Peinture Antique
Paul GIRARD
ERNEST GRUND, Éditeur
9. Rue Mazarlne, PARIS (VD
380 (Pittura antica) GIRARD P. (CollT^dï^ Arti) La Pentuire Antique. Paris Quintin, 1892. 16 pp. 336 con 205 illustraz. in fine bibliografia. r- '78
Marius Michel del.
COLLECTION PLACEE SOUS LE HAUT PATRONAGE
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l'administration des beaux-arts
COURONNÉE PAR l'aCADÉMIE FRANÇAISE
(Prix Montyon)
et
PAR l'académie des BEAUX-ARTS (Prix Bordin)
Droits de traduction et de reproduction réservés.
Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur
en février 1892.
BIBLIOTHEQUE DE L'ENSEIGNEMENT DES BEAUX-ARTS
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. JULES COMTE
LA
PEINTURE
ANTIQUE
PAUL GIRARD
Ancien membre de l'Kcole française d'Athènes, Maître de conférences à la Faculté des lettre$ de Paris
PARIS
ANCIENNE MAISON QUANTIN
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M Aï & MoTTEROz, Directeurs 7, rue Saint-Benoit.
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AVANT-PROPOS
Un sujet aussi délicat, et aussi neuf en France, que l'histoire de la peinture dans Pantiquité, eût exigé de longs développements et l'appareil d'une érudition s'étalant à l'aise; mais ici la brièveté était nécessaire; il fallait, de plus, s'interdire les démonstrations sa- vantes, tout ce qui rebute le lecteur peu familier avec les instruments et les méthodes de l'archéologie con- temporaine. Le plan de ce petit livre est fort simple : il commence par l'Egypte, ce berceau de tous les arts; viennent ensuite l'Orient, notamment les grandes mo- narchies orientales telles que l'Assyrie et la Perse, puis la Grèce, l'Etrurie, enfin Rome. On ne s'étonnera pas de la place considérable qui a été faite, dans cette revue des différentes peintures du monde ancien, à la peinture grecque : plus que les autres, elle méritait de nous atti- rer et de nous retenir par les chefs-d'œuvre qu'elle a produits et par ce continuel effort vers la perfection qui en est la marque propre.
Je ne puis, naturellement, citer toutes mes sources; une courte bibliographie, placée à la fin du volume, donne la liste des principaux ouvrages dont je me suis servi et offre aux esprits curieux de détails techniques le
6 AVANT- PROPOS.
moyen de pousser plus avant leurs recherches. Les guides que j'ai suivis de préférence sont d'ailleurs les monuments et les textes, dont Pétude attentive m'a souvent conduit à des conclusions différentes de celles qu'on en avait tirées jusqu'à ce jour. Je me ferais scru- pule, en terminant, de ne pas rappeler les secours que j'ai trouvés auprès de M. Maspero, qui a bien voulu me signaler quelques documents intéressants, et auprès de M. Pottier, dont l'enseignement à l'École du Louvre m'a fourni, plus d'une fois, de précieuses indica- tions.
Les dessins, exécutés par M. Faucher-Gudin avec une rare conscience, ont été de notre part l'objet d'une attention toute particulière. Puissent quelques-uns d'entre eux donner aux artistes, auxquels est surtout destiné notre ouvrage, la saveur de cet art antique si éloigné de la science et des raffinements du nôtre, mais qui recèle encore, dans sa simplicité, tant d'instructives leçons !
Novembre i8gi.
LA
PEINTURE ANTiaUE
CHAPITRE PREMIER
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE
Les Egyptiens se vantaient, au dire de Pline, d'avoir employé la couleur six mille ans avant les Grecs. Quoi qu'il faille penser de cette prétention, c'est en Egypte qu'ont été trouvées les plus anciennes pein- tures du monde connu. Sous ce ciel limpide, rien ne s'altère. Quand Mariette découvrit, en i85i, la sépul- ture des Apis, il vit dans une des tombes, celle de l'Apis mort la vingt-sixième année du règne de Ram- sès II, « l'empreinte des pieds nus des ouvriers qui, trois mille deux cents ans auparavant, avaient couché le dieu dans son sarcophage ». Le musée de Gizeh (an- cien musée de Boulaq) possède une pièce de lin mer- veilleusement conservée, qui porte le nom du roi Pépi, de la VP dynastie, et compte, par conséquent, plus de cinq mille ans. La pyramide d'Ounas a fourni des morceaux d'étoffe encore plus vieux. On conçoit que dans un pays où d'aussi frêles objets durent tant de
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siècles, les peintures qui décoraient les temples et les tombeaux aient été, en beaucoup d'endroits, épargnées par le temps et que quelques-unes d'entre elles gardent encore une surprenante fraîcheur. Si Ton veut en juger, il faut aller au Louvre contempler, dans la salle égyptienne du rez-de-chaussée, le beau bas-relief qui représente Séti P'' et la déesse Hathor. Les chairs rouge brun des deux personnages, leurs cheveux d'un noir franc ou tirant sur le bleu, leurs vêtements blancs, leurs bijoux multicolores, forment un tableau si vif de tons et si harmonieux, qu'on a peine à se figurer qu'une pareille enluminure remonte au début de la XIX' dynastie. Tandis que la peinture grecque n'est plus qu'un souvenir, la peinture égyptienne existe donc encore, bien que beaucoup plus vieille, et nous avons, pour la connaître, des originaux qui nous en donnent une idée fort précise.
Mais quand on parle de peinture égyptienne, il faut s'entendre. Si anciennement que les Egyptiens se soient mis à peindre, ils n'ont pas connu la peinture propre- ment dite, celle qui se suffit à elle-même; la peinture, chez eux, n'a guère servi qu'à rehausser de tons variés les édifices et les statues. Hérodote nous montre bien le roi Amasis consacrant dans le temple d'Athéna, à Cyrène, son image peinte; par malheur, ses expres- sions sont si générales et si vagues, qu'on ne saurait dire exactement ce qu'elles désignent. Amasis, d'ail- leurs, vivait au vi^ siècle avant notre ère, dans un temps où l'Egypte était largement ouverte aux Grecs, où lui-même, admirateur passionné de la civilisation hellénique, accueillait avec faveur tout ce qui venait
LA PEINTURE EGYPTIENNE. 9
de Grèce. Qui sait si ce portrait n'avait pas subi Tin- fluence des idées nouvelles? Ce qui est certain, c'est qu'aux beaux siècles de la puissance des pharaons, la peinture égyptienne s'offre à nous comme l'humble auxiliaire de la sculpture et de l'architecture. Elle n'a donc que de lointains rapports avec celle que nous pra- tiquons.
.^ I". — La peinture, élément essentiel de la décoration.
Les Egyptiens avaient pour la couleur un goût si vif, qu'ils coloriaient tout ce qui sortait de leurs mains. Peut-être, à l'origine, leurs temples n'étaient-ils point décorés intérieurement; mais, dès qu'ils le furent, leur décoration fut polychrome. Comme ils figuraient le monde en raccourci, que leur toiture était censée re- présenter le ciel, leur dallage, la terre, chacune de ces parties reçut de bonne heure des ornements appro- priés à sa signification. Le pied des parois et les bases des colonnes furent parés d'une végétation luxuriante, lotus en boutons ou superbement épanouis, dressant leurs hautes tiges au-dessus d'une forêt de feuilles (fig. i), plantes aquatiques baignant dans l'eau, fleurs et arbustes de toute espèce, tantôt disposés dans ce bel ordre géométrique qui est un des traits de l'orne- mentation égyptienne, tantôt groupés plus librement. Les plafonds, peints en bleu, furent semés d'étoiles jaunes, parmi lesquelles on fit planer, d'espace en espace, de grands vautours tenant dans leurs serres différents emblèmes. Entre ce ciel constellé d'astres
LA PEINTURE ANTIQUE.
et cette terre égayée par mille végétaux, il y avait place pour des tableaux montrant le roi dans ses rap- ports officiels avec le dieu habitant du sanctuaire. Ces tableaux couvraient les murs, tournaient autour des colonnes, reproduisant des scènes d'adoration ou d'of- frande, dans lesquelles le pharaon, soit seul, soit accompagné des membres de sa famille, sacrifiait la victime, brûlait l'encens, versait le vin, l'huile ou le lait. Gravées ou sculptées sur les surfaces qu'elles revêtaient, de pareilles scènes étaient toujours rehaussées de couleurs vives, qui formaient, avec la bigarrure des soubassements et des plafonds, la riche enluminure des chapiteaux, une décoration multicolore propre à en- chanter le regard. A l'extérieur, sur les pylônes, ces propylées monumen- taux qui précédaient l'entrée des grands temples, on voyait également de vastes compositions sculptées et peintes, où se pressaient les souvenirs de l'histoire contemporaine, combats de terre et de mer, prises de forteresses, retours triomphants de princes suivis d'in- nombrables prisonniers. Tels étaient les sujets figurés sur les pylônes du Ramesséum, dont chaque face rap- pelait un épisode de la campagne de Ramsès II contre les Khiti, en l'an V de son règne. Si l'on rétablit par l'imagination, en avant de ces massifs pyramidaux ornés de peintures, les statues colossales qui en gar- daient les abords, les obélisques dressés devant ces
Fig, I.
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
Fig. 2.
Statues, les mâts qui partaient du pied des pylônes et au sommet desquels flottaient des banderoles aux bril- lantes couleurs, on aura quelque idée de l'aspect varié et éclatant que présentaient, de loin, les grands sanctuaires de l'antique Egypte.
Les habitations privées, quoique plus simples, étaient, elles aussi, coloriées au dehors comme au de- dans. La façade extérieure en était tantôt peinte, tantôt simplement blanchie à la chaux; des tons vifs en diversifiaient les parois intérieures. Les palais, construits en matériaux légers, faits de brique et de bois, devaient en partie leur physionomie avenante et gaie à leur décoration polychrome. Des colonnettes de bois peint en déco- raient la façade; au dedans, les murs, passés à la chaux ou couverts d'une teinte uniforme, étaient ornés de bandes multicolores. Mais c'est sur les plafonds que se donnait particulièrement carrière la fantaisie du décorateur. Un certain nombre de plafonds peints, relevés dans les tombeaux, ne sont que des répliques de ceux qui paraient les demeures seigneuriales : rien n'égale la variété des motifs qu'ils représentent. Les plus anciens reproduisent le décor géométrique dans sa régularité sèche et timide ; bientôt, aux lignes droites se mêlent les lignes courbes; des essais de rosaces apparaissent (fig. 2), puis la main de l'ornema-
Fig- 3-
LA PEINTURE ANTIQUE.
niste, assouplie et sûre d'elle-même, imagine d'ingé- nieuses combinaisons de courbes et de cercles (fig. 3), pour aborder enfin la décoration végétale, les tiges symétriquement opposées les unes aux autres, les bou- quets de feuilles s'épanouissant entre des volutes', les enroulements semés de bucrânes, etc. La figure 4 — où, dans un cadre composé d'enroulements et de feuillages,
de larges rosaces alter- nent avec des scarabées qui supportent le disque du soleil, où le rouge, le vert, le bleu, le jaune, le blanc et le noir se ma- rient harmonieusement — est un des spécimens les plus riches qu'on puisse produire de cette inven- tive ornementation.
Une architecture à ce point polychrome ne pouvait s'accommoder d'une sculpture blanche. Bas-reliefs et statues étaient, le plus souvent, revêtus de couleurs voyantes. Si cer- taines matières, colorées naturellement, se passaient d'une semblable parure, si les pierres dures telles que le granit, le basalte, le diorite, la serpentine, offraient des surfaces lisses plus difficiles à peindre et que leur beauté même dispensait d'une coloration artificielle, le grès, le calcaire et le bois étaient toujours enluminés avec soin. Les scènes en relief, les portraits sculptés sur les parois des chambres funéraires, recevaient de la
Fig,
LA PEINTURE EGYPTIENNE. ij
main du peintre une décoration sans laquelle ils eussent été regardés comme inachevés. Le bas-relief que repro- duit la figure ci-dessous, et qui provient d'une tombe de la période memphite, est une preuve concluante de
Fig. 5. — Bas-relief peint du tombeau de Ti, V" dynastie.
cet usage. Le mort y est peint, suivant la coutume, en rouge brun, sa femme en jaune bistre; les cheveux sont noirs, les étoffes blanches; chacun des deux per- sonnages porte au cou un collier de pierres noires et de pierres vertes. Ce groupe se détache sur un fond de sparterie vert et crème, que notre dessin ne rend
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LA PEINTURE ANTIQUE.
pas, et qui forme un arrière-plan d'une tonalité char- mante ^ Les statues dressées dans les tombeaux étaient peintes des pieds à la tête; c'est ce dont on peut se convaincre en examinant celles qui sont au Louvre et dont beaucoup ont conservé des traces de couleur. Les Égyptiens poussaient si loin Pamour de la poly- chromie, qu'ils l'ap- pliquaient, dans leur sculpture, aux moin- dres détails de la toi- lette. La statue de la dame Nofrit, du mu- sée de Gizeh (fig. 6), avec son énorme per- ruque noire serrée par un élégant bandeau sous lequel on aper- çoit les cheveux véri- tables, lissés et parta- gés sur le milieu du front, avec sa robe Pig^ (5 échancrée par devant
et la riche parure qui orne sa poitrine, montre quelle minutie ils apportaient dans l'exécution de pareils accessoires. Les tombes de l'ancien Empire, dans la nécropole de Saqqarah, sont pleines de bas-reliefs figurant des personnages aux yeux soulignés d'une bande verte, en souvenir du fard que
I. Voyez au Louvre, dans la galerie égyptienne du rez-de- chaussée, les reliefs qui portent les n°' £63, 169, 280, 333, 358, 373. Sur tous la couleur est encore visible.
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE. 15
les Egyptiens des deux sexes aimaient à s'étendre sous la paupière inférieure. C'étaient là de ces traits carac- téristiques que le statuaire, ou le peintre qui lui prêtait son concours, se fussent gardés de passer sous silence. Après le grand art. voyez les arts industriels : vous y trouverez le même goût pour la polychromie. Les étoffes des Egyptiens, leurs meubles, étaient multico-
Fig. 7. — Peintres décorant un coffre.
lores; les premières, brodées avec une fantaisie ingé- nieuse, les seconds, tantôt peints, tantôt incrustés d'ivoire et d'ébène. Leurs ustensiles de verre, au lieu d'être incolores comme les nôtres, étaient rehaussés de tons qui en faisaient valoir les formes élégantes. Leurs coffres, ces grands coffres encore employés dans tout l'Orient pour serrer les objets de prix, étaient ba- riolés de raies de différentes couleurs ou décorés de figures d'animaux (fig. 7). Leurs momies, une fois enveloppées des bandelettes traditionnelles, recevaient des ornements en toile stuquée et peinte, destinés à
i6 LA PEINTURE ANTIQUE.
rappeler les ornements réels qu^on devait déposer avec elles dans le cercueil, tels que colliers, figurines, sca- rabées, etc. On sait quelle riche enluminure parait les caisses qui les contenaient; les momies royales, particulièrement, dormaient dans des cercueils dont le décor était souvent d'une somptuosité extraordinaire. Les recueils de prières qu'on remettait aux morts pour les préserver des périls qui les menaçaient dans Tautre monde, surtout le rituel connu sous le nom de Livre des morts, dont la plupart des momies portaient un exemplaire, étaient ornés de vignettes exécutées parfois avec une grande habileté. Les hiéroglyphes mêmes, répandus à profusion dans le champ des bas-reliefs, ceux qu'on déchiffrait sur les statues et dans les temples, étaient coloriés. Les deux personnages que représente la figure 8 sont-ils occupés à étendre de la couleur, l'un sur une statue, l'autre sur un autel, ou à y peindre des hiéroglyphes ? La question est difficile à trancher. .L'enluminure des inscriptions était, dans tous les cas, d'un constant usage; comme les inscrip- tions grecques, peintes à la cire avec du minium, les hiéroglyphes égyptiens étaient rehaussés de tons vifs qui les faisaient ressortir sur les fonds et en ren- daient plus aisée la lecture.
La brique émaillée passe, en général, pour avoir été principalement employée par les Assyriens et par les Perses. Les Egyptiens, eux aussi, y avaient recours, du moins pour parer leurs édifices royaux; une belle brique verte, conservée à Gizeh et qui porte, à l'encre noire, le nom de Ramsès III (XX« dynastie), une brique jaune du temps de Pépi l" (VP dynastie),
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE.
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des fragments rouges, blancs, bleus, remontant à diverses époques, attestent l'ancienneté et la perpé- tuité de ce mode de décoration. Ils connaissaient égale- ment les pâtes de verre de couleurs variées; ils s'en servaient pour figurer les yeux, les sourcils de leurs statues, les bracelets dont ils les ornaient; ils en com- posaient des légendes hiéroglyphiques et des scènes
Fig. 8.
Personnages occupés à peindre différents objets ou à enluminer des hiéroglyphes.
qu'ils incrustaient dans le bois ou le stuc et qui for- maient, en simulant les pierres précieuses, des en- sembles polychromes d'une richesse inouïe. Une tombe de Meïdoum offre une particularité curieuse : hiéroglyphes et figures y ont été, par endroit, dessinés en creux et remplis jusqu'au bord de cailloux multico- lores qui donnent à la décoration un éclat surprenant ^ On voit quelle invention les Egyptiens surent dé-
I. Mariette, les Mastabas de l'Ancien Empire, p. 476.
PEINT. ANTIQUE.
i8 LA PEINTURE ANTIQUE.
ployer dans la polychromie. Etait-elle une conséquence de leur caractère, naturellement gai, ou une nécessité de leur climat? L'employaient-ils en architecture pour atténuer, sous la lumière crue, la blancheur de la pierre, pour accentuer les saillies et les contours, qu'émousse un jour trop vif? Peu nous importe. Constatons que, chez eux, la couleur avait partout sa place et que la peinture était presque aussi vieille que Part lui-même. Mais cette peinture n'avait qu'une fonction décorative. S'ils la mêlaient à tout ce qu'ils faisaient, ils n'imagi- naient pas qu'elle pût, à elle toute seule, produire des chefs-d'œuvre. La peinture de chevalet, qu'a connue la Grèce, le tableau qui par lui-même est un tout, ils ne l'ont pas soupçonné. Ils ont été des enlumineurs d'une fécondité merveilleuse; ils n'ont point été des peintres, au sens où nous employons ce mot.
^11. — Étroite union de la peinture et du dessin.
Si l'on veut se faire une idée de la peinture égyp- tienne, c'est sur les murs des temples qu'il faut la cher- cher, ou, mieux encore, sur les parois des tombeaux. On sait le soin que les Egyptiens prenaient de leurs nécro- poles, véritables villes funèbres ayant leurs rues, leurs places et leurs quartiers, habitées et surveillées par de nombreux fonctionnaires chargés de répartir les ter- rains de concession et d'entretenir les sépultures. C'est que la tombe était pour eux la maison éternelle, l'asile définitif où le mort continuait à vivre de cette vie étrange qu'ils lui prêtaient par delà les funérailles.
LA PEINTURE EGYPTIENNE. 19
Aussi Templissaient-ils de scènes destinées à assurer, par leur vertu magique, sa perpétuité et son bien-être. C'est dans ces scènes que s'exerçait librement l'art du peintre. Les tombeaux de l'ancien Empire connus sous le nom de mastabas sont, à ce point de vue, par- ticulièrement intéressants*. Composés, en général, d'une chapelle extérieure, où les parents et les amis se réu- nissaient à de certains jours pour offrir au défunt les repas et les libations accoutumés, d'une chambre funé- raire contenant le sarcophage, et d'un puits ou d'un couloir conduisant de la chapelle à la chambre, ils représentent pour nous la tombe privée de l'ancienne Egypte sous sa forme la plus pure. Dans les tombeaux de ce genre, le couloir ne recevait point d'ornements; il en était de même de la chambre funéraire. La cha- pelle, en revanche, était couverte de scènes sculptées et peintes, ou simplement peintes, distribuées dans des registres étages les uns au-dessus des autres, et qui formaient sur ses murailles une tapisserie variée. On y voyait le mort, assis ou debout, goûtant les mets qui lui étaient offerts, inspectant ses propriétés, surveil- lant la rentrée de ses troupeaux. Des serviteurs, de plus petite taille, lui apportaient, en longues files, les produits de ses domaines, fruits, légumes, oies, canards, tourterelles, antilopes ; ils abattaient et dépeçaient pour son usage des bœufs et des mouflons; ils l'accompa- gnaient à la chasse dans les marais; ils s'empressaient
I. Mastaba, au propre, désigne un banc de pierre ou de bois. Donné par les fellaiis aux tombeaux de Saqqarah à cause de leur forme, qui rappelle assez exactement celle du divan oriental, ce nom a été adopté par Mariette et conservé depuis.
ao LA PEINTURE ANTIQUE.
autour de lui, tandis qu'il péchait au harpon ou à la senne. Ailleurs, le défunt n'était pas figuré; mais on se trouvait transporté sur ses terres, où des esclaves fai- saient la moisson et chargeaient les gerbes sur des ânes, oti des scribes, le calame et la palette en main, enregis- traient minutieusement ses richesses. A ces images de la vie rustique en étaient mêlées d'autres, qui repro- duisaient différents métiers. Des groupes de chanteurs et de joueuses d'instruments, des mariniers luttant de vitesse, des joueurs de dames, faisaient allusion aux plaisirs qui coupaient les travaux des champs et détendaient l'esprit du maître.
Ce n'est pas seulement dans les mastabas qu'on trouve, encore aujourd'hui, de semblables représenta- tions. Tous les tombeaux en renfermaient d'analogues sur les parois de leurs chambres de réception, de ces chapelles où avaient lieu les sacrifices funéraires et par lesquelles le mort était censé communiquer avec les vivants. Les scènes recueillies à Béni-Hassan, dans le cimetière des princes héréditaires de Meh, où les cha- pelles ont été creusées à même la montagne, sont plus précises encore que celles des mastabas de Saqqarah; les renseignements biographiques sur le défunt s'y ren- contrent plus nombreux et plus variés. Toute cette imagerie s'explique par les croyances religieuses des Egyptiens. Pour eux, la mort n'anéantissait point la personnalité humaine; Phomme se survivait dans ce qu'ils appelaient le double. « projection colorée, mais aérienne de son corps », et qui en rendait exactement les traits. Pendant que l'âme, sous la forme d'un oiseau, et le lumineux j parcelle détachée du feu céleste, avaient
LA PEINTURE EGYPTIENNE. 21
la faculté de quitter la tombe pour se mêler aux dieux, le double l'habitait sans cesse et y recevait les dons et les hommages de ses parents et de ses amis. Il fallait, en effet, à ce corps immatériel, des présents matériels pour assurer sa durée, et comme, un jour ou Tautre, ces présents devaient lui manquer, comme on prévoyait qu'au bout de deux ou trois générations, la négligence ou l'oubli des vivants le priverait de sa pitance habituelle, on figurait d'a- vance, sur les parois de sa tombe, les actes néces- saires à sa subsistance; on l'entourait de personnages dont l'unique fonction était de pourvoir à ses be- soins; on groupait autour de lui sa maison tout en- tière, occupée à le servir;
on exagérait même, dans ces tableaux, l'importance de ses biens et de ses domaines, et l'on pensait, par ce pieux mensonge, lui procurer paur l'éternité plus de bien-être et de plaisir. « Après tout, ce monde de vas- saux plaqué sur le mur était aussi réel que le double dont il dépendait : la peinture d'un serviteur était bien ce qu'il fallait à l'ombre d'un maître. L'Egyptien croyait, en remplissant sa tombe de figures, qu'il assu- rait, au delà de la vie terrestre, la réalité de tous les objets et de toutes les scènes représentées*. »
Fig. 9. — Peintre coloriant un bas-relief.
I. Maspero, Guide du visiteur au musée de Boulaq, p. 207.
aa LA PEINTURE ANTIQUE.
Ces scènes nous fournissent de précieux enseigne- ments. Soit qu'elles aient été exécutées au ciseau, puis coloriées, soit qu'elles nous apparaissent simplement peintes à plat, elles nous révèlent avec une étonnante précision les ressources et les procédés du peintre égyptien. Nous y voyons, entre autres choses, qu'il ignorait l'art de faire tourner les corps, et n'a jamais su rendre les jeux de lumière et d'ombre que présente la réalité. Il peignait à teintes plates, sans tenir compte des sombres et des clairs que produit naturellement le modelé des objets. S'agissait-il d'orner de reliefs une muraille? Le sculpteur dessinait sur la surface à déco- rer les motifs qu'il avait choisis, puis, abattant les fonds tout autour, il faisait saillir ses figures en un relief léger qu'il modelait finement; après quoi, soit lui- même, soit un spécialiste, les recouvrait des couleurs appropriées (fig. 9). Fallait-il peindre sur fond uni? L'artiste procédait exactement de même : il traçait les contours qu'il ne devait pas dépasser; seulement, au lieu de recourir au ciseau, il remplissait tout de suite l'intérieur de son esquisse avec de la couleur, juxtapo- sant les teintes comme tout à l'heure sur les figures en relief, supprimant le modelé interne ou le rédui- sant au strict nécessaire, évitant par-dessus tout le péril des tons dégradés, dont il semble, d'ailleurs, que le besoin ne s'imposât point à son esprit. Ainsi comprise et pratiquée, la peinture manquait presque complète- ment de perspective : on n'y voyait ni clair-obscur ni lointains; les plans successifs ne s'y faisaient pas sen- tir; c'était un assemblage de silhouettes coloriées, dis- posées toutes à la même distance du regard. Et pour-
LA PEINTURE EGYPTIENNE. 2}
tant, cette peinture avait d'incontestables qualite's décoratives. L'absence même de fonds la rendait essen- tiellement propre à la décoration monumentale. Il est absurde, quand on y prend garde, de peindre sur les murs d'un temple ou d'un palais des perspectives savantes. Qu'on y suspende des toiles, la raison n'y contredit pas; mais qu'on les traite comme des toiles et qu'on y creuse des horizons, elle se révolte. Aussi, ceux de nos peintres le mieux doués pour le décor sont-ils ceux dont la peinture éveille le moins l'idée d'un tableau. Les Égyptiens ne raisonnaient pas sur cette matière, mais leur inexpérience les gardait de nos erreurs; en recouvrant leurs édifices d'un simple tissu colorié qui en respectait scrupuleusement l'architecture, ils don- naient, sans s'en douter, une preuve de leur bon sens; leur naïveté était plus logique que notre science.
§ II L — Les conventions de la peinture chei les Egyptiens.
Si les peintres égyptiens n'ont guère fait que des- siner, c'est leur dessin surtout qu'il faut étudier pour nous rendre compte des qualités de leur peinture. Or ce dessin dénote tout ensemble une étrange timidité et une heureuse audace; qu'il s'essaye à modeler délicate- ment le calcaire ou qu'il esquisse des figures sur un fond plat, pour recourir dans les deux cas à l'enlumi- nure, dernière opération nécessaire à l'achèvement de l'œuvre, il est remarquable par un curieux mélange de gaucherie et d'habileté.
2+ LA PEINTURE ANTIQUE.
Toute sa gaucherie peut presque s^expliquer par l^ignorancë de ce que les peintres appellent si joliment des sacrifices. En art, comme en littérature, il est des choses qu'on ne doit pas dire; quand on les dit de parti pris, pouvant s''en dispenser, on tombe, par exemple, dans cet abus de la description qui infeste le roman contemporain, ou dans ce faire méticuleux de certains Hollandais que quelques peintres de grand talent s'efforcent de faire revivre ; quand on les dit par impuissance à les taire, ori commet l'erreur de tous les archaïsmes, qui est de croire qu'il faut tout rendre et qu'une vérité sous-entendue n'existe pas. Tel est le cas des Egyptiens. Voyez leur façon d'exprimer la figure humaine. Un visage de face n'offre de saillant, sur son pourtour, que les oreilles. Pour qui ne sait que tracer des silhouettes, comment faire sentir l'enfoncement des yeux, la proéminence du nez, celle des lèvres et du menton? Sans ces traits, cependant, point de ressem- blance. L'Egyptien s'en tirera en les rendant de profil. Mais l'œil, alors, sera sacrifié : il le dessinera de face, pour conserver ce qui fait le charme du visage, le feu de la prunelle largement ouverte. Arrivé aux épaules, nouvelle difficulté. Une épaule de profil empêche de voir l'autre; d'ailleurs, pour la rattacher au cou, un raccourci est nécessaire, et ce sont là de ces tours de force où l'artiste égyptien ne se risque pas. Il présen- tera donc les deux épaules de face, rendant brutale- ment la carrure de son modèle. Avec le torse, il tri- chera : il le posera de trois quarts, pour l'accorder tant bien que mal avec la tête et passer plus aisément au dessin des jambes, qu'il montrera franchement de pro-
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE. 2$
fil, car, dessinées de face, elles ne laisseraient aperce- voir ni la saillie des genoux ni celle des pieds. C'est ainsi que ses personnages seront une bizarre combi- naison de la face, du trois quarts et du profil, sans que, pour Justifier cet étrange assemblage, il faille ima- giner autre chose qu'un excès de scrupule, une préci- sion laborieuse qui tenait avant tout à ne rien sacrifier.
Fig. lo. — Émigrants asiatiques arrivant en Egypte.
Mais des figures ainsi construites se prêtaient, à la rigueur, à des attitudes simples, comme celle du mort assis, allongeant la main vers le guéridon placé devant lui et chargé d'offrandes, ou celle du roi debout, adres- sant ses prières à quelque dieu. Ailleurs, il fallait rendre des mouvements plus compliqués, et rien, alors, n'est amusant comme l'effort du dessinateur pour y parvenir. Les lutteurs de Béni-Hassan lui mettent l'esprit à la torture, et il invente une anatomie fantastique pour traduire l'enchevêtrement de leurs corps. Un person- nage doit-il porter les deux bras du même côté, par
2(5 LA PEINTURE ANTIQUE.
exemple, pousser devant lui une antilope, une main posée sur le dos de Panimal et l'autre lui tenant les cornes? Impossible, dans ce cas, d'indiquer les deux épaules : il faut à toute force qu'il y en ait une qui cache l'autre. L'artiste se dédommage en donnant à celle qu'il montre une importance exagérée; sa figure, de profil, a l'épaule comme si elle était de dos. Quel- quefois, il résout autrement le problème. Considérez ces deux Asiatiques (fig. lo) qui font partie d'une bande d'émigrants venus en Egypte sous la XI I" dynastie. L'un d'eux, celui qui tient une sorte de lyre, dont il joue, laisse voir à la fois son épaule droite et son épaule gauche, mais indiquées avec quelle inexpérience! On dirait qu'il est pourvu d'un buste à charnières, par- tagé dans le sens de la hauteur, et capable de s'ouvrir et de se fermer à volonté.
C'est le propre de l'archaïsme de ne reculer devant rien. Avec leur impuissance à rendre la perspective, les Égyptiens n'ont pas craint de dessiner des foules. Les tableaux exécutés à Karnak. et au Ramesséum, pour célébrer les exploits de Ramsès II contre les Khiti, montrent des champs de bataille couverts de combat- tants. Les guerriers, les chars, s'y pressent en grand nombre, tous de même taille, sans que la distance rapetisse les plus éloignés (fig. ii). Si les dimensions données au pharaon y sont supérieures à celles de ses ennemis, c'est seulement parce qu'il est le principal personnage; mais l'artiste n'a pas voulu, par cette disproportion, marquer une différence de plan entre eux et lui. Le même souci de tout dire se retrouve dans la manière dont il représente les bataillons serrés
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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d'une armée en marche. Il étage les soldats les uns au- dessus des autres, les faisant se dépasser du torse ou de la tête, sans que ceux du dernier rang soient plus petits ni moins finis que ceux du premier.
Dans les tombeaux, l'occasion était moins fréquente
Fig. II.
Combat de Ramsès II contre les Khiti, sur les bords de l'Oronte.
de grouper ensemble d'aussi nombreuses figures. Il fallait cependant faire voir les escouades de serviteurs moissonnant ou labourant à la houe, les troupeaux d'ânes ou de bœufs marchant dans le même sens sous le bâton de leur gardien. Pour donner l'illusion des plans successifs, le dessinateur fait mordre ses figures les unes sur les autres (fig. 12 et i3), de façon que la première apparaisse seule tout entière et que, des suivantes, on ne distingue qu'un étroit profil. C'est un acheminement
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Fig. 13.
vers la perspective, mais un acheminement seulement : la ligne des têtes est loin de s'a- baisser toujours comme il fau- drait, et la même ligne de terre sert invariablement de support à tous les pieds. Ce défaut de pro- fondeur Tempêche de multiplier les plans. Le terrain dont il dis- pose se réduisant à une ligne, il nY peut faire tenir un nombre illi- mité de personnages, et comme, pour éviter qu'ils se nuisent par trop, il les figure tous, ou à peu près, faisant le même geste, il manque ce pittoresque qui naît de Pirrégularité et qu'ont si bien rendu, avec leur science des indications sommaires, les Japonais du xv!!!*" siècle. Mêmes procédés dans le dessin du paysage. Nous possédons l'image de plusieurs villas, avec leurs bosquets, leurs vergers et leurs pièces d'eau. Un artiste moderne n'en eût montré qu'une partie; il se fût contenté, pour en donner une idée, d'en reproduire la façade, avec son cadre de ver- dure, ou de chercher dans l'immense parc un coin qui en fît connaître les retraites em- baumées et les épais ombrages. C'est à quoi l'Egyptien n'a pu se résigner : il a tracé un rectangle qui en marque
Fig. 13.
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les limites, et couché dans ce champ tout ce que contient la demeure princière, bâtiments, arbres, fleurs, ani- maux. C'est une vue cavalière dont les quatre côtés sont parallèles deux à deux et où tous les objets sont pré- sentés en géométral. Veut-il rendre un canal bordé de palmiers? S'il le dessinait à plat, de façon à en faire ap- précier la largeur, les palmiers n'auraient plus de tronc; il n'en resterait qu'un bouquet de feuilles. S'il leur donnait tout leur développement, lé canal, à ras de terre, échapperait au spec- tateur. Il le suspend entre les deux rangs d'arbres (fig. 14) ; ainsi rien n'est sacrifié. La figure i5, qui représente des ouvriers puisant de l'eau dans un bassin pour la fabrication de la brique, est, au point de vue qui nous occupe, d'un intérêt tout particulier. Le bassin y a la forme d'un carré long qui permet d'en embrasser la super- ficie entière, et les objets qui devraient être perpen- diculaires à ce plan, hommes, plantes aquatiques, touffes d'herbes, arbres, sont figurés comme s'ils lui étaient parallèles. Parmi eux, le briquetier plongé dans l'eau jusqu'à mi-corps est surtout remarquable : logi- quement, il devrait faire la planche; ses jambes, ca- chées par l'eau et qui prennent évidemment leur point d'appui au fond du lac, nous obligent à le concevoir dans une posture contraire à toute vraisemblance. C'est ainsi que les Égyptiens, en voulant tout rendre,
Fig. 14.
JO
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sans posséder Part d'indiquer les fonds, ont été amenés à un dessin conventionnel qui fait que leurs tableaux sont souvent peu intelligibles. Faut-il ratta- cher à ce système de conventions un curieux monu- ment du Louvre ? Je veux parler de cet hippopotame en faïence bleue, sur lequel on aperçoit, tracés à Fencre
noire, des plantes grasses et des in- sectes (fig. i6), ingé- nieux expédient pour montrer Fani- mal dans le paysage qui lui sert de cadre ordinaire ^ Ce mo- nument n'est pas unique : le Louvre même en possède deux autres du même genre ; ils rap- pellent ce bélier de pierre trouvé en Phrygie et dont les flancs laissent voir, en léger relief, d'un côté, quelques chèvres simulant un troupeau, de l'autre, deux cavaliers, probablement deux bergers à cheval comme ceux qui gardent le bétail dans les pays de grandes pâtures*. Mais ce sont là des exceptions qui nous éloignent, d'ailleurs, du dessin proprement dit et de la peinture. Les hippopotames du Louvre n'en sont
1. Seconde salle des Dieux, n° 1634.
2. Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans f antiquité, t. V, fig. 1 15 et 116.
Fig. is.
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pas moins des exemples frappants des conventions aux- quelles les Egyptiens avaient recours et de l'effort qui est parfois nécessaire pour saisir toutes leurs intentions. Conventionnelles aussi étaient leurs couleurs. De bonne heure ils s'aperçurent que, chez eux, la femme avait les chairs moins foncées que Thomme. Ils tra- duisirent cette différence par une différence de colora- tion dans le nu de leurs personnages : les hommes furent uniformément coloriés en rouge brun , les femmes en jaune clair. Il y a pourtant des exceptions : le bas-relief de Séti !*"■ et d'Hathor, au mu- sée du Louvre, nous montre la déesse avec les chairs rouge brun, comme le roi.
On trouve, par contre, des hommes badigeonnés en jaune au temps de la V* et de la XIX® dynastie : tel est le cas sur les bas-reliefs du petit temple d'Ibsam- boul, où dieux, rois et reines sont tous enluminés à l'aide de ce ton. Dans un temple de la Nubie, les pharaons ont le nu peint en bleu. Ailleurs, des Amons, des Osiris, qui devraient, semble-t-il, être recouverts du rouge brun des personnages mâles, ont les chairs bleues ou vertes. Le plus souvent, les mêmes êtres et les mêmes objets offrent, partout où ils se rencontrent, la même coloration. Il se perpétuait dans les ateliers des recettes relatives à l'enluminure qui convenait à toute chose ; des instructions détaillées, analogues,
Fig. 1(5.
j2 LA PEINTURE ANTIQUE.
sans doute, à celles du moine Denys pour le moyen âge oriental, enseignaient les tons conventionnels à employer dans les divers tableaux, et les générations successives s^ conformaient. C'est ainsi que, dans le vêtement, les plis sont rendus par des empâtements de couleur qui laissent le ton vif de la chair aux par- ties sur lesquelles Pétoffe est tendue. La verdure des arbres est exprimée par du vert uni mêlé de nervures rougeâtres figurant les branches, le bleu de Peau par du bleu, tantôt uni, tantôt rayé de flots noirs en zigzag, les reflets indécis des plumes de certains oiseaux par du rouge ou du bleu franc, le tiquetage du chien, le pelage varié de la vache par de violentes taches noires, blanches, rouges, suivant les cas. Sans négliger de parti pris la nature, les Egyptiens ne s'attachaient point à la reproduire telle qu'elle est; ils la simplifiaient, l'idéali- saient, cherchant moins la ressemblance que les effets décoratifs, plus soucieux de présenter les choses sous un bel aspect que dans le menu détail de leurs nuances réelles. Autant ils sont minutieux quand ils dessinent, autant, quand ils peignent, ils procèdent largement, uniquement préoccupés de l'impression d'ensemble et gardant à la peinture ce caractère monumental qui est, chez eux, sa raison d'être, le but qu'elle doit atteindre et ne pas dépasser.
S IV. — Le j'éalisme.
On se demande comment, gênés par tant d'entraves, ils ont réussi à exprimer la vie. Ils l'ont rendue, cepen-
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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dant, avec une Justesse et une intensité souvent extra- ordinaires, moins, il est vrai, par la coloration que par le dessin. Leur coloration resta toujours convention- nelle. Il faut pourtant noter de curieuses tentatives, comme la couleur rose substituée au rouge pour les figures d'hommes dans les tombeaux de Thèbes et d'Abydos, sous la XVI IP dynastie, comme le ton brun, presque noir, des serviteurs d'origine étrangère qui
Fig. 17 et 18. — Lutteurs de Béni-Hassan.
apparaissent dans quelques scènes de Fancien Empire, mêlés aux indigènes. Il y a des tableaux où la transpa- rence des étoffes est étudiée avec une curiosité très digne d^intérêt. Un beau portrait de la reine Taïa, femme d'Harmhabi, montre un tissu léger, analogue à nos soies de Brousse, qui laisse voir, sous ses rayures dia- phanes, la teinte plus foncée et presque le modelé des bras. Ce sont là des exceptions, des audaces qui ne durent pas, qui ne parviennent pas à vaincre la rou- tine. Elles passent sans laisser de trace, et Ton retombe dans l'ornière des anciens canons.
Le dessin a plus d'indépendance; sans s^affranchir
PEINT. ANTIQUE. 3
34 LA PEINTURE ANTIQUE.
des règles traditionnelles, il profite mieux des progrès accomplis; il reflète plus fidèlement les vicissitudes de l'art. C'est un préjugé de croire à l'immobilité de l'art égyptien. Platon, qui l'admettait, se trompe et par- tage à ce sujet l'erreur de ses contemporains. L'art s'est transformé en Egypte, comme partout, avec le temps. Aux formes trapues de l'ancien Empire ont succédé, à partir de la XP dynastie, des proportions plus grêles, une silhouette plus élancée. La XVIII'' dynastie, qui suit l'expulsion définitive des Pasteurs et sous laquelle l'Egypte devient conquérante, la XXVP, à laquelle Psamitik I" donne une grandeur inattendue, sont des époques de renaissance incontestable. Les bas-reliefs peints du nouvel Empire, au moins sous les premières dynasties, marquent sur ceux des âges précédents un progrès sensible; la composition en est plus savante, la perspective mieux entendue. Il faut tenir compte, en outre, des témérités individuelles qui se sont produites un peu à tous les moments et qui trahissent de méri- toires efforts pour rendre plus exactement la vérité. Voyez les scènes de lutte copiées à Béni-Hassan, où sub- sistaient encore, au commencement de ce siècle, tant de peintures admirablement conservées. Ces jeunes hommes qui s'étreignent et s'enlacent deux à deux, dé- jouent les ruses de leurs adversaires et parent leurs coups (ng. 17), les enlèvent de terre pour les projeter au loin (fig. 18), ont, malgré la maladresse de certains traits, une vie et un mouvement qui font songer aux jolies scènes de palestre dessinées sur les vases athé- niens de la première moitié du v" siècle avant notre ère. Les épisodes de la vie champêtre sculptés ou
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE.
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peints sur les parois des chapelles funéraires, la traite des vaches, les soins donnés aux troupeaux et à la basse-cour, le labourage, les métiers, si nombreux dans les grottes de Béni-Hassan, fournissent des attitudes d'une justesse remarquable. Le tableau auquel est em- pruntée la figure i5, et qui décore une tombe thébaine, nous fait voir des prisonniers fabriquant des briques pour la construction d'un temple d'Amon : ceux
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Fig. 19. — Prisonniers moulant des briques pour la construction d'un temple.
d'entre eux qui apportent la terre et qui la moulent, sous Toeil de leur sui'veillant égyptien (fig, 19), ceux qui la chargent sur leurs épaules ou transportent les briques déjà sèches, font des gestes naturels qui té- moignent d'une scrupuleuse observation de la réalité. Des essais de perspective se rencontrent : un des bas- reliefs du tombeau de Chamhati, intendant des do- maines royaux sous la XVIIP dynastie, offre, au pre- mier plan, des serviteurs qui piochent la terre avec la houe, au second, sur une ligne fortement ondulée qui marque un relief du sol, un personnage, d'ailleurs de même taille, occupé à labourer; une deuxième ondula-
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tion, vers le haut du registre, indique un plan plus re- culé encore. Mais Teffort le plus curieux dans ce sens est celui qui est attesté par une peinture sur bois du musée de Gizeh (fig. 20), où Ton voit la représenta- tion d'un Jardin funéraire avec, au dernier plan, une femme qui se lamente. La montagne figurée à gauche est peinte en jaune rayé de rouge. On est frappé, dans cette image, de Part avec lequel le peintre a ménagé les lointains. La femme agenouillée occupe visiblement le
Fig. 20. — Essai de perspective dans une peinture funéraire.
fond du tableau ; la tombe qui est devant elle et l'arbre qui est derrière ne se trouvent pas sur le même plan. C'est un rare exemple de perspective dans le paysage. On ne connaît, jusqu'ici, que deux peintures analogues. Tune à Gizeh, l'autre à Turin.
Les Egyptiens se sont aussi essayés à la figure de face. Eux si timides dans le dessin du visage, si pru- demment attachés au profil, ils ont osé, dans quelques occasions, présenter leurs personnages résolument tour- nés du côté du spectateur. Un bas-relief de Karnak montre Séti I" levant sa masse d'armes sur des captifs parmi lesquels il y en a deux qui sont de face; une file de prisonniers, au Ramesséum, contient une ex-
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ception du même genre. Considérez ces musiciennes accroupies à la manière orientale, et qui font danser, dans une fresque de Béni-Hassan , de gracieuses aimées habillées d''une ceinture (fig. 21). Les deux premières, de face, sont traitées avec une grande liberté. Les plis transparents de leurs vêtements de lin, leur cou souple, leurs cheveux indisciplinés, jusqu^à
Fig. 21. — Musiciennes de Béni-Hassan.
cette coiffure coquettement posée sur le sommet de la tête et qui rappelle le kavouki actuellement en usage dans certaines îles du nord de PArchipel, ou la toque brodée des juives de Salonique, tout, dans leur per- sonne, est d^ne modernité surprenante et contraste singulièrement avec la raideur archaïque des figures ordinaires.
Mais où les Egyptiens ont surtout excellé, c'est dans Pexpression des traits propres à chaque race. Une terre féconde et riche comme PÉgypte devait, de toute
38 LA PEINTURE ANTIQUE.
part, attirer les e'migrants. Avant même Tinvasion des Pasteurs, il est probable que des familles, peut-être des tribus emières, étaient venues s'y établir, fascinées par cette antique civilisation dont la renommée s'étendait au loin. Nous ne connaîtrons sans doute jamais bien ces fluctuations de peuples qui, des déserts du pays nègre aux plateaux de la haute Asie, entretinrent pen- dant des siècles comme un remous continuel d'huma- nité errante. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les Pasteurs jetèrent dans la vallée du Nil les nations les plus diverses, soit par la conquête, soit par les migrations qui la suivirent et la fortifièrent. Puis vinrent les guerres des princes thébains pour chasser les envahisseurs du sol national, puis les campagnes aventureuses de ces mêmes princes, entraînés par le succès à des centaines de lieues de leurs frontières, soumettant la Syrie et en ramenant d'innombrables captifs, refoulant, au Midi, les Éthiopiens, ces ennemis héréditaires, et rétablissant sur eux la domination des anciens pharaons. Ces per- pétuels conflits avec des étrangers, et surtout les grands travaux que ces étrangers, prisonniers de guerre, exé- cutaient sous le bâton de leurs vainqueurs, les construc- tions auxquelles on les employait, les canaux qu'ils creusaient, les routes qu'ils traçaient, les mines qu'ils exploitaient pour le compte des rois, rendaient leurs traits familiers aux artistes, et quand il s'agissait d'im- mobiliser leur silhouette sur les parois de quelque temple ou de quelque tombeau, le peintre ou le sculp- teur n'était point embarrassé; de bonne heure, nous voyons son œil exercé saisir rapidement leurs particu- larités ethniques, et sa main souple les rendre avec une
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sûreté admirable. On trouve déjà, dans les tombes de Saqqarah, des personnages au crâne aplati, au front dénudé, à la barbe touffue, au teint basané, presque noir, vêtus d'un caleçon blanc et frangé qui n'est pas le même que celui des Égyptiens. Selon toute vraisem- blance, ce sont des étrangers qui sont venus se mettre au service des riches fa- milles de Memphis. Plus tard, apparaissent les pri- sonniers faits sur le champ de bataille : l'Européen à la peau blanche, aux mem- bres tatoués, qui porte une longue tunique ornée de dessins bizarres et, sur la tête, deux grandes plumes ; l'Africain aux cheveux cré- pus, au nez camard, aux grosses lèvres, vêtu d'un pagne soutenu par une large bande d'étoffe qui lui traverse la poitrine en écharpe. Les deux esquisses à l'encre que nous repro- duisons (fig. 22 et 23), et qui ont été calquées dans le tombeau inachevé d'un haut fonctionnaire contempo- rain de Khouniaton (XV1II«^ dynastie), montrent bien cette habileté à fixer par le pinceau la physionomie et le costume des vaincus. La première représente quatre figures de profil, parmi lesquelles on distingue, à leurs yeux clairs, deux hommes originaires d'Asie. Dans la seconde, quatre prisonniers implorent la clémence du
Fig. 22.
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roi : un nègre, couvert d'une peau de panthère; deux Asiatiques, reconnaissables à leur barbe, et un captif imberbe, prosterné, dont la nationalité reste indécise. Si nombreux que fussent les modèles, jarnais les Égyptiens ne les eussent rendus avec autant de bon- heur, s'ils n'avaient, de tout temps, été passés maîtres
dans le portrait. Avant d'exprimer la ressem- blance collective, ils s'étaient exercés à ex- primer la ressemblance individuelle, et ils y avaient tout de suite acquis une adresse merveilleuse. Leurs dons naturels y étaient pour quelque chose, leurs idées religieuses pour beaucoup. Comme ils croyaient que le mort continuait à vivre dans le tom- beau sous la figure immatérielle du double, tout l'ef- fort de leur piété tendait à prolonger sa vie le plus possible. De là les sacrifices qu'ils lui offraient pour le nourrir et leS images sculptées ou peintes dont ils l'entouraient pour perpétuer à travers les siècles, par des illusions qui devenaient des réalités, les soins nécessaires à sa conservation et à son bien-être. Mais le double n'avait pas une existence propre : il dépen- dait immédiatement du corps, dont il personnifiait,
Fig. 23.
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pour ainsi dire, la survivance. Le corps détruit, c'était pour lui la fin, le néant; et qui pouvait répondre que le corps durerait toujours? Tout embaumé quUl était, un jour ou Tautre, il pouvait périr. Il fallait conjurer les effets d'un pareil malheur. « On donnait pour sup- pléants au corps de chair des corps de pierre ou de bois, reproduisant exactement les traits du défunt, des statues. Les statues étaient plus solides, et rien n'em- pêchait qu'on les fabriquât en la quantité qu'on vou- lait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le double : vingt statues représentaient vingt chances. De là ce nombre vraiment étonnant de statues qu'on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La pré- voyance du mort et la piété des parents multipliaient les images du corps terrestre, et, par suite, les supports, les corps impérissables du double, lui assurant par cela seul une presque immortalité ^ »
On devine combien une semblable pratique dut influer sur l'art. Il était nécessaire qu'entre le mort et ses images la ressemblance fût parfaite, non pour les survivants, — les statues étaient placées hors de leur vue et de leur portée, dans l'étroit couloir muré qui séparait la chambre funéraire de la chambre de récep- tion,— mais pour le double, qui ne se fût pas reconnu sous un autre visage que le sien. Si le corps qu'on don- nait à ces représentations était, en général, une sorte de corps anonyme, qui reproduisait le défunt au moment le plus avantageux de son développement physique, la tête devait rendre avec une fidélité scrupuleuse les
I. Maspero, Guide du visiteur, p. 21 5.
42 LA PEINTURE ANTIQUE.
moindres particularités de la face vivante. C'est ce qui explique le réalisme saisissant de quelques portraits, comme celui du Scribe accroupi, au musée du Louvre, ceux du Sheikh-el-beled, du Scribe agenouillé, de Râhot- pou et de sa femme Nofrit (fig. 6), au musée de Gizeh. Avec leurs traits accentués et si personnels , leurs yeux de quartz et de cristal enchâssés dans des pau- pières de bronze, leur prunelle lumineuse au fond de laquelle un clou d'argent simule parfois la flamme du regard, ces figures ont une expression de vie extraordi- naire qui ne peut manquer de frapper l'observateur le plus distrait.
Il était naturel que, des statues, la ressemblance passât aux peintures et aux bas-reliefs, que le mort, assis ou debout sur les parois de la chapelle où il recevait les offrandes de sa maison, fût représenté, non avec un visage d'emprunt, mais avec son vrai visage. N'était-ce pas pour le double qu'étaient tracées ces scènes, et ne fallait-il pas, pour qu'il crût jouir effectivement des biens qu'il y voyait prodigués à son effigie, qu'il se reconnût dans cette effigie, qu'il s'y retrouvât avec tous les signes qui le distinguaient, pendant la vie, de ses contemporains? C'est à cette nécessité impérieuse de faire ressemblant que les Egyptiens durent leur talent de portraitistes. Joignez à cela un coup d'œil sûr qui, sous la pure lumière de ce ciel méridional, saisissait rapidement les moindres inflexions de contours, une main légère qui les reportait sans effort sur la pierre, le calcaire ou le bois, et vous comprendrez comment l'art du portrait, non, à vrai dire, du portrait indépen- dant, isolé, comme le nôtre, mais du portrait décora-
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Fig. 24.
tif, jouant son rôle dans de grands ensembles, fut de bonne heure, en Egypte, un art très répandu et qui ne tarda pas à atteindre la perfection.
On en rencontre un peu par- tout de ces portraits dont la res- semblance, même en l'absence de tout terme de comparaison, est attestée par la personnalité qui s'en dégage. Il y en a dans les tableaux en relief des temples, dans les hypogées royaux, dans les sépultures particulières. Les rois sont figurés revêtus du cos- tume officiel, avec la raie de fard se prolongeant sur la tempe, à l'aide de laquelle ils s'agrandissaient Poeil, parfois, avec la barbe postiche, en crin ou en cheveux, qu'ils s'attachaient sous le menton. Des dalles conte- nant leur profil gravé étaient mises, dans les ateliers, entre les mains des apprentis sculpteurs, afin de les fami- liariser avec des traits qu'ils pouvaient être souvent appelés à reproduire. Les particuliers, pour n'avoir point l'hon- neur d'être un objet permanent d'é- tude, n'en étaient pas moins, quand l'occasion se présentait, rendus avec une grande sûreté, qui prouve, chez les artistes, l'habitude de pareils tra- vaux. Plusieurs portraits d'hommes et de femmes, en léger relief colorié, sont d'une grâce ou d'une vigueur
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LA PEINTURE ANTIQUE.
qui étonne, témoin ce profil féminin (fig. 24) dont la rondeur un peu molle est pleine de douceur; témoin encore ce visage dur, aux lèvres épaisses (fig. 25), qui est celui d'un prêtre de Tépoque saïte, et dans lequel on jurerait voir la figure d'un de ces âniers d'Alexandrie
ou du Caire, dont s'est tant occupée, il y a deux ans, notre badauderie pa- risienne.
