune particulière pénétration, elle ne dépare d'aucune fausse prétention ses sympathies, et il est permis de la croire : elle comprend " le timide et fervent appel des bêtes familières, le fier silence des hommes qui souffrent. " Surtout, dans V Entrave, Renée a mis à nu " une raison de femme bien émue et bien tremblante ". Ce serait être infidèle à l'alerte délicatesse de ses confidences que de chercher à résumer cette histoire d'une âme qui se dit dans sa fuyante mobilité. Il ne faut pas écraser cette matière ailée sous le poids de mots abstraits qui ne sauraient garder, de ces pages pleines de charme, ni un parfum, ni un reflet.

E. D.

NOTES 513

LE THEATRE

LA DANSE DEVANT LE MIROIR de François de Curel (Nouvel Ambigu).

Le théâtre de M. François de Curel a droit à tout notre respect. Mais on aurait tort d'arguer de son insuccès devant le public, pour conclure aussitôt à son indéfectibilité absolue. S'il Y a quelquefois vertu à ne pas réussir, c'est vertu négative ; du moins, tant que la preuve n'est pas faite que non point les défauts, mais les qualités de l'ouvrage ont seules entraîné son échec. Je vois bien que l'abus de l'idéologie, qui est la marque principale des pièces de M. de Curel, déconcerte et lasse à tout coup le spectateur moyen ; mais croit-on que le spectateur d'élite en soit moins gravement affecté ? Un drame d'idées ou d'idée, ne vaut pas par l'idée d'abord, mais par le drame et est-il bien sûr que M. de Curel soit toujours parvenu à infuser l'idée au drame jusqu'à entière consubstantiation ? Ne trouve-t-on pas souvent dans ses pièces un certain défaut d'unité, une sorte de gêne dans l'articulation des parties et cette insolite victoire de l'abstrait sur le concret dont on prendrait son parti dans un livre, mais que l'art dramatique a de la peine à tolérer ? En un mot, une des principales raisons pour lesquelles les pièces de M. de Curel ne réusissent pas mieux au théâtre n'est-elle pas celle-ci : que, dramatiquement parlant, elles ne sont pas toujours "réussies"? Ces considéra- tions générales nous mèneraient à examiner, si nous en avions le temps et la place, jusqu'à quel point ceci est vrai pour

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chaque ouvrage du célèbre auteur, car il ne faut pas être injuste et le dernier ne nous fait pas perdre mémoire de la Nouvelle Idole, des Fossiles, du Repas du Lion. Mais il s'agit exclusivement aujourd'hui de la Danse devant le Miroir et, par suite, de VJmour Brode.

L'auteur s'est indigné de ce qu'on eût présenté sa nouvelle pièce comme un rajeunissement de l'ancienne. " La Danse devant le Miroir, écrit-il, est une pièce complètement inédite, à part trente ou quarante lignes. J'y développe en effet un sujet très voisin de V Amour Brode, mais avec un point de départ et des développements tout différents ; en un mot c'est une pièce autre. " Pour appuyer cette déclaration, il réunit les deux ouvrages dans une même brochure il nous est loisible de les confronter. Je suis certain que là-dessus M. de Curel s'illusionne. Le sujet des deux pièces n'est pas seulement " très voisin " ; c'est le même sujet. Les trente ou quarante lignes, qui leur sont communes, se trouvent, par une rencontre malheureuse, être les plus frappantes, les plus essentielles et ramasser toute la pensée de l'auteur... Les personnages ils sont trois : lui, elle et une confidente demeurent, sous des noms distincts et à quelques nuances près identiques dans le fond ; or ici le fond seul importe... Bien mieux, l'ordonnance des scènes nouvelles se calque exactement sur le plan primitif... Enfin, le drame se résout dans les mêmes mots, par le même geste. Aussi bien, d'une part et de l'autre, l'auteur résume ainsi son sujet et son œuvre double : " un vaudeville dont le souffleur est l'idéal ". V Amour Brode et la Danse devant le Miroir sont absolument ce même vaudeville ; sauf que, dans la version seconde, l'imbroglio s'embrouille, l'idéal souffle de plus belle... C'est quelque chose, mais c'est tout. Vraiment, ce penseur-psychologue, cet écrivain profond et qui fait profession de profondeur, accorde-t-il tant d'importance aux circonstances extérieures d'un drame d'idées, qu'il pense avoir changé sa pièce en changeant Méran en Bréan, et Gabrielle en Régine ;

NOTES 515

en muant celle-ci, de jeune veuve en jeune fille une jeune fille qui a de l'expérience pour trois veuves, notez-le, bien et en congédiant deux comparses (le vieil oncle et la vieille tante) qui en effet n'avaient que faire ? Que, jugeant sa pre- mière pièce manquée, ou, à son gré insuffisante, il ait songé à la reprendre, à l'épurer, à la polir ou bien à la pousser à bout dans un développement plus complexe et plus ample, voilà qui est à son honneur. Pourquoi s'en défendrait-il ? Il ne fait que nous confirmer dans l'opinion que nous avions de sa probité artis- tique. Est-ce donc qu'il douterait, à part soi, de la supériorité du second " état " de son drame sur le premier ? En ce cas, pourquoi nous le soumet-il ? pourquoi l'expose-t-il à un désas- treux parallèle ?

Je serais pour moi, bien en peine de prononcer ici un choix. V Amour Brode est plus simple et plus vivant peut-être. Mais je conçois que l'auteur lui préfère la Danse devant le Miroir, Celle-ci a pour elle plus de hardiesse et plus de singularité. C'est un plus brillant exercice et sans doute, en ceci, habille- t-elle mieux le sujet. Ah ce sujet ! le dramaturge aura beau le tourner et le retourner, l'aérer, le dépayser ou le déclasser, il aura beau modifier les antécédents de ses personnages, leur éducation et leur état civil, c'est expérience dans le vide, cons- truction dans l'espace, un jeu de l'esprit et un jeu d'esprit. En ce sens, il n'a pas eu tort de " déraciner " sa folle héroïne. Comment Paul Bréan qui aime Régine, Régine qui aime Paul Bréan, par l'action de leur passion réciproque, feront figure d'ennemis ; comment ils se mentiront l'un à l'autre, s'humilie- ront l'un l'autre, pour s'éprouver, pour le plaisir ; comment ils s'illusionneront l'un sur l'autre et comment Bréan se tuera pour sauver une illusion... Voilà la question : comment ? M. de Curel ne prend presque jamais son départ dans la vie, et cette fois moins que jamais. Il ne laisse pas en présence deux êtres impatients de vivre, dont il a pénétré dans une intuition toute la puissance intérieure. Il n'attend pas que

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se produise l'authentique réaction qui, née des caractères, déterminera le conflit. Sa méthode est inverse. Il a ses fins à lui : il veut ** amener à ses fins " deux êtres jusque-là quel- conques. Il trouve l'idée du miroir, il trouve l'idée de la danse. " Lorsque l'accord de deux amants est parfait, chacun d'eux se voit dans un miroir, se prend pour l'autre et se con- temple avec ivresse sans s'apercevoir qu'il est seul ". Le thème est posé. Mais l'auteur ne sait pas encore qui se mirera, ni qui dansera. Or, cette " danse du miroir " conçue dans l'espace abstrait de l'idée, il s'agira de la conduire à travers le monde, les pas au sol. Cela n'ira pas sans heurts, sans frottements, ni sans peine : c'est un dessein laborieux. Ainsi, laborieusement, se formeront Bréan, Régine, en suivant les démarches psycho- logiques que leur imposera la pensée de l'auteur. Mais au prix de quelles contradictions et de quelles inconséquences ! Ces jeunes gens modernes, sans préjugé aucun, auront soudain toutes les timidités d'un autre âge ; soudain aussi leur délica- tesse morale saura s'accommoder des plus monstrueux procédés. Subtils comme pas un dans la dialectique amoureuse, ils se conduiront tout à coup comme des naïfs. Quand il faudrait entendre, ils n'auront pas d'oreilles, ou bien ils entendront ce que l'on n'a point dit. Un Bréan, noceur blasé, sacrifiera son amour, son bonheur et aussi le bonheur de celle qu'il aime, à un scrupule qu'il partage avec les héros de M. Ohnet : un homme ruiné n'épouse pas une jeune fille riche. Une Régine, libre d'allures, mais vierge en fait, s'amusera malignement, sans honte et sans remords, à se faire passer pour grosse. Epouse-t-il une drôlesse ? Epouse-t-elle un aventurier ? En veut-elle à son honneur ? En veut-il à son argent ? Voilà les seules questions que ces deux amants forcenés débattent. L'amour qui, paraît-il, conduit la joute, ne donne jamais de la voix. On nous dit qu'il est là, nous voulons bien le croire ; mais quant à l'y voir, nullement. S'il paraissait, il aurait vite fait, après quelques hésitations, à balayer toutes ces arguties. Au fait, n'attendez pas

NOTES 517

un cri du cœur. Il faut que le mensonge dure, que le " cache- cache " et le " chassé-croisé " se perpétuent ; pour préparer le trait final. Le dernier mot de Paul Bréan sur le point de se suicider sera encore une allusion à la danse devant le miroir symbolique ; il se tuera, les yeux dans les yeux de Régine ** pour conserver sa belle image " et l'image chère à l'auteur. Celle-ci, M. de Curel, avec bien de la peine, l'a justifiée par des faits, par des phrases. Quand il fallait la justifier par des " êtres ". Il n'y a pas d' " êtres " en jeu dans la Danse devant le Miroir, mais d'extraordinaires automates, composés de pièces dépareillées, dont la complexité n'est pas le fait d'une grande richesse intérieure, mais masque une totale inexistence. L'action se passe sous cloche pneumatique et on sait bien que l'homme n'a pas le moyen de vivre sans air.

Notez qu'on prend un continuel intérêt à ces passes intel- lectuelles, même un certain amusement. Mais quand j'ai accepté que la Danse dans le Miroir se déroulât hors du temps, hors des mœurs, hors de la logique, en toute fantaisie, en toute gratuité, au moment de lui accorder mon applaudissement, mon acquies- cement, ma joie, je pose mes conditions. Soit, c'est une pure création de l'esprit et je renonce à y chercher ou vérité, ou vraisemblance. Mais plus la question de réalité et d'humanité s'efface, plus la question d'art va se porter au premier plan et c'est la seule, qui, dans le cas, s'impose. Je me demande donc si ce drame gratuit, tel que nous le présente M. de Curel, est capable de se suffire. Est-il clos et parfait comme une œuvre d'art absolue ? le mécanisme, tout artificiel, en va-t-il sans à-coups ? l'architecture factice des idées, des images, des senti- ments et des paroles a-t-elle assez de beauté et de force pour contenter notre sens esthétique ? A défaut d'un drame vivant, j'exige une belle fiction, un beau poème, un beau "système" tout au moins. Mais non ! le système est confus et la machine grince ; la poésie ne s'y montre que par éclairs ; cette œuvre d'abstraction veut composer avec la vie et la vie gêne son élan.

5l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle n'a pas accepté de bon cœur sa vraie destinée ; elle est " hybride " et son hybridité la perd.

L'œuvre d'art la plus insolite porte, à son point de réussite, je ne sais quoi de décisif qui force le consentement, qui vous rassure et qui vous comble. La dernière pièce de M. de Curel, à ne l'envisager que comme une oeuvre d'art, est hardie, curieuse, non péremptoire. Elle raffine trop visiblement sur ses hardiesses. Elle a des ailes, mais ses ailes ne sont point libres. Même quand elle suit son chemin, elle semble errer. On a parlé de Marivaux : le rapprochement serait juste, à l'époque près et à l'art. Mais allez donc séparer dans votre plaisir et dans votre jugement, les subtilités d'analyses qui font le prix de la Double Inconstance, de l'extraordinaire aisance avec laquelle elles sont amenées et dosées ! Marivaux sans la forme ? Y pouvez- vous songer ? Marivaux est un jeu, bien sûr, mais si prestement réussi qu'il pourrait ne rejoindre pas le réel et quand même nous satisfaire. M. de Curel n'a ni la grâce, ni le tour, ni la facilité ; il est l'homme des idées simples et des cas de conscience cornéliens ; sa force aussitôt devient gaucherie, s'il s'avise de l'assouplir. Il s'est trompé : il paie l'excès de son audace... Un grand sujet, fleuri de puissantes images, le servira mieux une prochaine fois.

H. G.

LE BALADIN DU MONDE OCCIDENTAL de J. M. Synge, traduction Maurice Bourgeois (Théâtre de l'Œuvre).

C'est une œuvre charmante et déconcertante que la pièce poétique et burlesque de J. M. Synge que vient de nous donner le théâtre de l'Œuvre. Solidement racinée dans la terre, dans une certaine terre, elle jette sa pointe aiguë dans le ciel comme un clocher catholique d'Irlande. On l'écoute à la fois comme un conte, comme une satire, comme un poème allégo-

NOTES 519

rique, non sans se demander parfois ce qu'elle narre au juste, ce qu'elle raille précisément, ce que dans le fond elle symbolise. On est tenté de s'en tenir à l'action et de se satisfaire d'un enchaînement ingénu et singulier d'aventures et cependant on ne peut s'empêcher de se demander à chaque moment, si elle est aussi complètement gratuite qu'elle veut paraître, si elle n'a pas trait aux mœurs et au caractère d'un peuple que nous ne connaissons pas, si elle ne met pas en scène, par surcroît, des idées qui nous sont tout à fait étrangères. Je crois qu'on y peut mettre tout ce qu'on veut, qu'elle est entièrement vacante, non point par pauvreté, mais au contraire par richesse. L'auteur nous y présente une joyeuse et savoureuse énigme et nous laisse le choix du " mot ". Un jeune rêveur, bon à rien tant qu'il n'est pas sorti du rêve, est amené un jour et malgré lui, A frapper violemment son père ; il le laisse pour mort et s'enfuit, tout confus. Que trouve-t-il dans le village morne il s'est réfugié ? L'attente du " merveilleux " et de 1' " aventure " que son histoire va combler ; il trouve l'admiration de tous. Comme on l'admire, comme on l'aime, comme on se le dispute ! Lui qui ne savait pas lever le petit doigt, avant de lever bien inopinément la bêche meurtrière le voici salué comme un héros de l'action ! Laissons de côté la morale, elle n'entre pas en jeu dans son affaire. Encouragé par la louange, il lui pousse des ailes ; ce sera mieux qu'un héros : un champion, le cham- pion des plus étonnantes prouesses. Hélas ! son père reparaît, qu'il n'a pas tué du tout. Son récit n'est-il qu'une fable ? Tout le monde s'en rit, et voici le héros menteur tout dépossédé de sa gloire, même de celle qu'il vient de mériter aux jeux, en présence de tous. Notre héros se fâche. Eh! qu'à cela ne tienne: il frappe son père d'un nouveau coup.. Cette fois on n'en peut douter: on le voit faire.. Mais le " toile " redouble. C'est un conte vrai que veut le peuple, non une vérité. Il veut croire, il ne veut pas voir. Le héros qui n'est plus devient un assassin. Quelle ressource lui reste-t-il ? Ma foi ! celle de rentrer chez son père, avec son père,

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qui n'est pas mort non plus du second coup. Mais maintenant, riche des forces inconscientes que le hasard lui a fait découvrir en lui, maintenant, il sera le maître. Il a quitté le plan du rêve ; il agira désormais dans le plan réel... Ce que cette fable curieuse, dont je n'ai donné sans doute qu'un aspect, perd à être traduite, on l'imagine. Le pittoresque du milieu et la saveur des mots devaient à peu près disparaître dans une traduction. Le charme local, partant poétique de l'œuvre, s'efface derrière le jeu des idées ; et celles-ci sont faites pour nous étonner sans nous complètement satisfaire. De certain élément de trouble dans notre plaisir. M. Pierre Mille a très justement résumé dans un excellent article de la Renaissance politique, littéraire et artistique le même sentiment qu'il a surpris chez le public. Cela ne diminue en rien l'admiration que nous éprouvons pour la bizarre pièce de Synge :

" L'aventure est trop incroyable pour que les spectateurs aient été choqués par son côté scandaleux. Ils sentaient que tout était à l'envers, ils se sont laissés doucement aller à l'envers. Toutes les rates se désopilaient quand, par manière de faire la cour aux dames, le joyeux et invraisemblable vagabond répétait, pour la centième fois, qu'il avait coupé en deux l'auteur de ses jours. Ils prenaient ces trois actes pour une grosse farce, et ils avaient bien raison : c'est une grosse farce, en effet. Et d'autre part ils avaient le droit d'ignorer qu'il s'agit d'un théâtre véritablement populaire, d'une pièce qui a été représentée des centaines de fois devant un auditoire de vrais paysans irlandais, qui applaudissaient à la satire qu'on leur faisait d'eux-mêmes : " Voilà comme vous êtes, leur dit l'auteur. Tout ce qui est " une histoire " vous paraît toujours admirable. Qu'importe qu'elle soit atroce, ou malsaine, ou absurde : vous y croyez, mais vous y croyez ima- ginairement, vous n'y voyez jamais qu'un jeu. Mais voici que brusquement vous vous retrouvez en face de la réalité, voici que votre héros, sous vos yeux, accomplit l'acte qui vous parut

NOTES 521

étonnant, sublime, surhumain, lorsqu'il vous le conta : ce n*est plus pour vous qu'un criminel ou une assez basse sorte d'idiot. On le pend, ou on le chasse **. A cette peinture, les Irlandais se reconnaissent et rient. Nous pourrions nous reconnaître à notre tour. Que voulez-vous, nous aussi, nous sommes des Celtes : je n'ai plus là-dessus, le moindre doute. "

H. G.

AU THÉÂTRE DU VIEUX-COLOMBIER : VJvare de Molière ; V Echange de Paul Claudel ; le Testament du Père Leleu de Roger Martin du Gard, etc..

Le Théâtre du Vieux-Colombier poursuit simplement et sans bruit la constitution de son répertoire. La diversité des ouvrages qui composaient ses trois derniers spectacles a fini par convaincre les moins indulgents de la largeur de ses vues, de l'honnêteté de ses intentions, de la solidité de ses principes. S'étant acquis par Barberine un très vaste public, il n'a pas craint de lui faire violence en montant VEchange de Paul Claudel. Ayant tiré le parti que l'on sait du facile Amour Médecin de Molière, il n'a pas hésité à tenter la grosse partie et à représenter V Avare ; il s'attaquera un jour à Don Juan. Ayant subi a propos des Fils Louverné et d't/w Femme tuée par la dou- ceur, le reproche immérité de " rigorisme ", de " moralisme ", voire d' " abstraction " il a bravé allègrement le reproche de " réalisme " et même de " naturalisme " avec une farce paysanne de Roger Martin du Gard : le Testament du Père Leleu. Il a, en outre, restitué le curieux vaudeville de caractères et de mœurs qu'est la 'Navette et la plus grosse guignolade de Molière : la Jalousie du Barbouillé... C'est qu'au Vieux Colombier, on ne professe aucune théorie a prioriste ; on ne porte anathème contre aucun genre; on n'exclut en principe aucun effort pourvu qu'il tende au " drame " et qu'il soit loyal et sincère. On n'y

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connaît ni école, ni mode. Classique, romantique, réaliste ou lyrique, une œuvre vaut ce qu'elle vaut et non ce que vaut rétiquette, à tel ou tel moment, suivant le goût public. Bonne hier, elle reste bonne aujourd'hui, si la qualité y était. Quant à celles dont la qualité nous fait croire qu'elles seront sans doute jugées bonnes demain, on tâche ici de les juger bonnes sur l'heure.

On a peu parlé de V Avare, ou bien tardivement j'en- tends, dans les journaux, car son succès durable prouve que le public en parle. La critique se dérange-t-elle pour une vieille pièce que la Comédie-Française tient depuis longtemps empaillée dans sa vitrine de chefs-d'œuvre et qui s'avise d'aller ressusciter ailleurs ! Si on mesure l'étiage d'une troupe de comédiens aux difficultés de l'ouvrage qu'ils interprètent, voilà pourtant une belle occasion de venir constater si, oui ou non, la troupe du Vieux-Colombier est à la hauteur de sa tâche ! Molière n'a rien écrit qui soit plus singulier, plus composite, plus génial en partie, en partie plus conventionnel, rien de plus déconcertant que V Avare. Dans ses grandes pièces en vers on trouve un Molière appliqué, et appliqué, peut-être, à un chose qui n'est pas de son goût et qui n'est pas son fait. Cette application à soumettre les propos des valets, des raisonneurs et des galants, les propos d'Elmire et de Célimène, d'Arnolphe, de Tartuffe, d'Alceste, à la cadence bourgeoise, au rythme sans accent d'un alexandrin cursif et scolaire, cette application de grand écolier à qui Boileau ne veut pas laisser oublier qu'il y a des règles^ des genres et une hiérarchie des genres, communique à l'ouvrage une unité de ton factice, qui s'accorde fort bien avec l'esthé- tique du siècle, mais moins bien certes avec le génie de Molière. Quand il joue au Térence, Molière émousse sa rudesse, sans arriver à se polir ; il perd plus en génie qu'il ne gagne en talent ; il ne s'affine point, il s'embourgeoise. Si beau, si grand, si contenu que soit le Misanthrope c'est, par là, une moins forte pièce que V Avare, et Tartuffe est une moins âpre pièce que

NOTES 523

Don Juan. Molière, dans le vers, abdique sa vraie poésie, la poésie de sa prose si drue, si verte, si rebondissante et qui sonne si pleinement. Songez-y, cette prose est de premier jet ; toutes les grandes œuvres de prose qu'a signées Molière sont des œuvres quasi-bâclées qu'il n'a pas eu le temps ou le courage de transposer en vers. Mais là, nous le touchons à nu. Aussi sont-elles à la fois plus vivantes, plus hardies, plus rudes et aussi moins égales, moins charpentées, moins unes. Or, de toutes celles-ci, VJvare est la plus bigarrée. On y rencontre pêle-mêle de bas effets de vaudeville, de larges scènes de drame bourgeois, des coq-à-l'âne absurdes, des cris désespérés, et un factice dénouement sorti tout fait de la comédie italienne vient mettre fin a cette farce amère et gaie, grotesque, odieuse, profonde et raine, oui, souvent aussi vaine que profonde, et réciproquement, aussi neuve que rebattue. C'est aux acteurs de faire l'unité. Il ne suffira pas qu'Harpagon soit toujours en scène, auquel tout se rapporte, autour de qui tout évolue. Il faudra tout d'abord faire l'unité d'Harpagon, puis l'unité autour de lui. Harpa- gon n'est pas seulement l'avare ; il est aussi bien le vieillard et le galantin ; il est le père, il est l'amant. Il doit sans doute faire rire, mais pouvoir en outre faire pleurer, sans cependant se décentrer, s'oublier ni se contredire. M. Charles Dullin a com- posé supérieurement cette complexe et bizarre figure : il a sauvegardé la force du " type " sans négliger aucune nuance du " caractère ". Il a été symbole, homme et pantin. Il a justifié le mépris, l'ironie, la haine de ses enfants et de ses serviteurs. Il n'a pas éludé la farce, il n'a pas éludé le drame. Il a pesé et dosé au plus juste la convention et la vérité. Et de même M™« Barbieri dans Frosine, M"^^ Bing dans Elise, M""* Albane dans Marianne, M. Tallier dans Cléante, M. Bouquet dans Maître Jacques. Car pas un de ces personnages, tout en outrant les gestes de la vie, qui ne tienne, fût-ce pas un fil, à la vie et voilà l'unité profonde, l'unité cachée de cet art. Son unité scénique, c'est encore " la danse ", comme dans

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V Amour Médecin ; parallélisme de gestes et de sentiments, balancement réglé, découpures nettes, tranchant sur un fond absolument nu ; la parole qui pousse sans cesse le corps à des- siner le mouvement de la parole. Cela est partout dans Molière, dans le plus grave, comme dans le plus fou. Cela, la mise en scène du Vieux-Colombier a su le rendre. V Avare est une danse autour d'un caractère et dont chaque figure met le carac- tère en valeur. Dans une parade comme la Jalousie du Barbouillé ce sera la danse pour la danse ; aussi bien cette fois aura-t-on revêtu les personnages des couleurs les plus crues, comme pour un ballet forain.

Je ne veux parler de V Echange que pour constater à quel point la réalisation scénique a justifié nos espoirs. Dans une étude déjà ancienne \ je réclamais pour cet ouvrage si riche d'oppositions, de conflits, de confrontations tragiques, l'épreuve du théâtre. Certes, il nous faut faire la part du lyrisme qui déborde des premiers drames de Claudel avec une véhémence moins contenue que des tout derniers. Songe-t-on que, au moment il fut écrit, la question d'une représentation possible ne se posait pas même pour l'auteur ? Pourtant la voca- tion scénique de Paul Claudel était si forte, que libre de s'aban- donner à toute dispersion, à toute fantaisie, à toute impossibilité dramatique, il ramassait déjà sa puissance lyrique en quelques scènes puissamment nouées qu'un dramaturge de métier, certes, ne désavouerait pas. Pour n'en citer qu'une en exemple, la scène admirable ou Thomas Pollock achète la lâcheté de Louis Laine contre espèces sonnantes, qu'est-elle, sinon le " corps à corps " type, l'art proprement dramatique place son plus urgent effort? Et encore le trio atroce du choix, Louis Laine entre Lechy et Marthe : " C'est moi que tu aimes, et non pas elle ? " qui échapperait donc à son accent dur et direct ? Cela, beau- coup n'ont pas voulu le voir, et justement des hommes de

' Voir î^os Directions,

NOTES S'^S

théâtre; ils réclamaient " de l'action " au moment des interludes lyriques et sans doute du lyrisme au plus âpre de V " action " ; si bien que " Faction " leur semblait de partout absente. A un certain degré de simplification il n'admettent plus qu'il y ait drame ; il se confond pour eux avec l'imbroglio. L'effort qu'ils font pour ** démêler l'intrigue ", ils refusent de le faire pour entendre et comprendre. Et ils pensent entendre les Grecs ! Une mise en scène simplifiée acheva de les dérouter. Selon le vœu de l'auteur, les gestes trop nerveux de la vie le cédaient à de calmes attitudes symboliques, le mouvement à la plastique. Charles Dullin jouait Louis Laine et Jacques Copeau Sir Thomas Pollock : une silhouette, dirent les journaux, inou- bliable.

Outre le Barbouillé dont j'ai parlé plus haut, le troisième spectacle comprenait la Navette et le Testament du Père Leleu. On pourrait longuement discuter les raisons, qui font que pour certains la comédie de Becque est insignifiante et discrète, pour les autres admirable et insondablement profonde. Je crois qu'on exagère des deux parts. C'est un ouvrage charmant, assez proche de Molière, en ceci que, conçu en raccourci, comme un vaude- ville ou comme une farce, il accueille dans le cadre le plus factice un maximum de vérité ; pas de mots (si : un seul) ; mais des traits de mœurs et de caractère, un peu gros, un peu prévus, mais fermes et parfois hardis. Et puis, comme Molière, cet auteur très amer tient ses personnages à distance et de si loin, se résout à en rire. Oui, cela date, mais en un certain sens, en prenant peu à peu " le style " des œuvres durables. L'anti- réalisme de Becque y est plus qu'en toute œuvre, flagrant. La farce de M. Roger Martin du Gard est une farce réaliste, et jusqu'au patois du Berry inclusivement. Je me garderai bien d'en faire le récit. Sur le scénario vous jugeriez à coup sûr qu'il s'agit d'une de ces pièces macabres qui font courir Paris au Grand Guignol. Ou bien vous évoqueriez le temps du Théâtre Libre. Le réalisme n'est pas la violence, la crudité, le pitto-

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resque extérieur ; mais Tauthenticité de la peinture. En ce sens le théâtre Antoine n'a jamais rien donné dans l'ordre réaliste, que de monstrueusement faux ; il n'a presque rien joué d'authentique. On peut reprendre tous ses thèmes ; tous sont à établir sur la réalité, à développer, à creuser. Le Testament du Père Leleu me semble, si je ne m'abuse, la première œuvre de ce réalisme-là qui soit vraiment réalisée. La conduite pro- gressive de l'action, la saveur véridique du dialogue, le caractère nuancé des personnages, tout est poussé à bout, à son maximum de plénitude et de perfection. Pas un moment prendre l'auteur en défaut. J'ajouterai qu'il a fait mieux qu'une copie ; sans cesser de s'appliquer et de croire à ses modèles, il a sous- entendu le rire, et on a ri. Certaines pages de Jean Barois nous faisaient entrevoir la finesse, l'habileté, le sens scénique, enfin le don de vérité dont voici exemple ici. M. Roger Martin du Gard a remporté un succès unanime : c'est sans nul doute un dramaturge. Avoir découvert un auteur comique, ce n'est pas de quoi le Vieux Colombier est le moins fier. Faut-il seulement rappeler comment d'un vieux " fumelier " du Berry et d'une servante " intéressée ", M. Charles Dullin et M™« Barbieri ont pu donner le " double ", le " sosie ", l'absolu semblant ?

H. G.

NOTES 527

LETTRES ANGLAISES

CHANCE, a taie in two parts, by Joseph Conrad (London, Methuen, et Tauchnitz, 2 vol. 19 14).

Dans ce nouveau roman, qui forme le quatorzième volume de son œuvre, Joseph Conrad semble avoir accumulé à plaisir les obstacles entre le lecteur pressé et Tintrigue qui sert d'arma- ture à son ouvrage. Il débute par un récit qui n'a pas grand lien avec le reste du roman ; qui n'a même pas de lien de tout, à y regarder de près, avec ce qui suit, mais qui est un hors- d'œuvre exquis, capable d'exciter l'appétit de tout amateur de bons livres. Puis l'intrigue est amenée lentement, par fragments de dimensions inégales. Le narrateur supposé ne fait que rapporter, avec ses interruptions et ses exclamations à lui, le récit d'un ami, qui lui-même, la plupart du temps, raconte ce qu'il a entendu raconter par une autre personne. Tous ces personnages dont nous entendons ainsi parler sortent, aux dernières pages, de leur éloignement, et nous sont présentés face à face, mais quand déjà ce que nous savons d'eux appartient à leur passé. L'idée n'est pas mauvaise. Néanmoins plusieurs critiques se sont faits l'écho du lecteur pressé et ont reproché à Chance une obscurité et une confusion qui n'y sont pas. C'est un procédé familier à Joseph Conrad : la narration indirecte. Il en a usé ailleurs, toujours avec succès. D'abord cela donne un recul nécessaire à la description des événements tragiques ; mais surtout cela répond à un des besoins du roman moderne, que la conscience pénètre de plus en plus. Il faut qu'un roman moderne ait une conscience, une faculté critique et morale agissante quelque part : dans les romans de Conrad, cette conscience, c'est le narrateur supposé. Quant à l'intrigue, peu nous importe. Une des conditions d'existence du roman anglais.

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le cachet officiel qui lui est imposé, c'est l'intrigue. Il n'y a pas en Angleterre, comme chez nous, de division bien nette entre le grand public et the happy few, cet " heureux petit nombre '* qui a rendu possibles des romans sans intrigue comme ceux de Jean de Tinan ou comme la Mère et r Enfant, et des romans tout en conscience comme VImmoraliste. En Angleterre le roman est obligé de s'adresser à la fois à ce que Jules Laforgue appelle la discrète élite et au " gênerai reader ". De l'influence sociale de H. G. Wells. Et c'est ainsi que chez Dickens paraît, quelquefois, sous les beaux tissus brillants de la fantaisie, la vieille carcasse rouillée de l'intrigue. Ni Kipling ni Conrad n'ont cherché à se soustraire à cette loi, ou à la tourner. L'in- trigue du second roman de Joseph Conrad, The outcast of the islands, est l'intrigue de Lakmé. Mais encore une fois, que nous fait l'intrigue ? du moment que ce n'est pas d'elle que l'écrivain tire la substance et les effets de son roman ; du moment qu'il la nourrit, au contraire, avec les richesses de son expérience et de sa fantaisie ; du moment qu'elle n'est pour lui qu'un moyen.

C'est le cas de Chance (en français : Le Hasard). Un beau livre attrayant et pourtant de couleur austère, avec la note profondément tragique qui domine secrètement tout ce qu'écrit Conrad. On le compare souvent à Kipling. Il a en effet, comme Kipling, l'amour et l'intelligence de tout ce qui passe et vit sur les grandes routes du monde moderne : la mer, et les grandes villes de marchés et d'échanges, et les postes avancés de la civilisation ; l'homme d'aujourd'hui aux prises avec la nature vierge ; les pays en formation ; l'élément révolutionnaire et cosmopolite des grandes villes ; les contrastes entre la vie de la mer et la vie de la terre ferme. Tous deux, Kipling et Conrad, ont écrit quelques chants de l'épopée moderne. Mais il y a deSj connaisseurs qui préfèrent Conrad à Kipling, et leur préférence^ ne peut s'expliquer que par cette note tragique, inquiétante, cej sens particulier de la fatalité, qui n'est que chez Conrad, et qui.

NOTES 529

est chez lui et dans le roman contemporain anglais, l'élément slave. Les couleurs de Kipling sont plus vives : l'Inde et l'Egypte au soleil. Conrad, sous les tropiques, recherche l'om- bre effrayante de la forêt vierge. Mais Conrad, sans descriptions, sans images, avec un entrepôt le long d'un canal sous une pluie fine, nous laisse un souvenir ineffaçable.

Flora de Barrai, fille du financier condamné à sept ans de prison pour banqueroute frauduleuse, est exposée à toutes les duretés de la vie, jusqu'au jour 011 elle rencontre le capitaine Anthony, fils d'un poète qu'on nous décrit de telle façon que nous ne pouvons nous empêcher de lui donner un nom très grand dans l'histoire des lettres anglaises. (Conrad a-t-il eu tort ? Que penserions-nous d'un roman dont le personnage principal serait évidemment, bien que présenté sous un nom supposé, un fils de Verlaine ou une fille de Mallarmé ?) Anthony est un marin, un homme timide et chaste, qui voit en Flora, en même temps, la femme désirable et l'être que le monde a blessé : une injustice à réparer. Et dès lors Flora se trouve prise entre son affection pour son père sorti de prison et recueilli par Anthony et son amour pour le maladroit et chevaleresque fils du poète, qui prétend uniquement la protéger, la sauver, sans rien demander en échange, en exigeant même de n'être pas traité en amant ou en mari. A la fin le traître (le père) «e fait justice ; et l'amoureux (Anthony) vit heureux avec l'héroïne (Flora). Voilà pour l'intrigue. L'important, c'est que l'intérêt moral ne languit jamais, que les situations sont toujours saisis- santes, humaines et vraies ; et surtout le personnage d'Anthony est de la bonne race.

Joseph Conrad et son œuvre attendent encore l'étude com- plète et détaillée qui les fera connaître des nombreux lecteurs que des romans comme Nostromo et Chance peuvent trouver en France ; et nous souhaiterions qu'une telle étude fût offerte d'abord aux lecteurs de cette revue.

V. L. II

53°

NOTULES

Exposition Jacques-Emile Blanche (Galerie Bernheim).

On comprendrait qu'un artiste comme M. Jacques-Emile Blanche, en possession d'un métier traditionnel très sûr, d'une virtuosité de portraitiste très complète et de tout le succès que peut ambitionner à notre époque un peintre de portraits, se contentât d'une situation dûment acquise et dès lors bornât sa recherche. Mais l'esprit de culture et de curiosité est plus fort que toute sagesse et M. Jacques Blanche se renierait plutôt que de se laisser distancer par son temps sur le chemin du plaisir esthétique. On a pu s'étonner de le voir montrer le goût le plus vif pour des ouvrages peints dont l'esprit et dont la technique semblaient absolument exclusifs de son art et condamnés par son art même. C'était le mal connaître ; il ne sait pas bouder sa joie devant un livre, un meuble, une toile ou une symphonie, et pas plus devant Bonnard ou Vuillard que devant Igor Stra- vinski. Je me figure qu'à ses yeux l'art pictural ultra-moderne n'est pas d'une espèce moins différente de son art, que n'en est la musique russe. Il peut presque le considérer par le dehors, le juger sur l'émotion directe qu'il en a, le visiter en étranger et en profane. Ce serait peut-être l'occasion de marquer la scission décidément consommée entre deux sortes d'art, que l'on con-j tinue à tort de nommer toutes deux " peinture ". Notre temp$| a vu se former, ou si l'on préfère ressusciter, à côté de l'ancienm " peinture à l'huile ", qui procède par " superposition " et s'in* quiète surtout du relief et de la qualité matérielle des objets, un< "peinture décorative", par simple "juxtaposition", qui peut à lai rigueur se passer de toute " cuisine " et réduire (ou étendre) son

NOTULES 531

idéal à celui de la tapisserie. L'une ne remplace pas l'autre, ne supprime pas l'autre, mais il arrive qu'elles se gênent ; leur plus grand tort est de se considérer en rivales, au lieu d'aller chacune son chemin. Comme tout deviendrait plus clair, si pareille situation était reconnue, acceptée et désormais hors de discussion ! M. Jacques-Emile Blanche aime trop, dans le fond, la peinture de décor et d'impression, pour n'être pas tenté d'y sacrifier lui- même. Je veux surtout retenir, dans sa présente exposition, les pages spontanées, esquisses, cartons et pochades, peintes soit à la détrempe, soit à l'huile sur carton non préparé (c'est-à-dire à l'huile sans le métier de l'huile), il n'a songé qu'à traduire immédiatement le plaisir de son œil, qu'à confesser son émotion la plus nue. Ses fleurs, perdant tout poids, toute épaisseur, jouent délicatement sur des fonds singuliers ; elles sont plutôt tissées que peintes : c'est un emmêlement curieux et charmant de fils. Ses impressions de Venise, d'Avignon et de Londres ont une délicatesse et une justesse charmantes. Une foule sur la place Saint-Marc à l'heure du thé ; la pelouse vivante d'un square londonien ; dans Régent Street un défilé d'automobiles bigar- rées ; une vieille maison anglaise, toute blanche avec son balcon vert, près d'un arbre printanier ; la confusion des régates, tout cela est noté au vif, à la hâte et comme d'un seul mouvement. On trouve ici une singulière habileté, mais plus encore : avec le sentiment le plus fin de l'atmosphère, de l'heure et de la vie, la subtile compréhension de l'âme d'une ville et d'un paysage. Ici Londres est Londres et non pas Venise. En peignant Londres, M. Jacques-Emile Blanche a peint, pour la première fois peut- être, une chose qu'il aime et d'un cœur profond.

H. G.

*

Tu ES FEMME... TOHian, par Harlor (Pion).

Certainement écrit par une femme, c'est un roman très dis- tingué et très sérieux. Avec quelque chose de la technique de Paul Adam et de Rosny, il accumule de nombreux croquis, des

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têtes pressées, un peu conventionnelles, rapides et peu vivantes ; je crois qu'allégé de moitié il eût beaucoup gagné. Mais l'étude de jeune fille qui en fait le centre est extrêmement intéressante, et le roman laisse une impression d'intelligence beaucoup plus que de vie : ce qui est d'ailleurs assez fréquent dans les œuvres féminines. La Clarisse de Tu es Femme est elle-même un type d'intelligence un peu naïve, dont toute la vie est de croire à la valeur absolue de la Pensée, de l'esprit, mais qui, ne pouvant que par l'amour de l'homme s'approcher de cet idéal, est prise dans une contradiction, de sorte que son existence n'est qu'échecs, et, tout à la fin, sacrifice résigné, conscient, éclairé d'un peu de paix que l'on sent bien provisoire... Des scènes du monde féministe, çà et là, sont prises sur nature et assez amusantes. Si malgré tout on supporte les longueurs de ce bon roman, c'est que sa qualité principale est un style très sûr plein d'aisance et de santé naturelle : une qualité d'honnête travail que les lecteurs de romans ont de moins en moins l'occasion de goûter. L'auteur écrira, je crois, des œuvres remar- quables quand elle ou il ne se croira pas obligé d'en bourrer tous les vides en y amassant des silhouettes falotes. J'en tire toujours ceci, à l'intention de ceux qui aiment les " pensées " : " Pour que l'amour soit tout l'amour, il y faut encore de l'amitié, et qu'elle y devienne solide, comme au cœur des beaux fruits le noyau incassable. "

* *

Portraits de sentiment, par Edmond Pilon (Mercure de France).

En marge de la littérature et de l'histoire, M. Edmond Pilon a réuni dans ce volume cinq essais particulièrement heureux, il fait vivre à sa façon, des personnages chers à son âme : Daniel de Foë ; Suite au récit du chevalier des Grieux ; Louis Chénier ; Madame Daubenton et sa famille ; le générai Marceau et M"« des Melliers.

NOTULES 533

Les lecteurs de la Nouvelle Revue Française apprécièrent le talent de M. Edmond Pilon lorsque la première partie de son volume leur fut donnée à lire. C*est la raison pour quoi nous n'en parlons pas davantage, respectant la règle que s'est imposée depuis sa fondation la Nouvelle Revue Française qui juge malséant, ou pour le moins inutile, de louanger les pages mêmes qu'elle eut le plaisir d'offrir à ses lecteurs.

G. S.

Figures et questions de ce temps, par Paul Fiat (Sansot).

M. Paul Fiat ouvre ce volume par un discours sur les qualités d'un bon directeur de revue française et particulière- ment de la Revue Bleue. Il y définit ainsi sa propre orientation littéraire : " Maintien scrupuleux des Traditions de la langue... Fermeté et indépendance de l'esprit critique dans ses rapports avec les œuvres de la Pensée, quel que soit leur domaine, et de quelque cerveau qu'elles émanent. C'est l'Idéal d'une direction... "

Les articles qui suivent témoignent d'une sévère application de ces principes. Je n'en veux pour preuve que ce jugement : " Voyez ce qui est advenu pour le Salon d'Automne qui n'était " pas plus un scandale cette année que la précédente, puisqu'il " le fut dès l'origine. Il a fallu un brave homme de conseiller " municipal qui, je gage, n'a ni théories, ni doctrine esthétique ** arrêtée, pour s'aviser, sous l'impulsion du seul bon sens, " qu'une si générale méconnaissance de la couleur et de la ligne " ne saurait relever de l'art, et que ces ignares ne pouvaient à " aucun titre se recommander de Delacroix et de Carpeaux ; " il a fallu cette intervention pour remettre les choses au point, " et faire cesser ce scandale qui consistait à concéder un palais ** de l'Etat à de tels barbouilleurs. Dans un an ces Messieurs " devront chercher un autre abri, et quand ils n'auront plus " l'estampille officielle, ils retomberont à l'obscurité d'où ils

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" n'auraient jamais sortir. Voilà ce que peut faire un geste " qui vient à son heure, et qui même a bien tardé à venir. " La tradition a de grandes sévérités.

G. S.

# *

L'Italie moderne, par le Prince Giovanni Borghèse. (Paris, Flammarion, 191 3. Bibliothèque de Philosophie Scientifique.)

Ce livre trouvera beaucoup de lecteurs et d'acheteurs, car il fait partie d'une collection recommandée par d'excellents ouvrages. C'est pourquoi il n'est pas inutile de le signaler comme un livre mal documenté, partial et parfois même puéril. Les livres de Bagot et de Bolton-King ont un peu vieilli ; ce n'est pas celui du prince Borghèse qui les rajeunira. Outre que la moitié du livre est en dehors du sujet (125 pages de résumé de l'histoire d'Italie depuis la fondation de Rome jusqu'à nos jours), l'Italie moderne, y est vue et jugée avec les yeux et l'esprit d'un membre du "Cercle de la Chasse", l'on n'est pas précisément " moderne ". Au lieu d'exposer le développement économique et politique de son pays, l'auteur critique les institutions parlementaires, et propose (au lieu d'exposer) ses vagues desiderata. Je ne citerai qu'une de ses propositions : confier l'instruction primaire aux anciens sous- officiers.

Il est bien heureux qu'un aussi mauvais ouvrage n'ait pas été écrit par un Français, car nos voisins sont farouchement suscep- tibles à notre égard.

L. C.

Dès maintenant les bonnes feuilles de l'édition monumentale d'C7«^ Saison en Enfer peuvent être examinées chez M. Pichon, imprimeur, qui rappelle aux amis de Rimbaud que les noms des souscripteurs non parvenus avant le 20 mars ne pourront figurer sur le feuillet liminaire.

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LES REVUES

L'abondance seule des matières nous a empêchés de donner place dans notre numéro de février à la revue des revues. On ne s'étonnera donc pas que nous signalions aujourd'hui des articles déjà un peu anciens : nous jugeons, dans ce cas, le souci de l'actualité vraiment secondaire : ce que nous signalions hier ne nous semble pas moins digne d'être signalé aujourd'hui.

Revues Françaises.

Le dernier fascicule de Vers et Prose, est consacré presque en entier aux poètes fantaisistes. M. Francis Carco les présente en ces termes :

Il n'existe entre les poètes qu'elle attire (la Fantaisie) aucune sévère et sèche formule, aucune règle catégorique et si l'on s'étonne cependant de voir ces poètes classés, il ne faut pas oublier qu'en fantaisistes véritables ils se soucient fort peu de le paraître ou non. C'est «ur plusieurs générations à la fois, c'est en remontant d'un siècle à l'autre qu'on surprendra des analogies singulières et que Ton comprendra peut-être mieux, combien les fantaisistes dépendent étroitement d'un genre très défini, plutôt qu'ils n'appartiennent à telle manifestation inquiète et fugitive du moment.

Le moment toutefois leur paraît propice ; chaque jour, se révèlent à nous de tout jeunes gens qui, par le sentiment de la nuance et de l'ironie, méritent qu'on s'intéresse à eux. Cependant ces débutants ne font en ceci que se rattacher à leurs aînés immédiats dont les plus vieux n'ont pas trente ans. A leur tour ceux-ci se réclament

53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de précurseurs et il ne nous est pas interdit en remontant de l'un i l'autre, d'en arriver à Jules Laforgue, à Rimbaud et à Corbière.

Quelques citations :

Si la mulâtresse qui peigne Ses crins de nuit sous les thuyas Aime le marin^ c'est quUl a Le poil solaire quand il baigne Sa chair forte dans le delta.

(André Salmon)

Au bord de Vile on 'voit

Les canots vides qui s* entrecognent

Et maintenant

Ni le dimanche ni les jours de la semaine

Ni les peintres ni Maupassant ne se prominent

Bras nus sur leurs canots a<vec des femmes à grosse poitrine

Et bêtes comme chou... Petits bateaux njous me Jaites bien de la peine !

(Guillaume Apollinaire)

Le coucou chante au bois qui dort,

U aurore saigne encore Et le 'vieux paon qu'Iris décore

Lui jette un long cri d'or.

La colombe de ma cousine

Pleure comme un enfant. Le dindon roue en sesclaj^ant.

Il court vers la cuisine.

(P. J. Toulet)

Les autres poèmes, souvent réussis, sont de MM. Fagus, Klingsor, Derème, Pellerin, Claudien, Vérane, J. M. Bernard, Deubel, Divoire, Muselli et Ormoy. Au même numéro Méphihoseth de O. W. Milosz et une étude de Jean Dorsennus sur Maurice de Faramond.

LES REVUES 537

M. Ecorcheville consacre un curieux article, Le Bruit dans la Musique, aux tentatives singulières des " bruiteurs futuristes " (S. I. M. i^"" Décembre). Citons :

Russolo nous dit très nettement sa prétention d'employer les bruits, non pas comme simples bruits livrés au hasard, mais comme agents précis de musicalité. " L'art des bruits, écrit-il, ne doit pas être limité à une simple reproduction imitative... Nous voulons «ntonner et régler harmoniquement ces bruits... fixer le degré ou ton, de la vibration prédominante... Par une savante variation de tons, les bruits perdent en effet leur caractère épisodique, accidentel et imitatif, pour devenir des élément abstraits de l'art... " En un mot, le bruit sera traité comme un son, comme un élément musicable. Nous ne connaissons pas encore le mécanisme des instruments bruiteurs, et nous ne pouvons juger dans quelle mesure un glou- glouteur ou un renâcleur peut réaliser ce programme de la trans- fusion du bruit dans l'organisme vivant de la musique. Ce qui est certain c'est que la tâche ne sera pas facile.

Pourquoi ? Parce que les futuristes agissent en doctrinaires. Ils ne se présentent pas à nous comme des inspirés, que la musique fait bruire malgré eux, mais comme des réformateurs conscients, qui se sont demandés comment ils pourraient bien servir la cause futuriste du coté musical. Or, jusqu'ici, depuis que le monde est monde, le bruit s'est toujours glissé dans la musique par la porte de l'inconscience et du génie. L'artiste a deviné ce que l'humanité ignorait encore, et, malgré les protestations du public et de l'école, il a laissé la complexité, le trouble, la confusion s'introduire dans 5on art, pour l'enrichir et l'intensifier. Puis, il a été lui-même dépassé dans la voie des dissonances et des mélanges orchestraux par un artiste suivant. Mais, cette évolution a toujours été guidée par un souci de beauté et d'expression ; Beethoven lui-même, si pleinement conscient du rôle révélateur de la musique, ne songea guère au côté matériel de cette révélation.

Les bruiteurs disciples de Marinetti y songent avant tout. Ce sont des scientifiques. Il font d'abord du bruit, et ils espèrent ensuite un

^2^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

résultat qui doit être musical. Cette synthèse des bruits dont ils rêvent et qui s'accomplit d'ordinaire dans le subconscient de l'artiste, ils la préparent au grand jour du laboratoire. Cela peut être dangereux.

Dans le même fascicule un nouvel article sur le Cas Rust.

en est le Prix Stendhal de 2.500 fr. fondé par la Revue Critique des Idées et des Livres? Le numéro du 25 Décem- bre nous apprend qu'il ne sera pas décerné cette année. Aucun manuscrit ne répondait aux conditions posées. " Nos délais ont été si courts qu'aucun roman présenté au concours n'a pu être écrit sous l'influence de notre initiative etc.. Nous avions fait cependant notre possible pour marquer ce dessein avec netteté etc. " Etc.

Les cahiers de l'Amitié de France publient des Poèmes de Francis Jammes d'une pureté et d'une grâce exquises.

A UNE FIANCÉE

Les oiseaux du dinjtn maître Ont niché sous la fenêtre Et le nid n'avait d^ abord Que le poids des pailles d'or Et que le poids de quatre ailes Que V amour mêle et démêle. Un jour il y eut en plus Le poids de cinq œufs tous nus. Après quoi Von 'vit éclore Cinq petits comme une aurore Et qui ajoutaient encor Au poids de la paille a 'or

LES REVUES 539

Et des quatre ailes gentilles Et de toutes les coquilles. Le poids bien plus augmenta Quand tous au nid Von chanta. N* as-tu, 6 petite 'vierge ^ Comme en un buisson de cierges. Dans la pureté des lys Posé ton cœur comme un nid.

Voici la conclusion d'une remarquable étude de M. Robert de Souza sur la. Poésie de Francis Fielé-Griffin (Grande Revue, 23 Janvier).

Des lecteurs se souviendront d'avoir lu ici même des affirmations dans ce genre : " Le symbolisme prétend connaître (?) par la sensa- tion, le classicisme est la compréhension de toutes choses (?) par l'esprit... Le symbolisme est abscons, le classicisme est lumineux. Le symbolisme affecte l'étrange, l'inattendu, le classicisme veut l'ordre, l'harmonie..., etc. " Ceux de ces lecteurs qui auront pris connais- sance des pages précédentes auront sans doute quelque mal à leur appliquer ces formules.

M. Charles Maurras, à l'époque son principe de " politique d'abord" ne lui avait pas fait embrouiller toutes les questions, se gardait de couvrir des propositions aussi grossières. Il fut le premier, lorsque parut le second recueil des Cygnes, à saluer Francis Vielé- Griffin du nom de " maître ". Avant les plus belles œuvres du poète, avant la Clarté de Fie, avant Phocas, avant V Amour Sacré, avant la Lumière de Grèce^ il avait su découvrir le " sentiment exquis ", la *' rare perfection ", les " évocations belles à crier " qui se multiplièrent dans la suite. Son goût classique alors ne s'était pas trompé, s'il a cru depuis, sans doute, que la nécessité de sa politique l'empêchait de proclamer, à côté de Moréas, un second étranger parmi les plus purs défenseurs des lettres françaises.

On aura remarqué aussi que la pensée de Vielé-Griffin compro- met singulièrement tant d'enquêtes trop volontaires sur la jeunesse

540 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de notre temps. Voilà quatre lustres, en effet, que sa poésie et elle ne fut pas la seule proclama un amour de la vie, une soif de l'action, une ardeur à poursuivre un idéal dans la réalité qui contre- balançait le dilettantisme de l'époque en exprimant déjà les senti- ments d'un grand nombre, sentiments qui sont revendiqués aujourd'hui par certains groupes comme des gisements d'or jusqu'à eux inconnus.

Mais les œuvres restent ; on n'étouffe jamais, on ne travestit pas longtemps leur témoignage. Il suffit de quelque lecture périodique et publique, d'une lecture simple, sincère, comme je me suis efforcé de rendre celle-ci, pour que l'œuvre reprenne toute sa lumineuse évidence.

D'autre part M. Vielé-Griffin rend hommage à Emile Verhaeren dans une conférence prononcée au Vieux-Colombier et publiée dans le Mercure de France du l6 Février. Nous en extrayons cette page émouvante :

Le Norvégien Bjœrnstjerne-Bjœrnson a pu dire dans son éton- nement : les Français sont les Chinois de l'Europe... Par delà nos modes et les ironies qu'elles excusent, derrière la muraille de Chine de Bjœrnson, il y avait, il y a, Messieurs, une réalité transcendante, dont les plus clairvoyants n'ont pas toujours estimé nécessaire de prendre la défense, la sachant de nécessité et à jamais victorieuse,

C'est elle que Verhaeren contempla, un jour de septembre, il y a des années, du haut de la terrasse du Château de Blois.

Ses regards suivaient les lignes harmonieuses de cette vallée dont l'ampleur associe le ciel à sa beauté : la Loire en mirait la splendeur aisée, à la mesure du vaste miroir qu'elle lui offrait. Des plans sans heurts, dorés ou sombres, mobiles selon la lente marche des nuages, animaient les perspectives vers un horizon de forêts et de coteaux. Le grand fleuve luxueux appariait son loisir au songe royal de terrasse...

Verhaeren confronta sa violence à cette douceur, et sa tendres rejoignit la fine émotion de tant de discrète majesté. Je vis cl j'en garde encore l'émotion je vis sur ses joues et vers sa rud« moustache héroïque deux larmes poindre et couler...

LES REVUES 54 1

Car, Messieurs, on aime d'amour le visage souriant et grave de la terre de France. Car il s'y lit, pour qui est digne de le connaître, " l'Esprit de Finesse " sans lequel il n'est, suivant Pascal, ni Art, ni Science, et hors lequel tout est régression.

C'est l'Esprit de Finesse, héritage de dix siècles de culture, qui justifierait presque l'exclusivisme français, lui conférant la juridiction suprême, sur les choses de l'art et de la pensée.

Au même numéro de curieuses lettres d'affaires signées Arthur Rimbaud, des réflexions inédites de Nietzsche sur Wagner et de forts jolis vers : " Mon Ame, approchez vous... " de M. Alphonse Métérié.

Nous saluons avec plaisir les Ecrits Français, qui semblent s'annoncer comme une revue diverse, sans morosité, sans parti- pris, vivante. Le premier numéro réunit les noms de MM. Jean Florence, Henri Vandeputte, Francis Carco, André Salmon, Paul Castiaux, Fernand Divoire, André Billy, Guillaume Apollinaire.

Autre nouvelle. Le Gay Sçavoir fusionne avec l'Isle son- nante sous la direction de M. Henri Strentz.

Signalons enfin la naissance en Suisse d'un nouveau confrère de langue française, les Cahiers Vaudois. A une époque notre culture est battue en brèche de toutes parts, il convient d'encourager plus que jamais une tentative de ce genre, surtout quand elle est le fait d'écrivains éprouvés comme MM. Louis Dumur, Ramuz, René Morax, Henri Roorda, Henry Spiess. Ces cahiers veulent attirer à eux ** toute œuvre jeune, même inégale, voire intempérante, paraîtra quelque force d'accent sincère. " Ils paraîtront en deux séries alternées : les Cahiers blancs et les Cahiers verts. " Les Cahiers blancs seront chaque fois attribués à un auteur pour une œuvre inédite. "

V

542 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les Cahiers verts résumeront le mouvement des arts, des idées et des faits. Les Cahiers Vaudois seront édités à Lausanne.

Mémento :

La Phalange (Décembre) : " Des vers " de M. Ernest Tisserand qui décèlent un charmant sentiment du rythme.

Les Marges (Décembre) : " Nouveaux chapitres de la stratégie littéraire ", par Fernand Divoire. (Janvier) : " Car- pentier " par Tristan Bernard.

La Revue Hebdomadaire (13 Décembre) : " Les Carrache au Salon d'Automne ", par Péladan.

La Revue de Paris (i^"" Janvier) : " Tolstoï : Souvenirs d'un de ses fils ", par le comte Elie Tolstoï ; " La Fuite de Gabriel Schilling ", par Gerhardt Hauptmann.

VOlivier: Lettres inédites de Delacroix et de J. F. Millet.

Les Cahiers de la Quinzaine : " Eve ", poème, par Charles Péguy.

Les Marches de VEst (Janvier) : " l'Esprit Européen ", par Louis Dumont-Wilden, " Eisa Koeberlé ", par Louis Thomas.

La Revue Critique des Idées et des Livres (25 Janvier) : " Il faut lire Alexandre Dumas père ", par Henry de Bruchard.

France-Italie (i^"" Janvier) : " L'influence de l'Italie sur la création de l'Opéra Français ", par Henry Prunières.

* *

Revues Allemandes.

Dans la Zukunft une lettre de Dostoïevski au poète Apollon Maikow^. Elle est extraite de la Correspondance de Dostoïevski qui doit paraître ce printemps chez Piper à Mîinich, et nous montre un Dostoïevski humain, " trop humain ", qui conte sans détours ses pertes au jeu à Baden-

LES REVUES 543

Baden en 1867. Il y rencontra Tourgueniew avec lequel il n'eut qu'un entretien qui détourna à jamais l'un de l'autre les deux écrivains russes : " Je n'ai jamais aimé Tourgueniew. Je regrette bien de lui devoir 50 thalcr qu'il me prêta en 1857 à Wiesbaden et que je ne lui ai jamais rendus. Je ne puis souffrir son aristocratisme ni son pharisaïsme... Et puis il ne sait rien de ce qui se passe en Russie... Il prétend que nous devrions nous agenouiller devant la culture allemande, que toutes les tentatives faites pour créer une culture russe originale ne sont que sottises et cochonneries. Il songe à écrire un article contre les russo- philes et les slavophiles. Je lui ai conseillé de se procurer une lunette d'approche. Pourquoi ? Vous êtes si loin de nous ! Il entra en fureur. Avec une feinte naïveté, j'ajoutai: Je n'aurais pas cru que l'insuccès de votre dernier roman {Fumée) pût ainsi vous mettre hors de vous... Nous prîmes congé l'un de l'autre et le lendemain à dix heures Tourgueniew déposait sa carte chez moi : je lui avais dit la veille que je ne recevais personne avant midi et que nous avions l'habitude de dormir jusqu'à onze heures... Je ne le revis qu'une fois, sept semaines plus tard, à la gare. Nous nous croisâmes sans nous saluer".

Dans le Literarisches Echo du 15 novembre une étude d'ensemble de Eugen Kohler sur Jean Schlumberger. Même revue, 15 décembre : un article sur les Fils Louverné : tous deux témoignent d'une intelligente sympathie.

Revues Anglaises.

Poetry and D rama (Londres). N^ de déc. 191 3 : Poèmes de : Robert Bridges, Thomas Hardy, Walter de la Mare, Harold Monro. Un beau poème de W. H. Davies : " The bird of Paradise. " Etudes : de J. C. Squire sur Francis Thompson ; de Dixon Scott sur John Masefield. Chroniques : française de F. S. Flint ; américaine de John Alford.

The new Freewoman (Londres.) du 15 déc. : Deux strophes signées Jack Mac Clure, intitulées " On the Boulevards",

544 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

prouvent que l'Anglo-Saxon qui conçoit Paris comme une " ville gaie " " le cher Christ est oublié " et oii " mille âmes dan- sent la tarantelle " n'est pas une invention de nos humoristes.

Revues Italiennes.

Rassegna Contemporanea (Rome). N*^ du lo déc : Article de Natale Scalia sur L. Sterne.

La Voce (Florence). du il déc. 191 3 : " Intorno all'idealismo attuale ", réponse de G. Gentile à Benedetto Croce.

Revues Espagnoles.

La Revista de America (Paris). de Janvier 19 14 : Supplément entièrement consacré au poète colombien José Asuncion Silva (i 865-1 896). Autobiographie littéraire de R. Blanco-Fombona. Poésies de Leopoldo Diaz. Etude sur l'écrivain brésilien Machado de Assis. Deux articles consacrés à J. A. Silva. De ce poète, à la p. 11 du supplé- ment, un remarquable " Pastel ". Dans une revue de la littérature mexicaine contemporaine, M. Alfonso Reyes écrit : " Ch. L. Moore n'avait pas entièrement raison lorsque, parlant de nous dans The Dial de Chicago, il faisait remarquer que nous procédons de la France. Il y a huit ans à peine cette observation eût été très juste. Mais depuis lors, de nouveaux souffles ont passé ; et si nous ne renions sans doute pas la France, toujours aimable et toujours aimée, nous voulons du moins... écouter les bruits qui partent de tous les points de l'horizon... Pour nous les philosophes et les poètes du Nord n'ont pas écrit en vain. Dans l'humorisme des jeunes se reflètent O. W. Holmes et Poe ; et James dans leur philosophie. L'influence de la littérature anglaise, cas peut-être unique dans l'Amérique espagnole, se découvre aisément chez les jeunes. " (" Nosotros ", Revista de America p. 107.)

Le Gérant : André Ruyters. Imp. Sainte Catherine, Quai St-Picrre, 12, Bruges (Belgique).

545

SEJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK

(fragment inédit du journal)

Après s'être convaincu, à Marseille, qu'il n'était pas pour faire un commerçant, Stendhal, grâce à la protection des Daru, redevint fonctionnaire. Parti à la suite de Martial Daru pour l'Allemagne, oii l'on se battait, il est nommé, le 29 octobre

1806, adjoint provisoire aux commissaires des guerres. Il est aussitôt désigné pour exercer ses fonctions à Brunswick, il arrive le 1 3 novembre. Il y resta deux ans, presque jour pour jour. C'est pendant son séjour qu'il fut nommé, le 1 1 juillet

1807, adjoint titulaire aux commissaires des guerres.

La vie de Stendhal à Brunswick n'est connue, jusqu'à présent, que d'une manière très imparfaite. Beyle cependant tint un journal assez régulier de son existence entre son arrivée à Brunswick et le mois de novembre 1808. Ce journal était vrai- semblablement divisé en deux parties: 1806- 1807, et 1807-

1808, Stryienski n'a connu ni l'une ni l'autre partie ; il pensait détruits à la fois les cahiers de 1806 et 1807, que Stendhal lui-même disait avoir perdus en Russie, et ceux de 1807 et 1808. (Cf. Journal de Stendhal^ éd. Stryienski, p. 331 et 421, notes.) Ce dernier fragment existait cependant ; il a été la propriété de Chéramy, puis a été acquis par M. Edouard Champion.

Nous offrons aux lecteurs le seul fragment conservé du

I

54^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Journal de Stendhal pendant le séjour à Brunswick. Il est extrait de l'édition intégrale, actuellement sous presse, qui paraîtra cette année même dans la collection des Œuvres Complètes de Stendhal, publiées sous la direction de M. Edouard Champion (Librairie ancienne Honoré Champion).

Henry Débraye.

JOURNAL

DU 17 JUIN 1807 AU [mois DE NOVEMBRE 1 808]

Je commence ce cahier avec toute l'humilité qu'un bon chrétien pourrait exiger de lui. L'aventure de M. ^ est une bataille perdue, cela m'apprendra le prix du temps. Si elle ne m'a pas donné un moment sublime, comme Adèle à Frascati, j'en ai trouvé auprès d'elle de bien délicieux.

Je ne veux en aimant que la douceur d'* aimer. Ce vers est presque vrai de mon âme, et non de mon orgueil, c'est lui qui m'a donné de l'humeur depuis Jeudi. Je viens de prendre ma deuxième leçon de M. Denys (44 francs pour douze leçons), j'en prends deux par semaine, deux de M. Mancke, trois de M. Kœchy.

Je compte apprendre incessamment à monter à cheval. Il paraît que M. D[aru] a trouvé de la suffisance à moi à demander mon changement. Martial recommence à me bien traiter, parce que je deviens flatteur. Je suis bien

^ Il s'agit très vraisemblablement de Wilhelmine de Gries- heim, fille du général-major de Griesheim. On sait que Stendhal l'appelait Minette. Il en parle d'ailleurs plus loin.

SEJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 547

avec tous les Français ; Brichard, avec qui je suis le plus lié, met souvent de Taigreur entre nous, il a une jalousie excessivement susceptible, il est jaloux de tout et d'un rien.

Je viens de lire le Ld. (sic) avec fruit ; je suis en train de lire Tracy (Logique), Biran et V Homme d'Helvétius.

J'ai mes pistolets, auxquels Rasch vient de changer la sous-garde, j'ai tiré une dizaine de fois, sept à huit cents coups au plus. Tout mon bien consiste en 7 1 francs et 50 louis.

Si, comme le dit Biran, l'on n'a de mémoire musicale que par les sons que l'on peut reproduire, il faut apprendre à chanter pour se souvenir des beaux airs.

M. : " Je serais bien ingrate si je ne l'aimais pas, il y a si longtemps qu'il m'aime ! "

17 juin.

J'ai couru un grand danger ce matin : Brichard a lu le commencement de ce journal, heureusement pas jusqu'au bas de la première page.

Je viens d'être très mouillé en allant chez Brandes avec le prudent Reol ; il est prudent par excellence.

Hier, j'ai été sur le point d'être hors de moi par le plaisir que je me figurais dans mon enfance d'après les Baigneuses de M. Le Roy et la pêche de Corbeau ^.

^ Les Baigneuses sont un tableau de Le Roy, professeur de dessin du jeune Beyle à Grenoble ; quant à la " pêche de Cor- beau ", elle eut lieu dans le Guiers aux Echelles (Savoie), Beyle était allé voir, vers 1791, son oncle Gagnon. (Voir Fie de Henri Brulard, H. et E. Champion, éd., t. II, p. 182-183 et p. 165.)

54^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Musique au Chasseur verty en revenant d'accompagner M"® de T., qui m'a conté son histoire avec Liby, qui doit me remettre des lettres ce soir et à qui j'en ai écrit une.

Minette était jolie par la physionomie.

Nous avons tiré trente coups de pistolet, Str[ombeck] et moi, moi très mal.

On peut feindre un mois, deux mois, mais on revient à son vrai caractère. Je ne mets pas mon capital à avoir des femmes. Martial a eu, de dix-huit à trente-et-un ans, vingt-deux femmes à peu près, dont douze véritable- ment après une intrigue. J'ai vingt-cinq ans, dans les dix ans qui vont suivre j'en aurai probablement six. J'aurai vingt chevaux d'ici à ce que l'âge m'empêche de monter.

Jeudi i8 juin.

Minette chez l'intendant : " Vous m'avez fait l'autre jour des questions, je puis bien vous en faire une à mon tour : ce que vous faites pour M"^ de T. est-il sérieux, ou vous moquez-vous d'elle ?

Pour vous répondre, il faudrait que vous m'eussiez répondu autrement l'autre jour. Je vous ai aimée éperdu- ment, et je vous aime encore ; il n'est point de sacrifice, point de folie, etc. etc.. (Une déclaration véhémente, et qui fut écoutée avec plaisir de coquetterie sans doute.) Me recevrez-vous encore quand vous serez M™*^ de Heert ?

Certainement, mais je ne le serai pas de long- temps.

Le futur, arrivant, termina notre entretien, qui me prouve que je ne suis pas encore confondu parmi les

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 549

indifférents et que son sentiment pour H[eert] n'est pas une passion.

J'eus beaucoup d'esprit au commencement de la soirée, mais de l'esprit ridicule, à la Desmazure ; le véritable aurait tout au plus pu être senti par une M™® de Spiegel (de Miroir), femme vraiment belle, mais qui dans huit jours retourne à Weymar.

Mademoiselle de T. trouva encore un prétexte pour ne me pas remettre les lettres de L. Elle lui parla avec feu; il s'en alla vers les neuf heures, mais je m'aperçus que je lui étais importun.

Minette et Philippine questionnèrent beaucoup M. de Str[ombeck] sur mon compte.

M[inette] lui dit: " Je suis sûre que Mina ne l'aime pas, elle en a un autre dans le cœur. "

Phili[ppine] : " Dites-moi : est-ce par hasard que vous êtes venu l'autre jour au Chasseur vert ? "

Str[ombeck] se met à lui conter qu'il n'en sait rien, que je le suis venu chercher à cheval, etc.

Str[ombeck] à Mina, qui lisait une lettre allemande :

" Ah ! vous recevez des billets doux !

Est-ce que Beyle vous aurait confié quelque chose ? "

J'intéresse leur coquetterie. A dîner, j'ai beaucoup parlé avec M. Empérius, qui a de l'esprit, mais en qui on sent le manque d'âme (il n'a pas, dans la conversation, une étin- celle de la chaleur de Corinne) ; il écrase entièrement Str[ombeck]. Liby ne parle pas mal, il a quelque grâce, mais il est loin de mys\_elf^ ^ (ceci est mon histoire).

Moi-même.

550 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vendredi, 19 juin 1807.

A cinq heures, je vais prendre ma première leçon d*équitation du maréchal des logis Lefaivre, tête étroite.

Je vais tirer à La Mâche avec Mûnchhausen et M. de Heert. Je tire assez mal. Cette société me fait mal.

M. de Heert ressemble en bien à M. David, profes- seur de mathématiques, au physique et au moral. Taille basse, sans grâce ni force, quelque bon sens, parlant bien plusieurs langues, mais, ce me semble, ne s'élevant pas jusqu'à Tesprit. C'est peut-être ce qui l'aura empêché de remarquer que ma plaisanterie était contrainte. Ils ont commencé par plaisanter assez librement sur Minette et Mina ; il ne tenait qu'à moi de le prendre sur ce ton, mais j'étais affecté assez vivement et, une fois l'occasion passée, elle ne s'est plus présentée.

Heert a dit à M. de Str[ombeck] : "Je suis charmé que M. de B[eyle] ^ aille avec moi, il me plaît beaucoup, etc. (C'est une traduction.) Il me trouve tout à fait bon, ne me traite point en rival. "

Fortifier cette opinion dans ma course de demain.

Je crois que mesdemoiselles de Gr[iesheim] savent que Liby a demandé à M. de Siestorpf comment il devait s'y prendre pour obtenir la main de M"^ de T.

Celle-là est forte. Il est assez enfant pour parler sérieu- sement, je ne le crois pas assez hardiment scélérat pour employer ainsi publiquement cette ruse. J'en serai pour ma lettre.

^ C'est à Brunswick que Beyle, pour la première fois, orna son nom d'une particule.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 55 1

Je me suis barbouillé, aux yeux de M"'® de Str[ombeck:], en faisant un soir un peu le Valmont. Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de frapper trop fort.

M. de Lauingen m'a invité à dîner à Lauingen, en- suite Madame et Mesdemoiselles de G[riesheim], M. de Heert, M. de Str[ombeck]. Ces dames reviennent le soir, Str[ombeck] et moi allons à Grossen Twilpstedt.

Ce matin, à une heure, en revenant de La Mâche de passer deux heures avec MM. de Heert et Mtinchhau- scn, j'ai eu deux heures d'un dégoût de tout au monde, même de F Homme d'Helvétius, que je lisais alors, et qui me semble le bon sens même. Je trouve plus dans un de ses chapitres que dans des volumes des autres, et énoncé plus clairement, et mieux prouvé.

Str[ombeck] convient ce soir avec moi que le défaut des Allemands est d'être trop minutieux. Leur législation les Y porte sans doute. Que de recettes, que de caisses, que d'emplois dans les finances de Brunswick ! Quelle complication dans la distribution de la justice !

Après cela, je vais à la comédie. Le Directeur^ de Ci- marosa \ musique charmante. Je vois ces demoiselles avec un léger embarras. Je n'ai pas le sérieux convenable à l'égard du commandant de la place.

23 juin 1807.

Voyage à Twilpstedt. Je suis revenu hier soir de Twilpstedt. Nous sommes partis samedi, à huit heures et

^ V Imprésario in angustie, opéra de Cimarosa, fut représenté en 1786, à Naples (Teatro Nuovo) et en 1789 à Paris (Théâtre Feydeau).

SS'^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

demie, Str[ombeck] et moi, Mesdames de Str[ombeck], de Gr[iesheim] ; Philippine et Minette étaient parties une demi-heure auparavant, en voiture ; M. de Heert les escortait à cheval.

Nous arrivâmes à Lauingen à onze heures et demie, déjeûnâmes bien, comme dirait un Allemand, avec du rhum, du bishop, du gâteau, du beurre et du chocolat ; rien de chaud.

Je fus content de moi toute la journée, j'étais occupé de ma situation avec M[inette] et M. de Heert.M[inette] me rechercha constamment, je fus un peu timide jusqu'à dîner, il produisit une révolution.

Après dîner, je vis clairement que M[inette] avait une extase amoureuse qui n'était pas de sentiment, mais au contraire, ce qui indique un grand moyen de séduction. Je finis par lui parler de mon amour très bien, à mots couverts mais clairs. De ce moment au départ, M. de H[eertJ fut triste : il l'aime réellement.

C'est un homme de bon sens, ayant beaucoup de ressemblance arec M. David, professeur de mathémati- ques. Je ne savais rien de la Hollande, il m'a donné les premiers traits d'une description de sa position.

Pillés indignement. Les capitaux diminués de deux tiers. Le roi a voulu saisir ceux de la banque, on lui a laissé entrevoir la révolte, ruinant leur crédit : il les ruinait. Véritable et fort esprit de liberté. Haine encore nationale contre les Espagnols.

Toute la Hollande est généralement sous l'eau ; quel- ques endroits à soixante pieds. Caractère hollandais aussi peu aimable qu'il est solide. Paysans des environs d'Am- sterdam qui ont huit cent mille francs, un million de bien.

séjOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 553

M. de Heert lui-même, Hollandais francisé, mais légè- rement. Le fonds de bon sens se sent toujours.

Il dit à Str[ombeck] de ne pas contribuer à marier Philippine à M. de Lauingen, cela ne réussirait pas, c'est-à-dire il serait cocu. Lui cependant aime profondé- ment M[inette], il est constamment avec elle, il lui parle sans cesse ; cela est absolument contre les mœurs fran- çaises : cette préférence ouverte choque la société, la rompt. Les Allemands, moins civilisés, songent bien moins que nous à ce qui rompt la société.

Les maris caressent à tout moment leurs femmes, mais d*un air flegmatique et froid.

Tous les Allemands de la connaissance de Str[ombeck] se sont mariés par amour, savoir : lui, Str[ombeck] ; M. de Mûnchhausen ; son frère Georges ; M. de Bûlow^ ; M. de Lauingen.

Demander à Faure ^ une liste de vingt ou trente maris français avec les causes de leur mariage : en général, les convenances, ce qui a rapport à la vanité, passion habi- tuelle des Français. Les Allemands que je connais ont.... [L^ texte s'interrompt brusquement au bas d^ une page ; les trois pages suivantes ont été laissées en blanc.'\

Je relis VHomme à mon entrée dans le monde en Tan VIII, venant de Grenoble à Paris.

Quel a été mon état dans le monde ?

Mes maîtresses ?

Mes lectures ?

Réfléchir profondément à cela.

* Félix Faure, camarade d'enfance de Stendhal.

554 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

30 juin-[i juillet].

Journée assez heureuse, le matin par l'argent de mon père. Je vais au Chasseur vert à une heure, je tire trente coups à vingt-cinq pas : deux dans le petit blanc. En revenant, le premier beau temps de trot que je fasse cette année. J'y retourne le soir avec Str[ombeck]. Mesdemoi- selles Gr[iesheim] et mademoiselle Œhnhausen y sont. A souper, je rends celle-ci un peu amoureuse, à ce que je puis deviner. Str[ombeck] m'accompagne, nous regardons les étoiles.

Ce matin, i*^"" juillet 1807, j'ai chanté pour la première fois avec M, Denys le duo : Se ftato in corpo avete.

3 juillet.

Journée heureuse. Nous allons à la montagne de l'Hasse, mesdemoiselles de Gr[iesheim], leur mère, madame de Str[ombeck], mademoiselle d'Œhnhauscn, M. de Heert, Strombeck et moi.

Je vois par l'expérience une vérité dont ma paresse m'éloigne. C'est combien il est utile de choisir les moments. J'aurais eu besoin de pratiquer cette maxime aiaprés de Pacé ^ et des femmes.

J'ai vu Philippine, la grosse Philippine, sensible ; on aurait pu ce jour-là lui faire comprendre des choses impossibles les autres jours, hier, par exemple, chez Madame de Lefzau.

^ Pseudonyme donné fréquemment par Stendhal à Martial Daru. Celui-ci était, en 1807, sous-inspecteur aux revues et faisait fonctions d'intendant de la province.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK ^^^

Nous nous perdons ^, elle, Minette, M. de Heert et moi. Colère de madame de Griesheim, air contraint des susceptibles Lauingen, amphytrion ; son détestable dîner.

J'ai été (autant que ma taille me le permet) bel homme ce jour-là. Premier jour d'habit gris. J'ai cru remarquer un peu de trouble sur la figure de ^iXi-mn^iovy ^ le matin, à huit heures et demie, quand j'entrai chez Str[ombeck]. Elle est ici pour quatre jours. Journée très heureuse.

4 [juillet].

Chez madame de Lefzau. Ennui. Quelle mine faut-il faire en société, quand on est ennuyé ou malade ?

On a bien raison de dire : audaces fortuna juvat ; avec du respect, quels détours pour pincer les cuisses à made- moiselle d'Œhnhausen ! Par ennui, je l'ai fait hier avec succès. J'ai même touché l'endroit l'ébène doit com- mencer à ombrager les lis. Mais je crains que madame de Str[ombeck], faisant fonctions de mère, ne s'en soit aperçue et fâchée.

Somme toute, comme dit Mirabeau, j'ai assez de Brunswick.

Dimanche, 5 [juillet].

Journée chaude. J'écris à la petite Italienne que je n'ai jamais vue. Je tire soixante-dix coups de pistolet à La Mâche.

Je reçois une lettre de Faure peignant bien ces moments

^ J'étais diablement et ridiculement romanesque, il y a dix- huit mois ! (Note de Stendhal, relisant son Journal à Paris, peu après son retour de Brunswick).

^ Ce nom grec désigne Philippine de Griesheim.

^^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de bonheur que le Théâtre- Français m'a donnés quel- quefois.

M. Réol part demain pour Berlin avec sept chevaux.

J'ai touché avant-hier 580 francs environ du gouverne- ment. J'ai 4 écus {2y^77 ^ 4) P^"^ P^^^ ^ compter du 24 mai. Voilà une de mes fautes : ma paresse et ma timidité me coûtent 30 fréd[érics'] et un écu par jour tant que je serai ici.

M. D[aru] me parla de me faire donner un fr[édéric] il y a un mois.

Faire, avant que de partir, le relevé de mes fautes.

avoir écrit à M. D[aru] sur l'affaire des bougies; il a raison, c'est suffisance.

Lundi 6 Juillet 1807.

Très jolie partie à Wolfenbuttel, donnée par Str[om- beck]. Nous partons à deux heures, madame et made- moiselle de Gri[esheim], mademoiselle d'Œhnhausen, madame de Str[ombeck], Str[ombeck], M. de Heert et moi. Je suis très bien à cheval et vêtu avec élégance. (Voici ce que j'entends et ce que je veux faire entendre : on peut porter un vêtement de cinq cents louis et n'avoir pas l'élégance, qui vient de la convenance de l'habit au caractère du jour, à la différence avec celui qu'on a porté la veille, etc., etc., chose importante pour un homme laid.)

La bonhomie de Heert. Ses anecdotes, qu'il raconte bien pour ce pays, font la conquête de Strombeck. Il est bonnement et ouvertement amoureux de Minette, il la suit partout et toujours, lui parle sans cesse, et très souvent à dix pas des autres, le plus souvent en français, avec l'air sérieux, pesant et sans grâce. Il a une figure ignoble, un

sijOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 557

visage lourd, beaucoup plus petit que moi. Nul esprit (idées neuves, saillies, vivacité), mais du bon sens. Il raconte avec netteté et assez de chaleur, mêle sans cesse le hollandais avec l'allemand, ce qui fait grâce.

Un âne, disait Lichtenberg, est un cheval, traduit en hollandais. Le hollandais est le comble du ridicule pour une oreille allemande.

J'ai eu le défaut, hier et aujourd'hui, d'assommer de moi Strombeck. Je m'ôte toute grâce en étant beaucoup avec lui, d'une manière qui l'ennuie peut-être souvent.

Actuellement, qu'il soupera seul avec sa femme, me redonner de la grâce en y allant plus rarement le soir.

La manière ouverte dont M. de Heert fait la cour à Minette serait le comble de l'indécence, du ridicule et de la malhonnêteté en France.

Mais aussi Strombeck me disait en revenant que, de toutes les femmes de sa famille (très étendue), il ne croyait pas qu'il y en eût une qui eût fait son mari cocu.

Sa singulière proposition à sa belle-sœur, madame de Knisted, dont la famille va s'éteindre faute d'héritiers mâles, et tous les biens retourner aux souverains, prise avec froideur, mais " ne m'en reparlez jamais ".

Il en indique quelque chose à <ï>.^ en termes très couverts ; indignation non jouée, diminuée par les termes au lieu d'être exagérée : "Vous n'avez donc plus d'estime du tout pour notre sexe. Je crois, pour votre honneur, que vous plaisantez ".

Dans un de ses voyages, <[>. s'appuyait sur son épaule

^ Philippine de Griesheim, que Stendhal dénomme plus haut

SS^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

en dormant ou faisant semblant de dormir ; un cahot la jeta un peu sur lui, il la serra, elle se mit de l'autre côté de la voiture. Il ne la croit pas inséductible, mais il croit être sûr qu'elle se tuerait le lendemain de son crime.^ L'amour-propre lui fait peut-être croire cette suite, il l'a aimée passionnément, si fu riamato^ e non Vehhe ^.

Du côté opposé, un homme marié convaincu d'adultère peut être condamné par les tribunaux à dix ans de prison. La loi est tombée en désuétude, mais empêche encore que l'on traite ce point avec légèreté. Il est bien loin d'être, comme en France, une qualité que l'on ne peut presque dénier en face à un mari sans l'insulter.

Quelqu'un qui dirait à mon oncle, à Chiese, qu'ils n'ont plus personne depuis leur mariage les insulterait, je crois.

Il y a quelques années qu'une femme dit à son mari, homme de la cour d'ici, qu'elle l'avait fait cocu ; il alla le dire bêtement au duc, le cocufieur fut obligé de donner sa démission de tous ses emplois et de quitter le pays dans vingt-quatre heures, par la menace du duc de faire agir les lois.

J'ai dit ailleurs que la majeure partie des hommes se mariait par amour. Ils ne sont pas cocus, mais quelles femmes ! des pièces de bois, des masses dénuées de vie. Ce n'est pas que je n'aime mieux cela que madame Pacé jouant mal le rôle d'une Française, le jouant comme

* Et Stendhal note en marge : "Si je meurs, je prie, au nom de l'honneur, de brûler ce journal sans le lire. Au nom de l'honneur. Français ! ".

' Il a été aimé en retour, et il ne l'a pas eue.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 559

une mauvaise débutante, et pas de flexibilité, pas de progrès.

Pour en finir sur les femmes, leur dot. A peu près nulle, à cause des fiefs : mademoiselle d'Œhnhausen, fille d'un père qui a 30.000 livres de rente et qui fait valoir ses terres, aura peut-être 7.500 francs de dot (2.000 écus) ; madame de Str[ombeck] a eu 4.000 écus (4 x 3,877), elle en aura encore 1.500 ou 2.000 à la mort de sa mère. Le supplément de dot est payable en vanité à la cour. " On trouverait dans la bourgeoisie, me disait Str[ombeck], des partis de cent ou cent cinquante mille écus, mais on ne peut plus être présenté à la cour, on est séquestré de toute société un prince ou une prin- cesse se trouve ; c'est affreux, "

Une femme allemande qui aurait l'âme de ^iKvk-ïï^iov^ beaucoup d'esprit, et la figure noble et sensible qu'elle devait avoir à dix-sept ans (elle en a vingt-neuf ou trente), étant honnête et naturelle par les moeurs du pays, n'ayant par la même cause que la petite dose utile de religion, rendrait sans doute son mari très heureux.

" Mais il était marié ! " m'a-t-elle répondu ce matin lorsque je blâmais les quatre ans de silence de l'amant de Corinne, lord... ^

Elle a veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne, elle la sent, et elle me répond : " Mais il était marié! " Voilà une femme que le mariage lierait.

Aussi, sans être jolie, trouvée même prude, sèche, par les petits esprits montés sur de petites âmes comme

^ Le nom de lord Nelvil a été laissé en blanc dans le ma- nuscrit.

560 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Christian de Miinchhausen \ par exemple, m'a-t-elle fait faire quatre grandes lieues ce matin. Je les ai accom- pagnés (à onze heures) jusqu'à Ordorf, à un grand mille, suis revenu au Chasseur vert, ai tiré vingt coups à vingt-huit pas, comme cela^...

J'apprends peu à peu mon métier. J'ai été levé ce ma- tin de cinq à six heures pour un convoi de charpie.

J'ai vu hier un beau chien noir de neuf mois dont le bourreau de Wolfenbuttel veut 2 frédérics (2 x 20 f. 80 c.)

10 juillet 1807.

Acheté le chien noir, que je nomme Brocken, 1 1 écus ; reçu vaut 3 f. 877 centimes ^

Voyage au Brocken. Lundi... juillet ", M. de Str[ombeck] et moi sommes partis pour le Brocken par un temps superbe. Nous étions dans sa calèche, attelés de deux chevaux d'ar[mes] ; il avait son domestique. Seidler, un ci-devant dragon de Brunswick, actuellement soldat du train, nous conduisait. Notre voyage a duré soixante-quatre heures et nous a coûté à chacun ... ^

^ J'avais tort, c'est un bon enfant, un des hommes du meil- leur ton qu'il y ait dans le pays, mais point d'esprit et une sensibilité ordinaire. Octobre 1808. (Note de Stendhal.)

* Suit un dessin du carton.

' " Volé quelques mois après ", ajoute mélancoliquement Stendhal dans un blanc, en bas de la page.

* Le quantième manque; il s'agit du 13, du 20 ou du 27 juillet.

^ Le prix a été laissé en blanc.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 56 1

Nous sommes arrivés vers les neuf heures à Videlah. La campagne prend de la physionomie en s'approchant du Harz. A une heure, nous dînions dans l'auberge de La Truite Rouge^ à Ilsenburg. Nous y trouvons MM. de Hamerstein, dont l'un a tué à Paris Gustave Knœring.

Nous nous mettons en marche pour le Brocken, à quatre heures. En montant, nous voyons une batterie de fer et une fabrique l'on tire le fer en fil.

Nous arrivons au Brocken vers les huit heures, exces- sivement fatigués, M. de St[rombeck] moins que moi cependant. La petite vallée qui y conduit est très com- mune ; les gens de ce pays l'admirent parce que c'est la première montagne qu'ils voient. L'Ilsenstein, ou rocher de l'Use, ne mérite aucune attention à mes yeux, et est cependant célèbre. Sur le petit Brocken, demi-heure ^ avant le véritable, il y a une maison abandonnée. Le comte de Wernigerode, souverain de ce pays, a fait bâtir sur le sommet du Brocken une maison, dont les murs ont cinq pieds d'épaisseur. Elle est de granit, comme le mont lui-même. La maison est exactement au sommet. Ce sommet est couvert de gros blocs de granit, tout indique une montagne qui tombe en ruines. Cette maison est, je crois, remarquable en ce qu'elle est peut-être la seule du monde, à cette élévation ^, d'où la vue puisse s'étendre de tous côtés. On voit aussi bien les plaines qui sont adossées à la forêt de Thuringe, vers Gotha et Weimar, que celles de Brunsw^ick et de Hameln. Le Brocken est l'habitation la plus élevée de l'Allemagne. Nous y trou-

^ Stendhal n'a jamais pu se débarrasser entièrement du dauphinisme *< demi-heure ".

^ Le Brocken a une altitude de 1.142 mètres.

2

5^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vâmes le froid et un vent d'une violence telle que je n'en ai jamais senti de pareil ; il avait des redoublements moins sensibles que dans les plaines.

J'étais anéanti. Après avoir pris du rhum, de la bière et du thé, nous fîmes le tour de la maison et montâmes sur la tour. Voici un croquis de la maison \ J'ai un peu exagéré la courbure du sommet, ainsi que la hauteur du paratonnerre. A neuf heures, Strombeck et moi étions en A. Le vent me semblait chaud à force de violence, il nous semblait entendre quarante ou cinquante tambours battant continuellement.Notre vue s'étendait à un quart de lieue à peu près, tous les gouffres qui nous environnaient étaient remplis de nuages.

Nous fîmes un souper très passable pour le lieu. Les chambres sont propres ; sans la canaille de Gcettingue et de Helmstedt, qui y abonde et qui brise tout, ce sont des étudiants pour la plupart, le comte ferait arranger des chambres beaucoup plus propres. L'hôte qu'il y tient y est depuis cinq ou six ans ; trois de ses enfants sont nés dans ce bout du monde ; il est séparé du reste de la terre pendant trois mois ; il nous dit que ses enfants étaient baptisés au retour de la belle saison.

Il nous montra de petits in-quarto dans lesquels chaque étranger met ordinairement son nom et une platitude sur le Brocken en forme de sentence. Ordinairement, on admire, sans orthographe, la puissance de Dieu qui a tiré le Brocken du néant. Le volume qui précède celui

^ Suit ce croquis de la maison, orientée vers Test. La cour- bure dont parle Stendhal est peu accentuée sur le dessin. Le point A est au sommet de la tour, bâtie au centre du pavillon central. Le paratonnerre s*élève au centre de cette tour.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 563

nous mîmes nos noms commence par : Friedrich Wilhelm /, Louise^ Kœnigin von Preussen (Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, et Louise, reine, etc.), écrit en caractères allemands. Je fus étonné du peu de noms étrangers : je rencontrai, en feuilletant, deux inscriptions françaises et une italienne. Je fus étonné de la platitude d'un tel recueil, elle n'a pas empêché un libraire d'imprimer les quatre ou cinq premiers volumes. C'est fort, mais il me semble qu'on imprime plus en Allemagne qu'en France.

9 novembre 1807.

Il faut trop de paroles pour bien décrire. C'est ce qui m'a fait interrompre ce journal depuis le commencement de juillet. Il serait utile d'écrire les annales de ses désirSy de son âme ; cela apprendrait à la corriger, mais aurait peut-être l'inconvénient de rendre minutieux.

Depuis le mois de juillet j'ai renvoyé Jean, qui m'excédait, et pris Romain, dont je suis content. Mon cheval bai a pris le vertigo, j'en ai acheté en octobre un gris 35 frédérics, léger, mais pas fort, joli cependant.

J'ai tué trois perdrix au vol, à mon grand étonnement.

Je suis allé plusieurs fois à l'Elme avec M. Daru. Il m'a encore parlé de nos anciens différends avec une bonté extrême.

Le grand maréchal de Mûnchhausen m'a entièrement satisfait par des espèces d'excuses. Cette affaire est termi- née et bonne à oublier. ^

^ C'est une affaire d'honneur, à laquelle Stendhal fait allusion dans sa Vie de Henri Brulard (II, 1 54). Si Stendhal fut maladroit, MUnchhausen " ne fut pas brave ce jour-là. "

564 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je me suis guéri de mon amour pour Minette. Je couche tous les trois ou quatre jours, pour les besoins physiques, avec Charlotte Knabelhuber, fille entretenue par M. de Kutendvilde, riche hollandais. J'ai été content de moi à ce sujet.

Madame Alexandrine D[aru] a passé et m'a reçu d'une manière qui avait la façon de l'amitié.

J'ai fait un voyage agréable à Hanovre. J'y ai eu Jeannette. J'ai gagné 34 ou 35 napoléons à l'aimable Digeon.

J'ai été huit jours moins quelques heures absent de Brunswick avec Réol (du 26 octobre au 2 novembre). Voyage agréable, dont je compte faire un journal à part.

Hier, bal animé chez madame de Marchhaltz, avec qui B. passe sa vie d'une manière frappante. Str[ombeck] était bien malheureux pendant que nous nous amusions. Il m'écrit ces propres mots : " Le soir d'hier était un des plus terribles de ma vie : ma femme désolée, et moi-même hors d'état à la consoler.

'' Toute la nuit, l'image de mon Charles m'était devant les yeux. Cela finira comme tout finit. "

Il a perdu son fils Charles du croup. J'ai été souvent chez lui le jour de la mort.

14 janvier 1808.

De toutes nos connaissances de Brunswick, le seul qui ait réellement de l'esprit c'est Jacobsohn. Il joint à son esprit toute la finesse d'un juif qu'il est, et deux millions.

Beaucoup d'imagination dans le genre oriental ; mais il ne parle pas bien français, et sa vanité est trop à découvert. Par vanité, en le flattant, aux bains d'Helmstedt on lui a

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 565

fait dépenser deux mille écus. En le tournant, on lui en ferait dépenser dix, mais dans l'intérieur de son ménage toujours cancre comme un juif.

Son mat de Vagio de la religion à la duchesse est joli.

M. de Siestorpf, grand veneur, n** 2 en esprit.

Homme de soixante ans, 80.000 francs de rente. Physionomie exprimant finesse et méchanceté. Mauvais cœur ; n'a jamais rendu de service d'argent. Il commande un télescope à un jeune artiste pauvre de Brunsw^ick (M. de Siestorpf est très grand amateur d'ouvrages de ce genre), il doit donner 200 écus au pauvre jeune homme ; quand il est fait, il ne veut plus lui en donner que soixante.

On dit qu'il a été peu sensible à la mort de son fils unique, mort à vingt-quatre ans, et dont il contrariait la passion pour une fille naturelle du duc de Brunswick, je crois, mais ayant le titre de comtesse, dame d'honneur, reçue à la cour, etc. Homme dur, n'ayant aucune consi- dération pour le malheur. Ressemblant assez à un sanglier.

3. MM. de Mûnchhausen, ambassadeur ; de Strom- beck, conseiller.

Ces deux hommes mêlés feraient deux hommes char- mants. Ils ont un mérite fort difFérent.M. de Mûnchhausen, homme du grand monde, bavard impitoyable, raconte sans cesse des anecdotes assez agréables. Se met un peu trop en avant, voulant toujours rappeler indirectement qu'il était présent, lorsque M. le prince Henri, M. de Boufflers, M. de Nivernais, etc., disait tel mot agréable. 36.000 frs de rentes, viagères en majeure partie. Avare et sale au dernier point. Mettant tout son bonheur, toute son cxis-

§66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tence dans les croix, les cordons, les plaques, etc. Homme de cœur par le fond du cœur.

Bon musicien, touchant bien de Tharmonica, du piano, etc., ayant fait imprimer de la musique. Au total, le coup d'œil d'un homme du grand monde (cinquante-cinq ans).

Ce qui est le contraire de M. de Strombeck, qui a Tair d'un apothicaire. L'esprit lourd, pesant et lent ; des idées cependant, ni nettes, ni justes, sur l'article de la vertu et des gouvernements. Bon ami, père très tendre, bon fils, bon frère. Aimant les arts, sachant un peu d'astronomie, très instruit, mais manquant du levain philosophique, ne réunissant point ses idées. His love for <ï>. ^ Trente-cinq ans, et 12.000 francs de rente.

Sa femme est mère, rien de plus. Parfaite nullité, dou- ceur, vertu, mais lenteur effroyable ; Allemande autant que possible.

4. M. de Bothmer, grand chambellan. A soixante-six ans. S'il n'en avait que quarante, nous l'aurions sans doute mis au rP i". Appétit dévorant, mangeant de la viande comme trois hommes ordinaires. Sait six langues, a fait de jolis proverbes allemands, a le goût littéraire qui régnait en Allemagne sous Frédéric le Grand. Adoration du genre français, avec ses vices et ses vertus. Les grands hommes allemands, Gœthe, Wieland, Klopstock, Bûrger, Herder, Schiller, ont changé cela. M. de Bothmer n'est plus que l'ombre de ce que je crois qu'il fut autrefois. Il n'a pour vivre que ses appointements, 6 à 7.000 francs ; il est commandeur de la branche protestante de l'Ordre

* Son amour pour Philippine.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 567

Teutonique. Il est bon par philosophie, et je crois aussi par tendresse de cœur; et, par calcul, il vante tout le monde avec un air de franchise et en parlant à eux et d'eux, ce qui fait que tout le monde en est enchanté. Aime beaucoup madame de Marenholtz, sa fille, coquette par excellence, qui captive entièrement Brichard.

Père d'un sauvage sans esprit, véritable militaire, exces- sivement fort, fait pour dégoûter un homme qui pense du métier des armes. Ce fils, nommé Ferdinand, ne vou- lait pas que Bri[chard] et moi l'appelassions ainsi.

Père de mademoiselle Caroline de Bothmer, l'amante de M. de Haugw^itz, qui s'est tué. Sa touchante histoire. Son cœur n'est plus qu'un monceau de cendres ; un peu de vanité les anime de temps en temps.

M. de Bothmer n'a d'idées grandes et arrêtées sur rien. C'est une petite philosophie médiocre et aimable. Jacob- sohn, au contraire, est vraiment l'homme d'ici qui a le plus d'esprit. Personne n'en douterait s'il savait le français seulement passablement.

17 [janvier].

Dîné chez le général Rivaud, commandant la division.

Un peu incommodé d'éblouissements depuis trois jours ; M. Hacur, médecin raisonnable.

Martial est toujours à Cassel avec son frère, moi ici, faisant quelquefois des châteaux en Espagne et me voyant commissaire des guerres dans trois mois et, qui plus est, suivant M. Z. ' en Portugal ou en Grèce. Je serais

^ Stendhal désigne très fréquemment Pierre Daru par cette initiale.

568 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

enchanté de ce voyage. Au total, je suis content de ma position et de mon état ; le climat seul me donne de l'humeur de temps en temps. Je lis Sismondi avec plaisir. (J'ai soixante louis environ.)

Je dîne ce soir chez M. La Saulsaye ^, homme, je crois, très aimable jadis, mais radotant un peu, à ce que pense Réol.

20 janvier *.

Simplicité^ Tragédie, Juki César.

Si des géants bâtissaient un mur avec des quartiers de roche, ils mettraient avec autant de facilité un rocher gros comme un palais sur un autre rocher qu'un maçon pose une pierre sur une autre pierre.

De même, de grandes âmes faisant une grande action : Brutus, Régulus, etc., doivent avoir aussi peu de peine (remords, sensibilité poétique à part) à faire les actions par lesquelles ils sont connus qu'un lieutenant d'infanterie à faire faire feu à son peloton.

Voilà la noble simplicité, Vaiseseté, si l'on peut parler ainsi, qu'il faut que les personnages tragiques aient. Cela produit tout de suite le sublime, c'est presque le sine quâ non de la tragédie ^. Corneille l'a quelquefois. Voltaire

^ La Saulsaye, ordonnateur, était le supérieur direct d'Henri Beyle.

' Stendhal a écrit dans la marge, au crayon : " Relu avec plaisir, et trouvé la peinture véritable et utile. 24 juin 1815. "

' Stendhal note en marge, toujours en crayon, et probable- ment aussi le 24 juin 181 5 : "Cette idée n'est pas trop bonne. "

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 569

jamais. / think that I shall hâve this in my caracter ^ Je n'ai pas lu depuis huit mois une pièce de Corneille

ni de Racine. UEcoIe des Maris de Molière, Othello et

Jules César de Shakespeare.

Shakespeare m'ennuyait il y a trois mois, actuellement

je ne fais pas attention à l'enflure et il m'intéresse. Othello

m'a paru presque parfait.

26 janvier 1808.

Hier, je suis allé au théâtre allemand, j'ai eu un peu de fièvre. Je suis revenu jouer au billard avec Lhoste jusqu'à minuit. Nous sommes allés prendre les Mémoires de Maurepas. Revenu chez moi, je les ai lus jusqu'à deux heures, ils ne m'ont rien appris.

Ce matin, à dix heures, en me levant, j'ai lu la page 175 de la Logique de Tracy.

La comparaison des tuyaux de lunette qui sont ren- fermés les uns dans les autres et qu'on en tire successive- ment devient évidente pour moi en songeant à M. La Saulsaye. C'est un ord[onnateur]. C'est un homme de soixante-trois ans, qui a de l'amabilité, qui a été homme à femmes dans sa jeunesse, de ces têtes dont la force suit

celle des c , bien la vanité d'un homme du monde,

mais des restes de netteté dans l'esprit. Il a être fort vif autrefois. (Le tuyau s'allonge à chaque nouvelle idée que je vois dans le sujet des précédentes, dans l'homme nommé La Saulsaye ^.) Il radote un peu. (Nouveau

* Je crois que j'aurai cela dans mon caractère. ' Si c'était un raisonnement suivi, ce serait le même tuyau qui serait allongé. (Note de Stendhal, à l'encre cette fois.)

SJO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tuyau ; mais puis-je le voir sortir du tuyau de... {des restes de netteté dans F esprit) ? Non. Il faut me figurer M. La Saulsaye comme la tête de ces limaces dont les trompes oculaires s'allongent, et se retirent ensuite quand elles ont peur. Chaque idée nouvelle est comme une trompe nouvelle qui sort de la tête. ^)

Mais, comme je Tai dit, on ne se figure comme un tuyau de lunette qui s'allonge que les idées formant un raisonnement, comme : le grand juge est un homme qui ne se connaît pas lui-même, ou qui n'est susceptible que des émotions que donne l'exercice d'une autorité quel- conque.

Voilà le fait, la lunette rentrée dans elle-même, dont je vais tirer les tuyaux.

Il a quarante-cinq ans, trente-six mille livres de rente ; il demande de l'emploi, ce n'est pas pour gagner de l'argent, ce n'est pas par amour de la patrie. Donc, le grand juge, etc. C. Q. F. D.

28 janvier 1808.

Joli bal chez madame de Marenholtz. Je ne danse qu'une fois.

Jolie idée de M. de Villefosse qu'il faut comparer tous les états en Europe.

Les courtisans, presque semblables.

Les savants, idem.

Les négociants... Je l'arrête : la froideur raisonnable et fière d'un Anglais, la bassesse et l'astuce italiennes.

^ C'est' exactement l'idée de Tracy, 178, ligne 18. (Note de Stendhal, écrite le même jour que la précédente.)

séjOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 571

Les amants... Je l'arrête aussi : figurez- vous cette société à Milan. La vivacité des Montfcrrines.

Tache de graisse avec le...^ à propos de: Je crois que vous nagez mieux que madame une telle. La jambe jusqu'à l'aisselle.

i" février.

Je reçois la lettre de M. Daru qui me charge des Domaines. Je ne suis pas enthousiasmé de cette faveur ; je ne sais pas encore le cas que j'en dois faire.

Le 5 ou 6 [février]. JR.éol me conte la conversation of two brothers upon me ^

i8 [février].

Je dîne pour la deuxième fois chez le préfet. Br[ichard] m'ennuie assez. Les habitants et moi n'avons pas beaucoup d'inclination les uns pour les autres. J'ai acheté la C}ney les portraits de Frédéric et de Raphaël, un beau paysage du Lorrain et une vue du soleil à minuit à Torneo.

Je mettrai sous ces portraits et paysages : le Nord et le Midi, tous deux grands ; lequel fut le plus heureux ?

19 [février].

Je visite toute la chambre des Domaines. Chemin faisant, j'apprends les mariages de M. Vhofrichter de

^ Un mot illisible.

^ Des deux frères à mon sujet. Ces deux frères sont peut- être Pierre et Martial Daru.

57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mûiichhausen avec mademoiselle de Praun ; M. le comte de Weltheim avec mademoiselle Frédérique de Bulow.

Voilà deux maris qui auraient grand besoin d'un lieute- nant. Si ces demoiselles sont bien pucelles, ils n'en vien- dront jamais à bout.

J'ai vu tuer hier au commandant Beteilledeux chevreuils en deux coups.

Enfants meilleurs que des hommes faits. Beaucoup plus de bonne volonté et moins de coquinerie.

Je vais demain chasser au lièvre. On part à six heures et demie ; c'est à Wolfenbûttel.

Je caracole toujours de temps en temps mademoiselle Charlotte.

J'ai des velléités fortes et très passagères pour quelques femmes. Du reste, la morale par moi décrite il y a un an dans le cahier qui précède celui-ci est presque tournée en habitude. J'ai gagné de ce côté. La timidité s'en va aussi.

Si je servais sous un autre intendant général que M. Daru, mon parent, ce sentiment me serait presque inconnu aujourd'hui.

J'ai écrit, il y un mois, une lettre à Tracy dont Faure n'est pas très content.

Tout le monde se marie : Adèle à M. Pétiet ; made- moiselle Pétiet au colonel Girardin, qui b très bien,

mais est fort laid ; de l'esprit, beaucoup, je crois ; enfin, l'empesé, l'important, l'ennuyeux Nougarède à madame...^ fille de Son Excellence M. Bigot de Préaméneu, ministre des Cultes. Nougarède doit être plaisant.

J'ai fait la bonne connaissance de M. Héron de Ville-

* Stendhal a laissé le nom en blanc.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK ^73

fosse, homme d'esprit qui malheureusement a un peu de ressemblance morale avec M. Nougarède.

Il faut que je corrige un peu de pédanterie dans mes manières, peut-être suite de timidité.

25 février.

Depuis lors, j*ai tué trois lièvres, les premiers quadru- pèdes de ma vie, et le même jour dîné chez M. de Roden- berg, drossard {sic). M. Diodati, bon petit vieux.

Le vin et la musique me font plaisir.

Temps magnifique, gel et soleil depuis huit jours.

Le lendemain, dîner assez ennuyeux chez M. Bramerd. Le lendemain, je donne à dîner, pour la première fois, à sept personnes (92 francs). Dîner demi-officiel, qui réussit.

Le lendemain, chasse aux canards. Nous ne tuons que deux corbeaux.

Hier 24, j'étais chez M. de Praun, ennuyé de Bruns- wick, j'étais bien, ne sentais plus ma fièvre depuis quelques jours, mais presque malheureux par ennui.

Le général Rivaud me conte la lettre bien jeune de Son Excellence M. Morio. Il était outré pour lui, et cela rejaillissait sur moi.

Déesse, venge-nous, nos causes sont pareil/es !

Voici un de ces faits comme il m'en manque quando io vogliQ dipingere un carattere ^

La première page de la lettre finissait ainsi : " Sans la considération que j'ai pour M. l'ordonnateur Morand, je vous ordonnerais (le revers continuait :) de faire arrêter ", etc.

^ Quand je veux dépeindre un caractère.

574 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le général Rivaud : " Sans la considération que y ai pour M. r ordonnateur Morand^ je vous ordonnerais /... De ma- nière qu'il semble que c'est moi que ça regarde, et que s'il ne m ordonne pas, c'est par la considération qu'il a pour M. Morand. "

Je suis sûr que si les trois dernières lignes de cette page avaient été au commencement du revers, il aurait été moins irrité.

Le mot ordonner le choquait d'ailleurs, et avec raison (si on a jamais raison en ayant de la vanité), de la part d'un homme qui n'est que colonel dans l'armée française, qui a été dernièrement deux ans sous ses ordres en eette qua- lité, et qui, faisant souvent auprès de lui le service d'aide de camp, "... qui était auprès de moi avec ... ec... respect^ je puis dire ".

Cette communication, qui aurait fait le malheur d'un autre, me donna un vif sentiment de plaisir.

J'observais le même effet le 5 mars 1807, lors de l'in- sulte de Martial.

Hier, mon bonheur se prolongea toute la soirée. Peut- être serais-je presque constamment heureux si je vivais au milieu de grands événements.

