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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE

DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE

TOME XV

PARIS

3 5 & 3 7, RUE MADAME, 35 & 37

1920

3.0 ■115

SHAKESPEARE :

ANTOINE ET CLÉOPATRE

ACTE I

SCENE PREMIERE

Philo\. Parbleu cet cngoùment de votre chef, passe la mesure ! Ces regards altiers qui sur les rangs pressés des légions combattantes étincelaient pareils à Mars dans son armure^ désormais détournés et soumis, inclinent leur dévotion vers un front basané. Ce cœur (dominateur, dont les larges battements dans l'ardeur de la mêlée faisaient sauter les boucles de sa cuirasse, à présent renonçant sa vertu n'est plus qu'un éventail entre les mains de l'Egyptienne pour attiser et calmer ses chaleurs de gipsy... '<-^. ^-*^ A . I J

Tenez ! voyez-les qui s'avancent. Examinez-les bien et reconnaissez seulement un des trois piliers du monde dans ce fou, ce hochet à putain. Regardez !

Cléopatre. Si c'est vraiment l'amour, jusqu'où s'étend-il, dites ?

6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Antoine. Fi, du piteux amour qui se laisserait

mesurer! - ^.xn < 'J-l >.uà:>- u-- ï h <!■<■-■' .■

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Cléopatre. Je veux poser la borne à l'extrémité d'être aimée. -, ^ . , ' ,^

Antoine. Alors inventons sous des cieux neufs

quelque terre inconnue.

(Entre un scn'iieur.)

Serviteur. Nouvelles de Rome, mon bon Sei- gneur.

Antoine. Quel ennui !... Résume. ,

Cléopatre. Mais écoutez-les donc, Antoine î'Qui sait ! Fulvie peut-être bien,; s'irrite. , Peut-être qu'Oc- tave, ce nouveau César au blanc bec, mande des ordres souverains : « Qu'Antoine aille ici; Qu'il agisse ainsi. Qu'il s'empare de ce royaume ; qu'il le libère. Qu'il m'obéisse ou qu'il soit condamné. »

Antoine. Calmez-vous, mon amour.

Cléopatre. Qui sait ! Et même cela me paraît probable : c'est peut-être votre congé que César-Octave vous envoie : il ne faut pas que vous demeuriez ici plus longtemps. Prêtez Toreille, Antoine. Ecoutons la som- mation de Fulvie... je voulais dire : d'Octave. Faites entrer les messagers. Aussi vrai que je suis reine d'Egypte, vous rougissez, Antoine, et ce sang sur votre visage rend hommage à César... Non ! c'est de confu- sion qu'il rougit, lorsque le réprimande la voix stridente de Fulvie. Allons ! ces messagers !

Antoine. Puisse le Tibre te dissoudre, Rome ! et l'arche immense du naissant Empire crouler ! Voici mon univers... Les royaumes sont de l'argile et ce même limon fangeux nourrit indifféremment la bête et

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 7

l'homme. Cela seul ennoblit la vie (// rembmsse) quand c'est le jeu d'un pareil couple, aussi mutuellement bien assorti que nous sommes ; j'assigne le monde entier à reconnaître, et sous peine de châtiment, qu'il n'en sau- rait exister de pareil.

Cléopatre. Mensonge adorable ! Est-ce donc pour ne pas l'aimer qu'il épousait Fulvie ? Je ne suis pas si folle que j'en ai l'air. Antoine restera toujours le même.

Antoine. Mais exalté par Cléopatre. A présent, pour l'amour de l'amour et de chaque instant qu'il colore, ne laissons pas notre temps s'abîmer dans des délibérations maussades. Il n'est pas une minute de vie que je consente à laisser fuir sans réclamer d'elle un plaisir.- Le programme de cette nuit }

Cléopatre. Entendre les ambassadeurs.

Antoine. Taquine. Reine admirable à qui tout sied : gronder, rire, pleurer ; et en qui chaque passion qui lutte, affirme sa plénitude et sa beauté. Je n'écou- terai pas d'autres messages que les tiens. Seuls, tous les deux, ce soir, nous allons errer dans les rues et nous mêler aux mœurs du peuple. N'était-ce pas ce que vous souhaitiez l'autre nuit } Venez, ô ma Reine. Non ; ne nous parlez pas.

(Antoine et Cléopatre sortent ainsi qiie leur suite.)

Démétrius. Quoi ! C'est tout le cas qu'il fait de César ?

Philon. Parfois, comme s'il oubliait d'être Antoine, il se dessaisit un peu trop de cette dignité qui décemment ne devrait point quitter Antoine.

8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Démétrius. Je suis navré de le voir ainsi prêter aux calomnies qui courent les rues de Rome. Espérons pour demain une conduite plus digne. Bon repos.

SCÈNE II

Une salle du palais.

Charmion. Seigneur Alexas ! Suave Alexas ! Superlatif Alexas ! Alexas plus que parfait... Qu'avez- vous fait du diseur de bonne aventure dont vous chan- tiez les louanges à la reine ? Oh ! qu'il me fasse con- naître cet époux qui doit selon vous cacher ses cornes sous les guirlandes. ,

Alexas. Bonne aventure.

Devin. Plaît-il ?

Charmion. C'est celui-là ? C'est vous^ Monsieur, qui savez l'avenir ?

Devin. Dans le livre infini de la nature je sais lire quelques secrets.

Alexas. Tendez-lui votre main.

(Entre Enobarhus.)

Ekobarbus, Vite, apportez ici les liqueurs et les friandises ! Et pour boire à la santé de Cléopâtre qu'on ne mesure pas le vin.

Charmion. Ah ! mon bon Monsieur, donnez-moi la bonne fortune.

Devin. Je prévois l'avenir, mais je n'en suis pas l'artisan .

Charmion. Je vous en prie, prévoycz-le.

Devin. Je vois votre avenir tout en rose.

SHAKESPEARE : AKTOINE ET CLEOPATRE 9

CHAR.MION. Est-ce mon sang qui le doit colorer ?

Iras. Il veut dire que quand tu seras vieille tu te peindras.

Alexas. Ne troublez pas sa prescience. Un peu de sérieux.

Charmion. Chut !

Devin. Vous serez aimée moins que vous n'ai- merez.

Charmion. Je noierai dans les libations mon amour.

Alexas. Ecoutez-le donc.

Charmion. Allons, maintenant, une merveilleuse aventure ! Trois rois épousés dans une matinée et dès l'après-midi être veuve ! A cinquante ans passés, j'ac- couche d'un enfant à qui Hérode de Judée rend hom- mage ; non, il cherche par quel moyen Octave César va demander ma main, comme celle d'une Cléopâtre nou- velle.

Devin. Vous survivrez à la dame qu'aujourd'hui vous servez.

Charmion. Bravo ! Pour une longue vie, ah ! j'ai plus d'appétit que pour des figues.

Devin. Je vois votre existence d'hier meilleure que celle-là qui vous attend.

Charmion. Oui^ je comprends : pas de nom de famille pour mes enfants. Mais je vous prie : combien de garçons ? combien de filles ?

Devin. Si chacun de vos désirs avait matrice et souffrait d'être fécondé, je vous en prédirais un millier.

Charmion. L'insolent ! Si l'on ne passait pas tout aux sorciers...

10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Alexas. Vous croyez donc que vos désirs ne sont connus que de vos draps ?

Charmion. SufRt. Au tour diras.

Alexas. Oh ! nous voulons tous y passer.

Enobarbus. Moi, je prédis ce soir la forte cuite, pour moi-même et pour plus d'un ici.

Iras. A défaut d'autre chose vous pouvez lire dans ma main la chasteté,

Charmion. Comme on lit la famine dans le Nil débordé.

Iras. Fou compagnon de lit, tu n'entends rien à la chiromancie.

' Devin (examine la main d'Iras). Vos destins à vous deux sont pareils.

Iras. En quoi ? comment ? On demande des détails... ,

Enobarbus. Silence ! Antoine...

Charmion. Non. C'est la reine.

(Entre CUopâtre.)

Cléopatre. Vous n'avez pas vu mon Seigneur ?

Enobarbus. Non, Madame.

Cléopatre. Je le croyais ici...

Charmion. Non, Madame.

Cléopatre. Il était tout prêt pour la joie : puis soudain l'a frappé une pensée romaine. Enobarbus ! . Enobarbus. Madame ?

Cléopatre. Cherche-le. Ramène-le nous. est Alexas ?

Alexas. Me voici, tout à votre ser\-ice. Mon maître vient.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 1 1

Cléopatre. Mais nous ne voulons pas le voir.

Sortons.

(Entre Antoine, avec lui messager et des gens

de sa suite.)

Messager. Oui, ta femme Fulvie entra la première en campagne.

Antoine. Contre mon frère Lucius ?

Messager. Oui. Mais cette guerre prit bientôt fin ; la raison d'état les a réconciliés, et réunis contre Octave dont le triomphe, au premier choc, les a rejetés d'Italie.

Antoine. Bien. Arrivons au pire.

Messager. Les mauvais messages contaminent les

messagers.

Antoine. Quand ceux-ci s'adressent à un insensé ou à un lâche. Allons parle. Les choses révolues n'ont sur moi plus aucune prise. Crois-moi : la vérité, dût-elle receler la mort, je l'écoute d'un cœur aussi serein que les louanges.

Messager. Labienusdonc, (cela n'a rien de réjouis- sant) avec les forces Parthes s'est rendu maître de l'Asie jusqu'à l'Euphrate ; ses étendards victorieux ont flotté de la Syrie à la Lydie et à l'Ionie ; cependant que...

Antoine. Pendant qu'Antoine... allpns ! achève.

Messager. O maître !...

Antoine. Parle net, ne cherche pas à tempérer la voix du peuple ; appelle Cléopatre comme on l'appelle à Rome. Déblatère sur le mode cher à Fulvie. Va ! morigène-moi avec cette entière licence à quoi sincérité à la fois et malice peuvent mener. Certes le champ de l'esprit inactif se laisse envahir d'herbes folles ; c'est

12 . LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

émonder ce champ qu'y dénoncer le mal. Au revoir.

Laisse-moi pour Finstant.

Messager. A votre noble désir.

(Il sort.)

Antoine. Et de Sicyone, ! quelles nouvelles ? Parlez là-bas.

Premier Serviteur. Le courrier de Sicyone... y en a-t-il un ?

Second Serviteur. Il attend vos ordres.

Antoine. Qu'on l'appelle. Ces tenaces chaînes

égyptiennes, si je ne les brise , aussitôt, je perds ma vie

en mignardises. -^ ^ '' .

(Entre un nouveau nussager.) Qu'annonces-tu ?

Second Messager. Fulvie, ta femme, est morte.

Antoine. est-elle morte ?

Second Messager. A Sicyone. La marche de sa maladie, ainsi que d'autres choses plus sérieuses et qu'il t'importe de savoir, sont relatées ici.

(// lui tend une lettre.^

Antoine. Tu peux sortir.

(Lt' 2"^^ messager sort.)

Un grand esprit s'en est allé ! Et j'ai souhaité cela. Ce que nos mépris ont ainsi souvent chassé loin de nous, nous voudrions ensuite le ravoir. Et le plaisir présent, suivant sa courbe déclinante, bientôt s'oppose à lui-même et se contredit. Fulvie m'est chère à présent qu'elle n'est plus. Ce bras qui la repoussait voudrait la ressaisir... Il faut 'que je rompe avec la magicienne. Dix mille calamités près d'éclore, pires que celles qui se sont déjà fait jour, sont couvées par mon indolence. Quoi d'autre ? Enobarbus !

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I5

Enobarbus (j-evient). Que désire mon Seigneur ?

Antoine. Partir au plus vite.

Enobarbus. Ça, c'est la mort de toutes nos fem,mes. La plus petite contrariété, nous le savons de reste, leur est mortelle. Pour sûr, notre départ va les tuer.

Antoine. Ah ! je devrais être parti.

Enobarbus. S'il y a urgence, on peut bien les laisser mourir. Ce serait tout de même dommage de les supprimer pour rien ; encore que, en regard d'une noble cause, elles doivent être comptées pour rien. Cléopâtre, au premier vent, au premier souffle qu'elle aura de ce projet : trépas subit. Je l'ai vue hier trépasser vingt fois de suite pour de beaucoup plus pauvres motifs. C'est à croire qu'il y a dans la mort je ne sais quel amoureux attrait -qui exerce son emprise sur elle, tant elle met d'ardeur à mourir.

Antoine. Elle est plus rusée que nous ne saurions croire.

Enobarbus. Hélas ! non, mon Seigneur ! Ses passions sont formées du plus exquis du pur amour. Nous ne pouvons appeler soupirs et larmes les oura- gans qu'elle souffle et les averses qu'elle pleure, oura- gans et tempêtes plus affreux que ceux qu'on voit dans l'almanach. Ruse ! non pas ! Ou si c'est de la ruse, elle mouille aussi bien qu'une averse de Jupiter.

Antoine. Puissé-je ne l'avoir jamais vue.

Enobarbus, Dans ce cas, maître, vous auriez laissé méconnu un bien extraordinaire chef-d'œuvre ; et de n'avoir point goûté à la félicité qu'il propose, votre voyage en eût été disqualifié.

Antoine. Fulvie est morte.

14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Enobarbus. Maître ?

Antoine. Fulvie est morte.

Enobarbus. Fulvie!

Antoine. Morte.

Enobarbus. Eh bien, maître, rendez grâces aux dieux. Quand il plaît à leurs divinités d'enlever une femme à son homme, celui-ci les reconnaît comme les grands tailleurs de ce monde : il trouve réconfort à son- ger, quand les vieilles robes sont hors d'usage, qu'il y a de quoi faire du neuf. Ah ! s'il ne restait plus de femmes après Fulvie, alors oui, ça serait un coup ; il siérait de se lamenter : mais le chagrin ici se couronne de consolation ; votre vieille jupe fait appel au cotillon neuf; et parbleu, les larmes qui tiennent dans un oignon suffiraient à laver ce deuil.

Antoine. Les affaires d'Etat qu'elle avait amorcées là-bas ne supportent pas mon absence.

Enobarbus. Et les affaires que vous avez amorcées ici ne supportent pas que vous partiez ; en particulier l'affaire Cléopâtre qui repose entièrement sur vos bras.

Antoine. Assez de réponses frivoles. Que nos offi- ciers reçoivent avis de notre résolution. Je m'en vais m'ouvrir à la reine sur les raisons de mon départ, et faire en sorte qu'elle y consente. Car ce n'est point seu- lement la mort de Fulvie qui nous presse et d'un plus urgent éperon, mais aussi bien les lettres de nombreux agents dévoués réclamant notre retour à Rome. A César, Sextus Pompée a jeté défi ; il commande l'empire des mers. Notre peuple capricieux dont le cœur, jamais ne s'attache à l'homme méritant, qu'après qu'ont trépassé ses mérites, commence à reconnaître Pompée le grand et

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I $

ses insignes qualités dans son fils ; celui-ci, porté déjà par son nom et par sa position, mais plus encore par l'ardeur de son sang et de son génie, s'élève au-dessus de l'armée : ses qualités en grandissant vont ébranler les assises du monde. Il est plus d'un germe qui, pareil au crin du coursier légendaire, s'il n'a pas le venin encore, a déjà l'instinct du serpent. Va dire aux gens qui sont à nos ordres que notre bon plaisir nous invite à quitter promptement ces lieux. Enobarbus. J'obéis.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

(Même décor, à lier à la scène précédente.)

Entrent CLÉOPATRE, CHARMION, IRAS et ALEXAS.

Cléopatre. va-t-il?(à Alexas). Cours après lui. Observe il va, près de qui, et ce qui l'occupe. Sur- tout je ne t'ai pas envoyé. Si tu le vois triste, dis-lui que je danse. Si tu le vois gai, dis-lui que tout à coup je me suis trouvée mal... Fais vite et reviens.

(Àkxas sort. )

Ch ARM ION. Madame, il me paraît que, si vous l'aimez tendrement, vous ne vous y prenez point de manière à être payée de retour.

Cléopatre. Tu trouves que je ne m'y prends pas comme il faut ?

l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Charmion. Moi, je lui céderais sans cesse et ne le contredirais en rien.

Cléopatre. Tu parles comme une enfant; c'est le moyen de le perdre aussitôt.

Charmion. Tout de même ne l'éprouvez pas trop. Retenez-vous, je vous en prie. On finit par haïr ce qu'on est las de redouter. Chut ! le voici.

(Entre Antoine.)

Cléopatre. Je me sens malade et chagrine.

Antoine. Il m'attriste d'avoir à ïous faire part de ma résolution...

Cléopatre. Emmenez-moi. Soutiens-moi, Char- mion. Je vais tomber. Cela ne peut pas durer ainsi; les forces de la nature n'y sauraient suffire.

Antoine. Reine adorée...

Cléopatre. Ecartez-vous de moi, je vous en prie.

Antoine. Qu'y a-t-il ?

Cléopatre. Je lis dans vos regards les bonnes nouvelles que vous avez reçues. Que dit votre légi- time?... Vous pouvez vous en aller. Plût aux dieux qu'elle ne vous eût jamais laissé venir ! Qu'elle n'aille surtout pas dire que c'est moi qui vous retiens ici. Je n'ai sur vous pas le moindre pouvoir. Vous êtes à elle.

Antoine. Les dieux savent que...

Cléopatre. Oh ! jamais reine fut-elle plus indi- gnement trahie ? Mais dès les premiers jours j'ai vu la trahison se préparer.

Antoine. Cléopatre...

Cléopatre. Comment le croire mien et fidèle, quand ses serments secoueraient les trônes des dieux, lui

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I7

qui fut parjure à Fulvie ! Exécrable folie, de se laisser piper à ces serments du bout des lèvres, et qui se brisent d'eux-mêmes aussitôt prononcés.

Antoine. Très douce reine.

Cléopatre. Non, je vous en prie, ne cherchez pas à colorer votre départ; disons-nous adieu et partez. Quand vous imploriez pour rester, alors c'était le temps des paroles : pas question de partir, alors. Nos lèvres et nos yeux ne parlaient que d'éternité ; la belle courbe de vos sourcils abritait la félicité ; tout en nous et jusqu'à la plus chétive parcelle était de la race des dieux ; et certes rien de tout cela n'a changé si toi, le plus grand des guerriers, tu n'es pas devenu le plus grand des menteurs .

Antoine. Eh quoi 1 Madame.

Cléopatre. Que n'ai-je ta carrure. Tu apprendrais qu'il y a un cœur en Egypte.

Antoine. O Reine, écoutez-moi. Une impérieuse nécessité requiert par ailleurs mes services pour un emps ; mais tout mon cœur reste occupé de vous. Sur notre terre d'Italie étincellent les glaives de la guerre civile. Sextus Pompée va forcer les portes de Rome. La dualité trop égale du pouvoir intérieur a donné pré- texte aux factions. Ceux que d'abord on détestait, à présent enrichis, ont acheté la faveur publique. Et, Pompée, le proscrit, fort de la réputation de son père, s'insinue dans les cœurs de ceux qui n'ont point su profiter du régime actuel ; le nombre de ceux-ci devient menaçant. Pourrie de loisir, l'impatiente oisiveté aspire à quelque changement plein de risques... Un motif plus particulier, qui près de vous pourra justifier mon départ, c'est la mort de Fulvie.

2

l8 LA NOU\ELLE REVUE FRANÇAISE

Cléopatre. Si l'âge n'a pas su me préserver de la folie, du moins je n'ai plus la crédulité de l'enfance. Est-ce que Fulvie peut mourir ?

Antoine Elle est morte, Madame. Jetez les yeux sur cet écrit et prenez connaissance à loisir des désordres dont elle est cause. Le dernier, le meilleur : sa mort dont cet écrit vous apprendra l'heure et le lieu.

Cléopatre. O le plus faux des cœurs ! sont les vases sacrés que tu devrais remplir de tes larmes ? Mais je sais à présent, par la mort de Fulvie, je sais comme on accueillera la mienne.

Antoine. Ah ! ne querellez plus et préparez-vous à connaître les projets que je vous soumets, afin que votre conseil ou les encourage ou les tue. Par l'astre qui féconde k Nil, je m'en irai d'ici votre soldat et votre esclave, apportant guerre ou paix selon votre désir.

Cléopatre. Coupe ce lacet, Charmion. Non, laisse-moi. Je me sens tour à tour mal et bien. Je suis pareille au cœur d'Antoine.

Antoine. Reine adorable, de grâce... faites crédit à mon amour qu'aujourd'hui mon honneur éprouve.

Cléopatre. J'en crois Fulvie. Non, je vous en prie, tournez-vous de côté et accordez-lui quelques pleurs. Puis, en me faisant vos adieux, dites que c'est l'Egypte que vous pleurez. Par grâce, donnez-nous le spectacle d'une de ces scènes de désespoir, comme vous les jouez si bien, sous les traits de l'honneur intègre.

Antoine. Vous m'échauffez le sang, assez !

Cléopatre. Vous pouvez mieux encore Mais déjà ceci n'est pas mal.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I9

Antoine. Par mon épée...

Cléopatre. Par ma cuirasse !... Bravo! Des pro- grès. Encore un effort ! Charmion, je t'en prie, admire si l'expression de la colère ne sied pas à notre Hercule romain ?

Antoine. Je vous quitte, Madame.

Cléopatre. Un mot, courtois seigneur... Donc nous nous sépai'ons, vous et moi qu'à cela ne tienne. Seigneur, nous nous sommes aimés, vous et moi qu'à cela ne tienne : tout cela vous le savez comme moi. Autre chose je voulais dire... mais pareille à Antoine, ah ! j'ai déjà tout oublié.

Antoine. Si votre royauté n'avait asservi le caprice, je jurerais que le caprice humain c'est vous.

Cléopatre. Quand le caprice habite si près du cœur, il est bien fatigant à porter. Mais pardonnez-moi, mon seigneur : rien ne me convient plus de ce que vous regardez sans bienveillance. Allez donc l'hon- neur vous appelle et soyez sourd à mon inconsolable folie. Allez ! et que les dieux vous escortent. Que le laurier verdisse votre épée et que les succès au-devant de vos pas se déploient.

Antoine. Partons. Notre séparation amènera ceci d'étrange : bien que demeurant ici, tu m'accompagnes, et moi qui m'en vais, je demeure pourtant près de toi. Adieu.

20 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ACTE II

SCÈNE PREAIIÈRE

Romf. La maison d'Octave.

Entre OCTAVE CÉSAR, lisant me lettre, LÉPIDE

et leur suite.

Octave. Vous pouvez le constater, Lépide, et désormais vous le saurez : non, César n'a pas cette bassesse naturelle de haïr notre grand collègue. Mais voici les nouvelles qui nous viennent dAlexandrie : il pèche, il boit, et consume les flambeaux de la nuit en orgies ; il n'est pas plus viril que Cléopâtre, ni la veuve de Ptolémée plus efféminée que lui. A peine s'il accorde audience, ou condescend à se souvenir de ses collègues ; bref vous reconnaîtrez ici dans un seul homme la somme de tous les vices dont est capable l'humanité.

LÉPIDE. Je ne puis me persuader que tout le bien ^ui est en lui se laisse obnubiler par le mal. Ses défauts sont pareils aux étoiles du ciel, que la nuit rend plus lumineuses ; plutôt innés, qu'acquis ; je crois qu'il y cèàe par nécessité plutôt qu'il ne choisit d'y céder.

Octave. Vous êtes trop indulgent. Accordons ^u'il n'y ait pas grande nuisance à se laisser choir sur le lit de Ptolémée, à payer d'un royaume un plaisir, à s'asseoir aux côtés d'un esclave pour lui donner la répli- <5ue du gobelet, à tituber dès midi par les rues et à se

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 21

colleter avec des faquins qui sentent la sueur : mettons que cela lui va bien encore qu'il faille un rare tem- pérament pour n'être pas flétri par ces excès ; mais il ne- peut trouver d'excuse lorsqu'il fait retomber sur nous tout le poids de sa légèreté. Qu'il emplisse de volupté le vide de ses loisirs c'est à la dyspepsie et à la gra- velle à lui demander des comptes. Mais dissiper en plaisirs un temps qui bat la générale et parle aussi dis- tinctement que son intérêt et le nôtre, c'est mériter d'être réprimandé comme un enfant, déjà mûr ea savoir qui, pour un fugace plaisir, met son expérience en gage, et se rebelle contre la raison.

{Entre un messager.^

LÉpiDE. Voici d'autres nouvelles.

Messager. Tes ordres ont été suivis ; il ne se pas- sera point d'heure, noble Octave, que tu ne sois averti de ce qui se passe au dehors. Pompée tient la mer ; et tous ceux-là semblent l'aimer qui ne savaient que crain^ dre César. Il voit affluer les mutins vers les ports et la rumeur publique proteste en sa faveur.

Octave. J'aurais le prévoir. L'histoire de tous- les temps nous enseigne que celui qui est, n'est souhaité que jusqu'à ce qu'il soit et que l'homme en disgrâce, qu'on n'aimait point tandis qu'il méritait d'être aimé, devient cher au peuple par son absence. Cette foule incertaine, je la compare à l'épave que ballottent cou- rants et marées et que ce mouvement de va-et-vient désagrège.

Messager. César, apprends aussi que la mer est de part en part sillonnée par les navires de Menas et de Méné- crate, ces pirates fameux. Souvent ils poussent leurs

22 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

incursions jusqu'aux rivages de l'Italie ; les villages des côtes s'épouvantent et perdent cœur à cette seule pensée contre quoi la jeunesse ardente s'insui^e. Nul vaisseau ne s'aventure en pleine mer, qui ne soit aussitôt capturé qu'aperçu. Une résistance organisée coûterait moins d'hommes que ne fait le nom de Pompée.

CÉSAR. Antoine ! laisse-là tes orgies. Naguère, chassé de Modène, après y avoir tué les consuls Hirtius et Pansa, quand, talonné par la famine, tu déployais pour lutter contre, bien qu'élevé dans la mollesse, plus d'endu- rance qu'un sauvage, tu buvais le pissat des chevaux et la croupissure dorée devant quoi renâclent les bêtes. Tes lèvres ne dédaignaient point le plus aigre fruit du plus âpre buisson. Pareil au cerf, quand la neige enveloppe la terre, oui certes,' tu broutais l'écorce des arbres. On raconte que dans les Alpes tu mangeas d'une étrange chair que plusieurs n'avaient pu voir sans mourir. Et tout cela dont le souvenir aujourd'hui mortifie ton honneur tu le supportais si militairement que ta joue n'en était pas même amaigrie.

LÉPiDE. Quel dommage !

CÉSAR. Que it prompts remords nous le ramènent. Il est temps d'entrer en campagne, et que tous deux à cet effet, nous assemblions immédiatement le conseil. Notre inaction profite à Pompée.

LÉPIDE. Demain, Octave, je serai en mesure de vous renseigner exactement sur les forces dont je puis disposer, tant smr mer que sur terre, pour faire face à la situation présente.

CÉSAR. Jusqu'à notre prochain revoir, je m'occu- perai du même objet. Adieu.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 2^

LÉPiDE. Adieu, Seigneur. Ce qu'entre temps vous pourriez apprendre en fait de mouvement du dehors, vous m'obligeriez en m'en faisant part.

CÉSAR. N'en doutez pas, Monsieur, je connais mon devoir.

SCÈNE II

Messine, La maison de Pompée.

POMPÉE, MÉNÉCRATE et MENAS.

Pompée. Si les puissants dieux ont souci de la jus- tice, les hommes justes doivent compter sur leur appui.

MÉNÉCRATE. Croyez bien, valeureux Pompée, que ceci qu'ils vous font attendre, ils ne vous le refusent pourtant pas.

Pompée. Tandis que nous sollicitons devant leur trône, la cause languit, pour quoi nous les sollicitons.

MÉNÉCRATE. Mais nous, dans l'ignorance de nous- mêmes, nous demandons souvent ce qui nous nuit, et que pour notre biea la sagesse des dieux nous refuse. Ainsi nous profitons à ne pas être exaucés.

Pompée. Je dois réussir : le peuple m'aime et la mer est à moi. Ma puissance est à son aurore et de tout mon espoir j'en pressens bientôt le midi. Marc Antoine est à table, et ne quittera pas rEg}'pte pour guerroyer. César fait sa fortune en ruinant son crédit. Lépide flatte l'un et l'autre et se laisse flatter par tous deux ; mais il n'aime ni l'un ni l'autre et l'un ni l'autre n'a souci de lui.

MÉNÉCRATE. César et Lépide se sont mis en cam- pagne à la tête d'une importante armée.

24 LA NOUVELLE RE\TJE FRANÇAISE

Pompée. C'est faux ! De qui tiens-tu cela ?

Ménécrate. De Sylvius, Seigneur.

Pompée. Il divague. Je tiens qu'ils sont tous deux à

Rome, ils attendent Antoine. Puissent les filtres de

l'amour, lascive Cléopâtre, emmieller ta lèvre flétrie.

Ajoute à la beauté la magie ; ajoute par surcroît la

luxure ! Enveloppe le libertin dans un réseau de fêtes ;

qu'elles enfument son cerveau ; que les cuisines d'Epi-

cure par d'inépuisables sauces activent en lui le plus

irrassasiable appétit. Que le somme et la boustifaille ainsi

balancent son honneur jusqu'à l'assoupissement final du

Léthé !... Eh bien, Varius ?

(Entre Varius.^

Varius. Ce que je vais dire est chose absolument certaine : Marc Antoine est attendu à Rome d'heure en heure : depuis qu'il a quitté l'Eg^'pte, il a eu. plus que le temps d'arriver.

Pompée. J'eusse plus volontiers prêté l'oreille à quelque nouvelle moins grave. Qui pouvait penser, cher Menas, que ce goinfre d'amour allait endosser la cui- rasse pour un aussi mignon combat. Les deux autres réunis n'ont pas la moitié de sa valeur guerrière. Du moins soyons flatté, si le bruit de nos pas suffit à secouer d'entre les bras de la veuve Egyptienne cet insatiable voluptueux.

Mékas. Je ne suppose pas que le revoir de César et d'Antoine doive être particulièrement cordial. La femme, que celui-ci vient de perdre, n'était pas bien dis- posée pour César ; son frère a combattu contre lui, encore que je doute si Antoine y était pour rien.

Pompée. J'ignore, Menas, comment de moindres

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 25

dissensions viennent céder à de plus graves. Je ne me dresserais pas contre eux tous, que, sans doute, ils reste- raient, à se chamailler. Car ils ont cultivé de suffisants motifs de discorde, et de quoi tirer le glaive hors du fourreau. Jusqu'à quel point la peur de moi saura-t-elle fondre leurs querelles et fusionner leurs partis, c'est ce que j'ignore. Qu'il en soit ce que les dieux voudront ! Quant à nous, il s'agit de déployer toutes nos ressources, car nos vies sont à ce prix. Viens, Menas.

SCÈNE III

Rome. Maison de Lipide .

LÉPIDE. Brave Enobarbus, tu feras un acte méri- toire et digne de toi, en persuadant ton capitaine de s'expliquer d'une manière douce et courtoise.

Enobarbus. Je le persuaderai de répondre à sa manière : si César l'excite laissons seulement Antoine lui regarder par-dessus la tête, et parler aussi haut que Mars. Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine, je ne la raserais pas aujourd'hui.

LÉPIDE. Ce n'est pas le moment des rancunes privées.

Enobarbus. Chaque souci est apporté par le moment qui lui convient.

LÉPIDE. Mais les petits soucis doivent céder aux grands.

Enobarbus. Non pas, si les petits sont les premiers.

LÉPIDE. C'est ta passion qui parle. Mais, par pitié, ne souffle pas sur le feu. Voici le noble Antoine.

(Entrent Antoine et Veniidius.)

a

26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Enobarbus. Et, là-bas. Octave.

(Entrent Octave, Mécène et Agrippa.^

Antoine. Si tout s'arrange ici, les Parthes rece- vront bientôt notre visite. Entends-tu, Ventidius ?

Octave. Je n'en sais rien, Mécène ; interrogez Agrippa.

LÉPIDE. Nobles amis, ce qui nous rassemble est très grave ; ne laissons pas de mesquines contestations nous diviser. Prêtons une oreille courtoise aux repro- ches : si nous élevons la voix pour discuter, nous meur- trissons ce que nous prétendons soigner. C'est pour- quoi, je vous adjure instamment, mes nobles collègues, de n'aborder les points sensibles qu'avec les termes les plus doux, et de n'ajouter point l'offense aux reproches.

Antoine. Bien parlé. Quand nos armées seraient en présence, nous à leur tète, prêts à combattre, je n'agirais pas autrement.

Octave. Soyez le bienvenu dans Rome.

Antoine. Merci.

Octave. Asseyez-vous,

Antoine. Asseyez-vous, Monsieur.

Octave. Ainsi donc...

Antoine. Il me revient que vous trouvez mau- vaises des choses qui ne le sont pas ; ou qui, le fussent- elles, ne vous regardent pas.

Octave. Je serais absurde si pour rien ou pour peu de chose, je me déclarais offensé, et vis-à-vis de vous tout particulièrement ; plus absurde encore si je parlais de vous avec dérision, car votre nom n'a que faire sur mes lèvres, et ne me regarde pas.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CXEOPATRE 27

Antoine. Ma présence en Egypte, Octave, vous y trouviez à redire ?

Octave. Pas plus que vous à ma présence à Rome, tandis que vous étiez en Egypte. Si toutefois, de là-bas, vous intriguiez contre mon pouvoir, c'est bien votre séjour en Egypte sur quoi j'aurais à vous interroger.

Antoine. Intriguer... comment Tentendez-vous ?

Octave. Ce qui m'advint ici vous le laisse aisé- ment entendre. Votre défunte femme et votre frère ont pris les armes contre moi. Leurs revendications ont servi de thème à la vôtjse. Vous étiez le mot d'ordre.

Antoine. Vous faites fausse route, Octave. Mon frère, en cette affaire, ne s'est pas recommandé de moi. J'ai pris mes renseignements, et ce que j'en sais, je le tiens de rapporteurs fidèles qui tirèrent l'épée pour vous. Reconnaissez plutôt que c'est mon autorité qu'il frondait tout avec la vôtre, et qu'il s'élevait à la fin contre moi, dès l'instant que votre cause était la mienne. Mes lettres déjà vous auront édifié sur ce point. Si vous tenez à rapiécer une querelle, choisissez une meilleure étoffe ; celle-ci ne vaut rien.

Octave. Vous retournez mes jugements pour vous y tailler des éloges. Ce sont vos excuses qui sont rapiécées.

Antoine. Non pas, non pas. Vous ne pouvez man- quer de reconnaître, j'en suis certain, l'évidence de cette vérité : que moi, qui ai partie liée avtc vous pour la cause qui nous force à combattre, je ne pouvais faire les yeux doux à une guerre qui compromettait aussi mon repos. Quant à ma femme, je voudrais vous voir retrouver son •esprit dans une autre : oui, le tiers du monde porte

28 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

votre licol, et à votre gré vous le faites marcher à l'amble ; mais une pareille femme, non pas !

Enobarbus. Il nous faudrait à tous des femmes comme ça ; on pourrait les emmener à la guerre.

Antoine. Ses turbulences intraitables, filles de son impatience, vous ont donné de la tablature, et même force était d'y reconnaître une certaine habileté poli- tique ! J'en suis fâché, mais je n'y pouvais rien.

Octave. Je vous ai écrit, tandis que vous festoyiez à Alexandrie ; vous empochiez mes lettres sans les lire et vos sarcasmes éconduisaient mon messager.

Antoine. Oui, l'un d'eux tomba sur moi sans être admis ; je venais de régaler trois rois et ne me sentais plus exactement dans le même état que le'matin. Mais, le lendemain, j'en ai fait l'aveu de moi-même, ce qui presque était lui demander pardon. Non, ce maraud n'a rien à voir dans la querelle, et si nous disputons, balayez-le de vos griefs.

Octave. Vous avez rompu vos engagements, trahi votre serment, ce que jamais je ne vous donnerai motif de me reprocher.

LÉPiDE. Doucement, Octave.

Antoine. Non, Lépide ; laissez-le parler. Cet honneur m'est sacré, qu'il met en cause, et à quoi j'au- rais manqué. Continuez, Octave ; mes engagements à quoi ?...

Octave. A me prêter aide et assistance à la pre- mière réquisition, vous m'avez refusé l'un et l'autre.

Antoine. Ne voyez pas refus il n'y eut que négligence, et ce lorsque des heures empoisonnées me dérobaient à la conscience de moi-même. Du mieux que

SHAKESPEARE : AXTOIXE ET CLEOPATRE 2^

je pourrai je ferai repentante ligure ; mais par honnê- teté je ne puis faire de ma puissance une pauvresse, non plus que ne saurait se passer d'honnêteté, ma grandeur. Il est vrai que Fulvie, pour m'attirer hors de l'Egypte, a fait ici la guerre. Au sujet de quoi, moi, prétexte inno- cent, j'incline vers vous mes excuses aussi bas que supporte mon honneur de se courber.

Lépide. C'est noblement dit.

MÉCÈNE. Plaise à vous de ne pas insister davantage sur vos griefs réciproques. Les oublier serait vous sou- venir que les nécessités présentes vous prêchent la réconciliation.

LÉPIDE. Bien dit, Mécène.

Enobarbus. Ou si votre mutuel amour ne doit être qu'un prêt, vous aurez permission de vous en déga- ger aussitôt qu'on n'entendra plus parler de Pompée ; et tout loisir pour vous chamailler quand vous n'aurez rien de mieux à faire.

Antoine. Souviens-toi que tu n'es qu'un soldat et tais-toi.

Enobarbus. J'oubliais que la vérité doit rester muette.

Antoine. Respect à l'Assemblée ; tu m'entends : tais-toi.

Enobarbus. Allez, allez ! je suis votre caillou pensant.

Octave. Ce n'est pas proprement le fond, c'est le ton de son discours qui me blesse. Nos relations ne sauraient demeurer amicales avec des façons de vivre si différentes. Toutefois, si je connaissais un chaînon qui nous pût unir, à l'autre bout du monde je m'en irais le chercher.

30 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Agrippa. Permettez-moi, Octave...

Octave. Parlez, Agrippa.

Agrippa. Votre mère vous donna une sœur, la très gracieuse Octavie. Marc Antoine à présent n'est-il pas veuf ?

Octave. Que dites-vous là, cher Agrippa : si Clcopâtre vous entendait, son indignation bien motivée vous...

Antoine. Mais Octave, je ne suis pas marié. Voyons ce que dit Agrippa.

Agrippa. Pour vous maintenir en perpétuelle amitié, faire de vous des frères et couturer indéchirablement vos cœurs, qu'Antoine prenne Octavie pour épouse, dont la beauté ne mérite pas un moindre époux que le meilleur des hommes, dont la pudeur et dont la grâce racontent ce qu'aucun langage ne peut exprimer. Par ce mariage toutes ces petites jalousies qui nous semblent grandes, toutes ces grandes peurs qui nous brandissent leurs dan- gers, se trouveraient réduites à rien. La vérité paraîtrait conte, tandis qu'aujourd'hui des ombres de conte passent pour vérités. L'amour d'Octavie pour chacun de vous deux dicterait votre amour l'un pour l'autre et l'amour de tous pour vous deux. Pardonnez-moi de parier ainsi ; ce n'est pas une pensée fortuite que j'exprime, mais lon- guement et dûment méditée.

Antoine. Qu'Octave se prononce.

Octave. Après qu'Antoine aura fait connaître son sentiment.

Antoine. Quelle serait l'autorité d'Agrippa pour mener à exécution son idée, au cas je dirais : « Agrippa, qu'il en soit ainsi » ?

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 3 I

Octave. L'autorité de, César et son autorité sur Octavie.

Antoine. Puissé-je ne jamais rêver d'obstacle à un projet qui se présente sous de si riantes couleurs. Octave, votre main. J'en rends grâces aux dieux : c'est désormais un cœur de frère qui dictera nos grands desseins et gou- vernera nos amours.

Octave. Voici ma main : jamais sœur ne fut plus chérie que celle qu'à présent je vous confie. Qu'elle vive pour unir nos pouvoirs et nos cœurs, et que jamais ne nous désertent nos amours.

LÉPIDE. Amen !

Antoine. Je ne pensais pas avoir à tirer le glaive contre Pompée. Il s'est montré généreux à mon égard et récemment encore a fait preuve envers moi de courtoi- sie. Il me faut d'abord le remercier si je ne veux être taxé d'ingratitude. Puis, aussitôt après, je le défie...

LÉPIDE. Le temps nous presse: nous devons pren- dre l'offensive, ou sinon c'est Pompée qui la prendra.

Antoine. se tient-il ?

Octave. Aux environs du cap Misène.

Antoine. De quelles forces dispose-t-il ?

Octave. Sur terre, de forces grandes et grandis- santes. Quant à la mer, il en est le maître absolu.

Antoine. C'est le bruit qui court. Encore une conférence avec lui... ah ! je voudrais qu'elle eût eu lieu. Hâtons-nous î Mais avant de prendre les armes, dépê- chons l'affaire dont nous venons de parler.

Octave. Avec beaucoup de joie. Permettez que je vous présente à ma sœur. Je vous mène de ce pas près d'elle.

32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Antoine. Lépide, ne nous faussez pas compagnie. LÉPiDE. Nul malaise ne saurait me retenir, noble

Antoine.

(Us sortent.)

MÉCÈNE. Soyez le bienvenu en Italie, Monsieur.

Enobafbus. Moitié du cœur de César, digne Mécène ! Agrippa, mon vertueux ami !

Agrippa. Mon cher Enobarbus.

MÉCÈNE. Nous pouvons nous féliciter de voir les choses si bien arrangées. Eh bien ! on se la coulait douce, en Egypte ?

Enobarbus. Vous parlez ! On épuisait le jour à dormir et l'ivresse illuminait la nuit.

MÉCÈNE. Huit sangliers rôtis pour douze convives, et pour un seul repas, doit-on le croire ?

Enobarbus. Une bagatelle ! En fait de bombance, nous eûmes plus extraordinaire encore et qui m.érite vraiment d'être cité.

MÉCÈNE. Ce doit être une remme bien merveil- leuse, si elle ne dément pas sa renommée.

Enobarbus. Quand, sur les eaux du Cydnus, elle vint à la rencontre d'Antoine, du premier coup elle vous empocha son cœur.

Agrippa. Oui^ c'est bien qu'ils se sont rencon- trés, à ce qu'on raconte.

Enobarbus. Je puis vous le dire : la barque elle était couchée, resplendissait comme un trône, incen- diait l'eau ; la poupe était d'or martelé ; de pourpre les voiles et parfumées au point que les vents amoureux pâmaient sur elles ; les avirons étaient d'argent, qui battaient les flots en cadence, au son des flûtes, et fai-

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 33

saient s'empresser les eaux sous les délices de leurs coups. Quant à elle, son aspect met toute description en déroute : sous un pavillon de drap d'or, elle reposait plus belle encore que cette image de Vénus l'imagination fait honte à la réalité ; à ses côtés de mignons garçons potelés, pareils à de souriants cupidons, agitaient des éventails diaprés, au souffle desquels paraissait s'aviver l'incarnat des délicates joues, rafraîchies comme s'ils eussent à la fois propagé l'ardent et le frais.

Agrippa. Malsain pour Antoine.

ExoBARBUS. Ses suivantes, comme autant de Néréides, et semblables aux fées des eaux, prenaient ordre dans ses regards, décorativement inclinées. A l'arrière, une sirène, eût-on dit, tenait la barre, dont on voyait les cordonnets de soie, au toucher des fleurs de ses doigts, se tendre dans un prompt office. De toute la barque s'exhale une invisible vapeur parfumée dont les quais adjacents s'enivrent, vibrant du peuple qu'y déver- sait la cité. Vers elle tous accourent, désertant la place publique trône Antoine; autour de celui-ci, le vide; il siffle ; mais on dirait que l'air même lui manque, parti pour contempler lui aussi Cléopàtre, et laissant dans la nature un trou.

Agrippa. Rare Eg}'ptienne !

Enobarbus. La barque accoste ; un messager d'Antoine invite Cléopàtre à souper; elle refuse ; mieux vaut que ce soit lui qui vienne ; elle le convie instam- ment. Notre galant Antoine, à qui femme jamais n'entendit dire : non, se fait coiffer, raser dix fois, se rend à la fête et, pour écot, paie de son cœur ce que ses 3'eux ont dévoré.

5

34 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Agrippa. La royale putain ! Du grand César aussi elle a su mettre au lit le glaive ; il a labouré et elle a porté la récolte.

Enobarbus. Je l'ai vue un Jour sauter à cloche- pied dans la rue ; au quarantième bond, perdant souffle, elle s'arrête, veut parler, palpite, et, faisant de sa gêne une grâce de plus, triomphe dans la défaillance.

MÉCÈNE. A présent, c'en est fait. Antoine a lui dire adieu pour toujours.

Enobarbus. Antoine ne lui dira jamais adieu. Les années passeront sans la flétrir. Son extrême diversité met au défi la lassitude. Toute autre femme, en se prê- tant au désir qu'on avait d'elle, l'exténue ; mais elle, plus elle assouvit, plus elle excite ; il n'est rien de vil, de hon- teux qui ne paraisse seyant en elle, à ce point que les saints prêtres- ia bénissent au milieu de ses débordements.

Mécène, Si beauté, modestie, sagesse ont prise sur le cœur d'Antoine, on peut dire qu'avec Octavie il a tiré un fameux numéro.

Agrippa. Partons. Mon cher Enobarbus, acceptez, je vous prie, d'être mon hôte, tout le long de votre séjour ici.

Enobarbus. Je vous en remercie humblement.

SCÈNE V

La salle du palais d'Egypte.

CLÉOPATRE, CHARMION, IRAS, MARDIAN.

Cléopatre. Charmion. Char.mion. Madame.

\

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 35

Cléopatre. Ah ! Charmion. Versez-moi de la liqueur de mandragore, que. je traverse dans le sommeil le grand gouffre du temps qui me sépare de mon Antoine.

Charmion. Vous pensez beaucoup trop à lui.

Cléopatre. Hélas ! il m'a trahie.

Charmion. Non, Madame ! Espérez.

Cléopatre. est Mardian, le coupé ?

Mardi AN. Que puis-je pour le plaisir de votre Altesse ?

Cléopatre. Oh ! pas chanter, surtout 1 Un eunuque ne peut rien pour mon plaisir. Heureux châtré dont la calme imagination ne vagabonde point où. ton •corps ne peut la suivre. Eprouves-tu des passions, dis ?

Mardian. Oui, Madame.

Cléopatre. En vérité !

Mardian. Non pas précisément en vérité. Car il ne m'est pas donné d'agir autrement que d'une manière honnête. Mais en imagination mes passions se font féroces, et tout ce que Vénus dans les bras de Mars...

Cléopatre. Fais venir mes musiciens. Musique ! morne aliment de ceux qu'amour tourmente...

O Charmion, crois-tu maintenant qu'il puisse être? Debout... couché plutôt... non, il marche... ou s'il est à cheval ! O cheval fortuné sur qui pèse le poids d'Antoine ! Hardi ! Ne fléchis pas ! Sais-tu bien qui tu portes ? Celui sur qui repose le demi-poids du monde, comme sur l'épaule d'Atlas. Je l'entends qui parle à pré- sent, qui murmure tout bas: « donc est mon serpent du vieux Nil ? » C'est ainsi qu'il m'appelle... Ah ! je m'enivre d'un poison trop délicieux. Penses-tu ! moi

36 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que les années ont ridée, qu'ont noircie les amoureux baisers du soleil ! Oh ! César au front chauve ! du temps que tu planais ici, dominant la terre, oui, j'étais un pas- sable morceau pour un roi. Alors le grand Pompée tombait en arrêt devant ma face et l'extase écarquillait ses yeux ! C'est qu'il voulait . jeter l'ancre et mourir en contemplant sa vie.

Qu'on m'apporte ma ligne. Allons pôcherdans lecanal. Là, tandis qu'on entendra de loin la musique, je piperai des poissons bruns au ventre blond; mon hameçon crochera leurs molles babines et à chacun, quand je le sortirai de l'eau, je penserai que c'est Antoine et je crierai : Ah ! Ah ! te voilà pris!

Charmion, Qu'il était gai votre concours de pêche, quand, une fois, vous fîtes suspendre par votre plongeur, au fil d'Antoine, un hareng saur, qu'il sortit de l'eau triomphant.

Cléopatre. Autrefois! oui; cette fois, j'ai r'i de lui jusqu'à la nuit pour lui faire perdre patience, puis avec lui toute la nuit pour la lui rendre ; et le matin suivant, avant la neuvième heure, je l'ai si bien soûlé qu'il roulait sur le lit revêtu de mes bijoux et de mes robes, tandis que son fameux glaive de Philippes et sa ceinture ceignaient mon flanc.

Oh ! quelqu'un d'Italie !

Allons, répands l'abondance de tes nouvelles dans mon oreille impatiente et qui jeûne depuis longtemps.

Messager. Madame ! Madame !

Cléopatre. Antoine est mort ? Parle vilain ! Tes nouvelles m'assassinent. Il est libre ? Il est glorieux ? Si tu l'accordes, voici de l'or ; pose tes lèvres mon sang

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 37

coule le plus azuré, sur cette main qu'ont touchée des lèvres royales, et qui ne l'ont baisée qu'en tremblant.

Messager. Madame, il va bien.

Cléopatre. Voici de l'or encore. Mais, faquin, fais attention que selon le dicton : les morts vont bien. Si c'est ainsi que tu l'entends, tout cet or que voici, je le fais fondre et le verse brûlant dans ta gorge imprudente.

Messager. Hélas 1 Madame, écoutez-moi.

Cléopatre. Alors parle. Mais je ne lis rien de bon sur ta face. Antoine est libre et bien portant ? ta figure d'enterrement ne sied pas au clairon des bonnes nou- velles. Est-il malade ? Alors, les cheveux en désordre et pareils aux serpents des Furies.

Messager. De grâce, ah ! daignez m'écouter.

Cléopatre. J'ai furieusement envie de le battre avant qu'il ne parle. Pourtant, si tu dis qu'Antoine est vivant, qu'il va bien, qu'il fraternise avec César et ne se laisse point duper par lui, alors je ferai pleuvoir sur toi une averse d'or, une grêle de perles fines.

Messager. Madame, il va bien.

Cléopatre. Bien dit.

Messager. Il fraternise avec César.

Cléopatre. Tu es un brave homme.

Messager. César et lui sont plus grands amis que jamais.

Cléopatre. Je ferai ta fortune.

Messager. Toutefois, Madame...

Cléopatre. Oh ! je n'aime pas ce « toutefois ». Il ternit le bien qui précède. Fi du « toutefois ». Le « tou- tefois » est un geôlier qui va relâcher quelque monstre. Je te prie, mon ami, sors d'un coup tes nouvelles, le

38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bien et le mal tout ensemble : il est l'ami de César, tu dis; il va bien ; tu dis qu'il est libre.

Messager. Libre... Madame, non : je n'ai pas dit qu'il est libre. Il est l'attaché d'Octavie.

Cléopatre. Pour quel service ?

Messager. Le meilleur : le service du lit.

Cléopatre. Je suis pâle, Charmion ?

Messager. Madame, il a épousé Octavie.

Cléopatre. Que la peste t "étrangle.

{Elle le frappe et le renverse.)

Messager. Patience, ma bonne Reine. Cléopatre. Qu'a-t-il dit ?

(Elle frappe encore.')

Hideux drôle ! Je ferai sauter tes vilains yeux comme des billes ; j'arracherai tes cheveux, (Elle le secoue.) Je te ferai fouetter de verges de métal, bouillir dans l'eau salée et macérer dans la saumure.

Messager. Gracieuse dame, j'apporte la nouvelle du mariage, mais ce n'est pas moi qui l'ai fait.

Cléopatre. Dis seulement qu'il n'en est rien et je te do,nne une province. Les coups reçus ne compte- ront que pour m'avoir mise en colère. Je te comblerai de plus de biens que n'ose en rêver ta pudeur.

Messager. Il est marié. Madame.

Cléopatre. Scélérat, tu n'as vécu que trop long- temps.

(Elle sort un couteau.)

Messager. Ma foi, je me sauve. Y pensez-vous, Madame ! Ce n'est pas ma faute.

Charmion. Douce Reine, maîtrisez-vous ! Cet homme-là n'est pas coupable.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 39

Cléopatre. Est-il besoin d'être coupable pour être frappé par l'éclair ? Que le Nil engloutisse toute l'Egypte et change toute benoîte créature en serpent. Rappelez cet esclave! J'ai la rage au cœur, mais je ne le mordrai pas. Rappelez-le.

Char.miox. Il n'ose ,pas revenir.

Cléopatre. Je ne lui ferai pas de mal.

(Charmion sort.)

A frapper un vilain, main royale, tu t'avilis. Et seule de tout cela je suis la cause. Approchez-vous, Monsieur. Sans doute il est honnête de rapporter fidèlement les nouvelles ; mais quand elles sont mauvaises, cela n'est pas prudent. Propage avec cent voix le gracieux message ; mais laisse l'événement fâcheux parler lui-même à ceux qu'il accable.

Messager. J'ai simplement fait mon devoir.

Cléopatre. Il est donc marié ? Je hais d'une par- faite haine celui qui me répondra : oui.

Messager. Il est marié. Madame.

Cléopatre. Que les dieux te confondent !

Messager. Préférez- vous donc que je mente ?

Cléopatre. Je voudrais que tu aies menti, dût la moitié de l'Egypte submergée n'être plus qu'une cuve à reptiles. Sors d'ici. Serais-tu plus beau que Narcisse, ton visage me fiiit horreur. Il est marié ?

Messager. J'implore votre altier pardon.

Cléopatre. Il est marié ?

Messager. Ne prenez pas offense de celui qui ne vous a pas offensée. Me punir pour ce que vous exigez de moi, cela n'est pas juste. Oui, il a épousé Octavie.

Cléopatre. Que la faute d'Antoine te réduise et

40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

décompose ton assurance. Va, sors d'ici. La marchandise romaine que tu colportes, remporte-la ; elle coûte trop cher à mon cœur. Qu'elle te reste pour compte et te

ruine.

, (Le messager sort.)

Charmion. Votre paisible Altesse, patience.

Cléopatre. Charmion, dis si mes louanges à Antoine, souvent je ne les volais pas à César ?

Charmion. Souvent, Madame.

Cléopatre. Et c'est ce que je paie à présent. Emmène-moi. Je défaille. O Charmion ! Iras ! Ce n'est rien. Va vers le Messager, bon Alexas. Questionne-le sur Octavie, Son visage? Son âge ? Ses goûts ? Oh ! et la couleur de ses cheveux, n'oublie pas. Vite, que je

sache...

' (Il sort.)

Quittons-le pour jamais. Ah! ne le quittons pas... Charmion, un côté de sa face est hideux comme la Gor- gone, mais l'autre est pareil au dieu Mars. (^A Maràian.^ Cours, dis à Alexas de s'informer aussi de sa taille... Oh ! Charmion, que je suis à plaindre ! Mais ne me parle pas. Ramène-moi dans ma chambre.

{A suivre.^

Traduction d'ANDRÉ gide

LETTRE A UN HISTORIEN

Mes réflexions vous ont chagriné. Je vous suis apparu comme un de ces mécontents à qui tout prétexte est bon s'il s'agit d'arttaquer la culture. Vous m'avez repro- ché cette neurasthénie du démobilisé qui recule devant l'efFort intellectuel et qui voudrait, par quelques affirma- tions simplistes, échapper à la gêne des anciennes disci- plines. Vous ne cessiez de faire dévier l'entretien en suspectant, le plus affectueusement du monde, le bon aloi de mes arguments. Laissez-moi revenir sur quelques points de notre causerie, sans beaucoup d'ordre, mais à l'abri de vos trop ardentes interruptions.

Et tout d'abord finissons-en avec cette objection de principe que vous voudriez tirer d'une prétendue servi- tude où notre esprit serait tombé à l'égard des événe- ments. Eh, parbleu oui, sur bien des points je raisonna autrement qu'avant la guerre ; le contraire ne m'inspire- rait aucune fierté. Car rien ne me paraît plus suspect de pauvreté, de stérilité et de sottise qu'une certaine sagesse jusqu'à laquelle les événements ne retentissent pas. Quoi d'étonnant si jetés dans des conditions de vie aussi singulières, et confrontés avec l'idée de la mort soit

42 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pour notre pays, soit pour les autres ou nous-mêmes, nous nous sommes posé des questions nouvelles et si nous avons cherché du soutien nous n'avions pas coutume de le faire ? Mais ceci dit, renoncez pour cette fois à invoquer la guerre. Convenez que notre mécon- tentement ne l'avait pas attendue pour s'exprimer et que, depuis longtemps déjà, nous avions commencé ce redressement auquel nous ne faisons aujourd'hui qu'apporter un peu plus d'impatience et de passion.

Allons tout de suite au nœud de la question. Par suite de diverses circonstances (en particulier par l'effet d'une spécialisation presque inévitable et par une assimi- lation hasardeuse de vos méthodes à celles des sciences exactes) vous vous êtes trouvés amenés à un excès de documentation matérielle, à un abus du renseignement précis, qui a hni par nous masquer, à nous autres pro- fanes, la vue harmonieuse et vraie des hommes d'autre- fois. Parce que l'originalité et l'esprit d'invention se marquent 'moins dans la constatation de la continuité que dans la découverte de particularités nouvelles, vous avez été tout natutellement portés à différencier les époques, à en souligner les traits adventices aux dépens des traits éternels. Vous vous êtes ingéniés à créer des perspectives, à reculer les siècles les uns der- rière les autres, à nous faire contempler l'histoire à travers je ne sais quel télémètre qui en échelonne les périodes selon des espacements mathématiques, de sorte que les plus éloignés nous paraissent nécessairement les plus petits. Et pour achever de nous dépayser, pour achever de nous rendre le passé inhabitable, hostile et inhumain, vous avez favorisé le foisonnemeift de cette

LETTRE A UN HISTORIEN 43

petite érudition, de cette sous-histoire qui sous prétexte de couleur et de curiosité a collectionné les bizarreries et les grimaces, si bien que les visages même récents de notre propre pays nous semblent aussi lointains et déroutants qu'un paysage de la Chine.

Posons un principe qui nous épargnera des malen- tendus : toute méthode me paraît bonne si elle me rapproche d'une époque, si elle me met de plain-pied avec le passé, si elle me permet d'en tirer pour mon propre compte nourriture, intérêt ou beauté ; toute méthode au contraire m'indispose si elle hérisse mon chemin d'obstacles inutiles. Je suis homme et non pas historien ; ce qui m'intéresse dans l'os c'est la moelle ; or ceux que vous me passez sont nettoyés comme des bibelots d'étagère. Vous m'avez déjà répondu que si mon ambition se bornait là, je pouvais la satisfaire dans les ouvrages de vulgarisation. Le malheur, c'est qu'ils ne me satisfont pas. Non, je prétends goûter à vos découvertes les plus pénétrantes, persuadé que l'homme est beaucoup plus divers, plus étrange et plus mons- trueux qu'on ne veut bien nous le montrer communé- ment (dans le présent aussi Sien que dans le passé) ; mais je demande que vous me fournissiez des documents ingénus et non pas déformés par des partis pris profes- sionnels.

Laissez-moi pousser la franchise aux limites de l'impertinence. Jusqu'ici votre corporation avait usé d'une discrétion dont ailleurs on a depuis long- temps fait litière. Vous conveniez que vous étiez pour instruire les honnêtes gens, et que ceux-ci n'avaient pas pour raison d'être de former une cour aux historiens.

44 LA NOUVELLE REA^UE FRANÇAISE

La subordination que vous acceptiez, la société vous en marquait sa reconnaissance, ainsi qu'il était logique €t courtois, en choisissant ses maîtres et ses chefs parmi les plus grands d'entre vous. Chez les historiens de moindre envergure, on admirait la conscience du tra- vail, fût-ce en des œuvres d'une noblesse un peu déser- tique. Et vos apprentis mêmes étaient les bienvenus, occupés qu'ils étaient à débroussailler et à déblayer. On vous savait gré de ces brillantes opérations de police d'où vous ne rentriez jamais sans ramener par l'oreille quelque faussaire, et Ton vous bénissait quand vous retrouviez l'accès d'une de ces sources primitives dont jusqu'alors nous n'avions bu l'eau que polluée par les hasards de longs parcoiars.

En quoi, demandez-vous, ne sommes-nous plus les mêmes que par le passé ? En ceci d'abord, que vous ne nous donnez plus de maîtres. (J'accorde que le génie ne se commande pas; mais si la rareté du génie peut ■être pour quelque chose dans la décadence de l'art, la réciproque n'est pas moins vraie). Ensuite en ce que vous avez changé d'attitude à l'égard de votre œuvre. L'objet est devenu prétexte; votre intervention est xievenue fin en soi. Vous ne nous permettez plus de vous oublier. Une fois le bassin de la source dégagé, enlevez vos jalons et vos pioches. Un peu moins d'éta- lage érudit, non pas seulement parce que cette vaine science est fastidieuse, mais parce qu'elle submerge le document. Laissez-nous seuls avec lui. On ne range pas sur le bord du saladier les limaces retirées de la laitue ; or je sais telle édition d'un fragile et charmant poète, vous êtes pour quelque chose, et qui présente

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une petite feuille de texte dans une véritable marge de chenilles !

Innocentes manies, direz-vous. Mais non; car elles sont l'indice d'une tendance qui nous blesse. L'intelli- gence choisit les aliments, mais l'instinct les digère. Soyez nos yeux et nos mains, mais laissez-nous être estomacs ; laissez-nous cette appétence par laquelle nous prenons possession d'un texte, ce mouvement de sym- pathie par lequel nous entrons dans l'intimité d'une grande figure. Ce n'est pas que nous intercédions en faveur d'illusions et de légendes. Vous pouvez nous défigurer un personnage traditionnel sans que nous nous plaignions ; l'histoire en propose assez d'autres à notre admiration. Dans la clarté de jugement vers la- quelle vous vous efforcez, ce n'est pas la clarté qui nous inquiète, c'est la rage de juger ; c'est ce perrin-dandisme ergoteur qui fait du moindre chartiste un greffier de tribunal. Quelle bonne foi ne serait déroutée par la méfiance tatillonne dont vous nous faites la première des règles ? Oubliez-vous que nul n'est plus dupé que les méfiants ?

C'est quelque chose que l'exactitude des faits. C'est votre honnêteté, mais une honnêteté négative. L'histoire, tout de même, ne commence réellement qu'aux mobiles et au retentissement des événements chez les individus ou les peuples. Tel trait peut être aussi vrai qu'on vou- dra, il est mensonger s'il exprime pour nous des senti- ments que n'éprouvaient pas les hommes de l'époque. Je crois sans peine qu'au xvii' siècle on mangeait mal- proprement ; mais si je m'irrite à vous voir tant insister sur ces doigts plongés dans les plats ou ces dentelles

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maculées de sauce, ce n'est pas du tout que ces précisions me semblent attentatoires à la noblesse de mes idoles, c'est parce que, sous des apparences d'exactitude, vous nous donnez l'impression la plus calomnieuse, celle d'un repas de Zoulous, l'urbanité, la conversation et la tenue valaient peut-être bien celles d'aujourd'hui.

Mince sujet de chicane ! Moins mince pourtant qu'il ne paraît, car ce sont des détails de cette sorte qui mettent le plus de barrières entre les hommes. C'est déjà vrai entre contemporains ; à plus forte raison lors- qu'il s'agit des générations passées, avec qui nul ne prend à cœur de dissiper les malentendus. Je préfère encore les entremetteurs un peu trop complaisants que furent certains historiens de la vieille école, à cette véra- cité meurtrière par laquelle vous brouilleriez les meil- leurs amis. Devant un portrait à perruque, votre rôle •devrait consister à nous fournir un cache qui isole le visage et nous le fasse apparaître dans son caractère profond, dépouillé de ce que l'époque et la mode y ajoutaient d'éphémère et de bizarre. Mais on croirait que vous preniez à tâche de ne me faire regarder que la perruque. Je la distingue avant la figure des personnages. J'aperçois ces monuments de boucles sur les champs de bataille aussi bien que sur les oreillers. J'ai de la peine à imaginer là-dessous les angoisses et les sueurs du combat, le désordre de la douleur et de la passion. Débarrassez-moi de tout ce crin. Il y était, dites- vous. Oui, mais on n'y pensait pas jour et nuit ; et lorsqu'on n'y pensait pas, c'est comme s'il n'avait pas existé.

Ne croyez-vous pas que la dévotion a notablement

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changé de nature, le jour l'on a cessé de se repré- senter les personnages de l'Evangile sous des vêtements contemporains ? et que le drame de la Passion a beau- coup perdu de sa réalité, lorsque ces toges, ces sandales, ce décorum antique ont fait leur apparition ? Vous figu- rez-vous les cantiques franciscains adressés à ces figures intimidantes ? Au Moyen-Age, si l'amour des mystiques a toute l'ardeur et la force de l'amour proprement dit, c'est qu'il est direct, actuel. Depuis, la foi a trouvé d'autres accents, plus nobles, plus grandioses, plus humiliés, mais son essence la plus précieuse s'est éventée dès ces premiers sacrifices à l'exotisme.

J'en dirais autant des traductions grecques et latines. Pourquoi le Plutarque d'Amyot a-t-il eu tant d'action sur son époque et continue-t-il à nous émouvoir ? On voudrait nous persuader que c'est à cause de son style. Certes ce style est savoureux ; mais il l'est moins verba- lement que par la force naïve avec laquelle il épouse l'original, s'en approprie le contenu, pénètre dans la familiarité des personnages. Pas un terme savant peut servir une locution française : les sommes d'argent sont comptées en écus, les distances mesurées en lieues, une amphore est une cruche et une knémide est une jambière. Comment voulez-vous que, sans une transpo- sition où se perd le plus chaud de mon élan, je fasse miennes les aventures d'un homme qui porte des kné- mides ? Du coup il n'est plus qu'un mannequin de musée. C'est parfait pour qui s'intéresse à l'histoire de l'uniforme, ou encore pour qui cherche des rimes riches ou qui a besoin de quelques épices pour réveiller une imagination paresseuse. Mais Plutarque vaut mieux

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que cela. Il n'est, je l'accorde, ni très profond ni très perspicace quand il décrit des natures exceptionnelles; un certain ronron moral enlève de la netteté à ses jugements. Mais avec quel soin il note les mobiles moyens des actions ; quelles précisions il fournit sur ce que fut la vie quotidienne ; quelle admirable image il trace de ce que l'Antiquité considéra comme l'honnête homme ! Voilà un renseignement qui m'intéresse plus qu'aucun autre, un magnifique repère pour apprécier le chemin parcouru par l'humanité, non dans ses idées, non dans tel de ses goûts, mais dans son affinement, dans sa culture, dans cette somme que représenterait, aux diverses époques, un citoyen d'élite, si l'on pouvait estimer en chiffres chacune de ses qualités. (Ne voyez- vous pas qu'aucun problème ne nous préoccupe davan- tage, depuis que la guerre nous a fourni des renseigne- ments si neufs sur nous-mêmes, sur notre héroïsme et notre barbarie, sur notre conception de l'honneur, notre désintéressement, notre crédulité ? en sommes-nous, j'entends sur quels points avons-nous changé par rapport aux époques l'on s'est considéré comme à un sommet de la civilisation ?)

Eh bien, pour en revenir à Amyot, s'il a su nous représenter cet honnête homme antique d'une manière qui nous invite à tant de retours sur nous-mêmes, ne le doit-il pas en partie à une parfaite absence de couleur locale, à une élimination hardie du bibelot grec et latin, de l'érudition, et à une prise de possession non moins hardie de tout ce qui fait l'homme même ? Pour réussir si parfaitement, il ne suffit pas d'une bonne méthode ; il faut cette imagination qui redonne

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vie aux événements, qui ressuscite les morts. Mais à défaut de ce don, c'est déjà quelque chose que la méthode. « Je ne reconnais pas chez Aristote la plu- part de mes mouvements ordinaires, dit Montaigne ; on les a couverts et revêtus d'une autre robe pour l'usage de l'école. Si j'étais du métier, je naturaliserais l'art, autant comme ils artialisent la nature. »

On pourrait en dire autant des belles traductions faites au xvii* siècle. Celles-là non plus ne dépaysaient pas à plaisir le lecteur. « Belles infidèles » tant qu'on voudra ; mais si elles trahissaient c'était avec un amour dont on voudrait quelques traces sous la revêche fidé- lité de bien des traductions modernes. Aussi les œuvres antiques restaient-elles présentes, vivantes, verdoyantes ; et si la fumure française donnait à leurs fruits une saveur nouvelle, les branches continuaient du moins à porter une abondance de fruits nourrissants et beaux. Ainsi s'explique la supériorité donnée aux anciens : ils étaient les anciens et les modernes par-dessus le marché.

Je confesse avoir eu, vers vingt ans, un déplorable goût pour les traductions de Leconte de Lisle. Plus les phrases étaient chamarrées de syllabes grecques, plus je m'y délectais, confondant ce plaisir déplacé avec celui que me donnaient les merveilleux noms propres, les éclatants ornements de la Légende des Siècles. Je goûte toujours autant ces philtres magiques que Hugo a su composer avec l'écume sonore de l'histoire. Je me répète toujours avec le même plaisir les Sept Merveilles .du Monde, Zitn-Zi:yimi, et jusqu'aux énumérations du Détroit de l'Euripe. Hugo connaît, en experte sorcière^

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50 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la vertu des mots colorés et la force avec laquelle ils projettent notre esprit sur de fantastiques trajectoires. Peu m'importent les ingrédients dont il compose sa drogue : le chanvre vaut le vin ou le pavot, du moment qu'il s'agit seulement de provoquer le délire. Mais vou- loir tirer de Sophocle une ébriété de cet ordre, voilà qui est absurde et sauvage. Il a, sur les hommes, des choses à dire qui méritent d'être écoutées ; il réclame de la docilité d'esprit ; ses paroles ne doivent pas servir à des fuites en tous sens, à des bonds de Ménades.

Si encore vous étiez juste pour Hugo, on pourrait vous passer une faiblesse de poète pour les vocables voyants ; mais vous ne supportez pas son vin, le plus riche en ivresse verbale avec celui de Ronsard. Vous vous gaussez des libertés qu'il prend avec l'histoire, et vous ne voyez pas que l'imagination ' est magnifique- ment stimulée par ces noms, ces allusions, ces rappro- chements les plus hasardeux, mais toujours choisis avec un prodigieux sens de la musique et de la force évoca- trice ; alors que ces mômes mots, employés judicieuse- ment par vous, ne feraient que glacer votre texte. M'avez-vous assez raillé à cause de

Mossuî Que ccnqiiU le premier DuUlius, ce consul Oui jimrchait précède de flûtes tibicines.

Que de sottises vous avez relevées dans ces deux

I. J'entends l'imagination lyrique, voluptueuse et centrifuge, le « ravissement » poétique, et non cette imagination grave et active, qui tend à une possession du monde plus complète et plus profonde.

LETTRE A UN HISTORIEN 5I

vers, et que vous avez ri de ce « tihicines » qui ne saurait désigner une forme de flûte, mais tout au plus les joueuses de cet instrument. Qu'y faire ? J'en reste à mon plaisir. J'aime cette parenthèse romaine parmi la turquerie de Zim-Zi:^imi. Vous êtes bien parvenu à me gâter un peu ces « flûtes-flûtistes », pas assez pourtant pour m'en dégoûter tout à fait.

Vous allez m'accuser de contradiction parce que j'aime chez Hugo ce don d'ivresse et de dépaysement que je n'accepte pas dans une traduction de Sophocle et encore moins dans un livre d'histoire. L'apparence d'illo- gisme tient à ce qiie vous ne faîtes pas, me semble-t-il, une distinction suffisante entre le poète simple excitateur de l'imagination et le poète recréateur de l'homme, divi- nateur de son âme. (Le même poète se manifeste par- fois dans ces deux rôles, mais guère simultanément ; aussi n'est-il pas, je crois, arbitraire d'opposer l'une à l'autre ces deux formes d'inspiration.) Je n'attends de Hugo aucune révélation ni sur moi-même ni sur les autres. Il est bien incapable de projeter dans aucun recoin de notre cœur un jet de lumière inattendu. Il ne saurait être nourriture ; laissez-le être Champagne. Mais ne champagnisez pas ce qui n'est pas destiné à nous étourdir. Laissez-nous approcher Œdipe et Anti- gone avec l'esprit le plus lucide ; et surtout lorsque vous faites métier d'historiens, n'interposez entre les hommes et nous aucun mirage. Vous avez le droit d'être poètes, mais seulement de ceux qui devinent la réalité cachée, jamais de ceux qui nous aident à la fuir. C'est pour avoir voulu, à votre manière, imiter les seconds que vous êtes tombés dans cet abus de la couleur et du

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pittoresque forme « artiste » de cette tendance à la différenciation et à la fausse exactitude que nous vous reprochons.

Qu'en français Ronsard « parle grec », c'est souvent charmant et parfois admirable ; mais que vous alliez mettre des mots grecs dans la bouche de Grecs véri- tables, voilà qui n'a plus le moindre sel. Vous alléguez une raison d'exactitude ; mais, tout au contraire, ces mots n'ont, pour la plupart d'entre nous, qu'un sens assez imprécis, un sens noyé sous toute espèce d'irisa- tions littéraires. Et quand ils seraient parfaitement appropriés, parfaitement à la mesure de la chose dési- gnée, ils n'en seraient pas moins déplorables, s'ils parti- cularisent ce qui pourrait être général, s'ils relèguent dans l'antiquaille ce qui devrait rester à l'homme de tous les temps. Enfin et ceci me ramène à ma marotte j'affirme qu'à moins de preuves évidentes du contraire, on diminue beaucoup les chances d'erreur en partant de ce principe que les hommes sont toujours pareils à eux-mêmes et qu'on ne les peint jamais dans leur vérité profonde mieux qu'en employant des cou- leurs qui nous peindraient nous-mêmes avec vérité.

Laissez-moi prendre un exemple : l'idée qu'un Fran- çais de culture moyenne se fait du xvi' siècle. Quelle image de cette époque a-t-on mise dans nos mémoires ? Ce ne sont qu'arquebuses, que gibets, que massacres, que discussions théologiques, que fraises, que corsets, que monstrueuses braguettes, qu'élégances cruelles, qu'ivresse intellectuelle, que jeux d'artistes et de princes image d'ailleurs belle, mais nous ne pouvons nous imaginer nous-mêmes en quelque attitude que ce

LETTRE A UN HISTORIEN 53

soit. C'est un décor pour Diane de Poitiers ou Catherine de Médicis, mais les gens en veston n'ont rien à voir. Or voici que j'ouvre les Essais. Quelle fraîcheur ! quel air délicieux ! quelle brise de chez nous ! quelle rosée de nos prairies ! Et quel ami charmant, perspi- picace, attentif! Il en sait sur moi-même beaucoup plus que moi. Il ne parle que de lui, mais si pertinemment que c'est parler de nous tous. Personne dont le commerce soit plus facile et qui livre à l'intimité jusqu'à d'aussi subtils replis. Il y a des hommes que j'aime davantage, il n'y en a pas avec qui je m'entende mieux. Oui, mon ami ; toutcama- rades de lycée que nous soyons, et contemporains et liés d'un vieil attachement, vous m'êtes infiniment moins lim- pide, moins déchiffrable, moins proche. Montaigne était une exception, dites-vous. Pour le génie, assu- rément, mais pas pour le caractère et la culture. Nulle part il ne se donne pour un incompris, pour un agneau égaré parmi les loups. Il a été mêlé aux affaires de son siècle, il a rempli des charges auprès des princes et s'en est fort honorablement acquitté. Il analyse et consigne ce dont personne n'avait encore fait un sujet d'étude, mais ses sentiments ne sont pas d'un autre ordre que ceux de son époque ; le succès des Essais en fait foi. Ces nuances, ces délicatesses, cette subtilité, cette tendresse, cette poésie qui sont notre âme même, les contemporains de Montaigne s'y reconnaissaient. C'est donc que le décor, tout vrai qu'il fût, nous induisait en erreur. C'est donc...

Mais à quoi bon tant insister ? Pardonnez cette pesante dissertation. Ce qui est en jeu vous le sentez aussi bien que moi, et de vient que nous discutons avec un

54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

peu trop de passion c'est une certaine idée de la différenciation des époques, qui traduite en langage pri- maire est devenue l'idée d'un progrès à tout prix. Vous n'en êtes qu'à demi responsables, beaucoup d'entre vous ayant plutôt manqué de mesure dans une admiration un peu puérile du passé ; mais en laissant l'épisodique l'emporter sur l'essentiel, vous avez facilité ce glisse- ment. Qui dit étrange dit étranger ; qui dit étranger dit barbare. Un peuple dont les vêtements, la nourri- ture, les objets usuels portent des noms si saugrenus, comment se figurer qu'il trouvait le même goût que nous à l'air, aux aliments ; qu'il connaissait chaque nuance de sensations qu'un corps humain peut éprou- ver et à peu près chaque nuance de sentiments. Ainsi vous avez soutenu, plus que vous ne vous l'imaginez, cette vague foi dans une évolution nécessairement ascendante, qui aurait précipité depuis cent ans son mouvement triomphal. Dans l'enseignement historique qu'on" nous a donné, pas un aperçu qui n'ait été teinté de ce médiocre optimisme; si bien que beaucoup d'entre nous, même de ceux qui n'ont jamais donné dans cette religion ou qui l'ont abjurée, n'en continuent pas moins à envisager le passé tel qu'un enseignement ten- dancieux le leur a présenté. Ils ont redressé leur esprit mais non rappris l'histoire.

Si vous le voulez bien, nous parlerons une autre fois de la façon dont la guerre a bousculé quelques-uns des axiomes nos jugements prennent source. Le seul point qui importe ici, c'est une certaine humiliation de la superbe et de la raison raisonnante ; par suite, un besoin de chercher des normes ailleurs que dans notre

LETTRE A UN HISTORIEN 55

chaos. Nous ne faisons pas fi des normes politiques que vous nous proposez, mais elles ne prennent de sens véritable qu'une fois bien établies les normes de l'hon- nête homme. Comment apprécier la valeur d'un régime, sans savoir à quelles gens il s'appliquait, en quoi ils nous ressemblaient ou non ? Or ce n'est pas une mosaïque de petits documents qui nous l'apprendra ; c'est la méditation d'un ou deux textes, la contempla- tion d'un ou deux portraits.

Vous vous étonniez l'autre jour de voir tant d'esprits retourner à l'Histoire Sainte et à la Légende Dorée : ne vous en prenez qu'à vous-mêmes qui nous avez si inconsidérément désaffecté l'histoire. Ce que nous vous demandons, c'est de la repeupler de ses morts, pour que nous renouions avec eux un commerce familier. Nos curiosités ne sont plus les mêmes qu'autrefois ; elles sont moins libres, moins gratuites. Nous sommes des hommes occupés à se reconstruire une image du monde. Nous attendons de votre amitié qu'elle nous aide dans cette rude tâche ; et vous nous pardonnerez si nous nous insurgeons avec une vivacité un peu injuste contre tout ce qui peut nous en distraire.

JEAN SCHLUMBERGER

FEUILLES DE TEMPÉRATURE

MESURE DU TEMPS

Le bonheur a passé comme les mammouths.

Il n'y a plus que la faim

et le vermouth.

Tous ces yeux roses sur des litières de pavés pourris

s'ouvrent à peine

au passage de la garde touranienne.

Sucés par les panneaux-réclame,

rongés de petites annonces,

anémiés par les ventes fictives

comme par des maladies colonialei,

titubant sur leurs positions à terme,

creux et bourrés d'actions nominales

par les intermédiaires au ne^ gras,

les porteurs découpons apportent leur lymphe aux docks vides,

attendant les bateaux de viande congelée.

■'■1,

FEUILLES DE TEMPERATURE 57

RESPECT HUMA-IN

Monsieur le Directeur,

je renonce à enfler.

^abandonne les attitudes, car maintenant

il faut se contenter de postures.

Je renonce à m affirmer sur des caries de visite.

D'ailleurs

tout mon corps proteste contre la station verticale.

Je suis sollicité de tomber.

Soudain

le mot PESANTEUR gagne en agrément,

et je lui cèdcy et me voici à terre.

Mais quelle étrange loi

me remet sur mes pieds malgré moi

et me fait solliciter

de votre Haute Bienveillance

une distinction honorifique 1

58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

FOIRE DE LA FLORIDE

L'orchestrophone électrique à cartons perforés

calcine la brasserie,

amollit Vâme de l'infanterie

et mue les platanes en arbres d'essieu.

L'été est complet. '

Au-dessus des plaines de terre cuite

irritantes, les 2} millions d'étoiles de 16'"^ grandeur

sont au re?ide:^-vous.

Le Man^anarès, pour tromper la soif, suce des cailloux.

Sur des collines de pralines

le calcium souffle son ail.

Toutes les fleurs de Manille, brodées sur soie,

germent dans les capotes des victorias.

La patronne du Tir enlève Vœuf

et boit le jet d'eau.

Les punaises meurent dans les beignets.

Pour 60 centimes, MÔDERN PHOTO vous tire

en aviateur, ou en Jésus,

avec la couronne d'épines.

SANS AUGMENTATION DE PRIX.

FEUILLES DE TEMPÉRATURE 5^

CURE DE PRINTEMPS

Pour celui qui ne veut pas voir ^ que les dictatures, les vertiges, les doctrifies, les drogues, les orchestres, les hérésies, les horiioiîs sont remis en question. Il ne fallait pas confondre le tout-à-l'égout et la motoculture avec k paradis.

Des gens ont glissé sur ce mot visqueux : L UXE et se sont tués. Nous avons constaté le décès d'un grand nombre de commerçants français qui avaient voulu cesser d'appartenir à des ordres contemplatifs.

Un Ministre noir inaugura le'charnier : pris d'un désir hircin, il enlaça la chanteuse subventionnée qui récitait l'ode funèbre dans une robe de panne orangée avec des manches en application d'Irlande, et l'hymne à la production lui resta dans la gorge.

6o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le combat des gras et ^es maigres finit.

Les massacres entre maigres commencent.

Un joueur de golf ne produit pas de calories.

S'il faut quitter les raffinements

on ne perdra pas grand' chose.

Des foules haineuses

broutant la défiance aux pâtures d'asphalte

oscillent, à l'heure des boissons glacées

sur nn monde anémié de sanglantes folies :

gammes sales, catalogues de sensualité,

aucune évasion de ce côté.

Sans risquer des incantations

on peut s'expertiser :

le monde porte à faux,

il faut repartir de \éro,

il faut repartir du niveau de la terre et de la mer.

Prétei votre concours à une œuvre de charité:

Le monde est à recommencer.

PAUL MORAND

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI

Beauté, mon beau souci, de qui l'âme

incertaine

Malhbrbe, X, I.

Du lierre et du verre, et partout le teint rose et délicat des briques sous le hâle noir lentement accu- mulé par l'air chargé de vapeurs, de fumées et de cou- chants rouges... Des rues calmes, et qui restent calmes malgré leurs passants : comme les quais du fleuve ; comme la rue de l'Eglise, qui fut au siècle dernier la Grand-Rue d'un village de banlieue, dont les arbres et les verts terrains vagues descendaient jusqu'à la rive.

Mais l'immense ville a rejoint le village et se l'est incorporé, et maintenant la rue de l'Eglise et l'église demeurent, dans ce quartier, comme de précieux restes du passé, soigneusement laissés à leur place, et res- pectés : la rue avec ses détours, et la petite église avec mn fragment de son cimetière. Et il y a d'autres souve- nirs, plus récents : la maison vécut le prophète tonnant et grondant du culte des Héros. (Une malédiction est tombée sur elle : on en a fait un musée.)

62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais toutes les autres maisons vivent, autour de celle- : même celle qu'habita une inscription le dit ce charmant poëte qu'on ne retrouve que par échap- pées dans son œuvre et qui, père besogneux d'une nombreuse famille, porta en lui pendant toute sa vie, qui fut une longue enfance, le souvenir des Antilles il était et l'image d'une jeune fille de quatorze ans qu'il avait aperçue un jour et n'avait jamais revue.

Elles vivent, mais il y a chez elles une telle volonté de calme et de paix que, dans ce coin de la ville, on dirait que des abîmes de silence séparent tous les objets, même les plus proches les uns des autres. Au xviii'' siècle on fabriquait ici de la poterie ; mais à présent, on y cultive, avec des soins infinis, le pré- cieux silence. Ici, chaque chose est à part de toutes , les'autres : les jardins, les arbres citadins sous leur revêtement de suie humide, les chapelles, les hôpi- taux, la station des taxis, toutes ces choses existent sans bruit, saas rien qui laisse voir au passant leur activité. Tout est solitaire et discret ; les couleurs même se taisent et demandent à être regardées plus attentivement qu'ailleurs, et ce n'est que de tout près, et les jours de soleil, qu'on s'aperçoit que le pont tendu sur ses hauts piliers comme une double guir- lande d'une rive à l'autre, a son armature peinte en vert. Et le fleuve ne se distingue de la brume que par une sourde lueur d'argent, ou de cuivre, selon les heures... A l'horizon rempli d'usines, un groupe de hautes tours, une famille de noires Babels, marque les limites de la ville, si elle a des limites, du côté de l'Occident.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 65

Etendu sur un divan, près de la fenêtre en saillie, au rez-de-chaussée, Marc Fournier goûtait le silence de son quartier et cherchait à se l'expliquer. Conament se fai- sait-il que toutes choses fussent à. ce point isolées, sans rayonnement, sans accointance, sans se faire entendre leurs voix ? Et sa pensée suivit la rue étaient la mai- son de Carlyle et celle de Leigh Hunt, jusqu'à son confluent, après un tournant brusque, avec une rue plus large, et là, au coin, à gauche, il y avait, derrière une palissade noire, une villa inhabitée qui dormait au fond de son jardin dont les allées s'effaçaient, transpa- raissant encore sous les herbes et les fleurs comme les événements d'un songe sous les premières sensations du réveil. C'était qu'avec la complicité de tout le quartier, à la faveur de ce silence tendu, voulu par tous les habitants, la nature se réparait, reprenait toutes ses habitudes, mêlait toutes ses croissances, oblitérait avec patience et entêtement un passé humain, une, histoire humaine, dont les empreintes se voyaient peut-être encore sur la sable recouvert de feuilles et de tendres tiges, et lourdement, régulièrement, comme une pulsation, les trois notes sauvages et passionnées d'un oiseau invisible tombaient dans le silence d'ombre et d'or. Et c'était là, sans doute, que s'étaient réfugiées les anciennes petites divinités proscrites, celles de la rive, celles qui protégeaient les potiers, celles de la forge et du pré communal, toutes les nymphes et les fées de Chelsea ! Et cela était beaucoup plus important que le souvenir morose des grands hommes qui jadis avaient habité là. Cela faisait de ce quartier un pays féerique : on le sentait bien à ce silence de rêve, à cette lumière

64 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

adoucie par l'eau et la verdure, fondue dans la brume subtile toutes les formes apparaissaient et disparais- saient soudainement avec quelque chose comme ce geste : le doigt sur les lèvres.

« Oui, » songeait Marc, « autrefois le quartier des gens de lettres, et maintenant celui des peintres : ce qui explique la rencontre, çà et là, d'un groupe de modèles : des enfants brunes à grandes boucles d'oreilles rondes sous la coiffe blanche ouverte comme un livre... Mais qu'est-ce qui peut expliquer ce silence, et ces douces présences invisibles, et cette calme pantomime des rues qui font semblant d'être désertes, sinon... »

A ce moment, les Fées parurent. Il y eut un faible bruit de grelots, de rires et de tambourins, et deux chars pleins de petits personnages costumés s'arrêtèrent devant une porte, de l'autre côté de la rue, en face du quai.

A Tentour, rien ne s'étonna, et l'après-midi de ce samedi soir de mai continua sa vie pensive, aussi indiffé- rente à l'arrivée des Fées qu'elle l'avait été, quelques heures plus tôt, à la cessation du travail de la semaine, ce cataclysme qui emportait des millions d'êtres humains, fuyant le travail, loin du centre de la ville. Et Marc vit que les Fées, pour se montrer au grand jour de la rue, s'étaient déguisées en personnages de la Comédie italienne. Arlequin fut le premier à descendre du char, et Colombine, pesant, l'espace d'une seconde, sur sa main levée, sauta à pieds-joints du marchepied sur le trottoir. Les autres suivirent, et celle qui des- cendit la dernière fut une petite Folie blanche et bleue en masque de satin blanc qui s'avança jusqu'à l'extré-

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 65

mité du trottoir et agiui dans la direction de la fenêtre d'où Marc la regardait, sa marotte de rubans bleus et blancs. Puis elle courut rejoindre ses compagnons, et tous pénétrèrent dans la maison devant laquelle leurs chars s'étaient arrêtés,

M""^ Crosland entra dans la chambre, s'approcha de la fenêtre, et se penchant au-dessus du divan elle écarta le rideau.

Vous avez vu Queenie ? dit-elle à Marc. Oui, elle a venir avec les autres. Elle est déguisée en Folie ; un si joli costume que les dames patronnesses lui ont prêté ! Oh, je ne vous l'avais pas dit, Marc ? Une sur- prise que ces dames font de temps en temps aux con- valescents des hôpitaux : une idée si charitable.. . Malgré notre deuil je n'ai pas voulu que ma fille refusât l'invitation de ces dames. Queenie m'a promis qu'elle viendrait après la visite.

J'espère qu'elle pourra rester un peu et prendre le thé avec nous, Edith ? Préparez-le ici, voulez-vous ?

M""' Crosland laissa Marc seul pendant un instant, puis revint avec les objets du service à thé.

Je pense que vous n'êtes pas mécontent, Marc ? puisque vous m'avez souvent dit que vous aimeriez connaître ma 'fille. J'aurais voulu pouvoir vous Iz présenter plus tôt ; mais vraiment je n'en ai pas eu l'occasion. Et sauf le soir vous nous avez rencontrées comme je la reconduisais chez sa tante...

On sonna, et l'instant d'après la Folie bleue et blanche, le visage découvert à présent, et ses joues roses et ses yeux bleus brillant entre des réseaux tout emmêlés de fils blonds, entra en faisant tinter tous les

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grelots de sa jupe. Elle jeta son masque et sa marotte sur le divan que Marc venait de quitter, et après que M™'' Crosland l'eut embrassée, elle vint à Marc, la main tendue :

Comment allez-vous ?

Et Marc Fournier, qui allait avoir vingt-cinq ans, éprouva un léger mécontentement de lui-même en constatant que, malgré ce qu'il appelait son expérience, il n'avait pas appris à dissimuler son émoi et sa confu- sion lorsqu'il se trouvait en présence d'une très jolie fille. Il souhaita même d'arriver à ne plus éprouver cet émoi.

Mais lorsqu'il se vit assis entre l'éblouissante appari- tion et la femme qui ne lui refusait rien, et qu'il songea qu'après tout l'éblouissante apparition n'était que la fille de cette femme, son sang-froid et sa lucidité lui revin- rent, et il se mit à parler, sans se préoccuper de son accent étranger, et seulement attentif à ne pas appeler M""^ Crosland, devant sa fille, « Edith » tout court. Et bientôt, en réponse à une question de lui, la Fée se mit à raconter comment elle s'était déguisée, et la hâte avec laquelle il avait fallu découdre, puis recoudre, pour, ajuster le costume trop étroit. Elle riait, et par instants sa voix montait plus haut qu'elle n'aurait voulu. Mais ses gestes, tandis qu'elle coupait les tartines et les por- tait à sa bouche, restaient calmes. La blancheur vivante de ses mains et de ses bras contrastait avec la blancheur dure de la nappe ; mais les deux blancheurs paraissaient faites l'une pour l'autre, et de toute la personne de Qucenie se dégageait une impression de vie saine, délicate et propre. Elle était aussi douce, polie et pure

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que peut l'être la créature humaine. Enfin Marc soutint l'éclat du visage, il vit la même santé, la même dou- ceur, la même pureté, vivantes, parlantes, et regardantes. Le blanc même des yeux brillait, et quelques instants plus tard, tandis que le reste de la figure était caché par la tasse elle buvait, il rencontra les yeux tranquilles, d'un bleu lointain et pur, et il songea aussitôt à ce Lied le poëte dit que, lorsqu'il pense aux yeux de celle qu'il aime, un océan de pensées bleues submerge son

âme :

Ein Meer vonhlauen Gedankcn...

Marc n'était pas encore très sur de ses goûts en poésie, et il se rappela qu'il avait dit, précisément à propos de celle-ci, qu'elle était un peu trop dans le genre des cartes postales à sujet sentimental. Mais presque en même temps il revit d'autres regards dont le sou- venir l'avait suivi pendant des jours : regards cruelle- ment tendres, donnés comme une aumône ou comme une promesse qu'on sait qu'on ne tiendra pas : regards de jeunes filles accompagnées, de femmes assises auprès d'un homme, regards de jeûnes mariées en voyage... Mais dans les yeux de Queenie, il n'y avait rien que de la gaîté, de la franchise, et quelque chose comme une rêverie vague et douce.

Un peu gêné, il détourna sa vue sur M""^ Crosland, et il lui sut gré de paraître encore aimable et que ses trente-huit ans pussent soutenir la comparaison avec les quinze ans était-ce bien quinze ans ? de sa fille. C'étaient les mêmes yeux, moins vifs, moins gais, mais plus tendres. Et quand elle baissait un peu la tête, comme en ce moment, il y avait dans la pureté et la

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biancheur de son teint, et dans la courbe de ses joues, un air d'enflince et de naïveté qui l'émouvait toujours. Il pensa : devine-t-elle que je suis en train de les comparer ? Mais elle n'ose pas me regarder : elle pense- à notre secret, et elle est peut-être gênée de me voir à son côté en présence de sa fille ? Et Queenie, se doute- t-elle... ?

Oh, ils sont partis sans moi, dit la Fée, en regar- dant vers la fenêtre. Et que vais-je faire ? Je ne peux aller dans la rue vêtue comme cela.

Mais tout s'arrangea. Marc sortit, on entendit le coup de sifflet du concierge, et au bout d'un instant un taxi s'arrêtait devant la porte. Marc, habillé pour sortir, rentra en disant :

Je vais reconduire Queenie, M""" Crosland.

En trois bonds, et avec un joli bruit de grelots et de satin froissé, la Folie alla se blottir dans un coin de la voiture, et Marc la rejoignit. M™'^ Crosland vint elle- même donner l'adresse au chauffeur, et au moment la voiture démarrait, Queenie baissa la vitre, du côté était son compagnon, et s'appuyant d'une main à la- portière, elle agita sa marotte jusqu'à ce qu'un tournant lui eut caché la maison. Marc releva la vitre, puis, se forçant un peu pour sourire, il dit :

C'est votre nom, Queenie ?

Oui ; pourquoi pas ?

J'avais pensé que c'était un nom d'amitié que vous donnait votre mère.

Oh non, je m'appelle Queenie.

Elle sourit si ingénument que Marc n'eut plus besoin de faire effort pour sourire. Il murmura :

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Queenie...

Et l'instant d'après il était si près d'elle que le beau visage clair et les yeux bleus n'étaient plus qu'une seule tache fraîche devant ses yeux, et que ses lèvres tou- chaient les douces lèvres humides, et qu'il sentait passer leur souffle à travers sa moustache. D'abord elle avait eu un mouvement de recul, mais aussitôt après elle rendit le baiser, bravement, en fermant les yeux, avec élan et maladresse. Puis elle essaya de dire « Non », comme un entant : « N... n... non. » Et Marc, cédant à la pres- sion de son coude^ consentit à se détacher d'elle. Mais il couvrit de sa main la petite main qui reposait sur le coussin. Il dit :

J'espère que vous n'arriverez pas en retard.

J'espère que non ; je suppose qu'ils m'attendront. Toutes les pensées de Marc s'élevaient du sein d'une

grande joie tranquille. C'était donc vrai : l'éblouissante apparition, la Fée, la jeune Folie blanche et bleue, il l'avait tenue dans ses bras, et ce visage vers lequel il osait à peine élever ses regards, il y avait à peine une demi-heure... Ah, ce n'était qu'une petite mortelle, après tout ; mais une si douce petite mortelle. Ensuite il se reprocha d'être si ému, et d'attacher tant d'impor- tance à ce qu'il venait de faire. Il se dit qu'il était resté bien collégien malgré ses vingt-cinq ans, et qu'un homme de son âge qui embrassait une jeune fille devait le faire délibérément, et même presque distraitement. Sûrement les vrais séducteurs devaient prendre un pre- mier baiser avec autant de calme qu'un employé des postes oblitère un timbre. Quoi, cette enfant paraissait bien moins émue que lui !

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En effet et Marc le comprit plus tard, Queenie était plutôt flattée qu'émue par ce qui venait de se passer. Elle avait bien reçu déjà, et rendu, quelques baisers ; mais ceux-là ne comptaient plus à présent : c'étaient des baisers d'enfants de son âge. Pour la pre- mière fois de sa vie, elle venait d'être embrassée par un homme, le contact dur de la moustache taillée courte était une sensation nouvelle qui l'intéressait, mais surtout elle était fière d'avoir découvert qu'une grande personne, un homme, un monsieur, avait, à cause d'elle, perdu pendant un instant -le sérieux et la gravité qu'elle attribuait à toutes les grandes personnes. Pourtant, quand Marc se rapprocha d'elle, avec une demande, presqu'une supplication dans son regard, elle lui dit d'une voix basse mais tranquille :

Non. Nous approchons. Ils pourraient nous voir. Elle remit son masque. Le taxi s'arrêtait. Elle était

descendue avant qu'il eût pu mettre pied à terre et l'aider. Elle lui tendit la main en disant :

Eh bien, au revoir...

Il ne sut que répondre : « Au revoir », tandis que son regard cherchait à rencontrer ses yeux dans les deux fentes du masque. Une porte se referma sur elle.

Dans le taxi qui maintenant le ramenait chez lui, le premier mouvement de Marc fut d'allumer une ciga- rette ; mais il s'en abstint : il voulait conserver autour de lui la délicate odeur qu'avait laissée celle qui venait de le quitter. Etait-ce tout ce qui lui restait d'elle ? Il aurait lui demander quelque souvenir tangible: son masque (elle dirait qu'elle l'avait perdu) ou le ruban

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de ses cheveux. Elle avait peut-être laissé tomber son mouchoir ? Il se baissa, et sa main, en tâtant le fond de la voiture, rencontra quelque chose de mieux que ce qu'il avait espéré trouver : un grelot, qui s'était détaché de la jupe de satin à rayures blanches et bleues. De la jupe ? oui : ceux de la marotte étaient beaucoup plus petits. Un grelot qui avait tremblé et tinté à chacun de ses mouvements ! A vrai dire il ne tintait plus mainte- nant, car on avait marché dessus, elle sans doute, et ainsi le petit grelot avait vécu et était mort délicieuse- ment. Marc le déposa avec soin au fond de la poche intérieure de son gilet ; et alors il s'abandonna à sa grande joie.

Il dit à haute voix : « Queenie » ; et ensuite : « Queenie Crosland ». Il ne se souvenait plus que sept ou huit semaines auparavant il avait dit dans un moment de joie semblable : « Edith », et ensuite: « Edith Cros- land » . Il chanta. Puis, sans éprouver la moindre honte, il se récita doucement, avec des intonations pas- sionnées, les deux strophes du Lied il est question de l'océan de pensées bleues. Et avant qu'il eût eu le temps de se reprendre et de rire de lui-même, il était devant sa porte.

II réagit assez pour se dire qu'il devait être prudent, et donner autant que possible un air de banalité aux éloges qu'il ferait de Queenie à M™*" Crosland. Mais il n'eut pas besoin de suivre cette ligne de conduite, car dès qu'il fut en présence d'Edith une partie des senti- ments que sa fille venait de lui inspirer se reportèrent sur elle.

Votre fille est charmante, Edith. Si bien élevée...

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Oh, et blonde et blanche et douce comme vous ! C'est étonnant comme vous vous ressemblez... J'aimerais savoir jusqu'à quel point va la ressemblance. A-t-elle ce même petit signe... ?

Oh Marc, vous posez des questions!... Oui, je crois qu'elle l'a.

Puis elle ajouta, avec un sourire que Marc ne comprit pas bien, ou qu'il ne voulut pas comprendre :

Ce n'est qu'une enfant, vous savez : quatorze ans le 20 décembre dernier !

Oh ! dit Marc d'un ton qui laissait' deviner sa déception, sans qu'il s'en rendît compte lui-même.

Mais cela le servit à son insu. En effet, lorsque, un plus tard, il dit qu'il serait heureux que Queenie vînt passer quelquefois l'après-midi avec M"^ Crosland et iui, Edith y consentit aussitôt.

Oui. l'après-midi du dimanche, dit-elle. Non pas demain : je n'aurais pas le temps de prévenir M™' Long- hurst. Mais le dimanche suivant Queenie viendra.

Très bien, dit Marc ; je vais donc être père de famille tous les dimanches ; la seule chose, ma chère, qui manquait à mon bonheur.

Sa journée de travail finie, et tandis que l'autobus le ramenait vers son quartier à travers les mille perspec- tives de la ville, Marc songeait à la paisible félicité qui l'attendait chez lui.

Ce n'était déjà plus le temps cette pensée l'occupait même pendant la journée : l'époque d'incertitude, d'effort, de chagrins et de joies alternées et enfin de victoire ardente, pendant laquelle il s'était préparé ce

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bonheur et l'avait conquis. Le temps de l'impatience et de la hâte, lui aussi, était passé. Et peut-être que cette phase, pendant laquelle Edith et lui étaient surtout deux complices de leur plaisir mutuel, seulement atten- tifs l'un à l'autre, ennemis de tout ce qui les empêchait d'être seuls ensemble, touchait maintenant à sa fin. Une phase plus calme et, somme toute, meilleure, commençait : leurs habitudes avaient fait connaissance et s'entendaient bien ; ils goûtaient plus lentement et plus savamment leur bonheur, et le perfectionnaient; et ainsi ils allaient s'unissant plus étroitement chaque jour, s'identifiant peu à peu l'un à l'autre. Déjà, pour Marc, l'idée ou le senti- ment qui était présent en lui lorsqu'il disait : « chez moi )i était composé de tous les souvenirs qu'il avait non seulement de ses murs et de ses meubles, de son feu, de ses livres et de ses repas, de ses nuits et de ses levers, mais encore, et surtout, des souvenirs, sans cesse augmentés et enrichis, qu'il avait d'Edith Crosland. Elle était ce qu'il y avait de plus précieux, de plus intime, de plus voilé, chez lui. Et tout cela, pour Marc, se résumait en cette pensée : qu'après ses heures de travail il allait, dans un moment, retrouver une femme aimable et douce qui l'attendait.

C'était bon, qu'elle eût consenti à vivre chez lui, et qu'il pût partager toutes ses heures, tous ses instants, et que ce ne fût pas une étrangère, une dame en visite, qu'il allât retrouver, mais sa femme, dans sa maison : le don absolu, la possession complète. Et cela s'était si facilement arrangé ! Veuve depuis près de deux ans, M™^ Crosland habitait, avec sa fille, chez une sœur de son mari, une M""^ Longhurst, contribuant à la

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dépense du ménage. C'était par desamis des Longlîurst que Marc avait connu Edith. Il n'avait pas tardé à savoir que les deux belles-sœurs ne faisaient pas très bon ménage et qu'Edith souffrait, dans cette maison. Déjà il il était en termes d'intimité a-ssez grande avec elle pour se permettre de lui proposer de venir vivre chez lui pen- dant les quelques mois qu'il devait passer dans son appartement de Chelsea, mais il la prévint qu'au début de l'hiver il partirait, comme tous les ans, pour un autre pays. Elle devrait se considérer comme son invitée, et en échange, elle dirigerait sa maison, avec pleine autorité sur la servante et dans tous les détails du ménage, et serait en somme, aux yeux de toutes les personnes qui pourraient avoir affaire à Marc, son intendante. C'était, pour elle, pour lui, et à l'égard du monde, la meilleure solution. Il avait d'abord craint qu'elle ne consentît à cet arrangement avec l'impression que c'était pour elle une sorte de déchéance. Mais ils étaient alors trop préoccupés de bien cacher et d'abriter leur affection pour qu'elle s'attardât à des considérations de ce genre ; et tout récemment encore, elle lui avait dit que jamais, au temps elle jouissait de tous ses avantages sociaux et de toutes ses prérogatives d'épouse, elle n'avait été aussi heureuse qu'à présent. Pour ses amies et connais- sances elle était censée avoir quitté Londres.

Le fait qu'il pût plaire à une femme, ou tout au moins qu'une femme se laissât aimer de lui, était tou- jours pour Marc un sujet d'étonnement, et chaque fois que ce fait lui devenait évident, il inclinait à croire que c'était l'effet d'un hasard, un miracle, et que ce phéno- mène insolite ne se reproduirait jamais plus dans sa vie.

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Ce n'était pas qu'il fût exempt de fatuité, mais cette fatuité était toute en surface, et au fond il se jugeait sévèrement et n'avait aucune confiance en lui-même.

Et il n'avait pas tout à fait tort. Car s'il eût été plus attentif, il aurait compris qu'il avait été surtout, à l'ori- gine, aux yeux de M""' Crosland, ceci : l'occasion. Mais c'est déjà beaucoup que d'être une occasion dans la vie d'une femme ; et peut-être même qu'en observant mieux et en y réfléchissant davantage, il aurait trouvé, dans le caractère même d'Edith, l'explication, plus ou moins flatteuse pour son amour-propre, de l'aflec- tion très réelle qu'elle avait pour lui. Une fois, il avait pensé : « Toute sa vie se résume ainsi : une rêverie con- fuse et chaste et... l'alcôve. » Mais ce n'était pas aussi simple que cela. Il y avait, d'abord, chez M"" Cros- land, un sentiment très net de son âge. Elle était encore très aimable, mais elle savait bien qu'à certains jours elle ne pouvait pas, comme l'héroïne de Maynard, « consulter son miroir avec des yeux contents. » Sans doute, on ne voyait encore tomber « ni ses lis ni ses roses », mais il était évident que « l'hiver de sa vie » ne serait pas « son second prin- temps » ; et elle sentait bien qu'elle n'avait pas stricte- ment droit à la possession exclusive et durable d'un amant de vingt-cinq ans. C'était une sorte de larcin qu'elle faisait à la Nature et au Temps. « Les eaux dérobées sont plus douces, et le pain mangé en cachette a plus de saveur. »

D'autre part elle était d'un tempérament roma- nesque, et il lui fallait entourer les réalités de l'amour de toute une nébulelise de songes et de brillantes images.

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Sa vie était à la fois ce qu'elle savait qu'elle était, et une autre vie, qui se passait sur un plan supérieur, dans la région de tous les raffinements du luxe, de l'esprit et de la passion. Ce qu'il y avait de curieux, c'est qu'elle par- venait à faire coïncider ces deux plans et savait passer de la retenue et même de la pruderie les plus complètes à un abandon effréné, et parfois elle arrivait même à réunir en elle, dans le même instant, la « sainte et le démon. » Elle avait aussi un certain sens du pittoresque. Ainsi elle aimait Marc (elle se disait qu'elle l'aimait, alors qu'en réalité elle n'avait rien de plus, à son égard, qu'un attachement affectueux), elle 1' « aimait », entre autres raisons, parce qu'il était et avait été élevé sur le Continent. Il était à ses yeux un homme « d'une autre race », un peu mystérieux, un peu déroutant, mais assurément plus tendre et plus empressé que ceux qu'elle avait connus jusqu'alors. Et quand, le dimanche matin, Marc sortait pour aller à la petite chapelle catho- lique romaine pour entendre la messe, elle s'exaltait en songeant à ces pays qu'elle n'avait jamais vus : la France, l'Italie, l'Espagne, ces nations ardentes, roma- nesques et pleines d'une corruption raffinée! Et Marc, qui s'était aperçu de ce penchant d'Edith, s'amusait à lui parler des nuits italiennes, à lui raconter des scandales parisiens, et à lui décrire des courses de taureaux.

Il aimait trouver chez elle cette curiosité sympathique, et la regardait comme une preuve d'ouverture d'esprit. Mais à côté de cela, elle avait un goût fâcheux pour ce qu'elle appelait « la vie intellectuelle ». Elle avait lu beaucoup, et d'abord des romans, dont quelques-uns lui avaient révélé l'existence de grandes choses vagues.

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comme l'Esthétique, la Psychologie, et les doctrines et les problèmes dont l'ensemble constitue ce qu'on peut appeler le monde de la pensée. Alors ce monde, cette vie de l'esprit, lui étaient apparus comme le suprême luxe, et elle s'était imposé la tâche d'y pénétrer, se disant qu'elle se devait à elle-même de s'orner de toutes ces parures. Mais elle avait échoué, et n'importe qui à sa place et en s'y prenant de cette façon, aurait échoué. On était seulement surpris de voir qu'ayant lu tant de livres elle en prit encore tant au sérieux. Et puis elle confondait tout, et il y avait bien des vides dans sa cul- ture livresque. Mais cela ne l'empêchait pas de laisser voir à Marc, parfois, qu'elle le considérait un peu comme un inférieur au point de vue intellectuel. Un jour même elle était allée jusqu'à lui dire quelque chose comme ceci : « Ce sont des idées générales, et vous et les idées générales vous êtes brouillés. Vous êtes bien \ trop subjectif... » Et Marc, agacé, n'avait pu s'empêcher de lui dire : « Edith, laissez donc vos philosophes et ne lisez que les livres qui vous amusent. » « Oh mais c'est de l'hédonisme tout pur ! » Elle avait raison : c'était de l'hédonisme ; mais Marc se demanda si elle savait exactement le sens de cet affreux mot, et si elle ne croyait pas à l'existence d'un philosophe qui se serait appelé Hédon. Dès lors il la laissa divaguer, et citer dans une même phrase Swedenborg, Kant et Bergson, comme cela lui arrivait quelquefois. C'était même tou- chant : elle était devant la vie intellectuelle comme un enfant devant un piano dont il ne sait pas jouer, et qui s'émerveille lorsque, en frappant des touches au hasard, il réussit à produire un accord.

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Mais c'était Tunique travers d'une femme char- mante et bien féminine : une petite dose de pédanterie nordique. En dehors de son commerce peu fructueux avec les livres, son esprit était prompt, net et vigoureux. Ce n'était pas pour rien qu'elle était du même sang que le peuple qui a donné au monde les plus grands humo- ristes. De ce peuple elle avait la finesse, le sens du comique, et la grâce dans l'expression. Elle savait saisir le côté ridicule d'un objet ou d'une situation, et l'expri- mer d'une manière frappante. Sans avoir l'air d'y tou- cher, elle était quelquefois terrij^le et n'épargnait rien, pas même Marc; et lui, heureux de lui voir si bien lancer de si jolis traits, poussait, au lieu du sobre et énergique « Good 1 » qu'elle attendait, des exclamations exotiques telles que : « Vas-y ma petite ! » et : « Anda mujer ! » qui la faisaient rougir et sourire, comme si son instinct lui eût fait reconnaître l'éloquence sensuelle du tutoîment.

Oui, elle était douce, la pensée de cette douce femme qui l'attendait dans sa maison voilée de lierre, au fond de cet étrange quartier que remplissait la brume tiède et dorée du soir. Pensée calme, réconfortante et pu- dique: «Moi aussi, on m'attend. » Que peut-il man- quer au bonheur d'un homme de vingt-cinq aas qui a, pour se distraire, les spectacles de la plus grande ville du monde tout autour de lui, un travail qui ne l'ennuie pas, une demeure paisible, et le pain quotidien et la chaleur du sein ? « Jeune homme qui êtes assis en face de moi, et qui allez si bien accompagné, je n'ai rien à vous envier. Peut-être nous retrouverons-nous ce soir, voisins de fauteuil d'orchestre au nouveau théâtre qui

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est en face de l'hôtel de ville de Chelsea, et alors vous verrez que je n'ai rien à vous envier. Et même elles se ressemblent un peu. Si nous nous rencontrons, comme je l'ai dit, ce soir, nous ferons comme si nous igno- rions même notre existence ; mais elles, nos dames, se regarderont : deux femmes, chacune escortée du respect et de la tendresse d'un homme, chacune exerçant une douce puissance sur la vie d'un homme, et toutes deux aimées et servies, connaissant les mêmes Joies et initiées aux mêmes mystères. Peut-être même feront-elles une comparaison de vous et de moi ; mais, que tout soit damné ! j'ose dire que je ne crains pas cette comparai- son. » Et voilà en était Marc : à cette bourgade du Tendre qui s'appelle Possession-Paisible.

Mais depuis ces deux ou trois derniers dimanches d'été, une nouvelle pensée tendait à supplanter en lui, pendant ses retours au logis, la pensée d'Edith. Il y avait maintenant au monde un nom merveilleux : Queenie. Pourquoi certains noms sont-ils si beaux ? Qui expliquera ce charme qu'il y a en eux, qui fait qu'on ne se lasse pas de les dire quand on est seul, et de se les redire en esprit quand on est dans la foule, et qui nous oblige même quelquefois à les écrire, aux marges d'un carnet, ou sur les pages d'un calendrier, avec beaucoup de soin, en séparant les lettres, et simple- ment pour les regarder ? Marc se répétait donc « Quee- nie » à travers tous Içs bruits de Londres, et il pouvait à peine croire qu'il avait eu le bonheur de dire ce nom à celle qui était Queenie, et qu'il aurait encore le bonheur de le lui dire. Comme il se sentait supérieur à tous

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ceux qui ne la connaissaient pas, et qui, la voyant, ne savaient pas le secret de son nom ; et comme il prenait en pitié ceux pour qui elle n'était que « M"'' Crosland » ! Et s'ils avaient pu savoir, les pauvres gens, que cette jolie enfant si insouciante, si maîtresse d'elle-même, si vigoureuse et si capable de se faire respecter, en admettant que la pensée de lui manquer de respect fût venue à quelqu'un, s'ils avaient pu savoir que « M"' Crosland » se laissait embrasser par lui, Marc Four- nier, et qu'elle lui rendait ses baisers, chaque fois qu'ils se trouvaient seuls ensemble ! Et que dimanche pro- chain, encore, pendant quelques secondes volées à la vigilance d'une mère et d'une amante, cette enfant serait entre ses bras comme une femme aimée et qui aime !

Mais : s'aimaient-ils vraiment ? Peut-être qu'au fond ils n'aimaient que les baisers qu'ils se donnaient ? Chose curieuse : ils ne s'étaient encore rien dit. Du reste, ils n'en avaient guère le temps : dès que M""^ Crosland les laissait seuls un instant, ou qu'ils trouvaient moyen de se rejoindre (c'était surtout pendant la préparation du goûter qu'ils en avaient l'occasion) sans dire un mot ils se rapprochaient l'un de l'autre pour un de ces baisers muets, essoufflés, que la peur d'être surpris leur rendait à la fois si doux et presque douloureux. Puis, M""'' Cros- land survenant, il leur fallait quelques instants pour reprendre leur sang-froid et jouer leur rôle ; et dès lors, naturellement, ils se surveillaient. Le calme de Queenie émerveillait Marc, et elle était même toujours la pre- mière à s'enhardir assez pour poser à Marc quelque question banale sur un ton enjoué et indifférent. Et lui.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI Si

voulant l'étonner à son tour, dominait peu à peu son émoi, et allait jusqu'à risquer des compliments ou des agaceries, qui faisaient sourire Edith. Mais c'était tout juste s'ils osaient se regardera la dérobée ou parfois, c'étaient leurs grandes audaces, profiter de quelque petit incident du goûter pour se frôler les doigts.

Et puis l'enfant n'était pas toujours bien disposée à l'é'gard de Marc. Le premier dimanche, quand ils en étaient à leur second ou troisième baiser, Queenie, entendant les pas de sa mère qui se rapprochaient, s'était écartée de lui en murmurant:

Que c'est contrariant !

Et Marc, encouragé par ce dépit si naïvement montré, avait profité de la prochaine occasion pour l'embrasser plus étroitement qu'il n'avait encore osé le faire et, pen- dant tout le reste de la soirée, Queenie avait paru très offensée, ou du moins elle avait montré tant de froide indifférence, que Marc avait eu l'impression qu'après cela il ne serait plus pour elle que ce monsieur étranger dont sa mère était l'intendante.

Elle boudait encore le dimanche suivant et avait laissé passer volontairement deux occasions de donner à Marc ce baiser qu'il avait attendu toute la semaine. Quand il s'était approché d'elle, elle était restée immobile et avait secoué la tète, lentement et résolument... Il n'avait eu que le temps de murmurer :

Au moins, dites que vous me pardonnez ?

Et comme M™"= Crosland entrait, il s'était mis à parler très haut du beau temps qu'il faisait. Comme c'était cruel de la part de Queenie ! et quel monstrueux gas- pillage de bonheur !

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Alors, en présence même d'Edith, il lui avait offert quelques fleurs qui étaient dans un vase sur son bureau, et qu'il avait achetées la veille, pour embellir l'apparte- ment en l'honneur de sa jeune amie. Elle les accepta. Mais tout le temps qu'elle fut là, il se demanda avec angoisse si elle les emporterait ou si elle ferait semblant de les oublier. Et pendant qu'il ne songeait qu'à cela, il lui fallait prendre parti la conversation, et il se forçait à parler, avec une gaîté nerveuse à laquelle Queenie ne semblait prêter aucune attention. Oh comme il s'était senti loin d'elle, à ce moment-là ! Et un peu plus tard, comme sa mère quittait la chambre, elle l'avait suivie, vite, comme si elle avait eu quelque confidence à lui faire.

Pourtant lorsque, dans le reste de la soirée, Marc dit quelque chose d'assez drôle, elle le regarda, sans sourire, mais avec un air d'approbation, et il sentit une chaleur et une détente en lui, et un soudain contentement de soi-même. Mais au départ, elle laissa les fleurs sur la table, et si M'"" Crosland ne le lui avait pas fait remarquer, e]lQ ne les aurait pas emportées. Et alors, elle les saisit d'un geste brusque et irrité.

Décidément Marc avait quitté Possession-Paisible pour une région plus accidentée du Tendre ; ou plutôt, dans Possession-Paisible même, il avait commencé une nou- velle intrigue, qui le menait par des chemins qu'il avait déjàsouvent parcourus, mais qui lui paraissaient toujours nouveaux. Oh ! il se les rappelait bien, pourtant : ces baisers échangés en cachette, ces incertitudes, ces atten- tes ! Comme on souffre pour un bouquet refusé; comme

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on triomphe pour un bouquet gardé ! Quelle confiance en nous-mêmes peut nous donner ie moindre regard, le plus fugitif sourire d'une enfant ! Et quelle peine, quel sentiment d'humiliation affreuse, pour un regard distrait, pour^une parole qui fait l'éloge d'un autre !

Le dimanche suivant, Marc ne douta plus qu'il était pardonné. Il l'était déjà au moment elle avait essayé d'abandonner les fleurs, mais elle s'était bien gardée de le lui laisser voir. Ce dimanche-Là, lorsqu'elle entra, il parut à Marc qu'il y avait quelque chose de changé en elle, mais il n'aurait pas su dire, tout d'abord, ce que c'était. Il la parcourut du regard tandis qu'elle baissait les yeux. Qu'était-ce donc ? Eh oui : sa jupe était plus longue. Elle avait décousu un des volants de sa jupe de deuil, et l'avait recousu plus bas. Elle rougit et détourna la tête quand elle vit que Marc s'était aperçu de ce chan- gement. Du reste la présence de M™^ Crosland les obli- geait au silence et les contraignait à feindre l'indifférence. Et même lorsqu'ils se trouvèrent seuls un instant, après qu'ils se furent donné le long baiser de la réconciliation, Marc ne put rien dire sinon :

Oh Queenie, je craignais tant que la pluie ne vous empêchât de venir aujourd'hui !

Et plus tard, en y réfléchissant, il sentit bien qu'il n'y avait rien à dire au sujet de cette jupe allongée. Il suffi- sait qu'elle êùt vu qu'il l'avait remarquée. Il était même difficile d'exprimer ce que cela signifiait. « Puisque je suis aimée d'un homme, je ne veux plus qu'on me voie vêtue comme une enfant. » Oui, quelque chose comme cela. Et vraiment, pensait Marc, elle était bien

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iemme et digne d'être aimée, celle dont le premier geste, en se voyant élue par l'amour, était de se voiler.

Le dimanche suivant, qui était un de ces jours de chaleur épaisse et poisseuse comme Londres en a quel- quefois au mois de juillet, Queenie fit à sa mère et à Marc la surprise de venir avec une jeune fille de son âge, qu'elle leur présenta :

Mon amie Ruby.

Ruby était brune, avec un teint blanc et rose, un petit front bombé, de grands yeux pensifs et le menton un peu relevé, et tout cela lui donnait un air d'attention patiente et douce. Mais ses cheveux coupés courts dan- saient en noires boucles légères autour de ses délicates oreilles roses, de son cou bleui par le réseau des veines, et de sa nuque fragile qu'on découvrait par instant nue, avec le renflement, touchant à voir, de deux tendons qui saillissaient sous la peau duvetée, couleur d'ambre clair, selon les mouvements de sa tête. Elle était aussi sérieuse et indolente que Queenie était rieuse et gaie. Et même il semblait qu'elle donnait à Queenie l'exemple du sérieux, car elles se tinrent un long moment silencieuses et bien sages sur leurs chaises, jusqu'à ce que Queenie, qui d'abord avait parcouru Marc d'un regard un peu timide mais assez satisfait, dans lequel il crut pouvoir lire la fierté naïve qu'elle éprouvait à le montrer à son amie, dit soudain :

Oh Ruby, ne soyez pas stupide, vous voyez bien que le piano est ouvert et je suis sûre que... ce monsieur sera content de vous entendre jouer.

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Elle avait dit « ce monsieur » parce que sa mère pou- vait l'entendre, mais d'un regard elle avait, en même temps, demandé pardon à Marc d'employer une expres- sion aussi cérémonieuse et distante. Et, tandis que les doigts appliqués et un peu durs de Ruby balbutiaient « The sweetest flower that blows » et« When other lips » sur le mauvais piano que Marc louait au mois, le jeune homme se demandait si Queenie avait pris son amie pour confidente de leur... comment cela pouvait-il s'ap- peler ? de leur amitié ? enfin, de cette espèce d'amour d'écoliers qui aurait n'avoir aucune importance pour un homme qui voulait se croire blasé. « C'est peut-être pour qu'elle me voie qu'elle l'a amenée... Mais en atten- dant elle nous gêne un peu, sa jolie amie. »

Mais elles savaient si bien feindre, toutes les deux ; elles avaient un air si indifférent, si tranquillement amusé, que Marc se reprit à douter que Ruby eût reçu les confidences de Queenie. Et du reste il était fort possible que Queenie attachât moins d'importance que lui à leurs baisers, et qu'ils ne fussent pour elle qu'un jeu, et un jeu auquel elle était depuis longtemps habi- tuée... Pourtant, cette jupe allongée, si évidemment à cause de lui... Ah, il aurait voulu être seul avec elle, ou tout au moins que M""= Croslandse fût éloignée pour quelque temps.

Ces pensées l'occupaient encore pendant le goûter, auquel ils se mirent plus tard que d'habitude, et qu'ils firent très copieux, ce qu'on appelle un « haut thé », parce qu'ils avaient l'intention de ne pas dîner, M"" Crosland se sentant un peu indisposée, et la ser- vante ayant congé. Ce fut pendant le goûter que Queenie

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lui fît savoir qu'elle habitait pour le moment chez les parents de son amie, à Richmond, oij elle avait été invi- tée à passer quelques jours. Alors Marc comprit qu'il y avait une occasion à saisir.

M™'= Crosland, dit-il, puisque vous êtes fatiguée, j'accompagnerai ces jeunes filles jusqu'à Richmond.

Edith consentit. C'était un grand point de gagné. Mais pourvu qu'à la fin elle ne se décidât pas à venir avec eux elle aussi ! Marc n'eut plus de repos jusqu'à ce qu'il se vit dans la rue avec Ruby et Queenie... Au moment il allait sortir, Edith l'avait appelé : « M. Fournier, s'il vous plaît ? » Il l'avait trouvée dans sa chambre, un peu agitée, et elle lui dit :

Vous savez que je vous confie ce que j'ai de plus cher... après vous, ajouta-t-elle à voix plus basse en répondant à son embrassement. Et il ne put s'empêcher de remarquer trois minces traits parallèles sur son front et deux légers plis aux coins de ses lèvres.

Comme il soitait eiîfin, elle lui dit :

Oh M. Fournier, c'est si drôle de vous voir avec ces deux chevreaux ! » d'un ton qui ne lui plût guère.

Marc et les deux chevreaux marchèrent d'abord en silence et assez loin les uns des autres, dans la rue vide, qui avait cet air hagard et résigné des dimanches d'été. Mais au premier tournant, Queenie vint se placer au côté de Marc et lui dit en riant :

Maintenant, Marc, laissez-moi porter votre canne, s'il vous plaît.

Il la lui donna, tout ému qu'elle l'eût appelé par son prénom. C'était la première fois ; et en regardant Ruby, il comprit, au sourire qu'il vit passer dans ses yeux,

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qu'elle savait tous leurs secrets. Une grande tîerté l'em- plit, tandis que Queenie marchait d'un pas ferme et balancé à son côté, portant sa canne comme un jeune page qui aurait poné 1 epée de son seigneur. Tout le monde pouvait voir que celte rayonnante créature était sa « jeune hlle » à lui, loyale et hdèle.

Par Cheyne Row et Oakley Street il les conduisit à King's Road ils attendirent un autobus. En chemin, il leur lit regarder, par les interstices de la palissade gou- dronnée, le jardin de la villa désene, tout plein de gazouillement et de l'activité des oiseaux qui s'annon- çaient le crépuscule.

J'aimei'ais y passer toute une journée toute seule, dit Ruby.

Moi aussi, mais pas tout seul, dit Marc.

Je suppose que je sais avec qui, répondit Ruby.

Je me demande avec qui ? dit Queenie, en fei- gnant une grande ingénuité.

Marc ne trouvant rien d'approprié à répondre, s'aper- çut, pour sortir d'embarras, qu'il voulait fumer. Puis, quand il eut allumé sa cigarette :

Mais, dit-il, jeunes filles, pourquoi irions-nous directement à Richmond ? Je crois que nous pouvons aller d'abord dans Knightsbridge je connais un endroit plein de douceur : la meilleure pâtisserie du West-End. Et de un omnibus nous conduira à Richmond. Des votes pour les femmes ! Je mets cette proposition aux voix.

Elles acceptèrent et ils partirent gaîment. A lajiies- cente sur le trottoir de Knightsbridge, Queenie rendit à Marc sa canne, sur la poignée de laquelle il sentit avec délices la chaleur de la main de son amie.

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Enfin, après qu'il les eut chargées chacune d'un sac de friandises, ils prirent l'autobus pour Richmond. La nuit commençait. De l'impériale ils étaient à peu près seuls, ils regardaient s'ouvrir devant eux la vaste mer métropolitaine, avec ses hautes lames de maisons se suc- cédant à perte de vue. L'ombre augmentait, et comme le siège de devant venait de se trouver vacant, Marc s'y assit et fit signe à Queenie de l'y rejoindre. Elle hésitait, mais Ruby lui poussa doucement le bras, et elle vint.

Voilà une jeune fille bien sage, dit Marc ; et il l'en- laça, l'obligeant à se blottir contre lui. Oh, quel instant que celui il sentit à travers ses vêtements cette jeune vie, douce, tendre et vigoureuse, cette fierté qui se ren- dait, cette force qui s'abandonnait.

Au-dessus de leurs têtes tout le ciel se teignait déjà de ce reflet d'un rose intense qui caractérise les nuits de la grande ville, et des lumières brillaient de toutes parts, qui semblaient voler autour de leur course comme des- étincelles. Toute la ville de Londres n'était qu'une four- naise, un immense feu de joie qu'ils traversaient suspen- dus entre ciel et terre. C'est ainsi que leur essor les porta jusqu'à la rive du fleuve et au-delà^ sans qu'ils se fussent rendu compte du chemin parcouru ; et au sortir de Putney, le souffle des pelouses et des espaces champê- tres, qui s'élevait du parc de Richmond et du commu- nal de Wimbledon, les reçut dans sa délicate odeur humide. Et bientôt après s'alignèrent devant eux les sages petites lumières des réverbères de Richmond sous leurs abat-jour de verre dépoli.

On dirait un dortoir d'école de jeunes filles, dit Marc.

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Oui, exactement, répondit Ruby ; et voyez ! ajouta-t-elle en désignant son amie d'un regard.

Queenie s'était endormie, la tête sur l'épaule de Marc.

Encore une semaine d'attente. Marc était un peu honteux de s'apercevoir à quel point cette enfant l'occu- pait. Qui sait si un jour Queenie ne serait pas, dans son souvenir, tout simplement une d'entre les milliers de ces jolies petites londoniennes en jupes courtes et cheveux pendant sur le dos, une de ces « fleurs de la Ville de Londres » qu'a si admirablement chantées le mystique William Blake, mais après tout (v just a flapper » et rien de plus ? N'avait-il pas déjà tout ce qu'il pouvait souhai- ter pour son repos : une femme aimable et attentive à son bien-être ? Mais non ; il y avait cet appel rude, sauvage et mélodieux de la jeunesse de Queenie, dans son cœur, comme le chant du bel oiseau solitaire dans le jardin de la villa déserte. Et pourtant c'était une aventure si banale que c'était à peine s'il oserait la racon- ter, en quelques mots, à un ami. Mais peut-être pour- rait-il la compliquer un peu. Maintenant qu'il était assuré de l'affection de Queenie, pourquoi ne tenterait- il pas la conquête de Kuby ? Elle lui avait paru moins jolie que Queenie, mais plus réfléchie, plus femme, bien qu'elle fût moins développée. Ce petit front bombé, ces yeux et cette bouche qui semblait s'offrir, et surtout cette nuque mince sous les courtes boucles noires... Oui, la chose serait amusante, et possible, après tout.

Il suivait paresseusement ces pensées tout en mar- <:hant dans la foule, le long d'Oxford Street, et soudain

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une glace, dans l'entrée d'une boutique, lui présenta son image en pied. Il^en profita pour arranger son chapeau tout en se regardant, non sans quelque satisfaaion. Le mariage d'un Lyonnais et d'une Milanaise avait donné un assez beau produit. Un haut et svelte gaillard, aussi solide et de tenue aussi corecte que n'importe quel « Arthur » ou quel « Johnny » de Pall-Mall ou de Picca- dilly, mais avec des attaches et des extrémités plus fines et dans les yeux une lueur qu'ils n'ont pas. En dépit de son origine commerciale il avait cette caractéristique d'aristocratie, cet air, on ne sait si on doit dire sportii ou légèrement rustique, ce teint coloré et cette vigou- reuse simplicité d'allure qui distingue les fils de la grande bourgeoisie de l'espèce purement citadine des calicots et des bohèmes. Avant de se recoiffer il lissa ses cheveux noirs, divisés par une raie médiane, et qu'il portait très apbtis, comme une calotte de Pierrot, à la dernière mode de Buenos-Ayres, il venait de passer quelques mois. Et en sifflotant l'air d'une chanson de Fragson, il reprit sa marche dans la direction d'Oxford Circus.

... Oui, ce serait amusant de voir si l'autre gamine voudrait mordre à l'hameçon, et si Queenie était capa- ble de se montrer jalouse. Un passe-temps comme un autre. Ce sont précisément ces petites intrigues qui nous font mieux sentir le côté sérieux de notre vie, de nos travaux et de nos affaires.

Il fut donc un peu déçu quand, le dimanche suivant, Queenie vint seule. Mais ils purent causer un peu, et elle se montra si gaie, si confiante et si soumise déjà (comme sa mère) que Marc regretta presque d'avoir considéré leur aminé comme un jeu sans importance. Et

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puis, comme Edith l'appelait dans la cuisine pour l'aider à préparer le thé, elle sortit vivement de son réticule un •petit paquet enveloppé dans du papier de soie, et le ten- dit à Marc en balbutiant :

J'ai fait ceci pour vous ; cachez-le. Et elle s'enfuit, la figure toute brûlante.

C'était un mouchoir de batiste dans un coin duquel Marc vit ses initiales : M. P., joliment brodées. Il ne se doutait guère, à ce moment, que c'était le dernier dimanche qu'il voyait Queenie.

Ce fut pendant le goûter que l'incident se produisit. A propos d'une négligence ou d'un oubli de M™* Cros- land, Marc s'irrita et lui parla avec impatience. Non seu- lement il l'appela Edith, mais quiconque eût été eût compris, aux paroles qu'il lui dit, que leurs relations n'étaient pas strictement celles d'un maître de maison et de son intendante. La figure d'Edith s'altéra, ses yeux se voilèrent, et en disant : « Excusez-moi », elle sortit rapidement de la chambre.

Queenie allait la suivre, lorsque Marc lui dit : « Res- tez ». Et après avoir hésité une seconde entre sa mère et son amoureux, elle resta. Alors elle pencha sa tête, cacha son visage entre ses bras nus, et pleura dou- cement.

Voyons, calmez- vous... Vraiment, vous n'aviez pas deviné ?

Elle le regarda bien en face, les yeux brillants de colère au milieu de ses larmes.

Comment le pouvais-je ? Ma propre mère !

N'est-elle pas libre, comme vous l'êtes ? et songez que celle de vous deux qui aurait le plus de raisons de se

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plaindre, c'est elle : nous la trompions, vous et moi. Elle fut longtemps sans rien dire, et Marc en profita pour ajouter :

Je suppose que vous savez qui je préfère, et à qui je renoncerais, si je le pouvais.

Il y eut encore un silence pendant lequel Marc prit la main qu'elle abandonnait sur la table. Et sans doute elle se fit à l'idée qu'elle était la rivale, et la rivale heu- reuse, de sa mère ; car elle sourit tristement et dit :

Je pense que je ferai mieux d'aller la rejoindre, si vous me le permettez.

Elle se leva, mais avant qu'elle eût fait un pas vers la porte, Marc la retint et, à voix basse, sans oser la regar- der, il murmura :

Depuis que je vous connais, dans ses bras je pense à vous.

Alors il la laissa partir. ^

Au bout d'un moment M""" Crosland revint seule.

Je suis vraiment très peiné, Edith...

Oh Marc, ne vous excusez pas ; elle avait tout compris dès le premier dimanche. Et peut-être qu'après tout cela vaut mieux ainsi. Je suis sûre qu'elle n'a rien dit à sa tante, et puis tôt ou tard nous nous serions trahis. Mais nous ferons comme s'il ne s'était rien passé.

Oui, cela vaut mieux, dit Marc.

Queenie rentra à son tour et le goûter s'acheva pres- que gaîment. La gaîté de Queenie était un peu nerveuse, et celle d'Edith un peu forcée. Quant à Marc, il triom- phait secrètement. Après ce qu'il venait de dire à la jeune fille, il était décidé à pousser les choses très loin ;

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et d'abord à lui demander il pourrait la rencontrer pendant la semaine. L'occasion se fit attendre assez longtemps, mais enfin ils se trouvèrent seuls et Marc attira Queenie contre lui.

Ils n'avaient pas compté qu'Edith reviendrait si tôt, et en entendant ses pas dans le corridor, Marc voulut s'éloigner de Queenie, mais elle le retint, et lorsqu'il put se séparer d'elle, M"^' Crosland était dans la chambre et les avait surpris. Queenie, la tête haute, la regardait bien en face.

Edith fit comme si elle n'avait rien vu ; mais peu après elle trouva un prétexte pour ramener Queenie plus tôt que d'habitude chez M"'' Longhurst. En partant elle ferma la porte d'entrée si doucement et si lentement que Marc sentit qu'elle faisait effort pour dominer son trouble ou son irritation ; et même, un instant, il eut peur qu'elle ne revînt plus.

Elle revint ; mais il comprit, à son air dépité et à son affectation d'indifférence, d'abord qu'il valait mieux ne faire aucune allusion à ce qui s'était passé, et ensuite qu'il ne devait plus espérer revoir Queenie dans la maison.

Ce fut son amour-propre qui en souffrit le premier. C'était un peu comme si Edith eût exercé son autorité maternelle sur lui en même temps que sur sa fille. Non seulement elle dérangeait ses projets et le privait d'un plaisir, mais il avait l'impression qu'elle le traitait en petit garçon. Il n'eût plus manqué qu'elle le grondât, comme une mère qui a surpris son fils en train de cour- tiser une servante ! Pourtant, quel autre moyen avait-

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eîie de se défendre contre sa jeune rivale ? et même, Marc aurait lui savoir gré de ne rien dire et de faire comme si rien ne s'était passé.

Mais il reverrait sa fille. M"'" Longhurst avait changé d'adresse depuis l'époque Edith était venue habiter chez lui, mais il saurait bien elle demeurait. Le jour il avait reconduit Queenie à Richmond, il lui avait dit :

A propos, demeure votre tante, à présent ? Elle avait répondu :

Oh, très loin : plus loin que le Bout du Monde !

Le Bout du Monde est une place ou une rue à l'extré- mité de King's Road, pas tellement loin du centre de Chelsea. Avec de la patience, il arriverait à découvrir elle vivait, et alors il ferait tout ce qu'il pourrait pour jus- tifier la jalousie d'Edith. Peut-être parviendrait-il à retrouver aussi Ruby... Ah, qu'elle était donc désagréable cette femme qui se mettait ainsi à la traverse de ses plaisirs !

Pourtant, ce même soir, elle se montra si douce, tendre et complaisante qu'il eut comme l'impression de la retrouver après une séparation. Et puis, elle était sa femme, et elle était là, sous sa main.

Il fit pourtant quelque effort pour retrouver Queenie ; c'est-à-dire qu'il alla, au moins deux fois, se promener dans la direction de la gare de Chelsea, au bout de King's Road. Il se disait qu'il avait appris à cette enfant qu'elle pouvait plaire, non plus à des enfants de son âge, mais à des hommes ; et il songeait que la découverte de la liaison de sa mère avait opérer en elle un boule- versement qui la mettait à la merci du premier amou-

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reux sans scrupule qui la courtiserait. îl se prenait à regretter ce qu'il avait £vit, car il y avait, entre la petite fille qui lui avait donné en rougissant le mouchoir qu'elle avait brodé pour lui, et l'amoureuse qui, entre ses bras, avait défié sa mère, une distance morale déjà considérable. Et tout cela dans l'espace d'une heure à peine. Mais il n'y pouvait rien. « Bah ! » pensa-t-il, se souvenant d'autres expériences, « elle est peut-être en train de broder, en ce moment, les initiales d'un autre ! »

Puis-je venir m'asseoir près de vous, Marc ? demanda Edith sur le pas de la porte.

Oui, mais à condition que vous ne me parlerez pas : j'ai à travailler.

Oh ne soyez pas si égoïste, Marc : pour si peu de temps que nous avons à être ensemble. Quand il m'arrive de penser, mon cher, que chaque jour qui passe me rapproche du jour vous partirez, je sens mie douleur en moi.

Juillet, août et septembre avaient passé, et dans deux ou trois semaines le jour que redoutait M'"'' Crosland serait arrivé.

Marc y songeait sans déplaisir. Déjà il se sentait pris de la nostalgie du Continent. Tout à fait comme, après un séjour un peu long sur le Continent, il se sentait pris de la nostalgie des Iles, de la vie qu'on y mène, et sur- tout de la Ville unique, qu'il préférait même à Paris, probablement parce qu'il la connaissait moins bien et depuis moins longtemps. Et pourtant, voici qu'au bout de six ou sept mois, il commençait à en trouver le spec- tacle monotone, et que sa ville natale, avec la blanche

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cathédrale veillant comme une légion d'anges assemblée au carrefour de longues rues sonores^ apparaissait dans son souvenir comme un séjour délicieux, comme un décor étrange et romanesque, tandis qu'il détournait son regard, avec ennui, de la perspective immense et piètre des grandes voies bordées de jardins tristes et de maisons de brique et de stuc, d'aspect si pauvre, si morne et si nu, surtout dans la marée basse des dimanches. Il ne voyait plus la route qu'il parcourait quatre fois par jour ; et du reste, maintenant que le temps était plus frais, il allait prendre le train souter- rain à Sloane Square chaque fois qu'il avait à se rendre à la Cité. Autrefois il aimait, au contraire, voyager sur l'impériale des autobus et varier son itinéraire. Les auto- bus qui, de King's Road, allaient dans la direction de Westminster en passant par Pimlico, lui offraient un trajet plein d'agrément, et quand ils tournaient vers la droite, au sortir de Sloane Square, on passait le long de belles pelouses toujours bien tondues et bien arrosées, d'où montait une délicieuse odeur. Maintenant, tout cela, trop vu, trop connu. La foule même ne l'intéressait plus : il se sentait devenu trop semblable à ces millions d'esclaves du travail et de l'habitude, à toute cette subs- tance humaine tour à tour aspirée et rejetée, à heures fixes, par les gares, les usines, les banques et les théâtres, charriée par grappes et par bancs dans ces égouts à ciel ouvert. Et dire que l'an prochain, lorsqu'il reviendrait, la vue de la tunique rouge d'un invalide parmi cette foule, lui annonçant soudain qu'il était véritable- ment rentré dans Chelsea, ferait battre son cœur ! Mais maintenant, s'il regardait encore les gens de son quar-

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tier, c'était pour se dire, avec satisfaction, qu'il allait bientôt partir, et qu'ils resteraient là, comme un collé- gien qui part en vacances bien avant la fin de Tannée scolaire. Une fois qu'il aurait consacré quelques après- midi à des achats, il aurait, pour cette fois, l'impression que Londres ne pouvait plus rien pour son bonheur. A propos, il faudrait qu'il se rappelât qu'il devait passer chez Harrods et acheter de cette poudre parfumée contre les mites, pour bien saupoudrer ses tapis avant de fer- mer son appartement.

Son appartement. Son chez lui. Ah ! et sa femme ! Comme on s'épuise vite, lorsqu'on habite ensemble ! Même s'il n'avait pas eu envie de quitter Londres, il serait parti afin de quitter Edith. Ce n'était pas qu'il eût à se plaindre d'elle ; au contraire : il semblait que plus il se détachait d'elle, et plus elle se montrait soumise et attentionnée, ayant même renoncé à le convertir à son vague idéal philosophique et aux « idées générales ». Mais il était saturé d'elle. Ils pouvaient se séparer à pré- sent : il y aurait toujours quelque chose d'Edith Cros- land chez Marc Fournier, comme il y aurait toujours quelque chose de Marc chez Edith. Ils s'étaient connus aussi intimement que deux êtres peuvent le faire et ils étaient si bien devenus une même chair, qu'ils com- mençaient à être insensibles l'un à l'autre.

Comment ! C'était donc cela qui, à l'origine, lui était, apparu comme une aventure et comme une conquête ? Aujourd'hui, il le voyait bien, ce n'était qu'une pauvre et banale histoire, une triste liaison inavouable et heureu- sement inavouée, et qui deviendrait un sordide concubi- nage, si elle durait seulement quelques semaines de plus.

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Non, il exagérait. La vérité, c'était que, si ce n'avait pas été une de ces conquêtes qui flattent l'amour-propre d'un jeune homme, c'avait été du moins une acquisition utile. Grâce à M""^ Crosland, Marc avait eu un intérieur bien tenu et une compagne agréable, décente et bien élevée, et il n'avait pas été à la merci d'une servante qui n'aurait songé qu'à le tromper et à profiter de son inat- tention aux choses du ménage. En somme, cela avait été fort bien, pour le temps que cela avait duré.

D'ailleurs, la nostalgie « continentale » de Marc se fortifiait de certains projets amoureux auxquels il songeait de plus en plus à mesure que son départ appro- chait.

Il retrouverait, là-bas, cette dame, une amie de sa mère, mais encore aimable, qui avait paru s'intéresser à lui. Une fois, en particulier, comme leur conversation était venue au poème de Dante, elle avait dit, avec un regard assez tendre à son adresse, qu'elle comprenait bien que Dieu châtiât l'homicide, l'avarice, le vol, mais pourquoi l'amour ? « Mais l'amour, mon Dieu, l'amour n'est pas un péché ! » Marc n'avait pu s'empêcher de sourire, et il avait surnommé cette dame, pour lui-même ; « L'amore-non-è-peccato », mais il avait été troublé.

Celle-là, ce serait une conquête flatteuse, car elle appartenait à la « société », et n'avait pas la réputation d'être galante ; et puis, comme ils seraient gênés pour se rencontrer et même pour se voir, ils se lasseraient moins vite l'un de l'autre. Mais il y avait aussi cette fille du peuple, si belle, une Toscane d'un type très pur, qu'il avait un jour suivie jusque chez elle et à qui il avait même eu l'occasion de demander un baiser, qu'elle

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lui avait refusé, du reste. Mais il reviendrait à la charge. Ah ! quelle belle fille c'était ! Et ce visage obscur et rayonnant, qui était celui de la Bonté quand elle souriait, celui de la Justice si elle fronçait un peu les sourcils et celui de l'Espérance lors- qu'elle rêvait ! Il était seulement dommage que ses-^ parents eussent donné à cette robuste déesse brun€ le nom douceâtre, blond et virgilien, deLavinie. Elle aurait s'appeler Lucrèce... ou Clodia.

Pounant il se devait à lui-même de conquérir l'autre, la femme du monde. Il le devait pour la satisfaction de son amour-propre et pour la bonne opinion qu'il dési- rait que ses amis eussent de lui. C'était une liaison qui le poserait. Mais qui sait si elle ne l'asservirait pas ? Et puis, 'enfin, il aimait les femmes plutôt en peintre et en sculpteur qu'en moraliste et en romancier, et Lavinie était belle, tandis que l'autre était seulement bien parée. Pourtant il devait ah oui : celle-ci était le devoir, mais l'autre était le plaisir : Marc Fournier avait déjà fait son choix. Car chacune était ou trop absorbante ou trop attrayante pour qu'il songeât à poursuivre les deux à la fois. Le départ. Le voyage. Et Lavinie... Lavinie, « Lavinia ».

Avez-vous parlé, cher ?

J'ai dit quelque chose, Edith? Oh, c'est que je pensais...

Vous pensiez à votre Italie, nest-ce pas ?

Il la re2;arda. Elle tournait le dos à la fenêtre et il voyait mal ses traits : c'était comme si elle se fût déjà un peu effacée de sa mémoire et qu'elle ne fût plus

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qu'une ombre dans sa vie. Il se sentit pris de remords, de pitié et de tendresse, et il alla s'asseoir sur un coussin, à ses pieds. Comme il l'avait aimée, pourtant, pendant les premières semaines ! et le soin même qu'ils mettaient tous deux à tenir leur liaison secrète, les précautions qu'ils prenaient pour qu'on ne les vît jamais sortir ensemble, pour que la servante ne se doutât de rien, tout cela avait ajouté, pour lui, tant de charme à leur intimité... Parfois ils avaient donné congé à la servante pour tout l'après-midi et la soirée, et ils avaient dîné ensemble, à la même table, comme mari et femme. Et les dimanches qu'ils avaient souvent passés à la maison, les stores baissés et les lampes allumées !... Quels jolis souvenirs ! Leur adieu même aurait les apparences d'un rendez-vous : elle sortirait avant lui et irait l'attendre dans une rue éloignée et peu fréquentée. Lui, la pren- drait en passant, dans le taxi fermé. Et elle en descen- drait un peu avant la gare Victoria, les amis de Marc, qui devaient continuer à tout ignorer, le verraient arriver seul.

La pensée de l'Italie est pour moi une pensée mélancolique, ma chère.

Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas content de partir ? et n'avez-vous jamais pensé qu'après tout rien ne vous empêchait de rester ? L'hiver n'est pas tellement froid, ici, et vous m'avez dit que vous en aviez déjà passé un tout entier. Votre appartement...

Notre appartement, Edith.

Non, voire appartement, est facile à chauffer ; voyez ce beau feu. Ne pensez-vous pas que là-bas, dans votre Italie, vous ne regretterez pas quelquefois de n'être

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pas ici, bien calfeutré dans votre maison anglaise, avec votre petite épouse anglaise ? Marc, ne froncez pas le sourcil : si vous voulez, je dirai un autre mot... Voulez- vous que je le dise ? Mais, Marc, la femme que vous épouserez un jour ne pourra pas vous aimer et vous res- pecter plus que je ne le fais ! Non, laissez-moi continuer. J'ai pensé à une chose. Puisque c'est ici chez vous, je veux dire, puisque de toute façon vous payez le loyer, cela vous coûterait moins cher de rester ici, peut-être. Vous pourriez même vous passer de servante ; il y a une chambre à coucher qui reste vide, je pourrais faire venir ma fille pour m'aider, et à nous deux, nous tiendrons votre ménage.

. Faire venir Queenie ici ?

Oui, dit-elle en évitant le regard de Marc, j'ai pensé que cela vous épargnerait les gages d'une ser- vante.

Il fut sur le point de s'écrier : « Pourquoi ne l'avez- vous pas dit plus tôt ? » Mais le soin qu'ils avaient pris de ne jamais parler de Queenie, l'empêcha de rien dire. Et puis, le temps et l'absence avaient fait leur œuvre; il avait renoncé à cette petite intrigue enfantine. Il dit :

Non, il faut que je parte, je l'ai promis à mes parents ; ils seraient très mécontents. Et puis, j'ai affaire là-bas.

Pourtant, un peu plus tard, il se reprit à songer aux paroles de M'^'= Crosland, et à la façon dont elle les avait dites ; et, avec un regard dans la direction d'une glace qui lui renvoyait son image, il pensa : « Comme elle tient à me garder... Elle y sacrifierait sa fille ! » A moins qu'elle n'eût fait quelque vilain projet : obliger

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Marc à épouser Queenie. « Et dans ce cas, il faudrait faire attention... Bah ! je les retrouverai l'année pro- chaine et alors... »

11 avait une formule pour juger, au départ, les liai- sons qu'il avait pendant ses intermittents séjours dans plusieurs pays, ces petits mariages de marin auxquels il n'attachait, au fond, pas beaucoup d'importance, car il croyait encore au « grand amour » et l'attendait, il disait : « Après une liaison ennuyeuse, ou trop absor- bante, ou scandaleuse, ou coûteuse, ou simplement désa- gréable : un point. Après une liaison qui n'a rien été de tout cela : point et virgule. » Eh bien, après Edith et Queenie ce serait : point et virgule.

Demain à la première heure on viendrait prendre les bagages : le carton portant les initiales de l'agence de transports était affiché à la fenêtre. Un départ qui res- semblait à beaucoup d'autres : Marc tout seul dans la chambre du devant, occupé à mettre en ordre des papiers et des livres qu'il laissait, à ouvrir et à refermer des tiroirs, à prendre congé de son appartement. Il étei- gnit les lampes du plafonnier, ne laissant allumée que celle de son bureau, s'assit, bourra une pipe, et se mit à fumer, les jambes allongées devant le feu.

Comme cette pipe tirait bien ! C'était Edith 'qui en prenait soin, et ainsi dans les plus petits détails, il recon- naissait l'affection attentive dont elle l'entourait. Et voilà : c'était la dernière nuit qu'ils passaient sous, le même toit. Tout à l'heure il irait la rejoindre quand la maison serait endormie. La servante était définitivement partie ; mais il y avait une autre présence dans l'apparte-,^

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI IO3

ment, qui les obligeait à prendre des précautions : Queenie était là. Sans doute, elle savait ; mais i! valait mieux...

Marc ne l'avait pas \nie ; il avait dîné en ville et était rentré tard ; mais Edith l'avait prévenu : « Je ferai venir ma fille pour m'aider à faire les bagages et à mettre les housses aux meubles ». Elle devait être couchée dans la chambre qu'on n'utilisait pas. Le bruit que Marc avait fait en entrant avait pu la réveiller. Il fallait attendre un peu avant de... On frappa doucement à la porte.

Entrez, dit Marc, surpris qu'Edith vint le rejoindre dans cette pièce.

La porte s'ouvrit.

Mère m'a dit que vous désiriez me parler ? C'était Queenie, dans un vêtement de nuit emprunté

à sa mère, trop long, et qu'elle relevait un peu pour marcher, en sorte qu'on voyait ses pieds nus. Marc balbutia :

Je n'ai pas... je veux dire, oui, je voulais...

Elle sourit, referma très doucement la porte, puis, en mettant un doigt sur sa bouche, elle traversa la chambre et vint s'asseoir devant la cheminée, sur un pouf de velours qu'il y avait là.

Parlons bas, dit-elle ; le portier n'est pas encore couché. Alors vous partez ? Et nous ne vous re verrons plus.

Pourquoi non ? Mais je voudrais savoir...

Je croyais que vous étiez lassé d'elle.

Non ; mais depuis que je vous ai vue, je vous l'ai dit, je n'ai plus songé qu'à vous.

Je me le rappelle, et la manière dont vous me

104 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'avez dit. Oui, mais je ne compte pas, je ne suis qu'une petite fille.

Queenie, dites-moi : pourquoi voulez-vous que nous parlions à voix basse si votre mère sait que vous êtes ici ?

Le sait-elle ? Oh oui, puisqu'elle m'a envoyée.

Comprenez-vous que si elle vous a vraiment envoyée, ou si vous êtes venue de votre propre volonté, cela fait une grande différence pour moi ?

Je ne comprends pas. Pourquoi ? Oh, dit-elle en se levant brusquement, j'ai trop chaud près de ce feu. Tiens, tous ces livres sur ces rayons : je ne me les rap- pelais pas. Vous les laisserez ici ?... Voilà un joli vase ; vous l'avez apporté d'Italie ?

Queenie...

Oh vous avez laissé votre pipe s'éteindre. La rallu- merai-je avec une de ces allumettes en papier que mère sait si bien faire ? Non, je ne peux pas : cette chose a perdu tous ses boutons et, si je me baissais... Voyons, tenez-vous tranquille ! ce n'est pas pour que vous vous conduisiez ainsi que mère m'a envoyée vous voir. A pro- ' pos, qu'est-ce que vous aviez à me dire ? Cessez, ou je crie. Prenez garde !

Elle échappa soudain aux mains de Marc et d'un bond elle atteignit la porte, dont elle s'était rapprochée peu à peu et dont elle saisit la poignée qu'elle ne lâcha plus. Dans cette courte lutte, « la chose qui avait perdu tous ses boutons » s'était largement ouverte et Marc se tint, pendant un instant, immobile et hésitant devant cette tendre et mince nudité. Qu'elle était jeune ! plus jeune qu'elle ne le paraissait lorsqu'elle était vêtue. Oui, et

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI lOJ

les peintres et les sculpteurs l'avaient trompé : rien ne lui avait fait prévoir que les seins, au début de leur crois- sance, eussent cette forme allongée et grêle, avec ces trop longues pointes roses qui lui rappelèrent certaines fleurs des prairies qui poussent d'abord une mince tige mauve, et blanche à sa base, hors de terre. II éprouva un senti- ment de pitié et presque de répugnance. Mais elle ne songeait pas à se recouvrir, et quand le regard de Marc rencontra le sien, elle sourit naïvement en écartant, de main libre, une longue mèche claire qui la gênait pour voir.

Eh bien, adieu, Marc ; j'ai sommeil et je vais me coucher. Restez vous êtes, j'ai quelque chose de sérieux à vous dire. Si vous approchez j'appelle et je réveille les voisins. Et cela m'est égal, que mère apprenne alors que je suis entrée ici. Comment avez-vous pu croire qu'elle m'avait envoyée ? Je vous demande seulement de ne pas lui dire que je suis venue. Et la preuve que je suis venue de ma propre volonté, commevous dites, c'est que j'avais enlevé la clef de cette porte, de peur que vous ne m'en- fermiez avec vous quand je viendrais, une heure avant que vous ne rentriez. Voyons, conduisez-vous bien, Monsieur ! Seulement, comme nous allons nous quitter pour toujours, vous pouvez m'embrasser, si vous voulez. Jusqu'à ce que je dise : Assez. Mais quand j'aurai dit assez, si vous continuez, je sors en criant dans le corridor et il y a un agent au coin de la rue. Comme cela... Jusqu'à ce que je dise : Assez... Comme cela. Non !... Jusqu'à ce que je dise : Assez... Jusqu'à... Main- tenant assez ! et adieu, mon cher ; bonne nuit, mon cher.

I06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle était partie. Et du seuil de la chambre, il entendit qu'elle fermait sa porte à clef. Traversant le corridor, il entra dans la salle de bains et se plongea la tête et les mains dans l'eau froide. Le souvenir de Queenie le brûlait.

Puis, il se rendit à la chambre d'Edith. Assise près de la cheminée, elle Usait.

C'est ce roman dont vous m'aviez parlé, Marc ; vous savez ? Je pense qu'il est plutôt bon, mais il y a certaines choses... Ce passage l'auteur décrit les jambes de l'écolière assise sur le mur du pensionnat, vous vous rappelez ? C'est presque indécent.

(A suivre).

VALERY LARBAUD

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

DU ROMANESQUE

M. Seillière a déjà consacré à la psychologie sociale du xix« siècle et à certaines origines qui l'expliquent dans les deux siècles antérieurs une vingtaine de volumes, intelli- gents et copieux, d'autant plus intéressants qu'ils se relient, comme une de ses chaînes principales, à ce qui me paraît être depuis vingt ans le Massif Central de la critique fran- çaise : une analyse, et, dans une certaine mesure, un essai de liquidation du romantisme. On sait quelle est ici la part de M. Maurras, de M. Lasserre, de M. Benda. M. Seillière, qui n'est pas comme eux journaliste et dont la lorme est moins piquante, se trouve moins connu du grand public, ce qui n'a aucune importance.

Le petit livre qu'il vient de publier sur les Origines roina- iwsqpes de la Morale et de la Politique romantiques, pose avec élégance et s'efforce avec discrétion de résoudre de curieux problèmes littéraires. J'en écarterai tout ce qui appartient aux étiquettes et aux classifications ordinaires de M. Seil- lière, dont je ne nie pas d'ailleurs la commodité : impéria- lisme et mysticisme démocratique, au sens particulier et personnel oii il les prend, sont des termes utiles à l'auteur pour exprimer ses idées propres, mais dont on sent tout de suite qu'ils lui resteront aussi propres et qu'ils n'ont aucune

I08 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

chance d'être adoptes par la critique courante. En général d'ailleurs les mots dont se nomme un mouvement littéraire et social sont nés non d'une désignation expresse de la cri- tique, de tel critique particulier, mais d'un hasard obscur, d'une profondeur populaire analogue à celle d'où provient le langage courant, et qui leur laisse le vague et la souplesse nécessaires : c'est le cas de romantisme, de naturalisme, de symbolisme. Le sens à la fois littéraire et moral que M. Seil- lière s'est efforcé de donner au terme d'impérialisme risque d'amener de grandes confusions. Au fond c'est un mot anglais, qui n'a de sens et de portée que dans le monde anglo-saxon, depuis Disraeli et le couronnement de la reine comme « impératrice ». On a pu voir dernièrement à quel point il est dangereux de laisser le public en user librement et parler d'impérialisme français, d'impérialisme italien, d'impérialisme américain. Ces réserves faites, je ne vois nul inconvénient à ce que M. Seillière prenne comme fil con- ducteur de ses recherches les mots qui lui conviennent : il me sufïit de les considérer comme des monnaies dont il use pour sa circulation intérieure.

Ce que je dis se rapporte cependant plus à d'autres livres de l'auteur qu'à celui-ci, il s'est efforcé de reconstituer la filiation qui relie le roman romanesque de la littérature courtoise au roman romantique inauguré par Rousseau, le roman étant dans les deux cas le truchement d'un idéal féminisé, la réalisation d'un milieu artificiel la nature féminine devient la valeur suprême. Le livre roule donc sur deux idées, l'une qui intéresse l'histoire des sentiments et de la civilisation, l'autre qui concerne l'histoire du roman.

* * *

M. Seillière ouvre son livre par une introduction qui, afin de faire mieux sentir par le contraste l'atmosphère

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 10^

propre de cette nature féminine eu le romanesque et le romantique nous ont plongés, dessine les traits généraux d' « une société qui n'a pas élaboré de morale erotique », c'est-à-dire la femme occupe un plan secondaire, l'amour, au lieu d'animer comme chez nous la vie et la pensée, l'art et la littérature publiques, est maintenu à peu près silencieusement dans le domaine individuel et privé, et les valeurs sanctionnées par la bonne conscience et par l'opinion sont des valeurs masculines d'énergie, de discipline et de politique. C'est le Japon, pays d' « impérialisme rationnel » dont M. Seillière rapproche la morale virile de celle des sociétés antiques. Il cite même à ce sujet un curieux texte de Rousseau lui-même dans Is. Lettre àd' Alemhert : « Les anciens avaient en général un très grand respect pour les femmes, mais ils marquaient ce respect en s'abstenant de les exposer au jugement du public, et croyaient honorer leur modestie en se taisant sur leurs autres vertus... Dans leurs comédies, les rôles d'amoureuses et de filles à marier ne représentaient jamais que des esclaves ou des filles publiques (comme les Geishas au Japon)... Depuis que des foules de barbares, traînant avec eux leurs femmes dans leur armée, eurent inondé l'Europe, la licence des camps jointe à la froideur naturelle des climats septentrionaux qui rend la réserve moins nécessaire, introduisit une autre manière de vi\Te, que favorisèrent les romans de chevalerie... C'est ainsi que la modestie naturelle au sexe est peu à peu disparue et que les mœurs des vivandières se sont trans- mises aux femmes de qualité. » Le rôle que le bon Rousseau attribue ici aux invasions des barbares et à la licence des camps nous ferait rire si nous ne songions que c'est bien dans de tels laboratoires ou dans leurs vapeurs que se sont en effet formées les modes physiques et morales du Direc- toire et de 1920.

M. Seillière ne prétend d'ailleurs pas mettre notre civili-

110 LA NOU\TELLE REVUE FRANÇAISE

sation entière à rccole du Japon. Il sait qu'il y a des cou- rants qui ne se remontent pas, et que toute éducation indi- viduelle ou sociale consiste à prendre les hommes tels qu'ils sojit, non tels qu'ils auraient pu être, même mieux être, dans d'autres conditions de race, de temps et de milieu. Le fait seul que l'Occident est devenu maître de la planète avec la nature à moitié féminisée que lui a légTiée le moyen-âge, indique que cet érotismedel' « amour pour prin- cipe » n'était pas un poison, était même le contraire. « C'est probablement en partie grâce à son utilisation de l'érotisme comme tonique de l'activité vitale que l'Occident n pu se soumettre tant de forces de la nature et par conquérir l'actuelle domination du globe. Mais il ne faut pas oublier que notre race a conservé longtemps des cadres moraux suffisamment rationnels à ses impulsions érotico-affectives, sublimées de temps à autre en ingénieux mysticismes théo- riques. Ces cadres, empruntés de la politique dorienne, subsistent dans Platon, le grand initiateur erotique et mys- tique de notre civilisation européenne : on les retrouve dans le stoïcisme des Romains, appuyés sur l'expérience gouvernementale de leur aristocratie guerrière ; puis dans le Christianisme ecclésiastique, héritier pour une si grande part des philosophies méditerranéennes antiques, enfin chez les grandes nations anglo-saxonnes contemporaines, qui ont conser\-é jusqu'ici un christianisme suffisamment rationnel comme contre-poids à leurs fréquentes velléités mystiques. Mais, lorsque l'érotisme s'émancipe précisément de tout frein, comme il arrive présentement sous l'action de l'usure nerveuse accrue par l'allure vertigineuse du progrès moderne, il devient une menace pour l'avenir social : le mysticisme prend alors un caractère féminin très frappant ; absorbé à trop haute dose, son action tonique devient une action paralysante ou stupéfiante. C'est le péril romanesque, rousseauiste et romantique : c'est le péril présent. »

REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE III

M, Scillière développe sur le plan historique ces mêmes idées que MM. Maurras, Lasserre, Benda, ont utilisées pour une critique des mœurs et qui flottaient à l'état cpars, dans la pensée française depuis 1850. Et je sais bien que rapproche- ments, comparaisons, associations de concepts fournissent d'ordinaire à la critique un utile moyen d'avancer son ouvrage. Mais la destinée de cette Pénélope est de dissocier la nuit les idées qu'elle associe le jour, et ce double travail, qui satisfait un double intérêt, n'est ni contradictoire ni inutile.

Le mouvement d'idées dont nous nous occupons ici en vient à associer comme les fils entrecroisés du même tissu romantisme, mysticisme, féminisme, démocratie. Ou, pour passer à un autre ordre de métaphore, ils apparaissent comme les textes d'une inscription quadrilingue que la critique se plaît à traduire les uns par les autres. Si, entre ces textes, l'un est l'original, ce serait, semble-t-il, celui qui correspond au terme de féminisme. Et, au fond, il doit y avoir là, malgré toutes les dissociations qui s'im- posent et le travail inverse de la Pénélope nocturne, quelque chose de vrai. La vie donne à chacun l'expérience de la nature féminine, expérience que l'on sait plus authentique et plus profonde que tout concept, et, lorsque nous retrou- vons dans l'histoire ou dans la littérature des natures ou des mouvements analogues, lorsque des courants de psy- chologie sociale nous semblent passer par les mêmes che- mins que des courants connus de psychologie individuelle, il n'y a peut-être pas eu effet d'explication plus juste que celle qui au premier abord paraît simplement une méta- phore arbitraire. Si la vie individuelle est une vie sexuée, il semble difficile que la vie sociale puisse être pensée ou éprouvée sans des éléments de sexualité, et que la fonction plus ou moins développée qu'y remplissent la femme et la vie amoureuse ne se fasse pas sentir loin jusque dans ses formes

112 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

artistiques et politiques. La comparaison instituée par M- Seillière entre deux civilisations aussi avancées sur des voies divergentes, aussi opposées que celles des Japonais et des Français, comparaison que facilitent les enquêtes de Hearn et de Beilessort peut être regardée comme un excellent procédé de travail. Un Institut français doit se fonder bientôt à Tokio : on pourrait lui proposer comme un butin enviable des analyses de ce genre. Les Japonais ont encore mal compris que le livre la majorité des lecteurs français croit prendre l'idée la plus vraie du Japon soit cette fantaisie de marin en bordée (très jolie d'ailleurs et dont les descriptions, celles surtout des premières pages, restent pour un lettré français inoubliables) et ce monument d'ignorance qu'est Madame Chrysanthème. Les gens compé- tents sont d'accord pour déclarer qu'aucun livre ne contribue davantage à nous faire mépriser par les Japonais, à nous rendre plus petits pour eux, plus Baudar-Log que ce roman qui veut les faire eux-mêmes petits et simiesques.

* * *

Nous touchons ici au second sujet de M. Seillière. Madame Chrysanthème fait partie d'une longue série de romans (très inégaux, mélange de chefs-d'œuvre et de rapso- dies puériles) dont l'auteur et ce fut une des raisons de son succès d'une sensibilité très fine et toute féminisée, est devenu la figure centrale d'une sorte de féminisme plané- taire. (Les Désenchantées si terriblement ennuyeuses sont à ce point de vue typiques). Mais cela nous a paru tellement naturel, cela comportait tellement d'antécédents et de sympathies dans le roman français antérieur, tout au moins depuis Rousseau, que ce féminisme a semblé à beaucoup de lecteurs comme l'atmosphère et l'air respirable du roman, du genre roman. Notons que le roman planétaire s'appelait en Angleterre Kipling

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE II 3

alors qu'il s'appelait en France Loti, que l'impérialisme mâle de l'un s'oppose au féminisme nerveux de l'autre à peu près comme le Tommy des Chansons de la Chambrée à Mon frère Yves. De Tun et de l'autre côté du détroit les deux mondes littéraires nous offrent deux points de repère intéressants. Et je laisse au lecteur le soin d'embrancher ces réflexions sur les réflexions concordantes que me suggéraient récemment le roman de la destinée et le roman de l'aventure.

M. Seillière s'est efforcé à retrouver dans les romans fran- çais antérieurs àja Nouvelle Hêloïse « les sources de la morale romanesque » et les figures du féminisme au moment il se dédouble en un mysticisme passionnel. Il en a vu la naissance dans le lyrisme et le roman courtois, en particulier dans les poèmes de Chrestien deTroyes et les remaniements en prose du Lancclot. Il les a suivis dans l'oeuvre de Marguerite de Navarre, VAstrée et Madeleine de Scudéry. Il s'est souvenu que Rousseau fut dans son enfance un grand lecteur de romans, que lui et son père, après souper, en dévoraient ensemble toute la nuit, et que VAstrée en particulier était son roman préféré. De sorte que Rousseau^nous arrive porté par tout Un flot de littérature romanesque dont il est utile de reconstituer l'inventaire, et dont la place est particulièrement importante dans les filiations, les généalogies intellectuelles se plaît la critique de M. Seillière.

Et je me demandais, en suivant ces filiations qui en somme sont assez justes, pourquoi nous ne possédons pas une histoire du roman français, ou plutôt pourquoi nous l'avons laissé écrire par un critique anglais, d'ailleurs fort distingué, M. Saintsbur}-. Précisément M. Saintsbury vient de publier le deuxième volume de son History of ihe french novel. Je ne l'ai pas encore lu, mais j'ai lu le premier qui va jusqu'en' 1800, et les souvenirs de cette lecture me paraissent apporter quelque réponse à cette question.

Au premier abord, une histoire du roman français

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stiraii" non seulement intéressante à écrire, mais facile. D'abord le roman constitue depuis le Moyen-Age un genre pi-rfaitement continu, une série dense et compacte. Ensuite il nous présente un fidèle miroir de son époque, ou plutôt de l'idéal que se formait cette époque. Enfin, ne comportant jusqu'à Rousseau aucune œuvre de génie (si on laisse Rabe- lais de côté), accumulant, au contraire, des bibliothèques de médiocrité et des continents de platitude, il permet au criti- que historien d'établir entre le livre et son époque cette soli- darité, cette endosmose que ne viennent pas rompre le jail- lissement libre, l'équation personnelle de l'individu. Il existe sur ce sujet des essais partiels, le livre de M. Le Breton sur le roman au xvii*^ siècle, les curieux inventaires de la littérature courante au xviii^ siècle qu'a faits M. Momet. Nul équivalent pourtant, chez nous, de l'ouvrage d'ensemble de M. Saintsburv.

C'est qu'une histoire suivie du roman français implique un point de vue beaucoup plus naturel à un éti-anger qu'à nous. Un étranger voit commencer la littérature française, comme les autres littératures européennes, au Moyen-Age, et sa démarche la plus naturelle est de la suivre dès cette époque. Un Français laisse d'ordinaire aux médiévistes ce qui est antérieur à Villon ou même à Ronsard, La rupture, le hiatus entre la France du Moven-.\se et la France de la. Renaissance, figure, dans l'ordre littéraire, un trait français original pareil à ce qu'est en politique l'opposition scolaire entre la France de l'Ancien Régime et celle de la Révolution. La prétérition dédaigneuse du Moyen-Age chez Sainte-Beuve, le (' trou noir >> de Taine, les lances rompues par le pugnace Brunetièrc contre les médiévistes, sont assez significatifs. Or si l'histoire de la poésie et du théâtre s'accommode de cette coupure (et encore au prix d'une déformation certaine), l'histoire du roman ne s'en accommode pas. Le roman, bien que l'antiquité ait pu lui servir de a niatière », ne tient à peu

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE II 5

près par rien à l'antiquité classique : il est autochtone comme l'architecture gothique, il est «roman ». Une histoire du roman doit tourner le dos à la chaîne classique, plonger d'abord en plein Moyen-Age. C'est ce qu'a fait M. Saints- bury, qui attribue comme M. Seillière une grande impor- tance au Lancclot et voit en Genièvre (peut-être à travers les héroïnes de Shakespeare) une des plus attachantes et cu- rieuses figures de tout le roman français.

M. Saintsbury insiste sur les mêmes courants généraux que M. Seillière, romanesques et féministes. Le roman fran- çais qui tient la plus grande place dans son premier volume (jusqu'à 1800) est le Grand Cyrus qu'il se glorifie d'avoir lu en entier et jusqu'au dernier de ses deux millions de mots. 11 lui consacre, si mes souvenirs sont exacts, une cinquan- taine de pages. Il a en revanche une demi-ligne sur les Liai- sons Dangereuses de Laclos, que sans doute il n'avait pas lues quand il écrivit son ouvrage. Un de ses amis s'étonna de la lacune. Il lut alors Laclos et bien entendu expliqua dans une note d'une seconde édition que son silence était juste, le livre ne valant rien du tout. Un Français ne partagera nul- lement l'avis de M. Saintsbury, et les Liaisons lui impor- teront infiniment plus que le Cyrus et le Lancelot. Cela nous montre à quel point il est difficile de trouver sur la série des romans français un point de vue juste, et quel départ soigneux s'impose entre leur importance sociale cl leur valeur litté- raire. L'histoire du roman jusqu'au xviip siècle, c'est l'his- toire d'un genre foisonnant, capital dans l'ordre historique, mais littérairement manqué. De sorte qu'un critique pren- drait, dans les premiers volumes d'une histoire du roman, des habitudes de classification et de jugement dangereuses. Et cette histoire qui nous paraissait naguère si facile nous présente maintenant une difficulté invraisemblable. Déci- dément Dieu fait bien ce qu'il fait : la^ place des glands (comme Manon) est sur les chênes, et par terre celle des

lié LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

citrouilles de dix livres, Bibliothèque Bleue ou Grand Cyrus. De sorte qu'un regard jeté sur notre roman nous amène à une conclusion assez curieuse. La copieuse série romanesque et féministe que M. Scillière nous montre allant de la littéra- ture courtoise à la Nouvelle Héloïse existe, forme en somme pendant quatre siècles le fond et le courant du roman fran- çais. Mais ce n'est guère qu'en réagissant contre elle et en la niant que le roman produit quelque chose de bon. Don Qui- chotte,qui est le premier roman moderne de génie, l'est contre les Amadis. Pourquoi Rabelais ouvre-t-il une source inta- rissable de joie ? Parce que nous nous y débarbouillons de tout romanesque. Il est singulier qu'un livre aussi réservé exclusivement à l'homme, aussi hermétiquement fermé à la femme soit resté un des livres canoniques du peuple le plus profondément imprégné d'odor di fcmitia. Ou plutôt c'est très naturel. La Princesse de Clèves est aussi ennemie du roma- nesque que Manon Lescaut, et Gil Blas que Candide. Si Rous- seau fait entrer dans le monde supérieur du style et de la vie ce romanesque demeuré jusqu'à lui dans le terreau de la littérature, il ne donnera après lui aucun chef-d'œuvre, et Madame Boi'ary sera au romanesque moderne ce que Don Quichotte était au romanesque du Moyen-Age. De sorte que le romanesque de la Nouvelle Héloïse est aussi isolé, aussi exceptionnel dans l'ordre de la beauté qu'il est, dans l'ordre de l'existence sociale, relié à d'innombrables antécédents et à d'innombrables suites. L'art a fait sur son terrain cette police que M. Seillière voudrait que la société fît sur le sien, Le romanesque n'a été démasqué et chassé que par le roman, cette lance d'Achille de la littérature.

ALBERT THIBAUDET

NOTES

SONNETS EN GUERRE, par Henry Céard (Librairie Française).

Les meilleurs vers inspirés par la guerre risquent rort d'appartenir aux genres secondaires. Les œuvres qu'on nous. a successivement présentées comme étant « le poème de la guerre » ou qui semblaient avoir été construites sur un plan lyrique élevé, nous ont généralement déçu.

M. Henry Céard ne s'est soucié que d'être simple et

vrai :

« ce que j'ai vu, senti, souffert, aimé, je l'écrivais « sincèrement, et de mon mieux...

Certes, on n'attendait point de l'auteur de Terrains à vendre au bord de la mer un débordement d'effusions lyriques, mais un art aussi sobre d'ornements que le sien, aussi dépouillé ' d'images, et pourtant d'un accent si vigoureux, a de quoi surprendre agréablement : M. Henry Céard qui se plaît à transposer dans notre langue les effets de l'hexamètre latin, fait un emploi constamment heureux du vers de quatorze syl- labes. S'il n'est pas exact que son vers ne soit taillé, comme il le dit en terminant, « sur aucun patron connu » (car il s'en trouve maint exemple dans notre ancienne poésie, sans parler de Verlaine et d'autres poètes du xix» siècle), du moins ne doit-il à personne une variété de coupe et de cadence très remarquable :

Il8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Point de faucheurs aux champs sur pied pourrit la moisson Du deuil est dans la rue, en chaque femme que je croise ; Les fourgons de blessés qu'un drapeau rouge et bleu pavoise. Font passer la bataille à la porte de ma maison.

Un sonnet intitulé Colombes el avions se révèle un tour d'imagination ingénieux et rare s'achève sur un vers de toute beauté :

Il nous faut oublier les doux termes que nous savions

Car les colombes, aujourd'hui, se nomment avions...

Eh bien créons des mois nouveaux au sens prodigieux

Pour expritner la surhumaine ampleur de nos colères

Et les immenses deuils, qui, tous les Jours, tombent des deux.

Il est piquant de trouver chez un écrivain d'une autre génération cette hantise d'un moyen nouveau d'expression, qui soit à la taille des événements.

Précis et fin lorsqu'il évoque un paysage de banlieue ou un aspect du Paris de la guerre, le poète s'élève sans effort au ton qui convient pour parler des spectacles célestes, de l'azur périlleux et des tragédies aériennes. Qu'on lise le merveilleux sonnet Ciel étoile :

Féroces comme les humains, h's étoiles, là-haut Exercent dans le ciel leurs perversités naturelles.

Sans cesse enflamme et mouvement pour s'assaillir entre elles La clarté des beaux soirs jaillit du choc de leurs querelles.

Par une coquetterie d'humaniste, le romancier naturaliste a joint à ses vers français deux sonnets en hexamètres latins. L'un d'eux De Guynemcr in astrum muialo, offre un mouve- ment digne de Lucrèce :

... Impavidum letho rapuit spatiosior octher ...

mais puisqu'il faut choisir on nous saura gré de transcrire en entier ce four des morts :

NOTES 119

sont-ils enterres les soldats morts pour !a Patrie Dans les cimetières du front conduits en grands charrois ? Marins et passagers, en quels courants, en quels détroits Vous coula la torpille, ou la mine, ou Tartillerie ?

Puisqu'il n'est pas permis qu'on s'agenouille et que l'on prie Sur des défunts perdus on ne sait pas en quels endroits, Qu'on ne peut porter des bouquets à vos flots, à vos croix, M.issacrés des schrapnells, noyés de la piraterie,

Avions, avions, prenez un vol religieux !

Aujourd'hui, Jour des Trépassés, emportez dans les cieux

Chrysanthèmes, œillets, au lieu de mitraille et de bombes :

Des Dardanelles à l'Yser, élevant vos essors

Partout dans l'inconnu, partout se creusent des tombes^

Sur la terre et la mer. jetez, jetez des fleurs aux morts !

Le vers de M. Henry Céard possède la fermeté lapidaire et l'éloquence qui convient aux pensées graves, à la pitié, à l'amour du genre humain. Ses phrases fortement rythmées tombent comme les plis d'une belle draperie, noble et sévère.

ROGER ALl.ARD

*

* *

L'APPARTEMENT DES JEUNES FILLES, p^u- Roger AUard, orné de gravures au burin, par J.-E. La- boureur ; LES FEUX DE LA SAINT-JEAN, par Roger Allard, poëme orné de cinq dessins par Luc-Albert Moreau (Camille Bloch).

V Appartement des Jeunes Filles, que M. Roger Allard com- posa avant et publie après les Elégies Martiales est une évocation hardie, toujours délicate, de ses amours de jeu- nesse, plaisirs de vacances au bord de la mer. Quinze poèmes ont quinze prénoms féminins. Ils sont délicieux et divers. Le mouvement de la strophe semble le rythme d'une démarche, et chaque pièce, indépendamment du sens

120 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'offrent les mots, nous trace, par l'alacrité ou la nostalgie de sa musique, le dessin de son arabesque verbale, un visage, une apparence féminine ardents ici, alanguis plus loin.

Notes d'un poëte que semble moins affliger la fuite de l'heure qu'enchanter la grâce du souvenir à fixer. Dans ce petit livre, les images sont précises, faites pour réveiller une vision nette, un moment sensuel. On a trop abusé de cette sentimentalité floue qui ne laisse à la suggestion qu'un choix entre des ombres amorphes ou ne présente aux incar- nations qu'un modèle unique et incolore. Les héroïnes de M. Roger Allard sont vivantes, caractérisées.

Voici Laura

... S'agenouiUant sur la plage Dure et luisante du parquet, Elle semble un grand coquillage Plein de musique et de regret.

Ou Valentine,

Laissant son ombre fraîche orner un jour de sable.

Agathe « vue aux bras d'un grand vent », la jeune Lilloise, à qui l'on rappelle :

// fut docile et taciturne Le don de vos seins résignés Et par le signe de Saturne Aux pâles amours désignés.

Le notre vous rendit contente. Pourtant, votre bonheur soumis Fut pareil aux salles d'attente des pauvres sont endormis...

Adrienne, que ses coussins transforment en un « bouquel du verbe orne par les siècles savants ». L'Appartement des feunes

NOTES 121

Filles ne suggère pas un de ces herbiers poétiques dont chaque planche dégage la même odeur fade, le même gris teinte la diversité des pulpes qui furent le plus chau- dement colorées. Ce n'est pas davantage la suite mélan- colique des a chambres sans serrures » M. Henri Bataille n'ose plus entrer. C'est un ensemble de pièces aérées, sonores de jeunes rires, parfois d'un sanglot discret, la chair a les couleurs et le parfum de la vie.

Le français irréprochable de M. Roger Allard fait de rares emprunts aux vocabulaires périmés ou spéciaux {guer- dori, hlandices, noliser). Il est ferme et souple, d'une solide musculature classique. Si l'on voulait tenter de définir la manière très personnelle de ce poëte, on pourrait dire qu'elle se ressent de la plasticité baudelairienne et sait tirer un parti aussi sûr qu'audacieux de la dissociation des accords verbaux que l'on doit à Mallarmé. Cependant, aucune imitation. M. Roger Allard a un accent bien à lui, et dont, possesseur d'un métier parfait, il peut donner toutes les inflexions de santé sans vulgarité, de regrets sans morbidesse.

Le livre, joliment édité, mêle au charme des strophes celui d'exquises fantaisies que M. J.-E. Laboureur a bu- rinées.

* *

Moins désinvolte, malgré le conseil parodique du début (Philis, ne songei plus à faire la retraite), est ce poëme : Les Feux de la Saini-Jeau le crayon voluptueux de M. Luc- Albert Moreau a étiré les flammes rousses de cinq beaux portraits de femmes. Une première suite de vers le poète rend visite à Philis, rêve devant le décor familier, les fards, les bijoux, puis emmène son amie, est admirable de chaleur, de vivacité et de puissance descriptive.

Lorsqu'on a lu ces pages des heurts inattendus de rimes masculines et féminines réalisent une harmonie sourde et

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grave, on dccompose mieux le jeu de cette alliance d'enthou- siasme et de raison qui s'équilibre chez M. Roger Allard. Et bien quel'amourde la sincérité n'ait pas à inter\fenir ici, on se prend à aimer cette probité d'expression qui semble, ne voulant rien que de profondément éprouvé, exclure tout ce qui n'aurait pas été ressenti avec assez de vigueur pour joindre aux élans de l'imagination, aux joies méditatives, une durable émotion sensuelle.

Un poëme en vers libres, une suite de tercets à ter^a rima, achèvent ce recueil. Deux livres antérieurs à ces Elêgu's Martiales qui ont si profondément marqué dans l'œuvre de M. Roger Allard qu'il nous a été difficile aujour- d'hui de les oublier momentanément et d'essayer de pré- ciser, sans tenir compte de leurs révélations, ce qui est exclusivement au poète de l' Appartement des Jmnes Filles ei des Feux de la Saint- Jean.

JEAN PELLERIN

LA FIN DU MONDE, FILMÉE PAR L'ANGE N. D., roman, par Biaise Cendrars (Editions de la Sirène).

Décidé à moderniser la publicité céleste, Dieu se rend en Mars par le rapide interplanétaire. Le voici, pour com- mencer, mais sans succès, barnum des religions. Il se réfugie auprès de son ami Menelik, dans la Cité des Aven- turiers, où, pour capter l'attention du public, il s'abaisse à des réclames philosophiques telles que le Truc des prophéties ou la projection du film de la Fin du monde.

L'ange N. D. souffle dans sa trompette et nous assistons au défilé, bientôt vertigineux, des siècles éperdus, à la mort des espèces, à l'éclosion d'êtres nouveaux dans des végéta- tions instantanées. L'histoire et la préhistoire accélérées, toutes les lentes transformations de la nature s'accomplissant ■en un tour de manivelle, nous laissent soudain dans l'indé-

TNOTES 123

•cise période des grandes pluies primaires, tout s'arrête, « Un œil obscur se ferme sur tout ce qui a été. »

Enfin, et non moins vite, le roman-cinéma se déroule à rebours, et nous atterrissons à Paris, sur notre vieille pk- nète, dans ce monde, oe « -monde entier » le réalisme de l'auteur sera mieux à l'aise.

Tel est le court épisode que nous présente M. Biaise Cendrars en une édition luxueuse, ornée des couleurs de F. Léger, compositions, ou décompositions stri- dentes et agréables, malgré un abus des lettres au pochoir. Les effets de ce film de publicité sont un peu gros, on les voit d'Interlaken, mais l'on y retrouve avec plaisir ces réalisations puissantes, ces façons correctes et bourrues de conduire la phrase française, ces images obtenues en force qui donnent à tous les écrits de M. Cendrars une incontes- table vigueur massive. paul morand

PENSÉES D'UNE AMAZONE, par Nafalie Clif- Jord Barmy (Emile-Paul, éditeur).

Les « pensées » et les « maximes » font un genre littéraire il y a peu d'apparence que des femmes écrivains puissent exceller. Les lettres et les mémoires leur sont plus favo- rables, parce que les traits piqnants et les saillies de la con- versation y gardent un peu de leur fraîcheur originale.

Les plus belles « pensées », comme les plus beaux poèmes, sont les plus proches du lieu-commun. Leur beauté est toute formelle. De forts contrastes d'éclat et d'obscurité y jouent la profondeur. Un certain tour oratoire n'est pas pour y déplaire. Il est aisé de vérifier cette observation sur les chefs-d'œuvre du genre.

Ce sont ses mémoires de sensations que Mademoiselle Clifford Barney présente sous forme de notes rédigées avec

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une négligence qui n'est pas elle-même sans apprêt. Un curieux tempérament s'y révèle, d'une épicurienne anarchiste par dégoût de la morale, et que l'attrait de la politesse et de la distinction inclinerait au stoïcisme stoïcisme sportif et sensuel.

On trouve dans ce livre quelques traces de cette esthé- tique a liberty », qui faillit gâter les beaux dons de Renée Vivien.

a La chair des corps adolescents qui gardent dans leurs « ombres bleues comme le souvenir des extatiques clairs de « lune ils se sont baignés, etc.. »

Cela date un peu, comme aussi certain satanisme céré- bral. Mais il y a d'excellents traits à glaner : à propos des Gothas, voici qui est assez plaisant :

« De l'homme des cavernes à l'homme des caves. »

On imagine au-dessus de cette légende un dessin de Bofa ou de Marcel Capy.

Dans une note plus aiguë cette phrase sur les victimes de la guerre :

c< Ils semblent presque tous indignes de leur malheur »

fera songer aux beaux vers d'Apollinaire :

Je connais gens de toute sorte ; ils n'égalent pas leurs destins...

Dans le goût pittoresque ce petit croquis à la plume : « Chiens, fourrures à besoins »

ne serait pas désavoué par Colette.

Et voici enfin une maxime frappée dans toutes les règles ;

« Les bonnes œuvres vivent des traîtrises de l'amour. » Mademoiselle Clifford Barnev, en vraie amazone, sait l'art de

NOTES 125

décocher un trait derrière elle, en faisant semblant de fuir. Elle n'est jamais si dangereuse que lorsqu'elle paraît faire retraite devant l'objection logique.

ce Penser profondément, écrit-elle, c'est penser de façon anonyme, au-dessus des couches d'images ». Sentir et voir, pour les femmes, et les amazones, c'est penser.

Sachons gré à Mademoiselle Barney d'aimer les femmes avec une si cruelle clairvoyance. Celle-ci nous fait mieux com- prendre sa misanthropie indulgente. Pourtant, redisons avec le précieux Benserade :

... même pour nous haïr ces farouches guerrières

ne s'entr'aimèrent pas, mais d'un parfait amour allaient sur leurs frontières

goûter les vrais appas....

ROGER ALLARD

* * *

LA NÉGRESSE BLONDE, par Georges Fourest (La Connaissance).

Quand on relit les Odes fini anihulesques, en consultant à chaque minute le commentaire de 1873, on a rarement l'impression de périmé, de démodé que cause cette réédi- tion de la Négresse blonde. Et l'on se rend compte bien vite que beaucoup de ces fantaisies, parodies et pastiches de Georges Fourest ont vieilli moins par les précisions d'épo- que que par la largeur des emprunts faits au langage de la jeu- nesse du temps.

Chaque génération d'étudiants a son parler, ses formules d'ironie et d'enthousiasme. Ce « ma dague, messeigv.eurs... » ce « o^'fc'-, tous y) ce a on c que s, il ne craignit... » ces mots « épastroiiiller, casquer, épistoler, symholos, rihauder, hirhe, coruscant, » sont démonétisés. Mais que l'on résiste à la sensation d'agacement qu'ils procurent et l'on aimera cette verve, cette « truculence », eût-on dit à l'époque, cette

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variété verbale. La scatologie, l'obscénité, les plaisanteries un peu lourdes n'empêchent pas d'apprécier un esprit infi- niment subtil, une entente ingénieuse du cocasse. Des imitations fort amusantes de Victor Hugo, de Leconte de Lisle, de Coppéc, de Hérédia, cette Siiigei^se qui évoque les Fleurs du Mal, décèlent mieux que de l'érudition, plus qu'un amour profond des lettres. Elles témoignent d'un don véritable de poctc.

La série intitulée Carnaval des chefs d'Œuvre est remar- quable. S'il est aisé de jouer de l'anachronisme et de ridicu- liser Chimène en lui faisant soupirer :

Qii^il est joli garçon V assassin de papa !

il est plus difficile de donner à chaque parodie (Le Cld,

Phèdre, Iphigénie, Androwaquc, Bérénice, Horace, etc.) une

forme particulière d'humour et de transposer en des tons

divers les beautés d'oeuvres que le respect littéraire a solen-

nisées. J- p-

*

PIERRE HAMP : LES MÉTIERS BLESSÉS, LA VICTOIRE MÉCANICIENNE. (Nouvelle Revue fran- çaise).

Pierre Hamp est socialiste comme Dante était gibelin, avec la même passion, avec la même âpreté aussi à ren- contrer le vrai, fût-ce aux dépens de son propre parti. Il est « la voix qui appelle vers l'espoir des temps futurs » ; il a de sa mission d'écrivain une idée mystique : « Viens Poète. Viens Divin. Le Monde t'attend. » Son verbe se veut action.

Dante aussi se proposait d'agir sur les âmes, sur l'orien- tation politique et sociale de son siècle et toute sa vertu active s'est depuis longtemps évaporée. L'existence de la Divine Comédie suffirait à prouver la légitimité de l'art

NOTES 127

Utilitaire, mais l'utile d'une oeuvre d'art est borné aux contemporains de son auteur, sa beauté seule la per- pétue.

... Le buste

Survit à la cité.

Cest parce qu'il est beau que le monument dressé par Hamp à la gloire des métiers risque de durer et non pas parce qu'il l'a consacré au travail et à la peine des hommes. Celui qui écrit ne peut légitimement attendre d'autre gloire que celle d'être un grand écrivain. Tant pis s'il a déclaré comme Hanip : « S'amuser au jeu d'écrire est une occupa- tion sénile... Qu'est-ce qu'un homme de lettres, rien que de lettres ? Carton pâte et papier mâché. Une machine à écrire. » Malherbe a bien dit qu'un poète n'est pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quilles. N'est-ce pas en défini- tive une assez belle gloire que celle de Virgile ou de Slia- kespeare ?

Ce ne sera pas méconnaître la valeur de son apostolat, ni le diminuer que de s'arrêter à considérer Pierre Hamp comme un homme de lettres, et parmi les hommes de lettres, ni comme un liistorien, ni comme un économiste, ni comme un sociologue, ni comme un moraliste, mais comme un prosateur qui écrit des proses, de la même manière et dans le même sens qu'on appelle poète celui qui écrit des vers.

Les Métiers Blessés ont pu être rédigés « pour servir à l'his- toire du travail en France pendant les armées 1914 à 1919 », ce n'est pas aux Métiers Blessés qu'auront recours, dans un siècle ou deux, les historiens du travail préoccupés de la condition du prolétariat pendant la grande guerre, ni les éco- nomistes en quête de données statistiques. Mais on ne lira peut-être plus depuis longtemps les Croix de Bois ou le Feu (ju'on viendra encore chercher dans la trilogie de guerre de Hamp : le Travail Invincible, les Métiers Blessés, la Victoire

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Mécanicienne l'âme de la Fnmce ouvrière depuis la mobilisa- tion jusqu'à la paix.

Malgré tout son attirail de références et de chiffres, der- rière tout l'appareil de rapports techniques, de circulaires administratives, de barèmes, de bulletins d'hôpitaux et de textes de lois qui nous déconcertent et nous déroutent, il n'y a guère chez Hamp qu'autobiographie et impressionnisme.

Ouvrier par nécessité ou par curiosité, inspecteur du tra- vail, ce n'est pas la vie des ouvriers qu'il chante, c'est sa propre vie, ou si l'on préfère, en chantant sa propre vie, c'est celle des ouvriers qu'il chante. Son cas est, tout compte fait, un cas de narcissisme littéraire.