On ne saurait être surpris que des mains aussi agiles aient eu, à fixer le profil des ani- maux, une incroyable aisance. Comme tous les primitifs, les Egyptiens ont été de grands ani- maliers. A part quelques exceptions, ils n'ont pas su rendre la grâce ner- veuse du cheval; mais l'âne, le bœuf, le chien, Fig. 2(5. l'antilope, la gazelle,
l'oie, le canard, tout le peuple des poissons, ont été reproduits par eux avec une vérité étonnante. Ils ont multiplié dans leurs tombeaux le bœuf de labour, les vaches passant le Nil entre deux barques qui les surveillent et les empêchent de céder au courant, les troupeaux d'ânes et d'anti- lopes, tantôt chassés à coups de bâton par leur gar- dien, tantôt broutant paisiblement sous un arbre, et
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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toutes ces bêtes diverses ont les attitudes et les mouve- ments familiers des originaux. La lassitude du chien après la chasse (fig. 26), la posture tassée du pélican au repos, l'allongement de son cou quand il se gratte (fig. 27), le dandinement de Poie et sa démarche non- chalante (fig. 28), sont figurés d'un trait juste qui donne à ces images un air de vie vraiment merveilleux.
Fig. 27. — Étude de pélicans.
Les ébats des quadrupèdes en liberté, leurs pour- suites et leurs luttes amoureuses, témoignent d'une longue expérience de la vie des champs et d'une con- naissance profonde des moindres drames qui l'animent. Mais plus on descend dans l'histoire, plus se perd cette maîtrise dans la peinture des animaux. C'est sous l'an- cien Empire qu'elle éclate surtout, et peu de scènes agricoles sont comparables à celles qui décorent la tombe de Ti, à Saqqarah.
Un pinceau aussi souple avait tout ce qu'il fallait
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Fig. 28. — Étude d'oies.
pour traduire le côté grotesque des choses. La carica- ture n'a point été, en Egypte, un genre à part; mais elle
paraît, à l'occasion, dans l'enluminure des manu- scrits. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher longue- ment à quels sentiments elle se rattachait. On y a vu la preuve d'une opposition frondeuse, d'une rancune de sujets opprimés par leurs rois, et qui s'en seraient vengés en s'en moquant. C'est une erreur. Ces compo- sitions burlesques ont bien plutôt leur origine dans la verve satirique qui couve chez tous les peuples, pour s'échapper par intervalle en fusées joyeuses, sous la forme de dessins ou de chansons. D'ailleurs, les scènes comiques qui nous ont été conservées par les papyrus ne sont pas, à proprement parler, des caricatures; elles ne visent, ou ne semblent viser spécialement aucun individu; ce sont des fables en action, d'une portée très générale , où les hommes sont remplacés par des ani- maux, et dont tout le mordant consiste presque uniquement dans cette substitu- tion. Ici, un âne, un
lion, un crocodile et un singe exécutent un quatuor avec divers instruments (fig. 29); là, c'est un troupeau
Fig. 29. — Parodie d'un concert, sur un papyrus.
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE.
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d'oies en rébellion contre trois chats qui le gardent, c'est un hippopotame monté sur un sycomore d'où s'apprête à le déloger un épervier qui le rejoint à l'aide d'une échelle. L'allusion, parfois, est plus trans- parente : un âne accoutré en pharaon, le sceptre en main, reçoit les hommages d'un chat qu'un bœuf lui présente; un rat juché sur un char royal, traîné par des chiens, s'élance à l'assaut d'une forteresse que défend une armée de Raminagrobis. Les papyrus ne sont pas seuls à nous montrer de pa- reilles fantaisies : un ostracon du mu- sée de New -York nous fait voir un chat, la queue entre les jambes, offrant à une lionne, sa su- zeraine apparem- ment, l'oie qui représente la dîme qu'il lui doit (fig. 3o). Ces parodies reflètent la gaieté native des Egyptiens. Laissez les siècles s'écouler : ce même esprit innocemment railleur, vous le retrouverez dans la poésie alexandrine. Les Grecs du ni" et du u® siècle avant notre ère, qui viendront se fixer sur la terre des pharaons, hériteront de l'humeur caustique de ceux qui l'habitaient avant eux. Ce sera le même souci des petits et des humbles, la même attention à étudier leur façon de vivre, la même facilité à saisir leurs ridicules et à les rendre d'un crayon sûr et alerte. Dans les vignettes satiriques des papyrus de
Fig. 30.
Caricature, sur un ostracon.
48 LA PEINTURE ANTIQUE.
Londres et de Turin, circule déjà le souffle qui égayera certaines épigrammes de l'Anthologie et les Sj^ra- cusaines de Théocrite. L'art ne restera pas en arrière. Le principal caricaturiste dont nous aurons à nous occuper est le peintre Antiphilos, un Egyptien. Sous ce ciel léger, le rire est dans Pair et le moindre heurt le fait éclater.
§ V. — Les procédés techniques.
Il reste à indiquer sommairement comment on s'y prenait, en Egypte, pour dessiner et pour peindre. Il s'agissait d'abord de préparer la surface à décorer. Si elle était de pierre, on la recouvrait d'un enduit. Le grès ou le calcaire des temples de Thèbes présentent partout ce stucage léger, dont le but était de dissimuler les joints des miatériaux, d'empêcher que la pierre n'absorbât trop de couleur et de faire que celle qui y était étendue eût plus de solidité et d'éclat. Mais ces grands édifices ne comportaient, en général, que la peinture sur fond sculpté, soit en relief, soit en creux. La peinture proprement dite était réservée aux mu- railles des tombes, bien que, là aussi, le relief peint fût fréquent; on la rencontre encore sur les stèles en bois et les papyrus, sur les caisses de momies, les toiles stuquées, etc. C'est dans les tombes qu'elle offre le plus d'intérêt. Quand on creusait un hypogée dans le cal- caire, les surfaces qu'on obtenait contenaient souvent des corps étrangers, des rugosités qu'il fallait faire disparaître : on les enlevait et on bouchait les vides
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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avec du pisé. Souvent, on revêtait la paroi tout en- tière d\m crépi analogue, plus ou moins épais, qu'on égalisait à la planche et sur lequel on étendait un lait de chaux. Cest sur ce fond que le peintre appli- quait ses figures. Cette façon de peindre à plat est fort ancienne. On a cru à tort la voir apparaître pour la première fois dans les ca- vernes de Béni- Hassan *. Bien qu'à Saqqarah ce soit le relief colorié qui do- mine, on y trouve aussi des peintures sur fond uni. Un des plus grands masta- bas de Meïdoum, dont l'époque est indécise, mais qui remonte certainement très haut dans l'histoire, montre des scènes de chasse
et de pêche simplement peintes sur du pisé enduit d'une mince couche de stuc.
Pour recevoir des tableaux sculptés, la surface était seulement polie, puis passée à la chaux; dans certains cas, on lui faisait subir une préparation spéciale. Mais qu'on dût décorer à plat ou en relief, la surface une fois peinte, on y traçait l'esquisse. On la dessinait à l'encre rouge ou à l'encre noire, parfois d'abord à l'encre rouge, très largement, après quoi, on la repre- nait en noir, en la poussant davantage et en corrigeant les lignes défectueuses. Beaucoup de ces esquisses
I. Perrot et Chippiez, Histoire de l'art dans V antiquité, t. l'^', p. 792-
PEINT. ANTIQUE. ^
Fig. 31.
50 LA PEINTURE ANTIQUE.
ont été trouvées dans des tombes ou des parties de tombes inachevées; plusieurs sont curieuses par les tâtonnements qu'elles révèlent. Afin de déterminer Paplomb de ses personnages, le dessinateur tirait, dans le champ à décorer, des lignes verticales sur lesquelles il indiquait, par des traits horizontaux ou par des points, la place des genoux, celle des hanches et des épaules (fig. 3i). Il est probable aussi que, pour gui- der sa main, il employait le fil à plomb, mais il ne se servait pas de poncifs, comme le feraient croire la res- semblance de certaines figures entre elles et leur suc- cession régulière. Regardez de près les processions d'individus ou les groupes qui animent de si nom- breuses scènes : vous n'y verrez pas deux silhouettes identiques. Les poncifs n'étaient donc pas en usage chez les Egyptiens, mais leur grande habitude du dessin leur rendait aisée l'exécution de ces figures sœurs, qui ne le sont qu'en apparence et dont la diversité n'échappe point à un œil attentif.
Le procédé le plus usité, pour éviter les erreurs de composition ou de dessin, était le quadrillage de la paroi. On reportait sur ce quadrillage, à une échelle supérieure, les figures d'hommes ou d'animaux tracées en petit sur une tablette également quadrillée et qui jouait le rôle de modèle. Cette mise au carreau préli- minaire est visible dans quelques tombeaux inachevés; elle apparaît même, là où Je peintre a passé, sous la peinture, aux endroits où la couleur s'est détachée, ce qui prouve qu'on ne prenait pas la peine de l'effacer avant de peindre. On voit ici ce treillis conducteur reconstitué intégralement (fig. 32), tel que, sans doute.
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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il existe encore sous une figure de Saqqarah qui ne le laisse apercevoir que par places. Il faut se garder de prendre^ comme on l'a fait, ces divisions pour des di- visions canoniques. Il nV a rien à conclure du nombre des carrés que comprend le quadrillage ni de la répar- tition des différentes lignes du corps dans ces carrés. Jamais les Egyptiens ne semblent avoir possédé un canon proprement dit, fondé, par exemple, sur la longueur du doigt ou celle du pied. Ils construisaient leurs figures au juger, avec l'expérience qu'ils devaient à leur longue pratique, et les efforts qu'on a tentés pour rapporter leurs pro- portions à des règles fixes, se modifiant seulement à de longs siècles d'inter- valle et formant des ca- nons correspondant aux grandes époques de l'art, n'ont pour point de départ rien de solide.
A l'esquisse succédait le modelage au ciseau, s'il fallait présenter le sujet en relief; sinon, le peintre prenait tout de suite possession du champ à enlumi- ner. Il n'y a pas lieu d'admettre, chez les Égyptiens, une extrême division du travail. Tout porte à croire que les mêmes artistes se chargeaient également de peindre et de sculpter, et que, dans le cas d'une décora-
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Fig. 32.
sa LA PEINTURE ANTIQUE.
tion en relief, c^étaient le sculpteur ou ses élèves qui revêtaient de couleurs les scènes ciselées par eux. Nous possédons plusieurs tableaux qui nous font voir des sculpteurs peignant eux-mêmes les statues sorties de leurs mains. L'enluminure était, pour le bas-relief comme pour la ronde bosse, un complément si indis- pensable, que les deux opérations devaient être, le plus souvent, pratiquées par les mêmes personnes. Quoi qu'il eR soit, les Egyptiens disposaient dMn assez grand nombre de couleurs. On en compte jusqu'à sept sur les palettes qui remontent aux premières dynasties : c'est le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le brun, le blanc et le noir. Sous le moyen Empire, on rencontre deux va- riétés de rouge, deux de bleu, trois de jaune, deux de vert, trois de brun, ce qui porte à une quinzaine le nombre des tons parmi lesquels le peintre pouvait choi- sir. La teinte violacée qu'on trouve sur quelques bas- reliefs semble provenir d'une dorure aujourd'hui effa- cée. La plupart de ces couleurs étaient minérales. Une des plus résistantes était le bleu qu'on obtenait à l'aide de verre coloré au moyen d'un oxyde de cuivre, puis réduit en poussière. On en fabriquait aussi avec du lapis-lazuli broyé. Les rouges étaient de l'ocre natu- relle ou brûlée, peut-être du cinabre, plus tard du vermillon, quand les victoires de Thoutmos III sur les Syriens eurent répandu l'usage du minium d'Asie. Les jaunes étaient de l'ocre ou du sulfure d'arsenic. Le principe colorant du vert, la moins solide des couleurs égyptiennes, était le cuivre. Les bruns étaient naturels ou produits par le mélange du noir avec de l'ocre rouge. Le noir était tiré d'os d'animaux calcinés; on
LA PEINTURE EGYPTIENNE.
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avait recours aussi aux noirs de charbon, comme Tatteste la teinte bleuâtre de certaines chevelures. Le blanc, dont Téclat et la conservation sont si remarquables, était du plâtre délayé dans une sub- stance gommeuse. On a cru constater que, dans la composition de quelques couleurs, il entrait du miel.
Les couleurs, à l'état de pains, de grains menus ou de poudre fine, étaient conservées dans des sachets. Trois petits paquets de pâte bleue, au musée de Gizeh, portent encore l'empreinte de la toile, depuis longtemps pourrie, qui les enveloppait. Quelquefois, on les gardait dans des joncs évidés. Pour s'en servir, on les triturait avec une molette sur une pierre creusée en forme d'auge, puis on les détrempait dans de l'eau additionnée de gomme adragante. On les étalait avec des ro- seaux dont l'extrémité se divisait, à l'humidité, en fibres ténues, d'une grande souplesse. Cet instrument pou- Fig- il-
vait tracer les lignes les plus déliées, comme le prouvent les vignettes qui ornent les rituels de l'époque hellénique. On employait également, dans certains cas, la brosse, peut-être le pinceau de poils. Pour les badigeonnages de peu d'importance, le peintre tenait d'une main son pot à couleur, tandis que, de l'autre, il maniait le pinceau (fig. 7). Ailleurs, on le voit armé de la palette. Il y en avait de plusieurs sortes. Celle que reproduit la figure 33 est curieuse par l'en-
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LA PEINTURE ANTIQUE.
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taille qui aidait le pouce à la serrer, et surtout par le couvercle à pivot qui la protégeait. Ce couvercle a dis- paru, mais on distingue encore le petit trou dans lequel était engagé Taxe qui lui per- mettait de se mouvoir. La palette la plus ordinaire était une planchette oblongue, quadrangulaire, dans laquelle étaient creusés, à la partie supérieure, un nombre plus ou moins grand de godets, tantôt deux, un pour le rouge, un pour le noir, s^il ne s'agissait que de dessiner ou d'écrire, tantôt six, accouplés deux à deux, d'autres fois sept et même davantage. On disposait tïEj ii 7 7.^ dans ces godets les couleurs à l'état de pains. La partie inférieure de la palette offrait, dans le sens de la longueur, une rainure assez large pour contenir les ca- lâmes; cette rainure était, en général, fer- mée par un couvercle à coulisses qui, ne la recouvrant pas tout- entière, laissait échapper l'extrémité des pinceaux (fig. 34). Il existe des palettes de peintres ou de scribes dans toutes les grandes collections; quelques-unes sont encore garnies de leurs couleurs (fig. 35). Mais il faut distinguer celles qui ont servi, ou qui auraient pu servir, des palettes votives, uniquement destinées à figurer dans le mobilier funéraire; celles-ci, de dimensions moindres, sont souvent en albâtre, par- fois en ivoire, en ébène, etc. Le Louvre en possède une série intéressante.
LA PEINTURE ÉGYPTIENNE. js
On tenait la palette de la main gauche, horizonta- lement, bien que les bas-reliefs et les peintures lui don- nent volontiers la position verticale (fig. 8) ; mais c'est là un effet des conventions dont j'ai parlé. L'œuvre achevée, on laissait sécher la couleur. On s'avisa, sous la XX^ dynastie, d'y étendre un vernis qu'on
F'g- Î5' — Palette chargée de couleurs.
appliquait sur tout le tableau ou seulement sur les or- nements et les accessoires. On y renonça quand on reconnut que ce vernis se craquelait et noircissait avec le temps. Quelques masques de momies indiquent que les Egyptiens n'ignoraient pas la peinture à l'encaus- tique, mais ce procédé apparaît tard dans leurs ateliers. Sans doute, ils l'avaient reçu des Grecs, qui en étaient les inventeurs.
CHAPITRE II
LA PEINTURE ORIENTALE
Passons d'Afrique en Asie, considérons les grands empires qui se sont succédé, plusieurs siècles avant notre ère, entre la Méditerranée et le golfe Persique, les États de moindre importance qui ont laissé des traces de leur civilisation au nord du Taurus et le long du littoral de la mer Egée : nous y trouvons, pour la couleur, le même goût qu'en Egypte. Dans ces pays de chaude lumière, où le ciel reste sans nuage pendant de longs mois, la polychromie apparaît comme une condition essentielle de Tart ; qu'on l'explique par la nécessité d'atténuer l'éclat du Jour ou par un vague désir d'imiter la nature, qui colore tout ce qu'elle crée, nulle part elle n'est absente, partout elle embellit les œuvres des hommes. Ni l'Assyrie ni la Perse ne nous offrent, par malheur, de ces scènes comme celles qui ornent les tombes égyptiennes; point de ces tableaux gravés et peints comme ceux que nous avons vus se dérouler, aux bords du Nil, sur les pylônes et les mu- railles des temples. Les monuments, d'ailleurs, sont ici moins nombreux, et la peinture n'est représentée que par de rares spécimens. Ils suffisent pour nous en
LA PEINTURE ORIENTALE. 57
faire comprendre le caractère. Comme chez les Egyp- tiens, elle était purement décorative; elle servait de complément aux autres arts, elle n^était pas, par elle- même, un art. Elle n'en a pas moins eu ses mérites propres; avec ses tonalités brillantes et délicates, elle fait honneur à Pimagination orientale et vaut la peine que nous nous attardions quelque temps à la contem- pler.
§ I". — La peinture che^ les Chaldéens et les Assyriens.
Des différents Etats dont il sera question dans ce chapitre, c'est la Chaldée qui se présente à nous comme le premier où ait paru la décoration polychrome. Nous ne pouvons, malheureusement, nous en faire qu'une idée approximative, faute de documents. On sait que des fouilles récentes, dues à M. de Sarzec, un de nos consuls qui continue la tradition des Botta, des Place, des Delaporte, ont mis au jour, dans la basse Chaldée, sur les bords d'un canal qui relie le cours du Tigre à celui de l'Euphrate, les ruines d'une antique cité, Sir- pourla, que ne mentionne aucune histoire. Là ont été trouvés de précieux débris, dont les plus anciens nous reportent à près de quarante siècles avant notre ère et attestent l'existence d'une civilisation originale, qui ne doit rien à l'Egypte. Ce sont des bas-reliefs, des sta- tues, des cylindres de terre cuite couverts d'écriture cunéiforme, etc. Parmi tous ces monuments, pas un reste de peinture. Il paraît bien, cependant, que, dès la plus haute antiquité, les Chaldéens pratiquèrent l'orne-
58 LA PEINTURE ANTIQUE.
mentation polychrome, sinon par la peinture, du moins par les industries qui s'en rapprochent. Si le palais dont M. de Sarzec a pu dresser le plan à Tello — c^est le nom qui désigne remplacement de Sirpourla — était fait de briques cuites entièrement nues, si nulle trace d'enduit colorié ni d'émail ne se laisse apercevoir sur ces briques, dont toute la parure consistait dans l'al- ternance régulière de leurs assises, il est plus que pro- bable qu'à l'intérieur, tout au moins, cette sévérité d'aspect était corrigée par des boiseries appliquées sur les parois et par des tapisseries servant de tentures *. Les boiseries nous sont clairement révélées par un texte : une inscription de Tello fait allusion au revête- ment de cèdre qui décorait une des salles du palais et dont on voit au Louvre un échantillon, dans la belle collection que notre musée doit à M. de Sarzec-. Quant aux tapisseries, comme, de tout temps, la Chal- dée et la Babylonie en fabriquèrent, c'est à peine une hypothèse d'admettre que les patési ou chefs sacer- dotaux qui résidaient à Sirpourla en faisaient, dans leur demeure, un large emploi.
Les Chaldéens ont-ils connu la peinture à la dé- trempe? S'en sont-ils servis pour décorer leurs inté- rieurs? Rien, jusqu'ici, ne permet de l'affirmer; mais on peut conjecturer que les détrempes assyriennes, dont on a retrouvé quelques fragments, étaient un reflet des peintures analogues qui égayaient les chambres des
1. L. Heuzey, Un palais chaldéen d'après les découvertes de M, de Sar:^ec, p. i8.
2. E. de Sarzec, Découvertes en Chaldée, p. 65, note de M. Heuzey.
LA PEINTURE ORIENTALE. S9
palais mésopotamiens. Ils ont, dans tous les cas, pra- tiqué rémaillerie de la brique ; il est hors de doute qu'à Babylone, par exemple, cet art fut cultive' de très bonne heure avec succès, et si nous le voyons prendre, en As- syrie et en Perse, un développement aussi considé- rable, c'est aux Chaldéens qu'en revient l'honneur. Le palais chaldéen qu'un explorateur anglais, Loftus, a en partie dégagé à Ouarka, l'ancienne Erech, présente un curieux essai de décoration par l'argile peinte. Une des façades était ornée de chevrons et de losanges Jaunes, rouges et noirs, formés par des cônes de terre cuite à base coloriée; tandis que les sommets de ces cônes, noyés dans le pisé qui les reliait, n'étaient pas visibles, les bases, avec leurs tons vifs, paraissaient au dehors et figuraient une mosaïque assez voisine, par le dessin, de certains tapis qui nous viennent d'Orient.
Mais ce sont là d'assez pauvres indices ; si nous vou- lons savoir ce qu'était la peinture dans ces régions, c'est aux ruines assyriennes qu'il faut nous adresser. Bien que l'Assyrie soit loin de nous avoir livré tous ses secrets, les grands palais de Kalach et de Ninive (Nimroud, Kouioundjik), la splendide résidence bâtie par Sargon à Dour-Sharoukîn, la ville de Sharoukîn ou de Sargon (Khorsabad), nous en ont assez appris sur l'art assyrien pour que nous ayons une idée de sa magnificence. Ces royales demeures, véritables villes munies d'enceintes crénelées et qui donnaient asile à tout un peuple de serviteurs et de soldats, étaient dé- corées de la façon la plus somptueuse; avec leurs vastes cours et leurs appartements aux chambres in- nombrables, leur harem, leurs communs, leurs maga-
(5o LA PEINTURE ANTIQUE.
sins, leurs écuries, elles assuraient à leurs farouches possesseurs tout le confort de la vie orientale telle qu'on l'entendait alors, et ils n'en sortaient guère que pour aller se battre ou pour se donner le plaisir de ces grandes chasses au lion dont les bas-reliefs ninivites nous ont conservé le souvenir. La sculpture n'y était pas épargnée; soubassements et portes y étaient ornés de figures en relief ou en ronde bosse. La peinture, elle aussi, concourait à les embellir. La tour à étages du palais de Khorsabad, qu'on appelle communément VObservatoire et qui n'est autre chose qu'un temple, était revêtue, du haut en bas, d'un stucage colorié dont le ton variait d'un étage à l'autre : le premier étage, à partir du sol, était peint en blanc, le second en noir, le troisième en rouge et le quatrième en bleu. Un passage d'Hérodote, relatif aux fortifications d'Ecbatane, la ca- pitale des Mèdes, autorise à croire que, des trois étages qui manquent, l'un était couvert d'un badigeon- nage vermillon, l'autre argenté et le plus élevé doré. Cette combinaison de couleurs, d'origine chaldéenne, avait un sens symbolique : dans l'argenture et la do- rure des deux derniers étages, il est aisé de voir une allusion à la discrète clarté de la lune et à la lumière plus éclatante du soleil.
Ce genre d'enluminure était d'ailleurs assez rare; on avait recours, le plus souvent, pour décorer l'extérieur des édifices, à la brique émaillée. En revanche, à l'in- térieur, on faisait amplement usage de la peinture. A Khorsabad, régnait autour des chambres une plinthe noire, destinée à atténuer l'effet des maculatures qui pouvaient salir le pied des parois; la même plinthe
LA PEINTURE ORIENTALE.
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noire ou de couleur sombre se retrouve encore aujour- d'hui chez les fellahs de la Mésopotamie. Certaines pièces, dans lesquelles on a cru reconnaître des cham- bres à coucher, étaient pourvues d'une sorte d'alcôve dont le fond était badigeonné en noir. D'autres offraient une ornementation plus gaie : on a relevé quelque
Fig. 36.
Fragment de fresque du palais de Sargon, à Khorsabad.
part des figures d'hommes et de chevaux s'enlevant sur un fond vert, avec une vivacité de coloris qui devait être du plus bel effet (fig. 36). Nous ne savons pas si les appartements des Assournazirhabal, des Sargon, des Sennachérib et de leurs successeurs renfermaient des peintures représentant des scènes analogues à celles qu'on voit sur les bas-reliefs. Si de telles peintures ont existé, nous pouvons sans trop de peine en imaginer l'aspect, grâce à ces mêmes bas-reliefs dont le nombre est, par bonheur, si considérable. Pas plus que les
62 LA PEINTURE ANTIQUE.
Egyptiens, les Assyriens n'ont su rendre la perspective; aussi les personnages de leurs tableaux sculptés sont- ils étage's les uns au-dessus des autres, sans différence de taille. Leurs paysages n'ont pas de fond; les palais, les forteresses, les arbres, s'y superposent sans qu'il y ait entre eux ni air ni espace; les terrains montueux y sont indiqués par de petits cônes dont la réunion forme un quadrillage en losanges qui paraît incom- préhensible, quand on n'a pas la clef de cette bizarre convention; les eaux y sont traduites par des lignes ondulées, mêlées d'enroulements pour figurer les flots, quelquefois par des hachures qui se coupent à angle droit, et font songer à quelque ouvrage de sparterie. Quant à la figure humaine, presque toujours de profil avec l'œil de face, elle est construite à peu de chose près comme en Egypte; pourtant, la têie repose sur des épaules qui sont parfois de profil, et les parties nues sont rendues avec une exagération anatomique que ne présente pas la sculpture égyptienne. Par contre, les parties vêtues sont d'une raideur surprenante; la timi- dité de l'artiste ne s'y permet aucun pli, à peine quel- ques petites ondulations dans les franges. L'ensemble est puissant et lourd, et demeure bien au-dessous des hardiesses légères si familières aux sculpteurs de la vallée du Nil.
Le même dessin conventionnel se retrouvait sans aucun doute dans les fresques des appartements royaux. La coloration en était, de plus, fort éloignée de la na- ture, si l'on en juge par les briques émaillées. Il est inadmissible, par exemple, que tous les Assyriens aient été vêtus de jaune : c'est ce que semble, pourtant, indi-
LA PEINTURE ORIENTALE.
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quer une brique de Nimroud, qui représente le roi suivi d'un eunuque et d'un garde, et offrant une liba- tion à quelque dieu. Le nu même de ces figures est peint en jaune clair; des retouches noires ou blanches font saillir la prunelle, les cheveux, la barbe, les arcs, les sandales, certains ornements du costume. L'archi- volte émaillée décou- verte à Khorsabad mon- tre des génies ailés dont Paccoutrement Jaune res- sort sur un magnifique fond bleu bordé de mar- guerites blanches. Le personnage ci -contre (fig. 37), qui faisait par- tie d'une frise émaillée placée, dans le même palais, près de l'une des portes du harem, s'en- lève, lui aussi, en jaune sur un fond bleu. Ce sont là des conventions qui prouvent que le
peintre cherchait uniquement l'effet décoratif. On trouve ailleurs d'autres tons, également convention- nels. Une brique de Nimroud, qui entrait dans la com- position d'un tableau de bataille, laisse apercevoir un char attelé de chevaux bleus. Mais c'est le jaune qui est employé de préférence, surtout dans les peintures de grande dimension. La frise du harem, à Khorsabad, contient un taureau et un aigle jaunes. On y voit, près
Fig- 37.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
d'une charrue Jaune, un figuier au tronc et aux rameaux de la même couleur (fig. 38), avec des fruits jaunes qui ont la forme de pommes, et des feuilles vertes d'un des- sin très primitif. On y admire un beau lion jaune à retouches bleues (fig. Sg), qui témoigne du goût des Assyriens pour la représentation de ce fauve, que leurs bas-reliefs nous montrent tantôt traqué par les chas- seurs, tantôt blessé, d'autres fois porté mort par des
Fig. 38. — Fragment de la frise émaillée du harem, à Khorsabad (restauration).
serviteurs qu'il accable de son poids. On ne saurait tirer de là des conclusions certaines : si les palais étaient ornés de fresques à sujets, peut-être n'étaient-elles pas coloriées exactement comme les briques ; faites, en gé- néral, pour le dehors, destinées à supporter une lumière intense, celles-ci pouvaient se contenter de touches sommaires; les fresques, réservées pour les intérieurs, comportaient une plus grande variété de tons. Mais, encore une fois, si les Assyriens ont exé- cuté de pareilles fresques — et l'avenir, probablement, éclaircira ce point — c'étaient, comme en Egypte, des peintures à teintes plates, sans clair-obscur ni modelé.
LA PEINTURE ORIENTALE.
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et qui visaient plutôt au décor monumental qu'à l'ex- pression du réalisme de la vie.
L'Assyrie a également connu la peinture d'orne- ment. A Nimroud, dans certaines chambres, couraient le long des murs de simples bandes horizontales rouges, vertes et jaunes, qui se continuaient sur le revêtement lapidaire servant de plinthe, quand ce revé-
Fig' 39* — Fragment de la frise émaillée du harem, à Khorsabad (restauration).
tement n'était pas sculpté. Des rosaces entre deux lignes de chevrons, des franges réunies en touffes et retenues par des rondelles posées à plat, des taureaux blancs, affrontés, se détachant sur un fond paille, entre une rangée de créneaux bleus et une bordure de ces mêmes franges agrémentée de noir, de rouge et de blanc (fig. 40), figuraient au haut des parois des frises multicolores, dont l'harmonie devait être charmante. Peintures de genre et peintures d'ornement étaient appliquées sur un enduit de trois à quatre millimètres d'épaisseur, composé de chaux cuite et de plâtre. Étendu
PBINT. ANTIQUE. J
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à la planche cet enduit formait un mastic blanc très adhérent à Targile des murailles et très doux au pin- ceau, qui s''y promenait sans obstacle. Si l'on replace par la pensée, à côté de ces enluminures, les tapis qui y mêlaient leur chatoyant éclat, si Ton rétablit les appliques de métal, les incrustations d'ivoire qui diver- sifiaient les portes et les lambris, on concevra le luxe de ces habitations princières, où les grands conquérants
qui régnèrent à
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Ninive du x'^ au vir siècle avant notre ère venaient se reposer de leurs victoires et goûter les douceurs du Ar/e/ oriental.
J'ai dit que, pour décorer le de- hors des édifices , on préférait à la peinture la brique émaillée. C'est sur- tout à Babylone qu'on la voit employée. L'émaillerie y avait été de tout temps florissante. Quand Nabucho- donosor, le héros du second empire chaldéen (vi« siècle av. J.-C), y fit exécuter ces grands travaux qui marquent dans l'histoire de l'art, en Chaldée, une •sorte de renaissance, il y eut recours pour orner les diverses enceintes de son palais ; des briques coloriées .y figuraient des chasses, des paysages, que les voyageurs jgrecs nous vantent dans leurs récits. On peut se rendre compte, au Louvre, de l'aspect que présentaient les ibriques babyloniennes, par les quelques spécimens
LA PEINTURE ORIENTALE.
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qu'en possède le musée; chacun de ces fragments garde un peu du bitume à l'aide duquel on soudait les bri- ques entre elles et qui en assurait la cohésion*. A Nim- roud, à Khorsabad, des briques émaillées ont de même été retrouvées, sans qu'on puisse dire toujours à quelle
Fig. \\. — Brique émaillée de Nimroud.
construction elles appartenaient. C'est aux portes et à leurs abords que l'architecte assyrien semble avoir réservé ce genre de décoration; on eA a, du moins, la preuve dans cette superbe archivolte qui encadrait une des portes de la cité de Sargon, et dans la frise
I. Salle asiatique (petits monuments), vitrine des missions Botta et Place. Voyez A. de Longpérier, Musée Napoléon III, pi. IV.
68 LA PEINTURE ANTIQUE.
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placée près de l'entrée du harem. Ces briques étaient peintes sur la tranche, avant la cuisson, et il en fal- lait plusieurs pour former une seule figure; on les assemblait grâce à des marques de pose, comme les pièces d'un immense jeu de patience, et en ayant sous les yeux uncarifonsur lequel était tracée Pimage qu'on voulait reproduire, avec les signes indiquant la place de chaque morceau. Les ruines de Nimroud ont fourni des briques d'une autre espèce, peintes non sur la tranche, mais sur la face principale. L'échantillon que nous en donnons (fig. 41) montre quatre prisonniers de race blanche, la corde au cou, la tête ornée d'une plume; les deux premiers portent un pagne rayé, les deux autres, une sorte de chemise ouverte sur la poi- trine. Le pied et le bras qu'on aperçoit au-dessus et en avant de ce groupe prouvent qu'il faisait partie d'une scène analogue à celles qui se déroulent sur les bas- reliefs. D'autres fragments font voir des combattants, des chars de guerre, des profils et des plans de forte- resses (fig. 42 et 43). Ces différentes figures sont beau- coup plus petites que celles de Khorsabad, et une seule brique pouvait, dans certains cas, suffire à tout un tableau. Cette décoration n'était point extérieure; elle servait probablement à parer certaines salles où, pla- cée à une faible hauteur, elle se laissait admirer dans tous ses détails.
Tandis que les sujets représentés sur les briques ba- byloniennes s'enlevaient en relief léger sur le fond, ceux des briques assyriennes étaient peints aplat; une simple ligne tracée au pinceau en cernait seulement les contours. Cette ligne est parfaitement visible sur quel-
LA PEINTURE ORIENTALE.
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ques briques du Louvre provenant de Khorsabad^; on Taperçoit aussi sur les briques de Nimroud (fig. 41).
C'est le bleu et le jaune qui dominaient à Khorsa- bad; à Nimroud, sur les briques affectées aux revête- ments intérieurs, on note le vert, le bleu, le Jaune, le rouge, le blanc, le noir. La polychromie des briques babyloniennes était de même assez riche ; le bleu y est plus foncé et plus beau que sur les briques assyriennes.
Le bleu de Khor- sabad était, comme en Egypte, du lapis- lazuli pulvérisé ; on en a retrouvé un bloc, du poids d'un kilogramme, dans une des chambres du palais de Sargon. C'est ce bleu, délayé
avec un corps gras, qu'on étendait sans doute sur la sculpture, aux endroits où on la coloriait. Le bleu de Nimroud était donné par un oxyde de cuivre mêlé de plomb. Le rouge, à Khorsabad, était de la san- guine; on en a découvert un pain d'une vingtaine de kilogrammes, à côté du pain de bleu. A Nimroud, la
Fig. 42.
I. Salle asiatique (petits monuments), vitrine des missions Botta et Place.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
même couleur était fournie par un sous-oxyde de cuivre. Le jaune était un antimoniate de plomb conte- nant une certaine quantité d^étain, le blanc, un oxyde d'étain, le noir, probablement du noir animal. On connaît mal la composition du vert.
C'est une question de savoir dans quelle mesure les Assyriens peignaient leur sculpture. Les couleurs dont
on a relevé des traces sur les monuments sculptés de la région ninivite se ré- duisent au rouge, au bleu, au noir et au blanc. Elles sont, en général, appli- quées sur les accessoires ou sur certaines parties . que FaTtiste a voulu spé- cialement désigner à Pat- Fig. 4j. tention. C'est ainsi qu'on
remarque des arbres au feuillage bleu, au tronc et aux rameaux rouges, des oiseaux aux pattes rouges et aux ailes bleues. Sur les reliefs à personnages, le globe de Pœil est souvent indiqué en blanc, la prunelle et le sourcil en noir; la barbe est noire; la coiffure est rehaussée de rouge, la chaussure, de bleu. Ces deux mêmes tons se rencon- trent sur les sceptres ou les fleurs que tiennent quelques figures, sur les armes, sur les harnais des chevaux. Dans plusieurs tableaux qui représentent des incend'ies de forteresses, les flammes sont coloriées en rouge. Il y a des cas où, lors même que la pierre se montre à nu, tout porte à croire qu'elle était peinte. Ces carrés con-
LA PEINTURE ORIENTALE. yj
centriques, parfois coupés de rosaces, qui bordent les vêtements, et qui sont simplement dessinés à la pointe, étaient- évidemment revêtus de couleur : ils eussent,, même de près, échappé à la vue sans la polychromie, qui les faisait valoir. Un bas-relief de Khorsabad, au, musée du Louvre, offre Timage d'un écuyer debout près de quatre chevaux^ : or, aux quatre têtes, parfai- tement distinctes, ne correspondent que huit jambes et un seul poitrail. L'inadvertance semble étrange, quand on songe aux scrupules du sculpteur assyrien, qui se fait de la précision, comme tous les primitifs, une loi sévère et donne cinq jambes à ses taureaux ailés, pour que, de profil, ils paraissent en avoir quatre. Qui sait, si ces chevaux si bizarrement construits n'appelaient pas la peinture à leur aide, et si les membres que le ciseau leur a refusés n'étaient pas exprimés par le pinceau?
L'opinion généralement admise aujourd'hui est que la sculpture assyrienne n'était coloriée qu'en par- tie, que ces touches discrètes de blanc et de noir, de rouge et de bleu, suffisaient à réveiller la teinte grise de la pierre; elles auraient mis en évidence les sourcils et les yeux, les chevelures et les barbes, les tiares, les baudriers, les glands, les franges, les éventails, les pa- rasols, les sandales, les armes; partout ailleurs, la mar tière se serait montrée telle qu'elle est. Sans avancer, comme on l'a fait, qu'un ton monochrome couvrait toutes les surfaces où n'apparaît nulle trace de couleur^ je serais porté à croire que la peinture jouait, dans la
1. Galerie assyrienne du rez-de-chaussée, à droite en entrant,.
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sculpture des Assyriens, un rôle plus considérable. Je me figure difficilement ces monstres ailés à tête d'homme, ces lions colossaux qui gardaient Pentrée des demeures royales, avec de simples touches de couleur sur la tête; ces points enluminés eussent paru bien peu de chose, et c'est à peine si, de loin, on les eût distingués. D'autre part, les matériaux dont se servaient les Assy- riens, le calcaire et Talbâtre dans lesquels ils taillaient leurs figures, n'étaient pas assez beaux pour que leur seul poli pût être agréable à l'œil. La couleur y devait être largement répandue ; autrement , ces masses ternes eussent été singulièrement tristes et peu d'ac- cord avec la riche décoration de certaines parties exté- rieures des palais dont elles ornaient les abords. Enfin, il faut se garder d'attacher trop d'importance aux restes de couleur qu'on y a trouvés, et ne point se hâter de dire que, là où l'on ne voit rien, il n'y avait rien en effet. Les bas-reliefs de Sennachérib et d'Assourbani- pal, au Musée britannique, n'offrent pas trace de pein- ture : il est cependant impossible de supposer qu'ils avaient été laissés à l'état naturel, ou bien l'on doit admettre qu'ils sont inachevés. Le bleu et le rouge, qui dominent dans la sculpture assyrienne, étaient proba- blement des tons plus solides que les autres; mais de ce que seuls, ou à peu près, ils se sont maintenus, faut-il conclure qu'ils n'étaient point accompagnés d'autres tons, et que le jaune, par exemple, pour lequel les Assyriens avaient une prédilection si marquée, ne leur était pas opposé dans certains cas? Peut-être un jour en saurons-nous là-dessus davantage. Ce qui reste vrai, c'est que la polychromie de la sculpture, en Assy-
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rie, ne visait pas plus que la peinture à rendre la re'alité. C'était une enluminure monumentale, dont Tunique but était de produire de beaux effets d'ensemble, en harmonie avec le ciel qui Téclairait. Quand nous ren- contrerons en Grèce les mêmes tons de fantaisie, nous nous souviendrons des bas-reliefs et des statues de la vallée de PEuphrate : ils nous aideront à comprendre la polychromie des Grecs, elle aussi toute convention- nelle à ses débuts.
§ II. — La peinture en Phénicie et en Asie Mineure.
Il y a peu de chose à dire de la peinture chez les peuples qui habitaient la côte de Syrie ou la vaste pé- ninsule limitée par la mer de Chypre, le Bosphore et la mer Noire. Soit faute de documents, soit pauvreté de Part chez ces différents peuples, rien, dans ce qu'ils ont laissé, ne mérite le nom de peintures, et il suffira d'un rapide coup d'œil pour noter partout, dans leurs monuments, la persistance de cette polychromie qui était chez eux, comme dans tout l'Orient, la parure né- cessaire de l'architecture et de la statuaire.
Les Phéniciens, ces admirables caboteurs qui, du- rant tant de siècles, sillonnèrent la Méditerranée de leurs vaisseaux, n'ont pas eu, à proprement parler, d'art à eux. Leurs formes leur venaient de la Mésopo- tamie et de l'Egypte. On en peut dire autant de leur décoration. S'ils n'ont pas couvert les parois de leurs édifices de ces tableaux variés qui remplissaient les
7+
LA PEINTURE ANTIQUE.
temples et les tombeaux de la vallée du Nil, s'ils n'ont pas eu recours à la brique émaillée, comme les Ghal- déens et les Assyriens, ils ont dû, dès l'origine, être frappés de l'heureux parti que ces nations, avec les- quelles ils entrete- naient de continuels rapports, avaient su tirer de la couleur ; aussi, à leur exem- ple. Font-ils partout employée. Bien que leurs plus anciennes tombes soient au- jourd'hui absolu- ment nues, rien ne s'oppose à ce qu'ils en aient revêtu l'in- térieur de tons plus ou moins gais. Leurs hypogées de l'épo- que gréco-romaine présentent parfois des vestiges d'orne- ments peints : c'était sans doute l'écho d'une antique tradition. Ils colo- riaient leurs sarcophages anthropoïdes; ils coloriaient aussi leurs stèles funéraires. Celle qui est reproduite ici (fig. 44), et qui provient de Sidon, appartient au Louvre : le fond seul en est stuqué et contient le por- trait d'un personnage debout, drapé dans son manteau, la main gauche munie d'un objet indistinct; au-dessus
Fig. 4t'
LA PEINTURE ORIENTALE. 7$
de sa tête court une guirlande retenue des deux côtés par un nœud de rubans'. Il existe un certain nombre de stèles analogues, qui descendent, comme celle-ci, assez bas dans Thistoire. Elles sont, en général, tout entières enduites de stuc, et le fronton en est colorié, ainsi que les antes. Là encore, nous sommes évidem- ment en présence d'une ancienne tradition.
La sculpture phénicienne était peinte : la preuve en est fournie par les statues de Cypre, cette grande île syrienne que se partagèrent de bonne heure les Phé- niciens et les Grecs. Les découvertes de M. de Cesnola à Athiéno, où il faut peut-être voir l'emplacement du temple de Golgos, ont mis au jour une riche série de statues sur la plupart desquelles la couleur paraissait encore, assez vive, au moment des fouilles. Plusieurs morceaux de sculpture cypriote, dispersés dans les musées et les collections particulières, en gardent éga- lement des traces fort visibles. Comme chez les Assy- riens, des teintes franches faisaient valoir les détails importants. On distingue des restes de rouge sur les lèvres, les cheveux et la barbe; la pupille de l'œil est indiquée à l'aide du même ton; d'autres fois, elle est noire, ainsi que la chevelure. Les boucles d'oreilles^ les colliers, sont ordinairement peints en rouge; rouge aussi est le ruban qui sert de coiffure à certaines têtes, de style grec plutôt que phénicien, et sur lesquelles la couronne de feuillage , serrée par une bandelette, a remplacé le haut bonnet barbare. Des bandes rouges
I. Salle des fresques antiques, n» 116 de la Notice sommaire des moniimejrts phéniciens, ]par E. Ledrain.
76 LA PEINTURE ANTIQUE.
OU bleues bordent les vêtements. L'une de ces deux couleurs couvre même toute la tunique chez quelques statues de petite taille. Rien ne prouve que, là où la peinture ne se montre pas, la matière apparaissait. Ce tuf poreux et tendre dans lequel sont taillées les sta- tues cypriotes se fût mal accommodé de Pair libre, et les grandes surfaces qu'affectionnait l'art sommaire du sculpteur eussent semblé bien monotones sans le secours de la polychromie. Quoi qu'il en soit, nous retrou- vons là le même système d'enluminure qu'en Mésopo- tamie, du rouge, du bleu, du noir, probablement aussi du blanc, aux endroits qui doivent frapper le regard. Même convention dans le choix des couleurs : on ne se met pas en peine de copier la nature ; on recherche avant tout les tons voyants qui flattent l'œil et s'har- monisent avec le ciel.
Dans les contrées situées au delà du Taurus et dont une partie était occupée par l'ancien royaume de Phrygie, il n'y a guère à signaler que quelques tombes coloriées. Le pays, d'ailleurs, est assez pauvre en mo- numents. Si célèbre qu'il ait été jadis par les légendes de Tantale et de Niobé, quelque popularité que lui ait acquise auprès des Grecs le nom déjà historique de Midas, il renferme peu d'indices des différentes civili- sations qui s'y sont succédé. Des débris d'acropoles, des niches pratiquées dans les rochers du Sipyle, des amoncellements de pierres ayant servi de sépultures, des ruines à peine reconnaissables de sanctuaires, tels sont à peu près les seuls souvenirs qu'on y rencontre de la population primitive. Ailleurs, il est vrai, plus avant dans les terres, sur la branche occidentale du fleuve
LA PEINTURE ORIENTALE. 77
Sangarios, qui se jette dans le Pont-Euxin, subsistent encore des tombes monumentales d'un haut intérêt; le même district a fourni quelques morceaux de sculp- ture, mais tout cela ne nous éclaire que très imparfaite- ment sur l'art phrygien. Nous savons cependant que les Phrygiens aimaient la couleur et qu'ils l'ont fait servir à la décoration de leurs tombeaux. Les fa- çades de quelques-uns de ces tombeaux, taillés dans le roc, présentent par endroit des restes d'un stuc épais, sur JT^ïliiJj^^ lequel on a noté des traces de cnB5rpjTl-ry^^
EnËanHnË
plus connu d'entre eux, le mo- li7~£fïjirfi^^ nument de Midas, est décoré à p ^llr' SUr' 1 Lm
rouge, de blanc et de noir. Le r-Ul^-^TLÎT^^
l'extérieur d'un dessin géomé- ]L^[=]c=îpi77]i^|=ic:jp trique en relief (fig. 45), qui paraît imité de quelque tapis, pjg. ^5.
et oii Tornemaniste avait cer- tainement reporté les couleurs qui paraient son mo- dèle. Cette influence de la tapisserie se retrouve sur les façades de la plupart des tombes phrygiennes, et cela n'a rien de surprenant, si l'on songe à la faveur dont jouissaient et dont jouissent encore, dans ces ré- gions, l'industrie du tisserand et la broderie.
Le royaume de Crésus, la Lydie, n'a guère été ex- ploré jusqu'à ce jour. Les tumulus de Sardes, presque tous pillés dans l'antiquité, inspirent peu de con- fiance aux chercheurs, qui appréhendent de les trouver vides. De là vient que l'art lydien nous est à peu près inconnu. On a cependant recueilli, non loin de Sardes, quelques monuments polychromes. Tels sont ces lits
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LA PEINTURE ANTIQUE.
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funéraires en pierre, munis, aux pieds comme à la tête, d'une sorte de clievet. La figure 46, qui reproduit la moitié de Pun d'eux, donne une idée des ornements peints qui les décoraient : c'étaient des grecques et des étoiles, très irrégulièrement tracées. Les deux couleurs qu'on y a remarquées sont le vert et le rouge; peut- être le vert n'est-il que du bleu altéré.
La polychromie était, nous le savons, largement pratiquée en Lycie. Bien que les tombeaux récem- ment dessinés dans ce pays soient tous postérieurs à la conquête perse , c'est-à-dire au VI* siècle avant notre ère, on y a relevé des particu- larités qui datent certaine- ment de l'antiquité la plus haute. Très ancienne est, par exemple, cette imitation de la construction en bois, qui donne à la tombe lycienne, sculptée dans le ro- cher, l'aspect d'une habitation en charpente. Très an- cien également est l'usage de rehausser de couleur cette bizarre architecture. Des traces de peinture ont été aperçues sur les monuments en forme de tours qui représentent un des types les plus archaïques de sépul- ture Ivcienne; sur l'un d'eux, à la place où d'ordinaire s'étalent des bas-reliefs, on a cru reconnaître les restes d'une décoration entièrement due au pinceau. Nous reviendrons, à propos de la Grèce, sur la polychromie des bas-reliefs lyciens. Prenons acte, en attendant, de cette prédilection pour la couleur qui apparaît partout
Fig. 46.
LA PEINTURE ORIENTALE. 79
en Lycie et se rattache évidemment à des habitudes traditionnelles. Les inscriptions elles-mêmes étaient peintes : elles s'enlevaient, sur le roc où elles étaient gravées, soit en rouge, soit en bleu. Dans ces vallées où la verdure mariait si gracieusement ses nuances va- riées au ton laiteux du ciel, on comprend que la poly- chromie fût en faveur et que partout la couleur jetât ses notes claires sur ces fonds de feuillage qui en avi- vaient Téclat.
§ III. —La peinture che:{ les Perses.
De tous les grands empires qui se sont élevés en Asie, le plus riche, le plus magnifique est Tempire des Perses. Les trésors amassés à Ecbatane et à Suse, les vases d'or et d'argent du grand Roi et de ses favo- ris, les splendides costumes de ses soldats, de ces Im- mortels tout chamarrés d'or qui formaient autour de lui une garde d'élite, sont des thèmes sur lesquels les écrivains grecs aiment à revenir, soit qu'ils content, comme Hérodote, la désastreuse campagne de Xerxès en Occident, soit qu'ils chantent, comme Eschyle, un épisode de cette campagne et le triomphe de l'hellé- nisme sur la barbarie. Un peuple fastueux comme le peuple perse devait avoir un art en rapport avec ses goûts. Héritier des arts de la Chaldée et de l'Assyrie, imitateur de l'art égyptien, surtout depuis la conquête de rÉgypte par Cambyse, l'art perse nous apparaît, en effet, comme la synthèse grandiose de toutes les élé- gances du monde oriental. C'est sur les palais que se
8o LA PEINTURE ANTIQUE.
concentre son effort. Le palais est la demeure du sou- verain, et le souverain est l'âme de Tempire : il lui faut une résidence somptueuse, qui donne à ses peuples une haute idée de sa puissance, oii il trouve en même temps tout le bien-être imaginable, le mystère, le si- lence, aussi nécessaires à son repos qu'à son prestige. Ses appartements privés sont assez simples; des fleurs, des arbres, des ruisseaux, y entretiennent la fraîcheur et l'ombre. En revanche, un luxe inouï éclate dans ces salles d'apparat où il se montre entouré de ses courti- sans, dans ces vastes pavillons couverts en bois de cèdre, qui s'emplissent, à de certains jours, d'une foule respectueuse, admise à contempler le monarque dans toute sa gloire. Il existait de ces édifices à Persépolis et à Suse; il y en avait probablement aussi à Ecbatane. Les documents nous font défaut pour en imaginer la décoration intérieure. Nous ignorons si la peinture y jouait un rôle. Les fouilles récentes exécutées à Suse par la mission Dieulafoy ont cependant mis au jour des fragments d'un enduit assez épais, badigeonné de rouge à plusieurs couches, et qui ferait croire que les murailles étaient, au dedans, tapissées de stucs colo- riés. Si le rouge y dominait, comme tout porte à le croire, ce ton chaud devait s'accorder de la façon la plus heureuse avec les ors et les ivoires plaqués çà et là, les boiseries de diverses couleurs et les tentures ré- pandues à profusion dans ces immenses salles.
A l'extérieur, les Perses, comme les Assyriens, fai- saient usage de la brique émaillée. Il suffit de voir au Louvre les merveilleux ensembles reconstitués par M. et M'"" Dieulafoy, pour avoir une idée de l'art con-
LA PEINTURE ORIENTALE,
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sommé avec lequel ils remployaient. Tantôt ils en for- maient des taches lumineuses qu'ils semaient sur les murs, et le bleu de l'émail se mariant au gris rosé des briques non coloriées communiquait aux façades une chaleur et une harmonie de tons à peine concevables; tantôt ils en composaient des figures qui, placées à une
Fig. 47. — Lion de la frise émaillée du palais d'Artaxerxès Mnémon, à Suse (restauration).
grande hauteur et se détachant en relief sur un fond également émaillé, couronnaient heureusement cer- taines parties de Pédifice. Tel était le cas de ces lions trouvés à Suse, parmi les débris du palais d'Artaxerxès Mnémon, où, selon toute apparence, ils décoraient Pentablement des propylées (fig. 47). L'art assyrien, si habile à exprimer la force et la souplesse de ce roi des fauves, l'éternel ennemi des princes ninivites, n'a rien produit de plus beau que cette file de lions à l'encolure puissante, qui s'avancent la gueule ouverte et dont cri croit entendre le rugissement. Les archers, découverts'i^
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eux aussi, dans les ruines de Suse, ornaient sans doute, à Tabri de l'air, sous un portique, une des façades du palais de Darius. Ils sont, par conséquent, beaucoup plus anciens que les lions. Neuf d'entre eux ont été restaurés à coup sûr : ce sont des figures d'archers noirs. Quelle qu'ait été leur disposition par rapport les uns aux autres, qu'il faille ou non nous les représenter partagés en deux groupes se faisant face et séparés par ces lignes d'écriture d'où les Perses, comme les Assy- riens, comme les Turcs de nos jours, tiraient de si jolis effets décoratifs, ce qu'ils ont d'intéressant pour nous, c'est leur costume et leur armement, c'est le fond bleu vert sur lequel ils s'enlèvent et dont la valeur était augmentée par le beau stuc gris, poli comme le marbre, qui revêtait le bas de la paroi, ce sont les gracieuses rangées de denticules et de palmettes qui leur servent d'encadrement. Les uns portent une tunique jaune d'or rehaussée d'étoiles blanches, les autres une tunique blanche sur laquelle on distingue, dans de petits car- rés, le profil, très sommairement indiqué, de la cita- delle susienne. Robes blanches^ et _ robes jaunes alter- nent régulièrement (fig. 48). Avec la corde verte qui leur enserre la tête comme un turban, avec leurs bou- cles d'oreilles et leurs bracelets d'or, leur énorme car- quois muni de pendeloques, leurs vêtements aux vives couleurs, leurs chaussures de cuir souple boutonnées sur le cou-de-pied, leur grand arc et leur lance garnie, à la base, d'une grenade d'argent, ces soldats répon- dent assez exactement aux descriptions des auteurs grecs et au portrait qu'ils tracent de certains corps pri- vilégiés des armées de Darius et de Xerxès.