Celui-ci, qui n'est grand que pour moi, peut avoir des conséquences bien diverses : probablement, faire gronder ce jeune ministre ; peut-être me faire quitter Brunsw^ick comme ayant cherché querelle, ou désagréable ici. Je m'en fous, je voudrais presque quitter Brunswick. M. Z. est si mal disposé pour moi et la conduite du ministre est si ab- surde, qu'il peut y croire quelque insulte particulière faite par moi à quelqu'un, et cela me recule de plusieurs années. Je m'en fiche, je suis sans enthousiasme.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 575

Faisons notre devoir et laissons faire aux dieux.

Je viens de finir, avec cette même plume, une grande lettre de quatre pages à M. D[aru] qui montre, ce me semble, Tabsurdité du m[inistre] et mon innocence comme deux et deux font quatre.

2 mars.

Je sors à onze heures de chez M. de Siestorpf, après avoir écrit avec cette plume, jusqu'à huit, une grande lettre à l'Intendant général.

J'en ai aussi écrit une grande à Lambert, je dis ce que je pense de ce pays-ci, c'est-à-dire pis que pendre. Cela m'a disposé à la gaieté ce soir, et je l'ai été, point timide.

J'ai perdu trois écus, il y a huit jours lo ; j'en avais gagné 12 ou 15 il y a quinze jours.

La lettre de Lambert contient, sur la Calabre et sur la musique de Naples, des choses qui confirment mes idées au lieu de les modifier. Je trouverais l'homme presque naturel en Calabre.

Mes yeux ont bien joui, ce soir, de la beauté de mademoiselle de Klœsterlein.

3 [mars].

Société et pharaon ennuyeux chez le général Rivaud. Madame a la fièvre. Saucerotte m'apprend à gagner en observant la suite des cartes, parce qu'on ne mêle pas. Je gagne de l'intimité avec madame Struve.

57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

4 [mars]. J'ai reçu une lettre très aimable de Martial, qui me parle de garde ; mais je ne crois pas qu'il soit de mon intérêt d'y aller. Z. serait jaloux de la manière. Je suis à un examen dont j'espère me bien tirer. Je ne serais plus disponible, une fois dans la garde. Je vais être com[mis- sairje, à ce qui est probable. Cette intendance-ci peut me mener à une véritable.

6 mars.

Le peuple de Brunswick prête serment. Laideur propre au gothique du bâtiment sont nichées les autorités.

L'ignoble des bourgeois dans les cérémonies me fait toujours mal au cœur.

Le bourgmestre de Br[unswick], figure ridicule, a lu un discours que personne n'a entendu. Il n'avait pas eu l'esprit de faire dire au peuple quand il fallait lever la main ; ce mouvement s'est fait partiellement, et tout le monde a ri. Les allemands jurent en levant deux doigts de la main ^.

Les cérémonies me font toujours mal, en me rappelant l'ignoble de Gr[enoble].

Elles m'en feraient bien plus, si j'en voyais à Gr[cnoble] même.

1 1 mars. J'écris toutes mes lettres officielles aux pieds du portrait de Raphaël, qui change de physionomie suivant les heures du jour. Cette belle figure, qui tira le bonheur de son

^ Suit un croquis représentant une main droite, avec l'index et le médius levés.

SEJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 577

cœur, m'empêche de me dessécher l'âme entièrement.

J'ai aussi la Cène de Morghen, contrefaite par Rainaldi. J'en suis fort content, surtout des figures qui sont à la droite de Jésus.

J'ai aussi un beau paysage du Lorrain, le soleil vu à minuit à Torneo, et le portrait de Frédéric IL

Je veux mettre Frédéric à côté de Raphaël, sous Frédéric : Nord^ sous Raphaël : Midi, Sous Lorrain : Midi, Nord sous Torneo :

Cela rend un peu mes impressions.

Hier soir, à onze heures, on frappe à ma porte ; je revenais de chez Saucerotte.

C'était l'excellent général Mich[aud] ^ et Durzy qui étaient à l'hôtel d'Angleterre. Excellent accueil du géné- ral M[ichaud], bonté extrême. Comme il avait l'air content, comme il m'embrassa en entrant et sortant, comme il m'éclaira jusqu'à la dernière rampe !

J'étais content, en revenant à une heure, de cette joie rare que donne le contentement des hommes.

Il rit avec moi du mariage d'Ad[èle]. Drôle de pané- gyrique de Pét[iet] ; il croit qu'il va devenir poitrinaire. C'est, je crois, un Poco.

Ce soir, soirée chez le grand maréchal ; j'y arrive tard. Tristesse de madame la grand-juge, air d'épuisement du mari.

Je reçois une lettre de ma sœur ; il y a un an d'expé- rience entre cette lettre et la dernière. L'agitation forme. Elle est fort liée avec V.

^ Beyle avait été aide-de-camp du général Michaud en Italie, alors qu'il était sous-lieutenant (1801).

3

57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

VOYAGE.

Depuis le 13 décembre 1806, jour de mon arrivée à Brunswick :

Le 25 décembre, parti pour Paris, arrivé à Br[unswick] le 5 février.

Allé à Wolfenbûttel .... 9 fois.

A Hambourg i fois.

A Cassel i fois.

A Hanovre idem.

A Blankenbourg idem.

Au Brocken idem.

A Helmstedt idem.

A Twilpstedt idem.

A Halberstadt 2 fois.

A la chasse à TElme .... 7 fois.

A l'Hasse 2 fois.

Il y aura seize mois après-demain, 13 mars 1808, que je suis à Brunswick.

17 mars.

Je suis bien heureux que le hasard m'ait éloigné de la

cour, j'avais envie d'être placé il y a deux ans. Voilà

une grande erreur j'ai été et qui doit me rendre

circonspect sur deux choses : le mariage, et la démission

.de ma place.

Il est possible que ces deux envies me viennent, mais il faut y réfléchir longtemps.

L'expérience d'un an que j'ai faite d'être attaché à une personne et ce que je viens de lire dans l'abbé Aunillon me confirment dans l'idée que je suis absolument impro- pre à la cour. Une place indépendante et solitaire comme

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 579

celle que j'occupe aujourd'hui me convient beaucoup mieux. Il est vrai que je m'ennuie infiniment.

Je n'ai pas monté à cheval pendant un grand mois. Depuis six jours, je monte tous les matins. Strombeck est à Cinbeck, Br[ichard] et moi nous ne nous plaisons pas, c'est à peu près la même chose avec Lejeune, de manière que je vis absolument seul, n'aimant personne et aimé de personne, je crois.

J'ai fini il y a quelques jours Desolme. Cela m'a fait naître le projet Jun. et Mira. Il y a une grande gloire à acquérir. Je me suis amusé à dessiner une esquisse, mais mon crayon ne valait rien ; la finesse de Mira veut d'excellente mine de plomb.

Une idée m'a frappé, et je l'écris parce que je sens qu'elle s'en va :

Il est excessivement nuisible que les auteurs qui parlent pour la première fois à un homme d'un établissement politique, comme le parlement de Paris, par exemple, s'engagent dans l'historique de ce que ce corps a été, de ce qu'il veut être. Sans le nommer, il devrait établir ce qu'il est ; ce point bien éclairci, venir à l'historique et à ses prétentions ^

La méthode contraire, que les auteurs que j'ai lus ont suivie, fait que j'arrive seulement à des idées frappantes d'évidence sur plusieurs établissements politiques.

Je ne me méfie pas assez de la mémoire des sots, c'est le côté par lequel ils réparent leur sottise. R savait bien raison.

^ Critique juste, applicable à la Logique de Trac). 1815. (Note de Stendhal, au crayon.)

580 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Deux physionomies m'ont frappé : celle de P., lorsque je lui dis, en suivant mon imagination (ce qui est un plai- sir pour moi), que je couchais presque chaque nuit avec Mélanie, sur le boulevard, que cela me tenait plus près de mes banquiers. Je Tavais assuré du contraire il y a un an, il me fit répéter.

Celle de madame l'amie de la Major, hier, au Grosse Jonferstii, la locataire principale de la chambre que j'ai louée 48 francs par mois pour avoir une de ses filles, lorsque je vins à parler de l'autre, de celle qui est en Saxe.

Au reste, j'ai de mon père 400 francs par mois, et je dois encore 3. 000 francs, malgré les bienfaits de M. de N. Voilà ce que P. believe ^.

18 mars 1808.

Je prends une excellente leçon d'anglais chez M. Empérius. J'explique Richard Illy'f en suis fort touché. Au lieu de renfermer mon imagination en moi-même, j'ai la bêtise de la dissiper en lui contant deux belles anecdotes. L'idée me vient de faire une t[ragédie] de r Usurpateur^ auquel je donnerais une tournure de plaisan- terie assez dans le genre de Niconiède et telle que Richard the third l'a, par exemple dans la scène qui précède la venue de la reine Marguerite. Je vois nettement ce carac- tère un moment, et je suis sûr qu'il ferait un grand et bel effet.

Sans ma maudite manie de bavarder, je verrais encore ce grand caractère.

Excellent trait :

* Voilà ce que P. croit.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 58 1

"... Il s'imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c'est lui qui se modère. " (Caractère du duc de Bourgogne, Histoire de Fénelon, tome 3, page 144.)

Beau trait à développer, à montrer en action.

19 mars 1808.

Il y a un volume de cinq cents pages bien intéressant à faire, c'est V histoire de la religion catholique^ de Jésus à nos jours. On voit bien, quand je dis cinq cents pages, que je suppose la plus parfaite impartialité et surtout infiniment peu de discussion savante et critique sur les faits \

Ce serait bien \?i.far suoi i terni gia prima trattati ^,

25 mars.

Pour moi.

Remède souverain contre l'amour : manger des pois. Eprouvé aujourd'hui 25 mars, après une promenade très agréable à cheval et un goût vif éprouvé pour la petite voisine du palais Bewern (?).

Quelle est la meilleure manière, pour ma personne de tirer parti des moments de froideur et de maladie ?

27 mars.

Le Flatté, comédie assez plaisante de Goldoni. Ridicu- liser un flatté par la manière dont ses flatteurs se moquent de lui et par la manière dont ils le font aller, par sa vanité,

^ Variante : " C'est radmission de très peu de faits. " ^ Faire siens les thèmes déjà traités auparavant.

582 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

à laquelle ils donnent à propos de nouveaux aliments. T art agit a nel Angelino Belverde. Gozzi, tomo III, 263. Brighella, pag. 261.

29 mars.

J'ai trouvé il y a trois jours dans la Punizione nel Prectpizioy comédie de Gozzi, que je lisais avec un extrême plaisir, cette réponse (tome V, page 267) : J/fonso. ... ed ogni giorno^ il giuro, Tal tributo avérai.

Elvira.

Ed ioy fanciullo^ La tua pietà mai non potrô pagarti ^.

Cette réponse m'a semblé le sublime de la délicatesse, mais il faut se mettre dans la situation.

Je lis depuis deux jours, avec le docte M. Empérius, l'ouvrage de Colquhoun sur la police de Londres, que je trouve diablement bavard.

Je lis les oeuvres de Gozzi, qui me paraît avoir plus d'esprit et un meilleur ton que Goldoni.

Je regrette et désire Charlotte depuis que je ne l'ai plus^.

J'ai été charmé de la prise de Constantinople par les croisés, racontée par Simon de Sismondi à la fin du deuxième volume.

^ Alphonse : Et chaque jour, je le jure, je remplirai cette obligation.

Elvire : Et moi, enfant, je ne pourrai te payer de ta peine.

^ La franchise faisait son caractère, 181 5. (Note de Stendhal, au crayon.)

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 583

[2 avril].

Le 2 avril, rassasié de lecture, j'allai, à neuf heures du matin, porter à M. Daudrillon une lettre de recommanda- tion pour M. de Presle, de Blanckenbourg, il allait le jour même.

En déjeunant, M. Daudrillon, de Bothmer, Kling, l'architecte, et Valory formèrent le projet de passer par Halberstadt. Je leur dis que je les accompagnerais. Je voulais aller demander à M. Clarac les états des domaines de rildesheim. Rentrant pour monter à cheval à midi, je les trouvai chez moi.

8 avril.

Grande inondation arrive à ma porte à une heure et demie du matin le 8 avril.

Je lis la préface de Johnson à Shakespeare. Judicieuse et à discuter.

Voici le titre d'un livre qui peut être bon : An essay towards fining the true Standards of witt and humour y raillery^ satire and ridicule^ etc., etc., by Corbyn Morris, esq. Un vol. in-S", 1744.

Shakespeare a écrit trente-cinq pièces.

1 1 avril.

Je reçois une lettre de Réol qui me dit que M. Z. est appelé, que M[artial] part pour l'Espagne.

J'écris à madame de B[aure], à madame D[aru] la mère, pour demander d'aller en Espagne quand mon affaire ici sera finie.

J'écris à mon grand-père d'écrire à M. D[aru], Mar-

584 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tial et madame D[aru], pour le même objet. Cela fera vibrer toutes les cordes et leur fera dire : " Espagne ".

Je trouve dans le Tableau du Portugal^ ouvrage il y six ou huit phrases charmantes, et de bon ton d'ailleurs en général, cette phrase (p. 207) : " De nos jours, le juif Antonio José a publié des comédies dans lesquelles on trouve un génie particulier et beaucoup de vis comica^ mais il manque de correction ". Voir cela.

[23 avril.]

Le 23 avril, M. de Bothmcr me répète qu'il n'y a pas une bonne tragédie ni une bonne comédie en langue allemande. Ce qui infirme un peu cette décision à mes yeux, c'est que je trouve du mérite dans les quatre pièces de Schiller qui sont traduites en français.

M. de Bothmer me dit, à la même occasion, qu'il y avait en hollandais une excellente tragédie, intitulée Gisbert van Amsteal^ par Van Vondel. " Mais un peu trop dans le genre de Shakespeare ", ajouta-t-il.

Architecte du roi qui arrive de Rome et qui a de l'esprit et du talent me dit qu'il y avait en allemand trois bonnes comédies, dont voici les titres... ^

[le'^mai.]

Le \^^ mai, je tombe par hasard dans une société, chez le grand juge, tout le monde était invité, les Français excepté. Je fais de bonnes observations tout en jouant au pharaon. Madame de Marschall, quoique ayant une fille

^ Stendhal a négligé de donner les titres annoncés.

séjOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 585

à marier, me conviendrait ; elle paraît avoir de l'esprit, et pas de pruderie. Mais je me sens timide à son égard, et d'ailleurs nulle occasion de nous... {La page est inachevée.)

Le 3 mai 1808. J'écris ceci à huit heures précises. J'ai lu très facilement jusqu'à ce moment la Vie de Johnson ^ Je ne crois pas qu'on puisse lire dans ce moment à Marseille ou Madrid.

Voici ma vie d'aujourd'hui, qui me servira d'échan- tillon pour me rappeler celle que j'ai menée au printemps 1808 : à huit heures, le barbier m'a éveillé dans le grand salon, j'ai couché pour la première fois, ce qui m*a valu une promenade militaire à quatre heures du matin, l'épée à la main. J'entendais du bruit dans les chambres voisines, j'étais dans les rêves jusqu'au cou, et, dès que mon imagination est éveillée, je suis timide. Je ne suis brave que quand je suis bête, c'est qu'alors je ne perds pas de vue la terre. Je parle de la vraie bravoure, mon imagi- nation fortifie la bravoure qui vient des passions. Ma colère est si forte qu'elle me donne mal à l'estomac pour vingt-quatre heures.

Après le barbier, j'ai lu quelques pages de la Fie de Johnson^ que M. Eschenbourg m'a prêtée. M. Kœchi arrive : leçon d'allemand, j'explique trois pages de l'histoire des grosses Friederich, Ces trois mots, il y a sans doute trois fautes au moins, montrent mes progrès dans cette langue, parlée par des ennuyeux, et qui a quelques mots expressifs. Après M. Kœchi, j'ai arrangé les procès- verbaux de versement et de partage d'une somme de

^ Ouvrage très remarquable de Bothwell.

586 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

16.000 th[alers], en or. J'ai pris une soupe de pain, d'eau et de beurre.

Je suis allé chez M. Emperius prendre ma leçon d'anglais. Comme ma montre (l'ancienne) avançait, je m'y suis trouvé un quart d'heure trop tôt. J'ai lu, dans une pièce voisine de celle il était, un prologue de Foote. Il faut que je lise cet Aristophane moderne \ Ces quatre pages me font croire que son talent a quelque chose de celui de Beaumarchais et de Molière dans V Impromptu de Versailles.

M. Emperius m'a fait écrire en anglais un livre anglais qu'il me lisait en français. J'ai ensuite expliqué les qua- trième et cinquième scènes du premier acte de Macbeth. J'ai eu un grand tort de ne pas prendre M. Emperius à mon arrivée à Brunsw^ick, je saurais l'anglais et le latin. Sans esprit, c'est un homme excellent pour enseigner les langues.

Après une heure et demie passée chez lui, je suis revenu chez moi, j'ai lu jusqu'à trois heures la Vie de yohnson. J'en ai lu en tout dans la journée cent pages in-octavo avec plaisir, sans dictionnaire, car je n'en ai point.

A trois heures, j'ai travaillé trois quarts d'heure à mon bureau, Rhule m'a dit, dans son jargon d'Allemand flatteur, qu'il allait me quitter pour passer chez M. Voigt, commissaire des guerres westphalien. Ce gredin-là m'a écrit ce soir une lettre qui répond à mes pensées sur son procédé. J'ai répondu avec un mépris invisible pour un Allemand, et dignité.

^ Foote (1720-1777) fut en effet surnommé par ses contem- porains l'Aristophane anglais.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 587

A quatre heures moins un quart, j'ai dîné avec du mouton grillé, des pommes de terre frites et de la salade. Les deux premiers plats viennent de chez Janaux et sont payés 6 bongcrs pièce (18 sous).

Après dîner, Johnson. Je monte à cheval à six heures et rentre à sept heures un quart. Je passe devant la fille du cordonnier qui sourit et rentre. Toute ma journée d'hier a été animée et heureuse du rendez-vous qu'elle m'avait donné et qui a été très original. J'ai ensuite à neuf heures rencontré Charlotte, et nous avons promené ensemble au clair de la lune. Mais la jolie petite fille que je quittais m'avait glacé pour cette beauté de vingt-cinq ans et demi qui en paraît trente-deux.

En rentrant aujourd'hui, à sept heures un quart, j'ai pris du thé : trois tasses, pour m'amuser ce soir avec mon esprit. J'ai lu jusqu'à huit heures et je finis d'écrire ceci à huit heures trente-cinq minutes.

J'ai vu les premiers bourgeons le 1 5 avril * et la nature en plein réveil le 26 avril. Il manque une pluie chaude au bonheur des plantes et à celui de mes nerfs.

4 mai, après avoir lu Tom Jones.

Les idées de propriété et de danger sont rappelées (soit pour elles-mêmes, soit pour en peindre d'autres), sont rappelées beaucoup plus souvent dans un volume anglais quelconque que dans un volume français sur un sujet analogue ^.

^ Je fais du feu le 22 septembre 1808. (Note de Stendhal.) ^ Très vrai. (Note écrite au crayon, sans doute en 18 15, par Stendhal.)

588 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Voir si ce quelconque, qui généralise la remarque qui me vient dans la tête, est fondé.

Ensuite, si cette remarque est juste et générale, cher- cher les idées rappelées le plus souvent dans les livres italiens et français.

J'ai la mauvaise habitude de généraliser sur le champ mes remarques ; cela vient de l'orgueil d'avoir fait une remarque importante, et de la paresse, car il est beaucoup plus aisé, au moyen d'un quelconque ou d'un en généraly de généraliser une remarque que d'examiner avec soin si réellement on a très souvent occasion de la faire.

[8 mai.] Le 15 avril, la nature s'est réveillée un peu ; le 26, généralement ; le 5 mai, l'été est arrivé. J'écris ceci en chemise le 8 mai 1808.

[20 septembre.] J'écris aussi ceci le jour j'ai fait rapporter mes livres de Richmont, le 20 septembre 1808. Cependant, l'on n'a pas froid, mais je perdais trop de temps à aller et venir.

20 septembre 1808.

Je sors de Cabale und Liebe, ou P Amour et PIntriguey drame de Schiller.

Je trouve du vague dans la sensibilité, que l'auteur n'a pas assez approfondi les grandes idées, enfin que ses personnages n'ont pas assez d'esprit. A cela près et des longueurs à la fin, c'est une bonne pièce, mais cette sensibilité appuyée sur des idées vagues et enflées, comme celle de Werther, et qui me semble une suite du peu

séjOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 589

d'esprit et du peu de caractère de la nation, ne m'émeut pas.

Le principal défaut des Allemands, à mes yeux, est de manquer de caractère. Outre la nature, que j'observe tous les jours, il me semble qu'on voit ça clairement dans la différence du style allemand et du style espagnol, même dans les traductions françaises. Qu'on lise les nouvelles de Cervantes, les mémoires de don Philippe, et deux ouvrages allemands analogues.

Ensuite leur gouvernement leur a donné l'esprit de formalité, le génie jurisconsulte.

Ensuite, la lecture de Bible les a encore rendus niais et enflés. Cette cause agit également sur le caractère anglais. ^

La froideur des Allemands s'explique bien par leur nour- riture : du pain noir, du beurre, du lait et de la bière ; du café cependant, mais \\ leur faudrait du vin, et du plus généreux, pour donner de la vie à leurs muscles épais.

Ils ne peuvent pas vivre sans femme (le libraire de M. Heyer), beaucoup d'enfants. Peu de cocus.

Bonne foi remarquable dans la nation. Preuve : les nombreux envois d'argent par la poste.

Depuis un mois environ, les préjugés qui me cachaient le caractère allemand tombent de toutes parts, et je com- mence à le voir nettement, je crois. Les plus grands souverains du XV IIP siècle, Frédéric II et Catherine II, étaient de cette nation. Mais je n'ai pas encore trouvé que depuis qu'elle a dégénéré du caractère que lui donne

* A deux reprises, Stendhal a écrit au crayon, en face de ce paragraphe et des deux précédents, ce jugement : " Vrai ".

590 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tacite, elle ait produit des génies ardents, comme le prince de Condé, par exemple.

23 septembre 1808.

Ministres. Il existe dans notre caractère français actuel (comité de notre gouvernement) un assez grand nombre d'hommes, tels que Maub. St Gero {sic), qui ont assez d'orgueil pour mépriser les succès fondés sur les petites choses, et un besoin, aussi indispensable pour eux que celui du pain et de l'eau, des applaudissements con- tinuels du public, c'est-à-dire pas assez d'orgueil pour les mépriser. Ces hommes sont bilieux, peu sensibles dans le sens ordinaire ; mais, très malheureux par leur insatiable orgueil, ils reçoivent quelquefois les louanges, qui sont de véritables consolations pour eux, avec une sensibilité absolument semblable à la véritable. Heureux, ils sont la dureté même ; du reste, bilieux, actifs et braves.

Ces hommes sont faits pour occuper les places que donne le gouvernement, ils doivent faire d'excellents ministres.

26 septembre 1808.

Voilà bientôt deux ans que je suis à Brunswick, sur quoi je fais la réflexion suivante : j'ai pris les gens de ce pays-ci en vrai jeune homme, en vrai Français, blâmant devant eux, comme s'ils étaient des philosophes au-dessus des préjugés, ce qui me semblait blâmable, et laissant même entrevoir mon mépris pour leur lourde épaisseur.

Dans la première garnison que je ferai sur les bords de l'Ebre ou sur ceux de l'Elbe, me déclarer en arrivant enthousiaste du pays.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 59 1

[i" octobre.]

Je fais du feu pour la première fois le 22 septembre 1808. Il est indispensable le i^"" octobre 1808. Je l'avais cessé le... ^

[Vers le 10 octobre.]

Foire incessamment (le 13 octobre, jour anniversaire de mon départ de Paris).

L'examen de ma conscience : comme homme qui cherche à se former le caractère, les manières, à s'instruire, à s'amuser, à se former dans son métier.

Je ne sais si dans un an je penserai sur Wilhelm comme aujourd'hui, mais il me semble que la seule élégance qui lui convienne est celle du genre Buck : culotte de peau, bottes à revers, linge frais, habits très neufs, belle montre, étalage d'une grande commodité, qui suppose richesse ; le maintien, la démarche, etc. d'un homme qui se fiche de tout. (M. de B. me disait la même chose de lui, lors- qu'il prenait l'air petit-maître.)

13 octobre 1808. Style de l'Histoire, La gravité, la gravité... Mon style aura un caractère particulier en se moquant un peu de tout le monde, sera juste, et n'endormira pas.

Pourquoi veut-on la gravité? Pour changer les hist[oriens] en prédicateurs, pour corriger les vices. Qui l'histoire veut-elle instruire ? Kings. Ils se foutent d'elle. En ridiculisant leurs instruments, on rendra difficile,

^ La date a été laissée en blanc.

59^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

impossible même pour eux, ce qu'on a tenté inutilement de leur rendre odieux. Je m'abstiendrais d'enlever une jolie femme à son mari, parce qu'un auteur estimé, nommé Tacite, auteur sérieux, flétrit ce crime ? La belle raison ! (Traduit de S. T. page 7 du i^"" volume.)

14 octobre 1808.

Les souverains ont, en fait de goût, un grand avantage: c'est d'être entourés, en artistes, de l'élite de ceux qui vivent de leurs jours. L'Empereur vient d'accorder une audience à Gœthe, à Erfurt, et de parler avec lui de litté- rature allemande. Le poète aura probablement présenté ses pensées mères. L'Empereur peut donc avoir des idées beaucoup plus saines de cette littérature que le commun des hommes. Et il en est ainsi pour tout.

Louis XIV conversait sur la poésie avec Boileau, Molière et Racine.

19 octobre 1808. La lumière qu'elle répandait était si sombre que nous

l'apercevions seulement sans en être éclairés.

... Un luth tout accordé. {Gil Blas, III, 269-270.) Ces traits me frappent. Ne pas se donner mal à la tête

en louchant, après avoir pris du café. M. Kuster copie la

bataille d'Oudenarde.

Le 28 octobre 1808. Le plus beau jour d'automne que j'aie remarqué ici. J'écris ce qui est ci-contre \ Charlotte jalouse et pénétrée

^ En face, Stendhal a noté quelques réflexions sur la guerre de la succession d'Autriche, à laquelle il travaillait à cette époque.

SÉJOUR DE STENDHAL A BRUNSWICK 593

d*amour. La Bibliothèque Britannique arrive enfin \ Je fais mon premier thème allemand.

Chaque homme est un paresseux : il met le bonheur derrière l'événement le plus facile. Henri, par exemple, dans les femmes comme madame Gherardi, et il y trouverait probablement Tennui. il trouvera le bon- heur, c'est dans le gr. {sic). Mais la paresse le retient.

Novembre 1808.

Charmant voyage à Cassel. Parti le 13 avec Tordre d'aller à Paris dans la poche, de retour le 20.

Bonhomie parfaite et gaieté de Meurizet, Morand. Ambition pateline de Héron de Villefosse.

Voyage très agréable. Aller et retour avec le Hollandais Mauvillon.

M. de Laf. et son aimable femme. Bonhomie. Quel contraste avec l'habit brodé 1

Il n'y a pas jusqu'à la petite Westphalen qui n'ait été bonne, dans ce voyage.

Il coûte 120 francs environ.

Stendhal.

^ Beyle avait écrit, le 2 décembre 1807, au libraire Paschoud, pour s'abonner à la partie littéraire de la Bibliothèque Britannique. (Correspondance, éd. Paupc et Chéramy, t. II, p. 31 1-3 12.)

4

594

AETERNAE MEMORIAE PATRIS

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé...

...Depuis, il y a toujours, suspendu dans mon front et qui me fait mal,

Délavé, raidi de salpêtre et suri, comme une toile d'araignée qui pend dans une cave,

Un voile de larmes toujours prêt à tomber sur mes yeux.

Je n'ose plus remuer la joue ; le plus petit mouvement convulsif, le moindre tic

S'achève en larmes.

Si j'oublie un instant ma douleur.

Tout à coup, au milieu d'une avenue, dans le souffle des arbres,

A travers le grondement d'une rue, que sais-je.

Ou dans une plainte lointaine,

A l'appel d'un sifflet qui répand du froid sous des hangars.

Ou dans une odeur de cuisine, un soir.

Qui rappelle un silence d'autrefois, à table

Amenée par la moindre chose.

AETERNAE MEMORIAE PATRIS 595

Ou touchée comme d'un coup sec du doigt de Dieu sur ma cendre,

Elle ressuscite ! Et dégaine ! Et me transperce du coup mortel sorti de l'invisible bataille intérieure,

Aussi fort que la catastrophe crève le tunnel.

Aussi lourd que la lame de fond se pétrit d'une mer étale.

Aussi sec que le volcan fend sa grenade lumi- neuse !

Je t'aurai donc laissé partir sans rien te rendre De tout ce que tu m'avais mis de toi, dans le cœur !

Et je t'avais lassé de moi, et tu m'as quitté. Et il a bien fallu cette nuit d'été pour que je comprenne...

Pitié ! Moi qui voulais... Je n'ai pas su... Par- don, à genoux, pardon !

Que je m'écroule enfin, pauvre ossuaire qui s'éboule, oh pauvre sac d'outils dont la vie se débarrasse dans un coin...

Ah, je vous vois mes aimés. Je te vois. Je te verrai toujours étendu sur ton lit.

Juste et pur devant le Maître, comme au temps de ta jeunesse,

Avec ton sourire mystérieux, contraint, à jamais fixé, fier de ton secret, relevé de tout ton labeur,

59^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

En proie à toutes les mains des lumières droites et durcies dans le plein jour,

Grisé par l'odeur de martyr des cierges ;

Avec les fleurs qu'on avait coupées pour toi sur la terrasse,

Tandis qu'une chanson de pauvre pleurait par- dessus le toit des ateliers dans une cour.

Que le bruit des pas pressés se heurtait et se trompait de toutes parts.

Et que les tambours de la Mort ouvraient et fermaient les portes !

Je t'ai cherché, je t'ai porté

Partout. Dans un square désert au kiosque vide, j'étais seul

Devant la grille du couchant qui sombre et s'éteint, comme un vaisseau qui brûle, derrière les arbres...

Un jour... dans quelque ville de province aux yeux mi-clos, qui tourne et s'éteint

Devant la caresse hâtive des express...

Dans une boutique bougent d'un air bou- deur des figures de cendre ;

Sur la place vide souffle l'oubli ;

Aux rides des rues, aux cris des voyages...

AETERNAE MEMORIAE PATRIS 597

A Taube, hors barrière, dans un quartier d'u- sines,

...Au tournant d*un mur, une averse de charbons lancée par des mains invisibles ;

Un tuyau qui fume en sanglotant...

Dans les faubourgs et les impasses meuglent les sirènes, les scieries se plaignent, les pompiers sont surpris par un retour de flamme, à Theure les riches dorment...

Un soir, dans un bois, sous la foule attentive des feuilles qui regardent là-haut filer les étoiles comme un sillage.

Dans l'odeur des premiers matins et des cime- tières.

Dans Tombre sont éteints les déjeuners sur l'herbe.

les insectes ont déserté les métiers...

Partout je cherchais à surprendre la vie Et le signe d'intelligence du mystère J'ai cherché, j'ai cherché l'Introuvable...

O Vie, laisse-moi retomber, lâche mes mains ! Tu vois bien que ce n'est plus toi ! C'est ton souvenir, qui me soutient !

Léon-Paul Fargue.

598

PROTÉE

DRAME SATYRIQUE EN DEUX ACTES

A la suite de VOrestie^ Eschyle avait composé un drame satyrique dont il ne nous reste que le titre : PROTÉE, Cest en rêvant sur ce titre que je me trouve avoir écrit la pièce suivante,

P, C,

PERSONNAGES :

PROTÉE

MÉNÉLAS

HÉLÈNE

LA NYMPHE BRINDOSIER

LE SATYRE-MAJOR

SATYRES

PHOQUES

pROTie 599

ACTE I

Vîle de Naxos que pour la commodité de P action on supposera placée entre la Crète et V Egypte. On la voit tout entière au milieu de la scène comme un grand gâteau de mariage anglais en sucre blanc ou comme le couvercle d^une soupière rococo. Cest un assemblage assez prétentieux de rocailles pittoresques péniblement terminé au sommet par une espèce de boucle ou de volute. Le rivage est représenté par des toiles d^ emballage bordées pour écume d^une ruche blanche froncée et la mer par une grande étendue de linoléum.

Le fond de la scène est caché par des bandes d"* étoffe grise.

SCÈNE I

LA NYMPHE BRINDOSIER

Satyres chèvre-pieds, triste brigade, écoutez- moi ! de ceux que Protée, le vieillard absurde de dessous la vague,

A ramassés un par un comme on pique les grains mûrs d'une grappe.

Quand ils riboulaient de Tun de nos bateaux, car ces bêtes n'ont pas le pied marin, et vous pensez si nous nous amusions à les ramasser !

Et ce n'est pas une fois ni deux que le Fils de Zeus a traversé et retraversé avec furie d'un bord à l'autre cette mer si bleue qu'il n'y a que le sang qui soit plus rouge 1

Soit qu'il se porte vers l'Inde, soit qu'il ait envie

600 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de la Thessalie, car ce n'est pas la raison ni aucun ordre qui conduit le dieu du vin î

Et quand le chef même titube,

A quel fil voulez-vous que se rattache un pauvre Satyre, quand la mer et le bateau dansent à qui mieux mieux.

Et que tout au hasard monte et descend, et vous direz que c'est nous qui sommes ivres !

Et que la voilà quand elle s'apaise toute paon- nante au soleil de grandes fleurs de pive dans le grésillement de l'écume !

M'entendez-vous, petits frères ?

LES SATYRES, faiblement derrière la scène (Chœur polyphonique,)

Méééé!

BRINDOSIER

Quelle triste voix ! Mais je vous le dis, bientôt vos douleurs prennent fin,

Et l'étroite prison de cette œuvre d'art que Protée appelle son île, et le régime absurde, et l'esclavage du Vieillard î

Bientôt le vaste monde à nouveau nous est ouvert ! Ah, qu'il y fait bon mener son train alors que tout est désert encore.

Et qui reprocherait à un dieu dans sa joie de prendre la forme d'une bête, s'il ne peut s'en empêcher.

protée 6oi

Une fois qu'il a pris Todeur de la terre, plus forte que celle d'un lion ou de troupeaux fumants,

Alors que c'est le matin, et que tout est libre encore, et qu'il n'y a pas une Face-pâle à voir, et que le monde est à nous !

Sus, durs paysans ! que d'autres de vos frères partent à la recherche des métaux sous la terre ! mais nous, c'est de son sang vivant que nous voulons tâter !

A nous de reconnaître la longue et brûlante colline sous les prunelliers pour y mettre la vigne comme un fausset tortueux et le pépin de feu entre les durs silex !

Ce soir nous serons partis, mes compagnons !

LES SATYRES

( Chœur polyphonique,) Méééé ! Méééé! Méééé!

BRINDOSIER

M é é 1 M é é I Oui, vous pouvez bêler ! bêtes à laine ! bêtes à chagrin 1 demi-bêtes et demi-dieux ! Notre salut est proche !

Nous pillerons la grappe encore ! Frais vallon, nous couperons d'un jus rouge encore l'eau rapide et glacée de ton artère 1

Et je déterrerai pour vous ce pot que j'ai enfoui jadis entre les pieds du dieu Chronos, empli d'un dur nectar qui est aussi brun que la giroflée !

6o2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A la fête des vendanges quand on flambe les vieilles queues avec une mèche de soufre,

Vous me verrez danser encore pour vous sur la tonne roulante, une torche dans chaque main !

Aussi vrai que mon nom est Brindosier, et la chèvre montagnarde qui m'a conçue

M'a nommée ainsi à cause de la manière dont je sais prendre le poignet d'un homme et le ficeler tout à coup comme une couleuvre.

Comme ces longs rubans que le vigneron porte au cordon de son tablier I

Et seul le vieillard Protée a su un jour me prendre et me capturer, avec ses perles idiotes ! (mais je lui revaudrai ce tour.)

Car j'ai regardé dans ses phylactères prophé- tiques où lui-même ne comprend rien, archives du Futur, et j'y ai vu des choses qu'il ne sait pas.

Notre délivrance approche !

Voici que le divin Ménélas, le fils d'Atrée, le gendre de Jupiter,

Approche sur un navire aussi fou que son maître,

Et à chaque vague le fier cheval à la crinière de chevilles comme une contrebasse qui sans voile et sans gouvernail entraîne la nef cabriolante

Pique du nez dans la plume et le relève incon- tinent vers le ciel comme une cocotte qui boit.

Il arrive l II débarque !

PROTÉE 603

LES SATYRES

(Chœur polyphonique interrompu,) Méé! Méé!

(Une flèche^ puis une autre vole au travers de la scène^ fuite éperdue des Satyres,)

ME LAS, derrière la scène

Maintenant j'ai les deux pieds à terre^et je défie les dieux !

BRINDOSIER

Il est sauf et, bien sûr, la première chose à faire est de blasphémer.

Elle se retire h V écart. Entre MENELAS^ F arc au dos y tenant de la main droite une épée et de la main gauche la main d"* une femme voilée ^ HELENE,

SCÈNE II

MÉNÉLAS

Dieux ! ce n*est donc pas assez d'avoir déchaîné tous les éléments ensemble contre moi,

Et si ce coup de foudre par le travers de Syra, qui a fait de mon mât une écharde ne nous a pas coupés en deux, c'est pas la faute de celui qui Ta ajusté !

11 faut encore vous moquer de moi 1

Ce matin voilà le bateau contre le vent sans

604 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rames ni gouvernail qui se met à marcher tout seul comme quelqu'un qui sait il va.

Et voilà la terre, c'est bien. Mais la première chose que je vois sur un rocher qui me regarde avec ses gros yeux,

C'est un sauvage avec de grandes cornes de bélier qui lui sortaient de la tête, qui me regardait en me tirant la langue.

J'ajuste le monstre, je tire, il fuit.

Et fuyant à petits sauts il me montre des cuisses et un derrière tout couverts de long poils comme celui d'un bouc !

Que me veut cet être biscornu ? Alors, ce n'est pas assez de me poursuivre, il faut encore m'in- sulter 1

Car les choses que je ne comprends pas sont pour moi comme une insulte personnelle.

Un homme avec un cul de bouc, j'en ai le rouge au front !

C'est bien, je vous défie tous, là-haut, toute la séquelle dans l'Ouranos î

Et toi-même, le beau-père ! Qu'est-ce que tu faisais pendant que Paris m'enlevait ta fille ?

C'est alors qu'il fallait brandir tes pétards et ta machine à tonner !

Mais c'est bien. Sans toi je suis allé la reprendre elle était.

Et je ramènerai à Sparte avec moi celle-ci que j'ai épousée et qui est ma propriété.

PROT^E 605

Que tu le veuilles ou non, malgré le vent et la tempête, et toutes ces choses que Ton ne com- prend pas.

L'épée du moins est une chose que Ton com- prend et le bel Alexandre, là-bas, en a tâté, ce cher Paris !

Viens, Hélène, tiens bien ma main, je ne te l lâcherai pas.

Et je ne puis dire que je tire de toi grand r plaisir.

Mais enfin, telle quelle, c'est toi, et je te tiens, et tous te reconnaîtront, et je te ramènerai dans Sparte.

Entre BRIND OSIER,

Qui va ?

Salut, héros !

// la met enjoué.

BRINDOSIER

SCENE III

MÉNÉLAS

Qui es-tu }

BRINDOSIER

Salut, fils d'Atrée et gendre de Jupiter !

MÉNÉLAS

Comment me connais-tu }

6o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Qui ne connaît Ménélas et la vengeance qu'il a tirée de Priam ?

Toute la mer, bleu-sur-bleu, est emplie de ta gloire !

Abats cet arc.

MÉNÉLAS

Es-tu de la bande aussi de ces sauvages ?

BRINDOSIER

Je ne suis qu'une pauvre Nymphe, et ma mère m'appelait Brindosier,

A cause de mes mœurs rustiques et de mon simple langage.

MÉNÉLAS

Allons, une Nymphe à présent ! Et ce sont des cornes que je vois sous tes cheveux .?

BRINDOSIER

A peine. De tout petits cornichons d'écaillé blonde, un simple ornement.

Et vous ne me ferez pas croire qu'un homme comme vous

N'ait jamais rencontré de nymphe dans sa vie ?

Abats cet arc, héros, qui me fait frémir !

MÉNÉLAS, abaissant son arc et la main sur son èpée Tout cela n'est pas clair.

PROTÉE 607

Mais je n'ai peur de rien. Il n'est pas né, celui qui m'enlèvera celle que je tiens par la main î

BRINDOSIER

Qui est-ce ?

MÉNÉLAS

Ecoute. Elle te le dira elle-même.

HÉLÈNE

Je suis Hélène.

Elle se tait,

BRINDOSIER

Eh quoi, c'est la fameuse Hélène que vous tenez par la main ?

MÉNÉLAS, avec orgueil Elle-même.

BRINDOSIER

Salut, Hélène.

MÉNÉLAS

Elle ne répondra pas. Depuis ce qui est arrivé. Elle est si tellement pleine d'orgueil qu'on ne peut rien en tirer

Hors " Je suis Hélène " !

BRINDOSIER

Salut, fille de Jupiter !

6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Quel est cet air de doute et d'étonnement ?

BRiNDosiER, h tirant h part Monsieur, c*est que nous avons ici une autre Hélène.

MÉNÉLAS

Une autre Hélène ?

BRINDOSIER

Il y a juste dix ans et le jour tu ne la vis plus dans ta maison.

MÉNÉLAS

J'ai entendu déjà cette bonne histoire D'une autre Hélène qui vit entre la Crète et l'Egypte.

BRINDOSIER

Veux-tu la voir }

MÉNÉLAS

Je n'y tiens pas le moins du monde.

BRINDOSIER

Laisse-moi voir celle-ci.

MÉNÉLAS

A quoi bon }

BRINDOSIER

As-tu peur }

PROTÉE 609

MÉNÉLAS, levant le voile d' HELENE

Voilà comme j'ai peur.

BRINDOSIER regarde HÉLÈNE et ne dit rien.

Eh bien ? Naturellement c'est le même visage ?

BRINDOSIER

Oui.

MÉNi:LAS

J'attendais cela ! c'est encore un tour pour me vexer î

Mais je suis un vieux chien dont on ne brouille pas les voies si aisément.

BRINDOSIER

Qui donc, si pas elle, t'aurait décrit à moi si justement que je te reconnus aussitôt }

Ce teint coloré, ce front bas, ces petits yeux défiants, et cet air de taureau ?

Et cette mèche blanche qui le jour de ton ma- riage déjà se mêlait à tes boucles d'hyacinthe ?

Allons, lève ce casque.

MÉNÉLAS, se démasquant C'est vrai.

BRINDOSIER

Veux-tu d'autres détails ? Qui d'autre te con- naîtrait ainsi ?

S

6 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Je sais que la véritable Hélène est celle que je tiens par la main.

BRINDOSIER

Tu le sais ?

MÉNÉLAS, déclamant Je le sais, je le vois, et j'en suis convaincu.

BRINDOSIER, de même

Mais on n'est convaincu que quand on n'est pas sûr.

MÉNÉLAS

C'est Hélène.

BRINDOSIER

Quelles preuves en as-tu .''

MÉNÉLAS

Quelles preuves } Je n'en veux d'autres que Troie en cendre et deux cent mille hommes égorgés !

Et ces dix ans de patience forcenée, l'un après ' autre, faits de jours que j'ai tous comptés.

Et ma nièce Iphigénie mise à mal, et l'attente suprême dans le ventre du Cheval de bois !

Et tu dis que ce n'est pas Hélène !

PROTÉE 6ll

BRINDOSIER

L'appât des dieux qui voulaient détruire Priam a été bon.

MÉNÉLAS

Ne me mets pas en colère, tais-toi ! et dis-moi quelle est cette île.

BRINDOSIER

Naxos.

MÉNÉLAS

Naxos ? D'après la carte elle est bien plus au nord.

BRINDOSIER

Elle est ici pour le moment.

MÉNÉLAS

Très bien. Et quel est le maître de Naxos .?

BRINDOSIER

Le vieillard Protée, roi des Phoques et de tous les monstres amphibies.

MÉNÉLAS

Peut-il me donner un grand morceau de chêne de 20 coudées pour faire un mât ? et un autre de lo coudées pour faire une antenne ? et 60 brasses de funin, et 100 pieds carrés de bonne voile de

6l2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lin, et 40 paires d'avirons, et de Tétoupe, et trois chaudières de goudron, et un peu de peinture ?

BRINDOSIER

Tout cela, il peut te le donner. Mais il est avare.

MÉNÉLAS

Je n'ai rien du tout pour le payer.

BRINDOSIER

Tu peux te faire donner tout cela sans argent.

MÉNÉLAS

Comment ?

BRINDOSIER

Par art et ruse, que moi, Brindosier, t'ensei- gnerai.

MÉNÉLAS

Mais toi-même que fais-tu ici ?

BRINDOSIER

Bacchus notre maitre

M'oublia derrière lui quand il vint quérir Ariane ici.

(Baissant les yeux,) Le vieillard Protée m'avait séduite.

MÉNÉLAS

Est-il si beau ?

PROTÉE 613

BRINDOSIER

Il est poisson jusqu'à la ceinture.

MÉNÉLAS

Tout est donc à moitié dans ce pays ! S'il y avait des canaris je parie qu'ils seraient à moitié goujons !

BRINDOSIER

I Tout de même un homme-poisson, c'est rare !

MÉNÉLAS

Est-ce tout ce qui te plaisait en lui ?

BRINDOSIER

I m'avait promis des perles.

MÉNÉLAS

Et moi, je n'ai pas de perles à vous promettre. Mademoiselle, et je ne vous donnerai rien du tout.

BRINDOSIER

Tu me ramèneras avec toi ?

MÉNÉLAS

Cela, oui, ça peut se faire.

BRINDOSIER

Jure î

MÉNÉLAS

Je le jure ! par Zeus, par la terre, par le ciel.

6 14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

par le Chaos, par le Styx, par tous les dieux, par tout ce que tu voudras !

BRINDOSIER

Moi, et ces tristes animaux ?

MÉNÉLAS

Quels animaux ?

BRINDOSIER

Ces Satyres, mes compagnons.

MÉNÉLAS

Non, ils empoisonneraient le bâtiment.

BRINDOSIER

Tu as besoin d'un équipage.

MÉNÉLAS

C'est vrai. Mais qui donc a parqué ce troupeau de chèvres ici ?

BRINDOSIER

N'as-tu jamais vu ces longs poissons noirs, qui se jouent autour des navires et ne les quittent pas ? I Ce sont les coupants marsouins, ennemis des pê- cheurs, terribles aux filets.

MÉNÉLAS

Ce sont les amis du marin. Ils dansent et lui donnent la comédie. Eux et les mouettes, leurs commères criardes.

PROTÉE 615

On est sûr de les trouver, quand le coq appa- raît à Tarrière avec ses seaux d'épluchures.

BRINDOSIER

Tout ce qui tombe à la mer appartient à Protée.

MÉNÉLAS

Ouais ! il doit avoir des magasins bien garnis !

BRINDOSIER

Tout cela est rangé et classé dans les profondes soutes qui sont au dessous de cette île avec un ordre superbe.

Les avirons, les ancres perdues,

Les mâts suivant leur taille, et je ne sais com- bien de rouleaux de cordages et de voiles avec toutes les marques de la Méditerranée,

Marmites craquées, vieux couteaux, fanaux, accordéons, astrolabes, épissoires, figures de proue.

Tout lui est bon, de tout cela il est amateur.

MÉNÉLAS

Bien, très bien ! tout cela va me servir.

BRINDOSIER

Et le voilà, profitant du travail de Bacchus notre maître, qui a incessamment à courir d'un bout du monde à l'autre,

Et du Caucase jusqu'à Madère là-bas dans la houle Atlantique,

6l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour enguirlander toute l'Europe des doigts entrelacés de ses sarments,

Qui s'est mis à faire collection de Satyres !

MÉNÉLAS

Idée digne d'un phoque !

BRINDOSIER

C'est que tu ne les as jamais vu s'envoler et traverser la fumée comme des projectiles à vingt pieds en l'air au-dessus d'un grand feu de bois sec !

L'antilope de Syrie qui des quatre pieds sans aucun poids vient se poser sur la tête de son pâtre,

Qu'est-ce qu'elle est à côté de nos grands sauteurs ?

C'est pourquoi Protée afin d'animer ces rocailles,

A commencé cette collection de demi-dieux.

MÉNÉLAS

J'ai failli en casser un tout-à-l'heure.

BRINDOSIER

Ah, extermine-les tous de tes flèches !

Ah, cela vaudra mieux que de béquiller miséra- blement à cloche-pied sur ce vilain petit tas de pierrailles.

le vieillard marin nous entretient de mets absurdes.

protée 617

MÉNÉLAS

Quels ?

BRINDOSIER

D'eau minérale et de lait concentré !

Ou de fromage de cachalot, quand on peut s'en procurer de temps en temps.

Et Teau de pluie que nous ramassons,

Il faut que nous en arrosions six plants de tabac dont il est fier et qui ne paient rien à la Douane.

^Ah, nous serions tous morts sans cette amphore arfumée de vin de Crète Dont il nous reste un tesson. Et nous nous le passons à respirer de temps en temps.

MÉNÉLAS

Triste régime !

BRINDOSIER

Et pas un bon bourbier sentant fort la forêt, pour s'y vautrer de temps en temps comme les Satyres en ont besoin à la manière des sangliers et des autres bêtes !

Etonne-toi qu'ils aient le poil pendant et déco- loré comme la barbe d'un philosophe.

Tout est sec et propre dans cet horrible endroit incessamment lavé et brossé et rebrossé par la mer et par le vent.

6l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'ail sauvage même, et les œillets de sable, et les farigoulettes,

N'y peuvent prendre racine.

MÉNÉLAS

Eh bien, je jure par Zeus de vous faire sortir d'ici.

Dis-moi ce qu'il faut faire.

BRINDOSIER

Es-tu fort ?

MEisiELAS fait jouer ses mains et ses bras

Ce sont de terribles pinces. Quand je le tiendrai dedans, il saura quels athlètes on fait à Sparte.

BRINDOSIER

Est-il vrai que tu as étouffé Paris dans tes bras }

MÉNÉLAS

Il les a trouvés moins frais que ceux de ma femme, ho, ho !

Il n'y a pas de quoi me vanter.

Il était gras et sans aucunes vertèbres comme un haricot vert.

BRINDOSIER

Eh bien, dans ce cas, ceinture-arrière!

^

PROTÉE

MÉ^NÉLASy faisant le geste Comme cela ?

619

BRINDOSIER

Ceinture-le par derrière et tiens bon ! et prends garde à ses coups de queue, le vieux requin 1

MÉNÉLAS

N*aye pas peur, ma fille !

BRINDOSIER

Ne le lâche pas quoi qu'il fasse !

MÉNÉLAS

Le bon vieux ne me fera rien du tout.

BRINDOSIER

Et même si tout-à-coup tu tiens un lion rugis- sant entre tes bras, ...

MÉNÉLAS

Un lion }

BRINDOSIER

N*as-tu jamais ouï parler des tours du Vieux-de- la-Mer } et qu'il devient à volonté un lion ? Du feu ? De l'eau } Un dragon ? Et un arbre fruitier ?

620 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Pourquoi un arbre fruitier ?

BRINDOSIER

Je ne sais, c'est comme ça. Ne te laisse pas étonner. C'est Tordre invariable. Il n'a aucune imagination. Rappelle-toi bien.

(Elle compte sur ses doigts.)

Un lion d'abord, puis un dragon, puis du feu, puis de l'eau, puis un arbre fruitier. Quand tu verras l'arbre fruitier, c'est fini, et tu auras le bonhomme à ta merci.

MÉNÉLAS

Un arbre fruitier, très bien ! Que de choses on apprend quand on se met à naviguer !

BRINDOSIER

N'oublie pas de lui prendre ses lunettes, c'est d'elles qu'il tient son pouvoir surnaturel.

MÉNÉLAS

Ses lunettes, très bien !

BRINDOSIER

Ne laisse pas le vieux phoque t'échapper car il est glissant et tout huileux.

MÉNÉLAS

N'aie pas peur, j'ai déjà vu un phoque qui parlait.

PROTÉE 621

C'est un batelier de Chersonèse qui nous Tavait amené.

Il chantait en langage scythique et appelait à grands cris son cher père et toute sa famille.

BRINDOSIER

Quand il aura fini de faire Farbre fruitier et que tu lui auras pris ses lunettes.

Tu pourras lui demander tout ce que tu vou- dras.

MÉNÉLAS

Un mât, des voiles, du goudron .''

BRINDOSIER

Tu peux tout lui demander, ce qui se passe sur la terre et sur la mer. Il sait tout, il a un abonne- ment.

MÉNÉLAS

Un abonnement.''

BRINDOSIER

Ne sais-tu pas qu'à tous les dieux de la mer et de la terre suivant leur grade Jupiter sert un abonnement ?

De temps en temps il leur envoie Un ruban étroit de papier transparent.

MÉNÉLAS

Eh bien ?

622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE]

BRINDOSIER

Il suffit de le dérouler devant une lanterne et Ton voit tout à la fois.

Le passé, le présent, et l'avenir.

Moi, je n'y comprends rien. Mais tu peux avoir confiance en Protée.

MÉNÉLAS

Alors je ne serais pas fâché de savoir ce qu'est devenu mon frère et ce que fait ma belle-sœur | Clotilde à Argos.

BRINDOSIER

Clytemnestre, veux-tu dire ?

MÉNÉLAS

Clytemnestre. Les pays chauds vous brouillent la mémoire.

Il revenait de mauvais bruits de là-bas.

BRINDOSIER

Tu peux tout lui demander.

MÉNÉLAS

Allons ! est le vieux ?

BRINDOSIER

Tous les jours à midi il vient ici pour donner à manger à son troupeau.

Laisse-moi causer un peu avec lui et quand je lèverai la main,

PROTiE 623

Approche-toi sans qu'il t'entende, et zou ! presto ! ceinture-le par derrière ! Qu'est-ce qui t'ennuie ?

MÉNÉLAS

Brindosier !

J'aimerais bien, ah, j'aimerais bien avoir un peu plus de confiance en toi !

BRINDOSIER

Mon intérêt n'est-il pas le tien ?

MÉNÉLAS

Ce sont ces cornicules sur ta tête qui m'ennuient.

BRINDOSIER

Crois-tu que je ne puisse te donner un bon conseil ?

MÉNÉLAS

Quel bon conseil peut-il y avoir dans une tête cornue ?

BRINDOSIER

Sais-tu seulement pourquoi ton bateau allait au hasard sans que tu puisses le diriger ?

MÉNÉLAS

Pourquoi ?

BRINDOSIER

Regarde à la proue.

624 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Eh bien ?

BRINDOSIER

Ne vois-tu pas que le pauvre gros bon œil est tout effacé !

MÉNÉLAS

C'est vrai, par Zeus !

BRINDOSIER

Comment donc veux-tu que le bateau puisse se diriger sans son œil ?

MÉNÉLAS

Tu as raison. Je n'y avais pas pensé. Par Fane ! par le chien ! tu es une fille de bon sens et j'ai confiance en toi.

BRINDOSIER

Cache-toi là-bas sous ces pierres et quand je lèverai la main...

MÉNÉLAS

Entendu ! Viens, Hélène !

// sort par le fond ^ emmenant HELENE,

BRINDOSIER

Parle-lui donc de notre Hélène aussi !

Elle sort par la droite.

PJ^OTÉE 625

SCENE IV

LE REPAS DES PHOQUES

(Musique)

Le plateau tourne apportant un autre site de Vile, On voit Protée tout nu dans une bai- gnoire à fond convexe dans laquelle il se balance et dont le robinet est remplacé par un bouchon. Il est très gros et poilu. Barbe blanche assez maigre^ oreilles pointues. Crâne luisant avec quelques rares cheveux. Sur les yeux des lunettes d'automo- biliste. Près de lui sont rangés six plants de tabac dans des pots.

Il y a devant lui une corbeille de joncs remplie de poissons qu'il jette à ses phoques, ^

PROTÉE

Cot', cot'j cot', cot', cot'5 ! Ici mes moutons ! Ici mes petits poulets 1 Cot', cot', cot', !

Des têtes rondes de phoques apparaissent ça et dans la mer.

Nous y sommes tous ? Un, deux, trois, quatre, six, huit, onze, douze. Treize ! Le compte y est !

^ A la scène poissons et phoques peuvent être remplacés par rimagination des spectateurs et par la musique.

6

626 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A qui le cabillaud, à qui le congre, à qui les rougets ? à qui le filet de flétan ? Cot', cot', cot*, I à qui la belle alose ?

Tumulte^ bataille^ cirque^ écume^ bonds des phoques qui se précipitent du haut des rochers dans Veau neige et turquoise^ braie- ments, trompettes, coups de queues et de nageoires, (Tout cela est exprimé par la musique.)

Ici, Moustache 1 hâle-toi sur tes défenses ! nous ne sommes plus jeunes, mon gros. Tiens, prends ce diable, tu n'en as pas peur 1

Et toi, Otarys, ma mignonne, viens prendre cette belle limande, marche voir un peu sur tes nageoires de devant, comme sur de petits panta- lons !

Elle lui prend le poisson dans la main,

A qui la friture ?

// semé a pleines mains de petits poissons. Cirque.

A toi. Rhésus ! à toi, Gorgô ! et toi, le petit, qu'est-ce que tu as à braire là-bas comme un âne ? Attrape, mon petit tonneau 1

Nouvelle distribution de poissons. Cirque.

lou, le panier est vide.

Et maintenant, aux choses sérieuses ! au travail ! au travail 1 >,

PROTÉE 627

Moustache, quel est le quotient de 0,00005 divisé par 123 ?

Tu n'en sais rien ? Tu me diras cela tout à l'heure.

Et toi, Tambour, tu vas m'additionner 3.977 et 7.896.

Et toi, Gorgô, s'il te plaît, tu m'extrairas la racine cubique de 27.

Allez, vous avez de quoi vous amuser.

// souffle dans une conque. Brindosier ! Brindosier !

SCÈNE IV

Entre BRINDOSIER.

On voit MENELAS qui se glisse derrière les rocherSy tenant toujours HELENE par la main. Il l'attache avec une corde à un rocher derrière lequel lui-même se dissimule.

BRINDOSIER

Que désire Monseigneur ^

PROTÉE

Oh, quelle politesse aujourd'hui ! c'est le lan- gage des cours !

Apporte-moi ma cuvette pour me laver les mains.

628 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ma cuvette de Chine, famille rose, celle qui a des mao-pings !

Et que Feau soit bien chaude.

Elle sort et revient rapportant une moitié de

cuvette^ qu'elle lui met sous le menton, Protée soufflant et barbotant dans la cuvette, Bou ! Bou ! Bou !

Musique, L'ennui, c'est que Ton ne peut avoir que des serviettes dépareillées. Une par-ci, une autre par- là, jamais un service complet.

// s"* essuie,

BRINDOSIER

Une bonne femme de ménage vous serait plus utile qu'une pauvre Satyresse.

Elle vous rebroderait tout cela à votre chiffre.

PROTÉE, s"* examinant dans un miroir ébréché quelle lui tient Oui-dà ! Oui-dà ! Oui-dà !

BRINDOSIER

Vous m'avez promis de me laisser aller un jour si je suis gentille.

PROTÉE

Oui-dà ! Ote la brique.

Elle tte la brique qui cale la baignoire. Il se balance avec satisfaction.

PROTÉE 629

BRINDOSIER

Moi et les autres animaux à deux pieds, mes compagnons.

pRoxiE, clignant de Vceil Et que devient Ménélas ?

BRINDOSIER

Quel Ménélas ?

PROTEE cligne de F œil et désigne d'un petit mouvement le rocher derrière lequel MÈNÈLAS est caché,

BRINDOSIER

Je ne sais ce que vous voulez dire.

pROTÉEj à mi-voix Il est qui nous guette derrière ce rocher.

BRINDOSIER, se jetant à ses pieds

Seigneur, vous savez tout et Ton ne peut rien vous cacher.

PROxifi

Prends garde de casser ma cuvette. Elle a une fente qui m'inquiète beaucoup.

BRINDOSIER

Oui, je veux tout vous dire 1

MENELAS sort la tête^ elle lui fait signe de se cacher.

630 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais tout d'abord...

Elle tire un peigne de sa ceinture et lui peigne les boucles.

Laissez-moi vous passer le peigne un peu, car vous êtes à faire peur avec cette barbe emmêlée et sablonneuse !

Oh, vieux naufrageur !

Dites, il n'y a pas moyen de vous tenir à la maison quand la mer est en folie,

Et qu'elle danse empanachée dans le vent Thrace avec toutes ses lanternes allumées !

(Ah, cela fait du bien après ces souffles étouf- fants du khamsin et l'on respire à pleins pou- mons !)

11 faut que ce soit vous, n'est-ce pas, que les pauvres diables qui vont au fond

Voient le dernier à la crête d'une vague, vieux baigneur !

Dansant au milieu des épaves et des corposants, aussi insubmersible qu'une bouteille !

PROTÉE

Coupe-moi les cheveux.

BRINDOSIER

Mais il n'y a pas de cheveux ! à peine cinq ou six filaments impalpables ! Ce sont des ciseaux de brodeuse qu'il me faudrait !

PROTÉE 631

PROTÉE

Ça ne fait rien ! Ce bruit de fer autour de ma. tête me procure d'agréables illusions.

Tel, au mois de juin, le colporteur qui s'assou- pit en écoutant le coup de la faux dans les prairies épaisses.

BRIND0SIER5 agitant les ciseaux autour de sa tête

Mon petit Protée, je vous aime beaucoup.

PROTÉE

Moi aussi.

BRiNDosiERj de même Vous ne me croyez pas, cela me fait de la peine,

PROTÉE

Je te crois, Brindosier.

BRINDOSIER

Ah, vous êtes si bon, si simple, si délicat !

PROTÉE

C'est vrai.

BRINDOSIER

Si curieux, si original ! Cette queue de poisson, <]uelle idée I

632 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

N'est-ce pas ?

BRINDOSIER

Si riche !

PROTÉE

Oui.

BRINDOSIER

Vous aimez tellement les beaux-arts ! Cette collection que vous avez, il ny en a pas deux dans toute la mer Egée !

PROTÉE

Et c'est sur elle que compte Ménélas, n'est-ce pas, pour réparer son petit bateau ?

BRINDOSIER

Voulez-vous le garder ici ? Il mettrait tout en désordre dans cette petite île si bien soignée.

Déjà il voulait ravager votre plantation. Depuis qu'il a pris Troie il ne se connaît plus. C'est un sauvage, un vrai dévorant !

PROTÉE

Ah, rusée ! pas vrai, c'est toi qui l'as en- doctriné .?

Il n'arrive jamais ici un frère-la-côte sans que tu lui indiques le moyen de venir à bout du vieux Protée !

PROTÉE 633

J'ai beau me transformer en lion et en dragon, en eau, en feu et en arbre fruitier,

Aucun d'eux n'a peur et ne lâche prise et il me faut lui donner ce qu'il demande.

Et c'est extrêmement lassant pour moi.

Sans parler de la perte de respectabilité pour un homme de mon âge.

BRINDOSIER

Laisse-moi donc partir.

PROTÉE

Bah, tu vois que ces malices ne t'ont pas réussi.

Aucun d'eux encore n'a tenu sa promesse avec toi. Hi ! Hi ! Hi !

On ne me prend pas ainsi, je suis un trop vieux poisson.

BRINDOSIER

Et savez-vous qui Ménélas amenait avec lui, la tenant par la main ?

PROTÉE

Qui .?

BRINDOSIER

Vous savez tout, Monseigneur, et je ne puis rien vous apprendre.

634 i-A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

Tu sais bien que je ne suis qu'un pauvre dieu de sixième classe, et mon abonnement à la Destinée est de la dernière main.

Rien que des petits tableaux ridiculement rognés sur le ruban !

Aux endroits les plus intéressants, allons ! voilà des gens dont il ne reste plus que la main, ou la chaussure, ou bien c'est la tête qui manque, et tout à coup plusieurs brasses vous font défaut. Allez^ vous y reconnaître !

Aussi ayez donc confiance et prenez une ser- vante qui s'appelle Brindosier et qui a des cornes sur la tête !

BRINDOSIER

Vous en êtes fier !

PROTEE

! ! Je ne dis pas ! On irait loin pour voir une de ces Nymphes dont on parle tant !

BRINDOSIER

Et de votre troupeau de Satyres aussi, n'est-ce pas ? Ce n'est pas tout le monde qui a un pareil cheptel ?

PROTÉE

C'est dans leur intérêt que je les conserve. Je veux leur apprendre l'hygiène et la morale.

PROTÉE 62s

Et puis cela m'amuse aussi de les voir sauter de roc en roc. C'est pittoresque. Il me semble que cela anime la localité ! Quel dommage de ne pas avoir un jet d'eau !

Ah ! je suis un fameux original et il ny en a pas deux comme moi.

BRINDOSIER

Alors vous ne saurez pas qui est avec Ménélas.

PROTÉE

Alors il pourra se passer de mon bon filin de Phénicie, et de mon bois de teck.

Quelle pitié ! Cela se dit matelot ! ça veut naviguer, et ça n'est pas capable de traverser l'Eurotas un jour de pluie dans un cuveau à lessive 1

BRINDOSIER, à mt-voix Hélène...

PROTÉE

Hélène est avec lui ?

BRINDOSIER fait signe que oui. Tu Tas vue ?

BRINDOSIER

Je l'ai vue.

PROTÉE

Aussi belle qu'on le dit }

636 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Aussi belle. Ce sauvage l'entraîne par la main.

PROTÉE, rêveusement

Dix ans se sont passés depuis qu'à l'arrière du bateau qui l'amenait vers Troie

J'ai vu flotter son voile couleur d'or.

BRINDOSIER

C'est toujours la même Hélène.

PROTÉE

Et ce grand feu d'où on l'a retirée ne l'a point roussie ni endommagée ?

BRINDOSIER

C'est toujours la même Hélène.

PROTÉE

Ahj je voudrais la voir.

BRINDOSIER

Vous voudriez l'avoir ?

PROTÉE

Je dis que je voudrais la regarder.

BRINDOSIER

Mais il ne tient qu'à vous, Seigneur, de l'avoir et de la regarder tous les jours de votre vie.

PROTÉE 637

PROTÉE

Ah, ne me conseille pas de violence ! Je suis trop vieux. Mon île est petite,

Mais il n'y a pas une cabine de vieux pilote tout soit mieux arrimé et arrangé.

Que les grands dieux en fassent donc autant à qui est toute la terre !

Je n'ai pas envie que ce bougre de sans-soin aille foutre tout en Tair !

BRINDOSIER

C'est une bien belle chose qu'Hélène.

PROTÉE

Elle t'a parlé ?

BRINDOSIER

Elle est tellement remplie d'orgueil depuis ce qui lui est arrivé

Qu'elle ne dit pas un mot hors : Je suis Hélène.

PROTÉE

Tranquille comme une statue et vivante par- dessus le marché ! Juste ce qu'il me faudrait.

Pas de scènes à craindre avec elle comme tu m'en fais tout le temps, petite !

BRINDOSIER

J'ai touché un mot à notre Ménélas de cette histoire idiote

638 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qu'on raconte dans toutes les Echelles depuis Marseille jusqu'à Gallipoli :

Qu'il y a deux Hélènes et que celle de Troie n'était pas la vraie.

PROTÉE

Ce n'est pas une histoire idiote, c'est moi qui l'ai inventée, jamais je n'ai trouvé une meilleure blague.

Elle vaut son pesant de sel marin.

BRINDOSIER

J'ai dit à notre Ménélas

Que cette Hélène qu'il a retirée de Troie par la main était fausse.

Et que la vraie était en notre possession.

PROTÉE

Bravo ! Excellent 1 allons tu deviens une vraie fille de la mer.

BRINDOSIER

Mais il ne tient qu'à vous de faire de ce men- songe une vérité.

PROTÉE

Comment .''

BRINDOSIER

Il ne tient qu'à vous de garder la vraie, l'unique Hélène.

PROTÉE 639

PROTEE

Je ne t'entends pas.

BRINDOSIER

Je n'ai pas tout dit à ce brutal, et que non seulement vous pouvez vous couvrir de pommes à cuire entre ses bras,

Mais que si vous le regardez sans vos lunettes, vous 2 pouvez lui faire croire ce que vous voudrez.

PROTÉE

C'est vrai.

BRINDOSIER

Laissez-lui prendre vos lunettes. Faites-lui voir que je suis Hélène.

PROTÉE

Lui faire voir que tu es Hélène ? Hou ! Hou 1

BRINDOSIER

Il m'emmènera avec lui.

PROTÉE

Ho ! Ho !

BRINDOSIER

Et il VOUS laissera la véritable Hélène.

PROTEE

! !

640 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Et j'emmènerai tous les Satyres, mes frères, avec moi !

PROTÉE

Diable ! Comme tu y vas 1

BRINDOSIER

Donnez-moi seulement sa figure. Vous verrez si je ne suis pas plus Hélène qu'Hélène.

PROTÉE

Mais il a déjà te promettre quelque chose ^

BRINDOSIER

Promesses de marin ! Il jure trop facilement.

Croyez-vous qu'un marin se soucie beaucoup de prendre une bouche inutile

Par reconnaissance ? Ariane et Médée, je connais leurs histoires.

La caisse à eau n'est pas grande.

Et mes cornes ne lui disent rien.

PROTEE

Crois-tu donc qu'il s'en va prendre avec lui toute cette potée de Satyres à son bord ?

BRINDOSIER

Tu lui feras croire que ce sont mes suivantesi chaste escadron.

PROTÉE 641

PROTÉE

Les Satyres tes chastes suivantes ! Hou ! Hou ! Et pourquoi pas mes phoques ?

BRINDOSIER

Dis que c'est au-dessus de ton pouvoir.

PROTÉE

Rien n'est au-dessus de mon pouvoir Ni de la crédulité d'un imbécile.

BRINDOSIER

Soyez gentil, Monsieur l'Empereur-de-la-Mer et Roi de tous les Menteurs !

PROTÉE

Mais je ne veux pas du tout perdre mes Satyres! Jamais je ne pourrai plus former une pareille collection I

Tous les dieux de la mer m'envient mon cabinet !

Il n'y a que Phorcus qui a ramassé quelques méchants marins d'Ulysse,

Et ils se promènent toute la journée sur son sable hyperboréen.

Avec leur longue-vue sous le bras et leur petit chapeau de toile cirée.

Cela ne vaut pas un ensemble comme le mien ! Ils sont connus partout, de vrais fils de l'air !

7

642 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

De vieux moutons puants ! de vieux boucs ataxiques !

Si vous les laissez encore un mois à boire de Teau minérale, ils ne seront plus bons que pour TEcole des Beaux-Arts.

PROTÉE

Ta ! Ta ! Ta !

BRINDOSIER

Mais Hélène, en revanche, quelle pièce unique! Quel honneur pour ta vieillesse !

Un pareil numéro, ça vaut bien tout un trou- peau de mérinos à demi rogneux !

protée Tu m'ennuies !

BRINDOSIER, avec enthousiasme Hélène, dirait-on, la vraie, la seule Hélène...

PROTÉE

Tais-toi, tu m'ennuies.

BRINDOSIER

La vraie, la seule Hélène ! celle que les hommes et les dieux se disputent ! celle dont on parle partout !

Celle pour laquelle deux cent mille hommes viennent de se couper la gorge...

PROTEE 643

PROTÉE

Deux cent mille hommes, dis-tu ?

BRINDOSIER

C'est le chiffre officiel.

PROTÉE

Deux cent mille hommes !

Tais-toi ! tu me mets Feau à la bouche.

BRINDOSIER

Quelle perle pour ta collection ! Je sais que Jupiter la désire et qu'il y a une place pour elle au ciel entre les étoiles Dioscures.

PROTÉE

Il ne Taura pas !

BRINDOSIER, hrundissant les ciseaux Non, il ne Taura pas ! C'est Protée tout de même, c'est ce petit dieu de sixième classe qui sera le plus malin !

PROTÉE

Tu me fais rire ! Eh bien, il en sera comme tu voudras !

BRINDOSIER, kvant la main C'est promis.

MÈNELAS sort de la cachette et s'avance en rampant

644 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

C'est promis !

Tout de même il m'en coûte de te perdre, Brindosier.

BRINDOSIER

Moi aussi, mon pauvre vieux.

Elle fait signe h MÈNÈLAS.

On s'entendait bien tout de même. On avait ses habitudes, ensemble, quoi !

MÈNÈLAS se précipite et saisit Protée par derrière. La baignoire se renverse. Tumulte.

En avant ! hardi ! c'est bien ! comme ça, cein- ture-le au-dessus des coudes ! Bon ! tiens bon ! tiens bon ! que je dis ! Ne le lâche pas, le vieux brigand ! Attention au numéro i ! N'oublie pas ! C'est le lion qui va commencer !

(L^ ombre d*un lion se dessine sur la toile de fond.)

RIDEAU

{A suivre.) Paul Claudel.

645

LES CAVES DU VATICAN '

LIVRE CINQUIÈME LAFCADIO

{Suite et fin)

II

Fleurissoire ne poussa pas un cri. Sous la poussée de Lafcadio et en face du gouffre brusquement ouvert devant lui, il fît pour se retenir un grand geste, sa main gauche agrippa le cadre lisse de la portière, tandis qu'à demi-retourné il rejetait la droite loin en arrière par dessus Lafcadio, envoyant rouler sous la banquette, à l'autre extrémité du wagon, la seconde manchette qu'il était au moment de passer.

Lafcadio sentit s'abattre sur sa nuque une griffe afiFreuse, baissa la tête et donna une seconde poussée plus impatiente que la première ; les ongles lui raclèrent le col ; et Fleurissoire ne trouva plus se raccrocher que le chapeau de castor qu'il saisit désespérément et qu'il emporta dans sa chute.

^ Voir la Nowvelle Re'vue Française des i" janvier, i" février, I*' mars 19 14.

646 LA NOUVELLE REVUE ^FRANÇAISE

A présent, du sang-froid, se dit Lafcadio. Ne claquons pas la portière : on pourrait entendre à côté.

Il tira la portière à lui, contre le vent, avec effort, puis la referma doucement.

Il m'a laissé son hideux chapeau plat ; qu'un peu plus, d'un coup de pied, j'allais envoyer le rejoindre ; mais il m'a pris le mien, qui lui suffit. Bonne précaution que j'ai eue d'en enlever les initiales !... Mais, sur la coiffe, reste la marque du chapelier, à qui l'on ne commande pas des castors authentiques tous les jours... Tant pis, c'est joué... Qu'on puisse croire à un accident... Non, puisque j'ai refermé la portière... Faire stopper le train ?... Allons, allons ! Cadio, pas de retouches : tout est comme tu l'as voulu.

" Preuve que je me possède parfaitement : je vais d'abord regarder tranquillement ce que représente cette photographie que le vieux contemplait tout à l'heure... Miramar I Aucun désir d'aller voir ça... On manque d'air ici.

Il ouvrit k fenêtre.

L'animal m'a griffé. Je saigne... Il m'a fait très mal. Un peu d'eau là-dessus ; la toilette est au bout du couloir, à gauche. Emportons un second mouchoir.

Il atteignit, dans le filet au-dessus de lui, sa valise et l'ouvrit sur le coussin de la banquette, à l'endroit il était précédemment assis.

Si je croise quelqu'un dans le couloir : du calme... Non, mon cœur ne bat plus. Allons-y I... Ah ! sa veste ; aisément je la peux cacher sous la mienne. Des papiers dans la poche : de quoi nous occuper pendant le reste du trajet.

LES CAVES DU VATICAN 647

C'était un pauvre veston élimé, couleur réglisse, de drap mince, rèche et vulgaire, et qui le dégoûtait un peu, que Lafcadio suspendit à une patère, dans Tétroit cabinet- toilette il s'enferma ; puis, penché sur le lavabo, il commença de s'examiner dans le miroir.

Son cou, à deux endroits, était assez vilainement balafré; une étroite traînée rouge partait de derrière la nuque et, tournant vers la gauche, venait mourir au-dessous de l'oreille ; une autre, plus courte, franche écorchure celle- là, deux centimètres au-dessus de la première, montait droit vers l'oreille dont elle avait atteint et un peu décollé le lobe. Cela saignait ; mais moins qu'il n'aurait pu craindre ; par contre, la douleur, qu'il n'avait pas sentie d'abord, s'éveillait assez vive. Il trempa son mouchoir dans la cuvette, étancha le sang, puis lava le mouchoir.

Pas de quoi tacher un faux-col, pensa-t-il en se rajustant ; tout va bien.

Il allait ressortir ; à ce moment la locomotive siffla ; une file de lumières passa derrière la vitre dépolie du closet. C'était Capoue. A cette station si proche de l'accident, descendre et courir dans la nuit se ressaisir de son castor... cette pensée surgit éblouissante. Il regret- tait beaucoup son chapeau souple, léger, soyeux, tiède et frais à la fois, infroissable, d'une élégance si discrète. Pourtant il n'écoutait jamais tout entier son désir et n'aimait pas céder, fût-ce à lui-même. Mais par dessus tout il avait l'indécision en horreur, et gardait depuis nombre d'années, comme un fétiche, le d'un jeu de tric-trac que dans le temps lui avait donné Baldi ; il le portait toujours sur lui ; il l'avait là, dans le gousset de son gilet :

648 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Si j*amène six, se dit-il en sortant le dé, je descends ! Il amena cinq.

Je descends quand même. Vite ! le veston du sinistré !... A présent, ma valise...

Il courut à son compartiment.

Ah ! combien, devant Tétrangeté d'un fait, l'exclama- tion semble inutile ! Plus surprenant est l'événement, et plus mon récit sera simple. Je dirai donc tout net ceci : Quand Lafcadio rentra dans le compartiment pour y reprendre sa valise, la valise n'y était plus.

Il crut d'abord s'être trompé, ressortit sur le couloir... Si fait ! c'est bien ici qu'il était tantôt. Voici la vue de Miramar... mais alors ?... Il bondit à la fenêtre et crut rêver : sur le quai de la gare, non loin encore du w^agon, sa valise s'en allait tranquillement, en compagnie d'un grand gaillard qui l'emportait à petits pas.

Lafcadio voulut s'élancer ; le geste qu'il fit pour ouvrir la portière laissa couler le veston réglisse à ses pieds.

Diable ! diable ! Un peu plus et je m'enferrais !... Tout de même le farceur s'en irait un peu plus vite s'il pensait que je lui puisse courir après. Aurait-il vu ?...

A ce moment, comme il restait penché en avant, une goutte de sang ruissela le long de sa joue :

Tant pis pour la valise ! Le l'avait bien dit : je ne dois pas descendre ici.

Il referma la portière et se rassit.

Pas de papiers dans la valise ; et mon linge n'est pas marqué ; que risqué-je ?... N'importe : m'embarquer le plus tôt possible ; ce sera peut-être un peu moins amusant ; mais à coup sûr, beaucoup plus sage.

Le train cependant repartait.

LES CAVES DU VATICAN 649

Ce n'est pas tant la valise que je regrette... mais mon castor, que j'aurais bien voulu repêcher. N'y pensons plus.

Il bourra une nouvelle pipette, l'alluma, puis plongeant la main dans la poche intérieure de l'autre veston il en sortit d'un coup une lettre d'Arnica, un carnet de l'agence Cook et une enveloppe de papier bulle qu'il ouvrit.

Trois, quatre, cinq, six billets de mille ! N'intéresse pas les gens honnêtes.

Il remit les billets dans l'enveloppe et l'enveloppe dans la poche du veston.

Mais quand un instant après il examina le carnet Cook, Lafcadio eut un éblouissement. Sur la première feuille, le nom yulius de Baraglioul était inscrit.

Est-ce que je deviens fou ? pensa-t-il. quel rapport Julius... billet volé ?... non pas possible ! billet prêté sans aucun doute... Diable ! diable ! J'ai peut-être fait du gâchis ; ces vieillards sont mieux ramifiés qu'on ne croit. . .

Puis, en tremblant d'interrogation il ouvrit la lettre d'Arnica. L'événement apparaissait trop étrange ; il avait peine à fixer son attention ; sans doute, il ne parvenait pas bien à démêler quelle parenté ou quels rapports entre Julius et ce vieux, mais il saisit ceci du moins : que Julius était à Rome. Aussitôt sa résolution fut prise : un urgent désir de revoir son frère l'envahit, une curiosité débridée d'assister au retentissement de cette aflPaire sur ce calme et logique esprit :

C'est dit ! Ce soir je couche à Naples ; je dégage ma malle et demain je retourne à Rome par le premier train. Ce sera sûrement beaucoup moins sage, mais peut- être un peu plus amusant.

650 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

m

A Naples, Lafcadio descendit dans un hôtel voisin de la gare ; il eut soin de prendre sa malle avec lui, parce que sont suspects les voyageurs sans bagages et qu'il prenait garde à n'attirer point sur lui l'attention ; puis courut se procurer les quelques objets de toilette qui lui manquaient et un chapeau pour remplacer l'odieux canotier (et du reste étroit à son front) que lui avait laissé Fleurissoire. Il désirait également acheter un revolver, mais dut remettre au lendemain cette emplette ; déjà les magasins fermaient.

Le train qu'il voulait prendre le lendemain partait de bonne heure ; on arrivait à Rome pour déjeûner...

Son intention était de n'aborder Julius qu'après que les journaux auraient parlé du " crime ". Le crime ! Ce mot lui semblait plutôt bizarre ; et tout à fait impropre, s'adressant à lui, celui de criminel. Il préférait celui à^ aventurier^ mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les bords à son gré.

Les journaux du matin ne parlaient pas encore de V aventure. Il attendait impatiemment ceux du soir, pressé de revoir Julius et de sentir s'engager la partie ; comme l'enfant à cligne-musette, qui certes ne veut pas qu'on le trouve, mais qui veut du moins qu'on le cherche, en attendant il s'ennuyait. C'était un vague état qu'il ne connaissait pas encore ; et les gens qu'il coudoyait dans la rue lui paraissaient particulièrement médiocres, désagréa- bles et hideux.

Quand vint le soir, il acheta le Carrière à un crieur sur le Corso ; puis entra dans un restaurant, mais par une sorte de défi et comme pour aviver son désir, il se força

LES CAVES DU VATICAN 65 1

d'abord de dîner, laissant le journal tout plié, posé là, à côté de lui, sur la table ; puis ressortit, et dans le Corso de nouveau, s'arrêtant à la clarté d'une devanture, il déploya le journal et en seconde page, vit ces mots, en titre d'un des faits-divers :

CRIME, SUICIDE... OU ACCIDENT.

Puis lut ceci que je traduis :

En gare de Naples^ les employés de la Compagnie ont ramassé dans le filet d^un compartiment de première classe du train venu de Rome^ une veste de couleur sombre. Dans la poche intérieure de ce veston une enveloppe jaune tout ouverte contenait six billets de mille francs ; aucun autre papier qui permette d^ identifier le propriétaire du vêtement. S^il y a eu crime^ on s^ explique malaisément quune somme aussi impor- tante ait été laissée sur le vêtement de la victime ; cela semble indiquer tout au moins que le crime n aurait pas eu le vol pour mobile.

Aucune trace de lutte na pu être relevée dans le comparti- ment ; mais on a retrouvé^ sous une banquette^ une manchette avec un double bouton qui figure deux têtes de chat, reliées Vune a Vautre par une chainette d^ argent doré et taillées dans un quartz semi-transparent^ dit : agathe nébuleuse à reflets^ de V espace que les bijoutiers appellent : pierre de lune.

Des recherches sont faites activement le long de la voie.

Lafcadio froissa le journal.

Quoi ! les boutons de Carola maintenant ! Ce vieillard est un carrefour.

Il tourna la page et vit en dernière heure :

RECENTISSIME.

UN CADAVRE LE LONG DE LA VOIE.

652 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Sans lire plus avant, Lafcadio courut au Grand Hôtel.

Il mit dans une enveloppe sa carte ces mots inscrits sous son nom :

Lafcadio Wluiki vient voir si le Comte yulius de Baraglioul rCa pas besoin d*un secrétaire.

Puis fit passer.

Un laquais enfin vint le prendre dans le hall il patientait, le guida le long des couloirs, l'introduisit.

Au premier coup d*ceil Lafcadio distingua, jeté dans un coin de la chambre, le Carrière délia Sera. Sur la table, au milieu de la pièce, un grand flacon d'eau de Cologne débouché répandait sa forte senteur. Julius ouvrit les bras.

Lafcadio ! Mon ami... que je suis donc heureux de vous voir !

Ses cheveux soulevés flottaient et s'agitaient sur ses tempes ; il semblait dilaté ; il tenait un mouchoir à pois noirs à la main et s'éventait avec. Vous êtes bien une des personnes que j'attendais le moins ; mais celle au monde avec qui je souhaitais le plus pouvoir causer ce soir... C'est Madame Carola qui vous a dit que j'étais ici ?

Quelle bizarre question !

Ma foi comme je viens de la rencontrer... Du reste je ne suis pas sûr qu'elle m'ait vue.

Carola ! Elle est à Rome ?

Ne le saviez-vous pas ?

J'arrive de Sicile à l'instant et vous êtes la première personne que je vois ici. Je ne tiens pas à revoir l'autre.

LES CAVES DU VATICAN 653

Elle m'a paru bien jolie.

Vous n'êtes pas difficile.

Je veux dire : bien mieux qu'à Paris.

C'est de l'exotisme ; mais si vous êtes en appétit. «

Lafcadio, de tels propos ne sont pas de mise entre nous.

Julius voulut prendre un air sévère, ne réussit qu'une grimace, puis reprit :

Vous me voyez très agité. Je suis à un tournant de ma vie. J'ai la tête en feu et ressens à travers tout le corps une espèce de vertige, comme si j'allais m'évaporer. Depuis trois jours que je suis à Rome, appelé par un congrès de sociologie, je cours de surprise en surprise. Votre arrivée m'achève... Je ne me connais plus.

Il marchait à grands pas ; il s'arrêta devant la table, saisit le flacon, versa sur son mouchoir un flot d'odeur, appliqua sur son front la compresse, l'y laissa.

Mon jeune ami... vous permettez que je vous appelle ainsi.... Je crois que je tiens mon nouveau livre ! La manière, encore qu'excessive, dont vous me parlâtes à Paris, de VJir des Cîmes^ me laisse supposer qu'à celui-ci vous ne demeurerez pas insensible.

Ses pieds esquissèrent une sorte d'entrechat ; le mou- choir tomba à terre; Lafcadio s'empressa pour le ramasser et tandis qu'il était courbé, il sentit la main de Julius doucement se poser sur son épaule comme avait fait précisément la main du vieux Juste-Agénor. Lafcadio souriait en se relevant.

Voilà si peu de temps que je vous connais, dit Julius ; mais ce soir je ne me retiens pas de vous parler comme à un....

654 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il s'arrêta.

Je vous écoute comme un frère, Monsieur de Baraglioul, reprit Lafcadio enhardi, puisque vous voulez bien m'y inviter.

Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu je vis à Paris, parmi tous ceux que je fréquente : gens du monde, gens d'Eglise, gens de lettres, académiciens, je ne trouve à vrai dire personne à qui parler ; je veux dire : à qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que, depuis notre première rencontre, mon point de vue a complètement changé.

Tant mieux, dit impertinemment Lafcadio.

Vous ne sauriez croire, vous qui n'êtes pas du métier, combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans, que celui que je projette aujourd'hui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je l'exigeais d'abord de moi-même ; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d'abord : c'est absurde : ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur.

Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant à reconnaître l'effet lointain de ses premiers propos.

Que vous dirais-je, Lafcadio ? Pour la première fois je vois devant moi le champ libre... Comprenez- vous ce que veulent dire ces mots : le champ libre ?... Je me dis qu'il l'était déjà ; je me répète qu'il l'est toujours, et que seules jusqu'à présent m'obligeaient d'impures considé- rations de carrière, de public, et de juges ingrats dont le

LES CAVES DU VATICAN 6^^

poète espère en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi ; j'attends tout de l'homme sincère ; et j'exige n'importe quoi ; puisqu'aussi bien je pressens à présent les plus étranges possibilités en moi-même. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien ! Il respirait profondément, rejetait l'épaule en arrière, soulevait l'omoplate à la manière presque d'une aile déjà, comme si l'étouffaient à demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, à voix plus basse :

Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de l'Académie, je m'apprête à leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre ; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas.

Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots ; il s'arrêtait, puis reprenait plus calme :

Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez ?

Jusque dans l'âme, dit en riant toujours Lafcadio.

Et me suivez ?

Jusqu'en enfer.

Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil ; en face de lui, Lafcadio se mit à fourchon sur une chaise :

Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel.

Je n'y vois pas difficulté.

Eh ! eh ! fît Julius, qui prétendait à la difficulté.

Mais, romancier, qui vous empêche ? et du moment qu'on imagine, d'imaginer tout à souhait.

Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication.

6^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime.

Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime ; il me suffit de motiver le criminel. Oui ; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé.

Lafcadio commençait à prêter une oreille plus attentive.

Prenons-le tout adolescent : je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.

Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.

N'est-ce pas ! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...

Jusqu'à la dissimulation.

Inculquons-lui l'amour du risque.

Bravo ! fit Lafcadio toujours plus amusé : S'il sait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point.

Ainsi tour à tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eût dit que l'un jouait à saute-mouton avec l'autre :

Julius. Je le vois d'abord qui s'exerce ; il excelle aux menus larcins.

Lafcadio. Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'à ceux-là seuls, à l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter.

Julius. A l'abri du besoin ; il est de ceux-là, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse...

LES CAVES DU VATICAN 657

Lafcadio. Et sans doute l'exposent un peu.

Julius. Je disais qu'il se plaît au risque. Au demeu- rant il répugne à l'escroquerie ; il ne cherche point à s'approprier, mais s'amuse à déplacer subrepticement tels objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur.

Lafcadio. Puis l'impunité l'encourage...

Julius. Mais elle le dépite à la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile.

Lafcadio. Il se provoque au plus risqué.

Julius. Je le fais raisonner ainsi...

Lafcadio. Etes-vous bien sûr qu'il raisonne ?

Julius, poursuivant. C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime.

Lafcadio. Nous avons dit qu'il était très adroit.

Julius. Oui ; d'autant plus adroit qu'il agira la tête froide. Songez donc : un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.

Lafcadio. C'est vous qui raisonnez son crime ; lui, simplement, le commet.

Julius. Aucune raison pour supposer l'auteur d'un crime celui qui a commis le crime sans raison.

Lafcadio. Vous êtes trop subtil. Au point vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle : un homme libre.

Julius. A la merci de la première occasion.

Lafcadio. Il me tarde de le voir à l'œuvre. Qu'al- lez-vous bien lui proposer ?

Julius. Eh bien, j'hésitais encore. Oui ; jusqu'à ce soir, j'hésitais... Et tout à coup, ce soir, le journal, aux dernières nouvelles, m'apporte tout précisément l'exemple souhaité. Une aventure providentielle ! C'est affreux :

8

658 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fîgurez-vous qu'on vient d'assassiner mon beau-frère !

Lafcadio. Quoi ! le petit vieux du w^agon, c'est...

Julius. C'était Amédée Fleurissoire, à qui j'avais prêté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs à ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans regrets ; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je ? des pressentiments. Or, dans le train... Mais vous avez lu le journal.

Lafcadio. Le titre simplement du " fait-divers ".

Julius. Ecoutez, que je vous le lise. (Il déploya le Carrière devant lui.) Je traduis :

La police qui faisait d* actives recherches le long de la voie ferrée^ entre Rome et NapleSy a découvert cet apr}s-midi^ dans le lit à sec du Volturne^ a cinq kiloniètres de Capoue^ le corps de la victime à laquelle appartenait sans doute la veste retrouvée hier soir dans un wagon, C^est un homme d'appa- rence modeste^ d'une cinquantaine d'années environ. (Il parais- sait plus âgé qu'il n'était.) On n'a trouvé sur lui aucun papier qui permette d'établir son identité. (Cela me donne heureusement le temps de respirer.) // a apparemment été projeté du wagon^ assez violemment pour passer par dessus le parapet du ponty en réparation à cet endroit et remplacé simplement par des poutres. (Quel style !) Le pont est élevé à plus de quinze mètres au-dessus de la rivière ; la mort a suivre la chute, car le corps ne porte pas la trace de blessures. Il est en bras de chemise ; au poignet droit, une manchette, semblable à celle que Von a retrouvée dans le wagon, mais à laquelle le bouton manque... (Qu'avez-vous ? Julius s'arrêta: Lafcadio n'avait pu réprimer un sursaut, car l'idée traversa son esprit que le bouton avait été enlevé depuis le crime.

LES CAVES DU VATICAN 659

Julius reprit :) Sa main gauche est restée crispée sur un chapeau de feutre mou..,

De feutre mou ! Les rustres ! murmura Lafcadio. Julius releva le nez de dessus le journal. Qu'est-ce

qui vous étonne ?

Rien, rien ! Continuez.

De feutre mou, beaucoup trop large pour sa tête et qui paraît être plutôt celui de F agresseur ; la marque de prove- nance a été soigneusement découpée dans le cuir de la coiffe^ ou il manque un morceau de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier...

Lafcadio se leva, se pencha derrière Julius pour lire par dessus son épaule et peut-être pour dissimuler sa pâleur. Il n'en pouvait plus douter à présent : le crime avait été retouché ; quelqu'un avait passé par là-dessus ; avait découpé cette coiffe ; sans doute l'inconnu qui s'était emparé de sa valise.

Julius cependant continuait :

Ce qui semble indiquer la préméditation de ce crime. (Pourquoi précisément de ce crime ? Mon héros avait peut-être pris ses précautions à tout hasard...) Sitôt après les constatations policières^ le cadavre a été transporté à Naples pour permettre son identification. (Oui, je sais qu'ils ont là-bas les moyens et l'habitude de conserver les corps très longtemps...)

Êtes-vous bien sûr que ce soit lui ? La voix de Lafcadio tremblait un peu.

Parbleu ! je l'attendais ce soir pour dîner.

Vous avez renseigné la police ?

Pas encore. J'ai besoin d'abord de mettre un peu d'ordre dans mes idées. En deuil déjà, de ce côté du moins

66o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

(j'entends : celui du vêtement), je suis tranquille ; mais vous comprenez que, sitôt divulgué le nom de la victime, il faudra que j'avertisse toute ma famille, que j'envoie des dépêches, que j'écrive des lettres, que je m'occupe des faire-part, de l'inhumation, que j'aille à Naples réclamer le corps, que... Oh ! mon cher Lafcadio, à cause de ce congrès auquel je vais être tenu d'assister, accepteriez- vous, par procuration, de chercher le corps à ma place ?...

Nous verrons cela tout à l'heure.

Si toutefois cela ne vous impressionne pas trop. En attendant j'épargne à ma pauvre belle-sœur des heures cruelles ; d'après les vagues renseignements des journaux, comment irait-elle supposer... ? Je reviens à mon sujet : Quand j'ai donc lu ce faits-divers^ je me suis dit : ce crime-ci, que j'imagine si bien, que je reconstitue, que je vois je connais, moi, je connais la raison qui l'a fait commettre ; et sais que, s'il n'y eût pas eu cet appât des six mille francs, le crime n'eût pas été commis.

Mais supposons pourtant que...

Oui, n'est-ce pas : supposons un instant qu'il n'y ait pas eu ces six mille francs, ou mieux : que le criminel ne les ait pas pris : c'est mon homme.

Lafcadio cependant s'était levé ; il avait ramassé le journal que Julius avait laissé tomber, et l'ouvrant à la seconde page :

Je vois que vous n'avez pas lu la dernière heure : le... criminel, précisément, n'a pas pris les six mille francs, dit-il du plus froid qu'il put. Tenez, lisez : " Cela semble indiquer tout au moins que le crime n aurait pas eu le vol pour mobile. "

LES CAVES DU VATICAN 66l

Julius saisit la feuille que Lafcadio lui tendait, lut avidement ; puis se passa la main sur les yeux ; puis s'assit ; puis se releva brusquement, s'élança sur Lafcadio et l'empoignant par les deux bras :

Pas le vol pour mobile ! cria-t-il, et comme saisi d'un transport, il secouait Lafcadio furieusement. Pas le vol pour mobile ! Mais alors... Il repoussait Lafcadio, courait à l'autre extrémité de la chambre, et s'éventait, et se frappait le front, et se mouchait : Alors je sais, parbleu ! je sais pourquoi ce bandit l'a tué... Ah ! malheu- reux ami ! ah ! pauvre Fleurissoire ! C'est donc qu'il disait vrai ! Et moi qui le croyais déjà fou.... Mais alors c'est épouvantable.

Lafcadio s'étonnait, attendait la fin de la crise ; il s'irritait un peu ; il lui semblait que n'avait pas le droit d'échapper ainsi Julius :

Je croyais que précisément vous...

Taisez-vous ! vous ne savez rien. Et moi qui perds mon temps près de vous dans des échafaudements ridi- cules... Vite ! ma canne, mon chapeau.

courez-vous ?

Prévenir la police, parbleu ! Lafcadio se mit en travers de la porte.

Expliquez-moi d'abord, dit-il impérativement. Ma parole, on dirait que vous devenez fou.

C'est tout à l'heure que j'étais fou. Je me réveille de ma folie... Ah ! pauvre Fleurissoire ! ah ! malheureux ami ! Sainte victime î A temps sa mort m'arrête sur le chemin de l'irrespect, du blasphème. Son sacrifice me ramène. Moi qui riais de lui !...

Il avait recommencé de marcher ; puis s'arrêtant net et

662 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

posant sa canne et son chapeau auprès du flacon, sur la table, il se campa devant Lafcadio :

Vous voulez savoir pourquoi le bandit Ta tué ?

Je croyais que c'était sans motif. Julius alors furieusement :

D'abord il n'y a pas de crime sans motif. On s'est dé- barrassé de lui parce qu'il détenait un secret... qu'il m'avait confié, un secret considérable ; et d'ailleurs beaucoup trop important pour lui. On avait peur de lui, comprenez- vous? Voilà... Oh! cela vous est facile de rire, à vous qui n'entendez rien aux choses de la foi. Puis tout pâle et se redressant : Le secret, c'est moi qui l'hérite.

Méfiez- vous ? c'est de vous qu'ils vont avoir peur maintenant.

Vous voyez bien qu'il faut que je prévienne aussitôt la police.

Encore une question, dit Lafcadio, l'arrêtant de nouveau.

Non. Laissez-moi partir. Je suis horriblement pressé. Cette surveillance continue, qui tant afiblait mon pauvre frère, vous pouvez tenir pour certain que c'est contre moi qu'ils l'exercent ; qu'ils l'exercent dès à présent. Vous ne sauriez croire combien ces gens-là sont habiles. Ces gens-là savent tout, je vous dis... Il devient plus opportun que jamais que vous alliez rechercher le corps à ma place... Surveillé comme je le suis à présent, on ne sait pas ce qui pourrait bien m'advenir. Je vous demande cela comme un service, Lafcadio, mon cher ami. Il joignait les mains, implorait. Je n'ai pas la tête à moi pour l'instant, mais je prendrai des informations à la questure, de manière à vous munir d'une procu-

LES CAVES DU VATICAN 663

ration bien en règle. pourrai-je vous Tadresser ?

Pour plus de commodité, je prendrai chambre à cet hôtel. A demain. Courez vite.

Il laissa Julius s'éloigner. Un grand dégoût montait en lui, et presque une espèce de haine contre lui-même et contre Julius ; contre tout. Il haussa les épaules, puis sortit de sa poche le carnet Cook inscrit au nom de Baraglioul qu'il avait pris dans le veston de Fleurissoire, le posa sur la table, en évidence, accoté contre le flacon de parfum ; éteignit la lumière, et sortit.

IV

Malgré toutes les précautions qu'il avait prises, malgré les recommandations à la questure, Julius de Baraglioul n'avait pu empêcher les journaux ni de divulguer ses liens de parenté avec la victime, ni même de désigner en toutes lettres l'hôtel il était descendu.

Certes la veille au soir, il avait traversé des minutes de rare angoisse, lorsque au retour de la questure, vers minuit, il avait trouvé dans sa chambre, exposé bien en évidence, le billet Cook inscrit à son nom et dont s'était servi Fleurissoire. Il avait aussitôt sonné et, ressorti blême et tremblant sur le couloir, avait prié le garçon de regarder sous son lit ; car il n'osait regarder lui-même. Une espèce d'enquête qu'il poussa séance tenante n'aboutit à aucun résultat ; mais comment se fier au personnel de grands hôtels?... Pourtant, après une nuit de bon sommeil derrière une porte solidement verrouillée, Julius s'était réveillé plus à l'aise ; la police à présent le protégeait. Il écrivit

664 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nombre de lettres et de dépêches, qu'il alla porter lui- même à la poste.

Comme il rentrait, on le vint avertir qu'une dame était venue le demander ; elle n'avait pas dit son nom, attendait dans le reading-room. Julius s'y rendit et ne fut pas peu surpris de retrouver Carola.

Non dans la première salle, mais dans une autre plus retraite, plus petite et peu éclairée, elle s'était assise de biais, au coin d'une table reculée, et, pour se prêter contenance, feuilletait distraitement un album. En voyant entrer Julius elle se leva, plus confuse que souriante. Le manteau noir qui la recouvrait s'ouvrait sur un corsage sombre, simple, presque de bon goût ; par contre son chapeau tumultueux quoique noir la signalait d'une manière désobligeante.

Vous allez me trouver bien osée. Monsieur le Comte. Je ne sais pas comment j'ai trouvé le courage d'entrer dans votre hôtel et de vous y demander; mais vous m'avez saluée si gentiment hier... Et puis ce que j'ai à vous dire est trop important.

Elle restait debout derrière la table ; ce fut Julius qui s'approcha; par dessus la table il lui tendit la main sans façons :

Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ? Carola baissa le front :

Je sais que vous venez d'être bien éprouvé. Julius ne comprit pas d'abord ; mais comme Carola

sortait un mouchoir et le passait devant ses yeux :

Quoi î c'est une visite de condoléance ?

Je connaissais Monsieur Fleurissoire, reprit-elle.

Bah !

LES CAVES DU VATICAN 66^

Oh ! pas depuis bien longtemps. Mais je l'aimais bien. Il était si gentil, si bon... C'est même moi qui lui avais donné ses boutons de manchettes; vous savez, ceux qu'on a lu leur description dans le journal ; c'est ça qui m*a permis de le reconnaître. Mais je ne savais pas que c'était Monsieur votre beau-frère. J'ai été bien surprise, et vous pensez si ça m'a fait plaisir... Oh ! pardon ; ça n'est pas ça que je voulais dire.

Ne vous troublez pas, chère Mademoiselle, vous voulez dire sans doute que vous êtes heureuse de cette occasion de me revoir.

Sans répondre Carola enfouit son visage dans son mouchoir ; des sanglots la secouèrent et Julius crut devoir lui prendre la main :

Moi aussi, disait-il d'un ton pénétré, moi aussi, chère demoiselle, croyez bien que...

Le matin même, avant qu'il ne parte, je lui disais bien de se méfier. Mais ça n'était pas dans sa nature... Il était trop confiant, vous savez.

Un saint, Mademoiselle; c'était un saint, fit Julius avec élan et sortant son mouchoir à son tour.

C'est bien ça que j'avais compris, s'écria Carola. La nuit, quand il croyait que je dormais, il se relevait, il se mettait à genoux au pied du lit, et...

Cet inconscient aveu acheva de troubler Julius, il remit son mouchoir en poche et, s'approchant encore :

Otez donc votre chapeau, chère demoiselle.

Merci ; il ne me gêne pas.

C'est moi qu'il gêne... Permettez...

Mais comme Carola se reculait sensiblement, il se ressaisit.

666 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Permettez-moi de vous demander : vous avez quelque raison particulière de craindre ?

Moi ?

Oui ; quand vous avez dit à mon beau-frère de se méfier, je vous demande si vous aviez des raisons de supposer... Parlez à cœur ouvert: il ne vient personne ici le matin et l'on ne peut pas nous entendre. Vous soup- çonnez quelqu'un ?

Carola baissa la tête.

Comprenez que cela m'intéresse particulièrement, continua Julius volubile, et mettez-vous en face de ma situation. Hier soir, en rentrant de la questure j'avais été déposer, je trouve dans ma chambre, sur la table, au beau milieu de ma table, le billet de chemin de fer avec lequel ce pauvre Fleurissoire avait voyagé. Il était inscrit à mon nom ; ces billets circulaires sont strictement person- nels, c'est entendu ; j'avais eu tort de le prêter ; mais n'est pas la question... Dans ce fait de me rapporter mon billet, cyniquement, dans ma chambre, en profitant d'un instant j'en suis sorti, je dois voir un défi, une fanfa- ronnade, et presque une insulte... qui ne me troublerait pas, cela va sans dire, si je n'avais de bonnes raisons de me croire à mon tour visé, voici pourquoi : Ce pauvre Fleurissoire, votre ami, était possesseur d'un secret... d'un secret abominable... d'un secret très dangereux... que je ne lui demandais pas... que je ne me souciais nullement de savoir... qu'il avait eu la plus fâcheuse imprudence de me confier. Et maintenant, je vous le demande : celui qui, pour étouffer ce secret n'a pas craint d'aller jusqu'au crime... vous savez qui c'est ?

Rassurez-vous, Monsieur le Comte : hier soir je l'ai dénoncé à la police.

LES CAVES DU VATICAN 667

Mademoiselle Carola, je n'attendais pas moins de vous.

Il m'avait promis de ne pas lui faire de mal ; il n'avait qu'à tenir sa promesse, j'aurais tenu la mienne. A présent j'en ai assez ; il peut bien me faire ce qu'il voudra.

Carola s'exaltait, Julius passa derrière la table et s'ap- prochant d'elle de nouveau :

Nous serions peut-être mieux dans ma chambre pour causer.

Oh ! monsieur, dit Carola, je vous ai dit maintenant tout ce que j'avais à vous dire ; je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps.

Comme elle s'écartait encore, elle acheva de contourner la table et se retrouva près de la sortie.

Il vaut mieux que nous nous quittions à présent, Mademoiselle, reprit dignement Julius qui, de cette résistance, prétendait garder le mérite. Ah ! je voulais dire encore : si après demain, vous aviez l'idée de venir à l'inhumation, il vaut mieux que vous ne me reconnais- siez pas.

C'est sur ces mots qu'ils se quittèrent, sans avoir pro- noncé le nom de l'insoupçonné Lafcadio.

V

Lafcadio ramenait de Naples la dépouille de Fleuris- soire. Un fourgon mortuaire la contenait, qu'on avait accroché en queue du train, mais dans lequel Lafcadio n'avait pas cru indispensable de monter lui-même. Toute- fois, par décence, il s'était installé dans le compartiment non pas absolument le plus proche, car le dernier wagon

668 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

était un wagon de seconde, du moins aussi prés du corps que les " premières " le permettaient. Parti le matin de Rome, il devait y rentrer le soir du même jour. Il s'avouait mal volontiers le sentiment nouveau qui bientôt envahit son âme , car il ne tenait rien en si grand honte que Tennui, ce mal secret dont les beaux appétits insouciants de sa jeunesse, puis la dure nécessité, l'avaient préservé jus- qu'alors. Et quittant son compartiment, le cœur vide d'espoir et de joie, d'un bout à l'autre du wagon-couloir il rôdait, harcelé par une curiosité indécise et cherchant douteusement il ne savait quoi de neuf et d'absurde à tenter. Tout paraissait insuffisant à son désir. Il ne son- geait plus à s'embarquer, reconnaissait à contre-cœur que Bornéo ne l'attirait guère ; non plus le reste de l'Italie : même il se désintéressait des suites de son aventure ; elle lui paraissait aujourd'hui compromettante et saugrenue. Il en voulait à Fieurissoire de ne s'être pas mieux défendu ; il protestait contre cette piteuse figure, eût voulu l'efFacer de son esprit.

Par contre il eût revu volontiers le gaillard qui s'était emparé de sa valise ; un fameux farceur celui-là !... Et comme s'il l'eût retrouver, à la station de Capoue, il se pencha à la portière, fouillant des yeux le quai désert. Mais le reconnaîtrait-il seulement ? Il ne l'avait vu que de dos, distant déjà et s'éloignant dans la pé- nombre... Il le suivait en imagination à travers la nuit, regagnant le lit du Volturne, retrouvant le cadavre hideux, le détroussant et, par une sorte de défi, découpant dans la coifFe du chapeau, de son chapeau à lui, Lafcadio, ce morceau de cuir " de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier " comme disait élégamment le journal.