Il faut regarder de près pour s'en apercevoir. De loin ou en gros, il fait figure de constructeur. On a pu croire qu'il composait comme un classique et parler d'un néo-clas- sicisme. En réalité, c'est un romantique, un « mon- treur ».

Prenez les Concourt et Hu3'smans. Donnez-leur des mus- cles, des globules rouges ; dépouillez-les de leurs préjugés de caste, de leur égoïsme littéraire, de leurs manies ; lancez- les dans le monde des usines, et vous avez sinon Hamp, du moins quelque chose d'assez proche de lui. En un certain sens, on peut dire qu'il est au point extrême d'épanouisse- ment et de perfection du naturalisme et de l'impression- nisme.

D'ailleurs la structure de ses premiers ouvrages, Le Rail ou Marée Fraîche, Vin de Champagne, rappelait celle des gros romans documentaires de 1875, les procédés à tiroir de Zola dans le Ventre de Paris, Germinal ou la Bête Humaine, avec les personnages-symboles, apparaissant, à chaque épisode, pour manifester les sentiments d'une catégorie ou d'une caste. Dans ses derniers livres, Hamp a délibérément renoncé à ces formules artificielles et périmées ; chaque chapitre (dont beaucoup furent d'abord articles de journal) nous

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offre le tout-venant de ses impressions et de ses réac- tions.

Son grand mérite littéraire ne sera pas d'avoir introduit dans l'art « ce qu'il y a de plus beau au monde, le travail », car depuis Hésiode et les Géorgiqiies jusqu'à Hugo, Michelet, Eugène Le Roy, Guillaumin, Péguy, Charles-Louis Philippe, la beauté du travail et la souffrance du peuple ont eu une place dans l'art, et plus particulièrement les métiers agricoles, le machinisme ne datant que d'un siècle, son vrai mérite sera d'avoir été le premier ouvrier à parler de soi avec son âme d'ouvrier.

C'est son âme seule qui apporte une nouveauté dans notre littérature, et non pas, comme il semble le croire, le sujet qu'il traite. La littérature ne se renouvelle jamais par les sujets ou par la forme, elle ne se renouvelle que par des états d'âme inédits qui déterminent sujets et forme.

Toute la vie humaine lui apparaît en fonction du travail et de la peine des hommes ; il ne fait qu'obéir à une nécessité intérieure, à une inspiration particulière, en parlant des métiers. Mais ce qui nous émeut, c'est moins le détail anec- dotique du métier de pêcheur, de métallurgiste, d'ouvrier du textile, de verricrou de mécanicien, c'est la souffrance de ces manuels, leur révolte, leur résignation, leur espoir ou leur désespoir, bref le jeu éternel des ' sentiments humains. Quant au cadre et au thème mis en œuvre par l'artiste, ils nous semblent d'intérêt secondaire, parfois même importuns, s'ils nous cachent trop longtemps l'essentiel.

Le moment culminant du drame, c'est quand Hamp se demande quelle raison de travailler reste encore aux hom- mes, comme Claudel ou Péguy se demandent quelle raison de vivre ils ont. Tué par l'usinage, le métier se meurt, et avec lui l'honneur et l'amour du métier, la joie de l'ouvrage bien fait, tous les grands sentiments que le compagnonnage avait portés à leur apogée. Par quoi les remplacera-t-on ?

9

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Longtemps, Hamp s'attarde à célébrer l'orgueil du bon ouvrier et de la bonne ouvrière, comme le Péguy de VAr- ^ent. Et convaincu de leur disparition inéluctable et pro- chaine, il ne découvre, pour se substituer à lui, que l'aspi- ration vers la Justice. « Rappelle-toi, il faut aimer deux choses : la justice et ton métier. » (Gens, p. 99). Bientôt tous les métiers ayant disparu, il n'y aura plus à aimer que la jus- tice.

Nous voilà loin de Concourt et de l'impressionnisme, de la peinture exacte et minutieuse d'après le nwiif, Htmp cueille à même les souvenirs et les impressions du temps oià il travaillait avec ses modèles, comme dans un métal en fusion ; en repassant sa vie, il en retrouve toute l'émotion, et il atteint au fond même de la nature et de la destinée humaine, à tous les pourquoi, et à tous les à quoi bon. Ces grands problèmes, Hamp les formule selon sa conscience d'ouvrier, sans quitter l'usine. Les grands mystères chrétiens de l'au-delà, de la grâce, du sacrifice, de la communion des saints, il ne s'en préoccupe pas. Son angoisse est affranchie de toute l'angoisse chrétienne ; il ramène le problème à ses termes judaïques. Il réduit tout à la mesure de l'homme et de son existence terrestre, mais l'homme n'en est point diminué, car cette mesure s'élargit de tout l'espoir messiani- que, du vœu de justice et d'amour, de tout le vieux rêve des prophètes.

La grandeur de Hamp se mesure : il nous penche de force sur l'abîme de notre destinée, et le vertige s'empare de nous, et nous sentons peser sur notre tête l'irrémédiable malédiction de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » D'une seule plongée, il nous entraîne jus- qu'au fond de nous-même, puis il nous aide à remonter avec l'espoir de notre rédemption. Sur le plan juif, il fait ce que Dostoïewsky, Claudel, Péguy font sur le plan chrétien, mais sans la même continuité dans l'emprise.

A' NOTES 131

Souvent, cet ouvrier s'oublie au jeu d'ouvrer des phrases et des mots sans plus , Il connaît d'ailleurs cette faiblesse et l'avoue : « Ce peut être une joie fine qu'on a par aimer le beau français depuis la phrase d'Amyotjusqu'aux versde \a Légende des Siècles... Que leurs oeuvres soient pardonnées à ceux qui ont aimé le beau français. » C'est la faiblesse du bon ouvrier verrier qui perd son temps à souffler une bouteille à côtes dite melonnée comme si une bouteille ordinaire ne conte- nait pas aussi bien les liquides. Pour nous, qui n'affichons pas pour le jeu d'écrire le même dédain que Hamp, nous aurions tort de nous en plaindre : nous devons à cet amour du beau français ses plus beaux morceaux de bra- voure. Et derechef, nous revoilà à Concourt « ouvrier de lettres ».

Le manuel qu'est resté Hamp travaille sa matière comme une pâte. Les mots, la syntaxe ont pour lui une valeur maté- rielle. Il écrit opaque et lourd. Ses réussites de forme, ce sont des phrases à tenir dans la main pour les soupeser ou les caresser. Il y a des écrivains visuels, d'autres auditifs : lui est un écrivain du toucher. Il recherche les qualités tactiles : l'épaisseur, le poids, la consistance, le lisse, le ru- gueux.

Il traite les mots comme une matière plus ou moins rare et précieuse. A sertir des mots techniques, il a la joie du bijoutier qui travaillerait des pierres inconnues avant lui. A transcrire sur du papier blanc, les beaux noms des métiers, cubilots, épeules, tê\tires, gomme adragante, ringard, pas- iillage, iourier, entremeUier, une salive heureuse emplit sa bouche.

Mais comme le joaillier, pour remplir les joTarnées creu- ses, travaille sur le cuivre et la verroterie, avec la même conscience que sur le platine et l'émeraude, Hamp met sa coquetterie à travailler n'importe quelle matière, la plus ingrate, lapins anti-littéraire : des circulaires administratives

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OU des chiffres. Il est le premier et le seul à avoir extrait d'une statistique une parcelle d'émotion littéraire. Prenons garde qu'il utilise ses chiffres et ses termes techniques exactement de la même manière qu'un Henri de Régnier ses ifs, ses miroirs d'eau, ses mascarons et ses balustres.

Le jeu d'écrire interrompt la démonstration entreprise. Il y a juxtaposition et non pas fusion de l'élément impression- niste et de l'élément documentaire ou prosélytique. C'est tour à tour l'amour du métier d'écrire et l'amour delà justice qui prend le pas. Le résultat, c'est un produit littéraire étrange, violemment original, chaotique, mais littéraire.

Faudrait-il donc tant s'en désoler ? Quand, dans tous les domaines de la production, il n'y aura plus d'ouvriers, mais des usineurs, il restera du moins un métier, auquel l'usinage jamais ne pourra se substituer, celui de l'écrivain. Un jour viendra il n'y aura plus au monde qu'un unique ouvrier : l'homme de lettres. Si c'est de ce titre que la profonde admi- ration de beaucoup d'entre nous préfère saluer Pierre Hamp, aura-t-il sujet de nous en tenir rigueur ?

BENJAMIN- CRÉMIEUX * * *

LES VOIX QUI CRIENT DANS LE DÉSERT, sou- venirs d'Afrique, par Ernest Psichari. (Louis Conard, éditeur.)

Je m'explique aujourd'hui pourquoi !e Voyage du Ccnliirion d'Ernest Psichari, lorsque je le lus en 19 16, ne me procura pas toute l'émotion qu'en attendait mon cœur de néophyte. J'en exigeais peut-être trop : moins des raisons que des trans- ports. Cependant, par derrière, j'entrevis un homme ; mais souhaitai surtout de le mieux voir. Pour tromper ma décep- tion, j'en vins à me plaire précisément à ce qui comptait le moins dans l'ouvrage : de jolis coins de paysage, arrêtés, transparents et quelques effusions « barrésiennes » ; le reste,

NOTES \ 133

je l'avoue, me parut abstrait et glacé. Que Psichari eût en lui l'étoffe d'un véritable écrivain, la chose est sûre ; d'un grand écrivain, je ne sais ; mais n'est pas la question. Il voulut être et fut un homme, un officier et un chrétien. De quelle valeur ! après l'ouvrage de Massis, le livre présent le dira. J'y trouve enfin l'explication de mon erreur : le Voyage du Centurion, d'ailleurs inachevé, quoiqu'on l'ait donné pour complet, était un livre fabriqué, sur un sujet qu'il est peut- être interdit de mettre en livre, je veux dire de transposer : la confession d'un converti. Je comprends mieux que per- sonne le scrupule de pudeur et de modestie qui poussa Psi- chari à récrire sa confession sous une forme plus voilée. Dans un cas analogue les mêmes objections m'arrêtèrent et si je passai outre, c'est que la volonté de « servir » l'emporta : je n'ai pas à le regretter. Jamais, de son vivant, Ernest Psi- chari ne nous eût livré ce texte secret. 11 v a mis le meilleur de lui-même. C'est en somme le Voyage sous sa forme native, directe et ingénue : rien plus que le journal de route, mis au net mais par goût de la propreté, non par coquet- terie d'artiste que peut tenir un officier qui a des lettres, au cours d'une campagne difficile. Il écrit pour lui, non pour nous. Aussi bien ne nous fait-il grâce d'aucun nom de kzar, de puits, de tribu ( nous sommes en Mauritanie et tout est précieux au souvenir)... Aussi bien devons-nous le suivre dans des expéditions dont le but est toujours le même : dis- perser les nomades et les dissidents, les houspiller quand il le faut, recevoir leur soumission et jalonner les routes avec le drapeau tricolore, à travers les espaces mornes, sans cesse en quête d'un point d'eau potable ou de quelque décevante oasis. Mais il nous peint aussi les mœurs, la spiritualité des Maures; il nous peint la soif et la solitude et surtout, chaque fois qu'il pense, il note ce qu'il a pensé. Or, tous ces éléments que nous offrait le « centurion » dans un ordre voulu, dans une fixité artificielle reparaissent ici à l'état de

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vie, à l'état naissant, comme disent les chimistes, et placent « l'homme » devant nous. Ecartons la littéra- ture ; il s'agit dHin beau livre de spiritualité qui exaltera bien des âmes ; je le prendrai pour ce qu'il est, qui n'est pas peu.

Au départ, une volonté. « Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les vertus (le désert d'Afrique), mais à toute heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté de cœur, la noblesse et la candeur. » Devant la stèle funé- raire des lieutenants Andrieux et de Frausser, il reconnaît la France. « Ah ! être digne d'elle ! » Voilà son but. Il se fera obéissant. « Heure d'obéissance, de confiance, dit-il encore ; on ne sait trop à quoi ni en quoi, mais simplement d'obéis- sance.... » et ce pendant l'écrasante chaleur des jours... le sentiment d'une mystérieuse attente. » Il admire l'Islam médi- tant — ainsi le capitaine Dupouey avant son retour à l'Eglise et il demande : ne pouvons-nous en faire autant ? Tel est le conseil du désert : replie-toi ! Se replier sur soi, c'est retrouver d'abord la patrie, puis la chrétienté et l'Eglise, le bloc de la tradition, a Si loin du progrès nous sentons que nous sommes des hommes de fidélité et qu'au fond le pro- grès nous est égal. » Ne perçoit-on pas un écho de Péguy ? Alors commence l'obsession religieuse qui va le marteler et l'exalter pendant des mois, jusqu'à ce dénouement qu'il prévoit nécessaire et inévitable. Il n'y a pas à chercher de raisons : « il s'agit de savoir si on a le goût du ciel ou non » et si on l'a, on doit trouver le ciel. Il osera écrire, un 14 juillet : « Ce qui est requis pour la qualité de Fran- çais, c'est la foi de saint Louis et de Jeanne d'Arc, sinon leur sainteté. » Il ne l'a pas encore ; mais il ne craint pas de la demander. « Demander beaucoup, recevoir davantage encore », secret du bonheur des chrétiens, à l'opposé de la sombre foi des Mahométans qui ne demandent rien. Et de nou- veau l'image de la France des croisades se lève, celle qu'ai-

NOTES 135

mait Péguy : il comprend qu'en tant que soldat « il continue une grande action chrétienne passée ». II établira donc sa vie sur ce plan supérieur ; car, dit-il, (( il n'est pas possible que les saints ne prévalent pas contre nous et que la pureté ne prévale pascontre l'impureté. » Il y faudra l'aide de Dieu !..et pourtant a sa parole est dure » ; mais la foi n'est si difficile « qu'afin de réserver le jeu de notre liberté ». Aussi le voya- geur oscille-t-il entre les deux ivresses, celle de la terre et celle du ciel ; il les confond parfois : « Quelle joie de se réveiller dans de jeunes matins et de s'endormir dans de jeunes soirs ! » Un jour, causant avec un Maure (c'est une des pages les plus émouvantes du livre) il en vient à parler d'Issa, c'est-à-dire de Jésus. Au Maure qui le tient pour un grand prophète, Psichari répond, en chrétien, que Jésus est le fils de Dieu ; puis il se laisse aller à raconter toute la vie du Maître selon que l'Evangile nous l'enseigne ; quand il arrive au bout, il a des larmes plein les yeux. « Je parlais, dit-il, du fond de ma conscience et il ne me semble pas que j'aie manqué de franchise. » Un Français, selon lui, ne pouvait parler autrement devant un Arabe : pourtant, il y a déjà un peu plus que l'injonction de la tra- dition. Il continuera donc d'attendre, sans impatience, que Dieu se manifeste : car Dieu doit se manifester. Notez qu'il ne s'amende pas, qu'il vit toujours dans le péché. Le jour il deviendra catholique, il est sûr que tout « changera » ; il laisse à Dieu le soin entier de sa réforme. Quelle soumission à la grâce ! Enfin, un jour de promenade, il tombe a genoux sur le sable, dans un coin de désert et sans l'avoir voulu. Nous touchons à la fin du livre et du miracle. Avant d'entrer dans le Saint des saints, Psichari n'a plus qu'à faire son examen de conscience vis-à-vis des vérités de la foi : trente pages suprêmes, ardentes et concises, sans rhétorique, pleines de suc, que la littérature spirituelle retiendra parmi les plus hautes. Ici, il faudrait tout citer ou rien. L'amour

13e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

aura raison des arjnities de la dernière heure. Psichari n'a plus qu'à mourir.

Nous savons comment il est mort. Encore à la manière de Péguy, son maître : la tête haute, au feu. L'homme avait le cœur noble, la raison ferme ; il n'est pas le dernier que l'amour de la France aura conduit et conduira plus loin. En ce sens, son livre élucide une disposition du cœur et de l'esprit commune en notre temps à un grand nombre de jeunes hommes. C'est un document et une prière : un livre de réalité. henri ghéon

G. Q. G. SECTEUR I, par Jean de Pierrefeu (l'Edi- tion française illustrée).

Pendant la guerre, M. Jean de Pierrefeu, officier blessé, fut préposé à la rédaction du « communiqué. » Peu d'écrivains ont connu de pareils tirages. Un peu par dépit d'avoir si souvent farder par ordre la réalité dangereuse ou triste, mais surtout par amour de la vérité, il publie maintenant ses mémoires. Des questions y sont élucidées qui échappent à la compétence de celui qui écrit ces lignes. Fantassin ou pilote d'avion, j'ai vu de trop près ou de trop haut une guerre qu'on ne pouvait bien connaître qu'au téléphone et sur la carte d'un état-major. Mais indépendamment des révé- lations qu'il apporte, le livre de M. de Pierrefeu oifre un intérêt littéraire qui doit être signalé ici. Sans doute il y a quelque exagération à prononcer, comme on l'a fait à propos de cet ouvrage, le nom de Saint-Simon. Ce sont des compa- raisons redoutables. Spectateur ironique et sceptique, mais scrupuleusement impartial, M. de Pierrefeu ne pouvait mettre dans ses narrations anecdotiques le feu et la vivacité qui distinguent le génial mémorialiste du grand siècle, ni dans les portraits une verve aussi directement cruelle. On admirera pourtant l'extrême variété des formules employées

KOTES 137

par l'annaliste indiscret du G. Q. G. pour exprimer courtoi- sement la médiocrité intellectuelle de certains officiers d'Etat- major. Aucun parti pris de dénigrement n'apparaît, du reste, dans ces pages vivantes^ l'on trouvera un grand nombre de silhouettes légèrement et finement dessinées, comme celles du lieutenant-colonel Serrigny, du général Anthoine, du général Buat. L'auteur a dressé un portrait en pied, à la Velasquez, du maréchal Pétain. C'est le personnage sympa- thique et le héros du drame, j'allais écrire, par mégarde, du roman.

Il est intéressant de noter que M. de Pierrefeu, obser- vateur et psychologue avisé, se trouve ici d'accord avec le sentiment général des combattants, pour qui Pétain fut l'incarnation du grand chef. Les motifs de cette enviable préférence sont fort bien marqués par M. de Pierrefeu.

Voici, maintenant, entre autres anecdotes lestement con- tées, un échantillon de sa manière :

« M. Mandel qui, déjà à cette époque, portait ses vues « sur la circonscription de Lesparre, affecta à la mission u française un électeur influent du vignoble. Mais celui-ci, « un rural au langage sans nuances, déclara, un jour de « franchise intempestive, que M. Mandel ne serait pas élu « à Lesparre et qu'il ne voterait pas pour lui. Le propos fut « rapporté au toi^t puissant seigneur du cabinet qui, séance « tenante, renvoya l'ingrat dans la troupe.

« Il n'eut pas tort ; l'électeur en question ne fut pas « assez influent pour le faire échouer, ce qui laisse à « supposer qu'il ne l'aurait pas été davantage pour le faire « réussir. »

Le récit de la promenade officielle des deux généraux dont personne n'ignorait l'antagonisme et qui chaque matin marchaient publiquement en se donnant le bras n'est pas moins plaisant.

A défaut de Saint-Simon, M. de Pierrefeu nous donne

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souvent du bon Bussy-Rabutin ou du meilleur Tallemant

des Réaux. roger allard

* * *

LES NUITS DES ILES, par R.- L. Stevenson, traduc- tion de Frcd Causse-Macl (L'Edition française illustrée).

Il vient de se commettre, à l'égard de Stevenson, une de ces trahisons contre lesquelles on ne saurait protester avec trop d'énergie. Nous attendions depuis longtemps la traduc- tion d'un de ses plus beaux recueils, Isîand Nights Entertain- nienls, et \z Revnchebdomadaire\tnz\Xdicn^Vih\\trnnt version excellente due à M. Jacques Delebecque, quand soudain une autre traduction a paru en volume, signée de M. Causse- Maël, mais tellement inexacte et bâclée que l'œuvre en devient méconnaissable. C'est une de ces « mises en fran- çais » devant lesquelles on se demande tout d'abord s'il s'agit bien du même texte que celui qu'on a lu dans l'original, et si le traducteur n'a pas eu entre les mains une édition remaniée, tant paraissent inexplicables les omissions, additions, défor- mations de toute sorte. Mais cette fois toute tentative d'expli- cation honorable est découragée dès les premières lignes.

Il n'y a pas besoin d'avoir beaucoup fréquenté Stevenson pour s'être rendu compte de l'exquise perfection jusqu'à laquelle il pousse ses ouvrages. Si jamais un auteur eut le sens de la mesure et le souci de la plus délicate mise au point, c'est bien lui. Trop parfait ! serait-on parfois tenté de s'écrier ; non qu'il tombe jamais dans l'académisme (peu d'écrivains ont su jouer comme lui de l'argot des aventuriers et des gens de mer) ; mais on sent qu'un excès d'urbanité l'empêche parfois de nous dire tout ce qu'il sait. Aristocra- tique discrétion, particulièrement rare chez les natures vraiment riches ; mais en même temps discrétion si judi- cieuse qu'elle ne laisse perdre aucun élément d'émotion. Personne n'a parlé des Mers du Sud comme Stevenson, parce

NOTES 139

qu'aucun voyageur n'a possédé son art, mais peut-être plus encore parce que peu d'hommes ont eu, au même degré que lui, ce don de sympathie qui permet de recueillir en tout être humain quelque chose de précieux et d'unique. Pour lui, les iles du Pacifique, ce ne sont pas seulement des paysages et des parfums, c'est encore davantage l'âme obscure et char- mante des indigènes dont il a su gagner l'atfection. Dans Island Xights Entcriainrnents, la fantaisie, la vérité, l'observa- tion attendrie, l'humour se mêlent selon le plus subtil dosage, et c'est cette œuvre sensible et racée que M. Causse- Mâël a brutalisée avec un sans-gêne incroyable.

N'allons pas plus loin que les premières lignes. L'agent d'une société commerciale raconte son arrivée à Falesa. Voici, l'une en regard de l'autre, d'abord la traduction, d'une littéralité parfaite, donnée par M. Jacques Delebecque, puis- celle de M. Causse-Maël.

La brise de terre, qui nous soufflait à la figure, nous appor- tait un violent parfum de citron sauvage et de vanille (d'autres odeurs aussi, mais celles - étaient les plus neues), et la fraîcheur me fit éternuer. Il faut dire que j'avais vécu des années dans une île basse près de la Ligne, presque toujours seul au milieu des indigènes. Je fai- sais donc une expérience nou- velle ; la langue même du pays allait m' être étrangère, et la vue de ces bois et de ces montagnes, et leur parfum nouveau, me renouvelaient le sang.

La brise de terre nous soufflait à la face des effluves de limon sauvage, de vanille et de stéplxi- nottc. La fraîcheur de l'air me frappa quand je déboucliai sur le pont et je me pris à éternuer. Il faut vous dire que je venais de passer des années sur une île basse et marécageuse près de l'Equateur, seul au milieu des indigènes hostiles et que j'appré- ciais le changement. La vie nou- velle que j'allais mener nie sédui- sait par dvatice. On ni avait vanté la douceur de Li population, les agrèvients réels du poste, et ma foi, la vue de ces montagnes boisées, les parfums qui s'en dégageaient me causaient une vague griserie.

li^O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Remarquez la désinvolture avec laquelle ces lignes fort simples et qui ne présentaient aucune difficulté d'interpréta- tion ont été faussées et avilies. Déjà cette stèphmwlte est assez surprenante. (Ce mot n'étant pas cité par Larousse j'ignore dans quel sens il précise les « autres odeurs »). Mais que dites- vous de ce marécageuse, dans une région les îles basses sont en général des récifs de corail, et de cet hostiles appli- qué à des gens dont Stevenson s'est toujours évertué à nous faire comprendre la bonté ? Enfin que penser de ce délayage qui produit chez M. Causse-Maël une vague griserie ?

Ouelques lignes plus loin, le capitaine raconte comment il ensevelit dans l'île un pauvre diable d'ivrogne et plaça cette inscription sur sa tombe : « John Adams, chil 1868. Va et fais comme lui. » L'épitaphe devient chez M. Causse-Maël : « Passant, ne suis pas son exemple. » La morale est sauvée ;on ne saurait trop s'en réjouir ; mais enfin Stevenson... Le tra- ducteur l'a sans doute pris pour un petit journaliste inconnu avec lequel on n'avait pas besoin d'y regarder de si près. Passons à M. Causse-Maël son manque de tact littéraire puis- qu'il n'en est pas responsable ; mais comment n'a-t-il pas compris que, même pour un lecteur fermé à toute beauté, les Nuits des Iles présentaient un intérêt de documentation sur les mœurs du Pacifique. Juxtaposons encore une fois la traduction et la paraphrase :

J'étais malade du désir d'avoir dos blancs comme voisins, après quatre années de Ligne qui m'avaient toujours fait l'effet d'années de prison ; temps passé à être déclaré « tabou », à des- cendre à la « Maison des Pala- bres » pour en savoir le motif et pour faire lever la peine, à ache- ter du gin, à tirer une bordée et

J'avais été par trop sevré de société pendant quatre ans, mes quatre années d'Equateur, que je considérai toujours comme qua- tre vraies années de bagne. Quelle existence que la mienne au cours de cette période mau- dite, où j'étais seul de mon espèce au milieu de sauvages smpides ! J'en étais arrivé, ma

NOTES 1 4 ^

à la regretter, à rester le soir foi, à me griser régulièrement chez moi avec ma lampe pour pour oublier ma solitude, seule compagnie ou à me pro- mener sur la grève en me de- mandant dans quelle catégorie d'imbéciles il fallait me classer pour être j'étais.

Notez que ces citations ne sont pas perfidement choisies, mais qu'elles sont toutes relevées dans les trois premières pages l'on aurait encore pu cueillir plus d'une cocasserie. Hâtons-nous de refermer le volume, mais ne cessons pas de protester contre de pareils brigandages.

JEAN SCHLUMBERGER

POÈTES ESPAGNOLS ET HISPANO-AMÉRI- CAINS CONTEMPORAINS.

Je m'excuse d'aborder un sujet si étranger à mes études habituelles. Je sais bien qu'il ne suffit pas de parler à peu près couramment une langue pour être capable de porter un juge- ment quelconque sur des ouvrages écrits dans cette langue. Cependant, voici que de plusieurs côtés, et notamment de Madrid même, Enrique Diez-Canedo m'y encourage publiquement, dans un article de la revue Espana, on me demande de parler de la poésie espagnole contemporaine. A vrai dire, j'avais déjà commencé d'en parler, par mon admiration pour l'œuvre de Ramôn Gômez de la Serna (Cf. Hïspaniii, 3, 1918, et Littérature, Septtmhi:e 1919), et, dans un article déjà ancien (El Nuevo Mercurio 1907) j'avait dit ce que je pensais et ce qu'on pouvait atten- dre de la poésie hispano-américaine. Mais quant à entre- prendre les longues études que suppose une connaissance un peu approfondie de ces littératures, non ; et, comme on dit là-bas : A vivir !

142 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pourtant, voici trois livres qu'il me faut signaler aux lec- teurs de cette revue, et j'espère que mon amour pour la langue castillane suppléera à mon manque de préparation.

* * *

Dans Le SymhoUswe français cl la Poésie espagnole moderne ', M. A. Zéréga-Fombona nous a donné, en fran- çais, une étude remarquable des grandes lignes du problème de l'influence française sur les lettres castillanes. Mais le titre de son ouvrage est un peu décevant. Les trois quarts de ce petit volume sont remplis par une étude philosophique de l'expression littéraire et du Symbolisme, et ce n'est que dans les tout derniers chapitres que l'auteur aborde la question de l'influence du Symbolisme français sur la poésie espagnole, influence qu'il attribue presque uniquement à l'oeuvre de Ruben Dario. On s'attendait à une étude plus complète et plus détaillée, et à trouver quelques preuves historiques à l'appui de cette thèse. Est-ce bien uniquement à travers Ruben Dario que le Symbolisme français a fécondé la poésie espagnole contemporaine ? Nous aurions désiré savoir quel- que chose de l'histoire de la fortune de l'œuvre de Dario en Espagne. Personnellement, nous pensons que c'est, encore plus peut-être que son exemple, la publication en volume de ses articles sur les écrivains français vraiment importants de la période 1850-1900, sous le titre « Los Raros » qui a éveillé la curiosité de l'élite des artistes espagnols. Quoi qu'il en soit, l'histoire de l'influence du Symbolisme français sur la poésie espagnole et hispano-américaine contemporaine, un sujet très complexe et très intéressant, reste encore! à faire. M. A. Zéréga-Fombona en a écrit la préface. L'écrira-t-il lui-même ? Nous le souhaiterions. Et

I. Paris, Mercure de France, 1920.

NOTES 143

nous souhaiterions aussi une étude sur le même sujet par quelqu'un qui connaît à fond la littérature française et la lit- térature espagnole ; quelqu'un qui est le premier d'entre les critiques espagnols contemporains : nous avons nommé D. Enrique Diez-Ginedo.

*

Je crois que c'est Matthew Arnold qui a dit qu'une des caractéristiques de l'homme de génie était « une vie extraor- dinaire ». Je me souviens aussi qu'un des plus célèbres romanciers anglais contemporains m'a dit un jour : « L'ar- tiste doit s'amuser. » 11 semble bien que ce que nous appe- lons la vie de bohème a exister depuis que l'art existe. Elle a exister à Athènes, et nous l'entrevoyons dans l'en- tourage de Citulle, d'Horace et des grands Elégiaques latins. Et elle existe encore, après Murger. Mais elle a change de forme. Les bohèmes de l'époque romantique étaient des pro- vinciaux réfugiés à Paris, qui était pour eux une sorte de jungle dans laquelle ils s'ébattaient librement, heureux d'avoir échappé à la surTcillance malintentionnée et aux cri- tiques des grotesques notables de leur petite ville. Notre moderne bohème est un personnage tout différent, et les grandes capitales sont plutôt pour lui des centres d'études que des lieux de plaisir. En y rentrant, il se dit : « Atten- tion : de la tenue. » C'est en dehors de Paris, de Londres, de Madrid, etc., qu'il prend ses ébats et se lâche la bride. Notre bohème est une bohème cosmopolite et voyageuse, et le tv'pe du bohème contemporain est en apparence ceci : un homme très correctement et même élégamment vêtu, de tout point semblable à n'importe quel homme du monde. Du reste, il a plus d'argent que les bohèmes de Murger, ou, s'il n'en a pas plus, il s'arrange pour aller aussi loin que possible avec des moyens restreints. Ne faisant en réalité parti d'aucun

144 L^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« monde », n'ayant pas une a position sociale » à garder, cela lui est facile : il n'a pas ce qu'on appelle des « frais de représentation » à faire. Il est n'importe : à Nice, à Dun-le-Palletau, à Barcelone ou à Bucnos-Ayres. Mais de bonne heure il a connu les noms et les œuvres des écrivains rrançais de la grande époque 1870- 1900, et c'est que ses études se sont faites, en plein Paris. Souvent aussi, une maîtresse parisienne a complété son éducation et l'a natura- lisé français. Alors il est venu, à Paris, dont il a aimé jus- qu'aux « taxis empestés », et on l'a vu chez Maxim et à Montmartre danser le tango mieux que les danseurs profes- sionnels, étonner les vieux bohèmes par sa connaissance de tout ce qu'il y a de plus avancé et de plus hardi dans l'art et la littérature contemporaine, et paraître, dans le même ins- tant, l'homme le plus violent, le plus passionné, le plus intrépide, et le dilettante le plus délicat. Puis, brusquement, il part, ayant épuisé pour un temps tous les plaisirs de la ville, ayant besoin de libres espaces, de grandes courses à travers les frontières, les océans, les prairies. Il lui faut la pampa, et ses rapides petits chevaux, et des jeux violents, et une vie rude et pleine de privations, interrompue sou- dain par de nouvelles descentes sur les grandes villes.

Tel est le genre d'homme que Ricardo Gûiraldes nous pré- sente dans son dernier ouvrage, un roman : Raiicho (Buenos-Ayres, 191 7). Mais Raiicho n'est pas une auto- biographie. Raucho n'est pas un artiste ; c'est un bourgeois momentanément fourvoyé dans la bohème, et dès qu'il en sort, après avoir bien commencé et donné quelques pro- messes, pourtant il cesse de nous intéresser. Il retourne dans sa pampa ; il se range ; et son créateur l'abandonne au seuil de sa vie désormais embourgeoisée, à moins que son amour pour une femme qu'il retrouve là-bas, ne le sauve ; et c'est ce que nous verrons peut-être dans un prochain livre.

Ricardo Gûiraldes, heureusement, n'est pas Raucho.

NOTES 145

Ricardo Gùiraldes est un des premiers, et peut-être le pre- mier, parmi les poètes de la plus récente génération litté- raire de la République Argentine. Après un recueil de nouvelles très remarquables, il a donné un recueil de poèmes, El Ceticerro de Cristal (Buenos- Ayres, 191e), qui doit être cher à tous ceux qui aiment à voir ce que devient, sous l'influence des grands maîtres français de la génération qui nous a précédés, la poésie de langue castil- lane. Mais dans El Ccncerro de Cristal, il y a mieux que des influences ; il y a une personnalité nettement marquée. Il faut citer, et citer dans la langue originale, car c'est une espèce de poésie si délicate, et qui tire tant d'efl"ets des sons, que sa beauté risque de s'effacer sous les gros doigts du traducteur. Voici un poème, de 1914, intitulé

Qnietud :

Tarde, tarde,

Cae la tarde.

Larga, larga,

Se aletarga

En derrumbc silencioso

Como mirada en un pozo.

Mais je vais essayer de traduire le poème intitulé Voyager :

« Assimiler des horizons. Qu'importe que la Terre soit ronde ou plane ?

S'imaginer comme désagrégé dans Y atmosphère qui enveloppe toute chose. Créer des visions de lieux à venir et savoir que toujours ils seront lointains, hors de notre atteinte, comme tout idéal.

Fuir ce qui est vieux.

Regarder le fil, qui coupe une eau écumeusc et lourde.

S'arracher à ce qui est connu.

Boire ce qui vient.

Avoir une âme de proue. »

Vais-je parler de Rimbaud Départ dans l'affection et

10

146 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

!e bruit neufs ») ; de Jules Laforgue, de Whitmaii ? Cela me semble inutile : et plutôt que de me demander d'où vient cette poésie, j'aime mieux la considérer en elle-même, la goûter en elle-même, attentivement, scrupuleusement, comme j'ai scrupuleusement reproduit sa ponctuation. Il me semble y découvrir, surtout, une qualité qui ne lui vient que de son auteur: une saveur américaine, et plus spécia-

lement argentine.

« La plaiae est perdue daas sa propre immensité »

(Solo, poème daté de 19 14) voilà un de ces vers qui n'ont pas de sources définies, et qui sont d'un grand poète, d'un poète qui a rejoint Gongora, mais sans y songer et par la seule vertu de son inspiration la plus intime. Qui sait si ce poète subtil, délicat, ultra-décadent, élevé à l'école de Rimbaud, et sorti de cette nouvelle Alexandrie que fut le Paris de 1870-1900, ne sera pas un jour considéré comme un des grands poètes nationaux de la grande république hispano-américaine ? Je voudrais traduire El NiJo, .un poème daté de Paris, mais qui est une vision d'un pic de la Cordillère et qui nous peint, ou plutôt nous fait sentir, la descente planante d'un condor (l'oiseau symbolique de l'Amérique du Sud) qui tombe << como un pedazo de infinito » comme un morceau <l'infini ») sur le sommet de ce pic. Mais j'ai peur de gâter ce beau poème, et je pré- fère renvoyer le lecteur au livre de Ricardo Gùiraldes, un des plus beaux livres qui nous soient venus, jusqu'à présent, de Buenos-Avres.

* *

Gabriel Miré est, avec Ramon Gomez de la Serna et

Juan Ramôn Jiménez, le plus remarquable des poètes espa-

' gnols contemporains. Ses poèmes ont la forme de romans

et sont écrits en prose. Mais on voit dès l'abord que c'est à

NOTES T 47

un poète lyrique qTi'on a affaire. Il a traduit plusieurs ouvrages français, parmi lesquels, je crois, un des romans de Francis Jammes (Pomme â'Anis). Jammes ne pou- vait guère trouver un meilleur traducteur, car par certains côtés Gabriel Mirô est un Jammes espagnol. En tous cas ses romans sont des romans lyriques comme ceux de notre poète. Mais il doit être plus difScile à traduire que Jammes, car son vocabulaire et son style sont beaucoup plus recher- chés malgré son apparente simplicité. Il est très éloigné, matériellement, du langage parlé, ce qui explique peut- être ce fait qu'il ne jouit encore, en Espagne, que d'une renommée très limitée, et qu'il ne sera sans doute jamais populaire. C'est un très grand artiste, un très grand styliste, qui est en train de faire pour la langue castillane ce qu'a lait jadis Gabriel D'Annunzio pour la langue italienne. Il est fâcheux qu'on ne le connaisse pas davantage chez nous, car il a déjà une œuvre assez considérable derrière lui. Mais je vois bien, lorsque je passe devant les quelques librairies de Paris qui vendent des livres espagnols, que nous sommes en retard de vingt ans en ce qui concerne la littérature espagnole. Seule, M™« B. Moreno a donné, il y a deux ans, dans Hispania, quelques pages traduites des Figuras de la Pasion ciel Senor de Mirô. Et moi, je ne puis que signaler ici son dernier livre : El humo dormido, (Atenea, Madrid, 1919) ; et bien que j'aie osé traduire des pages de R. Gômez de la Serna, je crois qu'il faudrait qu'on insistât beaucoup pour que j'entreprisse de traduire quelque chose de ce grand et difficile auteur.

VALERY LARBAUD

*

* *

La Bourse nationale des Voyages littéraires devait être attribuée, cette année, à un poëte. Elle vient d'échoir à M. André Lamandé, connu pour de judicieuses critiques et pour des enquêtes impar- tialement conduites en diverses revues. Son recueil de vers Sous h

348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rlair regard d'Athénè, d'une forme académique l'influence de Musset se mêle à celle de Samain, semblait plutôt relever de l'aéro- page qui distribue les prix Archon-Desperouzes et Montyon. Après lui M. Henri Fourrât a groupé sur son nom quelques suffrages. 11 a été rendu compte dans cette revue de son poëme original et savoureux « les Montagnards », qui méritait assurément d'être couronné... Certains diraient : et qui a mérité de ne pas l'être, précisément, en raison de ses mérites qui ne sont pas dans le goût académique. Ils auraient tort car l'Académie vient d'attribuer à M. Pourrat une part de ce prix Archon-Desperouzes généralement réparti entre les plus médiocres productions de l'année.

A propos de la Bourse de Voyage, les journaux nous ont appris que M. Anatole France assistait, pour la première fois, aux délibé- jations d'un jury dont le rajeunissement parait souhaitable.

L'Académie française a décerné le grand prix de littérature de '^ix mille francs à M. Edmond Jaloux.

Le prix Stendhal, fondé en 191 3 par la Reviu Critique des Idées et des Litres^ a été décerné à M. Marcel Boulenger.

» »

^

LES REVUES

SI LA PENSEE MODERNE S'EST SUICIDÉE

Ce n'est point par artifice de discussion que M. Charles Maurra* déclare préférer Ravachol à Jules Simon. G. K. Chesterton tout aussi sincèrement placerait Dada au-dessus de Wells ou d'Anatole France, comme plus logique.

Et même Dada vient à propos pour figurer ce « Suicide de la pensée » dont il est parlé de façon assez vague, ou par métaphore, dans le chapitre d'Ortodoxy que traduit la Revue Universelle (i s avril) :

« Le ramoUissement du cerveau dont Nietzsche finit par être atteint ne fut pas un accident physique...

Une génération pourrait empêcher l'existence de la génération sui- vante, si tous ceux qui la composent se jetaient à la nier. Pareillement un petit nombre de penseurs peut jusqu'à un certain point tuer la pensée en enseignant que cette pensée n'a aucune valeur... »

Mais l'on aimera les passages purement critiques de ce chapitre, et ceux par exemple qui ont trait aux doctrines de la volonté :

« Admirer le choix pour hii-inême, c'est refuser de choisir. Si M. Ber- nard Shaiv vient à ttioi et vie dit : « Feuille:^ quelque chose », cela équivaut à dire : « Je ne me soucie pas de ce que vous voule^ ». Fous ne pouve:^ pas admirer la volonté en général parce que son essence est du particulier »

au pragmatisme :

« Le pragmatiste dit à l'homme de penser ce qu'il est bon, ce qu'il est utile qu'il pense et de ne pas se préoccuper de l'absolu. Or une des choses les plus profitables qu'il lui faille penser, c'est l'absolu. Cette philosoplne est en vérité une sorte de paradoxe verbal. Le pragmatisme ne se préoccupe que des besoins humains ; et l'un des premiers besoins de l'homme c'est d'être quelque chose déplus qu'un pragmatiste »

150 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

au scepticisme :

« Le révolutionnaire d'aujourd'hui, gui est un sceptique infini, est sans cesse occupé à miner ses propres mines. La satire, par exemple, peut être Jolie et anarchique, mais elle implique la supériorité de certaines cJjoses sur d'autres ; elle présuppose un modèle. Quand, dans la rue, des petits garçons rient de l'obésité d'un journaliste distingué, ils supposent inconsciemment un canon de sculpture grecque... Nietzsche avait un cer- tain talent naturel bour le sarcasme, mais il y a toujours quelque chose dans sa satire qui manque de corps et de poids, simplement parce qu'elle n'a pas derricre elle une certaine masse de morale ordi- naire. »

POÈMES DE FRANCIS REEVES

De Francis Reeves, dans la Minerve française (lermai), ceshui-

tains :

PRINTEMPS

Printemps, de si loin que tu viennes^ Tu n'apportes que le passe. Les miséricordes sereines Du vieil espoir jamais lassé.

C'est en souvenance su pr ente De eet espoir que les défunts Tissent ta robe de baptême Qui répand ses lustrais parfums.

ÉTÉ

Chute d'azur au fond des ondes, Moires de feu sur les épis, Vielles des moissons, folles rondes. Langueur d'hymen dans les pourpris...

Je songe à la prodigue vie ; Je songe à la pure beauté Ducarur qui donne et communie Au temps de sa maturité.

LES REVUES Î5I

JUTOMNE

J'eire par la cite fatale les ans raillent notre ardeur ; Mes pas, dans Vallée automtiale. Foulent les faïu's du bonheur.

Le ciel, une dnw grande et triste A la mesure du regret. Penche son soleil d'aniéthyste Sur l'in-pace grave et muet.

HIVER

Dans l'dtre le grillon s'enchante, Je jette une branche de pin : Orgueil de futaie odorante^ Ombre des saisons dans ma main.

Avant quelle soit consumée, Je dis ma détresse et mon vœu : « Mon cœur,, tu nés qu^une fumée. Un peu d'amour qui cherche Dieu ».

LETTRES INEDITES DE STENDHAL

La Connaissance a publié, dans ses quatre premiers numéros, cinquante lettres inédites de Stendhal. L'on y trouvera de nou- veaux pseudonymes de Beyle, des plaintes, des projets d'emprunts, ce mot : « Je continue à travailler sur mes sentiments, c'est l'unique che- min du bonheur », la définition de la raison, celle de la vertu, et cette lettre à sa sœur Pauline (1804) r

« Ta lettre m'e_^raye au-delà de toute expression. Tu vas faire une folie. Songe qtce d'aller à Voreppe, à l'insu de ton père, te dégrade à jamais de l'état que tu peux avoir dans le monde, et te met au rang des filles perdues.

Voilà la vérité en mon âme et conscience, fe te jure de ne jamais rien communiquer. Songe que de ta place, lu ne vois que le bonheur de la vie

152 LA NOUVELLE REVUE TKANÇAISE

errante. Tu en otes tous les iuconvèuieuts. Tu dois recevoir un de ces jours une lettre qui est h meilleure réponse à celle du j. Tu y vois com- bien on est quelquefois triste d'être isolé, et encore quelle di_fférence de toi à moi.

Comme homme fat le cœur ] ou 4 fois moins sensible, paire que j'ai j ou 4 fois plus de raison et d'expérience du monde, ce que vous autres femmes appele:;^ dureté de cœur.

Comme homme, j'ai la ressource d'avoir des maîtresses. Plus j'en ai et plus le scandale est grand, plus /acquiers de réputation et de brillant dans le mo>tdc. Je suis parti de Grenoble à ij ans ; j'en ai 21 ; j'ai eu dans cet intervalle tout ce qu'on peut avoir en femmes ; bien, depuis deux ans, je commençais à me déi^oûter de ce i^enre de vie. Cela est au point que, vml^ré vion âge de 21 ans, et mon heureuse position de n'avoir pas 12 Jr. de rente par an, j'épouserais une autre Pauline sifen trouvais une qui ne fût pas nia sœur, quitte à vivre de quelque métier, comme imprimeur, par exemple, faiseur de journaux ou autre chose encore *)lus triste.

Ayant l'âme bien plus tendre et ne l'ayant pas dégoûtée par 4 ans de vie dans h grand monde, avant 2 ans tu briderais de trouver un homme- aimable. Tu le désirerais tant que tu finirais par te persuader (comme Mary Wolstenocrafj Godivin, anglaise célèbre) que tu l'as trouvé, et il n'en serait rien. Ce serait tout bonnement un gredin. A force de désirer une chose dans ce genre l'illusion est si facile, on finit par se persua- der qu'elle est. Et l'irréparable faute de s'être trompé éloigne à jamais le pouvoir d'avoir un époux digne de soi.

Songe à cette vérité : qui voudrait, même en étant amoureux, épouser une fille qui se serait sauvée de che:(^ ses parents ?

Je suis l'homme le plus dépourvu de préjugés que j'aie rencontré, et je t'assure que je ne le ferais pas. Si je l'aimais, je la rouerais, et puis la Planterais là.

Songe bien que Saint-Preux est un personnage imaginaire, de même que tous les héros de roman. Lis Molière, La Bruyère, l'histoire : voilà l'homme.

Apprends par cœur Cinna ; les râles J'Orestc, de Ladislas, (i'Her- mione, t/;/ Misanthrope. Cela te portera aux deux un jour. »

LES REVUES I53

MAURICE BOISSARD

ET

LE THÉÂTRE

Depuis qu'il traite d'un cœur égal de balistique, de vie mon- daine, et de la question de savoir si Nietzsche était pangermaniste, le Mercure de France est devenu un peu intimidant. Heureusement M. Maurice Boissard nous reste, qui écrit de M. Léo Larguier, à propos de la Lumière du Soir :

« Je le voyais de temps eu temps. Il me plaisait. Je dirai plus : il m^ intéressait. J'avais lu de lui quelques vers asse:^ beaux, quoique un peu chargés de rhétorique, aux dépens de l'émotion vraie. J'aime asse:; les écrivains qui parlent d'eux et M. Léo Larguier parle toujours de lui. Il est aussi très romantique d'allures et de paroles, le dernier repré- sentant de ce genre de poètes che:(^ lesquels l'écrivain se doublait un peu d'un comédien. Il me racontait des histoires, amusant, mimant les per- sonnages, les situations, il me lisait ses vers, en parlant les dents serrées, habitude qu'il a prise à Coppée, qui la tenait lui-même de Banville. Car il est étonnant comme tous ces gens s'imitent les uns les autres, jusque dans le physique. Il m'amusait aussi par certains détails de son vocabulaire. M. Léo Larguier ne dit jamais « tnon pardessus », « wa canne ». // dit « mon manteau », « mon bâton ». Cela a pour lui plus d'allure. De même, il ne parle jamais de lui qu'avec une grande pers- pective, sous l'aspect d'un vieux poète plein de gloire et désabusé. C'est plus décoratif. Il v a même mieux, ce niot : décoratif, m'en Jait sou- venir. M. Léo Larguier pensait déjà, en ce temps-là, à être un jour décoré de la Légion d'honneur. Il ne disait pas alors : quand j'aurai la croix. Non. C'eût été trop plat. Il disait : quand f aurai la mé- daille. »

de M. André Rivoire, à propos de Roger Bontemps :

« Il y avait une belle salle, l'autre soir, à l'Odéon,pour la répétition générale de sa nouvelle œuvre. Des académiciens, qui venaient applaudir leur digne futur confrère, des sociétaires de la Comédie-Française , certainement jaloux de voir l'Ode'on jouer une chose aussi délicieuse, des critiques qui n'ont jamais rien critiqué, des écrivains qui se sont tus

154 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

soigneiiseiiiciit en dix ou vingt voliiincs, des polies plus doues d'hahilele que de poésie, des acteurs qui ne savent que réciter, des journalistes aux ordres comme aux gages de leur .journal, des fonctionnaires des Beaux- Arts qui venaient voir les heaux-arts fonctionner, tous ces gens qui n'ont que du métier, qui n'ont en vue que la réussite, qui sont liés eti- semble jHir toutes sortes d'intérêt?, qui se soutiennent mutuellement, se font une réclame réciproque, se prodiguent entre eux les éloges , se payent les uns les autres par un compliment, u>i article, un appui au un service, et pour qui le talent n'est rien s'il n'est en vue, s'il n'est à la mode du jour et s'il ne mène à quelque chose. Je regardais tout ce monde, ces gens sur bon nombre desquels je sais bien des histoires. Je jouissais du bel étalage qu'il formait, de la belle image qu'il offrait de la société. Quel air d'aise sur tous ces visages, quelle mine approbative, quel sou- rire satisfait .'Quels applaudissements chaleureux et empressés aux vieilles ficelles mises en jeu par l'auteur! L'amour de l'art les transportait tous I Voilà le théâtre qui leur plaît ! me disais-je. Voilà la littérature comme ils la comprennent ! Voilà l'art tel qu'ils l'entendent, le sentent, et beau- coup d'autres comme eux, l'art qu'ils soutiennent , propagent et défen- dent ! Un art rien ne vit, rien )i'émeut, rien ne brille, sensibilité ou intelligence ! Un art d'adresse, de métier, de convenances , fait d'imi- tations, de conventions et de modèles ! Le monde va décidément de mal en pis. Nous sommes encore plus bêtes qu'en I()i4. Cette fameuse grande guerre du droit, qui a si bien mis tout de travers, a encore des résultats plus fâcheux qu'on ne croit : elle n'a pas tué les gens qu'il eut fallu. »

et de lui-même :

« Je n'ai jamais eu grand goût pour les légendes. Je suis un réaliste, n me faut des faits, des traits humains, des choses vraies, fe n'ai aucun don d'invention et je le goûte peu che:( le§ autres. Je n'ai jamais c'té tenté de lire un livre de Wells. C'est pour moi sans intérêt, fe donne volontiers tous les rotnans du monde pour un recueil d'anecdotes vraies. J'y ai cent fois plus de plaisir, de réflexions, de jotiissance intel- lectuelle. Voilà les hommes ! puis-je me dire, voilà la vie ! Ces gens qui racontent des histoires inventées de toutes pièces, avec tous leurs accessoires d'enjolivement, sont seulement pour prêter de l' dnie aux lecteurs qui n'en ont pas. Je suis un grand rêveur, pourtant ! J'ai passé, je passe la plus grande partie de ma vie à rêver. Mais je rêvais, je rêve sur des choses VI- aie s. Si je n'ai pas d'invention, j'aide l'imagination. Quand

MEMENTO 155

ie surprends, dans mes provjenades, un couple de ces amants qui res- pirent, non pas la fade élégie sent inten taie j 7nais le goût le plus vif V un pour Vautre, cette ardeur charnelle qui met sa marque jusque sur les visages, je m'arrête souvent à les regarder, je rêve alors à la pas- sion, à cette exaltation qui tout à la fois anoblit les êtres ou les dégrade, en tout cas les fait vivre avec une certaine intensité. »

MEMENTO

Action (avril) publie un roman, plein de fautes d'orthographe, de G. Séraphin, champion de course : Les mystères des colonies d'Oulinsou les Secrets de l'Enfance. Les fautes d'orthographe ont d'abord leur charme, qui s'épuise assez vite. A la question : Que pense^^vous de l'avt nègre ? l'on a répondu : le seul art vierge, le sperme vivificateur, le seul art anti-idéaliste... Et Picasso : « Uart nègre ? connais pas ».

L'a.mocr de l'Art (mai) contient de beaux bois de Galanis. Louis Vaux- celles y parle de Fauconnet. L'on trouvera dans la partie littéraire, que dirige Joachim Gasquet, un portrait de Joachim Gasquet par André Favory, une chronique sur la vie intellectuelle, de Joachim Gasquet, un éloge enthousiaste de Joachim Gasquet par Jean-Louis Vaudoycr, enfin diverses notes, critiques et réflexions signées J. G. (Joachim Gasquet, peut-être). L'ensemble est aimable.

André Suarés écrit, à propos de Salluste, dans les Écrits nouveaux (mai 1920) : f Les héros de Rome sont tous couverts de dettes ; et ces fameux carac- tères à ta romaine, si saints dans les harangues de collège, se partagent en deux espèces : les nns sont les plus terribles usuriers que le monde ait connus ; Us autres des faillis pleins £cUgance : leur vertu consiste d'abord à ruiner leurs créanciers. Tant de courage désintéressé explique leur mépris des fripons syriens : ils craignent la concurrence »,

«t, sur Molière au Vieux Colombier (juin 1920) : « Tout est réduit à tin tréteau sous un triangle de lumière. Je n'ai pas le temps de faire sentir l'harmonie extraordinaire des costumes avec les ais de bois peint en brun- jaune. Tous les pantins de la farce font un seul perroquet d^or au grand soleil et tout ce qu'ils ont de couleurs diverses ne sont que plumes, huppes ou aigrettes, bleu, vert, lilas, vermillon modulant dans le chaud ramage blond. Scapin pique là-dedans son cri et ses bonds, ses pattes et son bec rouge ».

1^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'Encrier (i" mai) contient un conte dramatique de Bernard Marcotte, des bois de Deslignères et Louis Bouquet.

René Gillouin esquisse dans I'Europe Nouvelle (50 niai) le plan d'une cri- tique gcncrale du système maurrassien.

Le Feu (15 mai) : Les Saintes-Maries-de-la-Mer, la tare miraculeuse, par Joseph d'Arbaud.

La Grande Revue (mai) ; un conte d'Emile Guillaumin : la Revanche du <f Pas Dégourdi i.

Dans les Llttkes Parisiennes (i" avril), l'on trouve deux poèmes de Paul Morand, et un drame d'aventures de Georges Pillement.

Littérature (mai) présente vingt-trois manifestes du mouvement dada. André Breton écrit : « Avant tout nous nous attaquons au langage qui est la pire ccnvention. On peut très bien connaître le mot Bonjour et dire Adieu à la femme qu'on retrouve après un an d'absence ».

L'Opinion publie des critiques musicales de Henry Bidou. Jacques Bou- lenger écrit sur les romans de Pierre Benoit (17 avril) : « Le roma- nesque ne se sauve que par la fantaisie, par le lyrisme, par la poésie en un mot, et ou envoyez-vous, si peu que ce soit, en tout cela ? Si M. Pierre Benoit ■n'est pas un créateur de types profondément humains... ce n'est pas non plus un bien puissant créateur de types chimériques. Compare^ à ses Jluents héros un d'Artagnan, un Monte-Cristo même.

Non, ce n'es! point par la beauté des personnages que son roman vaut ; et ce n'est pas non plus par la beauté intrinsèque des scènes et des épisodes, car il recherche beaucoup moins une anecdote pour son « caractère » propre, que pour les ejfeis de surprise qu'elle lui permet, et peu lui importe quelle soit banale pourvu qu'elle amuse ; c'est par le mouvement , Vanimation, la variété. Car tel est le grand mérite de M. Pierre Benoit. Il nous prend par la main, il nous entraine.

C'est pourquoi je dirai avec Af . Paul Souday que Pour Dou Carlos, Kœnigsmark et même l'Atlantide nous offrent les types mêmes du livre à lire en chemin de fer. »

L'Œil de Bo.uf (mai-juin) : Le concert dans un parc, par H. de Mont- herlant.

La Renaissance (21 mai) : La formule de M. yiaminck, par Guillaume Janneau.

MEMENTO 157

Charles dn Bos, dans la Revue critique des idées it des livres (25 avril), observe que les héros de Stendhal, par leur caractère, débor- dent à tout instant « non seulement l'idée qu'on s'en fait, mais l'idée que Stendhal lui-nu'me voudrait s'en faire et voudrait qu'on s'en fit. Les romans de Stendhal ne sont nullement, quoi qu'on en pense, des livres dominés : ce qui fait naître cette impression, c'est son don exceptionnel du raccourci. L'emploi du raccourci en art éveille involontairement dans notre esprit l'idée d'un génie qui se domine : ce n'est pas toujours vrai, et Stendhal est le meil- leur exemple du contraire ».

(En lisant » le Rouge et le S'oir »).

La Revue des Deux Mondes : un roman ukrainien de Jérôme et Jean Tharaud : Un Royaume de Dieu. André Beaunier écrit sur l'œuvre d'Edmond Jalous. (i" juin) : « Un personnage de M. Edmond Jaloux s'écrie : O déclin, fin de tout... Et, cela, nous le connaissions ; mais il ajoute : universelle rupture .'... Et ce mot qu'il emprunte au vocabulaire d'amour et de galanterie n'a-t-il point une grâce étrange.... 1 et caractéristique, si l'on veut, de la sorte d'âme qui inspire le Jeune homme au masque ou Eumces dans la campagne.

La Revue franco-brésilienne (i 5 janvier 1920) écrit, en conclusion à un cha- leureux article sur Paul Adam : « Paul Adam laisse des oeuvres fort tiom- hreuses : en prodiguant des louanges à celle-ci ou à celle-là de ses œuvres on s'exposerait à amoindrir les autres quand toutes sans distinction sont dignes d'admiration i>.

C'est un scrupule délicat.

»

La Revue des Jeunes a publié des extraits des Trois Miracles de Sainte Cécile de Henri Ghéon (10 et 25 avril, 10 mai). Voici le martyre de saint Valérien :

Valérien

J'étais seul avec ma prière qui n'avait plus de sens pour moi... quelques mots vains, vagues et froids comme un moulin qui tourne à vide...

(Coups de fouet)

Déjà j'entends le chant liquide de l'eau qui ruisselle et le cri

158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

du grain que la meule meurtril... Seigneur ! voire nom reprend Jorce.

(Volée de coups)

Je suis h chêne, dont l'écorcc se détache et montre Vanhier, pareil a ti toise du guerrier !

(Volée de coups)

Je suis rocéan sur la plage ietant les planches du naufrage !

La Revue de Paris publie une pièce inédite de Jules Lcmaitre : Un Aventurier (15 mai, i" juin). Feruand Vandérem cite ces réflexions: ir Le jargon de notre époque., cette partie du style purement de mode et qui doit vieillir, restera comme un des plus monstrueux jargons de la langue française. Je suis trop de mon temps, j'ai t/op les pieds dans h romantisme pour songera secouer complètement certaines préoccupations de rhétorique. Seulement, dans ce style si capricieusement ouvragé, si chargé d'ornements de toutes sortes, je voudrais porter la hache, ouvrir des clairières, arriver à une clarté plus large. Moins d'art et plus de solidité. Un retour à la langue si nette et si carrée du XVII* siècle. Un effort constant pour que l'expression ne dépassât pas la sensa- tion >i.

C'est du Zola de 1881 (Les Romanciers naturalistes). '

Daniel Halévy écrit, dans la Revue Universelle (i'='' mai) : « M. Paul Valéry s'est inventé pour lui-même et ses initiés, une rhétorique de l'allusion, con- traire à notre rhétorique classique, dont la règle veut qu'on annonce les idées, qu'on développe leur contenu et que de l'une à l'autre on ménage les transi- tions. Il n'est pas très difficile de s'accoutumer à cette rhétorique (ce fut celle de Gongora).... Mais la pensée existe, elle veille, un esprit ferme lie, ordonne, mène les images dispersées et parfois se découvrant sans voiles il s'exprime avec l'harmonie, avec la grâce puissante du discours racinicn ».

(De Mitllanné à Paul Valéry).

La Vie (i*'' juin) : Odilon Redon, par Sérusier.

MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

I. BEAUX-ARTS.

Henri Clouzot : Les métiers d'art

(7 fr. 50) ; Payot et C'^. Georges Besson : Marquet (40 fr,) ;

G. Crès et C'=. Henri Hertz : Degas (10 Ir.) ; F.

Alcan Mario Meunier : Images de la vie

des prisonniers de guerre. Préface

de P. Mac Orlan (100 fr.) : M. Se-

heur. Maurice Raynal : Lipchitz (10 fr.) ;

Fels.

II. LITTÉRATURE, ROMANS, THÉÂTRE.

Guillaume Apollinaire : La femme assise (7 fr. 50) ; Editions de la Nouvelle Revue Française.

Marguerite Audoux : L'Atelier de Marie-Claire (5 fr. 75) ; E. Fas- quelle.

Henri Barbusse : La lueur dans l'abSme (3 fr.) ; Editions Clarté.

Barnev {"S. Clifford) ; Poè'ms et Poèmes (9 fr.) ; Emile-Paul frères.

André Breton et Philippe .Sou- PAULT : Les champs magtiéti^ics (5 fr.) ; Au Sans Pareil.

Tristan Corbière : Les Amours jaunes (20 fr.) ; G. Grés et C'".

Maurice Dekobra : Le Gentleman burlesque($ fr.) ; Edition fi;ançaisc illustrée.

Isidore Ducasse, comte de Lau- tréamont : Poésies. Préface de Philippe Soupault (5 fr.) ; Au Sans Pareil.

Luc Durtain : Le Retour des hommes (5 fr. 75) ; Nouvelle Revue Fran- çaise.

Rémy de Gourmont : Le livret de l'Imagier (7 fr 50) ; S. Kra.

J. K. HuYSMANS : La Cathédrale {2 vol. : 35 fr. ) ; G. Crès et C".

Jacques de Lacretellk : La vie inquiète de yean Hermelin (5 fr.) ; B. Grasset.

Alfred Machard : Les Cent Gosses (6 fr. 75) ; E. Flammarion.

Gérard de Nerval : La main en- chantée. Illustré par Daragncs (60 fr.) ; L. Pichon.

Charles Louis Philippe : La Mère et l'Enfant. Illustré de 18 bois des- sinés et gravés par Deslignères (5o fr.) ; Nouvelle Revue Fran- çaise.

Henri de Régnier : La double Maîtresse, avec bois en couleurs de Bonlîls (25 fr); Société littéraire de France.

Henri dk Régnier : Le Trèfle rouge ou les Amants singuliers (50 fr.) ; La Renaissance du Livre.

Jules Romains : Donogoo Tonka ou les Miracles de la science (6 fr.) ; Nouvelle Revue Française.

Upton Sinclair : Jimmie Higgins (7 fr ) ; La Renaissance du Livre.

JÉRÔME et Jean Tharaud : L'Ombre de la Croix (7 fr. 50) ; Plon-Nour- rit et Cie.

Francis Thomson : Corymbe de l'automne. Illustré de 12 bois des- sinés et gravés par André Lhote. (40 fr.) ; Nouvelle Revue Française.

Jean Variot : La Rose de Reseim (20 fr.); C. Bloch.

Emile Verhaeres : Toute la Flan- dre. T. I : les Tendresses pre- mières ; la Guirlande des dunes (6 fr.) ; Mercure de France.

Israël Zangwill : Les Rêveurs du Ghetto (5 fr. 25) ; G, Crès et C*.

III. DIVERS.

J. M. Kevnes : Les conséquences économiques de la paix (7 fr. 50) ; Nouvelle Revue Française.

LE GÉRANT : G.^STON GALLLMARD.

ABBEVILLE. IMPRI.MERIE F. PAILLART.

v

SAINT LOUIS

ROI DE FRANCE

Il n'y a pas de force au monde qui ne soit accompa- gnée de séduction.

C'est ainsi que les mémoires du temps, et Gros qui au théâtre un jour sur son genou crayonna le portrait de Napoléon,

Nous disent que ce qui faisait de lui l'Empereur et la forme visible du Destin,

C'était moins ce regard profond que cette espèce de sourire féminin.

Il est doux d'être commandé par un être que l'on admire.

Il est bon d'avoir une place au jour devant ses yeux et de savoir qu'on lui a fait plaisir.

Et de savoir qu'il y a un homme capable de juger ce que nous faisons et de dire que c'était bien :

Tel Saint Louis le plus juste des hommes et le plus beau parmi les lys Capétiens.

Et certes quand il s'agit de défendre contre les enne- mis du dehors et contre ceux du dedans

Non plus seulement son étroit patrimoine personnel et la réserve de ses enfants,

n

l62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais tout ce carré de la France récente entre deux mers avec ces châteaux pleins de chevaux et d'armes sonnantes^ et ces bonnes villes rétives, et toutes ces grandes terres à pain, .

Et cet esprit de rapine et d'avarice et de chicane par- tout, et ces droits ficelés par liasses dans des coffres et toutes ces libertés sur parchemin,

Tant d'intérêts expliqueraient tristement chez le Roi, tant de limites et de dangers.

Cet œil toujours en méfiance et ce cœur toujours resserré.

Mais Louis ne met pas en doute un moment l'inten- dance qu'il a reçue du ciel ;

Il se meut dans sa Seigneurie comme dans une chose naturelle.

C'est lui qui est le Maître et il ne permet pas aux affaires de le dominer.

Rien de ce cœur qu'il a donné à Dieu, défaite ici-bas ou succès, ne corrompt la chasteté.

Humble et fort, et ce pli au coin de la lèvre si bon, et toujours souriant et vermeil.

Il soit en tout ee qu'il a à foire aussitôt et les choses s'ouvrent à lui comme devant le soleil.

Ah, c'est Louis, notre Roi, pas un autre, ce je ne sais quoi de hardi, et de jeune, et de rapide, et de majestueux !

C'est lui qui lave les pieds des pauvres et qui met sa joue royale un moment contre le mufle des lé- preux.

Mais qu'un traître lève le masque ou que des brigands viennent l'attaquer.

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 163

Il n'y a pas d'enfant de vingt ans plus prompt qui le soit à tirer l'épée !

11 n'y a pas de regard plus dur que celui de cet ange terrible !

Coule entre tes peupliers profonde, ô Seine, et toi, Marne paisible !

Pousse ta charrue, laboureur, pastoure, conduis ta vache dans les prés.

Et vous, tremblez, ennemis de la France, quand sur son cheval blanc s'élance notre Roi doré !

Qui n'aimerait un juge si beau et ce Roi qui nous défend avec son corps ?

Mais n'est-il pas écrit qu'entre les époux l'union va jusqu'à la mort ?

« Eh quoi, mon Roi, » dit la France, « ne m'aimes- tu que dans le péril et dans l'agonie ?

Et si je te suis chère dans la peine, dans la joie est-ce que je ne suis pas belle aussi ?

La guerre s'est tue maintenant, et c'est ta récom- pense, ô Roi, prête l'oreille ! et l'aimes-tu, encore trem- blante, la chanson

De la jeune mère qui du pied berce le plus méchant de ses nourrissons

Tandis que l'autre sur le gros sein blanc tourne l'œil et bâille et joint les mains du bonheur de son petit dîner !

C'est toi qui nous as fait ce repos et cette sécurité.

Est-ce la peine d'être si belle ce soir, eh quoi, ne veux-tu pas me regarder ?

Quel est ce je ne sais quoi dans ton cœvj qui se

retire et ce regard qui m est étranger

164 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISF

Et si mon vin cette année à tes lèvres n'est pas doux et si mes pauvres roses ne sont pas enivrantes,

Si mes prairies pour arrêter ton pied ne sont pas épaisses et cette grande paix au soir que d'autres trou- vent suffisante,

Si ce n'est pas vrai que je suis ton Verger Royal, er qu'en vain je verse et donne

A ce maître qui est mon époux tout ce qu'il y a en moi de promesse et d'automne

Dans la joie et l'amour de mon cœur et dans cette grande inclination sur le côté.

Si mes fleuves n'ont pas de murmure pour toi auprès de l'avare filet de Siloé,

Cependant il y a des pauvres chez moi aussi, il y a des veuves et des orphelins,

Le loup ne manque point au juge, ni le malade au médecin,

Qui lui ouvre sa plaie et son âme et ses yeux avec une foi candide !

Père, sens cet enfant dans tes bras qui t'embrasse à grosses lèvres humides !

Et qui viendra, quand les trois lys de Louis auront disparu sur la mé.

Charger sur ses épaules la brebis perdue avec sa patte cassée ? »

Dieu est charité, et puisqu'il aime ses créatures, pourquoi ne les aimerions-nous pas comme lui ?

Ce n'est pas cette espèce de bienveillance générale, c'est le mot amour qui est écrit.

Et nous de même, cet amour, est-ce qu'il ne servira

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 165

à personne, seulement parce qu'il est grand, qui est en nous la même chose que la vie.

Pour que nous le donnions à un autre et que nous sentions ce cœur entre nos bras qui s'éveille et ces yeux peu à peu qui nous reconnaissent avec une joie immense !

Qu'il s'agisse de tous ces enfants malades, ou de ces païens que le missionnaire jusque dans leurs îles va sauver, ou de la France

Et de ce toit le sien que le voyageur reconnaît entre les bois et les chaumes,

Ou de cette femme plus amère que la nuit qui fut à elle toute seule une fois notre patrie et notre royaume !

Dieu miséricordieusement a arrangé les choses de telle façon

Qu'il ait en chaque homme besoin non pas de lui- même nûment, mais de son œuvre et de son opération.

Et qu'il y ait en ce vaste équilibre des âmes subjacent à notre monde usuel

Tels groupes d'êtres, ou ce quelqu'un unique, de telle façon disposés et réservés qu'ils ne puissent être atteints que par nous seuls.

Ce n'est pas assez d'être avec Dieu si nous ne sommes capables de Lui coopérer.

Ce n'est pas assez de posséder le soleil si nous ne sommes capables de le donner !

Et si entre deux êtres parfois s'éveille ce profond désir et cette soif ardente.

En sorte que notre propre vie paraît peu auprès de cette autre créature gémissante

Qui dit qu'elle s'est donnée à nous et qui maintenant anxieusement nous regarde et nous considère à son tour.

ï66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Connais dans toute leur immensité le devoir et l'exi- gence de l'amour !

Ah ! il n'y aurait pas ce désir vers nous et cette bou- che sur notre bouche dans le noir.

Et cette certitude si étrangement vers nous hors de tout rapport avec notre valeur et notre pouvoir,

Si cet être qui dit qu'il est bien pour toujours entre nos bras et qui ne veut plus jamais s'en arracher.

Du fond de sa cause en Dieu avec nous nous deman- dait autre chose que l'éternité !

Oui, cela ne serait point venu vers nous comme une femme, et cette main portée

Comme jadis dans le sommeil d'Adam sur notre cause et notre volonté.

S'il n'y avait eu cette convention entre nous anté- rieure à notre corps !

Nous ne lui donnerions point la vie si ce n'est elle qui nous donnait la mort !

« La joie qu'il y a autre part que dans mon cœur », dit un homme, « est-ce que tu la trouves encore dési- rable ?

Ta prison, n'y tiendrais-tu pas encore, ô stupide^ si ce n'est moi qui te l'avais rendue intolérable ?

Et moi, ce n'est point ce beau corps qui plie et ce sourire dans les larmes que je te demande,

Mais une chose tellement donnée qu'il est impossible à jamais que je te la rende !

Est-ce que nous restons les mêmes ? est-ce en vain que nous nous sommes ainsi rapprochés ?

Et puisque j'ai porté la main sur toi, et toi, est-ce que tu me laisseras tout entier ?

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 167

Ce coup que tu m'as porté, ah, ce fut assez pour moi !

Ces yeux dont tu m'as regardé une seconde, je ne les veiTai plus en ce monde une autre fois 1

Ah, c'est toi-même une seconde, elk suffit, avec ce tressaillement, que j'ai touchée sans intermédiaire !

Crois-tu que désormais je suis, il y ait un moyen que tu me sois étrangère ?

O mon royaume ! ces fleurs et ces fruits dans le temps que tu me donnais, crois-tu donc que j'en aie toujours besoin ?

Pour que tu sois à jamais mon royaume, faudra-t-i»l que ce soit toujours le printemps sur ta face et la

matin ?

O ma patrie sans parole entre mes bras, si vous vous dérobiez un moment, serai-je assez sourd jamais pour que vous vous soyez tue ?

Loin de toi, ô mon bien, cet exil, suffit-il pour que tu n'existes plus ?

S'il était si simple que de t'échapper, serait-ce la peine d'être femme ?

Est-ce mon corps seulement que tu veux, ou plutôt n'est-ce pas mon âme ?

Et ne dis-tu pas que ton droit dans mon cœur au- delà des choses sensibles

Est ce lieu le temps ne sert pas et la séparation est impossible ?

Ce qui n'était que l'appétit naïf est devenu mainte- nant l'étude, et le choix libre, et l'honneur, et le ser- ment, et la volonté raisonnable.

Ce baiser pendant que l'esprit dort, à sa place* voici le lonsr désir insatiable

î68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

D'un paradis si difficile qui manque, que tout l'être y soit intéressé.

Ce n'est point dans le hasard que je t'aime, mais c'est dans la justice et la nécessité.

Si je ne vivais pas le premier, sens-tu bien mainte- nant que tu ne pourrais vivre ni te mouvoir ?

Ce que j'ai été fait pour t'apporter, de nul autre tu n'aurais pu le recevoir.

Ouvre les yeux, sœur chérie, et reconnais-moi !

Prends, et ne ménage rien, et saisis ce qui a été fait éternellement pour être ta proie,

Ce grand don terrible de l'amour qui ne va pas sans dilacération !

Ce qui était le plus caché en nous a reçu manifestation.

O mon compagnon immortel ! ô mon étoile du matin entre mes bras !

L'amour était trop grand entre nous pour que satis- faction lui fût possible ici-bas !

Ce n'est pas par un chemin si court que l'on va jus- qu'à notre être.

Et ta joie, tu me l'as donnée. Mais ta soif, ne me la feras-tu pas connaître }

Le désert, me le refuseras-tu ? et, toutes ces années,

Ce que c'est que d'être sans ma vie, ne me le feras- tu pas essayer ?

Pour que l'âme avec les larmes jaillisse et la flamme en grande effusion avec le sang,

Cette blessure, avec quoi me l'aurais-tu faite si pro- fonde qu'en te retirant ?

Ah, le temps n'a pas eu de prise sur nous et la mort n'a pas réussi !

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE 169

Il n'y a pas de mort pour moi, tant que c'est moi

qui ai charge de te donner la vie !

O mon frère si beau, ô frère de mon âme sans pitié, Je ne te donnerai point mon cœur, si tu ne m'en

arraches la moitié ! »

O France, apprends ce que c'est que d'avoir de Dieu même reçu Louis pour ton époux et pour ton patron éternel !

O pays à petit bruit sous la neige ou la pluie qui va recommencer, tel que je me le rappelle.

Avec ce pâle rayon de jour une seconde qui se pro- mène sur les toitures,

Et la cloche qui sonne les vêpres sous le ciel noir à grands coups tristes et obscurs !

Une nuit qui est quelque chose d'énorme se pré- pare et il y a un peu de feu à l'intérieur des maisons.

Ah, ce n'est pas gai chez nous et rien que d'y penser me donne le frisson !

Il n'y a pas un peuple, à qui, un étranger, le vient voir, on dirait qu'il est mieux en sécurité contre les rêves.

Bien au chaud dans le repli de sa petite vallée, bien empaillotté à la terre.

Un homme curieux de ce qui est tout près de lui, défiant, économe et malin.

Sévère à Madame son épouse et mangeur de choux comme Jeannot lapin !

Son domaine n'est pas à l'autre bout du monde ce champ de hautes plantes en or tout rempli de têtes de nègres !

170 LA NOUVELLE REVUE, FRANÇAISE:

Le sien qui est de cinq arpents tout en longueur lui suffit, avec ce morceau de lard dans son plat et ce verre de petit vin aigre.

Et nous serions tous encore comme des Chinois en sabots à soigner notre propriété rurale

Si Dieu pour notre malheur ne nous avait donné une certaine aptitude pour les idées générales.

Qui veut fiiire les choses par principes s'expose à des conséquences considérables.

II y a qui mène plus loin que d'être fou, c'est d'être raisonnable.

Et quoi de plus raisonnable que de chercher premiè— rement le Royaume de Dieu et sa Justice ?

C'est joli d'avoir un beau Roi et ce drapeau plein de fleurdelys !

Et comme de nos jours les petits bourgeois et les fonc- tionnaires de l'enregistrement

Se font un véritable plaisir d'apporter la moitié de leurs émoluments

Accompagnée d'un pudique espoir et des fraîcheurs de leur imagination

A Ferdinand de Lesseps qui la réclame pour ouvrir la terre aux nations,

Ainsi jadis quand on parlait de quelque chose de ce côté le Père des Peuples coinmande et le Christ a souffert.

D'un bout de la Gaule jusqu'à l'autre il y aura tou~- jours des volontaires !

Marche devant, Roy Louis ! je ne comprends pas tou- jours, mais je sais que c'est toi qui as raison.

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE - l'jT

C'est moi qui panserai ton cheval pendant que tu fais oraison.

Tout le monde n'a pas un roi comme nous, c'est un Ange qui porte la couronne !

Dans son armure d'or pâle svelte et mince ainsi qu'un saule en automne.

Comme il est malin tout de même, notre Roi, et comme il sait y faire ! et je n'en reviens pas que ce soit moi à sa droite qui sois en train à grands tours d'épée de montrer aux mécréants

Sur l'arène de Mansourah la manière dont on sait faire les hommes à Orléans !

Tant que Louis sera notre Roi, il y aura de l'ouvrage pour 'les militaires.

Il n'y a pas de repos pour la France tant que la sainte volonté de Dieu reste à faire !

Et si parfois j'ai de la peine et si mon cœur est lourd à cause de ceux que je ne reverrai plus avant de mourir,

Tourne un peu le visage vers moi, beau Seigneur, et je serai assez récompensé par ton sourire !

Et de même que jadis quand il achevait la France^ lui et ses barons tout autour.

Nous le suivions dans le splendide éclaboussement de la flmge sous le joyeux soleil de Taillebourg,

Ainsi quand il s'est retourné vers nous déjà vieux, la main sur la croupe de sa bête.

Notre regard a soutenu le sien aussi ferme, le matin de cette bataille, là-ba«, dont on savait d'avance que ce serait une défaite.

Mais puisque ce fut pour nous-mêmes si amer avant

1"! LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

-que l'enfant fût de partir, de partir avant que la moisson fût mûre,

O France, comment douter, lui qui était ton époux, corps de femme, que pour lui aussi la séparation fut ■dure ?

Supérieur à toute joie personnelle et la même chose en lui que la naissance,

Dieu a déposé en tout homme le profond devoir de l'obéissance,

Et c'est pour cela qu'on le dit égoïste, cet appel que toute sa vie se passe à essayer de comprendre sans voix, et qui ne lui laisse point de repos !

Car ce n'est pas pour lui-même qu'il est né, mais pour quelque autre dessein plus haut.

Ces routes qui nous paraissaient si belles, c'est cela ^ui nous les interdit et qui intervient à point nommé.

II y a cette chose en nous qui nous pousse, et qui requiert, et qui suggère, et qui prie, et qui refuse et ne veut pas, et qui nous dit que par un autre que nous elle ne peut pas être exécutée.

Et le sexe est hors de l'homme, mais cela seul est en lui, aussi en plein que dans la femme l'exigence de la maternité.

Il n'y a qu'un moyen d'avoir trouvé sa place, c'est d'être arrivé d'où littéralement l'on ne peut plus bouger.

La seule chose qui délivre un Roi, c'est d'avoir les deux mains liées.

La seule chose qui acquitte de la Justice, c'est d'être le captif de l'amour !

Cela qui est plus nécessaire que soi-même, il n'y a

SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE IJJ

qu'une victoire, qui est de l'obliger à être le plus fore pour toujours !

Et toi qui étais ma fiancée éternelle et de qui je suis le possesseur et le roi,

Ah, tu n'as qu'à consulter ton cœur pour savoir que je ne pouvais vraiment t'épouser que sur la croix !

C'est autre chose de se faire l'un à l'autre pour le- temps ou pour l'éternité !

C'est en Dieu seulement que je ne t'échapperai pas et que tu es sûre de me retrouver.

Cette vision par qui en restant le même nous nous revêtons de Dieu et prenons à son énergie.

C'est parce que je t'aime qu'il est bon enfin de l'avoir trouvée et parce que tout en moi était fait pour te donner la vie !

Royaume, quand je fus sacré à Rheims et que je mis- ma main pleine de baume sur ta figure,

11 y eut quelque chose entre nous de juré, qui ne^ meurt pas mais qui perdure.

Et il est vrai que je me suis arraché de tes bras et tes- yeux me cherchent en vain, mais dis

Si c'est mauvais que je sois avec Dieu, qui à jamais ne se débarrassera plus de Louis.

Ah, tu étais si folle et si claire que pour toi mes entrailles se sont émues !

Le sais-tu, que je suis ton pasteur pour toujours, et quand j'ai mis mon manteau sur toi, qui étais nue.

J'ai senti qu'à ne pas être ton défenseur devant Dieu et ta source, ni la mort désormais ne pouvait me servir d'excuse !

174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Si je te fiiis entendre ma voix, ton cœur est-il encore à toi pour que tu me le refuses ?

Et ces cheveux que devant ton miroir avec une atten- tion profonde

Tu tressais autour de tes tempes, trouvant qu'il est si joli d'être blonde.

Parce que tu m'as aimé, Royaume, et parce que tu m'as pris.

Parce que ton sang est mon sang et parce que tu es je suis.

Parce que ton infirmité est la mienne et parce que mon désir est ton désir.

Ce grand lambeau païen dans le vent de la mer jadis, le sais-tu maintenant à quoi il était fait pour servir?

Le jour d'humiliation vient sur toi, de ce compagnon qu'on t'arrache et de cet enfant qu'on tue !

Ah, tes frontières sont largement ouvertes, et l'ennemi t'a trouvé, et ton sein n'est pas si défendu,

O femme, que ton cœur d'amante et que ton cœur <îe mère

Ne rompe avec un parfum qui remplit le ciel et la terre !

Et puisque tu n'as plus de pain ni de vin à offrir, et puisque la guerre a fLUiché ton peuple, et puisque ta vigne est vendangée,

Viens dans la désolation avec moi à cette place que j'ai convoitée.

Et baise, te saisissant toi-même à deux mains comme une gerbe de blé vivant.

Cette place d'un Dieu crucifié il ne reste qu'une mare de sang !

S.aJNT LOUIS, ROI DE FRAXCE 175

Louis est revenu de son esclavage en Egypte avec la fièvre.

Et déjà ce n'est plus le flot démesuré du Nil qui est promis à sa lèvre.

Mais, cette eau même dont il rêvait, ainsi donc de nouveau la voici, et cette source de Montargis

Comme une poche grise sous le talus frissonnante entre les myosotis !

Et comme jadis, avant le départ, il envisageait par i 'étroite lucarne, et c'était du haut de son donjon, à Aigues-Mortes dans le désert.

Ces lieux tristes son royaume finit et tout ce sable •qTii précède la mer.

Maintenant c'est en plein cœur de France de nouveau "Verdoyant, bois et labours.

Qu'avec ses yeux maintenant d'exilé, il lui est donné ^e tout examiner, qui est arrêté sous son regard, le pré- sent, et l'avenir avec le passé qui se déploie tout autour,

Comme une carte les chemins sont faits d'avance et l'Histoire qui se déplace sur cette aire quadrillée.

Ce pays qui solennellement une dernière fois lui est ■offert à comprendre et à juger.

D'un cœur pieux et d'un œil politique, il contemple •ses frontières spirituelles et physiques pour toujours, et •ses directions et ses versants, et ses défauts, et sa voca- tion, et ses dangers.

Il sent le vent sur le côté de sa figure de l'Archange •^i a charge de nous présider.

Et le ciel sans doute est plus beau, mais c'est cela, bois «et labours, et cette grande ville qui fume, sur la terre «qui lui a été donnée.

17e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Louis a aimé son royaume comme François aimait la Pauvreté.

C'est cela pour l'éternité qui est son droit et qui est sa chair et qui est son épouse et cette tête sur son sein.

On peut tout lui demander excepté de cesser de lui faire du bien.

Et tout cela qui en lui n'était pas fait pour elle et qui était capable de mourir.

Tout cela qui lui était inutile et qui n'était pas fait pour la sauver et pour la défendre et pour la chérir.

Tout cela qui était autre chose que Dieu et dis-tu que tu t'en lasseras jamais ? cette source éternelle de la joie I

C'est cela qu'il est insupportable de consen^er plus longtemps si vainement à soi seul en ce lieu qui est ailleurs que sur la Croix !

Ce qu'elle ne peut pas donner, c'est lui qui le don- nera à sa place,

C'est lui qui sera en Dieu la consommation et la couronne resplendissante de la race,

L'Ascension de la qualité française et cette lumière de l'intelligence qui lui est propre sur sa face,

Le Roi puisé de par le droit héréditaire dans le sol même, la fleur mâle puisée par le mérite dans la Grâce 1

Car il y a bien des roses dans les jardins de Tou- raine, il y a bien des giroflées sur le vieux rempart de Senlis,

Mais c'est lui seul qui réalise le blason et qui est devenu le Lys !

Ce qui était ce printemps délicieux jadis, ce qui était ce mystérieux automne.

SAIKT LOUIS, ROI DE FRANCE I77

Il le voit à la portée de sa main, simple comme une croix et fermé comme une couronne.

Il est écrit de Moïse qu'il est mort dans le baiser de Dieu et cela a autre chose qu'un sens faible pour Louis !

Tout le désir qu'il y a dans l'homme et tout le don qu'il y a dans la femme est en lui.

Mon Dieu, il est dur d'être mort quand on se sent fait pour être avec la Vie !

Ce ne sont plus ces ombrages légers qu'il lui faut et ces brumes mélancoliques!

C'est le soleil aveuglant du désert une fois de plus et le souffle qui vient du centre de l'Afrique !

La voici donc investie cette grande soif qui ne cessera plus !

Cette flamme à qui le corps si durement aspirait, la voici donc revêtue !

Joie de sentir enfin brûler ce qui n'était fait que pour mourir !

Cette casaque qui nous tenait cousus, joie de la sentir se fendre et s'ouvrir !

Joie de sentir les années de ma vie tomber de moi comme du sable !

Joie de sentir à mon front cette couronne enfin par chacune de ses épines irrécusables !

PAUL CLAUDEL Rio de Janeiro, novembre 1918.

12

SHAKESPEARE :

ANTOINE ET CLÉOPATRE*

ACTE III

SCENE PREMIERE

Environs du Cap Miscne,

(Arrivent d'un côte Pompée et Menas précédés de tambours et de trompettes ; de Vautre César-Octave, Lépide, Antoine, Enoharhus et Mécène, suivis d'une troupe de soldais.)

Pompée. Je garde vos otages et vous gardez les miens. Mais nous aurons un entretien avant que de combattre.

Octave-César. Il est décent de recourir d'abord aux paroles. Aussi vous avons-nous envoyé d'avance nos propositions par écrit. Que si vous les avez exa- minées, faites-nous connaître si vous les estimez de

I. Voir Nouvette Revue Française du ler juillet 1920.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE I79

nature à retenir votre colère et votre glaive, à ramener dans ses foyers toute cette ardente jeunesse sicilienne, que sinon vous condamnez à périr.

Pompée. Seuls sénateurs de ce vaste univers, agents suprêmes des dieux, c'est à vous trois que je m'adresse. Puisque l'esprit de César aujourd'hui vous anime, ne vous étonnez point si l'esprit de mon père, par moi, s'oppose à vous et cherche à se venger. Dites pourquoi conspirait le pâle Cassius ? Et Brutus, le loyal Brutus, dites ce qui le fit, avec les autres conjurés, ensanglanter le Capitole ? Amoureux de la liberté de chacun, ceux-ci ne supportaient pas qu'au-dessus de tous s'élevât quelqu'un. Tu sais maintenant ce qui me fit équiper ces navires, Rome ingrate, qui dans l'oubli du grand Pompée...

Octave-César. Prenez votre temps.

Antoine. Renonce, ô Pompée, a nous faire peur avec tes voiles. Nous saurons te répondre sur mer. Quant à nos forces de terre, tu sais de quoi elles sont capables

Pompée. Je t'ai su capable, toi, de t'emparer de ma propre maison. Mais va, je te permets d'y demeu- rer, puisque semblable au coucou tu ne sais rien édifier toi-même.

LÉPiDE. Veuillez nous dire car ceci nous écarte de la question dans quel esprit vous avez accueilli les propositions que nous vous avons adressées.

Octave-César. Toute la question est là.

Antoine. Oh ! nous ne te pressons de rien accepter. Pèse bien le parti qu'il te sied de prendre.

Octave-César. Et vers vous entraînerait l'espoir d'une plus haute fortune.

A

l8o LA NOUVELLE REVUE tRANÇAISE

Pompée. Vous m'avez offert la Sicile et la Sar- daigne, à charge de purger les mers qu'infestent les pirates et d'approvisionner de blé les greniers de Rome. Movennant quoi notre épée intacte rentrerait au four- reau et seraient remisés nos boucliers.

Octave, Antoine et Lépide. C'est cela.

Pompée. Eh bien ! sachez-le : j'arrivais ici disposé à accepter cette offre. Mais Marc Antoine a déjà trouvé moyen de m'irriter : j'ai mauvaise grâce à te le rappe- ler, peut-être, -mais quand ton frère et César étaient aux prises, n'est-ce pas en Sicile que ta mère a trouvé près de nous bon accueil ?

Antoine. Je ne l'ignore point. Pompée, et je tenais tout prêt le gracieux remerciement que je te dois.

PoMFÉE. Alors tends-moi la main. Je ne pensais pas, je l'avoue, devoir te rencontrer ici.

Antoine. Oui, les lits d'Orient sont moelleux ! Mais grâces te soient rendues à toi qui m'en as fait lever de meilleure heure et juste à temps pour ma santé.

Octave-César. Vous paraissez un peu changé, depuis notre dernier revoir.

Po.MPÉE. Bah ! je ne sais comment la mauvaise fortune sur mon visage inscrit ses comptes ; mais du moins je sais qu'elle n'a pas prise sur mon cœur.

LÊPiDE. Quelle heureuse rencontre !

Pompée. Je l'espère, Lépide. Ainsi nous sommes d'accord. Je tiens à ce que notre convention soit con- signée par écrit, contresignée, scellée.

Octave-César. C'est la première chose à faire.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE l8l

Pompée. Puis, avant de nous séparer, il faut nous régaler les uns les autres. Tirons au sort à qui traitera le premier.

Antoine. Laissez-moi commencer, Messieurs.

Pompée. Antoine, c'est le sort qui décide. Mais tôt ou tard, je crains bien que ta savante cuisine égyptienne ne l'emporte. Je me suis laissé dire que Jules César avait pris là-bas quelque embonpoint.

Antoine. Vous vous êtes laissé dire bien des choses.

Pompée. Je n'ai que de courtoises pensées.

Antoine. Exprimées en courtoises paroles.

Pompée. Je me suis donc laissé dire qu'un Sici- lien dû nom d'Apollodore avait apporté....

Enobarbus. N'insistez pas : il l'a fait.

Pompée. Fait quoi ?

Enobarbus. Apporté sur ses épaules certaine reine d'Egypte enveloppée dans un tapis....

Pompée. Eh ! mais je te reconnais à présent. Com- ment ça va-t-il, camarade ?

Enobarbus. Pas mal ; et avec l'espoir de conti- nuer ; quatre banquets en perspective

Pompée. Donne-moi la main. Quand j'aurais le plus te détester, je t'ai vu combattre et vrai ! j'ai envié ta valeur.

Enobarbus. Seigneur, je ne peux pas dire que je vous aie jamais beaucoup aimé : mais je vous ai louange en un temps votre mérite valait bien dix fois mes louanges.

' Pompée Antoine). Laisse-le dire. Qu'il ait son parler franc. Messieurs, je vous invite à bord de ma

l82 .LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

galère. Soyez mes hôtes, vous tous. Venez- vous ?

Octave, Antoine, Lépide. Montrez-nous le che- min. Monsieur.

Pompée. Suivez-moi.

(Ils sortent tous, excepté Méfias^

MENAS part). Ton père, ô Pompée, n'aurait jamais signé pareil traité. '

SCÈNE II

A bord de la galère de Pompée.

Symphonie qu'on entend derrière le rideau^ tandis que sur le devant de la scène arrivent des serviteurs portant des plats.

Premier Serviteur. Ils arrivent ! ils arrivent ! Cer- tains d'entre eux déjà branlent sur leur base au point que le moindre vent les pourra coucher.

Deuxième Serviteur. Le nez de Lépide luit comme un phare.

Troisième Serviteur. On lui fait boire tous les fonds de bouteille.

Quatrième Serviteur. Dès que la discussion s'envenime, il crie : suffit ! il s'interpose ; il concilie et les réconcilie tous dans le vin.

Cinquième Serviteur. Mais il se brouille de plus en plus avec le bon sens.

Sixième Sermteur. Et tout cela pour faire figure parmi les grands hommes ! Pour moi, je préfère un bâton bien en main à une pertuisane que je ne pourrais pas soulever.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 183

Septième Serviteur. Etre invité dans les hautes sphères et ne pas savoir s'y comporter, c'est ressembler à ces bustes qui ont deux trous à la place des yeux.

(Entrent les convives')

Antoine Octave). Oui, c'est la coutume en Egypte : ils inscrivent sur leurs pyramides au bord du Nil l'étiage de chaque crue. Et cette mesure les rensei- gne sur la future importance de la moisson. Celle-ci sera d'autant plus belle que le Nil aura mieux débordé. Dès que ses eaux se retirent, le cultivateur sur la vase encore molle, répand le grain, qui promptement germe et profite.

LÉPiDE. On parle d'extraordinaires serpents !....

Antoine. A tes souhaits, Lépide.

Lépide. Que votre soleil d'Egypte extrait de votre limon ; par exemple votre crocodile.

Antoine. Vous l'avez dit.

Pompée. Prenez place. Messieurs. Allons ! du vin. A votre santé, Lépidus !

LÉPIDE. Je ne me sens pas tout à fait aussi bien que je le voudrais ; mais. Messieurs, vous ne me verrez jamais rester en retard.

Enobarbus. Tu feras tout de même bien de dormir un peu pour te rattraper.

LÉPIDE. On m'a parlé aussi des pyramides de Ptolémée comme d'objets assez remarquables ; on m'en a même beaucoup parlé.

MENAS part à Poinpcc). Seigneur, un mot.

Pompée. Allons ! parle. Que veux-tu ?

MENAS. Quittez un instant la table, je vous en conjure. Mon général, j'ai quelque chose à vous dire.

184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pompée. Plus tard. Encore une santé pour Lépide.

Lépide. Qu'est-ce au juste que votre crocodile.

Antoine. C'est un animal, Monsieur, qui se res- semble étrangement à lui-mêne. Il est de longueur égale à la sienne ; et j'en dirai autant de sa largeur. Il se meut en se déplaçant. Il se nourrit de ce qui l'alimente, et ne quitte- la vie qu'en mourant.

Lépide. De quelle couleur est-il ?

Antoine. De couleur crocodile, exactement.

Lépide. Bah ! quel étrange animal !

Antoine. N'est-il pas vrai ?

Lépide. On m'a raconté qu'il pleurait.

Antoine. C'est-à-dire, plus précisément, qu'il verse des larmes.

Octave. Si votre description le satisfait!...

Antoine. Oui, grâce aux santés qu'on lui porte^ ou c'est qu'il est bien difficile.

Pompée Menas). Encore ? Va te faire pendre. Hein? Qu'est-ce que tu veux ? Va-t'en. Eh bien ! cette coupe ?

Menas (i) part). Au nom de mes services, daignez m'entendre. Levez-vous. Venez.

Pompée. Es-tu fou ? {il se lève) Allons ! parle.

Menas. Je me suis toujours découvert devant votre- fortune.

Pompée. Oui, tu m'as fidèlement servi. Qu'est-ce- à dire ? Trinquez sans moi, Messieurs.

Antoine. Gare aux écueils, Lépide. Vous chavirez. Menas Pompée). Voulez-vous posséder l'univers >

Po.mpée. Que prétends-tu ?

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATkE iSj

MENAS. Je le répète. Veux-tu régner sur le monde entier ? ,

Pompée. Qu'entenJs-tu par ?

MENAS. Accepte seulement et, si pauvre chose que je sois, je me fais fort de te donner le monde.

PoMPiiE. Dis donc : combien de bouteilles as-tu bues ?

MENAS. Non, Pompée. Je n'ai jamais été moins ivre. Tu peux devenir, si tu l'oses, un Jupiter humain : tout ce que baigne l'océan, tout ce que recouvre le ciel, si tu le veux, tout est à toi.

Pompée. Le mo^'en ? Parle !

MENAS. Les trois piliers du monde, les triumvirs, sont ici, dans ta galère, entre tes mains. Coupons les .câbles. Sitôt en pleine mer, on fait leur affaire et tout est à toi.

Pompée. Ah ! que ne l'as-tu donc fait, sans m'en parler. Oui, toi, tu pouvais le risquer ; moi, ce serait de la bassesse. Tu devrais savoir que mon profit n'a jamais pris le pas sur mon honneur. D'abord l'honneur. Fâcheux que ta langue ait trahi ton projet. Ce que, fait à mon insu, j'aurais pu approuver par la suite, à présent, je le dois condamner. N'y pense plus. Buvons.

MENAS, A partir de quoi je renonce 6 Pompée, à servir ta fortune défaillante. Celui qui convoite et qui

fait des façons quand on lui offre ce qu'il convoite

tant pis pour lui.

Pompée. A la santé de Lépide !

Antoine. Portez-le à terre. Pompée, je te ferai raison à sa place.

Enobarbus. Menas ! à la tienne !

3 86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MENAS. Enobarbus, à ta santé !

Pompée. Remplis encore, on voit les bords.

Enobarbus (contemplant ceux gui emportent IJpidus). Voilà de bien solides gaillards, pour transporter un tiers du monde !

MENAS. Oui ! le tiers du monde est ivre. Que ne l'est-il tout entier. Tout irait comme sur des rou- lettes.

Enobarbus. Bois donc, et poussons à la roue.

MENAS. Tournons.

Pompée. Dis si nous approchons de tes fêtes d'Alexandrie.

Antoine. Presque. Choquons nos coupes. Hurrah ! A la santé de César !

Octave-César. Je me passerais bien de celle-là. C'est une tâche ardue que de se laver le cerveau pour le rendre plus trouble.

Antoine. Prêtez-vous au jeu.

Octave. Ne crains rien. Je te ferai raison. Mais plus volontiers je jeûnerais durant trois jours, que de tant boire en un seul.

Enobarbus Antoine'). Eh bien ! mon vaillant empereur ! Ne danserons-nous pas une bacchanale égyp- lienne pour couronner dignement notre orgie.

Po.MPÉE. Allons-y, bon soldat.

{Tous se lèvent,)

Antoine. Tenons-nous par la main, et tournons jusqu'à ce que le vin triomphe de nos sens, pareil au suave et délicat Léthé.

Enobarbus. Les mains dans les mains. Que la musique nous assourdisse : je vais placer chacun. Cet

"SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 187

enfant commencera le chant; et chacun de vous enton- anera le refrain de toute la force de ses poumons.

{Enoharhus place les convives, tandis qu'un en- fant chante.')

L'Enfant :

Viens à nous, Monarque du vin A l'œil rose étonné de joie Bacchus ! sous le pampre divin Dieu des cuves en qui se noie Le souci des fronts couronnés.

Refrain (j'epris en chœur) :

Verse le vin ! Verse à la ronde : Jusqu'à faire tourner le monde.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE I^ Promontoire d'Aciimn. Devant le Camp d'Antoine,

ENOBARBUS et EROS.

Enobarbus, Eh bien ! cher Eros, quelles nouvelles ■de Rome ?

Ergs. D'étranges nouvelles, Seigneur.

Enobarbus. Parle.

-Eros. César et Lépide ont déclaré la guerre à Pompée.

l8S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Enobarbus. C'est déjà vieux : ensuite ?

Eros César-Octave, après avoir profité de Lépide dans cette lutte contre Pompée et avoir eu raison de ce dernier, a refusé de reconnaître en Lépide son égal ; il ne supporte pas qu'il revienne à Lépide aussi quelque gloire de cette expédition ; bien mieux, il l'accuse d'avoir entretenu avec Pompée une correspondance secrète, et le fait saisir sans autre forme de procès. Voici donc le pauvre triumvir qui attend, entre quatre murs, que la mort enfin l'élargisse !

Enobarbus. Ainsi donc, Antoine et César demeurent seuls en présence. Comme une paire de mâchoires qui se referme sur le monde, tout ce que le monde peut jeter entre eux d'aliments, ne les empê- chera pas de grincer.

Eros. est Antoine ?

Enobarbus. Il se promème autour du camp, foule aux pieds les joncs du rivage en murmurant : l'imbécile ! (Il pense à Lépide !) et menace de mort l'officier qui crut bien faire en le débarrassant de Pompée. Cléopâtre l'a rejoint et le suit partout ; elle prétend prendre part à la guerre. Mais si maintenant nous devons emmener au combat, avec les chevaux, les juments, celles-ci auront bientôt à porter à la fois le cheval et le cavalier. Je l'ai dit tout net à Antoine, mais Canidius, qui sait tirer profit de sa présence, plaide pour elle et remporte une cause que d'avance les secrets désirs d'Antoine ont gagnée.

Eros. Le voici... mais ce n'est peut-être pas le moment de lui parler.

Enobarbus. Tu n'as rien à lui dire qu'il ne sache.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 189

Notre flotte toute équipée déjà se tient prête à marcher

contre l'Italie et contre César.

ÇOn voit entrer dans le fond surhaussé de la scène.) Antoine. Canidius {causant) et Cléo- pâtre, qui se détache d'eux et s'avance vers Enoharhus.)

Cléopatre. Je ne te tiens pas quitte, sois en sûr.

Enobarbus. De quoi ? De quoi ? De quoi ?

Cléopatre. Tu as voulu convaincre Antoine qu'ici je n'étais pas à ma place.

ExoBARBUS. Eh bien ?

Cléopatre. Puisque je ne suis pas une ennemie, pourquoi n'assisterais-je pas au combat ?

Eros. Madame, ne craignez-vous pas que votre présence n'embarrasse Antoine ? qu'elle ne prenne sur son cœur, sur son intelligence, sur son temps, alors que rien de lui ne devrait en être distrait. On l'accuse déjà de légèreté et je puis vous dire qu'à Rome d'où je viens, on va racontant que cette guerre est menée par Photius, par Mardian l'eunuque et par vos femmes.

Cléopatre. Que Rome crève et que pourrissent les langues qui jasent contre nous ! J'ai moi aussi mes charges dans cette guerre et je dois au royaume que je .gouverne, d'y faire figure de soldat. Tu entends ?

Enobarbus. Je ne dis plus rien.

{Antoine et Canidius descendent sur le devant de la scène).

Antoine. N'est -il pas étrange, Canidius, que de Tarente et de Brindes traversant la mer Ionienne, il ait si promptement pu s'emparer de Toryna ? {ii Cléopatre). Vous avez appris cela, ma charmante ?

1,90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Cléopatre. Pour s'étonner de la célérité, il n'y a rien de tel qu'un lambin.

Antoine. Bien riposté ! Votre ironie ferait honneur au plus vaillant guerrier, et fait honte à notre indolence l Canidius, c'est sur mer que nous voulons le jouter.

Cléopatre. Sur mer, oui. Rien de mieux.

Canidius. Sur mer,... oui... Pourquoi ?

Antoine. C'est qu'il nous défie.

Enobarbus. Et ce défi que vous lui lancîezr. Seigneur, de se mesurer avec vous en un combat singu- lier ?

Canidius. Et de choisir pour ce combat la plaine de Pharsale César triompha de Pompée. Mais ce défi il ne trouvait plus avantage, il l'a repoussé. Imi- tez-le.

Enobarbus. Nos vaisseaux sont mal équipés. Nos marins sont des muletiers, des cultivateurs, tous gens levés en hâte et par force. La flotte de César a fait ses preuves contre Pompée ; ses navires sont vites autant que les nôtres pesants. Quel déshonneur y a-t-il à vous refu- ser à lui sur mer, dès que sur terre vous l'attendez ?

Antoine. Sur mer ; sur mer.

Enobarbus. Mon général, par là, vous rendez vain votre mérite, et jetez la confusion dans votre armée, qui vaut surtout par son infanterie. Vous jetez par-dessus bord votre propre expérience et votre renommée. Vous quittez la route qui vous mènerait droit au succès pour vous lancer dans les hasards et dans les risques.

Antoine, Je combattrai sur mer.

Cléopatre. J'ai soixante navires à voiles. César n'en a pas de meilleurs.

SHAKESPEARE ! ANTOINE ET CLÉOPATRE 19!

Antoine. L'excédent doit être brûlé ; nos forces concentrées sur le reste, près d'Actium, fonceront sur la marine de César quand elle doublera le promontoire. Si nous avons le dessous, il sera temps de prendre à terre notre revanche.

(Arrive un messager):

Quelles nouvelles ?

Messager. Il n'est que trop vrai. Seigneur. César- Octave a pris Toryne. Sa flotte est signalée.

Antoine. Se peut-il qu'Octave lui-même l'accom- pagne ? Cette rapidité tient du prodige. Canidius, tu commanderas sur terre nos dix-neuf légions et nos douze mille chevaux. Dispose les escadrons sur le versant de la colline, en face de l'armée de César. De ce point nous pourrons dénombrer ses vaisseaux, et agir en toute con- naissance. Il est temps de se rendre à bord. Viens, ma

Thétis.

{Entre un soldai').

Qu'y a-t-il encore, mon brave ?

Soldat. Mon noble empereur, ne combats point sur mer. Ne te fie pas à des planches pourries. Fais cré- dit à ce glaive et à ces cicatrices. Laisse barboter les Egyp- tiens et les Phéniciens. A nous les victoires sur terre nous avons continué de combattre l'ennemi pied à pied.

Antoine, C'est bon ! C'est bon ! Adieu.

(Us sortent).

Sold.\t. Par Hercule ! Je crois pourtant que j'ai raison.

Canidius. Parbleu ! Mais la raison ne gouverne plus Antoine ; celui qui devrait nous conduire est con- duit et nous sommes tombés en quenouille.

Ï92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Soldat. N'est-ce pas à vous qu'est confié sur terre le commandement des lésions et de toute la cava- lerie ?

Canidius. Marcus Octavius, Marcus Justeius, Publicola et Célias commandent sur mer ; mais nous, nous avons ordre de garder la terre. Cette précipitation d'Octave me confond.

Soldat. Tandis qu'il s'attardait à Rome, son armée s'acheminait par petits détachements, de manière à tromper nos espions.

Canidius. Sais-tu qui est son lieutenant ?

Soldat. Taurus, je crois.

C.wiDius. Je vois qui c'est.

(Arrive un messager').

Messager. L'Empereur mande Canidius. Canidius. Le temps est gros de nouvelles et en enfante une par minute.

SCÈNE II

Même décor.

{Enlreiit sur la gauche des représentants de l'armée de César).

CÉSAR-OCTAVE, MÉCÈNE, AGRIPPA, TAURUS, etc..

Octave. Au mépris de Rome, oui ; il a fait tout ■cela, et pis encore. Voici, m'a-t-on dit, comment les choses se sont passées : Sur la place publique d'Alexan-

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 193

drie un tribunal d'argent fut dressé. Antoine et Cléo- pâtre, assis sur des trônes d'or, à leurs pieds Césarion, fils illégitime, prétendaient-ils, de mon père le grand César, flanqué des deux bâtards, fruits de la débauche d'Antoine. C'est alors qu'il conféra solennellement à Cléopâtre le gouvernement de l'Egypte, et la proclama reine absolue de la basse Syrie, de Chypre et de la Lydie.

Méchke. Et tout cela devant le peuple.

Octave. En pleine place publique, vous dis- je ; il a proclamé ses fils rois des rois. La grande Médie, le royaume des Parthes et l'Arménie ont été dévolus à Alexandre ; et à Ptolémée la Syrie, la Ciliciê, la Phénicie ; Cléopâtre apparût ce jour-là sous le cos- tume de la déesse Isis, et déjà souvent, m'a-t-on dit, il hii était arrivé de donner audience dans cet accoutre- ment.

MÉCÈNE, Il faut que Rome en soit instruite.

Agrippa. Ecœurée déjà par l'insolence d'Antoine, il faut qu'elle lui retire son estime.

Octave. Eh ! le peuple sait déjà tout cela. Il a reçu ses accusations.

Agrippa. Mais qui le peuple accuse- t-il ?

Octave. Moi. Il me reproche, ayant dépouillé Sextus Pompée de la Sicile, de ne point lui avoir donné sa part. Il dit m'avoir prêté des vaisseaux, et que je ne lui ai point rendus. Enfin il s'indigne que Lépide ait été déposé du triumvirat et que j'aie confisqué tous ses biens.

Agrippa. Seigneur, il faut répondre à ces accusa- tions.

194 ^-^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Octave. Un messager leur pone ma réponse. Je mande que Lépide était devenu trop cruel ; qu'il abusait de son immense autorité et méritait son sort. Volontiers je lui accorde une part de mes con- quêtes ; mais de son côté qu'il me cède une partie de l'Arménie et des royaumes conquis par lui.

MÉCÈNE. Il n'y consentira jamais.

Octave. Je ne céderai pas non plus. Taurus !

Taurus. Seigneur.

Octave. Elude tout engagement sur terre.

Maintiens intacte ton armée. Ne t'offre pas au combat

avant que tout ne soit réglé sur mer. Conforme-toi

strictement aux ordres de cet écrit. Ce coup de dés va

décider de ma fortune.

(Musique).

(Obscurcissement de la scène. Symphonie nautique).

SCENE III

{Entre Enoharhus).

Enobarbus. Perdu ! Perdu ! Tout est perdu ! Je ne puis en voir davantage. Le navire amiral égyptien, VAnioniade a pris la fuite et les soixante voiliers l'ont suivi. Après quoi mes yeux se sont éteints.

(Entre Scarus).

ScARUS. Dieux et Déesses et tous les habitants du ciel !

Enobarbus. Que leur veux-tu ?

Scarus. Le plus beau morceau du monde est

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOFATRE I95

perdu par pure sottise ! Pour des baisers nous avons lâché des royaumes.

Enobarbus. Quel est l'iispect du combat ?

ScARUS. De notre côté un aspect de pestilence, et la promesse de la mort. Cette vieille sorcière d'Eg3'pte que la lèpre l'étrangle au milieu du combat, tandis que les fortunes jumelles balançaient et que la nôtre l'emportait presque je ne sais quel taon la pique, elle fuit, telle une génisse en folie ; elle fuit toutes voiles dehors.

Enobarbus. J'ai vu cela. Mes yeux en sont encore malades, et j'ai détourné mes regards.

Scarus. Elle n'eut pas plus tôt viré de bord, qu'An- toine, déployant ses ailes marines, comme une mouette éperdue, vole après elle, abandonnant le plus beau moment du combat. O honte ! Oh ! voir ce monument de noblesse décomposé par la magie ! Expérience, cou- rage, honneur jamais encore ne se sont ainsi renonces !

Enobarbus. Hélas ! Hélas !

(Etiirc Caiiiditis).

Canidius. Notre fortune sur mer a perdu le souf- fle ! Elle sombre d'une façon très lamentable. Notre Antoine, s'il s'était montré semblable à lui-même, tout aurait bien marché ! Quoi ! c'est lui qui nous a donné l'exeniple de la fuite : lâchement, lui !

Enobarbus. Si c'est qu'ils en sont, bonsoir !

Canidius. C'est vers le Péloponè.se qu'ils ont fui.

Scarus. Nous pouvons aisément nous y rendre. J'attendrai donc là-bas l'événement.

Canidius. Je vais me remettre à César avec légions et cavalerie. Six rois déjà m'ont montré le chemin.

1^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Enobarbus. Pour moi, je suivrai encore, 6 Antoine, ta fortune blessée, bien que ce soit mar- cher contre le souffle de la raison. f

SCÈNE IV

Alexandrie. Le Palais de Clcopâfre.

ANTOINE et des SERVITEURS.

Antoine. Arrêtez ! Le sol se dérobe sous mes pas ; il a honte de me porter. Approchez, mes amis. Je me suis trop attardé dans ce monde j'ai perdu mon chemin pour toujours. Je possède un vaisseau chargé d'or ; prenez ; partagez-vous cet or et vite enfuyez- vous vers César.

Serviteur. Fuir, jamais.

Antoine. J'ai fui moi-même. J'ai donné ma désertion en exemple aux couards. Quittez-moi, mes amis. Je me suis engagé sur une route obscure votre aide ne m'est plus d'aucun secours. Quittez ! Vous trou- verez le trésor que j'ai dit, dans le port ; il est à vous. Oh ! je me suis lancé à la poursuite de ce qu'à présent je rougis de regarder. Mes cheveux même sont en révolte : les blancs reprochent aux bruns leur imprudence, les- bruns aux blancs leur ineptie. Mes amis, quittez- moi. J'écrirai à quelques amis pour faciliter votre route. Ne prenez pas cet air consterné, je vous prie ; ne pro- testez pas de vos regrets ; abandonnez celui qui s'aban- donne ; mon désespoir vous donne un bon conseil : gagnez le rivage et prenez possession de la galère

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I97

•chargée d'or. Laissez-moi un peu, je vous prie. Je vous prie, maintenant; oui, laissez-moi. Car, vraiment, je ne peux plus commander ; alors, je vous prie. Je vous reverrai tantôt.

(Il s'assied).

(Entre CUopàtrc, quacconipagncnl Cbannion

et Iras).

Eros. Allez vers lui. Madame ; consolez-le.

Iras. Allez, reine bien-aimée.

Charmion, Allez. Qu'attendez-vous ?

Cléopatre. Laissez-moi m'asseoir. O Junon !

Antoine (/? Eros qui lui montre Cléopdtre). Non, non, non, non, non !

Eros. Regardez-la, seigneur.

Antoine. Oh ! fi ! fi ! fi !

Charmion. Madame !

Iras. Madame, reine chérie.

Eros. Maître 1 Maître !

Antoine. Oui, Seigneur ; oui.... A Philippe il tenait son épée exactement comme un danseur. Tandis que moi, je frappais Cassius le maigre, et que je triom- phais de ce fou de Brutus, lui se reposait sur ses lieute- nants ; il n'avait aucune pratique de la guerre et ne savait pas comme on mène les escadrons. Mais, main- tenant..... n'importe !

Cléopatre. Ecartez-vous.

Eros. La reine. Maître, la reine.

Iras. Allez à lui. Madame, parlez-lui. L'humiliation l'accable.

Cléopatre. Alors soutenez-moi : Oh !

Eros. Très noble sire, levez-vous. La reine vient.

198 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La mort va la saisir et sa tête est penchée. Que quelques mots de vous la raniment,

Antoine. j'ai forfait à ma gloire ; un écart sans noblesse....

Eros. Sire, la reine.

Antoine. donc m'as-tu conduit, Egyptienne ! Pour cacher à tes yeux ma rougeur, je me détourne et contemple derrière moi mon déshonneur et la ruine.

Cléopatrc. O mon Seigneur ! Pardonnez à nos voiles craintives. Mais je ne pouvais pas penser que vous alliez me suivre.

Antoine. Tu savais pourtant bien que mon cœur était attaché à ta proue et que tu m'entraînerais à la remorque. Tu connaissais ta suprématie sur mon âme et qu'un signe de toi pouvait me faire enfreindre l'ordre des dieux.

Cléopatre. Oh 1 pardon.

Antoine. Maintenant, il faut que j'adresse d'hum- bles propositions à ce jeune homme ; que je louvoie, que je me traîne, que je m'incHne ; moi, qui tenais comme un hochet dans mes mains la moitié du monde... Tu savais pourtant bien, combien tu m'avais asser\-i, et que mon glaive émoussé par l'amour n'obéissait plus qu'à l'amour.

Cléopatre. Pardon, pardon.

Antoine. Je t'en prie, pas une larme. Un seul pleur de tes yeux pèse autant que tout ce que j'ai perdu. Vite, un baiser. Ah ! voici qui compense, j'ai envoyé vers lui Euphronicus. N'est-il pas de retour ? Mon amour, j'ai le cœur lourd comme du plomb. Qu'on apporte du vin, et à souper. La fortune apprendra que

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE I99

plus elle nous frappe et plus nous méprisons ses coups.

(Antoine sort). (Cléûpàtrc fait signe à Enoharhus, entré depuis quelques instants à Vinsu d'Antoine).

Cléopatre. Quel parti prendre, Domitius.

ExoBARBUS. Faire vos réflexions, puis mourir.

Cléopatre. Est-ce Antoine ou moi qu'il faut accuser de ceci ?

ExoBARBUS. Antoine seul, qui laisse son désir dominer sa raison. Qu'importait que vous ayiez fui la face terrible de la bataille, les vaisseaux rangés se renvoyaient les uns aux autres l'effroi. Pourquoi vous a-t-il suivie ? Les démangeaisons de son cœur n'avaient pas à distraire ses vertus de capitaine et cela précisé- ment lorsque les deux moitiés du monde sont en balance et que sa destinée se joue. Ce fut une honte autant qu'un désastre, cette course après vos fuyants étendards, l'abandon de sa propre flotte effarée.

Cléopatre. Paix, je te prie.

(Elle lui montre Antoine qui revient avec Euphronins),

Antoine. Ce fut sa réponse.

EuPHRONTUS. Oui, mon Seigneur.

Antoine. Ainsi la reine peut compter sur sa clé^ mence si elle consent à me sacrifier.

EuPHRONius. C'est ce qu'il dit.

Antoine. 11 faut qu'elle le sache : au jeune César envoyez seulement cette tête grisonnante et tous vos vœux de royauté aussitôt seront comblés.

Cléopatre, Votre tête, mon Seigneur ?

Antoine (Ji Euphronins'). Retourne vers César.

200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dis-lui que sur son front s'épanouit la pleine rose de la jeunesse^ et que le monde attend de lui quelque belle action qui surprenne. Trésors, vaisseaux, légions peu- vent aussi bien servir un couard ; sous le sceptre d'un entant ses lieutenants n'auraient pas remporté moindre victoire. C'est à eux non à lui qu'en revient tout l'hon- neur. Aussi je le provoque à résigner ses avantages ; qu'il se mesure avec ma valeur déclinante^ glaive contre glaive et seul à seul. Je vais le lui écrire. Suis-moi.

Enobarbus pari). Oui ! comme il est vraisem- blable que le triomphant César consente à désarmer son bonheur et s'exhibe en spectacle pour relever le défi d'un bretteur ! J'admire combien le jugement des hommes est entraînépar leur fortune, de sorte que dignités extérieures et facultés intérieures ont tôt fait de se mettre au pas. Qu'il puisse espérer un instant, rêver, s'il gardait quelque sens des proportions, que César comblé se mesure avec lui vidé !... Antoine, ton bon sens lui-même est en

déroute.

(Entre un serviteur).

Serviteur. Un envoyé de César.

Cléopatre. Quoi ! sans plus de cérémonie ? Voyez un peu, mes filles. Ils se bouchent le nez devant la rose épanouie, ceux qui l'adoraient en bouton. Qu'il entre.

Enobarbus. Mon honnêteté et moi nous commen- çons à ne plus très bien nous entendre. C'est être fou, que de demeurer fidèle à un fou. Et pourtant celui qui demeure féal alors que son Seigneur pâlit, celui-là domine le dominateur de son maître et inscrit son nom dans l'histoire. (Euirc Thyrèus).

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 201

Cléopatre. La volonté de César.

Thyréus. Je vous la ferai connaître en particulier.

Cléopatre. Il n'est ici que des amis. Parle sans crainte.

Thyréus. Mais peut-être sont-ils aussi les amis d'Antoine.

En'Obarbus. Il lui manque autant d'amis, Monsieur, qu'en, compte aujourd'hui César, part) sans quoi nous ne lui manquerions pas. S'il plaît à César, notre maître bondira vers son amitié ; quant à nous, vous le savez, nous sommes à qui il est, c'est-à-dire : à César.

Thyréus. Soit. Sachez le donc, reine illustre : César vous conjure, dans votre situation présente, de ne con- sidérer rien que ceci : qu'il est César.

Cléopatre. C'est tout à fait royal. Poursuivez.

Thyréus. Il n'ignore point que dans votre atta- chement pour Antoine entrait moins d'amour que de crainte.

Cléopatre. Oh !

Thyréus. C'est pourquoi il prend grand pitié des écorchures de votre honneur ; il veut les croire immé- ritées.

Cléopatre. Il connaît le vrai comme un dieu : mon honneur n'a pas cédé ; il a été conquis.

Enobarbus part). Je m'informerai de ça près d'Antoine. Sire, sire, vous faites eau de toutes parts ; nous n'avons plus qu'à vous laisser sombrer, si ce que vous avez de plus cher vous abandonne.

(Il sort).

Thyréus. Dirai-je à César ce que vous désirez de lui ? car il quête de vous quelque désir à satisfaire. Il

202 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

serait charmé si vous considériez sa fortune comme un escabeau sous vos pieds. Mais ce qui mettrait le comble à sa joie, ce serait d'apprendre par moi que vous quittez Antoine pour vous placer sous son égide à lui, maître- et souverain de l'univers.

Cléopatre, Quel est ton nom ?

Thyréus. Mon nom est Thyréus.

Cléopatre. Gracieux messager, porte au grand César ma réponse : je baise sa main triomphante. Dis-lui que je suis prête à déposer ma couronne à ses pieds, et qu'à ses pieds je m'agenouille. J'attends que son parler souverain prononce sur le sort de l'Egypte.

Thyréus. Vous prenez le parti le plus noble. Quand la sagesse est aux prises avec la fortune, elle se trouve bien de n'excéder jamais son pouvoir. Je demande en grâce de poser l'hommage de ma lèvre sur votre main.

Cléopatre. Il y eut un temps César, le père du vôtre, las de rêver à de nouvelles conquêtes, accor- dait sa lèvre à cette place indigne il faisait pleuvoir

des baisers.

(Rentrent Antoine et Enoharhiis).

Antoine. Des faveurs ! par Jupiter tonnant ! Qui. 4onc es-tu, faquin ?

Thyréus, Le simple exécuteur des ordres du plus- puissant des hommes et du mieux obéi.

Enobarbus. Tu vas être fouetté.

Antoine. - HoLî ! qu'on vienne ! Ah ! faucon l Dieux et démons ! Mon autorité s'évapore. Naguère, si je criais « Holà ! » comme des enfants qui se bouscu- lent, les rois accouraient pour demander : « Qu'ordoa-

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 205"

nez-vous ? » Etes- vous sourds ? Je suis encore Antoine. Enlevez ce maraud. Qu'on le fustige !

Enobarbus. Il fait moins bon de plaisanter avec le lion mourant qu'avec le lionceau.

Antoine. Ciel et enfer ! Fustigez-le ! Quand ils seraient vingt et des plus importants émissaires de

César, à oser toucher seulement la main de cette au

fait ! comment l'appelle-t-on depuis qu'elle n'est plus Cléopàtre .'' Fouettez-le, compagnons, jusqu'à voir gri- macer sa face et fentendre implorer pardon comme un enfant. Hors d'ici !

Thyréus. Marc Antoine.

Antoine. Hors d'ici ! Bien fustigé vous le ramè- nerez.-Ce laquais de César doit lui porter notre message. (Les serviteurs emmènent Thyréus). Cléopàtre)

Vous n'étiez encore qu'à demi-flétrie quand j'ai fait votre connaissance. Quoi ! J'ai laissé là-bas l'oreiller nup- tial sans même y avoir posé ma tête ; j'ai résigné l'espoir d'une descendance loyale, offerte par la plus noble des femmes, tout cela pour disputer ma part à des valets.

Cléopàtre. Mon bon Seigneur ! ,

Antoine. Vous avez toujours été versatile. Mais la sagesse impitoyable des dieux aveugle ceux qui se complaisent dans leur vice ; ils laissent enfoncer dans la boue le jugement le plus lucide et nous forcent d'adorer nos erreurs pour s'esclafter ensuite devant notre orgueil- leuse confusion.

Cléopàtre. Quoi ! nous en sommes !

Antoine. Je vous ai ramassée comme un reste sur l'assiette du défunt César. Ah ! j'oubliais Cneius

204 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pompée, sans compter tant de petites voluptés clandes- tines (la renommée les passe sous silence) que votre luxure a de-ci de-là picorées. Car je jurerais bien, si peut- être vous imaginez ce que peut être la continence, que vous ne l'avez jamais connue.

Cléopatre. voulez-vous en venir ?

Antoine. Oh ! permettre à ce rustre gagé, qui reçoit en se courbant son salaire, des familiarités avec ce sceau ro5'al, ce garant de la foi des grands cœurs, ce •compagnon de mes jeux, votre main ! Oh ! que ne suis- je parmi les troupeaux sur la montagne de Basan, pour y mugir plus haut que les autres bêtes à cornes ! Car i'ai de sauvages griefs, et de les proclamer civilement serait leur faire trop d'honneur.

(Rentrent Thyréiis et les serviteurs).

L'a-t-on bien fouetté ?

Le Premier Serviteur. Richement, mon seigneur.

Antoine, A-t-il crié, pleuré, demandé grâce ?

Le Premier Serviteur. Il a imploré son pardon.

Antoine. Si ta mère vit encore, je veux qu'elle déplore d'avoir donné le jour à un garçon. Quant à toi je veux t'apprendrc ce qu'on récolte à s'enrôler dans le sillage de César : les étrivières. Désormais je veux qu'à la seule vue d'une blanche main de femme, tu trem- bles. Retourne vers César. Raconte-lui comment on ta reçu. Ne manque pas de lui dire qu'il m'irrite avec sa superbe et son arrogance ; car, en vérité, ce que je suis lui fait trop oublier ce que j'étais. Il m'irrjte, ce qui n'est parbleu pas difficile, à présent que les astres propices •qui jusqu'alors m'avaient guidé, désertant leur céleste orbite, ne plongent plus leurs feux que dans l'abîme

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 205

des enfers. Que si mon discours lui déplaît et mon geste, rappelle-lui qu'il tient entre ses mains Hippar- chus, l'affranchi qui m'a fui ; dis à César qu'il n'a qu'à se payer sur lui de ta fessée, le pendre s'il lui plaît ou le torturer à son gré. Emporte tes verges. Va-t'en.

(Thy relis sort).

Cléopatre. C'est fini ?

Antoine. Hélas ! si son astre vivant l'abandonne,, comment Antoine ne sombrerait-il pas dans la nuit ?

Cléopatre. J'attends qu'il en sorte.

Antoine. Pour flatter César, faire les yeux doux à quelque laquais de l'office !

Cléopatre. Ne pas mieux me connaître !

Antoine. Et se montrer de glace envers moi !

Cléopatre. Ah ! cher, s'il en était ainsi, que le ciel empoisonne mon cœur, que de cette froideur germe la grêle ; que le premier grêlon m'assassine ; que le second frappe Césarion ; et que les suivants exterminent tour à tour tous ceux de ma race, puis tous mes braves Egyptiens ; qu'ils gisent pêle-mêle, sans sépulture, dans l'amas de cette grêle fondue, jusqu'à ce que les mouches et les moustiques du Nil les dévorent.

Antoine. Ah ! je suis satisfait. Céear s'établit auprès d'Alexandrie ; c'est que je veux lui résister. Nos forces de terre ont vaillamment tenu. Notre flotte un instant égaillée se rassemble et de nouveau navigue en menaçant les flots. donc s'était endormi mon courage ? Ecoute, ma charmante : si du combat je reviens encore pour baiser ta lèvre adorée, c'est tout couvert de sang que je te veux apparaître. Pour tracer

:206 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

iiotie histoire la peinte de mon glaive sert de plume à la renommée. J'ai grand espoir encore.

Cléopatre. ^'ous revoilà, mon brave Seigneur !

Antoine. Je me sens triple cœur et me veux les ■muscles triplés pour un combat sans défaillance : du temps que mes heures coulaient limpides, mes ennemis raclietaient leur vie par un bon mot ; mais à présent je vais serrer les dents et vouer à l'enfer tout l'encombre- ment de ma route. Viens ! accordons-nous une dernière nuit de liesse. Qu'on rassemble ici mes capitaines assom- bris. Emplissons encore nos coupes, et nous réveille- rons l'aurore.

Cléopatre. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance : je m'apprêtais à le passer tout tristement. Mais puisque mon Seigneur veut bien redevenir Antoine, je vais être de nouveau sa Cléopatre.

Antoine. Il y a encore du bon pour nous.

Cléopatre. Convoquez tous les officiers.

Antoine. Faites ; il faut leur parler; et je veux que ce soir le vin baigne leurs cicatrices, (^se toiirnanl vers SCS serviteurs^ Mes fidèles amis, servez-moi cette nuit encore ; peut-être pour la dernière fois. Accordez- moi, n'est-ce p;is, ces quelques heures, puis.... que les ■dieux vous récompensent. Allons souper ! Venez. Incen- diions la nuit de mille torches et no3'ons dans l'ivresse les importunes considérations. Ah ! je sens encore en moi de la sève. Quand, demain, j'irai combattre, je ren- drai jaloux de moi la mort même, tant sa fiiux devra rendre de points à mon glaive. Viens, ma reine !

(Us soricnl Ions à l'cxccplion d'Huoburhiis).

Enobarbus. Il prétend éclipser l'éclair. Sa frénésie

•SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 207

n'est que de l'épouvante masquée ; dans cet état le doux ramier saute à la gorge du vautour. Je crois que c'est aux dépens de sa cervelle que notre capitaine reprend du cœur. Un courage qui corrompt la raison, ronge aussi bien l'acier du glaive. Je m'en vais inventer quel- que moyen de le quitter.

{Suite et fin dans Je prochain n°.)

Traduction d'ANDRÉ gide

POUR DADA

Il m'est impossible de concevoir une joie de l'esprit autrement que comme un appel d'air. Comment pour- rait-il se trouver à l'aise dans les limites l'enferment presque tous les livres, presque tous les événements ? Je doute qu'un seul homme n'ait eu, au moins une fois dans sa vie, la tentation de nier le monde extérieur. Il s'aperçoit alors que rien n'est si grave, si définitif. Il procède à une révision des valeurs morales qui ne l'em- pêche pas de revenir ensuite à la loi commune. Ceux qui ont payé d'un trouble permanent cette merveilleuse minute de lucidité continuent à s'appeler des poètes : Rimbaud, Lautréamont, mais à vrai dire l'enfiintillage littéraire a pris fin avec eux.

Quand fera-t-on à l'arbitraire la place qui lui revient dans la formation des œuvres ou des idées ? Ce qui nous touche est généralement moins voulu qu'on ne croit. Une formule heureuse, une découverte sensationnelle s'annoncent de façon misérable. Presque rien n'atteint son but, si par exception quelque chose le dépasse. Et l'histoire de ces tâtonnements, la littérature psycholo- gique, h'est nullement instructive. En dépit de ses pré-

/

POUR D.4DA 209

tentions un roman n'a jamais rien prouvé. Les exem- ples les plus illustres ne méritent pas d'être mis sous nos yeux. La plus grande indifférence serait de mise. Inca- pables d'embrasser en même temps toute l'étendue d'un tableau, ou d'un malheur, prenons-nous la per- mission de juger ?

Si la jeunesse s'attaque aux conventions, il n'en faut pas conclure à son ridicule : qui sait si la réflexion est bonne conseillère ? J'entends louer partout l'innocence et j'observe qu'elle est tolérée seulement sous la forme passive. Cette contradiction suffirait à me rendre scep- tique. Se garder du subversif signifie user de rigueur contre tout ce qui n'est pas absolument résigné. Je ne vois à cela aucune vaillance. Les révoltes se conjurent seules ; point n'est besoin pour éloigner l'orage de ces vieilles paroles sacramentelles.

De telles considérations me semblent superflues. J'affirme pour le plaisir de me compromettre. Il devrait être interdit de faire appel aux modes dubitatifs du dis- cours. Le plus convaincu, le plus autoritaire n'est pas celui qu'on pense. J'hésite encore à parler de ce que je

connais le mieux.

Dimanche '

L'avion tisse les fils télégraphiques

et la source chante la même chanson

Au rende:^-vons des cochers Fape'ritif est orangé

ruais les mécaniciens des locomotives ont les yeux blancs

La dame a perdu son sourire dans les bois

La sentimentalité des poètes d'aujourd'hui est chose

I. Philippe Soupault.

14

210 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sur Inquelle il importerait de s'entendre. Du concert d'imprécations auquel ils se plaisent monte de temps à autre pour les enchanter une voix proclamant qu'ils manquent de cœur. Un jeune homme, ayant promené à vingt-trois ans le plus beau regard que je sache sur l'uni- vers, a pris assez mystérieusement congé de nous. Il est aisé aux critiques de prétendre qu'il s'ennuyait : Jacques Vaché n'allait pas laisser de testament ! Je le vois encore sourire en prononçant ces mots : Dernières volontés. Nous ne sommes pas pessimistes. Celui qu'on a peint étendu sur une chaise longue, si fin de siècle pour ne pas déparer les collections psychologiques, était le moins las, le plus subtil de nous tous. Parfois je le retrouve ; dans le tramway un voyageur guide des parents provinciaux « Boulevard Saint-Michel : quartier des écoles » ; la vitre cligne de l'œil en signe d'intelli- gence.

On nous reproche de ne pas nous confesser sans cesse. La fortune de Jacques Vaché est de n'avoir rien produit. Toujours il repoussa du pied l'œuvre d'art, ce boulet qui retient l'âme après la mort. A l'heure Tristan Tzara lançait de Zurich une proclamation déci- sive, le manifeste Dada 19 18, Jacques Vaché sans le savoir en vérifiait les articles principaux. « La philoso- phie est la question : de quel côté commencera regarder la vie, dieu, l'idée, ou les autres apparitions. Tout ce qu'on regarde est faux. Je ne crois pas plus important le résultat relatif que le choix entre gâteau et cerises après dîner» '. On a hâte, un fait spirituel étant donné, de le

I. Tristan Tzara.

POUR DADA 211

voir se reproduire dans le domaine des mœurs. « Faites des gestes », nous crie-t-on. Mais, André Gide en con- viendra, « mesurée à l'échelle Eternité toute action est vaine » ' et nous tenons l'effort demandé pour un sacri- fice puéril. Je ne me place pas seulement dans le temps. Le gilet rouge, au lieu de la pensée profonde d'une époque, voilà ce que par malheur tout le monde com- prend.

L'obscurité de nos paroles est constante. La devinette du sens doit rester entre les mains des enfants. Lire un livre pour savoir dénote une certaine simplicité. Le peu qu'apprennent sur leur auteur^ et sur leur lecteur, les ouvrages les mieux réputés devrait bien vite nous déconseiller cette expérience. C'est la thèse, et non l'ex- pression qui nous déçoit. Je regrette de passer par ces phases mal éclairées, de recevoir ces confidences sans objet, d'éprouver à chaque instant, par la faute d'un bavard, cette impression de déjà su. Les poètes qui ont reconnu cela fuient sans espoir l'intelligible, ils savent que leur œuvre n'a rien à y perdre. On peut aimer plus qu'aucune autre une femme insensée.

L'aube tombée cotmne une douche. Les cahis de la salle sont loin et solides. Plan blanc. Aller et retour sans mélange, dans Vordre. Dehors, dans un passage aux enfants sales, aux sacs vides et qui en dit long, Paris par Paris, je découvre. L'ar- gent, la route, le voyage aux yeux rouges, an crdne lumi- neux. Le jour existe pour que f apprenne à vivre, le temps. Façons-erreurs. Grand agir deviendra nu miel malade, mal jeu déjà sirop, tête noyée, lassitude.

I. Tristan Tzara.

212 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pensée ait petit bonheur, vieille /leur de deuil, sans odeur, je te tiens dans mes deux nmijis. Ma tête a la jornie d'une pensée ' .

C'est à tort qu'on assimile Dada à un subjectivisme. Aucun de ceux qui acceptent aujourd'hui cette étiquette n'a l'hermétisme pour but. « Il n'y a rien d'incompré- hensible », a dit Lautréamont. Si je me range à l'opinion de Paul Valéry : « L'esprit humain me semble ainsi fait qu'il ne peut être incohérent pour lui-même », j'estime par ailleurs qu'il ne peut être incohérent pour les autres. Je ne crois pas pour cela à la rencontre extraordinaire de deux individus, ni d'un individu avec celui qu'il a cessé d'être, mais seulement à une série de malentendus acceptables, en dehors d'un petit nombre de lieux; communs.

On a parlé d'une exploration systématique de l'in- conscient. Ce n'est pas d'aujourd'hui que des poètes s'abandonnent pour écrire à la pente de leur esprit. Le mot inspiration, tombé je ne sais pourquoi en désué- tude, était pris naguère en bonne part. Presque toutes les trouvailles d'images, par exemple, me font l'effet de créations spontanées. Guillaume Apollinaire pensait avec raison que des clichés comme « lèvres de corail » dont la fortune peut passer pour un critérium de valeur, étaient le produit de cette activité qu'il qualifiait de surréaliste. Les mots eux-mêmes n'ont sans doute pas d'autre origine. Il allait jusqu'à faire de ce principe qu'il ne faut jamais partir d'une invention antérieure, la con- dition du perfectionnement scientifique et, pour ainsi

I. Paul Eluard.

POUR DADA 213

dire, du « progrès ». L'idée de la jambe lumiaine, per- due dans la roue, ne s'est retrouvée que par hasard dans la bielle de locomotive. De même en poésie commence à réapparaître le ton biblique. Je serais tenté d'expliquer ce dernier phénomène par la moindre ou la non-inter- vention, dans les nouveaux procédés d'écriture, de la personnalité du choix.

Ce qui, dans l'opinion, risque de nuire le plus effica- cement à Dada, c'est l'interprétation qu'en donnent deux ou trois faux-savants. Jusqu'ici on a surtout voulu y voir l'application d'un système qui jouit d'une grande vogue en psychiatrie, la « psycho-analyse » de Freud, application prévue du reste par cet auteur. Un esprit très confus et particulièrement malveillant, M. H. R. Le- normand, a même paru supposer que nous bénéfi- cierions du traitement psycho-analytique, si l'on pouvait nous y soumettre. Il va sans dire que l'analogie des œuvres cubistes ou dadaïstes et des élucubrations de fous est toute superficielle, mais il n'est pas encore admis que la prétendue « absence de logique » nous dispense d'admettre un choix singulier, qu'un langage « clair » a l'inconvénient d'être elliptique, enfin que les œuvres dont il s'agit pourront seules faire apparaître les moyens de leurs auteurs, par suite donner à la critique une raison d'être qui lui a toujours manqué.

Au lycée des pensées infimes Du monde Je plus beau Architectures hyménoptères J'écrirais des livres d'une tendresse folle Si tu étais encore

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Dans ce roman coviposé En Imitt des marches '

Tout cela est d'ailleurs si relatif que pour dix personnes qui nous accusent de manquer de logique, il s'en trouve une pour nous reprocher l'excès contraire. M. J. H. Rosny, prenant note des déclarations de Tristan Tzara : « Au cours de campagnes contre tout dogmatisme et par ironie envers la création d'écoles littéraires, Dada devint le « mouvement Dada », remarque : « Ainsi l'ori- gine du dadaïsme ne serait point la fondation d'une école nouvelle, mais la répudiation de toute école. Un tel point de vue n'a rien d'absurde, bien au contraire; il est même logique, il est trop logique. »

Il n'a encore été fait aucun effort pour tenir compte à Dada de sa volonté de ne point passer pour une école. On insiste à plaisir sur les mots de groupe, de chef de file, de dis- cipline. On va jusqu'à prétendre que, sous couleur d'exalter l'individualité. Dada constitue un danger pour elle, sans s'arrêtera voii' que cesontsurtout des différencesqui nous lient. Notre exception commune à la règle artistique ou morale ne nous cause qu'une satisfaction passagère. Nous savons bien qu'au-delà se donnera libre cours une fan- taisie personnelle irrépressible qui sera plus « dada » que le mouvement actuel. C'est ce qu'a très bien aidé à comprendre M. J. E. Blanche en écrivant : « Dada ne subsistera qu'en cessant d'être. »

Tirerons-nous au sort le no)n de la victime L'agression nœud coulant

I. Francis Picabia.

POUR DADA 215

Celui qui parlait trépasse Le meurtrier se relève et dit Suicide Fin du monde Enroulement des drapeaux coquillages '

Pour commencer les dadaïstes ont pris soin d'affirmer qu'ils ne veulent rien. Savoir. Il n'y a pas à s'inquiéter, rinstinct de conservation l'emporte toujours de part et d'autre. Comme quelqu'un nous demandait ingénument, après la lecture du manifeste « Plus de peintres, plus de littérateurs, plus de religions, plus de royalistes, plus d'anarchistes, plus de socialistes, plus de police, etc. » si nous « laissions subsister » l'homme, nous avons souri, nullement résolus à faire le procès de Dieu. Ne sommes-nous pas les derniers à oublier que l'entendement a ses bornes ? S'il m'arrive de tant me plaire à ces paroles de Georges Ribemont-Dessaignes, c'est qu'au fond elles constituent un acte' d'extrême humilité : <' Qu'est-ce que c'est beau ? Qu'est-ce que c'est laid ? Qu'est-ce que c'est grand, fort, faible ? Qu'est-ce que c'est Carpentier, Renan, Foch ? Connais pas. Qu'est-ce que c'est moi ? Connais pas. Connais pas, connais pas, connais pas. »

ANDRÉ BRETON

I. Louis Aragon.

RECONNAISSANCE A DADA

On a déjà beaucoup parlé de Dada. Certains trouvent qu'on en a trop parlé et s'étonnent de l'indulgence dont la Nouvelle Revue Française fait montre à son endroit. Personnellement il ne pourrait rien m'arriver de plus désagréable que d'être soupçonné de faiblesse envers une mode ou de ce consentement par timidité qu'arrache aux esprits pusillanimes toute innovation, si abraca- dabrante soit-elle. Aussi ne crois-je pas inutile d'indiquer ici brièvement les quelques traits par Dada m'est sympathique et fait, si j'ose dire, mon affaire.

I

Mais d'abord étonnons-nous qu'il se soit trouvé des gens pour se fâcher de ses gentillesses. Il faut avoir vraiment bien mauvais caractère. Quand bien même son intention de nous exaspérer serait patente, quel meil- leur moyen de la déjouer que le sourire et la complai- sance ? André Gide du premier coup a trouvé l'humeur qu'il fallait montrer. Si j'osais lui reprocher quelque chose, ce serait seulement de ne pas l'avoir eue assez

RECONNAISSANCE A DADA 21 J

inaltérable et de n'avoir pas poussé la patience assez loin.

Et bien entendu la mienne ne va pas jusqu'à me faire lire ou écouter tout au long les litanies ahurissantes de MM. Tzara ou Picabia. Je ne suis pas vertueux à ce point. Je crois d'ailleurs que ce n'est point l'effort qui m'est demandé. La plupart des poèmes Dada sont non pas seulement indéchiffrables, mais proprement illisibles et il n'y a pas lieu de leur consacrer plus d'attention que leurs auteurs, dans le fond, ne leur attribuent d'im- portance.

Ce sont les idées, les principes, si l'on veut les axiomes d'où ils découlent qui doivent nous intéresser. Celui-ci d'abord dont je trouve l'expression parfaitement nette: dans la note d'André Breton sur les Chants de Maldoror que nous avons publiée ici même (numéro du i""" juin,, p. 919) : « L'idée de la contradiction, qui demeure à l'ordre du jour, m'apparaît comme un non-sens. De l'unité de corps on s'est beaucoup trop pressé de con- clure à l'unité d'âme, alors que nous abritons peut-être- plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort capable de mettre chez nous deux idées opposées en ballotage. » Autrement dit, la contradiction n'est pas possible. L'être du sujet est la raison suffisante de tout ce qu'il exprime. Du moment qu'ils viennent de moi,, une parole, un geste, ont leur nécessité, leur explication, leur justice : l'un ne peut pas entrer en conflit avec l'autre. Sur quel terrain, sous l'invocation de quelle catégorie se heurteraient-ils ? Même si leur contiguïté violente la logique, c'est tant pis. Ou plutôt toute logique doit se subordonner à celle qui leur a permis

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■d'exister ensemble. C'est de celle-là. seule qu'il importe de tenir compte. C'est celle-là seule qu'il importe, dans tous les cas, de retrouver, d'écouter., de traduire. Saisir l'être avant qu'il n'ait cédé à la compatibilité ; l'atteindre dans son incohérence, ou mieux dans sa cohérence primitive, .avant que l'idée de contradiction ne soit apparue et ne l'ait forcé à se réduire, à se construire ; substituer à son unité logique, forcément acquise, son unité absurde, seule originelle : tel est le but que poursuivent tous les Dadas en écrivant, tel est le sens de toutes leurs élucubrations.

Qu'on ne les croie pas si sots que de ne pas com- prendre à quoi par ils se condamnent. Ils savent comme tout le monde quart est synonyme de moyen, et donc de truc, d'artifice, et donc encore de suppres- sion, de combinaison, d'ajustement. Ils aperçoivent très bien qu'on ne peut donner naissance à une œuvre d'art ■qu'en s'utilisant et en se manœuvrant soi-même de façon méthodique et arbitraire. En choisissant comme première et préférable à tout leur propre intégrité, les Dadas -renoncent, très consciemment, à faire des œuvres : « Il faudrait remplacer a'tivre par expression, ou par quelque chose de ce genre, » me confiait l'un d'eux. Délibéré- ment — c'est leur véritable hardiesse, leur coup de génie les Dadas sortent de Tart, débouchent dans une région indéfinissable, dont tout ce qu'on peut dire, c'est qu'y cesse la qualité esthétique. « Au-dessus des règle- ments du Beau et de son contrôle », s'est écrié Tzara dans une Proclamation sans pirtcntion.

L'équivoque qui continue de régner sur l'entreprise des Dadas s'évanouirait en un moment si l'on voulait

RECONNAISSANCE A DADA 219

bien comprendre que ces jeunes gens ne se donnent pas pour des écrivains ni pour des artistes, qu'ils ne cher- chent absolument rien sinon d'échapper aux valeurs, de -quelque ordre qu'elles soient.

Ils tentent en commun, et avec la collaboration invo- lontaire et ridiculement bénévole du public, une expé- rience aussi folle et aussi logique que celles dont les laboratoires sont chaque jour le théâtre : l'expérience tie la réalité psychologique absolue. Ils se dévouent à actualiser sans choix, sans distinction, sans prédilection ■d'aucune sorte, toutes les parties de leur esprit. En d'autres termes ils délivrent cette omni-équivalence qui est en puissance au fond de chacun de nous et qui pratiquement n'est vaincue que par la réflexion et par la volonté. Ils refusent de voir, d'enregistrer la très petite différence qui seule sépare ce que nous croyons de ce que nous ne croyons pas, ce que nous faisons de ce que nous ne faisons pas. Ils se font un devoir de prévenir en eux toute élection et d'y maintenir, comme le dit si bien André Breton, le « ballotage » originel.

Louis Aragon a trouvé une formule charmante : « Rien, dit-il, ne peut compromettre l'intégrité de l'esprit. » C'est-à-dire le seul dommage qui pourrait au monde se produire, pour peu qu'on le veuille bien, «st impossible. Il suffit de faire toujours très exactement tout ce qui vous passe par la tête : cela ne peut avoir jamais aucun danger ; le seul danger serait de ne pas ie faire, car l'esprit en serait diminué d'autant. Mais une suite de mots abandonnés de la syntaxe, un cri, le ^este de porter la main à sa tète ou de se moucher sur

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la scène ont autant de sens, de portée, que les plus sublimes effusions de la poésie, dés lors que Vidée nous en est venue. Il est impossible à l'homme de dire quelque chose qui n'ait point de sens ; le Serin Muet, l'Aventure céleste de M. Autipyrine sont des témoignages aussi pré- cieux, aussi irremplaçables que le Mystère de Jésus ou que Mon cœur mis à nu. C'est moins beau peut-être, mais ce n'est pas moins essentiel. En tous cas cela ne correspond pas à une démarche, de la part de l'esprit, plus compro- mettante.

Est-ce à dire que la folie n'existe pas ? Si : elle apparaîtrait nettement dans le cas d'un homme qui réussirait à s'empêcher de penser ou de sentir quelque chose, de commettre un acte envisagé, ou qui sim- plement— par quel miracle, on ne peut le concevoir deviendrait capable de cette absurdité idéale : un paradoxe.

* * *

Le corollaire immédiat de ces principes est que le langage n'a aucune valeur fixe et définitive : « Avant tout, écrit André Breton, nous nous attaquons au lan- gage qui est la pire convention. On peut très bien connaître le mot Bonjour et dire Adieu à la femme qu'on retrouve après un an d'absence. » C'est une superstition que de croire chaque mot à chaque idée pour toujours enchaîné et recevant d'elle seule son pouvoir. Un mot peut très bien surgir d'un état d'es- prit auquel son sens abstrait ne correspond en aucune façon : l'exprimera-t-il moins, cet état d'esprit, pour ne le signifier pas ? La véritable exactitude, pour l'écri-

RECONNAISSANXE A DADA 221

vain, ne sera-t-elle pas de le recueillir, de l'inscrire à la place il est venu, d'accepter sa valeur fortuite, de s'emparer de son témoignage sans s'inquiéter de l'aberration qu'il contient : « Lautréamont eut si nette- ment conscience de l'infidélité des moyens d'expression qu'il ne cessa de les traiter de haut : il ne leur passa rien, et, chaque fois qu'il était nécessaire, leur fit honte. Il rendit ainsi en quelque sorte leur trahison impos- sible. »

Les Dadas ne considèrent plus les mots que comme des accidents : ils les laissent se produire. Ils se com- portent à leur égard comme des employés de chemin de fer qui se désintéresseraient des signaux.

Surtout que rien ne s'arrange ! Que rien jamais n'aille « se dénouer par l'artifice grammatical » ! Il faut laisser les phrases se construire toutes seules : elles auront toujours forcément un sens, quand ce ne serait que celui de l'esprit qui les profère. Elles formeront toujours quelque chose. On viendra voir après. Il y a des chances pour que ce produit naturel de la pensée ait plus de réalité que tout ce que la logique ou le soût nous eussent aidés à combiner.

Le langage pour les Dadas n'est plus un moyen : il est un être. Le scepticisme en matière de syntaxe se double ici d'une sorte de mysticisme. Même quand ils n'osent pas franchement l'avouer, les Dadas continuent de tendre à ce siirrcalisme, qui fut l'ambition d'Apolli- naire. Ils pensent que l'esprit est avant tout un lieu de passage et qu'en le désencombrant avec soin, des choses il est impossible de dire lesquelles portées par <ies linots, doivent spontanément le traverser, qu'aucune

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recherche ni aucune formule n'eussent permis de décou-^ vrir ni de fixer. « Essayons, c'est difficile, écrit Paul Eluard, de rester absolument purs. Nous nous aperce- vrons alors de tout ce qui nous lie. » Privons le langage de toute utilité ; assurons-lui une vacance parfaite, et nous verrons aussitôt l'inconnu le choisir, le gagner, le mettre à profit. Pour peu que nous ayons bien exacte- ment cassé tous les liens préalables entre les mots, d'autres vont se former qui enfin nous apprendront quelque chose, tant pis si nous ne pouvons pas dire- quoi.

Sans doute c'est dénier à la littérature tout carac- tère social. Car comment le lecteur pourra-t-il jamais savoir si ce que sa pensée rencontre est bien la même chose que ce que le coup de dés du poète a amené. Mais une telle certitude est-elle nécessaire ? « II y a, dit André Breton, toute une série de malentendus acceptables », qui font qu'un poème ne restera jamais absolument solitaire. Presque fatalement, on se retrou- vera plusieurs à « veiller auprès du cher corps endormi », chacun bien persuadé qu'il entend respirer et palpiter son enfant.

Plaire, émouvoir, caresser : autant de fins ridicules et qu'il suffit de descendre à envisager pour cesser d'être un poète. Ecrire est un acte essentiellement privé. Tout au plus a-t-on le droit d'espérer tromper les autres, les induire en quelque mirage. Encore faudra-t-il que cela arrive sans qu'on y ait formellement pensé et par le seul miroitement, par la seule féconde fausseté des mots qui se seront fait jour»

RECONNAISSAKCE A DADA 22 J

n

On peut c^imer mie doctrine pour d'autres raisons que pour la simsfaction qu'elle vous apporte et sans éprouver la moindre envie de lui donner son assentiment. Ce qui me plaît en celle-ci, outre le secours provisoire- qu'elle aura prêté à de jeunes talents que je m'attends à voir s'élever très haut, c'est sa franchise, et c'est la. netteté avec laquelle elle permet de caractériser la. situation littéraire actuelle.

Jusqu'aux Dadas on a vécu dans la réticence. Tout ce- que disent et prétendent les Dadas, il y a longtemps- que toute une lignée d'écrivains s'appuie dessus ; mais aucun n'avait encore osé le déclarer, le produire comme axiome, ni en envisager de face toutes les conséquences. C'est la première fois que l'on prend conscience des dogmes essentiels que toute la littérature des cent der- nières années implique et désigne ; c'est la première fois aussi que l'on se décide à une pratique vraiment scru- puleuse, vraiment religieuse et systématique de ces dogmes. Et l'on peut voir enfin cela mène.

Il y a longtemps déjà que cette idée est infuse dans l'esprit d'un grand nombre d'écrivains, que la littérature se ramène à une extériorisation pure et simple d'eux- mêmes. Marquer le moment exact elle les a envahis ne va pas naturellement sans quelque difficulté. Mais on peut au moins apercevoir une époque ils n'en étaient pas du tout pénétrés, ils se faisaient de leur fonction une image toute différente.

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Il est bien évident qu'aux yeux d'aucun des grands écrivains de l'âge classique le germe, le plasma intelli- gible, dont ils sentaient leur cerveau tapissé et en quoi ils reconnaissaient la substance de leur œuvre, n'appa- raissaient comme des choses qu'ils eussent simplement à chasser, à expulser telles quelles devant eux. Comme un objet plutôt, qu'il leur fallait explorer, pénétrer, -conquérir. Ils se concevaient spontanément dans un certain rapport avec une réalité, qui, alors même qu'elle leur était intérieure, restait distincte de leur faculté inventive et réclamait simplement son emploi. Même dans la plus folle fantaisie, ils se considéraient comme en bride ; ils se voyaient partie d'un système sur les éléments étrangers duquel ils ne s'accordaient qu'un pouvoir restreint. Ils étaient auteurs dans la mesure seulement ils poussaient à l'évidence certaines don- nées confuses qu'ils n'avaient nulle conscience d'avoir ■eux-mêmes engendrées.

Tous les classiques étaient implicitement positivistes : ils acceptaient le fait d'un monde, aussi bien intérieur -qu'extérieur, et l'obligation de l'apprendre. Peu leur importait le degré de sa réalité, et s'il était par hasard une simple fulguration de leur moi. Ils recevaient en toute simplicité sa borne. Même s'ils se fussent attribué un certain pouvoir métaphysique d'émanation, ils -eussent pris grand soin d'en maintenir distincts leur don d'écrivain et leur capacité créatrice. Jamais ils n'eussent songé à employer ceux-ci à autre chose qu'à •éclaircir, et, si l'on veut, (car l'effort de mise au point .n'exclut pas l'imagination) à transfigurer la réalité qui était sous les yeux de chacun.

RECONNAISSAXXE A DADA 225

Il faudra tâcher un jour de décrire en détail, et avec illustrations à l'appui, la lente modification qui s'est produite au cours du xix' siècle dans l'attitude mentale de l'écrivain. En gros, elle a consisté dans un progressif affaiblissement de l'instinct objectif, dans une foi de plus en plus grêle à l'importance des modèles extérieurs, dans un détachement croissant de la réalité, et, conjointe- ment, dans une identification de plus en plus étroite du sujet avec lui-même, dans un effort de plus en plus profond de sa part pour recueillir à l'état pur sa propre efficace, pour épouser son propre jaillissement et pour faire de l'œuvre d'art la simple incarnation de ses velléités et de ses rêves.

On pourrait dire qu'à partir du Romantisme l'écrivain sent sa puissance prendre le pas sur sa perception ; elle est qui le tracasse, qui le dérange, qui le talonne ; le plus urgent lui paraît être de la dépenser ; la créa- tion, et la création immédiate, continuelle et intégrale, devient pour lui le seul recours, le seul devoir. Il prend Dieu désormais dircct-ement pour modèle et s'applique à copier d'aussi près que possible son opération ; il recom- mence à tout coup la Genèse ; à tout coup il lui faut aboutir à quelque chose d'aussi premier qu'Adam et Eve.

Flaubert est bien curieux qui, tout en se donnant l'air de peindre et de reproduire trait pour trait la plus plate, la plus inerte, et donc la plus extérieure réalité, au fond ne fait que poursuivre au travers d'elle les fantômes informes qui ont pris possession de son imagination. Jamais on ne vit réaliste plus sceptique sur l'existence des choses qu'il s'applique à décrire, plus indifférent dans

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le fond à leur structure véritnblc. A aucun moment leur complexité intrinsèque ne l'attire ; il est étonnamment dépourvu du besoin de la débrouiller ; il n'y a point pour lui de problème, ni de tentation ; la nature est pour lui aussi peu sirène, aussi peu LoreJei qu'on puisse le rêver. La soumission qu'il lui déclare ne s'accompagne en lui et n'est l'efiet d'aucun véritable amour. L'obser- vation ne lui sert nullement à l'explorer, à l'approfondir, à gagner ses régions intimes. Rien de moins entrant que son regard. Il ne voit rien et ne cherche à rien voir au delà de ce dont il a besoin. S'il se courbe sur la nature, poussif, geignard, obstiné comme un mineur sur la veine qu'il débite, c'est qu'il lui faut en extraire son bien, c'est qu'il veut lui arracher les matériaux nécessaires à son édifice. De la pierre, de la planche, de l'ardoise ou des tuiles : voilà tout ce que l'observation est chargée de lui obtenir, voilà la seule utilité qu'il lui connaisse.

Dans le fond il ne tient à rien qu'à trouver une matière pour une espèce d'image indéfinissable et pré- cise, d'ordre dirait-on poétique, ou même plastique, que couve son cerveau. Albert Thibaudet a eu raille fois raison de le faire apparaître « comme le type le plus saisissant chez nous du romancier qui pense par thè- mes ' », mille fois raison de souligner l'importance de sa fameuse boutade : « Dans Salammbô j'ai voulu donner l'impression de la couleur jaune. Dans Madame Bovary j'ai voulu faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins il y a des cloportes. Quant

1. Voir la Nouvelle Rei'ue Française du if octobre 1919, pp. 780-81.

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nu reste, le plan, les personnages, cela m'est bien égal. » Oui, si Ton y regarde de près, Flaubert en somme n'écrit que pour donner un corps à certaines lubies dont il est hanté : le formidable troupeau de détails concrets qu'il met en branle et pousse devant lui, c'est simplement dans l'espoir que le débarrasseront en s'y précipitant les démons qui le travaillent \ 11 est un des premiers chez qui la prédominance du moi créateur sur l'objet, chez qui l'effort pour soumettre le monde à l'esprit, pour forcer les choses à servir de substance à l'imagi- nation, pour engager la nature dans le train des songes, deviennent flagrants.

Mais c'est avec le Symbolisme surtout que la résolu- tion s'affirme, chez un grand nombre d'écrivains, de se délivrer de tout modèle et de ne plus faire de l'art qu'une sorte de substitut de la personnalité. Laissons de côté Mallarmé, pourtant si instructif, tout occupé qu'il est à « fixer » sa sensibilité en minutieux cristaux poétiques, à se déposer lui-même, par petits paquets, dans les mots. L'importance croissante qu'a prise Rimbaud et l'extraor- dinaire valeur exemplaire que lui attribuent aujourd'hui les jeunes gens ne tiennent-elles pas essentiellement à l'in-

I . « Les accidents du monde, a-t-il écrit lui-même daos sa Prétace aux chansons de Louis Bouilhet (citée par Brunetière dans h Roman Naturiilisle, p. 150), dès qu'ils sont perçus, vous apparaissent comme transposés pour l'emploi d'une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d'autre utilité. » Jamais peut-être on n'a exprimé avec autant de lourdeur, de force et de naïveté un plus complet dédain pour le donné, une plus sereine irréligion de la réalité, une conception plus purement poéiique du roman, une plus entière volonté de a fiction ».

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trépidité avec laquelle il a d'emblée rompu avec toute entité étrangère, au dédain parfait qu'il a tout de suite affiché pour toute espèce de représentation, au ridicule qu'il a sans hésitation jeté sur l'idée qu'une œuvre d'art pouvait avoir à ressembler à quelque chose, à la tran- q^iillité avec laquelle il s'est mis non pas du tout à se peindre, mais à descendre lui-même, chair et âme, dans son poème. L'œuvre de Rimbaud n'est qu'un corps qu'il s'est donné. Avec la vitesse et l'immédiateté du génie il a conjuré pour son usage et, si j'ose dire, pour sa décharge personnelle, une de ces grandes «créatures » prodigieuses comme on en voit circuler dans les Illumi- nations.

Rimbaud fut de naissaiice un émigrant : « Le long de la vigne, m'étani appuyé du pied à une gargouille, je suis descendu dans ce carosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. » Il n'a jamais cherché qu'une chose : s'en aller; la littérature ne fut rien pour lui qu'un premier exil ; il s'y jeta poussé par le même mépris de toute société, par le même frénétique besoin de n'appartenir à personne qui devaient plus tard le conduire au Harrar. On cherche pourquoi il a cessé brusquement d'écrire ; mais on s'éviterait ce problème si l'on voulait bien remarquer qu'en fait il n'a jamais écrit, au sens jusqu'à lui donné à ce mot. Il s'est simplement manifesté. Qu'il ait un moment employé les mots à. cette fin, le hasard peut-être tout seul en a décidé ainsi. Et peu-t-être, de son point de vue, fut-ce une faute que d'avoir con- senti à ce mode d'expression. N'est-ce pas peut-être ce qu'il voulait faire comprendre à sa sœur quand sur son

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lit de mort, parlant de ses premiers essais, il lui confiait : « C'était mal » ?

Si j'avais plus de temps, plus de place, je montrerais ici comment le Cubisme tout entier, et en particulier le Cubisme littéraire, n'est rien de plus dans le fond qu'un raffinement du Symbolisme, c'est-à-dire de Fart de s'engendrer soi-même. L'exemple de Mallarmé et de Rimbaud plane constamment sur lui. Si les Cubistes parlent si souvent de construction ', ils pensent seule- ment à la construction au dehors, à l'édification poétique de leur personnalité. Les lois qu'ils s'imposent ne cessent pas d'être subjectives ; elles n'ont d'autre sens que d'assurer une certaine cohésion esthétique entre les élé- ments de leur sensibilité. Mais ils produisent cette harmonie avec tout le reste, elle sort d'eux-mêmes comme tout le reste. Il continue de s'agir uniquement pour eux d'auto-expulsion. L'idée de repères extérieurs à observer ne les efileure même pas. Ils ne voient de mesure pour leur génie que dans l'intensité de la force qu'ils sentent les fuir au cours de la création, ou que dans l'étrangeté, au sens propre, dans l'écart par rapport au réel, des images, des spectacles, des mouvements ps5'choIogiques, des pensées même qu'ils mettent au jour.

Tout le charme d'Apollinaire n'est-il pas dans une cer- taine excentricité qu'il arrive à se procurer à lui-même ? le prendre ? dites-vous. Comment le reconnaître? Justement il ne cherche pas du tout à se faire recon-

j. « Le poème est un objet construit. » Max Jacob. Préface du Cornet à dés.

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uaitre. Son seul effort est pour douer, pour animer, pour émettre les parties de lui-même qui n'ont aucun rapport avec vous. Son poème est une plante qui a poussé dans son cœur, une colombe qui s'envole de son sein. Il ne lui confie point son image ; c'est de son pouvoir, de sa vertu, de son essence, qu'il espère le voir porter témoi- gnage. Une goutte de sa meilleure âme tremble au bec du bel oiseau.

Et Max Jacob : « Le style est la volonté de s'extérioriser par des moyens choisis'. » Ou bien : « Surprendre est peu de chose, il faut transplanter *. » Et pour cela d'abord évidemnient se transplanter soi-même. Qui lit avec un peu d'étonnement l'innombrable et savoureux bavardage du poète, se, demandant à quoi il se réfère, doit com- prendre que ce n'est à rien du tout et que toute la valeur de tant de ragots et d'effusions mélangés n'est que de communiquer une figure poétique à une âme qui reste, ou qui devient par là-même masquée.

Je n'ai appris que récemment à goûter, mais je goûte tortement dans ce qu'elles ont de réussi, les œuvres de Max Jacob et surtout d'Apollinaire. J'ai d'autre part pour RinTbaud une admiration qui ne peut pas être dépassée et je ne ferais pas grande difficulté, par moments, à le révérer comme le plus grand poète qui ait jamais existé. Je «>ni<; dans le Svmbolismc et c'est chez Baudelaire,

1 . Prcfacc du Coi i:i:j à des.

2. Ibul.

RECONNAISSANCE A DADA 23 I

chez Verlaine, chez Mallarmé que j'ai trouvé mes pre- mières véritables émotions littéraires. Il ne peut donc être question, en ce qui me concerne, d'une méconnais- sance de la littérature que je viens d'analyser, ni d'une insensibilité à ses charmes.

Mais tout en l'admirant profondément, j'avais conçu, depuis assez longtemps déjà, des inquiétudes sur ses pos- sibilités : un gouffre me semblait peu à peu se creuser dessous elle ; ou plutôt j'avais l'impression qu'elle allait vers une impasse. Le grand mérite à mes yeux de Dada, le service immense qu'il me rend et ce qui lui vaut ma reconnaissance, c'est qu'il me découvre d'un seul coup cette impasse, c'est qu'il atteint dans un sursaut de logique au point de paralysie complète et d'auto-anéan- tissement d'un art dont je soupçonnais déjà fragiles les chances de vie.

Que démontrent en effet les Dadas si ce n'est qu'il est impossible en se réali^iant de réaliser quelque chose et que la pure extériorisation de soi-même finit pour l'écri- vain par équivaloir à une entière abdication ? Chercher le passage, l'issue, travailler à son propre avènement, c'est fatalement abandonner de plus en plus le souci de l'art, la volonté de fondation esthétique. Le mot de Max Jacob : « s'extérioriser par des moyens choisis », les Dadas nous font voir qu'il implique une contradiction formelle. Choisir ses moyens, ce n'est plus s'extérioriser qu'imparfaitement, c'est se déformer, c'est mentir à soi- même. L'œuvre d'art, ce « bijou » qu'évoque Jacob et à la concrétion duquel il prétend donner tous ses soins, est forcément restrictive de la personnalité. Pour qui donc prit une fois comme idéal sa propre parfaite expan-

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sion, le moment doit venir l'œuvre d'art, l'œuvre simplement, apparaît inacceptable, intolérable, à fuir. Expriniée en termes physiques la proposition gagne encore en évidence : une littérature centrifuge, comme fut la nôtre presque tout entière depuis cent ans, a néces- -sairement son point d'aboutissement en dehors de la lit- térature. Dada, dans ce qu'il a d'informe, de négatif, d'extérieur à l'art représente d'une façon achevée ce qui fut le rêve implicite de plusieurs générations d'écri- vains.

Tout ce que contenait la tendance subjective, il le développe sans pitié. Avec quelle force ne montre-t-il pas que vouloir se recueillir soi-même tout entier, c'est en somme cesser d'accorder la moindre importance à aucun de ses états de conscience ! Les représentations Dadas, en dépit peut-être de leurs organisateurs, avaient un sens très clair. Elles voulaient dire : « Du moment que vous, public, comme nous, acteurs, avons décidé de nous considérer comme de purs jets d'eau, pren- drions-nous le droit de choisir entre les gouttes ? Pour- quoi celle-ci nous apparaîtrait-elle délicate et brillante, cette autre trouble et vile ? Puisque nous sommes d'ac- cord pour ne rien faire d'autre que laisser jaillir notre esprit, nous devons l'être aussi, nécessairement, pour ne remarquer aucune différence entre ses divers épan- chements. C'est vous, public, vous, nos aînés, qui avez commencé. Il ne fallait pas vous rapprocher ainsi de vous-même, il ne fallait pas vouloir vous confondre avec votre âme, ni surtout vouloir confondre avec elle l'uni- vers. Par votre faute maintenant tout est pareil. Nous vous défions de retrouver le moindre critérium, de pro-

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noncer sans inconséquence le moindre jugement sur les produits de votre cerveau ou de votre volonté. Bon gré mal gré il faut que vous fassiez le plongeon avec nous, il faut que vous vous lanciez avec nous à la nage dans l'immense océan de l'indifférence. Grâce à vous la psy- chologie n'est plus qu'une vieille histoire. A force de s'être écouté, on a perdu tout moyen de se compren- dre. Plus nous voici fidèles à nous-mêmes, et moins ce que nous en recevons a d'intérêt. Plus nous essayons de laisser parler en nous la profondeur, et plus c'est la surface qui s'exprime. L'inconscient nous a floués. Après nous avoir privés de tout notre discernement, il se moque de nous et ne nous envoie plus que ses émis- saires les plus ridicules. Mais encore une fois, essayez donc de protester, pour voir ! Et surtout dites-nous au nom de quoi. »

Et encore au nom de quoi protesterions-nous, quand Dada tranquillement entreprend de désaffecter le lan- gage ? Que fait-il de plus, encore, que de tirer les conséquences extrêmes des principes sur lesquels le Symbolisme, puis le Cubisme se sont fondés ? C'est avec Mallarmé, c'est chez Rimbaud (on pourrait même remonter plus haut et sur ce point aussi Flaubert n'est pas sans responsabilité) que les mots ont commencé à se débaucher. Et sans doute je tiens pour une très géniale et très importante découverte celle de cette vertu secrète en eux, distincte de celle qu'ils ont de signi- fier, et qui leur permet d'absorber un peu de la sensibilité de l'écrivain et de l'emmener, à l'état de simple semence, dans un autre monde elle refleurira. Nul plus que moi n'admire la façon dont chez Mallarmé ils se déga-

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gent tout doucement de leur sens individuel, puis de leur solidarité logique, pour simplement finir, s'étant rejoints ailleurs, par éclore, par naître à plusieurs. Mais enfin, dans cette acception, ils cessent d'être des signes ; la valeur qu'ils reçoivent est d'un ordre post- intellectuel. Ce qui détermine leur apparition, c'est désomiais uniquement leur parenté intérieure avec tel ou tel aspect du sujet. Ils ne viennent plus que sur son injonction, que sous sa poussée, et pour lui composer une figure nouvelle, étrangère'. Le danger est immense. Car la ressemblance de l'un ou de l'autre avec le sujet ne pouvant -être appréciée que par celui-ci, rien n'em- pêche qu'elle soit reconnue dans tous les cas. Et en effet, au fond, elle existe dans tous les cas. Même si on ne l'aperçoit pas. Tout mot, du moment qu'il est proféré, ou seulement envisagé par l'esprit dans un éclair, a une relation avec lui. Tout mot, puisqu'il est venu à la pensée, l'exprime, car rien d'autre ne peut l'y avoir amené, que son aptitude précisément, même si elle reste incompréhensible, à l'exprimer. Tout mot donc est justifiable, est expressif, arrivant après n'importe quel autre, présenté sous n'importe quel jour, révélant n'im- porte quoi.

Ici encore Dada a vu juste et profond. Ici encore il a

I. Ils deviennent de simples effets. Il faut voir avec quelle promptitude ils suivent, il ne faut pas dire la pensée, mais la per- sonne de Rimbaud par exemple. L'obéissance est tout ce que le poète leur demande. Des lignes se dessinent dans l'espace, des che- mins insaisissables se déclarent ils n'ont qu'à se précipiter ; ils recueillent dans l'instant mille directions ; ils sont précis et inutiles comme l'éclair.

RECONNAISSANCE A DADA 235

raison en concluant au néant linguistique, comme il avait conclu déjà au néant psychologique. Sa démons- tration est parfaite. Il peut encore ici nous délier^ du moment que nous avons accepté que l'écrivain s'adonne à son seul accomplissement, de mettre en avant quelque principe que ce soit qui interdise le complet bouleversement du vocabulaire et les incohérentes pro- cessions de mots auxquelles il s'amuse. »

* * *

Que l'on veuille bien ne pas me supposer, en pré- sence de tous les ravages de Dada, dans un état d'indi- gnation ni de fureur que je cacherais. Quelques mots que j'ai dits tout à l'heure ont fait croire peut-être que la cause de l'art m'était sacrée, comme on dit, et que j'allais, pour finir, me déclai-er son champion, brandir un glaive d'archange. Ce n'est pas tout à fait cela. L'Art et la Beauté ne sont pas pour moi des divinités et je n'éprouve aucune révolte contre leurs iconoclastes. Avouerai-je même que je prends plus de plaisir à les voir méprisés qu'encensés, et que rien ne m'agace autant que les majuscules dont on les décore ?

Je suis au contraire assez sensible à cette extrême mo- destie, à cette incompréhension de toute grandeur hu- maine qu'André Breton souligne, à la fin de son article, comme une des vertus de Dada. Je les préfère en tous cas infiniment à la sufiisance sacerdotale de tant de littérateurs manques. Je me sens très près du sentiment délicat et tragique, de la pudeur désespérée qui pous- sent le même André Breton à s'écrier : « Il est inadmis-

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sible qu'un homme laisse une trace de son passage sur la terre. «

Et comment serais-je scandalisé par tout ce nihilisme, alors que je suis 'bien obligé de constater qu'il n'est qu'un héritage et que ce ne sont pas ceux-là qui le pro- fessent qui en sont responsables ? Au reste, après tout ce que ces dernières années nous ont permis de voir, est-il aujourd'hui si déplacé ?

Mais l'expérience est là; je ne puis l'ignorer. L'art m'apparaît comme un fait humain, comme une fatalité de notre nature : nous 3^ retomberons toujours. On peut me démontrer tant qu'on voudra qu'il est impos- sible : il est, il a toujours été, donc il sera. Et j'avoue bien volontiers que c'est toute sa raison d'être.

Persuadé qu'il sera, je me demande à quel prix. Et c'est ici que la démonstration des Dadas me devient si précieuse. Les conséquences qu'ils ont tirées des prin- cipes régnants me paraissent inéluctables. Il faut donc que ces principes soient changés. Il faut que nous renoncions au subjectivisme, à l'effusion, à la création pure, à la transmigration du moi, et à cette constante prétérition de l'objet qui nous a précipités dans le vide. Il faut qu'un mouvement subtil de notre esprit l'amène à se dédoubler à nouveau ; il faut qu'il reprenne foi en une réalité distincte de sa puissance, qu'il arrive à dis- tinguer à nouveau en lui un instrument et une matière. Il importe surtout que l'esprit critique cesse de nous apparaître comme essentiellement stérile et que nous sachions redécouvrir sa vertu créatrice, son pouvoir de transformation. Nous ne pourrons nous renouveler que si l'acte de l'écrivain se rapproche franchement de

RECONNAISSANCE A DADA 237

l'effort pour comprendre. C'est non pas en im-itant le savant, mais en s'apparentant à nouveau à lui^ que l'écrivain verra la fécondité lui revenir. Et sans doute, il restera toujours, à la différence du savant, un inven- teur, un trompeur. Mais il faudra qu'il n'en ait plus l'air et qu'il ne se sache plus tél. Il faudra que le monde irréel qu'il a pour mission de susciter naisse seulement de son application à reproduire le réel et que le men- songe artistique ne soit plus engendré que par la pas- sion de la vérité.

JACQ.UES RIVIÈRE

LE RETOUR DU SOLDAT'

Enfant, à cause des images, j'ai préféré les pays exoti- ques à ma patrie. Son sol et son ciel étaient trop modestes.

Son histoire me paraissait s'assombrir. Je doutais de ses destinées. Je repoussais son génie qui me hantait.

A dix-huit ans les puériles aventures américaines me tentèrent. Mais je ne pus me séparer de mes livres qui me promettaient des épreuves plus exquises.

Ma force commençait à se consumer dans une biblio- thèque, une caserne quand la guerre éclata. Les murs que je désespérais de briser se renversaient au souiîie des trompettes.

Je crus à Marathon. Des jeunes hommes aux muscles revêtus de fer gagnaient un cent dix mètres-haies. La lance séparait les flots barbares.

Ou bien par une complaisance vicieuse, je me serais contenté de Waterloo : le dernier reflux de la chair française sur le monde : le fer et le feu immolant le reste de cette belle vie.

I. Fragment de Xouvelîe Patrie.

LE RETOUR DU SOLDAT 239

Au départ je portais une panoplie neuve, on m'avait peint les jambes en rouge. Je croyais à la force de nos ennemis. Je songeais plus à offrir ma mort que la victoire à ma patrie, ,

Je fis la queue pendant des jours sur les routes entre le front Est et le front Nord. Je piétinais derrière un million de citoyens qui attendaient leur tour.

Tout de suite je m'impatientai ; les murs de notre caserne nous escortaient. Je craignis que cette guerre ne tût qu'un grand remue-ménage de camelote, un spec- tacle à bon marché comme le cinéma Ton voit les banquiers se satisfaire du même plaisir de pauvres que les terrassiers.

De moins en moins confiant, je doutais de pouvoir embellir cette besogne industrielle. Je chargeai mon fusil, défis ma chaussure, plaçai mon orteil sur la gâchette. Un boutiquier allégua que la vie était bonne et il mourut bientôt avec une simple beauté prouvant que l'essence de la guerre, le sacrifice, était intacte.

La guerre commença, continua et finit. Elle se résout maintenant en un clin d'œil.

Je ne songe plus à émigrer. Cette terre qui a mon sang aura mes os. Les hommes de France sont chiches de leur semence, mais pas encore de leur sang. J'ai arrosé la Turquie de ma sueur pour la donner aux Anglais, avec un monde. Nous, nous avons gardé la place poser nos pieds.

Pauvre terre éreintée. Ma race meurt-elle d'avoir le plus vécu ?

Nos pères n'ont pas voulu faire des petits comme ces

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absurdes Allemands. Sur le champ de bataille, je cher- chais mes frères à mes côtés. J'étais seul, ô mon père. Mais aurai-je un fils ? Certains avaient le droit, hier encore, de ne pas se soucier du siècle.

Race raidie, tremblante à force de raidissement, l'in- telligence est choix, décision. T'étais-tu décidée entre la paix et la guerre ? entre la grandeur et la mort ?

Tes chefs se trompèrent et pourtant ils ont gagné la guerre. Tes hommes eurent peur et pourtant ils ont gagné la guerre.

Est-ce parce que tous nos anciens ennemis moins forts s'étaient mêlés à nous pour que le plus gros ennemi fût égalé ?

Cela n'a pas suffi. Il a fallu la moitié du monde pour contenir un peuple que mon peuple, seul, a foulé à son aise pendant des siècles.

Déchéance.

La France gardait la tète haute, souveraine mais son corps exsangue ne l'aurait pas soutenu si la force de vingt nations n'avait accru ses membres énervés. Ainsi sa pensée qui au cours de la lutte s'était ressaisie et surpassée, n'atteignit l'ennemi que par un poing étranger.

La France a été la tête de la moitié du monde. Ceux dont la force multipliait sa force ne se sont connus que dans son unité. Généreuse, elle a donné l'impulsion.

Pendant cinq ans la France a été le lieu capital de la planète. Ses chefs ont commandé à l'armée des hommes, mais son sol a été foulé par tous et par n'importe quir Tout le monde est venu y porter la guerre : amis et ennemis. Les étrangers y ont installé leur champ de

LE RETOUR DU SOLDAT 24 I

bataille pour vider une querelle tous, eux et nous, avons oublié la nôtre.

Notre champ a été piétiné par les Armées.

Sur la terre, notre chair ne tient plus sa place. L'es- pace abandonné a été rempli par la chair produite par les mères d'autres contrées. Derrière nous dans chaque maison à la place de celui qui était mort ou de celui qui n'était pas il y avait un étranger. Il était seul avec les femmes.

Nous nous sommes bien battus. Couverts de coups nous traînions encore au combat nos corps dont aucun plaisir n'est jamais venu à bout.

Il y a eu beaucoup de lâches parmi nous, mais le souffle d une vie millénaire regonflait sans cesse les poltrons et des héros vous regardaient avec les yeux de la Patrie.

Charleroi. La Marne.

Il faut que je sache. Il faut que nous sachions. C'est que s'est nouée ma vie.

Je médite sur l'existence de la France et sur le sens du monde.

La France seule a-t-elle vaincu l'Allemagne au second choc, au mois de septembre ?

Si je peux répondre oui, alors je respire. Alors la chair plus subtile a vaincu la chair plus épaisse. Alors un homme en a battu deux et trois. Alors un homme a surmonté un supplice énorme et les gros canons et mille mitrailleuses comme le fléau des sauterelles n'ont pas prévalu contre sa pauvre peau.

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Alors, hoLirrah ! riiomme est grand et la France vi.ra. Mes petits enfants, préparez-vous à apprendre beaucoup de chapitres. L'Histoire de France s'allonge.

Mais oui, les hommes de France "sont bons joueurs de ballon, leurs poings sont prompts, ils volent haut.

Ma France, je te vois, tu occupes l'air comme la jeune femme que je désire. Et comme elle, je te presse sur mon cœur.

Mais après la Marne ? Le coureur annonce au monde qu'il est sauvé, il tombe, sa vie lui échappe.

Mais après la Marne, l'ennemi s'est planqué dans notre terre. Il s'y est vautré, la défonçant à grands coups de bottes. Et nous ne l'en avons pas arraché.

Si nous étions restés seuls, que serait-il arrivé ?

Il faut que je sache, il faut que nous sachions. Est-ce ici que se dénoue ma vie ? Il faut qu'à cet instant la France survive.

Seuls nous aurions lutté à mort comme nous avons fait.

Verdun ? Mais il y avait déjà tant d'Anglais en France et môme, o soldats de l'An II ! tant de nègres.

Et la flotte anglaise gardait nos côtes, si Douaumont était la tour de Londres.

Nous n'avons pas couché seuls avec la Victoire.

Honte. Honte aussi parce que l'ennemi qui nous a échappé, c'est peu.

Notre vile consolation : l'Allemand qui n'a pas su vaincre à la Marne n'est rien.

Il s'est attaqué au Français avec deux fois plus de chair, dix fois plus de fer. Son défi avait été médité pen- dant quarante ans. Voyant une partie des hommes se

LE RETOUR DU SOLDAT 243

consacrer à la guerre, les autres hommes, crédules, attendaient de la guerre allemande la merveille de cet âge.

Mais l'Armageddon en route vers Paris versa dans l'ornière de nos campagnes. Quel désastre humain !

Il y avait une immense foi dans le génie allemand qui sombra tout d'un coup.

Ce n'était pas la peine de renoncer à la philosophie, à la musique pour rater un coup pareil.

Et nous n'avons pas su vaincre ces gens là.

Qu'importe cette victoire du mqnde en 1918, cette victoire qui a failli, cette victoii^e qu'on a abandonnée avec honte comme une défaite, cette victoire du nombre sur le nombre, de tant d'empires sur un empire, cette victoire anonyme. On a renvoyé les Français à la charrue jouer les Cincinnatus.

Joffre, notre gros homme, n'avait attendu que cette lutte seul à seul, entre Belfort et Nancy. Il était tranquille, tenant cruellement en main nos passions, comme Corneille. Un même sang irrigue le cerveau qui pense et l'intestin qui digère.

Seuls à seuls après une première bataille, aurions- nous eu le temps de livrer une seconde bataille qui achevât la première ?

Ceci n'est pas une vaine songerie. Marathon est tou- jours possible. Ou il n'y a pas de génie humain. Et si maintenant je suis plus grand, plus fier, ayant reconquis ma patrie dans mon esprit, c'est que je crois que la France aurait pu vaincre en une heure.

Comme il n'avait pas su vaincre seul son ennemi, ses amis méprisants ont bien fait d'interrompre un geste

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indigne. Sur son ennemi maintenu à terre par vingt bras étrangers, le Français n'avait pas le droit au coup de grâce.

A qui n'a plus l'audace de conquérir, à qui ne con- naît plus le mouvement naturel de proposer son âme à un vaincu, on a refusé le Rhin. Mais l'Angleterre a laissé tomber quelques rognures d'empire.

L'homme faible ne put choisir son ami qu'entre deux ennemis^ tout ami est ennemi à l'homme faible.

La lutte immense qui n'est pas finie se relâche. Par la pensée je marque un temps d'arrêt dans la poussée qui m'assaille moi et ceux qui parlent mon langage.

Pas de repos à travers l'éternité.

Il n'y a ici aucune plainte. Honte à ceux qui se plai- gnent de leur destin. Les Français ont souffert moins qu'ils ne devaient attendre de leurs crimes parce que leurs mérites ont été encore plus grands que leurs crimes.

Quel goût ignoble j'avais dans la bouche quand les territoriaux se lamentaient de l'injustice de leur sort aux soirs ils nous relevaient. Mais selon la loi qui règne sur les choses, ils montaient remplacer les enfants qui n'étaient pas venus parce qu'ils les avaient noyés ou poignardés avant leur naissance.

Relèves ! rencontres des générations !

Jugement à la croisée des chemins qui mènent à la rie et à la mort.

Nous avons besogné excessivement parce que nous n'avions pas de frères pour nous aider.

Pourtant ces Allemands sont absurdes. Il fallait bien que quelqu'un en Europe et qui moins que la France

LE RETOUR DU SOLDAT 245'

a oublié les antiques lois modératrices arrêtât un pul- lulement aveugle.

J'étends les bras, mais la chair de mon corps, de mon peuple, s'est amoindrie et je puis à peine embrasser mon étroit horizon.

Eh bien ! j'en appelle aux nations qui ont une taille humaine, et avec un regard armé par Athéna, je scrute plusieurs gros Empires.

Ainsi, au milieu du monde, au rnilieu des étoiles, la France ramasse sa chair usée par les armes et les plaisirs autour d'une raison inexpugnable.

Moi j'ai vingt-sept ans et je suis suspendu à ma plume. Mon culte lucide et dur est un fer chauffé à blanc. Il y a devant mes yeux une figure humaine ; hors de ses lignes délicates, j'ai peur que la vie ne s'épanche.

Ah je suis fanatiquement de ceux qui veulent que la vie continue. Mon arrière-pensée, je commence à te connaître, je t'élèverai au grand jour comme mon pre- mier né.

Peu à peu je distingue est la pulsation essentielle,, je ne puis l'entendre qu'au cœur de mes amis, au cœur de ma patrie.

J'aurais voulu témoigner pour mes amis, pour les jeunes hommes, pour ceux qui ont combattu, pour ceux qui sont morts (je te vois tirant et mourant derrière le tas de briques. Jeune juif, comme tu donnes bien ton sang à notre patrie), pour les peintres, bien sûr ! pas pour ceux qui savent chanter, pour ceux qui volent, pour ceux qui ont gagné les premières batailles au rugby, pour celui qui a vaincu avec des poings dirigés par une déesse.

24^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ils sont autour de moi sur ce petit territoire de la France, avec leurs visages nus, leurs poitrines marquées par l'honneur et une grande envie de crier quelque chose.

Nous sommes ici les pieds dans nos cadavres, parmi nos femmes stériles.

Nous nous demandons ce que nous allons faire, ce que vont faire les autres hommes.-

Nous n'avons pas dit notre dernier mot. Plus d'un peuple périra avant nous.

PIERRE DRIEU LA ROCHELLE

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI

Depuis près d'une demi-heure Marc Fournier se tenait aux abords de la station de Marble Arch, et comme il s'impatientait il remonta un peu dans Oxford Street, jusqu'à la première boutique de tabac qu'il rencontra.

Il venait de passer un mois à Londres, après une absence de trois ans, et maintenant il attendait Quee- nie Crosland, qu'il n'avait pas revue depuis le lendemain de cette nuit M"''' Crosland lisait un roman dans sa chambre. C'était l'avant-dernière année que Marc avait passée dans son logement de Chelsea ; il y avait de cela quatre ans.

Dans cet intervalle, bien des choses s'étaient passées dont quelques unes avaient eu beaucoup d'importance pour lui. Son père était mort, et il lui avait succédé à la tête de la grosse maison d'exportation de soieries qu'il dirigeait. Ainsi, étant trop occupé pour continuer à passer les étés à Londres, il avait cédé son appartement avec ses meubles, et c'était à Paris, ses affaires le rete-

I. Voir la Xoin'elJc Revue Française du lei" juillet 1920.

2:\S. LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

liaient longtemps, qu'ilavaitson pied-à-terre : une garçon- nière bien aménagée dans un coin feuillu du vieux Passy.

II n'avait pas revu non plus M""= Crosland, et il ne la reverrait jamais. La pauvre femme était morte, il y avait un an, à Philadelphie, un de ses cousins, veuf, l'avait appelée pour tenir sa maison, peu de temps après le départ de Marc. Elle lui avait écrit souvent, et il gardait encore ses longues lettres, pleines de tendresse et de réminiscences de lectures, avec leurs enveloppes sur lesquelles elle écrivait, sans doute parce qu'elle croyait que c'était plus correct ou plus couleur locale, au lieu de « France » : « La France ». Une fois, elle lui parlait de sa fille : « Queenie, qui est près de moi, me dit de vous envover son affection. C'est une grande et belle fille, à présent, et elle n'a pas pris l'accent améri- cain. » Puis, un jour, une lettre de Queenie elle-même lui avait appris la maladie et la mort d'Edith. Marc en fut triste pendant- un grand quart d'heure. En somme cette femme était une des personnes dont il pouvait se dire qu'elles l'avaient vraiment aimé : elle ne lui avait fait que du bien, alors qu'il l'avait mise dans une posi- tion où elle aurait pu lui nuire, ou tout au moins lui être désagréable.

Il avait écrit à Queenie une lettre de condoléances, et dès lors ils avaient échangé des cartes postales. C'est ainsi qu'il avait appris son retour d'Amérique, et qu'elle habitait de nouveau chez sa tante, M""- Longhurst ; mais c'était à un bureau de poste qu'il lui adressait ses cartes. Une correspondance d'un ton purement amical de part et d'autre, du reste. Mais depuis près de cinq mois, Queenie avait cessé de lui écrire et il avait attendu si

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 249

longtemps sa réponse à la lettre qu'il lui avait envoyée quelque temps après son arrivée à Londres, qu'il avait presque renoncé à la voir avant son départ, car ses affaires l'obligeaient à repasser dans peu de jours sur le Continent. Et voici qu'elle ne viendrait peut-être pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé.

Je suis sûre que je ne me trompe pas : Mon- sieur Fournier ?

.Oh, Queenie!... Mademoiselle Crosland ; com- ment allez-vous ?

Il Tavait à peine reconnue, tant elle avait grandi : mais tout de suite il retrouva, tel qu'il l'avait aimé jadis, le grand pays tendre et clair de ses yeux bleus.

Excusez-moi, je suis en retard. Mais je travaille jusqu'à six heures.

Oh, cela ne fait rien. Nous avons le temps d'aller goûter dans un joli endroit que vous ne connaissez peut-être pas encore ; ii est tout nouveau. C'est un sous- sol avec de silencieuses petites pièces, des tapis épais, des recoins mystérieux, des lampes voilées de soie rose, et de belles servantes, vêtues d'une manière impression- nante. \'ous verrez, c'est près de Piccadilly.

Elle dit : « Oh, Piccadilly ! » avec un sourire triste qui fit que Marc la regarda, surpris. Elle avait raison : elle était vêtue trop simplement pour qu'il pût l'emmener dans cette élégante boutique de thé. Même, trop pau- vrement vêtue. Il essaya de réparer sa bévue :

C'est vrai ; c'est loin, et quand nous arriverons, ce sera fermé. Allons donc tout simplement ici, tout près, dans Edgware Road.

Ils y allèrent.

J-^O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et maintenant, versez le thé, Queenie. Quand vous l'aurez versé, et puisque nous avons la chance d'être seuls ici, vous me raconterez tout de cela.

Tout de quoi ?

Mais tout ce qui s'est passé depuis que vous avez cessé de m'écrire, et comment il se fait que je vous trouve

Si pauvre, n'est-ce pas ?

Oh, je ne veux pas dire cela. Etes-vous si pauvre ? Je pensais que vous aviez hériter quelque chose de votre mère ?

Mère n'avait plus rien quand elle est morte. Quand vous nous avez connues, elle vivait sur le capital qu'avait laissé mon père.

Marc baissa les yeux. Cela expliquait bien des choses. Ainsi donc, on ne Tavait pas aimé uniquement pour lui-même ; et on avait une arrière-pensée quand on le suppliait de rester... En effet, c'était lui, naturellement, qui faisait les frais du ménage... Oui, mais Edith avait été si économe, elle avait si bien pris soin de ses intérêts, surtout elle avait si bien caché ce fait terrible : qu'elle vivait sur son capital, ne demandant jamais rien pour elle, faisant même de petits cadeaux. Après tout, cette affaire n'avait pas été si mauvaise que cela pour l'amour-propre de Marc.

Je serais restée en Amérique, si mon cousin ne s'était pas mis en tête de m'épouser. Mais je ne pouvais pas m'amener à consentir à cela. Un homme plein de manies, autoritaire et taquin. Et malade, ajouta-t-elle avec une expression d'horreur. Et maintenant je regrette de ne l'avoir pas accepté ! Mais il est trop tard à présent.