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Il n'est pas toujours facile de se rendre compte de la place qu'occupaient, dans cette riche ornementation,
Fig. 48. — Archers du palais de Darius à Siise (restauration).
les nombreux fragments émaillés exhumés des tumulus de Suse. Les uns appartenaient à des mains courantes d'escaliers ; d'autres servaient à des usages qui nous
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sont inconnus. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à Suse rémaillerie contribuait pour une grande part à la pa- rure des bâtiments royaux. Elle différait sensiblement de rémaillerie assyrienne. Elle s'en distinguait d'abord par le relief : les archers et les lions sont de véritables sculptures émaillées, dans lesquelles les jeux de cou- leurs se compliquent des effets produits par les ombres portées. Remarquez, de plus, Taspect nouveau que donne aux archers l'effort de l'artiste pour indiquer le moelleux des étoffes : ni l'émaillerie ni la sculpture des Assyriens n'offrent rien d'analogue. Faut-il voir là une tradition chaldéenne? Comme l'attestent les statues drapées de Tello au musée du Louvre, l'art de plisser les vêtements n'était point ignoré des vieux maîtres mé- sopotamiens; or on ne saurait nier l'influence des ate- liers chaldéens sur les frises de Suse : une pareille vir- tuosité dans le maniement de la couleur trahit une pratique séculaire. Il est pourtant plus naturel de rat- tacher cet essai de modelé à l'art grec, avec lequel les Perses étaient depuis longtemps familiers, grâce à leurs possessions d'Ionie. L'influence de cet art éclate dans les lions; elle se fait déjà sentir dans les tuniques des archers. Les plis qui les sillonnent sont d'invention récente; leur timidité même en est la preuve. Si vous les regardez de près, vous verrez qu'ils se réduisent à des stries légères, qui n'altèrent en rien la forme des ornements. Le modeleur inconséquent a bien plissé l'étoffe, mais il n'a pas su rendre les déformations que ce plissement devait produire dans les motifs brodés qu'il traversait.
La couleur des émaux de Suse est souvent conven-
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tionnelle; elle Test cependant moins que celle des émaux assyriens. Si les lions d'Artaxerxès ont la face, pour ainsi dire, tatouée de lignes bleues, si des retou- ches bleues et jaunes marquent la saillie de leurs os et de leurs muscles, la coloration des archers paraît se rapprocher beaucoup de la nature. Leurs robes bario- lées, garnies d'un galon ver:, leurs souliers jaunes,
Fig. 49. — Fragment de la robe d'un archer.
leurs carquois noirs, constellés de croissants clairs, sont probablement l'exacte reproduction de détails réels, que le peintre a transportés tels quels dans son tableau. Une particularité curieuse est Tespèce de cloisonnage qui sépare les uns des autres les différents tons. Des nervures saillantes, coloriées en brun ou en gris, et sans doute obtenues à Taide d'une composition liquide qu'on répandait en mince filet sur la surface et qui durcissait en séchant, cernent chaque couleur, la- quelle se trouve ainsi confinée dans un compartiment où elle est seule. Très visibles dans les grands dessins,
26 LA PEINTURE ANTIQUE.
ces nervures le sont peut-être plus encore dans les petits, comme le prouve cette bordure de la robe d'un archer dont les fragments n'ont pu être assemblés (fig. 49). Une pareille technique s'explique à la fois par une raison de métier et par une- raison d'art. D'abord, ces lignes saillantes empêchaient les cou- leurs de se pénétrer; ensuite, leur ton sombre et les ombres légères qu'elles projetaient ménageaient, pour l'œil, la transition d'une couleur à l'autre, et pré- venaient les effets heurtés ou discordants qui pou- vaient résulter de leur juxtaposition. La hardiesse de l'émailleur susien était grande ; tout en ne disposant que d'un petit nombre de tons, il ne s'interdisait point les rapprochements audacieux; il lui fallait, déplus, comp- ter avec les surprises de la cuisson, qui ne donnait pas toujours les nuances prévues. Le cloisonnage servait de sourdine à ce concert de notes éclatantes : il rame- nait les notes fausses à la sonorité voulue, et, joint au quadrillage formé par les assises de briques superpo- sées, il adoucissait pour la vue l'impression de ces brillants ensembles, dont l'harmonie savante se re- trouve encore aujourd'hui dans le décor des beaux tapis persans *.
Les tons sont quelquefois si variés et si vifs, que, sans le cloisonnage, l'effet en serait insupportable. Voyez, par exemple, ces deux carreaux de terre émaillée,
I. On trouvera cette théorie savamment développée dans l'ou- vrage que M. Dieulafoy achève en ce moment sur les résultats de ses fouilles et dont la première partie a paru sous ce titre : l'Acropole de Siise. Je dois, à son obligeance d'en avoir pu don- ner ici un très rapide aperçu.
LA PEINTURE ORIENTALE,
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découverts à Suse sous] un épais remblai, et dont la fi- gure ci-dessous offre une restauration. Sans les lignes de
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Fig, 50, — Carreaux de terre émaillée trouvés à Suse (restauration).
démarcation tracées entre les couleurs, ils auraient l'as- pect criard d'un justaucorps d'arlequin. Rien de doux, au contraire, comme ce treillis de baguettes grises dans lequel sont répartis des losanges et des triangles vert
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tendre, vert foncé, blancs, gris bleu, bruns et Jaunes, et que surmonte un élégant rinceau de fleurs de lotus entremêlées de palmettes d'une facture tout hellénique. Quelle que soit, d'ailleurs, l'importance du cloison- nage, un fait est à noter, c'est la liberté du dessin; pas plus en Perse qu'en Egypte, les poncifs n'étaient de mise : on s'en aperçoit bien à l'irrégularité des espaces qui séparent les rosaces semées sur les tuniques des archers, et au peu de ressemblance qu'elles présentent entre elles. Cette ignorance ou ce mépris du procédé mécanique, cette répétition indéfinie du même effort, ces recommencements qui jamais ne se lassent, sont un des grands charmes de la décoration perse et, il faut le dire, de l'art antique en général. On y sent une pensée, une volonté toujours présente, dont les écarts ou les défaillances touchent infiniment plus que la froide sû- reté de nos machines. Et la même personnalité paraît dans le dosage des couleurs, dans ces taches laissées à dessein sur les fonds pour en rompre la monotonie, ou pour rappeler quelque ton éloigné. C'est ce mélange de calcul et de hasard qui fait que l'émailleur perse est un artiste incomparable, et que rien, chez les modernes, n'égale les tableaux sortis de ses mains.
On s'est demandé si les Perses avaient l'habitude de peindre leur sculpture, si les bas-reliefs de Persépo- lis étaient enluminés comme les bas-reliefs assyriens. Un explorateur, Texier, a cru y découvrir des parcelles d'enduit colorié ; il lui a semblé voir, sur les vêtements, des rosaces dessinées à la pointe et qui Jadis avaient reçu un ton. De même, les tiares royales sont parfois percées de trous qui porteraient à penser qu'elles étaient
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décorées d'appliques de métal. On ne peut rien conclure d'aussi faibles indices. Il est possible que certains mor- ceaux, comme ces taureaux ailés, d'aspect tout assy- rien, qui ornent encore une des façades des propylées de Xerxès, aient été rehaussés de couleur. L'opinion reçue aujourd'hui est que la sculpture perse, générale- ment, n'était pas peinte. Elle est trop soignée dans le détail pour avoir fait appel à la peinture. La matière, aussi, en est trop belle. Si la Perse ne produisait pas de bois, si les charpentes colossales qui entraient dans la construction des édifices royaux étaient amenées de bien loin, à force de bras, par-dessus les crêtes du mont Za- gros, on trouvait dans le pays un calcaire compact qui se prétait admirablement au travail du ciseau. C'est dans cette pierre dure, d'un gris tantôt foncé, tantôt clair, et presque aussi résistante que le marbre, qu'ont été taillés les bas-reliefs persépolitains. Des touches d'or les réveillaient par endroit; nous ignorons dans quelle mesure les sculpteurs perses doraient leurs figures, mais, selon toute probabilité, ils avaient re- cours à ces touches lumineuses pour souligner les traits importants. Les énormes chapiteaux à têtes de tau- reaux qui soutenaient la toiture du grand palais de Suse ont conservé des traces de cette dorure discrète : les oreilles et les cornes de bronze des taureaux étaient recouvertes d'une mince feuille d'or; il en était de même de leurs yeux, de leurs colliers et de leurs sa- bots. Mais la tradition perse paraît avoir été d'utiliser, autant que possible, la coloration des matériaux em- ployés, et de laisser aux boiseries, aux marbres, aux porphyres, leur ton naturel. Cette réserve aboutissait à
ço LA PEINTURE ANTIQUE.
de saisissants effets de coloris, et peut-être Fantiquité n'a-t-elle rien connu de plus enchanteur que cette poly- chromie tempérée et luxueuse qui faisait l'ornement des palais du grand Roi.
CHAPITRE III
LA PEINTURE GRECQUE
Nous abordons enfin ce qui doit être l'obiet princi- pal de ce livre, Pétude de la peinture grecque. On s'est souvent demandé si la peinture des Grecs avait égalé leur sculpture. Il est bien difficile, dans Pétat de nos connaissances, de répondre à une pareille question. Ce qui est certain, c'est que la peinture, en Grèce, a été un grand art, que les Grecs l'ont aimée et cultivée pour elle-même et qu'ils ont su, à l'aide de la couleur, ex- primer la vie et la passion. Mais où sont les chefs- d'œuvre dont les auteurs anciens nous entretiennent? Que sont devenus les fresques de Polygnote, les ta- bleaux de Zeuxis, de Parrhasios et d'Apelle ? Les guerres, les pillages les ont détruits; le temps, à lui tout seul, se fût chargé de les anéantir, car c'étaient choses frêles, incapables d'opposer à la lente action des ans la résistance du bronze ou de la pierre. Toujours est-il que rien n'en subsiste et qu'il faut probablement renoncer pour toujours à Pespoir d'en retrouver même d'informes fragments.
Essayer de ressusciter cet art disparu pourra sem- bler une entreprise téméraire; moins téméraire qu'on
92 LA PEINTURE ANTIQUE.
ne serait tenté de le croire au premier abord. Il existe, en effet, sur la peinture grecque, des témoignages nortl- breux, épars chez les écrivains ; elle a fait trop de bruit dans le monde pour passer inaperçue des littérateurs, et plus d'un nous a transmis des descriptions de ta- bleaux, des appréciations du mérite de tel ou tel peintre, qui jettent sur son histoire un jour précieux. Nous avons aussi, pour nous en faire une idée, le secours des vases peints. On n'a pas oublié cet atelier de po- tier restitué, d'après des documents authentiques, à l'Exposition de 1889 ^ Tandis que, sous un auvent, le maître maniait le tour, des subalternes, près de lui, remplissaient des tâches accessoires; une femme adap- tait une anse à une amphore; un jeune homme prome- nait son pinceau sur un cratère; un serviteur activait le feu du four. Des inscriptions tracées çà et là, des vases rangés sur des tablettes, formaient la décoration de cette scène d'un caractère à la fois très réaliste et très simple. Dans beaucoup de villes de Grèce, il y avait des ateliers du même genre; on en voyait un grand nombre à Athènes, où tout un quartier leur était réservé. L'Attique, qui n'était riche qu'en vin et en huile, rachetait l'insuffisance de ses produits naturels par son industrie, et, parmi les objets qu'elle fabriquait de préférence, il faut mettre au premier rang les pote- ries historiées. La céramique attique était si renom- mée, qu'on la recherchait partout : des vaisseaux la répandaient par cargaisons sur toutes les côtes; elle pénétrait par les caravanes jusque dans les déserts de
I. Par MM. Perrot et CoUignon.
LA PEINTURE GRECQUE. 9j
l'Ethiopie. Gela suppose une perfection rare. Cette perfection éclate dans les spécimens qui nous en sont parvenus. Plusieurs des vases grecs que possèdent nos musées, et dont la provenance athénienne n'est pas dou- teuse, sont décorés avec un art admirable. Ceux qui les ont peints n'étaient pourtant que d'humbles artisans, parfois des étrangers à peu près sans culture; mais ils vivaient à Athènes, au milieu des chefs-d'œuvre de la peinture et de la statuaire; ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux pour apercevoir autour d'eux de merveilleux modèles : c'est à ces modèles qu'ils se sont reportés. La grande peinture surtout les a, plus d'une fois, heu- reusement inspirés : on retrouve dans leurs composi- tions quelques-uns des sujets qu'elle aimait à traiter; on y retrouve également un écho de ses procédés tech- niques^ Nous aurons recours, à l'occasion, à cet art industriel pour essayer de comprendre l'art supérieur qu'il a pris pour guidée A défaut de tableaux de maîtres, nous nous attarderons à contempler cette ima- gerie, qui reflète les maîtres. Nous demanderons aussi d'utiles enseignements aux peintures de l'Italie méridio- nale, à ces peintures de Pompéi, si médiocres d'exécu- tion, mais si précieuses quand elles reproduisent des ta- bleaux célèbres. Nous consulterons les stèles funéraires
1. Voir, sur ce point, les excellentes remarques d'O. Rayet, Histoire de la céramique grecque, p. ibô-ibj.
2. Qu'il soit entendu, une fois pour toutes, que les vases dont nous parlerons ne sont autre chose que ceux qu'on a long- temps appelés, à tort, vases étrusques. On n'ignore pas qu'il faut renoncer à cette dénomination et restituer aux vases peints leur véritable origine, qui est la Grèce et, la plupart du temps, l'Attique.
94 LA PEINTURE ANTIQUE.
ornées de portraits peints; frappé des emprunts que se font entre eux les différents arts, nous fondant sur l'es- pèce de confraternité qui les unit dans tous les temps, nous interrogerons les œuvres de la plastique pour tâ- cher d'y découvrir quelques souvenirs de la peinture; nous ne négligerons pas les figurines de terre cuite, ces gracieuses imaginations des coroplastes, dont beaucoup rappellent les créations du grand art. Telles seront nos ressources. Elles ne vaudront pas, à elles toutes, un seul original; elles nous aideront cependant à suivre les progrès de la peinture chez les Grecs, à en marquer les évolutions essentielles et, s'il se peut, à en définir le caractère.
§ P"". — Les premières peintures.
Avant l'époque des premiers peintres, il s'écoula de longs siècles durant lesquels la peinture grecque, si tant est qu'on puisse lui donner ce nom, fut anonyme et décorative, comme la peinture des Egyptiens et celle des peuples de l'Asie. C'est à cette période qu'ap- partiennent les plus anciens essais de décoration poly- chrome qui aient été notés sur le sol de la Grèce. Étaient-ce des Grecs, ces primitifs habitants de l'île de Théra dont on a retrouvé les demeures, dans la mo- derne Santorin, sous une épaisse couche de ponce? Ce qui est incontestable, c'est que leur civilisation était relativement avancée : ils cultivaient diverses céréales ; ils pressuraient Tolive pour en tirer de l'huile; ils nourrissaient des troupeaux de chèvres et de moutons;
LA PEINTURE GRECQUE.
9S
ils travaillaient le bois et la pierre; ils fabriquaient au tour, au moule ou à la main des vases d'argile pour leurs usages domestiques; ils connaissaient le cuivre et l'obsidienne, dont ils faisaient des outils et des armes et qui, n'étant pas des produits du pays, supposent des échanges avec l'étranger, par conséquent, une vie com- merciale. Ce peuple, jusqu'ici sans nom dans l'histoire, avait une esthétique à lui; il recourait à la couleur pour orner ses habitations. On a découvert, dans une maison, des restes d'un enduit peint qui témoigne d'une entente déjà savante de la polychromie. Cet enduit, qui recouvrait les parois intérieures, peut- être aussi les plafonds, était formé de terre battue
sur laquelle on avait étendu de la chaux pure : c'est sur ce fond blanc que s'enlevaient les ornements colo- riés. On y a relevé quatre tons différents : un rouge vif, qui n'est autre chose que de la sanguine ; un jaune pâle ; un bleu d'une intensité très remarquable au moment de la découverte, mais que l'air n'a pas tardé à décolo- rer; enfin, un brun noirâtre. Des bandes parallèles de ces quatre couleurs couraient au bas des murs : on aperçoit encore, sur des fragments de stuc assez bien conservés, les lignes légères, tracées à la pointe, qui ont servi à limiter le champ de chaque ton. Les plafonds paraissent avoir été peints comme les parois : des dé- bris d'enduit, qu'on croit en être tombés, portent des
Fig. SI.
96 LA PEINTURE ANTIQUE.
fleurs et des feuillages absolument semblables à ceux qui décorent certains vases trouvés dans les mêmes fouilles (fig. 5i) et qui se rattachent, comme les mai- sons, à la civilisation primitive de File^
Quelle date assigner à cette civilisation? Les plus vieilles traditions relatives à Théra nous reportent au XVI* siècle avant notre ère, et depuis lors il ne semble pas y avoir eu d'interruption, dans les souvenirs des Grecs, touchant Fhistoire de cette île fameuse. Or aucun auteur grec ne mentionne le cataclysme qui en détrui- sit les antiques cités et les recouvrit de cette ponce sous laquelle leurs ruines apparaissent aujourd'hui. Ce ca- taclysme serait donc du xvi» siècle au plus tard, et les habitations qu'il a englouties remonteraient, selon toute apparence, à cette époque reculée. Nous serions ainsi en présence d'une sorte de Pompéi préhistorique, surprise, comme sa sœur cadette d'Italie, en pleine activité par le fléau qui l'anéantit : un squelette humain affaissé sur lui-même à l'intérieur d'une chambre, les restes d'une étable encore jonchée de paille et contenant de nombreux ossements de moutons et de chèvres, suf- firaient à attester, à défaut d'autres indices, la soudai- neté de la catastrophe. Ce peuple violemment supprimé de l'histoire était, en somme, contemporain de la XVIII«dynastieégyptienne,et il est curieux de trouver chez lui une polychromie déjà compliquée, qui est la première qu'ait révélée une terre grecque.
Théra n'est pas le seul point oii se soient rencontrées
I. Voyez Fouqué, Santorin et ses éruptions, p. m; Dumont et Chaplain, les Céramiques de la Grèce propre, t. 1", p. 19 et suiv.
LA PEINTURE GRECQUE.
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i»W
des traces d^une population préhistorique. Dans d'autres îles et sur le continent même, dans le Pélo-» ponnèse et dans la Grèce du Nord, des recherches ré- centes ont mis au jour des monuments qui remontent bien au delà de l'époque où, d'ordinaire, on fait com- mencer rhistoire grecque. Nul doute que ces anciens habitants de la Grèce n'aient connu la peinture et le parti qu'on en peut tirer pour la décora- tion des édifices; la /À preuve en est dans les débris des palais de Mycènes et de Tirynthe. Personne n'ignore aujourd'hui les fouilles célèbres exécutées sur l'em- placement de ces deux vieilles cités par M. Schliemann
et par la Société archéologique d'Athènes. Les sépul- tures royales ouvertes à Mycènes, dans l'enceinte de l'agora, les vases d'or qu'on en a exhumés, les diadèmes et les baudriers d'or trouvés sur les cadavres qui y étaient ensevelis, les armes ciselées déposées à côté d'eux, les innombrables plaques d'or qui avaient servi à parer leurs vêtements, les masques d'or qui couvraient leur visage, tout ce luxe étrange et solennel est encore dans la mémoire de ceux qui s'intéressent aux choses de l'antiquité et dont Fesprit s'égare volontiers dans les régions mystérieuses de son histoire. Non loin de ces
PEINT. ANTIQUE. 7
Fig. S2.
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tombes princières s'élevaient des constructions : le sotnmet de la citadelle portait un palais, avec ses appar- tements et ses cours; plus bas, se dressait un bâtiment moins vaste. L'un et l'autre étaient ornés, à Tintérieur, de peintures dont on a peu recuillir quelques frag- ments. Il en est qui représentent des bandes parallèles
rouges ou grises, sur lesquelles s'enlèvent en noir des carrés, des losanges, des spi- rales, des lignes on- dulées, des écailles, des plumes, même des animaux marins, tels que le poulpe. D'autres faisaient partie d'une grande composition qui dé- corait, dans le palais de l'acropole, la salle réservée aux hom- mes : c'était, semble- t-il, un tableau de bataille, dans lequel figuraient des guerriers et des chevaux. Les chevaux avaient la cri- nière divisée en touffes (fig. 52); les guerriers, armés de la lance, étaient munis de la cuirasse et du bouclier; des bracelets entouraient leurs poignets; ils portaient des Jambières retenues aux genoux et aux chevilles à l'aide de courroies (fig. 53).
Il y a de ces fragments peints sur enduit qui sont pour nous de véritables énigmes. Tel est celui que re-
I*"ig- $3-
LA PEINTURE GRECQUE.
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produit la figure ci-après et qui montre, sur un fond bleuâtre, trois personnages à tête d'âne tournés vers la droite (fig. 54). Ce sont bien des êtres humains : leurs bras, leurs mains Pindiquent; mais Pétrange tête qui les surmonte, avec ses longues oreilles et ses bouquets de poils, l'espèce de crinière bigarrée de rouge, de jaune et de bleu qui leur couvre le dos, la ceinture qui leur serre la taille, la corde tendue qui pose sur leur épaule et qu'ils soutiennent avec la main , pa- raissent défier toutes les interprétations. Faut-il songer à une caricature ? Ces trois formes fantastiques faisaient certaine- ment partie d'une procession, dont la suite, évoquée par l'imagination, rappelle ces interminables files de pri- sonniers qui, sur les bas-reliefs égyptiens, traînent des colosses à travers les sables. Hérodote, d'autre part, raconte qu'une peuplade d'Asie portait, en guise de casques, pour aller à la guerre, des têtes de chevaux, dont les oreilles toutes droites et les crins flottants ajou- taient à l'air farouche des combattants ^ Enfin, on a rapproché de cette peinture certaines pierres gravées trouvées un peu partout et dont deux spécimens, mer- veilleusement conservés, ont été découverts récemment
Fig. Si-
I . Hérodote, VII, 70.
loo LA PEINTURE ANTIQUE.
à Vaphio, dans une tombe préhistorique dont il sera question tout à Theure. Ces pierres, qui se rattachent à la série connue sous le nom de gemmes des îles, parce que, jusqu'à présent, ce sont les îles de la mer Egée qui en ont fourni les plus nombreux exemplaires, repré- sentent des monstres assez semblables à ceux de My- cènes. Ils sont figurés dans des attitudes diverses, tantôt chargés de quelque gros gibier, lion, cerf, bœuf sau- vage, tantôt tenant un vase et s'apprêtant à en verser le contenu au pied d'un palmier, comme de bienfaisants génies des eaux. Suivant une opinion assez vraisem- blable, c'est parmi ces êtres surnaturels qu'il convien- drait de ranger les personnages du tableau mycénien, et leur origine devrait être cherchée en Orient, dans la patrie de tous les symbolismes et de tous les mystères, selon toute apparence, en Assyrie ou en Chaldée.
Tirynthe n'a pas fourni le riche butin archéologique qu'ont donné l'acropole mycénienne et ses abords. Mais M. Schliemann, et, après lui, M. Dœrpfeld, le directeur actuel de l'Ecole allemande d'Athènes, y ont déblayé un grand palais dont les ruines sont singu- lièrement instructives. Bâti sur le point culminant de l'acropole et protégé par ces formidables murailles dont les anciens, dans leur admiration, rapportaient la construction aux cyclopes, ce palais offre l'image la plus exacte qu'on connaisse d'une résidence royale dans ces temps reculés. On y voit distinctement l'apparte- ment des hommes, avec son foyer central et ses propy- lées donnant sur une cour, dans laquelle se dres- sait l'autel domestique; on y reconnaît l'habitation des femmes ou le gynécée. Puis, apparaissent des cham-
LA PEINTURE GRECQUE. loi
bres en grand nombre, des escaliers, des corridors, une citerne, jusqu'à une salle de bains où Ton a re- trouvé les débris d'une baignoire en terre cuite munie, à l'extérieur, de fortes poignées et décorée, au dedans, de dessins en spirale dans le goût de certains orne-
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F'g- s s- — Peinture décorative du palais de Tirynthe (restauration).
ments mycéniens. Près de ce groupe de bâtiments, sur une terrasse un peu moins élevée, habitaient sans doute les hommes d'armes et les serviteurs; une troisième plate-forme, toujours comprise dans l'enceinte fortifiée, contenait les magasins et les écuries.
La décoration intérieure de ce palais était luxueuse ; la polychromie y tenait une place considérable. Sur les
I02 LA PEINTURE ANTIQUE.
pavements, formés de chaux et de petits cailloux, qui se voient encore dans la plupart des chambres, on a re- marqué des lignes creuses simulant le décor géomé- trique d'un tapis; des traces de rougç et de bleu, rele- vées çà et là, prouvent que ces pavements étaient revêtus de couleur. Des frises sculptées, d''une pierre vert clair, égayaient le pourtour de certaines salles; d'autres, composées de plaques d'albâtre incrustées de verre bleu, figuraient au bas des murs une sorte de plinthe d'un effet très harmonieux. Mais ce qui contri- buait le plus à embellir cette princière demeure, c'étaient les fresques qui en recouvraient presque par- tout les parois. Les murailles, enduites d'une couche d'argile sur laquelle était étendu un mince crépi de chaux, présentaient toutes, ou peu s'en faut, une enlu- minure multicolore, dont nous possédons d'assez nom- breux spécimens. Rien de plus varié que ces dessins polychromes consistant en volutes plus ou moins com- pliquées (fig. 55), en stries, en enroulements évoluant autour d'une espèce d'œil, en chapelets de feuilles res- semblant à des cœurs, en courbes sinueuses mêlées de cercles et inscrites dans des carrés que limitent en haut et en bas des lignes dentelées (fig. 56). Un fragment laisse voir une tige fleurie. Sur un autre, on distingue les tentacules d'une pieuvre peinte en rouge et en bleu. D'autres faisaient partie de grandes ailes isolées, trai- tées comme des motifs ayant par eux-mêmes une valeur décorative, ou qui appartenaient à des sphinx ailés ana- logues à celui qui figure sur une plaque d'or de My- cènes. Les couleurs employées dans ces diverses pein- tures sont le blanc, le noir, le bleu, le rouge et le
LA PEINTURE GRECQUE. lOj
jaune. Les difFérentes nuances de bleu et de rouge tiennent à des degrés différents de conservation. Les blancs ne sont autre chose que le fond de la paroi, ré- servé par le peintre. Les tons ont été étalés au pinceau de poils, comme Tattestent certaines traînées significa- tives, encore visibles par endroit.
Le décorateur de Tirynthe ne s'en était pas tenu à la peinture d'orne- ment; il avait aussi composé de grandes scènes, comme son confrère mycénien. C'est ce que prouve un curieux morceau, malheureusement in- complet, qui repré- sente un homme poursuivant un tau- reau sauvage (fig. 5 7). L'homme et l'animal s'enlèvent sur un
fond bleu que bornent en haut deux bandes Jaunâtres, dont l'une est striée de rouge. Le taureau est peint en jaune clair; de larges taches rouges accusent les parties plus foncées de la robe. Emporté par une course folle, les jambes de devant presque horizon- tales, l'œil dilaté par la terreur, il fouette l'air de sa queue, tandis que le chasseur, courant éperdument, lui aussi, essaye de le saisir, ou serre déjà une de ses cornes. Il y a peu de mois encore, on s'accordait à voir dans ce tableau l'image d'un dompteur exécutant de
Fig. 56. — Peinture du palais de Tirynthe (restauration).
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LA PEINTURE ANTIQUE.
périlleuses voltiges sur la croupe d^un taureau rendu furieux à plaisir. Une découverte récente a montré que c'était une erreur. Dans une tombe préhistorique depuis longtemps connue, mais qui n'avait point été explorée, près du village moderne de Vaphio, non loin du cours de l'Eurotas, des recherches heureuses ont
Fig- S7. Peinture de Tirynthe représentant une chasse au taureau.
fait mettre la main sur deux gobelets d'or, d'un mer- veilleux travail, et dont l'analogie avec la fresque de Ti- rynthe est frappante. Nous donnons le développement des scènes en relief qui les décorent. Une de ces scènes (fig. 58) est une scène de chasse ou, plus exactement, de panneautage. Dans un filet aux larges mailles, un taureau a été pris, qui mugit pitoyablement, impuissant à se dégager. Un autre, sur la droite, a vu le piège et s'enfuit; un troisième, à gauche, se précipite tète bais- sée sur deux hommes, qu'il lance en l'air avec ses
LA PEINTURE GRECQUE.
lOJ
cornes : pendant que le premier retombe lourdement sur le sol, le second est enlevé de terre et projeté dans l'espace. Rien n'égale le mouvement de cette composi-
Fig. 58- Taureau pris dans un filet.
tion, dont le sujet paraît d'autant plus dramatique, que celui de l'autre est plus paisible. Ici, en effet, l'homme a repris sa supériorité (fig. 59) : un personnage sem- blable à ceux du premier tableau pousse devant lui un taureau dompté, dont un pied de derrière est retenu par
Taureaux domptés
un lien solide, que l'homme serre dans ses deux mains. Vaincu, mais protestant contre la violence qui lui est faite, l'animal lève la tête en laissant échapper un beu- glement plaintif. Derrière, marchent trois autres tau- reaux, résignés, comme lui, à la servitude; le dernier,
io6 LA PEINTURE ANTIQUE.
le mufle au sol, paraît flairer, non sans crainte, ces traces humaines encore peu familières à son odorat.
On ne peut imaginer un plus vivant commentaire de la peinture de Tirynthe. Comparez cette peinture aux gobelets de Vaphio : les animaux, les personnages sont identiques. Chez les premiers, même puissance, même rapidité dans la fuite; chez les seconds, même maigreur élancée et nerveuse, même buste étranglé à la ceinture, mêmes jambes grêles, entourées de lanières qui fixent la. chaussure. Les trois monuments appartiennent à la même civilisation, et comme le sens des scènes de Va- phio n'est pas douteux, celui de la fresque de Tirynthe ne saurait Pêtre davantage : elle représente bien, elle aussi, un épisode de ces chasses aventureuses qui sem- blent avoir été le plaisir favori de cette race robuste. Seulement, au lieu de figurer son chasseur courant à côté du taureau qu'il cherche à atteindre, le peintre, en vertu d'une convention naïve, l'a représenté courant au-dessus. On voit de même, sur un fragment de fresque de Mycènes, une tête de guerrier placée à la hauteur des pieds d'un cheval : évidemment, l'artiste avait disposé ses personnages par étage, incapable de les grouper suivant les lois de la perspective.
On pourrait relever, dans la peinture de Tirynthe, bien d'autres traces d'inexpérience. Les vases de Va- phio lui sont très supérieurs. Sont-ils moins anciens? Datent-ils d'un temps où l'on était plus habile, ou bien faut-il admettre que cette race primitive excellait à tra- vailler l'or et que là se dépensait toute sa dextérité? Ce sont là des questions qui, pour le moment, ne sau- raient recevoir de réponse.
LA PEINTURE GRECQUE. 107
Mais quel était-il, ce peuple si versé dans la pra- tique des arts? On a pu noter déjà les rapprochements que nous avons faits entre Tirynthe et Mycènes. Mêmes constructions, mêmes procédés de décoration et d'enlu- minure. Voici maintenant Vaphio, c'est-à-dire le terri- toire de Tantique Amyclée, dans la vallée de TEurotas, qui nous livre un art analogue. Les environs de Nauplie ont fourni des poteries très voisines, par le décor, des poteries mycéniennes. Sur divers points de PAttique, et jusque sur TAcropole d'Athènes, on a recueilli des fragments du même genre. A Spata, à Ménidi, des sépultures préhistoriques ont été explorées, qui sont presque identiques aux tombes de Mycènes et de Va- phio. Orchomène des Minyens, sur le lac Copaïs, a fait connaître un édifice dont le plafond sculpté rappelle exactement un des motifs picturaux du palais de Ti- rynthe (fig. 55). Dans différentes localités de la Béotie et de la Grèce du Nord, à Dimini (près de Volo), aux alentours de l'ancienne Pagasées, on a mis au jour des tombeaux semblables à celui de Ménidi et renfermant des débris de vases, des bijoux, des pâtes de verre com- parables aux objets de même nature trouvés à Mycènes et à Spata. Puis, ce sont les îles qui sont venues jeter leur note dans ce concert de révélations étranges, Chypre, la Crète, Amorgos, Rhodes. Les vases d'Ia- lysos, dans l'île de Rhodes, portent la pieuvre mycé- nienne (fig. 60), cette pieuvre énorme, aux souples ten- tacules, que montrent les plaques d'or et les poteries d'argile rendues à la lumière par les fouilles de M. Schliemann. D'autres vases de même provenance sont ornés de ces lignes sinueuses qu'on rencontre dans
io8
LA PEINTURE ANTIQUE.
les peintures murales de Tirynthe (fig. 56). D'autres témoignent d'une sorte de parenté entre l'industrie céramique d'Ialysos et celle de cette Théra où subsis- tent les vestiges d'une si lointaine civilisation '. Que tous ces monuments soient contemporains, c'est ce qu'on ne saurait prétendre; l'étude attentive de leur fa- brication, la comparaison minutieuse de leur orne- mentation, prouvent qu'il en est qui sont plus an- ciens que les autres. Il n'en est pas moins vrai que tous se tiennent, comme si, pendant une période qu'il faut placer entre le XVI® et le xii" siècle avant notre ère, la Grèce conti- nentale et les îles avaient été occupées par les diverses tribus d'une même race, une par l'origine et la civilisation.
Or une de ces tribus, particulièrement puissante, a laissé de durables traces en Argolide et dans la vallée de Sparte, en Attique, en Béotie, en Thessalie. On est d'accord aujourd'hui pour voir dans ce rameau détaché de la population préhistorique qui habitait la Grèce et les îles, ces grands Achéens dont Homère a chanté les exploits. Mycènes et Tirynthe étaient deux de leurs ca-
Fig. 60.
I. L'art de Théra présente même avec celui de Mycènes des rapports inattendus. C'est ainsi que les fleurs dont étaient semées les fresques découvertes dans cette île (fig. 5i) apparaissent sur le manche d'un poignard trouvé à Mycènes.
LA PEINTURE GRECQUE. 109
pitales. Rien de frappant, en effet, comme les analogies qui existent entre ces deux vieilles cités, telles que nous les connaissons, et la société peinte par les poèmes ho- mériques. Ce n'est pas ici le lieu d'insister, mais voyez la façon dont ces deux villes sont construites : sur la colline, une citadelle qu'occupe le roi avec ses servi- teurs; au pied, dans la plaine, les maisons des labou- reurs et des artisans. En cas de péril, de brusque dé- barquement de ces innombrables pirates qui infestent la mer Egée, le peuple de la ville basse se réfugie dans la cité royale, dont l'enceinte cyclopéenne lui assure un inviolable abri. N'est-ce pas là le régime féodal qui, dans Homère, est le régime de toute la Grèce? Si, lais- sant de côté l'organisation politique, vous considérez l'art, l'industrie, vous trouvez le même rapport. Qu'est-ce que cette pâte de verre coloriée en bleu et sertie dans l'albâtre, avec lequel elle forme frise dans certaines salles du palais de Tirynthe, sinon le kyanos employé au même usage dans le palais d'Alkinoos? Que sont ces vases et ces ornements d'or trouvés dans les tombeaux de Mycènes, sinon la forme la plus ordi- naire de ce luxe mycénien vanté par Homère et qu'il ré- sume d'un mot, roT^uj^poGoç, qui lui sert à qualifier la cité d'Agamemnon? Ces peintures murales qui ont pour nous tant d'intérêt, ces chasses au taureau dont les péri- péties s'étalaient sur les murs de Tirynthe et que les vases de Vaphio reproduisent dans tout le détail de leurs tragiques incidents, l'épopée homérique en a gardé le souvenir : pour peindre un guerrier atteint par une lance ennemie et qui suit en résistant le mouvement de l'arme, que tire à lui son adversaire, elle n'imagine
iio LA PEINTURE ANTIQUE.
rien de mieux que de le comparer à un taureau « que des pâtres ont attaché par la force et malgré lui à l'aide de liens solides, et qu'ils mènent ainsi à travers les montagnes ^ ». Rapprochez ce texte du deuxième gobelet de Vaphio (fig. 59) : ne décrit-il pas exactement une des scènes qui y sont figurées? Le costume même et la manière de porter la chevelure se ressemblent beau- coup dans nos monuments et dans l'épopée. Ces hautes guêtres serrées autour de la jambe par des lanières font songer aux cnémides des Achéens : il suffira d'un léger changement pour transformer ces guêtres rus- tiques en ces jambières de métal sur lesquelles le cise- leur déploiera tout son art, et qui seront la parure des guerriers réunis devant Troie. Quant à ces longs che- veux légèrement ébouriffés sur le front et qui retombent sur les épaules en mèches ondulées retenues par un peigne, il faudrait être aveugle pour n'y pas recon- naître la coiffure nationale des Grecs d'Homère. Exa- minez les personnages de Vaphio : ne donnent-ils pas l'idée de ces « Achéens à la têie chevelue », )capyixo{xocovT8ç 'A/atot, si fréquemment nommés dans V Iliade^ ou mieux, de ces primitifs habitants de l'Eubée, de ces Abantes « à l'opulente chevelure rejetée en arrière », oTCiÔsv y.o[/.owvTe; ^, dont une tradition faisait remonter l'origine à Abas, roi d'Argos ?
Ainsi, ce peuple qui dominait à Tirynthe et à My- cènes et dont les ramifications s'étendaient, dans la Grèce septentrionale, jusqu'au massif du Pélion, peut-
1. Iliade, XIII, v. 571 et suiv.
2. Iliade, II, V. 542. Cf., sur cette coiffure des Abantes, un curieux passage de Plutarque, Thésée, 5.
LA PEINTURE GRECQUE. m
être au delà, nous le voyons revivre sous nos yeux, grâce aux découvertes de l'archéologie; cette race qui remplit Vllîade de ses hauts faits, dont VOdyssée conte par le menu les merveilleuses aventures, se dresse de- vant nous, puissante et magnifique, telle qu'elle exis- tait bien avant les poèmes qui ont immortalisé son sou- venir. Cette nation belliqueuse avait le goût des arts; elle couvrait ses palais d'ornements peints et de ta- bleaux. Mais ces tableaux étaient-ils bien son œuvre ? Il vient, à ce sujet, un scrupule, quand on regarde de près les collections de Mycènes, de Ménidi, de Spata, de Vaphio, etc. Il s'y trouve tant d'objets d'aspect étranger, tant de monuments qui rappellent l'Egypte ou l'Asie, qu'on se demande si cet art n'a pas été im- porté. Et, de fait, les Achéens entretenaient avec le dehors des relations actives. Hérodote nous les montre, au début de son histoire, en rapport avec les Phéni- ciens, qui fréquentaient les ports de l'Argolide. Il est trop souvent question, dans Homère, de ces marchands de la côte de Syrie, le poète parle trop des bijoux qu'ils colportent, des séjours prolongés qu'ils font dans cer- taines villes d'où, après avoir vendu leur cargaison, ils emportent les denrées du pays, pour que nous dou- tions des liens commerciaux qui les unissaient aux ha- bitants du continent grec. C'étaient, entre eux, de quo- tidiens échanges, les Grecs débitant les produits de leur sol, les Phéniciens livrant les objets de prix et les bibe- lots ramassés aux quatre coins de l'Archipel, étalant leurs pacotilles à l'arrière de leurs vaisseaux, retenant le public autour de ces expositions flottantes que les femmes surtout visitaient avec empressement, parfois
LA PEINTURE ANTIQUE.
à leur grand dommage, car ces trafiquants e'taient aussi des pirates qui, par ruse ou par violence, se saisissaient d'elles et les vendaient comme esclaves loin de leur patrie. UOdjrssée est pleine de leurs méfaits : ils ré- pandaient la terreur sur toutes les côtes.
Par eux donc, par ces navigateurs hardis et insinuants, qu'on craignait et que, pour- tant, on n'avait pas le courage de repousser, il y a lieu de croire que les cités achéennes recevaient les mar- chandises d'Egypte et d'Orient*. Peut-être est-ce par leur entre- mise que sont venus en Grèce ces cachets gravés dont quelques- uns portent de si étranges empreintes , cette admirable tête de vache en argent, munie de cornes d'or, avec une ro- sace d'or au milieu du front (fig. 6i), ces œufs d'au- truche, ces fragments de porcelaine égyptienne, ce scarabée trouvé dans un tombeau de Mycènes et sur
Fig. 6i.
I. Hérodote le dit en propres termes : 'ATtaYtvéovta; çopTÎa AlyûnTià TE y.at 'Adffûpia.
LA PEINTURE GRECQUE. iij
lequel on lit le nom de la reine Taïa, femme d'Amen- hotpou III (XVIIP dynastie). Apportaient-ils aussi les objets de fabrication phénicienne, les pièces d'orfèvre- rie dont Homère loue le travail, les broderies aux- quelles il fait de si fréquentes allusions et que les femmes de Sidon variaient avec tant d'habileté ? Parmi les mo- numents découverts à Mycènes, aucun ne porte la marque d'une origine proprement phénicienne. Mais l'art phénicien est si composite, il reflète si fidèlement les autres arts, il est si dépourvu, par lui-même, d'ori- ginalité, qu'il est très difficile de trancher la question et d'affirmer, par exemple, que tel bijou, tel ivoire, telle pâte de verre, n'a point été directement importé de Phénicie. Il paraît bien, dans tous les cas, que le cabotage phénicien, dont le souvenir est si vivant dans les poèmes homériques, avait, dès cette époque, une importance considérable et que, par lui, les relations de la Grèce avec l'extérieur se trouvaient continuelle- ment renouvelées.
Les Achéens, de leur côté, avaient une marine, avec laquelle ils parcouraient la Méditerranée. Agamemnon, dans VIliade, nous est représenté étendant sa domina™ tion sur des îles nombreuses*. A défaut d'Homère, la pieuvre, si souvent reproduite sur les objets de My- cènes, la pourpre, qu'on y croit reconnaître, prouve- raient que ce peuple était un peuple de pêcheurs, que la mer n'effrayait point. 11 s'y aventurait pour guer- royer au loin, pour se rendre notamment à l'embou- chure du Nil, où il y avait toujours de fructueuses
I. Iliade, II, V. io8. Voyez encore Thucydide, I, 9, 3.
PEl.NT. ANTIQUE. 8
114 LA PEINTURE ANTIQUE.
razzias à faire. Des Achéens figurent parmi les « peuples de la mer », Lyciens, Sicules, Tyrsènes, Shardanes, qui attaquent l'Egypte sous le règne de Menephtah I" (XIX'' dynastie). Ils connaissaient si bien cette route d'Egypte, qu'Homère, à chaque instant, parle du pays des pharaons comme d'une contrée dont le nom est familier à ses auditeurs. Il y place des épisodes entiers de ses poèmes : on se souvient des aventures d'Hé- lène et de Ménélas, revenant de Troie, et du long temps qu'ils passent en Egypte, avant de pouvoir ren- trer à Sparte. Cette terre féconde tentait tous les cor- saires; tous les brigands de la mer Egée — et les Achéens étaient du nombre — s'y donnaient rendez- vous; on y organisait des expéditions dont on se pro- mettait de magnifiques résultats. Il suffit de lire, pour s'en convaincre, le récit que fait Ulysse au porcher Eumée ^ Tout mensonger qu'il est, il se compose d'éléments empruntés à la vie réelle, et l'on voit, par ce roman, combien de pareilles courses étaient dans les mœurs, quel prestige avait aux yeux des pirates ce plantureux Delta, d'un abord si facile.
Ainsi, directement ou indirectement, les Achéens étaient en rapport avec l'Egypte et le monde oriental. Il est donc naturel qu'au nombre des objets de My- cènes, il y en ait qui viennent d'Egypte ou d'Orient; mais tous n'en viennent pas, on peut l'affirmer, et si ceux qui ont été fabriqués sur place rappellent encore l'Asie ou l'Egypte, c'est que les Achéens avaient avec ces deux contrées des liens plus étroits que ceux que
I. Odyssée, XIV, v. 199 et suiv.
LA PEINTURE GRECQUE.
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créent le commerce et la conquête. N^e'taient-ils pas eux-mêmes des Orientaux ? Ne descendaient-ils pas de ces tribus asiatiques qui, gagnant d'île en île le continent européen, y avaient implanté la civilisation de leur pays ? Une série de mi- grations avait encore cimenté la parenté qui les unissait à TAsie. Leurs légendes contaient que le Tantalide Pélops était venu jadis, de Lydie ou de Phrygie, se fixer, avec ses trésors, dans la vaste pé- ninsule à laquelle il avait donné son nom. Des bandes lyciennes avaient aidé Proitos à bâtir la citadelle de Tirynthe. Persée, le fondateur de Mycènes, était, lui aussi, originaire de la Lycie. Non seulement le Péloponnèse, mais la Grèce du Nord, avait donné asile à des colons partis, soit des îles, soit de divers points de la côte orientale. Le Phénicien Cad- mos y avait fortifié Thèbes, et les habiles ouvriers qui l'accompa- gnaient avaient acclimaté autour de la'Cadmée Tindustrie du mé- tal. Part de forger et de décorer
les armures. De Crète était venu le mystérieux Rhada- mante , dont on montrait le tombeau près d'Ha-
Fig. 62.
11(5 LA PEINTURE ANTIQUE.
liarte, en Béotie. Si obscures que soient ces traditions, elles nous laissent entrevoir, vers le xv*' siècle , de grands mouvements de peuples qui avaient eu pour conséquence de resserrer les rapports de la Grèce avec l'Orient. Des déplacements analogues Pavaient mise en relation très intime avec l'Egypte : des bouches du Nil, où ils avaient de bonne heure élu résidence, des marins phéniciens, peut-être même des Grecs, représentés pour nous par les noms fabuleux de Danaos et de Cécrops, y avaient émigré, apportant avec eux les secrets de Tart égyptien, sans doute aussi certaines croyances, certains rites funéraires particuliers au sol qui avait été pour eux une seconde patrie.
Tout cela explique le caractère étrange de Part mycénien. Soit par le fait de Timportation, soit, plus encore, par suite de durables souvenirs, il rappelle à la fois l'Asie et l'Afrique. Originaire d'Asie, régénéré par de riches et puissantes colonies asiatiques, le peuple qui Ta créé est imbu des formes et des motifs familiers à son pays natal. De là ces chasses au lion sur les poignards de Mycènes (fig. 62), ces lions se pour- suivant ou dévorant des cerfs sur les coupes d'or et les plaques d'or repoussé exhumées des tombes royales, ces palmiers qui s'épanouissent sur les vases de Va- phio, ce haut bonnet et ces cheveux ondulés qui distinguent les figurines d'ivoire de Mycènes et de Spata. En même temps, ces hommes d'Asie ont admis parmi eux des hommes de même race, qui avaient longtemps habité l'Egypte et qui ont exercé sur eux une profonde influence. De là ces sphinx ailés en or ou en ivoire, cette fresque de Tirynthe (fig. 55) et ce
LA PEINTURE GRECQUE.
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Fig. 6}. Fragment d'un vase d'argent.
plafond sculpté d'Orchomène qui font songer aux pein- tures des hypoge'es égyptiens, ces rosaces qui décorent la porte ((^;^.
d\ine sépulture récem- ment ouverte, et dont il faut chercher l'ori- gine en Egypte, sur les plafonds multico- lores des tombeaux (fig. 4). Pourtant, cet art, qui n'a vécu que d'emprunts, est origi- nal. A travers ses ré- miniscences se font jour des qualités qui ne sont qu'à lui. Sa personnalité se montre dans le dé- cor, qu'il varie avec une fantaisie singulière; elle éclate également dans la composition. Voyez cette curieuse scène figurée sur un fragment de vase en argent, cette ville assiégée que défendent des guerriers armés d'arcs, de frondes, de lances, ces remparts où s'agi- tent des femmes éperdues (fig. 63) : au premier abord, cela fait penser à l'Assyrie, mais quelle liberté n'apparaît pas dans le détail, dans le mouvement des combattants, dans les reliefs du sol, dans les arbres, si semblables à ceux des gobelets deVaphio! Les personnages de Vaphio sont uniques dans leur genre ; ils ne ressemblent à rien de ce qu'ont produit l'Egypte, l'Asie Mineure ou la Phénicie. Je ne connais guère qu'un
Fig. 64.
Ii8 LA PEINTURE ANTIQUE.
monument où le même type se rencontre, et ce monu- ment a été trouvé à Mycènes : c'est une de ces gemmes (fig. 64) comme celles qu'on a recueillies dans tout le bassin de la Méditerranée orientale et qui, vraisembla- blement, sont l'œuvre des races qui les employaient, — la diversité même de leurs provenances l'atteste, — nou- velle preuve que Fart de Mycènes est un art local qui, né d'inspirations étrangères à la Grèce, a pris en Grèce conscience de lui-même. Les princes qui régnaient sur l'Ar- golide tiraient sans doute leur or des flancs du Tmolos ou des sables du Pactole ; la Phénicie leur procurait l'électrum et le lapis-lazuli, l'Egypte, les pierres de différentes couleurs, mais de '^' ^* tout cela s'est formée une indus-
trie nationale, ayant son style et sa physionomie propres. La grande majorité des monuments mycéniens est donc, en résumé, sortie de mains achéennes, et tel est, notamment, le cas des peintures; sans quoi, elles n'au- raient pas une telle parenté avec les poteries de Ti- rynthe et de Mycènes. Rappelez-vous ces triangles si- nueux mêlés de cercles (fig. 56), qui sont un des principaux motifs picturaux de Tirynthe : ils repa- raissent sur les vases découverts parmi les ruines de l'antique cité (fig. 65); ce motif, d'ailleurs, était si ré- pandu, qu'on le rencontre à lalysos, en Crète, à My- cènes, à Nauplie. C'était un des motifs préférés des ornemanistes. Les feuilles cordiformes , les grandes ailes notées dans les peintures de Tirynthe, sont au
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nombre des ornements qui décoraient la céramique de Mycènes. Il y a même plus d'un rapport entre ces pein- tures et certains vases d'époque postérieure qui, par une curieuse persistance de la tradition, rappellent en- core les fresques achéennes. Par exemple, un fragment de poterie mycénienne, qu'on ne saurait rapporter à Pépoque des tombes royales, représente des taureaux grossièrement dessinés, qui ne sont pas sans analogie avec le taureau de Tiryn- the, ou mieux, avec ceux de Vaphio; le champ, comme à Vaphio, laisse voir des arbres; des lignes brisées simulent un terrain ro- cheux. Sur un autre frag- ment, on distingue une tête de cheval dont les crins sont partagés en touflfes (fig. 66], comme dans une
fresque de Mycènes (fig. 52); la même disposition se remarque sur plusieurs tessons de Tirynthe et trahit, à n'en pas douter, une mode locale. Ces points com- muns sont des indices que nous avons affaire à des peintres indigènes. Nous sommes encore loin du temps où les poteries voyagent; ces vases, d'époques très différentes, ont tous été fabriqués dans le pays. Les rapprochements qu'on peut établir entre eux et les peintures prouvent que peintres et potiers, quelque intervalle de temps qui les séparât, copiaient les mêmes modèles. Ainsi, ces fresques antérieures à Homère appartiennent bien à Part que nous pouvons appeler,
lao LA PEINTURE ANTIQUE.
sans témérité, Part achéen. On voit que, tout en étant, comme Fensemble de cet art, imprégnées des souve- nirs d'Egypte et d'Orient, elles sont, elles aussi, par certains traits, originales. Elles le sont principale- ment par les sujets qu'elles traitent, par les allusions qu'elles font aux habitudes nationales, à ces chasses périlleuses où se complaisaient la force et l'agilité de ces rudes populations. Nous saisissons déjà, dans ces tableaux, un des mérites de l'art grec, qui est d'em- prunter beaucoup au dehors, en imprimant à tout sa marque personnelle. C'est ce qui rend si précieuses ces vieilles peintures et justifie les développements que nous leur avons consacrés.
§ II. — Les premiers peintres : Eumarès d'Athènes et Cimon de Cléonées.
Aux périodes de brillante civilisation succèdent parfois, dans l'histoire des peuples, des périodes de barbarie relative durant lesquelles l'art, au lieu de marcher vers de nouveaux progrès, paraît subir une sorte de recul. Après l'époque des princes achéens, la Grèce passa par une de ces phases, et ce qui l'y amena, ce fut le grand et mystérieux événement connu sous le nom d^invasion dorienne. Le mouvement partit du Nord, des plateaux de la Macédoine, et gagna peu à peu la Béotie, le Parnasse, Delphes. Comme les nations qu'ils chassaient devant eux, ces envahisseurs étaient de race hellénique; c'étaient des Grecs venus jadis d'Asie en franchissant le Bosphore, au lieu de suivre
LA PEINTURE GRECQUE. isi
la route de mer, qu'avaient prise d'autres tribus. Ils s'étaient fixés dans la Grèce septentrionale, et voici que maintenant, trop nombreux sans doute, à l'étroit dans leurs montagnes, ils débordaient de tous côtés, s' éten- dant de préférence dans la direction du Sud et refoulant lentement les populations qui leur barraient le passage. Ils arrivèrent ainsi jusque dans le Péloponnèse. Là, ils firent le siège des forteresses achéennes; non que la violence fût leur unique procédé : il y eut des contrées, comme la Messénie, où ils s'établirent pacifiquement, où ils reçurent des terres et laissèrent subsister, au moins pendant quelque temps, les anciennes dynasties royales; mais l'Argolide, avec ses citadelles, dut leur opposer une énergique résistance; ils y apportaient des revendications qui devaient mal disposer les habitants en leur faveur: tout porte à croire que, pour la réduire, ils eurent recours à la force. Les anciens occupants se réfugièrent où ils purent, les uns sur les bords du golfe de Corinthe, où ils se retranchèrent dans des postes inexpugnables, les autres, en plus grand nombre, en Attique et dans la partie orientale de la Béotie, respectées, on ne sait comment, par l'invasion. Ces terres demeurées libres devinrent le refuge de tous les exilés , et comme ils y affluaient en troupes considérables, on y organisa des migrations, des re- tours vers cet Orient d'où l'on était parti Jadis pour coloniser la Grèce d'Europe. C'est de l'un de ces re- tours que la légende, toujours prompte à amplifier les faits réels, tira le roman de la guerre de Troie.