LES CAVES DU VATICAN 669

Cette petite pièce à conviction Tadresse de son four- nisseur, Lafcadio, après tout, était fort reconnaissant à son dévaliseur de l'avoir soustraite à la police. Sans doute, ce détrousseur de morts avait tout intérêt lui-même à n'at- tirer point sur soi l'attention ; et s'il prétendait malgré tout se servir de sa découpure, ma foi ! ça pourrait être assez plaisant d'entrer en composition avec lui.

La nuit à présent était close. Un garçon de wagon- restaurant, circulant d'un bout à l'autre du train vint avertir les voyageurs de première et de seconde classe que le dîner les attendait. Sans appétit, mais du moins sauvé de son désœuvrement pour une heure, Lafcadio s'ache- mina à la suite de quelques autres et même assez loin derrière eux. Le restaurant était en tête du train. Les wagons au travers desquels Lafcadio passait étaient vides ; de ci de divers objets, sur les banquettes, indiquaient et réservaient les places des dîneurs : châles, oreillers, livres, journaux. Une serviette d'avocat accrocha son regard. Sûr d'être le dernier, il s'arrêta devant le compartiment, puis entra. Cette serviette au demeurant ne l'attirait guère ; ce fut proprement par acquit de conscience qu'il fouilla.

Sur un soufflet intérieur, en discrètes lettres d'or, la serviette portait cette indication :

Defouqueblize Faculté de droit de Bordeaux

Elle contenait deux brochures sur le droit criminel et six numéros de la gazette des tribunaux.

Encore quelque bétail pour le congrès. Pouah ! pensa Lafcadio qui remit le tout à sa place, puis se hâta

670 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de rejoindre la petite iîle des voyageurs qui se rendaient au restaurant.

Une frêle fillette et sa mère fermaient la marche, toutes deux en grand deuil ; les précédait immédiatement un monsieur en redingote, coiffé d'un chapeau haut-de- forme, à cheveux longs et plats et à favoris grisonnants ; apparemment Monsieur Dcfouqueblize, le possesseur de la serviette. On avançait lentement, en titubant aux cahots du train. Au dernier coude du couloir, à Tinstant que le professeur s'allait élancer dans cette sorte d'accordéon qui relie un wagon à l'autre, une secousse plus forte le chavira ; pour recouvrer son équilibre il fit un brusque mouvement, qui précipita son pince-nez, toute attache rompue, dans le coin de l'étroit vestibule que forme le couloir devant la porte des commodités. Tandis qu'il se courbait à la recherche de sa vue, la dame et la fillette passèrent. Lafcadio, quelques instants se divertit à con- templer les efforts du savant ; piteusement désemparé, il lançait au hasard d'inquiètes mains à fleur de sol ; il nageait dans l'abstrait ; on eût dit la danse informe d'un plantigrade, ou que, de retour en enfance, il jouât à " Savez-vous planter les choux ? " Allons ! Lafcadio : un bon mouvement ! Cède à ton cœur, qui n'est pas corrompu. Viens en aide à l'infirme. Tends lui ce verre indispensable ; il ne l'atteindra pas tout seul. Il y tourne le dos. Un peu plus, il va l'écraser... A ce moment un nouveau cahot projeta le malheureux, tête baissée contre la porte du closet ; le haut-de-forme amortit le choc, en se défonçant à demi et s'enfonçant sur les oreilles. Monsieur Defouqueblize fit un gémissement ; se redressa ; se découvrit. Lafcadio cependant, estimant que la farce

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avait assez duré, ramassa le pince-nez, le déposa dans le chapeau du quêteur, puis s'enfuit, éludant les remercie- ments.

Le repas était commencé. A côté de la porte vitrée, à droite du passage, Lafcadio s'assit à une table de deux couverts ; la place en face de lui restait vide. A gauche du passage, à même hauteur que lui, la veuve occupait, avec sa fille, une table de quatre couverts dont deux restaient inoccupés.

Quel ennui règne dans ces lieux ! se disait Lafcadio, dont le regard indifférent glissait au-dessus des convives sans trouver figure poser. Tout ce bétail s'acquitte comme d'une corvée monotone de ce divertissement qu'est la vie, à la bien prendre... Qu'ils sont donc mal vêtus ! Mais, nus, qu'ils seraient laids ! Je meurs avant le dessert si je ne commande pas du Champagne.

Entra le professeur. Apparemment il venait de se laver les mains qu'avait souillées du bout sa recherche ; il examinait ses ongles. En face de Lafcadio un garçon de restaurant le fît asseoir. Le sommeiller passait de table en table. Lafcadio sans mot dire, indiqua sur la carte un Montebello Grand-Crémant de vingt francs, tandis que Monsieur Defouqueblize demandait une bouteille d'eau de Saint-Galmier. A présent, tenant entre deux doigts son pince-nez, il haletait dessus doucement, puis, du coin de sa serviette, il en clarifiait les verres. Lafcadio l'observait, s'étonnait de ses yeux de taupe clignotant sous d'épaisses paupières rougies.

Heureusement il ne sait pas que c'est moi qui viens de lui rendre la vue ! S'il commence à me remercier, à l'instant je lui fausserai compagnie.

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Le sommeiller revint avec la Saint-Galmier et le Cham- pagne, qu'il déboucha d'abord et posa entre les deux convives. Cette bouteille ne fut pas plus tôt sur la table, Defouqueblize s'en saisit, sans distinguer quelle elle était, s'en versa un plein verre qu'il avala d'un trait... Le sommellier déjà faisait un geste, que Lafcadio retint en riant.

Oh ! qu'est-ce que je bois ? s'écria Defouque- blize avec une grimace affreuse.

Le Montebello de Monsieur votre voisin, dit le sommellier dignement. La voilà, votre eau de Saint- Galmier. Tenez.

Il posa la seconde bouteillle.

Mais je suis désolé. Monsieur... J'y vois si mal... Absolument confus, croyez bien...

Quel plaisir vous me feriez. Monsieur, interrompit Lafcadio, en ne vous excusant pas ; et même en accep- tant un second verre, si ce premier-là vous a plu.

Hélas ! Monsieur, je vous avouerai que j'ai trouvé cela détestable ; et je ne comprends pas comment, dans ma distraction, j'ai pu en avaler un plein verre ; j'avais si soif... Dites-moi, Monsieur, je vous prie : c'est extrême- ment fort, ce vin-là ?... parce que, je m'en vais vous dire... je ne bois jamais que de l'eau... la moindre goutte d'alcool me porte infailliblement à la tête... Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'est-ce que je vais devenir ?... Si je retournais tout de suite à mon compartiment ?... Je ferais sans doute bien de m'étendre.

Il fît geste de se lever.

Restez ! restez donc, cher Monsieur, dit Lafcadio qui commençait à s'amuser. Vous feriez bien de manger

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au contraire, sans vous inquiéter de ce vin. Je vous ramènerai tout à Theure si vous avez besoin qu'on vous soutienne ; mais n'ayez crainte : ce que vous en avez bu ne griserait pas un enfant.

J'en accepte l'augure. Mais, vraiment, je ne sais comment vous... Vous ofFrirai-je un peu d'eau de Saint- Galmier ?

Je vous remercie beaucoup ; mais permettez-moi de préférer mon Champagne.

Ah ! vraiment, c'était du Champagne ! Et... vous allez boire tout cela ?

Pour vous rassurer.

Vous êtes trop aimable; mais, à votre place, je...

Si vous mangiez un peu, interrompit Lafcadio, mangeant lui-même, et que Defouqueblize embêtait. Son attention à présent se portait sur la veuve :

Certainement une italienne. Veuve d'officier sans doute. Quelle décence dans son geste ! quelle tendresse dans son regard ! Comme son front est pur ! Que ses mains sont intelligentes ! Quelle élégance dans sa mise, pourtant si simple... Lafcadio, quand tu n'entendras plus en ton cœur les harmoniques d'un tel accord, puisse ton cœur avoir cessé de battre ! Sa fille lui ressemble ; et de quelle noblesse déjà, un peu sérieuse et même presque triste, se tempère l'excès de grâce de l'enfant ! Vers elle avec quelle sollicitude la mère se penche ! Ah ! devant de tels êtres le démo.n céderait ; pour de tels êtres, Lafcadio, ton cœur se dévouerait sans doute...

A ce moment le garçon passa changer les assiettes. Lafcadio laissa partir la sienne à demi-pleine, car ce qu'il voyait à présent l'emplissait soudain de stupeur : la veuve,

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la délicate veuve se courbait en dehors, vers le passage, et, relevant lestement sa jupe, du mouvement le plus naturel, découvrait un bas écarlate et le mollet le mieux formé.

Si inopinément cette note ardente éclatait dans cette grave symphonie... rêvait-il ? Cependant le garçon appor- tait un nouveau plat. Lafcadio s'allait servir ; ses yeux se reportèrent sur son assiette, et ce qu'il vit alors l'acheva :

Là, devant lui, à découvert, au milieu de l'assiette tombé l'on ne sait d'où, hideux et reconnaissable entre mille... n'en doute pas, Lafcadio : c'est le bouton de Carola ! Celui des deux boutons, qui manquait à la seconde manchette de Flcurissoire. Voici qui tourne au cauchemar... Mais le garçon se penche avec le plat. D'un coup de main, Lafcadio nettoie l'assiette, faisant glisser le vilain bijou sur la nappe ; il replace l'assiette par- dessus, se sert abondamment, emplit son verre de Champagne, qu'il vide aussitôt, puis remplit. Car main- tenant si l'homme à jeun a déjà des visions ivres... Non, ce n'était pas une hallucination : il entend le bouton crisser sous l'assiette ; il soulève l'assiette, s'empare du bouton ; le glisse à côté de sa montre dans le gousset de son gilet ; tâte encore, s'assure : le bouton est là, bien en sûreté... Mais qui dira comment il était venu dans l'as- siette ? Qui l'y a mis?... Lafcadio regarde Defouqueblize: le savant mange innocemment, le nez bas. Lafcadio veut penser à autre chose : il regarde de nouveau la veuve ; mais dans son geste et dans sa mise tout est redevenu décent, banal ; il la trouve à présent moins jolie. Il tâche d'imaginer à neuf le geste provocant, le bas rouge ; il ne peut pas. Il tâche de revoir sur son assiette le bouton,

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et s'il ne le sentait pas là, dans sa poche, certes, il doute- rait... Mais, au fait, pourquoi Ta-t-il pris, ce bouton ?... qui n'était pas à lui. Par ce geste instinctif, absurde, quel aveu ! quelle reconnaissance ! Comme il se désigne à celui, quel qu'il soit, et de la police peut-être, qui l'ob- serve sans doute, le guette... Dans ce piège grossier il a donné tout droit comme un sot. Il se sent blêmir. Il se retourne brusquement : derrière la porte vitrée du passage, personne... Mais quelqu'un tout à l'heure peut-être l'aura vu ! Il se force à manger encore ; mais de dépit ses dents se serrent. Le malheureux ! ce n'est pas son crime affreux qu'il regrette, c'est ce geste malencontreux... Qu'a donc à présent le professeur à lui sourire ?...

Defouqueblize avait achevé de manger. Il s'essuya les lèvres, puis, les deux coudes sur la table et chiffonnant nerveusement sa serviette, commença de regarder Lafca- dio ; un bizarre rictus agitait ses lèvres ; à la fin, comme n'y tenant plus :

Oserais-je, Monsieur, vous en redemander un petit peu ?

Il avança son verre craintivement vers la bouteille presque vide.

Lafcadio, distrait de son inquiétude et tout heureux de la diversion, lui versa les dernières gouttes :

Je serais embarrassé de vous en donner beaucoup... Mais voulez-vous que j'en redemande ?

Alors je crois qu'une demi-bouteille suffirait. Defouqueblize, déjà sensiblement éméché, avait perdu

le sentiment des convenances. Lafcadio que n'effrayait pas le vin sec et que la naïveté de l'autre amusait fît déboucher un second Montebello.

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Non ! non ! ne m'en versez pas trop ! disait Defou- queblize en levant son vacillant verre que Lafcadio achevait de remplir. C'est curieux que cela m'ait paru si mauvais d'abord. On se fait ainsi des monstres de bien des choses, tant qu'on ne les connaît pas. Simplement je croyais boire de l'eau de Saint-Galmier ; alors je trouvais que, pour de l'eau de Saint-Galmier, elle avait un drôle de goût, vous comprenez. C'est comme, si l'on vous versait de l'eau de Saint-Galmier quand vous croyez boire du Champagne, vous diriez, n'est-ce pas : pour du Champagne, je trouve qu'il a un drôle de goût !...

Il riait à ses propres paroles, puis se penchait par dessus la table vers Lafcadio qui riait aussi, et à demi-voix :

Je ne sais pas ce que j'ai à rire comme ça ; c'est certainement la faute à votre vin. Je le soupçonne tout de même d'être un peu plus chaud que vous ne dites. Eh ! eh ! eh ! Mais vous me ramenez dans mon wagon, c'est convenu, n'est-ce pas. Nous y serons seuls, et si je suis indécent vous saurez pourquoi.

En voyage, hasarda Lafcadio, cela ne tire pas à conséquence.

Ah ! Monsieur, reprit l'autre aussitôt, tout ce qu'on ferait dans cette vie ! si seulement on pouvait être bien certain que cela ne tire pas à conséquence, comme vous dites si justement. Si seulement on était assuré que cela n'engage à rien... Tenez ; rien que ça, que je vous dis là, maintenant, et qui n'est pourtant qu'une pensée bien naturelle, croyez-vous que je l'oserais exprimer sans plus de détours, si seulement nous étions à Bordeaux ? Je dis Bordeaux, parce que c'est Bordeaux que j'habite. J'y suis connu, respecté; bien que pas marié, j'y mène une petite

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vie tranquille, j'y exerce une profession considérée : pro- fesseur à la faculté de droit ; oui : criminologie comparée ; une chaire nouvelle... Vous comprenez que, là, je n'ai pas la permission, ce qui s'appelle : la permission de m'eni- vrer, fût-ce un jour par hasard. Ma vie doit être respec- table. Songez donc : un de mes élèves me rencontrerait soûl dans la rue !... Respectable ; et sans que ça ait l'air contraint ; c'est le hic ; il ne faut pas donner à penser: Monsieur Defouqueblize (c'est mon nom) fait rudement bien de se retenir !... Il faut non seulement ne rien faire d'insolite, mais encore persuader autrui qu'on ne pourrait rien faire d'insolite, même avec toute licence ; qu'on n'a rien d'insolite en soi, qui demanderait à sortir. Reste- t-il encore un peu de vin ? Quelques gouttes seulement, mon cher complice, quelques gouttes... Une pareille occasion ne se retrouve pas deux fois dans la vie. Demain, à Rome, à ce congrès qui nous rassemble, je retrouverai quantité de collègues, graves, apprivoisés, retenus, aussi compassés que je le redeviendrai moi-même dès que j'aurai recouvré ma livrée. Des gens de la société, comme vous ou moi, se doivent de vivre contrefaits.

Le repas cependant s'achevait ; un garçon passait, récoltant, avec le dû, les pourboires.

A mesure que la salle se vidait, la voix de Defouque- blize devenait plus sonore ; par instants, ses éclats inquié- taient un peu Lafcadio. Il continuait :

Et quand il n'y aurait pas la société pour nous contraindre, ce groupe y suffirait, de parents et d'amis auxquels nous ne savons pas consentir à déplaire. Ils oppo- sent à notre sincérité incivile une image de nous, de laquelle nous ne sommes qu'à demi-responsables, qui ne

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nous ressemble que fort peu, mais qu'il est indécent, je vous dis, de déborder. En ce moment, c'est un fait : j'échappe ma figure, je m'évade de moi... O vertigineuse aventure ! ô périlleuse volupté !... Mais je vous romps la tête ?

Vous m'intéressez étrangement.

Je parle ! je parle... Que voulez-vous ! même ivre on reste professeur ; et le sujet me tient à cœur... Mais, si vous avez fini de manger, peut-être voulez-vous bien m'offrir votre bras pour m'aider à regagner mon compar- timent tandis que je me soutiens encore. Je crains, si je m'attarde un peu davantage de n'être plus en état de me lever.

Defouqueblize, à ces mots, prit une sorte d'élan comme pour abandonner sa chaise, mais retombant tout aussitôt et s'afFalant à demi sur la table desservie, le haut du corps jeté vers Lafcadio, il reprit d'une voix adoucie et quasi confidentielle.

Voici ma thèse : Savez-vous ce qu'il faut pour faire de l'honnête homme un gredin ? Il suffit d'un dépayse- ment, d'un oubli ! Oui Monsieur, un trou dans la mémoire, et la sincérité se fait jour !... La cessation d'une continuité ; une simple interruption de courant. Naturel- lement je ne dis pas cela dans mes cours... Mais, entre nous, quel avantage pour le bâtard ! Songez donc : celui dont l'être même est le produit d'une incartade, d'un crochet dans la droite ligne...

La voix du professeur de nouveau s'était haussée ; il fixait à présent sur Lafcadio des yeux bizarres, dont le regard tantôt vague et tantôt perçant commençait à l'in- quiéter. Lafcadio se demandait à présent si la myopie de

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cet homme n'était pas feinte, et, presque, il reconnaissait ce regard. A la fin, plus gêné qu'il n'eût voulu en convenir, il se leva et, brusquement :

Allons ! Prenez mon bras. Monsieur Defouqueblize, dit-il. Levez-vous ! Assez bavardé.

Defouqueblize, fort incommodément, quitta sa chaise. Tous deux s'acheminèrent, en titubant dans le couloir, vers le compartiment la serviette du professeur était restée. Defouqueblize entra le premier ; Lafcadio l'in- stalla, prit congé. Il avait déjà tourné le dos pour repartir lorsque sur son épaule s'abattit une poigne puissante. Il fit volte-face aussitôt. Defouqueblize d'un bond s'était dressé... mais était-ce encore Defouqueblize qui, d'une voix à la fois moqueuse, autoritaire et jubilante, s'écriait :

Faudrait voir à ne pas abandonner si vite un ami. Monsieur Lafcadio Lonnesaitpluski !... Alors quoi ! c'est donc vrai ! on avait voulu s'évader ?

Du funambulesque professeur éméché de tout à l'heure plus rien ne subsistait dans le grand gaillard vert et dru, en qui Lafcadio n'hésitait plus à reconnaître Protos. Un Protos grandi, élargi, magnifié et qui s'annonçait redoutable.

Ah ! c'est vous, Protos, dit-il simplement. J'aime mieux cela. Je n'en finissais pas de vous reconnaître.

Car, pour terrible qu'elle fût, Lafcadio préférait une réalité au saugrenu cauchemar dans lequel il se débattait depuis une heure.

J'étais pas mal grimé, hein ?... Pour vous, je m'étais mis en frais... Mais, tout de même, c'est vous qui devriez porter des lunettes, mon garçon; ça vous jouera de

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mauvais tours, si vous ne reconnaissez pas mieux que ça les subtils.

Que de souvenirs mal endormis ce mot de subtil faisait lever dans Tesprit de Cadio ! Un subtil, dans l'argot dont Protos et lui se servaient du temps qu'ils étaient en pension ensemble, un subtil, c'était un homme qui, pour quelque raison que ce fût, ne présentait pas à tous ou en tous lieux même visage. Il y avait, d'après leur classement, maintes catégories de subtils, plus ou moins élégants et louables, à quoi répondait et s'opposait l'unique grande famille des crustacésy dont les représentants, du haut en bas de l'échelle sociale, se carraient.

Nos copains tenaient pour admis ces axiomes : Les subtils se reconnaissent entre eux. 2** Les crustacés ne reconnaissent pas les subtils. Lafcadio se souvenait maintenant de tout cela ; comme il était de ces natures qui se prêtent à tous les jeux, il sourit. Protos reprit :

Tout de même, l'autre jour, heureux que je me sois trouvé là, hein ?... Ça n'était peut-être pas tout à fait par hasard. J'aime à surveiller les novices : c'est imagina- tif, c'est entreprenant, c'est coquet... Mais ça s'imagine un peu trop facilement pouvoir se passer de conseils. Votre travail avait fameusement besoin de retouches, mon garçon !... A-t-on idée de se coiffer d'un galurin pareil quand on se met à la besogne ? Avec l'adresse du four- nisseur sur cette pièce à conviction, on vous coffrait avant huit jours. Mais pour les vieux amis, moi j'ai du cœur ; et je le prouve. Savez-vous que je vous ai beaucoup aimé, Cadio ? J'ai toujours pensé qu'on ferait quelque chose de vous. Beau comme vous étiez, on aurait fait marcher pour vous toutes les femmes, et chanter, qu'à cela ne

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tienne, plus d'un homme par dessus le marché. Que j'ai été heureux d'avoir enfin de vos nouvelles et d'apprendre que vous veniez en Italie ! Ma parole ! il me tardait de savoir ce que vous étiez devenu depuis le temps qu'on fréquentait chez notre ancienne. Vous n'êtes pas mal encore, savez-vous ! Ah ! elle ne se mouchait pas du pied, Carola !

L'irritation de Lafcadio devenait toujours plus mani- feste, et son effort pour la cacher ; tout cela amusait grandement Protos, qui feignait de n'en rien voir. Il avait tiré de la poche de son gilet une petite rondelle de cuir et l'examinait.

J'ai proprement découpé ça ? hein !

Lafcadio l'aurait étranglé ; il serrait les poings et ses ongles entraient dans sa chair. L'autre continuait gouailleur :

Mince de service ! Ça vaut bien les six billets de mille... que voulez-vous me dire pourquoi vous n'avez pas empochés ?

Lafcadio sursauta :

Me prenez-vous pour un voleur ?

Ecoutez, mon petit, reprit tranquillement Protos, je n'aime pas beaucoup les amateurs, mieux vaut que je vous le dise tout de suite franchement. Et puis, avec moi, vous savez, il ne s'agit pas de faire le fanfaron, ni l'imbé- cile. Vous montrez des dispositions, c'est entendu, de bril- lantes dispositions, mais...

Cessez de persifler, interrompit Lafcadio qui ne retenait plus sa colère. prétendez-vous en venir ? J'ai fait un pas de clerc l'autre jour ; pensez-vous que j'aie besoin qu'on me l'apprenne ? Oui, vous avez une

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arme contre moi ; je ne vais pas examiner s'il serait bien prudent pour vous-même de vous en servir. Vous désirez que je rachète ce petit bout de cuir. Allons, parlez ! Cessez de rire et de me dévisager ainsi. Vous voulez de l'argent. Combien ?

Le ton était si décidé que Protos avait fait un petit retrait en arrière ; il se ressaisit aussitôt.

Tout beau ! tout beau ! dit-il. Que vous ai-je dit de malhonnête ? On discute entre amis, posément. Pas de quoi s'emballer. Ma parole, vous avez rajeuni, Cadio !

Mais comme il lui caressait légèrement le bras, Lafcadio se dégagea dans un sursaut.

Asseyons-nous, reprit Protos ; nous serons mieux pour causer.

Il se cala dans un coin, à côté de la portière du couloir, et posa ses pieds sur l'autre banquette.

Lafcadio pensa qu'il prétendait barrer l'issue. Sans doute Protos était armé. Lui, présentement, ne portait aucune arme. Il réfléchit que dans un corps-à-corps il aurait sûrement le dessous. Puis, s'il avait un instant pu souhaiter de fuir, la curiosité déjà l'emportait, cette curiosité passionnée contre quoi rien, même sa sécurité personnelle, n'avait pu jamais prévaloir. Il s'assit.

De l'argent ? Ah ! fi donc ! dit Protos. Il sortit un cigare d'un étui, en offrit un à Lafcadio qui refusa, La fumée vous gêne peut-être ?... Eh bien, écoutez- moi. Il tira quelques bouffées de son cigare, puis, très calme :

Non, non, Lafcadio, mon ami, non ce n'est pas de l'argent que j'attends de vous ; mais de l'obéissance. Vous ne paraissez pas, mon garçon (excusez ma franchise),

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VOUS rendre un compte bien exact de votre situation. Il vous faut hardiment vous dresser en face d'elle; permettez- moi de vous y aider.

" Ainsi, de ces cadres sociaux qui nous enserrent, un adolescent a voulu s'échapper ; un adolescent sympathi- que ; et même tout à fait comme je les aime : naïf et gracieusement primesautier ; car il n'apportait à cela, je présume, pas grand calcul... Je me souviens, Cadio, combien, dans le temps, vous étiez ferré sur les chifires, mais, que, pour vos propres dépenses, jamais vous ne consentiez à compter... Bref, le régime des crustacés vous dégoûte ; je laisse quelqu'autre s'en étonner... Mais ce qui m'étonne, moi, c'est que, intelligent comme vous êtes, vous ayiez cru, Cadio, qu'on pouvait si simplement que ça sortir d'une société, et sans tomber du même coup dans une autre ; ou qu'une société pouvait se passer de lois.

" Law^less ", vous vous souvenez ; nous avions lu cela quelque part. Two hawks in the air, two fishes swimming in the sea not more lawless than we... Que c'est beau la littérature ! Lafcadio ! mon ami, apprenez la loi des subtils.

Vous pourriez peut-être avancer.

Pourquoi se presser ? Nous avons du temps devant nous. Je ne descends qu'à Rome. Lafcadio, mon ami, il arrive qu'un crime échappe aux gendarmes ; je m'en vais vous expliquer pourquoi nous sommes plus malins qu'eux: c'est que nous, nous jouons notre vie. la police échoue, nous réussissons quelquefois. Parbleu î vous l'avez voulu, Lafcadio ; la chose est faite et vous ne pouvez plus échapper. Je préférerais que vous m'obéissiez,

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parce que, voyez-vous, je serais vraiment désolé de devoir livrer un vieil ami comme vous à la police ; mais qu'y faire ? Désormais vous dépendez d'elle ou de nous.

Me livrer, c'est vous livrer vous-même...

J'espérais que nous parlions sérieusement. Compre- nez donc ceci, Lafcadio : La police coffre les insoumis ; mais, en Italie, volontiers elle compose avec les subtils. " Compose ", oui, je crois que c'est le mot. Je suis un peu de la police, mon garçon. J'ai l'œil. J'aide au bon ordre. Je n'agis pas : je fais agir.

" Allons ! cessez de regimber, Cadio. Ma loi n'a rien d'affreux. Vous vous faites des exagérations sur ces choses ; si naïf, et si spontané ! Pensez-vous que ce n'est pas déjà par obéissance, et parce que je le voulais ainsi, que vous avez repris sur l'assiette, à dîner, le bouton de Mademoiselle Venitequa ? Ah ! geste imprévoyant ! geste idyllique ! Mon pauvre Lafcadio ! Vous en êtes-vous assez voulu de ce petit geste, hein ? L'emmerdant, c'est que je n'ai pas été seul à le voir. Bah ! ne vous frappez pas ; le garçon, la veuve et l'enfant sont de mèche. Charmants. Il tient à vous de vous en faire des amis. Lafcadio, mon ami, soyez raisonnable ; vous soumettez- vous ?

Par excessif embarras peut-être, Lafcadio avait pris le parti de ne rien dire. Il restait, le torse raidi, les lèvres serrées, les yeux fixés droit devant lui. Protos reprit avec un haussement d'épaules :

Drôle de corps ! Et, en réalité, si souple !... Mais déjà vous auriez acquiescé, peut-être, si j'avais d'abord dit ce que nous attendons de vous. Lafcadio, mon ami, ôtez-moi d'un doute : Vous que j'avais quitté si pauvre.

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ne pas ramasser six billets de mille que le hasard jette à vos pieds, vous trouvez cela naturel ?... Monsieur de Baraglioul père vint à mourir, m*a dit Mademoiselle Venitequa, le lendemain du jour le comte Julius, son digne fils, est venu vous faire visite ; et le soir de ce jour vous plaquiez Mademoiselle Venitequa. Depuis, vos relations avec le comte Julius sont devenues, ma foi, bien intimes ; voudriez vous m'expliquer pourquoi ?... Lafcadio, mon ami, dans le temps je vous avais connu de nombreux oncles ; votre pedigree, depuis lors, me paraît s'être un peu bien embaraglioullé !... Non ! ne vous fâchez pas ; je plaisante. Mais que voulez-vous qu'on suppose ?... à moins pourtant que vous ne deviez directe- ment à Monsieur Julius votre présente fortune ; ce qui, (permettez-moi de vous le dire) séduisant comme vous Têtes, Lafcadio, me paraîtrait sensiblement plus scanda- leux. D'une manière comme d'une autre, et quoique vous nous laissiez supposer, Lafcadio, mon ami, l'affaire est claire et votre devoir est tracé : vous ferez chanter Julius. Ne vous rebiffez pas, voyons ! Le chantage est une saine institution, nécessaire au maintien des mœurs. Eh ! quoi ! vous me quittez ?... Lafcadio s'était levé.

Ah ! laissez-moi passer, enfin ! cria-t-il, enjambant le corps de Protos ; en travers du compartiment, étalé de l'une à l'autre des deux banquettes, celui-ci ne fit aucun geste pour le saisir. Lafcadio, étonné de ne se sentir point retenu, ouvrit la porte du couloir et, s'écar- tant :

Je ne me sauve pas, n'ayez crainte. Vous pouvez me garder à vue ; mais tout, plutôt que de vous écouter

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plus longtemps... Excusez-moi de vous préférer la police. Allez l'avertir : je l'attends.

VI

Ce même jour, le train du soir amenait de Milan les Anthime ; comme ils voyageaient en troisième, ils ne virent qu'à l'arrivée la comtesse de Baraglioul et sa fille aînée qu'amenait de Paris le sleeping-car du même train.

Peu d'heures avant la dépêche de deuil, la comtesse avait reçu une lettre de son mari ; le comte y parlait éloquemment de l'abondant plaisir apporté par la rencontre inopinée de Lafcadio ; et sans doute aucune allusion n'y flottait, à cette demi-fraternité qui, d'un si scabreux attrait, ornait aux yeux de Julius le jeune homme (Julius, fidèle à l'ordre de son père ne s'en était ouvertement expliqué avec sa femme, pas plus qu'il n'avait fait avec l'autre), mais certaines allusions, certaines réticences, aver- tissaient suffisamment la comtesse ; même je ne suis pas bien sûr que Julius, à qui l'amusement manquait dans le trantran de sa vie bourgeoise, ne se fît pas un jeu de tourner autour du scandale et de s'y brûler le bout des doigts. Je ne suis pas sûr non plus que la présence à Rome de Lafcadio, l'espoir de le revoir, ne fût pas pour quelque chose, pour beaucoup, dans la décision que prit Geneviève d'accompagner là-bas sa mère.

Julius était à leur rencontre à la gare. Il les emmena rapidement au Grand Hôtel, ayant quitté presque aussitôt les Anthime qu'il devait retrouver parmi le funèbre cortège, le lendemain. Ceux-ci regagnèrent, via di Bocca di Leone, l'hôtel ils étaient descendus à leur premier séjour.

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Marguerite apportait au romancier d'heureuses nou- velles : son élection ne faisait plus un pli ; Tavant-veille, le cardinal André l'avait officieusement avertie : le candidat n'aurait même plus à recommencer ses visites; d'elle- même l'Académie venait à lui, portes ouvertes ; on l'attendait.

Tu vois bien ! disait Marguerite. Qu'est-ce que je te disais à Paris ? Tout vient à point. Dans ce monde, il suffit d'attendre.

Et de ne pas changer, reprenait componctueusement Julius en portant la main de son épouse à ses lèvres, et sans voir le regard de sa fille, fixé sur lui, se charger de mépris. Fidèle à vous, à mes pensées, à mes principes. La persévérance est la plus indispensable vertu.

Déjà s'éloignaient de lui le souvenir de sa plus récente embardée, et toute autre pensée qu'orthodoxe, et tout autre projet que décent. A présent renseigné, il se ressai- sissait sans effi3rt. Il admirait cette conséquence subtile par quoi son esprit s'était un instant dérouté. Lui n'avait pas changé : c'était le pape.

Quelle constance de ma pensée, tout au contraire, se disait-il ; quelle logique ! Le difficile, c'est de savoir à quoi s'en tenir. Ce pauvre Fleurissoire en est mort, d'avoir pénétré les coulisses. Le plus simple, quand on est simple, c'est de s'en tenir à ce qu'on sait. Ce hideux secret l'a tué. La connaissance ne fortifie jamais que les forts... N'importe ! je suis heureux que Carola ait pu prévenir la police ; ça me permet de méditer plus librement... Tout de même, s'il savait que ce n'est pas au vrai Saint-Père qu'il doit son infortune et son exil, quelle consolation pour Armand-Dubois ! quel encouragement dans sa foi !

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quel soûlas !... Demain, après la cérémonie funèbre, je ferais bien de lui parler.

Cette cérémonie n'attira pas grande affluence. Trois voitures suivaient le corbillard. Il pleuvait. Dans la première voiture Blafaphas accompagnait amicalement Arnica (dès que le deuil aura pris fin, il Tépousera sans nul doute) ; tous deux partis de Pau Tavant-veille (aban- donner la veuve à son chagrin, la laisser seule entreprendre ce long voyage, Blafaphas n'en supportait pas la pensée ; et quand bien même ! Pour n'être pas de la famille, il n'en avait pas moins pris le deuil ; quel parent valait un tel ami ?) mais arrivés à Rome depuis quelques heures à peine, par suite d'un ratage de train.

Dans la dernière voiture avait pris place Madame Armand-Dubois avec la comtesse et sa fille ; dans la seconde le comte avec Anthime Armand-Dubois.

Sur la tombe de Fleurissoire, il ne fut fait aucune allusion à sa malchanceuse aventure. Mais, au retour du cimetière, Julius de Baraglioul, de nouveau seul avec Anthime commença :

Je vous avais promis d'intercéder pour vous près du Saint-Père.

Dieu m'est témoin que je ne vous en avais pas prié.

Il est vrai : outré du dénuement vous abandon- nait l'Eglise, je n'avais écouté que mon cœur.

Dieu m'est témoin que je ne me plaignais point.

Je sais !... Je sais !... M'avez-vous assez agacé avec votre résignation ! Et même, puisque vous m'invitez à y revenir, je vous avouerai, mon cher Anthime, que je reconnaissais moins de sainteté que d'orgueil et que

LES CAVES DU VATICAN 689

l'excès de cette résignation, la dernière fois que je vous vis à Milan, m'avait paru beaucoup plus près de la révolte que de la véritable piété, et m'avait grandement incommodé dans ma foi. Dieu ne vous en demandait pas tant, que diable ! Parlons franc : votre attitude m'avait choqué.

La vôtre, je puis donc aussi vous l'avouer, m'avait attristé, mon cher frère. N'est-ce pas vous, précisément, qui m'incitiez à la révolte, et...

Julius qui s'échauffait l'interrompit :

J'avais suffisamment éprouvé par moi-même, et donné à entendre aux autres dans tout le cours de ma carrière, qu'on peut être parfait chrétien sans pourtant faire fi des légitimes avantages que nous offre le rang Dieu a trouvé sage de nous placer. Ce que je repro- chais à votre attitude, c'était précisément, par son affec- tation, de sembler prendre avantage sur la mienne.

Dieu m'est témoin que...

Ah ! ne protestez pas toujours ! interrompit de nouveau Julius. Dieu n'a que faire ici. Je vous explique précisément, quand je dis que votre attitude était tout près de la révolte... j'entends : de ma révolte à moi ; et c'est précisément ce que je vous reproche : c'est, en acceptant l'injustice, de laisser autrui se révolter pour vous. Car je n'admettais pas, moi, que l'Eglise fût dans son tort ; et votre attitude, sans avoir l'air d'y toucher, l'y mettait. J'avais donc résolu de me plaindre à votre place. Vous allez voir bientôt combien j'avais raison de m'in- digner.

Julius dont le front s'emperlait posa sur ses genoux son haut-de-forme.

10

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Voulez-vous que je donne un peu d*air ? et Anthimc, complaisamment, baissa la vitre de son côté.

Sitôt à Rome, reprit Julius, je sollicitai donc une audience. Je fus reçu. Un étrange succès devait couronner ma démarche...

Ah ! fit indiflPéremment Anthime.

Oui mon ami. Car si je n'obtins en l'espèce rien de ce que j'étais venu réclamer, je remportai du moins de ma visite une assurance... qui mettait notre Saint-Père à l'abri de toutes les suppositions injurieuses que nous formions à son endroit.

Dieu m'est témoin que je n'ai jamais rien formulé d'injurieux à l'endroit de notre Saint-Père.

Je formulais pour vous. Je vous voyais lésé ; je m'indignais.

Arrivez au fait, Julius : vous avez vu le pape ?

Eh bien, non ! je n'ai pas vu le pape, éclata enfin Julius mais je me suis saisi d'un secret ; secret douteux d'abord, mais qui bientôt, par la mort de notre cher Amédée, devait trouver une confirmation soudaine ; secret effroyable, déconcertant, mais votre foi, cher Anthime, saura puiser du réconfort. Car sachez que de ce déni de justice dont vous fûtes victime, le pape est innocent...

Eh ! je n'en ai jamais douté.

Anthime, écoutez bien : Je n'ai pas vu le pape parce que personne ne peut le voir ; celui qui présente- ment est assis sur le trône pontifical et que l'Eglise écoute et qui promulgue ; celui qui m'a parlé, le pape qu'on voit au Vatican, le pape que j'ai vu n'est pas le vrai.

Anthime, à ces mots, commença d'être secoué tout entier d'un gros rire.

LES CAVES DU VATICAN 69 1

Riez ! riez ! reprit Julius piqué. Moi aussi je riais d'abord. Eussé-je un peu moins ri, on n'eût pas assassiné Fleurissoire. Ah ! saint ami ! tendre victime !... Sa voix expira dans les sanglots.

Dites donc : c'est sérieux ce que vous nous baillez là?... Ah mais!... Ah mais!... Ah mais!... fit Armand- Dubois que le pathos de Julius inquiétait. C'est que tout de même il faudrait savoir...

C'est pour avoir voulu savoir qu'il est mort.

Parce qu'enfin, si j'ai fait bon marché de mes biens, de ma situation, de ma science, si j'ai consenti qu'on me jouât... continuait Anthimc qui peu à peu à son tour se montait.

Je vous le dis : de tout cela le vrai n'est en rien responsable; celui qui vous jouait, c'est un suppôt du Quirinal...

Dois-jc croire à ce que vous dites ?

Si vous ne me croyez pas, croyez-en ce pauvre martyr.

Tous deux demeurèrent quelques instants silencieux. Il avait cessé de pleuvoir; un rayon écartait la nue. La voiture avec de lents cahots rentrait dans Rome.

Dans ce cas, je sais ce qui me reste à faire, reprit Anthime, de sa voix la mieux décidée : Je vends la mèche.

Julius sursauta.

Mon ami, vous m'épouvantez. Sûr, vous allez vous faire excommunier.

Par qui ? Si c'est par un faux pape, on s'en fout.

Dieu m'est témoin que je pensais vous aider à goûter dans ce secret quelque vertu consolative, reprit Julius consterné.

692 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous plaisantez?... Et qui me dira si Fleurissoire en arrivant au Paradis n'y découvre pas tout de même que son bon Dieu non plus n'est pas le vrai P

Voyons ! mon cher Anthime, vous divaguez. Comme s'il pouvait y en avoir deux ! comme s'il pouvait y en avoir un autre.

Non, mais vraiment vous en parlez trop à votre aise, vous qui n'avez pour lui rien délaissé; vous à qui, vrai ou faux, tout profite... Ah ! tenez, j'ai besoin de m'aérer.

Penché sur la portière il toucha du bout de sa canne l'épaule du cocher et fît arrêter la voiture. Julius s'apprêtait à descendre avec lui.

Non ! laissez-moi. J'en sais assez pour me conduire. Gardez le reste pour un roman. Pour moi, j'écris au grand Maître de l'Ordre ce soir même, et dès demain je reprends mes chroniques scientifiques de la Dépêche. On rira bien.

Quoi ! vous boitez, dit Julius, surpris de le voir de nouveau clopiner.

Oui, depuis quelques jours, mes douleurs m'ont repris.

Ah ! vous m'en direz tant ! fît Julius qui, sans le regarder s'éloigner, se rencogna dans la voiture.

VII

Protos était-il dans l'intention de livrer Lafcadio à la police, ainsi qu'il l'en avait menacé ? Je ne sais : l'évé- nement prouva du reste qu'il ne comptait point, parmi ces messieurs de la police, rien que des amis. Ceux-ci,

LES CAVES DU VATICAN 693

prévenus la veille par Carola, avaient dressé, vicolo dei Vecchierelli, leur souricière ; ils connaissaient de longue date la maison et savaient qu'elle offrait, à l'étage supé- rieur, de faciles communications avec la maison voisine, dont ils gardèrent également les issues.

Protos ne craignait point les argousins ; l'accusation ne lui faisait point peur, ni l'appareil de la justice ; il se savait peu facile à saisir, coupable en réalité d'aucun crime, et rien que de délits si menus qu'ils échapperaient à la prise. Donc il ne s'effraya pas à l'excès lorsqu'il comprit qu'il était cerné, et c'est ce qu'il comprit très vite, ayant un flair particulier pour reconnaître, sous n'importe quel déguisement, ces messieurs.

A peine un peu perplexe, il s'enferma d'abord dans la chambre de Carola, attendant le retour de celle-ci qu'il n'avait pas revue depuis l'assassinat de Fleurissoire ; il était désireux de lui demander conseil et laisser quelques indications, au cas probable il ferait du bloc.

Carola cependant, déférant aux volontés de Julius, n'avait point paru au cimetière ; nul ne sut que, cachée derrière un mausolée et sous un parapluie, elle assistait de loin à la triste cérémonie. Elle attendit patiemment, humblement, qu'aient été désertés les abords de la tombe fraîche ; elle vit se reformer le cortège, Julius remonter avec Anthime, et les voitures, sous la pluie fine, s'éloigner. Alors elle s'approcha de la tombe à son tour, sortit de dessous son fichu un gros bouquet d'asters qu'elle posa, loin à l'écart des couronnes de la famille : puis resta longuement sous la pluie, ne regardant rien, ne pensant à rien, et pleurant faute de prières.

Lorsqu'elle revint, vicolo dei Vecchierelli, elle distin-

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gua bien, sur le seuil, deux figures insolites ; ne comprit point pourtant que la maison était gardée. Il lui tardait de rejoindre Protos ; ne doutant point que ce ne fût lui l'assassin, elle le haïssait à présent...

Quelques instants plus tard la police accourait à ses cris ; trop tard, hélas ! Exaspéré de se savoir livré par elle, Protos venait d'étrangler Carola.

Ceci se passait vers midi. Les journaux du soir en publiaient déjà la nouvelle, et comme on avait trouvé sur Protos la découpure de la coiffe du chapeau, sa double culpabilité ne laissait de doute pour personne.

Lafcadio cependant avait vécu jusqu'au soir dans une attente ou une crainte vague, non point peut-être de la police dont l'avait menacé Protos, mais de Protos lui- même ou de je ne sais quoi dont il ne cherchait plus à se défendre. Une incompréhensible torpeur pesait sur lui, qui n'était peut-être que de la fatigue : il renonçait.

La veille il n'avait revu Julius qu'un instant, lorsque celui-ci, à l'arrivée du train de Naples, était allé prendre livraison du cadavre ; puis il avait longtemps marché au travers de la ville, au hasard, pour user cette exaspération que lui laissait, après la conversation du vv^agon, le senti- ment de sa dépendance.

Et pourtant la nouvelle de l'arrestation de Protos n'apporta pas à Lafcadio le soulagement qu'il eût pu croire. On eût dit qu'il était déçu. Bizarre être ! D'autant qu'il avait plus délibérément repoussé tout profit matériel du crime, il ne se dessaisissait volontiers d'aucun des risques de la partie. Il n'admettait pas qu'elle fût aussitôt finie. Volontiers, comme il faisait naguère aux échecs.

LES CAVES DU VATICAN 695

il eût donné la tour à l'adversaire, et, comme si l'événe- ment tout à coup lui faisait le gain trop facile et désinté- ressait tout son jeu, il sentait qu'il n'aurait de cesse qu'il n'eût poussé plus loin le défi.

Il dîna dans une trattoria voisine, pour n'avoir pas à se mettre en habit. Sitôt après, rentrant à l'hôtel, il aper- çut, à travers la porte vitrée du restaurant, le comte Julius, attablé en compagnie de sa femme et de sa fille. Il fut frappé par la beauté de Geneviève qu'il n'avait pas revue depuis sa première visite. Il s'attardait dans le fumoir, attendant la fin du repas, lorsqu'on vint l'avertir que le comte était remonté dans sa chambre et l'atten- dait.

Il entra. Julius de Baraglioul était seul ; il s'était remis en veston.

Eh bien ! l'assassin est coffré, dit-il aussitôt en lui tendant la main.

Mais Lafcadio ne la prit pas. Il restait dans l'embrasure de la porte.

Quel assassin ? demanda-t-il.

L'assassin de mon beau-frère, parbleu !

L'assassin de votre beau-frère, c'est moi.

Il dit cela sans trembler, sans changer de ton, sans baisser la voix, sans un geste, et d'une voix si naturelle que Julius d'abord ne comprit pas. Lafcadio dut se répéter :

On n'a pas arrêté, vous dis-je, l'assassin de Monsieur votre beau-frère, pour cette raison que l'assassin de Monsieur votre beau-frére, c'est moi.

Lafcadio aurait été d'aspect farouche, que peut-être Julius aurait pris peur ; mais son air était enfantin. Même

696 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

il paraissait plus jeune encore que la première fois que l'avait rencontré Julius ; son regard était aussi limpide, sa voix aussi claire. Il avait refermé la porte, mais restait accoté contre elle. Julius, près de la table, s*afFala dans un fauteuil.

Mon pauvre enfant ! dit-il d*abord, parlez plus bas !... Qu'est-ce qui vous a pris ? Comment auriez-vous fait cela ?

Lafcadio baissa la tête, déjà regrettant d'avoir parlé.

Est-ce qu'on sait ? J'ai fait ça très vite, pendant que j'avais envie de le faire.

Qu'aviez-vous contre Fleurissoire, ce digne homme si plein de vertus?

Je ne sais pas. Il n'avait pas l'air heureux... Com- ment voulez-vous que je vous explique ce que je ne puis m'expliquer à moi-même.

Un pénible silence croissait entre eux, que leurs paroles rompaient par saccades, puis qui se refermait plus profond; on entendait alors les vagues d'une banale musique napo- litaine monter du grand hall de l'hôtel. Julius grattait du bout de l'ongle de son petit doigt, qu'il portait en pointe et fort long, une petite tache de bougie, sur le tapis de la table. Soudain il s'aperçut que ce bel ongle était cassé. C'était une froissure transversale qui ternissait dans toute sa largeur le ton carné du cabochon. Comment; avait-il fait cela? Et comment ne s'en était-il pas aussitôt aperçu? Quoiqu'il en fût, le mal était irréparable ; Julius n'avait plus rien à faire qu'à couper. Il en éprouva une contra- riété très vive, car il prenait grand soin de ses mains et de cet ongle en particulier qu'il avait lentement formé et qui faisait valoir le doigt dont il accusait l'élégance. Les

LES CAVES DU VATICAN 697

ciseaux étaient dans le tiroir de la table de toilette et Julius allait se lever pour les prendre, mais il eût fallu passer devant Lafcadio ; plein de tact, il remit à plus tard la délicate opération.

Et... qu'est-ce que vous comptez faire à présent ? dit-il.

Je ne sais pas. Peut-être me livrer. Je me donne la nuit pour réfléchir.

Julius laissa retomber son bras contre le fauteuil ; il contempla quelques instants Lafcadio, puis, sur un ton tout découragé, soupira :

Et moi qui commençais de vous aimer !... C'était dit sans méchante intention. Lafcadio ne s'y

pouvait méprendre. Mais, pour inconsciente, cette phrase n'en était pas moins cruelle, et l'atteignit au cœur. Il releva la tête, raidi contre l'angoisse qui brusquement l'étreignait. Il regarda Julius : Est-ce vraiment celui dont hier je me sentais presque le frère ? se disait-il. Il promena ses regards dans cette pièce où, Tavant-vcille, malgré son crime, il avait pu causer si joyeusement ; le flacon de parfum était encore sur la table, presque vide...

Ecoutez Lafcadio, reprit Julius : votre situation ne me paraît pas absolument désespérée. L'auteur présumé de ce crime...

Oui, je sais qu'on vient de l'arrêter, interrompit Lafcadio sèchement : Allez-vous me conseiller de laisser accuser à ma place un innocent ?

Celui que vous appelez : un innocent, vient d'assas- siner une femme ; et même que vous connaissiez...

Cela me met à l'aise, n'est-ce pas ?

Je ne dis pas précisément cela, mais...

698 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ajoutons qu'il est le seul précisément qui pouvait me dénoncer.

Tout n'est pas sans espoir, vous voyez bien. Julius se leva, se dirigea vers la fenêtre, rectifia les plis

du rideau, revint sur ses pas, puis, penché en avant, les bras croisés sur le dos du fauteuil qu'il venait de quitter :

Lafcadio, je ne voudrais pas vous laisser partir sans un conseil : Il ne tient qu'à vous, j'en suis convaincu, de redevenir un honnête homme, et de prendre rang dans la société, autant du moins que votre naissance le permet... L'Eglise est pour vous aider. Allons ! mon garçon : un peu de courage : allez vous confesser.

Lafcadio ne put réprimer un sourire :

Je vais réfléchir à vos obligeantes paroles. Il fit un pas en avant, puis : Sans doute préférez-vous ne pas toucher une main d'assassin. Je voudrais pourtant vous remercier de votre...

C'est bien ! c'est bien, fit Julius, avec un geste cordial et distant. Adieu, mon garçon. Je n'ose vous dire : au revoir. Pourtant, si, dans la suite, vous...

Pour le moment, vous ne voyez plus rien à me dire ?

Plus rien pour le moment.

Adieu, Monsieur.

Lafcadio salua gravement et sortit.

Il regagna sa chambre, à l'étage au-dessus. Il se dévêtit à demi, se jeta sur son lit. La fin du jour avait été très chaude ; la nuit n'avait pas apporté de fraîcheur. Sa fenêtre était large ouverte, mais aucun souffle n'agitait l'air ; les lointains globes électriques de la place des Thermes, dont le séparaient les jardins, emplissaient sa

LES CAVES DU VATICAN 699

chambre d'une bleuâtre et diffuse clarté qu'on eût cru venir de la lune. Il voulait réfléchir, mais une torpeur étrange engourdissait désespérément sa pensée ; il ne songeait ni à son crime, ni aux moyens de s'échapper ; il essayait seulement de ne plus entendre ces mots atroces de Julius : " Je commençais de vous aimer "... Si lui n'aimait pas Julius, ces mots méritaient-ils ses larmes ? Etait-ce vraiment pour cela qu'il pleurait ?... La nuit était si douce, il lui semblait qu'il n'aurait eu qu'à se laisser aller pour mourir. Il atteignit une carafe d'eau près de son lit, trempa un mouchoir et l'appliqua sur son cœur qui lui faisait mal.

Nulle boisson de ce monde ne rafraîchira plus dé- sormais ce cœur sec ! se disait-il, laissant couler ses larmes jusqu'à ses lèvres pour en savourer l'amertume. Des vers chantent à son oreille, lus il ne sait où, dont il ne savait pas se souvenir :

Afy heart aches ; a drowsy numbness pains M y sensés... Il s'assoupit.

Rêve-t-il ? N'a-t-il pas entendu frapper à sa porte ? La porte que jamais il ne ferme la nuit, doucement s'ouvre, pour laisser une frêle forme blanche avancer. Il entend appeler faiblement :

Lafcadio... Etes- vous ici, Lafcadio ?

A travers son demi-sommeil, Lafcadio reconnaît pour- tant cette voix. Mais doute-t-il encore de la réalité d'une apparition si plaisante ? Craint-il qu'un mot, qu'un geste ne la mette en fuite ?. . . Il se tait.

Geneviève de Baraglioul, dont la chambre était à côté

yOO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de celle de son père, avait tout entendu, malgré elle, de la conversation entre son père et Lafcadio. Une intolérable angoisse l'avait poussée jusqu'à la chambre de celui-ci, et puisqu'à présent son appel restait sans réponse, persuadée que Lafcadio venait de se tuer, elle se jeta vers le chevet du lit et tomba à genoux sanglotante.

Comme elle restait ainsi, Lafcadio se souleva, se pencha, tout entier rassemblé vers elle, sans pourtant oser encore poser ses lèvres sur le beau front que dans Tombre il voyait luire. Geneviève de Baraglioul sentit alors toute sa volonté se défaire ; rejetant en arrière ce front que déjà Thaleine de Lafcadio caressait, et ne sachant plus en appeler contre lui, qu'à lui-même :

Ayez pitié de moi, mon ami, dit-elle.

Lafcadio se ressaisit aussitôt, et s'écartant d'elle et la repoussant à la fois :

Relevez-vous, Mademoiselle de Baraglioul ! Retirez- vous ! Je ne suis pas... je ne peux plus être votre ami.

Geneviève se releva, mais ne s'écarta pas du lit restait à demi couché celui qu'elle avait cru mort et, touchant tendrement le front brûlant de Lafcadio comme pour s'assurer qu'il vivait :

Mais, mon ami, j'ai tout entendu de ce que vous avez dit ce soir à mon père. Ne comprenez-vous pas que c'est pour cela que je viens ?

Lafcadio, se redressant à demi, la regarda. Ses cheveux dénoués retombaient autour d'elle; tout son visage était dans l'ombre, de sorte qu'il ne distinguait pas ses yeux, mais sentait l'envelopper son regard. Comme s'il n'en pouvait supporter la douceur, cachant sa face dans ses mains :

LES CAVES DU VATICAN 7OI

Ah ! pourquoi vous ai-je rencontrée si tard ? gémit-il. Qu'ai-jc fait pour que vous m'aimiez ? Pourquoi me parlez-vous ainsi, quand déjà je ne suis plus libre et plus digne de vous aimer.

Elle protesta tristement :

C'est vers vous que je viens, Lafcadio, non vers un autre. C'est vers vous criminel. Lafcadio ! que de fois j'ai soupiré votre nom, depuis ce premier jour vous m'êtes apparu en héros, et même un peu trop téméraire... Il faut que vous le sachiez maintenant : en secret je m'étais promise à vous dès l'instant je vous ai vu vous dévouer d'une manière si magnanime. Que s'est-il donc passé depuis? Se peut-il que vous ayez tué? Que vous êtes-vous laissé devenir?

Et comme Lafcadio sans répondre secouait la tête :

N 'ai-je pas entendu mon père dire qu'un autre était arrêté? reprit-elle; un bandit qui venait de tuer.. Lafcadio ! tandis qu'il en est temps encore, sauvez-vous ; dès cette nuit, partez! Partez.

Alors Lafcadio :

Je ne peux plus, murmura-t-il. Et comme les cheveux défaits de Geneviève touchaient ses mains, il les saisit, les pressa passionnément sur ses yeux, sur ses lèvres : Fuir ! est-ce ce que vous me conseillez ? Mais voulez-vous maintenant que je fuie ? Quand bien même j'échapperais à la police, je n'échapperais pas à moi- même... Et puis vous me mépriseriez d'échapper.

Moi ! vous mépriser, mon ami...

Je vivais inconscient; j'ai tué comme dans un rêve ; un cauchemar où, depuis, je me débats...

Dont je veux vous arracher, cria-t-elle.

702 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE]

Pourquoi me réveiller ? si c'est pour me réveiller| criminel. Il lui saisit le bras : Ne comprenez-vous ps que j'ai l'impunité en horreur ? Que me reste-t-il à faire à présent ? sinon, quand le jour paraîtra, me livrer.

C'est à Dieu qu'il faut vous livrer, non aux hommes. Si mon père ne vous l'avait point dit, je vous le dirais à] présent : Lafcadio, l'Eglise est pour vous prescrire votri peine et pour vous aider à retrouver la paix, par-delà votre repentir.

Geneviève a raison; et certes Lafcadio n'a rien de miei à faire qu'une commode soumission ; il l'éprouvera tôt ou tard, et que les autres issues sont bouchées... Fâcheux que ce soit cette andouille de Julius qui lui ait conseillé cela d'abord !

Quelle leçon me récitez-vous là, dit-il hostilement. Est-ce vous qui me parlez ainsi ?

Il laisse aller le bras qu'il retenait, le repousse ; et tandis que Geneviève s'écarte, il sent grandir en lui, avec je ne sais quelle rancune contre Julius, le besoin de détourner Geneviève de son père, de l'amener plus bas, plus près de lui ; comme il baisse les yeux, il distingue, chaussés de petites mules de soie, ses pieds nus.

Ne comprenez-vous pas que ce n'est pas le remords que je crains, mais...

Il a quitté son lit ; il se détourne d'elle ; il va vers la fenêtre ouverte ; il étouffe ; il appuie son front à la vitre et ses paumes brûlantes sur le fer glacé du balcon ; il voudrait oublier qu'elle est là, qu'il est près d'elle...

Mademoiselle de Baraglioul, vous avez fait pour un criminel tout ce qu'une jeune fille de bonne famille peut tenter ; même presque un peu plus ; je vous en remercie

LES CAVES DU VATICAN 7O3

de tout mon cœur. Il vaut mieux que vous me laissiez à présent. Retournez à votre père, à vos coutumes, à vos devoirs... Adieu. Qui sait si je vous reverrai ? Songez que c'est pour être un peu moins indigne de l'affection que vous me témoignez, que j'irai me livrer demain. Songez que... Non ! ne m'approchez pas... Pensez-vous qu'une poignée de main me suffirait ?...

Geneviève braverait le courroux de son père, l'opinion du monde et ses mépris, mais devant ce ton glacé de Lafcadio, le cœur lui manque. N'a-t-il donc pas compris que pour venir ainsi, la nuit, lui parler, lui faire ainsi l'aveu de son amour, elle non plus n'est pas sans résolu- tion ni courage et que son amour vaut peut-être mieux qu'un merci ?... Mais comment lui dirait-elle qu'elle aussi, jusqu'à ce jour, s'agitait comme dans un rêve un rêve dont elle n'échappait par instants qu'à l'hôpital où, parmi les pauvres enfants et pansant leurs plaies véritables, il lui semblait prendre parfois contact, enfin, avec quelque réalité un médiocre rêve s'agitaient à ses côtés ses parents et se dressaient toutes les conventions saugrenues de leur monde, et qu'elle ne parvenait pas à prendre leurs gestes non plus que leurs opinions, leurs ambitions, leurs principes, non plus que leur personne même, au sérieux. Quoi d'étonnant si Lafcadio n'avait pas pris au sérieux Fleurissoire !... Se peut-il qu'ils se séparent ainsi ? L'amour la pousse, l'élancé vers lui. Lafcadio la saisit, la presse, couvre son pâle front de baisers...

Ici commence un nouveau livre.

O vérité palpable du désir 1 tu repousses dans la pénom- bre les fantômes de mon esprit.

704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Nous quitterons nos deux amants à cette heure du' chant du coq la couleur, la chaleur et la vie vonti triompher enfin de la nuit. Lafcadio, au-dessus de Gene-| viève endormie, se soulève, mais ce n'est pas le beau] visage de son amante, ce front que trempe une moiteur,! ces paupières nacrées, ces lèvres chaudes entr'ouverte%| ces seins parfaits, ces membres las, non, ce n'est rien dej tout cela qu'il contemple mais, par la fenêtre grandej ouverte, l'aube frissonne un arbre du jardin.

Il sera bientôt temps que Geneviève le quitte ; mais il! attend encore ; il écoute, penché sur elle, à travers son souffle léger, la vague rumeur de la ville qui déjà secoue sa torpeur. Au loin, dans les casernes, le clairon chante. Quoi ! va-t-il renoncer à vivre ? et pour l'estime de Geneviève, qu'il estime un peu moins depuis qu'elle l'aime un peu plus, songe-t-il encore à se livrer ?

FIN

André Gide.

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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE

LA GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES DE FRANCE, par

Maurice Barrés (Emile-Paul, 3 fr. 50).

La Grande Pitié des Eglises de France est à la fois un acte et un livre. Un acte, très simple en principe, qui défend la civili- sation contre la barbarie, et l'intelligence contre l'animalité. M. Barrés député a essayé de recueillir des voix parlementaires pour une loi d'hygiène esthétique et morale, et il a échoué, provisoirement. Mais il reste que l'incantation de l'artiste a recueilli dans le pays et dans les paysages français les voix authentiques et pures de notre terre et de notre passé, qu'il les a accordées en un beau choeur, et qu'à défaut d'une loi écrite, il a fait descendre dans son œuvre la plus pure des lois non écrites qui donnent à la vie d'une race sa dignité, sa résonnance et son poids.

Beaucoup ont prononcé le nom de Chateaubriand et ont proclamé ce livre un nouveau Génie du Christianisme. Mais il est remarquable que ce nom du précurseur ne se rencontre pas une fois dans la Grande Pitié. Et pourtant il est exact que M. Barrés rejoint par tous les côtés la sensibilité de Chateaubriand. Les deux cloches sonnent à l'unisson. Dans ses charmants croquis de la vie parlementaire, M. Barrés nous apprend, ce qui ne saurait nous étonner, que de jeunes collègues, surpris parfois de son zèle d'incroyant pour la cause des églises, " non seule- ment pour leur beauté, mais encore d'un point de vue moral et spirituel ", se croient biens fins en disant : " C'est pour les

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autres, n'est-ce pas ? " Ainsi, en 1802, des Voltairiens pensaient comprendre et daignaient approuver M. de Chateaubriand, en estimant que lui aussi, comme leur grand homme, et comme le Premier Consul, voulait une religion pour le peuple. Et la réponse de Chateaubriand ne devait pas différer de celle, très franche et très vraie, de M. Barrés : " Ah ! non, par exemple ! Non ! J'ai horreur de cette conception sèche d'une religion pour le peuple. Je ne suis pas de ceux qui aiment dans le catholi- cisme une gendarmerie spirituelle ! C^est pour moi-même que je me bats. " Nul n'en a jamais douté, et la Grande Pitié se relie au Culte du Moi par les mêmes fils que le Génie à René. Deux enfants d'une vieille terre et d'une longue culture, comme ce Breton et ce Lorrain, ne se conçoivent pas, ne se veulent pas, sans le capital le plus riche, sans la totalité de leur héritage moral. Dans cet héritage la sensibilité catholique figure l'inappré- ciable coffret des joyaux maternels. Et ce sont ces joyaux qui s'enroulent à leurs doigts et s'écoulent dans le chant des phrases. Les deux livres naissent, comme des mouvements nécessaires de réaction nationale, l'un, après la Révolution, l'autre après la séparation. Tous deux sont des actes politiques, émanés d'écri- vains qui se veulent politiques. Peut-être Chateaubriand en 1802 envisageait-il comme prochain et probable ce poste diplomatique romain, pour lequel son livre le désignait, et qui allait lui échoir quelques années plus tard. On imagine sans répugnance une République consulaire et athénienne, ou une monarchie française, mandant avec élégance Maurice Barrés i Rome pour négocier le prochain Concordat.

Mais si le nom de Chateaubriand est absent, si M. Barrés ne met pas visiblement ses pas dans ces pas, il n'est pas défendu, sinon d'en chercher les raisons (ce serait bien chimérique), du moins de rêver un peu dessus. Le Génie du Christianisme est la grande ouverture musicale du romantisme et il convint à M. Maurras de montrer que le romantisme c'était ce " génie '* même du christianisme, se dépouillant une nouvelle fois de la

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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 707

discipline latine et catholique : " Un protestant honteux vêtu de la pourpre de Rome. " Ainsi définissait-il Chateaubriand, et cette définition, aiguisée par des haines perspicaces, porte loin. M. Barrés s'est gardé avec un bon sens prudent, des récentes fureurs anti-romantiques. Néanmoins il ne lui déplai- rait pas que son œuvre portât contre l'héritage romantique, contre les suivants et les tenants du " musicien extravagant ". Ce n'est pas seulement politique, tactique, et conscience de parti. C'est aussi, je crois, l'effet nécessaire de sa nature artis- tique et intellectuelle.

Il semble, en effet, qu'il y ait toujours eu chez lui deux moitiés d'âme étrangement et pittoresquemcnt associées : l'une de réalisme matériel, vigoureux, sec, en tendons et en nerfs, à la Stendhal et à la Mérimée, et l'autre une âme de poésie opulente, abandonnée et défaite, tournoyante et vague; ces deux âmes s'harmonisant moins qu'elles ne se succèdent, ne se com- pensent, ne se combattent. Je ne veux pas évoquer ici le reste de l'œuvre de M. Barrés, ni tout ce qui, à ce propos, remonterait à ma mémoire ; mais la Grande Pitié nous offre un modèle fort clair de livre ainsi pensé, vécu, écrit en partie double. Le monde parlementaire d'une part, la terre française, vivante, respirante, chantante d'autre part, fournissent aux deux manières contraires les matières encore plus contraires qui leur conviennent. La sensibilité romantique était troublée par la conscience d'un monde l'action n'est pas la sœur du rêve : M. Barrés a voulu, dans la plupart de ses livres, moins les accorder l'un à l'autre, que les pousser l'un et l'autre à l'extrême de leur logique et du plaisir qu'ils peuvent donner, tantôt les opposer dans des balancements harmonieux, tantôt les faire collaborer, comme c'est le cas ici, en une œuvre exacte, solide. C'est du fond de sa sensibilité, du lointain de tout ce qu'il connaît et qu'il aime, que nous le voyons convoquer " tout le divin, à la rescousse ", mais il ne le convoque point pour s'en émou- voir stérilement et solitairement : il le convoque pour lui

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faire enfler une toile mesurée, calculée, méthodiquement tendue, un projet de loi parant à certaines nécessités présentes et précises. Il introduit contre le romantisme sensualiste de Chateau- briand une volonté de discipline non morale, mais sociale : ** J'ai trouvé, dit-il ailleurs, une discipline dans les cimetières, nos prédécesseurs divaguaient. " C'est la même discipline qu'il demande aux églises : et il tire de là, pour lui et pour ses collègues, une psychologie, une éthique, du législateur vrai. Voilà un progrès très net, dans le sens d'une saine discipline, sur le romantisme. Mais, sur cette voie, toutes les disciplines ne marchent point du même pas. Si du point de vue de l'homme, nous passons au point de vue de l'artiste, si en face des deux livres nous regardons (et cela est d'un prix égal au prix de n'importe quoi) comment ils sont écrits, le Génie du Christianisme apparaîtra comme un type d'écriture classique, disciplinée, membrée et méthodique, qui mène à sa fleur l'art de Massillon et de Rousseau, et la Grande Pitié y en ses parties lyriques, comme un exemple d'écriture romantique, fluente, toujours prête à partir sur un thème incertain et pénétrant de musique, à abandonner celui-ci pour épouser cet autre, à enchevêtrer l'un et l'autre en une symphonie plus subtile, à enrichir d'éclatantes draperies le mode tournoyant et trépidant de Michelet. Les belles pages lyriques de M. Barrés sont, à la lecture, un enchantement, mais à chaque lecture un enchante- ment toujours neuf, parce qu'il n'est rien resté de la lecture précédente. Musique très analogue à celle des vers libres, qui ne peuvent jamais s'installer dans la mémoire. Cela se ploie, se replie, comme une rivière de plaine, en une incertaine mollesse, et le charme serait presque le même, si l'ordre des phrases était dérangé. Je lis dans la Grande Pitié ce mot significatif qui, s'appliquerait si bien à l'œuvre de M. Barrés et qui nous mène- rait si loin en elle : " Je ne vois pas dans la nature les dieux tout formés des anciens, mais elle est pleine pour moi de dieux à demi défaits. "

REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 7O9

Mais, avec cette juxtaposition savoureuse et excitante des contraires que nous retrouvons partout chez lui, M. Barrés dans les parties de son œuvre qui ne sont point lyriques, éclate, avec robustesse, de toutes les qualités opposées. Alors il a de toutes les façons et sur tous les registres, le don de la figure saisissante qui fait masse, groupe, durée, des tableaux et des scènes tout formés, comme les dieux des anciens. Dans la Grande Pitié, l'entretien avec M. Briand, la peinture des couloirs, sont d'un relief et d'un rendu inoubliables, comme la Journée de l'Accusateur dans Leurs Figures ou la réunion de la Salles Chaynes dans les Scènes et Doctrines du 'Nationalisme. Les pages de cet ordre sont d'ordinaire semées des plus pittoresques images, qui font au contraire presque toujours défaut dans les pages de musique. M. Barrés a noté à la Chambre " ces êtres sans lumière dont le gros œil méfiant et très vite irrité ne sait rien voir au delà de l'abreuvoir du village " et l'on évoque la belle zoologie de Leurs Figures, la grenouille qui annonce, en remontant sur son bocal, que le beau temps est revenu, le grand épervier sur un étang glacé, et d'autres... Car un chapitre du livre nous révèle que, si cet habitant de Neuilly va méditer d'ordinaire dans le parc de Saint-James ou vers les pins du boulevard Richard- Wallace, il doit, pour préparer congrûment ses discours parlementaires, se transporter à l'autre bout de Paris, parmi les hôtes du Jardin des Plantes : utilisation métho- dique, composition de lieu, qui suscite nos vieux souvenirs de VHomme Libre, Jersey, Haroué, Venise. On a d'ailleurs sensation que M. Barrés ne fait qu'entr'ouvrir, dans son livre, son carnet d'observations parlementaires, ne nous donne qu'une légère esquisse de l'arche de Noé où, en vue d'événements qui feraient pleuvoir sur le temple au point d'amener le déluge, il a enregistré et classé les spécimens de la faune arrondissementière.

L'un et l'autre valant par des beautés fort différentes, les deux motifs, celui de bataille extérieure et celui de rêverie intérieure s'enchaînent de façon adroite, et leur alternance

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donne une composition rythmique, assez analogue à celle du Voyage de sparte. L'un est le motif de guerre, l'autre le motif de paix, et le nœud du livre se trouve placé d'une main juste en son milieu même, dans les dix pages de Pax aut Bellum. M. Barrés s'est plu souvent, et avec une grande justesse, à comparer son développement et la logique de sa vie à ceux d'un arbre qui croît : ces dix pages marquent exactement le point la branche qui paraît aujourd'hui prend contact avec le tronc. Pour nous éclairer par une autre comparaison, elles forment le banc de repos placé dans la perspective un livre et une œuvre mouvementés, riches, et d'apparence hasardeuse, sont saisis dans l'acte et l'unité d'un paysage équilibrés. " Pax aut Bellum ! m'a dit le solitaire de Monte Oliveto. J'ai répondu : Bellum ! Aujourd'hui je connais la stérilité de ces luttes... Après trente années la voix du vieil homme s'est fait accueillir : les cordes qu'elle devait frapper se sont mises à vibrer, et l'enthou- siasme qui me disposait à une vie dangereuse se résout en une nostalgique aspiration à l'harmonie. " C'était le Bellum de La Haine emporte tout, celui qu'on lisait à chaque page de Du Sang, la guerre pour elle-même, pour sa beauté, son ivresse, sa passion. Dans la Grande Pitié les images de guerre sont enchaînées au char de la paix. Sauf dans l'épisode des Accroupis de Vendôme, cette guerre tend à la diplomatie, à la mansuétude, à 1' " amitié. " En des pages délicieuses M. Félix Bouffimdeau est incorporé, bon gré mal gré, à une " amitié française. " Et peut-être, qui sait ? M. Barres eût-il étendu cette indulgence sur les Accroupis eux-mêmes si l'académicien avait eu les coudées aussi franches que le député des Halles, et s'était souvenu qu'il reçut sous la Coupole, en un discours flatteur, l'auteur des Blasphèmes dans les vers duquel l'adjoint Leguay a pu puiser le fond et la forme de ses actes et de ses propos.

Sans doute pensera-t-on qu'il y aurait, sur un sujet si pressant, sur une question qui intéresse toutes les formes de la culture, d'autres matières à réflexion pratique que l'évolution

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RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE Jll

de récrivain et la technique de son art. Mais précisément le fond et 1.1 forme constituent deux ordres que ce livre ne permet pas de séparer. Le Pax qui lui sert de place centrale, il semble que les puissances de la Grande Pitiés laissées à elles- mêmes, le prolongeraient plus loin que l'auteur ne l'a conduit, et moins encore vers une absolution oi!i personne, même les Accroupis, ne serait coupable, que vers un examen de conscience qui ne permettrait à personne de s'absoudre à bon compte du péché qu'il dénonce et condamne chez autrui.

** Moi-même, dit M. Barrés, j'ai prêché cette grande thèse triste : Laissons aller à la mort ce qui veut mourir. Mais il s'agissait de Venise et de favoriser le plaisir des esthètes. Quand nous parlons des églises de France, c'est leur esprit, la réalité qu'elles protègent, le contenu et le contenant que nous voulons maintenir. " Bien. Nous entendons que M. Barrés se garde ici, avec d'intelligentes précautions, de draper sa défense des églises dans le manteau funèbre de Chateaubriand, d'aimer en elles une beauté passée qui ferait cortège à sa vie descendante, et, comme les femmes d'un roi barbare, l'accompagnerait dans la mort. Pourtant qui sait si autour de lui un peu du manteau ne se discerne pas encore ? L'auteur de la Mort de Venise respirait sur la lagune tous les bouquets défaits de Chateaubriand, et c'est au nom de la beauté, du " plaisir des esthètes ", qu'il défend de toucher à la misère, à la décomposition et à la fièvre de Venise. Comme tous ceux qui exigent qu'une ville croupisse dans son ordure pittoresque, il parle en étranger qui passe, non en Vénitien qui demeure, et c'est son droit. Disons donc qu'il s'agit de Venise, et de favoriser le plaisir des étrangers, du peuple d'esthètes que gouverne le conseil des dix établi par M. Barrés. Au contraire, quand les églises françaises sont en jeu il s'agit de favoriser le plaisir, la culture, la civilisation des Français, qui, du plus humble au plus grand, y trouvent néces- sairement, en tant que Français, les conditions et la figure de leur accord avec le passé et de leur confiance dans l'avenir.

712 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais il convient toujours de favoriser un plaisir, une émotion, qui ne diiFérent que par une plus grande richesse, une plus grande complexité du plaisir et de l'émotion que l'esthète trouve à Venise. Il est bien entendu qu'il ne s'agit pas pour M. Barrés de la religion des autres, mais de sa propre religion telle qu'il la sent et la conçoit : " C'est pour moi-même que je me bats. " C'est pour lui-même qu'il se bat en France contre ceux qui ne veulent pas arrêter la destruction, comme c'est pour lui-même qu'il se bat à Venise contre ceux qui voudraient l'arrêter. Seulement voilà : dans le monde moral et même dans le monde matériel, les choses se conservent par le jeu des mêmes forces qui les ont créées ; la conservation, comme le dit Descartes, est une création continuée. Les églises, créées par la foi, ont été entretenues et maintenues par la foi. La sympathie pour la foi est-elle capable de tenir ici la place de la foi ?

M. Barrés exposant les raisons très justes pour lesquelles l'Etat a aujourd'hui le devoir d'aider largement les catholiques à entretenir des églises dont on a attribué la propriété aux communes, et défendant non moins justement le clergé contre une sortie de M. Briand, écrit que le devoir des prêtres est" de " courir d'abord aux âmes. Pour nous autres laïques, que ce souci n'absorbe pas, veillons à protéger des pierres qui intéressent la nation autant que la religion. " Mais, comme cela est rappelé dans l'hymne admirable de la consécration, cité au chapitre iv, les âmes impliquent les pierres, ou plutôt, ainsi que dirait un scolastique, les pierres sont contenues éminemment, non for- mellement, dans les âmes. Les pierres ne peuvent être protégées, entretenues, continuées, que par des âmes, par l'homme en "1 tant que chrétien. C'est par un côté artiste et artificiel de sa nature que le laïque, s'il n'est pas chrétien, s'intéressera à cette durée. Je crois même que M. Barrés se rend compte parfois de sa position un peu délicate entre le point de vue chrétien du fidèle pour qui l'église est la maibon de Dieu, et le point de vue humain de l'incroyant pour qui l'église n'a de valeur et

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 7I3

d'intérêt qu'en tant qu'œuvre d'art. " Fût-elle dédaignée, la moindre église rurale enrichit la vie locale et constitue, pour ceux-là mêmes qui la regardent du dehors, une valeur spiri- tuelle. " Mais si cette église est sans fidèles, que devient cette valeur spirituelle, distincte de sa valeur esthétique, et par quel paradoxe ceux qui la regardent du dehors, ceux qui ne sont pas les vw^e lapides employées à sa construction, peuvent-ils arriver à la maintenir ?

Essayant de serrer de plus près la question, je dirais que le grand danger qui subsiste encore, à l'intérieur des sentiments de M. Barrés, contre les églises, c'est que, pour lui comme pour les adversaires qu'il combat, les églises constituent d'abord des objets de propriété humaine, et ensuite (qu'on me passe le mot) des objets de consommation : tels sont les deux visages de leur grande pitié. \

Des objets de propriété humaine. J'ai été très frappé d'ap- prendre, en lisant le livre de M. Barrés, qu'après la Séparation, la Cour de Cassation eut à se demander à qui appartenaient les églises sous l'ancien régime, et qu'on dut répondre, sans doute avec quelque embarras et quelque surprise : A Personne 1 Et M. Barrés conclut : " Il résultait de non pas une pro- priété d'Etat, non pas une propriété communale, mais une chose publique, commune à tous, hors du commerce, affectée à perpétuité au culte divin. Les églises, dans l'ancien droit, ce sont des choses sacrées, la propriété de ceux qui sont morts et de ceux qui naîtront, un domaine spirituel, le domaine de Dieu. " Le domaine de Dieu, c'est, historiquement, très juste. Mais Dieu, pour M. Barrés, c'est la continuité humaine ; pour la Cour de Cassation, interprète le plus haut de la loi, et pour toute la loi. Dieu porte bien le nom que Polyphème croit le nom d'Ulysse. Il s'appelle Personne. La loi française n'a, comme le cyclope, qu'un œil, l'œil matériel. Elle ignore le spirituel. Ce qui est " hors du commerce " est hors la loi, et la formule de la loi de 1902 sur les droits "qui ne sont pas dans le

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commerce " est typique. Ce mot : le domaine de Dieu, même pris au sens large, renanien et social, l'entend M. Barrés, n'a aucun sens dans la France juridique. Et cela, pour bien des raisons dont la plus réelle et la plus profonde est que, dans un pays de petits propriétaires, c'est-à-dire de propriétaires âpres et stricts, la propriété individuelle gouverne tout, s'étend sur tout ; la propriété communale, la propriété de l'État, ont une tendance à se modeler sur elle, à en épouser les formes. Non seulement le domaine de Dieu, mais le domaine non individualisé d'une continuité historique, paraissent des non-sens. Le jour même j'écris ces lignes, les journaux nous apprennent que la Chambre des députés a fait cadeau d'une pièce importante du musée national à un souverain étranger. Ainsi le Parlement, dont M. Barrés, député du premier arrondissement de Paris, est comme un chef de file, se reconnaît un droit de propriété sur les œuvres d'art qui constituent le domaine intellectuel de la France ; la Vénus de Milo n'est le bien de la commu- nauté française que précairement et tant qu'il n'a pas plu au Parlement de la vendre, de la mettre en gage, de la donner, ou d'en faire de la chaux : elle appartient comme le chanfrein de Philippe II à cette génération, que dis-je ? à cette législature. Notre propriété va de plus en plus à la forme individuelle et viagère, et les Eglises de France sont prises dans cette logique. Le "domaine spirituel", le "domaine de Dieu", ces termes sont, par la nécessité même qui les a dépouillés de leur sens ancien, pourchassés par nos légistes jusque dans les significations les plus souples et les régions les plus générales M. Barrés les idéalise.

Des objets de consommation. Avec sa logique intérieure et vivante d'arbre, M. Barrés était conduit par tout son sujet à son dernier chapitre, qui s'appelle : Les églises de France ont besoin de saints. Ayant convoqué toutes les bonnes volontés, toutes les parcelles de divin qui pouvaient s'élancer à la rescousse pour défendre les pierres du passé, le passé de pierres et d'âmes.

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 715

M. Barrés s'écrie : " Que vaudraient ces puissants concours, ces armées du dehors si, dans la citadelle menacée, l'âme venait à défaillir ?... Ne ménageons pas notre peine ; nous en sommes abondamment dédommagés par l'honneur de servir une telle cause, mais faisons des vœux pour que chaque église trouve un

prêtre exemplaire Devant ces églises, çà et demi-désertées,

demi-écroulées, je me surprends à murmurer la grande vérité, le mot décisif : les églises de France ont besoin de saints. " Il n'est pas un des sentiments de M. Barrés que je ne partage, qu'il ne rende en moi plus intense et qu'il ne m'aide à faire fleurir. Mais au dessus de ces sentiments il y a certaines lois logiques qu'il est peut-être nécessaire de discerner. Les lignes que je viens de citer nous amènent à nous demander si les deux états hostiles de la sensibilité française actuelle en face des églises humbles qui meurent, celui de leurs amis, celui de leurs ennemis (indifférents parlementaires, épiciers sauvages, accroupis), ne remontent pas à une même cause, s'il ne sont pas les attitudes de Français inégaux en culture et en noblesse, mais arrivés pareillement, des mêmes origines et des mêmes lointains, à constituer une société de consommation plutôt que de produc- tion. Les églises de France sont un capital entre les mains d'héritiers qui, en dehors des fidèles proprement dits, entendent en jouir, l'exploiter, non le continuer et l'accroître. Il est dès lors absolument nécessaire que, des deux façons et des deux mains, il soit dépensé et dissipé. Au plus bas degré des ennemis, les Accroupis représentent la figure la plus laide de la bête : les Accroupis utilisent le clocher de Saint-Martin selon leur nature qui est basse, qui les amène à terre, ils en font, comme ils disent, un " temple au dieu de la digestion ". Au plus haut degré des amis, la sensibilité de M. Barrés serait personnifié^ dans la figure délicate de l'Ange musicien (je pense à la girou- ette du Lude dont le moulage est au Trocadero) : cette sensi- bilité utilise les églises de France, à une pointe extrême du temps, comme jadis elle éprouvait " à la pointe extrême d'Eu-

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rope " la vibration la plus fine de la plus vieille culture. Cela est bien, cela est beau, mais je demande si cette consommation engendre une production, si c'est un moyen de faire durer les églises, de les prolonger, ou si ce n'est pas une des nuances reconnaissables qui attirent un " esthète " sur Venise, la phos- phorescence magnifique d'une décomposition ? Aussi M. Barrés a-t-il peu de confiance, malgré tout, dans les moyens qui sont les siens, dans la bataille qu'il livre et dans la chanson qu'il chante, et il finit par dire : " Les églises de France ont besoin de saints." Les églises ont besoin non de musiciens mais d'archi- tectes, non d'esthètes mais de chrétiens. Et c'est toujours pour lui-même qu'il se bat. C'est lui qui, ayant besoin de ces églises, a besoin de ces chrétiens. Ah ! le 'Jardin de Bérénice ! Si le christianisme devait périr bientôt (et ce n'est pas vrai), comme il serait, pour une intelligence éprise du parfait et du logique, encadré entre ce commencement qui produit et cette fin qui consomme : les chrétiens, les saints d'autrefois qui ont besoin d'églises et qui les font, les églises d'aujourd'hui qui ont besoin de chrétiens, de saints. Ceux dont M. Barrés est le chef de ^ chœur cherchent à l'église la sainteté, mais la sainteté des autres, et dès lors rien ne s'édifie en pierre, tout coule en sable, en eau. Il y a quelque temps une société de distillation, ayant trouvé une formule de liqueur agréable au goût, en fit ingénieusement le " coin du quai " de la Chartreuse, la dénomma Bénédictine, et installa son usine à Fécamp : ses affaires et sa réclame s'éten- dant elle se construisit des ateliers et des entrepôts en forme de monastère médiéval (tous les touristes les ont visités). Et ce n'est pas tout. Les Bénédictins étaient encore en France, et la société, devenue fort riche, leur offrit dans ses beaux bâti- ments un séjour confortable pour le nombre de moines qui leur plairait, sans autre fonction que d'être et de montrer leur robe. Il ne répondirent mène pas, mais j'imagine que le président du conseil d'administration, quand il conçut ce projet, dut se fonder sur cette raison : " La Bénédictine a

REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 717

besoin de Bénédictins. " La culture, la pensée, les livres de M. Barrés, sont pour la France, aujourd'hui, sa précieuse liqueur d'or, et dans la mesure nous autres, du chœur obscur, nous y participons, nous souhaitons, avec lui, des églises pour nous, des saints pour ces églises, toute l'intégrité, en cette liqueur, de ses substances, de sa saveur et de son feu. Mais les voûtes et les voix du bel édifice qui sert d'écrin à ces alambics sont-elles bien celles qui préparent et qui imposent des saints ?

Albert Thibaudet.

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NOTES

LA LITTERATURE

PROMENADES LITTERAIRES (V»* Série), par Remy de Gourmont (Mercure de France, 3 fr. 50).

Le tour paradoxal que dans ses Epilogues, dans ses dialogues, dans les brèves chroniques il opinait sur les faits du jour, se plut souvent à prendre M. Remy de Gourmont, aura pu quelque temps, indisposer contre lui des lecteurs fidèles. Il y cultivait une irrévérence tantôt légère, tantôt un peu trop appuyée, parfois juste et parfois moins juste. Il me semble que dans une forme limitée par le seul caprice, il se sentait trop libre, trop à l'aise ; rien v^y bridait jamais les sautes brusques de son jugement et même sa raison devait sans cesse être* tentée d'abuser du plaisir divin d'avoir raison. Alchimiste naguère et fort curieux alchimiste, il ne nous cachait pas assez quel contentement et quel orgueil il ressentait à n'être plus rien qu'un chimiste, et renonçant à la pierre philosophale, â| chiffrer des formules ou peser des atomes... Mais quel chimiste; capricieux ! Il y a en M. de Gourmont à la fois du savant et* du dilettante, du sceptique et du partisan... C'est ce qui fait sa valeur et son charme. Il y a surtout chez lui une extrême curiosité idéologique. Elle ravit et elle comble ; il arrive qu'elle déçoive, mais peu de temps. Elle est la clef de ses contradictions apparentes. Son érudition s'accompagne de pétulance, et même d'une sorte d'ébriété. Elle s'amuse à quitter son objet pour le

NOTES 719

ressaisir avec plus de force. Mais quelle lucidité, quelle certitude, quand elle se fixe sur un livre ou sur un auteur 1 J*aime surtout M. de Gourmont quand il lit ; je Taime plus complè- tement que quand il observe la vie... On n'a pas eu, depuis Sainte-Beuve, pareille passion du livre. Exalté par la chose écrite, son esprit double d'acuité et il redouble d'aisance. Il voit clair, il voit profond ; il va droit, sans en avoir l'air, à l'essen- tiel, à ce qui eût dû, semble-t-il, crever les yeux à tous les autres, s'ils n'eussent été des aveugles. Son don de mise au point est peut-être encore plus admirable que son don de discerne- ment et de découverte. Dans cette nouvelle série de Promenades Littéraires (la cinquième) menées au jour le jour, au hasard de l'actualité, chaque détour nous offre une perspective imprévue. Et comme on sait gré à l'auteur d'insister si discrètement sur ses trouvailles ! Nul moins que lui n'est un rhétoriqueur. " Je ne suis point appelé, écrit-il, tel un docte professeur de belles- lettres, à dire ce qu'il faut penser d'une œuvre ou d'un homme, mais ce que j'en pense au moment j'écris..." C'est le moyen de toucher juste. A propos du vers de Vigny :

y aime la majesté des souffrances humaines

il dira : "Ce qui le touche (Vigny) c'est qu'elles sont majestu- euses pour son esprit : ce n'est pas qu'elles soient des souffrances pour son cœur. Et ainsi jusque dans sa pitié, il y a de la froideur et une belle ordonnance esthétique... Alfred de Vigny est l'homme qui n'a jamais ri. Le rire vient de la conscience d'une supériorité momentanée, tellement évidente qu'elle se déploie joyeusement. Vigny à tous les moments, en toutes les circonstances, se sent tellement supérieur au reste du monde qu'il ne s'en étonne jamais. Rien ne peut altérer sa sérénité et comme il domine sa joie, il domine sa tristesse qui, du premier coup et tout naturel- lement, atteint au majestueux. " Voilà qui paraît évident ; mais qui a formulé cela avec une telle plénitude ? Je ne résiste pas au plaisir de citer encore cette page sur " le caractère de La

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Fontaine " : " Lui même ! Voilà qui l'intéresse bien plus que la satire générale de la société dont on a voulu voir le tableau critique dans la galerie de ses fables. La Fontaine n'eut jamais, je crois, de si vastes desseins et c'est précisément parce qu'il ne les avait pas qu'il donne l'illusion de les avoir réalisés. Cet homme était bien trop égoïste, pour s'intéresser de si près aux autres hommes et la morale de ses fables, si dure, si hautaine, si cruelle même, prouve bien qu'il n'a nulle intention de réforme. Il prend la vie comme elle est et la peint telle qu'il la voit. Mais comme on sent que ça lui est indifférent ! C'est une idée bien singulière de vouloir faire de La Fontaine un moraliste. Il ne perçoit le bien et le mal que dans leurs rapports avec lui-même. Il s'amuse de l'un comme de l'autre et au moment qu'on le croit le plus occupé à méditer sur les conflits des petits et des grands, des rois et des peuples, il prépare le papier il va écrire le Diable en enfer. La Fontaine est d'une inconscience magnifique. Il est la nature même. Si par hasard c'était en ce sens qu'on eût insisté sur sa " bonhomie " je n'y trouverais rien à redire. Cependant il faut définir les mots. Son œuvre est la philosophie de l'égoïsme ingénu. Traduisez cela par un seul mot, si vous voulez, mais sachez du moins ce qu'il contient. " M. Remy de Gourmont ne sera jamais dupel des mots vagues qu'emploient nos esthéticiens. Son souci de| critique est celui-même de Sainte-Beuve : de fixer des valeursj précises et il se trompe rarement.

H. G.

LA POESIE

LUMIÈRES DU MONDE, par Paul Castiaux. (Mercur< de France, 3 fr. 50.)

On connaît avantageusement M. Paul Castiaux par son

NOTES 721

second recueil de vers : la Joie Vagabonde. Celui-ci, Lumières du Monde est plus libre et plus personnel. Il est écrit en vers libres presque toujours blancs, mais rythmés avec tant de diversité et soutenus si à propos par de discrètes assonnances , quand le rythme devient monotone ou défaillant, qu'ils donnent à mon oreille une satisfaction complète. Au fait, ce que j'ai pu repro- cher à certains tenants du vers non rimé, ce n'est pas tant le défaut d'assonnances ou de rimes dans leurs poèmes, que l'absence voulue de compensations rythmiques et la coïncidence désastreuse de l'insonorité totale avec la pauvreté mécanique des coupes. Ici la vie réside dans le rythme. Pourquoi l'exige- rai-je par surcroît dans l'écho sonore ? A peine reprocherais- je à M. Paul Castiaux d'abuser quelquefois des touches séparées et de sacrifier la ligne générale du mouvement à l'harmonie partielle des strophes et même aussi, ce qui est plus grave, des vers. Mais son livre possède tant d'autres qualités et il est si précisément composé dans un esprit de " succession lyrique " que le reproche doit tomber. M. Castiaux se pose ici résolu- ment en poète de sensations et d'images. On peut découvrir un sens idéal dans l'économie de son livre ; mais il n'en aurait pas, qu'il n'y perdrait pour ainsi dire rien. Il vaut par le chant, par l'ivresse, par la justesse de l'impression pittoresque, par la variété de la métaphore. Il peint le lumineux essaim des souvenirs autour d'une âme qui s'abandonne à son plaisir. Voici le calme de la petite ville de province :

V ombre est partout comme de V ouate ; Entre les murs et les hauts arbres Passe, sournois et froid, un humide silence. Et Pon voudrait parfois qtHune goutte de bruit S'en vint tomber, pour l'émouvoir. Sur l'eau malade de ce calme.

Voici, du haut de la colline, le pays autour de Florence

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722 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les calmes maisons blanches Sommeillantes brebis Paissent le reposoir tendre du crépuscule.

Et le soleil descend et il emplit le ciel d'un encens d'or,

Comme un charbon rougi fécondant V encensoir.

Voici la mer à Ploumanac'h, le sirocco à Porquerolles... Et voici simplement une harpe, qui

Tend sa proue arrondie ou brille un éclair d^ or Avec les gréements de ses cordes.. Serait-ce Argo voulant cingler Vers quel trésor et sous quel ciel?. . .

...'Je me souviens des grands et beaux départs hautains

O navires, quand les voilures

Se gonflent, fécondées par le vent amoureux.

Glissant vers V horizon, sous le béant azur

Avec transport, comme des lyres frémissantes.

Mais c'est dans la délicatesse que M. Paul Castiaux troul ses inflexions les plus personnelles. On goûte souvent, en lisant

Le charme tiède et nonchalant de la chanson Frôlant exquisement le paresseux instant D*un doux plumage bruissant.

Il n'a plus à mon sens qu'à se débarrasser de quelques petite manies syntaxiques qui lui viennent du plus mauvais symbo- lisme, comme l'emploi abusif du mot en

(La ville en reposoir heureux de sieste)

pour être maître de son métier et de son art et nous donn< des œuvres accomplies.

H. G.

NOTES 723

CENDRES, par Edouard Ducoté (Occident).

Les vers d'Edouard Ducoté ont toujours été ceux d'un sage. La forme en est toujours pure, simple et discrète, l'accent lyrique modéré, l'esprit, l'intention calmement didactiques. L'ode est moins son fait que l'épitre, l'élégie amoureuse, la fable. En ce sens, il descend directement de nos poètes clas- siques. Il n'a -guère participé en fait au mouvement symboliste. Il a trouvé dans le vers libre moderne une sorte d'abandon et certaine musique qui rajeunissent le vers libre ancien, et sans trop quitter celui-ci, il a su profiter des conquêtes de celui-là. Son dernier recueil est peut-être, à mon sens, le meilleur de tous. Cette attitude de noble résignation en face des biens et des maux de la vie que résument ses nouveaux vers, n'est pas neuve pour lui ; elle a pris simplement plus d'assiette, plus de poids, plus de maturité ; elle est plus légitime à l'été de l'âge qu'à son printemps ; elle est beaucoup plus émouvante ; elle sait mieux se ramasser. C'est dire qu'aux grands poèmes dialogues la Nouvelle Epouse et la Mort d^Héraclès, même au joli récit de Pescecola M. Ducoté nous rappelle qu'il sait conter, je préfère les courtes pièces il exprime directement la pré- coce sagesse de ses quarante ans. N'y cherchez pas d'images imprévues, de sensations singulières, de hardiesses ni de fureurs. Le dépouillement est total ; il ne faut pas plus de métaphores à Ducoté que n'en eut besoin Moréas ; il ne lui faut même pas cette tension oratoire qui donne aux Stances leur force dure. Une main qui se tend, une ceinture qui se dénoue, la simple retombée d'un geste humain... A défaut d'un poème qu'il faudrait citer en entier, voici une pure épigramme sur l'automne :

La tristesse de P automne N*a plus pour moi de douceur : Quand les bois se découronnent Je sais trop bien que j^ en meurs.

724 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et à celle-là répond celle-ci :

Seras-tu, cœur trop sensible, A la merci des saisons ? Réserve-toi, bonne cible ; Il est d^ autres trahisons. V amour, Vart et V amitié Te blesseront sans pitié ; Et, fol, tu te mets en deuil Pour peu que tombent les feuilles.

C'est le même homme qui, penché sur les yeux de son jeune enfant, s'écrie :

Tu m^es étranger déjà Ainsi que les autres hommes. Mon fils, tu n'es que cela : Tout le reste je V ignore.

Cet homme souffre et ne cache point qu'il souffre, et pour exprimer sa douleur choisit le plus humble langage. En ce temps de virtuoses et d'équilibristes, voilà qui sonne humain .^ et franc.

H. G.

LA FLUTE FLEURIE, par Tristan Derîme, (Collection des Cinq).

Le Poème de la Pipe et de V Escargot annonçait la Flûte Fleurie. Mais il n'eût pas suffi à nous faire présager de quelle abondance,J| de quelle variété la veine ironique et lyrique de M. Derême ' était capable. Ce poète facile est un poète charmant. Il écrit des épitres comme Boileau, mais avec la plus cocasse imperti- nence et la plus folle imagination. C'est une sorte de Jammes qui accepterait une fois pour toutes d'être plaisant, de n'être qu'un adroit artiste et qui reculerait délibérément les bornes jusqu'ici permises de la fantaisie littéraire. Exemple :

NOTES 725

V ombre élève un parfum de tilleul et de fraise.

Métonymie, antonomase, catachrèse.

Et c'est sur ses secrets que je me penche. Elle est

Sous la tonnelle, une tulipe au bracelet

Et mord un brin de buis plein de sèves amères.

Et je la vois sourire aux marges des grammaires.

Goûtez maintenant cette petite allégorie :

Mon espérance était tombée Sur le dos comme un scarabée...

Mais tu parus sur le chemin Rieuse une ombrelle à la main.

Tu retournas P insecte frêle Avec la pointe de V ombrelle.

Et soudain Vinsecte au delà Des soleils calmes, s^ envola.

Mon espérance était tombée Sur le dos comme un s(farabée. . .

Faites chanter aussi ce joli rythme :

Dans le calme, la barque se balance

comme un vers que je dis ; Dors mon amour, aux vagues de silence

des golfes attiédis.

Alors, vous aurez idée des ressources de métier et de sentiment dont dispose M. Derême. Mais il n'a pas besoin pour plaire et se montrer original, d'user d'artifices comiques tout au plus dignes de Rostand et qui n'ajoutent rien à l'humour authen- tique de sa poésie :

Celui qui partira loin de la ville, qu'il le veuille ou non, pleurera ton visage tranquille.

726 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il a assez d'esprit inné pour n'en pas chercher dans le jeu des rimes. Depuis Banville, nous avons eu Mendès hélas ! et Bergerat, les Rostand père et fils... ce sont des souvenirs pénibles qu'il ne peut être avantageux à M. Derême de réveiller.

H. G.

L'ÂME DU VURGATOlKE.psiï Pierre Notàomè (Lamertin, Bruxelles).

J'ai parlé élogieusement ici, l'autre année, d'un poème de M. Pierre Nothomb. V Ame du Purgatoire confirme l'impression que m'avait donnée 'Notre-Dame du Matin et je répéterais à son propos les mêmes choses. Blancheur, candeur, musique ; un sens exquis de l'immatériel, de plus en plus voisin de celui que nous admirons chez Van Lerberghe... Je transcrirai l'ascension vers la Lumière de l'âme délivrée de ses tortures purificatrices.

// bondit ! Il est la ! il est comme un éclair! Et sur la mer

Son ombre de feu resplendit : Il déchire le ciel Wun vol surnaturel. Il vient h moi tout droit. Il est la Joie !

Je ne respire plus. Il m^ enlève Je ne vois plus, je n^ entends plus, je ne sais plus ! Je suis atome dans le rêve. Je suis un cri dans Vinconnu !

Je vois battre des ailes, J^ entends chanter,

NOTES 727

Je suis une étincelle Dans la clarté.

Je reconnais des visages,

J^ entends des mots vertigineux.

Je ne sais plus, mon Dieu, mon Dieu !

Je suis fait de souffle et de feu...

Et Je sens que tout en moi change Et que Je m^ affranchis des formes et du temps Et que dans un instant Cet ange Qui m'emporte à travers le grand ciel éclatant.

Va ouvrir ses deux bras dans V espace suprême Et que de mon propre élan Je vais aller léger, tremblant, ^^ Vivre en Dieu même".

H. G.

LE ROMAN

L'ENQUÊTE, par Pierre Hamp (Editions de la Nouvelle Revue française, 3 fr. 50).

Ceux qui pensaient être descendus, avec les romans de Zola, au cœur même de la vie ouvrière, ceux-là seront assez surpris, ouvrant un livre de Pierre Hamp, de constater la distance qui sépare le point de vue d'un bourgeois, eût-il l'esprit ouvert et la sympathie éveillée, du point de vue d'un homme qui a vécu de la vie ouvrière. L'un voit du dehors, l'autre du dedans ; et si le premier, ayant l'œil plus frais, peut conserver l'avantage tant qu'il s'agit de saisir le pittoresque de la vie populaire,

728 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'autre seul a le droit d'ouvrir la bouche s'il s'agit d'en atteindre l'âme.

Ce qui perd ceux qui pourraient valablement nous parler de la ** peine des hommes ", c'est d'abord qu'ils n'ont pas eu le loisir de se créer un outil littéraire à la mesure de ce qu'ils ont à dire ; c'est, ensuite et surtout, que les problèmes et les conflits qu'ils étudient pèsent sur eux trop directement, trop brutalement, leur causent trop d'angoisse et d'indignation. Leur voix tremble. Ils croient décrire, alors qu'ils plaident ; ils croient fournir des documents, alors qu'ils n'apportent que thèses et pamphlets. Non qu'il faille faire l'injure à Pierre Hamp de lui attribuer un sang-froid inhumain ; il est aussi passionné, aussi révolté qu'on l'attend de lui, mais il tient tête à sa passion. Il sait qu'il y 3. un temps pour juger, un autre pour combattre et qu'une plume n'est pas un gant de boxe. Il n'est enrôlé dans aucun parti, ne reçoit aucun mot d'ordre et ne doit à personne de ménagements. Aussi le suit-on avec confiance. Si, dans la peinture des milieux bourgeois, son coup d'oeil manque quelque- ,^ fois de subtilité, ce n'est qu'en ce qui concerne les habitudes et les moeurs ou, si l'on veut, l'histoire intérieure de cette classe ; mais l'histoire extérieure, celle des conflits du travail, il la connaît parfaitement. Il la connaît indépendamment des théories, par la fréquentation des hommes, de leurs maisons et de leural chantiers. Impartialité en face des deux camps et impartialité à| l'égard de la vie. Quelque noirs que soient les aspects qu'il nous en retrace, il le fait sans esprit de dénigrement. Quelle que soitij la déchéance humaine, jamais elle n'arrachera à Pierre Hamp| un aveu de découragement ; et c'est la beauté de son livre qu< de respirer une foi si robuste malgré si peu d'illusions.

Sous prétexte d'une enquête sur les dépenses alimentaires de familles ouvrières, Pierre Hamp parcourt usines et taudis, et sans ralentir ni refroidir un récit qui reste sans cesse émouvantJ il l'étaie de chiffres et de documents. Ce n'est ni du roman nP de l'économie politique. C'est le pathétique vrai du travail.

NOTES 729

Le style de V Enquête est de la même veine, sobre et forte, que celui de Marée fraîche ou de Vin de Champagne. On avait pu s'inquiéter de voir, dans le Rail, un excessif souci de concision violenter les phrases, les tronquer, les écraser l'une dans l'autre. Ce livre était mal accueillant, hérissé à plaisir ; il fallait relire deux fois des passages qui n'impliquaient en eux-mêmes aucune difficulté d'intelligence. Avec V Enquête on est de nouveau dans la clarté, aussi loin des concessions au désir de plaire, que des sacrifices au maniérisme de la sauvagerie.

J.S.

LE THEATRE

MIGUEL MANARA, mystère en six tableaux par O.'W. Mi/osz (Représentation du Théâtre Idéaliste).

Une courageuse petite troupe, désireuse de monter des chefs- d'œuvre, mais dépourvue de ressources, a eu la paradoxale et heureuse idée d'offrir des spectacles gratuits. Donnant l'exemple du désintéressement, elle a su l'encourager autour d'elle, et chacun sait qu'avec un tel levier on déplace des montagnes. Le Théâtre Idéaliste qui a déjà trouvé moyen de monter du Griffin et du Jammes, vient de représenter Miguel Manara de O.-W. Milosz. On se rappelle cette oeuvre noble et passionnée qui parut ici même en 191 2.

Quand on songe aux difficultés que représente la mise au point d'un pareil ouvrage dans un théâtre régulier, avec une troupe entraînée et qu'aucun autre souci ne distrait, on admire qu'avec des moyens de fortune on arrive à en réaliser même une ébauche. La représentation du Théâtre Idéaliste n'est pas davantage, mais pas moins non plus. On y a pressenti quelle

730 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

figure pourrait faire à la scène cette œuvre âpre et sévère dont la chaleur et l'éclat semblent s'échapper par les déchirures d'un cœur tourmenté.

M. Milosz a raison de nommer " tableaux " et non " actes '* les six grandes scènes qui composent son mystère, vu que précisément 1' " action " en est absente. Ce sont six points de repère dans une vie accidentée, six étapes, six courts paliers. Point de mouvement ni de crise dans le courant d'une de ces scènes. L'attaque en est forte, dramatique et surprenante ; la suite du tableau ne fait que développer ces premiers accords. Et ce n'est pas un reproche, car il semble bien qu'il soit dans l'esprit du " mystère ", par opposition au " drame ", de ne traiter des sentiments que dans leur généralité, sans entrer dans ces nuances particulières ni dans ce détail de circonstances qui appartiennent aux conflits purement humains.

Si Miguel Manara représente la légende originaire ou plutôt le récit historique d'où est sortie la légende de Don Juan, il faut avouer que la matière en est riche et belle, et que la tradition a eu grand tort d'en laisser tomber la plus grande partie. L'aventure de ce débauché qui s'éprend d'une toute jeune fille, l'épouse, la perd presque aussitôt et qui de désespoir se jette dans la pénitence religieuse, portant l'outrance de la vertu aussi loin qu'il avait poussé l'excès des sens, ce récit a quelque chose de logique, une vérité profonde qui satisfait pleinement l'esprit mieux que ne fait le gouffre de flammes ne sachant comment se débarrasser de son admirable liber- tin, Molière prend le parti de le précipiter.

La langue de M. Milosz a de la force, de la générosité, de l'accent. Ces six tableaux sont pathétiques et l'on y sent, ce qui est si rare, un don de poésie, non verbale, non surajoutée, mais jaillie du cœur même des personnages, jaillie de la vérité des sentiments et non du commentaire qui les entoure. Tel le récit de la petite Girolama à Miguel amoureux, telle encore l'exhortation de l'abbé au débauché pénitent. Il y a de la

NOTES 731

grandeur et de l'émotion. Souhaitons de voir Miguel Manara sur la scène du Vieux Colombier.

J.S.

LES POÈTES DE MADAME SARAH-BERNHARDT.

Madame Sarah-Bernhardt est enfin décorée. Elle avait mérité d'obtenir plus tôt cette distinction. C'est, comme on dit, une très " grande artiste ". Or " ses poètes " résolurent de la fêter : les poètes sont reconnaissants. L'apothéose eut lieu à l'Université des Annales. Là, on les vit défiler en bon ordre sur une scène préparée, puis se grouper " en un superbe ensemble " autour de leur "géniale interprète". On lut des vers, toutes sortes de vers, ni plus ni moins mauvais que vers de circonstance. M. Edmond Rostand, ayant composé une fois pour toutes, en une occasion précédente, le sonnet d'hommage définitif, s'avisa d'en distribuer les quatorze vers, voire les vingt-huit hémistiches, à une troupe d'interprètes chargés de symboliser les différentes " créations " qui firent la gloire de M°^^ Sarah ; il y joignit même un chœur, un chœur de voix simultanées, qui déclamaient le même vers à l'unisson. Au dernier vers, Hamkt s'inclinait vers la tragédienne et déposait le baiser de Shakespeare " aux bagues de ses doigts ". C'eût été fort bien, sans Shakespeare. Shakespeare ne semble pas à sa place, ni à son aise entre MM. Rostand et Jean Aicard, entre MM. Auguste Dorchain et Miguel Zamacoïs ! Vraiment ces messieurs eurent tort de le prier à cette fête. Quand il parut, on sentit toute leur misère, toute la misère de la poésie qu'a servie Madame Sarah. Certes, elle a droit à toute la reconnaissance de MM. Rostand, Aicard, Dorchain et Zamacoïs. Elle les a tirés de l'ombre. Elle a prêté son talent, son génie à leurs médiocres productions. Mais qu'a-t-elle fait pour Shakespeare ? Elle a joué Hamkt ; c'est tout ; et moins, je le crains bien, par dévotion shakespea

732 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rienne que par amour du travesti. Au cours de sa longue carrière elle a obstinément ignoré Desdémone, Juliette, Cordélia. De même, à peine a-t-elle joué Racine... Et cette " princesse du geste ", n'aura pas fait l'aumône d'un seul de ses gestes aux tragiques grecs ! Elle a vécu au temps d'Ibsen et s'est éprise de Sudermann et de Sardou... Oui ! plus j'admire son talent, plus je me sens prêt à lui rendre hommage, plus je mesure l'étendue de son prestige sur le public du monde entier, plus je me sens impitoyable, lorsque je considère l'emploi qu'elle en a fait. Etant tout à fait libre d'imposer au monde la poésie la plus pure, la littérature la plus haute, elle a attelé à son char quelques faiseurs de mélodrame et quelques poètes disgraciés, qui certes ne la valaient pas, mais sur lesquels elle pouvait dominer encore... Son souvenir restera lié étroite- ment à celui de Sardou, de Rostand, de Mendès et ce sera la vengeance de Shakespeare.