BEAUTE, MON BEAU SOUCI 23 I

Pourquoi ? •*

Elle se tut, et le regarda d'un air méfiant. Puis elle sourit, se rappelant peut-être certaines choses ; et alors elle se décida, et parla. C'est ainsi que Marc apprit ce qu'une femme aurait appelé « la faute » ou « le péché » de Queenie Crosland, et qu'il appela sa mésaventure : elle avait donné un habitant de plus à la plus grande ville du monde. Il y avait six semaines de cela ; mais par bonheur. Dieu dans sa miséricorde avait déjà rappelé à lui le pauvre petit être qui s'était ainsi fourvoyé dans ce monde.

C'était à partir du moment ses ennuis avaient commencé qu'elle avait cessé d'écrire à Marc. Sa tante l'avait chassée, et elle avait perdu la place de dactylo- graphe qu'elle avait trouvée à son retour d'Amérique. Et puis, il y avait eu des semaines dans une maison de santé

Et le père de l'enfant ?

Parti, Dieu merci. Je suppose qu'il n'était pas plus lâche qu'un autre homme ; mais il est parti, très loin, en Afrique, après avoir dit qu'il m'écrirait, mais je n'ai plus entendu parler de lui, et je ne pense pas qu'il écrive jamais. Et cela raut mieux ainsi, puisque son fils est mort. Oh non, je ne l'aimais pas. Ça a été juste unie sottise, une erreur. Comme c'était triste, ces promenades du dimanche, et ces rendez-vous dans la banlieue ! Je le connaissais à peine ; je ne sais pas comment j'ai pu consentir. Il ne disait presque jamais un mot, mais je sentais sa pensée, tandis qu'il marchait près de moi ; quelquefois il en était tout tremblant ; et alors, j'ai eu pitié de lui. Mais dans tout cela, il n'y a pas un

2n2 la nouvelle REVUE FPANÇAISE

moment, pas un seul, dont je me souvienne avec plaisir. Et il est parti comme un voleur. Enfin, Dieu merci, c'est tout fini.

Et maintenant ?

Marc vit qu'elle était arrivée au moment le plus pénible de sa confession, et il mit toute la tendresse et toute l'amitié qu'il put dans le regard dont il accompagna sa question.

Maintenant Voilà: Quand elle était sortie de la

maison de santé il ne lui restait plus qu'une dizaine de livres et elle ne savait pas quoi faire pour vivre. Alors elle avait accepté la première chose qu'elle avait trouvée. Elle n'osait pas chercher une autre place de dactylographe : elle ne pouvait pas se présenter vêtue comme elle l'était; elle avait quitté si vite la maison de sa tante qu'elle n'avait pas songé à emporter autre chose que son argent. Ses robes et toutes ses autres affaires étaient restées là-bas, et pour rien au monde elle ne serait allée les redemander. Du reste, sa tante n'aurait pas voulu qu'elle franchît le seuil. Alors elle avait pris une place qu'elle avait trouvée par hasard, la première venue. Une place, presque de servante. Oui, il fallait le dire: de servante. Dans un restaurant de Praed Street, près de la gare de Paddington. ^ Oh, qu'est-ce que sa mère en aurait pensé ! Elle qui trouvait que rien n'était trop beau pour sa Queenie. Elle-même avait l'impression que ce n'était pas vrai, et qu'elle était déguisée, et qu'elle faisait ce métier pour rire.

Quelquefois je m'imagine que les clients, et moi, et les autres employées, nous sommes des enfants qui jouons à la dînette et je ne peux pas m'empêcher de

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 253

sourire en y pensant. Mais que diraient les gens qui m'ont connue ?

Et vous habitez ?

Dès que j'ai trouvé cette place, j'ai acheté quelques meubles et j'ai loué une petite chambre à Harlesden.

Pardon ?

Harlesden. Après Kensal Rise, dans cette direction. Comme sa voix était douce et sa prononciation pure!

Dans sa bouche, Harlesden, le nom de ce quartier perdu aux confins de la ville et de la banlieue, devenait quel- que chose de si mélodieux qu'on aurait pu croire que c'était le nom d'un de ces lieux charmants que les poètes ont chantés.

Et vous y vivez seule ?

Avec la propriétaire. Il n'y a pas d'autre locataire. Oh, c'est vrai : jusqu'à ces derniers jours, je n'y vivais pas seule ; j'avais un compagnon : un pauvre petit chien que j'avais trouvé dans la rue, un soir en rentrant de Paddington ; il avait l'air si malheureux et si sale : « sauvage, et laineux et plein de puces ». Je l'ai emporté chez moi ; je l'ai bien lavé, bien soigné, et il paraissait s'habituer à m.oi, et voilà qu'il m'a quittée, lui aussi.

C'est bien vrai que vous vivez seule ?

Oh, je comprends ! Comment une telle pensée a-t-elle pu vous traverser l'esprit ? après ce que vous savez qui m'est arrivé? Oui, je vois ; j'ai mérité cela ; ne vous excusez pas, Monsieur Fournier. Non, c'est bien fini, maintenant. Oh, plutôt que d'accepter les avances d'un homme, je me laisserais mourir de faim, je me jetterais dans le canal ! Vous ne comprenez donc pas ? Repasser

2>4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

par j'ai passé ! Et puis, maintenant, il faut que je remonte. Dans dix semaines, vers Noël, j'aurai écono- misé assez pour m'acheter une robe décente, et alors je mettrai une annonce dans le Daily Telegraph, et je pourrai me présenter pour solliciter une place dans quel- que bureau. Je pourrais gagner ainsi huit et peut-être même dix livres par mois. Je me suis fait une espèce de clavier de machine avec du carton, et le soir, en rentrant, je m'exerce, pour ne pas perdre ma vitesse. Petit à petit, je pourrai mettre de côté de quoi m'acheter une machine d'occasion. Peut-être dans deux ans j'aurai de quoi l'acheter ; et alors je pourrais travailler aussi à domicile. Le loyer de ma chambre est si peu de chose ; il est vrai que c'est si loin ! mais quand je gagnerai davantage, je me rapprocherai du centre, et ainsi j'éco- nomiserai sur le prix des omnibus. Je pense que dans trois ans j'aurai commencé à vivre plus confortablement. Je pourrai même avoir un joli petit chien ou quelques oiseaux, et alors je serai la parfaite vieille fille, n'est-ce pas ? Vous voyez que j'ai bien trop de choses auxquelles il faut que je pense, tous ces grands projets ambi- tieux, — pour avoir le temps d'être triste, et de cher- cher à me faire consoler par quelqu'un ! A présent, je hais tous les hommes.

Faites une exception pour moi, M"'= Crosland. Mais que vous me haïssiez ou non, il faut que je vous dise ceci. Vous savez quelle amitié j'avais pour votre mère. (Marc et Queenie baissèrent les yeux.) Eh bien, je ^eux faire pour vous ce qu'elle-même aurait fait si vous l'aviez encore. Je vous en prie, ne me remerciez pas, M""' Crosland ; considérez, si vous voulez, que ce n'est

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 255

pas pour vous que je le fais, mais pour votre mère, dont je vénère la mémoire. Seulement, vous me permettrez de vous accompagner maintenant à Harlesden.

Non, vous ne le ferez pas ! Je veux dire : cela pourrait donner à médire aux voisins ; ma propriétaire se ferait une fâcheuse opinion de moi, et si on allait

prendre des renseignements Non, je vous en prie,

n'y venez pas.

Encore une fois, je vous le demande comme ami de votre mère. Du reste, il n'est pas assez tard pour que ma visite, qui sera très courte, attire l'attention des gens, et si vous refusez je croirai que vous me cachez quelque chose.

■' Oui, j'ai mérité de m'entendre dire cela ; eh bien, venez.

Ils sortirent dans Edgware Road.

^&

Vous n'allez pas prendre un taxi, je suppose, M. Fournier ? On n'a guère l'habitude d'en voir là-bas. Et puis cela vous coûtera au moins douze shillings, pour aller et revenir.

Cela ne fait rien ; donnez l'adresse et montez. Nous lui dirons de s'arrêter à une certaine distance de votre porte.

Une fois qu'ils furent installés dans le taxi, elle aussi loin de lui que possible, le premier mouvement de Marc fut de lui prendre la main, mais il se retint. Non : du moment qu'il se proposait de lui venir en aide, c'est-à-dire, du moment qu'il allait lui donner de l'argent, il se devait à lui-même de la respecter. Oui, même si elle paraissait disposée à voir en lui plus qu'un

2$6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ami et à montrer qu'elle se souvenait de leurs anciennes relations, et à plus forte raison, alors, jusqu'au bout il se conduirait en galant homme ; mais il dut s'avouer qu'elle ne paraissait pas disposée à voir en lui plus qu'un ami.

Vous n'avez rien qui puisse servir de preuve qu'il vous avait promis le maiiage ? J'ai un am» avocat...

J'avais pensé à cela, d'abord. Non : pas un bout de lettre. Mais même si j'avais quelque preuve car il m'avait parlé de mariage et c'était chose convenue entre nous, je ne voudrais pas l'attaquer : l'affaire pourrait être ébruitée, ou paraître dans les journaux. Si l'enfant avait vécu... mais à présent, à quoi bon ? Et puis, est-ce que réellement je vaux moins qu'avant ?

Oh non ; peut-être même valez-vous davantage. Et il pensa : « Oui, en somme, c'est comme une

grande perte d'argent pour un homme : aux yeux du monde il vaut moins, mais moralement il peut valoir davantage, s'il a profité de la leçon. » Et il commençait à sentir que sa jeune amie avait profité de la leçon qu'elle avait reçue.

Oh, il y a si longtemps que je n'étais pas allée en taxi !

Marc reconnut les intonations qu'avait sa voix, au temps elle était encore ignorante et heureuse. Ah,

comme il l'avait non, pas « aimée » ; mais presque.

Oh l'appel de cet oiseau invisible dans le jardin aban- donné, et... ce contact si doux et un peu dur et tiède et odorant, dont ses lèvres avaient gardé le souvenir; ce temps elle était la petite nymphe Echo, encore à demi prisonnière du marbre, encore à demi emmurée

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 257

dans la dureté de lenfance ! Non, il ne fallait pas songer à cela : ce n'était plus la même personne, et elle n'était plus pour lui puisqu'il allait lui donner de l'argent. Elle n'était plus Queenie. Elle était M"'= Crosland.

Combien allez-vous me donner ? lui dit-elle, comme si elle répondait à sa pensée.

Marc balbutia, surpris :

Mais.... ce que vous jugerez nécessaire.

C'est parce que je veux vous le rendre le plus tôt possible, quand ce ne serait que par petits acomptes de dix shillings.

Ne vous préoccupez pas de cela. Je vous ai écrit, n'est-ce pas, que je devais partir dimanche prochain, c'est-à-dire dans trois jours.

Oh, dans trois jours ? Mais je suppose que les ordres postaux d'ici peuvent être payés en France ? Je demanderai.

Mais, M"' Crosland.... Enfin, vous ferez comme vous voudrez. Mon intention est de vous donner dès maintenant quatre billets de cinq livres et ensuite....

Vingt livres ? Vous voulez donc que je vous envoie des acomptes pendant quarante mois ? Non, M. Fournier, cela ne fait pas mon affaire. N'essayez pas de me tenter. Avec six livres, j'aurai tout ce qu'il me faut, et cette somme là, je pourrai vous la rembourser en une année, peut-être en huit ou dix mois.

Voici dix livres, dont vous me rembourserez six, puisque vous y tenez. Les quatre autres, je vous les donne.

Mais je n'en veux pas.

Vous ne voulez rien accepter de moi ?

17

258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Rien d'aucun homme ; c'est par principe. Croyez- vous que si je n'étais pas résolue à ne rien accepter d'aucun homme je n'aurais pas écrit, et depuis plusieurs mois déjà, à mon cousin ? Il m'a fait assez d'offres de service, même après mon départ. Bien ; j'accepte ces dix livres ; vous ne pourrez pas m'empècher de vous les rendre. Nous sommes presque arrivés, dites au chauffeur de s'arrêter ici.

Ils descendirent et traversèrent à pied une grande place triste bordée de maisons basses.

C'est là. Oh, j'ai honte quand je pense que vous allez voir ma chambre.

Il y avait encore un peu de jour triste et sale, dans la sombre maison. Queenie ouvrit une porte au fond de l'entrée. Etait-ce possible ? cette chambre nue, mal éclairée par une espèce de vasistas très élevé qui don- nait sur un mur de brique noircie, c'était sa chambre, la chambre d'une très belle fille de dix-huit ans ? Et les meubles, les pauvres meubles qu'elle avait achetés : un étroit lit de fer, une table, deux chaises et une armoire en bois blanc.

Dès que j'aurai fait quelques économies, dit-elle, j'achèterai de la couleur et je les peindrai moi-même, en gris clair avec des filets bleus, qu'en pensez-vous .'' Oh, peu à peu, cela deviendra tout à fait gentil ici. » Et elle regarda ses tristes murs avec ravissement, comme si elle les voj'ait déjà tendus d'un joli papier et ornés de gravures,

Marc vit qu'il n'y avait même pas une carpette devant le lit.

Je vais vous montrer quelque chose, dit-elle en sortant une clé de sa poche.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 259

Elle ouvrit l'armoire et en tira un objet brillant qu'elle mit entre les mains de Marc. C'était une photo- graphie d'Edith Crosland, dans un beau cadre en argent massif.

Nous ne sommes pas aussi pauvre qu'on pourrait le croire, n'est-ce pas ? En tous cas, j'ai sauvé ceci. Pen- dant le jour je l'enferme ici et la nuit je le mets sous mon traversin. Oh oui, dit-elle à Marc, qui venait d'élever dans ses mains le portrait d'Edith, en réalité pour mieux le voir, mais Queenie put croire que c'était pour l'approcher de ses lèvres : « Oh oui, vous pouvez l'embrasser ! »

Elle s'assit au bord du lit et se mit à sangloter dans son mouchoir.

Marc Fournier n'aimait pas les scènes larmoyantes et, sous préteîcte que le taxi attendait, il prit congé dès qu'il vit Queenie un peu calmée. Il lui dit qu'il voulait la revoir avant son départ, et savoir si elle avait reçu des réponses à l'annonce qu'il ferait insérer, dès le len- demain, dans plusieurs grands quotidiens.

Donnez cette adresse ; mais avec d'autres initiales que les miennes, à cause de ma tante et des gens qui me connaissent.... Non, je ae pourrai pas vous voir demain ; mais samedi soir, si vous voulez.

11 lui donna donc rendez-vous à la station de Dover Street. Il habitait tout près, dans Mayfair, une maison de « Chambres de célibataires », il descendait lors- qu'il était à Londres pour peu de temps.

Pendant tout le reste de la soirée et la journée du lendemain, il fut inquiet et préoccupé. En cherchant à

2 60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

revoir Queenie il avait pensé terminer son séjour à Londres par une amusante petite aventure, qu'il était décidé à pousser aussi loin qu'il le pourrait. Il l'avait revue, mais l'événement avait trompé son attente. Le malheur et la pauvreté de Queenie étaient entre eux comme une barrière infranchissable. Pourtant... puis- qu'elle n'avait plus rien à perdre, pourquoi la belle jeune fille d'à présent ne voulait-elle pas se souvenir des faveurs que la grande petite fille d'autrefois lui avait accordées ? Ah, c'était parce que l'argent était entre eux. Eh bien alors, puisqu'ils étaient d'uccord pour oublier les beaux jours de Chelsca, pourquoi ne le laissait-elle pas lui venir en aide aussi généreusement qu'il l'aurait voulu ? L'argent, encore 1 Tant pis, il l'aiderait en dépit d'elle-même à « remonter. » Il lui enverrait un chèque de quarante livres dès le lende- main. Pour lui, maintenant, qu'est-ce que c'était que quarante livres ? Jadis, à Chelsea, il vivait tout un mois avec cette somme ; mais à présent, qu'il avait un gros compte personnel ouvert chez ses banquiers de Cockspur Street, il pouvait bien faire ce cadeau à une amie dans le besoin, puisqu'il était décidé à ne rien demander en échange. Il remplit un chèque et le signa, (t Elle me le renverra, pensa-t-il. » Eh bien, non : il le lui enver- rait en lui écrivant qu'il partait pour le Continent et err lui faisant ses adieux. Avant qu'elle pût le lui renvoyer à son adresse de France, elle aurait eu le temps de réflé- chir, et de se dire qu'après tout elle pouvait bien accepter ce don d'un absent. Pourtant s'il f;iisait cela, il se pri- verait du plaisir de la revoir. Non, il tâcherait de lui faire accepter ce chèque lorsqu'il la verrait, samedi.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 26 1

Mais peut-être accepterait-elle du moins quelques objets dont elle avait besoin. En flânant dans Oxford Street et dans Tottenham Court Road, il s'arrêta aux devantures et choisit des vêtements, des meubles, des tentures, et en imagination il envoyait tous ces objets à Harlesden ils transformaient la pauvre chambre de Queenie en un boudoir luxueux et la paraient elle-même comme pour une présentation à la Cour. Mais il sentait combien ces cadeaux seraient indiscrets, inconvenants, ridicules, et combien mal venus de la jeune fille si même elle ne les lui renvoyait pas. Cependant il pourrait lui faire porter quelques meubles plus modestes. Non, même pas cela ; du moins pas avant de lui en avoir parlé. Elle était si soigneuse de sa réputation, et si préoccupée de ce que sa propriétaire et ses voisins pou- vaient penser d'elle Mais à coup sûr, il n'y aurait

pas d'indiscrétion à lui envoyer ce tapis, épais et doux, qui ressemblait à ceux qu'il avait eus à Chelsea, et que ses jolis pieds nus avaient foulés un soir. Il l'acheta, et donna l'adresse de Harlesden. Tiens ! autre chose, à quoi il n'avait pas songé, et à laquelle il aurait songer d'abord : une machine à écrire ; cette machine qu'elle ne comptait pas pouvoir acheter avant plusieurs années, et qui l'aiderait à vivre plus confortablement. Il y en avait dix, de toutes les meilleures marques, dans les bureaux de la Maison Fournier et C'*^ : pourquoi aurait-il hésité à en acheter une de plus pour la donner à Queenie ? Il l'acheta, et fut sur le point de l'envoyer aussi à Harlesden. Mais il se ravisa : il valait mieux ne pas faire porter deux cadeaux dans la même journée. Il donna son adresse de Mayfair.

2(j2 nouvelle REVUE FRANÇAISE

Ainsi toutû la journée sa pensée tourna autour de Queenie et prit souvent la direction de Harlesden. Lors- qu'il rentra chez lui pour s'habiller, vers sept heures du soir, il trouva une lettre de M""' Crosland : un simple et sec accusé de réception des dix livres qu'il lui avait remises la veille et h confirmation qu'elle serait samedi soir à six heures à la station de Dover Street.

Vous voyez, dit-elle, j'ai tout dépensé moins trois livres et cinq shillings.

Et vous Favez bien employé, ma belle jeune dame.

Oh, vous me faites rire. C'est le surnom que les autres m'avaient donné à Praed Street : la jeune dame. Elles disaient des choses et elles employaient des

mots Alors je leur disais : « Voyons, jeunes filles,

pourquoi vous gâter ainsi et vous ravaler vous-mêmes ? Ne pensez-vous pas que c'est déjà bien assez que d'être pauvres comme nous le sommes et voulez-vous renon- cer à être respectables ? » Oh mon Dieu, si elles savaient ce qui m'est arrivé !

Il n'y fiiut plus penser.

Au contraire, il fout que j'y pense constamment. C'est la seule chose qui puisse me soutenir dans ma lutte contre le monde. Aii, c'est fait : j'ai trouvé une situation dans un bureau, à Holborn. Je vous remercie d'avoir fait insérer cette annonce. Dans un mois je commencerai à payer ma dette. Mais je ne suis pas tout à fait contente de vous : le tapis est trop beau. Mais, après tout, merci.

Je vous ai déjà dit de ne pas prononcer ce mot.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 263

Ne le prononcez plus. J'ai chez moi, une machine à écrire qui est à vous.

Oh, est-ce possible ? Comment pourrais-je jamais -^

Je désire que vous vous libériez le plus tôt pos- sible de votre dette, voilà tout.

Il avait plaisir à la sentir marcher à son côté, de son pas ferme et balancé : sa force même, qu'on devinait à chacun de ses mouvements, était un charme de plus : on la sentait capable de lutter et, si elle le voulait, de faire mal. La femme avait tenu toutes les promesses de l'enfant ; et Marc souhaitait presque d'être rencontré par un amii tandis qu'il traversait Piccadilly avec elle. Elle avait fait des miracles avec la petite somme qu'il lui avait remise : comme elle était difi'érente déjà de la jeune fille inquiète et humiliée qu'il avait retrouvée près de Marble Arch l'autre jour. Une certaine expres- sion dure et fermée qu'il avait remarquée dans ses yeux avait disparu. C'était une autre Queenie, mais qui continuait celle qu'il avait connue autrefois : une douce grande blonde faite pour recevoir du bonheur et en donner.

Nous allons prendre le thé, et ensuite nous dîne- rons ensemble, puis nous irons au théâtre et je vous reconduirai chez vous après que nous serons passés chez moi pour prendre la machine.

Oh non, je ne rentre jamais après neuf heures, et je n'ai pas l'habitude de dîner. Mais si vous voulez, nous irons à cette boutique de thé dont vous m'avez parlé.

Ils y allèrent, et s'installèrent dans un coin près d'une cheminée un feu de charbon savamment arrangé

^^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ressemblait à un panier plein de roses. sous une douce lumiùre, assis dans des fauteuils bas, ils eurent l'impression d'être dans l'intimité d'un chez-soi tran- quille et luxueux.

Puisque vous avez presque tout dépensé, et que vous manquez certainement de beaucoup de choses encore, voici ce que j'ai préparé pour vous, c'est mon cadeau d'adieu, et qui sait quand nous nous reverrons.

^ Un chèque de quarante livres ! Cela n'a de valeur, n'est-ce pas, que pour moi, et si je le signe ?

Oui, naturellement.

Voilà je ne sais combien de fois que vous dites « Oui, naturellement » ce soir. Je veux bien accepter la machine, comme cadeau d'adieu. Mais cela, non, » dit- elle en déchirant le chèque, lentement, en tous petits morceaux qu'elle jeta sur le foyer incandescent. « J'es- père, » ajouta-t-elle en regardant Marc d'un air de défi « que vous n'êtes pas froissé, M. Fournier ? »

A partir de ce moment, elle parut nerveuse et dit à Marc, sans avoir l'air de le faire exprès, tout ce qu'elle put trouver de plus désagréable. Par exemple elle lui apprit que sa propriétaire de Harlesden était absente le soir il était venu chez elle : « Et c'est heureux, » ajouta-t-elle, « qu'elle ne vous ait pas vu. » Puis, elle trouva le thé mauvais, et demanda plusieurs fois quelle heure il était. A un moment elle lui dit d'un ton sarcas- tique : « Je pensais que vous vous seriez marié là-bas > » et_ sans attendre sa réponse elle voulut partir, et une fois dehors, elle dit que ce n'était pas la peine qu'ils allassent chez Marc prendre la machine à écrire. Il pourrait la lui faire porter le lendemain, ou bien elle-

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 265

même passerait la prendre chez le portier lundi prochain.

Vous ne pouvez pas rentrer si tôt à Harlesden, M"^ Crosland. Il est à peine sept heures et demie. Nous pourrions faire une petite promenade. J'ai pensé à un endroit nous pourrions aller, et je serais certai- nement allé, même si j'avais été seul, pour le revoir avant mon départ.

Oh, à Chelsea, n'est-ce pas ?

Oui, à Chelsea, il reste un peu de ma jeu- nesse et un peu de votre enfance, et le souvenir de la personne très chère que nous avons perdue.

Elle y consentit, mais elle voulut faire à pied une partie du trajet, et ils allèrent jusqu'à Hyde Park Corner, ils prirent un autobus. La nuit était déjà venue lorsqu'ils descendirent au coin de King's Road et de Oakley Street.

C'était une nuit de la première quinzaine d'octobre, relativement tiède. Ils suivirent Oaklev Street dans la direction du fleuve, puis tournèrent à droite dans Cheyne Walk.

Voici le jardin, dit Marc. Prenons la petite allée centrale.

Et voici la statue de Carlyle, dit Queenie.

Le seul peut-être de tous nos voisins qui soit resté ià. Et la seule figure, peut-être, que je reconnaîtrais <lans le quartier, c'est sa bonne tête de vieux chien de berger. Ah ! voici mon ancienne maison ; ma fenêtre du rez-de-chaussée. C'est de que je vous ai aperçue pour la première fois, un jour que vous vous étiez déguisée, avec d'autres jeunes gens, pour visiter les convalescents de l'hôpital. Vous souvenez-vous ? Et vous rappelez-

266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE".

VOUS ce soir d'été je vous ai reconduite à Riclimond avec votre petite amie Ruby ? Comme nous étions gais tous les trois ! A propos de je ne sais plus quoi, pour dire que vous vous étiez trompée, au lieu de « I made a mistake » vous avez dit : « Oh, 1 made a mistook ^) ;.. c'était la première fois que j'entendais cette plaisan- terie d'écolière, et dans mon souvenir je l'ai identifiée avec vous et avec ce voyage à Richmond, vous êtes arrivée endormie.

Quelle mémoire vous avez 1

Et \ ous, avez-vous oublié tout cela ?

Peut-être que non.

Et le jardin abandonné, au coin de Cheyne Row ? Nous y passerons tout à l'heure. Et vous souvenez-- vous.... Vous avez vu le tableau d'Andromède ? Eh bien, vous souvenez-vous d'une petite Andromède de moins de quinze ans, qui n'était pas attachée à un rocher, mais adossée à une porte dont elle tenait la. poignée, tandis qu'à ses pieds un monstre....

Oh ne parlez pas de.... Oui, » murmura-t-elle en. baissant la tête : « je me souviens. »

Queenie, pourquoi avez-vous été si méchante ce.- soir ? Etait-ce que vous parliez sans réfléchir ? Ou plutôt, que vous n'aviez pas confiance en moi et que... vous trouviez que nous étions, là-bas, trop près de- Mayfair ? Etait-ce cela ?

Peut-être.

Oh, alors tout est bien. Mais vous pouviez avoir confiance en moi et même venir passer un instant dans- ma « chambre de célibataire ». C'est très curieusement aménagé là-dedans. Ainsi la baignoire est dans une.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 267

armoire. Et puis il y a toutes sortes de commodités. Impossible de voir qui va dans l'ascenseur. Mais à toute heure de la nuit, dans les escaliers et les corridors, je me heurte à des fantômes parfumés qui font en mar- chant un bruit de soie. Des ombres de célibataires, je suppose. Ah ! c'est la première fois que vous riez depuis notre rencontre de ce soir.

Et probablement la dernière, car il sera bientôt temps que je rentre.

Queenie, ne recommencez pas à être méchante. Songez que je pars demain matin. Oui, vous allez ren- trer. Mais avant, il faut que je vous dise quelque chose.- Certaines de vos actions qui n'ont eu aucune importance pour vous, sans doute de simples caprices de petite fille, peuvent en avoir eu beaucoup pour d'autres. C'est une action de ce genre que je vous ai rappelée il y a un instant, et vous m'avez dit que vous vous en sou- veniez. Eh bien, moi. je n'ai pas cessé d'y songer depuis cette nuit-là, et après quatre années écoulées, le souvenir que j'en ai gardé est demeuré aussi net qu'il l'était le lendemain. Vous, peut-être, n'y avez pas songé une seule fois. Mais un homme îrarde ces choses-là dans son cœur et il y pense, la nuit, quand il est seul. Le monstre a souvent pensé à la petite Andromède, Queenie, et il a tout revu dans ses rêves : cette douce Nor- wège, ce beau pays de neige ensoleillée ; et quand vous m'avez dit ce qui vous était arrivé, j'ai senti comme un coup dans la poitrine parce que vous aviez gaspillé pour un autre un trésor que vous m'aviez permis d'en- trevoir comme si un jour il devait être à moi. Croyez- vous que si je n'avais pas songé à vous, pendant ces

ïé8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

quatre ans, avec quelque chose de plus que de l'amitié, j'aurais cherché à vous retrouver ? Mais enfin, je vous ai retrouvée et cela me suffit. Ne prenez pas le respect que je vous ai montré pour de l'indifférence, mais voyez-y plutôt la preuve de la profondeur du sentiment que vous m'inspirez, et de la maîtrise que j'ai sur moi. Je compte pouvoir re%'enir à Londres dans quatre mois, et j'y installerai une succursale de mes bureaux du Con- tinent. J'aurai besoin d'un secrétaire particulier ; je vous offre ce poste. Vous n'aurez affaire qu'à moi, et n'aurez à craindre ni les promiscuités ni les médisances. Queenic !.... Queenie !

Elle était partie en courant, et comme des passants :survenaient, Marc n'osa pas s'élancer à sa suite. Il la vit qui atteignait le coin de Beaufort Street au moment passait un autobus venant de Battersea et dont elle avait apercevoir avant lui les lumières. Mais quand Marc parvint au coin de la rue, il ne la vit plus, et en conclut qu'elle était montée dans l'autobus.

Personne n'avait h'it attention à sa mésaventure, et du reste que lui importait ? Il gagna King's Road, très vite, avec un vague espoir de la retrouver là. Mais non, c'était absurde : pourquoi aurait-elle joué à cache- cftche avec lui ? Pourtant il revint à Cheyne Walk, Tepassa devant son ancienne maison, puis remonta Cheyne Row et en arrivant au tournant il aperçut une femme debout près de la palissade du jardin abandonné. Elle était de la même taille que Queenie et il crut que c'était elle, mais quand il en fut plus près, il vit qu'il s'était trompé. Il erra quelque temps, tout désemparé, <lans ce quartier rempli des souvenirs de sa jeunesse ;

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 20^

et tout à coup un grand soufHe de vent qui bouscula des rameaux au-dessus de sa tête le fit frémir.

Il rentra dans King's Road, toute flambante et bruis- sante de l'activité du samedi soir. Alors l'idée lui vint de partir pour Harlesden. « En prenant un taxi, j'y arriverais encore avant elle. » Mais il n'en vit aucun qui fût vide, et il songea que cette démarche ne ferait qu'irriter la jeune fille. « Et si elle m'avait menti ? Si l'autre n'était pas parti ? » Il se sentit rougir. Etait-il possible qu'elle l'eût si effrontément dupé ? Mais non, toutes les actions, toutes les paroles de Queenie, et ce dernier incident l'assuraient qu'elle était libre. Elle avait peur, tout simplement ; et après l'accident dont elle avait été victime, son premier mouvement était de fuir dès qu'un homme la recherchait.

Il prit un autobus qui allait vers Piccadilly. Il était déjà tard, et après avoir dîné sans appétit, il rentra chez lui. Alors il se mit à écrire à Queenie une lettre d'ex- cuses, mais dans laquelle il lui répétait son offre d'un poste de secrétaire.

Tout à l'heure, quand il lui parlait, il s'était laissé entraîner par ses souvenirs, par la présence de la jeune fille à côté de lui dans l'ombre, et par ses propres paroles. En somme, il avait oublié sa résolution, et il avait essayé de voir s'il ne pourrait pas la ramener ce soir même à Mayfair. Et c'était pour cela qu'il avait fait consciemment une peinture exagérée de ses senti- ments, parce qu'il croyait que la plupart du temps les femmes retranchent au moins cinquante pour cent de tout ce que les hommes leur disent lorsqu'ils leur par- lent d'amour. Mais le point final qu'elle avait mis à son

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■iliscours lui avait soudainement tait éprouver tout de bon la passion qu'il avait voulu feindre. Sa lettre s'en ressentait, et en la relisant, il eut honte, et la recom- mença. « Mais si elle aussi a joué la comédie ? si ce brusque départ était calculé ? Et calculé aussi son désin- téressement ? » Ah, qui l'aurait pu dire ?

Il déchira la page commencée, et prit une nouvelle feuille de papier. Il essaya d'être plus cohérent, et de ne rien dire qui pût effaroucher Queenie, éveiller ses scrupules et sa métiance, ou devenir sait-on jamais ? une arme entre ses mains.

Il n')' réussit pas tout à fait, et il aurait peut-être recommencé encore une fois cette lettre, si son réveil, éclatant brusquement sur une table derrière lui, ne l'eût averti qu'il était temps qu'il se préparât à prendre son train. Alors, pour qu'elle la reçut plus tôt, il des- cendit et la porta lui-même jusqu'au premier pilier qu'il rencontra.

Quatre jours après, à Paris, il trouva sa réponse dans son courrier du matin. .Une courte lettre écrite à h. machine, et d'un style strictement commercial, mais dont la banalité même et la froide correction l'émurent, car.,, elle acceptait !

IBEAUTE, MON' BEAU SOUCI 2"]!

« Ail, il est encore ! » pensa-t-elle avec colère, au moment elle sortait du bureau elle travaillait, « et il va me suivre encore, et cinq minutes après que je me serai assise à la table de la crémerie, je le verrai entrer, s'asseoir à luie table voisine et me regarder fixe- ment avec ses yeux de fou. Les premiers temps il sou- riait et me faisait des signes ; mais maintenant il me regarde fixement comme s'il me connaissait. Pourtant il n'y a rien dans ma tenue... Enfin, aucun autre homme, jamais, ne songe à me sui\Te et personne n'ose me regarder ainsi. Un jour il s'est assis à ma table •et a même essayé de me parler. Mais je sais très bien Tie pas regarder, et n'avoir pas l'air d'entendre. Je ne i'ai regardé que cette seule fois ; et il a si distinctement 4u dans mes yeux que je le considérais comme un "malotru, qu'il a rougi, et s'est en allé aussitôt. Il nie ■persécute. J'ai déjà changé de restaurant ; je passe par ^es rues détournées, je modifie constamment mon itinéraire pour rentrer chez moi. Rien n'y fait : je le retrouve toujours à quelques pas de moi, avec son air hagard et son chapeau ridicule. U finira par m aborder en pleine rue. »

Puis-je vous parler .-*

C'était fait : l'homme à lair hagard était debout -devant elle, son chapeau ridicule à la main.

Non, dit-elle sèchement. Elle le regarda de la îète aux pieds et, le repoussant avec le bout de son parapluie, elle passa.

272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il tourna les talons, et quand elle osa jeter les yeux autour d'elle, il avait disparu. Mais en arrivant à la crémerie, elle se sentit regardée avec intensité par quel- qu'un qui était assis au fond de la salle. C'était lui.

Il y avait déjà deux mois que cela durait ; ou du moins il y avait deux mois qu'elle s'était aperçu qu'il la suivait. Quand cela avait-il commencé ? Peut-être quelques jours seulement après son entrée au bureau elle était employée, c'est-à-dire il y avait environ trois mois. Elle s'était apprise à ne jamais regarder les gens qu'elle ne connaissait pas. Ainsi, il avait pu l'atten- dre et la suivre depuis très longtemps.

Si elle avait eu quelque collègue femme, elle se serait fait accompagner, tant il l'effrayait. Mais elle ne voulait pas demander un service de ce genre à l'un des employés de son bureau, qui étaient tous des jeunes gens. Il lui fallait donc affronter cette terreur, toute seule et sans aucune protection.

Ses yeux, ou plutôt son regard, était quelque chose d'affreux ! Elle le revoyait en rêve. Un enfant qu'il aurait regardé de cette façon se serait mis à pleurer. Quelle étrange fixité, et quelle expression d'angoisse et d'insolence ! Le soir, lorsqu'elle était dans sa chambre, assise devant sa machine et travaillant, tout à coup elle se sentait le cœur étreint par un hideux pressentiment. La porte allait s'ouvrir brusquement et

//// entrerait, la tête haute, et ses yeux ! ses yeux !

alors, si un meuble craquait, elle courait, prise d'épou- vante, jusqu'au commutateur, éteignait la lampe et, gre- lottante, se déshabillait et se couchait dans l'obscurité.

BEAUTÉ, MOX BEAU SOUCI 273

Le lendemain du jour il l'avait abordée dans la rue, elle ne le vit pas. Le surlendemain non plus. Une semaine, deux semaines passèrent ainsi. Elle commença à se croire délivrée de cette obsession. Maintenant elle osait flâner un peu, s'arrêter aux devantures des bou- tiques, faire le tour des grilles de Bloomsbury Squan. en regardant les jeux des oiseaux dans ce jardin trislo et négligé, et les voisins, qui en ont seuls la clé. n'entrent pas souvent. Elle aimait mieux Sicilian Arcade, qui était encore dans sa nouveauté, et comme une surprise dans Londres : une rue de Sévillc ou cc Palerme, et quand on connaissait la Méditerranée, en passant on y songeait. Depuis, insensiblement, l'atmosphère studieuse et mesquine de Bloomsbury 1 o pénétrée et l'a naturalisée. Ce serait uii intéressant- sujet de psychologie citadine comparée, qu'un parallèle entre Kingsway et le boulevard Raspail, deux contem- porains que beaucoup de gens de cette génération om vu naître.

Elle était contente de pouvoir enfin regarder à loisir ces boutiques de Sicilian Arcade, sans crainte de voir surgir à son côté cet insolent, ce maniaque, ce fou. A vrai dire, elle avait moins horreur de lui après ces quel- ques jours passés sans le voir, et même elle avaii éprouvé une espèce de soulagement déjà lorsqu'il l'avait abordée, et qu'elle avait entendu sa voix : il était donc un être humain, et non pas un démon horrible et muet.

Si vous lisiez dans un journal

Elle frémit ; il était debout à sa gauche, mais il regardait droit devant lui, en apparence tout occupé à

i8

?.74 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

exitmincr les gravurc's exposées à la devanture d'une- boutique, et ses lèvres remuaient à peine. Elle fut telle- ment saisie quelle n'eut pas la force de fuir.

dans un journal l'avis suivant : Messieurs Un-

tel-et-un-tel, notaires, désirent communiquer d'urgence avec M""' Queenie Crosland au sujet du testament de son cousin, mort à Philadelphie le vingt-quatre octobre dernier, je suppose que vous écririez axes Messieurs ou que, s'ils \-ous envo\-aient un de leurs employés, vous consentiriez à l'écouter. Hh bien....

Elle pensa avec .terreur : « Il sait mon nom. ! »

,Elle osa tourner un peu les yeux vers lui. Elle le .vit de profil, et fut surprise de lui trouver des traits 51 jeunes, presque .enfantins : ce menton arrondi et cette bouche aux lèvres .un peu lourdes. Pourtant il avait quelques cîieveux gris :pr.cs des tempes. Un drôle de profil qui contrastait avec le souvenir qu'elle avait de son regard, un profil qui la lit songer aux jnots «un grand garçon ».

Eh bien, ne serait-il pas plus simple et moins

dé-sagréable pour vous d'écouter cet employé que de vous exposer à être suivie encore tous les ;jours, à toute heure, par un homme que vous détestez et qui vous fiùt peur 1

Il ne bougeait pas, ne se tournait pas vers elle ; et elle vit que sa main, qui tenait une cigarette éteinte,, tremblait.

Si vous avez une communication de cette nature à me faire, pourquoi ne me la feriez-vous pas ici même et maintenant ? Je ne savais pas que mon cousin fût mort. Eh bien, je vous écoute.

BEAUTE, M0\ BEAU SOUCI 275

L'affaire est un peu embrouillée, ^1"*= Crosjand. Voulez-vous me permettre d'aller vous en parier ç4îgz vous ?

\'ous savez donc mon adresse ?

Naturellement.

Je ne comprends pas... Non, pas chez moi.

Très bien. Veuillez donc vous trouver dem;ain samedi à trois heures de l'après-midi, ici tout près., .et sur votre chemin à la sortie de votre bureau : sous la colonnade du Musée. C'est un lieu très fréquenté, et vous n'aurez rien à craindre. Au revoir, M"^ Crosland.

Elle n'irait pas. Elle se demandait même pourquoi elle l'avait écouté, au lieu de s'éloigner dès qu'elle s'était aperçu qu'il était là. Cette histoire d'avis dans un journal et d'héritage n'était qu'un mensonge, et un mensonge- mal fait ; rien qu'un prétexte pour entrer en relations avec elle. Pourtant, non seulement il savait son prénom et son nom, qu'il avait pu apprendre en interrogeant sa propriétaire de Harlesden ou quelque voisin, mais c'était bien en effet à Philadelphie que son cousin habitait, et elle savait qu'il était depuis longtemps malade. Comment cet inconnu avait-il appris cela ? Il fallait qu'il eût fait une enquête très minutieuse ; mais cela ne l'autorisait nullement à entrer en relations avec elle. Si véritablement son cousin était mort, elle l'apprendrait, mais par qui ? Par sa tante, avec qui elle était brouillée et qui ne savait pas son adresse ? « J'aurais exiger qu'il s'expliquât sur-le-champ », Tant pis, il était trop tard à présent ; elle n'irait pas.

Le lendemain, à la fermeture de son bureau, elle

27e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rentra chez elle, prit le thé «[ans sa chambre, s'habilla, sortit de nouveau pour se promener. Il était quatre heures. Il avait se lasser d'attendre. Elle prit le che- min de fer souterrain dans la direction du centre, puis un autobus qui l'amena vers Southampton Row, et comme il était déjà près de cinq heures quand elle y arriva, elle se dit qu'elle pourrait bien passer devant le Musée, seulement pour voir si par hasard il y était encore. Elle venait à peine d'entrer dans Great Russell Street, qu'elle le vit debout sur les marches du Musée.

Elle s'enfuit, et ne fut tranquille que lorsqu'elle se retrouva chez elle. Mais elle ne put s'empêcher de sou- rire en pensant qu'il l'avait attendue si longtemps en vain. Oh, c'était bien fait : lui-même il s'était mis au Musée, avec les curiosités et les antiques, et près de ces deux grandes et bizarres figures de pierre qu'on voit, de la rue, sous la colonnade ! Après cette déconvenue, il n'oserait plus se montrer. Mais sa tranquillité ne dura pas longtemps. « C'est vrai, se dit-elle soudain, il sait mon adresse ! »

Elle eut l'impression que toute retraite lui était cou- pée. Elle finirait par le voir entrer dans sa chambre, comme elle l'avait vu si souvent en imagination. Car ses premières impressions n'avaient pas été effacées par le court entretien qu'elle avait eu avec cet homme. C'était cet entretien qui lui paraissait un rêve : il avait été si rapide ; tandis que son affreux regard l'avait poursuivie pendant si longtemps. « S'il ose venir, je le fais arrêter », se dit-elle. Puis elle alla donner un tour de clé à sa porte.

Elle venait à peine de se rasseoir, qu'on frappa. Elle

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 277

frémit. On frappa encore ; et elle trouva la force de dire :

Qu'est-ce que c'est ?

Une dépêche pour vous. Mademoiselle Crosland, répondit la voix de sa propriétaire. Elle remarqua que sa propriétaire la traitait avec plus d'égards, et moins fami- lièrement, depuis quelque temps.

Sa première idée claire fut que c'était Marc Fournier qui lui annonçait son retour prochain. Il ne lui avait écrit que deux fois depuis son départ ; sa dernière 'lettre remontait à cinq semaines et pourtant il y avait quinze jours qu'elle lui avait envoyé un nouvel acompte de dix shillings sur sa dette. Sans doute il avait avoir trop à faire pour écrire, et il télégraphiait. Ce ne pouvait être que cela, puisque lui seul savait son adresse. A moins que Vautre...

Elle s'était trompée : la dépêche était de sa tante, Madame Longhurst, qui l'invitait à venir la voir le len- demain dimanche dans l'après-midi. Elle ajoutait qu'elle avait une communication importante à lui faire.

D'abord elle fut déçue : pourquoi ce silence de Marc ? Mais enfin elle avait tellement besoin, en ce moment^ de se sentir moins seule, de savoir qu'on s'occupait d'elle, qu'il se fit en elle une détente, et un peu plus tard elle se surprit en train de chantonner. C'était comme si le rude climat dans lequel elle avait vécu tous ces derniers mois s'était soudain radouci. Elle allait donc rentrer en contact avec sa famille ! « Après cela, vous ne pouvez plus rester chez moi, » lui avait dit sa tante, et alors elle était montée dans sa chambre,|et dès que Madame Long- hurst était sortie, elle avait quitté la maison.

ijS LA NOUVELLE REVUE fRANÇAISÊ

Elle arriva vers le milieu de l'après-niidi, et ce fut comme si rien ne s'était passé. Madame LonghursÉ l'embrassa et parla de choses indifférentes. Pas la moin- dre allusion au passé. Elle lui dit ffiême, au bout d'un ù>oment :

^ Vous êtes plus jolie que jamais, ma chère enfant !

Puis elle ajouta très vite ^

Il faut que voUs preniez le thé a^^ec nous ; votre oncle est softi, mais ik)us a?Ufoft$ un visiteur, un ami.^ Oh ! j'oubliais de vous annoncer la nouvelle. Notre coUstri est moit et par ^n testament vous héritez dd mille livres. Il auniit pu mieux faire après toute' la peine qu'Edith s'était donnée pour lui ;• mais enfin... ISfat^i^ i^éllement c'est votre oriclé: qui,- étant votre tuteur, aur* la garde de cette sorti me jusqu'à votre majorité. Il voua expliquera tout cela. Et vous savez, Queeuie, que si vous voulez revenir vivre ici, vous le pouve;?-.

^^ Vous savez que... l'enfant... est mort ? Elle fit « oui » avec les paupières.

Mais comment l'avez-vôUs su ? et ifion adresse, qui Vous l'a donnée ?

Madame Lorighurst la regarda un instant et sourit^ puis elle répondit :

^ Quelqu'un qui s'iméfésse beaucoup à vôtks. Moi- inéme j'âvàls clK'rché à vous rettbuver, mais sai^s y réussk. Lui, a réussi. Et morintenant, Queenie, la ser- vante' est Sortie, et vous ni 'aiderez à préparer le thé.

Elle était encore dans cuisine lorsque sa- tante l'âp- peki ; leuf visité\ir venait d arriver^

^— Monsieur Harding.- Ma nièce Queenie.- Comi>ieHt allc^n^otfs ? âh M. Hatdiïtg.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI - 279

Elle le regarda, béante. C'était //// /

Mais elle n'eut pas le temps de se livrer à sa surprise: il apparut que M. Harding était le plus gai et le plus jovial des hommes. Il parlait constamment, riait, faisait des plaisanteries. Il aida les dames, à préparer la table pour le. thé. Puis il alla au piano, l'oiivrit et se mit à chanter tour à tour en anglais et en français, avec toutes sortesd'intonations comiques. Et quand enfin Qucenie, assise enfiice de lui à' table, osa le regarder, elle fut étonnée de ne plus trouver dans ses yeux cette expres- sion étrange qui l'avait tant effrayée. Il fallait vraiment que son imagination lui eût joué un tour. M. Harding avair le regard extraordinairemcnt vif, sans doute, mais plutôt sympathique, ce qu'on appelait alors « l'œil joyeux ».

Oui, ma chère Madame Longhurst », dit-il en se tournant vers la tante de Quecnie, « oui : il suflit de vouloir les choses avec intensité, et alors on découvre tout, et, comme dit le proverbe chinois : « Avec le céré- monial et la musique tout est possible dans l'Empire ». Oh, avez-voufi parlé à votre nièce de l'héritage qu'elle a fait en son absence ? La voici dotée. Aussi ai-je bien envie de faire ma, demande tout de suite... Madame Long- hurst, si je disais à votre charmante nièce : lleginald Karding, rentier, 32 ans, vous demande si vous voulez être sa femme, que pensez-vous qu'elle répondrait ?

Vous savez, Qucenie : il parle sérieusement. C'est sa manière à lui ; mais ce qu'il vient dire, il me l'a répété cenr fois.

Que croyez-vous qu'elle dirait à cela, Madame Longhurst .? Mais peut-être demanderait- elle quelques

liSO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

uétails. Eh bien, je vous ai donné l'adresse de mon médecin et celle de mon banquier, n'est-ce pas. Madame i.ongliurst ? Et quoi encore ? Appartement à Londres ; .grande maison à la campagne ; automobile. Je ne sais pas s'il est bien nécessaire d'ajouter, c'est un simple détail, que dans le cas je serais accepté, ma femme .'ccevrait d'abord mille livres pour son tiousseauet deux ;nille livres pour ses bijoux ; quatre-vingts livres par mois pour le ménage ; vingt livres par mois pour son ;"rgent de poche, et ses notes personnelles payées jusqu'à v:<'>ncurrence de cinq cents livres par an.

Eh bien, Queenie, que diriez-vous, ma chère ? Ah ! M. Harding, elle croit que vous plaisantez et elle

l'ose pas... Queenie, c'est par M. Harding que j'ai su lout ce qui vous était arrivé ; c'est lui qui vous a retrou- vée et qui vous a fait revenir ici.

Depuis que cette conversation avait commencé, < Queenie se sentait mal à son aise. Les paroles de M. Harding ne parvenaient pas jusqu'à son intelligence. Waiment, elle ne les avait pas comprises ; tout ce qu'elle comprenait, c'était que ce Monsieur et sa tante avaient organisé un complot contre elle. L'amabilité de sa tante l'inquiétait ; l'enjouement de M. Harding l'irritait. Elle ■L mit instantanément sur la défensive et les premiers mots qu'elle trouva furent ceux-ci :

Je dirais que je suis déjà fiancée.

Je ne le crois pas ! cria Madame Longhurst. Vous :k pourriez pas dire comment s'appelle votre fiancé.

Voilà une chose que je n'avais pas apprise, balbutia Al. Harding.

Je suis fiancée à M. Marc Fournier, un étranger.

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 28 1

en ce moment absent, et qui doit revenir le mois pro- chain. Tante, c'est ce Monsieur dont mère a dirigé la maison avant notre départ pour l'Amérique. Et main- tenant il faut que je m'en aille. Je suis fâchée d'être venue et je ne reviendrai plus ici. Et sans même saluer, elle partit.

Son intention avait été de rompre une seconde fois- avec sa tante, et du même coup avec ce M. Harding, son ennemi, avec qui sa tante avait fait alliance. S'il osait l'aborder encore une fois dans la rue, elle appellerait ui> aèrent.

Mais elle vit bien qu'il lui était impossible de rompre avec sa faniille. Dès le lendemain de sa visite à sa tante,- M. Longhurst, son oncle et tuteur, vint la voir chez elle. Il lui fournit toutes sortes d'explications, qu'elle- écouta distraitement, concernant son héritage.

Lui non plus, ne fit aucune allusion au passé. C'était un homme froid, assez effacé dans sa maison, et d'une tournure d'esprit ironique ; et sa nièce fut surprise de voir qu'il lui témoignait plus d'aft'ection que d'ordinaire, et la traitait même avec considération.

Après ce qui s'était passé, il y avait dix mois, elle aurait cm que ni son oncle ni sa tante n'auraient même daigné la reconnaître s'ils l'avaient rencontrée dans la rue. Alors l'idée que tout cela était à l'intervention de M. Harding lui traversa l'esprit. Justement son oncle,, ayant épuisé l'affaire dont il était venu l'entretenir, par- lait de M. Harding.

Permettez-moi de vous dire que vous avez biea joué. Votre mère non plus n'avait pas mal joué quand

282 LA NOUVELLE REVUE FIUNÇAJSE

elle a. réussi à attraper Crosland. Mais vous, c'est encore mieux : vous n'avez pasdix-neuf ans, et voilà un homme de près de cent mille livres accroché à votre hameçon, et déjà hors de l'eau et tout pantelant, à vos pieds sur l'herbe ! Et tout cela, en le fuyant; en iic voulant abso- lument pas le voir, .en l'écartant avec la bout de votre parapluie, comme s'il eût été un mendiant ivre. Admirable; Et puis^ hier, le coup final : vous êtes déjà fiancée ! Après, cela, c'est affaire faite. Il est désespéré. Il m'a^icconipagnéjusqu'au tournant de la rue, je vais sans doute le retrouver tout à l'heure, bien qu'il m'ait dit adieu. Nous nous étions souvent demandé, votre. tante et moi, si ses-intentions. étaient liojvoraKles ; car ses façons d'être sont si bigarres, mais cela viervt de son éducation et de sarichesse; : im entmt unique, et UJi homme qui n'a pas été habitué à s'entendre dire non.. Et puis la situation était... un peu équivoque. Mais depuis hier nous n'avonspius.au^iun doute là-dessus : c'est le mariage. A. présent' qu'il est persuadé qu'il a un rival ! Oh, j'ose dire que jcle comprends... Quelle peine il s'est donnée pour savoir qui vous étiez, et pour arri- ver de proche en proche jusqu'à vous. A vrai dire, il n'a pas autre chose à faire de toute ht- journée.

Elle ne répondit rien à cela, qu'elle atait du reste à peine écouté. Dès qu'il était question de M. Harding, elle se réfugiait en pensée auprès de Marc Eournier. Il allait bientôt revenir. PLile serait sa secrétaire, et il était probable, qu'elle aurait beaucoup moins de travail et beaucoup plus de liberté que dans le bureau elle était à présent. Et puis, elle aurait quelqu'im qui s'occuperait d'elle et la protégerait, uh homme qu'elle connaissait

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI iS}

depuis longtemps. Quant aux relations qu'elle aurait avec lui... D'abord, ne serait-elle pas sa secrétaire ? et ensuite, elle espérait que Marc se comporterait comme il s'était comporté pendant ces deux jours qu'elle avait passés avec lui dernièrement. Elle y veillerait. Mais tout ce qu'elle savait c'est qu'elle s'était placée sous sa protec- tion, qu'elle le considérait comme" son maître, qu'elle lui avait, dans le secret de son cœur, prêté serment d'allégeance. Mais pourquoi n'écrivait-il pas?

Au moment elle-se posait cette question,. Marc lui avait déjà écrit, et elle- reçut sa lettre le lendemain'. Des affaires l'obligeaient à rester plusieurs nx)is sur le Con- tinent (il écrivait d'Italie) ; mais il pensait beaucoup à elle, et tâcherait d'aller faire un tour à Londres dans le courant de l'été, uniquement pour la voii'. Ah, enfin, quelqu'un l'aimait...

Pourtant, ce retard qu'il annonçait l'inquiéta. Hlle reprit sa lettre et fît, pour la première fois, ce que sa lïière, dans ses moments d'ambition intellectuelle, avait rêvé de faire : de la critique de texte. « Plusieurs moiS:», celapouvaitvouloir dire trois, quatre mois : <ionc, Marc serait à Londres en juin au plus tard. Mais d'autre parr,. il annonçait qu'il viendrait, pour quelques jours seule- ment, « dans le courant de l'été; )ï. Cela voulait dire que sôii' installation à Londres était remise ap^réis l'été. Ainsi « plusieurs mois » signifiait «f pas aviïnr rautomnet»î C'était bien long, er pourquoi n'avait^il pas mis plus de précision dans ces dates ?

Après soii" oncle, ce fut sa' tante qui' vint la voir à Harlesden. C'était un dimanche rtaatin, et quand

?.84 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Madame Longhurst entra, Queenie, assise à sa table devant son miroir, tenait une grande gerbe de ses che- veux dans sa main gauche, tandis que de sa main dtoite elle brossait vigoureusement la fine soie d'or pâle qui s'éparpillait le long de son bras nu et sur sa gorge.

MadameLonghurst prit l'autre chaise et vint s'asseoir près de Queenie, mais de façon à la voir de face.

Mon mari m'avait bien dit qu'il avait été choqué en vous trouvant dans une chambre si misérable, mais je ne m'attendais pas à un tel dénûment. Ma pauvre enfant, comment avez-vous pu ?... Enfin, nous avons pensé, bien que les coupons de votre héritage ne soient pas encore échus, que nous pouvions vous avancer la moitié de votre rente, c'est-à-dire les vingt livres que voici. Non, sotte, ne me remerciez pas : c'est votre argent. Quelle chevelure vous avez, mon enfant ! et longue, épaisse et légère, tout à fait les cheveux de fée de votre mère, à qui vous ressemblez tant; et comme vous avez grandi et comme vous êtes devenue forte depuis un an ! Laissez-moi vous regarder.

Du bout des doigts, comme elle aurait défait un sac de bonbons. Madame Longhurst dénoua les rubans bleus qui attachaient la chemise de Queenie à ses épaules, et d'un geste brusque elle abaissa le linge.

Soie et satin, ma chère ! Vous êtes déjà aussi for- mée que l'était Edith dans les premières années de son mariage, quand nous avions coutume d'aller tous les étés aux bains de mer à Bexhill.

Non, laissez ; ils me font mal.

Cela ne fait rien, il faut que je les baise tous les deux. Voilà... Et « cela » n'a pas laissé de traces ?

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 285

Elle fit signe que non.

Quelle chance vous avez, en tout, et pour tout ! A propos, il faut que je vous demande pardon d'avoir parlé trop vite, dimanche dernier. Mais j'ai été si sur- prise quand vous avez dit que vous étiez fiancée, que je n'ai pas eu le temps de voir que c'était une ma- nœuvre.

Ce n'était pas une manœuvre ! J'ai dit la vérité.

Oh vraiment ! eh bien, quand se fera le mariage ?

En automne, c'est-à-dire...

C'est-à-dire jamais, n'est-ce pas ?

Et pourquoi, jamais ?

Elle lui dit le peu qu'elle savait sur les occupations et la position de Marc Fournier ; puis elle conclut :

Voilà quatre ans que nous nous connaissons, et que nous n'avons pas cessé de nous écrire. Je rcc^evais ses lettres au bureau de poste, quand je vivais chez vous. Et je l'ai revu il y a quatre mois, et il devait revenir ces jours-ci, mais...

Mais il reviendra plus tard, ou une autre fois. Y ii-t-il eu quelque chose entre vous ?

Elle fit signe que non, et, se décidant à parler :

- Non, et il m'a seulement offert de me prendre

^comme secrétaire. Et alors, j'ai pensé que peut-être...

Tenez, c'est lui qui m'a donné cette machine à écrire et

ce tapis.

Quelle munificence !

Oh, il voulait me donner beaucoup d'autres choses encore. Mais j'ai refusé, et je lui ai déjà rendu un peu de ce qu'il a dépensé pour moi.

C'était bien la marche à suivre pour vous faire

286 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

épouser ; seulement il aurait fallu que l'autre y mît du sien .

Comment pouvez- vous... ? Mais je n'ai jamais son«:é à cela !

---Lui non plus, apparemment. Oh, c'est bien ce que j^x'^iis pensé, et .vous êtes libre. Vous n'avez plus que ce choix : ou bien ramasser avec difficulté et en vous, salissant les doigts un liard qu'on vous jette en aumône,, ou bien ouvrir ces petites mains pour qu'il y tombe^ plus de liasses de billets de banque qu'il n'en peut tenir- entre vos deux bras ! Donc, votre choix est fait. Et voyez, vous avez déjà un des porte-bonheur traditionnels d'une mariée, « quelque chose de bleu » : ces rubans. Je. suppose, ma chère, que vous m'autorisez à répéter à. M. ,Harding la conversation que nous venons d'avoir en ce qui concerne vos relations avec votre « fiancé » fran-- çais... Oh, avec des ménagements; je veux dire: eïk ne répétant que ce qui est très favorable pour vous, c'est-à-dire presque tout ; mais en lui laissant quelques doutes en ce qui concerne les intentions de son rival, juste ce qu'il faut pour l'inquiéter et alimenter sa jalousie.

-^.Pourquoi ne pas tout lui dire franchement, et même plus qu'il n'y a eu, si c'est lui qui vous a chargée de venir me le demander ? Qu'est-ce que cela peut me faire, puisque je ne veux pas de lui.

Vous êtes tout à fait folle ! Je ne sais pas quelle sorte d'homme l'autre peut être ; mais Reginald Har- ding.est loin d'être laid ou déplaisant.

Je vous dis que je le hais ! Voilà des mois que je le hais, avec sa manière insolente de regarder les gens. Et

BEAUTÉ, MON BELXU SOUCI 287

l'autre jour, . comme il faisait sonner son argent ! Il n'a pas l'air d'un Londonien : c'est quelque campagnard vaniteux et sot.

Oh, ma chère, comme vous vous trompez ! un homme si spirituel, et qui a vécu je ne sais combien d'années à l'étranger. Et un artiste : il peint pour se distraire, ui'a-t-il dit. Il n'est pas Londonien ? de nais- sance non, naturellement : il -est dans la résidence de

.5a fiunille en Somerset, et non pas dans une arrière-bou- tique de l'East-End, mais il connaît Londres mieux que vous. Comment .en serait-il autrement, à trente-deux ans et avec près de trois mille livres de rentes, annuelles !

Oui, je sais : le grand,, le seul argument qu'il daigne faire valoir. Mais je ne le connais pas, et iljne-me con- naît pas, ce monsieur du Somerset.

Vous venez. dédire q.ue vous le haïssez depuis des moisy etmaintenant vous ne; le- connaissez pas. En tous cas, lui vous connaît. II m'a dit : «Oh, M''■'^Longl^uTst,. j-'ai tant regardé Queenie, que je suis sûr maintenant que je la connais jusqu'aux profondeurs de son âme !:.»

Oh, je sais qu'il m'a regardée. Et il se permet d.e dire (c Queenie » en parlant de moi ? Je vous, ai dit, une fois pour toutes^ que je n'en veux pas ! Et je ne m'explique pas, tante, le rôle que vous jouez dans cette affaire. Tenez, reprenez cet argent ; qui me dit qu'il ne vient pas de la poche.de Monsieur « Quel-est-son-nom? » Je n'en veux pas non plus ; reprenez-le.

Ne soyez pas stupide. Vous voulez .savoir le rôle que je joue dans tout cela ? Celui d'uu^parente qui désire vous voir heureuse, et . bien mariée,, et qui voudrait vous voir saisir une occasion inespérée, une opportunité unique.

288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que pas une fille sur mille n'a la chance de rencontrer. Songez donc : il sait tout, et il a tout pardonné. Queenie se leva, frémissante.

Il n'a rien à pardonner ! cria-t-elle, et l'indignation la fit rester haletante, ne trouvant plus de paroles.

M"'' Longhurst se leva, un peu effrayée. Les yeux de Queenie brillaient méchamment, et toute son attitude exprimait l'entêtement, la dureté, et la fureur d'une jeune guerrière saxonne. xMais en même temps, le regard innocent et tendre des deux fleurs de chair démentait le regard farouche des yeux et n'exprimait que la dou- ceur, l'abondance et la paix.

Non, dit M"''' Longhurst ; non, c'est moi qui dis cela, ce n'est pas lui. Il n'a pas dit qu'il pardonnait. Il a dit : « A partir du moment j'ai vu M"*" Crosland pour la première fois, nous avons cessé l'un et l'autre d'avoir un passé ; et je me suis juré que jamais il ne serait fait la moindre allusion à ce passé. » Voyez comme il est déli- vrât, ma chère. Et n'est-il pas très doux, pour une femme, •de sentir qu'on l'aime à ce point? Oui, c'est cela, calmez- voas. Et ce soir je vous attends chez nous à l'heure du thé. Calmez-vous, ma chérie. Là, ma belle. Eh bien, au revoir, Queenie

Après le départ de sa tante Queenie demeura quelque temps pensive et les yeux baissés. Puis peu à peu son \isage prit une expression de douceur, à laquelle suc- céda un sourire, et enfin elle rit jojxuscment. Et elle fut, pendant cet instant, tout à fait semblable à la femme peinte sur le vase que décrit Thyrsis dans la Première Idylle de Théocrite : « Mais à l'intérieur de la guirlande on a représenté une femme, chef-d'œuvre des Dieux,

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 289

parée d'un voile et d'une ceinture; et de chaque côté d'elle, des hommes aux cheveux bien peignés se que- rellent avec des paroles ; mais ces choses ne touchent POINT son cœur, et tantôt elle regarde cet homme-là en riant, et tantôt elle tourne sa pensée vers l'autre. »

Elle fit en sorte d'arriver en retard chez sa tante : elle se disait que M. Harding l'attendait avec impatience, et elle était heureuse de pouvoir le tourmenter ainsi. Du reste, elle comptait presque qu'il lui ferait une nou- velle demande, et cette fois-ci dans les formes, solen- nellement. Aussi fut-elle surprise et déçue quand elle trouva sa tante et son oncle seuls dans le salon.

Ils insistèrent pour qu'elle quittât sa chambre de Har- lesden et revînt habiter chez eux. Cela ne lui coûterait rien, elle serait bien plus confortablement logée, et se trouverait moins éloignée de son bureau. M"'* Longhurst la fit monter avec elle pour qu'elle revît son ancienne chambre, sa chambre de jeune fille, et elle fut étonnée d'y trouver, parmi bien des objets familiers, quelques meu- bles nouveaux : un joli fauteuil et une table qui, lorsqu'on faisait jouer un ressort, se transformait en un petit bureau : il y avait même du papier à lettres dans les casiers. Et les rideaux et toutes les tentures étaient neuves. Queenie, sans rien dire, s'approcha de la fenêtre et regarda le paysage tranquille qu'elle connaissait si bien : un tronçon de rue et les maisons d'en face avec les colonnes de leurs porches, leurs façades enduites de stuc jaune ou blanc, et leurs fenêtres carrées dont les stores intérieurs étaient presque toujours baissés. A gauche, on voyait les arbres d'un square que dépassaient la

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290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tour et les pinacles d'une église. Il n'y avait rien de changé. Elle non plus, croyait-elle, n'avait pas changé; et elle sentait toujours en elle son âme d'enfant, libre, rêveuse, brutale et fermée.

C'est votre oncle qui vous a fait cette surprise, Queenie.

Oh c'est lui ? dit-eile.

Qui d'autre pourrait-ce être ? dit M""' Longhurst en souriant. Eh bien, vous revenez vivre avec nous ?

Pour toute réponse, elle alla embrasser sa tante ; puis les deux femmes redescendirent.

Ce ne fut qu'au bout d'une heure que M""= Longhurst dit, comme s'il se fût agi d'un détail sans importance, que M. Harding n'avait pas pu venir et s'était excusé.

Dès le lundi soir elle quitta Harlesden et revint vivre chez les Lonçhurst.

Toute la semaine passa sans que le nom de M. Harding fût prononcé une seule fois. Queenie fut souvent sur le point d'interroger sa tante, mais son amour-propre l'en empêcha. M. Harding ne reviendrait- il plus ?«Cet homme qui, dès leur seconde conversation, l'avait demandée en mariage, était-il bizarre et capri- cieux au point de s'être détaché d'elle aussi soudaine- ment qu'il avait semblé s'être épris ? Oh que n'aurait- elle pas donné pour savoir ce que sa tante avait dit à M. Harding après la visite qu'elle lui avait faite à Har- lesden ! Mais avait-elle même revu M. Harding ?

Vers la fin de la semaine Queenie était véritablement inquiète, ou du moins sa curiosité était excitée au plus haut point ; et la seule chose qui la satisfit un peu fut

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 29 1

une allusion, ou ce qu'elle prit pour une allusion, de son oncle. Le samedi matin, comme elle sortait de la salle à manger elle venait de déjeuner hâtivement, et qu'elle se précipitait vers le portemanteau pour enfoncer rapidement son chapeau sur sa tète et mettre son imperméable, .elle se heurraà M. Longhurst qui lui dit qu'elle était bien pressée. Elle répondit qu'elle craignait d'arriver en retard à son bureau de Holborn.

Oh, vous allez à votre bure;tu, ma chère. Quelle drôle d'idée !

Enfin, le dimanche à l'heure du thé on sonna, et c'était M. Harding. Elle se mit aussitôt sur la défensive. Elle n'aurait pas su dire si elle lui gardait rancune de n'être pas venu le dimanche précédent, ou si elle était fâchée qu'il fût revenu, mais elle se sentit mal disposée à son égard, et saisit toutes les occasions qu'elle trouva de lui montrer l'aversion qu'il lui inspirait. Et même, dans les semaines qui suivirent, cela devint une habitude : elle n'intervenait guère dans la conversation que pour dire quelque chose qui, directement ou indirectement, devait blesser M. Harding, et souvent sa tante était obligé-e de l'avertir ou de la rappeler à l'ordre. Mais lui, semblait ne pas s'en apercevoir, et du reste il ne s'adres- sait presque jamais à elle.

Il venait maintenant tous les soirs après le souper, et passait une heure dans le salon des Longhurst. Comme M. Longhurst n'était presque jamais là, Reginald restait avec les deux dames, racontant des histoires amusantes, décrivant des scènes, des paysages, et des traits de mœurs qu'il avait observés, principalement en France et en Algérie. Puis il s'asseyait au piano et jouait quelque-

292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fois pendant une demi-heure de suite, après quoi il prenait congé, assez soudainement, en baisant la main de M"'" Londnirst et en s'inclinant cérémonieusement devant Queenie. Ces visites ne duraient jamais plus d'une heure.

Queenie voulait se persuader qu'elles duraient trop- et même un soir elle dit à sa tante :

Mais que vient-il faire ici ?

Quoi, vous ne le savez pas, ma chère ?

Un instant une idée folle traversa l'esprit de Queenie : elle avait trop rabroué et trop humilié M. Harding, et s'il continuait à venir, c'était pour M'"" Longhurst. Déjà une ou deux fois, elle avait remarqué qu'il regardait sa tante avec tendresse, ou tout au moins avec admiration. « Après tout, elle n'en avait pas souci ! Mais la pro- chaine fois, pour qu'ils fussent plus libres, elle se retire- rait dans sa chambre. »

Pourtant elle ne le fit pas. « Tant pis si je les gêne ».- Les histoires de M. Harding et la musique qu'il jouait la distrayaient. Elle s'amusait aussi à l'observer, et elle comprit peu à peu que ce qu'elle avait trouve de singu- lier dans sa personne venait de ce qu'il avait vécu à l'étranger. Evidemment, ces petits haussements d'épaules, ces façons de secouer la tête, ces jeux de physionomie, ces jolis gestes des doigts, et même ce petit peu d'accent voulu et qui rappelait à Queenie celui de- Marc Fournier, tout cela ne venait pas du Somerset. Elle s'en rendit bien compte un soir elle le vit mimer une scène de querelle et de réconciliation entre un Français du Midi et un Anglais. La vérité, c'était que Marc Four- nier avait pris, à Londres, un peu de ce qu'on appelle-

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI 295

en France « le genre anglais », tandis qu'à Paris, ReginalJ Harding avait étudié et s'était assimilé le chic français, dont il faisait parade surtout lorsqu'il se trouvait dans son pays d'origine. Les hommes absolument dépourvus d'affectation sont rares, et assez ternes.

Il y avait une autre raison qui la fit rester au salon lorsque M. Harding y était : elle crut sentir qu'il faisait <ie grands efforts pour ne jamais la regarder, et qu'il évitait de rencontrer ses yeux; et elle essaya de le prendre en faute. Mais elle eut beau faire, elle ne réussit pas à obtenir de lui autre chose qu'un regard tranquille et distrait, de temps en temps. Et elle pou- vait se demander, parfois, si c'était bien l'homme qui était résolu à l'épouser et qui l'avait même déjà demandée en mariage, et qui n'était que pour elle. Cela l'irritait, sans qu'elle s'expliquât pourquoi. Puis, une fois, elle s'aperçut qu'il regardait souvent dans la direction d'un miroir pendu au mur, et d'abord elle avait cru que c'était son image à lui qu'il y regardait. Mais enfin elle ■comprit que, de la façon dont ils étaient placés, c'était

son image à elle que Reginald y voyait Elle futsur-

■prise d'avoir dit en pensant à lui : « Reginald » et non : « M. Harding ». Mais cette façon de regarder en cachette 5on image, au lieu de la regarder elle-même en face, lui <léplut et l'irrita encore davantage. Et une autre fois qu'elle s'était laissé aller à l'examiner attentivement, puisqu'elle -était certaine qu'il fuyait son regard, il l'avait regardée comme pour lui dire: « Quand aurez-vous fini de me fixer ? » Elle avait rougi de dépit, mais en voyant qu'il souriait, tout en continuant à parler à M''''^ Long- hurst, elle sourit aussi.

394 LA NOUVELLE RE\'UE FRANÇAISE

Un dimanche en prenant le thé, Queenie, distraite ou énervée, mania, son couteau si maladroitement que la pointe la blessa légèrement au pouce droit. En voyant l'accident, Reginald, qui était assis près d'elle, eut un frisson et saisit son propre pouce entre les doigts de sa. main gauche, comme si c'était lui qui se fùi coupé. Il fit cela si naturellement, si inconsciemment, que M"'*" Long- hurst ne put s'empêcher de rire, mais il était trop occupé de Queenie pour y faire attention, et elle non plus n'y fit pas attention sur le moment. Mais cela lui revint à la mémoire vers la fin de la journée, et elle y rêva longtemps.

Il y avait plus d'un mois que les choses en étaient lorsqu'un soir, comme par hasard. M""" Longhurst quitta le salon en disant qu'elle allait revenir bientôt, et Reginald et Queenie restèrent seuls.

Il se tourna vers elle, et la regarda en souriant pendant un moment, puis il dit :

Eh bien, M""" Crosland, en sont vos fiançailles ?

Et vous, en est votre éducation ?

Oui, je sais : je suis un paysan du Somerset égaré dans Londres. Et pourtant, malgré mes mauvaises manières, je persiste à rester candidat, et c'est pourquoi je veux connaître le programme de mon adversaire. J'ai réussi à faire dire à la charmante M"'" Longhurst bien des choses qu'elle n'avait pas l'intention de me laisser savoir ; mais en ce qui concerne les projets de Mon- .sieur Fournicr à votre égard, je n'ai rien pu lui tirer de précis. Dites-moi donc, M"^* Crosland, si vous avez reçu de ce Monsieur une promesse de mai'iage quelconque.

BEAUTÉ, MON BEAU SCUCI 295

je veux dire une promesse formelle écrite, ou quelque chose qui en soit l'équivalem.

CeLi ne vous regarde en aucune façon.

Je vous demande pardon, cela me regarde. Car s'il n'a pas fait cette promesse, je reste seul maître du. terrain, et alors je ne vous demande plus si vous m'acceptez ou non ; je vxdus demande de nommer Le jour de la cérémonie.

Vous êtes grossier et ridicule ! Comment n'avez- vous pas honte de la conduite que vous avez tenue avec moi, et des paroles que vous venez de dire ?

Ah 1 votre première riposte était meilleure, et si bonne, même, qu'il était impossible que vous trouviez mieu^.. Comment aurais-je honte du moment que je sais que je peux rendre heureuse la personne que j'aime? Que je peux débarrasser sa route de tous les obstacles ? Lui ôter tous les soucis matériels qui k tourmentent ? Et lui donner une position et un nom que beaucoup d'autres femmes ont désirés, et désirés en vain ?

Je sais : vous avez toujours votre argent sur les lèvres, et quand vous marchez on l'entend sonner dans vos poches.

Est-ce que je parlais d argent tout à l'heure ? Je TOUS disais ce que je pouvais faire pour la femme que j'aime. Oui ou non, vousa-t-il promis le mariage? Car, s'il n'est plus là, même si vous me dites non maintenant, je sais que vous serez à moi. Dites-moi non, et la pour- suite recommencera ; elle diuera des mois, des années s'il le faut, mais vous savez comment elle finira. Eh bien, vous l'a-t-il promis ?

Elle le regarda dans les yeux, et vit avec quelle

2^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

angoisse il attendait sa réponse. Alors, elle fit signe que non, et dit :

Il m'avait proposé d'être sa secrétaire et...

Oh ! c'était une liaison, n'est-ce pas ? derrière l'écran d'une situation quelconque ; et c'est tout extrêmement correct, et qui va songer à demander des explications ? Jusqu'au jour on se lasse de la « petite dame » et on la rejette après l'avoir avilie. Mais moi aussi, c'est une liaison que je vous propose, seulement c'est ce qui se fait de mieux dans ce genre. Si vous voulez des garanties en cas de désaccord ou de rupture, vous en aurez ; et si vous ne voulez pas qu'il y ait une chambre d'enfants chez nous, oh d'accord, de tout mon cœur. Ce n'est pas pour cela que je vous épouse ; pas plus que pour tenir mon ménage. C'est pour tirer de vous tout le bonheur que vous pouvez donner, et pour cela il faut que vous soyez heureuse, et vraiment libre, et en possession de toutes les prérogatives d'une femme mariée. Non seulement riche, entourée de luxe, et avec tout le harnachement de bijoux et fourrures indispensable à une personne telle que vous, mais encore respectable et respectée, et une dame dans la plus complète acception du terme. Mais une liaison secrète comme celle qu'on vous proposait... Oui : la solution confortable et peu coûteuse du grand problème, la triste et timide manière d'esquiver la lutte. Il n'est pas très brave, ce Monsieur. Il n'ose pas vous entreprendre, cet homme d'affaires. Il n'ose pas saisir à la crinière cette cavale effarou- chée. Ce n'est pas le désir qui lui manque, mais le cœur. En dehors du plan de la vie quotidienne, il se contente du tout-fait : c'est plus sûr, et on en a toujours

BEAUTÉ, MOX BEAU SOUCI 297

pour son argent. Je vois : il épousera ce qu'ils appellent, là-bas de l'autre côté, « une jeune fille comme il faut », une fausse o;rande dame maniérée dans le monde et une bourgeoise revêche et mesquine dans l'intimité ; ce que, avec la grâce de Dieu et de mon amour, vous ne serez pas. Pauvre homme ! et pourtant il a les moyens et il avait l'occasion de faire un beau mariage romanesque et irrégulier, un de ces mariages que désapprouvent tant les petits bourgeois qui ne sont ni assez riches ni assez éclairés pour contribuer au progrès de la Morale. Une liaison ! Vous savez le nom que le peuple donne à ce genre de marché ? Oh, quand je songe que vous étiez sans défense et qu'on vous a hh cette injure ! Mais main- tenant, du moins, vous avez quelqu'un qui est prêt à vous défendre contre le monde entier, et à venger tous les torts qu'on vous a faits. Vous le savez, n'est-ce pas ? Non, ne pleurez pas, Queenie : vous avez envie de rire, et aussi de vous cacher. Et bien, venez vous cacher entre mes bras. Madame Harding. »

Quelques jours avant la cérémonie, Reginald Harding lui avait dit, entre beaucoup d'autres, une phrase qu'elle avait retenue : « Vous savez, le mariage, quand on a plusieurs milliers de livres par an, est une chose toute différente du mariage avec quelques centaines de livres. Il en va de même pour Londres : ce n'est pas la même ville pour une femme riche que pour une femme qui n'est qu'aisée, comme votre tante par exemple. »

Elle s'en rendait compte à présent ; à présent que l'heureux événement avait eu lieu et qu'elle achevait de dépenser les trois mille livres que son mari lui avait

298 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:

remises pour l'achat de son trousseau et cks bijoux. Elle- n'avait pas encore épuisé la joie qu'elle éprouvait à entrer délibérément dans un magasin de Bond Street, à. choisir les objets qu'elle désirait, à donner son adresse, à remplir un chèque et à le signer : Queenie Harding.

Comme Londres était belle et trépidante de toute la pulsation de la planète, cette Saison-h'i 1 Vraiment Londres, cet été, vous montait à la tête comme un vin nouveau. Pourtant ce n'était pas la grande cohue de l'année du dernier couronnement ; mais c'était mieux, car bien qu^on se trouvât au cœur du monde et au milieu du rendez-vous des nations, les habitants et les habitués delà ville avaient l'impression de se sentir entre eux^ Oh, c'était à ne rien faire que flâiier du matin au soir, à se perdre dans les foules, à se gaver de luxe et de plaisir. Et par moment il semblait que la vie matérielle était enfin devenue digne de l'esprit, et pouvait le- satisfaire.

C'était aussi l'époque des premiers rag-times, de « Hitchy-Koo » et de la « fureur du nu ». Aux devantures des boutiques luxueuses, dans les journaux illustrés, partout, le regard tombait sur des photographies de baigneuses et de plages jonchées de nudités féminines ;, si bien que l'homme que ses occupations ou son plaisir retenaient dans l'atmosphère de bains turcs de la ville, s'imaginait les côtes de la Grande-Bretagne telles que durent apparaître auK yeux de Télémaque les rivages de l'ile de Calypso : un miUion de nymphes debout ou. couchées sur les grèves ; un million de néréides jouant avec les vagues, la femme et la mer partout en présence,, mêlées l'une à l'autre, les chevelures au vent du large et

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI.... ^ 299

le giclement de récume au rire. Et les nuits, les nuits de Londres, quand tout flambait comme du punch sous le ciel de braise.. Et ces rag-times, les premiers : ceux qui sont venus après n'avaient pas leur gaîtésans frein, ni cette sauvage exhortation au plaisir. Le joli temps de la Joyeuse Angleterre semblait revenu ; et c'était la belle fin d'une belle époque.

Je ne sais plus, dit Reginald Harding à sa femme, je ne sais plus qui a écrit quelque chose comme ceci: « Il n'y a que Londres et Paris ; tout le reste' est du paysage. » Il y a du vrai là-dedans, mais pour jouir pleinement de ces deux villes, il faut apprendre à les voir elles ^ussi comme du paysage; et pour cela, il n'y a rien de tel que l'absence de toute ambition et l'oisiveté absolue. Il faut n'être rien et ne rien faire. C'est la ligne de conduite que je me suis tracée quand j'avais vingt-cinq ans, et je n'en ai pas changé, et je m'en trouve bien.... N'être rien, » ajouta-t-il un peu plus bas, « que l'amant de ma femme, et ne rien foire sinon aimer ma femme.... Après que nous aurons passé l'été en contact avec l'Océan, nous partirons pour Paris, ma chère. Je vous montrerai le sage et sérieux Paris, et ces coins j'ai vécu au temps de ma studieuse bohème : le quartier Montparnasse, la rue de k Gaîté, le Luxembourg, l'avenue de l'Observa- toire. Nous passerons deux ans à Paris ; ensuite, ce sera Rome et Naples ; et puis nous reviendrons ici pour quelque temps, pour quelque rag-time, et quand nous nous en serons las, nous partirons pour les Mers du Sud.

Oh, comme tout cela est loin de Harlesden ! Oh, Reggie, je suis si heureuse, je ne peux pas dire combien je suis heureuse.

3CO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Donc VOUS pensez que je fais tout de même un bon mâ?î'? Je crois bien ! Voyez : j'ai même renoncé pour vous à mes charmants chapeaux français, si bien que mes meilleurs amis hésitent avant de me reconnaître.

Ils restèrent un moment sans rien dire, se rendant compte, peut-être, que leurs paroles à tous les deux iraient sonné faux, et que déjà ils commençaient à n'être plus sincères.

Et pourtant ils étaient assez contents l'un de l'autre. Et déjà Queenie se mettait à employer dans la conver- sation, comme Reginald, des mots français, de ces mots qui sont, dans la série des paroles, ce que sont les bouts dorés dans la série des cigarettes.

Une quinzaine de jours avant son mariage, et sur le conseil de Reginald, elle avait écrit à Marc Fournier pour lui annoncer qu'il s'était passé un grand événement dans sa vie : on avait demandé sa main.

La réponse de Marc ne se fit guère attendre. C'était une lettre tout à fait banale et correcte : les félicitations -d'usage. Il ajoutait qu'il avait renoncé à son projet ■d'installer des bureaux à Londres.

C'est un document officiel, cela, » dit Reginald. « Voyez donc aux autres adresses il a pu vous écrire. )) Elle rougit, car elle venait justement d'y penser. Elle fut donc à Harlesden, et au bureau il lui adressait autre- fois des cartes postales ; mais il n'y avait rien pour elle.

Et pourtant si elle avait pu savoir ! Marc Eournier lui avait écrit plusieurs lettres, qui racontaient toute l'his- toire de ses sentiments : depuis la lettre il offrait, lui ^ussi, le mariage, jusqu'à celle il la félicitait pure-

BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI jOI

ment et simplement, en homme du monde. Mais il /les avait déchirées l'une après l'autre, excepté la dernière, que Queenie avait reçue. Marc Fournier n'était pas comme ce grand poète anonyme, un Andalou proba- blement, — qui a dit :

« Ton amour est comme le taureau Qui va partout ou l'attire ; Mais le mien est comme la pierre Qui demeure on l'a posée. »

En ce moment même, il commençait une nouvelle petite intrigue, banale et sans danger. Il y a plusieurs écoles, et lui, il appartenait à celle qu'il avait baptisée : « The Godersela School ». Goder sela, en italien, signifie quelque chose comme : « se la couler douce », Et peut-être, après tout, que Reginald Harding appar- tenait aussi à cette école ; mais qui pourrait dire lequel des deux était l'esprit original et créateur, et lequel l'imitateur routinier ?

Un jour en passant dans Bond Street, les nouveaux époux s'arrêtèrent devant un magasin d'articles de voyage :

Voici une véritable œuvre d'art, » dit Reginald en montrant une valise en peau de crocodile, garnie d'un nécessaire de toilette en cristal et en écaille, avec des bouchons, des couvercles et des boîtes en argent. « L'homme qui a fait cela doit être content de son ouvrage. »

Entrons, » dit Queenie ; « j'ai une dette à payer. » La belle valise coûtait une cinquantaine de livres.

Queenie l'acheta et demanda une feuille de carton et une enveloppe. Sur l'enveloppe elle mit l'adresse de Marc

302 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Fournier et sur le carton elle écrivit : « De Queenie Crosland. Un cadciiu d'adieu. »

Non, Reggie, c'est moi qui dois payer.

Elle sourit : elle n'y avait pas s'bngé, d'abord : le cadeau était vraiment bien choisi.

Un train du dimanche les mena calmement à Ken- ston, petite ville située au sud de Bristol et au fond de l'estuaire de la Severn. La résidence des Harding était à l'intérieur du comté, et Reginald avait préféré louer Tine villa dans un coin tranquille au bord de la mer, pour y passer Tété avec sa femme.

Il y avait si longtemps que je n'avais pas v.u la campagne 1 » disait Queenie sans cesse penchée à la portière du compartiment ils étaient seuls... Oh, les petites gares de brique et de bois, si propres, avec des plates-bandes fleuries sur les quais, quelquefois le joli nom de la station écrit avec des Heurs dans le gazon bien tondu. La douce abondance des prairies et des arbres dans une brume bknie, avec les bœufs et les moutons -couchés à l'ombre, et les villes « déguisées en vilkiges », la campagne anglaise en été, la grande bergerie de luxe, le Petit-Trianon des nations.

Oh ma chère, cela n'est rien en comparaison du Somerset, » et Reginald se mit à faire l'éloge de sa province natale avec une tendresse et une partialité qui amusèrent d'autant plus sa femme qu'elle savait qu'ils n'y feraient jamais de longs séjours. Le Devonshire, avec ses landes et ses collines ensoleillées, était un pays surfait, « un pays de laitières et de filles de pécheurs ». Le Somerset, voilà le doux pays saxon, une teiTe tou-

«EAUTÉ, MON BEAU SOUCI 3O3

jours jeune et fraîche^ avec ses larges vallées ouvertes aux brises de l'Atlantique, ses combes pleines de verdure et ses « rhines » qui reflètent dans leurs longues eaux paisibles le ciel changeant, les saules et le gazon. Et puis, au sortir des gorges de Cheddar, il y a cette longue vallée, ^e grand salon de verdure qui s'étend entre la ligne bleue des Mendips et les Quantocks, et qui se termine par des pelouses dans un décor de ruines fleuries, au seuil de la claire cathédrale de Wells.

Et puis nous ferons quelques excursions. Vous verrez Bristol, avec son grand air d'objet ancien et, entre les verdures de ses squares, sa couleur d'or, de l'or -des bijoux de musées, la teinte pelure d oignon des vins très vieux. On imagine Robinson Crusoé, flânant au •crépuscule dans la grande trouée dorée de Baldwiji Street. Nous traverserons la Severn et nous verrons Tintern Abbey, la ruine énorme au fond d'un abîme d'herbe, le grand vestige humain dans la solitude verte de la rive boisée au bord de l'eau sauvage. Nous verrons Cardiff, et Bute Street avec ses auberges chinoises, ses bouges japonais, ses hôtels grecs ; et après avoir passé devant le château, et après une montée, on trouve la cathédrale de Llandaff, à moitié enterrée dans un ravin. Nous irons dîner à l'Ange Bleu d'Abergavenn3^ A propos, ma chère, ce n'est plus que dans le Pays de Galles qu'on trouve la vraie petite auberge anglaise du bon vieux temps.

Deux jours plus tard ils étaient installés dans leur villa, un peu en dehors de Kenston, sur une hauteur en îen"asse plantée de hêtres bas, dont le vent de mer avait peigné l'épaisse frondaison, la rejetant du côté de la terre. De leur porte, un sentier les menait à une petite anse

304 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sablonneuse leurs cabines étaient dressées. Ils y descendirent un peu après le lever du soleil, et ils eurent vite fait de se plonger dans l'eau, plus tiède à cette heure que l'air un peu âpre du matin. Puis ils reprirent le chemin de leur maison, vêtus seulement de leurs peignoirs et chaussés de sandales, aspirant largement la brise forte et salée.

Aujourd'hui nous irons déjeuner à Wells, » dit Reginald, « et nous passerons par Weston. Je laisse le chauffeur; c'est moi qui vous conduirai.

Ainsi, vers neuf heures du matin, ils traversèrent Kenston, il n'y a rien à voir sinon des maisons et des chapelles de pierre grise revêtues de lierre, et quelques chaumières enfouies sous les fleurs, les douces fleurs de l'Ouest, qui croissent dans le vent de l'Atlantique et que Quecnie aimait déjà comme des sœurs. Sur la place qu'on appelle « le Triangle » ils remarquèrent la vieille tour de l'horloge, basse et petite, mais coiflee d'un très haut toit rouge, pointu et drôle. Un peu plus loin ils découvrirent une seconde tour d'horloge à un autre carre- four, mais celle-là de métal, et moderne.

Je me demande pourquoi ils éprouvent le besoin de si bien savoir l'heure, ici ? » murmura Reginald ; et Queenie, qui avait envie de rire, profita de l'occasion.

Reginald essaya de suivre la voie du chemin de fer local qui relie Kenston à sa bruyante et gaie rivale Weston Magna, mais les chemins qu'ils durent prendre et qui les firent passer par le joli village de Combesbury, les en éloignaient sans cesse ; et ce fut un peu par hasard qu'ils se trouvèrent enfin à l'entrée du Boulevard feuillu de Weston. Ils mirent l'automobile au garage du Royal

BEAUTE, MON BEAU SOUCI 305

Hôtel et se mêlèrent à la foule qui, par toutes les rues, revenait déjà de la plage. Partout la verdure et le gris tendre de la pierre, et la brise et le soleil, et les ombres, sur les jardins, des nuages en marche. Et au bout de la jetée, ils allèrent, ils revirent l'estuaire, le paysage avec lequel Queenie commençait à se flimiliariser : les hautes terrasses au bord d'une infinie étendue d'eau couleur d'argent, et les « holmes » , ces deux monstres d'une ancienne période géologique échoués au milieu du golfe, de l'autre côté duquel se levaient comme des'astres les montagnes du Pays de Galles, couleur d'argent elles aussi, à cette heure. Et Queenie, toute droite dans la brise dont elle sentait la véhémence et la fraîcheur à travers ses toiles blanches, comprit la rude bonté de l'Ouest.

Ce fut pourtant à Weston Magna et ce jour-là, qu'ils faillirent avoir leur première scène de ménage. Comme ils passaient devant une poissonnerie, Reginald y entra et acheta une tranche de saumon d'une dizaine de livres, en recommandant de la faire porter tout de suite à Kenston par le train. En sortant, Queenie ne put s'em- pêcher de lui dire qu'il avait pris un trop gros morceau, et que les domestiques en gaspilleraient sûrement la moitié.

Allez-vous régler ma dépense, ma chère ? dit Reginald.

Elle rougit, se mordit les lèvres et resta un moment sans répondre ; mais, après tout, il avait raison ; et elle se soumit, comme sa mère l'eût fait en pareil cas. Et même, comme sa mère, elle éprouvait, sans oser se l'avouer, une espèce de plaisir sensuel et de fierté à voir le bon appétit de son mari. Elle dit donc :

20

30() LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je regrette, Reggie.

Et il répondit entre ses dents :

Si nous n'étions pas dans la rue, j'aimerais vous embrasser » . Et il ajouta au bout d'un moment : « Et tout cela pour un morceau de saumon ! »

Quelques pas plus loin, elle lui dit :

Oh, Reggie, cher^ laissez-moi porter votre canne. Ils revinrent au Royal Hôtel, et reprirent la route ; et

lorsqu'ils repassèrent à Combesbury, ils descendirent pour s'asseoir un moment au bord de la rivière Yeo, ils trempèrent leurs mains. Et vers le commencement de l'après-midi ils entrèrent dans la vallée bienheureuse.

VALERY LARBAUD

FIN

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

LES ANALYSTES ROMANDS

Les libraires Crès et Georg ont commencé à publier, à Paris et à Genève, une Collection Helvétique, établie dans les mêmes conditions de beauté irréprochable et solide que les Maîtres du Livre et doivent figurer par le meilleur de leur œuvre les principaux écrivains suisses. Les volumes annoncés constituent un choix heureux et riche, si ce n'est que l'absence de Vinet étonne un peu. Jusqu'à présent trois ouvrages ont paru, la Bibliothèque de mon Oncle, de Tôppfer, Mon Village de Philippe Monnier, Adolphe de Benjamin Constant.

Même si ce qui serait dommage la collection devait s'arrêter là, on pourrait trouver un sens à la réunion de ces trois volumes et les arrêter en un tout significatif. On y voit îa double face et, si l'on veut, les deux versants de la littéra- ture suisse d'expression française, l'un local, l'autre uni- versel.

La littérature romande locale est une littérature agréable à savourer sur place, mais qui ne s'exporte guère plus que les ■vins de la Côte.- Il est naturel que k Collection Helvétique commence parun livre de Tôppfer, que les Suisses continuent à goûter fort et à mettre assez haut ; mais cette réputation n'a guère passé le Jura, et Tôppfer netient en Franceque la place

508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'un vieux nom désuet. J'avoue d'ailleurs qu'il ne m'a jamais ennuyé. Le livre de Philippe Monnier, remarquable érudit genevois, livre plein de sincérité et de fraîcheur, est lui aussi le type de ces livres dont l'agrément ne se transplante guère. On dirait qu'il est accordé à une certaine durée suisse tranquille et saine, un peu lente, pour laquelle un lecteur français ordinaire n'a guère de sens préparé. Ce sont des écrivains suisses locaux au sens et dans la mesure Rou- manille est un écrivain provençal local, qu'il faut lire en Avignon ou dans l'esprit d'Avignon. Qu'est-ce que la Cam- pano mountado peut bien dire à un Parisien ?

Mais, comme à côté d'un Roumanille la Provence a pro- duit un Mistral, la Suisse romande, au-dessus de sa riche littérature locale, élève unC grande littérature européenne, gloire spirituelle et couronne du Léman, pareille aux Alpes roses qui l'environnent le soir. C'est celle des Rousseau et des Staël, des Constant et des Amiel. De caractère suisse très autochtone, elle s'incorpore à la littérature française et rayonne sur elle, avec elle, dans la culture universelle.

Si la littérature romande a dans l'une et l'autre de ces lit- tératures son Jura et ses Alpes, on y discerne encore un troisième élément : une route, un fleuve qui les traverse. Depuis la Nouvelle Héloïse, toute la littérature de la Suisse fran- çaise est groupée autour du Léman, entre l'ile Rousseau a sa statue et le beau cimetière à Clarens reposent Amiel et Vinet ; et ce Léman auquel s'est identifiée cette vie littéraire, entre ce Jura et ces Alpes, nous fournit cette troisième image : celle d'un fleuve qui passe, d'une route naturelle qui le traverse, ou plutôt qui le dépose et dont il n'est que l'élar- gissement momentané. Le Rhône qui conduit ce pays vers la France, qui l'ouvre à la France et qui lui ouvre la France, il a pour double spirituel ce que j'appellerai une littérature de liaison. Entendons par celle que représentent les Suisses émigrés en France, qui vivent et écrivent en France, et qui

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néanmoins y gardent leur physionomie natale, y sont appré- ciés pour des qualités suisses, ou plus strictementgénevoises et calvinistes, une préoccupation des choses morales, un sérieux un peu lourd pour lequel il y a toujours une place (en même temps qu'un grain d'ironie) dans la riche com- plexité de la culture française. Par un certain côté les grands Suisses européens, qui ne sont européens que parce qu'ils sont d'abord de grands écrivains français, appartiennent à cette littérature de liaison et ne sont pas acceptés en France sans quelques brimades : évidemment la Suisse et la répu- blique de Genève partagent la responsabilité du calvaire de Rousseau après V Emile et du : Au loup ! qui s'abattit sur ce malheureux. Mais les persécutions subies par Madame de Staël, aux prises non seulement avec la force, mais avec cer- taines exigences nationales françaises, nous révèle en clair entre les deux frontières l'existence d'un plan de friction et d'hostilité : Alfred de Musset appelle la baronne un Blùcher littéraire, et l'on sait avec quelle ardeur M. Maurras s'est appliqué à dénoncer et à obturer « l'échancrure de Genève et de Coppet ». Et si grand qu'ait été en France le succès d'Amiel, l'article que Brunetière lui consacra dans un de ses grands jours de hargne peut être considéré comme une réac- tion et une défense du traditionalisme français. Ainsi les grands Suisses européens sont à la fois entre la France et le Léman agents de liaison et agents de discorde. Les vrais agents de liaison, la vraie littérature de liaison sont repré- sentés par ces Genevois devenus Parisiens, voire académi- ciens, cette monnaie d'un Necker littéraire que sont les Schérer, les Cherbuliez, les Rod ; le sérieux un peu gris qu' ont maintenu Schérer et Rod l'un sur la critique, l'autre sur le roman, la fantaisie érudite, un peu laborieuse de Cher- buliez, assez injustement tombé après sa mort dans une obscurité cpmplète, ont au contraire exactement des Rous- seau et des Staël, des Constant et des Amiel, été accueillis

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et élevés par les forces de conservation sociale, par le Temps et la Revue des Deux Mondes, au moment l'élite protestante prenait dans le monde de la bourgeoisie française figure de Mentor et d'éducatrice.

Peut-être cette classification, dont je ne me dissimule pas le caractère fragile, nous aiderait-elle, au seuil de cette Col- lection Helvétique, à éclairer ce problème souvent discuté : s'il y a une littérature suisse romande ou si les écrivains romands sont simplement des écrivains français vivant dans un pays indépendant politiquement de la France, mais fran- çais de langue et de lettres aussi bien que la Lorraine ou la Comté. En réalité il y a bien une littérature helvétique de langue française, avec une délimitation et une originalité qui ne peuvent se comparer à celles d'aucune province de l'unité française. Cette originalité consiste dans l'existence et les rapports de ces trois littératures, l'une à tendance locale, la seconde à tendance européenne, la troisième à tendance française. La première est maintenue dans une situation excentrique à l'égard de la France, qui l'ignore à peu près ; la seconde traverse la littérature française pour se jeter dans la littérature européenne tout en gardant la couleur propre de ses eaux ; la troisième, au contraire de la première, s'in- corpore à la littérature française et lui rapporte modes- tement jusqu'ici certains éléments protestants. Aucun écrivain n'appartient d'ailleurs uniquement à l'une des trois, qui sont de simples limites théoriques, ou plutôt des signes de mouvement, des flèches qui désignent des directions.

DE

* *

J'arrive un peu tard à VAdolphe de Benjamin Constant, dont la belle réédition, précédée du Cahier Rouge et d'une préface de M. Robert de Traz, est en somme l'occasion de ces propos. Et récemment l'auteur de la Jeunesse de Benjamin

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Constant, M. Gustave Rudler, qui a fait du maître lausannois sa province, donnait une édition critique d'Adolphe avec une long-ue préface, pleine d'éclaircissements, indispensable désormais aux fervents du court et parfait roman. Il serait inexact de parler, à cette occasion, d'actualité. Adolphe, un des rares romans du xix^ siècle qui n'ait pas aujourd'hui une ride, est étranger, ou supérieur, à toute actualité.

J'ai rangé l'auteur d'Adolphe parmi les grands Suisses qui furent de bons Européens (N'est-ce pas la Suisse de Bàle et de Sils Maria qui fut pour l'esprit de Nietzsche la nourrice de cette idée du bon Européen ?) et qui ont mené par leur personne et par la destinée de leur œuvre, d'un fond helvé- tique et sous des formes françaises, une vie européenne. C'est peut-être un manque de goût que de suspendre à une construction aussi sobre qu'Adolphe ces étages artificiels et lourds. Q.u'on me permette de sacrifier l'élégance à la com- modité.

Le fond helvétique, ou plus précisément romand, de Ben- jamin Constant, a été, comme il était naturel, mis en lumière dans la préface de l'édition suisse par M. Robert de Traz. M, de Traz constate que les grands écrivains romands ont pour trait commun le sens de l'analyse. Et, appliqué à Constant, à Vinet, à Amiel, rien de plus exact. Pourrait-on l'étendre à Rousseau, chez qui les deux génies de l'abstrac- tion et de la déformation passionnées étouffent par tant de côtés le don de l'analyse ? Ils l'étouffent, mais aussi le poé- tisent et le transfigurent, comme le lierre fait d'un arbre ou ' d'un mur. Tout compte fait, le roman du Léman, la Non- velle Héloïse est bien l'eau-mère de la littérature aux cristalli- sations variées dont parle M. de Traz, et dont il cherche les origines dans la psychologie du Romand,

Il la voit surtout dans une religion qui fait de l'homme son propre confesseur. Et il y aurait ici des réserves à faire. La littérature d'analyse ne s'est pas développée outre-mesure

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dans les pays protestants ; elle a au contraire l'essentiel de ses origines et le meilleur de sa floraison dans la France catholique, celle de Montaigne et du xyii^ siècle. 11 est pro- bable que les analystes romands doivent une part de leur don à la culture française, et que la mise en contact de cette cul- ture avec des conditions de vie locale soustraites en partie à l'influence française, riches de sève indépendante et origi- nale, lui a fourni ses traits particuliers.

M. Robert de Traz, qui connaît son pays et qui donna l'an dernier dans son roman de la Puritaine et V Amour un curieux et fin morceau de psychologie genevoise, marque avec justesse ces traits particuliers. Les analystes romands « ne montrent pas la sociabilité aimable qui a tourné les moralistes et les romanciers français vers l'observation d'autrui. » Ils concentrent la leur tout entière sur eux-mêmes. Fils spirituels de Rousseau, ils rendent à leur manière et propagent cette souveraineté du sens individuel, triomphante après lui dans la littérature. Ils rompent l'équilibre que les analystes français, de Mon- taigne à Vauvenargues, avaient maintenu entre l'homme individuel qui regardait en lui et les hommes qu'il regardait à travers lui ou à travers l'expérience desquels il se regardait. Surtout, à la différence des analystes français, ce sont des scrupuleux et des timides. Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère ont vécu une vie franche, hardie, ont pris librement et fortement leur jour sur eux- mêmes et sur l'homme, ont participé à la volonté simple, au calme, au grand œil clair de l'âge classique. Chez les romands l'analyse ne va pas sans la conscience d'une simple impuissance, d'une inaptitude à la vie réelle, à laquelle la vie intérieure donne un substitut magnifique, solitaire et triste. Jamais ce cas, poussé à sa forme pathologique, n'a éclaté plus singulièrement qu'en Rousseau. Les Confessions nous apprennent à quel point il était rongé par les pires

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formes sexuelles, psychologiques, morales de la timidité, de l'impuissance absolue à occuper avec décision et naturel le moment présent. Dans le sens il y a un esprit de l'escalier, Rousseau a vécu toute sa vie sur l'escalier. Il y a contracté ses maladies mentales et écrit ses livres. La Nonveile Héloïse est l'œuvre d'un homme qui doit rêver intensément l'amour du même fonds dont il le manque ; et s'il place tous ses enfants aux Enfants-Trouvés, l'auteur de VEmik n'en sera que plus passionné de paternité et d'éducation. La timidité, la peur d'être et de vivre l'a rejeté dans une solitude qui est devenue son élément naturel, et les sentiments sociaux se sont recomposés comme images avec une intensité telle que l'écart entre ces images et leur possession aboutit naturellement à des secousses de folie. A un degré beaucoup moindre et compatible avec la vie la plus normale et en apparence la plus calme, le même caractère se retrouve chez Constant et chez Amiel, « Amiel, dit M. de Traz, qui a appliqué l'analyse aux choses de l'intelligence comme Constant aux choses du cœur. » L'un et l'autre ont trouvé dans l'analyse, comme Rousseau dans toute son œuvre, la compensation et la revanche d'une vie manqute, d'une vie qu'il était dans leur destinée de manquer. Ou plutôt on songerait à leur compatriote Azaïs dont le système des compensations mérite peut-être mieux que les plaisanteries dont on l'a accablé : à un certain degré de sagesse, à certain biais que la sagesse permet à notre juge- ment, il n'y a pas de vie manquéc, pas de vide, l'ordre de la vie est l'ordre du plein.

Dans le pur roman d'Adolphe, tous ces caractères se ramassent, se concentrent et deviennent lucides comme au cœur d'un diamant. Vu par un très petit côté, Adolphe

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apparaîtrait comme le roman de la timidité, Adolphe on le Timide, comme Mallarmé dit avoir vu annoncé sur l'affiche d'an spectacle, en province, HamJct ou le Distrait. Adolphe tient en partie ce caractère de son père : Laforgue appelait le sien un dur par timidité, celui d'Adolphe est un brusque et un sec par timidité. Un timide ou n'agit pas, ou agit par coups de tête, ou est agi par autrui et l'on peut rem- placer, si l'on veut, ou par et, car Adolphe présente selon les cas chacune des trois figures. Promis par ses talents au plus éclatant avenir, il n'aboutit à rien, se perd obscurément dans l'indifférence et l'inaction ; la réflexion n'étant pour lui qu'une manière d'employer le temps sans agir, son action exclut la réflexion comme sa réflexion excluait l'action, et il agit par brusque caprice : « Avec votre esprit d'indé- pendance, lui écrit son père, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. » Excellente condition, cette indé- pendance intérieure, pour que la dépendance vienne du dehors, et d'une femme experte par nature à la provoquer et à la maintenir.

Ellénore reste touchante, et nous suivons volontiers Adolphe lorsqu'il assume toute la faute, ne donne tort qu'à sa propre faiblesse. Le lecteur comme l'auteur prennent parti pour elle parce qu'elle est pleinement femme et qu'elle aime, au lieu qu'Adolphe abdique certains caractères normaux de l'homme, et n'aime pas, croit, comme le lui dit Ellénore, avoir de l'amour quand il n'a que de la pitié. Tout cela est vrai, et pourtant il faudrait changer bien peu l'inclinaison et l'optique du roman pour qu'Ellénore inspirât au lecteur homme (elle aurait toujours pour elle la solidarité féminine) antipathie et méfiance, pour qu'Adolphe devînt le person- nage intéressant. Nature exigeante et emportée, incapable d'empire sur elle-même quand il s'agit de son amour, inca- pable du désintéressement qui sacrifierait cet amour au repos et aux chances de bonheur d'Adolphe, incapable de

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 315

laisser son amant, par instants, à lui-même, de ne pas lui im- poser cette occupation forcenée du corps et de l'âme, cette présence despotique de la femme qui veut être tout pour un homme, même et surtout si cet homme devait finir par n'être rien hors d'elle, EUénore fait volon- tairement par amour le malheur de celui qu'elle aime. Egoïsme qui ne prend pas le masque du dévouement, mais qvii est à sa façon un dévouement, un dévouement aussi profond que l'est cet égoïsme, et l'un et l'autre exprimant sous deux noms opposés la même réalité, •qui est l'amour. Cette présence entière, puissante et sombre de l'amour donne l'être et le sang à Ellénore et rejette Adolphe dans le monde des ombres faibles, rongées par une conscience mauvaise. On a beau construire et déve- lopper le discours de Lysias, il faut en présence de l'amour vrai en venir toujours à la palinodie de Socrate. L'amour d'EUénore fiiit le malheur d'Adolphe et le malheur d'El- lénore. Mais il est de l'être, il est l'être, et hors de cet être Adophe ne trouve que le vide : «: Je sentis le dernier lien se rompre, écrit-il de la mort d'EUénore, et l'affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j'avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m'avait révolté souvent ! ... J'étais libre, en effet, je n'étais plus aimé ; j'étais étranger pour tout le monde. »

Les exigences et l'égoïsme d'EUénore se transfigtu-ent dans le nom et la réalité de l'amour. A leur tour la timidité et la faiblesse d'Adolphe s'idéalisent dans le sentiment de la pitié. Sa timidité i^'emploie à ne pas oser rompre les liens que lui-même a formés, à reculer devant l'énergie brutale qui infligerait la souffrance à l'être aimé. De sorte que sa timidité reste finalement le meilleur de lui-même et qu'il en fait jaillir les trésors du coeur comme Rousseau, Constant, Amiel, ont fait lever de la leur ceux de l'art et de la pensée.

3 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Adolphe n'a nullement ce caractère de nihilisme sec qu'on y voit quelquefois à travers certaines figures de. la vie de Constant il est plus près de Rousseau que de Chamfort. L'amour y est envisagé d'un long et mélancolique regard qui en pèse tout le poids substantiel et en pénétre l'éternelle réalité. L'amour d'Adolphe et d'EUénore acquiert chez Constant ce poids et cette réalité par une construction en profondeur d'une psvchologie ou mieux d'une philosophie vécues. « L'amour, dit-il de son commencement, supplée aux longs souvenirs par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé : l'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. » Adolphe paraît illustrer cette idée que l'amour est pour notre être la manière par excellence de durer, qu'aimer c'est durer, c'est amasser un capital intérieur dont nous dépendons de plus en plus. La mémoire et l'habitude que notre vie psychologique enregistre ordinairement avec lenteur, l'amour leur communique une accélération effrayante, à tel point que Lorsque l'amour lui-même est éteint c'est le cas d'Adolphe la mémoire et l'habitude qu'il a déposées en retiennent la figure, suffisent à en maintenir l'image, à enchaîner bon gré mal gré l'homme à cette image : « La longue habitude que nous avions l'un de l'autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble avaient attaché à chaque parole, presque à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d'un atten- drissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d'une espèce de mémoire du cœur, assez piquante pour que l'idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis v. La pro-

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 317

fondeur d'Adolphe consiste ici à avoir montré comment se crée cette mémoire, comment se forme et se remplit l'être d'un hom.me dans la durée, comment se modèle en nous cette troisième dimension qui nous donne une destinée. Il semble bien, d'après ses préfaces et ses appendices, que Constant n'ait prétendu nous offrir à travers une demi-fiction que son propre portrait, celui d'un homme « qui n'a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile >>, ayant « consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans autre force que l'irritation. » Adolphe n'est une œuvre de génie que parce que Constant a dé- passé ce cadre, atteint comme l'auteur de la Nouvelle Héloise à la réalité éternelle de l'amour, élevé son sujet au-dessus de sa propre nature comme les grands analystes nous le rangeons ont su convertir leur puissance critique d'analyse en une force de création.

ALBERT THIBAUDET

NOTES

AUTOUR D'ANTOINE ET CLEOPATRE.

Les brillantes repriéscntatioiis d'un des plus sûrs chefs- d'œuvre de Shakespeare sur la scène de l'Opéra nous pressent de poser à neuf nombre de questions déjà bien des fois débattues, mais auxquelles il semble pourtant qu'au- cune conclusion ferme et sans réplique n'ait encore été apportée. Questions littéraires, questions théâtrales ; ques- tions qui regardent en particulier l'art shakespearien, en général l'art dramatique, la mise en scène, le décor. Je n'ai pas la prétention de les résoudre, ni même le dessein de toutes les examiner. Je livre simplement ici les réflexions^ principales qui me sont venues à l'esprit dans l'occasion.

Comment tout d'abord traduire Shakespeare dans l'en- semble et dans le détail ? Dans le détail, je crois que nous tombons d'accord pour condamner le mot à mot. Une œuvre littéraire, une œuvre poétique ne saurait passer d'une langue dans l'autre en conservant sa figure première et le meilleur décalque ne vaut rien : de l'anglais francisé est proprement du charabia. Il ne s'agit pas moins, en somme, que de faire du bon français d'après du bon anglais, suivant le génie de la France ; si on n'accepte pas de trans- poser, on trahit à la fois les deux langues et les deux génies. Or, jusqu'ici, tous les traducteurs de Shakespeare, Marcel Schwob, Maeterlinck et Copeau mis à part, ne nous ont rien donné que de plat, de neutre ou d'informe. Le type de l'informe nous le trouvons dans la traduction de Fran- çois-Victor Hugo, qui calque vers sur vers au mépris de la langue ; à peine sauve-t-il une sorte de mouvement. Les autres désenchantent le texte poétique dans une prose épaisse qui sue l'ennui et la banalité. On eu est presque à.

NOTES 31?

regretter la vieille traduction de Letourneur dans les petits volumes bleus à vingt-cinq centimes ; elle était sans pré- tention et se laissait lire. La vérité, c'est qu'à poète il faut poète, et à écrivain, écrivain. A preuve justement la ver- sion d'André Gide avec laquelle les lecteurs de cette revue ont déjà pu prendre contact. Je ne leur ferai pas valoir les qualités qui sont les siennes : elles sont filles du talent et aussi surtout de l'amour. On sent qu'à chaque phrase, une émulation passionnée a aiguillonné l'écrivain français. Puisqu'en anglais cela vibre, cela pèse, cela scin- tille, cela chante, il ne se tiendra donc pour satisfait, que lorsqu'il aura obtenu que cela vibre, pèse, scintille et chante autrement, n'importe ! en français, et comme sait le français vibrer, peser, scintiller et chanter. Grâce à la très subtile et très précise connaissance qu'il a du poids, de la couleur et de la musique des mots qu'il trace, il réussit presque à coup sûr ; de sorte qu'il semble que chaque phrase ait été re-pensée, re-sentie, re-trouvéc et qu'elle ait spontanément re-jailîi de l'émotion. L'hommage de ce beau français était celui que méritait et qu'attendait le grand vSha- kespeare. Qu'on ne nous dise plus qu'il est intraduisible, n'est-ce pas ?

Voilà pour le détail. Plus délicate est la question de la fidélité dans la présentation de l'ensemble, du moins quand on traduit du même coup pour la lecture et pour la scène : à plus forte raison pour une certaine scène, en ^espèce celle de l'Opéra. C'est que le traducteur doit tenir compte alors et en tout premier lieu, des moyens matériels dont il dis- pose : ils ne sont pas les mêmes aujourd'hui qu'autrefois, ni les mêmes ici et là. Au Vieux-Colombier, comme sur tout théâtre on accepte de jouer sans décors, le respect absolu de l'ordre et la fragmentation des scènes s'im- pose : on aura Shakespeare intégral. A l'Opéra, dont l'énorme plateau exige d'être abondamment et luxueusement

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meublé, certain Aiste de décor est nécessaire, le temps que prend le moindre changement de tableau réclame une conduite dift'érente. Il faudra à tout prix, réduire le nombre des scènes, éviter de passer trop fréquemment d'un lieu à l'autre, sous peine de rompre sans cesse la ligne continue ■de l'action. Que faire donc? Toucher au texte de Shakes- peare ? Nécessairement. André Gide n'hésita pas et quant à moi, je n'y vois pas de sacrilège.

Entendons-nous sur le respect aux chefs-d'œuvre. S'il en est d'intangibles (et ce ne sont pas toujours les plus grands, mais seulement les plus parfaits, les plus mesurés, les plus condensés, comme ceux du théâtre français clas- sique) il en est qui se prêtent à l'adaptation, à la remise en forme, à la retouche (ce ne sont pas les plus petits) et où, plus accusé que le talent, le génie a laissé du jeu, du flotte- ment, de l'air entre les diverses parties ; le caprice, disons plutôt : la fontaisie a eu le pas sur la raison dans le travail de composition. Tel est le cas des drames « éliza- bethains », de ceux de Shakespeare, d'Antoine et Clèopâtre qui compte parmi les meilleurs. Ces ouvrages sont presque tous, à un certain point de vue, révisibles ; non pas par le premier scribaillon venu, mais par un homme de talent, à proportion même du respect et de l'amour qu'il a pour eux. Quand Gide modifie Antoine et Clèopâtre il cherche à le mieux faire entendre, à en tirer au jour l'essentiel. De telle crase hardie qui fond plusieurs morceaux en un et par exemple nous montre Clèopâtre déplorant le départ d'Antoine et aussitôt apprenait son remariage, quoique les deux scènes soient fort distantes l'une de l'autre dans le texte anglais. De même aussi pour nombre de scènes romaines qui, semble-t-il, n'y perdent pas. Quand on est côté Rome, avec les triumvirs, le traducteur tâche d'y demeurer : et réciproquement côté Alexandrie avec la reine Clèopâtre ; il lutte tant qu'il peut contre la dispersion.

>îOTES B^I

Souci français, humain, logique ; mais, dira-t-on, anti- shakespearien. Peut-être ? Je n'en suis pourtant pas bien sûr. Je me demande si Shakespeare n'a pas plutôt subi que choisi sa forme de drame, si elle ne fut pas pour lui comme un pis-aller nécessaire à la place de quoi il n'avait rien à mettre, faut« d'exemples différents de ceux que son siècle lui proposait. Qja'il ait tiré le maximum d'effet, de grandeur et de poésie d'une technique divisée, par touches pures ; qu'elle convint parfaitement à quelques-uns de ses sujets (et qu'elle puisse convenir encore à certains autres) ; qu'il ait, grâce à elle, obtenu un certain t< simultanéisme » et ce qui est plus précieux, donné l'impression du temps, de la « durée » ; qu'il ait créé enfin tout un art symphonique et si j'ose dire synchromique, en maniant les timbres et les valeurs comme fait le musicien ou le peintre, je n'en dis- " conviens pas, encore que, à mon avis, il y ait un peu de hasard et d'improvisati-on dans sa manière fragmentée et que ses rapprochements, ses oppositions, souvent heureux, soient aussi parfois saugrenus. Mais l'effort hardi de son traducteur ouvre à nos suppositions une perspective impré- vue. Comment, sans modifier une réplique, en malmenant l'ordre donné, André Gide a-t-il trouvé le moyen à plusieurs reprises de constituer un tout vivant, raisonnable, ample, harmonieux et puissamment révélateur par juxtaposition de scènes séparées et qui soudain semblent faites pour se rejoindre ? Comment, au lieu de désarticuler la pièce, ren- force-t-il par le pathétique des situations, la réalité de l'histoire et la vie intime des personnages ? Comment ? Sinon parce qu'une logique cachée, indépendante de la forme du drame, peut-être hostile à elle, impatiente de ce joug trop léger, guidait à son insu le dramaturge vers une ordonnance classique qu'il n'avait pas le moyen de réaliser ? Je ne crois pas me tromper tout à fait en imaginant le souci de l'art, en Shakespeare (comme il fut en Balzac) exclusi-

21

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vement dirigé dans le sens de la création psychologique et en outre de la poésie. Ce que nous appelons la compo- sition (qui n'est pas seulement l'économie des péripéties dans l'intrigue, mais aussi l'équilibre entre les parties) lui était sans doute étranger et il considérait l'ordonnance comme secondaire, bien qu'il en eût le sentiment obscur et qui sait ? même, le désir. Il usait au mieux, avec les mille ressources du génie, des commodités de la scène anglaise oii tout était autorisé ; comme tout le monde, il déve- loppait ses sujets selon l'ordre chronologique, bondissant à l'envi de Sicile en Bohême et de Rome à Alexandrie, avec la joie qu'y peut prendre un poète, mais un peu aux dépens du choc des passions. S'il avait eu à formuler une esthétique, je ne suis pas bien sûr qu'il eût revendiqué très fort le principe chronologique, alors tout occasionnel et plus dangereux que fécond. Disons avec Lucien Dubech qu'il n'avait pas l'instrument dramatique de son génie, mais celui de son temps, imparfait, sommaire et naïf. Non ! son art souverain, irrésistible, inattaquable, c'est de saisir quel- ques traits dans Plutarque ou dans le moindre chroniqueur, et de les greffer sur son rêve qui se met aussitôt à fleurir en réel ; il ne compose pas des tragédies, des poèmes, des oeuvres d'art, mais des figures, des personnages, des vivants, et dans ce royaume, le sien, il est l'ordre et la raison même. Ceci dit, tout en approuvant André Gide, je dois bieu avouer que dans son œuvre de refonte il a se borner à des demi-mesures. Le drame tout entier n'était pas réduc- tible en actes et, sous peine de le mutiler affreusement, nombre de petits épisodes devaient être sauvés, qui main- tiennent hélas! par leur brièveté et par la nécessité oii l'on est de planter un décor pour eux, l'impression framnentaire, entre- coupée et cahotante que donnent toutes les pièces de Shakes- peare quand on veut les vêtir de toiles peintes et de carton. On tacha de combler les vides je veux dire les entr'actes

NOTES 323

avec de la musique ; mais elle sembla superflue, sauf pour évoquer le combat naval. Je reviendrai sur la réalisation totale. Mais je conclus dès à présent sur le point qui nous intéresse : « Comment doit-on jouer le Shakespeare?» en répondant sans hésiter : « Avec moins de décors qu'à l'Opéra. » Dirai-je sans décor? Oui, plutôt sans décor qu'avec trop de décors. Plutôt au Vieux-Colombier que nulle part ailleurs, dans l'état actuel des choses. C'est dire qu'on renoncera à le refondre et qu'on le jouera intégra- lement, scène après scène. Il y perdra par moment de la force ; mais il y regagnera l'élan, la continuité, la ligne, qui, toute brisée qu'elle soit, est fort belle ; les mots suppléeront au décor. Ici, quelqu'un m'objecte : « Et pour- quoi pas la scène tournante des Allemands ? » Parce qu'il faut le temps qu'elle tourne et que la moindre pause est à proscrire ; on n'arrête pas une symphonie. Parce que, aussi, tout cet appareil est vraiment disproportionné au bout de dialogue pour lequel on le met en branle. Non, une vaste scène (si l'on veut, à compartiments) l'action ininterrompue se déplacerait sur un beau fond d'architecture : le théâtre de Palladio dont le Vieux-Colombier est le rudi- ment et l'espoir. Ou bien un jeu multiple de rideaux ; ils ont les mêmes avantages et ils permettent de diversifier les effets. Ou bien je l'avouerai... un décor tout de même, et je vais préciser lequel.

La mise en scène d'Antoine et Cléopâtre en achevant de me brouiller avec les palais de carton, m'a réconcilié avec la toile peinte. A plusieurs reprises, presque chaque fois la scène a lieu en plein air (en particulier au commencement de l'acte III, devant le cap Misène) j'ai eu l'impression du plus parfait accord entre le paysage et l'action. Un cadre neutre et une toile de fond, celle-ci sobre, modeste, à sa place, aussi peu « ballet russe » que possible, représentant exactement les choses comme elles sont, le ciel, la mer, un

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promontoire, sans aucune recherche d'effet, en un mot situant le drame, c'en est assez et de cette discrète mais précise évocation, les mots du dialogue reçoivent comme une vertu décisive ; l'histoire dans les lieux même de l'his- toire prend toute son ampleur, tout son poids et tout son tragique et après cette expérience on a peine à imaginer la même scène devant un rideau ou un mur. Shakespeare en vérité, tout différent en cela de nos classiques, ne sépare pas l'homme de la nature ; ses héros pensent mais respirent et ils vivent dans le concret. Donc, quand il est possible de les présenter dans leur cadre, dans leur atmosphère, dans leur pays, pourquoi ne pas le faire, si une toile peut y suffire. Ainsi révé-je d'une série de toiles peintes (rien que des toiles), du même goût et de la même qualité, successivement dé- roulées, n'encombrant pas la scène, mais au contraire l'approfondissant, dont la vue nous transporterait dans la seconde, d'Egv'pte en Italie, d'Italie en Egypte, sur mer et sur terre, en tous lieux, sans ralentir aucunement la course du drame. Est-ce toute la vérité ? Je crois du moins que c'en esc une, qui n'exclut pas les autres, mais qu'il vaudrait la peine d'essayer : on la jugerait à l'épreuve. Puisque, en somme, tout est à refaire dans l'ordre de la mise en scène, j'estime qu'il ne faut rien s'interdire et que la diversité des ouvrages entraîne nécessairement une grande diversité dans les convenances, par suite dans la recherche des moyens. Jacques Copeau commence parle commencement, il reforme l'acteur, la diction, la plastique et le mouvement chez l'ac- teur, et temporairement, il se cantonne dans cette tâche. Mais rien ne dit qu'il n'ira pas plus loin un jour et quand la place sera nette, quand le décor aura perdu sa morgue et sa déplorable ostentation, qu'il ne le rappellera pas doucement, pour soutenir et compléter le drame musical, sculptural, architectonique, dont dès à présent il nous donne la figure presque accomplie sur la petite scène du Vieux-Colombier ;

NOTES 325

la réalisation de Cromedeyre le Vieil est en ce sens un vrai chef-d'œuvre, je suis heureux de le dire en passant.

Pour en revenir à la représentation d'Antoine, le reproche principal que je ferai à cette vaste tentative, c'est d'avoir manqué de cohésion. Des décors d'un goût parfait et j'en félicite M. Drésa ; un absurde excès d'accessoires ; trop de musique, trop peu aussi (elle est de M. Florent Schmitt) : c'est-à-dire trop de grands morceaux symphoniques, pas assez de petits pour souder les tableaux entre eux ; je mets à part l'heureuse symphonie nautique qui est colorée, vigou- reuse et vraiment en situation. Quant à l'interprétation, étudiée et combinée jusque dans le moindre détail, elle ne serait pas loin de m'avoir paru excellente (dans les scènes romaines surtout) si le gouffre tétralogique de l'énorme Opéra ne la dévorait littéralement. M. de Max eut des mo- ments superbes ; M. Yoneî dessina nettement la juvénile et sèche figure d'Octave ; M. Bour fut de premier ordre dans Lépide ; nulle part, en somme, on ne sentit de « trous ». Mais tout ce bon et honnête travail était rapetissé, annulé par le cadre et trop souvent hélas ! perdu. L'interprète qui eut le plus à souffrir de ces conditions affreuses fut celle qui les avait faites. Madame Ida Rubinstein. On reconnut la <c bal- lerine » au jeu subtil et savamment concerté de son corps ; on s'étonna de retrouver « la récitante » toute guérie de son accent et en possession des moyens vocaux les plus rares. Mais quoiqu'elle semblât donner à chaque mot, à chaque geste, à chaque intention du texte et à chaque courbe du chant toute leur valeur et leur vénusté, quoique, dans le dé- tail, elle ne cessât pas de nous satisfaire, on eut l'impression que ces traits choisis et réglés n'arrivaient pas à dessiner précisément une figure. Quelque chose voulait sortir qui ne sortait pas : la Cléopâtre de Shakespeare. Etait-ce encore la faute de l'optique ? Sur une plus petite scène, l'art trop subtil et trop intelligent de l'interprète principale eût-il

32^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

moins hermétiquement voilé sa nature, son tempérament- son génie ? Je ne sais. Sur la scène de l'Opéra, cette Cléo- pâtre manqua de vie, de pouvoir tragique, de réalité et ne nous donna que des joies plastiques. Nous ne saurions en- core dire si Madame Ida Rubinstein a l'étoffe d'une tragé- dienne : nous attendrons une autre épreuve, dans de moms barbares conditions. Seul surnageait, quand on parvenait à l'entendre, le texte somptueux de Gide, Concluez donc.

HENRI GHÉON

* « *

AUX BALLETS RUSSES : PULCINELLA.

Strawinsky, chargé de nous présenter la musique de Per- golèse, a prévenu l'impression de naïveté que nous y pou- vions trouver. Notre ennui est empêché par l'outrance. Aux motifs qui nous eussent fait sourire nous sommes devancés : une orchestration franchement grotesque les a tournés à Tironie, cette ironie Strawinsky sait atteindre par la vertu de timbres disparates. Ce qui nous eût paru grêle, il le dépouille encore. 11 accentue, il rend cruelle la défor- mation qu'un esprit du xx« siècle impose à cette musique charmante. Crainte d'un reproche, il met lui-même le doigt sur les fadeurs du dix-huitième siècle italien. Le comique est fait cocasserie.

Souvent la souplesse de Pergolèse est brutalisée, sans doute ; parmi ces violences il faut une grâce insigne pour qu'une mélodie conserve sa candeur. Mais sans le correctif de cette brusquerie nous n'oserions trouver saveur aux entrechats des adolescents, au tendre de leurs costumes. Les oppositions de Picasso s'accordent aux contradictions de la musique ; elles sont de même ordre. Par se trouve sauvée, tant bien que mal, l'unité qui nous enchantait aux premiers Ballets Russes.

YVONKE RIHOUET

NOTES 327

* *

CINEMATOMA, par Max Jacob (U Sirène).

Un bref avis au lecteur nous invite à trouver dans ce livre non pas un recueil de nouvelles, mais une collection de caractères. L'auteur se flatte de rajeunir le genre du portrait. Plus justement encore on pourrait dire que, grâce à lui, le monologue est promu à la dignité de genre littéraire. On sait quels effets plaisants M. Max Jacob tire de l'imitation ingé- nieuse des romans-feuilletons, des faits-divers, des locutions vicieuses du style « calicot ». Avec une ironie discrète qui n'appartient qu'à lui, il excelle à utiliser en les transposant le détail trivial et l'élément de mauvais goût. On a cru pouvoir démarquer sa manière ; c'était méconnaître la douloureuse poésie que déguise mal ce verbiage emprunté. Sa fantaisie s'exerce sur un fonds d'observation cruelle et sagace. Dans ses imitations, M. Max Jacob fait songer à ces excellents comiques auxquels un vieux chapeau mou suiîit pour évo- quer indifféremment Napoléon, Clemenceau ou Sarah Ber- nhardt. Par sa volubilité dans les récits, il égale cette verve heureuse qui donne tant de prix aux propos de cafés de cer- tains ivrognes d'humeur gaie. De même parmi les person- nages qu'il nous présente, il en est qui, grâce à leur gesticula- tion cocasse ont un air de famille avec des héros de l'écran. La cinématomie doit peut-être quelque chose à l'art de Charlie Chaplin.

Les meilleurs de ces tableaux de mœurs, Daniel congréga- niste et clerc d'huissier, les Mémoires d'une dame journaliste ou le Monsieur qui voyage en sleeping pour la première fois, assu- rent à notre auteur une place auprès de Restif de la Bretonne sur lequel M. Max Jacob possède entre autres avantages, celui d'être un poète dont l'amère sensibilité transparaît sous le maquillage du grime.

ROGER ALLARD

MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

I. BEAUX-ARTS.

Roger Allard : Luc Albert Mo-

reau (^ fr. 50) ; Nouvelle Revue

Française. Elie Faure : L'Arl et le Peuple

(i fr.) ; Crw. Albert Gleizes : Du Cubisme et

des moyens de le comprendre

(6 fr.) ; La Cible.

IL LITTÉRATURE, ROMANS, THEATRE.

Claude Anet : Ar iane, jeune fille

russe (6 fr.) ; La Sirène. A. d'Argenson : Pénombre (5 fr.) ;

Messein. Julien Benda : Dialogues d'Eleu-

thère(6 fr.) ; Emile-Paul. Pierre Bonardi : Le Visage de la

brousse (5 fr.) ; La Sirène. Pierre Camo : Le Livre des regrets

(8 fr.) : Garnier. Jean Cocteau : Poésies (12 fr.) ;

La Sirène. Tristan Corbière : La rapsode

foraine et le Pardon de Sainte-

Anne-la-Palud (60 fr.) ; Floury. Maurice Donnay : Dialogues

d'hier (6 fr. 75); Flammarion. P. Drieu la Rochelle : Fond de

cantine (5 fr.) ; Nouvelle Revue

Française. Georges Duha.mel : L'Œuvre des

athlètes (7 fr. 50) ; Nouvelle

Revue Française. H. EwERS : Mandragore, histoire

d'un être mystérieux (trad. Char-

lette Adrianne et Marc Henry),

(5 fr. 50) ; Edition française

illustrée. Jean Giraudoux : Adorable Clio

(6 fr.) ; Emile-Paul. Francis Grierson : La Vallée des

Ombres (trad. L. Bazalgette)

(5 fr. 75) ; F. Rieder.

La Fontaine : Lettres à sa Jemmc (}0 fr.) ; Helleu & Sergent.

Andréas Latzko ; Les Hommes en guerre (trad. Magdeleine Marx) (6 fr. 75) ; Flammarion.

Jack London : Le fils du loup (trad. Joubert) (5 fr.) ; Edition française illustrée.

Pierre Mac Orlan : La Brte con- quérante. Le Rire jaune (5 fr.) ; Edition française illustrée.

Emile Mazaud : Lettres de Gosses (S fr. 75) ; Albin Michel.

Dmitri de Mérejkovskt : Le ro- man de Léonard de Vinci (3 fr.) ; Nelson.

Prosper Mérimée : H. B. par un des Quarante (5 fr.) ; La Con- naissance.

Octave Mirbeau : Les Contes de la Chaumière (20 fr.) ; La Connais- sance.

EuGèNE MoNTFORT : Vn cceur vierge (6 fr. 75) ; Flammarion.

Péladan : Le voeu de la Renais- sance (2 fr.) ; Sansot.

Georges de Porto-Riche : Ana tomie sentimentale (8 fr.) ; Ollen- dorff.

Ernest Raynaud : Les Bucoliques et la Copa de Virgile interprétées en vers français (8 fr.) ; Garnier.

Henri de Régnier : La Pécheresie (7 fr.) ; Mercure de France.

André Salmon : Bob et Babette en ménage (5 fr. 75) ; Albin Michel.

Pierre Sabatier : L'Esthétique des Concourt (25 fr.) ; Hachette.

Jean de Tin an : Un Document sur V impuissance d'aimer ; Erytljrée (15 fr.) ; Edouard-Joseph.

Paul Verlaine ; Romances sans paroles (illustr. de Picart Le Doux), (60 fr.) ; Messein.

H. G. Wells : La Flamme immor- telle (trad. Butts), (6 fr.) ; Payot.

Emile Zavie : Les beaux soirs de l'Iran (5 fr. 75) ; Renaissance du Livre.

LE GERANT GASTON GALLIMARD.

ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. PAILLART.

HAI-KAIS

Les haï-kaïs sont des poèmes japonais de trois vers ; le premier vers a cinq pieds, le second sept, le troisième cinq.

est difficile d'écrire plus court ; l'on dira : moins ora- toire. La poésie japonaise de treize siècles tient, à peu près, dans ces miettes.

Basil Hall Chamberlain les appelle épigrammes lyri- ques. « Lucarne ouverte un instant », dit-il, ou « soupir interrompu avant qu'on l'entende ». De toute manière, ce sont des poésies sans explication.

Paul Louis Couchoud a su les traduire '.

* *

Le haï-kaï est pittoresque, ou bien mystique. Voici le canard sauvage :

// a l'air tout Jier

D'avoir vu le fond de l'eau

Le petit canard.

I. Dans : Sages et poètes d'Asie (Calmann-Lévy, édit.)

32

330 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

JLe bon poète embarrassé :

De ma baignoire '

jeter l'eau bouillartie ? Partout des cris d'insectes.

Voici cependant l'écoulement des apparences :

Elles s'épanouissent, alors

On les regarde, alors les fleurs

Se flétrissent, alors...

*

* *

!Dbc faiseurs de haï-kaïs, qui se découvrent ici réunis autour de Couchoud, tâchent à mettre au point un ins- trument d'analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ik supposent la plupart que des aventures attendent ie haï-kaï français (qui pourrait trouver par exemple la sorte de succès qui vint en d'autres temps au ma- drigal, ou bien au sonnet ; et par former un goût commun :

ce goût justement qui passe pour préparer la venue «d'œuvres plus décisives.)

JEAN PAULHAN

HAJ-KAÏS 331

AU FIL DE L'EAU

Le convoi glisse déjà

Adieu Notre-Dame

Tiens !. . . la gare de Lyon !

*

Sur le bord du bateau

Je me hasarde à quatre pattes.

Que vie veut cette libellule ?

*

Les joncs même tombent de sommeil.

Je rôtis délicieusement

Midi.

*

Dans le soir brûlant

Nous cherchons une auberge.

0 ces capucines !

*

Sur le chemin de halage

En bonnets de fous

Deux bourricots.

*

Le vi^ux canal

Sous l'ombre monotone

S'est vert-de-grisé.

}S2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La vache repue Ne voit que le pied Du saule argenté.

Le fleuve mal etidortni

Fait znvre dans la terreur Le village pelotonné.

Dans la nuit silencieuse

fleuve épuisé et la vieille tour

Se rappellent leur vaillance.

Une simple fleur de papier Dans un vase. Eglise rustique.

Elle haie le bateau

Quand l'épaule est meurtrie^

Elle tire avec le ventre.

190J.

PAUL LOUIS COUCHOUD

«AÏ-KAÏS 333

AU. CIRQUE

Matinée à Médrano: Dans une attente joyeuse L'immense cirque pépie.

Dans des satins, des Jumières,

Et des bouffées de crottin,

Voici venir l'écuyère :

Avec ses écailles lie de vin

Et son sourire carmin. Une livrée verte la présente.

Des galops égaux

An-dessous de sauts

Crevant des cerceaux.

Sur les joues des soufflets se plaquent,

Les corps chutent en claquant h bois...

Les tout petits se cachent.

Le cloivn a déclanchê des rires frénétiques Il fit, en s'asseyant, fuser Un air léger de musique.

354 l'A. NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'acrobate

Ne peut plus

Dégager sa vertèbre.

Après le « tour » Son visage se crispe Il sourit.

Comme une halle élastique^

Projeté par le tapis,

Il bondit, bondit, bondit.

Dans des splendeurs voltaïqiies

Tourbillonnent des corps ailés...

Au-dessus d'un grand filet.

Après ces éblouis sèment s , Nous ramenons, dans la nuit noire. Le désespoir de nos enfants.

Mai i^i6.

JULIEN VOCANCE

HAÏ-KAl'S 33Î

POUSSIÈRE DE POÈME

Flaque d'eati sans un pli.

Le coq qui boit et son image-

Se prennent par le bec.

*

Elle a dit : Oui,

Mais elle a répondu trop vite..

J'ai compris : Non.

*

Sur l'épaule du soir Comme d'un frère vénérable- Ne puis-je m'accouder^

*

L'obus en éclats

Fait jaillir du bouquet d'arkres^-

Un cercle d'oiseaux.

Trou d'obus cinq cadavres

Unis par les pieds rayomient,.

Lugubre étoile de mer..

GEORGES SABIROK

Georges Sabiron, soldat au 149e d'Infanterie, a été tué dans les tranchées d'Arcy Sainte-Restitue, quelques mois après avois- écrit ces haï-kaïs, que la Vie (Mars 19 18) a publiés..

33^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

POEMES SUR MESURE

An-dessus il y a le ciel et plus bas le plajond

Et sur la table une boîte de petits pois

Avec le mode d'emploi.

Les oiseaux chantent toujours au sommet de la maison

Le Printemps dans les villes

Est sur les toits.

Un sentiment est une robe à traîne

Il est bien malaisé d'empêcher

Qiion ne marche dessus.

Les courbes sont les promises des yeux

Mariage secret d'un œil

Avec un fauteuil.

Le train sur son chemin géométrique

Traverse le mois de Juin

Les coquelicots font la haie

PIERRE ALBERT-BIROT

HAÏ-KAÏS 357

MAISON EN POITOU

La barrière ouverte

Laisse voir les buis frais taillés.

Tendre pluie d'hiver.

*

La pie, sa queue droite.

Arrive, fait trois petits bonds,

Se pose et attend.

*

Dans le vent du soir

Le corbeau retardataire

Croasse et se hâte.

*

Autour de ma maison

Dans la nuit le vent d'hiver

Chante sur deux notes.

*

Veillée solitaire ;

L'heure oiï les chenets renoncent

A nous consoler.

*

Nuit d'hiver, campagne,

Braise rouge dans la cheminée.

Et mes amis loin.

33^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:

Nuit sur les fenêtres,

Nuit sur ks champs et les roules,

Moi seul et ma lampe.

Contre le sein nu

L'enfant rit, tourne la tête

Et le lait déboi-de.

Le bras de la mère

Le long du petit enfant,

Un fuseau géaîit.

Mes deux mains se ferment

Sur un volume sans égal.

Le corps de V aimée.

Je in éveille la 7iuit,

La lune baigne la route.

Désir de voyage.

JEAN-RICHARD BLOCH

HAÏ-KAÏS 33^

Fieux chat ronronnant, tu m'aimes ?

Dieu fe Je rende,

Galeux !

*

Vieille barqne à la côte,

Pour moi plus de voile au vent.

Pourtant je sens la mer qui monte.

*

Au fil de l'eau rapprochées, séparées.

Ce bouquet de roses fatiées.

Et dite lettre déchirée.

Au feu la vieille lettre.

Ah ! dans la cendre des mots ont brillé

Comme pour survivre.

*

Crotte de papier par ci. Crotte de papier par M, ,

Tiens ! mon mari est rentré.

*

Aux naseaux de mon chevnl Les hirondelles croisent : Ciseaux à couper le vent.

* ' JEAN BRETON

^40 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

POUR VIVRE ICI

A uioitié petite,

La petite

Montée sur un banc.

Le vent

Hésitant

Roule une cigarette d'air.

*

Palissade peinte

Les arbres verts sont tout roses

Voilà ma saison.

Le cœur à ce quelle chante

Elle fait fondre la neige

La nourrice des oiseaux.

*

Paysage de paradis

Nul ne sait que je rougis

Au contact d'un homme, la nuit.

*

La muette parle

C'est l'imperfection de l'art

Ce langage obscur.

HAÏ-KAÏS 341

L'automobile est vraiment lancée

Quatre têtes de martyrs

Roulent sous les roues.

Roues des routes.

Roues fil à fil déliées,

Usées.

Ah! mille flammes, un feu y la lumière,

Une ombre !

Le soleil me suit.

Femme sans chanteur,

Vêtements noirs, maisons grises.

L'amour sort le soir.

Une plume donne an chapeau Un. air de légèreté. La cheminée fume.

PAUL ELUARD

342 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le petit port est endormi.

Soudain dans le silence gris,

Le bout des mais s'éclaire !

*

Des canards sauvages

Posés sur la mer. L'ombre d'un nuage.

MAURICE GOEIN

*

Nous avons sei:^e ans tous les deux.

Mais quand elle en aura dix-huit^

Je n'en aurai que dix-huit.

HENRI LEFEBVRE

*

* *

Le berger crache des louis d'or,

La vache lâche un arc-en-ciel :

Coucher de soleil.

Le banc de bois est humide,

Le banc de pierre est glacé :

Reudei-vous d'automne.

ALBERT PONCIN

;haï-kaïs 345

Nnacres roii('es du couchant.

Dans un trou vert Un mince croissant de lune.

Nuit d'alerte.

Le projecteur à Yhori:^oii

Ouvre et ferme son éventail.

Dans la nuit noire Une étoile et son reflet. Il y a donc de Veau?

La nuit en Bretagne.

Un vieux chant passe et s'en va,

Dans un bruit de sabots.

Grincement de roues.

Un tas de foin grossit

Jusqu'à cacher la lune.

Sur la plage

Un bout de planche :

Un grand navire a fait naufrage.

344 ^A. NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Au clair de la lune,

Dans la brume un pêcheur s'enftmce.

Vers le bruit de la mer.

Mes amis sont morts.

Je m'en suis fait d'autres.

Pardon...

*

Je veux bien la voir,

Son Jiancé aussi, Mais pas ensemble.

Je pleurais dans le fauteuil d'osier ;

Elle nia dit : <( Console:;jVous »

Et s'est mise à pleurer.

Reste à la fenêtre,

La face dorée par la lampe,

Et les chei'eux baignés de lune.

RENÉ MAUBLANC

HAI-KAIS

545

La fumée s'envole au Nord

Le papillon blanc vers l'Est

Vent frivole

La rivière coule nue

Les jeunes arbres vont vivre

Dans les bois

Qui te parle en souriant 1

Non, c'est le ruisseau gui roule

Quelques fleurs

La fille étonnée recherche

Les instincts bêtes féroces

Du sermon

Le costaud pourtant est mort

Même sa fièvre allait bien

Dit, le faible

La mère au fond du jardin

Ce n'est pas goût pour la lune

L enfant crie

JEAN PAULHAN. 2J

TOUTES CHOSES EGALES D'AILLEURS...

L'absence de système est encore un système, mais le plus sympa- thique.

Tristan Tzara,

ARTHUR

Anicet n'avait retenu de ses études secondaires que la règle des trois unités, la relativité du temps et de l'espace ; se bornaient ses connaissances de l'art et de la vie. Il s'y tenait dur comme fer et y conformait sa conduite. Il en résulta quelques bizarreries qui n'alar- mèrent guère sa famille jusqu'au jour qu'il se porta sur la voie publique à des extrémités peu décentes : on comprit alors qu'il était poète, révélation qui tout d'abord l'étonna mais qu'il accepta bonnement, par

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 347

modestie, dans la persuasion de ne pouvoir lui-même en trancher aussi bien qu'autrui. Ses parents, sans doute, se rangèrent à l'avis universel puisqu'ils firent ce que tous les parents de poètes font : ils l'appelèrent fils ingrat et lui enjoignirent de voyager. Il n'eut garde de leur résister puisqu'il savait que ni les chemins de fer ni les paquebots ne modifieraient son noumène.

Un soir, dans une auberge d'un pays quelconque (Anicet ne se fiait pas à la géographie, basée comme toutes les sciences sur des données sensibles et non sur les intangibles réalités), il remarqua tandis qu'il dînait que son voisin de table d'hôte ne touchait à aucun des mets et semblait cependant passer par toutes les jubila- tions gastronomiques du gourmet. Anicet saisit immé- diatement que ce convive étrange était un esprit libre qui se refusait à recourir aux formes a priori de la sensi- bilité et n'éprouvait pas le besoin de porter les aliments à ses lèvres pour en concevoir les qualités. « Je vois. Monsieur, lui dit-il, que vous ne tombez pas dans la crédulité se tiennent généralement les hommes, et que, par mépris de leur sotte représentation de l'étendue, vous vous abstenez des simulacres par les- quels ils s'imaginent changer leurs rapports avec le monde. De même que certains peuples croient à la vertu des signes écrits, de même le commun attribue superstitieusement à ses gestes le pouvoir de bouleverser la nature. Je me gausse autant que vous-même d'une semblable prétention, laquelle dénote la légèreté d'esprit de nos contemporains (mot dénué de sens que j'emprunte, comme vous le pensez bien, à leur propre langage) et la facilité qu'éprouvent les apparences à les

348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

abuser de leur jeu. On me nomme Anicet, je suis poète et fais semblant de voyager pour complaire à ma famille. Je ne saurais vous dissimuler combien je brûle d'apprendre à côté de qui je suis assis. La distinc- tion qui paraît sur votre visage et l'excellence des prin- cipes dont vous avez fait montre en cette occasion m'incitent à n'avoir pas de plus vif désir. » Anicet se tut, fort content de soi-même, de l'aménité qu'il avait mise en ses propos, de sa période et de la délicatesse des sentiments qu'il y avait exprimés, enfin des quelques archaïsmes par lesquels il avait si finement nargué l'idée de temps et la chronologie puérile et honnête des lourdauds qui présentement se pourléchaient de Tillusion d'un rapprochement de leur palais et d'une tarte à la crème.

L'inconnu ne se fit pas prier et commença le récit suivant : « Je m'appelle Arthur et je suis dans les Ardennes, à ce qu'on m'a dit, mais rien ne me permet de l'affirmer, d'autant moins que je n'admets nullement, comme vous l'avez deviné, la dislocation de l'univers en lieux distincts et séparés. Je me contenterais de dire : je suis né, si même cette proposition n'avait le tort de présenter le fait qu'elle exprime comme une action passée au lieu de le présenter comme un état indépen- dant de la durée. Le verbe a été ainsi créé que tous ses modes sont fonctions du temps, et je m'assure que la seule syntaxe sacre l'homme esclave de ce concept, car il conçoit suivant elle, et son cerveau n'est au fond qu'une grammaire. Peut-être le participe naissant rendrait-il approximativement ma pensée, mais vous voyez bien, Monsieur, » et ici Arthur frappa la table du

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 34^

poing, « que nous n'en finirons plus si nous voulons approprier nos discours à la réalité des choses, et que le maître d'auberge nous chassera de cette salle avant la fin de mon histoire, si nous ne consentons chemin faisant à des concessions purement formelles aux caté- gories que nous abominons comme de faux dieux, et dont nous nous servirons, si vous le voulez bien, à défaut de les servir.

« Je m'appelle Arthur et je suis dans les Ardennes. De très bonne heure, on me donna un précepteur lequel devait m'enseigner le latin mais qui préféra m'entretenir de philosophie. Mal lui en prit, car très rapidement je remarquai que mon professeur démentait par sa con- duite lés principes mêmes qu'il avait démontrés. Il agissait comme si Dieu pour construire la terre avait préalablement calculé la dixmillionième partie du quart du méridien terrestre. Je fus outré de cette malhon- nêteté. Aux reproches un peu véhéments que je lui fis, le philosophe improbe répondit par la délation. Mon père, homme simple et qui ignorait tout de l'impératif catégorique, me fustigea devant mes sœurs. Je décidai de quitter la maison car déjà je possédais ce sens aigu de la pudeur qui devait me dominer par la suite. Je voyageai d'abord par les routes, mendiant mon pain ou le dérobant de préférence. C'est pendant cette période de ma vie que j'appris à concevoir les eaux, les forêts, les fermes, les figurants des paysages indépendamment de leurs liens sensibles, à me libérer du mensonge de la perspective, à imaginer sur un plan ce que d'autres considèrent sur plusieurs comme les enfants qui épèlent, à ne plus me laisser berner de l'illusion des

350 LA NODVELLE REVUE FRANÇAISE

heures et embrasser simultanément la succession des siècles et des minutes. Un beau soir, un peu fatigué de ces panoramas champêtres, je me glissai dans un train et fis, caché sous une banquette pour ne pas payer mon billet, le chemin de C... à Paris. Cette position ne m'incommoda pas, dans la connaissance j'étais qu'un préjugé seul amène les voyageurs à en préférer une autre. J'utilisai le trajet à m'accoutumer à regarder le monde du ras du sol, ce qui me permit de me faire une idée des représentations qu'en ont les animaux de basse taille. Puis je m'avisai qu'à l'inverse de mon passe-temps habituel rien n'était plus aisé que de reporter sur plu- sieurs plans ce que l'on voit sur un seul : il suffit de fixer obliquement ce qu'on veut dissocier au lieu de le regarder de champ. J'appliquai immédiatement ce pro- cédé pour éloigner de ma figure les bottes du voyageur assis au-dessus de moi. Dans l'enthousiasme de ces exercices, je scandai mentalement, au bruit rythmé du train sur le ballast, des poèmes qui faisaient bon marché du principe d'identité lui-même. »

Anicet se permit de l'interrompre : « Vous êtes donc aussi poète, Monsieur ? »

A mes moments perdus, reprit le narrateur. J'arrivai donc à destination dans la plus heureuse dispo- sition d'esprit. Songez à ce qu'est Paris pour un garçon de seize ans qui sait s'émerveiller de tout et de mille manières. Dès la gare, je me sentis transporté : ce mou- vement, les maisons chargées de la perspective, cette façon originale d'écrire CAFÉ au fronton des palais, les fêtes lumineuses du soir et les murs couverts d'hyper- boles, tout concourait à ma joie. Il y avait peu d'appa-

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 35 I

rence que je me lassasse jamais d'un décor, varié sans cesse par les quelques méthodes de contemplation que je possédais, quand une aventure vint me donner les loi- sirs et la retraite nécessaires pour en élaborer d'autres.

Un matin que je croisais un convoi funéraire, je me représentai le mort, comme je m'étais assoupli à le faire, indépendamment de la durée. Simultanément je le perçus dans les poses les plus prétentieuses, les plus insignifiantes et les plus naturelles, accomplissant toutes les bassesses et toutes les sottises d'une vie sans intérêt, avec ses petits vices et ses petites vertus, si peu respon- sable que je ricanai assez haut de voir les passants se découvrir devant la boîte cirée qui renfermait ses restes. A cette époque, l'issue malheureuse d'une guerre encore récente, les dissensions politiques et le joug toujours sévère du romantisme portaient les esprits parisiens à des violences peu coutumières aux habitants de la ville la plus polie du monde. Un quidam m'arrêta et m'ordonna d'un ton emphatique de mettre chapeau bas devant je ne sais quelle image de notre humilité. Je caressai mon olibrius de quelques épithètes et n'en fis rien. Comme cet individu cherchait à m'}- contraindre, je lui donnai une leçon pratique de philosophie. Cela se termina au poste de police et je fus jeté dans une pièce obscure l'on m'oublia trois jours. Pour être plus libre que mes geôliers, il suffisait de m'abstraire du temps ou de l'étendue, mais je préférai mettre à profit cette réclu- sion pour des évasions nouvelles. Les mathématiciens ont inventé d'autres espaces que le nôtre, à n dimen- sions, disent-ils. Mais embarrassés par l'habitude de penser suivant trois dimensions, ils ne parviennent pas

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à se représenter leurs propres imaginations. Grâce à ses gymnastiques préalables, ce fut au contraire un amuse- ment pour mon esprit que d'envisager le monde en donnant à n les valeurs les plus diverses ; j'étais en train de concevoir l'étendue à un tiers de dimension quand on se souvint de ma présence pour me faire comparaître devant le commissaire. Comme mes réponses subissaient un léger trouble du fait de cet exercice, ce fonctionnaire, qui avait une idée puérile de la relativité des concepts, ne comprit rien à mes discours et, dans la persuasion de parler à un fou, me fit relâcher.

Paris devint pour moi un beau jeu de constructions. J'inventai une sorte d'Agence Cook bouffonne qui cher- chait vainement à se reconnaître, un guide en main, dans ce dédale d'époques et de lieux je me mouvais avec aisance. L'asphalte se remit à bouillir sous les pieds des promeneurs ; des maisons s'effondrèrent ; il y en eut qui grimpèrent sur leurs voisines. Les citadins portaient plusieurs costumes qu'on voyait à la fois, comme sur les planches des Histoires de l'Habillement. L'Obélisque fit pousser le Sahara Place de la Concorde, tandis que des galères voguaient sur les toits du Ministère de la Marine : c'étaient celles des écussons aux armes muni- cipales. Des machines tournèrent à Grenelle ; il y eut des Expositions l'on distribua des médailles d'or aux millésimes différents sur l'avers et sur le revers; elles coïncidèrent avec des arrivées de Souverains et des délé- gations extraordinaires. On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigan- tesques. Une forêt surgit soudain près de l'Opéra, sous les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes

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bayadères. Je changeai de quartier les Abattoirs et le canal Saint-Martin ; le bouleversement n'épargna pas les Musées, et tous les livres de la Bibliothèque Nationale submergèrent un jour la foule des badauds.

Vous parlerai-je des mille métiers que j'adoptai, tour à tour camelot et chantant comme des poèmes les titres des journaux que je vendais, homme-réclame par amour des chapeaux hauts de forme, porteur de bagages, débardeur à la Villette ? L'étrangeté de ma vie m'attira des curiosités, des fréquentations, des amitiés. Je connus dans certains milieux une vogue égale à celle d'un pres- tidigitateur ou d'un danseur de corde. Enfin quelques oisifs de la rive gauche me trouvèrent du génie. Je fus admis dans des cercles choisis, des académiciens m'héber- gèrent, des femmes du monde voulurent me connaître. Le contact journalier de mes semblables avait fortement développé chez moi ce sentiment de la pudeur dont je vous ai déjà parlé et qui m'était inné. Je me dérobai aux sollicitations du monde pour éviter de me mettre à nu devant tous. C'est à cette époque que je connus Hortcnse. Elle ignorait tout de la vie, mais non de l'amour. Image de la passivité, elle supporta mes fantaisies sans les comprendre. Elle admit toutes les expériences, se pha à tous les caprices et me laissa pénétrer jusqu'au dégoût les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l'intime de moi-même, sans craindre qu'elle y entendît rien. Elle me fut un manuel précieux que j'abandonnai au bout de trois semaines : j'avais appris à connaître la vision féminine du monde, aussi distante de celle des hommes que l'est celle des souris valseuses du Japon,

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lesquelles n'imaginent que deux dimensions à l'espace.

Parmi les amis que m'avaient valus quelques dons naturels il en fut un qui s'attacha plus particulière- ment à moi. Quand L*** parvenait à pénétrer ma pensée, je le battais jusqu'au sang. Il me suivait comme un cbien. Ma pudeur était incommodée à l'excès de cette présence perpétuelle et mon seul recours était de m'évader dans un univers que je bâtissais et dans lequel L*** cherchait à m'atteindre avec des efforts si grotesques que parfois je riais de lui jusqu'à ce qu'il en pleurât. Cette honte qui me prenait quand on me devinait s'exagéra vers ce temps au point qu'une simple question, comme : quelle heure est-il ?, si par hasard je l'allais moi-même prononcer, me faisait monter le rouge aux joues et me rendait la vie intolérable. Je devins agressif, méfiant, insolent. Je gifflais à tous propos les indiscrets. Il y eut des scandales dans des réunions, des banquets. Le comble fut qu'une aventure de cet ordre se trouva contée ironiquement dans un journal avec mon nom en toutes lettres. Je ne pus plus supporter le regard des gens dans la rue : je décidai de m'expatrier.

L*** m'accompagna à Londres le brouillard nous permit quelques distractions nouvelles. Joli songe doré des bords de la Tamise, on se fatigue à la fin de com- parer tes réverbères à des points d'orgue. La diversion survint heureusement sous les espèces d'une fille de comptoir dans une de ces maisons de pickles et de picca- lilies qui parfument tout un quartier au vinaigre rose, encens d'un culte inconnu. Elle avait l'aspect de ces poupées anglaises, héroïnes des récits de Golliwog, et qui s'appellent inlassablement Peg, Meg ou Sarah Jane,

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les cheveux peints très noirs sur le crâne ovoïde, les pommettes carminées, les yeux faits au pinceau, pas de nez, le corps formé de pièces de bois apparentes arti- culées par des chevilles, les membres cylindriques. Dès qu'elle fut ma maîtresse je m'aperçus de mon erreur : rien de plus harmonieux que cette enfant potelée, rien de plus souple que ses gestes. Habitué à Hortense, je me laissai aller à penser haut devant Gertrud, à transpo- ser la vie, à me montrer au naturel. Bien vite il fallut convenir qu'elle me pénétrait, que rien ne lui échappait de ce que je lui abandonnais et qu'il n'y avait pas de jeu si compliqué qu'elle n'en sût saisir la règle et la marche. Après m'être un instant révolté d'une perspicacité qui ne venait point sur commande, je ne pus me retenir d'un mouvement d'admiration pour cette Gertie si voisine de moi que je pensais déjà l'atteindre et me con- fondre avec elle. Elle apportait à me suivre une intelli- gence, une lucidité qui me déconcertaient. Elle me devan- çait dans ces courses spirituelles, devinait la direction que j'allais prendre, me surprenait par les bonds qu'elle exécutait de système en système et m'enseignait à son tour mille divertissements nouveaux. Parfois nous nous poursuivions à travers les espaces de notre inven- tion, nous nous fuyions, nous cachions l'un à l'autre, et finalement nous rencontrions au détour d'un univers. Tout aboutissait à l'amour. Il devenait le but suprême de la vie : pas un geste, pas un rire qui n'y menât. Que je me sentais loin au-dessus de l'émotion goûtée aux premiers jours de Paris, maintenant que j'allais contempler avec Gertie de la coupole de S' Paul Church cette autre métropole que les mêmes techniques

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accommodaient à mon gré, mais pour mener à une joie plus noble et plus complète, du sein de laquelle je regardais avec pitié ces pauvres astronomies passées et les enthousiasmes de mes seize ans ! Suprême abolition des catégories, l'amour rendait tout aisé, tout docile, nous n'avions plus de limites à nous-mêmes au moment qu'il s'accomplissait. Nous admettions sans protestation qu'il fût notre maître, mais nous le lui rendions bien. Il se pliait à nos caprices, car nous savions le secret de l'éterniser, de le recommencer, de le suspendre. Nous le connûmes sous toutes ses formes, nous en inventâmes, et nous portâmes dans l'amour nos méthodes d'exaltation. Nous nous y adonnâmes aux confusions de plans^ de lieux, d'instants et de durée. Tout prenait un sens ero- tique et tout devenait autel pour la religion de l'amour. Une factice rivalité d'imagination nous poussa aux fantaisies les plus folles. Nous nous aimâmes dans toutes les contrées, sous tous les toits, dans toutes les compa- gnies, sous tous les costumes, sous tous les noms. Ce fut un merveilleux voyage de noces. « Gertie, si nous allions aux lacs italiens ? » Nous cherchions à nous décevoir, mais la déception même tournait à la volupté. Au temps précis l'un de nous perdait le contrôle de soi-même, le second parfois se sauvait dans un autre monde. Le jeu consistait à forcer l'évadé au gîte. Que me fallait-il de plus ? Par moments j'éprouvais le besoin d'être seul et Gertie intervenait, me tourmentait jus- qu'à ce qu'un mensonge m'eût débarrassé d'elle. Par moments je me lassais d'être un lutteur à armes égales devant un autre lutteur. Par moments, cela me gênait de dire: nous toujours, jamais: je. Par moments il y

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avait un abîme entre nos lèvres réunies. Par moments je me sentais hostile, dur, avec la mâle envie de frapper cette fille trop clairvoyante dont les roueries m'agaçaient, dont les moqueries me blessaient, dont les provocations n'excitaient pas seulement mon désir mais aussi la haine noire de ma pudeur offensée. Bref le dialogue m'excé- dait, et le prétexte qui s'offrit (L*** voulait revenir sur le continent), fut accueilli comme un soulagement. Un jour, au lieu de prendre la voie lactée, je pris le vapeur à Douvres.

Quelques discussions avec L*** qui dégénérèrent en querelles, un voyage pendant lequel je pensai mourir, la certitude trouvée au cours de ma liaison dernière que l'art n'esi pas la fin de cette vie, un scandale qui se fit vers la même époque autour de mon nom, la publicité qu'on lui donna et la calomnie qui s'en empara, enfin mille causes plus offensantes les unes que les autres m'engagèrent à changer d'existence. Je résolus de donner un but différent à mes jours et de tourner mon activité vers le commerce et l'acquisition des richesses. Après avoir liquidé ce qui restait de mon passé, je me munis d'un lot de verroteries el je partis en Afrique orientale, dans l'intention de pratiquer la traite des nègres.

L'aisance que j'apportais à m'adapier à n'importe quelle manière de concevoir, l'absence de tous les liens qui enchaînent les Européens en exil, me mirent rapi- dement en lumière aux yeux des indigènes, peu accou- tumés de voir un blanc se soucier d'eux avec autant de clairvoyance, et à ceux des colons qui durent bientôt en passer par moi pour toute tractation avec les gens du pays. Il n'y eut plus un échange, une affaire que je n'y

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fusse intéressé ou que je n'y intervinsse. Je m'enrichis, impudemment aux dépens de tout le monde, et tout le monde en retour m'en exprima sa gratitude. Je devenais une sorte de potentat économique, aussi indispensable à la vie que le soleil aux cultures. Je me grisais de ces succès rapides, mes seules préoccupations désormais. Toute la poésie pour moi se bornait aux colonnes de chiffres sous les rubriques DOIT et A\'OIi\ de mes registres. Je m'enivrais de nombres, je me saoulais de mesures. Tout ce qui concernait les évaluations de la durée, de l'espace, des quantités, me paraissait subitement la plus merveilleuse création humaine. L'assurance qu'aucune réalité ne les légitimait me pous- sait à l'admiration de ces unités que l'homme a méticu- leusement choisies de façon arbitraire pour servir de point d'appui à ses emprises sur la nature. Rien de plus pur, de plus exempt d'éléments étrangers que les idées mathématiques. Ce sont des vues de l'esprit, qui n'existent que si quelqu'un les imagine et qui n'ont ni fondement ni existence en dehors de celui qui les conçoit. Les plus beaux poèmes furent éclipsés à mes. yeux par les épures, par les machines. La pendule, étonnante réalisation d'hypothèse, qui continue, quand son propriétaire n'est plus là, à calculer une quantité qui n'a de réalité qu'en présence de lui, me bouleversait plus qu'elle ne faisait les peuplades auxquelles j'en montrais une pour la première fois. J'étudiais les sciences exactes comme j'eusse cherché à pénétrer les secrets du lyrisme. Un grand orgueil me naissait, que seul peut-être j'en sentisse la beauté. J'essayais parfois de la divulguer parmi quelques-uns de ces sorciers de

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tribus, hommes éminents et sages, mieux ouverts à la spéculation que ces Messieurs de Paris. Ils ne parve- naient point à me comprendre, hochaient la tête, et l'un d'eux disait : « Voici -une datte, une deuxième datte, une troisième datte. Il y en a trois. Je les vois, donc le nombre trois n'est pas seulement une vue de l'esprit mais aussi des yeux. » Ainsi raisonnent faussement les plus experts des hommes, sans saisir que les dattes existent mais non le rapport qu'eux seuls établissent entre elles. Les rares relations épistolaires que je conser- vais avec l'Europe m'apprirent qu'on y déplorait ma disparition et mon silence, que la gloire m'y attendait pour peu que je consentisse à y revenir. Cette nouvelle ne m'émut pas ; je préférais à ces lauriers vulgaires la situation de despote et de sage que je m'étais faite dans ces pays africains. Tout le monde reconnaissait ma supériorité intellectuelle, matériellement je n'avais plus rien à désirer. Quelques prodigalités me sacrèrent dieu, j'eus un nom dans les dialectes de la région, je devins légendaire. Je fus de tous les débats religieux; la casuistique dépendit de moi ; je traitai des dogmes solaires, du culte des idoles ; on me mit à contribution pour expliquer les phénomènes naturels, les cataclysmes, les signes célestes.

C'est ainsi qu'un jour on m'amena en grande pompe dans un village j'avais affaire, une fille, folle, me dit- on, que la population considérait comme sacrée. Un Européen qui s'était fixé aux environs et qui pratiquait la médecine dans ces parages, m'expliqua : « Cette jeune négresse, sans doute sourde, mais non pas muette, est affligée depuis sa naissance d'une maladie nerveuse assez

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complexe. Elle n'a jiimais pu apprendre à communiquer avec ses semblables ni par la voix ni par la mimique. Ses gestes, incoordonnés, ne semblent pas appropriés à une fin. Elle ne peut se mouvoir,' même pour l'accom- plissement de ses fonctions naturelles qu'il faut bien que <les servantes préviennent pour elle. Par bonheur elle ne résiste jamais à une impulsion quelconque qu'un étranger donne à l'un de ses membres. Elle semble demeurée dans l'état du nouveau-né, et ces gens naïfs la respectent comme un prodige. » Dès qu'elle se trouva devant moi, je fus frappé de la grande beauté de cette fille. Elle possédait visiblement la virginité la plus rare, celle que jamais un désir d'homme n'effleura, tant la crainte et la vénération tenait chacun éloigné d'elle. Je remarquai tout d'abord cette apparente incoordination des mouvements, signalée par l'officier de santé ; on eût dit, quand elle cherchait à saisir un objet, que ses regards, séparément commandés, partaient d'un être différent de celui qui tendait la main. Il n'y avait aucun rapport entre l'étendue de son geste et la distance à franchir ; parfois un objet qui passait devant elle la tentait plusieurs minutes après sa disparition et elle faisait mine de l'atteindre vers l'emplacement depuis longtemps vide ou dans toute autre direction. Aucun doute pour moi ne subsista quand j'eus pensé au mot : synchronisme, qui désigne admirablement cela qui faisait défaut à ses actes : cette fille n'était ainsi isolée de ses semblables que parce qu'elle n'avait pas l'idée de temps, et vraisemblablement pas celle d'espace. Gertrud quand elle s'abstrayait des modes de la sensibi- lité avait de ces attitudes, inexplicables pour un tiers.

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mais que je ne pouvais méconnaître. L'idée me vint qu'en appelant à mon aide mes anciens talents, je par- viendrais à m'entendre avec la folle-par-philosophie. Cela ne manqua pas, et, après quelques jours d'éduca- tion, j'arrivai à communiquer avec elle à l'aide de monosyllabes, de gestes qui semblaient incoordonnés aux assistants, de contacts. Ma réputation de sorcier déjà établie fut confirmée du coup et l'on me confia la vierge noire qui manifestait mon caractère magique en correspondant avec moi. Je l'emmenai dans une habitation je m'appliquai à. parfaire son instmction. Elle me fit tout d'abord comprendre que, parvenue à l'âge nubile, elle entendait prendre un amant, ce qui lui semblait un mal nécessaire, et que, puisque je l'avais conquise comme nul autre, il était normal que ce fût moi. Je n'eus garde de lui refuser ce service, et, l'amour aidant, ma tâche se trouva simplifiée. Je liii donnai bien des noms par la suite, mais si je veux encore aujourd'hui penser à mon Africaine, je l'appelle de celui qu'elle préférait, quoiqu'il ne soit pas sur le calendrier, Viagère, que je ne puis, après bien des années et à un âge moins ardent, prononcer sans une certaine émo- tion. Viagère, trop intelligente, s'était mentalement développée avec une précocité rare alors qu'elle n'avait pas encore acquis de ceux qui étaient chargés de sa petite enfance la science de considérer l'univers suivant les modes généralement adoptés. Aussi vivait-elle au milieu des siens comme une étrangère, laquelle ne comprend pas la langue que l'on parle autour d'elle. Mais son esprit, déjà formé quand j'en commençai l'éducation, exempt de toute idée préconçue, apprit

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aisément les divers systèmes que je lui proposai, sut les appliquer rapidement, non point comme Gertrud qui était embarrassée par la vision commune du monde, mais d'un point de vue général, large, philosophique, auquel je n'avais atteint qu'au prix d'incessants efforts. Elle put se mettre en liaison avec les hommes et ne retint de leurs discours qu'une admiration sans borne à mon égard, et le juste sentiment de ma supériorité sur eux. Tout ce qu'elle savait lui venait de moi, je Tavais façonnée à mon image : elle n'eut qu'une religion, m'aimer. Mais cet amour fut d'autre sorte que celui ren- contré à Paris ou à Londres. Le calme y régnait, et non cette inquiétude de connaître qui me talonnait aux bras d'Hortense, ni cette pudeur d'être connu qui me faisait quitter ceux de Gertie. Je n'avais pas besoin de sonder son âme, œuvre de mon génie, et le mot pudeur perdait pour moi tout sens devant elle, puisqu'elle était un reflet de moi-même. Je songeais avec orgueil de combien j'avais dépassé, en modelant cet être, les faibles imagi- nations des . hommes : s'éprendre d'une statue au point de l'animer n'était pas un exploit pareil à celui de dissi- per les ténèbres qui entouraient Viagère et d'appeler cette larve à la vie. L'existence avec elle n'avait pas l'amour pour but, elle était l'amour même. Rien ne me choquait chez ma maîtresse puisque tout en elle venait de moi. Pas un instant je ne pouvais cesser de l'aimer ni elle de m'adorer, par simple instinct de conservation. Ce n'est que dans le récit que j'emploie, en parlant de nous deux, le pronom personnel à la première personne du pluriel. Nous n'étions qu'une seule personne, une seule volonté, un seul amour. Aussi la volupté ne

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s'épuisait-elle jamais pour nous, et grâce à la science que j'avais de me soustraire aux lois pln^siques inventées par les hommes, je trouvais sans cesse en moi les ressources qui la perpétuaient. Toutes les variations que j'avais fait subir à mes amies passées devenaient superflues, l'acte se suffisait, sans que nos fantaisies demandassent d'autres décors. Néanmoins du nœud de cette étreinte sans fin qui nous unissait nous associions le monde à nos ébats. Mais au lieu de nous explorer nous-mêmes à l'occasion d'un spectacle donné, ainsi que je l'avais fait au cours de mes aventures antérieures, nous ne portions nul intérêt à nos réactions affectives, mais nous sou- ciions de la seule ambiance nous nous trouvions. Ainsi nous n'étions curieux que d'autrui et pas de nous- mêmes, parce que nous échangions à tout instant le meilleur de notre énergie, et que chacun donnait à l'autre l'image de son propre don. Sans jamais inter- rompre le commerce de nos corps, nos esprits s'appli- quèrent à connaître la substance réelle des choses et la conception que l'univers avait de nous. C'est dans la poursuite de ces expériences que nous apprîmes que le lion ne mange les hommes que parce qu'il les prend pour des plantes qui courent ; que nous sûmes des grandes fourmis rouges qu'elles croient à l'immortalité de l'Ame ; que nous discutâmes avec des sensitives des théories qui assimilent la lumière à des vibrations, à des émanations ; que les serpents nous enseignèrent la véri- table explication de l'hypnotisme, basée sur la grande vitesse de la lumière, l'impossibilité pour l'homme d'éva- luer des fractions infinitésimales de la durée et de l'espace, et la confusion de temps et de lieu que le

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regard fait naître en lui par sa soudaineté et qui, artifi- ciellement, abolit les formes de sa sensibilité. Nous transposions le plaisir de nos sens à chacune de ces découvertes, de telle sorte que par un doux mensonge nous feignions de le croire purement intellectuel et intimement attaché à la satisfaction du travail accompli. Ainsi notre joie avait mille visages sans que la source en fût modifiée. Cela dura toute une éternité.

Mais c'est en France que je suis mort, voici plus de vingt ans. Dans le mépris je me tiens de la façon humaine de regarder la vie, je n'hésite pas à n'en point tenir compte et à diner anachroniquement ce soir à vos côtés. Il n'y a rien d'étonnant, Monsieur, à ce que mes traits vous aient incité à entamer la conversation, car ce sont ceux d'un homme lequel a délaissé la poésie il excella, paraît-il, au-dessus de tout autre, qui a connu l'amour comme personne ici-bas, mais qui sait aujour- d'hui se suffire, qui a dédaigné une gloire offerte, délaissé une popularité dont il se passe fo'rt bien, abandonné des richesses dont il ignore le compte, qui est revenu de la vie dont il peut sortir à son gré et de la mort qu'il connaît trop bien pour v croire et qui, tout solde fait de tant de qualités naturelles et de connaissances amas- sées, n'a gardé que raff"abilité bavarde d'un vieillard, petit fonctionnaire retraité de province qui s'entretient à l'issue d'un repas de table d'hôte, en buvant le café trop chaud à petites lampées, avec un Monsieur Anicet, poète, et qui fait semblant de voyager pour complaire à sa famille. »

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II

AK1CET

« Monsieur, dit Anicet, je dînerais tous les soirs chez les aubergistes pour peu que je fusse assuré d'y trouver toujours un voisinage qui valût le vôtre. Par un miracle assez inexplicable, votre récit était précisément celui que j'attendais à cette heure de ma vie, et vous avez bien vu qu'il m'a tenu sous le charme. Mais permettez-moi quelques critiques sur la façon dont vous avez usé pour le faire. 11 m'y a paru un certain désordre qui porte assez la marque de l'époque vous êtes censé avoir vécu, une certaine anarchie, conséquence de la tempête romantique dont les meilleurs esprits se ressen- taient encore à la fin du siècle dernier, une certaine complexité que la raison déplore et de laquelle un homme, aussi libéré que vous l'êtes des préjugés en cours, pourrait aisément se défaire. Vous vous êtes peint dans l'enfance, l'adolescence et la maturité ; vous m'avez promené par les contrées les plus diverses ; vous m'avez conté au moins trois romans amoureux. Il eût été très simple et bien plus démonstratif de vous sou- mettre dans cet exposé à la règle des trois unités, qui présente l'avantage de réduire au minimum l'impor- tance des concepts humains et de permettre une clarté narrative qu'on n'atteindrait pas sans elle. Ainsi vous

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eussiez présenté dans un seul décor, sans sacrifier à l'exotisme^ vos amours avec une seule femme qui prît successivement les diverses attitudes de vos maîtresses successives dans une unité de temps à votre choix, le jour par exemple. N'objectez pas que vous auriez altéré la réalité, je sais que cela vous indiffère, et si vous y voulez réfléchir, vous conviendrez que cela n'eût rien changé à la portée de votre récit mais aurait conféré à celui-ci la composition et la pureté qui lui manquent. Ne vous froissez pas d'une observation qui prouve seule- ment l'intérêt que suscite en moi votre narration et qui part tout naturellement d'un jeune homme de ce temps- ci, accoutumé par tempérament et par souci de style à se soumettre toujours à une règle, non pas par conviction, mais dans la certitude que peu importe à quelle discipline on se plie pourvu qu'on en reconnaisse une. Cette époque-ci n'est point à la révolte, elle sourit facilement des incartades mais ne pense pas détenir la vérité. Voici pourquoi, en bon fils de mon siècle, je conforme mes actes et mes oeuvres à une loi, probable- ment sans fondement, mais qui revêt à mes yeux le prestige d'être tombée en désuétude, de sembler intolé- rable à autrui, et de ne me peser guère à moi qui ne crois ni au temps, ni au lieu, ni à l'action. En illustra- tion à ce préambule, et pour répondre à votre confiance et à vos confidences, je vous ferai le récit suivant dans lequel je vais m'efforcer d'appliquer les principes qui me sont personnels comme comme ceux qui nous sont communs. Remarquez bien. Monsieur, que leur strict usage entraîne d'une façon constante l'emploi du présent de l'indicatif qui vient ainsi se substituer au passé

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défini bien pompeux pour le goût actuel, embarrassant dans l'expression des sentiments familiers et trop sou- vent escorté dans les propositions relatives du disgra- cieux imparfait du subjonctif. Excusez de si longs prolégomènes de n'introduire que le bref : Conte de la Parfumeuse et des Bonnes Mœurs.

Souffrez qu'il débute, puisque j'emprunte au théâtre la règle à laquelle je le ploie, comme ferait un texte dramatique, par la description du décor unique dans lequel il va se dérouler. Le lieu impersonnel, neutre, tout peut advenir, à toute heure du jour les divers acteurs ont accès, d'anciens amis pourront se retrouver, des amoureux se réunir, la cour et la ville défiler, n^est, je vous en fais grâce, ni le vestibule à colonnes de la tragédie, ni la place publique de la comé- die, mais participe de ces deux cadres comme l'action suivante fait de ces deux genres. Elle se déroule à Paris de nos jours, dans un des passages vivants qui mènent des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers commerciaux. C'est la route que prend quotidienne- ment Anicet, fils de famille, pour se rendre de la maison paternelle aux domaines plaisants de la galanterie, et celui que Monsieur son père, agent de change, suit également quand il va de son bureau à la Bourse, la tête bourrée de chiffres et sans prendre garde aux tentations du che- min. Mille appâts pour la curiosité d'un garçon de vingt ans arrêtent aux devantures les regards d'Anicet junior. 11 y a l'étalage d'un marchand de papiers peints, celui d'un épicier qui vend des produits exotiques, man- darines du Cambodge, noix de galles, jujubes, au milieu desquels trône un œuf de verre rempli de graines de

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cacao ; l'étalage d'un tailleur auquel moulés sur des fonds blancs obliques des pantalons rayés et des vestons cintrés frappent de stupeur les âmes sensibles à ce pro- dige qu'un vêtement suffise à soi-même ; l'étalage d'un second tailleur constitué de pièces de drap de trois ou quatre gris, du fer à la perle, de chiné beige, rouge et vert, à carreaux petits et grands, obliques ou droits et pointillés de tous acabits ; l'étalage d'un orthopédiste, mains coupées, corsets barbares, chaussures chinoises avec les affireux plâtres des diverses sortes de pieds con- trefaits, béquilles évocatrices des sorcières, et bandages hideux qui déshonorent des Vénus de Milo de plomb doré; l'étalage d'une fabrique de machines à coudre, bêtes féroces au milieu desquelles se hasardent des ouvrières dompteuses (si seulement j'avais la chance d'en voir dévorer une) ; l'étalage d'un coiffeur-parfu- meur avec ses cires blousées de soie rose, ses fers à friser, ses flacons d'essences aux noms entièrement créés, le buste du Monsieur décoré dont les cheveux, la barbe sont blancs du côté droit et noirs du côté gauche. Enfin il y a l'entrée de l'Hôtel Meublé, entre des plantes vertes, vient aboutir directement l'escalier au tapis gris à marges rouges, aux tringles de cuivre ; sous le titre bleu et blanc qu'une lampe à gaz éclaire, ce seuil s'ouvre avec une discrétion professionnelle sans que le visage d'aucun portier retienne le passant de le franchir. Sous le toit de verre qui garde ce lieu des intempéries, le promeneur sentimental se trouve assez retranché du monde pour se laisser aller à ses fantaisies, assez voisin de lui pour emprunter à son activité industrielle les éléments d'un enthousiasme singulier.

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Ce promeneur, c'est Anicet fils, qui parle, mentalement et non pas en frappant les parois de sa bouche avec sa langue, en soufflant l'air de ses poumons sur ses cordes vocales et en agitant ses lèvres comme font puérilement les acteurs dans les pièces de théâtre : « Décor se com- plaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmora- mas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidi- gitation où, sur des étagères garnies de miroirs de métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à volonté, tout l'attfrail d'un transfigurateur des mondes. Ce lieu en est l'image, et tout s'offire à ma guise pour y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne demandent qu'à changer de sens, et si je lis : ici on parle anglais, l'humble boutique dévient pour moi un endroit mystérieux l'on s'assemble pour se croire en Grande - Bretagne : merveilleux subterfuge dont je demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des maga- sins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms propres des fabricants prennent des significations mena- çantes. Le faux-jour qui naît du conflit des lampes aux vitrines et de la clarté blafiirde du plafond, permet toutes les erreurs et toutes les interprétations. Quel étrange aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop bien faits, sinistres imitations de la nature même, démons qui attendent un amputé pour le posséder en s'interposant entre sa volonté et la vie. Ecris, main de bois, dit le manchot, mais elle continue à se déplacer suivant son grand axe, avec une précision mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à

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coup le Dialheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scor- pion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames se multiplient, rampent, courent, montent et toute une forêt vierge éclot de l'œuf de verre les graines de cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques. De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches, les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué, casoar, loutre, eider, petit gris ou carabe doré, tous conservent en recouvrant la vie ce caractère poussié- reux des animaux empaillés. La végétation se développe tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres ver- miculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'en- vahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de papiers peints, que le crissement des ongles des chacals sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le sifflement des boas constrictors se réduisent au bruit des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre qui n'en a laissé que le buste est une réclame de tein- ture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imagina- tion. Comment sortir de la forêt ? Je ne sais pas les

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mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec angoisse je regarde autour de moi sans rien apprendre. Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la lis tout haut : VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR MESURE. Le sort est rompu, merci mon Dieu, je suis sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de l'électricité contre le jour. Parce que je reviens d'un long voyage, je contemple le paysage avec des yeux d'étranger, sans bien comprendre sa signification ni me faire une idée nette du point de l'espace et du moment des siècles je vis. Sans doute, à ma droite, à ma gauche, les mannequins des deux tailleurs, les corps qui animent ces habits visibles, n'en ont pas non plus notion. Leurs têtes, leurs jambes, leurs mains sont vrai- semblablement restées dans une autre époque. Je m'y transporte, et par un curieux renversement des valeurs je n'aperçois plus autour de moi que des mains, des jambes, des tètes, des chapeaux, des gants, des pantalons démodés. Mais quel style adoptent donc ces êtres fragmentaires ? Aux gibus, aux escarpins, je reconnais le Second Empire. Je suis entre deux haies de boursiers et gandins : l'un en habit de nankin bleu barbeau revient de conduire en tilbury dans l'Allée de l'Impératrice; l'autre, les favoris à l'autrichienne, cravaté jusqu'au menton, la serviette de chagrin sous le bras, siffle un quadrille que ses pieds scandent déjà ; celui-ci est un milord ; ce qua- trième porte un pantalon collant cuisse de nymphe émue, un gilet de velours et des bagues à tous les doigts ; on reconnaît à la presse qui l'entoure que ce beau merle-ci

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est un couturier ; ce cavalier un peu trop brun appar- tient à la suite de l'Empereur du Brésil ; ce joli cœur, ce cocodès... mais place aux dames ! Voilà les parta- geuses, qui se mettent de la partie. On ne les distingue pas au visage: elles sont uniformément coiffées en bandeaux comme la divine Eugénie. On les classe d'après leurs robes dont les noms sont au goût du jour : Lady Rowena, Stéphanie, Rendez-vous bourgeois, Des- démone, L'Absence, Camille, Les Repentirs, Sans-Souci, Pensez-y toujours. Le Torrent. Qu'arrive-t-il donc ? Toutes les femmes se précipitent vers un nouvel arri- vant. Qui me dira son nom ? La rumeur le murmure : Palikao, Palikao, c'est le futur ministre de la guerre, le plus charmant homme de l'Etat. Il semble qu'on n'attendait que lui pour tirer les ficelles. Voici toute la foule qui se met à danser. Les couples se font vis-à-vis, sautent, saluent, chahutent. On saisit subitement pour- quoi le bas des pantalons épouse les mollets des hommes à voir ceux-ci passer le pied par-dessus la tête de leur danseuse. Quelle musique joue-t-on là, elle a le diable au corps. Les entrechats s'accélèrent. Le bal devient général. 11 n'y a que moi qui fais cavalier seul. Bousculé par tout le monde, je ne sais plus me garer ; cet air de bastringue me trotte par la tête, il faut bien que je danse aussi. Vite, une femme. Toutes sont prises, je reste désemparé. Justement de la Parfumerie sort celle que j'attendais : elle a seize ans et un costume à la Moresque. Tout de suite, je l'engage pour la mazourke à cause de son ingénuité. Mais nous dansons le cancan. Quelle fougue elle y apporte. Je ne m'imagi- nais pas qu'on pût lever si haut la jambe. La Parfu-

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meuse naïve replie la cuisse et la détend d'un seul coup comme un ressort, le pied pointé en avant, qui vient donner contre ma poitrine et m'envoie de surprise à quelques pas. Dès que je suis remis de mon émotion, nous renouons le motif et nous rapprochons corps à corps. Par exemple, je me demande un peu ce que ce petit démon me fait danser là. Il n'y a pas de nom pour ces cabrioles, ces tours de force, ces voltiges. Comment puis-je suivre ces pas que j'ignore ? Toute la société fait cercle autour de nous. Je ne sais quelle force me pousse, on jurerait que j'ai dansé ce charivari-là toute ma vie. Exaltante gymnastique, chaque passade me permet de mieux connaître une des merveilles de ma partenaire. La fermeté de ses seins ne peut plus m'échapper, maintenant que je soulève ce corps par la taille et qu'ensuite je le ramène contre moi. Comment ne pas apprécier ses bras, noués autour de mon cou pour la figure suivante ? Je ne parle pas des intimes contacts. L'assemblée applaudit, et, fort de son approbation, ivre de la beauté qui s'abandonne à moi, je continue cet exercice. Cependant ma danseuse demeure mon guide, et quand les mouvements nous rapprochent, elle m'enseigne en ces termes l'art et la volupté :

« Le sentiment qui t'anime, qui te porte, qui te pos- sède, sans que tu le puisses définir, s'appelle désir en français, mot dont la traduction latine est précisément le nom même de l'amour. Par ce trait ingénieux, les anciens marquaient que ce mouvement-là fait tout le prix de cette passion-ci. Le désir se réduit à l'attente de la volupté, accompagnée de la représentation anticipée de l'objet de notre transport. Sa puissance est seule

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infinie, et non celle de l'amour ; elle transforme à son gré les imperfections en beautés, interprète les données des sens suivant l'idéal que nous nous proposons, de telle sorte que nous le réalisons toujours à coup sûr, anéantit en nous les préoccupations étrangères à l'idée qui nous domine et simplifie cette psychologie trop complexe, obstacle à la grandeur de nos actions. Ainsi, par un double travail dont l'effet paraît immanquablement, le désir modifie l'univers et nous-mêmes, qu'il embellit d'un même élan. Sans que je m'étende autrement sur des détails difficiles à pousser à la lumière dans la situa- tion où nous sommes, tu sauras apercevoir ici quelle méthode d'exaltation je viens de mettre à ta portée en te dotant de quelques principes généraux. Le désir seul, n'en doute pas, me fait si belle et te transfigure à ce point que tu devines une danse dont tu ignorais tout, et que les hommes font cercle pour t'admirer, encore que le plus souvent tu passasses pour peu plaisant à voir. Ne te sens-tu pas confondu par l'élégance concertée de nos mouvements. Les figures que nous dessinons ici gardent ce caractère hautain des conceptions les plus pures de l'homme, bien que l'unique sensualité nous guide vers un point final, facile à prévoir. Le souci de la composition ne saurait mieux balancer nos atti- tudes respectives, car tout naturellement le désir nous conduit à la beauté. L'accord qui paraît entre nous mène graduellement chacun à ne plus contempler que l'autre. Ainsi sur ces peintures de la comédie italienne, deux danseurs très grands et tenant la toile presque entière compensent leurs gestes respectifs, tandis que tout au bas du tableau on aperçoit minuscule et loin-

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 375

taine, la place de la ville avec ses maisons à colonnades et les passants perdus dans cette petitesse. Remarque encore, ô bel amant, qu'au cours de ce morceau d'élo- quence, ce qui nous entoure a pris l'aspect que lui prêtaient mes paroles. Le décor se meut notre sensi- bilité commune se croit dans l'obligation de se plier à notre vision du monde. Voici que nous nous trouvons, comme des partenaires, perdus dans l'île de Robinson. Les autres hommes et les villes et les palais sont à de telles distances qu'il ne vient pas à Tesprit d'y songer. Il ne reste plus à nos pieds qu'une palmeraie géante que la perspective atténue à n'en faire qu'un bouquet d'herbe. Pour simpHfier le paysage, il suffit de nous rapprocher. Mais à ce moment de la danse, un nouveau sens inter- vient dans l'imagination que nous nous faisons de l'autre. Le di\-in toucher bouleverse nos représentations. Laissons durer ce point extrême du désir. Nous commençons à nous connaître, avec lenteur, immobiles, craignant de perdre le pouvoir d'éterniser nos jeux, d'anah^ser nos corps et de damner nos âmes. Tremblant émoi de cet arrêt mutuellement consenti qui nous épuise sans nous vaincre. Un instant semble nous suspendre. Mais dans la courbe de mon bras, au pli du coude, à peine bleue, tu aperçois une étoile tatouée, signe mystérieux qui t'attire vers moi. Tu as bougé, le charme est rompu, je ne peux plus attendre, ni toi-même. Appuie tes lèvres sur le signe, rouges sur bleu, et serre-moi. Murmure encore avant de me saisir le nom que j'aime dans l'amour : Lulu. Mais qu'attends-tu maintenant que ma tête est renversée, et mes cheveux. Ah prends tes aises. « Docilement je me conforme aux enseignements de

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cette tendre beauté, si semblables à ceux de la nature qu'elle la personnifie à mes yeux. Je sens des points de moi-même naître à une vie de laquelle je ne les eusse pas cru capables. Le plaisir s'étire doucement, se pro- page, se précise, se prolonge avec toute la fantaisie géo- graphique d'un fleuve sinueux. Je puis dire tout à coup que la volupté débute, et plein de la leçon que je viens d'écouter j'annonce en ces termes la nouvelle à ma cama- rade : « Lulu )). Elle n'hésite pas à frissonner, je cours après son soufl^e et tandis qu'elle s'échappe des dimen- sions coutumières, je me perds sans m'en rendre compte au centre des sensations. »

Anicet junior se tait au moment même qu'il passe du désir à sa satisfaction. Tout d'abord sa pensée trop faible l'abandonne au sein de la matière. Puis il par- vient à un paroxysme fugitif, auquel il demeure comme une machine au point morr, comme un navire au som- met de la vague. Et brusquement tout s'écroule sous lui. Il sent ce petit trouble qu'on éprouve en ascenseur à la descente. Il pense avec à-propos qu'il a faim, que les petits pains au beurre sont des objets de délectation, et qu'il se trouve dans une situation ridicule dont il ne se croit pas l'énergie de sortir. Un certain agacement lui vient de sacrifier banalement à une tristesse prover- biale, et pour racheter la vulgarité dans laquelle il est tombé, notre héros se tourne vers le monde extérieur et le regarde. Justement voici Monsieur son père, dont l'entrée était dès longtemps préparée, qui lève les bras au ciel et ne peut plus ignorer la polissonnerie de sa progéniture. Voici le rassemblement classique, avec ses. figurants habituels. \''oici les vieilles filles qui contem-

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 377

plent l'inconduite du jeune homme, qu'elles décorent, à l'instar des journaux du lendemain, de noms sylvestres et mythologiques. Voici dans l'indignation la plus vive tous les autres personnages de Guignol : le Commissaire ceint de son écharpe et qui représente ici l'ordre, la loi, la Société ; le gendarme qui se fait une haute idée de sa mission ; le propriétaire qui s'en prend à Tolstoï de l'immoralité de ses contemporains ; le brigand calabrais lui-même qui ponctue d'un Diavolo traditionnel l'affir- mation qu'on ne devrait offenser la pudeur qu'à huis- clos ou dans la campagne. Il n'est pas jusqu'au crocodile qui ne verse un pleur sur la perversion de la jeunesse. Au milieu de la réprobation générale, Anicet fils ne perd pas le sentiment de sa dignité. Il se rajuste d'un geste plein de noblesse qui ramène un instant son attention sur la parfumeuse endormie. A vrai dire, il manifeste quelque étonnement, sans néanmoins se laisser aller à une mimique de mauvais goût, lorsqu'il constate qu'en retournant à l'époque actuelle sa séductrice a repris cinquante années d'âge qu'elle avait omis d'accuser. Ses cheveux sont teints au henné, le fard ne masque pas ses rides, il ne faut pas être grand clerc pour juger ses dents trop parfaites, ni ses charmes trop avantageux. Anicet trouve ce spectacle écœurant, d'autant plus qu'il ne peut douter qu'on l'ait trompé à bon escient. Il s'en veut d'avoir prêté une attention quelque peu soutenue à des ruines, belles encore, mais qu'on se vexe d'avoir prises pour un palais confortable. Ainsi elle lui ment effrontément, profite du désarroi dans lequel le met le décor, et, sous prétexte de lui enseigner à considérer l'univers, surprend sournoisement son innocence. Une

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37^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

perfidie si noire mérite un châtimenr immédiat : Anicet soulève la tète de la vieille impudique, et sans autre procès lui tord proprement le cou. Ce dernier point n'émeut pas tant la population présente que ne l'a fait l'attentat scandaleux à la morale publique. Certains fantoches soulignent avec horreur le raffinement parti- culier qu'il existe à outrager les bonnes mœurs sur la voie publique, précisément devant la porte d'un Hôtel Meublé pour la somme infime de deux francs l'on eût trouvé les moyens de dissimuler à l'honnête peuple de Paris des intempérances tolérables seulement à moins de trois spectateurs. Poussés aussi bien par les exigences de la conscience publique que par celles de leurs fonc- tions, le Commissaire et le gendarme s'avancent et procèdent à l'arrestation du jeune libertin. Celui-ci, avec toute la réserve qu'une telle éventualité comporte, les assure de sa parfaite soumission. A ce moment, la scène est envahie par les machinistes qui la transforment en tribunal à l'aide de quelques bancs, de quelques greffiers et de quelques municipaux. Les juges font leur apparition, avec la toge, la toque et l'hermine, mais sans se porter à d'autres excentricités. La foule prend place dans les devantures des boutiques tandis qu'Anicet se félicite d'un jugement rendu au lieu même du crime, et, si l'on peut dire, au milieu de ses circonstances atténuantes. Le cérémonial de la pro- cédure l'enchante : il ne sait comment remercier les juges du spectacle gratuit qu'ils lui donnent. Il goûte comme un morceau du plus délicieux humour le dis- cours en trois points de son avocat qui plaide la folie. Il apprécie à sa juste valeur l'énergie du procureur qui

TOUTES CHOSES ÉGALES D AILLEURS... 379

requiert contre lui avec une fougue cicéronienne. Enfin quand on lui demande sacramentellement son avis per- sonnel, Anicet se lève, et sur le ton d'urbanité que nous lui connaissons, expose à la cour la véritable version d'un incident déplorable, lui-même fut le premier lésé, le premier leurré, le premier désabusé. Il prend à témoins les divers étalages qui l'entourent, et qui sont tous légèrement fautifs dans cette aventure, pour expliquer au tribunal d'une façon primesautière et pittoresque la marche des événements. Il ne dédaigne dans son brillant exposé ni quelques redondances rhéto- riques, ni cet esprit un peu mordant qui lui vaut le plus souvent des succès d'estime. Mais l'auditoire ne semble pas se laisser convaincre, et sur l'assurance du Docteur qu'Anicet est fou, mais inoffensif, on rend notre jeune orateur à sa famille avec des conseils hydrothéra- piques que celle-ci met à profit en lui intimant l'ordre de voyager. Au finale, tandis que la foule massée à gauche entonne un chant injurieux pour le voyageur et que ses parents au premier plan à droite baissent triste- ment la tête de honte, on voit Anicet s'éloigner dans le fond d'un air allègre, un bâton sur l'épaule et toute sa fortune dans un mouchoir noué au bout de ce bâton : une montre en or, cadeau maternel, un centimètre en ivoire, don de son père, le mépris général et quelques principes de philosophie. Et comme il n'y a pas de rideau pour clore le spectacle, on se contente d'un manque opportun d'électricité qui vient rappeler bien à propos à l'honorable société qu'il n'est comédie si légère ni badinage si superficiel qui ne nous doive faire souvenir de ce que la lumière n'appartient que passagèrement

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aux hommes et de ce que les plaisirs dont nous nous croyons le mieux assurés sont précisément les plus illu- soires et les plus éphémères. »

« Je n'ai point goûté comme vous faites, dit Arthur, l'ordonnance un peu trop théorique de votre récit. Mais si j'ai quelques fois baillé durant sa préface et son expo- sition, vous conviendrez que j'ai marqué l'attention la plus vive à toute la dernière partie, qui m'a particuliè- rement touché pour une raison que vous ignorez et dont il faut que je vous éclaircisse. A l'étoile bleue de son bras, au diminutif intime qu'elle aimait, et surtout à la nature de ses propos, je n'ai pu méconnaître en la per- sonne de votre parfumeuse cette même Gertrud dont je vous ai tout à l'heure entretenu. Elle ne possédait plus, d'après la fin de votre histoire, cet éclat incomparable et cette fraîcheur qui la mettaient au-dessus de toutes les femmes et de toutes les louanges au temps déjà lointain de nos amours. Je ne pourrais, m'étant toujours tenu au courant de ses aventures, m'étonner qu'une fille aussi galante ait pu vous faire illusion avec si peu d'atouts dans son jeu. Mais je vous sais gré de l'avoir fait dispa- raître : elle commençait à encanailler ma mémoire et à rouler avec le premier venu dans les lieux les moins propices au respect que j'eusse aimé qu'on lui portât. Elle enseignait, vous l'expérimentâtes, Monsieur, à tort et à travers à tous les croquants les méthodes qu'elle tenait de moi et qu'elle galvaudait sans scrupule pour se tailler auprès des jeunes gens une façon de popularité. Aussi ne me restc-t-il plus qu'à vous remercier de ce service involontaire et du compte-rendu que vous m'en avez fait avec tout l'art désirable, malgré ce petit ton

TOUTES CHOSES ÉGALES d'aILLEURS... 38 1

pédant dont vous ne savez pas assez vous défendre^ qui ne vous passera qu'avec l'âge et qui n'est au demeurant qu'un travers bien minime que vous pardonnerez sans peine à un barbon de relever. »

« Je n'aurais garde de m'en formaliser, répondit en souriant Anicet, mais ce qui me tient assez désagréable- ment à cœur pour la minute, c'est d'apercevoir à notre rencontre et aux propos que nous avons échangés un sens caché, prétentieux, ambitieux, qui dépasse sans le moindre souci des proportions le cadre, somme toute un peu mesquin, des conversations de table d'hôte, en un mot, pour parler grec et clairement m'exprimer : un symbole. Je le dégagerai, si vous y consentez, dans le désir d'en faire prompte justice. Nous représentons ici l'un et l'autre aussi bien que nous le pouvons deux générations différentes. Si la vôtre avait besoin pour se développer de passer tout d'abord par les bras d'une Hortense, qui figurera selon votre fantaisie la conception commune de l'univers ou la poésie romantique, la mienne qui dès le collège fut initiée à ces Hortenses, débuta dans la vie par l'amour de Gertrud. Cette dame, la plus belle de votre époque et l'idéal de vos contem- porains, quand vous l'avez abandonnée pour réaliser votre destinée personnelle, s'est graduellement mise à la portée de tous au fur et à mesure que ses charmes se flétrissaient. Un moment elle a pu me retenir comme Hortense fit vous-même, et me berner de quelques fantasmagories d'un autre âge. Cela ne sut que m'attirer la haine des épiciers de ce temps et un sort assez sem- blable à celui qui vous échut après l'aventure de l'enter- rement. Mais, quand je m'aperçus de quels philtres

382 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

licmodés je faisais usage, je ne persistai pas dans mon erreur et partis à la recherche de l'idée moderne de la vie^ de la ligne même qui marquait l'horizon de vos contemporains. Après avoir comparé le cycle révolu de vos jours à celui commençant des miens, il ne nous reste plus, Monsieur, à ce que je crois, qu'à nous séparer, emportant de cette rencontre, moi la leçon de votre exemple et le désir de trouver dans l'avenir m.a Gertrud et ma Viagère (c'est tout le sujet de cette histoire), vous le souvenir de vos seules amours et l'incompréhen- sion totale d'une jeunesse qui n'est plus la vôtre. » '

LOUIS ARAGON

I . Ces récits constituent les chapitres I et II d'Anùet ou le Pano- rama, roman paraître).