L'invasion dorienne dans le Péloponnèse eut pour l'art les plus graves conséquences. L'art achéen, si dé-
122 LA PEINTURE ANTIQUE.
licat, si expert dans le travail de Tor, disparut, semble- t-il, à peu près complètement. Ce serait pourtant une erreur de croire que Fancienne civilisation périt tout entière. Ces durs montagnards ne purent manquer de subir rinfluence des vaincus; ils ne résistèrent point à l'ascendant d'une race supérieure, qui avait longtemps possédé le sol. Il n'en est pas moins vrai que ce change- ment de maîtres amena un grand changement dans l'activité industrielle de la contrée. On n'y vit plus sub- sister que cette technique rudimentaire représentée par ces terres cuites et ces stèles grossièrement sculptées, dont la présence parmi les trésors mycéniens reste un sujet d'étonnement bien légitime, et qu'il faut, selon toute apparence, rapporter à une très ancienne popu- lation indigène qui aurait continué de vivre sous la do- mination achéenne, en cherchant maladroitement à imiter les chefs-d'œuvre de ses vainqueurs. Quant aux ateliers proprement achéens, ils furent abandonnés ou tombèrent dans une rapide décadence, et cela n'a rien de surprenant. On comprend, par exemple, que cette riche orfèvrerie, que ce luxe approprié aux besoins de princes puissants et magnifiques, ait cessé d'avoir sa raison d'être, quand, à ces grands potentats, eurent succédé des associations politiques aux mœurs simples, aux goûts austères. Les Doriens, sans doute, étaient loin d'être des barbares; c'était une race grave, pro- fondément religieuse, ayant au plus haut point l'esprit •fédératif, et qui déjà, probablement, possédait une esthétique à elle; mais le régime n'était plus le même; la vie avait pris un autre tour, et l'on conçoit que cette transformation des idées politiques et sociales ait pré-
LA PEINTURE GRECQUE. laj
cipité la chute d'un art qui n'avait plus sa place dans le nouvel état de choses.
C'est ainsi que s'étendit, sur le Péloponnèse tout au moins, une sorte de nuit qui mit des siècles à se dissi- per. Ce moyen âge nous est très mal connu. Ce qui paraît certain, c'est qu'il ne fut point favorable à la peinture : dans ce pays où, jadis, elle avait produit des œuvres si intéressantes, tout fut pour elle à recom- mencer ; le terrain gagné fut à reconquérir, et elle le reconquit sans se douter qu'elle l'avait perdu.
Jusqu'au vi" siècle avant l'ère chrétienne, l'histoire de la peinture grecque est on ne peut plus obscure. Ce n'est pas que la polychro- Fig. 67.
mie fût négligée, du moins
celle qu'on obtient par le rapprochement de diffé- rentes matières, naturellement colorées. Ainsi, le cé- lèbre coffre consacré à Olympie par Kypsélos, tyran de Corinthe , et dont on reporte la fabrication au viir siècle, offrait un remarquable spécimen de ce genre de décoration. Construit en bois de cèdre, il était couvert de scènes figurées par des incrustations d'or et .d'ivoire qui devaient former avec le fond sombre de la boiserie le plus gracieux contraste. C'est par un procédé de polychromie analogue qu'avait été décoré le trône d'Apollon Amycléen (commencement du vi" siècle av. J.-C), dont Bathyclès de Magnésie était l'auteur. Du vm® au vi*' siècle, la marqueterie, d'ailleurs, nous apparaît comme un des arts les plus cultivés en Grèce;
124 LA PEINTURE ANTIQUE.
c'est aussi la période pendant laquelle la toreutique atteint le dernier degré de perfection, et où les grands sanctuaires, comme celui de Delphes, s'enrichissent de beaux vases de métal chargés de figures rapportées, d'un métal différent, et fournissant les éléments d'une véritable ornementation polychrome.
La couleur est donc toujours dans le goût de la race grecque. Mais la peinture proprement dite, que devient-elle pendant ce temps? Il est bien difficile de le dire. A en juger par la céramique, les peintres d'alors
auraient été sin- gulièrement inha- biles. Voici , par exemple, un frag- ment de vase atti- que (fig. 6j)^ de la série connue sous le nom de vases du Dipylon, parce que c'est au Dipylon, une des portes de l'ancienne Athènes, qu'on en a trouvé les premiers exemplaires. Ces morts aux membres gigantesques, naïvement en- tassés sur un pont de navire, trahissent un art tout à fait gauche. Ils rappellent les perspectives de certaines fresques égyptiennes (fig. 1 1), mais sans qu'il y ait lieu de supposer la moindre imitation : c'est un défaut commun à tous les primitifs que ces superpositions de figures sur un même plan.
Le procédé habituel des potiers du Dipylon consiste à disposer les personnages sur une seule ligne. C'est ainsi que font les enfants, qui se plaisent à aligner tout ce qui leur tombe sous la main, même les objets qui ne se ressemblent pas, comme si, de leur simple juxtapo-
Fig. 68.
LA PEINTURE GRECQUE. 125
sition, naissait une vague beauté qui les enchante. Voyez
Fig. 69 — Vase du Dipylon.
cette barque munie de ses rameurs, tous dessinés de
126 LA PEINTURE ANTIQUE.
face, et qui paraissent se tenir par la main (fig. 68). Leur symétrie, contraire à la réalité, est un expédient com- mode pour rendre leur grand nombre; en même temps, il s'en dégage une impression d'ordre dont se contente une esthétique élémentaire. Même dans les tableaux d'une composition plus savante éclate cette prédilec- tion pour les processions de figures identiques. Ainsi, les vases du Dipylon reproduisent souvent des cérémo- nies funèbres. Fabriqués, à ce qu'il semble, pour être portés dans les funérailles et brisés sur la tombe après rensevelissement, on ne saurait être surpris d'y voir représentées des scènes de deuils Or, dans ces pein- tures, la famille et les assistants sont figurés avec une désespérante monotonie; des files entières de person- nages font le même geste; les guerriers, montés sur des chars, ont tous le même air et le même maintien (fig. 69). L'artiste semble avoir eu pour unique souci de remplir tous ses vides de la même manière; il n'a pas cherché le pittoresque, loin de là; il s'est efforcé d'être régulier et géométrique dans le groupement de ses figures, comme dans les ornements dont il a couvert les parties accessoires.
Les vases de ce style sont d'une époque difficile à préciser. Ils ne paraissent guère avoir dépassé la fin du viii" siècle. Mais cette timidité éprise de symétrie, qui caractérise leur décoration, leur survécut. Elle apparaît encore sur les vases du vu® siècle qui servent de transi-
I. On peut se rendre compte, au Louvre, des dimensions mo- numentales de cette céramique par deux beaux spécimens restau- rés, un cratère et une amphore. Voyez musée Campana, salle des Origines comparées.
LA PEINTURE GRECQUE.
tion entre le style géométrique et un retour au décor oriental, comnne le prouve ce fragment d'une œnochoé attique qui représente un chœur d^hommes et un chœur de femmes se faisant face (fig. 70). Le sujet, il est vrai, invitait à la régularité; mais le peintre y a mis toute la raideur dont il était capable, et il y a peu de différence, pour la composition, entre ces quatre femmes qui se donnent la main en tenant une branche verte, et les rameurs qu'on a vus plus haut. Sur un curieux tes- son trouvé à Mycènes, on aperçoit des hommes armés qui partent en campagne, tandis qu'une femme leur adresse un geste d'adieu (fig. 71). De quel pays sont-ils, ces guerriers au casque orné d'une paire de cornes, au
bouclier rond, échancré par le bas, au justaucorps bordé de franges, à la lance munie d'une double pointe et qui supporte une espèce de havresac? C'est ce qu'il n'est pas aisé de déterminer. Une chose, dans tous les cas, mérite d'être notée dans ce tableau très posté- rieur à l'époque mycénienne et qu'on peut faire des- cendre jusqu'au milieu du vu" siècle, c'est l'ordre régu- lier des combattants. Ici encore, le peintre a dessiné une sorte de chœur, comme la chose à laquelle sa main était le plus habituée, preuve que l'art de composer est encore bien rudimentaire et s'en tient aux combinaisons de figures les plus simples.
Fig. 70.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Pourtant, sur certains vases d'une époque reculée, la recherche du pittoresque commence à se faire sentir. Elle se montre déjà sur quelques produits céramiques du Dipylon, où les scènes d'enterrement sont rempla- cées par des mêlées, des danses armées, des chasses aux monstres. Un des plus anciens vases signés, le cratère 'l'Aristonophos (fin du vu" siècle), laisse voir, sur une
Fig. 71. — Guerriers allant au combat, sur un vase peint de Mycènes.
de ses faces, un combat naval qui ne manque ni de va- riété ni de mouvement (fig. 72). Il est vrai que l'autre face, qui représente Ulysse crevant l'œil unique de Po- lyphème, rappelle encore l'ancienne symétrie : le héros et ses compagnons y sont disposés en file, dans des attitudes identiques, et pesant tous ensemble, avec une parfaite similitude de gestes, sur le pieu qu'ils enfoncent dans l'œil du cyclope.
Que conclure de cette imagerie ? Quels rapports pouvait avoir, avec ces grotesques bonshommes, la peinture contemporaine? Dessinait-elle avec cette ma- ladresse? Portait-elle dans la composition celte insi-
LA PEINTURE GRECQUE. laj)
pide régularité? Procédait-elle ainsi par silhouettes noires à peine rehaussées de quelques retouches blanches, comme celles qu'introduit déjà dans ses ta- bleaux le potier Arisionophos? Les textes seuls, à dé- faut de spécimens de la grande peinture, pourraient nous aider à répondre à ces différentes questions. Voyons ce qu'ils nous apprennent.
Ils nous disent que la peinture, dans l'opinion des
Fig. 72. — Combat naval, sur un vase peint portant la signature d'Aristonophos.
Grecs, avait été inventée à Sicyone ou à Corinthe, et qu'elle n'était, à l'origine, qu'un simple dessin. On avait eu l'idée de marquer par des traits, sur une sur- face plane, le contour des ombres qui s'y projetaient, et de là était sortie une première esquisse qu'on avait, dans la suite, imaginé de remplir de couleur noire; c'est ainsi que s'était formée la peinture monochrome, encore pratiquée au temps de Pline l'Ancien. Les pre- miers peintres avaient été Cléanthès de Corinthe ou Philoclès l'Egyptien ; mais ceux-ci n'étaient guère allés au delà du trait de pinceau indiquant le relief extérieur des corps. Aridikès de Corinthe et Téléphanès de Sicyone avaient, les premiers, tracé dans cette silhouette, soigneusement noircie, des lignes marquant
PEINT. ANTIQUE. 9
ijo LA PEINTURE ANTIQUE.
les contours internes, et comme les objets ainsi figurés n'étaient point reconnaissables à leur couleur, on avait pris Phabitude de les désigjier par des inscriptions. Le Corinthien Ecphantos avait égayé ces images mono- chromes par des retouches rouges obtenues avec de la brique pilée.
Tels sont les renseignements que nous fournissent les auteurs. Ils concordent, sur plus d^un point, avec rhistoire de la céramique. Cette peinture dont Tunique moyen d^expression consistait à cerner les contours par un trait, nous la retrouvons sur les poteries de Tirynthe; la figure 70 en donne, de même, une idée assez exacte. On remarquera seulement que la sil- houette, dans ces barbouillages, n'est déjà plus vide; elle est, en partie, remplie de noir, et là où le noir ne s'étend pas en larges plaques, il sert à marquer certains détails internes. Ce progrès est sensible dans le tableau des guerriers de Mycènes (fig. 71). En réalité, la pé- riode du simple trait cernant les contours, si elle a jamais existé, dut être fort courte, et de bonne heure le noir s'introduisit dans l'intérieur des figures. La con- cordance des textes et de la technique des vases n'en est pas moins frappante. Aux lignes indiquant les con- tours internes répondent, sur les vases, les incisions à la pointe. Aux retouches rouges d'Ecphantos, corres- pond l'engobe rouge dont les potiers, particulièrement à Corinthe, font, dès qu'ils le connaissent, un si singu- lier abus.
Une chose digne de remarque est la patrie que les -écrivains anciens assignent à la peinture. Elle naquit, affirment-ils, à Sicyone ou à Corinthe. Or Sicyone et
LA PEINTURE GRECQUE. 131
Corinthe sont deux puissantes cités, dans lesquelles Part, dès le vu*" siècle, prend un merveilleux essor. A Sicyone s'établit la dynastie des Orthagorides, dont Tavènement est le signal d'une réaction énergique et bientôt triomphante contre Télément dorien. L'an- cienne population ionienne, reléguée dans la ville basse, sur le rivage de la mer, recouvre dans TÉtat le rang qu'elle a perdu : gouvernée par des tyrans qui dé- ploient un faste royal, elle entretient avec le dehors des relations suivies ; de l'Italie méridionale, de l'Epire, de l'Eubée, de l'Attique, des principales contrées du Péloponnèse, les étrangers viennent prendre part aux fêtes de ses princes et admirer leur magnificence. Ceux-ci, pendant un siècle (670-570), fixent sur eux l'attention du monde hellénique et rivalisent de luxe avec les souverains de l'Orient. Quant à Corinthe, vieille cité phénicienne où, de temps immémorial, on travaille la pourpre, où l'on fabrique de fines étoffes de laine et des tapis, elle est de même une des villes les plus civilisées de l'ancienne Grèce. Son heureuse situa- tion entre deux mers lui livre le commerce de l'Orient et de l'Occident. Sous les Bacchiades, sous les Kypsé- lides, leurs successeurs, elle étend au loin son in- fluence et domine jusqu'en Thrace par ses colonies. On comprend que les historiens postérieurs de la peinture, voulant rattacher l'origine de cet art aux plus brillantes civilisations de ces temps lointains, aient eu l'idée d'en placer le berceau dans ces deux grands centres; et, par le fait, ils ne se trompaient pas. Tout porte à croire qu'après l'oubli où était tombée la peinture achéenne, ce furent les Sicyoniens et les Corinthiens qui, les pre-
ij2 LA PEINTURE ANTIQUE.
miers des Grecs, se remirent à faire des tableaux de quelque importance. A Corinthe, notamment, si cé- lèbre par sa céramique, et où le tour à potier avait été inventé, où la tradition faisait vivre, au début du VII* siècle, un Eucheir, un Eugrammos, dont les noms significatifs trahissent une habileté particulière de la main, il est aisé d'admettre que, de bonne heure, se forma une école de peinture dont l'action rayonna sur tout le voisinage.
Un fait plus singulier est le rôle qu'aurait joué, dans cette renaissance de la peinture grecque, l'Egyp- tien Philoclès. Ce nom, d'abord, ne laisse pas que d'é- tonner : il désigne évidemment, non un Egyptien de naissance, mais un Grec venu d'Egypte, où il avait longtemps vécu, et d'où, sans doute, il avait rapporté quelques-uns des secrets de la peinture égyptienne. On ne voit pas, néanmoins, du premier coup, ce que vient faire le souvenir de cette peinture dans l'histoire de la peinture hellénique. Si l'on rapproche cette tradition de quelques autres, tout s'éclaircit. Pline dit formelle- ment que les Egyptiens étaient regardés comme les in-^ venteurs de la peinture; il fait même allusion au désac- cord qui existait sur ce point entre eux et les Grecs, les Egyptiens se vantant d'avoir pratiqué l'art de peindre six mille ans avant qu'il passât en Grèce, les Grecs avouant qu'ils ne venaient que les seconds, mais leur contestant cette prodigieuse antériorité. N'a-t-on pas le droit d'en conclure qu'à l'époque où les Hellènes plaçaient les origines de leur peinture, la peinture égyptienne n'avait point été, sur eux, sans influence?
Ainsi, la plus ancienne peinture digne de ce nom
LA PEINTURE GRECQUE.
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aurait été, en Grèce, une peinture noire reiiaussée de rouge et sillonnée de lignes tracées au burin ou figu- rées en clair pour indiquer le modelé intérieur. Cette peinture se serait déve- loppée simultanément à Sicyone et à Corinthe ; elle aurait été, dans une cer- taine mesure, influencée parla peinture égyptienne. A côté de cet art mo- nochrome, riche, au plus, de deux tons, il est certain que, de très bonne heure, il en exista un autre dont les ressources étaient plus variées. Pline distingue très nettement des pre- miers peintres monochro- mes un certain Boular- chos, auteur, à ce qu'il paraît, d'un tableau de bataille que Candaule, roi de Lydie, avait payé son pesant d'or. Or le roi Can- daule vivait à la fin du VIII* siècle, et le combat représenté par Boularchos
était un épisode de l'une des plus grandes guerres du temps, la guerre des Ephésiens contre les Magnètes,
lU LA PEINTURE ANTIQUE.
illustrée par les élégies belliqueuses du vieux poète Callinos, Callinos et Boularchos étaient donc contem- porains, et tandis que le poète avait, par ses chants, contribué à la victoire d'Ephèse, sa patrie, le peintre avait immortalisé la gloire des Éphésiens en fixant par le pinceau le souvenir de leur succès. Mais quel était le caractère de sa peinture? C'était, sans aucun doute, une peinture polychrome, qui procédait de l'an- tique peinture achéenne. Chassée de la Grèce d'Europe par les Doriens, celle-ci avait émigré dans les îles où, après l'invasion dorienne dans le Péloponnèse, on trouve tant de traces de l'art achéen; elle s'était réfu- giée dans les îles et en Asie Mineure, comme cette orfèvrerie jadis si florissante à Mycènes et qui repa- raît, après l'époque mycénienne, à Chypre, à Rhodes, en Lydie. Nous assisterons bientôt au retour de cette polychromie dans la Grèce propre : après un long exil, elle y reviendra, plus ou moins modifiée par des influences étrangères^ Rendons-nous compte, en atten- dant, de ce que produit, au vu' et au vi' siècle, la pein- ture monochrome.
Les anciens connaissaient, ou croyaient connaître des tableaux de Cléanthès. Ils lui attribuaient une Pn^e de Troie et une Naissance d'Athéna. qui ornaient un sanctuaire voisin d'Olympie. C'est probablement dans ce dernier tableau que figurait un Poséidon mentionné par Athénée et qui tenait à la main, comme attribut, un dauphin. Le même temple renfermait une composi-
I. Holwerda, Jahrbuch des kais. deutsch. archceol. Instituts, 1890, p. 256, 259 et suiv.
LA PEINTURE GRECQUE.
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tion d'Arégon de Gorinthe, représentant Artémis sur un griffon. La peinture monochrome était aussi cul- tivée dans les îles et en Orient. On citait un certain Saurias de Samos comme Payant, un des premiers, pratiquée dans son pays. Craton de Sicyone imagina, pour mieux faire ressortir ses silhouettes noires, de les appliquer sur un fond blanc. D'autres peintres, dont l'antiquité elle-même savait fort peu de chose, nous sont encore donnés comme s'étant exercés dans le genre monochrome : Hygiainon, Deinias, Charmadas. Rien n'est plus vague, on le voit, que ces indications. Les monuments qui se rapprochent le plus de cette peinture sont les curieux sarcophages en terre cuite trouvés dans l'île de Rhodes et surtout aux environs de Clazomène, non loin de Smyrne. Il existe de ces caisses d'argile peinte, soit entières, soit à l'état pig. 7+.
de fragments, à Smyrne, Constantinople, Berlin, Vienne, Londres, Paris. Celle que nous reproduisons dans son inté- grité (fig. 73) se voit au musée de Tchin- li-Kiosk, à Constantinople. Ce sont de grands récipients de terre rouge, généra- lement plus larges au sommet qu'à la base, et qui portent aux pieds et à la tête, ainsi que sur les bords latéraux, une décoration extrêmement riche. Scènes de
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combats, de chasses, guerriers luttant Tun contre l'autre pour la possession d'un cadavre, gazelles, taureaux, sangliers attaqués par des lions, tels sont les motifs qui occupent le plus souvent les deux extre'mités de ces cuves, c'est-à-dire les parties qui offrent au peintre le champ le plus étendu et le plus facile à remplir. Un des sujets favoris du décorateur, dans ces tableaux, est celui de la course de chars (fig. 74). Ajoutez à cela les rangées de sphinx, les grecques, les oves qui courent de distance en distance, l'élégante torsade compliquée de palmettes (fig. 75) qui s'enroule sur la tranche des pa- rois latérales et qui semble avoir été si populaire en Asie Mineure et sur la côte, qu'au ni° siècle avant l'ère chrétienne on en retrouve encore le souvenir affaibli sur certains monuments funéraires de l'île de Chios, et vous concevrez le luxe de cette ornementation, qui sur- passe de beaucoup celle des plus beaux vases à figures noires. Elle nous offre, à mon avis, l'image la plus exacte que nous puissions rencontrer de la peinture monochrome, non pas à ses débuts, mais déjà presque parvenue à la perfection. Sur les plus anciens de ces sarcophages, les motifs sont simplement exécutés en noir, avec des lignes claires qui en dessinent les sail- lies internes. Sur les autres apparaissent déjà ces retouches rouges qu'Ecphantos introduira dans la grande peinture corinthienne; on peut même y noter quelques-unes de ces retouches blanches si ancienne- ment usitées dans la décoration des vases peints. Mais ce que ces fresques sur argile ont peut-être de plus remarquable, c'est l'engobe blanc qui leur sert de fond. Sur toute l'étendue de la surface à décorer, l'artiste a
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étalé une mince couche de couleur blanche, dont Teffet est de supprimer la porosité de la terre, d'en rendre la superficie plus lisse et d'y faire se détacher plus vigou- reusement les sujets noirs. Vous recon- naissez là le procédé de Craton de Sicyone. Ce sera celui de la peinture du v'' siècle; cet engobe blanc annonce déjà les fonds blancs du plus grand peintre d'Athènes, PolygnotedeThasos. C'est cette perfection technique, c'est le mouvement et la variété de ces com- bats, de ces concours équestres, qui autorisent à supposer une certaine res- semblance entre les sarcophages de Clazomène et les œuvres du premier peintre célèbre que nous connaissions, Eumarès d'Athènes. Il vivait, selon toute apparence, dans la première moi- tié du vi'' siècle. Son fils, Anténor, fut un des sculpteurs les plus renommés de l'époque des Pisistratides; c'est lui qui fit le fameux groupe des meurtriers d'Hipparque, Harmodios et Aristogiton, dont une copie très postérieure existe au musée de Naples. On a récemment dé- couvert sur l'Acropole une statue de femme qui porte sa signature. Il signait: « Fils d'Eumarès »,ce qui établit clairement sa parenté avec le peintre. En plaçant sa ma- turité entre 53o et 52o, on se tromperait probablement de fort peu, et cela reporterait celle d'Eumarès vers 56o ou 55o. Eumarès était donc contemporain de Solon.
F'g- 75-
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Un de ses mérites, nous dit Pline, fut de représen- ter toute sorte de figures, c''est-à-dire de rompre avec la raideur et la monotonie de Tancienne peinture mo- nochrome. Mais son innovation capitale consista à distinguer les femmes des hommes. Le moyen qu'il em- ploya pour cela n'est pas douteux : il coloria leurs chairs en blanc, suivant un procédé universellement adopté, après lui, par les potiers du vi" siècle (fig. 76). C'est là un des effets de cette influence égyptienne dont il a été question plus haut. Vous vous souvenez que les Egyptiens, pour rendre la différence de ton qui existait chez eux entre le nu des hommes et le nu des femmes, avaient, de très bonne heure, imaginé de peindre les premiers en rouge brun, les secondes en jaune pâle. C'est ce jaune qui devint, dans les tableaux d'Eumarès, le blanc neigeux dont les vases peints nous donnent une idée. Il suffit, pour le comprendre, de jeter un rapide coup d'œil sur l'histoire.
Depuis que l'Egypte avait exercé sur la Grèce, à l'époque achéenne, l'action que l'on sait, ses relations avec le monde hellénique n'avaient sans doute jamais été interrompues. On ne voit pas, cependant, qu'elles aient continué avec la Grèce d'Europe, où dominaient les Doriens; mais elles subsistèrent avec la côte d'Asie et les îles, sans qu'on en puisse nettement déterminer le caractère. Tout à coup, au vn*^ siècle, se produit un fait important. Un pharaon, Psamitik I", concède des terres, le long de la branche pélusiaque du Nil, aux Ioniens et aux Cariens qui l'ont aidé, comme merce- naires, à faire la guerre dans la haute Egypte. Des co- lons de Milet, encouragés par cet exemple, ne tardent
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pas à venir, eux aussi, s'établir dans le Delta, où ils fondent une sorte de comptoir fortifié, qui prend le nom de Camp des Milésiens. A partir de ce moment, les Grecs se succèdent, de plus en plus nombreux, sur le rivage africain. Leur
race active et entrepre- .«î^^^i, -î^^îiS^âAS^.
nante, pleine d'enthou- «j^* ÊBÊê'^^uJIp ^^K siasme pour la civili- sation égyptienne, la répand, par le com- 'merce, dans toutes les échelles d'Orient. Enfin, sous Amasis, qui leur livre, près de la bouche canopique, la ville de Naucratis, ils achèvent de s'implanter à l'em- bouchure du Nil. Ces événements ne pou - valent laisser indiffé- rente la Grèce conti- nentale. Dès le temps de Psamitik, nous la voyons en rapport avec
l'Egypte. A Corinthe, règne un Psamétichos, le dernier des Kypsélîdes, dont le nom tout égyptien prouve l'existence de liens de famille entre le roi de Sais et les princes corinthiens. Après l'incendie du temple de Del- phes, en 548, les Delphiens envoient de tout côté des ambassadeurs pour réunir l'argent nécessaire à sa recon- struction, et parmi les souverains amis auxquels ils
Fig. 715.
i+o LA PEINTURE ANTIQUE.
s^adressent, se trouve Amasis, qui s'acquitte en nature et leur donne généreusement mille talents d^alun. Le même Amasis est populaire à Athènes : son nom est porté par un maître potier de la seconde moitié du vi^ siècle. Son libéralisme, son amour pour la Grèce, font que les Athéniens se rendent volontiers dans ses États, afin d'y trafiquer. C'est là que Solon va faire un long séjour, après avoir terminé ses réformes. C'est de là que viennent, sous Pisistrate et ses fils, maints se- crets de métier qui ont sur l'art athénien la plus décisive influence. L'engouement pour l'Egypte est universel ; on la découvre de nouveau, sans soupçonner la part qu'elle a eue jadis dans le développement artistique de la Grèce. C'est ce qui explique l'invention d'Eumarès, postérieure de cent ans peut-être aux importations de Philoclès l'Égyptien, dont elle marque la suite. Depuis longtemps, les retouches blanches étaient pratiquées dans la peinture de vases et, semble-t-il, aussi dans la grande peinture; elles avaient dû naître du désir d'imi- ter les incrustations d'ivoire, si fréquentes, au vni« et au vu" siècle, dans l'ébénisterie de luxe, comme les retouches rouges des Corinthiens, mises en honneur par les poteries de Rhodes et de Mélos, avaient eu pour point de départ l'intention de reproduire les ap- pliques de cuivre dont les grands toreuticiens tels que Glaucos de Chios, Rhoicos et Théodoros de Samos, avaient, les premiers, décoré les vases de bronze. Mais l'idée d'employer le blanc à distinguer les sexes n'avait point, à ce qu'il semble, eu cours avant Eumarès; c'est lui, dans tous les cas, qui en fit le premier l'application à Athènes, et sa trouvaille eut tant de succès, qu'on
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voit Thespis, le plus ancien des tragiques, la transpor- ter, vers 535, dans la mise en scène. Le blanc de céruse dont il barbouillait ses acteurs, les masques de toile blanche dont il leur couvrait le visage, n'avaient évi- demment d'autre but que d'accuser les personnages féminins^ en les opposant aux hommes, frottés de lie^ Nous ne saurions dire quels sujets traitait Euma- rès. Il peignait probablement de grandes compositions historiques ou religieuses. Les scènes de combats figu- rées sur les plus beaux sarcophages de Clazomène, les processions de divinités comme celles que représente le vase François, du musée de Florence, peuvent donner un aperçu de ses tableaux. Son talent trouvait sans doute à s'exercer dans les temples, peut-être déjà dans les habitations privées, dans les maisons de ces nobles contre lesquels fut dirigé le coup d'Etat de Pisistrate. Sur la décoration picturale des temples, nous avons des documents précis. On a vu que d'antiques fresques, attribuées aux premiers peintres monochromes, bien qu'elles leur fussent certainement très postérieures, or- naient, près d'Olympie, le sanctuaire d'Artémis Al- pheionia. Quand Harpagos, lieutenant de Cyrus, pilla, en 544, la ville de Phocée, il en trouva les temples tout couverts, à l'intérieur, de peintures variées. La plupart de ces tableaux étaient inspirés par Homère et les poèmes cycliques, qui sont, au vi" siècle, la source commune où puisent à l'envi poètes et artistes. C'est cette source qui devait alimenter la peinture d'Eumarès. Il eut pour successeur Cimon de Cléonées, qui fit
1. Revue des études grecques, 1891, p. i68 et suiv.
14» LA PEINTURE ANTIQUE.
faire à Fart de peindre des progrès considérables en in- ventant les raccourcis (jcara-ypaipa), ce qui revient à dire que, tout en employant encore les teintes plates, il chercha, par le dessin, à rendre tant bien que mal la perspective. Il imagina, de plus, de varier les attitudes de ses personnages, de les montrer tournant la tête, abaissant leurs regards vers la terre ou les levant au ciel. Enfin, il réussit à exprimer Panatomie du corps humain, ainsi que le moelleux des étoffes. C'étaient là de grandes nouveautés. Malheureusement, les té- moignages anciens sur ce peintre ne citent de lui aucun tableau. Mais, d'après les inventions techniques qu'ils lui prêtent, on devine que ses efforts se concentrèrent principalement sur Pétude de la draperie et sur celle du nu. Aux rigides vêtements d'Eumarès, il substitua des vêtements plus souples, dont nous pouvons nous faire une idée par une curieuse stèle trouvée, en i83g, à Vélanidéza, près de Marathon, et sur laquelle on n'avait rien distingué, lorsque, en 1878, l'ayant débar- rassée de la terre qui y adhérait encore, on y vit appa- raître l'image que nous reproduisons (fig. 'j-j). L'in- scription gravée au bas indique que ce marbre était dressé sur la tombe de Lyséas, dont il contient le por- trait. Le cavalier représenté au-dessous de la figure principale prouve que nous avons affaire à un de ces nobles Athéniens qui entretenaient, en vue des con- cours, de somptueuses écuries. Les caractères de l'in- scription nous reportent vers 53o ou 520. Or telle est à peu près l'époque où il convient de placer Cimon de Cléonées, plus jeune qu'Eumarès et contemporain d'Anténor. Ce corps élégamment drapé dans un ample
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manteau nous fait comprendre la manière dont il traitait les plis. On voit combien ce large rendu est déjà loin de la sécheresse que portent dans les représentations analogues les peintres de vases à figures noires.
Mais ce que Cimon semble avoir peint de préférence, ce sont des figures d'athlètes, où il pou- vait, suivant l'expression de Pline, faire saillir les veines [venas protulit) et témoigner de sa science de Tanatomie. C'était le moment où Pisistrate venait de réorganiser les Panathénées en y introduisant les exercices gymnastiques à côté des courses de chevaux, qui y avaient, jus- que-là, figuré à peu près seules et auxquelles l'aristocratie sur- tout prenait part. Il était naturel que ces luttes en plein air et l'entraînement qu'elles néces- sitaient dans les palestres fissent sur les artistes une vive impres- sion. Tous ces corps jeunes et vigoureux s'arc-boutant, se cam- brant, s'enlaçant dans de ner- veuses étreintes, offraient aux peintres, comme aux sculpteurs, les plus heureux motifs. On ne saurait dou- ter de l'influence de ces exercices sur la peinture de
Fig. 77. — Stèle de Lyséas, peinture sur marbre.
14+ LA PEINTURE ANTIQUE.
Cimon de Cléonées. De là lui vint évidemment ce souci du détail an'atomique, que nous voyons, vers le même temps, si naïvement poursuivi parles premiers potiers qui décorent leurs vases de figures rouges. La même préoccupation se retrouve chez les peintres de stèles, comme l'atteste ce fragment de marbre peint (fig. 78), postérieur de peu d'années à la stèle de Lyséas. Pein- tres et potiers exagèrent les articulations; ils s'in- génient aussi à pré- senter leurs figures dans les postures les plus diverses, à pra- tiquer les raccourcis mis à la mode par Cimon. Voyez ce Jeune discobole qui tient son disque de la main droite et lève le bras gauche pour faire contrepoids (fig. 79). Le geste de ce bras et ce dos presque de face, sur des reins de profil, sont d'une gaucherie incontestable. Il n'y en a pas moins là un effort intéressant pour rendre les sur- faces fuyantes et donner l'illusion de la profondeur. Ce praticien si habile, ce Cimon dont on s'accorde à reconnaître la grande influence sur la peinture de vases à figures rouges, peignait-il, comme son prédé- cesseur, des silhouettes noires, rehaussées de rouge et de blanc ? On l'a cru jusqu'ici, sur la foi de Pline. Con- trairement à l'opinion reçue, je verrais en lui un peintre polychrome. Etudiez, en effet, attentivement le texte de Pline : aucune phrase, aucun terme n'y prouve
Fig. 78. — Peinture sur marbre.
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nécessairement que Cimon s'en tint à la peinture mo- nochrome. Eumarès, par l'emploi du blanc pour dis- tinguer les sexes, avait fait un premier pas dans la voie
Fig. 79. — Discobole, étude de raccourci sur un vase peint à figures rouges.
du réalisme; Cimon en fit un second, beaucoup plus considérable, en essayant de rendre la perspective, en donnant à ses figures des attitudes plus conformes à la réalité, en y accusant la musculature et le moelleux des draperies. Voilà ce que Pline veut signifier. Là
PEINT. ANTIQUE. lO
1^6 LA PEINTURE ANTIQUE.
nature même des inventions dont il lui fait honneur indique que ses tableaux étaient à plusieurs tons. Ces plis, ces articulations apparentes, tout cela n'était pas nouveau; il y avait de longues années que les peintres de vases à figures noires savaient se tirer de pareilles difficultés : ce qui le fut, c'est le soin, c'est la délica- tesse que Cimon y apporta, ce sont les traits légers par lesquels il marqua jusqu'à la saillie des veines et qui dénotent l'usage de fonds clairs , sur lesquels les moindres retouches produisent tout leur effet. S'il s'était borné à rééditer, même en les perfectionnant, les procédés de la technique noire, il n'eût pas, à ce point, mérité l'admiration des critiques. Il fit plus : il remplaça la figure noire par la figure polychrome, et c'est là ce qui lui permit de donner tant d impor- tance au modelé interne. Considérez, en outre, le temps oti il vivait : c'était le temps de Pisistrate, où nous voyons se produire, précisément, une véritable invasion d'Athènes par la polychromie. Édifices, statues, marbre, pierre, tout est enluminé de vives couleurs; soit contagion de l'Egypte, avec laquelle l'Athènes du vi« siècle a de si fréquents rapports, soit influence de l'Orient et des îles, d'où la polychromie n'a jamais disparu, et qui sont, eux aussi, en relation si étroite avec les Pisistratides, il y a comme une dé- bauche de décoration polychrome à laquelle il serait bien singulier que la grande peinture fût demeurée étrangère. Cimon fut entraîné par le mouvement gé- néral, ou plutôt, il fut un de ceux qui le provoquèrent. N'était-il pas de Cléonées, près de Corinthe, un pays depuis longtemps célèbre par ses innovations pictu-
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raies? Qui sait si, à côté des monochromes à retouches rouges, ce pays, d'assez bonne heure, n'avait pas pro- duit des tableaux polychromes, dans le goût de la vieille peinture achéenne dont les îles avaient gardé le secret? Le commerce actif qu'il entretenait avec elles et avec tout l'Orient autoriserait à le croire. Eucheir, que la légende fait venir à Co- rinthe, au vu" siècle avant notre ère, et qu'elle met au nombre des inventeurs de la peinture, était parent de Dédale, un Cretois. Il n'est pas impossible d'ad- mettre qu'héritier de ces lointaines traditions, Ci- monles transporta à Athè- nes, quand, à l'exemple de tant d'artistes, il vint grossir la cour de l'un des princes les plus magnifi- ques de son temps.
Veut-on d'autres preu- ves? On n'a qu'à jeter les
yeux sur les stèles peintes. La stèle de Lyséas, qui se rattache intimement à la peinture de Cimon, était poly- chrome; on n'y voit plus aujourd'hui que la place des couleurs; mais sur toute cette surface, dont la colo- ration actuelle va du blanc jaunâtre au rouge brun, étaient, à l'origine, étendus différents tons. On dis- tingue même encore, sur le manteau, des traces de
Fig. 80. — Stèle d'Antiphanès, peinture sur marbre.
1^8 LA PEINTURE ANTIQUE.
pourpre. Une stèle du même temps, ou quelque peu postérieure, qui ornait la sépulture d'un certain Anti- phanès, montre un coq très librement esquissé en noir et dont les plumes gardent des restes de rouge et de bleu (fig. 80). La palmette qui le surmonte, et que nous n'avons pas cru devoir reproduire, offre des vestiges très visibles de ces deux couleurs. Voyez encore cette jolie tête d'éphèbe peinte sur marbre, trouvée, il y a peii d'années, dans les environs du cap Sunium (fig. 81). Comme la stèle de Lyséas, elle n'offre plus que la place des couleurs, représentées par un ton rougeâtre, tantôt foncé, tantôt clair; mais, selon toute vraisemblance, ce n'est pas en noir que les chairs y étaient peintes; ce qui l'indique, c'est la ligne blanche qui contourne le visage et qui, elle, est un souvenir du trait noir dont il était cerné. Or, si ce trait, en s'écaillant, a laissé une trace blanche, on en doit conclure que, là où la trace est sombre, il y avait autre chose que du noir. Ce pré- cieux monument, qui appartient aux dernières années du VI* siècle, est tout voisin de Cimon de Cléonées. Il constitue donc un nouveau témoignage en faveur de la thèse que nous soutenons.
S'il faut enfin un dernier argument, j'irai le cher- cher dans l'évolution qu'accomplit la céramique vers la fin du Vf siècle. On sait que les vases grecs forment deux grandes catégories, ceux où les figures sont peintes en noir sur fond rouge, et ceux où elles sont peintes en rouge sur fond noir. C'est la première technique qui est la plus ancienne. La seconde lui succéda, aux envi- rons de 520, non sans hésitation; il y a des potiers, et des plus habiles, qui s'obstinent à peindre en noir;
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d'autres, plus hardis, comme Nicosthène, comme Épic-^ tétos, abordent résolument la figure rouge, sans renon- cer tout à fait à la vieille méthode. Leur exemple est suivi avec la lenteur qui caractérise parfois les grandes révolutions industrielles : nous connaissons des po- tiers de ce temps qui peignent tantôt en rouge, tantôt en noir, et les mêmes vases, souvent, nous montrent réunies ces deux techni- ques différentes. En- fin, le rouge prend le dessus, et nous sommes en présence de cette belle céra- mique attique du v^ siècle, dont la coloration, sans re- touches rouges ni
Fig. 8i. — Tête d'éphèbe, peinture sur marbre.
blanches, est toute conventionnelle, mais qui tire du dessin un si mer- veilleux parti. On a cru découvrir Torigine de ce chan- gement dans les ateliers mêmes des céramistes, dans le perfectionnement de certains de leurs procédés *. Les procédés, sans doute, y furent pour quelque chose; mais le branle fut donné par les ateliers des peintres. Ce fut la vue des peintures polychromes qui fit que
I. Klein, Euphronios, 2" édition, p. 29 et suiv.
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les maîtres potiers quittèrent le noir pour le rouge; sans pouvoir reproduire exactement leurs modèles, ils tentèrent de s^en rapprocher en peignant des silhouettes claires. Cela leur permettait d'accuser, comme les peintres, les détails anatomiques. Nous les voyons d'abord s'y essayer timidement; bientôt, ils s'enhar-
Fig. 82. — Plaque d'argile peinte, à figures noires.
dissent et imaginent ces menus traits jaunes, moins durs que les traits noirs, qui leur servent à exprimer les modelés les plus délicats. Qui pourrait nier, dans ce progrès, l'influence de Cimon de Cléonées ? C'est à lui, selon toute apparence, que doit être rapportée cette transformation de la céramique. Tous les archéologues sont d'accord pour rattacher à ses innovations les amé- liorations de détail que subit, vers cette époque, la
LA PEINTURE GRECQUE. i$l
peinture de vases à figures rouges; mais ce qu'il faut y rattaciier surtout, c'est l'idée même de la technique nouvelle, où il semble difficile de ne pas voir un argu- ment décisif en faveur du caractère polychrome de ses tableaux.
A partir de ce moment, la polychromie fait fureur,
Fig. 83. — Plaque polychrome d'argilo peinte.
et on la trouve jusque sur les plaques d'argile peinte. Il existe aujourd'hui plusieurs centaines de ces monu- ments, dont les uns, comme ceux qui proviennent de Corinthe et qu'on peut voir en si grand nombre au mu- sée de Berlin, étaient des ex-voto qu'on suspendait dans les temples, tandis que les autres, plus spéciale- ment attiques, figuraient en général, dans l'intérieur des sépultures, de longues frises représentant les divers
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actes des funérailles i. Or ces plaques, au vi" siècle, suivent la technique des vases de style noir : il est aisé d'en Juger par la figure 82, qui montre huit person- nages drapés, exécutant, avec le geste traditionnel, la lamentation qui précédait la déposition au tombeau. Mais il vient un temps où, la grande peinture étant po- lychrome, les plaques d'argile, elles aussi, s'efforcent de l'être à leur manière, comme le prouve ce guerrier colorié en jaune, qui porte ceinte autour de la taille une chlamyde noire, et s'enlève, dans un cadre noir et rouge, sur un fond blanc crème (fig. 83). Ce petit ta- bleau, qui est de la fin du vi" siècle ou du commence- ment du v^, est un curieux témoignage de la popularité dont jouit désormais la polychromie. C'est à Cimon qu'est dû cet engouement. Nous ignorons quels tons possédait sa palette; sa peinture, très sobre, était cer- tainement conventionnelle , et nous ne devons point la supposer capable de rendre toutes les nuances de la réalité. L'essentiel est qu'elle ouvrit des voies incon- nues. Tout est prêt, maintenant, pour les chefs-d'œuvre du siècle de Cimon et de Périclès. Les vrais grands peintres peuvent paraître : la technique qu'ils porte- ront à la perfection est trouvée.
§ III. — Vécole attique : Polygnote.
On sait qu'au v* siècle, c'est Athènes qui devient la capitale intellectuelle de la Grèce. Merveilleusement
I. Voyez Rayet et Collignon, Histoire de la céramique grecque, p. 143 et suiv.
LA PEINTURE GRECQUE. 155
préparée par Pisistrate à prendre en main Thégémonie, elle trouve dans la seconde guerre médique Toccasion de s'en emparer, et la garde pendant cinquante ans. Le bel élan de patriotisme qui lui fait affronter les Bar- bares à Marathon, qui, plus tard, la met aux prises, dans les eaux de Salamine, avec TAsie coalisée, lui assure la suprématie sur toutes les cités de THellade. Avec la puissance lui vient la richesse ; avec la richesse, le goût du luxe et des arts. Le rôle qu'a joué Sparte au VII* siècle, quand elle appelait à elle les grands ly- riques de Lesbos et de Crète pour réorganiser ses solen- nités religieuses, celui qu'ont joué, vers le même temps, les florissantes tyrannies de Sicyone et de Corinthe, celles de Samos et d'Athènes même au siècle suivant, l'Athènes démocratique, victorieuse des Perses, va le Jouer, désormais, avec un incomparable éclat. A elle vont accourir littérateurs et artistes; elle-même en produira de très grands, qui feront son orgueil. Poé- sie, architecture, sculpture, peinture, tout se réunira pour l'embellir; elle élèvera à ses dieux des temples magnifiques, qui s'empliront de merveilles; ses fêtes, rehaussées par les représentations dramatiques, attire- ront en foule les étrangers dans ses murs. Il n'y a peut-être pas, dans l'histoire du monde, de période aussi courte ayant donné naissance à autant de chefs- d'œuvre. C'est de cette période que date l'ascendant des Grecs sur les autres nations; et quand, plus tard, le génie de la Grèce, selon l'énergique expression d'Ho- race, conquerra Rome triomphante, c'est, en réalité, au génie d'Athènes que reviendra l'honneur de la conquête. De grands peintres apparaissent durant ces belles
IS4 LA PEINTURE ANTIQUE.
années où Athènes tient la tête de la civilisation. Si tous ne sont pas Athéniens de naissance, c^est à Athènes qu'ils se forment et produisent leurs œuvres les plus remarquables. Le premier par Pancienneté, et peut- être par le génie, est Polygnote. Nous savons peu de chose sur sa vie. Il était originaire de Thasos, cette île qui se dresse en face de la Thrace « comme Téchine d'un âne, avec des bois sauvages en couronne », selon la pittoresque image d^Archiloque. Ce pays monta- gneux et verdoyant avait été jadis le centre d'un puis- sant empire. Au temps du roi Gygès, c'est-à-dire vers la fin du viu" siècle avant notre ère, des colons de Pa- ros étaient venus s'y établir et y avaient fondé, après bien des revers, un Etat qui se prolongeait sur la côte opposée, comprenant les mines d'or et d'argent de la Thrace, autrefois exploitées par les Phéniciens. Forte de sa situation et soutenue par une marine redoutable, cette petite république avait prospéré, jusqu'au Jour où Mardonius l'avait incorporée à la monarchie perse. Mais les Thasiens regrettaient leur indépendance. Au commencement du v siècle, nous les voyons rêver de s'affranchir, quand le Perse, averti, fond sur eux et prend leur ville. Ils durent raser leurs murailles et remettre leurs vaisseaux aux mains du vainqueur. Thasos, privée de défense, ne fut plus qu'une des in- nombrables provinces du grand Roi (491). C'est peut- être à la suite de ces événements que Polygnote, encore jeune, vint à Athènes. Depuis longtemps les Athéniens s'étaient posés en adversaires des Perses. Les encoura- gements qu'ils avaient donnés à la révolte de Tlonie, la part même qu'ils avaient prise à cette guerre désas-
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treuse pour les rebelles, avaient montré leur résolu- tion de s'opposer à tout progrès des Barbares en Occi- dent. Il était naturel qu'Athènes fût considérée comme le refuge de quiconque fuyait devant la domination orientale. Polygnote y fut bien accueilli dans la fa- mille de Miltiade, dont la femme, Hégésipylé, était la fille du roi thrace Oloros et que, par conséquent, des liens de parenté rattachaient à la patrie du jeune peintre. Il s'y lia avec le fils du vainqueur de Mara- thon, Cimon, qui ne cessa, à ce qu'il semble, de lui porter un vif intérêt et l'associa aux grands travaux qu'il fit plus tard exécuter à Athènes.
Nous savons le nom du père de Polygnote : il s'ap- pelait Aglaophon. Peintre lui-même, il avait été le professeur de son fils. Un frère de Polygnote, Aristo- phon, était peintre également, et peintre de talent. L'an- tiquité connaissait de lui un Philoctète mourant dont l'expression était des plus touchantes. Il avait, un des premiers, personnifié dans ses tableaux des abstractions comme la Naïveté et l'Astuce. Son fils Aglaophon mar- cha dans la même voie. Il peignit sous des figures allé- goriques les victoires d'Alcibiade aux jeux Olympiques et aux jeux Pythiques. Une autre de ses peintures repré- sentait le même Alcibiade, « plus beau, dit un ancien, que les plus belles femmes », la tête posée sur les ge- noux d'un génie qui personnifiait les jeux Néméens.
Nous sommes donc en présence d'une famille de peintres dont le membre le plus illustre appartient aux premières années du v siècle. On place d'ordinaire Polygnote plus bas. L'amitié qui l'unissait à Cimon, dont il avait à peu près l'âge, s'y oppose formelle-
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ment. Nous possédons d'ailleurs, sur Tépoque où il vivait, un renseignement chronologique qui a son importance : c'est un distique écrit par Simonide pour servir de légende à Tune des grandes compositions qu'il avait peintes dans la Lesché de Delphes. Or Simo- nide, qui avait fait Tornement de la cour d'Hipparque, avait quitté Athènes, après le meurtre du tyran, pour se rendre en Thessalie, auprès des Scopades de Phar- sale, puis auprès des Aleuades de Larisse. Il y revint après la bataille de Marathon (490) et continua d'y sé- journer jusqu'en 476, moment oti il partit pour la Grande Grèce et la Sicile et se mit à fréquenter les cours d'Anaxilas de Rhégium, de Hiéron de Syracuse, de Théron d'Agrigente, etc. Il mourut, probablement à Syracuse, en 467. C'est donc avant 476 qu'il dut faire le distique dont nous avons parlé, ce qui oblige à reporter les peintures de Delphes à une date assez an- cienne. Furent-elles exécutées avant la seconde guerre médique? L'inquiétude générale qui précéda l'invasion de Xerxès ne permet guère de le croire. Sans doute, ces belles fresques furent peintes à la faveur de la paix qui suivit le triomphe définitif de l'hellénisme. Déjà à ce moment Polygnote était un grand peintre. Formé par les leçons de son père, il y avait ajouté les enseignements que lui avait fournis l'œuvre de Cimon de Cléonées. On voit qu'il se trouvait à Athènes lors de l'arrivée des Perses, et qu'il assista à cette lutte héroïque qui ne fut pas sans influence sur le dévelop- pement de son génie.
Nous ignorons son caractère. Vivant parmi la haute aristocratie athénienne, il semble en avoir pris
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les mœurs et les allures. C'était un peintre grand sei- gneur : quand il s'agit de décorer le Pœcile, il refusa l'argent qu'on lui offrait, tandis que son collaborateur Micon se faisait payer. Les Athéniens, reconnaissants, lui conférèrent le droit de cité. On lui prêtait des aventures galantes : il avait eu, disait-on, pour maî- tresse la sœur de Cimon, Elpiniké, dont la conduite passait pour légère, et, comme les peintres de la Re-
Fig. 8.^. — Attentat d'Ajax contre Cassandre, d'après un vase peint.
naissance, il avait immortalisé ses traits dans un de ses tableaux. On reconnaissait, paraît-il, la noble patri- cienne sous la figure de Laodiké, une des captives troyennes représentées au Pœcile. Telle est la biogra- phie de Polygnote.
Sa première œuvre importante fut la décoration de la Lesché de Delphes. C'est ainsi qu'on désignait un vaste portique qui servait de promenoir aux pèlerins et qui avait été bâti près du temple d'Apollon par les soins des habitants de Cnide. Les peintures qu'y avait exécutées Polygnote sont décrites en détail par Pausa-
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nias, qui les vit encore intactes au ii" siècle de notre ère. Elles formaient deux compositions distinctes, se faisant suite sur le même panneau. Dans Tune, on voyait Troie et la campagne troyenne au lendemain de la vic- toire des Achéens; Pautre e'tait une image du monde infernal. Grâce à la description de Pausanias et aux nombreux souvenirs qu'on trouve de ces fresques cé- lèbres sur les vases peints, on peut se faire une idée de la façon dont y étaient groupés les personnages.
Le principal épisode de V Ilioupersis \ le plus dra- matique, le plus émouvant, était Tattentat d'Ajax, fils d'Oïlée, contre Cassandre, ou plutôt le jugement d'Ajax, après cet attentat, par les principaux chefs des Grecs. Qui n'a dans la mémoire ces beaux vers de Virgile :
Ecce trahebatur passis Priameïa virgo Crinibus a templo Cassandra adytisque Minervae, Ad cœlum tendens ardentia lumina frustra, Lumina, nam teneras arcebant vincula palmas.
« Voici qu'arrachée du temple et de l'autel de Minerve, la vierge fille de Priam, Cassandre, était entraînée, les cheveux épars, levant vers le ciel, hélas! en vain, ses yeux suppliants, ses yeux, car des liens enchaînaient ses mains délicates. » Toute Pantiquité a été touchée de cette scène. Elle figurait déjà sur le coffre de Kypsélos. Au VI* siècle, les coroplastes s'en inspirent, comme le prouve une de ces plaques d'argile façonnées au moule,
I. Pour plus de brièveté, j'emploierai ce mot, qui signifie ^ri*e d'Ilion, en parlant de la fresque de Polygnote; mais qu'il soit bien entendu que le sujet de ce tableau était Ilion prise, et non le sac même de la ville.
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qui ont plus d^un rapport avec les vases à figures noires, et reproduisent, comme eux, les chefs-d'œuvre de la grande peinture ^ Mais les plus beaux spécimens de ce motif nous sont fournis par les vases à figures rouges. Est-il rien de pathétique comme celui que nous reproduisons (fig. 84), et où l'on voit Cassandre éperdue, saisissant d'une main l'idole d'Athéna, dont la lance levée semble vouloir la défendre, tandis que de l'autre elle supplie son farouche agresseur? Ce n'est pourtant pas ce moment de l'action que Polygnote avait choisi pour en faire le centre de son tableau. 11 eût été en désaccord avec l'ensemble de sa composi- tion, dont le but était de peindre, non les horreurs brutales de l'assaut, mais les sentiments des vain- queurs et ceux des vaincus après la prise d'Ilion. Aussi, en dehors de Cassandre tenant encore embrassée l'image de la déesse, ce qui attirait particulièrement l'attention, c'étaient les rois achéens Polypoitès, Acamas, Ulysse, Agamemnon, Ménélas, intervenant au nom du droit d'asile et reprochant sévèrement à Ajax son sacrilège. La fresque tout entière offrait d'ailleurs le même intérêt psychologique et moral. Plusieurs groupes y représentaient des captives troyennes gémissant sur la ruine de leur patrie, tandis qu'Hélène, la cause de ce désastre, était assise au milieu de ses femmes, oc- cupées à la parer. Puis venaient des blessés, des morts, parmi lesquels le vieux roi Priam. Des guer- riers grecs, ici et là, achevaient les restes des malheu- reux Troyens ; Epéos faisait tomber les remparts de
I. Pottier, les Statuettes de terre cuite dans Vantiqitité, p. 44-46.
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la ville, au-dessus desquels apparaissait la tête du funeste cheval; Néoptolème, après avoir donné le coup de grâce à Elasos, frappait de son épée Astynoos à terre; le traître Sinon, aidé d^Anchialos, traînait le cadavre de Laomédon. C'étaient les dernières scènes de la grande tuerie qui avait commencé la veille, les der- niers actes d'atrocité d'un vainqueur qui abusait de sa victoire. Le sens général du tableau n'en était pas modifié. S'inspirant de différents poètes, peut-être de Stésichore, dans tous les cas, de Leschès et des au- teurs de Retours, Polygnote, avant tout, s'était préoc- cupé d'une chose : il avait voulu traduire par le pin- ceau les différents états d'âme des Troyens et des Grecs, les uns en proie à la douleur, les autres triom- phants, mais poursuivis, dans leur triomphe, par la Némésis, souillés par la violence impie de l'un d'entre eux et pressentant déjà les maux sans nombre qui bien- tôt accableront les vainqueurs de Troie.