H. G.

LES EXPOSITIONS

PETITES EXPOSITIONS: CH. CAMOIN (chezDruet); L'ART DÉCORATIF (chez Manzi) ; PICASSO la Peau^ de l'Ours).

On peint trop, on expose trop ; les salons n'y suffisent pas. Nous renonçons à rendre compte des incessantes manifestations; de nos peintres. Ils sont en train de devenir les journalistes du pinceau. Laissons les faire. Nous nous contenterons dénoter au passage l'émotion neuve ou ravivée que tel ou tel tableau saura nous procurer encore et de le signaler ici.

m

NOTES 733

On dispersa, le mois dernier, aux enchères publiques, une collection singulière, dite de la Peau de l'Ours. On n'imagine pas ensemble plus disparate, plus évidemment inégal. J'en éviterai la nomenclature fastidieuse. Des noms connus, aimés, y voisineraient injustement avec d'autres noms qui jouissent à mon sens d'une célébrité indue. Personne n'y est très bien représenté, si ce n'est Picasso. Et c'est l'occasion de déplorer qu'un peintre aussi doué, dont on retrouve avec tant de plaisir après des années les premiers ouvrages et dont la manière ancienne me semble aller vers une solide consécration, adoptant la folie du jour, peigne aujourd'hui si on peut dire peindre avec des timbre-poste, des enveloppes et des en-tête de journaux ! L'homme qui a cerné d'un trait un peu dur, mais hardi et ferme, ses curieuses silhouettes de baladins et introduit dans ses essais décoratifs je ne sais quelle spiritualité troublante dont je ne vois l'exemple nulle part ailleurs, et pas même l'in- dication, consentant aujourd'hui aux excentricités niaises du futurisme ! quelle déchéance ! quelle misère ! Au milieu des novateurs d'hier, sa personnalité domine et il renonce à celle-ci. Passons.

Camoin n'est pas Marquet. Son trait a moins de décision et ses valeurs moins de justesse. Mais dans le grand nombre d'études exposées à la galerie Druet, quelques unes, des barques sur l'eau trouble d'un port marquent une vigueur délicate. Comme beaucoup de ses émules, il s'en remet trop au hasard qui n'est pas l'inspiration.

La touche de Vuillard peut sembler hasardeuse. Non. Ou du moins la collaboration du hasard, il la limite à l'exécution des détails. Le hasard de la main raffine sur l'effet d'ensemble qui est volontairement obtenu. La grande décoration qu'on peut voir chez Manzi est le morceau le plus diapré, le plus un, le plus libre que nous connaissions de ce peintre. L'objet est partout respecté et cependant le peintre n'abdique nulle part. Papier peint, dira-t-on. Soit: nous avons le papier peint comme

734 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les anciens avaient la fresque. Des Degas magistraux, de toutes les époques, deux Roussel complets, absolus, aucune forme n'est esquivée c'est chose rare l'improvisatoin garde pourtant sa fleur ; de lyriques Monet qui, par la faute des empâtements, vieillissent mal, il faut le dire ; des dessins de Toulouse-Lautrec... voilà les merveilles nouvelles que M. Manzi nous découvre. Puvis veille sur la grande salle avec les cartons un peu froids de la décoration de Boston. Mais quelle grandeur sous l'académisme hérité, dans le camaïeu à l'huile de son Pégase ! Et je voudrais que les jeunes peintres d'aujourd'hui, en quête du trait incorrect qui serait la marque visible de leur génie, vinssent prendre une leçon de modestie devant l'esquisse à la gouache de V Inspiration Chrétienne. Celui-là travaille pour lui ; il n'a pas souci d' " épater " ; ni d'épater le public ; ni de s'épater lui-même. Son esquisse ? un ouvrage de bon écolier; on y sent une naïveté qui sait oublier la science. Un dessin de Rodin semble toujours un dessin d'homme de génie. Homme de génie, Rodin l'est, mais aussi veut l'être. Puvis le sera, mais sans le vouloir. Voilà la nuance. Et quant à nos plus jeunes peintres, ils veulent l'être, ils feignent de l'être, etJ ne le sont en aucune façon.

H. G.

LETTRES ALLEMANDES

VERKUNDIGUNG (L'Annonce faite à Marie), par Pat Claudel. Traduction de Jakob Régner (Hellerauer Verlag).

Il conviendrait, si l'on n'envisageait que le détail de l'exprès-' sion, de louer M. Hegner. Il a rendu avec une intelligente

NOTES 735

piété et un rare bonheur le rythme, les images, les paroles de Claudel. Mais quoique le consentement de Tauteur nous en ôte presque le droit, nous ne pouvons nous empêcher de protester contre les transformations qu'a subies V Annonce faite a Marie Non que nous voyions dans le changement de Pierre de Craon en Peter von Ulm, et du royaume délivré en un vague empire germanique, autre chose qu'un hommage : Cette annexion témoigne d'une certaine admiration nietzschéenne pour l'individualisme aristocratique du XVII* siècle français et la violence que faisaient aux anciens Corneille ou Racine. Mais la transposition gâte par ailleurs l'œuvre française. Il est dans le drame de Claudel des choses qu'on ne peut rendre, d'autres qu'on ne peut supprimer. Que signifie " Warum quakt (?) denn mein Herzchen ? Warum quSkt denn mein Schatzchen ? " auprès du " Quoi qu'i gnia, ma joie ? Quoi qu'i gnia, mon trésor ? " dont Mara accueille la résurrection de son enfant (devenue en allemand Obane ! !) ? Et dans la bouche des petits paysans :

Josef, lieber Josefmein au lieu de

Marguerite de Paris !

Prête-moi tes souliers gris !

Pour aller en paradis !

Non seulement l'allemand est impuissant comme le français le serait pour le Volkslied à donner ce qui n'est que de notre race et en particulier le parler les gens de l'Est mêlent à leut rudesse un accent si tendre ; mais il est un autre accent, de l'âme celui-là, qui va se perdant à Hellerau.

Je n'avais jamais si bien senti que dans le drame de Claudel l'importance de l'atmosphère et ce lien mystérieux dont nos provinces sont liées à leur terre, à leur soleil, à leurs moissons. Il n'est pas indifférent au progrès de l'action que celle-ci se passe à Salhof ou à Combernon, qu'Anne Vercors parte du

73^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

royaume " tout est ému et dérangé de sa place ", il n'y a plus de roi, plus que

deux enfants. Vun, P Anglais, dans son île

Et r autre f si petit qu^on ne le voit plus, entre les roseaux de la Loire.

ou bien qu'il évoque à son départ l'aigle germanique et les brigands noirs du Rhin. Andréas Gradherz peut lui aussi tenir son fief de Saint Remy de Reims et de Geneviève de Paris : son âme ne saurait être celle d'un Vercors. La Souabe a sa craie, ses cathédrales ; leurs cloches ne sonnent pas comme à Reims. Faute d'avoir entendu le carillon de Monsanvierge la Violaine allemande n'est plus Violaine. " Violiine " redit les paroles de l'héroïne lorraine, mais elles n'ont pas de sens dans la bouche de celle qui n'a entendu au lieu du nom de Jeanne d'Arc que celui de Hans, Hans à la peau de mouton, dont le peuple se gausse, " votre Hans, la mère, qui conduit l'empereur Charlemagne au sacre, avec son casque et son bâton. "

F. B.

DIVERS

UN " INSTITUT DE CULTURE FRANÇAISE " BRUXELLES.

Il faut que nous sachions qu'on lutte passionnément pour nous au delà de nos frontières. Le péril le plus grand qui menace notre langue et notre culture est, après le germanisme dans les pays annexés, le flamingantisme dans les pays belges. De la même façon que la Revue Alsacienne, que les Cahiers Alsaciens à

NOTES 737

Strasbourg, V Institut de Culture Française qui vient de se fonder à Bruxelles, se dévoue à notre génie. Il se dresse expressément contre la routine et les tendances flamingantes de l'enseigne- ment officiel. M"* Marie Closset que nos lecteurs connaissent bien sous le nom du charmant poète Jean Dominique, a été l'instigatrice, on peut dire la fondatrice de l'Institut. Son dessein est d'imprimer dans l'esprit des jeunes filles et des jeunes femmes qui seront appelées à instruire les nouvelles générations, le souci de la plus haute liberté intellectuelle. Dans sa leçon inaugurale elle définit ainsi ce qu'elle attend de son public. " La dignité consiste à ne pas se leurrer, à ne jamais tromper les autres. Vous ne vous tromperez pas vous-mêmes, c'est à dire que vous vous respecterez, si ayant sincèrement reconnu votre ignorance, vous vous appliquez sérieusement et quotidiennement à en dimi- nuer l'étendue... J'attends que, dès ce moment, vous vous sentiez entre ses murs, comme obligées par le titre d'élèves de V Institut de Culture française, à découvrir chaque jour dans votre esprit de nouvelles occasions d'admirer, de nouvelles et impé- rieuses nécessités de comprendre... " Tu ne jugeras point. " La sollicitation des examens et des diplômes, le raccourci des programmes d'une part, et, d'autre part, le point de vue pra- tique exclusivement utilitaire sous lequel on envisage volontiers la vie, ont incliné les jeunes gens à une sorte de rapidité désin- volte dans l'énoncé de leurs jugements critiques et d'arrogance positive dans les questions même les plus éloignées de leur compétence. Trancher de tout a toujours été synonyme de ne savoir rien de rien. Chercher à s'éclairer sur toutes choses, au contraire et se reconnaître, devant la plupart, incapable de faire figure, sinon de spectateur et d' " enquêreur " comme dit Montaigne : voilà la marque d'un esprit conscient de soi-même qui déjà a fructifié sur quelque point. " M"* Marie Closset réclame de ses élèves tout de suite et tous les jours, " un acte si petit et invisible soit-il, à la glorification d'une idée, pour l'amour désintéressé d'une idée, " une séparation volontaire

13

738 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'avec ce qui est médiocre ", conditions essentielles d'un ensei- gnement supérieur. Voilà de nobles et fermes paroles ; voilà la belle attitude de l'intellectuel français. Dans le rapport, pré- senté au congrès de Gand par M^^® Closset, sur " la culture française dans l'éducation féminine, nous lisons encore : " La langue française devrait être en Belgique la base de l'ensei- gnement général. Cela est d'autant plus important pour les femmes que leur programme scolaire excluant le latin, l'étude continuelle et approfondie du français peut seule devenir pour elles l'instrument de cette logique, de ce clair enchaînement des idées, de cette faculté de détacher l'essentiel du détail qui ne nous est point innée et que nous avons, en raison de notre nature, tant de peine à acquérir... La connaissance delà langue française et des chefs-d'œuvre écrits dans cette langue est pour notre pays l'instrument de la véritable libération de l'intelligence et de son développement. " Et parlant enfin de la nation belge, M'^® Closset déplore d'y voir " alliée à tant de beaux et puis- sants instincts, une si arrogante vanité de l'intelligence ", quand elle refuse " par obstination et vantardise, de boire à la coupe toute proche que lui tend la plus généreuse de ses sœurs. "

H. G.

Troisième liste de souscripteurs à l'édition monumental^] à!lJne Saison en Enfer par Arthur Rimbaud.

Exemplaires sur Japon impérial a 100 francs: MM. Gabriel* d'Annunzio ; Brentano's ; Henri Church ; The Times Bool Club, Londres.

Exemplaires sur vergé à la cuve Van Gelder-Zonen a ^o francs :\ MM. Asher et C^% Berlin (2 ex.) ; M«"^ Germaine Audinet ; MM. André Bertaut ; René Boylesve ; Ernest de Crauzat ; Henri Delormel ; A. Dragon ; Dominique Durandy ; Jean Duriau, Santos (Brésil) ; E. Fouque, Sedhiou (Afrique occi-

Jh

LES REVUES 739

dentale) ; Henri Gans ; A.-J. Gonon ; Charles Henrion ; M»"* Hillel-Erlanger ; MM. Paul Istel ; Keller ; René KiefFer ; Per Lamm et ; Jules Laroche ; Jean Lœw ; Maurice Maeterlinck ; M"^ Matsa ; MM. J. Maurice ; A. Mcssein (2 ex.) ; O. W. Milosz ; Léo H. Myers, Londres ; D"" Philippe Neel ; J. Parnin ; P.-P. Plan ; Joseph Reinach ; A.-C. Salomon j Maurice de Schlumbcrger, Scribner*s sons, New- York ; Erich Steinthal, Berlin ; Charles Vandeputte, Bruxelles ; D'" G. Vitoux ; M"^«s Eva Wollmann, Berlin, J. Wilmart-Urban, Bruxelles.

Les souscriptions sont reçues à Paris : chez rimprimeur Pichon, 21, boulevard de Sébastopol ; à la 'Nouvelle Revue Fran- çaise, 35, rue Madame, et au Mercure de France, 26, rue de Condé.

Le tirage est achevé ; on peut le voir chez M. Pichon. L'ouvrage broché sera livré aux souscripteurs dans quelques jours.

*

A la page 499 (ligne 7) de notre dernier numéro, dans la note consacrée par Paul Claudel à Wolf Dohrn, au lieu de : inconvenable, il faut lire : inconcevable.

LES REVUES

Revues Françaises :

La Revue Bleue du 7 mars publie quelques Lettres Inédites de Montesquieu, qui sont d'un tour charmant et d'une profon- deur aisée. Il écrit à Jean-Jacques Bel, en date du 29 septembre 1726, à propos d'un ouvrage de l'abbé Dubos :

740 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous me demandez de vous expliquer mon sentiment, voici ma première idée : je prendrais un système moyen, et je crois que l'on juge par sentiment et par discussion. Deux critiques ont une mesure égale d'esprit, celui qui a le plus de sentiment et de goût est le plus fin. Dans un même ouvrage, il y a des choses qui sont du ressort de l'un, il y en a qui sont du ressort de l'autre. Ce n'est pas par la discussion que vous jugez de bien des beautés de Théocrite, de Virgile, d'Ovide. M. l'abbé Dubos a tort et vous l'avez bien remarqué de distinguer les manières de juger par de certaines classes d'hommes ou professions. Un savant, un poète, un orateur, un homme du monde ne sont de bons ni de mauvais critiques, comme un roi n'est ni heureux ni malheureux, et une femme de qualité n'est ni belle ni laide.

L'expérience est contre l'abbé Dubos. Le sort des ouvrage» d'esprit n'est guère fixé que par les gens du métier, qui ont de la discussion et, outre cela, du sentiment. Ces gens-là touchent, pour ainsi dire, la corde des organes des gens du monde et les avertissent} on voit cela bien clair dans les chansons de la Comédie.

Les gens du monde jugent ordinairement mal ; c'est qu'ils nc^ prennent aucun intérêt aux choses dont ils jugent, n'allant point au théâtre pour écouter et ne lisant point pour s'instruire. On peut les partager en deux classes de gens, qui n'osent hasarder leur suffrage, ou qui le hasardent témérairement... Je barbouille du papier et j'écris sur une chose qui demande beaucoup de réflexion8»i

Quelle sûreté et quelle modestie !

Le Temps du 26 février contenait d'admirables paget extraites d'une conférence prononcée par Rudyard Kipling à la Société royale de géographie de Londres. Ce grand voyageur y traite, en particulier "le sujet illimité, le sujet fascinant des; odeurs dans leurs rapports avec le voyageur ". Il faut citer :

Avez-vous remarqué que partout quelques voyageurs se trou- vent réunis, l'un deux ne manque jamais de dire : "Vous souvenez- vous de l'odeur qui régnait à tel ou tel endroit ^ " Puis il se peut

LES REVUES 741

que, poursuivant son discours, il se mette à parler du chameau du pur chameau dont l'odeur est si profondément évocatrice de l'Arabie, ou de l'odeur d'œufs pourris de Hitt sur l'Euphrate Noé se procura le goudron destiné à l'arche ; ou encore de l'odeur dégagée par le poisson qu'on fait sécher à Burma.

Alors, chacun se met à se trémousser à la façon des chats se roulant sur la valériane, et comme on dit dans les livres, la con- versation devient générale.

Je crois, pour ma part, jusqu'à plus ample informé, qu'il existe seulement deux odeurs fondamentales capables de produire une impression sur tous les êtres humains : l'odeur du combustible en train de brûler et l'odeur de la graisse fondante, c'est-à-dire ce 5ur quoi l'homme fait cuire ses aliments et ce dans quoi il les fait cuire.

Et plus loin :

Il existe une petite mixture de cinq notes qui vous bouleverse le coeur : cheval, vieille sellerie, café, lard frit et tabac (qui va du tabac en carotte à la cigarette enveloppée d'une feuille de maïs) et qui peut faire descendre un homme des camps élevés et secs des Selkirks ou des camps humides de l'Orégon toujours plus bas, à travers la poussière rouge et épicée ou la poussière blanche, à travers les émanations parfumées de la sauge et le parfum poivré de l'euphorbe, plus bas jusqu'au sud torride flotte une odeur de chèvre, il laissera les haricots frits, l'encens et l'abominable odeur cuivrée de la pulque, arrivera aux rivages couverts d'une végétation désolée de mangliers avec les odeurs fétides de la fièvre jaune jusqu'à ce qu'il laisse son cheval sur le rivage et que les tropiques rafraîchissent son cœur avec la râpe saine de l'odeur du corail brûlé de soleil et celle du poisson séché.

Lu dans la Liberté du samedi 14 mars (compte-rendu d*une conférence sur Vigny prononcée au Foyer par M. Jean Aicard).

Il s'amuse à proposer une énigme à son auditoire, à lui demander de qui, de Vigny ou de Hugo, sont ces douze vers :

74^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La terre était riante et dans sa fleur première :

Le jour a<vait encor cette même lumière

Qui du ciel embelli couronna les hauteurs

Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs...

Rien na^vait dans sa forme altéré la nature

Tout sui'vait sa loi douce et son premier penchant.,,

La prière semblait à la clarté mêlée ;

Et sur cette nature encore immaculée

Qui du njerbe éternel a'vait gardé l'accent.

Sur ce monde céleste, angélique, innocent.

Le matin, murmurant une sainte parole,

Souriait, et F aurore était une auréole...

Eh bien ! les six premiers sont de Vigny {Le Déluge) et les six derniers de Hugo {Le Sacre de la Femme).

" Et maintenant, a continué M, Jean Aicard, à qui attribuerons nous le distique suivant :

Et la beauté du monde attestait son enfance. Et rien n était petit quoique tout fût enfant ?

" Le premier vers est d'Alfred de Vigny et le second de Victoi Hugo. Seulement le premier est de 1823 ; le «econd de ces vers es dans La Légende des siècles, première série, publiée en 1859. "

Voilà donc les jeux poétiques de ce poète !

Dans rOpiNioN du 14 février M. André du Fresnois paru de Flaubert h seize ans et il prêche contre la contrainte :

Son talent est fait en grande partie de contrainte : il en est de même de son style, La preuve est éclatante désormais elle l'a été du jour l'on a commencé du publier ses inédits de la fécon- dité de Flaubert. Livré à sa verve, l'homme qui s'est peint lui-même, suant et geignant sur les phrases, écrivait d'abondance : il a appris à écrire difficilement. On lui fait généralement un mérite de cette

LES REVUES 743

discipline. Certains critiques, cependant, en indiquent les inconvé- nients. La phrase de Flaubert manque d'aisance et de souplesse ; elle entrave les libres mouvements de la vie ; elle crée la monotonie. Je n'ai pas entendu la conférence M. Pierre Lasscrre a traité du style de Renan, mais je me range à son avis, s'il a dit que le grand maître en l'art d'écrire ce n'est pas Flaubert, mais Renan.

Mais n'y a-t-il qu'un maître du style et qu'un style ? La multiplicité du style français nous répond.

* *

Mémento :

Les Cahiers d^Jujourdliui (Décembre) : " Dostoïevsky " par Néel DofF ; " Colette ", par Régis Gignoux.

La Revue de Paris (15 Février) : La suite du remarquable essai de M. Léon Blum sur " Stendhal ", dont nous aurons l'occasion de reparler.

Le Mercure de France ( 1 5 Mars) : " Toulon et la flotte '*, par Maurice de Faramond.

5. /. M. (i^"^ Mars) : " Quelques mots sur l'orchestration ", par Rimsky-Korsakov (traduction Calvocoressi).

La Phalange (20 Janvier) paraît sous une couverture jaune ; elle publie une pièce en vers de M. Gabriel Mourey : " Guillaume d'Orange. "

V Effort Libre (Février) : " L'artiste dans la société future ", par Roger Fry.

Le Divan (Février) : " François Porche ", par Henri Mar- tineau.

La Revue Critique des Idées et des Livres (25 Février) : ** Emile Faguet, historien de la littérature française ", par J. M. Bernard ; " le Bois Vierge " poème de F. P. Alibert.

Les Ecrits Français : d'amusantes " Variétés " par M. André Salmon.

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Revues Allemandes.

Toutes sont pleines de noms français, de choses françaises. La génération que Ton découvre est jugée avec une faveur qu'elle ne mérite point, peut-être, dans son ensemble. Du moins Charles-Louis Philippe, Claudel, Suarès y gagnent-ils d'être lus en Allemagne aussi.

Des poètes allemands dont on a fêté le jubilé ne retenons que Dehmel. Le nombre de ses admirateurs grandit et il 9 s'en trouve d'intelligents, tel Emil Ludwig. Celui-ci, dans la Neue Rundschau essaie de ramener à l'unité les contrastes dont est pleine l'âme de Dehmel, le dualisme du poète qui se débat " entre Dieu et Lucifer, fgo et religio, conscience et extase ".

La synthèse c'est dans l'amour qu'Emil Ludwig la veut trouver : l'amour universel, fervent, religieux, est seul capable de nous porter plus avant : " nur eine Inbrunst lUst sich treu entragen zur ganzcn Welt. "

Nous ne sommes pas très sûrs que cette ardeur dont la^ flamme court vraiment à travers l'œuvre de Dehmel ait fondi comme le pense Ludwig, tout ce qu'il eût été nécessaire d^ fondre. Il semble bien que l'exaltation de l'instinct, des puis sances dionysiennes, la volonté de faire servir à la vie la vi^ tout entière, se mêlent i trop de réflexion, de théorie, et qi d'une façon générale toute l'inspiration de Dehmel ait quel- que chose de pénible.

Sa poésie, malgré toute l'ivresse, manque de cette spontanéiti que nous promettent des poètes moins grands peut-être mai plus heureux, comme Franz Werfel dont les vers (Nfue Rund4 schûUy iVeissen Blâtter) ont, dans leur force juvénile, je ne saisi quel abandon qui attire.

Le Gérant : André Ruyters. Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).

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RACHEL FRUTIGER

Autrefois, quand ma Mère me parlait de ses années de classe, à Genève, et de ses amies d'alors, Pénélope Craigie et Rachel Frutiger, je ne savais voir que ma Mère, telle que je la connais, se promenant avec d'autres dames sous les arbres de l'île Jean-Jacques, entre les deux grands ponts blancs et l'eau bleue. Ce ne fut que beaucoup plus tard, un jour d'été et de jeûne cantonal, comme je traversais Plainpalais, que je compris qu'il s'agissait de petites filles. Et je les vis pareilles à celles que j'avais vues, d'autres jours, leur cartable au dos et deux nattes par dessus leur cartable, allant par deux et par trois et par quatre, et se donnant le bras pour traverser les rues encom- brées. Je sus qui étaient " ces deux petites Fran- çaises " : les deux nattes brunes, ma Mère ; les deux nattes blondes, ma Tante Jane. Et j'ai suivi, vers le centre de la ville, un chemin qui devait être celui de leur école. Mais existe-t-elle encore ? Elle s'appelait : les Cours du Bon Pasteur, ou peut-être même : des bons Pasteurs. Naturelle- ment c'était " ce qu'il y avait de mieux ", et

I

74^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

madame la directrice disait, en parlant de mon Grand-père :

C'est bien l'orgueil de ces Français : a-t-on idée d'envoyer ses filles à la pension la plus aristo- cratique de la ville, alors qu'on ne peut même pas payer régulièrement les mensualités !

Comme cette pension devait être aristocratique 1 Sûrement elle a disparaître, avec tant d'autres choses aristocratiques. Il y venait une vraie petite princesse allemande ; et des petites Anglaises très distinguées et très laides, qui s'appelaient, par exemple : l'Honorable Mildred Taylor. Et il y avait trois sœurs à chevelures rousses, qui parlaient un langage barbare, se donnaient des coups de pied sous leur banc pendant la classe, et portaient au cou de grandes croix d'or. Un valet les accom- pagnait et montait la garde devant la porte. On les appelait " les sœurs Prok ". Au cours, quandi elles ne se battaient pas, elles suçaient leurs croi: d'or, au lieu de prendre des notes. Un jour un< des croix se détacha et tomba sur le plancher ; on| vit alors qu'elle était creuse : un liquide en sortait. La surveillante la ramassa, et, se tournant vers la maîtresse, elle cria :

Madame, c'est de l'éther !

Les sœurs Prok étaient devenues aussi rouges | que leurs cheveux, et les deux femmes se regar- dèrent un bon moment sans rien dire...

J'essaie de voir Pénélope Craigie. Mais la moitié

RACHEL FRUTIGER 747

de son nom est un bas-relief de marbre : Pénélope assise devant son métier, et près d'elle est une petite lampe plate, à trois pointes, et allumée, pour montrer qu'il fait nuit. Craigie me fait penser aux montagnes hyperboréennes. Mais c'est parce que je sais qu'elle était la fille du ministre de la chapelle écossaise de Reykiawick, en Islande. La petite Craigie devait être blonde et nerveuse, avec une tête ronde grosse comme le poing, deux yeux gris clair et d'énormes rubans cerise au bout de ses deux nattes pâles. Même en hiver elle avait les pieds nus dans des sandales de cuir trop larges. Et pour tout cela, et parce qu'elle venait de si loin, et qu'elle devait se sentir bien dépaysée, et qu'elle avait une voix lente, et que toutes sortes d'accidents délicieux arrivaient à sa prononciation, une des deux petites Françaises, dans le secret de son cœur, l'aimait.

Rachel Frutiger était la fille d'un banquier qui avait une grande maison sur le quai des Bergues. Elle était une petite Genevoise comme les autres, avec l'accent, et jurait par : Ah mon père !

Quelques jours avant Noël, à la fin du cours. Madame la directrice appela d'un signe les deux petites Françaises :

Voilà quinze jours que votre papa m'a écrit qu'il allait m'envoyer l'argent des deux mois passés. Vous lui direz de ma part que cette note doit être réglée avant Noël, dernier délai.

74^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mon Grand-père descendait d'une famille an- cienne : il avait des plats et des couverts d'argent marqués à ses armes, et un jeu de tric-trac fabu- leux, incrusté de plusieurs matières précieuses. 11 avait aussi des opinions politiques, et à cause d'elles il avait été déshérité par son père, puis emprisonné par les Commissions Mixtes, et enfin exilé par le gouvernement du Prince-Président. Et ainsi il vivait à Genève, au milieu des autres exilés. C'étaient des victimes et des vaincus ; mais c'étaient aussi les hommes d'une grande généra- tion. En bien ou en mal ils avaient fait des choses extraordinaires, dont l'Europe retentissait encore. Des gens qu'ils ne connaissaient pas s'occupaient d'eux, les admiraient et les aimaient. Les amis de mon Grand-père étaient surtout Monsieur Sue et . Monsieur Barbes. Une fois, M. Sue, en revenant de Bath, avait montrer son passeport à une des douanes allemandes, et le douanier lui avait dit :

Euchéne Zue P oui ? le Chuif-Errant ! la Chouette ! le Chourineur !

Et M. Barbes, un jour qu'il était allé " voir la France " du poteau-frontière de la route de Gex, était revenu tout ému, avec une histoire qu'il lui fallait dire. Il avait rencontré un train de tombe- reaux chargés de pierre, venant du Jura. Devant lui, un des tombereaux s'était embourbé et le train restait immobilisé. Le charretier criait, les chevaux tiraient, rien ne bougeait. Enfin, s'adres-

RACHEL FRUTIGER 749

sant au cheval de tête, et lui touchant tendrement les naseaux, le charretier avait dit :

Allons, mon vieux Barbes, un coup de collier 1 Et il y avait les sauveurs de l'humanité qui

partaient fonder des phalanstères en Amérique. Et les rêveurs aux cheveux négligés, derniers Saint-Simoniens et premiers communistes, qui décrivaient les beautés de la société future d'une voix si douce, et si longuement, qu'on n'osait pas leur prêter moins de vingt francs. Et ces pauvres réfugiés polonais. Et les conspirateurs italiens qui ne demandent que de quoi pouvoir acheter un poignard !

Cette fois encore mon Grand-père dit que Madame la directrice pouvait bien attendre ; et que l'argent de France arriverait dans les premiers jours du mois suivant. Et aussitôt après il alla vendre à un antiquaire son jeu de tric-trac, pour inviter quelques amis au repas de Noël, et faire un don magnifique à la Caisse des Proscrits.

Le jour d'avant Noël, à la fin du cours, toutes les élèves allèrent poser sur le bureau de Madame la directrice, avec un petit bouquet, les enveloppes que leur avaient confiées leurs parents. Les petites Françaises auraient bien voulu rester les dernières; mais Rachel Frutiger n'en finissait pas de ranger ses livres et ses cahiers.

Eh bien, voyons, Mesdemoiselles.., dit Madame la directrice.

750 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les deux petites françaises parlèrent à la fois :

Papa a dit qu'il recevrait l'argent de France le mois prochain. 11 a dit...

Enfin, vous n'apportez rien ? Eh bien, tant que les honoraires dûs n'auront pas été payés, vous ne pourrez pas assister aux cours. Dites-le de ma part à votre papa.

Ce fut alors que Rachel Frutiger s'approcha :

Moi non plus. Madame, dit-elle, je ne vous apporte rien.

Comment, vous. Mademoiselle Frutiger t

Non, Madame. Papa vous enverra l'argent après Noël. Vous venez, les Françaises ?

Dehors, Rachel fut saisie par surprise, adossée à un arbre, immobilisée.

Tu as fait ça pour nous. Tu avais l'argent !

Mais non, je vous jure.

Elle se débattit, et son cartable s'ouvrit, et il en tomba, avec des cahiers, une enveloppe qui sonna en touchant le pavé. Rachel Frutiger cria : Ah mon père ! ramassa ses cahiers et son enveloppe, et sans rien écouter, et sans dire au revoir, elle^ partit en courant.

Après la rentrée, l'argent de France n'étant pas venu, et comme il ne fallait pas faire de la peine à papa, on fit semblant d'aller aux cours. On partait, le cartable au dos. On passait une heure à conso- lider le bonhomme de neige dressé sur la place de Plainpalais. Mais après, que faire ? On n'osait pas

RACHEL FRUTIGER 75 1

se promener dans le centre de la ville, de peur d*être vues par quelque élève des cours. Un jour on essaya d'aller, par des rues détournées, jusqu'à la rue du Rhône, pour y contempler à loisir le Couteau-à- vingt-cinq-lames exposé à une devan- ture. Mais Pénélope demeurait justement tout près de la boutique du coutelier. Et après une longue marche dans les ruelles, le cœur manqua aux petites Françaises.

On ne pouvait pas non plus rester à Plain- palais : on risquait à tout instant de rencontrer papa ou maman. Alors on se rabattit sur les faubourgs, on suivit de longues rues tristes, le long de l'Arve, ou dans la direction de Carouge. On se tenait par la main. La fatigue venait vite. Et on sentait qu'on était entouré de dangers. On faisait des rencontres terrifiantes. Parfois un ouvrier plein de bière trouvait un équilibre momentané au milieu de la chaussée. Il se risquait à étendre les bras, et, voyant qu'il ne tombait pas, il se mettait à discourir, d'une voix grave, avec chaleur. Les femmes passaient en détournant les yeux. Mais les petites Françaises, pour qui c'était une nouveauté, s'arrêtaient et le regardaient. Alors il s'adressait à elles directement, menaçait de s'ap- procher ; et sa voix les suivait longtemps, les désignant à l'attention des passants. Plus loin des gamins leur faisaient peur en criant quand elles passaient près d'eux. D'autres venaient leur parler.

J§2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un d'eux osa même tirer une des nattes blondes, comme on tire une sonnette. Cela lui valut une gifle. Moment de triomphe bien court : la fuite recommença aussitôt ; une retraite sous la neige, comme la retraite de Russie. La surprise et le soupçon accompagnaient ces écolières qu'on voyait dans les rues aux heures toutes les autres étaient en classe. Et un soir la bonne dit à Maman :

C'est drôle comme ces demoiselles se salis- sent, depuis quelques jours, à la pension.

Maintenant on était habitué à vivre des jour- nées sans leçons ni devoirs ; les cours étaient déjà oubliés ; autre chose avait commencé. Le cartable qu'on portait sur les épaules n'avait plus de sens, n'était plus qu'un poids ajouté à la fatigue, une dérision ajoutée au sentiment d'une déchéance. On marchait devant soi sans voir. L'heure restait la seule pensée nette dans les esprits engourdis : rentrer à l'heure juste, comme si on revenait de la pension.

Une fois, au fond d'une impasse, elles décou- vrirent une espèce de portail, entr'ouvert. Elles traversèrent une cour entre des bâtiments aban- donnés, et se trouvèrent en face d'une porte immense, à deux battants, qui baîUait sur l'ombre. Elles entrèrent. C'était une salle de dimensions prodigieuses. Une sorte de quai, comme ceux des ports, régnait sur tout le fond. On y montait par

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quelques marches, et à une des extrémités on en descendait par un plan incliné. On s'y sentait à l'abri, comme dans une forteresse placée sur une hauteur, d'où on domine une plaine ou la mer. En renversant la tête en arrière, on pouvait voir les poutres et les autres pièces de la charpente, qui s'entrecroisaient dans l'ombre tremblaient des toiles d'araignées. Dès qu'elles osèrent parler tout haut, les enfants se mirent à explorer le domaine qu'elles venaient de découvrir ; et elles eurent peur, parce que, soudain, entre des caisses et des tonneaux, près du sol, elles trouvèrent deux yeux qui les regardaient fixement. C'était un chat, et il eut peur à son tour quand elles battirent des mains.

Elles mirent longtemps à s'apercevoir qu'il y avait une petite chambre au-dessus de la porte d'entrée, et qu'une échelle de meunier, partant d'un bout de quai, conduisait à la porte de cette chambre. Il leur sembla que cette échelle avait été apportée et dressée depuis leur entrée dans la salle, tant elles furent étonnées de ne l'avoir pas vue plus tôt. Après un moment d'hésitation, elles ne résistèrent pas à l'envie de voir ce qu'il y avait dans cette chambre, et elles commencèrent à gravir l'échelle. Mais le vide, qu'elles voyaient entre les échelons, leur donnait le vertige, et elles avaient peur, secrètement, de la chambre abandonnée. Elles n'étaient pas arrivées à la moitié de l'échelle

754 L^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'elles s'aperçurent que la nuit venait ; elles redescendirent, et coururent jusqu'aux premières rues de Plainpalais.

Pendant deux jours elles cherchèrent l'impasse et la grande porte. C'était un endroit l'on pou- vait se cacher et se reposer ; c'était aussi un bel emplacement pour des jeux de courses ou de guerre. Et cette chambre inconnue, au dessus de la salle, comme est le ciel au-dessus de la terre... Le troi- sième jour elles reconnurent l'impasse. Mais la grande porte était fermée, et elles lurent un écriteau : A louer ; s adresser... Et elles recom- mencèrent à marcher à travers les faubourgs. La neige fondait en boue. Des odeurs écœurantes, froides et viles, montaient des tas de balayures et des ruisseaux, et s'insinuaient en elles. Elles pres- saient le pas et ne disaient plus rien. Depuis com- bien de mois cette existence durait-elle } Exacte ment : depuis onze jours.

Au bout desquels Monsieur Sue revint encoi une fois d'Angleterre. 11 lui arrivait de venir ainsi sur le Continent ; mais il laissait de lui tant de choses en Angleterre, qu'on sentait bien qu'il n'était que de passage ailleurs. M. Sue avait, chez son tailleur de Londres, un mannequin modelé sur son corps même ; il avait, chez son bottier de Londres, un moulage de chacun de ses pieds ; et il avait, chez son chapelier de Londres, une chose sans nom, qui était la forme de sa tête. M. Sue

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RACHEL FRUTIGER 755

arriva comme il avait partir : avec ses cheveux bien frisés et le jabot de sa chemise bien plissé. Il s'asseyait, un peu voûté, et croisait ses belles mains sur ses genoux croisés. Il était timide et parlait peu. Il était triste. Mais ce n'était pas d'avoir été jadis expulsé du Jockey-Club, ni de voir ses romans aux mains de petits bourgeois avec lesquels il n'avait rien de commun. C'était, simplement, de vieillir, et de jeter sur le trot- toir de Pall Mail une ombre moins svelte qu'autrefois.

Séparé du monde comme il l'était par son éduca- tion princière et par une politesse dont le secret est à jamais perdu, on s'étonnait que M. Sue s'intéressât aux petites choses de tous les jours. Or, il vit tout de suite que les enfants étaient malheureuses ; il les emmena au jardin et leur fit tout raconter. Le lendemain on revit les petites Françaises aux Cours des excellents Pasteurs.

Enfance propre et blanche, aux cheveux bien peignés, petits pieds nus dans les sandales, douceur genevoise, petites âmes toutes parfumées des ver- tus évangéliques, souvent j'ai pensé à vous en feuilletant la Sainte-Bible de ma Mère et son recueil des Cantiques, dans la reliure noire des- quels est imprimée la croix fédérale. Souvent j'ai songé à dire de vous ce que je viens d'écrire. Je suppose qu'à votre vie la plus profonde les Can- tiques et leur triste musique se mêlèrent secrète-

75^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment. Rachel Frutiger, qui aimiez Tamour, vous deviez préférer celui qui chante si tendrement :

Tlus près^ mon Dieu, plus près, . .

Mais le plus beau de tous les cantiques, c'est celui qui a ce vers pour refrain :

Reste avec nous^ Seigneur^ reste avec nous.

Valéry Larbaud,

757

PARSIFAL

Le propre des grandes œuvres et le signe de leur auto- rité, c'est de nous obliger à les considérer sous un jour particulier, de suspendre, pour ainsi dire, à leur endroit les questions de principe. Même si l'on y trouve à re- prendre, c'est avec elles seules qu'il faut s'en expliquer, et non pas avec l'Esthétique. Nous voilà donc tout natu- rellement placés en tête à tête avec Parsifal, oubliant le brouhaha des marchands de valeurs, qui pour un instant s'est élevé autour de sa sereine immortalité et dont M. Blanche nous a donné l'écho.

Parsifal est un chef-d'œuvre : la mode seule peut en faire douter. Mais il reste à déterminer de quelle espèce ?

Wagner c'est une chose que PûTiz/à/ justement met en lumière n'est pas avant tout un musicien drama- tique. Je veux dire qu'il ne s'entend pas particulièrement à exprimer les brièvetés de l'action et la consommation des événements, ni à peindre la rencontre, la dispute, la mutuelle réplique des sentiments. Sans doute, dans son œuvre immense on découvrirait plus d'une scène dont le mouvement emporte l'auditeur, plus d'un dialogue les personnages se répondent avec la plus frappante justesse. Mais dans l'ensemble il faut le reconnaître c'est à quoi Wagner a prétendu exceller qu'il se trouve avoir

758 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le moins réussi ; et c'est justement l'instrument qu'il a forgé pour servir son dessein qui s'est retourné contre lui et l'a fait échouer. En effet il n'a inventé la continuité musicale que pour se rapprocher le plus possi- ble de la vraisemblance dramatique. Il pensait qu'il était contre nature d'enfermer un sentiment dans un air, que c'était le priver de son initiative, de sa liberté, paralyser son développement. Toutes ses innovations techniques ont tendu vers une expression aussi souple, aussi suivie que possible des péripéties tant intérieures qu'extérieures. Mais lorsqu'il s'est trouvé aux prises avec les change- ments de l'âme, avec ses volte-faces, ou plutôt lorsqu'il lui a fallu passer brusquement d'une âme à l'autre, atteindre en un éclair le sentiment opposé à celui qu'il venait d'énoncer ce qui est l'essence de la contestation dra- matique — il a senti une résistance, quelque chose qui l'empêchait d'aller assez vite, quelque chose à briser ; des mains étroites et sûres le tenaient auxquelles il eût fallu échapper sur le champ ; il s'est vu empêtré dans la conti- nuité même de sa musique. Rien de plus curieux que de l'épier quand il aborde un dialogue ; à mesure que le mouvement se précipite, que les répliques se rapprochent, son malaise devient de plus en plus sensible; tout furieux, il se débat contre quelque chose d'invisible qui n'est rien d'autre que la suite et la conséquence qu'il à lui-même établies. Il s'en tire en rompant brusquement avec elles, en bousculant tout ce qu'il a si merveilleusement ménagé jusque-là. Il s'en prend aux voix, les secoue frénétique- ment, les disloque, les pousse à des éclats inharmonieux. La plupart des dialogues de Wagner sont beaucoup plus agités que les sentiments qu'ils expriment ; ils ont quelque

PARSIFAL 759

chose de spasmodique ; ils sont faits de cris de colère, travaillés par l'excès et par la démesure. Il peut arriver qu'ils soient admirables, lorsque le sujet, comme dans Tristan^ est justement l'excès et la démesure. (Quoi de plus poignant que les hurlements informes de Tristan et d'Isolde au moment de leur rencontre du deuxième acte ?) Mais ils peuvent être aussi très froids, très vides, très pauvres. (Exemple : une grande partie de la scène du deuxième acte entre Kundry et Parsifal.) La vraie pauvreté de Wagner est dans les moments de drame. Même l'orchestre y prend souvent je ne sais quoi de sec et d'embarrassé. (Que l'on songe par constraste aux prodi- gieux soulignements du dialogue dans Boris et dans Pelléas !) Le musicien est comme arraché à son élément ; il respire mal ; il suffoque et fait des gestes convulsifs. L'heureux et fécond discours s'est interrompu ; il n'y a plus à entendre que la rage de ce géant brutal, en mal de stérilité.

Si Wagner n'est pas principalement un génie drama- tique, où donc est son génie ? En quoi Parsifal est-il un chef-d'œuvre ? Parmi toutes les opinions inconsidérées que M. Blanche a recueillies, aucune ne me paraît plus scandaleuse que la proposition de couper le rôle entier de Gurnemanz. Il est de tous le plus fourni en récits ; c'est sans doute ce qui lui vaut d'être proscrit par une critique superficielle. Mais comment ne voit-on pas que Wagner est justement l'homme du récit ? Croit-on que ce soit par hasard que les expositions de ses drames sont toujours si compliquées, si longues et si belles ? par hasard que ses héros si souvent s'interrompent d'agir pour se rappeler le passé, pour " ramentevoir " leurs exploits ou leurs mai-

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heurs ? Au fond Wagner n'avait besoin de la forme dramatique que pour se donner des occasions de récits.

Entendons-nous bien sur ce mot de récit ; il importe qu'il ne prête à aucune confusion. Nous ne voulons pas dire que Wagner excelle dans la musique à programme; il ne sait rien apprendre à l'auditeur ; ses développements ne comportent aucune description, aucun accident, aucune catastrophe (comme on en trouve sans cesse dans les poèmes symphoniques de Rimsky-KorsakofF par exemple). Avec lui, on n'a jamais à se demander si c'est bien la princesse qui est en train de mourir aux violons, si c'est bien le navire qui fait naufrage aux cuivres. C'est toujours de la musique pure, au sens elle s'oppose à la musique pittoresque.

Il faut se garder également de comprendre que Wagner a le don du récit à la manière dont le possède par exemple Moussorgski, c'est-à-dire le don de faire un conte, de susciter immédiatement les êtres et les choses, de faire s'élever, s'agiter, parler les sons comme feraient les per- sonnages vivants eux-mêmes. Rien de moins direct que la musique de Wagner. Elle est presque toujours comme transposée par rapport à l'objet qu'elle signifie ; elle n'est jamais cet objet lui-même, mais elle le représente. Le leit-motiv, c'est-à-dire le thème distinct du personnage et le symbolisant, correspond à un besoin profond de Wagner, le même peut-être qui s'exprime dans cette idée, à laquelle il revient sans cesse dans ses poèmes, du héros qui a une mission, qui est chargé de..., qui vient faire quelque chose pour et à la place de... C'est sans doute par ce caractère indirect que Wagner a plu tellement aux symbolistes.

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Pourtant il est bien le musicien du récit, et voici, me semble-t-il, en quel sens : étant donné un certain nombre de faits, de personnages, de sentiments connus de Tauditeur, il excelle à les lui présenter à nouveau dans Tordre de la plus grande émotion. Si son œuvre a suscité tant de commentaires et de guides, c'est qu'elle demande essentiellement à être connue à Tavance ; il importe que, même à la première audition, on ait l'impression de la réentendre et que notre seule attente en faCe d'elle soit de savoir comment " tout ça " va bien pouvoir nous être raconté. Car le génie de Wagner, plutôt que d'instruire, c'est d'introduire ce que l'on sait déjà ; sa musique est une perpétuelle amenée. Sans doute il est un inventeur tout-puissant de mélodies. Mais encore mieux qu'à les trouver, il s'entend à leur préparer l'avènement le plus juste, le plus frappant. Il les retient jusqu'au moment leur sens (j'entends leur sens musical, le rapport de leurs notes composantes aux notes précédentes) est devenu si fort, si séduisant, si propice aux larmes qu'il ne leur reste plus qu'à paraître ; il attend pour les pousser dans l'orchestre le point de leur extrême urgence. Tous ses effets sont de croissance, de progressive nourriture et d'éclatement au moment le plus lourd, le plus saturé.

Nous avons constaté tout à l'heure qu'il lui était impossible de rien exprimer directement : tout dans sa musique est un peu tardif ; tout a l'air de se succéder à soi-même ; le sentiment n'est pas énoncé au moment de son apparition ; le thème qui le signifie est un peu plus loin. Mais nous voyons maintenant ce qu'il y a de positif dans cette apparente impuissance. Si le thème est ainsi reculé, c'est parce qu'il ne doit fixer le sentiment qu'au moment

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celui-ci, s'étant arraché au trouble de la naissance, ayant retrouvé toutes ses raisons et s'étant rassemblé lui-même, atteint sa plus parfaite signification, son poids le plus décisif, le plus entraînant, sa personnalité la plus nourrie. Le sublime de Wagner est dans la plénitude de la dési- gnation. Son rythme est lent, parce qu'il ne peut rien dire sans lui avoir complètement préparé la place ; plus il s'at- tarde en effet, plus s'accroît l'évidence de ce qu'il manifeste. Il est l'inventeur d'une logique nouvelle, purement musi- cale, et dont les lois sont si profondes que sans doute les techniciens eux-mêmes ne sauraient les démêler. Il faut bien se garder de la confondre avec son système apparent et avoué et avec ses théories sur le leit-motiv ; appliquées à la lettre, ces théories n'eussent jamais donné qu'une musique abstraite et factice, celle-là même dont ses disci- ples ne nous ont offert que trop d'exemples. Mais chez Wagner elles n'étaient que d'imparfaites formules d'une science qu'il avait innée et qui conduisait secrètement son^ inspiration. Il n'est pas de langage plus irréfutable qu< le sien ; c'est l'équivalent musical d'un raisonnement bi( mené. Tout le passé réduit en forme, disposé en colonj pour envahir et combler aussi parfaitement que possil le présent ; un retour de tout ce que la mémoire contenai]! à l'état dispersé, dans un ordre si serré qu'il ne reste qu*a être vaincu. Wagner considère l'histoire qu'il raconte comme un arsenal ; au fond il ne cherche pas à la retra- cer ; mais il y puise ; et avec les matériaux qu'il y trouve, il reforme une sorte d'énorme cortège qui s'avance vers nous, nous salue, nous demande passage, nous occupe et nous submerge. En ce sens, bien que je lui préfère Tristan^ Parstfal est sans doute le chef-d'œuvre de Wagner,

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je veux dire l'œuvre son génie trouve son emploi le plus plein, le plus complet. Ce n'est point un drame, mais d'un bout à l'autre une immense et impérieuse salutation musicale. Et, comme par chaque vague le mouvement d'ensemble de la mer, le rythme en est donné par la révérence inflexible que dessine chacun des thèmes de l'ouvrage.

Nous comprenons maintenant le véritable sens de la continuité vvragnérienne. J'imagine assez bien quel dut être jadis l'étonnement de Debussy en face de Wagner: il voyait l'inventeur de la continuité musicale négliger de s'en servir pour la seule fin qui lui semblât, a lui, naturelle : l'expression dramatique. Que l'on songe à l'impatience que devaient donner à quelqu'un qui déjà sentait en lui l'admirable " parlé ", tout immédiat et serré, de Pelléas^ les phrases toujours difficiles, toujours lointaines et inappliquées de la déclamation wagnérienne. Et n'est-il pas bizarre en effet de voir combien Wagner, ce grand tenant de la conséquence, a peu respecté les échelles de la voix, les passages et les enchaînements mélodiques, tout ce qui fait l'accent ? Mais il faut se rendre compte qu'il ne cherchait pas l'accent. Sa continuité est surtout or- chestrale ; et elle n'a d'autre fin que de lui laisser la faculté de choisir lui-même le moment de ses introduc- tions et de lui réserver tous les soins qu'elles nécessitent. Un air est une forme fixe, qui détermine à l'avance les endroits pourront se produire des entrées et la manière dont elles se produiront ; il rend inutile la préparation de ces entrées, puisqu'il les implique et les justifie par lui-même. C'est ce que Wagner n'a pu accepter. Il a voulu être tout seul avec ses thèmes, avoir

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seul le devoir et le plaisir de leur donner naissance, de les amener, de les greffer sur son orchestre. Ils sont tous en contact immédiat les uns avec les autres ; pas de charpente entre eux ; ils forment eux-mêmes, par leur seule foule, la masse ils sont compris ; ils n'ont de posi- tion que relative et ne prennent leur élan que les uns sur les autres. Aussi sont-ils dans une perpétuelle préparation mutuelle. Comme l'acier en fusion découvre peu à peu en bouillonnant chaque partie de son cœur éblouissant, l'or- chestre s'entr'ouvre pour révéler tour à tour chacun d'eux ; il le dissimule aussi longtemps qu'il en est besoin, il le porte et le nourrit, et, quand le moment est venu, étant tout plastique et sans résistance, il ne retarde pas d'un instant son apparition. C'est uniquement pour obtenir cette lenteur de la gestation et cette promptitude dans la production des thèmes que Wagner les a versés tous ensemble et a répudié les formes fixes par quoi tous leurs mouvements eussent été prescrits.

Toutes les critiques que l'on peut adresser à Wagner, tombent, sitôt qu'on a compris qu'il n'est pas d'abord un musicien dramatique. Ainsi, lorsqu'on lui reproche son déchaînement et son paroxysme, la surabondance de sa pâte, l'exagération de ses moyens, on veut dire qu'il y a une disproportion entre ceux-ci et l'effet dramatique qu'il en obtient. Mais si l'on cesse d'admettre qu'il a cherché un effet dramatique, si l'on consent à le considérer simplement comme le musicien de la désignation, au contraire on ne pourra manquer d'être frappé par son économie. Economie au double sens du mot : nous avons déjà insisté sur sa profonde science de la disposition ; mais la justesse de cette disposition produit du même coup je ne sais quelle

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sublime maigreur, quelle discrétion dans Tutilisation des thèmes, quel raffinement tout classique des indications qu'il est impossible de ne pas sentir. Le goût de Wagner est aussi incontestable que son mauvais goût. Auprès de Torchestre de nos musiciens contemporains, de ceux-là mêmes qui prétendent réagir contre la surcharge wagné- rienne, combien Torchestre du maître allemand est peu encombré ! On a parlé de Richard Strauss comme d'une sorte de Wagner multiplié par 10 ; ce qui revenait à admettre que la superposition des thèmes était l'essence même de Wagner. Il n'y a pas d'erreur plus flagrante. Strauss, loin de l'amplifier, n'a fait que prendre le contre- pied du véritable dessein de son maître. Wagner n'a jamais cherché l'amoncellement pour lui-même ; il ne s'est jamais proposé de faire marcher ensemble le plus de choses possible ; il savait bien que ces accumulations n'avaient d'intérêt que pour le lecteur de la partition et ne pouvaient amuser que l'intelligence. Or il rêvait de captiver notre âme entière. Tous ses thèmes sont en contact immédiat, il est vrai, nous l'avons dit ; mais ce n'est pas pour se monter mutuellement sur le dos ni pour s'écraser les uns les autres ; c'est au contraire pour que chacun puisse se dégager à son tour avec le maximum de signification, ainsi que nous l'avons expliqué. Parsifal nous offre le plus bel exemple de l'économie v^agnérienne. Tout y est étroit et indispensable, précis, nu, sévère, urgent. C'est un corps glissant et parfait, l'athlète de l'ascétisme.

Il nous reste à examiner le caractère religieux de Parsifal^ ou plutôt à chercher par quelles raisons Wagner

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a été conduit à écrire un tel ouvrage. Car une chose est bien certaine : c'est que ce n'est pas un ouvrage reli- gieux. La religion est d'abord une certaine humilité du cœur ou tout au moins de l'intelligence, un certain manque, un certain besoin, de la faim et de la soif. Sans doute il n'y a religion que si ces appétits sont comblés, et par une doctrine très précise et très définie ; mais il faut qu'ils préexistent. Or ils font complètement défaut dans Parsîfal. L'âme orgueilleuse de Wagner, jusque dans sa vieillesse, reste pleine ; elle n'a reçu aucune fêlure ; les échecs, les humiliations n'ont fait que la nourrir et la hausser ; ils n'ont pas été jusqu'à lui apprendre à se sentir dépendante et à demander. Jamais homme ne fut moins habile à la prière que Wagner.

Pourquoi donc a-t-il voulu écrire une œuvre reli- gieuse ? Il semble que ce soit pour des raisons purement techniques. L'objet le plus naturel de sa manière, telle que nous l'avons définie, n'est-il pas en effet la solennité r La solennité, c'est la transposition : un événement ordi- naire est supprimé, confisqué au profit de sa représenta- tion ; on l'élargit, on le ralentit, on le décompose en^ plusieurs temps ; on y introduit de l'espace ; on ne l'exprime qu'avec un certain retard intentionnel et déli-. héré sur lui-même. Tout devient préparation, attente ; les avènements ne se font qu'en pleine maturité. C'est le règne de l'indirect et du second mouvement. Voilà justement pour Wagner la matière privilégiée. Déjà il avait exprimé la solennité héroïque dans VAnneaUy la solennité bourgeoise dans les Maîtres Chanteurs^ la solennité de l'amour dans Tristan. Il lui restait à chanter la solennité religieuse, la plus élevée, la plus parfaite,

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la plus frappante. C'est pourquoi il écrivit Parsifal, Mais en choisissant un tel sujet, peut-être obéissait-il en même temps à une ruse de son génie. Tout artiste a dans sa carrière une grande épreuve à surmonter : c'est la disparition, qui se produit tôt ou tard, mais inévitable- ment, de sa sensualité ; la plupart du temps il ne réussit pas à y survivre ; tout ce qu'il crée ensuite naît flétri. Quelques uns seulement en réchappent, que l'élan de leur génie et la culture qu'ils n'ont cessé de faire de leurs vertus proprement intellectuelles emportent au- delà de ce passage dangereux. Ceux-là produisent sou- vent leurs chefs-d'œuvre en pleine vieillesse. Ce ne peut pourtant pas être sans prendre avec eux-mêmes certaines précautions, sans biaiser un peu avec leurs dons. Sans doute Wagner conçut assez tôt l'idée d'un drame religieux. Mais qu'il y soit revenu dans ses dernières années de préférence à maints autres projets qui se pressaient dans son esprit, cela ne veut-il point dire qu'il y trouvait quelque chose de spécialement approprié aux dispositions créatrices il se sentait alors ? Et en effet il semble bien qu'il ait reconnu sans doute inconsciemment dans Parsifal un sujet qui lui deman- dait aussi peu que possible de cette sensualité qu'il avait presque toute perdue, un ordre de séduction il ne lui faudrait déployer que les grâces abstraites et épurées qui seules lui restaient. Je ne dis pas que l'œuvre trahisse le moins du monde la décrépitude. Mais justement sa force consiste en ce qu'elle a su ne la point trahir ; elle est tempérée de sagesse et de cette sorte de calcul, infiniment subtil et profond, qui est comme la fleur suprême du génie. Calcul perspicace dans l'occasion. Car n'est-il pas

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remarquable qu'en écoutant Parsifal^ on ne sache jamais si le dépouillement si sensible de cette œuvre par rapport aux précédentes est positif ou négatif, c'est-à-dire s'il a été simplement imposé au musicien par le sujet choisi, ou si peut-être il n'est pas l'effet de cet affaiblissement des sens, par quoi l'esprit créateur, à son instant dernier, devient pareil à un sommet découronné par les eaux ?

Quelles que soient les raisons qui aient poussé Wagner à écrire Parsifal^ il est certain en tous cas qu'elles ne provenaient pas d'un mouvement mystique de son âme. Aussi la solennité de l'œuvre demeure-t-elle tout exté- rieure. La véritable solennité religieuse n'est pas ici, mais dans Bach, dans Moussorgski, dans César Franck. On ne dira jamais assez combien Franck doit à Wagner, et sur- tout à Parsifaly au point de vue technique. (Tous ses thèmes sont contenus en puissance dans le seul thème du Vendredi-Saint.) Mais il y a une chose que Franck a ajoutée à Wagner : c'est le sentiment religieux. Par- sifal est l'œuvre la plus contradictoire en principe qui se, soit jamais vue. Sous un certain rapport en effet elle est^ purement formelle, vide du sujet même qu'elle se propose! de traiter, radicalement ignorante des sentiments qu'ellcl prétend mettre en jeu ; tout semble la condamner à n'être! qu'un froid exercice. Pourtant elle existe, elle vit, ellei palpite ; elle a même une formidable réalité. CombienJ d'œuvres plus sincères auprès d'elle paraîtraient pâles etl factices ! Cette réussite contre nature nous fait apercevoir! un trait du génie de Wagner qui n'est pas le moinsl étonnant : la prodigieuse efficace de la volonté chez lui,] Tout ce qu'il entreprend pour de bon, il le réalise; pareil' aux héros et aux demi-dieux qu'il a chantés, il maîtrise

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l'impossible et le réduit en servitude. Il n'a pas besoin de cette espèce d'humanité préalable de la matière dont cer- tains grands créateurs n'ont pas pu se passer. On dirait qu'il fait exprès de s'attaquer aux sujets les plus faux, les plus conceptuels, pour montrer que rien ne saurait résister à son pouvoir de matérialisation. Wagner réunit en lui les caractères extrêmes du génie allemand. D'une part il est plein de rêves ; l'imagination en lui est molle, féconde et indéfinie, comme il arrive toujours quand elle est inspirée par le sentiment ; il n'est rien de si nuageux et de si artificiel qu'il ne puisse aller concevoir. Mais d'autre part, pour servir ces divagations, il a une force indomp- table, cette longueur de vue, cette patience inflexible, cette science des réalités qui fait les grands hommes d'état. Je ne pense pas être le premier à le comparer à Bismarck. Parsifal^ c'est une province annexée. Et celle-là du moins ne bougera plus. Car elle est tenue par quelque chose de plus fort qu'une forte administration. Wagner en effet a réussi ce que les Allemands n'ont pas su faire en Alsace : à sa captive il a insufflé son âme. Parsifal a beau être complètement privé de la religion qu'il déclare et magnifie : quelque chose est au centre de l'œuvre, qui l'anime. Une dose aussi formidable de pouvoir créateur que celle qu'y a dépensée Wagner, laisse d'autres traces que la perfection toute formelle des contours ; une sorte de noyau obscur est demeuré au plein milieu, mysté- rieux résidu de la déflagration du génie, produit immédiat et sans nom de sa toute-puissance, lambeau de l'âme dure et munificente, despotique et sentimentale, chimé- rique et positive de ce grand démiurge.

Jacques Rivière.

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JOURNAL DE VOYAGE

(CANADA)

San Francisco. Vendredi 7, janvier.

Je suis ici depuis lundi, attendant le départ du steamer *' Moana '* qui doit me conduire à Tahiti. Je profite de i ces quelques jours pour revoir les notes prises durant mon voyage, avant que de nouveaux souvenirs ne fassent oublier ceux que je laisse derrière moi.

En juin 191 2, j*ai quitté Paris pour le Canada, avec l'idée de m'y occuper d'agriculture ou plutôt d'élevage. J'espérais rencontrer là-bas une jeune fille ayant les mêmes goûts que moi et lui proposer de nous associer. Nous aurions commencé notre ranch modestement, avec quelques bœufs, puis l'aurions agrandi. C'était un rêv^ naturellement.

Partie sur 1' " Empress of Ireland ", de la ligne d^ Canadian Pacific (C. P. R.), peu de temps après la cat strophe du " Titanic ". Dans ma cabine une vieille dami nerveuse m'envoie la nuit sur le pont pour voir si noi sommes menacés par un iceberg. Près du Cap Race arrêt de dix-huit heures à cause du brouillard, coups d^ sirène toutes les deux minutes. C'est sinistre.

Mes compagnons de voyage ne sont pas très amusants. Tandis qu'en troisième classe les émigrants dansent et organisent des jeux, les passagers de première ont tous

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l'air d'avoir avalé leur canne. Quelques jours de gros temps, le mal de mer les ont un peu apprivoisés ; sur le pont on cause avec ses voisins de fauteuil.

Le sixième jour après avoir quitté Liverpool, nous arrivons, à l'heure du coucher du soleil, à Rimouski sur le Saint-Laurent. Ici se fait la visite douanière. Les rives de ce beau fleuve m'ont un peu déçue. On me dit qu'il faut les voir en automne quand le feuillage des érables est d'un rouge ardent.

Québec^ % juin.

Procession dans les rues en l'honneur de la Fête-Dieu. Les Canadiens français que je vois ont quelque chose d'aigu, d'indien, dans le regard ; leur langage d'un autre siècle est difficile à comprendre. Les maisons à pignon et poutres apparentes me font penser à la Normandie.

Québec est vieux, beau et fort sale. Une lettre de M™® B., femme du Consul général de France au Canada, ne m'ayant pas été remise à temps par le Commissaire de r " Empress of Ireland ", je manque le rendez-vous qu'elle me donnait en vue d'un voyage à Terre-Neuve.

Partie pour Montréal ; de pour Toronto. Je traverse le lac Ontario et passe une journée spleenétique au Niagara, parmi une foule de touristes américains. Les chutes sont plus impressionnantes encore que je ne l'avais pensé, mais la réclame bruyante qui les entoure attriste malgré tout.

Retour à Toronto, puis voyage de trois jours sur les grands lacs pour aller à Fort William, et de à Winni- peg. Sur le lac Huron, une infinité d'îlots boisés ; on regrette le temps des Indiens et des pirogues. Deux bonnes

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sœurs rencontrées à bord proposent de m'engager pour enseigner le français dans leur école. Je fais de nombreux tours de pont, habitude prise sur le bateau anglais. J'ai le champ libre, les Américains n'aimant guère la marche.

On a peine à comprendre qu'en deux ou trois généra- tions, les Anglais aux longues figures fines puissent se transformer en des gens aux pommettes saillantes, aux fortes mâchoires, aux épaules carrées. Leur tenue aussi n'a plus rien de britannique. Les Canadiens ont les vêtements trop grands, à la mode américaine ; leurs cheveux rasés sur la nuque m'ont fait croire, les premiers jours, qu'ils portaient tous perruque. Les chaussures de foot bail, jaune canard, ont la vogue. C'est peut-être confortable, mais pas élégant. Un chapeau de forme œuf poché couronne l'édifice. Les femmes que je vois en bateau et dans les trains me paraissent en général peu intéressantes et assez frivoles, mais j'ai peine à les juger, les connaissant si superficiellement.

A Fort William, mauvaise correspondance. Je passe dix heures dans la salle d'attente, par la pluie, à amuser les enfants, compagnons de misère, dont le père à type de clown, me dit tenir à Vancouver un hôtel à l'enseigne de " La Balançoire. "

Trajet sans intérêt jusqu'à Winnipeg, pays pauvre, un fouillis de rochers sans grandeur et d'arbres rabougris. J'apprécie les charmes du Pullmann car. Autour d'un couloir central, longues rangées de couchettes superposées deux par deux. J'admire l'adresse du grand nègre qui fait le service. En quelques minutes, il transforme le compî timent de jour en compartiment de nuit. Stupéfaction, matin, j'étais dans la couchette de dessous en seni

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deux pieds se poser à côté de moi, suivis peu après par la soutane d'un petit curé français, fort sale, qui s'était trompé et était descendu par l'intérieur du rideau vert au lieu de l'extérieur. Au wagon-restaurant mon vis-à-vis, un Anglais qui a beaucoup voyagé, me parle de Paris et des Français. Il les a trouvés pas hypocrites. C'est une qualité négative, mais pourtant une qualité, et ce jugement me fait plaisir.

Arrêt de deux jours à Winnipeg, capitale du Manitoba, province du blé par excellence. Winnipeg est une ville toute neuve, géométriquement dessinée. Les rues sont larges, il y souffle le plus souvent un vent désagréable. Je trouve qu'ici on se réconcilie très bien avec l'archi- tecture des business hlocks^ et les quelques petits gratte-ciels que j'ai vus jusqu'à présent ne m'ont pas horrifiée.

Départ pour Calgary. Assise dans Vobservat'ton car^ dernier compartiment du train, terminé par une terrasse à ciel ouvert, je vois très bien le pays traversé. La saison est en retard, et le blé sort à peine de terre. Les champs sont immenses, le sol de couleur brun-rouge, le plus riche du Canada. C'est la plaine à perte de vue, pas un arbre. Après le Manitoba vient le Saskatchewan, pays en partie de blé, en partie aussi de pâturages. Entre Maple-Creek et Medicine Hat, ce grand paysage vallonné à l'herbe rase, paissent des troupeaux de bœufs et de chevaux, me donne l'illusion d'un pâturage alpestre immense. Par la couleur générale et la qualité de l'herbe, on se croirait transporté dans cette région intermédiaire entre les forêts de sapins et la neige.

Par ci, par là, le train passe en vue d'une réserve indienne : quelques tentes pointues groupées dans la plaine. De temps en temps nous voyons galoper un cow-boy,

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Indien ou Blanc. Des deux côtés de la voie, d'innom- brables petites bêtes, de la famille des fouines, -sortent de leur trou et nous font des révérences.

Nous traversons des baraquements de pionniers formés de cubes en bois peints en couleurs tendres. La première bâtisse est naturellement celle du real estate man^ spécu- lateur en terrains. Une table, une chaise, une machine à écrire, voilà tout son mobilier, facilement transportable. En bien des endroits de l'Ouest, l'indiscrétion de ces individus, arrêtant les passants dans les rues pour leur proposer une affaire, est devenue si insupportable, que la police a intervenir. Du train, je lis sur une de ces baraques, écrit en grosses lettres : " The man who sells the Earth" (l'homme qui vend l'Univers). Avec la petite maison du real estate man^ celle du forgeron et le bar forment le commencement d'une future grande cité.

Du Saskatchewan nous passons dans l'Alberta : toujours la Prairie. Dans cette province, le gouvernement favorise une agriculture mixte : cultures variées et élevage. Le C. P. R. a installé partout des fermes toutes préparées ; le pionnier, à l'arrivée, trouve la maison construite et les semailles faites.

En traversant l'Atlantique j'avais fait la connaissance d'un jeune Ecossais Mr. Mac Phearson. Il pilotait une cinquantaine de fermiers qui allaient s'installer avec leurs familles sur des terres du duc d'Aberdeen. Celui-ci a des méthodes de colonisation analogues à celles du C. P. R.

A Calgary je revois Mr. Mac Phearson, auquel j'avais fait part de mes projets. Il me donne une lettre d'intro- duction pour une dame anglaise fixée dans le Dominion depuis dix-huit mois. Elle exploite elle-même une de ces

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fermes du C. P. R. Tout ce qu'on me dit de Miss May, de son esprit d'entreprise et de son originalité me donne très envie de la connaître. Un matin, je quitte Calgary pour Sedgewick, dans la direction du nord. C'est un voyage de douze heures, la correspondance étant mauvaise.

Je pars avec l'espoir que Miss May aura une petite place pour moi sur son ranch. Ce n'est sûrement pas le travail qui doit manquer chez elle et je suis impatiente de faire n'importe quoi. Tout le monde travaille au Canada et les touristes ne s'y sentent vraiment pas à leur place. Qui sait si Miss May ne serait pas justement une per- sonne avec laquelle je pourrais m'associer ? De toute façon, avant de m'installer pour mon compte, il me faut bien connaître le pays et ses conditions de vie.

Arrivée à Sedgew^ick, petit groupement de baraques carrées toutes neuves. Il a fait terriblement chaud dans les trains tout le jour. Je loge à l'hôtel " des Pionniers ", endroit amusant et bien nommé. Ici on a tout à fait des sensations de Far West.

Le lendemain matin départ de bonne heure dans le " rig " d'un fermier qui conduit à travers champs pendant plusieurs milles. De distance en distance nous voyons une petite ferme du C. P. R., maisonnette d'un étage, domi- née par le moulinet qui fait monter l'eau. C'est la Prai- rie a perte de vue, plantée de ci de d'un bouquet d'ar- bres rabougris. Mon conducteur, un Américain à figure intelligente, me parle des avantages de la combinaison de l'élevage avec la culture. Il me raconte les déboires d'une fermière des environs, qui l'année, dernière, ayant semé tout son domaine en lin, a perdu toute sa récolte. En vrai business man, il essaye de me vendre un terrain. Après une

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heure de course dans ce véhicule cahotant, j'aperçois devant une ferme un drôle de petit être aux cheveux rasés, vêtu d'une blouse et d'un pantalon de toile, un brûle- gueule entre les dents : " C'est Miss May ", dit l'Améri- cain. Je saute de voiture et me présente. Une lettre de Mr. Mac Phearson lui a déjà fait prévoir ma visite. Je suis bien obligée de croire que le drôle de petit être est Miss May, mais vraiment elle a tout à fait l'air d'un homme, et même d'un nègre, tant sa figure est noire. Accueil bon garçon ; Miss May me gardera pour la journée, regrette de ne pouvoir me loger attendant des visites. Vite elle reprend sa fourche, après m'avoir présentée à Jack, jeune fille de dix-huit ans, son sosie en plus jeune et plus joli, et à Miss S. qui s'occupe du ménage.

Je m'empare d'une deuxième fourche et j'aide Miss May à changer la litière des chevaux et des vaches. Passé le reste de la matinée avec Jack à traire, écrémer, faire différents travaux autour de la maison. Tout en travail- lant Jack me raconte que son père est officier au Trans- vaal. Elle a toujours aimé l'agriculture, les bêtes. Arrivée depuis quelques semaines au Canada, elle veut se placei chez les autres, jusqu'à ce qu'elle ait gagné suffisammen| pour s'établir sur une ferme à elle. Au fond son ambitioi serait d'être covi^-boy. Son frère, me dit-elle, est modiste Londres. Drôle de famille ! Jack a un beau regard franc courageux. Nous continuons à causer, ou plutôt c'est elU qui parle, me racontant quelle remarquable femme esl Miss May. Jusqu'à l'arrivée de Jack, elle était seule po\ faire tous les travaux de la ferme, labourage etc. Au3 moments de presse, elle prenait bien un ouvrier agricole pendant quelques semaines, mais généralement celui-ci

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partait, trouvant la place trop dure. Et, dans le Canada du nord, la saison est si courte, il faut se presser ; un ou deux jours de retard pour les semailles et la récolte de l'année sera compromise. L'étable aux vaches et celle aux cochons ont été construites par Miss May et par Jack. Maintenant elles emploient leurs moments perdus à creuser une cave sous la maisonnette.

Après avoir déjeuné et fumé une cigarette, nous allons à travers champs, en cabriolet, voir l'état des cultures. La ferme a un demi-mille carré de superficie. J'admire les chevaux ; le bétail aussi est très beau ; ce sont des vaches de race Holstein, grosses bêtes à pelage noir et blanc.

Le soir, après le thé, je repars. Jack, ayant des commis- sions à faire à Sedgewick, me ramène en voiture. En route elle descend pour me cueillir un bouquet de lis sauvages. Je tiens le cheval pendant qu'elle se fait couper les cheveux chez le barbier. La nuit n'est pas encore tombée. Devant le Pionners Hotel^ quelques hommes à grand feutre fument la pipe ; le blanchisseur chinois sus- pend son linge à sécher. Dans la rue unique, nous avons été croisés par le rig d'un Indien à l'air misérable. Sa femme porte une longue robe rose en percale, ornée de volants, et un châle vert. Ils sont l'un et l'autre de type assez dégénéré. Maintenant ils stationnent devant la baraque du forgeron.

J'ai fait mes adieux à Jack. Elle m'est sympathique et j'espère l'engager à venir me rejoindre, si jamais plus tard j'avais une ferme à moi. Je vais ensuite au Pionners Hôtel retrouver ma chambre de la nuit dernière, en attendant le train qui passe à deux heures du matin. La chaleur est suffocante et les moustiques intolérables. Je ne parviens

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pas à dormir et pense à Miss May avec admiration, tout en n'ayant aucun désir de l'imiter.

De Sedgewick je retourne à Calgary. La chaleur est si forte que les pieds sont cuits à travers les semelles sur les pavés brûlants. Fait la connaissance de plusieurs femmes dactylographes, institutrices, couturières ; quelques unes font du colportage, d'autres sont agents pour des ventes de terrains. Certaines réussissent très bien. Cependant je me rends compte que les brochures répandues en Europe, encourageant l'émigration au Canada, sont d'un opti- misme un peu exagéré, cachant de parti-pris toutes les difficultés avec lesquelles le nouvel arrivé est aux prises.

** L'Ouest n'est pas un endroit pour une femme blanche, " me disait une jeune Anglaise, très énergique cependant, qui, arrivée au Canada comme jardinière, trompée par son associée, avait ensuite ouvert un tea room, fiasco complet, et fini par trouver une place de groom. Mais on exigeait d'elle un travail si dur qu'elle étail tombée malade et avait retourner en Angleterre Celles qui viennent au Canada sans posséder un méti< bien défini, les intellectuelles, les artistes, trouvent diffi| cilement à s'employer. En revanche une cuisinière oi une couturière est sûre d'un bon accueil et d'un travail bien rétribué.

Je m'étais toujours figuré l'Ouest canadien comme étant très sauvage. Il n'est pas sauvage, mais rude, et cette " civilisation barbare " n'est pas sympathique. On s'y sent à la fois repoussé et attiré ; repoussé par la rudesse des gens, attiré par leur jeunesse, leur énergie. On perd vite la notion de l'impossible dans ce pays se voient tant de miracles. Si la vie du moment est difficile, on a

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toujours la presque certitude d'arriver plus ou moins vite à une meilleure situation. Il serait amusant d'interroger sur sa vie plus d'un homme à figure volontaire, rencontré en train ou en bateau.

Le beau temps du ranching, dont Calgary était le centre, est bien fini maintenant. Les terrains ont trop augmenté de valeur ces dernières années, pour que l'élevage soit une bonne affaire. Je fais la connaissance de M. Trochu, fils du général. Il me raconte que voici douze ans qu'il est au Canada. Avant de posséder un ranch il s'y était engagé comme cov^^-boy. Les autres cow^-boys se moquaient de lui, parce qu'il n'était plus tout jeune et aussi parce qu'il était Français, mais il est parvenu à se faire respecter d'eux, et maintenant son nom a été donné à une petite ville de l'Alberta.

20 juin.

Quitte Calgary pour Edmonton. Ces deux villes sont rivales, chacune voulant être celle qui s'accroît le plus vite. Edmonton est construite sur un terrain vallonné, contre- fort des Rocheuses. J'y passe quelques jours très agréables chez des amis irlandais.

En quittant Edmonton, je retourne à Calgary sans m'y arrêter et pars pour l'île de Vancouver en traversant les Montagnes Rocheuses.

Sooke^ prh Victortay 12 juillet.

Au départ il pleuvait, et c'est sous la pluie que j'ai fait cette traversée des Montagnes Rocheuses dont je m'étais tant réjouie. Je descends à Laggan pour y attendre le train du lendemain et laisser aux nuages le temps de se

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disperser ; mais le lendemain n'a pas été plus beau que la veille ; un brouillard épais courait le long de la vallée, cachant les cimes neigeuses. La traversée des montagnes dure à peu prés 24 heures. On ne voit ni pâturages, ni chalets comme dans les paysages alpestres : rien que des arbres sombres et des rochers. A un moment donné, nous passons cependant prés d'un petit village nommé Edel- weiss, construit pour les guides suisses importés par le C. P. R. Mais ce village tout neuf a un air artificiel de décor de théâtre. A Glacier, trois de ces guides stationnent sur le quai de la gare. Je saute du train et engage la conversation en patois bernois. Ils ne comprennent pas un mot de ce que je leur dis, par la raison qu'ils sont Anglais. Le Dimanche matin, 6 juillet, le temps était clair pour la dernière partie du voyage et le pays traversé tout à fait beau. Je voyais la forêt vierge pour la première fois. La voie courait entre des arbres géants, de l'espèce des épicéas, les plus grands que j'aie jamais vus. Le versant ouest des Rocheuses forme un contraste absolu avec le versant est. il y avait vraiment trop peu d'arbres, ici il y en a presque trop; le déboisement est difficile et coûteux. Nous longeons des lacs très beaux, puis la rivière Fraser. Quoi- que ce soit dimanche, les gens travaillent sur la ligne, dans, les scieries et partout ; les ouvriers sont pour la plupart des Chinois et des Hindous en turban. A 10 heures, nous arrivons à Vancouver. La baie est vraiment splendide, laj ville assez semblable aux autres villes américaines, à ce qu'il m'a semblé. J'en ai remis la visite à un autre jour et suis aussitôt montée sur le bateau. Bordant la baie du côté sud est Stanley Park, réserve de forêt vierge, conservée telle quelle, avec le fouillis des sous-bois et des arbres géants.

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La traversée de Vancouver à Victoria est une chose exquise, surtout par un aussi beau temps. Puget Sound est semé d'îlots boisés. Les Canadiens de Test m'avaient bien dit que pour eux la Colombie britannique était le lieu de vacances ils venaient se reposer après leur vie de travail.

A trois heures nous arrivons à Victoria. C'est une ville plus anglaise qu'américaine, habitée par des gens riches, pour la plupart; beaucoup de familles d'officiers de l'armée des Indes. Les maisons en bois, entourées de verdure, sont teintées en brun, en gris perle, ou encore en couleur beurre frais avec l'encadrement des fenêtres blanc. C'est net comme apparence et très coquet. Le port est assez étroit et insuffisant. Il est encombré par les steamers du C. P. R. faisant le trajet Victoria- Vancouver et Victoria- Seattle et par une quantité de petits bateaux à naphte. Les grands vapeurs qui vont en Chine et au Japon n'en- trent pas dans la rade. La ville donne, dès l'arrivée, une impression de prospérité. On y remarque le Palais du Parlement et la masse monumentale de l'Empress Hotel.

Je suis heureuse d'être ici ; c'est un changement com- plet après la Prairie monotone et brûlante. Je trouve à me loger dans une pension de famille recommandée au départ par des amis français qui sont à la tête de la C Franco- Canadienne. Un de leurs agents Mr. Carmichaël et sa femme, dont j'avais fait la connaissance à Londres en mars dernier, me reçoivent aimablement.

Visité la rille. Sur les conseils de Mr. Carmichaël je vais voir le Député-Ministre de l'agriculture. A cette période de mon voyage, l'ambition agricole qui me dévorait au départ s'est un peu calmée. Des bœufs, je suis prête à me rabattre sur les poulets. Les œufs, paraît-il, se vendent très

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cher à Victoria. Mr. S. le Député-Ministre consulté, me conseille d'aller voir Mr. Miller Higgs, un Anglais qui élève de la volaille dans son petit ranch de Sooke, à dix- sept milles de Victoria. Je prends Tauto publique, traver- sant un pays boisé, qui me rappelle tantôt la Suisse et tantôt le Midi. Le temps est beau ; il fait une chaleur agréable. Par moments, dans une éclaircie à travers les arbres, j'aperçois la mer et les montagnes de TOlympic Range. La plus grande partie du trajet se fait en forêt. De temps en temps nous passons à côté d'un groupe de quelques tentes. Elles sont habitées par des hommes occupés à déboiser, travail de géant. Mr. Higgs n'est pas chez lui ; je ne trouve que son ouvrier, tout à fait gentleman, mais idiot et très sale. Je laisse un mot sur ma carte et retourne à Victoria.

Le lendemain matin, jeudi i" juillet, répondu à deux annonces parues dans le journal sous la rubrique Help wanted female^ réclamant des agents féminins. Je vais aux renseignements. La première situation consiste à all< tourmenter les gens chez eux pour les engager à faire agrandir leur photographie. C'est hideux. J'hésite à refuser, car la commission est assez forte. La deuxième annonce est celle d'un médecin, qui offre des soins contre abonnement. L'affaire est plus profitable encore que celle du photographe, mais j'apprends le jour même qu'elle est frauduleuse.

Sur ces entrefaites, arrive Mr. Higgs, en ville pour h journée. C'est un Anglais d'une quarantaine d'années, tiré à quatre épingles. Il m'invite à prendre le thé à l'Empress Hôtel. Je lui parle de mon idée de poulets. Il propose de m'emmener passer quelques jours sur sa

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ferme; me dit que sa femme m'attend. J'accepte de suite. Vite j'empile quelques vêtements dans une valise et nous >artons dans le buggey. Après cinq minutes de conversa- àon, nous découvrons, à notre amusement à tous deux, [ue nous avons en Europe des connaissances communes, îur la route, Mr. Higgs parle à tout le monde, interpellant ;s gens par leur nom. Le matin, à l'aller, des voisins lui avaient donné des commissions ; l'un d'eux, cuisinier d'un camp de bûcherons, l'avait même supplié de lui rapporter une bouteille de whisky, en lui disant : " Vous promettez de n'en rien dire à ma femme ! " Mr. Higgs a promis tout ce qu'on a voulu, mais a fait exprès d'oublier la bouteille, rien que pour voir la figure désap- pointée de l'autre. La route s'allonge et j'ai faim. Je voudrais voir les veaux que nous croisons sur le chemin transformés en côtelettes. La nuit est tombée et les tentes éclairées à l'intérieur font penser à des cartes de Noël.

A onze heures nous arrivons enfin. Mrs. Higgs est une jeune femme de mon âge, à l'air pratique et très décidé. Nous prenons un thé tardif. Je l'aide à préparer ma chambre. Le lendemain nous nous levons de bonne heure. J'apprends à faire le déjeûner des poules. Quand la volaille a mangé, nous nous occupons de notre déjeûner à nous. Pour toute aide, les Higgs ont l'idiot qui sert à porter le bois et l'eau. Aux repas, on met un grand bouquet de fleurs en face de lui pour le cacher, car sa tenue à table laisse à désirer, et il est horriblement sale.

Dès le premier jour, je me suis sentie installée chez les Higgs comme chez moi. Nous avons été très occupés à préparer des sujets pour l'exposition d'aviculture de

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Vancouver, à laquelle doit assister S. A. R. le duc de Connaught. Les plus belles volailles de Mr. Higgs sont les Cornish Game, oiseaux de table, blancs, hauts sur pattes, très batailleurs. Il faut leur laver les pattes à Teau 'l et au savon, manicurer leurs ongles et les passer au bleu«j Derrière la maison est une terrasse sur laquelle noi relavons la vaisselle, préparons les légumes et faisons la lessive. Nous vivons dehors. Les Higgs aiment beaucoup les fleurs ; leur jardin est ravissant avec sa pergola couverte de rosiers grimpants et les pois de senteur si chers à tout cœur anglais.

" Cela ne paie pas, " disent les voisins utilitaires, en parlant du jardin. " Cela ne paie pas, " disent-ils aussi quand, le soir, les Higgs, le travail fini, partent pour de longues randonnées en voiture dans la campagne. Bientôt je connais tous les ranchs des environs et leurs habitants. Parmi eux sont plusieurs fils de famille ayant un conseil judiciaire. Lorsqu'ils reçoivent, deux fois Tan, la pension paternelle, ils vont se terrer dans une auberge du voisi- aiage. Quand tout l'argent est bu, ils retournent travailler.

J'aime beaucoup les jours de semaine à Sooke mais pas du tout le dimanche, lorsqu'après un sermon interminable du pasteur méthodiste, il faut retourner le soir à une réunion de prière. Au bout de quelques jours, je rentre à Victoria, les Higgs quittant leurs poules, qu'ils confient à des voisins, pour aller à Vancouver. Cette expérience m'a montré que je n'aime pas suffisamment les poulets pour leur consacrer ma vie. D'autre part, je me rends très bien compte que je n'ai nul désir de m'expatrier définitive- ment en achetant de la terre et en me fixant au Canada. Mon intention est d'y séjourner quelques années, si j'y

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rouve une situation quelconque et je consulte la page l'annonces du Fictoria Colonist,

Voici de nouveau tous mes projets changés. Cela a été ji rapide que j'ai peine à y croire moi-même. En quittant les Higgs et leurs poulets, j'ai passé à Victoria quelques journées mélancoliques, cherchant en vain une occupa- tion ; ce n'est pas du tout si facile à trouver qu'on le croit. Je répondais aux annonces les plus variées et toujours sans succès.

Dans ma pension est une grande Anglaise, d'une quarantaine d'années, un peu originale et bohème. Miss Paine ; elle donne des leçons d'anglais à une Indienne, femme d'un Américain, exploiteur de forêts. Hier elle me dit que cette squaw l'invite à camper au nord de l'île parmi les gens de sa tribu, et l'autorise à emmener avec elle une amie. Cette Indienne, Mrs. Donahoo, était veuve d'un chef dont la tribu habitait le long du fjord de Kyuquot, au nord de l'île de Vancouver. Il y a quelques années, une barque contenant trois jeunes blancs chavirait sur la rive. Deux d'entre eux se noyèrent ; le troisième, qui était demeuré toute une nuit cramponné à l'épave, fut recueilli par les Indiens et soigné par la veuve du chef. En reconnaissance il l'épousa, et depuis lors ils par- tagent leur temps entre Victoria et Kyuquot. L'Indienne, demeurée sauvage, refuse d'habiter une maison, préférant camper à Victoria sur sa gazoline dans la baie d'Esquimalt, à quelques milles de la ville.

Miss Paine semblait un peu ennuyée à l'idée d'aller seule chez les Indiens; elle a accepté avec plaisir ma pro- position de l'accompagner. Il fallait que je sois présentée

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à Mrs. Donahoo, ce qui est fait aussitôt. C'est une femme d'une quarantaine d'années, habillée a l'européenne, toute 1 petite, le type de sa race très accentué : une grosse tête, les pommettes saillantes, le nez épaté, le crâne pointu, ce ; qui chez les Indiens est l'idéal de la beauté féminine. Ce résultat est obtenu par un savant bandage de la tête des nouveau-nés. Miss Paine ayant fait la présentation, je suis invitée sur le champ. Le départ est fixé au lende- main. Mrs. Donahoo ne parle que quelques mots d'anglais; elle rit continuellement d'un rire grimaçant qui la fait ressembler à un vieux masque japonais.

Nous quittons Victoria le 20 juillet au soir pour Kyu- quot. C'est un voyage de quatre jours. Le " Tees ", sur lequel nous nous embarquons, m'a été dépeint par Mr. Carmichâel, comme étant très sale et inconfortable. Je m'aperçois vite que cette opinion n'est pas exagérée ;. mais je passerais par dessus tout, tant je me réjouis de cette expédition. Ce bateau d'environ quatre cents ton- neaux servait à l'origine pour le transport des bestiaux; il est indigne d'un autre usage. Maintenant il prend du cargo, et les quelques passagers, Indiens ou pionniers, sur la côte ouest de l'île.

Jamais je n'oublierai ce départ. Pour arriver à notre cabine il fallait enjamber des paquets de cordage, desi planches, des tas de charbon, contourner adroitement des vaches et des gens couchés un peu partout, plusieurs ayant bu. Miss Paine avait envie de s'en retourner quand nous avons rencontré Mr. Donahoo, le mari de la squavt^, qui lui a redonné courage.

Nous partageons. Miss Paine et moi, la même cabine. Elle s'ouvre sur la salle à manger, qui est transformée en

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dortoir pendant la nuit, et je soupçonne les nappes d'y tenir lieu de draps.

Heureusement le temps est très beau durant les quatre jours du voyage, que nous passons sur le pont, assis sur les planches et les cordages. Nous ne voyons guère l'Indienne qui reste presque tout le temps enfermée dans sa cabine. Nous suivons la côte, entrant dans tous les fjords. Je n'ai jamais vu la Norvège, mais je me figure que l'île de Vancouver doit lui ressembler.

A chaque arrêt, toute la population est pour nous recevoir. Le bateau ne passant que deux fois par mois, c'est le grand événement. La population est composée d'Indiens, de Chinois, de quelques Japonais et de Blancs, concessionnaires de terrains ou bûcherons. Quelques jeunes ingénieurs, nouvellement arrivés d'Angleterre, font de l'arpentage et de la cartographie.

Dans ces endroits neufs, les femmes blanches sont rares. Sur le bateau, une institutrice qui va rejoindre son poste tout au nord de l'île, au cap Scott, me raconte que la personne qu'elle va remplacer avait été demandée vingt- deux fois en mariage en six mois. Elle en était devenue presque neurasthénique et avait obtenu d'être envoyée ailleurs.

Les Indiens de la Colombie britannique m'ont beau- coup déçue. Ils n'ont pas le beau type de ceux de la Prairie, mais sont petits et gros, ressemblant aux Esqui- maux et aux Japonais. Ils ont la vie facile, se nourrissant de poisson. Ils tressent des paniers très fins et fabriquent des canots à l'arrière allongé, terminés par une tête de cerf ou une tête d'oiseau sculptées. Les femmes et les petites filles portent de longues jupes de percale à volants,^

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des châles de couleurs vives. Les hommes sont vêtus comme des trappeurs quelconques. Ils ont beaucoup perdu le sentiment de Thonneur et de la parole donnée et con- trastent en cela avec leurs frères de TEst.

A chaque arrêt du bateau, tous ces gens sur les passe relies : Indiens, Chinois, Japonais, bûcherons aux chemises jaunes ou vertes, font des taches de couleurs gaies.

C'est la limite extrême du Far West. Les touristes même ne dépassent guère Victoria. Les passagers sont des habitants du pays, ceux vus sur les débarcadères.

Quand Mrs. Donahoo se promène sur le quai, elle est tout de suite entourée de femmes lui parlant en indien, très vite, touchant ses vêtements avec des sourires admi- ratifs. Dès les premiers jours, on voit que Miss Paine ne lui est pas sympathique. Elle a ne l'inviter que par caprice. Pour moi, jusqu'à présent, elle semble avoir une grande affection, que je n'arrive pas à lui rendre. Je la sens vraiment trop différente et trop peu sûre.

22 juillet.

Nous stoppons devant une mise en boîte de saumons et avons la chance d'arriver en même temps qu'un bateau rempli de ces poissons qui brillent au soleil. Les hommes les soulèvent avec des crochets, et les jettent sur une planche qui s'élève à la manière d'un tapis roulant. Les poissons sont retenus par des planchettes fixées à espaces réguliers. Ce monte-charge les transporte dans un grand hangar, ils sont grattés, nettoyés, coupés et mis en boîtes. Dix mille saumons par jour sont ainsi préparés.

Le lendemain, vers le soir, le " Tees " s'arrête devant une station baleinière. Trois baleines sont là, sur un grand

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plan incliné ; des Chinois les dépècent. Tout ce qui n'est pas huile et fanons est brûlé pour faire de l'engrais. L'odeur qui s'échappe de ces fourneaux et cheminées est une chose épouvantable, dont on ne peut se faire idée. Elle pénètre dans la peau et dans les vêtements, et suffit à donner le mal de mer. C'est affreux de penser que des gens peuvent vivre dans un endroit pareil. On me dit qu'en peu de temps ils s'y habituent, et même engraissent rapidement. Au dessus des carcasses, tourne un vol de corbeaux. Des loups, attirés par les débris, hurlent dans la forêt. Nous les entendons du bateau. L'odeur de baleine brûlée que le vent nous apporte devient intolérable. Je vais supplier le capitaine de nous faire repartir. Il est au milieu d'une partie de cartes et ne veut rien entendre. Nous nous enfermons alors dans une cabine, Mr. et Mrs. Donahoo, Miss Paine, deux jeunes Américains, deux petites filles et moi. Nous fermons les hublots et fumons force cigarettes jusqu'au départ. Il paraît que les baleines diminuent beaucoup sur la côte. Quelques heures plus tard nous passons devant une autre station baleinière. C'est la nuit. Nous sommes réveillés par l'odeur.

Mercredi^ 24 juillet.

Au matin nous arrivons devant Kyuquot, village indien, but de notre voyage. Une barque menée par deux indi- gènes vient nous chercher à quelques milles en mer. Ici nous trouvons Mr. et Mrs. Ellis, le beau-frère et la sœur de Mrs. Donahoo, qui tiennent une petite boutique, à la fois mercerie, épicerie et quincaillerie.

A Kyuquot, il y a une véritable plage. C'est une rareté, car, depuis Victoria, la rive a été plus ou moins monta-

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gneuse ; mais toujours les arbres, épicéas d'essences diverses, descendaient jusqu'à la mer, ce qui est très beau, quoique assez froid et monotone. D'autres endroits, en revanche,! sont entièrement dénudés. Jusqu'à ces dernières anné< les concessionnaires de terrains n'hésitaient pas à metti le feu aux forêts. Maintenant une réglementation sévèi interdit ce mode trop radical de déboisement.

Toute la jeunesse indienne est à la pêche pour l'ét ou travaille dans les mises en boîte de saumons. Il m reste au village que les vieillards. Village est un noi pompeux pour ce groupe de quelques cabanes. Parmi 1( Indiens, la coutume est que, lorsque le chef de familU meurt, tous ses biens soient mis sur sa tombe et sa maisoi brûlée. Vingt-cinq chefs de famille ont péri dans ui naufrage, il y a quelques années, et cela devait être ui curieux spectacle de voir, au bord de la mer, sur un< étendue d'un demi-mille, un alignement de chaise tables, commodes, gramophones, ayant appartenu au3 naufragés. Il ne reste plus rien de ces objets, mais, sur tombe d'un chasseur mort il y a quelques mois, on aperJ çoit encore sa grande pirogue, son fusil et des planchette piquées verticalement sur la pirogue, chaque planchett représentant une loutre de mer tuée par lui.

L'héritage n'existe pas parmi les Indiens. Les jeunes' gens sont aidés par les dons du Potlatch. De temps en temps, un ou plusieurs membres de la tribu font un don à quelques garçons choisis par eux. Ce don revient aux enfants des donateurs et se transmet de génération en génération. Mais aujourd'hui, les jeunes indiens élevés dans les écoles et revenant dans leurs villages avec tous les défauts des blancs, sans aucune de leurs qualités,

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acceptent souvent le don du Potlatch sans le rendre aux enfants du donateur.

A Kyuquot, nous entrons dans la maison de Moïse, neveu de mon hôtesse squaw. C'est un jeune homme très sale et mal tenu, habillé à l'européenne. Il est marié depuis quelques semaines. Sa femme est une jeune blonde, qui n'a pas du tout le type indien. Elle a l'air d'un ruminant ; sa figure ne change pas d'expression pendant tout le temps que nous passons chez elle. La maison est meublée à l'européenne : des chromos au mur, le portrait du pape et un Reynold reproduits en teintes criardes, un affreux gramophone, ce qui paraît être pour les Indiens l'idéal de l'élégance.

Après déjeuner nous partons pour le bungalowr des Donahoo, situé à quelques milles de Kyuquot, sur un bras de mer. Nous montons dans un bateau à naphte, auquel sont attachées plusieurs pirogues portant le bagage, les tentes, les armes, etc.

Quant aux membres de l'expédition, ils sont une quin- zaine, Indiens et Blancs :

M. Donahoo, l'Américain, notre chef d'équipe. C'est un homme de trente-huit ans, toujours de bonne humeur, ce qui est important dans un camp ; très énergique, une belle tête, et, par extraordinaire, pas du tout commun.

Il a vécu tout jeune une vie d'aventures ; a fait naufrage plusieurs fois, travaillé dans les mines d'or, mené au Japon des convois de chevaux de course.

Il connaît la forêt comme un trappeur. Au reste, il l'a été. Il est plutôt silencieux, comme le sont les gens habi- tués à la solitude, mais, quand on arrive à le faire parler, il est très intéressant.

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2** Mrs. Donahoo, Tlndienne, les cheveux huileux, le nez épaté, a une haute opinion de sa beauté, et passe des heures à se coiffer devant mon petit miroir qu'elle accroche à un arbre. Boudeuse et capricieuse, elle est déjà moins aimable avec moi et odieuse avec Miss Paine, qu'elle traite en esclave. Les premiers jours, elle voulait que je décide ma famille à me céder à elle, désirant me garder' définitivement, à titre de fille adoptive et de dame de compagnie. Je m'aperçois bientôt que je serais aussi pro-| fesseur de danse et relaveuse de vaisselle.

Le plus grand tort de Mrs. Donahoo, c'est de ne pas consentir à rester tout simplement la sauvage qu'elle ne peut s'empêcher d'être.

3^ Harry Donahoo, cousin de Mr. Donahoo, Américain de vingt ans, genre très Chicago. Bon garçon, mais crache trop souvent; porte un mackintosh par le plus beau soleil.

4** Harry Lane, jeune homme du même âge, sale et mal élevé.

5" Bee Lane, sœur de Harry, fillette de dix ans, très attachante, toujours en punition, parce qu'elle a trop de fantaisie, ce qui déplaît à Mrs. Donahoo.

6"^ Hatchkett, petite Indienne du même âge que Bee, adoptée par les Donahoo, très pratique, mais menteuse et rapporteuse.

Un Indien de seize ans, dont j'ai oublié le nom.

Marks, l'Américain auquel appartient le bateau à naphte. Il vit avec sa femme et son bébé dans une cabane^- en bois qu'il a construite lui-même sur la concession qu*il tient du gouvernement. Il donne des coups de pied à son chien et paraît avoir une mauvaise conscience.

9** Mrs. Marks, jeune Californienne ravissante et

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blonde. Elle s'ennuie à mort dans cet endroit solitaire.

10** Le bébé Marks, pauvre petit être de six mois qui en paraît deux.

11° Mr. Ellis, beau-frère des Donahoo; tient la boutique à Kyuquot, commun, gros, mais inofFensif et sans malice.

12° Mrs. Ellis, Indienne, sueur de Mrs. Donahoo, mais toute différente : grande, jolie taille, très enfantine, mais charmante.

13° Miss Paine, l'Anglaise qui m'a présentée aux Donahoo, bohème, désordre, sentimentale, bien élevée et très malheureuse dans ce milieu.

14° Moi-même. Sw^eater sang de bœuf, jupe courte à carreaux noirs et verts le sweater et l'étoffe viennent du bazar indien de Kyuquot grand feutre gris avec une plume d'aigle, la personne et les habits déchirés et très sales.

Le bungalow des Donahoo est situé dans un endroit splendide. C'est la solitude absolue. Pour y arriver, nous longeons la rive du fjord. Les aigles perchent sur les grands arbres au bord de l'eau. La maisonnette est entourée d'un jardin abandonné, devenu prairie. Nous y passons trois jours, dévorés par les moustiques.

Mrs. Donahoo, maintenant que nous avons quitté le " Tees " protecteur, se montre de plus en plus autoritaire et capricieuse. Elle est orgueilleuse d'avoir chez elle des femmes blanches, plus orgueilleuse encore de les sentir à sa merci, de pouvoir leur commander.

Le meilleur souvenir de ces journées est la capture d'un gros saumon. Nous étions en pirogue, Mrs. Donahoo et moi. Je pagayais sans bruit ; elle péchait, assise à l'arrière, déroulant la longue ligne terminée par la cuiller

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de cuivre et l'hameçon, auquel est attaché un chiffon rouge, à la mode indienne. Je m'amusais à compter les grosses méduses jaunes d'or. Tout à coup la ligne se tend ; un saumon a mordu. La squaw pousse un cri sauvage, elle saute dans la pirogue au risque de la faire chavirer. La ligne se détend ; le saumon est parti, empor- tant l'hameçon ; Mrs. Donahoo pleure et hurle de rage en indien. Elle est effrayante à voir. Mais le poisson mourant revient à la surface ; elle l'achève à coups de pagaie. Alors c'est un chant de triomphe et nous rentrons.

De tous les points du fjord arrivent des Indiens en pirogue, qui viennent rendre visite à notre hôtesse. Elle est ici dans son élément. Les repas se prennent dehors ; on mange du riz, des baies, du poisson. Mrs. Donahoo et ses amis forment un groupe à part. Accroupis par terre, ils grimacent et parlent très vite une langue gutturale. On les sent bien loin de soi, et l'on n'éprouve pas à leur égard la sympathie qu'on ressent pour certains paysans et pour les vrais sauvages. On emporte d'eux une impres sion de laideur et de saleté. Les trappeurs de l'Hudî Bay C* ont forgé une langue : le chinouk, sorte d'esp^ ranto, qui est généralement employé dans les rappoi entre Blancs et Indiens.

Miss Paine est devenue l'esclave de l'expédition. Ce elle qui veille au feu, cuit les repas, lave la vaisseiU L'Indienne la rudoie et se moque d'elle. Cette pauvi Anglaise me fait vraiment grand'pitié et j'essaie l'aider. Le soir nous faisons des feux d'herbes humid< pour chasser les moustiques.

(A suivre.) CÉLINE RoTT.

795

PROTEE'

DRAME SATVRIQUE EN DEUX ACTES

ACTE II

Même tableau qu!a Pacte précédent. Quand le rideau se lève, on voit MÉNÈLAS étendu sur le rivage et dormant, tenant dans sa main la main d^ HÉLÈNE voilée et assise. A gauche sur le pros- cenium appuyé sur une canne à bout de caoutchouc, se tient le SATTRE-MAjOR, écoutant P orchestre. J l'orchestre

BACCHANALE NOCTURNE

pianissimo.

LE SATYRE-MAJOR à Vorchestre

Tout beau, Messieurs î tout doux ! Plus bas ! Plus bas ! Plus bas !

S'il s'agissait de faire du bruit, nous n'aurions pas besoin de musique.

C'est le silence qu'il s'agit de faire entendre. Chhhl

// bat la mesure, La musique^ déjà faible^ de- vient presque imperceptible.

* Voir la Nouvelle Revue Française du i" Avril.

79^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ça va mieux ! Sss ! plus bas encore ! que diable ! ce n'est pas pour des chaudronniers que vous jouezl

Mais pour des demi-dieux dont Foreille farouchej se termine en une pointe aussi fine qu'un seul poil.

Et vous allez réveiller ce brave homme qui a pris Troie et terrassé un phoque et qui est bien fatigué.

Et Hélène même peut-être. Plus bas !

U orchestre joue h vide^ les violons retournés^ les cymbales disjointes^ les cuivres bouchés.

Très bien ! Vous m'avez compris ! voilà la mu- sique comme je Taime.

Le ronflement des tambours, le claquement des mains, la grêle des crotales, nous

Parviennent comme de l'autre côté de la lune.

Le torrent des sabots et des pieds nus qui suivent Bacchus

N'arrive pas plus à l'oreille que le grouillement au fond d'un fleuve des écrevisses cuirassées.

Ces cris désespérés

Ne sont pas plus pour nous que la froide ar- cherie de Diane,

Quand par un radieux minuit dans les campa- gnes du Rhône elle prend un large mûrier pour cible !

Et la trompette elle-même quand elle sonne, aussi faible qu'un sifflet de verre.

Faible musique.

PROTÉE 797

La nuit est aux dieux.

Coups très doucement sur la grosse caisse.

N'est-ce pas ! Elle est trop belle ! c'est trop beau, ce milieu de Tannée !

C'est pour cela que Bacchus est venu.

Afin de délivrer les campagnes et les déserts et les énormes replis de la terre tout remplis de forêts

De cette marche en triomphe et de ce pas irré- sistible au milieu des cris de désespoir, imposant le délice et la terreur !

Malheur à celui qui sur les feuilles mouillées à minuit

Verra le reflet du dieu blanc, pareil à un soleil de lait !

Malheur au cerf qui parmi ses biches inquiètes exhaussant sa tête arborescente.

Regarde l'étrange armée cependant qu'elle passe le gué montagnard en tumulte parmi les pierres roulantes.

Et le dieu déjà n'est plus et les précède, et l'on ne voit qu'un gros homme ivre sur son âne! - Nul à cet appel n'est plus un homme tout-à-fait !

Car l'homme pour bondir prend les jarrets d'une chèvre.

Et la chèvre pour happer l'aigre poignée de vigne qu'on lui tend

79^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Se met debout et devient une fille au front cornu ! Silence !

La musique cesse peu à peu. Salut, Ménélas !

Silence, Il dort ! ce n'est pas en vain qu'il a regardé dans les prunelles du dieu de la Mer !

Tout pour lui est changé et je vais lui appa- raître comme la plus adorable des Nymphes. Salut, libérateur !

MÉNÉLAS ouvre les yeux sans se réveiller, Le SATYRE-MAJOR lui fait d'horribles grimaces, MÉNÉLAS le regarde aveâ hébétement et imite ses grimaces. Puisl d'un bond il se relève et saute sur son\ arc y mais peu à peu comme frappé d'éton- nement il le laisse se débander.

SCÈNE I

LE SATYRE-MAJOR

Salut, Ménélas !

MÉNÉLAS

Qui me parle ?

LE SATYRE-MAJOR

C'est moi, Seigneur, qui vous parle.

pRoxiE 799

MÉNÉLAS

Quoi, n'y avait-il pas ici tout à l'heure. Un de ces vilains Satyres encore qui me tirait la langue ?

LE SATYRE-MAJOR

Il n'y a que moi ici, Seigneur, pour vous servir.

MÉNÈLASj se passe la main sur le front.

Qu'y a-t-il ? Monseigneur semble inquiet et troublé.

ménélas

Ah, je suis las de toutes ces diableries !

LE SATYRE-MAJOR, minaudant Ce n'est pas moi au moins qui vous fais peur }

MÉN^LAS

Toi, ça va bien. Je t'aime. Tu es jolie. Ah, cela fait plaisir de regarder une gentille figure.

LE SATYRE-MAJOR, avec Une révérence Monseigneur !

MiNÉLAS

Qu'une longue boucle blonde fait bien le long de la délicieuse amande d'un jeune visage !

Et quel teint éclatant, aussi pur qu'une fleur de bégonia 1

Qui es-tu }

800 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

La servante du seigneur Protée.

MÉNÉLAS

Tu as un bien vilain maître.

LE SATYRE-MAJOR

Naxos (le plus souvent).

Est une île au milieu de cette mer qui se trouve! entre les trois Continents,

Et c'est elle qui recueille toutes les épaves des tempêtes et des courants.

MÉNÉLAS

Tu es une de ces épaves toi-même ?

LE SATYRE-MAJOR

J'étais abandonnée sur la mer dans un petitj bateau,

Et c'est le vieillard Protée qui recueillit ma | faiblesse et mon innocence.

MÉNÉLAS

Comme elle a bien dit ça ! Ecoute, tu es adorable !

LE SATYRE-MAJOR

Tout beau. Seigneur !