«

CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS

A Lucien Dubech

qui mangea du laurier rose sur le

tombeau d'Amvcus.

Soudain l'irruption des corps est pareille à l'éclatement de l'orchestre.

Trente fois croisés dans la rue, si je me doutais qu'aussi beaux qu'à la palestre !

Je crois en Dieu 1

Ils s'avancent sans s'approcher, loin derrière leurs bras tendus,

la tête rejetée en arrière comme les aveugles ou les statues

de satyres qui par symbolisent la joie de l'ivresse dyonisiaque,

et l'un et l'autre ont aussi peur de la défense qu'ils ont peur de l'attaque.

384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Plus qu'aucune danse au monde, 'Son brusque chan- gement de garde est beau,

mais il n'est pas aimé du public à cause de l'aristo- cratie de sa peau,

polie comme à la pierre ponce, et fondante, et bril- lante de pâleur,

et diaphane comme le Paros qui est allumé à l'inté- rieur.

Tout ce qui disparaît et reparaît et se transforme à chaque seconde !•

Sur sa poitrine et sur son dos à chaque seconde c'est un nouveau monde.

Mais rien que là, car ses jambes sont à peine dégros- sies comme aux jeunes chiens,

encore empâtées d'enfance, et le modelé de ses genoux ne vaut rien.

Lors Reby de cuivre rouge, son adversaire, en parfait détachement,

Reby la Musaraigne, sombre et chaud comme le soleil couchant,

les jambes droites et fendues, bondit, et ses péroniers latéraux

jaillissent comme les tendons d'une sauterelle ou les nervures des végétaux.

O corps tels exactement que Dieu les verra ressus- cites

s'il est vrai que nous devons l'être dans l'état de notre plus grande beauté,

ô nobles corps !

CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 385

Gauche doublé de Reby au menton, et crochet du droit sur le cou,

(je ris du clignement de ses yeux au moment il encaisse le coup).

Il encaisse, mais vif comme l'éclair, il riposte en re- mise du droit au flanc.

Voilà ! Tu l'as bien coupée, sa profonde puissance de déplacement !

Encore ! Tu as trouvé ton coup ! Travaille-le avec des crochets aux côtes.

Encore ! Tu l'as arrêté ! Regardez son estomac qui tressaute !

Le ring, les cordes, l'arbitre tressautent comme cet estomac et ce cœur.

Walton frappe du poing sur le rebord : God ! Ycur boy s a merry little fighter !

Time.

Douce est l'eau sur son corps qui brûle et sa vie par- tout appuyée.

Les trois cordes posent leurs trois ombres sur les ver- tèbres de l'échiné mouillée,

blanche, imberbe et reflétante comme le pur ivoire césarien.

Tout autour que devient la France ? Mais ici vraiment on est très bien.

Ce quelque chose de déboutonné, sans une pensée, que reposant !

Et pas de pli au pantalon, et le col mou et pas de gants.

38e LA \OUVELLE REVUE FRANÇAISE

J'ai laissé V Action Française à ma place et mon voisin lit le Populaire.

Ça ne fait rien, on est copains tout de même, il s'en fait pas pour ça, le frère.

Que de plaisir !

Debout, corps pareils à tant de corps qui furent tués,

corps que demain peut-être au fond de la tranchée nouvelle,

je relèverai avec mes mains coutumières des frater- nités,

debout, joie éternelle !

Allons, les voici en garde, sournois, brassant l'air, tis- sant l'air,

si nets et propres et onduleux comme s'ils bougeaient au fond de la mer,

(sauf que la corde il s'appuya met une barre rouge sur ses omoplates).

Les cinq doigts de ses grands dentelés, comme si un lion l'avait pris dans ses pattes,

dressent la force de la poitrine au-devant du cœur bien abrité,

ô femmes, qu'il est difficile à atteindre, ce cœur, derrière un tel bouclier !

Translucide ainsi qu'un savon de glycérine arrivé à sa fin,

luisant comme luisait le Parthénon, de nitre, d'huile, de cire et de parfum.

CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 387

les grands droits et obliques de l'abdomen, et ce corset cuirassé d'insecte

divisent le temple inspiré construit par le divin archi- tecte.

Les veines, les os, les muscles le font, tandis qu'il va luisant,

fouillé comme une matière orfévrée par un amoureux artisan, ^

dont la seule paille serait peut-être au bas de cette nuque couleur

d'abricot frais la marque brune du bouton de col rouillé par la sueur.

Homme ! le plus noble des Anges qu'ait soufflé Dieu 1

! le voilà dans les cordes, et le sang sur le corps frais lavé,

et les cordes longtemps frissonnantes alors que lui déjà s'est relevé.

Le moindre petit calicot prendrait place au milieu des Vivants

par la seule, sainte et splendide soudaine apparition de son sang.

D'une seconde à l'autre, très distincte, j'ai l'impression d'une bataille perdue.

Qu'a-t-il ? Au lieu de répondre, il remonte sa culotte avec ses mains pattues.

Et sa garde ? Il se couvre ! Et ces grands bras stupides qui fauchent !

388 \ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Bien ! Au bout de deux rounds, il s'aperçoit enfin qu'il a un gauche !

Encore, ton gauche ! Encore, ton gauche ! Ah, malheur ! Vin-fighting le secoue !

Et pourtant, tout cela sans que le rouge une fois monte à ses joues.

God / sa y s J Val ton puffîng, sce the diicky dncking ! W'hy, find an opening, step inside of bis bloio ! Nûw youre in thc right place, ducky, set a fast pace, Land a hook in bis face ! Dont you see be guards loiv ?

Il sourit. Comme dans les tirs forains, le zouave sonne un petit air si on le touche,

à chaque fois qu'il est bien touché, un pauvre sou- rire dans l'instant crispe sa bouche.

Il vague avec des bras tendus, tel qu'un honmie à demi-endormi,

il s appuie contre celui qui le frappe comme à l'épaule de son meilleur ami.

D'un regard douloureux vers l'arbitre il implore qu'on fasse cesser ça,

mais moi, si j'étais l'arbitre, je sais bien que je n'arrê- terais pas le combat.

Bien souvent, moi aussi, j'ai été groggy devant un être.

i

Des femmes crient derrière moi. Le gaz, comme un mourant, bat dans l'air.

Toujours, comme un rocher que couvre et découvre la mer.

CRITERIUM DES NOVICES AMATEURS 389

quand le corps-à-corps se défait, je me serre en voyant reparaître

cette chose sanglante qui sourit.

Time. Je monte. Sous ma main son corps brûle d'une façon effra3'ante.

(Sur ma manche pleuvent les duvets de la serviette- éponge qui l'éventé).

Dieu ! Quelque chose de physique m'éloigne de ce garçon fourbu.

Vraiment, c'est plus fort que moi, je ne peux pas sup- p'orter les vaincus.

Epongeant les cheveux durs et sous le vague regard exténué,

je lui dis : « Mon cher garçon, tu l'as voulu, il faut continuer».

Et je sens (effrayante est la façon dont l'essoufflement le fait battre)

son reproche parce qu'il n'a que trois soigneurs alors que son adversaire en a quatre.

On lui présente de l'eau, mais il refuse cette eau rouge de ijang.

Refuse cette eau.

Pales, aux visages de perle, mains tordues, je vois pal- piter et mourir

ces anglaises et ces américaines si ingénues dans l'acte de s'offrir.

Car, tournoyant, dans cette extrême déchéance il est toujours pareillement beau.

390 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et la plèbe exulte, car on ne l'aime pas, j'ai dit pour- quoi, à cause de sa peau.

Chère plèbe, moi, ne t'ai-je pas aimée dans le désordre des fins de séance, %

quand les troisièmes passent aux premières et que le gaz défaille et s'élance ?

Huit secondes encore il titube. A-t-il conscience du mot que jeta

le taciturne docteur roumain à la bouche de Mala- testa,

et du geste millénaire de son bras levé pour la grâce,

et du jaillissement triomphal hors le vainqueur qui traverse et l'embrasse ?

Qu'on le descende !

Et je sens que se dessèche et se recroqueville mon amitié,

et malgré moi je me détourne, pas assez pour ne pas voir qui pendent

ces jambes blanches et sanglantes de petit esclave crucifié,

HENRY DE MONTHERLANT

SHAKESPEARE :

ANTOINE ET CLEOPATRE'

ACTE V

SCENE PREMIERE

(^Métne lien qu'à la dernière scène de l'acte précédent).

(^Aii petit matin. Deux serviteurs entrent, encore à demi endormis ; ils font un peu d'ordre et relèvent les rideaux devant le jour naissant. Antoine se soulève de la couche il repose, tout vêtu, auprès de Cléopâtre. Il traverse la scène et appelle au dehors :)

Antoine. Eros ! Eros ! mon armure. Cléopâtre. Dors encore un moment. Antoine. Non, ma gazelle, Eros ! Eros, Allons ! viens. Mon armure.

(Eros entre, apportant l'armure.)

I. Voir la XouveJle Revue Française des lei" juillet et ic' août 1920.

392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Viens, mon brave : apporte cette cuirasse et aide-moi à me revêtir. Si la fortune se détourne de nous aujour- d'hui, c'est bien que nous l'aurons bravée. Allons !

Cléopatre. Permets-moi de t'aider : accroche- t-on ça ?

Antoine. Laisse ! Laisse ! Occupe-toi d'armer mon cœur. Pas ainsi. Pas ainsi. Là. Là.

Cléopatre. Doucement. Bien. Je veux aider. Est-ce assez serré ?

Antoine. A présent, à nous la victoire ! Suis-je bien, mon bon camarade? Va t'équiper.

Eros. A l'instant, cher Seigneur.

Cléopatre. Na ! Cela n'est-il pas bien bouclé ?

Antoine. A ravir. Et malheur à celui qui tente- rait de le dégrafer avant l'heure et que ne m'y invite la soif d'un repos bien gagné. Tu. t'embrouilles, Eros; j'ai dans la reine un écuyer plus adroit que toi. Fais vite. O mon amour, que ne peux-tu me voir combattre, goûter toi-même à ce divertissement royal. Tu verrais aujourd'hui le bon artisan que je suis.

(Entre un ojficier armé.)

Bonjour, toi. Sois le bienvenu. On voit à ton aspect que tu sais le métier des armes. Le travail qui nous plaît nous trouve en disposition matinale et nous y courons pleins de joie.

Premier officier. Un millier de soldats, , Sei- gneur, matinaux comme moi, déjà tout harnachés, vous attendent aux portes de la ville.

(Sonneries de clairons. Entrent des soldais et des officiers.)

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 393

Capitaine. Un beau temps ce matin. Salut, mon Général.

Tous. Salut ! Salut !

Antoine. Voilà de la bonne musique, mes petits. Ce matin radieux est pareil à l'enfance de quelqu'un qui prétend faire parler de lui. Eros) Bien, bien. Passe- moi cela. Non, pas ainsi. Voilà, {aux serviteurs) Donne-moi ta main, toi ; tu m'as toujours été fidèle ; et toi aussi ; et toi ; et toi ; vous m'avez bien servi ; vous avez eu des rois pour collègues. Que ne suis-je aussi nombreux que vous, et que n'êtes-vous réunis en un seul Antoine ; j'aurais plaisir à vous servir aussi bien que vous m'avez servi.

Serviteurs. Aux dieux ne plaise !

Antoine. Peut-être ne me verrez-vous plus, ou qu'à l'état d'ombre infirme ; et peut-être demain devrez-vous suivre un autre maître. Pour moi, je vous regarde tous comme si je ne devais plus vous revoir.

Cléopatre. Qu'est-ce qui lui prend ?

Eros. Le besoin de faire pleurer ses amis.

Antoine. Mes fidèles amis, je ne vous congédie pas. J'ai comme maître épousé votre bon service et ne m'en déferai qu'à la mort.

(Les serz'itcurs fondent en larmes.)

Eros. A quoi pensez-vous, mon Seigneur, de nous attrister ainsi ? Voyez-les tous pleurer ! Et moi, comme un âne qui aurait brouté de l'oignon! Vous allez faire de nous des femmes.

Antoine. Ho ! Ho ! Ho ! (// rit) Que le sphinx m'emporte si j'avais ce désir. Mais ces larmes désaltèrent

26

394 I-^ NOU\'ELLE REVUE FRANÇAISE

mon cœur. Mes généreux amis, vous prêtez à mes paroles un sens trop douloureux ; ce que j'en disais n'était qu'à titre de réconfort au contraire. Sachez, cliers coeurs, que j'ai bel espoir pour tantôt ; et j'attends du combat la victoire et la vie, plutôt qu'une mort hono- rable. {A Cléopâtre) Madame, adieu, Soj'ez heureuse quoi qu'il advienne. Allons ! un baiser de soldat ! A tourner de gracieux compliments, j'aurais honte. Je vous quitte comme un homme bardé de fer. Et maintenant, qui veut combattre, qu'il me suive et je le mène au bon endroit ! Adieu.

{Soldats et cJ^fs précèdent Antoine.^

Charmion (à! Cléopâtre). Vous plaît-il qu'on vous mène à votre chambre ?

Cléopâtre. Conduisez-moi. Il part si vaillamment ! Si seulement César se mesurait à iui seul à seul !... Antoine alors... Mais à présent...

(^Antoine au moment de sortir est arrêté par un soldat qui se prosterne devant lui.')

Soldat {Le même qu'à l'acte HT). Antoine ! que les dieux aujourd'hui te favorisent !

Antoine. Je te reconnais, mon brave. Plût aux cieux que j'eusse écouté ta voix, l'autre jour, et l'élo- quence de tes blessures quand tu me suppliais de ne pas me fier aux flots.

Soldat. Tu m'eusses écouté, que les rois révoltés marcheraient encore à ta suite et l'officier qui t'aban- donna ce matin.

Antoine. Qui donc a pu m'abandonner de si bonne heure ?

SoLD.\T. Un homme qui t'était cher entre tous.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 395

Appelle Enobarbus, il ne t'entendra pas ; ou, du camp <de César, répondra : « Je ne suis plus des tiens. »

Antoine. Que me dis-tu ?

Soldat. Il a rallié César.

Eros. Sans emporter ni ses effets ni son argent ?

Antoine. Est-il parti, vraiment ?

Soldat. Rien de plus certain.

Antoine. Va, mon Eros, occupe-toi de lui faire parvenir tout ce qu'il possède. Je veux qu'on ne lui retienne pas une obole. Ecris-lui, je signerai. Une lettre d'adieu tout affectueuse. Je souhaite qu'il n'ait jamais plus motif de changer de maître. Dis-le lui. Ma mau- vaise fortune a corrompu d'honnêtes gens ! Hâtons-nous. Enobarbus !

ÇIls sorieut.)

SCÈNE II {Le camp de César, devant Alexandrie.^

CÉSAR, AGRIPPA, MÉCÈNE, ENOBARBUS

(ce dernier un peu à l'écart.)

CÉSAR {achevant de lire une. lettre^. Il me traite d'enfant. Il morigène comme s'il avait le pouvoir de me chasser d'Egypte ? Il a battu de verges mon messager. Il me provoque en combat singulier : César contre Antoine. Faisons savoir au vieux ruffian qu'il ait à faire choix d'une autre façon de mourir ; et qu'au demeurant, j;e me moque de ses menaces.

Mécène. César peut penser que pour se livrer à

396 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de pareilles fanfaronnades, ce grand capitaine doit être

aux abois. Ne le laissez pas se ressaisir, et mettez à

profit sa démence. La fureur est de mauvais conseil.

CÉSAR. Annoncez à mes officiers que de tant de

batailles nous allons livrer la décisive. Nous comptons à

présent dans nos rangs d'anciens amis d'Antoine en

nombre suffisant pour s'emparer de sa personne. Je veux

qu'on me l'amène prisonnier. Veillez à régaler d'abord

mon armée ; nous avons des munitions en abondance,

et mes hommes ont bien mérité de mes largesses.

Pauvre Antoine! Agrippa, c'est à toi d'engager Taction.

Tu m'as bien compris : je veux qu'Antoine soit pris

vivant. Fais-le savoir.

Agrippa. Tu seras obéi.

(// sort.)

César. Le temps de la paix universelle est

proche. Que ce jour nous soit seulement favorable, et

sur la terre tripartite verdoiera de nouveau librement

l'olivier.

(Entre lin messager').

Messager. Antoine est arrivé sur le champ de bataille.

César. Va ; recommande à Agrippa de placer les déserteurs à l'avant-garde afin qu'Antoine épuise sur lui-même, en quelque sorte, sa fureur.

(7/^ sortent.)

Enobarbus. Alexas a trahi. Envové en Tudée charç^è de mission par Antoine, il a persuadé le grand Hérode de se rallier à César et d'abandonner Antoine son maître. En récompense de quoi César l'a fait pendre. Canidius et tous ceux que jj'ai vu tourner briJe ont obtenu de

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 397

César un emploi ; mais ils n'ont pas sa confiance. J'ai mal agi ; je m'en accuse sincèrement et sais que désor- mais je ne connaîtrai plus k joie.

(Entre un soldai de César.)

Soldat. Enobarbus, Antoine vous a fait expédier tous vos trésors, et qu'ont encore grossis ses largesses. Son messager est venu sous ma garde ; dans votre tente il décharge à présent ses mulets.

Enobarbus. Va ! Je te fais cadeau de ce qu'ils portent.

Soldat. Vous croyez que je plaisante, Enobarbus ;

mais je vous dis la vérité. Vous feriez même bien d'escorter

le messager jusqu'à la sortie du camp ? Je l'aurais fait

moi-même si l'on ne m'attendait pas à mon poste.

Votre empereur continue à se conduire en véritable

Jupiter.

(// sort.)

Enobarbus. Ah ! Je suis l'être le plus abject de la terre, et je le sens comme pas un. Antoine, grand cœur intarissable, comment aurais-tu payé mon ton service, •si tu couronnes d'or ma vilenie. Ceci gonfle mon cœur. Si le remords ne suffit pas à le briser, nous chercherons quelque moyen plus prompt. Mais le remords y suffira, je le sens. Que contre toi, moi je combatte ? Non, non. Je veux chercher quelque fosse pourrir. La plus immonde est la mieux assortie à cette conclusion de

ma vie.

(// sort. Entrent en ttiniulte des soldats ; lani- hours et trompettes.)

Agrippa, Il faut battre en retraite, nous nous rsommes engagés trop avant, César lui-même a de la

598 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tablature. Leur résistance dépasse tout ce qu'on eût cru.

(Ils fuient.)

{Entrent Aniline et Scarus blessé. Le bruit du

combat continue.)

Scarus. Oh ! mon brave empereur, voilà ce qui s'appelle combattre ! Si nous avions su nous tenir ainsi dès le début, nous les aurions reconduits chez eux et chacun aurait eu son compte.

Antoine. Tu saignes abondamment. Scarus. J'avais ici une entaille en forme de T, qui maintenant est faite comme un H.

ÇLcs soldats de César au fond de la sccu-e fuient.')

Antoine. C'est la déroute.

Scarus. Nous les poursuivrons dans des trous. J'ai place encore pour six blessures. {Entre Eros.)

Eros. Les voici battus, Seigneur. Et notre avan- tage prend tout l'aspect d'une belle victoire.

Scarus. C'est plaisir que de leur tailler des crou- pières. Talonnons ces fuyards. Courons-leur sus, comme à des lièvres.

Antoine. Pour ta joyeuse humeur, je te promets une récompense, et dix pour ta vaillance. Viens- t'en.

Scarus {boitant). Je vous suis de mon mieux. (Symphonie héroïque.)

(Revient Antoine, suivi de quelques chefs et de Scarus.)

Antoine. Nous les avons renfoncés dans leur

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 399

camp. Cours au-devant de la Reine, et raconte lui nos exploits.

(Cléopâirc et sa suite apparaissent dans le fond

de la scène.)

Demain matin, dès avant le lever du soleil, nous achèverons de les saigner. Mes valeureux amis, je vous rends grâces à tous; vous avez bien battu; et non pas comme pour la cause d'un autre, mais chacun faisant de ma cause la sienne. Chacun vous s'est montré vail- lant comme Hector.

Rentrez en ville, embrassez vos femmes, vos amis ; dites-leur vos prouesses. Que leurs larmes de joie lavent le sang caillé, et que leurs lèvres, avec vénération, se vienneîit poser sur les lèvres de vos blessures, Scarus) Donne-moi ta main.

(Cléopâirc venant sur le devant de la scène.)

Je veux présenter ta valeur à cette grande enchante- resse et que sa louange te récompense. O toi, jour de ce monde, enchaîne avec ton bras .mon cou. Viens sur mon cœur, sur mon cœur tout armé, et chevauche à travers ma cuirasse, en triomphe sur ses bondissements.

Cléopatre. Roi des Rois ! O héroïsme sans limites, ton retour souriant échappe aux embûches des homm.es.

Antoine. Mon rossignol. Nous les avons chassés jus- qu'à leurs lits. Oui, ma fille ! (// lève son casque et montre ses cheveux) Bien que les gris soient quelque peu mêlés aux bruns, nous avons gardé de la cervelle assez pour raidir encore nerfs et muscles et pour damer le pion aux jou- venceaux.

Vois ce guerrier. Accorde ta main favorable à sa lèvre. Vas-y d'un baiser, brave. A le voir combattre aujour-

400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'hui on eût dit quelque dieu vengeur qui, par haine, eût pris leur forme pour les détruire.

Cléopatre. Ami_, tu recevras une cuirasse d'or qui couvrit la poitrine d'un roi.

Antoine. Il la mérite, quand elle serait escarbou- clée et pareille au char du soleil. Donne-moi ta main; à travers Alexandrie, menons notre joyeux cortège, avec nos boucliers, balafrés comme nous. Je convierais à souper toute l'armée si seulement le grand. palais était assez vaste. N'importe! nous ferons carrousse et boirons à ce jour de demain qui nous promet royal péril encore. Clairons, sonnez ! Qu'une clameur d'airain emplisse à Tassourdir la ville. Mariez-y vos roulements, tambours ! Car l'applaudissement de la terre et du ciel doit éclater à notre approche.

(^Musique triomphale.')

SCÈNE III

Extrémité du Camp de César. // fait nuit. Des sentinelles veillent.

Premier Soldat. Si nous ne sommes pas relevés d'ici une heure, il nous faudra rallier le corps de garde; la nuit est claire ; et l'on doit livrer bataille dès deux heures du matin.

Second Soldat. La journée d'hier a été dure pour

nous.

{Entre Enoharlms).

Enobarbus. Sois mon témoin, ô nuit ! Troisième Soldat. Quel est cet homme ?

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4OI

Second Soldat. Silence, écoutons-le.

Enobarbus. Assiste-moi, lune bienveillante. Quand les traîtres plus tard seront voués à l'exécration par la mémoire vindicative des hommes, témoigne que, devant ta face brillante, le misérable Enobarbus s'est re- penti.

Premier Soldat. Enobarbus !

Troisième Soldat. Paix ! Ecoute !

Enobarbus. Souveraine bergère des profondes mélancolies, que ton poison subtil m'imbibe, et que ma vie, que je sens me trahir à son tour, déserte enfin mon corps. Ah ! que tu viennes enfin te briser, lâche cœur, contre le silex acéré de ma faute. Tout séché de chagrin, puisses-tu te réduire en cendres, échappant aux malsaines pensées. Antoine, Antoine, plus généreux que ma révolte n'est infâme, pourvu que toi, secrètement, tu me pardonnes, que sur le grand registre du monde, mon nom s'inscrive, le nom d'un traître, d'un trans- fuge Antoine ! Oh ! Marc Antoine !

Second Soldat. Parlons-lui.

Premier Soldat. Prêtons l'oreille encore, car ce qu'il raconte pourrait bien intéresser César.

Troisième Soldat. Ecoutons. Mais il'semble s'être endormi.

Premier Soldat. Evanoui plutôt. Car jamais si lugubre prière n'a conduit personne au sommeil.

Second Soldat. Approchons-nous.

Troisième Soldat. Réveillez-vous, eh l'ami ! Par- lez-nous !

Second Soldat. Entendez-vous ?

Premier Soldat. La main de la mort l'a saisi.

402, LA NOUVELLE RE\UE FRANÇAISE

(Tambours). Ecoute ! les tambours battent le réveil. Emportons dans le camp ce malheureux. C'est un personnage de marque. Viens. Notre quart est plus qu'a- chevé.

Troisième Soldat. Allons 1 II peut encore cd

revenir.

(Entre Antoine et Scartis^ puis Varniéc.')

Antoine. Tous leurs préparatifs sont de nouveau sur mer, décidément nous ne leur plaisons pas sur terre ferme.

ScARUS. Ils sont prêts à la fois sur mer et sur terre. Seigneur.

Antoine. Que ne puis-je également dans l'air et le feu les poursuivre ! Toujours est-il que notre infan- terie tient le pied de cette colline. Mes ordres sont donnés à la flotte, elle a déjà quitté la rade. De là-haut nous pouvons admirer leur déplacement et la rencontre.. (Ils sortent).

(César traverse avec son armée l'autre extrémité de la scène.)

CÉSAR. A moins d'être attaqués, pas de combat sur terre. Et je doute qu'il nous attaque ; car le meil- leur de ses fbrces est embarqué. Gagnons les vallées et conservons nos avantages. (Ilspassent.) (Trois paysans descendent de h colline.)

Premier Paysan. Non. Ils ne s'étaient pas encore abordés. De la lisière du bois de pins, là-haut, j'ai fort bien pu les voir, dans la clarté de la lune, doubler le cap. Mais peut-être qu'ils se sont rencontrés maintenant.

Deuxième Paysan. On dit que des oiseaux ont fait

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 4O3

leur nid dans les agrès des galères égyptiennes. Les augures consultés n'ont pas voulu se prononcer ; mais on dit qu'ils font la gi'imace.

Troisième Paysan. On dit qu'Antoine est tour à tour bouillant et abattu. Que par accès sa fortune inquiète l'ernplit ou de crainte ou d'espoir selon qu'il regarde ce qui lui reste encore, ou ce qu'il a déjà perdu.

(//j" sorlenl. Antoine redescend de la col- line.)

Antoine. Tout est perdu. La perfide Egyptienne m'a trahi. Ma flotte s'est aussitôt rendue ; de là-haut^ j'entendais leurs cris de joie et je les ai vus, jetant en l'air leurs bonnets, s'embrasser comme des amis longtemps perdus qui se retrouvent. Triple putain ! C'est toi qui m'as vendu à ce novice. Ah ! mon cœur désormais ne fait plus la guerre qu'à toi. (A Scariis qui l'a rejoint.^ Dis- leur à tous de fuir. Car après que je serai vengé de ses charmes, tout sera dit. Dis-leur de fuir. Va.

(Scarus sort. Le ciel se colore ci s'éclaire. C'est

l'aurore.^

Soleil, tu m'apparais pour la dernière fois. C'est ici qu'Antoine prend congé de la Fortune. En être venu ! Tous les cœurs qui jappaient et frétillaient à mes talons et dont les vœux attendaient de moi leur provende, vont à présent caracoler près de César. Tous apportent l'encens à son éclosion ; le chêne vieillissant perd jusqu'à son écorce, lui qui les abritait tous autrefois. Je suis trahi. Ame douteuse de rEg}'ptienne, enchanteresse mortelle dont le regard armait ou désarmait mon bras, dont les seins formaient ma couronne, mon ciel... en parfaite gipsy, à ce jeu de pair et impair tu m'as

404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mené jusqu'au cœur même de la détresse. Holà ! Eros ! Eros !

{Enlrcut Clcopâlre et ses suivaiiles. Elles se iieunciil à l'extrême gauche de la scène.)

Antoine. Encore toi, Magicienne ! Arrière.

Cléopatre, Pourquoi mon maître se débat-il ainsi contre son amour ?

Antoine, -t- Disparais ! ou je fais justice, et César est volé. C'est derrière son char qu'est ta place, attachée et traînée en butte aux huées de la populace, toi, la plus grande honte des temps. Qu'on t'exhibe à la manière d'un monstre ; les plus pauvres paieront pour te voir ; on te montre déjà du doigt ; la patiente Octavie prépare depuis longtemps ses ongles pour te lacérer le visage.

Cléop.\tre. Soutenez-moi. Il est plus furieux qu'Ajax frustré du bouclier d'Achille. Plus redoutable qu'un sanglier traqué.

Charmion. Réfugions-nous dans le tombeau des Ptolémées ; nous en condamnerons l'entrée et ferons dire que vous êtes morte. L'âme ne s'attache pas au corps plus fortement qu'à ce qui faisait sa gran- deur.

Cléopatre. Au tombeau. Oui, nous lui ferons dire par Mardian que je me suis donné la mort, et que le dernier mot que j'ai prononcé fut : Antoine. Il fau- dra lui dire cela sur un ton bien pathétique. Mardian viendra nous raconter comment il supporte ma mort.

( Clcopâ trc dispa rai t.)

Antoine. Ah ! tu fais bien de fuir, s'il est vrai que vivre est un bien. Pourtant, si j'épuisais sur toi ma fureur, ta seule mort en épargnerait mille. Eros !

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 405

Holà ! Je sens sur moi l'ardente tunique de Nessus ! Hercule ! s'il est vrai qu'en moi tu reconnais ton sang, enseigne-moi comment tu sus lancer Lychas par-dessus les cornes de la lune, et qu'à l'exem- ple de ta main, qui sut manier la massue, cette main sache en finir enfin avec moi-même. Mais elle doit mourir aussi, la sorcière. A ce garçon romain, la garce m'a vendu, et c'est sous son complot que je succombe^

Elle mourra. Eros ! Eros !

(Entre Eros.)

Eros ! peux-tu me voir encore ?

Eros. Parbleu ! Seigneur !

Antoine. Parfois nous voyons un nuage prendre l'aspect d'^un dragon, d'un lion, d'un ours ; parfois quel- que vapeur errante offre l'image d'une tour, d'un châ- teau, d'un racher crénelé, d'une montagne abrupte, ou d'un promontoire azuré couvert d'arbres, que notre œil abusé voit chanceler dans l'air. As-tu bien observé par- fois ces crépusculaires fantômes ?

Eros. Certes, Seigneur.

Antoine. A l'instant, c'était un cheval, puis,, fuyant comme la pensée, ce n'est plus rien ; cela se fond, se résorbe, ainsi que de l'eau dans de l'eau.

Eros. Oui, mon Seigneur.

Antoine Eros, cher brave enfant. Ton maître désormais n'a pas plus de réalité que ces apparences ;. ici je suis peut-être Antoine, mais je ne puis maintenir plus longtemps cette forme visible, mon enfant ; oui, j'ai combattu pour l'Egypte, pour cette reine, je croyais

que j'avais son cœur, car elle avait le mien ce cœur

qui m'attirait tant de cœurs, lorsque j'en disposais

40é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

encore, perdus, perdus Elle, Eros, elle a foit le jeu

de César et triché en sorte que ma propre gloire serve

d'atout à l'ennemi. Non ! pas pleurer ! non, doux Eros.

On se reste encore à soi-même, quand à soi-même on

prétend mettre fin.

(Entre Mardiaii.)

Oh ! ton infâme maîtresse, elle m'a pris jusqu'à mon épée.

Mardian. Antoine, non. Ma maîtresse vous aimait et sa fortune épousait indissolublement la vôtre.

Antoine. Eunuque impudent ! Silence. Elle a trahi et doit mourir.

Mardian. Hélas ! aucun de nous ne peut mourir deux fois, La pauvre dame s'est déjà acquittée de ce soin. Sa main n'a pas voulu laisser à la vôtre l'ennui de la tuer, cf Antoine ! Mon très noble Antoine », disait-elle, et ce furent ses dernières paroles. Puis, comme elle répé- tait encore votre nom, un sanglot l'arrêta dans sa gorge, il demeura suspendu à mi-chemin entre le cœur et les lèvres ; de sorte qu'elle meurt, ensevelissant en elle votre nom .

Antoine. Elle est morte !

Mardian. Morte.

Antoine. Eros, désarme-moi. Le dur labeur du jour est fini. Il est temps de dormir. (A Mardiafi). Pour prix de son message, tiens-toi pour satisfait de repartir vivant. Va.

(Mardian sort.)

Allons ! dépouille-moi. Les sept replis de la cuirasse d'Ajax ne suflîraient plus à comprimer les battements sauvages de mon cœur. Oh ! que mes flancs éclatent î Brise ton enveloppe précaire ! Echappe à ta prison, mon

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4O7

cœur. Eros, allons 1 fais vite. C'en est fait du soldat. Emporte cette ferraille, à qui parfois pourtant j'ai fait honneur. Va ! laisse-moi seul un moment.

(^Eros le quitte.^

Je vais te rejoindre, ô Cléopâtre, je vais implorer mon pardon. Tout délai me torture. Une fois éteint le flam- beau, il ne reste plus qu'à se coucher, sans tâtonner dans le noir plus longtemps. Mon effort désormais ne s'en prend plus qu'à soi-même. Il faut apposer ici notre sceau ; €t que tout en soit dit. Eros ! Je viens, ô ma reine ! Eros ! Attends-moi ! Sur les prés semés d'aspho- dèles, la main dans la main, nous irons. Notre démarche passionnée fixera le regard des ombres, Didon et son amant Enée jalouseront notre cortège. Holà ! Eros !

Eros !

{Eros revient.')

Eros. Que désire mon Seigneur !

Antoine. Depuis que Cléopâtre est morte, j'ai vécu dans un opprobre à faire honte aux dieux. Moi qui façonnais le monde à coups de glaive et qui sur le dos glauque et mouvant de Neptune construisais des cités de vaisseaux, aurais-je à présent moins de résolution qu'une femme, moins moble cœur que celle qui m'en- seigne à présent par sa mort comment on se déUvre de César, en disant : « Moi seul peux disposer de moi ». Eros, tu m'as promis que lorsque le moment viendrait, et le voici certainement venu, je ne verrais plus d'échappement possible à l'horreur, sur ma demande tu me tuerais. Fais, Il est temps. Dis-toi que ce n'est pas moi que tu frappes, c'est César que tu frustres. Allons ! mets un peu de rouge à tes joues.

408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Eros. Que les dieux m'en préservent : quand les flèches ennemies même se détournaient de toi, j'ose- rais...

Antoine. Eros, tu préfères du haut des balcons de Rome contempler ton maître déchu, les bras liés, la nuque asservie, le front incliné sous la honte, traîné derrière le trône ambulant de Césa»", pour rehausser l'éclat de son triomphe.

Eros. Jamais je ne verrai cela.

Antoine, Viens donc. Il faut qu'une blessure me guérisse. Sors cette honnête épée qui rendit au pays tant de services.

Eros. O maître, excusez-moi

Antoine. Lorsque je t'affranchis, ne m'as-tu pas juré d'obtempérer à cette requête ? Fais-le donc ; ou je tiens pour néant tous tes services passés. Qu'attends-tu ? Frappe.

Eros. Détourne alors de moi ce visage respire toute la mxajesté de l'univers.

Antoine (^se détournant'). Va.

Eros. Mon épée est tirée.

Antoine. Qu'elle accomplisse en hâte sa besogne.

Eros. Mon maître bien-aimé, mon roi, mon capi- taine, avant le coup fatal, ah ! laissez-moi vous dire : adieu.

Antoine. Bien dit, mon compagnon, adieu !

Eros. Dois-je frapper?

Antoine. Frappe.

Eros. C'est fait. Ainsi je n'aurai pas^à te pleurer.

{Il se tue.)

Antoine. Ami trois fois plus noble que moi-

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4O9

même ! Tu me montres comment m'y prendre ! De ma reine et de toi, vaillant Eros, je vais suivre les instruc- tions. La mort m'attend comme une épouse, le lit d'amour s'entr'ouvre... Comment faisais-tu donc Eros ? Je suis donc ton élève, et voici ce que tu m'as enseigné (7/ se jette sur son êpée^. Quoi ! je ne suis pas mort ? pas mort !... Gardes ! ohé ! gardes ! Achevez-moi.

(Entre Dcrcctas ci des gardes.)

Premier Garde. Quel est ce bruit ?

Antoine. J'ai mal fait mon travail, mes amis. Tâchez d'y mettre la dernière main.

Second Garde. L'astre est tombé.

Premier Garde. Les temps sont révolus.

Troisième Garde. Malheur ! Malheur !

Antoine. Ah ! que celui qui m'aime m'achève.

Premier Garde. Ça non, pas moi.

Second Garde. Moi non plus.

Troisième Garde. Ce n'est pas à nous qu'il faut demander ca.

(Ils sortent.)

Dercétas. ^Tes revers et ta mort mettent tes ser- viteurs en déroute. Cette nouvelle, et ce glaive que î'em porte, seront les bienvenus de César et me vau- dront un bon accueil.

(Entre Dioniède).

Diomède. est Antoine ? Dercétas. Ici, Diomède, ici. Diomède. Vit-il encore ? Pourquoi ne me réponds- tu pas ?

(Dercétas sort.)

27

410 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Antoine. Est-ce toi, Diomcde ? Tire ton glaive. Achève-moi, tue-moi.

DiOMÈDE. Mon maître vénéré, Cléopâtre m'envoie vous dire...

Antoine. Quand t'a-t-elle envoyé ?

DiOMEDE. Je la quitte à l'instant.

Antoine. donc est-elle ?

DiOMÈDE. Elle s'est enfermée dans le tombeau des Ptolémées. Une crainte prophétique s'est emparée d'elle lorsqu'elle a vu que vous la soupçonniez ce qu'aux dieux ne plaise d'avoir composé avec César, et qu'un injuste ressentiment vous aveuglait, elle vous fit annoncer qu'elle était morte, mais craignant sitôt ensuite le funeste effet de cette nouvelle, elle m'envoie vous annoncer la vérité. J'accours, mais je crains bien, trop tard.

Antoine. Trop tard, mon bon Diomède. Appelle ma garde, je te prie.

Diomède. Holà, gardes ! Eh quoi ! viendrez-vous ? Le maître vous appelle.

{Eiitrcni quaifc ou cinq gardes de la suite d'Antoine.^

Antoine, Mes bons amis, portez-moi jusqu'auprès delà Reine. C'est le dernier service que je requiers de vous.

Premier Garde. Calamité, Seigneur, que vous ne puissiez vivre plus longtemps que nous tous, vos fidèles.

Tous. Jour de malheur !

Antoine. Mes bons compagnons, n'accordez pas au destin cruel l'hommage de vos larmes. Accueillons de bonne grâce ce qui nous mortifie et mortifions le châti-

SHAKESPEARE; ANTOINE ET CLÉOPATRE 4II

ment en souriant de ses atteintes. Soutenez-moi. Je vous ai bien souvent conduits ; à votre tour, vous, por- tez-moi ; oh ! déjà je vous remercie.

(//y sortent.^

ACTE VI

SCÈNE PREMIÈRE

L'extérieur du monument funèbre dont on verra l'intérieur à la scène suivante. Il forme ter- rasse, et c'est sur cette terrasse que se tient Cléopâtre cntoufée de ses femmes.

Cléopatre. Oui, Charmion ; c'est pour n'en plus sortir, que nous nous sommes enfermées ici.

Charmion. Ayez bon espoir. Madame.

Cléopatre. Non, je ne connaîtrai plus l'espoir, Charmion. Je ne tiens plus pour bienvenu que le ter- rible, et les consolations me font horreur. Notre dou- leur, pour s'assortir au mal qui l'a causée, ne sera jamais trop immense.

(Passe, au pied du monument, Diomède.)

Cléopatre Çà Diomède). Quoi ! Serait-il mort ?

D10MÈDE. La mort plane sur lui, mais il respire encore. Ses gardes vous l'amènent ; le voici.

(Entre Antoine porté par les Gardes.)

Cléopatre. O Soleil, incendie ton axe, consume ton support, disparais, abandonne à l'obscurité le rivage inconsistant du monde. Antoine ! Antoine ! Antoine !

412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A moi Charrnion ! A moi Iras ! A l'aide, à la rescousse, amis. Aidez à le hisser jusqu'ici.

Antoine. Doucement ! Non point César ; Antoine seul a triomphé d'Antoine.

Cléopatre. Je savais qu'Antoine ne pouvait être vaincu que par Antoine. Mais hélas !

Antoine. Je meurs, Egypte ! Je meurs. Je ne puis écarter la mort que juste le temps de poser, de tant de légions de baisers, le pauvre dernier, sur tes lèvres.

Cléopatre. Je n'ose pas descendre, cher. Mon seigneur, pardon, j'ai peur, peur d'être prise. Il ne faut pas que le fortuné César dans sa parade puisse se glori- fier de m'avoir. Et tant qu'il y aura encore pour moi des couteaux aiguisés, du poison, des serpents, des lacets, je suis tranquille. Votre épouse, la chaste Octavie, ne doit pas goûter le plaisir de reposer sur ma déconvenue ses yeux modestes. Mais viens ! viens, mon ami ! Femmes, aidez-moi, il faut que nous le tirions jusqu'ici. Allons, camarades : un coup de main.

Antoine. Ah ! faites vite ou il ne sera plus temps.

Cléopatre. En voilà un exercice ! Non ! mais ce que vous êtes lourd, mon Seigneur ! Toute notre fai- blesse s'ajoute à votre poids. Si j'étais Junon, j'ordon- nerais à Mercure ailé de vous enlever jusqu'au trône de Jupiter. Mais les souhaits sont les gestes de fous. Bien, encore un effort ! Oh ! viens ! viens ! viens !

{Ils amènent kniement Antoine jusqu'à la terrasse).

Cléopatre. Te voilà ! te voilà ! Viens mourir tu voulais vivre. Ranimer avec des baisers ! Ah ! si je leur connaissais ce pouvoir, j'y userais mes lèvres.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 4I3

Tous. Quel triste spectacle !

Antoine. Je meurs, Egypte ! Je meurs ! Un peu de vin je vous prie. Je veux te dire...

Cléopatre. Non, laisse-moi parler. Je pousserai mon imprécation jusqu'au ciel de confusion trébu- chera sur sa roue la Fortune.

Antoine. Un mot seulement, reine adorée. Cher- che auprès de César l'honneur et la sécurité.

Cléopatre. Hélas ! en cherchant Tun, je perds l'autre.

Antoine. Non, écoute-moi, mon amie. De tous ceux qui entourent César ne te fie qu'à Proculéius.

Cléopatre. Je ne me fie qu'à ma résolution et qu'à mes mains.

Antoine. Oublie la décevante fin de l'histoire. Ramène complaisamment ta pensée sur l'heureux temps où, pour toute la terre, rien n'était de plus fort, de plus noble que moi. Je meurs sans honte, Romain vaincu par un Romain et ce n'est pas à un ennemi du sol, ni lâchement, qu'aujourd'hui, je rends mon épée. Mon souffle me quitte, je suis à bout.

Cléopatre, O le plus grand des hommes, tu veux donc mourir ! N'as-tu donc plus souci de moi ? Faut-il que je m'attarde sans toi dans ce monde décoloré qui sans toi ne m'est rien plus qu'un cloaque. O mes filles, voyez ! La couronne de l'univers se dénoue. Seigneur ! la guirlande flétrit, la palme du combat se fane et l'éten- dard est abattu, A présent tous les enfants des hommes se valent ; ce qui superbement les dominait n'est plus. Tout se nivelle et s'égalise et la lune en visitant la terre ne saura plus regarder. (Cléopatre défaille.)

^

414 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Charmion. Reposez-vous, Madame.

Iras. Quoi ! Morte, elle aussi !

Charmion. Madame !

Iras. Reine, reine d'Egypte î

Charmion. Paix, Iras...

Cléopatre. Je ne suis plus qu'une simple femme, tout juste à la hauteur de la servante d'étable qui porte le lait au marché. Je veux jeter mon sceptre à la face insolente des dieux ; mon univers valait le leur, aussi longtemps qu'il gardait sa parure ; ils l'ont volée. Rien ne m'est plus. La résignation n'est que duperie et la révolte pareille à l'aboiement d'un chien fou. Est-ce un crime alors, Charmion, est-ce un crime de forcer la porte mystérieuse de la mort avant que la mort n'y invite ? Dites, mes filles, mes nobles filles ? Ah I voyez ! voyez ! le flambeau de ses yeux s'est éteint. Prenez cœur. Messieurs, il nous faut l'enterrer à présent. Puis le geste reste à faire, le plus courageux, le plus digne, à la belle manière romaine, et que la mort nous jalouse ce coup. Venez 1 Les barreaux de la cage sont froids d'où cet immense esprit s'est échappé. Venez, mes femmes ! fai- sons de notre résolution notre amie et ne la laissons plus nous attendre.

{Ils sortent, emportant le corps d'Antoine.)

SHAKESPEARE I ANTOINE ET CLÉOPATRE 415

SCÈNE II

Intérieur du tombeau.

CLÉOPATRE CHARMION et IRAS

Cléopatre. Mon désespoir fait place à un état meilleur. Quelle dérision qu'être César. Il n'est que le laquais de la Fortune et celle-ci dispose de lui. L'acte qui dispose de soi et met un terme à tous les autres, cet acte seul est grand ; qui garrotte les accidents, muselle les vicissitudes, qui délivre enfin le sommeil et fait per- dre goût à la fange dont se nourrit également le men- diant et l'empereur.

(^A la porte du monument se présentent Procu-

léius, Gallus et des soldais.)

Proculéius. César envoie ses compliments à la Reine d'Egypte. Il souhaite de savoir quelles requêtes elle voudrait lui adresser.

Cléopatre. Quel est ton nom ?

Proculéius. Proculéius.

Cléopatre. Oui, je sais par Antoine que l'on peut se fier à toi. Mais celui qui n'attend plus rien n'a plus à craindre d'être trompé. S'il plaît à ton maître de voir mendier une reine, dis-lui qu'une Reine décemment ne peut demander moins qu'une couronne. S'il lui plaît d'accorder à mon fils l'Egypte conquise, il me redonne assez pour que je le remercie à genoux.

Proculéius. Ne perdez pas courage : vous tombez en de généreuses mains. Soyez sans crainte. Livrez-vous

41 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

en toute confiance à mon maître, dont la magnanimité se répand sur ceux qui l'implorent. Laissez-moi lui faire part de votre gracieuse soumission, et vous trouverez en lui le vainqueur le plus dispos à Tindulgence envers celui qu'il voit devant lui s'agenouiller.

Cléopatre. Dis-lui, je te prie, que je suis la vassale de sa fortune et que je i émets entre ses mains l'autorité qu'il a conquise. Je fais des progrès d'heure en heure dans l'art d'obéir et serais charmée de le voir.

Proculéius. Tout cela lui sera redit, Madame, Reprenez cœur, car je sais que votre douleur a ému celui qui Ta causée.

Gallus. Voyez combien il est aisé de la surprendre. (A ce moment Proculéius et deux soldats esca- ladent le monument au moyen d'une échelle et font Cléopatre prisonnière tandis que d'autres soldats ouvrent la porte condamnée.)

Gallus Pronik'iiis). Sur\-eillez-la jusqu'à l'ar- rivée de César,

(// sort.)

Iras. Maîtresse !

Charmion. Princesse Cléopatre^ vous voilà prise.

Cléopatre. A l'aide, fidèle acier.

Proculéius. Rentrez cela. Madame, rentrez ! (II la désarme) Renoncez à un tel attentat ; je suis ici pour vous secourir et non pour vous perdre.

Cléopatre. Quoi, la mort aussi m'est défendue,, qu'on accorde même aux chiens malades.

Proculéius. Cléopatre, n'éludez pas la clémence de mon maître en attentant contre vous-même. N'en- levez pas au monde l'occasion d'admirer un geste

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 417

magnanime, dont votre mort cherche à nous frustrer.

Cléopatre. es-tu, mort ! Viens à moi ! Viens 1 viens ! viens ! Emporte une Reine, qui vaut bien, tout de même, un lot de mendiants ou d'enfants nouveau-nés!

Proculéius. Oh ! du cahne, Madame.

Cléopatre. C'est bien. Monsieur, je ne vais plus rien manger ; plus rien boire. Monsieur. Et s'il est nécessaire d'insister, je ne dormirai plus. Je ruinerai cette enveloppe mortelle, en dépit de César. Sachez-le bien. Monsieur ! je ne supporterai jamais de paraître enchaînée à la cour de César, et sous les yeux dédai- gneux de la stupide Octavie ? Pensez-vous que je vais me laisser traîner et exhiber devant la glapissante vale- taille de Rome ? Ah ! qu'un fossé d'Egypte m'est un plus agréable tombeau ! Que sur la boue du Nil on m'abandonne nue et en proie aux insectes d'eau dévo- rants ! qu'on choisisse plutôt pour gibet la plus haute de mes pyramides, qu'on m'y pende et que

Proculéius. Vous vous exagérez une horreur qu'aucune pensée de César, croyez-moi, ne justifie.

(Eutre Dolahella.)

Dolabella. Proculéius, César m'envoie vers vous, instruit de tout ce que vous venez de faire. J'ai ordre de vous remplacer et de prendre la Reine sous ma garde.

Proculéius. Eh bien ! je n'en suis pas fâché,. Dolabella. Mais soyez gentil avec elle. {^A Cléopatre) S'il vous plaisait de faire savoir quoi que ce soit à César...

Cléopatre. Dis-lui que je voudrais mourir.

(Sortent Proculéius et les soldats.)

41 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

DoLABELLA. Très noble Reine, vous avez sans doute entendu parler de moi.

Cléopatre. : Je ne peux pas dire.

DoLABELLA. Assurément je suis connu de vous.

Cléopatre. Ah ! Qu'importe, Monsieur, que je vous connaisse ou non. Dites-moi, vous riez au récit des songes ? Vous avez cette manie, ii'est-ce pas ?

DoLABELLA. Je HC VOUS suis pas...

Cléopatre. J'ai rêvé d'un empereur qui s'appe- lait Antoine. Oh ! que je puisse dormir encore, pour revoir encore son pareil.

DoLABELLA. Permettez-moi, Madame...

Cléopatre. Son visage était semblable aux cieux, le soleil y brillait et la lune illuminait ce petit rond, la terre.

DoLABELLA. Très souveraine reine, si je...

Cléopatre. Son pas enjambait l'océan ; son bras étendu faisait ombre sur le monde ; sa voix, quand il parlait à un ami, rappelait la musique des sphères ; mais menaçante, ébranlait l'air comme un tonnerre. Sa bonté n'avait pas d'hiver ; son automne apportait un foisonnement de moissons. Ses jeux délicieux sem- blaient ceux du dauphin qu'on voit parmi les ondes apparaître ; sous sa livrée s'agitaient tortils et couronnes ; il secouait sa robe et les royaumes, comme des aumônes, pieu valent.

Dolabella. Cléopatre !

Cléopatre. Un homme, existe-t-il, pouvait-il exister peut-être, dites, pareil à celui-là que je revais ?

Dolabella. Chère Madame, je ne crois pas.

Cléopatre. Tu mens, j'en atteste les dieux. Mais

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 4I9

•qu'il soit seulement, qu'il ait pu être, voici qui déborde le rêve, et la puissance d'imaginer. La Nature envie, pour créer, l'étoffe inépuisable du rêve ; mais en conce- "vant un Antoine, elle fait pièce au rêve et le rêve cède, vaincu.

DoLABELLA. Ecoutez-moi, chère Madame. La perte que vous venez de faire est inestimable, assuré- ment ; elle n'a d'égale que votre douleur ; que jamais rien de ce que j'entreprends ne réussisse si, par contre- coup, je n'en ressens moi-même un chagrin qui me Touche le fond du cœur.

Cléopatre. Je vous remercie bien. Monsieur. Savez-vous ce que César prétend faire de moi ?

DoLABELLA. Je répugue à vous dire, ce qu'il faut pourtant que vous sachiez.

Cléopatre. Faites donc, je vous prie.

DoLABELLA. Si généreux qu'il soit...

Cléopatre. Il veut me traîner en triomphe.

DoLABELLA. Madame, il en a l'intention.

{Cris à l'extérieur : Vive César ! Place ! Place !) (Entrent César, Proculéius, Mécène, Séleiicns.)

César. donc est la Reine d'Egypte ? DoLABELLA. Voici l'empcreur. Madame.

(Cléopiitrc s'agenouille.)

CÉSAR. Relevez-vous. Il ne faut pas vous agenouil- ler. Je vous en prie, relevez-vous, reine d'Egypte.

Cléopatre. Les dieux l'ont voulu, sire ; je dois, à mon maître et Seigneur, obéissance.

César. Quittez donc ces sombres pensées. Le sou- venir de vos offenses encore qu'inscrit à même notre

420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

chair, nous ne voulons plus y penser que comme à un effet du hasard.

Cléopatre. Unique arbitre de ce monde. Je ne sais point plaider ma cause assez bien pour me blanchir à vos yeux. Mais reconnaissez, Seigneur, que les fautes dont on m'accuse sont de celles dont plus d'une femme

a rougi.

César. Cléopatre, nous sommes disposés à atté- nuer plutôt qu'à exagérer nos griefs. Si vous vous pliez à nos intentions, qui sont, croyez-le, des plus bienveillantes, vous reconnaîtrez que vous avez gagné au change. Mais si, vous suivez le chemin d'Antoine et agissez cruellement envers moi, en vous dérobant aux effets de mon bon vouloir vous vouerez par même vos enfants à cette destruction dont je veux les sauver, pour peu que vous me fassiez confiance. Je vais prendre congé de vous.

Cléopatre. Vous pouvez prendre tout ce qui vous plaît ; tout est à vous dans le monde. Et nous, vos tro- phées de victoire, selon votre plaisir, disposez de nous. {Elle lui muet un papier) Tenez, mon bon Seigneur.

César. Pour tout ce qui vous concerne, Cléo- patre, j'écouterai votre conseil.

Cléopatre. Voici le relevé des sommes, de la vaisselle d'or, des joyaux, enfin de tout ce que je pos- sède, très exactement dénombré, à quelques babioles près. est Séleucus ?

Séleucus. Me voici. Madame.

Cléopatre. Je vous présente mon trésorier. Qu'il vous dise. Seigneur, sur sa vie, si j'ai par devers moi rien gardé. Allons, dis la vérité, Séleucus.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 42 1

SÉLEUCUS. Madame, je préfère cadenasser mes lèvres plutôt que, sur ma vie, témoigner de ce qui n'est pas.

Cléopatre. J'ai gardé quelque chose, moi ?

SÉLEUCUS. Assez pour racheter tout ce que vous avez déclaré.

CÉSAR. Mais ne rougissez pas, Cléopatre ! Votre précaution est digne de louange.

Cléopatre. Voyez, César ! Admirez comme le succès entraîne tout après lui ! Ce qui était mien devient vôtre; ce qui est vôtre serait mien, si nos destins se retournaient. Mais c'est l'ingratitude de ce Séleucus qui m'enrage. Esclave de pas plus de fiance que l'amour d'une prostituée ! Tu te caches ? Ah ! tu fais bien de te cacher. Mais je saurai trouver tes yeux, je t'assure, quand ils s'envoleraient ! vilain drôle, laquais, chien ! ah ! canaille !

César. Excellente reine, nous vous supplions de...

Cléopatre, O César, est-il rien de plus mortifiant que ceci ! A l'instant vous daignez nous faire visite, comblant d'un tel honneur ma patiente indi- gnité, voici que mon propre servant vient ajouter à la somme de mes disgrâces le surcroît de sa perfidie. Disons donc, gracieux César, que j'ai mis de côté quel- ques colifichets de femme, quelques oripeaux sans valeur, de ces petits riens qu'on offre aux familiers ; disons encore, un souvenir d'un peu plus de prix que je réservais pour votre épouse, un autre encore pour me concilier Octavie. Dois-je être dénoncée à cause de cela par celui-ci que j'ai nourri ? Dieux ! sa lâcheté m'est plus cruelle encore que mes revers.

422 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

(A Séhticus) Va-t'en de grâce ! Ou de dessous les cen- dres de l'infortune les braises de mon ressentiment vont surgir. Si tu étais un homme, tu aurais pitié de moi. (Elle sanglote.)

César. Retire-toi, Séleucus.

(Séleucus sort.)

Cléopatre. Il faut bien qu'on le sache : nous, les plus grands, nous devons répondre pour les fautes des autres, et quand nous succombons c'est d'après le mérite d'autrui qu'on nous juge ; c'est vraiment pitié !

César. Cléopatre, nous n'appliquerons notre droit de conquête ni sur ce que vous avez mis en réserve, ni même sur ce que vous avez déclaré. Tout est à vous encore. Disposez-en selon votre plaisir. Persuadez-vous que César n'est pas un commerçant, pour marchander avec vous, sur des objets de commerce. Rassurez-vous, vous n'êtes prisonnière que de vos propres pensées. Chère Reine, délivrez-vous. Quant à nous, notre intention, en ce qui vous concerne, est d'écouter votre conseil. Mangez donc et dormez. Notre sollicitude est celle d'un ami. Sur ce : Adieu 1

Cléopatre. Mon maître et mon Seigneur !

César. Ne m'appelez pas ainsi. Adieu.

(César se retire avec sa suite.)

Cléopatre. Il me paie de mots, filles, il me paie- de mots, pour me distraire du soin de ma gloire, mais écoute un peu, Charmion. (^Elle lui parle à voix basse.')

Iras. C'en est fait, maîtresse chérie. En route pour les ténèbres, la radieuse journée est finie.

Cléopatre. Fais vite, j'ai donné ordre et tout est prêt. Hâte-toi.

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLEOPATRE 425

Charmion. j'v viiis.

(Entre Dolahdla.)

DoLABELLA. cst la Reine ? Charmion. Vous la voyez, Monsieur.

{Elle sort.) .

Cléopatre. Dolabella.

DoLABELLA. Madame, fidèle au serment que vous avez exigé de moi, et que mon zèle pour vous me fait un dev-oir de tenir, je viens vous annoncer que César a décidé de repartir pour la Syrie et que vous devez, vous et vos enfants, prendre les devants dans trois jours. Faites profit de cet avis. Pour moi j'ai tenu, selon, votre désir, ma promesse.

Cléopatre. Je suis bien obligée, Dolabella.

DoLABELLA. Votre serviteur. Adieu, reine très aimable. Je retourne auprès de César.

Cléopatre. Adieu et merci.

(Dolabella se retire.)

Eh bien ! Iras ! qu'en penses-tu ? Toi, petite marion- nette d'Egypte, tu vas être produite à Rome, tout comme moi. Des ouvriers aux tabliers fangeux, quittant la truelle et l'équerre, nous élèveront sur le pavois. Comme encens, nous respirerons l'épais nuage de leurs haleines, et le relent de leurs grossières digestions.

Iras. Les dieux nous en préservent !

Cléopatre. Las ! rien n'est plus certain. Iras. D'impudents licteurs nous rudoieront comme des . filles. Les mauvais rimailleurs nous blasonneront en vers faux. Nous serons parodiées par des histrions de tréteaux. On prétendra mimer nos orgies ; on y verra rouler Antoine ivre, et quelque éphèbe en travesti.

424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dans le rôle de Cléopâtre, saura prêter à ma grandeur sa voix grêle avec des postures de bordel.

Iras. Grands dieux !

Cléopâtre. Rien n'est plus certain.

Iras. Jamais je ne verrai cela. Ces ongles se seront d'abord enfoncés dans mes yeux.

Cléopâtre. Bravo ! c'est un moyen de décon- certer leurs projets. (Charmion revient.)

Eh bien, Charmion ? A présent, parez-moi, mes filles ; cherchez mes vêtements les plus royaux. Embar- quons-nous sur le Cydnus ; je vais à la rencontre d'An- toine. Va, ma petite Iras ! Ma courageuse Charmion, nous allons tout de bon en finir. Acquitte-toi de ces derniers soins, puis je te donne congé et jusques à la fin -du monde. Allons, apporte ma couronne et... Quel est ce bruit ?

Çlras sort. Bruit au dehors Entre un garde.)

Garde. Il y a ici un paysan qui veut absolument pénétrer jusqu'auprès de Votre Altesse. Il vous apporte un panier de figues.

Cléopâtre. Qu'on le laisse venir.

(Le garde sort.)

Qu'une si noble action doive recourir à un si misé- rable moyen. Mais il m'apporte la liberté. Ma résolu- tion est prise. Impassible comme le marbre, de la tète aux pieds. Je n'ai plus rien d'une femme et la chan- geante lune ne me tient plus asservie.

(Entrent des gardes et un paysan.)

Garde. Voici le paysan. Cléopâtre. C'est bien. Laisse-nous.

(Le garde se retire.)

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 425

Tu m'apportes donc ce gentil vermisseau du Nil qui tue sans faire souffrir ?

Paysan. Je l'ai, pour sûr. Mais je ne vous enga- gerai pas d y toucher, car sa piqûre est immortelle. Ceux qui en meurent n'en relèvent pas souvent.

Cléopatre. Tu connais des personnes qui en sont mortes ?

Paysan. Oh ! des masses : hommes et femmes. Pas plus tard qu'hier encore on parlait d'une. Une brave honnête femme ; un peu portée sur le mensonge, ce qui n'est jamais agréable chez une femme, quand ça ne sert à rien. Comment elle est morte, ce qu'elle a souffert, tout ça, c'est elle-même qui le raconte et que le ver a joUment travaillé.

Cléopatre. C'est bien, tu peux partir.

Paysan. Je vous souhaite bien du plaisir avec le ver.

Cléopatre. Adieu !

Paysan. Faites attention que le ver ne se laisse pas mener.

Cléopatre. C'est bien ; c'est bien. Adieu !

Paysan. Méfiez-vous du ver, croyez-m'en. Ne le confiez qu'à des gens adroits ; car, voyez-vous, il n'y a rien de bon à en tirer.

Cléopatre. Ne t'inquiète pas. On y veille.

Paysan. Il ne faut rien lui donner à manger. Il n'en vaut pas la peine.

Cléopatre. Tu crois qu'il me mangerait ?

Pays.\n. Je ne suis pas si bête de croire que le diable lui-même oserait manger une femme. Je sais que la femme est le régal des dieux quand ce n'est pas un

28

42 6 LA NOU\'ELLE REVUE FRANÇAISE

démon qui l'accommode. Mais il faut croire que ces putassiers de démons font grand tort aux dieux dans les femmes. Car sur dix femmes qu'ils se préparent, le diable en gâte bien la moitié.

Ci-ÉOPATRE. Va-t'en maintenant, laisse nous. Paysan. I^ar ma foi ! Amusez-vous bien avec le ver.

(Le. Paysan s'en va.)

(Iras rentre avec les atours royaux.)

Cléopatre. Donne-moi mon manteau. Pose la couronne. Je sens une soif immortelle. Jamais plus le jus de la grappe d'Egypte ne viendra rafraîchir mes lèvres. Fais vite, Iras ! Dépêche-toi, je crois entendre Antoine ; il m'appelle ; je le vois qui se lève; il me dit : tu fais bien. Il rit à la fortune de César. Les dieux font payer trop cher la fortune. Antoine, me voici, ton épouse. Mon courage veut mériter ce titre. Je suis de la flamme et de l'air. Tout ce qui pèse en moi, je le laisse à la terre et pour alimenter d'autres vies. Eh bien ! Tout est-il prêt ? Venez ! Cueillez la dernière chaleur de ma

lèvre. Bon voyage, aimable Charmion ; Iras, adieu

(Iras tombe et meurt.) Eh ! quoi I Suis-je un aspic ! Mon baiser l'a tuée ! Quoi le nœud si facilement se défait ? Ah ! vraiment ton étreinte, ô mort, est pareille à celle d'un amant ; elle blesse, mais on la désire. Iras, oh ! comme elle est tranquille. Tu pars si doucement, comme pour montrer que le monde ne vaut pas qu'on lui dise adieu.

Charmion. Nuages épais, répandez vos averses, et qu'elles soient comme les larmes des dieux, f Cléopatre. Oh ! lâche que je suis de me laisser

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 427

devancer par elle. Si maintenant elle rencontre avant moi mon Antoine aux belles boucles, elle me volera peut-être ce baiser dont je veux faire tout mon ciel. Viens, vermisseau mortel !

{EIL applique l'aspic à soji sein.')

Ta dent aiguë saura trancher d'un coup le fil tenace de la vie. Fâche-toi, pauvre fou venimeux ! Finissons- en ! Que ne peux-tu parler ! tu me dirais : ah ! quel grand niais malavisé que ce César.

Charmion. Etoile du levant !

Cléopatre. Silence ! Silence ! Regarde : sur mon sein le nourrisson s'endort en tétant sa nourrice.

Charmion. Mon cœur se fend.

Cléopatre. Suave comme la myrrhe, aussi subtil que l'air, aussi doux... Marc Antoine! (^Elle applique à son bras un second aspic.) Viens ! je vais te nourrir aussi. Pourquoi demeurer plus longtemps.,, (Elle imurt.)

Charmion. : dans ce monde absurde. Adieu donc. Vante-toi^ mort ! tu viens de ravir à la terre un joyau non pareil. Ecrans d'albâtre, abaissez-vous. Le radieux Phébus jamais plus ne sera salué par un regard aussi royal. Cette couronne est de travers. Je vais la redresser ; puis jouer mon rôle.

(Des gardes entrent précipitamment .)

Premier Garde. est la reine ?

Charmion. Parlez plus bas. Elle repose.

Premier Garde. César a envoyé.,,

Charmion. Un messager trop lent.

(Elle applique un aspic à son bras.)

Allons, dépêche-toi ; ah ! je te sens un peu...

428 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Premier Garde. Approchez, vous autres. Ah ! il y il du mauvais. César a été joué.

Premier Garde. Dolabella vient d'arriver ; appe- lez-le.

Premier Garde. Qu'est-ce qu'elles ont fabriqué ? Charmion ! Ah ! C'est du beau travail !

Charmion. Du beau travail, et digne d'une prin- cesse, fille de tant de rois. Ah ! soldat

CE lie meurt. ^ (Entre Dolahclla.)

Dolabella. Que se passe-t-il ?

Second Garde. Tout le monde est mort.

Dolabella. César, vos pressentiments se réalisent : vous venez à temps pour contempler ce que vous auriez tant voulu empêcher.

(Entre César eseorté par sa suite.)

César. Conclusion intrépide. Elle avait éventé nos desseins ; sa royale fierté a mis à l'abri sa couronne. Comment sont-elles mortes ? On ne voit pas trace de sang.

Dolabella. Qui les a quittées le dernier ?

Premier Garde. Un paysan qui leur apportait des- figues, dans la corbeille que voici.

César. Fruits empoisonnés?

Premier Garde. Celle-ci, Charmion, vivait encore à l'instant. Elle était debout et parlait. Quand je suis entré, elle arrangeait le diadème sur le front de sa maî- tresse expirée. Elle s'est mise à trembler, puis soudain est tombée.

César. O faiblesse héroïque ! Si elles avaient pris du poison on le reconnaîtrait à quelque enflure. A la

SHAKESPEARE : ANTOINE ET CLÉOPATRE 429

voir on croirait qu'elle dort ; dans une pose d'une grâce si triomphante qu'un autre Antoine serait séduit.

DoLABELLA. Vovcz ! là, sur le sein, une goutte de sang perle auprès d'une petite ampoule. On retrouve la même à son bras.

Premier Garde. Ça, c'est la marque d'un aspic. Et tenez ! sur ces feuilles de figue, un peu de bave, comme celle que les aspics répandent dans les cavernes du Nil.

César. Il est très probable que c'est de cette façon qu'elle est morte. Son médecin m'a dit qu'elle se livrait à d'infinies recherches sur la plus facile façon de mourir. Enlevez -la de cette couche. Ses femmes noo plus ne doivent point rester ici. Cléopâtre doit être ensevelie près d'Antoine. Aucun tombeau de ce monde ne se sera jamais saisi d'un couple plus fameux. D'aussi grands événements frappent d'étonnement ceux-là mêmes qui les produisent. Mon triomphe sur eux ne me rapportera pas plus de gloire, qu'à eux leur aventure ne leur rap- portera de pitié. Notre armée leur fera d'imposantes funérailles. Puis nous rentrons à Rome. Va, Dolabella. Donne les ordres pour ce^te grande solennité.

FIN

Traduction d'ANDRÉ gide

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

MÉMOIRES

Voici quatre livres de mémoires littéraires parus à peu près en même temps, et qui sont pour ces jours de vacances une agréable et reposante lecture : Au temps de Judas de M. Léon Daudet, Souvenirs de la Pie Littéraire de M. An- toine Albalat, Quelques fantômes de jadis de Laurent Tailhade, et les Sonvenirs d'Action Publique et d'Université de M. Louis Dimier. On me dit qu'il y en a d'autres sous presse. Les mémoires des gens de lettres donnent en rangs serrés comme naguère les mémoires de combattants et même d'auxis. Le public s'est lassé des derniers parce qu'il trouvait que c'était toujours la même chose. Le jour prochain la douzaine actuelle des premiers sera achevée, il pourra facilement trouver aussi des traits communs, qui le lasseront peut- être. Mais il aura tort d'être lassé.

D'abord parce qu'il y a tout de même une différence. La ressemblance entre les récits de guerre, écrits par des débutants dans la vie littéraire, ou dans la vie militaire, et presque toujours dans toutes les deux à la fois, venait en partie de ce que le lecteur ignorait à peu près leur vie passée, ne les voyait que sur une scène contemporaine tous se groupaient en deux ou trois types, et, à l'intérieur de ces types, se distinguaient mal les uns des autres. Ce qui

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 43 1

nous individualise c'est notre passé, c'est notre ensemble de mémoire et d'habitude. Ce qui nous soustrait plus ou moins à ce passé appauvrit plus ou moins notre indivi- dualité, quitte à devenir plus tard, incorporé à notre mémoire, un élément qui l'enrichit. Et c'est pourquoi, pour avoir l'imaoe vivante et orig-inale des fortes destinées indivi- duellcs qu'a fait naître notre guerre, il faut attendre le temps de la mémoire, le temps des mémoires, celui des Coignet et des Marbot, des Ségur et des Chateaubriand. Ce passé, que nous voulons sentir incorporé à des mémoires et que les livres de guerre ne purent comporter jusqu'ici que fort peu, il est au contraire l'élément d'où émergent naturellement les souvenirs d'une vie littéraire. Ceux-ci ont pour atmosphère les années de la vieillesse ou de la maturité descendante. Ils sont écrits par quelqu'un qui a un passé, et, surtout, à la différence des souvenirs que nous donneront les Marbot ou les Ségur de demain, ils sont écrits par des gens dont nous connais- sons le passé : leur passé d'auteur se double de notre passé de lecteur, du passé que nous leur apportons comme lec- teurs de leurs œuvres et qui, nous mettant de plain-pied avec eux, nous fait aborder les souvenirs de leur vie littéraire en portant, derrière nous, cette même vie littéraire dans nos souvenirs. Ils partagent ce privilège avec les hommes poli- tiques, qui ont vécu comme eux en public, et dont la vie est incorporée à celle du public, de sorte que (par une illu- sion à laquelle je viendrai tout à l'heure) nous attendons les mémoires d'un Talleyrand ou d'un Clemenceau avec la même impatience et les mêmes espoirs que ceux d'un Sainte-Beuve ou d'un Renan.

Et puis, pourquoi les traits communs que nous trouvons nécessairement entre les divers mémoires de la \ie littéraire tout aussi bien qu'entre les abondants mémoires la vie militaire nous seraient-ils une raison de lassitude plutôt qu'une source d'intérêt? Ces traits communs nous con-

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duisent à connaître un genre commun, à réaliser une Idée. Ils ne s'étendent pas au style, puisque chaque auteur aborde ce genre de récit avec son style propre, et même avec ce qu'il y a de meilleur et de plus original dans ce style propre : il est presque sans exemple que les mémoires d'un auteur ne soient pas la partie la mieux écrite de son œuvre, de son oeuvre en prose s'il s'agit d'un poète. On citerait aussi bien ici Rousseau que Marmontel, Chateaubriand que George Sand, les Confidences de Lamartine que les Choses Vues de Victor Hugo. Pour parler des livres d'aujourd'hui, la différence entre le style pittoresque et savoureux de M. Léon Daudet dans ses mémoires et le style plus terne de ses romans est frappante. Le genre des mémoires dégage donc chez un auteur l'originalité de style, probablement parce que, le style étant l'homme et la vie de l'homme, l'œuvre la plus consubstantielle à l'homme et à sa vie four- nira au style son élément le plus naturel et son aliment le plus riche. (Donnons d'ailleurs du jeu à cette idée et met- tons-la au point en nous rappelant l'exemple apparemment contraire de Flaubert.) Des mémoires nous laisseront donc facilement, par leur forme comme par leur fond, une impression d'humanité originale. Cela n'empêche pas que les mémoires des gens de lettres, en se pressant les uns contre les autres et en se laissant comparer les uns aux autres, ne tendent à esquisser des traits généraux et à des- siner le visage d'un portrait composite.

* * *

L'image générique qui se dégage à première vue des quatre volumes que j'ai ici sous les yeux serait peut-être celle d'une danse du scalp. Tristan Bernard et Pierre Veber rédigèrent autrefois un petit journal qui se publiait comme supplément à la Revue Blanche et qui s'appelait

REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 435

le Chasseur de Chevelures, défonuaicur du réel et infor- mateur du possible. Je songeais à ce triple titre en lisant les petits mémoires de MM. Daudet, Dimicr, Tailhade. Le divertissant est même que, les Animaux malades de la peste figurant dans une actualité éternelle, le plus vitupéré des quatre pour sa férocité s'est trouvé M. Albalat qui m'a paru généralement assez plein de sympathie pour toutes les figures qu'il évoquait. A voir l'émotion soulevée par son Moréas, je m'étais attendu à trouver, en ouvrant le livre, sur l'auteur des Stances l'équivalent des pages anciennes de M. Daudet sur le vicomte d'Avenel ou de Laurent Tailhade sur Jean Rameau. M. Albalat nous laisse bien entendre que Moréas n'était pas un puits de science, qu'il ne se targuait pas et avec raison de modestie, et qu'il n'était pas venu d'Athènes expressément pour disputer à M. de Coislin le titre d'homme le plus poli de France. Mais il salue en lui un très beau poète, il nous montre derrière ces dehors en somme pittoresques et qui ne faisaient de mal à personne un homme résigné sous une vie d'ennui, ayant des coins tou- chants dé tendresse dans le cœur et qui s'avança vers la mort dans un r}'thme de style antique. N'oublions pas qu'il n'y a rien de plus insipide que les vies de saints laïques et que ce fut une dure destinée pour Descartes et Spinoza que de laissser derrière eux à nous conter leur vie deux hagiographes aussi confits que Baillet et Colerus. M. Paul Arbelet, qui vient de commencer une monumentale et par- faite biographie de Stendhal, ne se croyant pas obligé d'écrire une vie de saint Stendhal, M. Souday s'est étonné et presque scandalisé de voir un homme qui passe pour Stendhalien « débiner le patron ». C'est être précisément un vrai stendhalien que se tenir en garde contre le patron lui-même, et ceux qui, après nous, nous représentent avec les passions, les ridicules et les petitesses qui font leur partie dans presque toute existence humaine, ceux qui lèvent nos

434 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

masques et dégagent de nous des figures qui étaient bien en

nous, mais que l'optique de notre temps ne permettait ni à

nous ni aux autres d'apercevoir, ceux-là sèment sur notre

tombe des choses après tout vivantes, qui valent parfois

mieux que l'eau bénite et les marbres funéraires. Pierrot

dans une comédie de Théophile Gautier rédige ainsi sa

propre épitaphe :

// ne fit rien qui vûiUe

Et vécut sans remords en parfaite canaille...

C'est plus original que bon fils, bon époux,

Bon père, et caiera, comme les morts sont ions.

Je veux dire que le diable porte sa pierre à Dieu, et que les ennemis d'un grand écrivain, après sa mort, ne mordent pas précisément sur du granit, mais, à la façon des eaux courantes, sculptent le granit qu'ils rongent. Le livre de Sainte-Beuve a rendu en somme service à Chateaubriand, le Journal des Goiicourt à Sainte-Beuve, Edmond Biré à Victor Hugo. Si le lecteur sait mettre au point ces réquisitoires et en tirer la substance utile, il les voit qui jettent du bois humain dans la flamme du génie, croyant l'obscurcir et la nourrissant.

Toutes ces raisons, qui ne vont pas sans quelque so- phisme, consoleront peut-être l'écrivain d'occuper parmi les artistes certaine place privilégiée, peut-être réelle- ment, peut-être à rebours. La biographie des grands peintres ou des grands musiciens nous est présentée géné- ralement sous les espèces d'une louange continue. Leur génie constitue une présomption de grandeur d'âme ; on s'attaque, suivant les fluctuations du goût, à leur œuvre, mais point à leur vie, qui ne s'écrit guère que sur un ton d'indifférence ou d'apologie. Il n'en est pas de même de l'écrivain, surtout depuis le xviii»^ siècle. Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Musset, Vigny, Balzac, ont eu à subir un jugement des morts

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 435

rigoureux, ils ont passé devant le juge d'instruction d'outre- tombe, ils y sont encore. Et c'est d'abord que la plu- part d'entre eux ont eu le tort d'écrire leur panégyrique, un panégyrique qui appelait une réponse. Mais c'est en- suite et surtout que les écrivains sont jugés par des écri- vains, par des confrères. C'est que, depuis le xvrn« siècle, il y a une société d'hommes de lettres, société jusqu'à un certain point autonome, et qui, à la différence des autres confréries, ne s'arrête pas aux vivants, mais s'in- corpore des morts, les engage dans ses luttes intérieures : un peintre peut regretter le rôle de David ou d'Ingres dans la suite de la peinture, mais jamais il ne professera contre l'un ou l'autre cette sorte de haine professionnelle que tels de nos écrivains, de nos critiques d'aujourd'hui témoignent contre Rousseau ou Chateaubriand, Sainte- Beuve ou Baudelaire. Il y a un ordre de goûts et d'antipathies, d'apologies ou d'invectives, qui parait appar- tenir au monde de la politique plutôt qu'au monde de l'art et qui rappelle les combats sur les noms de Danton, de Napoléon ou de Guizot. Et comme le plus grand nom- bre de ces écrivains ont, par eux-mêmes ou leurs disciples, un pied dans la politique, les haines propres au genu^ irritahile et les haines naturelles à la politique se conjuguent pour former une atmosphère orageuse.

Dès lors on ne s'étonnera pas de voir les quatre livres qui nous occupent suivre une voie largement frayée par les confrères antérieurs. Désiré Nisard a eu la franchise d'intituler des souvenirs de ce genre ^gri somnia (ce qu'un petit garçon étourdi traduirait avec divination par songes d'un aigri) ; Maxime du Camp, dans ses intéressants Sou- venirs littéraires, nous en avait donné un bel échantillon, et encore ces Souvenirs imprimés ne sont-ils qu'un passc- tout-grain derrière lequel existent, recouvertes à la Biblio- thèque Nationale par des toiles d'araignée qui seront un

4^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jour séculaires, des bouteilles mystérieuses auxquelles son testament nous défend de toucher. Et les mémoires au jour le jour des Concourt, leur destinée posthume... Si les historiens futurs s'essayent à \ine ps3-chologie des gens de lettres d'après les mémoires que les gens de lettres ont écrits les uns sur les autres, cette psychologie ne pourra manquer de donner un tableau peu avantageux de la corporation. Mais enfin ce tableau serait vivant, et tous ces livres sont bien des livres vivants. Comparez-les aux exceptions. La plus intéressante de ces exceptions est probablement fournie par les Mémoires, si agréables à lire, de Marmontel, qui n'ont rien de féroce, et se développe, avec une facilité heu- reuse qui n'a d'égale que celle de la carrière même de l'auteur, la vie d'un homme de lettres arrivé, favorisé par les circonstances et ingénieux à solliciter cette faveur. Or ce ton de sincérité touchante, qui ouvre si facilement le cœur du lecteur dupé, dissimule un adroit hâbleur, aussi aisé à percer d'ailleurs que ce roi des menteurs qu'est Benvenuto Cellini. La part du mensonge conscient dans les inexactitudes de Chateaubriand, de Lamartine, de Hugo sur eux-mêmes fait aujourd'hui encore un problème psychologique qui n'est point simple. Mais lorsque l'auteur de mémoires est violent et passionné, lorsqu'il a toutes les chances possibles de nous tromper à moitié, il nous donne rarement une impression de mensonge. Les portraits dessinés avec tant de verve par M. Léon Daudet nous présentent ses ennemis et ses amis tels sans doute qu'il les voit réellement, et cette réalité de sa vision est après tout une réalité. 11 en est de même de ceux de Tailhade. Il y a un génie de déformation supérieur à celui du caricaturiste Rouveyre, mais de même ordre. Le caricaturiste, il est vrai, sait qu'il n'y a pas de visage humain dont on ne puisse extraire son schème de laideur ; même dans une irréprochable figure adolescente, il indiquera les lignes de fracture par lesquelles demain l'effondrera.

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 437

Mais l'écrivain, moins lesté par la matière, réser\'e ce genre

de déformation à ses ennemis et croit peut-être de bonne

foi qu'eux seuls en sont susceptibles. Pour lui l'inimitié

est un principe d'art : Facit indignatio vernis, au lieu que

l'indignation n'a jamais fait œuvre d'architecte, de sculpteur ou de peintre.

De sorte qu'un auteur de mémoires a généralement un pied dans l'art littéraire, un pied dans un tumulte à figure politique et qui se confond souvent avec la politique elle- même. A moins d'y être poussé par une vocation particulière et de n'écrire guère que cela, comme Retz et Saint-Simon, aucun des grands auteurs du xyii^ siècle n'a écrit ses Mé- moires. -Ils ne pensaient rien avoir à dire d'intéressant, au contraire d'un Sully, d'un Richelieu, d'un Pomponne, d'un Torcy, même d'un Louis XIV qui jugeaient utile que l'expé- rience de leur vie fût enregistrée pour leurs successeurs ou leurs descendants. Rousseau, le premier après saint Augustin,, intéresse l'humanité à la vie d'un homme qui n'est rien qu'un homme, pas même d'un homme de lettres, puis- que la seconde partie des Confessions, écrite tard, ne rentrait pas dans le plan primitif et reste bien inférieure à la pre- mière. Mais Rousseau est entraîné pendant sa vie et surtout après sa mort, par le poids d'une réalité politique, il en est captif, et presque tous les écrivains qui après lui ont écrit des Mémoires ont mené plus ou moins une carrière mixte de politique et de littérature, ce qui ne les disposait pas tout à fait à la sagesse et à l'égalité d'âme. De nos quatre mémorialistes, deux, MM. Daudet et Dimier, sont des mi- litants de l'Action Française, Laurent Tailhade appartint à la presse anarchiste, socialiste ou socialisante. Le seul qui n'ait rien de politique, M. Albalat, est aussi le plus modéré.

438 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'intérêt de tous ces livres de Mémoires nous laisse donc croire d'abord que la littérature a été ici heureu- sement fécondée par la politique. Et cela est sans doute vrai, mais dans des limites qu'il est curieux de marquer. La litté- rature de mémoires est extrêmement abondante, en France, pour des raisons de psychologie nationale et littéraire assez évidentes : aucun pays n'offre une suite de mémoires, une permanence de durée humaine aussi compactes. S'il en existait une bibliographie spéciale, on verrait que les mémoires des hommes politiques y tiennent la plus grande place, et ensuite ceux des militaires, des femmes, des hommes de lettres. Or tous les mémoires français qui ont une valeur littéraire se trouvent dans les trois der- nières catégories, et la première, la plus riche en noms illustres, ne fournit que des livres d'une importance histo- rique considérable, mais d'une valeur propre médiocre ou nulle. Les hommes politiques ont eu plus que les autres la coutume d'écrire leurs mémoires, et plus que les autres ils y ont échoué.

Cela ne date pas d'aujourd'hui. Deux des personnages les plus originaux de l'histoire politique romaine, Svlla et Auguste, ont rédigé leurs mémoires. Plutarque avait les premiers sous les yeux et Suétone les seconds. Aucun ancien ne leur a attribué de valeur, et ils ont se perdre assez tôt. Les deux livres de mémoires qui comptent dans la littérature ancienne sont des mémoires militaires, VAna- ha$c de Xénophon et les Commentaires de Œsar, d'où César a eu soin d'éUminer sa vie politique pendant les deux guerres, ce qui, à la fois, donne au De Bcllo Gallico sa pureté de médaille et brouille les plans du De Bello Ch'ili.

En France, les plus grands noms de la politique se trouvent sur les mémoires les plus ternes. Je laisse de côté les singuliers Mémoires, écrits à la seconde personne

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 439

du pluriel, Sully se fait raconter sa vie par ses secré- taires. Mais si le Testament Politique de Richelieu reste une œuvre attachante et forte, ses Mémoires sont à peu près illisibles pour qui n'v cherche pas un intérêt histo- rique. Seuls aussi les historiens lisent les innombrables Mémoires d'hommes politiques publiés dans les Documents inédits et la collection de la Société de l'Histoire de France. Les mémoires de Frédéric II et de Napoléon sont, comme ceux de César, presque tous militaires. On sait quels espoirs firent naître les Mémoires politiques de Talleyrand, et quelle désillusion suivit leur publication. Les Mémoires que Guizot et Emile Ollivier ont consacrés avec complai- sance à leur vie politique sont aussi gibier d'historien et d'historien seulement. Je ne sais quelle bizarre destinée m'a fait lire un jour les Souvenirs politiques de M. de Freycinet : ils portent presque tout entiers sur la cuisine parlemen- taire et sont certainement inférieurs à ceux du cuisinier Carême.

Un grand homme politique ou simplement un homme politique qui a occupé une position considérable nous donnera de médiocres Mémoires. Mais un homme qui a essayé la vie politique, et qui y a échoué, un raté de la politique, en écrira parfois d'excellents. C'est le cas du cardinal de Retz. X'est-ce pas aussi, sur un plan monumental (lisez le livre d'Albert Cassagne) celui de Chateaubriand ? Alexis de Tocqueville, dans ses Souvenirs si intelligents, nous montre nées des mêmes racines sa lucidité devant la politique et son incapacité d'en faire activement.

Les mémoires de la vie militaire forment, au contraire de ceux de la politique, un des beaux fleurons de notre littérature de Mémoires, avec les Villehardouin et les Join- ville, les Monluc et les Marbot, et tant d'autres qui n'ont fait que raconter sincèrement et naïvement leur vie. Au-

440 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tant que dans la littérature épistolaire les femmes ont triomphé dans la littérature des mémoires, qui ne sont qu'une coriespondancc à l'adresse de la postérité, depuis Madame de Motteville jusqu'à Madame Roland et à Ma- dame de Boigne. Quant aux gens de lettres, depuis Rousseau, ils nagent dans leur élément.

Certainement tout cela a ses raisons et il n'est peut- être pas bien difficile de les dégager. Les mémoires d'un grand homme politique pourraient être de trois sortes, avoir l'un des trois genres d'intérêt : un intérêt historique, celui de l'histoire prise à sa source, contée par ceux qui l'ont faite, un intérêt de narration et de psychologie, le tableau de la société, de l'humanité qu'ils ont connues, un in- térêt d'analyse intérieure, l'exposé à la Rousseau et à la Chateaubriand de son être par un homme de génie. Au- cune de ces trois éventualités ne s'est jamais produite, sauf une fois la dernière, exception qui confirme la règle.

Pour qu'il fît sa propre histoire, il faudrait qu'un homme d'Etat ^ùt des qualités d'historien, les élevât même à la deuxième puissance comme qualités d'auto-historien. Or cela ne s'est jamais vu et il y a quelque chose d'assez singulier. Un lieu commun très ancien et apparemment très évident veut que l'histoire soit l'école des hommes d'Etat. Mais ils ont fait en général l'école buissonnière. M. Lloyd George qui est, dit-on, l'homme d'Etat le mieux doué d'aujourd'hui, est connu pour son ignorance en cette matière, et pour ce record d'avoir attribué la victoire de Trafalgar aux navires de la reine Anne. Mais cela, ce n'est que de l'anecdote. La vérité est que le sens politique et le sens historique vont mal ensem- ble, ne s'accordent qu'en un certain point intermédiaire de médiocrité commune comme chez Thiers et Guizot. Proba- blement l'histoire demande un sens du passé, la politique un sens du présent et de l'avenir ; l'historien tend à voir les événements sous un aspect de répétition, l'homme politique à

REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 44I

en épouser de l'intérieur, en artiste, la vie imprévisible ; l'historien homme d'État sera porté à composer sa con- duite comme Voltaire composait ses vers tragiques avec des centons de Racine ; l'homme d'Etat historien sera aussi gauche et aussi dépaysé pour écrire sa propre histoire que l'eût été Victor Hugo pour rédiger une analyse critique du Satyre ou que l'était Rodin pour « expliquer » ses marbres. Pour qu'il fît, comme Saint-Simon, un tableau des groupes humains parmi lesquels il a vécu, il faudrait que l'homme d'Etat les eût connus, comme Saint-Simon, de façon libre et désintéressée. L'art, la « finalité sans fin » est à ce prix. Mais il les a connus au contraire de façon pratique, pour s'en ser- vir. Il n'est homme politique que parce qu'il est capable de l'effort d'abstraction qui d'un homme complet et vivant lui fait isoler et considérer un seul ressort, celui qu'il peut incorporer à l'armature de l'Etat. C'est la grande force d'un Richelieu ou d'un Napoléon. Richelieu était probablement très sincère lorsqu'à son lit de mort il répondit (si cette légende est vraie) à la question de son confesseur : « Par- donnez^vous à vos ennemis ? Je n'en eus jamais d'autres que ceux de l'Etat. » Il en était arrivé à voir les hommes sous la catégorie des services qu'ils pouvaient rendre ou des dommages qu'ils pouvaient porter à l'Etat. Mais si Saint- Simon eût vu ses amis et ses ennemis sous cet angle, il n'eût jamais écrit ses mémoires. M. Léon Daudet nous fait sourire quand, dans la préface d'un volume de Souvenirs ses enne- mis privés comme M. Jean Aicard et M. Hanotaux sont copieusement arrosés de prose pittoresque, il déclare n'avoir en vue dans ses exécutions que l'intérêt de la chose publi- que. A la Muse robuste des Mémoires on pourrait adresser les jolis vers du vieux Martian à sa fille dans la Piilchérie de Corneille :

Pour r intérêt public rarement on soupire

Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre ;

442 LA \OU\'ELLE REVUE FRANÇAISE

L'jui se cache sous T autre et fait uti faux éclat, Et jamais, ù ton âge, en ne plaignit Y Etat.

Enfin si les Mémoires d'hommes politiques ne nous offrent pas davantage le tableau d'une vie intérieure, c'est que le sacrifice de cette vie est pour eux l'un de ceux que demande le sei'vice de l'Etat. Comme dit Renan, ils ne font pas orai- son. Il y a une exception apparente, puisqu'un des chefs- d'œuvre de la vie intérieure a été réalisé à Rome par un des maîtres du monde. Mais il était réservé à Marc-Aurèle de donner exactement l'exemple contraire à ce qui constitue chez un roi le plus haut sacrifice qu'il puisse faire à l'Etat : le sacrifice d'un fils, tel que Pierre le Grand l'offrit à son œuvre. La lucidité intérieure de l'auteur du livre A moi- même et l'aveuglement politique du père de Commode s'op- posent comme dans une toile de Rembrandt avec une vérité éternelle.

Et pourtant les hommes politiques ont écrit volontiers des mémoires. Mais si ces mémoires sont mauvais, c'est un peu parce qu'ils appartiennent à un genre qu'on pourrait appeler les mémoires d'avocat. Leurs mémoires sont des plaidoyers, des œuNTes pragmatiques destinées à les défendre devant la postérité. De les vices de déformation astucieuse et toutes les plaies de la prose avocassière. Les Mcmoirca sur Vhistoircdc mon temps que Guizot rédigea dans sa retraite , YEmpirc libéral moitié histoire moitié mémoires d'Emile OUivicr, toute cette littérature de limogés n'est point en état de grâce pour réa- liser des chefs-d'œuvre. Ces apologies doivent être prises en la flamme vivante du discours, comme ce fut le cas de Démosthène dans le Discmrs sur la Coiinvinc, de Guizot lui- mcmc dans la séance parlementaire du f'ai éU à Gave! ! Mais lorsque le plus grand avocat qui ait existé voulut écrire des mémoires de ce genre, il ne put se rendre à lui-même le ser- vice qu'il avait rendu à Murcna-et à Milon : nous n'avons pas

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 443

ses mémoires en vers sur son consulat, parce qu'ils se sont effondrés sous les huées de l'antiquité.

Toutes ces réflexions n'ont empêché de parler comme ils en valaient la peine de quatre livres pleins d'expérience et de renseignements. Je voudrais qu'on les lût, et surtout qu'on sût les lire, ce à quoi ces généralités ne nuiront peut-être pas. Si par exemple vous apprenez dans les Souvenirs de M. Dimier que Brunetière « ne fut qu'un sot » et qu'Etienne Lamy « avait l'air d'une bûche et ne valait guère plus », retenez d'abord que ces deux catholiques furent les adver- saires politiques de l'auteur sur la question du ralliement. Homo houïiui lupus, fcinina femiiur lupior, clericiis clerico hipis- sUuus, macaron Lsaient les goliards du moyen-âge. Et c'est la bonne Niande rouge dont se nourrissent de bons Mémoires. Re- tenez ensuite que tous deux sont vus d'un cabinet directorial oia étaient refusés peut-être pour les mêmes raisons politi- ques — les articles d'art, d'ailleurs fort bons, de M. Dimier. Etienne Lamy (que j'ai connu comme un fort galant homme spirituel et gai) fit sans doute ce jour-là à M. Dimier visage de bois : c'est manière en effet d'a\'ûir l'air d'une bûche. Le plaisir qu'on éprouve à lire des mémoires passionnes (on ne séparera plus de Saint-Simon les notes de l'édition Boislile) vient en partie de ces exercices de traduction.

ALBERT THIBAUDET

NOTES

LA JEUNESSE DE STENDHAL, par Paul Arhekt (Champion).

Je m'étonne qu'on ne nous ait pas encore donné, sous ce titre : « Un contemporain de Stendhal », une vie de Napo- léon. Cela viendra, sans doute. Au reste nous avons de quoi tromper notre attente : voici un livre sur Stendhal, oii il n'est parlé que de Stendhal.

J'ai ouvert ce gros livre avec inquiétude ; je ne l'ai pas terminé sans regret. Ces éoo pages se lisent sans ennui, et nous font désirer la suite. Le sujet exige un tel effort, le mérite de l'auteur le justifie. M. Arbelet a entrepris de com- prendre et d'expliquer Beyle ; sa réussite n'est pas mince. Elle n'est pas mince, mais elle est incomplète ; il fallait s'y attendre. Comme il y a autant de façons d'expliquer un caractère, et de le juger, qu'il y a d'hommes à l'étudier, on ne peut pas dire que l'ouvrage de M. Arbelet soit défi- nitif, ni surtout qu'il soit convaincant. Mais il y a toujours plaisir à connaître et à discuter l'opinion d'un homme instruit de son sujet, intelligent et fin, et qui écrit agréablement. D'ailleurs il est bien remarquable que M. Arbelet, dans une si longue étude, ne se livre à aucune digression : c'est tou- jours Bcyle qui est en scène ; tout se ramène à lui ; il n'est pas un prétexte vague à des vues générales sur la littérature, la société ou la morale, que développent volontiers, autour

NOTES 345

d'un trop maigre sujet, des auteurs abondants. Cependant, M. Arbelet ne se perd pas non plus dans des niaiseries affli- geantes ou d'encombrantes inutilités. C'est une âme, sa forma- tion, ses manifestations, qu'il étudie. Il le fait avec beaucoup de subtilité, de méthode, d'intelligence, après de nombreuses recherches (dont il jette la substance en notes, nous débarras- sant ainsi de ce pesant appareil d'érudition qui, chez tant d'auteurs, transforme un livre littéraire en une mosaïque de fiches). Il m'a convaincu qu'il avait beaucoup de mérite, mais non pas qu'il avait raison.

Ecrire un livre d'analyse, c'est interpréter les faits d'obser- vation, pour en expliquer l'origine, et pénétrer ainsi l'âme qui les a inspirés ; puis, cette âme, il faut la juger. Mais plus l'analyste est délié, plus il découvrira de raisons pos- sibles, vraisemblables, aux actes qu'il obsers'e, sans pouvoir décider, s'il est sincère, laquelle fut le mobile véritable ; il choisira, s'il veut décider cependant, celle qui cadre le mieux avec son impression générale. Cette impression géné- rale est antérieure à l'analyse, au raisonnement ; elle est, pour une grande part, une affaire de sentiment. Ainsi, le jugement est porté avant l'examen sérieux; et l'analyse, qui est proprement, si j'ose dire, un raisonnement d'imagi- nation, puisqu'elle s'attache à édifier des hypothèses logi- ques, se résout par le sentiment, quand il s'agit de faire un choix, car l'expérience lui est interdite, s'il s'agit, comme c'est le cas, d'examiner du passé. C'est ce qui explique les jugements contradictoires portés sur tous les hommes qui ont eu le périlleux honneur d'intéresser la postérité. C'est ce qui explique aussi pourquoi tant d'écrivains d'analyse, capa- bles de construire dans leurs livres, avec exactitude et jusque dans les détails, des personnages nuancés, se sont révélés, dans la vie, de médiocres observateurs, je veux dire trop subtils et trop riches en explications, par conséquent trop incertains, pour pénétrer la vérité des caractères. Ou bien

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ils jugent avec leur sentiment, trouvent une raison qui les satisfait, et s'y tiennent, prenant pour la vérité le vraisem- blable qui leur agrée. Ce fut le cas de Stendhal, qui n'est vraiment lucide que pour observer les mouvements de son àme propre et des âmes à sa ressemblance, parce qu'il s'exa- mine avec sincérité, pour se connaître, et sans souci de se juger (donc sans être porté à dissimuler ses fautes, ou à les excuser); quant à la connaissance des autres, qui n'ont point l'heiir de lui agréer, ou bien il la néglige, s'ils l'ennuient, ou bien, s'il les déteste, elle se résout dans un jugement simpliste, sommaire, aveugle, et sans appel.

M. Arbelet donne dans le même travers, mais, chez lui, il est plus aimable. Quand on consacre six cents pages à la seule jeunesse d'un homme, on ne peut se défendre d'un certain sentiment pour lui, ni, par la suite, de justifier ce sentiment. Du moins cette indulgence n'est pas cherchée ; et il lui sera beaucoup pardonné pour cela. Non que M. Arbelet épouse toutes les passions de Beyie, ou, si l'on veut, de Henri Brulard (car c'est la vie de Henri Brulard qui natu- rellement lui sert de source principale). Il croit à sa sincé- rité ; mais le sachant passionné, il doute si ses sentiments sont justes, et même s'ils sont vrais.

Les sentiments de sa jeunesse, Stendhal, en les ressusci- tant, ne se les rappelle pas seulement, il les éproirve à nou- veau. Le vieux consul se remet, si j'ose dire, « dans la peau » de l'enfant qu'il fut, et, grâce à une mémoire aiguë, et à une rancune tenace, cette réminiscence devient une revivis- cence. C'est le curieux de son cas, et ce qui explique l'importance qu'il attache à des enfantillages. Et, s'il les ressuscite avec une telle flamme, c'est que, s'ils ont depuis changé d'objet, ses sentiments n'ont pas changé de nature ; s'appliquant à nouveau sur leur objet ancien, ils n'ont pas à se modifier pour le ressaisir ; bien mieux, la réflexion, et le jugement, n'ayant jamais eu de prise sur l'âme passionnée de

NOTES 447

Stendhal, ses haines ou ses affections d'autrefois lui sem- blent toujours justifiées, et son aveuglement persiste. Un seul élément s'est modifié : cette sensibilité, voilà un demi^ siècle qu'elle s'irrite, qu'elle se développe dans le sens de la misanthropie, de la rancune, de l'aigreur ; les impressions d'enfance, ressenties à nouveau, le sont dans le même sens que jadis, mais avec un excès qu'elles n''ont point connues, et que le vieillard se plaît encore à exagérer. Henri Brulard nous semble l'enfant le plus per\'ers, le plus haineux, le plus irrespectueux, le plus ardent, le plus rempli d'idées fausses, alors qu'il s'attache surtout à nous persuader, dans son âge mûr, qu'il a été tout cela, qu'il met sa joie à déplaire et qu'il se ré'^•èle ainsi un vieil homme très rancunier, très peu scrupuleux, très peu tendre, très sensible, et très irré- fléchi. Ce n'est pas, à la vérité, le portrait qu'en trace M. Arbelet ; le jeune Beyle est moins noir à ses yeux, et aux nôtres, que dans l'esprit du vieux Stendhal ; mais il dispose, pour le vieux Stendhal, de trésors d'indulgence. Il nous démontre, par exemple que ce voluptueux amour pour sa mère, qu'on lui a tant reproché, était un attachement pur et vif de petit enfant, dont toute la souillure a été ajoutée, dans le but de déplaire, cinquante ans plus tard. Et il nous convainc facilement qu'il n'y avait point un sadisme d'enfant trop précoce ; mais il ne songe pas qu'il y a là, bien étalé, un sadisme recuit de xieux voluptueux.

M. Arbelet, à vrai dire, ne songe pas souvent à tirer des conclusions des erreurs de Stendhal et de ses injustices. II ne les partage pas toutes, mais il les excuse volontiers, et parfois il y trouve un motif de louange ou de réjouissance. Henri Beyle haïssait cordialement son père, sa tante Séra- phie, l'abbé Raillanne et quelques autres. M. Arbelet ne les trouve pas si haïssables, et détaille leur portrait avec finesse et bienveillance. Mais cette haine l'émerveille : bon petit cœur, il ne haïssait tant que parce qu'il avait l'âme tendre !

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Cette tendresse de Stendhal est une marotte de M. Arbelet : l'origine qu'il lui prête, et la preuve initiale qu'il en donne, suffiraient à nous en faire douter. Mais diable l'a-t-il vue ensuite ? Nous le connaissons sensible à l'excès, susceptible, voluptueux, romanesque ; ce sont des qualités qui s'accom- modent de la tendresse, mais qui ne l'impliquent pas, ni n'en tiennent lieu. Est-ce la tendresse, ou le sens artistique et une sensibilité nerveuse qui émeuvent jusqu'aux larmes cet incroyant buté, et cet anticlérical farouche, devant les cérémonies religieuses ? Est-ce la tendresse qui agite l'âme de cet ami lointain du peuple, que dégoûtent la saleté et la sottise, de ce héros de cabinet écœuré par la soldatesque ? A-t-il même jamais aimé, jamais cherché dans ses succes- sives amours, autre chose que la satisfaction des sens, et la vaine rencontre d'un idéal romanesque ? Romanesque et lucide, il espère éprouver la grande passion, et chaque expé- rience le déçoit, parce qu'elle demeure inégale à son rêve. Attaché à l'amour, et non pas à l'amante, il en multiplie les esssais, parce que, lucide, il dessèche sa passion du moment, et que, romanesque, il pare la suivante des plus somp- tueuses couleurs. Et il ne se doute pas qu'une grande passion suppose un grand amoureux, c'est-à-dire un homme capable de toutes les illusions, et de tous les attachements, d'un complet oubli de soi-même, et d'une tendresse infinie. De toutes ces vertus, il ne possède que les illusions ; encore ne lui servent-elles point à parer les réalités, mais à se perdre dans des chimères, dont il n'aperçoit même pas qu'elles sont chimériques.

Stendhal n'a pas d'indulgence ; c'est la première vertu du cœur. Elle demande beaucoup de candeur, ou beaucoup de philosophie. Il est naïf, mais point candide ; et pour de la philosophie, il eût fallu une âme plus calme, une misanthropie mieux fondée (par exemple : les hommes ne valent pas cher, mais il faut les prendre tels qu'ils sont,

NOTES 449

louer leurs beaux côtés et les plaindre d'être si laids), et quelques idées générales. Mais Beyle ne pense pas, il sent. Ses principes politiques et religieux, nous en connais- sons l'origine : il est républicain et anticlérical, à Sept ans, si je ne me trompe, parce que son père, sa tante, son précepteur, qu'il n'aime pas, sont royalistes et catholiques. (Faut-il croire qu'il est patriote parce que ses ennemis intimes lui semblent ne pas l'être ?) Le plus grave est qu'il le demeurera toute sa vie, et pour les mêmes raisons. Et parce que son sentiment guide sa pensée et son obser- vation, il ne remarquera dans la vie que ce qui le sert : tout ce que font de bien les gens qui partagent une opinion qu'il hait, il ne le verra pas ; tout ce qu'ils font de mal lui servira à renforcer sa haine, à donner à celle-ci une appa- rence de raison, sans même qu'il se demande si ces gens, quand ils font le mal, suivent leurs principes ou s'ils les violent ; bien mieux, c'est par aversion de ces gens qu'il jugera leurs principes faux. Il déteste les ennuyeux ; or les gens vertueux l'ennuient; donc la vertu est détestable. Syllo- gisme simpliste, qui formera le fond de son raisonnement. Là-dessus, M. Arbelet d'écrire avec admiration : « Aucun scrupule gênant ne l'empêchera de trouver la vérité, ni d'oser la dire. » Il serait mieux de supposer que beaucoup de partis-pris gênants l'empêcheront de découvrir la vérité. D'ailleurs il ne la cherche pas ; son seul souci est l'analyse, j'entends l'analyse de soi, ou de ceux qui ressemblent à ce qu'il est, croit être ou rêve d'être, et il faut dire qu'il y excelle (encore ne s'inquiète-t-il pas de la valeur morale, ni de porter un jugement, ni de dégager des conclusions générales). Ayant du goût pour l'héroïsme et pour le roma- nesque, mais dénué du pouvoir de le réaliser, il passera ce goût en écrivant des romans ; ses personnages seront héroï- ques, ils seront romanesques, ils seront vrais, parce qu'ils seront non pas observés, mais imaginés par un homme

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logique et lucide, dont les chimères sont irréalisables, mais précises, et qui se connaît bien. Un Julien Sorel, par exemple, est un homme exceptionnel ; mais il est admira- blement fouillé et construit, sans une erreur, sans une lacune. Stendhal a envier ce frère de son âm€, mais qui savait vouloir et agir, et qui lui ressemblait en le surpas- sant, comme il a aimer mademoiselle de la Mole, ou Mina de Wangel, qui ne Teussent d'ailleurs, s'il les eût ren- contrées, probablement jamais aimées.

M. Arbelet, comme Stendhal, est un analyste subtil, et limité ; comme lui, il a regard perçant, et des œillères. Il décompose admirablement un sentiment, et puis il lui donne un faux nom : i'émotivité devient de la tendresse ; la révolte, de l'indépendance ; l'esprit de contradiction, une volonté toute personnelle. Il se trompe, par affection ; mais sa bonne foi est touchante. Il blâme les parents de n'avoir rien compris à l'enfant. J'aurais voulu l'y voir ! Il juge, lui, l'enfance, après en avoir vu l'épanouissement ; mais le petit bonhomme qui envoie le bijlct Gardon, qui se réjouit de la mort de deux prêtres guillotinés, à qui la mort de Louis XVI cause le plus vif bonheur, qui fait des scènes à Séraphie, et pleure ép'erdùment devant un bol qui lui rappelle la mort de son ami Lambert, était bien fait pour inquiéter d'hon- nêtes gens. Qu'ils n'aient rien compris à Henri Beyle, ce n'est pas douteux, et c'est fâcheux. Mais cet effroi que leur inspirent des symptômes alarmants de sécheresse de cœur, et de sensiblerie, de cruauté, de ruse, d'entêtement et d'iras- cibilité, n'est-il pas une prudente réserve, plus rare, et peut- être plus estimable, que cette admiration béate des parents qui songent avec orgueil, parce que leur fils se bat tout le jour avec des galopins : « Nous en ferons un miKtaire » et le voient général, ou, parce qu'il dessine des bonshommes sur les murs : « Il sera peintre », étant sous-entendu qu'il aura du «renie ?

J

I

!

NOTES 451

M. Arbelet blâme les parents, mais il se réjouit de leur ignorance, et de leur stupide système d'éducation. La tyrannie domestique développe, par son excès, un vif désir d'indépendance, et la force de la volonté se développe par la contrainte. Beyle, petite âme tendre, s'il eût été aimé, ne se fût pas développé : il eût obéi, par amour, et fût devenu un bon brave homme d'avocat, bourgeois estimé de Gre- noble, et peut-être membre notoire des sociétés savantes du lieu ; il eût, comme son grand-père Gagnon, fait des éloges académiques. Pour tout dire, « bien élevé, » il eût été nul. C'est faire peu de cas de la bonne éducation, et du mérite de Stendhal. L' « éducation de la haine » (entendez que c'est lui qui hait) l'a sauvé de la médiocrité. Mais l'indépendance n'est pas si bonne, et me paraît bien anarchique, quand elle se révolte contre l'autorité, repousse la discipline, et, anté- rieure au jugement, crée moins une volonté libre, débar- rassée de préjugés, que des velléités chancelantes, dépour- vues d'enseignement. J'aime à croire que Beyle, élevé par un maître vertueux, mais intelligent, et surtout point ennuyeux, n'eût pas changé de qualités : il les eût seulement développées dans un autre sens : plus attentif et plus pru- dent, il eût attendu, pour juger le monde, de l'avoir vu, pour émettre des opinions, d'acquérir des idées générales ; volontaire, il eût été plus tenace, et moins entêté, il eût moins imaginé, plus agi, moins dispersé ses efforts, et plus réalisé. Et sans doute, il eût moins et mieux aimé. Misan- thrope moins précoce, il eût été plus curieux et plus serein. Mais voyez le malheur, cet honnête homme fût alors entré à l'Ecole Polytechnique, ou fût devenu colonel. Nous aurions un héros obscur de plus, et un grand écrivain de moins. Mieux vaut cet affreux Beyle, et que Stendhal existe.

LOUIS MARTIN-CHAUFFIER

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LA CRISE SOCIALE DE 1848. LES ORIGINES ET LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER par Pierre Quentin- Bauchart (Hachette).

Pierre Quentin-Bauchdrt, tué à l'ennemi en 19 16, avait consacre deux volumes consciencieux et complets à la vie politique de Lamartine. Il se préparait sans doute à écrire une histoire de la République de 1848 qui, entre VHisloire de la Monarchie de Juillet de Thureau-Dangin et VHisloire du Second Empire de M. Pierre de la Gorce, nous manque encore malgré les livres estimables de Georges Renard et de Bou- niols. Ce livre inachevé, consacré aux origines sociales de la Révolution de 1848 et à l'histoire de ses premiers mois, du 24 février au 16 avril, peut passer pour la maquette, assez poussée sur quelques points, de la première partie.

Elle nous donne de grands regrets qu'une mort glorieuse ait brisé l'œuvre commencée. Certes l'auteur s'il eût vécu eût nourri sa documentation et fait une plus large révision des sources. Mais il avait vraiment ce qu'on pourrait appeler le sens de 1848, c'est-à-dire la faculté de sympathie avec une époque assez différente de la nôtre, et qui mérite mieux que le mépris on la tient aujourd'hui. Certes la Révolution de Février fut une faute de ceux qui la firent ou la laissèrent faire et un malheur pour la France. Mais, après le départ de la duchesse d'Orléans et de son fils, cette révolution était un fait accompli, clic appartenait au pays, et l'historien, même s'il la déplore, ne doit plus s'intéresser dès lors qu'aux efforts loyaux des hommes qui essayèrent d'instituer l'ordre nou- veau. C'est dans cet esprit d'attention généreuse que Pierre Quentin-Bauchart aborde son sujet. De même il est excellent que VHisloire de la Monarchie de Juillet ait été écrite par un homme d'esprit et de tempérament orléanistes. Les périodes

NOTES 453

à moitié contemporaines, encore mal entrées dans l'histoire, doivent pour être bien comprises être vécues et présentées de l'intérieur.

L'auteur s'est attaché ici à la crise sociale qui gravite autour des journées de février. Il eût sans doute complété son œuvre par une étude de la crise politique. Mais il donne une idée fort nette et fort juste des rapports entre le social et le politique, des malentendus et du divorce habituel entre ceux qui parlent l'une de ces deux langues et ceux qui parlent l'autre. C'est depuis 1848 que la connaissance des deux lan- gues, de leurs analogies et de leurs différences, la faculté de traduire rapidement l'une dans l'autre, de voir les intérêts économiques sous les doctrines politiques, sont deve- nues une des qualités indispensables (et fort rares) de l'homme d'Etat.

Pierre Quentin-Bauchart avait commencé une carrière politique qui promettait d'être brillante. Il avait choisi heu- reusement, avec la République de 1^848, l'époque dont les enthousiasmes et les déceptions sont pour l'homme d'Etat les plus instructives. Une des raisons de solidité de la troi- sième République est qu'elle a tenu compte des expériences et des échecs de la République qui l'avait précédée. Les deux discours de Lamartine et de Jules Grévy à l'Assemblée Cons- tituante sur le mode d'élection du président ont pu mériter de devenir classiques, en opposant de façon saisissante la grandiloquence romantique du poète et le bon sens pratique du paysan français devenu légiste. Et cette époque nous a donné, peut nous donner encore bien d'autres leçons. Aussi est-il à souhaiter que l'œuvre d'histoire qu'a voulu réaliser l'auteur de ce livre soit reprise par d'autres.

ALBERT THIBAUDET

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LES BUCOLIQUES ET LA COPA DE MRGILE

interprétées en vers français par Ernest Raynaud (Garnier frères).

Que la justice fût moins exactement rendue quand les vieux magistrats consacraient leurs loisirs à traduire Horace, cela n'est point prouvé, au contraire. Mais c'est une tradi- tion qui se perd. Oflicier de police, jM. Ernest Raynaud interprète les Bucoliques en vers français. Poète il fut naguère couronne de lauriers par les mains amies de Moréas, de Frédéric Plessy et des compagnons de l'Ecole Romane. A ces derniers, à l'idéal littéraire que lui-même ser\-it à leurs côtés, l'auteur de la Couronne des jours avoué une fidélité très digne, dont on fut mal inspiré de lui faire un reproche. Plein de zèle pour la poésie il n'en déploya pas moins en faveur de la mémoire de Baudelaire et de Verlaine, qu'il sut défendre en toute occasion.

Sa traduction révèle un grand souci d'exactitude, et de simplicité, un sentiment fin de la concordance des rNlhmes et des sonorités, dans l'une et l'autre langue. Comme lui- même en prévient le lecteur dans sa préface, il s'est soigneu- sement gardé « des excès de pittoresque et de couleur »... des « bariolages de style... suprême ressource des littéra- tures épuisées ». Pourtant on peut penser que M. Ernest Ray- naud atténue et pâlit à l'excès ; l'image et l'épithète chez Virgile ne manquent ni d'énergie ni de couleur. Il n'est jamais prosaïque. Son traducteur n'évite pas toujours le développement et la paraphrase, double écueil fatal aux alexandrins enclins à voyager par couples.

Tels ceux-ci

... Son geste héréditaire emplira de merveilles un monde à qui son père a su dicter des lois

qui ne rendent pas le mouvement lyrique de l'hexamètre latin :

NOTES 455

PacatumquL- reget patriis virtutibus orbem.

Mais souvent M. Ernest Raynaud est plus heureux :

Phyllis n'a qu'à paraître, une averse agréable tcmihe et le paysage a repris sa frukheur.

En vérité cette poésie si souvent imitée délie l'imitation : Chénier, quelquefois... mais sa flûte est plus grêle et n'a les beaux sons graves dt celle de Mantoue.

Quelques vers de Bol\ Endormi et de la Tristesse d'Olympio (je songe surtout aux « grands chars gémissants... ») ont quel- que chose de cette grâce vigoureuse et noble . qui pare le divin poète latin.

ROGER ALLARD *

GASPARD DE LA NUIT, par Louis Bertrand la Sirène).

Après àts siècles de philosophie, nous vivons sur les idées poétiques des premiers hommes. En disant « le para- dis 5) nous montrons le ciel. Le mer\^eillcux abstrait répond à un besoin trop particulier pour décider en quoi que ce soit de nos mœurs. V Angélus de Millet est à cet égard une illustration préférable à tous les travaux des penseurs. Le rôle que joue dans la croyance le sens esthétique le plus vulgaire nous console de mille débats inutiles. Une mort accidentelle se traduit bien des années après dans la cam- pagne par une petite croix élevée au lieu de la chute. C'est tout ce que nous voulons savoir. Le mot révélation ne sau- rait s'appliquer qu'à ce qui tombe sous le sens : une parole, UT>e guérison. En présence d'un phénomène surnaturel, nous n'exprimons janoais que le ravissement ou la peur. Les plus sceptiques d'entre nous habitent une maison hantée. La bio- logie qui, de Bos jours, repousse la génération spontanée, admet d'autres principes aussi peu rationnels. L'histoire se

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mord la queue. Si « comme dit le poète » est une de nos locutions courantes, c'est que par elle nous témoignons à chaque instant notre hâte d'en finir avec la partie adverse en o:ao:nant l'observatoire d'où l'on voit « un ans^e descendre, les ailes frémissantes, du temps étoile ».

Le romantisme a donné prise à une réaction qui dure encore et expose nombre d'œuvres présentes et futures à une condamnation sommaire. On tienc absolument à exter- miner les Indiens Sioux qui, pour les hommes d'une autre race, ne sont guère reconnaissables qu'à leurs plumes. Je pense qu'il n'est rien d'insignifiant pour la critique. On raconte que Turenne s'évanouissait à la vue d'une souris. Le pouvoir de cette souris, qui n'est pas négligeable, ne suffit pas à expliquer le génie de Turenne. 11 en va de même, selon moi, du clair de lune et du poison romantiques. Bien- tôt les sources du lyrisme moderne : les machines, le jour- nal quotidien, pourront à leur tour être considérées sans émotion. La faillite d'une des plus belles découvertes poé- tiques de notre époque, celle de l'hystérie, devrait nous mettre en garde contre une fâcheuse tendance à généraliser. On sait aujourd'hui qu'il n'y a pas d' « état piental hysté- rique » et je suis bien près de croire qu'il n'y a pas non plus d'état mental romantique. Charcot n'avait pas compté avec le don de simulation de ses sujets. N'oublions pas que, les uns et les autres, nous suivons une mode qui change toutes les saisons.

Gaspard de la Nuit ne peut être retenu que comme une date dans l'histoire de la littérature. A sa manière il donne à penser qu'il n'existe pas de condition morale de la beauté. Avec lui on commence à s'intéresser à autre chose qu'aux courses d'obstacles. Il est inadmissible que le langage triom- phe insolemment de difficultés voulues (prosodie), que l'ambition du poète se borne à savoir danser dans l'obscurité parmi des poignardsct des bouteilles. Le vœu de Baudelaire :

NOTES 457

« Qui n'a rêve* le miracle d'une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » peut fort bien être interprété dans ce sens. Certes la prose de Louis Bertrand diffère sensiblement de cet idéal, et Baudelaire ne semble pas avoir été plus heureux. C'est que tous deux ne cessèrent en écrivant de se placer dans le cadre du « poème», en sorte qu'il s'établit promptement un modèle du genre et qu'on put apprendre la règle du nouveau jeu. On « com- posa » dès lors des poèmes en prose tout comme des son- nets. MM. Pierre Reverdy et Max Jacob viennent de se rendre maîtres de cette forme ; il est fâcheux pour eux que les assignats n'aient pas conservé leur valeur. La char- mante distinction que l'autevir du Cornet à dés nous im- pose entre le poème de Rimbaud et le sien me semble fondée. Toutefois qu'il me laisse me prononcer avec Rim- baud pour le démembrement. Mon cher Max, l'enfer de l'art est pavé d'intentions semblables aux vôtres. Par contre les Illuminations n'ont rien à voir avec le système métrique, et c'est à elles qu'il a été donné d'entrer en communication avec notre moi le plus intime, à elles qu'il a appartenu de nous faire goûter les délices de cette « Chasse spirituelle » qui n'est pas seulement pour nous un manuscrit perdu.

Notre vie est toujours la Maison du Passeur. « En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire » nous nous transpor- tons d'un monde dans un autre. Il ne faut pas confondre les livres qu'on lit en voyage et ceux qui font voyager. Malgré tout je trouve bon que Bertrand se plaise à nous précipiter du présent dans un passé aussitôt nos certitudes tombent en ruines. Je le loue aussi de recourir au dialogue chaque fois qu'il veut faire éclater le malentendu. Il n'est pas de lec- ture après laquelle on ne puisse continuer à chercher la pierre philosophale. L'humanité n'a pas vieilli. Dans la nuit

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de Gaspard qu'importe s'il faut étendre longtemps la main pour sentir tomber une de ces pluies très fines qui vont donner naissance à une fontaine enchantée ?

AKDRÉ BRETON

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INTRODUCTION A QUELQUES ŒUVRES, par

Paul Claudel (Les Cahiers des Amis des Livres).

Certains mots sous la plume de M. Paul Claudel sont pareils à ces herbes des champs que l'on sent sous les doigts, à mesure qu'on les presse, rendre deux, trois odeurs diffé- rentes mais germaines l'une de l'autre :

Celui-là qui, comme un parfait musicien, garde le sentiment toujours présent de ce concert aux innombrables instruments il a sans cesse parmi des surprises toujours renouvelées, à suivre ou à inventer sa partie, est ce qu'on appelle un homme juste, ce qui est infiniment plus qu'uu surhomme. Il est juste, comme tout le cœur éprouve qu'une note, qu'une phrase musicale est juste, qu'elle advient saintement à cette place on l'attendait. Il l'est parce qu'il a entendu ce conseil des Ecritures : A^^ impedias musi- cam ! N'empêchez pas la musique !

On a dit que ce qui distingue un raisonnement d'un jeu de mots, c'est que celui-ci ne saurait être traduit. Peut- être serait-il malaisé de traduire le passage ci-dessus. Et cependant ici, sous les mots, l'esprit trouve le suc de la pensée. Hugo en ses semi-calembours a de ces sortes d'entre- visions. Il exécute des tours prestigieux qui finissent par lui troubler la vue :

Car le mot c'est le verbe, et le Verhe c'est Dieu...

Cela s'appelle au vrai tirer des lapins d'un chapeau. Beau travail qui fait l'admiration des amateurs, mais qu'il est difiicile de prendre au sérieux tout à fait. Quand M. Paul Claudel explique ce que c'est qu'un « homme juste », ou.

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à propos des Saints de France, qu'un « patron », il y a sans doute dans son dire autre chose qu'un effet de vocabulaire. A travers la vie des âges, dans les manières de vivre, de sentir, de percevoir, il retrouve les raisons des significations diverses dont s'est peu à peu chargé le mot ; et des clartés courent tout le long de la pensée.

Mais revenons. M. Paul Claudel, dans cette Introduction, â été amené, parlant du drame, de la composition, des per- sonnages, à montrer comment les individus ne se trouvent isolés ni aux limites de leur durée personnelle, ni sur le plan oi^i ils poursuivent leur carrière. L'homme juste n'est-il pas celui qui se sent un élément dans une harmonie, har- monie que d'ailleurs il contribue à établir ?

Sans cette harmonie autour d'elle, sans ces appels de l'extérieur qui font " vibrer cette construction de résonnateurs en elle dont aucun regard direct ne pourrait lui donner l'intelligeuce, aucune personnalité humaine ne serait en mesure de connaître ses possi- bilités. Ce sont les circonstances extérieures qui lui permettent de se révéler, ou, comme le dit profondément le langage courant, de se produire, de produire, bien souvent à sa profonde surprise, un être presque entièrement nouveau qu'elle ignorait. C'est en cela que la fameuse maxime Socratique : Connais-toi toi-même ! me paraît impraticable...

De fliit un plongeur de restaurant a pu se révéler au cours de la guerre soldat, chef, intelligent et héroïque ; et il est à supposer qu'il n'eût rien gagné jadis à tent«r de se connaître par introspection directe.

Nous sentons tous que c'est une attitude contraire à la nature et que l'œil est fait pour être tourné non pas vers le dedans, mais vers le dehors. La vraie maxime chrétienne opposée à la maxime Socratique, ce n'est pas : Connais- toi toi-même ! mais : Oublie-toi toi-même ! en d'autres termes : Tourne ton attention ailleurs que vers toi-même, que ce soit vers Dieu ou vers les choses et les gens à l'égard de qui tu as un devoir à remplir.

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(Peut-être faut-il noter que se connaître et s'oublier ne s'opposent pas tellement. Le premier peut même mener droit au second : examen de conscience, humilité, sain- teté... On entrevoit les distinctions nécessaires, d'ailleurs.)

Considérations bien générales, ajoute M. Paul Claudel, mais point inutiles à faire comprendre l'œuvre d'un drama- turge. « Tandis que dans la vie on croit que ce sont les caractères qui expliquent l'action, ici c'est l'action qui impli- que les caractères. »

On le croit dans la vie. Mais si l'on attend du dramaturge des œuvres qui le montrent, c'est surtout parce que Racine et tous les classiques ont pensé qu'en effet les caractères doivent déterminer l'action. Pourtant il y a un point à bien voir : la tragédie, qu'on a définie une crise, le moment de libre-arbitre oià tout étant mis en balance, chaque prota- goniste se rassemble, quasi hors de la durée, n'est pas le drame, « action complexe ou collective ». Et l'on n'est point en droit d'opposer Racine à M. Paul Claudel.

Il serait curieux de relire, éclairés par ccWq Introduction , les huit ou dix drames que l'on sait. En premier lieu Tète d'Or, le plus héroïque, auquel j'imagine que va la faveur secrète de l'auteur. Y voit-on les caractères expliquer l'action, ou bien, au rebours ?... Cela fait question. Tête d'Or soulève un peuple et lui impose les sentiments que les circonstances exigent ; mais il avait en lui avant toute action la volonté d'être un surhomme :

Que tenterai-je ? sur quoi me jettenii-je d'abord ? L'audace aux yeux perçants crie en avant, et une trompette de fer excite mon cceur désespéré. . .

Puissc-je dex'enir terrible ! puissè-je épouvanter comme te vent et le feu!

La jeune fille Violaine illustrerait mieux la théorie. Ce sont bien les événements qui contraignent Violaine à la sainteté. Elle devient sainte parce qu'elle écoute l'appel de Dieu, la

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vocation, qu'elle fait en toute rencontre ce que Dieu attend d'elle. Elle ne semblait qu'une enfant joyeuse, la jeune fille que son fiancé rit de voir à travers les branches de pommier en fleur ; elle ne connaissait pas son âme, ses possibilités. Cependant tout être a en lui un saint, un héros, et l'huma- nité complète. Le père de Violaine l'entrevoit.

Mais chacun dans sa poitrine contient.

Un homme et une femme, et qu'es-iii, â ma fille, que Vcpanouisse- ment de ce qu'il y avait en moi de féminin...

« Chacun de nous, écrit George Polti dans son sagace et pénétrant Art d'Inveiifer les Personnages, a tonte l'âme humaine, toujours et partout à elle-même identique, puis- que complète, puisque constituée à l'image de l'Infini. » « Il n'y a pas de caractères, il n'y a que des instables... Le caractère n'est que l'impression sur autrui, (qui nous la reflète et nous en persuade,) produite par quelques-unes de nos actions... » Le Moi, c'est au fond le nom, ijne sugges- tion, un mensonge.

Taine, Barrés, ont considéré l'individu comme un pro- duit de sa terre et de ses morts, déterminé, limité, con- damné à certaines façons de penser et de sentir comme il l'est à un certain type physique. Leur théorie demeure ; mais, comme il arrive aux théories scientifiques, qui ne ■sont jamais renversées entièrement par celles qui les rem- placent, peut-être conviendrait-il d'y apporter un correctif. Et en lisant M. Bergson, on imagine ce que ce correctif pourrait être.

Les relations de la conscience au cerveau sont à peu près, pour M. Bergson, celles d'un tableau à un cadre : ce n'est point un état d'âme quelconque qui correspondra à un état cérébral donné : » Posez le cadre, vous n'y placerez pas n'importe quel tableau ; le cadre détermine quelque chose du tableau en éliminant par avance tous ceux qui n'ont pas

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la même forme et la même dimension... » ; mais une multi- tude de tableaux différents peuvent entrer dans le cadre ; « et par conséquent le cerveau ne détermine pas la pensée ; et par conséquent la pensée, en grande partie du moins, est indépendante du cerveau. » '

« La vie de l'esprit, dit plus loin M. Bergson, ne peut pas être un effet de la vie du corps... Tout se passe comme si le corps était simplement utilisé par l'esprit, et dès lors nous n'avons aucune raison de supposer que le corps et l'esprit soient inséparablement liés l'un à l'autre. »

M. Paul Claudel au demeurant, loin de ne faire point état de l'hérédité, n'a-t-il pas fondé en partie sur elle cette suite de VOfage que sont le Pain dur et le Père humilié ? Il ne son- gerait pas à nier le cadre, mais il doit penser que le tableau peut le faire craquer au besoin. L'âme, selon le mot des anciens, ne se bâtit-elle pas son corps ?

On trouvera dans ce même cahier d'intéressantes idées non seulement sur le drame et sur le héros, mais encore sur le poème et sur le saint. L'importance typographique du livret n'est pas considérable ; on n'en saurait dire autant de son importance littéraire. henri pourrat

LI RAMPAU D'ARAM, par Joii se d' A rhaud (ùdiûon du Feu).

Le nouveau recueil de M. Joseph d'Arbaud est composé dans sa plus grande partie de poèmes de guerre. Pour des raisons très simples, que Brunetière a expliquées autre- fois, la poésie patriotique est peut-être la plus ingrate, litté- rairement, de toutes. En 1870, elle fut, pour tous nos poètes, une sorte de service commandé, il n'est aucun

I. L'Energie Spirituelle.

NOTES 463

d'eux commencer par l'auteur de V Année Terrible) qu'elle n'ait sensiblement abaissé au-dessous de lui-même. Les poètes n'en ont d'ailleurs, si on veut, que plus de mérite à entrer dans ce service commandé et à faire ce sacrifice. Ceci pour expliquer que ces poèmes de M. d'Arbaud ne nous rendent pas tout à fait en entier le souffle et le charme du Lausié d'Arle. Heureusement une des précieuses qualités de l'auteur y reste intacte. Toujours la même technique irré- prochable du beau vers bien frappé et surtout l'éclat magni- fique des vrais mots provençaux pris au cœur même de la langue d'oc. Nul poète provençal n'a suivi mieux que M. d'Arbaud le conseil donné par Mistral dans le sonnet liminaire du Trésor du Felibrige, de puiser dans ce trésor. Mais pour suivre ce conseil il faut précisément n'en avoir pas besoin, n'avoir pas besoin du Trésor, porter ce Trésor en soi, dans le langage héréditaire assimilé en poésie. C'était d'ailleurs le cas de Mistral dont le vrai et propre trésor, même lexicographique, est dans sa poésie, non dans les deux volumes du dictionnaire en grande partie reproduit d'Honnorat, (dont le nom au moins aurait pu y être honnê- tement rappelé. Depuis le Curé de Cucugnan jusqu'au Trésor, les félibres ont parfois envisagé la propriété littéraire avec une imagination à la Bilboquet multipliée par le soleil du Midi. Cette malle doit être à nous... Et heureusement ils en ont fait un usage tel qu'elle est bien aujourd'hui, authcnti- quement, à eux.)

On est sensible à ces qualités de M. d'Arbaud en un temps beaucoup de poètes provençaux sont invincible- ment conduits à écrire, comme le curé Sistre, du français provençalisé et à négliger faute d'usage le trésor particulier de leur langue. J'hésiterais peut-être davantage devant les mètres employés par M. d'Arbaud. Ils sont peu variés : le quatrain d'octosyllabes et le quatrain d'alexandrins, qu'il emploie de préférence, me paraissent bien liés à notre

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français du Nord. Mistral, dont le génie a fixé les r^'thmes lyriques provençaux comme Ronsard et Victor Hugo ont fixé les rythmes poétiques français, n'en use presque jamais En matière de mètre poétique Mistral n'a francisé qu'une seule fois, avec les alexandrins tragiques de la Reine Jeanne, et l'essai a été absolument malheureux. La francisation de la métrique comme celle des mots paraît l'un des nombreux périls que court aujourd'hui la poésie provençale.

Je crois en effet qu'en ces matières les questions de voca- bulaire et de technique ont leur importance. Une récente discussion nous en fit récemment souvenir. Précisément à l'occasion du Laiisié d'Arle, je faisais remarquer à cette place, en février 19 14, que le Midi ne nous a donné aucun de nos grands poètes, mais quelques-uns de nos prosateurs les plus originaux. M. Jacques Chaumié a repris à propos cette question sous forme d'enquête dans les Marges. J'écrivais en 19 14 : « La musique la plus secrète d'une langue, celle qui se traduit par la poésie, ne se révèle que pour celui qui appartient à cette langue tout entier et qui plonge en elle chacune de ses plus profondes racines... La poésie d'oc, coupée et renversée après le tumulte du xiii= siècle, est demeurée jusqu'au xix^ siècle en sommeil... Et pendant tout ce temps, le Midi, qui a mal chanté dans sa langue, a mal chanté dans celle d'outre-Loire, ou du moins n'y est pas parvenu jusqu'à la pointe extrême de musique. » Si j'avais été consulté par les Marges, ce m'aurait été une occasion de serrer davantage le problème. Je n'au- rais pas été chercher les raisons morales, littéraires, histo- riques qu'on a invoquées, et qui m'ont paru très ver- bales. Au fond de tout cela il y a une question phonétique. Ce que nous appelons l'accent méridional (l'assaini) n'est autre chose que l'accent propre de la langue d'oc, trans- porté par le méridional francisant dans la langue française. Cet accent suffit à détraquer pour son oreille le système

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délicat et fragile des sons de notre langue, à bousculer toutes les valeurs phonétiques et rythmiques qui sont le corps d'un vers français. Cela n'empêchera pas un méri- dional de faire des vers français à la suite, comme Santeul ou Jouvency faisaient des vers latins, et Frédéric II des vers français à la suite, mais cela lui interdira d'y faire fonction de maître et de créateur. Ainsi un homme du Nord comme Lucien-Bonaparte Wyse faisait des vers provençaux à la suite, ainsi un autre Frédéric II, le petit-fils de Barberoussc, en faisait quand la poésie provençale rayonnait sur l'Europe du même éclat presque que plus tard la poésie française classique. Ce n'est pas une question de sang et de race, mais une question d'oreille. Si à l'âge d'un an les parents du petit Racine l'avaient envoyé chez son oncle d'Uzès et s'il y était resté jusqu'à quinze ans, il n'y aurait pas de poésie racinienne, et si par un miracle impossible le démon du théâtre l'avait tout de même emporté chez lui, sa Phèdre n'eût pas été versifiée d'une façon bien supérieure à celle de Pradon. Il aurait pu ne pas y apprendre cent mots de patois : néanmoins l'accent du Midi, qu'il eût nécessairement contracté, n'eût pas permis à son oreille de développer la corde suprême, à son génie d'ouvrir dans le cœur du vers français la chambre la plus secrète de sa musique. Inversement un enfant issu de parents avignonnais ou toulousains, élevé à Paris dans la seule langue française, ne présentera sans doute aucun vice rédhibitoire qui puisse l'empêcher de devenir un Ronsard ou un Victor Hugo. La même observation peut être faite, semble-t-il, pour la Suisse romande que pour le Midi. Elle a donné de grands prosateurs, à la France, pas un seul poète. On ne saurait invoquer cependant les mêmes causes. Les grands prosateurs de ce pays, Rousseau, Madame de Staël, Constant, Amiel, sont rendus, par certains de nos critiques, responsables de la poésie romantique (les deux premiers du moins) et pourtant Rousseau et Amiel, s'ils

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curent une vraie sensiliflité romantique, furent aussi mau- vais poètes que grands prosateurs. C'est qu'à vrai dire la littérature romande ne s'étend que sur un bref espace de temps : elle n'existe pas, du point de vue français, avant Rousseau. Elle n'a point l'étoffe nécessaire pour fournir une littérature complète, l'épaisseur numérique d'humanité au sein de laquelle poètes et prosateurs sont également et lar- gement appelés à l'être. Il n'est pas impossible qu'il y ait aussi une question de phonétique, je crois plutôt que c'est affaire de hasard : remarquez que la Bretagne, avec quatre grands prosateurs nés depuis la fin du xviii^ siècle (Chateau- briand, Lamennais, Renan, Villiers-de-l'Isle-Adam) et son défaut complet de bons poètes, fait un pendant curieux à la Suisse romande et aussi à la France d'oc. Mais il n'y a sans doute aucune raison profonde pour qu'un grand poète genevois ou breton ne naisse pas demain, de même qu'il n'y en a aucune pour que le recul constant de la langue d'oc (une ombre en survivra d'ailleurs longtemps dans l'accent qui restera malgré tout au français parlé dans le Midi), le brassage entre les provinces françaises ne permettent pas à un fils de méridionaux authentiques, élevé- comme je l'ai dit, de réussir la même destinée.

ALBERT THIBAUDET.

LES SEPT CHANSONS de Malipiero à l'Opéra.

Les journaux ont révélé au monde le scandale provoqué par la représentation à l'Académie Nationale de Musique des Sept Chansons de G. Francesco Malipiero. Tous les critiques de la grande presse se sont trouvés d'accord pour proclamer l'erreur de la direction en montant une œuvre aussi révo- lutionnaire. Par contre leurs appréciations ne concordèrent pas aussi bien quant aux défauts de l'œuvre, « Dissonances insupportables », « Musique d'une discordance privée de tout

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agrément », « Musique tellement dissonante qu'elle perd toute signification » s'exclamèrent MM. Jean Poueigh, Alfred Bruneau et Paul Souday, tandis que M. Reynaldo Hahn, loin de se plaindre d'avoir eu l'oreille déchirée, reprochait au vocabulaire harmonique et orchestral de Malipiero d'être debussyste. « A aucun moment la musique ne donne à ces sept tableaux l'émotion qui pourrait seule les transfigurer », écrivait M. Adolphe Boschot, tandis que M. Banès, après un jugement sévère, avouait que « l'émotion vous étreint puis- samment aux belles scènes des Vêpres et du Retour » et que « les pages intéressantes ne manquent point ».

On éprouve un sentiment de malaise à lire les comptes- rendus publiés au lendemain de la première. Quelques cri- tiques enthousiastes signées de musiciens ou d'écrivains dont la jeunesse n'exclut pas, bien au contraire, la coln- pétence, le talent et l'indépendance et puis un flot d'asser- tions contradictoires, parfois franchement saugrenue», entremêlées de récriminations contre la direction de l'Opéra. On ne peut s'empêcher de penser : Mais à qui en veulent ces çrens ?

Cette impression, beaucoup de ceux qui assistèrent à la première l'ont ressentie. Singulière représentation que celle-là ! Public d'abonnés, de spectateurs ayant payé leurs places pour ouir Rigoletlo et de critiques musicaux. Exé- cution franchement médiocre malgré les louables efforts du chef d'orchestre qui n'arriva pas à empêcher cer- tains instrumentistes de partir deux ou trois mesures trop tôt, ce qui ne s'était pas produit aux dernières répétitions. Mise en scène insuffisamment réglée donnant une impres- sion de travail hâtif et d'inachevé. Malgré tout, la musique de Malipiero dégageait une telle force de vie, les décors de Valdo Barbey étaient si beaux dans leur simplicité et les chanteurs si remarquables que le succès parut se dessiner nettement dès les premiers tableaux. 11 y avait pourtant aux

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fauteuils de balcon des groupes hostiles qui parlaient à haute voix et "s'exclamaient sans cesse, excellente manière d'écouter la musique. Le dernier tableau, par la faute du décorateur, dont ce fut la seule erreur, offrit à la cabale une excellente occasion de se déchaîner.

On sait en quoi consistent les Sept Chansons. Ce sont des poèmes des xv^ et xvi« siècles que Malipiero a mis en mu- sique. Pour chacun de ces morceaux, il a imaginé une brève action dramatique jouée par un chanteur assisté de panto- mimes. Le dernier tableau illustrait le fameux chant carnavalesque de Laurent le Magnifique pour le Char de la

Mort :

Dolor, Pianto, Pcnitenza

Ci tormentan tutta via.

Questa morta compagnia

Va gridando : Pcnitenza !

Malipiero avait inventé le scénario suivant : Le Matin des Cendres. Au petit jour des bandes de masques courent encore les rues tandis que les fidèles appelés par les cloches se rendent à l'éolise. Survient une confrérie de Pénitents escortant le Char de la Mort qui va figurer dans la procession. Elle se heurte à une troupe de pierrots ivres qui hurlent et dansent. Les pénitents font remuer le manne- quin représentant la Mort et les pierrots s'enfuient. La con- frérie entonne son chant, reprend sa marche et sort en criant : Pénitence ! Pénitence !

Or il arriva que le char de la Mort au lieu d'être une simple plateforme roulante supportant la figure de la Camarde, présenta assez vaguement la forme d'un cercueil. On crut que c'était un enterrement autour duquel venaient danser des Pierrots et l'on trouva l'invention de très mauvais goût. Pourtant il y avait des programmes qui eussent permettre aux spectateurs et à plus forte raison aux critiques de fiiire le départ entre l'erreur du metteur en scène et celle

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du musicien. Au baisser du rideau, dominant les applau- dissements, des sifllets fusèrent. Un monsieur hurla « Vive la France ! » et la poignée de spectateurs qui n'avait cessé de parler pendant la représentation lui fit écho.

Or parmi les siffleurs plusieurs musiciens se distinguèrent par leur ardeur qui, la veille, s'en étaient venus trouver M. Rouché pour se plaindre hautement qu'il eût accueilli une oeuvre étrangère alors que leurs opéras et leurs ballets de- meuraient en souffrance. Ces mêmes compositeurs dont plusieurs signèrent des articles furibonds contre les Sepi Chansons et dont aucun ne compte parmi les gloires de l'école française moderne, revinrent au lendemain de la première menacer le directeur d'un pire scandale si la pièce ne dispa- raissait pas de l'affiche. Ils eurent satisfaction.

Il seraît fâcheux qu'on pût croire à l'étranger le public pari- sien en proie à ce genre de xénophobie que Stendhal dénom- mait « le patriotisme d'antichambre ». Le succès dans les con- certs et les théâtres lyriques d'œuvres allemandes, russes, ita- liennes prouve à l'évidence que, pour l'immense majorité, les Français pensent avec le général Mangin qu' « il n'est rien de plus stupidc que le chauvinisme artistique ». L'école française, celle qu'illustrent les noms de Gabriel Fauré, de Vincent d'Indy, de Paul Dukas, de Maurice Ravel, d'Albert Roussel, etc., est assez vigoureuse pour n'avoir aucun besoin de protection. Au reste, il y aurait de la bouffonnerie dans cette prétention de vouloir réserver aux musiciens français la scène de l'Académie Nationale de Musique, si l'on songe à tout ce que notre musique drama- tique doit à l'étranger, quand ce ne serait qu'à Lulli, à Gluck et à Rossini, créateurs des trois formes les plus durables de l'opéra français.

Mais qui donc parmi les siffleurs s'inquiétait du sort de la « musique française » ? Pauvre musique si ceux-là qui prétendaient parler en son nom étaient ses seuls soutiens l

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Le scandale fut causé par un petit nombre de musiciens-criti- ques, mécontents de n'être pas joués, et non par le public. Le jour 011 les Sept Chansons reparaîtront sur l'affiche, les gens de bonne foi s'apereevront avec surprise qu'il n'y avait rien dans cette œuvre qui pût justifier l'accusation de futurisme. Si j'avais un reproche à adresser à l'auteur, c'est de s'être con- tenté d'inventions scéniques d'un romantisme désuet. Le drame côtoie le mélodrame. Je pense que Malipiero voulut plus ou moins consciemment tenter cette gageure de traiter à sa manière des sujets qui eussent pu inspirer Mascagni ou Puccini afin de prouver qu'un sujet « vériste » pouvait être l'occasion de belle musique, simple, poignante, exempte d'emphase et de grandiloquence.

Et puis cette survivance de l'esprit romantique se com- binant avec une sensibilité toute moderne est caractéristique du tempérament de Malipiero et ne constitue pas le moindre attrait de ces œuvres svmphoniqucs d'une sombre puis- sance : Pause del Silen~Ji\ Panlea, Ditiranibo tragico...

Comme l'observe très justement M. A. Cœuroy, « le seul, le véritable intérêt des Sept Chansons est la musique. Et celle-là est d'un maître. Autant la vision scénique est convenue, autant la musique est libre et vivante. On ne sait ce qu'il y faut le plus admirer : la force du r}^thme ou la mélodie. Dès le début, le rythme s'installe dans l'orchestre et n'en sort plus ; il passe dans tous les timbres, dans tous les registres ; il est puissant comme le rjlhme des chants populaires. Au travers la mélodie circule, aisée, ample, variée... Il y a des musiques, , comme celle des imitateurs de Delussy qui sentent le parti-pris et la facture. Ici rien de tel. Point de dissonance pour l'amour, de la dissonance : il n'y a qu'une joie musicale qui s'exprime avec une diversité infinie. » On ne saurait mieux dire^ et ayant eu l'occasion d'exprimer souvent mon opinion sur cette partition dont j'ai été le premier à proclamer la valeur,

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j'éprouve une vive satisfaction à voir mon goût partagé par un jeune écrivain aussi compétent et compréhensif que M. Cœuroy, par un musicien aussi raffiné que M. Roland Manuel et par un des rares critiques de la grande presse qui n'abdique jamais son indépendance M. R. Brunel, sans parler de MM, Louis Laloy et Edouard Schneider qui ont été acquis à cette œuvre dès le premier jour.

Au reste, en dépit d'une exécution médiocre, les musi- ciens non prévenus ont été sensibles à l'éclat de la palette orchestrale. « M. Malipiero, note M. Roland Manuel, est l'un des cinq ou six compositeurs de ce temps qui possè- ,dent au plus haut degré la science de l'orchestre. A cet ■égard, les Sept Chansons présentent, à tout instant, d'éton- nants exemples d'une prodigieuse habileté et d'un don merveilleux... Cet orchestre transparent est net de vaine surcharge... Tout est clair, utile et parfaitement en place... »

Qu'il est difficile de concilier ces appréciations émanant •d'hommes dont l'indépendance est connue avec celles que nous citions en commençant cet article... Mon Dieu, oui, la première des Sept Chansons a été un scandale !...

HENRY PRUNIÈRES * *

LETTRES ANGLAISES : LA QUESTION DES ANGLICISMES.

Voici une agréable surprise : un dictionnaire des angli- cismes. Copions d'abord le titre, pour les lecteurs qui dési- reraient se rendre acquéreurs de ce volume : « Edouard Bonnaffé : L'Ançilicismc et VAnalo-Amcricainstue dans la langue française, dictionnaire étymologique et historique des Anglicismes, préface de M. Ferdinand Brunot, Paris, Delà- grave, 15, rue Soufflet, 1920. » Nous avons ainsi dès l'abord l'impression que ce livre est l'œuvre d'un philologue de pro- Jession : une préface de F. Brunot est une excellente lettre

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d'introduction auprès du public. Cette impression est du reste confirmée par la lecture des pages que l'auteur a mises en tête de son Dictionnaire.

Il faut citer et au besoin commenter quelques passages de cette Introduction de M. E. Bonnaffé : car la question des Anglicismes est devenue, dans ces derniers temps, une ques- tion d'actualité, dont on trouve des échos même dans la presse quotidienne.

L'auteur vient de dire que les emprunts faits par l'anglais au français sont beaucoup plus nombreux que ceux du fran- çais à l'anglais, puis il ajoute : « De notre côté il n'y a ni la même mobilité ni la même facilité d'assimilation verbale. Le nombre de mots anglais francisés est donc beaucoup moins considérable. Par contre, un certain engouement,, assez inexplicable en soi, et qui, depuis un demi-siècle, a gagné jusqu'aux classes moyennes de la société, nous fait adopter une quantité de termes sportifs, de locutions soit disant « high-life », parfois complètement inutiles, et, la plupart du temps, rendues méconnaissables par la manière dont on les prononce. »

Très juste. Mais cet engouement, est-il si difficile à expli- quer ?Les deux principaux personnages masculins de Corinne, on l'Italie sont, comme on sait, un Anglais et un Français, et quelque part le Français dit à l'Anglais je cite de mé- moire — qu'il n'y a qu'eux, hommes de leurs deux nations^ qui aient une physionomie originale et une personnalité bien marquée parmi tous les peuples d'Europe. Ainsi, pour ce « monsieur », la belle Corinne elle-même pourrait bien faire perdre la tête à « un Prince allemand ou à quelque Grand d'Espagne », mais aux yeux d'un Français ou d'un Anglais, gens plus délicats, moins naïfs, plus dégourdis, elle ne peut être « qu'une femme aimable » comme tant d'autres. Eh bien, l'Anglais et le Français de Mi^ede Staël existent encore. Aujourd'hui comme alors ils s'estiment et s'étonnent mutuel-

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lement : le Français moyennement cultivé est étonné par l'Anglais, tandis que l'Anglais (mais l'Anglais 1res cultivé seulement) admire chez le Français toutes sortes de qualités dont le Français lui-même ignore qu'il les possède : pai exemple sa sensibilité à l'égard des formes littéraires, et It sérieux avec lequel il parle de tout ce qui touche aux beaux- arts. Voilà pourquoi, sans doute, les mots anglais ont acquis •un si haut prestige aux yeux du public français, de même ■qut les mots français aux yeux du public lettré anglais (exemples : les « Marys » un peu prétentieuses se faisant appeler « Marie », et tant d'expressions françaises, mots « de luxe », souvent si improprement employées dans Jcs textes qu'il est presque impossible de les conserver telles quelles lorsqu'on traduit ces textes en français). Toutefois, nous n'avons fait que reculer la difficulté : il s'agirait main- tenant d'expliquer les raisons du prestige que nos voisins exercent sur nous et de celui que nous exerçons sur eux ; mais ce serait sortir du domaine de la philologie.

Autre chose : en disant oue cette ançflomanie verbale « a gagné jusqu'aux classes moyennes », M. E. Bonnaffé sou- ligne un fait très important et dont il aurait tirer les con- séquences probables. En effet, cette extension indique presque certainement la fin de l'anglomanie verbale. Flirt et Jlirter, qui figurent dans ce dictionnaire, sont déjà presque des archaïsmes : on ne les entend plus guère qu'en province ou dans des milieux sociaux sans contact avec les groupes intellectuels et les hautes classes qui dépendent, au point de vue linguistique et idéologique, de ces groupes, Up to date, et d'autres expressions du même genre, ne tarderont à passer de mode aussi. Un travail de décomposition est en train de s'accomplir sous nos yeux. Un nombre considérable d'an- glicismes, dont beaucoup furent « lancés » par les écrivains de l'école du Roman Psychologique, sont devenus vulgaires ou sont en train de le devenir ; exactement comme ces faux

U

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anglicismes, de fabrication française, (Jooliug, rallyc-papcr, recordman, etc.) que M. E. BonnafFé signale. Ces derniers ont disparu ou disparaîtront parce que la langue anglaise est mieux connue en France qu'elle ne l'était il y a vingt-cinq et trente ans. Déjà des enseignes en pseudo-anglais, comme « Modem'... (bar, restaurant, etc.) », qu'on voyait dans le quartier de l'Opéra, ne se rencontrent plus que dans les faur bourgs. De même l'étonnant génitif du prénom devant le nom (a Arthur's Dupont ») et tous les abus de 1' «'s », qui paraît avoir exercé une véritable fascination sur les commer- çants parisiens, le peuple y a vu, peut-être, une forme d'abréviation pleine de désinvolture et d'audace. Elle a dis- paru aussi, cette inscription qu'on a pu voir pendant des années, en lettres d'or, à la devanture d'un grand magasin de fourrures de la rue Saint-Honoré : Furs taken care off (sic) ; et on chercherait en vain aux devantures des crémeries ceFive o'clock à toute heure qu'une femme d'esprit nous affirme avoir vu il y a quelques années. Un plus grand nombre de Fran- çais savent l'anglais : par suite il est moins « chic » de savoir l'anglais ; et ils le savent mieux : par suite ils sont revenus de l'enthousiasme et de l'admiration qu'éprouvent tous les commençants, et, les mots leur étant mieux connus, plus familiers, ils les respectent moins, et leur préfèrent leurs équivalents français. La plupart de ces locutions soit-disant « high-life » appartiennent donc au domaine de la mode, et ne sont pas destinées à rester dans le langage, parlé ou écrit, et peut-être M. E. Bonnaffé aurait-il bien fait en les excluant de son dictionnaire, ou en les y faisant figurer en caractères plus petits que ceux dans lesquels ont été impri- més les anglicismes durables, c'est-à-dire : ceux dont l'usage est fréquent dans toutes les classes de la société et dont l'in- troduction remonte à cinquante ans au moins. Il est vrai qu'alors son dictionnaire, au lieu d'avoir près de deux cents pages, n'en aurait eu peut-être que cent cinquante. E!n tout

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cas, il est peu probable que se réalise jamais cette prédiction de M. de Vogué (citée par M. Bonnaffé dans son Introduc- tion) : « Dans vingt ans, si Dieu nous prête vie, nous arpenterons un boulevard qui ne différera guère de Picca- dilly. » On nous demandera peut-être : « Mais, quelle a manie » verbale va succéder à l'anglomanie Si nous osions faire une prédiction, nous répondrions : « La gallo- manie », c'est-à-dire la remise en honneur et la résurrection de beaucoup de vieux mots français ; par exemple ménager (d'hôtel) au lieu de manager. Mais ce que nous désirons n'est pas forcément ce qui arrivera. Et puis, il faudra longtemps pour que l'anglomanie verbale achève de décrire sa courbe descendante, et les yeux et les oreilles des puristes n'ont pas fini de souffrir.

C'est'ainsi qu'il y a quelque temps nous avons entendu, en plein Paris, un Français, un explicateur de cinématogra- phe, — employer douze ou quinze fois dans une heure le mot « réaliser » dans son sens anglais (d'origine améri- caine) : « Les explorateurs réalisent le danger qu'ils courent. Shackleton réalise la situation désespérée dans laquelle... etc., etc. » Et le lendemain ou le surlendemain, nous lisions dans un grand quotidien : « L'Allemagne n'a pas encore réalisé sa défaite. »

Chose curieuse, dans ce même quotidien, quelques jours avant, quelqu'un protestait contre les anglicismes, et accu- sait « les jeunes écrivains ■» de corrompre la langue fran- çaise en se faisant les introducteurs de mots et locutions vicieuses.

« Réaliser » est bien le type de ces barbarismes. Déjà « realize » n'est pas d'un excellent anglais, et nous n'aurions jamais osé l'écrire dans une dissertation de licence. Mais « réaliser », en français, n'a et ne peut avoir qu'un sens : « rendre réel ». Nous nous sommes demandé quel « jeune écrivain » avait introduit ce mot Une nouvelle acception

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équivaut à un mol nouveau », dit Bréal, que cite M. E. Bonnaffé,) et, une fois en possession du Dictionnaire des Anoliciswes, nous l'y avons cherché, mais sans beaucoup compter l'y trouver. Or, il y est, et savez-vous qui l'a intro- duit en France ? Paul Bourget ! et cela en 1895. Prenez-vous en donc à Paul Bourget, ô puriste, et laissez en paix au moins en ce qui concerne « réaliser » les « jeunes écri- vains ». Mais Paul Bourget a une excuse : c'est dans Outrc' Mer qu'il emploie « réaliser » (deux fois, d'après M. Bon- naffé). Dans un livre sur les Etats-Unis, un américanisme était bien à sa place ; c'était un peu de couleur locale, un artifice littéraire tout à fait légitime, et dont Taine avait donné l'exemple. Le mal a commencé le jour un Fran- çais a tiré ce « réaliser » des pages à'Oiiire-Mer. (D'après le New English Dictiouary, NED pour les philologues, « realize » dans le sens de comprendre, saisir, se rendre compte de..., fut « à l'origine en usage surtout en Amérique, et sou- vent condamné de ce fait par les écrivains anglais, vers le milieu du xix^ siècle ». On le trouve pour la première fois en 1775 dans la Cardipbonia de John Newton, l'ami du poète Cowper. Au point de vue sémantique, il y a eu, en anglais, un acheminement vers cette acception, une évolu- tion dont on retrouve les chaînons successifs. Rien de tel en français.)

Continuons de lire l'introduction de M. E. Bonnaffé. « Il y a lieu, écrit-il, de noter que, malgré la longue domination de l'Angleterre sur une partie de nos pro- vinces, sous les Plantagenets, malgré la guerre de Cent Ans qui nous mit aux prises d'une façon si étroite avec nos voisins, ceux-ci ne nous ont passé, pendant toute cette période, qu'un nombre insignifiant de vocables. » Ceci nous fait penser que tel n'était pas l'avis d'un an- gliste distingué, philologue un peu Imaginatif, mais esprit original, qui a laissé sa marque et que M. E. Bon-

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naffé cite souvent : Philarète Chasies. II a donné quel- que part un certain nombre d'étymologies curieuses, à vrai dire assez difficiles à vérifier, mais qui tendraient à augmenter la liste des anglicismes datant de la guerre de Cent Ans. Une de ces étymologies est celle de « guil- ledou » courir le guilledou ») qui ne figure pas dans l'ouvrage de M. E. BonnaflFé. Mais il a pu l'exclure parce qu'il en a trouvé l'origine anglaise trop douteuse (et pourtant ?) ou parce qu'il a craint de choquer la modestie des lectrices, comme Samuel Johnson, qu'une dame félicitait, un jour, d'avoir exclu de son dictionnaire « les vilains mots » : « Ah ! ma chère, répondit le grand Docteur, vous les y avez donc cherchés ? »

« A partir du xix« siècle, c'est l'envahissement. » Oui, mais nous avons dit plus haut ce que nous en pensions, et que le xx^ siècle verra très probablement la fin de l'anglomanie verbale, les vieux anglicismes (ceux d'avant 1800) et les mots techniques seuls demeurant dans le vocabulaire.

« Comme on aura pu s'en rendre compte par l'énu- mération ci-dessus, le long séjour qu'ont fait en France, pendant la guerre, les armées anglaise et américaine, ne paraît pas avoir eu d'influence marquée sur notre voca- bulaire. Nous sommes encore, il est vrai, beaucoup trop près des événements pour tenter de pronostiquer leurs répercussions linguistiques. Cependant, ayant été mêlé, pendant trois ans et demi, comme officier du Ser\-ice des Chemins de Fer dans la zone britannique, au mou- vement des troupes alliées, nous avons été frappé du très petit nombre de mots et de locutions que les populations du Nord ont adoptés de leurs hôtes en kaki. »

Sans doute, mais ce n'était pas par les troupes britan- niques et américaines que les anglicismes avaient des chances d'être importés. Ces anglicismes-là auraient pu

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être adoptés, cralemenl, par « les populations du Nord » ; leur forme aurait été profondément modifiée, ils se seraient incorporés d'abord au parler local, seraient devenus du patois ; enfin ils n'auraient pu entrer dans la langue française qu'après un long stage en province, au bout duquel ils seraient probablement devenus d'abord de l'argot parisien ; mais ils auraient couru tant de risques en route ! Non : la plupart des anglicismes de la guerre, anglicismes de vocabulaire et de s^-ntaxe (surtout de S3'ntaxe), sont venus par les journaux, par les com- muniqués traduits mot à mot, par les articles de pro- pagande importés d'outre-Manche, par les documents diplomatiques traduits à la hâte et sans soin ; et enfin, dans une assez faible mesure, par les conversations entre gens cultivés de nationalités différentes. De ces angli- cismes-là nous avons déjà dit un mot, l'an dernier, dans la Nouvelle Revue Françoise (Juillet 1919) : à notre avis, un certain nombre d'entre eux étaient d'anciens galli- cismes qui nous faisaient retour ; d'autres étaient de purs latinismes, parfaitement acceptables ' ; et quelques-uns en- core étaient si bien francisés qu'on ne pouvait que se féliciter de les voir s'agréger au vocabulaire ou à la syn- taxe française.

Il serait trop long d'examiner en détail le dictionnaire de M. E. Bonnaffé. Ce n'est pas que l'envie nous en manque, mais nous craignons d'abuser de la patience du lecteur. Voici toutefois quelques gloses à des mots qui, tandis que nous parcourions cet ou\Tage, ont attiré notre attention :

Cosy et cosy corner sont des anglicismes, à notre avis, de passage, des anglicismes de mode, qui ne tarderont

1. Du même type que « Evoluer, évolution », qui est nvlvere employé comme un verbe neutre.

NOTES 479

pas à rejoindre flirt à la campagne. (A remarquer, que le mot flirt appliqué aune personne « Shc is a flirt » : « C'est une coquette », n'aura pas été connu en France.)

Lunch. Ce mot restera-t-il ? En tout cas, l'auteur devrait nous avertir que « lunch » est devenu vulgaire en Angleterre : dans les rapides de la Manche, lorsque l'employé du wagon-restaurant passe dans le couloir en annonçant : « Lunch readv ! » les Ano-lais sourient ; ce n'est pas à cause de l'accent avec lequel l'employé pro- nonce ce mot ; c'est parce que « lunch » est du dernier petit-bourgeois et tombe en désuétude.

Snob. N'a pas la même acception en français qu'en anglais. Si un Anglais me disait: « You are a snob », je me sentirais offensé, et, selon notre humeur, la con- versation pourrait finir désagréablement et la paix du Roi être violée. Au contraire, si un Français me disait : « Allez, vous n'êtes qu'un snob », je m'efforcerais de lui prouver très aimablement qu'il se trompe. Et même, à l'époque je ne savais pas l'anglais, j'aurais été plutôt flatté. Il aurait fallu indiquer cette différence de sens. Du reste snob passera probablement à l'état d'archaïsme littéraire.

Signalons quelques oublis et omissions, comme celle de « ouate » (bien installé en France) ; et de « rag-time », qui a déjà disparu avec l'espèce de danses qu'il dési- gnait, et toute une série de noms propres anglais qui ont été substitués, momentanément, espérons-le, aux noms français déjà, et depuis longtemps, existants : Canterbury pour Cantorbéry, les Iles Scilly pour les Iles Sorlingues, etc. A ce propos il n'est pas déplacé, peut- être, de faire observer que, si nous disons et écrivons toujours « Cantorbéry » en parlant de la ville anglaise, nous disons et écrivons « Canterbury » en parlant de la ville néo-zélandaise, suivant en cela l'exemple des géo-

o

^

480 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

graphes, qui écrivent Cordouc (Espagne) et Côrdoba (Repu- blique Argentine).

Le nom de la comtesse d'Aulnoy ne figure pas dans l'index de ce Dictionnaire. M. E. Bonnaffé aurait cepen- dant pu trouver chez elle des mots ou des formes inté- ressants (« barge- » et « Cherincras » pour Charing Cross, entre autres). Enfin, d'une manière générale, il nous semble qu'il aurait étendre son enquête, d'une part à un plus grand nombre de traducteurs (respon- sables, au même titre que les romanciers de la période 1875-1900, de l'introduction de plusieurs anglicismes), et d'autre part aux ouvrages de biologie générale pos- térieurs à la publication de l'Origine des Espèces : c'est ainsi qu'à l'article sport nous avons été surpris de ne pas trouver le substantif « sport » dans le sens de « produit d'une variation brusque ». A ce propos je me permets de signaler à M. E. Bonnaffé le verbe « sporter » que fai employer (au sens de « devenir un cas de varia- tion brusque ») pour rendre exactement la pensée de Samuel Butler dans un passage de La vie et l'habitude. Voilà un anglicisme dont je prends l'entière responsabilité, et pour lequel j'ose espérer pacc M. L. Blaringhem un accueil favorable.

Mais en voilà assez. Pour conclure nous dirons que ce livre, à la fois attachant et utile, vient à son heure : il est comme l'inventaire des mots anglais qui sont entrés à peu près définitivement dans la langue française, et de ceux un bon tiers de la liste qui n'y auront fait qu'un court séjour ; un inventaire des anglicismes dressé, crovons-nous, à la veille de la disparition de l'an-

glomanie verbale.

VALERY LARBAU» * * »

NOTES 48 1

M. PIERRE LASSERRE CONTRE MARCEL PROUST.

Il y a quelque chose de touchant dans l'infaillibilité avec laquelle M. Pierre Lasserre découvre l'un après l'autre tous les sujets qui peuvent mettre le mieux en lumière sa radicale incompréhension de la littérature contemporaine. Après Claudel, après Péguy, le voici qui prend bien garde de ne pas manquer l'occasion superbe que lui offrait Marcel Proust. Son article de la Revue Universelle (n° du P"" Juillet): Marcel Proust humoriste et moraliste témoigne d'un manque de pénétration vraiment exceptionnel. Sous les dehors de l'aisance et de la vivacité, le plus naïf pédantisme et une extrême inintelligence s'y étalent inconsidérément. Par moments on croit entendre Bloch lui-même, par miracle sorti de VOmhre des jeunes filles en fieurs et en entreprenant la critique, ou plutôt l'éreintement.

Plusieurs phrases de M. Lasserre indiquent qu'il fiiit grand cas de la « légèreté ». (Ne reprochc-t-il pas à Marcel Proust d'être « l'écrivain le plus empesé de son temps » ?) Lui- même tient à en donner l'exemple :

« Je savais bien, lisait-on dans A l'ombre des jeunes filles et! fieurs, que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu'il y avait dans ses yeux, etc. »

« Manière de dire un peu exagérée, interrompt aussitôt M. Lasserre. Car il nous a été montré dans les yeux de la jeune cycliste tout un paysage comprenant notamment les « pelouses des hippodromes » (M. Proust a voulu pro- bablement dire : des vélodromes) familiers à sa mémoire Imaginative. Et ce serait une beaucoup trop bonne affaire que la possession d'une cycliste jeune et jolie entraînant par dessus le marché l'acquisition gratuite du terrain elle cultive son sport. »

^82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il est évidemment regrettable que l'œuvre de Marcel Proust ne soit pas plus abondante en traits de la grâce de celui que décoche ici M. Lasserre. Elle se laisserait lire cer- tainement avec beaucoup plus d'amusement.

Mais le fond en resterait toujours déplorablement aride. Car Marcel Proust n'a jamais eu la moindre imagination, la moindre sensibilité. « Sa nature ? J'ai dit, tranche M. Lasserre, qu'il n'en avait pas. » Aussi est-il obligé de se forsrer sans cesse artificiellement des sensations.

« Tout chez lui est concerté. D'impressions vives, per- sonnelles, originales, colorées, qui valussent la peine d'être écrites, il n'en a point. Il veut cependant écrire des im- pressions. Placé dès lors devant le problème de l'omelette sans œufs (encore un joli trait et dont Marcel Proust fera bien d'enrichir son répertoire), M. Proust fait de Versât'^. La qualité d'inspiration et de feu d esprit qui lui serait nécessaire nour briller dans le genre littéraire de son choix, ii en fabrique le sim.ili au moyen d'une espèce de cuisine intellectuelle. x>

Sans nous laisser éblouir par l'éclat du style, sondons un peu la profondeur de ces remarques de M. Lasserre. Elles ont ce rare mérite de devenir extrêmement justes sitôt qu'on en prend le contre-pied. C'est en eifet une évidence que chez Marcel Proust rien « n'est concerté ». M. Lasserre a tout à fait raison de dire que « d'impressions vives, personnelles, originales, colorées, et qui vaillent la peine d'être écrites, » Proust eh a trop. C'est même la difficulté contre laquelle il doit lutter sans cesse : endiguer ce flot, éviter d'être sub- mergé par lui ; tout son art se réduit peut-être à faire face, à tenir tête à sa mémoire, une des plus copieuses qui se soient jamais vues.

Et combien M. Lasserre est avisé quand il dénonce « cette qualité d'inspiration et de feu d'esprit » qui le frappe chez Marcel Proust ! Nul auteur, en etïet, qui ait,

ÎUEVUE DES REVUES 483

moins que Proust, à chercher ce qu'il va dire, qui ait moins de trajet à faire pour atteindre son sujet, qui soit plus facilement -et plus vite à son niveau; nul écrivain qui, moins que lui, s'inquiète de a prendre un ton ». La simplicité, l'absence de recherche et d'effort, le naturel (certains diraient peut-être : la nonchalance) : voilà bien, en effet, les qualités éminentes de Marcel Proust. Il a de l'esprit comme s'il parlait seulement, au fur et à mesure des choses, sous leur seule influence. Jamais il ne s'écoute, jamais il ne se travaille ; c'est le simple courant de sa pensée qui l'amène à ses meilleures inven- tions.

Après tout, c'est peut-être de la reconnaissance que nous devons à M. Pierre Lasserre. Je me trompais au début en l'accusant d'inintelligence. Il a, au contraire, le sens de l'erreur profitable... tout au moins pour les autres. Voici que sans le vouloir il nous a mis sur la voie de plusieurs des caracté- ristiques essentielles du talent de Marcel Proust. Conti- nuerons-nous de lui faire mauvais visage ? Ce serait cruel, puisque, dans cette affaire, il est le seul en somme qui soit victime, le seul qui reste privé de récompense et de plaisir.

JACQUES RIVIÈRE

REVUE DES REVUES

ALAIK-FOURNIER

Notre regret d'Alain-Fournier, si nous voulons le dire, les mêmes mots qu'Alain-Fournier inventait s'offrent d'abord. Ou ceux qu'il avait préférés : Certains d'entre nous, disait Keats, ont rencontré Antigone dans une autre vie...

Notre rencontre avec Alain-Fournier tient de cette autre •vie. Il est difficile de la rappeler, et demeurer exact. Qja'un

484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

regret nouveau continue seulement le regret, que formait chaque page du Grand Meaulnes.

Edmond Pilon écrit dans la Revue Hebdomadaire (3 Juillet; :

Il savait que l'on peut partir de la boutique d'un vannier pour s'en aller à la conquête et découvrir le monde ; mais ce qu'il savait bien aussi, à la façon de Stevenson, c'est que, non loin de nous, à deux pas, de l'autre côté de la clôture d'un grand parc, auprès d'une forêt et le long d'un fleuve, il est un pays merveilleux ; et que cela, ce pays fabuleux, ce domaine de soleil et de clarté, on peut tout d'un coup l'apercevoir, entre les branches, un beau matin, au bout d' « une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit ».

Et plus loin :

« Prenez le livre de Robert-Louis Stevenson, écrit Marcel Schwob dans sou Spicilège en parlant de l'Ile au Trésor. Qu'est-ce ? dit-il. Une île, un trésor. Des pirates. Qui raconte? Un enfant à qui arriva l'aventure. » Eh bien ! dans le Grand Meaulnes, il en est de même. C'est à un enfant que l'aventure arriva ; c'est un autre enfant qui la raconte. Et voilà justement ce qui fait la suavité, le charme et surtout V extraordinaire fraîcheur qui nous sur- prit tous comme une source, quand parut ce livre, au milieu du désert bien un peu aride des lettres, avant la guerre.

M. Maurice Barrés, en louant naguère Alain-Fournier, écrivit que la «( souple fantaisie de l'auteur du Grand Meaulnes nous promet- tait un Charles Nodier ». Mais, dans le Grand Meaulnes, il n'y a pas que ce seul relief des images, cette négligence abandonnée du style, enfin cette simplicité et ce manque d'apprêt qui enchantent chez Nodier. Dans le Grand Meaulnes, il y a autre chose et plus peut- être : une intensité et un lyrisme, une qualité de la fantaisie tout à fait rares et personnels. Aussi, suis-je assuré que, plus tard, quand ils rendront justice à Alain-Pournier, les critiques futurs placeront très haut cet écrit original. Pour nous, ce cher beau livre soulevé de toute l'ivresse d'un printemps plein d'orage et de larmes, nous ne pouvons que l'aimer comme nous aimons déjà, dans divers ordres de l'art, VIris de Watteau, la des-

REVUE DES REVUES 485

cription de l'automne dans Dominique, les Caprices de Musset el quelques-unes de ces Filles du feu d'une ardente douceur..;

Voici Alain-Fournier lui-même :

Il habitait, dans le quartier de l'Observatoire, une de ces rues paisibles et solitaires qui font songer aux vieilles rues de Bourges. C'était un mince jeune homme brun, d'aspect très doux, les cheveux lisses, la moustache fine un jeune compagnon de lettres enthou- siaste et mesuré.

Alain-Fournier s'en alla disparaître dans une embuscade.

Cela se produisit le 22 septembre 1914, dans la Meuse, au bois Saint-Rémy. Le pauvre Albert Thierry, dont la Grande Revue publia de si poignants Carnets de guerre, lui-même blessé et soigné dans un hôpital militaire, vint à apprendre la nouvelle et, fébrile- ment, la nota : « Journaux. X... a été pris, et Alain-Fournier, cher Grand, Meaulnes, blessé, a

SUR LA LANGUE ET LA PENSÉE CHINOISES

Les recherches pénétrantes^ sobrement appliquées à la rca lité, que Lévy-Bruhl a poursuivies sur la mentalité des pri mitifs, ont été à l'origine de toute une série d'observations et d'enquêtes. Les conclusions auxquelles l'étude de la langue chinoise a conduit Marcel Granet (Revue philosophique, Janv. -Février et Mars-Avril) méritent d'être notées : elles viennent confirmer, dans leur ensemble, les hypothèses générales que Lévy-Bruhl admettait au terme de son étude ; elles offrent des traits intéressants sur divers points et touchant par exemple le jeu, la siluaiion des mots chinois :

Les mots chinois qui se rapprochent le plus de nos verbes n'expriment point une action verbale toute nue et abstraite, une action qui ait besoin, pour être considérée comme réelle, d'être rapportée à un sujet agissant ; ces mots peignent, au contraire, des manières d'être en train de se réaliser, et la vision de l'action n'est

486 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE:

jamais détachée de celle de son principe ou de sa fin : si Ton peut dire que ces mots ressemblent à nos verbes, c'est en pensant à ceux qui sont iutransitifs et impersonnels, qui se passent de sujet et se suffisent à eux-mêmes. Les mots chinois, d'autre part, qui semblent le plus voisins de ce que nous nommons adjectifs ou substantifs n'expriment jamais l'idée d'un état ou d'une substance conçue- indépendamment de sa réalité objective ; ils n'ont pas besoin d'être- mis nécessairement en rapport avec un verbe et peuvent eux aussi s.e suffire à eux-mêmes. Chaque mot éveille une image, plus ou moins active, mais toujours assez complexe pour former une espèce de tout ayant sa vie indépendante.

Le Chinois dans son langage doit aller ainsi du concret à l'abstrait, et l'Européen au contraire de l'abstrait au concrets L'un pense d'abord en artiste, l'autre en savant :

Le Chinois dispose, non pas d'une langue faite pour noter des concepts d'une abstraction ou d'une généralité variées, apte à exprimer toutes les modalités du jugement, et orientant enfin l'es- prit vers l'analvse, mais, au contraire, d'une langue entièrement attachée à l'expression pittoresque des sensations et seul le rythme, dégageant la pensée de l'ordre émotionnel, permet d'ébaucher, en une espèce d'éclair intuitif, quelque chose qui ressemble à une analvse ou à une synthèse. Tandis qu'un Français, par exemple, possède, avec sa langue, un merveilleux instrument de discipline logique, mais doit peiner et s'ingénier, s'il veut tra- duire un aspect particulier et concret du monde sensible, le Chinois- parlé au contraire un langage fait pour peindre et non pour classer,, un langage fait pour évoquer les sensations les plus particulières et non pour définir et pour juger, un langage admirable pour un poète ou pour un historien, nuis le plus mauvais qui soit pouç sou- tenir une pensée claire et distincte, puisqu'il oblige les opérations qui nous semblent les plus nécessaires à l'esprit, à ne se faire jamais que de façon latente et fugitive.

D'oili vient que les Chinois, pour acquérir la science occi- dentale» se voient aujourd'hui forcés de modifier profon- dément leur langue, et en quelque manière de la retourner.

MEMENTO 487

MEMENTO

L'Amour de l'Art (Juin) ; L'art roman, par Antoine Bourdelle ; Dcnueme, poème de Paul Valér}- ; et un beau portrait de Renoir par Angel Zarraga.

Le Crapouillot est la première revue qui ait su parler avec goût et avec précision des spectacles de cinéma. II continue. Des cri- tiques de Jean Galtier-Boissière et d'André Varagnac (i" Juin, 1er Juillet).

Il faut signaler dans la Revue des Jeunes (10 Juillet) \es frag- ments inédits des carnets du lieutenant de vaisseau Dominique-Pierre Dupoucy. i

Dans Rythme & Synthèse (Mai), ce poème de Paul Valér\' :

LES GREKADES

Dures grenades entr'ouvertes Cédant à l'excès de vos grains, Je crois voir des fronts souverains Eclatés de leurs découvertes !

Si les soleils par vous subis,

O grenades entrebâillées.

Vous ont fait d'orgueil travaillées

Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l'or sec de Vécorce A la demande d'une force Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture Fait riHrr une âme que feus De sa secrète architecture.

*

. La Revue Universelle (i 5 Juillet) : Les théories d'Einstein, par

Lucien Fabre.

*

La Vie (12 Juillet) donne un poème de Henri Pourrat : Mon Logis.

488

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

L BEAUX-ARTS.

BissiBRK ET Ravnal (Maurice) : Georges Braque. Fernand Léger ^ Juan Cris. Pablo Picasso (loo fr) ; L. Roscnberg.

IL LirrÉRATURE, ROxMANS, THÉÂTRE.

Loi'lS Bakthol' : Un voyage roman- tique en 1S36, dessins de Victor Hugo et de Célesiiu /fauteuil (150 fr.) ; H. Floury.

Paul Claudel : /-c Pire Humilié (7 fr.): Nouvelle Revue Française.

Jean Cocteau : Carte blanche (6 fr. ) ; La Sirène.

Lucien Descaves : Rongcmaille vainqueur(2oU.) ; Libr. Ollendorff.

■Georges Duhamel ; Guem et litté- rature {(y fr.) ; La Maison des amis des livres.

Luc DuRTAiN ; Georges Duhamel (6 fr.) ; La M.iison des amis des livres.

IsabellkEbkrhardt: Pages d'Islam publiées par Victor Barrucaud (6 fr.) ; E. Fasquelle.

André Gide : La Symphonie pasto- rale (4 fr. 80) ; Nouvelle Revue Française.

La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes morales (20 fr.): Grés.

Larsson : La logique de la poésie (7 fr. 50) : Crés.

^Iarc Leci.hrc : En lâchant l' Barda.

Pocmes (3 fr.j; Crôs. Pierre Mac Orlan : Petit manuel du parfait aventurier (4 fr. 50; : La Sirène.

François Mauriac : De quelques caurs inquiets (4 fr. y ; Société lit- téraire de France. Marcel Martinet : Les temps mau- dits (6 fr ) ; Ollendorff. Charles Maurras ; L'Etang de

Serre (lo fr.) ; Ld. Champion. X... : Les Propos d'Alain, Tome ï : 6 fr. ; Tome II. : 6 fr. 75 ; Nouvelle Revue Française.

Radindranatm Tagork : le Jardi- nier d'amour. Trad. Henriette Mirahaud-Thorens (6 fr. 6oy ; Nou- velle Revue Française.

Retz (cardinal de) : Supplément à la correspondance. Edité par Claude Cochin {3o fr.) ; Hachette.

Romain Rolland Aux peuples assassinés (8 l'r.) ; Ollendorff.

André Salmon : La Négresse du Sacré-Ca-ur (6 fr. 75) ; Nouvelle Revue Française.

Stendhal : La Chartreuse de Parme. Fac-similé de l'exeniplairc de l'au- teur, par Paul Arbelel (1500 fr.) ; Ed. Champion. ,

R. L. Stevenson : Dans les mers du Sud. Trad. Marie Louise des Go- rets (7 fr. 50) ; Nouvelle Revue Française.

John Millington Svnge : Le Baladin du monde occidental (6 fr.) : La Sirène.

Louis Thomas : L'Esprit d'Oscar U'ilde (6 fr.) ; Crès.

Francis Thomson : L'ne antienne de la Terre (6 fr.) ; La Maison des amis des livres.

III. MORALE. PHILOSOPHIE, RELIGION. THÉOLOGIE, HIS- TOIRE, SCIENCES.

Berkeley : Les Principes de la Con- naissance humaine{^ fr.); A. Colin.

G. HoNNiER : Zes Plantes des ehamfs et des bois (ao fr.) ; J-B. Baillière et (ils

J-H. Fabrk : Les serviteurs {7 fr.) : Delagrave.

Henri Ghéon : Le Miroir de Jésus (lo fr.) ; Libr. do l'Art Catholique.

Docteur Lucien-(Jrai x : Les L'.iusses Aouvelles de la Grande Guerre (7 fr. 50); Edition française illus- trée.

Les amis dr Proudhon : Proudhon et notre temps (7 fr. 50) ; Chirou.

Un relioieu.v Dominicain : Les orai- sons de Sainte Catherine de Sienne (5 fr.) ; Libr. de TArt Catholique.

LE GKRANT : G.\STON GALLIMARD. ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. PAILLART.

BONNES INTENTIONS

La présence de Dieu dans les différents sanctuaires ne se manifeste pas chez les mêmes dévots par de mêmes émotions. Des affiches dénoncent l'existence des voyages pieux et celle des agences qui les organisent vers les sanc- tuaires les plus émouvants. Je respecte, j'admire, j'aime l'ardeur des pèlerins pour la connaissance de Dieu par ses multiples aspects. Je ne les veux croire ni des habi- tués, ni des sensuels, ni des gourmands de sentiments pas plus que je ne fais du savant devant la vérité, de l'explorateur devant la terre inconnue. Vraiment, il y a de beaux caractères dans la pépinière de Dieu... j'en ai fréquenté... j'en fréquente... dans celle du diable aussi... c'est troublant. Je ne puis parler de ces fortes âmes que l'espoir de s'approcher de l'Œil et du Cœur de N.-S. transporte souvent pauvres d'argent bien au-delà des gares, en Italie, en Espagne. Je ne veux pas parler davan- tage des fidèles de nos fêtes paroissiales à Paris qui à Sainte-Geneviève et à. Saint-Sulpice le 2 et le 19 jan- vier, à Saint-MédardIeS juin, à Saint-Eustache le 29 sep- tembre, à Saint-Roch le 16 août, à Notre-Dame-des- Victoires en tous temps et certains dimanches au Sacré- Cœur apportent leur zèle d'organisateurs dans les

32

490 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

processions, leur calme douleur résignée, qui se con- naissent et se reconnaissent sans se saluer, déplorent dans les coins le malheur des temps, notent les coups de la vengeance de Dieu ou les miracles de Sa Miséri- corde. Je ne veux parler que d'un seul de ces pèlerins des églises parisiennes, j'en veux parler, car personne ne s'aviserait de le faire.

Il est si petit, il a si peu de corps qu'on ne le remar- que pas ; il a les traits si rougeauds, si ronds, si effacés qu'il semble n'en avoir aucun. Plus de cheveux, pas de moustaches, point d'âge. A-t-il un nom ? « Il est ici tous les jours », me dit un Suisse près de qui je m'enquérais de lui parce qu'il avait parlé à un prêtre trop gaiement en l'appelant « Monsieur » en s'excusant, en bredouillant. « Oh ! c'est un monsieur très bien : il est très donnant... toujours ! tenez ! le voilà à la chapelle Saint-Joseph en train de pleurer. Il fait toutes les églises de Paris comme ça. » Je le regardai : il a la bouche mince et méchante, les 5''eux sans vie... ou plutôt... oui plutôt... plutôt per- vers... ma foi ! Ses habits sont élégants mais fatigués. Son chapeau a coûté cher à quelqu'un mais pas à lui ! son pardessus est superbe mais ne lui va vraiment pas assez ! Le voilà qui s'essaie à l'onction près du Suisse : c'est un comédien ! Tiens, il sourit ! Oh ! quelle souf- france secrète, quelle naïve bonté ! c'est un philanthrope par désespoir et par habitude. Non ! Il n'est pas pareil aux dévots. Je le surnomme le « petit homme des églises », c'est le héros de cette histoire qu'on m'a contée.

A tout petits pas assez rapides, il tourne autour de la nef dans une église de faubourg : il ne prie pas, il estdur

BONNES INTENTIONS 491

et orgueilleux ; il cherche la sacristie, elle est devant lui, il la cherche encore, il est myope ou distrait. « Sacristie ! ah ! c'est ? » Il hésite encore^ il entre ; il s'arrête ; il attend qu'on le remarque, mais qui le remarquerait ?

« C'est un mariage ?... c'est pour un enterrement?,..» Le petit homme des églises prend beaucoup d'onction et de politesse.

« Je... c'est... non... moins important que... excusez- moi, monsieur l'abbé, c'est mon agenda... un petit service que... pouvez-vous... ce n'est pas un livre de messe... les monuments de Paris... mon agenda ne mentionne dans ce quartier que Saint-Jean de Belleville et Saint- Joseph deMénilmontant. Est-ce qu'il y a d'autres églises ?

Il y a boulevard de la Villette la chapelle de la Vierge dans une imprimerie. Il y a rue de Bagnolet l'église flamande de la Sainte-Famille : il y a près du canal Saint-Martin...

Je la connais... je suis désolé... merci... je la con- nais... désolé... mais si ! mais non ! oh ! ne me recon- duisez pas, »

Un prêtre l'a pris pour un étranger qui visite Paris et peut-être pour un fou s'il l'a vu se remettre à pleurer sans savoir pourquoi.

Depuis qu'ils n'étaient plus retenus par les devoirs de la guerre, les hommes de cette époque songeaient à ceux de la famille : au mariage ! et on demandait à Dieu de consacrer les unions plus souvent que jadis, les douleurs de la guerre ayant attendri les coeurs et les ayant rappro- chés du Consolateur Divin. Un samedi vers midi le gro- tesque petit homme des églises entra à Saint-Joseph de Ménilmontant, sanctuaire neuf mais souillé parles foules

492 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

comme une école communale. Les cortèges de noces étaient plus nombreux que les prêtres et moins nom- breux que les chapelles de la grande église.