Tous les groupes disposés à droite et à gauche de celui de Cassandre étaient enfermés entre deux scènes qui leur servaient de limites et se faisaient pendant. A l'une des extrémités de la fresque, les Grecs se prépa- raient à partir; les soldats de Ménélas démontaient sa tente. A l'autre, un Troyen, Anténor, dont la maison avait été respectée parce qu'il avait jadis reçu à titre d'hôtes Ménélas et Ulysse, venus à Troie comme ambassadeurs, faisait, lui aussi, ses préparatifs de départ; entouré de sa femme et de ses enfants, il jetait, avant de prendre le chemin de l'exil, un dernier regard sur la ville dévastée, pendant qu'un serviteur chargeait sur un âne un coffre et d'autres objets.
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La seconde composition peinte dans la Lesché était empruntée à la Nékyia d'Homère, c'est-à-dire au chant de V Odyssée dans lequel Homère montre Ulysse se rendant chez les Cimmériens pour consulter Tombre de Tirésias, et où, à ce propos, il décrit le monde infernal. Telle n'était pas, d'ailleurs, l'unique
Fig. 8j. — Charon dans sa barque, sur un lécythe blanc attique.
source de Polygnote. Avec cette liberté qui caractérise l'art grec, et dont témoignait Vllioupersis, il s'était inspiré de divers autres poèmes, tels que les Chants cypriens et une Minyade dont l'auteur est inconnu. C'est cette dernière œuvre qui lui avait fourni le type de Charon, le nocher des enfers; il l'avait peint dans sa barque, sur l'Achéron, exigeant des morts le prix du passage. On sait combien cette représentation devint populaire par la suite et que de fois on la rencontre, au
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V® et au iv« siècle, parmi les scènes funéraires qui déco- rent les lécyihes attiques à fond blanc (fig. 85). '
Le centre du tableau était occupé par Ulysse, ac- croupi, l'épée nue, au bord de la fosse où les âmes des trépassés venaient boire le sang des victimes. Près de lui se tenait son compagnon Elpénor, vêtu de la bure grossière des matelots. L'ombre de Tirésias s'avançant vers la fosse et celle d'Anticlée, la mère d'Ulysse, assise sur une pierre, complétaient ce groupe central. Peut- être n'était-ce pas celui qui intéressait le plus le visi- teur. Ce qui devait surtout fixer son attention, c'était la peinture des supplices infernaux, le châtiment du mauvais fils et celui de l'impie, la vue des grands auda- cieux comme Thésée et Pirithoûs, des femmes coupa- bles comme Phèdre, des légendaires criminels comme Tityos, Sisyphe, Tantale. Il faut remarquer, à ce sujet, que Polygnote ne s'était point complu dans les détails horribles ; cette galerie de suppliciés n'avait rien, semble-t-il, de la laideur des martyres que le peuple de Rome va contempler, à de certains jours, dans l'église de Saint-Étienne-le-Rond, Ce que l'artiste avait cherché à rendre, c'était moins la peine elle-même que l'appréhension de la peine ou ses effets. Son Tan- tale, tourmenté par la faim et la soif, levait les yeux vers un rocher suspendu au-dessus de sa tête et qui menaçait de lui broyer le crâne; l'expression de la ter- reur sur ce visage plein d'angoisse était évidemment ce qui avait séduit le peintre. De même, il n'avait pas représenté Tityos offrant au bec et aux serres du vau- tour son foie sans cesse renaissant : il l'avait figuré épuisé par son supplice, dans un de ces courts répits
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plus poignants à la réflexion que Paspect sanglant du supplice même.
A ces lugubres scènes, d'autres, plus gaies, s'oppo- saient. Polygnote avait mêlé aux tortures infernales la peinture des félicités élyséennes. C'est ainsi qu'on voyait, dans son tableau, les héros et les héroïnes du temps jadis se livrant à d'innocentes dis- tractions. Les filles de Pandarée, cou- ronnées de fleurs, jouaient aux osse- lets; peut-être ser- virent-elles de pro- totype à toutes ces joueuses d'osselets ou de balle qui vont se multipliant, à partir d'une cer- taine époque, dans l'industrie des coro- plastes (fig. 86). Ailleurs, Ajax, fils de Télamon, Pa- lamède, Thersite, remuaient les dés en présence de l'autre Ajax et de Méléagre. Il y avait le coin des poètes, où Orphée, appuyé contre un saule, chantait en s'accompagnant sur la lyre; près de lui était Tha- myris aveugle; non loin de là, le satyre Marsyas ensei- gnant à jouer de la flûte à Olympos enfant. Les grands champions de la guerre de Troie, Achille, Patrocle, Agamemnon , Hector, Sarpédon , Memnon , Paris , l'Amazone Penthésilée, étaient groupés dans des atti-
Fig. 86.
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tudes diverses. Des scènes symboliques, de mysté- rieuses pratiques d'initiés, rappelaient les cérémonies éleusiniennes et les rapports du monde terrestre avec le monde souterrain de l'Hadès.
Il est difficile de ne pas apercevoir, entre cette fresque et la précédente, une étroite relation. D'un côté, l'artiste avait représenté la vie humaine, avec ses misères
Fig. 87. — Ulysse tuant les prétendants, d'après un vase peint.
et ses crimes, ses fortunes changeantes, ses gloires passagères; de l'autre, il avait peint la vie des enfers, avec ses peines et ses récompenses. Ici, c'étaient les actions des hommes, là leur sanction. Ces deux pein- tures, rapprochées, contenaient donc de graves ensei- gnements, conformes à ceux de la religion delphique. On ne peut, en outre, s'empêcher d'être frappé d'une vive ressemblance entre ces muettes leçons, données par le peintre, et les leçons articulées que lançait, vers le même temps, du haut de la scène son contem- porain Eschyle. Chez l'un comme chez l'autre, même
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intention, même sentiment, et rien n'éclaire mieux cer- taines trilogies eschyléennes que ces deux composi- tions très différentes au premier abord, mais où se faisait jour, pour peu qu^on y prît garde, une remar- quable unité de sujet.
Il faut encore ranger, semble-t-il, parmi les pre- mières œuvres de Polygnote, un tableau qui décorait
Fig. 88. — Suite de la même représentation, sur l'autre face du vase.
le temple d'Athéna Areia à Platée, temple bâti, nous dit Pausanias, avec le butin conquis à Marathon. Ce tableau, tiré de Fépopée, comme ceux de Delphes, représentait le Meurtre des prétendants, ou plutôt Ulysse dans son palais, au milieu des prétendants morts ou expirants. Ici encore, on voit que ce n'est pas le vif môme de Faction qui avait tenté le peintre, mais ses suites et Thorreur de ce palais ensanglanté, rendu à son maître vengé et satisfait. Parut-il plus dramatique aux peintres postérieurs de figurer la ven- geance elle-même? Existait-il, à la même époque,
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d'autres peintures sur le même sujet? Toujours est-il que nous voyons cet e'pisode de V Odyssée jouir dans l'art, après Polygnote, d'une popularité singulière; témoin ce vase du milieu du v« siècle, dont une face nous montre Ulysse lançant d'une main sûre ses flèches contre les prétendants, dessinés sur l'autre face (fig. 87 et 88); témoin cette curieuse frise sculptée qui ornait un hérôon dont les ruines subsistent encore à Gjôlbachi, en Lycie (fig. 89), et qui nous fait voir le même héros, accompagné de Télémaque, accablant les prétendants de ses redoutables traits. On retrouve cette légende jusqu'en Italie, où les sarcophages étrusques s'en inspi- rent, comme le prouvent deux monuments de ce genre provenant de Volterra.
Nous savons aussi que Polygnote exécuta de grandes peintures décoratives à Thespies, probablement dans un sanctuaire. Nous en ignorons le sujet; elles furent, plus tard, restaurées assez maladroitement par Pau- sias. Sa réputation s'étendait donc au loin, mais ce fut surtout pour Athènes qu'il travailla. Cimon, qui, après l'invasion des Perses, avait entrepris de relever Athènes de ses ruines, lui confia la décoration de plu- sieurs édifices. Dans le marché public, qu'il avait planté d'arbres, se dressait un portique construit par un de ses parents, Peisianax. Il voulut que ce portique fût orné de peintures, et c'est Polygnote qu'il chargea de ce soin. Polygnote s'adjoignit deux peintres de valeur, Panainos et Micon, et bientôt le portique de Peisianax, devenu le Portique peint ou Pœcile (noixtV/i aroa), excita l'admiration par les belles fresques dont il était rempli. Nous reviendrons sur les tableaux de Micon et
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de Panainos. Disons, pour le moment, que Polygnote s'était réservé, dans le panneau central, la place d'hon- neur. Entre deux compositions dues à ses collabora- teurs, il avait représenté, comme à Delphes, une Iliou- persis, dont le principal épisode était toujours Tattentat contre Cassandre; seulement, au lieu de montrer Ajax jugé par les chefs achéens, il Pavait figuré se purifiant
Fig, 89. — Frise sculptée de Gjôlbachi, représentant le meurtre des prétendants.
auprès de Pautel d'Athéna et implorant la clémence de ces mêmes chefs.
Lorsque Cimon, en 469, eut rapporté de Skyros les prétendus ossements de Thésée, et qu'un temple fut élevé pour honorer la mémoire du héros national des Athéniens, c'est encore Polygnote qui dut, avec Micon, en décorer l'intérieur. C'est lui qui, avec l'aide du même Micon, enrichit l'Anakeion, ou sanctuaire des Dioscures, de peintures rappelant les aventures de ces deux héros. Enfin, sur l'Acropole, à gauche des Pro- pylées, le dévot qui s'acheminait vers le Parthénon rencontrait un édifice, sorte de chambre assez vaste dont la destination est difficile à déterminer, et qu'on désigne habituellement sous le nom de Pinacothèque. Là se trouvaient réunis un certain nombre de tableaux, parmi
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lesquels, à ce qu'il semble, plusieurs de Polygnote. L'un d'eux représentait VEnlèvement du Palladion par Ulysse et Diomède, ou le rapt de l'antique idole d'Athéna, dont la disparition des murs de Troie devait assurer la victoire des Grecs. La figure ci-dessous, em- pruntée à un vase peint signé du maître potier Hiéron, prouve combien ce motif était en faveur dans les ate-
Fig. 90. — Enlèvement du Palladion, d'après un vase peint.
liers; une convention naïve y montre les deux ravis- seurs tenant chacun dans leurs bras le Palladion, c'est- à-dire se disputant la gloire de l'avoir dérobé, et courant l'un sur l'autre, l'épée nue, tandis que les chefs des Grecs, Agamemnon, Phénix, Démophon, Acamas, s'efforcent de les séparer. On voyait encore, dans la Pinacothèque, Ulysse^ et Philoctète dans Vile de Lem- nos , Polyxène imjnolée sur le tombeau d'Achille, Oreste tuant Egisthe, meurtre célèbre dont le souvenir s'est également conservé dans la peinture de vases
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(tig. pr). On y voyait Ulysse et Nausicaa se rencon- trant pour la première fois sur les bords du fleuve où la jeune fille était venue, avec ses servantes, laver les vêtements du roi Alkinoos; on y voyait Achille à Skyros^ parmi les filles de Lycomède, peut-être au moment même où il se jetait sur les armes apportées
Fig. 91. — Oreste tuant Égisthe, d'après un vase peint.
par Ulysse, comme le représentent plusieurs peintures de Pompéi (fig. 92). Tous ces tableaux étaient-ils de Polygnote? Pausanias, qui les décrit, ne le dit pas d'une manière certaine. Quoi qu'il en soit, ils rentraient dans ses goûts, et si tous n'étaient pas sortis de son pin- ceau, comme Achille à Skyros, Nausicaa, Polyxène, dont les yeux, dit un poète de V Anthologie, contenaient l'histoire entière de la guerre de Troie, tous apparte- naient sans aucun doute à son école.
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Il reste à dire un mot de la technique de ce peintre illustre et du caractère de son talent. Sa peinture était polychrome. Thasos avait été, d'après la légende, une des étapes du vieux Cadmos, dans son voyage d'Orient en Occident. Les arts y avaient fleuri de très bonne heure; la polychromie y avait été de tout temps culti- vée. On a vu plus haut que, vraisemblablement, Poly- gnote la trouva déjà installée à Athènes; il avait donc mille raisons de la pratiquer. Les anciens admiraient la sobriété de son coloris; sur la foi de Cicéron et de Pline, nous serions tentés de croire qu'il ne peignait qu'avec quatre tons, le blanc, le jaune, le rouge et le noir. Sans doute, c'étaient là, pour lui, comme pour ses contemporains, comme pour les premiers de ses successeurs, les couleurs fondamentales ; mais ces quatre couleurs lui fournissaient, par le mélange, un nombre de tons relativement considérable; Denys d'Halicar- nasse le dit en termes très clairs. Nous ignorons la nuance précise de ses couleurs; nous ignorons aussi les combinaisons par lesquelles pouvaient passer, entre ses mains, ces éléments primordiaux. Il est étrange quMl n'ait pas eu recours au bleu; il y avait autour de lui tant de bleu sur les édifices et les statues, qu'on est surpris de ne pas trouver cette couleur au nombre de celles dont il se servait. Il est certain, pourtant, qu'il y avait du noir bleuâtre dans ses tableaux; la Nékyia contenait l'image d'un vampire, Eurynomos, qui se nourrissait de la chair des morts, et dont la peau était d'un ton intermédiaire entre le noir et le bleu, « sem- blable, dit Pausanias, aux mouches qui piquent la viande ». Peut-être aussi la teinte de l'eau tirait-elle
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légèrement sur le bleu, bien que les flots de PAchéron, dans la Lesché, semblent plutôt avoir été gris, avec des poissons qui paraissaient au travers, en silhouettes fugitives, à peine visibles. Quant aux feuillages, aux roseaux qui bordaient la rive infernale, aux saules, aux peupliers, à Tombre desquels se repo- saient les poètes, ils n'étaient pas figurés en vert, puisque ce ton était absent de la palette du peintre et qu'aucune combi- naison ne lui per- mettait de l'obtenir; il est probable qu'ils étaient esquissés en noir ou en bistre, avec une grande dé- licatesse. A ces tons indécis, d'un charme pénétrant, étaient associés des tons francs, comme la pourpre de certains manteaux, la bigarrure de certaines coiffures de femmes. De hardis effets de coloration étaient demandés au blanc, sans doute additionné de quelque matière cristalline, peut-être de sel : ainsi, Ajax, fils d'Oïlée, avait le corps tout brillant d'une sorte d'efflorescence saline, en souvenir du naufrage qui l'avait, au retour de Troie, précipité dans le royaume
Fig. 92. — Achille à Skyros, peinture de Pompéi.
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d'Hadès. On ne saurait douter que cette simplicité de coloris ne fût voulue; il faut se garder d^ voir une preuve d'ignorance ou une indigence de moyens. L'éclatante polychromie alors à la mode en sculpture et en architecture n'eût pas manqué de réagir sur la peinture, si celle-ci se fût laissé faire; mais, de plus en plus, elle tendait à la sobriété, mettant tous ses efforts à tracer de belles lignes, enivrée, pour ainsi dire, de la noblesse de son dessin. Au vr siècle, elle avait été con- ventionnelle par impuissance; au v", elle le fut de parti pris, et nous voyons la même tendance se mani- fester dans la céramique, par l'abandon des retouches rouges et blanches. Dans cet art épuré, et qui ne rêve, en quelque sorte, qu'idéal contour, le dessin est presque tout, la couleur n'est qu'accessoire; le potier s'en passe, ou peu s'en faut ; le peintre n'y cherche que de discrètes indications qui soulignent, dans ses tableaux, la beauté des formes et fassent valoir l'élé- gance des figures.
A cette convention s'opposait, chez Polygnote, un réalisme supérieur, qui visait surtout à exprimer la vérité des sentiments et des passions. On a vu que ce qu'il recherchait de préférence, c'étaient les situations où pouvaient paraître les troubles intérieurs qui bou- leversent l'âme. A Delphes, les captives figurées dans V Ilioiipersis et la famille d'Anténor fuyant Troie témoi- gnaient, par leurs regards et leur attitude générale, de l'affliction profonde et des cuisants soucis qui les tor- turaient. Des enfants étaient mêlés à ces scènes de désolation, les uns insouciants, comme ce fils d'An- dromaque tranquillement occupé à sucer le lait de sa
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mère, ou comme ce petit enfant d^Anténor déjà juché sur le dos de Pane prêt à partir; les autres épouvantés à la vue de ce qui se passait autour d'eux, comme celui qui s'attachait, rempli de crainte, à un autel, ou comme cet autre, porté par un vieil eunuque, et qui, pour ne pas voir, se cachait les yeux avec la main. Mais ce qu'il y avait déplus émouvant, c'était l'expression de Cas- sandre, dont les sourcils et les joues , colorées d'une légère rougeur, rendaient si bien l'an- goisse pathétique. La grande supériorité de Polygnote sur Cimon, qui avait varié les mouvements de la tête, était d'avoir varié ceux du visage. Pline nous dit que, le premier, il ouvrit les bouches et y fit apercevoir les dents {instituit os adaperire, dentés ostenderé). Cela répond bien à ces mas- ques passionnés dont il avait pourvu la plupart de ses héros et que laissent deviner les descriptions de Pausanias.
Il avait de même imaginé certaines postures dont le naturel et l'expressive beauté semblent avoir produit sur les contemporains une vive impression. Par exemple, la Nékyia montrait Hector assis, l'air profondément triste, et tenant son genou gauche avec les deux mains. Cette attitude fit fortune, comme l'attestent de nombreux vases. N'est-ce pas un souvenir d'elle qu'on retrouve
Fig- 9i-
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dans cette figure qui fait partie d'une scène empruntée à la légende des Argonautes (fig. gS)? Elle eut tant de succès, que tout le monde s'en empara. La même chose s'est passée à toutes les époques. Une heureuse trou- vaille, dans le domaine de l'art, a toujours suscité une armée d'imitateurs. Parce qu'un peintre, de nos jours, a eu l'idée de faire galoper les chevaux comme
Fig. 94. — Ambassade d'Ulysse auprès d'Achille, d'après un vase peint.
ils galopent en effet, avec les quatre pieds ramassés sous le ventre, nos Salons annuels ont été pris d'as- saut par des régiments entiers galopant de même. Parce qu'un autre, de grand talent, fait d'intéressants efforts pour rendre les reflets dont tout objet est coloré par les objets voisins, nous voyons une légion de peintres s'ingénier à donner aux choses des cou- leurs autres que celles qui leur sont propres. Les Athéniens ne procédaient pas autrement. L'homme au genou devint vite populaire chez les potiers, et ils le mirent partout, souvent hors de propos. Voyez ce petit tableau tiré d'une peinture de vase qui représente
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Ulysse en ambassade auprès d'Achille, pour le décider à reparaître dans les combats (fig. 94). Bien que le besoin ne s'en fasse pas sentir, le rusé fils de Laërte y a, à peu de chose près, la position de l'Hector de Poly- gnote. Cela donnait une jolie ligne du dos; il n'en fallait pas plus pour tenter une main grecque. Le même tableau contient une autre imitation du même genre : cet Ajax assis qui y figure, un bâton à la main, rappelle le pé- dagogue d'une coupe de Douris (fig. 95), lequel est lui-même un souvenir de quelque grande fres- que. Ces emprunts nous révèlent une loi éternelle de l'art, qui veut que les belles formes s'imposent à l'imagination et s'insinuent sournoisement dans le bagage d'idées de chaque artiste. Si quelque chose peut aider à com- prendre la supériorité de Polygnote et celle des grands peintres ses contemporains, ce sont bien toutes ces réminiscences qui pullulent à côté d'eux dans la céra- mique et qui sont autant d'hommages inconsciemment rendus à leur génie.
Une autre audace de Polygnote, dans la façon de présenter ses personnages, était de les avoir en partie dissimulés derrière un pli de terrain. C'était conforme à la nature, et cela permettait d'exprimer d'une ma- nière plus saisissante certains états d'âme, comme l'ac- cablement de Tityos après les cruels assauts du vau- tour. On le voyait, à ce qu'il semble, affaissé sur son
Fig- PS-
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rocher, et son corps, dit Pausanias, « ne paraissait pas tout entier ». Il était probablement dans une position analogue à celle qu^occupe ici (fig. 96) ce jeune Nio- bide blessé par Apollon et qui, mourant, les yeux déjà clos, s'appuie contre un tertre qui le cache à demi.
Le réalisme du maître se manifestait encore ailleurs que dans la peinture des passions ou de la douleur
physique. Il avait le sens de la couleur locale : il y avait une cuirassedans Vlliou- persis, une cuirasse posée sur un autel, dont Taspect était tout à fait archaï- que; elle ressemblait à celle que portait Ajax dans un tableau de Calliphon de Sa- mos, qui ornait le temple d'Artémis à Ephèse. Peut-être Polygnote connaissait-il ce tableau ; il avait, dans tous les cas, cherché à mettre un certain rapport entre cette arme et les temps reculés auxquels elle était censée appartenir. Il fut aussi le premier à rendre la transpa- rence des étoffes, surpassant par là Cimon de Cléonées, qui n'avait su peindre que les lourdes draperies. Im- portés d'Egypte par les Phéniciens, les tissus diaphanes s'étaient de bonne heure répandus dans le monde grec; les Athéniens du vi« siècle les employaient certainement, mais aucun peintre ne s'était essayé à les reproduire; Polygnote l'osa et, après lui, les peintres de vases,
Fig. 96.
LA PEINTURE GRECQUE.
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comme on en peut juger par ce beau fond de coupe dont Toriginal est au Louvre (fig. 97), et qui montre Thésée adolescent recevant d'Amphitrite, à laquelle Athéna le
F'g- 97- — Thésée chez Amphitrite, d'après un vase peint,
présente, Panneau d'or que Minos a jeté dans la mer et que le jeune héros s'est engagé à aller chercher. On voit par cette admirable peinture, œuvre d'Euphro- nios, le potier dont le faire donne le mieux Tidée de ce qu'étaient le genre et la manière de Polygnote, com-
PEINT. ANTIQUE. la
178
LA PEINTURE ANTIQUE.
Fig. 98
bien étaient légères ces fines étoffes dont les artistes revêtaient alors leurs personnages. Ce n'est là qu'un commencement : d'autres, comme le potier Hiéron, iront plus loin en- core, et des sculpteurs comme Phi- dias emprunteront, eux aussi, à la grande peinture l'art de faire vivre et palpiter les corps sous leurs tu- niques de lin. Polygnote traitait d'ailleurs avec la même habileté les étoffes opaques : Eriphyle, dans la Nékyia, portait, sous son manteau, une de ses mains au collier qu'elle avait reçu de Po- lynice pour trahir Amphiaraos, son époux, et l'on devinait, aux plis, le geste de ses doigts caressant avec amour le prix de sa trahison. Il excellait encore à des- siner la chevelure, dont les sculpteurs du vi" siècle lui avaient appris à exprimer les boucles savantes et les gracieuses ondulations : deux têtes, dans une coupe d'Euphronios à fond blanc (fig. 98 et 99), montrent le soin qu'il apportait à ce détail, ainsi qu'à l'exécution des cils. Il sa- vait enfin saisir les particula- rités ethniques, les traits indivi- duels qui distinguent les races : aux côtés de Memnon, dans la Nékyia, il avait placé un jeune Ethiopien que Pausanias se
borne à mentionner sans le décrire, mais dont le teint, sans doute, et le profil camard indiquaient suffisam-
LA PEINTURE GRECQUE.
179
ment Torigine ; peut-être ressemblait-il à ces nègres qu'Amasis, un maître potier de la fin du vi* siècle, a introduits dans quelques-uns de ses tableaux. De même, le petit enfant qui mettait la main devant ses yeux, dans Vllioupersis, était assis sur les genoux d'un vieillard ridé et cassé, dont nous pouvons nous faire une idée par cette étrange figure, due au pinceau du potier Pis- toxénos (fig. 100), lequel fait de ce personnage le précepteur d'Hercule adolescent. Selon toute vraisemblance, Polygnote en avait trouvé le modèle au- tour de lui, parmi ces esclaves thraces tatoués et décrépits aux- quels les riches Athéniens con- fiaient les fonctions de portier ou de pédagogue.
Avons-nous, par ces remar- ques, réussi à faire comprendre le caractère de ces œuvres anéanties? Nous n'osons nous
en flatter. La grande difficulté sera toujours d'ima- giner le groupement de toutes ces figures et l'harmonie secrète qui les reliait les unes aux autres. Plusieurs restaurations ont été proposées pour en rendre compte : aucune n'est satisfaisante *. Si l'on veut essayer de se représenter ces vastes ensembles, il faut
I. Hàtons-nous de dire que la plus acceptable est celle qu'a ima- ginée récemment M. Benndorf pour l'//joi/^er5/s et qu'il a publiée dans les Wiener Vorlegeblœlter de 1888 (Vienne, 1889), pi. 12.
c!,cv<7'..-3
Fig. ICO.
i8o LA PEINTURE ANTIQUE.
d'abord les supposer dépourvus de cette unité qu'offre de nos jours la peinture décorative, grâce au fond commun sur lequel s'en détachent les divers épisodes. Aujourd'hui, quand un peintre veut, par exemple, figurer FÉté dans le champ d'un panneau livré à sa fantaisie, il compose un paysage qui lui serve de cadre et dans lequel il puisse enfermer les scènes symbo- liques à l'aide desquelles il rendra la chaleur du jour, l'accablement d'une nature échauffée par un ardent so- leil, que bravent cependant de rustiques travail- leurs. Au pied d'une rangée de collines, dont les pentes molles s'élèvent, comme lassées, vers le ciel, il peindra un bouquet de bois sombre, autour duquel il étendra des cultures, des blés mûrs pour la moisson, des foins qu'entassent sur un char des paysans demi-nus, aux membres robustes; puis, sur le devant, il fera courir une rivière où viendront se rafraîchir de chastes bai- gneuses, sur les bords de laquelle des mères allaiteront leurs enfants, à l'ombre grêle de quelque vieux saule. Tous ces groupes épars seront distincts les uns des autres; ils ne concourront point à une action com- mune, et pourtant le fond qui les relie en fera comme les notes individuelles d'urte grande symphonie très poétique et très touchante, d'où se dégagera une im- pression d'unité incontestable. Ce n'est pas ainsi qu'il faut nous représenter les fresques de Polygnote. Elles étaient composées à la manière d'un fronton de temple, sans fond de paysage qui leur servît de lien ; chaque scène avait son fond, prestement silhouetté sur l'enduit blanc qui recouvrait tout le panneau : ici des arbres, là les murs de Troie, juste ce qu'il fallait pour
LA PEINTURE GRECQUE. - ^ i8i
indiquer le lieu de la scène et guider la rêverie du spectateur. Elles étaient réparties dans de longs re- gistres parallèles, mais qui empiétaient les uns sur les autres et n'avaient rien de la régularité que présentent, par exemple, les vases d'ancien style. Pausanias mêle à ses descriptions des renseignements comme ceux-ci :
Fig. loi. — Fragment de coupe altique à fond blanc.
au-dessus^ au-dessous, à la suite, qui ont torturé les archéologues. Les uns en ont conclu qu'il s'agissait de deux registres, les autres de trois, quelques-uns de quatre; il n'y a pas lieu de procéder avec cette rigueur. Concevez un art très libre, qui tire parti de tous les espaces avec une merveilleuse adresse, qui superpose, ici, trois et quatre groupes, tandis qu'ailleurs il n'en met qu'un, auquel il donne plus d'importance, une symétrie cachée, un équilibre moins apparent que réel, soucieux du moindre effet, mais où l'on ne sent ni
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Teffort ni la raideur, et vous aurez les éléments néces- saires pour pénétrer le secret de la composition de Po- lygnote.
Si vous voulez maintenant restituer le dessin et la couleur, c'est parmi les lécythes attiques à fond blanc qu'il vous faudra aller chercher vos modèles, ou mieux, parmi ces belles coupes à fond laiteux de la première
moitié du v^ siècle, où revit, si fidèle, le souvenir des grands peintres. Voici préci- sément deux fragments d'une de ces coupes qu'on croit pouvoir attribuer à Euphro- nios et qui ont été trouvés, il y a peu de temps, à Athènes (fig. lor et 102) : le sujet était Orphée mis à mort par les Ménades. Je ne pense pas qu'on puisse rêver dessin plus pur ni plus voisin de ce que devait être la peinture de Po- lygnote. Il y faut seulement imaginer moins de séré- nité et des physionomies un peu plus tragiques, car telle est la qualité qui lui valut surtout l'admiration des anciens : le premier, il avait fait entendre cette voix des passions qui allait rencontrer de si pathétiques accents sur la scène et susciter des enthousiasmes qui, depuis, ne furent jamais atteints.
Fig. 102.
LA PEINTURE GRECQUE. i8j
§ IV. — Suite de l'Ecole attique :
Micon et Panainos ; Pauson, Agatharqiie de Samos,
Apollodore d'Athènes.
Nous insisterons moins sur les peintres qui suivent, même sur les très grands, comme Apelle, faute de do- cuments qui nous éclairent sur leur valeur. Nous avons déjà cité, parmi les contemporains de Polygnote, Micon et Panainos, qui travaillèrent sous sa direction. Le premier était d'Athènes; son père s'appelait Phano- machos; il eut une fille, Timarété, qui s'occupa égale- ment de peinture : on voyait d'elle, à Ephèse, une Ar- témis qui ne manquait pas de mérite. Le second était le frère de Phidias. Avec lui paraît un nouvel usage, celui des expositions de tableaux. Les grands jeux de la Grèce, qui attiraient un tel concours de spectateurs, avaient, jusque-là, consisté en exercices physiques : maintenant, à ces épreuves, on sent le besoin d'en ajouter d'autres, plus propres à satisfaire l'esprit; on y introduit des concours entre peintres. Bientôt, on y fera des récitations de prose et de vers; le sophiste Hippias d'Élis y donnera des consultations de philoso- phie, jusqu'au jour où les sectes s'y livreront bataille et où ces vieilles solennités ne seront plus qu'un pré- texte à vaine déclamation. C'est à Delphes et à Co- rinthe, à l'occasion des jeux Pythiques et des jeux Isthmiques, qu'eurent lieu les premières expositions. Panainos prit part à celle de Delphes et eut la douleur de n'y pas remporter le prix. Plus tard, nous voyons
184. LA PEINTURE ANTIQUE.
Zeuxis et Parrhasios aux prises Pun avec l'autre dans un concours analogue. Zeuxis y avait exposé des rai- sins si saisissants de vérité, que les oiseaux, trompés par l'apparence, vinrent les picorer. Le tableau de Par- rhasios représentait un simple voile, mais qui sem- blait jeté si naturellement sur le panneau de bois dont il recouvrait toute la superficie, que Zeuxis le prit pour un tissu véritable et, déjà sûr du succès, d'un ton hau- tain, ordonna de l'enlever, afin que la comparaison pût être faite entre les deux œuvres. Reconnaissant son erreur : « Je n'ai trompé que les oiseaux, dit-il à son concurrent; tu m'as trompé, moi un artiste », et il lui céda de bonne grâce la victoire. Parrhasios devait être moins heureux à Samos, dans un concours avec Timanthe, où tous deux avaient traité le même sujet, Ajax et Ulysse se disputant les armes d'Achille. Cette fois, ce fut lui qui eut le dessous, et il en éprouva un violent dépit. Les jurys de ce temps-là soulevaient déjà, par leurs décisions, des protestations et d'amères critiques.
Les Grecs ont aussi connu les expositions particu- lières. Apelle soumettait ses œuvres au jugement du public dans une sorte de galerie ouverte, où il se tenait caché pour recueillir les impressions de la foule. On sait qu'un cordonnier, examinant un de ses tableaux, remarqua qu'il s'y trouvait une chaussure mal dessi- née. Apelle corrigea la faute; mais l'homme, le lende- main, s'étant permis de blâmer la jambe, le peintre, se montrant : « Que le cordonnier, dit-il avec impa- tience, s'en tienne à la chaussure et ne juge pas ce qui est au-dessus. » Le mot passa en proverbe : Ne sutor
LA PEINTURE GRECQUE.
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supra crepidam. Mais revenons à Panaînos et à Micon.
Tous deux, on s'en sou- vient, contribuèrent à dé- corer le Pœcile. A gauche de la grande composition de Polygnote représentant Y Ilioiipersîs j, ils avaient peint en collaboration la Bataille de Marathon. Le moment de Faction qu'ils avaient choisi était la dé- faite des Barbares, qu'on voyait, d'un côté, refoulés dans les marais, de l'autre, chassés vers les vaisseaux phéniciens qui bordaient le rivage et où ils se pré- cipitaient pêle-mêle, har- celés par les vainqueurs. Il est intéressant de re- trouver, parmi les frises sculptées de Gjôlbachi, un souvenir très précis de cette fresque (fig. io3). Seulement, au lieu du combat de Marathon, la frise de Gjôlbachi met sous nos yeux une des batailles livrées dans la plaine du Scamandre, sous les murs de Troie. L'imitation n'en est pas moins évidente
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LA PEINTURE ANTIQUE.
voyez ces vaisseaux grecs qui limitent, à gauche, le fragment que nous reproduisons ; ils correspondent exactement à la flotte phénicienne qui occupait la même position dans le tableau de Micon et de Panainos.
A la Bataille de Marathon faisait pendant, de l'autre côté de Vllioupersis, une composition de Micon
Fig. 104.. — Combat de Grecs et d'Amazones, sur un vase peint.
figurant la Lutte de Thésée contre les Amazones, en- core un sujet traité par le sculpteur de Gjôlbachi; mais au lieu de Thésée et des Athéniens, c'est Achille qu'il avait représenté poursuivant, dans les campagnes troyennes, l'Amazone Penthésilée. Ce tableau répon- dait à la bataille sur les bords du Scamandre, dont le séparait une Ilioiipersis, de sorte que les reliefs de cette partie de la frise offraient absolument le même ordre que les peintures du Pœcile, curieuse preuve de l'in- fluence de la grande peinture sur ce monument con- struit, vers la fin du 111° siècle avant notre ère, par
LA PEINTURE GRECQUE. 187
quelque satrape, avec Taide d'artistes venus de Grèce et dont rimagination était pleine des merveilles qu'ils y avaient vues.
A partir de Micon, les combats d'Amazones vont d'ailleurs se multipliant dans le grand art et dans les arts industriels. Phidias y aura recours pour décorer
Fig. 105. — Suite du même combat.
le piédestal de sa statue de Zeus, à Olympie, et le bou- clier de son Athéna Parthénos; quant aux peintres de vases, ils trouveront dans ce motif une source inépui- sable de tableaux. Le plus beau est, à coup sûr, celui qui orne un vase de Cume, de la classe des aryballes, et qu'on peut voir au musée de Naples. Nous en don- nons ici la décoration développée (fig. 104 et ro5). Ces guerriers grecs, armés du bouclier et de la lance, agiles et souples dans leur robuste nudité, ces Amazones au costume compliqué, aux tuniques rayées ou mouche- tées suivant la mode barbare, le mouvement qui anime
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LA PEINTURE ANTIQUE.
ces divers personnages, leur groupement harmonieux, la symétrie savante qui les oppose les uns aux autres, tout cela forme un ensemble d\ine grâce inimitable qui devait rappeler de très près la peinture de Micon. Il faut remarquer le lieu de la scène : elle se passe dans les montagnes, ou, tout au moins, parmi des accidents de terrain que le peintre a discrètement indiqués, çà et là, d/un trait rapide. La légende contait, en effet, que
Fig. 10(5. — Combat d'Amazones, sur un vase peint.
c'était sur le Pnyx et sur les collines environnantes que l'invasion des Amazones avait été repoussée par Thésée. Toutes les peintures de vases qui reproduisent cet événement sont restées fidèles à ce détail. Qu'elles figurent les Amazones à pied ou à cheval (fig. io6), des lignes ondulées y marquent toujours les aspérités du sol. C'était évidemment un des traits caractéris- tiques du tableau de Micon, et ce souci de la tradition et du pittoresque se retrouvait dans VAma\onoma- chie qu'il avait peinte au Théseion. Au Pœcile, ce respect de la légende lui avait suggéré une invention fort remarquée des contemporains. Un de ses héros,
LA PEINTURE GRECQUE. 189
Boutés, l'ancêtre d'une des plus vieilles familles de l'At- tique, y paraissait au sommet d'une colline dont la saillie ne laissait apercevoir que son casque et le haut de son visage, dérobant le reste aux yeux du specta- teur. Vous reconnaissez là le procédé appliqué par Polygnote à son Tityos dans la Nékyia; mais tandis que Polygnote s'était probablement contenté de dissi- muler derrière un pli de terrain une minime partie de son personnage, Micon, plus hardi, avait sous-entendu plus des trois quarts du sien. Cette façon de peindre expéditive frappa, et même scandalisa quelque peu les Athé- niens, habitués à la consciencieuse précision de l'archaïsme. Il leur sembla que ce Boutés n'avait guère coûté à son auteur, et, pour carac- ^.
' ' ^ Fig. 107.
tériser une œuvre dont la rapide exécution ne trahissait qu'un faible effort, ils s'accou- tumèrent à dire : « Voilà qui est plus prestement enlevé que Boutés » (©ôcttov ti Bour/i;). La figure 107, em- pruntée au vase peint d'où nous avons déjà tiré les figures gS et 96, paraît bien être un timide souvenir de ce subterfuge osé de Micon.
J'ai fait allusion au combat d'Amazones qui ornait un des panneaux intérieurs du Théseion. Ce temple contenait d'autres peintures du maître, toutes relatives aux exploits de Thésée. On y voyait, par exemple, une composition qui devait inspirer plus tard les auteurs des métopes du Parthénon , la Lutte des Lapithes contre les Centaures, où Thésée figurait du côté des
ipo LA PEINTURE ANTIQUE.
Lapithes, aux prises avec un Centaure qu**!! venait de terrasser. Les sujets de ce genre sont fréquents sur les vases peints, témoin ce vase de Vienne, qui représente les Centaures attaquant le Lapithe Pirithoûs le jour de ses noces et faisant irruption dans la salle du festin (fig. io8). On y voyait encore la Visite de Thésée à Amphitrite et à Poséidon. Comme ce héros, disait la fable, était en Crète avec les jeunes gens et les jeunes filles d'Athènes destinés à servir de proie au Mino- taure, Minos s'emporta contre lui, parce qu'il faisait obstacle à sa passion pour Périboia; il Taccabla d'ou- trages et lui reprocha, entre autres choses, de n'être pas le fils de Poséidon; puis, pour l'éprouver, il lança son anneau dans la mer, l'invitant ironiquement à le lui rapporter, Thésée, sans hésiter, se précipite dans les flots, où il est recueilli par des tritons et des dauphins qui le conduisent mollement jusqu'au roi de la mer, lequel lui remet l'anneau de Minos; en même temps, Amphitrite lui fait don d'une couronne d'or. Nous ne savons pas exactement quel épisode de cette légende Micon avait mis en oeuvre, mais tout porte à croire que le sujet de sa fresque était Thésée paraissant devant Poséidon et Amphitrite. On a vu ce thème très libre- ment traité par Euphronios (fig. 97). D'autres potiers s'en emparèrent, comme l'atteste ce vase qui parait plus voisin de la peinture de Micon (fig. 109) et qui nous offre un admirable spécimen de ce que savaient faire, dans la première moitié du v siècle, les céramistes athéniens.
Il y avait encore, dans le Théseion, un tableau de Micon représentant la Mort de Thésée. Quand nous
LA PEINTURE GRECQUE.
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aurons cité, dans TAnakelon, une fresque figurant le Départ des Argonautes et montrant les héros prenant part, à lolcos, aux jeux funèbres donnés par Acastos en rhonneur de son père Pélias, nous aurons à peu près achevé la liste des œuvres que Tantiquité attribuait à Micon.
Nous ne pouvons que malaisément nous faire une idée des qualités de ce peintre. Il ne valait pas Poly-
Fig. 108. — Combat de Lapithes et de Centaures, d'après un vase peint.
gnote. En quoi lui était-il inférieur? Nous Fignorons. Il travaillait, semble-t-il, avec plus de négligence et en regardant de moins près la nature. On contait à ce propos une anecdote significative : il avait peint un cheval avec des cils à la paupière inférieure, ce qui est contraire à la réalité. Non seulement il était peintre, mais il sculptait. Tel était aussi, d^ailleurs, le cas de Polygnote. On voyait à Olympie une statue de bronze de l'Athénien Caillas, vainqueur au pancrace, qui était due à son ciseau; on en a récemment retrouvé la base avec sa signature. Les anciens connaissaient de lui plusieurs statues d'athlètes.
Après ce qui a été dit de la Bataille de Marathon,
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LA PEINTURE ANTIQUE.
œuvre commune de Micon et de Panainos, il reste peu de chose à ajouter sur ce dernier artiste. Collaborateur de son frère, il contribua à décorer le trône de Zeus Olympien. Ce trône était soutenu par des colonnes
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Fig. 109. — Thésée devant Poséidon et Amphitrite, d'après un vase peint.
entre lesquelles étaient engagées des espèces de mé- opes lisses, que Panainos couvrit de peintures. Hercule et Atlas, Hercule luttant contre le lion de ISIémée, le Jardin des Hespérides, Thésée et Pirithoils, des figures allégoriques comme VHellade et Salamine, celle-ci tenant à la main un de ces ornements que les Grecs plaçaient à l'avant de leurs vaisseaux; Hippodamie, le
LA PEINTURE GRECQUE. ipj
Supplice de Prométhée, la Mort de Penthésîlée , V At- tentat d'Ajax contre Cassandre , telles sont les scènes variées que son alerte pinceau traça sur le siège mo- numental du dieu ^. Nous savons aussi qu^on admirait dans le temple de Zeus plusieurs fresques dont il était l'auteur, mais le sujet ne nous en est pas connu. En- fin, il passait pour avoir peint, en Élide, le bouclier d^une statue d'Athéna sculptée par Colotès, disciple de Phidias.
LMnnovation capitale de Micon et de Panainos consista dans Tintroduction de la peinture d'histoire. Ils n'en étaient pas cependant les inventeurs. Bien avant eux, on s'en souvient, Boularchos avait eu l'idée de fixer par le pinceau le souvenir d'un grand événe- ment contemporain. En 514 avant notre ère, Mandro- clès de Samos, l'ingénieur qui avait construit sur le Bosphore le pont de bateaux destiné à livrer passage à l'armée de Darius se rendant en Thrace, avait consa- cré dans le sanctuaire de Héra Samienne un tableau où l'on voyait ce même pont chargé de soldats et Da- rius assis à l'une des extrémités, surveillant le passage de ses troupes. Mais c'étaient là des faits isolés ; on n'avait point, jusqu'à Micon, érigé la peinture histo- rique en système. Polygnote s'en était tenu aux allu- sions transparentes : ses deux Ilioupersis rappelaient la prise d'Athènes par les Perses; son Ulysse vainqueur des prétendants faisait penser aux Grecs débarrassant
I. J'ai groupé ces scènes suivant les analogies qu'elles présen- taient entre elles, et non suivant l'ordre donné par Pausanias. La place exacte occupée par chacune d'elles est presque impossible à déterminer.
PEINT. ANTIQUE. IJ
194 LA PEINTURE ANTIQUE.
leur patrie des Barbares. Le voile de la légende lui sem- blait nécessaire pour rehausser et faire valoir la réalité. Micon peignit la réalité même ; la bataille de Mara- thon était de Thistoire d^hier pour ceux qui en contem- plaient l'image au Pœcile, et cette image les frappait d'autant plus, qu'à côté de divinités comme Athéna, Hercule, Thésée, le héros Marathon, ils y reconnais- saient les traits idéalisés de leurs généraux, Calli- maque, Miltiade, ceux de Cynégire, ceux des princi- paux chefs barbares, tels que Datis et Artapherne.
Il y avait au Pœcile une autre peinture dont nous ignorons l'auteur, mais qui rappelait de même un évé- nement historique considérable, la bataille d'Œnoa, livrée aux Lacédémoniens par les Athéniens et les Ar- giens coalisés^. Là aussi, probablement, on voyait des portraits, et le réel se trouvait mêlé au merveilleux. On ne peut s'empêcher de rapprocher cette tendance d'une tendance analogue qui se manifeste, vers le même temps, dans la littérature. C'est l'époque où les tra- giques, sans renoncer à la mythologie, cherchent vo- lontiers leurs sujets de drames dans l'histoire, où Phry- nichos met sur la scène la prise de Milet, le plus sanglant épisode de la révolte de l'Ionie; où, peu de temps après la seconde guerre médique, il fait jouer ses Phéniciennes, qui en glorifient l'issue; où Eschyle excite l'enthousiasme des Athéniens en leur montrant, dans ses Perses, Atossa pleine d'angoisse et Xerxès vaincu et humilié. Une ivresse patriotique fait qu'on
I. Voyez, sur cette peinture, C. Robert, Hermès, 1890, p. 412 et suiv.
LA PEINTURE GRECQUE. 195
se porte avec ardeur vers ces images , qu'on ose les peindre dans les édifices publics et les figurer au
Fig. iio. — Grec et Barbare combattant, d'après un fond de coupe du v'' siècle.
théâtre, à côté des vieux mythes qui alimentaient seuls, auparavant, la poésie et la peinture. De là, dans les arts industriels comme la céramique, ces allusions de plus en plus fréquentes aux Barbares, ces représenta-
jçG ^ LA PEINTURE ANTIQUE.
tions de Perses terrassés, tantôt habillés à la grecque (fig. no), tantôt revêtus de ce costume bariolé que tant de vases reproduisent et dont nous donnons ici un spécimen (fig. m), d'après une coupe du Louvre en partie restaurée*. Quand on ne va pas jusqu'à ce réalisme, on a recours au symbole : les Centaures, les Amazones, tous ces êtres violents et hétéroclites dont on s'occupait depuis des siècles sans se demander ce qu'ils signifiaient, deviennent autant de personnifica- tions de la force barbare domptée par le génie grec, puissant et mesuré. La guerre de Troie elle-même apparaît comme le début de la querelle entre l'Orient et l'Occident, comme l'acte initial qui a donné nais- sance à l'antique inimitié de l'Europe et de l'Asie. Il ne faudrait point exagérer, mais soyez sûr que l'Athé- nien contemporain de Polygnote et de Micon saisis- sait dans leurs tableaux ces secrètes intentions; ces belles fresques pleines d'idées flattaient son amour- propre national, et il éprouvait d'autant plus de plaisir à les contempler.
A côté de cette influence incontestable des faits, les peintres de cette époque en subissent une autre, celle de la littérature. On a vu ce que l'épopée avait fourni à Polygnote; on verra tout à l'heure ce que Parrhasios et ses successeurs ont dû à la tragédie. Notons, en atten- dant, l'apparition, dans la peinture, d'un goût nouveau, qui lui vient de la comédie sicilienne, le goût pour
I. Les restaurations sont indiquées en pointillé. Cette coupe comme celle que reproduit la figure iio, est l'œuvre du potier Douris. Remarquez l'espèce d'étendard ou de guidon que tient le Barbare dans la main gauche.
LA PEINTURE GRECQUE.
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certaines scènes religieuses d'un caractère familier et légèrement comique. Pausanias signale, parmi les tableaux qui décoraient l'un des temples de Dionysos,
Fig. m. — Barbare terrassé par un Grec, d'après un fond de coupe du v« siècle.
une fresque représentant le Retour d'Héphaistos dans l'Olympe. Ce dieu, disait la légende, voulant punir Héra, sa mère, de la dureté qu'elle avait montrée à son égard, lui avait envoyé un trône d'or muni de mille liens invisibles. Héra y était restée attachée, et les
ipS LA PEINTURE ANTIQUE.
efforts des dieux pour la délivrer avaient été vains, quand Dionysos s^était avisé d'aller trouver le coupable à Lemnos, de Penivrer et de le ramener dans TOlympe pour mettre fin au supplice de la déesse. C'est ce retour du divin forgeron qu'on voyait peint dans le temple de Dionysos. Or ce mythe était depuis longtemps exploité par les peintres; on le rencontre, au vi^ siècle, sur le vase François. Le comique sicilien Epicharme Pavait rajeuni en le portant sur la scène, dans sa pièce inti- tulée Héphaistos ou les Comastes. De là la popularité de cette fable à Athènes, où le théâtre d'Épicharme jouissait d'une réputation méritée. Les peintres y re- vinrent, et c'est sans doute à cet engouement qu'il faut attribuer le tableau décrit par Pausanias, ainsi que les nombreuses peintures de vases qui reproduisent le même sujet (fig. 112).
Il ne nous reste plus, pour cette période, qu'à nommer quelques artistes d'une valeur secondaire, ou sur lesquels les documents nous font défaut. Citons, parmi les premiers, Pauson, dont se moque Aristo- phane. On contait de lui une charge d'atelier qui semble indiquer peu de sérieux dans le caractère. Comme quelqu'un lui avait demandé de peindre un cheval se roulant dans la poussière après les exercices du stade, il figura un cheval galopant et soulevant avec ses pieds des nuages de poussière. L'amateur s'étant plaint, Pau- son retourna son tableau, de façon à présenter Panimal les pieds eri Pair et la tête en bas. On ne nous dit pas si l'amateur se déclara satisfait.
Un peintre très supérieur fut, vers le même temps, Agatharque de Samos, à la fois contemporain d'Es-
LA PEINTURE GRECQUE. 199
chyle et de Zeuxis. Vitruve parle d'une décoration peinte qu'il exécuta pour une tragédie d'Eschyle et sur laquelle il rédigea une sorte de mémoire théorique. C'était une grande nouveauté. La scène improvisée qu'on dressait, pour chaque série de représentations, dans l'orchestre du Lénaion, au pied de l'Acropole,
' Fig. 112. — Retour d'Héphaistos dans l'Olympe, d'après un vase peint.
avait été, jusqu'alors, ornée de tapisseries et de ces riches tissus que l'invasion perse avait rendus familiers aux Athéniens. Peut-être à ces tissus mêlait-on déjà quelques peintures. Mais c'est Sophocle qui, le pre- mier, fit de la peinture, au théâtre, un usage raisonné et méthodique. Vers la fin de sa carrière, Eschyle l'imita, et de ce goût du vieux poète pour les nouveaux procédés d'ornementation scénique sortit l'œuvre d'Aga- tharquede Samos. Nous en ignorons les mérites. Il est probable qu'elle contenait un essai de perspective. Dé-
200 LA PEINTURE ANTIQUE.
mocrite et Anaxagore,qui écrivirent, après Agatharque, sur la scénographie, donnaient, paraît-il, les règles à observer pour produire l'illusion de la profondeur et figurer des édifices dont certaines parties eussent l'air de s'enfoncer dans l'éloignement, tandis que d'autres semblaient saillir au dehors. Nous ne savons pas si Agatharque alla aussi loin, mais il y a lieu de croire que ses décors étaient déjà à plusieurs plans. On peut s'en faire une idée approximative par ces curieuses vues de villes et d'enceintes fortifiées sculptées en léger relief sur les portes de quelques tombeaux lyciens (fig. Il 3). Il y a déjà, dans ces tableaux, des lignes fuyantes qui témoignent d'un sérieux effort pour rendre la perspective, en même temps qu'on y remarque le procédé de superposition propre à l'ancienne ma- nière.
Agatharque peignait très vite et se vantait de sa ra- pidité, qui contrastait avec la lenteur de Zeuxis. Cette qualité convenait essentiellement à la fabrication des décors, ainsi qu'à la décoration des intérieurs, dans la- quelle ce peintre paraît avoir excellé. Un jour, Alci- biade l'ayant prié d'exécuter chez lui une série de fresques, comme il s'y refusait, prétextant les nom- breuses commandes dont il était accablé, le jeune aris- tocrate, qui n'aimait point la résistance, l'emmena de force et le tint, pendant quatre mois, prisonnier dans sa maison; il y fût resté plus longtemps encore et, sans doute, jusqu'à l'achèvement des travaux, s'il n'avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens.
Il y aurait peu de chose à dire d'ApoUodore l'Athénien, contemporain d' Agatharque, bien que plus
LA PEINTURE GRECQUE.
jeune de quelques années, si ce nom ne marquait dans Phistoire de la peinture le commencement d'une révo- lution capitale. Jusqu'alors, les Grecs avaient peint à teintes plates, suivant la vieille méthode égyptienne et achéenne ; Poly- gnote, tout en sa- chant reproduire le moelleux et la transparence des étoffes, avait ignoré Part de faire tour- ner les corps. Plu- sieurs causes, assu- rément , détermi- nèrent l'éclosion de cet art ; mais ce qui contribua sur- tout à sa naissance, ce fut l'influence du théâtre. On vient de voir que l'introduc- tion de la peinture sur la scène avait bien vite amené à
composer des décors dans lesquels se faisaient sentir des intentions de perspective, que les palais, les paysages tracés par Agatharque sur les toiles ou les panneaux devant lesquels se mouvaient les acteurs, offraient, selon toute apparence , de timides effets de rapproche- ment ou d'éloignement obtenus par de simples combi- naisons de lignes. Il était naturel qu'on cherchât à ap-
Fig. iij.
202 LA PEINTURE ANTIQUE.
pliquer ce procédé à la représentation des personnages. C'est, semble-t-il, Apollodore d'Athènes qui, le premier, tenta l'entreprise. Les auteurs anciens le surnomment skiagraphe (cxiaypacpo;), c'est-à-dire habile à peindre l'ombre. Plutarque affirme, d'autre part, qu'il inventa l'art de dégrader les tons et de noyer les contours. Tout cela indique clairement une technique nouvelle. Nous ignorons l'aspect que pouvaient avoir certains tableaux très vantés de ce peintre, tels que le Prêtre en prières, Ajax foudroyé , Alcmène et les Héraclides suppliant les Athéniens, Ce qui est certain, c'est que ces peintures ne ressemblaient pas à celles de la première moitié du V*' siècle. Plus d'air y circulait; moins belles, probable- ment, moins pures de dessin que les fresques des Poly- gnote, des Panainos et des Micon, elles étaient moins conventionnelles et rendaient plus fidèlement la nature. Voilà, certes, un grand changement. Tous les peintres, désormais, marcheront dans cette voie; il suffira de perfectionner l'invention d'Apollodore pour en venir aux chefs-d'œuvre de Parrhasios et d'Apelle.
§ V. — L'Ecole ionienne : Zeuxis et Parrhasios ; Timanthe.