N'est-ce pas votre dame qui est avec vous ? I

PROTÉE 80 I

MÉNÉLAS

Ça ne fait rien ! ça lui est tellement égal ! " Je suis Hélène ".

Veux-tu ! je t'emmène ! ie te donnerai une place à la lingerie.

Mais dis moi d'abord comment ton maître se ressent de la friction que je lui ai administrée.

LE SATYRE-MAJOR

Merci, il va bien et vous demande ses lunettes.

MÉNÉLAS

Un moment ! qu'il vienne les chercher.

LE SATYRE-MAJOR

Il n'ose vous affronter de nouveau.

MÉNÉLAS

J'ai bien cru que j'allais lâcher prise !

Le lion et tout le reste, ça m'est égal ! Mais c'est le numéro de l'octopode que je n'attendais pas !

Quand je me suis vu tout-à-coup au milieu de ces lanières flottantes.

Face à face avec ce bec de perroquet et ce crâne cylindrique, pareil à un énorme cornichon déco- loré, plein d'une épouvantable sagesse.

Et ces yeux sans prunelles flotte une lumière, comme une lampe derrière une boule pleine d'eau,

802 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

J'ai pensé rendre l'âme de dégoût ! Heureuse- ment que la vision n'a pas duré.

Et qu'aussitôt j'ai tenu entre mes mains cet arbre gluant qui produit des pots de confiture,

Tout mangé par le milieu d'un cancer rose, pareil à un pis de vache.

Pouah !

LE SATYRE-MA]OR, Joignani les mains Vous êtes un héros !

MÉNÉLAS

Eh bien ! Qu'est-ce qu'il demande encore, le vieux collectionneur ?

LE SATYRE-MAJOR

Il demande ses lunettes.

MÉNÉLAS {il les met sur son nez.) On ne voit rien avec.

LE SATYRE-MAJOR

Naturellement ; elles ne sont pas faites pour voinj

MéNÉLAS

Alors }

LE SATYRE-MAJOR

C'est le signe de son autorité.

PROTiE 803

Quand les phoques voient ses lunettes, ils sont frappés de respect et de terreur.

C'est ainsi qu'il les oblige à quêter pour lui et à apprendre Tarithmétique.

MÉNÉLAS

En voilà encore une invention ! C'est comme ces rubans qu'il m'a montrés !

Je voulais savoir un peu ce qui se passe à Argos, car il court de mauvais bruits sur la famille.

Bon ! La première chose que je vois, c'est ma belle-sœur Clotilde à qui un jeune homme inconnu se mettait en devoir de retirer de son ventre une grande épée à deux tranchants.

LE SATYRE-MAJOR

Ciel 1

MÉNÉLAS

Eh bien ! Elle ne soufirait aucunement de cette familiarité. On la voyait se relever et sortir à reculons en arrangeant sa coiiFure.

LE SATYRE-MAJOR

Prodige !

MÉNÉLAS

Aussitôt se présentait un homme, le crâne fendu en deux, et Clotilde, Clytemnestre, veux-je dire, qui se tenait à côté de lui, la hache à la main.

804 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Grands dieux ! vous me faites peur !

MÉNÉLAS

Le crâne se recollait et mon frère Agamemnon sortait de la baignoire parfaitement intact et sec.

Et ainsi de suite. Et cela a fini confusément par une épouvantable fricassée tout était con- fondu, le sacrifice de ma nièce et la cuisine qu'on a faite de mes petits cousins !

J'en ai mal aux yeux.

Si au moins je reconnaissais les gens ! Mais tout tremble et ondule comme les figures qu'on voit au-dessus d'un feu ! et aux endroits les plus intéressants il y a des grands trous blancs. Car ces rubans ne sont pas de première main.

LE SATYRE-MAJOR

Les oracles sont toujours obscurs.

MÉNÉLAS

En somme tous ces massacrés qui se raccommo- dent, c'est un symbole, quoi ! et le sens est plutôt consolant.

J'en conclus que tout s'arrange,

Comme le prouve ma propre histoire.

Mais si j'avais seulement cent brasses de ces rubans, quelle concurrence pour Delphes !

PROTÉE 805

dessus je nen pouvais plus et je me suis endormi,

Tenant ferme la main de cette femme et dans l'autre les lunettes.

LE SATYRE-MAJOR

Rendez-les moi !

MÉNÉLAS

Minute ! est-ce que ma barque est réparée ?

LE SATYRE-MAJOR

Elle est prête et vous attend.

MÉNÉLAS

L'œil du bateau est repeint ?

LE SATYRE-MAJOR

Il est repeint. Vous n'avez plus que la prunelle à y poser.

Vous avez une voile de lin et une autre de jute, quinze avirons de la première bordée et vingt-huit de la seconde.

Et un beau gouvernail presque neuf qui a été fait pour l'Administration des Pompes funèbres Egyptiennes.

MÉNÉLAS

Je lui rendrai les lunettes quand je partirai.

8o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Ecoutez donc ! Vous pouvez lui demander autre chose !

MÉNÉLAS

Quoi ?

LE SATYRE-MAJOR

Ne savez-vous pas que la fameuse Hélène habite depuis dix ans cette île ?

MÉNÉLAS, prenant son arc File, ou je te tue !

LE SATYRE-MAJOR, /^Jt?;//

Regardez derrière vous !

SCÈNE II

Entre brindosier^ voilée.

BRINDOSIER

Salut, ô mon époux, je te retrouve enfin.

MÉNÉLAS, se retournant Quoi ?

BRINDOSIER

Salut, Ô mon époux, je te retrouve enfin.

I

PROTÉE 807

ménélas Qui êtes-vous ?

BRîNDOSiER lève son voile. MÉNÉLAS la regarde en silence.

MÉNÉLAS

Regarde, Hélène î

HÉLÈNE, se dévoilant indolemment Qui êtes vous, Madame ?

BRINDOSIER

Réponds-lui, Ménélas. Dis-lui qui je suis. Cette voix, ce visage qui se tourne vers le tien, cette femme devant toi qui t'accueille, cela, ne les recon- nais-tu pas .''

MÉNÉLAS, à voix basse Hélène, c'est Hélène.

HÉLÈNE

Il n'y a ici d'autre Hélène que moi.

MÉNÉLAS

Ah, le cœur me bat étrangement ! Voici avec moi deux Hélènes, celle du passé et l'autre que Paris m'a rendue.

Si je ne tenais ta main, ah, je dirais que celle-ci

8o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE^

est la vraie. C'est la voix, c'est la taille, c'est le visage,

Plus jeune seulement, plus pur peut-être.

Regarde toi-même.

HELENE

Je n'ai pas besoin de regarder.

MÉNÉLAS

Regarde, te dis-je !

HELENE, tournant lentement les yeux vers lui

Cette femme me ressemble comme je ressemble à Andromaque.

MÉNÉLAS

Tais-toi, tu n'y entends rien ! je me souviensl mieux que toi !

Il n'y a ici d'autre Hélène qu'Hélène de Troie,

Qui fut enlevée par Alexandre autrement Paris.

Comme on le sait dans le monde entier depuis] Gadès jusqu'à la Colchide,

Et comme en témoignent ces grands tas dej briques noircies, qu'on voit en face de Ténédos.

BRINDOSIER

Je ne sais. Quant à moi, je suis Hélène dèj Sparte.

PROTÉE 809

HÉLÈNE

Tu ne Tes mie.

BRINDOSIER

Toujours fidèle, toujours aimante, la même, Et qui n'ai pas d'autre époux que le mien.

MÉNÉLAS

Comment êtes-vous ici. Madame, en cette pré- sente île de Naxos ?

BRINDOSIER

Je dormais.

MÉNÉLAS

Vous dormiez ?

BRINDOSIER

Hermès,

Hermès m'avait flagellé le visage

De ce rameau trempé dans le fleuve Léthéon.

MÉNÉLAS

Vous dormiez ! et moi pendant ce temps, casque en tête et Tépée au poing.

J'assiégeais Troie là-bas vous étiez.

j BRINDOSIER

Non pas moi.

8lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Non pas vous ?

BRINDOSIER

Celle-ci, non pas moi !

MÉNÉLAS

Vous dites bien, car celle-ci est Hélène.

BRINDOSIER

Salut donc, Hélène.

MÉNÉLAS

La reconnaissez-vous ?

BRINDOSIER

Salut, Hélène.

MÉNÉLAS

Cest Hélène que je tiens par la main ?

BRINDOSIER

Qui d'autre ?

N'est-ce point mon visage ? N'est-ce point mon corps ? N'est-ce point mon sein que soulève ce souffle indigné ?

Qu'as-tu fait, pendant que je dormais, ô image de moi-même ! et quel usage les dieux ont-ils fait de mon sommeil ?

C'est moi pour qui Troie a brûlé pendant que

PROTéE 8 I I

je dormais, c'est moi qui Tai rasée comme avec la faux, pendant que je n'étais troublée d'aucun songe !

Mon corps est-il si puissant que sa seule image suffise à la volonté d'un dieu ?

Mon âme est-elle si puissante qu'elle suffise à faire vivre deux corps ?

Ce sont des paroles qu'il est difficile de sup- porter.

BRINDOSIER

Maintenant, sœur Hélène, ô mon image. Maintenant que votre tâche est faite, Maintenant que je suis éveillée et qu'il fait jour, Il est temps que vous me cédiez ma place et mon époux !

Ayez la bonté de disparaître, je vous en prie.

MéNÉLAS

Souffle dessus un peu pour voir si elle va dis- paraître

Comme la vapeur de l'eau qui commence à bouillir.

BRINDOSIER

Mais toi, Ménélas, qu'attends-tu pour m'ouvrir tes bras après ces dix années. Et ce cœur qui m'appartient ?

I

8 12 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M^NÉLAS

Quelle preuve as-tu que tu es Hélène ?

BRINDOSIER

Nulle que la vérité.

MÉN^LAS

Je sens je ne sais quel doute en moi.

HÉLÈNE

MénélaSj j'ai déjà supporté de vous beaucoup de choses et j'ai beaucoup souffert par vous : toutefois ne me poussez pas à bout.

Et il est bien vrai que je suis une femme et en votre possession : non point tant cependant que vous le croyez.

Mais je proteste que si vous avez le malheurj de me faire cette injure et de lâcher seulement mi main,

Vous ne ramènerez plus Hélène une second< fois,

Et ni dans cette vie ni dans Fautre

Vous ne retrouverez ces doigts si longtemps] des vôtres disjoints.

ménélas

Je suis le maître de tout ce qu'il y a d'Hélènesî au monde.

PROTiE 813

BRINDOSIER

Une seule suffit.

MÉNÉLAS

Tu dis bien ! Il n'y a qu'une Hélène pour moi.

BRINDOSIER

Une seule, la même.

MÉNÉLAS

Tu dis bien, la même pour moi à jamais.

BRINDOSIER

Une seule Hélène, celle qui te fut donnée jadis.

M^NÉLAS

Je me souviens !

BRINDOSIER

La fille de Léda et de Jupiter...

MÉNÉLAS

... La femme du Roi de Sparte.

BRINDOSIER

... Jupiter qui tonne dans les nuées. Quand les nuages pareils à de grandes monta- gnes blanches accumulées

S'accroissent peu à peu dans le ciel pur.

8 14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Au-dessus de ce petit temple rouge bien connu des bergers dont le fronton n'a pas plus de trois colonnes.

MÉNÉLAS

Tu te souviens ?

BRINDOSIER

est une prairie ombragée de peupliers.

HELENE

Mais il n'y avait pas de peupliers !

MÉNÉLAS

Si, tais-toi, il y en avait !

BRINDOSIER

est une prairie ombragée de peupliers.

MÉNÉLAS

Il y avait des peupliers, je me souviens à mesui qu'elle parle.

BRINDOSIER

le ruisseau rapide... Il fuit !

MÉNÉLAS

le ruisseau rapide...

BRINDOSIER

Que ses eaux étaient claires !

PROTÉE 8 I 5

MÉNÉLAS

Que ses eaux étaient claires et quel bruit triste elles faisaient parmi les pierres roulantes !

BRINDOSIER

Avant qu'elles n'entrent dans la vaste conque de Juin.

MÉNÉLAS

... Avant que par mille vannes et coupures, elles ne soient distribuées à tout le riche herbage.

BRINDOSIER

sont trois chênes consacrés à mon père.

HÉLÈNE

Bon, voilà que ce sont des chênes à présent !

MÉNÉLAS

Elle a raison, je me souviens, ce sont des chênes.

BRINDOSIER

Ce grand arbre dont la feuille est la plus tardive.

MÈNÉLAS

En ce mois de juin tu me dis que tu m'ai- mais, à ces hauteurs nous étions montés. C'est à peine si elles étaient encore poussées.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or.

8l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Non point For de la vieillesse, mais le jeune

rameau qui commence !

Avant que Jupiter ne leur ait donné

Cette puissante couleur de vert ses yeux se

complaisent.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or !

MÉNilLAS

Non point du temps qui passe, mais de celui qui vient de commencer.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or.

MÉNELAS

Non point leur couleur, ô bien aimée !

Mais celle de ce grand feu que j'avais allumé' un peu plus bas et dont l'éclat les enveloppait tout entiers.

BRINDOSIER

N'est-il point convenable que l'on se purifie j par le silence et par le jeûne...

MÉNÉLAS

Oui, cela est convenable.

»

PROTÉE 817

BRINDOSIER

... N'est-il pas convenable qu'on se purifie comme pour les Mystères,

Quand on va épouser la fille d'un dieu ?

MENÉLAS

Quant on tient entre ses bras l'enfant divin •dont les yeux immobiles entre les paupières

Vous regardent avec indiiFérence.

Et tu étais vierge entre mes bras comme la Victoire, et la harpe pour l'aveugle.

Et comme ce jeune fût de marbre blanc au seuil «de la patrie que l'exilé saisit religieusement de ses deux mains !

BRINDOSIER

Au-dessus de nous s'élevaient ces longs rubans de murs l'un sur l'autre, et cette citadelle dans le ciel avec ses tours déchiquetées.

Et ces longues forêts de chênes toutes plates sur les terrasses, pareilles à la mousse qui pousse entre les interstices.

Et ces cascades silencieuses et immobiles,

Et ce lieu d'avance aménagé par la main des Titans sur l'ordre de mon père.

Pour être son temple avec nous.

MÉNÉLAS

Je me souviens.

8l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Et que tu étais beau alors, Ménélas, le plus fort entre tous ceux de ton âge et le plus habile aux jeux 1

MÉNÉLAS

Tu es la même toujours.

BRINDOSIER

La même, c'est toi qui le dis, tu en es sûr ?

MÉNÉLAS

Hélène : il n'y a pas d'autre femme au monde.

BRINDOSIER

Dis, t'ai-je bien fait souffrir ?

MÉNÉLAS

Pas à la mesure de mon amour.

BRINDOSIER

t

Etait-ce dur d'être séparé de moi ?

MÉNÉLAS

Mon désir ne t'a point quittée.

\ BRINDOSIER

Ni moi je ne t'ai quitté.

MÉNÉLAS

Tu ne m'as point quittée ?

PROTÉE 819

BRINDOSIER

Je dormais entre tes bras.

MÉNÉLAS

Dis seulement une chose, fille de Zeus i

BRINDOSIER

Oui, je veux te la dire.

MÉNÉLAS

Comment moi qui entre les chefs grecs n'étais pas ni le premier ni le second, Ai-je trouvé faveur à tes yeux ?

BRINDOSIER

W' N'avais-tu rien pour la mériter ?

MÉNÉLAS

Rien quand je te regarde et que je me souviens !

BRINDOSIER

Et qui donc m'aurait tenue ainsi entre ses bras et ne m'aurait point lâchée ?

Ces dix ans qui ne furent qu'une seule heure de nuit,

Pendant que je dormais.

MÉNÉLAS

La nuit est finie.

820 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Elle est finie et je suis réveillée !

MÉNÉLAS

Elle est finie et je vois de nouveau ces yeux pleins d'indifférence qui me regardent.

BRINDOSIER

Qu'attends-tu donc pour venir entre mes bras ? Il fait le geste d^ aller vers elle,

HÉLÈNE

Ménélas.

Hélène !

MENÉ

LAS

HÉLÈNE

Que fais-tu ? Vas-tu me laisser, une fois encore ?

BRINDOSIER

N'écoute point ce qu'elle dit ! N'écoute pas cette ombre façonnée par les pouvoirs envieux à mon image et qui veut te décevoir encore !

HÉLÈNE

Te décevoir ! Réponds lui ! Est-ce en songe | que tu as souffert ?

I

PROTÉE 821

Est-ce en songe que tu as pris Troie ? Est-ce en songe que tu m'as retirée du sombre Gynécée asiatique.

Cette nuit Ton voyait clair, bien qu'il ny ait aucune lampe allumée ?

Est-ce qu'il est trompeur, le visage que tu as reconnu à la flamme d'une telle lumière ?

BRINDOSIER

IP Tout est un songe, excepté ces jours de jadis qui n'ont pas cessé.

HÉLÈNE

Et dis si c'était un songe aussi à cette heure de midi cet énorme dos de la mer entre l'Europe et l'Asie qui s'est levé pour nous prendre comme l'échiné d'un taureau.

Et qui, d'un seul coup m'emportant avec le Ravisseur en un seul jour

Nous a laissés à sec là-bas ! près d'un phare fumant dans le point du jour qui s'éteignait.

BRINDOSIER

Tout est un songe excepté ce visage vers toi et ces yeux pleins d'ignorance vers les tiens comme ceux des animaux.

HÉLÈNE

Tout est un songe, excepté cette main de nou-

822 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

veau dans la tienne et ce corps de nouveau solide entre tes bras.

BRINDOSIER

Ahj les fleuves de la terre au mois de Juin, quand les troupeaux épars remontent l'herbe difficile et que le pâtre écarte du genou ce torrent qui descend vers lui de la vie verte et rose et toute luisante, pleine de fleurs, d'abeilles et de papillons !

Ah, le miel que je fus à tes lèvres et cette tête tout-à-coup que j'ai versée sur ton épaule !

HÉLÈNE

Tu caresses et j'ai frappé.

BRINDOSIER

J'ai gagné ton cœur.

HÉLÈNE

Tu ne l'as point percé.

BRINDOSIER

Souviens-toi de ces nuits de ma jeunesse j( dormais à ton côté !

HELENE

Souviens-toi de ces nuits tu étais seule, et moi entre les bras du Ravisseur.

PROTÉE 823

BRINDOSIER

Je fus fidèle.

HELENE

Fidélité dormante.

BRINDOSIER

Fidèle cependant.

HÉLÈNE

Joyau de peu de prix qui ne fut pas perdu et qui n'est pas disputé !

BRINDOSIER

Toujours la même.

HÉLÈNE

Et moi aussi, ne suis-je pas toujours la même ? Et de plus une autre.

BRINDOSIER

Femme d'un seul.

HÉLÈNE

Et moi donc, n'étais-je pas ta femme entre les bras du Ravisseur ?

Quand du haut de la grande tour de Troie Je voyais autour de cette ville bien défendue Au Nord, au Sud, au Levant, au Couchant,

824 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ta patience et ton désir chaque soir autour de moi

Se rallumer avec les cent mille feux de ton armée campante !

BRINDOSIER

Tais-toi, illusion !

HÉLÈNE

Tais-toi, imposture !

MÉNÉLAS

Que faire ?

BRINDOSIER

Me croiras-tu si cette création d'un dieu malin Avoue son imposture et que c'est moi Hélène ?

HÉLÈNE

Certes en ce cas il faudra toutes deux nous? croire.

BRINDOSIER

Laisse-moi donc seule avec elle.

Sort MÉNÉLAS.

PROTÉE 825

SCÈNE III

Silence.

BRINDOSIER

Naturellement, c'est vrai, je Tavoue, c'est vous qui êtes Hélène.

HÉLÈNE

Je vous rends grâces.

BRINDOSIER

Avouez que Ton pourrait s y tromper.

HÉLÈNE

Je ne sais. Je ne vous ai pas regardée.

BRINDOSIER

Regardez-moi donc.

HÉLÈNE, la regardant

Il faut que Ménélas soit encore plus fou que je ne croyais.

BRINDOSIER

C'est Protée qui a fait ce prestige.

Silence,

C'est le seigneur Protée qui a fait ce prestige étonnant.

Silence,

6

826 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est lui qui a mis l'illusion dans ses yeux. N'êtes-vous pas curieuse de savoir qui est le seigneur Protée ?

HÉLÈNE

Non.

BRINDOSIER

C'est l'intendant de cette mer ivre et folle Médée dispersa les membres de son grand-père,

Dont le fond est troublé par des soupirs sul- fureux,

Et dont la surface incessamment est battue et barattée par les rames d'expéditions extravagantes,

Argô, Troïa,

Tous ces aventuriers au grand nez, au petit front stupide, glabres comme des acteurs, ramant de bon courage !

Et là-bas cet anneau d'écume, est-ce un phoqi qui respire ?

Nullement c'est une vache.

C'est Jupiter à la nage sous la forme d'ui bête à cornes couronnée de marguerites qui amu! une petite fille !

HÉLÈNE

Dois-je comprendre que vous considérez comme une démence

Cet honorable effort de toute la Grèce pour récupérer ?

PROTÉE 827

BRINDOSIER

Certes et bien digne de Protée.

HÉLÈNE

Vous m'excuserez de ne pas être de votre avis.

BRINDOSIER

Que VOUS êtes belle, Hélène, et que j'aime ces beaux yeux, dépourvus de toute expression, Que vous tordez lentement vers moi !

HÉLÈNE

Oui, c'est moi qui suis la belle Hélène.

BRINDOSIER

Ah, il ny a pas de Protée qui tienne ! Je le jure, Ménélas est un sot de ne pas faire la différence entre nous deux !

HÉLÈNE

Il est vrai.

BRINDOSIER

C'est un balourd et un sot.

HÉLÈNE

Il est vrai.

BRINDOSIER

Un brutal, un méchant !

828 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ah, j'en suis sûre 1 ce n'est pas une fois seule- ment qu'il vous a caressé l'échiné avec le bois de son arc.

HÉLèNE

Tous les hommes sont de même.

BRINDOSIER

Eh quoi, Paris aussi...

HÉLÈNE

Non. C'était un homme agréable et qui savait faire avec les femmes.

BRINDOSIER

Mais il est mort, n'est-ce pas ?

HÉLÈNE

Il ne faut plus y penser.

BRINDOSIER

N'y pensons donc plus et évitons cette ride di front verticale qui est la plus difficile à efiàcer. Il faut se la masser chaque soir avec le pouce.

HÉLÈNE

Avec le pouce et un peu de suint de moutoi raffiné.

PRoxifi 829

BRINDOSIER

On ne peut rien vous apprendre.

Laissez-moi vous regarder encore, non pas comme font les hommes qui n'y connaissent rien, mais avec Toeil d'une femme.

Grands dieux ! (Soupir.)

Ah, dieux, que vous êtes belle ! il n'y a rien à reprendre en vous.

Ariane même, à qui cette île doit sa gloire,

N'était qu'une grasse Cretoise auprès de vous.

HéLÈNE

Quelque fraîcheur, dit-on ?

BRINDOSIER

Oui. Mais d'où vient cette robe ?

Vous ne l'aimez pas ? C'était Ja dernière mode de Troie pourtant.

BRINDOSIER

Oui.

Et Troie était séparée du reste de la terre depuis dix ans.

HÉLÈNE, la voix tremblante.

Qu'y puis-je faire } C'est la faute de ce vilain Ménélas.

30 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Ce vert si curieux... Ah, je ne l'avais pas revu depuis longtemps. Ma grand-mère aimait telle- ment cette couleur !

Et ces grands animaux brodés, que c'est étrange ! cette chaussure Phrygienne, cette agrafe vraiment Cimmérique...

HéLENE

Ce n'est pas ma faute !

Elle pleure,

BRINDOSIER

Qu'ai-je fait, ma chérie } ne pleurez pas, ne *H gâtez pas ces beaux yeux !

Ecoutez 1 Savez-vous ce que je pense ? C'est vous qui êtes à la mode et moi qui ne le suis plus déjà.

Ce butin qui se disperse de tous côtés...

Tout, cet hiver, va se porter à la Troyenne.

HELENE, larmoyant Ah, ah !

BRINDOSIER

N'êtes vous pas contente }

HÉLÈNE

Ah, vous me percez le cœur 1

Quand ce vilain Ménélas est arrivé, tout de

PROTÉE 831

suite je lui ai dit d'aller piller chez mes belles- -sœurs.

Il y en avait cinquante et je connaissais leurs armoires.

Nous sommes partis avec cinq bateaux remplis de malles.

Tout cela a péri dans la tourmente !

BRINDOSIER

Ah, c'est un coup bien dur !

Elle r enlace.

HÉLÈNE, palpant r étoffe de sa robe

Ma chère, quelle est TétoiFe dont votre robe est faite } Je n'en ai jamais vu de pareille.

BRINDOSIER

C'est du pongé de Chine qui est fait avec de la soie de chêne.

HÉLÈNE

Et cela peut se laver ?

BRINDOSIER

Le navire qui nous l'a apporté était sous la mer depuis trois semaines. C'était la première consigna- tion pour l'Europe.

HÉLÈNE

Que vous êtes heureuse 1

832

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE BRINDOSIER

Et que diriez-vous de cette étoffe plus brillante que la soie, plus fraîche que le lin, Qui est faite avec de l'ortie ?

HELENE

Vous en avez beaucoup ?

BRINDOSIER

Quarante caisses bien repérées au large de Pharos. Ah, je n'ai jamais rien qui me manque !

Pas une tempête d'équinoxe qui ne nous apporte les dernières nouveautés.

Pas une maison de Tyr ou de Thèbes Héca- tompyles,

Qui ne nous soit bien introduite.

Et quelle pourpre nous avons !

Aussi fraîche que le sang ! Regardez ! c'est le dernier genre de Tyr. On l'appelle " La Troyenne". Et cette autre est " l'Hélénide ".

Vous rougissez ? avouez que c'est flatteur.

HELENE

Ah, que Ton est heureux d'avoir tant de fré- quentations.

BRINDOSIER

Oui. C'est l'avantage de ce petit port de mer.

PROTÉE

HÉLÈNE

Moi, je m'en vais à Sparte.

833

BRINDOSIER

C'est une ville bien honorable et les mœurs j sont bonnes.

HÉLÈNE

Simples, mais bonnes.

BRINDOSIER

Quelles orgies de fidélité vous pourrez y faire avec Ménélas !

HÉLÈNE

La forme des chapeaux y est réglée par la loi >us la peine capitale.

BRINDOSIER

Mais la nature y est belle.

Que c'est solennel le milieu de ces longs jours ['été,

Quand parmi l'aboiement des cigales interrom- pues dans la lumière qui fait tout disparaître,

On entend comme le bruit d'un dieu qui aiguise >n épée !

Et que le Taygète au soir après l'orage rôtit en 'uisselant devant le soleil

834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comme une pièce de bœuf devant un grand feu de bois !

HÉLÈNE

Ce qu'il y a de mieux à faire à Sparte est de dormir. Je déteste la campagne.

BRINDOSIER

Les femmes y sont belles.

HÉLÈNE

Elles font le pain, elles traient les vaches et dansent comme des bêtes.

BRINDOSIER

Les hommes sont de bons compagnons.

HÉLÈNE

On ne me permet que les pères de famille au- dessus de quarante ans et je ne suis invitée qu'au dessert.

Alors on craque ensemble des noix et Ton s'exerce à parler d'une manière Laconique.

BRINDOSIER

Pauvre Hélène ! ah, que vous allez souffirir,| TOUS qui avez eu des expériences si intéressantes !

HÉLÈNE

J'aime mieux ne pas y penser.

FROTTE 835

BRINDOSIER

est cette fameuse Hélène ? dira-t-on.

Elle est à Sparte et elle coud des poches à sel pour des pâtres.

C'est elle avec ses femmes qui fabrique ces biscuits locaux si renommés,

Que Ton casse avec une masse de plomb et Ton trouve de noires momies de raisins secs.

HÉLÈNE

Vous aussi, votre vie doit être bien monotone.

BRINDOSIER

Ma chère, que dites-vous ? Tout passe ici ! C'est le centre des trois mondes,

Sans parler de ce ciel au-dessus de nous qui est le quatrième.

Pas de jour qu'un dieu n'en descende. Ah, votre père m'est bien connu !

Pas un héros dont nous n'ayons la visite.

Rien ne tombe à l'eau que je n'en aie aussitôt le meilleur.

HÉLÈNE

Eh bien, vous êtes heureuse !

BRINDOSIER

Non. Je suis une femme de foyer. Tranquille, modeste.

836 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Une vie simple et tout unie, voilà ce qu'il me faut.

Ah, ce serait une position pour vous !

HÉLÈNE

Ne me tentez pas.

BRINDOSIER

Hélène de Naxos après Hélène de Troie 1 Hélène-du-milieu-des-mers !

On armerait de tous les ports du monde pour venir vous voir,

Comme on s'en va à Délos vers Tautel d'Apol- lon et de Latone !

HÉLÈNE

Et si Ménélas vient me prendre ?

BRINDOSIER

Fiez-vous à moi. Fiez-vous au seigneur Protée. ^

HÉLÈNE

Qui est Protée ?

BRINDOSIER

Le plus riche de tous les demi-dieux. Il a le contrat pour toute la mer jusqu'à Tarente. J Parlez-moi votre Priam !

HÉLÈNE

Personnellement ?

PROTÉE

B37

BRINDOSIER

Vous en ferez ce que vous voudrez. C'est un original qui à deux jambes préfère une grande queue de poisson.

Il est aussi inoffensif qu'un cul-de-jatte.

HÉLÈNE

Bien sûr, ce n'est pas un peu mort à Naxos ?

BRINDOSIER

Mort ? La mer est comme un grand journal tout ce qui se passe vient s'inscrire.

Et si Naxos vous ennuie ici,

Rien n'empêche de la mettre ailleurs.

C'est une roche légère et qui flotte comme un échaudé et comme un blanc d'œuf battu.

Et si vous voulez vous en aller, vous êtes libre.

Allons, votre carrière n'est pas finie ! Il n'y a pas qu'une Troie au monde.

HÉLÈNE

En quoi est ce bracelet à votre bras gauche ?

BRINDOSIER

Il est d'une matière merveilleuse et sans prix [qui s'appelle Celluloïde.

HELENE

On dirait de l'ivoire mais c'est cent fois plus beau !

838 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comment lui a-t-on donné cette couleur rose ? Il semble un ruban de soie et Ton voit la boucle et les trois trous pour l'ardillon imités avec un art merveilleux.

Ah, quel goût exquis !

BRINDOSIER

Je vous le donne.

Elle le lui donne,

HÉLÈNE

Et vous dites qu'il vous reste encore trois pièces de ce pongé }

BRINDOSIER

Trois pièces, je compte les prendre avec moi.

HÉLÈNE

Hélène,... pardon, ma chère, je ne sais comment vous appeler.... Laissez-les moi.

BRINDOSIER

C'est un grand sacrifice.

HÉLÈNE

Et comment fixez-vous votre corsage ?

BRINDOSIER

Par derrière, naturellement.

PROTÉE

839

HELENE

Par derrière ! par la Bonne Déesse ! un corsage qui se ferme par derrière !

BRINDOSIER

Voyez-vous ces boutons ? Il n'y a qu'à pousser I dessus, et clac 1

HÉLÈNE

Que c'est ingénieux ! laissez-moi essayer moi- même. Clic je tire. Clac je pousse. Clic, clac, clic, clac !

BRINDOSIER

On appelle cela des boutons à pression.

HÉLÈNE

Que vous êtes heureuse ! je rougis de mes agrafes scythiques.

BRINDOSIER

C'est un voyageur de Jérusalem, la tête en bas, qui nous les a apportés l'autre jour, en route vers le fond de la mer.

Nous en avons trois cartons.

HÉLÈhiE

Hélène, ma petite Hélène !

I4O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Eh bien, Hélène ?

HÉLÈNE

Laisse-moi avoir ces boutons !

BRINDOSIER

Et vous resterez à Naxos ?

HÉLÈNE

J'y consens.

BRINDOSIER

Merci, Hélène. il

HÉLÈNE '

Adieu, Hélène.

BRINDOSIER

Adieu 1

HÉLÈNE s'en va.

SCÈNE IV

Rentre ménélas.

MÉNÉLAS

Hélène, est cette autre Hélène qui est venue m'inquiéter }

Û

PROT^E 841

BRINDOSIER

Il ny a qu'une Hélène, qui te fut toujours fidèle.

L'autre s'est dissipée comme un songe.

Musique à F orchestre exprimant la solitude de la mer,

MÉNÉLAS

Je te crois. Pour moi seul tu seras l'Hélène que j'ai aimée. La même, toujours fidèle.

BRINDOSIER

I L'autre s'est dissipée comme un songe.

MÉNÉLAS

Mais, grands dieux î que personne autre ne le îache !

BRINDOSIER

Que personne autre ne le sache }

MÀNÉLAS

Il faut que tout chacun te croie cette Hélène lue le Ravisseur entraîna.

BRINDOSIER

Pourquoi }

MÉNÉLAS

Mon honneur y est intéressé.

842 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Quelle gloire serait la mienne ? Et que diraient les mères de tant de braves qui sont tombés sur les rives du Scamandre ?

SCÈNE V

Le navire approche. Il est garni de Satyres qui le poussent avec leurs rames. Et pour plus de commodité il est monté sur des roulettes.

MÉNÉLAS

Et quelles sont ces belles nymphes aux bras blancs qui conduisent notre esquif ?

BRINDOSIER

Les servantes qui dormaient avec moi. Ce sont elles qui nous serviront de mariniers. Le favorable Auster souffle et le jour nous fera voir les rivages blanchissants de la Grèce.

On pose une planche pour V embarquement.

MÉNÉLAS

Monte, Hélène.

BRINDOSIER

Mais, dis-moi, n*as-tu pas promis à cette Nymphe

Brindosier et à ses Satyres de les emmener avec toi ?

1

PROTÉE 843

MÉNÉLAS

C'est vrai, je Tai juré, mais le bateau n'est pas assez grand.

BRINDOSIER

Il faut tenir son serment.

MÉNÉLAS

J'ai juré par Zeus, mon beau-père. Cela n'a pas d'importance. Entre parents on n*y regarde pas de si près.

Mais il me reste le dernier rite à accomplir.

On lui apporte un pot de peinture et du bout du pinceau il pose la prunelle au milieu de Vœil du bateau.

Reste ouvert, œil vigilant ! Jour et nuit, soir et matin,

Vers les feux, vers les étoiles, vers les amers.

Guide-nous, gros œil patient de la nef surchar- gée qui nous contient.

Submergée jusqu'aux épaules au sein nerveux de ces mers que notre éperon laboure.

Tous deux montent h bord; on retire laplanche,

CHŒUR DES SATYRES Mssant la voile.

hho !

hhé éhhé hho !

hho !

844 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

hho 1 hho !

MÉNÉLAS I

Nous ne bougeons pas.

LE SATYRE-MAJOR, au gouvemaîl Nous sommes ensablés !

HÉLÈNE

Ménélas, rends les lunettes à Protée.

MÉNÉLAS

Jamais ! Ce que j'ai pris par la force, je ne le rends que par la force.

LE SATYRE-MAJOR

Faites la souille.

On fait la souille inutilement.

MÉNÉLAS

A l'aide, Jupiter !

Coup de tonnerre, iris, toute garnie de plaques d'or et de clochettes, en un costume qui rappelle assez celui des danseuses Siamoises, tombe du ciel au bout d'une Hcelle. Elle attache le crochet auquel elle est suspendue au crochet correspondant de Vile, et le tout monte au ciel en tourbillonnant au milieu

PROTÀE 845

de r admiration générale. L'île en s* enlevant découvre protÉe qui est assis sur une chaise^ en proie à un grand abattement. La nef reste seule au milieu d'une vaste éten- due de linoléum.

BRINDOSIER

Merveille !

MÉNÉLAS

Merci, Jupiter !

LE SATYRE-MAJOR

La mer est libre !

AUTRES SATYRES

Libre ! Libre ! Libre ! Libre !

ménélas, se portant à F avant Barre à bâbord, cinq points 1

LE satyre-major

Barre à bâbord, cinq points !

LES SATYRES

On bouge ! On bouge ! On part ! On part I

MÉNÉLAS

La brise n'est pas assez forte ! Toutes les rames à la mer !

846 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Toutes les rames à la mer ! {Coup de sifflet^

Attention !

Souquez !

Une, deux ! Une, deux !

LES SATYRES chantant à gorge déployée

Marguerite^ elle est malade !

Il lui faut le médecin !

Marguerite^ elle est mala a de^

Il lui faut aut aut^ il lui faut aut aut^

Il lui faut le médecin !

Il

MÉNÉLAS '

O Nymphes, quelles voix célestes ! quelle déli- cieuse mélodie !

LE SATYRE-MAJOR

Sciez, les enfants !

I bis.

LES SATYRES de même

Le médecin qui la visite Lui a défendu le vin.

Médecin^ va-t-en au diable^ | , .

Si tu me défends le vin, ]

J'en ai bu toute ma vie, ) , .

J'en boirai jusqu'à la fin, J

Si je meurs, quon m'enterre, \ ..

Dans la cave est le vin, j

PROTÉE 847

Les pieds contre la muraille | , .

Et le bec sous le robin. J

S'il en tombe quelques gouttes^ \ , .

Ça sera pour me rafraîchir. j

Et si le tonneau défonce : ) . .

,,;.., 7 . bis.

J en boirai a mon plaisir, )

MÉNÉLAS lève la main.

LE SATYRE-MAJOR

Rentrez les rames !

allons-nous, les enfants ?

UN SATYRE

En France !

UN AUTRE

A Bordeaux !

LE SATYRE-MAJOR

En Bourgogne ! Une fois que nous nous serons débarrassés de cet imbécile.

Entendez le vent qui ronfle dans la toile ! C'est Bacchus lui-même qui nous reprend et nous fait signe !

CHŒUR DES SATYRES

En Bourgogne ! En Bourgogne ! Vive le vin Bourguignon !

848 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISl

LE SATYRE-MAJOR

Allons planter le vin de Beau ne !

MÉNÉLAS

Barre à bâbord, deux points !

LE SATYRE-MAJOR

Barre à bâbord, deux points.

UN SATYRE

Je ne m'arrête pas avant Châlons 1

UN AUTRE

J*ai soif à mettre la mer à sec î

LE SATYRE-MAJOR

Quel est le vin le meilleur, les enfants ?

LE CHŒUR

C'est celui de la Côte qui est entre Beaune et Dijon !

LE SATYRE-MAJOR

Quelle est la terre la meilleure, les enfants? La plus noire, la plus grasse, la mieux fumée ?

MÉNÉLAS

La brise faiblit.

PROxéE 849

LE SATYRE-MAJOR

Sifflez pour la brise.

Ils sifflent,

LE CHŒUR

Une terre sèche et grumeleuse comme du lait lillé, et pleine de petits cailloux calcaires Qui gardent la chaleur comme des briques Afin que la grappe lourde et dormante cuise les deux côtés.

LE SATYRE-MAJOR

Quelle est la terre la meilleure, les enfants }

LE CHŒUR

Une terre maigre dont Tos saillit Comme les vaches qui sont bonnes laitières dont saillit Tos de la hanche.

MÉNÉLAS

Le vent mollit.

CHŒUR DES PHOQUES, surgîssaftt autour delà nef

Floue ! floue !

L'île de Naxos a été enlevée au ciel, il y a du bon pour des phoques !

Floue ! floue !

Une de moins ! moins y a d*îles, mieux cela vaut pour les phoques. Hourra !

Floue ! floue !

850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le vieux Protée a perdu ses lunettes, hourra ! nous n'extrairons plus de racines carrées, hourra !

Floue ! floue !

La mer est libre ! la mer est libre ! Elle est libre et nous sommes dedans !

La sentez-vous frémir et frissonner ? Sentez- vous ce coup de reins qui nous envoie à huit pieds dans Tair !

Hourra ! Hourra !

Quel bond ! quelle détente !

Elle est libre et nous sommes dedans ! elle est infinie et nous sommes dedans ! il y a plus ici à boire qu'un coup de vin ! Youp, youp, youp, hourra 1 Youp, youp, youp, hourra !

La nef disparaît suivie des Phoques,

PROTÉE seul au milieu de la scène

Et vous trouvez cela raisonnable ?

Quelle folie dans tout cela ! quelle dérision d< choses sérieuses ! quelle farce stupide !

Voilà Jupiter qui a besoin de son Hélène pour en faire une étoile.

Et c'est vrai qu'il y a une place vide au ciel qui ne fait pas bien entre les Dioscures.

Est-ce qu'il pense une seconde à mes droits sacrés de propriétaire ?

Ou du moins est-ce qu'il va se donner la peine de piquer la pécore au milieu de mon petit jardin, elle est cependant bien visible ?

1

PROTÉE 851

Point. Comme une servante sans attention, comme une hirondelle sans souci qui pour une mouche enlève toute la toile d'araignée,

Voilà Iris, on lui a 'dit Hélène, et c'est toute ma propriété au ciel qu'elle emporte !

Elle est au ciel maintenant, ma jolie petite île de Naxos, avec toutes ses collections et ses six plants de tabac !

Allez donc l'y chercher !

Elle est au ciel et les vagues de l'azur blan- chissent contre ses récifs.

Pour moi me voilà seul, ruiné et sans lunettes.

C'est bien je m'en vais, je quitte la surface, on ne me verra plus !

Je plonge, nunc est hihendum !

Je prends ma retraite à l'étage au-dessous ! dans un monde plus tranquille, j'habite un grand palais de bulles d'air au milieu des coraux, des éponges et des holoturies !

Adieu, Ménélas, bon vent ! bon voyage, navi- gateur !

C'est pour cela qu'il a pris Troie !

Pour débarquer sur la rive de Laconie cette chèvre camuse et ce plein chargement de bêtes à cornes 1

est le bon sens dans tout cela } Je vous le demande. est la justice } est le bon ordre et le bon tempérament ^

Et dire qu'il en sera toujours ainsi tant que le

852 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

monde sera gouverné par les poètes ! Ah, ça n*est pas près de finir !

Quel malheur ! Quel malheur !

// s'abîme, RIDEAU

ET

FIN

Paul Claudel.

En Allemagne, 1913-

853

CHRONIQUE DE CAERDAL

XXVII DIAPRES STENDHAL

Protée est comédien : il prend toute sorte de figures, et n'en a aucune. Il est d'argile, que pétrit le jeu de la lumière et de Tombre. Il n'a point de squelette, ni os ni échine.

Il n'en va pas ainsi des grands poètes : ils sont profondément ce qu'ils sont, et bien plus encore ce qu'ils veulent être. Pour eux, être soi-même, c'est presque toujours garder son plus rare secret au moment l'on révèle ses divers mystères. Ils sont femme et ils sont homme, et cent fois pour une. La figure qu'ils montrent n'est pas d'emprunt, mais l'une de celles qu'ils ont, et plus souvent encore celle qu'ils veulent avoir, sans oser la prendre dans l'action, ou sans en trouver les moyens. On n'a pas toujours le temps d'être héroïque. Le crime est en eux, et toutes les vertus. Leurs plus fameux exploits sont dans leurs livres. Et moins l'amour, leurs œuvres sont toute leur vie, et leur fatale aventure.

854 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dostoïevski n*est pas, tour à tour, tous les Possédés ni tous les saints Innocents de sa tragédie divine. Mais tous les Karamazov et tous les Muichkine tiennent de Dostoïevski, plus ou moins. Sonia et Raskolnikov ont de lui, comme Marmé- ladov et Lébédev, Rogojine et Svidrigaïlov eux- mêmes. Dans la vie quotidienne, Dostoïevski n*a pu vivre qu'une fois avec une petite fille ; mais dans le monde de ses livres, il a connu toutes les formes de l'excès et de la négation. S'il ny suc- combe, plus l'artiste est vaincu selon le siècle, et plus il doit remporter d'étonnantes victoires dans le silence brûlant de la création. Stendhal est un de ces magnifiques vaincus. Cézanne en est un autre.

On se venge ainsi de toutes les contraintes, de toutes les défaites, de toutes les humiliations. L'art est bien le monde 011 le poète est roi. Qu'on lui conteste ici son règne et son triomphe. L'œuvre est toujours une confession ; mais quand il s'agit de Shakspeare, de Cervantes, de Stendhal, de Dostoïevski, on frémit de joie et d'orgueil à con- templer l'insolence de leurs conquêtes, la grandeur de leur domination,et l'étendue de leurs royaumes. Ah, chiens couronnés, chiens légitimes, chiens d^ ministres, chiens politiques, chiens en possession Comme on rit de vous, quand on n'a même pas besoin d'usurper l'empire ! mais on se taille un royaume, on se le constitue de toutes pièces, e( on se le donne. Et s'il vous est seulement permi

CHRONIQUE DE CAERDAL 855

d'y pénétrer, vous êtes contraints d'y entrer à genoux. Certes, il n*est pas d'ironie qui vaille celle-là : un roi d'Europe, une espèce de sergent à cent galons, qui bâille à la lecture de Rouge et Noir ; un tsar trop faible d'esprit pour achever Y Idiot, Reste à la porte, esclave. Va plutôt ouvrir le bal des épiciers, ou bénir la Neva, imbécile.

L'artiste est dangereux. Il est sûr que le souve- rain-poète abolit, pour son compte, toutes les coutumes, tous les préjugés et toutes les lois. Il fait la loi, selon soi-même ; et il substitue à votre misérable cité un monde il vous force, bon gré mal gré, à ne prendre connaissance que de lui. Et que vous ne vous en doutiez même pas, c'est le plus divin de ses plaisirs, peut-être. Un Dieu noble doit jouir de ses athées : échapper enfin à l'adoration des coquins et des habiles !

Le monde de Stendhal est moins varié et moins étrange que l'univers de Shakspeare ou de Dostoïevsky ; mais il n'en porte pas moins la ressemblance de son maître. Et pensant aux héros qu'il a modelés d'une main si impérieuse, quand je veux les peindre, je ne peins que lui.

Les livres de Stendhal sont les poèmes de l'action : l'amour étant l'action de la femme et du jeune homme. L'homme en passion est toujours jeune.

856 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ces chefs-d*œuvre sont capables de gouverner une vie. La force y arme un génie tendre et ne TétoufFe pas.

I

TOUJOURS NAPOLÉON

Si La Chartreuse de Parme est le plus beau livre de Stendhal, Julien Sorel est pourtant son chef- d'œuvre. Entre tous les héros qu'il a formés de sa lumière et animés de son esprit, celui-là a le plus de portée et le plus de puissance. C'est le jeune homme de génie, pour tous les temps et pour tous les peuples à culture. Les merveilleux jeunes gens de Dostoïevski sont tous des frères plus sensibles de Julien. Enfin, il y a désormais de Julien Sorel dans tous les héros adolescents, comme il y a de Bonaparte dans tous les jeunes hommes qui rêvent de l'empire.

Peut-être, faut-il un homme pour comprendre Julien Sorel ; et un homme à la Bonaparte, pour l'aimer sincèrement. Les Bonaparte secrets sont moins rares qu'on ne pense. Ils ne sont pas tous à Tarmée d'Italie, ni consuls : d'où vient qu'on les ignore. Ils sont moins nombreux aussi qu'on ne le dit. Les Bonaparte en chambre sont des héros sans matière. Il ne leur a manqué que l'argile de* hommes, le four et les feux de l'occasion } Soit mais tant pis.

CHRONIQUE DE CAERDAL 857

Les femmes ne comprennent pas Julien ; ou, l'ayant compris, l'aiment peu. Il leur semble trop ingrat. Il leur serait plus facile de l'aimer sans le comprendre, que de ne pas le haïr en le compre- nant. Madame de Rénal en est seule capable : par ce qu'on se passe tout à fait de connaître un amant, quand on l'adore.

Elle l'aime au point qu'elle le veut toujours enfant, comme dans le premier âge de la passion, quand tous les baisers d'une femme se confondent, ceux de la mère et ceux de la maîtresse, ceux de la sœur aînée et ceux de l'amante. Passionnée et craintive, il était alors l'adolescent qu'une femme chérit, et rien de plus : c'est-à-dire tout pour elle, la nature en amour, le monde découvert dans la caresse, l'univers qu'elle tient dans ses bras. Sa petite ville lui est toute l'histoire, et sa maison toute la terre. Quel Napoléon peut valoir ce jeune homme pour la femme amoureuse qu'il comble ? S'il se détache d'elle, fût ce pour devenir l'empereur des siècles, la pauvre Rénal se désespère : son seul vœu, c'est qu'il abdique. Elle déteste un triomphe elle n'est pas. Elle est jalouse de ce vainqueur qui l'oublie, et qu'elle ne désire même pas com- prendre, tant il lui suffit d'en être possédée. Elle ne peut se défendre de le méconnaître : pour le retrouver, elle attend qu'il se démente. Et elle l'adore à mourir, dès qu'il se dément. Au fond, il faut toujours mourir dans sa fleur, quand on aime.

8

858 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les nigauds appellent cette passion une passion romantique. Julien n'est pas plus romantique que Phèdre ou Hamlet. Il n'y a de romantique, il me semble, que Tart sans conscience : être intérieur, être vrai avec soi même, ne pas être dupe, c'est assez de vertu, et la plus classique.

Napoléon est pourtant le hasard, la guerre, la matière toujours brutale, quoi qu'on fasse, et la victoire. Julien Sorel est la volonté de la toute puissance qui se change, à l'apogée, en volonté d'amour ; et cette force si belle court à la seule beauté qu'elle pût envier encore : à une sublime défaite. Elle s'y précipite avec ivresse. Julien Sorel veut être Napoléon. Mais depuis Stendhal, qui- conque, à vingt ans, veut être Napoléon, rêve de Julien Sorel.

II

HOMME QUI NE DATE PAS

Dans son marais de Civita Vecchia, derrière un( triple clôture de bassesse, de mauvais air el d'ennui, Stendhal est pris au piège ; et pour se mieux moquer de lui, la fortune a voulu que les rets fussent italiens. Que va-t-il faire dans sa cage à cafards et à moustiques ? Il ne peut plus vivre| que pour l'an 1880 et l'an 1940. Point d'autre; parti : qu'il le veuille ou non, c'est pour être un jour le grand Stendhal, que le petit consul respire.

CHRONIQUE DE CAERDAL 859

On ne se propose jamais de vivre pour le temps Ton ne vivra plus, quand on a la tête claire ; mais on peut fort bien s'y trouver forcé ; on est réduit à la gloire, malgré soi. Se la promet on ? Non, sans doute : ce serait la preuve qu'on ne l'aura point et qu'on ne la mérite pas. Mais on s'y résigne. On ne vit donc pas pour l'an deux mille, ce qui n'a pas de sens. On soupçonne seulement qu'on y vivra. On en accepte la condamnation, et l'irréparable louange, comme le pauvre Achille d'être un si grand héros parmi les ombres.

A deux fois vingt-neuf ans, comme il disait, Stendhal savait fort bien à quoi s'en tenir sur son propre compte ; et quand personne ne lui eût rendu justice, ayant mesuré les illustres du temps, il devait sentir que pas un ne le valait à Paris. Son rire à Balzac marque la gaîté de l'homme, qui s'entend nommer enfin par son nom et par son titre : il ne trahit pas le sot contentement de soi ni la plus sotte modestie. D'ailleurs, Stendhal comme Baudelaire juge avec supériorité tous les auteurs, toutes les renommées, toutes les couronnes, fût ce Chateaubriand, fût ce Racine. On ne lui en conte pas. Une telle assurance dans la sévérité part d'une certitude infaillible et cachée, qui concerne le juge.

Pour tenir bon au bord du marécage, entre le bagne et la fièvre quarte, Stendhal fit société avec les Chroniques italiennes et Saint Simon. Ces

86o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

œuvres si vives, qu'elles sont des siècles vivants, personne ne les a goûtées comme lui. Il les a pratiquées mieux que personne. Là, s'est achevée sa puissance. il est né, vers cinquante ans, pour les temps à venir.

Est ce trop dire ? Au XIX® siècle, personne selon moi n'est plus assuré du temps que Stendhal et Dostoïevski.

Flaubert a sa date, comme l'huile la plus pure qui finit toujours par rancir. Tolstoï, tout de même. Pour plus des deux tiers, Balzac n'est déjà qu'un document d'histoire. Stendhal est immortel, comme un esprit. Dostoïevski est éternel, comme un Evangile. Stendhal est une intelligence de la vie, parmi toutes les intelligences. Dostoïevski est une passion et une connaissance.

L'un et l'autre ne passeront pas plus que l'Evangile ou que l'esprit d'Athènes. Car, le jour on ne les lira plus, ils seront entrés, à tout jamais, dans la conscience humaine.

III

SIR FIASCO, ESQ.

La sincérité de Stendhal va bien loin dans l'aveu de toutes ses faiblesses. Il est comme un prince qui peut se mettre nu devant ses gens.

On se cherche, on se connaît soi même, et l'on

CHRONIQUE DE CAERDAL 86 1

ne se donne pas pour autre que Ton est. On ne daigne pas mentir, ni à soi ni aux autres. Y eût on intérêt, on ne le peut pas. Que Torgueil est donc sincère ! C'est ce qu'il a de beau. Enfin, si l'on est menteur de nature, on ment avec sincérité.

La sincérité consiste à ne pas feindre un rôle, quand on est fait pour en jouer un autre. Il se peut, après tout, que tous les hommes jouent un rôle.

11 est difficile qu'un sot soit jamais sincère.

On peut être intelligent et mentir. Mais on est sincère dans le mensonge, si l'on ne se ment pas à soi même. La plupart des hommes mentent moins aux autres, qu'ils ne se mentent, chacun à soi. Il est clair qu'il y a infiniment plus de sots dans le monde que de vrais fourbes. Mais il y a plus de fourbes encore que d'esprits sincères.

La sincérité n'est pas l'intelligence : elle en est l'usage viril. Le véritable orgueil l'exige.

§

Tolstoï, qui a tant appris de Stendhal, et d'abord à peindre la guerre, lui a pris aussi son idée du mensonge universel, qui est la vanité de chaque homme, et le commun ressort de la vie sociale. La sincérité est l'antidote du vain amour propre.

La vanité est l'universelle faiblesse. La modestie

862 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

est la sincérité des petites gens. Les grandes âmes n*ont pas besoin d'être modestes : elles sont sincères ; et cette vertu suffit.

Stendhal avoue ce que non pas la pudeur, mais la vanité arrête sur les lèvres d'un homme. 11 est bien trop aristocrate pour avoir souci d'être moqué. Je soupçonne qu'il s'en amuse.

Voilà ce fameux dragon, qui veut qu'on prenne toute femme au galop et à la charge, dès la seconde entrevue. Pas un reître comme lui, ni mieux monté, ni cavalier d'équitation plus vite, pur sang sur pur sang ; et pas un qui aime mieux la course, qui se préoccupe plus assidûment de la chevauchée. Or, il lui arrive sans cesse de manquer la coche et de rester au relais. Quand il y va de la gloire et de cet honneur amoureux qui est la vie même, il perd l'étrier : une ombre le démonte, une idée le désarçonne, un souffle, un cri. Et le dragon de Marengo n'est même plus un fantassin : il a mal aux pieds. Loin de brûler trois postes ou quatre, il a l'entorse ; et il lui faut dormir sur place.

Telle est son admirable sincérité, qu'il confesse Taccident, et presque l'infirmité, tant elle lui est propre. Il se punit ainsi d'y être sujet. Qui la saurait sans lui ? Qui pourrait en rire, s'il n'avait pas voulu qu'on en rît ?

Je ne ris pas de Stendhal en sa disgrâce. Je l'en admire davantage. Il n'est jamais grossier,

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CHRONIQUE DE CAERDAL 863

tant d'autres hommes ne se défendent pas de Têtre. Il est vrai qu'à mon sens, le fat passe tous les hommes en grossièreté. Le muletier est un fat, avec son célèbre quart d'heure.

Puis, c'est le véritable amour qui jette l'amant dans les faux pas, et qui le fait glisser. La vraie passion de la guerre est sujette à des défaites, que les guerrilles ne connaissent pas. L'appétit est toujours prêt, et non pas la grande soif que rien n'apaise. Elle fuit peut-être l'apaisement ?

L'amant trébuche, le galant ne bronche pas. L'amant est le pur sang que le combat épuise, et le galant est le mulet. Ils ne l'entendent pas ainsi : mais les amants parlent de l'âme ; et c'est elle qui qui manque aux mulets. Pour tout le reste, on leur rend les honneurs du sentier en montagne et du sabot infaillible au bord des précipices.

Tout est abîme pour les amants, et pour les mulets rien ne l'est. Entre eux, c'est l'immense vallée de l'Imagination. L'ardent Stendhal, cet amant qui veut toujours l'être, son imagination le joue ; elle le lie, elle l'entrave. L'imagination est la dame jalouse qui noue l'aiguillette. Et telle est l'ironique destin de Stendhal, qu'entre tant de personnages qu'il a joués et dont il a pris le nom, il n'a jamais été plus lui-même qu'en amant muet, sous les traits et l'habit de Sir Fiasco, esquire.

864 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

IV

ENFIN, Julien se laisse vivre

Une femme, qui m*est bien' chère, ayant fini de lire he Rouge et le Noir^ me dit : " Ah, je n'aurais pas voulu que Julien tire le pistolet contre sa douce amie ! C'est bien assez qu'il en soit capable. Quel affreux courage ! Julien traite Madame de Rénal comme un homme : voilà ce que je lui reproche. " Idée de femme, et vraiment charmante : un homme ne doit jamais user de sa force contre une femme, que pour l'aimer. Il doit tout lui pardonner ; et d'abord, ce qu'une femme ne lui pardonnerait jamais. Elles sentent ainsi, quand elles aiment. Puis, elles se perdent, elles se font tuer, elles vont à la mort plutôt que de rester dans la tombe de l'absence, et de condamner leur amour à l'oubli. N'eussent elles pas pitié de l'amant, elles ont soif et compassion de l'amour en lui.

Rien de plus vrai : Julien traite en homme sa tendre maîtresse, parce que l'ambition est l'ennemie de l'amour. Julien est toujours tout ce qu'il est. Le dernier feu de sa volonté est un coup de foudre. Mais cet éclair lui révèle le monde de la tendresse ; et il n'y entre que pour n'en sortir jamais. 11 ne retrouve pas Madame de Rénal dans l'église de Verrières, mais sur le seuil du bonheur.

CHRONIQUE DE CAERDAL 865

Il lui envoie la balle que tous les hommes du livre et de la vie méritent, pour toute la haine et l'envie qu'ils exercent contre les jeunes héros.

Admirez, belle amoureuse, que pour le vrai héros, à vingt-cinq ans et peut-être à cinquante, il ny a ni homme ni femme : il n'est que des alliés ou des ennemis. La preuve en est que l'adorable Rénal, si chère à tous les cœurs passionnés, s'est laissée manier elle-même comme une marionnette par son jésuite. Mille fois plus touchante d'être aussi victime, elle se perd en perdant son ami. La pensée de Stendhal est toute vive, avec son culte de l'amour : pour goûter enfin la vie d'amour, ils se perdent tous deux joyeusement. Jusque là, tout le reste n'a été que roman, un vain passe- temps, un prélude, une attente. Dès le premier regard, le petit jeune homme en veste de ratine, €t l'honnête femme vêtue d'ignorance et de tran- quillité, Julien et l'adorable Rénal, quoi qu'ils fissent, étaient voués à la même vie et à la même mort d'amour : l'amour est leur fatalité.

Pour être tout à son amour, il se sépare de la vie. Il tue son ambition, pour se rendre sans par- tage à sa maîtresse. Tout le passé lui semble une ridicule erreur. Plus d'ennui, plus de vide. Voici sonner les heures pleines, les heures inimitables. Trente de ces jours passionnés et de ces nuits valent trente fois trente années de vie déserte.

Il fallait donc que Sorel abdiquât tout désir

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médiocre, et que sa volonté tyrannique ne lui fût plus de rien, pour qu'il se connût lui-même, et pour posséder Tunique bien qui nous comble le cœur. En se rendant Tamour, il se restitue à soi- même. Comme Fabrice n'est heureux que dans sa prison, Julien n'a de cœur et ne goûte le bonheur de la vie que dans son cachot, aux viles portes de la mort. La même fable porte le même symbole ; et il est si beau que Stendhal n'en cherche pas un autre. C'est tout gagner, que de tout perdre en trouvant l'amour. Et peut-être y faut-il la prison, qui est la rupture du lien avec les hommes.

En Julien Sorel, l'ambition n'était que le masque de la passion, et le moindre usage d'une nature conquérante. Ce sentiment me rend le fier jeune homme plus vrai et plus beau que Bonaparte, son idole. Et quelle liberté dans ce donjon gardé par le bourreau et la légitime stupidité des lois. Enfin la séparation d'avec les hommes rend libre celui qui tient l'objet de sa passion : mais il faut qu'il le tienne, je l'avoue.

§

Voir le monde comme il est : mot qui ne veut rien dire, précepte de morale à la Carlyle et l'allemande : une prophétie concernant l'événemeii^ accompli.

On voit le monde comme on est, quand on

CHRONIQUE DE CAERDAL 867

des yeux. On voit comme Ton crée. Le héros est l'homme qui ose le plus être soi-même, et qui le peut. Point de héros sans puissance égoïste, et point de saint moins l'amour de Dieu.

Personne n'a du héros une idée plus saine que Stendhal. Il n'a pas connu la sainteté ; mais il était capable de deviner qu'elle lui manque. Stendhal a un esprit qui fait une telle lumière,, qu'elle en éclaire pour lui-même les lacunes et les imperfections.

Stendhal est la moitié d'un Gœthe et même un peu plus. Sa part est autrement aisée et naturelle. 11 suffit de comparer l'Italie de l'un à l'Italie de l'autre. L'Italie de Gœthe est une bourgeoise fort instruite et bien nourrie, qui porte partout avec elle les menus de Weimar et les caquets de sa Germanie; elle ne vit que dans les musées et dans les cabinets de province ; avec un contentement de soi presque ridicule, elle note toutes ses diges- tions d'esprit, elle minaude, elle rougit d'avoir passé quelques bonnes nuits aux bras d'un modèle académique : elle ncn revient pas de sa folle audace, et se persuade, décidément, qu'elle a renouvelé, dans sa chambre d'auberge, tous les. délires de la fable, de l'Ida et des dieux. Que de bruit pour marier cette vieille Iphigénie de cin- quante-trois ans avec le pauvre Tasse ! Et tenir registre de leurs moindres soupirs, sur la paillasse d'Angelica Kaufmann, c'en est trop ; tant de vul-

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gaire importance appelle un châtiment : ce grand homme a souvent Tair d'un Polonius, ministre de rOlympe.

Sans le moindre effort, Stendhal est un Ancien. Et non pas un Romain, mais un Grec à Rome.

Pour être juste, après avoir ri, je suis toujours plus frappé du Romain dans Goethe. L'antiquité de Gœthe est romaine. Le païen de Goethe est romain. Tout son esprit est romain, et toute sa réussite. Plus il veut être Grec, et moins il Test : mais toujours le poète lauréat de la Rome impé- riale, au temps d'Adrien. Il parle sans cesse de Phidias et de Sophocle ; mais sa muse est la solide €t froide tête de la Junon Ludovisi.

POLITIQUE

Ceux que j'appelais naguère les tigres grossiers, il y a mille ans, plus ou moins, au temps toute la vallée de la Seine était à feu et à sang, ces gens eussent fait souche de grands barons.

Nos siècles sont d'une terrible hypocrisie. On n'y peut même pas devenir baron sur sa terre, par le droit du plus fort. Même pas se venger d'un ennemi, guetté pendant cent mois : même pas écraser une blatte d'auteur, qui calomnie. La ruse, second âge de la force, n'est guère plus libre.

I

CHRONIQUE DE CAERDAL 869

L'argent seul a toute industrie et tout droit : il n'a donc pas besoin de la violence.

Julien Sorel lui même, ce héros plus grand que Bonaparte, étant bien plus beau et capable de s'ac- complir contre lui-même par amour, le siècle le destine au supplice : à tout coin de rue, la vie sociale cherche à l'écraser. Enfin elle l'écrase. Les yeux sur le visage bien aimé de sa maîtresse, il n'y prend seulement pas garde. Décapité, il sourit.

La grande âme triomphe donc toujours. Mais à quel prix. Julien Sorel me montre Stendhal, dans sa petite chambre d'hôtel, à cinquante ans déjà. Au moment Julien Sorel porte sa belle tête sur l'échafaud, Stendhal charge ses pistolets par dégoût d'une vie trop misérable. Et de quoi s'en est il fallu, qu'il fît sauter de l'écrin cette magnifique cervelle, la charnière enfoncée d'une balle .?

§

Il est profondément aristocrate, par ce qu'il est républicain de la bonne manière. Tel à quinze ans, tel à cinquante. Républicain d'esprit et de volonté, aristocrate de mœurs ; et prince en presque tous ses goûts : et d'abord, en cette passion de la vérité, qui est celle de n'avoir point de maître, sinon la raison. Un prince régnant, dans un monde il serait seul roi, parmi tous ces journalistes et

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lecteurs de journal, peut seul aussi se payer le luxe et Tinsolence de la vérité.

encore, Stendhal me rappelle Montaigne. Stendhal est un Montaigne qui a l'Italie du moyen âge pour antiquité ; que Tamour occupe par voca- tion plus que l'amitié ; et à qui les œuvres d'art tiennent lieu de morale.

Ce qui trompe sur les goûts de Stendhal, c'est la gêne du petit consul, et les manies du vieux garçon. Je ne sais pour quoi, les princes semblent toujours mariés chez les modernes ; et chez les anciens, on ne pense jamais qu'ils aient pu l'être. La femme est le plus beau luxe de l'homme, depuis quinze cents ans : voilà sans doute la raison.

Mérimée voyait ainsi cet ami redoutable : origi- nal en toutes choses, dit il, et au fond de l'âme aristocrate achevé. " J'abhorre la canaille, en même temps que sous le nom de peuple je désire pas- sionnément son bonheur. J'ai horreur de ce qui est sale ; or, le peuple est toujours sale à mes yeux. " Qu'on leur accorde la Charte, en attendant qu'ils soient dignes de la République.

Le pouvoir absolu aux mains du meilleur, telle est la politique de l'art. La dictature du génie est selon le cœur de l'artiste, et le seul ordre raison- nable. La religion sacre la monarchie légitime, et elle seule. Les rois ont perdu toute autorité, l'Eglise vivante ne la leur confère plus. (J'en

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dirais autant de Théritage.) L'Eglise ne vit, poli- tiquement, que dans la volonté unanime et la foi du peuple. Il faut aux rois la Sainte Ampoule : Faute de quoi, non seulement ils ne guérissent pas les écrouelles de l'État, mais on voit trop à leur pauvre tête qu'elles suppurent.

(J suivre.) André Su ares.

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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE

ANTHOLOGIE DES AVOCATS FRANÇAIS CONTEM- PORAINS, par Fernand Payen. (Bernard Grasset).

Réunir une Anthologie des avocats d'aujourd'hui n'était pas une mauvaise idée. M. Payen, qui consacre aux maîtres qu'il a cités des notices élégantes, parfois assez fines, et qui, excep- tion faite pour Waldeck Rousseau et pour Barboux, se limite hiérarchiquement aux bâtonniers de l'ordre, a choisir, je n'en doute pas, les meilleures plaidoiries contemporaines. Les avocats, représentés par leurs chefs élus, plaident, ici, devant le public et la critique, et pour eux-mêmes. Ils plaident aussi, et M. Payen avec eux, pour l'art de l'éloquence judiciaire, et nous sommes mis en demeure de décider, sur pièces écrites, si oui ou non il est raisonnable de laisser, comme on le fait d'ordinaire, cette forme d'art oratoire sur la rive obscure, hors du monde esthétique et des genres littéraires. Montons donc, tel Ubu, sur notre tribunal, et, nous étant assuré que la trappe fonctionne, jugeons.

Tout à l'heure peut-être nous allons découvrir des merveilles jusqu'ici ignorées, ou limitées du moins à l'enceinte du tribu- nal et à la Revue des Grands Procès. Mais si nous nous en tenons au tableau consacré des valeurs littéraires, au canon que l'école nous enseigne, nous nous expliquons d'abord mal ce fait singu- lier : dans les deux littératures classiques anciennes, l'éloquence judiciaire paraît tenir une place d'honneur, et même, par sa con- tinuité et son autorité, la première place parmi les genres cm

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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 873

prose comme le théâtre parmi les genres en vers. Dans les temps modernes, néant ou à peu près. L'éloquence politique chez nous, n'a pas trop démérité, et depuis le XIV® siècle, on citerait plus de cent discours qui méritent d'être relus et admirés ; l'éloquence démonstrative s'est enrichie d'un genre authentiquement français, le discours académique (dont l'étude technique, dans une continuité de trois siècles, serait bien fructueuse pour le critique qui l'entreprendrait). L'éloquence de la chaire tient pareillement, depuis longtemps la place la plus éminente. Pourquoi donc cet effondrement apparent de l'avocat ? Faut-il croire ces lignes de Renan que cite M. Payen " Heureux les classiques venus à l'époque l'individualité littéraire était si puissante ! Tel discours de nos Parlements vaut assurément les meilleures harangues de Démosthène ; tel plaidoyer de Chaix d'Est-Ange est comparable aux invectives de Cicéron. Et pourtant Cicéron et Démosthène continueront d'être publiés, admirés, commentés en classiques, tandis que le discours de M. Guizot, de M. Lamartine, de M. Chaix d'Est- Ange ne sortira pas des colonnes du journal du lendemain. " Laissons de côté Guizot et Lamartine, laissons de côté les discours politiques de Démosthène et de Cicéron. Ne compa- rons que le semblable au semblable, les avocats aux avocats. Le seul procès dont il s'agisse ici, le seul dont nous ayons à discu- ter la revision, est celui de Chaix d'Est-Ange et de ses confrères, qu'ils soient Berryer, Henri-Robert ou Poincaré.

Il importe d'abord de remarquer que Démosthène et Cicéron ne sont de vrais avocats que par un côté, le plus petit peut-être, de leur génie. Sans tenir compte ici des reflets passionnants dont les luttes politiques illuminent et trempent leur éloquence, voyez qu'ils n'ont obtenu, devant la postérité, leurs grands triomphes oratoires que lorsqu'ils attaquaient, non lorsqu'ils défendaient, que lorsqu'ils faisaient fonction d'accusateurs, analo- gues, si l'on veut, à ce que sont chez nous les avocats de la partie civile. Le seul des plaidoyers civils de Démosthène qui

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s'élève à la hauteur de ses discours politiques, la Midienne, est une attaque. Il en est de même d'Eschine, avec le Discours contre Timarque. Pour Cicéron, le Pro Milone est bien plutôt un In Clodium, et les plaidoyers proprement dits paraissent en général, sauf peut-être le Pro Murena, assez faibles. Et, surtout, ces grands discours sont assez mêlés à la politique, assez nourris par elle, pour nous apparaître comme les précurseurs de l'élo- quence parlementaire plutôt que de l'éloquence judiciaire.

Le plaidoyer a pourtant atteint une fois au moins sa perfec- tion chez les anciens, et il a eu, mieux que la poésie dramatique et que le dialogue platonicien, l'honneur de fournir le modèle le plus authentique et le plus délicat de l'atticisme. Je veux parler de l'art des logographes et de Lysias. Lysias, étrangement ignoré des honnêtes gens, est chez nous complètement aban- donné aux hellénistes de profession. Il est même singulier que des trente plaidoyers environ qui nous restent de lui, quatre ou cinq seulement, et pas les plus intéressants, aient été, au cours de nos quatre siècles, traduits en français. Et pourtant, comme cette langue transparente et fine, à mi-chemin entre Voltaire et Paul-Louis Courier, récompenserait un traducteur avisée ayant le goût de son humble et délicat métier ! La belle fin à% carrière pour un magistrat lettré d'autrefois, qui se fût ains^ avec de l'ambroisie, débarbouillé de toutes les ridicules pis doiries subies à l'audience ! Comparés aux morceaux qu!l recueillis M. Payen, les plaidoyers de Lysias paraissent les plus jeunes ! Sur eux, pas de poussière, mais au contraire un duvet qui persiste. Et le plus grand plaisir qu'ils donnent, ou, mieux, le plaisir suprême dont ils sont couronnés, est que la raison de leur valeur unique, comparée à ce qui les a suivis et qui les suit encore, se conçoit clairement et nous enrichit de logique : louée soit V anthologie de M. Payen, qui nous permet de mieux distinguer le médiocre et le bon, de connaître l'un et l'autre par leurs causes.

L'art de l'avocat produit des œuvres éphémères, sans forr

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 875

et sans écho ; l'art du logographe non seulement nous a laissé des œuvres durables, mais il a formé le cœur de l'atticisme, qui est le cœur du classique, qui est le cœur de la beauté. Pourquoi ? Rien de plus artificiel et de plus bizarre, semble-t-il, que les conditions imposées au logographe. La loi athénienne ignore les avocats ; elle impose à l'accusé de se défendre lui- même : tout au plus lui tolère-t-elle un aide, parent ou ami, dont l'assistance est d'ailleurs exceptionnelle. L'homme de l'art n'intervient qu'en lui fournissant une défense écrite, qu'il ap- prend par cœur, et récite. On ne saurait imaginer pour le pro- fessionnel de la défense une situation plus discrète et même plus humiliée. L'avocat d'aujourd'hui, déployé dans l'ampleur tournoyante de ses manches et le fracas glorieux de sa renommée, considérerait le logographe comme un méprisable hère. Et pourtant ce sont les lois immanentes de l'art, qui, selon leur cou- tume, élèvent ici le plus humble et déposent le superbe. L'art du logographe est avant tout l'art de se faire oublier, de dispa- raître dans son personnage, de tout disposer en sorte que les juges puissent croire sincèrement entendre l'accusé lui-même et lui seul. De fait, un discours de Lysias nous donne au naturel, comme le creux de la cendre à Pompéi, la figure du bonhomme qu'il fait parler. Du logographe à l'avocat d'aujourd'hui, il y a exactement la distance de l'auteur dramatique au comédien. L'auteur dramatique crée des personnages, s'efface en eux, leur donne sa place de vivant. Le comédien fait son personnage, vit de lui, tire sa gloire de lui.

Comme l'art du comédien, l'art de l'avocat est un art du momentané. Il ne vise qu'à un eifet momentané, portant sur un moment décisif. C'est seulement par un détour, par un biais, que l'éloquence parlée est élevée à une valeur littéraire et durable. Ou plutôt, et pour dire net, il n'y a pas de littéra- ture parlée, improvisée, il n'y a que de la littérature écrite. Les discours de Démosthène et de Cicéron sont des œuvres écrites refaites en vue de la publication. Les sermons de Bossuet

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sont ceux qu'il écrivait avant de monter en chaire, non ceux qu'il prononçait. Les sermons de Bourdaloue (dont l'art rappelle par bien des points celui de Lysias) étaient écrits, appris par cœur, récités mot pour mot. Voyez la différence entre les discours parlementaires improvisés de Lamartine, recueillis par les sténographes, et le discours sur le drapeau rouge, qui figure dans son Histoire de la République de 1 848 et fut rédigé par lui, comme le Pro Miîoney à loisir. Une improvisation peut être une action foudroyante, décisive, elle ne constitue jamais \ine œuvre qui dure. Si le mouvement de la parole se retrouve dans une œuvre écrite, si le style du XVIP siècle est souvent un style parlé, comme l'a montré Brunetière, il s'agit d'une parole transposée, disciplinée, dont est présente l'image, ou l'idée, beaucoup plus que la réalité. Observez que le style artificiel par excellence, le style oratoire, a son origine dans la parole même, dans les poumons robustes de l'orateur antique, dans les nécessités de l'inspiration et de l'expiration^ dans un jeu d'orgues naturelles ; mais si le principe de s( mesures est dans la nature, ces mesures ne se développent qu< par réflexion et composition. Tandis que l'art de l'avocat qui| improvise est une logolalie, ou une logomachie, l'art de LysiasJ est rigoureusement une logographie. Le logographe écrit de rôles pour ses clients avec le même soin que Racine en écrivait pour la Champmeslé. Loin de lui cette Commedia deWarte oi l'avocat est à la fois acteur et auteur. Mais tout en écrivanty^ tout en pesant ses mots, en disposant ses raisons, en composanl ses discours, il faut qu'il ne laisse apparaître nul signe d'artifice, nulle écriture visible, que tout son art soit tendu à recréer une nature, à épouser le naturel.

Si l'improvisation n'a pas de style, elle n'a pas davantage de méthode. Un discours invertébré, sans ordre, sans plan, peut frapper, émouvoir, atteindre sur les auditeurs au plus haut de l'effet oratoire, il ne se laisse pas lire, et l'écriture ne livre! qu'informe, affaissé et flasque. Si je mange en automne des'^

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 877

pommes fraîches, il m'importe peu qu'elles soient entassées dan» un panier ou disposées soigneusement sur des rayons. Mais si je veux les conserver l'hiver, il faut qu'elles soient rangées en ordre, elles pourriraient dans leur tas. Ainsi du discours. On trouve souvent scolastique et artificielle la division, au XVIP siècle, du sermon en trois points. En réalité elle lui est aussi nécessaire, aussi consubstantielle, que les cinq actes le sont au poème dramatique. Il n'est pas de plaidoyer antique qui ne comporte, plus ou moins apparentes, les divisions rationnelles inventées, ou plutôt découvertes, par la rhétorique sicilienne. Elles appa- raissent chez Lysias dans une détente et un naturels parfaits, aussi nécessaires, aussi peu imposées du dehors, que quatre membres et une tête à un corps humain. Aujourd'hui, bien entendu, pas plus qu'autrefois, un avocat ne parle sans un plan, qu'il modifiera d'ailleurs en cours d'audience. Mais, si j'en juge par V Anthologie de M. Payen, ce plan est généralement théorique et vague : rien, à la lecture, de plus invertébré, de plus gélatineux que ces méduses, délaissées sur le rivage, hors du flot sonore elles vivaient. C'est que le plan, dans un discours, indique la plénitude, la densité, la volonté réfléchie, il implique, comme l'habitude, dont il est une figure artificielle, la disso- ciation de mouvements synergiques, leur recomposition selon la loi du moindre effort. Toutes qualités opposées à celles de l'avocat d'aujourd'hui, marchand de paroles qui donne au client des paroles pour son argent, et dont l'idéal paraît être la facilité, qui étourdit, dissout, rend mol et stupide le juge ou le juré sous le flot de l'abondance dialectique ou verbale. Dans ces plaidoiries, que nous fait lire M. Payen, que de quantité, quel déchet ! C'est évidemment la somme de tout ce qui répugne à l'atticisme, et l'on dirait que la loi athé- nienne, gardienne attentive de cet atticisme, ait veillé par une sage disposition à ce que la tentation de bavarder fût interdite au logographe, et qu'il fût obligé de dire le plus de chose en le moins de temps : la clepsydre était là, qui, sauf

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exception pour de grandes circonstances, ne permettait pas à l'accusé de garder la parole plus d'une demi-heure environ. C'est dans ce court laps qu'il fallait expliquer aux jurés une affaire parfois compliquée. Le seul moyen de faire tenir beaucoup de choses en ce peu de temps était de les disposer en un ordre rigoureux, comme dans le vaisseau phénicien dont parle Xénophon et qui tenait de cette manière un nombre incroyable d'objets. Bien entendu un avocat d'aujourd'hui gémirait sur cette loi, s'il devait la subir, comme un dramaturge romantique sur la loi des trois unités. Le plaidoyer d'un Lysias est aussi à l'aise sous la clepsydre qu'une tragédie de Racine entre les trois règles. Il semble qu'il convertisse cette nécessité extérieure de la loi en une nécessité intérieure de sa nature. Si tout a se dire en peu de temps, c'est que tout pouvait se dire en peu de temps.

Mais pour tout dire en peu de temps, il ne faut dire que l'essentiel, et l'essentiel, dans une plaidoirie, ce sont les faits et les raisons. Ce qui devra dès lors être sacrifié, c'est l'appel aui sentiments, c'est l'éloquence démonstrative, c'est le pain quoti- dien de l'avocat, trempé du sang de l'orphelin, des larmes de] la veuve et des sueurs du peuple. Si Lysias est pour les gens dej goût le seul maître de l'éloquence judiciaire, c'est qu'il est (avec des disciples immédiats tels qu'Isée), le plus pur, le seul pur de tout ce battage, si fastidieusement retentissant même] chez un Démosthène, un Eschine, un Cicéron ! " Il n'y a rienj de plus parfait que Lysias, dit Quintilien, si le rôle de l'orateur se borne à instruire. " Éloge qui n'est pas sans restriction chezî] ce professeur de rhétorique latine, mais qui, pris en soi, identifie^ la parole de Lysias à une perfection aussi transparente que Teau; dans la clepsydre qui la mesure. Observez que cette éloquence qui se borne à instruire, qui dédaigne tout moyen de pathétique grossier, s'adresse à un tribunal de six cents à mille jurés, gens du peuple, petits artisans. Voyez avec quelle sobriété, dans le premier discours qui ouvre les œuvres de Lysias, parle à l'intel-

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RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 879

ligence et à la raison de ses juges Eratosthène, traduit en justice pour avoir tué Tamant de sa femme qu'il a pris en flagrant délit. Un avocat, aujourd'hui, ferait acquitter son client en plaidant la passion, en se passionnant lui même avec le trémolo que vous savez. Lysias, lui, s'attache, avec la plus subtile habileté, à purifier l'affaire de tout élément passionné. Eratosthène raconte de la manière qui sera la plus plaisante pour les autres, à la façon d'un fabliau ou d'un conte de Boccace, les ruses de sa femme, qui couche avec lui au premier étage, la servante com- plice qui est en bas, avec l'enfant, et qui le pince pour le faire crier, le mari qui envoie la mère lui donner le sein pour le faire taire, celle-ci qui feint de résister parce qu'elle a peur que son époux ne lutine, pendant qu'elle n'y sera pas, la petite servante, et qui, l'enfant criant toujours, finit par descendre retrouver en bas l'amant qui l'attend. Puis, quand la servante a tout découvert à Eratosthène, le flagrant délit, les voisins convoqués comme témoins, et l'amant (qui, dans l'usage athénien, en était généralement quitte avec la cendre chaude et le raifort) mis à mort, très posément, par le mari. Devant ces cinq ou six cents héliastes, le bon système de défense consiste à ne rien dramatiser, à peindre la réalité fine, dépouillée, nue. C'est de cette façon d'ailleurs que Lysias gagnait, paraît-il, tous ses procès. Trans- portons-nous maintenant dans V Anthologie de M. Payen. Voici une plaidoirie, au cours d'un procès en séparation de corps, pour M°'* C..., plaidoirie qui " était considérée par son auteur lui- même, comme l'une des meilleures qu'il eût prononcées ". L'auteur est Waldeck-Rousseau, qui poussait assez loin, je crois, la maîtrise de soi et le mépris des hommes. Il ne s'adresse pa? à une foule de six cents jurés, mais à trois docteurs en droit, aussi blasés sans doute qu'il l'est lui-même. Voici son langage :

" Tout mari est, à un moment déterminé, son propre arbitre ; il peut étouffer les explosions de sa colère, il peut se taire, il peut s'imposer le silence, et alors si quelqu'un laisse

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tomber un de ces propos qui flétrissent l'honneur d'une femme, sa main l'écrasera sur la bouche du diffamateur. Celui-là, je le salue et je l'admire.

" Il peut aussi, plus humain, plus près de la nature, céder à son ressentiment, chasser la femme indigne et, prenant l'enfant, l'emporter au loin. Et celui-là qui, pour disparaître avec sa douleur, renonce à la fortune, je le salue encore et je l'estime. Mais outrager une femme, lui prodiguer les accusations les plus infamantes, la traîner dans la rue dans la détresse et comme la nudité de l'adultère jusque sous les yeux d'une foule avide de scandales... Puis vouloir la reprendre, toute frémissante encore des injures de la rue, c'est un excès de bassesse auquel il est donné à peu de personnes de descendre, et auquel M. C... ose cependant prétendre.

" Vous comprenez maintenant ce que j'ai à vous dire.

" Nous sommes en présence de l'irréparable. Entre sa femme et lui M. C... a fait couler un fleuve de boue que pas un homme n'oserait, que pas une juridiction ne pourrait la contraindre à franchir. "

Dans toutes ces plaidoiries il est difiicile de trouver autre chose que la plus stérile et la plus vaine abondance, une sorte de gageure professionnelle, qui consiste à dire en le plus de temps le moins de choses, exactement toutes les puissances déchaînées de la langue, contre lesquelles la loi athénienne, élevant une sage barrière, obtenait en récompense un Lysias. Mais comme les mêmes caractères se retrouvent dans toutes les plaidoiries choisies des bâtonniers que fait défiler devant nous M. Payen, et cela malgré toutes les difi'érences de tempérament qu'il nous explique en d'agréables et louangeuses notices, nous devons croire que ce genre s'impose nécessairement à l'avocat, et qu'au barreau la concision c'est l'ennemi. " Nous payons tous, dit M. Poincaré dans sa plaidoirie pour l'Académie Goncourt, notre tribut aux exigences de notre profession ! Le médecin est souvent tenté de mettre les bornes du monde aux

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 88 1

portes de sa clinique ; Thomme politique place l'univers dans le

cercle étroit mugissent les passions parlementaires ; l'avocat...

mais pourquoi, Messieurs, multiplier les exemples ? " Pourquoi,

rJMaître, ne pas les multiplier ici précisément ? C'est que celui-ci

y exhale clairement de toutes les plaidoiries que collige M. Payen.

;La profession de l'avocat exige qu'il emporte un jugement comme

l'orateur parlementaire emporte un vote : en laissant le moins

[possible à l'auditoire ou à l'auditeur le temps de se reconnaître,

(en étant le plus fort, par tous les moyens, selon les lois de la

iguerre, à un moment donné. Voyez la différence entre la

î plaidoirie d'un avocat d'assises et celle d'un avocat d'affaires.

j.A égalité de réputation, et en considérant des têtes de file,

Icomme M. Henri-Robert et M. Poincaré, une plaidoirie du

■second tient beaucoup mieux la lecture qu'une plaidoirie du

premier. En matière d'affaires le jugement n'est pas immédiat, il

intervient parfois assez longtemps après la plaidoirie, et il retient

Ides raisons, des preuves, des appels à la loi, plus que des états

d'émotion ou de passion. C'est d'ailleurs un principe, non

un fait. " Ce n'est pas à dire, écrit M. Payen, qu'on ne fasse

plus appel à la sensibilité des auditeurs. La Cour de Cassation

elle-même, disait quelqu'un qui la connaît bien, juge presque

toujours en fait. Et qu'est-ce que juger en fait, si ce n'est

laisser fléchir la rigueur des principes sous le poids de raisons

que la stricte raison juridique ne comprend pas? " Il n'en est

pas moins vrai qu'il y a un ordre de beauté qui suit l'ordre

de vérité, qui à son plus haut point non dans la stricte raison,

mais dans la saine raison juridique, son point inférieur dans

l'appel à la sensibilité animale. " Il ne faut, dit M. Payen,

même aux assises, toucher le clavier des sentiments qu'avec une

extrême prudence. A plus forte raison devant les tribunaux

civils : débordés par les affaires, les juges sont pressés de juger.

Ils demandent des faits et des arguments, et je dirais qu'ils se

passent volontiers d'éloquence, si l'éloquence n'était précisément

et avant toutes choses l'art d'exposer les faits et de développer

882 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les arguments en disant tout ce qui convient et rien que ce qui convient. " Félicitons M. Payen de mettre en lumière et en honneur ce vieux principe de l'éloquence attique ; mais regrettons que ce débordement et cette hâte déjuger, favorables un peu à l'éclosion de nouveaux Lysias, ne nous les ait pas donnés, et mesurons combien reste loin de cet idéal la brochette de bâtonniers alignée dans V Anthologie.

Une dernière remarque. Je n'étonnerai personne en disant que cette anthologie est dédiée à M. Poincaré, commence par M. Poincaré, et je suis trop ami de la saine hiérarchie pour ne pas approuver : " Ce serait, écrit M. Payen, peu de dire qu'il a des clartés de tout. Sa pensée est un phare puissant, qu'il peut projeter sans fatigue sur les objets les plus divers. Chacun d'eux tour à tour en est illuminé sur toutes ses faces, dans tous ses coins et recoins et jusqu'en sa profondeur... Il ne faudrait à M. Poincaré que deux heures de préparation pour se mettre en état de disserter une heure durant sur la politique étrangère, la physique, la médecine, la stratégie, la peinture ou l'histoire, et cette énumération, comme on dit au Palais, n'est pas limita- tive. " Evidemment l'expression fait un peu sourire et l'auteur de ce buste présidentiel sculpte le large front dans un pavé d'ours. Il n'en est pas moins vrai que la culture générale est un bien précieux, et que M. Poincaré, sans avoir pour cela transféré à l'Elysée le "phare puissant" d'une tour Eiffel de la pensée, possède abondamment cette culture : ce n'est pas tout à fait sa faute si son panégyriste la confond avec la faconde. Seulement, il n'est pas besoin de longs discours pour voir dans ces lignes de M. Payen, qui expriment si clairement et si candidement l'idéal réalisé de l'avocat professionnel, les raisons pour lesquelles,, dans un régime parlementaire, l'avocat est roi. Dans un régime parlementaire, c'est-à-dire dans un régime où, comme l'arbre à pain chez les sauvages, la parole, montée sur un tréteau, est tout, sert de tout, sert à tout, il ne faut que deux heures de préparation non seulement à M. Poincaré, mais au moindre

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 883

sous-produit d'arrondissement, non seulement pour parler de tout cela, mais pour diriger deux ans durant la politique étran- gère, la physique, la médecine, la stratégie, la peinture ou l'histoire de la France. Le métier politique, échappant seul à la loi de spécialisation croissante qui régit tous les autres, s'est identifié à celui de l'avocat, qui se charge d'un portefeuille exactement comme il se charge d'un dossier. L'avocat, ou plus largement, l'esprit, la profession, les mœurs de l'avocat, sont nos maîtres. Et je songe que Lysias, fils d'étranger domicilié, n'était pas même citoyen. Il fallait décidément que l'avocat professionnel connût toutes les humiliations pour atteindre la perfection. Berger devenu roi, il serait beau pour lui, en relisant le vieux logographe, de reprendre contact avec sa houlette.

Il était donc bien naturel que M. Payen nous donnât cette Anthologie, et nous ne nous étonnerons par des accents lyriques qu'il emploie pour célébrer l'éminence de ses bâtonniers. L'honneur est à ceux qui parlent, non à ceux qui font, et il n'est pas moins naturel que nul Payen du siège n'ait l'idée, l'exorbitante audace, de nous donner une Anthologie de la magistrature assise. Ce n'est pas, j'espère, que celle-ci soit trop occupée à rendre de bons services pour avoir le loisir de polir de beaux arrêts. C'est qu'elle n'imagine pas qu'un arrêt, un jugement motivé puisse avoir la valeur littéraire, extra-judiciaire, à laquelle prétend une plaidoirie. Une exception, je crois, a été faite par le président Magnaud, ou en sa faveur : M. Henri Leyret à publié un recueil, commenté, des Jugements de ce magistrat populaire. Mais l'exception confirme hautement la règle ; ces jugements sont généralement des plaidoiries contre la société ; la cour d'Amiens les mettait d'ordinaire en morceaux, et le bon juge avait suffisamment l'étoffe d'un avocat pour que des électeurs aient pu y tailler un député. Il me souvient pourtant d'avoir lu assez fréquemment des arrêts qui étaient des chefs-d'œuvre d'analyse, de clarté, de raison, d'équité et de style. Tout esprit qui a le goût de l'intelligence et de la

884

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mesure les préfère, du simple point de vue de la beauté, à des plaidoiries tumultueuses, artificielles, et grossièrement passion- nées. Ils sont, pris en eux-mêmes, d'un genre supérieur, et je songe maintenant qu'un des mérites principaux, dans un plaidoyer de Lysias, est précisément que ce plaidoyer, par son calme, sa lucidité, son intelligence, est donné dans le mouve- ment même qui va condenser ses raisons en un arrêt, les imposer d'elles-mêmes, de leur intérieur et de leur vie, au magistrat, dont elles deviennent la raison.

Albert Thibaudet.

885

NOTES

LA LITTERATURE

UNE PHILOSOPHIE PATHÉTIQUE, par Julien Benda (Cahiers de la Quinzaine).

Sur le caractère, les intentions, et la portée de ce libelle, un aveu de l'auteur nous renseigne suffisamment : " La guerre des mots, dit M. Benda, c'est en réalité la guerre des valeurs pour l'occupation de ces places fortes qu'on appelle les mots. " M. Benda sait le prestige de ces ** verbes sacrés ", aussi le con- fisque-t-il à son profit : il utilise la puissance maléfique des mots contre la philosophie bergsonienne ; il aflfuble cette philosophie d'ornements postiches, et se prépare une attaque facile, mais une victoire illusoire. Grâce à des définitions fabri- quées de toutes pièces, M. Benda combat non une véridique image du bergsonisme, mais un fantoche de paille auquel ensuite il est aisé de mettre le feu ; et, pour donner à sa thèse une apparence de vraisemblance, il a soin d'emmêler ces défini- tions arbitraires, citant tantôt des phrases de V Evolution Créatrice, plus souvent encore des formules empruntées à des bergsoniens ou à des écrivains auxquels il confère d'autorité l'ordination bergsonienne : ces quelques phrases, découpées de ci de et isolées du contexte, se prêtent à toutes les inductions. Pour étayer la chancelante fragilité des plus fantaisistes interpréta- tions, M. Benda appelle à son aide M'"^ de Noailles et

886 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M°^^ Colette, dont la simple franchise avouerait qu'elle ignore M. Bergson.

Cette mixture savamment préparée égarera peut-être le lecteur pris de " cette douce ébriété " que communiquent les fumées des mots : Tauteur de la Philosophie Pathétique espère lui faire ainsi accepter la thèse essentielle de ce petit livre. Le succès du bergsonisme s'expliquerait par " sa correspondance " supposée avec le goût du public ; cette philosophie répondrait à " des passions de ce temps " : elle serait venue dire " aux mondains ce qu'ils voulaient entendre, donner expression à leurs désirs les plus profonds. " M. Benda feint d'ignorer les préjugés qu'a rencontrés, les résistances qu'a eu à vaincre la philo- sophie nouvelle, lorsqu'il y a vingt-cinq ans {V Essai sur les données immédiates de la conscience est de 1888), elle a lutté contre le mécanisme et le déterminisme alors à la mode parmi les scien- tifiques et parmi les mondains. Parmi les mondains tout le

monde sait que, dans le sens M. Benda entend parler de mondains, ceux-ci se font les dociles suiveurs des philosophies les plus opposées ; mais ces engouements à bascule n'ont rien de commun avec les sympathies intellectuelles de bon aloi qu'a suscitées le bergsonisme : la plus forte preuve de sa vertu inspiratrice n'est-elle pas l'accord qui existe entre les tendances générales de cette philosophie et les recherches poursuivies dans des domaines très divers par des hommes que ne rappro- chent ni le même milieu, ni la même formation, ni le même tempérament ?

M. Benda réduit le bergsonisme à n'être qu'une philos phie du ''^ pur sentir ", une philosophie du sentiment. Or, pa une seule fois, dans tout ce qu'il a écrit, M. Bergson n'a fait appel au sentiment. L'appel " au pur sentiment " est une invention de M. Benda. Quand M. Bergson a employé le mot ** sympathie ", il a expliqué, il a précisé tout au moins par le contexte que ce mot était pris au sens étymologique pour désigner une espèce de coïncidence de l'esprit avec son objet.

I

NOTES 887

Il s'agit donc d'un acte de pensée. L'intuition, telle que la comprend M. Bergson, est, non du sentiment, mais de la pensée, quoique ce ne soit pas de l'intelligence. L'épithète de " pathétique " ne se justifie pas : au contraire, toute la doctrine est un efFort pour donner à la philosophie plus de précision, pour la rapprocher de l'expérience soit extérieure, soit interne.

M. Benda prête à l'auteur de ^Evolution Créatrice des intentions gratuitement faussées, en lui supposant " la haine de l'intelligence ". Aucun lecteur n'apercevra cette haine imagi- naire projetant son ombre sur les éclatants développements des thèses bergsoniennes. Est-ce déclarer la guerre à l'intelligence que d'afRrmer que celle-ci a son domaine propre, qu'à côté d'elle, la volonté peut être la source d'une philosophie ? La volonté qui connaît directement, immédiatement, nous ofFre une façon de connaître plus profonde : la volonté, s'insérant dans l'intel- ligence, ne pourrait-elle satisfaire la pensée mieux que la seule intelligence livrée à elle-même ne la satisfait ? La volonté appa- raît " quelque chose de plus essentiel que l'intelligence, parce qu'avec de la volonté, on peut faire de l'intelligence, tandis qu'avec de l'intelligence on ne peut pas faire de la volonté. " L'action et l'expérience sont souvent, pour les hommes, maîtres plus subtils de culture et d'originalité que l'apprentissage de l'école.

Il y a une certaine hardiesse à présenter le bergsonisme comme la philosophie de l'abandon " au pur devenir ", une philosophie de mollesse et d'extase sensuelles, alors qu'à travers tous les livres de M. Bergson retentit un énergique et pressant appel à la volonté et au caractère. Dès les premières pages de VEvolution Créatrice se rencontrent des formules significatives : " Nous sommes les artisans de notre vie, chacun de ses moments est

une espèce de création La durée réelle est celle qui mord sur

les choses et y laisse l'empreinte de sa dent. " Cette création de soi par soi n'est pas le mol abandon d'une vie qui à va

888 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la dérive de ses instincts ; elle est toute semée de passionnants obstacles à surmonter, parfois même d'impérieuses résistances à briser : dans le domaine moral comme dans le domaine artis- tique, création est effort persévérant et continu.

M. Benda assimile mobilité et mollessCy alors que tout mouve- ment suppose une tension des muscles, si souples soient-ils, si aisée soit-clle. C'est vers une paresseuse immobilité que se réfugient les êtres passifs moralement, nonchalants physiquement. La " fixité " de l'âme n'implique pas plus sa force et sa constance que la mobilité n'implique l'instabilité de la conscience ; cette fixité est souvent signe de faiblesse. Une heureuse activité suppose un équilibre, mais la stabilité se concilie parfaitement avec le mouvement : il n'y a pas que l'immobilité des édifices qui soit stable. Est-il nécessaire de rappeler à M. Benda la signification de certains mots sur lesquels il se livre à des faux-sens singuliers? M. Bergson dit que nous nous créons nous-mêmes par un effort de volonté sans cesse renouvelé ; et

M. Benda traduit (p. 8i) : "Est-il besoin de dire si elle

exulte cette société qui, toujours toute femelle, ne sait que le changement de direction du sentir, repousse toute organisation de l'âme et se salue en Mélisande, si elle trépigne quand un philosophe vient lui dire que l'instabilité de la conscience en est la forme supérieure ? "

Tout au long de son petit livre, M. Benda semble poursuis par des préoccupations aussi étrangères à la philosophie ber^ nienne qu'aux sympathies suscitées par elle. L'auteur de l' Or/a nation affectionne les expressions de "frissons" et de "spasmes"! parlant des bergsoniens, il leur attribue les plaisirs les plus particuliers " de pâmoison, de communion pâmée, d'adhésion pâmée au plus secret de leur être ". Un passage de M. Le Roy lui suggère " l'extraordinaire bonheur de se humer soi-même " ; et son esprit s'exalte : Quelle joie ! Quel vertige, s'écrie-t-il ! Cet " envahissement sexuel ", comme il le nomme, ne hante du reste que sa seule imagination. Il est piquant de voir M. Benda

I

NOTES 889

se complaire à l'évocation de ces plaisirs pâmés : " On devine, déclare-t-il, l'extase d'une société, dont un des désirs manifestes est précisément de se toucher en ces exquises régions.... Conce- vez ici le délire d'une société qui, toute femelle, n'a de religion que pour ce qui se sent. " Il est non moins comique d'entendre M. Benda parler des littérateurs suspects à ses yeux d'hérésie bergsonienne, " des purs littérateurs, de tant de gens de lettres fournisseurs de pathétique ". M. Benda voit en l'œuvre d'André Gide l'exemple d'une littérature dont la pensée "jamais ne se fige en idée nette ". De telles formules jouent de malechance.

Il est pardonnable de nourrir des haines, et même de se tromper radicalement sur les idées contre lesquelles on entre en lutte, mais non de déformer celles-ci systématiquement. M. Benda imagine être plus assuré en prenant un ton imper- tinent ; mais à une désinvolte impertinence en vain cherche-t-il à atteindre, et sa gaucherie s'essaie à des mots que n'éclaire

même pas une lueur d'esprit : " Nos gens trépignent d'aise

le client de la durée,.... l'âme des petites bonnes,.... le bafoueur du relativisme, le moderne prometteur d'absolu, l'aventure bergsonienne, le plaisir de bafouer la science, le philosophe

charlatanesque " Que voilà de médiocres inventions, et qui

mesurent une critique dont l'impatiente mauvaise humeur, en éclatant, trahit la faiblesse!

Le style, qui étonne dans un Cahier de la Quinzaine, reste celui d'un pamphlétaire sans envergure. Dès les premières pages, le lecteur est mis en défiance par l'allure d'une pensée couleur de politique. Comment ne nous apparaîtrait pas suspecte une attaque qui cherche à troubler l'esprit du lecteur par le mauvais ferment de ces louches passions ? Tout au début le bergsonisme est défini " un boulangisme intellectuel, une aventure semblable à celle du beau général à barbe blonde ", et le petit livre s'achève comme il a commencé. Afin que tous les appétits de rancune soient éveillés, des définitions de la démo-

10

890 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cratie et de Taristocratie permettent à M. Benda de conclure : " Toutes ces passions reviennent à une seule : éprouver un état des sens ou du cœur par la spéculation philosophique, refuser

tout état d'esprit Si l'on appelle démocratie une société en

quête du seul sentir, qu'elle cherche aux voies les plus étranges, le bergsonisme est rigoureusement la philosophie d'une démo- cratie. "

Ce " rigoureusement " est admirable et concluant. Les définitions proposées pourraient être inverties : il serait aussi facile de démontrer que la démocratie a sa source dans une philosophie purement rationaliste, et c'est même la conception la plus généralement acceptée. M. Benda sacrifie trop aisément à ce " figarisme philosophique " qu'il reproche si vivement à Georges Sorel, escomptant une polémique à laquelle l'apôtre syndicaliste ne s'est pas laissé entraîner.

Faut-il voir dans cette Philosophie Pathétique une manifesta- tion du mouvement récent qu'a provoqué la philosophie berg- sonienne et dont Charles Péguy a exprimé le mobile secret en cette belle formule : " Ce qu^on ne pardonne pas a Bergson^ c'est d^ avoir brisé nos fers ? " Même pas. En lisant des phrases comme celles-ci : " Bien que cette volonté d'une communion pâmée avec l'essence des choses ait existé de tout temps chez les sociétés élégantes, je veux dire chez ces groupes de personnes oisives et bien nourries qui viennent satisfaire aux produits de l'imagination un pléthorique besoin de sentir... " le lecteur se demande si l'auteur ne se moque pas de lui, mais il souftfH de voir M. Benda lui croire tant de naïveté ; il compare instinc^^^ tivcment ce petit livre à l'acte de ces pauvres hères qui vont dans les musées esquisser un geste contre une œuvre de maître afin d'attirer sur leur dénuement l'attention publique.

E. D.

NOTES 891

JEANNE D'ARC A-T-ELLE ABJURE ? étude critique, précédée de : Jeanne d'Arc et ses voix ; Jeanne d'Arc et SES FÉES, par Marcel Hébert (Nourry, 19 14).

Le livre de M. Marcel Hébert présente la " question Jeanne d'Arc " sous un jour nouveau, et c'est ce qui vaut à ce livre d'être retenu. A première vue, ce n'est pourtant qu'une étude critique : Jeanne a-t-elle abjuré ? Voici les témoignages, les dépositions contradictoires, les documents certains ; voici le procès de condamnation, dont la minute reproduit les expres- sions mêmes de l'accusée, et en évoque, d'une façon vivante, la personnalité. M. Hébert, qui n'écrit pas une vie de Jeanne d'Arc, qui se propose seulement de dissiper quelques malenten- dus récents, commente et rapproche ces pièces authentiques, avec une curiosité attentive et sans parti-pris. Mais ce n'est pas qu'est l'intérêt spécial de son travail.

M. Marcel Hébert n'est pas uniquement un érudit ; c'est un philosophe, que de douloureux débats de conscience ont, de longue date, spécialisé dans les controverses exégétiques. Et, tout en faisant œuvre d'historien, l'angle il se place, de lui-même et comme malgré lui, est extrêmement instructif. Il ne nous laisse pas longtemps penchés sur les textes ; dès qu'il a éclairci les points d'histoire demeurés obscurs, il nous ouvre de plus vastes horizons. Très renseigné sur les choses de Rome, il appelle notre attention sur ce qui se passe, autour de nous.

Or nous assistons, sans trop nous en douter, à la formation d'un mythe ; nous sommes les contemporains d'une des phases initiales de l'évolution du mythe de Jeanne d'Arc. En effet, la représentation de Jeanne évolue, d'une manière très sensible, sous nos yeux, dans les cerveaux populaires : elle s'idéalise progres- sivement. Et il n'est pas moins curieux de suivre le mouvement parallèle que cette progression impose aux interprétations officielles de l'Église.

892 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Rappelons les faits. La question précise est celle-ci : Jeanne d'Arc, conduite, le 24 mai 143 1, sur l'échafaud du cimetière de S^ Ouen, y fut pressée de signer une cédule d'abjuration ; cédant à la peur du bûcher, elle y apposa une croix ; " pour sauver sa vie, " avoua-t-elle avec contrition quatre jours plus tard. Or, depuis le XV® siècle jusqu'à nos jours, personne n'a songé à interpréter autrement les événements, non plus qu'à en dissimuler une partie ; il n'était venu à l'esprit de personne qu'une si légitime et d'ailleurs si brève défaillance chez cette enfant de dix-neuf ans pût entacher sa mémoire.

Mais, depuis une quinzaine d'années, voici que le point de vue change. Peu à peu, les historiens officiels de l'Église s'émeuvent ; ne pouvant nier les faits, il les dénaturent, ils en atténuent la portée. Ils ergotent à l'infini : ils s'appliquent d'abord à distinguer l'abjuration de Jeanne des véritables abjurations canoniques ; puis, allant plus loin, ils ne craignent pas de soutenir ce paradoxe inattendu, que l'abjuration de Jeanne est " un acte admirable de prudence, de force morale,! de foi... "

L'explication de cette nouvelle attitude ?

A Rome se poursuit le procès de béatification et de canoni- sation de la Pucelle...

Le membre de phrase précédemment cité est emprunté au chanoine Dunand, dans son livre : V abjuration du Cimetière de S^ Ouén, d"* après les textes. (Paris, Poussielgue, 1901.) Or, il ne faut pas oublier que le chanoine Dunand est l'auteur d'une Histoire complète de Jeanne d^Arc, dont les trois forts volumes font autorité dans l'Église ; et que c'est lui, qui fut chargé par l'évêque d'Orléans, d'écrire un rapport sur l'abjuration de Jeanne, rapport de deux cents pages, d'abord soumis à la Com- mission diocésaine d'Orléans, puis, à Rome, aux Consulteurs de la Sacrée Congrégation des Rites, lesquels adoptèrent officielle- ment les conclusions du chanoine.

NOTES 893

Ainsi, ceux d'entre nous qui savent et qui veulent voir, ont la bonne fortune de saisir sur le vif, par un exemple contempo- rain, le travail parallèle des cerveaux populaires et des théolo- giens autour d'un fait historique. Ils peuvent voir s'opérer sensiblement devant eux une de ces mutations de l'histoire en mythe, par ce phénomène d'idéalisation progressive, qui est le grand agent de l'évolution des dogmes.

M. Marcel Hébert vient d'ajouter une illustration, et comme un appendice, saisissant par son actualité, à V Evolution de la Foi et au Divin ', ses deux maîtres livres, ceux dont oa ne dira jamais assez fermement qu'ils résument, avec une étonnante perspicacité phychologique et une équité scrupuleuse, tout le problème religieux de notre temps.

Roger Martin du Gard.