« Bénissez tous les fidèles qui sont venus recevoir le Sacrement de mariage, disait le petit homme à genoux sur les marches d'une chapelle. Donnez-moi un peu d'intelligence aujourd'hui et je ne mangerai que des légumes ce matin, un peu d'intelligence car je ne com- prends rien de rien. Saint Joseph, donnez-moi des pensées plus chastes car l'obscénité est dans mes yeux, dans mes oreilles et dans ma tête. Sacré-Cœur, donnez-moi l'amour de l'humanité, disait-il ailleurs, car je me réjouis de son malheur et la méchanceté et la vengeance sortent de moi naturellement. »

Il avait parlé à la moitié des saints honorés d'autels en ce lieu et s'apprêtait à visiter les autres quand il fut arrêté par les cortèges nuptiaux. Alors derrière chacune de ces nouvelles familles il médita sur ses malheurs pos- sibles priant Dieu de les détourner d'elles. Toujours priant, toujours pleurant, il arriva près d'une porte grande et close et près d'une chapelle qui eût été claire si les vitres en étaient restées blanches et qui devait être égayée un jour par les boiseries d'une consécration. A cette- grotte sans miracle deux marches conduisaient que deux cierges n'éclairaient pas. trois malheureux attendaient un prêtre : il vint sans faste portant un livre. Un ouvrier noir le suivait plus fait pour servir les morts que les vivants. Oh ! le pauvre mariage que voilà ! pas de chaises ! pas d'amis ! un témoin, un seul, bossu, falot, louche et blond, accroupi sur un prie- Dieu :

BONNES INTENTIONS /|93

« Rébecca... patriarches... pas de brutalités... Dieu d'Israël... la femme forte... Jésus-Christ... »

Le prêtre lit très bas. Le grotesque petit homme des églises n'écoute pas ; il regarde la triste humanité, la robe €t le chapeau secs que cette servante mariée a cousus en suivant la mode vaguement, et, le teint rougi par la timi- dité ou par des travaux militaires récents, ce garçon de café endimanché. Le prêtre dit très vite : «Mettez votre main droite sur celle de votre épouse. Vous êtes unis devant Dieu. »

« Enfants, mes enfonts ! pense le grotesque petit homme des églises, enfants de ce peuple. Il y avait un ami à votre noce, mes enfonts. Mes prières valent celles d'une foule, ma prière est plus forte que celle des mondains impies, mes enfants. Vous n'avez pas eu de messe mais vous avez eu des prières amicales. Bénissez-les, mon Dieu.

Attendez-moi là, dit simplement le prêtre. Je vais jusqu'à la sacristie chercher le registre des mariages. Vous savez signer ? à la bonne heure !... je... n'ai pas parlé des bagues... houm ! Attendez-moi là... »

Alors l'époux dit devant Dieu :

Tu le connais le petit vieux qui est vissé derrière depuis le commencement. Si ! tu le connais, va ! t'as toujours aimé les vieux. Il pleure parce que tu t'maries tiens, c't'idée.

T'avais promis qu' c'était fini après le mariage.

T'as juré qu't'en avais jamais eu d'autres que moi. A preuve qu'on se mariera à l'Eglise, t'as dit. On se mariera par le prêtre, à preuve que j'suis pas une saleté. £h bien ! ça fait que t'es deux fois plus saleté.

494 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le témoin bossu et blond mettait les doigts dans le nez. C'est un savetier de la rue de Tlemcen qui a tro- qué contre l'apéritif et le déjeuner une matinée de tra- vail et de gains.

« Et toute ma vie je prierai pour eux : ils ne me verront pas et Dieu les comblera de prospérité. Ils me devront le bonheur et nul que Dieu ne le saura. Saint Joseph n'était pas plus riche quand il prit Marie devant Dieu... devant Dieu... devant Dieu. »

Ainsi pensait le petit homme des églises et malgré l'envie qu'il en avait il n'osa pas avec le témoin bossu et blond signer le registre apporté par le prêtre.

Une heure après au milieu d'ouvriers bruyants et rési- gnés le petit homme des églises rêvait devant un cou- vert de fer, une table en marbre blanc, un plat de hari- cots roses et une carafe d'eau. Il ne comprit ni la présence debout à cette table du marié qu'il avait béni, ni les paroles qu'il lui disait.

« Alors ! c'est y à Madame que vous en avez ? D'où donc que vous la connaissez Madame ? Vous pouvez y faire société à Madame car nous autres on va bouifer ailleurs, pas, Charles ?

Laisse-le donc, disait Charles, tu vois bien que c'est un louftingue.

J'aime pas beaucoup qu'on se foute de moi. »

Le petit homme des églises n'eut ni le courage d'achever son maigre repas ni celiii de l'abandonner, ni celui de répondre aux paroles brutales des hommes, au regard douloureux de la pauvre mariée solitaire. \'ague- ment il devinait toute intervention nuisible, toute expli- cation inutile. Le premier pas vers la sainteté est la

BONNES INTENTIONS 495

conquête du calme intérieur, il s'essaya à retrouver ce qu'il en avait perdu.

Le même soir, dans une chambre d'hôtel, rue des Amandiers, un garçon de café enlevait un habit de travail :

« Je te ferai parler ! Je t'en ferai tant que tu finiras par parler ! »

Il y avait une voix qui venait du mur, de la nuit, des épaules, et qui disait :

« Pas celui-là, j' te dis, Alfred ! Pas celui-là. »

Le petit homme des églises s'appelle M. le marquis Mesmin Crescent Lepan de la Cressonoye.

MAX JACOB

NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE

11 y a dans la Chronique du règne de Charles IX un clia- pitre intitulé : « Dialogue entre le lecteur et l'auteur », qu'il importe de lire de près si l'on veut bien comprendre l'attitude de Mérimée vis-à-vis de la littérature descrip- tive appliquée à une matière historique.

Le titre seul du chapitre indique que Mérimée con- trevient ici à tous ses principes, mais il n'y contrevient qu'afin de les mieux étayer, en découvrant, une fois pour toutes, les secrets motifs de ses fins de non-recevoir.

Le lecteur commence par féliciter l'auteur de l'occa- sion que lui offre son sujet de décrire les grands person- nages de la cour franco-italienne du château de Madrid. Sur quoi l'auteur se récuse : « Je voudrais bien, dit-il, avoir le talent d'écrire une Histoire de France, je n'écri- rais pas de contes », et, aussitôt, il ajoute : « Mais, dites- moi, pourquoi voulez-vous que je vous fasse faire con- naissance avec des gens qui ne doivent point jouer de rôle dans le roman ? ;;

Blâme sévère du lecteur indigné : « Mais vous avez le plus grand tort de ne pas leur y faire jouer un rôle. Comment! vous me transportez à l'année 1572, et vous prétendez esquiver les portraits de tant d'hommes

îsOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 497

remarquables » et, complaisamment, il lui propose de l'aider, de lui fournir l'entrée en matière :

« Allons, il n'y a pas à hésiter. Commencez, je vous donne la première phrase : la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit paraître....

Mais, Monsieur le Lecteur, il n'y avait pas de salon au château de Madrid ; les salons...

Eh bien ! La grande salle était remplie d'une foule... etc.. parmi laquelle on distinguait...

Que voulez-vous qu'on y distingue ?

Parbleu ! Primo: Charles IX...

Secundo ?

Halte-là. Décrivez d'abord son costume, puis vous me ferez son portrait physique, enfin son portrait moral. C'est aujourd'hui la grande route pour tout faiseur de roman.

Son costume ? Il était habillé en chasseur, avec un grand cor de chasse passé autour du cou.

Vous êtes bref.

Pour son portrait physique... attendez... Ma foi, vous feriez bien d'aller voir son buste au musée d'An- goulême. Il est dans la seconde salle, 98. »

Je ne sais pas de réponse qui soit plus caractéristique, plus révélatrice du fond de la pensée de Mérimée. En réalité, de tout personnage qui l'intéresse le physique le passionne, plus peut-être même qu'il ne passionne les écrivains qui, rivalisant avec les peintres, exécutent, souvent avec maîtrise, de tels portraits; car ici la passion de Mérimée est une passion désintéressée, pure de toute arrière-pensée d'émulation : c'est la passion à base de

-198 LA >TOUVELLE REVUE FRANÇAISE

curiosité du grand observateur, du naturaliste : l'œil qui regarde, non la main qui s'acharne à rendre. Connaître le physique des personnages historiques, c'est, chez Mérimée, à la fois un plaisir et un besoin, comme une loi de son esprit.

« Ne trouvez-vous pas agréable de voir % the mind's eye les objets dont il est question dans l'histoire ? Lorsque je voulais écrire l'histoire de César, j'avais tant regardé et si souvent dessiné ses médailles et son buste de Naples, que je le voyais très distinctement à Pharsale et même à Alexandrie '. »

Mais connaître et rendre sont deux opérations tout à fait différentes, que l'on a peut-être trop tendance à considérer comme les deux stades complémentaires d'une opération unique : entre les deux, la relation simple de cause à effet s'établit bien moins fréquemment qu'on ne pourrait le supposer. La connaissance d'un Mérimée, de qui Victor Cousin, pour l'avoir une fois éprouvé à ses dépens, disait : « Il ne sait rien imparfaitement », circonstanciée et scrupuleuse, un retrait, un repentir vient aussitôt corriger, compenser toute avance un peu risquée, de toutes les formes de connaissance est peut- être la moins favorable à l'art de rendre, au sens plas- tique du terme, lequel trouve son meilleur point de départ, son tremplin le plus efficace, dans une vue limitée prise par un regard perçant.

Mais, objectera-t-on peut-être, ce refus de Mérimée à entreprendre le portrait physique d'un personnage ne tiendrait-il pas, tout simplement, à quelque impuissance

I. Vue d'iiespoiidaiice inédite, p. 53, lettre de 1856.

NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 499

de sa part ? On pourrait admettre la plausibilité de l'expli- cation si certaines particularités, sur lesquelles nous aurons à revenir plus loin, ne venaient, justement dans la suite de notre chapitre, lui apporter un curieux démenti. Non, la vérité, c'est que Mérimée, qui aurait pu prendre comme devise d'écrivain le « Nibil fore aliter ac deceai » de ce Cicéron pour lequel il s'est montré si in j uste, a le sens le plus susceptible, le plus chatouilleux un sens attique de ces distinctions entre les genres, de ces délimitations entre les arts, dans lesquelles triomphe le meilleur esprit gréco-latin, l'esprit d'un Aristote et celui d'un Quintilien. Il n'est que de lire les Lettres à une Inconnue ou la Correspondance Inédite pour rencontrer, toutes les fois il s'agit d'un tableau, d'une statue, d'un objet d'art, quel qu'il soit, ces remarques qui ne trompent pas, qui décèlent aussitôt l'amateur véri- table, — traductions toujours précises d'impressions exactes et authentiques. Mais, justement, cette distance qui, du peintre, sépare l'écrivain, Mérimée ne la fran- chira pas, parce qu'il la juge infranchissable, que, d'ail- leurs, il estime qu'il est bien qu'il en soit ainsi, et parce qu'il ne convient, en aucun cas, d'entreprendre l'im- possible. Une certaine confusion entre ce qui se peut et ce qui ne se peut pas dans une forme d'art donnée, rien peut-être n'inspire à l'esprit de Mérimée une plus invin- cible répugnance, comme une sorte de dégoût ; il y entre le sentiment d'un ridicule qui entraîne à ses yeux une pointe de déshonneur pour l'intellect, mais, sur- tout, il voit dans cette confusion un manquement au code esthétique fondamental, et, par là, une manière d'improbité.

500 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il se trouve ici d'accord avec Taine, mais pour des motifs d'un ordre tout différent.

Le deuxième volume de la correspondance de Taine renferme en effet toute une série de notes sur l'impor- tance desquelles Paul Bourget a rappelé l'attention au moment de la publication à'Etienue Mayraii : les notes personnelles de février et d'octobre 1862, un des plus beaux efforts d'auto-critique qui existent, et les notes sur Paris qui s'échelonnent entre 1861 et 1863, et dans lesquelles sont transcrits et commentés certains entre- tiens de Taine avec les écrivains et les artistes célèbres de son époque. Du récit de ses deux'premières rencontres avec Flaubert en 1S62, après la publication de Salammbôy je détache les phrases suivantes :

« Ma thèse avec lui est de lui dire (avec des ménage- ments) que son style s'écaillera, que la description sera inintelligible dans cent ans, qu'elle l'est déjà pour les trois quarts des esprits, que la narration et l'action comme dans GiJ BJas et Fielding sont les seuls procédés ■durables.

» Il répond qu'aujoiu-d'hui il n'y a pas moyen de faire autrement, que d'ailleurs il n'y a pas d'art sans pittores- que, que l'idée doit atteindre les dehors, se manifester par une forme corporelle et visible.

» Toujours est-il que c'est de la littérature dégénérée, tirée hors de son domaine, traînée de force dans celui de la science et des arts du dessin.... »

« Ma thèse est toujours que son état d'esprit, la vision <iu détail physique, n'est point transmissible par l'écri- ture, mais seulement par la peinture. Sa réponse est que c'est son état d'esprit, et l'état d'esprit moderne.... »

NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE jOI

« Tout ce qui n'est pas une forme physique, minu- tieusement vue par une vue de visionnaire, est pour lui non achevé, vague.

» Il écrit d'une manière extraordinaire, avec un pre- mier jet incomplet, maladif, mettant des carrés, des losanges, un mot en vedette, un bout de phrase, atten- dant que le chant vienne, reposant, revenant avec un. labeur énorme et insensé... »

Il ne saurait être question d'aborder un seul des nom- breux et passionnants problèmes que ces textes soulè- vent ; il ne s'agit ici de Flaubert et de Taine que par- rapport à Mérimée : en regard de ces notes de Taine dans lesquelles la pensée est si honnêtement pesée, je ne mettrai pas les passages des Lettres à une Inconnue qui ont trait à Salainnihô : l'irritation qui s'y fait jour et qui n'est rendue que plus vive par la nécessité se trouve Mérimée de reconnaître que l'auteur « a du talent », engendre une injustice qui n'est plus guère que de la légèreté.

Mais puisqu'en réalité c'est une conception générale- qui est en jeu, dans laquelle le cas de Flaubert n'inter- vient, pour Taine comme pour Mérimée, qu'à titre de réactif, relisons plutôt dans la notice de Mérimée publiée en 1855 en tête des œuvres complètes de Stendhal cette page si symptomatique :

« Comme tous les critiques, Beyle luttait contre une difficulté probablement insoluble. Notre langue, ni aucune autre que je sache, ne peut décrire avec exac- titude les qualités d'une œuvre d'art. Elle est assez riche pour distinguer les couleurs ; mais, entre les nuances

502 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui ont un nom, combien y en a-t-il, appréciables aux yeux, qu'il est absolument impossible de déterminer par des mots ! La pauvreté des langues devient encore bien plus sensible lorsqu'il s'agit de formes, non plus de couleurs. Un œil médiocrement exercé reconnaît facilement un contour \'icieux. Quiconque examine k statuette de la Vénus de Milo réduite par le procédé Callos, reconnaît aussitôt que le nez n'est pas antique.. Pourtant la différence entre ce nez rapporté et le nez du statuaire grec ne peut consister qu'en une fraction de millimètre : or quels mots peuvent caractériser cette forme dont k. beauté dépend d'une fraction de milli-' mètre en plus ou en moins ? Ce qui se sent avec tant de facilité, on ne peut l'exprimer avec du noir sur du blanc, comme disait Beyle '. »

Nous touchons ici le fond de la pensée de Mérimée. Si déjà il considérait qu'il était impossible de faire avec des mots k copie d'un portrait peint, d'opérer la trans- lation dans le domaine verbal d'un système de formes et de couleurs que l'on a pourtant sous les yeux, com- bien devait lui paraître h la fois plus folle et plus vaine l'entreprise de l'écrivain qui, partant d'une simple image mentale, prétend néanmoins, avec le seul soutien de ces mêmes mots, édifier une œuvre qui rivalise de plasticité et comme de matière avec celle du peintre.

La protestation de toute la nature de Mérimée là- contre est encore plus foncière que celle de Taine. La protestation de Taine se rattache à ces préoccupations d'hygiéniste mental dans lesquelles Paul Bourget voit

I. Mérimée. Portraits historiques et littéraires, pp. 184-185.

NOTE SUR MERIMEE PORTRAITISTE 503

avec raison une des pièces maîtresses de son esprit. Taine vérihe sur un Flaubert ce qu'il avait déjà signalé à la fin de son étude sur Lord Byron comme une fata- lité propre à l'artiste moderne, à savoir qu'un tel mode de création détruit infailliblement l'écrivain qui s')'' livre; et il se détourne alors d'un péril dont, à un moment, il s'était senti lui-même menacé, mais il se détourne tout en admirant, et s'il se persuadait que les conditions de travail fussent susceptibles de modification, sans doute ne se détournerait-il pas. Voici d'ailleurs, à cet égard, le texte capital. Il vient Me dire que son idée fondamentale a été « de peindre l'homme à la façon des artistes et en même temps de le construire à la façon des raisonneurs », et il ajoute : « L'idée est vraie; de plus, quand on peut la mettre à exécution, elle produit des effets puissants, je lui dois mon succès ; mais elle démonte le cerveau, et il ne faut pas se détruire. »

Mérimée, lui, se détourne, mais sans admiration. C'est qu'en plus des mille différences palpables qui les séparent, ces deux hommes, dans la région même des dons, par les obscures racines de leurs facultés, étaient aussi loin que possible l'un de l'autre. Chez Taine, la faculté artistique était beaucoup moins spontanée qu'inlassablement conquise, héroïquement obtenue, et ainsi qu'il advient parfois, il contemplait, non sans nostalgie, dans ces possibilités qui s'ouvrent devant la richesse et la générosité de dons de l'artiste plastique, des mondes relativement interdits. Chez Mérimée le don de l'artiste Httéraire, de l'artiste littéraire pur était au contraire inné, mais comme nonchalant. Il en

504 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

usait de moins en moins, et, avec les années, il en était venu à ne plus priser véritablement que l'histoire. Or, il ne perdait jamais de vue les saccages splendides, mais gigantesques, auxquels l'écrivain de type plastique se livre sans cesse dans ce domaine de l'histoire que Mérimée eût voulu transformer en une chasse gardée. De sa répugnance, ses dégoûts, ses injustices même ; de aussi, qu'élevant pour une fois la voix, car il esti- mait que le sujet en valait la peine, il s'écrie dans une de ses lettres : « L'Histoire est à mes yeux une chose sacrée. »

Le plus curieux, et ceci nous ramène à la suite de notre dialogue, c'est qu'après s'être récusé auprès de son lecteur, et l'avoir poliment, mais fermement, ren- voyé au buste de Charles IX du Musée d'Angoulême, Mérimée, sur son insistance, et dans l'espoir de se débarrasser de lui, finit par s'exécuter, et, en quelques lignes, il nous trace, de Charles IX et de Catherine de Médicis, des portraits qui, faits en des termes tout moraux qui n'ont même pas l'air d'avoir été choisis avec un soin particulier, restituent néanmoins sous nos yeux, et de la manière la plus frappante, le phy- sique des personnages. Récompense accordée au regard objectif, à l'œil pur qu'il n'a cessé de diriger sur toutes choses.

Mais qu'il vienne à s'agir, non plus d'un personnage historique, mais d'une créature de son imagination, l'esprit de Mérimée se trouve alors en face de difficultés d'un autre ordre, et qui lui interdisent bien plus sévère- ment encore le portrait physique de ses propres person- nages. Nous avons noté plus haut une analogie à cet

NOTE SUR MÉRIMÉE PORTRAITISTE 505

égard entre l'attitude de Stendhal et la sienne, mais on découvre à la réflexion que les pourquoi de cette atti- tude sont, au fond, très différents. Stendhal, toujours requis ailleurs, passe, pour voler à des tâches qui l'inté- ressent bien davantage. Chez Mérimée, tout à la fois plus disponible et plus concerté, il y a plutôt comme un nouveau scrupule ; historien, avant tout, d'un goût qui, d'autre part, lui interdisait jusqu'à la seule conception du roman à clé, il se trouve pris entre deux solutions également impossibles. Il n'a pas cette verve qui fait jaillir les personnages avec toutes leurs particu- larités physiques et animales, il faudrait donc les construire, dans une certaine mesure les fabriquer, et quelle opération plus artificielle, plus factice, plus con- traire au canon de l'art littéraire tel que Mérimée le conçoit, qu'une opération de ce genre ! Non, sem- ble-t-il toujours dire, de ses personnages un écrivain ne doit décidément au lecteur que le portrait moral et si, à travers ce portrait moral, il se trouve qu'il lui livre quelque chose de plus, tant mieux pour l'écrivain, à condition qu'il ne l'ait pas cherché. Le lecteur avec cela n'est-il pas encore satisfait ? S'il proteste, comme à la fin du dialogue : « Oh ! je m'aperçois que je ne trou- verai pas dans votre roman ce que je cherchais », Mérimée se bornera toujours à répondre : « Je le crains ».

CHARLES DU BOS

Î5

CHANSONS...

ELLE ET MOI

(Le bon ménager d'Auvergne forme ce rêve d'avoir une Muse, et dit comment il se comporterait à son égard.)

J'ai rêvé Vautre nuit que f avais une Muse. ■Je voudrais bien prnidre ce rêve au mot. « Vene:;^^ la belle enfant, danser sous les ormeaux -

Au doux son de la cornemuse ! Danse:^y saute:^, et embrasse:;^ qui vous voudre:^,

A vous d'en faire à votre tête. » Oui. Mais pour dire vrai, je vous la mènei'ais

Plutôt à la baguette. Car il ferait beau voir que tout n'aille à mon gré.

Et que l'on fasse sa Sophie !

Je lui en passerais l'envie. <( Ha, par ma foi, vous dansere^ ! » Pour la voir pivoter et ballertout deinênw, Je crois que je ferais comme ces mâchurés

A leurs ours-martins de Bohème

CHANSONS 5<^7

Tapant du tambourin tout contre sans arrêt. Et poussant pour marcher de mes souliers ferrés

Sur les pieds nus de la pauvrette. « Une Muse, ça se taquine ! Allons, hardi ! Et vous la belle enfant, ne faites pas la tête !

Oui êtes-vous, pour me parler ainsi ?

Je suis, madame, le sire de Framboisy. »

DU MIEL

(Sa ménagère se complaignant sans cesse de la rareté du sucre, le bon ménager forme le projet d'avoir un rucher dans son jardin.) »

On dit bien : qui na pas de miel en son rucher

Doit tout au moins en avoir sur sa langue.

Pour les gens. Car les gens aiment se pourlécher,

A défaut de vrai miel, d'une douce harangue.

Je voudrais un rucher tout uniment pour moi, Non pour en affiner le monde.

Le miel plaît, il sent bon, a belle couleur blonde.

Il est bien de garder au jardin un endroit

Où, sous un vieux sureau penchant au petit toit

De tuiles ébréchées que le lichen écaille,

S'alignent trois ruches de paille. Un recoin en balcon, donnant côté de jottr. Tout d'herbe, de feuillage, et de rayons qui glissent Dans l'odeur chaïuie des lys rouges, des mélisses. L'après-midi d'été 7^on:^onnant à l'eniour...

508 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Oui, j'aimerais avoir en îiion petit ménage

Une retraite oii se ferait h miel. Les abeilles iraient butiner sons le ciel Aux acacias bordant la route du village, Et reviendraient ici l'amasser en requoi.

Ainsi se fait sans quon y pense. Pourvu que l'on ait su garder par dei'ers soi

Un coin de paix tranquille et coi.

Le miel de la douce sapience.

Et maintenant, écoute une chose, mon fi :

« As-tu trouvé le miel, prends-en ce qui suffit. »

UN DEPART

(Ici le bon ménager se souvient d'une rencontre faite la veille au cours de sa petite promenade.)

J'ai fait hier rencontre au pont Du Claude et de sa Toi non. Habillés qu'ils étaient de leurs dimanches. Moi d'abordée f hésitai quelque peu Et ne les reconnus que passé la Croix-blanche.

Elle, rouge comme le feu, Verbiageant , frétillant, ne se tenait pas d'aise Et dansait presque, ainsi qu'un coq sur de la braise. Lui, l'air naïf et faraud. Suivait d'un pas relevé son élue. Et portait sur l'épaule, il est puissant ribaud Une malle à bandes poilues.

CHANSONS 509

La Toiuùn ma honjoiirc D'une façon fort civile. Son homme m'a déclaré Qu'on partait pour la grand'vilk... N'en furent pas au haut là-bas Qu ils pressèrent encor le pas. Ne se tour fièrent même pas Pour regarder les noyers du village. Les maisons de la soupe chaude et du bon feu, Ces toits en escalier au creux de leur feuillage D'où les fumées montaient dans la paix du bon Dieu...

Au tournant du bois-bocage

Une pie a jacassé.

A la corne du pacage

Une grolle a croassé.

Dieu vous garde du présage !

Moi je n'avais rien chanté

Sinon quelque : Bon voyage !

Vu qu'on n'aurait pas compris.

D ailleurs, ce nous dit le sage : A chose faite, conseil est pris.

Parte:^, parte^, mes amis. Puis donc que vous ave^ bouclé votre bagage.

Mais pu issiei-vous pour le prix Ne pas aller vous trop faire lanlaire Et quelque jour nous revenir marris. Car ce n'est pas pour rien qu'on voit une galère

Sur le blason de Paris.

510 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

FILS DE L'AUVERGNE QUI \'OYAGEZ...

(Un dimanche après vêpres, le bon ménager songe à tous les gens du pays qui cheminent au loin de par le monde.)

F/75 de r Auvergne qui voyage::^ sous l'averse

Ou dans la bise et dans le hâle,

Par les grand'routes nationales

Pour les besoins de vos commerces, Les chaudronniers, les rétameurs, les porte-balle,

Les raccommodeurs de faïence, Que les accordéons jouant des airs de danse

Dans les faubourgs au bas des côtes, Vous fassent souvenir de notre terre haute : Les dimanches, ces soirs aux roulements d'oi-age Qu'on dansait la bourrée dans le bas du village. Les fêtes, les marchés, les pèches à mi-cuisse Dans le ruisseau de la truite et de l'écrevisse ; Et tout, le goût du vent, l'odeur des vieilles salles, Le lit à housse rouge et la table l'on mange. Le gros soleil sur les rochers à digitales. Et ce bruit que faisait la porte de la grange...

Mais vous qui par hasard êtes de derrière. Ha, souvene:^-vous seulement de Picquolagne,

De Vinchal, du pont de Thiolicre

Et de la petite montagne.

HENRI FOURRAT

NOTES DE JULES LAFORGUE

Nous dci'ous à l'ohligeaucc de M. Jacques-Emile Blanche la comniuiiicaiion d'un agenda ayant appartenu à Jules Laforgue et couvert, par endroits, de notes manuscrites, que les amis et admi- rateurs du poète ne liront pas sans intérêt. Elles datent de son séjour en Allemagne, oh il occupait les fonctions de [lecteur auprès de l'impératrice Augusla. L'agenda, qui est de i8Sj, est le Carnet mondain, édité par Charpentier, avec texte, dessins et dessins en couleurs par divers artistes.

(Au haut de la page du titre). Hippolyte étendu sans forme et sans couleur.

JANVIER

Lundi I". Rentré coucher à 4 heures après le Cham- pagne et le plomb fondu de Charlottenburg. Été à 8 1/2 à la messe rentré mort de Gambetta. Visites

Panaches.

Mardi 2. Eté à 8 1/2 à la messe Edwige Kirche

avec M. B. la bouche pâteuse les 3'eux brouillés

froid glacial Elle à son banc moi à la porte près d'une mendiante, les pieds glacés aux dalles, perdu dans les vitraux lamentables.

(Après le ji Janvier sous la rubrique '' Notes ") Eugène à Berlin. Observations.

512 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

FÉVRIER

{Après le 28, sous la rubrique "Notes ") La Toccata. Bach Thausig. Le concerto de Rubinstein La Fantaisie de Liszt Le Lohengrin.

Dell-Eva Coppélia Carmen La reine de Saba Hamlet.

MARS

Jeudi J". Marions-nous Mariez-vous. X.

Samedi 77. Gudrun.

Dimanche 18. Le Prophète (!) Drame en deux actes. Un malheureux.

Lundi ip. Congé Complainte du fœtus.

Mardi 20. Congé Thé à cinq heures Back- fisch. Liebling Biichlein complainte des amou- reuses — donné à R. à lire cette lettre prise à Eugène.

Mercredi 21. Congé Tannhiiuser Précédé d'un hymne au Kaiser. Ma belle inconnue de l'Opéra ! souvenir éternel Elle aura ma dernière pensée à mon lit de mort. Idéal entrevu et enfin. Je suis sur qu'elle a vu que je l'adorais et qu'elle m'en a adoré est-elle ? elle se couche ? Elle ôte ses faux cheveux en fredon- nant cette obsession, l'ouverture du Tannhiiuser, que chantent ensuite les pèlerins ouverture que j'ai tant entendue dans le spleen de Coblentz. Tout est mys- tère — Elle était seule.

Jeudi 22. Congé Reichsall die Ochsen les acrobates les 2 créoles. La vie est bizarre. le grand volume de Mariette-Bey Mon Alléluia Pro-

NOTES DE JULES LAFORGUE 513

logue à mes complaintes. Tous ces gens qui commu- nient !!

Vendredi 2). Congé. la journée seul Toujours l'économique Printz Une course dans le Thiergarten

spleen Impossible de combiner deux idées devant le papier blanc Toujours pas de lettres Plus un radis fait avancer mon trimestre.

Samedi 24. Au cirque les AquimofF la con- naissance de l'illustre Cascabel Proteus. de la neige.

Dimanche 25. les Accents, exotiques. Qu'irai-je faire aux États-Unis ?

Jeudi 2<). Concert F. Planté. Sing-Akadémie succès fou. la tête des berlinois le P. Radziwill dans sa loge.

Vendredi }0. au Walhalla l'hystérique de Théo, les Scha^ffer les 2 Darc les chiens Exposition Gurlitt et Jansen avec R. l'antipathie instinctive devinée

M"= de Jo. Klinger. Une photo de Dell-Eva fiiisant une pointe et souriant.

Samedi p. Tristan et Ysolde drames Mallar- méens couché à 4 heures Mon porteplume seul au monde.

(Sons la rubrique "" Noies ") - Dîners sommaires pipes nombreuses Démocraiie Mon Faust mort à Gidel à Louis-le-Grand Indigestion de Carmen Gudrun.

AVRIL

Dimanche i". Soleil Que fait en ce moment l'être qui dessina les chats en regard desquels j'écris ????? fÎDi Démocratie (ce soir non la H. mais la Schôl)

514 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Une heore à l'opéra les Rattenfanger. Un joli décor La Pr. F. Ch. échange de coups d'œil que fait ce mystérieux lord de Bourget ?

Lundi 2. Je trouve ma pièce stupide En face l'éternel sourire de Dell-Eva Walhalla manqué Versenbot \ Mélancolie de l'homme-serpent. Retour avec Théo - dans la Friedrichstrasse. Bahnhof, mélan- colie. — 2'- édition mais plus huppée de cl.

Mardi ). Les diamants de la Couronne stupide. Soupe avec Thé-o et Lewinsky Le problème des huîtres.

Dimanche 8. Eté voir danser Dell-Eva à Carmen Et la danseuse phtisique Et le danseur qui m'a jeté le mauvais œil.

Lnndi 9. J. B. et S. M. V. 1! Partout la dyna- mite— Ici de grands malades J'attends de l'Imprévu ! Le cœur palpitant.

Mardi 10. Il pluviotte. Acheté une huître bronze chinois pour pot à tabac puis comme encrier.

Vendredi 75. chargé demi-mot de regret pour Planté voir après lecture danser Dell-Eva Reine de Saba de Goldmarck puis au concert Planté à la fin présenté par Huster (de même à Fernow et Wolf ?) charmant débordant Avec Théo rencontré l'Amé- ricain " Thausig ist mein Gott ! ". Colossal ! etc. été chez Julitz huîtres microscopiques éreinté.

Samedi 14. 9h. Hôtel de France Planté seuls causé bredouillé avec mon français sa

1. Mot douteux.

2. ThcoYsa}e, pianiste compositeur, frère d'Eugène, le violoniste.

NOTES DE JULES LAFORGUE 515

photo son cahier d'articles réunis par un 0*= ^ de l'ambassade Il retarde d'un jour son départ, naissance d'un enfant. angoisse court chez la H emballé par cette figure insoucieuse, déjà embêtée à cette heure par des solliciteurs Rentré Angoisse ! Bernstein sorti ; ensemble^ voir chez R. Neinder >. ça va lecture délivré chez Langlet '^ puis à l'hôtel : Oubliez tout, excepté que je vous suis dévoué.

Diinamhe ij. Mon costume mince d'élégance - Toto ne va pas à Charlottenhurg Ollerich spleen

soirée chez lui dames le matin promenade avec R.

Lundi i6. Lecture puis chez R scène inter- minable — banquise et tison, Aïda,

Mardi ly. Lecture ébauché préparatifs pour malles Dresde à i h. chez Théo toilette impa- tientante — ses chaussures ! fous ! à 2. départ sous

cigares butterhrod. paysages seuls chahut. Arrivé à 6. rôdé bêtes curieuses, nos chapeaux rôdé perdus voitures énormes cocher fumiste

nuit dîné Hôtel de France, plan traversé l'Elbe

rôdé éreintés Kaiserhoff vaste chambre au premier fumé au balcon couché causé Pan- théisme — apparence Brahme, renoncement, jusqu'à minuit en fumant Ostende réveil fous.

Mercredi 18. Lc\'és à 8 en fr. fumé sur le balcon devant une caserne, soldats enfants fait les fous payé la note rôdé jusqu'à dix h. ruisselance des chefs-d'œuvre beau à sangloter n'insistons pas

1-2-3-/1. Mots douteux.

5l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rôdé mangé liôtel de France rôdé Kunstverein (deux Klinger) terrasse café fumé rôdé plein le dos musée ethnographique et anthropologique spleen fumé rôdé gare, embêtements éreintés

rôdé en voiture départs folie fumé senti- mentalité, crépuscule champs dormi côte à côte, joue ■contre joue arrivés à minuit rôdé fous Lune.

Jeudi /<?. Rentré ce matin à i h. tout encombré pêle-mêle fait mes malles couché levé à 7 tout expédié lavé rasé vu Théo parti avec Velten journée de paysages monotones avec le siffle- ment des poussières '. plus nous allions plus ça verdis- sait — troupeaux de moutons Pâtres idiots (v. aux notes !!!)

Vendredi 20. Levé à 8. Rinçage effréné écrit à Henry Promenade invinciblement poseuse dans les Lichtental Une aquarelliste passé par la villa de du Camp. L'Impé. d'Autriche et sa fille, dîné avec Artelt

travaillé écrit à Théo et envoyé quelques arti- ■cles traduits à Planté à Mont-de-Marsan cabinet de lecture. Peur des yeux bleus de chez Marx soupe thé O"'' \'istchoune ? lecture relation sur Dresde. Le chambellan aux doigtiers d'argent.

Samedi 21. Ce matin Yburgstrasse lecture mer intérieure Boudaire ^ Promenade folle avec R. lamen- tations d'ambitieux esclave etc. Lecture La C'"^'^ V, yeux baissés Discours de Mgr. Perraud. Est-ce nssez idiot ! Quelle comédie Tous ces gens-là sont-ils assez stupidcs et vides !

1-2. Mots douteux.

NOTES DE JULES LAFORGUE 517

Diiuauchc 22. De bonne heure jusqu'à Lichtental

Puis à hi messe avec R. et D. Cora Pearl le Salon selles (40 pers.) Impé. d'Autr. visité les écuries rien.

Lundi 2^. Scène avec R. ! projets de fortune, Halle aux tableaux et dessins. Impressionnisme et cire ! Mardi 24. B. ' Tag. loin très haut avec Shivier

en revenant vu monter Imp. d'Autriche, en gris, l'éventail cuir en abat-jour.

Mercredi 2). Le duc et la duchesse d'Alençon. Qui m'aurait dit à 15 ans à Tarbes !..

Jeudi 26. Là-haut, Yburgstrasse La duchesse d'Alençon rouge, la O"^^" Trani g^*-' jaune

Vendredi 2/. Sei*vice à l'Église grecque. Popes noirs à croix d'argent nasillements insensés Por- traits des Stourdza scène avec R.

Samedi 2S. Dans les bois. Une cathédrale de feuilles- tendres, un silence, et toute cette armée de minces troncs grisâtres tigrés de mousses. La O'" Trani la folie de me sauver comme seul au monde et de vagabonder à- travers les peuples, les fils de l'Homme Mes Com- plaintes.

Dimanche 2^. Averse Cabinet de lecture Mélancolie du cornet à piston dans l'averse.

Lundi )o. A la gare Cécile de Sch. Promenade-

Leurs cors Tout humide et reverdoyant.

Notes

de Berlin à Bade dîné avec R. lu Une Vie de Mau- passant, reçu la Revue pris le thé cigares R. et.

I. Mot douteux.

5l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Sch.. et la sœur Placida riant, signes Insensé. Cré- puscule — les draperies de la nuit sont retenues par la fibule de nacre de la lune je chantonne dans ma mémoire des lambeaux d'airs de cet hiver (Toccata, la prière et l'autre du Freischùtz, Tannhiiuser, Lohengrin, Carmen !) la locomotive déraillée. Les chauffeurs tremblants locomotive lente enlevée aux voyageurs arrivant de Mannheim ! bout de tendresse, serrements <ie mains tièdes avec R. arrivé ici à i 1/2 ma •vieille cliambre avec un feux Berghem ou Dujardin installation dodo, réflexions sur la vie.

à Bade les journées passent ne sais comme, pas la force de m'atteler à une besogne - on mange trop bien

ou fume trop on n'est pas assez seul voisins, voisines, il y a dans Tair trop de tentations de prome- iiades.

MAI

Mardi i". Avec R. Tendresse Cigares Le Salon là-bas Rage d'esclave Ambition sans le sou Rochegrosse Les Furstenstein

Mercredi 2. Rage de dents promenades éter- nelles — bons repas cigares La complainte des vieilles tapisseries de haute lisse. Les Rantzau.

Jeudi ). Promenades orchestre etc. Fête

spleen cigares Prairies Hannetons. « J'avoue que c'est la dernière des choses à laquelle je serais exposée ».

Vendredi 4. comme toujours. Samedi /. Après la: lecture seul à la lampe Hartmann Dehors l'averse Hallucination univer-

NOTES DE JULES LAFORGUE 5 19

selle Eâroi réel devant la débâcle de mon (?) cerveau.

Dimanche 6. Embêtement général.

Lundi y. Clown à New-York, costume épatant Exécutant en une minute de g**" caricatures au charbon des grandes personnalités européennes et des pers. des États-Unis (Le clown du Walhalla à Berlin).

Mardi S. Oti'est-ce qui peut bien m'ètre arrivé mardi 8 ?

Mercredi p. v. Valérie de Sch.

Jeudi 10. Averses spleen la fête des petites filles (Traduct. Planté).

Vendredi ii. L'Étincelle. Le monde l'on s'en- nuie. (Quelles pièces idiotes !) Devoyod P. Renez etc. Averses la Reine de Wurtemberg. Kcine Fer- les iing.

Samedi I2. Averses Pas de lecture le soir. Scène

Yulichen Complainte des pianos rage de faire mon portrait dans le miroir.

Dimanche i). Schônes Wetter Que fait Théo

spleen Encore quinze jours et à Berlin. Spleen effroy^able !! Ah ! il faudra soigner ça Ce couron- nement sera peut-être une distraction L'orchestre d'à côté fait rage Quel métier.

Lundi 14. Embêtement fixe Nombre infini de <iegrés au dessus de zéro. Eté chez du Camp Sous prétexte de Pentecôte Débauches de l'orchestre d'à côté Salade de valses, d'ouvertures, de rhapsodies, de marches, etc. Puis les cloches de la Vallée Qu'est- ce qui m'arrivera mardi 1 5 ?

Mardi ij. Il ne m'est rien arrivé.

Mercredi 16, Eté chez du Camp. Chaleur acca-

520 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

blante Cigares Promenades accoutumées M"" de Kcrouare.

Jeudi 17. Cette fête des gens Humanité, encore une fois, que tu me fais de la peiné Lecture Le verre d'huile de du Camp. Dans la nuit complainte des bals En bas on danse Les crins-crins, le pis- ton, les baisers de Strauss. O terre, ô terre, que tu me fais de la peine.

Vendredi iS. Visite à du Camp Longue « bavette » comme dit Taine. Le portrait de Judith la filleule (500.000) La visite au salon perruque Devenons-nous fous. Manet relevant de l'ophtalmologie ne voyait que les surfiices planes Les portraits du siècle David et surtout Gros (énorme). Deux sortes de gens de lettres ceux qui les aiment et ceux qui en vivent. Puvis et Massenet, bons garçons Clairin,

Samedi 1^. Rien L'arrivée de la Vie Moderne je me roule des cigarettes, tabac conservé au frais dans mon huître bronze chinois Pas de lettres Dîner copieux. Je coule.

Dimanche 20. ? O Promenade à 8 h. du matin jusque là-haut g'''' impression Notes Le vent Les pins gémissant, craquant comme de vieux meubles, les miaulements nasillards enflmtinement plaintifs des corbeaux la silhouette décharnée, gris de fer d'une cigogne qui file vers Strasbourg puis droite plafon- nant — silence habité des seuls oiseaux de hautes salles Le coucou sournois, le genêt, la flûte mono- tone des merles noirs à bec orangé.

Lundi 21. A 8 h. Parti pour Strasbourg. Le petit vieux chef de gare Mes Anglais Le Gaulois le

NOTES DE JULES LAFORGUE 521

Voltaire arrivé à loh. Pourquoi que tu pleures, René ?

Flâné, que de gasse et de gàsschen! Pas de cigognes. Tout parle français hors les soldats et les enfants. Du moins les enfants pauvres Flâné mangé. Hôtel de l'Europe Café à la franc. Café Broglie-platz, est le Rhin ? Jeunes filles à cheveux châtains ou noirs

L'Exposition hôtel de Ville Zundt. Doré La Vilette etc. Pille Montchablon Flâné que àe gasse ei dt gàsschn. Revenu ici à 7 h. (un peu de la route avec mes goinfres d'Anglais) Kurhaus; Parsifal ! la g'^'^ symphonie de Beethoven Promenade au clair de lune avec Betelschen A 11 h. senti- mental et sceptique.

Mardi 22. Une heure avec les yeux bleus de chez Marx Spleen Lettre de Bourget Lettre de Planté Figaro article sur le pointe-séchiste Marcelin Desboutin. ô gravure, quand me laisseras-tu tran- quille.

Mercredi 2}. Encore cinq jours: et du change- ment — Misérable et inconstante créature.

Jeudi 24. Dès 8 h. La procession de la Fête- Dieu ! Devant l'hôtel d'Angleterre Elles avec la sœur Placida aux fenêtres de la duch. Hamilton. Quelle horrible population tannée, déjetée, osseuse, abrutie, abêtie ô faune àuc5'.êoY,To; de Praxitèle Les valets s'étaient mis à la file des hommes aussi en noir et gantés. Toujours la hiérarchie, Corbeil d'abord et le palefrenier, le gros, le dernier. Les petites filles, les gar- çons. — C'est « ÉNORME ! » des gens récitaient des chapelets.

Vendredi 2j. La princesse Victoria de Suède, celle

34

522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que D' Evans voulait marier à Loulou en leur léguant ses millions. Là-bas est le couronnement Et je n'y suis pas Je serais le seul à y faire de la psycho. Complainte du soir d'hyménée (envo3'é mon mono- logue des journées à Coquelin cadet ! !). Rein des chansons des Rues et des bois Vraiment un Etre unique.

Samedi 26. Complainte des aveugles Eté avec les 2 Scho boire haut du kuhmiich Mes che- veux en brosse l'œil rouge de l'Imp. Lettre de Bourget demain le coitnmnenient ! Que va-t-il arriver ? Qu'est-ce qui est écrit ? ? ? ?

Dimanche 2j. Autour de la chapelle grecque eiTait un pope crasseux dans les belles fleurs en fleur Grande scène avec R... Elle était née pour être mère Le soir lettre. Lecture bagages Adieux à Max. du Camp (Evans, Michiels.

Lnndi 2S. A 5 h. promenade vers Lichtenthal Les paysans descendant vers la ville Les puissants effluves de café des hôtels rentré puis à la Trink- halle puis rentré, pourboires puis rentré puis promenade rentré puis à la gare puis vouloir rentrer pour Adieu à la p"^ Cécile pas pu et au galop à la gare Voyage poussière spleen de 8 à II h. du soir. Quelle journée pris le thé avec elles dans le salon bleu Là-bas à Moscou rien Mort de Rivière etc. Le soir seul dans le coupé chan- tant des airs au crépuscule Potsdamer bahnhof puis en voiture avec R. et la Schwester Plàcida (qui m'aime?). R se pressait contre moi Et Placida jetait des regards me semble-t-ii.

Mardi 2<). Théo la pipe piano (pastorale de

NOTES DE JULES LAFORGUE 52^

Scarlatti Thausig) Bauer Diraitri salon de Char- lottenburg lamentable (v. aux notes) Exposit. d'Hygiène lamentable aussi dîné rentré par le chemin de fer 2 grues Envoi à Bourget Lec- ture — le palais son petit-fils le g^ duc de Bade écoutant ?

Mercredi jo. Ereinté Tendresses chez R, Explosion.

Jeudi ji. Ereinté Pris des notes au salon à Charlottenburg. Tendresses.

JUIN

Vendredi i" Ereinté Tendresses.

Samedi 2. Théo et Lewinski, à l'Hygiène-Austel- lung. puis Friedrichstrasse i Treppe des morsures ! Lettre de Bourget.

Dimanche 3, Seul National-Gallery « Je ne suis plus digne de vos baisers » « Racontez-moi tout alors » Sch. avait pleuré elle s'ennuie Flick et Flock Dell-Eva chaleur accablante balcon du café Bauer ô les soirs de dimanche d'été dans la capitale. Que ma destinée est sublime ! et que tout est éphémère.

Lundi 4. Salon de Charlottenburg avec R Envoyé à Bourget à Oxford la complainte du soir d'Hv menée.

Mardi j. Avec Théo au salon trois heures de notes, puis mal dîné à une terrasse puis le café chez les Mey\valt La Lischen désirable Rentrés à 8 h. Lewinski TAkademia of Music le vieux dont le ventre vibrait solitaire La première, blasée

524 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Celle qui m'a fait demander un ananas bowle ressemblant à Marguerite La dernière, voix insen- sée ! ! puis le tingle-tangle de la Hauswagtei ' platZj 3. Une Juive aux aisselles ^ noires une blonde en bois et l'Anglaise rouge, inouïe. « Yours, yours, yours. » La quête aux pfennige accompagné Lewinski à minuit au tramway et lui emprunté dix marks Partie carrée insensée Lutte (d'abord les ohringen pour la monnaie inouïe d'entêtement) Friedrichstrasse 159, bei Eisa IIL A 2 h. café chez Bauer puis erré philosophant le long de la Sprée désolée au jour naissant avec ses énormes péniches. Inouï Rentré chez lui à 4 h. 1/2. Causé jusqu'à 6 h. 1/2 Au palais à 7 h. malles toilette puis à la Potsdamer Bahnhof l'Empereur l'accompa- gnait — Vais avec Velten R. devant ma mine Excusé ou essayé temps splendide arrivé à 9 1/2 à Coblentz. La O"" Hacke sur le seuil soupe chez Velten ma chambre sur le Rhin dormi (!)

Jeudi 7. C"*-' Hacke Lecture. Le matin fumé la pipe dessiné des bateaux et le pont coup d'orage

spleen amas de journaux.

Le soir après la lect. essayé de travailler mais fenêtre ouverte trop de moustiques . Vendredi 8. Scène de l'indigne. Samedi 5?. Après la lecture le livre de la Queen

visite à Napoléon III « Hélas ! » la nuit averse dans le jour les grenouilles crécellent monotonement

des pipes la langue me pèle.

1-2. Mots douteux.

NOTES DE JULES LAFORGUE 52)

Dimanche lo. Congé de 2 jours Je dois aller à Cologne Emprunt de 100 m. Un g'^ bateau à 2 che- minées — à 5 h. l'orage puis sur le pont les rives les vilaines gens des réjouissances dominicales

chanté épatant (fer Vaîer Rbein Arrivé à 10 h. 1/2 couché (café atroce) à l'hôtel de Cologne en face Un ménage d'ouvriers mangeant par la fenêtre avec la placidité de tous les jours. Ecrit à Marie et à Bourget

Lundi II. Levé à 8 h. café note le Dôme

un guide Le Christ en bois 9= siècle style grec sans couronne, les jambes à la Morat '. Un monstrueux S' Christophe en pierre coloriée Je préfère la S'*= Cha- pelle et N. Dame Chez Farmoy ^ le modèle en bois 18 ans et 17 jours ! flacon d'eau et photo Permanente Kunst Austellung, vergiftet de G. Max et martyre chrétienne, le tourmenté factice et chromo d'Andréas Aschenbach Au Musée, un buste de César et de Scipion l'Africain l'épatant petit Roybet la Louise de Richter Le Camphausen à képi français erré à 10 1/4 le Bismarck jeune couple français. L'éternel fouettage des flots flasques Table d'hôte. La petite comtesse Blumenthal devenue jolie 8 h. de bateau

les rives sensation de pleine mer Le maître d'école de Blondel loyal, débonnaire, Breton. « L'indé- licatesse est la cruauté moderne » Lettre de Klinger. Lecture.

Mercredi 73. Silence de Bourget Le silence et ses reflets.

1-2. Mots douteux.

52é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Jeudi 14. Le boulet de mon salon berlinois l'horrible loque du catalogue ma pipe cassée ou désagrégée par trop d'imbibition nicotinale silence de Théo Lettre de Chariot (?).

Vendredi ij. Terminé mon saloti, onze mons- trueuses pages et envoyé rue Favart -- L'Impé. l'attend de plus en plus. Quel fiasco si ça ne passait pas ! La 0<= Schiemelman maigre simple à la Bachem boitant avec une canne bavarde ! un rire nerveux de femme qui a beaucoup sangloté. La Vitzthung toujours perche et muette comme le poisson de ce nom et la Elsen (?) idiote, prenant son thé avec des mines imperceptibles changement de Chambellan reçu le 5" de la Légende des siècles Un prodigieux monsieur, en vérité.

Samedi 16. Les cloches chevrotantes de Coblentz.

Dimanche ly. Soleil paisibilité Le Rhin là- bas sous le pont, un gamin endimanché fait des rico- chets en lançant à l'écho des tyroliennes monotones.

Lundi j8. Point de côté pris froid souve- nirs. Il doit être moins difficile de mourir que je ne me l'étais figuré Le soir pleine lune sur le Rhin.

Mardi i^. Matinée de soleil sur le Rhin on entend le bruit de la tondeuse sur les petites pelouses du jardin les gens (fées? ') jouent au lawn-tennis.

Mercredi 20 ^. Cercle aux Anlagen crème poudre oriza de Moltke refais ma pièce Rêve d'aller à Dusseldorf Pas de lettre le 8 Antoine de

1. Mot douteux.

2. Sous le mot mercredi, un croquis à la plume : h tète de de Moltke.

NOTES DE JULES LAFORGUE 527

Busch, gagné ma i'"^ partie de crocket avec la Biibelschen la première et seule fois que j'eusse touché un crocket, rue Achille Fould !

Jeudi 21. Gagné 2 part, de crocket avec Sch.

Vendredi 22. Salon de Berlin à refaire Quel boulet !

Samedi 2). Le colonel Voyage en Egypte du P*" F. Charles. Ma réponse au livre de Hillebrand !

Dimanche 24. Spleen revu Maria Sch. éton- nante — La sagesse de Verlaine Quel vrai poète C'est bien celui dont je me rapproche le plus négli- gence absolue de la forme, plaintes d'enfant

L'Alexandre Dumas de Bourget.

Lundi 2). Crocket Lady Seymour ?

Mercredi 2j. Man ' ! c'est un original ?

Jeudi 2S. Grand thé la baronne ? avec sa gorge, ses allures de servante Lady Seymour, longue bavette sur la peinture anglaise. Les 2 petites comtesses L'étrange backfisch la Vitztung.

Vendredi 25?. Perdu au crocket chaleur atroce cassant bras et jambes.

Samedi }o. ?

Notes

Vous savez, entre littérateurs, n'est-ce pas, gardez- moi le secret.

Période aiguë d'amabilité des 2 parts.

I. Mot surchargé, illisible.

528 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

JUILLET

Dimanche i". La Vie parisienne. Mardi ). Quelques complaintes Quand enfin publierai-je quelque chose ? Renvoyé mon salon refait

mal de tête atroce. Encore le colonel. Propositions pour Munich de Gélien Vive le roi à Kœnigraetz

photo. 3 juillet.

Vendredi 6. Crocket. L'Empereur départ pour Munich Sleeping-car. Orage. Ma pipe.

Samedi 7. A 8 h. Central Bahnhof Hôtel Belle- vue, toilette puis au hasard. Exposit. ' « Plaisirs de voyager, libre, bien mis avec de l'argent, sans bagages »

le soir théâtre troupe Meiningen l'italien. Dimanche 8. Pinacothèque. Boucher Hofer

les étudiants, bleus, blancs, rouges, si grossiers le tramway pour aller boire de la bière. Le soir erré,, éreinté à mort, par les rues noires .

Lundi <). Exposit. les Italiens clowns galerie Schack erré puis en gare nuit en sleeping- car.

Mardi 10. Mayence Coblentz Pas de lettres

de journaux Lettre à Bœcklin, à Wauters. Lec- ture du matin.

Mercredi 11. Spleen été à Hôhrd ? acheté- deux puissants hanaps ou vidrecomes Nihilisme dans le Temps ce sont des articles comme votre pauvre- père devrait en lire plus souvent.

I. Mot douteux.

KOTES DE JULES LAFORGUE 529

Jeudi 12. Cercle crocket le colonel Egypte.

Vendredi i^. Le matin lecture tandis qu'elle signe des diplômes oh ! le règne de la lettre gothique.

Samedi 14. G"*"-' soirée. 12 personnes 4 tables

le voyageur barbe à la française, voix grave et lente (dix ans, pôle nord) Je faisais remarquer sa distinc- tion à la O"' Eisa (qui en est amoureuse ?) Les 2 jeunes- Furstenberg piquantes (la plus jeune !) le prince fils du prince Hermann de Gélien, sa femme et sa fille Le O^ ? Hussard (jadis à l'ambass. à Londres) à Rome mainten. s'est fait présenter à moi char- mante conversation notre table, moi Eisa M"'^ de Gélien Le G"-' hussard, l'aînée Fursten- berg, Schwerin, la jeune Furstenberg le prince président on jouait à la loterie des lots articles de Vienne ou de Paris je ne voulais pas jouer

On avait commencé la Hacke s'est levée et m'a dit tout haut que je joue de par l'Impérat. on joue

à la T"" carte je gagne ! et double ! une boîte peluche bleue à roses pour cartes, et un cendrier en métal (tètes !) on continue thé souper glaces conversation Je rentre mes lots sous le bras Et je fume une pipe en ravaudant mes complaintes. Le prince à côté de qui j'étais et dont j'avais aimablement arrangé les cartes, m'a serré la main en sortant ! buU-dog, va !

Dimanche ij. Concert, arrangé aux écuries les drapeaux. Les toilettes des chœurs fLes saisons de Haj^dn.) l'épileptique chef Maszkov^-ski mes complaintes, C'""= Eisa cousine du pianiste Graf Zicky .

Lundi 16. Lecture matin Midi sonnant aux:

530 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pendules du château Par la fenêtre le Rhin sous l'averse Déjeuné pipes rêvassé Ce soir Joachim et Brahms. Le vent, le vent concert- Joachim (ses variations et le concerto de Max Bruch) froid les toilettes les tètes chanteuse légère en lunettes. Ridicule des gens qui chantent Brahms et Hiller Quelles balles d'artistes ! chœurs Ce soir la (^tesse Munster (rendez-vous à Ostende !) quels yeux

le roman de Ouïda (les glaces).

Mardi ly, Le C**" Mouraviev (croix rouge) invi- tât, au dîner Placé entre Brandebourg et lieutenant

lettre à la Hacke et confér. au pied de la statue en haut du g'' escalier ce soir, observé l'Emp. mys- tère — Règle du jeu de crochet ennuis pour mes chemises 2'^ vent tout blafard sensations d'au- tomne. .

Mercredi iS. Pluies averses vent, qui ont tout lavé, car ce soir clair de lune solitaire sur le Rhin et les coteaux, clair de lune charmeur des nids pas de lecture soirée le prince le prince Mavrocor- dato^ noir, barbu, pommadé, mauvais franc, ganté comme un marié de province, tournant ses pouces gantés quand l'Impé. le complimentait Il a joué, il a réveillé ce pianino que je croyais mort délicat, bon élève princier, (air national grec ?) la princesse, petite, maigre, ébouriffée, crépue, bêtasse, en bleu empesé Puis les autres M'="'= de Gélien trop blondasse mais si vive dans sa douceur de laide charmante etc. etc.. Dans ce monde, pas cinq minutes de conversation non creuse, fine, subtile, neuve des banalités de salon art, littérature, etc.

NOTES DE JULES LAFORGUE 531

Jetidi ip. Comme toujours lecture le matin à midi après le déjeuner, Taprès-midi après le café, crocket avec B ou scène avec R diné à 5 1/2 puis prome- nade en voiture tous 4 ou crocket automne vent

Vendredi 20. J. D, Complaintes.

Samedi 21. Reçu 2 placards d'épreuves de mon article et retourné l'officier pour l'officiel Werner ! foudroyant pour poudro3'ant.

Dimanche 22 1

Lundi 2}. Prenant mes congés, de Potsdam aller jusqu'à ? Hambourg de Hambourg au Havre, du Havre à Paris ?

Mardi 24. Cécile de Schôler dessiné 2 fois à la plume l'Innocent de Velasquez (photo) collection Devonshire puis des sanguines of Watteau.

Mercredi 2j. Mes congés du 10 août au i*"' novem- bre ! Fumé l'odalisque maudite la race des blan- chisseuses inexactes ! ! Ce soir le prince Mavrocor- dato coiffeur joue puis cause en mangeant avec l'Emp.

T>, . ( de prince cabotin Des airs 1111

f capables de bourgeois

tel morceau du cachet Elle : on retrouve la trace de

ses souffrances dans les morceaux de Chopin On joue.

courses de chevaux de plomb une partie. Je joue le

dernier tout le temps, je vais dernier, et soudain je

gagne ! ! l'Imp. envoie la C. Hacke chercher un carnet

peluche rouge pour mon lot.

Jeudi 26. La Pr''" Fûrstenberg envoyant à l'Imp. de l'eau de Lourdes et de la poudre.

Samedi 28 } Mes complaintes Paris ! Paris !

532 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un livre Quantin sur la peinture allemande con- temporaine —

Dimanche 29 ? Crocket La duchesse de Tourzeî

Schreckliche Zeit. Etrange époque. Paris ! Paris !

Lundi )o} Paris ! 40 complaintes recopie avant la messe .

Mardi ji. Soirée Une quarantaine de personnes

La tête du Seligmann examinant le Saxe causé tout le temps avec un Monsieur roux dont je ne con- naîtrai jamais l'identité La fièvre des derniers jours la cour à la Hacke le bruit des joueurs de whist. Le chœur 4 morceaux Salve Regina salle aux tapis- series Boucher. finite complaintes, finite avant la messe Logerai-je Hôtel Jersey ?

AOUT

Mercredi i". Thé tout français la catastrophe d'Ischia une purée de 5000 mortels Les Lois s'amusent le choléra

Et allez donc, gens de la terre. Tout est un triste et vieux mystère.

Jeudi 2. La Kronprincesse de Suède g^" dégin- gandée en allée le duc de Schonen ' (9 mois) le soir thé loterie elle me présente correction de mon angle la Jansen ^. la vice-vice-reine à qui les Coblen- ziens font la cour. Fermé mes complaintes.

1-2. Mots douteux.

NOTES DE JULES LAFORGUE 333

Vendredi ). Reçu la Gazette des B. A. mon article.

Samedi 4. Arrivé à 3 1/2 Ems) la gare, un pont, au quai des mulets ornés de rouge eau dormante, petit vapeur de plaisance une poignée d'hôtels dans un trou de montagne Les gens se promenant un verre à la main les sources et leurs nymphes ouvrier occupé à graver des initiales sur un verre éme- raude les galeries, boutiques, acheté Graindorge et un coupe-papier = 5 m. 50. Le bijoutier de Coblenz et son corail solitaire La musique celui qui joue des airs de Carmen sur le xylophone. Toilettes une toute en pensées Un français lisant les mémoires de M. Claude. Les 2 rouges. Une fine, longue, longue, gants rouges ! le soir viandes froides après la lec- ture — la charité de Maxime du Camp.

{Ecrit m marge dans le haut de la page^ : La pierre à l'endroit où, en 1870, le roi de Prusse tourna le dos à Benedétti.

Dimanche j. Promenade en voiture le long des vignes de la Moselle reçu l'Irréparable i'^ partie, de Bourget. Je me suis rué dessus, je riais tout seul dans ma chambre, tellement chatouillé au tréiond de mes impié- tés Schopenhaueriennes plus un paquet d'articles du Parlement

Lundi 6. La C" Blumenthal le soir toujours voiture Mayence chaussée Le train qui passe la barrière qu'on ferme la petite église de l'Imp. un paysan ne veut pas vendre la place d'un arbre thé princesse d'Arenberg et sa fille Bruxelles Elle cause avec Gélien, chauvinisme français, la Commune, une lourde et pédante personne sans tact l'Imp. lui

534 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

répond : Je crains que si l'on donnait carte blanche à un dynamiteur, on en trouverait partout.

Mardi 7 ? Xavier Marmier.

Mercredi S. Bebelclien-Crocket-party. Diplo- matie (l'Exposit. des 100 chefs d'œuvre) pour partir le jeudi, échoué. Eugène ', Hekking et Lindenlaub m'attendent à Liège !

Jeudi <). Diplomatie pour partir le vendredi échoué

La reine de Belgique tour-promenade du soir^ avec le train qui passe Averses vent malles papiers au panier. 2000 m.

Samedi 11. Départ malade à sièges soufflés Verviers 3 h. Eugène^ Lindenlaub, Hekking soirée Voncken couronne, bouquets ouvriers la ban- quiste. Hôtel de Londres lecture. Névroses jusqu'à 4 h. du matin.

Difiianche 12. Liège Clément et son horizontale

bal théâtre (pauvre Jacques) Hekking, le chien a tout mangé.

Lundi I). Spa, connaissances d'Eugène, cousins, cousines, tantes, oncles fête lampions au Gérons- tère. Casino salle de lecture Marges ^ de Fontanes, rentré à Verviers à 10 h. parti avec Lindenlaub pour Paris à i h, du matin

Mardi 14. Paris douane mes vases de Hohr 99 Boul'Mich Hcni-y Riemer

Mercredi ij. Bourget en Lorraine Eden théâtre Riemer jusqu'à Rollin rentré à pied sand-

1, Eugène Ysave.

2. Mot douteux.

NOTES DE JULES LAFORGUE 53 J

wiches rue Richelieu rue Champollion, 12 Laporte, Nevers dix h. du matin + 4.

Jeudi 16. Henry. L'ouvrière coquetteries, poses anti-poseuses. Atelier d'Henry Gros cires exquises le Geoffroy S'-Hilaire Olive.

Vendredi 77. Après-midi chez Larroque piano Gaouchos Fauré le soir ensemble crise de retour de la Fauré, rires nerveux sur l'épaule de la femme du tailleur \ Sagesse de la Loula costume de la Loula

virginité du salut militaire rue Rouiller.

Samedi iS. Avec Riemer le soir Henri et l'ou- vrière — revu Nevers.

Dimanche 15?. A 8 h. 10 départ pour Tarbes journée avec Riemer dîner chez Thiviez - Jardin des Plantes dormi en wagon ! costume anglais.

Lundi 20. A 5 h. Bordeaux Lavabo accent !

déjeuné Morieux Tarbes, tour, Massac > à midi 39. Mardi 21. Pérès '^ le soir musique aux allées

Marguerite entrevue dans le va et vient causant pâle, la tète haute, perdue, avec un Monsieur vulgaire et gras.

Mercredi 22. Bagnères de Bigorre voitures à petits chevaux grelots la Vierge du Dédale > l'accent traînard et bravache des gens les maïs dîné Hôtel Beauséjour colonie élégante nulle Goustous, pro- menade abrutissante Rentré à 10 h. du soir les prés bruissants de cigales et grillons

Samedi 2;. Tarbes à Bayonne sur les banquettes journaux conservateurs en deuil deux royalistes les

1-2-3-4-5. Mots douteux.

53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

larmes aux yeux à la gare de Pau drapeaux etc.. réception du ministre des postes et tclégr. Raynal Lourdes, hôpital Le soir Bertrand.

Dimanche 26. Hôtel de Londres ' Bertrand et deux officiers S'-Sébastien le capitaine Lagartigo et Frascuelo Mantilles éventail assaut des trains lents, retour (notes).

Lundi 2y. Biarritz les grues notes la lame le phare rentré à minuit avec Bertrand.

Mardi 28. A Tarbes à 2 h. après midi Marie Ten aillou ^

SEPTEMBRE

Vendredi 7. Cadeau des drames de Klinger. 9, im- passe du Maine.

Samedi 8. Mon roman. « Ce pauvre Etienne » notes Tourgueneff mort Mon Don Juan de Pouchkine ?

Dimanche p. - M. Lafitte nuls Ennuis d'ar- gent.

Lundi 10. A Lourdes jeunes brancardiers épa- nouis 3.

Dimanche 16. Lafitte.

Mardi 18. Musique cirque parade.

Jeudi 20. Musique.

Samedi 22. Notes pour roman « l'Aveugle » Ennuis d'argent.

Dimanche 2). Avec Pérès ■*.

Lundi 24. Lamon La fête.

1-2-3-4. Mots douteux.

NOTES DE JULES LAFORGUE 5 3 y

NOVEMBRE

Jciliii 1". Au cimetière d'Ivry bières mal brû- lées — angoisse de mon argent Lettre à Pigeon cafés gens endimanchés cabinet de lecture rue Vau- girard fermant à 5 h. Pas de journaux du soir crépuscule au Luxembourg Rieffel Formosa et le Jh'l Aniiand.

Vendredi 2. Angoisse de mon argent la comé- die — chez Rieffel le soir chez Henrv Résina C.

Samedi j. Le matin averse boue et tramways 17 ^)<), B^ S'-Michel ma malle etc.... Réveillé dès 5 h. à 8. Rieffel gare de l'Est camions lents à indifférence journalière averse café au lait Paris s;ueule de bois vovage ô mélancoliasse. les 2 Avricourt le train d'été à partir d'Aos à 11 h. Richard les fenêtres Mindorff et Bachem éclairées seules la sœur Placida circulant blanche arrangeant des coussins.

Dimanche 4. Jour tiède de printemps l'unique boudiné de Bade.

Lundi ). Je passe le blaireau de l'euphuisme sur ma complainte. Oh ! cette cloche des après-midis de mai ! le Kurgarten fouetté d'averses par rafales Et les belles feuilles mortes Et les deux monts d'un vert noir pro- fond et vivace tacheté de rousseurs

Mardi 6. Quelle interruption !.... et quelle mélan- colie — Ma table N" 19 villa Mesmer la lampe la cire de Gros qui me sourit remis viens de dîner dans la blanche Speise-Saal Le jet d'eau en bas

35

53^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un piano joue des fugues quelconques Mélancolie idéale ! et tout me convie à m'y abandonner Et je n'ose Que je suis un pauvre être inquiet.

Lundi 12. Averses patientes comme des anges départ midi Deux impotentes avec Schlief le Corydon de Gratz la Sapho de Bade le mot de

Gortchakoff « un homme n'est pas vieux tant qu'il a

Arrivée à 7 Lecture à 8 1/2 (la Germania sans feu de Bengale, ia ville de Bingen). Ma chambre, le Rhin terreux.

Les rues délayées d'ocre rouge de Bade, par les averses persistantes, le Coblentz que j'ai quitté il y a trois mois, ivre de gaîté pour trouver Ysavc, Lindenlaub, Hekking à \'erviers.

Kahn 4 rue Laugier '

Henry 5 quai d'Anjou

Ysaye 8 rue Papillon

Emile 36 rue des Moines

M. Br isba ne

Ephrussi 81 rue de Monceau

Bourget 7 rue Monsieur

Lindenlaub 39 Claude Bernard

Bernstein 25 in den Zellen

Miss Lee 57^Werniggraetzer Strasse

M. Fuchs.

I. Ces adresses sout notées h la fin de l'agenda, à l'intérieur du papier de garde.

LES PINCENGRAIN

HISTOIRE DTXE FAMILLE CHAMPENOISE

PREMIERE PARTIE

LA FAUTE DE PIXCEXGRAIX

I

« Encore une, mon cher gendre, qui n'a pas su porter le mariage. Il y laut mettre tant de sensibilité et d'esprit. »

Maman Lecœur jette cette parole devant sa fille. Elle revient de l'enterrement d'une jeune femme, Pin- cengrain l'accompagnait.

Bien prise dans sa visite pailletée de jais, sous son petit chapeau en taffetas, Maman Lecœur paraît être une bourgeoise qui friserait la noblesse, à cause de la simpli- cité dans la recherche de sa toilette et de la distinction de son nez. Elle est seulement fille et veuve de gardes- forestiers. Son père et son mari ont bien voulu se tuer au travail quotidien pour elle.

Maman Lecœur est fluette, guindée. Son gendre lui ressemble comme un fils ne ressemble pas toujours à sa

540 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mère. Leurs mains et leur visage luisent et s'insinuent au-devant de leur regard qui reluit davantage et vous a percés.

On a malgré ses cinquante ans des coquetteries de vierge. On entre toujours pour le principe et par tradi- tion en rivalité avec toutes les femmes de la terre, même avec sa propre fille.

Il faut que Monsieur le Curé puisse dire de Maman Lecœur qu'elle est très distinguée et que son gendre le pense toujours.

« Il faut parer le personnage qu'on doit faire, pour- suit Maman Lecœur en s'adressant à sa fille directement, jouer avec une espèce de génie, un peu de malice et beaucoup d'amour son petit rôle, s'habituer à la bonne ruse comme aux pires roueries sentimentales, paraître toujours belle et plus désirable, être trois fois femme pour rester la femme de quelqu'un toute sa vie. C'est ce que je dis souvent à Clorinde.

Pourquoi dites-vous cela à Clorinde ? » inter- rompt Monsieur Pincengrain, qui n'approuve pas encore tout à fait sa belle-mère.

II

Le soir, Madame et Monsieur Pincengrain sont assis <ie chaque côté de la cheminée dans la grande arrière- boutique de leur épicerie. Madame Pincengrain tient petit Kobert sur ses genoux. Monsieur Pincengrain petite Véronique. Les anges dorment. A l'écart jouent Jeux diablotins qu'on aime à peine.

« Quelle créature extraordinaire est notre Véro-

LES PIXCEKGRAIN 541

nique, dit Pincengrain. Brunette si mince... je crains de la briser quand je l'habille, et sa peur du mal m'impres- sionne. Je n'ose pas lui faire seulement une remarque dans le pressentiment du remords et de la résolution que je vais faire naître au cœur de l'enfant.

Robert m'a dit..., conte Madame Pincengrain avec mystère, tu ne devinerais pas ?... ce matin parce que je le porte toujours : quand je serai grand et que tu seras toute petite, je te porterai. En revenant de promenade il se retournait souvent dans sa voiture pour me voir. Je le grondais. Alors il m'a dit que j'étais trop belle, qu'il se marierait avec moi, puis tout de suite après, comme si c'était la même chose, qu'il se ferait prêtre et que nous bâtirions des églises pareilles à Notre-Dame de Reims.

La recette n'a pas été brillante aujourd'hui, soupire Pincengrain. Je vais avoir besoin de trois cents francs pour l'affichage.

Pincengrain, Pincengrain, si j'avais su me plaindre une seule fois, je me fâcherais ce soir. Il y a deux ans nous parlions de nous, de Robert et de Véro- nique bien tranquillement toute la veillée. Mais voilà que la politique s'est glissée dans notre seul moment de repos et l'empoisonne. »

III

« Ces mille francs sont à vous, mon gendre. Il me faut être raisonnable. Vous vous donnez bien la peine d'être parfait depuis le matin jusqu'au soir avec ma fille et avec moi. Ce sont les derniers francs que j'aie. Faites-

542 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

moi le billet promis pour la rente que vous me devrez servir. »

Pincengrain maugrée pour la rente et le mensonge. Maman Lecœur garde certainement encore beaucoup d' « espèces » couchées entre ses draps marqués d'un grand L. Il se réjouit tout de même du service qu'on lui rend, jusqu'à ce qu'il se prenne à craindre que Maman Lecœur eût dit vrai, que ce soit la fin d'un trésor inépuisable.

IV

Maman Lecœur sortait avec son gendre. La Gerboise entrait. Elle dit :

« Vous êtes bienheureuse, Madame Pincengrain, d'avoir un mari comme celui-ci. Dans trois semaines, il sera notre maire. On le dirait prêtre, tant il est sage. Tout le monde l'admire avec Maman Lecœur. On dirait qu'il sait tout ce qu'on ignore, et qu'elle lui parle de tout ce qu'il sait. J'ai perdu le pauvre mien, l'année dernière. Il n'était pas comparable, bien sûr, à Mon- sieur Pincengrain. Monsieur Pincengrain a tellement le soin de sa personne. 11 brille comme un rasoir dans sa gaine de buis. »

Elle pleure.

Madame Pincengrain la console avec toutes sortes de tendresses neuves, inespérées. Elle lui dit, sans y prendre garde, en lui remettant le linge sale :

« Venez veiller avec nous de temps en temps, Gerboise.

Vous êtes bonne. Madame Pincengrain. Ce linge

LES PINCENGRAIX 543

à laver... S'il n'était pas mort, je ne laverais pas le linge des autres. »

V

Monsieur Pincengrain seul, sur le mail des acacias : « Ma belle-mère est admirable. Quelle mairesse elle eût jouée ! Clorinde est par trop insuffisante. Elle s'habille de pilou et méprise la politique. Elle m'aime ; elle aime ses enfants ; c'est tout. La Gerboise a moins l'air d'une paysanne et d'une servante qu'elle. Son visage n'est pas replet ni ses cheveux bêtement noués et blonds.

Pourquoi la Gerboise me regarde-t-elle avec de grands veux de vache ? »

VI

Monsieur Pincengrain a du médecin de village et du croque-mort. On le rabaisserait ou relèverait un peu trop en le comparant exclusivement à l'un ou à l'autre. Il a presque autant de dignité que le premier, presque plus de tristesse macabre que le second, les ridicules de tous les deux. Sa redingote noire, prétentieuse pour un épicier, conviendrait parfaitement au docteur, si ses mains calleuses et couleur de terre malgré la pâleur et le soin, ne disaient qu'on s'occupe surtout de besognes serviles. Le visage osseux sent le squelette. L'âme se complaît dans l'aridité et la maigreur.

Comme il s'avance dans le chemin, la Gerboise cause sur le pas de sa porte avec la charcutière « d'en face » :

544 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Voici venir Monsieur Pincengrain le pâle dans sa redingote noire, dit celle-ci.

Comme il est bien! dit celle-là.

Un peu guindé, reprend l'une.

Mais si soigné, répond l'autre.

Et triste ?

On ne sait pas », aime à supposer la Gerboise. Elle l'appelle du doigt, quand il les salue. Elle Ta con- duit dans sa maison.

« Je voudrais vous parler de ma ten-e qui est à vendre. »

Quand elle a refermé la porte sur eux, une main de laveuse s'accroche à la redingote magistrale et cherche le corps de Pincengrain.

Ils sont sur le lit.

VII

« Marius ! » appelle Madame Pincengrain.

Les enfants rentrent de classe et la délivrent. Survient Monsieur Pincengrain (Monsieur Pincengrain s'appelle Marius). Elle raconte :

« J'allais dans la buanderie. Quelqu'un marchait derrière moi. Je n'y avais pas mis le pied qu'on m'y enfer- mait à double tour et voilà deux heures que j'y suis. »

Elle regarde autour d'elle et toute en larmes :

« Mes oiseaux ! On a donné la volée à mes oiseaux. On a brisé les lis et les hortensias qui allaient fleurir sous la fenêtre de notre chambre. C'est tout ce que j'avais emporté de la maison et de la forêt de mon père.

LES PIXCEXGRAIN 545

Que veux-tu ? dit Pincengrain. Il faut nous rési- gner, Clorinde^ à avoir des ennemis politiques. »

VIII

Le soir, Pincengrain fatigué se couche de bonne heure. L'arrière-boutique tient lieu de salle à manger et de chambre à coucher.

Clorinde veille en face du lit. Elle raccommode les vêtements de ses enfants.

Pincengrain lui dit :

« Encore ce peignoir de pilou, couleur de cendre. Si quelqu'un venait... »

Clorinde, sans faire une remarque, va décrocher la robe de satin noir du lendemain de ses noces, garnie d'un liseré d'argent. Elle s'en revêt.

Entre la Gerboise.

« Je viens veiller avec vous, Madame. »

Ses yeux cherchent le lit, Pincengrain maintenant dort. Elle le regarde sans travailler, tout le temps que Madame Pincengrain travaille. Madame Pincengrain lui raconte pour la centième fois que son père habitait une grande forêt ; qu'il était pieux ; qu'elle l'aimait ; qu'elle ne s'est pas mariée pour quitter sa mère ; mais qu'elle s'est réjouie de la quitter, en se mariant ; qu'elle aimait beaucoup moins sa mère que son père, sans toutefois ne l'aimer point.

La Gerboise regarde le lit. Pincengrain se réveille. Il dit :

« Qui nous fait donc la politesse de nous venir voir ?

546 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est la Gerboise, répond Madame Pincengrain.

Bonsoir, Gerboise.

Bonne nuit, Monsieur Pincengrain, » dit la Ger- boise avec un enthousiasme indiscret sous la cérémonie.

Véronique pleure dans son sommeil. Sa mère la console de la voix.

« La lumière les gêne », dit-elle. La Gerboise s'en va.

IX

Véronique : « Maman, la petite Lucie m'a dit que le soir papa vient chez elle, »

Robert : e Et à moi, qu'elle croyait bien avoir reconnu père dans le lit de sa mère. »

Madame Pincengrain se demande si elle rêve affreuse- ment, se frotte les yeux, croit qu'elle devient folle, veut se moquer des larmes que fait verser un conte d'enfants,

« Et pourquoi faut-il que ce soit ses enfants qui lui disent ce mal et qu'ils lui parlent de leur père ? »

Elle pleure.

Maman Lecœur entre sans voir. La rue était ensoleillée. La maison est sombre. Elle enlève ses gants d'une façon précieuse. Elle dit :

« Je viens de la Sacristie les Mères Chrétiennes se réunissaient extraordinairement sous la Présidence de Monseigneur de Chàlons. Toutes ces dames se plaignent que tu n'aies pas assez de piété. »

Clorinde pense que sa mère jusqu'alors la détournait de l'Eglise, pour ménager la candidature anticléricale de Pincengrain.

LES PINXENGRAIN 547

Maman Lecœur voit les larmes de sa fille :

« Ah ! tu le sais ? dit-elle, u le sais ? Le malheur est grand. Tout le monde en parle. Mais je t'avais^, Dieu merci ! prévenue et je suis innocente. Une femme, vois- tu, doit recommencer de séduire son mari tous les jours. Il faut supporter d'être la maîtresse ou qu'il y ait une maîtresse à côté de soi. »

Maman Lecœur ajoute presque bas :

« Pincengrain est un homme supérieur. Il avait sans doute droit à un autre plaisia". Mais la Gerboise est vraiment moins que rien. Je suis humiliée pour lui, pour toi et pour moi. »

Clorinde ne comprend rien à ce que dit sa mère. Elle ne l'écoute pas non plus, grâces à Dieu ! Elle écoute son mari qui s'entretient avec une religieuse dans l'épi- cerie.

X

Sœur Ephrem est une virago habillée de noir et de blanc, presque un homme, qui serait un vieillard, comme Pincengrain ressemble à une vieille femme, jaunie, ridée, à la voix aigre.

Ils sont pareils, sauf que l'une est religieuse, l'autre candidat anticlérical : contraste apparent qui efface la ressemblance de deux natures également antipathiques. Ils se disputent sans cesse pour leurs idées, mais aiment réciproquement leurs caractères. Si Sœur Ephrem avait été mariée avec Monsieur Pincengrain, elle n'eût pas conservé sa religion, et si Monsieur Pincengrain avait épousé Sœur Ephrem, il n'eût pas été candidat anticlé- rical : Monsieur Pincengrain eût été toute la religion de

548 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sa femme ; Sœur Ephrem toute la politique de son mari. Sœur Ephrem et Monsieur Pincengrain sont aussi âpres aux opinions, aussi égoïstes, aussi impropres à com- prendre qu'on souffre autour d'eux, dès qu'ils ont du plaisir ou une idée fixe. Si Monsieur Pincengrain avait épousé Sœur Ephrem, ils passeraient une moitié de leur temps à faire Tamour, l'autre à se haïr.

XI

Pincengrain est couché tout nu, auprès de la Gerboise. Ses deux pieds, qui se promènent dans les roses roses du rideau damassé, vont se reposer sur le ciel du lit.

Il dit :

« Parce que nous faisons de la politique, on croit que nous devons avoir l'air compassé. »

La Gerboise lui dit :

« Clorinde est si froide ! »

Pincengrain sourit de la familiarité que se permet d'avoir sa maîtresse à l'égard de sa femme. Il pense à Sœur Ephrem qui lui regardait les mains sur un bocal de candi, ce soir. Il croit qu'elle les voyait, parce qu'il est perverti.

La Gerboise conseille très fort à sa fille, qui chante sur le lit de fortune qu'on lui a dressé dans l'entrée, de dormir.

La lampe fume près du vin et d'un bouquet de dahlias sombres qui puent.

« Marins ! » appelle une voix, de l'autre côté de la porte mince, dans le chemin.

lES PINCENGRAIN 5^9

Pincengrain reconnaît la voix, de Clorinde. Il éteint la lampe.

XII

Véronique : «Autrefois, père, tu faisais la toilette de ■mes petits ongles et tu me baignais le soir. »

Robert : « Pourquoi es-tu rentré tard hier ? Maman a pleuré, pleuré. Quand mes sœurs se sont endormies," elle m'a laissé seul, pour que je les garde, moi, le tout .petit. Elle est sortie. Elle est revenue. Le temps d'aller jusque chez la Gerboise... »

Monsieur Pincengrain qui avait toujours été d'une -douceur parûiite avec ses enfants et surtout avec sa fille Véronique écarte les bras violemment et la repousse. L'enfant, interdite, se réfugie dans la cour auprès de sa mère. Elle s'y évanouit.

Alors, Madame Pincengrain vient s'asseoir en face de Monsieur Pincengrain. Elle porte, sur ses bras, sa préférée qui est à demi morte. Elle la déshabille. Pin- cengrain voit le petit corps.

Il se lève pour aller promener au mail des acacias.

XIII

C'est le jour des élections municipales. Tout en se promenant, Pincengrain médite « la Vie » du premier César. Il vient de lire la traduction de Suétone qu'ofîVe la Bibliothèque Nationale pour vingt-cinq centimes sur papier de paille, et conclut :

« Cette Gerboise est inimitable : une courtisane

550 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de roi... Il me manquait, pour être grand, de connaître les voluptés qu'elle imagine. La Mairie de mon village ne me suffit déjà plus, que je n'ai pas encore. »

XIV

Avant que revienne Monsieur Pincengrain, la Gerboise essoufflée arrive. Elle appelle :

« Monsieur, Monsieur Marins, Marins... » Madame Pincengrain continue de bercer petite Véro- nique comme si Pincengrain était toujours devant elles deux. Elle ne se détourne pas.

La Gerboise lui demande ce qu'a Véronique pour être si blême, et sans attendre une réponse lui parle des élections.

Pincengrain rentre. Il dit, après un silence impres- sionnant :

« Je suis maire. »

A ce moment, du fond de la cour monte, telle une ser\'ante chargée de tout le linge sale de la maison Madame Pincengrain vers la Gerboise qui ne fait pas un pas pour la servir.

La Gerboise lui dit :

« Il foudra vous chercher une laveuse. Je ne lave- rai plus pour le monde. »

Pincengrain se trouble un peu. Madame Pincengrain répond :

« Comme vous voudrez. Gerboise », tandis qu'elle va bercer encore sa petite \'éronique avec le même calme imperturbable. Et elle ne regarde personne.

LES PI\-CENGRA!\- - 5 51

XV

Maman Lecœur, sur l'air d'une grande dame qui voit le revers, a conduit ses petites filles dans un asile d'enfants abandonnés. Des religieuses dirigent l'asile qui porte un nom poétique. Maman Lecœur pense que ses petites filles au moins pourront parler plus tard, comme dans les romans, de leur couvent.

Elle s'entretient avec la supérieure... de spiritualité. On la fait asseoir dans un fauteuil de velours cramoisi, à cause de la distinction de ses manières, de sa robe et de son nez. Cependant ses petites filles vont prendre leur place à l'orphelinat et sa fille a rejoint une grande ville du Nord, elle .sera caissière depuis le matin jus- qu'au soir, dans une épicerie.

Les Pincengrain sont ruinés.

Maman Lecœur vivra désormais toute seule dans sa petite maison, elle garde Robert.

XVI

Robert est inconsolable de ne plus voir sa mère, « sa petite cane », « sa fiancée ». Il lui écrit tous les jours :

« N'aie crainte. Je serai curé de la grande Paroisse. Je me marierai avec toi. Nous bâtirons des églises comme il n'y en a pas encore. »

Un soir, il rentre tout suffoquant. Sa grand'mère lui demande ce qu'il y a.

« Je péchais dans l'oseraie, personne jamais ne

5)2 LA XOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vient, pour que je pense mieux à mère. Quelqu'un venait. Je ne le connaissais pas, et puis je l'ai reconnu. C'était père. Il a voulu m'embrasser. Je lui ai dit « non » et je me suis mis à courir jusqu'ici. Jamais plus je n'irai à l'oseraie. »

Alors Maman Lecœur lui fait un reproche : « Il fallait tout de même l'embrasser. Il va croire que c'est moi qui ne veux pas...

Si j'avais su, répond Robert, je lui aurais dit que c'était moi tout seul qui ne voulais pas. »

XVII

Un dimanche matin. Maman Lecœur revient de l'église : elle trouve petit Robert en chemise de nuit dans la mansarde. Il a étendu sur ses genoux un grand sabre rouillé qu'il frotte avec du papier de verre et le coin de 5a descente de lit.

Il tousse plus que jamais, demande une enveloppe pour écrire à « tite Véronique ». Maman Lecœur lui aban- donne un ruban de parchemin. Elle regarde plus tard, quand la fièvre augmente, ce qu'il a écrit.

« Tite Véronique, tout ce matin j'ai fourbi le sabre ■de papa Lecœur pour tuer la Gerboise, quand je serai grand. »

Il délire.

Maman Lecœur envoie chercher Sœur Ephrem, Dès que Sœur Ephrem est entrée, Robert pleure davan- tage. On ne sait pas pourquoi. C'est que lui seul a découvert et éprouve douloureusement en elle la res- semblance du père.

LES PINCENGRAIN 553

La même nuit, Robert meurt.

Le lendemain, tout le monde respectueusement se tiendra le long de la route de Reims, à l'arrivée de Madame Pincengrain. On sait qu'elle l'aimait tant.

Chacun veut voir son chagrin entre les bras des Mères Chrétiennes, de Maman Lecœur. Tout le monde vit une statue qui marchait toute seule dans le chemin.

XVIII

Madame Pincengrain a repris sa place au comptoir dans la toute petite maison de bois habituelle, grande comme un reliquaire ou la niche d'une sainte.

Son masque s'est creusé, émacié, terni. Elle ne pleure pas. Il ne faudrait pas qu'elle pleure. Elle n'en a pas le désir non plus. Elle aime cette solitude qu'on lui a faite, trouve de la douceur à sa prison, parce qu'elle y voit une apparence de sépulcre. L'enfant mort y est toujours étendu froid sur ses genoux. Elle méprise constamment l'or qu'elle touche, puisqu'il ne pourrait pas l'empêcher de se souvenir ni d'être seule. Elle tremble seulement que sa douleur, elle est enfermée, ne la rende orgueilleuse et insensible. Elle évite de faire le moindre mouvement qui ne serait pas indispensable, pour ne pas déranger le Mort, et se demande si elle pense encore à ses filles.

Un papillon vient-il s'égarer dans l'épicerie, elle sait qu'il vient de la forêt de son père. Elle se souvient d'avoir été vive comme lui.

36

554 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

XIX

Véronique et Prisca sont revenues du couvent pour assister Maman Lecœur. C'est au tour de maman Lecœur de mourir. Maman Lecœur pense toujours à Pincengrain.

Véronique et Prisca sont assises en deuil de chaque côté de son lit et de cette pensée.

Il est dix heures du soir.

Une voisine se tient sur le pas de sa porte. Elle ne peut pas dormir. Elle a le pressentiment que Maman Lecœur mourra cette nuit.

La Gerboise vient rôder autour de cette heure et de cette maison, on ne sait pourquoi. Elle regarde par la fenêtre de Maman Lecœur. Véronique et Prisca recon- naissent le pas et le visage.

Elle dit très fort à la voisine :

« Morte ? ))

Maman Lecœur reconnaît la voix de la Gerboise. Maman Lecœ'ur se soulève, comme si c'était la voix de la mort qu'elle eût entendue. Elle demande à ses petites-filles d'aller au-devant d'elle pour la chasser. Elle foit de grands gestes, comme pour se débarrasser de quelqu'un qui l'étoufferait. Elle crie. Véronique et Prisca s'évanouissent. La voisine et la Gerboise qui la suit, entrent pour habil- ler une morte. La Gerboise cherche dans l'armoire de Maman Lecœnir. Elle y trouve le voile de mariage de Clorinde, et l'étend sur le pauvre visage, après la toilette.

Le lendemain, quand Madame Pincengrain deman-

LES PINCENGRAIN 5 55

dera qui a fait la dernière toilette de sa mère, la voi- sine tout naturellement lui répondra : « C'est la Gerboise. »

DEUXIEME PARTIE

LE MARIAGE DE GODICHON

I

Véronique et Eliane reviennent de leur Paroisse. Les Vêpres sont dites. Elles trouvent leur mère assise sur une chaise de paille au milieu de leur unique chambre, entre les deux lits, ses mains sur ses genoux. Elles prennent une chaise de paille et s'asseoient de chaque côté de leur mère, assez loin d'elle. Véronique fait un travail de broderie très blanche pour Eliane. Eliane tri- cote des bas noirs pour Véronique.

Elles disent un mot toutes les demi-heures, toujours le même :

« Prisca va rentrer. »

Madame Pincen^rain se tait.

Leur caur ne peut contenir une forte émotion de joie, qui vient d€ cette intimité si heureuse^ inespérée et précaire. Trois larmes brûlantes disent un instant le mys- tère de leur union.

Mesdames Pincengrain se sont réunies à Paris. Madame Pincengrain ne travaille plus. Ses filles tra- vaillent.. Elles partent le matin, rentrent le soir, vont à la Grand'Messe et aux Vêpres le dimanche, trouvent

556 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

toujours, quand elles rentrent, leur mère assise sur la même chaise de paille, au milieu de la chambre, entre les deux lits, ses deux mains sur ses genoux. Il y a plus de cinq années que Madame Pincengrain n'est pas sortie de l'unique chambre.

Prisca est un peu différente de ses deux sœurs. Elle ressemble à la jeunesse de Madame Pincengrain. Elle est blonde, à face replète, très gaie, insouciante, naturelle, et presque éclatante comme une fleur des forêts ou un oiseau. Madame Pincengrain a un fiiible pour cette Prisca. Elle n'a pas besoin d'être si tendre envers Eliane et Véronique qui lui sont pareilles, silencieuses et tristes, fortes dans l'inconsolation comme son âge mûr et sa vieillesse, pour les aimer. Elle les voit toujours, et en elle-même. Elle regarde quelquefois Prisca pour se reposer. Prisca ne va pas aux Vêpres. Une vieille demoi- selle champenoise vient la chercher le dimanche soir. Elles se promènent dans les jardins de Paris.

II

Madame Pincengrain n'a jamais l'air de travailler. Quand ses filles rentrent, elle se repose. Mais le linge est repassé, le couvert mis, le repas préparé. Quand elle se repose, pourquoi a-t-elle choisi la place la moins conve- nable, le milieu de la chambre le froid vient de par- tout, et une chaise de paille ? N'y a-t-il pas au coin de~ la cheminée la bonne bergère capitonnée de maman Lecœur ? Le repos de Madame Pincengrain a toujours' l'air provisoire et inquiet. Elle penche la tête un peu en avant comme si elle allait se lever et prête l'oreille, pour'

Î,ES PINCENGRAIN 557

entendre venir de plus loin celui ou celle qui pourrait la déranger ou la délivrer.

Les][^voisins respectent cette vieille femme inconnue, si maigre, si pâle, au visage de squelette, qui leur appa- raît entre deux rideaux de lin soulevés comme des ailes d'ange. La blancheur du linge qu'elle entretient autour de son visage trouble la conscience de Paris.

Prisca traverse en étrangère le silence de sa mère et de ses sœurs. Elle se laisse vaincre rarement par l'atmos- phère triste et tranquille qu'elles ont créée. Elle couche dans le lit de sa mère. Véronique et Eliane partagent l'autre lit. Véronique a choisi comme devise « Tout droit». Eliane, quand on lui demande la sienne, dit : « Suivre Véronique ». Leurs actions, si elles sont iden- tiques, n'ont cependant pas la même valeur. Véronique aime l'ascétisme pour lui-même, ne connaît que des émotions morales, trouve sa joie dans la rigueur de la justice elle se tient. Eliane aime l'ascétisme pour Dieu, ne connaît que des émotions religieuses, trouve sa joie dans l'enthousiasme du grand amour chrétien. Véronique porte un air de la religion. Elle en adopte les rites et pratique les exercices de piété pour la distinction qu'ils confèrent, et parce qu'ils conviennent aux « honnêtes gens ». Mais elle ne demande pas son secours à Dieu, et ne trouve pas en lui la joie du cœur. Elle ne prie jamais. Elle aime d'abord et froidement le bien, et tout de suite après le bien, la couleur jaune et la maigreur.

Prisca n'est jamais entrée si avant dans la morale et la religion. Elle prend à l'une et à l'autre ce qui peut convenir à son rêve léger, à sa vie sans importance, à son mariage ridicule de demain. Le plus grand charme

558 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de Prisca est dans la façon dont elle parle de ses sœurs et de sa mère ; de sa mère qui porte une douleur inconsolable ; de Véronique plus intelligente qu'elles trois, plus instruite que femme ordinaire, et droite comme l'image de la Justice ; d'EIiane la plus pure, qui est sans péché, une bonne victime expiatoire.

Madame Pincengrain pense toujours à Monsieur Pin- cengrain. Elle n'en parle jamais, défend à ses filles d'en parler, ou bien elle en parle comme d'un mort. Elle se réjouit d'avoir l'apparence d'une morte, pour satisfaire à des perversions insoupçonnées. Elle recherche la propreté la plus excessive, observe un soin de son corps que ses filles ne lui connaissaient pas et qu'elles servent, comme on est impressionné devant la pierre d'un autel. S'il arrive à Madame Pincengrain de parler de Maman Lecœur, sa propre mère, clic dit que c'était « une belle petite femme ».

III

Prisca rentre en retard un soir. Ses sœurs s'inquiètent. Sa mère lui fait un reproche. Prisca se retourne vers leur tristesse avec un regard nouveau qui leur reste étranger, qu'elles prennent pour de la colère contre elles, parce qu'il est joyeux. Eliane n'a jamais rien désiré qui ne fût conforme au cœur de Véronique. Véronique n'a jamais dit non aux états d'âme parfois si sombres de sa mère. L'union de ces trois créatures moroses paraissait univer- selle et indissoluble. La joie de Prisca les fait souffrir, leur fait éprouver leur « différence » dans le monde, et presque les insulte.

LES PlîsCENGRAIX ' 559

« Il s'appelle Godichon, commence-t-ellc. Il est un peu plus jeune que moi. J'ai vieilli si vite entre vous trois. Il est plus petit que moi aussi. Il est comique, tout rose et blanc. La rondeur absolue de sa face est corrigée par une barbiche de bouc d'un blond fode. \'éronique ne l'aimera pas, parce qu'il est gros et n'aime pas le jaune.

De qui nous parles-tu ? » demande Madame Pin- cengrain qui ne l'avait pas écoutée.

« De mon fiancé. »

Prisca, qui aurait pu être une belle fille blonde, était devenue un peu maigre et pâle, à cause de la tristesse de ses sœurs et de sa mère. Elle eût pu être commune aussi dans son port, et, dans son âme, frivole ; mais une dis- crétion, un charme délicat la pénétrait toute, qui ne lui venait pas d'elle-même et se répandait sur ses actions ; il lui venait de l'atmosphère de ses réveils et de ses nuits, de la fermeté morale de Véronique, de la reli- gion d'Eliane, auxquelles elle participait. La grande douleur de sa mère aussi, dont elle se souvenait tou- jours, consacrait sa santé et sa joie, se reflétait sur les beautés vulgaires de son apparence, sur ses cheveux dorés, pour qu'elle devînt une épouse par trop inespérée et comme « le paradis » de Godichon.

IV

Le dimanche suivant. Mesdames Pincengrain sont installées à leurs places respectives. Prisca va et vient autour des statues. Elle s'assied en face de sa mère qui a couvert d'une dentelle noire sa tête, et boutonné autour

5^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de son cou un foulard amidonné, simple et éclatant de blancheur. Véronique et Eliane sont dans leur deuil coutumier. Elles n'ont pas regardé leur mère pour dis- poser tout de même leurs mains comme elle, sur leurs genoux. Prisca porte un corsage de satinette rose. Dans ses cheveux étincelle Tunique bijou qui reste aux Pin- cengrain.

Mesdames Pincengrain se taisent. Prisca essaie de les préparer à la visite de Godichon et de sa mère. Elle dépeint celle-ci fantastique d'inconvenance et de vul- garité, faite comme pour signifier ce qui peut leur déplaire le plus au monde.

Prisca reste bien au-dessous de la réalité dans les poétiques exagérations qu'elle imagine sur un être inconnu. Entre Madame God'chon. Elle habite la pro- vince. Son voile de veuve, lom d'elle flotte, quand elle marche, et les volants antiques de sa jupe de moire font un bruit de fougères sèches dans le vent d'automne. Il faut qu'elle donne de grands éclats de sa voix, qu'elle s'accompagne d'un geste encore plus surprenant, sans qu'elle ait rien à dire. Voilà qu'elle se lève pour donner la comédie de ce qu'elle raconte ? C'est le mouvement perpétuel, une machine parlante. Elle éclabousse de salive les visages, bouleverse de la main les meubles, les objets, les membres qu'on expose encore assez loin d'elle. N'ouvre-t-elle pas l'armoire de Madame Pincengrain, pour lui dire que celle de son fils est en désordre ? Elle soulève le jupon de Véronique pour affirmer que celui d'une Godichon est de soie, de la balayeuse au corselet.

Quand la Godichon est entrée, Prisca s'est avancée vers elle. Les trois Pincengrain se sont élevées pour se

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rasseoir sans broncher. Elles n'ont pas encore dit une parole que la Godichon les a renseignées sur toute sa vie.

Godichon est gêné par tout le train de sa mère, d'au- tant plus qu'il ne s'est jamais trouvé en face d'êtres plus différents d'elle. Il pense à la douceur, à la modestie de Prisca, au silence qui l'environne et l'accompagne tou- jours, pour s'humilier, humilier sa mère et toutes les femmes devant sa fiancée. Il cherchait le secret de l'exis- tence de Prisca et des fascinations qu'elle exerçait jus- que dans les profondeurs de son être et sur l'inconnu en lui. Voilà qu'elle se détache en le bas-relief le plus simple et sombre, orné de trois saintes nimbées, comme une Vierge au lis. Il est moins étonné par elle, à cause de celles qui l'accompagnent. Il s'émer\-eille surtout de la parenté qu'il pourrait avoir avec des femmes si pâles et tellement silencieuses dont l'une demain serait sa mère, et les deux autres ses sœurs. Prisca le reaiarde avec ten- dresse pour l'encourager à espérer, malgré le découra- gement que leur donne le geste excessif de sa mère. Il imagine à peine que ces femmes puissent l'aimer jamais, être familières un jour avec le petit corps si gauche et grotesque du fils de la Godichon. Il les voit lointaines et impénétrables, inaccessibles, attirantes comme la Paix ou la Mort.

« Je n'ai jamais approché, pense-t-il, que des êtres taciles et sans mj-stère, dont on sait le prix et qu'on peut connaître. J'ai tellement vécu déjà. Comme on doit se reposer parfaitement entre leurs bras immobiles, tandis que Prisca irait et viendrait autour de nous, pour me servir. »

5^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

V

Le soir. Madame Pincengrain quand on s'est tu longtemps, à cause de la fatigue que dispensent le bruit et la laideur, demande à sa fille ce qui peut lui plaire en Godichon.

« Il est plus petit que son frère, dit Prisca, plus laid, plus sot, moins aimé. Sa mère vient pour le marier; elle ne parle que de l'autre. Tout le temps qu'il ma conté parallèlement les avantages de son cadet et ses propres disgrâces, j'ai haï son frère, et quand il a pleuré pour le mépris qu'il allait soulever en moi, je l'ai aimé. Je l'aime pour tout ce dont Dieu l'a privé et aussi parce qu'il vous a déplu et qu'il en a souffert, pour toute la misère immense que peut porter au monde un petit être rose et blanc, comme Godichon, et surtout parce qu'il est digne déjà que vous l'aimiez un jour, plus tard, iquand il sera trop tard. »

Madame Pincengrain se tait.

Elle pense à une autre misère plus matérielle. Madame Godichon est peut-être fée plus riche que ridicule. Admirable est le traitement de son fils. Quand Madame Pincengrain s'en réjouit, elle ne songe pas à elle-même. Elle songe à Prisca et à ses deux filles les tristes qui seront peut-être gardées, par Godichon, de la faim.

VI

Le jour du mariage de Prisca est proche. Mesdames Pincengrain qui ne veulent pas donner en spectacle leur

LES PINCENGRAIN 5^3

pauvreté à Madame Godichon, Tentretiennent tout !e jour, les mains croisées sur leur poitrine, comme des femmes qui peuvent ne pas faire elles-mêmes leur vête- ment. Dès que Madame Godichon est partie le soir très tard, elles cherchent au fond d'une mansarde la robe de la mariée, pliée en quatre dans un drap très blanc. Elles retendent sur leurs genoux décharnés et y travaillent toutes les quatre. Elles cousent ainsi jusqu'au jour sans défaillance. Quand la huitième nuit s'achève et qu'il va fiilloirse parer pour l'accompagnement des noces, elles ressemblent à des fantômes qui préparent un linceul. Leurs mains maigres, humides et froides, transparentes comme des nuages, leur paraissent lourdes et impossibles à soulever.

Chacune se trouvera mal à son tour sur le chemin de l'église : Madame Pincengrain, Véronique, Eliane. Le cortège trois fois s'arrêtera pour les attendre revenir de la mort. Prisca elle-même pâlira au bras de Godichon, à l'heure de l'office, la plus solennelle.

VU

Godichon, qui faisait dans le monde la figure d'un jeune homme brutal et sacrifié, devient un mari heu- reux et entreprenant. Chez les Pincengrain, sans être incommodé par la tristesse des trois femmes, il prend l'attitude qui convient à son caractère et à ses expé- riences. Devant Véronique loyalement ilaffimie qu'il n'y a pas de bien dans le monde en dehors d'elle, devant Eliane, que le catholicisme est une erreur, si elle est une sainte. Toutes les deux rendent hommage à la

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sincérité de Godichon. Toutes les quatre l'ont converti bientôt à la seule religion qui les intéresse, celle du désintéressement. Une communion d'idées, en même •temps que le communisme le plus absolu sont réalisés •dans cette maison. Godichon dépose tout ce qu'il .gagne entre les mains scrupuleusement soignées de Madame Pincengrain. Comme il ne peut plus vivre sans elle, ni loin de \'éronique et d'Eliane, quand les indiscrétions de Prisca, insatiable amoureuse, ont lassé Je désir d'un homme que la vie déjà a lassé, il installe sa belle-famille dans un grand appartement qu'il parta- :gera. Leur salle à manger sera riche, austère et artis- tique, presque religieuse, gothique.

Godichon a repeuplé d'oiseaux très gais les cages de sa belle-mère, et fleuri les douze fenêtres de l'appartement. Madame Pincengrain se croit revenue dans la forêt de ■sa jeunesse. Elle se lève de bonne heure l'été, avant que Prisca ne s'éveille, pour parler avec son gendre intime- ment. Sont-ils seuls et le jour point-il derrière les fleurs ? Godichon lui fait confidence de ses plaisirs. Au détour d'une phrase comme d'un sentier ensoleillé, elle rencontre Pincengrain et salue avec regret ce fiancé ancien et nouveau qu'elle n'avait pas connu. Si Godi- chon s'égare dans une église et parle sur la religion, elle lui accorde tout ce qu'il veut, pourvu qu'il ne contrarie pas trop Eliane sur ce chapitre au déjeuner, et qu'il revienne bientôt à l'histoire de ses plaisirs, dont il s'abstiendra de faire mémoire au dîner devant Véro- nique.

LES PIXCEXGRAIN' 565

VIII

Un soir de dimanche, Eliane est assise seule auprès de sa mère. Madame Pincengrain trône dans un fauteuil de bois sculpté, monumental, comme au fond d'une chaire à baldaquin. Trois degrés la surélèvent. Eliane, pour une fois, n'ira pas aux \'épres. Elles disent à des intervalles réguliers toujours la même parole :

« Véronique va rentrer. »

Véronique revient d'un long voyage. Elle est fatiguée à mourir. Elle va tomber. Elle embrasse sa mère, sa sœur, et prend sa place en face d'Eliane, de l'autre côté de leur mère :

« J'arrive chez le curé du Monteil, après la messe. Il n'a pas voulu que père eût un enterrement chrétien. Je l'ai supplié. Il m'a rappelé toutes les fautes du mort qu'il appelait des crimes. Je lui ai dit que je les savais^ que j'étais sa fille, que nous en avions souffert, que nous lui avions pardonné, que l'Eglise fasse de même. Comme- je m'asseyais à ce moment un peu lasse, il se leva: « Et puis votre père a fait vendre mon presbytère aux enchères publiques. » Je me suis présentée à la mairie, pour réclamer le droit d'inhumer sur la com- mune. Le Conseil municipal était réuni dans la salle des Fêtes. Monsieur Bidon, ceint de son écharpe trico- lore à la place de père, m'a obligée à dire trois fois le- nom de Pincengrain, quand il m'avait reconnue.

Vers midi enfin, je prenais la route des Sorbiers,, pour rejoindre la maison était le corps. Ce voyage de toute une nuit, après quinze ans d'absence, m'avait paru

566 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

interminable : j'allais me retrouver en face de celui qui

m'aimait tant.

Comme il t'aimait ! » interrompt Madame Pincen- grain, qui descend de son fauteuil et prend une chaise pareille à celles de ses filles, pour se rapprocher de Véro- nique.

« Je marche longtemps. J'arrive au petit pont de pierre. Un bruit de pas presque nombreux vient au- devant de moi. Je lève les yeux. La bière sur la route s'avance, couverte d'un drap rouge, « la Libre-Pensée » entre les paysans. Elle est à deux pas de moi. Je pourrais la toucher de la main. On dirait qu'elle tremble sur les épaules des hommes. Elle va s'arrêter ? Elle passe, comme si je lui étais étrangère. Les paysans se découvrent devant moi. Je vais pour les suivre; miais la Gerboise est qui marche toute seule. Je m'appuie au parapet du pont. Des femmes que je ne connais pas, revêtues de longues mantes, soulèvent leur voile pour me voir. Quand elles sont au bout de la route, je me décide à avancer. Je ne pensais à personne qu'aux arbres qui dansaient loin de moi de chaque côté de moi et à la route interminable qui remuait sous mes deux pieds. Au cimetière, je n'ai jamais été si lasse de ma vie. La Gerboise m'a embrassée. Il y avait avec elle deux: enfants que je n'ai pas regardés, qui devaient être mes frères. Plus loin, j'ai rencontré sa fille Lucie. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander quelle était la physio- nomie de père, quand il est mort. « 11 était devenu très gros, m'a-t-elle dit, et il ne se lavait plus. » Alors Madame Pincengroin tressaillit dans sa chair et son cœur qui allait se briser ne se brisa pas.

LES PIXCENGRAIN 567

Les genoux des trois femmes se touchaient. Elles avaient reconnu le curé du Monteil, Monsieur Bidon le maire, la Gerboise, sa fille Lucie. Il n'y avait que cet homme, gros et malpropre, assis sur le banc de la Ger- boise, devant sa porte, au pied d'une vigne pourrie, le soir, qu'elles ne pouvaient pas reconnaître.

Comme leurs trois fronts se rapprochaient, Godichon entra. Il fit une pirouette et se saisit des mains de Véro- nique. Prisca et lui ignoraient la mort de « père ». Ses familiarités avec les membres précieux, soignés et tristes de Véronique, d'Eliane et de Madame Pincengrain parurent davantage ce soir une profanation. Godichon s'apeirçutde leur recul et rabattit ses expansions sur Prisca qui en fut heureuse.

Mesdames Pincengrain pèsent tous les mots qu'elles emploient. Elles disaient de leurs morts qu'ils étaient « partis » et de Monsieur Pincengrain qu'il était « mort ». Godichon remarqua ce soir-là qu'elles dirent du père pour la première fois : « Il est parti. »

IX

Le jour anniversaire des noces de Prisca, Madame Go- dichon vient annoncer aux Pincengrain le mariage de son fils cadet. Il épousera Marie. Mesdames Pincengrain se taisent devant ce nom. Le silence de Véronique et d'Eliane n'étonne pas Madame Godichon^ mais son fils aîné aurait-il appris l'indulgence envers son frère, le respect envers elle, une réserve sans exemple dans son passé, la politesse ?

568 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle rend toutes sortes de grâces à ses éducatrices, quand Prisca commence :

« Cette Marie n'aura-t-elle pas été la fiancée de vos deux fils ?

Une paysanne, dit Godichon, que le luron n'a pas voulue, que le distingué épouse.

Pourquoi l'épouse-t-il ? dit Prisca.

Parce qu'elle est blonde, parce qu'elle est sotte, ou parce qu'elle est dotée ? » interroge Godichon.

Sa mère se tait. Elle pense que son fils aîné a pris chez les Pincengrain un peu d'esprit et encore plus de méchanceté. Godichon continue :

« Il suffisait que les vingt mille francs de Marie ne sortissent pas de la famille. Je n'irai pas aux noces. Nous approuverions par notre présence un mariage intéressé, et je craindrais de retrouver dans la femme de mon frère ma fiancée d'autrefois. Question de déli- catesse ! »

Madame Godichon supplie. Godichon résiste. Sa mère trouve qu'on prend de la ténacité à vivre parmi des femmes silencieuses.

Madame Godichon est partie. Les Pincengrain et Godichon se sentent rapprochés parce qu'ils ont un sujet de conversation nouveau. Ils peuvent dire ensemble du mal de quelqu'un, du fiancé de Marie, et se moquer de Marie. Véronique fait mine de les retenir et pique des deux. Une ardeur joyeuse illumine le front des saintes, perce la haine. Ils n'épargneront même pas

LES PIN'CEXGRAIN 569

Madame Godichon. Madame Pincengrain attaque : elle dit, pour flatter Godichon, que « cette femme, sa mère », ne parle pas leur langue, qu'elle ne sait pas le sens du mot « désintéressement », qu'il faut l'excuser, que lui-même l'a si bien appris. Mais Godichon a décidé de livrer le premier sa mère au sarcasme. Mes- dames Pincengrain lui savent gré de cette générosité envers elles, du sacrifice qu'il leur fait de sa propre mère. Dans le mouvement de sa passion elles se sont levées pour l'entendre. Emu par la douceur amère de cette intimité de femmes, voilà qu'il leur conte deux ou trois anecdotes qu'il regrettera d'avoir dites, qui déshonorent son' frère, atteignent sa mère dans l'honneur, feront la consolation de ces dames Pincengrain, dès que Godichon lie sera pas là, ou ne leur sera plus préférable. Elles pourront parler alors d'autre chose de plus profond que de la malpropreté du corps de Madame Godichon, qui est un sujet qu'elles ont épuisé. Elles ne voient pas encore que Godichon est malpropre comme sa mère. Elles s'apercevront bientôt que ces deux ou trois contes sont préjudiciables à son âme.

XI

Godichon ni Prisca n'iront pas aux noces de leur frère. Eliane seule, qui est innocente de tout, y repré- sentera les Pincengrain.

Madame Godichon avait parlé d'un cavalier qu'elle lui donnerait, Godeau, le modèle des parfaits et de belle condition. Elle disait chez les Pincengrain que Godeau était fait pour Eliane, chez les Godeau qu'Eliane était

37

570 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

faite pour Godeau. Elle appelait Eliane « mon tout » chez les Godeau, et Godeau « mon tout » chez les Pin- cengrain. A l'heure Eliane s'en vient de la gare, escortée des Godichon pour assister aux noces de Marie, tous les Godeau sont sur le pas de leur porte, excepté Godeau. Il se tient derrière ses persiennes fermées, entre deux livres ouverts, l'un de philosophie, l'autre de reli- gion, pour voir à travers les défauts du bois de la jalousie, passer une Parisienne qui pourrait bien devenir sa femme. Il lui reconnaît la chevelure d'or d'Aphrodite, mais les pieds un peu lourds d'une chrétienne.

XII

Quand Eliane sera revenue chez elle un soir, dans le lit de Véronique elle lui contera ses impressions. Elle ne lui dit pas que Monsieur Godeau lui plaît, mais : « Si tu savais comme Monsieur Godeau te plairait. Il est grand, très mince, presque maigre. On voit les os de son visage. Il aime le jaune. Il a aimé la religion. Il fait le bien. Je me sens toute changée à cause de lui. Je ne vois plus les choses comme je les voyais, quand je ne le connaissais pas encore. Il parle de Dieu auquel il ne croit plus avec une ferveur qui a redoublé ma foi. Mais je suis surtout heureuse pour l'enthousiasme que te donnera Monsieur Godeau. Il expose dans sa chambre un crucifix, dont il compte les plaies devant vous. Il en dépeint la face, le corps, comme s'il les vovait vraiment palpiter. On pleure en l'écoutant. On croit que c'est Monsieur Godeau qu'on regarde souffrir sur la croix, tant il est ému. Tu deviendras pieuse à le

LES PIKCENGRAIN 57^

connaître. Un soir au crépuscule, avec ses sœurs, il m'a conduite sur une montagne déserte, couverte d'ajoncs secs et de bruyères, il nous a fait danser. Je n'avais jamais dansé ; et puis il nous a fait agenouiller vers le soleil disparu, pour dire notre « Pater ». Toujours il m'entraînait en .avant, et les autres semblaient nous faire escorte. Personne ne l'inté- ressait plus que moi, et il semblait n'être occupé que de lui-même. Il parlait du soleil comme de son cousin. Jamais je n'avais regardé le soleil, avant d'avoir vu Monsieur Godeau. Je m'attendris chaque soir maintenant quand le soleil s'en va. Mais Monsieur Go- deau donne surtout le goût de voir une lumière plus divine, qui pourrait être en lui, que je veux chercher en Dieu. »

XIII

Le lendemain, Godeau fit son entrée chez les Pincen- grain. On le présenta d'abord à Véronique, comme à la plus instruite et au plus parfait modèle de l'idéal triste de la maison. Il accourait au-devant d'elle, l'âme tra- vaillée de pressentiments infinis. Elle le voyait venir de l'éternité comme le soleil se lève au pied d'une colline qui porte une pauvre vigne et veut voir mûrir son fruit.

Tout le monde se fit leur complice, et la mère de Véronique et la mère de Godeau. Ils étaient faits pour se comprendre, répétait Madame Godichon. On les rapprocha, en attendant le dîner; on isola leurs deux couverts à table. Ils eurent une conversation immédiate, intime et continuelle, oublièrent leur entourage, et avant

572 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le dessert parlaient d'enthousiasme, se montraient les images de leurs saints.

Godeau, entrant chez les Pincengrain, avait regardé Godichon, comme un qu'il avait connu pitoyable dans leur petite ville natale et méprisé, de ce regard que l'instruit, le distingué, le riche peut jeter sur l'igno- rance, la grossièreté et le plus pauvre du monde. Il l'avait aussitôt, par son attitude, dominé dans son propre esprit et dans l'esprit des quatre dames Pincengrain.

Tout le temps que Véronique lui parlait, une nos- talgie de l'âme d'Eliane travaillait Godeau. Il se sentait redevenir chrétien pour se rapprocher de la jeunesse. Véronique était une vierge par trop rassise déjà. La pointe maladroite que Godichon dirigea contre le chris- tianisme, acheva la conversion de Godeau.

Godichon n'avait pas d'autre vocabulaire que celui qu'il empruntait à son journal anticlérical. Il était heureux ue pouvoir parler abondamment de quel- que chose pour tuer le temps, et avec une compétence apparente devant Godeau. Le christianisme l'intéressait moins que la discussion et Godeau l'exaspérait plus que le christianisme.

XJV

Godeau, ramené au christianisme, par le concours d'Eliane charmante, de Véronique ennuyeuse et de Godi- chon exaspéré, veut retrouver le .secret de « l'Admi- rable » pour les prosterner tous les trois devant lui- même. Il imagine des ascétismes nouveaux et leur donne en lui le spectacle de la perfection.

Eliane qui avait rêvé d'être aimée de Godeau, et qui

LES PINCENGRAIN 573

l'aime plus que tout au monde sans le savoir, fait tout ce qu'il faut constamment davantage, pour lui être le plus séduisante. Elle commence par se souvenir de Dieu et paraître oublier Godeau, ce qui est la perfection. Elle trouve Dieu en Godeau. Godeau trouve Dieu en elle. Ils sont ravis l'un dans l'autre, quand ils paraissent l'un de l'autre se détourner.

Véronique, qui n'avait su garder rien de sensible dans la conception de sa justice, est désemparée, quand il lui arrive d'aimer Godeau et d'être contrainte à réaliser la perfection pour lui devenir aimable. On ne peut aimer Godeau et rester parfaite. Véronique ne connaît pas le subterfuge de l'amour de Dieu, pour échapper au dilemne.

Eliane et Godeau parlent de Béthanie, et Godeau, comme à une Madeleine inconvertie, prêche à Véronique que Dieu vaut mieux que Godeau. Il essaie de le prou- ver. Véronique ne voit que Godeau. Le sentiment de sa propre imperfection devant la perfection de Godeau fait qu'elle cherche une place près de ses pieds.

Bientôt, elle est humiliée devant Godichon lui-même, par l'excès de sa passion pour Godeau. Elle soutenait à Godichon que le bien existe dans le monde ; il ne vou- lait le reconnaître qu'en elle ; voilà qu'elle ne peut plus soutenir le bien dans le seul refuge qu'il s'était gardé sur la terre. La conscience de cette obligation morale et d'orgueil qu'elle a contractée en face de Godichon la retient dans un devoir qu'elle ne se connaît plus. La peur même de voir Godeau s'éloigner d'elle lui donne l'héroïsme honteux de paraître mystique, alors qu'elle ne peut l'être, ou de la première hypocrisie.

5^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

XV

Prisca, qui avait eu jusqu'à ce jour le plus de joie parmi les siens, paraissait diriger ses sœurs et sa mère. On ne sait pourquoi Véronique s'est élevée maintenant au-dessus d'elle dans sa force. Elle commande aux batte- ments des quatre coeurs.

Madame Pincengrain appelle Godeau « mon fils ». Véronique et Eliane l'appellent « mon frère ». On lui donne la place d'honneur. Godichon cire ses souliers et va lui porter un parapluie au bout du monde, s'il vient à pleuvoir et qu'on sache Godeau en apostolat.

Godichon voit moins la perfection de Véronique. Celle de Godeau l'éblouit. Il voit Godeau entre Véronique et Eliane, comme le soleil resplendit dans le désert entre deux palmiers.

Godichon troublé dans ses admirations devient malade. Il a souvent la fièvre. On l'humilie. Madame Pincen- grain le suit sans cesse avec un linge pour essuyer la trace de ses pieds sur le plancher et l'endroit de la table ses doigts ont passé. On lui dit devant Godeau qu'il est malpropre ; sa femme soulève les épaules, en le regardant, si parle Godeau. Si Godeau préfère un mets qui empoisonne Godichon, on empoisonne Godichon pour plaire à Godeau.

Godeau s'assied dans l'unique fauteuil à baldaquin ; ces dames ont pris les trois chaises sculptées ; Godichon cherche le tabouret.

Godichon ne discute plus le christianisme. Il en accepte la puissance mystérieuse. Il lui reconnaît une

LES PINCENGRAIN 575

autorité douce, persuasive, il ne sait pas ? irrésistible, qui le prépare délicieusement à la mort. Il parle de « la Grâce » comme théologien. Lui, le petit nain trapu qui avait désiré de voir le géant le plus terrible de la terre, pour le défier et qu'on ne pût contester son courage ni sa force au moins, si on lui refusait l'intelligence et le charme, voilà qu'il rencontre un éphèbe pâle et sans muscles, qui d'avance l'a réduit.

XVI

Ce, soir cependant, Godichon paraît souffrir de sa défaite. Godeau lui a dit un mot trop dur. Véronique ni Eliane ne l'ont pas regardé avec leur pitié habituelle. Parce qu'il a soulevé un peu trop haut vers ses lèvres le pied de Prisca, pour le baiser. Madame Pincengrain l'a menacé d'emmener ses filles et de se retirer de lui.

Godichon se met à parler très vite entre les trois femmes assises et devant Godeau, pontife étonné. 11 expose un doute particulier, violent et subit qu'il éprouve. Godeau s'emporte, rétorque, objecte à son tour, convainc ces dames. Godichon se rabat sur l'esprit du christianisme il découvre la haine de la vie. Il pa^le de l'hypocrisie de tous les chrétiens. Alors, Godeau veut se croire blessé. Il se lève. Il gagne la porte. Ces dames Pincengrain le poursuivent. Eliane a pris une basque de son habit. Prisca s'agenouille. Véronique l'accompagne jusque dans la rue, tandis que Madame Mère a fixé sur Godichon le regard le plus dur qu'elle eut jamais, immobile, sans parole, ses bras en croix.

576 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

XVII

Le dimanche suivant, Godeau a voulu prendre le- tabouret, humble aux pieds de Godichon qui est assis pour une fois dans l'unique fauteuil à baldaquin.

Ces dames les ont isolés solennellement tous les deux. Elles causent dans un coin de la grande salle autour de « la vieille demoiselle champenoise ^). La vieille demoi- selle est triste parceque Godichon, qui se moquait toujours d'elle, ne s'en moque plus. Ces dames commencent à dire qu'il est devenu plus docile, qu'il a beaucoup gagne- en leur compagnie et surtout en celle de Monsieur Godeau, qu'il ne profère plus de mots grossiers er qu'elles peuvent lui laver le corps chaque matin, qu'il est sur le point de prier.

La tête de Godichon repose blanche, tel un masque- de plâtre, sur un coussinet rouge sang en auréole de martyr. Elle s'incline sur son bras. Godeau continue le sermon. Prisca se lève. Godichon est mort.

TROISIEME PARTIE

L'APOTHÉOSE DE GODEAU

I

Godeau conduisit le deuil de Godichon. Tout le monde vit la couronne de roses naturelles démesurée- qu'il lui fit faire. Véronique répéta une fois de trop que

LES PINCENGRAIN 577

cette couronne était la plus belle. Prisca en conçut de l'impatience. Au repas des funérailles, Godeau prononça, l'éloge de Godichon.

Mesdames Pincengrain qui comptaient sur le traite- ment de Godichon pour vivre, parlèrent, comme elles savaient, du désintéressement devant sa mère. Leur ton absolu devenait irrésistible, donnait la fièvre et le goût. de les imiter jusqu'à l'hallucination. Madame Godichon crut faire un beau geste, en leur abandonnant tout ce que lui laissait son fils. Elle invita son fils cadet à se conduire comme elle. Avant tout, les Pincengrain se souciaient de n'être les obligées de personne. Elles ne se souvinrent plus le lendemain que de la malpropreté de la Godichon et de trois anecdotes, qui la convainquaient^ elle et son fils, d'indélicatesse.

Madame Pincengrain, avec l'argent de la Godichon, fit faire un grand portrait de Godichon en pied et dit que sa mère le pleurait moins- qu'elle.

II

Un jour, Eliane vint vers sa mère et lui dit : « Je veux être religieuse. »

Sa mère pensa : « En voici une qui ne mourra pas de faim. »

Elle lui répondit : « Choisis plutôt un ordre cloî- tré. On ne voit pas clair avec ces cornettes. Je ne serais pas tranquille. Tu te ferais écraser par une auto. »

Eliane, la nuit prochaine, dit à sa sœur Véronique^ dans leur lit :

57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Je veux être religieuse. Mère m'a permis. Je par- tirai, si tu le permets toi-même. »

Véronique sentit son cœur battre affreusement. Elle pensait :

« Enfin,, je vais être seule avec Monsieur Godeau. » Eliane était toujours entre eux et Godeau la préférait pour sa perfection et sa jeunesse.

Véronique répondit à Eliane : « Il ne m'est pas loisible d'entraver une vocation. »

Eliane crut que sa sœur inconsolable pleurait, et pleura toute seule.

Prisca eut une pensée de vanité, à la nouvelle de cette résolution d'Eliane : « Pouvoir parler à ses amants de sa sœur Eliane qui est entrée en religion. »

Godeau éprouva un sentiment d'orgueil. Il comprit que cette jeune fille allait sacrifier, pour lui prouver qu'il avait été à ce point persuasif et séduisant dans le spirituel, toutes les joies inestimables, matérielles, auxquelles il se proposait bien de revenir lui-même, sans tarder.

III

Madame Pincengrain seule vit avec un peu de colère Monsieur Godeau se pervertir. « Puisqu'il en épou- serait quelqu'une, il aurait pu choisir Eliane... Il en avait fait l'épouse de Dieu, c'était toujours cela. »

Madame Pincengrain restait surtout déçue, parce qu'elle avait cru longtemps trouver en Godeau quel- qu'un qui fût parfait. Elle sentait bien que, depuis l'avè- nement de Godichon, son âme s'était dégradée, que

LES PINCEXGRAIN 579

Godeau l'avait relevée. Sans doute elle se disait qu'ils avaient épuisé, elle et Godeau, tous les thèmes de la religion et de la morale, dans leurs interminables cause- ries. Il lui parlerait maintenant de ses plaisirs. Elle y trouverait de l'imprévu, après ceux de Godichon. Mais aux lumières anciennes de Godeau, elle se reprochait cette perversité possible.

Prisca fronçait le sourcil devant l'apostat et profitait du mauvais exemple.

Véronique songeait : « Ses péchés ne vont-ils pas le rapprocher de moi, si sa perfection l'en éloignait. Il va me croire trop triste. Je vais faire entrer l'excentrique dans ma discrétion. Il sera séduit. »

Eliane priait pour Godeau.

IV

Madame Pincengrain ne croit plus au désintéresse- ment de personne. Elle se remémore avec amertume tous les repas que Godeau a pris chez Godichon. Elle se rappelle qu'il montait quatre étages chaque matin pour lui soutirer un bol de lait.

Madame Pincengrain ne veut plus croire au désinté- ressement de personne. Quand Godeau prend des confi- tures, elle enlève le fromage. Il n'y avait que Godichon pour être désintéressé. Godeau a trop d'esprit pour l'avoir été jamais.

Le jour Eliane devait entrer au couvent arriva. Godeau était debout près de la porte de l'appartement. Madame Pincengrain prenait son bras. Prisca et Véronique suivaient Eliane dont on avait lavé les cheveux. Cette

580 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

chevelure d'un bel or allait retenir un instant le regard de tout le monde, avant de se dérober pour jamais sous le voile.

Eliane s'arrêta :

« J'ai oublié quelque chose. »

Elle disparut dans l'appartement. C'était la dernière fois qu'elle s'y trouvait. Elle allait faire ses adieux sans doute à chaque meuble, à chaque petit coin qu'elle avait aimé. Elle ne regarda rien. Elle avait oublié de garnir la lampe. Depuis l'âge de dix ans, elle s'acquittait quoti- diennement de cette besogne. Quand on reviendrait le soir, qu'elle ne serait plus là, et qu'on parlerait d'elle, ses deux sœurs, sa mère et Monsieur Godeau, il ne fal- lait pas qu'elle eût oublié de garnir la lampe qui éclai- rerait les siens.

Comme c'était Godeau qui payait la voiture, Madame Pincengrain demanda à ce qu'on allât visiter le Louvre et le Panthéon. « Eliane jamais plus ne les verrait. » Eliane se demandait comment cette femme, sa mère, avait le courage de lever la tête pour admirer des demoi- selles peintes qui dansaient sur les murs d'un Temple autour de Godeau, quand elle conduisait sa propre fille sous le ciseau du prêtre. Eliane voyait les plaies de Dieu qu'elle panserait toute sa vie, et rien d'autre.

Véronique et Prisca s'étonnaient douloureusement aussi des curiosités incompréhensibles de leur mère qu'elles ne pouvaient partager. Le masque de Madame Pincengrain se faisait plus dur. Elle pensait que le taxi- mètre marchait, que Godeau lui remboursait un peu ses dîners.

LES PINCENGRAIN S^''^

Quand Eliane eut dit adieu à tout le monde qui l'ac- compagnait, à sa mère et à Godeau, la porte du cou- vent se referma sur elle. Elle la fit rouvrir.

Elle courait derrière Véronique. Elle lui remit son parapluie et les gants qu'elle portait.

« Tu les utiliseras », dit-elle.

Cette démarche fait énigme.

Eliane, dans le jardin de la communauté rencontra la Mère Prieure, qui lui dit : « Comme vous frappiez à la porte du noviciat, un homme mort qu'on nous appor- tait entrait par la porte de l'hôpital. C'est la bienvenue que Dieu vous souhaite. Venez laver le corps de l'inconnu. »

Eliane crut ensevelir le corps de Godeau.

V

Une vieille dame riche, malade et sourde eut besoin d'une garde. Véronique s'offrit à la soigner. Elle s'y rendait pour « passer la nuit » en robe de tulle noir, ses cheveux bruns lissés sur ses tempes étroites, un œil- let rouge sanglant près du cœur.

Godeau devait venir la rejoindre un de ces soirs dans l'antichambre de la vieille femme qui se mourait. Un fauteuil de paille et une chaise faisaient tout l'ameu- blement de cette pièce aux murs nus et blancs, très hauts.

Véronique s'assit dans le fauteuil, ses pieds en croix, ses mains en croix.

Godeau imaginait le ventre de Véronique, gros comme un œuf d'autruche.

582 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Corps de femme jamais n'avait été plus aride, plus brûlant, plus desséché par le Désir, plus désertique. Les yeux de Véronique avaient mangé toute sa face pour mieux voirGodeau.

Longtemps Godeau calcula le mouvement qu'il aurait à faire, pour que sa tête reposât sur l'épaule de Véronique ou sur ses genoux sans s'être brisée. Il en étudia la trajectoire, compta jusqu'à dix.

La veilleuse tremblait. Véronique se demanda par quel miracle la tête d'un homme s'appuyait à l'épaule de la Maigreur et de l'Honnêteté. Il est vrai que c'était la tête de Godeau.

Elle la regardait sans l'oser toucher, et puis elle se mit à la repousser avec des caresses. Godeau ajouta à la répulsion de Véronique plus de sens qu'à ses caresses qui étaient si dures. Il se redressa.

Véronique dit, qui n'attribuait de sens qu'à ses caresses :

« Oh ! Monsieur Godeau. Quelle honte ! Vous allez me croire pareille à elles toutes. »

Cérémonieux et froissé, Godeau proclama qu'elle ne l'aimait point.

Véronique dit : « J'ai encore ma mère. »

On entendit la vieille femme, qui se mourait, se retourner.

VI

Deux mois plus tard. Madame Pincengrain allait mourir. Godeau se trouvait auprès de l'alcôve de son agonie. Véronique lui parlait des persécutions dont elle

LES PINCENGRAIN 585

était l'objet de la part de sa mère et de sa sœur, à cause de lui. Godeau expliqua :

« Elles sont jalouses de moi, parce que vous m'ai- mez trop. Si je prends des confitures, elles enlèvent le fromage ».

A ce moment, madame Pincengrain appela Godeau :

« On ne sait pas toujours bien agir, monsieur Go- deau. Godichon en est mort. La vie est difficile. Mon père, un vieux soldat de Napoléon, avait coutume de dire qu'il y faut souvent changer son fusil d'épaule. Je vous demande pardon, monsieur Godeau ; j'ai manqué d'égards envers vous et de bonté ces derniers mois, aux desserts. Tout le fruit de la douceur universelle que j'eus pour vous, durant trois années, est perdu. Vous ne vous souviendrez jamais que du mal que je vous ai fait ; et comme j'étais devenue méchante ! Ah ! si vous aviez connu mes jours de grande douleur, comme j'étais digne ! Je ne sais pas si j'ai cru à Dieu jamais. Bien peu des dévots mêmes y croient. Mais durant trois années j'ai cru en vous et que vous m'éleviez au-dessus de Godichon. Si vous n'êtes pas fidèle, il n'est pas possible qu'un autre le soit. Véronique va être seule au monde, monsieur Godeau, et vous êtes bien seul... »

Une quinte de toux, un évanouissement interrom- pirent les conclusions. Godeau essaya d'échapper aux inviolables promesses qu'on peut faire à l'oreille d'une mourante.

VII

Véronique causait avec Godeau.

« Véronique ! » appelle sa mère.

584 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE

Véronique causait avec Godeau. Il y avait iiuit jours qu'elle désirait sa venue. Celle qui n'a jamais dit « non » à sa mère, ne répond pas, quand elle l'appelle, à l'heure de kl mort.

« Véronique ! » appelle une autre fois sa mère. Véronique causait avec Godeau. Il allait peut-être lui

dire à cette minute le mot qu'elle attendait depuis trois années. Godeau la presse d'aller vers sa mère. Elle le regarde toujours.

« Véronique ! » appelle une dernière fois madame Pincengrain épuisée.

Véronique se souvient que sa mère se meurt. Elle prend le soin de s'excuser auprès de monsieur Godeau, avant de courir vers le lit.

« Va, va causer avec Godeau, lui dit sa mère. II est trop tard. Sache que tu m'as fait mourir d'impa- tience et d'indignation, que tu es la pire des filles. Godeau, Godeau,... toujours Godeau...»

Les yeux de Madame Pincengrain fixaient sur Véro- nique un regard terrible. Prisca essaiera toute la nuit de les fermer.

VIII

Godeau arrive chez Véronique. Elle se tient auprès -de sa fenêtre depuis un an, pour le voir revenir.

« Que Prisca est blonde ! pense-t-elle, depuis que mère est morte. Nous sommes grandes comme des anges, aussi grande l'une que l'autre. Il n'y a pas un ange noir plus noir que moi. Je crois que Prisca est la maîtresse d'un homme riche qui était le maitre de Godichon et que Godichon haïssait... Bonjour, monsieur Godeau ».

LES PIXCEN'GRAIN 585

« Je viens de rencontrer Prisca au bras du vieux monsieur Prud'homme », dit Godeau. « Une veuve inconsolable, qui méprisait avant la mort de son mari toute préoccupation d'intérêt dans le mariage, peut bien sans déroger accepter pour amant ce vieillard mort- doré. Il suffit d'être logique avec soi-même. »

« J'avais peur de Godichon », dit Véronique. « Je lui avais si souvent affirmé que le bien existe sur la terre. Je me devais de lejui laisser croire jusqu'à la fin. J'ai eu peur d'Eliane ensuite. Elle me rendait mon image, quand je ne me souvenais plus de moi déjà ni de la justice. Elle m'obligeait à un respect nouveau de moi- même, quand je la regardais. Et puis, j'ai eu peur de mère, jusqu'à l'avoir désespérée et que légère me fut sa malédiction. J'ai eu peur de Prisca enfin, pour le mau- vais exemple que je lui aurais donné... »

« Godichon n'est plus, dit Godeau. Eliane est sau- vée. Votre mère est morte. Prisca est perdue... »

Véronique cherche dans son porte-monnaie une lettre de Godeau qui lui paraît excitante. Elle trouve la lettre de petit Robert : « Ce matin, j'ai fourbi le sabre de papa Lecœur, pour tuer la Gerboise, quand je serai grand. »

« Il me semble », traduit \'éronique, « que père m'entraîne vers lui, que je vais retrouver l'indulgence qui lui convient, à lui ressembler. Il m'aimait tant. Je relève les péchés de Pincengrain, en les accordant à la beauté et à l'esprit de Godeau. »

Godeau s'écrie : « Il n'y a plus personne entre toi et moi. »

« Il y a encore le Dieu de Godeau », dit Véro-

38

586 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nique. « Je n'ai jamais cm tout à fait qu'au Dieu de Godeau. »

« Godeau, dit Godeau, ne pouvait que faire sem- blant de croire à Dieu, pour distraire un moment de ses solitudes. Dieu est le plus parfait jouet d'un homme d'esprit, qui le prend et le laisse, quand il veut. »

« Jusqu'à ce qu'il en ait pris lui-même la place », dit Véronique.

FIN

«

MARCEL JOUHAKDEAU

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

LA SYMPHONIE PASTORALE

Nous n'avons jusqu'ici parlé qu'avec la plus grande reserve des ouvrages que nos lecteurs connaissaient pour en avoir eu la primeur dans la revue. En particulier, aucun livre d'André Gide n'a été l'objet de la moindre note. Cette dis- crétion nous continuerons à l'observer dans son esprit ; mais, comme elle n'avait rien d'une consigne littérale, il n'y a aucun Heu de lui laisser l'apparence de lettre et de con- sione. Depuis que la Nouvelle Revue Fraiiçiuse a repris sa publication, les rapports de ses collaborateurs ont été plutôt de discussion que de congraculation. L'expérience, la raison et le bon goût nous montrent un moyen de vie et de santé supérieur aux échanges de séné et de casse. Les livres <l'André Gide, qui sont des livres d'intelligence, de réflexion et de critique sollicitent l'intelligence, la réflexion, la cri- tique, parfois avec eux, parfois contre eux, y trouvent leur milieu et leur prolongement naturels. Il semble même que l'auteur s'efforce aujourd'hui d'y tenir le moins de place pos- sible, afin d'en laisser davantage s'éveille, s'exerce et s'étende sur ses thèmes l'esprit du lecteur. Et cela ne s'en- tend ni des Nourriiures Terrestres ni de Paliides développés dans le mouvement inverse et d'oii Gide est revenu, depuis Vîinmordiste, par une grande courbe. Mais la Porte Etroite

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donnait beaucoup à cette spontanéité du lecteur ou du cri- tique, et il semble que la Symphonie Pastorale, s'accordant ici avec son titre musical, lui abandonne davantage encore. On voudra bien trouver naturel que je réponde ici à cet appel d'air.

Peut-être regrettcrais-je que la mariée soit trop belle et que l'auteur me fasse le cliamp trop large. 11 a indiqué tout l'es- sentiel de son sujet, et c'est à nous de faire refleurir ses roses de Jéricho. iMais ce sujet était si beau et si riche, il prêtait à tant de variations et de suggestions qu'on voudrait que l'auteur se fût pris pour lui de plus de passion encore, et qu'il l'eût traité en vraie svmphonie plutôt qu'en sonate. 11 dépasse par trop le cadre de cette musique de chambre à laquelle Gide s'est tant plu avec le Retour de l'Eufaut Prodigue, la Porte Etroite et Isabelle. Peut-être abandonncrai-je tout à l'heure ce point de vue, mais ce ne sera pas sans en avoir tiré ce qu'il contient de juste.

Quand je dis que ce sujet est très beau, quand à la réflexion j'ajoute que c'est peut-être le plus beau qui soit, je pense à ce titre d'un livre de Descartes : Du Monde ou de la Lumière. Pour une intelligence l'idée du monde se confond avec l'idée de la lumière, connaître c'est voir ; et l'allégorie de la caverne dans la République est à peine une allégorie, et bien plutôt la transposition exacte à la lumière intellectuelle de ce qui concerne sa sœur aînée ou bien jumelle, la lumière physique. Cela a donné naturellement une des plus belles pages des littératures humaines. Platon aurait fait évidem- ment un grand livre en développant l'aventure d'un de ces prisonniers ; et ce livre après tout nous l'avons et il est formé par l'ensemble des dialogues, lutte de la lumière et des ténèbres, histoire des yeux qui s'ouvrent, ou qu'ouvre le pasteur-type, Socrate.

Mais pour les yeux de l'âme comme pour les yeux du corps la lumière existe en fonction de l'ombre, en fonctioa

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 589

•des ténèbres. Le héros de la lumière dans le monde de la pein- ture c'est Rembrandt. Et dans les dialogues platoniciens, la lumière intellectuelle diffère tellement de cette lumière d'atelier répandue chez Aristote, Descartes ou Spinoza, elle subit autant de contacts avec l'ombre que dans Rem- brandt et donne des modelés aussi vivants, l'ignorance, l'in- terrogation, l'ironie socratique constituent la part de ces ténèbres nécessaires.

Un philosophe, un peintre, un poète peuvent connaître à des titres différents que la lumière est chose vivante et qu'il n'y a pas solution de continuité entre la lumière extérieure qui frappe la rétine et la lumière intérieure qui s'exprime par le regard. Dans quelle mesure l'une est fonction de l'autre, la psvchologie l'a expliqué en analysant l'atlas visuel et l'atlas tactile (le mot heureux de Taine peut être conservé). Mais ces théories ont contracté une vie vraiment dramatique, depuis le wiii^ siècle, dans l'observation des aveugles-nés auxquels une opération donnait, à l'âge adulte, l'usage delà vue. Diderot ne manqua pas de ressentir l'intérêt prodigieux de cette découverte et d'en exploiter avec profondeur toutes les suggestions dans la Leilre sur les Aveugles qui le fil mettre à \^incennes. Trente ou quarante ans plus tard, écri- vant des commentaires à cette lettre, il y esquissait la touchante et belle histoire de mademoiselle de Salignac, qui semble annoncer déjà Gertrude, et à laquelle l'auteur de Jacques le Fataliste et du Neveu de Rameau eût été capable, s'il s'y fut arrêté, de donner une vie magnifique.

11 est singulier que (sauf les Emmurés de M. Lucien Des- cave et un ou deux autres livres) le roman n'ait jamais touché à ce sujet profond et riche. Un aveugle-né daiis une famille, dans une histoire, y fait un peu la figure de l'Ingénu ou de de Micromégas dans un roman de Voltaire (et c'est pourquoi la Lettre sur les Aveugles devient si vite, sous la plume de Diderot, de la littérature

590 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

critique et qui, comme disait Flaubert, sape les bases). L'aveugle-né a ses sens, son monde, sa raison à lui. Il donne l'impression du différent, est enveloppé en même temps, d'une pitié attentive et d'une bienveillance sacrée. 1! apporte par sa présence aux plus obtus une leçon de relativisme. Il permet et propage une existence plus consciente, plus curieuse, plus tragique. Si c'est une femme, elle étend encore ce domaine en fragilité, en sensibilité, en délicatesse. Dans cette funille ou ce milieu, deux mondes sont en contact comme dans un pays frontière et bilingue, une Alsace ou une Suisse. On ne peut manquer d'y faire des versions et des expériences curieuses, d'v avancer dans la connaissance d'aa- trui et de soi-même.

La Symphonie Pastorale est en somme le troisième lixre d'analyse serrée, raisonnable, sans fantaisie lyrique, qu'ait écrit André Gide ; les deux premiers étaient VlniinaraUsle et la Porte Etroite. Tous trois paraissent construits sur un cer- tain modèle commun. C'est l'histoire d'un caractère lancé dans la vie, et retourné par des forces intérieures qu'il por- tait en lui et qu'il ignorait, l'histoirs d'une guérison qui devient elle-même une maladie, ou plutôt la transposition des idées de maladie et de guérison dans un monde ces deux termes cessent de comporter une raison et il n'y a plus que des états cliniques : reuvre d'un esprit qui ne qua- lifie point et qui seulement expose. Le Michel de Vliuniora- liste, malade physiquement, est guéri par le dévouement de sa femme, et cette guérison prend elle-même la figure d'une maladie puisque Michel y perd la pitié, l'amour, s'attache comme à un absolu à cette vie personnelle, égoïste qu'il allait perdant et qu'il a retrouvée avec une joie de pasteur devant sa brebis perdue. Alissa s'est efforcée d'entrer par la porte étroite, elle a sacrifié sa vie à la vie éternelle et il paraît

REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 59 1

bien que le rétrécissement continu de la voie qu'elle suit vers cette porte stricte soit simplement l'affaiblissement et la perte de la vie vraie. Dans Michel l'instinct vital s'accroît et emporte tout ; dans Alissa il décroît et manque à tout. Est- il la seule vérité ? Doit-il s'appeler le mensonge vital ? L'au- teur refuse de répondre, plutôt il est placé et il nous place à un point le même texte la vie peut se lire indifféremment dans les deux langues.

Alissa s'est engagée Ters la porte étroite parce qu'un fiancé sans énergie l'y laisse tristement aller, et qu'il ajoute à celle d'Alissa, pour l'accélérer, sa propre démission de la vie. Le récit, vu d'un certain biais, est construit sur cette parole de l'Evangile quCj si un aveugle oonduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. Le terme d'aveugle n'appartient d'ailleurs qu'à l'un des deux langages critiques en lesquels on peut traduire le livre. Et, pour peu que nous en eussions envie, les dernières pages, le ménage de Juliette, pourraient nous incliner à croire (qu'à Jérôme et à Alissa est échue la meilleure part.

On voit dès lors le rapport qui unit le thème de la Sym- phonie à celui de la Parle Elroilc. C'est un peu artificiellement que je viens de rappeler à propos de la dernière un mot de l'Evangile : il y a chez Jérôme plutôt qu'aveuglement torpeur, mollesse et, dans la conduite d'Alissa il pèche par omission et non par action ; mais dans la Symphonie nous trouvons litté- ralement l'histoire d'une aveugle conduite par un aveugle et l'issue tragique que prédit l'Evangil'e.

Le pasteur est aveugle non évidemment comme Gertrude, mais, sur un autre registre, dans la même mesure. Comme Gertrude il figure un aveugle au milieu de clairvoyants, et le principal clairvoyant est ici sa femme. Amélie a du bon sens, de la raison et de l'arithmétique. Elle sait que sur un trou- peau de cent brebis, une brebis, même si elle est égarée, ne compte que pour un centième. Et le pasteur, qui porte

592 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'Evangile et qui marche à sa lumière, a pitié de cet aveu- glement, car la clairvovance de l'un est la cécité de l'autre. Mais Amélie voit clair oii son mari reste dans les ténè- bres ; elle voit clair dans l'amour du pasteur pour Ger- trude. Jacques aussi y voit clair. Et cette cécité du pasteur en ce qui concerne son amour n'est qu'un cas d'une cécité plus générale, d'une ombre dans laquelle il baigne et qui paraît son élément comme l'est pour Gertrude la nuit maté- rielle des aveugles. Pasteur de rEvano;ile et de la loi d'amour il croit à la bonté et à l'innocence de l'amour, il se livre comme à une facilité suprême à l'abondante charité de son cœur ; il croit en s'abandonnant à la mansuétude et à la ten- dresse marcher divinement dans une voie sans piège. C'est sur cette voie qu'il a ramassé la brebis perdue pour la porter vers son foyer. Et cette parabole de la brebis perdue justifie pour lui toute la conduite aveuglée qui mènera son cœur à la ruine et Gertrude à la mort. Elle l'autorise et l'invite à s'occuper, comme Amélie le lui reproche avec amertume, de Gertrude plus qu'il n'a fait jamais d'aucun de ses enfants. Il glisse insensiblement à l'amour, avec le doux consente- ment qui l'attache au progrès d'une bonne œuvre. Il est aveugle et il vit dans le bonheur des aveugles.

Un bonheur comme celui de Gertrude. Gertrude est la fille spirituelle du pasteur, et cette pureté spirituelle abolit toutes les barrières qui partagent le champ du cœur dans l'espace de la paternité à l'amour. Quand le pasteur l'a recueillie, à l'âge de quinze ans, ce n'était que de la chair sans âme, une misérable couverte de vermine et qui, de n'avoir vécu qu'avec une vieille femme sourde, était restée muette. Par une éducation patiente il l'éveille à la parole et à l'esprit. Et, ici comme ailleurs, nous sommes un peu gênés par la condensation et la brièveté du récit : un beau défaut, et que tant de livres diffus et sans discipline nous rendent cher, mais un défaut tout de même. Il semble que ce récit et

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 593

CCS personnages ne soient pas tout à fait accordés au rythme de la durée humaine. Ainsi ces projections cinématographi- ques qui nous font suivre hi marche accélérée d'une rose qui s'ouvre, d'une chrysalide qui devient papillon ; c'est très intéressant, mais nous restons un peu gênés devant cet ingé- nieux artifice parce qu'il nous montre la vie sous un aspect contraire à la vie, une vie sans durée ou du moins sans la durée qui est propre à la vie, une vie oii cette durée vraie est remplacée par un ordre de rapports qui l'imite sans la remplacer. Nous vivons, comme aime à le rappeler M. Berg- son, dans un monde nous devons attendre qu'un morceau de sucre fonde. La fiction qui nous soustrait à cette attente nous soustrait aux lois de notre monde, aux lois de la vie. Les grands romans anglais, ceux de Thackeray, de Dickens, d'Eliot nous conservent merveilleusement ce sens de la durée. Le roman français plus abstrait, plus nerveux, plus pressé, y réussit peut-être un peu moins, ou bien tourne adroitement autour de la difficulté. Cette difficulté, dans le sujet de la Symphonie Pastorale, était peut-être insurmon- table : on peut exprimer en quelques pages, par des points de repère bien choisis, toute la durée d'un enfant qui devient homme, et cela parce que sa durée est la nôtre propre, celle que nous-mêmes avons vécue ; il n'en est pas de même de la durée d'une idiote, muette et aveugle, qui en quelques années devient une belle créature, sensible, intelligente, élo- quente, et les points de repère les mieux choisis paraissent ici artificiels parce que notre expérience ne nous fournit rien qui puisse les réunir. De sorte que le franc parti de schéma- tisme et de concision qu'a pris André Gide était peut-être après tout le bon parti.

Gertrude a apporté sans le savoir la division et le mal dans la maison du pasteur. Mais elle reste heureuse, de ce bonheur intéméré, continu et doux qui est propre aux aveu- gles et qui, dans une certaine mesure, appartient aussi à cet

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autre aveugle qu'est le pasteur. On sait que les aveugles-nés ont, toutes choses égales d'ailleurs, l'air plus heureux que les clairvovants, et, psychologiqucmeut, cela se tient fort bien avec cet autre fait en apparence contraire que les adultes devenus aveugles par accident sont parmi les mutilés ceux qui nous paraissent davantage à plaindre. C'est qu'un aveu- gle-né vit dans un monde à sa mesure, un monde tactile, odorant et sonore qui l'entoure, s'adapte à lui comme un vêtement souple et chaud. Son univers reste à sa portée. L'ordre visuel au contraire est l'ordre des choses qui ne sont pas à notre portée de vie, l'ordre de ce qui nous est coexis- tant et qui, par rapport a notre existence propre, demeure, dans sa presque totalité, du pur possible. Cet espace visuel, étendu par le télescope jusqu'à des mondes qui ont disparu depuis des milliers d'années, multiplie devant nous les objets proposés à notre choix et à notre désir. Il constitue le monde propre à des êtres de désir, et il faut beaucoup de bonheur ou beaucoup de sagesse pour que le désir, moyen de progrès pour l'espèce, n'amène pas le mal de l'individu. Et, bien qu'il soit évidemment plus difficile et plus beau d'at- teindre la sagesse en traversant dans le voyage humain la lumière, pleine d'embûches, du jour, tout se passe comme si les aveugles de naissance la captaient, cette sagesse, dans la fraîcheur de sa source obscure.

Mais, tout en restant à sa stricte portée, le monde d'un aveugle-né peut devenir aussi riche, aussi nuancé, aussi pro- fond que le monde d'un clairvoyant. André Gide a été très sobre dans ses allusions à ce monde comme dans le reste, mais les perspectives qu'il ouvre sur lui sont d'une étrange beauté. Le dialogue du pasteur et de Gertrude sur les lys des champs est pur lui-même comme un de ces lys idéaux que décrit l'aveugle : « Ne pensez-vous pas qu'avec un peu de confiance l'homme recommencerait de les voir ? Mais quand j'écoute cette parole, je vous assure que je les vois. Je vais

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 595

VOUS les décrire, voulez-vous ? On dirait des cloches de flamme, de grandes cloches d'azur emplies du parfum de l'amour et que balance le vent du soir. Pourquoi me dites- vous qu'il n'y en a pas, devant nous? J'en vois la prairie toute emplie. » Le monde vit Gertrude est beau comme un ra3'on de miel, d'un miel composé de la musique, si complète et si puissante pour une créattu-e chez qui l'oreille est appelée à suppléer le regard, de la charité des hommes, de la douceur du maître qui l'a conduite à la pensée, de l'Evangile dans lequel cette maison de pasteur l'a main- tenue baignée.

Ce monde est beau, mais illusoire. Ce monde qui s'est formé autour d'une aveugle participe de l'aveuglement et du mensonge. On songerait un peu au Canard Sauvage .

Dans un monde de clairvoyants, il y a un ordre de la lumière, qui fait fonction de vérité. Et le jour Gertrude a cessé d'être physiquement aveugle, le contraste entre l'erreur elle était mêlée et la vérité à laquelle lui donne accès son sens nouveau lui rend sa destinée contradictoire et la vie impossible. A%eugle elle a aimé la parole et l'âme du pas- teur ; clairv'oyante elle voit que cette parole et cette âme correspondent à la figure de Jacques. Son monde ancien et son monde nouveau, au lieu de se combiner pour la faire vivre, la tuent par leur contraste.

A ce point du récit, il v a un monde d'illusion et un monde de vérité. Le monde d'illusion se confond avec l'aveuglement physique de Gertrude et l'aveuglement spiri- tuel du pasteur. Cette illusion c'est, d'une façon générale, celle de la facilité, cette facilité que Lamartine appelait la grâce du génie et qui en paraît la tentation et le danger : danger de l'art, danger de l'Etat, danger de la vie intérieure, ce Est-ce trahir le Christ? dit le pasteur. Est-ce diminuer, profaner l'Evangile que d'y voir surtout une viclhodc pour arriver à la vie hienheiireiix ? L'état de joie, qu'empêchent

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notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de •Gertrude m'en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui enseignent. » L'interférence de cette joie de Gertrude et de la docte joie enseignée au pasteur par son Evangile a été l'amour, ou plutôt l'illusion et le mensonge de l'amour, illu- sion et mensonge dont meurt la jeune fille quand elle les voit en face.

La vérité chrétienne, ou même la vérité tout court se défi- nira t-elle par le contraire de cette facilité, de cette joie spon- tanée ? En tout cas c'est à ce contraire, tenu par lui pour la vérité, que l'erreur de son père conduit la clairvoyance de Jacques : « Le fâcheux, dit le pasteur, c'est que la contrainte qu'il a imposer à son cœur, à présent lui paraît bonne en elle-même ; il la souhaiterait voir imposer à tous. » Et Jacques devient catholique, et Gertrude, quand elle a compris, devient catholique comme celui qu'elle aime. Sans doute le catholicisme parait-il à Jacques le vrai parce qu'il est plus difficile, plus complexe, s'identifie mieux ayec le tragique humain. C'est une conversion dans laquelle « il entre plus âe raisonnement que d'amour ».

Dès lors il semble bien que la Symphonie soit une contre- partie de la Porte Etroite. Le véritable aveugle de la .Vyw- phouic, qui est le pasteur, voit le fleuve évangélique passer sous une porte large, et il y passe avec lui dans la facilité de son cœur ouvert : « Je cherche à travers l'Evangile, je cherche en vain commandement, menace, défense. Tout cela n'est que de saint Paul. » « C'est au défaut de l'amour que nous attaque le Malin. Seigneur ! enlevez de mon cœ^nr tout ce qui n'appartient pas à l'amour. » La SympJmiic Pastorale parait conclure à l'erreur de la porte large (avec les critiques récents du romantisme, de AL Seillièreà M. Maur- ras) comme la Porte lîlroilc concluait à l'erreur de la voie

REFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 597

Stricte, et cette contradiction laisse beau jeu à ceux qui donneraient volonlicrs de Gide la définition que Moréas donnait de Sainte-Beuve : un naturel tortueux surexcité par l'intelligence. Mais cette apparence doit être redressée.

11 va au contraire, ou, si l'on veut, aussi bien, l'expres- sion d'une parfaite loyauté intellectuelle. En réalité aucune de ces deux études de psychologie religieuse n'implique de conclusion positive, ou plutôt chacune des deux corrige et détruit ce que l'autre pourrait pré- senter comme apparence de conclusion positive. Les conclu- sions positives sont des abstraits, des coupes théoriques- sur la vie ; l'auteur des Xoiirriliircs Terrestres les écarte pour épouser directement et authentiquement la vie. 11 ne présente pas à la critique ce bloc d'idées arrêtées par lequel elle aurait prise sur lui et le cataloguerait parmi les tenants ou les auteurs d'une doctrine. Tant mieux après tout : il ne faut pas que la critique soit, comme le pasteur de la Sym- phonie, victime de la facilité et de la porte large.

Je rappelais tout à l'heure Ibsen (et, entre parenthèses, les- dialogues de la Symphonie nous font parfois regretter que l'œuvre n'ait pas été exécutée sous la forme dramatique, qu'elle me semble fort bien comporter. Il est vrai qu'alors « la scène à faire » eût été la même que celle de la Mcissièrc). Le Canard Sauvage, Un Ennemi du Peuple, Rosinersholm paraissent de même impliquer des conclusions contradic- toires. Les critiques français, dont l'éducation s'était faite dans la pièce à thèse d'Augier et de Dumas, en ont été trou- blés, ou bien ont essavé de concilier ces contraires et de prêter à Ibsen des thèses générales et permanentes. Du jour Ibsen eût déclaré et expliqué que la scène était pour lui un lieu de vie et non une chaire à thèses, il leur parut moins intéressant. Or les romans de Gide sont comme les pièces d'Ibsen des points de vue vivants sur un problème, non des plaidoyers pour la solution de ce problème. Le contraire de

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M. Paul Bourgct. Certains verront un scepticisme, un nihilisme, un « athéisme social » qu'ils condamneront sévè- rement. Ainsi M. Artus Bertrand condamnait non seule- meut Paul-Louis, mais toute espèce de pamphlet. « Pour- tant, lui demandait Courier, les Lettres Provinciales ? Oh! livre admirable, divin, un des chefs-d'œuvre de notre lan- gue ». Rappelons-nous donc les raisons qu'on nous donnait au collège pour nous faire aimer les contradictions appa- rentes de la Fontaine, et par exemple les morales opposées de V Hirondelle et les Petits Oiseaux et du Meunier, son Fils et TA ne.

ALBERT THIBAUDET

NOTES

LE CHAOS EUROPÉEN, par Norman AiigelJ, tra- duit de l'anglais par André Pierre (Bernard Grasset).

La traduction littérale du titre devrait être •: Le Trailê de paix et le chaos èconamiqiie de l'Europe, mais on a craint sans doute une contusion avec le livre de M. J. M. Keynes : les Conséquences économiques du traité de paix. En fait les deux livres traitent le même sujet dans un même esprit. Ils font tous deux le procès du traité de "N'ersailles, et s'adressent, le premier aux hommes d'Etat et aux intellectuels, le second au grand public, pour exiger une révision immédiate du traité, sans laquelle il n'est pas pour eux d'espoir d'un relè- vement économique de l'Europe.

Déjà longue est la liste de tous les ouvrages anglais qui traitent la question. C'est que la méthode britannique est la même : elle tend à mettre fin au chaos européen par une restauration économique. C'était également le point de vue de M. Lloyd George quand, dans un discours récent sur la Russie, il concluait : donnons aux peuples la prospérité matérielle et l'ordre moral en naîtra.

Les faits ne semblent pas justifier cette théorie : on voit ■en eflfet la vie économique européenne reprendre tant bien •que mal, les échanges commerciaux, les relations postales et ferroviaires se renouer et cependant l'inquiétude rester la même. C'est qu'on a omis de doter l'Europe d'un statut

600 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

moral. Tout, en matière internationale, le change, les opé- rations de bane-[uc, le commerce extérieur ou la diplomatie, a une base spirituelle. Tant qu'il n'y aura pas de sécurité morale pour les nations, il n'y aura pas non plus de pro- duction matérielle abondante et même suffisante. Mais ceci n'apparaît pas comme une vérité. Aussi ne connaî- tra-t-on peut-être plus que de courtes suspensions d'armes. Ces réserves d'ordre général une fois faites, passons à l'examen du livre de Norman Angell. Un avertissement limi- naire, écrit spécialement par l'auteur (qui a résidé longtemps à Paris comme directeur de l'édition continentale du Daily- Maiï) pour le public français peut se résumer ainsi : il est un obstacle au relèvement économique de l'Europe : c'est la politique de la France. Par excès de méfiance envers son ennemi héréditaire, la France mène l'Europe et va elle- même à la ruine. Il est impossible de reconstruire en faisant une politique de répression, c'est-à-dire en voulant appli- quer le traité de Versailles. Donc révision immédiate de ce traité. La loi qui se dégage de cette guerre est celle de l'inter- dépendance économique des peuples ; « nous sommes tous économiquement solidaires les uns des autres», ditN. Angell. A cet égard, l'on ne peut que regretter que le traducteur ait cru devoir omettre le chapitre l'auteur traite de la dépen- dance de la Grande-Bretao;ne vis-à-vis du continent : con- trairement à ce qu'il affirme dans son avant-propos, cela nuit à l'unité du livre ; on eût aimé serrer de près cette question. Si en effet les théoriciens anglais envisagent tous les pro- blèmes de la restauration européenne sous leur aspect éco- nomique, c'est que parmi les alliés, la Grande-Bretagne est beaucoup plus directement menacée que la France par exemple. On peut envisager à la rigueur une France se suf- lisant à elle-même. On peut même concevoir une politique économique française de vase clos, une juste répartition des richesses nationales, une mise en valeur intensive de ses

NOTES 60 1

colonies, une prohibition de sortie totale et sévèrement maintenue pour tout ce que le marché intérieur est à même d'absorber, enfin de très sévères restrictions mises à l'entrée et à la résidence des étrangers, permettraient à la France de ne plus dépendre que d'elle-même. Il n'en est pas de même pour la Grande-Bretagne. L'Angleterre est une île. Du dehors, nous en sentons tous les avantages. Du dedans ils en voient tous les inconvénients. « La Grande-Bretaiine, dit Norman Angell, ne peut entretenir sa population que grâce au commerce avec ses ennemis commerciaux ; ainsi l'on peut mesurer combien la restauration do la Grande-Bretagne ser;iit handicapée par la perte de marchés tels que ceux de l'Europe Centrale et Sud-Orientale ». Comme on ne peut « traire la vache et l'égorger », il faut permettre à l'Europe de vivre.

C'est toujours le même procès de la politique de Ver- sailles. Nous ne nierons pas à Norman Angell son droit à la critique, encore qu'il y fasse montre de bien moins de valeur que Keynes ; son livre est mal ordonné, souvent excessif' et insuffisamment documenté ^. On peut regretter seulement de ne jamais trouver chez ces auteurs qui prennent soin de se dire francophiles, un mot de sympathie pour la France, un geste d'admiration pour son passé, de foi en ses desti- nées, geste qui devrait leur venir dviutant plus spontané- ment que leurs critiques de la politique du moment sont plus vives.

p. M.

1. « A Budapest les souffrances sont terribles », affirme l'auteur. Qu'on permette à quelqu'un qui était en Hongrie il y a un mois de relever l'inexactitude de cette assertion.

2. A plusieurs reprises, Norman Angell excuse l'Allemagne ■de ne pas livrer de charbon « faute de moyens de transports, la France lui ayant pris à l'armistice sou matériel roulant ». Ce n'est

.pas un argument sérieux .

39

6()2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

* * *

H. B., par /'//// des Qiiaraiile (réimpression de la Connaissance).

On a bien fait de réimprimer ces quelques pages qui n'existaient pas dans les œuvres dites complètes de Mérimée, ou plutôt qui y étaient remplacées par l'essai, plus long et plus terne, des Porlraits Liltéraires. L'entrée de Mérimée dans le domaine public va d'ailleurs permettre de réaliser une véritable édition complète, analogue au Stendhal de Cham- pion, et la correspondance, avec ses parties inédites, pourra être donnée dans son entier. Sans se dissimuler Its lacunes et les limites de Mérimée, la vulgarité de son style, le caractère artificiel de beaucoup de ses récits, on doit lui marquer une place capitale parmi les intelligences qui ont maintenu tout le long du romantisme l'esprit et la tradition du xviii'^ siècle.

On ne saurait chercher dans cet opuscule un vrai portrait de Stendhal ; mais on y trouve des coups de crayon heu- reux, dont doit faire état le peintre de ce portrait. Nous avons les conversations de Stendhal avec son lecteur. Nous aimerions avoir des conversations vraies de Stendhal avec quelqu'un de ses contemporains qui fût de son bord et de son intelligence, et nul n'en pouvait être mieux que Mérimée. Bien qu'aucune parole de Stendhal ne soit propre- ment rapportée dans ces pages, il semble que nous l'y voyons causer. Et si nous n'y voyons pas causer Mérimée, nous l'y voyons écouter avec un sourire intérieur et froid. L'ironie très voilée avec laquelle il parle de Stendhal ressemble à l'ironie avec laquelle Stendhal eût parlé de Mérimée. Elle parait appartenir à un protocole de relations idéales. Elle •est comme une politesse de l'intelligence.

Le livret, tiré à vingt-cinq exemplaires, avait ^té d'abord

NOTES 603

à peine publié. En effaçant du titre le nom de Stendhal aussi bien que le sien propre, Mérimée avait-il l'intention de maintenir leurs relations dans une sorte de royaume des ombres, ou bien prétendait-il seulement prolonger par quelques exemplaires distribués l'écho d'une conversation ? Attribuons plutôt cette discrétion à ce que Maxime du Camp, dans ses Souveuirs, appelle un peu lourdement le caractère ordurier du livre. Telle ligne sur Saint Jean eût écœuré trop profondément l'Impératrice.

Uauteur de Clara Ga\iil et des chants il ly riens a su mettre dans ses publications l'imprévu et le pittoresque qu'on y mettait au xviiF siècle. Il aimait faire à ce qu'il écrivait une destinée originale. Il publiait comme Voltaire, avec des plans et des nuances, en artiste et non en fournisseur d'éditeur. Q.ui aura le courage et le talent de faire pour lui ce que M. Paul Arbelet fait pour Stendhal, de nous donner la copieuse, lucide, et ironique biographie qui nous manque ?

ALBERT THIBAUDET

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POÉSIES, par Jean Cocteau (La Sirène).

Ce recueil suggère l'idée d'un numéro très copieux d'une revue d' « esprit nouveau ». Au bas de certaines pièces, on se prend à chercher une signature qui n'est pas nécessairement celle de M. Jean Cocteau. Doué de plus d'esprit et de talent que la plupart de ceux qu'il imite, il prend son bien il le trouve et sa prodigieuse mémoire n'a d'égale que son éton- nante faculté d'oubli. Excellent metteur en scène il pratique en \-irtuose la mise au point des procédés à la mode, mais il est tourmenté du besoin de passer pour un inventeur en matière de truquage typographique. C'est une volontaire et gracieuse victime de la lutte sournoise engagée entre les

é04 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

écrivains qui ont quelque chose à exprimer et les reporters de la littérature occupés à couper sous le pied du voisin l'herbe maigre de la nouveauté.

Le Cap de Bonuc-Espênvice, pénible pensum pseudo-cubiste, était presque illisible ; dans ce recueil de Poésies, il y a des pièces de plus heureuse veine. Les plus brèves sont aussi les meilleures ; encore n'en voit-on pas de si courtes qui ne pourraient encore être tronçonnées : les morceaux n'en seraient que plus vivants. On obtiendrait de cette façon un choix fort agréable d'épigrammcs descriptives (faut-il dire, pour nous faire mieux entendre, d'haï-kaïs ?)

En voici quelques-unes :

Le toit domine uu champ de courses après-diiier comme Vdiiie des jockeys morts la moiigoljiîre monte au ciel

...au bout du corridor charmant la nuit met ses faux diamants...

Dans la bulle de savon Je jardin n'entre pas

il glisse

autour

Ce vent convexe épouse tout

Si la carabine Flobert lance l'œuf contre les rochers la dame n'a qu'à se pencher pour refleurir la tulipe.

On en citerait d'autres auxquels ne font défaut ni la grâce ni l'ingéniosité. Ce genre de réussites est devenu fort commun. Un tel art fondé sur la notation pittoresque s'appa- rente à Jules Renard, à travers l'école Bonnard-Vuillard, beau-

NOTES 605

coup plus qu'à Picasso et à Braque, bien qu'il s'efforce à une profitable analogie.

Ce qui ne saurait être dénié à M. Cocteau c'est la parfaite aisance avec laquelle il laisse tomber le poncif usagé. Hier il découvrait, après d'autres, fe paradis d'acajou et de nickel des bars, les jazz-bands et les gratte-ciels, aujourd'hui le voici qui s'avise qu' «il n'y a rien de plus démodé que le moderne». Il prépare son retour à la Rose, c'est-à-dire à son naturel. Rien de mieux, surtout si la rose est un peu plus étoffée que celle de Sbébéra:^ade. Cette conversion est à inscrire au compte de Dada. M. Jean Cocteau renonceà la lutte. Honneur au plus offrant et dernier enchérisseur.

ROGER ALLARD

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EDMOND JALOUX.

L'Académie Française a décerné cette année son prix prin- cipal de littérature à l'œuvre de M. Edmond Jaloux. Cette récompense allait d'une façon parfaitement naturelle à l'un des romanciers les plus distingués d'aujourd'hui, et elle nous fait une occasion de marquer un peu la place qu'il occupe.

La production romanesque de M. Jaloux, déjà considérable, rappelle par certains côtés celle de M. Bourget, de M. Boy- lesve, de M. Bertrand. Comme eux M. Jaloux se fait du roman une idée organique et vivante qui le conduit à tenter des genres différents, à remplir un cercle plutôt qu'à allonger une ligne. C'est pour un romancier une condition de renouvellement et d'élasticité ; c'est seulement ainsi que lui- même apprend à connaître ses forces et que nous apprenons à le connaître suivant ses réussites et ses échecs, à le modeler selon les ombres et les lumières qui lui sont propres.

M. Jaloux a écrit des romans de mœurs provinciales, pit- toresques et vigoureux, comme les Sangsues, des romans d'analyse très délicats comme V Agonie de l'Amour, des romans

6oé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de psychologie mondaine un peu superficielle commeYËven- îail de Crêpe, des études posées et profondes d'âme enfantine comme Le Reste est silence, des constructions sûres et solides de caractère comme Fumées dans la Campagne, des fantaisies comme Vlncertaine, des suites de dialogues d'une belle tenue comme Au-dessus de la Ville. Si on voulait chercher un caractère commun à toutes ces œuvres dénature fort diverse, on le trouverait peut-être dans un ton général d'intelligence et de réflexion. L'auteur est de ces romanciers qui sont capa- bles, comme M. Paul Bourget ou M. Louis Bertrand, d'excel- lente critique, et cette présence de l'esprit critique (ou plutôt d'un esprit de la critique, ce qui n'est pas la même chose) se sent dans leurs productions, leurs constructions, leurs person- nages comme les éléments chimiques d'un terrain dans les plantes qui y poussent. Avec des qualités différentes et une réussite inégale, ils prennent leur sujet du dehors plus que du dedans, valent par des mérites de dessin plutôt que par des inventions de lumière et de couleur, lorsque cette probité du métier est servie par la trouvaille d'un sujet favorable, au milieu d'oeuvres honorables ou curieuses, ils arrivent une ou deux fois ou plus souvent à réaliser dans sa plénitude le chef-d'œuvre que leur nature et leur travail comportaient, M. Edmond Jaloux est parvenu au moins deux fois à cette réussite, avec Le Reste est silence et Fumées dans la Campagne. Ce sont des œuvres d'une science, d'une mesure irrépro- chable, et dont la pureté de lignes comporte une résonance musicale longtemps prolongée. On y retrouve l'élégance, la science de composition, la mélancolie harmonieuse et douce de certains romans de Tourgueniew. C'est le travail d'un écrivain ingénieux, attentif, qui pour nous émouvoir a besoin de précautions, de silences, de développements, de durée. Aussi le roman lui convient-il mieux que la nouvelle, bien qu'il y en ait une ou deux de fort agréables dans le Boudoir de Proserpinc.

NOTES 607

Les deux derniers romans de M. Jaloux, Fiiiiices dans la Canipao^nc et Au-dessus de la Ville, sont ceux de ses ouvrages qui témoignent de plus de maturité, de l'idée la plus haute (et, pour le dernier, la plus sévère), qu'il se soit f;iite de son art. 11 ne s'est donc pas engagé dans la voie de la facilité, et la courbe lente et assez réi^ulière de son œuvre nous montre que nous pouvons espérer encore au moins une autre Fumées. C'est plus qu'il n'en faut pour faire une belle destinée de créateur d'âmes.

ALBERT THIHAUDET

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LA NÉGRESSE DU SACRÉ-CŒUR (et quelques monstres aimables et cruels), par André Sahiion (Edi- tions de la Nouvelle Revue Française).

Il faut avoir vécu avec intensité à Montmartre, ce repaire des mauvaises habitudes et des penchants dangereux pour savoir à quel point la négresse du Sacré-Cœur est vuie fille aux attitudes consolantes et combien les personnages de sa cour sont dignes, pour la plupart, de la fin brutale que l'au- teur leur départit. Muniu, le frère O' Brien, cet étonnant planteur, flibustier honnête, l'allemand voué dès sa naissance au régiment étranger de Saïda, et cette petite fille, semblable à toutes celles qui fleurissent les alentours de la rue Saint- Vincent, sont autant d'ornements pour les beaux cortèges sentimentaux d'un poète qui n'est pastoujours tendre. Echap- pés d'un monde réel comme il est donné aux plus lourds de le contempler, ils dansent leur vie aux limites d'une mer- veilleuse aventure mal définie pour chacun d'eux. Car l'aven- ture que Salmon pouvait concevoir au-delà des proportions montmartroises est ramenée par ses personnages aux fata- lités tragiques d'une comédie dont les acteurs et les arlequins en casquettes sont dessinés par Picasso, plus exactement comme Picasso dessinait il y a quinze ans.

6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Devant le cabaret de Chilperic, il y a un carrefour que les habitués connaissent bien, une route borde un cimetière de province, une autre un terrain vague ; à l'angle de la troi- sième et de la quatrième route s'élève une maison à six étages. Le soir un éclairage assez chiche donne à cette mai- son peinte en rouge brun un aspect qui la fait ressembler à une maison de bourreau pour petite ville de cinq mille âmes. La nuit, ces quatre routes, dont chacune aboutit à je ne sais quel mystère peu enchanteur, sont parfaitement désertes jusqu'au moment il ne le faut pas. L'immeuble de rapport garde un air d'honnêteté trompeuse et l'on imagine que le seul personnage possible dans ce décor est un petit vieillard vêtu proprement, qui, tout en regardant autour de lui avec une inquiétude craintive, lave une tête fraîchement coupée dans un seau d'eau. Il ne faut pas chercher le nom du vieillard, le nom de la rue, et le nom de la concierge de l'immeuble, tout cela n'offre aucun intérêt, mais c'est le décor la négresse du Sacré-Cœur évolue, c'est le paysage que nous avons eu sous les yeux, mon cher Salmon, en marge de la bonne route que nous avons toujours suivie.

* * *

J'ai pour Salmon poète et romancier ime profonde admi- ration. Cet écrivain élégant, habile à évaluer la canaille selon son importance, n'est jamais la dupe de ses créations. Une tendresse un peu hautaine flotte dans l'atmosphère qu'il a choisie, mais il ne perd jamais de vue la valeur morale de ses héros et pour cette raison ces voyous ne sont pas odieux. Le poète les rend sympathiques, moins par leurs gestes quo- tidiens, que par ce qu'il y a d'inachevé dans ces gestes. Le curieux goût d'aventure de cet écrivain entoure les héros de ce roman d'une auréole que quelques-uns peuvent recon- naître pour le signe du martyr. Mais, je le répète, Salmon ne

NOTES 60^

fait jamais de dupes, car il est bien entendu que ce qui appar- tient à l'imagination reste la propriété de l'auteur. La sym- pathie ne va pas au ruffian habillé de rose, elle va à celui qui lui donna, avec ce costume, l'occasion de faire figure dans un livre, honorablement. Enfin dans le livre de Salmon, il y a un allemand : Karl Darneting qui, à lui seul, est un élément important de mystère.

Les personnages de nationalité allemande se retrouvent dans plusieurs livres d'Apollinaire, dans Indice ^^, d'Alexandre Arnoux, etc.. Pour beaucoup d'écrivains de notre généra- tion, l'Allemand représente le point mystérieux dont l'aven- ture va partir. L'auteur se tient devant l'Allemand créé par lui, comme le chien d'arrêt devant les herbes oii les perdrix sont rassemblées. Les romantiques furent influencés par les- vieux conteurs allemands qu'ils assimilaient trop rapidement. Les contes de Museus et d'Achim d'Arnim fournirent des- thèmes infinis aux amateurs de rêves et de pipes à la fumée loquace. Aujourd'hui que nous le connaissons mieux, l'Alle- mand demeure plus mystérieux encore. Karl Darneting, dépouillé de l'uniforme feldgrau, est un personnage impor- tant pour les livres notre race jouera sa chance, dans l'avenir. C'est le héros indéfinissable d'un grand roman d'in- quiétude dont André Salmon écrira les pages.

PIERRE MAC-ORLAK.

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UNE AMITIÉ, par Pierre Lièvre (la Renaissance du. Livre).

Ce sont des entretiens sur le devoir, la discipline, l'auto- rité, la liberté, la mort et le courage et autres sujets du même ordre. Ces controverses courtoises ont pour cadre la vie menacée sinon taciturne d'une escadrille de réglage^ vers le milieu de la guerre. Il faudrait n'avoir jamais

6lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fréquenté de popote pour ignorer que les propos de table, lorsqu'ils cessent d'être bas ou frivoles, agitent volontiers les plus graves problèmes. La conversation qui s'échaufte en traversant la zone politique aboutit bien vite à une discussion sur l'immortalité de l'âme et s'arrête dans ce cul-de-sac. M. Pierre Lièvre a mis en présence deux interlocuteurs principaux, de formation intellectuelle et morale diti'érente et de caractère tranché. J'ai cru reconnaître sous la veste d'aviateur, Alceste et Philinte, à cela près qu'Alceste est devenu catholique fervent et non moins fer- vent disciple de M. Maurras et brûle de se dévouer à cette humanité qu'il doit faire effort pour ne pas mépriser. Phi- linte, de son côté, est républicain modéré ; il professe la tolérance et l'éclectisme, mais sa culture artistique et litté- raire s'étend au delà de Rimbaud et Jusqu'aux terres mysté- rieuses du cubisme. Autour de ces protagonistes entre lesquels se noue et se dénoue une amitié dont NL Pierre Lièvre suit avec une délicatesse infinie les moindres détours, des per- sonnages secondaires observés sans parti pris d'indulgence ou de dénigrement, sont dessinés d'un trait sobre et juste. L'auteur n'hésite pas à marquer les ridicules et les faiblesses de braves gens entre lesquels la mort fait un choix quasi- quotidien, mais il se garde de les rendre odieux. Exciter à l'extrême la pitié ou la haine lui paraît un jeu trop vul- gaire. Il sait aussi sacrifier le détail réaliste à lavérité générale. Le cadre est discrètement esquissé, mais bien vu. Je n'ai pas souvenir d'avoir rien lu qui rendît aussi heureusement les impressions que laisse le vol mécanique. Une Amitié est l'un des très rares ouvrages traitant des choses de l'air, ne se rencontrent pas des descriptions extravagantes d'invraisem- blables manœuvres, dont les professionnels ne sont pas moins prodigues que les romanciers d'aventures aérien- nes.

Q.uant au style de l'ouvrage, il est d'une perfection aisée

"NOTES 6ll

qui enchante. Il reflète en se jouant les nuances les plus fines d'une pensée pénétrante, et qui fuit par un suprême souci d'élégance l'apparence même de la profondeur. Si le terme d' « écrivain de race » n'était si galvaudé, on l'appliquerait volontiers à M. Pierre Lièvre.

ROGER AI.I.ARD

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LES TERRASSES DE TOxMBOUCTOU. DES FANTAISIES SUR L'ÉTERNEL, par Robert Ranâaii (2 vol. des Editions du Livre Mensuel),

Al. Robert Randau est connu d'un cercle restreint de lec- teurs qui devrait bien s'élargir. Il serait naturel qu'il s'étendit à ceux qui ne craignent pas un style insoucieux de toute chaîne académique, qui se plaisent devant un flot limoneux, mais fécond et puissant, dont à vrai dire il serait impossible de tirer un verre d'eau claire. Un puriste comme M. Abel Hcrmant placera encore M. Randau à plusieurs étages au dessous des Concourt et de Villiers de l'Isle-Adam, rangera ces livres touflus et bar- bares dans quelque art nègre. Et je suis loin de mettre les livres de M. Randau au rang des œuvres parfaites, mais je les préfère à ces œuvres froides qui sont écrites sous le signe de la perfection comme les prélats de Béranger siègent en invoquant le Saint-Esprit.

Non, dit T Esprit-Saint, je ne descends pas.

M. Randau a le mouvement, la vie, la verve et il roule ces qualités avec épaisseur et tumulte dans les livres qui restent ses meilleurs, les Rovuius de la Grande Brousse, les Explorateurs, le Commandant et les Foulhé, Y Aventure sur le Niger. Je crois bien que ce sont les seules œuvres de vraie •littérature coloniale et africaine non seulement par le sujet

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(ce qui n'est pas la question), mais par la substance, la matière, Ttidcur : cela sent le nègre et l'huile de palme. M. Randau est un colonial d'origine algérienne, qui circule et administre depuis vingt ans en Afrique occidentale fran- çaise, où il porte aujourd'hui le titre pittoresque d'Inspec- teur des cercles de nomades. On comprend qu'il ne relève pas de la même esthétique qu'un inspecteur d'Académie : il en faut d'ailleurs des uns et des autres.

Les Roniatis de la Grande Brousse étaient des livres vio;ou- reux d'aventure, d'action, de bonne santé, de foi en l'espace africain, en les puissances du Grand Niger, en les énergies coloniales, avec des peintures truculentes, amusées, en somme sympathiques de la vie indigène. Les Terrasses de Tomhouclou, d'une verve aussi cocasse, d'une enluminure aussi fraîche et barbare, paraissent écrites dans un moment de désenchantement et sous le signe du terrible cafard africain. Bonne manière, d'ailleurs, de l'écraser, que d'en faire l'impitoyable physiologie. Il était bien superflu que M. Randau attribuât son livre au Touareg Amessakoul Ag Tidct, dont la biographie liminaire, en son excès de fan- taisie, n'intéresse guère. Mais le tableau de haute graisse et parfois d'émotion vraie que le prétendu Amessakoul nous donne de la vie à Tombouctou, européenne et indigène, me paraît du meilleur Randau.

Des Fantaisies sur l'Eternel sont, comme les Terrasses, une suite de dialogues oij M. Randau met en scène de façon bouffonne plusieurs époques historiques. Je n'en aperçois de plaisant et d'excellent qu'une farce d'une cocasserie endiablée, la Passion de Judas, qu'il serait curieux de voir jouer sur quelque théâtre comme drame satyriquc elle n'est point irrévérencieuse après le drame tragique de la . Passion. Quelques autres scènes de ces Fantaisies témoignent de la même verve, mais le grand morceau qui tient plus de la moitié du livre. Le Fils de Don Juan, il y a des idées

NOTES 613

ingénieuses, paraît bien manqué. Ces deux livres un peu inattendus, témoignent, dans l'ensemble, d'une souplesse et d'un renouvellement remarquables, qui font bien augurer des prochaines œuvres de l'auteur.

ALBERT THIBAUDET

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PETIT MANUEL DU PARFAIT AVENTURIER, par Pierre Mac-OrJan (La Sirène).

L'Esprit d'aventure est une perversion de l'imagination, dont il ne tient qu'à nous désormais, guidés par M. Pierre Mac-Orlan, de tirer le meilleur parti voluptueux. Cette faculté, dont les développements possibles sont innombrables, n'est-elle pas, à l'origine, une feinte, un déguisement de l'instinct poétique, refréné par la prudence bourgeoise ? La guerre a fourni maint exemple de l'esprit d'aventure tournant au sadisme intellectuel. Les acteurs de cette tragédie aventuriers actifs, donc inconscients n'étaient pas les meilleurs clients des fabricants de récits militaires. Mais nombreux furent ces « aventuriers passifs » qui prati- quèrent l'héroïsme par délectation morose, et goûtaient ainsi de secrètes jouissances.

D'un trait sagace, et dont l'arabesque imprévue s'inscrit ;avec une singulière netteté, l'auteur du Chaut de l'équipage souligne les rapports étroits de l'érotisme et de l'esprit d'aventures. Il isole le ferment de cruauté qui repose au fond ■de toute littérature aventurière, exception faite des compila- tions entomologiques, cynégétiques et géographiques à la Jules Verne.

Il y a dans le petit traité de M. Mac-Orlan l'esquisse d'une •étude littéraire et psychologique extrêmement importante. Le nom de M. Fernand Fleuret et ceux des libertins du xviF siècle y reviennent à diverses reprises. Ce n'est pas par iiasard. Dans l'attrait tout spécial de la poésie satirique de

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cette époque on distingue un arrière-goût de vagabondage démoniaque. D'autres points vaudraient la peine d'être élu- cidés : archaïsme spécial du roman policier ; les fiacres de Monsieur Lccoq et l'auto de Pearl White. M. Pierre Mac- Orlan n'a retenu du sujet que les points de contact avec sa propre sensibilité. En ce sens, son manuel est une manière de confession. La pratique de ce genre littéraire réserve à l'écrivain des joies particulières. M. Pierre Mac-Orlan prend plaisir à démonter sous nos yeux, avec une ironique simpli- cité, les rouages de son invention romanesque. Mais le rusé prestidigitateur garde, dans son imagination de conteur- poète, le secret d'animer le mécanisme.

ROGER ALLARD

* *

LE PENDU DÉPENDU, de Henri Ghcon, au Théâtre Balzac.

Le nouveau théâtre de la rue Fontaine a donné pour premier spectacle une farce tirée par Henri Ghéon de la Légende des Saints. La pente naturelle de ses préoccupa- tions portait Ghéon à reprendre les traditions du théâtre religieux abandonnées chez nous depuis le Moyen-Age : j'entends qu'il n'aspirait pas simplement à écrire des pièces dont le sujet fût religieux ce qu'à aucune époque on n'a cessé de faire mais qu'il se rattachait délibérément, par une attitude d'esprit plus que par des analogies formelles, à nos anciens mystères. On a pu lire ici-même et dans diverses revues des fragments du Mystère de Sainte Cécile, trilogie lyrique et séraphique, dont les pures et souples lignes, les vers fluides et ardents forment comme un écho de certains choeurs de Racine et de certaines strophes à'Eloa. Dans le Pauvre sous l'Escalier, tragi-comédie sacrée tirée de la vie de Saint Alexis et que le Vieux-Colombier doit monter la saison prochaine, on trouvera, alternant avec des scènes

NOTES 6 I 5

du mysticisme le plus aigu et le plus délicat, ces passages comiques, voire de pure farce, qui furent jadis les agré- ments humains de cette sorte d'ouvrages. Enfin, pour aller jusqu'au bout de sa tentative, Ghéon a écrit ce Miracle du Pendu dépendu l'on voit un pèlerin se rendant à Compos- telle faussement accusé d'avoir volé un ffobelet d'araent, pendu, miraculeusement maintenu en vie par Saint Jacques et finalement remis sur ses pieds, plus souriant et candide que jamais.

La presse a été quelque peu déconcertée par cette naïve histoire. Elle s'attendait à trouver, dans ce nouveau théâtre montmartrois, sinon une pièce gaillarde, du moins quelque chose de rare, de raffiné, d'extraordinaire. Or l'extraordi- naire a précisément consisté en ceci qu'on l'a mise en pré- sence d'une farce populaire, sommaire et naïve, d'une naïveté authentique, sans mièvreries, sans enfantillages pour gens blasés, un vrai divertissement de patronage, avec de grosses plaisanteries, une verve drue et une poésie qui demande, pour être sentie, une certaine fraîcheur d ame. Le malentendu était aggravé par le jeu des acteurs, dont la bonne volonté ne parvenait pas à faire oublier le manque de style. Rien n'est plus malaisé que d'obtenir une simplicité qui ait de la force et du caractère, de la part de comédiens habitués à jouer de petites choses réalistes. Ici leur con- science professionnelle les a desservis, et la vérité qu'ils ont cherché mettre dans l'interprétation des deux premiers actes n'a fait qu'y introduire de l'invraiseniblance. Il a fallu le troisième acte avec son pendu qui se met à parler, pour que le sujet même imposât aux acteurs le ton et le style de la farce. Et aussitôt le spectacle a pleinement porté ; il a ému et il a fait rire.

Il faut espérer que, de la veine féconde il a puisé celle-ci, Henri Ghéon tirera d'autres pièces et qu'il saura rendre une vie ingénue à des sujets qui depuis si longtemps avaient

6î6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cessé d'ctre utilisables. Mais souhaitons qu'il tente sa pro- chaine expérience dans un cadre mieux approprié, d'où soit dès l'abord exclu tout soupçon d'esthétisnie. Les qualités de son dialogue n'y apparaîtront qu'avec plus d'évidence.

JEAX SCHLUMBERGER

LA DOULOUREUSE PASSION, par Anm-Cathe- riue Emmerich, avec bois gravés de Malo Renault, -(La Connaissance).

Ce n'est pas une révélation pour les fiimiliers des chefs- -d'œuvre mystiques. Mais ces fomiliers sont rares, même hélas ! chez les chrétiens. Du reste, en général il suffit qu'un ouvrage soit dit spirituel pour qu'un lecteur qui se respecte l'écarté dédaigneusement. Et je ne parle pas des critiques c|ui font profession de s'intéresser à tout, au mazdéisme, au brahmanisme, au « totémisme», mais devant l'art chrétien et la pensée chrétienne et à plus forte raison catholiques, se récusent formellement ! A l'endroit du catholicisme, les journaux, les revues, le lecteur moyen, le feuilletoniste se -conduisent comme si la littérature, ofliciellement laïcisée, ne devait avoir désormais aucune attache avec la religion du plus grand nombre des Français. On ne saurait donc assez •encourager des tentatives comme celle de la « Connaissance » qui s'efforce de mettre en circulation, par le moyen d'édi- tions soignées, tels extraits d'ouvrages mystiques de la plus haute valeur, enterrés jusqu'ici chez des éditeurs spéciaux et tout à fait inconnus du public. Pour commencer ils ne pou- vaient pas mieux choisir que la Doiilotiretise Passion de la -sœur augustine Anne-Catherine Emmerich. Dans la com- pagnie des auteurs mystiques, celle-ci, une des dernières venues, occupe une place quasiment unique, en ce sens que le pouvoir de « vision » qui se manifesta chez elle et qui, à lout le moins, mérite le nom de «génie », au lieu de l'en-

NOTES 617

traîner loin de la terre, dans la pure contemplation, s'est entièrement concentré sur la vie terrestre de Jésus-Christ dans sa réalité physique. Au commencement du xix^ siècle, dans son couvent de Dulmen, en pays rhénan, la sœur dicta, comme spontanément, avec une volubilité incroyable, à Clément Brentano qui les a publiés en allemand, la matière de trois énormes volumes qui suivent pas à pas le Nouveau. Testament, racontent la Naissance, la Vie cachée, la Prédica- tion, le Calvaire, mais à la façon réaliste et sans omettre aucun détail sur les mœurs, le costume, le paysage, les par- ticularités historiques et pittoresques touchant le grand drame sacré. Qiie de récents archéologues aient confirmé sur bien des points l'exactitude de ces « vues », c'est une .autre question. Littérairement parlant, je ne connais aucun •exemple d'une telle faculté d'évocation descriptive. Et ce n'est pas le rythme qui porte ici le verbe et ce n'est pas l'exaltation de la couleur ; Anne-Catherine ne peint pas, ne chante pas ; elle constate. Elle a tout vu et tout étant sacré pour elle, tout noté. « La croix du Sauveur était arrondie par derrière et formait une surface plane sur le devant. Elle était à peu près aussi large qu'épaisse, etc.. » Je vous fais, grâce de la minutieuse description que subitement dramatise et authentifie un trait effrayant comme celui-ci : « Son corps était tellement allongé qu'il ne recouvrait plus complètement l'épaisseur du bois de la croix ». Voilà Anne-Catherine Emmerich. La force tragique et lyrique du trait est puisée dans l'exactitude. Ainsi les faits, les choses et les êtres reprennent vie, consistance, durée ; s'ils glissent sans cesse dans le plan mystique, c'est pour un surcroit de réalité. Auprès d'une telle peinture, les récits soi-disant exacts et soi- disant humains d'un Strauss et d'un Renan apparaissent d'une maigreur et d'une pâleur abstraites ; ils sont froids, ils sont loin de nous. Anne-Catherine Emmerich, qu'elle ait « vu n, ou imaginé, demeure le seul écrivain qui restitue dans sa

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él8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

réalité totale, physique autant que spirituelle, le drame de la Rédemption si tristement décoloré par le faux spiritualisme moderne ; et seule clic est dans la tradition catholique qui ne sépare pas l'âme du corps. Souhaitons que la publication de ce morceau incite le lecteur à lire tout l'ouvrage. Non pas chef-d'œuvre, mais unique trésor et sans l'ombre de préten- tion littéraire : c'est sa faiblesse et c'est son prix.