Ces mots à'^Ecole ionienne ne doivent pas tromper le lecteur. Ils font allusion à la patrie des peintres dont nous allons nous occuper, ou à leur résidence prolongée en lonie, plutôt qu'à une grande école de peinture dont ils auraient été les chefs. Ainsi, Zeuxis et Parrhasios, les plus illustres représentants de ce groupe, n'ont
LA PEINTURE GRECQUE.
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pas, semble-t-il, donné naissance, en Asie Mineure, à un art nouveau, portant la marque de leur génie ; ils n'ont pas, à proprement parler, fondé une école, et
Fig. 114. — Hercule enfant étouffant les serpents, d'après une peinture de Pompéi,
ce terme n'est qu'une dénomination commode pour désigner leur origine ou leur patrie d'adoption.
Zeuxis était d'Héraclée; mais, comme beaucoup de villes portaient ce nom, on ne saurait dire avec certi- tude dans quelle Héraclée il avait vu le jour. Le fait d'avoir eu pour professeur un certain Damophilos
20^. LA PEINTURE ANTIQUE.
d'Himéra autoriserait à croire quMl s'agit d'Héracléede Sicile, à moins qu'il ne faille songer à une autre Héra- clée située dans l'Italie méridionale. On lui donnait aussi pour maître Néseus de Thasos,ce qui indiquerait qu'il fit un voyage dans cette île. Il vécut longtemps à Athènes, où il connut Socrate. Il vécut également à la cour d'Archélaos, roi de Macédoine, qui se plaisait dans le commerce des poètes et des artistes. Enfin, il paraît avoir résidé de longues années à Ephèse : de là, chez quelques auteurs, l'opinion qu'il y était né. Il s'offre à nous comme un peintre magnifique, ami du faste, plein de morgue et possesseur d'immenses richesses. Il finit, dit un ancien, par donner ses ta- bleaux, ne pouvant fixer de prix qui en fût digne.
Les sujets qu'il traita étaient encore, en grande par- tie, empruntés à la mythologie; mais il sut les rajeunir par l'expression et par la place qu'il y donna aux figures de femmes et d'enfants. Ainsi, à côté de tableaux tout mythiques comme le Supplice de Marsyas, Pan, Borée, Triton^ Ménélas priant sur la tombe d'Agamemnony il avait peint Hercule enfant, étouffant les serpents envoyés par Héra pour le faire périr, et ce précoce héroïsme, contrastant avec la frayeur d'Amphitryon et d'Alcmène, témoins du courage de leur fils au berceau, cette fable enfermée dans un cadre bourgeois, cette anecdote lé- gendaire rapprochée de l'humanité par les sentiments tout humains qui s'y faisaient jour, tout cela l'avait si heureusement inspiré, que nous voyons, longtemps après, les peintres de Pompéi reproduire son œuvre en l'interprétant chacun à sa manière (fig. 1 14).
C'est à ce désir d'humaniser la légende qu'il faut
LA PEINTURE GRECQUE.
205
attribuer un des plus beaux tableaux du maître, Une famille de Centaures. Pour les anciens Grecs, le Cen- taure était un ennemi ; c'était le monstre violent et bru- tal qui infestait les forêts du Pélion; plus tard, ce fut le Perse et sa fougue barbare donnant Passant à la ner- veuse vigueur de la race hellénique. Mais voici que,
Fig. 11$. — Centaures attaqués par des fauves, mosaïque de la villa d'Hadrien.
les idées ayant pris un autre tour, on s'apitoie sur ces êtres farouches ; on leur prête les passions, les affec- tions des hommes, et Zeuxis figure leurs ébats; il les montre chez eux, dans leurs sauvages retraites, goû- tant, comme les humains, les douceurs de la vie con- jugale et de la paternité. Le centre de sa composition était occupé par une Gentauresse à demi couchée sur une herbe épaisse et allaitant ses enfants, tandis que le père, élevant en l'air un jeune lionceau, produit de sa
2o6 LA PEINTURE ANTIQUE.
chasse, souriait à ce tableau familial. Il faut sans doute voir un souvenir de cette peinture dans une mosaïque de la villa d'Hadrien qui représente, elle aussi, une famille de Centaures, mais attaquée par des fauves dont Tun déchire de ses griffes la Centauresse terrassée (tig. II 5). C'est la contre-partie du tableau de Zeuxis, la vengeance de la lionne privée de son lionceau. On ne saurait nier, dans tous les cas, le rapport qui exis- tait entre les deux oeuvres.
J'ai dit que Zeuxis avait une prédilection pour les figures féminines. C'est le temps, en effet, où la femme envahit l'art, où les potiers la peignent sur le pourtour die leurs coupes, vaquant aux soins multiples de sa toi- lette, parmi ses coffrets et ses miroirs, au milieu de ses servantes empressées à la servir, sous l'œil de petits génies qui la frôleat de leurs ailes en lui apportant des rubans et des couronnes. Toutes cesgracieuses esquisses de boudoirs athéniens ont été mises à la mode par la grande peinture. Zeuxis fut un de ceux qui contri- buèrent le plus à les répandre. Il aimait les scènes élé- gantes et familières où la femme jouait le principal rôle, et dans lesquelles pouvait paraître sa merveilleuse habileté à la représenter. Deux héroïnes le tentèrent par-dessus tout, Pénélope et Hélène. Sa Pénélope était un chef-d'œuvre de tristesse résignée et de pudique réserve. Mais le tableau sur lequel l'antiquité ne tarit pas d'éloges, c'est VHélène au bain ou à sa toilette qu'il avait peinte pour les habitants de Crotone, en faisant poser devant lui cinq des plus belles filles de la ville et en copiant de chacune d'elles ce qu'elle avait de plus parfait.
LA PEINTURE GRECQUE.
207
De cette peinture des gynécées héroïques à la simple peinture de genre, il n^y avait qu'un pas. Aussi les sujets de genre étaient-ils nombreux dans l'œuvre de Zeuxis. On citait de lui une Vieille femme supérieurement exé- cutée. On se souvient de cette nature morte, de ces Raisins avec lesquels il lutta contre Parrhasios. 11 avait peint aussi un Enfant aux }~aisins que les connaisseurs estimaient fort. C'est à ce tableau que quelques auteurs rapportent Tanec- dote des oiseaux trompés par l'appa- rence; Zeuxis en aurait eu moins de satisfaction que de dépit : « Si j'avais fait, dit-il, l'enfant aussi vrai que les rai- sins, les oiseaux en auraient eu peur. » De pareilles compo- sitions devaient avoir une grande influence sur l'indus- trie des coroplastes, si habiles à représenter les côtés familiers de la vie, et peut-être doit-on voir une rémi- niscence de VEnfant aux raisins dans ces gracieuses figures de jeunes filles qui jouent en minaudant avec une grappe mûre (fig. 116). Zeuxis lui-même, paraît-il, s'amu- sait à modeler de ces figurines, preuve nouvelle de l'afiinité qui existait entre sa manière et l'art délicat des fabricants de terres cuites. On rangeait, enfin, parmi ses meilleurs morceaux, un Amour couronné de roses et uri Athlète où éclatait probablement sa maîtrise dans
Fig. 11(5.
2o8
LA PEINTURE ANTIQUE.
la peinture du nu. Vers la même époque, les figures de femmes nues apparaissent de plus en plus nombreuses
Fig. 117. — Zeus sur son trône, peinture murale d'ÉIeusis.
chez les coroplastes, et c'est à lui, sans doute, autant qu'à Scopas et à Praxitèle, qu'il faut faire honneur de cette invention.
Ce peintre novateur ne fut pas sans subir l'ascendant
LA PEINTURE GRECQUE.
209
d'autres artistes. Il subit, par exemple, celui de Phi- dias. Il est intéressant de rapprocher du Zeus d'Olym- pie, de l'illustre sculpteur, un tableau où Zeuxis avait
AAe lANii^Ol
AOHNAlOÎ AHta
CrPAiJlEN
NIOBW (JoiBH
w-
Fig. 118. — Joueuses d'osselets, monochrome d'Herculanum.
peint le maître de l'Olympe assis sur son trône au milieu des dieux; peut-être est-ce un souvenir de ce tableau qu'on retrouve dans une peinture murale d'Eleusis qui date du temps d'Hadrien (fig. 117), et qui
PEINT, ANTK^UE.
'4
2IO LA PEINTURE ANTIQUE.
est un des rares spécimens de fresque antique qu'ait produits la Grèce propre.
Au point de vue technique, Zeuxis fut un ciiercheur. Suivant la route tracée par Apollodore, il s'essaya à rendre les jeux de la lumière et de l'ombre. Par un de ces retours aux procédés anciens dont la fin du v^ siècle et le commencement du iv*^ fournissent plus d'un exemple, il cultiva aussi le monochrome, mais un mo- nochrome d'une nature particulière et très différent des silhouettes à teintes plates où se dépensait la science rudimentaire des peintres d'autrefois. C'étaient, semble- t-il, des espèces de grisailles dans lesquelles le modelé des corps était exprimé à l'aide d'une seule couleur additionnée de blanc en quantité variable ^ Nous avons déjà dit que cette technique demeura longtemps popu- laire dans les ateliers. C'est à ce goût d'archaïsme qu'il faut rapporter les belles peintures sur marbre décou- vertes à Herculanum, et dont l'une, figurant des jeunes filles jouant aux osselets, est signée Alexandre d'Athènes (fig. 1 18). Une autre, de la même main, paraît seirattacher à la légende de Déméter et montrer la déesse donnant à boire au vieux Silène (fig. 1 19). Ces mono- chromes, aujourd'hui très endommagés, ne semblent point avoir été exécutés d'après le procédé de Zeuxis; mais ils prouvent la persistante faveur d'un genre que la curiosité de ce maître avait rajeuni.
Parrhasios vivait, comme Zeuxis, vers la fin de la guerre du Péloponnèse. Il était d'Ephèse et vint proba-
I. MiWiet, Études sur les premières périodes de la céramique grecque, Appendice, p. i63.
LA PEINTURE GRECQUE. an
blement de bonne heure à Athènes. Sa vanité était pro- verbiale. Il prétendait descendre d^Apollon et se vantait de voir les dieux en songe. Vêtu de pourpre, le front ceint d'une couronne d'or, il déployait un luxe oriental. Il pei- gnait, comme Zeuxis, pour ceux qui le payaient cher, et travailla pour différentes villes telles que Rhodes et
Fig. 119. — Épisode de la légende de Déméter, monochrome d'Herculanum.
Lindos. Il paraît s'être particulièrement inspiré des légendes mises en honneur par la tragédie. Ainsi, c'est au théâtre qu'il prit l'idée de son Prométhée, de son Phi- loctète, de son Télèphe, pour ne citer que ceux de ses tableaux dont les titres rappellent des drames célèbres. A côté de ces sujets héroïques, il faut faire la part, dans ;on œuvre, des sujets familiers, comme le Prêtre et l'En- fant, le Navarque, les Deux hoplites, dont l'un, courant laissait apercevoir la sueur dont il ruisselait, tandis que,
LA PEINTURE ANTIQUE.
l'autre semblait hors d'haleine et posait ses armes à terre, comme ces figures d'enfants où se peignaient si bien la sécurité et l'innocence propres à cet âge, comme cette Nourrice thrace aux pendantes mamelles, dont l'image revient si fréquemment parmi les figurines de terre cuite
(fig. 120). Il cultiva aussi la peinture allégorique, que nous voyons se développer à cette époque grâce au pro- grès des idées philosophi- ques et morales. A ce genre appartenait ce fameux por- trait du Peuple athénien qui était évidemment un souve- nir de la comédie et dans le- quel Parrhasios avait incar- né toutes les qualités et tous les vices du Démos, irritabi- lité, injustice, inconstance, faiblesse, clémence, miséri- corde, orgueil, hauteur, bas- sesse, arrogance, enfin les mille passions de cet être mobile dans l'âme duquel ont si profondément pénétré Thucydide et Aristophane.
Pour qui sait quels motifs étaient alors en vogue parmi les peintres, il n'y a rien, dans tout cela, qui mé- rite qu'on s'y attarde. Parrhasios est surtout intéres- sant pour nous par sa technique; c'est par elle, bien plutôt que par le choix des sujets, qu'il nous apparaît comme un très grand peintre et comme un peintre ori- ginal. C'est de lui que date véritablement dans la pein-
Fig. 120.
LA PEINTURE GRECQUE.
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ture cette liberté qui marque une rupture définitive avec l'archaïsme. Non seulement il excella dans la composi- tion et mit dans ses tableaux une symétrie savante à
Fig. J2I. — Stèle peinte du iv" siècle.
laquelle n'avaient point atteint ses prédécesseurs; non seulement il fit exprimer au visage des nuances de sen- timent qu'on n'avait pas rendues avant lui, mais, pro- fitant de Texpérience de Zeuxis et d'Apollodore, il porta beaucoup plus loin qu'eux la science des dé- gradations, noya d'ombre les contours, fit saillir, aU
314 LA PEINTURE ANTIQUE.
contraire, les parties éclairées, donna, en un mot, aux corps de l'épaisseur et une consistance ignorée jusque- là. La grande révolution qui fit succéder le modelé à la teinte plate était enfin accomplie. Il avait fallu des siècles pour réaliser ce progrès. Les Egyptiens, avec toute leur habileté, ne Pavaient pas soupçonné. C'est aux Grecs qu'en devait revenir Thonneur et, chose étrange, ce pas décisif vers la peinture telle que nous l'entendons devait se faire à une époque où commençait la décadence^ où Part, comme la littérature, cherchait des voies nou- velles et inclinait déjà vers la préciosité de l'époque hellénistique.
Il serait aisé de trouver dans les peintures de Pompéi des exemples qui feraient comprendre la technique de Parrhasios. Mais il existe fort heureusement quelques monuments plus anciens, qui ont subi l'influence directe de cette technique et montrent quelle faveur elle rencontra dès qu'elle parut. De ce nombre est une curieuse peinture presque effacée, qui ornait une stèle funéraire du iv siècle, la stèle d'un certain Tokkès, Macédonien (fig. 121). On y voit un homme assis, tenant de la main droite une amphore de Rhodes, de la gauche, un flacon à huile; près de lui, on distingue, avec quelque attention, une grande jarre. Malgré l'état très fruste de cette peinture, il est visible qu'elle n'a point été exécutée selon la méthode anciennement adoptée pour les stèles peintes. Ainsi, la stèle d'Anti- phanès (fig. 80) porte la trace encore apparente d'une esquisse au trait noir, que le peintre a remplie de cou- leur et dans laquelle les tons avaient partout la même intensité. Ici, il en est tout autrement : les contours
21(5 LA PEINTURE ANTIQUE.
sont indiqués, non par un trait brutal, mais par un ton plus foncé qui fait tourner l'objet et en oppose les extré- mités, perdues dans l'ombre, aux parties médianes, vive- ment éclairées. Rien ne répond mieux à cette règle de Pline, que Parrhasios aurait, le premier, appliquée dans toute sa rigueur : Ambire se ipsa débet exlremitas et sic desinei'e ut promittat alla post se ostendatque etiam qiiae occultât.
Deux autres monuments, d'un très grand intérêt, attestent la popularité du procédé de Parrhasios : ce sont deux lécythes attiques du musée de Berlin, qui appartiennent l'un et l'autre au iv*^ siècle ^ Les scènes qu'ils représentent n'ont rien que d'ordinaire : sur l'un, figure l'épisode banal et souvent répété de l'exposition du mort (fig. 122); sur l'autre (fig. i23), on voit la visite à la stèle : au pied d'une grande stèle ornée de feuilles d'acanthe, le mort assis est censé recevoir les hommages de ses amis et de ses proches, prendre part à leurs entretiens et Jouir encore de cette douce lumière du Jour que le Grec ne quittait qu'à regret. Le style de ces peintures est lâche et très inférieur à celui d'autres peintures analogues, où le dessin est d'une pureté et d'une élégance rares ; mais ce qu'elles ont de particulier, c'est leur technique. Considérez, dans la première, la façon dont sont ira,ités les vêtements : de véritables empâtements de couleur en marquent les plis. Le vieillard qui se lamente, appuyé sur un bâton, est en-
I. Voyez Furtwaengler, Beschreibung, n°' 2684 et 2685. C'est à l'aimable complaisance de ce savant que je dois de pouvoir re- produire ici ces deux peintures inédites, d'après les aquarelles qu'en possède le musée de Berlin.
LA PEINTURE GRECQUE.
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veloppé d'un manteau qui contient des parties éclairées et des parties sombres; bien plus, ce manteau projette des ombres sur ses pieds, des ombres rendues à l'aide
de hachures qui sont une nouveauté dans la peinture de vases. Ces mêmes hachures se retrouvent sous Faisselle et sur le bras. Elles sont surtout sensibles dans les figures du second lécythe où, répandues sur
2i8 LA PEINTURE ANTIQUE.
la poitrine et sur le cou des deux personnages à demi nus, elles en accusent très nettement le modelé. Le procédé, si Ton veut, est enfantin; mais c'est celui que les peintres emploieront longtemps encore pour ex- primer le clair-obscur, et l'on ne peut se défendre dV voir un souvenir plus ou moins fidèle du grand chan- gement dont Parrhasios fut Fauteur.
Fig. 124.
Ulysse et Ajax se disputant les armes d'Achille, d'après un vase peint.
A rÉcole ionienne se rattachent encore quelques artistes de deuxième ordre dont nous ne ferons que citer les noms, tels qu'Androcyde de Cysique, qui avait peint le monstre Scylla, et Colotès de Téos. Mais le peintre le plus renommé de ce groupe, après Zeuxis et Parrhasios, est Timanthe de Kythnos. On a vu plus haut que, dans un concours, à Samos, il l'emporta sur Parrhasios. Tous deux avaient représenté Ulysse et Ajax se disputant les armes d'Achille. Le sujet n'était pas nouveau. 11 figure, au v« siècle, parmi ceux
LA PEINTURE GRECQUE.
219
qu'aiment à traiter les peintres de vases, comme on peut s'en convaincre par ce beau dessin du potier Douris, qui montre les chefs achéens s'interposant entre les deux concurrents et les empêchant de se jeter l'un sur l'autre (fig. 124). Il faut croire que Timanthe y mit tant d'expression, que Parrhasios, malgré tout son art, ne put recueillir la majorité des suffrages; il
Fig. 125. — Le sacrifice d'Iphigénie, peinture de Pompéi
se retira plein, de colère et déplorant le sort d'Ajax, vaincu, disait-il, pour la seconde fois.
Tel n'était pas, cependant, le tableau le plus admiré de Timanthe. Ce que l'antiquité vante de préférence parmi ses œuvres, c'est le Sacrifice d'Iphigénie, où l'on voyait Calchas, Ulysse, Ménélas, exprimant diver- sement la poignante émotion qui leur serrait le cœur, tandis qu'Agamemnon, la tête voilée, se détournait de l'horrible spectacle. Était-ce calcul? Était-ce impuis- sance? L'une et l'autre explication ont été proposées;
220 LA PEINTURE ANTIQUE.
mais tout porte à croire qu'avec sa connaissance pro- fonde du cœur humain, le peintre avait mieux aimé laisser deviner la douleur paternelle que de la traduire par des traits précis, qui fussent toujours restés au- dessous de ce que la sensibilité de, chacun pouvait concevoir; et il y avait dans ce sous-entendu tant d'élo- quence, ce visage invisible était si pathétique, qu'il captivait les regards et concentrait tout Tintérét tra- gique du tableau. On retrouve à Pompéi des imitations de cette composition célèbre; mais pendant que Fart grossier de certains décorateurs, prétendant peut-être corriger Timanthe, découvre indiscrètement le visage d'Agamemnon (fig. I25), d'autres, plus délicats, suivent de plus près le maître de Kythnos et reproduisent tant bien que mal son heureux artifice (fig. 126).
Avec Timanthe, la peinture grecque atteint, dans l'expression des sentiments, une force et une souplesse qu'elle ne dépassera guère; elle touche à l'idéal que doit poursuivre toute œuvre d'art : elle fait penser. « Timanthe, d'après Pline, donnait à entendre plus qu'il n'avait peint, et quoique le plus grand art se manifestât dans ses ouvrages, on sentait que son génie allait encore au delà de son art. » Nous voilà loin du temps où les tableaux avaient besoin de légendes, où, malgré toute la science et toute l'habileté d'un Poly- gnote, il fallait, pour qu'une scène fût parfaitement intel- ligible, y nommer chaque personnage par des inscrip- tions. A l'époque où nous sommes, on se passe de ce secours ; non qu'il ne puisse être encore nécessaire, mais on se soucie moins de savoir à qui l'on a affaire, quels dieux, quels héros sont les acteurs des drames
LA PEINTURE GRECQUE. aaj
figurés parle pinceau; on s'intéresse plus à leurs pas- sions qu'à leur histoire; on est plus touché des mouve- ments qui les agitent que de leurs origines ou de leur généalogie. D'ailleurs, on les connaît mieux : la tra- gédie a rendu leurs aventures populaires, et c'est elle
Fig. 126. — Autre peinture de Pompéi représentant le sacrifice d'Iphigénie.
aussi qui a créé ce besoin d'émotions dramatiques que la peinture du iv« siècle prend à tâche de satisfaire. Elle règne sur les esprits; elle est le cadre naturel dans lequel se présentent à l'imagination tous les souvenirs, toutes les légendes du passé. De là sa grande influence sur la peinture et la psychologie qu'elle y répand à flot.
LA PEINTURE ANTIQUE.
§VI. — L'Ecole de Sicyone. L'Ecole thébano-attique. Les indépendants : Apelle et Protogène.
On se souvient de la prospérité et de la gloire de Sicyone à Tépoque des Orthagorides. Cette vieille cité où avait lui, après Pinvasion dorienne, la première aurore d'une sorte de Renaissance, devait encore briller d'un vif éclat dans les arts : nous y voyons, au iv*' siècle, des sculpteurs en grand nombre, et il s'y forme une école de peinture. Cette école a pour chef un certain Eupompos, dont nous ne savons à peu près rien, si ce n'est qu'il fut un admirable professeur. Au nombre de ses élèves se trouvait Pamphilos d'Amphipolis, peintre savant, théoricien érudit et profond, qui pensait que la peinture ne peut se passer des sciences exactes et que l'arithmétique et la géométrie lui sont d'un pré- cieux secours. Il faisait payer ses leçons fort cher et fut un des maîtres d'Apelle. A son nom reste attachée une innovation intéressante, l'introduction du dessin dans les écoles; grâce à lui, les jeunes Sicyoniens, bientôt, les enfants de toute la Grèce, apprirent à dessi- ner sur des tablettes de buis, et cet exercice conquit une telle faveur, que nul ne put décemment le négliger. Un de ses plus illustres disciples fut Mélanthios, qui surpassait Apelle dans l'art de grouper les person- nages. C'était aussi un écrivain : les anciens connais- saient de lui un ouvrage sur la peinture. Comme on le voit, l'Ecole de Sicyone était une école d'enseigne- ment et de principes, dont les représentants se recom-
LA PEINTURE GRECQUE.
22j
mandaient moins par le pathétique de leurs tableaux que par Texcellence de leur méthode et par leur science du métier.
Il faut, semble-t-il, faire exception pour Pausias, fils d'un peintre obscur, Bryès, qui fut son premier maître, et plus tard élève de Pamphilos. Nous le con- naissons déjà par la
restauration malheu- X* ■'*'"' v
reuse qu'il avait faite j/C^K^^^
des fresques de Po- v/^Xj
lygnote à Thespies. /\/^Â
Son genre était si ^^>0 différent de celui du maître thasien, que le médiocre résultat de cette tentative ne saurait surprendre. Il y avait dans sa ma- nière plus de fan- taisie que chez la
plupart des peintres sicyoniens. Il était né décorateur et fut le premier, au dire de Pline, qui peignit des plafonds. Comme peintre de chevalet, il avait un goût marqué pour les petits tableaux; il rendait les enfants dans la perfection. C'est avec lui que commence cet art précieux et maniéré qui fera si rapidement fortune à Alexandrie, puis à Pompéi et à Rome même. On croit retrouver un souvenir de Pausias dans la déco- ration d'une sépulture de la Voie latine et dans cer- taines peintures de l'Italie méridionale qui montrent de petits Éros ailés vaquant gentiment à différentes
Fig. 127.
234 LA PEINTURE ANTIQUE.
occupations (fig. 127). Personne n'ignore la place
qu'occupe ce monde
Fig. 128. — Amours fleuristes.
lilliputien dans Tor- nementation pom- péienne. Amours assis ou debout, Amours se jouant au milieu des fleurs, Amours dansant ou faisant de la mu- sique. Amours tra- vestis en personnages de théâtre ou prêtant leur minis- tère à quelque cérémonie religieuse, Amours cavaliers, chasseurs, gladiateurs. Amours vendangeurs, Amours tressant des guirlandes (fig. 128) ou, plus prosaïque- ment, fabriquant des chaussures (fig. 129), Amours au bain, Amours montés sur des chars en miniature traî- nés par des dauphins qui se cabrent sans leur faire de mai (fig. i3o), tels sont les motifs que le peintre de Pompéi aime à se- mer sur les parois qu'il enlumine, peuplant les inté- rieurs de ces êtres légers dont les grâ- ces potelées font songer à l'enfance, mais qui ont de plus que les enfants
la sérénité et l'indépendance, à qui tout est possible, que rien ne fâche ni ne rebute, génies descendus de
Fig. lap. — Amours cordonniers.
LA PEINTURE GRECQUE.
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la région du rêve comme pour faire voir aux tristes humains que la vie n'est pas aussi dure qu'ils le croient, et pour égayer d'un sourire leur misère. Ces gracieux fantômes ne datent pas de l'époque pom- péienne. C'est dans la Grèce du iv^ siècle qu'il faut chercher leur origine, sur ces petits vases que produit
Fig. 130. — Amours traînés par des dauphins, d'après une peinture de Pompéi.
Athènes, précisément au temps de Pausias, et où se meuvent de minuscules personnages qui tiennent le milieu entre le réel et l'idéal, enfants accompagnés de Victoires ailées, Eros poussant des escarpolettes, etc. Cette mode a même pris naissance au v« siècle, mais elle se développe surtout au siècle suivant. De là naîtront les mièvreries de la période alexandrine. C'est déjà presque la décadence qui s'annonce, la décadence d'un peuple qui se transforme sans vieillir et garde, à travers les âges, son éternelle jeunesse.
On citait, parmi les plus célèbres tableaux de Pau- sias, le portrait de Glykéra, une de ses compatriotes qu'il avait aimée et qu'il peignit en Faiseuse de cou- ronnes, allusion au métier qu'elle exerçait quand il la vit pour la première fois. A côté de ces tableaux de genre, il avait exécuté des compositions plus vastes, où
PEINT. ANTIQUE. IJ
226 LA PEINTURE ANTIQUE,
paraissait Phabileté technique de l'école à laquelle il appartenait. Tel était le tableau des Bœufs au sacj'ijîce, où il y avait un raccourci d'une grande hardiesse : au lieu de montrer de profil l'animal prêt à être immolé, Pausias l'avait présenté de face, et l'on en. devinait cependant la taille et les énormes proportions. C'est là qu'il appliqua un procédé de clair-obscur absolument nouveau : rejetant l'usage de ses contemporains, qui indiquaient en clair les parties saillantes, en sombre les parties rentrantes, c'est-à-dire, probablement, re- nonçant aux hachures dont il a été question plus haut, il figura le bœuf tout en noir, en ménageant dans la pâte même de ce ton unique des reflets qui suffisaient à marquer le modelé du corps. On lui prêtait encore une autre invention, qui consistait à rendre la transpa- rence du verre. Il avait peint dans la Tholos d'Épi- daure, édifice rond voisin du temple d'Esculape, une figure allégorique de l'Ivresse buvant dans un verre à travers lequel on distinguait son visage. Les potiers de l'âge précédent avaient déjà dessiné des buveurs de ce genre, comme le prouvent cette hétaïre d'une peinture d'Euphronios (fig. i3i) et ce personnage barbu, sur fond blanc, qui se rattache à son école (fig. i32). Mais ils avaient affaire à des vases opaques, qui ne se prê- taient point à un tour de force que ni le grand art ni l'art industriel n'eussent, d'ailleurs, été capables d'exé- cuter. Quand nous voyons, dans ces tableaux, les traits du visage se continuer derrière le vase, c'est pure inexpérience de l'artiste, qui ne sait pas dissimuler ce que le regard ne doit point apercevoir. Pausias les fit paraître derrière le verre, comme cela est légitime, et sa
LA PEINTURE GRECQUE.
227
Méthé excita radmiration de Tantiquité tout entière. Si cet entliousiasme nous semble puéril et rappelle un peu celui d'un certain public de nos jours qui, dans un portrait, admire sur- tout le binocle du modèle, il faut songer que c'étaient là des nouveautés qui ne pouvaient manquer de frapper la foule. Ce sont ces coups d'éclat, ces progrès considé- rables réalisés dans la technique, qui paraissent avoir caractérisé PÉcole de Sicyone. Après Pausias et ses
Fig. iji.
Fig. 132. — Buveur, sur une coupe attique à fond blanc.
•disciples, tels qu'Aristolaos, son fils, Nicophanès, etc., elle déclina rapidement.
Vers le même temps, naissait en Béotie une autre
2a8 LA PEINTURE ANTIQUE.
école de peinture dont l'éclosion semble avoir coïncidé avec la grandeur éphémère de Thèbes, sous Epaminon- das. Il est difficile d'en fixer la durée; elle paraît avoir vécu jusque vers la fin du iv° siècle et s'être confondue, à ce moment, avec la nouvelle Ecole athénienne. Aussi désigne-t-on les peintres de ce groupe aux frontières indécises par le nom d'Ecole thébano-attique. Celui qui le représente le plus brillamment est Aristide de Thèbes. Il avait eu pour maîtres son père Nicomachos et un certain Euxénidas, contemporain de Parrhasios et deTimanthe. Lui-même était contemporain d'Apelle. Il se rendit célèbre par sa façon de peindre les affec- tions de Tâme ; son coloris un peu dur excellait à traduire les passions. On portait aux nues son tableau de la Mère mourante, qui représentait une femme expirant parmi les horreurs d'une ville prise d'assaut, tandis que son jeune enfant, suspendu à sa mamelle, y cherchait encore quelques gouttes de lait. La dou- leur de cette mère, ses angoisses à ce moment su- prême, sa crainte de voir son fils sucer, au lieu de lait, le sang de sa blessure, tout cela était si vrai et si pathétique, qu'on en ressentait une émotion profonde. Quand Alexandre se fut emparé de Thèbes, en 334, saisi d'admiration à la vue de ce tableau, il le fit trans- porter à Pella, sa capitale. Une autre peinture très vantée d'Aristide était le Malade, qu'Attale, roi de Pergame, acheta cent talents (près de 600,000 francs). On voit que les folies de ce genre sont bien vieilles et que les anciens avaient déjà nos engouements. Nous savons d'ailleurs qu'Aristide était fort exigeant. 11 s'était engagé à peindre pour le tyran d'Élatée, Mnason, un
LA PEINTURE GRECQUE,
aap
combat de Perses et de Grecs qui ne devait pas con- tenir moins de cent personnages; le prix convenu pour chaque figure était dix mines, ce qui mettait le tableau à 100,000 francs environ.
Citons encore, parmi les œuvres d'Aristide, un 5'î^j7- pliant si expressif, quUl semblait, nous dit Pline, qu'on Tentendît parler, et un Acteur tragique qui passait pour une merveille. Il est vrai que la rigidité du masque an- tique ôtait au peintre la ressource des Jeux de physionomie; mais, sur la scène grecque, les gestes et les attitudes suppléaient à cette im- mobilité du visage et, du masque même, en apparence si froid, les acteurs tiraient de surprenants effets. On en a la preuve dans les rares statuettes de terre cuite qui repré- sentent des tragédiens, et dans cette figurine d'ivoire, délicatement co- loriée (fig. i33), qui est peut-être un souvenir du maître de Thèbes.
Aristide eut pour principal dis- ciple Euphranor de Corinthe, à la fois peintre et sculpteur. On lui
devait le Combat de cavalerie ou la peinture de l'en- gagement qui avait précédé la bataille de Mantinée (302 av, J,-C.), Ulysse contrefaisant la folie, sujet déjà traité par Parrhasios, et beaucoup d'autres com- positions. Il travailla surtout pour Athènes, ou il dé-
Fig. IJ3.
2J0 LA PEINTURE ANTIQUE.
cora le Portique Royal, au Ce'ramique. C'est là que se trouvait le Combat de cavalerie, qui faisait si grand honneur aux armes athéniennes. Là aussi Ton voyait Timage de Thésée accompagné des figures allégoriques de la Démocratie et du Peuple, ainsi que la représen- tation des douze dieux.
Quand nous aurons nommé Nicias, qui vivait, comme Euphranor, en même temps que Praxitèle, nous aurons cité tous les peintres de ce groupe qui méri- tent qu'on s'y arrête. Il était d'Athènes et peignit pour sa patrie une Nékyia où il s'était particulièrement inspiré d'Homère. Le roi d'Egypte Ptolémée lui en ayant offert soixante talents, il refusa de la lui vendre. De ses nombreux tableaux, deux nous intéressent d'une façon toute spéciale, à cause de leur popularité et des mille façons dont ils furent imités ou reproduits. L'un représentait la jeune lo gardée par Argus et sur le point, semble-t-il, d'être délivrée par Mercure : on sait que ce sujet figure parmi ceux qui décoraient la maison de Livie au Palatin (fig. 134). Sur l'autre, on voyait la Délivrance d'Andromède, motif familier aux peintres de Pompéi (fig. 1 35). Ce morceau avait d'ail- leurs une telle réputation, qu'on en retrouve la copie jusque sur une monnaie thrace de l'époque romaine, qui offre avec la peinture de Pompéi une frappante analogie (fig. i36).
Nous ne saurions dire exactement à quelle époque Nicias et Euphranor produisirent ces différentes œuvres; mais ce qui frappe dans leurs tableaux, c'est le sérieux et la noblesse des sujets. Euphranor, affirme Pline, excellait à peindre les héros; Nicias, d'après Démé-
LA PEINTURE GRECQUE,
aji
trius de Phalère, méprisait les sujets de genre, fleurs, oiseaux etc., et ne se plaisait qu'aux engagements de
Fig. IJ4.. — lo gardée par Argus, peinture du Palatin, à Rome.
cavalerie, aux combats navals, aux représentations qui pouvaient lui fournir l'occasion de grouper ensemble un grand nombre de personnages et de les montrer dans une action violente et dramatique. Tout cela
sja
LA PEINTURE ANTIQUE.
marque un retour au grand art, à Tart décoratif des
Polygnoteet des Micon. La Né- kyia de Nicias n'était-elle pas un hommage rendu à la fres- que de Delphes? Cette façon même d'orner de peintures des portiques, d'y mêler le réel à l'idéal, d'y figu- rer Thésée, le héros national, d'y rappeler les exploits de l'ar- mée athénienne, ne fait-elle pas penser à la dé- coration du Pœcile? Il y a comme un désir de rajeunir
les antiques légendes , de glorifier
Athènes en faisant revivre à ses yeux
ses mythes nationaux et les actions
d'éclat de son histoire. Or il existe
une période, au iv® siècle, durant
laquelle des soucis analogues se font
jour dans l'esprit des Athéniens :
c'est celle qui suit immédiatement
la défaite de Chéronée (338 av. J.-C.) et que signale
Fig. 13 S- — Persée délivrant Andromède, peinture de Pompéi.
Fig. 116.
LA PEINTURE GRECQUE. ajj
l'administration de l'orateur Lycurgue. Investi par le peuple de pouvoirs étendus, cet homme d'Etat entre- prend de refaire les finances, d'accroître la marine, de donner aux cultes publics une splendeur nouvelle, de construire ou de restaurer de nombreux édifices. En même temps, il se fait le dénonciateur des coupa- bles; son éloquence austère accable les traîtres qui se sont vendus à la Macédoine ou qui ont fui au moment du danger. Ne sont-ce pas là autant de preuves d'un subit et merveilleux réveil du patriotisme, qui tente un suprême effort pour rendre à Athènes le rang qu'elle a perdu? Peut-être convient-il de rattacher à ce généreux élan le retour au passé que personnifient Euphranor et Nicias. Songez que Nicias fut en rapport avec Ptolé- mée Soter, un des premiers successeurs d'Alexandre; il était donc contemporain de Lycurgue. Euphranor, quoique plus ancien, vivait aussi, selon toute appa- rence, sous le gouvernement de cet orateur. Qui sait si son Combat de cavalef~ie n'était pas très postérieur à l'événement qu'il rappelait ? Dans cet engagement, que Xénophon vante comme un des plus beaux faits d'armes de la cavalerie athénienne et où son fils Gryl- los avait trouvé la mort, les Athéniens, pleins d'ar- deur, malgré la marche rapide qu'ils venaient d'exé- cuter, s'étaient montrés à la hauteur de leur antique réputation, et je serais porté à croire qu'après leur récent désastre, ils aimaient à se souvenir de cette brillante chargé, qui les consolait, dans une certaine mesure, de leur défaite et leur apparaissait comme un gage de revanche. De là, au temps de Lycurgue, la popularité de cet épisode militaire, dont Euphranor
234 LA PEINTURE ANTIQUE.
aurait consacré la gloire en le figurant dans le Portique Royal.
Nous voici venu au peintre qu'on a longtemps regardé comme le plus grand peintre de la Grèce, à Apelle, fils de Pythéas, de Colophon. Si je l'ai rangé parmi les indépendants, ce n'est pas qu'il faille voir en lui un révolté : ce mot, ici, n'a nullement le sens qu'on lui attribue quelquefois de nos jours; mais, moins qu'aucun autre, Apelle se rattache à un groupe, à une école; il a été formé par différents maîtres, s'est développé d'une manière originale et n'a point eu de successeur. C'est à ce titre seulement qu'il occupe une place à part dans la série des artistes que nous énumérons.
Il semble avoir vécu assez longtemps à Ephèse, où il eut pour professeur un certain Ephoros; puis, sans doute, il voyagea et suivit les leçons de Pamphilos et de Mélanthios. L'aménité de son caractère et proba- blement aussi son talent établirent de bonne heure, entre Alexandre et lui, des liens qui paraissent avoir été très étroits. Alexandre en fit son peintre ordinaire et défendit même, par une ordonnance, qu'aucun autre le portraiturât. Des anecdotes qui sont partout circu- laient, dans l'antiquité, sur les relations de l'illustre peintre avec le roi de Macédoine, celle-ci, entre autres : le roi, voyant à Ephèse le portrait équestre qu'Apelle avait fait de lui, ne le loua pas, dit-on, comme il le mé- ritait; mais son cheval se mit à hennir, ce qui amena ce reproche du maître : « O roi, ton cheval se connaît beaucoup mieux que toi en peinture! » Alexandre, à ce qu'il semble, prit la chose en riant. C'est peut-être de ce portrait que s'empara plus tard la peintresse
LA PEINTURE GRECQUE.
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Héléna, quand elle représenta la Bataille d'Issus. On connaît la belle mosaïque du musée de Naples qui, vraisemblablement, est une copie de ce tableau. L'Alexandre à cheval qui y figure et que nous repro-
Fig. ij7. — Alexandre dans la Bataille d'Issus, mosaïque de .Pompéi.
duisons, tout mutilé qu'il est (fig. i3y), a grand air, et Ton peut conjecturer qu'il n'est pas sans rapport avec lé chef-d'œuvre d'Apelle.
Apelle séjourna aussi en Egypte, à la cour de Pto- lémée I". Là, il connut le peintre Antiphilos, qui, jaloux de son talent, le calomnia auprès du roi. Ptolémée, d'abord irrité contre Apelle, ne tarda pas à revenir de
2j(5 LA PEINTURE ANTIQUE.
son erreur et, pour la réparer, lui fit don d'une somme considérable. La haine d'Antiphilos est d'autant plus inexplicable, qu'Apelle paraît avoir été, avec ses rivaux, d'une douceur et d'une courtoisie charmantes. C'est lui qui mit en relief la valeur de Protogène, lequel vivait à Rhodes dans l'obscurité et presque la misère. On sait d'ailleurs l'estime qu'avaient l'un pour l'autre ces deux artistes. L'anecdote suivante est dans toutes les mé- moires. Apelle, qui ne connaissait encore Protogène que de réputation, se rendit un jour à Rhodes pour voir ses œuvres. Il ne le trouva pas dans son atelier; il n'y vit qu'un grand tableau dressé sur un chevalet et prêt pour le travail du maître. Une servante était auprès; elle lui demande son nom : il se contente de tracer sur le tableau, avec un pinceau, une ligne très ténue et s'en va. Protogène, de retour, reconnaît la ihain d'Apelle et, prenant un pinceau lui aussi, trace, sur ce mince filet, avec une couleur différente, un filet plus mince encore, puis sort, recommandant à la servante, si Apelle revient, de le lui montrer. Bientôt, en effet, Apelle rentre, et sépare les deux lignes, à l'aide d'un troisième ton, par un trait si fin, qu'on ne pouvait aller au delà. Protogène s'avoua vaincu.
L'œuvre d'Apelle la plus renommée, celle qu'ont chantée les poètes et dont le souvenir revit dans maintes pièces de V Anthologie, est V Aphrodite anadyomène, qui décorait, à Cos, le temple d'Esculape. L'idée de peindre Vénus sortant de l'onde lui était venue, disait-on, à la suite d'une fête d'Eleusis où la courtisane Phryné, se dépouillant de ses vêtements et dénouant sa chevelure, s'était plongée dans la mer sous les yeux des Grecs
LA PEINTURE GRECQUE.
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assemblés. Il est plus simple de croire que le joli geste d'une baigneuse tordant ses cheveux au sortir du bain, les lignes sinueuses du cou, du torse et des hanches, la gracieuse saillie des bras, furent au- tant d'images qui se formèrent len- tement dans le cerveau du peintre et qui, prenant corps dans son imagi- nation, devinrent un jour VAphro- dite de Cos; mais on reconnaît là le goût des Grecs pour Panecdote et leur habitude de rattacher tout ce qui les frappait à un événement précis. Quoi qu'il en soit, ce tableau excita une si vive admiration, qu'il lui ar- riva ce que nous avons vu arriver déjà à d'autres
tableaux également célèbres : on l'imita, on l'interpréta de mille fa- çons différentes, et depuis la grande sculpture jusqu'aux statuettes de terre cuite (fig. i38 et iSg), jus- qu'aux peintures décoratives de l'Italie méridionale (fig. 140), tout le rappela, tout en fut plein.
Comme il existe, encore aujour- d'hui, des artistes qui montrent une sorte de prédilection pour certains types et reproduisent, par exemple, '"' ' '' amoureusement la figure de Diane,
de même, Apelle semble avoir eu une préférence mar-
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LA PEINTURE ANTIQUE.
quée pour Aphrodite, suivant d'ailleurs en cela l'exemple de Praxitèle, dont ï Aphrodite de Cnide était une mer- veille de délicatesse et de grâce, et qui avait multiplié, dans le monde grec, les images de cette déesse. C'est ainsi que, vers la fin de sa vie, le maître éphésien avait
conçu le projet de peindre pour Cos une nouvelle Aphrodite plus belle que la première ; la mort le surprit avant qu'il l'eût achevée; il n'en put exé- cuter que la tête et le haut du corps, mais avec une telle perfection, qu'au- cun peintre n'osa termi- ner son œuvre.
Une Artémis mêlée à un chœur de jeunes filles, une Charité, un Hercule, complètent la galerie my- thologique d'Apelle. Notons encore le goût qu'il manifesta pour les abstractions divinisées et pour les personnifications de phénomènes de la nature. A cette dernière classe appartenaient les figures de Bronté, âCAstrapé, de Kéraunobolia (le Tonnerre, l'Eclair, la Foudre). Dans la première, il faut ranger un beau portrait de la Fortune, et surtout cette Calom- nie dont Lucien nous a laissé une description détaillée, véritable scène de genre uniquement composée d'allé- gories et où paraissait une science profonde du cœur
Fis.
140.
LA PEINTURE GRECQUE. 2J9
humain. Nous avons déjà rencontré, bien avant cette date, des peintures allégoriques, mais citait Texcep- tion; jamais, de plus, avant Apelle, on n'avait porté dans ces sortes de représentations la psychologie sa- vante que trahissait le tableau de la Calomnie, C'était le résultat du progrès c!cs idées morales, l'effet de cette -puissance d'observation et d'analyse qu'avaient com- muniquée à l'esprit grec les grandes écoles philosophi- ques du IV* siècle. Personniher les passions humaines, faire en peinture ce que faisaient, vers le même temps, en littérature, Théophraste et les poètes de la Comédie Nouvelle, était une tentative digne de ce siècle raffiné. Apelle aborda la difficulté et en' triompha; il sentait probablement que de pareilles images étaient dans le goût du public, d'autant plus porté à s'y plaire qu'elles n'étaient point, à ses yeux, aussi froides qu'aux nôtres et qu'il les animait inconsciemment d'une réalité que leur refuse notre monothéisme '.
Un autre mérite d'Apelle fut de cultiver largement l'art du portrait. Notis sommes à une époque où l'on ne se contente plus de la reproduction idéale des traits individuels, où la ressemblance telle que nous l'enten- dons est la condition même et la loi du genre. Ce qui prouve qu' Apelle en avait conscience, c'est qu'ayant à peindre Antigone, qui était borgne, nous le voyons tourmenté à la fois par le souci de l'exactitude et par le désir de dissimuler, autant que possible, la difformité de son modèle. Il s'en tira en montrant le roi de profil,
I. Voir, sur ce point, les fines remarques de M. Pottier, dans les Monuments grecs de 1889-1890 (Paris, i8gi), p. i et suiv.
a^o
LA PEINTURE ANTIQUE.
du bon côté. Mais c'est surtout Alexandre qu^il repré- senta dans toutes les attitudes, à cheval, tenant la foudre, groupé avec les Dioscures et la Victoire, etc. De tous les grands hommes de Tantiquité, il n'en est pas, d'ailleurs, dont les traits aient été plus souvent rendus par le
pinceau ou par le ciseau, et il est pos- sible que ce soit Apelle qui ait don- né le branle à cette iconographie, re- présentée dans les principaux musées de l'Europe par un certain nombre de bustes comme ce- lui que nous repro- duisons, à titre de spécimen, et qu'on peut voir au musée deNaples(fig. 141). Outre Alexandre et Antigone, Apelle avait peint Clitus à cheval (il avait un talent particu- lier pour rendre les chevaux, et l'on connaissait de lui un cheval de guerre admirable de vie et d'expression), le roi de Carie Ménandre, l'acteur tragique Gorgos- thénès, etc. Lui-même avait fait son propre portrait; c'était évidemment une spécialité, et de lui datent à la fois la vogue du portrait et la virtuosité dans ce genre de peinture.
Fig. 141.
LA PEINTURE GRECQUE. 241
Son habileté technique était très grande. Sa visite à Protogène nous a montré chez lui une légèreté de main extraordinaire; il ne passait point, paraît-il, un seul jour sans dessiner, assouplissant son pinceau par un continuel exercice. Cette science du dessin et, probable- ment, cette pureté de lignes qui caractérisaient sa ma- nière, ne Tempechaient pas de rendre avec un art con- sommé la lumière et Tombre. Son Alexandre armé de la foudre^ qui ornait le temple d''Artémis à Ephèse, était, à ce point de vue, d'une exécution si merveilleuse, que les doigts du roi y semblaient être en saillie, et la foudre sortir du cadre. On retrouve là cette technique savante de PEcole de Sicyone dans laquelle Apelle avait puisé ses premiers principes. Pour éviter que ses tableaux ne se ternissent, il avait inventé un vernis dont le secret se perdit après lui, mais qui donnait à sa peinture un éclat que nulle autre ne possédait. Sa qua- lité maîtresse était la grâce ; c'est là ce que vantent surtout les critiques anciens dans ses œuvres. Peut- être y avait-il quelque gaucherie dans sa façon de grouper les figures; sa composition semble avoir été un peu lâche, mais il rachetait ce défaut par sa con- naissance profonde du métier. Ce fut, en résumé, un peintre de premier ordre, dont on s'est fait peut-être une trop haute idée. Né dans un temps où la peinture était pleinement maîtresse de tous ses procédés, il n'a pas eu la gloire de lui faire accomplir un de ces pro- grès décisifs qui avaient illustré la carrière de quel- ques-uns de ses prédécesseurs. Il s'est servi avec bon- heur des inventions des autres ; son originalité a surtout consisté dans un éclectisme éclairé et judicieux. Aussi,
PEINTi ANTlCiUE. 16
s^a LA PEINTURE ANTIQUE.
tout en le saluant comme le peintre le plus parfait qu'ait produit la Grèce, garderons-nous nos sympa- thies pour les maîtres chez lesquels Teffort est plus sensible, pour ceux qui, sans le valoir, ont eu plus à lutter avec les difficultés de l'art naissant et qui, sur quelques points, ont remporté des victoires qui valent mieux que la sereine et continue possession du succès*.
Il y a peu de chose à dire du grand contemporain d'Apelle, Protogène. Il était de Caunos, en Carie, et avait débuté dans la peinture en décorant des vaisseaux. Pendant de longues années, il demeura fort pauvre et, semble-t-il, méconnu du public. Pourtant, nous le voyons, vers 804 avant J.-C, établi à Rhodes et y jouissant d'une grande célébrité. A ce moment, les Rhodiens tentaient de repousser Démétrius Poliorcète, qui assiégeait leur ville. Protogène, pendant ce temps, peignait dans son atelier, situé hors des murs. Mandé auprès du roi, comme celui-ci s'étonnait d'un pareil calme : « Je te savais, répondit-il, en guerre avec Rhodes, et non avec les beaux-arts. » Démétrius vou- lant, dit-on, sauver les œuvres du maître, qui eussent péri dans l'assaut, leva le siège.
Les documents nous manquent pour apprécier le talent de ce peintre. Son chef-d'œuvre éiahVIalj'sos, ou le portrait du héros qui avait fondé la cité de ce nom, dans l'île de Rhodes. Il avait mis sept ans, suivant d'autres, onze ans à l'exécuter. La première fois qu'Apelle avait vu ce tableau, il était resté muet d'ad-
I. Voyez, dans les nouveaux fragments d'Hérondas, IV, v. 59 et suiv. (éd. Ruiherford, Londres, 1891), plusieurs allusions à des tableaux peu connus d'Apelle, qui décoraient l'Asclépieion de Cos.
LA PEINTURE GRECQUE. 34J
miration. Il faut encore ranger parmi ses plus belles œuvres le Satyre au repos, qui faisait, avec le fameux Colosse, Porgueil des Rhodiens. Il avait peint enfin, pour les Athéniens, la Paralos et VAmmonias, deux de leurs galères sacrées, et, dans la salle de délibération du Conseil des Cinq-Cents, le Collège des Thesmothètes. Comme beaucoup de peintres, il était aussi sculpteur, et Ton connaissait de lui plusieurs statues de bronze qui n'étaient pas sans mérite. C'était un artiste d'une conscience méticuleuse, auquel on pouvait même repro- cher un excès de scrupule. Il peignait à plusieurs couches, afin que le temps épargnât ses œuvres ; Vlaly- sos avait reçu quatre couches successives, Sa peinture léchée, sa minutie laborieuse rendent la perte de ses ta- bleaux d'autant plus regrettable, que c'étaient là des qua- lités qu'il ne devait qu'à lui-même, et que, plus encore qu'Apelle, il est digne de figurer parmi ces indépendants qui ne se rattachaient proprement à aucune école.
§ VII. — La peinture hellénistique : Antiphilos. Les portraits du Fayoum.
Nous ne nous sommes, depuis longtemps, occupé que des maîtres; il y avait, à côté d'eux, une foule de peintres secondaires et même d'enlumineurs de dernier ordre, qui mettaient à profit les découvertes des grands peintres et entretenaient partout le goût de la couleur. Ainsi, à Tanagre, en Béotie, les maisons, extérieure- ment, étaient ornées de peintures qui leur donnaient l'aspect riant que présentent certaines villas italiennes.
24+
LA PEINTURE ANTIQUE.
Sur un autre point très éloigné du monde ancien, dans ces florissantes cités du Bosphore oii Ton a trouvé tant de traces de la civili- sation hellénique la plus pure, dont les tombeaux ont fourni ces lambeaux d'étoffe, ces bijoux, ces vases ciselés, ces innombrables monuments d^argile, qui témoignent d'un commerce si actif avec la Grèce ou d'une industrie locale si profondément pénétrée d^esprit grec, la peinture était également en honneur. C'est dans ces régions que les vases, vers le milieu du iv* siècle, revêtent ces tons voyants, blanc, bleu, jaune, évidemment destinés à flatter le goût barbare; c'est là qu'ont été mises au jour quelques peintures d'une grande valeur, comme celle qui recouvre ce fragment de lyre provenant d'un tu- mulus de Kertsch (fig. 142) et sur le- quel était représenté l'enlèvement des Leukippides; malgré l'état déplorable de ce tableau et les nervures du bois, qui l'altèrent encore, on y distingue des traits d'une finesse et d'une élé- h gance qui rappellent les plus beaux produits de la céramique athénienne. Passons du Bosphore à la Cyré- naïque : voici de curieuses décorations
Fig. 142.
peintes trouvées, au commencement de ce siècle, par le voyageur Pacho dans un tombeau
LA PEINTURE GRECQUE. 845
de Cyrène; elles figurent des chœurs de musiciens et des chœurs tragiques, et, bien que sensiblement posté- rieures à la lyre de Kertsch, elles n'en sont pas moins grecques de sujet et de style. Dans les de'crets honori- fiques des Athéniens, il est souvent question, à l'époque macédonienne, de portraits peints accordés comme récompense aux personnages qui ont bien mérité de la cité; portraits en pied ou médaillons sont fréquem- ment substitués, à ce moment, aux statues de bronze jadis décernées dans les occasions analogues. Il semble qu'à partir du iv* siècle, il y ait un goût général pour la peinture, qui tient aux progrès qu'a accomplis cet art et aux nombreux usages auxquels la perfection des pro- cédés techniques permet de l'employer.