LE ROMAN

MENGEATTE, roman par Raymond Sckzvab (Bernard Grasset, 3 fr. 50).

Pour aimer un peu l'église de Saint-Nicolas-du-Port, en Lorraine, sans doute faut-il l'avoir vue par une soirée du 5 Décembre, quand sous la grande voûte obscure des centaines d'enfants tournaient en procession, chacun tenant un cierge d'une main, de l'autre une petite bannière rose ou bleue. De jour, la nef est nue et désolée, n'ayant rien gardé des trésors apportés par les pèlerins ; les piliers baignent dans une clarté froide, car les ogives, dans leurs pâles verrières, n'encadrent plus que de rares débris d'anciens vitraux : un démon au mufle de bête, un cruel guerrier cuirassé... Au dehors, c'est de loin que l'on voit s'ériger sur la vallée de la Meurthe les deux tours massives et grises " double peuplier ébranché issu d'un seul

* 2 vol. in-S**, Alcan, 1905-1907.

894 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tronc " ; deux tours sans flèches, coiiFées de toits bulbeux. Je me souviens comme nous levions le nez, dans la cour de l'école, pour regarder les couvreurs travaillant sur leurs minces planches suspendues. Au matin d'un 13 juillet, d'entre les ardoises éclatant au soleil soudain jaillit une vive flamme rouge ; et, même après que se furent déployés le blanc et le bleu du long drapeau, il nous semblait revivre encore le grand désastre : l'incendie de l'église par les Suédois. Ce désastre dont l'image restait si vague dans mes rêves d'enfant, j'y crois assister moi-même aujourd'hui, puisque Mengeatte l'a regardé. Habitant tout contre l'église, dans la rue des Trois-Pucelles, elle n'a rien perdu de cette horreur. Elle a vu les hérétiques du Nord graisser la toiture, et bondir avec leurs torches dans la nef bourrée de paille et de bois :

" Tout d'un coup, la nef s'illumina entièrement, les vitraux devinrent rouges, des flèches de feu sautèrent très haut entre les tours, les soldats sortirent en courant et disparurent, et il n'y eut plus dans la nuit que le grand vaisseau de pierres, crevé partout de flammes que la bise tordait....

" Et le grand vaisseau précieux brûla six jours et six nuits ; et, pendant six jours, les corneilles volèrent autour des clochers sans se poser ; et les maisons, trop pressées autour de l'église, éclatèrent comme des coques d'oeufs pourris ; et les cloches, fondues, coulèrent dans l'intérieur en pluie de bronze, puis suivirent jusqu'à la Meurthe le chemin du sang ; et les murailles demeurèrent sauves au milieu de l'incendie, rouges comme braise. Et la grande flamme, pendant six jours et six nuits, nous dessécha la gorge ".

Or Mengeatte est faite pour souffrir plus qu'une autre de cette " grande pitié qui est au duché de Lorraine. " Elle a même prié si fort, à l'heure Niels Erikson tentait d'abattre la statue de Saint Nicolas, que le chef du saint a frappé la tête de l'homme, en lui crevant les deux yeux. Pourtant Mengeatte n'est pas née pour la haine ; elle médité la parole : " Personne n'a

NOTES 895

un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. " Elle a devant elle Texemple de Jeanne : ** Si j'avais été Jeanne d'Arc, je n'aurais rien dit à personne. J'aurais sauvé le royaume, mais on n'aurait pas su que c'était moi, on ne m'aurait pas aimée, et je serais morte avec mon secret... Il n'y a sur terre que deux sortes de gens : il y a ceux qui échangent, et ceux qui donnent. Ceux qui donnent !... " Seulement, Jeanne était toute simple, Mengeatte est naïvement compliquée. Nulle voix céleste ne la guidant, il faut qu'elle cherche sa mission à ses risques, parmi les hésitations, les scrupules, les tentations de l'orgueil. Parce que Charles de Lorraine l'a reçue avec un sourire, elle se flatte de le conduire, en héroïne, à la victoire ; mais le prince léger n'a voulu que prendre d'elle son plaisir. Toujours pure, pour- tant déchue, voici qu'elle revient vers les siens et reprend ses habits de femme ; pour prix de son vain sacrifice, elle ne voit autour d'elle que passion, défiance et fureur du meurtre ; si bien que la petite sainte s'en ira vaguer pur les routes avec le troupeau des excommuniées....

La première partie de l'aventure nous est contée par Antoine Coliche, vieil ami de Mengeatte ; la seconde partie par Man- geatte elle-même, sans pastiche d'ancien langage, mais sans qu'aussi nulle expression choque par sa modernité. C'est dire à quel point l'auteur a choisi son jeu difficile, afin de le rendre plus beau. Il y porte l'aisance la plus savante, la simplicité la plus raffinée : ce n'est point par la seule ressemblance des noms que Raymond Schwab nous fait songer à Marcel Schwob. Moins harmonieusement parfaite que la Croisade des Enfants, l'histoire de Mengeatte a plus de mouvement, de chaleur et de vie. La merveille serait qu'elle sût nous imposer une émotion ingénue. Mais plus l'art se fait délicat, mieux il accuse la distance entre les motifs des personnages et la subtile arrière- pensée de l'écrivain ; aussi, comme devant les pages Renan parle des saints, notre tendresse admirative se nuance-t-elle d'ironie. M. A.

896 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LES HASARDS DE .LA GUERRE, par Jean Fariot (Georges Crès).

Une concurrence obstinée empêcha ce roman de remporter dernièrement le grand prix de littérature dont TAcadémie dispose chaque année, depuis trois ans, pour récompenser une œuvre d'importance. La distinction ne lui en demeure pas moins acquise, moralement, puisqu'il fut proposé, avec beaucoup d'éloges, par la commission chargée de discuter et d'évaluer le mérite des candidats. N'ayons donc point scrupule de le juger avec sévérité. Son auteur, qui y défend les privilèges d'une classe supérieure, ne saurait d'ailleurs contester que les hautes dignités n'entraînent de grandes servitudes.

La première fois, le grand prix de littérature fut décerné à M. André Lafon pour son roman V Elève Gilles dont le principal mérite se trouvait, en effet, d'être l'ouvrage d'un bon élève. Je crains que celui-ci ne soit pas d'une autre qualité, bien qu'il manifeste un tempérament plus fort et plus volontaire que celui de M. André Lafon. Mais, alors que ce dernier ne parais- sait guère qu'un bon élève en morale spiritualiste, M. JeaRj Variot serait plutôt un excellent élève en politique nationaliste Puisqu'il nous parle (page 155) de l'obéissance due à Personne Royale; puisqu'il fait de cette obéissance une ai vertus héréditaires de son héros, il nous faut bien, si nous voulons pas ignorer une des principales composantes de l'espri qui anime son livre, le compter parmi les hommes d'un part que nous connaissons. D'ailleurs, cela, que nous constatons sai vouloir ici en juger, explique bien des côtés de la réussit jusqu'où s'éleva ce roman.

Il importe même de signaler cette position politique l'auteur parce que vraiment, au point de vue littéraire le ph strict, elle domine et commande son livre. Celui-ci n'est que roman d'une idée, d'une idée de M. Jean Variot à savoir J

NOTES 897

d'une façon générale, que certaines vieilles familles constituent une " classe exemplaire ", nécessaire à la société et ne doivent jamais abdiquer le privilège du comniandement ni accepter une place moins haute que celle elles sont nées ; et, particulière- ment, que ces hobereaux campagnards, s'ils sont de l'Alsace annexée, doivent se vouer au métier des armes pour l'heure attendue de la revanche, ou tout au moins conserver nationale- ment, par l'exercice de leurs vertus, le sol et la race qui n'appartiennent plus à la France. Et toutes les parties du livre concourent expressément à imposer cette idée au lecteur.

Certes, voilà qui assure une grande unité au roman de M. Jean Variot ; mais c'est aussi ce qui en fait l'étroitesse et la faiblesse.

Nous n'aimons pas les livres sans organisation intérieure, ** ceux épars et privés d'architecture ", selon l'expression de Stéphane Mallarmé ; mais il ne nous convient pas davantage que, sous prétexte de ** composition ", on nous donne de la mécanique littéraire, de petits moteurs qui marchent à l'essence intellectualiste ou autre.

En soi, l'idée de M. Jean Variot est une idée de théoricien et non une émanation générale de la vie, qui a plus de diversité, de profondeur et d'incertitude. Son héros échappe avec trop de parti-pris, à la ressemblance avec les autres hommes. D'un bout à l'autre du roman il est le sujet d'un unique sentiment et nous ne voyons point qu'il en puisse souffrir d'autres, ni se conduire comme tous les jeunes gens. Une pensée fixe l'anime continuellement et il n'existe que pour elle. Dans cet être qu'on nous présente " en fonction " d'une thèse, il ne nous est pas possible de voir un vivant.

Notez, en outre, que le même sentiment, plus ou moins fort, se retrouve également, et presque seul, chez les autres personnages des Hasards de la Guerre et vous comprendrez tout ce que l'art de M. Jean Variot comporte d'artificiel et de trop voulu.

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Composé en vue d'un résultat à atteindre, son ouvrage manque de profondeur, de conscience de soi, d'une vie propre, enfin, qui lui permette de rester toujours identique à lui- même, et d'affronter sans perdre aucune de ses qualités la suite changeante des temps. Que le vent tourne, que les générations s'orientent vers d'autres horizons politiques, il se trouvera non seulement abandonné par la faveur qui l'entoure aujourd'hui, mais dépouillé de toute vertu. On n'en verra plus que les artifices. M. Jean Variot n'a-t-il pas de plus hautes ambitions ?

Enfin, nous savons trop à quel maître un tel écrivain se doit. Ainsi, lorsque son héros entreprend, pour retrouver sa person- nalité égarée ou indécise, le pèlerinage de l'épopée de la Grande Armée à travers l'Europe, nous ne pouvons point ne pas penser aux exercices spirituels de l'auteur à' Un Homme libre. Que passant à Rome, Andréas Hcrmann Ulrich s'écrie : " Là, plus que partout ailleurs, le peu que je suis se montrait à moi, et surtout je sentais que cette ville, parsemée de temples antiques, n'est éternelle que par la puissance invincible qui règne au Vatican, cette puissance qui alors m'effraya, parce que j'avais osé vivre, pendant plusieurs années, sourd à ses commandements " ; et que pris de la tentation de voguer vers la Grèce, il y renonce en se disant : " que la Grèce serait encore pour moi une source d'amertume et que très certaine- ment je ne la comprendrais pas ", cette attitude ne lui serait point possible si M. Jean Variot n'avait lu le Voyage de Sparte. Mais M. Jean Variot est encore pour beaucoup plus l'élève de M. Maurice Barrés à qui il emprunte ses procédés de style avec une facilité étonnante.

Je n'entends pas dire, toutefois, que les Hasards de la Guerre soient une œuvre dépourvue de tout mérite. M. Jean Variot est capable d'une grande application. Il sait, avec quelques mots très simples, très ordinaires, ramasser et renforcer un récit, et surtout placer au bon endroit des épisodes qui excitent l'intérêt. Il imagine, d'ailleurs, assez fortement, encore que ses moyens

NOTES 899

paraissent, dans ce livre, manquer d'envergure. Son style a de sérieuses qualités et on lui reconnaîtra le mérite de le bien soigner.

Mais qu'il se méfie de son application. Ce roman de jeune homme réalise une trop évidente perfection. Une si grande assurance le dessert. Serré, un peu étroit, on le sent trop bien fait, trop habilement monté. On aimerait y voir quelques-unes de ces incertitudes qui montrent une âme inquiète de se con- quérir et qui sont un des plus sûrs mérites de l'écrivain, parce que, dans la découverte du monde et de lui-même, c'est ce qu'il ne connaît pas encore qui doit le plus l'intéresser.

G. S,

L'HÉRITAGE, roman par Henri Bachelin (Bernard Grasset, 3 fr. 50.)

L'effort de Henri Bachelin s'applique trop consciencieuse- ment au réel pour que son style, en chaque livre, ne prenne point la couleur du sujet. Dans Juliette la Jolie, nos lec- teurs s'en souviennent, les scènes d'existence villageoise se relevaient de verdeur et de fraîcheur. Mais une teinte morne et grise convenait seule à VHéritage ; ce tableau d'une ambition impuissante, ce récit d'une vie manquée, m'a rappelé tels romans de Gissing la Rançon d^Eve, la Rue des Meurt-de- faitx la misère des grandes villes, écrasant peu à peu des âmes délicates, les contraint à renier tous leurs espoirs.

Le fils d'un artisan étudie au collège ; après quatre ans de régiment, employé dans sa petite ville, il fait des projets litté- raires, il les emporte à Paris, dans les bureaux de la banque il lui faut gagner son pain. Mais le manque d'argent arrête ses ewais de poésie comme ses essais de libre amour ; le mariage, la paternité l'enfoncent de force en son métier ; au jour des funérailles de son père, il se résoud amèrement à l'abdication :

900 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

" Je suis de ceux pour qui la résignation est un devoir, q«i doivent accepter la vie telle que le destin la leur a faite. Ces conseils d'accroissement, de développement, ils ne sont bons que pour les riches, que pour les forts !... Ici j'aurais été dans

mon milieu... Je n'aurais pas aller à Paris Hélas ! je n'ai

pas de doctrines à annoncer, pas de gestes à faire sur les foules... Je n'ai rien en moi. "

Vraiment, n'avait-il rien en lui ? Si nous étions forcés d*em douter seulement, si sa vocation d'artiste se traduisait, à défait d'œuvres, au moins par la qualité de ses rêves et par l'accent de sa révolte, sa médiocre destinée aussitôt nous émouvrait plms que ces milliers et ces millions d'autres que pressent des liens non moins étroits. Mais comme il semble peu hanté par la vision d'une beauté nouvelle ! Combien peu contribue à sa souffrance le tourment de ne pouvoir dire ce qu'à sa place nnl autre ne dira ! On croirait que l'art n'entre point dans la sub- stance de sa vie, qu'il va cesser même de lire et d'admirer, di moment qu'il cesse d'écrire et d'espérer le succès : comme m l'œuvre des autres n'existait que pour stimuler ou rabattre son orgueil. Oui, sa seule marque d'élection, c'est que son envie ne mord ni banquiers, ni chefs d'usine, mais seulement des écri- vains riches, ni pires ni meilleurs que lui, non responsables de son sort.... Ce sentiment, j'en conviens, est naturel et sincère ; il ne fallait pas le voiler ; et, si nous n'y reconnaissons point, comme dans les romans de Ch. L. Philippe, la protestation d'une classe entière, mais les prétentions de l'individu que son bonheur seul intéresse, cet égoïsme même peut n'être ainsi dépeint que par scrupule de vérité. Mais alors je supporte mal les quelques pages l'auteur ne se distingue plus de son personnage, et juge par sa bouche les contemporains.... On voit bien qu'ici l'invention s'est greffée sur un fonds d'autobio- graphie, et que, pour ne point limiter la portée de son étude, M. Bachelin a réprimé sévèrement toute confidence person- nelle ; mais, ne donnant à son " héros " ni son talent, ni son

NOTES 901

coorage, il eût mieux fait de ne point lui prêter ses indigna- tions ni son mépris.

M. A.

LE THEATRE

MIDSUMMER NIGHT'S DREAM au Savoy théâtre.

Après avoir représenté Twelfth Night de façon si ingénieuse et si charmante, M. Granville Barker a monté MUsummer-night' s Dream. Même goût dans la simplification des décors, même fantaisie dans le dessin des costumes, imprévus et fort beaux, mais un peu trop fignolés. Cette œuvre aérienne a enfin trouvé une réalisation scénique qui ne la flétrit point. " Le génie lui-même, dit M. Granville Barker, peut-il réussir à porter sur la scène le monde des fées ? Les pieux commenta- teurs affirment que non. On cite délibérément cette pièce-ci et les parties les plus sublimes du Roi Lear comme irréalisables au théâtre ; et raisonnant ainsi, on fait par contre-coup tomber le blâme sur le théâtre. Je ne puis suivre cet argumentation. Si une pièce écrite pour la scène ne peut y être portée, c'est que l'auteur, quel qu'il soit, s'est, semble-t-il, mépris. Est-ce le cas de Shakespeare, ou n'est-ce pas le metteur en scène qui, de son côté, aurait besoin d'un peu de génie ? Le monde des fées est la pierre de touche du metteur en scène, et si c'est surtout mon amour pour cette pièce qui m'a poussé, j'avoue que l'espoir de triompher de cette épreuve est pour quelque chose dans la présente tentative. " Dans le Songe d'aune nuit d^été, le peuple des fées est sans cesse mêlé à celui des hommes, mais sans jamais se confondre avec lui. Souvent Obéron, Titania, ou Puck sont en scène, visibles pour le seul spectateur. Afin de maintenir de la vraisemblance jusque dans cette convention

902 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

poétique, il fallait que tout ce qui touche aux fées eût une apparence d'irréalité, eût l'air composé d'une autre substance que ce qui est humain. Avec beaucoup de bonheur, M. Gran- ville Barker s'en est tiré en dorant de la tête aux pieds ses personnages féeriques : vêtements tissus d'or, cheveux dorés, mains et visages couverts de poudre d'or. Ce parti-pris tout extérieur ne compromet en rien la vérité poétique ni l'émotion de ces scènes comme ferait par exemple l'expé- dient de confier à des enfants les rôles surnaturels, ce qui avait peut-être lieu du temps de Shakespeare. Je ne veux pas dire que l'invention de M. Granville Barker soit d'ordre général et qu'à tout jamais la dorure nous donne une commode recette pour la représentation des féeries ; non, l'élégance même de cette solution en restreint l'usage, mais l'exemple d'une telle réussite indique assez dans quelle direction peuvent porter nos recherches.

D'étroites draperies plissées et verticales, vaguement peintes en façon de verdures et disposées en hémicycle, c'était assez pour évoquer la clairière magique. Parfois, dans les attitudes, quelque souvenir discret de Burne-Jones ou de Rosetti, souve- nir opportun, car le pré-raphaélisme a excellé c'est dans les mythes précieux et raffinés comme celui-ci, non dans les parties âpres et populaires de la légende. Et combien, délivrée ainsi de surcharge, réduite à la seule poésie, cette comédie ailée paraît satisfaisante et, dans son incohérence même, divinement dosée. " Quelle excuse trouver aux trente-cinq vers de Titania sur le mauvais temps, en dehors de leur seule beauté ? dit encore M. Granville Barker. Mais trouver meilleure excuse ? Par- tout même excès dans le rôle d'Obéron. Shakespeare est si déses- pérément heureux quand il écrit de tels vers, qu'il n'hésite pas à couper la querelle des quatre amants par un charmant discours d'Héléna, long de trente-sept vers... Il met tout son cœur dans ces passages poétiques et il faut y chercher le cœur même de l'œuvre. Le secret de la pièce, celui devant lequel tombent

NOTES 903

toutes les critiques dogmatiques, c'est que de tels passages ont beau pécher sans cesse contre la lettre des lois dramatiques, ils en observent l'esprit intime, car ils sont dramatiques par eux- mêmes. Malgré lui, Shakespeare était dramaturge dès le premier jour. Même lorsqu*il semble sacrifier le drame au poème, il parvient, instinctivement ou non, à rendre le poème plus dramatique que le drame même qu'il lui sacrifie. " C'est en voulant en escamoter les parties poétiques qu'on fait paraître de telles pièces traînantes et diffuses. Une représentation comme celle du Savoy Théâtre nous fait, une fois de plus, constater le miraculeux instinct dramatique dont Shakespeare fait preuve dès les pièces de sa jeunesse. Puisons-y une nouvelle colère contre les dépeceurs de pièces et apprêtons-nous à saluer comme il convient le Macbeth de la Comédie Française sans doute M. Richepin aura remplacé les "longueurs" par des beautés d'un vivacité plus méridionale.

J. S.

LETTRES ANGLAISES

UNE CONFÉRENCE SUR KIPLING POÈTE.

Madame Geneviève Ruxton nous a présenté l'autre jour, dans une belle conférence, le Kipling poète de l'Empire, qui est si populaire dans les pays de langue anglaise, et à peu près inconnu chez nous où, seules, les Chansons de la Jungle ont été traduites. Madame Ruxton s'est bornée à résumer le contenu des cinq livres de vers de Kipling. Elle s'est défendue de vouloir analyser le génie et la technique du poète. C'est dommage. Kipling offre cette heureuse singularité d'être le chantre de l'épopée moderne tout au moins de l'épopée moderne an-

904 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

glaise avec des sens et une imagination de primitif. Il voit les Tommy et les Blue-Jacket " nourris de cinq repas de viande ", il voit la mer " ce chemin des Anglais jusqu'aux confins du monde ", les baleiniers de Dundee, les " clippers *' qui, toutes voiles dehors, ramènent les laines du Sud, les stea- mers et les destroyers pouseés par leurs 20.000 chevaux, il voit les machines, la vapeur, les valves, les boulons, les plaques d'acier, les grandes villes de marchés et d'échanges et leurs offices et les noires cités industrielles, il voit tout cela non pas avec des yeux de moderne, mais avec des yeux aussi jeunes, aussi frais, aussi naïfs que s'il vivait à l'aurore du monde. Il ne voit pas des taches, des taches de couleur, comme nos impressionnistes, mais le tout de l'objet, avec son relief, ses trois dimensions, ses profondeurs, son volume et, en même temps, sa coloration, bref ses qualités premières et secondes, et ses dépendances et " les alentours il se prolonge et qui se prolongent en lui ". Il voit avec des yeux " bibliques. " Et il parle un langage adéquat, véritable comprimé d'images, chant tout secoué de pulsations et de saccades, il y a de l'argot du cockney, mais aussi parfois le sublime prophétique. Ce n'est pas d'ailleurs que tous les caractères que je viens d'énumérer ne puissent définir, dans une certaine mesure, l'imagination anglaise. Mais il y a une question de degré. A son degré d'amplitude et de fraîcheur l'imagination de Kipling est plus qu'anglaise ; elle est " primitive ". On songe à ces tribus perdues d'Israël de qui une tradition fait descendre nos voisins d'Outre-Manche, ou, si l'on préfère, aux Wikings.

Si M™* Ruxton ne s'est pas souciée de pénétrer dans les arcanes du génie poétique de Kipling, elle a fait mieux : elle a orné sa conférence de citations admirablement choisies et traduites avec beaucoup d'exactitude et un grand sens du rythme. Elle nous dit elle-même ^ que " lorsque cela lui a paru possible " elle a " conservé une allure rythmique à la traduction."

* Voir la Re^uue Hebdomadaire du 7 mars 1904.

NOTES 905

" Ailleurs, ajoute-t-elle, je me suis contentée de rendre en la condensant la substance de la stance ou de la ligne traduite, tentant de prendre pour modèle la méthode de Taine dans ses admirables citations de la Littérature Anglaise oii, sans être jamais sacrilège, il se préoccupe cependant de donner avant tout à l'esprit français qui le suit " le sens divin et abstrait de la poésie " qu'il traduit. " Je voudrais donner quelques unes de ces traductions de M"'^ Ruxton. En voici une, empruntée aux citations des Barrack Room Ballads (Les Ballades de la Chambrée). Un parfum d'eucalyptus en fleur réveille chez un jeune Australien le souvenir de son pays :

C était r Australie, toute P Australie, Tout ce que j'^y ai trouvé et perdu. Tous les visages qui me donnent la folie du retour. Toutes les femmes que fy ai embrassées.

Et fai vu Sidney, oui, Sidney,

Ses pique-nique et ses musiques ;

Et la petite maison sur la rivière.

Et mes jeunes vignes tendant leurs rameaux.

Et tout cela, tout cela venait a moi

Dans r odeur des arbres en fleur, a Lichtenberg,

Ou nous entrions à cheval sous la pluie.

Et voici, dans une autre note, des visions du Veld apparaissent à plusieurs reprises, " rare apparition dans les poèmes de Kipling, des visages de femme, mais elles sont à l'honneur et c'est sur le champ de bataille qu'il les a rencontrées, les infirmières des trains de la Croix-Rouge."

Qui se souvient du crépuscule et des tentes alignées

(Dans le cristal du soir les cimes des montagnes lointaines ?)

Le tintement des tasses de fer et le noble rire pitoyable.

Et les visages de nos sœurs et la poussière couvrant leurs cheveux ?

11

906 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qui de nous se souvient des matins, ou le train suivait les ravines (Au dessus de la plaine déserte dans un petit nuage éclataient les obus). Et les wagons de la Croix-Rouge, brûlés de soleil, avancent lentement^

[le long de la ligne aux ponts gardés. Et les visages de nos sœurs, penchées anxieuses aux portières ?

Qui se souvient des midis et des co7tvois a travers le marché (Pauvres corps roulés dans une couverture, sans drapeau, suivis par les

[mouches). Et le peloton d^ honneur traînant les pieds, et la poussière, et la puanteur,

[et la soif. Et le visage de nos sœurs et la gloire brillant dans leurs yeux ?

Braves attendant V issue des batailles, libres et vénérées dans les camps. Patientes, prudentes et joyeuses dans les villes assiégées, dans les villes

[infestées. Celles-ci ont tout enduré, jusqu^a V heure oîi sonna le repos. Pauvres petits corps ravagés, ah ! si légers a mettre en terre !

C.V.

LETTRES ITALIENNES

ŒUVRES de Carlo Dossi, 4 vol. (Ed. Trêves. Milan içK 1913)-

Voici, lancés par un grand éditeur, quatre volumes l'œuvre de Carlo Dossi. Trois sont composés de réim- pressions d'ouvrages publiés hors commerce ou publiés à tirage restreint ; un autre est un recueil de notes inédites. Désormais le Dossi n'est plus une rareté bibliographique. Le prétexte manque aux critiques pour passer sous silence un auteur que 1^

NOTES 907

vulgaire tient pour obscur et alambiqué, et qui est le plus subtil et le plus raffiné des prosateurs italiens modernes.

Le nom de Carlo Dossi (pseudonyme d'Alberto Pisani Dossi ^) est à peu près inconnu en France ' ; son œuvre est ignorée de la plupart en Italie. De son vivant, Dossi a tout fait pour rester dans l'ombre. Surtout, son art est de l'espèce qui décourage les paresseux. Dossi a méprisé le suffrage de la foule " En art, écrivait-il, je suis un aristocrate. " Il ne veut relever que de ses pairs. Il a la nausée du banal et du facile, de tout ce qu'il appelle vigoureusement le " ruffianisme littéraire ". Plein de respect pour les maîtres (il s'est affirmé souvent le continuateur de Manzoni), c'est toutefois un moderne à outrance. Les classiques, dit-il à peu près, ont pressé la ven- dange et fait le vin. A nous de distiller l'eau de vie, à force d'alambics. Aussi réclame-t-il de son lecteur un savoureux effort d'interprétation, un second labeur de création.

Ses deux premiers ouvrages Avant-hier ^ et la Vie d^ Alberto Pisani * déchaînèrent une tempête. On discutait alors sur cette fameuse question de la langue, qui a fait perdre tant de temps et d'encre. Les " toscanisants " triomphaient; Manzoni n'avait- il pas re écrit en pur toscan les Fiancés ? Dossi se souciait bien des puristes ! L'essentiel était de modeler sa phrase sur les plus délicats reliefs de sa pensée, d'enregistrer dans sa prose, parfois hachée, rapide, le plus souvent harmonieuse comme un vers nombreux, les plus subtiles variations de l'idée ou du sentiment. On donna du barbare, voire du fou à l'outre-cuidant.

^ en Lombardie en 1849, diplomate, collaborateur de Crispi, mort en 19 10.

' Edouard Rod lui a pourtant consacré quelques pages dans les Etudes sur le XI X" siècle, 1888.

' UAltr* ieriy 1" édition. 1868 (hors commerce). Ed. Trêves, 1910, tome I.

* i" édition : Milan, Perelli, 1870. (30 exemplaires seulement furent mis en vente).

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Ces deux petits livres sont deux autobiographies, qui se complètent : l'enfant, l'adolescent.

Autobiographies, mais seulement entre les lignes. U Avant- hier est une rêverie sur des souvenirs d'enfance ; la Fie d^ Alberto Pisanij un roman de fantaisie et d'analyse tout ensemble (les ouvrages de Dossi échappent tous à la classification). Curieux mélange d'humour et de sentimentalité. Historiquement Alberto Pisani est un type : le jeune italien, cultivé et sensible, entre 1859 et 1870, c'est à dire à l'avant-dernière étape de la con- quête, lorsque la main savoyarde commence à peser sur les provinces annexées (n'oublions pas que Dossi est Milanais), lorsque le " veto " napoléonien sur Rome décourage les espé- rances des patriotes. C'est une époque de malaise moral et un renouveau de " mal du siècle ". " Byron, dit un jeune poète milanais de ce moment, est le seul poète possible en Italie. " On oscille entre la pensée et l'action. Un profond déséquilibre des âmes sous la tranquillité apparente. Il y a même des jeunes qui se tuent, dévorés d'enthousiasmes inutiles, désespérés de voir se substituer à la poésie des odes guerrières " la sale arithmétique du fait qui tue l'homme. "

Tel est le " moment " d'Alberto Pisani, jeune aristocrate milanais, timide à l'excès et gauche dans le monde corps maladif, inhabile aux exercices physiques tourmenté du besoin d'amour, mais répugnant à sa réalisation. " L'amour parfait lui paraissait une gerbe de très ardents désirs dont on fuirait la satisfaction. " Le voici penché sur cette admirable Fita nuova qui est son livre préféré : " On y entend des harmo- nies bizarres ; d'étranges clartés s'allument, lueurs de miroirs et reflets d'eau. " Le voici doucement surpris par cette mélancolie erotique sous laquelle l'adolescent Alighieri se courbait, angoissé, en larmes, " come un pargoletto battuto ". Il ne se complaît que dans " un étrange royaume spirituel ", un artificiel Paradis^

* Dossi admirait plus tard profondément les Pointes en prose

NOTES 909

qu'à l'image du jeune Dante il peuple de Béatrice : " L'admi- rable Béatrice fut-elle vraie, et toute vraie ? Ou bien Dante, Tunique, condamné à ne pas trouver d'autre être qui sentît comme lui la forma-t-il, Taccomplit-il dans sa haute imagination; puis illusionné, jouit-il et soufFrit-il de son ombre ï " Alberto se regarde avec ce pessimisme grossissant des jeunes ; il se laisse prendre aux illusoires déformations de son miroir ; il se juge " laid et méchant ".

Au fond, il y trouve un acre plaisir ; de sa méchanceté ** à doses utiles ", il n'est pas sans attendre quelque levain. Voici qui fait de lui quelque chose de plus qu'un Werther ou un Jacopo Ortis d'arrière-saison. Aussi ne s'épargne-t-il pas. Tout au long du livre. Ego apparaît (comme dans cette exquise fan- taisie de la Princesse de Pimpirimpara, tohu-bohu d'images, marionnettes d'extravagante bouffonnerie, que je ne puis com- parer pour sa complexité humoristique et sentimentale comme pour l'efficacité du style infiniment souple, qu'à certains passages des Moralités Légendaires) Ego, qui nous montre dans ses juvéniles désespoirs, dans ses enthousiasmes, dans ses affections, toute la petite misère du conventionalisme, des larmes forcées, des transactions quotidiennes, " son insen- sibilité devant les vraies souffrances ", ses apitoiements imagi- naires.

Pour connaître Dossi il faut insister sur la Vie d"* Alberto Pisanif car ce livre contient toute l'œuvre future, et le Dossi à double face : le romantique impénitent, rêveur, sentimental et l'humoriste spirituel, endiablé. Dossi a obéi à deux grandes impulsions : sa tendresse, sa générosité foncières qui ont donné les Amori ^ galerie de souvenirs et de rêves, images " d'ogni-

Baudelaire. " Mon admiration est mêlée à la douleur de voir qu'une partie de mes projets littéraires a été réalisée par lui d'une façon inaccessiblement splendidc. " ' 1887.

9IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

gentilezza ", la Colonie heureuse ^ et le Royaume des deux ^ l'auteur veut démontrer la bonté de la nature humaine et l'utilité de la charité ; et d'autre part, une sombre mauvaise humeur contre ses semblables, contre-coup de cette tendresse placée en face de la réalité brutale, et d'où sont sortis les Portraits humains. Lui-même a divisé son œuvre en " roman de la bonté " et " roman de la méchanceté ".

Le roman de la bonté reflète assez bien un moment italien de positivisme enthousiaste, de foi dans le progrès continu de l'humanité. Dossi railla lui-même plus tard cette utopie de la Colonie heureuse. (Des criminels sont déportés dans une île féconde ; ils cèdent d'abord à leurs habitudes mauvaises, et la discorde les conduit à la misère. Mais peu à peu la nature, foncièrement bonne, se découvre en eux. Ils s'unissent, promul- guent des lois, poussés par le besoin de vivre. L'amour achève de cimenter l'œuvre, et la colonie devient florissante.) " Rousseau marié à de Maistre, le Syllabus aux Droits de Vhomme^^ écrivait-il de ses idéologies...

" La Colonie heureuse y disait pourtant Carducci, est la plus ample et vigoureuse conception de roman que l'on ait eue en Italie depuis bien des années ". Aujourd'hui, ce livre nous paraît trop plein d'abstractions.

La méchanceté humaine a plus heureusement inspiré Dossi, Les silhouettes féminines de la Désinence en A sont tracé( toujours avec verve et parfois avec vigueur. On pourrait épigrapher le livre :

Je ne la fais pas a la pose

Je suis la Femme : on me connaît.

On y trouve de l'ironie philosophico-sentimentale à la Laforgue^ comme aussi un certain tour de Heine et des Concourt à Ij fois. Il y a même quelques éclats de grosse gaieté ; mais cettcl

^ 1874. » 1871.

NOTES 911

grossièreté est toujours voulue et du bout des lèvres ; car l'homme du monde, l'aristocrate, Dossi ne le dépouille jamais complètement. Pensionnats aristocratiques, mères de famille, casant leurs filles auprès de vieillards très fatigués ; silhouettes d'entremetteuses, de bigotes, de nobles dames qui tiennent des tripots : tout cela dans de courts essais, très travaillés, fignolés, et d'un remarquable " fini ".

Des essais toujours, car Dossi n'est qu'un essayiste. Peut-être eût-il désiré être autre chose ; peut-être le souvenir de Balzac le hantait-il, quand il entreprenait les Portraits humains. Mais il a le souffle court et le goût, surtout, du "morceau".

Au fond Dossi est un grand seigneur vagabond. Il s'est promené somptueusement dans bien des domaines de la fantaisie et du sentiment. Ses utopies sociales, ses satires, son misogy- nisme, tout cela, il ne l'a pas bien pris au sérieux. Et je ne veux absolument pas dire qu'il est insincère : c'est au contraire une âme très vibrante et d'une foncière bonté. Mais il ne s'est jamais plongé dans la vie. Il ne nous apporte nulle vision nouvelle de la vie, nulle attitude originale en face d'elle.

Une traduction française de Dossi n'est peut-être pas trop à souhaiter. Cette œuvre est par trop aile de papillon. Dans la traduction la plus soignée, elle perd le meilleur d'elle-même, cette coloration charmante, diaprée, qu'un souffle brouille. Il faut lire Dossi dans le texte, uniquement dans le texte. Alors on constate qu'il est un styliste " exceptionnel ". Il a un don merveilleux pour refaire une virginité aux locutions les plus communes. Un rien lui suffit : un terme régional, une expres- sion archaïque, un jeu de mots, un féminin au lieu d'un masculin. Il lui faut le piment du vieux mot peuple, " cet ail et ces oignons grâce auxquels les paroles de nos aïeux latins " optume olebant ".

L. C.

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NOTULES

Chez les passants, par Villïers de risle-Adam. (Georges Crés,

3 fr. 50-)

Ce volume n'ajoute pas grand'chose à l'œuvre ni à la gloire de Villiers de l'Isle-Adam. Il est composé d'articles de jour- naux, qui ont perdu leur raison d'être et presque tout leur intérêt avec leur actualité ; de fantaisies humoristiques qui sont fort inférieures à Tribulat Bonhomet ; d'un morceau de grand style, comme Villiers en savait composer, Hypermnestra ; de quelques vers pleins et sonores :

Flottez, acres senteurs de V herbe après V orage.

Mais aujourd'hui ^^ Sîgefroid r impertinent^ extase moderne, étude de style dans le goût du jour, " nous laisse froids. On connaissait par la Nouvelle Revue les Lettres h Baudelaire écrites ea < 1861 et 1862 qui complètent le recueil ; mais on est heurei de les y retrouver. " Quand j'ouvre votre volume le soir, écri Villiers, et que je relis vos magnifiques vers dont tous les me sont autant de railleries ardentes, plus je les relis, plus je trom à reconstruire. Comme c'est beau ce que vous faites ! . . . C'< royal, voyez-vous, tout cela. Il faudra bien que tôt ou tard en reconnaisse l'humanité et la grandeur, absolument." Et pli haut : " Quand je pense que je n'ai pas répondu l'autre soir M. R.... lorsqu'il me demandait ce que vous aviez créé Qu'entendez-vous par créer ? Qui est-ce qui crée ou ne cr^ pas ? Que signifie cette chanson et ce refrain d'avant le déluge!

I

NOTULES 913

Baudelaire est le plus puissant, et le plus un, par conséquent, des penseurs désespérés de ce misérable siècle. Il frappe, il est vivant, il voit ! Tant pis pour ceux qui ne voient pas. "

H. G.

MÉTIERS DIVINS, par yean de Bosschère (Occident),

Cette tension du style et de la métaphore que l'auteur doit à Suarès, semble se relâcher ici. Ici, M. Jean de Bosschère se rapproche davantage de son autre maître, Max Elskamp. Il célèbre les métiers avec moins de naïveté que l'admirable poète d'Anvers ; il surcharge ses descriptions de considérations symboliques parfois inutiles. Mais la vision est souvent émou- vante, en dépit de sa dureté, et j'aime quand l'esprit l'égaie, comme il arrive dans ce petit morceau :

" Puisqu'ils ont mis une dure carapace de granit à la route, l'ingénieux maréchal-ferrant cloue une semelle de fer à l'âne et au cheval.

Ils s'éloignent en sonnant des bottines, qui lancent des

paillettes d'or ; et le dompteur du fer rentre dans l'enfer noir

et rouge, dans la nue acre et la fumée de corne rôtie. "

H. G.

* * *

De Byron a Francis Thompson, par Floris Delattre (Paris, librairie Payot, 191 3).

Ce livre contient, avec des études très remarquables sur Dickens et Francis Thompson, un essai sur V Orientalisme dam la littérature anglaise l'intéressant problème est traité avec science et intelligence. Le Vathek de Beckford est enfin mis à sa vraie place, comme l'inspirateur de tout l'orientalisme des romantiques anglais. Son influence est rendue évidente chez Southey et chez Byron. Peut-être aurait-il fallu faire une place plus grande à l'étude du Gebir de W. S. Landor, rejetée dans

914 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une note à la fin du volume. De Fathek, l'auteur dit : " Nous avons montré ce qu'il y avait d'oriental dans l'intrigue, les per- sonnages et la mise en scène ; mais nous n'avons point parlé de l'ironie qui domine tout le livre, et rappelle Zadig, Ton devine le persiflage du capricieux millionnaire ; nous avons négligé ces descriptions lyriques qui annoncent les Martyrs. " L'article Dickens et Daudet conclut définitivement et réhabilite s'il en est besoin Daudet.

V. L.

La Chine en révolution, par Edmond Rottach (Perrin,

3 fr- 50)-

Voici, résumées par un homme qui a longuement vécu en Chine, les principales phases de la grande crise que vient de traverser l'Empire du Milieu. C'est plus qu'un manuel d'histoire -ail | politique. On trouve dans ce livre de bien curieuses indications ^»' sur l'esprit chinois et l'on comprend mieux, après l'avoir lu, ces révolutions et contre-révolutions lentes, les assemblées sont plus décisives que les batailles, et dont le principal objectif semble être d'éviter l'eiFusion du sang. " On se bat avec courage, mais rarement. On s'applique plus à la temporisation. On ne détruit pas la ligne ferrée, tout au plus la rend-on inutilisable l'espace de quelques rails enfantinement déboulonnés et placés sagement le long des traverses mêmes. On ne coupe pas le»; ponts, on ne recourt pas aux moyens héroïques. On laisse aller. Point d'obstination ni de nervosité ; peu de ces atrocit coutumières en Europe dans des situations que nous estimoni moins graves. "

Croquis d'outre-manche, par Jacques Bardoux (Hachette 3 fr- 50).

Un bon guide sur les plateaux de Cornouailles, le long de»;

NOTULES 915

falaises du Devon et dans les vallées du Somerset. Les souvenirs d'histoire évoqués au sujet de chaque localité sont fort propres à faire mieux connaître la psychologie du peuple anglais et à indiquer les différences de caractère et d'esprit qui distinguent ces comtés voisins.

Contes et Récits Vosgiens, par Fernand Baldenne (Les Marches de l'Est).

Ce livre commence par un récit hagiographique : Les Sur- prises de la Foret, Saint-Dié, ennemi du paganisme, reçoit malgré lui les bienfaits des aegipans et des fées. Après d'autres épisodes des temps barbares, nous voyons l'esprit de la Renais- sance, avec Vautrin Lud et Waldesmiiller, se glisser jusque dans les vallons de la montagne. Puis c'est Cagliostro qui vient visiter, au village de Ban-de-la-Roche, le vénérable Oberlin. Dans les douze derniers contes n'apparaissent que des paysans, des montagnards d'aujourd'hui. L'expression ne cesse pas de se modeler sur ses divers objets avec beaucoup de naturel et de souplesse. Pour tenter ainsi de " fixer, à divers instants de son histoire, quelques aspects choisis d'une petite patrie, comme on les peut entrevoir au hasard d'une rencontre, d'une lecture ou d'un séjour aux champs ", l'auteur n'est point parti d'un dessein préconçu. Mais il connaît bien le double danger du " régionalisme littéraire " : faire de la province un bibelot et un objet d'étagère ; donner l'impression que " le bon vieux temps est une toile immuable et monochrome, et que toute l'impatience du présent, l'humeur de changement, est réservée au siècle actuel ". En suivant jusqu'au fond d'un pays écarté les contre-coups immédiats des grands mouvements de la cul- ture européenne, il nous rappelle à propos que " la plus tenace des survivances a été d'abord, à son heure, une nouveauté et peut-être une audace ".

M. A.

9i6

LES REVUES

Revues Françaises.

On sait que la rédaction de la Revue Critique des Idées et des Livres élargissant son point de vue a rompu avec le dogmatisme intégral de V Action Française. On sait que d'autre part la rédac- tion des Marges a pris position contre le classicisme deM.Clouard et la littérature bien pensante et moralisante sans distinction d'étiage. D'où polémique. Voici en quels termes M. Clouard répond à M. Eugène Monfort dans la Revue Critiqui (25 mars) :

Puisqu'il s'est trouvé des niais pour mêler le néo-classicisme à ne sais quelle littérature bassement bourgeoise et " bien pensante je tiens à rappeler que j'ai dénoncé, avant les Marges^ il y deux ans ! la tendance fâcheuse que les Marges se donnent l'a d'avoir découverte.

Dans son numéro du 25 avril 191 2, sous le titre " La vague vertu ", la Renjue Critique a publié la chronique suivante, que U circonstances me font une nécessité de publier à nouveau :

Un congrès s'est tenu récemment, sous la présidence honoraire sénateur Bérenger, un congrès (on le de^vine) anti-pornographique, tâche des congressistes menace d'être difficile, à peu près autant qi celle des académiciens qui ont à distribuer des prix de 'vertu. " Il sont trop, " murmurera V Académie, Van prochain, et elle en oubliera

Huges Rebell disait a'vec pittoresque : " Un honnête homme na pt de conscience. " // 'voulait dire que V honnêteté a le jet naturel d% sens droit. De ce point de niue, ce qui nous doit inquiéter, c'est l'attitit de la jeunesse intellectuelle, qui est prête à pardonner aux artistes, at>

LES REVUES 9I7

écrivains, leurs pires erreurs d' art, dès l'instant que leurs caractères ne sont pas méprisables... Un exemple. Tout sépare, n'est-ce pas, cette jeunesse de feu Ferdinand BrunetièreF Mais Brunetière wvait une ^'conscience" ; d'où de grandes acclamations. Quel dommage pour 'votre mémoire future. Monsieur Emile Faguet, que 'vous sojyez resté si bohème !

En attendant de <voir brûlés en cérémonie les plus beaux lièvres de la tradition de Candide, on entend d'excellents Français s'étonner que des notions élémentaires se trouvent prises ainsi l'une pour l'autre. En ej^et, la 'vertu a un contraire [qu'il n'est pas très aisé de nommer d'un seul mot), mais l'absence de son contraire ne constitue pas précisément la 'Vertu j exige un peu plus, ^vraiment y et les Latins dans ce mot que nous tenons d'eux, a'vaient imprimé l'idée de force.

Elle suppose des mœurs, la 'vertu. Si les mœurs affichées sur notre théâtre sont l'image exacte de celles de la 'ville, nos jeunes gens et nos 'vieux académiciens espèrent-ils les réformer ? Sur quel patron ? Il ne faudrait rien moins qu'une religion nowvelle ! Au moins con'viendrait-il de jeter les yeux du côté des institutions... Assurément nous sommes tous las d'un théâtre 'veule, d'une presse impudente, d'une humanité insi- pide et laide .- il n'en est que plus fâcheux que l 'on réclame pour nous, au lieu de 'vin, du sirop. Le jeu, l'amour, la nature se 'voient mis en quarantaine, et pour rien.

Et M. Clouard résume ironiquement la pensée de M. Mont- fort.

Si je dis que notre tradition est celle de Rabelais, de La Fontaine, de Diderot et de Stendhal, il faut s'entendre. J'oppose ces grands hommes à un Bossuet, à un La Rochefoucauld, à un Racine, lesquels badinent rarement. Mais Stendhal, Diderot, La Fontaine, Rabelais, sacrifient trop à l'intelligence. Rêvons d'une exquise légèreté de cervelle. Courons les petites Muses. Nous sommes les sous-oifs des lettres.

En se gardant de renier personne, ni Bossuet, ni Rabelais,

ni nos auteurs légers, comme il serait facile de s'entendre ! Nous

possédons une tradition " totale " : conservons-la.

# * *

Les Soirées de Paris du 1 5 mars contiennent de curieuses

91 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lettres de Jarry adressées au docteur Saltas, des reproductions de Picabia et de curieuses réflexions sur Nick Carter données par un américain M. Harrison Recves.

Je ne me rappelle jamais avoir vu un exemplaire de Nick Carter avec nom d'auteur.

Dans le cas Tune quelconque de ces épopées populaires se trouvait signée, le nom employé était une sorte de nom passe-partout choisi par l'éditeur et destiné à rester dans l'oreille du public. Ce n'était, évidemment, pas le nom réel de l'auteur. Je n'ai jamais cru qu'un seul homme eût écrit seul la quantité très considérable des fascicules de la série de Nick Carter ou des autres importantes séries épiques. Il y en avait trop pour un seul homme, qui n'aurait pas pu faire même ce qui paraissait en quelques mois.

Nick Carter a paru pendant dix ans, sans répétition d'incidents et, sans doute, cette publication paraissait déjà avant que je ne fusse d'âge de la lire.

Mon père m'a souvent dit qu'il avait l'habitude de lire " cette sorte d'ordure " (comme il disait), quand il était soldat, au commencement de la guerre civile, à l'âge de dix-sept ans, en 1861, et d'après ce qu'il m'en a dit, il passait ainsi ses journées, quand il n'était pas de garde, devant Vicksburg, ou durant les dimanches pluvieux, pendant la marche de Sherman, d'Atlanta jusqu'à la mer. J'ai compris que ce qu'il lisait alors avait le même caractère épique que les Nick Carter de mon temps.

Mon idée a toujours été que quelque obscur homme de géniej' dans le monde des affaires d'édition, a simplement donné les idées et le style épique à des écrivains à gages, qui ont fabriqué des milliers de mots par semaine à tant par mille, en se tenant à côté des presses dans quelque grande imprimerie de Chicago.

Le tout avait toujours le même style général et la même valeur* Quelques-uns de ces contes étaient mieux que les autres poi l'exécution, mais tous étaient également épiques pour la conceptioi

Le public américain n'a jamais reconnu Nick Carter^ ni les autî épopées populaires comme étant de la littérature.

On m'a toujours défendu de lire ces " sales choses ", sur l'autorit des gouvernantes et des bonnes les plus ignorantes qui avait entendi

LES REVUES 9I9

leurs maîtres dire que toute cette "saleté à un penny ", comme on l'appelait d'après le prix de Chicago, d'un penny par exemplaire, était un poison pour l'esprit des enfants.

Quand on m'attrapait en train de lire Nick Carter, on me disait que j'étais tombé au niveau social des petits télégraphistes et des voyous des courses.

Je me rappelle que fréquemment j'empruntais des exemplaires (quand je n'en pouvais acheter) d'un drôle déjeune homme spirituel, qui était opérateur télégraphiste dans une tour à signaux sur un des grands réseaux transcontinentaux, passant auprès d'une ville des plaines dans le South-Dakota, que ma famille habitait.

Il passait ses nuits à lire les épopées qu'il recevait d'un employé des chemins de fer sympathique, qui allait de Chicago à la côte du Pacifique et qui passait tard dans la nuit. Souvent j'ai veillé avec lui, en attendant ce train qui apportait un tas de Nick Carter, pendant que ma famille croyait que j'étais chez un de mes camarades, étudiant le latin pour mes examens préparatoires. Les gens de la ville disaient que l'opérateur télégraphique était un jeune homme dégénéré, qui lisait des " saletés à un penny ", et ainsi de suite.

Et je suis sûr que si on avait su qu'il donnait des exemplaires de cette littérature défendue à de jeunes garçons, les chefs du personnel de la ligne lui auraient ôté son emploi sur la plainte des citoyens vertueux de la ville parce qu'il corrompait la jeunesse.

Et M. Harrison Reeves signale " cette sorte d'embarras et de honte à propos de l'originalité " dont souffrit plus tard Walt Whitman, et " qui a été une des causes les plus considé- rables parmi celles qui ont retardé le développement intellectuel du Nouveau-Monde. "

Mémento :

La Revue Bleue (28 Mars) : "L'arc d'Ulysse de Gerhardt Hauptmann ", par A. Bossert.

Les Marches de l'Est (Mars) : " La question des langues en Belgique ", enquête dirigée par Georges Ducrocq et Dumont- Wilden.

920 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La Renaissance Contemporaine (24 Mars) : "Les Rubriques littéraires ", par Fernand Divoire.

La Revue de Paris : " Les Amours perdues ", roman, par Edmond Jaloux.

VOpinion : " André Antoine ", par André du Fresnois.

* * *

Revues Anglaises :

Le numéro de février de The English Review est particu- lièrement intéressant. Il contient le texte anglais du Carnet de Voltaire récemment retrouvé à S^ Petersbourg. Les phrases sont tout à fait voltairiennes, mais leurs incorrections leur donnent un son enfantin et bégayant, qui n*est pas sans charme. La matière n*est pas neuve, ni la pensée profonde ; mais il y a dans ce carnet certaines qualités que nous aimons chez Voltaire : un sens du " pittoresque ", quand il est à sa portée, un goût des choses pour elles-mêmes. Ainsi, il est évident que c'est le plaisir, la volupté presque physique d'écrire dans une langue étrangère (surtout puisque rien ne l'obligeait à l'écrire correctement) qui l'a poussé à rédiger ces notes en anglais. Et il a su donner la raison de son plaisir : " Langue anglaise, stérile et barbare à son origine, est maintenant abondante et douce, comme un jardin rempli de plantes exotiques. " Dans le même numéro la suite du nouveau roman de H. G. Wells. Une esquisse de vie parisienne par R. B. Cunninghame Graham : E/ Tango Argentine. Un extrait du prochain livre de George Moore sur Yeats, Lady Gregory et Synge (la vie solitaire de Synge à Paris, puis sa mort prématurée, sont racontées avec beaucoup de force). Enfin un essai moral et politique de R. A. Scott- James, The real décadent.

Dans le numéro de mars de la même revue, un curieux poème de Gilbert Franken : Tid^apa.

Le Gérant : André Ruyters. Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).

921

A LA RECHERCHE

DU TEMPS PERDU '

Ma mère qui m'envoyait avec ma grand'mère à Balbec, mais restait seule à Paris, comprit quel désespoir c'était pour moi de la quitter ; aussi décida-t-elle de nous dire adieu sur le quai longtemps d'avance et de ne pas attendre cette heure du départ oi!i, dissimulée auparavant dans des allées et venues et des préparatifs qui n'engagent pas définitivement, une séparation apparaît brusquement im- possible à souffrir alors qu'elle ne l'est déjà plus à ^iter, concentrée tout entière dans un instant immense de kici- dité impuissante et suprême. Elle entra avec nous dans la gare, dans ce lieu tragique et merveilleux il fallait abandonner toute espérance de rentrer tout à l'heure à la maison, mais aussi un miracle devait s'accomplir grâce auquel les lieux je vivrais bientôt seraient ceux- mêmes qui n'avaient encore d'existence que dans ma pensée. D'ailleurs la contemplation de Balbec ne me semblait pas moins désirable parce qu'il fallait l'acheter au prix d'un mal qui symbolisait au contraire la réalité de l'impression que j'allais chercher, impression qu'aucun

* Ces fragments sont extraits du deuxième volume de A la *ttcherche du temps ferdu^ intitulé Le côté de Guermantes, qui doit paraître prochainement chez l'éditeur Bernard Grasset.

I

922 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

spectacle équivalent, aucune vue stéréoscopique qui ne m'eussent pas empêché de rentrer coucher chez moi, n'auraient pu remplacer. Je sentais déjà que ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes, et que quelle que fut la chose que j'aimerais, elle ne serait jamais placée qu'au terme d'une poursuite douloureuse j'aurais d'abord à sacrifier mon plaisir à ce bien suprême, au lieu de l'y chercher.

Sans doute, aujourd'hui, ce serait en automobile qu'on ferait ce voyage et on penserait le rendre ainsi plus agréable et plus vrai, suivant de plus près les diverses gra- dations selon lesquelles change la face de la terre. Mais le plaisir spécifique du voyage n'est pas de pouvoir des- cendre en route et de s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu'on peut, de la conserver entière, intacte, telle qu'elle était en nous quand notre imagination nous portait du lieu nous vivions jusqu'au coeur d'un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il nous menait d'un nom à un autre nom ; différence que schématisait (mieux qu'une promenade toute réelle où, comme on débarque l'on veut, il n'y a pour ainsi dire plus d'arrivée) cette opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux, spéciaux, les gares, qui ne font presque pas partie de la villj mais contiennent l'essence de sa personnalité de mêi que sur un écriteau elles portent son nom, laboratoir< fumeux, antres empestés mais on accédait au mystért grands ateliers vitrés, comme celui j'entrai ce jour-li

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 923

cherchant le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et tragiques, comme certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel, comme un départ en chemin de fer ou rérection de la Croix.

On nous apprit que l'église de Balbec était à Balbec-le- vieux, assez loin de Balbec-plage nous devions habiter. Il fut convenu que j'irais seul la visiter. Je retrouverais ma grand'mère dans le petit chemin de fer d'intérêt local qui menait à Balbec-plage et nous arriverions ensemble à l'hôtel.

La mer que j'avais imaginée venant mourir au pied de l'église, était à plus de cinq lieues de distance, et à côté de la coupole, ce clocher que, parce que j'avais lu qu'il était lui-même une âpre falaise normande s'amassaient les grains, tournoyaient les oiseaux, je m'étais toujours représenté comme recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées, il se dressait sur une place s'embranchaient deux lignes de tramw^ay, en face d'un café qui portait, écrit en lettres d'or, le mot : " Billard " et sur un fond de maisons aux cheminées desquelles ne se mêlait aucun mât. Et l'église, entrant dans mon attention avec le café, le passant à qui il fallut demander mon chemin, la gare j'allais retourner, faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d'après-midi, sa coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu'à la

924 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

signiftcation éternelle des sculptures quand j'eus reconnu les Apôtres dont j'avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui, des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m'attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante et douce, le dos voûté, ils semblaient s'avancer d'un air de bienvenue, en chantant l'alleluia d'un beau jour. Mais on s'apercevait que leur expression était immuable et ne se modifiait que si on se déplaçait, comme il arrive quand on tourne autour d'un chien mort. Et je me disais : " C'est ici, c'est l'église de Balbec. Cette place qui a l'air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède l'église de Balbec. Ce que j'ai vu jusqu'ici c'était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, des moulages dans un musée. .^ Maintenant c'est l'église elle-même, c'est la statue ell( même, elles, les uniques : c'est bien plus. "

C'était moins aussi peut-être. Comme un jeune homi un jour d'examen ou de duel trouve la date qu'< lui a demandée, la balle qu'il a tirée, bien peu chose, quand il pense aux réserves de science et courage dont il aurait voulu faire preuve, de même mol esprit qui avait dressé la statue de la Vierge hors d< reproductions que j'en avais eues sous les yeux, inaccessibl aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte on les déchirait, si on les brisait, idéale, ayant une valei universelle, s'étonnait de voir la statue qu'il avait mil! fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence d< pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place elle avait pour rivales une affiche électorale et pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable di

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 925

débouché de la grandVue, ne pouvant fuir les regards du café et du bureau d'omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère dont le bureau du Comptoir d'Escompte recevait l'autre moitié, gagnée en même temps que lui par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point que, si j'avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c'est elle, la Vierge illustre que jusque-là j'avais douée d'une existence générale et d'une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l'unique (ce qui, hélas, voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s'en défaire, montré à tous les admirateurs venus pour la contempler, la trace de ma craie et les lettres de mon nom, et c'était elle enfin, l'œuvre d'art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais métamorphosée ainsi avec l'église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides. L'heure passait, il fallait retourner à la gare. N'accusant de ma déception que des circonstances particulières, la mauvaise disposition j'étais, ma fatigue, mon incapacité de savoir regarder, j'essayais de me consoler en pensant qu'il restait d'autres villes encore intactes pour moi, que je pourrais, prochaine- ment peut-être, pénétrer comme au milieu d'une pluie de perles dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé, traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ; mais pour Balbec dés que j'y étais entré c'avait été comme si j'avais entrouvert un nom qu'il eût fallu tenir hermétiquement clos et où, profitant de l'issue que je leur avais imprudemment offerte, en chassant

926 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du Comptoir d'Escompte, irrésistiblement poussées par une pression extérieure, par une force pneumatique, s'étaient engouffrées à l'intérieur des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l'église persane et ne cesseraient plus de les contenir.

Je retrouvai ma grand'mère dans le petit chemin de fer. Ma déception m'occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le lieu auquel mon corps allait avoir à s'accoutumer. Au bout de ma pensée je cherchais à ima- giner le directeur de l'hôtel de Balbec pour qui j'étais encore inexistant, et j'aurais voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse que celle de ma grand'mère qui allait certainement lui demander des rabais. Il m'apparaissait d'une morgue certaine, mais très vague de contours. Ce n'était pas encore Balbec-Plage ; à tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l'une des stations qui précédaient, et dont les noms même (Crique- ville, Equemauville, Couliville) me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient quelque rapport avec les noms de certaines localités qui étaient près de Combray. Mais à l'oreille d'un musicien deux motifs, matériellement composés de plusieurs des mêmes notes peuvent ne présenter aucune ressemblance, s'ils diffèrent par la couleur de l'harmonie et de l'orchestration. De même, rien ne me faisait moins penser que ces tristes noms faits de sable, d'espace trop aéré et vide, et de sel, à Roussainville, à Martinville, à ces noms qui parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma grand' tante à table, dans la "salle", avaient acquis un certain

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charme sombre s'étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de Todeur du feu de bois et du papier d'un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d'en face, et qui, aujourd'hui encore, quand ils remontent du fond de ma mémoire comme une bulle gazeuse, conservent leur vertu spécifique au milieu des couches superposées de milieux différents qu'-ils ont à traverser avant d'arriver jusqu'à la surface.

C'étaient dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou s'accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d'un vert cru et d'une forme désobligeante, comme celles du canapé d'une chambre d'hôtel l'on vient d'arriver composées de quelques villas que prolon- geait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraicfiissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois, habituels mais par leur dehors, des joueurs de tennis en casquette blanche, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame qui, décrivant le tracé quotidien d'une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s'attardait et rentrait dans son chalet la lampe était déjà allumée, et blessaient cruelle- ment de ces images étrangement usuelles et dédaigneuse- ment familières, mes regards inconnus et mon cœur dépaysé. Mais combien ma souffrance s'aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du grand hôtel de Balbec, en face de l'escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand'mère, sans souci d'ac- croître l'hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les " conditions " avec le directeur, sorte de poussah en smoking, à la figure

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et à la voix pleines des cicatrices qu'avait laissées l'extir- pation sur Tune, de nombreux boutons, sur l'autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite. Tandis que j'entendais ma grand'mère dire sur une intonation artificielle : "Et quels sont... vos prix ?... Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget ", attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de moi-même, je m'efforçais d'émigrer dans des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps insensibilisée comme l'est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse, afin ne ne pas trop souffrir dans ce lieu mon manque total d'habitude m'était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblait en avoir au même moment, une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec son petit chien, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en sifflotant et demandait ses lettres, tous ces gens pour qui c'était regagner leur home que de gravir le faux marbre du grand escalier.

Ma grand'mère sortit faire des courses, je me décidai à monter l'attendre dans notre appartement, le directeur vint lui-même pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu'on appelait "lift", (et qui au point le plus haut de l'hôtel, oii serait le lanternon d'une église normande, était installé comme un photo- graphe derrière son vitrage ou plutôt comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l'agilité d'un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d'un pilier il m'entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. Pour dissiper

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l'angoisse mortelle que j'éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d'une seule rangée verticale de verrières que faisait l'unique water-closet de chaque étage, j'adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. Je m'excusai de tenir autant de place, de lui donner si grande peine, et lui demandai si je ne le gênais pas dans l'exercice d'un art, à l'endroit duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester de la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l'étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d'intelligence ou consigne du directeur.

Il n'est peut-être rien qui donne plus l'impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, de l'objectivité de la vie, que le changement de la position, par rap- port à nous, d'une personne même insignifiante, avant que nous l'ayons connue, et après. J'étais le même homme qui avais pris à la fin de l'après-midi le petit chemin de fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais dans cette âme, à l'endroit où, à six heures, il y avait une impossibilité à imaginer le directeur, l'hôtel, son per- sonnel, et une attente vague et craintive du moment j'arriverais, à cette même place se trouvaient mainte- nant les boutons extirpés dans la figure du directeur, son geste pour sonner le lift, le lift lui même, toute une frise de personnages semblables à des personnages de gui- gnol sortis de cette boîte de Pandore, indéniables, inamo- vibles et stérilisants comme tout fait accompli mais qui du

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moins, par ce changement dans lequel je n'étais pas intervenu me prouvaient qu'il s'était passé quelque chose d'extérieur à moi, et d'ailleurs d'insignifiant ; j'étais comme le voyageur qui ayant eu le soleil devant lui en commençant une course constate que les heures ont passé quand il le voit derrière lui. J'étais brisé de fatigue, j'avais la fièvre, je me serais couché, mais je n'avais rien de ce qu'il fallait pour cela. J'aurais voulu au moins m'étendre un instant sur le lit, mais à quoi bon puisque je n'aurais pu y faire trouver de repos à cet ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets inconnus qui l'encerclaient, en le forçant à mettre ses perceptions sur le pied permanent d'une défensive vigilante, auraient maintenu mes regards, mon ouïe, tous mes sens, (même si j'avais allongé mes jambes), dans une position aussi réduite et incommode que celle du cardinal La Balue dans la cage il ne pouvait ni se tenir debout ni s'asseoir. C'est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l'habitude qui les en retire, et nous y fait de la place. De la place, il n'y en avait pas pour moi dans ma chambre de Bal bec qui n'était mienne que de nom, car elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup d'œil méfiant que je leur jetai et sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. La pendule alors qu'à la maison je n'enten- dais la mienne que quelques secondes par semaine, seule- ment quand je sortais d'une profonde méditation continua sans s'interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants

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pour moi, car les grands rideaux violets l'écoutaient sans répondre mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d'un tiers les irrite. J'étais tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui couraient le long des murs mais surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je sentais qu'il n'y aurait pas pour moi de détente possible. Je levais à tout moment mes regards, dont les objets de ma chambre de Paris ne gênaient pas plus l'expansion que ne faisaient mes propres prunelles, car ils n'étaient plus que des annexes de mes organes, un agrandissement de moi-même, vers le plafond surélevé de ce belvédère étroit situé au sommet de l'hôtel et que ma grand'mère avait choisi pour moi ; et, jusque dans cette région plus intime que celle nous voyons et nous entendons, dans cette région ou nous éprouvons la qualité des odeurs, c'était presque à l'intérieur de mon moi que celle du vétiver venait pousser dans mes derniers retranchements son offensive, à laquelle j'opposais non sans fatigue la rispote inutile et incessante d'un reniflement alarmé. N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m'entouraient, qu'envahi jusque dans les os par la fièvre, j'étais seul, j'avais envie de mourir. Alors ma grand'mère entra ; et à l'expansion de mon cœur refoulé s'ouvrirent aussitôt des espaces infinis.

Je savais quand j'étais avec ma grand'mère, si grand chagrin qu'il y eût en moi, qu'il y serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, y serait étayé sur un désir de conser-

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vation et d'accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j'avais moi-même ; et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu'elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne. Et comme quelqu'un qui veut nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu'il voit n'est pas placé par rapport à lui du côté il dirige sa main, ou comme un chien qui poursuit à terre l'ombre dansante d'un insecte, trompé par l'appa- rence des corps comme on l'est dans ce monde nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans ses bras, et je suspendis mes lèvres à ses joues comme si j'accédais ainsi à ce cœur immense qu'elle m ouvrait. Quand j'avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tette. Et je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. "Surtout, me dit-elle, ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D'ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien."

Et en effet ce soir-là je frappai trois coups que une semaine plus tard quand je fus souffrant je renouvelai pendant quelques jours tous les matins parce que ma grand'mère voulait me donner du lait de bonne heure. Alors quand je croyais entendre qu'elle était réveillée pour qu'elle n'attendît pas et pût, tout de suite après, se rendor- mir,— je risquais trois petits coups,timidement, faiblement,

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distinctement malgré tout, car si je craignais d'inter- rompre le sommeil de ma grand'mère dans le cas oii je me serais trompé et elle eût dormi, je n'aurais pas voulu non plus qu'elle continuât d'épier un appel qu'elle n'aurait pas distingué d'abord et que je n'oserais pas renouveler. Et à peine j'avais frappé mes coups que j'en entendais trois autres, d'une intonation différente ceux-là, empreints d'une calme autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient : " Ne t'agite pas, j'ai entendu ; dans quelques instants je serai " ; et bientôt ma grand'mère arrivait. Je lui disais que j'avais eu peur qu'elle ne m'entendît pas ou crût que c'était un voisin qui avait frappé ; elle riait :

Confondre les coups de mon pauvre loup avec d'au- tres, mais entre mille sa grand'mère les reconnaîtrait ! Crois-tu donc qu'il y en ait d'autres au monde qui soient aussi bêtas, aussi fébriles, aussi partagés entre la peur de me réveiller et de ne pas être compris. Mais quand même elle se contenterait d'un grattement, on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l'entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges.

Elle entr'ouvrait les volets ; à l'annexe de l'hôtel qui faisait saillie, le soleil était déjà installé sur les toits comme un couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage et l'accomplit en silence pour ne pas réveiller la ville qui dort encore et de laquelle l'immobilité le fait paraître plus agile. Elle me disait l'heure, le temps qu'il ferait, que ce n'était pas la peine que j'allasse jusqu'à la fenêtre, qu'il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà

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ouverte : tout ce négligeable " introït " du jour auquel personne n'assiste, petit morceau de vie qui n'était qu'à nous deux ; doux instant matinal qui s'ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus, deux fois répétés, et elle savait transporter l'âme de ma grand'mère tout entière et la promesse de sa venue, avec une allégresse d'annonciation et une fidélité musicale. Mais cette première nuit d'arrivée, quand ma grand'mère m'eût quitté, je recommençai à souffrir, comme j'avais déjà souffert à Paris quand j'avais compris qu'en partant pour Balbec je disais adieu à ma chambre. Peut-être cet effroi que j'avais qu'ont tant d'autres de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi n'est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu'opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d'un avenir oii elles ne figurent pas ; refus qui était au fond de l'horreur que me faisait éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient m'obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays je ne verrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore au fond de la difficulté que j'avais à penser à ma propre mort ou à une survie comme Bergotte la promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon carac- tère qui ne se résignaient pas à l'idée de ne plus être et

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ne voulaient pour moi ni du néant, ni d'une éternité ils ne seraient plus.

Quand Swann m'avait dit à Paris un jour que j'étais particulièrement souffrant : " Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de TOcéanie. vous verrez que vous n'en reviendrez plus ", j'aurais voulu lui répondre : " Mais alors je ne verrai plus votre fille, je vivrai au milieu de choses et de gens qu'elle n'a jamais vus. " Et pourtant ma raison me disait : " Qu'est-ce que cela peut faire puisque tu n'en seras pas affligé ? Quand M. Swann te dit que tu ne reviendras pas, il entend par que tu ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c'est que tu seras heureux là-bas. " Car ma raison savait que l'habitude l'habitude qui allait assumer maintenant l'entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer la place de la glace, la nuance des rideaux, d'arrêter la pendule, se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous ont déplu d'abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d'une voix, de modifier l'inclination des coeurs. Certes des amitiés nouvelles pour des lieux et des gens, ont pour trame l'oubli des anciennes ; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la perspective d'une vie je serais à jamais séparé d'êtres dont je perdrais le souvenir, et, c'est comme une consola- tion, qu'elle offrait à mon cœur une promesse d'oubli qui ne faisait au contraire qu'affoler son désespoir. Ce n'est pas que notre coeur ne doive éprouver, lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de IjMk l'habitude ; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la ^B crainte d'un avenir nous seront enlevés la vue et

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l'entretien de ceux que nous aimons et d*où nous tirons aujourd'hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s'accroît, si à la douleur d'une telle privation nous pensons que s'ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé, ce ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis qui ne seraient plus autour de nous ; notre affection pour eux aurait été si parfaitement arrachée de notre cœur dont elle est aujourd'hui une notable part, que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d'eux dont la pensée nous fait horreur aujourd'hui ; ce serait donc une vraie mort de nous-mêmes, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu'à l'amour duquel ne peuvent s'élever les parties de l'ancien moi condamnés à mourir. Ce sont elles, même les plus chétives, même les obscurs attachements aux dimensions, à l'atmosphère d'une chambre, qui s'effarent et refusent en des rébel- lions qui ne sont que la forme secrète, partielle, tangible et vraie de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et suc- cessive telle qu'elle s'insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à tout moment des lambeaux de nous-mêmes sur la mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. Et pour une nature nerveuse comme était la mienne, c'est-à-dire chez qui les intermé- diaires, les nerfs, ne remplissent pas leurs fonctions, n'arrêtent pas dans sa route vers la conscience mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innom- brable et douloureuse, la plainte des plus humbles

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éléments du moi qui vont disparaître, Tanxieuse alarme que j'éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut, n'était que la protestation d'une amitié qui survivait en moi, pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d'Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais, jusqu'à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et, ce premier soir-là surtout, mise en présence d'un avenir déjà réalisé il n'y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

Mais le lendemain matin ! quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques comme dans les hublots d'une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages, et pourtant à l'ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s'élançaient l'un après l'autre comme des sauteurs sur un tremplin. A tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée était écrit le nom de l'Hôtel et avec laquelle je faisais d'inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ces vagues en pierre d'émeraude çà et polie et translucide, lesquels avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s'accomplir et dévaler l'écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil

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ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au carreau d'une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s'est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée, ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n'était qu'après une longue plaine sablonneuse que j'apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces glaciers qu'on voit au fond des tableaux des primitifs tos- cans. D'autres fois c'était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d'un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans ces montagnes le soleil s'étale çà et comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes) moins l'humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c'est elle surtout selon la direction d'où elle vient et que suit notre œil, c'est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l'éclairage ne modifie pas moins l'orien- tation d'un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nou- veaux buts qu'il nous donne le désir d'atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand le matin la lumière venait de derrière l'hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jus- qu'aux premiers contreforts de la mer, elle semblait m'en montrer un autre versant et m'engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me montrait au loin d'un

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doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n'ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vint se mettre à l'abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l'impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger, tandis que nous déjeu- nions et que nous répandions, de la gourde de cuir d'un citron, quelques gouttes d'or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare , il parut cruel à ma grand'mère de n'en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage, tout en nous la laissant entièrement voir, et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l'air d'être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du verre. Me persuadant que j'étais ** assis sur le môle " au fond du " boudoir " je me demandais si le " soleil rayonnant sur la mer " de Baudelaire, ce n'était pas bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant celui qui en ce moment brûlait la nier comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s'y promenaient çà et de grandes ombres bleues, que quelque géant semblait s'amuser à déplacer, en bougeant un miroir dans le ciel. Mais ma grand'mère ne pouvant supporter l'idée que

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je perdisse le bénéfice d'une heure d'air, ouvrit subrepti- cement un carreau et fit envoler du même coup menus, journaux, voiles et casquettes de toutes les personnes qui étaient en train de déjeuner ; elle-même, soutenue par le souffle céleste, restait calme et souriante comme sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon impression d'isolement et de tristesse, réunissaient contre nous les touristes méprisants, décoiffés et furieux.

Pour une certaine partie ce qui, à Balbec donnait à la population, d'ordinaire banalement riche et cosmopolite de ces sortes d'hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d'un premier président de Caen, d'un bâton- nier de Cherbourg, d'un grand notaire du Mans, qui à l'époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l'année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y avaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentionsà l'aristocratie, for- maient un petit groupe auquel s'étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient :

Ah ! c'est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.

Comment, privilégiés ? Vous qui habitez la capitale, Paris la grand'ville, tandis que j'habite un pauvre chef- lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille au dernier recensement ; mais qu'est-ce à côté de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille ?

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Ils le disaient avec un roulement d'r paysan, sans y mettre d'aigreur car c'étaient des lumières de leur provinces qui auraient pu comme d'autres venir à Paris on avait plusieurs fois offert au premier président de Caen de venir à la Cour de cassation mais avaient préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l'obscurité, ou de la gloire, ou parce qu'ils étaient réactionnaires, et pour l'agrément des relations de voisi- nage avec les châteaux. Plusieurs d'ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.

Car, comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement quand on apercevait Rivebelle, ce qui était signe d'orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu'il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec on était certain de trouver encore sur cette autre rive deux ou trois mois de chaleur , ceux de ces habitués de l'hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps, quand les pluies et les brumes arrivaient, faisaient charger leurs malles sur une barque, à l'approche de l'automne, et traversaient rejoindre l'été à Costedor ou à Rivebelle. Tout ce petit groupe de l'hôtel de Balbec regardait d'un air méfiant chaque nouveau venu, et tout en ayant l'air de ne pas s'intéresser à lui, interrogeait sur son compte leur ami le maître d'hôtel. Car c'était le même Aimé qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce du trousseau, tout en

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nous toisant avec leur face à main, ma grand'mère et mioi, parce que nous mangions des œufs durs dans la salade ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société de Nantes. Ils affectaient une atti- tude de méprisante ironie à Tégard d'un Français qu'on appelait Majesté et qui s'était en effet proclamé lui-même roi d'un petit îlot de l'Océanie peuplé seulement par quelques sauvages. Il habitait l'hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui quand elle allait se baigner, les gamins criaient : " Vive la reine " parce qu'elle leur jetait des pièces de cinquante centimes. Le premier prési- dent et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l'air de voir les " déguisés " et déclaraient que c'était " à quitter la France ".

Les jours nous allions faire une grande promenade en voiture avec Madame de Villeparisis, je devais, sur l'ordre du médecin, rester couché jusqu'au déjeûner et à cause de la trop grande lumière garder fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu'elle seule savait défaire, malgré les couvertures, les étoffes prises- ici ou là, le tapis en cretonne rouge de la table, qu'elle y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre exacte- ment, ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d'anémones parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de venir un instantposer mes pieds nus. Et sur le mur qui leur faisait face et qui se trouvait partiellement éclairé un cylindre d'or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme

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la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la promenade, auxquels la matinée invitait, la joie faisait battre bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action mais immobile et qui est obligée de décharger sa vitesse sur place en tour- nant sur elle-même. Parfois c'était l'heure de la pleine mer. J'entendais du haut de mon belvédère le bruit du flot qui déferlait doucement, ponctué par les appels des baigneurs, des marchands de journaux, des enfants qui jouaient, comme par des cris d'oiseaux de mer. Soudain à dix heures le concert symphonique éclatait sous mes fenê- tres. Entre les intervalles des instruments reprenait coulé et continu, le glissement de l'eau d'une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d'une musique sous-marine. Puis dans la brèche de silence qui s'échancrait un instant, entre les arches successives des petites vagues aux rinceaux d'azur, la musique s'élevait de nouveau, comme les anges luthiers au portail écumant et bleu de la cathédrale italienne. Pour voir si Françoise ne venait pas défaire les rideaux et m'apporter mes affaires, car l'heure du déjeûner approchait, je courais jusqu'à la chambre de ma grand'mère. Elle ne donnait pas directe- ment sur la plage comme la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un coin de la digue, sur la cam- pagne, et sur une courette aux quatre murs d'une blan- cheur mauresque, au dessus desquels, et enfermé dans leur carré, on voyait le ciel aux flots moelleux, glissants et superposés, comme une piscine située sur une terrasse.

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Cette chambre de ma grand'mère était meublée autrement que la mienne, avec des fauteuils brodés de filigranes métal- liques et de fleurs roses d'où semblait émaner Tagréable et fraîche odeur qu'on trouvait en entrant. Et à cette heure des rayons venus d'expositions et comme d'heures diffé- rentes brisaient les angles du mur, changeaient la forme de la chambre, à côté d'un reflet de la plage mettaient sur la commode un reposoir diapré comme les fleurs du sentier, suspendaient à la paroi les ailes repliées, tremblantes et tiédes d'une clarté prête à reprendre son vol, chauflFaient comme un bain un carré de tapis provincial devant la fenêtre de la courette que le soleil festonnait comme une vigne, ajoutaient encore au charme et à la complexité de la décoration mobilière en semblant exfolier la soie fleurie des fauteuils et détacher leur passementerie, cette chambre que je traversais un moment avant de m'habiller pour la promenade, avait l'air d'un prisme se décom- posaient les couleurs de la lumière du dehors, d'une ruche les sucs de la journée que j'allais goûter étaient dissociés, épars, enivrants et visibles, d'un jardin de l'espérance qui se dissolvait en une palpitation de rayons d'argent et de pétales de rose. Je rentrais dans ma chambre : Françoise entrait pour me donner du jour et je me soulevais dans l'impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là au bord du rivage comme une néréide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais plus d'un jour. Le lendemain j'en voyais une autre qui parfois lui ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même. Il y en avait qui étaient d'une beauté si rare qu'en les apercevant mon plaisir était encore accru par a surprise, comme devant un miracle. Par quel privilège, un matin

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plutôt qu'un autre, la fenêtre en s'ouvrant découvrit-elle a mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomè, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement, avait la trans- parence d'une vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments pondérables qui la coloraient? Elle faisait jouer le soleil avec un sourire alangui par une brume invisible qui n'était qu'un espace vide réservé autour de sa surface translucide rendue ainsi plus abrégée et plus saisissante, comme ces déesses que le sculpteur détache sur le reste du bloc qu'il ne daigne pas dégrossir. Telle, dans sa couleur unique, elle nous invitait à la promenade sur ces routes grossières et terriennes, d'où, de la calèche de M'"® de Villeparisis, nous apercevrions tout le jour et sans jamais l'atteindre la fraîcheur de sa molle palpitation. Mais d'autres fois il n'y avait pas cette opposition si grande entre une promenade agreste et ce but inaccessible, ce voisinage fluide et mythologique. Car, certains jour, la mer semblait rurale elle-même, et la chaleur y avait tracé comme à travers champs une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d'un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que la cheminée fumait au loin comme une usine écartée, tandis que, seul à l'horizon, un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile mais qui semblait compact et calcaire, faisait penser à l'angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, quand il s'en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l'erreur du jugement, du moins l'illusion du premier regard, la suggestion qu'il éveille dans l'imagination. Car, l'alternance d'espaces aux couleurs nettement tranchées comme celles qui résultent, dans la

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campagne, de la contiguïté de cultures différentes, le réseau de la lumière ou de Tombre qui uniformisait tout ce qu'il contenait dans ses réseaux et supprimait toute démarcation entre la mer et le ciel assimilés que l'œil hésitant faisait, tour à tour, empiéter l'un sur l'autre, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses, de la surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue la barque une équipe d'agiles matelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux, faisait de l'océan quelque chose d'aussi varié, d'aussi consistant, d'aussi accidenté, d'aussi populeux, d'aussi civilisé que la terre carossable d'où, en voiture avec M'"^ de Villeparisis, nous le regarderions.

Mais parfois aussi, et pendant des semaines de suite, dans ce Balbec que j'avais tant désiré parce que je ne l'ima- ginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps fut si éclatant et si fixe que quand Françoise venait ouvrir la fenêtre, j'étais sûr de trouver le même pan de soleil plié à l'angle du mur extérieur, et d'une couleur immuable qui n'était plus émouvante comme une révélation de l'été, mais morne comme celle d'un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailioter de tous ses linges, avant de la faire appa- raître, embaumée dans sa robe d'or.

La voiture de M""^ de Villeparisis nous emmenait. Parfois comme la voiture gravissait une route montante entre des terres labourées, je voyais rendant les champs plus réels, les prolongeant jusque dans le passé, quelques

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bleuets hésitants, pareils à ceux de Combray, qui, sur le talus, suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux les distançaient, mais après quelques pas, nous en apercevions un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l'herbe son étoile bleue; d'autres s'enhardissaient jusqu'à venir se poser au bord de la route et c'était toute une nébuleuse qui se formait avec mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.

Nous redescendions la côte j alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu'une de ces créatures, fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs, car chacune recèle quelque chose qui n'est pas dans une autre et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le désir qu'elle a fait naître en nous, quelque paysanne poussant sa vache ou à demi-couchce sur une charrette, quelque fîile de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d'un landau, en face de ses parents. Certes Bloch, autant qu'un grand savant ou un fondateur de religion, m'avait ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie et du bonheur, le jour il m'avait appris que les rêves que j'avais promenés solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une paysanne que je prendrais dans mes bras, n'étaient pas une chimère qui ne correspondait à rien d'extérieur à moi, mais que toutes les filles qu'on rencontrait, villageoises ou demoi- selles, ne songeaient guère qu'à faire l'amour. Et dussè-je, maintenant que j'étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir le faire avec elles, j'étais tout de même heureux comme un enfant dans une prison ou dans

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un hôpital et qui ayant cru longtemps que l'organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médica- ments, a appris tout d'un coup que les pêches, les abri- cots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la cam- pagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur, et la vie plus clémente. Car un désir nous paraît plus beau, nous nous appuj^ons à lui avec plus de con- fiance quand nous savons qu'en dehors de nous la réalité s'y conforme, même si pour nous il n'est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie qui est capa- ble de l'assouvir, à une vie où, à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnelle- ment de le faire, nous pouvons nous imaginer l'assou- vissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour ou j'avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j'étais devenu curieux leur âme. Et l'univers m'avait paru plus intéressant.

La voiture de M™* de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction ; et pourtant comme la beauté des êtres n'est pas comme celle des choses, et que nous sentons que c'est celle d'une créature unique, consciente et volontaire à peine l'individualité de la fille qui s'approchait, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait-elle, en une petite image prodigieusement réduite, embryonnaire mais complète, au fond de mon regard distrait, aussitôt ô mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils je sentais saillir en moi l'embryon aussi vague,

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aussi minuscule et aussi entier, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cœur. Cependant notre voiture s'éloi- gnait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux qui m'avaient à peine vu, m'avaient déjà oublié.

Etait-ce à cause du passage si rapide que je l'avais trouvée si belle? Si j'avais pu descendre, lui parler, aurais-je été déconcerté par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n'avais pas distingué ? peut-être un seul mot qu'elle eût dit, un sourire, m'eût fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l'expression de son visage et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales ? C'est possible, car je n'ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours j'étais avec quelque grave personne que je ne pouvais quitter, malgré les mille prétextes que j'inventais. En attendant je me disais que le monde est beau qui fait ainsi croître sur les routes campagnardes ces fleurs à la fois uniques et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont des circonstances contingentes qui ne se repro- duiraient peut-être pas toujours m'avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.

Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais faire sur d'autres routes de semblables rencontres, je commençais déjà à mentir à ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès d'une femme qu'on a trouvé jolie, et du seul fait que j'admettais la possibilité

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de faire naître ce désir artificiellement, j'en avais implici- tement reconnu Fillusion.

]y/[me jg Villeparisis nous mena une fois à Carque ville était une église couverte de lierre dont elle nous avait parlé. Bâtie sur un tertre, elle dominait le village, la rivière qui le traversait et qui gardait son petit pont du moyen âge. Ma grand'mére, pensant que je serais content d'être seul pour regarder l'église, proposa à M™^ de Ville- parisis d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d'un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j'irais les y retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour recon- naître une église faire un effort qui me fit serrer de plus prés l'idée d'église ; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d'une phrase quand on les force par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d'église dont je n'avais guère besoin d'habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître d'eux- mêmes, j'étais obligé d'y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier ici que le cintre de cette touffue de lierre était celui d'une verrière ogivale, que la saillie des feuilles était due au relief d'un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient les unes contre les autres ; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants.

Comme je quittais l'église, je vis devant le vieux pont les filles du village qui comme c'était un dimanche se

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tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant, car elle répondait à peine à ce qu'elles lui disaient, l'air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à-demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu'elle venait sans doute de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux mais un regard dédaigneux de ce qui l'entourait, un nez surtout d'une forme petite, fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu'elles avaient suivi mes regards. Mais ce n'est pas seulement son corps que j'aurais voulu atteindre, c'était aussi la personne qui vivait en lui, et avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouche- ment qui est de frapper son attention, qu'une sorte de pénétration, y éveiller une idée.

Et cette personne intérieure de la belle pêcheuse, semblait m'être close encore, je doutais si j'y étais entré, même après que j'eus aperçu ma propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard suivant un indice de réfraction qui m'était aussi inconnu que si je me fusse placé dans le champ visuel d'une biche. Mais de même qu'il ne m'eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de même j'aurais voulu que l'idée de moi qui était en elle, qui s'y accrocherait, n'amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et me gardât son souvenir jusqu'au jour je pourrais la retrouver. Cependant, j'apercevais à quelques pas la place devait m'attendre la voiture de M™^ de Villeparisis. Je n'avais

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qu'un instant ; et déjà je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté. J'avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant d'expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour avoir plus de chance qu'elle m'écoutât, je tins un instant la pièce devant ses yeux :

Puisque vous avez l'air d'être du pays, dis-je à 1^ pêcheuse, est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi ! Il faudrait aller devant un pâtis- sier qui est, paraît-il, sur une place, mais je ne sais pas c'est, et une voiture m'attend. Attendez !... pour ne pas confondre vous demanderez si c'est la voiture de la marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux chevaux.

C'était cela que je voulais qu'elle sût pour prendre une grande idée de moi. Mais quand j'eus prononcé les mots '* marquise " et " deux chevaux ", soudain un grand apaisement se fit en moi. Je sentis qu'elle se souviendrait de moi et se dissiper avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.

Nous revenions par une route qui traversait la forêt. L'invisibilité des innombrables oiseaux qui s'y répondaient tout à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu'on a les yeux fermés. Enchaîné sur mon strapontin comme Prométhée sur son rocher, j'écoutais mes Océanides. Et quand par hasard j'aper- cevais l'un de ces oiseaux qui passait d'une feuille sous

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une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ces chants, que je ne croyais pas voir la cause de ceux- ci dans ce petit corps sautillant, étonné et sans regard. Cette route était pareille à bien d'autres de ce genre qu'on rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une assez grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand charme, j'étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme une amorce toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus tard au cours d'une promenade ou d'un voyage s'embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et pourraient grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon cœur. Car dès que la voiture ou l'automobile s'engagerait dans une de ces routes qui auraient l'air d'être la continuation de celle que je suivais avec M°^® de Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait (toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions que j'avais eues par ces fins d'après-midi-là, en promenade près de Balbec,quand les feuilles sentaient bon,que la brume s'élevait et qu'au delà du prochain village, on apercevait entre les arbres le coucher de soleil comme s'il avait été quelque localité suivante, forestière, distante et qu'on n'at- teindra pas le soir même. Raccordées à celles que j'éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route semblable, s'entourant de toutes les sensations accessoires de libre respiration, de curiosité, d'indolence, d'appétit, de gaieté qui leur étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se renforceraient, prendraient la consistance

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d'un type particulier de plaisir, et presque d'un cadre d'existence que j'avais d'ailleurs rarement l'occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, irretrouvable, pour me faire éprouver, au milieu de ces régions je passais, plus qu'un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d'y vivre désormais pour toujours.

Je rentrais de bonne heure à l'hôtel les soirs j'allais avec Saint-Loup dîner au restaurant de Rivebelle. A chaque étage une lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets. Arrivé au dernier étage, au lieu d'entrer chez moi je m'engageais plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet de chambre quoiqu'il craignit les courants d'air avait ouvert la fenêtre du bout laquelle regardait le côté de la colline et de la vallée mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, d'un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je m'arrêtais devant elle en une courte station et le temps de faire mes dévotion à la " vue " que pour une fois elle découvrait au delà de la colline à laquelle était adossé l'hôtel, et qui ne contenait qu'une maison posée à quelque distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conser- vant son volume donnait une ciselure précieuse et un écrin de velours comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d'orfèvrerie et d'émaux qui servent de reliquaires et qu'on n'expose qu'à de rares jours à la vénération des fidèles. Mais cet instant d'adoration avait déjà trop duré, car le valet de chambre qui tenait d'une main un trousseau de clefs et de l'autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain mais sans

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la soulever à cause de l'air pur et frais du soir, venait refermer comme ceux d'une châsse les deux battants de la croisée et dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d'or. J'entrais dans ma chambre. La vue d'un vaisseau qui s'éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j'avais eue en wagon, d'être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D'ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle j'étais puisque dans une heure j'allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit. Et, comme si j'avais été sur la couchette d'un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s'étonnerait de voir se déplacer lentement dans l'obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j'étais de tous côtés entouré des images de la mer.

Mais bien souvent ce n'était en effet que des images, tant ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible aux regards féminins qui me dévisage- raient dans le restaurant illuminé de Rivebelle, était incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau, comme un feu d'artifice de vie, unissant l'intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui ratta- chait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux, j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour renouvelé de peintures qu'on montrait arbi-

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trairement dans l'endroit je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec lui. J'avais pourtant du plaisir les soirs un navire absorbé et fluidifié par l'horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu'il semblait aussi de la même matière, comme si on n'eût fait que découper sa coque, et les cordages en lesquels elle s'était amincie etfiligranée, dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l'océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu'elle était par une bande de ciel bordée en haut seule- ment d'une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu'à cause de cela je croyais être de la mer encore et ne devant sa couleur différente qu'à un effet d'éclairage. Un autre jour la mer n'était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales que les carreaux avaient l'air par une prémé- ditation ou une spécialité de l'artiste, de présenter une ** étude de nuages ", cependant que les diff^érentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l'horizon et diversement colorés par la lumière, semblait offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d'un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant dans l'immobilité de l'art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s'ajoutait avec un raffinement exquis, cepen- dant qu'un petit papillon qui s'était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette " harmonie gris et rose " dans le goût de celles de

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Whistler, la signature favorite du maître. Le rose même disparaissait, il n'y avait plus rien à voir. Je me mettais debout un instant et avant de m'étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus d'eux je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore, s'assom- brissant, s'amincissant progressivement, mais c'est sans m'attrister et sans lui donner de regrets que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux l'heure d'habitude j'étais à table, car je savais que ce jour-ci n'était pas de la même sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle.

Mais autant à Balbec, dans le courant ordinaire de la vie, j'exerçais sur moi-même un contrôle minutieux et constant, subordonnant tous les plaisirs au but, que je jugeais infiniment plus important qu'eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l'œuvre que je portais peut-être en moi, en revanche dès que nous arrivions à Rivebelle, dans l'excitation du plaisir nouveau, comme s'il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser, disparaissait tout ce mécanisme précis de prudente hygiène. Tandis qu'un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :

Tu n'auras pas froid ? tu ferais peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud.

Je répondais : " Non, non ", et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tout cas j'avais oublié la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l'impor- tance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions

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dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les Tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant Tardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l'orchestre qui nous décer- nait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d'un général vain- queur.

Même pendant le trajet de Balbec à Rivebelle, le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers il n'y avait de place que pour une seule et il faisait nuit noire, l'instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la crainte de ce danger jusqu'à ma raison. Je ne faisais en somme que concentrer dans une soirée la paresse qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière journellement ils affrontent sans nécessité le risque d'un voyage en mer, d'une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l'être dont leur mort briserait la vie, ou quand est encore liée à la fragilité de leur cerveau l'oeuvre dont la prochaine mise au jour est leur seule raison d'être. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs nous y restions, si quelqu'un était venu pour me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand'mére, ma vie

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à venir, mes livres à composer, comme j'adhérais tout entier à l'odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d'hôtel, au contour de la valse qu'on jouait, et que j'étais collé à la sensation présente, n'ayant pas plus d'extension qu'elle ni d'autre but que de ne pas être séparé d'elle, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac et qui n'a plus le souci de préserver la provision de ses efforts accumulés et l'espoir de sa ruche.

Un matin comme je passais devant le casino en rentrant de l'hôtel j'eus la sensation d'être regardé par quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l'attention. Par moment des regards d'une extrême activité les parcouraient en tous sens comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour une raison quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas aux autres, par exemple un fou ou un espion. Il lança sur moi une suprême œillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la lecture de

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laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il tira de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa mont.^, abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend réellement quelqu'un, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu'elles ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand'mère et moi, et préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais surpris pendant qu'il m'épiait ; pour me donner le change il cherchait peut-être seulement par sa nouvelle attitude à exprimer l'indiffé- rence et le détachement, mais c'était avec une exagération si agressive que son but semblait au moins autant que de dissiper les soupçons que j'avais avoir, de venger une humiliation qu'à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant qu'il ne m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite importance pour attirer son attention. Il cambrait sa taille d'un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d'indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur, et

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tantôt pour un fou. Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand'mère venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble et je l'attendais une heure après devant Thôtel elle était allée chercher quelque chose, quand je vis sortir M°"® de Villeparisis avec Robert de Saint Loup et l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le casino. Avec la rapidité d'un éclair son regard me traversa comme au moment je l'avais aperçu et revint, comme s'il ne m'avait pas vu se ranger un peu bas devant ses yeux, émoussé, comme le regard neutre qui feint de ne rien voir au dehors et n'est capable de rien lire au dedans, le regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi les cils qu'il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confît qu'ont certains hypocrites, le regard fat qu'ont certains sots. Je vis qu'il avait changéde costume. Celui qu'il portait était encore plus sombre ; et sans doute c'est que la véritable élégance intimide moins, est moins loin de la simplicité que la fausse ; mais ce n'était pas que cela : d'un peu prés on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de ces vêtements ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie y était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il se l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître sem- blait de celles qui viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du manque de gourmandise. Dans le tissu du pantalon un filet de vert sombre s'harmonisait à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité

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d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose prendre.

Comment allez-vous, je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes, me dit M™® de Villeparisis, pendant que l'inconnu, sans me regarder, grommelant un vague " charmé " qu'il fit suivre de : heue, heue, heue, pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le troisième doigt et l'annulaire que je serrai sous son gant de suède ; puis sans avoir levé les yeux sur moi, il se détourna vers M™^ de Villeparisis.

Mon Dieu, est-ce que je perds la tête, dit celle-ci, en riant, voilà que je t'appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de Charlus. Après tout l'erreur n'est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es bien un Guerman- tes, tout de même.

Cependant ma grand'mère sortait, nous fîmes route ensemble. L'oncle de Saint Loup ne m'honora non seule- ment pas d'une parole mais même d'un regard. S'il dévisageait les gens qu'il ne connaissait pas (et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui passaient), en revanche il ne regardait à aucun moment, si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait, comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa surveillance professionnelle.

Quand M™® de Villeparisis en rentrant de sa promenade nous fit demander à la fin de la journée de venir prendre

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le thé avec son neveu, je pensai que s'étant peut-être aperçue de l'impolitesse qu'il avait marquée à mon égard elle avait voulu lui donner l'occasion de la réparer. Mais quand dans le petit salon de l'appartement elle nous reçut je voulus saluer M. de Charlus, j'eus beau tourner autour de lui qui d'une voix aiguë, narrait une histoire à M™® de Villeparisis, je ne pus pas attraper son regard ; je me décidai à lui dire bonjour et assez fort, pour l'avertir de ma présence, mais je compris qu'il l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne fût sorti de mes lèvres, au moment je m'inclinais je vis ses deux doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux ou interrompu la conversation. Il m'avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m'aperçus alors que ses yeux qui n'étaient jamais fixés sur l'interlocuteur, se prome- naient perpétuellement dans toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui tandis qu'ils débitent leur boniment et montrent leur marchandise illicite, scrutent, sans cependant tourner la tête, les différents points de l'horizon par pourrait venir la police. Sans doute s'il n'y avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Mais ce visage, auquel une légère couche de poudre don- nait un peu l'aspect d'un visage de théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l'expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meur- trière que seule il n'avait pu boucher et par laquelle, selon le point on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n'avoir rien de rassurant, même

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pour celui qui, sans en être absolument maître, le portait en soi, à Tétat d'équilibre instable et toujours sur le point d'éclater; et l'expression circonspecte, incessante et inquiète de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour d'eux, jusqu'à un cerne descendu très bas, en résultait pour le visage, si bien composé et arrangé qu'il fût, faisait penser à quelque incognito, à quelque déguisement d'un homme puissant en danger, ou seulement d'un individu dangereux, mais tragique. J'aurais voulu deviner quel était ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m'avait déjà rendusi énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l'avais vu le matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus croire que ce fût celui d'un voleur, ni, d'après ce que j'en- tendais de sa conversation, que ce fût celui d'un fou. S'il était si froid avec moi, alors qu'il était extrêmement aimable avec ma grand'mère, cela ne tenait peut-être pas à une antipathie personnelle contre moi, car d'une manière générale, autant il était bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans jamais se départir d'une grande indulgence, autant il avait à l'égard des hommes, et parti- culièrement des jeunes gens, une haine d'une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De deux ou trois "gigolos" qui étaient de la famille ou de l'in- timité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M. de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa froideur habituelle : " ce sont de petites canailles. " Je compris que ce qu'il reprochait surtout aux jeunes gens d'aujourd'hui, c'était d'être trop efféminés. "Ce sont de vraies femmes ", disait-il avec mépris. Mais quelle vie n'eût semblé efféminée auprès de celle qu'il voulait que

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 965

menât un homme et qu'il ne trouvait jamais assez éner- gique et virile ? (Lui-même dans ses longs voyages à pied, après des heures de course, disait se jeter brûlant dans des rivières glacées.) Il n'admettait pas qu'un homme portât une bague. Et je remarquai que même autour de cet annulaire qu'il m'avait tendu il n'y en avait aucune. Mais ce parti-pris de virilité ne l'empêchait pas d'avoir des qualités de sensibilité des plus fines. A M™** de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand'mère un château 011 avait séjourné M™' de Sévigné, ajoutant qu'elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d'être séparée de cette ennuyeuse M"^ de Grignan :

Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C'était du reste une époque ces sentiments-là étaient bien compris. L'habitant du Monomopata de Lafontaine courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l'absence de l'autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que M™® de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment elle sera seule avec sa fille.

Mais une fois seule avec elle, elle n'avait probable- ment rien à lui dire.

Certainement si ; fût-ce de ce qu'elle appelait " choses si légères qu'il n'y a que vous et moi qui les remarquions ". Et même si elle n'avait rien à lui dire, elle

tait du moins près d'elle. Et La Bruyère nous dit que

'est tout : " Etre près des gens qu'on aime, leur parler,

le leur parler point, tout est égal. " Il a raison ; c'est

le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d'une voix mélan-

9^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

colique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu'on le goûte bien rarement ; M°^^ de Sévigné a été en •somme moins à plaindre que d'autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de ce qu'elle aimait.

Tu oublies que ce n'était pas de l'amour, c'était de ■sa fille qu'il s'agissait.

Mais l'important dans la vie n'est pas ce qu'on aime, reprit-il d'un ton plus péremptoire et presque tranchant, c'est d'aimer. Ce que ressentait M°^® de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans FJûdre^ que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. De même l'amour de tel mystique pour son Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l'amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie.

Dans ces réflexions sur la tristesse qu'il y a à vivre loin de ce qu'on aime M. de Charlus ne laissait pas seulement paraître une délicatesse de pensée que montrent rarement les hommes et surtout les homme de club, comme il était ; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n'a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d'un jeune homme et d'une femme, se posait au moment il parlait de ces sentiments si délicats sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de sœurs, de mères, de iiancées, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout efFéminement, aurait été si navré, d'avoir l'air d'abriter ainsi dans sa voix, ne s'y bornait pas à l'interpr^ dation, à la modulation des morceaux de sentimen(

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 967

Souvent tandis que causait M. de Charlus, on entendait leur rire aigu et frais de pensionnaires ou de coquettes ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines mouches.

Cependant ma grand'mère m'avait fait signe de monter me coucher, malgré les prières de Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait allusion devant M. de Charlus à la tristesse que j'éprouvais souvent le soir avant de m'endormir. Je fus bien étonné quand ayant entendu frapper à ma porte de ma chambre et ayant demandé qui était là, j'entendis la voix de M. de Charlus qui disait d'un ton sec :

C'est Charlus. Puis-je entrer, monsieur ? Monsieur mon neveu racontait tout à l'heure que vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir, et d'autre part que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j'en ai un dans ma malle que vous ne connaissez probablement pas, je vous l'apporte pour vous aider à passer ces moments vous ne vous sentez pas heureux.

Je remerciai M. de Charlus avec émotion et lui dis que j'avais au contraire eu peur que ce que Saint-Loup lui avait dit de mon malaise à l'approche de la nuit, m'eût fait paraître à ses yeux plus stupide encore.

Mais non, répondit-il d'un ton plus doux. Vous n'avez peut-être pas de mérite personnel, je n'en sais rien, si peu d'êtres en ont ! Mais pour un temps du moins vous avez la

I jeunesse et c'est toujours une séduction. D'ailleurs, Mon- ? sieur, la plus grande des sottises c'est de trouver ridicules ou I blâmables les sentiments qu'on n'éprouve pas. J'aime la l nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j'aime sentir les roses et j'ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre.

968 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Croyez-vous que je pense pour cela qu'il vaut moins que moi. Je m'efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas cruelles, je sais ce qu'on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand'mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c'est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela.

Il marchait de long en large dans la chambre, regar- dant un objet, en soulevant un autre. J'avais l'impression qu'il avait quelque chose à m'annoncer et ne trouvait pas en quels termes le faire. Quelques minutes se passèrent ainsi, puis, de sa voix redevenue cinglante, il me jeta : ** bonsoir monsieur " et partit. Après tous les senti- ments élevés que je lui avais entendu exprimer, le lendemain matin, qui était le jour de son départ, sur la plage, au moment j'allais prendre mon bain, comme M. de Charlus s'était approché de moi pour m'avertir que ma grand'mère m'attendait aussitôt que je serais sorti de l'eau, je fus bien étonné de l'entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :

Mais on s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein ? petite fripouille ?

Comment, monsieur, je l'adore !...

Monsieur, me dit-il en s'éloignant d'un pas, et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses, la première c'est de vous abstenir d'exprimer des sentiments trop naturels

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 969

pour n'être pas sous-entendus ; la seconde c'est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu'on vous dit avant d'avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution il y a un instant, vous vous seriez évité d'avoir l'air de parler à tort et à travers comme un sourd et d'ajouter par un second ridicule à celui d'avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Vous me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt hier soir des séductions de la jeunesse, je vous aurais rendu meilleur service en vous signalant son étourderie, ses inconsé- quences et son incompréhension. J'espère, monsieur, que cette petite douche ne vous sera pas moins salutaire que votre bain. Mais ne restez pas ainsi immobile car vous pourriez prendre froid. Bonsoir, monsieur.

(A suivre.) Marcel Proust.

970

ELEGIES

à Raymond de la Tailhède

Fois, simulant la discorde De r univers trop vivant. Les rameaux comme ils se tordent Sous les étreintes du vent.

U amour ainsi que la haine Parmi les corps affrontés Des sombres choses terraines Roule la diversité :

Une loi vindicative Plie à des combats pareils Ceux-là satisfaits qui vivent Du tumultueux soleil.

Pour nous ce n'est pas rancune Qu ici-bas nous échangeons Quand cette clarté de lune Attendrit le bois profond :

iLÉGIES 97f

Nos chairs se sont enchaînées Pour fondre un amour commun^ Nos lèvres entrebaisées Respirent un seul parfum^

Mais quand règlent le silence Nos souffles à F unisson^ Nous peuplons la terre immense Du cri des désunions !

Je ne sais ce que fera n avenir de ton visage Ni quelle sera F image Qui mes songes poursuivra :

Sera-ce ta claire épaule Qui vaut le jour le plus heau^ Tes cheveux semblant les saules Qu'automne mire en ses eaux ?

Est-ce ta tête inclinée Ou F orgueil droit de ton front Qu'un soir me ramèneront Les regrets^ fils des années ?

97^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La guirlande de tes bras Qui passe les roses claires ? Sur la route familière Bellement tressés nos pas ?

Mais que le temps ne transmette De tes yeux la fixité Ni de ta bouche inquiète La tremblante humidité^

De peur que de nos étreintes Ne se lèvent à présent Et r espérance et la crainte De ton souvenir naissant.

* *

Craintive^ voici l'ombrage De la pluvieuse nuit l'approche de Forage Eveille un humide bruit :

Comme tremblent sur nos têtes Les feuilles^ voilà-t-il pas Ta beauté trop inquiète Pour se complaire à mes bras ?

ihioiES 973

Fers r avenir si trop vite Il baty ton précieux cœur^ Et le mien qu'il précipite^ "De tard mourir ont-ils peur ?

Même F instant solitaire Que dans F ombre nous vivons^ U étreinte que nous avons Liée à la vaste terre^

Et la nuit qui nous entend^ Plus que nous sont périssables ; Ecoute donc comme un sable Notre amour muet coulant.

Sur un mode qui ne se lamente

D^ excès de peine ni de gattéy

Changeant comme vos larmes changeantes^

Et par de rares lyres tenté^

Je veuXy Aminte^ ô tendresse absente^

Sur moi vos tristesses irriter.

Que nêtes-vous pour V heure propice

Sur la terrasse cherchant nos pas

Et déplorant comme s alanguissent

D'être libres de mes bras^ vos bras !

Pliante sous le poids du ciel chaud

Comme sous les yeux qui vous désirent^

974 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Plus lasse que les mouvants rameaux Que délaisse F oublieux zéphyre^ Mais toujours brillante du sourire Qui vaincra V horreur de mon tombeau.,, A r instant qui bat semblablement Dans nos cœurs séparés de V espace^ Sans doute, Aminte, sur les terrasses Vous croisez vos vestiges charmants ; Et de la plaine a vos pieds soumise Et des rives du fleuve grondant Le cri des chiens rompt le soir mortel ; Les trains, dans la paix qui les méprise. Halètent en vain ; et le ciel Et le lac se varient de nuages Et de feux navigants ; et ton âge Fuit, Aminte, sans que le cruel Destin, rapprochant nos deux visages Fasse joindre nos regards charnels.