HENRI GHÉON'

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LE JOURNALISME EN VINGT LEÇONS, par Robert de Jouvcnel (Pavot).

Ecrit (et même fort élégamment écrit) à l'usage de ceux qui font les journaux et de ceux qui les lisent, ce petit traité enseigne aux uns l'art de mentir aux autres et à tous celui de se mépriser mutuellement. Il joint donc l'utile à l'agréable. roger allard

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LES PENSÉES CHOISIES DES ROIS DE FRANCE, recueillies par Gabriel Bo'issy. (Grasset).

Le grand succès de cette anthologie est à l'effet de sur- prise produit sur le lecteur français. Celui-ci était persuadé que le peuple le plus spirituel de la terre avait été gouverné pendant des siècles par des imbéciles ou des crapules. En nous tirant d'erreur, M. Gabriel Boissy flatte, somme toute, notre amour-propre national. Et l'on apprendra dans ce livre que Louis XVIII écrivait en bon français à l'époque même le seul P.-L. Courier pouvait, selon M. Anatole France, se flatter d'écrire à la perfection. roger allard

NOTES 619

TRADITION ET TROISIÈME DIMENSION.

Plus encore que le mouvement désordonné des exposi- tions en 19 19-1920, la parution ininterrompue de livres ou d'articles sur l'art révèle l'énorme travail auquel se livre la pensée contemporaine pour mettre au point ses inquiétudes, asseoir ses jugements et trouver une formule picturale vivante et fertilisante.

Le peintre cubiste, intellectuel et théoricien (je ne dis pas idéologue), avant la guerre méprisé et tourné en dérision, est aujourd'hui, sinon mieux compris, du moins écouté et discuté. On lui fait crédit, on lui demande ses raisons.

Des esprits sérieux, des professeurs même, peu suspects de faiblesse à l'égard des jeunes artistes, veulent bien solli- citer leurs explications ; malgré que sévère, leur réplique me paraît plus précieuse et encourageante que les cris d'ad- miration irraisonnée de certains de nos amis.

D'aucuns s'étonnent de voir M. André Michel, ou M. Henri Longnon reconnaître, tout en blâmant notre technique, le bien-fondé de nos désirs et abandonner à leur déroute les impuissants ofhciels :

A vrai dire une influence intellectuelle peut encore se marquer, qu'on imagine dirigée dans le même sens que la réflexion politique ou morale, c'est-à-dire vers la remise en place de toutes choses,

vers le retour à un ordre jugé désormais nécessaire Aussi bien

n'est-ce pas plus au Salon de la Nationale qu'à celui des Artistes français qu'on peut s'attendre à rencontrer les premiers témoignages de cette évolution.

Ce dur jugement de M. Henri Longnon est définitif. La faillite des Salons officiels est chose admise par le moins audacieux ; le journal le Temps a solennellement souligné la rupture.

Si l'on considère les productions de l'Ecole comme défini- tivement isolées, sans raccord avec aucune ligne spirituelle.

620 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

il ne reste plus actuellement que deux ordres de pensée pos- sibles en art. 11 n'y a plus en présence que, d'un côté, l'idéal impressionniste (auquel se rattachent les mauvais imitateurs de Cézanne, les paresseux disciples de Sisley et de Monet et ces « fauves » devenus amoureux de leur confortable cage) et, de l'autre, l'idéal cubiste englobant tous les peintres renonçant au lanijase direct. D'un côte religion de l'instinct, du don pur, libéré de toute entrave, négation de tous prin- cipes, innovation totale, anarchie. De l'autre, au contraire, respect de la règle et recherche des principes traditionnels. Il était fatal qu'il y eût rencontre et accord sur le fond, sinon sur la forme, entre les cubistes et certains « conserva- teurs » assez indulgents pour, en faveur d'une idée, fermer les yeux sur ce qu'ils jugeront longtemps encore être des écarts du langage pictural.

* * *

Parmi les explications touchant l'art moderne, je signalerai la plaquette que M. Albert Gleizes, peintre, publie sous ce titre : Du cubisme et des moyens de le comprendre. Ce petit livre renferme un court historique du mouvement actuel, indiquant fort bien la nécessité esthétique en quelque sorte supérieure à laquelle les peintres nouveaux obéirent d'abord aveuglément. L'embrouillamini des idées contradictoires, enfantines ou prétentieuses dont essayèrent de se couvrir certains des novateurs est indiqué rapidement et quelques axiomes excellents expriment avec justesse les désirs plus lucides des cubistes actuels. Les illustrations qui accompa- gnent le texte eussent peut-être pu être mieux choisies. Elles ne nous paraissent pas assez convaincantes pour un livre, somme toute de vulgarisation. De plus, si la sourcilleuse intransigeance de ce cubiste convaincu motive l'élimination, de ce livre sérieux, de reproductions d'œuvres moins abs-

NOTES

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traites il les juge moins décidées je m'explique mal l'oubli est laissée Madame Maria Blanchard, peintre pas assez connu, dont les productions antérieures, d'une maîtrise singulière, justifient l'hermétisme de son actuel cubisme. Ce n'est certainement qu'un oubli, car il serait à souhaiter que les déclarations esthétiques des artistes ou des critiques d'art contemporains émanassent d'esprits aussi dégagés à la fois de toute camaraderie et de toute mesquine rancune que l'est celui de M. A. Gleizes.

*

* *

Parmi les réponses de nos courtois adversaires, je choisirai l'article que M. Henri Longnon a publié dans la Revue Uni- verselle du i^"" mai. Rien n'est plus instructif que la confronta- tion de ce texte (qui critique certains des miens) avec celui de M. A. Gleizes. Rien mieux que la comparaison de ces affirmations contraires ne fait mesurer l'écart qui peut se pro- duire entre deux mentalités différentes, soucieuses des mêmes n'suUals, dès qu'il s'agit d'adopter les moyens propres à les atteindre ! « Le grand intérêt de l'école cubiste, c'est d'avoir parmi les peintres fait renaître le goût des théories » ; « Avant de s'élever à la dignité d'expression intellectuelle, tout art est d'abord un métier, la réalisation de l'œuvre est comman- dée par la technique » ; « Cette reconstruction objective

du monde extérieur, qui est, en définitive, je crois, l'objectif de la nouvelle école ? Car je ne puis penser que nous ne soyons d'accord, M. Lhote et moi, pour estimer que cette reconstruction ne doive être la base de tout essai de restau- ration de la peinture. » Voici des phrases de M. Longnon qui attestent un certain fonds commun d'idées, sur lequel il semblerait facile, chacun travaillant de son côté, d'élever des constructions parallèles. Hélas ! dès qu'il s'agit seulement de choisir les matériaux nécessaires, dès que, quittant le

622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

domaine des idées, on passe à celui des réalisations, rien ne va plus.

Consultons le livre de M. Gleizes, à la page qui peut nous renseigner sur « la découverte ou l'application technique » avec laquelle, selon M. Longnon, « chaque grande conquête va de pair ». Voici ce que nous lisons :

La peinture c'est l'art d'animer une surface plane. La surface plane est un monde, à deux dimensions. Elle est vraie par ces deux dimensions. Prétendre l'investir d'une troisième dimension, c'est vouloir la dénaturer dans son essence même.

Et ailleurs :

N'est-il pas contraire à la raison qu'un tableau, appelé à être placé à côté d'objets à trois dimensions, veuille continuer, dans l'illusion d'optique, ces trois dimensions au lieu de demeurer lui-même. En vérité, le rôle du peintre est de faire vivre dans deux dimensions, celles de son intermédiaire, la réalité qui en a trois et non de rappeler, en interprétant plus ou moins, ces trois dimen- sions sur une surface plane.

Passons maintenant à l'article de M. Longnon :

« Toute orme donnée par la nature possède trois dimensions . hauteur, largeur, épaisseur ; et tout art, pour exprimer cette forme dans ses qualités essentielles doit donner l'idée de ces trois dimen- sions ». Plus loin : « La matière d'Ingres, peut-être aussi propre (mais moins belle) qu'une autre à exprimer la hauteur et la largeur des objets, est impropre à évoquer leur troisième dimension, le relief et la profondeur. Elle abolit ainsi le volume, élément essentiel de la sensualité plastique. Cette suppression fait que les formes nouvelles révélées par Ingres ne jouent que dans deux dimensions, la hauteur et la largeur, et que le relief et la profondeur leur fai- sant défaut, elles semblent paradoxales et même estropiées. Que peut valoir en soi une analyse de la forme pratiquée suivant une telle méthode et par de tels moyens ? »

J'ai tenu à citer longuement, pour que s'affirme avec précision l'énormitc du fossé qui sépare actuellement

NOTES 623

des esprits que l'on peut dire parents. Certains déplorent,. devant de tels exemples, la confusion actuelle. Il n'y a là, au contraire, que motif à émulation. Pour ma part, je me réjouis en évaluant la somme d'etforts qu'il va fiilloir dépen- ser pour élucider, non par de vaines paroles, mais par des œuvres persuasives, un problème dont ces textes antagonistes font soupçonner les vastes proportions.

* * *

Je demande la permission de m'attarder un peu sur cette question capitale de la troisième dimension, "en attendant de démojitrer au prix de quels travaux et de quels sacrifices Cézanne Sinixa. à. suggérer la profondeur au lieu d^riiinler, ce qui, si j'y réussis, ébranlera peut-être un peu la confiance de nos distingués adversaires en la vertu des techniques péri- mées.

La raison qu'invoque d'abord M. Longnon pour restaurer la profondeur du tableau est d'ordre réaliste. La nature nous offre trois dimensions : il est donc nécessaire de la repré- senter dans ses trois dimensions. Je pourrais objecter que la nature est une chose et la peinture une autre, ou dire avec Richard Wagner que « l'art commence la nature cesse » mais je préfère, adoptant un langage moins prétentieux, émettre la proposition suivante : N'est-il pas possible d'ex- primer la profondeur autrement que littéralement ? Ne pou- vons-nous donner réqiiivalcul de la troisième dimension ? Ce droit que l'on accorde au poète au nom même de la vérité, d'exprimer les choses par suggestion, ne peut-on l'accorder enfin aux peintres sur un point ? La profondeur ne peut-elle se réaliser dans l'esprit du spectateur plutôt que sur la toile ? Résultant du dvnamisme des couleurs qui se situent naturel- lement à différents degrés de profondeur, cette cl islûucc entre des plans colorés ne scra-t-elle pas à la fois plus éloquente

624 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et plus mystérieuse que si elle est le résultat d'un éclielonne- ment mécanique, suivant les lois d'ailleurs convention- nelles — de la perspective aérienne ? Une seule référence : Giotto, qui réduisit la profondeur au minimum, est-il moins grand, moins beau que n'importe quel perspccleiir du siècle suivant ?

Le second argument qu'invoque M. Longnon pour con- damner la technique cubiste repose sur une analyse du métier « traditionnel ». Mais, d'abord, par quoi nous est révélée la tradition ? Par les musées. Or ceux-ci nous pro- posent-ils une technique immuable ? J'entends bien que celle qui nous est présentée comme traditionnelle est celle de la Renaissance. Je suis le premier à vénérer les Dieux de cette époque, les \'cnitiens et Rubens ; aussi ne pensé-jc pas les diminuer en prétendant que leur art, devenu par la suite traditionnel, fut, à ses débuts, aussi anti-traditionnel que possible, puisque en contradiction flagrante avec celui des primitifs. Un critique aussi sévère que M. Longnon eût pu reprocher avec raison à Rubens d'être un révolutionnaire renonçant à l'admirable tradition des Van Eyck. Par quoi Rubens eût-il pu se défendre ? Peut-être seulement par quelque réflexion semblable à l'irrévérencieuse boutade de Rémy de Gourmont : « La tradition, la tradition ! Il y a commencement à tout, même à la tradition ». Donc, quand M. Longnon, qui voit comme moi en Ingres le père du cubisme, constate qu'il « mit au point une technique tout au rebours de l'ancienne », ce ne devrait pas être pour blâmer le peintre de VOihili.ujiie, mais pour lui accorder au contraire le titre incontestable de rénovateur. Car l'artiste qu'en pleine décadence romantique on appelait « le Gothique » est certes celui qui, de tous ceux de son époque, est le plus digne de la déférence de tout véritable traditionaliste.

Il n'est pas une loi de cette peinture à deux dimensions des primitifs, plane, murale, architecturale, précise, parfaite.

NOTES . 625.

que la Renaissance n'ait violée. Les peintres du xvi= siècle \écurent sur un schisme ; ils firent d'une technique « tout au rebours de l'ancienne » le sujet de mille émerveillements nouveaux. Le moment est venu de constater à notre tour l'épuisement de leurs formules. L'Kcole couronne les productions misérables d'un Jean Gabriel Domergue ; MM. Emile Bernard et Armand Point, cultivés autant qu'on peut l'être, d'une pureté d'intentions absolue, et détenteurs des secrets contenus en cette partie des musées choisie par nos critiques, n'arrivent même plus à intéresser les amateurs de taux tableaux. C'est à ces signes de décrépitude qu'on reconnaît la fin d'une période historique et l'imminence d'une Révolution.

Je sais que nous ne pouvons eflectuer la nôtre par-dcssns la Renaissance, et c'est en ceci que je dilTcre d'opinion avec mon ami Gleizes, partisan d'un retour pur et simple à l'idéal gothique, voire bvicantin. Ce programme serait sans doute excessif. Une civilisation ne se débarrasse pas aussi rapide- ment, aussi légèrement des habitudes acquises. L'oubli total des beautés de la Renaissance serait un sacrifice cruel autant qu'inefficace. On ne peut brûler complètement ce que l'on a si longtemps adoré. Un détachement spontané n'indiquerait qu'une grande sécheresse de cœur. Ces obstacles tout senti- mentaux que \L Gleizes dénonce comme seules entraves à notre libération entière, ces tergiversations, ces remords, ces craintes, cette pudeur, sont autant de ferments qui don- neront à nos oeuvres le baptême de l'inquiétude et les dote- ront d'une âme et d'un mystère. Le but idéal sera atteint ; la simplicité des primitifs sera retrouvée, mais à travers la Renaissance, dont quelque chose demeure malgré tout dans notre œil et dans nos doigts : une façon déliée et rapide de travailler, un goût de la chair, et puisqu'il faut tout avouer quelque scepticisme et un certain manque d'humilité.

Mais pourquoi chercher une formule souple et complexe

()2G LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pour définir notre effort ? Ne nous sufHrait-il pas ck> dire, avec M. Longnon ou M. André Michel : « Oui, nous voulons prendre modèle sur nos derniers maîtres, les Renaissants » et d'ajouter : « Ce sera précisément en n'imitant pas leurs œuvres ». Car, de même qu'un enfant imite son père en s'inspirant de sa conduite ancienne, plutôt qu'en simulant ses tics actuels, de même nous imiterons nos maîtres immé- diats, selon la logique d'une émulation lucide, en refaisant ^wn leur œuvre, mais leur geslc initial. Et puisque leur geste fut si audacieusement dénégateur du passé, ayons le courage de rejeter le plus possible d'un passé qu'ils représentent à leur tour. Comportons-nous autant que possible à leur égard comme ils se comportèrent à l'égard des primitifs. Voilà la vraie tradition : une révolte appliquée, surveillée, cons- ciente, conduisant non à une libération complète, mais à un assujettissement à de nouvelles règles ou à de plus anciennes, ce qui « revient au même » puisque tout recom- mence.

ANDRÉ LHOTE

* * *

LETTRES ALLEMANDES : LES PIONNIERS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE NOUVELLE, par

Enist Citrlius.

Il me déplairait de voir mon rôle ici réduit i ne signaler qu'erreurs, ridicules ou insuffisances. Aussi est-ce avec une satisfaction réelle que j'appelle l'attention des lecteurs de la Nouvelle Rei'ue Française sur un livre de critique bien fiiit, intelligent et solide. Il intéressera d'autant plus qu'il a pour objet les lettres françaises : l'auteur en est Hrnst Curtius, pro- fesseur à l'Université de Bonn, il fit en 1914 une série de leçons qu'il publia à la fin de la guerre en un volume ayant pour titre : Die litlerariseben îl'eghereiier des ueueii Frankreichs Les pionniers littéraires de la France nouvelle »). C'est

NOTES 627

une étude remarquable sur l'orientation de la mentalité fran- çaise depuis 1890, orientation dont, d'après Curtius, il ne fut pris conscience historiquement que vers 19 10.

L'auteur apporte à l'obsen-ation de ce mouvement ascen- sionnel de la sève française une indéniable sympathie dont son intelligence critique bénéficie, et se trouve élargie. L'in- troduction, claire et bien composée contient une courte re\'Tic historique, un exposé des motifs ou plutôt une énumération des symptômes précurseurs du mouvement, car en bon disciple de Bergson, Curtius se refuse à trouver l'entière explication d'un phénomène psychologique dans les états de conscience qui le précèdent des citations presque toujours bien choisies et témoignant d'une documentation abondante, sinon complète :

Le mouvement semble se répartir sur deux générations. La plus ancienne est celle des pionniers et des avant-coureurs (^« Bahn- hrether tuul JVeghereiter d), ils sont nés autour de 70.

Curtius en veut voir cinq principaux : Gide, Péguy, Rol- land, Suarès et Claudel. Ils sont solitaires : leur effort ne trouve pas d'écho dans leur propre génération mais leurs livres seront les livres vitaux Lehciisbiicbcr ») de ceux qui, nés vers 1885, prendront la parole à partir de 19 10.

S'il laisse de côté de grands écrivains comme Maurras ou Barrés, de bons auteurs comme France et Henri de Régnier, c'est qu'il n'entend pas parler de tous les courants dont le faisceau fonnela conscience française de l'époque, mais seu- lement de ceux dont la flèche pointe en avant, et dont la direction va du centre à la périphérie. Le sens lui fait certes défaut des proportions de ces cinq auteurs, si bien choisis pour illustrer son thème, mais il faut admirer à quel degré il est arrivé à les pénétrer, et il est assez curieux pour nous de constater avec quels reliefs et quels creux le profil de cha- cun se dessine aux yeux d'un étranger lettré, compréhensif, et qui paraît de bonne foi.

628 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qu'André Gide dont pourtant la position est fort intelli- gemment définie, soit présenté à une échelle diminuée, alors que l'importance de Rolland est plusieurs fois grossie, ceci ne doit pas nous surprendre outre mesure : Tout cons- pire à faire Romain Rolland plus grand que nature pour l'ap- préciation allemande, et sans doute, bic-n plus encore que ses tendances politiques, d'évidentes affinités dans le tour d'esprit.

« La conscience eurooéenne se fait de l'intelligence fran- çaise, manifestée dans ses grandes créations depuis la haute Renaissance jusqu'à nos jours, une image nette... cette image de la vieille France, fixée par l'histoire, rejoint celle de la jeune France à travers André Gide. » Curtius le constate moins révolutionnaire, moins novateur, moins hardi aussi que Rolland, Suarès, Claudel ou Péguy. Mais il l'a senti avec précision profondément classique, et a rendu toute justice à la double inspiration qui anime l'auteur de l'Eiifaiil prodigue. Cette double inspiration, comment lui reprocher, à lui étran- ger, à lui allemand, de la confiner au domaine de l'esprit et de la forme, ne la sentant pas dans celui du cccur, et de prêter plus d'humanité à « d'autres esprits qui retrouvèrent en une « fraternelle effusion le chemin des intarissables sources « de l'amour sanctifié par la douleur, de l'acte héroïque, de la « foi témoignante ». Ce n'est pas qu'il se méprenne sur Gide : il ne le découvre qu'à moitié, et sa perspicacité ne pénètre pas la pudeur d'âme du plus discret des auteurs. Perspicacité de la tête plus que de la sensibilité, Curtius, ici, se montre bien de sa race, mais il faut le louer sans res- triction de tout ce qu'il dit sur l'œuvre critique de Gide, et qui ne fut guère mieux dit jusqu'ici, ni plus complètement. Il saisit d'un coup l'essentiel de cette pensée d'apparence si compliquée, il en saisit surtout la foncière nouveauté ; tout ce qui s'en laisse expliquer, il l'expose avec une lucidité rare. S'il n'était pas incongru de parler de la métaphysique

NOTES 629

de Gide, on dirait volontiers que Curtius l'a subtilement et comme d'un coup pénétrée.

La portée historique de Gide repose sur deux piliers, dit-il, son œuvre critique et son œuvre créatrice.

Il analyse avec sagacité les Prétextes et les N'oiiveaiix Pré- textes, ces volumes de critique d'art qui vont au delà de l'art et qui sont autant, à qui sait lire, des traités de morale indi- viduelle et sociale, si importants qu'il ne faudrait pas s'étonner qu'ils fussent appelés à devenir, dans un temps assez proche, lesplussùrs véhicules à l'étranger, de l'influence éducatrice, qui est dévolue à la France parmi les nations.

Dans l'anarchie artistique de l'époque présente, est-il dit plus loin, Gide a maintenu vivantes les traditions de la vieille France. Tous les instincts du classicisme français vivent en lui et il loue dans ce classicisme précisément ce qui paraît si étroit et si étranger au sentiment superficiel des modernes : la clarté.

Il l'aime parce qu'elle protège le plus sûrement le secret de l'œuvre d!art contre toute intrusion profane...

Voici maintenant le passage sur Rolland :

Nul Français cadrant si peu que Romain Rolland avec l'image que nous avons coutume de nous faire de la France Moderne.

Certains s'étonneront que cette voix, dit en 1914, Otto Grau- toff, vienne d'un pars auquel si souvent nous reprochons ses ten- dances neurasthéniques, que nous sommes habitués à considérer comme le terrain d'éclosion de convoitises séniles et corruptrices. Nous ne pensions pas que la santé, la force, l'équilibre de l'âme, la beauté limpide et claire pussent se rencontrer aussi bien sur l'autre rive du Rhin.

Il a fallu Romain Rolland pour les en convaincre.

On comprend du reste que certains côtés à la fois subli- mes, moralisateurs, didactiques, certains côtés « Schiller », si j'ose dire, et cette sauce à la fois sentimentale et vertueuse il a réussi à faire flotter d'aussi rudes figures que celles de

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Michcl-Angc et de Beethoven, aient pu séduire des esprits allemands dans précisément ce qu'ils ont d'anti-Gœthéen et d'anti-Nietzschéen... D'ailleurs Curtius est trop intelligent et trop bon connaisseur pour ne pas, au moins par un bout, le sentir.

Jean Christophe, dit-il, n'est pas le fruit d'une volonté d'art pour- suivant un but d'expression esthétique. Cela explique pourquoi ceux qui dans l'art ne cherchent que l'art die von der Kiinsl nur die KiiHst li'ollen »), se détournent de Rolland. Les milliers de lec- teurs pour qui Jean Christophe est devenu un anii n'ont pas tant senti ce livre comme une expérience d'art que comme une leçon de vie qui n'a rien à faire avec la littérature. Ce livre prêche puis- samment l'énergie ! Eine geivaltiçe Predigt der Energie ist dies Buch »).

En effet, prêche.

Et plus loin : « Le grand danger de cette conception de l'art est de nous amener facilement à faire servir l'art à des fins qui sont en dehors de l'art... peut-être Rolland ne s'est- il pas toujours assez défié de ce danger ». Voilà qui est mieux, mais ensuite : u Tout comme Christophe, lui-même a trouvé le chemin d'une conception plus profonde des rapports entre l'art et le salut de l'humanité ».

Curtius pense que s'il fallait assigner un milieu spirituel à l'état d'esprit de Romain Rolland on l'imai^inerait le plus volontiers, dans la sphère d'une culture individuelle intério- risée par le protestantisme et la musique in der Sphâre der protesianiisch imtsihalisch vcrinnerlichten Persdnlichheitskiiltur »).

On voit que, traduite en langue française, à ce crible inexo- rable, la pensée perd l'espèce de fermeté qu'elle usurpait, et ne signifie rien que d'assez vague.

Dans l'idéalisme de Rolland vit, purifié de ses ingrédients trop humains, le plus noble pathétique des traditions révolutionnaires de France, l'enthousiasme humanitaire de Diderot, de Michelet, de Victor Hugo, de Zola. \n de cet angle, l'œuvre de Rolland semble

NOTES 631

se rattacher inicb rùchalrts ^?/ iveiscu ») aux grandes traditions de la philosophie des lumières.

•Pour Curtius, Au-dessus de la mêlée, est un des rares livres qui resteront, k quand seront envolées à tous les vents les montagnes de papier de la littérature de guerre ».

Ce qu'on peut dire de mieux de celte étude c'est que sans doute l'auteur y voit Rolland comme Rolland se voit lui-même, et que son absence de critique a droit à quelque indulgence de la part d'un Allemand qui manifestem.ent aime la France, et en dépit de tout, ne paraît pas avoir tout à fait abandonné l'espoir d'un rapprochement.

Si diiiérents de tempérament que soient Rolland et Gide, ils sont parents en ceci que leur art s'est développé par l'entrée en rapport avec les idées de leur époque, qu'ils sont tous deux nourris de la substance du xix^ siècle. Par contre la première impression qu'on reçoit de Claudel est celle d'une absence de toute histoire Gcschichtslosigkcit »), un bloc erratique des Vosges, le seul poète de la France moderne dont l'inspiration jaillisse de ses propres sources. » Curtius sent profondément cette forte et originale poésie, qui a selon lui le poids et la densité des fruits lentement mûris... Qu'il y trouve ample matière à déploiement d'interprétation métaphysique ne doit pas étonner, et il n'est certes pas dans ses intentions de compromettre le poète par une louange comme celle-ci : « Claudel a apporté aux Français le drame métaphvsique, aux Français qui sont de tous les peuples le plus a-métaphysiquc. La cosmologie de Claudel n'est pas

désagrégeante elle instaure l'ordre, cet ordre qui était

au commencement et qui est à la fin. »

L'essai sur Suarès est de tous le plus intéressant psycho- logiquement. En voici quelques citations :

« La passion est pour Suarès la forme fondamentale de la vie,, l'idée centrale de la pensée. Son tempo reste toujours pareil : ïallegro

6^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

furioso de hi passion de vivre. Suarès prend sa part du combat général que la Jeune France comme la Jeune Allemagne mènent contre rinteliectualisme mécanisant. Il est parmi les prophètes de l'irrationalisme moderne, il n'a que faire d'une vérité qui ne vit

plus. Une erreur vivante lui vaut plus que la vérité morte Il

n'y s. pas de mot allemand pour le substratum de pensée singu- lièrement composé qu'exprime le mot français scièiiité comme le latin sciciiitas.. Depuis que Lucrèce a parlé du sapicntiuni teuipJa sereiui, ce mot, dans les bouches latines et romanes, s'est chargé de vie et de destinée qu'il charrie comme un fardeau précieux. Peut- être désigne-t-il une possibilité de l'âme essentiellement romane et latine et par même intraduisible.... Ce qui ne peut se rendre par

le langage correspond toujours à une lacune dans la culture

La lutte entre la conception païenne et chrétienne n'est en fin de compte qu'un cas spécial de l'état de tension oij l'assimilation de toutes les cultures anciennes et modernes a mis l'âme de l'homme d'aujourd'hui ».... « Vis-à-vis de ce qui l'entoure, Suarès se place à des points de vue analogues de ceux de Rolland : il procède à une critique destructrice du monde officiel en France. » « Suarès aime le silence, mais ne peut se taire »

Le critique a saisi l'importance littéraire de Suarès qu'il situe avec justesse, il a senti aussi que son essence pro- fonde c'est la passion de la vie et que cette passion est malheureuse.

Péguy est le dernier auteur traité. Comme les autres avec un visible plaisir de pénétration et peut-être encore avec plus de soins. La documentation est e.xcellentc sur la bio- graphie et sur les Cahiers. Curtius déclare Péguy intradui- sible « à la deuxième puissance ». « Pour Péguy, dit-il, en contraste avec Suarès, la vie est égale à de la valeur réelle vécue. » Il ne lui trouve pas de précédent, pas d'analogie liistoriquc ; en tant qu'écrivain il l'incorpore, suivant en cela l'indication de Péguy lui-même, parmi les chroni- queurs français, classement plus ingénieux que juste. A plusieurs reprises il revient sur le paganisme de Péguy,

NOTES 63 3

« cette espèce de répuo;nance à la morale en lui comme en Barrés ■>> ; il découvre les assises nationales et païennes de leur foi catholique.

L'article conclut ainsi : « Péguy est un combattant pour la France. Il a mené le combat charnel et il a mené le combat spirituel. Il a donné son sang pour la France comme les héros et les saints qu'il vénérait. »

En un résumé excellent, Curtius expose ensuite à quel point jusqu'ici a été fausse et incomplète l'image que l'Alle- magne intellectuelle se faisait de la France contemporaine.

Les uns ne consentaient à y voir qu'esthétisme, déca- dence, érotisme, un mélange dont la vulgarisation a donné le « cabaret », cette tardive poussée viennoise et berlinoise du Chat Noir d'antan. Cette conception était surtout celle des littérateurs, « qui, dit-il, inventèrent l'atmosphère du café en opposition avec celle de la brasserie ».

Une autre partie du public que ses occupations mettaient à l'écart des actualités de la cuisine littéraire, tenait la littérature française pour un des composés les plus importants de toute formation intellectuelle et en général de toute culture humaine aboutie. Ils appréciaient de la France tout ce qui est étranger à l'Allemand. Quand ils lisaient des livres français ils ne voulaient pas que quoi que ce fût de germanique leur fût rappelé, ni rien percevoir qui leur fût parent. Ils voulaient se sentir enveloppés par la magie de la latinité La France de l'esprit comme la France de déca- dence, deux visions, aussi incomplètes l'une que l'autre, chacune contenant un aspect de la réalité française Toutes deux pro- venaient de la svnipathie et de l'admiration Toutes deux

ouvraient la porte d'un domaine des lettres françaises Elles ne

devenaient dangereuses que quand elles prétendaient de leur angle insuffisant déterminer l'esprit total de la France

Une image nouvelle de la France ne pourra naître en Alle- magne que quand un intérêt y sera disponible pour la nouvelle vie intellectuelle en France, qui dépassera celui d'un contact fugitif.

Le livre se termine ainsi :

41-

634 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

En résumant les citations ci-dessus on se rend compte que le mouvement intellectuel qui a ses guides et ses initiateurs en les personnes de Gide, de Rolland, de Claudel, de Suarès, de Péguv, est assez profond pour dérouter l'esprit français dans les défini- tions que jusqu'ici il avait données de lui-même et que le voici forcé à une nouvelle investigation, à une nouvelle conception de son être. Il s'est rendu compte de sa propre expansion qui fait éclater ses formes traditionnelles. Conscient de sa force, il déchire l'acte de décès que lui avaient délivré les diagnosticiens de sa

décadence Il sait que la nouvelle France est la vraie France,

la France éternelle. La révolution mondiale de cette guerre va- t-clle éparpiller au vent la graine multiple qui a germé en cette

France nouvelle ? Ou bien la cause française sera-t-ellc

défendue dans un monde ébranlé jusqu'en ses fondations ? C'est la

question du destin spirituel de la France Et ce n'est pas

l'avenir de la France seule qui en dépendra. L'Europe entière v est intéressée. Il ne peut être indifférent pour l'avenir de l'Europe, que la foi et l'esprit français y participent ou non

A ces paroles que nous n'avons aucune raison de ne pas

tenir pour sincères, comment ne pas souscrire ? Quelles

que soient les nuances d'interprétation qui nous puissent séparer d'un esprit dont les points de vue sont néces- sairem.ent très ditTércnts des nôtres, mais qui parait un connaisseur passionné de la civilisation française, il est de notre devoir d'en faire abstraction, et de ne consi- dérer que la bonne volonté et l'intelligence qui sont ici dépensées.

Ce que l'Allemagne gagne en authentiques clartés sur la France, sur la véritable étendue de sa vie intellectuelle et sur la profondeur de sa vie morale, comme sur ses possi- bilités de culture, ne pourra jamais être qu'au plus grand avantage de celle-ci.

Et si, selon de mot de Maurras lui-même, « il y a en tou Allemand un candidat à la qualité de Français, » au point de vue français conuuc au point de vue humain, comntent

ÎIOTES 635

ne pas faire bon accueil à tout ce qui préparc à cette candidature des bases iion sophistiquées ?

ALAIN DESPORTES

* *

L'EXPOSITION DES BEAUX-ARTS DE DUS- SELDORF.

La ville de Dùsseldorf a oroanisé cet été, dans son ijrand palais au bord du Rhin, une exposition purement alle- mande. Jadis, les expositions de Dùsseldorf ou de Cologne étaient internationales, avec des comités figuraient un certain nombre de peintres, d'écrivains et de marchands parisiens. Rappelons la belle exposition organisée en 191 2 par le Somhrhumi à Cologne ; on put y voir de nom- breuses toiles de Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Signac, Seurat, Marie Laurencin, Matisse, Picasso.

L'exposition actuelle est éclectique. Elle va de l'acadé- misme et du naturalisme jusqu'à l'impressionnisme, avec Liebermann, Corinth, SIevogt, Uhde, Kohlschein.

La partie la plus vivante est celle consacrée aux fauves d'ici, dont aucun n'a moins de 40 ans. On distingue chez eux deux tendances distinctes, l'une purement germanique, qui remonte au Norvégien Edouard Munck : cérébrale, visant avant tout au contenu spirituel du tableau et l'autre, rhénane et westphalienne, qui se rapproche de la tradition française.

Les peintres du premier groupe dessinent puissamment avec leurs pinceaux plutôt qu'ils ne « peignent ». Ils sont fort intéressants, ont une renommée énorme en Allemagne leurs œuvres atteignent de très hauts prix. Kirchner est le plus célèbre d'entre eux, avec Xolde, Heckel et Meidner.

Paula Modersohn, morte très jeune, a vécu à Paris, a subi l'influence de Cézanne sans oublier les bons peintres rhé-

636 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nans Leibl et Trûbner. L'Autrichien Oskar Kokoschka pro- cède de \';in Gogli. Paul Klee, un suisse de Munich, fait de curieuses petites aquarelles qui font penser à Braque.

Le clou de ce « salon » est une belle et complète rétros- pective de l'œuvre d'un sculpteur rhénan mort en jan- vier 1919, Wilhelm Lehmbruck. On n'a pas oublie sa curieuse exposition de juin 19 14, chez Barbazanges, préfacée par André Salmon. Sa très noble et pure inspiration pro- vient en partie de la statuaire gothique française.

Bien des peintres rhénans ont vécu à Paris, comme Otto de Waetjen, qui a envoyé un Bal harceloiiiiais, Rudolf Lévv, le président des « Peintres du Café du Dôme », et Thesing et les frères Sohn-Rethel. D'autres n'ont fait qu'y passer, mais ont gardé des traces de leur passage.

Le président de la « Société des Jeunes Rhénans » est Henri Nauen. Il exposa aux Indépendants, en 19 10, un grand panneau : La Récelfe, encore influencé de \'an Gogh. Il a cette année trois intéressants panneaux destinés à une salle de concert. Max Burchartz conserve à travers tout une- tendance classique. Otto Gleichmann a des toiles d'une vision intérieure intense, curieuse, émouvante.

August Macke, de Bonn, plein de goût, et Franz Marc,, un Bavarois, tous deux morts à la guerre, avaient édité, avec le Russe Kandiski, le Cavalier Bleu, revue qui eut un succès énorme en Allemagne. Marc a subi depuis l'influence de Picasso.

Tué également à la guerre à 26 ans, ayant cessé de peindre à 23 ans, mais laissant plus qu'une promesse der- rière lui, voici Morgner, au tempérament puissant. Il est venu de la ville libre de Soest, en Wcstphalie, qui a des vitraux célèbres. La galerie Flechtheim donne parallèlement une importante exposition de ses œuvres. C'était un peintre né. En 1910 il était encore d'un impressionnisme frais et agréable, en 19:1 il subit l'influence des néo-impressionnistes-

"NOTES 637

qu'il a VUS probablement au musée de Hagen, en 191 2 et 191 5 il peint des toiles pleinement originales, d'une couleur et d'une force surprenantes, et s'il y reste une influence, c'est celle des vitraux de sa ville natale, qui ont impressionné son enfance.

* * *

La galerie Flcchthcim, à côté des peintres rhénans, expose régulièrement des Vlaminck, Derain, Picasso, Duty, Van Dongen, Marie Laurencin, des aquarelles de Signac et de Cézanne.

*

Dùsseldorf prépare pour 1921 une exposition interna- tionale où les peintres français seront invités, s'ils h désirent.

H. p. ROCHE

* * *

SUR LA CONDITION PRÉSENTE DES LETTRES ITALIENNES.

Dans la vie intellectuelle de l'Europe, la littérature ita- lienne d'aujourd'hui ne joue aucun rôle actif et fécondant. Elle n'est plus qu'une succursale des littératures étrangères, française et anglaise en particulier. Les auteurs à succès en sont encore à imiter Dickens et Maupassant ; les auteurs d'avant-garde ne débarquent du dernier bateau que pour monter dans le suivant, quittant Romain Rolland pour Claudel, Claudel pour Apollinaire, Apollinaire pour Tzara.

Tout bien considéré, l'Italie a d'Annunzio et n'a que lui. Encore faut-il s'entendre : il y a d'Annunzio, comme il y a Carducci ouLeopardi.On uele discute plus, mais c'est depuis qu'on ne l'imite plus. Son art appartient déjà à l'histoire littéraire et ses oeuvres ne sont plus que des pièces de musée.

658 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

D'Annunziocxccptc, l'Italie n'a aucun grand écrivain vivant à exporter. Lesmcillevirs des Futuristes (Palaz/.cschi, Govoni, Qivacchioli), les écrivains du groupe si sympathique de la Voce (Papini, Jahier, Soffici, Rébora), tout audacieux et entreprenants qu'ils soient, n'ont encore à leur actif que des demi-réussites. Ce n'est pourtant ni la culture, ni l'imagina- tion, ni les dons lyriques, ni, pour tout dire d'un mot, le talent qui leur manquent. Et le plus triste, c'est qu'une réus- site complète de l'un d'eux ne nous apporterait, à nous- Français, aucun enseignement original.

On a dit, pour expliquer cette sorte de paralysie, que les Italiens traversaient une phase « culturelle », de posivitisme et de critique, peu favorable à une floraison littéraire. F^t il est vrai qu'en dehors de d'Annunzio, les deiix seuls grands noms familiers au public européen sont ceux du critique-phi- losophe Benedetto Croce et de l'historien-critique Gugliclmo Ferrero. Mais l'activité spirituelle d'un peuple de quarante millions d'âmes serait-elle donc si limitée qu'il ne pût pro- duire des lyriques, et des romanciers parce qu'il produit des critiques ? Il est faux du reste que le goût des lettres soit en défaveur en Italie, mais poètes et prosateurs étrangers sup- pléent à la pénurie des écrivains nationaux. Un Français notamment s'émerveille de voir les plus hermétiques poètes de son pays lus, commentés, compris, traduits même par l'élite de la jeunesse italienne.

Ce tarissement de la création littéraire est un phénomène particulier à l'Italie. De 1625, année meurt le chevalier Marin, à 1750, elle n'a pas eu un seul grand écrivain. Ce phénomène semble lié à un autre : l'absence d'écoles, l'indi- vidualisme de la production littéraire. Les grands écrivains surgissent en Italie comme des météores, créent leur univers artistique dans une langue à eux, puis disparaissent sans laisser de disciples, mais seulement de mauvais et plats imi- tateurs. On peut leur découvrir des précurseurs, mais le plus

NOTES 639

souvent c'est dans la tradition populaire qu'ils sont ailes chercher la matière qu'ils ont élaborée. C'est le cas de Boccace et c'est celui de l'Arioste.

Cet individualisme littéraire e*st d'autant plus curieux à souligner que l'histoire des arts plastiques en Italie n'est qu'une chaîne ininterrompue d'écoles. Raphaël sort de Péru- gin, et Sodoma du \'inci. Mais Dante, Pétrarque, Boccace ont, des fondements au toit, bâti leur œuvre seuls, l'ont seuls aménagée et meublée. Ils créèrent et épuisèrent à eux seuls leur « manière ». Aucun ne laissa à glaner après lui dans son champ ' .

On ne suit jamais en Italie à travers un grand nombre d'individualités de mérite inégal l'éclosion, puis l'évolution d'un genre. Hardy, Rotrou, Corneille, Racine, Voltair», Crébillon,Ducis, la naissance, l'apogée et la mort delà tragé- die classique, ou encore l'effort concerté des hommes de la Pléiade ou du Symbolisme n'ont pas de pendants en Itixlie.

Plus riche peut-être en génies littéraires que les autres pays d'Europe, l'Italie a toujours été singulièrement plus pauvre en talents.

Nous sommes depuis quinze ans assez volontiers sévères envers nos romantiques. L'Italie n'a pas eu de véritable romantisme, et l'on peut se demander si ce n'est pas à cela qu'elle doit sa stérilité actuelle. Le romantisme italien, celui d'un Manzoni et de ses disciples, n'a pas, comme ailleurs, renouvelé le lyrisme et libéré les moyens d'expression. Il s'est borné à un rôle de propagande nationale et populaire et n'a eu aucun vrai lyrique à son service. Les grands lyriques italiens du xix"^ siècle Leopardi, Foscolo, Carducci ont tous été par malheur des classiques. Les romantiques de nom ont jeté bas l'apprêt et la pompe académique, mais pour aboutir à des vers de mirliton.

I. Le pétrarquisme n'est qu'une exception apparente. Aucun pétrarquiste n'a rien ajouté à Pétrarque.

640 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tout le maigre apport du romantisme italien s'est dissipé en fumée après i8éo sous l'influence d'un grand fait politi- que : l'unité. Le lyrisme patriotique traditionnel, auquel il avait ajouté une note nouvelle, a disparu après avoir fleuri une dernière fois chez d'Annunzio, poète de l'impérialisme et de la plus grande Italie.

On peut dire que l'unité italienne a enlevé leur principal motif d'inspiration aux poètes de la péninsule. Et comme leur romantisme ne leur a légué aucune tradition de lyrisme personnel, ils tâtonnent sans trouver leur voie. Ce qui fait cruellement défaut à l'Italie, c'est de n'avoir pas derrière elle une série du genre Lamartinc-Hugo-Musset-Baudelaire- Verlaine et Bvron-Shelley-Keats-Brpwning.

Dans l'ordre littéraire, moins encore que dans l'ordre social ou politique, la nature ne fait pas de saut. Le propre de l'Italie contemporaine est pourtant de vouloir dans tous les domai- nes brûler les étapes. A peine sortie de la monarchie absolue, elle veut sauter par-dessus le parlementarisme, et tend vers les Soviets ; au sortir d'un régime économique moyenâgeux, elle prétend réaliser les grands trusts à l'américaine ; ses campagnes sont encore dans l'analphabétisme et lapouillerie, et ses grandes villes rivalisent déjà en bonne tenue et en modernité avec les plus belles villes d'Allemagne.

En littérature, l'Italie a voulu du classicisme (devenu, sauf exceptions, académisme) passer au futurisme. Depuis vingt ans, elle balbutie. Ardengo Softici, qui était, avant la guerre, de Montparnasse au moins autant que de Florence, disait un jour : « Les littérateurs italiens ont avant tout besoin de boire de l'absinthe. » Rien de plus exact : l'absinthe, breuvage romantique, leur conviendrait parfaitement. Soflîci, en par- lant de la sorte, pensait aux vieilles perruques qui étaient encore au sage régime du vin. Il ne songeait pas aux cock- tails dadaïstes.

De l'académisme ils ont bondiàl'ésotérisme. Qu'ils boivent

NOTES 641

donc de l'absinthe, comme le conseille Soffici, et qu'ils s'abandonnent ensuite à ces longues effusions sentimentales, l'homme s'étale à nu, s'anatomise inlassablement, qu'ils se montrent un peu tels qu'ils sont, au lieu d'imiter Machiavel et de vêtir l'habit de cour avant d'écrire. Entre autres défauts, la littérature italienne d'aujourd'hui a en effet celui d'être mortellement ennuyeuse. Les humoristes eux- mêmes sont ennuyeux, et le plus célèbre d'entre eux, Alfred Panzini, qu'on voudrait faire passer pour un Anatole France plus pointu, est celui qui emporte la palme.

Pour (< passer un bon moment », il n'y a qu'une ressource, c'est d'aborder les contemporains qui écrivent en dialecte. Les sonnets pi-sans de Renato Fucini, les poèmes napolitains de Salvat'ore di Giacomo, les épopées burlesques en romain de Pascarella ou les fables de Trilussa, voilà d'authentiques chefs- d'œuvre. Toute la spontanéité, toute la verve, tout le lyrisme italien semblent s'être réfugiés dans la littérature dialectale.

Nous touchons sans doute au nœud même du problème. L'outillage littéraire italien est défectueux.

L'outil qui fait encore défaut aux Italiens et que seul un véritable romantisme aurait pu leur donner : c'estune langue. Nous qui en possédons une admirablement mise au point il y a trois siècles, réglée à nouveau tous les cinquante ans par un ou deux grands écrivains (ces « lexiques en désordre » selon le mot de Cocteau), nous ne soupçonnons pas l'effort supplémentaire et vain le plus souvent qu'exige d'un auteur la création de son vocabulaire.

Ce problème de la langue est si important que la plupart des grandes querelles littéraires italiennes ont été provoquées par lui et que de Dante à Carducci, en passant par Manzoni et Leopardi, il n'est pas un grand écrivain qui n'ait eu sa théorie de la langue. Combien d'auteurs de second plan qui avaient quelque chose à dire n'ont pu que le bégayer ou le déclamer.

6^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

En 191 3, un critique mort depuis à la guerre, le meilleur de sa génération, Renato Serra saluait l'avènement de l'unité linguistique de l'Italie :

ce Ce qui, écrivait-il, semblait un mythe, un idéal fiibuleux et impossible, poursuivi sans trêve à travers tous les siècles de notre histoire, l'unité de la langue et de l'expression litté- raire, commence aujourd'hui à être un fait accompli et paci- fique, si naturel que les gens n'y font presque pas attention. Mais c'est un fait : les différences si profondes qui diversi- fiaient et salissaient les productions, hier encore, ont dis- paru. On ne sent plus aujourd'hui, en le lisant, si l'auteur est lombard, piémontais ou sicilien ; on netrouve plus à côté de la piige conventionnelle et académique, la page grossière- ment calquée sur le français, ou confuse et incertaine dans sa recherche de l'expression vive et courante ; il n'y a plus cette difiércnce de caste qu'il y avait entre la façon d'écrire des lettrés et des professeurs et celle de la masse et de l'usage. Rappelez-vous seulenient l'époque de Carducci, et à côté de lui, le langage d'un des derniers puristes, d'un manzonien, d'un romancier lombard comme Rovetta ou d'un Vicentin comme Fogazzaro, et puis, la langue des journaux, ce type hybride participant de la rédaction administrative et de la traduction du français. »

Serra criait trop tôt victoire. Certes on ne se bat plus aujourd'hui comme il y a seulement soixante ans, quand les puristes s'interdisaient encore un mot ou une tournure qui ne figurât pas dans un des bons auteurs du Cifii/iiccento, et que les Manzoniens n'avaient souci que de farcir leur prose de ce riboboli » florentins, mais on n'est pas encore parvenu à l'unification rêvée. La façon d'écrire « rai-partie cardu- cienne et d'annunziesque » que Serra s'efforçait de définir et qu'il croyait une formule d'avenir est déjà périmée. Le drame reste pour les écrivains d'aujourd'hui le même que pour ceux d'hier : ou bien étudier l'italien dans les livres

NOTES 645

comme une langue morte, ou bien aller à Florence ou à Sienne remplir ses cahiers d'expressions recueillies sur les- lèvres du peuple.

Parlant du dernier livre de Piero Jahier, M. Francesco Ruffini écrivait dans la Ganeita del Popolo du 4 mai dernier : a Jahier, piémontais d'origine, a eu lachancede voir résolue par la nature et le hasard cette grosse question de la langue, qui a fait le désespoir de tous les écrivains nés dans le Nord (dans le Midi aussi) de Manzoni à De Amicis... La mère de Jahier était florentine ; il a fait toutes ses études à Florence, fréquenté les cénacles littéraires toscans, et ainsi s'est opérée- chez lui une fusion vraiment intime de son fond montagnard et du langage le plus purement florentin. »

Le problème ne sera résolu que le jour où, à quelques provincialismes près, tout le monde en Italie parlera, l'idiome de Florence comme tout le monde en France parle l'idiome de Paris. Ce jour est encore loin. La bourgeoisie de Milan parle encore « meneghino », celle de Turin, pié- montais, etc.. On peut espérer, mais à très longue écliéance, que le développement de l'instruction finira par répandre dans toute la péninsule l'usage du toscan et par faire tomber les cloisons étanches qui séparent la langue parlée de la langue écrite.

Mais s'il faut attendre jusque pour voir fleurira nouveau la littérature transalpine, nous risquons de perdre patience. On aimerait voir les écrivains italiens d'aujourd'hui travailler à aplanir la route, en dètoscanisanl la langue pour V italianiser^ en luttant pour la liberté du vocabulaire comme Hugo lutta pour le droit d'écrire dans Hcrnani : c<i Quelle heure est-il ? Minuit ». Mais le groupe de la Voce, dont presque tous les membres sont toscans, se désintéresse de la question. Les futuristes paraissent l'ignorer, et pourtant leurs « paroles en liberté » restent encore esclaves du vieu.s. vocabulaire poéti- que : onde, grève, char, coursier, etc..

^44 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

On reste confondu de la manière dont s'y prennent les littérateurs italiens d'aujourd'hui pour atteindre l'originalité. Quand on songe qu'un poète un peu doué qui s'aban- donnerait à rimer des vers fluents et sincères comme les Nuits de Musset ou les Harmonica lamartiniennes serait un grand novateur, qu'un poète mélodieux et subtil comme Verlaine ou seulement Samain en serait un autre, quand on voit le succès obtenu par Guido Gozzano pour quatre vers d'une émotion un peu « directe » qu'il avait écrits, on se demande ce que les écrivains italiens ont à gagner à faire du futurisme, du cubisme ou du dadaïsme.

Comment ne se rendent-ils pas compte qu'ils ont tout un romantisme en retard à rattraper ? Qii'attcndcnt-ils pour s'élancer dans les effusions sentimentales et les récits auto- biographiques ? Simplicité du fond, simplicité de la forme, sincérité humaine, tout unie et quotidienne, ou lyrique, ou gonflée d'humour, telle est pour eux la sagesse littéraire. Heureuses les périodes littéraires pour qui la sagesse est d'être simple. On ne peut jauger d'avance ce que le développement actuel d'un romantisme italien, sans mal du siècle, et après W'hitman, pourrait apporter de neuf et de beau à l'Europe. Souhaitons-en l'avènement, sans toutefois nous montrer sur- pris, si un homme de génie celui que le xx^ siècle doit à l'Italie rompt tout à coup le silence d'aujourd'hui par une ■œuvre fertilisante et imprévisible.

BEKJAMIK CRÉMIEUX

* * *

LES REVUES 645

LES REVUES

UN BALLET

DE

DESCARTES

La jeune Revue de Gekève, dont on connaîtra plus loin les intentions et les méthodes, a publié dans son second numéro (Août) un ballet de Descartes qui fut dansé au châ- teau royal de Stockholm : ballet non pas inédit mais égaré et si bien égaré qu'il a fallu l'aller chercher en Suède. M. Nords- trom l'a découvert dans la bibliothèque d'Upsal. Albert Thi- baudet le présente et le critique :

La réforme de Malherbe n'a pas encore surmonté toutes les résistances, et Descartes poète écrit à la manière des poètes indépen- dants et en belle humeur du temps de Louis XIIL

... 11 est certes plus proche en poésie de Scarrou, de Théophile, de Saint- Arriand, que de Corneille, avec qui la critique lui découvre volontiers, un peu par goût de la symétrie, tant de rapports et de ressemblances.

... Et le caractère attardé de cette poésie s'accorde parfaitement chez Descartes avec le caractère de sa prose. Il m'a toujours paru étrange de voir l'histoire littéraire faire du Discours sur h Méthode une date dans l'histoire de la prose française. On doit être frappé au contraire par le caractère archaïque du style et même de la langue de Descartes. En 1656 Balzac a commencé depuis plusieurs années sa correspondance, et son stvie laisse de plus de cin- quante ans en arrière les longues phrases que Descartes a trans- posées du latin.

De toute façon, c'est une bonne fortune que la décou- verte d'un ballet sur la Naissance de la Paix ; Descartes exprime à peu près les idées de Norman Angell :

Célébrons donc celte Naissance, Et remarquons en cette Danse

/

6,^6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la guerre et la poix estaient leur pouvoir. Que Pal las a raison de penser que la guerre,

La meilleure qu'on puisse avoir, Osle toujours beaucoup des beautés de la terre. Et que de nous donner la Paix C'est le plus grand de ses bienfaits.

Xoïci les soldats estropiés :

Qui voit comme nous sommes faits Et pense que lu guerre est belle. Ou qu'elle vaut mieux que la Paix, Est £siropiè de cervelh.

les fuyards :

Nous nous sommes bien défendus.

Mais nous estions vendus. Tous nos chefs n'ont rien fait qui vaille. Tous les chants sont couverts de cors.

Tous les -riostres sont morts. Nous avons perdu la bataille.

la terre qui se renouvelle :

Xc vous estonne:;^ pas de me voir jeuiu et belle, Moi qui vous paroissois tantost tout autrement : Mon naturel est tel que je me renouvelle Si îost que je jouis de mon contentement.

Quand mes bois sont conpe^, mes villes ruinées. Tous mes chams délaisse:^, mes chasteaux démolis On peut dire à bon droit que j'av maintes années. Et que mes membres morts sont presque ensevelis.

Mais la paix revenant on repare mes viles. On scmc d'autres bois, on fait d'autres chasteaux, On cultive vies chams pour les re-ndre fertiles, El j'ay par ce nm'en des -membres tous nouveaux.

MEMENTO 647

MEMENTO

Le Correspondant (25 Juin). Maurice Emmanuel écrit, sur Un chœur au salon :

Quelle surprise ! Encadré par les tableaux que Maurice Denis a groupés •en une section d'art religieux, un cliœur, voué au chant liturgique, 5'est fait entendre le 25 mai dernier, à la Société nationale des Beaux- Arts...

Il se trouve encore de nos jours un maître de chœur, un seul, pour qui l'étude et la culture des voix demeure œuvre de soin, de science et de patience ; qui sait tout ce que la musique doit à la sensation, et qui édifie sur le plaisir de l'oreille les coustruations sonores les plus mystiques. Ce musicien, dont s'inspire M. Clément Besse, et dont je m'honore d'être le disciple, est maître de chapelle à la cathédrale de Dijon. Dans la vieille cité des ducs de Bourgogne qu'embellirent Claus Sluter, Hugue Sainbin et Rude, l'église métropolitaine retentit des voix, justes en perfection, des soixante élèves de M. le chanoine Moisscnet. Effort d'un autre âge ? Ce n'est pas dit ; et il faut le répéter sans se lasser jamais : un musicien, quel qu'il soit, pianiste, flûtiste, compositeur, doit pratiquer l'art choral, parti- -ciper à la vie organique de cet édifice, tout vivant, de la polyphonie. Tout musicien doit chanter, dans un ensemble de voix sévèrement discipliné, même si sa voix propre est défectueuse et mal timbrée. La sensation de la justesse est un tel bienfait et un si pur délice que, à qui l'igiwre, il man- quera toujours un auxiliaire indispensable.

«

La Revue de Genève (46, rue du Stand, Genève), paraît depuis le ler juillet. Elle a publié, dans ses deux premiers numéros, un ballet de Descartes, un essai d'André Suarés, un roman de Conrad, une ■étude de Camille Mauclair, la « Campagne avec Thucydide » d'Al- bert Thibaudet, « La marche sur Paris et la bataille de la Marne » du général von Kluck, enfin plusieurs chroniques nationales et ■internationales. M. Robert de Traz, qui la dirige, écrit :

Voici nos intentions :

Nous voudrions réunir ici des écrivains de valeur, appartenant à des pays divers, et les faire entendre côte à côte, sans autre intermédiaire que la traduction. \ous convoquerons des hommes typiques et nous les laisserons

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s'exprimer librement. Nous apporterons des textes d'une portée littéraire et psychologique, pour aider à comparer et à savoir. Q.ue l'on nous com- prenne bien : nous ne venons pas prêcher une doctrine de conciliation obligatoire, mais simplement fournir l'occasion de rencontres qui ne se produiraient pas ailleurs. Dessein prudent, d'une sagesse empirique, et qui vise à juxtaposer, non à confondre.

* * *

Anatole France, dans la Revue de Paris (ler septembre), parle enfin de Stendhal ; voici deux aimables motifs de vignettes :

A Milan, durant les guerres, le hasard ingénieux... se plut à joindre dans une loge de la Scala un jeune oflicier joufflu, enluminé, râblé, le mollet tendu, à un vieux, long et mélancolique général d'artillerie Henri Beyle à Choderlos de Laclos. Beyle, dès l'enfance, piochait les Liaisons dangereuses comme le manuel du bon séducteur. Or, Laclos avait composé ce livre dans sa jeunesse à Grenoble. Le jeune Dauphinois lui put parler de madame de Merteuil, de son vrai nom madame de Montfort, boiteuse et qui lui donnait des noix confites. Et Laclos, attristé par la ruine de ses ambitions démesurées, « s'attendrit » à ce souvenir.

11 avnit horreur de l'art chrétien. 11 ne pouvait souffrir ce qui est triste et s'en tenait sur les cathédrales au sentiment de Fcnclon qui. dans son Dialogue sur ïhlcquencc, comparait un mauvais sermon à une église gothique. C'est Mérimée, qui lui apprit à distinguer l'arc roman de l'arc en tiers-point. L'archéologue qui étudia la Chaise-Dieu et Saint-Savin, le jeune Mérimée, ironique et froid, montrant au gros homme rougeaud qui tend le jarret une abside romane ornée de têtes coupées, voilà un beau sujet de vignette ! Celle-là nous l'imaginons romantique, dans la manière cruelle et satanique des lithographies dont l^ugéne Delacroix illustra le Faust de Gathe. Cette lithographie porterait pour légende en lettre gothi- que de style 1850 :

« Stend. Non, je n'aime pas l'art triste.

« Mér. Ce qui amuse n'est pas triste. Voyez toute cette diablerie ! »

La revue Universelle (15 Août) .• La thcorie de la lutte des classes, par G. Valois.

LE GÉRANT : GASTON GALLIMARD. APBEVILLE. IMPRIMERIE E. PAILLART.

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L'ENSEIGNEMENT DE CÉZANNE

« Si j'étais peintre de paysages, je vou- drais m'épuiser en efforts sublimes pour vous contraindre d'en adorer un seul : coin d'ombre ou de lumière, de ciel et d'eau ou de verdure, et qui serait tout l'univers. » André Salmon, La Négresse du Sacn'-Cœiir.

Il y a des génies dont la destinée est d'être compris à rebours, prisés pour les raisons qu'ils eussent pu avoir de se mépriser. C'est le cas entre cent de David, d'Ingres et de Cézanne, J'entends de toutes parts louer Cézanne de son réalisme solide, de son sens du volume, de la pesanteur et de la profondeur de ses tableaux avec les mêmes mots dont on peut se servir pour vanter Courbet, dont il est l'adversaire autant que l'admirateur. Je vois chaque jour, exposés à ces vitrines qui sollicitent l'amateur raisonnable, des natures mortes et des paysages dont la facture hachée, à prétention cézannienne, ne recouvre cependant que des formes sans éloquence, impuissantes à s'évader de la plus plate Httéralité. Grâce au maître d'Aix la médiocrité et la bassesse, au lieu d'emprunter à la photo-peinture des Artistes français

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leurs moyens d'expression, prennent hypocritement un visage décent. Devant cette supercherie, on aurait envie de crier « à bas Cézanne ! » si on ne savait que certains peintres^, par des moyens différents quoique issus des siens, perpétuent son esprit.

Ici, il faut constater, d'ailleurs, un singulier phéno- mène d'ingratitude peut-être nécessaire, après tout, au labeur, qui aime à se croire « indépendant ». Il est de bon ton, depuis quelques années, chez les peintres dont Cézanne fut le libérateur, de le considérer de haut, de le négliger, comme si ses conseils se fussent tout à coup évaporés. Le grand homme est en ce moment comme arrivé à un point mort dans l'oscillation de sa gloire.

Je voudrais tenter de le réhabiliter aux yeux de ses détracteurs volontaires : quelques cubistes, et de- ses dif- famateurs inconscients : les réalistes à courte-vue qui l'invoquent peut-être sincèrement au sein de leurs misérables travaux. Un ancien disciple de Cézanne, M. Emile Bernard, s'occupant maintenant (k l'en croire) à des besognes plus sérieuses, accuse son ancien maître d'être le fauteur du désordre pictural actuel. L'exemple de son travail obstiné d'après nature aurait suscité cette horde de maniaques qui peignent inlassa- blement les maisons de la campagne d'Aix, ou des pommes dans un compotier. Le crime de ce grand pein- tre serait, au dire de M. E. Bernard, d'avoir « basé son système sur une optique ». Le remède unique contre cette formule qui, toujours selon M. E. Bernard, con- tiendrait ses propres germes de destruction, ne serait autre qu'un retour sans remords à la grande tradition

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classique : Puvis-Delacroix-Rubens-Le Vinci-Tintoret- Michel Ange. Le peintre ne regardera plus de trop près cette partie du spectacle du Monde au décalque de laquelle s'acharnent la majorité des artistes actuels ; il réapprendra les règles classiques : l'anatomie, la perspec- tive, la composition ; il adoptera en d'autres termes les lois de la convention picturale qui a produit les plus belles œuvres et y soumettra à nouveau la Nature. Il n'y a dans cet exposé, pour qui juge superficiellement, rien qui puisse choquer tout artiste sincèrement épris de rénovation artistique et cependant il n'est pas une partie de cette exhortation qui ne puisse à mon avis mieux égarer ceux-là mêmes qu'elle se propose de diriger.

Quand M. E. Bernard nous indique les Musées comme référence, il a infiniment raison, et il ne fait qu'adop- ter la seconde partie de la formule cézannienne : « J'ai voulu faire de l'impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l'art des Musées». Mais quand il nous désigne les œuvres et les procédés de la Renais- sance comme bons à recommencer, il se trompe. Les moyens dont usèrent les peintres de cette époque ne sont eux-mêmes autre chose que des résultats dont la source est dans une certaine activité de la sensibilité. Nous en réserver l'emploi revient à nous convier à cons- truire avec du déjà construit. On n'édifie pas une maison avec une autre maison, encore moins avec des ruines, si augustes soient-elles : on cherche une carrière d'où extraire une pierre humide et vivante. Si le gisement ancien est épuisé, on en découvre un nouveau. Cézanne est le découvreur hardi d'une veine inexplorée dans le

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domaine de la spéculation picturale : il travaille avec des matériaux vierges : rien d'étonnant à ce que le plan de l'édifice dont il pose les premières pierres ne ressemble ni de couleur ni de proportions à ceux qui furent cons- truits en d'autres temps et d'autres lieux.

*

Dans une de ces petites expositions à tendance presque uniquenient impressionniste qu'organise la librairie Crès, on pouvait voir, dernièrement, deux œuvres de Cézanne. (Je souligne le fait à titre d'exemple de ce que je constate plus haut : le peintre essentiellement anti- impressionniste patronant des manifestations dont il eût réprouvé l'esprit.) L'une de ces œuvres, datant de ses débuts, représentait une tête de femme très empâtée, traitée fougueusement h coups de couteau à palette. Le manque d'expérience du peintre s'y dissimule (selon l'habitude à laquelle nul de nous n'échappa) derrière une truculence de facture, un énervement de la main^ aboutissant à une « cuisine » violente simulant la force et la décision absentes. L'autre toile, de beaucoup pos- térieure, était le portrait de Joachim Gasquet : on peut l'affirmer ressemblant, encore que non terminé. Cézanne, à cette époque, possède son métier à fond ; les valeurs, transposées dans ce registre ardoisé si longtemps par lui adopté, sont d'une finesse, d'une rareté indépassables. Le noir nourri et profond du veston est d'une sonorité pro- digieuse. Le peintre le plus féru de lui-même ne peut que s'enthousiasmer et se désespérer devant cette mer- veille de force aérienne. Ici plus d'épaisseur : une matière

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unique, digne des plus grands maîtres, obtenue avec le minimum de pâte. La légèreté d'une aquarelle chinoise, la profondeur d'un épais Rembrandt. Nul discours n'eût pu, mieux que la présentation de ces deux toiles, nous ser\àr d'enseignement. Entre l'œuvre du début, lourde et terrestre, et celle de la maturité, rayonnante et subli- misée, le chemin parcouru par cette sensible intelligence se dessinait avec netteté. Il est inconcevable que les organisateurs de cette exposition, et certains des expo- sants même n'aient pas mieux vu que Cézanne incarne la victoire de l'esprit sur la matière.

Pour qui l'essentiel du devoir artistique accompli par Cézanne s'affirme tel, il ne lui reste qu'à parcourir, selon son endurance physique personnelle, les étapes du dan- gereux voyage, et, partisan résolu d'un art spiritualiste, de demander aux œuvres du Maître le secret d'une des plus grandes réussites d'évasion terrestre que l'esprit humain ait jamais réalisées. Par quel moyen ce peintre arriva- t-il à dépouiller ses œuvres de cette couche d'humus, de cette crasse qui entoure toute production imparfaite ? Ce Méditerranéen vibrant et modeste qui, à la suite des grands maîtres français, célèbre le mariage du « style » italien et de la bonhomie flamande, opéra- t-il le miracle grâce à une passive obéissance aux procé- dés de Venise ou d'Amsterdam ? Non : les moyens employés par Cézanne offrent avec une rigueur pro- gressive un démenti absolu à ceux des maîtres classiques. Et cependant ses œuvres, à la suite des leurs et sur le même plan, se placent avec majesté. Je vais essayer de démontrer qu'elles sont, comme leurs aînées, le fruit du même rythme créateur, et que la poussée qui les déter-

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mine est un identique désir de iiaute généralisation. Cézanne est sorti tout entier du moule traditionnel : son histoire, loin d'être celle d'un raté, selon la con- ception de Zola, ou celle d'un homme qui resterait « le primitif de lui-même », selon la phrase de M. E. Bernard, son histoire est celle de tous les grands précurseurs.

Quand les abstraites splendeurs de Byzance cessèrent d'exercer sur les peintres du Quattrocento leur influence fécondante, les artistes nouveaux, quittant des yeux le catalogue des formes rituelles, tournèrent leurs regards vers la réalité pour y cueillir toutes frémissantes des formes parentes de celles qu'ils avaient l'habitude de tracer. Ce mouvement de « conversion » s'accentua gra- duellement durant deux siècles et donna naissance à de nouveaux « canons », au premier rang desquels il faut placer la perspective. La régénération de l'art pictural fut donc demandée en partie à une optique nouvelle. Pour la première fois place prépondérante fut donnée à l'illusion d'optique. Les objets ne furent plus, comme chez les primitifs, représentés tels qu'ils sont, mais tels qu'ils paraissent être. A dire vrai les constatations de la perspective italienne sont fort incomplètes. On se con- tenta par exemple de faire fuir les horizontales sans uti- liser la déformation des verticales ; l'ellipse que dessine toute surface ronde placée obliquement par rapport à l'œil, demeura régulière, n'étant pas analysée dans ses détails. La déformation perspective s'arrête ainsi à son premier temps, elle est plus intellectuelle que vraiment sensible ; elle est soumise à des lois fixes, codifiée, et son application est systématisée. L'habitude de s'entretenir avec l'éternel arrête l'artiste sur la pente des concessions

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aux sens : il ne perd pas de vue l'universel, et s'il cesse de le voir directement, et pour ainsi dire « sur mesure », il l'évoque constamment, à travers l'accidentel des sen- sations visuelles qu'il sait limiter. La perspective italienne peut être définie : une convention basée sur les sensa- tions de l'œil, mais dont le but ne cesse pas d'être géné- ralisateur. Grâce à la sagesse dans l'emploi des nouvelles formules, toute oblique convergeant vers un point fixe implique l'horizontale réelle, tout ovale est relié par les voies de l'esprit au cercle initial, et tout cercle particulier, quittant l'objet qui le supporte, comme les ondes issues d'un caillou jeté dans l'eau, se propage sur la toile jusqu'à envelopper l'œuvre tout entière d'un mouvement éternel et fermé.

Lorsque l'heure des sacrifices historiques eut sonné à nouveau, les impressionnistes, obéissant à l'impulsion ancienne, achevèrent ce mouvement de conversion ébau- ché par la Renaissance. Cela les amena à faire, si j'ose continuer la figure, un demi-tour complet. Ils se trou- vèrent face à la réalité. Sans voiles, mais le dos tourné au mur d'où naquit jadis la raison d'être du peintre. Dès lors, n'ayant plus sous les yeux le cadre architectural jusque-là s'inséraient tous les travaux de l'artisan, ils poussent jusqu'au bout l'étude des phénomènes opti- ques, les enregistrant sans choix. Fidèles à leur position apostatique, ils renoncent au frein que les Renaissants - inventèrent. Le tableau entièrement Hbéré de la tutelle murale n'offre aucune résistance aux éléments dissolvants venus du dehors. Grâce à cette entière liberté de recher- che, les gais explorateurs sans souci mettent au jour, mélangés à de nombreuses scories, des matériaux nou-

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veaux, que je suis le premier, quoi qu'en disent avec malveillance certains critiques, à leur savoir gré d'avoir découverts et utilisés. Pour dissiper un malentendu, remercions Monet de ses rubis et de ses émeraudes, Sisley, Jongkind et Boudin de leurs charmantes verrote- ries, Berthe Morisot de ses guirlandes, Manet et Pissaro de leurs piliers et de leurs chapiteaux, mais sachons leur gré surtout d'avoir restauré la peinture d'intimité, sacri- fiée par les Italiens à la peinture décorative, et d'avoir été suffisamment logiques pour substituer à la notion décorative de beauté, la notion d'intensité, dont Cézanne tirera les conclusions les plus fécondes. (En effet, le tableau, n'étant plus soutenu par une charpente intérieure se fût volatilisé, pour ainsi dire, s'il n'avait pas été rempli par quelque chose qui lui donnât du poids. La richesse de la matière colorée vient vivifier la surface jadis ani- mée par les développements ornementaux ; l'œuvre se ramasse, renonce aux grandes dimensions, le souci de la qualité matérielle renaît.)

C'est donc grâce à un mouvement pareil à celui qui poussa les peintres du xv'' siècle à demander à leurs sen- sations le renouvellement de leurs formules que ceuxdu XIX' renouvelèrent les leurs. Le geste eût été parfait s'il eût coexisté, comme celui des Renaissants, avec une spé- culation spirituelle. Mais loin d'être mis au service de l'esprit, les matériaux nouveaux sont cultivés pour eux- mêmes. Le travail impressionniste pur s'arrête à la recherche, par l'impression directe, « d'après nature », d'une expression uniquement colorée et sans aucun pouvoir généralisateur. S'il y a marche ascendante de l'acuité sensible, et du pouvoir analytique, depuis la

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Renaissance, il y a régression de la faculté d'organisation. Par exemple, les éléments du tableau qui, chez les pri- mitifs, étaient superposés, se trouvent, chez les renaissants, agencés, com-posés ; mais chez les impressionnistes les voici irréparablement, croirait-on confondus. Avant de montrer comment l'ordre s'établira, situons une fois pour toutes la figure de l'impressionnisme pur : L'im- pression personnelle du peintre sur un ensemble d'appa- rences, succède à la description didactique des Renaissants, laquelle succédait à l'inventaire impersonnel et moralisateur des Primitifs.

On le voit, l'homme peu à peu s'avance dans un domaine qui appartenait au début à la religion et à la morale. De serviteur, le peintre devient progressivement maître, et se dresse à lui-même son propre autel ; il se met au premier plan de son œuvre qui, dès lors, vit d'une vie propre limitée comme une vie animale et n'est plus qu'un document psychologique. Un tel rape- tissement de l'idéal artistique eût nécessairement abouti à un violent mouvement de réaction académique sem- blable à celui que préconise M. E. Bernard si n'eussent pas surgi les trois artistes qui devaient, en dotant d'une âme la paresseuse nymphe impressionniste, transformer du même coup son visage et lui donner les proportions d'une nouvelle déesse.

Voici donc, brassant les matériaux neufs et tenant en main la règle et le compas, sans lesquels nulle œuvre ne s'élève, les trois premiers constructeurs : Renoir, le maître maçon, joyeux, logique et sain ; Seurat, le théo- ricien précis, le délicat et subtil ornemaniste, le tour- neur de pures colonnes ; enfin, découvrant un lien à

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chaque chose et lui donnant son sens véritable, Cézanne, le grand architecte, le maître de l'œuvre, possédant les secrets de la matière et traçant, sur le modèle de l'uni- vers, le plan du temple nouveau.

Pour réaliser sa tâche, et introduire dans une atmos- phère morale et architecturale la peinture « au jour le jour » des braconniers impressionnistes, Cézanne com- prit qu'il ne suffisait pas « d'user culinairement du monde », comme dit Emerson, mais qu'il fallait en avoir une perception humaine et universelle. Au lieu de s'ébrouer follement en des prairies trop fleuries et de laisser son regard s'amuser au gré des arabesques passa- gères, il admit implicitement qu'il lui fallait adopter « une rectitude de position telle que les pôles de l'œil coïncidassent avec l'axe du monde ». En cette attitude, l'artiste peut envisager les phénomènes ; il le doit , même puisqu'ils deviennent pour lui le langage symbo- lique des grandes lois cosmiques. Découverte magnifique, invention du seul génie ! Gauguin tente, avec une intelligence de littérateur plus que de peintre de réaliser cette même orientation de l'esprit synthétique en s'éva- dant entièrement de l'impressionnisme, c'est-à-dire en soulevant un problème hors de l'aclualité, Cézanne, avec la sagesse du juste, assume entièrement la question posée et trouve la seule réponse pertinente. Les impression- nistes, dédaignant le ciel, n'interrogèrent que la terre. Il ne va pas déserter la région que défrichent gauchement ses condisciples ; il conservera au contraire leur attitude courbée. Au lieu de se redresser orgueilleusement, comme son faux disciple Gauguin vers les cieux trop connus des enlumineurs, il cherchera sur la terre un reflet

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de ce ciel qui la domine. Les mouvements des ombres et des lumières terrestres cachent l'immobilité d'une loi supérieure. Il s'agitde trouver et de transcrire la minute suprême les deux faces de la réalité se superposent et fusionnent parfaitement.

Cézanne continue donc à scruter la nature ; il met au jour les mêmes matériaux que ses prédécesseurs, mais, au lieu de se reposer après ce travail préparatoire, il soumet ces matériaux à la pression de ses commen- taires, et tire les conclusions nécessaires. Le résultat matériel de cette opération de l'esprit est celui-ci : La vaste et bouillonnante ondulation qui, dans les œuvres impressionnistes, se répète sans fin n'ayant à céder la place à rien d'autre s'arrête et se solidifie dans celles de Cézanne. La ligne serpentine disparaît, qui refléchis- sait l'indécision des autres peintres, pour laisser ici place à l'angle droit, S3^mbole de l'équilibre entre la matière : horizontale, et l'esprit : vertical. La géométrie, qui pré- side à toute création, apparaît, et il n'est pas jusqu'à la touche désordonnée du début qui ne prenne forme. De virgule, elle devient trait : la main même commande à la matière.

Fidèle encore à l'impulsion reçue, Cézanne ne va pas, comme Gauguin, dont l'esprit est décidément la négation du sien, larmoyer sur l'absence de murs à décorer, ou peindre des décorations sans emploi : Il hérite du goût impressionniste pour la petite dimension ; il étudie les moyens de remplacer sans appauvrissement, la quantité, legs de l'Italie, par la qualité, sens par excellence fran- çais, dont Foucquet, notre plus haute référence natio- nale, fut le parfait ouvrier. Il réapprend, pour notre salut.

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qu'en art comme ailleurs toute richesse est intérieure. On ne saurait trop insister sur cette délivrance par Cézanne de la peinture française depuis quatre siècles ligottée comme Angélique sur le rocher théâtral du Sublime ita- lien. Ce héros pacifique osa ce simple geste, qu'Ingres, trop ébloui par le côté '.( décorateur » de Raphaël, ne fit qu'à moitié : Il referma la porte séculaire donnant sur des contrées trop magnifiques et du même coup, ouvrit une nouvelle fenêtre sur l'infini. Il reconduisit, avec des politesses dont on suit le reflet dans ses premières com- positions mouvementées, la classique déesse italienne à sa frontière. Mais, ce faisant, il rencontra en chemin une fée nouvelle, semblable à celles qui, dans les contes, revêtent, pour éprouver le cœur du passant, la robe la plus humble. Il fut le premier à donner audience avec une entière générosité, avec un modeste abandon, à la fée «sensation ». Les impressionnistes, certes, l'avaient déjà accueillie, mais n'avaient pas eu la patience d'écou- ter son discours jusqu'au bout. Elle ne leur laissa entre les mains, pour prix de leurs gentillesses, qu'une poignée de perles. Elle donna davantage à Renoir, à Seurat et à Cézanne. Ce dernier eut comme récompense de son humilité le pouvoir de lire à travers les objets. L'univers pour lui n'eut plus de limites matérielles. Les phéno- mènes devinrent transparents, et laissèrent voir leurs sources. Le dessus et le dessous des objets lui apparurent simultanément. C'est pourquoi le geste maniaque de planter son chevalet en plein air n'a plus chez lui le ridicule qu'il revêt chez tant de collectionneurs de « points-de-vue ». Les objets, pour qui est initié aux plus élémentaires mystères du monde, ne s'arrêtent pas

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à leurs seules racines. Dès lors, il n'y a plus aucune bassesse à les étudier, puisqu'on eii saisit aussitôt les prolongements. La sempiternelle formule : « Imiter la nature » prend ici un sens supérieur à celui qu'entend le morne paysagiste. Celui-ci imite les produits de la nature, alors qu'il en faut imiter les lois. Quiconque possède, par culture ou par intuition, l'idée que « le monde physique est purement symbolique du monde spiri- tuel » ', le sens de la gravitation universelle, de l'équilibre, et de la ressemblance du petit et du grand, a le droit de regarder autour de lui : // ne copiera qu'en inventant. Cézanne, comme Rimbaud, son frère en esprit, nous enjoint de « regarder la nature », mais, don- nant un sens pur à cette rengaine du public, ajoute : (c car l'on ne voit que soi ». Tous les accidents que son œil contourne et délimite lui disent la même chose qu'au poète : ils sont le reflet de son rêve intérieur. Ils sont de ce rêve la justification, les supports et le nou- veau visage.

Ainsi, pour prendre exemple sur la matière même de l'œuvre cézannienne, le grand peintre, pour parachever la destitution de l'idéal italien, remplace la perspective académique par une perspective en quelque sorte affec- tive. Négligeant la mesure métrique des choses, il donne à celles-ci leur dimension spirituelle. Il construit sur le plan plastique ce que Rimbaud construisit sur le plan poétique : une hiérarchie nouvelle, un système de pré- férences qui a l'émotion pour base et la métaphore pour véhicule. Il donne à chaque objet la place et la grandeur

I. Swedenborg.

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que sa vertu expressive lui assigne, plutôt que celle qui résulte de l'éloignement, et que l'absurde travail des aca- démies fixe impitoyablement. (On connaît ce cligne- ment d'œil mensurateur devant le bras étendu armé d'un crayon en guise de jauge.)

Cézanne n'a pas à fermer à demi, comme à l'Ecole, des yeux myopes de bâcleur de pochades, mais à les ouvrir tout grands, car il ouvre en même temps les portes de son esprit. On comprend facilement que les amateurs de perspective linéaire, ou projection immobile du spectacle sur notre rétine, ne voient que chaos dans ses tableaux de la dernière époque, qui s'organisent selon l'importance émotive de chaque partie. Un paysage de Cézanne n'a ni ligne d'horizon^ ni point de fuite unique ; il ne sied pas de se promener dans ce monde peint avec l'àme d'un arpenteur, mais avec un sentiment poétique frais, et le dédain des conventions usées. Ce château blanc, qui, certes, existe exactement, pour les pieds du touriste, au bout de l'allée du parc, se place réeUement, pour moi qui le vois à travers les branches des premiers arbres de l'allée, au premier plan du spectacle. De même que mes doigts, à travers lesquels je regarde un visage, n'existent plus pour le regard de mon esprit, de même ces feuilles (qui pourraient me cacher les détails archi- teaoniques) et cette distance (qui m'induirait en erreur sur les proportions du château) s'évanouissent sans laisser de trace dans mon œil. Si j'ai suivi et noté scrupuleusement le mécanisme de ma vision synchro- nique, j'obtiens sur mon tableau l'image, non des objets inanimés, mais d'objets que le contact des sens épris illumine et doue de vie humaine c'est-à-dire céleste.

l'enseignement de CÉZANNE ()(,l

C'est cette fusion ordonnée, intelligible et plastique des formes, ce chevauchement des plans vivants, cet enlacement amoureux des objets qui ne peuvent désor- mais vivre les uns sans les autres et qu'on ne peut découper du pinceau, séparer sans les taire mourir, c'est ce conglomérat sensible que Cézanne reconstitue dans ses tableaux, dont il importe peu qu'ils représentent un compotier rempli de pommes, un paysage d'ici ou d'ail- leurs, ou une figure. L'objet matériel, ici, ne compte plus ou, plutôt il n'y a plus qu'un seul objet en vue : c'est Fémotion née de la sensation. Quand Cézanne allait « sur le motif», il savait bien encore qu'il eût « adopté » tel bouquet d'arbres que ce motif serait tout spirituel : la vibration intérieure, au contact de l'objet-prétexte.

Il me paraît nécessaire de m'attarder sur ce parallé- lisme que j'aperçois entre le plus éloquent des peintres et le plus émouvant des poètes, et de définir une fois pour toutes ce que j'ai déjà nommé la métaphore plas- tique.

A qui reçoit une émotion profonde, la constatation pure et simple du fait ne sufiit pas. Le poète ne se con- tente pas de décrire l'objet, d'en donner le contour exact, mais il le prend et le projette dans un monde difi'érentde celui il baigne ordinairement. Il le remplace ainsi par un autre objet mieux que le premier capable de nous éblouir. La lumière projetée en la conscience du lecteur par l'apparition soudaine de cet objet inattendu donne l'équivalent de l'émotion du poète. Cézanne, par un sentiment semblable à celui qui anime ce dernier, ima- gine une opération identique. Il connaît un monde mer-

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veilleux, toutes les figures sont dans des rapports toujours harmonieux ; elles baignent dans une atmos- phère idéale, d'un pur cristal ; nul phénomène de réfraction, nulle poussière, nulle végétation parasitaire ne viennent altérer ces rapports éternellement justes. C'est le domaine de la géométrie, domaine des dieux, qu'il est interdit au peintre, serviteur de la terre, de par- courir, mais auquel il lui est enjoint de faire allusion. Pour qui est capable de s'élever à ces hauteurs, tout objet ou tout ensemble d'objets suggère, à travers la pro- fusion des détails, la pure forme essentielle, géométri- que. La ronde des apparences en perpétuel changement et s'effaçant pour ainsi dire elles-mêmes du commence- ment à la fin de la journée semble à certains moments s'approcher d'une figure parfaite. C'est alors qu'on dit des choses qu'elles sont le plus belles. Pour Cézanne, familier de l'absolu, il n'est point de moment cette beauté ne puisse se révéler en son imagination, comme elle apparut jadis à Paolo Ucello et au Gréco. Dès lors, pour lui, exprimer un objet revient à affirmer le rapport qu'il soutient à n'importe quel moment de son évolu- tion terrestre avec telle figure transcendantale : sphère, cône, cylindre, ou avec une figure complexe résultant de leurs combinaisons. Et c'est la sensation qui est le truchement de cette transfiguration. Cézanne, compa- rant l'objet, cause de sa sensation, à son équivalent dans un monde supérieur, use d'une métaphore plastique. Il crée un nouvel objet, dont les racines plongent au plus profond et au plus mystérieux de la conscience humaine. A la suite de Grûnevald et du Gréco, il est un des rares peintres auxquels on puisse appliquer la formule « pein-

l'enseignement de CÉZANNE 66)

dre avec son âme ». C'est bien la plus périlleuse ten- tative que puisse assumer un artiste. Un tel idéal impli- que, pour ne pas atteindre à un mysticisme extravagant, une digestion préalable, à titre d'antidote, de toute la géométrie et, dans l'œuvre même, l'omni-présence de ce support invincible. Ce qui, chez les esprits unique- ment scientifiques aboutit à la sécheresse, provoque au contraire, chez cette âme tendre, le maximum d'expres- sion. Une grande partie du pouvoir tmotif des toiles de Cézanne provient ainsi de ce que le peintre, au lieu de les cacher, montre ses moyens-

J'ai déjà indiqué ' trop rapidement à mon gré la genèse de cette orientation nouvelle de l'esprit pictural dont je distinguais les prémices en David, cet autre pré- curseur dont le règne est loin d'être terminé. Cette mise en évidence de la méthode du peintre est encore, chez l'auteur des Satines, assez discrète. Dans ses toiles les plus didactiques, la démonstration est toujours absorbée par le sujet qui la motive. Chez Cézanne la pensée pure- ment picturale est de moins en moins camouflée par l'anecdote. Au fur et à mesure qu'il possède les éléments de son art, ceux-ci tendent à renfermer toute l'émotion. La gratuité de ses sujets favoris : baigneuses et natures- mortes est indéniable. Le geste de la femme qui au centre du tableau des Satines étend les bras horizontale- ment est autant un mouvement de supplication que l'affirmation d'un angle constructif. Dans le grand tableau des Baigneuses de la collection Pellerin, au con-

I. Première visite au Louvre. Voir la Nouvelle Revue Française 4u 1"=' septembre 1919.

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traire, les nudités ne sont strictement, ainsi que les troncs d'arbres du second plan, que la limite de pyra- mides idéales. C'est la seule impondérable force inté- rieure de l'artiste, le rayonnement de son âme de peintre qui nimbe ces corps désintéressés de toute aventure autre que plastique d'un halo de grâce et d'humanité. La prédominance de la volonté spéculative sur le respect de la vérité naturelle ou historique s'affirme chez Cézanne jusque dans la composition. Chez David, la solidité de l'édifice constructif est due à la seule sûreté du goût et à l'application de deux ou trois règles sim- ples. Chez Cézanne^ je peux affirmer encore que je ne pousse pas l'impertinence jusqu'à prétendre, comme cer- tains faux-savants, avoir déchiffré toute l'énigme cézan- nienne je peux affirmer que la construction est, à partir de 1885, le résultat d'une combinaison métho- dique, mathématique, scientifique de formes élémen- taires, choisies comme types ou Icit-motiv et dont la répercussion systématique, au lieu d'être soigneusement motivée par des objets d'apparence innocente, transpa- raît, s'avoue, s'affirme avec éloquence. Qu'on regarde avec quelque attention ses tableaux à partir de l'époque il peignit ce curieux Mardi gras aussi singulier d'as- pect qu'une écriture chiffrée et dont toutes les formes se font les unes aux autres de mystérieuses allusions. Cer- taines natures-mortes sont le résultat d'un svstème d'ana- logies de formes, de rappels et de répétitions : par e-xem^ple de la courbe d'une assiette et de l'angle d'une table dans les plis à sous-entendus d'une serviette, ici tortillée arbitrairement, étirée, et d'une rigidité invrai- semblable. On retrouve sur toute l'étendue de ces toiles

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si l'on veut se donner la peine de chercher les mêmes repères qui, comme des rimes plastiques, les jalonnent. Le tableau devient ainsi un merveilleux champ d'expériences. La poésie qui s'en dégage provient, autant que de la couleur, et plus que du sujet, de ce qu'il demeure le témoin et l'arbitre d'un jeu aussi cérébral que sensible. J'entends ricaner quelques leaders impres- sionnistes : « Jeu de puzzle. » Mais oui, certainement : Jeu. Jeu d'autant plus enivrant qu'on ne sait jamais quand il cesse d'être un divertissement pour devenir un grave exercice ; jeu qui permet la seule fantaisie licite et qui, si l'âme de l'artiste est puissante et noble, reflétera tou- jours cette émotion de nature qui n'aura jamais cess.é de l'animer secrètement. Car le travail de Cézanne ne cesse pas d'être un eflbrt d'introspection. Grâce à ses décou- vertes admirables, les féeries indécises qui naissent en notre conscience au choc d'une émotion trouvent le chemin de leur extériorisation avant leur rapide évapo- ration.

Pour résumer la méthode de Cézanne, on doit la divi- ser en deux temps. D'abord le peintre, au contact d'un spectacle, éprouve une émotion d'ordre essentiellement plastique : il démêle sous les apparences l'existence d'un ordre caché qui suscite en sa conscience une construction géométrique adéquate. La sensation remplace l'inspiration au sens classique et demeure investie des mêmes pou- voirs. Le premier travail, direct, spontané, consiste à nourrir de matériaux colorés, renfermant l'essentiel de l'objet envisagé, le fugace édifice de la sensation. Le second travail qui a lieu à tête reposée consiste à sou- mettre à un rythme mécanique reflet du rythme

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universel les éléments nés de l'an.ilyse précédente. Qui douterait de la fidélité qu'eut Cézanne à cette méthode de travail n'a qu'à voir, chez M. Vol- lard, ses derniers paysages. Non seulement les végéta- tions et les maisons sont débarrassées de leur caractère particulier, anecdotique, mais il n'y a plus au sens l'entend le réalisme de Courbet, ni maison, ni arbre, ni terrain « proprement dits ». Un vaste rythme, ici verti- cal, là giratoire, entraîne tous les éléments du spectacle en une trombe cohérente et figée. Les objets se défont, se dénouent, se mélangent en ne laissant émerger d'eux- mêmes, dans cette assemblée compacte, qu'une partie significative, angle d'un toit et d'un mur, courbe d'un tertre, cannelures et entonnoir d'une masse de feuilla- ges, dôme et volute d'un nuage, derniers témoins de l'analyse précédant cette synthèse. Comment pourrait- on désormais juger ces œuvres sous l'angle de l'harmonie classique ? Les mots bouche-trous adorés des critiques paresseux : cadence, ordonnance, profondeur, atmos- phère, coloris, perdent ici tout sens. Le rythme ne pro- vient plus d'un échelonnement gradué et majestueux des arbres et des « fabriques » comme dans les tableaux du Poussin, mais il est semblable au mouvement du chaos s'organisant selon l'ordre cosmique. L'ordonnance n'est plus cette distribution des objets selon l'importance que lui accorde une convention immuable (semblable à celle qui englobe les lois de la civilité honnête), mais une spéculation strictement plastique sur des différences de dimensions tout abstraites. La profondeur ne rappelle plus nos souvenirs de touristes et ne flatte plus notre goût des promenades.

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L'idée de Cézanne, que tout doit se passer sur la sur- face de la toile, l'entraîna à faire chavirer sur un seul plan vertical les formes qui, dans la nature, s'échelon- nent horizontalement, partant de notre œil pour rejoindre l'horizon. L'espace, ici, n'est pas matériel ; il exclut l'idée de distance, de vide et de mensuration. La troisième dimension, ou profondeur métrique, est sup- primée pour laisser place à une dimension toute méta- phorique, elle aussi, et qui nous offre une évocation illiinitée. Quelques peintres, à ce propos, parlèrent de quatrième dimension, sans se douter du danger qu'ils faisaient ainsi courir au langage pictural nouveau. Il ne peut réellement être question d'employer ici un vocable appartenant à la science purement intellectuelle des mathématiques, pas plus que de se contenter des deux dimensions de la peinture plate, ornementale. Cette dimension qui n'est ni la seconde, ni la troi- sième, pourquoi ne pas l'appeler tout simplement la profondeur picturale ? Quant à l'atmosphère elle perd ici son sens de chose neutre et respirable, mais elle se dégage, impondérable, des subtils prolongements des objets, de leur façon de se continuer sur la toile et de se conjuguer. Elle résulte du;V// délicat que le peintre introduit entre les rouages de cette machine vivante, douée d'un corps et d'un esprit, qu'est le tableau véri- table. Enfin la couleur, qui jadis se répandait à l'inté- rieur de formes fermées et les revêtait du ton local, s'écoule par la blessure de ces formes, ouvertes du fait de leurs compénétrations, et, dès lors, n'exprime plus le ton sut generis, mais l'indique à peine, sur la partie résistante qu'abandonne l'objet à l'analyse matérielle.

éyO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les paysages de la dernière époque sont revêtus d'un chromatisme extrêmement réduit, dont la richesse ne provient que des modulations de la couleur sur l'échelle des valeurs qui vont du noir au blanc. Cette couleur, choisie avec parcimonie, aussi abstraite que les formes qu'elle recouvre, est moins représentative qu'évocatrice. Elle est constituée habituellement par un violet (mélange de laque et de bleu de prusse), un jaune (ocre jaune) et un vert (véronèse). On pourrait, jouant sur les mots, parler de tons « universels » ou « passe-partout ». Au lieu d'être des tons analytiques, comme au début de ses recherches, ce sont des tons récapitulatifs.

Est-il besoin de souligner à nouveau le caractère pro- fondément, radicalement insurrectionnel des procédés de Cézanne, complètement exclusifs de ceux employés par les peintres dits « classiques » ? Je terminerai cette étude en proposant seulement de rayer de la liste des vocables pompeux dont on importune sa mémoire, celui de « Beauté ». Il n'y a plus rien ici de Joconde ni de Venus ; ni sourire engageant, ni représentation de membres bien amenuisés, mais un équivalent imagé du mystère sacré que dégagent les gestes d'un corps vivant. Il y a une intensité plastique et suggestive. C'est cette puissance à demi avouée, cette secrète fermentation de la forme repliée et prête à bondir, et saturée de géométrie et de tons solaires ; c'est le profond bouillonnement de mille virtualités expressives qui rendent désormais insuffisant et banal un mot qui a plus rarement aujourd'hui que n'importe quand signifié quelque chose.

l'enseignement de CÉZANNE 6/1

*

Pour ceux des peintres qui comme moi ont tout à créer, s'étant jusqu'ici bornés qu'à soulever de timides hypotiièses, je souiiaite que le redoutable problème posé par Cézanne apparaisse le plus possible débarrassé des brumes dont l'entourent tant de littérateurs plus sou- cieux — c'est leur droit et peut-être leur devoir d'ali- gner des phrases ornementales que de dégager le sens de cette espèce d'ultimatum que pose aux seuls peintres ce grand génie. Il est impossible de se dérober à cette injonction imposante, impossible de ne pas collaborer à cette immense entreprise qui, d'ailleurs, n'est pas celle d'un seul homme, mais de tous ceux qui, à la suite d'In- gres et de Courbet, cherchèrent par la culture de leurs sensations des moyens nouveaux, et, souci plus impor- tant, de nouveaux motifs. L'impressionnisme, souvent si superficiellement analysé, ne doit plus, après l'usage qu'en fit Cézanne, nous apparaître comme une simple tenta- tive de nettoiement de la palette, ainsi qu'un journaliste extraordinairement ému de mes propos sur Renoir l'écrit encore. De l'avis même de Renoir ' la palette n'a jamais produit si peu de chefs-d'œuvre que depuis qu'elle tut soi-disant nettoyée. Le sens fatal et profond de l'impressionnisme dépasse les prédictions des impression- nistes du début : il implique, non un rajeunissement de k palette ce qui ne veut rien dire , mais un rajeu- nissement des esprits. Ne compromettons pas, par des

î. Réponse à l'enquête de la Revue du 15 septembre 191 5.

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bavardages en marge de la peinture, le succès de cette insurrection salutaire ; nous donnerions ainsi à M. E. Bernard l'occasion de nous diminuer. Avouons qu'il n'est rien, dans tout ce que l'on tenta durant ces vingt dernières années, qui ne trouve dans Cézanne son point de départ et encore, parfois, sa solution anticipée. Ceux qui parmi nous eurent le sens créateur le plus étendu ne firent que souligner les intentions les plus secrètes du Maître, et donner plus de liberté à ses gestes dont d'ex- cessives pudeurs restreignirent souvent le jeu. Le droit du peintre à disposer librement des objets pour recons- tituer et rendre sensibles à autrui les architectures mentales nées de sa sensation est affirmé avec violence par tous ceux qu'anime un esprit nouveau. Il est possible que les résultats jusqu'ici obtenus par les méthodes récentes de travail ne vaillent pas ceux dus aux méthodes anciennes. Mais encore que le nouvel art n'en soit qu'à ses débuts les jeunes peintres, en répondant de leur mieux à la question posée par Cézanne ont rempli leur devoir. Que ceux qui les blâment cessent donc de répondre inlassa- blement à de séculaires questions qui ne se posent plus et trouvent, s'ils le peuvent, à la dernière posée une. solu- tion plus juste que celle des cubistes ou encore, s'ils s'en sentent la force, et si une telle entreprise est pos- sible, qu'ils soulèvent une nouvelle inquiétude. Jusque- j'affirme qu'il n'est pas d'idéal artistique capable d'exciter davantage les facultés les plus poétiques et les plus généreuses de l'esprit humain.

ANDRÉ LHOTE

ODE

Qui me Je dit, qu'en ce monmit Dans la pleine épaisseur du monde, Tourne, se creuse, tourne et manque Un rond au loin d'espace mort ?

Ou comme si le vent trouvait Au centre d'une capitale Une grand' pi a ce bien ouverte : Personne, que le vent subtil.

Une sorte de carrefour Vous appelle à la fin des rues, Mais tous les hommes s'en détournent Par des chemins qu'ils ont appris.

Qui vient de le dire, soudain. En dépit des lampes tranquilles. Tandis que les oreilles tintent Et que le sang fait un recul ?

t)74

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

*

* *

11 faudrait se lever ifici. Partir mit pas avec les nioiihres, Peut-être, ni la chair assise Avec autre chose de moi.

Il faudrait arriver au bord De ce lieu que le pas déteste, Puis bravement, d'un coup de force, Passer, passer au nom de tous.

N'est-ce pas le devoir premier. Coudre cette affi'eiise blessure, Reparer le monde, là- même ? Le reste se fait à loisir.

Mais tout pèse d'un poids si las, Et l'entreprise est si lointaine Que c'est beaucoup, déjà, pour l'âme Que d'y penser plus d'un instant.

JULES ROMAINS

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE

André Gide, Jacques Rivière, qu'est-ce que ces pages sans lien, qui ne relèvent d'aucun genre, d'aucune méthode et qui ne pourront satisfaire personne, ni moi- même ? Et pourtant vous m'avez pressé de les écrire.

Il y a bien des semaines déjà que tous ceux qui devaient savoir ont su que le deuxième anniversaire de la mort de Guillaume Apollinaire serait commémoré avec une espèce d'éclat. Plusieurs, au moins qualifiés par leur fidélité à la grande mémoire, leur tendresse, leur dévotion paisible, ont reçu dans le même moment comme un ordre parti d'où cela ? et qui les qua- lifiait mieux encore. J'avais jeté des notes, puis tout déchiré, renonçant quand je savais déjà le projet d'André Rouveyre, réalisé au Mercure de France, le projet d'An- dré Billy, que réalise Les Ecrits Nouveaux.

Je ne sais rien exactement des raisons vraies de mon renoncement quand vous êtes venus me presser d'écrire, André Gide, Jacques Rivière.

Hélas ! ce n'est pas ici l'étude attendue, nécessaire, du plus formidable et du plus complet tempérament de poète. Dans l'ordre des souvenirs, je confesse que je ne puis tout dire si je n'ai rien oublié. Alors, à quoi bon ?

G-jé LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mieux eût valu, je pense, le pieux exercice d'un jeune homme nourri de son exemple et qui ne l'au- rait pas connu.

Les images d'hier m'assaillent et j'écoute plusieurs des plus belles, des plus douces. Non, pas cela... pas si tôt cela !... gardons-le encore pour nous !

Et j'écris comme on écrirait agenouillé sur une tombe, collant, pour prendre dictée, l'oreille contre la dalle glacée.

J'ai dans un coffre que je n'ose plus ouvrir le dernier poème écrit au front par René Dalize, le poème bouffon et hardi de la mort militaire ; les vers en sont recopiés de la main divine de Guillaume Apollinaire. C'est trop.

C'est pendant un entr'acte des Ballets russes, après Parade, qu'André Billy, m'attirant à l'écart, m'appiit la mort du capitaine René Dalizc, tué à la ferme de Cogne-le- Vent.

Un grotesque me poursuivait, gueulant : « Alors, c'est ça, l'art français ?... Alors, vous jo///^w^ ça ?... Alors... » L'ai-je assez injurié !...

Un dimanche, le lo novembre 1918, quand l'im- mense espoir de la paix commençait de nous rendre le repos perdu, un télégramme m'apportait la nouvelle de la mort de mon ami Guillaume Apollinaire.

Naguère, dans les tranchées, je m'étais abandonné, avec beaucoup de soldats parmi les hommes les plus simples, à la représentation pathétique de celui qui serait le dernier mort de la guerre. Ce devait donc être toi, mon Guillaume !

Guillaume Apollinaire, mort dans ton lit, terrassé par la grippe espagnole dont on a dit que c'était la peste à

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 677

cause qu'à la suite de la guerre, dans la pensée de ceux qui la souffrent, vient immanquablement la peste.

Guillaume Apollinaire, si pâle sur l'oreiller blanc dominé par le képi neuf de lieutenant, rouge, noir et or comme un coq français.

Guillaume livide, avec la tache rose-rouge de la double blessure à ton front.

Quelques-uns de ceux qui, ce dimanche-là, se retrou- vèrent dans le petit appartement du boulevard Saint - Germain, glacés, serrant les mâchoires, devraient se réunir pour évoquer, pour réveiller, pour remuer ensemble tant de riche cendre. De leurs souvenirs asso- ciés, des affirmations éprouvées de ces témoins sachant trop l'immensité de la perte, on pourrait peut-être com- poser un hommage qui fût un jugement, équitable.

Nous revînmes le lendemain, le lundi 1 1 novembre, quand tonnaient les vieux canons des Invalides, quand sonnaient toutes les cloches parisiennes ; celles de Saint- Thomas d'Aquin s'était marié Guillaume, celles de Saint-Merr\^ dont il avait chanté le musicien. Et des bandes descendaient le boulevard en hurlant : « Cotis- piiei, Guillaume .'... Co)ispuc\, Guillaume, conspue:^ ! »... Epouvante ! Que nous étions près l'un de l'autre, Max Jacob, nous que joies et malheurs avaient tant appro- chés !

Nous prîmes notre repas au premier étage d'un café du boulevard Saint-Germain. Des Saint-Cyriens casqués défilèrent avec des drapeaux, et en chantant. Nous fûmes à la fenêtre saluer ces jeunes soldats qui n'iraient pas à la guerre, qui ne mourraient pasd'elleet sans doute, d'en bas, nous prirent-ils pour de très joyeux drilles, à nous voir.

678 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

à nous entendre mêler aux leurs des cris plaisants, ceux qu'eût poussés Guillaume qui aimait les enfants armés, qui chérissait en humaniste l'image parfaite de la paix et de ses travaux et qui n'avait pas détesté le spectacle delà guerre.

Inoubliable horreur de tant de deuil dans cette apo- théose !

* * *

Un samedi de l'automne de 1903, nous nous rencon- trions, sans nous connaître, au sous-sol du Soleil d'Or devenu le Café du Dcparl, à l'angle du quai Saint- Michel et du boulevard. Guillaume Apollinaire a écrit dans Alcools ceci qui est inimitable :

Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit

Au temps de notre jeunesse

Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube

Epris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens

Trompes trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire

La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous Jeta le dernier regard d'Orphée

Les verres tombèrent se brisèrent

Et nous apprîmes à rire

Nous partîmes alors pèlerins de la perdition

A travers les rues à travers les contrées à travers la rai- son... '■

1. Poème lu au Mariage d'André SalinoH le i^ juillet ipop. (Alcools^ page 84.)

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 679

En ce temps-là, il n'était pas encore parfaitement impossible de s'accouder à un piano pour réciter des vers dans une cave enfumée. Parce que nous avions vingt ans, parce que nous entendions pour la première fois nos vers se résoudre en naïve musique pour des inconnus, la cave nous paraissait illuminée. Par la suite, nous tra- vaillâmes gaiement à rendre une telle attitude irrece- vable. La jeunesse a besoin d'assurer une destruction quelconque. Nous avons détruit cela. Nous avons tra- vaillé aisément à ruiner l'attitude artistique et la vie litté- raire qui n'étaient plus que convention amollie, après s'être soutenues longtemps assez haut mais toujours artificiellement. Dédais^neux du conseil de mettre de la vie dans l'art, nous avons tenté de restituer l'art à la vie.

Nous nous reconnûmes. Qui aborda l'autre le pre- mier ? Je crois que le charmant Arne Hammer, le filleul de Bjerstern Bjornson, secrétaire de VEiiropéeii, sut obéir à sa mission desecourir nos timidités. Quelques semaines plus tard, nous nous trouvions en face de Max Jacob et Guillaume que nous accompagnions rencontrait « le plus ancien de ses amis «, René Dalize le marin, dans un rassemblement, qui revenait de Chine et de la Marti- nique. La mort seule devait dissoudre le groupe.

Je ne peux rien écrire que d'une écriture brisée.

Jacques Rivière avait raison. L'anecdote peut être mer\eilleusement appropriée.

Une suite d'images, divinement tristes malgré leurs vives couleurs à cause de la faiblesse de nos yeux mar- tyrisés.

Guillaume était marqué pour régner.

^80 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Sa simplicité, ses façons de camarade ajoutaient à son autorité. Mais il possédait encore ce prestige d'avoir col- laboré à la Revue Blanche, dont nous suivions l'agonie, d'avoir publié avant 1900, d'être un homme du siècle de la vie littéraire ; cette vie littéraire que nous voulions assassiner comme on mange les vieillards dans certaines îles, pour épargner aux parents la honte de la décrépi- tude.

Nous avons conçu et exécuté certaines farces qui ont rendu impossible une nouvelle saison des Soirées de la Plume. Les grimaces de Mécislas Golberg nous étaient un encouragement puissant. Nous aimions tant la poé- sie qu'il nous devenait obligé de tourmenter plusieurs poètes. De charmants élégiaques très bien habillés se produisaient au Soleil d'Or. Après que chacun d'eux avait fait valoir l'une de ses élégies, l'un de nous sur- gissait qui déclamait de Corbière le Fils de Lamartine et de Gra::jella. Exercice qui troublait plus profondément les esprits que ce Schiendcrhannes dont un poète gascon disait, à chaque audition : « Cest un geinre ! »

Ainsi Guillaume Apollinaire commença-t-il son apprentissage de chef d'école.

Un soir, Fagus nous révéla que la Revue Blanche en était à son dernier numéro. Je ne sais pas s'il faut aujourd'hui sourire ; ce soir-là nous prîmes le deuil. Un grand espoir s'anéantissait. Il nous avait semblé, et jus- tement je pense, que la Revue Blanche qui parait si dure- ment datée aujourd'hui, était riche d'un perpétuel pou- •voir de rajeunissement. La Plume fleurait trop le quar- tier et l'esprit verlainien sans Verlaine. Moréas en faisait fi. Nous décidons donc de fonder une revue. Apollinaire

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 68 1

ne détestant pas un certain mystère nous apprit seu- lement qu'il entrait en correspondance avec des gens importants. Officiers ou officiels monégasques, fonc- tionnaires romains, un conspirateur albanais ! Tous, et tout simplement, des condisciples de Guillaume au col- lège catholique de Monaco ou au lycée de Nice.

Enfin, un soir, Guillaume nous émerveilla lui qui eut pour devise : J'éiuerveiUe ! en nous révélant qu'on était à la veille de la réalisation. Ça se passait rue de Seine, l'on a percé la rue Callot, dans une bou- tique de marchand de vin restaurateur aux poches gon- flées des bons que nous lui signions chaque soir en paie- ment, jusqu'à règlement de comptes. Le bonhomme auvergnat se nommait Ginisty. Son établissement était YOdéon. Mais pour une si neuve entreprise, un cadre nouveau convenait. Nous fûmes donc fonder le Festin d'Esope (après avoir rejeté Le Geste et Notre Route) dans une étroite brasserie de la rue Christine.

C'est cette même brasserie qu'Apollinaire, six ou sept ans plus tard, désira de revoir pour composer son poème Lundi, Rue Christine, orphisme de l'assas- sinat :

Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier

Pim pam pi m

Je dois fiche près de )00 francs à ma probJoque

Je préférerais me couper Je parfaitement que de les lui

donner Je partirai à 20 h. 2 y Six glaces s'y dévisagent toujours Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage

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682 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La réunion de jeunes innocents, ardents et maltraités très fort par la vie qu'ils aiment, devient cette élaboration du crime.

Témoin de mon mariage en l'église Saint-Merry, le 13 juillet 1909, Guillaume Apollinaire revient, en 1913 ', à l'Eglise noire d'encens, noire de la poudre des barri- cades, noire du crayon de Daumier et il chante avec le Musicien de Saint-Merry :

Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas

Il s'arrêta au coin de la rue Saint-Martin

Jouant l'air que je chante et que j'ai inventé

Les femmes qui passaient s'arrêtaient près de lui

Il en venait de toutes parts

Lorsque tout à coup les cloches de Saiiil-Merry se mirent

à sonner Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine Qui se trouve au coin de la rue Sinwn-le-Franc Puis Saint-Merry se tut

Je crois, et ne pense pas avoir besoin de m'expliquer, à l'importance de ces retours justifiant toute une partie de l'œuvre de Guillaume Apollinaire. Mais il faut avoir beaucoup vécu et en confidence auprès de ce grand poète pour affirmer comme je fais, laissant à d'autres le soin d'une glose. S'il était nécessaire je relèverais beaucoup d'autres retours, rapports, rapprochements aussi capi- taux.

L'examen de ce phénomène, à peu près constant chez mon ami^ ramènerait à son origine, cette faculté, ou

I. Le 21 du mois de mai 191 3 {Calligrammes).

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 68^

mieux, cette nécessité dont il jouissait non pas de s'ap- proprier mais de transformer à son usage l'événement d'autrui et auquel on l'associait, soit en actes, soit par la parole. Ainsi s'explique que Guillaume Apolli- naire ait été peut-être le premier poète en état agréable de composer dans le bruit des conversations de ses amis, voire d'étrangers, de ces importuns qui encom- braient sa maison et qu'il s'appliquait, malicieux et naïf, à nous peindre comme les meilleurs fils du monde, les plus précieux hôtes, jusqu'au jour que, leur refusant sourdement sa porte, il les écoutait carillonner, en riant dans le creux de sa main, logé en boule parmi les cous- sins pareils à des ventres coupés, à de joyeux bedons arrachés, enveloppés de gilets bariolés.

Guillaume Apollinaire, interrompu dans ce qu'avant le Parnasse on nommait la méditation, s'emparait, au vol, de la phrase la plus banale, la plus triviale si elle était incongrue ce pouvait être du bonheur pour r « esprit nouveau » ! et, sans la parer, sans trahir la révélation, il repartait de ce plan, de ce dernier des plans superposés dans un miracle d'unité, pour de nouvelles ascensions en un ciel libre, sans perdre de vue la terre.

As-tii pris la pièce de dix sons je l'ai prise

Ceci qui dépasse la critique littéraire devrait tenter un psychologue, au moins un Janet ou le Daudet le moins culbutant.

* *

Nous apprîmes à rire. Tu le sais, Billy,. qui riais si

684 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mal dans ta barbe révoquée, ta barbe de conscrit du Cambrésis, lorsque « le baron » nous rassembla ! Nous apprîmes à rire. Je recopie, en pensant beaucoup aux jeunes inventeurs de 1920, ces vers farce de Guillaume. Personne n'en a jamais rien lu.

Manli, 2 octobre i()o6. A celui qui rè^^it La troupe Le Bargy.

Tu partiras, dil-on, vendredi pour l'Afrique; Viens demain avec moi vider quelque barrique D'eau de vie ou de vin. Je t'attendrai de huit Heures jusqu'à midi, puis d'une heure à minuit. Aussi bien laisse donc ton maître à ses cravates, (Eternelle douleur, Pcricr, vous en rêvâtes !) Et porte-moi tout ce que tu m'avais promis ; Il ne faut pas manquer de parole aux amis. Et puis dorénavant pas d'anthropophagie, Tu ne mangeras plus d'allumette-bougie ; Chaque amphiboche et toi serez de la régie. Dis-moi, quand tu sauras par cœur tout le Duel Appremiras-tn les vers d'Eugène Manuel Avec ceux de celui qu'à Don Caramuel ' Moréas compara pour dire quelque chose ? Laissons, laissons, laissons à son rosier la rose Et laissons à Paul Fort ses poèmes en prose. Prends pour le lire en route un roman de Beaubourg

I . Le sculpteur catalan Manuel Ugue dit Manolo. Voici le vers de Moréas : De Don Caramuel Manolo suit la trace. Manolo com- posait d'étranges poèmes phonétiques en son ignorance de notre langue écrite.

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 685

Et pour les miits d'automne engage au Luxembourg Quelque tante à l'œil vif, à la mine éclatante Puisqu'il faut, pour camper en voyage, une tente. J'habite au Vésinet, huit boulevard Carnot.

Guillaume Apollinaire

P. S. Apporte le tonneau '. Viens toujours rue de la Pépinière.

Apollinaire y était employé de banque. Je « tour- nais » pour l'entrepreneur-comédien Barret, un peu las du Secrétariat de Vers et Prose, n'ayant pas les vertus de Paul Fort.

Guillaume ne se plaignait pas. Il redoutait comme une honte d'être plaint, ainsi qu'on voyait les meilleurs plaindre le pauvre Charles-Louis Philippe, piqueur des Ponts et Chaussées, inspecteur des étalages de mas- troquets « dans les septièmes arrondissements », qu'il pleuve ou grêle, et pour quel prix! faible, malade.

Notre pauvreté se donnait des airs.

Guillaume passait pour gagner de l'argent à la Bourse. On en riait ! Si haut ! Comme ce soir nous fûmes en loge au Nouveau-Cirque, avec un sou. L'ouvreuse nous adopta en quelque sorte. Mais Guillaume négligea cette sainte matrone pour faire de l'œil à l'écuyère.

Voilà des souvenirs bien médiocres, dira-t-on.

quoi ! Ecrire cela, pas plus, d'Apollinaire ? C'est qu'on y prenne garde que tout cela est démodé au point d'atteindre au style.

I. Le jeu de tonneau du jardin de mes parents, à Chelles. Guil- laume affichait des prétcntioas à mettre dans la « grenouille » à volonté.

6S6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est des fleurettes, des étincelles d'un âge dont rien ne reviendra plus, et tout ce qui était possible en ce temps-là valait souvent mieux que l'horrible raison de cet âge de fer qu'on nous a fait.

Mais beaucoup de ce qui était alors possible, c'est toi, Guillaume, qui la rendu possible, par ta force douce, par je ne sais quelle grâce si sage, par ton génie.

J'en veux tenter la preuve.

-* * *

Je souhaile dans ma maison

Une femme ayant sa raison.

Un chat passant parmi les livres.

Des amis en toute saison

Sans lesquels je ne peux pas vivre '

Las d'habiter le Vésinet, de manquer tant de trains, ce qui lobligeait à fréquenter les bars anglais de des Esseintes, rue d'Amsterdam, Guillaume Apollinaire s'installa rue Léonie, devenue rue Henner. Je ne revois pas le chat, mais il y eut dans la maison un doux bruit de robe, de mâles voix amies firent trembler les glaces et chaque jour les livres s'ajoutaient aux livres.

Le temps des essais était passé. Le Festin d'Esope, dont l'histoire seule exigerait beaucoup de place, n'occupait plus notre mémoire et l'on oubliait même la Revue Immoraliste (deux numéros -) qui avait associé Guil-

1 . Le Bestiaire ou Cortège d'Orplièe (Le Cliat).

2. Même, le second numéro de la Revue Ivnuoraliste devint l'uni- que numéro des Lellres Moilenies ; la concierge de notre ami

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 687

laume et ses amis au fils de l'auteur d'En r venant de la revue. Détail qui nous ramènerait aux bars de la gare Saint-Lazare, au Criterion, à la clinique du D' R..., hospitalisant la Revue hnmoraliste en des locaux bénis ; au Vésinet, à Chatou ; tout cela qui vaudrait une longue chronique. Nous avions comploté d'écrire un roman moderne sur la vie des bords de la Seine la Vie chatouillarde, disait Guillaume qui, sous le prétexte gamin d'effacer jusqu'au souvenir de Maupassant, eût réalisé l'ambition naturaliste bien mieux que les natura- listes qu'il avait relativement peu pratiqués, leur préfé- rant Paul Féval.

Chatou permit à Guillaume de connaître de bonne heure André Derain et Vlaminck, lesquels furent un temps les cadres et les troupes de Y Ecole de Chatou. D'une suite de propos nocturnes naquit en Guillaume Apolli- naire l'ambition de se dévouer à la défense de la pein- ture moderne. Jusqu'alors, il n'avait rien donné dans ce genre qu'une 13'rique et très lucide étude sur Picasso, illustrée de reproductions de V Epoque bleue et de l'époque des Saltimbanques, que publia La Plume. Cette étude n'a pas été recueillie dans Les Peintres Cubistes. Quand, en 19 10, je passai au Paris-Journal de Gérault-Richard, Apollinaire me remplaça à V Intransigeant. Il y fit mer- veille. Les poètes longtemps écartés de la presse prirent avec lui une fière revanche et tous les peintres nommés au long de ses Salons et, plus tard, dans sa Vie anecdo-

l'homéopathe bien pensant s'étant inquiétée de ces poètes, voire du fameux « Conspirateur albanais » lui demandant « l'étage de la Revue Immoral is te », on consentit ce sacrifice à notre hôte.

688 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

iiquc du Mercure de France, défilèrent rue Henner, dans cette petite salle à manger encombrée de ses meubles bretons qui le faisaient rigoler, autour de cette table bourgeoise en noyer ciré sur laquelle M. Louis de Gon- zague Frick, sanglé dans un raglan autant que dans une capote hongroise, monocle, ganté de blunc et le tube à la main, vint poser une pomme mûre, tous les matins, deux mois durant.

Les peintres suivirent Guillaume à Passy, rue Gros, d'abord, et rue La Fontaine, ensuite, et puis boulevard Saint-Germain. Même leur nombre s'augmentait. L'ar- deur que dépensait Guillaume à leur défense n'était pas du goût de tous ses amis. Si l'exquis René Dalize avait un faible pour Apollinaire et sa Muse par le Douanier Rousseau, et sur quoi l'on a tout dit, il estimait médio- crement les cubistes. Prié aux noces du peintre Gleizes, Guillaume, en retard ainsi qu'à l'habitude, se mettait en quête d'un fiacre.

J'espère, dit René Dalize, que tu vas prendre un fiacre aux roues carrées !

Lorsque Guillaume Apollinaire fit, en^la salle de la rue de l'Orient, représenter les ManicUcs de Tirésias ', ce qui n'alla pas sans quelque tapage, bon nombre des pein- tres en faveur de qui mon ami s'était compromis, dédai-

I . Apollinaire a fondu dans Les Mamelles deux parades (notam- ment la scène du gendarme) dont il nous fit lecture à VOdc'ou, au dessert. Les deux pièces devaient être publiées sous ce titre unique : Théâtre de GuiUauwe Apollinaire. Le même soir, Apollinaire nous a lu Le Giin-Gim-Gim des Capussius, jamais édité et qui, dans la suite, a constitué le chapitre du Polte Assassiné intitulé Dramaturgie, mais sensiblement remanié.

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 689

gnant de profitables alliances, perdant par son honnêteté la petite situation acquise dans un journal du soir, rédigèrent un effarant communiqué aux fins de se déso- lidariser d'avec Guillaume Apollinaire « qui les compro- mettait ! »

C'est à crever de rire ! Je l'en vis pleurer. Depuis, les meilleurs d'entre ces coupables ont témoigné d'un vrai repentir. Je n'ai rapporté cette pitoyable anecdote que pour marquer mieux la sincérité de mon cher compa- gnon continuant après cela de servir la cause d'un art qui lui devait tant et qui avait tout son amour. Je mets au défi qui que ce soit de se flatter, sérieusement, d'avoir recueilli d'Apollinaire le moindre aveu de mystification. D'honnêtes gens se trompent quand ils soutiennent qu'Apollinaire s'amusait en poète de faire vivre des baudruches, de prêter son âme diaprée à des manne- quins.

Voici ce qui advint, simplement, et qui, avant nous, fut vrai pour les historiens au jour le jour du symbo- lisme, de l'impressionnisme ou du réalisme. On ne peut pa-s, au premier jour, alors qu'on aspire à faire admettre le credo d'une école, rendre sensible le génie du chef, de l'initiateur, la valeur des premiers disciples et l'inanité des trublions accourus. Les ennemis de ces écoles neuves le savent bien qui, avec moins d'honnêteté, usent de la méthode contraire et, pour l'éreinter, adoptent, eux aussi, tout le groupe. Pour discréditer Mallarmé, Henry Fouquier utilisait Baju. A cause de quoi, l'on refusa d'admettre notre tendresse dédiée au vieux Rousseau. Même parmi d'anciennes victimes des Fouquier on mé- connut la bonne foi d'Apollinaire. Seuls parmi nos aînés,

690 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Jean Moréas, Rémy de Gourmont, Alfred Jarry et, il faut le dire, le léger Paul Fort, tinrent le poète d'Alcools pour incapable d'aucune simulation.

Les farces qu'il se permit furent d'autre sorte. Il trompa l'ennui d'accomplir des besognes de librairie en équivoquant avec une verve rare. Dalize ici fut par- fois son complice. L'avenir retrouvera la clé d'une his- toire littéraire enfouie sous un fatras babylonien imité des pédants. M. Seignobos a couvert de son autorité une publication internationale, accueillante aux élucu- brations du poète annonçant, avec traduction des pièces diplomatiques et dépêches datées à l'appui, la prochaine conversion du Kaiser au catholicisme !

Ah ! ce bureau de VEuropéen, rue Dauphine ! Le gentil Arne Hammcr, secrétaire fidèle, couvrant de son corps, de ses bras, !a table du rédacteur en chef, aux fins de contrarier le pillage des revues que nous préméditions. Quand Jean Jaurès et Pressensé parlèrent, au Tivoli Vaux Hall, en faveur des juifs martyrisés à Kichinew, Pierre Quillard et Louis Dumur prièrent leurs jeunes collaborateurs d'assurer un service de propagande ; soit vendre V Européen dans la salle. Le prix exorbitant pour l'époque, six sous, favorisait mal notre industrie. Je pris sur moi de distribuer gratuitement l'organe. Idée que Guillaume voulut trouver la meilleure. Mais c'était long. Alors, grimpant aux galeries, Guillaume qui avait de ces innocentes inventions, ne cessa plus de jeter ses Européen sur le parterre, par gros paquets ficelés. Il y eut tempête. Le prolétaire se révolta assommé par le poète et j'eus grand'peine à tirer de Guillaume qu'après le peuple les agents voulurent malmener sans savoir pourquoi.

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 69 1

*

J'ai vu Guillaume Apollinaire engraissé, déjeunant seul, pareil ainsi au Roi Soleil et tenant tour à tour les propos de Denis Diderot et de Casanova, et puis, en pelant une poire, chantant quelque refrain bien absurde des mauvaises époques : 1827, 1850 ou 1875 :

FoiitOHS-noiis d'ça, TralaJala !

Mais je sais de quoi Guillaume ne se foutait pas.

J'ai vu Guillaume au jour le plus affreux de sa vie. En l'embrassant, je lui glissai une parole d'espérance. Il riait dans ses larmes

Foutons-nous d'ça, TralaJala !

Et si la calomnie n'a pas tout à fait désarmé, si les ignorants, les artistes de contrebande, si ceux qui te doivent tout nient encore, ah ! Guillaume mon frère

Foulons-nous d'ça.

Tu adorais ce refrain ridicule. Et vraiment ne chante- rons-nous plus jamais cet air Saint-Simonien, Ménilmon- tant, chant religieux, à quoi nous avions voulu rendre une certaine vogue !

* * *

La guerre ! Les recruteurs se montraient exigeants et quelques bonnes volontés demeuraient à l'abandon.

^92 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Apollinaire, en peine de servir, manqua entrer dans les postes.

Bon sang ! s'écria Dalize en bouclant sa cantine, nous ne recevrons jamais nos lettres.

Ce fut Tartillerie, Nîmes d'où il m'écrivit :

J'ai vu Creiniiit:;;^ à Nice il est encore an dépôt. Très jaloux de via tenue de conducteur. C'est, il est vrai, très chic.

Il m'écrivit encore à Vincennes^ très sérieux : « Je te félicite. » Au front, cette carte me parvint : « Brigadier, je suis dans un patelin j'ai retrouvé le vin de T Escargot, rue Lepic, ce n'est pas V Anjou. »

C'était la Champagne l'infanterie le prit pour en faire un officier et la mort lui donna le baiser de fer et de feu avec la marque de quoi il devait vivre jusqu'à ce que la fièvre l'emporte,

«... le brigadier au masque aveugle souriait amoureuse- ment à l'avenir, lorsqu'un éclat d'obus de gros calibre le frappa à la tête d'où il sortit, comme un sang pur, une Minerve triomphale.

« Debout, tout le nuvide, afin d'accueillir courtoisement la victoire ! »

Le jour mourait sans que la pensée nous vînt d'allu- mer les lampes ; ma femme et moi, nous écoutions ta femme en deuil «... Il était si triste d'être depuis la guerre éloigné de ses amis... il ne se consolait pas de la mort de René Dalize... il se sentait très seul... le soir... ah ! comme il vovait tomber le soir avec hor- rcur ! »

Il y a, rue de Châteaudun, chez un bouquiniste, une

VIE DE GUILLAUME APOLLINAIRE 695

échelle de bambou au haut de laquelle je te vois tou- jours juché, en habit gris. J'ai rencontré une fois Gio- vanni Moroni et ses belles bagues fausses et ne l'ai plus revu. J'irai, songeant au jour des jours les tristes vivants ressusciteront parmi les morts élus, boire un verre à ta santé chez le troquet de la rue Caulaincourt, au rez-de-chaussée de la maison d'une somnambule qui avait ta pratique. Je t'y attendis deux heures. Et j'irai en boire un autre chez le bougnat de l'avenue Niel nous fûmes noyer de clairet notre folle gaieté, après avoir, pour « le baron », été demander raison à ce sym- pathique M. D... qui nous répondit : « Pouvais-je sup- poser !... Vrai, messieurs, je croyais que vous veniez m'intéresser à la fondation d'une revue ! »

Guillaume, tout est bien changé ; tout est bien froid ici et les hommes sont plus durs. Bannis les regrets d'une vie dont l'ordinaire t'eût affligé de désillusions. Pourtant le soleil de gloire s'est levé sur ton champ d'asile et le jour viendra de la résurrection des poètes.

ANDRÉ SALMON

COULEUR DU TEMPS

ACTE PRExMIER

SCÈNE I

Une place publique dans la capitale d'un pays

qui jouit de la paix NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN.

ANSALDIN

Il entre suivi par ses compagnons qu'il veut entraîner tandis que Nyctor surtout fait mine de ne pas vouloir le suivre

Par ici par ici venez donc Notre avion est prêt à voler

VAN DIEMEN

Belles nuits de ma ville natale

C'est à présent seulement

Que je sens toute votre douceur

ANSALDIN

Vous verrez ce sera mer\-eilleux Notre voyage s'annonce bien

VAN DIEMEN

C'est ici que j'ai vécu aimé Et que je me suis enrichi

COULEUR DU TEMPS 695

ANSALDIN

Je crois qu'il est bien temps de partir Car sous peu le règne de la mort S'étendra jusqu'ici

NYCTOR

Laissez-moi Partez si vous voulez partez donc

Mais moi je reste

Oui la mort règne

Mais cependant

Notre patrie

N'appartient pas

A ces royaumes On y jouit en paix de la vie Et l'on y meurt encore en paix

ANSALDIN

Vite Venez nous discuterons après

NYCTOR

N'est-il pas plus dangereux encore D'aller cueillir la rose d'azur Dans les grands jardins aériens

ANSALDIN

Venez vite il est temps de partir

La mort vient qai ne trouve pas juste

Que quelqu'un vous vous ou bien moi

Echappe à sa domination

Il est encore temps de partir

Bientôt l'on verra bondir la mort

696 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elle bondira jusqu'ici Comme un tigre affamé au milieu D'un troupeau éperdu de captives Venez vite Au sud à l'est au nord Coule le sang des antagonistes Et leurs grandes ombres atroces Obscurciront bientôt l'horizon A l'ouest c'est la mer incertaine Que sillonnent de nouveaux poissons Au-dessus de nos têtes enfin Des oiseaux de métal et de bois Planent menaçants il faut partir

// essaye de les eni rainer

NYCTOR

Partez si vous voulez je reste Car il ne faut jamais déserter

VAN DIEMEN

Déserter le mot est un peu fort N'avons-nous pas le droit de partir Notre pays jouit de la paix D'ailleurs le ministre m'a donné Passeports autorisations Enfin tout ce qui est nécessaire

NYCTOR

Mais on peut avoir besoin de nous

Et un pressentiment me dit

Qu'en partant nous allons à la mort

ANSALCIN

A la vie

COULEUR DU TEMPS 697

[ VAN DIEMEN

Et qu'en savons-nous

ANSALDIN

A la vie je le jure Venez

NYCTOR

Vous ne songez qu'à mon existence Merci mais moi j'aime le danger Je suis un poète et les poètes Sont l'âme de la patrie

ANSALDIN

Venez

'i

I NYCTOR

Platon les met hors de la République

Ils sont au-dessus lois et morale

Mais un tel privilège comporte

De très grandes obligations

Et notamment celle d'exprimer

Tout ce que les autres citoyens

Peuvent ressentir de sublime

C'est pourquoi il faut bien que je reste

VAN DIEMEN

Vos scrupules je les comprends tous Mais j'ai réfléchi à notre cas En partant nous sauvons avec nous L'âme même de notre patrie •Comme fît Enée en quittant Troie Et Rome naquit de ce départ Une Rome nouvelle monte en nous Pour moi j'eusse évité ce voyage

45

698 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je suis vieux c'est pour vous que je pars

Pour sauver un savant un poète

Et plutôt qu'eux je sauve leur œuvre

Partez partez pour sauver votre œuvre

Elle est votre patrie sauvez-la

Elle appartient à l'humanité

Partez vous en êtes responsables

KYCTOR

Je me rends enfin vous l'emportez Hélas (// pleure)

ANSALDIN

Il est grand temps de partir

NYCTOR

Et voici le moment du départ

Je le considère avec angoisse

Trois hommes pour un monde nouveau

L'un riche ce qui nous a permis

De tout préparer pour ce voyage

Adieu donc monde rien n'est gratuit

Il est tout le passé ce richard

Le passé c'est-à-dire la mort

L'autre un savant dont les connaissances

Nous feront vivre il est le présent

C'est-à-dire la vie et la lutte

Quelque chose enfin de bien bourgeois

Le corps oui la réalité

L'autre enfin voyageant les mains vides

Pleurera à jamais pleurera

Comme si tout était trépassé

Comme si le présent était mort

COULEUR DU TEMPS 699

Car il est l'avenir, ce poète C'est-à-dire la crainte joyeuse Moins que la mort et plus que la vie L'avenir enfin ou le désir La beauté même ou la vérité

ANSALDIN

Venez

VAN DIEMEN

N'avez-vous rien oublié

ANSALDIN

Tout est prêt

NYCTOR

Adieu mon doux pays

ANSALDIN

Mon nouveau moteur fera merveilles Nous avons de quoi faire deux fois Le tour du monde aérien

VAN DIEMEN

Bien

NYCTOR

Et la nuit s'ouvre magiquement Comme un porche béant entrons vite Dans le palais inconnu

ANSALDIN

Venez

VAN DIEMEN

Vous êtes sûr de votre appareil

ANSALDIN

N'en doutez pas mais il faut partir

700 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

VAN DIEMEN

Et VOUS saurez vous orienter

ANSALDIN

Oui venez montez dans l'appareil L'atmosphère est je crois favorable

SCÈNE II

Entre ciel et terre LES MÊMES

NYCTOR

Le désir infini qui nous enlève au ciel M'ordonne de chanter Et puis quelle douceur J'oublie ce qui n'est pas la suave douceur De ce voyage aérien et il me semble Que si je chantais à présent l'hymne du ciel Je prendrais à mon chant un si noble plaisir Que je m'arrêterais pour l'entendre vibrer Dans l'espace Harmonie Eblouissement d'or Des musiques du ciel Résonnances de feu D'une ardente lumière arrivant à grands flots Les ondes de mon chant assaillent le silence Le silence infini et l'immobilité

Mais quelle douceur

La terre se creuse

L'horizon s'élève

ANSALDIN

Il s'élève à mesure Que nous nous élevons

COULEUR DU TEMPS 701

NYCTOR

Et des nuages dorés Folâtrent autour de nous Ainsi que des dauphins autour d'une carène

VAN DIEMEN

Nyctor ne vous penchez pas

NYCTOR

Que sont ces traces ces longues traces Qui partout partout rayent le sol Est-ce une région volcanique

VAN DIEMEN

Nyctor Nyctor regardez au ciel

NYCTOR

Laissez-moi le spectacle est poignant Et descendons à une altitude Qui me permette de regarder

' VAN DIEMEN

Non redoublons plutôt de vitesse

Montons plus haut fuyons ces oiseaux

Qui paraissent bien vouloir nous poursuivre

NYCTOR

Ils poursuivent l'avion là-bas

ANSALDÎN

Prenez garde car d'étranges fleurs Eclosent brusquement près de nous

NYCTOR

Mais avant de quitter ces régions Je veux voir ces sites désolés

702 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et je veux connaître sur le sol Le danger enivrant descendons

ANSALDIN

Ce serait une grande imprudence

NYCTOR

Lâches vous avez peur de la mort

ANSALDIN

Je ne crains pas la mort cependant Je ne veux pas être à sa merci

VAN DIEMEN

Aucun de nous n'a peur Eh bien soit descendons

NYCTOR

La terrible magie De cette ardente lutte Me retiendra en bas Quelques instants à peine Puis je romprai le charme Et nous repartirons

VAN DIEMEN

C'est bien

ANSALDIN

Nous descendons

COULEUR DU TEMPS 703

SCÈNE III Champ de bataille avec des croix

MADAME GIRAUME puis MAVISE MADAME GIRAUME

C'est ici qu'a eu lieu la bataille Il est tombé frappé à la tête Elle trouve la croix sous laquelle repose son fils

Mon fils te voilà sous cette croix Te voici mon joyau précieux Te voici mon fruit blanc et vermeil C'est mon fils c'est mon enfant c'est lui Fils tu n'es plus rien que cette croix C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi O très belle fontaine vermeille Te voilà tarie à tout jamais O toi dont la source était en moi C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi Tu dors dans la pourpre impériale Teinte du sang que je t'ai donné O fils beau Ivs issu de ma chair Floraison exquise de mon cœur Mon fils mon fils te voilà donc mort A ton front une bouche nouvelle Rit de tout ce que ce soir j'endure Parle sous terre bouche nouvelle Que dis-tu bouche toujours ouverte Tu es muette bouche trop rouge

MAVISE

Sa mère est près de son tombeau

704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

O Fiancé si beau si fort

Toi qui mourus vêtu de bleu 1

Un morceau de ciel enterré !

Il était adroit et habile

Il était fort j'étais savante

Lui le travail moi la pensée

La vie et l'ordre en un seul couple

Lui le travail moi la pensée

Il était fort j'étais savante

MADAME GIRAUME

Et comme ton corps doit être lourd Déjà je plie sous ton souvenir O mon fils je t'ai porté jadis Lorsque lu ne pesais presque rien Et je n'ai plus de lait pour nourrir Ta mort comme j'ai nourri ta vie

MAVISE

Mais ma science ne peut pas Faire ressusciter sa force Je veux me coucher près de lui Près de lui dans ma robe noire Il était bleu comme le jour Je suis plus triste que la nuit

MADAME GIRAUME

Parle mon fils réponds à ta "mère C'est la voix qui t'apprit à parler

MAVISE

Orgueil orgueil abaisse-toi Orgueil qui ne sais plus souffrir

COULEUR DU TEMPS 7O5

Depuis que tout le monde souffre Mais que m'importent tous les autres Il est bleu comme le ciel rougeoient les nuées du soir

MADAME GIRAUME

J'ai fait des démarches incroyables Pour atteindre ce lieu prohibé Et te voilà mort mon cher enfant Qu'ont-ils fait de toi ils t'ont tué Ils s'y sont mis tous pour te tuer Et puisqu'ils en voulaient à mon sang Pourquoi donc pour en tarir la source N'ont-ils pas pris ma vie ô mon fils Pourquoi ta vie et non pas la mienne

MAVISE

Mon amour pour toi contient tout Les grandes raisons de ta mort Et cet avenir qui naît d'elle Mais réponds réponds que tu m'aimes O mon fiancé je suis vierge Mais tout ton sang repose en moi Tu m'as fécondée en mourant Je sens en moi tout l'avenir

MADAME GIRAUME

Que vais-je devenir douloureuse Désolée meurtrie et tout en larmes Écoutez mon fils mon fils est mort Mon fils une grappe de raisin Dont on a exprimé tout le vin Et ce vin précieux ils l'ont bu

706 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ils sont ivres voyez écoutez

Ils en sont tous ivres de ce vin

De ce vin mon sang mon sang vermeil

MAVISE

Nous sommes enfin mariés

Et l'avenir est notre fils

Voici les bataillons issus

De ton trépas de ton espoir

Savais-tu combien je t'aimais

Je baise le sol de ta tombe

Comme si je baisais tes lèvres

O merveille la terre a rendu le baiser

MADAME GIRAUME, MAVISE, VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS

ensemble

MADAME GIRAUME

O fils ô mon fils plus blanc qu'un Ij's Mon fils mon fils hiver de mon âme O mon fils hostie de la patrie O fils douceur et douleur immenses Réponds réponds mon petit enfant Réponds réponds mon petit enfant

MAVISE

Mort ô mort ô vivante mort Merveilleuse et cruelle mort Mes larmes sang de mon esprit Baignent le sol qui m'a rendu Son suprême baiser ô larmes Coulez pour ma grande douleur Et la terre comme un anneau T'entoure ô mon beau fiancé C'est la bague des épousailles

COULEUR DU TEMPS 7O7

VOIX DES MORTS ET DES VIVANIS

C'est le crépuscule de l'Amour

Et qu'importent qu'importent les hommes

Qu'importent les frelons à la ruche

Qu'importent gloire richesse amour

Et qu'importent qu'importent les hommes

Adieu Adieu il faut que tout meure

SCÈNE IV LES MÊMES, NYCTOR, VAN DIEMEN, ANSALDIN DE ROULPE

VAN DIEMEN

Voici des femmes

NYCTOR

Voici des cris

ANSALDIN

C'est le séjour de la mort

VAN DIEMEN

Mesdames c'est un endroit malsain Ne restez pas ici suivez-nous

MADAME GIRAUME

Puisque je ne verrai plus mon fils Emmenez-moi donc vous voudrez

NYCTOR à ANSALDIN

C'est une compagnie imprévue Mais la femme est l'ennemie du rêve Et je vais peut-être m'ennuyer Moi qui jamais jamais ne m'ennuie Hier elles s'amusaient peut-être Aujourd'hui elles sont tout en larmes

708 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Demain elles auront oublié

La mort pour ne songer qu'aux vivants

Et les voilà prêtes à nous sui\ re

Mais elles ne sont que deux tant mieux

Je pourrai s'il me plaît rester seul

ANSALDIN

Nyctor vous êtes vraiment injuste Elles ne savent pas nos desseins Elles supposent que nous voulons Simplement les faire s'éloigner De ce dangereux champ de bataille Et ne pensent pas que nous allons Voir le pays divin de la paix

NYCTOR

Il faut donc leur dire nos projets

ANSALDIN

Mais non elles ne nous suivraient pas Plus tard elles apprécieront mieux L'ineffable douceur de la paix Car elles ont souffert

NYCTOR

Misérable

ANSALDIN

Et ce seront d'utiles compagnes

NYCTOR

Et vous ne les renseignerez pas

ANSALDIN

Non

COULEUR DU TEMPS 7^9

NYCTOR

Je vais leur dire ce qui en est

ANSALDIN

Je le défends si vous le tentez Je vous tuerai car je n'admets pas Que vous contrecarriez mes projets

NYCTOR

Je suis sans volonté Ansaldin Et je me trouve à votre merci Je vous hais voilà la paix promise Et c'est déjà la haine entre nous

MADAME GIRAUME

Mavise venez aussi

MAVISE

ça

VAN DIEMEN

Ailleurs

MAVISE

Mère de mon fiancé Je vous suivrai toujours et partout

NYCTOR

Et cette époque veut pour surnom Ce terrible mot latin cruor Qui signifie du sang répandu

ANSALDIN

Par ici il est temps de partir J'entends les premiers éclatements De ce qu'ils appellent aujourd'hui

7 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Une préparation Venez

Foix des morts et des vivants Adieu Adieu il faut que tout meure

ACTE DEUXIÈME

Une île déserte

SCÈNE I VAN DIEMEN, MADAxME GIRAUME.

VAN DIEMEN

Quel agréable voyage

MADAME GIRAUME

Oui Bien agréable sommes-nous donc

VAN DIEMEN

Tout près de l'Equateur dans une île africaine Que ne hante jamais aucun navigateur D'après ce qu'en a dit notre cher Ansaldin C'est une île déserte à moins qu'elle ait changé Et soit peuplée depuis son exploration Par les grands voyageurs Livingstone et Stanley Et nous y rencontrerons peut-être quelques nègres Des serpents et aussi des monstres poétiques Que nous inventerons pour vous faire plaisir

MADAME GIRAUME

Quoi une île déserte en Afrique L'Equateur des serpents et des monstres Est-ce possible mais vous riez Vous vous moquez de moi n'est-ce pas

COULEUR DU TEMPS 7II

VAN DIEMEN

Non c'est vrai

MADAME GIRAUME

Vous souriez

VAN DIEMEN

Mais non

MADAME GIRAUME

Nous n'avons pas quitté mon pays Serait-ce vrai non mais il fait chaud Oui il fait une chaleur torride Mais non vous riez je ne vois point De végétation tropicale

VAN DIEMEN

C'est qu'elle ne se laisse pas voir Dès l'abord et que pour distinguer La végétation tropicale De celle qui ne l'est pas il faut S'entendre un peu à la botanique Mais avec de l'habitude

MADAME GIRAUME

Quoi L'Equateur la chose est incroyable Cependant vous me l'affirmez

VAN DIEMEN

Oui

MADAME GIRAUME

Mais quelles gens êtes-vous donc

VAN DIEMEN

Nous aimons la paix et nous fuyons Les pays qu'elle n'habite pas

712 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Par pitié pour votre désespoir Nous vous avons priées de venir avec nous Et vous êtes venues de plein gré

MADAME GIRAUME

Ce que vous m'apprenez m'étourdit Et il faut que je m'y habitue Et puis oui vous avez eu raison Qu'aurions-nous fait là-bas

VAN DIEMEN

En effet

MADAME GIRAUME

Les femmes sont faites pour la paix Mais donc trouver la paix sinon Dans une île déserte

VAN DIEMEN

C'est ça

MADAME GIRAUME

Mais nous y serons si abandonnés Cinq êtres tous seuls dans l'univers

VAN DIEMEN

Unis comme les doigts de la main Eh oui nous serons seuls

MADAME GIRAUME

Seuls tout seuls

VAN DIEMEN

C'est* l'heure pour certains De supporter La solitude

COULEUR DU TEMPS 7I3

Là-bas d'où nous venons un homme n'est plus rren

Là-bas l'individu n'est qu'une particule

D'êtres au corps énorme anciens ou nouveaux

L'homme n'est qu'une goutte au sang des capitales

Un tout petit peu de salive dans la bouche

Des assemblées brin d'herbe au champ qu'est un pays

C'est un simple coup d'œil jeté dans un musée

La pièce de billon dans la caisse des banques

C'est un peu de buée aux vitres d'un café

Il pense mais il est l'esclave des machines

Les trains dictent leurs lois à l'homme dans l'horaire

L'homme n'était plus rien c'est pourquoi nous fuyons

Pour retrouver un peu de liberté humaine

MADAME GIRAUME

Je vous écoute comme on écoute Son libérateur ce que vous dites Me cause une allégresse infinie Un plaisir

VAN DIEMEN

Prenez garde madame Mais je ne m'habituerai jamais A ce que vous ne soyez plus triste Vous devez nous rappeler sans cesse Dans le domaine heureux de la paix Les douleurs dont on souffre là-bas

46

714 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

SCÈ N E 1 I ANSALDIN DE ROULPE, MAVISE

MAVISE

Oui c'est une infamie Vous nous avez trompées Vous vous êtes moqués De femmes malheureuses Je veux voir à l'instant Ce monsieur Van Diemen Je veux qu'on nous ramène Dans notre beau pays

ANSALDIN

Oh je l'attendais cette colère Cette fureur vous êtes injuste Nous vous avons sauvées de la mort Et de la plus affreuse tristesse Qu'auriez- vous fait là-bas dites-moi Simples cellules madréporiques Des attols monstrueux et dolents Qui montent à la surface affreuse Du tragique océan humain D'ici vous dominez l'univers

MAVISE

Qu'importe Le devoir C'est de rester là- bas C'est le devoir des femmes De panser les blessures De consoler les cœurs

COULEUR DU TEMPS 715

ANSALDIN

C'est donc Nyctor qui avait raison Il ne voulait pas que vous veniez

M AVISE

Si vous aviez tout dit Vous auriez bien agi J'ai cru que simplement Vous vouliez nous mener Hors du champ de bataille Et non à l'Equateur Pour y chercher la paix Mais elle est cette paix Seulement dans les cœurs Et c'est le savez-vous Le devoir accompli

AKSALDIN

Pardonnez-moi car en vous voyant

J'ai été séduit et attiré

Puis j'ai compris qu'ainsi que moi-même

Vous aimiez avant tout la science

Et il me sembla que vous étiez

Pareille au terrain lentement

Par hasard et par mille chimies

Se forment ces pierres précieuses

Qui taillées et polies sont si belles.

M AVISE

La beauté est en tout Le devoir accompli

yiô LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ANSALDIN

Voulez-vous donc n'être que l'esclave Des grandes paroles collectives

MAVISE

Mais ces grandes paroles désignent Des êtres véritables Patrie Nationalités ou bien races Dont nous sommes une particule Que dire d'un globule du sang D'une simple cellule du corps Qui se refuserait à remplir Sa fonction

ANSALDIN

Soit et cependant Hors vos états policés ou non Du sang il naît un ordre nouveau Il naît un état un grand état La nation de ceux qui ne veulent Plus de mots souverains plus de gloire Et comme les premiers chrétiens Ils sont tous prêts dans la douleur Prêts à devenir universels

Le Christ acquit aux hommes

Leurs droits spirituels

Et la France inventa

Leurs droits philosophiques

Dans cette île déserte

Proclamons donc enfin Leurs droits physiques et politiques-

COULEUR DU TEMPS 7I7

M A VISE

Nous n'avons pas le droit D'abandonner ainsi Les morts et les vivants

ANSALDIN

Voiis êtes esclave de paroles

MAVISSE

Ramenez-nous dans notre pa3's

ANSALDIN

Il naît une catholicité

Fondée seulement sur la science

Et sur l'intérêt immédiat

Des hommes ne serait-il pas juste

Dites-moi que leur tranquillité

Allât de pair avec les progrès

De l'industrie

MAVISSE

Folie O folie Ramenez-nous dans notre pays Allez chercher monsieur Van Diemen Je vous attends ici

ANSALDIN

J'obéis

SCÈNE III MAVISE

M AVISE

Peut-être me trompé-je Les femmes souffrent tant

7l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et moi j'ai tant souffert

Mille pensées m'assaillent

Je ne me connais plus

Je crie contre le rapt

Qui m'a menée ici

Et au fond de moi-mêm.e

Je me sens presque heureuse

O vie ô vie instable

Je suis comme un jardin

Que le vent ou la pluie

Peut d'un instant à l'autre

Défleurir Vie passée

Violente et sublime

Et quelle fille étais-je

J'allais me marier

Et l'amour est sous terre

Mais qu'eût été l'amour

Je ne sais je ne sais

Je sais que je suis belle

Comme un champ de bataille

Tout l'amour crie vers moi

L'amour de tous les hommes

L'amour de tous les êtres

De toutes les machines

Mais puis-je puis-je aimer

Moi ivre de devoir

Ivre d'être assaillie

Par les tentations

Ivre d'y résister

A moi ivre de lutte

On voudrait imposer

COULEUR DU TEMPS "JIJ

La paix ignoble et triste De cette île déserte Non il faut que je parte Il faut qu'on me ramène Dans cette humanité Pleine d amour et de haine Mais j'hésite à partir Comme un nouveau devoir A surgi dans mon âme A grandi dans mon cœur Un devoir vis à vis De cet enfant Nyctor Qui se tient à l'écart Honteux d'être parti Honteux d'être poète Honteux d'être vivant

SCÈNE IV MAVISE, NYCTOR

NYCTOR

Etes-vous donc égarée Mavise

MA\aSE

Non j'ai prié monsieur Ansaldin De retrouver monsieur Van Diemen

NYCTOR

Ah \'ous êtes outrée de ce rapt Je vous devine et je vous approuve Oui vous voulez repartir là-bas C'est juste et je suis un grand coupable

720 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Car moi seul de mes trois compagnons Savais quel crime nous commettions En vous entraînant sans vous le dire Loin du jardin des explosions

M AVISE

Votre regard m'enivre Nyctor Et vous devinez bien mes pensées L'humanité tout entière parle Par votre voix si harmonieuse L'humanité dont je suis l'épouse Depuis que mon fiancé est mort

NYCTOR

Je ne suis qu'un poète une voix De l'infini une faible voix

MAVISE

Oui il y a dans votre réser\-e !

Dans votre goût de la solitude

Quelque chose Nyctor qui m'échappe

Et qui pourtant m'attire écoutez

Et cependant j'avais renoncé

A la chimie trompeuse des cœurs

L'amour c'était pour moi une armée

M'assaillant m'assiégeant mais vaincue

Savante je rêvais d'un bonheur

Fondé sur le devoir accompli

Et sur la liberté de chercher

La lutte mais oui toujours la lutte

De l'humanité contre mon cœur

De mon cerveau contre la nature

COULEUR DU TEMPS 72 I

NYCTOR

Et VOUS voilà réduite à la paix

MAVISE

Que de sphinx rôdent autour de moi Tous m'ont crié devine devine Et à chacun d'eux je voudrais bien Pouvoir répondre j'ai deviné Quel monstre singulier êtes-vous Qui ne me proposez pas d'énigme Dites-moi voulez-vous que je reste

NYCTOR

Votre devoir

MAVISE

Je le sacrifie

NYCTOR

Vos souvenirs

MAVISE

Je les sacrifie

NYCTOR

O femme ô femme plus mécanique Plus mécanique que les machines L'âme des canons est plus sensible Que l'âme de la femme il ne crie En elle que l'instinct de l'espèce

MAVISE

Je suis une femme bien étrange Et aussi esseulée que vous l'êtes Je cherche la formule savante

722 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qui contiendrait la toute-puissance Permettez Nyctor que je m'éclaire A la flamme de votre cerveau Nous unirons si vous le voulez La science avec la poésie Ainsi qu'il fut au commencement Mais non non je m'égare Nyctor Je ne sais plus rien Nyctor plus rien J'ai tout oublie tout oublié Et de plus je n'ai rien deviné Oui il faut aimer sans rien savoir

NYCTOR

Aimer c'est sans doute la formule De la puissance absolue aimer Mais qui peut aimer à volonté

MAVISSE

Celui qui ne fuit pas le danger

NYCTOR

C'est vrai le danger est à la vie Comme le sublime est au poète Mais que cela est loin de l'amour Tiens voici Ansaldin il vous aime Adieu

MAVISE

Est-ce la paix entre nous

NYCTOR

Adieu

COULEUR DU TEMPS 723

SCÈNE V LES MÊMES, AXSALDIN DE ROULPE, LE SOLITAIRE

ANSALDIN

J'ai parcouru toute l'île

Ne vous en allez donc pas Nyctor

Je n'ai pas rencontré Van Diemen

MAVISE

Oh il ne doit pas être bien loin

ANSALDIN

\oici le seul habitant de l'île

LE SOLITAIRE

Je vous le répète fuyez donc Ce volcan le maître de cette île Se réveille fuyez avant peu Il dévastera tout mais fuyez Ou bien vous périrez avec moi Fuyez Fuyez

SCÈNE VI LES MÊMES, VAN DIEMEN, MADAME GIRAUME

ANSALDIN

Cet honmie a bien raison En errant dans l'île j'ai bien vu Le grave danger qu'il nous annonce

Le solitaire est sur le point de s'évanouir.

VAN DIEMEN

Qu'avez-vous

724 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MADAME GIRAUME

Cet homme meurt de faim

LE SOLITAIRE

Non non mais laissez-moi me remettre Depuis dix ans je n'ai pas parlé Avec un être humain

ANSALDIN

Quelle paix

LE SOLITAIRE

Oui si on peut appeler ainsi La dure lutte avec la nature Avec les animaux les insectes

VAN DIEMEN

Venez avec nous pourquoi rester

NYCTOR

Oui venez

LE SOLITAIRE

Je n'en ai pas le droit Le devoir me retient dans cette île

ANSALDIN

Quel est donc cet austère devoir

LE SOLITAIRE

Le devoir d'expier un grand crime Mais vous êtes comme des juges Vous qui vous envolerez bientôt O multiple oiseau inattendu Je vais vous dire ce que j'expie

COULEUR DU TEMPS 725

Vous jugerez et vous partirez Tandis que vous vous envolerez Un feu mortel me purifiera

VAN DIEMEN

Parlez

NYCTOR

Parlez

LE SOLITAIRE

Mes compatriotes M'ayant accablé sous l'injustice Je me suis vengé en trahissant Puis je fus justement condaniné Tandis que le navire voguait Vers le lieu l'on me déportait Je me suis évadé à la nage Et je n'ai pas le droit de partir J'ai moi-même choisi ma prison Quand on a conscience du crime On ne s'évade pas de prison Tant qu'on n'a pas encore expié Et je n'ai pas encore expié J'ai mené une vie admirable Dans sa sauvagerie une vie De luttes dont je fus le vainqueur Laissez moi laissez-moi donc adieu J'ai voulu choisir le châtiment Et non l'éviter Adieu fuyez Adieu je ne suis qu'un criminel

NYCTOR

Vous le fûtes

J26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SOLITAIRE

Qu'entends-je merci

VAN DIEMEN

Mais si vous tenez à expier Vous n'avez pas le droit de mourir Il faut vivre et souffrir

LE SOLITAIRE

Est-ce vrai

ANSALDIN

Venez avec nous

LE SOLITAIRE

Qui êtes-vous

ANSALDIN

Des hommes qui voient en vous un homme Comme les autres pendant qu'ailleurs Les autres s'entretuent

LE SOLITAIRE

cela

VAN DIEMEN

Là-bas Dans tous les pays

LE SOLITAIRE

O joie O joie on peut donc verser son sang On peut mourir honorablement On peut mourir glorieusement Emmenez-moi aux pays sanglants Je mourrai pour ceux que j'ai trahis Je réparerai enfin mon crime

COULEUR DU TEMPS 727

Juges descendus du ciel dans l'île Voulez-vous m'absoudre de mon crime Et suis-je un homme comme les autres Un homme ayant le droit de mourir En poussant le cri de la bravoure Un homme dont le sang peut couler Comme un fleuve je me laverai

VAX DIEMEN

Oui nous vous jugeons et votre crime Est remis mais venez avec nous Quand nous aurons trouvé le pays gît cette paix que nous cherchons Nous vous ramènerons aux pays le sang coule

ANSALDIN

Vite Venez Vite il est grand temps d'appareiller Nous gagnerons le pôle venez

MAVISE

Ce traître a plus fortement que nous Le sentiment de son devoir

NYCTOR

Ah voyez le volcan jette des flammes La lave jaillit c'est la nature Qui se déclare notre ennemie

ANSALDIN

Venez

NYCTOR

Voyez donc comme est terrible Cette paix que nous cherchons en vain

728 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I.

Entre ciel et terre

NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN, LE SOLITAIRE,

MADAME GIRAUME, MAVISE

Puis les voix des Dieux

VAN DIEMEN

C'est un éblouissement aftreux Ansaldin vous montez bien trop haut Le soleil aujourd'hui a vraiment Un éclat qu'on ne peut soutenir

ANSALDIN

Il faut cependant monter encore Voyez ces gros nuages qui montent Et nous montons pour fuir la tempête

MAVISE

Oh certains ont une forme humaine D'autres nuages ont l'air de monstres

NYCTOR

Oui VOUS avez raison et depuis un quart d'heure Je les vois arriver ce sont les dieux Mavise Les dieux oui tous les dieux de notre humanité Qui s'assemblent ici et c'est sans aucun doute Bien la première fois que cela leur arrive Les dieux de pierre et d'or les dieux de la matière Et ceux de la pensée viennent vers le soleil

■COULEUR DU TEMPS 729

L'univers sous leur ombre oscille de terreur

Et l'atmosphère même en est toute troublée

Bel fend l'immensité avec ses douze cornes

Tous les temples se sont ouverts et tous les dieux

Sont venus de partout pour parler au soleil

Tous sont bons même ceux qui aiment les victimes

Ils ont toujours voulu la paix de leurs croyants

La plupart aiment l'homme et voudraient qu'il soit bon

ils voudraient que jamais il ne donnât la mort

Ils veulent qu'à eux seuls s'immolent les hosties

Gages sacrés de paix entre l'homme et la vie

Les plus sanglants les plus cruels aiment la paix

Et c'est pourquoi ils viennent tous se concerter

Avec ce grand soleil qui nous vivifie tous

Voyez ces dieux ce sont une mer déchaînée

C'est un grand incendie qui s'avance et qui gronde

Voici les vieux génies taureaux au front humain

Dont la barbe ruisselle et coiffés de la mitre

Tous ces dieux monstrueux obscurcissent l'azur

Les dieux de Babylone et tous les dieux d'Assur

Voici Melquarth le nautonier et le moloch

L'affamé qui toujours nourrit son ventre ardent

Baal au nom multiple adoré sur les côtes

Ce tourbillonenment Belzébuth Dieu des mouches

Et des champs de bataille écoutez écoutez

Tanit vient en criant et Lilith se lamente

Et sur un trône fait de flammes étagées

D'anges épouvantés et de bêtes célestes

Terrible et magnifique entouré d'ailes d'or

De cercles lumineux à la lueur mouvante

Jéhovah le jaloux dont le nom épouvante

47

730 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Arrive fulgurant infini adorable

Voici des dieux toujours des dieux toujours des dieux

Tous les antiques dieux venus des pyramides

Les sphinx les dieux d'Egypte aux têtes d'animaux

Les nomes Osiris et les dieux de la Grèce

Les muses les trois sœurs Hermès les Dioscures

Jupiter Apollon tous les dieux de Virgile

Et la tragique croix d'où le sang coule à flots

Par le front écorché par les cinq plaies divines

Domine le soleil qui l'adore en tremblant

Voilà les manitous les dieux américains

Les esprits de la neige et leurs mouches ganiqucs

Le Teutatès gaulois les walk3Ties nordiques

Les temples indiens se sont aussi vidés

Tous les dieux assemblés pleurent de voir les hommes

S'entretuer sous le soleil qui pleure aussi

LES VOIX DES DIEUX

Soleil ô vie ô vie

Apaise les colères

Console les regrets Prends en pitié les hommes Prends en pitié les Dieux Les Dieux qui vont mourir Si l'humanité meurt

COULEUR DU TEMPS 73 I

SCÈNE II

Le Pôle Sud

LE SOLITAIRE, NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN,

MADAME GIRAUME, MAVISE.

VAN DIEMEN

Nous voici au pôle mes amis Est-ce ici le séjour de la paix Ansaldin vous nous avez promis De nous rendre la vie agréable Et nous tremblons de froid et de peur

NYCTOR

Hélas

MAVISE

Parfois le sommeil me gagne Comme si tout se glaçait en moi

MADAME GIRAUME

Moi je regrette un petit balcon Donnant sur une rue peu passante Et le bruit très lointain des tramways Banquise de souvenirs glacés

MAVISE

Souvenirs Souvenirs

LE SOLITAIRE

Mais j'espère Que nous ne resterons pas longtemps Dans ce désert vous jm'avez promis De me ramener dans les pays Du grand courage individuel

732 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

NYCTOR

La blancheur souveraine qui brille Partout est l'image de la paix Implacablement froide la paix Vers laquelle monsieur Ansaldin De Roulpe nous a enfin menés Nous ne tarderons pas à connaître Cette paix dans toute son horreur

MADAME GIRAUME

La profonde et l'éternelle mort

VAN DIEMEN

De fortes brises accompagnées

De durs flocons de neige voyez

Font rage continuellement

Et couvrent tout d'un brouillard livide

Fait d'embrun et de l'humidité

Congelée de l'atmosphère

NYCTOR

Hélas

VAN DIEMEN

Mais si monsieur Ansaldin de Roulpe Réussit ses miracles savants

ANSALDIN

Mais ne vous impatientez pas J'organiserai tout savamment Logis chauffage éclairage tout Et je tirerai tout de la glace

NYCTOR à VAN DIEMEN

Il ne faut pas trop compter sur lui Je crois bien qu'il est devenu fou

COULEUR DU TEMPS 735

Si je savais mener l'avion Nous repartirions oui Ansaldin Est fou et nous ne tarderons pas A le devenir aussi nous tous La mort nous attend Adieu Mavise . Il me semble que ma pensée se gèle

MAVISE

Ma parole se glace au sortir De ma bouche

MADAME GIRÂUME

Je me sens mourir

ANSALDIN

Ne désespérez pas je vous prie Mais ayez tous confiance en moi Et je vois déjà la cité blanche Qui bientôt s'élèvera ici Je ferai jaillir une lumière Toutes les banquises brilleront Comme des diamants

MAVISE

C'est fou

ANSALDIN

Et des palais seront nos demeures La terre donnera la chaleur Des profondeurs une vie magique Va naître ici bientôt

LE SOLITAIRE

Mais je veux Aller au pays Ton se bat O souvenirs cruels souvenirs

734 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

NYCTOR

Le froid augmente en mourant ici

Nous aurons la consolation

De ne point tomber en pourriture

Dans des siècles nous serons intacts

Comme si nous dormions car la mort

Ce n'est pas la putréfaction

Dans ce lieu merveilleux de la paix

Mais seulement un sommeil sans fin

VAN DTEMEN

Allons ne nous abandonnons pas Au désespoir et séparons-nous Pour aller tous à la découverte Pour ma part parmi les blocs épars Je vais sur ces pentes de cristal Reconnaître notre blanc royaume

SCÈNE III MAVISE, NYCTCR

NYCTOR

Leurs silhouettes dans le brouillard Sont comme des fantômes

MAVISE

Hélas Vous êtes cruel Nyctor oui vous l'êtes Vous avez écarté tout espoir Nous n'avons plus foi dans Ansaldin C'est votre faute

COULEUR DU TEMPS 735

NYCTOR

Mais il est fou

MAVISE

La folie a fait de grandes choses

Le doute est toujours cause de mort

Sachez qu'on peut tout utiliser

Même les aurores boréales

Qui splendides marchent dans le ciel

En froissant leur grand manteau de soie

NYCTOR

Mais nous sommes plus près de la mort Plus près qu'avec une mitrailleuse Braquée sur notre poitrine

MAVISE

Quoi Oh lâche je vous méprise L'homme N'est-il pas en tous lieux et toujours En dancrer Fou ou non Ansaldin Espère Vous rêvez à la mort Puisque vous avez votre bon sens Sauvez-nous inventez soyez homme

NYCTOR

O nuit ô splendide nuit rampent Les célestes bêtes de phosphore Belles musiques agonisant Dans la rondeur de l'immensité Je jouis pleinement de la paix De ces splendeurs et de ces blancheurs Et l'éternité qui les fit naître Ne les verra jamais mourir

736 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MAVISE

Ah Il est devenu fou il est fou Tous sont devenus fous

NYCTOR

C'est je crois Une promesse d'éternité Que mourir dans cette froide paix Mais je vais aller me promener

MAVISE

J'ai peur de lui j'ai peur d'être seule

(^Elk crié) Venez tous au secours au secours

SCÈNE w

Un autre site du pôle avec une banquise de glace trans- parente qui renferme un corps de femme LA FEMME DANS LA BANQUISE DE GLACE, NYCTOR

NYCTOR entrant Comme elle est belle mais je suis fou Est-ce possible ou n'est-ce qu'un songe Je vois bien devant moi la beauté L'adorable beauté de mes rêves Elle est plus belle que dans les livres Toutes les imaginations Des poètes n'avaient supposé Elle est plus belle que ne fut Eve Plus belle que ne fut Eurydice Plus belle qu'Hélène et Dalila Plus belle que Didon cette Reine

COULEUR DU TEMPS 737

Et que non Saloméla danseuse

Que ne fut Cléopâtre et ne fut

Rosemonde au palais Merveilleux

O beauté je te salue au nom

De tous les hommes de tous les hommes

C'est moi qui t'avais imaginée

C'est moi qui t'ai enfin inventée

Je t'ai créée fille de mes rêves

Je t'adore ma création

SCÈNE V LES MÊMES, ANSALDIN DE ROULPE

ANSALDIN

Que vois-je quelle est cette merveille Mais c'est un phénomène unique On parle de mammouths millénaires Retrouvés intacts en Sibérie C'est une femme Et quelle beauté Voilà voilà la vie immortelle La paix harmonieusement belle C'est la science parfaite et pure C'est la plus belle qu'on puisse voir Et cependant elle est plus antique Que la plus antique des beautés Qu'aient jamais célébrée les poètes Elle est vraie ce n'est pas un prestige Elle est derrière cette glace C'est la beauté la jeunesse même Et c'est l'être le plus ancien

738 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

NYCTOR

Ne serait-ce pas Eve elle-même

ANSALDIN

Qu'importe son nom c'est la science Celle que depuis les origines Le froid de la paix a conservée Belle et pure à jamais

NYCTOR

Et je l'aime

ANSALDIN

Arrière qui donc ose l'aimer

NYCTOR

Moi je l'adore et elle est à moi A moi seul qui l'ai vue le premier

ANSALDIN

Mais qu'importe elle n'est qu'à moi seul Puisque seul je puis la conserver Je suis seul à pouvoir assurer La perpétuité de sa beauté

NYCTOR

. Et moi je l'idéaliserai

ANSALDIN

Et moi je la sauvegarderai

NYCTOR

C'est l'idéal

ANSALDIN

Non c'est la science Mais quelle gloire pour un savant

COULEUR DU TEMPS 739

Je la transporterai en Europe

Et quelle gloire m'entourera

La gloire même de sa beauté

Devant quoi pâliront les artistes

Devant quoi pâliront les poètes

On bâtira un musée pour elle

Ce sera son palais éternel

elle survivra à jamais

On y portera ce bloc de glace

Sans cesse jour et nuit des machines

Seront occupées à la garder

Froide et dure transparente comme

Un diamant oui un diamant

Un immense diamant de glace

C'est la seule splendeur qui soit digne

De sa beauté précieuse et pure

NYCTOR

Mais si vous ne m'aviez pas suivi Vous n'auriez pas trouvé cette femme Avouez qu'elle est à moi

ANSALDIN

A moi

NYCTOR

Elle est à moi qui l'ai inventée

ANSALDIN

A moi qui peux la sauvegarder

NYCTOR

Mais elle est la fille de mes rêves Et de mon imagination

740 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ANSALDIN

Mais elle est une réalité

Elle est à la science et non pas

A l'irréelle poésie

SCÈNE VI LES MÊMES, VAN DIEMEN

VAN DIEMEN Ah

Je ne rêve pas non Qu'elle est belle

NYCTOR

Elle est à moi

ANSALDIN

Non elle est à moi

VAN DIEMEN

Elle est à moi oui elle est'à moi Car c'est moi qui suis venu ici Et VOUS ne m'avez suivi que grâce A la bonté que j'eus de vous prendre Avec moi est-ce vrai Répondez Sans moi vous seriez restés là-bas La voilà la paix la belle paix L'immobile paix de nos souhaits Elle est à moi partez mais partez

ANSALDIN

Elle est à moi

NYCTOR

Elle n'est qu'à moi

COULEUR DU TEMPS 74 I

SCÈNE \' I I LES MÊMES, LE SOLITAIRE

LE SOLITAIRE

Qu'elle est belle A vous cette merveille Non non Elle est à moi tout seul Elle est à moi et non pas à vous Des fous des trompeurs Je veux Que vous vous en alliez laissez-moi J'ai été longtemps seul laissez-moi Avec elle je veux vivre ici Allez vous-en mais allez vous-en Je vous ai tous sauvés de la mort Dans l'île volcanique est-ce vrai Laissez cette femme solitaire Au solitaire que j'ai été Allez vous-en donc je vous en prie Elle est à moi et non pas à vous

X YCTOR

Eve modèle de la beauté

ANSALDIN

La science qui ne change pas

VAN DIEMEN

Immobile et très belle à jamais

C'est la paix même que nous cherchons

LE SOLITAIRE

Puisque vous le voulez ce sera Pour elle que nous nous battrons

742 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ANSALDIN

Soit

VAN DIEMEN

Jusqu'à la mort

NYCTOR

Oui jusqu'à la mort

Ils se battent.

SCÈNE VIII

LES MÊMES, MADAME GIRAUME, MAVISE,

VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS

MAVISE

Et voilà cette paix qu'on cherchait Cette immobile paix pour laquelle Ils se battent ces malheureux fous

VAN DIEMEN

Ah je meurs Assassins Assassins

MAVISE

Quelle horreur et nous vivrons encore Jusqu'à ce que le froid souverain Faisant tourbillonner un grand vent Sur nos silhouettes accroupies Crie désespérément son triomphe

NYCTOR

Je meurs avec joie pour sa beauté

ANSALDIN

Je meurs satisfait j'ai tout connu

LE SOLITAIRE

Ah il nVa tué mon sang me lave

COULEUR DU TEMPS 743

M A VISE '

Voilà cette paix si blanche et belle

Si immobile si morte enfin

La voilà cette paix homicide

Pour laquelle les hommes se battent

Et pour laquelle les hommes meurent

MADAME GIRAUME

O mon fils je t'avais oublié Tu mourus en faveur de la vie Nous mourons d'une paix qui ressemble à la mort

VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS

Adieu Adieu il faut que tout meure

GUILLAUME APOLLINAIRE

SI LE GRAIN NE MEURT...

FRAGMENTS IV

Ma mère se laissa persuader par la famille d'aller passer à Rouen les premiers temps de son deuil. Elle n'eut pas le cœur de me laisser chez Monsieur Vedel ; et c'est ainsi que commença pour moi cette vie irrégulière et désencadrée, cette éducation rompue à laquelle je ne devais que trop prendre goût.

C'est donc dans la maison de la rue de V., chez mon oncle T., que nous passâmes cet hiver. M. Pourtil, un professeur qui donnait également des leçons à ma cou- sine Juliette, vint me faire travailler un peu chaque jour. Il se servait, pour m'enseigner la géographie, de « cartes muettes», dont je devais repérer et inscrire tous les noms, repasser à l'encre les tracés discrets. L'effort de l'enfant était considérablement épargné ; grâce à quoi

i. Voir h Kouveîle Revue Française des ic février, i" mars et i*"^ mai 1920.

SI LE GRA1\ NE MEURT... 745

il ne retenait plus rien. Je me souviens que des doigts en spatule de M. Pourtil, extraordinairement plats, larges et carrés du bout, qu'il promenait sur ces cartes. Je reçus en cadeau de nouvel an, cet hiver, un appa- reil à copier ; je ne sais plus le nom de cette machine rudimentaire, qui n'était en vérité qu'un plateau de métal couvert d'une substance gélatineuse, sur laquelle on appliquait d'abord la feuille qu'on venait d'écrire, puis la série des feuilles à impressionner. L'idée d'un journal naquit-elle de ce cadeau, ou au contraire le cadeau vint-il pour répondre à un projet de journal ? Peu importe. Toujours est-il qu'une petite gazette à l'usage des proches fut fondée. Je ne pense pas avoir conservé les quelques numéros qui parurent : je crois bien qu'il y avait de la prose et des vers de mes cousines ; quant à ma collaboration, elle consistait uniquement dans la copie de quelques pages des grands auteurs : par une modestie que je renonce à qualifier, je m'étais per- suadé que les parents trouveraient plus de plaisir à lire <( L'Écureuil est un gentil petit animal... » de BufTon et des fragments d'épîtres de Boileau, que n'importe quoi de mon cru et qu'il était séant qu'il en fût ainsi.

Cette année 1881, ma douzième, ma mère qui s'in- quiétait un peu du désordre de mes études et de mon désœuvrement à La Roque, fit venir un précepteur. Je ne sais trop qui put lui recommander M. Gallin. C'était un tout jeune gandin, un étudiant en théologie je crains bien, myope et niais, que les leçons qu'il don- nait semblaient embêter encore plus que moi, ce qui n'était pourtant pas peu dire. Il m'accompagnait dans les bois,

4S

746 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mais sans cacher qu'il ne goûtait pas la campagne. J'étais

ravi quand une branche de coudre, au passage, faisait

sauter son pince-nez. Il chantait du bout des lèvres, avec

affectation, un air des Cloches de Cornei'ille, revenaient

ces paroles :

... Des amourettes. Qu'on n'aime pas.

La complaisante affectation de sa voix mièvre m'exas- pérait ; je finis par déclarer que je ne comprenais pas qu'il pût trouver plaisir à chanter de pareilles inepties.

Vous trouvez cela stupide parce que vous êtes trop jeune, répliqua-t-il avec suffisance. Vous aimerez cela plus tard. C'est au contraire très fin.

Il ajouta que c'était un air très vanté d'un opéra très en vogue... Tout alimentait mon mépris.

J'admire qu'une instruction si brisée ait malgré tout pu réussir en moi quelque chose : l'hiver suivant ma mère m'emmena dans le midi. Sans doute cette décision fut-elle le résultat de longues méditations, de patients débats ; chaque action de maman était toujours très raisonnée. S'inquiétait-elle de mon médiocre état de santé ? Cédait-elle à des objurgations de ma tante Charles Gide, qui s'obstinait volontiers h. ce qu'elle esti- mait le préférable ? Je ne sais. Les raisons des parents sont impénétrables.

Les Charles Gide occupaient alors à Montpellier, au bout en cul-de-sac de la rue Salle L'Evêque, le second et dernier étage de l'hôtel particulier des Castelneau. Ceux-ci ne s'étaient réservé que le premier et le rez-de- chaussée beaucoup plus vaste, de plain pied avec un

SI LE GRAIN NE MEURT... 747

jardin nous avions gracieux accès. Le jardin n'était en lui-même, autant qu'il m'en souvient, qu'un fouillis de chênes-verts et de lauriers, mais sa position était admirable ; en terrasse d'angle au-dessus de l'Esplanade, dont il dominait l'extrémité, ainsi que les faubourgs de la ville, jetant le regard jusqu'au lointain pic Saint-Loup, que mon oncle contemplait également des fenêtres de son cabinet de travail.

Est-ce par discrétion que ma mère et moi nous ne logeâmes pas chez les Charles Gide ? ou simplement parce qu'ils n'avaient pas la place de nous héberger ? car nous avions Marie avec nous. Peut-être aussi le deuil inclinait-il ma mère et la faisait-elle souhaiter plus de solitude. Nous descendîmes d'abord à l'hôtel Nevet, avant de chercher dans un quartier voisin un apparte- ment meublé nous installer pour l'hiver.

Celui sur lequel s'arrêta le choix de ma mère était dans une rue en dépente qui partait de la grand'place, à l'autre bout de l'Esplanade ; en contre-bas de celle-ci, de sorte qu'elle n'avait de maisons que d'un côté. A mesure qu'elle descendait, s'éloignant de la grand'place, la rue se faisait plus sombre et plus sale. Notre maison était vers le milieu.

L'appartement était petit, laid, misérable ; son mobi- lier était sordide. Les fenêtres de la chambre de ma mère et de la pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger, donnaient sur l'Esplanade, c'est-cà-dire que le regard butait sur le mur de soutènement. Ma chambre. et celle de Marie prenaient jour sur un jardinet sans gazon, sans arbres, sans fleurs, et que l'on eût appelé cour, n'eussent été deux buissons sans feuilles

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sur lesquels lu lessive de la propriétaire s'épanouissait hebdomadairement. Un mur bas séparait ce jardin d'une courette voisine, sur laquelle ouvraient d'autres fenêtres : il y avait des cris^ des chants, des odeurs d'huile, des langes qui séchaient, des tapis qu'en secouait, des pots de chambre qu'on vidait, des enfanis qui piaillaient, des oiseaux qui s'égosillaient dans leurs cages... On voyait errer de cour en cour nombre de chats famé- liques que, dans le désœuvrement des dimanches, le fils de la propriétaire et ses amis, grands galopins de dix-huit ans, poursuivaient à coups de débris de vaisselle. Nous dînions assez souvent chez les Charles Gide ; leur cuisine était excellente et contrastait avec la rata- touille que nous apportait le reste du temps un traiteur. La hideur de notre installation me donnait à penser que la mort de mon père avait entraîné notre ruine ; mais je n'osais questionner maman là-dessus. Si lugubre que fût l'appartement, c'était un paradis pour qui revenait du lycée. Je doute s'il avait beaucoup changé depuis le temps de Rabelais. L'entrée des classes était si peu protégée que le jeu des élèves était d'attirer les chiens de la rue. Non ; je dois me tromper ; la classe n'ouvrait tout de même pas directement sur le dehors... En tout cas je me souviens fort bien que, par la porte que Monsieur Nadaud laissait volontiers ouverte, un jour un chien entra ; après tout c'était peut-être le chien du con- cierge... Comme il n'y avait de patères nulle part pouvoir accrocher ses eflets, ceux-ci servaient de coussin de siège ; et aussi de coussin de pieds pour le voisin d'au-dessus, car on était sur des gradins. On écrivait sur ses genoux.

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Deux factions divisaient la classe, et divisaient tout le lycée : Il y avait le parti des catholiques et le parti des protestants. A mon entrée à l'École Alsacienne j'avais appris que j'étais protestant : dès la première récréation les autres, m'entourant, m'avaient demandé :

T'es catholique, toi ? ou protescul ? Parfaitement interloqué, entendant pour la première

fois de ma vie ces sons baroques car mes parents s'étaient gardés de me laisser connaître que la foi de tous les Français pouvait ne pas être la même, et l'entente qui régnait h Rouen entre mes parents m'aveuglait sur leurs divergences confessionnelles je répondis que je ne savais pas ce que tout cela voulait dire. Il y eut un camarade obligeant qui se chargea de m'expliquer :

Les catholiques c'est ceux qui croient à la Sainte Vierge.

Sur quoi je m'écriai qu'alors j'étais sûrement protes- tant. Il n'y avait pas de juifs parmi nous, par miracle ; mais un petit gringalet, qui n'avait pas encore parlé, s'écria soudain ;

Mon père, lui, est athée. Ceci dit d'un ton supérieur, qui laissa les autres perplexes. Je retins le mot pour en demander l'explication à ma mère :

Qu'est-ce que cela veut dire : athée ?

Cela veut dire : un vilain sot.

Peu satisfait, j'interrogeai derechef, je pressai ; enfin maman, lassée, coupa court à mon insistance, comme elle faisait souvent, par un :

Tu n'as pas besoin de comprendre cela maintenant, ou : Tu comprendras cela plus tard. (Elle avait un grand choix de réponses de ce genre, qui m'enrageaient).

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S'étonnera-t-on que des mioches de dix à douze ans se préoccupassent déjà de ces choses ? Mais non ; il n'y avait que ce besoin inné du Français, de prendre parti, d'être d'un parti, qui se retrouve à tous les figes et du haut en bas de notre société.

Un peu plus tard, me promenant au Bois avec Fran- çois de Witt et mon cousin Octave Join-Lambert, dans la voiture des parents de celui-ci, je me fis chanter pouille par les deux autres : ils m'avaient demandé si j'étais royaliste ou républicain, et j'avais répondu :

Républicain parbleu ! ne comprenant pas encore, puisque nous étions en république, qu'on pût être autre que républicain. François et Octave m'étaient tombé dessus à bras raccourcis. Sitôt de retour :

Ça n'est donc pas ça que j'aurais dire? avais-je demandé naïvement.

Mon enfant, m'avait répondu ma mère après un petit temps de réflexion, lorsqu'on te demandera ce que tu es, dis que tu es pour une bonne représentation cons- titutionnelle. Tu te souviendras ?

Elle m'avait fait répéter ces mots surprenants.

Mais... qu'est-ce que ça veut dire ?

Eh bien ! précisément, mon petit : les autres ne comprendront pas plus que toi, et alors ils te laisseront tranquille.

A Montpellier la question confessionnelle importait peu ; mais comme l'aristocratie catholique envoyait ses enfants chez les Frères, il ne restait guère au lycée, en regard des protestants qui presque tous cousinaient entre eux, qu'une plèbe souvent assez déplaisante et qu'animait contre nous des sentiments nettement haineux.

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Je dis « nous » car presque aussitôt j'avais fait corps avec mes corréligionnaires, enfants de ceux que fréquen- taient mon oncle et ma tante, et auprès de qui j'avais été introduit. Il y avait des W***, des L***, des C***, des B***, parents les uns des autres et des plus accueil- lants. Tous n'étaient pas dans ma classe, mais on se retrouvait à la sortie.

Les deux fils du docteur L*** étaient ceux avec qui je frayais le plus. Ils étaient de naturel ouvert, franc, un peu taquin, mais foncièrement honnête ; malgré quoi je n'éprouvais qu'un médiocre plaisir à me trouver avec eux, Je ne sais quoi de positif dans leurs propos, de déluré dans leur allure, me rencognait dans ma timidité, qui s'était entre temps beaucoup accrue. Je devenais triste, maussade et ne fréquentais mes camarades que parce que je ne pouvais faire autrement. Leurs jeux étaient bruyants autant que les miens eussent été calmes et je me sentais pacifique autant qu'ils se montraient belliqueux. Non contents des tripotées au sortir des classes, ils ne par- laient que de canons, de poudre et de « pois fulminants ». C'était une invention que nous ne connaissions heureu- sement pas à Paris : un peu de fulminate, un peu de fin gravier ou de sable, le tout enveloppé dans un papier à papillotes, et cela pétait ferme quand ofi le lançait sur le trottoir entre les jambes d'un passant. Aux premiers pois que les fils L*** me donnèrent, je n'eus rien de plus pressé que de les noyer dans ma cuvette, sitôt rentré dans notre infect appartement. L'argent de poche qu'ils pouvaient avoir passait en achats de poudre dont ils bourraient jusqu'à la gueule des petits canons de cuivre eu d'acier qu'on venait de leur donner pour leurs étrennes et qui

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positivement me terrifiaient. Ces détonations me tapaient sur les nerfs, m'étaient odieuses et je ne comprenais pas quelle sorte de plaisir infernal on y pouvait prendre. Ils organisaient des feux de file contre des armées de soldats de plomb... Moi aussi j'avais eu des soldats de plomb ; moi aussi je jouais avec ; mais c'était à les faire fondre. On les mettait tout droits sur une pelle qu'on faisait chauffer ; alors on les voyait chanceler soudain sur leur base, piquer du nez, et bientôt s'échappait de leur uniforme terni une petite âme brillante, ardente et dépouillée... Je reviens au lycée de Montpellier.

Le régime de l'École Alsacienne amendait celui du lycée ; mais ces améliorations, pour sages qu'elles fus- sent, tournaient à mon désavantage. Ainsi l'on m'avait appris à réciter à peu près décemment les vers, ce à quoi déjà m'invitait un goût naturel ; tandis qu'au lycée (du moins celui de Montpellier) l'usage était de réciter indifféremment vers ou prose d'une voix blanche, le plus vite possible et sur un ton qui enlevât au texte je ne dis pas seulement tout attrait, mais tout sens même, de sorte que plus rien n'en demeurait qui moti- vât le mal qu'on s'était donné pour l'apprendre. Rien n'était plus affreux ; ni plus baroque ; on avait beau connaître le texte, on n'en reconnaissait plus rien ; on doutait si l'on entendait du français. Quand mon tour vint de réciter (je voudrais me rappeler quoi), je sentis aussitôt que, malgré le meilleur vouloir, je ne pourrais me plier à leur mode, et qui, vrai! me répugnait trop... Je récitai donc comme j'eusse récité chez nous.

Aux premiers vers ce fut de la stupeur, cette sorte de stupeur que soulèvent les vrais scandales ; puis qui fit

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place à un immense rire général. D'un bout à l'autre des gradins, du haut en bas de la salle, on se tordait ; chaque élève riait comme il n'est pas souvent donné de rire en classe ; on ne se moquait même plus ; l'hilarité était irrésistible au point que Monsieur Nadaud lui- même y cédait ; du moins souriait-il, et les rires alors, s'autorisant de ce sourire, ne se retenaient plus. Le sou- rire du professeur était ma condamnation assurée ; je ne sais pas je pus trouver la constance de poursuivre jusqu'au bout du morceau, que. Dieu merci, je possé- dais bien. Alors, à mon étonnement et à l'ahurissement de la classe, on entendit la voix très calme, auguste même, de Monsieur Nadaud, qui souriait encore après que les rires enfin s'étaient tus :

Gide, dix. (C'était la note la plus haute.) Cela vous fiiit rire. Messieurs ; eh bien ! permettez-moi de vous le dire : c'est comme cela que vous devriez tous réciter.

J'étais perdu. Ce compliment, en m'opposant à mes camarades, eut pour résultat le plus clair de me les mettre tous à dos. On ne pardonne pas, entre condis- ciples, les faveurs subites, et Monsieur Nadaud, s'il avait voulu m'accabler, ne s'y serait pas pris autrement. Ne suffisait-il pas déjà qu'ils me trouvassent poseur, et ma récitation ridicule ? Ce qui achevait de me compro- mettre, c'est qu'on savait que je prenais avec Monsieur Nadaud des leçons particulières. Et voici pourquoi j'en prenais :

Une des réformes de l'Ecole Alsacienne portait sur l'enseignement du latin, qu'elle ne commençait plus qu'en sixième. De la sixième au baccalauréat ses élèves

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auraient le temps, prétendait-elle, de rejoindre ceux du lycée qui, dès la neuvième ânonnaient : rosa, rosœ. On partait plus tard, mais pour arriver pas moins tôt ; les résultats l'avaient prouvé... Oui ; mais moi qui prenais la course en écharpe, j'étais handicapé ; malgré les fastidieuses répétitions de Monsieur Xadaud je perdis vite tout espoir de rattraper jamais ceux qui déjà tra- duisaient Virgile. Je sombrai dans un désespoir affreux. Ce stupide succès de récitation et la réputation de poseur qui s'ensuivit déchaînèrent l'hostilité de mes camarades ; ceux qui d'abord m'avaient entouré me renoncèrent ; les autres s'enhardirent, dès qu'ils ne me virent plus soutenu. Je fus moqué, rossé, traqué. Le supplice commençait au sortir du lycée ; pas aussitôt pourtant, car ceux qui d'abord avaient été mes com- pagnons ne m'auraient tout de même pas laissé brimer sous leurs yeux ; mais au premier détour de la rue. Avec quelle appréhension j'attendais la fin de la classe ! Et sitôt dehors, je me glissais, je courais. Heureusement nous n'habitions pas loin ; mais eux s'embusquaient sur ma route : alors, par peur des guet-apens, j'inventais d'énormes détours ; ce que les autres ayant compris, ce ne fut plus de l'affût, ce devint de la chasse à courre ; pour un peu c'aurait pu devenir amusant ; mais je sentais chez eux moins l'amour du jeu que la haine du misérable gibier que j'étais. Il y avait surtout le fils d'un entre- preneur forain, d'un directeur de cirque, un nommé Lopez, ou Tropez, ou Gomez, un butor de formes athlétiques, sensiblement plus âgé qu'aucun de nous, qui mettait son orgueil à rester dernier de la classe, dont je revois le mauvais regard, les cheveux ramenés

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bas sur le front, plaques, luisants de pommade, et la La Vallière couleur de sang ; il dirigeait la bande, et celui-là vraiment voulait ma mort. Certains jours je rentrais dans un état pitoyable, les vêtements déchirés, pleins de boue, saignant du nez, claquant des dents, hagard. Ma pauvre mère se désolait. Puis enfin je tombai sérieusement malade, ce qui mit fin à cet enfer. On appela le docteur : j'avais la petite vérole. Sauvé !

Bien soignée la maladie suivit son cours ordinaire ; c'est-à-dire que j'allais être bientôt remis sur pied. Mais à mesure qu'avançait la convalescence et qu'approchait l'instant je devrais reprendre le licol, je sentais une affreuse angoisse, faite du souvenir de mes misères, une angoisse sans nom m'envahir. Dans mes rêves je revoyais Gomez le féroce ; je haletais poursuivi par sa meute ; essuyais à nouveau contre ma joue l'abominable contact du chat crevé qu'un jour il avait ram,a!^é dans le ruisseau pour m'en frictionner le visage, tandis que d'autres me tenaient les bras ; je me réveillais en sueur, mais c'était pour retrouver mon épouvante en songeant à ce que le docteur L*** avait dit à ma mère : dans peu de jours je pourrais rentrer au lycée alors je sen- tais le cœur me manquer. Au demeurant ce que j'en dis n'est nullement pour excuser ce qui va suivre. Dans la maladie nerveuse qui succéda à ma variole, je laisse aux neurologues à démêler la part qu'y prit la complai- sance.

Voici je crois comment cela commença : Au premier jour qu'on me permit de me lever, un certain vertige faisait chanceler ma démarche, comme il est naturel après trois semaines de lit. Si ce vertige était un peu plus fort.

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pensais-je, puis-je imaginer ce qui se passerait ? Oui, sans doute : ma tête, je la sentirais fuir en arrière ; mes genoux fléchiraient (j'étais dans le petit couloir qui menait de ma chambre à celle de ma mère) et soudain je croulerais à la renverse. Oh ! me disais-je, imiter ce qu'on imagine !... Et tandis que j'imaginais, déjà je pressentais quelle détente, quel répit je goûterais à céder à l'invitation de mes nerfs. Un regard en arrière, pour m'assurer de l'endroit ne pas me faire trop de mal en tombant...

Dans la pièce voisine, j'entendis un cri. C'était Marie, qui accourut. Je savais que ma mère était sortie ; un reste de pudeur, ou de pitié, me retenait encore devant elle ; mais je comptais qu'il lui serait tout rapporté. Après ce coup d'essai, presque étonné d'abord qu'il réussît, promptement enhardi, devenu plus habile et plus décidément inspiré, je hasardai d'autres mouve- ments, que tantôt j'inventais saccadés et brusques, que tantôt je prolongeais au contraire, répétais et rythmais en danses. J'y devins fort expert et possédai bientôt un répertoire assez varié : celle-ci se sautait presque sur place ; cette autre nécessitait le peu d'espace de la fenêtre à mon lit, sur lequel, tout debout, à chaque retour je me lançais : en tout trois bonds bien exactement réussis ; et cela plus d'une heure durant. Une autre enfin que j'exécutais couché, les couvertures rejetées, consistait en une série de ruades en hauteur, scandées, comme celles des jongleurs japonais.

Maintes fois par la suite je me suis indigné contre moi-même, doutant je pusse trouver le cœur, sous les yeux de ma mère, de mener cette comédie ? Mais

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avouerai-je qu'aujourd'hui cette indignation ne me paraît pas bien méritée : Ces mouvements, s'ils étaient conscients, n'étaient qu'à peu près volontaires. C'est-à- dire que, tout au plus, j'aurais pu les retenir un peu. Mais j'éprouvais le plus grand soûlas à les faire. Ah ! que de fois, longtemps ensuite, souftVant des nerfs, ai-je pu déplorer de n'être plus à un âge quelques entrechats...

Dès les premières manifestations de ce mal bizarre, le docteur L*** avait pu rassurer ma mère : les nerfs, rien que les nerfs, disait-il ; mais comme tout de même je continuais de gigoter, il jugea bon d'appeler à la rescousse deux confrères. La consultation eut lieu, je ne sais com- ment ni pourquoi, dans une chambre de l'hôtel Nevet \ Ils étaient là, trois docteurs, L***, T*** et B***, ce der- nier, médecin de Lamalou-les-bains, il était question de m'envoyer. Ma mère assistait, silencieuse.

J'étais un peu tremblant du tour que prenait l'aven- ture ; ces vieux messieurs,, dont deux à barbe blanche, me retournaient dans tous les sens, m'auscultaient, puis parlaient entre eux à voix basse... Allaient-ils me percer à jour ? dire, l'un d'eux, M. T*** à l'œil sévère :

Une bonne fessée, Madame, voilà ce qui convient à cet enfant...?