Il ne nous reste plus, pour en finir avec la Grèce, qu'à considérer une dernière période, la période hellé- nistique, sorte de prolongement de l'hellénisme durant lequel, en art comme en littérature, on n'invente plus guère. Cette fois, c'est bien la décadence qui s'offre à nous, mais une décadence pleine de grâce. La civilisa- tion grecque est morte en riant; elle n'a point été, comme la civilisation romaine, tragiquement submer- gée par le flot longtemps contenu, mais à la fin irré- sistible, d'une barbarie à demi sauvage. Elle s'est lente- ment éteinte en faisant l'éducation du monde. Peut-on dire même qu'elle se soit éteinte? C'est elle encore qu'on retrouve à Byzance et sous le ciel régénéré de la moderne Hellade. Quoi qu'il en soit, l'art hellénistique est notablement inférieur à celui qui l'a précédé : non qu'il n'y ait, à cette époque, des peintres de talent, comme Aétion, comme Théon de Samos, comme tous
2^6 LA PEINTURE ANTIQUE.
ces peintres d^Asie Mineure qui appartiennent au if ou au I" siècle avant notre ère, et dont les œuvres sont si prisées des Romains; mais ils n'ont rien d'original et ne font que suivre, pour la plupart, les traces de leurs devanciers. Nous ne retiendrons de cette foule qu'un seul nom, celui d'Antiphilos l'Égyptien. Il a déjà été question de cet artiste à propos d'Apelle; on se souvient de son odieuse conduite envers le maître, à la cour de Ptolémée Soter. Il ne manquait pas d'ha- bileté, et l'on citait de lui un Philippe, deux Alexandre, un Dionysos, nnHippolyte. qui furent plus tard transportés en Italie, où ils excitèrent une admiration légitime. Il avait peint aussi un satyre exécutant une sorte de danse appelée skopos, dans laquelle on élevait la main à la hauteur des yeux , Fig- '43 • comme pour regarder au loin. Un grand nombre d'œuvres d'art reproduisent cegeste, bien fait pour inspirer sculpteurs et coroplastes. La figure ci-dessus, empruntée à un sarcophage romain, montre à quel point était populaire, dans l'antiquité, le Satyre surnommé aposkopeuôn.
Antiphilos ouvrit le grand art à la caricature. Il avait fait la charge d'un certain Gryllos, et de là vint la mode des peintures satiriques auxquelles on conserva longtemps le nom de grylli. Jusqu'alors, le comique, très ancien dans la littérature, puisqu'il remonte à Thersite et à Vulcain, dont la démarche claudicante provoquait le « rire inextinguible » des dieux, ne s'était guère donné carrière que dans les arts indus- triels. Encore faut-il se garder de l'y apercevoir trop
LA PEINTURK GRECQUE. 2^7
tôt. On a pris à tort pour des caricatures certaines pein- tures de vases provenant de Phalère (fig. 144) et qui ne sont que de grossiers essais pour rendre le profil très caractéristique d'une race dé- terminée. Ce qui est vrai, c'est que, dès le vi* siècle, la charge apparaît sur les vases peints; elle s'enroule, parmi les graves peintures religieuses, autour du vase Fran- çois, dans la personne de ces pygmées montes sur des animaux fantastiques et qui soutiennent contre les grues d'homériques com- bats (fig. 145). Mais remarquez que l'artiste n'a point déformé ses personnages : plus tard, on rapetissera les corps, on grossira les têtes suivant un procédé encore usité de nos jours, comme c'est le cas sur ce vase du Louvre où l'on voit parodiée l'apothéose d'Hercule
Combat de pygmées et de grues, sur le vase François.
(fig. 146). Au vi** siècle, on n'a pas recours à de pareils moyens : la caricaturen'est que souriante; elle demeure dans les limites de ce comique discret qui semble avoir
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LA PEINTURE ANTIQUE.
été le propre du drame satyrique. Il faut descendre assez bas dans l'histoire pour rencontrer de véritables grotesques : ils sont nombreux, surtout à partir d'Alexandre, dans la classe des figurines de terre cuite et des petits bronzes. A dater de ce moment, les peintres, qui n'employaient jadis leur talent qu'à des œuvres sé- rieuses, donnent, eux aussi, dans le burlesque et l'extra-
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Fig. i4(î. — Parodie de l'apothéose d'Hercule, sur un vase peint.
vagant. Antiphilos en est la preuve. N'était-il pas d'un pays où la caricature avait existé de tout temps et où l'aptitude à saisir les ridicules, la promptitude à s'en moquer, faisaient partie des mœurs nationales? C'est à la même époque que se place le tableau d'un disciple d'Apelle, Ctésilochos, qui avait représenté Zeus accou- chant de Dionysos et passant par toutes les douleurs d'une femme en travail. Des scènes analogues sont figu- rées sur les vases d'ancien style (fig. 147), mais avec line gravité où l'on sent toute la distance qui séparait ces naïfs tableaux, exécutés par des croyants, de la paro-
LA PEINTURE GRECQUE.
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die du peintre hellénistique, déjà voisine des irrévé- rences de Lucien '.
Terminons par quelques remarques sur une série de monuments très postérieurs à Antiphilos, mais qui ap- partiennent encore à l'art grec et sur lesquels Tatten- tion du public a été récemment attirée par d'importantes découvertes. Nous voulons parler de ces portraits sur
Fig. 1+7. — Athéna sortant du cerveau de Zeus, d'après un vase peint du vi"* siècle.
bois dont une collection très complète a été exposée, en 1889, à Paris, où elle n'a pas, d'ailleurs, obtenu le succès auquel elle avait droit. Tous ces portraits vien- nent d'Egypte ou, plus exactement, de la moyenne Egypte, du Fayoum. Ils ne remontent pas à une an- tiquité très recul-ée : on les échelonne, sans pouvoir les dater individuellement, sur l'espace de temps compris entre le if et le v* siècle de notre ère. Peut-être les plus anciens sont-ils contemporains de Domitien. Leur des-
1. Sur la caricature dans l'art grec, voyez Pottier, Nécropole de Myrina, p. 476 et suiv.
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tination était toute funéraire : on les encastrait à la par- tie supérieure de la momie en dis- simulant les bords sous les bande- lettes, de manière à faire croire que le mort, qu'ils représentaient, re- gardait au dehors par une ouver- ture (fig. 148). Curieuse persistance des rites funèbres! Autrefois, c'était un masque modelé qui figurait les traits du défunt; maintenant, c'est une peinture, mais on retrouve tou- jours, dans cet usage, l'antique croyance qui veut que le mort vive dans sa bière et puisse y recevoir les hommages des vivants.
Il existe de ces images peintes à Paris, à Londres, à Saint-Péters- bourg, à Florence, au musée de Gizeh. Le Louvre en possède quel- ques-unes qui sont remarquables, comme ce portrait de jeune fille qui incline légèrement la tête sur l'épaule droite (fig. 149), en ouvrant de grands yeux un peu tristes'. Il se trouve, par exception, que nous savons qui elle est : elle appartenait à la famille de PoUius Soter, ar- chonte de Thèbes au temps d'Ha- drien. Ce sont des membres de la même famille que
Fig. 148.
I. Muscc cyyptien, salle des Monuments funéraires.
LA PEINTURE GRECQUE.
2SI
représentent les autres portraits du Louvre, mais aucun ne vaut celui-ci pour la délicatesse du modelé et le charme de Texpression.
La plus riche de beaucoup et la plus variée de ces collections de por- traits sur bois est celle qu'on a pu voir à Paris, il y a deux ans, et dont le possesseur est un Viennois, M. Graf. Composée presque uniquement de monuments décou- verts à Rubaijat, dans le Fayoum, elle comprend plus de quatre-vingt-dix pièces de valeur très inégale, mais dont quelques-unes sont de premier ordre. Ce qui frappe, quand on passe en revue tous ces vi- sages, immobiles sur leurs tablettes de cèdre, c'est l'extraordinaire expression de vie qui s'en dégage. Hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, ont, en général, une intensité de regard qui déconcerte ; cer- taines figures féminines, en particulier, où les yeux ont été démesurément agrandis, soit pour idéaliser le mo-
Fig. 149.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
dèle, soit pour rendre Tagrandissement artificiel pro- duit par le maquillage, paraissent suivre le visiteur et s'attacher, pour ainsi dire, à ses pas. Je n'en veux
pour exemple que cette tête de jeune fille, qui, sans être belle, inté- resse par sa naïveté et par les contours enfan- tins de sa physionomie (fig. i5o).
Une chose digne d'attention, c'est l'air moderne de beaucoup de ces portraits. Les personnages qu'ils figu- rent semblent avoir vécu il y a quatre ou cinq siècles, quelques- uns même tout près de nous. Voyez cette jeune femme aux lèvres min- ces, à l'imperceptible sourire, au nez droit, aux cheveux artiste- ment crépelés en forme de bonnet; cette autre, aux lourds bandeaux que surmonte un diadème d'or, à la riche parure de perles enroulées autour du cou ou pendant aux oreilles : ne dirait-on pas deux peintures de la Renaissance italienne? La figure i5o rappelle la manière de Greuze ; une tête virile (fig. i5i) à la che-
Fig. 150.
LA PEINTURE GRECQUE.
2SÎ
velure savamment ébouriffée, au regard à la fois éner- gique et spirituel, à la barbe rare, fait penser aux ta- bleaux des vieux maîtres toscans. On rencontre, à côté de cela, des visages tout antiques. Nous avons rappro- ché à dessein un por- trait de femme et un portrait d^homme (fig. i52 et r53) entre lesquels le contraste est saisissant. Peut-on rien imaginer de plus actuel que le premier, avec sa coiffure élé- gante et libre, ses yeux prêts au sourire, sa bouche aimable et quelque peu sensuelle ? Tout, Jusqu'au vête- ment, dont les plis in- distincts procurent Pil- lusion d'un corsage drapé, donne à cette figure un aspect de mo- dernité surprenant. L'homme, au con- traire, avec ses cheveux
crépus à la Vérus, sa moustache clairsemée, le collier de barbe frisée qui lui ombrage les joues et le menton, reproduit plutôt le type romain tel que nous le con- naissons, et doit être rangé dans la catégorie de ces personnages munis du laticlave, ou d'une couronne et
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Fig. isi.
^5 +
LA PEINTURE ANTIQUE,
d'un baudrier d'or, qui paraissent, pour la plupart, appartenir à la race latine.
Un mérite de ces portraits est leur ressemblance. Bien que nous ignorions les originaux, il y a trop de
Fig. 1$.
Fig- iSJ-
vie dans ces images, et la vie s'y marque par des traits trop individuels, pour que nous doutions de leur fidé- lité. Et pourtant, ce qui étonne, c'est la Jeunesse de tous ces morts. A Londres comme à Saint-Pétersbourg, au Louvre comme dans la collection Graf, la grande
LA PEINTURE GRECQUE. ass
majorité de ces peintures funéraires représente des hommes et des femmes dans la force de l'âge, souvent même encore dans Fadolescence. On ne peut cependant admettre que la moyenne de la vie humaine se soit à ce point abaissée en Egypte, durant les premiers siècles du christianisme. De là l'hypothèse que ces portraits ont été exé- cutés du vivant de leurs modèles. Il est possible aussi qu'ils n'aient été peints qu'après leur mort, mais que les artistes y aientvolontairement rajeuni ceux dont ils étaient chargés de per- pétuer le souvenir. Nous retrouverions là un écho de cette vieille coutume égyp- tienne qui voulait qu'on figurât le dé- funt, non dans l'état
de décrépitude qu'amène un âge avancé, mais en possession de toutes ses facultés physiques et pouvant jouir pleinement de la félicité qui lui était promise au delà du tombeau. Si le rajeunissement a été une règle, il comportait, d'ailleurs, des exceptions. La collection
Fig. 154-
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Graf contient un médaillon de femme âgée et ridée où il n'y a nulle trace d'embellissement systématique. On en peut dire autant de ce portrait de vieillard chauve (fig. 154), dont notre dessin ne rend qu'imparfaitement
le visage craquelé et noirci par le temps. De même, il y a des figures maladives dont la souffrance ou la disposition morbide est in- diquée avec un bien curieux réalisme. Tel est le cas de cette femme aux paupières tombantes, aux poches la- crymales singulièrement développées, et qui paraît minée par quelque mal in- térieur (fig. i55).
Nous dirons tout à l'heure un mot des ensei- gnements techniques que fournissent ces précieux tableaux du Fayoum. Con- statons, en attendant, l'in- térêt psychologique et mo- ral de cette galerie, qui met sous nos yeux les types les plus variés de l'anti- quité à son déclin, grands seigneurs et bourgeois de l'Egypte gréco romaine, avec les insignes de leurs fonctions publiques, ou la simple parure de leur con- dition privée, physionomies tantôt vulgaires, tantôt fines, où mille sentiments, mille passions se lisent,
Fig. '5S-
LA PEINTURE GRECQUE. 257
pittoresque réunion de nationalités diverses, qui éclaire d''une vive lumière la société de ces temps lointains. Rien ne permet mieux que ces portraits de mesurer le chemin qu^a parcouru la peinture grecque, depuis les monochromes sans expression et sans vie où s'exer- çait la main timide des premiers maîtres.
^ VIII. — Les procédés
de la peinture en Grèce; l'encaustique.
Originalité de la peinture grecque.
Nous ne reviendrons pas sur les indications déjà données çà et là relativement à la technique des pein- tres grecs. Quelques mots suffiront pour compléter ce que nous avons dit. Les couleurs dont se servaient Polygnote et ses contemporains étaient les suivantes : la terre de Mélos pour le blanc, le sil attique (espèce d'ocre) pour le jaune, la sinopis pontique pour le rouge et, pour le noir, Vatramentum, c'est-à-dire le noir de fumée additionné d'une matière agglutinante. Telles étaient, on s'en souvient, les quatre couleurs des primitifs du v siècle. Quoi qu'en dise Pline, Apelle avait une palette beaucoup mieux fournie, et c'est Cicéron qui est dans le vrai quand, opposant les pein- tres du IV® siècle à ceux de l'âge précédent, il écrit : In Aetione, Nicomacho, Protogene, Apelle, jam per- /ecta sunt omnia. 11 est certain qu'Apelle, outre qu'il possédait, pour chacun des anciens tons, plusieurs nuances, disposait encore du bleu et du vert, et peut- être était-ce déjà le cas de ses prédécesseurs immédiats,
PEINT. ANTKiUE. 17
2s8 LA PEINTURE ANTIQUE.
ce qui expliquerait la riche polychromie des lécythes de ce temps.
On s'est demandé si l'œil des Grecs percevait toutes les couleurs que perçoit le nôtre, s'il était capable de la même précision, de la même délicatesse d'analyse. Ce qui est vrai, c'est que leurs mots ne désignent pas toujours ce que nous croyons ; mais il ne suit pas de là qu'ils connussent un moins grand nombre de tons ou de nuances que nous. Il suffit, pour s'en con- vaincre, de se reporter à Pline; on y voit, par exemple, que leurs peintres employaient plusieurs variétés de rouge : la sinopis, à elle seule, leur en fournissait trois, et non seulement ils la faisaient venir de Sinope, dans le Pont (de là son nom), mais l'Egypte, l'Afrique, les Baléares, Lemnos, la Cappadoce, leur en procu- raient d'excellente. Ils avaient de même plusieurs jaunes : pour peindre les parties ombrées, ils recou- raient au jaune de Skyros ou au jaune lydien, plus foncé que le sil d'Athènes. En outre, l'esprit inventif de chacun, cette curiosité industrieuse qui caractérise le génie grec, tendait encore à multiplier les tons ou à perfectionner ceux qui existaient déjà. Polygnote et Micon avaient imaginé de faire du noir avec de la lie de vin séchée et cuite; Apelle en obtenait de l'ivoire calciné; Parrhasios trouvait à la craie d'Erétrie des qualités que n'avait aucun autre blanc; Kydias de Kythnos, peintre peu connu de l'époque hellénistique, avait eu, le premier, l'idée de brûler du jaune pour avoir du vermillon. A toutes ces ressources s'ajoutaient celles qui provenaient des mélanges, dont on a vu que Polygnote tirait déjà des effets suffisamment variés. Ils
LA PEINTURE GRECQUE.
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devinrent, naturellement, plus savants après lui, et l'un des plus compliqués était celui à Paide duquel on rendait la couleur de chair (àv^pei/.e)ov). Un certain nombre de témoignages, qu'il serait trop long de dis- cuter, prouvent Timportance que les Grecs attachaient à cette coloration et Phabileté qu'ils y déployaient ^
Un problème longtemps agité par les archéologues est celui de la matière sur laquelle peignaient les anciens Hellènes. Les peintures préhistoriques de Mycè- nes et deTirynthe étaient, comme on Va vu, exécu- tées sur un enduit qui adhérait aux parois qu'elles décoraient. En était -il de même, par exemple, des grandes
compositions murales de Polygnote? Un texte de Syné- sius, qui vivait au v* siècle de notre ère, nous apprend que les peintures du Pœcile étaient sur bois et, quoi qu'on en ait dit, il n'y a aucune raison de douter de la véracité de ce témoignage. Cela ne prouverait pas, d'ail- leurs, qu'à Delphes il en fût ainsi. Certaines décorations pouvaient être appliquées directement sur la surface qu'elles devaient recouvrir, tandis que d'autres étaient peintes sur des panneaux (cavi^eç) fixés d'avance à la mu- raille qu'il s'agissait d'enluminer, ou transportés sur cette muraille quand le peintre avait achevé son œuvre.
Fig. 156.
I. Pïsiton, Cratyle, p. 424 E; Athénée XIII p. 604 A; Over- beck, io53, 1862, 2144(1. 19).
a(îo
LA PEINTURE ANTIQUE.
Je croirais volontiers que, des deux méthodes, c'est la première qui était la plus ancienne, et que les vieilles peintures monochromes qui ornaient les temples du vi« siècle étaient exécutées sur les murs mêmes de ces édifices. Mais, de bonne heure, sans doute, on eut Tidée de peindre sur bois; ces ais faciles à remplacer, en cas d'accident, offraient des avantages que ne présentait pas
la pierre immobile; et si Ton admet qu'ils n'étaient fixés qu'après coup, ils avaient encore cette supé- riorité de pouvoir être peints dans l'atelier tout à loisir. Ce qui est certain, c'est que le jour où, au lieu de décorer des murailles, on voulut faire de la pein- ture aisément transporta- ble, on ne se servit que du bois. C'est sur bois qu'étaient les tableaux de Zeuxis et de Parrhasios, de Timanthe et d'Apelle, et ils étaient, en général, de petite dimension. Aussi Pausanias, quand il visita la Grèce, ne les vit-il pas; tous avaient été transportés en Italie, tandis qu'il vit les chefs-d'œuvre des grands dé- corateurs du v siècle, qui, sur bois ou sur enduit, étaient de proportions colossales et avaient été laissés en place.
Il ne paraît pas que les Grecs de l'époque classique aient peint sur toile, du moins sur toile libre. Les décors d'Agatharque et de ses successeurs étaient, selon
Fig- IS7. Peintresse coloriant une statue.
LA PEINTURE GRECQUE.
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toute vraisemblance, sur panneaux de bois. Pline a l'air de citer comme une exception un portrait de Néron, sur toile, qui était plus grand que nature. Les quelques textes que nous possédons relativement à de pareilles peintures appartiennent à la plus basse grécité. Deux toiles peintes de provenance égyptienne, qui sont au Louvre, datent également d'un temps fort rapproché de nous. Ce que nous savons, c'est qu'on connaissait en Grèce l'usage du chevalet (oxpiêaç, xiXXiêa;). C'est sur un chevalet que semble po- sé, dans l'atelier de Proto- gène, le tableau sur lequel Apelle trace ses lignes de plus en plus ténues. Une caricature de Pompéi, qui représente un peintre fai- sant un portrait (fig. i56), prouve qu'à l'époque hellé- nistique, sinon antérieurement, le chevalet avait exac- tement la même forme qu'aujourd'hui.
On connaissait aussi l'usage du cadre. Nos rensei- gnements sur ce point ne remontent pas, il est vrai, au delà de la période romaine, mais tout porte à croire que cette façon de protéger et de faire valoir les tableaux était fort ancienne. Pline parle de peintures grecques sur enduit, qu'on voyait à Rome, et qui, détachées du temple qu'elles décoraient, étaient conservées dans des châssis de bois. Une fresque pompéienne montre une femme peintre occupée à colorier une statue de Priape
Fig. i$8.
2<îa LA PEINTURE ANTIQUE.
(fig. iSy): à ses pieds, on aperçoit l'esquisse qui lui sert de modèle, et qui est enfermée dans un cadre; une image analogue, encadrée et plus petite, est accrochée au mur dePatelier. Mais le monument le plus instructif à cet égard est celui qu'a récemment découvert M. Pé- trie dans un tombeau du Fayoum, à Haouara. C'est un portrait sur bois, peint à la cire, comme ceux que nous avons étudiés tout à l'heure, et fixé dans un cadre de bois (fig. i58) qui se compose de quatre montants, munis intérieurement d'une double rainure. Dans la pre- mière de ces rainures, en partant du fond, s'engage le bord, taillé en biseau, du châssis qui retient le portrait. La seconde rainure, la rainure extérieure, était probable- ment destinée à recevoir un verre; telle est, du moins, la conjecture qu'a suggérée à M. Pétrie la découverte, faite par lui à Tanis, d'une plaque de verre transpa- rente, sur laquelle on voit tracés les signes du zo- diaque, et qui est de la même époque que le portrait de Haouara, dont elle reproduit à peu près les dimen- sions. La corde attachée au haut du cadre sçrvait à le suspendre. Ce précieux objet, conservé au Musée bri- tannique, est Tunique spécimen de peinture encadrée que l'antiquité nous ait transmis.
Les procédés de peinture en usage chez les Grecs ont été l'objet de nombreuses discussions. Connaissaient- ils la fresque ou la peinture à l'eau sur l'enduit frais d'un mur? Tel était, probablement, le procédé employé pour les grandes compositions murales, quand elles étaient directement appliquées sur la paroi. Mais il semble que, de très bonne heure, ils aient aussi pratiqué la détrempe, qui consiste à délayer les couleurs dans
LA PEINTURE GRECQUE. 26}
une substance qui les lie, comme la colle, la gomme, Tœuf, le lait, et à les étendre sur une surface préparée avec la même substance. Les peintures égyptiennes, auxquelles nous avons quelquefois donné le nom de fresques par un abus de langage, étaient, en général, exécutées à la détrempe, et ce serait une raison de croire que les Grecs, dès une haute antiquité, usèrent de ce procédé. C'est celui qui semble avoir été parti- culièrement en faveur auprès des grands peintres du iv« siècle, comme l'atteste l'anecdote suivante : Pline rapporte que Protogène, peignant le chien d'Ialysos et désespérant de rendre l'écume qui devait lui sortir de la gueule, jeta, de dépit, sur cette partie de son ta- bleau, son éponge imbibée de différentes couleurs, et obtint du hasard ce que de longs efforts n'avaient pu produire. Ce fait demeurerait inexplicable, si l'on ne supposait qu'il peignait à la détrempe. C'est à la même technique qu'avait eu recours Panainos, quand il avait orné le temple d'Athéna, à Elis, de peintures appliquées sur un enduit de sa composition, dans lequel entraient du lait et du safran.
Un procédé également très usité était l'encaus- tique. Quelques auteurs en attribuaient l'invention à Polygnote; d'autres lui donnaient pour inventeur Aristide. L'écart est grand , on le voit , entre les deux dates. C'est l'Ecole de Sicyone qui semble, la pre- mière, y avoir excellé. Pamphilos ne peignait guère que d'après cette méthode; il l'enseigna à Pausias, qui y acquit une grande réputation. Notons que cette perfec- tion de l'encaustique coïncide avec la vogue des petits tableaux. C'était, en effet, un procédé difficile à em-
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LA PEINTURE ANTIQUE.
ployer, du moins avec la précision nécessaire, sur les surfaces de quelque qtendue. Apelle aussi le pratiqua. Plusieurs épigrammes de VAnthologie font de claires allusions à Temploi de cette technique, ce qui prouve sa faveur à Tépoque alexandrine. Une peintresse de Cyzique, laia ou Laia, établie à Rome au commence- ment du I®'' siècle avant notre ère, y faisait, à Pencaus- tique, des miniatures sur ivoire. Nous possédons enfin un certain nombre de monuments, entre autres, les portraits égypto- grecs du Fayoum, qui nous permettent d'étudier de près ce procédé. Nous n'y insisterons pas, après les beaux travaux de MM. Otto Donner, Gros et Henry. Bornons-nous aux remarques indispensables.
La façon la plus ordinaire de se ser- vir de Tencaustique consistait, semble- t-il, à former tout d'abord, avec de la cire blanche et des couleurs pulvérisées, des pains de nuances variées que l'on conservait dans une boîte. Pour peindre, on liquéfiait ces pains dans des godets métalliques ou sur une palette à manche, également en métal, et analogue à celle que nous reproduisons (fig. iSq). On étalait ensuite la cire ainsi fondue avec un pinceau; mais, comme elle se figeait rapidement en refroidissant, le pinceau ne suffisait pas à lier les tons. C'est alors qu'avait lieu la kausis. que les Latins rendent par les mots picticram inurere. A l'aide d'un fer chauffé, on reprenait les touches de cire déposées sur le pan^neau et on les étendait, on les liait avec soin. C'était là la partie délicate de l'opération ; l'autre, à la
Fig. IS9-
LA PEINTURE GRECQUE.
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rigueur, pouvait être confiée à un simple praticien. Aussi les peintres qui pratiquaient Tencaustique em- ployaient-ils, pour signer leurs tableaux, la formule : Un tel a brûlé (âvexaev), au lieu de : Un tel a peint (£ypat];£v). Rien ne montre mieux que cette substitu- tion rimportance qu'ils attachaient à la kausis. Les fers qui servaient à ce dernier travail portaient le nom générique àc cautères (/.auTrlpia). Ils avaient différentes formes et durent varier suivant les temps, suivant, aussi, la pratique per- sonnelle de chaque artiste. L'un d'eux, le cestrum, était surtout d'un usage fréquent; comme son nom l'indique, c'était une tige terminée par une sorte de spatule finement dentelée, qui rappelait la feuille de la bétoine (y.eVrpovj. On comprend fort bien qu'avec un pareil instrument (tig. i6o), on ait pu étaler les cires colorées, sauf à les lier en- Fis- i<îo. suite plus intimement encore avec une pointe mousse ou avec la spatule même du cestrum, dont la convexité se prêtait admirablement à cet office. Il est très difficile de décider, parmi les rares pein- tures antiques que nous possédons, quelles sont celles qui ont été exécutées à l'encaustique. La Muse de Cor- tone, peinte sur ardoise, n'offre pas de ce procédé un spécimen dont on puisse répondre; son antiquité même est douteuse. Les portraits du Fayoum sont des documents d'une bien autre valeur. Plusieurs ont été peints entièrement à la détrempe (fig. i5o); ce ne sont pas, en général, les meilleurs. Le plus grand nombre a été exécuté à l'encaustique et porte la trace encore
266 LA PEINTURE ANTIQUE.
visible du fer (fig. 154); mais, tandis que la chevelure et le visage y sont traite's avec soin, les étoffes, qui devaient être en partie recouvertes par les bandelettes de la momie, n'y sont qu'indiquées sommairement au pinceau. Ailleurs, on reconnaît Pemploi simultané des deux procédés : la cire a été combinée, chaude encore, avec de l'œuf, auquel on a ajouté un peu d'huile, et le tout a formé, avec la poudre colorée, une pâte aisément maniable au cestrum. Le portrait achevé, on l'a parfois surchargé de traits et de hachures au pinceau, suivant la technique de la détrempe ordinaire; tel est le cas pour une des plus remarquables de ces peintures (fig. i5i).
L'encaustique a duré aussi longtemps que le monde ancien, et lui a même survécu. On l'employait partout. Dans un tombeau gallo-romain ouvert, en 1847, à Saint-Médard-des-Prés, on a trouvé un attirail complet de peintre à l'encaustique (fig. 161), composé, entre autres objets, d'une boîte à couleurs en bronze et d'une spatule dont la forme rappelle celle du cestrum. Plus d'un, parmi nos lecteurs, est au courant des récentes tentatives faites par M. Gros pour restituer ce procédé au profit de l'art moderne. Quiconque a vu, dans l'ate- lier de l'industrieux artiste, ces portraits à la cire qu'il a essayé de peindre d'après la méthode des anciens, reste convaincu qu'il y a là des efforts intéressants à poursuivre et des effets à obtenir que la peinture à l'huile ne donne pas.
Il resterait à dire un mot des fonds sur lesquels peignaient les Grecs et de la façon dont ils y traçaient leur esquisse, mais ces questions sont si obscures qu'on ne peut que les signaler à l'attention des chercheurs.
LA PEINTURE GRECQUE.
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Que les peintures de Polygnote fussent de la fresque ou de la détrempe — il semble bien qu'on doive écarter Tencaustique, — elles étaient certainement appliquées sur fond blanc, le fond des enluminures égyptiennes, qui dut être le premier sur lequel on fit s'enlever des figures en couleur. De là ces coupes à couverte laiteuse,
Fig. 161. — Attirail de peintre trouvé à Saint-Médard-des-Prés.
qui avaient la prétention d'imiter la grande peinture et que nous voyons en faveur au v* siècle, pendant un temps, il est vrai, assez court; de là, plus tard, les lé- cythes blancs. On a soutenu également qu'à la belle époque l'usage existait des champs bleus, rouges, jaunes, verts, noirs; on a prétendu que les peintures dont Pa- nainos avait orné le trône de Zeus à Olympie se déta- chaient sur un fond d'azur, mais ce ne sont que des con- jectures, et trop peu solides pour qu'il faille s'y arrêter. Nous sommes un peu mieux renseignés sur l'es-
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LA PEINTURE ANTIQUE.
quisse. Elle était tracée en noir dans les monochromes du vi*^ siècle et dans les premières peintures poly- chromes. Elle apparaît nettement sur la stèle d'Anti- phanès (fig. 80), où elle a Paspect d'un dessin très som- maire, que le peintre n'a pas scrupuleusement suivi. Sur les stèles de Vélanidéza et de Sunium (fig. j-j et 81),
elle n'est plus repré- sentée que par des lignes claires, mar- quant la place du noir qui s'est écaillé. Etait-ce à l'encre noire ou à la san- guine que dessinait Polygnote? Se ser- vait-il, comme les potiers, d'une pointe en bois, très émous- sée, pour tracer une première esquisse, qu'il recouvrait en- suite au pinceau? Nous ne saurions le dire. Ce qui paraît certain, c'est que, plus tard, on prit l'habitude de jeter l'esquisse au crayon blanc, comme l'indique un passage, d'ailleurs très controversé, d'Aristote. Cela s'appelait leukographein. Ce changement dut s'accomplir quand le modelé succéda aux teintes plates. Avec les teintes plates, l'esquisse subsistait, tandis que le modelé la faisait disparaître; dès lors, il était naturel qu'on s'efforçât de la rendre aussi légère et aussi peu gênante que possible; de là, pour la tracer, l'emploi de la craie.
Fig. 162.
LA PEINTURE GRECQUE.
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C'est le détail de ces perfectionnements techniques, c'est cet esprit inventif en toute chose qui donnent de la peinture grecque une haute idée, quand on la consi- dère dans son ensemble. Trouvailles de génie dans le domaine de la composition, de l'expression, des pro- cédés, voilà ce qu'on y admire. A l'exception du pay- sage, qui n'a jamais été, dans l'art grec, qu'un cadre, elle a tout abordé, panneaux décoratifs et tableaux de
Fig. 163. — Type sémitique, sur un vase peint du vii*^ siècle.
chevalet, sujets d'histoire et sujets de genre, portrait, allégorie, nature morte. Elle a rendu les animaux avec une maîtrise qu'atteste la réputation des bœufs de Pau- sias, des chiens de Nicias, des chevaux d'Apelle, et qui paraît déjà dans les plus anciens monuments de la céra- mique,, comme on peut le voir par ce motif pris au hasard parmi ceux qui décorent les sarcophages de Glazomène (fig. 162). Elle a surtout reproduit la figure humaine avec une puissance et une individualité auxquelles l'Egypte même n'a jamais atteint.
Il serait intéressant de noter, sur ce point, les varia- tions du goût chez les Grecs. Dès les temps les plus reculés, ils ont été frappés, comme les Egyptiens, des
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LA PEINTURE ANTIQUE.
traits propres à certaines races, et ils les ont fixés avec une précision merveilleuse; je n'en veux pour preuve que ce profil dessiné sur un vase peint du vii^ siècle, et qui rend si fidèlement quelques-uns des caractères du type sémitique (fig. i63). Puis, il semble que leurs figures soient volontiers devenues plus impersonnelles,
sans toujours prendre pour modèle le même idéal de beauté. Aux visages anguleux, aux nez longs et aquilins du vi^ siècle, ont succédé des visages ronds, des nez retroussés, comme ceux que montrent quelques coupes du potier Douris, ou ce gracieux portrait de Jeune fille, jeté par une main d'artiste sur un morceau de tuf trouvé Fig. 164. dans l'île de Samos
(fig. 164)*. Enfin, ces spirituelles physionomies ont été abandonnées, à leur tour, pour le visage sévère et un peu froid, dans sa régularité, que nous nous sommes, à tort, habitués à regarder comme l'unique canon de la figure humaine chez les Grecs. Ces changements, que nous ne pouvons guère constater que dans la céramique, se sont-ils pro- duits aussi dans la grande peinture? Nous n'en sau-
I. Ce fragment est aujourd'hui au musée du Louvre.
LA PEINTURE GRECQUE. 37»
rions douter; mais ce que la céramique ne reflète qu'im- parfaitement, c'est le mouvement dont la peinture ani- mait ces traits, quels qu'ils fussent. L'art d'intéresser par des visages expressifs, par des gestes, des attitudes en rapport avec des situations déterminées, telle a été la grande originalité de la peinture grecque. Elle n'a pas eu nos délicatesses de coloris, nos exigences de blasés, rendus plus difficiles par des siècles d'art et, d'ailleurs, affinés par une observation chaque jour plus pénétrante; mais elle est profondément entrée dans le cœur de l'homme et a produit au dehors ses sentiments, ses passions. L'expression, voilà où elle a excellé, et cela seul suffirait pour nous en faire à jamais déplorer la perte.
§ IX. — La polychromie des édifices et des statues.
On a vu qu'en Egypte et dans tout l'Orient, l'ar- chitecture et la sculpture étaient polychromes. La même loi était observée chez les Grecs; il n'est plus permis aujourd'hui de l'ignorer. 11 y aurait un livre à écrire sur la polychromie de leurs temples, un autre sur celle de leurs statues et de leurs bas-reliefs. C'est dire que nous ne pouvons qu'effleurer le sujet et en marquer rapidement les grandes lignes.
L'idée de peindre les monuments vint en Grèce, comme partout, de la nécessité d'atténuer, sur ces grandes surfaces, l'éclat de la lumière; elle vint aussi du goût inné chez tous les peuples jeunes pour la cou-
27» LA PEINTURE ANTIQUE.
leur et de Tinstinct qui les porte à en faire une des con- ditions de la beauté. Parce que nous ne connaissons de l'antiquité que des ruines et que ces ruines sont incolores, nous croyons que les édifices dont elles sont les débris offraient au regard des masses nues; la pen- sée que ces masses étaient rehaussées de tons éclatants nous répugne ; nous nous les figurons volontiers avec cette belle patine dorée dont le temps et le soleil ont re- vêtu les ruines de Grèce, et qui tranche si heureuse- ment sur le ciel. Les textes sont là pour nous détrom- per, et aussi les fragments d'architecture peinte qu'on a trouvés dans différents endroits, ou qui subsistent encore en place. Depuis les travaux d'Hittorff en Sicile, les fouilles exécutées à diverses reprises à Athènes, celles d'Olympie, de Délos, d'Elatée, etc., nous nous rendons compte, beaucoup mieux que nous ne pouvions le faire auparavant, de ce qu'était la décoration picturale d'un temple grec. Il reste, néanmoins, bien des doutes sur la répartition des couleurs, et ces doutes tiennent à plu- sieurs causes. D'abord, il n'y avait point de règle fixe; le même ordre d'architecture présentait, selon les pays, de sensibles divergences : ainsi, l'architrave du Par- thénon était blanche et décorée seulement de boucliers dorés, dont on distingue encore la place, tandis que celle du temple d'Egine était entièrement peinte en rouge. Ensuite, il faut faire une différence entre les ordres : l'ordre dorique aimait la couleur; les autres comportaient une ornementation plus sobre. Mal- gré tous les travaux qui ont paru sur la matière, une étude définitive ne sera possible que le jour oii l'on aura dressé un catalogue minutieux des moindres
LA PEINTURE GRECQUE.
a7i
fragments gardant des restes de peinture. 11 n'en est pas qui sbit à négliger et, comme le prouve la figure ci-dessous, les morceaux les plus insignifiants en apparence fournissent parfois de pre'cieuses indi- cations.
Tout porte à croire que les anciens temples en bois étaient peints. Les parties de terre cuite qui y entraient, et qui leur survécu- rent, telles que ché- neaux , gargouilles , antéfixes, etc., étaient ornées de dessins d'une grande variété et dont beaucoup rap- pellent la décoration des vases. Grecques, losanges, palmettes, rais de cœur, s'y déploient avec une charmante fantaisie. Les couleurs qui s'y op- posent sont le rouge, le noir et le blanc crème. On a retrouvé en Si- cile et dans la Grèce propre un nombre considérable de ces fragments d'architecture polychrome; celui que nous reproduisons (fig. i66), et qui vient d'Olympie, appartenait, non à un temple, mais à l'un des nombreux trésors construits aux abords du sanctuaire de Zeus.
Descendons un peu plus bas dans l'histoire : au vi" et au v« siècle, l'entablement dorique nous apparaît surchargé de couleur; la corniche, le larmier, les tri- glyphes et probablement aussi le fond des métopes y
PEINT. ANTrQUE. 18
Fig. 165.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
sont peints. On recueille encore aujourd'hui, sur l'Acro- pole d'Athènes, des parcelles de rouge et de bleu demeu- rées attachées aux mutules des Propylées : tels étaient, en effet, les deux tons employés pour enluminer la pierre ou le marbre; ce sont ceux, on s'en souvient, qui prédominent dans la polychromie orientale. La question de savoir si l'échiné du chapiteau dorique était peinte reste indécise. Il semble pourtant que, dans les restaurations, on ait raison de la couvrir de palmettes. Les Grecs n'appliquaient pas seulement la couleur sur les moulures; ils en ornaient aussi les surfaces unies, comme l'attestent, sur les ruines que nous connaissons ces légères esquisses brunes et ces tracés à la pointe qui sont autant de souvenirs d'une polychromie effacée par le temps.
Quel était le rôle de la peinture dans le temple ionique? C'est là un problème non encore résolu. Il est certain cependant qu'elle y avait sa place. L'Erech- theion l'admettait. La volute, d'ailleurs, ne se prêtait- elle pas merveilleusement à la décoration polychrome ? Les chapiteaux de l'Erechtheion paraissent avoir reçu des appliques de métal, des dorures, peut-être des in- crustations de verre colorié ou de pierres précieuses. L'ancienne architecture ionique de l'Acropole était complètement peinte, comme on le voit par les curieux fragments découverts au cours des fouilles récentes et dont nous donnons ici un spécimen (fig. 167). Quant
Fig. 166.
LA PEINTURE GRECQUE. 275
à Tordre corinthien, bien qu'il eût, lui aussi, sa polychromie particulière, nous ne saurions dire exacte- ment en quoi elle consistait.
Deux difficultés s'offrent à qui tente de restituer la décoration peinîe d'un temple grec : dans quelle me- sure, d'abord, convient-il d'y enluminer la sculpture? Ensuite, quelle coloration donner aux grandes sur- faces, comme les murs extérieurs de la cella? J'essayerai
Fig. 167. — Chapiteau ionique colorié.
tout à l'heure de répondre à la première question. Pour ce qui est de la seconde, elle a embarrassé plus d'un architecte. Ceux d'entre eux qui ont revêtu l'extérieur de la cella d'un ton uniforme, comme le rouge sombre, ou qui, séduits par ces vastes espaces, se sont laissés aller à les recouvrir de scènes mythologiques ou his- toriques, ont, semble-t-il, fait fausse route. Il serait étrange que tant de couleur eût entièrement disparu, qu'il n'en restât aucun vestige dans les joints ; et si ces murs portaient des tableaux, si l'on admirait jadis, autour du Parthénon, d'immenses fresques rappelant l'histoire ou les légendes d'Athènes, comment ne pas s'étonner qu'aucun texte n'en parle, que Pausanias,qui cite et même décrit les peintures de la Pinacothèque,
2/5 LA PEINTURE ANTIQUE.
nY fasse pas la moindre allusion ? S'il les passe sous silence, c'est qu'elles n'existaient pas, et, de fait, on aurait quelque peine à comprendre que des œuvres aussi délicates eussent occupé de pareils emplace- ments, exposés à toutes les injures de Tair, sous un ciel beaucoup moins clément que celui de l'Egypte et que la pluie obscurcit plus souvent qu'on ne le croit.
Ce qu'il est permis de penser, c'est que, là où la couleur était absente, on faisait subir au marbre un traitement spécial, qui avait pour objet tout ensemble de le protéger contre les intempéries et d'en adoucir l'éclat. Peut-être le passait-on à l'encaustique : l'en- caustique des murailles était d'un fréquent usage chez les anciens; Vitruve et Pline en donnent chacun la re- cette. C'était, d'ailleurs, à l'encaustique qu'étaient co- loriés triglyphes et métopes. Mais, au lieu de cire de couleur, on se serait servi de cire blanche. Seuls, delà sorte, les membres de l'édifice destinés à tirer l'œil ou à se détacher sur le ciel auraient été peints; le reste, d'une tonalité uniforme, se serait contenté de quelques rappels placés avec art. Il est, du reste, essentiel de tenir compte de la différence des époques : à l'encontre. de l'architecture et de la sculpture égyptiennes, qui de- viennent, avec le temps, de plus en plus polychromes, l'architecture des Grecs semble de moins en moins avoir fait appel à la couleur. Les monuments con- struits sous Péridès étaient certainement plus sobres de tons que ceux du siècle précédent; on peut s'en convaincre par les nombreux fragments polychromes trouvés dans les dernières fouilles de l'Acropole, et qui
LA PEINTURE GRECQUE.
277
faisaient presque tous partie de temples élevés par Pisistrate ou par ses fils.
Nier la polychromie dans Tarchitecture grecque, c'est, de toute façon, nier Févidence. Tandis que nous n'avons, pour égayer
nos façades , que les jeux de lumière et d'ombre produits par des saillies plus ou moins savantes, les Grecs avaient la cou- leur, à Taide de la- quelle ils arrivaient à des effets d'une bien autre valeur, et, commeils possédaient aussi , au plus haut degré, l'art des sail- lies heureuses, il en résultait pour leur ar- chitecture une variété de ressources que la nôtre ne connaît point.
La couleur jouait de même un rôle important dans leur sculpture. Leurs vieilles statues de bois, ces antiques idoles qu'on voit souvent reproduites sur les vases peints, au v» et au iv« siècle, — preuve curieuse de la piété dont on les entourait encore à une époque où, depuis longtemps, on sculptait le marbre et la pierre, — étaient enduites de vermillon et, par endroit, dorées ; la couleur et l'or, en les parant, les préservaient
l-ig. i68.
2/8 LA PEINTURE ANTIQUE.
de Phumidité et de la pourriture. On a découvert à Athènes, sur PAcropole, une riche série de sculptures en tuf, qui décoraient un monument bâti en tuf égale- ment, et qui sont entièrement peintes. Ces sculptures, qu'on rapporte à la fin du vu® siècle ou à la première moitié du siècle suivant, représentent des épisodes de la légende d'Hercule : héros et monstres y sont revêtus de tons vifs, parmi lesquels il faut citer au premier rang le rouge et le bleu ; mais on y trouve aussi le jaune, un brun d'une nuance indéterminée, le noir et le blanc. C'est à cette collection qu'appartient une bizarre tête virile (fig. i68), dont la polychromie est aujourd'hui très peu visible, mais où l'on distinguait nettement, au moment de la découverte, des chairs rouges, une barbe et des cheveux bleus, des sourcils noirs, des yeux dont l'iris était peint en vert, — peut-être une altération de quelque bleu, — et le globe en jaune pâle. Cette tête, devenue populaire sous le nom de Barbe-bleue, montre à quel point l'enluminure de ces vieilles sculptures était peu d'accord avec la réalité. Un groupe, très mu- tilé, contenait des chevaux bleus; un autre se compose d'un taureau bleu, à la queue rouge, terrassé par deux lions dont la crinière rouge brun contraste avec le rouge pâle de leur corps. Cela rappelle les conventions de la peinture égyptienne et, plus encore peut-être, celles de la sculpture assyrienne, dans laquelle le rouge et le bleu occupaient la place qu'on sait. Est-ce une raison pour faire intervenir l'influence de l'Egypte ou celle de l'Assyrie? L'hypothèse, en soi, n'aurait rien d'inadmissible; mais remarquez que ce bleu, ce rouge, dont abusaient les anciens sculpteurs grecs, étaient les
LA PEINTURE GRECQUE. 279
tons '^qui convenaient le mieux aux effets décoratifs qu'ils cherchaient à produire; peut-être, à cause de cela,
Fig. 169. — Torse polychrome de l'Acropole, avec l'image agrandie de l'un des motifs semés sur le vêtement.
est-il plus naturel d'en rattacher Temploi à d'antiques traditions qu'une esthe'tique commune aurait fait pré- valoir, pendant des siècles, dans l'Orient tout entier.
aSo LA PEINTURE ANTIQUE.
Quand, au lieu de tuf, on se servit de marbre, on continua à peindre les statues, mais partiellement. Nous possédons sur ce point des renseignements fort instruc- tifs, grâce aux nombreuses statues de type féminin mises au jour par les fouilles de TAcropole. Qu'il y faille voir des divinités ou des prêtresses d'Athéna, ou bien encore des allégories personnifiant la Dîme préle- vée par de riches particuliers sur leurs propres biens et offerte par eux à la déesse, suivant un procédé fami- lier aux Egyptiens, qui peuplaient leurs tombeaux de figures féminines, sculptées ou peintes, représentant les domaines du défunt, ces images nous renseignent de la façon la plus précise sur la polychromie en usage à Athènes chez les sculpteurs de la fin du vi^ siècle. C'est toujours le rouge et le bleu qui y dominent, mais ils n'y sont appliqués qu'à certains endroits, par exemple, sur les bandes brodées qui traversent le vête- ment ou qui en forment la bordure (fig. 169). Les lèvres sont rouges, les sourcils noirs; le bord des pau- pières est colorié en noir pour simuler les cils; l'iris de l'œil est rouge, la pupille noire; la chevelure est généralement rouge, parfois jaune d'ocre. Plusieurs de ces statues portaient des couronnes, des boucles d'oreilles et des colliers de bronze doré.
L'application partielle de la polychromie sur ces monuments s'explique par la beauté de la matière employée. Une matière rugueuse et défectueuse comme le tuf appelait impérieusement la couleur pour cacher ses imperfections; il n'en était pas de même du marbre, dont le grain serré offre des surfaces si agréables à l'œil. Mais il faut se garder de croire qu'on laissait à
LA PEINTURE GRECQUE. 281
ces parties non enlumine'es leur brutal éclat; éblouis- santes sous le soleil, elles eussent éteint ces rouges et ces bleus discrètement répartis sur Tensemble de l'œuvre. On les patinait par un procédé quelconque, peut-être à la cire, «de façon que le marbre amortît son éclatante et dure blancheur et prît un ton plus moel- leux, un peu ambré, un brillant doux et ferme, voisin de celui de Pivoire* », Vitruve et Pline décrivent un pati- nage à la cire dont on usait de leur temps pour le nu des statues, et qu'on appelait ganôsis. Une inscription trouvée dans l'île de Délos fournit sur cette opération de curieux renseignements : elle débutait, du moins à Délos, par un lavage à l'eau mélangée de nitre, avec des éponges, et se continuait par une friction à l'huile et à la cire ; on y ajoutait, pour parfumer le marbre, un onguent à la rose-. Est-ce là ce qu'on pratiquait à Athènes au VI* siècle? Nous ne saurions l'affirmer; mais, sans doute, on y avait recours à un procédé analogue. Il ne semble pas qu'à la composition dont on frottait les parties non peintes on mêlât, pour les chairs, aucun coloris; le visage lui-même demeurait d'une pâleur toute conventionnelle. On ne saurait nier le caractère décoratif d'une pareille enluminure. Comme celle des édifices, elle s'harmonisait avec le ciel, et c'était là son principal objet.
Cette polychromie dut subsister longtemps, peut- être toujours, pour les sculptures qui décoraient les frises et les frontons des temples. Du bleu, du rouge,
1. Lechat, Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 566.
2. HomoUe, ibid., 1890, p. 497.
282 LA PEINTURE ANTIQUE.
des appliques de bronze doré, quelques touches noires pour souligner certains traits du visage, voilà de quels éléments elle se composait. Je ne crois pas, pour ma part, que dans ces ensembles les chairs fussent peintes; à moins d'imaginer le rouge vif Jadis appliqué au tuf, la coloration rosée des chairs eût passé inaperçue à une telle hauteur, ou elle eût fait avec les rouges répandus sur les divers membres deTédifice un pénible contraste. Tout autre était la condition des statues isolées : celles-là furent, de bonne heure, enluminées avec plus de réalisme, comme l'atteste un passage instructif de Platon ^ comme le prouve également rintimité de Praxitèle avec Nicias. Un jour qu'on de- mandait à Praxitèle quelles étaient celles de ses œuvres qu'il préférait : « Celles, répondit-il, auxquelles Nicias a collaboré », tant, ajoute Pline qui rapporte cette anecdote, il prisait l'habileté de ce peintre à pra- tiquer la ganosis. Or on a peine à croire que cette opération se réduisît, dans de pareilles mains, à une simple friction à l'huile et à la cire; ce devait être un patinage savant, qui ménageait sur les nus du marbre les transitions les plus délicates et les animait d'une morbidesse pleine d'art. Une tâche de ce genre n'avait rien que de relevé. De même, Van Eyck ne dédaignait point d'enluminer des sculptures, et l'on sait qu'il avait colorié de sa main six des statues destinées à l'hôtel de ville de Bruges^.
1. République, IV, p. 420 C-D.
2. Courajod, la Polychromie dans la statuaire du moyen âge et de la Renaissance {Mém. de la Soc. nat. des Antiquaires de France, 1887, p. 214).
LA PEINTURE GRECQUE.
28j
Nous possédons, du reste, des témoignages irrécu- sables de la coloration des chairs dans les statues : telle est cette tête casquée d'Athéna qu''on peut voir au musée de Berlin, et dont les joues gar- dent encore des tra- ces de rose(fig. 170);^ telle est cette autre tête de jeune femme ou de jeune fille con- servée au Musée bri- tannique , et qui montre un visage complètement peint en rose, avec des cheveux coloriés en blond. On peut trou- ver médiocres ces deux spécimens : cela ne prouverait pas, comme on Ta dit, qu'ils fussent des ex- ceptions ; je croirais plutôt qu'à partir
d'une certaine époque l'enluminure des chairs devint l'usage habituel et que, partout où n'intervenait pas une nécessité monumentale, partout où l'on pouvait se passer de convention, le réalisme de l'esprit grec repre- nait ses droits en rapprochant, autant que possible, de l'humanité ces formes muettes, qui en étaient l'image à la fois idéale et fidèle.
Fig. 170.
28+ LA PEINTURE ANTIQUE,
Nous ne saunons aborder ici la question de savoir s'il convient ou non de revenir, en sculpture, à la polychromie; une semblable étude nous conduirait beaucoup trop loin^ Rappelons seulement que notre sculpture, comme notre architecture, procède d'un mal- entendu. Elle a pris pour modèles les statues décolo- rées trouvées dans les ruines antiques, et elle a cru que là était la vérité. Cette croyance commence à s'ébranler; on a pu voir, à nos derniers Salons, une gracieuse figure de femme, en marbre, polychromée des pieds à la tête, des plâtres égayés par des touches de cou- leur ou d'or, des pâtes de verre coloriées, qui témoi- gnent d'une connaissance plus exacte de l'histoire. On n'en restera pas là, mais il est à craindre que le public ne se montre longtemps encore rebelle à ces audaces. Parmi les causes multiples de sa répugnance, il en est une qui subsistera toujours. Une statue, pour un Grec, était un être animé ; même quand elle ne repré- sentait pas une divinité, son polythéisme la douait d'une vie latente et mystérieuse, analogue à celle que la crédulité populaire, surtout celle des peuples du Midi, place dans certaines figures de madones. De là ses sentiments, très différents des nôtres, en présence des œuvres de la plastique. Eschyle peint Ménélas, après la fuite d'Hélène, essayant de se consoler par la vue des belles statues qui ornaient son palais. On a vu avec quel soin les statues de Délos étaient parfumées; la même coutume existait à Chéronée et, sans doute, dans beaucoup de sanctuaires de la Grèce. C'est là, en par-
I. Voyez Treu, Sollen wir uttsere Statiien bemalen? Berlin, 1884.
LA PEINTURE GRECQUE.
a85
tie, ce qui explique la polychromie de la sculpture chez les Grecs. A ces statues qui avaient une âme, il fallait donner les apparences de la vie, et quel moyen y était plus propre que la couleur? Il en est, pour nous, tout autrement. Une statue, à nos yeux, n'est quVne œuvre d'art; nous n'y voulons que la beauté des lignes et il nous répugnerait de la voir descendre à une imi- tation trop scrupuleuse de l'humanité contrefaite ou vulgaire. Voilà pourquoi, instinctivement, la poly- chromie nous choque et pourquoi il nous faudra toujours faire un effort pour Paccepier.
Un mot, pour finir, de la coloration des bas-re- liefs. Ils étaient peints comme les statues, mais leur mode d'enluminure paraît avoir varié suivant les lieux. Les beaux sarcophages du iv*^ siècle décou- verts à Saïda, et qui seront prochainement publiés', portent les traces d'une polychromie compliquée et somptueuse. On a trouvé en Lycie, dans ce pays où la couleur éclatait partout en notes vives, des ex-voto où le nu des personnages a le ton de la chair, tandis que leurs vêtements présentent les nuances les plus variées.
Fig. 171.
I. Par Hamdi Bey et M. Th. Reinach
28(5 LA PEINTURE ANTIQUE.
Les ex-voto attiques étaient peints, semble-t-il, d'une manière plus conventionnelle : le fond en était bleu; les cheveux des personnages y étaient coloriés en rouge ou dorés. Sur un curieux ex-voto de Mégare (fig. 171), on distingue, entre deux figures en relief représentant Aphrodite et un suppliant, un autel et un arbre peints, réduits à Tétat d'esquisse à peine visible. Si dépour- vus de mérite que soient ces monuments, ils prouvent l'étroite alliance qui existait entre la sculpture et la peinture. Si l'on songe que beaucoup de peintres étaient aussi sculpteurs, que Phidias avait été peintre et que, parmi ceux qui avaient fait faire à l'encaustique les plus grands progrès, la tradition rangeait Praxitèle, on sera plus frappé encore de cette intime union, qui rendait, aux yeux des Grecs , la couleur inséparable de la forme et l'associait à la sculpture comme un élé- ment indispensable de beauté.