Par les prés, les forêts, les buissons, Quand elle poursuivait Proserpine, Courait la déesse des moissons Dont le char fleurissait les épines. Quittant parfois ses chevaux lassés. Cette souveraine des montagnes D'un pas divin défie, accompagne La course agile des flots pressés.

iLÉGiEs 975

Soit qu^elle descende les rivières LumineuseSy soit quaux doux ruisseaux Elle jette courbés les roseaux Sous le poids de sa tristesse fière. Et seule en cette hâte la suit L'odeur des bois que le soir soulevé^ . Ou le vent qui d'une haleine brève Forte aux corps les frissons de la nuit. En vain pour la déesse fuyante Sous le feuillage on fait retentir Le bel éclat des fêtes dansantes : Elle passe au loin sans les ouïr ; Car ce quelle poursuit^ sa tristesse^ Lui tend infatigable ses bras. Et moi tout semblable à la déesse^ Cest ma douleur secrète sans cesse Qui commande et détourne mes pas. Et je cours dans cette obscure vie En vain^ pour dans le sol retrouver Ta forme a mes étreintes ravie^ Ton image que sut enlever Le dieu jaloux des chairs enfouies.

* *

// en est qui disent sombres Les instants déjà vécus^ Comme si la mort et V ombre Prenaient ce quils ne sont plus.

97^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Bien plutôt^ cest la présente Heure que le rude amour Revêt de nuit, mais la pente De r oubli brille au vrai jour.

Et par-delà la mémoire De ces soucis trop humains S'allume la pure gloire Des regrets magiciens,

Tant que, si F heure est en peine De faire oublier le sort, C'est le passé mon domaine. Ou vit r odeur de ton corps.

André Thérive.

977

JOURNAL DE VOYAGE (CANADA)

(Suite) 1

Samedi, 1 7 juillet.

Nous nous embarquons, personnes et bagages, dans le bateau à naphte et partons pour camper, chasser et pêcher. Bientôt le fjord bifurque en trois bras. Nous entrons dans le bras de droite, qui est assez étroit. Sur les deux rives sont des montagnes couvertes d'une forêt touffue.

Aussitôt arrivés, les hommes taillent des piquets, montent les tentes. Sous Tceil de la squaw, le feu du camp est préparé, les vivres déballés. Nous allons dans la forêt chercher des baies pour le repas du soir : on s'assied par terre, tirant à soi les branches des arbustes que l'on trait à la manière d'une vache. Les fruits et les feuilles tombent sur les genoux. On souffle sur les feuilles pour les faire envoler.

Nous avons, Miss Paine et moi, une tente que nous partageons avec Hatchkett, la petite Indienne. Les Marks et leur bébé habitent le bateau à naphte ; les Ellis ont une tente ; les Donahoo ont la plus grande avec les deux garçons et Bee. Une bâche recouvre ce qui devient la

' Voir la Nowuelle Re'vue Française du i^' Mai.

978 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

salle à manger. Nous nous sommes faits des lits avec des branchages de sapin. Miss Paine a même fabriqué une sorte de moustiquaire. Nous souffrons du froid ; par une erreur d'enregistrement, nos couvertures et mon sac de couchage ne nous ont pas suivis.

Nous passons huit jours dans ce camp. Les hommes partent pour la chasse et la pêche de bon matin. Ils rapportent des biches et des truites. Les femmes cherchent le bois, Teau, cuisent et relavent la vaisselle. Mrs. Donahoo montre toujours plus les côtés désagréables de son carac- tère. Elle ne parle plus de m'adopter ; maintenant elle m'ignore ou me jette le même regard haineux qu'à Miss Paine. Hatchkett, notre petite compagne de tente, lui rapporte en les dénaturant les conversations que nous avons le soir avant de dormir. Nous ne pouvons partir ; le " Tees " ne revient que dans quinze jours. Il n'y a pas une demeure de blanc à plus de cinquante milles.

J'arrive cependant à m'échapper un jour avec les jeunes gens de notre camp pour grimper sur une mon- tagne de l'autre côté de la baie. La brousse est très épaisse, et j'en sors couverte d'égratignures et de grands accrocs dans la jupe verte et noire dont j'étais si fière. Les arbres sont, pour la plupart, très vieux et pourris ; on risque toujours de partir avec la racine à laquelle on s'accroche. Près d'un petit étang, mes compagnons me font remarquer des pistes d'élans et de biches.

Un autre jour, je me baignais dans le bras de mer. A cent mètres, sur un rocher, j'aperçois un être que je prends pour un homme ; un Indien seul aurait pu s'égarer dans ce lieu solitaire. Tout à coup mon Indien part à quatre pattes; c'était un ours.

à

JOURNAL DE VOYAGE (cANADa) 979

Au bout d'une semaine, le poisson étant décidément trop rare, nous changeons de camp par un jour de pluie. Notre nouvelle installation est au fond d'un autre bras du fjord. Les arbres sont moins touffus que dans l'endroit précédent, mais c'est tout aussi beau. Les moustiques malheureusement sont toujours insupportables, et le pois- son difficile à capturer. Un jour, nous apercevons un phoque près de la pirogue ; il a se perdre en entrant dans le bras de mer. C'est lui qui aura mangé ou effrayé tous les saumons.

Il pleut. Les hommes ne vont plus à la chasse. Ils ont fait du feu dans une vieille hutte de trappeur, dans laquelle il n'y a pas d'orifice pour la fumée. On s'assied sur la terre battue autour du feu pour avoir chaud. Donahoo et sa femme préparent des peaux de martres, les grattant et les tirant sur des cadres de bois. Donahoo, peu causant d'habitude, raconte des histoires de sa vie, si intéressantes qu'on croirait lire le plus beau roman d'aventures. J'ap- prends plus tard qu'il est le héros d'un livre de S. E. Whyte, très populaire en Amérique : The Bla%ed Trail.

Un jour, péchant avec des Indiens, longeant la rive de très près, nous entendons un bruit de branches cassées et distinguons entre les arbres un élan immense. Nous retournons au camp chercher des fusils, descendons de pirogue, l'élan est encore là. Malheureusement nous fai- sons du bruit en marchant dans la brousse ; il nous entend et se dérobe.

Le lendemain, dans la forêt avec Mr. Donahoo et les Indiens, nous trouvons le crâne d'un élan en parfait état ; le bois a trois mètres d'envergure ; les cornes sont enfon- cées dans la terre comme s'il y avait eu lutte.

980 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un jour que les hommes sont à la chasse, je pars en pirogue avec Miss Paine et la sqaw pour chercher du bois de flottaison sur un îlot à cinq milles du camp. Notre hôtesse est devenue intolérable ; depuis plusieurs jours je n'enlève plus mon feutre, de crainte que, voyant mon crâne, il ne lui vienne l'idée de me scalper. Elle connaît mal les devoirs de l'hospitalité, et ne nous parle que pour dire : " Je n'aime pas être avec des imbéciles ". Quand nous descendons sur l'îlot pour ramasser du bois, il me vient un sauvage désir de l'assommer avec une vieille poutre. J'essaie de l'atteindre à la tête, mais je vise mal.

Mrs. Donahoo a de grandes ambitions artistiques. Elle se fait donner des leçons de peinture par Miss Paine. Mon rôle consiste à tenir sa boîte en chassant les moustiques de ma main libre. L'œuvre la plus remarquable de notre hôtesse est le portrait de son mari avec son fusil. Miss Paine a reçu l'ordre d'en faire le pendant, représentant Mrs. Donahoo debout à côté d'une pirogue, et tenant un gros saumon.

Si Miss Paine est professeur de peinture, je suis, moi, professeur de danse. Ces festivités se passent le soir devant le feu du camp. L'orchestre est composé d'Indiens. Les instruments, peu variés, sont des peignes recouverts de papier, que l'on promène le long de la bouche, à la ma- nière d'un harmonica.

Après dix jours passés dans ce deuxième camp, nous sommes partis par la pluie pour Kyuquot. Le vieux "Tees" m'emmènera au nord de l'île, car je désire prolonger le voyage et revenir par la côte est. Il prendra à son retour à Kyuquot les Donahoo, Miss Paine et les autres invités qu'il ramènera à Victoria.

1

JOURNAL DE VOYAGE (cANADa) 98 1

Je n'oublie pas cette dernière soirée passée chez les Ellis. La gramophone joue des airs de danse jusque tard dans la soirée. Vers minuit, dans le silence de la nuit, j'entends des hurlements partant d'une hutte voisine. J'apprends le lendemain qu'une femme est morte, et que toujours les Indiens poussent ces hurlements quand meurt un des leurs.

Le " Tees " est en retard ; encore une journée passée à l'attendre. Nous voyons débarquer d'une grande baleinière plusieurs familles indiennes qui reviennent de la pêche en mer. Ces gens campent sur la rive avant d'aller plus loin. Je tente de photographier un tout petit bébé lacé dans un berceau, mais la mère, craignant que je ne veuille lui lan- cer un mauvais sort, m'en empêche.

4 Août.

Ce matin, à cinq heures, j'ai été réveillée par le sifflet du " Tees " dans la baie. Kyuquot était splendide dans cette lumière si gaie. La marée était basse ; j'ai pataugé jusqu'à la pirogue, entourée de merveilleuses anémones de mer. Mr. Donahoo m'a menée jusqu'au " Tees ". J'ai abordé sur ce vieux bateau, acceuillie amicalement par le capitaine, un brave homme plein d'entrain.

Mon étape de ce soir est Quatsino, une des dernières stations de la côte ouest. J'y passerai la nuit et ferai demain à pied les dix-sept milles qui mènent à Port Hardy, sur la côte est. A Port Hardy, on m'assure que je trouverai un steamer qui me ramènera à Victoria, via Vancouver.

Sitôt arrivée sur le " Tees ", le capitaine m'a invitée à monter sur la passerelle. C'est de que je vous écris. D'un côté sont mes bottines, mouillées par le " patau-

9^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

geage " de tout à Theure, qui sèchent au soleil; de l'autre un jeune Anglais, qui fait aussi sa correspondance et: s'interrompt pour me raconter ses expériences canadiennes. Il appartient à une équipe d'arpenteurs, envoyée au nord de l'île par un real estate man de Victoria. Leur séjour dans ces forêts encore sauvages durera quatre ou cinq mois. Mr. W. me dit être parti d'Angleterre sans avoir de place en vue. Ses débuts ont été curieux. Il a balayé les rues de Victoria pendant quelques semaines, à raison de deux dollars et demi par jour.

Cette côte ouest de l'île de Vancouver devient de plus en plus sauvage, à mesure qu'on monte vers le nord. Les montagnes sont plus hautes ; des îlots rocheux sortent de l'océan ; sur l'un d'eux sont couchés des phoques.

Au soir nous stoppons à Quatsino. Je prête au jeune Anglais mon sac de couchage, enfin retrouvé, et fais mes adieux au " Tees."

Quatsino, situé au fond d'une baie abritée, est un des espoirs des spéculateurs de terrains. A l'heure actuelle, quelques pionniers blancs, des Indiens, sont les seuls habitants de ce Liverpool de l'avenir. Au point de vue purement pittoresque, la situation de Quatsino est certai- nement moins attrayante que celle de Kyuquot. Un Lord anglais, très original, et sa famille habitent ces solitudes. Ils sont venus attendre le courrier en bateau. Le père porte une casquette d'officier de marine; les enfants, filles et garçons, manœuvrent leur barque comme la vedette d'un cuirassé. Le spectacle est vraiment inattendu, tant la moindre vision d'élégance paraît étrange dans cet entourage rude d'Indiens et de Blancs mal dégrossis.

Je passe la nuit dans un petit hôtel neuf, très propre.

JOURNAL DE VOYAGE (cANADa) 983

Pour me faire honneur, le tenancier fait jouer à son gramophone la Marseillaise, avec une persistance un peu fatigante. Mes sentiments patriotiques sont touchés ; mais l'instrument est bien enroué. Je finis par m'échapper dans la forêt.

Le lendemain, à l'aube, je quitte Quatsino dans la gazoline d'un pionnier suédois; trois Anglais qui m'ont été présentés sur le " Tees ", font le même trajet. Nous entrons plus profondément dans le fjord. Le paysage est attristé par des incendies de forêt assez récents. La matinée est fraîche et le temps clair.

En moins d'une heure, nous sommes arrivés au fond de Coal Harbor. Après avoir pris congé du Suédois, nous nous engageons dans un sentier ravissant en plein bois. Mon bagage n'est pas compliqué. Je le porte dans un havresac assez lourd, il est vrai. N'étaient mes trois compagnons peu sportifs et gémissants, qui, non seulement me laissent porter mon sac, mais voudraient encore me charger d'une de leurs valises, cette course à travers la forêt, parmi les grands arbres, serait exquise. Le sous-bois est très vert et moussu. On me dit qu'ici la pluie tombe sans arrêt pendant la moitié de l'année.

Les Indiens m'ont appris à connaître les baies ; j'en cueille de plusieurs espèces. Mes compagnons refusent d'y goûter. Plutôt que de se pencher sur les ruisseaux pour boire, ils préfèrent souffrir de la soif. A plusieurs reprises, nous entendons des craquements de branches. Est-ce un élan, une biche ? L'animal demeure invisible.

En pleine forêt je suis très surprise de lire sur des arbres l'indication de rues qui n'existent pas encore : Dix- septième rue est, douzième avenue nord. Les real estate

984 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

men n'ont pas perdu leur temps. Au cours de Taprès-midi, nous nous trouvons devant la baie de Fort Rupert. Un phoque se chauffe au soleil et les saumons sautent par milliers. Nous traversons la baie en pirogue, contournons une pointe et débarquons à Port Hardy. Ici on n'a même pas l'illusion d'une ville future. Une petite boutique- auberge tenue par une Indienne, un semblant de wharf pour accueillir le steamer à sa visite bi-mensuelle, voilà tout Port Hardy. La ligne de chemin de fer, qui desservira le nord de l'île, doit avoir comme point terminus soit Fort Rupert, soit Port Hardy ; d'où réclame folle autour de ces villes problématiques.

En débarquant à Port Hardy, j'apprends que le vapeur attendu n'arrivera peut-être que le lendemain. De toutes les concessions voisines, des hommes sont venus pour chercher leur courrier. Le centre de ralliement est la petite auberge au bord de l'eau. Ces hommes jouent aux quilles pour passer le temps. Assis sur le vv^harf, mes trois compagnons font une partie de cartes. Quand je suis fatiguée de regarder sauter les saumons, je pars en pirogue pour pêcher avec deux fillettes indiennes ; nous revenons bredouilles. A côté de la boutique, sur le mur d'un petit hangar l'on fume les saumons, sont clouées des peaux d'ours fraîches. Des hommes arrivent en bateau à naphte avec un plein chargement de poissons. Ils viennent de tuer un loup tout près d'ici. Maintenant, assis sur le bord de l'eau, ils l'écorchent. Je fais la connaissance d'un vieux sang-mêlé, qui se trouve être un érudit sur toutes les questions indiennes. Il me décrit des danses les exécu- tants paraissent couverts de duvet d'aigle. Je l'écoute longtemps, assise sur le ponton. Il fait froid. La nuit

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JOURNAL DE VOYAGE (cANADa) 985

tombe ; je perds tout espoir de voir arriver le steamer. Les trois Anglais veulent me dissuader d'aller m'asseoir dans la petite boutique chaude, sous prétexte que j'y entendrai un langage grossier. Cette sollicitude tardive arrive mal à propos, car je suis à moitié morte de froid, et, sans les écouter, j'entre pour me chauffer. Plusieurs trappeurs et bûcherons sont réunis autour d'un feu. On se sent en plein Far West. Ces hommes, dont la vie est si rude et si diflficile, n'ont pas la prétention d'être des gentlemen comme mes compagnons de route, mais ils ont une cour- toisie instinctive, et, s'ils ne soignent pas leur langage entre eux, jamais ils ne se permettraient en face d'une femme une parole grossière. Un peu plus tard, sur ma demande, l'Indienne me donne une chambre. Je n'en ai certainement jamais vue de plus sale. Mais au moins y suis-je à l'abri du froid.

6 août.

Ce matin est arrivé le steamer, si longtemps attendu ; il est coquet, comparé au vieux " Tees " ; mais je préfère décidément la côte ouest à celle-ci et l'Océan à ce canal souvent assez étroit, resserré entre des îles. A Albert Bay, nous passons une demi-heure, nous pouvons admirer de nombreux poteaux totémiques, peints en couleurs vives. Tout à l'heure, nous avons stoppé à cause de la marée dans une importante station forestière. Les bûche- rons avaient interrompu leur travail; ils étaient tous venus sur le quai. Je fais une promenade en forêt avec une vieille demoiselle anglaise rencontrée sur le bateau. Élevée à Versailles, elle parle très bien notre langue.

986 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

7 août. Nous avons atteint ce matin Vancouver. J'ai visité la ville et passé une journée tout à fait charmante, grâce à des amis français qui n'ont pas été effrayés par le désordre de mon accoutrement. Maintenant c'est la nuit ; le steamer est en route pour Victoria. Les petites lumières des bateaux de pêche dans l'estuaire de la rivière Fraser font penser à des étoiles qui seraient tombées sur l'eau.

8 août.

En arrivant à Victoria, j'ai la surprise de trouver mon boardïng home déménagé et la maison démolie. Cela m'ennuie de retourner à la vie civilisée, et je songe à camper sur les ruines ; mais la nuit est fraîche ; d'autre part je n'ai nulle envie de sonner à l'hôtel aux petites heures du matin. La rue est déserte; mais je finis par trouver un balayeur qui m'indique la nouvelle adresse de V Aherdeen boarding house.

Me voici de nouveau à la recherche d'une occupation quelconque. Je consulte une fois de plus la page d'an- nonces du Fictoria Colonist. Au Département de l'Agri- culture, où je m'étais déjà adressée, on me parle de con- férences sur des sujets de laiterie. Il faudrait que je les fasse dans différentes parties de l'île, devant un auditoire de fermiers; cela me tenterait beaucoup; malheureusement ce n'est encore qu'un projet et même un projet très vague.

Victoriay 27 août.

Enfin je puis vous annoncer que j'ai trouvé une occu- pation tout à fait intéressante, ou plutôt un ami français me l'a trouvée. A cent milles d'ici vers le nord, est une

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petite ville naissante de 1000 habitants, Port Alberni, qui a tout ce qu'il faut pour devenir, d'ici quelques années, l'un des ports les plus importants de la Colombie britannique ; car il est sérieusement question de relier l'île de Vancou- ver au continent. Le sol de la ville et celui des faubourgs de l'avenir appartiennent à une société anglaise : V Alberni Land C^. Celle-ci se propose de construire une laiterie modèle sur ses terres, à côté d'une ferme qui existe déjà. On m'offre la direction de la laiterie. Nous vendrons du lait aux pionniers et il faudra inventer un fromage inédit qui rendra Alberni célèbre. C'est la première entreprise de ce genre faite dans l'île. J'espère qu'elle sera couronnée de succès. Le Département de l'Agriculture donnera des conseils pratiques pour la construction des bâtiments et l'achat du bétail.

En Amérique on ne réussit que par l'aplomb, et d'être modeste " cela ne paie pas " : mon ami me présente au Ministre de l'Agriculture, comme un prodige sachant faire trente espèces de fromages différents et une seule espèce de beurre : la meilleure.

Alberni^ IJ septembre. J'étais venue ici pour y passer deux jours, et voilà que je ne puis plus m'arracher à cet endroit ravissant. J'étais arrivée avec le Député-Ministre, M. Scott, le " Chef de bureau du bétail, " et M. Carmichael, agent de V Alberni Land C°, choisir l'emplacement de la laiterie modèle dont je vous ai parlé. Il a été vite trouvé. C'est un endroit splendide à l'ombre de grands arbres, au bord d'une rivière. Un wagonnet sur rails transportera le lait de rétable à la laiterie. On commencera la construction

988 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans quelques jours. La laiterie sera à cinq milles de Port Alberni. C'est par eau que je circulerai le plus facilement, ou encore à cheval.

Quant à la ville de Port Alberni, elle est magnifique- ment située au fond d*un bras de mer extraordinairement profond, très poissonneux, égayé par une quantité d'In- diens et de pirogues. La ville n'existe pas encore au sens strict du mot. Les 1000 habitants qui la composent campent pour la plupart sur leurs terrains, dans des ba- raques ou sous la tente. Mais les rues et les avenues sont déjà dessinées suivant la mode américaine, perpendicu- laires les unes aux autres. Les arbres ont été abattus et de grands feux en détruisent les racines. L'embrasement du ciel au-dessus de ces incendies, le soir, a quelque chose de grandiose et rappelle certains décors des opéras de Wagner, On peut dire que Port Alberni appartient vraiment aux spéculateurs de terrains. Le train qui arrive trois fois par semaine amène, comme une marée, une quantité d'hommes dans le petit hôtel j'habite ; le lendemain matin le même train les ramène à Victoria, il en prend d'autres.

J'ai fait la connaissance du colonel Rogers ; c'est un beau vieillard de 82 ans. Il est venu passer quelques jours ici avec sa fille et son gendre pour faire du sport. Ce qui est assez amusant, c'est que j'avais rencontré à Paris son fils et sa belle-fille avant mon départ pour le Canada. La passion de la pêche au saumon nous a vite rapprochés, le colonel et moi.

Nous partons tous les matins à quatre heures et demie. Il fait nuit. Je me glisse dans l'office pour y prendre quelques biscuits. La pirogue qu'on m'a prêtée est à vingt

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minutes de l'hôtel. Pour aller la chercher, il faut suivre la voie du chemin de fer. La marche sur les traverses est rendue difficile par le fait que l'espace compris entre chacune d'elles ne correspond point exactement à un pas. . Nous péchons et ramons à tour de rôle, mon compagnon et moi. Jusqu'ici la chance nous favorise. Nous croisons des Indiens dans leurs pirogues et les saluons en chinouk. J'ai fait la connaissance d'un Américain, expert en pêche. Il me donne de bons tuyaux, en échange desquels j'aide sa femme à rajeunir ses vieux chapeaux.

25 septembre.

Mon vieil ami le colonel Rogers est parti hélas ; je suis seule à pêcher maintenant. Afin d'avoir les mains libres, je passe une boucle de la ligne autour de ma cheville pour bien sentir mordre le poisson. Parfois le saumon est si gros et si vif qu'il fait tout son possible pour m'entraîner dans l'eau à sa suite. Il faut le fatiguer longtemps, puis le tirer dans la pirogue d'un coup sec.

Maintenant je me suis établie marchande de saumons. Je vends mon poisson à la " mise en boîtes ", qui envoie chaque matin son bateau jusqu'à une réserve indienne toute proche, pour recueillir la pêche. A neuf heures, un coup de sifflet se fait entendre dans la baie. C'est le bateau de la " mise en boîte. " Alors nous arrivons, les Indiens et moi, nos pirogues plus ou moins chargées. Nous allons à tour de rôle le long du bord, tendons nos saumons au capitaine, qui les pèse et inscrit notre compte sur un carnet, qui nous sera réglé à la fin de la saison. Ce n'est pas le Pérou : i fr. 25 par poisson de moins de 20 livres ; 2 fr. 50 pour tout ce qui dépasse ce poids. Jus-

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990 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'ici ma meilleure journée a été de un dollar et demi (7 fr. 50).

Quant à la laiterie, on me dit qu'elle sortira de terre un de ces jours. Je suis allée à Victoria, la semaine passée pour m'entendre avec le département agricole au sujet des plans. M. Carmichaël m'a assuré que les bâtiments seraient terminés à la fin de l'année. Il désire que je reste à Alberni pour surveiller la construction. Nous aurons les plus belles vaches de l'île, des Ayrshires et des Holstein pure race, les Jersey ne s'acclimatant pas très bien ici.

Comme personnel, on me promet un Anglais qui traira les vaches ; plus la moitié d'un Chinois, l'autre moitié étant à la disposition de la femme du fermier. Encore cette moitié de Chinois est-elle problématique. Mieux vaut commencer modestement. Je prendrai sans doute mes repas chez les fermiers.

A Victoria, dans la rue, j'ai été étonnée de rencontrer la squaw, si peu aimable, qui fut mon hôtesse il y a quel- ques semaines. Elle est revenue à de meilleurs sentiments et m'a embrassée à trois reprises. Je suis rentrée ici par le '*Tees". J'étais heureuse de retrouver Port Alberni et de reprendre ma vie sur l'eau. L'automne est merveil- leusement beau. Il y a dans l'air quelque chose qui rend heureux et léger.

J'ai fait la connaissance d'une jeune Anglaise de mon âge. Miss Maclaverty. Elle est fine et charmante. Arrivée à Alberni depuis quelques mois, elle y a acheté des terrains et campe sur ses lots, en attendant leur augmentation de valeur. Elle a, comme installation, une tente accolée à une minuscule baraque en bois. Des amis lui ont fait cadeau de peaux de cerfs en guise de tapis. Je lui dis que sa tente

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fait penser à l'installation d'un trappeur, ce qui la fâche toujours. Avec tout son esprit d'aventure, elle ne tuerait pas une mouche. Malheureusement elle n'a pas le pied marin et je n'ai jamais pu la décider à partir avec moi pour la pêche à la baleine. Ensuite j'ai voulu l'engager à traverser à pied l'île dans sa plus grande largeur ; on me dit qu'il existe une piste entre Nootka et Campbell river ; mais ma compagne ne peut se décider à quitter Port Alberni et sa petite tente. Moi aussi, je m'attache à cet endroit ; le paysage un peu monotone en été, malgré sa beauté, prend de la gaieté, et les arbustes qui poussent au bord du fjord devant les grands sapins ont toutes les teintes de Tor et du cuivre. L'amphithéâtre de verdure, qui sera la ville future, est dominé par une montagne à cime neigeuse.

28 octobre.

Hélas, voici la saison des pluies commencée, une pluie dont vous ne pouvez vous faire idée, des seaux d'eau qui tombent du ciel, jour et nuit. On ne songe même pas à compter sur une éclaircie. Dans cette ville, qui n'existe pas encore, les rues naturellement ne sont pas pavées ; ce ne sont pas des flaques, mais des mares qu'il faut traverser chaque fois que l'on sort.

On n'a pu encore commencer la laiterie, et, la triste chose, c'est que les saumons refusent de mordre. Ils remontent tous ces temps-ci dans la rivière Somass pour frayer. La plupart d'entre eux y périssent. Ceux qui ont la force de nager jusqu'à l'Océan reviennent à la vie, me dit-on. Ici il n'y a plus que des saumons malades ; la cuiller brillante ne les attire pas. Leurs cabrioles ne sont pas de joie ; ils cherchent à se débarrasser d'un parasite

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qui les tourmente. Hier soir, l'un d'eux a sauté sur mon bras, mais il n'a pas eu la gentillesse de retomber dans la pirogue.

A propos de pêche, il y a quelques semaines, j'étais sur l'eau. C'était un matin de brouillard. Tout à coup, dans le silence, j'entends comme un appel au secours. Je rame dans cette direction et trouve un Indien poussant des cris, simplement pour éloigner les mauvais esprits. Voyant que j'avais pris deux poissons, son sens commercial s'est réveillé aussitôt. Il a voulu les acheter. J'ai eu la simpli- cité d'y consentir. Il ne m'a jamais payée. Ce personnage est connu sous le nom de Cultus Bob, ce qui veut dire en chinouk : canaille de Bob.

La mort des saumons et la pluie diluvienne ne m'em- pêchent pas de continuer à vivre sur l'eau. Je suis équipée comme un marin, avec des bottes, un ciré et un suroît. Le fjord est maintenant envahi par les canards. Il y en a au moins de cinq ou six variétés. Des vols d'oies passent très haut dans le ciel. Je vois parfois un vieux chasseur, qui me dit avoir tué trente ours, ce qui m'en impose beaucoup. Je n'avais jamais tenu un fusil avant d'être venue au Canada. Il me prête son Winchester. Nous allons nous exercer sur des troncs, à la limite de la zone déboisée. Je tire sur les canards avec une arme, mi-revol- ver, mi-carabine, qui porte très loin : pour des débuts, c'est un peu dangereux. J'apprends incidemment que hier une panthère a étranglé un chien en pleine rue d'Alberni et que des enfants, allant à l'école, ont croisé deux ours.

Dans la ville, je ne connais que très peu de monde : une jeune Irlandaise, son frère et son fiancé. Miss Macla-

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verty, ma gentille amie, est la personne que je vois le plus souvent. Elle habite à vingt minutes de mon hôtel. Je vais souvent chez elle, le soir après dîner, avec ou sans lanterne, par des chemins affreux, en pataugeant dans des mares et en enjambant des troncs renversés. Nous allons chercher du bois pour son feu parmi les débris de poutres et de planches de l'hôpital en construction, tout près de chez elle. L'autre jour, après une bourrasque, sa tente, très ébranlée, a failli tomber. Les petits scouts et leur chef d'équipe sont venus la remettre d'aplomb. Miss Maclaverty possède un terrain à quelques milles de la ville, au bord d'un lac. Elle désire le vendre et croit qu'il augmenterait de valeur, s'il était déboisé. Les arbres ne sont pas bien gros. Elle a acheté une grande scie et me convie à l'aider dans son travail de bûcheron.

D'une manière générale, il ne se trouve ici qu'une très faible proportion de gens un peu cultivés; sans doute parce que Port Alberni est une ville si jeune. On en rencontre quelquefois parmi les ouvriers, les Anglais de bonne famille se mettant facilement à n'importe quel travail, quand ils arrivent aux colonies. Miss Maclaverty a même reconnu dans un des charpentiers qui travaillent à l'hôpital un de ses voisins de campagne d'Angleterre, Les femmes sont peu nombreuses à l'hôtel ; je suis en ce moment la seule pensionnaire. Le gérant et la gouvernante sont de braves gens, qui me forcent à mettre mes bottes de caoutchouc quand il pleut et à me couvrir chaudement quand il gèle. Du reste, je ne suis guère à l'hôtel qu'aux repas, ma vie se passant sur l'eau et dans la tente de mon amie.

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Alberni^ 10 novembre.

Je suis toujours ici. La pluie continue à tomber et les saumons à mourir. Maintenant leurs cadavres flottent en grand nombre sur le fjord. La personne qui aurait le courage de les recueillir et de les vendre comme engrais ferait, je crois, une bonne affaire. C'est triste et laid, et cela ne sent pas bon. Enfin je ne dois pas trop médire des saumons morts, car ils m'ont valu un ami. C'est wn affreux gamin de quatorze ans, qui a perdu ses dents de devant en se battant avec un camarade. Je l'ai découvert en train de harponner des saumons morts, du haut d'un pont, et quand il a su que j'avais un bateau et une carabine, il a déclaré sans broncher qu'il sortirait avec moi chaque fois qu'il aurait congé (il est employé chez un boulanger). C'est ainsi que, dimanche dernier, amusé par ses manières de tyranneau, j'ai passé la journée sur l'eau par une pluie battante. Il aurait voulu monopoliser ma carabine, tandis que je ramerais. A la fin je lui ai dit tout net que s'il ne s'ennMait pas parmi les *' boy scouts ", c'en était fini de son amitié avec la " girl française ".

Miss Maclaverty, chassée par le froid se décide à quitter sa tente. Elle cherche une situation ; on lui offre une place de jardinière et de groom, qu'elle va sans doute accepter.

Alherni^ 12 novembre.

L'autre soir, bal de charité à Alberni. J'y suis allée par curiosité. La fête se passait dans une salle de réunion, décorée de drapeaux. Il était venu quelques jeunes filles en toilette de soirée, beaucoup d'hommts en chemise de flanelle et souliers à c'ous. Des femmes avaient amené

JOURNAL DE VOYAGE (cANADa) 995

leurs bébés. J'ai songé au livre américain The Firginian dans lequel on voit un cow-boy, après un bal, qui devait ressembler à celui-ci, s'amuser à " mélanger " les bébés. Le camp des hommes et celui des femmes étaient nette- ment distincts. Pas l'ombre de conversation entre les danses. Comme musique le " rag time " américain et les airs rabâchés par tous les phonographes. Très rude et très Far West.

Hier, j'étais à l'hôtel, assise sur le palier, en train d'écrire des lettres, quand un Anglais, auquel je n'avais jamais parlé,

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s'arrête devant moi et me dit à brûle-pourpoint : " Etes- vous la dame française qui a été facteur en Suisse, dans les Alpes?" Le plus drôle, c'est qu'il disait vrai. A Lauenen dans rOberland bernois, un hiver, pour rendre service à la buraliste postale, j'ai fait pendant quelques semaines, en skis, le service du facteur malade. Mais comment le savait-il ? Je découvre qu'il connaît mon existence et tous les détails de ma vie dans les Alpes, étant en relations avec mes amis du Collège d'agriculture de Reading. C'est par hasard que Mr. H. m'a identifiée, quand il a su qu'une jeune Française, s'occupant d'agriculture, était à Alberni. De suite, il a pensé que ce ne pouvait être que celle dont il avait entendu parler.

Mr. Hodgson est ingénieur de la province de Colombie britannique à Alberni. Sa femme et ses enfants sont momentanément à Victoria. C'est que j'ai le plaisir de faire leur connaisance, peu de jours après avoir été abordée d'une façon si inattendue par le chef de la famille. Je me suis décidée en eflfet à quitter Alberni, rien ne me retient plus : ni la construction de la laiterie^ ni mon amie anglaise, partie de la veille, ni les saumons. Le jour même

996 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de mon arrivée à Victoria, Mrs. Hogdson me demande de prendre soin de ses trois bébés pendant qu'elle va à Alberni rejoindre son mari et installer une maison. Cette preuve de confiance me flatte beaucoup et j'accepte aussitôt. Au bout de quinze jours, j'ai la satisfaction de rendre à leur mère les trois bébés sains et saufs ; la plus grande joie de l'aîné, âgé de trois ans, n'était-elle pas de caresser les tramways en marche ?

En quittant les Hogdson, je suis allée passer quelques jours sur le continent, envoyée par Mr. Carmichaël pour visiter diverses étables et laiteries modèles dans les envi- rons de Vancouver, causer avec des fermiers, prendre des croquis et des idées. Le soir, je retrouvais avec plaisir mes amis français, très occupés eux aussi.

Noël 1913.

Après avoir joui pendant quelques jours de la gracieuse hospitalité des Carmichaël, admiré leur nouveau bébé, et confectionné dans leur cuisine un certain nombre de pud- dings, sans lesquels Noël ne serait pas Noël, je suis partie pour Alberni, m'invitaient les Hogdson. Il pleuvait lorsque j'avais quitté cette ville, quelques semaines aupara- vant. Il pleut encore quand je la retrouve aujourd'hui. Je passe à l'hôtel pour enfiler le ciré et les indispensables bottes de caoutchouc. Quatre kilomètres me séparent de la demeure de mes amis. Je longe le fjord bien connu et la rivière Somass. Quelques enfants indiens, avec des arcs et des flèches de leur fabrication, s'amusent à tirer sur les carcasses de saumons dont on voit partout les nageoires sortir de l'eau.

La fête de Noël fut tout à fait originale et charmante,

JOURNAL DE VOYAGE (caNADa) 997

la cuisinière ayant choisi ce jour-là pour s'enivrer. Nous avons préparé nous-mêmes, un superbe festin pour les isolés d'Alberni, et leur en avons fait les honneurs, le soir.

Le lendemain je retourne à Victoria. Là, j'ai une conversation d'affaires avec Mr. Carmichaël au sujet de la laiterie d'Alberni. Il m'explique que la mauvaise saison retardera de plusieurs mois la construction. Il est sérieu- sement question que je passe un examen me donnant le titre d'ingénieur de quatrième classe (en français: chauflFeur mécanicien), et me permettant de faire fonctionner la grosse chaudière de la laiterie. Mais, renseignements pris, il me faudrait " chauffer " sans interruption pendant un an pour avoir droit au diplôme. Le projet tombe de lui-même. C'est alors que me vient l'idée de voyager pendant quel- ques mois, puis de revenir en Colombie britannique pour y prendre mon poste, quand la laiterie sera prête à me recevoir. J'ai une nostalgie de soleil, de vie sur l'eau, de pays lointains.

Tout me pousse à m'embarquer pour Tahiti : la lec- ture d'un livre de R. L. Stevenson, le souvenir de tableaux de Gauguin, le grand désir de me sentir de nouveau en pays français. Je cède bien vite à cette impulsion irrésis- tible.

CÉLINE ROTT.

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CHRONIQUE DE CAERDAL

XXVII D'APRÈS STENDHAL^

(Suite) '

VI

l'étincelle, fleur qui dure

Le propre du génie, en France, est de ne pas manquer d'esprit. Une fois de plus sur ce point, j'admire la rencontre des Français et des Russes ; et si je savais mieux l'Espagne, je dirais des Espagnols aussi. Cervantes, qui vaut Homère, écrit comme Flaubert et a de l'esprit, comme Aristophane, en chaque mot.

^ Voir la Nowvelle Re'vue Française du i*'' mai.

* Sauf le Journal^ publié par Stryienski chez Fasquelle, i vol. in-i8, Paris 1899 ; et la Correspondance, 3 vol. gr. in-S*^, Charles Bosse, Paris 1908, tous les passages cités le sont d'après l'ordre des chapitres, pour qu'on puisse mieux les retrouver dans les éditions diverses, en attendant la belle et bonne édition qui est en cours chez Champion, seule digne de Stendhal, et qui promet d'être à fois l'édition originale et la définitive. Pour Henri Brûlardy cf. la nouvelle édition, i vol. in- 18, chez Emile Paul, Paris 1912, qui est la plus correcte et la plus commode.

CHRONIQUE DE CAERDAL 999

A Paris ou en Attique, l'esprit qui ne suffit à rien, ajoute une grâce suprême à tout. L'esprit est une aile. 11 y a des peuples qui prennent leur lourdeur pour une vertu. Peuples obèses. Ils n'ont pas assez de gravité, s'ils n'ont le ventre dans les genoux. Il faut qu'ils sentent leur panse sur l'eau, pour être sûrs qu'ils flottent. Mais flotter n'est pas voler.

La grâce divine est souvent aussi légère qu'elle peut être dévorante. Elle est comme le feu qui toujours vole, toujours s'élance. La flamme, cette parole du soleil sur la terre, ce verbe brûlant que j'adore, est du souflle qui a pris corps ; et comme il va, il ard. Toujours la flamme est en forme d'aile et d'alouette qui s'élève, de flèche qui file droit vers le ciel, de feuille et de victoire que son bond lance sur la route du zénith, le père Soleil l'appelle.

Le génie ne saurait être pesant ni bête, en France non plus qu'en lonie. Je sais des épithètes dans Eschyle, le sublime le dispute à l'éblouis- sante clarté de l'esprit. Cette grâce est infinie, quand elle porte la douleur. La peine de Promé- thée a les rayons d'un triomphe. Que dire de l'ironie dans Sophocle et dans Platon ? Pour un Grec, n'avoir pas d'esprit, c'est ne pas avoir de cervelle. La vertu qui fait penser et comprendre ne se sépare pas du plaisir qu'on met à être compris.

lOOO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La déesse enfin ne se révèle pas seulement à sa force, mais à son charme, à ses lèvres, à toute sa démarche. Le coup de foudre n'est pas plus le trait des dieux que l'éclair avec le rire tragique de rétincellc.

L'esprit est l'adorable étincelle de la pensée. La vérité seule, comme une veuve, peut être lourde et frappante. Mais quand elle sourit, et qu'elle étincelle en sa rapidité, elle a toute la grâce de la jeunesse : elle a les séductions d'une amoureuse erreur. Ainsi l'esprit semble le privi- lège d'une jeunesse éternelle. Des peuples spiri- tuels, on dirait qu'ils ne vieillissent pas. Et la pensée, pour profonde ou sublime qu'elle puisse être, n'est toujours jeune qu'à la mesure elle reste spirituelle.

Les pauvres Barbares ne sont pas dignes de ce luxe divin. C'est trop pour eux de toutes les beautés en une. Ils ne veulent pas de la fleur avec le fruit : ils ne le croient plus assez nourrissant. Par ce qu'ils ont le fruit assez souvent, et qu'il leur emplit la bouche, ils ne sont pas capables de sentir la fleur sur l'oranger, si elle y est, comme il arrive, avec l'orange. Ils la méprisent ; ils n'ont pas d'yeux pour elle. Ou s'ils la cueillent, sur l'arbre ils ne voient plus le fruit.

CHRONIQUE DE CAERDAL ICOI

Chateaubriand lui même a de Tesprit, au moins dans la cruelle invective. Tant il est impos- sible à un Français de la grande espèce, même quand il n'est pas naturellement spirituel, d'être toujours sans esprit.

Entre tous les grands écrivains, avec le cardinal de Retz et Montaigne, Stendhal a eu le plus d'esprit.

Montaigne est plus latin d'Espagne, à la Sénèque ; et Stendhal, plus attique. La conversa- tion de Montaigne avec les hommes est un mira- cle d'humanité. A travers les âges, ce sourire nous console : Montaigne nous sourit entre les bûchers de Philippe II et les massacres d'Allemagne. Quand toute l'antiquité serait abîmée dans l'éter- nel oubli, les bons esprits en jouiraient toujours dans l'entretien de Montaigne. Le goût de Mon- taigne est l'épreuve des intelligences et des carac- tères. Les fanatiques ne l'aimeront jamais ; et jamais les cervelles étroites ne le goûtent tout à fait. Pour Montaigne, il ne faut pas être de parti ; mais au contraire, il faut pouvoir penser contre soi même, et prendre au besoin parti contre tout ce qu'on est. Cet homme est si humain, qu'il y a chez lui pour tous les hommes ; et comme il invente perpétuellement son expression, presque

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I002 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tous les poètes y trouvent leur compte. Shakspeare le savait, lui qui a toutes les voix, et presque tous les dons de poésie.

Stendhal, qui invente prodigieusement dans Tordre des caractères, n'invente pas dans le style. Plein de génie dans la découverte des hommes, il en manque à découvrir les mots, à révéler les couleurs et les rhythmes. C'est pourquoi il paraît décharné aux poètes orateurs. Ceux sont du Nord ou de l'Est ; mais jamais un Athénien ne pourra rester insensible à tant d'invention spiritu- elle. Pour moi, si je m'imagine Montaigne sous Louis Philippe, écrivant des romans, c'est à Sten- dhal que je pense. Il est du tiers, plus que l'autre ; moins juriste que Montaigne, et plus soldat. Tous deux, les esprits les plus libres, et le plus dans la vie. Ils sont le remède souverain à toute abstrac- tion ; mais si forts que, pour prendre utilement cette admirable médecine, il faut avoir la fibre saine et pouvoir être guéri. La plupart des malades, la cure les empire : ils ne peuvent pas être guéris.

VII

sous LE PONT D AVIGNON

ai je lu l'anecdote de Stendhal sur le Rhône, quand il rencontre George Sand et Musset, ayant

CHRONIQUE DE CAERDAL IOO3

pris à Lyon, comme lui, le coche d*eau ? Tous trois allaient en Italie ; »ils le croyaient du moins. Comme si cette fatale lo, pleine de lait, de fromage social et de meuglements avait jamais quitté son pâturage ! Et comme si le charmant Musset n'avait pas été le mouton parisien, offert en vic- time à la sœur de Pasiphaé.

En Avignon, je crois, Stendhal était déjà chez lui, comme l'Italie même y commence, dans le plus rare équilibre de l'âme romaine avec l'esprit français, Brûlard, le baron Taquin et H. C. G. Bombet s'amusèrent à scandaliser l'inta- rissable Muse et son petit bélier. Ils étaient là, tous deux, d'un sérieux à faire avaler sa langue à la Tarasque, lui, cherchant la passion, elle, la portant comme une enseigne, et d'ailleurs fumant la pipe : l'un et l'autre en quête du pays la lune est de miel, et le grand amour doit fleurir coûte que coûte : on entre à Venise, il n'y a pas un arbre ; et le bois d'Eros se charge aussitôt d'oranges d'or.

Le gros Stendhal, comme l'appelaient ces graves possédés, avait alors cinquante cinq ans. Il dut leur paraître un homme sans mœurs et d'âme grossière, un soldat suranné qui n'a pas même fait fortune, un demi solde d'Apollon et de la gloire. Nul génie, nulle emphase : un quart de siècle plus jeune que René, et en retard sur son éloquence de cent ans, en vérité voilà un pauvre homme.

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Tirant sur sa pipe, brune et culottée plus que le fourneau d'écume, déjà lourde de lymphe jaune et de trois cents volumes, lo voulait bien être le rendez vous à tous les dieux de l'Europe ; mais il les lui fallait en corps de ballet et d'Académie ; elle entendait mener ce petit troupeau, comme Circé fait tourner le sien autour du mât, grave- ment, s'il vous plaît, en célébrant l'office, en invoquant les principes, en Muse pour tout dire d'un mot. Elle méditait déjà ses révolutions de nourrice et ses gruyères de morale. Car, au retour d'âge, ou bien le lait d'Io s'aigrit en haine de rhomme, ou il mûrit en mol amour de tout le genre humain. Il ne faut pas moins de l'humanité pour remplacer Jupiter au flanc de la bonne Europe. Quelle tête ! quels tétons !

Le ridicule et l'ennui sacerdotal de ces deux amants irrita l'ironie de Stendhal jusqu'à la folie. Pour mieux rire d'eux, il les fit rire. Sur le pont du navire, il se mit à faire le fou. Lâchant sa verve, il déchira les poètes et les auteurs à la mode. Il joua le méchant, comme il savait si bien faire. La bonne lo en pleurait dans son tabac d'Orient. Tant de cruauté lui cailla le lait dans les veines. Je hais le lait : plus il est doux, plus il est tiède, et plus il me dégoûte.

C'est par haine du lait, je gage, que le gros Stendhal se jeta sur les bouteilles, ce jour là. Il se mit à danser et à boire. Aux yeux de ces bouffons

CHRONIQUE DE CAERDAL IOO5

tristes, il parut le bouffon le plus cruel. Le même rire l'a prendre, qu'il avouait plus tard à Balzac. Dans cette feinte ivresse, il s'est comparé à ces deux illustres, bien plus admirables à leur propre jugement qu'ils n'étaient déjà célèbres dans le monde. Lui, l'homme de Rouge et Noir^ et qui rentrait à Civita Vecchia pour finir la Chartreuse de Parmey n'était pour ce ménage de coquebins sublimes que le gros Belle, ou le spirituel Stendhal, un bourgeois un peu ridicule, une méchante langue, peut être un envieux, incapable de com- prendre les grandes passions, la femme à pipe et les poètes. Et de boire, et de rire ! Car, sans peser lui-même son propre génie, il savait bien pourtant que, pour faire équilibre à sa puissante intelligence, à l'ardeur de sa vie, à la réalité de ses émotions, à la plus vaste expérience des faits et des individus, à l'immortelle vigueur de son invention, à sa profondeur vive, ce n'est pas ce pauvre couple d'amants partant pour les travaux forcés de Venise, qu'il eût fallu placer dans la balance : trois cents lo et dix petits béliers ne font pas encore une nature d'homme.

Quoi } 11 y a dix ou onze livres, tous les cent ans, qui sont assurés de la durée : en son siècle, deux pour le moins sont de Stendhal. Voilà de quoi la Muse de l'herbage, Indiana, Consuelo, Consuela, ou de quelque nom qu'on la nomme, n'a pas la moindre idée. Devant le Château des

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Papes, elle fume sa pipe pour se mieux couronner de nuages, et le gentil Musset bêle, bêle. Ils ont l'air indulgent, dédaigneux toutefois, de la supé- riorité. Et le gros homme de faire le méchant, de déchirer les gloires à la mode, et de boire, de rire et de danser. " Je n'estime que d'être réim- primé en 1900, ^ " pensait cet homme admirable. Il l'est, et le sera en 2000.

Sous le pont d'Avignon, symbole de l'aventure éternelle. Et combien plus aujourd'hui que jamais î ^ Voyez moi passer tous ces glorieux dans leur armée de sacristains, toutes ces idoles nègres, avec leur peuple de fidèles intempérants ! Et ils se moquent de quelque autre, qui rit d'eux peut être. Mais pour rire, il n'a pas besoin de boire et de danser : il n'a qu'à les regarder.

VIII

TROP ORIGINAL POUR SEMBLER NATUREL

La seule affectation de Stendhal est la haine de toute affectation. A force de naturel, il paraît forcer sa nature. Il est si loin du mensonge, que

* Souvenirs d'Égotismey ch. vu. " Être lu en 1935. " Henri Brûlardy p. 189.

' Sous le pont d'Avignon, pour le Carnaval de la gloire, rien ne manque aux cortèges de 19 14. Nous avons notre Maistre et notre Bonald, notre Chateaubriand et notre Victor Hugo, prodige des prodiges, notre George Sand et cent Louise Collet pour une.

CHRONIQUE DE CAERDAL IOO7

les menteurs d'habitude le soupçonnent de mentir : le monde poli aime à croire que le cynique ment.

Tout de même, Stendhal semble sec, parce qu'il n'étale jamais son émotion. Mais il est partout ému, et souvent de l'émotion la plus fine. Son émotion n'est pas d'un poète lyrique, mais d'un géomètre qui découvre et qui dessine. 11 n'a pas moins de force, que de subtile réserve. Sa défense, c'est l'esprit. Jamais l'esprit n'a mieux été le masque du cœur.

Il ne se confesse même pas. Il se parle à soi- même : il se souvient. Il raconte moins ses souve- nirs, qu'il ne se regarde. Il se met devant un inaltérable miroir, et il se cherche.

Il vit pour le bonheur. Ce n'est pas qu'il l'ait, ni peut être qu'il y croie : c'est qu'il le veut. D'ailleurs, il l'a connu. Le bonheur est d'aimer avec passion : être jeune, sans doute, et le rester ; avoir une âme ardente, prompte à toutes les intem- péries du génie : il y a du génie dans la passion.

On a vécu en passion pour quatre ou cinq formes chéries, trois rêves qu'on emporte dans la tombe. ^ dessus, deux ou trois femmes qu'on adorait, et qu'on n'a pas eues, les adorant d'autant plus. Et une au moins vous a trompé jusqu'à la suprême ironie du suprême ridicule : en vous

* Correspondancey II, 137. Cf. la notice de Mérimée : "Je ne l'ai vu qu'amoureux, ou croyant l'être ; mais il avait eu deux amours- passions, dont il n'avait jamais pu guérir. "

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aimant. C*est bien assez pour avoir été homme. On a eu le bonheur de vivre, et la fatale peine. On voudrait Favoir toujours. On consentirait à dix, à cent autres vies, à dix mille, pourvu qu'on eût Tamour, qu'on fût jeune encore et qu'on pût donner l'illusion de l'être. Nous passerons donc au noir nos cheveux et notre collier de barbe. Ha, ne nous laissons pas faire par la vieillesse, ce vil exempt de la prison commune. Pardieu, la vie est là, tant qu'elle y est. Et le bonheur, qui est une conquête. Et l'amour, qui est l'illusion d*avoir tout conquis dans une seule proie et seule désirée, et qui vous rit.

IX

CIMAROSA

Stendhal croit aimer la musique. Il n'aime que Tamour.

Le chant est pour lui l'invitation au voyage du sentiment. Parce qu'il est passionné, la musique lui parle, et il cherche sa passion en elle. La musique est la réponse du rêve aux passions mal- heureuses.

Une musique ne plaît à Stendhal que si elle est heureuse et tendre. L'amour passionné, tel qu'il l'envie et tel qu'il le connaît, est un sentiment tendre qui occupe toute l'âme, et que le plaisir ne

CHRONIQUE DE CAERDAL IOO9

manifeste pas moins que la mélancolie, ni mieux peut-être. La vie enseigne à Stendhal le bonheur d'aimer, qui est fait le plus souvent d*une si constante infortune ; et plus ce bonheur lui manque, plus la musique le lui rend.

Il n'entend pas goûter la musique pour elle même ; il ne la connaît pas et ne paraît pas la comprendre. A l'ordinaire de ceux qui ignorent la musique, il l'appelle savante et mathématique, partout elle est un art. Il préfère à tout les airs charmants et tendres qui font au sentiment la réponse souhaitée. Et plus on est réduit au silence, plus la réponse paraît exquise. La musique est ainsi le colloque d'un amant malheureux ou pensif avec soi même.

" Je ne trouve parfaitement beaux, que les chants de ces deux seuls auteurs : Cimarosa et Mozart ; et l'on me pendrait plutôt que de me faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre. " '

" Je n'ai aucun goût pour la musique purement instrumentale. " ^

" La seule mélodie vocale me semble le produit du génie. " ^

Quel Français de Marseille et même du boule-

* ' ' Henri Brûlard^ chap. xxvil.

lOIO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vard ! Ils sont dix mille juges imperturbables, à Paris, qui portent toujours le même arrêt. Sourds, ils n'en ont que plus d'assurance. C'est d'ailleurs tout ce qu'ils ont de Stendhal, ces ânes coifFés du bonnet d'Aristote, brayant de omni re.

On se flatte d'être musicien, parce qu'on adore le refrain, qu'on nomme la mélodie. Le refrain, que les pères ont sifllé dans la clef du bon goût, est celui que les fils sifflent d'une bouche enthou- siaste, barytonnant de leur raison et dodelinant d'une tête entendue.

Il adore la jeunesse, comme la musique. Tous ses héros ont moins de trente ans, et ils ont tous un air de Mozart ou de Cimarosa dans la tête. Cet homme si vrai, qui fait tout aveu, ne dit pas qu'il a cinquante-cinq ans, mais vingt-sept multi- pliés par deux. Que vous voilà bien, mon cher duc de Stendhal en Espagne ! Q'importe le toupet de faux cheveux sur ce front éclatant et ces yeux de feu. N'ayez pas l'air, vous même, d'y trop prendre garde, je vous prie : ils sont du plus beau noir et l'un de vos titres au gouvernement de Jouvence.

Enfant rempli d'esprit, jeune homme fou de conquête, homme toujours ardent à vivre : plus que mûr, il est l'admirable comte Mosca, qui ne

CHRONIQUE DE CAERDAL lOI I

saurait vieillir. Les années doublent et triplent la jeunesse. Elles décuplent l'ardeur spirituelle» Fermez un peu les yeux ; ayez cette complaisance : dans Tobscurité, c'est toujours un maître, et peut être un amant.

X

icOÏSTE PAR PASSION

Il est passionné en tout. De son horreur de la vie banale. 11 porte ce dégoût jusque dans les plus violents appétits. L'amour facile n'est pas l'amour pour lui. Si l'âme n'y est pas, l'amour n'y peut pas être. Et pourtant il est le dragon qui se moque des puceaux, et qui trouve la chasteté si ridicule. Il est aussi le cavalier robuste, qui a longtemps eu de grosses fringales. Mais il ne sent rien pour les conquêtes sous la main, et il les manque toujours à l'heure du berger. Bourgeoises ou femmes de métier, comme il n'a presque pas eu de ces belles là, il peut dire à cinquante-cinq ans : " Je ne suis pas blasé le moins du monde. "*

Somme toute, il n'a eu, compte-t-il, que six femmes de douze ou treize qu'il a aimées. Ce n'est déjà pas si mal. Avec les mœurs qu'on nous a faites, et l'infâme morale du Nord, Stendhal a mérité cinq fois la mort pour haute trahison. Il est vrai que des six femmes tant aimées, quatre

IOI2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

au moins Tont trompé tant qu'elles ont voulu : raison de plus, diraient-elles, pour ne point faire grâce de la peine capitale.

Tous les traits de la passion, moins la haine impuissante dont il s*est purgé assez vite. Jusqu'au jour on est le plus fort, la haine impuissante ramasse en faisceau tous les mouvements de la passion malheureuse. ^ Haine qui change d'objet à tout moment, et qui trompe l'appétit désespéré de la puissance. L'amour n'est si beau que pour faire un souverain absolu du plus humble amant, dès qu'il se croit préféré. On veut régner : on ne peut. On prend en haine ceux qui régnent, et qu'on méprise. On s'épuise de la sorte ; mais on s'exerce, et l'on se rompt aux grandes armes du dédain, du calcul et de la contemplation. Telle est l'école des héros adolescents. Dédain, contem- plation, suprêmes formes de la guerre : il faut mourir de colère, ou s'élever à ne plus voir en tout ceci qu'un objet qu'on domine, et un spectacle. La canaille et l'élite sont délicieuses aux yeux, le jour on les regarde comme des objets le long d'une muraille ; et certes le journal les enveloppe. On touche alors à cette magnifique justice qui est le dernier mot du mépris. Et elle prononce cet arrêt digne de Solon à la cour de

1 Henri Brûlard, chap. XX, p. 193 : " Mon âme délivrée de la tyrannie, je n'étais plus continuellement obsédé de ce sentiment si énervant : la haine impuissante. "

CHRONIQUE DE CAERDAL IOI3

Sardes : " Je n'ai jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes envers moi. Je n'ai jamais cru que la société me dût la moindre chose ; Helvétius me sauva de cette énorme sottise : la société paye les services qu'elle voit. " Sentence qui divise à jamais l'homme digne de vivre d'avec tous ceux parmi lesquels il vit.

Au jugement de plusieurs, Stendhal passe pour présumer trop de soi : on le dirait un peu fat : qu'est-ce que cette impertinente satisfaction ? elle fait la légère, et n'est pas sans lourdeur. Enfin, parce qu'elle est ironique, sa sincérité paraît sus- pecte. Quand un homme est si nu, comme on exige qu'il fasse des grimaces, on les lui prête : Stendhal n'en a point d'autres, que celles qu'on lui fait faire.

Il ne répand son coeur qu'en manuscrit. Il cache ses émotions, parce qu'il n'a pas de bonheur, et d'immenses prétentions à être heureux.

Un masque de glace a tout l'effet de la suffi- sance. Dans la réserve d'un homme, ses ennemis voient de la fatuité : ils n'entendent pas qu'il songe à se défendre d'eux, voire de soi. Un air d'amour propre nous est une façon de nous mettre en garde.

A force de passion, un homme semble sans cœur. L'égoïste par passion est le plus décrié.

ÏOI4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

11 est tout à son objet, et on le croit abîmé dans soi même. Pourtant, la passion est égoïste avec une générosité que le plus entier sacrifice égale à peine. Surtout, la passion non satisfaite.

Il est clair que Stendhal s'est beaucoup vanté, «n apparence. Il n'a pas été des plus heureux en femmes ; il s'en prête qu'il n'a pas eues, on le devine ; et celles qui lui ont été le plus fidèles, on soupçonne qu'elles lui ont rendu chichement l'amour qu'il leur a prodigué. On se plaît, d'ail- leurs, toujours à supposer cet échec dans les grands hommes. On n'aime pas qu'un héros ait été plus heureux en amour, que le commun des mortels, dont le bonheur est si médiocre. (Les amours heureuses sont celles dont on ne voudrait pas.)

Ici, du moins, on a l'assurance de cette flat- teuse infortune. Stendhal avait trop d'esprit : il devait être gênant, surtout en Italie ; il était aisé- ment ridicule. Les passions très vives, à Paris, sont presque toujours déçues : en amour, l'esprit vd'un homme est une arme contre lui.

On est donc égoïste, parce qu'on n'a pas de bonheur. Cet égoïste de Stendhal ne peut même pas feindre le plaisir : s'il n'éprouve le bonheur de sa maîtresse, il ne sent plus le sien. A l'amour, il demande toute joie, et il ny trouve le plus souvent que mélancolie, faute de certitude. Quel •égoïste !

CHRONIQUE DE CAERDAL IOI5

XI

l'ennui de civita vecchia

Je vois Stendhal dans Tennui sinistre de Civita Vecchia. Il ne peut même plus laisser ce trou à rats, pour se promener à Rome, comme on ferait de Corbeil à Paris. Car il ne passe plus inconnu entre le Vatican et la place du Peuple. A Civita Vecchia, il est le consul de France en disgrâce, l'athée, le républicain dont M. de Metternich n'a pas voulu à Trieste, et qu'on n'a peut-être pas été fâché d'éloigner de Paris : enfin le jacobin au bagne.

Il n'a pas, comme M. Ingres, l'étoffe d'un bour- geois sublime. Il ne vivra jamais à l'aise dans l'habit de la considération ; le drap inusable d'une classe qui possède, et qui s'estime de posséder, lui tient moins chaud qu'il ne l'étouffé ; il crève dedans ; il en a une maladie de peau. Il ne peut pas représenter au naturel le plus faquin des rois. Il ne représente que lui-même, ou à la rigueur, Bonaparte et tous les crimes de la Révolution.

L'horizon de Civita Vecchia est à vomir la vie, pour un homme qui ne peut toujours vivre dans sa cellule. Les moines mêmes n'ont pas choisi ce lieu morne, pour y fonder un couvent. C'est une des seules villes, en Italie, il ny ait rien eu, et il n'y a rien. La laideur même y est plate. En 1 840, Civita Vecchia était le bagne des États Pon-

IOl6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tificaux. Encore si Stendhal avait pu fréquenter chez les forçats. A la bonne heure dîner avec tel assassin au tromblon, prier chez soi tels birbes de grand cru et de la bonne année : car pour les crimes comme pour les vins, il y a des saisons heureuses : il y faut le terroir, et la comète aussi.

Mais non. D'affreux prêtres, que le Saint-Siège envoie purger dans l'oubli une infamie secrète ; de petits coquins ou de sales fripons qui font pénitence ; mais la contrition n'y est pas. Et les ignobles commis de la police, argousins, geôliers, tous espions de la Consulta et de l'Autriche. Ils ne prennent pas un bain tous les dix-neuf ans ; et leurs joues mal rasées, la sueur grouille, sem- blent deux fromages de Roquefort.

Stendhal a été banni des capitales italiennes par la volonté de l'Autriche : il a eu l'exclusive. Cet honneur était bien à un homme de sa force : d'autant plus souverain, qu'on le lui a rendu sans trop savoir à qui.

Pour le dire en passant, que ce soit en 1840 ou en 19 10, comment se peut-il qu'il y ait encore une Autriche ? Se peut-il, véritablement, qu'on n'ait pas compris que la paix du monde doit se faire aux frais de l'Autriche ? Elle seule peut gorger les Allemands en Europe. Et, du moins, après le premier engourdissement de la digestion, y a-t-il des chances qu'ils se dévorent entre eux. Mais, moi aussi, je m'égare.

CHRONIQUE DE CAERDAL IOI7

§

Port mal famé, entre le maquis et les marais ; une terre plate et basse ; des dunes battues du sirocco, l'été, et du libeccio en d'autres temps : le vent porte le sable dans les rues qui sentent l'évier, et promène dans les chambres la puanteur des mares. Un trou de ville à maisons grises, barbouil- lées de jaune ; et les façades ont toutes les couleurs du bran. Un nid à moustiques, une garenne à rats, sévit la fièvre ; le choléra, il y a quatre vingts ans, avait trouvé une de ses plus riches réserves à gibier d'eau. Un peuple jaune et vert, comme le caca d'oie ; une canaille morne ; de sales petits bourgeois, gens de boutique, avec leurs femelles mal lavées, courtes et pataudes. Le port même a l'air malade : couché dans la torpeur d'un sommeil malsain, il croupit entre une petite île et deux tours fortifiées à la Vauban, lourdes et sottes au soleil comme la double oraison funèbre d'un concierge, sans grandeur étant sans emploi ni raison : deux tours de geôle plutôt que de citadelle. Ce port n'est pas une place de guerre, mais une prison.

Sortir de chez soi } Que ferait Stendhal dans la rue ? Pour rencontrer quelques prêtres à l'œil faux et trois femmes puantes, ce n'est pas la peine de quitter la chambre. Aux portes de la ville, le limon

7

loi 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et le désert. Le maquis fume au soleil. Rien ne passe sur la Voie Aurélienne, sinon, de loin en loin, quelque lent chariot, ou des paysans qui sentent le mouton, la sueur et la poussière. Parfois, un troupeau de vieux agneaux et de brebis aux boucles jaunes. Çà et là, un fiévreux coin d'eau, les moustiques pétillent. Et sur l'horizon sul- fureux, la Tolfa, une colline hargneuse et plombée, phare de la malaria.

A la maison, Stendhal, l'homme d'action, s'épaissit sur sa chaise. C'est que son sang violent devient plus lourd de saison en saison, et que sa mort prend mesure de l'homme. Le tailleur l'at- tend, à quelques mois de là, rue de Richelieu. Lui, cependant, il ne vit plus que pour recevoir les journaux et les livres de France. Vers la fin, il a goûté la seule joie d'amour propre qui l'ait sans doute contenté : l'hommage de Balzac, unique dans sa vie et, peut-être, dans l'histoire des lettres : l'homme qui triomphe, rendant les armes au génie méconnu. Alors, comme il a ri puissamment, pensant au dépit de ses amis !

Après tout, c'est à Civita Vecchia que Stendhal a connu le prix de la France. L'amour à Milan, et tout le reste à Paris.

Quand le temps de l'amour est passé, l'esprit est une plus belle carrière que l'ambition. On y règne plus absolument et sans conteste. Bel empire que l'on soumet sans avoir besoin de soldats, on

CHRONIQUE DE CAERDAL IOI9

s'empare de ce pouvoir contre le gré de ceux mêmes sur qui on Texerce. Il ne faut qu'une occa- sion à la conquête spirituelle : Stendhal l'avait à Paris, et ne l'avait pas à Rome. Il ne l'eût pas trouvée davantage dans sa chère ville de Milan, capitale du ballet et de l'opéra bouffe. Au déclin de ses jours, je m'assure que la passion de Stendhal pour l'Italie était de pure imagination. Il vivait dans l'Italie tragique du moyen-âge, et dans l'Italie amoureuse de sa jeunesse. L'une et l'autre ne sont plus que des souvenirs. L'Italie se faisait déjà aussi niaise et morale que l'ennuyeux Manzoni. Dès lors, Stendhal n'eût pas été fâché de passer à Paris cinq mois sur douze. Là, on pense. Là, on fait la grande guerre de l'esprit. Là, le combat des idées et de l'art ne finit jamais. Voilà le dernier effort, les formes toujours jeunes de l'immortelle passion, et la vie héroïque quand on n'a plus trente ans ni cinquante.

XII

CENT NOMS ET UN SEUL HOMME

I. Comme il s'est connu, ce Stendhal ! A quelle profondeur n'a-t-il pas vu son propre mystère, en acceptant de ne pas l'expliquer ? Et d'ailleurs, il mesure ses propres richesses à la misère d'autrui. Il ne se vante de rien ; mais il est

I020 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une aiguille toujours acérée à percer la vanité des autres. Il ne dit pas son prix ; mais il le connaît. Tant d'énergie à être vrai avec soi-même marque sa force. Contrairement à l'opinion des malins et des roués, le génie du mensonge ne va pas loin : le mensonge est bientôt dupe du mensonge. Témoin, la rhétorique. La recherche du vrai est seule sans limites. La quête de soi ne finit jamais.

En vérité, ai-je dirigé ma vie le moins du monde ? se demande ce Montaigne de la Révolu- tion. " Qu'ai-je été ? Que suis-je ? Je serais bien embarrassé de le dire. ^ "

" Je passe pour un homme de beaucoup d'esprit et fort insensible, et je vois que j'ai été cons- tamment occupé par des amours malheureuses. ^ "

Il a le tempérament mélancolique décrit par Cabanis: "J'ai eu très peu de succès.^" Et il remarque : " La rêverie a été ce que j'ai préféré à tout. ^" Il finit par conclure : " Aurais-je donc un caractère triste ? ^ "

§

2. Il se faisait appeler Bombet, marquis de Curzay, et Robert frères ; Domenico Vismara, ingénieur à Novara, et De La Palice Xaintrailles aîné ; comte du Tonneau et baron Raisinet ; Cor-

' Henri Bràlardy chap. i. ' Ibid.y chap. II.

CHRONIQUE DE CAERDAL I02I

nichon, colonel Favier, Jules Pardessus et S. Alt. le Prince de Villers ; chevalier de Cutendre et Horace Smith : enfin, il a pris et porté deux cents noms. Il se donnait tantôt pour le duc de Stendhal, tantôt pour un voyageur en ferrailles. Ce goût du masque est-il Tinstinct de la comédie ? le plaisir de tromper ? Ou comment Taccorder avec la fureur de vérité, ce besoin qui ne se distingue pas, dans Stendhal, d'avec l'élan de vivre ?

Vivre les passions et les connaître, c'est s'y livrer deux fois, et les renouveler toutes, la vie n'étant que le premier temps de l'intelligence ; les actions sont la matière des livres, soit qu'on l'emprunte, soit qu'on la fournisse. N'y a-t-il pas du mensonge dans le jeu de mystifier, si l'on s'y plaît ? Je répondrai qu'il en est ainsi dans le comédien, et point du tout dans l'artiste. Le masque de l'inter- prète n'est pas celui du poète comique.

C'est par imagination que le poète mystifie. Il fait un nouveau personnage, chaque fois qu'il se sent l'être. Mais d'abord il l'est. Il ne dupe pas les autres : il se satisfait lui-même ; quand il s'est répondu, il leur répond : loin de les abuser, il se révèle. Il bouffonne au besoin : pour se donner lieu de rire.

J'ai su quelqu'un, naguère, qui prenait ainsi toute sorte de noms, par un attrait irrésistible : il brûlait d'être un peu, dans le monde, tous les hommes qu'il est en secret. Cet homme là, entre

I022 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

autres manies, ne date jamais ses lettres du jour il les écrit ; mais du jour il y répond dans sa tête, et fort souvent du lieu il rêve qu'il est, il est en effet, infiniment plus présent que on le croit être. On ne se dérobe jamais mieux aux autres qu'en se restituant à soi-même.

3. Les femmes de Stendhal sont d'une beauté ravissante : elles sont dans l'amour, comme le chant du violon dans la musique. Tout le génie d'aimer ; et le reste est de surcroît. Madame Bovary exceptée, il ny a point de femmes dans Flaubert. Quoi de plus beau ou de plus ardent que Madame de Rénal, Mademoiselle de la Môle, la Sanseverina et Clelia Conti ? Il me faut penser à Shakspeare. Mais Julien Sorel ?

Julien et Fabrice sont le même homme, l'un en France, l'autre en Italie ; l'un, contraint de faire sa fortune ; l'autre, la trouvant faite. Fabrice, c'est Julien Sorel moins la tragédie. De ces deux princes enfin, Julien est le Bonaparte qui doit conquérir l'empire ; et Fabrice, le cadet d'une maison royale, qui pourrait régner à la place du dau- phin. Julien ne peut sans doute pas être populaire ; mais s'il l'eût été, on verrait déjà qu'il passe de bien loin Don Juan.

La misérable postérité de Chateaubriand accuse

CHRONIQUE DE CAERDAL IO23

Stendhal d'être sans cœur. Stendhal enveloppe la passion de nudité, si je puis dire : elle est si éclatante, qu'on ne la distingue plus de sa propre lumière : elle est comme une ligne de rochers attiques sur la mer, dans le soleil blanc de midi. Il y a plus de cœur, en telle page de Stendhal, que dans tous les romans français pris ensemble : mais ce cœur est tout action. Ce cœur se livre à Tesprit : il se fait moins sentir que comprendre. Qui l'a compris d'ailleurs, est pénétré pour jamais du sentiment que cette lumière enveloppe. Julien Sorel est le Don Juan des cœurs vaillants et des âmes puissantes, et non pas seulement le prince des grands seigneurs méchants hommes et des grandeurs oisives. Il est avec Fabrice l'éternel modèle du jeune homme qui doit vaincre ; mais si bien qu'il doit refuser la victoire, et y préférer un jour, ne fût-ce qu'un seul jour, la sublime issue de la passion. .

Comme telle, la passion c'est toujours la mort. Ou, pour mieux dire, un état si pur et si parfait de l'âme, que la mort, la vie, rien ne s'y distingue plus.

4. Généreux Stendhal ! Quand il se. dit Espa- gnol, on ne peut s'empêcher de l'aimer ; et ce gros garçon, eût-il trois fois plus de ventre et les

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joues rouges, son Espagne est celle du sublime Don Quichotte, et jamais Barataria. En lui et dans les autres, il appelle espagnol l'instinct héroïque : une nature rebelle à toute platitude, à toute bassesse, enfin à tout ce qui nous entoure. Une âme originale, non soumise à la règle. Mais être original, dans la maison commune, c'est être fou, comme c'est être criminel que d'être pauvre. " Je devais être un singulier problème dans la famille Daru ; la réponse devait varier entre : c€st un fou et c'est un imbécile. " ^

L'indignation a mené sa vie : " Elle m'a créé, dit-il, le caractère que j'ai. "^ Le conte espagnol le plus ordinaire, s'il y a de la générosité, lui fait venir les larmes aux yeux. Il détourne ses regards de tout ce qui est bas. C'est ce qui l'empêche toujours d'avoir le génie comique. La conversation du vrai bourgeois le rend hypocondre. Il a une égale horreur de la vie plate et de la vie commune. Il ne peut pas s'expliquer à lui-même " la dispo- sition au malheur que lui donne le dimanche " ; point d'autre raison que celle-ci : le dimanche est le jour du plaisir pour le troupeau. Il est clair que Stendhal n'ira pas en paradis avec les autres : et c'est ce qu'il demande. Qu'est-ce qu'un paradis il faudrait retrouver toute cette canaille ? Depuis que Potachon de la Mirandole admire Parsifal^ il

* ' Henri Brûlard, chap. xxix. Et encore, ch. xviii : Je passe pour un fou, etc.

CHRONIQUE DE CAERDAL IO25

me semble que je n'aime plus la music^ue. Cepen- dant, une idée me rassure : Potachon fait semblant. Demain, il n'y pensera plus : il sera rendu tout naturellement par son beau génie à Louise, la sainte arpette, et à Samson le tondu. Car l'Apollon de cette espèce-là est un Arlequin mi-parti Sor- bonne, et mi-parti Montmartre.

5. "La découverte de Don Quichotte est peut- être la plus grande époque de ma vie. " ^ " L'Arioste forma mon caractère. " ^ " Quel océan de sensations violentes j'ai eu. " * Le moins lyrique des hommes, et pourtant des plus poètes : il est toujours ému. Il ne peut pas, tête à tête, douter de son génie, même s'il sourit en le confessant. Sa sensibilité est trop vive : ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jusqu'au sang. Telle est son unité : "Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1836, mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire. " ^

' Henri Brûlard, ch. viii j ch. xx.

' Ibid., ch. VIII ; ch. XI.

' Ibid.y ch. XXIX.

* Ibid.y ch. XXVI : Les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées ; ses enthousiasmes excessifs l'égarent ; ses sympathies sont trop vives, ceux qu'il plaint souffrent moins que lui.

I026 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Artiste donc, autant qu'on peut Têtre : puisque c'est le pis aller de l'amant. Mais on peut dire aussi le contraire du grand homme : amant, le pis aller de l'artiste. Entre les deux, il y a l'âge : on finit par l'art, on commence par l'amour. Ha ! pourquoi l'amour ne finit-il pas ce que l'amour commence ! Mais si l'amour accompagnait toute la vie, on n'aurait pas besoin de l'œuvre. On cherche un divin alibi. Puissance de l'art : on crée une religion, et on la donne aux autres. Et souvent ils en vivent, qu'on a cessé soi-même d'y croire. On donne la foi, et on ne l'a pas. Car il faudrait avoir le bonheur : et quel dieu l'aura, qui s'est fait de soi-même ? quel dieu croirait assez à l'œuvre de ses mains ?

6. Un tel homme ne pouvait rien être dans l'Etat, ni dans les bureaux, ni dans les assem- blées.

Enfant même, il était de trop dans la famille.

La famille veut qu'on porte en commun des sentiments ou des intérêts bas. ^ De toutes les vertus qu'exige la famille, (l'Académie, les cercles, les coteries de tout ordre) la première est un

* Souvenirs d'Égotisme, Journal^ Henri Brûlard, partout ; mais «l'abord, ch. iv, vi, vu, viii, x.

CHRONIQUE DE CAERDAL I027

estomac robuste : il s*agit d'avaler le linge sale de la maison, en mesure, et sans s'y prendre à deux fois. L'indignation est le grand péché contre la famille. On appelle respect la solidité de l'estomac. Jamais de nausée, je vous prie, et pas d'indigna- tion. Si le bol est par trop répugnant, ouvre la bouche et ferme les yeux. Ainsi, jeune coquin, quand votre père, l'imperturbable rentier de l'imposture, enseigne l'honneur, la constance romaine et le sublime désintéressement.

Est-ce qu'il est permis d'être généreux en famille ? Malheureux, c'est trahir la maison. Quant à être vrai, il n'y a pas de pire forfaiture : c'est trahir sans plus. La raison d'état n'est rien de plus que la raison de famille, multipliée un ou deux millions de fois. L'honneur couvre le men- songe utile. Le plus vil intérêt, la jalousie entre autres, a toute sorte de beaux noms ; mais la vérité généreuse est la trahison. Le monde est plein de politiques à puantes racines, qui sont docteurs en cette théologie. Et moins ils sont chrétiens, plus ils se fondent sur l'Eglise. Je les reconnais là.

§

7. Cruel, oui, à ce qu'il méprise. Mais comme il aime !

I02 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

8. Il est musicien de lettres, à sa manière, qui est celle d'un géomètre, comme Flaubert cherche sa musique à la façon d'un peintre et d'un orfèvre. Stendhal disait : " Souvent, je réfléchis un quart d'heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif/ "

Quelle langue pourtant, quelles ressources pour le génie, et quelle étendue, celle en moins de cinquante ans on a pu lire, usant enfin des mêmes mots, Stendhal, les Mémoires d'Outre Tombe, Flaubert et Verlaine.

On sourit du mépris rieur que l'on voit à Stendhal pour Chateaubriand, se moquant du style moderne. Dans son antipathie, Stendhal quelque part semble avoir prévu Verlaine. ^ Il n'est rien de si contraire à Verlaine que Stendhal. Lequel est le plus d'ici ? Et Stendhal croit aimer la musique ! Mais quoi, la France qui a tant méconnu Stendhal, ne sait pas encore le prix de Verlaine. Or, depuis Dante, c'est le plus poète des poètes, le plus vrai, le plus pur, étant toujours en Dieu, et le plus musicien.

9. " Mes amis, ils auraient fait sans doute

^ Lettre à Balzac, du 30 octobre 1840.

' " // neige dam mon cœur" dit-il en se moquant. Mémoires d'un Touriste, IL 181.

CHRONIQUE DE CAERDAL IO29

des démarches actives pour me tirer d'un grand danger ; mais, lorsque je sortais avec un habit neuf, ils auraient donné vingt francs, pour qu'on me jetât un verre d'eau sale... Je n'ai guère eu, en toute ma vie, que des amis de cette espèce. ^ "

Le Condottiere disait un jour, faisant allusion au goût patient et à l'indulgence d'un sien ami pour un Achate outré et ridicule :

Nous aimons à avoir des bouffons, nous autres rois.

Des Triboulets qui nous chérissent ne sont plus difformes à nos yeux : ne les chérissons nous pas ? Et plus sincèrement peut être qu'ils ne nous le rendent. Témoin Stendhal avec Colomb, son Romain de Grenoble. est le lien entre eux et nous.

Chérir un homme, c'est lui trouver parfois une secrète ressemblance avec nous mêmes. Du moins, nous le croyons ; et nous voulons le croire, si notre sentiment s'en mêle. Un magnifique bouffon doit, il me semble, nous présenter la caricature d'une face au moins de notre propre caractère ; et moins visible elle est en nous, plus la bouffonnerie a de saveur dans notre ilote familier. D'ailleurs, le plus beau bouffon est le moins volontaire. Il y faut premièrement le don de nature ; puis le talent, qui l'étend et le justifie. Que le bouffon,

1 Henri Brûlardy chap. 11.

1030 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'abord, ne veuille pas Têtre ; puis, qu'il s'efForce de bouffonner parfaitement pour nous plaire. C'est le fond de l'amitié, en beaucoup d'amis. Ainsi Bouvard et Pécuchet, le Pylade et l'Oreste des siècles plats, avec la Science pour maîtresse, autre- ment dit pour Erinnye.

XIII

EUROPÉEN

C'est le destin du génie français de ne pas être assez français, s'il n'est aussi européen.

Goethe et Stendhal sont les premiers européens depuis la fin du moyen-âge. Car au temps de la chrétienté, les grands chrétiens furent hommes de l'Europe, si Europe il y avait : saint Bernard, je suppose. Chaque pays pourra continuer d'avoir ses bons serviteurs, qu'il appelle ses grands hommes ; mais il n'y aura plus, en art ni en poésie, de grand homme qui ne soit européen. Il faut désormais porter l'esprit de l'Europe dans l'œuvre même triomphe le génie d'un peuple ou d'une race.

Etre européen, ce n'est pas lire et parler cinq langues, pût on écrire avec talent dans toutes. Ni passer la vie à errer de pays en pays, être connu à Londres, avoir des amis à Berlin, la gloire à Genève et un lit à Rome. Ni paraître enfin sujet de toutes les nations, plus que citoyen de sa

CHRONIQUE DE CAERDAL IO3I

propre patrie. Il s'agit d'être libre citoyen de toutes, en esprit.

Je ne sais qu'une façon d'être bon européen : avoir puissamment l'âme de sa nation, et la nourrir avec puissance de tout ce qu'il y a d'unique dans l'âme des autres nations, amies ou ennemies. Les plus ennemies nous sont amies en ce qu'elles ont de grand ; et si nous sommes à la beauté, leurs plus belles œuvres sont à nous. Il n'y a que des amitiés pour un vaste esprit.

Etre européen : être allemand avec Goethe et Wagner ; italien avec Dante et Michel Ange ; anglais avec Shakspeare ; Scandinave avec Ibsen ; russe avec Dostoïevski : prendre à soi toutes ces puissances, et ne point se perdre à force de s'y répandre. Mais d'abord, se rendre maître du trésor, et nen pas être le gardien asservi ; en posséder les magies diverses et contraires, au lieu de s'y éparpiller au hasard : en un mot, y faire l'ordre. Voilà ce que j'appelle être européen; et c'est à quoi, de tous, l'homme de France est le plus propre. Car, s'il a le génie de sa langue, qui est un art, comme l'art même il est un ordre, et fait un ordre. Il n'y aura point d'Europe, si l'esprit Français n'y préside. Ce ne serait pas la peine d'une Europe, si elle ne se constituait en mère et protectrice du genre humain. Il reste bien plus de l'Allemand dans Goethe et de sa province, que de Paris et de Grenoble dans Stendhal. Et combien notre Stendhal

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est plus libre, moins docteur, moins timoré, plus homme enfin. Il ose à tout coup, et jamais il ne s'émerveille de son audace, comme font les Bar- bares. Les peuples moraux n'atteignent pas à la virilité. Ils passent de l'enfance niaise à la violence.

Stendhal est bien l'homme de la Révolution et l'artiste de la Grande Armée. Son œuvre est la chronique de l'intelligence française en Europe. Comme la Grande Armée elle même, il promène sa pensée de Cadix à Moscou, et de l'Ecosse en Sicile. On la trouve en Italie plus souvent qu'ail- leurs, parce que Stendhal y a ses quartiers d'amour. Ce grand capitaine a conquis l'Italie passionnée, la musique, l'art et les mœurs étrangères ; et il a offert ces conquêtes à la prose française.

Comme il a voyagé dans toute l'Europe en voluptueux, il a goûté, sous tous les climats, à tous les fruits de la nature et de l'histoire. Il n'ajamais été plus lui même, qu'en faisant cet immense butin. Le don de voir et de sentir était égal en lui au don de comprendre. Toutes ses erreurs sont passionnées : il y a de la vie dans toutes. Ses sens l'ont enrichi de mille sentiments divers. Il n'a jamais repoussé un plaisir du cœur ni de l'intelli- gence. Il a pris sa volupté et sa peine partout. Et ce grand amoureux de la vie s'est saisi des âmes étrangères, sans rien ôter à la force et à l'ingénuité de la sienne.

Plus il semblait sacrifier la France et le caractère

CHRONIQUE DE CAERDAL 1^33

français aux passions étrangères, plus il réussissait à se les asservir. C'est Tamour qui fait les vraies conquêtes. On est maître le plus de ce que plus Ton aime. Je parle de Tesprit et de ces belles guerres, le vainqueur cède amoureusement les armes au vaincu. Avec la bonté du terroir, et pareille au sol même de la France, la pensée de Stendhal s'est fécondée de tout l'Occident ; les plants du nord et du midi y purent croître en qualité, portant des parfums et des bouquets nou- veaux à l'antique culture et au commun vignoble. Voltaire et Rousseau avaient été des Français pour toute l'Europe. Stendhal le premier, depuis Montaigne, fut un Européen de France. Et lui seul, avec Goethe, jusqu'ici l'a été.

XIV

ASSEZ HAUT POUR NE PAS ÊTRE DUPE

Tout païen, et pourtant de sensibilité très catholique, il se garde, il rirait de méconnaître la chair : les barbares qui la violentent, d'ailleurs, la servent à leur insu plus grossièrement que les autres. Stendhal, plus il donne aux sens, plus il les cultive, et moins il s'y limite. La recherche de la volupté, qui est toute sa morale, ne le porte, comme Montaigne, qu'à distinguer plus finement entre les plaisirs. Et comme Montaigne préfère le

8

I034 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bel entretien d*un livre ou d'un poète à toutes les jouissances vulgaires, Stendhal est toujours prêt à trouver une volupté suprême dans la gloire, dans l'honneur, dans l'action héroïque, en toutes ces fleurs de l'âme qu'on ne peut cueillir, le plus souvent, qu'en tranchant la tige de la vie.

Le plus réaliste des hommes par l'esprit, il ne respire que pour les causes idéales ; et c'est la raison même qui lui en révèle la réalité, comme elle lui en fait connaître le prix. Il ne tient si fortement à la terre, que pour bondir au dessus de la boue, des fossés et des plats chemins. Il est toujours à cheval, et toujours au galop sur la plaine. Les partis les plus beaux sont pour lui les plus vrais. Le héros et les amants passionnés lui semblent les plus raisonnables entre les hommes : seuls, ils ont fait de la vie un emploi qui vaut la peine de vivre.

Rien ne lui plaît que les choix généreux du sentiment. Il ne croit qu'à l'amour sans calcul et aux œuvres héroïques : voilà tout ce qui compte dans la vie ; et dans la mort, il croit passionnément à la gloire.

Enfin, je trouve en lui, plus qu'en personne, le goût divin de la France pour l'immortalité.

André Suares. Avril içii.

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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE

LA NOUVELLE CROISADE DES ENFANTS, par

Henry Bordeaux (Flammarion).

" Je récris avec certitude : le Kantisme est un poison pour l'intelligence française. Il l'engourdit et la paralyse. Tout père de chez nous, soucieux de transmettre le flambeau de sa race, devra en préserver ses fils. Il ne le leur laissera pas ignorer, mais il leur montrera son venin. " Ainsi parle M. Léon Daudet dans ses nerveux, savoureux, endiablés Fantômes et Vivants. J'ignore comment les pères de famille s'accommoderont de ces hauts devoirs, et de quelles mains subtiles ils démonteront la Dialectique transe endentale afin d'y rendre palpable à leur géni- ture, et claire sous le flambeau de leur race, la poche à venin. Ce que je sais bien, c'est que M. Henry Bordeaux n'expose point l'intelligence française aux poisons dont la menace le Kantisme. Au contraire de la Critique de la Raison Pure, les œuvres de M. Henry Bordeaux, et singulièrement la 'Nouvelle Croisade des Enfants, se présentent aux " pères de chez nous " sous le visage le plus souriant, le moins offensif. Un de ses admirateurs lui a consacré un livre qui s'appelle : Le Romancier de la famille française : " Quelles canailles que ces pères de famille ! " disait Talleyrand. Quels subtils et quels révolution- naires que ces romanciers de famille ! me disais-je en lisant la Nouvelle Croisade. Car ce livre se compose d'une préface et d'un roman, et la préface et le roman (oui, Monsieur !) m'ont intéressé comme des œuvres de futurisme très authentique.

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Croyez bien que je ne fais pas concurrence à Monsieur Mézigue, et laissez-moi vous citer un précédent grâce auquel vous accueillerez mieux mes dires. J'avoue que je n'ai jamais lu de romans de Luigi Capuana, professeur à l'Université de Catane. Mais il y a quelques années je me trouvais en Sicile, au moment se célébraient les fêtes de son jubilé, et il recevait un porte-plume en or que lui offraient les écoliers et Geôlières de l'Italie. Les journaux siciliens abondaient en articles qui l'étudiaient ; il y était généralement exalté comme un romancier de santé morale, propre éminemment à la cure de printemps dans les familles italiennes, et même comparé plusieurs fois, s'il me souvient bien, à M. Henry Bordeaux lui-même. Quelques mois après, comme je me trouvais encore en Italie, les journaux retentissaient de comptes-rendus d'un procès intenté à Marinetti, à d'autres futuristes aussi peut- être, pour outrages à je ne sais plus quoi, les mœurs je crois. Or un événement du procès fut une lettre de Capuana, qui non seulement défendait les futuristes, mais se déclarait, en termes italianissimemcnt enthousiastes, lui-même, futuriste. Et le journal de l'école paraissait avec cette grande manchette : Luigi Capuana fuiurista ! L'auteur du Monoplan du Pape avait fait une grande conversion ! Il y a dans la 'Nouvelle Croisade des Enfants un monoplan et un pape, tous deux en considérable posture. Mais il est des raisons plus sérieuses pour nous faire pressentir, dans les conditions naturelles du roman de la famille, italien ou français, les pentes qui le conduisent vers l'esthétique de F. T. Marinetti. Et je pense bien que celui-ci a l'esprit assez large pour faire siennes ces paroles du duc d'Orléans : " Je ne redoute aucun concours, de quelque point de l'horizon qu'il me vienne. "

La préface de M. Henry Bordeaux s'appelle Trois Petites Marionnettes. M. Bordeaux, afin de remercier ses lecteurs qui l'ont introduit si souvent dans leur famille, nous conduit à son tour dans la sienne, et nous présente ses trois fillettes, discrète-

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE > I037

ment, mais assez pour que nous les jugions charmantes. Je ne crois pas que le roman de M. Bordeaux décourage ses imita- teurs (j'en connais !), mais la préface de M. Bordeaux, ou plutôt, dans cette préface, les propos de son aînée, mademoiselle Paulette, décourageront tous ses critiques, qui ne pourront jamais qu'ajouter du grossier et du lourd aux deux aphorismes décisifs dont cette malicieuse petite personne a décoré son auteur. Voici le premier. Elle est entrée dans le cabinet de travail de papa. Elle est entrée comme on entre chez le marchand de sucres d'orge. Elle n'a point senti cette aura qui souffle dans les lieux inspirés. Mais simplement " la voilà qui vient et qui me pose sa petite main sur le front. Paulette, ma mie, que me vcux-tu ? Mais, papa, ton front n'est pas mouillé. Pourquoi, diable, mon front serait-il mouillé ? Tu ne gagnes pas ton pain à la sueur de ton front. Elle avait lu dans son Histoire Sainte, etc. " Cela est profond. Il se voit que M. Henry Bordeaux n'écrit pas à la sueur de son front, que son travail est facile et paisible, lisse et sec. Victor Hugo, ainsi admonesté par Georges ou Jeanne, aurait peut-être crié, comme le Colosse de Rhodes dans la Légende des Siècles :

La goutte de r orage est ma seule sueur !

M. Henry Bordeaux, lui, n'avait pas d'orage romantique ni d'inspiration panique à évoquer, et il est resté coi. Vous avez raison, Paulette. Il y a ceux qui gagnent à la sueur de leur front le pain de leur pensée, et il y a les autres. Quand la carafe est en sueur, c'est que son eau est fraîche.

Et le second. A ila veille du premier janvier, Paulette et son papa ont été faire un tour de promenade aux Champs- Elysées, mais, comme c'est le moment des étrennes, que la maison est déjà encombrée de cadeaux, sa mère a défendu qu'on achetât rien à Paulette. Et M. Henry Bordeaux, qui est un jeune papa, tient compte de cette recommandation à peu près comme ferait un vieux grand-père. Il achète ce qu'on

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lui demande. Il achète un seau de bois : un seau trouve toujours pour Tacheter, celui que dirait Willy...

" Après le seau une pelle la tenta... J'offris la pelle. Qu'est- ce, en effet, qu'un seau sans une pelle pour le remplir de sable ? Il y a entre les deux instruments un rapport étroit, un lien nécessaire qu'un papa n'aperçoit pas immédiatement, mais qu'un enfant discerne tout de suite. Puis ce fut une balle. A vrai dire, la balle ne se rattache à rien. De même la corde à sauter qui me fut aussi réclamée. J'offris la balle, j'offris la corde à sauter. Mais j'avais une raison, une raison supérieure, que tous les parents, soucieux de l'éducation de leurs enfants, comprendront : je voulais savoir jusqu'où iraient les appétits de Paulette. Vous conviendrez que c'était une expérience inté- ressante. Alors elle désigna une poupée d'un air tendre et me la montra sans rien dire. Je vis le point d'or qui court dans ses yeux se fixer. Elle souriait, elle était jolie à croquer, elle ne demandait rien. J'offris la poupée.

Savez-vous comment elle me remercia ? Non, vous ne le devineriez jamais. Les deux mains pleines, elle me considéra gravement et me dit enfin :

Comme tu es faible, papa ! "

Aucun critique de M. Henry Bordeaux n'est allé plus loin, ne s'est exprimé sur son compte avec cette autorité, sévère et juste. Il est vrai que M. Bordeaux est, en bien des points, un auteur faible, et j'ai cité cette page afin que l'on vît qu'il est un auteur faible dans le moment, en la mesure et pour les raisons qui en font un papa faible. Il est faible, dans les deux cas, par défaut de volonté, de discernement, de discipline, non par défaut de moyens naturels, d'invention et d'observation. Que faudrait-il pour rendre cette page exquise ? Cela même qui eût fait juger à Paulette que son papa était fort : de la décision, du sacrifice, rayer, barrer. Supprimez, sans rien ajouter, tout le remplissage fadasse, toute la sauce à la farine, et il vous reste ceci :

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE I039

" Après le seau une pelle : j'offris la pelle. Puis ce fut une balle. La balle ne se rattache à rien : j'offris (donc) la corde à sauter. Je voulais savoir jusqu'où iraient les appétits de Paulette. Elle désigna une poupée, d'un air tendre, elle souriait, elle ne demandait rien : j'offris la poupée.

" (Alors) les deux mains pleines, elle me considéra et me dit : Comme tu es faible, papa ! "

Je n'ai fait qu'ajouter un donc pour une clarté peut-être superflue, et bien qu'il fasse pléonasme avec la ponctuation, et que transposer un alors. La page de M. Bordeaux, mise au régime des viandes grillées, et fondue, dégraissée, rajeunie, vous prend tout de suite un petit air piquant et savoureux de Jules Renard. Je voudrais que ce Renard, en puissance chez lui, servît un peu à M. Bordeaux de conscience littéraire, de remords vivant, ainsi que celui du jeune Spartiate, et quitte peut-être à mouiller son front d'un peu de sueur. Mais que d'obstacles ! Faiblesse de M. Bordeaux à l'égard de lui-même : tout ce qui tombe de sa plume, il le garde, et voilà ses pages qui cheminent, chargées, elles aussi, de seaux, de pelles, de cordes à sauter et de poupées, qu'il n'a pas eu la force de refuser, à mesure que les plus faciles boutiques les lui pro- posaient. Faiblesse de M. Bordeaux à l'égard des familles, des éternelles et fortes familles ! A la renommée de Carpentras contribuent, avec ses berlingots, les inscriptions placées jadis sur les sièges de la promenade : Bancs pour s'asseoir. M. Bordeaux, plus soucieux que Mallarmé d'être intelligible, tient excessive- ment à ne laisser pour les familles, même carpentrassiennes, aucune obscurité dans ses propos. Il ne dira pas : " Qu'est-ce qu'un seau sans une pelle ? ", mais bien : " Qu'est-ce qu'un seau sans une pelle pour le remplir de sable. " Au moins la grand'mère, qui est dure d'oreilles, a compris. Les jésuites mettaient des coussins sous les coudes des pécheurs, M. Bor- deaux met des cornets acoustiques dans les oreilles de ses lecteurs. Mais le style vrai ce n'est pas cela, le st'^le vrai ce n'est

I040 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pas le style jésuite, c'est même tout le contraire. Et voilà ce que mademoiselle Paulette nous a fait, d'un mot, saisir.

Maintenant que nous avons la clef, nous pourrions analyser de même toutes les pages de M. Bordeaux, arriver aux mêmes conclusions, et nous convaincre qu'il y a dans la 'Nouvelle Croisade des Enfants une étoffe l'on taillerait, avec des ciseaux, un conte fort aimable. Mais l'étoffe telle qu'elle est, dans son entier, dans son superflu, si elle ne nous donne pas cela, nous donne pourtant quelque chose de plus curieux qu'on ne croirait. C'est le moment de s'expliquer sur le futurisme de M. Bordeaux, qui consiste, en gros, je le dis tout de suite, dans la création d'un type nouveau de roman : le roman-film. Je rappelle que le futurisme, tant littéraire que pictural, n'est guère sorti, jusqu'aujourd'liui,ide l'Italie, qui est la terre natio- nale du cinéma. Et le futurisme, en effet, figure bien le principe du cinéma, appliqué de façon inattendue, parfois curieuse, aux arts. Une toile futuriste invite l'œil à la cinématographier, comme une tpile impressionniste invite l'œil à la recomposer avec des taches ; mais l'œil, si j'ose dire, n'en fait qu'à sa tête : s'il est jusqu'ici (je parle du mien) consentant aux invites de l'impressionniste, il ne veut rien savoir devant celles du futu- riste, et il a beau tourner sa manivelle, le cinéma ne marche pas.

Quoiqu'il en soit, M. Bordeaux, qui s'est dépeint, dans sa préface, comme le père le plus complaisant, doit conduire fort souvent ses fillettes au cinéma. Ecrivant, dans la Nouvelle Croisade, un conte pour ses enfants et pour ceux des autres, soucieux de les captiver ainsi que les captive Rigadin, il a, sans doute, malgré lui, inséré, comme un futuriste, le plus possible de cinéma dans son roman. Et je vous assure, que vu sous cet angle, son livre devient très curieux. Vous savez que la plupart des romans populaires passent aujourd'hui au cinéma, de Roger la Honte à Quo Vadis, et il y a quelques semaines les journaux nous annonçaient que M. Paiil Bourget avait traité avec une maison italienne pour la mise en film de Cosmopolis.

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO4I

Mais jusqu'ici il fallait que l'adaptateur désarticulât le roman pour le projeter sur l'écran. Cette fois il n'aura qu'à prendre tel quel le roman-scénario de M. Bordeaux pour en tirer le plus joli film que puissent voir les petits et les grands enfants d'Europe.

Quand le cinéma sera sorti de sa phase empirique, que son esthétique propre se dégagera, et que des artistes vrais essayeront d'en faire autre chose que le pot-pourri assez discordant et saugrenu qu'il est généralement aujourd'hui, on comprendra sans doute qu'un film c'est un mouvement, que tout doit y être sacrifié au mouvement, construit ou plutôt orienté en vue d'un mouvement. La course folle, en boule de neige, la poursuite des sergents de ville, des étalagistes renversés, des petits pâtis- siers, qui fait normalement le fond inchangé d'un épisode comique, demeurent très caractéristiques : car, bien qu'hérités du vaudeville, ils sont nécessités parle genre cinématographique, ils lui sont incorporés comme la nôfjLTrr] à l'ancienne comédie attique. Ils constituent le schéma que doit s'attacher à déve- lopper l'art du cinéma. Cela d'un côté, le futurisme milanais de l'autre, voilà peut-être deux extrêmes encore grossiers qui aideraient notre imagination à évoquer cet art de mouvement, cette danse du monde sur l'écran d'une salle, art vrai, complet, cherchant ses moyens dans son principe et dans son centre, tel que le courant du siècle le verra certainement s'épanouir.

La Nouvelle Croisade c'est la forme la plus ingénieuse et la plus délicate qu'ait prise jusqu'ici l'idée de cette course folle, rythme élémentaire, respiration et vie de tout le roman, et par laquelle sont aspirés, définis, tous les personnages de M. Bordeaux. Le titre d'un chapitre : Et la poursuite continue... pourrait former le sous-titre du roman, jusqu'au moment la poursuite se termine dans la communion des enfants.

Cette course, c'est le départ des enfants d'un village savoisien, qui, ayant entendu en classe l'instituteur raconter la Croisade des enfants, celle du XIIP siècle, sont amenés par un des leurs.

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le petit Philibert, à se croiser eux aussi, à s'en aller à Rome pour voir le pape et communier de sa main. Une fois qu'ils sont partis, les parents courent après eux à travers la montagne, jusqu'au mont Cenis, conduits par le curé et l'instituteur, dont les discussions servent d'intermèdes comiques et ne perdront rien à devenir des gestes sur l'écran ; les parents les rattrapent, mais Philibert et sa sœur Annette, eux, vont toujours, vont jusqu'à Turin, jusqu'à Rome, poursuivis par les parents, par l'oncle Thomas, le curé toujours et l'instituteur encore, et il y a des chemins de fer, et il y a un aéroplane qui a une panne au mont Cenis, et qui va à Rome, et qui prend l'oncle Thomas, et ils retrouvent enfin Annette et Philibert, à la chapelle Sixtine, avec le pèlerinage des petits communiants français, que le pape vient de recevoir. M. Bordeaux a même mis assez d'art à ne pas ralentir le mouvement de la course, à ne jamais l'immobiliser en tableaux plastiques a la façon du Châtelet.

Elle ne commence, cette course, qu'au sixième chapitre ; mais les cinq premiers y préluderaient par cinq morceaux faits à souhait, eux aussi, pour le cinéma, et ménagés comme les cinq parties d'une ouverture. Voici le Miracle de la Noël, les jouets que l'oncle Thomas avec du bois et des couteaux fabrique la nuit de Noël pour les sabots de ses neveux, ces jouets qui se feraient si joliment, sur l'écran, devant les spec- tateurs, — le Songe de V oncle Thomas endormi dans la chapelle abandonnée, l'oncle Thomas à la porte du Paradis, rudoyé par Saint Pierre et renvoyé sur la terre par le Seigneur Jésus, l'ancienne Croisade des Enfants, racontée en classe par l'insti- tuteur, et qui passerait sur la toile à la manière du Rîve de Détaille.

Tout cela est si bien appelé par le cinéma que sûrement, cet été, dès la fonte des neiges, la croisade des Enfants va être suivie, en pays savoisien et italien, de la croisade Pathé ou de ja croisade Gaumont. Les opérateurs, ayant transporté 1 eur

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE I043

matériel en quelque Avrieux, suivront, vers la mi-juin, par le Mont-Cenis, la trace des petits croisés. Certainement on ne sera pas embarrassé pour la figuration, sauf en un point : Verrons-nous Pie X sur le film ? La Chapelle Sixtine s*ouvrira- t-elle ? Et la communion des enfants par le pape, l'apothéose de la croisade, terminera-t-elle dignement, sur un point final de stabilité, d'éternité, ce poème oculaire de mouvements ? Quel beau problème à agiter dans une assemblée de cardinaux ! Le cardinal Mathieu n'aurait pas vu de grande difficulté, lui qui, lorsqu'il entrait pour Vêpres, en grand apparat, dans le chœur de sa cathédrale, permettait, dit-on, que l'organiste atta- quât : Tiensy voilà Mathieu ! Il ne manque pas de curés qui font servir leur église à des projections cinématographiques, Jérusalem ou scènes de la Passion. Les journaux nous donnaient récemment le texte de la lettre fort aimable que Pie X a écrite à M. Bordeaux pour le féliciter de sa Nouvelle Croisade, et le pape a collaboré avec l'auteur, puisque les paroles que celui-ci met dans sa bouche, à la scène finale, " sont directement inspirées du discours adressé par le Souverain Pontife, le 14 avril 191 2, à la chapelle Sixtine, au pèlerinage des petits communiants français ". Le Pape n'a jamais vu aucun incon- vénient à poser devant l'objectif, en une quarantaine au moins d'attitudes, bénédiction ou même prière intime : la photogra- phie animée ne diffère de la photographie immobile que par un perfectionnement technique, et Guillaume II ne dédaigne point de s'y prêter libéralement. Je suis bien certain que tous les petits et les grands enfants qui vont au cinéma seraient reconnaissants à Pie X d'accorder jusqu'au bout son appui au talent cinématographique de M. Henry Bordeaux.

C'est tout le futurisme de M. Bordeaux, et je suis très disposé à avouer qu'il est beaucoup plus sain que celui de M. Marinetti. Son roman m'a donc intéressé par la pente fleurie qui le conduit au cinéma, et parce qu'il fournissait une donnée aux questions que je me posais ici il y a quelques

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années : je me demandais si le meilleur du roman n'allait pas se déposer dans le théâtre ; voilà qu'il brûle singulièrement les étapes. Mais je reconnais qu'à côté du scénario cinématogra- phique, qui nous donnera tout ce que peut avoir le plus beau film du monde, la Croisade des Enfants a des pages ingénieuses, spirituelles, d'un esprit parfois un peu préparé et compassé comme l'était celui de la Petite Mademoiselle. M. Henry Bor- deaux sait construire avec habileté un roman, et je me souviens même que toute la seconde moitié de la Maison était des meilleures. Ce qui lui fait défaut c'est, bien entendu, le style. Je n'ai aucun préjugé contre ces sortes d'oeuvres, je ne suis pas assez sot pour leur reprocher leur succès, et je garde assez de sang-froid pour les mettre à leur rang moyen. Il est exact que les poètes n'ont pas, en tant que poètes, le droit d'être médiocres ; ils sont bons ou mauvais. Mais le théâtre, le roman, l'histoire, la peinture, la sculpture, la musique, (tout en somme sauf la poésie) vivent quotidiennement, normale- ment, sainement, de talents moyens, ou, simplement, de talents. Il en est en littérature comme en politique, la continuité, la résistance et la santé ordinaires d'un pays résident dans ses classes moyennes. C'est le terreau qui permet la floraison, c'est le normal couronné et violenté par l'exception géniale qui lui fournit sa raison d'être, c'est la vie littéraire courante qui apporte, à l'élite, appui et résistance, et au-delà de laquelle s'épanouissent les mo- ments privilégiés d'amour, c'est le système de rapports sans lequel il n'y aurait pas d'absolu, c'est l'ordre des appelés hors desquels sont tirés les élus, mais sans lesquels il n'y aurait pas d'élus. Il n'est pas besoin de mobiliser toute la pensée de Lcibnitz pour comprendre que notre monde littéraire est, après tout, le meil- leur des mondes littéraires possibles. Ne partage pas cet avis M. Paul Stapfer qui a écrit plusieurs volumes afin de montrer que les réputations littéraires, passées et présentes, constituent la plus hasardeuse et la plus incohérente loterie. Il n'en prenait à témoin, d'ailleurs, que son goût personnel, ce qui était peu.

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE IO45

Il se plaignait d'avoir vainement consacré un livre entier à prouver qu'Adolphe Monod était un prédicateur aussi grand que Bossuet : ce qui d'ailleurs m'a fait lire Adolphe Monod, et m'aurait conduit à penser que M. Stapfer était un mauvais plaisant, si Adolphe Monod n'avait été précisément son parent. Le jugement de la postérité sur Bossuet et Monod est bon. Le jugement favorable des classes moyennes sur M. Bordeaux s'explique par les qualités de M. Bordeaux, qui est un ouvrier de romans très expert comme MM. de Fiers et Caillavet sont des ouvriers habiles de pièces. Cela n'empêche point la hiérar- chie, mais la permet, la dévoile, la consacre. Villiers de l'Isle- Adam fait remarquer avec bon sens que le bourgeois préfère évidemment la -lecture de Scribe à la lecture de Milton, mais qu'au seul prononcé du nom de Milton, et bien que le bour- geois ne l'ait jamais lu, ce nom implique pour l'intelligence du bourgeois une lumière de gloire qu'il ne songerait jamais à placer autour du nom de Scribe, et que la seule comparaison entre Milton et Scribe lui paraîtrait un parallèle entre un sceptre et une paire de pantoufles, quelque argent qu'ait gagné Scribe, quelque pauvre que soit mort Milton. Le succès est nécessaire, et la gloire est nécessaire, et quand l'homme de lettres a distingué avec clarté ces deux ordres, quand il a compris de plus que la gloire n'est pas l'ordre premier et qu'au delà il en est encore un autre, qui est à la gloire ce que la gloire est au succès, ce que le succès est à la réclame, alors il possède la paix de l'âme, ou du moins il a réalisé l'une de ses conditions. Charles XII en campagne voulait envoyer une de ses bottes gouverner la Suède à sa place : la littérature d'une époque a ses pantoufles de famille, bienfaisantes et nécessaires ; le danger ne commence qu'au moment elle prétendrait lesi élever comme un sceptre.