Mais non ; et plus ils m'examinent, plus semble les pénétrer \e sentiment de l'authenticité de mon cas. Après tout, puis-je prétendre en savoir sur moi-même plus long que ces Messieurs ? En croyant les tromper,

I. A bien v rclléchir je crois qu'il faut placer cette consultation entre mes deux premiers séjours à Lamalou, et c'est ce qui expli- querait que nous fussions à Thôtel.

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c'est sans doute moi que je trompe... La séance est finie.

Je me rhabille. T*** paternellement se penche, veut m'aider ; B*** aussitôt l'arrête ; je surprends de lui à T*** un petit geste, un clin d'œil, et suis averti qu'un regard malicieux, fixé sur moi, m'observe, veut m'ob- server encore, alors que je ne me sache plus observé, qu'il épie le mouvement de mes doigts, ce regard, tandis que je reboutonne ma veste... « Avec le petit vieux que voilà, s'il m'accompagne à Lamalou, il va falloir jouer serré, » pensai-je, et, sans en avoir l'air, je lui servis quelques grimaces de supplément, du bout des doigts trébuchant dans les boutonnières.

Quelqu'un qui ne prenait pas au sérieux ma maladie, c'était mon oncle ; et comme je ne savais pas encore qu'il ne prenait au sérieux les maladies de personne, j'étais vexé, j'étais extrêmement vexé, et résolus de vaincre cette indifférence en jouant gros. Ah ! quel sou- venir misérable ! Comme je sauterais par dessus, si j'ac- ceptais de rien omettre !... Me voici dans l'antichambre de l'appartement, rue Salle L'Evêque ; mon oncle vient de sortir de sa bibliothèque et je sais qu'il va repasser ; je me glisse sous une console, me couche à ras le sol, sur les dalles, et, quand il revient, j'attends d'abord quelques instants, si peut-être il m'apercevra de lui- même, car l'antichambre est vaste et mon oncle va lentement ; mais il tient à la main un journal qu'il lit tout en marchant ; encore un peu et il va passer outre... Je fais un mouvement; je pousse un gémissement ; alors il s'arrête, soulève son binocle et, de par dessus son journal :

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Tiens !... Qu'est-ce que tu fais ?

Je me crispe, me contracte, me tords et, dans une espèce de sanglot que je voudrais irrésistible :

Je souffre, dis-je.

Mais tout aussitôt j'eus la conscience du fiasco : mon oncle remit le lorgnon sur son nez, son nez dans son journal, rentra dans sa bibliothèque dont il referma la porte de l'air le plus quiet. O honte ! Que me restait-il à faire, que me relever, secouer la poussière de mes vête- ments, et détester mon oncle ; à quoi je m'appliquai de tout mon cœur.

Est-il besoin d'ajouter que je l'en aimai d'autant plus par suite ?

Les rhumatisants s'arrêtaient à Lamalou-le-bas ; ils trouvaient là, auprès de l'établissement thermal, un bourg, un casino, des boutiques. A quatre kilomètres en amont, Lamalou-!e-haut, ou le-vieux, le Lamalou des ataxiques, n'offrait que sa sauvagerie. L'établissement des bains, l'hôtel, une chapelle et trois villas, dont celle du Docteur B*** : c'était tout ; encore l'établissement se déro- bait-il aux regards, en contre-bas dans une faille ravi- neuse ; celle-ci, brusquement, coupait le jardin de l'hôtel et glissait, ombreusement, furtivement, vers la rivière. A ITige que j'avais alors, le charme le plus proche est extrême ; une sorte de myopie désintéresse des plans lointains ; on préfère le détail à l'ensemble ; au pays qui se livre, le pays qui se dissimule et qu'on découvre en avançant.

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Nous venions d'arriver. Pendant que maman et Marie s'occupaient à défaire les malles, j'échappai. Je courus au jardin ; je pénétrai dans cet étroit ravin ; par-dessus les parois schisteuses, de hauts arbres penchés formaient voûte ; un ruisselet fumant, qui s'échappait de l'établisse- ment thermal, chantait au bord de mon sentier ; son lit était tapissé d'une épaisse rouille floconneuse ; j'étais transi de surprise, et, pour exagérer mon ravissement, je me souviens que j'avançais les bras levés, à l'orien- tale, ainsi que j'avais vu faire à Sindbad dans le Val- lon des Pierreries, sur une image de mes chères Mille et une Nuits. La faille aboutissait à la rivière^ qui faisait coude à cet endroit et dont l'eau rapide, en venant buter contre la falaise schisteuse, l'avait profondément creu- sée ; le haut de la falaise était frangé par l'inculte pro- longement des jardins de l'hôtel : yeuses, cistes, arbou- siers et, courant d'un arbuste à l'autre, puis retombant en chevelure, dans le vide hésitant au-dessus des eaux, le smilax aimé des bacchantes. La limpidité de la rivière éteignait aussitôt l'ardeur ferrugineuse des sources ; des troupeaux de goujons jouaient parmi les débris ardoisés faits du délitement des roches ; celles-ci ne s'abaissaient qu'un peu plus loin, en aval, plus lentement coulaient des eaux plus profondes ; en amont, rétrécissement de la rivière en précipitait le cours : il y avait des remous, des bondissements, des cascades, des vasques fraîches l'imagination se baignait ; par endroits lorsqu'un avan- cement de la fiilaise barrait la route, de grandes dalles espacées permettaient de passer sur l'autre rive ; par endroits les fiilaises des deux rives à la fois se rappro- chaient : force était de gravir, quittant le bord des eaux,

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quittant l'ombre. On retrouvait, au-dessus des falaises, un terrain quelques cultures fanaient sous un ardent soleil ; plus loin, aux premières pentes des monts, com- mençaient d'immenses forêts de châtaigniers séculaires.

La piscine de Lamalou-le-haut prétendait, je crois, remonter au temps des Romains ; elle était du moins primitive, et je l'aimais pour cela ; petite, mais il importait peu, puisqu'il était prescrit d'y demeurer tout immobile afin de permettre à l'acide carbonique d'opérer. L'eau, d'une opaque couleur dérouille, n'était point si chaude qu'en y plongeant on ne s'y sentît d'abord frissonner ; puis bientôt, si l'on ne bougeait point, ve- naient vous taquiner des myriades de petites bulles, qui se fixaient sur vous, vous piquaient, interposaient à la demi-fraîcheur de l'eau une cuisson mystérieuse par quoi les centres nerveux fussent décongestionnés ; le fer agis- sait de son côté, ou de connivence, avec le concours d'on ne sait quels éléments subtils, et tout cela mêlé faisait l'extraordinaire efficacité de la cure. On sortait du bain la peau cuite et les os gelés. Un grand feu de sarments flamboyait, que le vieil Antoine activait encore >et au-dessus duquel il faisait ballonner ma chemise de nuit ; car ensuite on se recouchait : par un interminable couloir on regagnait l'hôtel, et sa chambre, et son lit que bassinait en votre absence un " moine " c'est ninsi qu'on appelle là-bas un réchaud qu'un ingénieux système d'arceaux suspend entre les draps écartés.

L'assemblée des docteurs, à la suite de cette première cure, reconnut que Lamalou m'avait fait du bien (oui, décidément, ce dut être cette consultation qui se tint 1 l'Hôtel Nevet) et conclut à l'opportunité d'une nou-

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velle cure en automne ; ce qui servait tous mes désirs. Entre temps l'on m'envoyait prendre des douches à Gérardmer.

Je renonce à copier ici les pages je racontais d'abord Gérardmer, ses forêts, ses vallons, ses chaumes, la vie oisive que j'y menai. Elles n'apporteraient rien de neuf et j'ai hcâte de sortir enfin des ténèbres de mon enfance.

Lorsqu'après dix mois de jachère ma mère me ramena à Paris et me remit à l'Ecole Alsacienne, j'avais complètement perdu le pli. Je n'y étais pas depuis quinze jours que j'ajoutais à mon répertoire de troubles nerveux, les maux de tête, d'usage plus discret, et partant plus pratique en classe. Ces maux de tête m'ayant complètement quitté à partir de la vingtième année, et plus tôt même, je les ai jugés très sévèrement par la suite, les accusant d'avoir été, sinon tout à fait feints, du moins grandement exagérés. Mais à présent qu'ils reparaissent, je les reconnais, ceux de la quarante- sixième année ' exactement pareils à ceux de la treizième, et admets qu'ils aient pu décourager mon effort. En vérité je n'étais pas paresseux ; et de toute mon âme j'applaudissais en entendant mon oncle Emile déclarer :

André aimera toujours le travail.

Mais c'était également lui qui m'appelait : l'irrégulier. Le fait est que je ne m'astreignais qu'à grand'peine ; à cet âge déjà, l'obstination laborieuse je la mettais dans la reprise à petits coups d'un effort que je ne pouvais pas prolonger. Il me prenait des fatigues soudaines, des fatigues de tête, des sortes d'interruptions de cou-

I. Ecrit en 1916.

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rant, qui persistèrent après que les migraines eurent cessé, ou qui, plus proprement, les remplacèrent, et qui se prolongeaient des jours, des semaines, des mois. Indépendamment de tout cela, je ressentais alors un dégoût sans nom pour tout ce que nous faisions en classe^ pour la classe elle-même, le régime des leçons, les examens, les concours, les récréations même ; et l'immobilité sur les bancs, les lenteurs, les insipidités, les stagnances. Que mes maux de tête vinssent fort à propos, cela est sûr ; il m'est impossible de dire dans quelle mesure j'en jouais.

Brouardel, que nous avions d'abord comme docteur, était cependant devenu si célèbre que ma mère reculait à le demander, tout empêchée par je ne sais quelle ver- gogne, que certainement j'héritai d'elle et qui me para- lyse également en face des gens arrivés. Avec Monsieur Doussart, qui l'avait remplacé près de nous, rien de pareil n'était à craindre ; on pouvait être bien assuré que la célébrité jamais ne se saisirait de lui, car il n'offrait aucune prise : un être débonnaire, blond et niais, à la voix caressante, au regard tendre, au geste mou inof- fensif en apparence ; mais rien n'est plus redoutable qu'un sot. Comment lui pardonner ses ordonnances et le traitement qu'il prescrivit. Dès que je me sentais, ou prétendais, ners'eux ; du bromure ; dès que je ne dor- mais pas : du chloral. Pour un cerveau qui se formait à peine ! Toutes mes défaillances de mémoire ou de volonté, plus tard, c'est lui que j'en fais responsable. Si l'on plaidait contre les morts je lui intenterais procès. J'enrage à me remémorer que durant des semaines, chaque nuit, un verre à demi plein d'une solution de

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chloml (j'avais la libre disposition du flacon plein de petits cristaux d'hydrate et dosais à ma fantaisie) de chloral, dis-je, attendait au chevet de mon lit le bon plaisir de l'insomnie, et que je sirotais à petits coups dès la première impatience ; que durant des semaines, des mois^ je trouvais en me mettant à table, à côté de mon assiette, ma bouteille de " sirop Laroze d'écorces d'oranges amères, au bromure de potassium " ; dont il me fallait prendre à chacun des repas, une, puis deux, puis trois cuillerées et de cuillère non pas à café, mais à soupe puis recommencer, rythmant ainsi par triades le traitement, qui durait, durait et qu'il n'y avait aucune raison d'interrompre avant l'abrutissement complet du patient naïf que j'étais. D'autant qu'il avait fort bon goût, ce sirop ! Je ne comprends encore pas comment j'en ai pu réchapper quelque chose.

ANDRÉ GIDE

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE

LES CONCOURT

S'il faut en croire le Journal, Larroumet contait un jour chez Edmond de Concourt qu'ayant cité un livre des deux frères dans les notes de sa grosse thèse sur Marivaux, il fut, à la soutenance, vivement repris pour avoir osé prononcer le nom d'un homme qui avait appelé l'antiquité le pain des professeurs. Je crois fort que Larroumet, Gascon avisé et intrigant, inventait de quoi se faire bien voir du vieil homme de lettres d'Auteuil, bien qu'à vrai dire des sorties de ce genre ne fussent pas inconnues, dans la vieille salle des thèses, au temps du doyen Himly. Quoiqu'il en soit, c'est comme sujet de thèse que les Concourt entrent aujour- d'hui en Sorbonne, de l'énorme thèse qu'insoucieux de la crise du papier M. Pierre Sabatier consacre à VEsthéiiqiic des Goiicoiirt : livre un peu diffus mais complet, écrit dans un effort consciencieux de sympathie, et qui rendra de bons services. On y souhaiterait un jugement moins timide, ou, plus simplement, un jugement. Sans faire du jugement, à la manière de M. Lasserre, le tout de la critique, on ne saurait, à moins d'une certaine démission, se soustraire à la fonction de juger, lorsqu'on traite d'une matière aussi litigieuse et aussi discutée que celle qu'a choisie M. Sabatier. Et je ne veux pas dire qu'il s'en dispense tout à fait, mais enfin il

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prc'fèrc comprendre et approuver, et il me semble que si j'étais un fidèle des Concourt, je ne lui saurais pas un gré bien vif de cette bienveillance un peu molle.

Car il y a une question des Concourt. Ils ont vécu dans une atmosphère de bataille littéraire, et la piété fraternelle d'Edmond de Concourt a même fait admettre la légende d'après laquelle Jules aurait été tué dans cette bataille, vic- time de la littérature, de l'acharnement au travail et surtout des coups portés par la critique malveillante. Et, au fond, ce conflit persistant, cette opposition des Concourt et de la critique sont bien une réalité littéraire, curieuse à voir de près, et qui nous ouvre une route dans l'histoire intellectuelle du siècle passé.

Il faut d'abord liquider en souriant certains points de'vue un peu élémentaires, propos de Crcnier et de Journal, aux- quels la .candeur d'Edmond de Concourt et la politesse de ses interlocuteurs se ralliaient volontiers. Les deux frères se seraient aliénés par leurs premiers romans les milieux les plus influents. Charles Demailly les aurait brouillés avec les journalistes, parce que la rédaction du Scandale y est peu flattée, Manette Salomon avec les Juifs, parce que Manette est d'Israël, Madame Gervaisais avec les catholiques, tous leurs romans la femme est dépeinte menteuse, perfide ou hystérique, avec les femmes, et leurs livres d'histoire, his- toire libre et non ofiîcielle, avec les professeurs, qui consi- dèrent l'histoire comme leur chasse gardée, ou comme leur « pain » (justement déserté par le beurre). Joignez à cela une histoire de France dirigée obstinément, pendant un demi-siècle, contre les Concourt, comme autrefois contre la maison d'Autriche, et tous les grands événements qui absorbent l'attention publique, depuis le coup d'Etat jusqu'à l'assassinat de Carnot, éclatant le jour de la mise en vente d'un de leurs livres.

La vérité est que, si les Concourt n'ont pas connu la

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gloire bien installée et les gros tirages des Flaubert, des Zola, des Daudet et des Maupassant, ils ne sauraient tout de même passer pour des méconnus ou des sacrifiés tels que le furent Gérard de Nerval ou \'illiers de l'Isle-Adam. Edmond de Concourt a occupé pendant les trente dernières années, les années solitaires de sa vie, une place ni très supérieure ni très inférieure à son mérite. Des sources de mésintelli- gence qu'il indiquait ou qu'on indiquait autour de lui, il en est pourtant deux que je crois sérieuses et qu'il faut prendre en considération. Il est exact que la misogynie des deux frères les disposait peu à comprendre les femmes, et que leurs romans n'ont presque pas eu de public féminin. A vrai dire la psychologie des personnages féminins est une des parties les plus remarquables de leur œuvre ; mais la psy- chologie de la femme ne porte presque jamais chez eux sur l'amour, au sens plein et courant du mot, c'est-à-dire sur ce qui eût séduit des lectrices. Ils ne pouvaient donc conquérir ce large public féminin qui fait à un romancier une des plus sûres assises de sa renommée. En second lieu il est certain

et le Journal s'en plaint que les Concourt ont eu cons- tamment et ont encore contre eux les professeurs et la cri- tique universitaire, c'est-à-dire presque toute la critique pTrofcssionnelle. Dans la longue campagne de la Revue des Deux-Mondes Montégut, Taillandier, Brunetière, Doumic

contre le roman réaliste et naturaliste, les auteurs de Germinie Laccrieux ont toujours attiré sur eux les ironies et les coups les plus coléreux. La thèse de M. Sabatier marque peut-être la fin de ces luttes, et dans trois ans le centenaire de l'aîné des Concourt éclaircira sans doute l'atmosphère l'on pourra aborder d'une âme rassise le problème de leur place et de leur influence. Mais dès maintenant nous pou- vons peut-être discerner sur la critique les côtés de l'horizon d'où se lèveront les nuages et s'établira le calme.

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* *

Un artiste, un écrivain, laissent derrière eux une œuvre et un nom, et ces deux héritages peuvent être d'importance égale ou inégale. J'entends par œuvre une œuvre qui con- tinue à être lue, par nom un nom qui ne constitue pas un mot vide, mais pour l'esprit la représentation d'un être indéfiniment et originalement vivant. Pour un Rousseau ou un Constant l'un et l'autre sont à peu près de poids et d'amplitude pareils : un nom qui évoque une ligne, une forme originale de vie ou de pensée, une œuvre, Confes- sions ou .Adolphe, qui demeure constamment actuelle et fréquentée. De l'abbé Prévost il ne reste pas de nom, rien que des syllabes mortes comme celles de Gutenberg ou de Parmentier mais une œuvre, Manon Lescant. De Buffon ou de Madame de Staël il ne reste pour ainsi dire pas d'œuvre, en ce sens que leurs livres ne sont plus lus que par des professionnels, mais il reste de grands noms parce que l'un et l'autre ont été des centres de pensée ou de sensi- bilité, des dates, des influences. Quand il s'agit de prévoir ce qui restera des Concourt, nous pouvons hésiter sur l'œuvre plus que sur le nom.

Leurs romans datent aujourd'hui beaucoup, et bien qu'il y en ait la moitié qu'il m'arrive de relire avec intérêt et plaisir, je suis bien sûr qu'aucun d'eux ne conservera autant de lecteurs que YEducation Sentimentale, Bel-Ami ou Sapho. Jules Lemaître, parlant de Charles Demailly, dit qu'on n'a jamais eu dans un journal plus d'esprit que les Concourt n'en prêtent à la rédaction du Scandale. Or c'est de l'esprit qui paraît aujourd'hui grimacer comme le sourire d'une tête de mort, le même à peu près que celui qu'on trouve dans VEtienue Mayran de Taine, qui en est contemporain et qui est devenu sinistre. Je sais bien que rien ne se démode

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comme l'esprit, et qu'un numéro de hi T/V Parisienne tourne à l'illisible et à l'aigre en moins de dix ans. Mais c'est dans tous les romans des Concourt que nous trouvons quelque chose de cet archaïsme, de cette vieillerie et de cette pous- sière. Impression qui détournera de plus en plus le lecteur ordinaire, mais qui pourra retenir le lecteur curieux. Il suffit de souffler sur cette poussière, de netto3'er un peu pour voir apparaître des pièces délicates ou robustes. Manette Salo- nion, Gcnuiiiic Lacerteiix, Rciicc Maiiperin sont des œuvres savantes et soignées, où, sous le décousu apparent, les auteurs savent réaliser jusqu'au bout leurs intentions, les caractères se tiennent, circule un sentiment vivant.

Q.uant aux livres d'histoire, qui forment une si grosse partie de leur œuvre, ils ont pu amuser beaucoup MM. de Concourt, leur fournir une excellente occasion de faire vivre leurs découvertes d'estampes, de miniatures, d'étoffes, apporter même une contribution à la psychologie du bric-à- brac. Historiquement, littérairement ils n'existent guère. Ils intéressent non pas même l'amateur qui s'occupe du xviii': siècle, mais l'amateur qui s'occupe de la façon dont on s'est occupé du xviii« siècle. II fiVdt faire une exception pour cette série d'études sur les grands peintres qui s'appelle VArt au XVIII^ siècle. C'est un des cinq ou six bons livres de cri- tique d'art qui existent en France, et il me semble bien que c'est en fait de style le chef-d'œuvre des Concourt.

Et il faut bien arriver à cette question rebattue et célèbre du style des Concourt. S'il n'y a que les œ^uvres bien écrites qui passent à la postérité, quelle assurance celles des Con- court ont-elles de faire le grand voyage ? Les Concourt écrivent-ils bien, ou, simplement, écrivent-ils? Certes ils- se sont donné beaucoup de peine. Ils ont fait difficilement du style difficile. Le résultat vaut-il l'effort ?

C'est le point sur lequel la critique universitaire a le plus âprement crié au scandale. Elle a eu en horreur un style qui

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prend le français à rebrousse-poil, passe sans cesse, avec un rythme de douche écossaise, de la préciosité extrême à la négligence outrée, procède par juxtaposition et jamais par construction, et des phrases qui ne peuvent se lire tout haut sans disloquer la voix. En revanche les Concourt font remonter jusqu'à Flaubert leur haine du rondouillard et de l'oratoire, dénoncent dans Salammbô une syntaxe à l'usage des vieux universitaires flegmatiques.

De fait on ne saurait dire que ce style procure à l'oreille et au goût de grandes voluptés. Mais on s'y accoutume et même on y prend plaisir dès qu'on l'a rangé sous son idée, dès qu'on l'a mis à la place qui lui convient dans le paysage des stj'les français. S'il n'existait pas il manquerait quelque chose à la complexité harmonieuse de notre art littéraire. A sa racine il y a une faiblesse et une insuffisance, il y a l'inintel- ligence et l'impossibilité du continu, du continu constructii" dans le plan d'un roman, du continu logique dans un cha- pitre, du continu rythmique et musical dans le dessin d'une phrase. Comme il est naturel les Concourt ont déclassé et méprisé l'art dont ils étaient incapables, et mis à une place très haute celui qu'ils possédaient à un degré très haut : l'art d'exprimer et de jeter sur le papier, d'une touche sûre, une impression vue. Et la somme de ces impressions a fait quel- que chose d'original qui a agi profondément sur tout l'art contemporain. Mais l'Université enseigne à développer, à faire des « discours ». Elle a, de son côté, une tendance à croire que est toute la substance de la littérature. Aussi s'est-elle réconciliée assez vite avec ceux des romantiques qui étaient des « oratoires ». Et il s'est trouvé, par une heureuse combinaison du destin artiste, que pendant vingt ans le plus grand nom de la critique française a été, après celui de Voralor Tainc, celui d'un professeur à l'Ecole Normale, grand concaténatcur devant l'Eternel, un tacticien du livre, dont l'art essentiel consistait à grouper solidement et à faire

UErLKXIOKS SUR LA LITTÉKATURK 77 1

marcher puissamment des iîles irrésistibles Je raisons sous leur équipement complet : on conçoit que pour un Ferdi- nand Brunetière un Concourt ait été, absolument et radica- lement, le mal, l'Adversaire.

* * *

Mais ce n'est pas dans son être propre, dans les livres des Concourt même, que ce style prend son intérêt le plus vif. C'est dans son mouvement, son influence, la flamme qu'il allume ei propage. Et il ne s'agit pas seulement ici du style des Concourt, mais de leurs romans, de leurs recherches et de leqrs idées sur l'art du xviiF siècle et sur l'art japonais. Ils durent comme un nom plus encore que comme une œuvre. Ils ont été considérables par leur influence, dont toute la littérature française, depuis soixante ans, a été retournée et labourée.

Le roman dit naturaliste, qui continue à vivre de façon assez florissante en France et à l'étransfer, a eu deux têtes, deux sources, Flaubert et les Concourt. Si Zola et Maupas- sant descendent de Flaubert, Alphonse Daudet vient authen- tiquement des Concourt. Et son style, qui est un des meil- leurs du roman français, met au point avec des qualités de mesure, de finesse et d'oreille une bonne partie des nou- veautés qu'apportaient Charles DemaiUy et Manette Saloinon. C'est par lui que le vin encore rude des deux frères s'est dépouillé, que leurs trouvailles se sont incorporées à un cer- tain acquis durable des lettres françaises. Daudet lui-même voyait d'ailleurs l'influence des Concourt s'étendre plus loin encore. Comme Edmond, à son âge, restait quelque peu ahuri et pantois devant le Symbolisme, il lui disait d'un ton moitié plaisant et moitié sérieux (c'est M. Albalat qui le rapporte) : « Ce sont vos disciples, votre postérité. »

Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Le Symbolisme

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fut le règne de ce qu'on appelait l'écriture artiste, et l'écri- ture artiste peut passer pour un héritage des Concourt. Elle consiste dans un effort d'invention verbale perpétuellement visible, dans une volonté de laisser cet effort incorporé à la texture du style : il faut que le lecteur voie que l'auteur s'est appliqué et qu'au contraire d'Oronte il a mis beaucoup plus d'un quart d'heure à faire sa phrase. Elle aboutit rapidement à certaines fondrières, par exemple à la cacographie de Jean Lombard. Mais elle a aussi contribué à forijer des stvles solides, ingénieux, construits et défendus contre le cliché par une vigilance intelligente, comme ceux de Huysmans et de Rémy de Gourmont.

Surtout le Svmbolisme et une bonne partie de la littéra- ture actuelle ont continué l'œuvre des Concourt et mené leur combat en réagissant de plus en plus contre l'oratoire, en lui devenant de plus en plus étrangers. L'incapacité absolue des Concourt dans tout l'ordre qui se rattachait plus ou moins à la culture oratoire, s'est étendue peu à peu, en entourant et en dépassant certains îlots tenaces de résistance, à toute notre littérature.

Notons que les nouveautés vers lesquelles allait en peinture le goût, hardiment précurseur, des Concourt, marquent bien les affinités et les analogies qui nous feront mieux com- prendre ce qu'est une réaction contre l'oratoire. La peinture du xviiie siècle qu'ils ont si intelligemment ramenée à la lumière, aimée et étudiée, vit dans un état précaire de ten- dresse et de défense contre la peinture oratoire qui la pré- cède — celle du xvii^ siècle, contre celle qui la guette et dont elle a porté le germe Creuze conseillé par Diderot, contre celle qui la suit David dont les élèves cribleront de mie de pain VEnibarqucnieiil pour Cythère. Pareillement l'art japonais est à l'antipode de la « composition » gréco- romaine et classique, et, par une loi inévitable de compen- sation, en même temps que nous nous sommes fait un sens

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pour le comprendre, nous avons laissé s'oblitérer en partie celui qui nous portait vers les ensembles, vers les organismes d'art bien liés.

Aussi tout n'est-il pas hux dans ces propos de Jules de Concourt, recueillis par le Journal et dont le sens (je n'en ai pas le texte sous les yeux) est à peu près celui-ci. Il y a eu après 1850 trois grandes sources de rénovation, le retour au xviiF siècle, la découverte du japonisme, l'introduction du réalisme dans le roman. Or nous avons été pour beaucoup dans chacun de ces trois mouvements. Donc nous sommes un peu là. En réalité ces trois lignes selon lesquelles s'est exercée, de la manière la plus féconde, l'activité des Con- court, suivent une même direction, convergent vers un point, celui que dans son Art Poétique symboliste \'erlaine exprime par un vers lapidaire : Prends l'éloquence et tords lui le cou. Dans le réalisme et le naturalisme même cet art de la sensation isolée et de la touche discontinue a eu contre lui l'art purement oratoire d'un méridional, d'un latin, Zola, •qui est bien, par son talent de constructeur, ou, comme on •disait, de maçon, à l'antipode des Concourt. Mais précisé- ment Zola servit de tête de Turc à toute la génération qui <;ut de quinze à vingt-cinq ans vers 1890. Le déclassement de l'art oratoire se fit ou se continua contre lui, alors que l'on entoura jusqu'à sa mort Edmond de (joncourt d'un contor- table respect.

Observons d'ailleurs que ce déclassement de l'oratoire, en roulant sur une pente logique qui n'est en somme que de la liaison et de l'oratoire retournés, a pour limite dernière un .art de mots discontinus, ce que Marinctti appelle les mots en liberté (quel réactionnaire déjà, quel jacobin nanti que le dictionnaire en bonnet rouge de Victor Hugo !) et ce que Dada renonce à appeler d'un mot quelconque, car dans un mot il y a déjà du discours. « Monsieur, disait jadis notre 4iroviseur de Louis-le-Crand aux fumeurs trop précoces, on

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va de la cigarette au cigare, du cigare à la pipe, et de la pipe à l'échafaud. » Et Ponsard estimait de même que quand la borne est franchie il n'est plus de limite.

Mais enfin lier des mots et des idées, faire de l'oratoire cela s'appelle penser, et, la faculté de liaison étant faible chez les Concourt, on en a inféré une pareille faiblesse de leur faculté de penser. Quand parurent les comptes-rendus des dîners Magny, réduits, disait-on, à des commérages et à des calembredaines, Renan et Taine firent observer que si on n'y avait tenu que de pareils propos ils n'y fussent pas retournés deux fois, et que les relations de M. de Concourt témoignaient seulement de son inaptitude absolue à saisir justement et à reproduire proprement une idée générale. Evidemment il y a du vrai. Il ne faut pas, cependant, comme ont une tendance à le faire les critiques, spécialistes de l'abstraction, faire consister toute la pensée dans la pensée abstraite, croire trop facilement à la bêtise de Victor Hugo, séparer trop arbitrairement, ainsi que Faguet, les poètes et les romanciers en gens qui ont des idées et gens qui n'en ont pas. Un critique a des idées de critique, c'est son métier. Mais un poète a des idées de poète, et un philosophe pour- rait avec justice donner toutes les idées de tous les critiques français pour l'idée de poète qu'est le Satyre. Un romancier a des idées de romancier, et celle de Madame Boz'ary est au moins aussi féconde et aussi instructive que l'idée historique de l'Europe et la Révolution française ou l'idée critique de VEvoliition des Genres. Les Concourt, eux, ont des idées d'ar- tistes, et ce sont des idées parfaitement viables et intéres- santes. Pour en revenir au même exemple, leur tableau des dîners Magny est évidemment incomplet, mais il est vivant, il est vu par des yeux d'artiste, il en sort par exemple un Théophile Cautier d'un relief étonnant. Il n'est ni déplai- sant ni inutile de relire de temps en temps un volume du Journal (et il ne faudrait pas tout de même oublier que le

RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 775

testament d'Edmond de Concourt m'a donne, à moi public, le droit d'en lire au dépôt des nianiascrits de la Bibliothèque Nationale, depuis 191 8, le texte complet, de la même encre et sous la garantie du même code civil qui lui ont permis d'instituer les rentes des Huit). C'est le spectacle de la vie contemporaine vue par un œil vif, transmise à un cerveau agile, rendue par une main nerveuse et sûre. Ces instantanés resteront dans notre littérature des Mémoires, contribueront, comme au xviii^ siècle la correspondance de Grimm, à donner un tableau animé, et après tout assez sûr, de la vie littéraire. Ils demeureront peut-être le meilleur de cette oeuvre des Concourt, un peu chaotique, mais pittoresque et mobile, et qu'à l'imitation du livre d'Edmond de Concourt sur la Maison cVun Artiste, la sienne on pourrait appeler le cerveau 'd'un artiste.

ALBERT THIBAUDET

i'f

NOTES

PAUL-JEAN TOULET.

Toulct nous a quittes au moment son nom commen- çait à passer enfin un cercle étroit d'initiés, d'amis.

Une réédition ou, plus exactement, une nouvelle mise en vente de Monsieur du Paiir, deux livres en deux ans, Comme une fantaisie et la Jeune file verte, avaient permis à ceux qui connaissaient son œuvre de le rappeler. Les bibliophiles s'inquiétaient du Mariage de don Quichotte, de la « première » de Mon amie Xane, des trois fascicules du Damier. Et l'on collectionnait les numéros de revues qui publiaient les Contrerimes, ces strophes écrites selon le rythme du chant de Ronsard pour Gastyne, mais oia le troi- sième vers répond au second.

L'œuvre que laisse Paul-Jean Toulet, d'une richesse inutile à beaucoup de gens, n'atteindra jamais à la grande notoriété. Il demeurera vivant et choyé dans une élite qu'on doit souhaiter nombreuse moins pour l'écrivain •que pour les lettres. Car on ne saurait demander un plai- sir de meilleure qualité que celui pris à ces romans de •composition désinvolte, à ces contes nonchalants les fantaisies anachroniques, les malices de mystificateur, les jeux de paradoxes, les sollicitations d'exégèse les moins prévues s'habillent des images les plus hardies et les plus variées ? La durée semble promise à ce style qui n'est pas .classique aux yeux de l'école, qui le restera, toutefois,

KOTES 777

à l'oreille et à la raison. Bien que Toulet en ait souvent trop travaillé, damasquiné le métal, son verbe reste so- lide. Malgré ses caprices et ses clowneries délicieuses de syntaxe, il n'évoque jamais les abominables jargons dits « artistes » dont on nous a tant fatigués. Il s'est appris chez le Balzac d'Angoulême, chez La Bruyère et chez Ra- cine, façonné avec Voltaire, Laclos et Rivarol. Le beau pas- tiche que réalise l'épître dédicatoirc de Mou amie Nane atteste déjà une sûreté foncière.

Et l'expression de Toulet a, quand il le faut, une concision, une sobriété magistrales, lorsqu'on découvre dans ses écrits autre chose qu'un divertissement. Sous la bizarrerie des personnages et du décor, il est d'âpres et même de brutales leçons. Nane, M. du Paur, la M"'« d'Erèse des Tendres Ménages ne se travestissent que pour mieux accuser leur humanité, traduire plus fortement le pessi- misme irréductible de l'auteur. Ou plutôt son mépris quelquefois amusé, rarement indulgent. Un recueil de pensées, voire de boutades, de petits portraits (le Divan en a imprimé quelques pages) nous fera connaître l'es- sentiel du Toulet, habile à chercher, implacable à dé- noncer la tare, apportant une joie féroce à en détailler la laideur. Puis, revenant à un rêve de beauté, d'élévation inaccessibles, et, par la nostalgie qu'il éprouve, expliquant la haine satisfaite de sa clairvoyance. Ahnanach des Trois Im- postures annoncera le titre amer.

La saveur de la prose qui trace ses précieuses arabesques, réussit des ellipses si caractéristiques dans la Princesse de Colchide ou les Ombres Chinoises, le charme des fictions, des symboles, l'inattendu des répliques, les observations aiguës, tout ce que le roman et la nouvelle de'T.-J. Toulet mêlent en un si voluptueux et clair désordre vient, semble- t-il, au second plan lorsqu'on relit les Contrerimes. Le travail du prosateur parait n'être qu'un exercice l'art du

50

778 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

poète affermit son habileté, dégage son émoi, se fait « sa- vant et pur » selon la noble constatation de Moréas. Tantôt discret, recueilli.

C'est à voix basse qu'on enchante

Sous la cendre d'hiver Ce ccvur, pareil au feu couvert,

Qui se consume et chaiJe.

Plaisamment évocateur.

Dans son palais d'aventurine

se mourait le jour, Âve:(-vous vu Bcnid roulboudour ,

Princesse de la Chine,

Plus rose en son voir pantalon Que nacre sous Vécaille ?

Railleur, épris de burlesque, caricaturant des huissiers, ou peignant un Satan femelle qui montre ses seins avec

orgueil,

Oui, siffia-t-elle, et le sikuce

Ondulait à sa voix : Ils ne tombent pas tous, tu vois.

Les fruits de la science.

Il n'est rien que Toulet poëte ne s'essaie à traduire. Et, ici l'expression n'asservit jamais l'interprète. Elle lui donne au contraire la sûreté dont il a besoin, lui permet de s'aban- donner sans contrainte à ses souvenirs et à ses ima2:es.

Toulet est mort à Guéthary. Il avait quitté quelques mois avant la guerre Paris et ce bar de la Paix dont il faudrait écrire les soirées qu'il enchanta de son désen- chantement. « Quand on a connu que la vie n'est que tumée, a-t-il dit, celle de son propre toit garde encore quelque douceur. » Le passant de l'Ile Maurice, de l'Al- gérie, du Tonkin et de l'Ile de France regagna son pays et le quitta pour la côte basque au climat plus favorable. On ne doit pas joncher cette tombe de lieurs banales, un

NOTES 779

seul vœu convient, celui qui appelle une édition complète de l'œuvre de Paul-Jean Toulct. De ce qui lui garantira en quelques hommes soucieux de la perpétuer toute sa durable existence.

JEAN PELLERIN

*

* *

FEUILLES DE TEMPÉRATURE, par Pmil Morand {Au Sans-pareil).

Vérification faite la Muse de AL Paul Morand a le pouls parfaitement régulier. Ce n'était qu'une fausse fièvre. Le papier des feuilles de température est finement quadrillé ; les points de repère y sont innombrables. Ainsi cette courbe de fantaisie avec les associations d'idées en guise de nœuds de ruban est tracée au compas. Elle part de Jules Laforgue, traverse Whitman et d'autres régions plus proches de nous et aboutira d'ici peu à M. Paul Morand romancier et auteur dramatique. Le carnet de notes impressionnistes a remplacé le recueil de sonnets par quoi l'usage voulait qu'on débutât dans les lettres. M. Paul Morand sait parler des banques, des usines, des bureaux, des affaires avec aisance et sans affecta- tion, en homme depuis longtemps familiarisé avec la Compa- gnie des wagons-lits et des grands express européens. Trop intelligent pour prendre systématiquement le lecteur pour un imbécile, il évite d'avoir l'air de s'amuser à ses dépens. On n'ose plus prononcer le mot de mystification car il est pris au tragique par ceux-là mêmes qui font profession de ne rien prendre au sérieux. 11 est pourtant une mystification qui peut passer pour un développement lyrique de l'ironie. Pour qui ne croit à rien du monde sensible, c'est une forme de la sincérité.

Voici à la fin de Mine d'or une des plus heureuses ren- contres de M. Paul Morand :

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... Pronieiiadrs aux hoiis soitiitioits

Les faillis se rèhahiliteiit

Par des confessions publiques.

Au printemps

tout est

parfumerie tulle fleurs

occasions exceptionnelles.

C'est la fête des agents de change et des garçons

de recette.

U ensemble du marché est bien impressionné

par le soleil.

Observons toutefois que ces allusions ingénieuses et ces emprunts amusants au répertoire des annonces et de la chro- nique financière seront d'ici peu d'années tout à fait imper- ceptibles. Et surtout c'est un exercice trop facile pour occu- per longtemps un esprit aussi juste, aussi fin que M. Paul Morand.

ROGER ALLARD

* *

LES DERNIERS VERS DE PAUL DROUOT (Im- primerie François Bernouard).

Parmi les poètes morts à la guerre, il en est peu dont la perte doive être plus vivement ressentie que celle de Paul Drouot. Deux volumes de vers, La Grappe de raisin et Sous le vocable du chêne, témoignaient des dons les plus rares. Le premier se compose de courtes pièces, dont la forme n'est pas sans rappeler les Stances de Moréas, mais l'on sent frémir une voix ardente et fiévreuse avec des inflexions d'aigre amertume :

Au di'partir du mois d'avril aimer la pluie, A rhiver méconnu consacrer un grand feu Diins l'dlre glacial et recouvert de suie, Pnter l'oreille aux voix du concert ténébreux

NOTES 781

Qu'unit la bûche ardente au IriJle de Taverse, Songer qu'un maigre cœur dans les pleurs et les cris Se satisfait, qu'en peu de cendre il se disperse Comme un tison chenu, de souvenirs transi...

Ce même voluptueux pessimisme est répandu dans les poèmes groupés « Sous le vocable du chêne » (19 10) l'influence de Baudelaire est sensible sans toutefois masquer la saveur personnelle d'une poésie volontairement âpre.

Née sous le signe de la mélancolie et de la grâce, elle exprime avec une obstination passionnée le désir de l'action et le goût de la force. Paul Drouot est de ceux que leur destin, si tragique fut-il, n'aura pu étonner ni décevoir. Son chef-d'œuvre, à mon gré, est le poème inspiré par le souvenir de ses Ardennes natales et qui est intitulé Péiiûi libre :

C'est mon pays, âpre pays^

avec son hori:(on qui pense,

les pleurs de ses sources jaillis

comme mes larmes, en silence.

... Là, comme un ancien trésor

Luit le soleil de l'infortune.

Celui qui a écrit ces deux derniers vers est digne de tous nos regrets et de la fidélité des amis qui ont entrepris de faire vivre sa mémoire.

Trompé par d'impudentes réclames, le public n'est que trop porté à se méfier des œuvres nouvelles d'écrivains tombés au champ d'honneur. Un effort comme celui-ci n'en est que plus méritoire et M. François Bernouard s'honore en y participant.

ROGER ALLARD

*

* *

LA LÉGENDE DES SIÈCLES de Victor Hugo, édition critique avec un commentaire et des notes par

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M. Paul Bcnet. (Hachette. Collection des Grands Écri- vains, 2 vol. gr. in-8.)

M. Paul Bcrret a, depuis trente ans, consacré tous ses loisirs à étudier la poésie de Hugo, les sources historiques et litté- raires de son inspiration, ses procédés de travail et la méca- nique de son verbe incomparable. Son édition de la Légende des siècles est un monument d'érudition en même temps qu'un chef-d'œuvre de critique scientifique. L'abondance et l'in- géniosité des confrontations de textes font de cet ouvrage une sorte de dictionnaire des images et du lyrisme roman- tiques. M. Paul Berrct est un admirateur de Victor Hugo poète, mais il ne professe pas à l'endroit du philosophe et du penseur le culte orthodoxe de M. Paul Soudav qui, par une singulière déformation du sens critique, classe, juge, censure et loue les écrivains morts ou vivants selon qu'ils ont eux-mêmes bien ou mal parlé ou pensé de Hugo. L'a.théisme de Mérimée n'a pu sauver cet auteur des foudres de M. Soudav. Et naguère, pour délit de lèse-Hugo, Baude- laire et Moréas furent, par le magistcr du Temps, fustigés d'importance.

M. Paul Soudav, ferme républicain, considère Victor Hugo comme un pilier du régime et l'hugolàtrie comme la marque d'un esprit libre et ami du progrès. Mais il a donné par ailleurs tant de preuves de son peu de goût et de dis- cernement en matière de poésie qu'on peut bien douter qu'il admire en Victor Hugo ce qui est en effet admirable.

Le caractère colossal et pyramidal de l'œuvre de Hugo, construite en forme de système philosophique les pro- positions sont remplacées par des antithèses, a quelque chose de simpliste et de volontairement primaire. Ce côté déplaisant et suranné est justement celui qui parait avoir séduit M. Paul Souday. Mais la bête noire de ce dernier est Lamartine que de méchants réactionnaires feignent

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d'admirer pour faire pièce à Hugo. Cest que M. Souday est insensible à la noblesse souveraine d'un Lamartine et d'un Ronsard. L'un est le vrai grand poète libéral et démocrate, l'autre le poète royal par excellence. Ou plutôt si M. Souda}- sent cela, il en éprouve de la gène et du dépit. Quant à Hugo il est le premier des chefs d'orchestre, mais non le premier des chanteurs. Lorsqu'il est excellent et il l'est quel- quefois, il égale les plus hauts. Mais si le plaisir que l'on prend à relire s^s poèmes est inégal, le profit est toujours grand. Même après Baudelaire, après Rimbaud, aucmic œuvre n'est plus riche d'excitations intellectuelles, plus géné- ratrice d'idées poétiques que la sienne, les idées comptent pour si peu. C'est le jardin d'essai de toute la poésie moderne. Il suffit de savoir y chercher fortune. A cet égard la Légende des siècles n'était pas le moins intéressant de ses ouvrages ; il est désormais le plus précieux de tous, grâce à la patience et à la science de M. Paul Berret, que l'auteur de ces lignes eut le bonheur et l'honneur d'avoir pour maître de rhétorique, et auquel il garde toute sa vénération.

ROGER ALLARD

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ADORABLE CLIO, par Jean Giraudoux (Emile- Paul).

Comment rendre compte de ce livre charmant sans en flétrir la grâce et l'émotion ? Peu d'écrivains semblaient moins appelés que M. Giraudoux à parler de la guerre ; il y en a peu dont l'inspiration parût moins mobilisable. Mais parce que sa sensibilité est vraie, son imagination vivante, et que sa subtilité sa redoutable et charmante subtilité est presque toujours plus attendrie que cérébrale, il nous a bel et bien donné quelques-unes des notes les plus péné- trantes qu'on ait écrites sur certains aspects de la guerre. Ce n'est pas la boue, le sang et la pourriture ; mais sous la

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nappe de lumière frisante dont M. Giraudoux se plaît à noyer ses paysages, on n'oublie pas le sang. Si ce qu'il décrit se nacre de reflets, si tout ce qu'il évoque s'entoure d'associations imprévues, c'est par l'effet de ce courage sou- riant, qui a maintenu la bonne humeur du soldat jusque dans les plus mornes épreuves. (On n'en trouverait pas de meil- leur exemple que les pages de ce volume qui peignent une matinée sur la presqu'île de Gallipoli.) D'ailleurs, à côté de l'épopée, la bucolique de guerre et l'élégie ont aussi leurs droits. Combien de combattants pour qui la guerre de posi- tion fut la première expérience de vie champêtre ! A moins d'être, dans le civil, bûcheron ou charbonnier, quand a-t-on pu goûter le cycle des saisons mieux que dans un gourbi au fond des bois ; et surveiller toutes les heures de la nuit et de l'aube, que par le soupirail d'un observatoire ; et nouer des amitiés inattendues, que dans l'oisiveté des can- tonnements ; et connaître les peuples du monde entier, qu'en cette babel d'armées amies que fut le front pendant les der- nières années ? Les souvenirs heureux étant ceux qui finis- sent presque toujours par prendre le dessus dans nos mémoires, qui sait si un livre comme celui-ci, avec son enjouement et sa mélancolie, ne semblera pas un jour, à beaucoup de ceux qui ont fait la guerre, un miroir plus fidèle que tel récit plus littéral de ce qu'ils ont vu ?

On n'a pas oublié cette .V///7 à Chnieaiiroiix, qui parut ici-même et par laquelle débute Adorable Clio. Dans un hôpital militaire de la ville s'est écoulée son enfance, l'auteur passe toute une nuit à échanger des lettres avec un ami de pension, un Russe qu'il a connu dans un aimable Munich d'il y a vingt ans. On se rappelle avec quel art capricieux les plans se confondent, les époques se superposent, les contrées se télescopent, quel agrément naît de ces contrastes, de ces rapprochements, de ces émo- tions répercutées comme dans un jeu de glaces. Même fan-

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taisie, mais sur un ton plus grave, dans ce Repos au lac Asqiiam les figures sanglantes des jeunes poètes tombés pendant la guerre traversent un papillotant paysage d'Amé- rique, enchâssé lui-même entre deux souvenirs d'amour. S'il y a, dans l'architecture de ces rêveries, un procédé un peu trop visible et si M. Giraudoux semble trop craindre d'être indiscret en posant çà et quelques touches plus larges et plus insistantes, on ose à peine le lui reprocher, tant il sait conserver, sous son ingéniosité, la fraîcheur de ses émotions. (Voyez, dans ce volume, les touchants sou- venirs de la vie de fantassin intitulés Mort de Segaux, mort de Drigeard.) Sans cesse on tremble qu'il ne franchisse la limite de la quintessence, tant il s'amuse à la serrer de près. On songe à ce « bouleau fluet et géant » dont il parle, « qui n'a qu'une toutfe à son sommet et qui chavirera s'il lui pousse une autre feuille ». Cette feuille, M. Giraudoux l'ar- rache à temps et si le bouleau oscille un instant, c'est gra- cieusement et sans verser.

Nous a-t-on assez décrit ou chanté l'entrée des troupes françaises dans les villes d'Alsace ; mais que tout cela est terne, plat ou emphatique à côté du délire d'amour auquel nous avons assisté, à côté de la merveilleuse flambée le comique le plus attendrissant se mêlait aux larmes de joie. Je n'ai retrouvé ce frémissement, ce crescendo d'ivresse que dans VEiilréc à Savane de M. Giraudoux. Libre à lui de juxtaposer de petites images tarabiscotées, s'il en obtient cet effet d'ensemble.

Certains s'irriteront contre le ton de ce livre, trop «guerre en dentelles » à leur goût. S'imaginent-ils donc que la guerre de la Succession d'Espagne ou la guerre de Sept Ans furent beaucoup plus riantes que celle d'où nous sortons ? L'élégance n'a jamais résidé que dans la bravoure du conteur. Notre époque n'aurait-elle plus assez de verve pour aimer la crânerie lorsqu'elle est jointe à de la jeu-

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nesse, de la sensibilité et de la justesse de coup d'œil ? Clio est une muse austère ; laissons-la pour une fois être « adorable ». «Pardonne-moi, ô guerre, de t'avoir, toutes les fois je l'ai pu, caressée !... »

JEAN SCHLUMBERGER *

L'ATELIER DE MARIE-CLAIRE, par Marguerite Aiidotix (Fasquelle, éditeur).

Madame Marguerite Audoux, couturière, décrit VAtelier de Marie-Claire, comme Madame Colette, mime, décrivait l'Envers du Music-Hall. Une part de confession, une part d'observation directe et nue, une part d'humour, une part d'émotion et un style fluide comme l'eau d'un beau canal, coupé d'écluses, le sentiment s'élève peu à peu jusqu'à emplir toute l'àme, tout flottant d'images fraîches et pim- pantes comme des péniches aux cuivres luisants et fleuries de géraniums.

Ce n'est que du naturalisme, mais l'on ne songe pas une seule fois à Zola, qui eût pourtant pu faire de ce thème un des leit-motivs du Bonheur des Dames, pas une fois à Maupas- sant. On pense parfois à Charles-Louis Philippe, mais plus souvent à Stevenson.

\J Atelier de Marie-Claire, c'est un navire avec son équipage qui va de l'île de la Clientèle bourgeoise à l'île des Confec- tionneurs, à travers écueils et tempêtes. C'est un voyage au pays de la couture, aussi riche en émotions inattendues, en chausses-trappes, aussi générateur d'énergie et d'héroïsme qu'un voyage à l'Ile au Trésor. L'épisode de la robe de Madame Linella (p. 90 et suiv.) ofl"re un intérêt de même ordre que l'épisode du câble coupé et du retour dans l'île du mousse de Stevenson. Ici comme il s'agit d'une difficulté technique (d'une technique ignorée de la généralité des lec- teurs) à surmonter pour atteindre un but idéal, et qu'on ne

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surmonte, après des péripéties angoissantes, que pour tom- ber dans de nouvelles difficultés et de nouveaux danj^ers.

Le défaut du roman naturaliste traditionnel, de la « tranche de vie », ce n'était pas, comme on l'a répété, l'absence de romanesque, c'était son asservissement à la manie historique du xix^ siècle. Il singeait l'histoire, la pseudo-logique de l'histoire, avec ses rapports plausibles de cause à eft'et, erreur plus grave encore que de philosopher, de moraliser ou de poétiser en racontant.

Ce que les romanciers d'aventures ont tenté en accumulant les péripéties romanesques et en nous dépaysant, deux femmes Marguerite Audoux et Colette l'ont réalisé simplement en s'affranchissant de la servitude historique. Leur vision est anti-historique : légendaire. Ce n'est pas pour rien que la sagesse orientale met dans la bouche d'une femme les contes des Mille et Une Nuits. Quand elle s'aban- donne à son génie naturel, sans souci des procédés littéraires masculins, la femme crée sans effort une atmosphère de légende autour de ses personnages. Selma Lagerlôf est l'exemple le plus typique de cette aptitude féminine. Colette (dans quelques-uns de ses livres) et Marguerite Audoux, pro- fondément Françaises et donc réalistes, ont donné un aspect légendaire à d'humbles figures d'aujourd'hui.

On a cru que le récent apport féminin dans la littérature, c'était l'individualisme effréné, le paroxpme sexuel perma- nent et une ivresse dyonisiaque sans répit. Rien n'est plus faux : il n'y avait qu'imitation outrancière d'ouvrages mas- culins, et notamment de d'Annunzio.

Le véritable apport féminin, depuis quinze ans, se trouve chez Colette et Marguerite Audoux, et c'est d'avoir donné au roman naturaliste dégénéré la ligne et le mouvement du roman d'aventures.

Que, par surcroit, l'Atelier de Marie-Claire soit dans sa modération un des réquisitoires les plus efficaces et les plus

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émouvants qui existent contre la société et le régime du tra- vail actuels, cela démontre qu'on peut traiter les sujets sociaux sans le moindre prêchi-précha, et aussi que le tumulte rocail- leux d'un Zola ou d'un Paul Adam n'est pas la seule forme qui leur convienne.

BENJAMIN CRÉMIEUX

LES BEAUX SOIRS DE L'IRAN, roman contempo- rain en Perse, par Emile Zavie (La Renaissance du livre).

La sauvegarde du droit des peuples iraniens à disposer d'eux-mêmes a voulu qu'un écrivain français servît là-bas comme interprète.

Lorsque M. Emile Zavie voyage, c'est à la façon du Prési- dent de Brosses, de Casanova ou de Stendhal. Entendez qu'il ne s'embarrasse pas de l'attirail du peintre et de la boîte à couleurs de Chateaubriand. Le titre même de son roman est une duperie ironique faite exprès pour décevoir les amateurs d'exotisme impressionniste.

Sous le ciel d'Orient le plus fertile en prestiges c'est le jeu des passions qui intéresse l'auteur de ce récit.

Historiographe et critique du naturalisme, M. Emile Zavie a gardé de la fréquentation des maîtres de l'école, le goût de l'observation physiologique et cette espèce de connaissance sensorielle des mouvements du cœur humain ou plutôt de ce qu'on désigne par cet euphémisme.

Dans un jardin de Perse, les confidences d'une amante douloureuse éveillent dans son esprit l'écho d'une phrase de Mérimée sur le bonheur introuvable chez autrui et si diflicile à découvrir chez soi-même. La rencontre est significative : le style de M. Emile Zavie est de la même famille, nerveux, sobre, un peu sec.

Son roman est de ceux qui ne se racontent pas, tellement la

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trame en est simple et nue. Qu'il conte ou décrive, l'auteur semble toujours craindre de trop appuyer sur une certitude. Pour lui l'homme et la nature ne sont que des mirages et sa passion d'observer n'a d'égale que son scepticisme. Il se garde bien de jamais conclure et, comme ses héros, il se plaît aux sentiments et aux paroles qui se tiennent au bord du silence. Discrétion rare et difficile à pratiquer, que M. Zavie ne craint pas de pousser à l'extrême.

ROGER A1.I..\RD

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MANDRAGORE, histoire d'un être mystérieux, par /. IV Ewers, traduit de l'allemand par Marc Henry (Edition française illustrée).

L'auteur de ce livre fréquentait les cercles littéraires de la rive gauche, avant la guerre. Il passait pour l'un des meil- leurs jeunes poètes allemands. On ne saurait concevoir une idée favorable de son génie d'après cette Mandragore, éditée, paraît-il; en toutes langues avant d'être traduite dans la nôtre. Est-ce que le français serait moins apte à exprimer ce mélange de satanisme et de sentimentalité : Rops tourné au chromo ? Il fiiudrait alors remercier les éditeurs de cette tra- duction française, qui nous donnent l'occasion de faire une constatation aussi agréable, en admettant qu'elle soit exacte,

ce qui serait trop beau. roger allard

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BIBLIOTHÈQUE SCANDINAVE, collection de tra- ductions des auteurs Scandinaves, dirigée par Lucien Maury et Paul Desfenilles. I. LA LOGIQUE DE LA POÉSIE, par Hans Larsson. IL ELSE, par Kielland. III. MADAME MARIE GRUBBE, par Jacohsen (E. Leroux).

Il y aurait quelque exagération à se plaindre que les litté-

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ratures Scandinaves soient ignorées en France, et il existe déjà une bibliothèque appréciable de traductions. Dans cette bibliothèque on trouve néanmoins d'énormes lacunes qu'il importe de combler. Rares sont les écrivains illustres dont les œuvres à peu près complètes soient passées en français. Ibsen en Norvège, et aussi, à peu près, Johan Bojer ; en Suède, la seule Selma Lagerlôf. Mais Bjôrnson (qui s'en est plaint amèrement) est loin d'avoir bénéficié chez nous de la mémo curiosité qu'Ibsen, et de l'œuvre énorme de Strindberg nous n'avons guère que des bribes. Knut Hamsun reste en grande p^^rtie à traduire. Kierkegaard est fréquemment cité ; on le lit dans des traductions allemandes, il n'en a rien été donné en français.

Un travail considérable est donc encore nécessaire pour assurer la liaison entre la France et les riches littératures du Nord. La Bibliothèque Scandinave, dont s'occupent active- ment MM. Maury et Desfeuilles, sera donc de grande utilité. Elle a publié jusqu'ici trois volumes intéressants à divers titres, mais de valeur assez inégale.

La Logique de la Poésie, du professeur Larsson, parue avec une préface de M. lioutroux est un essai de critique philoso- phique d'une élégance et d'une finesse remarquables. Elle rap- pelle certains de ces essais les professeurs français aimaient autrefois à résumer leur expérience et leur goût, tels que la Délicalcsse dans r Ali de Jules Martha. Cette critique un peu abstraite est aujourd'hui démodée chez nous. Il n'est pas mauvais qu'elle nous revienne de l'étranger, et que le pre- mier livre de la Bihiiolbègiic Sciiiuliiiai'c nous rappelle quel- ques vieilles qualités françaises dont nous devenons un peu oublieux. Les volumes suivants auront d'ailleurs, sans doute, à faire connaître encore en France certains aspects de la critique suédoise, et on nous annonce une traduction de Levertin qui fut vraiment un critique de valeur.

Elsc, de Kielland, paraîtra, je crois, un peu mince au

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lecteur français, et peut-être la littérature norvégieane eût- elle fourni pour inaugurer sa part de la Bibliothèque une œuvre plus signiiîcative. En revanche Madame Marie Gruhhe complèie heureusement en français l'œuvre de Jacobsen, dont les deux grands romans se trouvent ainsi traduits dans notre langue. Cette reconstitution de la vie Scandinave au wm" siècle rappelle dans une certaine mesure la Roniola de George Eliot. C'est comme Romohi une œuvre très soignée, pleine d'archéologie, groupée autour d'un caractère de femme solidement et savamment construit. Mais, au con- traire de Roniola, Marie Griihhe est une œuvre de stvle minutieux et artiste, qui paraît inspirée parfois de Gautier et de Flaubert, un des livres les mieux écrits de la littérature danoise, et la traduction a au moins le mérite de nous le laisser parfois deviner.

La Bibliothèque Scandinave sera continuée par trois histoires de la littérature suédoise, danoise, norvégienne, par une tra- duction de Kierkegaard, et une autre de l'Edda. Il serait ii souhaiter qu'on y ajoutât des études détaillées sur deux écri- vains très représentatifs de leurs pays, dont l'œuvre ne pas- sera jamais en français que par fragments, Bjôrnson etStrind- berg. L'un et l'autre fourniraient d'excellents sujets de thèse, et l'existence de la Bibliothèque résoudrait en partie pour leurs auteurs les difficultés pécuniaires que le prix du livre dresse maintenant devant le doctorat. Si nous voulons que l'étranger nous connaisse il nous faut apprendre à le connaître nous-mêmes. Le monument d'ignorance que fut l'article de Jules Lemaître sur les Liitératurcs du Nord (Strindberg y est pris pour un Allemand) nous a assez ridi- culisés pour nous donner le désir de mettre fin à l'état d'es- prit d'où il est né.

ALFRED THIBAUDET

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LETTRE D'ALLEMAGNE.

Avant la guerre, lorsque mes amis voulaient bien s'adresser à moi pour savoir en était le mouvement intellectuel en Allemagne, je leur citais des noms, je leur signalais des œuvres, et je n'envisageais l'Allemagne que comme une donnée spirituelle, représentant une des formes de la pensée humaine. Q.uant à l'actualité laide et bru3'ante, dans laquelle se mêlaient la brutalité des appétits et le clinquant du prestige, je pouvais ne pas en parler. La littérature et la philosophie, en effet, cons- tituaient alors un monde à part. La pensée était un refuge, une sorte de retraite spirituelle fermée aux idées du jour, et dans laquelle on ne voulait voir les choses que suh xtcrnitatis spccie, ou ce qui revenait au même, sub specie anima;. Les vrais poètes, les vrais philosophes et qu'avais- je besoin de parler des autres étaient ceux qui ne com- prenaient rien à la politique et savaient ignorer ce qui se passe au dehors. Les circonstances ont changé. L'éter- nité est peu de chose en regard des exigences impératives et immédiates du présent ; l'âme est devenue un centre de résonnance, une sorte d'appareil pour enregistrer les Impressions d'un monde que jadis elle ne voulait pas connaître.

C'est pourquoi il semble difficile maintenant d'isoler la littérature et la philosophie de l'ensemble des mou- vements sociaux et politiques, et d'analyser la crise intel- lectuelle, qui sévit en ce moment, autrement qu'en la rapportant à des conditions d'un ordre plus général. Nous voudrions toutefois tenter de le faire, croyant que tout essai d'envisager la littérature comme littérature, la philo- sophie comme philosophie, faciliterait une certaine liberté d'appréciation. Ajoutons, d'autre part, que les conditions dans lesquelles la pensée allemande évolue, soit qu'elles

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soient d'un ordre plus général, soit qu'elles se rapportent plus particulièrement à l'Allemagne d'aujourd'hui, sont assez connues, assez ressenties, dirais-je, par le monde européen, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'entrer dans de longs détails à leur sujet. Sans pouvoir espérer restituer à la littérature et à la philosophie l'indépendance dont elles jouissaient jadis, je me bornerai donc à retracer ici les répercussions sentimentales d'événements que je laisserai dans la pénombre.

L'Allemagne intellectuelle traverse une crise. Il semble bien inutile d'insister sur ce que tout le monde sait, sans l'avoir appris, tant il est vrai que le contraire aurait lieu de surprendre. C'est pourquoi, je ne m'étendrai pas long- temps pour dire qu'il y a fermentation dans les esprits, que les vieux se sentent mal à l'aise et ne savent trop que faire dans un monde qu'ils ne reconnaissent plus et qui ne veut plus les connaître, que les jeunes sont sans pitié pour les vieux, qu'il y a chez eux désespérance et exal- tation, enthousiasme et satire, qu'avant d'avoir une con- viction, ils en ont le geste, et que parfois à force de répéter ce geste, il se forme chez eux quelque chose qui ressemble fort à une conviction ; qu'après, changeant de conviction, ils vont d'un absolu à l'autre, et que l'absolu s'exprime tou- jours en paroles tranchantes et sonores, qui cependant cachent mal le désarroi intérieur. Ce sont des symptômes <l'un ordre fort général, et j'aime mieux en venir tout de suite aux caractères particuliers d'une crise, qui parfois d'ailleurs, déroute l'observateur par des changements brus- ques et inattendus. Je me bornerai pour l'instant à en relever deux aspects, l'un qui a surtout trait aux conditions générales sous lesquelles l'homme d'à présent conçoit l'avenir du ^enre humain, l'autre qui concerne son être intime et sa destinée particulière.

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Lorsque je rentrai en Allemagne, et que je revis les intellectuels que je connaissais d'avant la guerre, le nom qui revenait sans cesse dans leur conversation était celui de M. Spengler. Il v a une façon de vous demander si vous avez lu un livre, qui équivaut à vous dire que dans le cas tout à fait invraisemblable d'ailleurs, vous ne l'auriez pas lu, vous ignorez à peu près tout. C'est ainsi que je fus questionné au sujet du livre de M. Spen- gler : Der Uiitergang des Ahendlaudes. Je lus donc le livre avec curiosité, et voici ce que j'ai cru v trouver de plus frappant.

M. Spengler nous dit que chaque civilisation a son enfance, sa jeunesse, son âge viril et sa période de vieil- lesse. L'histoire d'une civilisation est une biographie. Tout comme l'évolution de l'homme celle des différentes civilisations obéit à de certaines lois, et présente à certains moments les mêmes phénomènes. Ayant connu un certain nombre de personnes de différents âges, il vous sera facile de préciser l'âge de toute personne que vous rencontrerez par la suite. Il en sera de même pour les civilisations. En les comparant entre elles, il vous sera possible de préciser le « moment historique », l'étape à laquelle elles sont arrivées. Appliquons ceci à notre civilisation occidentale. Notre époque, vous dira M. Spengler, ressemble étrangement à ce que nous savons de la décadence des Egyptiens, des Arabes, des Chinois et surtout des Romains. Mais pour- quoi les civilisations meurent-elles ? L'histoire d'une civili- sation n'étant que le développement successif des possibilités qu'elle renferme, ces possibilités une fois épuisées, elle s'anéantit. Et si nous nous obsers'ons bien, ne sentons- nous pas en nous les symptômes de la vieillesse ? C'est le cerveau qui règne chez nous, et non plus l'âme. On est devenu conscient en tout, et on fait de la science de tout ; on constate les faits, et la vie elle-même est de-

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venue un fait. Ceci précisément prouve que notre vitalité est fort réduite, que les vraies sources de notre producti- vité sont taries, et que nos virtualités intérieures sont à la veille de s'épuiser. C'est l'agonie de l'âme qui a commencé, le grand signe avant-coureur de la mort lente d'une civili- sation.

Mais qu'allons-nous faire avant de mourir, comment remplir les derniers moments qui nous restent à vivre ? En gens raisonnables et sensés que nous sommes devenus, nous saurons nous résigner à ne plus faire que les choses qui sont de notre âge. Nous ne ferons plus les jeunes en histoire, ne pouvant ignorer que nous sommes prêts d'avoir accompli notre destinée et que ce serait en vain que nous lutterions contre les lois du développement historique. Sachant exactement nous en sommes, nous saurons prendre les choses comme elles sont, et, en gens avisés, suivre un régime approprié à notre état de vieil- lesse. Il y a des choses qui nous sont défendues, d'autres qui nous sont permises. Ne faisons par exemple plus de poésie, ce serait tout à fait hors de saison et d'ailleurs ce serait de la fort mauvaise poésie, ne faisons plus de peinture, ce serait un art décadent ; ne nous risquons plus à échafauder des systèmes de philosophie ; nous ne ferions que répéter ce que d'autres ont dit avant nous. Mais que pouvons-nous donc faire qui soit en rapport avec notre âge ? Nous savons bâtir des chemins de fer, et faire de la navigation. Voilà qui est fort bien pour des gens dont la vitalité se réduit de plus en plus aux fonctions cérébrales. Une autre tâche pourtant nous est réservée et qui est beaucoup plus importante. Si nous sommes incapables de création métaphysique, du moins pouvons-nous établir le bilan de la philosophie antérieure. Sceptiques, désabusés, parce que sans vie et sans foi, nous sommes bien placés pour faire l'histoire des idées que d'autres,

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plus forts et plus croyants, avaient su extraire du fond de leur âme, et pour en dégager les caractères essentiels. Puis, quand notre destinée s'achèvera, nous saurons mourir en hommes conscients et enregistrer en observateurs curieux et avisés toutes les étapes de notre dissolution finale.

Les quelques idées que nous venons d'esquisser n'épui- sent certainement pas la philosophie de M. Spengler ; mais notre résumé suffira, je le crois, pour expliquer l'impression que ces théories ont produite sur ses con- temporains, et pour diagnostiquer les symptômes de la crise qui les prédisposait à recevoir les révélations de notre philosophe. On a le sentiment de vivre dans un moment tragique ; M. Spengler interprète ce sentiment, et le légi- time. Or, on aime toujours à être dans le vrai, fût-ce pour se dire en droit de soufîVir. D'autre part, M. Spen- gler emploie des arguments tirés de l'histoire univer- selle, et c'est précisément ce qu'il fallait à des gens qui pendant cinq ans n'avaient entendu parler que de guerre mondiale.

Mais pour mieux apprécier la crise qui sévit en ce mo- ment et qui, comme nous allons le voir, semble ici porter atteinte au sens de l'orientation morale, il faut qu'en quel- ques mots nous en indiquions les origines. Avant la guerre, il en était du temps comme de l'espace ; on savait on était, et cela suffisait. Inutile de vous dire à combien de lieues vous vous trouviez de Pékin ou de New-York ; inutile de préciser combien de siècles vous séparaient du temps de Charlemagne ou de celui du roi David. Etre allemand ou être de son siècle semblaient choses égale- ment naturelles. Cela ne signifiait en somme qu'être placé dans certains cadres, dans lesquels la vie évoluait, en suivant l'ordre qui lui était particulier.

Survint la guerre, qui chez beaucoup bouleversa les con- ceptions du temps et de l'espace, et tout le monde se mit à

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l'histoire universelle. Or, si jadis les jours se suivaient, si leur suite même vous donnait je ne sais quel sentiment de sécurité, les choses ont bien changé, depuis qu'étendant la vue au loin, on se mit à compter les siècles et à ne plus vivre que par époques. On s'aperçut alors que c'était un tait fort digne d'attention que d'être en 19..., et on alla demander conseil aux historiens. L'ordre des temps est devenu pour les Allemands un problème, et à force d'y penser, ils ont perdu tout repos et toute stabilité. C'est ainsi que mal réveillés encore d'un long cauchemar, ils me font l'impression parfois de naufragés, qui au mi- lieu des flots, cherchent par des calculs savants, et en observant la marche des étoiles, à déterminer sur quel point de la surface du globe le sort les a jetés.

Il y a quelque chose que l'on semble avoir perdu aujour- d'hui, et c'est l'abandon à la vie, et la confiance dans le mo- ment présent. Jacob Burckhardt, le grand historien de la Renaissance italienne, préconisait cette volonté aveugle, ces aspirations irréfléchies, qui, dégageant chez les dif- férentes générations les forces latentes, préparent l'ave- nir. L'homme d'aujourd'hui, par contre, semble ne savoir agir qu'après s'être retracé le plan de l'histoire. 11 paraît vouloir se constituer sa propre providence, et par un singulier renversement des choses, l'historien se place pour ainsi dire à l'origine de l'histoire qu'il recommence.

Mais les Allemands ne sont pas seulement devenus des historiens, ils sont passés à l'état de personnages histo- riques. Simmel, pour montrer à ses étudiants de quelle façon, dans l'esprit des historiens, se forme ce que nous sommes convenus d'appeler l'histoire, leur faisait remar- quer, que, de deux personnages ayant vécu à la même époque, l'un, César, entrait de plein droit dans l'histoire universelle, tandis que l'autre, son valet de chambre, res- tait modestement à la porte. Depuis, les choses ont bien

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changé. Tout \c monde, sans ctre César est devenu histo- rique. C'est un des effets de la grande guerre. On était d'ailleurs fort content, au commencement, du rôle qu'on allait jouer, et, de maints documents que j'ai sous la main, s'exhale à la fois une reconnaissance émue envers la Providence qui allait permettre d'entrer dans le domaine de l'histoire, de l'histoire universelle bien entendu, ainsi qu'un mépris hautain pour ceux qui, avant la guerre, végétaient sans histoire et partant, sans grandeur. Ceci explique aussi pourquoi on commença à s'intéresser beau- coup à l'histoire, qui était devenue la chose de tout k monde, en même temps qu'ime affaire personnelle.

Quand on eut vécu cette tragique expérience que l'his- toire souvent se fait aux dépens de ceux qui croyaient la faire, le prestige dont jouissaient les historiens ne cessa pas cependant de croître. Comme jadis les ouailles, dans kurs angoisses, s'adressaient à leur curé pour savoir le pourquoi et le comment d'un monde qu'ils habitaient sans k comprendre, les hommes de la génération présente sem- blent mettre toute leur confiance en des constructeurs d'his- toire, qui se fout forts d'interpréter k sort particulier de chacun, par les données de l'histoire universelle. La foi sembJe s'être retirée dans l'histoire, une histoire sans Dieu et sans providence, mais dont les vues répondent à des besoins que des interprétations tirées de la ^^e individuelle ne sauraient satisfaire, depuis que l'homme, pendant une longue suite d'années, a senti son impuissance et perdu con- fiance en ses propres forces.

Mais n'est-il pas après tout bien naturel qu'il y ait des gens en Allemagne, qui se sentant à un tournant de leur histoire et de l'histoire mondiale aient dirigé leurs regards vers le passé, pour comprendre le présent et deviner l'avenir. va-t-elk, notre civilisation moderne ? Est-ce à l'abîme plein d'horreur, est-ce à des liautcurs inconnues jusqu'ici

NOTES 799

à riiumanité ? se demande M. Natorp (Deutscher JVeltbemf). De mcnie M. Pannwitz (Die Krisis der europàischen Kvîtiir) s'interroge pour savoir si c'est la grandeur qui nous attend, ou le précipice. Devant des questions aussi angoissantes ne serait-il pas permis de convoquer, en conseil de famille, pour ainsi dire, l'humanité tout entière, les vivants et les morts ?

Toutefois je ne peux m'empècher de faire mes réserves. Je trouve qu'on abuse des morts. Ce sont de continuels défilés d'Egyptiens, d'Assyriens, de Grecs et de Romains que l'on manœuvre à sa guise, et, oubliant trop que ces peuples ont rempli leurs destinées, on voudrait qu'ils s'inté- ressassent à la nôtre, et participassent en quelque manière aux misères du jour.

Je reproche aux vivants de manquer de discrétion, de même que je trouve que le savant historien abuse parfois du moment tragique, lorsque m'entraînant au bord du pré- cipice, il m'y arrête pour que j'écoute son système ; et je lui en veux de prolonger mon agonie.

Mais nV a-t-il pas une certaine grandeur à vouloir quitter les bornes étroites de notre existence particulière, pour embrasser du regard le développement universel ?

Grandeur d'emprunt, serais-je tenté de dire, grandeur toujours factice, dès qu'en étendant la vue, elle resserre l'âme et laisse l'homme petit et faible.

Je n'entends parler que siècles et époques ; tout est devenu mondial et universel. Ajoutez à cela que l'on ne procède que par catastrophes qui engloutissent le monde, et en font naître d'autres. Tout est à la synthèse et aux visions apocalyptiques, et je suis écrasé par les preuves que l'on me donne de ma petitesse dans le monde.

Mais me sera-t-il prouvé aussi qu'en apprenant à mépriser l'individu, la nouvelle génération ait acquis de ce fait, une grandeur réelle ? Ou n'est-ce pas plutôt qu'obsédée des

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visions d'un passe récent, elle ne serait pas encore revenue à la vie ?

C'est la guerre qui continue dans les âmes et les esprits. Au fond des conceptions historiques de leurs savants, il y a je ne sais quel besoin de manœuvrer les peuples, de ne compter les individus que par unités ; il y a en quelque sorte la brutalité du chiffre. Les esprits en sont encore à penser en masses et par masses. Ayant perdu le sens de ce qui est individuel et particulier, leur vue aisément embrassera les temps et les peuples. Mais c'est aussi pourquoi il est à craindre que se figurant voir les choses en grand, il leur arrive de ne les plus voir qu'en gros.

« Le bon sens consiste beaucoup à connaître les nuances des choses », nous dit Montesquieu. Or, ce bon sens se perd facilement, quand on s'habitue à ne voir tout que de loin, et en raccourci. C'est pourquoi je dirais volontiers à ces constructeurs de synthèses historiques, dont l'esprit semble être encore mal démobilisé, de réduire leurs mesures au niveau de la vie pacifique, qui rend l'individu à lui-même. Perchés sur une montagne, ils ont trouvé un bon observatoire pour voir évoluer des niasses. Mais il y a des choses qu'on ne voit bien qu'en, descendant dans la plaine, et je ne sais s'il ne faudrait leur souhaiter de rentrer peu à peu dans leurs villages, et d'y retrouver bientôt le sens des choses particu- lières, et la vie aux aspects multiples.

Mais une fois rentrés, retrouveront-ils les visions de jadis ? et, avant tout, se retrouveront-ils eux-mêmes ?

Gœthe ne croyait pas qu'une guerre, fùt-elle mondiale, pût exercer une infîuence bienfaisante sur les esprits. Selon lui, le renouveau qu'elle produit en pensée et en poésie, par le fait d'intensifier et d'étendre les visions, garde toujours quelque chose d'artificiel, qui fausse l'intuition artistique et

NOTES 80 1

en tarit les sources. « Les événements d'aujourd'hui, dit-il en parlant à Eckermann, ont stimulé le vouloir plutôt que l'esprit, l'esprit politique plutôt que l'esprit artistique, et par contre, toute naïveté s'est perdue et tout rapport direct avec le monde sensible. » Gœthe, s'il avait vécu de notre temps, n'aurait, je le suppose, trouvé aucune raison de modifier son jugement. C'est le : je veux, qui en ce moment est au com- mencement de toute production artistique et une conviction bien arrêtée précède et dirige l'inspiration. Avant de se mettre à l'œuvre, l'artiste, ce me semble, se met en posture, bien décidé à ne s'abandonner qu'à ce qu'il croit légitime. Il attend de pied ferme ombres et visions, il donnera accès aux unes, il chassera les autres, puis, convaincu d'avoir édifié un monde selon les règles, il jouira, dans ses extases mêmes, du sentiment d'avoir raison, et de s'être acquitté de ses devoirs d'homme moderne.

Car tout est en ce moment : avoir raison ou avoir tort, suivre son temps ou ne pas le suivre. A-t-on raison de peindre comme cela, a-t-on tort ? En cultivant telle forme d'expression poétique est-on de son temps, ne l'est-on pas ? L'œuvre d'art présente une intention plutôt qu'une réalité, une exhortation à quelque chose plutôt que la vision de quelque chose. Au fond ces poètes et artistes sont des mora- listes. En m'en retournant de chez eux, je fais mon examen de conscience : j'ai trop badiné jusqu'ici, et j'ai trop aimé le xviiie siècle ; j'ai bien d'autres fautes à me reprocher, comme par exemple de n'avoir pas changé de grammaire et de syntaxe. Il faudra que je me convertisse ; autrement je ne serai jamais qu'un mauvais contemporain, un entant égaré qui n'est pas de son siècle.

Poètes et artistes, en elfet, se bornent rarement à dire : je veux. C'est : nous voulons, qu'il faut entendre : volonté collective et partant impérative, qui s'impose au nom d'une époque dont il faut être, par droit et devoir de naissance.

802 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais avant d'analyser plus à fond les caractères intrin- sèques de la volonté de ces maîtres, qui commandent au nom de l'histoire, autorité suprême de nos jours, disons quelques mots pour préciser ce qu'ils veulent, et nous disent vouloir.

La crise artistique et littéraire d'aujourd'hui ressemble à toutes les crises de ce genre. Périodiquement l'art se révolte contre l'art, la littérature contre la littérature. L'art alors s'accuse de mensonge, et la littérature se méprise parce que littérature. L'artiste et le poète, dans ces moments, semblent reprocher à leur art de n'être que de l'art, et aux images de n'être que des ombres. C'est une tension entre l'art et la vie, tension tout intérieure, bien entendu, car il ne s'agit toujours que de différences entre ce que l'artiste éprouve, et les moyens dont l'art dispose pour le rendre. On cher- chera donc à éliminer tout ce qui s'interpose entre i'urtis.te et l'œuvre de ses visions. C'est Fart direct que l'on veut, l'art qui ferait retour à l'àme, dont il s'est éloigné, en sui- vant les voies détournées que les conventions et les bien- séances lui ont tracées ou bien, et c'est la théorie du jour en se laissant guider par les vues d'une réalité qui n'est pas la sienne, la réalité des choses extérieures. On cherchera donc à raccourcir la voie qui sépare les visions de 1 amc et les images de l'art, et l'on goûtera d'une liberté nouvelle, du moment l'on pourra sans réserve et sans s'imposer de contrainte, s'abandonner aux inspirations. L'art semblera plus vrai, parce qu'exprimant sans ambages et sans détours ce qui se passe dans l'âme de l'artiste, il sera censé être plus près de la vie.

Je me bornerai ici à ces quelques indications sur les carac- tères de l'art moderne, qui, à tout prendre, ne sont ni parti- culiers à notre époque, ni à l'Allemagne, pour en venir à ce qui plus particulièrement fait le fond de visions et d'émo- tions, que littérature et art cherchent à exprimer en ce moment.

NOTES 803

La crise de l'art se complique ici d'une crise de sentiment, laquelle n'est pas du domaine de l'imagination. Cette ânx; qui recherche l'expression immédiate de ce qu'elle vit et de ce qu'elle sent, c'est une âme en peine et qui veut dire ses souffrances. Mais ce n'est pas par gestes pathétiques qu'elle essaiera de les rendre. Le tragique s'exprime parfois mieux par grimaces et contorsions que par mots profonds et rythmes sonores. C'est ce que n'ignorent pas nos artistes et poètes, qui ont d'ailleurs subi l'influence de l'art japonais. Ils rechercheront donc le grotesque de préférence au pathé- tique, pour exprimer la désespérance et le morne abatte- ment. Je ne ferai aucune difficulté pour reconnaître que je préfère leur façon de se communiquer, aux manières des pédants savants qui diluent la tragédie, et aux paroles onc- tueuses de ceux qui la mettent en formules édifiantes. Mais je dirai aussi que la génération est mal préparée à la trao[édie.

Avant la guerre, vie et littérature tendaient de plus en plus à éliminer de la conscience les éléments tragiques. L'état réglé des choses produisait une certaine sécurité, qui, de l'extérieur, (rainait l'intérieur. Nous n'avons connu alors qu'un grand poète tragique, et ce fut le suédois Strindberg. Il fut peu compris avant la guerre, mais la génération pré- sente retrouve dans ses œuvres les visions d'un enfer, dont les expériences récentes ont révéla l'existence. Sera-ce donc Strindberg qui donnera aux poètes et aux artistes le sens du tragique ? Sera-ce lui le prophète de cette génération ? J'hésite à le croire, du moins je ne crois pas qu'il puisse jouer ce rôle en ce moment. Chez Strindberg c'est la tragédie de l'individu qui a souffert en son âme et en sa chair, et qui de ses souff"rances a su composer une tragédie humaine. La tragédie par contre qui se joue en ce moment ici, est encore trop chargée de faits et de dates, elle est encore trop liisto- rique, en un certain sens, pour pouvoir être humaine, et

804 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

puis, étant venue du dehors plutôt que du dedans, le moi tragique lui fait défaut.

En effet, si les événements, certes, sont tragiques, les personnages, à généralement parler, ne le sont guère. Aussi a-t-on souvent l'impression d'une tragédie jouée par des acteurs fort médiocres. Je vous ai déjà parlé du pédant tragique qui manque son effet par de trop longs discours. Il y a aussi ceux qui trop aisément confondent leurs misères personnelles avec le drame universel, et, de ce fait, rédui- sent la grande tragédie aux proportions d'une comédie lar- moyante et bourgeoise. Il y a enfin la grande masse anonyme composée de ceux qui n'ont qu'un rôle effacé à jouer ; et ce sont peut-être eux, les figurants de la grande tragédie, qui par mines et gestes expriment le mieux ce que les autres, en vain, cherchent à mettre en paroles. Mais il semble dif- ficile de ne composer une tragédie que de figurants, et on est, qu'on le veuille ou non, à la recherche de l'individu.

Or, c'est précisément ici que nous touchons au grand problème, qui semble se poser pour la vie intellectuelle en Allemagne. L'intellectuel allemand, je parle de la jeunesse a été brusquement tiré du refuge qu'il s'était créé en lui-même, et lorsqu'il a voulu y revenir, il a trouvé la porte close. Resté au dehors il s'est mis en quête de ceux qui, comme lui, erraient sur les grand'routes, et vous ne voyez plus que bandes et groupes vous étiez accoutumé à trouver des individus.

Toutefois ne croyez pas que l'individu ait volontairement abdiqué sa personnalité. Il cherche, au contraire, dans le groupe, ce qu'il ne peut trouver en lui-même, et se mettant d'accord avec les autres, il se croit original. Mais si par ses cris et gestes il nous démontre qu'il n'est pas comme les autres, il ne saurait nous convaincre qu'il sait être lui-même ; à travers les cris dissonants et les gestes incohérents par lesquels il cherche à prouver son originalité aux autres et à

NOTES 805

lui-même, on sent la détresse de l'homme qui a perdu son moi.

La grande victime de la guerre ici, c'est l'individu. Je m'imagine parfois que, revenus de la guerre, beaucoup d'entre eux essayèrent d'abord de vivre de la vie personnelle de jadis. Ils allaient enfin retrouver leur moi, et les senti- ments nuancés qu'ils avaient connus autrefois.

Mais rentrés chez eux, ils se sentirent étrangement dépaysés. Ayant perdu l'habitude du silence, du colloque intime et d'une vie fondée sur la durée individuelle, ils ne savaient plus écouter leur âme qui semblait être devenue muette.

Faut-il voir en cet homme qui a perdu son moi, le proto- type de la génération présente ? Ou n est-ce qu'une apos- tasie passagère, et l'âme reviendra-t-elle un jour de son exil pour se retrouver plus riche et plus humaine qu'avant ? Tout le problème sur lequel repose l'avenir de la vie de l'esprit en Allemagne est là. Nous n'avons voulu aujour- d'hui que signaler la crise par laquelle passe l'Allemagne intellectuelle, et nous nous réservons d'en noter, au fur et à mesure de leur développement, les diverses phases.

BERN.\RD GRŒTHUYSEN

LES REVUES

LE GÉNIE MÊME NE SUFFIT PAS

Jules Romains remarque, dans la Rekaissakce (14 août), que le mépris systématique le xix* siècle a tenu les doc- trines est en grande partie responsable du désordre actuel. Il a certes raison. L'on voudrait seulement qu'il eût raison avec plus de peine. La question vaut d'être traitée, et par Jules Romains. Elle est du moins abordée ici, et délimitée avec bon sens :

So6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mépris des théories, ou, ce q.ui revient au même, tlaéories ten- dant à établir qu'il n'en faut point, théories anti-théoriques. Q.ue poiivait-il sortir de ?

D'abord, chez les directeurs du goût public, chez les critiques, une sorte d'éclectisme, plus ou moins altéré par les antipathies per- sonnelles, par les caprices de l'humeur. En principe, tout est légi- time, toutes les tendances se valent... Une telle anarchie garde, chez le critique, de l'élégance. Avec du talent, elle peut être fort agréable. Mais elle a son reflet dans l'esprit public, et plus on s'en- fonce dans la profondeur du public, plus le reflet y devient difforme.

A quelque distance de« foyers de culture, le spectacle du désor- dre mental prend un caractère inquiétant et pour ainsi dire vertigi- neux. Je ne sais s'il vous est arrivé de lire avec assez de recueil- lement ces correspondances entre abonnées que les journaux de modes ont imaginé d'accueillir, et qui permettent à des milliers de femmes d'échanger leurs avis sur toute espèce de sujets. J'y ai, quant à moi, consacré de longues heures. J'en suis sorti, chaque fois, plein de tristesse et tenant le cas de notre époque pour déses- péré. Quels abîmes d'éclectisme ! Et comme on préférerait des cer- velles bornées et ignorantes à ces cervelles mal instruites qui ne savent plus ni choisir ni rejeter. Pascal, Lamartine et l'auteur de Phi-Phi sont célébrés du même ton, associés dans une même liste d'élus, conseillés pour l'apaisement des mêmes besoins de l'âme ; et cela sans malice, sans soupçon d'ironie, avec une tranquille inconvenance.

« *

LA MÉCHANTE, ÉLOGE DE LA POLYGAMIE, COMME LE VENT.

Ce sont des essais récents portraits, réflexions ou fan- taisise d'Eiigène Marsan. L'un a paru dans les Ecrits NOUVEAUX (Juillet), l'autre dans le Divan (Janvier-Février), le troisième dans Pour le Plaisir (15 Juillet). Ils ont tous trois le même charme : tendresse et sensualité mêlées ou bien distinctes, cependant en tous cas sévèrement mesurées.

LES REVUES SgJ

Vous laissez le beau linge blanc aux belles femmes : vous ne mettez sur vous que des toiles d'araignée, bleues, vertes, roses, et si bizarrement coupées que votre pantalon ne ressemble à rien.

L'on vous décou\Tirait trop au travers s'il n'v en avait tant que vous superposez exprès, sachant que votre forme a moins de pou- voir, imparfaite, que leur légèreté et leur chaleur.

Vous ne laissez pas voir beaucoup plus que vos bras et votre épaule, mais l'on ne sait plus jusqu'où monte la soie de vos deux- bas.

Si vous versez une mortelle douceur dans toutes les veines, une à une, votre tête n'est pourtant rien. Qu'une ombre. La gouache d'un éventail.

J'étais, il 3' a cinq ou six ans, dans une grande ville de Lombardie, à la fin de l'été. Je m'étais pris d'amitié pour l'une de ces esclaves bénévoles que je voyais dans la plus belle salle du monde au plafond voûté et très bien peint. J'aimais à m'y trouver à la fin de l'après- midi. Les. hautes persiennes vertes à jalousies mettaient aux murs couleur de pourpre une grille d'or. Le mobilier était d'ébèue et de damas rouge ; ce Louis XV du Second Empire entremêlé de poufs avait vu des ambassadeurs et des princes... Mon amie s'appelait donc Florence. Elle ressemblait à votre Polaire et même elle en tirait vanité, lorsqu'elle cédait à un idéal cosmopolite. Mais elle avait une beauté plus étoffée. Je n'étais pas sans avoir remarqué chez elle quelque chose que je n'avais pas la fatuité de préciser. Il arriva qu'un jour elle ne demeura plus maîtresse de cacher son trouble : et cette fois je voulus savoir. Première réponse : un haus- sement d'épaules. J'insistai, ce que je regrette à présent puisque je blessais certainenaent ce cœur où, malgré tout, la pudeur s'était réservé un dernier refuge, le silence. L'on me répondit à la fin, en levant toujours les belles épaules : « Pw Iroppo ! » C'est-à-dire :

« Il n'est que trop vrai ! »

*

Lorsque l'homme remet son manteau, celle qu'il a choisie et qu'il va quitter, dit son nom... Quoi donc ? A-t-elle espoir que cet éphémère lui revienne ? Veut-elle manifester qu'elle existe aussi, et ne pas demeurer dans votre mémoire une figure anonyme ? Il se

8o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

peut que son partenaire ne la regarde déjà plus et même qu'il la haïsse, ce que je tiens pour une vilenie. Si vous revenez jamais, elle sait que le caprice vous mène. Ou bien elle sera partie... Hlle dit pourtant ce nom, qu'on ne lui demande pas toujours : par habi- tude et civilité...

Le dessin que j'ai vu sur un mur représentait un Adam et une Eve, debout.

Les sentiments d'Eve auraient demandé un art impossible, le génie du Guide, qui avait au dire de Stendhal cent manières de faire regarder le ciel par deux beaux yeux. L'on s'en était tiré par un trait de génie. L'on avait mis à la jeune fille une queue diablo- tine et qui semblait bouger.

MEMENTO

Edmond Pilon raconte, dans la Revue des Deux-Mondes (i" Juillet) :

Descôteaux est cet original dont La Bruyère s'est servi pour peindre son amateur de tulipes. Vous savez, le fameux pass.ige : Lefieiiriste a un jardin dans le faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher ; vous le voye:^ planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes. Eh bien ! cet homme singulier, debout au milieu d'un parterre diapré de belles fleurs, qui sourit et fait l'entendu, c'est Descôteaux le joueur de flûte, le •même qui, dans la société de Chapelle, fréquenta che2 les quatre amis.

Nous voici donc en compagnie des quatre amis :

La Bruyère, enveloppé de son manteau, afl^ectant cet air grave et méditatif, pesant et « un peu soldat » qu'on lui a reproché, écoute le

flûtiste....

«

A cinq ou six pas en arrière, venaient Gâches et La Fontaine. Gâches était cet ami que La 1-ontaine, bien trop timide et nonchalant pour se souvenir de ses propres vers, conduisait avec lui à dessein de lui faire réciter des fables à sa place.

L'on cause : Une saillie de Boileau fit, à ce moment, bien rire ces Messieurs ; c'est

MEMENTO 809

quand il rapporta qu ayant cté une fois à la campagne chez Barbin, le fameux libraire, celui-ci l'avait conduit, après le repas, dans un jardin atte- nant à la maison mais si ridiculement petit qu'il semblait qu'on y étouffât. Et, comme l'auteur des Epîtres n'avait eu, aussitôt parvenu dans cet endroit, que l'idée de s'enfuir pour appeler son cocher et rentrer en ville, Barbin lui avait demandé avec surprise il allait. « Je vais à Paris prendre l'air », avait répondu Boile.iu que l'exiguïté de ce petit domaine avait offensé.

Dans la Revue Mondiale du i^'' Octobre M. C. Marx donne une excellente étude sur Un rénovateur du roman : Marcel Proust.

Etonnante rencontre chez un seul être d'une sensibilité, d'une imagina- tion, d'une mémoire sans égales ! Si singulièrement fondues, ces trois facultés n'en sont plus qu'une : mémoire sensible, imagination de la sensi- bilité.? comment la nommer ? Grâce à sa vigilance, tout est sauvé de l'oubli. Et toujours par la magie du moindre détail : la rutilance d'une tarte aux cerises, l'emploi particulier d'un mot, quelques notes d'une sonate reconnue ou moins encore, une saveur, une odeur « portent sans fléchir l'édifice immense du souvenir ». Ce détail si heureusement retrouvé à tout instant par Marcel Proust, pour en sentir toute la valeur, il faudrait relire un roman de l'époque naturaliste (de préférence un médiocre, car les plus grands dépassent l'Ecole), l'opposer à la remarque terne, ennuyeuse, véri- dique et toujours superflue épinglée par la « mémoire volontaire ». La vie prise en notes au jour le jour, observée dans le but sacro-saint d'écrire, ne livra d'elle qu'un aspect extérieur et figé.

Proust, lui, respecte les grandes retouches, la lente mise au point inté- rieure. L'inutile s'efface du cliché. Seul subsiste ce qui atteignit la sensi- bilité et c'est l'imagination qui le réinvente et l'enrichit. Mieux goûtées qu'à l'heure tumultueuse de la réalité, les impressions s'inscrivent défini- tivement. Rien ne peut plus les affaiblir. Pour les exprimer, la variété d'analyses est si grande que ce n'est plus qu'un jeu de cueillir la mieux adaptée, la plus riche en correspondances.

Le Mercure de Fr.xnce (15 sept.) : Renaissance, par Adolphe Delemer.

MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

I.

BEAUX-ARTS.

MouRGUE et Chastel : Caricatures de Danseurs et de Danseuses à la mode (50 fr.) ; Editions du Bon Ton.

Rembrandt : Légendes religieuses. Prcf.nce d'ELiE Faure. 20 PI. (1.200 fr.) ; Crès.

André Salmon : Uart vivant (9 fr.) ; Crès.

II. LITTÉRATURE, ROMANS, THÉÂTRE,

Paul Adam : Le Lion d'Arras (6 fr. 75) ; Flammarion.

Henri Bachelin : Sous les Marron- viers en fleurs (^ fr.); Société litté- raire de France.

Léon Bloy : Lettres de jeunesse (30 fr.); Edouard-Joseph.

Paul Bourget : Anomalies (7 fr.) ; Plon-Nourrit.

Léon Deffoux et Emile Zavie : Le groupe de Médan (9 fr.) ; Payot.

René-Louis Doyon : Proses mys- tiques (24 fr.) ; La Connaissance.

Georges Duhamel : Elégies (120 fr.); Camille Bloch.

Edmond Fleg : Le Psaume de la Terre Promise ; Kundig.

René Ghil : Les Images du Monde, Dire dts Sangs (<y fr. 60); Figuière.

Luis de Gongora : Fable de Poly- phème et Galathce, traduite, et précédée d'une ode à Gongora^ par Marius André (8 fr.) ; Garnier.

J.-P. Jacobsen : Madame Marie Gruhbe {$ fr.); Leroux.

Jules Laforgue : Ennuis non ri- mes. Chroniques parisiennes, i88y (15 fr.) ; La Connaissance.

Pierre Loti : La mort de notre chère France en Orient (6 fr, 75) ; Calmann-Lévy.

François Mauriac : La Chair et le Sang (6 fr.) ; Emile-Paul.

Charles Maurras : Le Conseil de Dante (5 fr.) ; Nouvelle Librairie Nationale.

Robert de Montesquiou : Les Dé- lices de Capharnaiim (7 fr.) ; Emile-Paul.

Henry de Montherlant : La Relève du matin (6 fr.) ; Société littéraire de France.

Romain Rolland : Clérambault, bis- toire d'une conscience libre pendant la guerre (8 fr.) ; Ollendorff.

Sainte-Beuve : Madame de Pontivy- Christel, Le Clou d'or, La Pendule (2 vol., 20 fr.) ; Société Littéraire de France.

Claude Tillier : Mon oncle Benjamin (20 fr.) ; La Connaissance.

Paul VALi-ry : Le Cimetière marin (12 fr.) ; Emile-Paul.

Emile Verhaeren : Le Cloître (250 fr.) ; La Connaissance.

LE GERANT : GASTON GALLIMARD. ABBEVILLE. IMPRIMERIE F, PAILLART.

SI LE GRAIN NE MEURT...

FRAGMENTS

V

C'est sur la côte d'Azur que nous achevâmes de passer l'hiver. Anna nous avait accompagnés. Une fâcheuse inspiration nous arrêta d'abord à Hyères, la campagne est d'accès difficile, la mer, que nous espé- rions toute proche, n'apparaissait au loin, par delà les cultures maraîchères, que comme un mirage décevant ; le séjour nous y parut mortel ; de plus Anna et moi y tombâmes malades. Un certain docteur dont le nom me reviendra demain, spécialiste pour enfants, persuada ma mère que tous mes malaises, nerveux ou autres, étaient dus à des fiatuosités ; en m'auscultant il décou- vrit à mon abdomen des cavités inquiétantes et une dis- position à enfler ; même il désigna magistralement le

I. Voir la Nouvelle Revue Française (i^r février, ler niars, i" mai et !«'' novembre 1920).

S2

8l2 LA NOUVELLE REVUÈ FRANÇAISE

repli d'intestin se formaient les vapeurs peccantes et prescrivit le port d'une ceinture orthopédique de cent , cinquante francs, à commander chez son cousin le ban- dagiste, pour prévenir mon ballonnement. J'ai porté quelque temps, il me souvient, cet appareil ridicule qui gênait tous mes mouvements et avait d'autant plus de mal à me comprimer le ventre que j'étais maigre comme un clou.

Les palmiers d'Hyères ne me ravirent point tant que les eucalyptus en fleurs. Au premier que je vis, j'eus un transport ; j'étais seul ; il me fallut courir aussitôt annoncer l'événement à ma mère et à Anna, et comme je n'avais pu rapporter la moindre brindille, les frondai- sons fleuries restant hors de prise, je n'eus de cesse que je ne les eusse amenées toutes deux au pied de l'arbre de merveilles. Anna dit alors :

C'est un eucalyptus ; un arbre importé d'Australie. Et elle me fit observer le port des feuilles, la disposi- tion des ramures, la chute del'écorce...

Un chariot passa ; un gamin haut perché sur des sacs cueillit et nous jeta un rameau couvert de ces fleurs bizarres qu'il me tardait d'examiner de près. Les boutons couleur vert-de-gris, que couvrait une sorte de pruine résineuse, avaient l'aspect de petites cassolettes fermées ; on aurait cru des graines, n'eût été leur fraîcheur ; et soudain le couvercle d'une ces cassolettes cédait, sou- levé par un bouillonnement d'étamines ; puis le cou- vercle tombait à terre, les étamines délivrées se dispo- saient en auréole ; de loin, dans le fouillis des feuilles coupantes, oblongues et retombées, cette blanche fleur sans pétales semblait une anémone de mer.

SI LE GRAIN NE MEURT... 813

La première rencontre avec l'eucalyptus et la décou- verte, dans les haies qui bordaient les chemins vers Costebelle, d'un petit arum à capuchon, furent les évé- nements de ce séjour.

Pendant que nous nous morfondions à Hyères, maman, qui ne prenait pas son parti de notre déconvenue, pous- sait une exploration par delà TEsterel, revenait éblouie, et nous emmenait à Cannes le jour suivant. Si médio- crement installés que nous fussions, près de la gare, dans le quartier le moins agréable de la ville, j'ai gardé de Cannes un souvenir enchanté. Aucun hôtel et pres- que aucune villa ne s'élevait encore dans la direction de Grasse ; la route du Cannet circulait à travers les bois d'oliviers ; finissait la ville, la campagne aussitôt commençait ; à l'ombre des oliviers, narcisses, ané- mones, tulipes croissaient en abondance ; à profusion dès que l'on s'éloignait.

Mais c'est principalement une autre flore qui recevait le tribut de mon admiration ; je veux parler de la sous- marine, que je pouvais contempler une ou deux fois par semaine, quand Marie m'emmenait promener aux îles de Lerins. Il n'était pas besoin de s'écarter beaucoup du débarcadère, à Sainte-Marguerite nous allions de préférence, pour trouver, à l'abri du ressac, des criques profondes que l'érosion du roc divisait en multiples bassins. Là, coquillages, algues, madrépores déployaient leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le premier coup d'œil était un ravissement ; mais le passant n'avait rien vu, qui s'en tenait à ce premier regard : pour peu que je demeurasse immobile, penché comme Nar- cisse au-dessus de la surface des eaux, j'admirais lente-

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ment ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se mettait à respirer, à palpiter, le roc même semblait prendre vie et ce qu'on avait cru inerte commençait crain- tivement à se mouvoir ; des êtres translucides, bizarres, aux allures fantasques surgissaient d'entre, le lacis des algues; l'eau se peuplait; le sable clair qui tapissait le fond, par places, s'agitait, et tout au bout de tubes ter- nes, qu'on eût pris pour de vieilles tiges de jonc, on voyait une frêle corolle, peureuse encore un peu, par petits soubresauts s'épanouir.

Tandis que Marie lisait ou tricotait non loin, je res- tais ainsi durant des heures, sans souci du soleil, con- templant inlassablement le lent travail rotatoire d'un oursin pour se creuser une alvéole, les changements de couleur d'une pieuvre, les tâtonnements ambulatoires d'une actinie, et des chasses, des poursuites, des embus- cades, un tas de drames mystérieux qui me disaient battre le cœur. Je me relevais d'ordinaire avec un mal de tête fou. Comment eût-il été question de travail ?

Durant tout cet hiver, je n'ai pas souvenir d'avoir ouvert un livre, écrit une lettre, appris une leçon. Mon esprit restait en vacances aussi complètement que mon corps. Il mie paraît aujourd'hui que ma mère aurait pu profiter de ce temps pour me fiiire apprendre l'anglais par exemple ; mais c'était une langue que mes parents se réservaient pour dire devant moi ce que je ne devais pas comprendre ; de plus j'étais si maladroit à me servir du peu d'allemand que Marie m'avait appris, que l'on jugeait prudent de ne pas m'embarrasser davantage. Il y avait bien dans le salon un piano, fort médiocre mais

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sur lequel j'aurais pu m'exercer un peu chaque jour ; hélas ! n'avait-on pas recommandé à ma mère d'éviter soigneusement tout ce qui m'eût coûté quelque effort ?... J'enrage^ comme Monsieur Jourdain, à rêver au virtuose qu'aujourd'hui je pourrais être si seulement, en ce temps, j'eusse été quelque peu poussé.

De retour à Paris, au début du printemps, maman se mit en quête d'un nouvel appartement, car il avait été reconnu que celui de la rue de Tournon ne pouvait plus nous convenir. Evidemment, pensais-je au souvenir du sordide logement garni de Montpellier, évidemment la mort de papa entraîne l'effondrement de notre fortune ; et de toute manière cet appartement de la rue de Tout- non est désormais beaucoup trop vaste pour nous deux. Qui sait de quoi ma mère et moi allons devoir nous contenter ?

Mon inquiétude fut de courte durée. J'entendis bien- tôt ma tante Démarest et ma mère débattre des ques- tions de loyer, de quartier, d'étage et il n'y paraissait pas du tout que notre train de vie fût sur le point de se réduire. Depuis la mort de papa, ma tante Claire avait pris ascendant sur ma mère. Elle lui disait sur un ton tranchant et avec une moue qui lui était particulière :

Oui, l'étage, passe encore. Avec un ascenseur on peut consentir à monter. Mais, quant à l'autre point, non, Juliette. Je dirai même : absolument pas. Et elle faisait du plat de la. main un petit geste en biais, net et péremptoire qui mettait fin à la discussion.

Cet « autre point », c'était la porte cochère. Il pouvait paraître à l'esprit d'un enfant que, ne recevant guère et

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ne roulant point carrosse nous-mêmes, la porte cochère était chose dont on eût pu peut-être se passer. Mais l'en- fant que j'étais n'avait pas voix au chapitre ; et du reste que pouvait-on trouver à répliquer, après que ma tante avait déclaré :

Ce n'est pas une question de commodité, mais de décence.

Puis, voyant que ma mère se taisait, elle reprenait plus doucement, mais d'une manière plus pressante.

Tu te le dois ; tu le dois à ton fils.

Puis, très vite et comme par-dessus le marché :

D'ailleurs, c'est bien simple, si tu n'as pas de porte cochère, je peux te nommer déjà ceux qui renonceront à te voir.

Et elle énumérait aussitôt de quoi faire frémir ma mère. Mais celle-ci regardait sa sœur, souriait d'un air un peu triste et disait presque tendrement :

Et toi, Claire, tu cesserais aussi de venir ?

Sur quoi ma tante reprenait sa broderie en pinçant les lèvres.

Ces conversations n'avaient lieu que quand Albert n'était pas là. Albert certainement manquait d'usages. Ma mère l'écoutait pourtant volontiers, se souvenant d'avoir été d'esprit frondeur ; mais ma tante préférait qu'il ne donnât pas son avis.

Bref, le nouvel appartement choisi se trouva être sen- siblement plus grand, plus beau, plus agréable et plus luxueux que l'ancien. J'en réserve la. description.

Avant de quitter celui de la rue de Tournon, je regarde une dernière fois tout le passé qui s'y rattache et relis ce que j'en ai écrit. Il m'apparaît que j'ai obscurci à

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l'excès les ténèbres patientait mon enfance ; c'est-à- dire que je n'ai pas su parler de deux éclairs, deux sur- sauts étranges qui secouèrent un instant ma nuit. Les eussé-je racontés plus tôt, à la place qu'il eût fallu pour respecter l'ordre chronologique, sans doute se fût expli- qué mieux le bouleversement de tout mon être, ce soir d'automne, rue de L..,, au contact d'une nouvelle réalité.

Oui, ces deux menus faits sont bien du même ordre que ce troisième ; on dirait qu'ils l'ont préparé, et sans doute est-il maladroit de ne les raconter qu'ensuite ; mais parmi les puérilités avoisinantes, je ne savais ; à présent il est plus aisé... Le premier me reporte loin en arrière ; je voudrais préciser Tannée ; mais tout ce que je puis dire, c'est que mon père vivait encore. Nous étions à table ; Anna déjeunait avec nous. Mes parents étaient tristes parce qu'ils avaient appris dans la matinée la mort d'un petit enfant de quatre ans, fils de nos cousins Widmer ; je ne connaissais pas encore la nou- velle, mais je la compris à quelques mots que ma mère dit à Nana. Je n'avais vu que deux ou trois fois le petit Emile Widmer et n'avais point ressenti pour lui de sympathie bien particulière ; mais je n'eus pas plus tôt compris qu'il était mort, qu'un océan de chagrin déferla soudain dans mon cœur. Maman me prit alors sur ses genoux et tâcha de calmer mes sanglots ; elle me dit que chacun de nous doit mourir ; que le petit Emile était au ciel il n'y a plus ni larmes ni souffrances, et tout ce que sa tendresse imaginait de plus consolant ; rien n'y fit, car ce n'était pas précisément la mort de mon petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne savais quoi,

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mais une angoisse indéfinissable et qu'il n'était pas étonnant que je ne pusse expliquer à ma mère, puis- qu'encore aujourd'hui je ne la puis expliquer davantage. Si ridicule que cela doive paraître à certains, je dirai pourtant que, plus tard, en lisant certaines pages de Schopenhauer, il me sembla tout à coup la reconnaître. Oui vraiment^ pour les comprendre, c'est le souvenir de mon premier schaadern à l'annonce de cette mort que, malgré moi et tout irrésistiblement, j'évoquai.

Le second tressaillement est plus bizarre encore : c'était quelques années plus tard, peu après la mort de mon père, c'est-à-dire que je devais avoir onze ans. La scène de nouveau se passa à table, pendant un repas du matin; mais, cette fois, ma mère et moi nous étions seuls. J'avais été en classe ce matin-là. Que s'était-il passé ? Rien peut-être... Alors pourquoi tout à coup me décom- posai-je et, me jetant entre les bras de maman, sanglotant, convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable, la même exactement que lors de la mort de mon petit cousin ? On eût dit que brusquement s'ouvrait l'écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s'engouffrait démesurément dans mon cœur ; j'étais moins triste qu'épouvanté ; mais com- ment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à travers mes sanglots, que ces confuses paroles que je répétais avec désespoir : .

Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres !

Deux autres souvenirs se rattachent encore à l'appar- tement de la rue de Tournon : il faut vite que je les dise

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avant de déménager : je m'étais fait donner pour mes étrennes le gros livre de chimie de Troost : ce fut ma tante Lucile qui me l'offrit ; ma tante Claire, à qui je l'avais d'abord demandé, trouvait ridicule de me faire cadeau d'un livre de classe ; mais je criai si fort qu'au- cun autre livre ne pouvait me fiiire plus de plaisir, que ma tante Lucile accéda. Elle avait ce bon esprit de s'inquiéter, pour me contenter, de mes goûts plus que des siens propres, et c'est à elle que je dus également, quelques années plus tard, la collection des Lundis de Sainte-Beuve, puis la Comédie Humaine de Balzac... Mais je' reviens à la chimie.

Je n'avais encore que treize ans, mais je proteste qu'aucun étudiant jamais ne plongea dans ce livre avec plus d'avidité que je ne fis. Il va sans dire, toutefois, qu'une partie de l'intérêt que je prenais à cette lecture pendait aux expériences que je me proposais de tenter. Ma mère consentait à ce que cette office y servît, qui se trouvait à l'extrémité de notre appartement de la rue de Tournon, à côté de ma chambre, et j'élevais des cochons de Barbarie. C'est que j'installai un petit fourneau à alcool, des matras et des appareils. J'admire encore que ma mère m'ait laissé faire ; soit qu'elle ne se rendît pas nettement compte des risques que couraient les murs, le plancher et moi-même, ou peut-être estimant qu'il valait la peine de les courir s'il devait en sortir pour moi quelque profit, elle mita ma disposition, heb- domadairement, une somme assez ronde que j'allais aussitôt dépenser place de la Sorbonne ou rue de l'An- cienne Comédie en cornues, éprouvettes, sels, métal- loïdes et métaux acides enfin, dont certains je

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m'étonne aujourd'hui qu'on consentît à me les vendre ; mais sans doute le commis qui me servait me prenait-il pour un simple commissionnaire. Il arriva nécessaire- ment qu'un beau matin le récipient dans lequel je fabriquais de l'hydrogène m'éclata au nez. C'était, il m'en souvient, l'expérience dite de « l'harmonica chi- mique » qui se fait avec le concours d'un verre de lampe... La production de l'hydrogène était parfaite; j'avais assujetti le tube effilé par le gaz devait sortir, que je m'apprêtais à enflammer ; d'une main je tenais l'allumette et de l'autre le verre de lampe dans le corps duquel la flamme avait mission de se mettre à chanter ; mais je n'eus pas plus tôt approché l'allumette, que la flamme, envahissant l'intérieur de l'appareil, projeta au diable verre^ tubes et bouchons. Au bruit de l'explosion les cochons de Barbarie avaient fait en hauteur un bond absolument extraordinaire et le verre de lampe m'était échappé des mains. Je compris en tremblant que, pour peu que le récipient eût été plus solidement bouché, le verre même m'eût éclaté au visage, et ceci me rendit plus réservé dans mes rapports avec les gaz. A partir de ce jour, je lus ma chimie d'un autre œil. Comme Dieu départ les justes et les injustes, je désignai d'un crayon rouge les corps tranquilles, ceux avec lesquels il y avait plaisir à commercer, d'un crayon bleu tous ceux qui se comportent d'une façon douteuse ou terrible.

Il m'est arrivé ces temps derniers d'ouvrir un livre de chimie de mes jeunes nièces. Je n'y reconnais plus rien ; tout est changé : formules, lois, classification des corps, et leurs noms, et leur place dans le livre, et jusqu'à leurs propriétés... Moi qui les avais cru si fidèles! Mes nièces

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s'amusent de mon désarroi ; mais, devant ces boulever- sements, j'éprouve une secrète tristesse, comme lors- qu'on retrouve pères de famille d'anciens amis qu'on imaginait devoir toujours rester garçons.

L'autre souvenir est celui d'une conversation avec Albert Démarest. Quand nous étions à Paris, il venait dîner chez nous une fois par semaine, accompagnant sa mère. Après dîner, ma tante Claire s'installait avec maman, devant une partie de cartes ou de jacquet ; Albert et moi nous nous mettions au piano, d'ordinaire. Mais, ce soir-là, la causerie l'emporta sur la musique. Qu'avais- je pu "dire pendant le dîner, je ne sais plus, qui parut à Albert mériter d'être relevé ? Il n'en fit rien devant les autres et attendit que le repas fut achevé ; mais sitôt après, me prenant à part...

J'avais pour Albert, à cette époque déjà, une espèce d'adoration ; j'ai dit de quelle âme je pouvais boire ses paroles, surtout lorsqu'elles allaient à l'encontre de mon penchant naturel ; c'est aussi qu'il ne s'y opposait que rarement et que je le trouvais d'ordinaire extraordinaire- ment attentif à comprendre de moi précisément ce qui risquait d'être le moins bien compris par ma mère et par le reste de la famille. Albert était grand ; à la fois très fort et très doux ; ses moindres propos m'amu- saient inexprimablement, soit qu'il dît précisément ce que je n'osais point dire, soit même ce que je n'osais pas penser ; le son même de sa voix me ravissait. Il repré- sentait pour moi l'art, la liberté, la franchise. Je le savais vainqueur à tous les sports, à la nage et au canotage surtout ; et après avoir connu l'ivresse au grand air du bel épanouissement physique, la peinture, la musique et

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la poésie l'occupaient à présent tout entier. Mais ce soir- ce n'est de rien de tout cela que nous parlâmes. Ce soir, Albert m'expliqua ce que c'était que la patrie.

Certes sur ce sujet il me restait beaucoup à apprendre ; car ni mon père, ni ma mère, si bons Français qu'ils fussent, ne m'avaient inculqué le sentiment très net des frontières de nos terres ni de nos esprits. Je ne jurerais pas qu'ils l'eussent eux-mêmes ; et par tempérament naturel, disposé comme l'avait été mon père à attacher moins d'importance aux faits qu'aux idées, je raisonnais là-dessus, à treize ans, comme un idéologue, comme un enfant et comme un sot. J'avais déclarer pendant le dîner, qu'en 70 « si j'avais été la France » je ne me serais sûrement pas défendu ou quelque ànerie de ce genre ; et que du reste j'avais horreur de tout ce qui est militaire. C'est ce qu'Albert avait jugé nécessaire de relever.

Il le fît sans protestations, ni grandes phrases, mais simplement en me racontant l'invasion, et tous ses sou- venirs de soldat. Il me dit égale à la mienne son horreur de la force qui provoque, mais que pour cela même il aimait celle qui défend, et que la beauté du soldat venait de ce qu'il ne se défendait pas pour lui-même, mais bien pour protéger les faibles qu'il sentait menacés. Et tandis qu'il parlait, sa voix devenait plus grave et tremblait :

Alors tu penses qu'on peut de sang-froid laisser in- sulter ses parents, violer ses sœurs, piller son bien... ? et l'image de la guerre certainement passait devant ses yeux, que je voyais s'emplir de larmes bien que son visage fût dans l'ombre. Il était dans un f^iuteuil bas,

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tout près de la grande table de mon père sur laquelle j'étais juché, les jambes ballantes, un peu gêné par ses propos et d'être assis plus haut que lui. A l'autre extré- mité de la pièce, ma tante et ma mère travaillaient un grabuce ou un bczi£:ue avec Anna qui était venue dîner ce soir-là. Albert parlait à demi-voix, de manière à n'être pas entendu par ces dames ; après qu'il eût achevé de parler, je pris sa grosse main dans les miennes et demeurai sans rien dire, assurément plus ému par la beauté de son cœur que convaincu par ses raisons. Du moins devais-je me rappeler ses paroles, plus tard, lorsque je fus mieux éduqué pour les comprendre. Et pourtant je ne suis pas sûr, aujourd'hui, de lui donner pleinement raison.

L'idée de déménager m'exaltait immensément et l'amusement que jeme prom.ettaisde la mise en place des meubles ; mais ce déménagement s'effectua sans moi. A notre retour de Cannes, maman m'avait mis en pension chez un nouveau professeur ; ce dont elle espérait plus de profit pour moi, plus de tranquillité pour elle.

M. Richard, à qui je fus confié, avait eu le bon goût de se loger à Auteuil ; et peut-être maman m'avait-elle confié à lui, précisément parce qu'il habitait Auteuil. Il occupait, dans la rue Raynouard, au n^ 12 je crois, une maison vieillotte à deux étages, flanquée d'un jar- din pas très grand mais qui formait terrasse et d'où l'on dominait la moitié de Paris. Tout cela existe encore ; pour peu d'années sans doute, car le temps est loin une modeste famille de professeur choisissait la rue Raynouard pour des raisons d'économie. M. Richard ne

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donnait alors de leçons qu'à ses pensionnaires, c'est-à- dire qu'à moi et qu'à deux demoiselles anglaises qui, je crois, payaient surtout pour le bon air et la belle vue. M. Richard, à vrai dire, n'était pas professeur ; ce ne fut que plus tard, qu'ayant passé son agrégation, il obtint un cours d'allemand dans un lycée. C'est au pastorat qu'il se destinait d'abord et pour quoi il avait fait, je pense, d'assez bonnes études, car il n'était ni paresseux, ni sot ; puis des doutes ou des scrupules (les deux ensemble plus vraisemblablement) l'avaient arrêté sur le seuil de l'église. Il gardait de sa première vocation je ne sais quelle onction du regard et de la voix, qu'il avait naturellement pastorale, je veux dire propre à remuer les cœurs ; mais un sourire tempérait ses propos les plus austères, mi-triste et mi-amusé, et je crois presque involontaire, à quoi l'on comprenait qu'il ne se prenait pas lui-même bien au sérieux. Il avait toutes sortes de qualités, de vertus même, mais rien dans son person- nage ne paraissait ni tout à fait valide, ni solidement établi ; il était inconsistant, flâneur, prêt à blaguer les choses graves et à prendre au sérieux les fadaises défauts auxquels, si jeune que je fusse, je ne laissais pas. d'être sensible et que je jugeais en ce temps avec peut- être encore plus de sévérité qu'aujourd'hui. Je crois que sa belle-sœur, la veuve du général Bertrand, qui vivait avec nous rue Raynouard, n'avait pas pour lui beau- coup de considération ; et cela m'en donnait beaucoup pour elle. - Femme de grand bon sens et qui avait connu des temps meilleurs, il me paraît qu'elle était la seule personne raisonnable de la maison : avec cela beaucoup de cœur, mais ne le montrant qu'à la meilleure

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occasion. Madame Richard avait autant de cœur qu'elle sans doute ; même on eût dit qu'elle en avait davantage, car, de bon sens aucun, il n'y avait jamais que son cœur qui parlât. Celle-ci était de santé médiocre, maigre, au visage pâle et tiré ; très douce, elle s'effaçait sans cesse devant son mari, devant sa sœur, et c'est assurément pourquoi je n'ai conservé d'elle qu'un souvenir indistinct; tandis qu'au contraire. Madame Bertrand, solide, affirma- tive et décidée, a su graver ses traits dans ma mémoire. Je crois que tout le monde avait un peu peur d'elle, à commencer par M. Richard lui-même ; et c'est probable- ment pour cela que j'attachais plus de prix à son estime qu'à celle des autres hôtes de la maison. Elle avait une fille de quelques années plus jeune que moi, qu'elle tenait précautionneusement à l'écart de nous tous, et qui, à ce qu'il me semblait, souffrait un peu de l'excès d'autorité de sa mère. Yvonne Bertrand était délicate, chétive presque, et comme réduite par la discipline ; même quand on la voyait sourire, elle avait toujours l'air d'avoir pleuré. Je ne la voyais guère qu'aux repas.

Les Richard avaient deux enfants : une fillette de dix- huit mois, que je considérais avec stupeur depuis le jour où, dans le jardin, je lui avais vu manger de la terre, au grand amusement du petit Biaise, son frère, chargé de la surveiller, bien qu'il ne fût âgé lui-même que de cinq ans.

Tantôt seul, tantôt avec M. Richard, je travaillaisdans une petite orangerie, si j'ose appeler ainsi un appentis vitré, qui s'appuyait au mur aveugle d'une grande mai- son voisine, à l'extrémité du jardin.

A côté du pupitre je travaillais, végétait sur une planchette un glaïeul que je prétendais voir pousser.

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J'avais acheté Toignon au marché de Saint-Sulpice et l'avaiç mis en pot moi-même. Un glaive verdoyant avait bientôt surgi de terre, et sa croissance de jour en jour m'émerveillait ; pour la contrôler, j'avais fiché dans le pot une baguette blanche sur laquelle, chaque jour, j'inscrivais le progrès. J'avais calculé que la feuille gagnait trois cinquièmes de millimètre par» heure, ce qui tout de même, avec un peu de patience, devait être perceptible à l'œil nu. Or j'étais tourmenté de savoir par le développement se faisait. Mais j'en venais à croire que la plante donnait d'un coup toute sa poussée dans la nuit, car j'avais beau rester les yeux fixés sur la feuille... L'observation des souris était infiniment plus récompensante. Je n'étais pas depuis cinq minutes devant un livre ou devant mon glaïeul, que gentiment elles accouraient me distraire ; chaque jour je leur apportais des friandises, et je les avais enfin si bien rassurées qu'elles venaient grignoter les miettes sur la table même je travaillais. Elles n'étaient que deux ; mais je me persuadai que l'une des deux était pleine, de sorte que chaque matin, avec des battements de cœur j'espérais l'appauition des souriceaux. Il y avait un trou dans le mur; c'est qu'elles rentraient quand approchait M. Richard ; c'est qu'était leur nid ; c'était de que je m'attendais à voir sortir la portée ; et du coin de l'œil je guettais tandis que M. Richard me faisait réciter ma leçon ; naturellement je récitais fort mal ; à la fin M. Richard me demanda d'où venait que je paraissais si distrait. Jusqu'alors j'avais gardé le secret sur la pré- sence de mes compagnes. Ce jour-là je racontai tout. Je savais que les jeunes filles ont peur des souris ;

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j'admettais que les ménagères les craignissent ; mais M. Richard était un homme. Il parut vivement inté- ressé par mon récit. Il me fit lui montrer le trou, puis sortit sans rien dire, en me laissant perplexe. Quelques instants après je le vis revenir avec une bouillotte fumante. Je n'osais comprendre.

Qu'est-ce que vous apportez, Monsieur ?

De l'eau bouillante.

Pour quoi faire ?

Les échauder, vos sales bêtes.

Oh ! Monsieur Richard, je vous en prie 1 Je vous en supplie. Justement je crois qu'elles viennent d'avoir des petits...

Raison de plus.

Et c'est moi qui les avais livrées ! J'aurais lui demander d'abord s'il aimait les animaux... Pleurs, sup- phcations, rien n'y fit. Ah ! quel homme per\-ers ! Je crois qu'il ricanait en vidant sa bouillotte dans le trou du mur. Mais j'avais détourné les yeux.

J'eus du mal à lui pardonner. A vrai dire il parut un peu surpris ensuite, devant le grand chagrin que j'en avais ; il ne s'excusa pas précisément, mais je sentais percer un peu de confusion dans l'effort qu'il fiisait pour me démontrer à quel point j'étais ridicule, et que ces petits animaux étaient affreux, et qu'ils sentaient mauvais, et qu'ils faisaient beaucoupde mal ; surtout ils m'empêchaient de travailler. Et comme M. Richard n'était pas incapable de retour, il m'offrit, à quelque temps de là, en manière de réparation, tels animaux que je voudrais, mais qui du moins ne fussent pas nuisibles.

Ce fut une couple de tourterelles. Après tout, fut-ce

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bien lui qui me les ofFrit, ou simplement les toléra-t-il ? Mon ingrate mémoire abandonne ce point... On sus- pendit leur cage d'osier dans une volière aux grillages à demi-crevés qui faisait pendant à l'orangerie, et vivaient deux ou trois poules, piailleuses, coléreuses, stupides, qui ne m'intéressaient pas du tout.

Les premiers jours je fus chamié par le roucoulement de mes tourterelles ; je n'avais rien encore entendu de plus suave ; elles roucoulaient comme des sources, sans arrêt et tout le long du jour ; de délicieux, ce bruit devint exaspérant. Miss Elvin, l'une des deux pension- naires anglaises, à qui le roucoulis tapait particulièrement sur les nerfs, me persuada de leur donner un nid. Ce que je n'eus pas plus tôt fait, que la femelle se mit à pondre, et que les roucoulements s'espacèrent.

Elle pondit deux œufs ; c'est leur mesure ; mais comme je ne savais pas combien de temps elle les devait couver, j'entrais à tout propos dans le poulailler ; là, juché sur un vieil escabeau, je pouvais dominer le nid ; mais comme je ne voulais pas déranger la couveuse, j'atten- dais interminablement qu'elle voulût bien se soulever pour me laisser voir que les œufs n'étaient pas éclos.

Puis, un matin, dès avant d'entrer, je distinguai, sur le plancher de la cage, à hauteur de mon nez, des débris de coquilles à l'intérieur légèrement sanguinolent. Enfin ! Mais quand je voulus pénétrer dans la volière pour contempler les nouveau-nés, je m'aperçus à ma profonde stupeur que la porte en était fermée. Un petit cadenas la maintenait, que je reconnus pour celui que M. Richard avait été acheter avec moi l'avant-veille à un bazar du quartier.

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Ça vaut quelque chose ? avait-il demandé au marchand.

Monsieur, c'est aussi bon qu'un grand, lui avait-il été répondu.

Monsieur Richard et Madame Bertrand, exaspérés de me voir passer tant de temps auprès de mes oiseaux, avaient résolu d'y apporter obstacle ; ils m'annoncèrent au déjeuner qu'à partir de ce jour, le cadenas resterait mis, dont Madame Bertrand garderait la clef, et qu'elle ne me prêterait cette clef qu'une fois par jour, à quatre heures, à la récréation du goûter. Madame Bertrand arrivait à la rescousse chaque fois qu'il y avait lieu de prendre une initiative ou d'exercer une sanction. Elle parlait alors avec calme, douceur même, mais grande fermeté. En m'annonçant cette décision terrible, eUe souriait pres- que. Je me gardai de protester ; mais c'est que j'avais déjà mon idée : ces petits cadenas à bon marché ont tous des clefs semblables ; j'avais pu le constater l'au- tre jour tandis que M. Richard en choisissait un. Avec les quelques sous que j'entendais tinter dans ma poche.. . sitôt après le déjeuner, ra'échappant, je courus au bazar.

Je proteste qu'il n'y avait place en mon cœur pour aucun sentiment de révolte. Jamais, alors ou plus tard, je n'ai pris plaisir à frauder. Je prétendais jouer avec Madame Bertrand, non la jouer. Comment l'amusenïent que je me promettais de cette gaminerie put-il m'aveu- gler à ce point sur le caractère qu'elle risquait de prendre à ses yeux ? J'avais pour elle de l'affection, du respect, et même, je l'ai dit, j'étais particulièrement soucieux de son estime ; le peu d'humeur que peut-être je ressentais venait plutôt de ce qu'elle eût eu recours à

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cet empêchement matériel, alors qu'il eût suffi de faire appel à mon obéissance ; c'est aussi ce que je me proposais de lui faire sentir ; car, à bien considérer les choses, elle ne m'avait pas précisément défendu d'entrer dans la volière ; simplement elle y mettait obstacle, comme si... Eh bien ! nous allions lui montrer ce que valait son cadenas. Naturellement, pour entrer dans la cage, je ne me cacherais point d'elle ; si elle ne me voyait pas, ce ne serait plus amusant du tout ; j'attendrais pour ouvrir la porte qu'elle fût au salon, dont les fenêtres faisaient face à la volière (déjà je riais de sa surprise) et ensuite je lui tendrais la double clef en l'assurant de mon bon vouloir. C'est tout cela que je ruminais en revenant du bazar ; et qu'on ne cherche point de logique dans l'exposé de mes raisons ; je les présente en vrac, comme elles m'étaient venues et sans les ordonner davantage.

En entrant dans le poulailler, j'avais moins d'yeux pour mes tourterelles que pour Madame Bertrand ; je la savais dans le salon, dont je surveillais les fenêtres ; mais rien n'y paraissait ; on eût dit que c'était elle qui se cachait. Comme c'était manqué ! Je ne pouvais tout de même pas l'appeler. J'attendais ; j'attendais et il fallut bien à la fin se résigner à sortir. A peine si j'avais regardé la couvée, sans enlever ma clef du cadenas. Je retournai dans l'orangerie m'attendait une version de Quinte (Zurce et restai devant mon travail, vaguement inquiet et me demandant ce que j'aurais à faire, quand sonnerait l'heure du goûter.

Le petit Biaise vint me chercher quelques minutes avant quatre heures : sa tante désirait me parler. Madame Bertrand m'attendait dans le salon. Elle se leva quand

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j'entrai, évidemment pour m'impressionner davantage ; me laissa faire quelques pas vers elle, puis :

Je vois que je me suis trompée sur votre compte ; j'espérais que j'avais à faire à un honnête garçon... Vous avez cru que je ne vous voyais pas tout à l'heure...

Mais...

Vous regardiez vers la maison dans la crainte que...

Mais précisément c'est...

Non, je ne vous laisserai pas dire un mot. Ce que vous avez fait est très mal. D'où avez-vous eu cette clef?

Je...

; Je vous [défends de répondre. Savez-vous l'on met les gens qui forcent les serrures ? En prison. Je ne raconterai pas vos tromperies à votre mère, parce qu'elle en aurait trop de chagrin ; si vous aviez un peu plus songé à elle, jamais vous n'auriez osé faire cela.

Je me rendais compte, à mesure qu'elle parlait, qu'il me serait à tout jamais impossible d'éclairer pour elle les mobiles secrets de ma conduite ; et, à dire vrai, ces mobiles, je ne les distinguais plus bien moi-même ; à présent que l'excitation était retombée, mon espièglerie m'apparaissait sous un jour autre et je n'y voyais plus que sottise. Au demeurant, cette impuissance à me jus- tifier avait amené tout aussitôt une sorte de résignation dédaigneuse qui me permit d'essuyer sans rougir le sermon de Madame Bertrand. Je crois qu'après m'avoir défendu de parler, elle s'irritait à présent de mon silence, qui la forçait de continuer après qu'elle n'avait plus rien à dire. A défaut de voix, je chargeais mes yeux d'élo- quence :

Je n'y tiens plus du tout, à votre estime, lui disaient-

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ils ; dès l'instant que vous me jugez ma!, je cesse de vous considérer.

Et pour exagérer mon dédain, je m'abstins quinze jours durant d'aller visiter mes oiseaux. Le résultat fut excellent pour le travail.

M. Richard était bon professeur ; plus que le besoin de s'instruire, il avait le goût d'enseigner ; il s'y prenait avec douceur et avec une sorte d'enjouement qui faisait que ses leçons n'étaient pas ennuyeuses. Comme il me restait tout à apprendre, nous avions dressé un emploi du temps compliqué, mais que brouillaient sans cesse mes maux de tête persistants. Il faut dire aussi que mon esprit prenait facilement la tangente ; M. Richard m'y suivait, tant par crainte de me fatiguer que par goût naturel, et la leçon dégénérait en causerie. C'est l'in- convénient ordinaire des professeurs particuliers.

M. Richard avait du goût pour les lettres, mais n'était pas assez lettré pour que ce goût fût excellent. Il ne se cachait pas de moi pour bâiller devant les classi- ques ; force était de se soumettre aux programmes, mais il se remettait d'une analyse de Cinna en me lisant îcRoi s'amuse. Les apostrophes de Triboulet aux courtisans m'arrachaient des larmes ; avec des sanglots dans la voix je déclamais :

Oh ! voye^ ! Cette main, main qui n'a rien d'illustre. Main d'un homme du peuple, et d'un serf et d'un rustre, Cette main qui paraît désarmée aux rieurs Et qui n'a pas d'épée, a des ongles. Messieurs !

Ces vers dont aujourd'hui la soufflure m'est intoléra-

SI LE GRAIN NE MEURT... S^^

ble, à treize ans me paraissaient les plus beaux du monde, et autrement émus que le

Emhrassons-noiis, Cnina.

qu'on proposait à mon admiration. Je répétais après M. Richard la tirade fameuse du Marquis de Saint- Vallier:

Da72S votre Ht, tombeau de la vertu des femmes, Vous avei froidement, sous vos baisers infâmes Terni, Jîéiri, souillé, deshonoré, brisé, jPiane de Poitiers, Comtesse de Bre'ié.

Qu'on osât écrire ces choses, et en vers encore ! voici qui m'emplissait de stupeur lyrique. Car ce que j'admirais surtout en ces vers, c'était assurément la hardiesse. Le hardi, c'était de les lire à treize ans.

Devant mon émotion, et constatant que je rendais comme un violon, M. Richard résolut de soumettre ma sensibilité poétique à de plus rares épreuves. Il m'ap- porta les Blasphèmes de Richepin et les Névroses de Rol- linat, qui étaient à ce moment ses livres de chevet, et commença de me les lire. Bizarre enseignement !

Ce qui me permet de préciser la date de ces lectures, c'est le souvenir exact du lieu je les fis. M. Richard avec qui je travaillai trois ans, s'installa au centre de Paris l'hiver suivant ; le Roi s'amuse, les Névroses et les Blasphèmes ont pour décor la pttite orangerie de Passy.

M. Richard avait deux frères. Edmond, le puîné, était un grand jeune homme mince, distingué d'intelligence et de manières, que j'avais eu comme précepteur l'été précédent, en remplacement de Gallin le dadais. Depuis

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je ne Tai plus revu ; il était de santé délicate et ne pou- vait vivre à Paris. (J'ai récemment appris qu'il avait fait, depuis, une brillante carrière dans la banque.)

Je n'étais que depuis peu de temps rue Raynouard lorsqu'y vint habiter le second frère, Abel, qui n'avait que cinq ans de plus que moi. Il vivait précédemment à Guéret, chez une sœur dont je connaissais l'existence parce que, l'été passé, Edmond Richard avait parlé d'elle à ma mère ; c'est-à-dire que, répondant aux interroga- tions de ma mère qui, le soir de son arrivée à La Roque, s'informait affablement de ses proches, comme elle lui demandait :

Vous n'avez pas de soeurs, n'est-ce pas ?

Si, Madame, avait-il dit. Puis, en homme bien élevé trouvant son monosyllabe un peu bref, il ajoutait d'une voix douce :

J'ai une sœur, qui vit à Guéret.

Tiens ! faisait maman ; à Guéret... Et que fait- elle ?

Elle est pâtissière.

Ce colloque avait lieu pendant le dîner; mes cousines étaient ; nous étions suspendus aux lèvres du nouveau précepteur, cet inconnu qui venait partager notre vie et qui, pour peu qu'il se montrât prétentieux, niais ou grincheux, allait nous gâter nos vacances.

Edmond Richard nous paraissait charmant, mais nous guettions ses premiers propos sur lesquels notre juge- ment collectif allait s'asseoir, ce jugement si implacable, si irrévocable, que sont disposés à porter ceux qui ne connaissent rien de la vie. Nous n'étions pas moqueurs et c'est un rire sans méchanceté, mais un fou rire incoer-

SI LE GRAIN NE MEURT... 835

cible, qui s'empara de nous à ces mots : Elle est pâtis- sière — qu'Edmond Richard avait'dit pourtant bien sim- plement, droitement, et courageusement si tant est qu'il ait pu pressentir ces rires. Nous les étouffâmes de notre mieux, sentant bien à quel point ils étaient indécents et cruels ; la pensée qu'il a pu les entendre me rend ce souvenir très douloureux.

Abel Richard était sinon simple d'esprit, du moins sensiblement moins ouvert que ses deux aînés ; et c'est pourquoi son instruction avait été très négligée. Grand garçon d'aspect flasque, au regard tendre, à la main molle, à la voix plaintive, il- était serviable, empressé même, mais pas très adroit, de sorte que, pour prix de ses soins, il recevait moins de remerciements que de rebuffades. Bien qu'il tournât sans cesse autour de moi, nous ne causions pas beaucoup ensemble ; je ne trouvais rien à lui dire, et lui semblait tout essoufflé dès qu'il avait sorti trois phrases. Un soir d'été, un de ces beaux soirs chauds vient se reposer dans l'adoration toute la peine de la journée, nous prolongions la veillée sur la terrasse. Abel s'approcha de moi selon son habitude et, comme à l'ordinaire, je feignais de ne pas le voir ; j'étais assis un peu à l'écart, sur une escarpolette durant le jour se balançaient les enfants de M. Richard ; mais ils étaient couchés depuis longtemps. Du bout du pied je maintenais immobile la balançoire, et, sentant Abel tout près de moi maintenant, immobile lui aussi, appuyé contre un montant de la balançoire à laquelle sans le vouloir il imprimait un léger tremblement, je res- tais la face détournée, les regards fixés vers la ville les feux répondaient aux étoiles du ciel. Nous demeurions

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ainsi depuis assez longtemps l'un et l'autre ; à un petit mouvement qu'il fit enfin je le regardai. Sans doute il n'attendait que mon regard ; il balbutia d'une voix étranglée, et que je pouvais à peine entendre :

Voulez-vous être mon ami ?

Je ne ressentais à l'égard d'Abel qu'une affection des plus ordinaires ; mais il aurait fallu de la haine pour repousser ce cœur qui s'offrait, je répondis :

Mais oui, ou : Je veux bien ; gauchement, confu- sément. Et lui, tout aussitôt, sans transition aucune :

Alors, je vais vous montrer mes secrets. Venez. Je le suivis. Dans le vestibule il voulut allumer une

bougie ; il était si tremblant que plusieurs allumettes se cassèrent. A ce moment, la voix de M. Richard :

André ! êtes-vous ? Il est temps d'aller vous coucher.

Abel me prit la main dans l'ombre.

Ce sera pour demain, dit-il avec résignation.

Le jour suivant il me fit monter dans sa chambre. J'y vis deux lits ; mais un restait inoccupé depuis le départ d'Edmond Richard. Abel, sans un mot, se dirigea vers une armoire de poupée, qui se trouvait sur une table, l'ouvrit avec une clef qui restait pendue à sa chaîne de montre ; il sortit de une douzaine de lettres ceinturées d'une faveur rose, dont il défit le nœud ; puis, me ten- dant le paquet :

Tenez. Vous pouvez toutes les lire, fit-il avec un grand élan.

A dire vrai, je n'en avais aucun désir. L'écriture de toutes ces lettres était la même ; une écriture de femme, déliée, égale, banale, pareille à celle des comptables ou

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des fournisseurs, et dont le seul aspect eût glacé ma curio- sité. Mais je ne pouvais me dérober ; il fallait lire ou mortifier Abel cruellement.

J'avais pu croire à des lettres d'amour ; mais non : c'étaient des lettres de sa sœur, la pâtissière de Guéret ; de pauvres lettres éplorées, lamentables, il n'était question que de traites à payer, de termes échus, d' « arriéré » je voyais pour la première fois ce mot sinistre et je comprenais à des allusions, des réticen- ces, qu'Abel avait généreusement faire l'abandon à sa sœur d'une part qui lui serait revenue de la fortune de leurs parents ; je me souviens spécialement d'une phrase il était dit que son geste ne suffirait pas, hélas ! à « couvrir l'arriéré »...

Abel s'était écarté de moi pour me laisser lire ; j'étais assis devant une table de bois blanc, à côté de l'armoire minuscule d'où il avait sorti les lettres ; il n'avait pas refermé l'armoire et, tout en lisant, je louchais vers celle- ci, craignant que n'en sortissent d'autres lettres ; mais l'armoire était vide. Abel se tenait près de la fenêtre ouverte ; assurément il connaissait ces pages par cœur ; je sentais qu'il suivait de loin ma lecture. Il attendait évidemment quelque parole de sympathie, et je ne savais trop que lui dire, répugnant à marquer plus d'émotion que je n'en éprouvais. Les drames d'argent sont de ceux dont un enfant sent le plus difficilement la beauté ; j'aurais juré qu'ils n'en avaient aucune, et j'avais besoin de quelque sorte de beauté pour m'émouvoir. j'eus enfin l'idée de demander à Abel s'il n'avait pas un portrait de sa sœur, ce qui m'épargnait tout mensonge et cepen- dant pouvait passer pour un témoignage d'intérêt. Avec

83S . LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une hâte bégayante, il tira de son portefeuille une pho- tographie ;

Comme elle vous ressemble ! m'écriai-je.

Oh ! n'est-ce pas ! fit-il dans une jubilation subite. J'avais dit ce mot sans intention, mais il y trouvait plus de réconfort que dans une protestation d'amitié.

Maintenant vous savez tous mes secrets, reprit-il, après que je lui eus rendu l'image. Vous me raconterez les vôtres, n'est-ce pas ?

Déjà, tout en lisant les lettres de sa sœur, j'avais dis- traitement évoqué Em... Auprès de ces tristesses désen- chantées, de quel rayonnement se nimbait le beau visage de mon amie ! Le vœu que j'avais fait de lui garder tout l'amour de ma vie gonflait mon cœur foisonnait la joie ; d'indistinctes ambitions déjà tout au fond de moi s'agitaient; mille velléités confuses : chants, rires, danses et bondissantes harmonies formaient cortège à mon amour. A la question d'Abel je sentis, gonflé de tant de biens, mon cœur s'étrangler dans ma gorge. Et, décem- ment, devant sa pénurie, puis-je étaler mes trésors, pen- sais-je ? En détacherai-je quelque parcelle ? Mais quoi ! c'était le bloc d'une fortune immense, un lingot qui ne se laissait pas monnayer. Je regardai de nouveau le paquet de lettres autour duquel Abel renouait avec appli- cation la faveur, la petite armoire vidée... et quand Abel de nouveau me demanda :

Dites-moi vos secrets, voulez-vous ? Je répondis :

Je n'en ai pas.

ANDRÉ GIDE

SAINT MARTIN

La mère est ce qu'il y a de patient et de fidèle et <ie tout près et de toujours pareil et de toujours pré- sent.,

C'est toujours la même figure attentive, et c'est tou- jours, sous son regard, le même enfant,

Qui sait que tout lui appartient sans pitié et qui vous trépigne de ses deux pieds sur le ventre.

Mais le père est ce qui n'est jamais là, il sort et l'on ne sait jamais au juste quand il rentre.

L'hôte aux rares paroles du repas que le journal dès qu'il a quitté la table réengloutit :

Un bonjour, un bonsoir distraits, une ou deux ques- tions de temps en temps, une explication difficile et pas finie,

Puis subitement parfois quelques jeux violents et courts et l'intervention terrifiante de ce gros camarade.

Et cependant c'est bon, cette grosse main quand on ne sait plus au juste l'on est, qui vous prend, ou sur le front cette caresse furtive lorsque l'on est malade.

C'est lui qui commande notre château et qui se dé- brouille au dehors avec ce grand monde confus.

Il est le justicier en dernier recours formidable et

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le côté avec espoir toujours par l'on attend l'inat- tendu.

Avant que nous soyons il était et déjà nous étions avec lui sa nécessité et son désir.

De son côté est le commencement et cela dont le propre est de ne pas mourir.

Il y a eu un moment de lui à nous commun nous n'étions pas séparés.

Et certes nous ne serions pas venus dans ce monde si bien fait et que notre devoir comme tout homme vivant est de déranger,

Et nous aurions pu attendre longtemps le consente- ment de notre mère.

Si lui n'avait tout secoué pour nous arracher de lui dans le grondement de son rire et de sa colère.

Et cela même qui nous a faits, c'est cela dans les grands moments qui nous ressaisit.

C'est ses yeux qui recherchent les nôtres, les mêmes,, pour voir si nous sommes un mâle comme lui.

Ainsi quand ce n'est pas un homme seulement, par hasard, mais que la nation même jusque dans ses racines est insultée.

Et qu'un autre peuple en pleine figure la nie et lui dit que le moment est venu de la vérité,

Et ce droit qu'elle prétend de ne pas obéir, on va bien voir à l'instant de quoi c'est fait.

Un frisson, plus encore que la colère, surprise, dépla- çant le sommeil stupide de la paix,

La révélation tout à coup de cette chose plus que nous autour de nous nécessaire, et plus ancienne que nous avec nous, et tellement plus forte et ample,

SAtNT MARTIN 84I

Reçue, er que pour continuer à tout prix il n'y a pas à choisir que nous restions tous ensemble,

Parce que je tiens de toutes parts et que c'est moi par mon nom que l'on affronte

Et que c'est vrai qu'on m'a frappé, de tant d'âmes créant cette âme qui refuse la honte !

Et de même aux grandes heures pour chacun de nous de l'épreuve, et du doute, et du danger.

Quand la mort heurte à petit bruit à nos portes, mais pas autant que nous lui sommes préparés.

Quand le Fort Ennemi nous attaque, pas autant que nous avons de ressources pour lui répondre,

Quand le capitaine salue pour la dernière fois la mer en biais du haut de son navire qui s'effondre.

Quand, le kilomètre qu'on lui avaitdonnécommesa part gagné et toute l'armée qui se lève pour le suivre,

La victoire pour le chef de section est si grande qu'il y aurait eu injustice à lui surs-ivre,

Quand la nuit chargée de soupirs s'achève et le pro- blème du savant est résolu,

Quand le sculpteur voit le premier sourirc sur le visage de sa statue.

Quand la tentation pied à pied repoussée s'éloigne et dans le ciel du matin luit une lampe solennelle.

Quand nous nous arrachons à ce qui passe à cause de ce qui est éternel.

Alors dans une plénitude qui au-dessus de toute satis- faction est la paix.

J'entends une voix qui dit : O mon fils, connais ce père qui t'a fait !

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O France, rappelle-toi, en ces jours je commen- çais avec toi, quand cette dure carapace sur le monde de main d'homme.

Nations sur nations imbriquées, l'impôt, et les longues chaussées de ciment à travers tout, et la loi de Rome,

Par étoiles et par larges morceaux se mit à partir, et tous ces Allemands qui passent par les portes débarrées.

Et le grand temple qui donne de la bande sur la gauche cause de la source au-dessous qui s'est déclarée,

Mais aussitôt, ce qui est plus fort que les ténèbres, c'est la foi !

Plus fort que tout un monde, tant pis pour lui ! qui •s'écroule, c'était ce sentiment invincible de la joie !

Qu'est-ce qu'on peut faire à Martin, maintenant qu'il a tout donné ?

Son cheval à ce compagnon d'armes qu'il aimait, son -vêtement à Jésus qui le lui a demandé.

A la place du rude poil militaire voici la chape et le pallium.

Le général et le préfet sont par terre et à leur place voici le Père qui commence entre les hommes.

Tel que jadis j'ai vu Monseigneur Favier à Pékin et tous ces grands Jésuites de Chinkiang et de /ikaweï.

Cest bien lui, avec sa rude barbe mêlée de gris, et ce teint rouge, et ces cheveux gris tout bouclés qui lui retombent sur les oreilles.

Et cet air colère et bon, et ce sourire, et ces yeux un peu proéminents.

Ces pommettes de vigneron et ce front de Jupiter tonnant.

I

SAINT MARTIN 845

S'il faut mourir, il est prêt, mais tant qu'il est vivant, celui-là n'est pas qui saura le soutenir en face.

La nécessité est en lui de ce peuple même, pas un autre, qu'il a lui seul à enfanter dans la Grâce.

Soixante ans sont bien peu de chose pour qu'on refuse à Dieu ce peu de travail.

Tout ce monde impétueux d'entreprises, et de con- naissances, et d'idées, et ce désir, et l'amour qui lui dévore les entrailles !

Son domaine, démolition et chantier, c'est ce chaos qui sera la France.

Mais c'est pour ce chaos précisément qu'il existe, et non point pour cet ordre tout fait. César et sa mortelle ordonnance.

Le Paganisme a chu pan sur pan, et ce n'est pas à lui qu'on demandera tout de même de le regretter, et il n'y a pas à nier que le décombre soit immense !

(Un artiste n'envisage pas l'Acropole avec plus de complaisance.)

Car Jésus même a dit qu'il n'était point venu porter la paix, mais la guerre, et le glaive, et le feu qui à rien de ce qui est capable de brûler ne demeure indifférent,

Le levain que, pour s'en emparer, on a mis dans trois mesures de froment,

Le vin nouveau, et, qu'on le verse dedans, ce qui peut arriver de moins aux vieilles outres, c'est qu'elles crè- vent !

Le Royaume du Ciel est qui ne nous laisse paix ni trêve :

L'invincible ennemi est contre qui les Saints (si mal) cependant n'en ont jamais fini de se défendre,

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844 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et contre qui les tristes sociétés Civiles si ridiculement toujours sans se lasser recommencent de combiner et de tendre

Le réseau barbelé des lois, et des Pragmatiques, et des Articles Concordataires,

Et ce petit rempart de sable tapé qui dit : Tu n'iras pas plus loin ! à la Mer.

Pourquoi s'étonner que les choses devant nos yeux se ruent quand leur nature précisément est de passer ?

Qu'elles passent ! Martin n'a pas dans sa tête un autre ordre tout prêt pour le leur substituer.

Il ne veut pas autre chose que la gloire de Jésus-Christ aujourd'hui même !

Ce n'est pas des pierres qu'il a à enfanter, ce sont des hommes, et sa paternité, c'est le baptême.

Le baptême ou replongement dans cette eau qui est le mouvement lui-même,

Les âmes qui ne se meuvent plus sur la terre seulement, mais sans poids dégagées dans la lumière libre et

l'eau vivante î

Demain c'est le Roi sur son trône et l'Evêque dans la Cathédrale triomphante !

Mais aujourd'hui c'est Martin tout seul et cette foi en lui

Qu'il est de la part de Dieu quelque chose capable de donner la vie !

Que demain prenne soin de lui-même ! Son domaine à portée de sa main sans imagination et sans orgueil.

C'est ce païen tout vivant de démons à instruire, et le marécage à évangéliser, et la brousse, et ce grand pont

SAINT MARTIN 845

pour tous les siècles sur la Loire qui ne se construira pas tout seul !

Quand le soleil de Dieu est au ciel, toute cette ombre inique sur la terre, est-ce que nous pouvons plus long- temps la tolérer ?

Est-ce qu'il y a moyen de dormir quand on a déjà au poing ce bon blé

Dont le morne savart plein de flaques est capable le colon hagard aujourd'hui loin des routes se tapit avec sa chèvre et sa vache,

Joint au vin sur le coteau aride que prophétisent tous ces mûriers sauvages ?

La terre, au lieu de cet herbage rude, est-ce qu'elle n'aimerait pas mieux faire de l'or,

Le pain et le vin sur la grande table carrée pour la nourriture de l'âme et du corps ?

Et passons à nous, cette mort que nous voyons s'élargir peu à peu, corrompant ce qui nous entoure,

Est-ce la peine de lui avoir échappé, si nous ne trou- vons le moyen que ce soit pour toujours ?

Ni ses fondements n'ont sauvé l'édifice, et ni sa dédi- cace emphatique, ni sa beauté.

L'aqueduc est interrompu, et le prétoire est à bas, et quant à ce qui est de César et de sa divinité.

Il n'y a que la vieille Vénus avec les Grâces ses com- pagnes dont nous soyons à ce point dégoûtés !

Toutes ces choses qui étaient pour toujours, qu'est-ce qui leur prend tout à coup qu'elles disparais- sent ?

Voilà que c'est nous qui sommes plus solides qu'elles, et c'est elles tout à coup qui bougent et qui nous laissent.

846 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les lois sont pour les voleurs, les pierres sont pour les tombeaux.

On respire ! nous qui sommes vivants^ nous avons le ciel à nous sans limites et le soleil qui ne nous fera jamais défaut,

Cet air qui ne nous servirait à rien s'il n'était absolu- ment inépuisable.

Ce qui n'a point de mesure est précisément ce qui est pour nous le premier et l'indispensable,

Et quand tout je reste nous manque, cela que l'on est toujours sûr de retrouver.

Qu'on verse parmi les orties Mercure et toutes ces idoles bien sculptées !

Mon Dieu à moi est le Père sans qui je ne puis abso- lument exister.

Que les montagnes s'entrechoquent et que les Royau- mes culbutent sur les Empires !

La catastrophe est si grande que pour nous désormais il n'y a plus besoin de mourir 1

A ce monde immense qui fait eau, que pourrait ajouter notre petit naufrage personnel ?

Tout ce que nous aimons ne nous serait pas davan- tage ôté, qui sans que nous bougions s'en va de nous comme par un mouvement naturel.

Cette étoffe dont nous avions trouvé tous nos murs tendus, « personnages et fleurs », dit le catalogue, exactement comme s'ils étaient réels.

Nous ne les verrions pas davantage se décolorer et s'amincir.

Les convives (si pâles !) se retirer, et emballer la musi- que, et le festin finir.

SAINT MARTIN 847

Sans que nous ayons eu la peine de bouger la main et fait signe qu'on pouvait desservir.

Pourquoi tant nous occuper de cet événement, la mort, qui comme l'achat des habits et le repas se produit dans la sphère pratique et subalterne ?

L'esprit d'un coup de rame vigoureux remonte vers ces choses générales et qui n'ont aucun terme.

Et bien que je sois, paraît-il, au courant mêlé et que tout file à mes côtés vers la chute.

Cela vaut la peine d'être éternel, ne serait-ce qu'une minute !

monde est si peu solide que cela fait rire !

C'était ça qui voulait nous dominer ? quand tout ce qu'il demande, dans le fond, est de nous obéir.

Pas la peine de combiner ;tant de plans et de machines et de systèmes !

Ce n'est pas demain que j'entrerai dans le paradis, c'est aujourd'hui même !

Car, bien que ce ne soit pas aujourd'hui que nous entrerons avec Dieu face à face,

C'est aujourd'hui que nous avons dans nos mains ce que Lui n'a pas de mains pour qu'il le fasse !

Temps et lieu pourraient être meilleurs, mais ce n'est pas moi qui les ai choisis.

« Je ne suis pas un ange », dit Martin, « mais tout de même je suis ce qu'on pouvait trouver de mieux en Pan- non ie. ))

« C'est heureux pour ces pauvres gens », dit Martin, « que je ne sois tout de même pas un pur esprit. »

La tentative de se couper en deux n'est pas chose qui généralement réussisse,

848 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comme le prouve ce coin de manteau jadis que j'ai laissé prendre et qui peu à peu tout entier m'attira vers un autre Commandant,

Il a tout pris, corps et âme, rien de moi finalement qui ne se soit trouvé propre à son service.

Mais si je suis défricheur de forêts aujourd'hui, ce n'est pas pour le plus grand honneur de la statistique et l'avan- tage du département.

Pour l'augmentation de sa superficie cultivée en blé, vivres, chanvre et méteil,

C'est que, partout je suis, ma mission est d'arrêter le soleil !

Si je fais des routes et des ponts, ce n'est pas pour que le commerce en soit facilité,

C'est pour que la distance ne soit plus désormais puissante contre la charité.

Pour que les villes se baisent et que les îles au sein des mers se rendent visite !

j'interviens au travers de tout parce que j'existe !

Ce n'est pas la guerre que je suis venu détruire, c'est la paix que je suis venu surajouter :

Il lui fallait ce labourage pour qu'elle puisse pousser.

Malgré la guerre et l'orage, on m'a dit que ce grand château de l'âme avec Dieu aujourd'hui même est pos- sible,

La vigueur d'Adam corps et âme dans le principe des choses visibles et invisibles,

L'âme qui possède son Dieu et qui ne se réjouit pas à moitié !

Que le palais des Empereurs s'effondre et moi je plante Marmoutiers !

SAINT MARTIN 849

Ecoute, peuple, que je sais obscurément dans mon cœur que j'ai fait et qui ne cessera plus jamais d'exister,

Comment ferais-tu pour mourir quand tu sais qu'on t'a mis pour toujours la vie même à ta portée ?

Ah ! qu'est-ce que ça fait ! Que le vent souffle tant qu'il voudra de la mer ! ni les grandes pluies écrasantes, ni le vent,

Ne suffiront désormais à éteindre ces églises, et ces chaires, et ces couvents.

Grandes et petites, qui brillent parmi ta forêt (et cette grosse veine de la Loire toute luisante sous les feuilles), comrrie des vaisseaux d'or et comme des lampes d'argent !

Tout ce que j'avais à faire pour toi était de te mon- trer le Père une fois pour toutes qui suffit.

Le tourment et le malheur sublime à ton tour, tu le sauras, d'avoir en soi ce qui est capable de donner la vie !

Et si c'est vivant ou non, ce que ton cœur a conçu, j'ai placé près de toi des peuples qui te l'apprendront.

Soit que tout de suite et sans plus attendre tu te jettes sur eux dans le transport de ton idée toute neuve et de ta jeunesse.

Soit que, le silence étant devenu trop long et la nuit à la fin sur la terre trop épaisse,

Ce soit eux qui une fois et deux fois et trois fois vien- nent dans toi frapper et te requérir :

La mort est venue pour toi, ô France, si tu ne nous fournis plus le moyen de ne pas mourir ! »

Et la guerre en effet que nous attendions chaque printemps, la guerre une dernière fois est venue.

850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est Novembre, et la lutte au bout de ces cinq années sans qu'on sache comment a pris fin, et la meil- leure preuve de ce qui s'est passé.

Pendant que nous existons toujours, c'est l'ennemi tout-à-coup dans nos bras qui s'est affaissé.

Quoi, on ne nous demande plus rien, quoi, c'est vrai que nous sommes vainqueurs !

C'est vrai que pour notre sang versé nous allons rece- voir autre chose que de l'honneur,

Ce salaire que les autres nous ont permis de toucher, ce prix pour la première fois de notre sang, (ah, nous n'y étions pas habitués !)

Je dis, du haut des Vosges, là-bas, cette tache dans le brouillard d'automne et le long de ce grand fleuve indistinct, cette terre qui était à nous et qu'on va nous restituer.

Jamais, à qui revient, après ces longs ans, d'exil, vic- toire ne fut annoncée par tant de pleurs et tant de pluie !

Des deux parts des Champs-Elysées toute cette fer- raille qui luit.

C'était ça qui tirait sur nous et c'est ça de nos mains que nous avons pris.

Tout ce parc de dragons confus maculés de fange et de mousse qu'on avait amené pour nous démolir.

Tout cela qui tonnait et crevait sur deux cents lieues, l'artillerie de Wotan et (ïJEg'ir,

C'est cela qui fond ainsi lamentablement, insulté par les taxis dans le ruisseau, et nous sommes pleins de cette affreuse dépouille abandonnée !

SAINT MARTIN 85 I

Qu'en dis-tu, peuple de Hambourg ? et réponds si tu t'en souviens encore^ de ces sombres jours d'été.

Quand les trains chargés de soldats commencèrent et le soleil était cette scorie rouge dans le ciel.

Et cette foule sans parler tout ce peuple en chapeaux de paille sur la Jungfernstiege qui attendait les nou- velles !

Et comme le vent par risées soudaines fait grésiller toute la surface de l'Alster,

Ainsi ces têtes tout-à-coup qui ondulent et les feuilles blanches des extras qui se propagent d'un bout à l'autre aux mains de cette foule qui plie dans le courant d'air.

Le torse monstrueux de la Guerre au bout de la chaussée apparaît et d'un tour de son épaule elle déra- cine la Porte de la Cité.

Les sirènes des bateaux se sont tues et déjà la sortie de l'Allemagne est arrêtée.

Voici la Guerre que ton cœur désirait, ô peuple à l'ombre de tes clochers protestants, es-tu content ? salue-la !

Comme ces fous qui à grand labeur jadis à travers la muraille fondue firent entrer le Cheval de bois.

Peuple qui ne sait pas parler et qui n'as issue de t'ex- primer que la musique !

Effort de la volonté aveugle et de l'avidité physique !

Nation dans le mécontentement de la limite et de toute forme par le dehors qui te soit propre,

Allemagne, grand tas confus de tripes et d'entrailles de l'Europe !

Peuple mal baptisé, en as-tu assez maintenant de ce grossier désir d'être Dieu }

852 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le Rhin qu'on t'a mis à travers toi est-il si peu pro- fond qu'à jamais tu pouvais en éloigner ton cœur et ton oreille et tes yeux ?

Ecoute ce que dit de sa source le fleuve à travers toi qui passe et ce récit qui t'est antérieur :

Une vraie rive, tu ne pourras pas l'atteindre, ô peuple à jamais intérieur !

C'est en vain que tu redemandes ton image à cette eau vaine.

La malédiction est sur toi de ceux-là qui regardent Soi- même.

Race de forgerons et de mineurs et de fabricateurs dans l'ombre des bois et de la fumée !

Scruteurs de toutes les archives à cause de ce secret qui peut-être y est renfermé,

L'or sous le Rhin, le talisnian tout à l'heure qui va te donner la possession de l'univers,

La formule qui permet d'avoir à soi ce qui est à Dieu et qui est tombée du Ciel avec Lucifer !

C'est en vain que tu as fait ton bien déjà de toutes ces richesses en paquets et de toutes ces moitiés de peuples mal avalées !

Il n'y a aucune paix pour toi tant que ton aâreux tré- sor est menacé.

On ne t'ôtera pas de l'esprit que le monde tout entie r est à toi parce que tu es au centre.

Il n'y a pas de paix possible pour toi avec tout ce que tu n'as pas mis dans ton ventre.

Tous ces biens mal acquis en toi bougent et ne te laissent point de repos.

SAINT MARTIN 853

Ils ne te furent pas plus nécessaires jadis, et davantage légitimes, que ceux-ci qu'à présent il te faut.

L'expansion à droite et à gauche de tes ailes et l'avan- cement de ta bouche jusqu'à la mer !

Ceins tes reins une fois de plus ! prépare-toi prends les armes une fois de plus, Ange hideux tout pressé et replié dans le centre de la Terre !

Fais sortir de tes usines ces rangées de volcans qui roulent !

Bascule tes cubilots ! à la matière liquéfiée impose ton sinistre moule !

Les butils enchevêtrés tournent et crient, une lourde vapeur jour et nuit s'éploie au-dessus des villes.

L'Europe écoute sourdement ses bases trembler au bruit de tes marteaux qui pilent,

Et quand le bras de grue au-dessus de ses fonts baptis- maux transporte l'affreux fût branlant qui vient de naître,

Du fond de la citerne d'huile jusqu'au toit saute une flamme de quatre-vingts mètres !

Peuple de Luther et de Kant, médite de nouveaux nuages empoisonnés !

A tout ce que tes adversaires ont de pire propose ta complicité.

Rien ne fut omis, c'est bien. Ce qui dépendait de toi, tu l'as fait en conscience :

L'heure est venue, en avant ! Ce qui t'attend, tu le sais d'avance.

C'est l'enthousiasme de la mort qui t'a pris, comme d'autres l'espérance !

Ce dont il s'agit pour toi, tu le sais, ce n'est pas de vaincre, c'est de mourir.

834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est la mort seule que tu apportes avec toi et c'est la mort toute seule qui peut combler ton désir.

Tout cela qui fait semblant d'être le bien, et tout cela qui était à toi, et tout cela que tu n'avais pas le droit d'avoir, et tout cela qui n'avait pas le droit d'exister,

C'est cela dans le transport de ton désespoir comme l'amour que tu nous apportes à tuer !

C'est cela de l'abîme et parmi ces jets de flamme et dans ces rots de gaz empestés et ces griffes d'acier qui s'enfoncent et ces nœuds de muscles contractés qui pous- sent et ces poignées de poux.

Qui de l'abîme avec ces millions de voix balbutiantes est sorti et qui supplie et qui se jette en palpitant affreu- sement contre nous !

C'est cela qui est construit pour obliger Dieu à être le plus fort.

C'est le mal vivant qui vient rechercher le bien en nous qui était mort.

C'est cela tout plein d'enfer qui vient voir si c'est rrai que nous sommes creux et abandonnés !

C'est cela qui vient se venger sur nous de la vie que nous n'avons pas su donner !

A mesure que le jour diminue, le monstre vers lui- même se retire, hagard et las.

Tout-à-coup nous n'avons plus rien dans les mains et l'Allemagne a capitulé à voix basse.

Les feuilles tombent, et la brume entre les monta- gnes s'épaissit, c'est le jour de la Saint Martin.

Le soldat a jeté son fardeau par terre et regarde le Rhin.

SAINT MARTIN 855

C'est fini, la guerre est finie, et l'ennemi est devant lui tout ouvert, et le terme sans aucune joie est atteint.

L'espérance a été pour les morts, la paix est à jamais pour les morts, et pour lui,

Neuf jours après le Jour des Morts, cette victoire qu'on lui dit qu'il a gagnée dans le brouillard et dans la nuit.

Le voilà donc, pendant qu'on se battait ces cinq ans, et du même mouvement toujours, ce grand fleuve là- bas qui ne cessait pas de couler entre la terre et le ciel.

Le soldat le regarde tout blanc sous la lune qui brille comme une grande loi solennelle,

La grande Règle de Dieu éternelle qu'on aperçoit par moments toute brillante à travers la nuit et le brouillard.

Mais ce qu'il a donné, ce que tous ces morts derrière lui ont donné, il sait que ni la paix ni la victoire,

Ni cette terre qu'on lui a rendue comme une épouse dans la nuit, ne l'explique, ni ce grand Fleuve à toutes les portes de son âme tant désiré,

Ni la potasse, ni le fer, ni le charbon, ni l'or, ne pour- ront le lui payer.

Le sang qu'il a répandu, toute la terre ne suffirait pas à l'étancher !

Le canon sur tout le front s'est tu, et la poussée pré- parée s'est dissoute, et le cri dans la gorge s'est défait.

Il y a un terme qui secrètement est atteint, il y a un compte qui se trouve réglé, il y a quelque chose d'obscur qui est satisfait.

L'homme ne sait rien, sinon que son sang a coulé : et sinon cela que le sang de la France a coulé, et que son âme s'est séparée en deux et que le sang a coulé d'elle- même comme un fleuve !

S$6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le voici qui s'est séparé d'elle comme l'eau qui fait son œuvre,

Et qui administrée par la pente s'en va de toutes parts porter la vie à ces millions d'êtres inconnus,

La vie qui est de Dieu seul et c'est pourtant de moi, ô mon fils, que tu Tas reçue,

Cette vie qu'il n'est pas permis de donner autrement que dans le sommeil et l'ignorance de la mort !

Maintenant le temps est venu de rejoindre ces choses dont on dit qu'elles existent encore.

Tout cela qui se faisait tout petit pendant que la fron- tière tonnait, et qui de nouveau essaye de me dire son nom à voix basse.

Voici le bois qui précède mon village, et quel est ce bruit dans les ronces, et j'entends le cri sombre des bécasses.

Soissons et Rheims ont brûlé ; et ce que je rapporte avec moi dans mon dos, c'est le silence d'un million d'hommes qui reposent.

Les feuilles mortes par terre font un triste tapis rose.

Ce tas noir entre les arbres là-haut, c'est le village la femme t'attend et l'enfant que tu ne connais pas.

Laisse la chercher dans la nuit un peu pour voir si elle ne te trouvera pas,

Et dis si c'est bien cela que tu attendais, sans un mot et sans un bruit,

Cette face couverte de larmes et cette bouche fraîche et humide dans la nuit !

PAUL CLAUDEL Copenhague, septembre 1919.

PEINTURE COMMUNISTE?

Pour peu qu'on ait parcouru les galeries de pourtour des escaliers latéraux, le Salon d'Automne a coutume de reléguer les chefs-d'œuvre un peu voyants, on a pu remar- quer un grand tableau cubiste, désigné, dans le catalogue, par cette formule : Peinture pour la gare de M... Si c'est une gare d'embranchement on fera sagement de soustraire cette peinture à la vue des conducteurs de trains qui pourraient croire à une confusion de signaux. Mais il s'agit de la gare de M... Discrets et pourtant évocateurs ces points de sus- pension égarent le spectateur Imaginatif jusque dans le pays des Soviets. Les trains de propagande bolchevique sont, paraît- il, décorés de peintures du même genre. On le croit sans peine et cette forme mécanique du cubisme méritait d'être promue à la dignité d'art officiel.

L'auteur du tableau en question est un théoricien. On lui doit une espèce de guide du cubisme expliqué en vingt leçons, dans lequel il prophétise la fin de tout art indivi- dualiste et l'avènement d'un art communiste dont les réa- lisations seront le produit d'un effort anonyme et collectif.

Il ne précise pas s'il s'agit d'un effort anarchique et livré à lui-même, ou s'il sera dirigé par des coryphées. Cette der- nière éventualité est la plus probable, car elle se trouve être conform.e à la doctrine révolutionnaire actuellement à la mode, la seule, au surplus, qui ait prouvé son efficacité.

858 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE

sinon son excellence, et qui institue dans l'ordre écono- mique et politique la dictature d'une classe.

Un avantage de cette méthode, qui n'a certainement pas échappé à ses partisans, réside dans ce fait qu'en supprimant l'individualisme artistique, on débarrasse les artistes mé- diocres de leurs confrères assez indiscrets pour manifester un tempérament et des dons personnels ou assez outrecuidants pour prétendre en tirer gloire et profit.

Désormais il suffira pour être pçintre d'avoir choisi cette profession. Les choses, dira-t-on, ne se passent guère autre- ment dès maintenant. Cela n'est vrai qu'en apparence et les soi-disant artistes sentent si bien qu'ils n'ont pas le même rang et la même valeur sociale que les artistes véritables, qu'on les entend réclamer la péréquation du talent.

Ces idées ne sont pas nouvelles. La plupart des écoles littéraires et artistiques fondées récemment n'avaient-elles pas pour objectif réel, sinon avoué, d'entraîner dans le sillage d'un bateau collectif, lancé à grand orchestre et baptisé à l'encre, un équipage de médiocres ou de paresseux, inca- pables de forcer, par leur etfort personnel, l'attention d'un public même restreint et réputé d'élite.

En ce qui concerne la peinture, les satisfactions d'amour- propre ne sont pas les seules en jeu : l'intérêt matériel entre aussi en ligne de compte. La peinture est un objet de com- merce et même de spéculation. Avec l'instauration du com- munisme, c'est l'âge d'or qui s'ouvre pour les peintres. Peindre est désormais non leur passion, leur divertissement ou leur métier, c'est leur fonction sociale : fonctionnaires, ils peignent, l'Etat les entretient.

Mais à ce compte, objectera-t-on, tout le monde voudra être peintre, poète ou musicien? Pardon, n'oublions pas que ce régime communiste de l'art est aussi un régime dictatorial. Le ou les dictateurs décrètent une peinture ofîicielle et choi- sissent les peintres qualifiés pour collaborer au grand œuvre.

PEINTURE COMMUNISTE? 859

Alors un directeur des Beaux-Arts, un jur}', un Institut, des croix, des diplômes ?...

Evidemment ! N'est-ce point le complément de tout art officiel ?

Les avantages matériels que le syndicalisme a procurés aux ouvriers manuels ont tourné la tète à beaucoup de travail- leurs intellectuels. Non contents de défendre leurs intérêts corporatifs, ce qui est légitime, certains d'entre eux vou- draient encore supprimer au profit de la collectivité, c'est-à- dire au leur, la prime au talent que donne la faveur jus- tifiée ou non, la question n'est pas du public.

N'a-t-on pas vu un syndicat d'auteurs dramatiques dont la plupart des membres sont des auteurs dramatiques en puis- sance, et dirigé par l'un de ces derniers, s'unir aux machi- nistes et aux contrôleurs pour marcher ensemble à la con- xjuête des contrées opulentes vivent grassement les auteurs dont le public applaudit à tort ou à raison les ouvrages.

Ces pièces, disent les syndiqués, ne valent rien et les spectateurs ont mauvais goût. Soit, peut-on leur répondre, mais emploierez-vous la force pour attirer et retenir les spectateurs à des spectacles qui les ennuient, contraindrez-vous un chacun de participer à ces fêtes du peuple et autres céré- monies laïques et obligatoires que M. Géniier rêve de « mettre en scène ».

C'est ici que la dictature intervient. Et c'est fort logique. Car, après tout, de quel droit prétendrai-je, en régime com- muniste, choisir mes plaisirs, éprouver telle ou telle sensa- tion, différente et peut-être plus vive ou plus agréable que celles de mon voisin ? Un seul plaisir, le même pour tous, telle est la pure doctrine.

11 est assez significatif qu'elle ait trouvé à s'exprimer, sous une forme enveloppée il est vrai, voire même sybilline, dans la préface du catalogue du Salon d'Automne. L'auteur de ce morceau est mon excellent confrère Pierre Jaudon. Cet écri-

55

860 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vain, lui-même romancier des plus originaux et des moins accessibles, vitupère contre « les explosions de talents sin- guliers » qui « jettent des lueurs dont nous ne pouvons pas attendre la lumière sous le rayonnement de laquelle une collectivité organise sa vie. »

Parlant des écrivains français contemporains, il leur reproche de pratiquer « un individualisme dissolvant et négatif » qu'il baptise du nom de « Vercingéiorisme ». Or Vercingétorix passe communément pour avoir réagi contre le particularisme jaloux des chefs gaulois, pour avoir réalisé ce que M. Jaudon appelle une « organisation synergique ». On le croit du moins sur la foi de Jules César, assez bien placé pour en juger. Mais poursuivons : M. Jaudon veut bien adnlettre que l'on pourrait fonder certaines espérances « sur la plasticité de l'intelligence française, si ses agents pro- fessionnels ou bénévoles voulaient se plier <i certaines contraintes qui ne portent atteinte qu\à l'égocentrisme. »

Devront-ils aller jusqu'à se contraindre à n'avoir pas plus de talent qu'aucun de leurs confrères ?

M. Jaudon ne le prétend pas, mais de conclure : « L'épo- que est propice à un renversement de valeurs individuelles et à l'éclosion d'un art littéraire renouvelé... » et il sou- haite de voir la section littéraire du Salon d'Automne former le noyau « d'une sorte de complot contre toutes les forces de routine et contre tous les individus incurables qui en- combrent le marché du livre... »

Incurable est bien le mot, car l'individualisme est un mal qui résiste heureusement à tous les traitements et à tous les remèdes ; mais aussi ne le gagne pas qui veut.

Il n'en est pas moins vrai que beaucoup d'es-prits, à l'heure actuelle, sont, on l'a dit ici-même, dégoûtés de la liberté, parce qu'ils ne savent qu'en faire. La liberté ne se trouve qu'en s'oi-même, dit le sage. C'est un lieu les artistes, les peintres en particulier ne fréquentent guère. Ils

PEINTURE COMMUNISTE ? 86 1

sont trop souvent les uns chez les autres, et méfiants ou envieux, n'osent plus rien laisser traîner à portée des visi- teurs. Insensiblement ils perdent leur personnalité à force de la déguiser. Pour que personne ne paraisse faire mieux que les camarades, on s'accorde tacitement pour faire tous ensemble la même chose ou à peu près.

Telle est l'impression que laisse le Salon d'Automne, lequel comme tous les Salons à jury tend à l'uniformité et à l'art officiel. Il y a des îlots de résistance, formés ici par l'intérêt commun, et par des sympathies et des affinités réelles, et quelquefois, trop rarement, par un « individualisme incu- rable » : un Matisse, un Braque, un Segonzac. Mais peu à peu la peinture de groupe gagne du terrain. L'alluvion de la médiocrité et du snobisme s'épaissit.

Mais gare au retour du printemps. Alors le Salon des Indépendants ouvre les écluses. Et c'est la débâcle des glaces, c'est le déluge les uns flottent lamentablement comme des cadavres, les autres sont pareils au « bon nageur » de Baudelaire. Du rivage lointain, le Temps, critique d'art nar- quois et sans complaisance, les regarde se débattre et leur crie : Sauve-qui-peut !

Vive le Salon des Indépendants !

ROGER ALLARD

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ

Ce petit ouvrage est composé de notes fragmentaires que j'écrivis, pendant que je séjournais à Oleise, et que Léon Nicolaïevitch vivait à Gaspra en Crimée. Elles datent de la période oij Tolstoï fut sérieusement malade, et de sa con- valescence. Les notes furent prises négligemment sur des bouts de papier, et je croyais déjà que je les avais perdues, lorsque, dernièrement, j'en ai retrouvé quelques-unes. J'ai ajouté une lettre non terminée que j'écrivis sous le coup de la « Fuite » de Léon Nicolaïevitch, et de sa mort. Je publie la lettre telle qu'elle a été écrite en son temps, et sans en cor- riger un seul mot. Et je ne la termine pas, car, pour une raison ou pour une autre, cela est impossible.

NOTES

Plus que toutes les autres, la pensée qui manifestement ne cesse de le ronger, est la pensée de Dieu. A la vérité, il y a des moments cène paraît pas être une pensée, mais une violente résistance qu'il oppose à quelque chose qu'il sent être au-dessus de lui. Il en parle moins souvent qu'il ne le voudrait, mais il y pense toujours. L'on peut à peine dire

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 863

que cette obsession soit un signe de vieillesse, un pressenti- ment de la mort non, je crois qu'elle vient de la profon- deur de son orgueil d'homme, et un peu aussi d'un sentiment d'humiliation : car étant Léon Tolstoï, il est humi- liant d'avoir à soumettre sa volonté à un streptocoque. S'il était un homme de science, il développerait certainement les hypothèses les plus ingénieuses, et ferait de grandes décou- vertes.

II

Il a des mains admirables non pas belles régulièrement, elles sont toutes nouées par le gonflement des veines singulièrement expressives cependant, des mains de créateur. Léonard de Vinci devait avoir des mains comme celles-là. Avec de pareilles mains on peut tout faire. Parfois en parlant il remue les doigts, puis les rassemble, serrant peu à peu le poing, et de nouveau, il ouvre la main, et articule en même temps quelque parole frappante et qui a du poids. Il est comme un Dieu, non pas comme un Jéhovah de l'Ancien Testament ou une divinité de l'Olympe, mais à la manière d'un dieu russe « assis sur un trône d'érable, sous un tilleul doré », sans grande majesté peut-être, mais plus rusé que tous les autres dieux.

III

Il a pour Sulerzhizki l'affection caressante d'une femme. Son amour pour Tchekov est paternel il y entre le senti- ment de fierté du créateur Suler éveille en lui exactement de la tendresse, un intérêt perpétuel, et un enchantement dont le sorcier ne semble jamais se fatiguer. Peut-être même y a-t-il dans ce sentiment quelque chose du ridicule de l'amour qu'éprouve une vieille fille pour un perroquet, un carlin ou un matou. Suler est un oiseau d'une fascinante

864 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sauvagerie, venu de quelque pays étrange et inconnu. Une centaine d'hommes de son espèce suffiraient à changer tout l'aspect, aussi bien que l'âme d'une ville de province. Ils briseraient la façade, et illumineraient l'âme de la passion d'une sauvagerie tumultueuse, brillante et emportée. On aime Suler facilement, et de gaîté de cœur, et quand je vois l'insouciance avec laquelle les femmes l'acceptent, j'en suis surpris et fâché à la fois. Et cependant cette insouciance cache peut-être une certaine prudence. On ne peut se her à Suler. Que fera-t-il demain ? Il se peut qu'il jette une bombe ou rejoigne une troupe de musiciens de café-concert. Il a en lui une énergie qui suffirait à trois vies, et un tel foyer de vitalité, qu'il semble lancer des étincelles comme un fer sur- chauffé.

IV

Goldenw^eiser a joué du Chopin, ce qui a provoqué chez Léon Nicolaïevitch les remarques suivantes : « Un certain petit prince d'Allemagne dit un jour : « Si vous voulez avoir des esclaves, faites le plus de musique possible. » Cela est à la fois bien pensé et bien observé la musique engourdit l'es- prit. Les catholiques l'ont particulièrement bien compris. Nos prêtres évidemment ne pourront pas se réconcilier avec l'idée de jouer du Mendelssohn à l'Eglise. Un prêtre de Toula m'assura un jour que le Christ n'était pas Juif, bien qu'il fût le fils d'un Dieu juif, et que sa mère fût une Juive il admettait cela, mais il disait : « C'est impossible, d Je lui demandai : « Pourquoi donc ?... » Il haussa les épaules et dit : « C'est justement qu'est tout le mystère. »

« L'intellectuel ressemble à ce vieux prince de Galicie qui au xn« siècle déjà, déclara effrontément : « Des miracles, cela

SOUVENIRS SUït TOLSTOÏ 865

n'existe pas de notre temps. » Six siècles se sont écoulés depuis, et tous les intellectuels se le ressassent piutuellement: « Il n'y a pas de miracles, de miracles il n'y en a point. » Et tout le monde continue à croire aux miracles, comme on y croyait au xu^ siècle. »

VI

« La minorité éprouve le besoin d'un Dieu, parce qu'elle possède tout le reste, tout, excepté lui, la majorité parce qu'elle ne possède rien. »

Je poserais le problème en termes différents : la majorité croit en Dieu par lâcheté. Rares sont ceux en qui la foi naît de la plénitude de l'âme.

VII

Il ni*a conseillé de lire les écrits des Bouddhistes. Quand il parle du Bouddhisme et du Christ, il devient toujours senti- mental. Ce qu'il dit du Christ est en général d'une pauvreté remarquable, pas d'enthousiasme, aucun sentiment dans ses paroles, point d'étincelles jaillissant d'un vrai foyer. J'ai l'im- pression qu'il regarde le Christ comme un coeur simple, et qui mérite notre pitié. Et bien que parfois aussi, il lui arrive d'éprouver de l'admiration pour Lui, il ne L'aime guère. Je croirais qu'il n'est pas sans appréhension : si Jésus arrivait dans un village russe, les ûlles se moqueraient de Lui.

VIII

Aujourd'hui le grand duc Nicolas Mikhaïlovitch était en visite chez les Tolstoï. C'est évidemment un homme très intelligent. Très modeste de maintien, il parle peu. Il a des yeux pleins de sympathie, une belle prestance et des gestes

866 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tranquilles. Léon Nicolaïcvitch lui souriait d'un air caressant, et parlait alternativement le français et l'anglais. Il lui dit en russe :

« Karamzine écrivit pour le tsar, Soloviov longuement et de façon ennuyeuse et Kloutchevski pour son propre amuse- ment. Un malin, ce Kloutchevski ; au début vous avez l'im- pression qu'il loue, puis, à mesure que vous lisez, vous vous apercevez qu'il blâme. »

Quelqu'un mentionna le nom de Zabiélinc.

<■; C'est un délicat. Un collectionneur amateur. Il collec- tionne toute chose, que ce soit utile ou non. Il parle de nourriture, comme s'il n'avait jamais fait un solide repas, mais il est amusant, très amusant. »

IX

Il me rappelle ces pèlerins, qui toute leur vie, le bâton en main, errent de par le monde, parcourant des milliers de lieues, d'un monastère à l'autre, passant des reliques de tel saint à celles de tel autre, toujours sans foyer et terriblement étrangers à tous les hommes et à toutes les choses. Le monde n'a pas été fait pour eux, ni Dieu non plus. Ils lui adressent des prières, par habitude, et dans le secret de leur âme, ils le haïssent. Pourquoi les pourchasse-t-il par toute la terre, d'un bout à l'autre ? Pourquoi donc ? Les gens sont des sou- ches, des racines, des pierres posées en travers du chemin, sur lesquelles on butte et qui vous blessent parfois. On peut se passer d'eux, mais il n'est pas désagréable parfois d'étonner quelqu'un en manifestant devant lui de la dissem- blance et ce qui vous différencie.

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 867

« Frédéric de Prusse disait avec beaucoup de justesse : « Chacun doit trouver soi-même la voie de son salut. » II a dit aussi : « Discutez autant que vous voudrez, mais obéis- sez. » Mais en mourant il fit cet aveu : «Je suis las de mener des esclaves ». Ceux qu'on appelle de grands hommes sont toujours terriblement contradictoires : cela leur sera par- donné avec toutes leurs autres folies. Bien qu'inconséquence ne soit pas folie : un fou est opiniâtre, et ne sait pas se con- tredire. Oui, Frédéric était un homme étrange : chez les Allemands il a acquis la réputation d'être le meilleur roi, et cependant il ne pouvait pas les supporter, il détestait même Gœthe et Wieland. »

XI

« Le romantisme vient de la peur de regarder la vérité en face », a-t-il dit hier à propos des poèmes de Balmont. Suler ne partageait pas son opinion, et bégayant d'excitation, lut avec beaucoup de sentiment encore quelques poèmes. ^ Ce ne sont pas des poèmes, cher ami. C'est du charlatanisme, du fatras, une séquelle de mots dépourvue de tout sens. La vraie poésie est ingénue ; lorsque Fet a écrit :

Je ne sais pas moi-même ce que je vais chanter Je sais seulement qu'un chant mûrit en moi,

il a exprimé de la façon la plus naturelle et la plus réelle, ce que le peuple sent d'instinct comme étant la poésie. Le paysan non plus ne sait pas s'il est poète, il s'essaye, il tâtonne oh, oi, ah et aye et voilà que sort droit de l'âme comme d'un oiseau, une vraie chanson. Ces nouveaux poètes que vous prônez, inventent. Il y a certains petits

868 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

objets absurdes que l'on appelle articles de Paris eh bien voilà ce que vos aligneurs de vers produisent. Les mauvais vers de Nekrassov aussi sont de l'invention du commence- ment à la fin.

Et Béranger ? demanda Suler.

Béranger, cela c'est tout à fait ditïcreut. Qu'y a-t-il de commun entre les Français et nous ? Ce sont des sensuels, la vie de l'esprit n'est pas aussi importante pour eux que celle de la chair. Pour un Français, la femme est tout. Ce sont des gens opuiscs> émasculés. Les médecins disent que tous les gens, qui se meurent de consomption, sont des sensuels. »

Suler se mit à défendre son point de vue avec l'âpreté qui lui est particulière, lançant à tout hasard un flot de paroles. Léon Nicolaïevitch le regarda et dit avec un large sourire ; « Vous êtes irritable aujourd'hui, comme une fille qui a atteint l'âge nubile et qui n'a pas d'amoureux. »

XII

La maladie le desséchait encore plus, consumait quelque chose en lui. Intérieurement, il semblait devenir plus léger, plus transparent, plus résigné. Ses yeux sont encore plus aigus, son regard plus perçant. Il écoute attentivement comme s'il recherchait dans sa mémoire quelque chose qu'il y aurait oublié, ou comme s'il s'attendait à ce que quelque chose de neuf ou d'inconnu lui fût révélé. A Yasnaya Poliana, il me paraissait être un homme qui savait tout, et qui n'avait plus rien à apprendre un homme qui avait trouvé une réponse à toute question.

XIII

S'il était poisson, il ne nagerait certainement que dans l'Océan, ne hantant jamais les mers étroites et surtout pas les

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 869

eaux calmes des rivières de la terre. Autour de lui, ici ou les petits poissons s'arrêtent et partent en flèche dans toutes les directions : ce qu'il dit ne les intéresse pas, ne leur est pas nécessaire, et son silence ne les effraie ni ne les émeut. Et pourtant son silence est impressionnant, comme celui d'un vrai ermite, banni de ce monde. Bien qu'il parle beau- coup et comme par devoir sur certains sujets, son silence parait bien plus grand encore que ses paroles. 11 y a des choses qu'on ne peut dire à personne. Assurément, il a des pensées dont il a peur.

XIV

Quelqu'un lui a envoyé une excellente version de l'his- toire du filleul du Christ. Il l'a lue tout haut et avec plaisir à Tchékhov et à Suler il lit merveilleusement bien. Il s'amusa tout particulièrement des diables tourmentant les propriétaires. Il y avait dans son attitude quelque chose que je n'aimais pas. Il ne peut pas être insincère, mais s'il riait sincèrement, cela n'en était que pire.

Il dit encore :

« Comme les paysans s'y entendent à composer les his- toires. Tout est simple, sobre de paroles et plein de senti- ment. La vraie sagesse consiste à employer peu de mots ; par exemple : « Que Dieu ait pitié de nous, a

Et cependant l'histoire est une histoire cruelle.

XV

L'intérêt qu'il me porte est d'ordre ethnographique. A ses yeux j'appartiens à une espèce qui ne lui est pas familière rien de plus.

SyO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

XVI

Je lui ai lu mon conte : « Le Taureau ». Il a beaucoup ri et fait l'éloge de ma connaissance des ^ artifices du langage ».

Mais, dit-il, vous ne maniez pas adroitement les mots ; tous vos paysans parlent avec intelligence. Dans la vie ce qu'ils disent est sot et incohérent, et, au premier abord, il vous est impossible de débrouiller ce qu'un paysan veut dire. Il fait cela sciemment; sous la maladresse de ses paroles se cache toujours le désir qu'il a de permettre à l'autre de dévoiler ce qu'il a dans l'esprit. Un vrai paysan ne laissera jamais voir tout de suite ce qu'il pense : ce n'est pas profi- table. Il sait que lorsqu'on a affaire à un homme stupide, on l'aborde d'ordinaire franchement et sans détour, et c'est pré- cisément ce qu'il désire. Vous voilà à découvert devant lui ; et il peut tout de suite voir vos côtés faibles. Il est plein de soupçons ; il a peur de dire ses pensées intimes, même à sa ■femme. Or vos paysans, chaque fois que vous les mettez en

scène, racontent tout ; c'est un conseil universel de sagesse. Et ils parlent tous par aphorismcs, ce qui n'est pas davantage conforme à la vie ; les aphorismes ne sont pas naturels à la langue russe.

Et que faites-vous des proverbes et dictons ?

C'est autre chose ; ils n'ont pas été faits d'aujourd'hui.

Mais vous-même, vous parlez souvent par aphorismes.

Jamais. Je vous y prends encore une fois. Vous retou- chez tout, les gens aussi bien que la nature et surtout les gens. C'est aussi ce que faisait Lieskov, un écrivain affecté, et qui fignolait si bien ses écrits que personne ne les lit plus à présent. Ne permettez à personne de vous influencer, ne craignez personne, et vous serez sûr d'être dans le bon chemin.

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 8/1

XVII

Dans son Journal qu'il m'avait donne à lire, je fus frappe par un étrange aphorisme : « Dieu est mon désir. »

Aujourd'hui en lui rendant le carnet, je lui demandai ce que cela voulait dire.

« Une pensée non achevée, dit-il, en jetant un regard sur la page, et fronçant les sourcils. J'ai vouloir dire : « Dieu est mon désir de Le connaître... «Non, pas cela... Il se mita rire et faisant un rouleau de son carnet, le glissa dans la large poche de sa blouse. Ses relations avec Dieu ont un carac- tère suspect ; elles me font parfois penser à la relation des « deux ours dans une fosse ».

XVIII

A propos de la science :

« La science est une barre d'or faite par un alchimiste charlatan. Ils veulent la simplifier, la rendre accessible à tous : vous découvrez alors que vous avez frappé une quantité de fiiux écus. Le jour les gens réaliseront la valeur réelle de ces écus, ils ne vous en sauront pas

gre. »

XIX

Nous marchions dans le parc de Joussopor. Il parlait en termes admirables des coutumes de l'aristocratie de Moscou. Une forte paysanne travaillait à une plate-bande de fleurs. Pliée à angle droit, elle montrait ses jambes d'ivoire, et faisait trembler sa lourde poitrine. Il la regarda attenti- vement.

« Ce sont ces cariatides, qui ont entretenu toute cette magnificence et cette extravagance. Et cela non seulement

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par le travail des paysans et paysannes, ou par les taxes qu'ils paient, mais au sens littéral du mot, par leur sang. Si l'aristocratie ne s'était pas de temps à autre accouplée à des mastodontes comme cette femme-là, il y a longtemps qu'elle se serait éteinte. Lorsqu'on gaspille ses forces comme le faisaient les jeunes gens de mon temps, il est impossible que ce soit impunément. Mais après avoir jeté leur gourme, beaucoup d'entre eux épousèrent des filles de serfs et par sauvèrent la race. C'est aussi de cette façon que la force des paysans a été leur salut. Cette force-là se manifeste partout. La moitié de l'aristocratie en est réduite à vivre de son propre fonds, tandis que l'autre moitié mêle son sang à celui des paysans qui s'en trouve quelque peu dilué. Cela a son utilité. »

XX

Tout comme un romancier français, il parle souvent et volontiers des femmes, mais avec en plus la grossièreté d'un paysan russe. Autrefois cela me produisait une impression désagréable. Aujourd'hui dans le parc d'Almond il demanda à Anton Tchékhov :

Avez-vous beaucoup fait l'amour quand vous étiez jeune ?

Anton Pavlovitch eut un sourire embarrassé, et tirant sur sa petite barbe, marmotta quelque chose d'incompré- hensible. Et Léon Nicolaïevitch regardant vers la mer avoua :

J'étais infatigable...

Il dit cela en pénitent, employant à la fin de sa phrase, une expression salée de paysan. Et je remarquai pour la première fois la simplicité avec laquelle il usait de pareils termes, tout comme s'il n'en connaissait pas d'autres, qui fussent plus appropriés. Toutes les paroles de ce genre, sortant de ses lè\Tes perdues dans des poils épais, ont quel-

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que chose de simple et de naturel, et perdent la grossièreté et l'obscénité qu'elles ont dans la bouche du troupier. Je me souviens de ce qu'il dit la première fois je le ren- contrai, sur « Varienka Oliessova » et sur ma nouvelle inti- tulée « Vingt-six et une ». Si on se place au point de vue conventionnel, ce qu'il dit alors n'était qu'un tissu de mots indécents. J'en fus tout embarrassé et même offensé. J'eus l'impression qu'il me considérait comme incapable de com- prendre toute autre espèce de langage. Maintenant je vois les choses tout autrement : il ^tait stupide de ma part de m'en être offensé.