CHAPITRE IV
LA PEINTURE ETRUSQUE
Quittons maintenant la Grèce pour suivre rapidement l'iiistoire de la peinture dans l'Italie méridionale et à Rome. Le plus ancien peuple par qui nous la voyions cultivée dans ces contrées est le peuple étrusque. D'où venait-il? C'est là un point sur lequel on n'est pas encore fixé. Peut-être le plus sage est-il de s'en tenir au témoi- gnage d'Hérodote, qui le représente comme originaire de la Lydie. Chassé de son pays natal par un de ces grands mouvements qui suivirent l'invasion dorienne, il aurait pris la mer, longeant timidement les côtes, et aurait abordé au fond de l'Adriatique; de là, il se serait ré- pandu dans la direction du Sud, gagnant, de proche en proche, jusqu'à la merTyrrhénienne. Quoi qu'il en soit, les Etrusques — eux-mêmes le reconnaissaient — étaient des Orientaux. Riches, amis du luxe et du bien-être, ils entretenaient avec l'Orient, la Grèce, la Sicile, Car- thage, des relations actives. Leur domination s'étendait sur toute l'Italie centrale, de Florence à Capoue, et même au delà. Ils furent, avant les Romains, les véri- tables maîtres de la péninsule, et si obscure que soit leur histoire, si impénétrable que soit leur langue, ils
288
LA PEINTURE ANTIQUE.
s'offrent à nous comme une puissante nation qui a eu ses siècles de gloire et dont l'influence sur Rome a été considérable.
Ce peuple fastueux aimait la couleur. Il la répan- dait sur ses édifices, dont il rehaussait encore l'ar- chitecture à Taide d'appliques de terre cuite ou de
Fig. 172. — Peinture dans une tombe de Véies.
métal; il en revêtait ses statues et ses bas-reliefs. Mais c'est principalement dans ses tombeaux qu'il l'a em- ployée. Les peintures funéraires trouvées dans les sé- pultures étrusques ne sont pas toutes du même style. II en est de très anciennes, qui remontent au commen- cement du vi« siècle avant notre ère, et qui sont curieuses par leur ressemblance avec la céramique archaïque de Mélos et la céramique corinthienne. Telles sont ces zones d'animaux qui décorent une tombe de Véies et dans le champ desquelles courent de bizarres enroule- ments, des tiges et des fleurs de lotus (fig. 172). Il est
LA PEINTURE ÉTRUSQUE. 289
impossible de ne pas voir dans ces peintures un fidèle souvenir de la Grèce, dont les produits inondaient alors TEtrurie. Le rouge, le noir et le jaune qui y figurent, se détachant sur un fond grisâtre, rendent exactement la coloration des antiques poteries qui leur ont servi de modèles.
Très supérieurs déjà sont les tableaux sur panneaux d'argile dont le Louvre pos- sède quelques beaux spéci- mens, trouvés à Cervetri. Quatre d'entre eux garnis- saient, en se faisant suite, l'intérieur d'une tombe. Ils représentent une procession funéraire qui se dirige vers un autel, pendant qu'à droite deux vieillards, assis sur des pliants, causent ensemble, et que l'âme de celle qui les a quittés, sous la torme d'une figurine ailée, voltige au-des- sus de la tête de l'un d'eux
(fig. 173). On sent encore dans cette composition, qu'il faut probablement rapporter à la seconde moitié du VI® siècle, l'influence de la Grèce. Ce rouge brun qui colore les chairs des hommes, ce blanc employé pour distinguer les femmes, la simplicité même de ce coloris élémentaire, qui se réduit au rouge, au blanc, au' jaune et au noir, enfin, la disposition de ces panneaux dans
PEINT. ANTIQUE. Ip
Fig. 173-
290 LA PEINTURE ANTIQUE.
la sépulture, où ils jouaient le rôle des plaques d'argile peinte dont nous avons noté la faveur chez les Grecs, sont autant de liens avec Tart et la civilisation hellé- niques. La personnalité du peintre étrusque commence cependant à se faire jour dans ces enluminures encore si peu originales. Elle se montre d'abord dans le sujet, qui est purement indigène; elle apparaît, en outre, dans certains détails du costume, comme ces hauts souliers à la poulaine,la chaussure nationale de l'Étru- rie, qui rappellent si étrangement les bottes des Hit- tites.
Mais les plus curieuses, parmi les fresques étrusques, sont celles qu'on peut voir dans quelques nécropoles toscanes, particulièrement à Corneto et à Chiusi. Là subsistent encore des chambres sépulcrales tapissées de peintures qui vont en s'échelonnant du v^ au m® siècle. Les sujets en sont singulièrement variés : scènes de banquets, de chasse, de pêche, danseurs et danseuses, musiciens, lutteurs, funérailles et défilés funèbres, légendes grecques transformées par le génie étrusque, animaux réels ou fantastiques, paysages, telles sant les principales représentations qui égayent ces sombres demeures. Si incertaine qu'en soit la chro- nologie, il en est qui sont antérieures aux autres: elles se reconnaissent aux sujets, tirés, pour la plupart, de la vie familière, ainsi qu'à une certaine raideur ar- chaïque. L'interprétation de ces divers tableaux pré- sente de grandes difficultés : il y faut faire la part des motifs traditionnels qui s'imposaient au pinceau des artistes et dont le sens primitif s'était oblitéré; il est certain aussi que beaucoup avaient un étroit rapport
LA PEINTURE ETRUSQUE,
291
avec la religion des Étrusques, avec leurs idées sur la mort et la vie future. Nous nous tiendrons à Te'cart de ce débat; constatons seulement la différence qui existe, au point de vue technique, entre ces fresques et celles dont il a été question tout à Pheure. Ces personnages qui luttent entre eux ou qui dansent, dénotent une remarquable habileté de main; ceux qui les ont peints
Fig. 174. — Lutteurs étrusques.
observaient la nature et la rendaient plus fidèlement que leurs naïfs prédécesseurs. Ils avaient d'ailleurs une palette mieux fournie : aux quatre tons des vieux enlu- mineurs se sont ajoutés le bleu, puis le vert et le ver- millon. Ces ressources nouvelles permettent des com- binaisons plus nombreuses, des mélanges plus savants, plus délicatement nuancés. Il semble que le décorateur étrusque se soit dégagé de Timitation servile de la céra- mique grecque, pour produire des œuvres personnelles et vraiment nationales.
Et pourtant, à regarder de près cette imagerie funé- raire, on y relève plus d'un trait qui rappelle encore la
iiÇ2
LA PEINTURE ANTIQUE.
Grèce. Voyez ces Jeunes gens qui se livrent à différents exercices (fig. 174); le joueur de flûte qui rythme leurs mouvements se retrouve dans les scènes de gymnastique dessinées sur les vases grecs à figures rouges. Une des plus anciennes tombes de Corneto montre une fausse porte peinte en rouge, et de chaque côté de laquelle se
Fig. 175. — Scène funéraire dans une tombe de Corneto.
tiennent deux personnages entourés d'arbrisseaux bleus (fig. 1 75). Leur geste est celui de la lamentation grecque, telle que la reproduisent les plaques d'argile peinte, les amphores du cap Colias et les lécythes attiques à fond blanc. Remarquez, de plus, au-dessus de la porte, ces fauves qui se font face et paraissent se menacer : ce sont les lions de la céramique corinthienne, auxquels Tornemaniste étrusque ne renoncera qu'à regret. On ne saurait contester, à côté de cela, l'originalité
LA PEINTURE ÉTRUSQUE.
293
d^un grand nombre de ces peintures. Celles qui mettent sous nos yeux des danses, des festins, peuvent être considére'es comme de fidèles images des mœurs natio- nales ; elles donnent bien l'idée de cette vie plantureuse qui semble avoir été la vie du peuple étrusque, au milieu de ces riches campagnes aujourd'hui dépeuplées par la fièvre, mais que couvraient jadis d'opulentes cultures. Les costumes y tra- hissent des usages locaux ; les femmes y ont souvent des coif- fures compliquées, des robes semées de fleurs ou de points, des écharpes, qui ressemblent fort peu à l'accoutrement des femmes grecques (fig. 176). Les types mêmes y sont fran- chement étrusques,
comme l'atteste le profil si expressif et si parlant du joueur de lyre, dans la tombe dite del citaredo.
Un autre trait de ces tableaux est la manière dont y est travestie la mythologie grecque. Voici, par exemple, le personnage de Charon : au lieu du vieillard aimable et doux que nous montrent les lécythes athéniens, c'est un monstre hideux, au nez crochu, aux cheveux hérissés, rendu plus effrayant encore par deux grandes ailes, par
Fig. 176. — Danseuse.
294 LA PEINTURE ANTIQUE.
les serpents qui sifflent autour de lui, par le lourd maillet dont il est armé et qui lui sert à assommer ses victimes (fig. 177). Dans une fresque qui représente Ulysse chez Polyphème, la transformation est plus sensible encore. Ce cyclope à l'œil énorme au milieu du front, à la barbe inculte, au ventre proéminent, aux ^^^^^^^______^__^^__________ membres trop petits
""^"""^^"^""^^""""'^"""^ pour son corps, n'a
rien du robuste et pla- cide géant qui figure sur les vases grecs d'ancien style ; on le prendrait plutôt pour un de ces grotesques imaginés par la Co- médie Moyenne, ou pour un de ces mas- ques horribles et re- poussants, familiers aux farces de l'Italie méridionale (fig. 178). Il y a donc, en ré- sumé, dans les fresques étrusques, une part d'imita- tion et une part d'invention. L'invention paraît dans la reproduction des mœurs nationales, dans le sombre réalisme des images relatives aux enfers et à leurs supplices; l'imitation se retrouve dans le détail des gestes et des attitudes, dans la prédilection pour cer- taines formes ornementales, dans la couleur, dans le dessin. Jamais, quelque effort qu'il ait tenté pour le faire, le peintre toscan n'a secoué le joug des mo-
Fig. 177. — Charon étrusque.
LA PEINTURE ETRUSQUE.
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dèles grecs. Tantôt plus libre vis-à-vis d'eux, tantôt plus dépendant, il n'a jamais re'ussi à en débarrasser complètement son imagination. On peut distin- guer, dans son imitation, deux périodes : Tune où il a surtout subi Tinfluence de la céramique, l'autre où il a subi celle de la grande peinture. C'est à la seconde qu'appartiennent les fresques de Chiusi et de Corneto.
Fig. 178. — Ulysse crevant l'œil de Polyphème.
On ne peut nier le rapport qui existe entre elles et la peinture grecque du v® et du iv« siècle. Dans plus d'une on voit appliqués les procédés nouveaux misa la mode par Polygnote et ses contemporains. Cela semblerait prouver que ceux qui les ont peintes étaient familiers avec les œuvres de ces maîtres. Or ce n'est pas, évidem- ment, à Athènes ni à Delphes qu'ils les avaient étu- diées; l'art leur en avait été révélé par les peintures analogues de l'Italie méridionale. 11 est même probable qu'il y avait, en Étrurie, des artistes grecs, venus pré- cisément de ce midi de l'Italie qui entretenait avec la
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LA PEINTURE ANTIQUE.
Grèce de si continuelles relations, et c'est à eux peut- être qu'il faut attribuer certaines peintures d'un âge postérieur, comme celles qui décorent les sarcophages de marbre. Celle que nous reproduisons, malgré le mauvais état où elle nous est parvenue (fig. 179), et qui représente un combat d'hoplite et d'Amazone, est
Fig. 179. — Peinture sur un sarcophage étrusque.
si grecque de composition et de facture, qu'elle peut passer pour un exact spécimen de ce qu'était l'art des Euphranor et des Nicias.
La technique des peintres étrusques est assez bien connue. Ils peignaient à fresque, sur le tuf calcaire, légèrement humecté, dans lequel étaient creusées la plupart des grottes sépulcrales, ou sur un enduit de quelques millimètres d'épaisseur. Ils traçaient proba- blement leur esquisse à la pointe sèche, comme les
LA PEINTURE ÉTRUSQUE. 297
décorateurs de Pompéi, puis reprenaient ce contour creux avec un pinceau cliargé de la couleur dont ils voulaient enluminer leur figure; ils étendaient ensuite cette même couleur, à plat, dans Tintérieur et cernaient le tout d'un trait noir. Quelques hachures à ladétrempe étaient ajoutées après coup pour accentuer certains détails ou pour produire des effets de modelé. La colo- ration de ces tableaux était conventionnelle. Nous avons noté des arbustes bleus ; on a trouvé ailleurs des chevaux de la môme couleur et des lions mouchetés de vert. Un fait digne de remarque est qu'entre les figures, le fond, le plus souvent, apparaît avec sa teinte jaune clair ou blanchâtre : c'est, on s'en souvient, le procédé des grands peintres athéniens du v siècle, et il est intéressant de relever dans ces fresques, si diffé- rentes des fresques grecques par l'inspiration, ce nou- veau trait de ressemblance qui en augmente pour nous le prix.
CHAPITRE V
LA PEINTURE ROMAINE
Les Romains, qui ont eu une sculpture et une architecture, n'ont pas eu, proprement, de peinture à eux; leurs peintres, plus encore que ceux des Etrusques, ont été les élèves et les imitateurs des Grecs. Ils ont cependant produit des œuvres intéressantes, dans le goût de la société pour laquelle ils travaillaient. Nous n'en ferons pas une étude approfondie. Qui ne connaît aujourd'hui Herculanum et Pompéi? Qui n'a lu quelques-uns des nombreux ouvrages consacrés aux fouilles qui y ont été faites ? De toutes les peintures dont nous avons entretenu le lecteur, celle-ci est celle qui lui est le plus familière; quelques remarques suffiront pour lui en remettre en mémoire les principaux traits.
§ P''. — La -peinture à Rome,
C'est à Rome même, semble-t-il, qu'il faut chercher les débuts de cet art d'emprunt que nous avons, pour plus de commodité, qualifié de peinture romaine. Au commencement du v« siècle avant J.-C, alors que les
LA PEINTURE ROMAINE. 299
Romains n'étaient encore qu'un fort petit peuple, à peine délivré du joug des rois, nous les voyons déjà montrer du goût pour la peinture et confier à deux peintres, Gorgasos et Damophilos, la décoration d'un temple de Gérés. G'étaient, comme leurs noms l'indi- quent, deux Grecs, dont la présence à Rome, peu d'années après la révolution de 509, prouve que Rome républicaine était encore, ou peu s'en faut, la cité étrusque qu'elle avait été sous les Tarquins, et qu'à l'exemple des princes et des riches particuliers de l'Etrurie, elle accueillait volontiers les artistes grecs qui venaient mettre à son service leur expérience et leur talent.
Cette tradition ne sera jamais interrompue. Il y aura toujours, à Rome, des peintres grecs, et leur nombre ira croissant à mesure que les rapports des Romains avec la Grèce seront plus directs et plus suivis. Le poète tragique Pacuvius, qui enlumine, au if siècle, le temple d'Hercule, sur la place du marché aux bœufs, est de Brindes, dans la Grande Grèce. Lycon, qui devient citoyen d'Ardée pour y avoir orné de fresques le sanctuaire de Jupiter, est ori- ginaire d'Asie Mineure. Névius parle d'un peintre, son contemporain, qui barbouillait des figures de Lares pour la fête des Compitalia, et dont le nom, Théodotos, indique clairement l'origine hellénique. Métrodore, le peintre du triomphe de Paul-Émile et le précepteur de ses enfants, Dionysios, Sérapion, Sopolis, Antio- chos, sont tous des Grecs. Plus Rome grandit, plus elle attire à elle les artistes de la Grèce et de l'Orient. Ils y arrivent en foule, en 186, à l'occasion des jeux
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LA PEINTURE ANTIQUE.
donnés par Fulvius Nobilior. Ils y sont fêtés et y ac- quièrent de grandes situations; ils y recueillent les rois en exil, comme ce Démétrios, peintre d'Alexandrie, qui reçoit chez lui Ptolémée Philométor, chassé d'Egypte par un coup d'État. L'Ita- lie est leur domaine, et l'on ne peut s'y passer d'eux.
Pourtant, les Ro- mains ont eu des peintres indigènes, parmi lesquels le premier en date est Fabius Pictor, qui décora, en 304, le temple du Salut. De- nys d'Halicarnasse vante la délicatesse de son dessin et le charme de son co- loris. Nous ne pou- vons que difficile- ment nous en faire une idée. Ses ta- bleaux rappelaient sans doute de très près la peinture grecque, que la récente conquête de la Campanie avait rendue familière aux Romains. Peut-être avaient-ils quelque rapport, pour la composition et la façon de distribuer les personnages, avec ce curieux fragment de décoration peinte trouvé, il y a quinze ans, dans un
Fig. 180.
LA PEINTURE ROMAINE. joi
tombeau, sur PEsquilin (fig. i8o). Tout mutilé quUl est, ce morceau laisse voir une forteresse, au pied de laquelle se tiennent des guerriers en armes ; au-dessous, s'allongeaient deux autres registres également remplis de figures. Cette fresque, qu'on rapporte à la première moitié du iii° siècle, n'est pas, on le voit, sans analogie avec la grande peinture décorative des Hellènes : même fond blanc ou Jaunâtre ; même division en zones étageant les différentes scènes les unes au-dessus des autres ; même manière de désigner les principaux personnages par des inscriptions. Mais ce qui est purement romain, c'est l'armement, ce sont les costumes : ces manteaux militaires et ces caleçons serrés à la taille, ces lances, ces jambières, ces casques surmontés d'ailes, font allu- sion à des coutumes locales, qui n'ont avec la Grèce rien de commun.
Quels étaient les sujets qu'avait traités Fabius dans le temple du Salut? Nous serions fort embarrassé de le dire. Il semble qu'avec les procédés grecs, les sujets grecs aient fait de bonne heure irruption en Italie. Un passage de Quintilien nous apprend qu'on voyait re- présentées, dans de vieux sanctuaires, les légendes troyennes. Mais la peinture qui paraît avoir eu le plus de succès auprès du public de ce temps est la peinture d'histoire, surtout celle qui reproduisait des épisodes de l'histoire nationale. Ainsi, dès que Rome entre en lutte avec Carthage, on figure volontiers par le pin- ceau les principaux incidents de ce duel tragique. Messala expose, en 265, dans la curie Hostilia, un tableau représentant la victoire qu'il a remportée en Sicile sur Hiéron et les Carthaginois. Mancinus, qui a
}02 LA PEINTURE ANTIQUE.
le premier forcé les remparts de la vieille cité punique (146 av. J.-C), montre au peuple, sur le Forum, une peinture où Ton voit Garthage subissant Tassaut des Romains; les explications qu'il donne à qui veut l'en- tendre lui gagnent la faveur des électeurs, lesquels le récompensent de sa bonne grâce, auxprochains comices, par le consulat.
La plupart de ces tableaux avaient été portés dans des triomphes, car c'était l'usage de faire suivre le cortège des généraux vainqueurs de peintures rappe- lant les circonstances mémorables de leur victoire. C'est ainsi que Marcellus, ayant pris Syracuse, pro- mena, à son triomphe, un panneau peint représentant le sac de cette ville; que Scipion, vainqueur de l'Asie, étala devant les Romains les portraits des cent trente- quatre cités qu'il y avait soumises. On allait même jusqu'à peindre sous des traits allégoriques des nations entières, des fleuves, des montagnes, comme au triomphe de Cornélius Balbus sur les Garamantes, où l'on vit toute une géographie de l'Afrique personnifiée. Quand Sempronius Gracchus eut conquis la Sardaigne, il exhiba à son triomphe une carte de cette île, avec l'image de tous les combats dont elle avait été le théâtre. Le peuple goûtait fort ces représentations : c'étaient de grandes pages d'histoire romaine qui défilaient sous ses yeux en lui retraçant la gloire de ses armées. Elles le touchaient d'autant plus, que parfois elles l'initiaient à de véritables tragédies. Telles étaient, au triomphe de Pompée, la mort de Mithridate et celle de ses femmes; telle, au triomphe de César, la fin lamentable des citoyens vaincus, Scipion se précipitant dans la mer
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Fig. i8i. — Paroi peinte, dans une maison romaine.
30+ LA PEINTURE ANTIQUE.
après s'être frappé de sa main, Pétreius se donnant la mort au milieu d'un repas, Caton déchirant ses en- trailles. Ces scènes, paraît-il, excitèrent des gémisse- ments, bientôt suivis d'applaudissements et d'éclats de rire, quand s'offrirent aux regards le supplice de Pothin et d'Achillas, qui avaient livré Pompée, et la fuite honteuse de Pharnace, probablement figurée en charge. La perte de ces tableaux est infiniment regret- table : bien qu'exécutés en général par des Grecs, ils reflétaient les mœurs romaines et le génie pratique de ce peuple qui demandait à la peinture de civiques en- seignements.
A côté de cette imagerie historique et militaire, il faut signaler, d'assez bonne heure, l'apparition d'une peinture décorative. Vers la fin du ii*' siècle avant J.-C, aux jeux donnés par Claudius Pulcher, nous voyons les Romains admirer, pour la première fois, une scène ornée de décors représentant des édifices si artistement peints, que les corbeaux s'y laissent tromper. Mais c'est plus tard, sous Auguste, que ce genre de peinture fait surtout de grands progrès. A ce moment, Ludius ima- gine ces perspectives qui auront tant de succès à Pompéi ; il couvre les parois intérieures des maisons de villas, de portiques, de bois, de collines; il y creuse des golfes qu'il peuple de navires; il y fait serpenter des fleuves et des ruisseaux, animant ces paysages de gens qui vont, qui viennent, qui se rendent à la campagne à âne ou en voiture, qui tendent des filets, qui pèchent, qui chassent, ou se livrent au doux passe-temps de la vendange. On a trouvé à Rome, dans les jardins de la Farnésine, les restes d'une maison des premiers temps
LA PEINTURE ROMAINE.
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de Tempire, où ce système de de'coration est spirituelle- ment appliqué. Sur une paroi noire, que coupent, à in- tervalles re'guliers, d'élégantes colonnettes surmontées de cariatides et re- liées entre elles par des guirlandes, sont semés des arbres, des constructions, des personnages in- diqués d'un trait ra- pide et qui forment, sur ce fond con- ventionnel, une sorte de broderie du plus heureux effet (fig- 181).
A partir de ce moment, le paysage envahit tout, mais non le paysage tel que nous l'enten- dons, celui qui peint tous les aspects de la nature et découvre, dans les moins poé- tiques en apparence,
la secrète poésie qui s'y trouve cachée. Ce que les Romains aimaient dans les prés, dans les bois, dans les flots bleus de la mer de Baies, c'était le bien-être que tout cela leur procurait; la campagne, pour eux, était un lieu de repos, où l'on goûte l'ombre et la frai-
PEINT. ANTiqOE. 20
Fig. 1O2. — Vue d'une rue de Rome, dans la maison de Livie.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
cheur au fort de Pété; ce n'était point un ensemble
de spectacles parlant à l'âme et servant de cadre à la rêverie. Ils eussent mal compris ce joli mot de La Bruyère : « Il y a des lieux que Ton admire; il y en a d'autres qui touchent, et où l'on aimerait à vivre. » Un certain sen- sualisme est au fond de ces vers du plus rêveur,
Fig. i8j. — Scène de magie.
pourtant, et du plus mélancolique de leurs poètes :
O qui me gelidis convallibus Hœmi Sistat, et ingenti ramorum protegat umbra !
Quoi qu'il en soit, les vues champêtres, les jardins, deviennent, sous l'em-
pire, les motifs de pré- dilection des peintres. C'est aussi le temps de la vogue des trompe- l'œil, de ces fenêtres feintes qui laissent aper- cevoir des horizons plus ou moins éloignés. La maison de Livie, au Pa- latin , offre plusieurs
Fig. 184. — Scène d'initiation.
exemples de ce genre
de décoration. Voyez cette ouverture par laquelle le re-
LA PEINTURE ROMAINE.
307
gard est censé plonger dans une rue de Rome (fig. 182) : cet enchevêtrement de maisons et de terrasses où se montrent des femmes, des enfants, de'note un sens du pittoresque assez rare chez les décorateurs romains. Ailleurs, Tartiste nous fait indiscrètement pé- nétrer dans des inté- rieurs; il nous ouvre le laboratoire d'une ma- gicienne de bas étage (fig. i83), le cabinet d'une prophétesse dans lequel se prépare une scène d'initiation (fig. 184), ou, à travers une large baie, il nous convie à contempler un paysage mythologique, une vue de mer et de montagnes qu'anime Polyphème dompté par l'Amour et poursuivant jusque dans les flots l'insaisissable Galatée (fig. i85).
Un fait à noter est le grand nombre de sujets qu'on empruntait, pour ces enluminures murales, aux fables de la Grèce. Vitruve nous apprend que les principaux épisodes de la guerre de Troie revenaient fréquemment dans ces décors; on y exploitait aussi la légende d'Ulysse. On a découvert,
Fig. 185. — Polyphème et Galatée (maison de Livie).
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LA PEINTURE ANTIQUE.
sur TEsquilin, de curieux paysages qui pourraient ser- vir d'illustration à deux chants de VOdyssée, les chants X
Fig. i8(j. — Ulysse et ses compagnons poursuivis par les Lestrygons.
et XI. L'un d'eux représente Ulysse chez les Lestrygons (fig. 1 86), au moment où le roi du pays, Antiphatès, sou- lève contre lui les géants, ses sujets, qui font pleuvoir sur le héros et sur ses compagnons d'énormes rochers.
Fig. 187. — Les Noces Aldobrandines, peinture romaine.
D'autres nous le font voir aux rivages cimmériens, se préparant à évoquer les âmes des morts. Môme les
LA PEINTURE ROMAINE.
309
sujets romains étaient traités à la grecque. Il n'est per- sonne qui n'ait entendu parler de cette scène nuptiale connue sous le nom de Noces Aldobran- dînes et qu'on peut voir à Rome, au Vatican (fig. 187). Ce tableau, qui date du début de l'empire et qui est, pour le fond, essentielle- ment romain, a cer- tainement subi l'in- fluence de modèles grecs; la preuve en est dans la ressem- blance qui existe en- tre le groupe central et un beau groupe de terre cuite du musée du Louvre, qui re- produit, à ce qu'il semble, quelque œuvre célèbre de l'é- poque grecque ou de l'époque hellénisti- que ^ Les procédés aussi étaient grecs, comme la com- position. Les panneaux peints de la Farnésine sont ornés
Fig. if
Peinture de la Farnésine.
I. Salle des fouilles de Myrina, exécutées par l'École fran- çaise d'Athènes, vitrine du milieu, n» 268.
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LA PEINTURE ANTIQUE.
de dessins au trait bistre, rouge ou noir, sur fond blanc, qui rappellent exactement la décoration des lécythes blancs d'Athènes : même habileté dans le des- sin; même emploi des teintes plates juxtaposées. Signa- lons notamment un portrait en pied de Jupiter tenant la foudre (fig. i88) et une gracieuse figu- re de fileusedont le profil et Pattitude font songer aux plus beaux spéci- mens de la céra- mique attique du iv° siècle (fig. 189). Cest donc quel- que chose d'abso- lument grec que la peinture romaine de l'époque impé- riale. Les Romains eux-mêmes en avaient conscience; ils la cultivaient comme un art venu du dehors et dont l'étude ne messeyait point aux plus grands personnages. Nous ignorons la condition de Ludius, celle d'Arellius, célèbre par ses débauches, celle de Fabullus, auteur d'une Minerve qui paraissait suivre des yeux le spectateur, celle de Pinus et de
Fig. 189. — Peinture de la Farnésine.
LA PEINTURE ROMAINE. jii
Priscus, qui décorèrent, sous Vespasien, les temples de PHonneur et de la Vertu. Mais nous savons que Turpilius, qui peignait de la main gauche, et dont Fœuvre se voyait à Vérone au temps de Pline, était de la classe des chevaliers; que Titidius Labéo, peintre de miniatures, avait été préteur et proconsul de la Narbonaise; que Q. Pedius appartenait à une famille consulaire, dont un membre, cohéritier de César avec Auguste, avait obtenu les honneurs du triomphe. Ces indications sont précieuses. Elles prouvent que la pein- ture était regardée à Rome comme une occupation de grand seigneur, et que des hommes considérables par la situation ou par la naissance ne dédaignaient pas de s'y adonner. C'était en proclamer l'origine étrangère. Ils apprenaient à peindre comme ils apprenaient à lire et à parler le grec. Peindre était un luxe à l'usage de l'aristocratie, et cela n'avait point commencé sous l'em- pire, mais dès l'époque de Fabius Pictor. N'y a-t-il pas là un aveu significatif, qui montre que les Romains n'ont Jamais eu, en peinture, de sérieuses prétentions à l'originalité et qu'ils rangeaient cet art parmi les bienfaits que devait à la Grèce le « sauvage Latium » ?
§ II. — La peinture dans l'Italie méridionale et à Pompéi.
Nous venons de voir, à Rome, l'influence de la peinture grecque. Dans le sud de l'Italie, c'est cette peinture elle-même qui s'offre à nous, à une époque où Rome est encore à demi barbare. Là se dressent, en
312
LA PEINTURE ANTIQUE.
effet, de puissantes cités, grecques d'origine et de civi- lisation. De Tarente à Gumes, ce ne sont que colonies des Chalcidiens de TEubée, des Ioniens et des Achéens du Péloponnèse, des Locriens de la Grèce du Nord. Dans toutes ces villes, la peinture est florissante; elle se rattache à Tantique polychromie achéenne, trans-
Fig. ipo. — Peinture de Pœslum (époque grecque).
plantée en Italie, au vui" siècle et même avant, par tous ces colons grecs qui sont venus s'y établir. Qu'avait- elle produit à l'origine? Nous l'ignorons; mais nous pouvons nous faire une idée de ce qu'elle était au v« siècle avant notre ère, grâce à de précieux fragments trouvés près de Paestum, dans un hypogée ^ Le tableau
I. Ces fragments, aujourd'hui détruits, ont été calqués et colo- riés, il y a près de cinquante ans, par le Français Geslin, dont l'aquarelle est le seul souvenir qui en reste. Voir une reproduction de cette aquarelle dans la Ga^jette archéologique, i883, pi. 46-48.
LA PEINTURE ROMAINE. jij
dont ils faisaient partie représentait une scène de deuil, comme Tindique ce cavalier qui porte en croupe le cadavre de son compagnon, qu'il tient par les deux mains, ramenées en avant (fig. 190). A gauche de ce groupe étaient figurés une femme vêtue de blanc et un guerrier coiffé d'un casque à longue crinière; à droite marchait un écuyer armé de deux lances. On ne peut
Fig. 191. — Peinture de vase attique analogue, pour le dessin, à la peinture ci-contre de Paestum.
rapporter cette peinture à une époque postérieure à l'occupation de Paestum par les Lucaniens. Tout, en effet, y est purement grec : les couleurs, qui sont le bleu, le rouge, le noir et le blanc, avec un ton de chair sur les parties nues, les teintes plates et l'absence com- plète de modelé, le fond jaunâtre du tableau, jusqu'à certaines particularités du dessin, qui rappellent la cé- ramique attique du v« siècle, comme ces touffes de poils qui ondulent sur le cou du cheval et qu'on retrouve dans un dessin du potier Pamphaios, contemporain,
JI4 LA PEINTURE ANTIQUE.
OU à peu près, de Polygnote et de Micon (fig. 191). Mais ce que cette fresque a de plus curieux, c'est Tex- pression qui y est répandue. L'air profondément triste du jeune cavalier, la tête ballante et les yeux clos de son ami, sont des effets cherchés par le peintre. Le visage du personnage qui marche derrière le cheval est plus ex- pressif encore et plus saisissant; il a l'œil effaré et dé- mesurément ouvert (fig. 192), comme si, à la vue de ce mort qu'on emmène, il se sentait pris d'une indicible terreur.
PiEstum a fourni d'autres peintures funéraires qui, pour
être plus récentes, n'en présen- Fig- 192- . .r . . ^
tent pas moins un vu intérêt.
Tels sont ces combattants à cheval, parmi lesquels on en voit un qui revient vainqueur du champ de bataille. La figure ci-après, dont l'original est au musée de Naples, montre avec quel art sont dessinés ces cavaliers, et de quelle grâce nerveuse l'artiste a su douer leurs chevaux ^ C'est encore de la peinture grecque à teintes plates, mais les armes, les costumes, sont ceux des populations italiotes qui avaient fini par se rendre maîtresses de la contrée; ces casques ornés de plumes, ces tuniques ajustées, ces énormes boucliers, probablement rehaus- sés d'or, ces étendards bariolés, rappellent le luxe des soldats campaniens. auquel Tite-Live fait allusion.
I. Le dessin que nous publions reproduit une copie de M. Jules Lefebvre, conservée à la Bibliothèque de l'Ecole des beaux-arts, où l'on peut voir aussi un calque de la même figure, parle peintre .Gaillard.
LA PEINTURE ROMAINE.
31S
Il y aurait beaucoup à dire sur ces peintures et sur les peintures analogues qui ont été trouvées ailleurs, Bornons-nous, pour finir, à signaler de curieuses danses funèbres découvertes à Ruvo, et dont le musée
Fig. 193. — Peinture de Picstum (époque ilaliote).
de Naples possède quelques fragments très endomma- gés. Le spécimen que nous en donnons (fig. 194) est peu fidèle, mais une reproduction exacte de Poriginal n'eût point été intelligible. Il s'agit, comme on le voit, de chœurs de femmes conduits par des hommes. Les couleurs employées sont le blanc, le noir, le bleu, le
ji6 LA PEINTURE ANTIQUE.
rouge et le jaune, avec un ton rosé sur les chairs. Ces couleurs sont appliquées à plat. Ce sont toujours les procédés de la peinture grecque, et le sujet même paraît emprunté aux moeurs helléniques : la chaîne que forment ces femmes est identique à celles que figu- rent, encore aujourd'hui, les Mégariennes, quand elles
Fig, 194. — Peinture de Ruvo.
exécutent leurs danses nationales, précieux témoignage de la vitalité des anciennes coutumes, dans cet Orient où rien ne périt.
On comprend qu'un pays qui rappelait de si près la Grèce et d'où, semble-t-il, Télém.ent grec ne disparut jamais complètement, se soit aisément engoué de la grande peinture grecque, quand les conquêtes des Romains l'eurent fait connaître en Italie. Ce qui frappe, en effet, dans la décoration pompéienne, ce n'est pas seulement ce fait que tout y est grec d'inspi- ration et de sentiment; c'est le nombre prodigieux de souvenirs qu'on y rencontre d'oeuvres grecques déter- minées. La vogue de ces copies n'a rien de surprenant : l'Italie entière était pleine de chefs-d'œuvre sortis des
LA PEINTURE ROMAINE. J17
mains des maîtres hellènes. Les uns y e'taient venus livrés par les villes mêmes où ils se trouvaient : c'est ainsi que Sicyone, endettée, avait vendu les tableaux de Pausias, que Cos avait cédé V Aphrodite attadj^o- mène contre une remise de loo talents sur le tribut qu'elle devait aux Romains; les autres étaient le fruit de la victoire; les triomphes les avaient amenés à Rome par charretées. Aussi les lieux publics en étaient- ils remplis. Des portiques comme ceux de Philippe et de Pompée étaient de vrais musées qui renfermaient des morceaux de premier ordre, tels que VHélène de Zeuxis, les Bœufs de Pausias, V Alexandre de Ni- cias, etc. Le temple de la Paix contenait le Héros de Timanthe, Vlalysos de Protogène et la Bataille d'Issus^ de la peintresse Hélène, Le sanctuaire de la Concorde possédait le Marsyas de Zeuxis, celui de Cérès, V Artaménès et le Dionysos d'Aristide. On voyait au Capitole le Thésée de Parrhasios et deux panneaux du peintre béotien Nicomachos, le Rapt.de Proserpine et la Victoire s'enlevant dans les airs sur un quadrige. Au Forum d'Auguste étaient exposés un Alexandre d'Apelle, accompagné des Dioscures et de la Vic- toire, ainsi qu'un second portrait de ce conquérant, figuré sur son char de triomphe et traînant derrière lui la Guerre enchaînée. Le temple de Vénus Génitrix, celui de la Bonne Foi, la Curie, le temple d'Auguste, étaient également ornés de tableaux grecs appartenant aux principales écoles. Les maisons privées rivali- saient avec les monuments. Depuis que Mummius, vainqueur de Corinthe, avait inondé Rome d'objets d'art, le goût des arts de la Grèce s'était développé
3i8 LA PEINTURE ANTIQUE.
chez les particuliers. L'orateur Hortensius avait acheté très cher les Argonautes de Kydias et les avait pla- cés dans sa villa de Tusculum, au fond d'une sorte de chapelle construite exprès pour les recevoir. Tibère avait dans sa chambre VArchigallus de Parrhasios, ainsi que Méléagre et Atalante, du même peintre. Cette dispersion des chefs-d'œuvre grecs avait même, un moment, inquiété certains esprits, qui eussent pré- féré les voir groupés dans le même lieu et servant à former le goût des Romains. Il existait, au temps de Pline, un discours d' Agrippa qui démontrait la néces- sité de réunir toutes ces merveilles, au lieu de les laisser disséminées dans les villas, où elles étaient comme en exil. Ce vœu ne devait recevoir satisfaction que plus tard, quand s'établit l'usage des expositions per- manentes, et que de grandes cités telles que Naples eurent des galeries de tableaux comme celle que décrit le rhéteur Philostrate ^ Quoi qu'il en soit, la présence en Italie de tant de peintures renommées ne pouvait manquer d'avoir sur l'art une grande influence ; c'étaient autant de modèles offerts aux décorateurs, une source inépuisable de motifs pour leur pinceau; de là ces reproductions ou ces adaptations que présentent à chaque pas les maisons pompéiennes.
On se tromperait, d'ailleurs, si l'on croyait retrou- ver, dans chacun de ces tableaux, le souvenir d'une œuvre célèbre. Beaucoup rappellent de médiocres com- positions, dont les auteurs anciens ne nous parlent
I. Voyez Bougot, Une galerie antique de soixante-quatre tableaux, Paris, 1881 ; E. Bertrand, Un critique d'art dans l'anti- quité, Philostrate et son école, Paris, 1881.
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pas; beaucoup aussi sont originaux, mais ceux-là mêmes sont grecs de sujet et de facture. Le nombre des peintures de Pompéi ou d'Herculanum qu'ont inspirées les mythes italiens est relativement fort peu considé- rable. C'est de la Grèce qu'elles sont pleines, surtout de la Grèce alexandrine, de celle qui, en art comme en
Fig. I9S- — La marchande d'Amours, peinture de Pompéi.
littérature, aime le spirituel et le sentimental, qui conte volontiers les scandales de l'Olympe, note les soupirs et les défaillances des héros. Telle est la mine où pui- sent les peintres pompéiens. On le voit bien aux Amours qu'ils sèment dans leurs décors, à ces petits Eros malicieux et mutins dont nous avons, plus haut, décrit les gentillesses, et qu'il leur arrive de figurer en cage, portés par une marchande de boudoir en boudoir (fig. 195). C'est cet esprit maniéré et précieux qui trans-
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forme entre leurs mains les antiques légendes. Tout le monde connaît Thistoire de Thésée se dévouant pour sauver les jeunes Athéniens destinés à repaître le Minotaure. Rien de tragique comme le duel du héros et du monstre, comme le combat livré par cet athlète adolescent pour affranchir son pays d'un odieux
tribut. C'est ce com- bat qui touchait au- trefois les artistes; à Pompéi, c'en est la suite, c'est la naïve reconnaissance des victimes entourant leur libérateur et lui baisant les mains (fig. 196). L'idée, en soi, est charmante; mais on voit com- ment la fable épique des premiers temps est devenue une anecdote qui n'a plus rien d'héroïque; la foule tremblante et respectueuse des parents, dans le coin de droite, ajoute encore à la délicatesse un peu mièvre du tableau.
Il y a pourtant des cas où le peintre de Pompéi sait être dramatique. L'entrée du cheval de Troie dans la ville démantelée, au son des instruments, la querelle d'Achille et d'Agamem.non, l'enlèvement de Briséis, Achille traînant le cadavre d'Hector, le sacrifice d'Iphigénie, Oreste en Tauride, sont des compositions
Fig. iç6. -^ Thésée vainqueur du Minotaure.
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où le pathétique des sujets a triomphé de la préciosité alexandrine et où se marque Fintention d'intéresser le spectateur par une ac- tion sérieuse et émou- vante. Nulle part cette intention ne paraît mieux que dans les peintures relatives au crime de Médée. On connaît cette belle Médée du musée de Naples qui, un glaive à la main, est sur le point d'accomplir son forfait, et dont l'atti- tude reflète si bien les sentiments contraires qui l'agitent (fig. 197). Un autre tableau, non moins populaire, la montre livrée aux mê- mes incertitudes, pen- dant qu'à côté d'elle, ses enfants jouent aux osselets sous l'œil de leur précepteur (fig. 198). Les deux œuvres, sans doute, sont imitées de Timomachos de Byzantion, dont la Médée et un Ajax ornaient, à Rome, le temple de Vénus Génitrix; mais il faut savoir gré à l'artiste pompéien d'avoir été touché de ce drame
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Fig. IÇ7.
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et d'en avoir rendu, tant bien que mal, les péripéties. Nous ne saurions faire la revue de tous les sujets traités dans les fresques de Pompéi. Rien n'en égale la variété. On y rencontre, non seulement des souvenirs de la grande peinture, mais des réminiscences, parfois
même des co- pies de la grande sculpture, té- moin ce jeune satyre qui porte un petit Éros en lui montrant une grappe de raisin, et dans lequel on re- connaît, au pre- mier coup d'œil, une reproduc- tion de l'Her- mès de Praxitèle (fig. 199). On y trouve des pay- sages, des per- spectives mon- tagneuses semées de chapelles, près desquelles des chevriers demi-nus font paître leurs troupeaux (fig. 200), des vignobles, des marines, des ports avec leurs môles et leurs estacades, des vues du Nil et de ses rives peu- plées de crocodiles et d'oiseaux rares, qui s'ébattent parmi les lotus et les palmiers. On y voit des natures mortes, poissons, gibier, fruits, fleurs, ustensiles de
Fig. i|;8. — Médée méditant son forfait.
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ménage, des scènes de genre remplies d'allusions à la vie quotidienne, et qui mettent sous nos yeux des boulangers, des foulons, des porte-faix, des saltim- banques, des oisifs causant sur le Forum, des e'coliers apprenant à lire, tout le mouvement d'une ville popu- leuse et active comme Pétaient ces petites municipalités du Vésuve, plus grecques que latines, et reten- tissant du bruit, des colloques, des cris qu'on peut encore entendre, à certaines heures, dans quelques rues de Naples. A ces représenta- tions se rattache un curieux mor- ceau, le portrait de Paquius Pro- culus et de sa femme (fig. 201) : c'était un boulanger, que l'estime de ses concitoyens avait élevé aux fonctions de juge [duutnvir jiiri dicundo), et qui avait eu l'idée tou- chante de se faire peindre avec sa femme dans le même cadre, lui, muni d'un parchemin, emblème de sa charge, elle, en bonne ména- gère, armée du style et de la tablette qui lui servaient à tenir ses comptes. Ces deux por- traits, plus anciens que ceux du Fayoum, et qui en diffèrent, d'ailleurs, par le procédé, sont intéressants à plus d'un titre : contentons-nous d'en noter le réalisme, qui frappe surtout dans la figure du mari. Ce type plutôt africain que romain, ces traits vulgaires où se lisent la ténacité et la bonhomie, ont été finement ren-
Fig. 199.
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dus par le peintre, qui en a fait une physionomie bien vivante et bien personnelle.
Il faut enfin signaler les caricatures, qui sont nom-
Fig. 200. — Paysage, dans une peinture de Pompéi.
breuses à Pompéi et aux environs. Ces populations de l'Italie méridionale avaient l'humeur gaie et le rire facile; elles saisissaient rapidement le côté plaisant des choses; c'était là, du reste, encore un héritage d'Alexandrie. Elles se plaisaient aux figures grotesques,
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aux nains, aux pygnnées pourvus d'énormes têtes, po- sées sur des corps grêles et chétifs. Elles les représen-
Fig. 201. — Portraits du boulanger et de sa femme.
talent dans toutes les attitudes et en faisaient les acteurs des parodies les plus variées. Cette irrévérence, qui semble avoir été un besoin de nature, ne respectait pas même les légendes nationales, comme on le voit parce
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tableau trouvé à Stable, et qui montre Enée fuyant Troie, avec Anchise, son père, et Ascagne, son jeune fils, ornés comme lui d'une tête de chien (fig. 202).
Toutes ces compositions, peintes à fresque et colo- riées avec un luxe qui faisait regretter à Pline Tan- cienne sobriété, contiennent, sur la technique de la peiiiture et sur la vie des Italiens de la région napoli- taine, sur leurs mœurs, leurs goûts, leurs passions,
les enseignements les plus précieux; mais, il faut le reconnaître, à part de rares exceptions, elles sont fort mé- diocres, et le touriste qui croit, après les avoir vues, connaî- tre la peinture antique, n'en „. a qu'une idée très inexacte;
Fig. aoa, ' '
il n'est pas plus à même d'en juger qu'on n'est à même de juger de la peinture mo- derne, quand on a regardé des papiers peints à sujets, représentant les principales vues de la Suisse ou les Aventures de Monte-Cristo. C'est que ces peintres de Pompéi, qu'ils fussent latins ou grecs, n'étaient que de simples ornemanistes, auxquels faisait défaut l'édu- cation nécessaire pour aborder le grand art et qui, d'ail- leurs, n'y prétendaient point. Leur savoir n'allait pas au delà du décor; mais là, du moins, ils ont excellé. Il est intéressant de suivre, dans les peintures pom- péiennes, les progrès de leur fantaisie de plus en plus aventureuse. Ils commencent par simuler, sur les parois qu'ils enluminent, des incrustations de marbres de dif- férentes couleurs ; tel est le mode de décoration em-
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ployé dans plusieurs édifices publics et dans une cen- taine de maisons particulières qui remontent au ii« ou au f siècle avant notre ère. LMdée n'était pas originale;
il y avait à Alexandrie un
grand nombre de palais ornés de la même manière, mais où cette polychromie était formée par de vrais fragments de marbre, tirés des carrières du monde entier. Bientôt, ces mo- saïques paraissent trop simples, et Ton y mêle des représentations de colon- nes, de portiques, dont la figure ci-contre offre un spécimen; on ne se con- tente plus de reproduire, à Taide de tons variés, la parure polychrome des pa- lais alexandrins : on figure des parties entières de ces palais, et le bourgeois de Pompéi ou d'Herculanum peut se croire, avec un peu dUmagination, logé dans
une de ces splendides demeures qui faisaient l'orne- ment de la ville des Ptolémées. C'est le temps où Ludius dessine sur les murs de ces faux palais les paysages dont il a été question plus haut, où l'on perce ces mêmes murs de fausses ouvertures par lesquelles l'œil
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plonge au dehors. Voyez celle-ci, que ferme une grille (tig. 204) : elle est censée s'ouvrir sur une cour au fond de laquelle, bien loin, on aperçoit un puits. Pour donner mieux encore l'illusion de la profondeur, l'ar- tiste a fait passer sa muraille de fond sous une série de
portiques absolu- ment inutiles, mais qui montrent son habileté à rendre la perspective.
On a essayé de noter les phases de cette ornementation, d^en classer chrono- logiquement les har- diesses. Nous n^en- trerons pas dans un pareil détail. Con- statons seulement qu'entre l'an 80 avant J.-C. et l^an 5o de notre ère, elle de- vient de plus en plus compliquée. Elle n'imite plus des constructions habi- tables; elle imagine de fantastiques architectures où tout est élégance, légèreté, invraisemblance (fig. 2o5); elle élève à de prodigieuses hauteurs des colonnettes d'une gracilité inquiétante, sur lesquelles elle fait poser des architraves, des frontons, qui semblent suspendus dans les airs ; elle multiplie les saillies et les rentrants, les couloirs, les escaliers, les corniches, les moulures,
Fig. 204.
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logeant dans chaque vide un motif décoratif, enroulant de flexibles lianes autour des sup- ports, faisant Jaillir ces sup- ports mêmes de tiges ou de calices audacieusement super- posés, tout cela avec tant de grâce et d'aisance, avec une telle entente de la composition et du dessin, qu'on n'a nulle- ment le sentiment de la sur- charge et qu'on n'éprouve au- cune fatigue à s'égarer dans les méandres de ces aériennes fan- taisies. C'est là qu'est le vrai mérite des peintures de Pom- péi; c'est par là qu'elles sont originales. 11 faut leur pardon- ner l'abus que nous en avons fait, sous un ciel et dans des lieux qui ne les comportaient guère; nos maladroites imita- tions, qui nous les ont rendues banales, ne sauraient être une raison de leur en vouloir. Si l'on prend la peine de les étu- dier dans leur pays, si l'on -s'at- tarde à contempler ces parois noires, rouges ou jaunes, cou- vertes des plus hardies et des
Fig. 20$.
plus capricieuses combinaisons de lignes, on restera
no LA PEINTURE ANTIQUE.
confondu de l'esprit dont elles sont pleines et de l'étonnant effort d'invention qu'elles supposent. Rien ne reflète mieux la société contemporaine, ce peuple raffiné, héritier de l'hellénisme, qui s'endormit un soir, insouciant, au pied du Vésuve, pour ne plus se réveiller qu'au bout de dix-huit siècles, sous la pioche des antiquaires.
BIBLIOGRAPHIE
La liste" que nous donnons ici est loin de comprendre tous les ouvrages qui peuvent servir à étudier l'histoire de la peinture antique ; nous nous sommes borné aux indications essentielles. Les travaux cités en note, dans le corps du volume, et qui portent sur des points spéciaux, ont été, naturellement, éliminés de ce catalogue.
OUVRAGES GÉNÉRAUX.
K. Wœrmann, Die Malerei des Alterthums, dans la Geschichte der Malerei, d'A. Woltmann, Leipzig, 1878; — Baumeister, Denkmœler, aux mots Malerei, Polychromie, Pompeji; — Bœckh, Encyklopœdie und Méthodologie der philol. Wissenschaften , 2" éd., p. 486, 5i5 (bibliographie considérable).
EGYPTE.
Passalacqua, Catalogue raisonné et historique des antiquités découvertes en Egypte, Paris, 1826; — Rosellini, Momimenti delV Egitto et délia Nubia, mon. civ., t. II, p. 160 ; — Prisse d'Avennes, Histoire de l'art égyptien diaprés les monuments, Paris, 1878- 1879; — Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, t. P', p. 781 ; — Maspero, l'Archéologie égyptienne.
Perrot et Chipiez, t. II, p. 272, 653, 7o3; t. III, p. 663; t. V, p. 535, 653; — Dieulafoy, l'Art antique de la Perse, t. III, p. 17.
Schliemann et Dœrpfeld, Tirynthe, p. 224, 257, 277, 323; — Perrot, Journal des savants, août 1890, p. 457; — Brunn, Ges-
JJ2 BIBLIOGRAPHIE.
chichte der griech. Kûnstler, %^ éd., Stuttgart, 1889; — Overbeck, Die antiken Schriftqiiellen :{ur Gesch. der bild. Kilnste bei den Griechen, Leipzig, i868; — Furtwaengler, Plinius und seine Qitellen ilber die bild. Kilnste, dans les Jahrb. fur cl. Philol., t. IX (suppl.), p. I ; — Robert, Arch. Mcerchen, p. 83 et 121; — Klein, Euphronios, 2" éd.. Vienne, 1886; Id., Studien ^ur griech. Maler- geschichte, dans les Arch.-epigr. Mittheil. ans Œsterreich, t. XI, p. igS; — Studniczka, Antenor, der Sohn des Eumares und die Gesch. der arch. Malerei, dans le Jahrb. des k. d. arch. Inst., 1887, p. i35; — O. Jahn, Die Gemcelde des Polygnotos in der Lesche fw Delphi; — K.-Fr. Hermann, EjpîTfr. Betrachtungen iiber die polygnot. Gemœlde in der Lesche ^11 Delphi, Gœtiingue, 1849;
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— W'\X\.or^, Restitution du temple d'Empédocle à Sélinonte, ou lar- chitecture polychrome che^ les Grecs, Paris, i85i; — H. Blûm- ner, Technologie und Terminologie, t. 111, p. i^g et 2o3.
É T RURI E.
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3ÎJ
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TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
Pages, S
Chapitre premier. — La peinture égyptienne 7
§ l*^"". — La peinture, élément essentiel de la décoration . . 9
§ II. — Étroite union de la peinture et du deasa _ . . . . 18
^ III. — Les conventions de la peinuue chez les Égyptiens.. 23
^ IV. — Le réalisme - . 3 a
§ V. — Les procédés techniques 48
Chap ke II, — La peinture orientale j6
§ I"*". — La peinture chez les Chaldéens et les Assyriens . . 57
'i II. — La peinture en Phénicie et en Asie Mineure. ... jj
§ III. — La peinture chez les Perses 79
Chapitre III. — La peinture grecque 91
§ I*"". — Les premières peintures 94.
§ II — Les premiers peintres : Eumarès d'Athènes et Ci-
mon de Cléonées lao
§ III. — L'Ecole attique : Polygnote 152
§ IV. — Suite de l'Ecole attique : Micon et Panainos; Pauson,
Agatharque de Samos, Apollodore d'Athènes. . . 183
§ V. — L'Ecole ionienne : Zeuxis et Parrhasios; Timanthe. ao2
}j(5 TABLE DES MATIERES.
Pages. Chapitre III. — g VI. — L'École de Sicyone. L'École thébano-
attique. Les indépendants : Apelle et Protogène . 222 g VII. — La peinture hellénistique : Antiphilos. Les por- traits du Fayoum 24}
§VIII. — Les procédés de la peinture en Grèce; l'encaustique.
Originalité de la peinture grecque 257
g IX. — La polychromie des édifices et des statues 271
Chapitre IV. — La peinture étrusque 287
Chapitre V. — La peinture romaine 298
g F''. — La peinture à Rome 298
g II. — La peinture dans l'Italie méridionale et à Pompéi . jii
Bibliographie jji
Pans. Lib.-Imp. réunies, 7, r. Saint-Benoît
PRIX francsr
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