Albert Thibaudet.

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NOTES

LA LITTERATURE

NICOLAS GOGOL, par Louis Léger (Bloud).

M. Louis Léger, qui est professeur de langue et de littérature russes au Collège de France et qui a formé d'éminents spécia- listes au premier rang desquels je me plairai à citer M. Boyer, vient de publier un I^kolas Gogol dans la collection des Ecrivains étrangers de Bloud.

La biographie de Gogol que nous donne M. Léger ne pou- vait être, dans les limites trop étroites assignées à l'ouvrage, une de ces biographies totales, exhaustives, à l'anglaise, telles que celle de Thackeray par sa sœur, de Dickens par Forster ou par Gissing, de Charles d'Orléans ou de Villon par Pierre Champion. M. Léger ne devait, dès lors, nous parler de l'homme et du roman de sa vie que dans la mesure cela pouvait servir pour définir, expliquer et caractériser l'œuvre. De ce point de vue il n'était pas très nécessaire de nous révéler qu'écolier, Gogol " dans la même journée fut mis deux foie au piquet pour pro- pos grossiers et pour malpropreté. " Sans être " tainien " ou " tainiste ", il fallait surtout parler de l'Ukraine, cette Provence russe, et du tour d'esprit à la fois moqueur et sentimental, ironique et humoristique de ses habitants. Il fallait parler des récits du grand-père, sur les genoux duquel Gogol faisait son apprentissage littéraire, continué (rappelez-vous celui de Balzac chez Passez et Guyonnet Merville) dans un

NOTES 1047

bureau du ministère des apanages le futur auteur du Man- teau rencontra sans doute, en chair et en os, son immortel héros, l'humble tchinovnik Akakii Akakiévitch. Enfin il n'aurait peut-être pas été inutile de noter que Gogol s'était fait remar- quer dès le collège pour son aptitude à saisir et reproduire " au haturel non seulement l'apparence extérieure mais le caractère de toute personne qu'il trouvait sur son chemin. " Songez à Becque qui, travaillant devant sa glace, cherchait jusqu'aux gestes des personnages et attendait que le mot juste, la phrase exacte vinssent sur ses lèvres. Songez à Dickens qui faisait égale- ment devant un miroir les contorsions et les grimaces qu'il voulait prêter à ses héros. Songez maintenant à la théorie de l'émotion de William James, au mot de Pascal sur la machine, l'automate. Celui qui prie joint les mains et ploie le genou, mais, réciproquement, celui qui joint les mains et ploie le genou se sent prédisposé à la prière et au recueillement. En vertu de cette correspondance, un romancier, par l'intermédiaire de son corps, peut pénétrer dans l'âme d'autrui, s'y transfuser pour ainsi dire. C'est le don d"* avatar dont on a souvent parlé sans trop l'expliquer, une sorte de faculté de mimétisme (non sans rapport avec l'intuition bergsonienne) qui, on le voit, s'était manifestée de très bonne heure et à un très haut point chez Nicolas Vassiliévitch.

M. Léger consacre tout un chapitre à ce qu'on est convenu d'appeler le mysticisme de Gogol. On sait que, vers la fin de sa vie, Gogol le " Pascal de la steppe ", se " convertit " comme devait le faire Tolstoï. Il se tourna vers " Celui qui est la source de la vie " et, dégoûté du réalisme, se prit à rêver d'un art le cœur aurait plus de place que l'esprit. Le ton de M. Léger est ici d'un esprit fort. M. Léger, dans des pages fort légères à la vérité, ne redoute pas de traiter Gogol, ainsi d'ailleurs que Tolstoï, d'excentrique, d'exalté, de détraqué. J'ose croire qu'il aurait mieux valu chercher à comprendre, à l'exemple, notamment, de M. Merejkowski, dans l'étude si aiguë, si fouil-

1048 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lée, qu'il a consacrée à la psychologie de Tolstoï et il con- clut au conflit d'une conscience chrétienne d'une part, et d'une physiologie et d'une subconscience païennes d'autre part. Il n'était pas défendu non plus de discuter oh ! je ne dis pas d'admettre les hypothèses imbues de matérialisme médical de M. Ossip Lourié, ^ encore que de telles hypothèses, depuis la publication de l'ouvrage de William James, The Varieties oj religions expérience, et à une époque travaillée d'orientations pascaliennes, ne soient plus de mise que dans la pharmacie d'Yonville-l'Abbaye, et, sans doute, chez les accroupis de Ven- dôme. Mais surtout il n'aurait pas fallu oublier les pages admi- rables du Roman Russe dans lesquelles M. de Vogue explique pourquoi Gogol qu'il tient pour un janséniste fut si facilement convaincu par ses contemporains de mysticisme et même de folie. Il aurait fallu songer également aux belles pages M. Pypine ^ cherche le motif de la " conversion " de Gogol dans l'opposition constante qui existait entre les rêves et les moyens du génial écrivain, dans l'impossibilité il se trou- vait de mettre son œuvre d'accord avec les aspirations de son cœur, de faire servir son talent de réaliste et d'humoriste à la réalisation de cette mission de moraliste et de prophète inspiré qu'il se croyait appelé à remplir.

Après ce chapitre sur le mysticisme de Gogol, M. Léger passe à l'étude des œuvres. Mais il se contentera le plus souvent d'analyser les plus importantes et d'en traduire, d'ailleurs très exactement, quelques extraits. En ce qui concerne Taras s Bouîba

qui ne m'enchante pas plus qu'il ne fait Melchior de Vogue

j'eusse aimé que M. Léger me montrât par le menu dans quelles limites s'est exercée sur Gogol l'influence de Walter Scott et de ces deux livres de Pouchkine : La Fille du Capitaine et Le Nègre de Pierre le Grand, Et il ne sufiit pas qu'on me dise

1 Psychologie des grands romanciers russes, ' Le Messager d'Europe.

NOTES 1049

que " ce qui fait le grand charme de Tarass Boulba ce sont les paysages, les descriptions, les tableaux de genre. " Je voudrais savoir ce qui distingue le paysage de Gogol du paysage de Tourgueniev, de Tolstoï, de Dostoïevski. Autant que des lectures plus ou moins lointaines et rapides me permettent d'en juger, il me semble qu'il y a plus de minutie, une plus grande aptitude à voir le détail plutôt que l'ensemble chez Gogol, plus de largeur, de coloris et aussi de sensation pure (entendez: non traduite en sentiments ou en notions) chez Tourgueniev. Chez Tolstoï, il y a un naturisme plus ardent, celui d'un païen qui étreint la nature et qui se fond en elle encore plus qu'il ne la voit. Dostoïevski enfin, dans ses paysages, au demeurant si rares, spiritualise la nature, en donne une image toute pénétrée d'âme et de pensée, à la Vinci. Si, au surplus, on ne se borne pas à Tarass Boulba, on peut remarquer que Gogol, comme Dickens, dotera quelquefois les choses d'un langage (voyez dans l'admirable Ménage d'autrefois la chanson des portes qui n'est pas sans rappeler le délicieux trio du grillon, du coucou et de la bouilloire dans Cricket on the Hearth) et que, comme Dickens encore, il s'attachera de préférence à la description des mobi- liers et des costumes (c'est également le cas de Walter Scott et de Balzac) et tendra dans les portraits à la caricature. Il n'est pas inintéressant de signaler à ce propos que Gogol avait dessiné à la plume (ces dessins ont été reproduits dans une édition russe qu'il m'a été donné autrefois de feuilleter) les dernières scènes de son Revisor avec un évident parti-pris de grossissement qui rappelle Phiz ou Cruikshank, les illustrateurs de Dickens. M. Léger proclame une tendresse particulière pour le Manteau. Elle aurait bien refouler dans son encrier les lignes suivantes : " Après avoir lu et médité le Manteau, qui est un chef-d'œuvre incontestable, j'engage les curieux à se reporter aux œuvres trop oubliées aujourd'hui de Champfleury. Des récits tels que les Souffrances du Professeur Deltheil et Chien Caillou ne redoutent la comparaison ni avec Gogol ni avec Dostoïevski,

9

1050 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et, s'ils nous étaient revenus il y a quelques années, traduits ou travestis du russe, nul doute qu'ils n'eussent obtenu un succès colossal auprès des snobs et des caillettes." Je renonce à traduire la stupéfaction ces quelques lignes m'ont plongé. Elles révèlent avec une candeur vraiment désarmante à quel point un philologue peut-être dépourvu de goût et de sens littéraire. Je sais bien que Champfleury a parfois raconté les souffrances de pauvres diables, par exemple dans une nouvelle intitulée Quinquety avec une sympathie qui plaide pour sa personne. Mais enfin l'auteur des Bourgeois de Molinchard ne fut qu'un piètre romancier, un observateur assez patient, mais dépourvu de toute espèce de style, et qui, lourdement, prosaïquement, racontait des scènes vues (qu'il n'aurait pu imaginer) avec un art qui ne dépasse pas l'étiage ordinaire des contes du Journal ou autres papiers. Que nous sommes loin, avec ce grimaud, de Gogol ! Au lieu de rapprocher de Chien Caillou, le Manteau (dont s'inspirera Flaubert dans Un cœur simple) il importait, au contraire, de montrer combien une telle œuvre est unique, irréductible à quoi que ce soit d'antérieur dans la fiction. Le Manteau ne ressemble à rien, il apparaît, dans sa facture terriblement stricte, " en plein débordement du romantisme sur l'Europe littéraire", et ce ne sont évidemment pas les proses d'allure voltairienne de Pouchkine qui en ont fourni le patron. Il semble qu'il soit sorti uniquement de ce don parti- culier que l'auteur de Boris Godounov et Biélinsky reconnaissaient à Gogol " d'exposer vivement les misères de la vie, d'esquisser d'un trait ferme le néant d'un homme de rien et cela de façon que cent riens qui échappent aux yeux des gens distraits ont chez lui un relief extraordinaire. " C'est bien cette " vertu de miscroscope " comme disait Gogol lui-même qui a produit cette histoire d'un petit scribe, d'un humble expéditionnaire qui se prive pour avoir un manteau, et que le vol de ce man- teau, lorsqu'il l'a enfin, frappe à mort. Et la merveille, la marque de grand art, c'est tout ce que ces trente petites pages

NOTES 105 1

recèlent de portée symbolique, de vertu suggestive. Derrière le petit tchinovnik Akakii Akakiévitch nous apercevons les innom- brables " créatures que personne ne protège, qui ne sont chères à personne et n'intéressent personne, les créatures passives qui supportent les lardons d'une chancellerie puis s'en vont au tombeau sans aucun événement notable ", et, en regard de ces pauvres choses chétives et courbées, nous voyons se dresser comme un sphinx ce monstre qui n'a ni figure humaine, ni cœur, ni entrailles : la Direction générale.

" Le Manteau occupe une place à part dans l'œuvre de Gogol. Il annonce l'œuvre de Dostoïevski... N'cût-il écrit que le Manteau, Gogol aurait marqué dans la littérature russe une empreinte ineffaçable. " Voilà tout ce que M. Léger trouve à dire sur l'influence exercée par cet incomparable chef-d'œuvre. On avouera que c'est peu. On connaît ce mot qui devrait servir d'épigraphe à tous ceux qui écrivent sur Nicolas Vassiliévitch et que Melchior de Vogue tenait d'un écrivain russe : *' Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol. " En quel sens et dans quelles limites il est vrai que le Manteau renfermait dans ses plis toute la fiction russe, que là, en ce point unique, à cette date (1842), se trouvait le précieux gise- ment aurifère d'où divergeraient les filons qui allaient contri- buer à la richesse de la littérature slave, c'est ce que l'on démêle à peu près clairement une fois qu'on a su lire comme il convient ces trente pages. Mais on aimerait que cela fut établi une fois pour toutes avec une méthode et une précision rigoureuses. Et, d'autre part, on eût souhaité que M. Léger indiquât, non pas, puisque la chose a été faite dans le Roman Russe, la divergence radicale du réalisme russe et du réalisme français, mais la divergence moins sensible du réalisme russe et du réalisme anglais. Et par on était en bonne voie pour définir cet humour de Gogol qui n'est pas le rire innombrable de Dickens, ni cette jubilation de l'esprit qui comprend que nous rencontrons chez Chesterton, ni le sourire sarcastique qui

1052 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

erre sur les lèvres de Swift. Faut-il songer à Cervantes, comme le veut de Vogue ? Ou ne sommes-nous pas plutôt en présence de quelque chose de spécifiquement, de strictement russe ?

Passons avec M. Léger à l'étude des Ames mortes, Mêrtvyia doâchî. Le titre complet est ainsi conçu : Les Aventures de Tchitchtkov ou les Ames Mortes. M. Léger déclare que de tels doubles titres, à la mode aux environs des années quarante, nous sembleraient tout à fait bizarres aujourd'hui. Je pense bien que quelque jeune romancier doit se préparer actuellement à faire mentir cette assertion. Un peu plus haut, M. Léger donne une leçon de technique romanesque à Gogol : " Gogol, dit-il, a négligé au début de nous dire ce qu'était Tchitchikov et d'oii il venait. " Et il estime que ces explications prélimi- naires, cette présentation, étaient absolument nécessaires. Ordre logique, dirai-je, qui peut être cher à un philologue, à un abstracteur, mais non pas forcément ordre esthétique. Gogol observe, en somme, le précepte classique d'entrer, tout de suite, in médias res, dans le vif du sujet, dès le début du roman. Et toute l'école naturaliste ne procédera pas autrement, atten- dant, pour raconter le passé d'un personnage pris dans le mouvement d'une action, qu'un rien devienne un prétexte à cette évocation. M. Léger s'étonne encore que Gogol ait commencé à écrire ses Ames Mortes sans se rendre compte des proportions définitives de l'œuvre. Mais c'est le procédé commun à presque tous les romanciers d'aventures. Voyez Smollett, voyez Sterne, et rappelez-vous cette phrase du Roman Comique : " Et pendant que les bêtes mangèrent, l'auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu'il dirait dans le second chapitre. " M. Léger se demande enfin pourquoi Gogol a sous-intitulé son livre Poème, et voici sa réponse : " Par ce sous-titre Poème, l'auteur voulait évidemment indiquer qu'il ne fallait pas tout prendre au sérieux dans son récit et qu'il y faisait une belle part à l'imagination. " Ah ! la plaisante explication. Et je ne sais évidemment pas le motif exact, la

NOTES 1053

pensée secrète qui a pu inciter Gogol à choisir cette étiquette. Mais quand je sors d'une lecture de son livre, lorsque j*ai vu se substituer peu à peu dans mon esprit, à mesure que je tournais les pages, au héros principal Tchitchikov, et à cette multitude de comparses, si fortement individualisés, à Manilov, à la dame Korobotchka, à Sobakiévitch, à Nozdrev, au prodi- gieux Pluchkine, à tant d'autres, l'image de la Russie, de la Sainte-Russie chargée de maux, de souffrances et d'iniquités, et qui, pourtant, telle que la britchka de Tchitchikov, brûle l'espace, dépassant tout ce qu'il y a sur la terre, devant les autres peuples et les autres empires effacés pour lui livrer passage ", quand il me semble entendre s'élever de ces pages les voix, la voix qui chante dans le prélude de Boris Godounov de Moussorgski, alors je comprends que Gogol ait appelé son livre un poème. Au même titre que Don Quichotte, que le Moulin sur la Floss, que Madame Bovary, que Guerre et Paix, les Ames Mortes sont une des plus belles rivières épiques de la littérature.

Le meilleur chapitre du livre de M. Léger, celui pour lequel son auteur était incontestablement le mieux préparé, est intitulé Gogol et Mérimée. L'auteur de la Chronique de Charles IX avait appris, paraît-il, la langue russe à la même école qu'un ami de M. Léger, qui, au fameux restaurant de l'Ermitage, à Moscou, était bien empêché de commander une demi-bouteille de Château-Yquem, parce qu'il avait complètement " oublié " comment on dit demi en russe. M. Léger relève des bévues assez amusantes dans la traduction du Réviser que nous devons à Mérimée. Celui-ci prend un bateau à vapeur pour un train (en 1836, en Russie !), un bœuf pour un veau, des harengs salés pour des couleuvres, la Tour de Babel pour l'organisation d'un dîner et, lorsque Gogol écrit : " Il est arrivé à la Saint- Basile l'Egyptien " (c'est-à-dire le 19 février), il traduit : " Il est descendu chez Vassili Eghiptianine ". Je ne serais pas fâché pour ma part que le théâtre du Vieux-Colombier donnât un

I054 L^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jour cette comédie du Réviseur qui est très scénique, très

amusante, et dont la facture n'a rien de russe. Biélinsky, le

Sainte-Beuve russe, la déclarait supérieure à tout ce qu'a écrit

Molière. M. Léger n'hésite pas à la mettre au même rang que

le Tartuffe et le Misanthrope. L'éloge est peut-être forcé. Mais,

quoi qu'il en soit, et si jamais le Reviseur était porté à la

scène, on voit qu'une révision sévère de la traduction de

Mérimée s'imposerait.

C. V.

«

LE SEUIL INVISIBLE (I. La Grâce, pièce en cinq actes. II. Le Palais de Sable, pièce en quatre actes) par Gabriel Marcel (Bernard Grasset).

Ce sont deux drames d'idées, sans allégorie ni symbole. L'auteur n'y veut rien montrer qu'une " tragédie de pensée ", mais en situant le conflit dans des milieux réels, tout semblables au nôtre ; en choisissant des personnages " qui ne se distinguent de la moyenne que par une clairvoyance intérieure plus aiguë ". Le lyrisme tragique auquel il tend est un lyrisme de la conscience claire, qui dédaigne d'exploiter simplement la surprise inquiète en face du mystère, l'angoisse au seuil de l'inexprimé. Et le livre, enfin, s'adresse aux esprits religieux et à eux seuls : " Car la religion considérée dans son essence n'est pas un credo objectif, portant sur des réalités transcendantes, pas plus qu'elle n'est un code de préceptes moraux : elle est la foi dans la valeur absolue de la vie, non pas la divinisation d'un phénomène naturel, mais l'affirmation qu'il n'y a de réalité véritable que de l'esprit, et que le reste n'est pas."

Je ne voudrais pas que ce programme abstrait décourageât un seul lecteur : ces drames ne sont pas vaine idéologie ; ils vivent d'une vie intense, ils remuent l'âme, ils y soulèvent une exaltation singulière. Mais comment les résumer sans en appau- vrir, sans en fausser même la signification ?

NOTES 1055

I. Françoise Thouret ose affirmer : " Quelles que soient les surprises que l'avenir me réserve, il n'y aura rien dans mon destin que ma nature n'explique et que ma raison ne justifie. " Sa raison, c'est le déterminisme scientifique ; sa nature, c'est la passion sensuelle. Vainement son fiancé Gérard lui apprend qu'il est atteint de phtisie ; Françoise ne veut pas attendre, force Gérard de l'épouser. Lui, croit qu'elle s'est sacrifiée ; et, parce qu'il se sent indigne d'une si haute charité, il a honte de ses caresses, de ses désirs, aspire à renier sa vie charnelle, et s'engage dans les voies de la perfection mystique. Aux yeux de Françoise, cette sainteté qui endort et paralyse n'est que l'œuvre de la maladie. Or, elle a beau crier l'aveu des convoi- tises auxquelles elle a résolument cédé ; Gérard ne voit plus en elle, qui crut vouloir, qu'une enfant irresponsable, chargée par Dieu d'une tâche obscure la tâche de son salut. Françoise l'entend sans être convertie, mais non sans que son désarroi la détache de cette vaine science à qui l'individu reste un mystère : ainsi la raison n'éclaire plus, ne borne plus ses désirs ; elle prend pour amant son ancien maître ; et quand Gérard, ramené sur la terre par l'aveu de sa femme, lui offre et lui redemande le même amour qu'autrefois, elle choisit d'avouer encore, plutôt que de se partager. Gérard rentre en lui-même, et proclame sa foi : Passion impure, sacrifice mensonger, trahison vile, pour Françoise, ne sont rien qu'effets de forces naturelles, mais sont, pour Gérard, signes et moyens d'élection, mystérieux instruments de la Grâce. Il meurt en disant : " Dieu est libre. "

II. Moirans est le champion éloquent de la cause catholique. Croit-il lui-même à cette religion qu'il défend î Oui sans doute, si la croyance n'est rien que l'affirmation même ; si croire, c'est adhérer avec amour à un beau rêve qu'on sait n'être qu'un rêve, et s'en servir pour mettre en fuite les rêves ignobles ou médiocres qui font déchoir l'humanité. " Qu'est ce que la vérité d'une croyance ï Pensez- vous donc qu'on croie à Dieu

1056 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et à l'immortalité comme on croit à l'existence des habitants de Mars ? pensez-vous qu'au regard privilégié de la foi les portes du ciel visible s'entr'ouvrent ?... Pour les humbles, oui, pour les simples, peut-être est-ce cela... Mais sur les sommets ardus nulle vision ne fleurit. La foi véritable surmonte l'illusion de l'objet ; elle sait qu'il n'est pas de roc tangible auquel les hautes pensées se heurtent... Au delà d'une liberté qui s'exerce dans l'absolu, il n'y a plus que le vide. "

Ainsi la vie spirituelle de Moirans n'est " qu'une danse sur la corde tendue, avec le vertige de tous côtés, le vertige de la liberté toujours en péril." Il lui faudra durement apprendre que la solitude morale est impossible, et que " nos idées sont des actions aussi, qui travaillent hors de nous. " Dans ce qu'il nomme sa foi, il puise bien le droit d'interdire le divorce à sa fille aînée, qu'il n'aime point ; mais non la force d'accepter que sa préférée, Clarisse, entre au couvent. Pour la retenir, nul argu- ment ne lui coûte, il ne recule pas devant l'aveu de sa plus secrète pensée : " Rien ne vaut que la ferveur ; qu'importent les images qui la traduisent pour nous... L'amour même ne poursuit qu'un fantôme, et que lui-même a créé. " Sa fille l'a trop bien compris : " Tes paroles ne sont pas d'un

chrétien... Père, qui donc es-tu ? Père, tu me fais

horreur ! " Clarisse, dès lors, n'a plus qu'un dessein : arracher son père à cette vie de mensonge, obtenir qu'il renonce à ces luttes publiques oii l'on perd la conscience de ce que l'on est et de ce que l'on croit. " Je ne pourrai, lui dit Moirans, renoncer à cette existence que si tu restes. " Et Clarisse, après avoir demandé vainement au prêtre si la vocation du cloître ne peut pas être une tentation, cède au chantage monstrueux... Mais, par les joies du voyage, que son père ensuite ne se flatte pas de l'avoir reconquise au monde ! Bien qu'elle ait senti parfois " palpiter en elle une âme inconnue, une âme facile à contenter, et qui ne demandait qu'à vivre "^ elle se refuse au mariage, elle ne voudra pas, ayant repoussé la

NOTES 1057

tentation la plus haute, accueillir la tentation du bonheur* C'est donc " entre ciel et terre " qu'elle attendra l'heure de la mort, car maintenant, comme à son père, le ciel des humbles lui est fermé : " Tu as fait naître dans mon âme l'idée qu'au delà de ma foi il y avait en moi une autre pensée, un autre désir, et qui en rendait raison... L'esprit d'orgueil était mon maître... Je connais maintenant cette ivresse des cimes... ; je sais ce qu'est cette ferveur abstraite qui monte dans le vide et que n'exalte la vision d'aucun Dieu. " Mais Moirans n'admet même plus que cette ferveur, qui fut la sienne, justifie aucun sacrifice : " Si ma vie était à recommencer, je ne chercherais plus à rédifier sur le plan de l'absolu ; bâtir sur l'absolu, c'est bâtir sur le sable. " Et Clarisse de lui répondre, comme il eût fait autrefois : " Nos pensées doivent savoir se suffire à elles- mêmes " ; mais en ajoutant ceci, qu'il n'a pas eu le courage de croire : " Il suffit que la pensée de l'ordre soit en nous, pour que nous puissions affirmer qu'il est. " Ainsi leurs routes pour jamais se séparent ; c'est de cette façon que Moirans expie.

Nous ne sommes pas loin des jours un public de théâtre applaudit, contre toute attente, cette pièce d'idées qu'étaient les Affranchis, de M^^® Lenéru. Mis à la scène, les drames de M. Marcel obtiendraient-ils même succès ? ne doit-on redouter pour eux rien autre chose que la frivolité des auditeurs ? Fran- chement, je ne le pense point. Ces drames vibrants de jeunesse n'ont point la forte concision des Affranchis : trois actes suffi- raient au sujet de la Grâce ; même le Pa/ais de Sable, œuvre d'une beauté plus accomplie, gagnerait à s'alléger peut-être de quelques scènes, sûrement de maintes répliques. Le problème moral, dans les Affranchis, était ou du moins semblait être moins transcendant, plus simplement humain. Et surtout, le combat s'y livrait tout entier sur un même plan, se trou- vaient placés ensemble les personnages et l'auteur. En est-il de même ici ? L'auteur a défini la religion (dans sa préface) en termes métaphysiques ; dans les ** milieux réels " le combat

1058 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

se livre, la Religion, c'est une tradition positive, une institution sociale, un dogme révélé d'un mot, le catholicisme. J'admets volontiers que la conception de la grâce garde un sens dans l'idéalisme absolu, et qu'ainsi le premier drame conserve la valeur d'un symbole adéquat. Mais le second sujet, quelle en est exactement la portée, si " la religion dans son essence n'est pas un credo objectif" ? Si, dans le Palais de Sable, les paroles de Clarisse : "Il suffit que la pensée de l'ordre soit en nous..." font écho, comme il me semble, aux convictions de l'auteur, donc situerons-nous exactement, dans l'existence de Moirans, ce que Gœthe appellerait la faute tragique, l'erreur fatale qui précipite la Destinée ? Moirans est-il surtout coupable de ne pas croire à la façon des humbles ? ou d'encourager chez les humbles, et chez sa fille elle-même, cette croyance littérale dont il a l'illusion de retenir l'esprit ? ou de ne point consentir, pour la gloire de l'esprit, le dur sacrifice que la lettre seule lui paraît exiger ? de peser sur la liberté de Clarisse ? de l'aveugler de lumière brutale, après l'avoir tenue dans l'ombre ? trouver le point d'inflexion la responsabilité commence, la nécessité s'efface devant le choix ?... Moirans et Clarisse ne répondraient pas de même ; il plaît à l'auteur que nous hési- tions, que notre doute dure encore, après la lecture achevée. J'ose, pour sortir de ce doute, risquer une conjecture : Le péché de Moirans, sa faute originelle, c'est de n'avoir jamais eu qu'une confiance incomplète en V Esprit ; c'est de n'avoir pas été sûr que la pensée de l'ordre, en nous, et notre volonté de l'ordre sont la même chose que son existence absolue. Traiter de rêves les idées qu'il choisissait, c'était regretter pour elles le manque d'un objet, d'une réalité supérieure à l'esprit même ; c'était se tenir prêt à renier l'esprit, dès que parlerait la nature. Issue fatale, pour qui d'abord suspend l'esprit à des idées, à des images, qui participent en effet de la nature et du rêve. Mais cette interprétation n'a plus rien de catholique ; et si nous l'admettons, Clarisse, en qui l'esprit règne sans compromis»

NOTES 1059

n'est pas véritablement dépouillée : car elle ne pourra longtemps s'arrêter, comme son père, à l'illusion que cet esprit, qui en elle exige et commande, n'est rien de plus que son esprit, son rêve tout individuel... Toutes ces questions abstruses, je le sais, ne surgiraient pas au théâtre dans la pensée d'un spectateur ; mais, sans franchir le seuil de la conscience claire, il est probable qu'elles se traduiraient par un sentiment de malaise confus.

M. A.

*

LE JAPON, par Lafcadio Heartty traduit de l'anglais par Marc Logé (Mercure de France, 3 fr. 50).

On sait que Lafcadio Hearn, fils d'un père anglais et d'une mère hellène, artiste formé par les lettres françaises, mais très curieux d'exotisme et de légendes étranges, quitta les Etats- Unis pour se fixer comme professeur au Japon, et dès lors n'écrivit plus que pour révéler aux Occidentaux les charmes et les vertus de sa nouvelle patrie. Comme il en parla fort bien, on le copie beaucoup sans le nommer. A lui seul sont emprun- tées maintes variations sur le " sourire japonais " ; et c'est d'après lui qu'on caractérise le grand dessein de l'aristocratie nippone : l'efibrt pour sauver l'âme d'une culture antique en empruntant non les mœurs, mais l'outillage matériel d'une civilisation plus fortement armée.

Le Japon rassemble des conférences destinées à l'Université de Cornell ; Hearn corrigea les épreuves du livre peu de temps avant sa mort. Il n'y faut donc pas chercher, comme dans les œuvres précédemment traduites, l'enchantement de ses pre- mières surprises, mais les résultats d'une expérience de quatorze ans, complétée par des recherches érudites ; c'est une œuvre didactique de sociologie et d'histoire. La moitié plus de deux cents pages étudie la famille, le culte domestique, les croyances et les rites du shintoïsme et du bouddhisme ; car on

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ne peut comprendre ce pays ni ses mœurs, ni ses institu- tions, ni son art tant qu'on n'en connaît point la religion. En la dérivant toute du culte des ancêtres, l'auteur prend à la fois pour guides Herbert Spencer et Fustel de Coulanges ; je crois qu'il leur fait trop de confiance ; mais les idées qu'il leur doit rassemblent bien les faits sans les dénaturer. Les faits eux- mêmes nous montrent une étroite communauté de famille, de classe, de tribu, de village, qui de toutes parts contraint et façonne l'individu. Ce régime patriarcal, ni le pouvoir impé- rial, ni l'usurpation militaire, ni la propagande jésuite, ni la féodalité ne l'ont modifié gravement jusqu'à l'époque du Meiji; la vie industrielle, le parlementarisme, sont trop récents pour en avoir effacé les coutumes. L'esprit des morts continue de gouverner les vivants : " L'homme demeure soumis à trois sortes de pouvoirs : la volonté de ses supérieurs le prive de sa liberté morale ; la volonté commune de ses égaux lui refuse le droit à la libre concurrence ; la surveillance des inférieurs le contraint, tout en dirigeant les actions d'autrui, à s'abstenir d'innovations bienfaisantes... " Dans la vie scolaire aussi, c'est toujours la masse qui soumet l'individu : " Dans ce monde froid, tranquille, ordonné, il n'y a place ni pour la joie, ni pour la jeunesse, ni pour la sympathie ".

Cette froideur, cette rigueur cachées sous des dehors tendres et délicats, on prétend que Hearn lui-même en pâtit, après que, pour fonder une famille au Japon, il eut renoncé son titre de citoyen américain. Il est certain que, s'il admire encore, le ton de ses louanges a changé. Sans doute il voit disparaître à regret les résultats merveilleux " des innombrables tyrannies qui pesèrent jadis sur ce monde de fées : la simplicité de la coutume antique, l'amabilité des manières, le raffinement des mœurs, le tact délicat qui se montre dans l'art de faire plaisir à autrui, l'étrange pouvoir de ne montrer au dehors que les aspects les meilleurs et les plus gais de son caractère. " Il estime encore que le Vieux Japon " s'est rapproché de l'idéal moral le

NOTES

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plus haut, plus que nos sociétés ne s'en rapprocheront en plusieurs siècles " ; mais il est prêt à mieux comprendre *' ce salutaire individualisme, sans quoi aucune nation moderne ne saurait s'enrichir et prospérer ". Ses conclusions laissent entendre qu'en croyant aimer le Japon réel, il aima surtout son rêve, le symbole d'un avenir possible, l'illusion " d'un monde plus élevé de sympathie parfaite ".

M. A.

ESSAIS CRITIQUES, par Eugène Péter/y, traduits* du hongrois par René Bichet et Robert Stiegelmar (Fontemoing et 0% 3 fr- 50)-

Les romanciers nous font connaître les peuples, ces combi- naisons de la race humaine avec les contrées terrestres et ils doivent être différents les uns des autres pour comprendre toutes les variétés de cette immense histoire naturelle en inces- sante transformation. Les critiques, eux, de quelque pays qu'ils soient, se ressemblent tous et nous ramènent toujours aux prin- cipes des choses, c'est-à-dire à l'homme. D'abord, parce qu'eux- mêmes nous montrent, en tout temps et en tous lieux, l'identité de l'esprit et des opérations du jugement et ensuite parce qu'ils opposent aux imaginations, aux enthousiasmes et aux procédés des romanciers les règles de l'éternelle et immuable raison. Comprendre, pour eux, même avec amour, c'est réduire les œuvres à quelques constatations essentielles.

Peut-être, pour cela, sont-ils plus près de la vérité du monde qu*on ne le croit ordinairement car on ne les estime guère. Et peut-être sont-ils aussi les meilleurs ouvriers de cette unité de conscience intellectuelle dont l'Europe, aujourd'hui, a de nouveau besoin.

Eugène Péterfy, critique hongrois dont René Bichet et Robert Stiegelmar ont traduit quelques-uns des meilleurs essais.

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«confirme pleinement ces vues. Dans une langue qui " manque presque complètement de toutes attaches d'affinité avec les idiomes du reste de l'Europe ", il exprimait des idées qui nous sont familières et des sentiments qui sont les mêmes que les nôtres. C'était un excellent esprit qui se servait des procédés critiques de l'école, arec une pénétration remarquable. Ses connaissances nous prouvent qu'aucun pays de l'Europe, fût-il lui-même sans grande littérature, ne se désintéresse de l'effort intellectuel des hautes nations.

Dans une carrière relativement courte, qu'il termina par le suicide, Eugène Péterfy (1850- 1900) a traduit des ouvrages français, allemands et anglais. " Godfried Keller, nous disent ses traducteurs, et Gœthe parmi les poètes, en philosophie Hegel, Kuno Fischer et l'esthéticien Vischer, en histoire Ranke mais avant tout Shakespeare étaient ses auteurs favoris. Taine et Sainte- Beuve dont il s'est beaucoup occupé, ont fait moins d'impression sur son esprit. Parmi les anciens, sans parler d'Homère et d'Hésiode, les pères de la poésie, et des tragiques grecs, c'est Platon qu'il aimait le plus. "

Son étude sur la tragédie, insérée dans ce volume, est, certes, une de ses plus pénétrantes. Il y examine pourquoi ce genre dramatique est tombé en décadence et les raisons qu'il en donne sont parfaitement justes. Il ne laisse pas cependant de croire à son renouvellement. Prenant le cas de ce petit greffier que nous présente Gogol, et dont le rêve est de s'acheter un manteau neuf avec lequel il cessera d'avoir l'air d'un mendiant, mais à qui des voleurs ravissent ce manteau aussitôt qu'il l'a acquis avec ses économies longuement amassées et qui en meurt de désespoir, Eugène Péterfy écrit: " ... Que faut-il penser d'un tel thème ? Un grec n'eût pas trouvé plus absurde de voir un ilote sur la scène tragique. Shakespeare eût fait du bureau- crate un grotesque, silhouette d'imbécile, plaisanteries de bouffon. Chez Stem ou SmoUett, il eût tourné au maniaque ; loin d'emprunter à l'âme du héros, il n'aurait servi que de

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mannequin à ses réflexions morales et à des paradoxes. Seul l'écrivain moderne, déposant en cet humble un symbole de notre sort commun, sait, en dépit de son ironie, illuminer d'une lueur tragique l'histoire du misérable. Des cas comme celui-ci, pour le dire en passant, nous découvrent les terres vierges de la psychologie... "

Par " sagesse de critique " Eugène Péterfy se gardait de prédire " à quelles transformations est réservée maintenant la tragédie ". Il sentait juste, cependant, et il ne faut pas beaucoup de ces divinations pour faire un bon critique.

G. S.

MIRAGES D'EXIL, par Jean Renaud (Bernard Grasset).

Tous ceux qui doivent, par la lecture, tromper leur soif de voyages, et que ne satisfont point les notations de touristes hâtifs, attendent beaucoup des expatriés à qui les " terres étranges " sont devenues lentement familières. Ne décourageons pas d'écrire nos colons, ni nos officiers des colonies ; ne décou- rageons pas le lieutenant Jean Renaud. Son dernier livre Les Errants écrit à la gloire des héros obscurs le montrait, à ce qu'il me semble, un peu gêné dans la fiction ; j'aime bien mieux ces Mirages cTExil, chargés de couleur et de songe, qui nous mènent à travers l'Annam et le Laos avec le gouverneur Sarraut. D'un volume à l'autre, l'art s'est fait plus sûr ; l'écri- vain a conquis ses moyens d'expression ; sans les souhaiter plus riches, on regrette que par endroits il se dispense d'en user : Qu'il veuille nous communiquer son enthousiasme pour ses compagnons d'armes, ses frémissements de joie ou ses frissons d'horreur secrète, jamais qu'il en soit convaincu ! l'aveu direct d'une émotion, jamais les mots qui la nomment, l'excla- mation qui la souligne, ne tiendront lieu des faits, des objets, des images propres à la suggérer... Sans doute, une description

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déçoit, qui ne s'achève pas en rêverie ; quand chaque année je relis le Désert, comment reprocherais-je à Loti de prolonger sa vision distincte par des sensations flottantes et des impressions indécises ? Mais d'abord il pose nettement les grands traits significatifs. Puis, sa manière ne convient pas également à tous sujets. Le visiteur de l'Egypte ou de l'Inde, qui veut qu'on l'aide à retrouver, non l'atmosphère du pays, mais les lignes d'un paysage unique, la figure d'un monument, la face et l'allure des divers types humains, préfère aux phrases un peu floues de Loti cette prose patiente, appliquée et précise que Taine apprit à Chevrillon.De même, après que Jean Renaud m'a conduit devant les temples et les tombeaux d'Annam, je de- mande à les revoir de plus près, à suivre leurs contours de l'œil et de la main. Mais je n'attends pas qu'on puisse mieux évoquer le mystère de la forêt laotienne ou les aspects du " Pays Inconnu ".

M. A.

LE ROMAN

DIDIER HOMME DU PEUPLE, par Maurice Bonneff (Payot).

M. Bonneff écrit à V Humanité des articles très utiles et inté- ressants sur l'apprentissage et les métiers. Il était naturel que son contact quotidien avec la vie ouvrière le conduisît à trans- poser dans un roman son abondante expériance. Aussi Didier homme du peuple frappe-t-il par une vérité non dramatique, mais naturelle, nécessaire, et, puisque tous les lecteurs d'un journal populaire en suivent le feuilleton, VHumanité eût été mieux inspirée en publiant à son rez-de-chaussée Didier que Nana, tout indiquée, n'est-ce pas î pour servir à l'éducation populaire. Bien entendu le roman de M. Bonneff, comme la

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plupart des romans analogues, juxtapose deux éléments qui ne se mélangent jamais et entre lesquels on suit facilement, sur la même page, la ligne qui les sépare. D'abord tout ce qui est observation précise et vivante, et ensuite tout ce qui est théorie, vie intellectuelle de Didier, vie politique il est mêlé : il était bien difficile de faire vivre cette seconde partie, et M. Bonneff n'y a guère réussi. Voici des exemples. Le petit Didier a perdu son père, et il devenu lui-même un enfant perdu, un vagabond. Pour un moment il a trouvé du travail dans une briqueterie, et un jour viennent se promener de ce côté quelques camarades de classe, du temps Didier avait un père et allait à l'école. " Le briquetier demande des nouvelles de l'école : C'est Clépin qui est le pre ? c'est qu' vous en êtes en histoire ? Didier prend la gibecière du camarade, il feuillette les cahiers, parcourt les livres. Car il a quitté au moment que l'histoire était émouvante : les Anglais étaient maîtres du pays. " Ces traits fins abondent dans la première partie. La seconde partie, celle qui nous montre Didier grandi, militant ouvrier et secrétaire du syndicat des terrassiers, s'étend presque entière en espaces morts. Ce que désigne ce mot : le Parti, ne vibre à aucun moment comme une corde d'art. Cela devient de la berquinade socialiste. Pourquoi M. BonnefF, ici, ne s'est-il pas mis en pleine réalité humaine ? On trouve un certain Dranis, type très conventionnel et vide de militant socialiste arrivé, qui devient ministre, président du conseil. L'auteur s'est contenté d'un mannequin. A sa place, j'aurais animé bravement mon roman, en laissant de côté cette image de carton, en introduisant dans mon histoire Aristide Briand lui-même, dont la psychologie, assez savoureuse, n'est pas com- pliquée à l'excès, et qui eût fort bien été en place, à côté du militant Didier. M. Barrés, dans le Roman de l^ Energie Nationaky s'est essayé avec un succès suffisant à ce mélange de personnages réels et de types imaginaires. Excellente ressource pour ceux-là qui, ainsi que lui et M. Bonneff, ne sont pas des romanciers-nés,

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le deviennent du dehors et par artifice d'intelligence. Si je devais indiquer d'un mot l'ensemble et la raison des quelques défauts que je reproche à DUier, je dirais qu'il reste dans le livre trop de convention bourgeoise. Le roman de l'homme du peuple a été fait par Charles-Louis Philippe, comme le roman du bachelier pauvre par Vallès. Mais le roman du peuple n'est jamais le roman populaire, et il en est un peu des socialistes comme des catholiques, étonnés et stupides devant Hello, pleins d'aise et d'enthousiasme devant M. Bolo, un Hello du riche, bien pire en soi que ne serait un Hello du pauvre. Ce n'est pas pour M. BonnefF, bien entendu, que je dis cela : j'ai rendu justice à ce qu'il y a de franc et de juste dans son roman ; lui-même nous donne V Insurgé comme l'un des livres son Didier fait son éducation de militant. J'essaye seulement de mettre un écriteau devant les mauvaises pentes et les tournants dangereux du genre qu'il pratique avec conscience et assez de goût.

A. T.

CONTES D'ITALIE, par Maxime Gorki, trad. de Serge Persky (Payot, 3 fr. 50).

Le malentendu commence à se dissiper. Un volume comme celui-ci démontre avec évidence combien la force de Gorki résidait dans sa vie et dans son milieu, combien réduit au seules ressources de l'écrivain, il avait courte haleine. Le succès de ses premiers livres tint de la frénésie. La sympathie qui s'attache à toute vie aventureuse y était pour beaucoup; la surex- citation politique fit le reste. On répandait alors une photogra- phie représentant Gorki se promenant à côté de Tolstoï, dans le parc de Yasna Poliana ; et la vogue qu'eut ce portrait prouve bien que les admirateurs de l'ancien chemineau y voyaient

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autre chose qu'un amusant cliché d'amateur. Des gens qui n'avaient jamais songé à lire ni la Mort dUvan Ilitch ni Vldiot découvraient la sainte Russie dans Càin et Arthème ou dans les Vagabonds. Des fanatiques ne reculaient devant aucun rappro- chement...

Qu'il fallût hausser les épaules devant ces ovations blasphé- matoires, c'est évident ; mais qu'il fallût ranger Gorki bien après un Tchékhov ou un Chtchédrine, voilà ce qu'aujourd'hui personne n'osera plus guère contester. Les Contes d^Italie portent en épigraphe ce mot d'Andersen : " Il n'y a pas de contes plus beaux que ceux que la vie elle-même a composés ". Il faudrait ajouter : " à condition qu'un œil lucide sache les déchiffrer". Or celui de Gorki n'est pas très pénétrant. Cet homme a connu, dans sa vie errante, les types les plus curieux ; il en a dessiné quelques uns avec force ; mais il ne les connaît que comme peut connaître un passant. Ses nouvelles sont des récits de rencontres, souvent belles, pittoresques et émouvantes; mais "Pierre qui roule..." dit le proverbe. Les contes "composés par la vie elle-même ", il faut les chercher dans des régions plus secrètes. L'aventurier possède cet avantage de n'être pas aveuglé par les préjugés et les idées toutes faites : c'est quelque chose. Mais le bon observateur a surtout besoin d'attention. Il y a une fixité du regard qui manque à Gorki.

Quant à ces Contes d^ltalie, ce ne sont pas du tout des "contes", mais des articles parus sans doute dans quelque journal russe. Il y a des croquis de grève, des anecdotes, des " contes " à la façon de ceux que publient nos journaux. En somme, le carnet d'un reporter qui n'a pas eu la chance de voir grand'chose et qui n'a guère pu faire causer les gens qu'un dictionnaire à la main.

j. s.

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LA MUSIQUE

DEUX ŒUVRES RÉCENTES DE CLAUDE DE- BUSSY.

S'il ne fallait juger de la valeur et de l'importance d'une œuvre de musique que par ses dimensions et par le bruit qu'elle fait, on pourrait se dispenser de parler de Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, pour chant et piano, et de la Boite a joujoux. Ce sont deux petits ouvrages ; non point courts, seulement, mais de sonorité menue, de fine sensibilité, d'un sentiment qui ne se gonfle pas pour paraître davantage, mais semble au con- traire se modérer volontairement afin de s'énoncer avec plus de précision. Mais pour cette raison même, au milieu de la rumeur causée en ce moment par les œuvres plus bruyantes, plus ostensiblement originales, de M. Strawinsky, il me paraît opportun de signaler ces deux compositions d'un goût plus discret, dans lesquelles un tempérament artistique d'une qualité rare, pour s'affirmer avec plus de délicate réserve, n'en apparaît qu'avec une plus incontestable et vivante intégrité. Cette musique se présente sans détours comme aussi sans fanfaronnade. Dans quelque subtil raffinement qu'elle se plaise parfois ainsi dans le troisième des Poèmes, dont la manière est la plus " nouvelle " et rejoint certains passages du Saint-Sébastien ou encore de la seconde série des Préludes jamais on n'éprouve cependant, à la lire, ce fâcheux sentiment d'être dupe que nous donne une musique artificielle ou contrefaite. Authentique, celle-ci le paraît être jusque dans ses précieux excès. Toutefois, malgré l'exquise délicatesse du sentiment, léger comme un souffle, qui donne tant de charme à la troisième pièce de ce recueil, peut-être préféré-je les deux autres, plus simples est-ce bien " simples " qu'il faut dire ? car la complication apparente de Eventail me paraît l'effet, au

NOTES 1069

contraire, d'une extrême simplification et d'une minutieuse analyse qui ne retient, de Tidée inspiratrice, que ce qui en est la quintessence irréductible peut-être, dis-je, préféré-je tout de même la seconde. Place t futile, émue et spirituelle à la fois comme un madrigal du XVI® siècle et dont l'expression musi- cale, si claire et si précise pourtant, s'enveloppe d'une atmos- phère vaporeuse ; et plus encore la première, Soupir, admirable par la sobre pureté de ses lignes, par l'exacte mesure des moyens d'expression, par l'absence de tout effort inutile. Et ce qui en fait le mérite ce n'est pas seulement le goût, si délicat et si excellent qu'il soit, mais, associée à une émotion réelle, cette autre qualité, plus rare, le style qui confère une souveraine dignité aux ouvrages en apparence les plus légers. Ajoutons qu'il est difficile d'ima- giner communion plus intime entre la pensée du poète et celle du musicien. M. Debussy, apparemment, aime pour eux-mêmes, les vers dont il a fait un choix si heureux. Il leur laisse leur pleine autonomie. La musique qu'il écrit pour eux semble n'être que, dégagée et enfin délivrée, la musique qui dans ces vers était latente.

Quant à la Botte à joujoux, un ballet d'enfants, c'est une charmante et plaisante fantaisie ; il n'y aurait peut-être pas lieu de s'y arrêter, si les sujets les plus frivoles ne pouvaient être traités avec beaucoup d'art et sans frivolité, et si l'on ne retrou- vait ici, appliquées à un tout autre objet, les qualités qui font le mérite des Poèmes. Aucune affectation, aucun effort de la part de l'auteur pour paraître faire autre chose et plus que ce qu'il fait ; mais aussi, il aime ces histoires d'enfants, et les enfants à qui elles sont destinées, et l'on retrouve, dans la Boîte à Joujoux cette sensibilité charmante, moitié rieuse, moitié émue, dont Children's Corner avait déjà donné un exemple. Sans doute, il y a de " bonnes blagues " dans ce ballet, mais il y a aussi de l'émotion, une émotion qui se dégage souvent (voyez le tableau de la Bataille) des traits en apparence les plus plaisants : tant il est vrai que la musique, quand elle est vraiment musique, est

lOyO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

moins propre à amuser qu'à émouvoir. Celle de la Boîte à Joujoux est d'une sonorité délicieuse que l'on pare instinctivement des couleurs de l'orchestre auquel il semble, en mains endroits, que l'auteur lui-même ait pensé.

Sans doute, on peut trouver regrettable, non pas que M. Debussy ait écrit ces deux charmants ouvrages, mais qu'il ne nous donne pas aussi le grand ouvrage sur lequel nous comptons depuis que nous connaissons Pelléas et au sujet duquel le Saint-Sébastien semblait nous faire les plus belles promesses. Toutefois il faut se réjouir, croyons-nous, de l'exemple de probité, de fidélité à soi-même et à son art, que donne leur auteur même dans de petites choses. Et, au moment tant d'amateurs des deux sexes, fort préoccupés par ailleurs d'évoquer en terre française le génie latin et 1' " éminemment français " Anne, ma sœur Anne y ne vois-tu rien venir ?... célèbrent avec enthousiasme le mystère des Printemps préhistoriques aux sons d'une musique savamment barbare, il n'était pas superflu, peut-être, d'attirer l'attention sur des œuvres qui peuvent pré- tendre à représenter quelques-unes des qualités du génie français. A tout le moins sont-elles, dans leur petit cadre, l'œuvre d'un grand artiste.

WiLLY SCHMID.

LES EXPOSITIONS

EXPOSITION P. JOUVE (Galerie Hausmann).

Depuis longtemps les statues et les dessins d'animaux qu'ex- pose M. Jouve frappent par leur grand caractère et par leur sens de la synthèse architecturale et décorative. Le souvenir qu'on en garde est celui d'un art ferme et probe. Il semble que l'artiste qui s'attache à l'étude de ces fauves ou rustiques modèles, doive échapper aux modes et au factice des ateliers ;

NOTES IO7I

une prévention d'honnêteté existe en sa faveur ; l'exposition de M. Jouve ne la déçoit pas.

Les animaux apportent presque toujours un malin plaisir à ne pas tenir la pose, ils ne livrent à leurs interprètes que la matière de notes et de croquis. Mais nul tempérament n'est moins apte que celui de M. Jouve à se contenter d'impressions et d'instantanés. Il a le goût du travail large et achevé. Son coup de crayon ou de pinceau a beau être rapide, il ne s'en tient pas à des indications ; il lui faut des volumes arrêtés, des masses de clairs et de sombres qui se balancent. Aussi ne nous donne-t-il que çà et l'impression du premier jet ; presque toujours ses figures semblent le résultat d'études accumulées et corrigées les unes par les autres.

Une panthère dessinée par lui n'est pas telle panthère apparue tel jour sous telle lumière particulière ; c'est la panthère dans l'affirmation la plus forte de tous ses caractères de race. Aussi n'y aurait-il pas à pousser beaucoup ces études dans le sens de la simplification, pour qu'elles pussent être transposées en musique ou taillées dans le granit.

J'avoue pourtant éprouver quelque gêne devant des dessins d'animaux que complète un grand paysage et qui forment tableau véritable. Je sais bien qu'il y a les admirables aquarelles de Barye ; mais elles sont de petite dimension, ce qui les sauve de toute arrière-pensée d'académisme. Il y a une sorte de contradiction entre la mobilité de l'animal et l'immobilité du paysage. Si mon attention tendue a pu surprendre l'attitude d'un cheval au galop, elle n'a pu, dans le même moment, remarquer au loin les prés et les arbres. Si, pour parler le langage de la photographie, l'oeil était " au point " quand il regardait les replis de ce boa, il devait voir " flou " tout l'entourage. Et ma gêne est peut-être encore plus morale que logique : je devrais éprouver une si forte émotion à la vue de ce reptile, être si fasciné par lui, que je ne serais plus en état de rien apercevoir d'autre.

1072 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Aussi ma préférence va-t-elle aux dessins qui ne se donnent pas pour autre chose que ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire des études d'animaux d'animaux tout nus, si je puis dire, sans entourage ni décor, tels qu'en vérité on peut les étudier dans une basse-cour ou une ménagerie. Ces dessins-là ont de l'accent et de la grandeur, simplement parce qu'ils sont vrais. Nous n'avons pas besoin des bambous de la jungle pour évoquer la vie du tigre ou du singe ; nous l'avons ici, toute frémissante, grâce à l'exacte observation du jeu des os, des muscles et de la peau. Et notre imagination en est bien autrement stimulée.

J. S.

LETTRES ANGLAISES

THE FLYING INN, hy G. K. Chesterton. (Edition Tauchnitz, i volume. 19 14.)

Le mot de roman ne saurait désigner les fantaisies en prose que publie de temps en temps G. K. Chesterton. Ce sont pourtant bien des récits d'événements, et on y trouve aussi des personnages ; mais cela ne suffit pas à constituer un roman. Ce qu'il y a de plus mauvais comme fiction, même les feuilletons des journaux populaires, même les romans mondains, méritent le nom de roman ; mais les fantaisies en prose de G. K. Chesterton échappent à cette classification. Le nom qui leur conviendrait le mieux serait : récits allégoriques ; et peut-être pourrait-on trouver leurs ancêtres véritables parmi les contes philosophiques et libertins du XVIIP siècle. Nous ne disons pas cela pour dénigrer les récits allégoriques de G. K. Chesterton : qui ne les préférerait, d'ailleurs, à tous les romans mondains ! Simple- ment, nous constatons que ces récits n'ont pas leur base dans l'intuition, mais qu'ils sont le produit d'une inspiration pure- ment logique. Ils ne contiennent rien qui soit décrit ou peint d'après nature. Et en réalité, ils tiennent de très près aux deux

NOTES ÏO73

grands ouvrages philosophiques de Chesterton : Hérétiques et Orthodoxie; et de plus près encore aux articles également philosophiques recueillis dans les volumes intitulés : Tremendous Trifles, fVhat is wrong with the World, AH things considered. Dans ces livres, dans ces articles, G. K. Chesterton, à Tappui de ses propositions logiques, offre toujours un ou deux exemples pris n'importe pour les besoins de la démonstration. Ainsi, après avoir posé l'incompétence des physiologues en matière de religion, il fournit l'exemple suivant : " C'est comme si le plombier vous disait : votre piano n'a pas besoin d'être arrangé. " Peu à peu, le philosophe s'est ainsi créé une sorte d'algèbre, ou plutôt, un système hiéroglyphique : Histoire = peuple := cabaret. Science = aristocratie = Lord Bois-de-lierre. D'où l'antinomie : Lord Bois-de-lierre contre les cabarets. Ainsi ses récits ont été construits entièrement avec ces signes. Ce sont les exemples de ses articles philosophiques, isolés du contexte et coordonnés en une sorte d'action tout artificielle. Ce sont des recueils d'exem- ples ; un tableau noir couvert de figures représentant les différentes phases de la démonstration d'un théorème, mais l'énoncé du théorème a été effacé. De cette fantasmagorie, ce manque de vraisemblance, cette expression schématique des situations qui fait que la représentation qui se détache de la page écrite est tantôt une caricature politique dans le genre de celles du classique Punch, tantôt une entrée de clowns (tout le livre semblant avoir pour sol et pour cadre le tapis rond du cirque, couleur de sable, et le sentier de velours de la barrière) tout cela voulu, se disant et se proclamant voulu.

Dans le dernier venu de ces récits, Thejiying inn {Vauberge volante), nous suivons les péripéties de la lutte de Lord Ivywood contre les cabarets. L'aristocrate anglais n'est pas mauvais au fond, mais c'est un pur intellectuel, et par cela même tout prêt à se laisser influencer, par les faiseurs de systèmes, les habiles hérétiques, secrètement ennemis de l'Angleterre et de la Chrétienté : Sémites, Mahométans. Donc, sous l'influence

I074 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'un prophète oriental, le grand seigneur anglais fait passer une loi qui ferme tous les cabarets. Mécontentement du peuple. Un noble Irlandais, ex-roi d'Ithaque, il a tenu tête jusqu'au bout aux armées turques et aux diplomates des grandes puis- sances durant la guerre des Balkans, Patrick Dalroy, se fait le défenseur des vieilles tavernes anglaises. Et lorsque la dernière est détruite par ordre de Lord Ivywood, il en prend l'enseigne, arec un tonneau de rhum et un grand fromage de Cheddar, et, suivi du dernier cabaretier anglais, il va de comté en comté, ouvrant une taverne partout il s'arrête. La loi dit que la présence de l'enseigne rend légale la vente des liqueurs spiri- tueuses. Ils planteront donc l'enseigne à la porte même de la salle le prophète oriental expose ses doctrines ; dans un village modèle les exploiteurs de la Vie Simple prétendent ne boire que du lait ; à la porte d'une exposition post-futuriste toute l'élite est réunie pour admirer des tableaux qu'elle ne comprend pas. Lord Ivywood modifie sa loi : il faudra désormais que l'alcool ait été emmagasiné depuis trois jours : c'est la fin de l'Auberge Volante. Mais non : Patrick Dalroy remarque combien le nombre des pharmacies a grandi depuis que la loi contre les cabarets a été mise en vigueur ; et il plante son enseigne devant la grande pharmacie les amis de Lord Ivywood viennent, avec une ordonnance de leur médecin, boire légalement du whisky et du porto. Le peuple en fureur marche vers la résidence de Lord Ivywood, et la police se joint aux révoltés, Patrick Dalroy dirigeant tout ce monde. Mais c'est contre le château le vieil ennemi du roi d'Ithaque, Oman Pacha, a installé une véritable forteresse turque, que Patrick conduit le peuple. Combat singulier entre Oman Pacha et Patrick Dalroy. Le Turc est tué ; les infidèles sont exterminés par le peuple anglais ; Lord Ivywood, qui s'était fait le complice des orientaux, perd la raison, et Patrick Dalroy épouse Lady Joan, la jeune femme qu'il aimait et que Lord Ivywood avait voulu lui enlever.

NOTES 1075

On voit bien de quoi ce livre est fait. Patrick Dalroy est le personnage chestertonien que nous avons déjà vu sous le nom de Jeudi dans Le nommé 'Jeudi, et il est aussi, par certains côtés, le Juan del Fuego, président du Nicaragua, que nous avons vu dans le 'Napoléon de Notting Hill. Mais il est surtout la personni- fication de la doctrine chestertonienne, le champion de la démocratie, du bon sens, du bien.

Mais la doctrine chestertonienne s*est un peu modifiée depuis Orthodoxie. Le développement de la politique parlementaire en Angleterre, le rôle joué par la diplomatie européenne dans les guerres d'Orient, enfin et surtout la courageuse campagne entreprise par Cecil Chesterton et les gens du New Witness, au moment de TafFaire Marconi, tout cela n'a pas été sans influencer G. K. Chesterton. " Le Christianisme et la Révolution sont de plus en plus proches alliés ", dit-il dans P Auberge Volante. Et en effet, ce que nous trouvons dans ce livre, les vrais personnages de ce livre, c'est la Croix et le drapeau rouge alliés contre le Croissant. Christianisme, syndicalisme révolutionnaire, avec un peu de mort-aux-métèques et beaucoup d'antisémitisme importé de France, voilà les éléments irréductibles de ce livre, qui sont aussi les principes directeurs du New Witness et de sa politique.

Cette transposition d'une doctrine en récit n'est pas sans inconvénients. D'abord, pour comprendre tout le récit, il faut connaître la doctrine philosophique et politique de l'auteur. L'allégorie n'est pas toujours claire. Le lecteur qui ne connaît rien d'autre de G. K. Chesterton ne verra guère dans The fiying Inn qu'une Alice au Pays des Merveilles pour grandes personnes. Mais il y a quelque chose de plus grave. Le démonstrateur, en choisissant, pour ses exemples, certains objets, ne considère habituellement qu'une propriété de ces objets ; en réalité, c'est telle propriété qu'il considère, et du reste de l'objet, il ne parle pas. Un professeur de mathématiques définit la sphère. Puis il dit à ses élèves : " Pour vous en faire une idée, regardez ce globe terrestre ". Or le globe terrestre est en

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lui-même bien autre chose qu'une sphère : il est une représen- tation de la terre, il est coloré, etc. (Le professeur a raison, d'ailleurs : il n'a jamais dit que le globe terrestre était la sphère idéale.) Ainsi il arrive qu'en prenant un peu au hasard ses exemples, G. K. Chesterton manque son but. Il y a en ce moment toute une correspondance, dans le Neiv Witness, pro- voquée par r Auberge Volante : des gens nient avec indignation que Peuple = Cabaret. En langage chestertonien cabaret signifie exactement plaisir, superflu, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus nécessaire pour le peuple. Mais pour un certain nombre de gens, et pour beaucoup de femmes d'ouvriers sans doute, cabaret signifie ruine, maladie, perdition pour le peuple. Il est vrai que Fauteur a pris soin de s'expliquer là-dessus (p. 235 et ailleurs) : c'est à l'ancien cabaret anglais qu'il a pensé, et non à l'assommoir moderne. N'empêche que l'exemple choisi prêtait à équivoque. Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas souvent un peu agacés, au milieu de toutes ces abstractions, de tous ces symboles, de cette nature transformée en plaisanteries chiffrées ?

Mais enfin c'est G. K. Chesterton. Il y a la vieille vigueur de l'auteur à^ Hérétiques, et le style. Et quelquefois même des choses comme ceci : " Lady Ivywood ressemblait à tous les parents des intellectuels. Il y a quelque chose de plus triste à Toir que la figure d'un enfant abandonné ; c'est la figure d'une mère abandonnée. "

V. L.

LETTRES, de George Meredith (Londres, Constable, 2 vol., 21 sh.)

Publiée à la fin de 191 2, la correspondance de George Meredith n'est pas une révélation comparable à celle de Robert Louis Stevenson. Caractère moins primesautier que l'enthousiaste et vaillant infirme de Skerryvore, Meredith fut avant tout

NOTES 1077

gouverné par son cerveau. Il écrit à son fils : " Mon dessein, et j*espère le vôtre, est de ne jamais demander conseil à mes sensations, mais à mon intelligence. Je laisse franc jeu aux premières, mais je leur nie le droit d'influencer ma décision. " Or ce n'est pas dans le genre épistolaire que les qualités de l'intelligence ont leur meilleur rendement. On retrouve pour ainsi dire tout Stevenson dans sa correspondance, une partie seulement de Meredith dans la sienne.

Tous ceux qui aiment et admirent Meredith regretteront l'absence presque complète de lettres ayant trait à la période qui va de 1849 à 1860, c'est-à-dire du mariage irréfléchi et prématuré avec Mrs. Nicholls jusqu'à la mort de celle-ci. Ce furent les années tragiques de l'écrivain : celles du long désaccord conjugal, suivi de séparation, dont un certain écho s'est perpétué dans Richard Feverel et dans Modem Love, Nous aurions voulu, sinon saisir, du moins mieux deviner dans leur genèse ces deux fictions profondément humaines.

Sous ces réserves, la volumineuse correspondance de Meredith est pleine d'intérêt, et nous présente une vivante image de l'auteur à partir de sa trente-troisième année (1861).

Nous le voyons, d'abord seul et pauvre en compagnie de son fils orphelin, se créer une nouvelle famille par son heureuse union avec une Française, M^"® Vulliamy, en 1864. Veuf de nouveau en 1885, il est déjà contraint lui-même, par la maladie, à l'inactivité physique qui durera jusqu'à sa mort. Alors seule- ment la célébrité lui vient. Jusqu'alors il était bien résigné à ce que la nuit totale se fît rapidement sur ses romans et sur ses vers. " Vittoria glisse vers les limbes repose le reste de mes ouvrages, "écrit-il paisiblement à Swinburne en 1867.

Les trois enfants de Meredith recevaient de lui des pages affectueuses et charmantes. Mélancolique physionomie que celle d'Arthur Meredith, seul du premier mariage ! Sur le lit de cet enfant, le père a se pencher presque avec les sentiments de Sir Austin Feverel voyant dormir Richard, les circonstances

lOyS LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

étant si singulièrement analogues. Plus tard la nature " réservée et hautaine " du fils amena une séparation et un silence qui durèrent des années. Pendant ce temps Arthur Meredith vécut à l'étranger, sur de maigres ressources. En 1881, mortellement malade de la poitrine, il revint vers la maison et l'affection paternelles.

Bien que nous n'ayons pas une ligne de leurs réponses, plusieurs autres correspondants de Meredith se dessinent dans notre esprit en traits d'une fermeté remarquable. Tout d'abord le capitaine, puis contre-amiral, Frederick Augustus Maxse (i 833-1900), l'original de Nevil Beauchamp. Comme le héros du roman, il nous apparaît follement brave, impulsif, généreux, francophile ; comme lui il devint subitement radical dans une famille conservatrice et n'hésita point, par conviction, à sacrifier un avenir qui lui permettait toutes les espérances. La campagne électorale de Nevil à Bevisham, si amplement décrite dans Beauchamp, est celle de Maxse à Southampton en 1867; Meredith le seconda de sa personne.

La deuxième place, parmi les amis de Meredith, revient à Sir William Hardman, qui mourut éditeur du Morntng Post en 1890. Son torysme, son assurance, ses lunettes et sa carrure trapue sont ceux de Blackburn Tuckham dans Beauchamp. Compagnon de ses longues marches, Meredith ne le désignait que sous le surnom familier de Tuck. Sous sa signature ont paru en 1894 de très précieux souvenirs posthumes sur la jeunesse de Meredith.

Les lettres à Stevenson, qui fut dès 1878 un familier de Box Hill, sont relativement rares. Celles à John Morley, au contraire, abondent : très expansives. Elles renferment quelques vers inédits et fort beaux. On peut dire sans témérité que la fréquentation de Meredith a largement contribué à former la haute personnalité du Vicomte Morley actuel, Lord président du conseil privé.

Meredith sème au courant de la plume de nombreux juge-

NOTES ÏO79

ments littéraires, en particulier sur ses propres ouvrages. Voici par exemple un fragment d'une lettre envoyée le 9 novembre 1 906 au docteur Anders, Allemand : " Mieux que mes autres livres, VEgoîsie approche le degré voulu de plénitude, de parachève- ment. Mes critiques avouent que dans Diana of the Crosszvays respire une femme véritable, et je la sentais vraiment en moi quand j'écrivais. Certaines personnes aiment Rhoda Fleming; moi peu. Richard Feverel fut conçu sérieusement, et divers passages méritent la réflexion. Beauchamp n'atteint pas à la même profondeur, mais le travail superficiel y vaut mieux. " Au sujet de Diana, il faut lire encore une longue lettre à Lady Ulrica Baring, en date du 9 avril 1902.

Les remarques de Meredith sur notre pays surprennent à l'occasion. M. Clemenceau a trop d'esprit pour ne pas trouver celle-ci exagérée : " Clemenceau est le seul politique français notoire, chez les contemporains, que j'estime mentalement, moralement et cordialement. " (A l'amiral Maxse, 1 8 février 1884.) En 1870, entre le 15 juillet et les premières batailles, Meredith se montre beaucoup plus francophile que ses compa- triotes. Les mois suivants, il évolue nettement vers l'Allemagne, et dans les longues discussions qu'il eut à ce sujet avec le capi- taine Maxse, il semble avoir eu quelque peine à convaincre son interlocuteur.

Plus souvent gai que grave, le style de toute cette correspon- dance n'échappe pas entièrement à une recherche quelquefois excessive, mais dans l'ensemble la concision s'y accorde avec une clarté parfaite.

M. William Meredith mérite les remerciements de tous les lettrés. Les deux volumes dont il a groupé pour nous les maté- riaux précisent fortement la figure jusqu'alors vague de son père vers le milieu de l'âge. Ils nous aident à mieux comprendre toute une fiction dont beaucoup de personnages, selon l'expres- sion de Stevenson, sont de pures découvertes.

GÉRARD MaLLET.

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NOTULES

Le dessous du masque, poèmes par François Porche (Edition de la Nouvelle Revue Française, 3 fr. 50).

Un très beau livre et dont nous eussions aimé parler longue- ment si les principaux chapitres n'en avaient été publiés d'abord dans cette revue. Un livre auquel on ne donnera peut- être pas l'attention qu'il mérite, tant la qualité en est secrète. François Porche ne s'est pas créé un royaume poétique à part ; pour le suivre il n'est pas besoin de se dépayser. Il reprend les objets les plus ordinaires, les événements les plus inévitables de la vie humaine ; il les reprend avec son âme et elle leur impose une douce correction, un perfectionnement tout voisin, un approfondissement sur place par quoi ils nous sont rendus comme une seconde fois intérieurs. La seule intervention du poète ici est non pas de développer ni d'agrandir, mais simplement de remarquer avec plus de lenteur et de respect que nous ne saurions faire les choses mêmes que nous avons entre les mains, les passions qui nous sont communes avec lui. Il y a dans ce livre, sur l'amour et sur le plaisir, des poèmes d'une hardiesse qui, tant elle demeure proche des émotions normales, ressemble à la plus sévère pudeur. Et cette observance de la normale persiste jusque dans l'analyse des états les plus égarés, jusque dans cette suite admirable intitulée Pire que la mort, le poète revit l'histoire d'un de ses amis devenu fou. Rien de plus poignant que la façon dont il retrouve la santé au sein même du délire : il en ranime les traces, il la reconstitue et, par une

NOTULES IO81

audacieuse communion avec le dément, en l'aidant de son propre équilibre, il le rapproche de nous, il le rachète. Bien que son métier ne rappelle que de fort loin celui des Fleun du mal et qu'il n'en ait pas la perfection, c'est à Baudelaire que François Porche s'apparente le plus intimement. C'est le même pathétique : les passions les plus simples, les plus quotidiennes de l'âme, relevées comme des mendiantes au coin des rues, qu'on lave et qu'on rhabille, et de toutes choses la purification par la sympathie. Ce livre ne laisse pas au cœur de la joie, mais un austère réconfort, car il donne l'impression qu'il peut y avoir une grande richesse et une grande originalité à sentir comme tout le monde, à être un homme comme les autres.

Pour la musique, poèmes par Léon-Paul Targue (Edition de la Nouvelle Revue Française).

De même qu'il n'a voulu mettre dans cette délicate plaquette que quelques poèmes, de même Fargue en chacun d'eux n'a déposé que la quintessence de son impression. Quelques touches rares et distinctes, les mots n'atteignant, ne reconnaissant le paysage qu'aux deux ou trois endroits nécessaires pour l'animer. Tout l'art du poète est dans l'extrême raffinement du choix ; tant il est sûr de son affaire, il s'amuse parfois à n'élire que ce qui peut sembler le moins important ; mais cette coquetterie demeure si habile, que l'évocation réussit quand même, et bien plus délicieuse d'être plus détournée. Si la poésie est la culture du souvenir, voici l'un de ses plus subtils jardiniers, l'inventeur des " variétés '* les plus précieuses et les plus fragiles.

Diderot, les plus belles pages (Mercure de France, 3 fr. 50),

L'œuvre énorme et inégale de Diderot se prête, entre toutes,

au choix et à l'élagage, mais on ne saurait en enfermer l'essentiel

II

I082 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans un volume à 3 fr. 50. Toujours ce lit de Procuste il faut que Stendhal ou Diderot n'occupent pas plus de place que Chamfort ou Rivarol. On trouve dans le choix de M. Jacques Morland, des fragments qu'il n*est pas toujours facile de dénicher parmi les œuvres complètes. Mais pourquoi insister tant sur la Religieuse et si peu sur Jacques le Fataliste qui est pourtant si étourdissant de verve ? Un épisode comme Thistoire de Madame de la Pommeraie compte parmi les meilleurs récits du XVIIP siècle.

«

Puvis DE Chavannes, par René Jean (Alcan, 3 fr. 50;.

L'œuvre de Puvis, si simple, si droite, si dépourvue de dessous compliqués, de crises et d'à-coups, se passe parfaitement de commentaires. De bonnes reproductions, c'est tout ce qu'on demande. Qu'on y joigne, pour être complet, deux pages de chiffres et de dates. Mais puisque les grandes personnes sont devenues tellement raisonnables qu'il leur faut du texte pour les aider à regarder les images, nous acceptons volontiers celui de M. René Jean qui est composé avec soin et respect.

*

L'ÉPICIER, par Jean-Jacques Bernard (OUendorff, 3 fr. 50).

Il paraît que le journal professionnel de l'épicerie s'est ému de ce livre. " Depuis quatre-vingts ans, dit-il, qu'on nous bafoue, nous avons le droit de nous montrer susceptibles. " Evidemment ! Une chanson, un dicton, un jeu de mots peut peser sur une profession aussi lourdement qu'un tarif douanier ou qu'une crise de main d'œuvre, et M. Jean-Jacques Bernard aurait pu, par esprit de justice, faire de son pitoyable héros un marchand de couleurs ou un herboriste. Mais ajoutons que l'ironie du livre est si discrète, si mêlée de délicatesse et de bonté que

NOTULES 1083

vraiment il faut en considérer le titre comme une gentillesse plutôt que comme une offense.

Des trois nouvelles qui forment ce volume, l'impression qui se dégage est celle d'une charmante qualité d'âme. Bonté, scrupule, bonté portée jusqu'à la faiblesse, scrupule poussé jusqu'à l'impuissance. On ne manquera pas d'établir une parenté filiale entre les figures qui peuplent ce livre et celles qu'on trouve en maint roman de Tristan Bernard. UEpicier eût été signé d'un autre nom, qu'on n'eût pas sûrement fait le rapprochement. La manière de M. Jean-Jacques Bernard est plus rompue, plus timide ; la sensibilité est plus inquiète, l'objet de l'ironie est plus près du cœur. Ce qui manque encore, semble-t-il, à d'évidentes qualités d'observation, c'est un sujet qui les utilise, au lieu que jusqu'ici ce sont elles qui se servent du sujet pour se mettre elles-mêmes en valeur. L'affabulation manque de force et de singularité. C'est le propre d'un tel humour que de ne pas nous prendre aux entrailles ; du moins faudrait-il qu'il ne laissât point de repos à notre intérêt et à notre curiosité.

*

*

Contes rustiques, par Henri Dagan (Félix Carbonnel, 4 fr.).

Ce sont des contes de deux ou trois pages, dans l'esprit de nos fabliaux ou des aventures de Till Eulenspiegel : bonnes farces, mystifications, franches lippées, exploits de sympathiques fri- pouilles et de curés en ribotte. C'est un recueil de toutes les joyeuses histoires qu'on se raconte autour de la petite ville d'Apt, laquelle possédait déjà notre sympathie, grâce à cette feuille hebdomadaire qui fut pendant trois ans le modèle d'un journal de province satirique et littéraire : la Petite Gazette Aptésienne.

1084 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Souvenirs sur la reine Amélie de Portugal, par Lucien Corpechot (Pierre Laffite, 3 fr. 50).

Ce n'est pas une hagiographie, mais c'est un livre écrit avec piété ; ce n'est pas un livre d'histoire, parce qu'envers une femme détrônée qu'ont frappée deux révolutions, personne ne se soucie de jouer le rôle des Minos et des Rhadamante, mais ce sera un document pour les historiens ; on y trouve dès maintenant des vues intéressantes sur le Portugal, et avec une élégance un peu barrésienne, le récit vivant et ému d'événe- ments dramatiques.

Les cheminots, drames de la voie ferrée, par C F. de la Bernaise (Basset, 3 fr. 50).

De bonnes intentions ; de la familiarité avec la technique du Rail ; mais l'auteur n'a cherché dans le métier, qu'un cadre placer de bien gros mélodrames. C'est faire injure à Pierre Hamp que de dire qu'un tel livre fait mesurer la portée des siens.

« *

La découverte de l'avenir et Le grand état, par H. G. Wells, traduit par H. Davray {Mercure de France,

3 fr- 50)-

On ne s'attendait pas à trouver, dans les premières pages de ce livre, un Wells bergsonien ou berkeleyen. Comment le " scientifique " qui a célébré " le soleil de la généralisation qui se lève sur les faits ", en arrive-t-il, dans sa Redécouverte de Vunique, à proclamer l'irréductibilité des phénomènes les uns aux autres, et l'action maléfique des idées générales et du nombre qui nous frappent de cécité à l'égard de tout ce que la

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vie comporte de miracle et de mystère ? Les conclusions de Wells sont exactement celles du Common-place Book : " Toute chose qui existe est singulière. Si les hommes n'avaient pas pris les mots pour les choses ils n'auraient jamais pensé à des idées abstraites. "

Mais, dans les études qui suivent, la Découverte de VAveniry le Grand Etat, nous retrouvons le Wells qui nous est familier. Ici, le censeur des institutions britanniques, le Wells de Tono- Bungay et du Nezv MachiaveUi, dont la critique acerbe fait songer, dans Tordre littéraire, à un Bernard Shaw ou à un Masterman, dans Tordre politique, à un Winston Churchill ou à un Lloyd George. Là, le Wells déterministe à! Anticipations et de The Time Machine, qui se souvient de ses études du Royal Collège of Science et qui ce sont ses propres expressions " à force de regarder toujours en avant a cessé d'être tout à fait sensible à la beauté des choses immédiates ". Si Ton aime les contrastes, il faut, en fermant ce livre, relire telle page de la Couronne d^ olivier sauvage ou de Jusqu^à ce dernier de Ruskin et, surtout, l'admirable Napoléon de Notting Hill de Chesterton ;

Et tandis que des pédants mus faisaient observer Tel événement qui, froidement, mécaniquement. Devait arriver, nos âmes murmuraient dans r ombre : ** Possible, mais il ne manque pas de choses plus probables. "

C.V.

Le pays des aveugles, par H. G. ÏVells, traduit par H. Davray et B. Kozakiewicz. {Mercure de France, 3 fr. 50.)

En suivant Wells au pays des aveugles ou au royaume des fourmis et en écoutant tel de ses héros à qui je ne sais quel sens anormal offrait à certaines heures de l'existence, sous Timage d'une porte verte dans un mur blanc, une issue, un

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passage secret dans un monde infiniment plus beau que le nôtre, je songeais à ces quelques lignes autrefois lues dans la Revue Blanche : " Wells fait de vous ce qu*il lui plaît. Son imagina- tion, abstraite s'il en fut, se projette aussitôt sous une apparence concrète, sans effort, naturellement. Les sensations font corps avec le récit ; aucune n'en est détachable ; on se fait de l'évé- nement qu'il raconte une représentation continue. Ce n'est plus, à la manière d'Edgar Poe, l'analyse de l'état du patient ; mais une objectivité si précise qu'elle s'oppose et vraiment semble empiéter sur nous. "

Certes, je souscris entièrement à ce jugement. Mais, quel que soit l'intérêt que nous prenions aux moindres productions du Wells " première manière ", pourquoi tant différer la pré- sentation au public français des grands romans écrits sur le type de ce roman " divers, total, agressif" que l'auteur à! Ann Veronica définissait dans son manifeste de 191 2 ? Pourquoi laisser plus longtemps intraduites des œuvres aussi significatives que Kipps, the story of a simple soul^ Tono-Bungay, The New MachiavelU et Marriage ?

C.V.

BoccACE, par Henri Hauvette (A. Colin, Paris 19 14).

Ce livre est la contribution la plus complète que l'on ait fournie jusqu'ici à l'histoire de la vie et des œuvres de Boccace. Il manquait un livre d'ensemble sur l'auteur du Dècamérm. C'est un Français qui en a le mérite. M. Hauvette s'est préoc- cupé d'élucider dans la mesure du possible les nombreux pro- blèmes d'érudition que soulève la biographie de Boccace, et de nous offrir une analyse et un commentaire serré de ses œuvres.

Il a dégagé des écrits qui précèdent le Décaméron tous les germes qui s'y épanouiront plus tard : descriptions exquises, vigueur et finesse à la fois de la touche psychologique, charme

NOTULES 1087

voluptueux, dans le Philostrate, la Théséide et surtout dans cette Fiammetta l'on a voulu voir le premier essai de roman psy- chologique et qui est simplement, selon le mot de Boccace, une ** élégie " mais subtile et passionnée, écho de la Vita Nuova de Dante. Le livre de M. Hauvette est dédié à la " Parisienne inconnue qui donna le jour à l'auteur du Décaméron ".

On s'étonne que le sûr érudit qu'est M. Hauvette ait au cours de son livre si âprement attaqué le grand critique italien que fut De Sanctis, et qu'il méconnaisse à un tel point ce maître de synthèse littéraire. A son propos il fait sonner comme un injure les mots de " critique esthétique " ! Ces lignes ont été violemment relevées dans les journaux italiens et particu- lièrement par M. Benedetto Croce.

L. C.

Une lettre de M. Julien Benda.

Monsieur le directeur.

Paris, 6 mai 19 14.

Dans l'article de votre collaborateur sur ma Philosophie pathétique, à côté de vociférations dont je prends mon parti, se trouvent certaines déformations de ma pensée que vous me permettrez de rectifier.

Votre collaborateur cite cette phrase de M. Bergson : ** Nous nous créons nous-mêmes par un effort de volonté sans cesse renouvelé " ; et il ajoute : "M. Benda traduit (p. 81) : Est-il besoin de dire... si elle exulte cette société qui, toujours toute femelle, ne sait que le changement de direction du sentir, repousse toute organisation de l'âme et se salue en Mélisande, si elle trépigne quand un philosophe vient lui dire que l'insta- bilité de la conscience en est la forme supérieure ? " Ce mien passage ne prétend, tout lecteur qui voudra bien s'y reporter le constatera, h aucune espèce de rapport avec la.

I088 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pensée précitée de M. Bergson ; laissez-moi admirer l'habileté qu'on apporte à le présenter comme en voulant être une ** traduction ". Au surplus, je n'ai point du tout négligé, comme on l'affirme, d'observer que la thèse bergsonienne de la ** mobilité ", si elle pose le primat de Vinstabilité, pose en même temps (et par une contradiction que j'ai fait ressortir) le primat de V action et de la volonté, et n'ai point laissé de montrer que, sous cet autre aspect, elle contente un autre besoin de pathétique.

Votre collaborateur me fait dire que le Bergsonisme est une philosophie du pur sentir, à.Vi pur sentiment. ]'ai dit, et unique- ment : " du pur sentir ". La nuance n'échappera à personne : la philosophie àxi pur sentir est celle de Schopenhauer, à laquelle j'ai assimilé, en ce sens, celle de M. Bergson ; votre collabora- teur s'arrange à faire croire que je l'ai assimilée à celle de d'Urfé.

Votre collaborateur me fait dire : " Si l'on appelle démo- cratie une société en quête du seul sentir, qu'elle cherche aux voies les plus étranges, le bergsonisme est rigoureusement la philosophie d'une démocratie. " Il ajoute : " Ce rigoureusement est admirable et concluant. Les définitions proposées pourraient être inverties : il serait aussi facile de démontrer que la démocratie a sa source dans une philosophie purement rationa- liste et que c'est même la conception la plus généralement adoptée. " Permettez-moi de mettre sous les yeux de vos lecteurs mon texte intégral, en y rétablissant certains mots dont tout le monde comprendra combien votre collaborateur, pour me faire la leçon qu'il me fait, avait besoin de les supprimer : ** Si l'on appelle, suivant une dénomination évidemment abusive

mais généralement reçue, démocratie etc " (On voit qu'il ne

s'agit de rien démontrer.) Quant à ce que ce sens du mot démocratie, société toute sensuelle, soit adopté aujour- d'hui par tout un monde nombreux et important {généralement ne veut pas dire universellement), c'est ce que les milieux litté- laires seront certainement les derniers à me contester.

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NOTULES ' 1089

Enfin votre collaborateur dénonce, comme un manque- ment de ma part, qu'au lieu de considérer le Bergsonisme en lui-même je l'ai considéré sous son aspect mondain. Laissez- moi apprendre à vos lecteurs que c'était précisément mon sujet en cet opuscule, que je l'y ai déclaré dès la première ligne, rappelant en maint endroit que, pour ce qui est de cette philosophie en elle-mîme, j'en ai traité dans d'autres écrits.

Aussi bien trouveront-ils en ces autres écrits (notamment dans un travail paru au Mercure de France sous le nom de Réponse aux défenseurs du Bergsonisme, i®"^ et 16 juillet 191 3) une réponse aux attaques de votre collaborateur contre mon inter- prétation de cette philosophie, notamment de la doctrine de 1' " intuition " ; car ces attaques sont, à la forme près, celles qu'on m'a toujours faites. Ils pourront juger à ce propos la valeur de son assertion, suivant quoi les idées que je combats seraient par moi " déformées systématiquement ".

Veuillez agréer. Monsieur le directeur, l'expression de mon entière considération.

Julien Benda.

La Société d'Encouragement aux Beaux-Arts de Liège a organisé, sur l'initiative de son président M. A. de Neuville, une exposition de l'œuvre lithographie d'Honoré Daumier au Palais des Beaux-Arts, du 16 Mai au 21 Juin.

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LES REVUES

Revues Françaises.

Dans la Revue Bleue du 1 8 et du 25 Avril M. Louis Thomas annonce qu'il entreprend la publication de la Correspondance générale de Benjamin Constant et donne la primeur d'un certain nombre de lettres de l'écrivain à sa famille. Elles nous révèlent un Benjamin Constant plein de tendresse et d'attention pour les siens. On voit pourtant apparaître en certaines ce mélange de tourment et d'indolence dont son âme était composée. Pour le bien saisir, il suffit de rapprocher les deux passages suivants :

Je suis le seul peut-être de qui l'existence n'ait pas été bouleversée par les circonstances publiques. Cela tient à ce que la destinée, ayant mis en moi-même de quoi remplacer outre mesure tous les boule- versements extérieurs, n'a pas voulu faire un double emploi, et s'en est fixée à moi du mal qu'elle m'avait réservé.

Il faut laisser aller les jugements qu'on porte sur moi. Je ne trouve pas qu'on ait tort de les porter, quoiqu'ils soient faux. Il ne vaut pas la peine de les réfuter d'avance.

Le même douloureux désintéressement de soi-même se fait sentir dans ce compte-rendu de sa vie quotidienne, qui se ter- mine par une allusion à ses relations avec M'^^'de Staël :

Vous me reprochez de ne pas vous donner sur moi-même assez de détails, et je vous remercie de ce reproche qui est une preuve d'intérêt. Ma vie est si uniforme qu'elle ne vaut guère la peine d'être décrite. Cependant, si vous en voulez l'histoire, la voici en quatre mots. Je me lève assez tard, et toujours avec le regret de ne

LES REVUES I O9 I

pas m'être levé plus tôt. Je travaille jusqu'à 6 heures à peu près, à moins que des visites ne m'interrompent, ce qui m'arrive plus que je ne le voudrais. Je vais dîner alors dans le monde, je fais cinq ou six visites jusqu'à minuit, puis je me couche. La société m'est devenue plus nécessaire qu'elle ne me l'était autrefois, ce qui est une preuve que je vieillis, et comme le seul moyen de voir du monde est de dîner chez les gens, j'ai pris ce parti. Voilà de compte fait vingt- quatre jours de suite que j'accepte des invitations. Les lampes me fatiguent, et les dîners me font mal. Mais ce sont des inconvénients inséparables de la vie de Paris. La conversation est restreinte, et tant soit peu gênée. Cependant on s'en tire, et ce bruit de la société chasse l'espèce de mélancolie qui s'empare de moi quand je passe tout un jour dans la solitude. J'achève mon histoire des religions anciennes, ou pour parler plus exactement, je l'avance, car je ne sais encore bien précisément quand elle sera achevée. Mon temps se passe vite, et le présent serait tolérable, s'il n'y avait pas d'avenir je ne désespère cependant pas de l'avenir, comme vous en déses- pérez pour moi, et comme je n'en exige pas grand chose je ne serai peut-être pas trompé. J'ai un besoin de repos et de vie domestique, qui me donnera la force de l'atteindre avant que le moment soit passé. C'est sans pouvoir méjuger complètement qu'on m'accuse de faiblesse. Il faudrait avoir été dans mes circonstances pour savoir ce qu'on aurait fait, et je le dis dans la plus profonde conviction, je crois que pour faire mieux, il aurait fallu valoir moins.

Les Lettres consacrent leur numéro du 1 5 Avril tout entier à une étude de M. René Johannet sur V Evolution de Georges SoreL En voici la conclusion :

Esprit bizarre et carré, lourd et subtil à la fois, dur et capiteux, plus qu'indigène, de la terre, que vous êtes rare et insoupçonnable! Cette Soltditât impassible que Goethe saluait dans les anciens, revit en vous, mais passionnée et nébuleuse, suspendue entre ciel et terre et pleine de chants, comme la Cité des oiseaux. Par tous vos mouve- ments vous éludez nos tristes pièges et tout ce que vous touchez se transforme. vous êtes passé l'atmosphère prend une teinte plus riche et la matière s'enorgueillit, comme d'être soudain jetée

1092 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

au creuset de Nicolas Flarael, alchimiste et bon Français. Rénova- tion, don magistral qui vous " suit et trace " comme une eau de jouvence qu'on n'épuise pas. Non, il n'avait pas tort ce sympathique abbé de province, qui louant Péguy, l'autre jour, d'avoir révélé pas mal de jeunes, comme on dit, vous citait et en bonne place ! parmi les jeunes révélations. Un peu de lecture ['écartera de cette idée, mais beaucoup l'y ramènera.

Et c'est sur ce trait que je termine. M. Sorel est un jeune, envers et malgré tout, et il est un professeur de Jeunesse.

«

Le deuxième Cahier Vaudois (20 Avril 19 14) contient une étude inégale, parfois obscure, et d'un style tourmenté, mais dans l'ensemble très intéressante de M. Paul Budry sur Fé/ix Valhtton ou le Retour a P impassible. Citons-en quelques passages :

Vallotton peint comme on fait des sabots ; on prend mesure, et en avant l'outil. On dirait qu'il copie un tableau qui préexiste. Sans hasard, sans boutades, sans inconnue. Aussi ne dépend-il pas d'une réussite.

Et plus loin :

Attrait de l'absurde ! Plus j'enfonce dans les gris corridors que m'ouvrent ses tableaux, plus je me sens éloigner de mon temps, et de ce' par quoi je tiens à mon temps, des fins de mon désir, des voies actuelles de ma volupté. Et j'en éprouve un cruel contentement. A chaque seuil nouveau, je me défais d'une faculté de jouissance, d'une notion de bien-être. Ici les délices de l'air, ici les floraisons trompeuses de la lumière, les couleurs et leurs chants innombrables, la suavité charnelle des créatures, l'ivresse végétale des saisons. Je m'exerce à la saveur pauvre de l'incolore, je me sèvre et me retranche. Je m'enseigne à jeûner de tout ce qui est mouvement, pensivité et illusion. Tout cela n'était-il pas énervement, surchauffement de cellules... ? L'art ne serait-il pas de resserrer sa vue jusqu'aux infimes limites la forme devient certitude } Hors des bestialités et des sentimentalités, hors des lyrismes et des curiosités affolées de voir ce qui n'est pas^ ici j'ai ce fort sentiment de toucher enfin à quelque

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chose, le symbole renoue à la réalité. Je réintègre un état de choses antérieur à l'aventure artiste, un état de l'objet avant que l'imagination s'y mette et le décompose, avant que l'atmosphère le dissolve et le digère, avant que le poète y passe. Et cela aussi est une délectation. L'aboutissement logique de cette peinture est la négation de l'art dans l'imitation absolue. Peut-être.

Mais ne serait-ce pas aussi un joie rare et vierge de voir s'éteindre le vieux flambeau de la beauté, de dessiner avec ses cendres les arêtes d'un cube parfait et d'y inscrire : Tout est hébétude et constance ?

La Revue des Français du io Avril inscrit au dessous d'une des photographies dont elle a l'habitude de récompenser ses lecteurs, cette légende :

Le Prince Albert de Monaco dans son laboratoire, dont on va célébrer le a 5* anniversaire de son règne.

Mémento ;

La Revue de Farts ( 1 5 Avril) : " Une étude sur la passion ", par la Comtesse de Noailles. " Un petit monde ", roman, par Emile Clermont.

La Revue Bleue (2 et 9 Mai) : " La Quittance du diable ", pièce inédite en 3 tableaux mêlés de chant, par Alfred de Musset.

La Revue Hebdomadaire (25 Avril et N''^ suivants) : " Enquête sur les témoignages de l'expérience ".

La Vie des Lettres (Avril 19 14) : "Verlaine et Mallarmé'*, texte de la conférence prononcée par André Gide au Théâtre du Vieux-Colombier. Poèmes du poète russe contemporain Balmont : le premier est consacré à larovit ou larito, le dieu auquel s'adressent les rites du " Sacre du Printemps ".

Les Ecrits Français (5 Avril) : " Les Nations d'après leurs journaux ", par Gabriel Arbouin.

Les Cahiers d^ Aujourd'hui (Février) : " Fragments *

I094 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d*Octave Mirbeau. " La Flandre ", extrait d'une conférence d*Emile Verhaeren. " Veillée de Noël ", par Marguerite Audoux. " Propos d'un Normand ", par Alain.

V Opinion (i i Avril et N*"» suivants) : " L'an prochain, à Jérusalem ", roman par J. J. Tharaud.

VOlivier (Avril) : Deux poèmes de Mistral.

Le Feu (Avril) : Réédition de l'étude de Lamartine sur Mistral.

La Revue Critique des Idées et des Livres (lo Avril) :

Hommage à Mistral.

# * *

Revues Allemandes :

Die GUldenkammer, Mars 19 14:

Sous la signature de Hans Franck un article sur le " drame de style ". Ce n'est pas d'aujourd'hui que date l'effort des Allemands pour atteindre à ce style dont ils ne cessent de déplorer l'absence. Dans tous les domaines de l'art et des lettres Stefan George, Karl Scheffler, Adolf Hildebrandt, Van de Velde, Georg Hermann, Paul Ernst ont tâché à sortir du chaos. Il semble qu'aujourd'hui dans la " lutte pour le style " on s'attache surtout à réformer, à re-former le drame allemand.

Sophocle ou Shakespeare ? Déjà Paul Ernst et Georg von Lukàcs se posaient la question. D'une manière qui n'est point pertinente, pense Hans Franck. D'accord avec ses devanciers pour proclamer que " drame naturaliste " est une antiphrase, il estime néanmoins qu'il faut désormais tenir compte des conquêtes récentes : celles du réalisme qui s'est assimilé le monde sensible, celles du néo-romantisme, qui s'est appliqué à l'analyse des réactions de l'âme. Mais il faut renoncer aussi bien au symbolisme facile de l'un qu'au pittoresque superficiel de l'autre. Il faut apprendre à " laisser tomber " tout ce qui ne concourt point à rendre l'idée et l'essence des choses ; se tenir à égale distance de Sophocle et de Shakespeare, tous deux trop

LES REVUES ^^9 S

parfaits pour qu'il puisse être encore intéressant de recommencer ce qu'ils firent. C'est à Henri de Kleist qui tenta, à son heure, une synthèse du classique et du moderne qu'il faut revenir. Unir la perfection de ceux qui surent évoquer la réalité à la perfection de ceux qui surent V interpréter, " l'essence à l'être, l'idée à l'incarnation, le métaphysique au réel ", telle est, conclut Franck, l'œuvre à laquelle doivent s'atteler les écrivains allemands.

Ces considérations sont caractéristiques. De jour en jour s'accuse en Allemagne cette tendance néo-classique qui, après s'être affirmée d'abord dans le lyrisme d'un George, d'un Voll- moeller, d'un Stucken, ou dans la prose d'un Thomas Mann, d'un Emil Ludwig, se fait jour aussi au théâtre : " Nous avons trop oublié, disait Thomas Mann dans un article récent, que le style, la mesure, le rythme, la forme voire même un certain formalisme, une certaine convention cérémonieuse sont insépa- rables de l'essence même du drame... Richard Wagner, qui avait à un si haut point le sens du "théâtral", l'avait bien compris : d'où Parsîfal. Toute son œuvre l'y conduisait logiquement ".

Revues Anglaises.

Poetry and Drama, (Londres) Mars 1 9 1 4, paraît sous une couverture bleu clair qui la fait ressembler un peu à la English Reviezv. Poésies de Maurice Hev^'lett, Ezra Pound, Godfrey Elton et James Elroy Flecker. De bons comptes-rendus. L'excellente chronique française de F. S. Flint.

The Romanic Review, (New- York) Octobre-Décembre 1 9 1 3, contient une longue étude sur le thème de la " Mort Arthur " dans le roman médiéval, par J. Douglas Bruce ; et une étude sur " les Sources du Roman de la Violette ", par D. L. BufFum.

The New Witness, (Londres) 1 6 Avril : Article de. F. Y. Eccles : " France and the new royalists ".

The New Weekly (Londres) est un nouveau journal hebdo-

1096 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

madairc, indépendant en politique, et qui est, par ses tendances, le choix de ses collaborateurs, la plus moderne et la plus litté- raire des publications hebdomadaires anglaises.

« # *

Revues Italiennes.

1/ Marzocco (Florence) zz mars : une étude d'Alfredo Understeiner sur le compositeur Riccardo Zandonai. N'' du 29 mars : articles sur Mistral; sur les drames élizabéthains récem- ment traduits en italien, par G. S. Gargâno. Les Praemargi- nalia et les Marginalia.

La Voce (Florence) 28 mars : pleins d'intéressants comptes-rendus de livres récents, notamment de " Quelques Juifs " d'André Spire (par Felice Manigliano), d'une " Geschichte der Spanischen Malerei " de A. L. Meyer (par Roberto Langhi).

France-Italie (Florence et Paris) i^"" mars : poèmes en prose, de Carlo Linati, traduits par L. C. "L'Opinion française et l'Italie vers 1840", par B. Crémieux. Les excellentes chroniques.

Revues Espagnoles.

Revista de America (Paris) 10 avril : Supplément " La Actualidad " contenant des traductions d'André Gide, d'Alexandre Mercereau, une série de sonnets de José Eustasio Rivera. A l'intérieur de la revue " Mi doctrina y el pensa- miento de mi raza ", par Diego Ruiz. Poésies d'un jeune écri- vain équatorien, W. Pareja.

Revue sud-américaine (Paris) avril : Deux poésies de Ramon del Valle-Inclan (avec traduction française de Jacques Chaumié). Un article d'ethnographie américaine, par Rey de Castro (qui discute l'existence de l'Atlantide).

Cuba contemporànea (La Havane) mars : Fin des Lettres d'amour de la poétesse cubaine Gertrudis Gomez de Avellaneda

toll

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS

LE TOME XI (Janvier-Juin 19 14)

FRANÇOIS-PAUL ALIBERT Une Visite à Jean-Dominique Ingres . . . . 185 (LXII)

MICHEL ARNAULD

Quelques juifs, par André Spire . . .

C'est la vie, par Jean Gaument et Camille

Sée

Notules : La Fille de l'homme, par Maurice Quillot. Kaligouça le Cœur-Fidèle, par André Lichten- berger. Essais de critique litté- raire et philosophique, par René Gillouin. Etudes et Recherches, par Albert de Bersaucourt. Le Trésor du tourisme : L'Italie Septentrionale. La Sculpture vénitienne, par Pierre de Bou- chaud. Les Mœurs du Temps, par Alfred Capus, Maximes morales et immorales, par Etienne Rey. Les petites choses qui font plaisir, qui vexent, qui flattent, par Emile Berr. Au hasard de la vie, par Edouard Lockroy. Ombres françaises et visions anglai ses, par le C*' d'Haussonville .

Mengeatte, par Raymond Schwab

L'Héritage, par Henri Bachelin . . Notule : Contes et Récits Vosgiens, par Fernand Baldenne ....

Le Seul Invisiblef'pâr Gabriel Marcel

Le Japon, par Lafcadio Hearn. . .

Mirages d'exil, par Jean Renaud . .

336 344

(LXII) (LXII)

361

893 899

915 1054 1059 1063

(LXII)

(LXV) (LXV>

(LXV) (LXVI) (LXVI) (LXVI)

FELIX BERTAUX

Das Hermann-Bahr Buch 357 (LXII)

Frau Bcate und ihr sohn, par Arthur

Schnitzler 359 (LXII)

Ver kundiging ( L' Annonce faite à Marie), par Paul Claudel, trad. de Jakob Hegner 734 (LXIV)

JACQUES-EMILE BLANCHE Autour de Parsifal 422 (LXIII)

LOUIS CHADOURNE

Le Tragique quotidien, Le Pilote aveugle,

Un homme fini, par Giovanni Papini . 172 (LXI)

Notule : L'Italie Moderne, par le

Prince Giovanni Borghèse . . 534 (LXIII)

Œuvres de Carlo Dossi 906 (LXV)

Notule: ^occac^, par Henri H auvette 1087 (LXVI)

PAUL CLAUDEL

WolfDohrn 498 (LXIII)

Protée (Acte I) 598 (LXIV)

Protée (Acte II) 795 (LXV)

LOUIS DEMONTS Poèmes en prose 212 (LXII)

EDOUARD DOLLÉANS

Le vieux Garain, par Gaston Roupnel . 341 (LXII)

L'Entrave, par Colette Willy .... 510 (LXIII) Une philosophie pathétique, par Julien

Benda . 885 (LXV)

LÉON-PAUL FARGUE

Au Salon d'Automne 165 (LXI)

.^ternae memoriae patris 594 (LXIV)

HENRI FRANCK Lettres 369 (LXIII)

tofi

HENRI GHEON

Du coté de chez Swann, par Marcel

Proust ; 139 (LXI)

Les choses Voient, par Edouard Estaunié 143 (LXI)

L'Irréguliére, par Edmond Sée ... 161 (LXI)

Au musée Jacquemart. André, aux gale- ries Druet, Bernheim, Malpel etc. . 169 (LXI)

Le chèvrefeuille, pair G2ibnQ\ed'Annunzio 346 (LXII)

L'Ingénu, par Charles Méré et Régis

Gignoux, d'après Voltaire .... 348 (LXII)

La Danse devant le miroir, par François

deCurel 513 (LXIII)

Le Baladin du Monde Occidental, par

J. M. Synge 518 (LXIII)

Au Théâtre du Vieux Colombier : V Avare de Molière, V Echange de Paul Claudel, le Testament du Père Leleu,de R.Martin

du Gard 521 (LXIII)

Notule : Exposition Jacques- E.

Blanche 530 (LXIII)

Promenades Littéraires (V série), par

Remy de Gourmont 718 (LXIV)

Lumières du monde, par Paul Castiaux 720 (LXIV)

Cendres, par Edouard Ducoté .... 723 (LXIV)

La Flûte Fleurie, par Tristan Derême . 724 (LXIV)

L'i4wdtfwPwr^a/oî>d,par Pierre Nothomb 726 (LXIV)

Les poètes de Madame Sarah Bern-

hardt 731 (LXIV)

Petites expositions : Ch. Camoin, l'Art

Décoratif, Picasso etc 732 (LXIV)

Un Institut de culture française à

Bruxelles 736 (LXIV)

Notules : Chez les passants, par Villicrs de l' Isle- Adam. Métiers divins, par Jean de Bosschère . 912 (LXV)

ANDRÉ GIDE

Les Caves du Vatican (I) 5 (LXI)

Les Caves du Vatican (II) 220 (LXII)

Les Caves du Vatican (III) 438 (LXIII)

Les Heures Bénédictines, par Edouard

Schneider 508 (LXIII)

Les Caves du Vatican {fin) 645 (LXIV)

P. G. LA CHESNAIS La Jeunesse d'Ibsen 74 (LXI)

PIERRE DE LANUX Journée de Tsoushima 416 (LXIII)

VALERY LARBAUD

La Littérature^ création, succès, durée,

par F. Baldensperger 135 (LXI)

Hère are ladies, par James Stephens. . 353 (LXII)

Chance, par Joseph Conrad 527 (LXIII)

Notule: De Byron à Francis Thomp- son, par Floris Delattre .... 913 (LXV) Theflying inn, par G. K. Chesterton . . 1072 (LXVI)

THÉODORE LASCARIS

De la bibliographie dramatique et de la

nécessité d'une bibliothèque théâtrale 156 (LXI)

GÉRARD MALLET Ld/r« de Georges Meredith 1076 (LXVI)

ROGER MARTIN DU GARD

Jeanne d'Arc a-t-elle abjuré f par Marcel

Hébert 891 (LXV)

MARCEL PROUST A la recherche du temps perdu 921 (LXVI)

JACQUES RIVIÈRE

Exposition Cézanne 351 (LXII)

Parsifal 757 (LXV)

CÉLINE ROTT

Journal de voyage (Canada) (I) 770 (LXV)

Journal de voyage (Canada) (II) 977 (LXVI)

GASTON SAUVEBOIS

La Vie et V Amour, par Abel Bonnard . 153 (LXI) Notules : Portraits de sentiment, par Edmond Pilon. Figures et ques- tions de ce temps, par Paul Fiat . 532 (LXIII) Les Hasards de la Guerre, p3.r]ea.nV2inot 896 (LXV) Essais critiques, par Eugène Peterfy . . 106 1 (LXVI)

no

JEAN SCHLUMBERGER

Jean Bar ois y par Roger Martin du Gard 147 (LXI)

La Maison Blanche, par Léon Werth . 151 (LXI)

Louis Nazzi 315 (LXII)

L'Enquête, par Pierre Hamp .... 727 (LXIV)

Miguel Manara, par O. W. Milosz . . 729 (LXIV)

Midsummer night's dream 901 (LXV)

Contes d'Italie, Y>^v M^,xivnQGov)i\. . . 1066 (LXVI)

Exposition P. Jouve 1070 (LXVI)

WILLY SCHMID

Deux œuvres récentes de Claude De- bussy 1068 (LXVI)

STENDHAL Journal: Séjour à Brunswick, 1807-1808.

545 (LXIV)

\

ANDRE SUARES

Chronique de Caërdal : Hamlet, première

partie 125 (LXI)

Chronique de Caërdal : Hamlet, deuxième

partie 305 (LXII)

Chronique de Caërdal : Ardente sérénité 486 (LXIII) Chronique de Caërdal: D'après Stendhal,

première partie 853 (LXV)

Chronique de Caërdal: D'après Stendhal,

deuxième partie 998 (LXVI)

ANDRÉ THÉRIVE Elégies .970 (LXVI)

ALBERT THIBAUDET

Le Cinquantenaire d'Alfred de Vigny. . , . 105 (LXI)

Un poète et la poésie provençale . , .319 (LXII) Notule : King Harald, par Luc

Durtain ^66 (LXII)

La Bataille Réaliste, par Emile

Bouvier 500 (LXIII)

Le Père, par Georges Valois . . . 502 (LXIII)

Sueur de sang, par Léon Bloy . . 509 (LXIII)

Réflexions sur la littérature : La Grande pitié des Eglises de France, par Maurice Barrés 705 (LXIV)

Réflexions sur la littérature : Anthologie des avocats français contemporains par Fernand Payen . ^ 872 (LXV)

Réflexions sur la littérature : La Nouvelle Croisade des enfants, par Henry Bor- deaux 1035 (LXVI)

Didier, homme du peuple, par

Maurice Bonneff 1064 (LXVI)

EMILE VERHAEREN Poèmes 397 (LXIII)

FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN Les Noces d'argent 204 (LXII)

CHARLES VILDRAC Poèmes 98 (LXI)

CAMILLE VETTARD

Les Fêtes du Muscle, par Georges Rozet

Une conférence sur Kipling poète . .

Nicolas Gogol, par Louis Léger, . . .

Notules : La Découverte de l'Avenir

et le Grand Etat, par H. G, Wells.

Le Pays des Aveugles, par

505

903

1046

(LXIII)

(LXV) (LXVI)

H.G.Wells 1085 (LXVI)

XXX

Notule : La Voie Sacrée, par Jules

Laroche 368 (LXII)

Notule : Tu es femme, par Harlor . 531 (LXIII) Troisième liste de souscription à l'édition

monumentale d'Une Saison en enfer . 738 (LXIV)

Notules : La Chine en révolution, par Edmond Rottach. Croquis d'Outre- M anche, par Jacques Bar- doux 914 (LXV)

Notules : Le Dessous du Masque, par François Porche. Pour la Musique, par Léon- Paul Fargue.

Diderot, les plus belles pages, ^

Puvis de Chavannes, par René î / 0 ->

Jean. L'Epicier, par Jean-Jac- ques Bernard. Contes Rustiques, par Henri Dagan. Souvenirs sur la Reine Amélie de Portugal, par Lucien Corpechot. Les Cheminots, drames de la voie ferrée, par C. F. de la Bernaisc 1080 (LVXI) Une lettre de M. Julien Benda . . . 1087 (LXVI)

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Le Gérant : André Ruyters.

Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).

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N85

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La Nouvelle revue française

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