XXI

11 était assis sur le banc de pierre à l'ombre des cyprès. Sa silhouette paraissait très mince, petite et grise, et pour- tant elle faisait penser au Dieu des Juifs, à un Jehovah qui, un peu fatigué, s€ délasserait en s'essaj-anl à siffler en me- sure avec un pinson. L'oiseau chantait dans la pénoml)rc de l'épais feuillage : Léon Nicolaïevitch le cherchait d-es yeux en fronçant les sourcils et, faisant une moue comme un enfant, il sifflait maladroitement.

Elle a le diable au corps cette petite créature-là, elle est enragée. Quel oiseau cela peut-il bien être ?

Je lui parlai du pinson et de la jalousie qui le carac- térise.

« Toute sa vie, dit-il, il ne chante qu'une chanson, et avec cela il est jaloux ! L'homme a un millier de chants dans le coeur et cependant on lui en veut d'être jaloux. » 11 parlait d'un air rêveur et comme s'il s'interrogeait lui-môme. « Il y a des moments un liomn>e en parlant de lui-même dit à une femme plus qu'il ne faudrait. Il parle, et puis il oublie, mais elle se souvient. La jalousie ne viendrait-elle pas de la peur de dégrader son âme, ou d'être humilié et rendu

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ridicule ? Ce n'est pas qu'une femme soit dangereuse quand

£lle tient un homme par son , mais celle qui le tient par

son âme... »

Comme je relevais la contradiction que je remarquais entre les paroles qu'il venait de dire et les idées de la « Sonate à Kreuzer », un sourire, fusant à travers sa barbe, lui illumina toute la figure, et il dit :

Je ne suis pas un pinson.

Le soir tandis qu'il se promenait, il dit subitement : « L'homme survit à des tremblements de terre, aux épidémies, aux horreurs de la maladie, et à toutes les agonies de l'âme, mais de tous temps la tragédie qui l'a tourmenté, qui le tour- mente et le tourmentera le plus, c'est et ce sera la tra- gédie de l'alcôve.

En disant cela il avait un sourire de triomphe : par mo- ments, il avait le sourire large et calme d'un homme qui a surmonté quelque chose de très difficile, ou, qui vient ^'étre soulagé tout à coup d'une douleur aiguë qui l'aurait lanciné pendant longtemps. Chaque pensée fore son âme comme une tique ; ou bien il l'arrache tout de suite, ou bien il lui permet de se repaître de son sang et quand elle en est pleine, elle tombe tout simplement d'elle-même.

Il nous lut à Suler et à moi une variante de la scène ■de la chute du « Père Sergius » une scène cruelle. Suler faisait la moue et s'agitait, mal à l'aise sur sa chaise.

Qu'y a-t-il ? Vous ne l'aimez pas ? demanda LéonNico- laïevitch.

Cette scène est trop brutale, on dirait qu'elle est ■de Dostoïevski. C'est une fille dégoûtante, dont les seins ressemblent à des crêpes et autres choses de ce genre. Pour- quoi ne l'avez-vous pas fait pécher avec une femme belle et sâinc ?

C'eût été pécher sans excuse, tandis qu'ainsi le péché

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 875

est justifié par la pitié qu'inspire la fille. Qiii donc pourrait la désirer dans l'état elle est ?

Je ne puis me l'imaginer. . .

Il y a bien des choses, cher ami, que vous ne pouvez vous imaginer. Vous n'êtes pas malin...

Là-dessus la femme d'André Lvovitch entra et la conver- sation fut interrompue. Elle ne tarda pas à quitter la chambre avec Suler, et Léon Nicolaïevitch me dit : « Léopold est l'homme le plus pur que je connaisse ; il est comme cela: s'il faisait quelque chose de mal, ce ne serait jamais que par pitié pour quelqu'un. »

XXII

Ses sujets favoris sont Dieu, les paysans et les femmes ; de littérature il ne parle que rarement et peu, comme si la littérature était quelque chose qui lui fût étranger. En ce qui concerne la femme, mon sentiment est qu'il la considère avec une hostilité implacable, qu'il aime positivement à la punir, à moins qu'il ne s'agisse d'une Kittie ou d'une Natacha Ros- tov, c'est-à-dire d'une créature qui ne soit pas trop étroite. C'est ou bien l'hostilité du mâle qui n'a pas réussi à se pro- curer tout le plaisir qu'il voulait, ou bien l'hostilité de l'esprit contre a les impulsions dégradantes de la chair ». Mais c'est de l'hostilité, et de la froide comme dans Anna Karénine. Sur « les impulsions dégradantes de la chair » il a parlé de façon fort intéressante dans une conversation qu'il a eue Dimanche avec Tchékhov et Yelpatievski, au sujet des « Confessions » de Rousseau. Suler avait transcrit ce qu'il disait, mais plus tard en préparant le café, il brûla ses notes dans la lampe à alcool. Il lui était déjà arrivé une fois de brûler ainsi les opinions de Léon Nicolaïevitch sur Ibsen et il a aussi perdu les notes qu'il avait prises d'un entretien dans lequel * Léon Nicolaïevitch avait dit sur le symbolisme du mariage

S6

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rituel des choses d'un caractère très païen, et se rapprochant dans une certaine mesure des opinions de V. V. Rosanov.

XXIII

Ce matin quelques « slundistes » sont venus de Féodosia, voir Tolstoï, et de toute la journée, il n'a fait que parler des paysans avec ravissement.

Au déjeuner : « Ils sont venus tous deux pleins de force et de sève ; l'un a dit : « Voilà, nous sommes venus sans être invités » et l'autre : « Avec l'aide de Dieu, nous ne retour- nerons pas chez nous bredouilles ». Et il éclata d'un rire d'en- fant qui le secouait tout entier. Après le déjeuner sur la ter- rasse :

Nous cesserons bientôt complètement de comprendre le langage du peuple. A présent nous disons : « la théorie du progrès », « le rôle de l'individu dans l'histoire », « l'évo- lution de la science », et le paysan dit : « Vous ne pouvez cacher une anguille dans un sac », et toutes les théories, histoires, et évolutions deviennent misérables et ridicules, parce qu'elles sont incompréhensibles et inutiles au peuple. Mais le paysan est plus fort que nous. Il a la vie plus tenace, et il se pourrait fort bien qu'il nous arrivât un jour ce qui advint à la tribu des Atzurs dont il fut rapporté à un savant : « Tous les Atzurs sont morts, mais il y a ici un perroquet qui connaît quelques paroles de leur langage. »

XXIV

« De par son corps, la femme est plus sincère que l'homme, mais de par son esprit elle ment, et quand elle ment, elle ne croit pas à ce qu'elle dit ; tandis que Rousseau mentait et croyait en ses mensonges. »

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 877

XXV

« Dostoïevski, décrivant un de ses caractères de fous, a dit que sa vie sepassaitàse venger des autres et de lui-même, parce qu'il avait servi une cause en laquelle il ne croyait pas. C'est de lui-même qu'il a écrit cela... J'entends qu'il aurait pu tout aussi bien le dire de lui-même. »

XXVI

<f Quelques-unes des paroles qu'on emploie dans l'Eglise sont d'une étonnante obscurité. Comment par exemple trouver un sens à ces mots : « La terre de même que son abondance sont de Dieu »? Ce ne sont pas les Saintes Ecritures, mais une espèce de matérialisme scientifique à l'usage du peuple.

Mais vous avez expliqué ces paroles quelque part, dit Suler.

Il y a bien des choses qui sont expliquées... On n'en- fonce pas toujours l'épée jusqu'à la garde. »

Et il eut un petit sourire rusé.

XXVII

Il aime à poser des questions difficiles, embarrassantes el malicieuses :

Que.pensez-vous de vous-même ?

Aimez-vous votre femme ?

Croyez-vous que mon fils Léon ait du talent ?

Comment aimez-vous Sophie Andreïevna ' ?

I . La femme de Léon Tolstoï.

878 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un jour, il me dit : « M'aimez-vous, Alexeï Maximo- vitch ? »

Il y a la malice d'un bogatyr '.

Vaska Buslayev jouait de pareils tours dans sa jeunesse, le malin. Il est toujours à examiner et à essayer quelque chose, comme s'il se préparait à lutter. C'est intéressant, mais cela n'est guère de mon goût. Il est le diable, et moi je ne suis encore qu'un enfant qui vient de naître, et il devrait me laisser tranquille.

XXVIII

Peut-être que paysan ne signifie rien d'autre pour lui que mauvaise odeur. Il en a toujours le sentiment et qu'il le veuille ou non, il faut qu'il en parle.

Hier au soir je lui ai raconté ma querelle avec la femme du général Kornet ; il a ri à en pleurer, pris d'un point de côté, il gémissait tout en ne cessant pas de s'écrier d'une voix glapissante :

Avec la pelle ! Sur le derrière, avec la pelle, hein ? Droit sur le derrière ! Etait-ce une large pelle ?

Ensuite après un moment de silence, il dit sérieusement : « C'était généreux de votre part de la frapper comme cela. Après ce qu'elle avait fait, tout autre que vous l'aurait frappé sur la tête. Très généreux ! Aviez-vous compris qu'elle vous désirait ? »

Je ne me rappelle pas. Je crois difficilement que j'aie pu comprendre cela.

Allons donc, mais c'est clair, naturellement qu'elle vous désirait.

Ce n'est pas pour cela que je vivais alors.

I . Un héros de la légende russe, brave, mais sauvage et volontaire comme un enfant.

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 879

Quelque raison de vivre qu'on puisse avoir, cela revient au même. Vous n'avez évidemment rien d'un homme à femmes. N'importe quel autre à votre place aurait tiré parti de la situation pour faire fortune, et après être devenu un gros propriétaire, aurait fini par jouer sa partie dans un cou- ple d'ivrognes.

Après un silence : « Vous êtes un drôle d'homme, ne vous formalisez pas de ce que je vous dis un très drôle d'homme. Et il est étrange que vous ayez conservé un si bon naturel alors que vous auriez toutes les raisons de ressentir de l'amertune... Oui, vous auriez toutes les raisons d'être amer... Vous êtes fort... Voilà qui est bien... »

Et après un nouveau silence, devenu songeur, il ajouta : Votre esprit, je ne le comprends pas c'est un esprit très embrouillé mais votre cœur est sensible... oui, c'est un cœur sensible.

Note.. Lorsque je vivais à Kazan, j'étais entré au ser- vice de la femme du général Kornet. C'était une Française, la veuve d'un général, une jeune femme potelée, avec des pieds menus comme ceux d'une petite fille. Ses yeux étaient merveilleusement beaux, toujours en mouvement et pétu- lants de convoitise. Avant son mariage elle avait été, je crois, revendeuse ou cuisinière, ou peut-être même avait-elle fait le trottoir. Elle s'enivrait d'habitude dès la première heure, et descendait dans la cour ou dans le jardin, revêtue seulement d'une chemise sur laquelle elle passait un peignoir orange, chaussée de pantoufles tartares en maroquin rouge, et sur la tête une épaisse crinière noire. Ses cheveux négli- gemment tordus pendaient sur ses joues rouges et sur ses épaules. Une jeune sorcière ! Se promenant dans le jardin elle fredonnait d'ordinaire des chansons françaises tout en surveillant mon travail, et de temps à autre elle allait à la fenêtre de la cuisine et appelait :

880 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pauline, donnez-moi quelque chose.

« Quelque chose » signifiait toujours la même chose : un verre de vin rouge avec de la glace.

An rez-de-chaussée, vivaient trois jeunes femmes, les prin- cesses D. G. qui n'avaient plus de mère et dont le père s'en était allé ailleurs. La veuve du général Kornet s'était prise de haine pour les jeunes femmes et essayait de se débarrasser d'elles en leur faisant toutes sortes de misères. Elle parlait très mal le russe, mais elle jurait à la perfection comme un vrai charretier. Son attitude vis-à-vis des pauvres filles qui ne faisaient de mal à personne me déplaisait fort. Elles avaient l'air si triste, si effarouché, si timide. Une après- midi, deux d'entre elles se promenaient dans le jardin, quand soudain la femme du général apparut ; ivre comme d'habi- tude, elle commença à pousser des cris pour les chasser. Les jeunes femmes se retiraient tranquillement, mais la veuve du général se plaça en travers de la porte du jardin, la bouchant de son corps et se mit à les injurier copieusement dans des termes que n'aurait pas désavoué un vrai charretier. Je lui dis de cesser de jurer, et de laisser sortir les jeunes femmes, mais elle cria :

Vous, je vous connais. Vous vous faufilez chez elles la nuit par la fenêtre.

Je me mis en colère, et la prenant par les épaules je la fis reculer ; mais elle échappa à mon étreinte et se campant devant moi, d'un geste brusque elle défit sa robe et souleva sa chemise, me criant de toutes ses forces :

Je suis bien mieux que ces pimbêches.

Je perdis alors toute contenance. Je la pris par le cou et lui faisant faire demi-tour je dirigeai ma pelle vers le bas de son dos et la frappai, si bien que se glissant hors de la grille du jardin, elle se mit à traverser la cour au galop, criant tout épouvantée trois fois de suite : « Oh ! Oh ! Oh ! »

Je donnai mon congé à sa confidente Pauline une ivre-

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 88 1

gnesse elle aussi, et de plus une femme pleine d'astuce ; et mon baluchon sous le bras je vidai les lieux, pendant que la veuve du général debout à sa fenêtre et agitant un châle rouge, criait :

Je ne ferai pas venir la police Tout est oublié Ecoutez donc Revenez N'ayez pas peur.

XXIX

Je lui demandai : « Est-ce votre avis qu'exprime Posni- tchev ' lorsque vous lui faites dire que les médecins ont détruit et détruisent tous les jours des centaines et des cen- taines de milliers de gens ?

Avez-vous un grand intérêt à le savoir?

Grand intérêt.

Alors je ne vous le dirai pas. » Et il souriait, jouant avec ses pouces.

Je me souviens que dans une de ses histoires il met sur le même niveau un de ces charlatans de village qui se disent vétérinaires et un docteur en médecine :

« Les mots « giltchak », « potchetchni », « saignée », ne signifient-ils pas exactement la même chose que nerfs, rhu- matisme, organisme, etc. ? »

Et ceci a été écrit après Jenner, Behring, Pasteur.

C'est de la perversité.

XXX

Etrange à quel point il aime jouer aux cartes ! Il y joue avec sérieux, avec passion. Ses mains frémissent de nervosité quand il relève les cartes, exactement comme s'il tenait entre ses doigts des oiseaux vivants et non des bouts de carton ina- nimés.

I . Dans la Sonate à Kreu\er.

882 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

XXXI

« On trouve chez Dickens une pensée fort remarquable : « La vie nous a été donnée sous la condition expresse de la défendre vaillamment jusqu'au dern icr souffle. » Somme toute, c'était un écrivain sentimental, loquace et d'une intelligence médiocre. Mais il savait mieux qu'aucun autre, comment construire un roman. Il le savait certainement mieux que Balzac. Quelqu'un a dit : « Beaucoup sont possédés de la passion d'écrire des livres, mais il y en a peu qui éprouvent quelque honte après en avoir écrit. » Balzac pas plus que Dickens ne ressentait pareil sentiment. Et tous les deux ont écrit bon nombre de mauvais livres. Et cependant Balzac est un génie. En tous cas il a ce qui seul peut être appelé génie... »

XXXII

Il semble quelquefois vaniteux et intolérant comme un prédicateur de la Volga, et ceci me paraît terrible chez un homme dont les paroles résonnent dans ce monde comme des sons de cloche. Hier il m'a dit :

Je suis plus moujik que vous, et ma manière de sentir tient beaucoup plus de moujik que la vôtre.

Oh mon Dieu, il ne devrait pas s'en vanter. Non, il ne le doit pas.

XXXIII

Je viens de lui lire quelques scènes de mon drame « Les Bas Fonds ». Après m'avoir écouté attentivement il me demanda :

Pourquoi écrivez-vous cela ? Je m'expliquai de mon mieux.

On vous voit toujours sauter comme un coq sur tout ce que vous rencontrez, et plus que cela, vous voulez tou-

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 883

jours recouvrir d'une peinture de votre cru toutes les fentes et crevasses que vous apercevez. Rappelez-vous ce que dit Andersen La dorure s'usera, la peau de cochon restera ». Ou comme le disent les paysans : « Toute chose passera, la vérité seule restera. » Vous feriez beaucoup mieux de ne pas mettre d'emplâtre, car vous-même vous en souffrirez plus tard. Enfin, votre langage est très adroit, plein de toutes sortes d'artifices cela n'est pas bien. Vous devez écrire d'une manière plus simple. Le peuple a le parler simple, voire même incohérent, et voilà qui est bien. Un paysan ne demande pas, comme le fitit une jeune demoiselle instruite : « Pourquoi un tiers est-il plus qu'un quart, alors que quatre est toujours plus que trois ? »

« Pas d'artifice, je vous prie. »

Il parlait avec irritation ; il était clair que ce que je venais de lui lire lui déplaisait beaucoup. Et après un silence, regardant par-dessus ma tête, il dit d'un air sombre : « Votre vieillard n'est pas sympathique, on ne croit pas en sa bonté. L'acteur peut aller ; il est bon. Connaissez-vous les « Fruits de l'Instruction » ? Mon cuisinier y ressemble fort à votre acteur. Il est difficile d'écrire des pièces de théâtre. Votre prostituée, par exemple, n'est pas mal réussie, elles doivent être comme cela. En avez-vous connu beaucoup ?

J'en connaissais beaucoup dans le temps.

Oui, cela se voit. La vérité s'énonce toujours d'elle- même. La plupart des choses que vous dites, sortent de vous- même, et c'est aussi pourquoi on ne trouve pas de caractère dans vos drames, et tous vos personnages ont la même figure. Je croirais que vous ne comprenez pas les femmes ; elles ne viennent pas bien chez vous. On ne s'en souvient pas...

En ce moment la femme de A. L. entra et nous invita à prendre le thé ; il se leva et sortit d'un pas pressé, comme s'il avait été content de mettre fin à la conversation.

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XXXIV

Quel est le rêve le plus terrible que vous ayez jamais fait ? me demanda Tolstoï.

Il m'arrive rarement d'avoir des rêves, et je m'en sou- viens mal ; mais j'ai fait deux rêves qui me sont restés dans la mémoire, et selon toute probabilité, ils n'en sortiront de toute ma vie. Il m'apparut une fois en rêve que le ciel était scrofuleux, en putréfaction, d'un jaune verdâtre. et les étoi- les y étaient rondes et plates, sans rayonnement, sans éclat, comme des escarres sur la peau d'un malade. A travers ce ciel en putréfaction glissait rarement un éclair rougcâtre et fourchu, qui ressemblait assez à un serpent et, quand il tou- chait une étoile, cette étoile se gonflait en boule et éclatait sans bruit, laissant derrière elle une tache noirâtre, semblable à une petite fumée ; et puis la tache disparaissait vite dans le ciel trouble et en liquéfaction. Ainsi en fut-il de toutes les étoiles. L'une après l'autre, elles éclatèrent et disparurent, et le ciel devint de plus en plus sombre, de plus en plus lugubre, jusqu'à ce que bouillonnant dans un tourbillon, il (Relata en mille morceaux, et commença à tomber sur ma tête en une sorte de gelée, et à travers les interstices on apercevait une masse noire et luisante, comme si elle était de fer. » Léon Nicolaïevitch dit : « Eh bien ! Tout ceci est tiré d'un livre savant ; vous avez lire quelque chose sur l'as-

.tronomie, d'oià votre cauchemar. Et l'autre rêve ? »

L'autre rêve : une plaine couverte de neige, lisse comme une feuille de papier. Pas de colline, pas d'arbre, nulle part de buisson, seules à peine visibles quelques perches pointant de dessous la neige. Et sur la neige de ces déserts morts s'étendait d'horizon à horizon, le jaune ruban d'une route qu'on pouvait à peine distinguer, et sur la route déambulait lentement une paire de hautes bottes en feutre gris vides.

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 885

Il leva ses épais sourcils de loup-garou, me regarda avec insistance et resta songeur pendant quelque temps :

a C'est terrible cela. Est-ce vraiment un rêve ? Ne l'avez- vous pas inventé ? Il y a dans ce que vous venez de dire tout de même quelque chose qui sent le livre. »

Et tout à coup il se fâcha, et dit d'une voix irritée et sévère, tout en se frottant le genou avec le doigt : « Mais vous n'êtes pas un buveur, n'est-ce pas ? Il me paraît fort invraisemblable que vous vous soyez jamais adonné à la boisson. Et pourtant il y a quelque chose dans vos rêves qu'on dirait inspiré par la boisson. 11 y a eu un écrivain allemand, Hoffmann, qui dans ses rêves voyait courir à travers les rues des tables de jfeu, et toutes sortes de fan- tômes de cette espèce ; mais c'était un ivrogne un « ca- laholic », comme dit notre cocher, quand il fait le lettré. Des bottes vides en marche c'est réellement terrible. Même si vous l'avez inventé, ce n'est pas mal. Terrible. »

Soudainement sa figure s'épanouit en un large sourrire, s bien que ses pommettes même me semblaient rayonner.

« Représentez-vous ceci : Tout à coup dans la rue Tvers- kaya une table court sur ses pieds arqués. Les planches clapotent et soulèvent une poussière de craie, et vous pouvez encore lire les chiffres inscrits sur le tapis vert. Des em- ployés de la régie s'en étant servi trois jours et trois nuits durant, elle avait fini par en avoir assez, et, exaspérée, elle prit la fuite en courant. »

Il se mit à rire, et puis, remarquant probablement que j'étais un peu blessé de la méfiance qu'il me témoignait, il dit:

Etes-vous offensé de ce que je pense que vos rêves ont une allure livresque ? Ne vous en formalisez pas ; parfois il arrive, je le sais, qu'on invente quelque chose sans s'en apercevoir, quelque chose que l'on ne peut croire, qu'il est impossible de croire, et alors on s'imagine qu'on l'a rêvé

886 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et qu'on ne l'a pas invente du tout. Je me rappelle une histoire que racontait un vieux propriétaire. Il rêvait qu'il se promenait dans une forêt et que débouchant au sortir de cette forêt sur la steppe, il vit deux collines. Celles-ci soudainement se changèrent en seins de femme et entre les seins apparut une iigure noire qui en guise d'yeux avait deux lunes comme des taches blanches. Le vieil homme rêvait qu'il était debout entre les jambes de la femme et qu'il avait devant lui un ravin profond et sombre qui s'en- tr'ouvrait pour l'engloutir tout entier. Après ce rêve ses cheveux devinrent gris, et il fut pris d'un tremblement dans les mains. Il se rendit à l'étranger chez le docteur Kneip et se soumit à une cure d'eau. Pour moi, il n'y a pas de doute, il doit avoir vu quelque chose de ce genre. C'était un homme de mœurs dissolues. » 11 me tapa sur l'épaule.

Mais vous vous n'êtes ni un ivrogne ni un libertin comment vous arrive-t-il d'avoir de pareils rêves ?

Je ne le sais pas.

Nous ne savons rien sur nous-mêmes.

Il poussa un soupir, fronça les sourcils, resta songeur un iiietant, et puis ajouta à voix basse : « Nous ne savons rien. »

Ce soir pendant que nous nous promenions, il me dit en me prenant par le bras : « Les bottes sont en marche, terrible, hein ? tout à fait vides tiop, tiop et la neige grince sous les pas. Oui, cela n'est pas mal, mais il n'y a pas à dire vous êtes très livresque, vous l'êtes beaucoup. Ne vous fâchez pas, mais cela ne vaut rien et cela pourrait sérieu- sement entraver votre développement. »

Je suis à peine plus livresque que lui ; à ce moment je le considérais comme un rationaliste cruel, et toutes ses petites phrases aimables ne pouvaient rien changer à mon impression.

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 0«7

XXXV

Il )• a des moments il donne l'impression d'être arrivé à l'instant de quelque pays lointain les gens sentent et pensent différemment, et ont d'autres coutumes et un autre parler. Il est là, assis dans un coin, fatigué et gris comme s'il n'avait pas encore secoué la poussière d'une autre terre^ et il regarde attentivement chaque chose avec le regard d'un muet ou d'un homme qui ne parle pas la langue du pays.

Hier avant le dîner, il entra dans le salon, tel que je viens de le décrire, ses pensées loin et ailleurs. Il s'assit sur le sofa, et après un moment de silence dit soudainement, en balançant un peu le corps et se frottant les genoux de la paume de ses mains, tandis que toute sa figure se plissait :

Et cependant ce n'est pas tout, non, pas tout. Quelqu'un d'obtus, d'une stupidité de tout repos, comme

un fer à repasser, demanda :

Que dites-vous ?

Il le regarda fixement et puis se pencha en avant et dirigeant son regard vers la terrasse j'étais assis avec le docteur Nikitine et Yelpatievski, il dit : « De quoi parlez-vous ? »

De Plehve.

De Plehve... Plehve... répéta-t-il, absorbé dans ses pensées et gardant le silence un moment comme s'il entendait ce nom pour la première fois. Et puis il fit le geste d'un oiseau qui secoue ses plumes et dit avec un sourire à peine perceptible :

Depuis ce matin j'ai une sotte idée qui me roule dans la tète ; un jour quelqu'un m'a dit avoir lu l'épitaphc suivante dans un cimetière :

Sous cette pierre repose Ivan Jegovner ;

Tanneur de son métier, du matin au soir il trempait les cuirs.

Son travail était honnête, son cœur bon, mais voyez,

888 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il passa de vie à trépas, laissant à sa femme son ouvrage.

Et pourtant il n'était pas encore bien vieux

Et il aurait encore pu faire de la bonne besogne.

Mais Dieu l'enleva pour la vie du paradis

Pendant la nuit de Vendredi à Samedi, de la semaine Sainte....

'Et quelque chose de ce genre... » Il se tut et puis secouant la tète et souriant faiblement, il ajouta : « Dans la bêtise humaine, si elle n'est pas méchante, il y a quelque chose de très touchant, de beau même... et cela toujours. »

On nous appela pour le dîner.

XXXVI

« Je n'aime pas les gens qui sont ivres, mais j'en connais qui du moment oi!i ils sont gris deviennent intéressants et acquièrent alors un je ne sais quoi qu'on ne leur connaissait pas à l'état normal de l'esprit, une certaine beauté de la pensée, une vivacité et une richesse d'expression. En pareil cas je me sens tout disposé à bénir le vin. »

Suler raconte qu'allant se promener un jour avec Léon Nicolaïevitch dans la rue Tverskaya, Tolstoï remarqua à une certaine distance deu.\ soldats de la garde. Le métal de leur armature luisait au soleil, leurs éperons brillaient et ils marchaient en cadence comme un seul homme, la figure tout illuminée de la confiance en soi que donnent la force et la jeunesse.

Tolstoï se mit à les invectiver tout bas : « Q.uelle pom- peuse stupidité ! Ils ont l'air d'animaux que l'on a dressés au fouet. » Mais quand les gardes l'eurent rejoint il s'ar- rêta, les suivit d'un regard caressant et dit avec en- thousiasme : « Qu'ils sont beaux ! On dirait de vieux Romains. Qu'en dites-vous, mon petit ? Cette force et cette beauté ! Seigneur ! Quelle joie de voir un bel homme ! quelle vraie joie ! »

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 889

UNE LETTRE

Je viens de mettre une lettre à la poste pour vous des télégrammes sont arrivés annonçant la « Fuite de Tolstoï », et me sentant de nouveau uni à vous par la pensée, je vous récris.

Il est probable que tout ce que je voudrais vous dire, à propos de cette nouvelle, vous semblera confus, peut-être même dur, et dicté par l'irritation de mon humeur, mais vous me pardonnerez. J'ai la sensation de quelqu'un qu'on aurait sfaisi à la gorge et qu'on étrangle.

Je me suis souvent et longuement entretenu avec lui ; lorsqu'il vivait à Gaspra, en Crimée, j'allais souvent che^ lui, et lui venait volontiers me voir ; j'ai étudié ses livres avec amour ; il me semble que j'ai le droit de dire ce que je pense de lui, même si ce que je disais devait être audacieux et différer considérablement de l'opinion généralement admise. Je sais aussi bien que les autres qu'il n'y a personne qui soit plus digne que lui du titre d'homme de génie ; per- sonne de plus compliqué, de plus contradictoire, de plus grand en toutes choses oui, j'insiste, en toutes choses. Grand dans un sens à part, vaste, informulable par des mots. Il y a quelque chose en lui qui me donnait envie de criera tout le monde :'« Voyez quel homme admirable vit en ce moment sur cette terre ! » Car il est, pour ainsi dire et pardessus tout, un homme au sensuniverseldumotj l'homme du genre humain.

Mais, ce qui m'a toujours rebuté en lui, c'était cet entête- ment despotique qu'il mettait à substituer à la vie du comte Léon Nicolaïevitch Tolstoï a la vie sainte de notre père bien aimé, le boyard Léon ». Comme vous le savez, il y a long- temps qu'il recherchait l'occasion de souffrir ; il avait exprime

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à E. Soloviov et à Sulcr le regret qu'il avait de n'y avoir pas réussi ; mais il voulait souffrir en toute simplicité, non par un désir naturel de mettre à l'épreuve la force de résistance de sa volonté, mais avecl'intention manifeste, et, je le répète, despotique, d'accroître l'influence de ses idées religieuses, et de donner plus de poids à son enseignement, afin de rendre sa parole irrésistible, de la sanctifier aux veux des humains par la souffrance, de les forcer à l'accepter, vous entendez bien, de les y forcer. Car il a conscience que sa prédication n'est pas, en elle-même, suffisamment convaincante ; dans son journal, vous trouverez un jour des indices probants du scepticisme qu'il gardait vis-à-vis de sa doctrine et de sa per- sonnalité. Il sait que « ceux qui sont martvrs, et ceux qui souffrent sont, à de rares exceptions près, des despotes et des tyrans ». Je vous dis qu'il sait tout ! Et pourtant se parlant à lui-même, il dit : « S'il m'était donné de souffrir pour mes idées, elles exerceraient une plus grande influence. » C'est ce qui m'a toujours rebuté en lui, car je ne peuxm'empécher d'y. sentir une tentative d'user de violence envers moi, un désir de s'emparer de ma conscience, de l'éblouir par l'au- réole qui émane du sang du juste, de me faire passer au cou le joug d'un dogme.

Il n'était jamais las de vanter l'immortalité qui nous attend de l'autre côté de la tombe, mais au fond, il préférait celle que l'on obtient de ce côtc-ci. Ecrivain national, dans le sens le plus vrai et le plus complet du terme, il incarnait en sa grande âme tous les défauts de sa nation, toutes les mutila- tions que nous ont fait subir les épreuves de notre histoire ; sa doctrine nébuleuse de la « non-activité », de la « non- résistance au mal » la doctrine de la passivité tout cela n'est que le ferment malsain du vieux sang russe, empoi- sonné par le fatalisme mongol, et pour ainsi dire chimique- ment hostile à l'Occident, avec son infatigable effort créa- teur, et la résistance active et indomptable qu'il oppose aux

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maux de la vie. Ce qu'on appelle « l'anarchisme » de Tols- toï exprime par essence et dans son principe même, notre anti-étatisme slave, qui est, à son tour, un trait vraiment national, et se confond avec le désir profondément enraciné en nous, depuis des siècles, qui nous porte à vivre en nomades, chacun de son côté. Jusqu'à présent, comme tout le monde le sait de reste, nous avons assouvi ce désir avec passion. Nous autres Russes, nous le savons aussi, mais nous nous échappons toujours le long de la ligne de moindre résistance ; nous nous rendons tous compte que c'est nui- sible, mais nous n'en glissons pas moins toujours plus loin les uns des autres, et ce sont ces lamentables vagabondages, à la façon des blattes, que l'on appelle « histoire de la Russie », c'est-à-dire d'un Etat qui a été fondé comme par hasard, mécaniquement, par les forces unies des \' arègues, des Tar- tares, des Baltes allemands, et de chétifs agents de police, à l'étonnement de la majorité de ses citoyens honnêtes. Je dis à leur étonnement, parce que jusque là, nous n'avions fait que nous « éparpiller », et ce n'est qu'une fois parvenus en des endroits, au delà desquels il ne pouvait y avoir pire pour cette simple raison que nous n'avions aller plus loin que nous nous décidâmes enfin à nous arrêter et à nous fixer. C'est le sort, la destinée à laquelle nous sommes condamnés : nous installer au milieu des marais et des neiges à côté des tribus sauvages d'Erza, de Tchoud, de \'ess et de Mourman. Cependant des hommes survinrent, qui com- prirent que la lumière devait nous venir, non de l'Est, mais de l'Ouest, et voilà que lui, en qui culmine toute notre his- toire ancienne, veut consciemment ou inconsciemment, s'étendre et s'interposer, telle une vaste montagne, en travers du chemin qui mène notre nation vers l'Europe, vers cette Vie active, qui réclame impérieusement de l'homme le suprême effort de ses forces spirituelles. Son attitude envers la science aussi, est certainement nationale ; en lui se trouve

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reflète, avec magnificence, le vieux scepticisme du village russe, scepticisme issu de l'ignorance. Tout est national en lui, et sa prédication tout entière est un sursaut du passé, un atavisme que nous avions déjà commencé à dépouiller, et à dépasser.

Rappelez-vous la lettre : « Les Intellectuels, l'Etat et le Peuple », écrite en 1905, si inopportune, si malfaisante même, et dans laquelle on entend résonner le : « Je vous l'avais bien dit » du sectaire. J'écrivis à cette époque une réponse, sous forme d'une lettre, qui lui était adressée, et je prenais texte de certaines paroles qu'il m'avait dites, à savoir que depuis longtemps il avait perdu le droit de parler du peuple russe en son nom, car je puis témoigner du peu de désir qu'il avait à écouter et à comprendre ceux qui venaient à lui dans l'espoir de s'entretenir d'âme à âme. Mais ma lettre était amère, et finalement je ne la lui envoyai pas.

Aujourd'hui, il fait sans doute une dernière tentative pour donner à ses idées le plus de retentissement possible. Comme Vassily Buslayev, il a toujours aimé ce genre de démonstration, mais toujours aussi, de façon à ce que sa sainteté en fût rehaussée et à ce qu'il lui en restât une auréole. Ce sont des procédés de dictateur, encore que sa doc- trine ait derrière elle la vieille histoire russe, sans parler de ses propres souffrances d'homme de génie. La sainteté est atteinte par une sorte de flirt avec le péché, en refoulant le vouloir vivre. Les gens veulent vivre, mais il essaye de les convaincre que tout cela est absurde, absurde notre vie sur terre. Rien n'est plus facile que de convaincre un Russe de cela ; c'est un être paresseux, qui aime par dessus tout trouver une excuse à son inactivité. Dans l'ensemble, évi- demment, un Russe n'est ni un Platon Karatayev, ni un Akim, ni un Bczionsky, ni un Nekh-udov ; tous ces hommes sont des créations de l'iiistoire et de la nature, quoiqu'elles

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ne Jes aient pas créés exactement «ur le même modèle que Tolstoï, mais si lui les a perfectionnés, ce ne fut que pour les rendre de plus probants témoins de sa. doctrine. Néan- moins il n'y a pas de doute que dans son erisemble la Russie c'est Tiouline en haut, et Oblomov en bas. Pour trouver le Tiouline d'en haut vous n'avez qu'à vous rappeler ce qui s'est passé en 1905, quant à l'Oblomov ^d'en bas, regardez le comte A. N. Tolstoï, I. Bounine, regardez partout autour de TOUS. Pour ks brutes et les fripouilles nous n'avons pas besoin d-e les faire entrer en ligne de compte, encore que la brute soit chez nous un type vraiment national, dans son mélange de lâcheté crapuleuse et de cruauté. Qjuant aux fripouilles, bien entendu elles sont les mêmes dans toutes les nations.

11 y a en Léon Nicolayevitch beaucoup de côtés qui, à cer- tains moments, éveillèrent en moi un sentiment voisin de la haine, et cette haine retombait sur mon âme comme mlh poids écrasant. Par sa croissance disproportionnée, son indi- vidualité est un phénomène monstrueux, presque laid, il ya en lui quelque chose de Sviatogor, le bogatyr, que le monde ne peut contenir. Oui, il estgrand, incontestablement grand. J'ai la conviction qu'au delà de tout ce qu'il exprime, il y a beaucoup de choses sur Lesquelles il est silencieux, même dans son journal, beaucoup de choses que probablement il ae dira jamais à personne. Ce « je ne sais quoi » d'inex- primé ne perçait dans sa conversation qu'à de rares occasions, et par voie d'allusions. On trouverait aussi des allusions du même genre dans les deux carnets de son journal qu'il me donna à lire, ainsi qu'à L. A. Sulerzhizky ; il me s-emble y voir une espèce de « négation de toutes les aflirraations », le nihilisme le plus radical et le plus malfaisant qui ait jamais jailU d'un fond de désespoir infini et irrémédiable, d'un sen- timent d'abandon que probablement personne d'autre que lui au monde n'a éprouvé avec une lucidité aussi terrifiante. Je me le suis souvent représenté comme un homme, qui dans

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les profondeurs de son âme est opiniâtrement indifférent aux autres hommes ; il est tellement par-dessus et au-delà d'eux qu'avec leurs agitations ridicules et misérables, ils lui appa- raissent comme des moucherons. Il s'est trop éloigné d'eux dans le désert, il s'est réfugié, et là, dans la solitude, sous la plus haute tension de toutes les forces de son esprit, il scrute sans répit « ce qu'il y a de plus essentiel » : la mort.

Toute sa vie il a craint et détesté la mort, toute sa vie tressaillit en son âme la « terreur d'Arsamas », faut-il mourir ? Le monde entier, toute la terre a les regards tour- nés vers lui ; de la Chine, des Indes, de l'Amérique, de partout des antennes vivantes et palpitantes se tendent dans sa direc- tion, son âme est à tous et pour toujours. Pourquoi la nature ne ferait-elle pas une exception à sa loi, pourquoi ne donnerait-elle pas à un homme l'immortalité matérielle, oui, pourquoi pas ? Il est certainement trop rationnel et trop sensé pour croire aux miracles, mais d'autre part c'est un bogatyr, un explorateur, et il ressemble à la jeune recrue, qui de crainte et de désespoir s'affole et se bute en présence de la caserne étrangère. Je me rappelle qu'à Gaspra, il lisait le livre de Léon Shestov : « Le bien et le mal dans la doctrine de Tolstoï et de Nietzsche », et Anton Tchékhov, ayant observé qu'il n'aimait pas l'ouvrage, Tolstoï répliqua : « Je l'ai trouvé amusant. Il est écrit dans un esprit de bravade, mais somme toute, il est bien et intéressant. J'aime toujours les cyniques quand ils sont sincères. L'auteur dit : On n'a pas besoin de la vérité. Fort bien, qu'en ferait-il en effet, il n'en faudra pas moins qu'il meure. »

Et voyant évidemment que ses paroles n'avaient pas été comprises, il ajouta avec un sourire fugitif :

Si seulement un homme a appris à penser, peu importe à quoi il pense, il pense toujours au fond à sa propre mort. Tous les philosophes ont été ainsi. Et quelle vérité peut-il y avoir, s'il y a la mort ?

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Il poursuivit en ajoutant que la vérité était la môme pour tous, et qu'elle était l'amour de Dieu. Mais, sur ce sujet, il s'exprimait avec froideur, et comme avec lassitude. Après le déjeuner sur la terrasse, il reprit le livre, et tombant sur le passage Shestov dit : « Tolstoï, Dostoïevsky, Nietzsche ne pouvaient vivre sans avoir une réponse aux questions qu'ils se posaient, et pour eux, n'importe quelle réponse valait mieux qu'aucune, » il se mit à rire et dit :

Quel impudent coiffeur ! Il dit carrément que je cher- chais à me tromper, et cela signifie que je trompais les autres. La conclusion s'impose...

Pourquoi coiffeur ? demanda Suler.

Eh bien, répondit-il songeur, cela m'est venu à l'instant à l'esprit. 11 est fashionable et chic, et il m'a rappelé le coif- feur de Moscou, assistant aux noces de son oncle, le paysan. Il a les meilleures manières, et sait danser à la mode, et en conséquence, il méprise tout le monde.

Je crois rapporter cette conversation presque littéralement; elle fit date dans mon esprit, et j'en pris note alors, comme je le fis de beaucoup d'autres choses qui me frappèrent. Sulerzhizky et moi, avons noté beaucoup de propos de Tolstoï, mais Suler avait perdu ses notes lorsqu'il vint me voir à Arsamas : il était en général très négligent, et bien qu'il aimât Léon Nicolaïevitch comme une femme, il se con- duisait envers lui de façon étrange et presque en supérieur. Moi aussi, j'ai égaré mes notes, quelqu'un en Russie doit les avoir. J'ai étudié Tolstoï très attentivement, parce que j'étais à la recherche je le suis encore, et je le serai jusqu'à ma mort d'un homme animé d'une foi vivante et agissante, et aussi parce qu'un jour Anton Tchékhov, faisant allusion à notre manque de culture, s'était exprimé de la façon suivante :

Toutes les paroles de Gœthe ont été rapportées, mais les paroles de Tolstoï, on les laisse se perdre. Cela, mon cher ami, est intolérablement russe. Après sa mort, tout le monde com-

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mencera à s'agiter ; on écrira des souvenirs et on mentira.

M'ais pour en revenir à Shestov : « Shestov prétend, dit Tolstoï, qu'il est impossible de vivre face à face avec « d''hor- ribles spectres ». Mais comment peut-il savoir, lui, si c'est horrible ou non ? S'il le savait, s'il avait vu des spectres, il n'écrirait pas ces insanités, mais il ferait quelque chose de sérieux, ce que Bouddha a fait toute sa vie. »

Quelqu'un fit la remarque que Shestov était Juif.

A peine, dit Léon Nicolaïevitch, d'un air sceptique.

Non, il n'a rien du Juif, il n'y a pas de Juif sans foi, je vous défie de m'en nommer un... Non.

On eût dit parfois^ que ce vieux magicien jouait avec la mort!, qu'il' était en coquetterie avec elle, qu'il essayait en quelque sorte de la tromper en disant : « Je n'ai pas peur de toi, je t'aime, je te' désire. »

Et en même temps fixant la mort de ses petits yeux per- çants : « Qu'y a-t-il après toi ? Me détruiras-tu tout à fait, ou quelque cho-se en moi continuera-t-il à v-ivre- ? »

Une impression étrange émanait de lui lorsqu'il disait r « Je suis: heureux, je suis terriblement heureux, je suis trop heureux. » Et puis immédiatement après : « Souffrir. «Souf- frir ! cela aussi était vrai en lui. Je ne doute pas une seconde, qu'à moitié convalescent encore, il' n'eût été vraiment heu- reux d'être mis en prison, banni en un mot d'embrasserla couronne du martyre. Le martyre ne pourrait-ii pas justifier en quelque mesure la morty la rendre plus compréhensible, pkrs acceptable comme fait extérieur et formel ? Mais i^ n*"* jamais été heureux, jamais et nulle part. Dfe cela, je suis cer- tain: ni plongé « dans les livres de la sagesse », ni « à che- val », ni « entre les bras d'une femme », il ne pouvait éprou- ver dans leur plénitude les « délices- du para<]is terrestre ». Il est trop rationnellement organisé pour cela, et il connaît trop bien la vie et les hommes. Voici encore quelques-unes de ses paroles :

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Le calife Abdurahman eut pendant sa vie quatorze jours de bonheur, mais je suis bien sûr de n'en avoir pas eu alitant. Et cela parce que je n'ai jamaiis vécu, je n'ai jamais pu vivre pour moi, pour mon propre moi. Je vis pooiT la montre, pour les gens.

Comme nous le quittions-,. Tchékhov me dit : a Je ne crois pas qu'il n'ait pas été heureux. » Mais moi, je le crois, il ne l'a pas été, et pourtant, il n'est pas vrai qu'il ait vécu poux la représentation. C'est entendu, ce dont il n'avait pas besoin kii-mème, il le donnait aux gens, comme à des mendiants ; il aimait à les contraindre, à les contraindre à lire, à marcher, à être végétariens, à aimer les paysans et à croire à l'infailli- bilité des réflexions mi-rationnelles, mi-religieuses de Léon Tolstoï. Il faut donner aux gens quelque chose qui les satisfasse, ou les amuse, et puis qu'ils s'en aillent, qu'ils laissent un homme en paix à sa solitude habituelle, tour- mentée, voluptueuse pourtant parfois, en* son tète-à-tête avec l'abîme sans fond du problème de a l'essentiel ».

Tous les prophètes russes, à l'exception d'Avvakum, et peut-être de Tikkon Zadonsky,.sont des hommes froids, parce qu'ils ne possèdent pas une foi vivante et agissante. Lorsque j''ai tracé le personnage de Louka, dans les « Bas-Fonds », je voulais décrire un vieillard de ce genre : il porte intérêt à toute solution qui se présente, mais non aux gens eûx- mémes. Lorsqu'il vient inévitablement en contact avec eux, il les console, mais seulement afin qu'ils le laissent en paioc. Et toute la philosophie, toute la prédication de tels hommes, ce ne sont qu'aumônes distribuées avec une aversion voilée. Derrière leurs sermons, on perçoit la plainte de paroles sup^ pliantes : « Allez-vous en, aimez Dieu et votre prochain, mais allez-vous en. Ou maudissez Dieu et aimez Tétrang^r, mais laissez-moi seuL Laissez-moi seul, car je suisun hona-me, et je suis voué à la mon, »

Hélas l il en est ainsi,.et ainsi en sera-t'il. Il ne pouvait et

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il ne peut en être autrement, car les hommes sont devenus des êtres usés et exténués, terriblement séparés les uns des autres, et ils sont tous enchaînés aune solitude qui dessèche l'âme. Si Léon Nicolaïevitch se fût réconcilié avec l'Eglise, je n'en eus été nullement surpris. L'événement aurait eu sa logique. Tous les hommes sont également insignifiants, même les archevêques. En réalité cela n'eût pas été une réconciliation, au sens strict du mot. Pour lui personnelle- ment l'acte n'eût été que conséquent. « Je pardonne à ceux qui me détestent. » C'eût été un acte chrétien, et derrière cet acte se serait dissimulé un petit sourire brusque et ironique qui eût vouki dire : « C'est ainsi qu'un homme sage riposte aux sots. »

Ce que j'écris n'est pas ce que je veux dire ; je ne parviens pas à le rendre ainsi que je le voudrais. Il y a comme un chien qui hurle dans mon âme, et j'ai le pressentiment de quelque malheur. Les journaux viennent d'arriver, et déjà cela ne fait plus de doute : vous commencez, en Russie, à créer une légende ; des oisifs et des bons à rien ont continué amener leur vie et voici qu'ils accouchent d'un saint. Mais songez combien cela est funeste au pays, dans un moment comme celui-ci, les hommes désillusionnés courbent la tête, le vide remplit l'âme de la plupart, et la douleur celle des meilleurs d'entre eux. Lacérés intérieurement, et mourant d'inanition, ils aspirent à une légende. Ils ont telle- ment besoin d'un allégement à leur souffrance, d'un adou- cissement à leurs tourments. Et ils vont créer précisément ce que lui désire, mais ce qui n'est pas souhaitable : la vie d'un ermite et d'un saint. Maisassurément c'est parce qu'il est homme qu'il est grand et saint, parce qu'il est un homme, beau dans ses folies et dans ses angoisses, l'homme de l'humanité entière. En disant cela je me contredis quelque peu, mais qu'importe ! Tolstoï est un homme qui cherche Dieu, non pour lui-même mais pour les autres hommes, si bien que Dieu peut le

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laisser, lui, homme, abandonné dans la paix du désert qu'il a choisie. Sa version des Evangiles, il nous l'a donnée, afin que nous puissions oublier les contradictions qui se rencon- trent dans le Christ ; il a simplifié l'image du Christ, adou- cissant les côtés militants de sa nature, et mettant au pre- mier plan l'humilité de celui qui a dit : « QjLieta volonté soit faite ! » Nul doute que l'Evangile de Tolstoï ne soit accepté d'autant plus aisément qu'il agit comme un « calmant sur la maladie » dont souffre le peuple russe. Il fallait qu'il leur donnât quelque chose, car ils se plaignent et remplissent les airs de leurs lamentations, et le détournent de « l'essentiel ». Mais « la Guerre et la Paix » et toutes les autres choses du même ordre, n'apaiseront pas cette douleur et le désespoir qui monte du sol grisâtre de la Russie. Parlant de « la Guerre et 'la Paix », il disait lui-même : « Sans fausse modestie, cela vaut l'Iliade. » M. Y. Tchaikovsk}' l'a entendu parler dans les mêmes termes « d'Enfance » et « d'Adolescence ».

Des journalistes viennent d'arriver de Naples ; l'un d'eux même est accouru jusque de Rome. Ils me demandent de leur dire ce que je pense de la « Fuite de Tolstoï ». « Fuite », voilà le mot qu'ils emploient. Je n'ai pas voulu leur parler. Vous, vous pourrez comprendre qu'intérieurement je suis terriblement troublé : ce n'est pas sous la figure d'un saint que je veux voir Tolstoï : qu'il demeure un pécheur dont le cœur reste proche de ce monde, en proie au péché, proche même du cœur de chacun d'entre nous ; Pouchkine et lui il n'y a rien de plus sublime, ni qui nous soit plus cher.

Léon Tolstoï est mort.

Un télégramme est parvenu contenant ces simples mots : il est mort.

J'ai reçu un coup au cœur : j'ai pleuré de peine et de colère, et maintenant à demi fou, je l'évoque tel que je l'ai connu, tel que je l'ai vu. Je suis tourmenté du désir de lui parler. Je me le représente dans son cercueil. Il y gît

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comme une pierre lisse, tout au fond d'une rivière, et dans sa barbe grise, j'en suis bien sûr, se joue tranquillement le petit sourire distant et mystérieuii!!:. Ses mains jointes en£n reposent leur rude tâche est terminée.

me rappelle ses yeux aigus, qui perçaient toutes choses de part en part les mouvements de ses doigts qui parais- saient perpétuellement modeler quelque cliose dans l'air, sa conversation, ses plaisanteries, certains mots de paysan, dont il aimait à se servir, sa voix évasive. Et je me rends compte de l'énorme masse de vie qui prenait corps en cet homme, je vois ce qu'il y avait d'inhumaiiiy de terrifiant dans la péné- tration de son intelligence.

Je l'ai vu un jour, comme peut-être personne ne l'a jamais va. Je me rendais chez lui, à Gaspra, et je longeais la côte, lorsque derrière le domaine de Youssopor, j'aperçus sur la plage, parmi les pierres, sa silhouette trapue et anguleuse. Il portait un vêtement gris, fripé, usé jusqu'à la corde, et son chapeau était tout bosselé. Il était assis, la tête appuyée sur les mains, et le vent lui soufflait à travers les doigts,, agi- tant les poils d'argent de sa barbe. Il regardait aa loin vers la mer et les petites vagues verdàtres roulaient obéissantes à ses pieds, et les caressaient comme si elles étaient en train de parler d'elles-mêmes au vieux magicien. C'était un jour de soleil et de nuages ; les ombres des nuages glissaient sur les pierres, et comme les pierres elles-mêmes le vieillard était tantôt dans la lumière,, tantôt dans l'ombre. Les galets étaient énormes, fissurés de crevasses, et recouverts d.'algues marines, qui exhalaient leur odeur saumâtre. Il y avaiteuune forte marée. Et lui aussi me faisait l'effet d'une de ces vieilles pierres qui aurait pris vie qui sait les origines et les fins des choses, et qui considère quand et quel sera le terme,, et des pierres, et des herbes de la terre, et des eaux die la mer, et de l'univers tout entier, depuis le caillou jus- qu'an soleil. La. mer fait partie de son âme, et tout autour de

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lui, vient de lui, sort de lui. Dans rimmobilitc méditante du vieillard, je sentais quelque chose de magique, de fatidique, quelque chose qui tout ensemble plongeait dans l'obscurité qui dévalait à ses pieds, et se dressait, tel un rayon projeté par un phare dans le vide bleu qui surplombe la terre. On eût dit que c'était lui, sa volonté concentrée qui attirait les vagues jusqu'à lui, et les repoussait, qui réglait les mouvements des noiages et des ombres, et qui éveillait les- pierres à la vie. Tout à coup, dans un moment de folie, ce miracle m'apparut possible : il va se Lever, étendre la main, et la mer seligeraet deviendra de verre,, et les pierres s'ébranleront et proféreront des cris. Tout autour de lui s'animera, prendra voix, et toutes choses chacune dans une langue diiférente parleront d'elles-mêmes, de lui, contre lui. Je ne puis exprimer par des mots., ce qu'à ce moment je sentis plutôt d'ailleurs que je ne lepensai. Mon àme était partagée entre lajoie et la crainte, et puis tout se fondit en une seule pensée de bonheur : a Je ne suis pas un orphelin sur cette terre, aussi longtemps que cet homme y vit. a

Je m'éloignai alors sur la pointe des pieds, pour ne pas faire crier les galets sous mes pas, désirant ne pas le distraire dans ses pensées. Et maintenant je me sens un orphelin, je pleure tandis que j'écris jamais jusqu'ici je n'avais pleuré de si inconsolable détresse, de si amer désespoir. Je ne sais pas si je l'aimais, mais cela importe-t-il que ce fût amoilr ou haine que j'éprouvais pour lutPToujours il éveil- lait en moi des. sensations et des agitations qui étaient de nature gigantesque, fantastique ,- même les sentiments péni- - blés et hostiles qu'il faisait naitre n'étaient pas d'une sorte à opprimer l'âme, noais plutôt à la faire éclater ; ils accrois- saient sa sensibilité et son. volume. Il était grandiose, alors que rôdant le sol de ses bottes, comme s'il voulait impérieu- sement le niveler, on k voyait surgir soudain, on ne savait d'où, de derrière une porte ou de quelque coin, et venir

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vers VOUS de ce pas court, léger et rapide, qui est celui de l'homme habitué aux longues marches. Les pouces passés dans la ceinture, il s'arrêtait alors un instant, jetant un bref regard circulaire, qui embrassait tout, un regard qui enre- gistrait aussitôt ce qu'il pouvait y voir de neuf, et absorbait sur l'heure la signification de toutes choses.

Comment allez-vous ?

Je me suis toujours traduit ces mots ainsi : « Comment allez-vous ? Cela me fait plaisir et pour vous cela ne signifie pas grand'chose. Mais cependant comment allez-vous? »

Il apparaissait, et il avait l'air plutôt petit, et immédiate- ment tout le monde autour de lui devenait plus petit que lui-même. Une barbe de paysan, des mains rudes, mais extraordinaires, des vêtements simples, tout cet appareil démocratique confortable trompait beaucoup de gens, et j'ai souvent vu de ces Russes, qui jugent les gens d'après l'habit, une vieille habitude serve commencer à déverser en sa présence les flots de leur odieuse « franchise », ou de ce qu'il vaudrait mieux appeler leur « familiarité de porchers ».

Ah ! vous êtes l'un des nôtres : voilà ce que vous êtes. Me voilà enfin, par la grâce de Dieu, face à face avec le plus grand des fils de notre terre natale. Salut ! Je m'incline bien bas devant vous.

Ceci est un spécimen des propos d'un Russe moscovite, et le cœur sur la main. Et en voici un autre, mais cette fois d'un libre-penseur :

Léon Nicolaïevitch, bien que je ne partage pas vos opi- nions en matière de religion ou de philosophie, je respecte profondément en votre personne le plus grand des artistes.

Et soudain, sous la barbe du paysan, et sous la blouse froissée du démocrate, se dressait le vieux barine russe, le grand aristocrate : alors, le visiteur au cœur simple, l'homme éduqué et tous les autres sentaient aussitôt leur nez bleuir, comme sous l'action d'un froid intolérable. C'était plaisir que

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de voir évoluer cette créature de race, du sang le plus pur, de suivre la grâce noble de ses gestes, d'observer l'orgueil- leuse réser%'e de son discours, de noter l'a propos, la pointe exquise de ses paroles meurtrières. Il laissait apparaître du barine juste ce qu'il fallait pour ces serfs, et lorsque ceux-ci provoquaient le barine en Tolstoï, il venait à la surface tout naturellement et sans effort, et les écrasait au point de les faire se recroqueviller sur eux-mêmes et geindre piteuse- ment.

Un Jour que je faisais la route de Yasnaya Poliana à Mos- cou, en compagnie d'un de ces Russes au « cœur simple », un Moscovite, celui-ci tout abasourdi par l'impression que lui avaitfaite Tolstoï, ne cessait de sourire piteusement et répé- tait tout ahuri : « Quelle douche, mon Dieu, quelle douche ! Non, ce qu'il est sévère... Brr... »

Et au milieu de ses exclamations, il s'écria, évidemment avec un regret : « Et moi qui pensais qu'il était vraiment anarchiste ! Tout le monde ne fait que l'appeler anarchiste, anarchiste, et moi je le croyais... »

L'homme qui prononçait ces paroles était un gros et riche fabricant, à la panse rebondie, et dont la figure haute en couleur faisait pensera de la viande crue. Pourquoi voulait- il que Tolstoï fût anarchiste ? C'est encore un de ces « profonds mystères » de l'âme russe !

Lorsque Léon Nicolaïevitch tenait à plaire, il y arrivait plus facilement qu'une femme belle et intelligente. Imaginez- vous réunie dans sa chambre une société de gens de toute espèce : le grand duc Nicolas Michaïlovitch, le peintre en bâti- -ment Ilia, un social-démocrate de Yalta, le stundiste Patzuk, un musicien, un Allemand, l'intendant des domaines de la comtesse Kleinmichel, le poète Bulgakov et vous les verrez, tous également fascinés, le suivre amoureusement des yeux. Il leur explique la doctrine de Lao Tse, et l'on dirait un homme orchestre d'une habileté extraordinaire, et

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qui possède la faculté de jouer à la fois de plusieurs instru- ments. Moi je subissais son charme tout comme les autres. Et à présent je n'aurais qu'un désir, ce serait de le voir une fois encore et je ne le reverrai plus jamais.

Des journalistes vi-ennent d'arriver, disant qu'un télé- gramme, parvenu à Rome, dément la nouvelle de « la mort de Tolstoï ». Ils s'agitaient et bavardaient, exprimant avec redondance leur sympathie pour la Russie. Les journaux russes ne permettent plus le doute.

Lui mentir, fût-ce par pitié, était impossible ; même lors- qu'il 'était sérieusement malade, l'on ne pouvait s'apitoyer sur lui. Témoigner de la pitié à un homme de sa trempe eût été banal. Il était de ceux qu'il fallait soigner, chérir, mais non couvrir de la poussière verbeuse de paroles usées et sans vie.

Il lui arrivait souvent de vous demander : « Vous n'avez pas d'affection pour moi ? » Et force vous était de lui répondre : « Non, je n'en ai pas.

Vous ne m'aimez pas ? Non^ aujourd'hui je ne vous aime pas. »

Il était sans merci dans ses questions, réservé dans -ses réponses, ainsi qu'il sied à un sage.

Lorsqu'il parlait du passé, et en particulier de Tourgue- niev, ce qu'il disait était d'une surprenante Jjeauté. S'expri- mait-il sur Fet, c'était toujours avec un sourire bienveillant et qu'accompagnait quelque remarque amusante ; sur Nekrassov, c'était avec froideur et scepticisnie. Mais il traitait tous les écrivains exactement comme s'ils étaient ses enfants, et que lui, le père, connût tous leurs défauts.

C'était sa manière, de relever leurs défauts avant leurs mérites, et chaque fois qu'il critiquait l'un d'eux, il me sena- blait qu'il faisait la charité à ses auditeurs, tant ils produi- saient à côté de lui l'impression de pauvres ; en l'écoutant à ces moments, on se sentait mal à l'aise ; sans le vouloir on

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baissait les yeux, et il semblait qu'un vide se fit dans la mémoire.

Un jour il soutenait avec des arguments tranchants que G. Y. Uspensky écrivait la langue qu'on parle à Toula, et n'avait aucune espèce de talent. Quelque temps après je l'entendis dire à Anton Tchékhov, en parlant du même Us- pensky ; « Voilà un écrivain ! Par la puissance de sa sincé- rité, il fait penser à Dostoïevsky, seulement Dostoïevsky se mêlait de politique et n'était pas dépourvu de toute coquet- terie, tandis qu'Uspensky est plus simple et plus sincère. S'il avait cru en Dieu, c'eût été un sectaire.

Mais vous avez dit qu'il écrivait la langue de Toula, et qu'il n'avait aucune espèce de talent ! »

Ses épais sourcils se plissèrent, s'abaissant sur ses yeux, et il dit : (c II écrivait mal. Quelle langue emploie-t-il ? Il y a plus de signes de ponctuation que de mots. Le talent c'est l'amour. Celui qui aime a du talent. Voyez les amoureux, ils ont tous du talent. »

Parlait-il de Dostoïevsky, il le faisait à contre-cœur et avec effort, comme s'il voulait déguiser sa pensée ou la refouler. « Il aurait s'initier à la doctrine de Confucius ou des Bouddhistes; cela lui aurait donné du calme. C'est la chose capitale que chacun devrait connaître. C'était un homme dont la chair était rebelle ; lorsqu'il se fâchait, des bosses se formaient soudainement sur son crâne ; et ses oreilles se mettaient à remuer. Il avait une grande richesse de senti- ments, mais non de pensées ; c'est à l'école des Fourrieristes, des Butashevitch et autres, qu'il avait appris à penser. Et après il passa sa vie à les détester. Il était défiant sans rai- son, ambitieux, et prenait tout à cœur. C'est étrange qu'il soit tant lu. Je ne peux comprendre pourquoi. Tout cela est pénible, et inutile, car tous ces Idiot, Adolescent, Raskol- ninov et autres ne sont pas réels ; la réalité est beaucoup plus simple, et se comprend plus aisément. C'est malheureux

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que les gens ne lisent pas Lieskov. Voilà un vrai écrivain ! L'avez-vous lu ?

Oui, je l'aime beaucoup, surtout sa langue.

Il possédait la langue merveilleusement, même dans ses artifices. C'est étrange que vous l'aimiez, car en quelque sorte, vous n'êtes pas Russe. Vos pensées ne sont pas russes. Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, de vous dire cela? Je suis un vieillard, et peut-être ne suis-je plus à même de comprendre la littérature moderne, mais il me semble que tout cela n'est pas russe. Ils commencent à écrire des vers d'un genre bizarre ; je ne sais pas ce que sont ces poèmes, ni ce qu'ils veulent dire. Pour apprendre à faire de la poésie, c'est chez Pouchkine, chez Tiutchev qu'il faut aller. Vous, par exemple, dit-il en s'adressant à Tchékhov, vous êtes Russe, oui très Russe. »

Et souriant aiTectueusement, il mit la main sur l'épaule de Tchékhov, tandis que celui-ci mal à l'aise se mettait à bre- douiller quelques mots sur son « bungalow » et sur les Tartares.

Il avait un amour profond pour Tchékhov; lorsqu'il le regardait, ses yeux devenaient tendres et semblaient presque •caresser la figure d'Anton Pavlovitch. Un jour qu'Anton Pavlovitch marchait sur la pelouse en compagnie d'Alexan- <lra Lvovna, Tolstoï, qui encore malade à ce moment était assis sur la terrasse, murmura dans un élan tout son être semblait se porter vers lui : « Ah qu'il est beau ! quelle merveille que cet homme, et avec cela modeste et tranquille comme une jeune fille ! Voyez sa démarche si ce n'est pas celle d'une jeune fille. C'est tout simplement un prodige que cet homme ! »

Un soir dans la pénombre, fermant à demi les yeux, et remuant les sourcils, il lisait une variante de la scène du « Père Sergfus » la femme se rend chez l'ermite pour le séduire. 11 la lut d'un bout à l'autre, jusqu'à la fin, et alors,

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fermant les yeux, il dit, en accentuant ses paroles : « Il a vrairnent bien écrit cela, le vieux, très bien. »

Cela avait été dit avec une si surprenante simplicité, le plaisir que lui avait causé la beauté de ce qu'il venait de lire avait un tel accent de sincérité, que je n'oublierai jamais la joie que j'éprouvai sur le moment, une joie que je ne pou- vais pas, que je ne savais pas comment exprimer, mais que je ne pus dominer qu'en faisant un énorme effort sur moi- même. Mon cœur cessa de battre un instant, et puis toutes les choses qui m'entouraient me semblèrent s'animer et briller d'un éclat nouveau.

Il faut l'avoir entendu parler pour comprendre l'extraordi- naire, l'indéfinissable beauté de son langage ; celui-ci était, en un sens, incorrect, plein de répétitions du même mot, saturé de simplicité villageoise. L'effet que produisaient ses paroles ne venait pas seulement de l'intonation qu'il y mettait, et de l'expression de figure qui les accompagnait, mais du jeu et de la lumière de ses yeux, les yeux les plus parlants que j'aie jamais vus. Dans ses deux yeux, Léon Nicolaïevitch en possédait mille.

Un jour Suler, Serge Lvovitch et un autre étaient assis dans le parc et parlaient des femmes : il écouta en silence pendant longtemps, puis soudain il dit : « Et moi je dirai la vérité sur les femmes quand j'aurai un pied dans le tombeau. Je la dirai, et puis je sauterai dans mon cercueil, rabattrai le couvercle et crierai : A présent faites ce que vous voulez. » Il nous lança un regard si farouche, si terri- fiant que nous en restâmes un moment silencieux. . Il y avait en lui la nature d'un Vaska Buslayev, avec ses curiosités et ses malices, et aussi quelque chose de l'âme opiniâtre de Protopop Avvakum, tandis que le scepticisme d'un Tchaadayev le guettait ou planait sur lui. L'élément avvakumien harcelait ou tourmentait de ses sermons l'artiste qu'il était. L'ingénuité farouche du Novgorodien renversait

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Shakespeare et Le Dante, Tchaadayev raillait les jouissances de son âme et indirectement ses agonies. Et le vieux Russe en lui s'attaquait à. la science et à l'Etat, le Russe que la sté- rilité de tous ses efforts pour reconstruire, une vie plus humaine avait conduit à un anarchismc passif.

Fait étrange ! CetélcraentBuslayev du caractère de Tolstoif, Olav Gulbranson, le caricaturiste du; Siniplicissinim,. l'a. saisi, par quelque mystérieuse, intuition.. Regardez de près son. dessin, et vous verrez à q.uel point il a su attraper la ressemblance du vrai Tolstoï. Quelle audace: intellectuelle n'y a-t-il pas dans cette figure ! Regardez ces- yeux voilés et enfoncés qui ne tiennent rien pour sacré, qui n'ajoutent foi à aucune superstition, à. nul présage, qu'il s'agisse « d'un éternuement, d'un rêve, ou du croassement d'un oiseau ».

Le vieux magicien est devant moi, étranger à tous. Voyageur solitaire, il a traversé tous les déserts de la pensée à la.recherche d'une vérité qui embrasserait tout, et qu'il tdx pas. trouvée. Je le regarde, et bien que j'éprouve du cha- grin de sa pertCy je suis fier d'avoir vu cet homme; cette fierté adoucit ma peine et ma tristesse.

C'était curieux de voir Léon Nicolaïcvitch entouré de «. Tolstoïens ». Imacrinez un beffroi aux. nobles lignes dont la. cloche sonne, sans se lasser sur le monde entier, tandis que des petits roquets, accourus tout autour, répondent au son de la cloche par des aboiements plaintifs, et s'interrogent l'un l'autre d'un regard plein de méfiance comme s'ils vou- laient dire : « Qui de nous aboie le mieux ? » J'ai toujours pensé que ces sortes de gens avaient infesté, la maison de Yasnaya Poliana et le château, de la comtesse Panine d'un esprit d'hypocrisie et de lâcheté, et qu'ils s'y conduisaient en mercenaires, préoccupés avant tout de leur petite personne, et à l'affût d'héritages. Les Tolstoïens ont quelque chose de commun avec ces « Frères » que l'on voit errer dans tous les, coins sombres de la Russie, portant des os de chien .qu'ils

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font passer pour des reliques-, et vendant ce qu'ils appellent les « petites larmes de Notre-Dame » et « les ténèbres d'Egypte ». Un de ces apôtres, je me rappelle, étant à Yas" naya Poliana, refusa de manger des^ œufs, craignant de faire tort aux poules, et au buffet de la gare de Toula> il man- gea de la viande avec voracité disant : v II exagère, le vieux ! »

Presque tous, ils aiment à se plaindre, et s'embrassent volontiers l'un l'autre ; ils ont tous des mains moites et molles, et le regard faux. En même temps ce sont des êtres pratiques, et qui s'entendent à bien diriger leurs affaires en ce monde.

Léon Nicolaïevitch, cela, va sans dire, savait apprécier à leur juste valeur les Tolstoïens. Et il en était de même de Sulerzhizky que Tolstoï aimait tendrement, et dont il ne parlait jamais autrement qu'avec clialeur, je dirais presque avec une juvénile ardeur. Un jour, à Yasnaya Poliana, un de ces Tolstoïens expliquait éloquemment combien sa vie était devenue heureuse et combien pure son âme, depuis qu'il avait embrassé la doctrine de Tolstoï. Lécm Nicolaïevitch se pencha vers moi, et me dit à voix basse: « Il ment tout le temps, le coquin, mais s'il le fait, c'est pour me plaire. »■

Beaucoup de gens s'essayaient à lui plaire, mais je n'ai pas remarqué qu'ils aient su bien jouer leur rôle ou s'y prendre avec quelque adresse. Il n'abordait que rarement avec moi les questions du pardon universel, de l'amour du prochain, les Evangiles ou le Bouddhisme, qui étaient ses sujets favoris, évidemment parce qu'il avait tout de suite senti que cela ne « prenait » pas avec moi.

Lorsqu'il le voulait, il pouvait être d'un charme, d'une finesse et d'un tact extraordinaires. Sa conversation vousfas- cinait tant par sa simplicité que par son élégance. Mais par- fois aussi, on éprouvait à l'écouter un malaise pénible. Ce qu'il disait sur les femmes m'a toujours déplu, il était incroyablement «vulgaire », et il y avait dans ses paroles

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quelque chose d'artificiel, d'insincère, et en même temps de très personnel. On eût dit qu'il avait été blessé un jour et qu'il ne pouvait ni oublier ni pardonner. Le soir je fis sa connaissance, il me conduisit dans son cabinet de travail c'était à Khamovniki à Moscou et m'ayanl fait asseoir en face de lui, il commença à me parler de deux de mes nou- velles : « VarienkaOliessova » et « Vingt-six et une ». Je fus stupéfait du ton de ses paroles, et je perdis contenance, tant son parler était cru et brutal. Il soutenait que chez une jeune fille saine, la chasteté n'est pas naturelle. « Si une jeune fille qui a atteint ses quinze ans, est vraiment saine, elle désire qu'on la caresse et qu'on l'embrasse. Son esprit encore timide devant l'inconnu, appréhende ce qu'il ne comprend pas. C'est ce qu'ils appellent tous chasteté et pureté. Mais déjà sa chair l'avertit que ce qui est encore incompréhen- sible à son esprit est dans l'ordre des choses, est justifié par la loi de la nature, et malgré les réticences de l'esprit, la chair réclame l'accomplissement de la loi. Or vous décrivez Varienka comme une nature saine, et pourtant les sentiments que vous lui prêtez sont anémiques. Cela n'est pas conforme à la vie. »

Il se mit ensuite à parler de la jeune fille dont j'ai fait le portrait dans « Vingt-six et une ». Ce fut alors un vrai flot de mots indécents, dont il se servait avec une aisance qui me parut cynique et qui avait quelque chose d'offensant pour moi. Plus tard je compris peu à peu qu'il n'employait des expressions grossières que parce qu'il les trouvait plus exactes et plus frappantes, mais à ce moment-là, il me fut pénible de devoir les entendre de sa bouche. Je ne répondis pas, et tout à coup il devint prévenant et aimable, et com- mença à me questionner sur ma vie, sur ce que j'étudiais et sur ce que je lisais :

On dit que vous avez beaucoup lu. Est-ce vrai ? Koro- lenko est-il un bon musicien ?

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 911

Je ne le crois pas, mais je ne suis pas certain de ce que j'avance.

Vous ne savez pas. Aimez-vous ses nouvelles ?

Je les aime beaucoup.

C'est le contraste alors qui vous attire. Il est lyri- que, et c'est une note qui vous manque. Avez-vous lu Weltmann ?

Oui.

N'est-ce pas que c'est un bon écrivain, intelligent, exact, et qui sait éviter l'exagération ? Il surpasse quel- quefois Gogol. Il connaissait Balzac. Et Gogol imitait Mar- linsky.

Comme je prétendais que probablement Gogol avait été influencé par Hoffmann, Sterne, et peut-être par Dickens, il me jeta un regard et me dit : « Avez-vous lu cela quelque part ? Non ? Cela n'est pas vrai. Gogol connaissait à peine Dickens. Mais vous avez évidemment lu beaucoup. Que je vous le. dise, il y a un danger. Korolenko s'est abîmé par la lecture. »

En me reconduisant, il me dit : « Vous êtes un vrai mou- jik. Vous vous habituerez difficilement à vivre parmi des écri- vains. Mais que cela ne vous inquiète pas ! N'ayez pas peur ; dites toujours ce que vous sentez, même si c'est impoli. Les gens sensés comprendront. »

Cette première rencontre me laissa une double impres- sion : j'étais heureux et fier d'avoir vu Tolstoï, mais sa con- versation me faisait penser un peu à un examen, et en un certain sens ce que je venais de voir en lui était moins l'auteur des « Cosaques », de « Kholstomier », de « La Guerre et la Paix », que le barine qui, descendant à mon niveau, croyait nécessaire de me parler la langue de tout le monde, la langue de la rue et de la place publique. Cela renversa l'idée que je m'étais faite de lui, une idée profondément enracinée en moi et qui m'était chère.

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Ce fut à Yasnaya Poliana que je le revis. Le ciel était couvert. C'était un jour d'automne et de bruine. Après s'être enveloppé d'un lourd pardessus et chaussé de hautes bottes de cuir, il m'emmena faire une promenade dans le bois de bouleaux. Il enjambait les fossés et les flaques d'eau avec l'agilité d'un jeune homme, il secouait les gouttes de pluie des branches, et en môme temps il me racontait en termes magnifiques, comment Fet lui avait expliqué Schopenhauer dans ce même bois. Caressant d'un sieste affectueux les troncs humides et satinés des bouleaux, il disait : « Je viens de lire un poème :

Les champignons sont partis mais dans les cavités persiste Leur odeur lourde et humide....

Très bien, et très vrai cela ! »

Tout à coup, un lièvre nous ptirtit entre les jambes. Léon Nicolaïevilch sursauta tout excité. Sa figure s'anima, et le vieux chasseur qui subsiste en lui, poussa un cri. Puis se tournant vers moi, il m'adressa un étrange petit sourire qui se transforma en un rire si humain, si plein de bou sens. Rien ne saurait rendre le charme qui émanait de lui, à cet instant.

Une autre fois il suivait des yeux un épervier, dans le parc. L'oiseau planait au-dessus de l'étable, et suspendu dans les airs, décrivait de larges cercles, battant à peine des ailes, comme s'il n'était pas sûr encore que le moment fût venu de foncer sur sa proie. Léon Nicolaïevitchs'arrêta^ et s'abritant les yeux de la main, murmura tout excité : «Le coquin, il a l'intention de foncer sur nos poulets. Regardez... le voilà... le voilà... Oh, il a peur. Le groom est là, n'est-ce pas ? Je vais appeler le groom. »

Et il cria pour appeler le groom. A ses cris, l'épervier s'effaroucha, rebondit en l'air et virant de l'aile disparut à nos yeux. Léon Nicolaïevitch poussa un soupir, etse repro-

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chant évidemment ce qu'il A'etiait de faire, il dit : « Je n'aurais pas crier; pourquoi au fond ne l'avoir pas laissi^ ■faire. »

Un jour, évoquant des souvenirs deTiflis, je mentionnai le nom de V. V. Flerowski-Bervù. « L'avez-vous connu? me de- manda Léon Nicolaïevitch avec intérêt. Dites-moi quelle sorte d'homme il est. »

Je lui parlais de Flerowski, je le décrivais grand et mince, •avec une longue barbe et des yeux immenses, portarït d'habitude une blouse de toile à voile, qui lui descendait très bas. Je racontais comment il parcourait avec moi les sentiers des montagnes de la Transcaucasie, armé d'une ombrelle de toile, et pour\Ta d'un sac qui contenait du riz cuit au vin rouge, et qu'il attachait à sa ceinture ; com- ment nous rencontrâmes, sur un sentier, un -buffle, et fûmes obligés de battre prudemment en retraite, tout en mena- :çant l'animal de l'ombrelle ouverte, au risque, chaque fois que nous faisions un pas en' arrière, de tomber dans le précipice. Tout à jcoup, je remarquai qu'il y avait des larmes dans les yeux de Tolstoï, et je m'arrêtai court.

Ne faites pas attention, dit-il, poursuivez, poursuivez. Cela fait plaisir d'entendre parler d'un véritable homme. C'est bien comme cela que je me l'étais imaginé, unique de son espèce. De tous les écrivains qui se sont attaqués à l'ordre établi, c'était le plus mûr et le plus capable ; dans -son « Alphabet », il prouve de la façon la plus convain- cante, que toute notre civilisation est barbare, que la vraie culture ne se trouve que chez les nations pacifiques et faibles, et non chez les fortes, et que la lutte pour la vie est une invention mensongère, par laquelle on essaye de donner une justification au mal. Vous, évidemment, ne partagez pas cette opinion, mais Daudet, vous le savez, la partage. Vous souvenez-vous de son Paul Astier ?

Mais comment réconcilierez-vous la théorie de Fkrowskri

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avec le rôle que les Normands, pour ne prendre que cet exemple, ont joué dans l'histoire de l'Europe ?

Les Normands ? Cela, c'est autre chose. C'était son habitude, lorsqu'il ne voulait pas répondre de dire : « Cela, c'est autre chose. »

Il m'a toujours semblé et je ne crois pas me tromper que Léon Nicolaïevitch n'aimait guère parler littérature. Mais ce qui pour lui était d'un intérêt vital c'était la per- sonnalité d'un auteur. Les questions : Le connaissez-vous ? Quelle sorte d'homme est-ce ? est-il ? sont celles que je lui entendais faire le plus souvent. Et presque tout ce qu'il disait, éclairait d'un jour curieux une personnalité.

Parlant de V. K, il dit songeur : « Ce n'est pas un Grand Russien, et c'est pourquoi il doit avoir une intelligence plus vraie et plus profonde de notre vie. » D'Anton Tchékhov, qu'il aimait tendrement : « La médecine a entravé ses progrès. S'il n'avait pas été docteur, il aurait été un bien meilleur écrivain encore. » D'un de nos jeunes écri- vains : « Il prétend être Anglais, et c'est précisément dans ce genre qu'un Moscovite a le moins de succès. » A moi, il dit un jour : « Vous êtes un inventeur. Tous ces Kouwaldas sont de votre cru. » Lorsque je lui répondis que Kouwalda était dessiné d'après nature, il dit : « Racon- tez-moi : l'avez-vous vu ? »

Il rit de tout son cœur, quand je lui décrivis la scène dans la cour du magistrat de Kazan, Konowalow, je vis pour la première fois l'homme dont j'ai fait le personnage de Kouwalda. « Du sang bleu », disait-il, essuyant les larmes de ses yeux. « C'est ça du sang bleu. Que c'est splendide, que c'est amusant, vous le racontez mieux que vous ne l'écrivez. Oui, vous êtes un inventeur, un esprit romanesque, vous ne sauriez le nier. »

Je lui dis que probablement tous les écrivains, en une certaine mesure, sont des inventeurs, et décrivent les

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gens tels qu'ils voudraient les voir dans la vie ; je lui dis aussi que j'aimais voir des gens actifs, qui s'efforcent de résister aux maux de la vie, par tous les moyens, fût-ce même par la violence.

La violence est le principal de tous les maux, s'ccria- t-il, me prenant par le bras. Comment voulez-vous sortir de ce dilemme, inventeur ? Mais prenons votre « Compagnon de voyage ». Voilà qui n'est pas inventé. C'est bien, pré- cisément parce que ce n'est pas inventé. Mais quand vous vous mettez à penser, votre cerveau engendre des chevaliers, des Amadis et des Siegfried.

Je fis la remarque que tant que nous restons dans la sphère étroite de nos « compagnons de voyage », êtres anthropomorphes et dont nous ne pouvons nous défaire, nous ne bâtissons que sur le sable, et dans un milieu réfrac- tai re.

Il sourit, et me poussant légèrement du coude, il dit : « De ce que vous venez de dire on pourrait tirer des conséquences dangereuses, extrêmement dangereuses. Votre socialisme me semble de qualité quelque peu douteuse. Vous êtes un romantique, et les romantiques doivent être des monarchistes, ils l'ont toujours été.

Et Hugo ?

Hugo ? Ce n'est pas la même chose, je ne l'aime pas. C'est un homme bruyant.

Il me questionnait souvent pour savoir ce que je lisais, et s'il trouvait mon choix mauvais, il ne manquait pas de me le reprocher.

<( Gibbon est pire que Kostomarov. On devrait lire Momm- sen. Il est très ennuyeux à lire, mais tout y est tellement solide. 1)

Quand je lui dis que le premier livre que j'eusse jamais lu était « Les Frères Zemganno », il se mit dans une vraie co- lère. « Là, voyez-vous. Un roman stupide ! C'est ce qui

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VOUS a gâté. Les Français ont trois écrivains : Stendhal, Balzac, Flaubert, et si vous voulez, peut-être Maupassant, bien que Tchékhov vaille mieux que lui. Les Concourt ne sont rien d'autre que des clowns qui ont la prétention d'être sérieux. Ils avaient étudié la vie dans des livres écrits -par des inventeurs de leur espèce,et croN^aient faire du bon travail. Mais il n'y a âme qui vive qui puisse en tirer profit. »

Je ne pouvais partager cette opinion et cela irrita quelque peu Léon Nicolaïevitch. C'est à peine s'il pouvait supporter la contradiction, et parfois ses opinions étaient étranges -et capricieuses.

Il n'y a pas de dégénérescence, dit-il une fois, ce n'est qu'une opinion de l'Italien Lombroso. Après lui vint le Jurf Kordau, criant comme un perroquet. L'Italie est un pays de charlatans et d'aventuriers. On n'y a jamais vu que des Aré- tin, des Casanova, des Cagliostro et gens de la même espèce.

Et Garibaldi ?

Cela, -clest de la politique. Ce n'est plus la même chose.

Une fois que je lui citais toute une série de faits tirés d'observations faites sur la vie des familles appartenant à la classe des marchands russes, il répondit : « Mais ce n'est pas vrai, cela ne se trouve que dans des livres habilement composés. »

Je lui racontai l'histoire véridique de trois générations d'une famille de marchands que j'avais connue, une histoire qui illustrait de façon particulièrement saisissante la loi inexorable de la dégénérescence. Alors il se mit à me tirer par la manche, d'un air excité, m'encourageant à écrire quelque chose sur ce sujet : « En effet, c'est vrai. Je connais cela, il y a deux familles de la sorte à Toula ; il faudrait qu'on fît là-dessus un long Toman écrit. avec concision. Me corn prenez- vous bien ? Vous devez le faire. » Ses yeux brillaient.

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Mais il s'y mêlera encore des chevaliers, Léon Nico- laïevitch.

Laissez donc. Je parle très sérieusement... Celui qui v^ se faire moine et prier pour toute la famille c'est magni- fique. Voilà ce que l'on appelle la réalité. \'ous péchez et moi je vais aller expier vos péchés par la prière. Et puis l'autre, le dégénéré, le fondateur rapace de la famille voilà en- core qui est vrai. Et c'est un ivrogne, c'est une brute dépravée, il aime tout le monde et tout à coup, il commet un meurtre. Ah, voilà qui est bien, on devrait l'écrire. Parmi des voleurs et des mendiants, vous ne devez pas chercher des héros. Non, réellement, vous ne le devez pas. Des héros, c'est un mensonge, une invention. Il n'y a que des hommes, des hommes, rien d'autre.

Il lui arrivait souvent de relever des exagérations dans mes contes. Mais un jour, parlant des « Ames Mortes », il dit, avec un bon sourire :

Au fond, nous sommes tous de terribles inven- teurs. Moi aussi il m'arrive quand j'écris, de me prendre tout à coup de compassion pour un de mes personnages, et alors je lui attribue une qualité, ou j'en ôte une à quelque autre pour qu'à la comparaison, il ne paraisse pas trop sombre. » Et prenant le ton sévère d'un juge inexorable : « C'est pourquoi je dis que l'art est un mensonge, une feinte voulue, nuisible aux hommes. On ne décrit pas la vie, on n'écrit que ce qu'on pense de la vie. Quel bien cela peut-il faire à qui que ce soit de savoir comment moi j'envisage cette tour, ou la mer ou unTartare ? Quel intérêt ou quelle utilité y trouv«>-

,t-on?»Je me rappelle une promenade que je fis, un jour, en sa compagnie sur la route qui mène de Dyulbev à Ai-Todor. Il marchait du pas léger d'un jeune homme, lorsqu'il me dit avec plus de nervosité qu'il n'en mettait d'habitude : « La chair devrait être le chien soumis de l'esprit, accourant au moindre signe que lui fait son maitre pour exécuter ses

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ordres ; mais nous, comment vivons-nous ? La chair se soulève et se rebelle, et l'esprit la suit désemparé et misé- rable. »

Il se frotta énergiquement la poitrine près du cœur, fronça les sourcils, et puis se souvenant de quelque chose, continuai parler : « Un jour d'automne à Moscou, je vis dans une allée près de la porte Soukhariev une femme ivre, couchée dans le ruisseau. Un filet d'eau crasseuse se déversant d'une cour voisine lui coulait sur le cou et le dos. Etendue dans l'eau froide, elle geignait, grelottait, et tordait son corps, mais il lui était impossible de se soulever. » Il eut un tressail- lement, puis les yeux à demi fermés, il secoua la tète et con- tinua d'une voix tranquille : « Asseyons-nous ici... II n'y a rien de plus horrible et de plus dégoûtant qu'une femme ivre. J'aurais voulu lui venir en aide, je voulais l'aider à se sou- lever, mais je ne le pouvais pas ; j'éprouvais un tel dégoût,... elle était si glissante et gluante. J'avais le sentiment que si je l'avais touchée, j'aurais eu beau me laver les mains pendant tout un mois. Quelle horreur ! Et sur le bord du trottoir était assis un bel enfant aux yeux gris. Les larmes lui cou- laient le long des joues. Il sanglotait et répétait d'une voix fatiguée et plaintive : « Maman, m'man, m'man... lève-toi donc. » Et elle remuait les bras, poussait un grogne- ment, et soulevait la tète, qui retombait chaque fois avec un bruit sourd sur le trottoir. »

Il était devenu silencieux, puis regardant autour de lui, il répéta, comme dans un soupir : « Oui, oui, quelle horreur ! Avez-vous vu beaucoup de femmes ivres ? Beaucoup. Mon Dieu ! Vous, vous ne devez pas écrire là-dessus. Non, vous ne le devez pas.

Pourquoi ?

Il me regarda droit dans les yeux, et répéta en souriant : u Pourquoi ? » Puis, d'un air pensif, il prononça lentement ces paroles : « Je ne sais pas. Cela m'a échappé... C'est

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honteux de décrire la boue. Mais cependant pourquoi ne pas le faire ? Si, il est nécessaire de dire tout sur toute chose, tout. »

Des larmes lui vinrent aux yeux. Il les essuya, et puis en souriant il jeta un regard sur son mouchoir pendant que des larmes coulaient de nouveau le long de ses rides. «Je pleure, disait-il. Je suis un vieillard. Cela me fend le cœur chaque fois que quelque chose d'horrible me revient à la mémoire. » Et me poussant très doucement du coude, il dit : « Vous aussi vous arriverez à la fin de votre vie, et toutes les choses resteront exactement ce qu'elles étaient, et alors, vous aussi, vous pleurerez, vous pleurerez plus amèrement encore que moi, vous verserez des ruisseaux de larmes, comme disent les paysannes. Oui, il faut que dans les livres, il soit parlé de toutes choses, de toutes choses sans exception : autrement le bel enfant pourrait nous en vouloir, il pourrait nous faire des reproches : « Ce n'est pas vrai ce que vous dites, ce n'est pas toute la vérité, nous dira-t-il, car lui, il est pour la vérité. »

Il se secoua et dit d'une voix bienveillante : « Et main- tenant racontez-moi une histoire. Vous savez bien raconter. Racontez-moi quelque chose sur un enfant. Parlez-moi de votre enfance. Il est difficile de croire qu'il y eut un temps vous fûtes enfant. Vous êtes une créature étrange : on a l'impression en vous voyant, que vous êtes grande per- sonne. Dans vos idées il y a souvent un je ne sais quoi, qui fait songer à l'enfant et qui n'a pas été suffisamment mûri encore. Mais vous n'en savez que trop sur la vie, et on ne peut pas en demander plus. Allons, racontez-moi une his- toire,... »

Il s'étendit confortablement sur les racines découvertes d'un pin, et se mit à suivre les évolutions des fourmis courant affairées parmi les aiguilles grises qui jonchaient le sol.

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Dans notre Sud, avec sa végétation d'une luxuriance sans frein et comme insolente et qui semble si étrangeincnt disconvenir à l'originaire du Nord, Léon Tolstoï' son nom signifie force apparaissait de petite stature, mais tout noué pour ainsi dire de fortes racines qui plongeaient très avant dans le sol ; dans cet opulent paysage de la Crimée, il était à la fois déplacé et à sa place. Il avait l'air d'un per- sonnage très ancien, maître, de tout ce qui l'entoure un maître maçon qui après des siècles d'absence rentre dans la maison qu'il a bâtie naguère. Il a oublié une grande partie de ce qu'elle contient et bien des choses lui sont nouvelles. Tout est comme cela doit être, et en même temps pas tout à fait comme cela doit être, et il lui faut découvrir sur le champ ce qui cloche, et pourquoi cela cloche.

Il parcourait les routes et les sentiers du pas affairé et pressé d'un homme habitué à explorer la terre, et de ses yeux aigus auxquels ne pouvait échapper ni le moindre caillou, ni la moindre pensée, il regardait, mesurait, jaugeait et comparait. Et il jetait autour de lui toutes vives les semences de pensées indomptables. Parlant à Suler, il dit une fois : « Vous, cher ami, la bonne opinien que vous avez de vous- mêmevous porte à ne lire que de bons livres, tandis que Gorki en lit un tas de mauvais parce qu'il n'a pas confiance en lui- même. J'écris beaucoup de choses qui ne valent pas lourd, parce que j'ai en moi l'ambition d'un vieillard qui souhaite que tout le monde pense comme lui. Naturellement, je pense que c'est bien, et Gorki pense que ce n'est pas bien, et vous, vous ne pensez rien du tout. Vous vous contentez de cligner des yeux et de guetter ce que vous pourrez bien attraper. Un jour il vous arrivera d'attraper quelque diose qui ne vous appartient pas. Cela vous est déjà arrivé d'ailleurs. Yous enfoncerez vos griffes, vous tiendrez votre

I. Tolstoï, en russe, signifie : épais, massif, fort.

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proie vin instant, et quand elle commencera à se dégager, vous ne ferez rien pour la- retenir. Il y a une admirable his- toire de. Tchékhov intitulée. « Chérie i>.. Vous ressemblez fort à' cette Chérie.

En quoi ? demanda Suler en riante

Vous savez aimen mais quant à faire votre choix, non, vous ne le savez pas. Et vous gaspillei-ez tout ce que vous avez en vous, sur des riens.

Tout le monde est-il comme cela ?

Tout le. monde ? répéta Léon NicolaJe\'itch. Non, pas tout le monde.

Et tout à coup, il se tourna vers moi, d'un mouvement brusque, exactement comme s'il voulait me frapper : « Pour- quoi ne croyez-vous pas en Dieu ?

Je n'ai pas de foi, Léon Nicolaïevitch.

Ce n'est pas vrai. Par nature vous êtes; un cro)'ant, et vous ne pouvez a^vancer dans la vie,, sans Dieu. Un jour vous vous en rendrez compte. Votre manque de foi vient

de votre obstination, parce que vous avez été meurtri : le monde n'est pas ce que vous voudriez qu'il fût. On en voit aussi qui sont mécréants par timidité. Cela arrive aux jeunes gens. Ils adorent une femme, mais ils ont peur de le faire voir, craignant qu'elle ne le comprenne pas, et aussi par manque de courage. La foi comme l'amour demande du courase et exiee de l'audace. Il faut que l'on se dise à soi- même : je crois, et tout viendra en son temps, tout arrivera comme vous le souhaitez, tout ce qui existe vous dévoilera son sens intime, et vous attirera à soi. Maintenant, vous

. aimez beaucoup, et la foi n'est qu'un amour plus grand encore : il faut que vous aimiez encore davantage, et votre amour se changera en foi. Quand on aime une femme, celle- ci ne manquera jamais d'être la meilleure femme au monde, et tout homme qui aime, aime la meilleure des femmes, voilà ce que c'est que la foi. Celui qui ne croit pas, ne sait

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pas aimer : aujourd'hui il tombera amoureux d'une femme, et l'année suivante d'une autre. Ces hommes-là ont des âmes de vagabonds, et vivent d'une vie stérile, cela n'est pas bien. Mais vous, vous êtes croyant, alors pourquoi vouloir agir contre votre nature ? Je vous entends : vous parlez de beauté. Mais qu'est-ce que la beauté ? La beauté suprême, la beauté parfaite, c'est Dieu. »

Il lui arrivait rarement de causer avec moi sur ce sujet et le sérieux avec lequel il me parlait, et la manière abrupte dont il avait changé de ton, me bouleversait. Je me tus. Il était assis sur le divan, les jambes repliées sous lui. Tout à coup sa figure s'illumina d'un petit sourire triomphant, et me faisant un signe du doigt, il dit : « Vous n'en sortirez pas, par le silence, non. »

Et mol qui ne crois pas en Dieu, je le contemplai d'un regard légèrement timide et mal assuré, je le contemplai, et pensai : « Cet homme est à l'image de Dieu. »

MAXIME GORKI (Traduit d'après la version anglaise par alix guillain.)

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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

LE GROUPE DE MÉDAN

. C'est le titre d'un livre fort agréable à lire MM. Léon Defîoux et Emile Zavie ont rapporté beaucoup d'anecdotes sur les six écrivains naturalistes qui collaborèrent aux Soirées de Médan et dont le groupement constitua dans tous les sens <lu mot une école définie et assez solide : Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, et, fermant la marche, Paul Alexis. Lorsqu'en 1889 Jules Huret mena sa célèbre enquête sur le déclin du naturalisme et l'avenir du symbolisme naissant, Alexis, qui se trouvait à Aix au reçu du questionnaire, télé- graphia : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » J'ai entendu Catulle Mendès proclamer cette dépêche le meilleur de ses ouvrages : ce qui n'est pas beaucoup dire. F.t le fait est qu'après trente ans elle est encore vraie. Evidemment on peut dire qu'en littérature rien ne meurt et tout se trans- forme. Mais enfin, très peu d'années avant la guerre, la Comédie Française recevait encore des drames romantiques 'selon la pure formule de Hugo et de Vacquerie, comme en 1830 elle recevait des tragédies classiques. Aujourd'hui c'est enlevé et liquidé, on n'écrit plus et sans doute on n'écrira plus jamais de drames romantiques. Et le roman- tisme en tant que genre litttéraire est mort, quoique son esprit soit assez vivace pour qu'on nous le montre tous les

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jours dans notre miroir même, en nous invitant à écraser l'infâme. Le symbolisme a moins duré encore. On ne fait plus de vers symbolistes, et les poètes symbolistes eux- mêmes y ont renoncé. Mais on. écrit toujours des romans naturalistes, il semble que rien à peu près n'ait bougé depuis 1885. Le roman, plus ou moins satirique, poussé au noir et peuplé de grotesques, que tant de débutants rédigent sur le milieu " professionnel ils ont vécu, est un roman naturaliste. Depuis Sotis-Off's et le Cavalier Miserey on en a écrit sur la vie militaire plusieurs douzaines. La guerre a donné une nouvelle force à ce courant, et le plus grand succès de librairie de ce temps, le Feu, a pris la suite des Soirées de Méàan et de la Débâcle.

Cette persistance de la formule naturaliste prouve-t-elle sa fécondité et son excellence ? Pas tout à fait. La vérité est que le naturalisme .a constitué une école de roman pour tous, a montré au premier venu qu*il pouvait bâtir un roman avec sa vie et celle de ses voisins, la figure de son adjudant ou de son chef de bureau. Et cette école primaire a donné des résultats en somme défendables. Le président Grévy, à qui on disait que le Salon manquait d'oeuvres exception- nelles, mais présentait une bonne moyenne, se frotta les mains et déclara : a Une bonne mo3'enne ! C'est ce qu'il faut dans une République ! » Vers la même époque, Zola déclarait dans un article bruyant que la République serait naturaliste ou ne serait pas: je ne sais pas dans quelle mesure la République est naturaliste, mais le naturalisme s'est montré républicain, en se révélant comme la formule qui convient pour donner le plus grand nombre d'élèves pas- sables. Cette foule de romans plus oiî moins naturalistes ne sont pas ennuyeux. Ils décrivent avec intérêt. Ils cons- tituent de bons documents sur un grand nombre de milieux. Leur psychologie n'est pas profonde, mais pas négligeable non plus. Le Français, surtout s'il vit à Paris, possède une

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faculté d'observation critique et de psychologie remarquable : cegenrede roman moyen fournità cette capacité moyenne de psychologie son domaine naturel. Le roman naturaliste n'aura pas laissé d'oeuvre d'art puissante, mais aucune époque, pas même le xviii^ siècle, ne sera éclairée de tous les côtés par une telle masse de documents sur les conditions et les milieux. Les frères Leblond ont pu écrire une Histoire de la Société Française sous la troisième République d'après les romans, et par- ticulièrement d'après ceux qu'avait produits la conception naturaliste. C'est une esquisse générale qui pourra être reprise dans chacune de ses parties. On souhaiterait par exemple une bibliographie analytique et complète des romans sur l'armée, ou sur l'Université, ou sur les bureaux.

Ce n'est donc pas seulement du groupe de Médan, mais de toute une suite de petits romanciers encore florissants qu'on pourrait dire avec MM, Deffoux et Zavie : « Quels documents pour les Maindrons de l'avenir et quelles res- sources pour ceux qui voudront étudier la seconde partie du xix« siècle ! Ces écrivains ont catalogué, de la fin du Second Empire aux vingt premières années de la République, toutes les classes d'une société en pleine transformation. Ils se sont efforcés d'établir le dossier vivant de leur temps. Et si, par excès de scrupules, il leur arriva d'accumuler dans leurs livres trop de documents humains voire photogra- phiques — ils nous transmirent aussi sur cette époque bien des renseignements ou des aspects typiques qui, sans eux, ne pourraient aisément se reconstituer. N'est-ce pas souvent chez des petits-maîtres, chez un Restif de la Bretonne par exemple, que les dévots du xviii« siècle vont chercher, parmi tant de pages incolores aujourd'hui, parmi tant de bavar- dages, le pittoresque psychologique et l'atmosphère même d'un âge de transition ? »

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* * *

Cependant ce qui existe littérairement ce sont les élites et non les moyennes. Le naturalisme c'est avant tout le groupe dit de Médan, les six écrivains sur qui MM. Deffoux et Zavie ont écrit six chapitres pleins de choses curieuses. Il y a eu cette année quarante ans que Zola, Maupassant, Huysmans, Paul Alexis, MM. Céard et Hennique, réunis par certaine idée commune du récit et du roman, écrivirent les six nou- velles des Soirées de Médan. Zola, alors lancé et connu, y col- laborait bienveillamment avec cinq jeunes écrivains qui n'avaient rien produit de remarqué. Or les six se partagent nettement en deux groupes.

D'abord celui qu'on pourrait appeler le naturalisme impersonnel, avec Céard, Hennique et Alexis, qui a saisi et appliqué la formule avec le minimum d'ori- ginalité extérieure et visible, ce qui se concilie fort bien avec la pure esthétique naturaliste, et lui a fait écrire les œuvres chimiquement pures de l'école, comme Une Belle Journée. Evidemment Une Belle Journée n'est pas baptisée dans les eaux du génie. Mais cette œuvre sèche, qui a aujourd'hui quarante ans, ne date pas, et se lit encore avec une parfaite satisfaction. On sait d'ailleurs qu'un de ses mérites est d'être placée sur le chemin du Vin en Bouteilles, un simple titre qui, comme V Incommodité des Commodes de Jules Vabre, est plus célèbre que bien des œuvres en trente- cinq volumes, et que M. Deffoux dépouille, malheureusement, de son auréole en nous apprenant que le manuscrit existe et compte trois cents lignes. Le naturalisme a tourné ici, comme le symbolisme avec Mallarmé, autour d'une page blanche, d'une perfection sans tache et sans réalité, du roman il n'arrive rien et qui, pour des initiés, signifierait tout. Ce naturalisme est à VEducation Sentimentale ce que VAprès-Midi d'un Faune

RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 927

est au Satyre. Paul Alexis que MM. Deffoux et Zavie nom- ment l'ombre de Zola, n'y figure que pour mémoire, et, sans parler de son fameux télégramme, pour quelques contes assez savoureux (ses romans ne valent rien). Mais après que le chapitre du Groupe de Médau nous a fait connaître l'auteur du Vin en Bouteilles, il faudrait y faire une place à M. Gabriel Thyébaut, ce naturaliste idéal qui aussi, écrit M. Céard, « excellait à découvrir les intentions compliquées et secrètes incluses dans les vers de Stéphane Mallarmé. » Connaissait-il qu'il aurait pu être ou qu'il était le Mallarmé du naturalisme, ayant le Vin en Bouteilles pour Une dentelle s'abolit ? Ces logi- ciens parfaits, ces humoristes de l'absolu, ce sont les edelweiss de notre littérature, les fleurs des glaciers. Vous direz peut- être que le glacier naturaliste ressemble à celui qu'on pouvait voir à la porte d'Augias quand Hercule eût passé chez lui ; vous me rajeunirez de vingt ans avec ces facéties d'autrefois qui firent à Emile Zola le meilleur de sa gloire populaire.

Ainsi le premier groupe naturaliste serait celui de ces gens d'esprit, de ces humoristes qui ne manquent à aucun de nos mouvements littéraires et qui pouvaient se satisfaire amplement à débiter en morceaux l'observation misanthro- pique et comique 'de Flaubert. Au second appartiendraient trois tempéraments positifs et originaux, vigoureux et suivis, Zola, Maupassant, Huysmans, qui furent le noyau du natu- ralisme et dont les noms restent en pleine lumière dans notre suite littéraire.

*

le «

Les noms restent en lumière. Que demeure-t-il aujour- d'hui des œuvres ? Certainement beaucoup. Réalisme et natu- ralisme auront été, après Balzac, et de Flaubert à Huysmans, le vrai massif, le roc substantiel et solide du roman français. La critique des grands organes et des grands noms, qui s'est acharnée contre ces rontanciers, qui a donné contre

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eux pendant un demi-siècle avec le plus persévérant ensemble, a perdu son procès. La critique, comme dans l'affaire du Cid, a eu tort contre le public. C'est moi qui le crois, mais elle n'en convient pas encore. J'ai sous les yeux un recueil de morceaux choisis, daté de 1920, qui est un des plus répandus dans l'enseignement secondaire, et qui est des- tiné par ses notices suivies à servir en même temps d'histoire de la littérature française, ce qui incite par ces temps de livres chers les professeurs à l'adopter. Ni Zola ni Maupassant n'y ont de notice, mais bien Jules Sandeau, Octave Feuillet et André Theuriet. Pour les' vivants deux notices seulement, l'une sur Paul Bourget, l'autre sur Pierre Loti, dont on nous dit froidement qu' « il saisit avec sûreté les traits caractéris- tiques de la psychologie japonaise ! » (ni France, ni Barrés n'existent). L'ensemble de la critique universitaire reste sur ses anciennes positions (on fera les exceptions qui convien- nent, M. Lanson et quelques autres). Mais La Bruyère nous dit que si le Cid est un chef-d'œuvre les Sentiments de l'Aca- démie sont de l'excellente critique. Mieux vaut comprendre et expliquer les répugnances de cette critique que les con- damner en bloc.

On conçoit que le réalisme et le naturalisme, ou plutôt les œuvres vivantes auxquelles il a fallu donner ces étiquettes conventionnelles, aient mis la critique devant un cas de conscience fort délicat, le même après tout l'avait placée le romantisme. On a dit cent fois que le romantisme depuis Rousseau était l'insurrection, chez l'écrivain, du sens indi- viduel contre la société. C'est vrai dans le principe, c'est vrai pour le psychologue, mais ce n'était généralement .pas vrai pour le lecteur, pour le public, qui pouvait au contraire pui- ser à pleines mains dans les grands romantiques des senti- ments religieux et sociaux : respect delà conscience et amour de l'humanité chez Rousseau, sentiment religieux chez Cha- teaubriand, sentiment de l'honneur chez Vigny, sentiment de

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la famille chez Lamartine, sentiment de la patrie chez Hugo, goût du bon sens chez Alfred de Musset, religion de l'amour chez George Sand, tous sentiments positifs qui élèvent le ton vital de l'homme. A partir de Flaubert, l'insurrection de l'individu contre la société devient chez le romancier plus ardente, plus totale, plus acharnée, mais, au contraire du romantisme, elle correspond à une dépression vitale chez l'artiste et elle a pour effet de produire la mcme dépression chez le lecteur. Pour effet, non pour but. Le but est la pureté, l'absolu de l'œuvre d'art, l'évangile de Gautier et de Baude- laire qui forme plus ou moins liaison du romantisme au réalisme et assurera plus tard, avec Remy de Gourmont par exemple, la même liaison du naturalisme au symbolisme. Le critique qui par profession, ou par devoir, ou simple- ment par conformité avec la nature des revues et des jour- naux par lesquels il peut atteindre le public, a le goût et le sentiment d'une fonction morale des. livres, se trouve naturel- lement à l'état de défiance et de défense contre cette littéra- ture. Et il serait absurde de l'imaginer dès l'abord louée, comprise, encouragée par une critique liée de tant de côtés à l'enseignement, à la formation d'un esprit public. Les natu- ralistes ont été les meilleurs romanciers de leur temps, et le Roman Naturaliste de Brunetière demeure un livre de critique excellent, loyal et qui devait être écrit : le mot de La Bruyère conserve une vérité permanente.

Une seconde raison justifiait la révolte, la mauvaise volonté et la mauvaise humeur de la critique. Le mouvement réaliste n'était pas limité à la France. Il transformait en même temps le roman anglais avec George Eliot. Et Eliot lui donnait une figure bienfaisante, constructrice, fortifiante qui contrastait absolument avec cette pente le menaient Flau- bert, les Goncourt, Zola, Maupassant, celle d'une énergie, d'une société, d'un pays qui se défont. De le transfert à la littérature d'un lieu commun politique qui, de Montesquieu k

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Taine et à M. Bourget, a exercé chez nous une si grande action : la comparaison de l'excellence et de la solidité anglaises avec les malheurs et les défauts de notre caractère, de nos institutions, de notre histoire.

En troisième lieu le naturalisme n'eut pas ce qu'avait eu le romantisme et ce qu'allait avoir le symbolisme, une critique à lui. Victime de la critique officielle, il en chercha une autre et ne la trouva pas. Zola, qui avait parcouru les livres de Taine à la librairie Hachette quand il y était commis (une de ses rares lectures) avait pensé offrir cette place à Taine en se proclamant son disciple. Le philosophe déclina ce rôle de cornac, et regarda le prétendu disciple à peu près de l'œil dont un professeur de rhétorique se voit écouté par le gar- çon qui porte dans les classes le cahier d'absences. Le lance- ment d'un contemporain ne lui avait d'ailleurs pas réussi avec Hector Malot, et sa vieillesse considérait tous les romanciers de son temps, y compris Paul Bourget, comme des malades. N'ayant pas trouvé ce qu'il cherchait, Zola se déclara le critique du naturalisme, comme le père Ubu, brouillé avec les magistrats, rendra lui-même la justice. Il gagna dans ces fonctions beaucoup de ridicule, et ses quatre ou cinq volumes ineptes sur ce chapitre demeurèrent toute la somme de la critique naturaliste. Le public se trouva donc placé devant les œuvres naturalistes sans présenta- tion, sans médiateur intellectuel. Cela amena les naturalistes à chercher le succès par des moyens directs, à atteindre le public et non la critique, à demander des succès de quantité plutôt que de qualité.

La manière dont ils s'y prirent ne leur concilia pas les honnêtes gens. N'ayant à la bouche que les intérêts de l'art, ils extorquèrent ce succès de la façon la plus grossière. La course à la vente fit tomber Zola dans le mépris, jusqu'au moment l'affaire Dreyfus, dans laquelle il se conduisit avec l'orgueil naïf d'une nature italienne (ses manifestes sont de

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l'Annunzio sans ailes, d'Annunzio bilHn au lieu d'Annunzio aviateur) mais avec désintéressement et courage, groupa derrière lui toutes les files d'un parti politique. Il y laissa d'ailleurs tout talent, et le romancier finit enlisé dans le gri- bouillage illisible des Quatre Evangiles. Quant aux autres naturalistes, qui, ainsi que le font remarquer MM. DcfFoux et Zavie, étaient presque tous bureaucrates, on se gaussait de leurs rêves erotiques et on se répétait le dernier vers des Assis àe Rimbaud. On égayé facilement toute une salle par le spectacle d'un monsieur qui a la colique, mais il est entendu que les autres maladies en elles-mêmes ne sont pas plaisantes : il était réservé à Huysmans de reculer ces limites et de faire rire, mais à ses dépens, toute une génération, des dyspepsies que Folantin-Durtal conduit du picolo à l'eau bénite et de l'escalope au Saint-Sacrement.

Tout cela explique l'impopularité du naturalisme auprès de la critique. Et pourtant il a fait son chemin et remporté sa victoire. De ses trois artistes créateurs, Zola, Maupassant et Huysmans, il ne reste pas une image d'hommes, mais une réalité d'œuvres. Aucun d'eux ne paraît avoir eu d'existence en dehors de sa création, et la plus médiocre de leurs œuvres c'est assurément eux-mêmes. Le naturalisme tirait d'ailleurs de cette médiocrité un de ses principes créateurs, puisque son sujet favori était l'histoire d'une vie manquée. Ils semblent avoir eu le don de la vie intérieure juste assez manquée pour fournir à la fois à leur pessimisme et à leur observation, pareils à ces chenilles qu'une guêpe afin de fournir à sa lar\'e une proie fraîche, pique juste assez pour les immobiliser, pas assez pour les tuer.

Zola a laissé une grande œuvre, qui tient de la place, comme le soulier classique, mais qu'on ne lit plus. La machinerie puérile, les prétentions primaires y rebutent le o-oût, qui aujourd'hui ne veut pas plus de Rougon-Macquart en littérature que de grandes toiles historiques en peinture.

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Et pourtant le jugement de Leraaître sur cette « épopée pessimiste de la nature humaine » me paraît aujourd'hui encore très juste. Non seulement cette masse commande le respect, mais plus de la moitié de ces livres, quand nous les relisons, se tiennent encore. Il y a un art de faire de la vie et cet homme connaissait son art. Le jour les retours et les balancements inévitables nous ramèneront à l'oratoire, à Tenchaîné, au massif, évidemment on ne fermera pas les yeux sur le manque de style de cette grande œuvre, mais on lui rendra de l'estime, on cherchera à y rapprendre quelques secrets que le goût du détail aura fait perdre.

Maupassant n'a pas été sujet à la même éclipse. Il subsiste, d'un bout à l'autre à peu près, intact et robuste. Il est curieux que les deux maîtres de la nouvelle, Mérimée et lui, nous présentent les deux tempéraments si opposés de l'intellectuel et du sensitif. (Et encore, en cherchant bien, en cherchant la femme, on trouverait le joint). Mais le jour l'on fera de l'un à l'autre la comparaison classique qui s'imposera, on trouvera, je crois, que Maupassant l'emporte. Je ne vois pas d'où une ride, une fêlure, une moisissure pourraient venir sur Boide-de-Suif, la Maison Tellier, ni même sur Bel-Ami.

De Huysmans, Remy de Gourmont a fait remarquer à peu près, avec raison, que c'était la médiocrité parfaite sauvée par le style. En lui-même il serait peu de chose, mais (en jetant par-dessus bord l'insupportable A Rebours) il a eu le génie de pousser jusqu'au bout la conscience et la peinture de la médiocrité et de l'envelopper dans ce style imagé, caustique et verveux qui demeure une agréable jouissance de lettré.

Ce qui n'empêche nos trois naturalistes d'apparaître, après Flaubert, comme des Epigones. Dans ce partage de l'empire d'Alexandre, Zola a pris pour l'appliquer à la société con- temporaine le gaufrier oratoire, le mouvement épique de Salammbô, en quêtant sans grand succès son style dans les

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cuisines d'Hamilcar. Maupassant a reçu l'héritage normand de Madame Bovary et à'Un Cœur simple, et Huysmans a écrit toute son œuvre dans les marges de Bouvard et Pécuchet. Que ceux qui sont déroutés par ce livre étrange remarquent par l'exemple de Huysmans à quel point Flaubert a modelé Bou- vard sur la réalité, à quel point la réalité de Huysmans, chef de bureau à l'Instruction publique, s'est modelée sur lui.

ALBERT THIBAUDET

NOTES

ANOMALIES, par Paul Bourget (Plon-Nourrit).

M. le professeur Dupré a bien de l'esprit, du moins je le pense. Dans une note publiée à la fin du volume de M. Bourget, il fait remarquer à l'auteur que le petit tailleur, immobilisé devant la maison de Saint-Cloud, dont son ima- gination le rend propriétaire, est perdu dans une rêverie, et non frappé par « une espèce (X ictus psychique ». Je trouve à cette note une saveur extrême.

Je ne sais pas jusqu'à quel point la psychiatrie est une question de vocabulaire, ni commence l'anomalie en matière de sentiment. J'avais sur ce sujet, quand j'en igno- rais tout, des opinions certaines ; la lecture de quelques livres très savants m'a rendu plus prudent, et je ne sais plus rien. Pour le professeur Grasset, tous les héros de romans sont des demi-fous, et tous les romanciers aussi. Cela donne d'abord à réfléchir, et puis cela rassure, car l'anomalie deve- nant la règle, il n'y a plus à s'inquiéter d'être anormal. Les gens qui font des statistiques savent que la moyenne est un chiffre qui ne répond à rien, le résultat d'une balance entre ceux qui sont au-dessus et ceux qui sont au-dessous, et que l'individu sain est un étalon je parle très sérieusement fictif, qu'on ne rencontre jamais, quelque chose comme ce nombre zéro, qui détermine, étant nul, le positif et le négatit.

Il m'a semblé que les anormaux de M. Bourget ne l'étaient

NOTES 935

pas plus que les compliqués de ses autres œuvres, ou, si l'on veut, que ceux-ci ne l'étaient pas moins. A en juger empiri- quement, qui est en somme, quand on s'avise de juger dans des questions si incertaines, le seul moyen d'être afHrmatif, je ne trouve, dans ses dix nouvelles, que le héros de la pre- mière, ce petit tailleur d'abord enclin à la rêverie, qui me paraisse, comme on dit, «un peu maboul ». Et, précisément, c'est ce récit-là qui m'a paru le moins bon, je veux dire qu'il m'a été le moins agréable de lire. Ceci n'étant qu'une opinion, l'empirisme n'y a rien à voir, et je me risque à l'ex- pliquer.

Dans une histoire de fous, le héros n'intéresse pas ; c'est l'art du conteur qui est tout. Pour que notre émotion se laisse aller, sans retours inquiets, et se satisfasse elle-même, il lui faut un objet responsable ; et notre curiosité demande, pour se nourrir, un élément humain, au sens complet du mot. Sans quoi, nous nous attachons, non pas au person- nage, mais aux complications que sa folie provoque, à l'in- certitude 011 nous demeurons des gestes qu'il fera, à la terreur que cette incertitude permet. Un fou éveille, en vérité, notre pitié pour son état, notre épouvante, si cet état le pousse à quelque fantaisie terrible : mais c'est proprement une pitié sans objet, une épouvante sans haine puisque criminel, il n'est pas coupable donc privées de leur meilleur élément. Et nous sommes agités, non point pour le héros que son âme ne mène pas mais par cette sorte d'obscur émoi que le mystère remue en nous. C'est qu'intervient l'artifice, quand l'écrivain, conscient de l'inquiétude vague, dont nous sommes émus, s'attache, pour nous plaire, à la développer, à nous laisser enfin, au terme de son oeuvre, dans un trouble poignant, qu'il a su provoquer, mais qu'il ne saurait apai- ser. Alors, nous acceptons l'irritant désaccord entre la ten- sion extrême de notre sensibilité et son frémissement sans objet, en faveur de l'accord perçu entre cet état nous

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sommes et le dessein de l'auteur, qui était de nous y mener. Nous connaissons son but, et nous voyons qu'il l'a atteint : cela suffit pour que, haletants, arrêtés devant les sombres champs au seuil desquels il nous conduit, et qu'il n'éclaire point, nous soyons satisfaits.

Ici, nous ne le sommes pas. Il ne s'agit pas d'une histoire de fou, mais d'une façon d'observation médicale à propos d'un fou. Ce n'est pas un auteur qui cherche à nous troubler, en faisant agir devant nous un insensé en proie à son délire : c'est un clinicien qui analyse l'état pathologique d'un malade, et décompose, pour nous instruire, la progression d'une névrose. Ce n'est pas émouvant, c'est assez curieux, et ce doit être juste.

Dieu merci, sauf dans ce premier cas, le titre ne répond pas au sujet, et ce n'est qu'une fausse alerte. Même, dans les deux autres nouvelles je trouve ce n'est toujours qu'une opinion une anomalie bien sentie (le Mythomane et l'Aveu menteur), l'anormal n'est pas le héros ; le héros, c'est celui qui cherche (l'inspecteur Garraube, le juge Pingre) et qui, mis en présence d'un problème, insoluble ou mal résolu si l'on tient compte seulement des éléments nor- maux, en découvre l'explication dans une anomalie men- tale. Et ce n'est pas cette anomalie qu'il explique, ce n'est pas elle qui fait l'intérêt du conte, c'est le conflit, dont elle fut la source, qu'il éclaire en la découvrant, c'est cette recherche qui nous passionne. Si bien qu'il s'agit là, en somme, d'une façon d'histoires policières, traitées d'un point de vue très élevé, de petits « romans d'investigation », si j'ose dire, auxquels une grande habileté technique, une logique rigoureuse, la forte pensée qui les mène, la hauteur des sujets dont ils provoquent l'abord, donnent un prix qui ne manquait à ce genre jusqu'ici justement déprécié que par la pauvre qualité des auteurs qui s'y consacrèrent.

Et cependant ! Et cependant, il y a dans ces Anomalies

NOTES ^3^

quelque chose d'anormal. Si le titre ne répond pas au sujet, dont je me réjouissais naguère il semble qu'il réponde trop bien à la disposition de l'auteur. Et peut-être y a-t-il, entre la psychiatrie et l'analyse, moins de différence qu'entre le psychiatre et l'analyste? Et peut-être l'anomalie est-elle dans l'œil qui l'observe. M. Bourget regarde maintenant ses héros, non plus avec la curiosité d'un écrivain, soucieux, de réunir les éléments d'une fine et profonde étude de sentiments, mais avec la préoccupation d'en découvrir et d'en mettre en lumière le côté morbide : et ce n'est plus autant l'analyse qui l'intéresse que le rapport entre le résultat de cette analyse et la case pathologique il pourra l'étiqueter. Les person- nages n'ont point changé, mais la perspective est modifiée et j'en éprouve quelque regret.

Mais ces anormaux restent humains ; leur responsabilité, pour atténuée qu'elle soit, persiste ; ils peuvent ainsi se cor- riger ; enfin, il y a, dans ces récits, matière à de fortes leçons. Par là, les qualités éminentes de M. Bourget repren- nent leurs droits, et nous retrouvons le psychologue, le moraliste, et aussi le constructeur, l'excellent artisan noble mot qui exprime un bien noble souci, que avons accoutumé de goûter. Il y a même, dans le Mythomane, un élément assez nouveau dans l'œuvre de M. Bourget, ou que du moins, il n'a jamais utilisé avec une telle audace : je veux dire une façon de jouer du hasard, de la coïncidence fortuite et com- plète, si peu vraisemblable, et pourtant si fréquente, qui peut sembler à certains qui veulent des romans plus logiques que la vie une licence défendue, mais que j'estime qui est s'il en use, non comme d'une ficelle coutumière, mais par exception, et, en quelque manière, philosophiquement un droit éminent du romancier. En somme quand on y réflé- chit, le coup du sort qui prête, dans cette nouvelle, à l'iano- cent Schwartz toutes les apparences d'un coupable, parce que l'hypothèse de sa trahison cadre exactement avec la fable

9$S LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

imaginée par le jeune Sulpice, n'est pas plus étonnant que celui qui fit un beau soir, se connaître Jean d'Agrève et Hélène, mis sur la terre pour s'aimer, et pour n'aimer cha- cun que l'autre.

Un goût vif et ancien indice peut-être d'une vocation contrariée , a toujours attiré M. Bourget vers les choses de la médecine. Il lui arrive maintenant d'y sacrifier avec excès, et d'introduire cet élément étranger dans le domaine littéraire, non pas en l'adaptant aux lois de l'art il pénètre, comme il eût été convenable de la part d'un aubin désireux d'obtenir ses lettres de naturalité, mais en prêtant, pour lui faire honneur, à cet étranger qui prétend conserver son origine, et n'est pas dénué d'un esprit de conquête, l'ap- pui de son talent, qui, par même, sans que sa qualité varie, change de valeur, en changeant d'usage. Et M. Bourget me semble, dans ceci, jouer un peu le rôle d'un pontife, qui, ■devant à sa foi vive, et à ses lumières, une place éminente dans sa religion, mais porté, par un tour d'esprit quelque peu hérétique, à trouver du charme à une idole étrangère, prête au désir qu'il a d'introduire celle-ci dans le sanctuaire, le couvert de ses propres mérites, et tente de fonder ce culte hétérodoxe sur son orthodoxie reconnue. M. Sylvestre Bonnard était plus sage, qui, archéologue assez illustre, abandonna, au soir d'une vie sereine, les travaux qui l'avaient amusé, pour consacrer tous ses soins aux amours des insectes et des fleurs, objet jusqu'alors négligé d'une prédilection constante.

LOUIS MARTIN-CHAUFFIER * * *

CHÉRI, par Colette (Fayard).

Chéri a déconcerté quelques admirateurs de Madame Co- lette, parce qu'ils y ont cherché en vain la chaleur lyrique des Vrilles de la Vigne et de VEntrave. 11 y a dans Chéri bien

NOTES ^^^

peu de ces pages palpitantes qui avaient une saveur mysti- quement charnelle et c'est tout à la fin du livre qu'il faut aller les découvrir : «r Enfin elle le saisit au bras, cria faible- ment, et sombra dans cet abime d'où l'amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la mort... » (p. 221).

Miisou ou Comment ra7nour vient aux filles indiquait déjà la direction nouvelle choisie par Colette. La guerre semble avoir clos pour elle la phase des Confessions (autobiogra- phiques ou non, peu importe) qui vont des Claudine à l'En- trave et qu'on imagine volontiers recueillies en un seul gros in-octavo, imprimées fin sur deux colonnes, pour faire le pendant féminin à celles de Jean-Jacques.

Le récit qui ne craignait naguère ni redites, ni hors- d'oeuvre, et semblait n'obéir qu'à une libre fantaisie de poète, apparaît dans Chéri discipliné, resserré, dompté. Si son génie éclate moins, le talent de Colette s'épanouit dans sa plus riche perfection. Tout dans ce livre pourrait se donner en modèle : la composition, et notamment l'exposition du sujet dans les vingt premières pages, l'étude des caractères, la vérité des dialogues, la qualité du style.

Colette a pris pleine conscience de son art spontané, et domine ses dons au lieu de s'abandonner. Elle travaille désormais à la façon des classiques, sans plus rien demander au subconscient, et n'écrit plus un mot qu'elle ne l'ait prémé- dité. Ce n'est plus une matière en fusion, mais durcie, polie qu'elle otîre à son lecteur.

Chéri a paru en tranches hebdomadaires dans la P^ie Pari- sienne. Ce mode de publication, en exigeant que chaque chapitre forme un tout, contraint l'auteur à une discipline stricte dans la composition et la conduite de son ouvrage. Cette influence classique de la Vie Parisienne sur ses collabo- rateurs n'avait pas, croyons-nous, encore été notée. Il convient sans doute de ne pas l'exagérer.

Saluons ce renouvellement de Colette qui nous promet

60

9^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

des surprises heureuses, et observons qu'elle est de nos grands écrivains le seul qui, depuis la guerre, se manifeste autre que nous ne le connaissions déjà, sans rien perdre de ses qualités d'antan. ^

Colette a achevé de découvrir le monde, l'homme, l'amour, elle-même. Elle ne va plus vivre la suite de ses expériences particulières devant nous ; elle va nous livrer un choix délibéré de son expérience globale. Le sujet de Chéri est mince et spécial, mais il a les dessous, les perspectives, les prolongements d'une nouvelle de Balzac, qui savait tout. Close dans sa féminité, Colette ne sait sans doute pas tout sur toutes choses, mais elle sait tout sur ce dont elle nous parle. Cerné par elle, son sujet ne s'évade pas ; elle nous en livre l'aspect^extérieur, toutes les facettes et le plus intime secret. Ce n'est que le réel, mais c'est le réel tout entier.

Si nous souhaitons des personnages plus fraternels que ceux de Chéri^ nous n'avons peut-être qu'à patienter un peu et à faire crédit à un écrivain qui a introduit dans notre litté- rature \z prose féniifuiie qui lui manquait.

Ce n'est que dans un siècle ou deux qu'on pourra doser avec quelque chance de précision l'apport de Colette dans la littéra- ture française. Aucune des femmes-prosateurs qui l'ont précédée, de Marguerite de Navarre à M""® de Staël et à George Sand, n'ont écrit autrement que des hommes. Colette a créé un style s'équilibrent la mesure et la spontanéité, l'adjectif a retrouvé toute sa valeur d'épithète, les alliances de mots une nouveauté musicale ou suggestive sans affé- terie, ni cubisme, stjde aussi propre à la description qu'à l'analyse, bref sans sécheresse, charnu sans redondance et dont la plus sûre valeur est de plonger ses racines dans le fonds même de notre terroir linguistique.

BENJAMIN CRÉMIEUX

NOTES 9^1 1

LA CHAIR ET LE SANG, par François Mauriac (Emile-Paul).

Les romans de M. Mauriac sont sérieux, sincères, vivants, et le dernier, plus aéré, plus vigoureux que les deux pré- cédents, me paraît le meilleur qu'il ait encore donné. Touffu, elliptique, il est fait, dans la simplicité de son l]is- toire, de plusieurs sujets qui se coupent un peu. Ceux qui aiment qu'un roman leur laisse une idée nette, et qui attendent de M. Mauriac, apôtre un peu naïf, autrefois, d'une littérature spiritualiste, l'établissement d'une thèse, seront peut-être déçus. Mais ceux qui demandent à un roman la multiplicité et les divergences de la vie ne seront nul- lement rebutés par l'indécision de ce livre ardent et riche : au contraire.

M. Mauriac n'a suivi jusqu'au bout aucune &t5 lignes qui l'ont ici tenté, ou plutôt je m'ex}>rime à l'inverse de la vérité : il s'est placé à un centre, à un noeud de routes et il a r-ecounu successivement les routes dont ce centre fait' la liaison. De sorte qu'il a l'apparence d'avoir esquissé et supcr- posd plusieurs romans.

L'un d'eux aurait pu être très beau, mais pour le traiter entièrement il faudrait être plus artiste pur, plus indépendant de la vie que ne l'est (heureusement après tout) M. Mauriac. C'est le roman du pouvoir spirituel déchu qui garde pourtant son .caractère et un peu de son action, un uicerdos in xleruuin appliqué à un séminariste qui n'est pas défroqué, puisqu'il n'a pas reçu les ordres, et qu'il a gardé sa foi intacte, mais que la puissance de la chair a arraché du séminaire quand il lui était encore permis de se reprendre. Claude est rentré pour être paysan dans le domaine qu'exploite son père et qui a pour châtelain un bourgeois grossier et brutal dont les deux enfants^ Edward et May, habitués à le mépriser, vivent dans un état d'anarchie intérieure, étant d'ailleurs protestants.

942 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'ascendant que ce cultivateur, parce qu'il a été séminariste et qu'il s'est assis sur la pierre catholique, prend naturelle- ment sur eux, la direction morale qu'il assume par sa seule présence autour d'un foyer dévasté (la mère Gonzalès y figure un type parfaitement réussi), tout cela est mené avec maîtrise, sobriété, arrêté sobrement en deçà de l'effet qu'on pouvait peut-être en tirer.

On y trouve aussi le sujet qui paraît hanter M. Mauriac romancier : la fin de la jeunesse, la misère de la perdre, et l'utilisation de ce tournant de l'Age par la religion qui seule peut lui donner un sens et lui apporter une consolation. Le romancier n'a pas anticipé son expérience : il a enregistré jusqu'ici des sentiments d'enfance et de jeunesse, et il est probable que la densité de ses romans s'accroîtra avec celle de son passé intérieur.

On y trouve enfin l'expression d'une sensibilité et d'une intelligence catholiques à l'égard de la chair et du sang, tout le scrupule et la mauvaise conscience chez des êtres ardents et jeunes, loyaux et croyants comme Claude et Ma}-. M. Mauriac ne soutient pas de thèses ; il indique par touches des sentiments vifs. Ses trois jeunes gens, Claude, May, Edward, sont plus ou moins déséquilibrés et rendus malheu- reux par le passage de l'amour. Chacun d'eux a une histoire qui servirait aussi de symbole à l'histoire des deux autres : tous trois vont à une déchéance, et pour le plus faible c'est le suicide. Les seuls personnages qui trouvent leur équilibre et pour qui la chair et le sang présentent toutes garanties de confort, c'est un vieil épicurien, Firmin Pacaud, et un jeune catholique parfaitement simple et naïf, Marcel, qui, dit sa femme, « si pratiquant, s'inquiète peu de connaître les limites de ce que l'Eglise accorde aux époux ». Ce qui ne veut pas dire que M. Mauriac conclut au primat de la vie simple. Comme je l'ai dit, il ne conclut pas et je serais bien le dernier à l'en blâmer. Il a voulu créer un petit coin de vie et il y a à

NOTES 943

peu près rcussi. C'est ce qu'on doit demander d'abord à un romancier.

ALBERT THIBAUDET

LES IMAGES DU MONDE (Tome deuxième) (Figuière et C-) ; LA TRADITION DE POÉSIE SCIENTIFIQUE, par René GhiL (Société littéraire de France).

La doctrine poétique de M. René Ghil, après avoir occupé le premier plan de l'actualité littéraire, au point de requérir l'attention de la grande presse, semblait un peu oubliée. Le nom même du poète de VŒuvre n'était plus guère cité dans les revues jeunes qu'à de rares occasions.

Pourtant son influence n'avait pas cessé de s'exercer et presque tous les systèmes poétiques lancés depuis quinze ans s'inspiraient des mêmes principes, ou plutôt de la même chimère. Mais outre que les fondateurs d'écoles sont plutôt discrets sur ce qui touche à leurs précurseurs directs, on peut penser qu'ils suivaient moins l'exemple de M. René Ghil que le vieil esprit confusionniste dont ce poète difficile "demeurera le plus curieux représentant.

La notion de genres distincts, en art ou en littérature, est odieuse à quiconque a plus de sensibilité que de moyens d'expression. Faute de pouvoir extérioriser et rendre palpable ou concret l'enthousiasme confus qui l'anime et qui se prend volontiers pour le souffle du génie, tel inventeur - déclare l'outil imparfait et les règles du métier étroites ou caduques.

Ainsi maint écrivain de qui les premiers essais sincères dans leur médiocrité trahissaient le défaut de tempéra- ment, et l'inaptitude à l'un quelconque des arts existants, entreprit d'en fabriquer un de toutes pièces, qui fut nouveau.

944 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et à sa mesure, ou plutôt, comme il dit modestement» adéquat à la vie et à l'esprit modernes.

Ces tentatives périodiquement renouvelées ont pour traits communs la répudiation de totit art limité dans son dessein et dans sa technique, le mépris des formes arrêtées et des sujets bien définis, et, parallèlement, le goût des enchaîne- ments interminables de pensée, de rythmes et surtout d'images, la passion du sublime continu, et l'ambition d'être un homme-orchestre cosmique. Mais écoutons plutôt M. René Ghil ' : « Ainsi, le grand « leit-motiv » de la Poésie scienti- « fique, étant le rapport de l'Humain ai^ Cosmos, elle com- « prend donc, et en volonté résultante, le concept philoso- « phique et métaphysique... Elle a nécessité pour son Œuvre, « de la cosmologie et de la paléontologie et leurs dépen- « dances, de l'ethnologie et de l'histoire des cultes, etc.. « Elle développe en même temps une méditation sur l'Ethique, « et ose sa logique vaticination sur les destins des peuples, « et suppute l'équilibre des soleils... etc. »

Ce que l'on suppute avec effroi c'est surtout la somme de connaissances et le nombre de diplômes universitaires indis- pensables au Poète scientifique. Fort heureusement pour ce dernier, on nous laisse entendre qu'il ne sera pas tenu de posséder à fond toutes les sciences. 11 lui suffira d'avoir une teinture générale, ou si l'on veut ces clartés de tout que Clitandre-Molière accordait aux honnêtes femmes. En un mot le poète selon M. René Ghil n'a pas besoin d'être savant, il lui suffit d'être scientifique, c'est-à-dire d'aimer la Science ostensiblement et d'y croire. On ne lui demande qu'un acte de foi et d'amour.

Voilà donc le Poète muni d'un « acquis en tout domaine R du savoir, aux lacunes, aux doutes et aux apparences isolées « duquel supplée son intuition. » Ah! l'intuition... j'attendais

I. Tradition de poésie scientifique, p. 21.

NOTES 945

le mot ; vous aussi. Intuition, au surplus, spécialement <c hardie et étrangement devineresse du génie poétique qui H saillit du sub-conscient ».

Surtout il se gardera de tout didactisme, et pour cause. Car M. René Ghil prend soin de marquer que sa conception n'a rien à voir avec la poésie didactique. En est-il bien sûr ? Ce qui distingue un poète didactique d'un poète scientifique est que le premier expose avec précision ce qu'il sait et que le second parle vaguement de ce dont il a non moins vague- ment entendu parler.

Au surplus, pourquoi ce dédain du didactique ? Les Géorgiqms, un des chefs-d'œuvre accomplis de la poésie de tous les temps, sont aussi le parfait modèle du poème didactique. Un des sommets de notre art classique, n'en déplaise à tous les croque-Boileau passés, présents et futurs, est ce quatrième chant de VArt Poétique que la Fontaine et Racine, bons juges, admiraient par-dessus tout. Enfin l'œuvre capitale de Victor Hugo ne présente-t-elle pas un caractère didactique ? Qu'est la Légende des Sikhs, sinon un essai d'histoire universelle synthétique illustrant une philosophie manichéiste de l'histoire, fondéesur l'antithèse Prétre-Tyran- Obscurité et Justice-Peuple-Clarté.

D'ailleurs, il convient de le reconnaître, M. René Ghil rend justice à ses prédécesseurs. Il n'est pas de ceux qui font fi de ce qu'ils ignorent. C'est ainsi qu'au cours de son étude, il expose fort bien les mérites de poètes comme du Bartas, Delille et Sully-Prudhomme. Le grief qu'il leur fait à tous indistinctement est de n'avoir pas l'esprit de synthèse. C'est aussi le reproche que je ferai à M. René Ghil lui-même. Son art procède par énumération, par incidentes enchevêtrées, ou par redondances verbales comme dans le célèbre et très harmonieux Panlouvi des Panioums. 11 est aussi peu synthé- tique que possible, à moins d'admettre que synthèse est un synonyme poético-scientifique de confusion et d'obscurité.

94^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Au cours d'une carrière déjà longue et à la dignité de laquelle on se plaît à rendre hommage, M. René Ghil n'avait suscité que des imitateurs honteux. Voilà qu'il lui est sur le tard de déclarés disciples. Leur organe est la revue Rythme et Synthèse et les plus notoires d'entre eux sont M. Charles Cousin et M. Jamati, donc l'enthousiasme est exemplaire et le prosélytisme désintéressé.

ROGER ALLARD

*

ANTHOLOGIE CRITIQUE DES POÈTES NOR- MANDS DE 1900 A 1920, par Charles-Théophile Fe'ret, Raymond Postal et divers auteurs (Garnier).

Voici une excellente publication et qui devrait susciter parmi nos provinces une émulation féconde.

L'auteur de ce chef-d'œuvre inconnu, LaNonnatidie exaltée était bien qualifié pour l'entreprendre. Légitimement orgueil- leux de sa race, Charles-Théophile Féret est un de ces nor- mannistes intégraux qui ne pardonnent pas à la Révolution d'avoir annexé une province que le traité de Clair-sur-Epte donnait au domaine de la couronne. Il constate avec amer- tume que Rouen n'est plus une capitale ; ni Caen « la source des beaux esprits ». Mais il rappelle la part prépondé- rante prise par les Normands à la formation de la langue d'oïl. « Nous avons le droit, écrit-il fièrement, de prendre le nom de la race dont nous nous réclamons, même si nous ne jouissons pas d'une langue à noustousseuls. D'une langue qui devrait s'appeler le normand plutôt que le français, si l'on mettait en balance les deux apports, si l'on comptait et mesurait les génies qui l'ont fécondée.

Au surplus la langue n'est pas le seul élément dont il faille tenir compte dans la formation d'une littérature, le sang, même un peu le sol nourricier, c'est la source de la sensibilité. »

NOTES ^^j

Voici maintenant, selon le poète de VArc d'Ulysse, la struc- ture normande du cerveau :

« Avec la faculté non contradictoire de l'enthousiasme, l'esprit pratique, et, dans l'espèce, réaliste, le respect du fait et du succès. Un rêve, qui a des contours définis, voit d'avance l'action et l'engendre. Un goût rude à l'origine, puis apaisé par le décor d'une nature plus plantureuse et moins tourmentée que la patrie originelle. Un sérieux qui méprise la frivolité. Une extrême prudence à s'engager, et une habile souplesse à se dégager, ce qu'on nomme notre dit et notre dédit. Un attachement infrangible à ce que le Nor- mand regarde comme son droit ; d'où pour le rechercher, ce droit le goût de l'histoire ; des dispositions naturelles à l'étude et à l'interprétation des lois, et à la procédure. Des loups mués en renards, parce que l'adresse devient un meil- leur levier que le muscle. De la ruse, disent nos voisins, mais souvent légitime, mais parfois nécessaire. En tout cas assez de noblesse pour inventer le jury... la clameur de Haro, le jugement prompt et par les pairs, toutes les formes de l'équité sociale. »

Ici Charles-Théophile Féret trace un magnifique tableau de l'histoire littéraire normande, depuis Théroulde, W'acc, Béroul et Thomas. La poésie satirique appartient presque en propre aux Normands. Normand, Vauquelin de la Fresnaye, auteur du premier art poétique en forme et dont la race au bout de quatre siècles donne encore un peintre à la France !

Mais, comme l'obser^'e fort justement Féret, l'énumération de nos anciennes prééminences non plus que les constatations de l'état-civil ne résolvent pas ce problème : « Hxiste-t-il encore en Normandie un génie littéraire normand Le seul trait commun qui puisse être relevé est la persistance d'une poésie discursive, dans les formes classiques et d'une cer- taine résistance à l'impressionnisme et à la notation. En général le poète normand conçoit bien et exprime claire-

^48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment. Son lyrisme est oratoire et vise à convaincre, comme celui du vieux Corneille.

Féret semble désespérer de l'avenir, il semble redouter de voir l'industrie minière et textile « encrasser nos ciels pastel- lisés » et en chasser les derniers rossignols. Je ne partage pas ses craintes, au contraire.

Les armateurs, les corsaires de jadis étaient devenus peu à peu des tenanciers d'hôtels, des loueurs en meublé et des videurs de pots de chambre : ils s'engraissaient sur les bai- gneurs et les Anglais. La prospérité industrielle, la renais- sance maritime qui en est le corollaire va changer tout cela. Rouen redevient une métropole commerciale. Absurde est la publicité qui proclame sur les affiches de voyages : « Visitez Rouen la ville-musée ». Non cejtes, ni un musée ni une ville- morte, mais le premier port de France par le tonnage, et demain peut-être, si les franchises de jadis revivaient, le plus grand port fluvial du monde. Et quel incomparable visage : vingt églises gothiques s'élancent au-dessus d'une forêt de mâts, une ville entière se rencontrent tous les types de maisons depuis le xiii^ siècle, qui semble portée sur des mil- liers de carènes entre lesquelles la Seine a peine à se frayer un chemin. Et cela dans un cirque de collines aussi nobles que celles de Rome. Quel spectacle plus digne d'émouvoir et d'inspirer les poètes ! Cette prospérité nouvelle ne peut manquer d'en susciter. Le bonheur appelle les chansons. Féret, ayons confiance ! Après l'ère d'enrichissement revien- dra l'âge d'or des muses normandes.

ROGER ALLARD

*

* *

FOND DE CANTINE, par Drieu La Rochelle (Edi- tions de la Nouvelle Revue Française).

Drieu La Rochelle est sans doute le produit le plus typi- que de la génération qui eut vingt ans en 19 14, ou du moins

NOTES 9^ ^

d'une partie de cette génération, celle qui était le mieux pré- disposée à s'enorgueillir et à s'exalter du destin qui lui était réservé au sortir du collège.

. . .Soiio^i' Que nous serions restés toujùun inassouvis Si l'heureux coup du sort ne nous avait ravis.

{Fond de Cantine, p. 1 5).

Ces jeunes hommes n'ont pas eu, entre leur deuxième baccalauréat et leur débarquement dans la vie-tellc-qu'ellc- est, ces quatre ou cinq années de navigation errante et de flânerie à travers un océan d'images, d'idéologies, de rêves, de traditions, de contacts l'adolescence enrichit sa per- sonnalité, se tamise et s'arrondit aux angles. Avant que la vie se charge de cet office, nos auteurs de prédilection dégon- flent les ballons de notre dix-septième année et nous ensei- gnent à en gonfler d'autres.

Il y a enrichissement certain de la personnalité, (qu'est- ce en effet que cinq petits sens et un seul cerveau pour explorer le monde et soi-même ?), mais il y a risque de (iépersonnaiisalioii .

Drieu La Rochelle, collégien émancipé par la guerre, pré- servé par elle de la timidité et de la crainte du ridicule, encouragé par les.brisques de sa manche droite, a osé notifier pêle-mêle et sans tarder aux générations précédentes les raisons de vivre de la sienne.

Il a fait sauter les ponts derrière lui comme Barres en 1888. Fond de Cantitje suit Interrogation, comme Un homtm libre a suivi Sous l'Œil des Barbares. L'exercice d'application vient après l'exposé doctrinal.

Drieu La Rochelle est autant logicien et systématique que poète, et ses deux premiers ouvrages sont plus des essais que des poèmes. Drieu nous a donné à la mode de son temps, sans ironie, un pendant au Ctilie du Moi et, comme Barrés, fourni sa réponse provisoire aux deux ques-

950 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tions fondamentales : Pourquoi vivre ? Comment vivre ?

11 y a dans Interrogation un système cohérent, toute l'idéo- logie morale d'une génération sportive, définitivement éta- blie dans le pragmatisme par son expérience de la guerre. Action et jeu, jeu de l'action.

Lancer une idée dans le monde comme un ballon de foot- ball dans la mêlée, affirmer une idée de la vie et la faire triompher, c'est la raison de vivre de l'élite des hommes et de l'élite des peuples. Si les idées contradictoires lancées par tous les hommes-maîtres forment un chaos, tant mieux : « Il faut choisir entre le néant et le chaos » {Interrogation, p. 38).

Mais CCS idées-forces en se muant en action tangible et corporelle se heurtent fatalement : « Tel est le secret, telle est la nécessité de la guerre ». La guerre rend intense la vie assaillie par la mort. La masse se sacrifie pour faire triom- pher l'idée du chef soit qu'elle adhère à cette idée, soit plutôt qu'on la précipite dans la guerre par le mensonge Appelez le chef l'homme-qui-ment»).

Et pourtant le vœu de la masse, celui même de l'homme qui déchaîne la guerre est de ne pas souffrir. N'y aurait-il donc de choix pour l'humanité qu'entre la souffrance de la guerre et le néant d'une existence « de boutiquier retiré des affaires » ? Non, il se peut que la guerre ne demeure pas toujours cette mêlée meurtrière. « Mais la guerre nous fit croire non pas au progrès, mais au noble effort sans but et libre d'espoir. » Ce qui importe à jamais, c'est « la souve- raine présence en temps de paix de l'âme de la guerre, de l'esprit d'inquiétude, enfin de l'action qui éjaculele monde ».

Et dans Fo)id ile Cantine, « l'art qui est un regard sur tous ces agissements » s'arrête à examiner quelques-uns de ces « nobles efforts », de cette » action qui éjacule le monde » à force de mythes. Voici le mythe américain de la guerre s'opposant au mythe français ; voici le mythe bolchéviste ; le

NOTES 9 5 î

mythe de l'alliance de l'homme et de la matière {Grue, Atlantide) ; celui de la vitesse {Automobile) ; celui du jeu pur, « fin en soi » {Tennis) ; et enfin, rejoignant sur un autre plan y Invitation au voyage, la vieille Schnsucht romantique, le désir d'évasion (Rondeur).

Il y aurait quelque chose de décevant et de simpliste dans une pareille conception de la vie-jeu el de la vie-guerre {Faisant ma prière Au dieu de la guerre Et des révolu- tions), si l'œuvre oij elle s'exprime n'était pas toute bouillante de jeunesse, d'une fougue et d'un élan qui font pardonner tous les fléchissements de la pensée, et si cette aspiration un peu romantique et irréaliste 4 un renouvellement de l'uni- vers ne se soudait pas à la « fatalité du moderne » et ne coïncidait pas avec l'heure révolutionnaire que nous tra- versons.

Le style de Drieu La Rochelle a le rythme de la mer ou de l'assaut (aucune fluidité, aucune musique), il déferle par vagues successives, qui parfois échouent, parfois arrivent au but dans un tourbillon d'images neuves et de mots. Au pre- mier abord, cela rappelle du Rimbaud, du Laforgue, du Whitman ou du Marinetti, et il est bien certain que le style de Drieu est encore soumis aux influences, et qu'il est, par manque de soin, souvent raboteux, heurté, inutilement télé- graphique, pareil à la mauvaise traduction d'un bon poète étranger. Mais il y a un élément tout personnel qui relie Drieu à la plus sévère et à la plus belle tradition classique latine, qui va de Lucrèce à Dante, de Tacite à La Bruyère, c'est l'art du raccourci, la recherche et fréquemment la décou- verte de la formule explosive, à force d'être comprimée. Ce renouveau partiel du classicisme dans l'expression est sans doute ce qui fait la valeur littéraire durable et l'originalité vraie d'Interrogation et de Fond de Cantine, qui sans cela ne seraient que de précieux documents sur les façons de sentir des adolescents de 19 14. benjamin- crjîmieux

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*

* Ht

CHRONIQUES PARISIENNES, ENNUIS NON

RIMES, par Jules Laforgue (La Connaissance).

Ce premier volume Je nouveaux inédits complétera heu- reusement celui qui, au Mercure, forme le troisième volume des Œuvres de Laforgue. Rien de ce qu'a pu produire un esprit aussi rare ne doit nous être indifférent, et si les petites chroniques ici recueillies n'ont pas grande importance, elles rappellent cependant, comme des doigts distraits sur un piano, quelques thèmes des Poésies et des Moralités. On ferait un volume pareil, et plus charmant encore, avec les chroniques de Mallarmé oubliées dans le National, la Der- nière Mode et quelques journaux. Mallarmé et Laforgue se relient pareillement à la chronique de Banville. Genre aujour- d'hui perdu, et tué sous la mitraille des grains de bon sens. Mais pourquoi M. André Malraux, qui a recueilli ces textes, ne nous dit-il pas, en une page, d'où ilssont tiréset à quelles occasions' ils furent écrits ? Je suis peut-être un barbare, mais ces détails m'intéressent plus que ceux qui concernent sur la première et la dernière feuilles, le nom de TimpriiTicur, la quantité du tirage et la nuance du papier.

A. THIBAUDET.

POÉSIES, par Isidore Ditcasse {comte de Lautréamont^, avec préface de Philippe Soupault (Au Sans Pareil).

Le numéro 3 du Spectateur reprocliait au romantisme livrer le monde aux rêves ; la Direction annonçait pour le numéro 4 la réponse d'un romantique, que l'on ne décou- vrit pas. Hugo, le mot ne lui allait guère. Lamartine un peu plus tard écrivit à Stendhal pour lui demander un renseigne-

NOTES 9 5 3

■ment. Stendhal répond que k romantisme, c'est d'en- voyer au diable les rêves et les rêveries. Alors Lam-artine à regret cesse quelque temps d'être romantique.

La dispute n'est pas aujourd'hui plus nette, bien que Stendhal ait quitté le parti, principalement depuis dix ans, et que Pierre Lasserre ait repris la thèse d'Isidore Ducasse dont les Poésies, on lésait, sont une préface à des poésies pos- sibles, et la réfutation du romantisme :

Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? Aux Grandes-Tétes-Molies de notre épo- que. Grâce aux femmelettes, Chateaubriand, le Mohican-Mclanco- lique... Edgard Poti, le Mameluck-des-Rêves-d' Alcool ; Mathuriu, le Compère-des-Ténèbres : George Sand, l' Hermaphrodite-Circon- cis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Lamartine, la Cigogne -Liirmoyante...

Ce sont des invectives. Ducasse, plus loin, tente, dit-il,

« une vérification ».

* »

La voici :

Vous qui entrez, laissez tout désespoir.

Les enfants qui naissent ne connaissent rien de la vie, pas même la grandeur.

La jeunesse écoute les conseils de l'.îge mûr., Elle a une confiance illimitée en elle-même.

Si la morale de Cléopâtre eut été moins courte, la face de la terre aurait changé ; son nez n'en serait pas de^'eDU plus long.

L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une goutte d'eau ne suffit pas à sa préservation.

Le jeu n'est pas neuf. Il n'est pas inorfensif non plus, il prend assez naturellement les traits intellectuels d'un Tice.

Exactement il implique que les phrases et en particu- lier cette espèce, que l'on appelle singulièrement des pen-

954 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sées sont de même pâte que les idées, de sorte qu'il suffit de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné. Une nouvelle maxime porte un témoignage opposé au premier, mais qui ne peut manquer d'être aussi pressant, aussi prégnant n'étant pas autre, mais le môme.

Il s'agit dans les Poésies d'une démonstration par l'absurde. Si le langage, suppose à peu près Ducasse, était ce que vous pensez, il faudrait dire...

*

* *

Toute doctrine littéraire se fonde sur une théorie du lan- gage. Il faut savoir si l'instrument est sûr l'aifûter peut- être, le redresser, le garder de la rouille ? Les romantiques en général lui font confiance, ils en sont plus tranquilles pour chercher des herbes inattendues. Hugo appelle le mot : verbe. Ce n'est plus cette matière difficile à réduire, il semble que le langage par nature porte sens, il est de la race de la pensée. Premier effet d'une doctrine paresseuse, qui ne croit guère aux objets. Si le romantisme tient de Jean-Jacques une image des passions, bien plus sûrement il reçoit de Condillac la confusion des mots avec les idées.

C'est au milieu de cette confusion que Ducasse pose sa machine infernale. « Il n'y a rien, dit-il, d'incompréhen- sible ». Il s'en suit à peu près que l'on n'a plus à penser, les phrases y suffisent. Un coup de pouce de temps en temps les fait varier.

L'on pouvait attendre de Lautréamont qu'il apportât quelque bon sens à démêler la querelle, que l'on a dite. Seu- lement il semble aussi qu'il n'imaginait aucune littérature, sauf Maldoror et ce romantisme, qu'il faisait éclater. N'im- porte quelle oeuvre possible lui semblait contredite par un langage de paradis,

JEAN PAULHAN

NOTES 955

EVIDENCES, par Lucien Daudet la Sirène).

C'est un petit livret précieux et complexe, perspicace et triste, ce chapelet de sensAtions aiguës qu'on se garderait bien de rédiger, qu'on jette en vrac sous quelques titres faits d'un seul mot sans article ; des notations vibrantes, réduites à l'essentiel, et dont l'ensemble, arbitrairement arrêté, nous fait assez bien pénétrer dans une conscience. Pour mettre en contact une sensibilité et un public, ce genre de livret tend à remplacer aujourd'hui le livre de poèmes qu'on sent si lourdement démodé : en ouvrant un recueil de vers nou- veaux, à la seule vue des lignes inégales, l'œil est déjà fatigué, s'attend à de vieux rythmes et à de vieilles choses. Il ne s'agit pas ici de la lassitude d'un lecteur neurasthénique ni de la chair triste de celui qui a lu tous les livres, il s'agit simplement des jeunes gens, de ce qui leur paraît à eux-mêmes propre ou inapte à les exprimer. Ces livrets, qui seront démo- dés, à leur tour bientôt, paraissent bien la forme actuelle- ment la plus juste et la plus directe pour accomplir la fonc- tion poétique, pour exposer aux yeux du public sa marchan- dise intérieure.

Celui de M. Lucien Daudet ne fera évidemment pas oublier les Illufitinations, qui demeurent, comme les Trophées de Heredia, le classique et l'achèvement d'un art. Mais il contribuera, avec d'autres livres à établir autour de ce chef- d'œuvre la multiplicité d'un genre, à prouver par le bon droit et la légitimité delà tentative de Rimbaud. Bien entendu je ne vois pas ici d'imitation, et je ne méconnais pas la figure personnelle. Mais ce n'est pas ma faute si je m'in- téresse par mécanisme, par profession, à ce qui d'une sensi- bilité et d'un style tend à cristalliser en genre. Genre dont le livret de M. Daudet tend singulièrement à éclairer les affinités

6i

95^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avec la musique. Tel morceau (très beau et qui me semble parfait) comme Angoisse est encore tout fluide de la musique qui l'a déposé, et paraît dessiner, non verbalement mais intérieurement, les lignes mêmes de quelque lied schu- mannien sa destinée irréalisée serait de se fondre.

ALBERT THIBAUDET

* * *

HISTOIRES EXOTIQUES ET MERVEILLEUSES, par Pierre Mille (Ferenczi, éditeur).

On retrouve dans ces douze histoires, comme dans les centaines d'autres qu'a publiées Pierre Mille, tous les dons de conteur de Fabliaux d'une part et de reporter d'autre part qui font son originalité et restent' l'essentiel de son art. Comme le clerc ou le chante-histoires du xiii^ siècle, il puise dans la tradition orale, dans le riche fond des « bonnes his- toires » de nos provinces, et du folklore juif, colonial ou musulman, et il transcrit ces récits en les ornant de consi- dérations morales, philosophiques ou sociales, en les enri- chissant d'idées générales. A la façon du fait-diversier du x\e siècle, il réussit à faire voisiner et à fondre ensemble le quotidien de l'existence et l'unique de l'aventure.

Pierre Mille peint les aventuriers tels qu'ils sont, tous nos Stevensoniens d'aujourd'hui les peignent tels qu'ils devraient être.

Quant à l'influence anglo-saxonne, souvent apparente, et même agressive, elle n'est pas, si l'on y regarde à deux fois, plus profonde chez lui que dans ces vieux villages français du front picard, tout ce que les Britanniques ont enseigné à nos ruraux en cinq ans de cohabitation, c'est à épicer de quelques ^/V/i'/^i notre bœuf bouilli national.

BENJAMIN CRÉMIEUX

* * *

NOTES 957

LE MÉDECIN MALGRÉ LUI, au Vieux-Colombier.

Le Vieux-Colombier, désireux de marquer une fois de plus quelles sont les sources il puise sa force, vient d'ou- vrir sa troisième saison avec le Médecin malgré lui. Les pro- cédés de mise en scène sont les mêmes que ceux des Four- beries, et c'est précisément l'absence d'innovations techni- ques qui fait l'intérêt de cette représentation, puisqu'elle per- met, tout effet de surprise passé, de mesurer la fécondité du parti adopté par Copeau. Nous avons donc retrouvé le tré- teau, cette plateforme en bois qui occupe le milieu de la scène et que des marches réunissent au plateau. Ainsi suré- levés etisolés, les personnages comiques acquièrent des pro- portions au-dessus de l'échelle humaine. Le jeu du visage s'efface ; par contre les gestes prennent une ampleur et un accent tels qu'on les imagine chez les acteurs masqués de 4'antiquité. Ce n'est pas que les finesses soient sacrifiées, mais elles changent de nature et diffèrent de ce qu'on a l'habitude de voir au théâtre, comme le plein air diffère d'une atmosphère d'intérieur. C'est l'optique de la rue et par conséquent du théâtre forain. On pourrait objecter que Molière avait dépassé, dans presque tout ce que nous possé- dons de lui, ce stade de l'art scénique. C'est exact ; aussi, dans les représentations données sur le tréteau, les parties de comédie pure pâlissent-elles un peu devant les parties de farce. La bouffonnerie l'emporte souvent sur la gaieté et la bonne grâce ; mais, pour réagir contre l'abâtardissement du théâtre, il saute aux yeux que c'est bien dans ce sens qu'il ' faut marcher. Les figures que dressent devant nous les comé- diens du Vieux-Colombier ne s'effacent plus de nos mémoires, tant elles ont de caractère et de relief. Que le bûcheron Sganarelle prenne la silhouette formidable du Grand Pan lui-même, cela vaut certes mieux que s'il se rapetisse à l'image d'un professeur de diction. C'est surtout dans les

958 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rôles secondaires, doués par eux-mêmes d'une existence plus falote, qu'apparaît tout le bénéfice d'une mise en scène aussi vigoureuse. Là, l'invention triomphe et l'on ne saurait énu- mérer les trouvailles amusantes. D'ailleurs le tréteau n'eùt-il d'autre utilité que d'imposer au jeu la symétrie classique, on en tirerait un avantage qui n'est pas mince. Ces balancements du dialogue de Molière, ces effets qui se répondent, toute cette architecture de répliques et de gestes paraît d'une ordonnance un peu rigide et gênante sur une scène régnent, à quelque degré que ce soit, nos habitudes réa- listes. Au Vieux-Colombier, la configuration même du sol sur lequel évoluent les acteurs les pose d'une manière si nette et dans un style si déterminé qu'ils peuvent ensuite se laisser aller à toute leur fantaisie. Ils s'y laisseront aller de plus en plus, à mesure qu'ils s'accoutumeront davantage à leur nouveau terrain. La sévérité est dans le point de départ et non à la surface ; ainsi seulement elle féconde le jeu au lieu de le glacer.

JEAN SCHLUMBERGER

* * *

LA SURPRISE DE L'AMOUR, de Marivaux au Vieux-Colombier.

Représenter du Marivaux est devenu, à notre époque de profonde indifférence à la peinture des sentiments, une entreprise presque téméraire. Tout ce qui n'est pas, au théâtre, immédiatement pathétique, tout ce qui ne fait pas effet en bloc sur notre émotivité, tout ce qui se présente comme analytique, déductif. partant comme progressif, décourage notre attention et nous paraît pure chinoiserie. La vérité de ce qui n'impressionne pas d'abord ne saurait plus être reconnue.

Nous sommes devenus tellement sensibles, et à tant de choses, nous avons laissé la nature matérielle prendre sur

I

NOTES ^5^ i

nous un tel empire, nous acceptons d'elle tant d'ivresses, nos

sensations nous sont déjà une source de si grand délire, que [

nous avons perdu tout intérêt pour les sentiments propre- |

ment dits, que nous ne croyons plus en eux, je veux dire à *

leur pureté, à leur indépendance, à leur réalité abstraite. i

Nos nerfs sont trop vite ébranlés; nous n'avons plus la \

patience d'attendre que notre cœur le soit tout seul. Et si

quelqu'un nous montre ses mouvements propres, autonomes,

nous l'accusons de les supposer. i

Il est vrai que la psychologie de Marivaux a quelque ;

chose de plus strictement technique qu'aucune autre. Elle ' ;

porte sur le seul phénomène de l'amour et le décrit d'une ;

manière quasi-scientifique, en faisant abstraction des indivi- {

dus qui peuvent en devenir le sujet. C'est à peu près comme Descartes croyait pouvoir étudier les passions. Il n'y a, chez Marivaux, pour ainsi dire pas de caractères : il prend les types tout faits de la Comédie Italienne et loin de chercher à les particulariser, il les appauvrit encore, si possible, de leurs prérogatives traditionnelles pour en faire les récep- tacles neutres et vides d'un sentiment dont son ingéniosité passera toute à analyser les seules intrinsèques variations.

Un tel parti-pris d'épuré entraînerait à coup sûr de la séche- resse, si l'analyse ne se trouvait être presque constamment d'une vérité miraculeuse et ne restituait par au spectateur tout au moins un personnage vivant, à savoir lui-même, qui assiste, qui écoute et qui ne peut faire autrement, s'il a jamais éprouvé l'amour, que de se reconnaître à chaque mot. Si le lieu de la pièce, chez Marivaux, reste toujours indéterminé et comme idéal, c'est au fond parce qu'elle se déroule au dedans de nous, parce qu'elle n'est rien de plus que l'éclaircissement, la mise en marche et en activité, de nos propres passions. Nous n'avons pas à la situer, parce que nous la .portons en nous, ou mieux, parce que, sous l'appel de sa constante évidence, nous nous portons sans

960 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cesse instinctivement à sa suite, lui fournissant la masse sans laquelle ses nuances risqueraient par moments de demeurer « en l'air ». 11 y a ainsi un échange continuel de réalité et comme une alimentation réciproque entre le texte et nous- mêmes.

Toutefois il ne faudrait pas, par trop d'insistance sur ce point, faire oublier le caractère très nettement objectif du théâtre de Marivaux. Notre âme n'y monte pas en scène toute seule ni toute simple. Elle subit à tout le moins un dédoublement. Même si des traits nettement personnels ne les distinguent pas, les personnages restent indépendants, représentent des forces différentes, et même le plus souvent antagonistes, ou tout au moins n'opérant pas dans le même champ. Le drame que Marivaux recherche et cultive avec une prédilection infatigable, c'est la rencontre entre ces deux somnambules que sont toujours deux vrais amants. Nous les voyons arriver au-devant l'un de l'autre, chacun avec ses rêves, ses désirs, ses espoirs, ses ignorances, ses suppositions. Chacun est gouverné, presque comme un pantin, par les grandes lois aveugles et quasi-mécaniques de l'amour : il heurte l'autre, il trébuche sur lui ; mais ce ne lui est d'abord qu'un prétexte à divaguer tout seul ; il faut qu'il en passe par toutes les folies que sa maladie entraîne. Il croit, il doute, il méconnaît, dans une symétrie et dans une contrariété touchantes avec son partenaire. Sa soif de le comprendre n'a d'égale que son impuissance à le deviner. Son adresse à prendre le change, et sur lui, et sur soi, la douce lutte qu'il entreprend avec les ténèbres de son cœur, les éclaircies qu'il obtient, puis de nouveaux nuages, le fil qu'il perd, mais retrouve, l'autre âme d'abord comme par hasard, comme en songe, entrevue, puis effleurée, enfin définitive- ment saisie et qui tendrement, à ce contact, elle aussi, se réveille de sa propre absence, tous ces mouvements forment les véritables et seules péripéties du drame auquel

NOTES 961

Marivaux tente de nous intéresser. Je ne crois pas faire preuve jj

de coupable délicatesse en avouant que c'est au monde celui i

pour lequel je me sens capable do me passionner davantage. i

Les méthodes mêmes de mise en scène du Vieux-Colom- |

hier étaient faites pour donner au texte de Marivaux ce vif ,.( dépouillement et, si l'on peut dire, ce relief dans le vide, qu'il comporte naturellement. Une simple statuette de

l'Amour, au-dessus du banc circulaire venaient s'asseoir \

les personnages, formait comme le commun pivot de leurs j âmes. Un peu plus de force, d'entrain, de passion chez Lélio eussent peut-être été nécessaires pour donner à la

pièce, et en particulier au 2^ acte, son vrai mouvement. La f

Comtesse fut excellente.

J.\CQ.UES RIVIÈRE '

LE MAITRE DE SON CŒUR, pièce en trois actes, par Paul Raynal, à l'Odéon.

Il n'est peut-être pas encore trop tard pour signaler la pièce de M. Raynal que l'Odéon a monté à la fin de la saison dernière et qu'il a eu l'heureuse idée de reprendre ces temps- ci. Le Maître de son cœur est une comédie dramatique à trois personnages : deux hommes liés d'une forte amitié, le plus jeune épris d'une femme, qui s'éprend à son tour de l'aîné ; bien que celui-ci ne soit pas insensible à ce senti- ment, son amitié est la plus forte ; il veut contraindre la femme qui lui plaît de se donner à son jeune ami ; elle est sur le point d'obéir, quand une révolte de sa pudeur fait éclater la vérité et provoque le dénouement tragique.

Une partie de la presse a crié à l'invraisemblance ; c'est souvent signe que l'auteur a mis en œuvre quelques éléments plus neufs et plus vrais que ceux dont les pièces courantes sont construites. Ce qui frappe au contraire dans ces trois actes, c'est la fermeté du dessin et la vérité des personnages.

9^2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Si le plus jeune des deux amis n'est guère que l'amoureux délirant du répertoire, les deux autres figures sont des créa- tures existantes. On peut en faire le tour ; elles continuent de vivre en dehors des instants elles paraissent sur la scène. 11 était hardi de montrer une femme, sur le point de céder à un amoureux, se laisser fasciner par la tendresse un peu narquoise d'un homme qui ne la sollicite pas et reporter sur lui tout ce que l'autre a éveillé de sentiments ; et M. Raynal a conduit la scène avec une sûreté si délicate que rien ne paraît invraisemblable dans ce glissement. (Je dis hardi par rapport aux conventions sentimentales dont vit notre scène, car enfin tout le théâtre de Marivaux est fait de cette sorte de revirements.) J'ajoute que le public payant ne semblait pas du tout déconcerté et qu'il ne marchandait pas ses applaudissements. Il n'a pas regimbé non plus à l'idée qu'un homme, incapable de grands emportements, repousse, par simple fidélité amicale, une femme qui s'offre à lui et pour laquelle il a du goût.

Il y a certainement chez M. Raynal une curiosité des sen- timents, utie invention et une grâce dans l'art de les rendre intelligibles qui permettent d'attendre de lui les plus belles choses. Mais si les matériaux de son œuvre sont bien à lui et ne manquent pas de noblesse, le dialogue est surchargé d'or- nements, de métaphores qui souvent le gâtent, et l'atmosphère de la pièce est encore, à bien des égards, celle dont vit le théâtre des boulevards depuis Amoureuse. C'est du « Théâtre d'Amour », avec ses éternels oisifs qui ont pour seul intérêt dans la vie quelques petits événements de cœur ; et le coup de revolver qui termine la pièce nous a rappelé de bien mauvais souvenirs. On respire un air de salon, trop de dames ont laissé leur parfum et trop de messieurs l'odeur de leur cigarette ; il serait temps d'ouvrir les fenêtres, et la sin- cérité nous plairait mieux dans un autre endroit. Cette remarque ne touche d'ailleurs qu'à ce qu'il y a de plus exté-

LES REVUES 963 }

rieur dans Le Maître de sou Cœur et l'on ne songerait pas à la \

formuler si la pièce ne révélait tant de qualités probes et )

fortes. \

JEAN SCHLUMBERGER I

* *

LES REVUES

INVENTION DE LA TIMIDITÉ

Mérimée, qui se reconnaissait cinq âmes différentes, serait étonné : Bourget ne parle pas de lui d'autre manière que ne fait André Thérive, ou même Daniel Lesueur. « Sensibilité rentrée », dit-on, ou : « un émotif rené ».

(Amiel ainsi s'imaginait pierre, arbre ou animal tout aussi bien qu'homme : pourtant à qui le fréquentait les traits humains les plus simples paraissaient le cerner, A quoi tiennent beaucoup de dé- ceptions.)

M. Dugas écrit, d'une façon singulière, dans le Mercure du ler octobre :

Sa timidité fut, comme une vocation sentimentale, déterminée par un coup de foudre.

Le coup de foudre, c'est Mérimée découvrant à cinq ans, que ses parents ne le prennent guère au sérieux.

LA NOUVELLE ET LE ROMAN

Mérimée qui ne croyait guère aux causes, il semble encore qu'il n'existe pas d'écrivain plus aisément explicable. L'on déduit ainsi de sa première timidité ses goûts d' «aficionado », un cynisme mêlé de sévérité, et jusqu'à ceci qu'il a composé des nouvelles, M. Paul Bourget écrit dans la Revue des Deux-Mondes du 15 sep- tembre :

L'habitude du contrôle intérieur devait le suivre dans l'emploi de ses facultés, quelles qu'elles fussent. Visiblement il a répugné à l'expan- sion de son génie de conteur, comme à toutes les autres. Poète, il eût

9^4 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

choisi la rigueur concise du sonnet ; dramaturge, la pièce en un acte. Con- teur il a trouvé dans la Nouvelle une forme adéquate à son attitude coutu- mière de rétraction.

et plus loin :

Marquons un autre motif qui a cantonné Mérimée dans l'art de la nou- velle. Le romancier, se voulût-il comme Flaubert absolument objectif et indifTérent, ne peut pas éviter l'indication des causes... Le romancier ressemble au botaniste qui vous montre, avec son terreau et ses racines, la plante dont le nouvelliste cueille une fleur pour vous la présenter isolée. Ces racines, le botaniste les voit. Il les touche. Le romancier, lui, ne peut que les supposer. Indiquer des causes, c'est toujours formuler une hypothèse, quand il s'agit des actions humaines. Par suite, c'est prendre parti, c'est, implicitement ou explicitement, conclure, donc juger. Aucun romancier n'a jamais échappé à cette loi du genre. Flaubert, pour citer de nouveau ce doctrinaire de l'impassibilité, juge M'"" Bovary, quoi qu'il en ait. Il juge Frédéric Moreau. Il juge Bouvard et Pécuchet. Q.uand il disait à Maxime du Camp, après la guerre de 1870 et la Commune : « Tout cela ne serait pas arrivé, si on avait compris l'Éducation sentimentale, » il ne proférait pas, comme l'a cru son ami, une phrase ambitieuse d'illuminé littéraire. Il avouait tout haut qu'il avait entendu faire dans ce livre un diagnostic social.

Mais s'il est vrai que le roman traite naturellement des causes, la tentation aurait fort bien pu venir à Mérimée de jouer la difficulté et composer un roman sans causes ; exerçant ainsi dans les conditions qui pouvaient le mieux le mettre en valeur ce contrôle intérieur, auquel il se plaisait. Telle est la faiblesse de toute explication psy- chologique : elle peut avoir été tournée. Ou si le romancier encore évite de juger :

h

* * *

GIDE, DOSTOIEWSKY

Suarès écrit de Dostoïewsky, dans Les Ecrits Nouveaux (sep- tembre) : i

La vraie vertu de l'homme, comme de l'artiste, est de se rendre objet, .

et d'être objet le plus possible : enfin d'être pour lui en lui, comme il j est lui-même. Compatir n'est plus, alors, cette vague mollesse d'une

charité qui ne distingue rien, il y a bien moins d'amour que d'aban- i

don*. Compatir consiste à communier dans la vie. Qju'est-ce bieu que cette ,

i

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LES REVUES 965

vertu, sinon la suprême intelligence ? Elle est l'amour intellectuel dans toute son étendue.

Grâce i cette imagination de l'objet, grâce à cette connaissance amou- reuse, chez Dostoïewski on assiste à la création d'un monde. Les jeunes gens de Dostoïewski sont le centre chacun de l'univers, et pour eux, comme pour l'univers même, la question est d'être ou ne pas être. Par là, il a rendu comme personne le drame de tous les jeunes gens, de tous ceux au moins qui ont quelque génie : car le jeune homme, en passion ou en poésie, est un dieu ingénu qui se met lui-même en demeure de tout créer, en créant sa propre vie ; et s'il ne croit pas à soi-même, il ne peut croire à la réalité du monde. '

et François Le Grix, dans la Revue Hebdomadaire (ii sept.) écrit <'

sur la Symphonie pastorale : ",

L'art infiniment minutieux de M. Gide, semblable à celui de Racine en cela, dissimule si bien ses préparations qu'il faut y regarder de près pour les retrouver. Cette hésitante et brève histoire, qui n'est que celle d'un même intime secret d'amour, découvert, puis tu, puis avoué par le pas- teur, par sa femme, par leur iils Jacques et par Gertrude, il faut bien, pour n'en pas détruire l'intimité, que ce soit par le Journal du pasteur qu'elle nous soit contée. Mais pour en resserrer encore l'effet, car ces nuances, ces demi-teintes pourraient contribuer à une impression de lenteur, ce journal de deux années est écrit en quelques semaines. Le pasteur le com- mence au passé ; il l'achève au présent ; dans l'intervalle, il a connu sa vérité, celle de Gertrude. Ainsi la lente démarche et la rapidité que son sujet réclamait et qui semblaient s'exclure, M. Gide a su les neutraliser l'une par l'autre et les concilier...

Un commentateur s'avisait, il y a quelques jours, que l'ironie de M. André Gide ne connaissait de rivale que celle de M. Anatole France. Il estdifScile de se méprendre plus complètement, et M. Gide a être bien étonné de s'entendre louer de son ironie. Les séductions incomparables de M. Anatole France sauraient-elles empêcher ce qu'il peut y avoir d'un peu élémentaire, pour ne pas dire primaire, dans un parti-pris sans in- quiétude, dans un sourire installé, fût-ce celui de Voltaire. Que M. Gide est loin de ce parti-pris ! Que son sourire est fugace ! Tout interroger ce n'est pas douter de tout, pas plus que tout comprendre n'est tout croire. C'est encore moins ne croire à rien.

966

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE CHAMP-DE-MARS

Dans Action (Octobre), ce poème de Raymond Radiguet

Monnayer l'or des couchants I Que les clairons militaires Berceurs du stérile champ Ensemencent d'autres terres

Oreille insensible aux chants Qui s'envolent de Cythère Je suis devenu méchant A force de battre l'aire

Le temps est un laboureur : Rides tracées sans charrue Vaine d'un astre empereur

Car son Pégase qui rue

Ne pattrrait voir sans horreur

Fleurir les chansons des rues

MEMENTO

Le premier numéro de l'EsPRrr nouveau, revue d'esthétique, a paru, « L'art, écrit Paul Dermée, a ses lois comme la physiologie ou la phy- sique : nous suivrons les travaux d'esthétique de laboratoire avec autant de curiosité que les expériences librement instituées dans leurs œuvres par les artistes. *

Bissière parle de Scurat ; Ozenfant et Jeanneret des Lois de la Plastique ; André Salmon de Picasso ; Tokine du Cinéma ; Le Corbusier Saugnier de l'architecture ; Paul Dermée des fondements psychologiques du Lyrisme.

Le Mercure de France (ler septembre) :

Souvenirs de mon commerce : au bras de Guillaume Apollinaire, par André Rouveyre.

La Revue Rhénane (novembre) :

La Légende de Saint-Christophe, par Henri Lichtenberger.

* *

J. P.

TABLE DES xMATIÈRES

CONTENUES DANS

LE TOME XV (Juillet-Décembre 1920)

ROGER ALLARD

Sonnets de guerre, par Henry Ccârd . . 117 (LXXXII) Pensées d'utu Amazone, par Natalie Clif-

fordBarney 123 (LXXXII)

G. Q. G. Secteur l,\yiT j<:an de Picrrcîau. 136 (LXXXII)

Cinématoma, pâT i/iax Jacob .... 327 (LXXXIII) Les Bucoliaues et la Copa de Virgile, par

Ernest Rayuaud 454 (LXXXIV)

Poww, par Jean Cocteau 603 (LXXXV)

Une Amitié, par Pierre Lièvre. . . . 609 (LXXXV) Petit manuel du Parfait Aventurier, par

Pierre Mac-Orlan 613 (LXXXV;

Le Journalisme en vingt leçons, par Robert

de Jouvenel 618 (LXXXV)

Les pensées choisies des Rois de France,

recueillies par Gabriel Boissy . . . 618 (LXXXV) Feuilles de Température, par Paul

Morand 779 (LXXXVI)

Les derniers vers de Paul Drouot. . . 780 (LXXXVI) La légende des Siècles de Victor Hugo

avec un commentaire et des notes

par Paul Berret 781 (LXXXVI)

Les beaux soirs de l'Iran, par Emile Zavie 788 (LXXXVI) Mandraç^ore, par J. W. Ewers, traduit

par Marc Henry 789 (LXXXVI)

Peinture communiste ? 857 (LXXXVI I)

Les images du monde, par René Ghil. . 943 (LXXXVII)

Anthologie critique des poètes normands . 946 (LXXXVII)

, ^ GUILLAUME APOLLINAIRE

Couleur du temps 694 (LXXXVI)

LOUIS ARAGON Toutes choses égales d'ailleurs 346 (LXXXIV)

PIERRE ALBERT-BIROT Haî-Kais 336 (LXXXIV)

Haï-Kaïs .

JEAN BRETON

32Q

(LXXXIV)

))7

Haï-Kaïs . .

JEAN-RICHARD BLOCH 337

(LXXXIV)

}} 1

Saint Louis, roi Saint Martin

PAUL CLAUDEL

de France 161

839

(LXXXIII) (LXXXVII)

Haï-Kaïs.

PAUL-LOUIS COUCHOUD

, 3 3 T

(LXXXIV)

)}'•

968 LA NOUVELLE REVUE

ANDRÉ BRETON Pour Dada 208

Gaspard de la Nuit, par Louis Bertrand . 455

JEAN BRETON

JEAN-RICHARD BLOCI:

PAUL CLAUDEL France

AUL-LOUIS COUCHOU

BENJAMIN CRÉMIEUX Pierre Hamp : Les métiers blessés La

Victoire viècaiiicicnne 126

Sur la condition présente des lettres ita- liennes 637

L'Atelier de Marie-Claire, par Margue- rite Audoux 786

Fond de cantine, par P. Drieu la Ro- chelle . . 948

Chéri, par Colette 938

Histoires exotiques et merveilleuses, par Pierre Mille 956

ALAIN DESPORTES Lettres allemandes : Les pionniers litté- raires de la France nouvelle, par Ernest Curtius 626

PIERRE DRIEU LA ROCHELLE Le retour du soldat 238

CHARLES DU BOS Note sur Mérimée portraitiste 497

PAUL ÉLUARD Haï-Kaïs 340

HENRI GHÉON Les voix qui crient dans le désert, par

Ernest Psichari 132

Autour d'Antoine et Cléopdtre . . . . 319

FR.\NÇAISE

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(LXXXII)

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(LXXXVI)

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(LXXXIV)

(LXXXII) (LXXXIII)

ANDRÉ GIDE Si le grain ne meurt (qiiatrièvie fragment) . . Si le grain ne meurt (cinquièvie fragment) . .

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(LXXXVI) (LXXXVII)

MAURICE GOBIN Haï-Kaïs

542

(LXXXIV)

MAXIME GORKI Souvenirs sur Tolstoï

862

(LXXXVII)

BERNARD GRŒTHUYSEN Lettre d'Allemagne

792

(LXXXVI)

MAX JACOB Bonnes intentions

489

(LXXX\')

JULES LAFORGUE Notes d'un agenda

SU

(LXXXV)

TABLE DES MATIERES 0)6^

La douloureuse passion, par Anne-Cathe- rine Emmerich 616 (LXXXV)

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VALERY LARBAUD

Beauté, mon beau souci 61

Poètes espagnols et hispano-américains

contemporains 141

Beauté, mon beau souci... (fin^ 247

Lettres anglaises : La question des angli- cismes 471

HENRI LEFEBVRE Haï-Kaïs 342 (LXXXIV)

ANDRÉ LHOTE Tradition et troisième dimension. . . 619 (LXXXV) L'Enseignement de Cézanne 649 (LXXXVI)

PIERRE MAC ORLAN La négresse du Sacré-Cœur, par André

Salmon 607 (LXXXV)

LOUIS MARTIN-CHAUFFIER La jeunesse de Stendhal, par Paul Arbelet. 344 (LXXXIX") Anomalies, par Paul Bourget .... (LXXXVII)

RENÉ MAUBLANC Haï-Kaïs 345 (LXXXIV)

(LXXXII)

(LXXXII) (LXXXIII)

(LXXXIV)

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970 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

HENRY DE MONTHERLANT Critérium des novices amateurs 383 (LXXXIV)

PAUL MORAND

Feuilles de température 56 (LXXXiy

La fin du tuottde filmée par F Ange N. D.,

par Biaise Cendrars 122 (LXXXII)

Le Chaos européen, par Norman Angell,

traduit par André Pierre ... -599 (LXXXV)

JEAN PAULHAN

Haï-Kaïs. . 329 et 345 (LXXXIV)

Poésies, par Isidore Ducasse 952 (LXXXVII)

JEAN PELLERIN

L'Appartement des jeunes filles ; les feux de

/a 5a/H/-/(;aH, par Roger Allard . . 119 (LXXXII)

La négresse blonde, par Georges Fourest . 125 (LXXXII)

Paul-Jean Toulet 776 (LXXXVI)

ALBERT PONCIN Haï-Kaïs 342 (LXXXIV)

HENRI FOURRAT Introduction à quelques œuvres, par Paul

Claudel 458 (LXXXIV)

Chansons 506 (LXXXV)

HENRY PRUNIÈRES Les S*"/!/ f/;(/«5o;;5 de Malipiero à l'Opéra. 466 (LXXXIV)

YVONNE RIHOUET Aux ballets russes : Pulcincila . . . . 326 (LXXXIII)

JACQUES RIVIÈRE

Reconnaissance à Dada 216. (LXXXIII)

M. Pierre Lasserre contre Marcel Proust 481 (LXXXIV) Lii Surprise de r Aviour , au Vieux-Colom- bier 958 (LXXXVII)

H. P. ROCHE L'Exposition des Beaux-Arts de Dussel-

dorf 635 (LXXXIV)

JULES ROUMAINS Ode 673 (LXXXVI)

TABLE DES MATIERES 97 1

GEORGES SABIRON

Haï-Kaïs 335 (LXXXIV)

ANDRÉ SALMON

Vie de Guillaume Apollinaire 675 (LXXXVI)

JEAN SCHLUMBERGER

Lettre à un historien 41 (LXXXII)

Les nuits des ilcs, par R. L. Stevenson,

traduction de Fred Causse-Macl . . 138 (LXXXII) Le pendu dépendu, de Henri Ghéon . . 614 (LXXXV) Adorable Clio, par Jean Giraudoux . . 783 (LXXXVI) Le Médecin niahrê lui au Vieux-Colom- bier 957 (LXXXVII)

SHAKESPEARE (Traduction d'André Gide)

Antoine et Cléopâtre (Actes I et II) ... . S (LXXXII)

do - (Actes III et IV) . . . 392 (LXXXIII)

d- - (Actes V et VI) . . . 878 (LXXXIV)

ALBERT THIBAUDET

Réflexions sur la littérature : Du roma- nesque 107 (LXXXII)

Réflexions sur la littérature : Les ana- lystes romands 306 (LXXXIII)

Réflexions sur la littérature : Mémoires. 430 (LXXXIV)

La crise sociale de 1S4S ; les origines de la révolution de février, par Pierre Q.uen-

tin-Bauchart 4 52 (LXXXIV)

Lou Rampait d'Aram, par Jousé d'Ar-

baud 462 (LXXXIV)

Réflexions sur la littérature : La Sym- v.^v^-x

phonie Pastorale 587 (LXXXV)

H. B, par l'un des quarante 602 (LXXXV)

Edmond Jaloux .' ^°> (LXXXV)

Les terrasses de Tombouctou ; des fantai- tvvv\'-\

S/V5 iM/- r£/^/w/, par Robert Randau . 6ri (LXXXV)

Réflexions sur la Littérature : L'Esthé- vv vvT^

tique des Goncourt 7^5 (LXXX /I)

La bibliothèque Scandinave 7^9 (LXXX\ I)

Réflexions sur la Littérature : Le groupe

deMédan 925 (LXXXVII)

La Chair et le Sang, par François ,^ v'w.rnx

Mauriac 94 1 (LXXXVII)

62

972 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Chroniques Parisiennes, Ennuis non

rimes, par Jules Laforgue .... 952 TLXXXVII)

Evidences, par Lucien Daudet . . . . 955 (LXXXVII)

JULIEN VOCANCE

Haï-Kaïb 333 (LXXXIV)

XXX

Les revues 153 (LXXXII)

Les revues 483 (LXXXIV)

Les revues 645 (LXXXV)

Les revues 805 (LXXXVI)

Les revues 961 (LXXXVII)

NOTE

Le mémento bibliographique que nous avions cou- tume de donner sur cette page prendra place désormais dans les feuilles d'annonces rouges que l'on trouvera au début de chaque numéro.

LE GERANT ; GASTON GALLIMARD.

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

311

LE

CARNET

DES ÉDITEURS

974

LA NOUVELLE FRANÇAISE

Gabriel Nigond : GONE, roman, i vol. in- 12 de 248 pages (tirage de luxe : dix exemplaires sur hollande) '.

C'est assurément l'œuvre maîtresse de l'auteur des Conta de la limousine qui est aussi le poète exquis de VOnihrc des Pins.

Dans le cadre, familier à l'auteur, d'une vallée de la Creuse, étincelantc de reflets d'eau vive et de feuillages légers, puis à Venise, puis dans un village montagnard de la Savoie, enfin dans son pays natal elle revient finir sa vie de légende, nous voyons se dérouler l'histoire étrange d'An- tigone de Jambune, dernière fleur d'une race épuisée.

Un ardent désir de vivre la dévore, que vient enflammer une passion romanesque, sans objet précis, et qui se nourrit d'elle-même.

Toute petite encore, Gone, entre une baignade en Creuse et une partie de pèche, s'est éprise de la Nouvelle Héloîse et de son amoureuse rhétorique. Désormais elle respire par la bouche pensive de la triste Julie et tous ses sentiments, exal- tés jusqu'à la folie, obéissent au fantôme de Jean-Jacques. C'est le philosophe voûté, à la perruque étroite et aux sou- liers à boucles qui la coqduit au terme de son destin.

Comment lire sans émotion les préparatifs du mariage de Gone, sa crise dernière de folie, et sa mort merveilleuse au cœur de l'incendie de la vieille demeure natale. On songe à Charles Nodier. M. Gabriel Nigond possède tous les donsdu conteur, la grâce naïve, la saveur rustique et légendaire de l'imagination, la fantaisie ornée et surtout, ce qui n'appar- tient qu'aux poètes, la force lyrique qui entraîne le lecteur.

I. Paris, Société d'éditions littéraires et artistiques. Librairie P. Olkndorff, 50, rue de la Chaussée d'Antin.

LE CARNET DES ÉDITEURS 975

André Obey : L'ENFANT INQUIET, roman, i vol. in-i2 de 212 pages (tirage de luxe : 12 exemplaires numérotés sur Hollande von Gelder) '.

Le premier ouvrage de M. André Obey, le Gardien de la Fille, avait reçu l'accueil le plus favorable de la critique, qui avait unanimement salué le début d'un jeune écrivain, par- ticulièrement doué, semblait-il, pour rendre les nuances les plus délicates de la sensibilité.

Ses qualités n'ont pas tardé à s'affirmer. Avec VEnfant inquiet c'est le roman de l'adolescence qu'après tant d'au- tres, M. André Obey a voulu écrire, ce roman que tout écrivain sensible porte en soi, mais dont bien peu savent nous faire goûter le charme trouble et délicieux. Le sujet est le plus simple qui soit, et les détails ont cette saveur parti- culière d'autobiographie dont le lectenu' d'aujourd'hui est si friand.

Dans l'âme d'Arnaud, le héros du livre, s'éveille tour à tour, le sentiment de la nature, de la mélancolie, de la joie, de l'amour, enfin de la douleur, avec la première peine de cœur du collégien sentimental.

On goûtera, en particulier, les scènes de l'Ecole de musique, le Diuianche de Pâques et surtout le dialogue si subtil, d'une atmosphère si juste, intitulé au Jardin des arbres.

Mais le roman de M. André Obey offre encore un sens profond. Sous une apparence ironique et fantaisiste, il pose le vieux problème de l'instinct naturel et de la sensibilité enfantine en lutte avec la société et la famille.

I. Librairie des Lettres, Paris, 15, rue Séguier.

97^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Marœl Willard : TOUR D'HORIZON ; avec des- sins de Raoul Dufy '.

Voici le premier livre de M. Willard. Ce n'est pas une crise de croissance, mais l'œuvre d'un écrivain qui n'a voulu publier qu'après avoir tout discerné en lui, appris à penser, dompté sa frénésie et accepté de ne nous restituer sa science qu'après un long labeur. Des proses et des poésies commentées par le charmant crayon de Dufy, écrites avec une même volonté, nerveuse et tendue à se rompre, qui en fait l'unité. Du surconscient en attendant le subconscient : dans cette fermentation organisée, parfois une douce trêve mallarméenne :

L'aurore est-elle ? N'est-elle promesse de lumière éternelle aile du jour folle aile le couvant sur amour vœu d'amour ?

Oh ! jour f^mé que douter de soi dccolore !

De cette écriture concise et intolérante comme une devise, trop précieuse peut-être, la tension est telle que la méta- phore n'y peut plus vivre. On se prend à le regretter, sur- tout après la lecture de Lieu commun s'humanisent un instant ces paysages cérébraux.

Tout alentour, comme au hasard, dos à dos des sièges, seuls... Des corps interposés entre deux uniformes. Seuls... Le couple. Elle et Elle. Lui et Lui. Le Ventre au centre mobilier se chauflfe. Deux ou trois êtres collectifs en formation.

Il y a lieu de s'arrêter à' ce livre ; à chaque page on trou- vera le signe d'une vocation.

I. Au Sans Pareil, 37, avenue Kléber, Paris,

LE CARMET DES ÉDITEURS ,. 977

André Billy : BARABOUR ou L'HARMONIH UNI- VERSELLE, Roniair.

Est-ce bien un roman ? N'est-ce p.is plutôt un essai de destruction du roman, considéré comme un ensemble de conventions littéraires périmées ? « Faire sauter le roman français, et qu'il retombe en pierreries brûlantes, écrit l'auteur, quel rêve ! » Œuvre déconcertante, agressive, toute chargée d'ironie et de désenchantement, Barabotir indique chez André Billy une position bien arrêtée vis-à-vis de ce qu'on pourrait appeler « la vieille littérature ». Il en utilise en riant les recettes, mais dans le même instant il les bafoue : celles du roman policier et du roman d'aventures, celle du roman psychologique et du roman philosophique surtout. Et ce mélange étourdissant est le plus curieux et le plus amusant qu'on puisse rêver. Dadaïsme ! dira-t-on. Peut-être, par certain côté, à condition que le Dadaïsme ne soit au fond qu'un aspect de l'universelle inquiétude. Mais il ne faut pas s'y tromper : Barahour est plus et mieux. Ce roman se rattache par sa forme alerte et toute classique à la meilleure tradition des conteurs français. On parlera de Voltaire à propos de ce récit sont raillés les entrepreneurs de religions univer- selles, dans la personne de Barabour, millionnaire qui se dépouille de sa fortune au profit du premier venu, avide de découvriras lois de l'harmonie universelle parmi les masses, et dans la personne aussi de ce singulier Vivelésétasunidasi qui, d'esprit trop paresseux pour disputer des principes, croit de toutes ses forces à la toute-puissance des mots. \'raiment, Barahour nous donne l'impression d'une fantaisie joyeuse et féroce de quelque Jérôme Coignard qui aurait fréquenté Chesterton, le grand mystique. Il se dégage de ces pages une volonté d'orienter la race vers plus de logique et de clarté, et d'émanciper le roman de la tutelle des genres usés.

JE.\K DES BONNEPEUILLES

I. La Renaissance du Livre, 78, Boulevard S'-Michel. Un vol. in- 18 Jésus. 6 francs.

Pour produire leurs livre?, les 'Kdi- tcurs sont OBLIGATOIREMENT TRI- BUTAIRES de trois industries : celle du Papier, celle de l'Imprimerie, celle du Cartonnage.

Sur les prix de 1914, l'Industrie du Papier a des majorations de 800 à 1.300 pour cent (suivant la nature).

Sur le prix de 19 14, l'Imprimerie (suivant l'importance des tirages ou des réimpres- sions) a des majorations de 300 à 500 pour cent.

Sur les prix de 1914, l'Industrie du Cartonnage a des majorations de 4 k 500 pour cent.

Comparée aux augmentations de toutes choses Celle du livre est la plus réduite L'ancien livre à 3 fr. 50 n'a pas subi 100 OjO de majoration

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La courbe figurée par des croix représente la luajoiation syndicale moyenne du prix des livres de littérature.

ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. PAILLART.

iiHuiNG LICT p£B 1 I94Q

AP La Nouvelle revue française

20

N85

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